En Asie centrale : du Kohistan à la Caspienne

By Gabriel Bonvalot

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Title: En Asie centrale
        du Kohistan à la Caspienne

Author: Gabriel Bonvalot

Release date: December 20, 2024 [eBook #74946]

Language: French

Original publication: Paris: Plon, Nourrit et Cie

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the HathiTrust Digital Library and the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK EN ASIE CENTRALE ***






  EN ASIE CENTRALE
  DU KOHISTAN A LA CASPIENNE

  PAR
  GABRIEL BONVALOT

  OUVRAGE ENRICHI D’UNE CARTE ET DE GRAVURES


  PARIS
  LIBRAIRIE PLON
  E. PLON, NOURRIT et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
  RUE GARANCIÈRE, 10

  1885
  Tous droits réservés




L’auteur et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de traduction
et de reproduction à l’étranger.

Cet ouvrage a été déposé au ministère de l’intérieur (section de la
librairie) en avril 1885.




DU MÊME AUTEUR, A LA MÊME LIBRAIRIE:

  En Asie centrale: De Moscou en Bactriane, un vol. in-18,
    enrichi de gravures et d’une carte.--Prix                 4 fr.


PARIS. TYPOGRAPHIE DE E. PLON, NOURRIT ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8.




[Illustration: VUE DU CHAH-SINDEH, A SAMARCANDE.]




Comme dans notre premier volume, _De Moscou en Bactriane_, nous
tâcherons, dans ce deuxième, de donner au lecteur une idée des régions
que nous avons parcourues,--sans échafaudage scientifique, au moyen de
menus faits, avec ces riens qui font la vie d’un peuple.

Comme par devant, nous nous abstiendrons de citations, et si nous nous
permettons des digressions, elles seront courtes. Car c’est un récit de
voyage que nous offrons au public, un récit que nous avons voulu concis,
rapide, aussi précis que possible et facile à lire pour tous: ce n’est
pas un ouvrage sur l’Asie centrale. Il y aurait plus et mieux à dire.

Donc, le lecteur ne trouvera pas les modulations harmonieuses que
quelques-uns recherchent, mais une pincée de chaque chose, en somme des
faits, peut-être des matériaux et nullement un édifice.

Sur ce, lecteur, ayez le courage de nous suivre dans les montagnes qui
se rattachent au massif du Pamir ou des Pamirs; dans les montagnes du
Tchotkal, derniers contre-forts ouest du Tian-Chan; sur l’Amou-Darya; à
Chiva et dans le désert d’Oust-Ourt.

Que les Français se joignent à nous pour remercier les Russes de leurs
bontés à l’égard de deux voyageurs qui furent bienvenus parce qu’ils
étaient fils de la France. Qu’ils retiennent le nom du général
Kauffmann, du général Kalpakovski, du général Ivanoff, et entre tous, de
notre bienfaiteur, l’excellent général Karalkoff.

Capus, mon compagnon de voyage, dit avec moi merci du fond du cœur aux
rares Français habitant le Turkestan russe, et qui nous furent des amis
solides, à MM. Müller, Gourdet, Révillon et leurs familles. Nous ne les
oublierons pas.




EN ASIE CENTRALE




I

SAMARCANDE ET LA STEPPE DE LA FAIM.

Promenade dans Samarcande.--Les canettes, les osselets, le jeu de la
guiche, etc.--Les monuments, le papier-monnaie.--Djizak.--La steppe de
la Faim. Comment on y chasse.--Un chef de famille.--La soif.--Aoul-Beg
n’est pas sédentaire pour son plaisir.--Près d’Outch-Tepe.--Le
thé.--L’eau.


Nous avons vu une partie du Bokhara en compagnie de la famille
d’Abdourrhaman, l’émir afghan, puis un coin de la Bactriane et les
montagnes de Baïssounne. Notre programme comporte encore la steppe de la
Faim, des environs de Djizak, le Kohistan, l’extrémité ouest du
Tian-Chan et le retour par le Bokhara, le Khiva et l’Oust-Ourt.

Nous allons prendre quelques jours de repos à Samarcande avant de gagner
la «steppe affamée», où nous continuerons nos collections. Nous
utiliserons ce répit à parcourir la ville.

Malgré la chaleur écrasante d’une après-midi, nous quittons les chambres
fraîches de notre excellent hôte, et nous nous dirigeons vers le
quartier indigène.

Du haut des talus de la forteresse russe dissimulée, comme un fauve aux
aguets, derrière de bonnes murailles, nous jetons un regard sur la
vieille Samarcande, autrefois splendide et vivante, maintenant chétive
et calme.

En bas, nous apercevons quelques milliers de maisons basses pressées au
bord d’un ruisseau desséché, Xenil de cette autre Grenade. Comme
celle-ci, en effet, elle fut une des plus illustres capitales du monde
musulman, et à l’époque où Berlin n’était qu’un village, où la Bastille
venait d’être construite, elle n’avait de rivale en Asie que Pékin, et
ses princes, qui étaient les égaux des empereurs de Chine, tenaient
l’Europe pour une proie facile.

Bien que les conquérants l’aient mise à mal, la «cité grandissime et
noble» a conservé une mine imposante. Les bosquets de peupliers blancs
qui émergent entre les monuments, par le soleil éblouissant, prennent la
teinte sombre de cyprès; les médressés, les mosquées lançant dans le
ciel leurs dômes luisants, ternes aux places où manquent les briques
émaillées, semblent d’énormes méguils négligés: c’est l’image d’une
nécropole délabrée de héros qu’on n’honore plus.

Au fait, à Samarcande on se soucie bien des héros! Qui se douterait que
la ville fut célèbre par ses guerriers, ses savants et ses artistes? Ses
habitants ne savent plus construire; ils sont lâches; pour eux l’étude
consiste en acrobaties de la mémoire et la science en jongleries de
mots.

Depuis cinq siècles, les gens de ce pays semblent être restés immobiles
et s’être complu dans l’inaction. Il est vrai que pour celui qui passe à
toute vapeur le piéton semble reculer; or nous autres Occidentaux,
sommes sortis de l’ornière du moyen âge, et à mesure de nos progrès,
grâce à la perspective des siècles, l’ornière nous paraît de plus en
plus profonde et comme une tombe où l’Asiatique aurait mis un pied déjà.

C’est que dans l’histoire il arrive aux peuples d’avoir le sort des
ouvriers de l’Évangile à qui le maître de la vigne disait: Les derniers
seront les premiers. En effet, les centres de richesses se déplacent
quand les courants civilisateurs changent de direction, et telle
position géographique qui valait autrefois à une nation d’être au
premier rang lui vaut à présent d’être reléguée au dernier, et le
nouveau venu sur la scène du monde finit par y tenir le premier rôle.

Le commencement de la décadence ou plutôt de la stagnation de l’Asie
centrale coïncide avec la découverte de la voie des Indes, grâce aux
pilotes arabes sans doute, et de l’Amérique, grâce aux pilotes dieppois.
Il y a là plus qu’une coïncidence et bien une relation de cause à effet,
comme disent MM. les logiciens. Du moment que l’on avait trouvé la route
plus sûre de la mer, l’Asie centrale n’était plus sur le chemin des
peuples, elle cessait d’être à la confluence de l’Orient et de
l’Occident, elle restait à l’écart. En outre, les déserts qui la
protégeaient à une époque où la guerre était une industrie, devenaient
une cause de ruine en l’isolant le jour que le sifflement des machines
tendait à remplacer le cliquetis des armures...

Estimez-vous donc heureux, ô mes compatriotes, d’habiter un pays qui est
comme le dernier caravansérail qu’on trouve au sortir de l’Occident, et
le premier où l’on frappe après avoir traversé en barque l’Océan qu’on
appelle Atlantique, du nom de ses prétendues filles.

Mais revenons à notre sujet, comme dit très-fréquemment
Aboul-Ghâzi-Behadour-Khan, dans ses mémoires, et visitons rapidement
Samarcande.

Nous allons d’abord au Gour-Émir, mausolée situé en face de la
forteresse, au milieu des maisons indigènes. Une ruelle mène au pied de
l’édifice, dont nous ne trouvons pas immédiatement l’entrée. Nous
cherchons dans le fouillis des masures depuis quelques minutes quand des
enfants déguenillés flânant aux environs s’approchent, et l’un d’eux
offre de nous conduire. On se croirait en Italie.

Les jeunes cicerone nous font grimper jusqu’à la plate-forme entourant
la coupole. Nous découvrons la ville, et nos regards plongent à
l’intérieur des cours voisines; les femmes qui vaquent aux occupations
du ménage, le visage découvert, nous aperçoivent et fuient. Il va sans
dire qu’après s’être dérobées à l’indiscrétion des infidèles, elles nous
regardent tout à leur aise.

A la descente, nous sommes accueillis par le gardien du sépulcre; il
menace du bras les enfants qui s’enfuient. Ce mollah long, maigre, à
profil d’aigle, très-grave, n’entend pas qu’on lui fasse concurrence. Il
a la charge de crier les cinq prières du lever au coucher du soleil, et
lorsque des infidèles manifestent le désir de visiter l’intérieur du
monument, il se transforme en guide très-bavard. Pour prix de ses
explications, il accepte volontiers la pièce de monnaie qui lui permet
de mettre dans son riz... de la graisse de mouton.

Il nous montre la place où l’émir Timour est étendu sous un bloc énorme
de néphrite, à côté de son précepteur et de son petit-fils Ouloug-Beg;
au-dessous, dans un caveau, de grands saints reposent sous la pierre:
«De grands popes», dit le mollah, qui nous tient pour des Russes. Nous
sortons par une cour où des saules penchent sur le réservoir aux
ablutions, et ayant donné quelques kopecks au cicerone qui les empoche
avec son plus gracieux sourire, nous enjambons la barrière et nous
dirigeons vers le bazar.

Partout, dans les rues, les enfants jouent. Les uns, sur les toits en
plate-forme, font flotter des cerfs-volants; les autres, devant les
maisons, font rouler des noix comme nous-mêmes des billes. Ils lancent
la noix avec tout le bras ou bien, la saisissant avec les deux premiers
doigts de la dextre, l’appuient sur le majeur de la main gauche qu’ils
tendent en arrière. Ils visent, détendent le doigt, et la noix est
projetée à l’aide de cette baliste peu coûteuse. Qui touche le but,
gagne.

Sur une petite place, de jeunes Samarcandais s’ébattent, courant pieds
nus, se roulant dans la poussière, se dressant contre un mur, la tête en
bas, les pieds en l’air.

Voici l’un d’eux posté près d’un bâton fiché dans la terre, en tenant un
autre à la main. Un de ses camarades, en face de lui, lui lance un
chevron de bois; le premier essaye de le renvoyer d’un bon coup, mais il
ne l’atteint pas. Il pose alors son bâton sur le sol et mesure; il
constate que du but au chevron il y a plus que la longueur de son bâton,
et il le repousse en frappant de toutes ses forces. Cela continue
jusqu’à ce que le chevron tombe assez près. Tel est le «tchilak».

Je regarde là un jeu français, celui de la «guiche», usité dans l’est de
notre pays. Les règles en sont les mêmes; la seule différence est qu’on
trace un cercle où se tient le joueur favorisé. Ici l’on se contente
d’un centre, et l’on doit mesurer chaque fois le rayon du cercle. Les
enfants d’Europe ont simplifié, et ils gagnent du temps, montrant par là
qu’ils en ont moins à perdre que leurs frères d’Asie. Chez les Anglais,
qui n’ont pas leurs pareils dans l’art de mêler l’utile à l’agréable, la
guiche est devenue le jeu athlétique du «cricket», et les rudes fils de
John Bull s’amusent tandis qu’ils durcissent leurs muscles et rendent
leurs poitrines plus vastes.

Un peu plus loin, des hommes jouent à l’aral avec des osselets. C’est le
pile ou face de chez nous. La monnaie de billon en usage dans ce pays
est lisse, semblable aux tchavitos d’Espagne, sans image ni inscription.
Quant aux pièces d’argent (tengas) qui sont frappées, on ne les sort
point volontiers de sa bourse; pourtant elles ont sur chaque face une
inscription différente. Ce serait un point de repère, mais les joueurs
ne savent point lire en général, et les lettrés sont trop soucieux de
leur dignité pour participer, en public, à des divertissements aussi
vils. Bref, on se sert d’osselets de deux manières: le joueur les jette
en l’air, ou bien contre un mur, assez fort pour qu’ils rebondissent, et
aussitôt il frappe énergiquement son épaule gauche en annonçant à haute
voix l’enjeu qu’il risque. Si tous les osselets présentent à l’œil la
même surface, il a gagné; dans le cas contraire, il a perdu et dépose à
terre la somme engagée; ce que souvent il est tenu de faire à l’avance.

Certains joueurs se démènent si furieusement, se frappent si
consciencieusement que la partie finie et leur fureur tombée, ils
ressentent une vive douleur à la main droite qui donne les tapes et à
l’épaule gauche qui les reçoit. A les entendre crier, on dirait des
Napolitains faisant une partie de mora.

Ce jeu donne lieu à des discussions et à des rixes, les indigènes étant
d’une mauvaise foi sans égale. Aussi du temps de la domination bokhare,
par ordre de l’Émir, un homme de police était chargé de rappeler aux
fidèles les prescriptions du Coran qui sont formelles à cet égard. Le
même individu, paraît-il, veillait à ce que les fidèles fissent les
prières canoniques, et à coups de bâton les invitait à honorer Dieu, le
seul vrai.

Tout près du bazar, dans une petite échoppe de marchand de thé, trois
individus sont accroupis autour d’une moitié de melon coupée par petits
morceaux entassés sur l’écorce, et en piquent un, chacun à leur tour,
avec la pointe du couteau. Ils agissent avec beaucoup de précautions.
C’est à qui d’entre eux ne fera point crouler le tas. En Europe, les
jonchets remplacent les morceaux de melon.

Plus loin, un groupe regarde un individu qui tient une grande aiguille
et trois fils de couleurs variées. «Qui veut gagner un demi-tenga avec
le fil rouge?» Et il feint de le passer dans l’aiguille. Il y a eu un
parieur qui... a perdu naturellement, car très-habilement l’industriel a
remplacé le fil rouge par un noir. C’est le bonneteau, tout comme au
Point-du-Jour.

Puis nous débouchons d’une ruelle étroite dans la principale allée du
bazar où les ouvriers en métaux tiennent boutique. Quel tintamarre!
Assis sur leur natte, les jambes écartées, ils aplatissent le cuivre des
koumganes[1], et le marteau rebondit sur l’enclume à un seul bec avec
des notes aiguës; les maillets sur les chaudrons donnent les notes
basses, et voilà un concert assourdissant, une cacophonie qui nous fait
allonger le pas et arriver vite sur la place du Righistan, où un conteur
hurle au milieu d’un cercle d’auditeurs nombreux. Il a son chœur ou sa
claque, si l’on veut, formée par cinq ou six individus assis près de lui
qui poussent des Ho! ho! soit d’admiration, soit d’épouvante, soit
d’étonnement, afin de souligner les passages intéressants du récit.
Parfois ils rient à gorge déployée, et la foule les imite. Un agent de
police russe les écoute le bâton à la main. Autour se dressent les trois
plus belles médressés de l’Asie centrale, celle d’Ouloug-Beg, des «deux
lions», et la «Vêtue d’or», qui ne l’est plus aujourd’hui.

  [1] Théière.

Elles sont tranquilles, et d’innombrables disciples ne les emplissent
pas comme autrefois. Nous traversons les salles vides, aussi
silencieuses que des cryptes; par hasard, nous trouvons dans une
encoignure un étudiant qui se balance devant un grand livre. Le
proviseur de l’établissement accepte un pourboire sans hésiter. Ces
monuments auraient grand besoin d’être réparés, mais les indigènes se
gardent bien de rien reconstruire, ils regardent avec indifférence
s’émietter ces merveilleuses constructions de Timour et de ses
descendants.

La plus merveilleuse de toutes, le Chah-Sindeh (le roi vivant), qui se
trouve plus loin, est complétement ruinée, et on ne l’approche qu’avec
défiance, on craint d’être écrasé par une colonne fendillée, par une
voûte lézardée. La coupole principale ne tient plus que par son propre
poids, au premier tressaillement de la terre elle tombera. Tout cela
reluit au soleil, mais tout ce qui reluit n’est pas solide.

Le Chah-Sindeh a été construit par Timour, en mémoire d’un martyr
musulman qui, à l’exemple de saint Denis, ramassa sa tête, puis alla se
cacher dans un puits très-profond. Kasim-Ibn-Abbas, tel est son nom,
doit en sortir un jour et chasser les infidèles: Barberousse non plus
n’était point mort pour les gens du moyen âge.

Quoi qu’il en soit, cet édifice dut coûter des sommes folles à l’émir
Timour; c’est peut-être à sa porte qu’il eut l’idée des billets de
banque. Car d’après la légende, après avoir conquis nombre de royaumes,
construit d’innombrables mosquées et finalement le Chah-Sindeh, le grand
Timour ne possédait plus un sou. Un jour qu’il errait dans Samarcande,
vêtu de loques, n’ayant qu’un oignon et pas même de pain à manger, il
pria une vieille femme d’avoir pitié du maître du monde.

«Comment, dit la vieille, toi, Timour, tu ne possèdes pas de quoi te
nourrir! Tu commandes à des milliers de soldats, la terre tremble devant
toi, tu peux tout; prends du papier, une calame, écris de ta main sur ce
papier qu’il vaut cent tengas, et il les vaudra.»

L’Émir remercia la vieille de ce bon conseil, et, le lendemain même, il
prit du coton, fabriqua beaucoup de papier, et, le couvrant de son
écriture, lui donna instantanément une valeur que tous les sujets lui
reconnurent. Et voilà comment les billets de banque furent mis en
circulation pour la première fois en Asie centrale.

Nous n’avons malheureusement pas le temps de décrire par le détail la
ville de Samarcande; au reste, c’est chose faite et bien faite par M.
Schuyler, dans son ouvrage intitulé _Turkestan_. Nous visitons donc à la
hâte Bibi-Khanym, mosquée construite par une femme favorite de Timour,
puis les caravansérails et la «pierre verte» (kok-tach) à l’intérieur de
la forteresse russe.

La pierre verte, un bloc quadrangulaire de marbre gris posé au fond
d’une cour fermée par une galerie, était le trône où les descendants de
Timour s’asseyaient pour prendre possession de l’empire. C’était une
pompeuse cérémonie provoquant de grandes réjouissances et le déploiement
d’un faste étonnant, comme à l’occasion du sacre de nos rois. Aucun khan
ne s’assoira plus sur la pierre verte. Au moment où nous pénétrons dans
la cour déserte, un gros soldat russe y est irrévérencieusement adossé
et s’exerce à jouer de la clarinette. Le véritable khan de l’Asie siége
à Pétersbourg.

Mais il importe d’aller vite récolter les plantes de la steppe dont les
fleurs ne sont pas encore flétries et les graines de celles que le
soleil a desséchées avant que le vent fécondateur les disperse. C’est
aussi le moment de chasser les insectes et d’augmenter nos collections.
Il est probable même que nous sommes un peu en retard: voilà la mi-mai
bientôt.

Nous laissons donc nos chevaux à Samarcande et partons en voiture pour
Djizak avec le bagage indispensable et nos selles anglaises, car s’il
est facile de trouver des chevaux de louage, on ne peut guère se
procurer que des selles indigènes. L’essai que nous en avons fait
récemment ne nous a point réussi. Elles sont en bois, étroites, à
pommeau proéminent, façonnées à l’usage d’hommes de petite taille:
autant de raisons pour qu’elles ne conviennent point à des Européens de
taille élevée, et que nous y soyons fort mal assis.

Un jour après notre départ de Samarcande, nous traversions la porte de
Tamerlan par une matinée brûlante. Que le lecteur nous permette une
digression tandis que nous sommes cahotés sur les cailloux de la rivière
de Sanzar qui serpente entre des collines dans une étroite vallée.

Pourquoi appelle-t-on ce défilé porte de Timour ou de Tamerlan? Le
souvenir du grand conquérant n’a-t-il pas été la cause d’un calembour
commis fort à propos dans son pays natal et au sujet d’un défilé voisin
de la capitale qu’il habita?

Les Turcs et surtout les Mogols avaient la coutume de nommer «porte de
fer» ces passages resserrés que les Grecs appelaient _pulai_, les
Romains _pylæ_, et nous-mêmes, _pas_.

Or Timour veut dire fer, et dans la suite ceux qui écrivirent
l’histoire, séduits sans doute par la perspective de trouver une
étymologie intéressante du nom de ce pas, la tirèrent du nom du plus
grand des émirs. Et la porte de fer devint définitivement la porte de
Timour-Kouragan ou Timour-Beg pour les Turcs, et porte de Timour-Lang
pour les Persans et les Occidentaux.

Mais le postillon vient d’arrêter ses chevaux devant la station de poste
de Djizak. Il dételle, et le staroste sur la porte demande si nous
voulons le samovar.

«Samovar», répondons-nous avec beaucoup d’ensemble et d’une voix
également altérée... de soif. C’est la première question des starostes
aux voyageurs, à moins que ceux-ci ne prennent l’avance, et cela leur
arrive souvent; qu’ils soient transis de froid ou couverts de la fine
poussière soulevée par les chevaux lancés à toute vitesse, comme c’est
notre cas en ce moment.

Le staroste apportant l’eau où nous allons nous laver nous prévient
qu’elle n’est point bonne, et nous recommande de ne la boire que
bouillie.

--Pourquoi?

--Elle donne le richta.

Le richta est le nom indigène du «filaire de Médine», un ver
très-désagréable, imperceptible dans l’eau, qu’on avale si l’on n’est
point prévenu et qui se loge alors sous la peau, grandit, atteignant
parfois un développement de quatre-vingt-dix centimètres. Il gîte de
préférence sous la peau des mains, des bras ou des jambes.

C’est entendu, brave staroste, nous ferons bouillir notre eau avant de
nous en servir.

Quelques heures après notre arrivée, nous nous présentons au chef de
district avec le mot de recommandation que nous avait remis le général
Karalkoff. L’accueil est cordial, et une hospitalité russe nous est
immédiatement offerte; c’est la meilleure, et nous l’acceptons. Car dans
le Djizak russe il n’y a point d’hôtel ni d’auberge, par la raison que
Djizak n’est qu’un embryon de ville, un poste de guerre habité par le
chef administratif, le chef militaire, l’employé des postes, du
télégraphe, le pope, et leurs familles. Quelques maisons en terre
badigeonnées de blanc, clair-semées à côté de la caserne fortifiée où se
tiennent plusieurs centaines de soldats, constituent la nouvelle ville
tout entière.

Le lendemain, nous commençons nos collections dans le voisinage, et à
l’heure de la sieste nous faisons la connaissance du commandant
militaire, M. K..., charmant homme s’il en fut.

Un incident vous donnera une idée de la chaleur que l’on supporte dans
la steppe de la Faim en plein soleil et même à l’ombre. En entrant chez
le commandant, une impression de fraîcheur nous fait dire:

«Quelle agréable température dans cet appartement!»

On regarde le thermomètre, il marque 34° centigrades; quatre heures ne
sont pas sonnées et c’est le 15 mai.

Étonnez-vous maintenant que la steppe environnante soit inhabitable en
été, qu’elle soit désolée et inculte, et mérite le nom d’«affamée». Les
rares gouttes d’eau tombant en mars ou en avril et donnant de la vigueur
aux rustiques plantes qui peuplent cette plaine sont impuissantes à
faire vivre les plantes cultivées qui ont besoin d’irrigations.

Les premières chaleurs coïncident avec la trop courte saison
pluvieuse--le vent souffle alors du S. S. E. ou du S. O.--et les plantes
à la fois arrosées et chauffées se trouvent subitement dans les
meilleures conditions de vie. Elles sortent de terre rapidement,
s’épanouissent, offrant un spectacle enchanteur, mais d’un instant.
Durant quelques semaines, les tulipes, les gagea, les anémones, sont
resplendissantes; puis le soleil, comme par jalousie de cette parade de
la terre, pompe l’eau avidement, transforme le jardin paradisiaque en
broussaille terne où les animaux, petits et grands, vivent en état de
guerre, les uns aux dépens des autres.

Vers la mi-juin, le sol craquelé prend l’aspect d’une marqueterie
monotone où les plantes épineuses, mieux outillées pour la lutte, se
dressent seules vigoureuses, à côté des tiges penchées, flétries,
cassées, de leurs sœurs à la beauté fugace, les plantes bulbeuses.

On voit des milliers de phalanges courir avec une vitesse surprenante
sur leurs pattes démesurées qu’elles ne veulent point utiliser comme
fuseaux. Ces puissantes arachnides sont armées en guerre, et, plutôt que
de tendre patiemment des filets, elles préfèrent quêter, faire la
course, et lorsqu’elles aperçoivent une proie, s’en emparer par la ruse
et la force.

Pelotonnée sur une brindille, la phalange surveille les moindres
mouvements d’une sauterelle qui vient de s’abattre et déjà dévore les
feuilles encore vertes d’un yantag, puis s’acharne sur l’écorce. La
sauterelle est insatiable. Mais le festin va être interrompu
dramatiquement.

L’araignée approche sans bruit, s’arrête, se replie pour l’attaque. La
gloutonne n’en a cure. Soudain l’insecte de proie bondit, la sauterelle
s’élève d’un vol précipité, mais la phalange est sur son dos qui
l’enlace, la mord et la jette à terre en lui cassant une aile de ses
formidables mandibules. Ce sont des sauts désordonnés, d’abord
prodigieux, puis de plus en plus faibles; enfin le fauve arrête sa
proie, il lui a rompu une cuisse. Après quelques efforts pour s’échapper
à cloche-patte et une chute définitive sur le flanc qui palpite, les
rôles changent: la dîneuse sert au dîner.

Les fourmis profitent des reliefs de la table, sont mangées par les
passereaux que dévorent les faucons, et ainsi de suite... jusqu’à ce que
le vent glacial du nord-est les mette tous d’accord en les engourdissant
jusqu’au printemps prochain.

Les plantes qui ont fait leur provision de chaleur attendent les beaux
jours, puisant la vie par leurs radicelles plongées dans les profondeurs
du sol. Les insectes imprévoyants meurent, les prévoyants vivent dans
leurs caves, les oiseaux émigrent. Les arachnides dorment dans les
crevasses, sous les mottes, entre les fentes des murailles. Le vent
mugit, fait bondir les broussailles, ainsi que des animaux fantastiques.
Un matin, la plaine est saupoudrée de neige, le froid devient
insupportable, et le désert qui fut gris, puis bariolé de mille
couleurs, est d’une blancheur éblouissante, mais c’est toujours le
désert. L’homme n’y peut vivre et l’appelle «affamé».

                   *       *       *       *       *

«Voulez-vous boire une tasse de thé? nous dit le commandant, tandis
qu’un de mes hommes ira prévenir le capitaine N..., un excellent
chasseur, un véritable enfant de la steppe, qui se fera un plaisir de
vous guider dans vos excursions.»

Entre la deuxième et la troisième tasse de thé, la portière est
soulevée. C’est le capitaine, un homme solide, avec une bonne figure
tannée par le vent et le soleil. La présentation faite, nous disons
notre intention de passer quelques jours près de Djizak à ramasser des
plantes, des insectes, à collectionner des oiseaux si la chose est
possible. Notre nouvelle connaissance offre obligeamment de nous tenir
compagnie. Le commandant, de son côté, met deux Cosaques à notre
disposition.

Le capitaine, retraité depuis peu, a des loisirs; prochainement, il
partira pour S..., où sa famille doit être déjà arrivée. Son unique
compagnon à Djizak est un jeune Kara-kirghiz[2] qu’il a recueilli. Il
l’a trouvé vagissant sur les cadavres de ses parents que les gens d’une
tribu ennemie avaient massacrés. Depuis lors, il n’a point quitté son
fils adoptif, il lui a enseigné à lire, à écrire, à calculer, mis de
bons livres entre les mains. L’orphelin est très-intelligent, et donne
les preuves d’un naturel excellent. Il apprend sans peine et montre
surtout des dispositions pour le dessin. Aussi, c’est affaire entendue,
il entrera prochainement au gymnase de V... Pour le moment, le capitaine
lui a acheté des crayons, du papier, des couleurs, et le jeune artiste
dessine tout ce qu’il voit, couteaux, marteaux, fleurs, arbres, etc.; il
copie les gravures qu’il embellit en les coloriant. Il est très-assidu à
son travail, que le père surveille de son mieux. Il est touchant de voir
petiller de joie les petits yeux noirs de l’enfant, et sa figure large
de Mogol rayonner de plaisir quand son vieux maître lui adresse un
compliment mérité en lui caressant la tête de la main.

  [2] Kirghiz noir.

Ses récréations sont la chasse, car il possède son propre fusil qu’il a
manié tout de suite avec habileté, devenant rapidement un tireur
parfait. Il partage avec son père le goût des armes: les fourbir est un
de ses divertissements favoris. Nul ne s’entend mieux que le Russe à
éduquer les peuples demi-sauvages qui lui sont soumis.

Après avoir parcouru les derniers contre-forts du Sanzar-Taou qui
ondulent dans la direction du nord-est et finissent en fourche à une
centaine de kilomètres de Djizak, nous partons pour le marais de la Kli,
distant de vingt kilomètres. C’est l’extrémité sud d’un lac salé qui se
dessèche et qu’on appelle en turc Touskane (qui a beaucoup de sel), et
en effet son degré de salure est considérable.

Guidés par le capitaine et les deux Cosaques, nous longeons le bord du
marais qui paraît avoir été ici une rivière au lit peu large et au cours
tortueux. Aujourd’hui, les roseaux poussent très-dru dans les anses,
l’eau n’est plus courante, elle est peu profonde, dort, n’ayant
l’apparence du mouvement que lorsqu’elle frissonne sous le vent. Les
canards et les sarcelles cancanent dans le fourré des roselières. A la
nuit tombante, nous allumons le feu du bivouac au pied d’une colline,
près de la Kli. Soudain un bêlement nous révèle la proximité d’un aoul.
On hèle. Quelqu’un répond. La conversation s’engage dans l’ombre. Le
capitaine demande s’il y a du koumiz.

«Non, mais du kattik (lait aigre) et du lait.

--Apporte du lait.

--Ha! ha!»

Ha! ha! veut dire oui dans ce pays-ci. Les Cosaques déploient le feutre
quand on entend dans le bas le bruit que font des personnes dans l’eau,
et voilà deux jeunes Kirghiz ruisselants qui saluent; l’aîné prend des
mains du plus jeune une panse de mouton contenant du lait fraîchement
trait et nous le présente. Ils reçoivent en échange quelques pincées de
thé.

Nous leur disons que nous sommes venus chasser des perdrix et des
canards rouges[3] qui vivent ici, nous a-t-on conté.

  [3] Une oie rougeâtre de petite taille appelée baklane.

«Des canards rouges! mais j’en ai deux petits vivants sous ma tente.

--Veux-tu nous les vendre?

--Volontiers», fait l’aîné, et il donne l’ordre à son plus jeune frère
de les aller querir. Celui-ci part sans la moindre observation. Car,
bien que la différence d’âge soit peu considérable, d’une année au plus,
que son aîné n’ait pas encore de barbe, il lui doit l’obéissance qu’il
marquait au père mort récemment.

Le jeune Kirghiz de dix-sept ans à peine qui est assis là sur un de ses
talons, les bras appuyés en croix sur le genou qu’il n’a pas mis à
terre, a déjà la tenue grave d’un homme qui commande. Il est chef de
famille, a hérité du bétail, des tentes, de tout l’avoir de son père
aussi bien que de ses haines. C’est le maître qui distribuera le travail
à ses sœurs, à ses frères, que la mère elle-même consultera dans les
occasions solennelles, lorsqu’il s’agira de vente, d’achat, de la
saillie des cavales ou des brebis, de fixer le jour où l’on devra
changer de campement, de discuter la valeur du kalim qu’on demandera
pour ses sœurs à leurs futurs époux. Il veillera à ce qu’il n’y ait
point de mésalliance, contera aux plus jeunes l’histoire des ancêtres et
de la tribu.

Le cadet arrive portant un sac où s’agitent les canards âgés de quelques
jours. Les deux frères avaient découvert le nid et pris les petites
bêtes au sortir de la coquille. Pour ne point les perdre, ils leur ont
passé dans le maxillaire supérieur à chacun une verroterie rouge. Le
capitaine les acquiert moyennant quelques kopecks.

Nous nous endormons dans notre couverture à la belle étoile et d’un bon
sommeil. Dès le matin la chasse commencera.

Notre chien aboie; je dresse la tête. L’aurore pâlit le ciel, à quelques
cents pas défile une caravane se dirigeant vers le nord-ouest. Les
dromadaires cheminent à la file, d’un pas étouffé, derrière les
conducteurs silencieux sur leurs chevaux. Les profils sont à peine
perceptibles: on dirait des fantômes qui passent lentement devant un
rideau faiblement éclairé par une lumière cachée plus bas que l’horizon.
C’est une scène de féerie avec un joli feu de rampe dont la pointe du
jour fait les frais.

Les chameliers profitent de la fraîcheur, dormant dans la journée,
tandis que les bêtes mangent et se reposent.

Une heure après, nous nous détirons, puis d’un bon pas longeons la rive
du marais. Capus s’en va dans la montagne.

Ici, on ne chasse pas de la même manière que dans nos pays. En France,
le gibier se cache; dans la steppe, c’est le chasseur. Dans la plaine
nue, les ennemis se voient de loin, et à la moindre alerte le plus
faible prend son vol et disparaît.

On tue les perdrix de montagne à l’heure où elles viennent boire l’eau
des rivières ou des marais. En cette saison elles ont coutume, à leur
réveil, de quitter la montagne où elles passent la nuit, car elles
reviennent dormir non loin du nid où elles sont nées. Fendant l’air avec
une rapidité dont la perdrix de nos pays est incapable, elles volent
parfois plus de vingt kilomètres d’un trait, rien que pour boire. Après
quoi elles picorent dans la steppe par bandes. Avant le coucher du
soleil, elles rappellent et rentrent dans la montagne.

Le capitaine, à qui ces particularités sont familières, me mène
directement à l’endroit où il suppose qu’elles vont s’abattre. Vers sept
heures le soleil est déjà insupportable; c’est l’heure de la venue du
gibier. Nous nous accroupissons, dissimulés au bas de la berge, et
attendons. Mais bientôt le sol est chauffé au point que nous ne pouvons
tenir en place, et malgré les épaisses semelles de nos bottes, nous
avons à la plante des pieds une intolérable sensation de brûlure. Nous
coupons des roseaux, et les ayant étalés, nous nous posons dessus.

Tout à coup on entend le bruissement d’oiseaux qui volètent, les perdrix
vont s’abattre, mais elles nous ont vus, se dispersent. Les coups de
fusil partent. On ramasse les tuées qui tombent sur la rive droite, on
les cache dans la roselière, et la place marquée en tordant des tiges,
on va plus loin. Au retour, on recueillera les victimes qui gisent sur
la rive gauche.

Après avoir choisi d’autres embuscades et répété deux ou trois fois
cette manœuvre, nous avons massacré nombre de perdrix rouges à la
poitrine large, bien musclée, de la taille d’une poulette.

Huit heures passées, nous ne pouvons plus tirer que des bécassines et
des sarcelles. Puis nous rencontrons un petit aoul kirghiz. Nous
demandons à boire, et l’on nous invite à venir sous la tente du chef
savourer de l’aïrane (lait caillé). C’est tout ce qu’on peut nous
offrir. Le chef est très-malade, il souffre d’une fièvre violente, et sa
prostration est complète. Il est étendu sous sa pelisse agitée par le
grelottement. Il fait effort pour nous saluer, se dresse sur les genoux;
il peut à peine remuer les lèvres, regarde d’un œil hébété et retombe
inerte la face contre terre. Ses deux femmes et sa vieille mère
demi-nues le soulèvent, le traînent jusqu’à la fosse creusée pour ses
vomissements, dans un coin.

«Quel médicament donnez-vous au malade?

--Aucun. A-t-il soif, on lui donne à boire; a-t-il froid, on le couvre
de peaux. Un peu de sucre lui ferait du bien. En avez-vous?»

Nous répondons que nous n’en portons point dans nos poches, mais que
s’ils veulent aller à notre bivouac, on leur en donnera. L’un d’eux
monte à cheval et part immédiatement. Il fera environ trente kilomètres
pour quelques morceaux de sucre. Nous attendons sous une tente que la
chaleur de midi soit tombée. On a produit une ventilation indispensable
en débouchant le tchanarak, ouverture du haut par où sort la fumée, en
ouvrant la porte et relevant le feutre qui entoure les keregas ou
treillis du bas. Tout est fermé du côté du soleil. Dans l’après-midi,
nous regagnons le bivouac, le capitaine d’un côté du marais, moi de
l’autre, et ramassons le gibier à mesure que nous passons devant nos
cachettes. Il y a au moins 40° à l’ombre et 50° au soleil. Quelle soif!

J’aperçois le capitaine qui entre sous une tente, puis sous une
deuxième; il me regarde, et d’un geste de la main et secouant la tête,
il m’explique qu’il n’a point trouvé à boire. Les outres sont vides, et
les bêtes laitières paissent dans la steppe.

Je suis plus heureux que lui. Voici à une portée de fusil un troupeau de
chèvres gardé par de jeunes pâtres. Je m’approche. Ils n’ont qu’un peu
de lait aigre dans une panse de mouton. Je la soupèse. En vérité, c’est
bien peu de liquide pour un homme aussi altéré. J’y fais ajouter le
contenu des mamelles pendantes d’une belle chevrette. En dépit des
malpropretés qui surnagent, c’est un nectar que je savoure.

Mon compagnon de soif est là-bas qui me regarde, appuyé sur son fusil.
Je lui envoie un des jeunes garçons qui traverse l’eau dans le plus
simple des costumes. Ce jeune sauvage est sculptural avec son corps
nerveux et bronzé, ses bras arc-boutant l’outre posée sur la tête, et
maintenant que j’ai bu, je prends plaisir à voir le Ganymède un peu
trapu, grimper la berge sous le soleil éblouissant.

Ce spectacle valait bien la pièce de monnaie que l’aîné des pâtres noua
dans sa ceinture sans dire merci.

Telle est la manière de boire des bocks dans la steppe.

Sous notre abri, le thermomètre marque d’abord 38°, puis 40°
centigrades.

Nous voyons ces fameux canards rouges qui sont de la taille d’une petite
oie. Il nous est impossible de les approcher. Toutes nos ruses échouent.

Nous nous rattrapons aux dépens des insectes qui aiment à voltiger
au-dessus des eaux stagnantes; mais les fleurs étant déjà presque toutes
flétries, la plupart des variétés qui vivent de suc ont disparu. Capus a
la chance de trouver dans le flanc d’un ravin les restes fossiles d’un
ruminant enfouis dans une couche de marne tourbeuse, au-dessous du lœss
jaune de la steppe.

Constatations faites, il est trop tard pour collectionner dans cette
région; nous allons rentrer à Djizak et faire une tentative dans une
autre direction.

Au pied des hauteurs, à l’ouest de la Kli, des nomades s’apprêtent à
quitter leur campement; quand nous passons, ils ont déjà plié bagage,
les chameaux sont chargés en partie: les uns debout et écoués, les
autres agenouillés attendent qu’on les charge des quelques carcasses de
tentes encore dressées que les femmes démolissent. L’aoul s’ébranlera
après le coucher du soleil.

Rentrés chez le chef du district, nous lui disons notre intention de
voir les étangs situés aux environs d’Outch-Tepe au nord de Djizak.
Notre hôte nous offre immédiatement comme guide son propre djiguite, un
Kirghiz nommé Aoul-Beg.

Aoul-Beg est de petite taille, solidement construit, très-agile. Sa tête
est aussi ronde qu’une boule, sa face large, ses yeux imperceptibles;
quant à son nez, je n’en ai jamais vu de plus retroussé, de plus
minuscule. A le regarder, on comprend que les voyageurs du moyen âge
aient prétendu que les gens de cette race n’en avaient point, se
contentant pour respirer de deux trous au-dessus de la bouche en guise
de soupiraux. Au résumé, notre guide est laid, mais son âme est belle,
et c’est un brave garçon: il suffit d’entendre son gros rire plein de
franchise. C’est un bon fils qui soigne affectueusement sa vieille mère
et lui remet fidèlement ses appointements à la fin du mois.

«Il est naturel, dit-il, que je la nourrisse et l’aime; elle est âgée,
ne peut travailler. Je ne dois pas oublier qu’elle m’a élevé et nourri
quand j’étais petit. A chacun son tour.»

Aoul-Beg, qui parle sans ambages, me fait des confidences. Quoique
vivant à l’aise sous une bonne tente plantée près de la demeure de son
chef, quoiqu’il possède une bonne femme, robuste fille de sa tribu,
qu’il soit propriétaire de deux vaches et d’un très-bon cheval, malgré
tout cela, notre homme n’est pas heureux. Il regrettera «toute sa vie»
de n’avoir pas été à l’école des Russes; s’il eût appris à parler et à
écrire leur langue, il serait maintenant interprète.

«Je porterais une casquette galonnée, un bel uniforme, je serais mieux
payé. Mais je n’ai pas voulu suivre les bons conseils. J’étais jeune,
j’avais une tête de fer et ne savais pas ce qui était bien.»

Le rêve d’Aoul-Beg,--car il a un rêve également,--est de reprendre la
vie nomade; il économise dans ce but. Dès qu’il sera assez riche, il
achètera des chameaux et des chèvres et s’en ira dresser sa tente près
de Tchimkent, la ville verte, à la place que ses ancêtres occupèrent. Et
le brave garçon précise l’endroit; il sait que je suis passé par là et
est convaincu que j’ai été frappé d’admiration en voyant le pâturage de
ses pères.

«Tu sais, dit-il, à la sortie de Tchimkent du côté du soleil couchant,
il y a un grand peuplier et deux ormes au bord d’un ruisseau tout petit,
qui coule. C’est là. Tu te souviens... du côté du soleil couchant.

--Ha ha! fais-je, afin de contenter mon interlocuteur, qui répète:

--C’est une bonne place, une bonne place! belle herbe, belle herbe!»

Et ses yeux brillent de plaisir à la pensée de ce riant avenir.

«Quand penses-tu exécuter ton projet?

--Allah seul le sait!» Et Aoul-Beg fait siffler son fouet, car nous
sommes sur la route d’Outch-Tepe. Outch-Tepe veut dire trois collines.

De temps à autre le djiguite descend de cheval ou se penche, tenant
d’une main la crinière, et ramasse un insecte. C’est mon collaborateur.
Avant de l’introduire dans le flacon suspendu par une corde à sa
ceinture, Aoul-Beg me montre la bestiole et dit chaque fois en russe,
très-grave:

«Samoui pervi exemplar, le plus beau des échantillons.» J’approuve de la
tête. Le mot exemplar qu’il a entendu je ne sais où, lui plaît, par ce
qu’il a de vague pour lui, et il le prodigue. Sous toutes les latitudes,
nombre d’hommes emploient de préférence les mots dont ils saisissent mal
le sens.

Après avoir traversé le Djizak indigène sans nous arrêter, le soir du
même jour nous étions à Outch-Tepe. Nous couchons dans la station
postale sur les estrades en briques séchées qui servent de lits. Une
partie de la maison est occupée par un piquet de Cosaques. Ils célèbrent
précisément une fête et passent la nuit à boire, danser, chanter. Le
bruit des réjouissances, les importunités de certains insectes, la
chaleur suffocante du garmsal[4] nous empêchent de fermer l’œil. Au
jour, nous partons dans la direction des étangs.

  [4] Vent chaud.

Leur eau est salée. Ils se dessèchent; autrefois il y avait sans doute
un petit lac au lieu de ces flaques d’eau isolées, de cette suite de
marais détachés l’un de l’autre où les oiseaux aquatiques sont cachés
dans les roseaux. Nous apercevons des canards, des poules d’eau noires,
des bécasses noires et blanches. Nous abattons quelques pièces. Ici, non
plus qu’à la Kli, nous ne pourrons beaucoup collectionner. Décidément,
il faut gagner la montagne. Je fais ces réflexions par plus de 40 degrés
de chaud à l’ombre. Aoul-Beg manifeste le regret de n’avoir pas une
pastèque dans son sac. Les deux Cosaques le questionnent, l’engagent à
nous mener dans un aoul voisin. Au fait, il est bientôt onze heures, et
l’on suffoque dans ces marais.

[Illustration: UNE PORTE DU CHAH-SINDEH.]

Aoul-Beg grimpe sur un tertre, regarde; il a découvert des tentes grâce
à ses yeux kirghiz, les plus petits et les meilleurs que je connaisse.
On galope.

Voici des yourtes dans un affaissement de la steppe, avec du bétail
couché, des chevaux placés tête-bêche qui s’émouchent, se pouillent
fraternellement. Les chameaux sont repliés, le cou allongé, le nez à ras
du sol, tendant irrespectueusement le dos au soleil, et grâce à leur
bosse se mettant à l’ombre d’eux-mêmes. Il n’y a personne dehors que les
animaux.

Aoul-Beg nous présente au chef de l’aoul, comme des amis de l’Hakim
(gouverneur), et aussitôt un tapis est étendu en notre honneur. La tente
est très-grande, en bon feutre. Elle s’emplit rapidement de la famille
du chef. Nos Cosaques, parlant turc, s’entretiennent familièrement avec
les curieux.

Le chef est un homme de taille moyenne, borgne, à la figure intelligente
et joviale, aimant le mot pour rire. Il est vêtu comme tous ces gens
d’une chemise et de culottes larges en toile de coton. C’est bien assez
en cette saison. Bien qu’il se donne pour Kirghiz, ses traits font un
contraste frappant avec les nomades que nous avons vus il y a quelques
jours près de la Kli, et surtout avec notre djiguite. Ils n’ont de
commun que l’œil bridé.

Cette divergence chez des hommes de même langue et de mêmes mœurs
provient des croisements, bien entendu.

En règle générale, les nomades sont plus riches que les sédentaires
cultivateurs du sol.--Un nomade est un rentier dont le capital est le
troupeau.--Plus riches, ils peuvent nourrir plus de femmes, les payer
plus cher et partant les choisir à leur goût. Tel qui a épousé d’abord
une fille, deux filles de sa tribu, se payera la fantaisie d’en prendre
une ou deux chez les voisins pauvres, parce qu’il les acquiert à bon
compte. Ces femmes ne sont pas un superflu, elles trouvent chez leur
seigneur de quoi s’occuper.

Il advient alors que les nomades de langue turque vivant dans les
plaines qui se déploient de l’Amour au Volga, ont la figure plus longue
ou plus large, l’œil plus ou moins bridé selon qu’ils sont en contact,
qu’ils voisinent avec des Iraniens à tête allongée, au nez droit, à
l’œil horizontal et bien fendu, ou bien avec des Mogols qui portent une
pleine lune sur les épaules et clignent des yeux tellement obliques
qu’au dire d’un ousbeg, «ils se regardent dans le ventre».

Notre hôte est un exemple à l’appui de ce que nous avançons, il est le
maître de deux dames. La première est petite, trapue, à face ronde; la
deuxième, plus jeune, qu’il a prise chez les Kouramas[5], a les traits
relativement fins, la taille svelte. Costumée en paysanne de France, on
la pourrait confondre avec une fille de Lorraine aux joues rebondies.

  [5] Mélange de Tadjiks et de Kirghiz, habitant la fertile vallée du
    Salar, au sud de Tachkent.

Après avoir bu du thé brûlant et salé, je quitte le borgne en bons
termes, malgré que j’aie refusé de lui vendre ma chemise, et nous
battons en retraite vers Outch-Tepe, et vite, car le garmsal[6] souffle.

  [6] Vent chaud.

Le thé salé commence à produire son effet, et les Cosaques, Aoul-Beg,
tout le monde se plaint de la soif. On aperçoit des tentes. On pique sur
les tentes au grand galop. Des femmes nous offrent le fond d’une outre,
l’eau est sale et salée; en un clin d’œil elle est bue.

Les chevaux halètent, eux aussi ont soif. Où trouver un puits? A notre
droite, on distingue des chameaux qui se dressent en basculant. On vient
de les abreuver sans doute à tour de rôle, et ils ont pris du repos par
la même occasion. Aoul-Beg reconnaît l’auge d’un puits. On galope. Mais
les chameliers pressent leurs montures qui ne sont point chargées, et
elles trottent comiquement, et leurs bosses amaigries vacillent de
droite, de gauche, ainsi que l’extrémité d’un bonnet catalan sur la tête
d’un coureur.

Un des Cosaques part à fond de train, les oblige à retourner. En somme,
ils peuvent bien nous prêter leur seau de cuir attaché par deux cordes à
l’extrémité d’une longue perche. On emplit l’auge de bois, hommes et
chevaux happent l’eau fraîche, limpide et salée. Tant pis, c’est une
satisfaction d’un instant que nous nous procurerons aussi souvent que
possible.

Voilà encore des tentes. On nous reçoit mal.

«Je n’ai rien à vous donner», affirme la maîtresse du logis.

«Rien!»

Aoul-Beg saute à terre, entre sans hésiter, cherche, soulève les hardes
et découvre sous une peau de mouton, dans un seau de cuir, une boisson
qu’il intitule «bouza».

«C’est très-bon», dit-il.

Je constate que dans un bouillon sans goût prononcé, de couleur
indécise, surnagent des grains de millet qui paraissent avoir été pilés.
Ce n’est pas le moment d’être difficile, et nous vidons le seau.

Là-dessus, en avant pour le puits d’Outch-Tepe, car il n’y a plus de
tentes dans la steppe. Le garmsal souffle toujours, soulevant une
poussière fine qui tourbillonne, obscurcit le ciel, voile le soleil,
semblable à une boule de feu près de s’éteindre. Le thermomètre à
l’ombre, opposé au vent, marque plus de quarante et un degrés de chaud.

Inutile de vous dire que notre premier acte en arrivant à la station fut
de demander le samovar. Quelle bonne tasse de thé! Vive le thé! Quel
produit du sol fera jamais concurrence au thé en Asie centrale? En
est-il de plus commode à transporter, d’un volume et d’un poids
moindres, d’un emploi plus facile? On l’enferme dans un sachet qui
trouve place aussi facilement qu’une tabatière.

Le voyageur est harassé par une étape qu’il a crue interminable; un jour
entier la pluie a fouetté son visage; la neige se congelant a mis dans
sa barbe des stalactites; le vent froid l’a percé d’aiguilles de glace,
lui donnant la sensation bizarre de n’avoir plus de nez, ni mains, ni
pieds; le soleil aveuglant a mis son corps en fusion, et l’eau perle de
chacun des pores comme par une outre fendillée. Il fait halte, le feu
est allumé, et l’eau bout en moins de temps qu’il ne faut pour harnacher
trois chevaux. On prend une pincée dans son sac, on la jette dans le
koumgane. Immédiatement les feuilles recroquevillées de la divine plante
se déroulent, s’étalent. Bientôt l’infusion est prête. Et alors, le
voyageur savourant la plus agréable, la plus parfumée des boissons,
oublie les misères de tout à l’heure.

Que le lecteur nous pardonne de lui avoir parlé deux fois en un chapitre
du dessèchement de notre gorge. Mon excuse sera qu’ici la terre
elle-même est altérée; ni les animaux ni les plantes ne boivent à leur
gré; un puits a une valeur inimaginable. L’eau a le prix de la terre
dans le quartier de l’Opéra.

En France, le paysan injurie, traîne devant le juge de paix le voisin
qui lui a pris la largeur d’un sillon; ici, pour quelques litres d’eau,
on se bat, on se tue, et, dans l’oasis, quand c’est l’époque des
irrigations, les cultivateurs se surveillent les uns les autres avec la
défiance d’Harpagon.

Djizak, au seuil de la steppe, est «nourrie» par une petite rivière
sortant des montagnes voisines. Les hommes sont allés au-devant de ce
cours d’eau, et dès qu’il a débouché dans la plaine, ils l’ont attaqué,
la pioche à la main, lui faisant des saignées nombreuses, l’épuisant par
mille canaux qui le répandent sur les champs cultivés. Le chef des
irrigations dit à chacun pendant quel espace de temps il a le droit
d’arroser ses terres. A l’heure dite, l’intéressé renverse la petite
digue arrêtant l’eau, et son champ aspire l’humidité et la vie. Le temps
passé, le petit barrage doit être reconstruit, et c’est le tour du
voisin. Parfois des gens malhonnêtes et rapaces percent les digues à la
dérobée et s’octroient plus que leur part de la rivière. Que quelqu’un
s’en aperçoive, qu’on les surprenne, et une rixe s’engage, et
fréquemment le voleur est assommé sans autre forme de procès.

Si les premiers hommes ont habité l’Asie centrale, c’est évidemment à
propos d’arrosage des terres que Caïn a tué son frère Abel.




II

LE KOHISTAN.

Préparatifs.--Pendjekent.--Départ des soldats russes.--Singulière
emplette d’un soldat tatare.--A propos d’ânes.--Une forteresse.--Vie de
l’alpage.--Dans la montagne.--Ourmitane.--Varsiminor.--Façon de se
nourrir des habitants.--Femme à bon marché.--Les
Tadjiques.--Mercuriale.--Le bois, la terre.--Les balcons du
Fan-Darya.--Aventures de Klitch; un de ses amis.--Les éboulis.--Kenti,
misère des habitants.


Nous sommes de retour à Samarcande, notre quartier général. Maintenant,
il s’agit de visiter le pays des montagnes ou Kohistan. Il nous faut un
homme pouvant servir d’interprète et qui soit accoutumé à ce genre de
voyage. A moins d’apprentissage, un habitué de la plaine sera embarrassé
dans la montagne, où les précautions à prendre ne sont plus les mêmes.

Grâce à notre hôte le général Karalkoff, nous engageons un djiguite qui
a accompagné autrefois le grand naturaliste Fedchenko dans cette région
du Turkestan.

Le mollah Klitch est un homme très-poli, très-soigneux de sa personne,
pratiquant le maquillage, montrant les dents à tout propos, qui
s’exprime en russe mal et péniblement, mais comprend bien les différents
dialectes du pays. Nous n’aurons qu’à nous louer de son honnêteté et de
son dévouement.

Il prend les devants et part pour Pendjekent avec nos chevaux. J’ai
comme monture une excellente petite bête que le général Karalkoff a bien
voulu me confier, et qui ne bronchera pas une fois dans les sentiers les
plus difficiles.

A Pendjekent nous sommes reçus cordialement par la petite colonie russe
composée des officiers de la garnison et des employés de
l’administration. Nous faisons nos préparatifs.

Le mollah Klitch nous fait observer que souvent nous suivrons des
chemins en corniche et trop étroits pour des chevaux chargés, qu’il faut
acheter des ânes pour le transport des bagages et des futures
collections. Nous en payons trois quarante-cinq roubles. Ils seront
commis à la surveillance du jeune Djoura-Bey, robuste garçon d’un
caractère égal et d’un pas non moins égal, qui est baptisé le
«chaïtan-toura» (seigneur des ânes). C’est un marcheur infatigable qui a
dirigé à merveille ses bêtes de bât.

Klitch recommande d’emporter surtout des fers pour les chevaux et des
clous pour les fers; la quantité de clous que l’on use sur les cailloux
de la montagne est énorme, on n’en saurait trop avoir. Faute d’une
provision suffisante, à un moment donné, le voyage deviendrait
impossible. Si les chevaux ne sont point ferrés, ils liment sur les
pierres la corne de leurs sabots au point de ne pouvoir poser le pied
sans douleur intense. Incapables de pincer le sol, de se cramponner à la
montée, de s’arc-bouter à la descente, ils se fatiguent outre mesure:
leur marche n’est plus sûre, et monture et cavalier courent le risque de
rouler de très-haut... très-bas.

Nous n’oublions point le sucre, le thé, le riz, la chandelle, le pain
cuit sans levain, le tabac pour le tchilim, ni le mata, toile de coton
grossière qu’on roule autour des pieds et des jambes de façon à emplir
les larges bas de cuir indigènes indispensables aux grimpeurs de
rochers.

Cette façon de bottes appelées galtchas garantit le pied des aspérités
de la pierre.

On a donné le nom de Galtchas à des peuplades qui habiteraient le
Kohistan et que nous avons cherchées sans les trouver nulle part.

Nous pouvons affirmer qu’à toutes nos questions au sujet des Galtchas,
lorsque nous avons insisté pour voir ce peuple qui a fourni matière à
des discussions scientifiques, notre interlocuteur indigène a répondu
avec un sourire, invariablement: «Au bazar de Pendjekent», et quand par
hasard nous étions chaussés à la mode des gens du pays, il baissait les
yeux, disant: «Voilà des Galtchas.»

Pendjekent (cinq villages) est une petite ville sur la rive gauche du
Zérafchane. Située à l’endroit où le lit du fleuve commence à s’élargir,
elle commande par sa position l’entrée du Kohistan. Les Russes y ont
placé des troupes.

Une partie des soldats est congédiée le jour même de notre arrivée à
Pendjekent. Des permissions nombreuses ont été accordées, et, toute la
nuit, le départ est fêté la bouteille à la main. L’unique cabaret
retentit de chants joyeux; on se trémousse au son de l’accordéon, de la
balalaïka; les danseurs font trembler la baraque du choc de leurs talons
ferrés. On vide force bouteilles de votka. Dans l’attendrissement d’une
demi-ivresse, les amis pleurent de se quitter. Ceux qui partent sont
chargés de mille commissions pour la Russie ou la Sibérie, à l’adresse
des connaissances qu’ils rencontreront sur la route, à l’adresse des
parents qu’ils retrouveront dans le village perdu au milieu d’une gaie
forêt de bouleaux. «Tu penseras à mon frère Michel, à mon amie Sabina»,
etc., et l’on bavarde au milieu du brouhaha, des chants, la main sur
l’épaule, se tenant par la taille. Cela dure jusqu’à l’aube du jour,
puis ils rentrent au cantonnement par groupes, en chantant; plus d’un
titube.

La coutume est de reconduire durant la moitié d’une étape les hommes
libérés. Quand on est arrivé à l’endroit de la séparation, les soldats
disent adieu à leurs chefs, leur souhaitent bonne santé, longue vie;
ceux-ci les remercient de quelques paroles touchantes. On s’embrasse
ensuite une dernière fois, et chacun tire de son côté. Les uns gagnent
la vaste plaine russe, les autres retournent au cantonnement dissimulé
dans une gorge étroite.

Le jour luit depuis une heure à peine. Soudainement un chant éclate dans
la rue, c’est le bataillon qui s’avance d’un pas cadencé: en tête, le
vieux commandant, solidement campé sur son fringant cheval couleur
d’ébène; puis les chanteurs à qui le tam-tam indique la mesure et le
sifflet les reprises; enfin le gros de la troupe, par quatre, chacun à
sa place habituelle, sans armes, en blouse et képi de toile blanche, le
pantalon de cuir dans les bottes souples. Ils marchent joyeusement; les
libérés ont au côté la besace d’où sort quelquefois le goulot d’une
bouteille. Ils s’éloignent dans la poussière; bientôt on n’entend plus
qu’un bruit sourd que perce la voix d’un ténor, un sifflement ou la note
stridente du triangle. Les voitures sont parties à l’avance chargées des
bagages, des femmes et des enfants, car les soldats pères de famille
sont assez nombreux. Le soldat sert sept ans et vient quelquefois au
régiment avec sa femme. Parmi les retardataires je reconnais des Tatares
à un teint basané, à des cheveux très-bruns, à une mine plus grave. Ils
sont économes, sobres; et puis, le Coran défend les liqueurs fortes.
Étant musulmans et sunnites comme les indigènes du Turkestan, il arrive
qu’ils prennent femme parmi les filles de leurs coreligionnaires.

On me conte que l’un d’eux, avant son départ, a fait l’emplette d’une
pendjekentaise moyennant un kalim de quarante-huit roubles. Trois
roubles de plus que pour nos trois ânes.

Puisque je parle de nos ânes, il est utile de faire observer que le
mollah Klitch a tenu à ce que nous les achetions à Pendjekent. «Les
chaïtan[7], a-t-il dit, sont plus forts ici que dans la montagne, et
plus gros, de même que les moutons et les chèvres. Et puis nous pourrons
les revendre où nous voudrons; tandis que si nos ânes sont de plus haut,
dans la plaine, personne n’en voudra, car on sait bien qu’ils s’y
portent mal et meurent souvent.» Peut-être que notre djiguite avait
intérêt à nous faire cette recommandation, peut-être qu’un pourboire
promis par le vendeur lui déliait à propos la langue.

  [7] Chaïtan veut dire diable; on donne ce nom aux ânes. Nous croyions,
    au moyen âge, que le démon empruntait la forme de cet animal.

Toutefois son observation nous paraît sensée. On peut admettre que les
animaux se sont acclimatés dans le Kohistan, et que s’accoutumant aux
froids polaires et persistants des vallées élevées, ils ont perdu
l’aptitude à supporter la chaleur excessive de la plaine. Et si
brusquement, sans transition, on les oblige à vivre à des milliers de
pieds plus bas que leur pays d’origine, si on les astreint à une autre
nourriture, à un autre travail, ils peuvent bien perdre leur vigueur en
peu de temps et contracter des maladies mortelles; tandis que leurs
frères de Pendjekent se trouvant à l’entrée de la plaine, à la sortie
des montagnes, ont conservé les immunités des habitants de l’oasis, en
même temps qu’ils acquéraient le jarret des montagnards.

Au reste, nous allons bientôt constater que leurs maîtres, les hommes,
sont soumis aux mêmes influences climatériques. Nous rencontrerons plus
d’un habitant du Yagnaou qui sera malade d’être descendu dans la basse
vallée du Zérafchane où il aura contracté la fièvre en peu de temps.
Généralement les gens du haut pays ne quittent leurs villages que
contraints par la nécessité. Tous savent que descendre dans l’oasis,
c’est s’exposer à la maladie, et ils montrent de la répugnance pour la
contrée où les rivières ont un lit plus large, un cours moins rapide, et
ils n’en aiment point les habitants. C’est une des raisons qui
contribuent à perpétuer leur isolement et, jusqu’à un certain point, la
pureté de leur race, l’originalité de leur langue et aussi leurs
préjugés et leurs superstitions.

La civilisation est fille des plaines, où les peuples se rencontrent, se
heurtent et s’affinent au contact les uns des autres. Quant à la
montagne, elle imprime en quelque sorte son immuabilité à ceux qui la
peuplent.

Mais nous sommes en marche le long de la rive gauche du Zérafchane, la
vallée est encore large et la pente relativement douce. Cette première
étape finit à Yori, sur la rive droite, où nous parvenons par un pont
pittoresque et une pluie battante. Le sol, la faune et la flore ont
conservé le même caractère de plaine qu’à Pendjekent.

Yori possède une forteresse, mais sans donjon ni pont-levis, et ne
rappelant aucunement l’aspect monumental du fort de Vincennes. A quoi,
du reste, servirait toute cette architecture? Des murs de terre sont une
défense suffisante dans un pays où les guerriers combattent de près à
coups de mauvais sabres, et, de loin, lancent des pierres à tour de bras
quand les munitions sont épuisées ou la mèche du fusil éteinte.

Ici l’on appelle forteresse tout îlot de maisons où l’on n’entre et d’où
l’on ne sort que par une porte. La moindre artillerie en a vite raison.

Nous nous dirigeons sur Dachti-Kazi, où nous ne trouverons point de
provisions. Les saklis sont, paraît-il, abandonnés de leurs
propriétaires. C’est la saison où les montagnards chassent devant eux le
bétail et gagnent les hauteurs vertes où l’herbe drue des pâturages est
une couche moelleuse aux pâtres. Ils sommeillent le jour entier, parfois
s’étirent les membres, sifflent les chiens à poil rude, ou regardent
d’un œil fixe la blancheur des pics que le soleil illumine. Dans les
airs, sur leurs têtes, les grands aigles noirs décrivent des cercles,
glissant sur le fond bleu du ciel avec d’imperceptibles battements
d’ailes. Lorsqu’ils poussent des cris aigus, les moutons lèvent la tête
la bouche pleine, puis broutent à nouveau. Sur les crêtes, les chèvres
sauvages se découpent immobiles, abaissant le regard sur ces intrus
d’hommes; puis un aboiement les fait bondir et rebondir élastiquement,
le nez au vent, les longues cornes en arrière. Telle est la vie de
l’alpage ici comme ailleurs.

Avant de partir, Abdourrhaïm nous recommande de ne point oublier l’orge
destinée aux chevaux. Abdourrhaïm est un vieux djiguite que nous nous
sommes adjoint: il remplit les fonctions de cuisinier. Des fils blancs
se mêlent à la barbe de cet ancien batcha. Il porte un turban volumineux
et des culottes en grossière étoffe aux fonds si vastes, que nous ne
l’avons jamais regardé sans rire. C’est un mangeur d’opium, paresseux,
mais cuisinant bien. Klitch prétend qu’il soigne trop bien son cheval
aux dépens des nôtres, et il l’a déjà pris en grippe.

On a bon chemin jusqu’à Dachti-Kazi (plaine du Kazi), mais on est
définitivement dans la montagne; l’horizon est borné de toutes parts, on
aperçoit des masures dans les gorges qui s’ouvrent de chaque côté de la
route et que suivent les torrents.

Avant Vichnek, les corniches commencent, mais elles sont larges encore,
et les chevaux peuvent trottiner. Bonne récolte d’insectes à
Dachti-Kazi. Capus trouve des pistachiers sauvages. Un homme arrive en
boitant; il s’est fait une entaille profonde et large en sautant sur un
caillou, malgré l’épaisse semelle de corne que l’habitude d’aller sans
chaussures lui a mise sous la plante des pieds. Nous le pansons, il
remercie et s’en retourne en sautillant d’un pas très-alerte. Un
Européen eût gardé le lit.

A mesure que l’on s’élève, les figures deviennent plus longues, les gens
parlant le turc sont de plus en plus rares, le tadjique domine déjà.

Après Dachti-Kazi, nous avons une languette de steppe avec sa flore
caractéristique, avec ses sauterelles et ses phalanges. Je parviens à
prendre quelques-unes de ces araignées, mais difficilement, leur course
étant plus rapide qu’on ne l’imaginerait.

Puis les corniches recommencent; à notre droite le Zérafchane dégringole
comme un fou. Voilà une gorge qu’il faut tourner. Nos ânes sont devant
nous, ils sont de l’autre côté déjà, avancent lentement et semblent des
mouches rampant contre un mur grisâtre. Au bas mugit un torrent semé de
blocs de rocher qu’il éclabousse en dévalant; il se mêle au fleuve avec
des bouillons d’écume.

Encore des gorges que nous traversons à leur partie la plus étroite,
puis des torrents dont nous goûtons l’eau fraîche; elle est si limpide
qu’on n’hésite pas à descendre de cheval, à se mettre à genoux et à
laper en y plongeant le nez.

Le paysage est sauvage et grandiose; la vallée, de plus en plus
resserrée. Par précaution, on place du côté du vide le canon du fusil en
bandoulière. De l’autre côté, c’est le rocher; que le cheval fasse un
faux pas, prenne le galop inopinément, que le fusil s’accroche à une
saillie, et la culbute sera vite faite et désagréable.

A Ourmitane, le chef du village nous reçoit et nous installe dans sa
maisonnette; on y arrive en grimpant sur la maison située au-dessous:
les habitations sont placées les unes au-dessus des autres, la plus
élevée ayant comme cour le toit de la plus basse. En face de nous se
dresse une montagne que nous nous proposons d’escalader le lendemain;
elle est encore couverte d’un peu de neige au sommet; nous lui donnons
10,000 pieds anglais de haut, Ourmitane étant à 4,000 environ. Beaucoup
de phalanges et de scorpions près du village.

Notre logis est à côté de la mosquée, que de beaux tilleuls dominent.
Ils ombragent la petite place, le forum où des oisifs sont venus jaser
au frais à côté d’hommes qui équarrissent des troncs de peupliers. Voilà
que les ouvriers passent la hache à deux vieillards à longue barbe
blanche qui les regardaient travailler. Pourquoi?

«Parce que les vieux sont les maîtres ouvriers, et ils ne prennent
l’outil qu’afin de parfaire l’œuvre ébauchée par de plus jeunes.»

Nous descendons sur les bords du Zérafchane; son eau est verte, sale et
froide, par suite de la fonte des neiges.

Le lendemain, nous gagnons l’autre rive par un pont primitif; deux
longues poutres ont été jetées en travers du fleuve, le tablier a été
formé avec des branches dégrossies, de larges galets comblent les
espaces vides. Les chevaux posent le pied avec précaution, et le pont
flexible a un balancement agréable. Une forteresse dont nous voyons les
ruines en gardait l’entrée.

Nous montons lentement une pente assez roide entremêlée de plates-formes
cultivées où nous faisons souffler nos chevaux. Dans la vallée haute
vivent des tadjiks gardant leurs troupeaux composés de chèvres, de
vaches, d’ânes et de moutons.

Ils nous entourent immédiatement, nous offrent de l’aïrane et du lait
dans des écuelles de bois. Nous les régalons de thé. L’un d’eux appelle
sa fille qui garde les chèvres dans les rochers, il veut la faire
participer au festin. Elle avance en hésitant, puis se décide à tremper
ses lèvres dans la tasse de son père. Elle n’avait jamais bu de thé. La
source où nous puisons l’eau est placée au milieu du thalweg et
légèrement sulfureuse. Aidé du conducteur des ânes, je fais la chasse
aux insectes qui tettent les fleurs et aux cigales à robes sombres
dissimulées dans la broussaille; elles font un bruit strident en
frottant l’une contre l’autre les écailles de leur corselet. On les
cherche, elles se taisent, se dérobent, puis recommencent plus loin leur
grincement comme par défi. Mon collaborateur a les doigts gantés d’un
épiderme tellement épais, qu’il est insensible aux piqûres des
nombreuses variétés de mouches à miel; il prend placidement avec ses
doigts les bestioles, sans se préoccuper de leur dard. Nous faisons une
jolie récolte; beaucoup d’espèces sont nouvelles. Capus n’est pas moins
content du résultat de ses recherches.

Peu d’oiseaux; quelques pies, quelques corbeaux croassant au sommet d’un
roc, des perdrix rouges caquetant dans la profondeur d’une gorge.

Quand on est près du sommet du Koumbaz que nous gravissons, si l’on se
retourne, on aperçoit sur les petits plateaux herbeux où les sources
jaillissent, des tentes bien abritées du vent par les hauteurs
environnantes; des tadjiks les habitent, qui abandonnent leurs villages
pendant l’été et vivent alors à la mode des nomades turcs.

Pour nous remercier d’un petit cadeau de thé, l’un de nos hôtes d’un
instant apporte deux perdrix qu’il a prises durant leur sommeil; elles
avaient la tête coupée selon la coutume. Dans la soirée, nous quittons
ces braves gens, qui nous comblent de salamalecs et de souhaits de bon
voyage.

A mi-chemin, nous croisons une belle jeune fille d’une douzaine
d’années; ses traits sont d’une régularité parfaite, l’œil noir est
grand, la bouche petite. Accompagnée de ses frères plus jeunes, vêtue
d’une longue robe de couleur rouge, avec ses tresses éparses et
tombantes, elle semble une jeune vierge, une image, comme disent nos
paysans. Lorsqu’elle passe devant nous, chassant gravement ses ânes avec
une baguette, elle baisse timidement ses longs cils. C’est une figure
telle que la Bible en évoque aux yeux des artistes.

Le chemin de Varsiminor n’est pas bon; au reste, à mesure que croîtra
l’altitude, on traversera une région où la fonte des neiges sera de plus
en plus récente et plus nombreux les éboulis, les crevasses, les
ravinements produits par les lentes infiltrations de l’eau ou le choc
des torrents qui se précipitent.

Ce 17 juin, les villages sont animés, les habitants sont descendus des
campements d’été pour la prière à Dieu dans les mosquées. Les fidèles
passent le jour à deviser aux alentours du temple, et le soir, après la
cinquième prière, ils retournent au campement d’été.

La population paraît jouir d’un certain bien-être, les hommes sont
proprement vêtus et d’une mine qui respire la santé. Il est vrai qu’ils
nous apparaissent un jour de fête, lorsqu’ils sont «endimanchés», et
dans une saison où l’herbe étant succulente et abondante, le bétail
fournit un laitage copieux; d’autre part, ils travaillent peu et mangent
beaucoup.

Certains montagnards sont riches: ils possèdent d’innombrables arbres
fruitiers et des troupeaux considérables, ainsi que le prouvent le
nombre des étables et les mille traces de piétinement sur les sentiers.

En ce moment, ils se nourrissent surtout de mûres. Les femmes et les
enfants penchés vers la terre les ramassent, et sur les toits on voit
sécher au soleil les fruits éparpillés sur des pièces de toile
déroulées. La récolte des abricots suivra; nous en cueillons
quelques-uns du haut de nos selles, ils sont encore verts. Les
abricotiers bordent le chemin comme les marronniers chez nous, mais sont
plus serrés. Les indigènes font sécher les abricots de la même manière
que les mûres et en rassemblent des provisions énormes pour eux-mêmes,
vendant le superflu dans les bazars. Puis ce sera la cueillette des
cerises, des noix. Entre temps, ils cultivent les minces couches
d’alluvion qui couvrent les pentes ou sont déposées dans le delta des
ruisseaux alimentant le Zérafchane. Ils les cultivent sans peine: ils
ont une saison de pluies plus abondantes que dans la plaine; grâce à la
déclivité du terrain, ils irriguent plus facilement, et en peu de temps,
en trois mois à peine, de juin à septembre, ils sèment et récoltent la
quantité de blé, de millet suffisant à peu près à leur consommation
personnelle.

Tel d’entre eux possède mille moutons, tel autre deux mille; «aussi, dit
Klitch, c’est un pays où les femmes sont chères. Ce n’est pas comme du
côté de Chink, village situé plus loin, où les habitants sont tellement
pauvres qu’on peut avoir une femme, et une très-belle, au prix de huit à
dix roubles.

--Pourquoi n’en as-tu pas acheté une?

--Je m’en garderai bien: ma première femme est déjà âgée, c’est une
bonne ménagère, elle m’a donné deux garçons. Je n’en veux pas une autre
qui ne la vaudrait pas. Et puis je ne suis plus jeune moi-même et je
passe ma vie à cheval, demeure rarement dans ma maison. Pendant mon
absence il y aurait des querelles. Tenez, voilà Dardane.»

Nous sommes en effet à l’extrémité de la corniche qui aboutit dans un
véritable verger parsemé de petites maisons carrées et basses; les murs
consistent en éclats de rochers et en galets superposés, crépis de
mortier un peu plus soigneusement à l’intérieur qu’à l’extérieur; les
toits, façonnés au moyen de branches d’arbres, sont chargés de terre et
de pierres.

A Dardane, nous laissons reposer nos chevaux, et, tandis qu’ils vident
une musette d’orge, nous nous étendons sous un splendide
sadda-karagatch[8] dans la cour de la mosquée. Bientôt la foule des
fidèles sort du temple, se disperse lentement et va s’embusquer aux
alentours afin de regarder à l’aise les étrangers.

  [8] Orme s’arrondissant en vadrouille.

Un indigène vient nous dire qu’un peu plus loin que le mazar[9] d’un
saint dont je ne comprends point le nom, on a dû décharger les ânes,
transporter les bagages à dos d’homme, et que nos serviteurs arriveront
fort tard à Varsiminor. Cependant, le chemin est meilleur à partir de
Dardane, mais plus loin il n’est pas certain que nous puissions
continuer la route par la vallée du Fan-Darya. Sans attendre plus
longtemps nos ânes, dont le sort ne laissait pas de nous inquiéter, nous
gagnons Varsiminor.

  [9] Tombeau.

On s’éloigne de Dardane à travers les arbres fruitiers. Puis ce sont des
ruisseaux coupant l’étroit sentier: ils forment souvent des cascades où
l’eau qui s’étale en tombant reflète le soleil, et semble alors un
cristal qui coule en rais solides ou bien s’éparpille en gouttelettes
brillantes comme des globules d’argent.

Ensuite on passe sur la rive gauche. La passerelle est fort élastique,
et ses ondulations pourraient inquiéter certaines personnes. La vallée
est plus large durant quelques kilomètres, et au débouché d’un couloir
on a la sensation de la plaine; l’horizon est cependant bien proche. Le
sol est aride; c’est un coin de la steppe avec sa flore spéciale au
milieu des rochers.

Le minaret d’où le village de Varsiminor prend son nom émerge devant
nous sur la rive droite. Au bas d’une pente roide, un pont s’allonge. Un
troupeau l’encombre: en tête, marche majestueusement un vieux bouc aux
longs poils, à la barbe pendante; puis les chèvres tranquillement
montrent le chemin aux moutons qui s’enhardissent à les imiter en se
pressant, se bousculant, le museau posé sur la croupe de celui qui
précède. Ils bêlent à qui mieux mieux. Les pâtres déguenillés, les
jambes nues, courent après les bêtes qui sont encore sur la rive et
chassent devant eux les traînards et les vagabonds à coups de pierres
lancées avec une adresse inimaginable.

Notre tour vient ensuite, et une fois de l’autre côté, nous grimpons
l’escalier en spirale ménagé dans le flanc de la berge. Pour ne point
glisser de la selle, on tient à pleine main la crinière du cheval qui
avance à petits pas, l’échine tendue, le cou penché jusqu’à effleurer
les rocailles de ses naseaux agrandis par l’essoufflement.

Puis le sentier contourne un mamelon supportant les débris d’une
forteresse qui commande le passage.

Généralement on trouve dans ce pays des redoutes à la tête des ponts,
quand la largeur de la vallée permet d’élever une fortification.

A Varsiminor, nous logeons chez l’aksakal, très-riche propriétaire,
paraît-il. Il ne sait que quelques mots de turc qu’il a appris aux
bazars d’Oura-Tepe et de Samarcande, où il va vendre des fruits secs et
la laine de ses moutons. C’est que nous sommes en plein pays de langue
tadjique, dialecte iranien plus pur que celui de la Perse, à peine
mélangé de turc et d’arabe.

A partir de Pendjekent, les figures devenaient plus longues, portaient
moins de traces d’un mélange avec les gens de race turque.

A Ourmitane, nous trouvions encore quelques Ousbegs à petits yeux; à
Dardane, c’étaient des bruns à profils maigres de Gascons; à Varsiminor,
telle face rougeaude à barbe blonde fait penser à un Anglais;--les
blonds sont très-rares, il est vrai.

Nous sommes probablement en présence d’antiques habitants du Turkestan
qui ont pu conserver leur langue à peu près intacte grâce à leur
éloignement de la route suivie par les diverses invasions. Ceux qui
fuyaient devant les conquérants ont dû également se mêler à la
population montagnarde et en augmenter le chiffre. A Varsiminor, un
grand gaillard qui écorche quelques mots de russe est fils d’un Ousbeg
ayant quitté la plaine à la suite d’une rixe suivie de meurtre. Un autre
se trouve là depuis l’arrivée des Russes; autrefois il habitait Djizak;
sa maison a été brûlée, et lui-même ayant pris part à la défense, a fui
par crainte des représailles du vainqueur.

Les causes d’immigration dont nous citons un exemple existent depuis des
siècles nombreux et ont contribué à modifier le type des premiers
maîtres du Kohistan, peu à peu, par des apports successifs. Un vrai
Tadjique est maintenant difficile à trouver. A quoi le reconnaître
exactement? Ne faut-il point procéder par élimination, chercher les
individus qui n’ont rien du Kirghiz ou du Mogol? C’est ce que nous avons
fait, et nous sommes arrivé à ce résultat qu’un Tadjique ressemble à s’y
méprendre à un Européen de la Méditerranée aux traits réguliers. La
taille est plus ou moins grande, selon la somme de bien-être.

Ajoutons qu’il existe une langue plutôt qu’une race tadjique, et cet
idiome ne domine guère que dans la vallée du Zérafchane.

En face de Varsiminor nous faisons une bonne récolte de plantes et
d’insectes. Nous demandons aux curieux qui nous environnent le nom des
différentes herbes; ils sont d’accord au sujet des variétés trouvées au
pied de la montagne, ils discutent à propos de celles récoltées plus
haut et ne savent absolument rien touchant les spécimens qui poussent
dans le voisinage des sommets neigeux.

Nous prenons des échantillons d’orge, de millet, des diverses céréales,
et l’aksakal dit à Capus en lui remettant quelques poignées de blé: «Il
va aller voir son frère dans le pays des Faranguis.»

L’aksakal a raison, mais lequel est le frère aîné?

Le brave homme répond de bonne grâce à nos questions. Il nous apprend
qu’une vache coûte de 30 à 50 francs,--la race est de petite
taille,--qu’un mouton vaut de 15 à 30 francs, une chèvre de 6 à 8
francs, qu’on ne fait point le commerce des poules, mais qu’on les
vendrait 30 à 60 centimes pièce.

Pour 120 francs on construit une belle maison, car les poutres d’artcha
(genévrier) servant à édifier la charpente ne coûtent pas cher. Un
madrier de quatre mètres de long et de trente à quarante centimètres de
côté est payé soixante centimes. La raison de ce bon marché est que les
genévriers poussent au hasard sur les hauteurs, qu’ils appartiennent à
qui les abat le premier, et ne valent en réalité que le prix du
transport et de l’équarrissage. Il en est de même des autres matériaux
de construction, on les a sous la main; pour les murs, on ramasse les
pierres des éboulis, et les branches des arbres voisins qu’on émonde
forment les traverses du toit, consolidé avec des pierres, afin de
résister aux rafales furieuses des vents.

On réserve aux bâtiments d’utilité publique, tels que les temples et les
ponts, le mûrier, qui coûte plus cher. Cet arbre fournit les longues
poutres flexibles supportant le tablier des ponts et les élégantes
colonnettes de la galerie des mosquées, que les maîtres ouvriers
ornementent de palmettes naïvement sculptées. Comme il importe à tout le
monde que les passerelles soient solides, personne ne recule devant les
frais qui sont répartis entre les intéressés. Quelquefois un indigène
riche et généreux prend les dépenses à sa charge et soulage d’autant ses
concitoyens qui, avec le temps, lui mettent par reconnaissance une
auréole de sainteté. Et les générations suivantes disent: «Cette mosquée
fut bâtie par Abdoullah, un saint.» La gloire de cette bonne action
rejaillit sur les descendants et leur est un titre de noblesse.

Le bois a une valeur considérable dans la plaine, et l’eau est le plus
coûteux des biens. Des surfaces immenses sont incultes faute d’une
humidité suffisante.

Ici, au contraire, la fonte des neiges enfle les ruisseaux démesurément,
et les pluies contribuent encore aux débordements; mais la terre
cultivable est rare, trop rare au gré des habitants.

On dirait que sous les climats extrêmes la nature se plaît à répandre
inégalement ses faveurs, qu’excessive dans le bien comme dans le mal,
tantôt elle invite l’homme à la paresse par des largesses inconsidérées,
tantôt le décourage par une parcimonie inopportune qui crée des
obstacles insurmontables.

Un piéton venant de Pitti nous apprend que le chemin du Fan-Darya est
praticable, que les balcons sont en état de supporter des cavaliers, et
que les ponts n’ont pas encore été balayés par les eaux.

Le Fan-Darya est le principal affluent du Zérafchane. Le Zérafchane
vient de l’est, le Fan-Darya du midi. Notre intention est de gagner la
rivière du Yagnaou, qui s’appelle Fan-Darya après avoir reçu de l’ouest
l’Iskander-Darya.

Nous faisons nos adieux au Zérafchane; ses eaux sont noires près de
Varsiminor, où il reçoit le Fan, qui a lavé en passant des couches de
houille.

Notre guide a soin de descendre de cheval avant de traverser le pont,
et, afin de nous éviter un accident, il place de larges galets dans les
interstices. Le long du Fan on chemine sur des balcons. La vallée est
excessivement étroite; des deux côtés ce sont des parois de rochers à
pic sans le moindre sentier naturel. Afin d’éviter un long détour par
les hauteurs, les indigènes ont dû créer un chemin. Ils ont foré la
pierre, enfoncé des poutrelles, et les recouvrant de branchages, de
pierres, de terre, ils ont établi un plancher large de deux à trois
pieds qui surplombe la rivière, qu’on aperçoit rouler ses eaux vertes
avec grand fracas, dans un lit bossué de rochers.

En maintes places, les balcons ont besoin d’être réparés, «la moitié du
chemin est tombée», comme dit l’homme qui marche en tête; chacun met
alors pied à terre, tire le cheval par la bride, avance avec précaution.

Parfois le chemin n’existe pas à l’endroit où la montagne s’effrite, et
l’on hésite la première fois que se présente cette solution de
continuité de la route. C’est devant soi un ruisseau de menues pierres
qui coule un instant, chaque fois qu’un caillou tombant d’en haut donne
le branle à ces miettes de la montagne. Le pied n’y laisse point de
trace, et une fois passé, on entend derrière et au-dessous de soi comme
un bruit lointain d’éboulement. On constate bientôt que cela n’est pas
dangereux; un cavalier peut passer sans crainte pourvu qu’il aille vite,
les pieds du cheval enfoncent et trouvent un point d’appui.

Parfois le passage suffit tout juste à la monture, et l’homme doit
descendre; parfois le chemin a été taillé dans une saillie du roc, et il
faut se courber.

Soudain l’on s’arrête, on entend devant soi les hommes exciter les ânes
qui peuvent à peine se glisser, malgré l’exiguïté de leur taille, car
ils portent deux coffres en balan. Ils posent pourtant leurs petits
pieds bien l’un devant l’autre, tout près du bord, comme s’ils
marchaient en équilibre sur une corde tendue. La moitié de leur charge
frôle le rocher, l’autre moitié est dans le vide. Le chaïtan avance
lentement; deux montagnards le soulèvent presque, l’un tirant la tête,
l’autre la queue. La bête se prête à cette manœuvre qui l’empêche de
rouler dans l’abîme. Notre troupe va maintenant plus vite, le sentier a
presque un mètre de large.

[Illustration: DÉTAIL DES RUINES D’UNE VOUTE (CHAH-SINDEH).]

«Halte! dit Klitch.

--Qu’y a-t-il?

--Il faut décharger les ânes; prenez garde.

--Attendons.»

Les ânes sont soulagés de leurs fardeaux qui passent sur les épaules de
nos porteurs, et ceux-ci cheminent avec mille peines, tantôt courbés,
tantôt agenouillés. Il faut soutenir les chevaux de la même manière que
les ânes tout à l’heure. Puis on quitte le balcon pour un sentier où
l’on voit sortir des crevasses les touffes vertes de vignes sauvages.

Sur la rive gauche la route vaut mieux. Voilà une montagne de houille
d’assez mauvaise qualité en apparence; encore un pont et un village dans
une gorge avec sa petite mosquée bien en vue, reconnaissable à une
galerie ouverte du côté de l’est. Chez nous, au contraire, les porches
de nos églises regardent le couchant. C’est que l’Orient est le centre
religieux vers lequel tout converge. Le sanctuaire de nos églises est
adossé à la crèche, la niche des mosquées où l’on dépose _el kitab_ (le
livre) est comme appuyée à la kaaba. Bethléhem et la Mecque, sans
compter Jérusalem, sont en effet bien près l’une de l’autre.

Pitti est le nom du village où nous ferons halte. Quelques masures
inhabitées pour la plupart, puis la mosquée, voilà Pitti. La galerie que
nous apercevons de la rive opposée nous sert d’abri. Je collais des
bandes de papier sur les jointures des boîtes à insectes afin de les
protéger des termites, Capus rangeait les plantes dans son herbier,
quand le «gros turban» de Pitti vint nous rendre visite,--en France on
dit gros bonnet,--ici l’expression n’est pas figurée.

Le personnage qui est sorti de la maison d’en face et nous salue
gravement est un grand homme maigre à barbe grisonnante qui fut
autrefois dans les grandeurs.

«Un ancien kazi», dit Klitch, et immédiatement il lui donne l’accolade
ainsi qu’on fait à une vieille connaissance.

«Tu connais le kazi?

--Ha! ha! j’ai habité ce pays où j’étais le représentant de l’Émir avant
que les Russes fussent maîtres du Zérafchane. Le kazi est un brave
homme, il est bien regrettable qu’on ne l’ait point laissé en place.
Puis-je offrir du thé au kazi?

--Oui. Que faisais-tu dans la contrée, Klitch?

--J’étais chef d’une forteresse qui est située plus loin, dans la vallée
du Fan. J’ai habité longtemps le Bokhara du temps où le père de l’émir
actuel vivait encore; je suis même allé à Pétersbourg avec une ambassade
envoyée au tzar blanc, il y a vingt-cinq ou vingt-six ans.» Et le vieux
djiguite, qui nous semblait plus jeune, tant sa barbe est noire (il est
vrai qu’il la teint de sourma[10]), se met à nous conter son voyage en
Russie, son arrivée à Orenbourg, le Volga remonté en bateau à vapeur
jusqu’à Nijni, le fourmillement de la foire, la rapidité de la voiture
du diable[11], «chaïtan-arba», et son épouvante la première fois qu’il
vit les arbres courir. Puis c’est la réception à la cour, dans un palais
immense où il y a des soldats, des soldats partout, avec de beaux
costumes, mais les plus magnifiques sont les Tcherkesses. Quelle majesté
avait le Tzar, qui était plus grand que les autres et qu’un nombre
incalculable de chefs d’un grand tchin (rang) entouraient
respectueusement! Après la réception, le Tzar a fait distribuer beaucoup
de tengas, afin que ses hôtes pussent se divertir dans la ville. Klitch
y a vu de belles mosquées, mais rien ne l’a autant surpris que les
femmes se promenant dans la rue, le visage découvert et la tête
surmontée de coiffures «qu’il est impossible de décrire».

  [10] Antimoine.

  [11] Chemin de fer.

En revenant sur ses pas, il s’est arrêté à Moscou, où il a vu dans la
cour d’un très-grand sakli[12] une cloche cassée. Dans son idée, le Tzar
est l’empereur des empereurs, et il nous demande si les Faranguis lui
fournissent des soldats et si nous lui payons l’impôt.

  [12] Maison entourée de hauts murs.

«Nous n’avons pas de tzar.»

Le djiguite n’y comprend rien; il fait part de cette bizarrerie au kazi,
qui hoche la tête et demande: «Qui donc reçoit l’argent chez les
Faranguis et le dépense? Ils vivent donc comme les Turcomans?»

Je réponds affirmativement, car il me semble impossible d’expliquer à
nos interlocuteurs ce qu’est notre machinerie gouvernementale. Quelle
cervelle à Pitti comprendrait les complications du régime parlementaire
et ses beautés? Le kazi ajoute:

«Naguère, au pays des Matcha, on n’avait pas d’émir non plus. Les
habitants choisissaient un chef et ne lui obéissaient qu’autant qu’il
tenait ses engagements. S’il faisait mauvais usage du pouvoir dont on
l’avait investi, on le punissait: des hommes courageux entraient dans sa
maison la nuit et lui coupaient le cou.» Très-simple.

Le lendemain matin, le kazi nous faisait ses adieux avant de monter à
l’alpage où les siens sont déjà installés, quand un vieillard tout
courbé, déguenillé, s’approche, marmotte une supplication, puis attend,
appuyé sur deux bâtons. Il a appris par la rumeur que des seigneurs se
trouvaient à Pitti, il est parti au soleil levant de son village éloigné
de plusieurs heures, et il s’est traîné péniblement afin de leur rendre
hommage, persuadé que sa démarche portera ses fruits, qu’on aura pitié
de sa misère profonde. Après avoir reçu une pièce de monnaie, bu du thé,
l’homme s’en fut lentement. Il était environ dix heures, et il pensait
rentrer à son gîte avant le coucher du soleil. Nous partons pour Kenti,
petit village sur la rive gauche, près des montagnes de charbon dont on
nous a parlé.

Le sentier est très-étroit, il s’élargit au bas des gorges, et alors les
guides nous recommandent de lever la tête et d’avoir l’œil sur les
crêtes dénudées qui dominent. On court risque d’être broyé par les blocs
qui s’en détachent.

A chaque pas, on voit, enfoncés profondément dans le sol, d’énormes
quartiers de pierre, et ceux qui ont roulé jusqu’au fleuve ont laissé à
droite et à gauche les traces de leurs sauts désordonnés. Ici c’est un
arbuste broyé, là une pierre pulvérisée, et dans le sol des entailles en
coin qui marquent chaque bond des masses lancées à toute vitesse... en
vertu des lois de la pesanteur.

De temps à autre on entend le fracas d’une dégringolade suivi d’un choc
sourd, et l’on redouble d’attention.

Dans le carrefour où le sentier bifurque vers Kenti, sur un mamelon
isolé qu’un torrent lèche d’un côté, que le Fan sape de l’autre, la
forteresse de Sarvadane se dresse, telle une sentinelle perdue. Ses
murailles ne sont plus solides; maint créneau s’est agrandi: on y
passait la tête à peine, on y passerait bien le corps maintenant. Sur la
haute cour carrée, nul guerrier ne veille, la lance au poing, aux
fenêtres béantes pas un turban ne s’agite. Le château fort de Sarvadane
est abandonné depuis la chute de l’empire bokhare. Klitch avait le
commandement de cette forteresse où il tenait garnison avec une
vingtaine de sarbasses.

«Klitch, regrettes-tu ce temps-là?

--Non, je gagne davantage au service des Russes et mène une existence
plus agréable. Je n’avais pas beaucoup de distractions à Sarvadane; en
hiver, je ne pouvais pas sortir.» Ce n’était point gai, en effet.

On n’arrive pas à Kenti sans pauses, car le sentier est escarpé. A
mi-route, nous joignons, sur une petite plate-forme où ils se reposent,
des montagnards conduisant des ânes chargés. Impossible d’imaginer des
êtres plus misérables que ces hommes à figure de faunes, à la barbe
hirsute, laissant voir par les déchirures de loques effilochées des
membres amaigris, un dos voûté où les omoplates saillissent sous la peau
tannée par les intempéries, où les vertèbres de l’échine font des crans
de crémaillères. Des guenilles retenues par des cordes cachent mal les
cuisses; les jambes découvertes sont cagneuses et impriment au corps un
balancement bestial; un enfant d’une dizaine d’années est presque nu.
Ces pauvres diables nous entourent suppliants, et les aumônes que nous
distribuons les comblent d’aise. Ils nous livrent passage.

Plus loin, mon cheval s’arrête, dresse les oreilles, recule et s’ébroue
avec des tressaillements d’effroi. Devant lui, à terre, est pelotonné,
informe, immobile, n’ayant rien d’humain, le plus hâve, le plus décharné
de nos semblables. Je dois le faire lever afin de pouvoir avancer, le
sentier est large d’un pied environ; à droite la paroi schisteuse se
tient inébranlable, à gauche l’abîme est béant.

Nous ramassons des morceaux de minerai de fer qui ont roulé des
hauteurs, puis nous traversons une faille où la houille est accumulée en
couches profondes. Plus bas, à la surface de la berge d’un ravin, à une
hauteur considérable, un tronc d’arbre fossile apparaît. L’offre d’une
récompense insignifiante décide les montagnards qui nous suivent à le
détacher au péril de leur vie.

Les quelques cabanes qui s’appellent village de Kenti sont posées sur un
plateau à 2,270 mètres d’altitude d’après mon baromètre. Les habitants
vivent en cultivant leurs maigres champs, où ils sèment principalement
le bokala (la fève). Les semailles se font en avril, et en août la
récolte. La farine de fève forme le fond de leur nourriture quotidienne,
soit qu’ils la cuisent en bouillie ou la pétrissent en mauvais pain. Les
plus riches la mélangent d’un peu de blé.

Le froid est, paraît-il, terrible à Kenti, et nous en avons facilement
la preuve. Aussi loin que l’œil peut porter, on ne voit point trace
d’arbres ni d’arbustes; tout ce qui peut alimenter le feu a été abattu.
Il ne subsiste que quelques saules à la tête des fontaines; ils sont
d’une belle venue, grands comme les beaux ormes de nos pays. Ces saules
n’ont même pas été respectés: les basses branches d’abord, puis toutes
celles qu’on a pu atteindre en grimpant, ont été coupées; finalement
l’écorce du pied a été enlevée aux trois quarts, et le tronc lui-même
tailladé à coups de hache. L’indigène n’a laissé à l’arbre que son
minimum nécessaire; au reste, il est lui-même dans cette situation, et
la nature ne lui ménage point les avanies. Ces pauvres diables végètent
littéralement.




III

LE KOHISTAN (suite).

Pas de chemin.--Tok-Fan.--Le iahni, l’umosch.--La montagne qui
brûle.--En allant à Anzobe, paysage désolé.--Tolérance des
musulmans.--Les habitants se préparent à passer l’hiver;
travail des femmes.--Comment un Yagnaou emploie sa journée en
hiver.--Supercherie.--Habitation d’un montagnard.--Spoliations.--Les
Sougours.--Le Kaïmak.--Pas de médecins.--Pas de mesures de chemin.--Un
chasseur.--Partons pour les sources du Yagnaou.--A Sangi-Malek.--Un
boucher.--Scènes d’alpage.--Les Ousbegs du Hissar.--Renard blanc; froid
polaire.


Le 21 juin, nous passons derechef au pied de la forteresse de Sarvadane.
Un très-mauvais pont nous mène sur la rive droite; un deuxième pont que
nous devons traverser plus loin ayant été enlevé par les eaux, nous
n’avons d’autre chemin qu’un torrent desséché pour passer dans la vallée
du Yagnaou. Comment arriver là-haut?

Nous restons sur les chevaux tant qu’ils peuvent nous porter, et lorsque
nous mettons pied à terre afin de les soulager, nous sommes surpris de
la vigueur et de l’énergie de ces excellentes petites bêtes. Nous avons
grand’peine à nous traîner là où ils allaient d’un pas relativement
alerte, avec le cavalier sur le dos.

Dans le haut du torrent, c’est la pierre lisse avec de rares saillies
pour s’accrocher. Il nous faut hisser successivement les chevaux, qui se
laissent manier avec une docilité remarquable et joignent, autant qu’ils
peuvent, leurs efforts à ceux des porteurs. Quand ils s’abattent, les
hommes placés derrière les soutiennent.

Le coursier d’Abdourrhaïm étant moins vigoureux, perd pied, glisse sur
le dos, renverse un des hommes, et en entraîne un autre qui lui tenait
la bride. Celui-ci ne lâche point prise et s’efforce de se cramponner
aux aspérités; mais la lanière de cuir casse dans sa main, et le cheval
roule jusqu’à un quartier de roche qui l’arrête fort à propos.

On relève l’homme et la bête, qui en sont quittes pour quelques
écorchures. Les ânes viennent ensuite, et les bagages sont portés à dos
d’homme.

La descente jusqu’au Yagnaou est pénible: on ne sait vraiment pas où
poser le pied sur ce sentier de chèvre, et le cheval qu’on tire par la
bride hésite à suivre son conducteur.

Klitch est mauvais marcheur; il n’est point fâché de se mettre en selle
et de prendre un petit temps de galop; car la vallée s’évase, et voici
une prairie où un pâtre garde des chèvres.

Klitch, qui aime beaucoup le lait, s’approche du jeune garçon, descend
de cheval afin de boire plus commodément à l’écuelle en cassant une
croûte de pain. Il laisse son Bucéphale en liberté tondre l’herbe. Il se
régale et me dit en s’essuyant la barbe: «Voilà de fort bon lait»; puis
il se prépare à prendre son cheval par la crinière; mais subitement la
bête lui échappe, se donne du champ, et exécute des gambades
accompagnées de bruits irrespectueux pour le maître, qui court derrière
sans parvenir à l’atteindre. Klitch peste, s’arrête; le cheval s’arrête
immédiatement et broute. Klitch court; le cheval court; le sac accroché
au pommeau tombe, puis le manteau posé sur la croupe. Klitch les
ramasse, court encore, traînant son sabre, son sac, son manteau, ses
jambes arquées, buttant contre les pierres, et finalement il s’allonge,
les bras écartés.

Je ris aux éclats. Notre homme se relève, désespéré, furieux, jette à
terre tout ce qu’il porte, son sabre, son sac, son manteau, puis frappe
du pied, grince des dents, crie, et sa face noire de roi mage sous le
turban de travers se contracte atrocement, avec les grimaces d’un démon
qui a la queue prise et serrée fortement dans une porte. Tout à coup, de
l’agitation d’un épileptique passant au calme, à la résignation d’un
fakir, il s’assied les jambes croisées et ne dit mot. Je galope après
l’animal capricieux, le saisis au milieu du troupeau de chèvres, et le
remets à son maître.

Nous sommes en face de Rabad, gentiment situé sur la rive gauche, au
milieu d’abricotiers, de noyers, de pommiers, au bord d’une nappe de
verdure, descendant jusqu’au fleuve, et Klitch maugrée encore contre son
cheval, lui reprochant ses frasques intempestives.

Le guide nous montre la montagne qui brûle; nous apercevons en effet
près du sommet, au-dessous des neiges, comme la fumée floconnante de
plusieurs hauts fourneaux. C’est le Kan-Tag.

Notre étape finit à Tok-Fan, sur la rive droite du Yagnaou. Ce village
est à 1,890 mètres d’altitude, assis sur un torrent qui longe le
portique servant de mosquée où nous bivouaquons. Devant nous, tombent
les rochers de la berge; à gauche, un bouquet d’arbres indique l’entrée
d’un vallon. En somme, nous voyons loin, à quatre cents mètres à peu
près.

L’aksakal[13] nous vient présenter ses hommages. Sa protection nous vaut
de manger une première fois de la chèvre sauvage, de l’ahou, comme il
dit; c’est aussi le nom persan de la gazelle du désert. Un chasseur nous
en offre un gigot rôti, et bien rôti, ma foi. La bête a été tuée au
moyen d’un fusil à mèche. Les montagnards, chassant la chèvre sauvage,
doivent se munir de vivres pour plusieurs jours, gagner les crêtes où
ces bêtes se réfugient pendant l’été, car elles fuient devant les
hommes, et cherchent la tranquillité près des neiges éternelles, et, à
force de ruse, de patience, la chance s’en mêlant, ils finissent par
abattre une pièce de gibier. C’est la manière de chasser l’isard dans
les Pyrénées. L’ahou que nous savourons était jeune et ne portait point
de cornes.

  [13] Barbe blanche, chef du village.

Le brave aksakal qui nous engage vivement à faire des provisions avant
d’aller plus loin, nous procure un mouton avec lequel Djoura-Bey prépare
du iahni.

A dater de ce jour, le iahni sera la base de notre alimentation, et
durant notre voyage, autant que possible, nous ferons en sorte de n’en
point manquer.

On le prépare de la manière suivante: on dépouille un mouton, le taille
en morceaux, qu’on jette dans une immense marmite pleine d’eau, puis on
fait bouillir; on tire la viande, la sale, la roule dans la graisse du
mouton, et la place par couches dans la panse bien nettoyée, tenant lieu
de nos saloirs. On ferme solidement chaque panse, et selon la
température, la longueur du chemin, le nombre des hommes à nourrir, on
emporte dans un sac cinquante, cent livres ou plus de cette viande, et
le soir, lorsqu’on a du combustible à portée, que l’on a le temps de
cuire du riz, on y mêle quelques morceaux de iahni; si le temps ou le
combustible font défaut, on mange alors la viande telle qu’on l’a
préparée, avant de l’ensacher.

C’est à Tok-Fan que nous faisons également connaissance avec l’umosch,
une soupe que madame l’aksakal prépare avec un talent merveilleux.

«Rien de meilleur», dit Klitch.

L’umosch consiste en des boulettes de farine cuites dans du lait aigre.
Ça «se laisse manger».

A Tok-Fan, on trouve également une lanterne, la seule qui existe sans
doute dans la vallée du Yagnaou. Elle est à quatre faces, en bois, avec
des carreaux en papier. Il va sans dire que ce meuble est la propriété
de l’aksakal. C’est la marque d’une haute situation, d’une belle
position de fortune, car dans ce pays de misère, veiller, faire des
dépenses d’éclairage, indique qu’on a beaucoup plus que le nécessaire.

Je m’aperçois que la lanterne n’a pas servi depuis très-longtemps.

«As-tu de la chandelle, aksakal?

--Non.» Je me doutais que le «phanous» n’était qu’un objet de
collection, et qu’on nous le montrait par gloriole, afin que nous
sussions que l’on avait du «butin».

Aujourd’hui, 22 juin, nous faisons l’ascension du Kan-Tag, de la
montagne qui brûle. Des habitants de Rabad, servant de guides, vont à
pied devant nous, beaucoup plus vite que nos chevaux. Les pentes sont
dénudées; quelques genévriers chétifs, enfouis dans des crevasses,
apparaissent parfois derrière les roches calcinées; car l’incendie est
parti d’en bas, dévorant d’abord les couches inférieures de houille,
puis s’élevant à mesure qu’il épuisait les provisions de combustible
amassées par l’économie des siècles.

Vers le milieu de la montagne, à gauche du sentier, une vapeur
blanchâtre flotte au sortir d’une cavité; la température s’élève
subitement. On met pied à terre, le sol est brûlant; les pierres qui
nous servent de siége sont chauffées à plus de cinquante degrés. Dans le
trou naturellement disposé en forme de four, le thermomètre posé sur les
dalles monte rapidement à 75° Réaumur; son bois noircit, je dois retirer
l’instrument.

C’est une occasion de faire bouillir un koumgane de thé.

Un être en haillons qui semble avoir deviné notre intention, arrive du
sommet avec une écuelle remplie de neige. On en bourre le koumgane, on
l’expose à la chaleur souterraine, tandis que le montagnard pétrit dans
son écuelle de la farine de blé. En un instant, le thé est prêt, la
galette cuite sur la plaque de pierre. N’est-ce pas là un mode de
cuisson économique? Il paraît qu’en hiver les gens de Rabad n’en ont
point d’autre.

Une centaine de mètres au-dessus, sur une surface assez considérable,
par les fissures élargies de main d’homme, le soufre et l’alun
s’échappent en poussière fine comme une buée. L’air en est imprégné, à
peine respirable; en un instant la barbe, les sourcils, sont poudrés de
jaune. Aux paupières on sent une brûlure. Les bouches multiples de la
gigantesque fournaise ont été fermées au moyen de moellons qui se
couvrent de beaux cristaux qu’on recueille deux fois l’an.

Du temps de la domination bokhare, cette usine était considérée comme la
propriété de l’Émir, qui l’affermait à un indigène au prix de quelques
centaines de francs. Les Russes n’ont rien changé et laissé le soin de
l’exploitation à des particuliers. Le poud (seize kilogr.) de ces
cristaux se vend environ douze francs au bazar d’Oura-Tepe. A la faveur
d’une tolérance datant de loin, les pauvres des villages environnants
ont l’autorisation de ramasser les pierres auxquelles l’industriel a
enlevé imparfaitement la couche d’alun et de soufre, et ils les font
cuire, recuire trois fois, obtenant par ce procédé quelques livres de
cristaux qu’ils vendent dans les bazars, et cela les aide à traîner leur
misérable existence.

Anzobe est le premier village en remontant le Yagnaou.

On peut y parvenir le long de la rive gauche; malheureusement, un
montagnard vient nous annoncer que le chemin est tombé dans l’eau sur
une longueur de vingt-cinq à trente pieds. Au lieu de couper au court,
il faut maintenant prendre par les hauteurs et par conséquent dépenser
beaucoup plus de temps et d’efforts. Après avoir traversé un pont, gravi
la berge, on suit la petite rivière de Djijik, qui se heurte avec grand
fracas aux énormes blocs obstruant son lit. Les rives sont égayées par
une végétation qui semble luxuriante après la désolation du Kan-Tag et
du Fan. On s’arrêterait volontiers quelques heures à savourer le frais
au pied d’un saule entouré de rosiers sauvages épanouis et d’eremurus
gigantesques, tandis que les insectes bourdonnent aux oreilles, et que
passent et repassent les libellules guindées dans leur corset luisant
comme une armure.

Mais il s’agit bien de repos, en avant. Après avoir dépassé Intris,
hameau dont les maisons sont abandonnées en cette saison, nous
traversons à gué le Djijik. Quelques centaines de mètres plus haut, on
passe à nouveau la rive droite par un pont large d’un pied environ,
consistant en deux longues poutres, supportant de larges dalles de
pierre. Une troupe de voyageurs fait halte en cet endroit. Ils viennent
du Hissar, à pied, sous la conduite d’un mollah, et vont demander des
prières, des bénédictions à un saint qui habite près de l’Iskander-Koul
(lac d’Alexandre). Par la même occasion, ils se divertiront. Ils
chassent devant eux deux beaux moutons et une chèvre grasse. Ils
donneront au saint qu’ils vont visiter la bête la plus grasse et se
contenteront des autres. Un marchand de moutons les suit à distance, qui
conduit à Samarcande du bétail acheté dans le Hissar.

Nous montons. La rivière fait un coude vers l’est, puis serpente vers le
sud-est. Voici Djijik à 2,630 mètres d’altitude; le thermomètre descend;
le ciel couvert dans la matinée est maintenant gris de nuages. Nous ne
sommes pas fâchés de nous approcher d’un feu qu’on allume à l’abri d’une
masure. Sa porte est fermée par une serrure en bois d’un mécanisme
ingénieux dont le propriétaire a emporté la clef et le secret.

Dans les champs cultivés d’alentour, on sème du lin, des fèves, du blé.
Jusqu’à près de trois mille mètres, on aperçoit des cultures. Plus haut,
c’est la flore alpine, puis le genévrier tenace, qui verdoie ici à 3,000
mètres.

Presque au sommet du premier chaînon, en travers d’Anzobe, sur le
versant regardant le midi, la neige vient de fondre. L’herbe fraîche
apparaît, drue, humide de l’eau qui suinte et forme des ruisselets
glissant dans l’épaisseur de la pelouse, emplissant plus bas les creux
du sol où luisent comme des miroirs limpides, puis débordant en
cascatelles jusqu’à sa chute dans le Djijik. Sur la rive gauche du
Djijik qui a disparu et n’est de loin qu’une profondeur noire, à la même
altitude, la neige échappant aux rayons du soleil fond lentement. Le
manteau d’hermine d’une blancheur éblouissante, qui enveloppe de ses
mille replis l’ossature de la montagne, paraît s’effranger par le bas;
il est usé, liquéfié par la tiède haleine des vents remontant de la
vallée et par les brûlantes caresses du soleil levant. A la cime, la
neige, entassée par couches épaisses, a la solidité d’une pétrification
inusable; elle est éternelle... aussi longtemps que le climat ne
changera pas. Car tout passe ici-bas.

Mais le vent du nord-est souffle glacial, et nous rentrons les mains
dans les longues manches de la pelisse; le thermomètre descend à + 5°.
Notre djiguite trouve qu’on n’est pas bien, que c’est l’hiver; on est
mieux à Samarcande. A Samarcande, en effet, on déjeune à l’ombre des
mûriers, et à Djizak on rôtit.

Par la passe de Kouhi-Kabra de 3,430 mètres, nous descendons dans une
vallée parallèle à celle du Djijik; la neige est amassée dans les
gorges; une population misérable grelotte devant des tanières carrées
qui s’étagent à la file, et vues de face semblent s’emboîter l’une dans
l’autre. Trois murs de pierres superposées sans mortier, accotées au
flanc d’un contre-fort, avec des nattes éraillées comme toiture et comme
porte, tel est le gîte de toute une famille.

Dans cette saison où la pluie tombe en averses furieuses pendant la
journée, où, le soir, au coucher du soleil, les vents froids descendent,
il n’est pas agréable d’habiter cette place. Et seules, l’excellence et
l’abondance des pâturages ont pu décider ces gens à venir séjourner dans
une glacière semblable.

Klitch, qui n’est pas ennemi du bien-être, est frappé de la misère de
ces êtres maigres, décharnés, à peine couverts de loques sordides, et,
traduisant à sa façon le _suave mari magno_ de Lucrèce: «As-tu de la
chance, s’écrie-t-il, d’avoir une bonne maison à Samarcande, avec de
larges coffres autour de la chambre tapissée d’un feutre épais pour
s’étendre! As-tu de la chance de pouvoir manger chaque jour un palao
bien gras, de posséder une femme bonne ménagère et propre! Ah! je ne
manquerai pas de lui conter ce que j’ai vu, à ma bonne femme, et elle
sera plus heureuse, quand elle saura quelle vie épouvantable d’autres
mènent ici-bas.»

Klitch parlerait encore, si le vent du nord-est ne venait pas lui
cingler la figure, ce qui lui fait répéter: «C’est tout à fait l’hiver»,
puis se cacher la face avec le coin de son turban. Car nous sommes
parvenus au sommet d’une deuxième passe, par une véritable forêt
d’orchidées gigantesques; quelques-unes de ces belles et vigoureuses
plantes ont conservé leurs fleurs éclatantes en dépit de la froidure.

La neige obstrue encore le haut des passes, et dans les gorges, on
chevauche sur une croûte, qui est comme la voûte d’un canal souterrain;
au-dessous, on entend couler l’eau bruyamment. Les chevaux enfoncent à
mi-jambes, sans trop s’effrayer de la fragilité du point d’appui. Seul,
celui de notre guide s’effarouche, et n’avance qu’à coups de fouet.
Quand la neige congelée ne met pas un pont au-dessus des torrents, il
faut chercher un gué qu’on ne trouve pas facilement dans l’après-midi,
qui est le moment où le niveau d’eau est le plus élevé. Et à chaque
passage, c’est un bain de pieds trop rafraîchissant.

Par un sentier qui paraît un trait noir, ondulant sur le flanc des
pentes, nous grimpons au sommet de la troisième et dernière passe avant
de descendre dans la vallée du Yagnaou.

Le vent du nord-est nous fouette toujours avec violence; nous grelottons
malgré nos fourrures. D’après notre baromètre, nous sommes à 3,100
mètres. La passe précédente est plus haute de 230 mètres. Le paysage est
grandiose, sauvage, dénudé; il n’y a point d’arbres comme dans nos
Alpes; le déluge des pluies n’est point atténué, ni l’eau des neiges
arrêtée dans sa course, et, immédiatement au-dessous des cimes toujours
blanches, les rocs qui se dressent trop fièrement sont lavés,
déchiquetés; on voit bien aux larges fissures qu’ils crouleront bientôt.

Au niveau de l’œil, c’est bien la région où le froid règne en maître;
pas d’oiseaux au ciel bleu, rien que des pics blancs immobiles.

Le guide nous montre le plus haut d’entre eux:

«La montagne blanche», dit-il.

Blanche, même très-blanche, pensai-je.

Au-dessous de nous, des croassements furieux éclatent; j’abaisse les
yeux: des corbeaux se battent avec acharnement; ils se disputent le
cadavre d’un oisillon. Les vainqueurs restent sur la neige et dévorent
gloutonnement leur part du butin; les vaincus voltigent à distance, avec
des cris de dépit et de rage. Pas d’autre signe de vie.

Une étroite bande de bocages verts commence à mi-chemin et se déroule
jusqu’en face d’Anzobe, que nous dominons.

Les maisons, imparfaitement alignées sur la rive droite, paraissent
minuscules; on dirait des carreaux de terre exposés sans ordre afin que
le soleil les cuise.

Le froid nous oblige à marcher d’un bon pas jusqu’au village. Anzobe est
désert, tout le monde est dans l’alpage; il n’est resté qu’un boiteux,
un idiot et deux ou trois malades.

La mosquée nous sert de caravansérail. C’est une des plus belles de la
vallée. Elle est vaste, carrée, avec de sveltes colonnes de mûrier,
style persan. Dans un angle sont les trois marches que gravit le mollah
afin d’être en vue des fidèles. Elle est meublée de quelques nattes et
d’une marmite de très-fort calibre, qui se gonfle précisément au bas de
la niche où le Coran est déposé pendant la prière. A l’occasion des
grandes fêtes, on y fait cuire des monceaux de palao; nous l’utilisons
pour notre propre usage. Cette marche a aiguisé les appétits, et il
importe de préparer un bon repas aux hommes qui viennent derrière nous
avec les bagages.

Les ânes n’arrivent qu’à dix heures passées. On les a déchargés pour la
traversée des torrents; il paraît qu’à certaines places, ils enfonçaient
jusqu’à mi-cou. Les porteurs ont dû se déshabiller, placer les bagages
sur la tête et avancer avec précaution dans l’eau glaciale. Abdourrhaïm
a eu la malechance de faire une chute et de prendre un bain à peu près
complet; aussi a-t-il gratifié son cheval de nombreux coups de fouet
entremêlés de toutes les injures qui se disent en turc et en persan.

Gens et bêtes sont harassés. Djoura-Bey, notre ânier, ne chante plus,
contre son habitude. Le palao préparé à l’avance pour les retardataires
est expédié en un clin d’œil. Pas de conversation après le souper. Tous
se roulent dans leur chakman[14] et s’endorment rapidement.

  [14] Manteau de bure.

Le lendemain est une journée de pluie d’orage, que nous passons à mettre
en ordre les collections, à revoir les notes, à rôder autour de la
mosquée et à deviser du pays. Une journée de repos dont tout le monde a
besoin.

Dans l’après-midi, durant une éclaircie, quelques habitants d’Anzobe
viennent nous voir, mollah en tête, car c’est vendredi jour de prière.
Nous entrons immédiatement en pourparlers pour l’achat d’un mouton, le
plus gros et le plus gras possible. La température baisse, et nous
consommons chaque jour une quantité considérable de viande et de
graisse, et, plus loin, nous trouverons difficilement des vivres. Le
mollah se charge de nous procurer le mouton.

Nous demandons conseil à Klitch, car notre intention est de quitter la
mosquée afin que les fidèles puissent se livrer aux exercices de leur
culte; mais Klitch nous dit de n’en rien faire, attendu que «cela leur
est égal de réciter la prière en plein vent, et puis ils ne veulent pas
nous déranger». Nous eussions été désolés de froisser les
susceptibilités religieuses de ces braves Yagnaous. Je crois bien que
nous ne les avons point choqués, car rien dans leur manière d’être à
notre égard ne témoigne qu’ils soient mécontents de notre conduite. Ils
rendent à nos hommes mille petits services, aidant à allumer le feu,
apportant de la paille, du bois, etc.

Comme tout bon vouloir mérite sa récompense, Klitch leur permet
d’assister, accroupis sur le toit de la maison voisine, au dépeçage de
notre mouton, et il distribue généreusement les bas morceaux aux plus
empressés. Puis, quand on fait étuver le iahni et enfin cuire le palao,
il ne les oblige point à déguerpir, et ils ont le droit de humer au
passage la vapeur appétissante qu’exhale la marmite. L’heure du repas
venue, il invite le mollah et le chef du village à s’asseoir autour de
sa propre écuelle, et ils mettent la main au plat dans l’ordre
hiérarchique: Klitch le premier, puis la barbe blanche, puis le mollah.

Il est aussi distribué deux ou trois autres écuellées aux assistants
adultes; quant aux jeunes gens, on leur accorde la faveur insigne de se
lécher les doigts après les avoir d’abord frottés au ventre graisseux de
la vaisselle qui leur est abandonnée avec quelques parcelles de riz
oubliées à dessein dans le fond et sur le bord.

Aussi tous donnent du mollah long comme le bras à maître Klitch, qui ne
les bouscule pas trop, lorsque, agenouillés près du feu, ils se
chauffent silencieusement, la main tendue devant la face comme un écran.

Afin de ménager notre provision de chandelle, nous demandons s’il n’y a
point d’huile de sésame que nous brûlerons dans un vase avec une mèche
de coton. Il est inutile de chercher de la chandelle.

La réponse est que pendant l’été on n’a pas besoin de lumière; que
pendant l’hiver on se contente de l’éclairage fourni par la flamme du
foyer; que l’huile sert à la confection des mets, et ici on ne l’emploie
point, parce que le prix en est trop élevé.

Nous insistons, et l’on nous apporte, toutes prêtes, des torches
primitives qui coûteraient cher à fabriquer chez nous.

A l’extrémité de baguettes minces, on a entortillé des mèches de coton
roulées à la main, puis imprégnées de beurre. Cela donne une lumière
faible et inégale. L’emploi n’en est pas extrêmement facile, car il faut
un homme qui surveille le primitif ustensile et déroule la mèche à
mesure qu’elle est consumée. Décidément, il est préférable de se servir
d’un semblant de lampe, d’allumer une mèche nageant dans un vase en
terre rempli de beurre. Il y a des flambées subites qui s’élancent, font
vaciller nos ombres sur les murs de la mosquée, et les curieux regardant
par les fentes doivent penser que les Faranguis, occupés à remuer des
herbes et des insectes, font œuvre de sorcellerie.

Dorénavant nous écrirons, autant que possible, à la lueur d’une lampe au
beurre, et réserverons notre chandelle pour veiller dans les endroits
inhabités ou les campements en plein air. Tout près du village, en
descendant la rive droite du Yagnaou, on aperçoit comme de gigantesques
champignons de brèche. Ils ont de cinq à six mètres de haut et portent
souvent de travers un lourd chapeau sur une colonne plus ou moins
svelte. C’est un phénomène d’érosion très-curieux.

La pluie tombe presque sans interruption, nos plantes sèchent
difficilement. On quitte Anzobe dans la matinée, et malgré un rayon de
soleil qui éclaire le départ, nous endossons nos chakmanes. L’été est
court dans le Yagnaou; le 26 juin, on y grelotte; que sera-ce durant
l’hiver?

Aussi, en passant dans les villages de vingt à soixante maisons, bâtis
sur des îlots de terre cultivable, nous trouvons tous les gens occupés
au même travail, à ramasser du combustible et à préparer les conserves
destinées à passer les temps froids.

Les cigales seraient mal venues dans ce pays, et le sexe faible n’y
chante point, ne pince point de la guitare. La plupart de ces dames, que
nous apercevons au-dessous de nous, derrière les masures, pétrissent en
ce moment des galettes de kisiak, dont la pâte est le fumier du bétail.

Chaque galette pétrie, façonnée à la main, est ensuite collée contre la
muraille et sèche à l’air. Lorsque le soleil a disparu, que le froid,
mettant dans l’air des paillettes de glace, fait pâlir même le bleu du
ciel, on détache ces massepains précieux, et on les rompt en petits
morceaux qui alimentent le feu de l’âtre et empêchent les êtres de
périr.

Déjà chacun amoncelle les broussailles, recueille la moindre écaille de
bois, et place la provision près de sa porte.

Les plates-formes des toits supportent fréquemment des nattes avec de
longues files de petits fromages. Ils sont préparés avec du lait caillé
qu’on expose à l’air tout simplement: c’est la provision d’hiver.

L’herbe est coupée, étalée; ailleurs, les meules commencées: c’est du
fourrage pour soutenir le bétail pendant l’hiver.

Partout les femmes travaillent, vêtues d’une longue chemise de couleur
sombre, d’un pantalon de grosse toile de coton; elles sont quelquefois
nu-tête, et, très-brunes, les longs cheveux en broussailles sur les
épaules, elles ont l’air de Salomés mal peignées.

Il est vrai qu’elles n’ont pas le loisir de se livrer aux soins de la
toilette, et que la coquetterie leur est inconnue. Le meilleur moyen de
plaire à leurs seigneurs, pères ou maris, est de travailler sans
relâche. Eux se réservent le labeur des champs; ils sèment, ils
moissonnent; ici l’on cultive peu, et le sexe fort a la part belle, au
détriment des esclaves à longue robe.

A Kichartab, sur la rive droite, où une pluie battante nous oblige à
faire halte, un brave homme nous offre un abri sous le portail de sa
maison. Dans l’attente d’une éclaircie, nous le questionnons; il nous
répond très-gentiment.

«Aksakal, lui dit-on, ne trouves-tu point que les nuits sont déjà bien
froides, en ce mois de juin?

--Non, car nous sommes accoutumés à supporter des hivers très-longs et
très-rigoureux, et le chaud est notre ennemi.

--A quelle époque commence l’hiver?

--En septembre, avec la chute des premières neiges; puis, pendant quatre
mois au moins, les communications sont interrompues entre les différents
villages de la vallée. Aussi devons-nous faire assez de provisions pour
attendre les beaux jours.»

Il nous montre des amas d’herbes, de bois, de broussailles, tels que
nous en avons remarqué avant Kichartab.

«Tiens, voilà les préparatifs commencés; c’est avec cela qu’on se
chauffe, et, dans un but d’économie, ceux de même sang se réunissent au
même foyer.

--Quelles sont vos occupations durant la mauvaise saison? L’ennui ne
vous prend-il point de vivre ainsi cloîtrés dans vos maisons? Comment
passez-vous votre journée?

--Au réveil, le premier travail est d’enlever la neige qui s’est
accumulée pendant la nuit dans les petits sentiers reliant nos demeures
entre elles; puis on débarrasse les toits qu’un surcroît de charge
pourrait rompre. Les hommes se rendent ensuite à l’appel du mollah, et
la première prière est d’abord dite en commun.

--Et vos femmes?

--Elles nettoient les étables, donnent le fourrage au bétail, mais fort
peu, la quantité rigoureusement indispensable à calmer la faim. C’est
par prévoyance et parce que les bêtes dorment continuellement.

--Et après la première prière?

--Nous mangeons; puis vient la seconde prière, car nous disons les cinq
prières canoniques. Nous mangeons tantôt des abricots secs qui ont
bouilli dans l’eau; c’est une bonne soupe, ma foi! où l’on trempe le
pain; tantôt de l’aïrane séché, ou bien des noyaux d’abricots. A les
casser avec une pierre on passe des heures. Les mollahs content des
histoires, nous lisent le Coran. On les écoute attentivement.

--Les mollahs sont-ils nombreux parmi vous?

--Oui, beaucoup peuvent réciter la prière, déchiffrer les livres.

--A quoi cela tient-il?

--C’est que, pendant l’hiver, nos enfants sont oisifs, et ils apprennent
à lire sous la direction du plus instruit d’entre nous. Quand ils ont
bonne mémoire, ils retiennent les enseignements; puis, devenus à leur
tour mollahs, ils descendent quelquefois dans la vallée vivre de leur
savoir.»

Mais les nuages se dispersent, il est temps de partir. On saute à cheval
et l’on continue la marche par les sentiers glissants. Partout les
abricotiers sont chargés de fruits innombrables, mais encore verts. A
l’entrée du village est un cimetière; des perches ornées de guenilles
sont piquées sur les tombes.

Est-ce aussi pour rendre hommage à ses frères morts qu’on a attaché des
loques de toutes couleurs aux basses branches d’un saule qui se dresse
solitaire sur le chemin de Kichartab?

Il n’en survit guère, de ces beaux arbres, qui ornaient autrefois les
bords de la rivière, et ils disparaîtront probablement jusqu’au dernier.
Voici des montagnards qui s’acharnent à grands coups de hache sur
quelques peupliers encore debout.

La vallée devient plus large, et le chemin moins étroit serpente à
travers des rosiers sauvages; le soleil fait bonne mine; les insectes
innombrables butinent avec des bourdonnements joyeux; cette petite fête
de la nature, et sans doute l’agréable sensation de chaleur qu’il
ressent dans le dos comme nous-même, délient la langue à Klitch.

[Illustration: REVÊTEMENT EN BRIQUES ÉMAILLÉES (CHAH-SINDEH).]

Il songe à ce que l’habitant de Kichartab vient de conter au sujet du
savoir de ses compatriotes, et il s’exclame:

«Ces Yagnaous, quels mendiants! quels mendiants! Je le crois bien,
qu’ils s’entendent à tirer profit de ce qu’ils apprennent pendant
l’hiver! Sais-tu ce que font beaucoup d’entre eux? Ils s’habillent comme
des misérables, prennent le bâton recourbé et la gourde du pèlerin, puis
descendent dans la plaine. Ils rôdent alors de bazar en bazar, égrenant
constamment un chapelet énorme, laissant passer par le chalat
entr’ouvert la corne du Coran; ils tendent la main aux fidèles en
récitant les prières, et disent: «Donnez au pèlerin qui s’en va à la
Mecque, il priera pour vous, et Allah sera content.» On leur donne
quelques pouls[15], et quand ils ont ramassé un pécule, ils jettent les
loques de mendiant, achètent un bon chalat, une bonne charge de coton,
un âne qu’ils enfourchent, et s’en retournent tranquillement dans leurs
montagnes.

  [15] Menue monnaie de billon.

--Que font-ils de ce coton?

--Ils le mettent entre les mains de leurs femmes, qui le filent, en
tissent une toile grossière, puis ils vont la colporter dans le Hissar.»

Voilà Vasraout, village d’une quinzaine de maisons éparses à distance
l’une de l’autre. Les habitations sont généralement adossées à
l’extrémité la moins renflée d’un contre-fort. C’est une mesure contre
les avalanches, autant que pour assurer la solidité de la construction.

Depuis Margib, le village après Kichartab, outre la langue tadjik, on
parle le dialecte yagnaou.

Vasraout, étant à 2,500 mètres d’altitude, est peu éloigné des pâturages
récemment débarrassés de neige; aussi une partie de la population qui
n’a point quitté le village, dès notre arrivée, s’empresse autour de
nous.

Les hommes sont généralement de petite taille, très-velus, très-bruns,
avec des faces larges, une grosse tête; souvent leurs sourcils se
joignent. Ils ont l’aspect européen et plus ou moins savoyard. Nous en
mesurons quelques-uns, après les avoir questionnés sur leurs ascendants
et nous être assurés de la pureté relative de leur race. Nous nous
gardons bien de promettre à l’avance un pourboire s’ils veulent se
laisser examiner, car ce serait le moyen le plus sûr d’être induit en
erreur. Dans l’espoir d’une rémunération si minime qu’elle soit, ces
pauvres diables prétendraient immédiatement être les plus purs des
Yagnaous et jureraient par Allah et Mahomet que depuis le jour où leur
peuple a fait apparition sur la terre, il n’y a pas eu dans leur famille
un seul croisement.

Une ondée survient, les badauds se dispersent, et nous nous glissons
dans la maison d’en face.

La porte, large comme un homme, a un mètre de haut. A l’intérieur, à
droite, une sorte de table en cailloutis recouvert de terre fait corps
avec le mur; le toit est supporté par deux traverses: une placée au
milieu, l’autre portant sur la première et le mur de la façade. Je
touche le toit de la tête en me haussant sur la pointe des pieds. A
gauche de la porte, près du mur, le foyer est indiqué par un trou creusé
au-dessous de la cheminée faite de quatre dalles formant capote; une
fenêtre permet d’établir un courant d’air et de regarder dehors. Elle
est placée sur le même plan vertical que la cheminée et le foyer.

En comparant à celle-ci une habitation de la plaine, on voit que la
différence consiste surtout dans l’emploi des matériaux. Ici, c’est la
pierre et le genévrier; plus bas, c’est la terre et le peuplier.

Dans la montagne, on bâtit à peu près sur le même plan, sauf qu’on
incline un peu les toits, et que la cheminée est en capote, afin que la
neige ne pénètre point dans la chambre et puisse être facilement
déblayée.

Une autre particularité est que les appentis et le logement, au lieu de
se faire face et de former une enceinte, sont sur la même ligne, faute
de place et parce qu’il est inutile de se défendre par de hauts murs. On
met les outils à l’abri sous un hangar, et le bétail est enfermé dans
les étables adjacentes.

En somme, le montagnard ne se met pas en garde contre l’homme, sa
pauvreté l’en garantit, mais contre les intempéries et les rigueurs d’un
froid impitoyable. Le contraire a lieu souvent dans la plaine. A chacun
son lot.

De même que le nomade, les Yagnaous vivent surtout de la rente que les
troupeaux payent en laitage. Ils cultivent un peu de blé, d’orge, de
lin, de fèves, mais en quantité ne suffisant pas à leur consommation
personnelle, et ils doivent aller querir dans le Hissar le blé qu’ils
échangent, autant que possible, contre une toile de coton et une bure
grossière fabriquée sur le plus primitif des métiers. Un sol ingrat les
a rendus industrieux.

Les chevaux sont rares; ils ne servent guère qu’à transporter dans la
plaine les objets manufacturés, et à en rapporter des céréales.

Un chef de village qui vient de nous quitter à Vasraout montait un
excellent cheval, point ferré malheureusement. Une marche de quelques
jours avait suffi pour limer les sabots, et la bête ne pouvait plus
continuer la route. Du reste, il n’y a point de maréchaux ferrants ni de
forgerons, ils ne gagneraient point leur vie. Le fer importé d’un bazar
éloigné n’est pas à la portée des petites bourses.

Il résulte de cet enchaînement de circonstances que les Yagnaous
emploient surtout leurs jambes, qu’ils les ont magnifiquement musclées,
qu’ils marchent avec la sûreté d’une chèvre, plus vite qu’un cheval, et
sont à peu près infatigables. Aussi les braves gens qui nous servent
dorénavant de guides nous précèdent au petit trot. Ils allongent le pas
dans les montées, franchissent les ruisseaux à l’aide d’un grand bâton,
et s’asseyent afin de nous laisser le temps de les rejoindre.

Au sortir de Vasraout, durant quelques verstes, on se faufile au bas de
la berge à pic, tout près de la rivière; puis la vallée s’évase, et sur
les deux rives les hameaux s’étagent nombreux et très-proches l’un de
l’autre. Les framboises sauvages font des haies autour des masures et
s’ébouriffent sur les pentes. Nous voyons avec plaisir des géraniums et
des coquelicots qui nous rappellent le «pays.»

Soudain, plus de village. On pénètre dans un couloir, on débouche dans
une vasque; la rivière a disparu à gauche; à droite sont les hauteurs,
et devant nous une masse schisteuse, aux reflets rouges et brillants,
qui barre le chemin. Elle présente une surface perpendiculaire, unie,
telle qu’on la souhaiterait, afin d’y graver commodément au ciseau
l’histoire de tout un peuple. A première vue, on se demande où l’on va
passer; on ne peut longer la rivière, car elle s’est insinuée
modestement sous le bloc immense qui la surplombe.

Derrière le guide, nous dessinons péniblement un sentier qui était
effacé, car on ne l’avait point encore suivi depuis la fonte des neiges.

De l’autre côté, plus de rocailles, mais une pelouse d’herbes
s’inclinant doucement jusqu’à un torrent qui déverse dans une rigole
l’eau nécessaire à un moulin miniature. Le meunier l’a prudemment
construit sur la droite, dans une crique, sans doute par défiance du
ruisseau tranquille en ce moment, mais qui passe brusquement de son
calme à des emportements terribles.

Le propriétaire du moulin remplace notre guide, et nous conduit jusqu’à
Kiansi. Il profite de l’occasion pour nous conter les infortunes de ses
concitoyens et les siennes:

«Nous habitons loin des grands bazars de la vallée, dit-il, nous ne
pouvons trafiquer ni à Pendjekent, ni à Samarcande, ni même à Oura-Tepe.
Ce serait un déplacement considérable et coûteux,--il est vrai que nous
serions sous la protection des Russes.--Il nous faut donc aller dans un
bazar du Bokhara, à Ramout, où nous parvenons par une passe située
vis-à-vis de Déikalan. Mais les hommes du touradjane de Hissar nous
traitent avec rigueur. Au moment de passer la frontière, il s’en trouve
toujours quelques-uns à cheval et en armes, qui demandent à chacun de
nous un péage de la valeur d’un tenga. Si nous avons des marchandises,
ils choisissent ce qui leur plaît, et se payent en nature. A la moindre
résistance, ils nous frappent de leur bâton, et c’est souvent par un bon
coup qu’ils répondent à notre salamalec. Lorsque nous avons terminé nos
emplettes, ou vendu nos produits, ils nous attendent à la sortie du
village, et prélèvent un nouvel impôt. Tu avoueras qu’il est pénible à
de pauvres gens d’être battus et pillés de la sorte. Que veux-tu que
nous fassions?

--Vous défendre, vous plaindre.

--Nous défendre! les agents du touradjane ont des sabres, ils montent
des chevaux, et puis ils ne nous laisseraient plus venir dans le
Bokhara. Tu nous engages à nous plaindre, à qui s’adresser? au
touradjane--mais on ne nous laisserait point pénétrer jusqu’à lui, et il
ne nous écouterait point. Quant à l’hakim[16], il est trop loin de nous,
et pour l’aller trouver on dépenserait bien de l’argent. Que Dieu nous
protége!»

  [16] Gouverneur.

Nous consolons le pauvre diable, lui promettant de transmettre
nous-mêmes sa plainte au gouverneur de Samarcande, et il nous remercie
en portant plusieurs fois les mains à sa longue barbe.

A chaque instant des cris perçants retentissent, je tends l’oreille, je
regarde. Rien. Klitch remarque mes gestes.

«Sougour, dit-il.

--Sougour. Qu’appelles-tu sougour?

--Une bête qui est plus grosse qu’un renard, et qui a sa maison dans la
terre. Il n’y en a pas que dans ce pays; dans l’Alaï, on en trouve
beaucoup. J’aime beaucoup les sougours.

--Pourquoi?

--Parce qu’ils tiennent chaud.» Et Klitch rit d’un air entendu.

«Par Allah, les sougours m’ont rendu service. J’étais pendant la saison
froide dans l’Alaï, où j’accompagnais des officiers russes; le bois
manquait, et toute la nuit on grelottait, pas moi, du moins, mais les
soldats de l’escorte; car, aussitôt le campement installé, je cherchais
les maisons de sougours, et les ayant trouvées, je plaçais la main
devant la porte, et constatais facilement si les bêtes dormaient sous
terre. Il sortait de la chaleur. Et au lieu de coucher à côté des autres
djiguites, j’allais près du terrier, je me pelotonnais, et couvrant de
mon corps l’entrée du four, j’étendais sur moi ma pelisse et mon
tchakman; jamais je n’ai eu froid la nuit. Tiens, en voici un.»

J’aperçois, sur une éminence, une fourrure d’un fauve roux. En effet,
cet animal est plus gros qu’un renard. Je me prépare à le tirer, mais la
boule velue se détend, le sougour se dresse, tourne vivement la tête,
pousse un cri d’alarme, et disparaît comme par une trappe. Le cri est
répété, on dirait un écho, et à droite, à gauche, j’entrevois des
sougours dressés sur leur séant; ils regardent une seconde dans notre
direction et disparaissent plus ou moins précipitamment, selon qu’ils
sont plus ou moins éloignés de nous. Après avoir avancé de quelques pas,
je me retourne: ils sont de nouveau là, nous suivant des yeux, immobiles
sur les pattes de derrière.

«Le sougour est rusé, dit Klitch, c’est un vrai chaïtan[17] qu’on ne
peut tuer avec le fusil.»

  [17] Diable.

Nous suivons la rive droite, presque au niveau de la rivière. Le chemin
est relativement très-bon. Depuis longtemps nos chevaux ne se sont point
trouvés à pareille fête; les pentes sont douces jusqu’à Déikalan.

Ce village où nous dormirons est à 2,810 mètres d’altitude; la
végétation y est à peu près nulle. La population dispose de fort peu de
terre cultivable et fait de maigres moissons. Aussi la pauvreté des
habitants est grande, et s’ils ne possédaient des chèvres, ils
risqueraient de mourir de faim.

Le soleil est caché derrière les montagnes, et les femmes et les enfants
ramènent aux étables le bétail qui a brouté tout le jour loin des
habitations. Quand une chèvre s’écarte, on lui jette des cailloux; les
femmes elles-mêmes les lancent très-habilement. C’est ainsi qu’on se
dispense de courir, et qu’on remplace les chiens de berger, que nous
n’avons encore vus nulle part.

Les femmes ne sont point seulement chargées des travaux domestiques qui
leur incombent tout naturellement, elles exercent en outre certains
métiers que les hommes pratiquent d’habitude. Elles fabriquent la
vaisselle, modelant la terre, la faisant cuire; les ustensiles de
cuisine, les écuelles, les burettes que nous examinons, ont un galbe
assez élégant: mesdames les Yagnaous ne manquent pas de goût.

Elles fabriquent également un très-bon mets, le kaïmak, qui est notre
régal dans le Kohistan. Chaque fois que nous faisons halte dans un
village, notre première demande, à l’adresse des badauds, est
généralement: «Y a-t-il du kaïmak?» Nous avons fait en sorte de n’en
point manquer, et d’en avoir une bonne réserve.

J’oubliais de vous dire comment on le prépare à Déikalan. On emplit une
grande marmite de lait qu’on fait chauffer jusqu’à la tiédeur, on y
verse ensuite environ une tasse de lait caillé. Puis la marmite est
exposée à l’air libre. Le liquide refroidit, se couvre d’une pellicule
assez épaisse et assez solide pour qu’on puisse l’enlever, la plier, la
faire sécher, sans qu’elle devienne cassante. De sorte qu’elle peut être
transportée facilement.

Abstraction faite des poils et des crins qui l’agrémentent, le kaïmak,
composé en somme de la plus belle crème, est aussi nourrissant que
rafraîchissant. Cela explique le peu d’empressement que les indigènes
mettaient parfois à nous le vendre. Ils aimaient mieux garder pour
eux-mêmes leur friandise préférée que la céder à des passants.

D’après le mollah qui savoure lentement une tasse de thé, en suçant un
morceau de sucre, il n’y a pas un seul malade à Déikalan en ce moment.

Le Yagnaou se porte bien. Cela provient sans doute du peu de soins que
reçoivent les enfants en bas âge: les faibles sont éliminés
immédiatement, et il ne reste que des sujets bien constitués qui
s’adaptent au milieu. D’autre part, ils se déplacent rarement,
n’importent point chez eux de maladies qui les débiliteraient; et en
vertu de la loi de l’offre et de la demande, on ne trouve pas plus de
médecins dans cette région que de chapeliers.

«Mollah, comment soignez-vous vos malades?

--On ne les soigne point. Dieu donne le mal, Dieu le reprend. Le malade
se couche quand il ne peut plus marcher, il se lève quand il guérit, et
s’il ne guérit point, il meurt; on le met en terre, et l’on récite la
prière.»

Voilà qui est simple.

Ici, la science de la médecine consiste à se vêtir le plus chaudement
possible, à manger le plus copieusement possible, à rebouter à peu près
les membres luxés, à guérir les blessures en les enduisant de graisse,
et les fractures en attendant qu’elles soient résolues d’elles-mêmes.

«L’hiver vous amène-t-il des maladies?

--Si Dieu le veut. Mais nous aimons le froid, le chaud des vallées nous
fait beaucoup souffrir. Moi-même ai vécu quelques jours à Samarcande, et
je ressentais un malaise.

--Vous n’avez jamais la fièvre?

--Jamais ici; ceux qu’elle a fait grelotter avaient séjourné dans la
plaine.

--N’y a-t-il pas beaucoup de sougours dans le pays?

--Beaucoup, en effet.

--Quand les chassez-vous?

--Pas en cette saison, où l’on ne peut les tuer qu’avec le fusil, ce qui
est très-difficile parce qu’il faut tirer le sougour juste à l’instant
où il sort de son terrier. Et, à moins de le tuer net, il trouve
toujours la force de descendre mourir sous terre. D’un autre côté, le
sougour ne s’éloigne de son refuge qu’après avoir bien écouté, bien
examiné les environs; alors il donne le signal, et sa famille le suit.
Une fois dehors, il y en a toujours quelques-uns qui sont aux aguets; à
la moindre apparence de danger, ils lancent un cri, et tous
disparaissent. En ce moment de l’année, ils n’ont pas besoin d’aller
chercher leur nourriture à une grande distance de leur demeure, ils
trouvent de l’herbe à peu près partout...»

Un des interlocuteurs qui écoutait la conversation s’est dérangé, et il
apporte deux peaux de sougours. Le poil est long, rude, d’un roux fauve;
les pattes et la tête ont été coupées suivant la coutume.

«Mollah, comment les a-t-on tués?

--A coups de bâton, vers la fin de l’hiver. C’est alors que le sougour
s’éveille. Ses provisions étant épuisées, il est obligé de quêter au
loin sa subsistance et d’approcher de nos habitations. Les empreintes de
ses pattes sur la neige révèlent ses promenades quotidiennes; nous le
guettons, lui coupons la retraite, l’entourons en poussant des cris; la
bête surprise ne sait dans quelle direction fuir, et elle ne tarde pas à
succomber sous les coups. Les ahous[18], poussés par la faim, viennent
aussi rôder près des villages; ceux qui possèdent des lévriers leur
donnent la chasse et réussissent quelquefois à les prendre.»

  [18] Chèvre sauvage.

Le vent souffle d’en face, du sud-est; il nous glace, et nous tendons
des pièces de feutre de façon à fermer la galerie. Le thermomètre
descend et oscille entre 5 et 7 degrés. Température du 26 juin.

Le village suivant, le dernier de la vallée de Yagnaou, a nom Novobod.

Nous demandons au mollah à combien de tach ou de sang[19] Novobod se
trouve de Déikalan.

  [19] Tach, sang, veut dire pierre. Combien de pierres marquant la
    distance, c’est-à-dire combien de lieues de pays.

Il nous répond que «c’est tout près: comme de Déikalan à Déibalan».

Nous insistons pour qu’il nous donne un chiffre quelconque de verstes ou
de sang. Il ignore également la valeur de l’une et de l’autre de ces
mesures itinéraires.

Pourtant cet homme sait lire. Au reste, ceux de ses compatriotes à qui
nous avons demandé des renseignements nous ont toujours répondu au moyen
de comparaisons.

«De tel endroit à tel endroit, on marche du lever au coucher du soleil.»
Ou bien: «En partant à l’instant où je te parle, tu arriveras quand le
soleil aura tourné jusque-là.» Et, levant le doigt, notre interlocuteur
indiquait un point du ciel. Concernant les poids et les mesures pour les
liquides ou les corps solides, l’ignorance est la même.

Pour les liquides, cela s’explique, ils n’en font point commerce, ils
boivent de l’eau ou du lait; quant à l’huile, ils n’en fabriquent point,
à notre connaissance. S’ils échangent par hasard des grains, soit de
l’orge ou du blé, ils prennent une écuelle quelconque, et à défaut se
servent de leurs mains. Et l’un dit à l’autre: «Verse-moi tant
d’écuelles ou tant de poignées d’orge, je te verserai tant de poignées
de blé, ou je mesurerai de la toile tant de fois la longueur de mon
avant-bras», c’est-à-dire tant de coudées; ils s’arrangent à l’amiable,
et point n’est besoin de vérificateurs de poids et mesures.

Sur le chemin de Novobod, des cavaliers viennent à notre rencontre. La
vallée est large, et ils vont d’un bon pas. Ces grosses faces rondes
sont bien sur de larges torses d’Ousbegs. C’est le cortége d’une jeune
épouse. Elle est voilée, vêtue de son chalat de canaous[20] aux couleurs
voyantes, et monte une belle jument. Elle est immédiatement suivie par
deux matrones au visage découvert et ridé, hissées sur les sandouks[21]
contenant le trousseau. L’époux ferme la marche avec ses parents, tous
en grande tenue.

  [20] Étoffe de soie mêlée de coton.

  [21] Coffres en cuir.

Plus loin, les frères et l’oncle de la jeune femme boivent le thé sur
l’herbe, tandis que cinq vaches et sept ou huit chèvres broutent
tranquillement près d’eux. Ce petit troupeau constitue la donation que
le père fait à sa fille. Après avoir échangé des salamalecs, les Ousbegs
nous apprennent qu’ils sont de Sigdi, village situé sur le versant sud
des montagnes du Hissar, et qu’ils viennent de Roufizar, où a été
célébré le mariage.

Encore un pont à balancement, pour n’en point perdre l’habitude, et
voici Novobod perché au sommet d’un mamelon.

Nous n’irons pas plus loin aujourd’hui, afin de pouvoir préparer notre
excursion «à la tête du Yagnaou», comme dit Klitch.

Dans l’après-midi, je pars en compagnie d’indigènes qui savent où
terrent les sougours. Un gros gaillard paraît très-déterminé et parle de
prouesses de chasse. Ses amis lui donnent le titre de mollah. Il me
demande l’autorisation d’examiner mon fusil; il le regarde, fait sonner
l’acier du canon d’une chiquenaude et exprime sa satisfaction:
«Très-bon, très-bon», dit-il. Et les autres répètent: «Très-bon,
très-bon.»

Voilà un connaisseur, pensai-je, et sans doute un tireur émérite.

Dans les replis de la berge, plusieurs jeunes sougours s’ébattent sous
la surveillance des auteurs de leurs jours. Ils sont hors de portée d’un
fusil de chasse. Je veux avancer de façon à pouvoir les tirer dans de
bonnes conditions. Mais le mollah insiste par signes pour que je n’aille
pas plus loin. Selon lui, l’occasion est belle. Il est convaincu qu’un
homme venu d’aussi loin possède une arme merveilleuse telle qu’on s’en
sert dans n’importe quelle position, à n’importe quelle distance, avec
l’assurance d’atteindre immanquablement le but.

Je ne puis résister à l’envie de jouer une petite farce au mollah; je
lui donne mon arme et l’invite à s’en servir. Il accepte mon offre avec
une satisfaction visible.

Je dresse les chiens et lui montre la gâchette. Il a compris. D’un
geste, il fait agenouiller à terre un petit homme trapu, qui s’appuie
sur les coudes et tend l’échine, après avoir appliqué ses mains sur ses
oreilles.

Le Nemrod de Novobod ôte son turban afin de viser mieux, pose son fusil
sur l’affût improvisé, s’agenouille à son tour, fronce ses sourcils
broussailleux, épaule, ajuste avec soin, et pan!... la balle va se
perdre à dix mètres à gauche du but et quarante mètres avant. La
détonation éclate formidable; les sougours ont disparu.

Le tireur, persuadé d’avoir tué l’animal, court vers le trou, et ses
compagnons le suivent en poussant des cris. Ils regardent, inspectent
soigneusement le ravin; mais rien. Ils reviennent bredouilles en
discutant avec animation. Et le mollah conclut, tandis qu’il rajuste son
turban, par ces mots prononcés d’un ton sérieux: «Sougour chaïtan,
sougour diable!» Ce qui signifie que, du moment que le diable s’en mêle,
on a beau être mollah et très-adroit, ou est sûr de perdre sa peine.

Après avoir tenté inutilement d’arriver à portée de ces marmottes
diaboliques, je rentre à Novobod en longeant la rivière. Je rencontre
une troupe nombreuse de montagnards chassant des ânes chargés; ils
reviennent du Hissar, où, disent-ils, ils ont été victimes des
spoliations de l’insatiable Verrès bokhare. On leur a pris près de
quarante tengas.

En approchant de notre logis, je vois un rassemblement d’hommes, Klitch
au milieu, gesticulant, pestant, criant à tue-tête et menaçant un
individu qui s’en va tranquillement un sac sur le dos. Notre serviteur
reprend un peu de calme dès que je m’approche et m’explique avec des
râles de colère, car il est très-nerveux, qu’un de ces brigands de
Yagnaous lui a voulu vendre de l’orge à un prix exorbitant, parce qu’il
sait que nous en avons un pressant besoin et que lui seul en possède.

Vous voyez qu’à Novobod on n’échappe point au désagrément du monopole.

Nous habitons chez un grand mollah, très-instruit, paraît-il, et de
mœurs recommandables. Les indigènes en parlent avec respect. Ce doit
être un homme très-riche, car il possède une théière de fabrication
bokhare. Il est absent. Il a été appelé dans le Hissar par des affaires
urgentes. Deux de ses fils sont restés à Novobod. On nous les montre.
Leur figure est allongée, leurs traits fins, leur nez aquilin; ils sont
sveltes. Cet ensemble forme un contraste frappant avec la solidité, la
lourdeur des enfants qui les entourent. Évidemment, ce ne sont pas des
Yagnaous, quoiqu’on nous ait dit que Novobod soit le lieu de leur
naissance. Renseignements pris, le père est Afghan. Pour des raisons
qu’il n’a jamais exposées, il a fui son pays et est arrivé un beau matin
à Novobod, d’où il n’est point sorti depuis une vingtaine d’années. Il
lit dans les livres et, d’après la rumeur publique, sait écrire. Un
mystère plane sur son existence. Il jouit de la considération générale
et exerce une grande influence sur la population de cette extrémité de
la vallée. Et un Novobodien qui est déjà devenu notre ami, grâce à
quelques douceurs, nous dit: «Si le mollah afghan était ici, vous
obtiendriez, par son entremise, tout ce que vous voudriez, et personne
ne chercherait à vous vendre l’orge plus cher qu’elle ne vaut.»

D’après les gens qui nous entourent, la tête du Yagnaou est proche
d’ici. Nous pouvons l’atteindre en trois journées. La chose est
croyable, car la rivière roule un faible volume d’eau. En dépit de la
fonte des neiges, son niveau est assez bas pour qu’on puisse la
traverser à gué. Quant au chemin qu’il faudra suivre, nul ne sait s’il
est praticable. Car personne n’est allé à Sangi-Malek cette année.

Sangi-Malek est un endroit où il fait très-bon bivouaquer, à cause de
l’herbe. Nous décidons de partir le lendemain dans la matinée. Le vieil
Abdourrhaïm restera ici avec le bagage superflu et nos collections. Le
seigneur des ânes, Djoura-Bey, nous accompagne avec deux ânes portant,
l’un les provisions nécessaires, l’autre le feutre et les couvertures
qui sont nos lits de chaque nuit. Trois ou quatre bons marcheurs
serviront de guides et de porteurs au besoin.

Les clous qui manquaient aux fers des chevaux ont été remplacés; les
besaces sont bourrées de iahni, de pain cuit sur la pierre chaude, de
riz et de kaïmak. On saute en selle.

D’abord, le sentier est facile; le soleil luit, les papillons, les
mouches brillantes voltigent au-dessus des plantes. Djoura-Bey chante,
la poitrine à l’air, excitant les ânes de son long bâton qu’il porte en
travers de la nuque. De temps à autre, une glissade des montures ébranle
des débris amassés, et l’on entend un bruit de dégringolade. Pas le
moindre vent. Très-belle matinée.

Mais cela ne dure pas. Le sentier devient imperceptible; on se hisse au
milieu des cailloux; la végétation a cessé; de ci de là, un genévrier
rabougri; Djoura-Bey se tait; le vent souffle; les nuages voilent la
face riante de ce bon soleil. Il fait froid. On entend le hennissement
des chevaux, les excitations de l’ânier. Les guides nous engagent à
descendre dans le lit de la rivière peu profonde et à remonter le cours
aussi longtemps que possible. La marche sera plus rapide et moins
fatigante pour les cavaliers. Eux-mêmes poursuivront la route dans le
voisinage des crêtes, et nous préviendront dès que nous pourrons les
suivre sans encombre. Puis nous sortons de la rivière en profitant de la
pente douce de la berge, qui plus loin sera escarpée. Fréquemment, des
gorges, comblées par la neige, coupent le chemin d’une large raie
blanche. Les hommes vont à l’avance, tâtonnent, sondant la croûte de
leurs bâtons, et l’on traverse à la file à pied. Les chevaux enfoncent;
on les tire, et, décrivant des zigzags afin d’utiliser les surfaces
solides, la petite troupe parvient sur l’autre bord. Hommes et bêtes
reprennent haleine, et l’on continue avec les mêmes difficultés, les
mêmes précautions, chaque fois qu’on rencontre la neige; on sue, on
souffle, empêtré dans sa pelisse quand on se traîne, trop heureux de la
porter une fois que l’on est perché sur son bidet et que les rafales du
vent cinglent la face au tournant des corniches.

On descend à nouveau dans le Yagnaou, dès qu’on le peut. Dans les
criques où la rivière s’enfonce en serpentant, la neige, à l’ombre,
n’est pas encore fondue. L’eau qui dévale a percé de part en part
l’énorme masse blanche, l’a creusée en limant sans relâche, et
maintenant on peut passer à cheval sous de longues grottes à la voûte
suintant par des stalactites de glace.

Sur le soir, une troupe de cinq ou six hommes mal vêtus passe à côté de
nous. L’un d’eux conduit par la laisse un cheval chargé de bagages et
d’outils. Ce sont des Turcomans qui viennent de Kourgan-Tiube, et
voulaient gagner directement Oura-Tepe, où ils pensent trouver du
travail; mais la passe qui mène de Sangi-Malek à cette ville n’est point
encore praticable; ils ont dû rebrousser chemin, et ils sont décidés à
descendre la vallée du Yagnaou.

Par places, il y a, dans le milieu de la rivière, des îles de verdure,
avec des saules et des tamarix. Les pâtres du Karategin et du Hissar
viennent y faire paître leurs troupeaux.

Il est déjà tard, et notre troupe ne demande que repos, quand elle
parvient, après avoir franchi une dernière gorge, près de Sangi-Malek.

Tel est le nom du roc énorme qu’une main de Titan aurait jeté au milieu
d’une vaste prairie encaissée dans les montagnes, bordée par la rivière
et deux gorges où la neige se bombe au-dessus de l’eau bruissante.

Sous les auvents naturels que projette la pierre plus large au sommet
qu’à la base, on aperçoit la marque du séjour des hommes. Le sol est
piétiné, l’herbe a disparu; la flamme a léché la paroi que la fumée a
noircie. Un homme s’avance, salue; c’est un Ousbeg qui passe à cette
place un mois environ de l’été. Il possède un beau troupeau que ses
serviteurs mènent paître aux environs. Lui reste près de la pierre tout
le jour, et le soir il prépare le repas, qui consiste en pâte qu’il
pétrit lui-même et colle à l’intérieur de la marmite pour la cuire.
C’est la manière de préparer son pain. Il a, en outre, sa provision de
riz et de sel.

Notre bivouac est vite prêt. L’un de nos hommes grimpe sur le «toit», on
lui jette les pièces de feutre, et il les suspend comme des tentures, en
les fixant au moyen de gros cailloux. On fait porter le pan supérieur
sur des branches; on ferme à peu près les côtés opposés au vent de la
nuit, et l’on étend les couvertures avec une pierre plate et ronde en
guise de traversin.

Les chevaux entravés, tout le monde part en quête de broussailles, de
branches de genévriers et de bouleaux qu’on aperçoit encore sur le flanc
des hauteurs. Impitoyablement on casse, on taille les jeunes arbres; les
nuits sont fraîches, et nécessité faisant loi, il importe surtout
d’entretenir le feu. La grande question du déboisement des montagnes, la
grande utilité du moindre arbuste, tout cela nous sort et vous serait
sorti de la tête. Il est écrit que les plus beaux principes prévaudront
rarement contre le besoin immédiat.

La nuit tombe; le troupeau du Hissarien revient chassé par trois pâtres,
harcelé par de gros chiens à poil rude. Après avoir brouté une dernière
goulée, les moutons quittent la broussaille et se réunissent à la place
accoutumée; les bêlements graves des mères répondent à la voix
tremblante des agneaux.

Le maître s’empresse au milieu du pêle-mêle; il saisit les brebis
laitières, les entrave côte à côte et tête-bêche pour les traire. En
savourant une écuellée de lait tiède et crémeux, nous marchandons un
beau mouton à la queue lourde de graisse. Il nous est vendu environ six
francs.

Immédiatement, Djoura-Bey, qui remplit aussi les fonctions de boucher,
tire son couteau, saigne la victime et la dépouille. Afin d’enlever plus
facilement la peau, il pratique une légère entaille près du tendon
d’Achille d’une des pattes de derrière, ayant soin de tailler une
lanière qu’il entoure à son doigt. Il applique sa bouche à l’ouverture,
souffle comme un Zéphire, les joues arrondies, et, chaque fois qu’il
reprend haleine, ferme le clapet en serrant la main qui tient la
languette de peau. L’air circule sous l’épiderme, qui se tend, et la
bête est soufflée en quelques minutes. Djoura-Bey ferme avec la
languette de peau l’ouverture par où il introduisait son souffle, puis
il enfonce la lame dans le cuir et le sépare des muscles en moins de
temps qu’il n’en faut pour que le feu d’à côté lance sa flamme
réjouissante. En l’absence d’Abdourrhaïm, le boucher devient aussitôt
cuisinier et confectionne un palao monstrueux. Un des guides crie la
prière, sans que Djoura-Bey s’en émeuve; il est tout à sa cuisine.

Bientôt tout le monde se met à table, par terre, qui les jambes
croisées, qui agenouillé, devant l’écuelle. Les pâtres du Hissarien
prennent part au festin; il y a longtemps que ces êtres déguenillés et à
l’air véritablement farouche n’ont été à pareille fête. Et ils font
chœur avec les gens de Novobod quand ceux-ci nous remercient par un feu
de file de borborygmes tout comme les gens de la steppe. Le chef des
hoqueteurs exprime sa gratitude en salamalecquant «pour le palao bien
gras, ce qui est très-bon contre le froid».

Le Hissarien ne nous engage pas à poursuivre notre route, car on ne peut
atteindre la tête de la rivière en une journée; plus loin, le bois
manque; la neige n’est sans doute pas encore fondue, et les chevaux
n’auraient point d’herbe.

Nous ne voulons rien croire avant d’avoir vu, et décidons de partir dès
l’aube. Djoura-Bey restera au bivouac avec les ânes et les bagages.

La nuit a été fraîche; à cinq heures, le thermomètre est descendu à 2°
au-dessous de zéro; à six heures, il monte à 3° à l’ombre; au soleil, il
marque 4°.

Après deux heures de marche très-pénible à travers les gorges comblées
par les avalanches, sur les sentiers minuscules au bord des rives
escarpées du Yagnaou qui disparaît parfois dans le bas sous la neige;
après avoir glissé, trébuché cinquante fois, voilà tout à coup que les
rochers disparaissent, que les pentes sont douces et qu’une plaine,
presque une plaine, se déroule avec des pelouses d’herbe fraîche, où des
milliers de moutons, des centaines de chevaux broutent tranquillement,
et nos étalons hennissent pour saluer les belles juments au large ventre
qui se tiennent graves au milieu d’innombrables poulains gambadant,
ruant, parce que la turbulence est le propre de l’enfance. Les sougours
eux-mêmes profitent de l’indifférence des hommes et s’ébattent en troupe
avec des cris joyeux. Devant nous, à l’est, des pics gigantesques et
couverts de neiges éternelles servent de fond à ce riant tableau noyé
dans le beau soleil. Nous ne pouvons résister à l’envie de prendre un
temps de galop. Voilà trois semaines que nous sommes condamnés au pas
saccadé de la montagne.

Le Yagnaou se forme à cette place de deux cours d’eau d’à peu près égale
force, formés eux-mêmes chacun de deux ruisseaux qui, à environ cinq ou
six verstes de leur point de rencontre, naissent du suintement des
neiges. Il y en a un amas colossal sur chacun de ces trois dômes qui
nous paraissent formidables et se perdent dans le ciel, bien que nous
les examinions d’une vallée située à trois mille deux cents mètres.

Ces ruisseaux roulent une eau claire et limpide, ce qui témoigne
suffisamment qu’ils ne sortent point des glaciers. Sans quoi elle serait
trouble et bourbeuse.

Dans l’angle formé par les ruisseaux venant du sud et du sud-ouest, qui
constituent la branche est du Yagnaou, les tentes des pasteurs des
chevaux sont dressées çà et là. On voit des enfants qui courent, des
femmes qui circulent, des hommes accroupis autour des feux. Je reconnais
le terrain et constate, entre autres particularités, que l’ail sauvage
pousse ici aussi grand que dans nos jardins, aussi dru que les roseaux
dans nos étangs.

Puis je m’approche du campement. Klitch qui m’accompagne m’engage
vivement à rendre visite aux nomades.

«Il y aura du koumys», dit-il. Klitch aime beaucoup le koumys. Moi
aussi, j’aime beaucoup le koumys. Qui n’aime pas le koumys?

Une bande de mâtins féroces se précipite à notre rencontre; ils sautent
à la tête de nos chevaux, leur mordent le jarret. Malgré une grêle de
coups de fouet, ils ne se sauvent point. Mon compagnon est furieux; il
dégaîne son sabre, mais les maudits animaux se tiennent à distance et
l’attaquent par derrière. Personne ne bouge dans le campement. «Tire
avec ton revolver, maître; tire avec ton revolver, vite...» Je tire,
brûle le poil à l’un d’eux qui se sauve en hurlant; les autres battent
en retraite. Au coup de feu, on se décide enfin à rappeler les trop
zélés gardiens.

Les hommes se rassemblent. On se salue. Klitch me présente comme un ami
des Russes et un Farangui qui veut visiter du pays. On descend de
cheval. Le chef de l’aoul, un vieux, nous invite à prendre place à son
feu. Il donne des ordres; un des serviteurs jette dans le foyer une
brassée de broussailles, et une belle flambée nous réchauffe.

Nos hôtes sont des Ousbegs du Hissar qui viennent tous les ans, à
pareille époque, refaire leurs troupeaux sur le plateau de Dechtigumbaz
(plaine de la Coupole). Tel est le nom qu’il donne à ces prairies. Ils
sont arrivés depuis une vingtaine de jours. Ils possèdent des étalons et
un grand nombre de juments qui leur donnent des poulains. Ils les
élèvent et les revendent quand ils sont âgés de deux à trois ans. En
somme, ils sont marchands de bestiaux.

Leurs moutons étaient hors de vue, mais ils nous disent en posséder
également un grand nombre. Ils sont riches, et nous le prouvent en nous
faisant servir une trentaine de côtelettes d’agneau rôties dans la
marmite et une outre pleine de koumys. Nous faisons beaucoup d’honneur
au festin improvisé, tout en répondant aux questions innombrables qui
nous sont posées: Où est mon pays? Que viens-je faire dans la montagne?
etc., etc.

L’un d’eux remarque que je suis chaussé du large bas de cuir des
montagnards.--«Galtcha!» dit-il, et il se met à rire non sans une
certaine ironie, comme si cette chaussure n’était point digne d’un
cavalier. Puis le vieux parle du Bokhara, des Russes, et il compare sa
situation à celle des indigènes qui vivent dans la province de
Samarcande:

«Quelle différence! s’exclame-t-il; tandis qu’on nous accable d’impôts,
sous le prétexte que les Russes exigent de l’argent, qu’on nous pressure
par tous les moyens possibles, les Ousbegs du Turkestan russe vivent
tranquillement et s’enrichissent. Ces jours derniers, j’avais vendu à
Oura-Tepe un millier de mes moutons; le touradjane de Hissar l’apprend
par ses espions et me mande tout de suite auprès de lui.--Tu as vendu
mille moutons, me dit-il, je le sais; donne-moi mille tengas, tout de
suite.--Je n’avais touché que la moitié du prix de mon troupeau, et il
fallut s’exécuter immédiatement. Voilà à quoi nous sommes exposés.»

Ces gens habitent sous des abris construits au moyen de perches, de
claies et de morceaux de feutre. Ces abris sont plus longs que larges et
de dimensions considérables. Cela tient à ce que durant la froidure des
nuits ils font coucher les jeunes poulains et les agneaux sous le
couvert.

Plusieurs de ces Ousbegs étaient blonds; le froid avait violacé leur
gros nez et leurs pommettes saillantes. Les faces très-larges
reflétaient plus de santé que d’intelligence. Au reste, ils exercent
leur mâchoire davantage que leur cervelle. Les serviteurs, les femmes,
les enfants font la besogne, et ils dorment, devisent, ou bien, comme
les deux seuls individus que nous voyons s’occuper, ils réparent les
courroies, cousent des bottes et grattent nonchalamment le
dombourak[22]. Ils entremêlent les flâneries, les bavardages, de
nombreuses écuellées de koumis, et finissent par dormir, car le koumis a
des propriétés soporifiques.

  [22] Grossière guitare à trois cordes.

Je m’en aperçois à l’instant. En effet, Klitch fléchit sur son cheval,
ouvre les yeux avec peine; il m’avoue avec un bâillement avoir trop bu.
«Très-bon, ce koumis, très-bon», dit-il. C’est là son excuse.

Avant le coucher du soleil, nous sommes au Sangi-Malek, où nous attend
un excellent palao préparé par les soins du Hissarien que nous avons
traité la veille, et qui ne veut pas rester en arrière.

J’étais occupé à guetter les insaisissables sougours, quand les chiens
aboient furieusement; les pâtres les excitent, courent derrière eux dans
la direction de la montagne.

«Qu’y a-t-il?

--Un renard blanc», nous répond-on.

Les chiens reviennent après quelques minutes de bonds désordonnés au
milieu des rochers. Le renard leur a échappé.

Il paraît que les renards blancs ne sont pas rares dans cette région,
tout comme aux abords du pôle. C’est que la température est en effet
polaire, à en croire le thermomètre; il gèle chaque nuit, et dans deux
jours c’est le 1er juillet.

  [Illustration: HABITATIONS DE MAZARIF.
  Dessin de E. Mansion, d’après un croquis de M. Capus.]




IV

LE KOHISTAN (suite).

Singulières coutumes, à propos du feu, d’une
naissance.--Sortiléges.--Guérison de la stérilité.--On ne
coupe pas le pain.--Farab.--Paris conté par un Kirghiz.--Le
lac d’Alexandre.--Moustiques.--Passe de Mourat.--Passe de
Doukdane.--Avalanches.--Les arbres brûlent d’eux-mêmes.--Une
forêt!--Façon d’allumer le feu.--Il ne faut pas trop bien nourrir les
gens.--Retour dans la plaine du Zérafchane.


Le 30 juin, nous sommes de retour à Novobod. Notre après-midi est
employée à des mensurations anthropologiques. La majeure partie de la
population mâle passe par nos mains. Puis nous revenons sur nos pas
jusqu’à Farab par la pluie ou le vent et quelquefois l’un et l’autre.

Notre retour n’est signalé par aucun événement remarquable. Nous
constatons à nouveau certains traits de mœurs qui nous ont frappé le
jour où nous entrions dans la vallée du haut Zérafchane.

Tandis qu’un Ousbeg n’hésite pas à souffler un flambeau, le montagnard
de langue tadjique l’éteint en agitant la main ou en pressant la mèche
entre ses doigts mouillés. Quand on lui demande la raison de cette
manière d’agir, il répond laconiquement: «C’est la coutume», ou bien:
«Cela me ferait mal à la gorge.»

Pas plus que l’homme de la plaine, le montagnard ne crache dans le
foyer: cracher marque le mépris.

Au moment où la chandelle est allumée, on salue la lumière en portant la
main à la barbe, comme lorsqu’on voit pour la première fois le croissant
de la nouvelle lune briller dans le ciel.

D’autre part, on nous conte que dans la maison où un enfant vient de
naître, on pose près de son chevet des chandelles qui brûlent pendant la
nuit. Puis on place sous la tête du nouveau-né un couteau et un Coran:
cette illumination, ces objets éloignent l’esprit du mal. En outre, le
mollah prie pendant trois jours à l’intention de l’accouchée qui a
purifié son corps. Parfois un individu malade a recours à des sortiléges
pour obtenir sa guérison. Trois petits feux sont allumés à distance l’un
de l’autre, autant que possible dans un carrefour, car cela est
préférable. Le chef de la cérémonie conduit par la main le malade qui
saute par-dessus chacun des feux, en fait le tour trois fois, puis
s’assied. Une poule est apportée, on la pique légèrement, elle saigne
quelques gouttelettes que l’on introduit dans l’oreille du patient, ou
bien on l’oint de sang entre les sourcils. Puis on fait tourner la poule
autour de sa tête, on la lui présente, et il crache dessus. Ensuite la
poule est jetée pas trop loin, car elle revient de droit au charmeur,
qui est en outre payé de sa peine. Quand le malade est affaibli au point
de ne pouvoir marcher, un homme le prend sur son dos et exécute les
marches, les contre-marches, les sauts. Il est rémunéré pour ce travail.

Une femme est stérile, elle veut être mère. Que fait son mari? Il tue
une chèvre, et il convie autant que possible les jeunes gens qui lui
sont alliés par le sang. Chacun d’eux apporte son fouet.

Dans une chambre spacieuse, la femme est accroupie, vêtue de ses plus
beaux habits et le visage découvert, à moins qu’un étranger ne soit
présent. La chèvre est servie, et on la mange devant l’hôtesse qui
regarde. On a soin de réserver les os. On les dispose en cercle autour
de la bréhaigne; puis les festineurs la cernent de tous côtés, et se
mettent à pousser des «Ho! ho!» de toute la force de leurs poumons. Deux
hommes agenouillés brandissant des tam-tams les font résonner, afin
d’accompagner une chanson de circonstance hurlée vigoureusement. Le
mari, témoin de la scène, invoque Allah sans interruption. De tout cela
il résulte un charivari étourdissant dont le but est de terrifier le
diable possédant la malheureuse femme. Au reste, il est facile de
constater sa présence, car durant cette manifestation hostile, il manque
rarement d’essayer de dévorer l’enfant que la femme porte dans son sein,
et à chaque morsure la femme tressaille de douleur. Au tressaillement
révélateur, les jeunes gens, qui sont attentifs, frappent la possédée du
fouet qu’ils tiennent à la main. Il paraît que le malin esprit est
expulsé en trois ou quatre séances.

Le mari remercie tous ceux qui ont bien voulu lui prêter un concours
bienveillant, et leur distribue quelques pièces de monnaie en manière de
silao[23].

  [23] Cadeau, pourboire.

Une coutume assez curieuse est de ne point couper le pain et de le
toujours rompre. Se servir d’un couteau est, paraît-il, un moyen sûr de
faire augmenter le prix de la farine. En France, dans un certain milieu,
couper son pain, au lieu de le rompre, serait une marque de mauvaise
éducation. C’est ainsi que souvent une crainte inexplicable provoque une
superstition donnant quelquefois naissance à un rite; ce rite perd le
sens religieux qu’il avait d’abord, et devient une simple formule de
politesse à laquelle on tient d’autant plus qu’on l’explique moins.

Nous traversons le pont qui mène à Tok-fan; le soleil est sur le point
de disparaître, et nous ne sommes pas fâchés de revoir le portail de la
mosquée qui nous abrita la première fois.

Au moment de descendre de cheval, un cavalier arrive au galop le long de
la rive droite. Il est bientôt près de nous, salue respectueusement, et
il nous explique dans un langage fort embrouillé, émaillé d’un peu de
russe, que «des toura (seigneurs) sont à Farab, qu’un gouspan (mouton) a
été coupé» (il fait le geste d’enfoncer un couteau dans sa gorge), et
que l’on nous invite à venir en manger. Quoique nous soyons bien
fatigués, nous enfourchons nos bêtes et suivons le gros Ousbeg qui vient
de nous apporter l’invitation au «tamacha» (fête).

A Farab, nous trouvons en effet le chef du district dont nous avons fait
connaissance à Pendjekent. Il souffre de la fièvre et compte que l’air
des montagnes contribuera à le guérir. Il nous annonce l’arrivée
prochaine, dans la soirée peut-être, de deux ingénieurs russes qui sont
en ce moment à Kenti, où ils étudient la couche de houille dont nous
avons constaté l’existence en passant.

Les feux sont allumés, quand ces messieurs paraissent avec leur escorte
de Cosaques et de djiguites, mais sans leurs bagages, qui n’arriveront
que le lendemain. Un de leurs chevaux de bât, qui était chargé
malheureusement d’une partie de leurs instruments, est tombé dans le
Zérafchane.

Ils possèdent une pharmacie mieux garnie que la nôtre et nous donnent
quelques onguents que nous appliquons sur le dos de nos chevaux écorchés
par le frottement de la selle durant un mois de montées et de descentes
continuelles.

Notre djiguite Klitch souffre d’un commencement de conjonctivite causé
par le froid et la blancheur de la neige, et il réclame un médecin. Nous
lui ordonnons de se laver avec de l’_aqua simplex_, le plus souvent
possible.

Parmi les djiguites des ingénieurs se trouve un grand garçon, né dans le
district de Kourama. Il est allé de Tachkent à Paris conduire des
chevaux du pays à l’Exposition universelle de 1878. Paris lui a laissé
une idée de grandeur, de splendeur surnaturelle, et il en parle chaque
fois qu’il trouve à qui s’adresser. Les indigènes se délectent aux
récits des merveilles des pays lointains. Aussi, jusqu’à une heure
avancée, il y a un cercle de nombreux auditeurs autour du djiguite, et
nos hommes l’écoutent avidement. Ils sont curieux de connaître par la
bouche d’un congénère la patrie de leurs maîtres, les Faranguis.

Il parle avec emphase de la variété et de la richesse des produits, des
machines accumulées dans le palais du Champ de Mars, des costumes
curieux des femmes et des hommes de tous pays; mais ce qui l’a surpris,
c’est la grandeur de ce bâtiment, de cette «kibitka» qui contenait les
choses rapportées de tous les coins de la terre. Une kibitka qui a deux
tach de tour, seize verstes, et de cela il en est sûr, ayant chevauché
lui-même plusieurs fois tout autour, et il répétait «deux tach, deux
tach». Les auditeurs, bouche béante, hochent la tête, faisant claquer
leur langue. Son maître l’a conduit à l’Hippodrome, une maison en fer;
dans les grandes boutiques où des milliers de gens trafiquent dans une
même chambre. Une chose très-curieuse aussi, ce sont des maisons où sont
représentés les hommes de la terre. Il en est même qu’on fait sécher
après leur mort et qu’on conserve. «J’ai vu tout cela, dit-il, et bien
d’autres choses.» Et les claquements de langue de l’auditoire reprennent
de plus belle. Le conteur est au milieu des curieux, tous éclairés par
la flamme du foyer. Le Kan-Tag est en face de nous, et les langues de
feu de la montagne qui brûle, apparaissent plus brillantes dans
l’obscurité de la nuit, et donnent l’illusion d’un volcan au cratère mal
éteint. Cela fait très-bien.

De Farab, on descend près du Yagnaou, qui coule avec une vitesse de 9
kilomètres à l’heure, puis on le quitte à l’endroit où il heurte les
eaux de l’Iskander-Darya, et les rejette près de la rive gauche du Fan.
Car le Yagnaou s’appelle Fan jusqu’au Zérafchane.

L’Iskander-Darya, ou fleuve d’Alexandre, traverse une vallée qui semble
très-large, comparée à celle d’en face. Les chevaux vont d’un bon pas, à
travers un bocage de pommiers sauvages, de genévriers et de saules. On
est heureux de trouver de l’ombre par une chaleur qui semble écrasante
après la fraîcheur de là-haut. Pourtant le thermomètre ne marque que 31°
R. au soleil. Un mois auparavant, c’eût été une température fort
agréable; mais nous étions alors accoutumés à la chaleur torride de la
plaine.

On passe sur la rive droite de l’Iskander-Darya, et la vallée se
rétrécit subitement; on souffle sur un sentier caillouteux, escarpé;
puis à la descente c’est de la verdure et le miroir tranquille du lac
d’Alexandre avec des bouquets d’arbres, une prairie et des blocs de
pierre au premier plan. Un petit bois verdoie à l’extrémité ouest; une
bonne place pour bivouaquer. L’eau s’enfonce à droite et à gauche dans
les encoignures que font des chaînons parallèles, s’abaissant tout
autour du lac; des touffes d’arbrisseaux sortent des éboulis accumulés à
mi-côte; le bas des pentes est dénudé. Ces sommets lointains et couverts
de neige, ces découpures nombreuses, cette végétation relativement
luxuriante, font penser à une copie très-mauvaise, très-incomplète du
lac des Quatre-Cantons.

Un étroit sentier se glisse au bord de l’eau; on le suit pour contourner
le côté nord. Au-dessus de nos têtes, nous apercevons comme deux rayures
creusées dans l’épaisseur des contre-forts, à distance l’une de l’autre,
et parallèlement à la nappe d’eau. Ce sont les traces anciennes d’un
niveau plus élevé de l’Iskander-Koul, qui deviendrait avec le temps le
réservoir d’un volume d’eau de moins en moins considérable. La
conséquence immédiate de cet amoindrissement est la diminution
proportionnelle de la surface de terre irriguée et cultivée dans la
vallée du Zérafchane.

Les oiseaux aquatiques sont rares; j’aperçois une ou deux couvées de
canards qui fuient alignés en coin, une cigogne noire disparaissant dans
les arbres, où gazouillent quelques petits oiseaux; quant aux
inévitables corbeaux, ils croassent dans les airs.

Nous bivouaquons sous un abri de branchages supportant des pièces de
feutre, sur le tapis vert d’un pré où chevaux et ânes se vautrent
gaiement. Les flaques d’eau luisent sous les saules touffus des bocages.
Voilà un recoin paradisiaque, sans compter qu’on a le combustible à
profusion et pas le moindre vent.

La nuit monte; une brise légère nous apporte des nuées de toutes petites
bêtes très-sveltes, admirablement faites, quoique imperceptibles, mais
armées d’un dard aussi long que leur abdomen, et qui nous piquent, nous
harcèlent, et nous obligent à nous placer entre deux feux. Ces
moustiques importuns se jettent sur nos chevaux et les éveillent; ils se
lèvent, s’ébrouent, se roulent, lançant des ruades, donnant les signes
de l’énervement. Notre chien hurle de douleur, nous l’enveloppons dans
une couverture. On jette sur les feux des morceaux de bois, dans
l’espoir que la fumée nous protégera contre l’ennemi. Chacun se cache
sous son manteau et finit par s’endormir, malgré la chaleur
insupportable de cette rôtissoire improvisée. De deux maux on choisit le
moindre.

Le matin, nous nous levons avec le soleil, et comme les glaces de Venise
ne font point partie de notre voyage, chacun dit à son voisin: Qu’ai-je
donc sur le front? sur le nez? près des lèvres? Chaque figure est un
masque excessivement comique: l’un a le nez énorme; un autre, des lèvres
de nègre, ou sur le front des bosses à faire réfléchir un phrénologue;
quant à moi, je ne puis ouvrir qu’un œil, et l’une de mes mains a la
boursouflure informe d’un gant de boxe. Que faire? rire, et c’est ce que
nous faisons tous.

Nous partons pour la passe de Mourat, en suivant le Saratag-Darya qui se
déverse dans le lac d’Alexandre. Notre direction est sud-ouest. Aux
abords du lac, la vallée est assez large pour qu’on y ait établi deux
petits villages. Personne ne les habite en cette saison. Plus loin,
quelques parcelles de terre sont cultivées; on tourne brusquement sur le
nord, et la montée commence à être plus difficile; mais on va à côté des
torrents bordés de saules, de genévriers. Un habitant de Saratag nous
sert de guide: un gaillard solide, marcheur admirable, à la jambe fine
près de la cheville, au mollet rond bien dessiné, quoique un peu
haut,--une jambe de contrebandier aragonais.

Après avoir parcouru les deux tiers du chemin, à 10,000 pieds environ,
l’affluent du Saratag reçoit un autre torrent venant précisément d’un
petit lac situé au pied de la passe de Mourat et coulant au bas du
versant gauche d’un chaînon qui fait coin dans cette haute vallée. Il y
a de l’herbe partout. On chemine assez facilement. Klitch souffre des
yeux, et ne cesse de pousser des soupirs entremêlés d’«Allah!», de
«Mahomet!»

Nous joignons trois ou quatre cavaliers qui s’en vont dans le Hissar
vendre des khalats et des étoffes. Quand ils auront vendu leur
pacotille, ils achèteront des moutons qu’ils revendront à Samarcande.
Klitch reconnaît l’un d’eux, et se lamente. Puis la végétation disparaît
sur les pentes; les derniers genévriers se trouvent au-dessous de nous,
et sont étalés en rosaces sous la pression constante du vent. L’herbe
tapisse le thalweg criblé de trous innombrables de sougours qui se
plaisent dans le voisinage des neiges, où l’homme ne les importune
point.

A environ 400 mètres du lac, Klitch s’arrête, se couche sur une pierre,
gémit, invoque tous les personnages influents de l’Islam; il offre le
spectacle de la prostration la plus complète. Environné de neige, caché
sous son manteau noir, les bras étendus, avec son cheval couleur
isabelle à côté de lui, vu à distance, notre djiguite représente un
infortuné accablé par le destin. Les accessoires du tableau sont le
torrent pavé de larges dalles, les sougours qui crient en nous
regardant, un aigle qui tournoie tranquillement. Les crêtes
environnantes couvertes de neige, colorées par le soleil, forment le
cadre grandiose à un petit homme dont les paupières suppurent.

J’abandonne Klitch et marche derrière le guide qui talonne de son bâton
et se retourne fréquemment, indiquant du doigt la direction que je dois
suivre.

Voici le lac, où sont superposés les glaçons que la neige couvre sur les
bords; l’eau s’échappe à l’extrémité nord. Au dire de notre guide, ce
réservoir de quatre à cinq cents mètres de circonférence contient
toujours de la glace. Il est vrai qu’il est situé à près de quatorze
mille pieds d’altitude. A gauche, c’est-à-dire à l’est, le chemin grimpe
jusqu’au sommet de la passe.

Le soir, par un beau clair de lune, nous rejoignons les âniers qui
attendent près du Saratag-Darya. Cette rivière coule devant nous, et
j’observe que la rapidité de l’eau qui frotte les rives est moitié
moindre que celle de l’eau coulant au milieu. Les genévriers de belle
taille sont nombreux dans cette région. On nous affirme que de l’autre
côté de la passe de Doukdane que nous franchirons demain, il existe une
forêt très-grande dans l’endroit appelé Artcha-Maïdan.

Avant d’apercevoir la passe de Doukdane, on se hisse d’abord au sommet
d’une première plate-forme, où des pâtres gardent des troupeaux de
moutons. Ils appartiennent à un marchand de Pendjekent, une connaissance
de Klitch qui revient du Hissar; chemin faisant, cet Ousbeg a trouvé des
cornes de kik[24] qu’il nous offre.

  [24] Chèvre sauvage (en turc).

Puis on descend rapidement dans une gorge, on dirait qu’on n’en pourra
point sortir. Des montagnes blanches se dressent sur les côtés, en face;
dans le bas, c’est le sentier rocailleux qui monte, disparaît dans la
neige, et, en travers de l’horizon, une pyramide blanche, tronquée au
sommet, jetée au beau milieu de la route, ainsi qu’un obstacle
infranchissable.

La grêle tombe, ensuite la pluie; le vent souffle de l’ouest et nous
glace; les chevaux trébuchent, enfoncent dans la neige jusqu’au
poitrail. A notre gauche, il y a un ravin qu’ils regardent de côté; la
peur du vide les fait se cramponner, et malgré leur éreintement, chaque
fois qu’ils s’abattent, ils se relèvent vite, avec des efforts
désespérés. Ils sentent bien que l’on ne s’arrêterait point sur la pente
à pic qu’ils longent.

A la vérité, la couche épaisse de neige amortirait les chocs durant la
dégringolade; mais il ne serait point facile de remonter.

Klitch marche immédiatement devant moi-même, car je ferme la marche, et
je l’entends lancer des imprécations, se lamenter comme si sa dernière
heure avait sonné. Aussi je ne lui vois point lever la tête, ni admirer
la sauvage magnificence du paysage, et les firngletcher qui sont à notre
gauche l’intéressent fort peu.

Au sommet de la passe, le thermomètre descend à 3 degrés, malgré le
soleil. Le vent hurle, les chevaux lui présentent immédiatement la
croupe, sans être sollicités de la bride; Klitch ne s’arrête point: «Moi
mourir ici, dit-il; si je reste ici, pars, maître, pars.» Le fait est
qu’il faut avoir une fière envie de noter la température, pour
s’arrêter, couvert de sueur, dans un courant d’air aussi colossal. On
descend par la ligne de faîte d’une traînée de rochers partageant la
vallée, comme le ferait un môle; le vent a déblayé le sentier, rejetant
la neige à droite et à gauche. Voilà encore des glaciers. De temps à
autre, une avalanche se précipite. La neige coule comme de l’eau, et
quand un obstacle l’arrête un instant, elle rebondit en cascades
formidables, et des flocons blancs qui pèsent des milliers de
kilogrammes s’écachent avec le bruit de la foudre. Durant deux ou trois
minutes, c’est un roulement de tonnerre continu, entrecoupé de salves
retentissantes, puis un grondement sourd d’orage s’éloignant qui marque
la fin de l’avalanche.

Alors, on entend les cris d’effroi de tous les oiseaux nichés dans les
crevasses, que le fracas arrache à leur torpeur et terrifie. Ils
voltigent effarés, se rassemblent et fuient; les aigles eux-mêmes
s’élèvent à grands coups d’ailes, tandis que les passereaux se
bousculent, se serrent l’un contre l’autre, et leur nuée s’en va d’un
vol inégal, avec les saccades d’un lambeau d’étoffe secoué par le vent
qui l’emporte.

«Ils ont peur», dit Klitch, qui se sent plus à l’aise, maintenant que
son cheval sait où poser le pied. Il y a de quoi.

Les genévriers deviennent moins rares, et l’on traverse comme un bois
durant quelques minutes; c’est la forêt d’Artchamaïdan. Beaucoup
d’arbres sont coupés par le milieu, un grand nombre paraissent avoir été
brûlés, et les troncs creux sont noircis par la fumée.

Je questionne le vieil Abdourrhaïm, qui sait exactement les «causes des
choses», et qui a réponse à tout:

«Pourquoi les artchas[25] sont-ils brûlés à l’intérieur? Est-ce que les
montagnards y mettent le feu?

  [25] Genévriers.

--Non, non, les artchas s’enflamment d’eux-mêmes.

--Oh! oh! Abdourrhaïm, en es-tu sûr?

--Par Allah! chacun sait que dans ce pays, quand l’artcha a atteint
l’âge de mille ans, il flambe sans que personne s’en mêle. Telle est la
volonté d’Allah.»

Il est probable qu’autrefois, cette région du Kohistan était boisée,
mais les pentes ne tarderont pas à être dénudées: on abat chaque jour
les plus beaux arbres, et jamais on ne parviendra à faire comprendre aux
indigènes quel tort ils se font à eux-mêmes en anéantissant toute
végétation propre à régler le débit des eaux.

Avant le coucher du soleil, nous traversons un torrent qui s’appelle
tout naturellement Artchamaïdan-Darya, c’est-à-dire rivière
d’Artchamaïdan. Il roule impétueusement des eaux blanchâtres et troubles
dans un large lit. Un glacier lui donne naissance. Nous voyons
distinctement les moraines en face de nous.

Quelques montagnards accourent à notre rencontre; ils paraissent
misérables, ne possèdent qu’un maigre bétail. Ils nous vendent une
chèvre au prix de deux francs. Notre bivouac est installé près d’un
quartier de roche qui nous garantira cette nuit du vent froid soufflant
des glaciers. Nous avons bon feu, et le paysage nous en semble plus
beau. La lune blanchit les sommets; on entend la houle des arbres, le
bruissement ininterrompu de la rivière. Très-poétique.

A la lueur de la flamme, je panse comme d’habitude les yeux de Klitch,
qui trouve qu’on n’est pas mal à Artchamaïdan. Je lui annonce sa
complète guérison avant huit jours; car il est très-préoccupé de savoir
s’il pourra rentrer à Samarcande sans bandeau. Il ne voudrait point
apparaître à sa femme avec une mine piteuse. Que diraient les amis qui
vont accourir chez lui, dès son retour, en le voyant dans cet état! Je
le rassure par une affirmation catégorique. «Maître, dit-il, quel grand
médecin tu es!» Un grand médecin, en effet.

Par l’Artchamaïdan-Darya, nous descendons jusqu’au Vorou, son affluent,
et nous le remontons. Voici des champs cultivés, des arbres ombrageant
le torrent où des plongeons noirs se baignent. Bonne récolte d’insectes
sur les plantes en fleur.

On se reposera au village de Vorou; toute la troupe est harassée. La
température est plus douce, dans ce vallon bien abrité. Une volée de
pigeons blancs habite la mosquée où nous logeons. Les roucoulements de
ces charmants oiseaux charment d’abord, mais leurs indiscrétions ne
tardent pas à finir par devenir insupportables. A chaque instant, nous
sommes interrompus dans notre travail par la chute de certaines
superfluités que ces bêtes prodiguent. Nous nous réfugions à
l’intérieur.

Le village est à peu près désert. Un brave homme nous procure un mouton
qu’on abat vite. Tant de fatigues valent bien un festin, et la marmite
immense de la mosquée sert à la cuisine d’un palao copieux. Nos
serviteurs et les habitants de Vorou qui nous accompagneront le
lendemain mangent une quantité invraisemblable de viande et de riz.

Les montagnards sont rarement à pareille fête, et Klitch m’affirme, et
Abdourrhaïm dit comme lui, que la perspective de célébrer un mariage en
mangeant du mouton suffit à décider un indigène pauvre à se défaire de
sa fille.

Un de nos chevaux a le dos tellement écorché, qu’il est impossible de
s’en servir; on lui cherche un remplaçant, ce qui n’est point facile.
Sur le soir seulement, on amène une jument. Abdourrhaïm la monte et me
passe son cheval. Ainsi le veulent les convenances. Ici, on laisse les
juments aux femmes; un homme qui se respecte n’en fait point usage.

De Vorou, nous gagnons le faîte d’un chaînon, le dernier qui barre le
chemin avant d’arriver aux extrêmes contre-forts ouest de la chaîne de
montagnes. On louvoie au travers, en descendant dans la direction de
Samarcande.

A quelques kilomètres du village, une population misérable vit sous des
abris de branchages. Des vaches, des chèvres en petit nombre, composent
toute leur fortune. Ils viennent tendre la main et demandent une aumône.
L’un d’eux, très-chétif, supplie qu’on lui donne du thé. Il souffre
d’une maladie de la glotte.

On monte, les genévriers disparaissent peu à peu. Le sommet de la passe
est libre de neige, arrondi en tertre, couvert de mauvaises herbes.

Derrière nous se déroule le profil dentelé de la chaîne du Hissar, avec
des pointes inégales, quelquefois tronquées, rognées horizontalement à
l’extrémité et figurant alors, sous la neige, des tables cachées par une
nappe blanche trop longue dont les pans se perdent dans les gorges. A
notre droite, nous reconnaissons la passe de Doukdane marquée par cette
teinte sombre des profonds abaissements du sol. En se retournant, on
sent un grand vide au delà des soulèvements de plus en plus faibles du
terrain; cette brume grise dérobe à nos yeux un horizon lointain; qu’une
rafale de vent déchire le voile de vapeur ou l’emporte, et la plaine du
Zérafchane nous apparaîtra.

L’ennui naquit, dit-on, de l’uniformité, et nous sommes aises de quitter
le Kohistan et de revoir la steppe unie. La passe de Vorou peut avoir
11,000 à 12,000 pieds d’altitude. Nous allons dorénavant beaucoup plus
descendre que monter.

Le sentier paraît un fil se déroulant capricieusement sur les flancs des
contre-forts; cependant il est large, comparé à ceux du Yagnaou. Les
gorges sont aussi moins étroites.

Il est midi, il fait chaud; voilà un rocher sur le chemin s’élargissant
en plate-forme. La place est belle pour déjeuner. Il y a trace d’un
foyer; nous essayons vainement d’allumer du feu. La provision
d’allumettes est sur les ânes; celles que nous avons ne valent rien, et
notre amadou a été mouillé. Pas moyen de faire bouillir du thé. Fort
heureusement, voici en dessus de nous, en face, des pâtres accroupis au
milieu de chèvres à très-longs poils. On les hèle; un de nos guides s’en
mêle, leur demande du feu. Ils hésitent un instant, paraissent tenir
conseil, puis descendent vers nous, mais sans hâte. Leurs chiens les
suivent sur les talons.

Ils arrivent, saluent, et tout de suite, sans plus de discours, l’un
d’eux s’agenouille, tire du sachet suspendu à son côté la moelle séchée
d’ombellifères tenant lieu d’amadou; il choisit parmi les charbons qui
gisent devant lui celui qui paraît le plus facilement inflammable. Il
bat le briquet, allume sa moelle, la pose sur le charbon, dans la main,
et souffle. La braise est incandescente, il la couvre de brindilles
assemblées par son compagnon, et, toujours soufflant, il prépare un
excellent feu en quelques minutes. Klitch leur offre une tasse de thé,
mais pas de sucre.

«Donne-leur un peu de sucre, dis-je.

--Il ne faut pas, répondit Klitch, qui vient de quitter l’endroit où il
gémissait à l’ombre, près de notre chien.

--Et pourquoi donc? Sans eux tu n’aurais pas eu du feu, et tu
n’étancherais pas ta soif.

--Il ne faut pas. Regarde le guide; il a trop mangé hier, et aujourd’hui
il ne peut plus marcher. Vois-tu, il ne faut pas trop bien traiter les
croyants. Juge d’après le guide.»

Le fait est que depuis Vorou, le montreur de chemin qui nous accompagne
s’arrête fréquemment et ne rencontre pas un torrent sans s’étendre à
plat ventre et boire gloutonnement; il paraît accablé et mange d’une
dent dédaigneuse. Il est probable qu’il souffre d’une indigestion de
palao; la veille, il a été invité à l’écuelle de Klitch, et l’occasion
étant très-belle, il en a profité.

Et Klitch, qui aime à morigéner les autres, lui fait des reproches, et
il ajoute d’un ton sentencieux:

«Garde-toi de bien traiter les croyants, maître, ne leur donne point
trop à manger; car ils ne voudraient plus travailler. Une fois leur
estomac rempli, ils veulent rester en place et ne pas bouger non plus
qu’un sac plein jusqu’aux bords. Ils sont comme les tazis[26] et les
chevaux turcomans, qui ne peuvent courir quand ils ont trop mangé.»

  [26] Lévriers.

Nous arrivons ensuite dans une gorge où des huttes de branchages d’une
forme conique sont éparses au milieu des genévriers. Cela s’appelle
Mazarif.

Autrefois, les habitants de ce village n’étaient pas réduits à la
profonde misère où ils croupissent maintenant. Ils se faisaient un joli
revenu en abattant les artchas qu’ils transportaient équarris dans les
bazars voisins. Mais depuis deux ans, l’administration russe, voulant
arrêter les progrès du déboisement, a défendu la vente du bois vert.
L’intention qui a dicté cette mesure est bonne à première vue, mais le
but n’a pas été atteint. Cependant les indigènes se conforment
exactement à l’ordre qui a été donné et ne débitent que du bois mort.
Ils usent de la supercherie suivante: ils allument des feux au-dessous
des arbres qui se vendront en solives et à l’intérieur de ceux qui ne
peuvent servir que de bois de chauffage. Il va sans dire que le bois
cesse d’être vert. Ils les abattent, en chargent des ânes et vont
tranquillement l’offrir aux clients, sans crainte d’être inquiétés par
les agents du gouverneur.

A Mazarif, beaucoup de genévriers sont noircis par la flamme. Comme à
Artchamaïdan, je questionne les anciens du village, et ils me répondent
sans broncher «que le bois brûle sans qu’on y mette le feu».

«A quelle époque?

--En été, quand il est sec.»

Or, l’été est la saison où ils pratiquent leur petite industrie dans
cette région boisée. En hiver, ils descendent s’enterrer dans leurs
masures, au fond de la vallée.

Le chemin est désormais plus facile, la pente est presque douce. «Encore
cette montée devant nous, dit Abdourrhaïm, et nous apercevrons les
abricotiers de Chink. Il y en a beaucoup dans ce village, et ils portent
d’excellents fruits.

--Tu connais donc Chink?

--Ha ha...»

Mais des cris retentissent derrière nous. Un homme penché sur un sentier
parallèle à la route que nous suivons appelle du bras, puis faisant de
ses mains un porte-voix:

«Un âne est tombé!»

Le vieux djiguite lâche une bordée d’imprécations et lance son cheval au
galop. Pourvu que ce ne soit point l’âne qui porte le coffre contenant
nos notes et les collections de plantes et d’insectes.

Me voici sur le théâtre de l’accident. Dans une petite gorge, à une
quinzaine de mètres au-dessous de nous, trois montagnards, y compris
Djoura-Bey, soutiennent l’âne que des broussailles ont arrêté dans sa
chute. Deux hommes sont dans le haut qui tirent une corde passée au cou
du pauvre animal. Il laisse pendre ses longues oreilles et garde
l’immobilité d’un cadavre. Sous prétexte de le haler, on l’étrangle tout
simplement. Le meurtre serait déjà consommé, si les exécuteurs avaient
trouvé un point d’appui convenable sur le sentier. Je fais détacher la
corde, et le pauvre animal respire, s’agite; on l’attache par le milieu
du corps, puis on le hisse lentement. Arrivé sur la terre à peu près
ferme, bien que sanglant, il se dresse vivement sur ses pieds, agite la
queue, secoue les oreilles et donne encore d’autres marques de
contentement. On lui ajuste son bât, et nous sommes bientôt au milieu
des vergers de Chink.

Ce village est situé dans une vallée bien abritée et chaude, où les
tertres de terre cultivée sont nombreux. Nous sommes descendus à 4,500
pieds.

La population est de langue tadjique, en général d’une belle venue.
Quelques individus ont une taille élevée, et tous ceux que nous voyons
ont une mine respirant la santé. Il est vrai que nous avons eu affaire
avec les plus riches d’entre les habitants.

A la sortie de Chink, d’où nous nous éloignons d’un bon pas par un
chemin, pour la première fois, sans pierres et plat, la vallée a
l’aspect de la steppe.

Nous revoyons le iantag et l’armoise. Puis nous faisons un coude dans la
direction de Magiane, et les mamelons de terre s’arrondissent, séparés
par de petits vallons où les laboureurs sont occupés à recueillir de
riches moissons. Cela rappelle certaines campagnes du sud de l’Italie et
de l’Espagne. Des bœufs attachés quatre par quatre battent le blé en
tournant lentement; un homme les suit qui les excite nonchalamment du
geste. En Castille, les mules battent sur l’aire en plein vent, et les
paysans les fouettent en criant afin d’en avoir plus tôt fini. Ici, il
importe peu que la besogne se fasse vite, chacun a du temps à revendre,
personne ne se doute que «le temps est de l’argent».

On dépasse Magiane et sa grande forteresse abandonnée, dont les murs
crénelés, vus d’en bas, avaient un air terrible. Nous bivouaquons dans
un jardin, près d’un réservoir d’eau, côte à côte avec la famille de
l’aksakal de Magiane, sous un magnifique orme (sada karagatch), arrondi
comme une tête en vadrouille, formant toit au-dessus de nous.

En été, l’aksakal vit à l’air en cette place. Il est riche, paraît-il.
Deux de ses neveux grelottent de la fièvre; ils nous demandent un
médicament, «un peu de poudre blanche».

C’est la première fois que nous voyons un fiévreux depuis Pendjekent: un
signe que l’on sort des montagnes, où l’on est pauvre généralement, mais
où l’air est pur.

Jusqu’à Farab, nous sommes dans les champs cultivés. De tous côtés, on
aperçoit des moissonneurs à peine vêtus. La chaleur est accablante.
Décidément, la plaine est à côté.

Le lendemain, 14 juillet, nous allons coucher à Ourgout, où finit cette
seconde partie du voyage. Le 15, nous sommes à Samarcande.




V

LA VALLÉE DU TCHOTKAL.

Retour à Tachkent.--Un compatriote.--La moisson défendue contre les
oiseaux.--Un «bouchon».--Khodjakent, un anachorète.--Une femme changée
en pierre.--Charité chrétienne.--Au Karakiz: chasse à la chèvre sauvage;
désolation.--Avantages de la lecture.--Comment on passe une
rivière.--Réjouissances à propos de la rupture du jeûne: les œufs de
Pâques, coutumes européennes à Pskême.--Iran contre Touran.--Le
feu.--Kara-Kirghiz.--Le Clos-Vougeot du koumis.--Politesse kirghiz.--Le
moulin des puces.--Scènes d’aoul.--Vie d’un Kirghiz.--Un artiste.


Notre hôte, le général Karalkoff, nous engage vivement à gagner Tachkent
et à remonter le Tchirtchik, un affluent du Syr qu’on appelle Tchotkal,
aux approches de sa source.

Le général a visité autrefois la partie sud-ouest de cette vallée. Il
est certain qu’à la tête de l’Anaoulgane nous trouverons des glaciers,
quelques-uns de nos arbres fruitiers à l’état sauvage dans les gorges
adjacentes, et, si nous arrivons à temps, nous pourrons augmenter nos
collections de plantes et d’insectes d’échantillons nouveaux. Sans
compter que durant la route, la population mêlée de ces montagnes
fournira matière à des observations ethnographiques intéressantes. Il
serait bon, selon lui, de descendre par le Ferghanah dans les environs
de Kachan, où, d’après le dire des indigènes, existeraient des forêts de
pins. En somme, le Tchotkal n’a pas été exploré non plus que cette
fraction extrême du Tian-Chan qui marque la frontière nord de l’ancien
khanat de Ferghanah.

Malgré notre peu de ressources, malgré la longue route qu’il nous
restera à parcourir de Tachkent à la Caspienne, où nous voulons aboutir
par le Bokhara et le Chiva, nous décidons de suivre les conseils du
général Karalkoff. Nous ne pouvions, du reste, être renseignés par une
personne plus compétente en la matière.

Deux jours après notre arrivée à Samarcande, Abdourrhaïm retourne à
Pendjekent, Klitch rentre auprès des siens; quant à Djoura-Bey, il veut
rester avec nous et visiter Tachkent.

Il passe son temps à flâner dans la ville et à soigner ses ânes, qui ont
donné la preuve de la solidité de leurs jambes dans le Kohistan, et qui
nous serviront encore dans le Tchirtchik.

Une après-midi que nous étions occupés à mettre de l’ordre dans nos
collections, un grand gaillard se présente, salue et dit simplement: «Me
voilà.» C’est un garçon que nous avons rencontré à Ourmitane et prié de
venir nous rejoindre à Samarcande, dès qu’il apprendrait notre retour.
Il sait faire la cuisine, comprend le russe, ayant été élevé par un
interprète à Pendjekent; il parle, en outre, les dialectes turcs et
persans, son père étant un Ousbeg qui a dû se réfugier en pays tadjique.
Nous le prenons à notre service. C’est lui qui conduira sur une araba
nos bagages jusqu’à Tachkent; Djoura-Bey fera route en sa compagnie avec
ses ânes. Rachmed, tel est le nom de notre nouveau serviteur, pense
faire en huit jours les 280 verstes qu’on compte depuis Samarcande.

Nous nous servirons des chevaux des stations postales échelonnées du
Zérafchane au Syr-Darya par les soins de l’administration russe.

A Tachkent, nous trouvons un compatriote, M. H..., un officier
d’artillerie, qui est venu visiter le Turkestan russe. Il arrive du
Kouldja et du Sémiretché, où il a passé une partie de son congé. Il ira
à Samarcande et retournera promptement en France, car il dispose de fort
peu de temps. Nous lui devons plus d’une bonne soirée. Nous étions bien
aises d’entendre parler «du pays» par quelqu’un qui l’avait quitté
depuis peu. L’amour de la patrie, le chauvinisme, comme on dit, qui perd
de sa force lorsqu’on ne dépasse point la frontière, reparaît avec une
certaine vivacité dès qu’on habite les pays étrangers. Ce n’est pas
impunément que l’on reçoit une éducation nationale, qu’on respire l’air
des bords de la Seine.

Nos préparatifs sont terminés, nos collections expédiées à Paris, nous
avons pris le repos nécessaire, un guide a été engagé, tout est prêt
pour le départ. Malheureusement, un accès de fièvre très-fort me retient
au lit pendant quatre jours. Aussitôt que je puis me lever, nous
partons. Car je suis persuadé que, grâce à l’air pur de la montagne, je
reprendrai des forces et verrai mon pouls redevenir régulier, et les
frissons cesser incontinent.

Le 16 août, après avoir serré une dernière fois la main au lieutenant
H..., nous enfourchons nos bêtes et quittons Tachkent, par une route
poussiéreuse.

A la sortie de la ville, sur les deux rives du Salar, un bras du
Tchirtchik que nous longeons, on aperçoit la population qui se livre aux
travaux de la moisson par une chaleur humide et accablante. On bat le
blé avec des bœufs. Le coton s’ouvre et commence à montrer sa ouate, le
millet est en butte aux attaques de passereaux innombrables. Sur des
piédestaux de terre hauts de trois ou quatre mètres, émergeant au-dessus
des épis, sont perchés des vieillards, des enfants, des femmes. Leur
unique occupation est de pousser des cris, battre des mains, lancer les
mottes amassées à portée du bras, afin de mettre en fuite la nuée des
oisillons voraces. On les voit voleter, s’abattre, becqueter
précipitamment, puis se sauver dans les champs voisins, d’où on les
chassera bientôt.

La plupart des villages que la route traverse sont habités par des
Tadjiques et des Kirghiz. Ces derniers occuperaient le pays depuis une
époque relativement peu éloignée et seraient moins riches. Leurs yourtes
sont nombreuses dans les prairies que le Salar arrose.

A Niazbek, nous faisons halte dans un caravansérail appartenant à un
Kirghiz très-affable. Il a dans sa cour une yourte dressée qu’il met à
notre disposition. Il est maître d’un bétail nombreux et de plusieurs
femmes. Le soir, elles reviennent portant sur la hanche les outres
pleines de lait. A la tombée de la nuit, voici que l’une des jeunes
épouses chante: la mélodie qu’elle module d’une voix pure est charmante,
et à l’écouter telle qu’elle nous arrive sur l’aile de la brise du soir,
j’oublie la fièvre qui me fait grelotter sous ma peau de mouton.

Les rizières des environs sont inondées et ont l’aspect de marécages.

A mi-route de Khodjakent, on rencontre «un bouchon pour se rafraîchir»,
comme disent nos paysans. Sous un orme touffu, une natte d’osier
couvrant le sol battu; un tas de melons; des charbons sous la cendre;
deux ou trois koumganes en cuivre pour le thé; un ruisselet d’eau
courante où l’on puise; un tchilim; telle est l’auberge. Les cavaliers
qui passent ne manquent pas de faire une pause, et après avoir salué ils
demandent le tchilim, tirent deux ou trois bouffées, laissent tomber un
adieu du haut de leur selle, puis s’en vont. La chaleur oblige souvent
les voyageurs à mettre pied à terre. Ils mangent alors un des excellents
melons du pays, boivent une tasse de thé, font la sieste, fument,
bavardent et poursuivent leur route. L’hôtelier se recouche à l’ombre
jusqu’à ce qu’un client nouveau le réveille en l’appelant, comme
nous-mêmes venons de le faire.

[Illustration: PORTE DU PALAIS DU KHAN, A KOKAN (FERGHANAH).]

La vallée se resserre, des bouquets d’arbres verts s’étagent devant nous
sur les hauteurs, le paysage a une vive ressemblance avec celui des
environs de Pendjekent et d’Ourgout; car, ici comme là-bas, c’est
l’entrée des montagnes.

Khodjakent, qui nous rappelle la Suisse, est bâti en amphithéâtre sur la
rive gauche. Un pont y mène, pittoresquement arc-bouté par le milieu sur
un roc que le Tchirtchik heurte en écumant, puis dépasse avec un
redoublement d’impétuosité.

Une pointe du roc perce le tablier du pont. Dans la pierre, une niche
profonde a été ménagée; elle est occupée par un mendiant, qui nous tend
la main sans se déranger. Agenouillé à côté d’une cruche ébréchée,
devant une écuelle de bois lui servant de sébile, avec son crâne dénudé,
sa longue barbe, ses haillons d’une malpropreté dénotant le mépris des
biens matériels, il a tout l’air d’un de ces anachorètes qu’on ne voit
plus maintenant que dans les tableaux des musées et qui, autrefois,
fuyaient les villes, vivant d’aumônes au bord d’un chemin, par amour du
Très-Haut.

Durant la saison des chaleurs étouffantes, les Russes habitant Tachkent,
qui peuvent quitter leurs postes, ont coutume de venir passer quelques
jours à Khodjakent. Ils goûtent le frais, respirent l’air pur chassant
la fièvre, près des fontaines qui sourdent entre les racines de platanes
gigantesques. Un de ces géants, que la foudre, les siècles, les hommes
ont cassé par morceaux, n’a plus que le tronc, mais un formidable tronc,
semblable à un reste de tour lézardée. Il est creux à l’intérieur, où
les indigènes se réunissent comme dans une salle et festoient les jours
de fête. Son diamètre est de neuf mètres environ; on marche
quarante-huit pas autour de sa base étayée par des racines aussi grosses
que des piliers.

A quelques verstes de Khodjakent, les Russes ont un hôpital pour les
malades dans le village de Tchimiane, un sanitarium tel que les Anglais
en ont dans les Indes, sur les hauts plateaux. Les employés
d’administration, les soldats convalescents et débilités par les fièvres
y séjournent jusqu’au rétablissement de leur santé.

En marchant droit sur le nord, on arrive à Koumsane, un village aux
champs bien cultivés sur les pentes des montagnes. Les Tadjiks y
dominent par le nombre. Après avoir tourné vers l’est, jeté un coup
d’œil sur le beau site que font les villages étagés derrière nous, nous
nous enfonçons par une passe facile dans la vallée de Pskême. Nous
voyons des cultures de melons, des vignes, etc. Le village de Sidjak est
agréablement situé sur un torrent; celui de Bogoustane est riche, il
domine Nanaï qui s’allonge dans le bas, sur la rive droite du Pskême.
Toute cette contrée est relativement boisée. De même que dans le
Kohistan, nous constatons ici que l’on brûle les arbres sur pied. Les
habitants que nous questionnons prétendent également que les arbres
s’enflamment d’eux-mêmes. Ils commencent par couper les branches, puis
ils attaquent le tronc, qui disparaît écaille par écaille.

D’après les indigènes de Nanaï, il y aurait quarante jours de forte
gelée pendant l’hiver. La neige couvre le sol pendant plus de quatre
mois. Les communications alors interrompues avec le haut de la vallée
n’existent plus qu’avec Khodjakent et Tachkent. Depuis quelques années,
les pluies seraient plus copieuses. La terre n’atteint pas un prix trop
élevé, le batman coûte de 12 à 18 francs; une vache se paye de 30 à 135
francs; un mouton, de 18 à 24 francs; un âne, de 24 à 42 francs.

Ce sont surtout les Kirghiz qui font le commerce du bétail. Dans la
bonne saison, ils descendent avec leurs troupeaux qui broutent chemin
faisant. Ils les conduisent à Tachkent, où ils s’en défont rapidement et
à un prix assez élevé. Attendu qu’ils n’attachent aucune valeur au temps
passé à se rendre au bazar éloigné où ils font, du reste, d’autres
achats, quand les Tadjiks sédentaires de Nanaï les arrêtent, demandant à
acheter quelques têtes de bétail, ils ne se donnent pas même la peine de
répondre et continuent leur chemin. Il arrive alors que les gens de
Nanaï sont obligés fréquemment d’aller acheter à Tachkent les bêtes qui
leur sont indispensables.

C’est sans doute pour cette raison que nous avons mille peines à nous
procurer un âne dans ce village. Lorsque nos hommes s’en furent en quête
de l’aliboron, ils éprouvèrent un refus de la part de tous ceux à qui
ils s’adressèrent. On leur répondit qu’il n’y avait point de bétail à
Nanaï, que les ânes étaient partis, qu’on n’en trouverait point, même en
en payant dix fois la valeur. Il fallut menacer, et, les menaces n’y
faisant rien, chercher dans les étables, prendre de force l’animal, sauf
à le payer au-dessus de sa valeur réelle.

Le village de Nanaï compte cent quatre-vingt-huit familles: trente-deux
sont kirghiz et vivent sous la yourte; les deux plus riches ont seules
des saklis, qu’elles n’habitent point du reste, mais où elles entassent
leur fourrage, tandis que leur tente est plantée entre les quatre murs
de la cour. A Bogoustane, on récolterait un peu de raisin qui ne mûrit
jamais bien, faute d’une chaleur suffisante.

Nous allons dans la direction du nord-nord-est, tantôt au frais, à
l’ombre des bouquets d’arbres traversés par l’eau limpide des sources,
tantôt au soleil brûlant, quand il y a des coins de plaine dans la
vallée, ou bien que les rochers sont dénudés. On chevauche gaiement, car
la route est facile.

Un vieux brave homme borgne nous sert de guide jusqu’au village de
Pskême. Il nous fait passer sur la rive droite de la rivière. Le sentier
la suit presque exactement, mais il s’enfonce à angle aigu dans les
vallées nombreuses que descendent les torrents, et la longueur de la
route en est d’autant plus considérable.

A deux heures environ de Nanaï, notre borgne étend la main vers un amas
de pierres, visible au-dessus des sentiers:

«La sainte femme de pierre, dit-il.

--La sainte femme de pierre!

--Oui, et voilà en face le grand miroir dans lequel elle se regarde. Ne
le vois-tu pas, au sommet de la montagne, à ta droite, là-haut?»

Nous levons la tête, et remarquons une plaque de schiste bien lisse, et
qui doit briller en effet, à l’instar d’une glace, lorsque, mouillée de
l’eau des pluies, elle réfléchit la lumière du soleil.

«Sais-tu à quel propos cette femme a été changée en pierre et pour
quelle raison elle se mire?

--J’ignore pour quelle raison elle se mire, mais chacun sait que, dans
le temps passé, il y a très-longtemps, Tachkent était peuplé
exclusivement de Juifs. Or, cette femme qui était une croyante vivait
parmi eux, et ils ne lui témoignaient point de respect, ils
l’accablaient d’injures, la maltraitaient. Elle pénétra dans ces
montagnes, erra de longs mois; puis, lasse d’aller, elle s’arrêta à
cette place. Une existence vagabonde, loin des siens, lui était devenue
insupportable; elle voulut en finir et pria Allah, le seul vrai, de
l’immobiliser dans ce recoin tranquille, et tout de suite elle fut
changée en pierre.»

La soirée est avancée, et l’âne qui porte le conteur est harassé de
fatigue. Il voudrait bien l’échanger contre un autre plus frais. Voilà
quelques masures avec des étables contiguës. Il appelle, un homme sort.

«Prête-moi un âne jusqu’à Pskême, le mien est fatigué, je te le
laisserai et le reprendrai à mon retour. Par Allah, je ne puis plus
suivre les toura qui sont à cheval. Quant à marcher, j’en suis
incapable, étant trop vieux.

--Je n’ai point d’ânes, ils sont tous partis. Je regrette bien de ne
pouvoir aider un croyant.»

Durant la conversation, Rachmed s’est approché à la dérobée de l’écurie:
il a regardé par une lézarde, s’est assuré que le borgne traite avec un
menteur, et s’approchant de la porte, il l’ouvre en présence du
propriétaire, fait claquer sa langue, et, immédiatement, quatre beaux
ânes, s’imaginant qu’on va les conduire à la pâture, sortent, et,
plantés sur leurs quatre pattes, regardent, s’étirent.

Le menteur est confondu, il est accablé d’injures par toute la troupe,
et comme il craint que des injures on ne passe aux coups de fouet, il
laisse prendre le meilleur des quatre par le vieux, qui rit dans sa
barbe, et le remercie ironiquement. Ce qui prouve que tous les musulmans
ne pratiquent pas la charité chrétienne.

Décidément, Pskême est plus éloigné que nous ne pensions; la nuit est
noire, et nous chevauchons encore à l’aventure, souvent au bord de
l’abîme qu’on devine. Les chevaux qui le flairent s’en éloignent, et
vont en posant le pied avec précaution. Voici une lumière qui brille à
gauche. Serions-nous arrivés? Nous poussons des cris d’appel, on répond,
mais personne ne bouge. Nous approchons; des chèvres, des chevaux, qui
barrent le chemin, endormis sur le sol, se lèvent et caracolent dans
l’obscurité comme des animaux apocalyptiques.

Près du feu qui nous attire, un jeune Kirghiz est assis tranquillement,
les jambes croisées; il regarde ébahi ces gens qui l’entourent
subitement. Il se lève, car il n’est point trop rassuré. Notre première
parole est pour lui demander à manger.

Il nous conduit à son aoul qui est proche; ses frères sortent de leurs
yourtes, allument vite un feu et nous offrent une bonne écuellée de lait
aigre, y joignant du pain cuit sur les charbons. L’écuelle est vidée
rapidement, et l’on repart derrière un des Kirghiz qui a enfourché un
cheval et nous montre le chemin. On se guide avec l’oreille, d’après le
bruit du trottinement devant soi.

Nous entrons dans Pskême au milieu de la nuit, et bivouaquons dans la
cour du chef, à l’extrémité du village.

La matinée du lendemain est employée à préparer les provisions
indispensables à notre excursion aux sources de l’Anaoulgane. Les sacs
sont bourrés de riz, de pain, d’orge; un mouton entier est transformé en
iahni.

Le guide pris à Pskême nous annonce que nous irons dormir à
Oustara-Sang. Notre direction est nord-nord-est, la route agréable; il y
a des arbres, des champs cultivés. Les ânes suivent presque les chevaux.

Voici deux hommes venant à nous d’un bon pas, malgré le poids qui courbe
leur dos. Chacun porte, en travers des épaules, un long fusil à mèche
terminé par la fourche pour viser. Ils s’appuient sur un bâton. Ils sont
déguenillés, trapus, maigres, robustes. Ils s’assoient sur le revers du
sentier sans quitter leurs charges, afin de nous laisser passage.

«Qu’emportez-vous là?

--Un ahou que nous avons tué.

--Où?

--Dans le Kara-Kiz.

--Depuis combien de temps êtes-vous partis?

--Depuis cinq jours.»

Ils ont dépecé l’ahou (chèvre sauvage), ils ont séparé la tête du tronc,
et l’ont jetée à cause de son poids; les cornes étaient très-longues,
«aussi longues que le bras». Ils ont enveloppé la viande dans la peau
qui est d’un poil roux, taillé des lanières et ficelé leur butin.
L’animal a les jambes fortes, assez courtes, le sabot large. Autant que
j’en puis juger, il atteignait la taille d’une petite vache.

Nous faisons aux chasseurs de belles promesses pour les décider à venir
nous joindre une fois qu’ils auront déposé leur gibier à Pskême. Nous
les engageons à chercher la tête qu’ils ont abandonnée; s’ils nous la
remettent, ils seront payés, et dans le cas où ils nous accompagneraient
et parviendraient à tirer encore un ahou, ils peuvent être sûrs de
recevoir une grande récompense.

«Volontiers, dit l’un d’eux; demain nous serons près de vous, mais il
nous faut d’abord réparer nos chaussures usées par les courses sur les
cailloux; par Allah! vous pouvez compter sur nous.» Ils nous quittent
après avoir pris cet engagement. Le soir, nous dormons à la belle étoile
sur un plateau herbeux bordé d’arbustes.

De l’autre côté de la vallée, par-dessus Pskême, on voit briller dans
l’obscurité les feux des nomades: ils ne tardent pas à disparaître.

Nos hommes sont décidés à ne pas laisser éteindre les nôtres: les
chevaux, tournés vers l’ombre, regardent fixement dans la même
direction, les oreilles droites, ainsi qu’ils font lorsqu’ils flairent
un fauve. Or, il y a des tigres dans cette région.

Un vieux guide nous recommande de tenir les armes prêtes, il conseille
de rassembler les bêtes et de les entraver. Lui et ses compagnons
s’accroupissent près du feu, côte à côte; de temps à autre, ils jettent
une poignée de broussailles, et la flamme s’élance avec une pluie
d’étincelles. La lumière, qui leur donne du courage, effraye les animaux
sauvages. La nuit s’écoule sans alerte; au réveil, on regarde du côté de
Pskême, dans l’attente des chasseurs rencontrés la veille. Réflexions
faites, il est très-probable qu’ils manqueront à leur parole: ils ont
des vivres pour quinze jours, et nul intérêt immédiat ne les pousse à
supporter de nouvelles fatigues.

La matinée est splendide, et cela met tout le monde en gaieté, même les
insectes, qui voltigent, s’enfoncent gloutonnement dans les guimauves et
se font prendre au beau milieu du festin. La roche Tarpéienne est près
du Capitole. Je m’en aperçois moi-même, car je tombe plus d’une fois sur
l’herbe glissante, au moment où j’étends la main vers un des dîneurs.
Décidément, il faut abandonner les bottes et revenir aux bas de cuir que
nous chaussions dans le Kohistan.

Une fois le Kara-Kiz franchi, il n’y a plus la moindre trace de sentier,
et par une chaleur écrasante dans cette étroite vallée, nous avançons
avec des peines inouïes, tantôt sur l’herbe lisse sans point d’appui,
tantôt sur les éboulis où l’on s’abat à chaque instant. Rachmed et son
cheval roulent durant une dizaine de mètres, sans autre inconvénient que
quelques meurtrissures.

Aussi le chemin ou plutôt l’absence du chemin de Kara-Kiz lui servira
dorénavant de point de comparaison, et souvent il dira:

«Maître, cela vaut mieux que le Kara-Kiz.» Ou bien: «C’est comme au
Kara-Kiz.»

Le Kara-Kiz que nous longeons vient du nord, à travers un désert
pierreux. En haut des roches, des perdrix nous narguent de leurs cris
d’appel. Nous quittons les bords de la rivière et faisons un coude droit
vers l’est dans une gorge sauvage. Nous bivouaquons sur des plaques de
pierre colossales tombées à plat et unies comme des tables. On pourra
s’y étendre à l’aise pour dormir. A notre gauche coule un torrent qu’on
appelle Kizil-Kouich en langue turque. Bien que nous interrogions un
Tadjik, ses dénominations géographiques ne sont pas en dialecte persan.
Cette région n’est guère fréquentée que par les nomades kara-kirghiz, et
il en a appris le nom à leur contact. Le nom du premier campement
n’était pas turc.

Remarquons que le Kirghiz, ayant le sens topographique et l’œil de
l’artiste, désigne volontiers les différents aspects du pays par des
noms indiquant la forme ou la couleur. Là où le Tadjik juge à propos de
conter une légende, le Kirghiz dit: «Montagnes noire, blanche, en forme
de coupole, etc.»

Mais le soleil va se coucher, la température baisse subitement, il sera
bon d’amasser du combustible. Personne d’entre nous qui ne soit accablé
de fatigue et n’ait déjà apprêté son gîte pour la nuit. Vite qu’on fasse
cuire le souper; on tombe de sommeil.

Mais un des montagnards m’appelle, et faisant un geste de la tête: Ahou,
dit-il. Et en effet, sur les crêtes d’en face, à environ deux cents
mètres au-dessus de nous, quatre belles chèvres sauvages regardent. Le
soleil les éclaire par en bas, et elles semblent colossales. Je prends
vite mon fusil, saute à cheval avec un montagnard en croupe qui me
montrera le chemin. Nous traversons le torrent, laissons le cheval en
liberté, et partons d’un bon pas en examinant le terrain. De nombreuses
traces sont apparentes, et les ahous ont tracé un sentier qui descend à
la rivière. Elles le suivent lorsqu’elles viennent boire matin et soir.
Plus haut, une vasque bien abritée du soleil leur a servi évidemment de
buen-retiro pendant la chaleur de l’après-midi. Les corps pelotonnés
pour le sommeil, à la longue, ont creusé des «cuvettes». Le gibier est
toujours en vue; j’emboîte exactement le pas au montagnard qui marche
avec précaution. Encore quelques mètres d’ascension, et je pourrai
coucher en joue les belles chèvres.

Quel joli coup de fusil! Jamais l’occasion ne s’est présentée aussi
belle! Telles sont mes réflexions. Mais l’arbuste que mon compagnon
tenait en se hissant, casse. Il tombe sur moi, je tombe, et nous voilà
tous deux glissant à plat ventre sur les pierres qui roulent avec bruit;
nous nous accrochons à une saillie, recommençons la montée, mais sans
espoir aucun de réussite: notre chute aura certainement donné l’éveil
aux ahous, bien qu’ils ne nous aient point vus.

Arrivés près du sommet, nous nous dissimulons derrière un rocher et
tendons le cou: les chèvres ont disparu; pas un animal, pas un oiseau
n’est visible; il n’y a que les montagnes nues qui vont s’affaissant par
degrés vers le soleil couchant; elles forment un cirque avec une gorge
sombre dans le bas. C’est une solitude parfaite, telle qu’on la rêve
dans un cauchemar, quand on s’agite avec la sensation d’un isolement
complet d’où il serait impossible de sortir.

Il fait nuit quand nous rentrons au bivouac, plus harassés, plus affamés
que jamais. La pierre nous paraîtra le sommier le plus élastique.

A Kizil-Kouich, le baromètre marquait 5,300 pieds. C’est à pied que nous
poursuivons notre route le lendemain, par un défilé très-étroit, avec
des rochers à droite et à gauche, et des blocs obstruant le sentier.

Notre bivouac est déjà hors de vue, quand Rachmed, à qui j’ai recommandé
de chercher des reptiles, et qui marche à côté de moi, me montre une
vipère dormant en cercle. Sans hésiter, il la saisit par le cou; elle se
tord, montre les crocs. De la main qu’il a libre il tire de sa poche la
petite gourde contenant le tabac en poudre dont il a coutume de remplir
sa bouche, et en verse une pincée dans la gorge de la vipère. Elle
tressaille, puis devient roide, car la nicotine l’a rapidement
empoisonnée. Aux crocs pointus, aux maxillaires puissantes, nous
reconnaissons une variété fort dangereuse. Je fais observer au brave
Rachmed qu’il a commis une imprudence, qu’il risquait d’être mordu,
qu’il doit s’abstenir dorénavant de prendre ces animaux avec ses doigts.
Mais Rachmed s’étonne de ma remarque.

«Qu’ai-je à craindre? fait-il, tu lis dans les livres, tu connais des
remèdes à tout, et tu me guériras tout de suite, parce que je suis un
bon serviteur; avec toi, je n’ai rien à craindre. Tu lis dans les
livres!»

Voilà un argument en faveur de l’instruction obligatoire.

Tirant les chevaux, poussant les ânes, suant, trébuchant, après avoir
trouvé de la neige à 6,000 pieds, nous atteignons enfin un bel alpage à
7,150 pieds. Le versant qui regarde le midi est tapissé d’herbe, mais il
reste encore de la neige dans le creux des ondulations abrité du soleil.
Cette région est beaucoup plus froide que le Kohistan, où deux mois plus
tôt, à la même altitude, la neige avait disparu complétement.

Cette place convient à une halte. Tandis qu’on allume le feu, on cherche
de l’eau pour le thé. On n’en voit nulle part, on en trouvera au bas des
thalwegs ou bien dans le lit tracé par le cours des ruisseaux maintenant
à sec. On déplace les pierres amassées sur les plates-formes où l’eau
tombant brusquement en cascade a creusé de petits réservoirs. C’est là
que sont cachés les quelques litres d’eau qui nous sont nécessaires, et
point n’est besoin de recourir à la neige gisant plus loin.

La passe menant à la vallée d’Anaoulgane est à 7,420 pieds. En face au
nord-est, sur la rive gauche de la rivière, s’allonge le sentier
aboutissant à une autre passe nommée Tourpakbel, d’où l’on descend dans
la vallée du Talas. Puis à l’est, deux glaciers montrent leur front de
chaque côté d’un pic; un des affluents de l’Anaoulgane en découle. L’eau
qui roule au bas de notre campement est blanchâtre; c’est la preuve
qu’elle sort d’un glacier. Nous allons nous en assurer le lendemain.

Sautant de rochers en rochers, car la rive gauche en est semée, nous
partons bien décidés à aller jusqu’au bout. Le guide, presque un
vieillard, nous précède en sautillant sur ses jambes sèches. Les fleurs
sont rares, et partant les insectes; quelques mouches, des papillons
décolorés, des fourmis, deux ou trois variétés de coléoptères, une
sauterelle émigrant avec sa femelle sur le dos, mais pas un seul oiseau.
Cette contrée n’est guère habitable. La berge devenant abrupte, nous
suivons le milieu de la vallée où le torrent se ramifie à travers les
rochers, sur lesquels nous posons le pied. Étant partis le matin, nous
sommes dans l’après-midi au front de l’ancienne moraine du glacier ouest
de l’Anaoulgane. En voici encore quatre qui forment avec le premier un
demi-cercle tout blanc, ayant son extrémité au nord-est, et rompu par
des pics sombres.

Le soir, nous retrouvions nos gens campés un peu plus bas que le point
où nous avions dormi la veille. Ils étaient installés sous un bloc
énorme, qui donne son nom de Tchatyrtach (tente de pierre) à cette
région. Les Kirghiz l’avaient habité quelques jours auparavant.

Le lendemain, nous voyons, en aval du Tchatyrtach, des empreintes de
sangliers. Dès l’aube, toute la bande est venue boire, a piétiné la rive
humide.

Nous traversons l’Anaoulgane, à quelques kilomètres de sa confluence
avec le Pskême. L’eau est profonde et rapide; à moins de précautions,
nos bagages seront mouillés. On décharge les ânes, on place un bât sur
le cheval qui a les jambes les plus hautes; sur le bât on met du feutre
plié en quatre, et l’on a une sorte de piédestal où l’on posera les
objets qu’il importe de conserver secs. Moitié des hommes reste d’un
côté pour charger; moitié se met à l’eau, et va de l’autre. Une longue
corde est attachée au passeur afin de pouvoir le diriger et le soutenir
au besoin, mais il s’acquitte de sa besogne avec une intelligence telle
que d’un geste on le guide; il va et vient, trouvant du premier coup le
gué, et le suivant sans broncher.

Quant aux bourris, on les hale, car l’exiguïté de leur taille les oblige
à nager, et ils sont à la discrétion des flots, le courant étant
très-impétueux. Leur corps disparaît complétement dans l’onde bourbeuse,
leur tête paraît s’en aller à la dérive, telle une épave aux mâts
couchés sur le flanc, que figurent mal les vastes oreilles. Le soleil
qui nous sèche éclaire du même coup cette petite opération, et les
hommes solides, au torse nu, ont bon air, soit qu’ils attendent,
immobiles comme des bronzes, soit qu’ils roidissent leurs muscles par un
effort. Rachmed, qui ferme la marche, exécute un plongeon involontaire,
mais il ne lâche point la corde, et le cheval passeur le tire sur le
dos. Rachmed rit, tout le monde rit, on charge à nouveau, et l’on
descend la rivière. Les pierres rendent la marche fatigante, mais les
arbres fruitiers à l’état sauvage, les noyers, les pommiers laissent
pendre des branches, lesquelles branches portent des fruits que l’on
cueille en se dressant sur les étriers, et la route paraît sensiblement
plus agréable. Après plusieurs jours de viande salée, des pommes, même
sauvages, sont un régal délicat.

De la vallée de l’Anaoulgane, nous gagnons ensuite par un plateau le bas
de celle de Karakiz aux berges couvertes de genévriers. Nouvelle
traversée, nouvelle montée pénible, puis descente vers Pskême, où nous
étendons notre feutre dans la même cour.

Au réveil, nos hommes se rasent, font toilette, revêtent des chemises
blanches pour deux raisons, d’abord parce que ces soins de propreté leur
sont indispensables, ensuite parce qu’aujourd’hui 25 août est le premier
jour du mois de chewal. Durant le précédent qui est celui de ramadan,
les musulmans doivent observer le jeûne. Le temps du ramadan étant
comparé au carême de nos catholiques, le premier jour de chewal
correspond à peu près à notre Pâques. La rupture du jeûne est une grande
solennité religieuse dans ce pays; aussi, dit Rachmed, qui paraît
très-bien disposé, «on va s’amuser un peu».

Nos serviteurs n’ont, il est vrai, pas suivi les prescriptions du Coran,
mais ils ne manquent pas de se réjouir comme leurs coreligionnaires plus
dévots. Au fait, après qu’ils ont supporté patiemment les fatigues d’un
voyage ne les intéressant aucunement, un peu de flânerie leur est chose
due.

Cette coutume d’honorer la Divinité en changeant de chemise est tout
européenne. Comme vous savez, c’est le seul acte par lequel bien des
gens célèbrent le dimanche, jour du Seigneur. Mais voici d’autres
particularités qui sont également occidentales.

Les petits-fils du brave homme qui nous offre sa cour pour bivouaquer,
viennent le saluer. Ils sont vêtus d’un habillement neuf qu’on leur a
acheté à l’occasion du Baïram. Le grand-père leur donne quelques
poignées de fruits secs, de noix, de pistaches, qu’ils emportent dans le
pan de leur robe. Ils vont les casser avec une pierre et manger en
compagnie de jeunes camarades. Un cousin arrive en écoquillant un œuf
teint, il en a d’autres en réserve dans sa ceinture de cotonnade. Il en
prend un à main pleine de la main droite, car la gauche est réservée aux
gestes vils; il l’approche de sa bouche, souffle les joues gonflées; son
vis-à-vis l’imite, et ils cognent les œufs l’un contre l’autre, comme il
me souvient d’avoir fait dans mon enfance. L’œuf cassé change de
propriétaire.

Les adultes ont mis leurs plus beaux habits, et se réunissent pour boire
le thé, manger des fruits secs, «des œufs de Pâques». Les femmes sont
réunies dans les cours des maisons; tandis que les vieilles grignotent
un fruit sec, les jeunes dansent et tapent le tam-tam ou chantent d’une
voix criarde. Kirghiz et Tadjik courront la chèvre de la journée.

Vers midi, des cavaliers arrivent de tous côtés; ils se réunissent près
de notre bivouac, sur un tertre au pied duquel une terrasse s’étale
jusqu’à la rivière. C’est l’hippodrome un peu resserré de Pskême. De
jeunes Kirghiz passent n’ayant que la chemise à manches larges et
courtes dans le pantalon de cuir jaune, et au sommet de la tête
fraîchement rasée, le tépé conique. Ils montent des chevaux de peu
d’apparence, maigres, à la jambe sèche. Ils vont courir la chèvre en
présence de leurs aînés qui les suivent, moins sommairement vêtus, car
ils ne seront que spectateurs. Tous sont petits, trapus, vigoureux, avec
des faces larges, la barbe claire du Mogol. Ils s’arrêtent et forment
des groupes.

Il vient ensuite des Tadjiks, montant des chevaux de même race, mais
plus forts et mieux nourris. Eux-mêmes sont plus soigneusement vêtus que
leurs adversaires; quelques-uns ont le khalat de soie enfoui dans le
tchalvar. Ils sont d’une taille plus élevée, ont la barbe noire et
fournie. Enfin le Kourbachi arrive, traînant une chèvre récemment tuée.

Immédiatement, les concurrents se rassemblent en demi-cercle, les autres
se massent à l’écart. Le Kourbachi pose l’enjeu à terre, le touche du
bâton, se retire. Aussitôt le demi-cercle se referme, les chevaux sont
pressés les uns contre les autres, les cavaliers les excitent du geste,
de la voix, du talon, car il faut s’approcher de la chèvre et la saisir
à terre. L’un se baisse, le corps penché jusque sous la selle, cramponné
à la crinière, la main près du sol; son voisin le heurte, l’obligeant à
se remettre en selle sans avoir pu rien saisir. Ce sont des chocs, des
bousculades, des poussées violentes; vingt fois ils perdent l’équilibre,
vingt fois le reprennent avec la vivacité du chat; les cris, les coups
de fouet, retentissent à travers le piétinement. Un Tadjik colossal au
khalat bleu tient la chèvre, il s’efforce de se dégager, de fuir; un
autre la saisit par une patte, à eux deux ils font une trouée, et
s’échappent tirant chacun de leur côté. Le Tadjik au khalat bleu
l’emporte, il passe la chèvre sous sa jambe gauche, la retenant de la
main droite, et de la main gauche fouettant son cheval, il part à fond
de train. La masse des cavaliers donnant la chasse au fuyard disparaît
dans une nuée de poussière.

Les Kirghiz d’âge mûr se tiennent à cheval dans un coin du champ de
course. Les Tadjiks de Pskême, hommes, vieillards, enfants, considèrent
le spectacle assis à terre, le dos à la muraille des maisons et à
l’ombre. Seules, les femmes kirghiz s’exposent à la vue des hommes, le
visage découvert; elles paraissent s’intéresser vivement aux lutteurs,
les suivant attentivement du regard.

La plupart des femmes tadjiks sont restées dans le village; leurs chants
désagréables arrivent jusqu’à nous; quelques-unes regardent par les
portes entre-bâillées.

Cependant, voici les coureurs qui reviennent au galop; le Tadjik penché
sur le cou du cheval les précède, la tête tournée vers les poursuivants.
Lorsqu’il est près de nous, trois Kirghiz nouveaux venus,--trois frères,
le plus jeune âgé d’environ dix-sept ans, l’aîné de vingt-deux ou
vingt-trois ans,--au cou de taureau, larges d’épaules, herculéens, se
jettent en travers du vainqueur. Ils gênent sa marche, l’arrêtent.
L’aîné saisit à deux mains une patte de derrière et tire, les jambes
nouées au cheval, le fouet entre les dents. Le Tadjik tient bon. Les
veines jugulaires du Kirghiz gonflent à éclater, les frères fouettent
son cheval, on entend craquer les os de la chèvre, le Tadjik lâche
prise, l’autre, poussant un cri rauque de triomphe, détale avec sa
proie. Et la chasse continue.

Il y a des incidents. Tel est désarçonné, sa selle a tourné; tel tombe,
une sangle ayant éclaté; à un autre on arrache un étrier, à celui-ci on
casse sa bride; beaucoup sont jetés à terre, mais ils tombent sur leurs
pieds, les Kirghiz étant extrêmement agiles. Il est probable que la
chèvre restera à un Tadjik montant un vigoureux et rapide cheval pie.
Cela est fatal; ces Kirghiz insouciants du butin courent par
divertissement, luttent par un besoin de dépenser leur vigueur. Leurs
adversaires de l’autre race, au contraire, emploient la ruse et
l’adresse, visant surtout le profit, et ils ménagent leurs forces,
autant que les autres les prodiguent. Finalement, un Tadjik parvient à
tourner deux fois autour de la piste, sans être atteint, grâce à ses
congénères qui assuraient sa fuite; il jette la chèvre, le Kourbachi la
touche du bâton, et la lui adjuge.

La foule des concurrents se disperse, chacun retourne chez soi, en
essuyant de sa manche son front ruisselant de sueur. Les Kirghiz des
aouls éloignés vont sous la yourte de leurs amis bavarder, boire du
koumis, manger du mouton rôti, chanter en s’accompagnant du tchertmek,
et demain matin ils gagneront les pâturages, très-contents des
réjouissances de la veille.

Depuis des siècles, les gens de race turque ou mogole, comme vous
voudrez, sont amateurs de jeux violents, et lorsqu’un chef habile sait
les entraîner, ils montent à cheval dans la saison de l’herbe et vont
piller les tribus voisines ou les peuples lointains. Maintes fois ils
ont abandonné la vie paresseuse du nomade et couru les aventures du côté
de l’occident et de l’extrême orient. Jamais ils n’en ont tiré grand
profit. Maintes fois Touran a lutté contre Iran: et quoique plus faible,
Iran finissait par manger la chèvre, accumulant des capitaux et prêtant
à son maître. Aujourd’hui encore, les gens de langue iranienne sont les
marchands, sont les plus riches, et ils ont au front l’inquiétude des
thésauriseurs.

Quant aux fils de Touran, ils ont la même insouciance du lendemain, le
même contentement de peu, la même verdeur de jeunesse qu’aux temps où,
comme des enfants terribles, ils allaient pousser une pointe jusqu’aux
bords de la Loire, bivouaquer près de Ravenne, ou faire manger une
musette d’orge à leurs chevaux dans le palais des empereurs de Chine.
Voilà très-longtemps qu’ils chevauchent dans les plaines, depuis le
Kamtchatka jusqu’à la Touraine, ne gardant rien, laissant aux autres la
chèvre qu’ils ont courue.

Le soir du Baïram, nous allons coucher dans un aoul situé sur le chemin
du Tchotkal. Toute la nuit, le vent souffle du sud-ouest; il gémit, et
personne n’entend les chiens qui se glissent dans notre yourte et
mangent impudemment la moitié d’un mouton suspendu à portée de la main,
que nous devions emporter comme provision de route.

On part par la pluie et le vent. A Pskême, Rachmed a trouvé l’occasion
de gagner quelques tengas, en revendant un manteau de bure qu’il avait
acheté dans le Yagnaou. Mal lui en a pris, car il n’a plus de vêtements
imperméables, et il est trempé jusqu’aux os. Il reçoit gaiement l’averse
et se coiffe d’un seau de toile, en manière de parapluie. La pente est
roide, son bidet penche la tête, lui-même se replie en arrondissant le
dos, baisse le nez, et il offre l’image très-ressemblante du chevalier
de la triste figure victime des caprices du sort.

Le sentier serpente, on grimpe toujours en louvoyant entre le sud et
l’ouest. Un brouillard nous enveloppe, et au sommet de la première passe
de 7,500 pieds, le cavalier qui précède est à peine visible. Vers midi,
le vent souffle, le thermomètre descend à 1 degré. Grelottement général.
La veille à pareille heure, 30 degrés de chaud nous faisaient suer à
grosses gouttes. On tire les bêtes par la bride, glissant sur la roche
mouillée; on quitte la crête, on descend dans une gorge, la nuée
glaciale s’évanouit lentement, on se voit à peu près. Tous nous mettons
pied à terre, et recroquevillés sous nos manteaux, nous dévorons à la
hâte un morceau de mouton salé et repartons.

Les difficultés de la route augmentent, il y a encore un chaînon jeté en
travers; on se hisse au sommet d’une seconde passe imperceptible, et au
fond d’un cirque profond on découvre de petits lacs tranquilles, sans un
oiseau aquatique, sans un arbrisseau sur les hauteurs à pic, qui leur
font une ceinture de pierre. Paysage triste et désolé.

C’est de l’autre côté de cette gorge que l’on campera. Nous devons en
gagner l’extrémité qui s’élargit en vallée pierreuse, avec de rares
touffes d’herbe, puis redescendre parallèlement par les sentiers de
l’autre rive, et obliquer ensuite dans la direction du sud-ouest. C’est
la direction que nous suivrions immédiatement si nous avions les ailes
de l’oiseau, ou un prosaïque pont suspendu devant nous.

Les traces du passage des nomades sont apparentes; ils ont quitté cette
région depuis peu, le manque d’herbe, le froid les obligent à la
retraite. Pas un brin de bois, pas un arbuste dans ce désert, qu’éclaire
mal le soleil couchant, terne et sans chaleur aucune.

Rachmed commence à donner des marques d’inquiétude; il me confie qu’on
risque fort de ne point boire de thé de la journée et de dormir sans
feu.

«A moins qu’Allah ne nous envoie du bois», dit-il, en portant la main à
sa barbe.

Je lui recommande de bien regarder de tous côtés et de ramasser la
moindre branche. Toute la troupe cherche du bois ou des broussailles.

Soudain, Rachmed descend la pente au petit trot; il se baisse, ramasse
quelque chose et revient en montrant triomphalement une auge de bois
oubliée par les pâtres. Ils y versaient le laitage qui est la nourriture
des chiens; car jamais on ne présente à cet animal une écuelle servant à
l’homme.

«Allah nous l’a donnée, maître, dit Rachmed. Louanges à Dieu.

--C’est vrai, mais les Kirghiz l’avaient oubliée.»

A la nuit tombante, notre troupe est arrêtée à 6,000 pieds d’altitude
dans une gorge étroite et nue, sillonnée par un torrent. Il dévale,
tortueux «comme la corde détendue d’un arc», et disparaît dans l’ombre
au pied des montagnes qui se dressent en une masse noire formidable. On
se croirait dans l’angle d’une trappe triangulaire avec une issue unique
vers ce lambeau de ciel bleuâtre où les premières étoiles paraissent des
croix d’argent. Serrés les uns contre les autres dans une encoignure
afin d’échapper au vent, abrités le mieux possible derrière nos bagages
entassés, nous séchons un peu nos vêtements à la flamme, tout en faisant
bouillir le thé qu’on boit très-vite, à tour de rôle, car avec l’auge
mise en écailles on peut en préparer tout juste quelques tasses. On
mange rapidement, et aussi longtemps que les charbons luisent, on
veille. Quand ils jettent une dernière lueur, il semble qu’un esprit
bienfaisant nous abandonne, et l’on s’étend sur le feutre, pelotonnés
sous les couvertures. Malgré la gelée et les taquineries du vent, on
dort. Le matin, à cinq heures, le thermomètre marque 5 degrés de froid.
C’est le 26 août.

On s’apprête à la hâte. Il nous tarde d’être hors de ce puits glacial;
nos chevaux vont d’un pas alerte, et point n’est besoin de les exciter.
Tous les yeux sont fixés sur la cime des montagnes, à qui le soleil met
une frange d’or. Dès que l’horizon s’est enflammé, la caravane a salué:

«Que Dieu te garde, soleil.» Et dans cet acte, Kirghiz, Tadjik, Ousbeg,
tous mettent comme un sentiment d’adoration. Jamais le culte rendu au
soleil, puis au feu par quoi l’homme le remplace, ne nous a paru plus
compréhensible qu’en cette occasion. Chacun l’attendait avec impatience,
et aspirait après l’instant où il pourrait s’imprégner de sa chaude
lumière. Une fois sur la plate-forme interrompant la ligne de faîte qui
court de chaque côté, nous nous arrêtons et restons immobiles, heureux
de nous baigner dans le soleil, «de le prendre», comme disent les
Espagnols. Réellement on reçoit la visite d’un dieu.

La neige s’étend devant nous, puis la gorge tourne brusquement sur le
sud-est; l’ombre cesse, et en même temps la neige. Le soleil l’a
transformée en un gentil ruisseau filant à travers un coin de prairie.
Tout autour on voit en pleine lumière des grappes de moutons suspendus
au flanc de la montagne et des chèvres juchées sur la pointe des
rochers. Deux pâtres dorment sur une grosse pierre plate; les chiens
aboient, les maîtres s’éveillent, se retournent sur le ventre, regardent
et attendent la tête dans les mains. Un troisième les rejoint lentement.

De tous les Kirghiz que nous avons vus, nuls n’ont la tête plus grosse,
plus ronde, les yeux plus bridés et plus petits. Ils ont l’ossature
très-forte et paraissent énormes. Ce sont des Kara-Kirghiz (Kirghiz
noirs), et leur type est aussi mogol que possible.

Ils jettent des broussailles sur le feu couvant sous la cendre, nous
offrent du lait crémeux, mais sale, et nous proposent de préparer du
katlamak. Nous acceptons.

Le plus jeune des trois prend à poignée de la farine dans un sac caché
sous le feutre, il la dépose dans une écuelle de bois, y verse de l’eau,
la pétrit. Lorsque la pâte est «levée», il la présente au cadet, qui
l’étale du poing sur la pierre, la tapote entre les deux mains, et en
fait des galettes minces.

Il met de la graisse de mouton dans la marmite, elle fond bientôt, et il
y plonge les galettes, les laissant jusqu’à cuisson parfaite. Cuisine
primitive, comme vous voyez, et qui ne demande pas d’apprentissage
sérieux; vraie cuisine de nomade qui fut souvent la nôtre. Le katlamak
est très-bon et tient à l’estomac.

Mais nous sommes pressés, nous nous levons de table, et, après avoir
remercié poliment, poursuivons la marche toujours vers le sud-ouest.
L’herbe reparaît, les pentes sont douces, nous débouchons au milieu
d’un aoul des Kirghiz-Sarou. Le chef des tentes nous reçoit
très-cordialement. Le brave homme est malade et peut à peine se tenir
debout: il est criblé de rhumatismes.

Devant notre yourte sont entravées une trentaine de belles juments
laitières à la croupe arrondie; le soleil étant sur le point de
disparaître, on va les traire.

Un des frères du chef entre avec son air le plus riant:

«Veux-tu du koumis?

--Ha! ha!

--Koumis très-bon», affirme-t-il en secouant la tête et d’un ton
convaincu.

Il s’approche d’une outre ouverte, suspendue à un piquet; il prend entre
ses mains la baratte, bâton terminé par deux bouts de lattes en croix,
la fait tourner rapidement, et j’entends le petillement de la
fermentation.

«Très-bon», répète le brave garçon.

Il prend une écuelle, l’emplit, me la présente en disant:

«Bois, ami, koumis très-bon.»

Et en effet, il est bon, délicieux, et je ne me souviens point d’avoir
bu meilleure boisson dans une écuelle plus sale, offerte de meilleur
cœur par un individu plus laid.

Avec une herbe aussi succulente que dans cette vallée de Kara-Korum et
d’aussi magnifiques juments, il est naturel qu’on fabrique d’excellent
koumis. Nulle part nous n’en avons bu qui valût celui-ci. C’est qu’au
lieu de le fabriquer exclusivement avec le lait de jument, ainsi qu’on
le doit, on y mêle presque toujours du lait de brebis, de chèvre ou de
vache, et il est de qualité inférieure. Pareille chose arrive chez nous
pour certains vins, lorsqu’on mélange les plants avant de pressurer.

Qu’on nous permette une digression à propos de cette boisson capiteuse
des Kirghiz. On l’a beaucoup prônée dans notre pays, on en vend en
France, j’en ai bu; rien ne ressemble moins à du koumis. En admettant
que ce breuvage ait les propriétés curatives qu’on lui suppose, il
faudrait n’en employer que d’un bon cru, et ce qu’on débite en France
sous ce nom est au vrai koumis ce que la plus mauvaise piquette de
Champagne pouilleuse est au meilleur bourgogne.

[Illustration: VUE D’INTÉRIEUR DU PALAIS DU KHAN, A KOKAN (HAREM).]

Hâtons-nous d’ajouter que parmi les buveurs de koumis d’Asie, nous
n’avons pas aperçu un poitrinaire. L’absence complète de ce genre de
maladie s’explique facilement sous un climat extrême où l’on est exposé
à supporter alternativement plus de 30° de froid et plus de 40° de chaud
à l’ombre. A moins d’avoir un excellent appareil pulmonaire, un être
quelconque est éliminé inévitablement dès le bas âge.

Le chef des tentes à qui nous donnons tout ce qui peut lui agréer, les
médicaments, le thé et le sucre qu’il nous demande, veut nous témoigner
sa reconnaissance, et il ordonne d’abattre un agneau. Lorsque le rôti
est prêt, il se traîne jusqu’auprès de nous, appuyé sur les bras de deux
de ses frères; un troisième apporte le plat qui nous est destiné. Le
chef le lui prend des mains, nous le présente, et, d’un geste, nous
invite à manger.

Suivant la coutume que le Kirghiz pratique vis-à-vis des personnes à qui
il veut témoigner du respect, on nous a servi un morceau des différentes
parties de la bête tuée en notre honneur. Faillir à cet usage passe pour
une infraction grave aux lois sacrées de l’hospitalité. Cela peut donner
lieu à des querelles et être l’origine de vendettas jamais assouvies. On
nous a conté qu’à l’occasion de la mort de son frère, certain khan
kirghiz donnait une fête splendide et d’une prodigalité inimaginable.
Dix tentes étaient bondées de victuailles, une foule de serviteurs
distribuaient les vivres aux nomades accourus de cent lieues à la ronde
qui festinaient par bandes autour de leurs chefs. Dans l’empressement ou
par mégarde, on présente à l’un des khans l’écuelle contenant le rôti
sans un morceau du foie. Le khan signale aux siens ce manque de respect,
se plaint de l’injure imméritée qui lui est faite, et toute la tribu se
lève incontinent, saute à cheval en proférant des menaces. Il ne fallut
pas moins que l’intercession des plus puissants amis du défunt et les
excuses du khan pour décider les victimes d’une telle négligence à
revenir sur cette décision et à reprendre leur place au banquet. En de
telles occasions, un Kirghiz mange en une journée ce qu’un fort mangeur
de Flandre absorberait en trois jours de kermesse.

Nous nous reposons une demi-journée dans l’aoul de Karakoroum. Les
chiens en sont aussi peu aimables que possible. Chaque fois que nous
sortons de notre yourte, il faut deux hommes armés de bâtons qui les
écartent, et si l’un de nous s’assied à l’air pour ranger ses
collections, les mâtins accourent aussitôt et montrent des crocs
menaçants. Si bien que deux jeunes garçons sont placés comme sentinelles
à nos côtés avec mission spéciale de leur lancer des pierres. Ces chiens
sont des gardiens vigilants, jour et nuit aux aguets; dès qu’ils
aperçoivent un individu qu’ils ne connaissent point, ou qu’ils entendent
un bruit insolite, ils lancent un aboiement. Qu’un cheval se détache
dans l’obscurité, qu’une des bêtes s’éloigne, qu’un fauve erre aux
environs, et ils font un vacarme qui met tout l’aoul sur pied.

De Karakoroum, le Clos-Vougeot du koumis, nous descendons vers le
Tchotkal, le long de la rivière bien ombragée de Djar-Sou. La vallée est
large d’au moins une verste; on trotte sur une table, tout surpris de
n’avoir pas à grimper. Puis on arrive à un petit bois, le premier que
nous voyons en Asie centrale. Dans les clairières où l’herbe pousse, des
tentes sont dressées, des troupeaux paissent. Le frère du minbachi[27]
absent nous reçoit. Notre hôte est très-riche, et nous avons bon feu et
bon gîte. Des lièvres nains courent dans le bois, des cormorans passent
sur nos têtes; la rivière est large, et le volume de ses eaux
très-abondant.

  [27] Minbachi: chef de mille.

Un de nos djiguites, sorte de Tachkent, déclare vouloir nous quitter. Il
avait fait preuve jusqu’à présent de maladresse et de mauvais vouloir;
nous ne sommes pas fâchés d’en être débarrassés. En prenant les devants
il nous évite d’avoir à lui administrer une correction. Il prétend qu’on
trouvera plus haut des voleurs, des tigres; qu’il n’y a point de chemin,
qu’il fait trop froid. Il a peut-être raison.

Un gros Kirghiz le remplace, qui se dit disposé à nous suivre partout où
nous voudrons aller.

Les provisions sont renouvelées; il s’agit de gagner le Ferghanah et de
trouver une passe menant dans la direction de Namangane. Nous marchons
vers le nord-est, sur la rive gauche du Tchotkal, traversons le Sanzar,
un de ses affluents; et toujours dans une vallée, souvent large d’une à
deux verstes, nous avançons d’un bon pas.

Les bagages sont derrière nous; le soleil descend. Le guide pense qu’il
serait bon d’aller au-devant des âniers, afin de leur indiquer l’aoul où
nous camperons. Il nous engage à poursuivre seuls la route; il galopera
en arrière et nous rejoindra à temps.

Nous voilà partis, ramassant de temps à autre un insecte, une plante. Le
soleil va se coucher, pas de Kirghiz, la nuit tombe, personne encore. On
tient conseil, et l’on décide de continuer jusqu’aux premières tentes,
où l’on attendra le jour. La nuit est de plus en plus obscure, la vallée
plus étroite; tout sentier a disparu; au reste, on ne voit goutte. On
appelle, pas de réponse. Il faut retourner en arrière et tâcher de
retrouver certain petit moulin posté plus loin que le Sanzar sur un
torrent.

Rachmed devine un tas de foin, y met le feu. On retrouve une piste
tracée par des cavaliers; on place les chevaux dans ce commencement de
sentier, et on les laisse aller à leur guise, veillant toutefois à ce
qu’ils ne sommeillent point. On passe à nouveau un torrent, deux
torrents, trois torrents avec toutes les précautions imaginables; le
moulin ne doit pas être loin. Des lumières brillent; on hèle, on allume
encore un tas de foin. Rachmed va en éclaireur, les feux sont sur la
rive opposée. Il faut absolument retrouver le moulin, et on le retrouve
après avoir écouté, hésité vingt fois.

Ce moulin consiste en une cabane de deux mètres de côté. Le chien du
meunier aboie; le meunier s’éveille: il dormait sur un tas de paille
devant son usine. Il allume vite du feu, nous lui demandons des
nouvelles de nos gens; il n’a vu personne. A sa longue barbe, à ses
manières, il n’est pas difficile de reconnaître un Tadjik. C’en est un,
du reste, des environs de Tchoust. Tous les ans à la même époque, il
vient loger dans ce moulin. Les Kirghiz campent en grand nombre dans les
environs et lui donnent du grain à moudre. Il est locataire du moulin,
propriété d’un riche Kirghiz. Un jeune garçon l’aide dans son travail.

«Pourquoi couches-tu à l’air par ce temps froid?

--Parce que je ne puis dormir dans ma maison.

--Tu préfères donc une yourte?

--Non, mais les puces sont innombrables, dans le moulin où je suis venu
depuis peu. Durant la nuit, j’y enferme mon cheval dont l’odeur les fait
fuir. Quand elles auront disparu, je prendrai sa place.»

Ayant dévoré le pain du meunier, qui reçoit du thé en échange, nous nous
étendons sur la paille et tâchons de dormir en dépit du froid glacial du
nord-est.

Au jour, notre guide est là, très-heureux de nous retrouver. Il nous
conduit à l’aoul où nos gens attendent. Ce campement est dissimulé dans
une gorge sinueuse, et la veille, nous n’avions pu l’apercevoir de la
vallée.

Nous sommes en plein pays kirghiz, et une fois de plus l’occasion est
belle d’observer de près la vie des nomades.

Le soir, le bétail chassé par les pâtres rentre lentement; les panses
sont gonflées, les pis sont pendants; les agneaux, les chevrettes, les
poulains gambadent près de leurs mères. Les femmes sortent des yourtes;
chacune reconnaît les siens, les appelle, s’efforce de rassembler son
troupeau. Les jeunes garçons et les jeunes filles aident leurs mères à
trier le bétail. Ils courent dans tous les sens. Telle vache, telle
jument de caractère paisible attend patiemment en frétillant qu’on la
traie; telle autre, moins calme, lance une ruade dès qu’on la veut
saisir; il faut la prendre au lacet. Une chèvre en humeur de vagabonder
échappe aux mains des poursuivants; on la cerne, elle entre dans une
tente; elle est prise, et on l’entrave. Cela dure longtemps. De gros
garçons joufflus, âgés de deux ou trois ans à peine, à la peau tannée
par l’air, aux formes rebondies, laids comme des Kirghiz qu’ils sont,
petits monstres de santé, se mêlent à la bagarre, se roulent, courent
nus comme les bêtes. Ils veulent imiter leurs aînés: l’un saisit la
queue d’une vache qui passe, et crie lorsqu’elle lui échappe d’une
secousse. Un autre tient une chèvre par le cou et la pourlèche. En voici
un, avec un fétu de paille entre ses deux petites fesses, qui patauge
dans une mare. Un chevreau s’approche, il l’empoigne, veut l’enfourcher
et tombe dans la vase; il se relève, sans mot dire, sale comme un
marcassin qui s’est vautré. Sa mère le torche avec de la paille, en
souriant; elle est fière de son fils, qui s’enfuit dès qu’elle le lâche.

La rentrée des troupeaux est la grande distraction des enfants. Le reste
du jour, ils rôdent librement autour des tentes, surtout les mâles. Leur
éducation est toute pantagruélique. Ils crient la faim à tout propos, on
les gave de laitage, et ils sont trapus comme des oursons. Un fils de
chef joue avec les bottes de son père, les jette loin de la yourte, puis
les traîne là où il les a prises. Son frère marchant avec peine se
promène triomphalement avec une savate appartenant à madame sa mère;
celui-ci cogne gravement deux pierres l’une contre l’autre, puis les
lance au chien qui passe; ensuite, s’asseyant, il pétrit du «kisiak»
trop frais et s’en barbouille. Le fils du voisin joue avec une faucille
et s’efforce de couper un os. Il aperçoit son père revenant à cheval, il
court à sa rencontre, et lui, pose son fils sur le cou du bel étalon, et
l’enfant, les mains à la crinière, reçoit sa première leçon
d’équitation.

Personne ne les réprimande; ils vivent avec les animaux, comme les
animaux; on les soigne jusqu’à ce qu’ils aillent sans aide sur leurs
jambes; s’ils sont chétifs, le climat les tue; s’ils poussent, ils
poussent vigoureux. Ils prennent la morale des parents, gens simples,
amoureux des récits, coureurs de steppes, manquant d’une notion exacte
de la propriété dès qu’il s’agit d’objets appartenant à des tribus
voisines. Ils sont paresseux comme les auteurs de leurs jours,
travaillant le minimum nécessaire, maigrissant en hiver, s’engraissant
en été tout comme leurs cavales, et, comme elles, se plaisant dans les
hautes vallées aux prairies vertes ou dans la steppe herbeuse.

Curieux ainsi que tous les oisifs, ils sont à l’affût des moindres
nouvelles, et dès qu’un événement de quelque importance s’est produit,
ils chevauchent d’un aoul à l’autre, colportant les racontars, les
commentant des heures entières. Ils ne manquent pas d’aller flâner aux
bazars les plus proches, parfois dans le seul but de regarder, et au
retour ils content par le menu l’excursion dans la ville, refuge des
marchands sartes qui les trompent toujours.

L’année passe entremêlée de fêtes, à l’occasion d’un mariage, d’une
mort, d’une circoncision. De temps à autre, il s’élève une contestation
entre deux tribus à propos d’un pâturage ou d’un puits, et si les
anciens ne parviennent à régler le différend grâce à l’entremise des
bis[28], des horions sont échangés, et parfois il y a mort d’homme. Les
parties composent alors, et les meurtriers payent aux parents de la
victime une indemnité en chameaux, en moutons, comme prix du sang versé.
Mais la réconciliation n’est pas toujours complète; il reste dans le
cœur des offensés un levain de haine, qui devient dans l’occasion un
ferment de discordes.

  [28] Juges.

Le froid survient, et le nomade gagne le campement d’hiver, où il
sommeille constamment, ainsi qu’un rongeur; puis l’été succède
brusquement à l’hiver, et il retourne au campement d’été planter sa
yourte à la même place où il revoit encore le cercle tracé par les
keregas[29], et il pose sa marmite sur les mêmes pierres qu’il reconnaît
bien, la flamme les ayant calcinées. Les enfants succèdent à leurs
parents qui leur ont légué des droits aux pâturages, des aptitudes à
manger beaucoup et à dormir plus encore, et avec cela, des coutumes bien
fixées qui font que leurs actions,--qu’il s’agisse de la construction
d’une tente ou des soins du bétail,--sont souvent déterminées par une
superstition ayant la force d’une loi, parce qu’elle a été consacrée par
les siècles et transmise par une longue succession d’ancêtres.

  [29] Treillis de bois.

Telle est, à peine esquissée, l’existence du Kirghiz.

Ajoutons qu’il fait preuve de goût dans le choix des couleurs qui lui
servent pour ses tapis ou ses vêtements, qu’il a l’oreille délicate et
le sens de la musique tel que nous l’apprécions. Les improvisateurs non
plus ne sont pas rares parmi les gens de cette race, ni les bons joueurs
de tchertmek, et les ténors foisonnent. Plusieurs musiciens de talent
font partie de l’aoul où nous nous reposons des fatigues inutiles de la
veille et de la désagréable nuit passée au moulin des puces.

Les bêlements, les beuglements réitérés des troupeaux demandant qu’on
les mène paître l’herbe tendre sur les hauteurs voisines, viennent de
nous éveiller. Quelques notes tirées d’un tchertmek arrivent jusqu’à nos
oreilles. L’instrument primitif doit être entre les mains d’un artiste,
car les notes sont pures, et l’air qu’il chante à mi-voix nous paraît
d’un sentiment exquis.

Nous faisons inviter le chanteur à nous donner un échantillon de son
savoir-faire; un jeune Kirghiz vient, son instrument à la main, mais il
s’excuse, disant qu’il n’a que les premières notions de l’art. Mais son
maître habite une tente peu éloignée, et il va lui communiquer notre
désir. Le maître arrive, salue brièvement: «Amman, ami», s’assied
brusquement, jambes croisées, et en même temps qu’il dégage de sa
pelisse le bras gauche afin d’avoir une plus grande liberté de
mouvements, il commence à jouer de sa seule main droite,
très-habilement.

C’est un homme d’une trentaine d’années, de taille moyenne, bien
construit, portant son vêtement avec une élégance naturelle. Sa figure
respire l’intelligence, ses gestes sont aisés, et il chante sans
contorsion aucune, d’une voix pure, qu’il sait modérer ainsi qu’il
convient sous une tente.

Il célèbre d’abord les Faranguis venus de loin qui l’invitent à boire le
thé. Après avoir remercié ses hôtes, il chante la légende de celui qui
créa les hommes dans le but de les astreindre au travail, et qui
finalement fut changé en pierre. Puis, c’est l’éloge de la jeune femme
fidèle qui refuse les présents qu’on lui offre et préfère l’homme
qu’elle aime, aux richesses, à une belle yourte de feutre blanc, à une
selle brodée ornée de pierres précieuses, à des chevaux plus rapides que
le vent, à des coffres ornés de beaux dessins, à un troupeau
innombrable.

L’artiste raconte aussi les derniers événements, l’arrivée des Russes,
la fuite du khan de Ferghanah, la conquête de Tachkent, puis de
Samarcande. Tous les auditeurs sont suspendus à ses lèvres. Longtemps il
chante sans que personne se lasse de l’entendre. Nous lui faisons un
petit cadeau; il remercie simplement et se retire en grattant sa guitare
à trois cordes.




VI

DU TCHOTKAL A BOKHARA.

Départ pour le Ferghanah.--Une aiguille.--A la recherche d’une marmite
et d’un guide.--A la recherche d’un chemin.--L’Ablatoum.--Une
grotte.--Traversée rapide du Ferghanah.--Musique kachgarienne.--Départ
pour le Bokhara.--La légende d’Oura-Tepe.--Divination.--Les
Mennonites.--Maladie de M. Tinelli.


Tout l’aoul nous entoure quand se font les apprêts du départ. Chacun
nous souhaite un bon voyage.

Personne ne possédant la farine dont nous avons besoin, deux hommes
offrent de nous accompagner et de nous en procurer un peu plus loin. «Le
chef des tentes, disent-ils, qui est allé visiter un parent dans le
voisinage, doit revenir par le chemin que nous suivons. Nous le
rencontrerons. Vous lui demanderez ce qui manque, et il ira le querir.»

La route que nous avions déjà faite de nuit, suit la rive gauche du
Tchotkal. Quelques champs sont cultivés où l’on a semé du blé. L’herbe
gazonne les contre-forts s’abaissant doucement à notre gauche. Les bords
de la rivière sont plantés d’arbres assez drus: de genévriers, de
bouleaux, de saules.

Voici au sommet d’un petit tertre plusieurs Kirghiz accroupis et
paraissant très-occupés; ils nous entendent bien venir, nul bruit
n’échappant à leurs fines oreilles, mais ils ne se dérangent point.

Ils ont près d’eux des sacs pleins de blé qu’ils versent dans trois
silos creusés profondément dans le sol. Ils partagent entre eux le grain
de la récolte, et, pour que chacun ait son compte, le mesurent
exactement au moyen de la calotte de l’un deux, l’emplissant, la vidant
à tour de rôle dans chaque grenier. Ce qu’ils enfouissent là, ils le
retrouveront l’été prochain au retour du campement d’hiver; ils s’en
serviront pour leur subsistance et pour les semailles. Car ils grattent
la terre et lui jettent du blé; les troupeaux le broutent en herbe, à
leur aise, et l’homme récolte les quelques épis qui poussent en dépit
des oiseaux et grâce aux pluies.

Le chef des tentes n’a point encore fait son apparition. Le
rencontrerons-nous? Il est prudent de faire halte, tandis que Rachmed se
mettra en quête de farine, d’une marmite et d’un cheval de bât qui
portera les vivres.

Celui que nous attendions arrive en même temps que Rachmed et d’autres
Kirghiz. Nous avons de la farine, mais pas de marmite. Personne qui
veuille en céder une, chaque famille ayant juste la sienne. On veut bien
vendre la farine qui est là, mais sans le sac. L’aksakal a recours aux
hommes qui emplissaient les silos. Il revient avec un sac; on verse la
farine; mais le sac est vieux, déchiré, et il importe de le réparer
immédiatement.

Où trouver de quoi coudre?...

Notre vieux Kirghiz n’est pas embarrassé de semblables vétilles; il tire
son couteau, coupe une petite branche de genévrier, la taille, l’effile,
la perce d’un trou; voilà une aiguille. Quant au fil, le bord de son
manteau qu’il effiloche en fournit du solide. En un clin d’œil, l’accroc
a disparu.

Reste à trouver la marmite; notre bienfaiteur part au galop en nous
promettant de rapporter ce meuble indispensable. «Il en sait une, chez
un ami; elle est ébréchée, mais peut cependant servir.»

Il revient avec le précieux ustensile. Nous nous mettons en marche.

Avant de passer le Tchotkal à gué, ceux qui nous ont accompagnés depuis
le matin retournent sur leurs pas. L’aksakal n’a pas vu les siens depuis
longtemps, et son camarade n’ose se risquer plus loin, car s’il n’a rien
à craindre tant qu’il voyagera avec nous, quand il reviendra seul, les
karak[30] lui prendront son cheval, et il y en a beaucoup près de la
tête du Tchotkal.

  [30] Brigands.

Le passage à gué n’offre pas trop de difficultés; le niveau est bas, le
lit de la rivière étant très-ample. Encore quelques champs cultivés sur
la rive gauche, puis la steppe au pied des montagnes. On attend les
bagages, qui seront transportés plus lentement, parce qu’il faut
décharger les ânes.

Rachmed arrive et annonce que le Kirghiz qui portait la farine sur son
cheval n’a pas voulu passer la rivière par crainte des voleurs. Il lui a
dit que dans une des gorges d’en face un aoul est abrité, qu’on a chance
d’y trouver un cheval de bât. Passé cet endroit, la région est inhabitée
durant trois bonnes journées de marche.

Il faut à tout prix un cheval, sans lequel nous n’avancerons pas assez
rapidement; d’un autre côté, le djiguite de Karakoroum n’est pas sûr de
la direction à suivre; les sentiers ne sont pas tracés; la neige vient
de fondre, et un guide mieux renseigné sera très-utile.

Me voilà parti avec Rachmed à la chasse d’un homme et d’un cheval. Le
fidèle serviteur insinue qu’il serait bien de posséder aussi une bonne
marmite, qui remplacerait avantageusement la nôtre, dont la fêlure
s’étend très-bas; le moindre choc peut produire une rupture complète, et
alors comment faire cuire le palao? On tâchera de se procurer la
marmite, c’est entendu.

Nous voilà regardant avec persistance vers la montagne dans l’espoir
d’apercevoir la calotte d’une yourte. Rachmed, qui va devant, plus à
droite, me fait signe.

«Deux hommes», dit-il.

J’accours, et en effet, à l’entrée d’une gorge, deux nomades chargent du
foin sur un cheval. Nous fondons au galop sur ces braves gens et leur
offrons une récompense honnête en échange d’un cheval de louage et d’un
guide qui indiquerait une passe conduisant dans le Ferghanah. Ils
refusent. Nous insistons. Ils s’obstinent, veulent retourner à leur
aoul. Or c’est le dernier de la vallée, que faire?... Prendre l’homme et
le cheval de force. On jette bas l’herbe entassée sur la bête, on menace
l’homme du revolver, on l’oblige à se mettre en selle, et on l’emmène au
bivouac. Son camarade est invité à lui querir sa pelisse et à la lui
apporter.

Une fois au milieu de notre petite troupe, le récalcitrant lie
conversation avec d’autres Karakirghiz qui lui content que la vie est
agréable avec les Faranguis. On lui offre le thé, y joignant un petit
morceau de sucre, on lui montre le sac de riz, la provision de iahni, et
on lui explique que s’il veut manger du palao ce soir même, il lui
suffit d’apporter une marmite qui n’ait pas une brèche comme celle-ci.

En sirotant son thé, il finit par tomber d’accord sur toutes choses, et
nous promet de revenir dans une heure avec ce que nous lui demandons. Il
nous accompagnera aussi loin qu’il nous plaira.

Je demande à un de ses congénères si l’on peut se fier à sa parole, s’il
ne serait pas prudent de l’accompagner. La réponse est qu’un Karakirghiz
tient sa parole, surtout «quand il a l’espoir de remplir son «sac»
pendant plusieurs jours, et qu’il ne manque jamais pareille occasion».

S’adresser à l’estomac de bien des êtres est encore la meilleure manière
de les prendre par les sentiments.

Le lendemain, par une steppe unie, nous arrivons sur les bords de
l’Ablatoum, un affluent du Tchotkal qui descend du sud. Dissimulée entre
les hautes berges de la rivière, notre troupe se repose sur l’herbe, à
l’ombre des genévriers. Soudain, un cavalier apparaît au-dessus de nos
têtes, puis deux, trois, puis toute une file qui s’arrête. Les
silhouettes immobiles, se profilant sur le fond du ciel, par un soleil
de midi, font un tableau oriental. Des deux côtés on s’observe avec
défiance.

Après s’être consultés, les nouveaux venus décident de rester sur le
haut, puis vont à tour de rôle abreuver les chevaux en amont de notre
bivouac. Un de nos hommes engage conversation. Ce sont des marchands de
chevaux allant trafiquer à Namangane. Ils sont arrivés d’Aaoulie-ata,
par une passe visible au nord, à quelques verstes du nœud de montagnes
situé au nord-est où le Tchotkal prend naissance. La plupart de ces
maquignons sont Tadjiks; quelques-uns des palefreniers sont Kirghiz.

Djoura-Bey, qui est parfois un farceur, juge à propos de mettre le feu à
un vieux genévrier, de façon que la fumée chassée par le vent enveloppe
ceux qui bivouaquent plus haut et les gêne. Je fais à l’ânier des
reproches qui paraissent le toucher fort peu; il est trop Asiatique pour
comprendre en quoi molester des étrangers peut être répréhensible. Il
n’a point mangé à leur table; il compte sur notre protection; pour quel
motif se gênerait-il?

Ces marchands qui suivent la même route que nous-mêmes prennent les
devants. A notre tour, nous remontons le cours de l’Ablatoum. Au moment
de le quitter et de suivre un dos d’âne qui va droit sur le sud, notre
guide nous montre à droite, en bas, la caravane des maquignons
s’enfonçant dans un défilé. Il paraît qu’ils se sont fourvoyés. Le guide
les hèle; les derniers de la file tournent la tête, s’arrêtent; mais ne
comprenant rien aux cris ni aux gestes de bras de celui qui les appelle,
ils s’éloignent.

Un de nos hommes galope derrière eux qui les ramènera. Notre guide est
devant nous; je le vois qui descend de cheval; que cherche-t-il à
droite, à gauche, en s’accrochant aux pointes des rochers? C’est que
nous sommes au bord d’un ravin haut de plus de trois cents mètres, que
pas un sentier n’est visible, et qu’à moins de trouver une faille dans
ces rochers, on retournera sur ses pas.

Nous nous tirerons d’embarras, grâce à l’eau qui trace partout des
routes. Elle s’est écoulée par une lézarde de la solide muraille, a
charrié des pierres, de la terre qui est accumulée dans les creux, y a
semé des graines, et des broussailles ont poussé en touffes qui seront
autant d’obstacles utiles à la descente. On met pied à terre, on prend
sa bête par la bride, puis, l’un après l’autre, et à distance, on se
laisse glisser, la jambe tendue, le corps en arrière, jusqu’à une racine
ou un caillou. Le cheval suit presque assis sur son arrière-train,
glissant des quatre pieds, la tête près du dos de son maître. C’est un
tour de force que seuls les chevaux de montagne sont capables d’exécuter
facilement. Une sorte d’escalier est vite indiqué; chaque saillie
devient un degré, et deux Kirghiz fermant la marche croient pouvoir se
hasarder à rester en selle.

On aboutit à une terrasse dominant l’Ablatoum, qui se déroule à travers
un bois de pins s’élançant droits et gigantesques. A voir d’ici le
chemin que nous avons descendu, il semble que nous aurions dû rouler
vingt fois. Que de choses semblent impossibles avant de les
entreprendre!

On se croirait tombé au fond d’un puits dont les montagnes environnantes
figurent la margelle colossale, horizontale à l’ouest et ailleurs
inégale. La caravane a continué sa marche. Bientôt nos compagnons
apparaissent par-dessus les pins; ils gravissent un sentier escarpé et
sinueux, à chaque instant faisant halte, et leur file, tassée à la
descente, s’allonge maintenant avec des espaces entre les cavaliers, qui
diminuent et augmentent selon que dure l’essoufflement des chevaux.

Nos feux sont allumés; on entend de moins en moins les cris des
caravaniers qui ont disparu. Enfin tout est tranquille. Plus de voix
troublant la solitude, sauf la basse grondante de l’Ablatoum à nos
pieds. Le soleil descend rapidement, et en même temps le mercure dans le
thermomètre, qui marque à sept heures deux degrés et demi.

Puis la lune paraît à son tour; sa grosse face ronde de Mogol effleure
la crête des monts, et l’on dirait qu’elle nous fait la nique par-dessus
un mur formidable. Elle verse des flots de lumière blafarde sur ce
paysage grandiose où nos feux paraissent des lucioles jaunâtres. Ces
beautés de la nature nous sembleraient moins délectables, j’allais dire
qu’elles nous laisseraient froids, si nous n’avions du bois à foison. Le
vent souffle en effet avec fureur, mais de vieux pins morts gisent là,
sous la main; on les traîne dans le foyer, et le vent peut souffler, le
thermomètre descendre, on aura chaud malgré tout.

Par une température basse, un feu petillant entretient généralement la
bonne humeur, et Rachmed, qui craint des reproches, profite de la
circonstance pour nous annoncer que malgré la provision considérable
faite avant le départ, pas un clou ne reste pour ferrer les chevaux. Il
y a bien encore quelques fers. Durant ces derniers jours, la
consommation de clous avait été telle que nous ne ferrions plus que les
pieds de devant, qui supportent surtout la fatigue dans la montagne. La
situation serait très-fâcheuse si la route était longue encore; mais le
guide affirme qu’avant trois jours nous trouverons des aouls du
Ferghanah et des bêtes de rechange en cas de besoin.

Il résulte d’un examen attentif que tel cheval pourra marcher sans
butter durant un jour, tel autre durant deux. Au lieu d’aller à pied la
moitié ou le tiers du chemin, comme d’habitude, on ira toute l’étape,
grimpant sur la bête dans des recoins où l’on trouvera une prairie ou la
nappe souple de la steppe.

Pendant toute la journée du 2 septembre, c’est du vent, de la pluie, de
la grêle, des chemins pierreux, glissants, avec des montées le long de
l’Ablatoum qui dessine des zigzags entre le sud et l’est. Un désert de
pierre; une passe allant sur le sud; en haut de cette passe, une
mitraille de grêle; ensuite une recrudescence de pluie, puis des chèvres
sauvages qu’on aperçoit bondissant à la file, et comme conclusion d’une
marche forcée, pour abri, l’auvent d’une roche qui surplombe. A côté,
cinq ou six jeunes pâtres, leur chef ayant une vingtaine d’années, sont
installés dans une caverne de trois mètres de profondeur, c’est-à-dire
beaucoup mieux que nous.

La pluie coule à flots et sans interruption. Tant que dure le jour, nous
restons accroupis sous notre feutre tendu, veillant surtout à ce que nos
collections ne soient point mouillées.

A la tombée de la nuit, les pâtres, sonnant de la trompe, appellent
leurs troupeaux; moutons et chèvres descendent de tous côtés: c’est un
fourmillement de bêtes dans la vallée. Ce spectacle est intéressant,
mais Rachmed s’en préoccupe fort peu, et il revient à la charge,
insistant pour qu’on prenne la place des pâtres, car «nous sommes plus
nombreux, dit-il, et puis nous sommes des gens comme il faut; du reste,
je viens de ranger leurs effets dans un coin, et nous pourrons nous
installer tous dans la grotte».

La perspective d’être complétement trempés--nous le sommes déjà à
moitié--suffit à faire disparaître nos scrupules; et c’est sans le
moindre remords de conscience que nous expulsons les propriétaires de la
caverne, réservant le meilleur coin à notre usage. Il nous semble tout
simple d’user du «droit» du plus fort. Ajoutons, ce sera notre excuse,
que les expulsés ne s’en formalisent aucunement, et qu’ils trouvent tout
naturel de se soumettre sans un signe de mécontentement, puisqu’ils sont
les plus faibles. Il est à croire qu’à l’époque où les hommes habitaient
les cavernes, des faits analogues se produisaient, avec cette différence
toutefois que les plus forts hésitaient moins à prendre et les plus
faibles moins à fuir.

Si nous leur prenons leur gîte, nous ne leur prendrons point leur
souper, un quartier de mouton que l’un d’eux a trouvé mort dans les
rochers. A l’odeur que la chair répand, on devine sans peine qu’elle
n’est point fraîche.

Après le repas, on entretient un instant le feu à l’entrée de la
caverne, puis l’obscurité se répand sur toutes choses. Les moutons de
chaque troupeau sont serrés les uns contre les autres, et l’on devine çà
et là une masse sombre à la surface du sol. Il y a autant de masses
sombres que de troupeaux. Les chiens viennent rôder autour des pâtres
qui leur jettent les entrailles du mouton, puis les os, et c’est entre
les mâtins une bataille terrible qui n’émeut point leurs maîtres se
disposant à dormir. L’aîné des pâtres prend la meilleure place, les
autres se replient derrière lui; ils se tassent sous leurs manteaux
doublés de feutre, en échangeant quelques bourrades, chuchotent, puis
dorment. Le feu est éteint; on ne distingue plus rien, on entend parfois
une pierre rouler, c’est un chien qui fait sa ronde. La pluie tombe avec
un clapotement uniforme, tout à coup précipité par de brusques rafales.

Un ronflement de trompe nous éveille; il fait jour; le soleil est levé.
Les pâtres se détirent; l’aîné distribue la besogne et les morceaux de
pain pour la journée. Ils partent, pieds nus, poussant des cris, lançant
des pierres, sifflant les chiens, et chacun ayant rassemblé son troupeau
le chasse lentement. Ils soufflent dans l’écorce roulée, et l’on
croirait ouïr le beuglement sauvage d’un taureau gigantesque, à qui les
brebis répondent par des bêlements confus et grêles.

Les Kirghiz qui nous accompagnaient avec leur marmite nous font leurs
adieux et retournent chez eux. Ils s’en vont très-contents de quelques
pièces de monnaie, d’un peu de thé et des morceaux de iahni qu’ils
reçoivent avant de partir.

Nous descendons de notre pied à travers les pierres de la gentille
vallée d’Ablatoum. Le ruisseau qui va vers le sud porte le même nom que
l’autre coulant en sens inverse sur le versant nord. Ablatoum est à peu
près le nom de Platon. Il est très-probable que les indigènes n’ont pas
songé à lui en l’appliquant à ce cours d’eau. En passant, le guide nous
montre le méguil où un saint de ce nom repose.

«C’était, dit-il, un savant mollah.»

Ayant campé chez des nomades kirghiz, dont le type a été modifié par des
croisements avec des Tadjiques, nous arrivons le 3 septembre à l’issue
des montagnes. Nous sommes au milieu d’un aoul dressé au bord d’étangs
et des bras de l’Ablatoum qui se ramifie dans les basses terres,
charriant la fraîcheur à travers les prés et les arbres. Tout ce
campement est en fête. Le père d’un khan très-riche vient de mourir, et
l’on a organisé plusieurs courses à la chèvre, une pour les enfants qui
vient de prendre fin. Le vainqueur est un jeune Kirghiz très-laid, qui
chevauche très-fier avec un chevreau en travers de la selle. On
distribue les vivres aux invités. Ils sont agenouillés par dizaines
autour de larges écuelles. Beaucoup attendent patiemment qu’on les
serve, autour des marmites fumantes: les uns sont étendus, la main dans
la bride du cheval; les autres en selle, appuyés sur le cou de leurs
coursiers, bavardent par passe-temps.

L’aîné des pâtres que nous avons rencontré plus haut est là; il n’a
point manqué une aussi belle occasion de manger beaucoup.

Après le froid, voici de nouveau la chaleur, puis les aryks[31] menant
l’eau aux champs cultivés, et les couches épaisses de lœss, et les
bandes de steppe desséchée; enfin, une première araba[32], chargée
d’hommes à barbe longue, en bottes, avec des pioches, indique que nous
allons trouver des villages de sédentaires. Nous sommes bien dans la
plaine du Ferghanah, fertilisée par les eaux abondantes du Syr-Darya et
de ses affluents.

  [31] Canaux d’irrigation.

  [32] Voiture grossière en bois.

Il ne nous reste plus maintenant qu’à rentrer aussi vite que possible à
Tachkent, d’où nous gagnerons sans retard la France par le Bokhara, le
Khiva, la Caspienne et le Caucase. Nous traverserons rapidement les
différentes villes du Ferghanah. En deux jours, nous sommes à Namangane,
où nous prenons quelque repos. Les Russes y ont placé une garnison dont
les chefs nous reçoivent très-cordialement. Ils nous annoncent la guerre
de Tunisie et nous expliquent les différentes opérations militaires
qu’elle a entraînées. Dans ce coin reculé de la terre, les hommes de
guerre du Czar sont au courant des moindres faits et gestes des armées
d’Europe.

Malgré l’amabilité de la petite colonie russe, qui nous invite à
prolonger notre séjour, nous partons pour Andidjane.

En allant à Andidjane, notre guide se perd dans les rizières, et nous
faisons près de cent kilomètres du lever du soleil à une heure du matin.
Nos chevaux tiennent bon, et cependant ils ont subi récemment de grandes
fatigues dans la montagne. Les chevaux kirghiz sont doués d’une
résistance incroyable.

De même qu’à Namangane, il y a à Andidjane une ville russe récemment
fondée à côté de la ville indigène. Elle n’est encore habitée que par
les employés d’administration.

A Andidjane, nous croisons un certain nombre d’Hindous venus par la
Kachgarie, d’où arrivent également quelques produits des colonies
anglaises et du thé en briques qu’on introduit sous le couvert. Ce thé
de contrebande, de qualité inférieure, est consommé par les indigènes
pauvres.

Autrefois, des caravanes parties de Kachgarie apportaient régulièrement
des porcelaines et des soies chinoises; mais depuis que des bruits de
guerre circulent à propos de la province de Kouldja, les marchands ne se
risquent plus à franchir le Terek-Davane. Cette passe est, du reste, peu
praticable dans la saison présente; elle est très-pierreuse et ne
convient pas aux chameaux chargés; aussi la traverse-t-on de préférence
en hiver, quand la neige a déroulé sur la rocaille son moelleux tapis de
neige.

Andidjane est une ville populeuse et riche, arrosée par le Kara-Darya,
un affluent du Syr. Ses maisons sont enfouies dans les bosquets. Tout le
pays environnant est bien cultivé. Chez le chef de ce district, nous
avons l’occasion d’entendre un concert kachgarien. Un des artistes
gratte avec un cure-dent une sorte d’immense cithare; un deuxième racle
l’unique corde d’un très-long violon. Les officiers russes présents et
nous-mêmes ne prêtons d’abord pas attention à la manœuvre des musiciens,
car notre oreille ne perçoit pas la moindre mélodie. Sans doute,
pensons-nous, ces gens accordent les instruments. Au bout d’un quart
d’heure, nous les faisons interroger, trouvant qu’ils tardent bien à
«jouer le grand morceau». Ils répondent qu’ils l’exécutent depuis un
instant. Tous nous nous regardons avec un certain étonnement, puis
écoutons curieusement. Nul n’y a rien compris, et pourtant nous avions
affaire aux Sivoris de la Kachgarie. Il va sans dire qu’un Kachgarien ne
comprendrait pas mieux notre musique.

D’Andidjane, nous expédions une partie de nos bagages à Tachkent et le
reste avec nos chevaux à Samarcande. Grâce à la poste russe, nous
arrivons assez promptement à Assake d’abord, puis à Marghilan, renommée
pour ses fruits, ses merveilleuses pêches et ses étoffes de poil de
chameau, puis à Kokand la charmante.

Quant à ses habitants, ils ne sont pas charmants. Nulle part nous
n’avons vu les goîtreux en nombre aussi considérable. A chaque pas nous
rencontrons des gens atteints de cette infirmité. Au bazar, le nombre
nous en semble moins grand, surtout parmi ceux qui travaillent le cuivre
et le fer, et parmi les marchands de bijoux. Sans doute ils ne sont
point originaires de la ville. Kokand, ancienne capitale du même nom,
est une ville moderne. Elle date du siècle dernier. Son bazar est le
plus vaste et le mieux construit de toute l’Asie centrale, avec des rues
relativement larges; longtemps il fut le plus animé, mais il semble
maintenant l’être moins que celui de Tachkent, devenu la capitale de
toutes les possessions russes. Le palais de Koudaïa-Khan, le dernier
prince du pays dont les malheurs nous furent chantés au son du
dombourak, est vaste, avec un portail de bel aspect; les constructions
de style persan sont inhabitées en partie. Les soldats, les employés
occupent quelques bâtiments malheureusement restaurés dans le style
russe. C’est le fait de tous les conquérants qui, n’ayant pas les mêmes
besoins que les vaincus, croient faire mieux en adaptant les édifices à
leur propre usage. La civilisation y gagne parfois, l’histoire de l’art
y perd souvent des documents intéressants.

De Kokand nous gagnons Khodjend, bâtie sur les bords du Syr-Darya, à qui
elle donna autrefois son nom. Les Arabes appellent en effet le Syr,
Nahar-Khodjend, c’est-à-dire rivière de Khodjend. Cette ville commande
l’entrée du Ferghanah, et elle est très-antique; peut-être existait-elle
du temps d’Alexandre. Elle a partagé le sort de Tachkent, étant sur le
chemin stratégique qui mène à cette ville, qu’on vienne de l’ouest le
long des montagnes, ou bien de l’est par la route que nous venons de
prendre. L’histoire mentionne qu’elle fut prise en 719 par les Arabes.
Chacun connaît l’héroïque défense de cette ville contre les Mogols de
Tchinguiz-Khan. Depuis, ses habitants ont toujours résisté avec plus ou
moins d’énergie aux envahisseurs, dont les derniers furent les Russes.

Nous traversons le Syr sur un pont de bois construit par les soins des
Russes, et, toujours dans la steppe jusqu’à la fertile vallée de
l’Angrène, nous rentrons à Tachkent le 14 septembre.

Quelques personnes veulent nous dissuader de retourner en France par le
Bokhara et le pays des Turcomans, sous prétexte que l’émir de Bokhara
est très-malade, que sa mort est attendue chaque jour, que ses sujets
sont déjà travaillés par les différents compétiteurs à sa succession, et
que des Européens qui seraient dans le pays au moment du décès de ce
prince courraient de grands dangers: car, en pareil cas, les différents
partis fomentent des troubles et se livrent des combats sanglants. Quant
aux bords de l’Amou, ils doivent être infestés de bandes de pillards. La
prise de Geok-Tepe est récente, et beaucoup de Turcomans qui ont pris
part à la campagne sont réduits à la misère et partant au pillage, car
ils n’ont pas ensemencé leurs champs. Nous n’en voulons rien croire et
ne modifions point notre itinéraire.

Le général Kalpakovski, qui remplace le général Kauffmann, nous donne
des lettres de recommandation indispensables, et nos dernières
collections expédiées vers la France, par la voie d’Orenbourg, nous
partons pour Samarcande dans la nuit du 28 septembre, après avoir passé
la soirée en compagnie des trois seuls Français que nous connaissions
dans le Turkestan russe, et qui nous furent toujours de véritables amis.

  [Illustration: VUE DE L’ABLATOUM NORD.
  Dessin de M. Capus.]

Nous allons dans le Bokhara accompagnés d’un artiste d’origine
italienne. M. Tinelli, dont l’intention est de photographier les
monuments les plus remarquables du pays, est un voyageur émérite qui a
couru le monde et recueilli, chemin faisant, une des plus riches
collections de photographies qui se puisse imaginer.

Nous traversons encore une fois Khodjent, puis tournons vers l’ouest, le
long des montagnes, au bord de la steppe. La route postale suit à peu
près le chemin que prit autrefois Alexandre, et après lui bien d’autres.

Nous nous arrêtons quelques heures à Oura-Tepe, petite ville étagée sur
des collines et renommée pour ses fines lames damasquinées, ses draps de
laine, ses chevaux élégants et vigoureux. Son nom prêtant à un jeu de
mots, a donné lieu à une légende. La voici:

«Au temps jadis, il y a très très-longtemps, lorsque les Chinois
envahirent le pays, ils mirent le siége devant la ville, qui se défendit
vigoureusement. Mais les assiégeants usèrent de machines ingénieuses, et
la capitulation était imminente. C’est alors que les assiégés eurent
recours à un de leurs compatriotes nommé Oura, personnage très-révéré,
ayant la réputation d’un saint. Celui-ci tira ses concitoyens
d’embarras. Une nuit, il prit son tepe (calotte), le posa sur la ville,
ainsi qu’on pose un globe de verre sur un melon, et le matin, les
Chinois ne virent plus rien. Ils en furent stupéfaits, levèrent le siége
et s’en retournèrent comme ils étaient venus. Depuis, les habitants
appelèrent la ville Oura-Tepe, c’est-à-dire calotte d’Oura, en mémoire
du signalé service que leur avait rendu saint Oura.»

D’Oura-Tepe, nous atteignons Djizak, puis, par la porte de Tamerlan,
Samarcande.

Nous faisons les préparatifs indispensables, engageons comme djiguite un
certain Radjab-Ali qui est déjà allé à Khiva; nous serrons une dernière
fois la main au général Ivanoff et à l’excellent général Karolkoff, à
qui nous devons tant, et nous voilà cette fois définitivement partis
pour la France.

Des voitures louées à Samarcande transporteront jusqu’à Bokhara nos
ballots et notre petite ménagerie composée de deux gazelles, de deux
chiens, d’un blaireau, d’un lagopède de grande taille, connu dans le
pays sous le nom de perdrix-empereur (pacha-kaklik). Tous ces animaux et
oiseaux sont d’espèces nouvelles. Nous pensions emmener un grand aigle
de près de quatre mètres d’envergure, mais il mourut, heureusement pour
lui, et échappa aux ennuis d’un long voyage et de la captivité.

A la frontière des possessions russes, nous voyons au pied d’un coteau
environ deux cents chariots alignés en carré; ils sont couverts de
bâches et semblables à ceux qui suivaient les colonnes allemandes
pendant la guerre de 1870.

Le vent lance des tourbillons de poussière sur le campement silencieux
et triste. C’est l’heure du repas, et des femmes vêtues à la mode du
temps passé cuisinent sur de petits poêles de fonte entre les timons;
des hommes pansent les chevaux; des jeunes filles tricotent; de jeunes
garçons aux cheveux d’un blond filasse, coiffés de casquettes, chaussés
de sabots, en gilets trop courts que dépassent des bretelles de drap
trop longues, viennent sans hâte nous voir passer; ils nous regardent
timidement d’un gros œil clair. Il n’y a pas à en douter, voilà des
Allemands. Nous les saluons d’un «_guten tag_», auquel ils répondent
«_gott segnet euch_».

Ces gens sont des mennonites, une secte de la secte des anabaptistes
qui, persécutés en Allemagne, vinrent se réfugier en Russie, où des
terres leur furent allouées sur les bords du Don, je crois. Cultivant le
sol, pratiquant l’élevage des chevaux et du bétail, ils s’enrichirent
rapidement, grâce à leur sobriété et à leur économie. Longtemps ils
vécurent en paix, mais dernièrement on parla de les astreindre au
service militaire, et ils émigrèrent en Amérique. Car ils ont la
croyance que la guerre est une impiété, l’usage des armes un crime, et à
aucun prix ils ne verseraient le sang de leurs semblables. En Amérique,
ils ne firent point de brillantes affaires, et quand ils virent diminuer
leurs ressources, ils décidèrent de retourner en Russie, où de nouveau
on les invita à se soumettre aux lois de leur pays. C’est alors qu’ils
partirent pour l’Asie centrale. Et maintenant ceux-ci attendent le
retour de leurs chefs, qu’ils ont envoyés à l’émir du Bokhara afin de
lui demander des terres.

L’administration du Turkestan russe avait conseillé à ces mennonites de
rentrer dans la société d’où ils sont sortis volontairement, mais ils
ont répondu avec douceur et obstination: «Nous sommes sans défense et
nous voulons vivre notre croyance, nous partirons», et ils vont ailleurs
vivre leur croyance.

De Katti-Kourgane, la dernière ville du Turkestan russe, nous arrivons
sans encombre à Bokhara par Ziaeddin et Kermineh.

Notons toutefois qu’à Kermineh le beg se montre fort peu aimable à notre
égard, et qu’il nous empêche de visiter le bazar; c’est également à
Kermineh que Djoura-Bey, qui s’est chargé spécialement de nos animaux,
laisse échapper le blaireau.

Notre serviteur, vertement réprimandé, ne sait où donner de la tête et
va consulter un bohémien qui sait lire sur les os qu’on n’a point
touchés des dents. Djoura-Bey paye quelques pièces de menue monnaie, et
le devin prenant une omoplate de mouton raclée au couteau la jette dans
le feu, et lorsqu’elle est calcinée, il l’examine et conclut que
l’animal ne se retrouvera pas.

Cette jonglerie est connue depuis des siècles.

Un auteur persan prétend en effet qu’on la pratiquait déjà du temps de
Turc, fils de Japhet, et Jornandès conte qu’Attila, sur le point d’en
venir aux mains avec Aétius, dans les plaines de Champagne, se conforma
à l’usage de sa nation et consulta les os des animaux afin de connaître
l’issue du combat et...

Mais laissons l’histoire de côté, car nous sommes à Bokhara avec Capus
qui est souffrant et Tinelli qui paraît avoir une fièvre typhoïde et
garde le lit. Nous restons près d’une semaine dans cette ville, et
lorsque nous sommes assurés que M. Tinelli pourra être conduit à
Samarcande, nous partons, car il nous reste encore bien du chemin avant
la Caspienne, et l’hiver approche.

Il y aurait beaucoup à dire de Bokhara, une des plus anciennes villes du
monde selon les auteurs musulmans, qui partagea longtemps le sort de
Samarcande, posée comme elle sur les bords du Zérafchane et buvant aux
mêmes eaux. Mais nous ne jetons qu’un coup d’œil sur l’Asie et ne
pouvons nous arrêter aussi longtemps qu’il nous plairait dans les
endroits qui nous intéressent, ni nous appesantir sur les questions qui
nous passionnent.

Disons adieu, les larmes aux yeux, à notre pauvre compagnon Tinelli, et
quittons cette ville malsaine et bien connue.




VII

SUR L’AMOU-DARYA.

Le Zérafchane.--Adieux de Rachmed.--Kara-Koul.--Les sables
mouvants.--Tchardjoui: réception bruyante.--Descente de l’Amou.--Le
château de Sigognac à Oustik; déportés.--Gens pillés par les
Turcomans.--Ils content leur histoire.--Radjab-Ali.--Comment s’organise
une expédition dans le but de piller.--Aventures d’un déporté bokhare à
Kabakli; le commandant de cette forteresse.--Alertes.--Le passage des
Tekkés.--Les gardiens du fleuve.--Outch-Outchak.--Nous quittons l’Amou.


Les dômes et les minarets de Bokhara semblent s’enfoncer peu à peu
derrière nous. Ils ont disparu, le ciel est couvert, la campagne nue. Çà
et là, quelques parcelles de terre sont cultivées autour des masures
carrées à murs grisâtres. Le paysage est terne, et le vent froid en fait
encore mieux sentir la tristesse.

Le mirza qui doit nous accompagner jusqu’à Karakoul indique du fouet,
entre les saklis éparpillés, de petits amas de sable en apparence
inoffensifs.

«Très-mauvais, dit-il, que Dieu nous protége!»

C’est l’avant-garde des barkanes[33] qui jetteront bientôt la désolation
dans l’oasis du Bokhara et peut-être l’anéantiront.

  [33] Nom donné en Asie centrale aux montagnes de sable chassées par le
    vent.

Mon compagnon de route, actuellement au service de l’Émir, descend d’une
famille de Samarcande.

«Mes ancêtres, dit-il, sont des Turcs partis de Roum, à la suite du
grand Timour, revenant de l’Ouest où il avait conquis beaucoup de pays.
De père en fils nous avons servi les maîtres du Bokhara. Notre famille a
compté beaucoup de savants mollahs.

--N’es-tu pas toi-même un savant? As-tu lu dans les livres?

--Ha! ha!

--Que sais-tu du Zérafchane que nous apercevons là-bas? Ne versait-il
pas autrefois ses eaux dans l’Amou?

--Oui, mais il y a longtemps, longtemps. Avant Timour, le Zérafchane,
passant près de Djizak, se joignait au Syr-Darya; or en ce temps les
Kirghiz étaient maîtres de Tachkent; ils descendaient la rivière en
barque, pénétraient dans le pays de Bokhara, et le pillaient chaque
fois. Cet état de choses eût pu durer longtemps, si un émir n’avait
résolu d’en finir et d’enlever aux ennemis le moyen de pénétrer
facilement au cœur de ses États. Donc il donna l’ordre d’assembler un
grand nombre de travailleurs, et avant la crue des eaux, il parvint à
détourner le cours du Zérafchane, qui cessa d’affluer au Syr, fut dirigé
vers l’Amou et se perdit depuis lors dans le lac Dingiz, à gauche et
plus loin que Kara-Koul.

--As-tu vu le lac Dingiz?

--J’y suis allé plusieurs fois; il n’est pas grand, les sables
l’environnent, son eau est mauvaise, puante, salée. C’est en hiver qu’il
a son niveau le plus élevé, grâce à l’apport du Zérafchane, qui ne
l’atteint pas le reste de l’année, quand les irrigations des terres
cultivées en amont l’épuisent. Au reste, les Russes lui prennent une
quantité d’eau de plus en plus considérable, au point qu’on ne sème plus
de riz à Kara-Koul.

--Au lieu de riz, que sème-t-on?

--Du coton, qui demande moins d’humidité, et nous achetons le riz dans
la province de Samarcande et du Hissar. Tiens, voici le commencement du
pays des Turcomans.»

Et en effet, le terrain a repris insensiblement la physionomie des
environs de Kilif et de Patta-Kissar. C’est la même surface vaste, semée
de saklis aux murs très-élevés, les mêmes ariks profonds, encaissés dans
des remblais considérables où poussent quelques djiddas; les mêmes
chiens à poil rude, qui aboient furieusement en trépignant sur les
toits.

Plus loin que le village de Yakkatout, derrière le Zérafchane, la masse
des sables mouvants apparaît dans le lointain.

A quelques verstes de Kara-Koul, la lune se lève, reflétée par le
Zérafchane qui roule à nos pieds un volume d’eau insignifiant dans un
lit beaucoup trop large.

Rachmed, ne pouvant croire à tant de maigreur, questionne le mirza:

«Est-ce vraiment le Zérafchane?

--Par Allah, répond l’autre, c’est le Zérafchane!»

Rachmed éprouve un sentiment de pitié à la vue de cette rivière
bien-aimée dont le bruit tumultueux l’assoupissait chaque soir à
Ourmitane, son pays natal; enfant, il a couru sur les galets du
Zérafchane; homme, il y a baigné maintes fois les chevaux; que de fois
ne s’est-il désaltéré de son eau fraîche! Il descend de cheval, et d’un
ton mi-tragique, mi-comique, portant la main à sa barbe:

«Que Dieu te garde, mon Zérafchane! Comment te portes-tu? Tu as bien
mauvaise mine. Pourquoi es-tu si calme? Toi qui grondais si fort à
Ourmitane et à Pendjekent, pour quelle raison es-tu maintenant
silencieux? Tu courais naguère aussi vite qu’un bon cheval, et voilà que
tu te traînes péniblement. Es-tu fatigué de la longueur du chemin? Tu
t’endors, tu vas mourir. Va, mon sort sera le tien. Avant de partir en
compagnie des Faranguis, comme toi je me suis amusé beaucoup à
Samarcande.

«J’ai raconté à tous mes amis que je partais pour l’Occident, que je
verrais beaucoup de choses nouvelles, et j’étais content, joyeux,
j’allais visiter les vendeurs de thé, heureux d’avoir beaucoup de chemin
à chevaucher. Je me fatiguerai comme toi, et à moitié mort, je
m’endormirai comme toi loin des montagnes d’où nous sommes sortis avec
fracas. Demain je boirai tes eaux pour la dernière fois. Salamaleikon,
mon Zérafchane; salamaleikon, mon Zérafchane.»

Et là-dessus, Rachmed monte à cheval, marmotte je ne sais quoi, et
poursuit sa route, silencieux, la tête pendante.

Avant Kara-Koul, que nous indiquent des aboiements de chiens, un premier
pont est jeté sur un bras du Zérafchane, qui est à sec, ayant gardé dans
les creux des flaques d’eau miroitantes. A travers les maisons, on
arrive à un second bras de la rivière au lit plus étroit, mais à peu
près rempli par les eaux.

Le beg de Kara-Koul nous reçoit très-gentiment dans sa forteresse, où il
nous offre l’hospitalité et d’épaisses couvertures ouatées. Il fait
froid, et les couvertures sont une surprise agréable.

Rachmed retrouve une connaissance en la personne de notre hôte, qui
commanda jadis à Ourmitane avant l’arrivée des Russes. C’est un Ousbeg à
la belle figure décidée, qui passe pour un très-adroit chasseur. Il
examine nos armes en connaisseur.

Cette ville, ou plutôt ce village de quelques milliers d’habitants,
possède un bazar sans importance. On y vend les menus objets d’un usage
journalier, et sur une plus grande échelle, le sel apporté des environs
d’Ildjik. Les acheteurs sont les Turcomans des environs.

En raisonnant à l’européenne, c’est-à-dire mal, puisque nous sommes en
Asie, nous avons cru devoir attendre jusqu’à Kara-Koul, afin de faire
l’acquisition de ces peaux de mouton renommées pour la finesse de leur
laine, qui s’appellent du reste kara-koul. A la vérité, nous avions
supposé que le stock de peaux serait peu considérable, les consommateurs
y étant peu nombreux; mais jamais l’idée ne nous était venue qu’il n’y
en aurait pas une seule.

Eh bien, nous quittons Kara-Koul sans avoir pu nous procurer une seule
peau de mouton, parce que le commerce se fait au jour le jour et que les
propriétaires de troupeaux sont tous absents; ils reviennent des
montagnes où ils ont passé l’été.

Après avoir abreuvé une dernière fois nos chevaux dans le Zérafchane,
lui avoir fait nos adieux comme Rachmed, nous nous dirigeons vers
Tchardjoui, forteresse bâtie sur la rive gauche de l’Amou. Un fils de
l’Émir y réside au milieu de soldats; c’est par son intermédiaire que
nous trouverons la barque sur laquelle nous descendrons le fleuve.

A seize kilomètres environ de Kara-Koul, à Khodja-Daoulat, dont les
puits contiennent une mauvaise eau sale, finissent les terres cultivées,
et les sables commencent. Ils se sont déjà glissés dans la lande,
rampant entre les arbres et faisant des tas à chaque broussaille qui
gêne leur marche. Plus loin les amas sont plus considérables, puis ce
sont des monticules isolés, et puis les vagues de la grande mer de
sable.

Le soleil se couche à notre droite, derrière les saklis à moitié
engloutis, d’où le fléau a chassé les hommes. L’impalpable poussière se
mouvant ainsi qu’un liquide, au moindre contact, a roulé jusqu’au pied
des murs, non pas en vague qui déferle brutalement, mais sans violence,
comme une marée imperceptible montant goutte par goutte. Le sable s’est
entassé contre la digue que la maison lui opposait, il a trouvé une
fente, l’a élargie, et, un grain chassant l’autre, s’est déversé dans la
cour. Alors les hommes imprévoyants ont touché le danger du doigt, et le
jugeant inévitable, ils se sont courbés sous la main d’Allah. Ils ont
chargé les effets, les meubles sur les arbas et les chameaux, coupé à la
hâte par le milieu les arbres dont l’ombre leur fut bienfaisante; puis
ayant prié une dernière fois sur les tombes des ancêtres, ils sont
partis, et la nature indifférente a poursuivi son travail.

Toujours limant, toujours limant, le grain minuscule a creusé les
fissures en larges brèches, il a comblé le bassin aux ablutions, les
chambres, et tourbillonnant sans cesse, avec l’aide de la pluie et des
tempêtes, lui, poussière, il a réduit en poussière l’œuvre de l’homme,
_quia pulvis est, et in pulverem_...

Fiché sur des tombes maintenant invisibles, un toug courbé où flottent
des guenilles figurant la crinière, marque la place du village. La hampe
est pourrie; un jour l’ouragan la cassera, ou bien un aigle s’y posant
après une longue course, et il ne surgira plus rien qui rappelle le
séjour des hommes. On verra seulement les molles ondulations du linceul
des sables déroulé à perte de vue.

Voici dans une cour des moitiés de troncs tailladés de coups de hache:
les caravaniers de passage sont heureux de trouver ces épaves qui leur
fournissent de quoi préparer le thé, à l’heure où les chameaux fatigués
se reposent sur leurs genoux calleux.

Nous traversons les barkanes au clair de la lune; les cavaliers vont à
la file sur l’étroit sentier zigzaguant au bord de trous profonds de
vingt à trente pieds; car le sable en marche en creuse un pour combler
l’autre. Puis le sabot des chevaux résonne sur la surface sèche de la
steppe saupoudrée de sel. Le froid nous oblige à mettre pied à terre, à
marcher jusqu’au caravansérail de Farab. Les environs sont cultivés; des
ariks profonds conduisent l’eau de l’Amou quand il déborde de mai à
juillet.

En allant au bac, vis-à-vis de Tchardjoui, un vieil habitant de Farab me
dit qu’en général, une fois par mois, il vient de Merv à Tchardjoui des
caravanes composées de Turcomans et de Persans. Ils apportent du blé et
du sésame d’excellente qualité, et achètent pour le retour surtout des
étoffes de coton.

Aux abords du fleuve, plusieurs chameaux chargés se dirigent vers le
bac. Deux hommes sont installés chacun dans un panier faisant
contre-poids à un ballot de marchandises. Il est facile de reconnaître
des Juifs à leur type bien caractéristique; ils portent la main au
bonnet, nous saluent poliment d’un «_zdrastié_», croyant rencontrer des
Russes. Ils viennent du Turkestan et vont trafiquer à Tchardjoui, où des
marchandises leur seront sans doute apportées par leurs frères de Merv.
Il est très-possible qu’ils fassent de la contrebande, car nous savons
de bonne source que des commerçants indigènes du Turkestan russe,
voulant éviter de payer l’impôt aux douanes du Tzar, achètent des
marchandises en Angleterre ou aux Indes, les font passer par la mer
Rouge, le golfe Persique, et, au moyen de caravanes par Merv et le
Bokhara, parviennent à les introduire en fraude.

Près du fleuve sont des tas considérables de roseaux longs de trois à
cinq mètres, tels qu’on les emploie pour la confection des toits et des
nattes. On les a flottés à la dérive depuis Kabadiane, ils seront vendus
sur le bazar de Bokhara.

Les eaux sont basses, des îlots de sable émergent comme des carapaces,
et l’Amou qui serpente a l’aspect d’un bras de mer. Par un beau soleil,
des caravanes attendent leur tour de passer. Que n’avons-nous le pinceau
de Guillaumet!

Le touradjane, prévenu de notre arrivée, a envoyé quelques-uns des siens
à notre rencontre; nous sommes reçus sur la rive, avec force politesses,
par deux ou trois cafards vêtus de khalats aux couleurs éblouissantes.
Avec des obséquiosités, ils insistent pour que nous nous reposions
quelques minutes sous une tente dressée en notre honneur sur le sable de
la berge. Le jeune gouverneur de Tchardjoui nous souhaite la bienvenue;
il est, paraît-il, très-heureux de notre passage, etc.

Nous demandons si l’on a préparé la barque qui nous transportera plus
loin, ainsi que la promesse nous en a été faite à Bokhara par le
Kouch-Begui. Tout sera prêt demain; on nous prie de gagner Tchardjoui,
après que nos bagages auront été déchargés et placés sous la tente où
ils demeureront jusqu’au moment de notre embarquement. Des hommes du
Touradjane veilleront à ce qu’aucun objet ne soit dérobé. Nous partons;
à différentes reprises le chemin est barré par des ariks profonds, qui
vont chercher l’eau du fleuve à dix kilomètres en amont; ils sont
actuellement à sec.

Voilà la ville aux maisons étagées sur les flancs d’un mamelon portant
une forteresse au sommet; des touffes vertes dépassent les toits, et
Tchardjoui en paraît plus riant.

Un gros bonhomme nous réitère que le fils de l’Émir nous attend et
désire vivement nous voir. Nous déjeunons à la hâte et grimpons chez lui
par une rue fort étroite. Tout près de la porte de la forteresse sont
les boutiques des marchands et des ouvriers en métaux, puis le quartier
des Juifs, qui vivent aussi de commerce. A peine avons-nous mis le pied
dans l’enceinte du palais, qu’une musique barbare éclate; c’est une
cacophonie inimaginable, produite par un orchestre composé de longues
trompes, de tambours, de flûtes, de violons à une corde, de grosses
caisses que de solides gaillards frappent à tour de bras et à peu près
en cadence. On distingue pourtant une mélodie esquissée par le
miaulement des violes et les notes aiguës des fifres. Tout ce bruit
retentit à notre intention, il n’y a pas à en douter. Heureusement notre
système nerveux n’est point débilité; sans quoi, gare la catalepsie!

L’armée elle-même est rangée en bataille dans la cour quadrangulaire.
Elle est composée d’Ousbegs et de Turkomans; le costume est celui que
nous avons déjà vu à Karchi: même bonnet noir gigantesque, même veste
rouge se perdant dans un pantalon en cuir jaune d’une ampleur
incroyable. Ils sont rangés sur quatre rangs, font un angle droit; la
musique est à gauche, devant le front des guerriers. Le général ou le
colonel, grand escogriffe à barbe brune, vêtu d’une magnifique tunique
de velours serrée à la taille, d’un beau tchalver brodé, avec une toque
ornée d’une fourrure de loutre, lève son sabre, et l’on nous présente
les armes. Il vient nous serrer la main, nous invite à mettre pied à
terre, et c’est lui qui nous confie à des huissiers graves et
cérémonieux.

Partout des armes sont accrochées aux murs des longs corridors qui
serpentent en montant jusqu’à une grande salle de réception, à plafond
très-élevé, à fenêtres vastes. Elle est précédée d’une chambre où les
serviteurs stationnent, et suivie d’une autre pièce où nombre de hauts
personnages à barbe blanche sont debout derrière le touradjane et à
distance. Nous échangeons quelques banalités avec le jeune homme qui
paraît assez intelligent, lui réclamons son appui afin d’avoir une
barque prête pour le lendemain, et lui ayant souhaité tous les bonheurs
imaginables, nous nous retirons.

Sous le porche, nous retrouvons le général qui s’en vient prendre avec
nous le thé offert par le prince. Il nous demande des cigarettes, avec
fort peu de dignité pour un grand chef.

Le soir, le canon rappelle aux fidèles que demain est un jour de fête.
Au fait, nous sommes dans une ville de guerre isolée sur la rive gauche
de l’Amou, destinée à protéger contre les Turkomans les sujets bokhares
répandus aux environs. Elle est située à la tête du chemin des caravanes
allant de la Perse dans le Bokhara.

Quoique Tchardjoui paraisse être un séjour très-agréable, nous avons
hâte de le quitter. Il importe de traverser l’Oustourt avant l’hiver,
qui est la saison où le froid sévit et où les pillards rôdent. Or, nous
sommes deux Européens ne pouvant compter que sur eux-mêmes, et le mieux
est de tâcher d’éviter un danger auquel il est sûr que nous
succomberions. Au reste, en venant dans ce pays, notre but n’a pas été
de rompre des lances, mais de voir et d’observer. Partons donc le plus
tôt possible. En dépit des promesses faites hier, on nous dit dans la
matinée que la barque n’est pas prête; nous insistons pour qu’on se
hâte. Je manifeste l’intention d’aller moi-même rappeler au touradjane
combien notre temps est précieux; un Bokhare m’en dissuade, car «le
prince est à la prière et n’est point visible, on célèbre aujourd’hui
une grande solennité religieuse, le bazar est fermé, il faut attendre
jusqu’à midi». C’est un «holyday».

Il paraît que le prince est un musulman dévot, qu’il exécute
rigoureusement les prescriptions du Coran. On nous a même affirmé qu’il
lisait dans les livres. Sa distraction favorite est de courir la chèvre
avec les jeunes gens de son entourage.

Après la prière, un cavalier accourt au galop dire que les vaisseaux
sont tout prêts... et que les bateliers attendent. La barque où bagages
et chevaux sont chargés est longue d’une dizaine de mètres, large de
trois environ, profonde de soixante-dix centimètres. Quatre bateliers
rament à l’avant, deux à l’arrière gouvernent; tous se servent de longs
avirons, les maniant debout.

Allongés sur nos coffres, presque comme les énervés de Jumièges, nous
descendons l’Amou aux rives plates, désertes, grises comme le ciel où le
soleil pâlit dans la brume. Un vent froid souffle violemment du
nord-est, jette l’embarcation vers la rive gauche et retarde notre
marche.

Au coucher du soleil, les bateliers veulent faire halte; nous les
contraignons d’avancer au clair de la lune, notre intention étant
d’atteindre Oustik ce jour même. On atterrit enfin, nous demandons qu’un
des bateliers nous conduise à Oustik; tous s’y refusent, prétendant n’en
point connaître le chemin.

Là-dessus, menace de les empêcher d’aller sur la rive gauche où ils
peuvent trouver des vivres et un abri, de les garder ici sans leur
donner même un morceau de pain, et ils décident que l’un d’eux nous
guidera. La garde des bagages est confiée à Rachmed, dont le batelier
enfourche le cheval, et nous partons avec Radjab-Ali.

Longtemps on louvoie dans un véritable dédale à travers les sables, puis
on trouve un sakli: on réveille le propriétaire, qui argumente à travers
la porte avant de l’ouvrir; la promesse d’une récompense le décide à
nous accompagner. Le batelier rejoint alors ses camarades. L’ousbeg nous
guide durant quelques kilomètres, va frapper à une maison isolée,
comptant se débarrasser de la corvée aux dépens d’une connaissance. Car
c’est une corvée à pareille heure. La connaissance fait la sourde
oreille, et le pauvre diable est contraint de continuer cette promenade
désagréable.

La région n’est point gaie. Pas d’arbres, une plaine nue, des sables; de
temps à autre une maison se dressant semblable à un tombeau avec ses
hauts murs sans fenêtres; nul autre signe de vie que les aboiements des
chiens; le vent hurle, le sable voltige, et la lune glisse toujours,
disparaissant derrière un nuage, reparaissant au sommet d’un monticule.
Elle rase l’horizon, au moment où surgit la motte de lœss supportant la
forteresse d’Oustik.

On tourne, on grimpe le sentier encaissé qui mène à l’unique porte
d’entrée. On frappe sur les madriers mal joints à coups de manche de
fouet, on appelle le maître de céans; un serviteur arrive en traînant
ses babouches; des explications sont échangées. Tout comme ce Valois, à
qui les historiens font prononcer ces paroles: «Ouvre, c’est la fortune
de la France», nous pourrions dire moins héroïquement: «Ouvrez à des
Français gelés et affamés.» L’homme a consulté son maître, il revient et
soulève la poutre qui maintient les battants.

Nous entrons vite, et derrière nous le vent s’engouffre sous le portail.
Le serviteur installe les hôtes dans la plus belle chambre du manoir,
excusant son maître que la fièvre ronge, et qui ne peut quitter sa
couche. A la lueur du falot, l’inventaire de la salle de réception est
vite fait. Un mauvais tapis troué, à côté d’une natte de paille
éraillée; un bonnet à poil accroché à une cheville; un fusil à mèche à
chaque coin, et partout de la vermine qui sautille. Ce n’est pas luxueux
du tout. Peu importe, on est à l’abri, on fera du feu et l’on se
réchauffera.

Radjab-Ali, qui n’a mangé comme nous que du pain depuis neuf heures du
matin (il est deux heures de la nuit), insinue doucereusement:

«On va manger sans doute un peu, je vais demander au serviteur ce qu’il
peut nous offrir.»

Celui-ci répond que son maître est pauvre; qu’il est, comme les autres
habitants d’Oustik, condamné à vivre dans ce pays perdu; qu’il possède
pour tout bien une vache, un âne, une femme et des enfants en bas âge.
Il nous apportera le peu de lait qui reste et des galettes de pain. Le
pain est mauvais, le lait à peine potable.

«As-tu un peu de bois? Il fait très-froid.»

Un claquement de langue comme réponse signifie que nous nous en
passerons. Pour tout combustible, il y a un peu de charbon, juste de
quoi faire bouillir quelques tasses de thé. L’eau est saumâtre
par-dessus le marché. Les deux portes joignent mal; car il y a deux
portes, une à droite, une à gauche, et de plus une lucarne; le vent
s’élance en chantant par ces deux ouvertures. Décidément, c’est le
château de la désolation. Cela fait penser au castel délabré de Sigognac
du _Capitaine Fracasse_. On maugrée en s’enroulant dans sa pelisse afin
de dormir; puis le bourri du castel, que les allées et les venues à une
heure insolite ont éveillé, juge à propos de braire plusieurs fois une
note lamentable, qui est celle de la situation. Ses frères de bas lieu
lui répondent, et, ma foi, on rit.

Dans la matinée, nous découvrons les quelques masures du hameau d’Oustik
qui sera couvert totalement par les sables inondant les cultures. Ils
vont du nord-ouest au sud-est, bientôt ils auront cerné entièrement la
forteresse.

Nous parcourons la demeure de notre hôte. Elle est construite en carré,
les quatre murs faisant face exactement aux points cardinaux. Près de
l’entrée est le corps de garde qu’habitaient les soldats; à côté est
l’écurie; puis l’habitation, enfin les greniers et la grande salle où
nous avons passé la nuit. Au milieu de la cour, un puits très-profond a
été creusé. Non loin du puits est le trou aux punaises: j’ouvre la
trappe, je regarde; il a été habité récemment: j’aperçois un fragment de
natte usée, deux ou trois cruches ébréchées, un lambeau de toile.

Radjab-Ali m’explique qu’ici l’on déporte comme en Sibérie, et dans son
patois imagé, levant la main comme pour indiquer la taille d’un enfant:

«Tchardjoui, dit-il, tout à fait petit Sibir, Oustik plus grand Sibir,
Kabakli, plus loin, tout à fait grand Sibir, très-mauvais Sibir.»

Le fait est qu’Oustik n’est point agréable: nous le quittons sans
regret. Après avoir fait nos salamalecs au mirakhor,--car le pauvre
exilé porte le titre de maître des écuries,--nous descendons le mauvais
escalier avec autant de plaisir que nous le grimpions la veille.

D’en bas, nous envoyons un dernier adieu à notre hôte accoudé au
parapet: avec son turban blanc qui tranche sur le fond noir du porche,
avec sa longue barbe noire, son air mélancolique, il offre bien l’image
d’un prisonnier soupirant après sa liberté. Il restera dans ce triste
gîte jusqu’à ce que la fièvre l’emporte ou que son maître l’en tire.

Tous les trois fouettant les chevaux qui avancent péniblement à travers
les sables que le Darya dépose quand il s’étale, nous gagnons la grande
route. L’Amou, ainsi que tous les grands fleuves, n’en est-il pas une
tracée par la nature, et que l’homme aurait bien tort de ne pas
utiliser?

Les chevaux sont réinstallés à l’arrière, et la traversée continue. Le
chenal du fleuve changeant journellement de direction, il faut louvoyer,
chercher le courant, éviter que le flot heurte en biais la barque et la
jette sur un bas-fond.

La rive droite est fréquemment bordée des sables accumulés peu à peu et
formant parfois de véritables collines. Ils font une berge plus haute au
Darya: ici, ils coulent doucement en filets très-minces; là, s’écachent
par blocs; le flot rapide entraîne cette poussière d’une ténuité extrême
qui s’enfonce lentement et est déposée loin de l’endroit de sa chute.

Les bateliers examinent attentivement la face de l’eau, et dès qu’elle
est ridée, ils avancent avec précaution, tâtonnent avec la perche. On
échoue quelquefois, lorsque la violence du vent n’est pas amoindrie par
les inégalités du sol.

Nous changerons de barque à Ildjik, village sur la rive droite où se
tiennent les bateliers qui transportent à Chiva les marchandises peu
nombreuses que leur apportent les caravanes: car les commerçants
préfèrent la route de terre, plus longue, plus fatigante, plus coûteuse,
mais plus sûre. Les Turkomans pillards attaquent de préférence les
barques, qui contiennent toujours un butin plus considérable et leur
servent immédiatement à passer sur la rive gauche, d’où ils regagnent
leurs tentes.

«Ildjik, Ildjik, dit un des pilotes.

--Ces feux là-bas?

--Ha, ha.»

Voici plusieurs grands feux et des huttes coniques de roseaux, des
hommes accroupis autour des feux, d’autres qui circulent. La lune
allonge leurs silhouettes; on les appelle. Tous se lèvent aussitôt et
nous entourent. Ils sont coiffés uniformément du grand bonnet noir des
Khiviens. Ils ont les yeux plus petits, le nez plus long, plus gros que
les Bokhares. Ce sont les marins du port.

Cinq ou six grandes barques sont amarrées, et des ballots amoncelés près
de ces abris où dorment les bateliers; la plupart des sacs sont gonflés
de tabac en feuilles importé du Chahrisebz par Bokhara. Il passe pour le
meilleur et le plus parfumé d’Asie.

Nous demandons si une des barques est disponible: «Il faut vous entendre
avec notre aksakal, répondent les rameurs; une seule est libre, on va la
calfater immédiatement, et elle sera prête demain.»

Nous allons coucher dans le village, à deux verstes du fleuve. Nous y
ferons provision de viande fraîche, de farine, de foin, de sorgho pour
les chevaux: car on ne trouve point d’orge dans cette région. On nous
conduit dans une sorte de grand caravansérail-forteresse où les
marchands passent la nuit, après avoir déposé leurs marchandises dans la
cour où sont les appentis. La grande salle à droite de l’entrée est
bondée de gens accroupis en cercle autour d’un brasier: une partie de la
population mâle d’Ildjik est venue se chauffer ici, vider une tasse de
bon thé, fumer les tchilims, écouter les racontars des marchands de
passage, tandis que deux amateurs grattent agréablement le dombourak. Le
public est mélangé; il y a des Khiviens, des Turkomans, des Bokhares;
c’est que la frontière est proche. On nous cède un coin, où nous nous
allongeons sur le feutre. La chambre est bien chauffée, le charbon de
Saxaoul ne manque pas, et le feu sera entretenu jusqu’au matin.

Le gîte est meilleur qu’à Oustik. La salle se vide peu à peu, il ne
reste plus que les étrangers, et chacun dort sous son manteau.

Au réveil, un vieux djiguite arrive, que nous avions envoyé de
Tchardjoui porter une lettre à notre infortuné compagnon Tinelli. Il
devait revenir avec un mot de la main du malade, ou tout au moins des
nouvelles de sa santé. Nous sommes bien heureux d’apprendre que nulle
complication dangereuse n’est survenue, et que bientôt Tinelli pourra
gagner en arba Samarcande, où on le soignera plus intelligemment et plus
cordialement aussi. On ne peut guère comparer la platitude bokhare à la
bonne hospitalité russe.

Le vieux djiguite, le «baba[34]», comme nous l’appelons, viendra en
notre compagnie jusqu’à la forteresse de Kabakli, sur la rive gauche. Il
est au service du beg commandant cette place de guerre. Les provisions
faites, nous regagnons le fleuve. Le patron de la barque est là; d’abord
il nous demande un prix de location exorbitant; puis, après de longues
discussions, nous tombons à peu près d’accord. Il reçoit un à-compte en
présence d’une autorité d’Oustik, et s’engage à nous descendre jusqu’aux
environs de Petro-Alexandrowsk. A l’arrivée, nous payerons le restant de
la somme.

  [34] Père.

Ces barques sont mieux construites que celles que nous avons déjà vues
sur l’Amou. Cela tient peut-être au nombre considérable d’esclaves
russes qui habitèrent Khiva. Ils auront enseigné l’art de travailler le
bois aux indigènes, et ceux-ci ne pouvaient avoir de meilleurs maîtres,
le premier venu d’entre les moujiks sachant toujours manier habilement
la hache.

Le transbordement de nos bagages est à peu près terminé, on va partir,
quand un vieillard qui nous a servi d’intermédiaire tout à l’heure,
revient accompagné de deux individus déguenillés. Il nous prie de
daigner les emmener avec nous. Ils voudraient retourner à Chourakhane,
près de Petro-Alexandrowsk; les Turkomans les ont pillés, il y a
quelques jours, tandis qu’ils se rendaient à Bokhara, et ne leur ont pas
laissé un fil sur le dos. Ils sont dans la misère, «ayez pitié d’eux».

L’humble requête est accueillie avec plaisir. Les deux pauvres diables
remercient, se serrent modestement dans une encoignure, s’adossent aux
coffres dans un état de prostration complète. Ils nous font hommage de
tout leur avoir: un melon très-succulent dont un homme charitable les a
gratifiés. Rachmed en prendra soin et les nourrira à sa table.

  [Illustration: VUE DE L’ABLATOUM SUD.
  Dessin de M. Capus.]

Tandis que les bateliers, debout, se cambrent sur les avirons par un
soleil brûlant,--à une heure, le thermomètre marque 35°[35] à
l’ombre,--nos protégés racontent leur lamentable histoire:

  [35] Et 44° au soleil, le 4 novembre.

«Nous sommes de Chourakhane, près de Petro-Alexandrowsk; c’est là que
nous avons nos maisons et nos familles. Il y a trois semaines environ,
nous chargeâmes trois chameaux d’étoffes et de tapis, et partîmes pour
le Bokhara, dans l’intention d’en tirer bon profit. Nous avions pris le
chemin le plus court qui côtoie le Darya jusqu’à Outch-Outchak, et
pénètre ensuite dans le désert. Tout se passa bien d’abord, on
n’apercevait pas de traces de cavaliers, nulle empreinte du pied sans
fer des chevaux turcomans. Après avoir marché toute une nuit, nous
allions lentement, à moitié endormis sur nos selles. Le soleil était
levé depuis quelques heures, et l’on pouvait apercevoir distinctement à
main gauche les collines de Koulmouk, qui ont à leur extrémité ouest le
puits de Kal-Ata.

«Soudain, le compagnon qui nous manque, qu’Allah lui fasse miséricorde!
m’avertit que des cavaliers nous suivaient. Et en effet, derrière nous,
une dizaine d’hommes chevauchaient, chassant un petit troupeau de
moutons. Ils avançaient au pas, tranquillement, et notre défiance ne fut
pas éveillée. Ce sont des nomades qui s’arrêteront au puits en même
temps que nous, pensai-je, et j’étais rassuré.

«Quand ils furent proches, nous reconnûmes bien les chevaux tekkés à
leur long cou, à leur tête fine, à leur allure de gazelle. En un clin
d’œil nous fûmes environnés par les maudits. Je marchais en tête avec
mon parent que voici. Sans donner le temps de saluer, le chef, un grand
vieux à barbe grise, le sabre à la main, dit à celui d’entre nous qui
venait le dernier:

«--Mets pied à terre, donne ton cheval.

«Il refuse, tire son sabre; mais un coup de pistolet éclate, et notre
ami tombe, percé d’une balle qui, pénétrant au-dessus de l’épaule,
sortit par la poitrine.

«Avec des menaces de mort, les Turkomans nous obligèrent à quitter la
selle et nous attachèrent les mains derrière le dos. Ils se sont reposés
au puits de Kal-Ata, ont rempli leurs outres, puis nous ont dépouillés
de nos vêtements. Ils m’ont donné cette mauvaise chemise, ce mauvais
bonnet au lieu de mon tchalma de pure laine, ce khalat percé, et m’ont
tiré des pieds mes bottes toutes neuves. Elles étaient si belles que les
deux plus jeunes de la bande, voulant tous deux les chausser, faillirent
se battre; les autres riaient; le vieux intervint, et les mit à la
raison.

«Ils nous ont gardés trois jours et trois nuits, ils nous ont cinglés de
coups de fouet, afin d’accélérer notre pas. Le deuxième jour, j’avais
les pieds ensanglantés et je boitais, n’étant pas habitué d’aller sans
chaussure. Alors, le jeune homme qui s’était approprié mes bottes, m’en
jeta de vieilles, non sans avoir coupé les tiges. Les voilà! Elles
avaient appartenu au pâtre dont ils emmenaient les moutons. Le troisième
jour, étant arrivés aux environs du «passage des Tekkés» qui est en
amont de Kabakli, ils frappèrent une dernière fois nos dos lacérés par
les lanières, puis, déliant nos mains, ils nous remirent comme
provisions de route quelques-unes de ces galettes de pain dont chacun
d’eux avait un sac plein, et nous obligèrent à partir dans la direction
de Bokhara, disant que s’ils savaient que les Russes fussent nos amis,
ils nous tueraient sans hésiter.

--Qu’avez-vous fait ensuite?

--Nous avons repris le chemin des caravanes, et nous sommes joints à des
chameliers, se dirigeant sur Bokhara. Puis tendant la main aux croyants
le long de la route, nous avons gagné Ildjik à grand’peine. Grâce à
Allah, l’espoir qu’on nous ferait l’aumône d’une place à bord d’une des
barques qui descendent le Darya, a été réalisé. Des Faranguis nous ont
recueillis, Allah sera content.

--Les Tekkés étaient-ils nombreux?

--Dix, tous jeunes, sauf le chef; tous robustes et armés de sabres; six
avaient d’excellents chevaux.

--Qu’ont-ils fait du corps de votre camarade?

--Ils l’ont laissé sur le sol, complétement nu, emportant même la
chemise ensanglantée. Qu’Allah les maudisse!

--Le pain qu’ils t’ont donné était bon, dit du nez Radjab-Ali, avec son
accent persan caractéristique.

--A la vérité, il était très-bon.

--Comment sais-tu cela, Radjab-Ali?

--J’en ai mangé autrefois.»

Car Radjab-Ali est une sorte de condottiere qui a servi en Afghanistan,
avant d’entrer au service russe. Pour des raisons qu’il ne dit
pas,--Rachmed prétend qu’il a tué un Afghan dont il porte les armes,--il
ne se soucie point de revoir l’Afghanistan; quant à son pays natal,
l’Iran, il doit en avoir gardé un peu agréable souvenir, car il n’en a
cure. Radjab-Ali, comme il nous l’a déjà dit, a servi autrefois un de
nos compatriotes. Ment-il parce qu’il croit faire plaisir à ses maîtres?
Dit-il vrai?

Quoi qu’il en soit, notre serviteur prétend s’être trouvé dans le corps
d’armée que les Turcomans firent prisonnier en l’année 1861. D’après ce
qu’il affirme, il faisait partie de l’escorte d’un Français, c’est à M.
de Blocqueville qu’il fait allusion, qui fut pris avec le reste des
troupes. C’est alors que lui, Radjab-Ali, aurait mangé l’excellent pain
qu’il n’a point oublié. Nous lui demandons quelques détails.

«Les Turkomans t’ont-ils maltraité?

--Nullement. Ils m’ont renvoyé quelques jours après avec d’autres,
demander de l’argent au Chah.

--Et le Farangui?

--Dès qu’ils s’en furent rendus maîtres, ils l’ont invité à s’asseoir et
lui ont fait servir du thé. Le Chah a payé pour votre compatriote une
rançon d’un million de tengas.

--Merv est-il une grande ville?

--Non, il y a des saklis où les marchands placent les marchandises le
jour du bazar, et des tentes à l’infini.

--Quel est le meilleur chemin conduisant à Merv?

--Celui qui part des ruines de Ketmenchi, bien que les puits soient
rares en suivant cette direction, mais il y a moins de sable.»

Quant au «baba», il connaît bien les Turkomans. Il habite depuis cinq
ans la forteresse de Kabakli, dont le commandement est confié à son
maître, un beg courageux. Or Kabakli est en même temps une prison
destinée aux grands coupables, et un poste créé à l’instigation des
Russes, dans le but de protéger les caravanes, d’assurer la tranquillité
du fleuve et de repousser les attaques des Turkomans. Trois cents
«garaouls[36]» seraient chargés de cette besogne. Ils sont composés de
soldats qui se sont mutinés, ont volé ou commis quelque autre méfait.
L’Émir les expédie à la frontière, où ils trouvent l’occasion d’épuiser
la turbulence de leur caractère à combattre les pillards. Dernièrement,
il serait arrivé un convoi d’une cinquantaine de ces condamnés
militaires. Ils forment les compagnies de discipline du Bokhara.

  [36] Gardiens.

Le vieux serviteur parle avec éloge de son maître; il est très-brave, et
l’Émir l’aime beaucoup.

«Ce n’est pas comme le beg précédent, ajoute-t-il, qui est emprisonné
depuis cinq ans à Bokhara.

--Pour quelle raison?

--Un parti de Turkomans étant venu rôder en été, époque où l’on ne se
défie pas d’eux, surprend presque tous les troupeaux paissant aux
environs de la forteresse et les emmène. On court prévenir le Beg. Il
rassemble ses hommes, les fait monter à cheval, et se met à la poursuite
des bandits. Ceux-ci avaient une avance considérable. On ne put les
atteindre qu’en forçant l’allure des chevaux. Le butin fut repris, mais
les pillards s’échappèrent, car ils montaient des coursiers
très-rapides. Le mal fut que la chaleur rendit malades les chevaux de
nos soldats, et quatre-vingts moururent de cet excès de fatigue. Lorsque
l’Émir apprit ce grand malheur, sa colère fut terrible, et comme il
avait déjà eu lieu de se plaindre du beg qui mena cette affaire, il l’a
fait jeter en prison à Bokhara, et l’y a gardé depuis lors.

--Comment se fait-il que les Turkomans pillent rarement en été?

--Parce qu’ils n’en ont pas le loisir, étant alors occupés aux travaux
des champs, et que les puits sont presque sans eau, que la chaleur est
insupportable, et que pour ces raisons les alamans[37] présentent de
grandes difficultés.

  [37] Expédition dans le but de piller.

--Et en hiver?

--Ils n’ont presque rien à faire, qu’à flâner d’une tente à l’autre,
écouter les récits des conteurs. C’est alors que se recrutent facilement
les hommes d’un alaman. On les trouve surtout parmi les pauvres: il y a
celui qui trouvant sa part d’eau insuffisante, veut l’accroître, mais
n’a point d’argent; celui qui l’a perdue au jeu,--car ils jouent leur
part d’eau,--et celui qui est incapable de fournir le kalim qu’on lui
demande, et puis, les oisifs, les coureurs d’aventures. Qu’il se trouve
un riche, propriétaire de plusieurs chevaux, déjà connu par son adresse
et son habileté à diriger une expédition; que ce riche propose à ces
hommes sans avoir de leur prêter à chacun un cheval et d’aller en quête
d’une riche caravane, et il s’en présentera trois fois plus qu’il n’en
faut, capables de tout, ne reculant pas devant une nuit de sang.

«Le chef choisit les plus braves et les plus vigoureux, leur donne ses
chevaux à entraîner. Quand le «iarak[38]» est terminé, ils rassemblent
les provisions et partent avec des outres pleines. A l’entrée du désert,
tous promettent solennellement d’obéir au chef, de lui remettre moitié
du butin et de se partager équitablement le reste. Ces karaks[39]
tiennent toujours la parole qu’ils ont donnée.

  [38] Entraînement du cheval.

  [39] Brigands.

«Puis ils se dirigent vers le Darya, le surveillent, et si l’occasion
est belle, ils s’emparent d’une des grandes barques chargées qui vont à
Ourguentch, la pillent, puis rentrent chez eux. Si la barque est sans
fret, ils menacent les bateliers, qui sont contraints de les prendre à
bord et de les déposer sur l’autre rive. Quand ils ne trouvent même pas
une nacelle, ils traversent à l’endroit où les berges sont proches et le
fleuve parsemé d’îles.

«Chacun vide l’outre suspendue à sa selle, la gonfle d’air, place dans
son grand bonnet les objets craignant l’humidité, attache ses armes sur
les épaules, et tenant d’une main un coin de l’outre, de l’autre main
tirant le cheval par la bride, ils se jettent à l’eau et abordent sur le
territoire bokhare. C’est alors que la chasse commence. Gare aux
caravaniers qui ne montent pas de bons chevaux, qui sommeillent en
marche et n’interrogent pas anxieusement l’horizon!»

Le chef de la barque confirme les dires du baba, ajoutant qu’il a déjà
perdu un chargement de blé par la faute des Tekkés, et que plusieurs
fois il a dû transporter d’une rive à l’autre eux et le butin.

Et le pilote Iskandar, qui mange à côté de nous, le nez dans son
écuelle, tandis qu’on le relaye, et qui ne paraît pas avoir le courage
de son homonyme le Macédonien, dit, la bouche pleine: «Tekké! Tekké!»
avec un air d’épouvante et sur un ton larmoyant. On voit qu’ils lui
inspirent un effroi véritable.

Entre temps, nous arrivons vers neuf heures du soir près de Kabakli;
nous mouillons dans une petite crique enfoncée dans la rive gauche, à
cette place couverte de peupliers que la lune argente très-poétiquement.

Le baba monte à cheval: «Je vais prévenir mon maître, dit-il, attendez
mon retour.» Il fouette sa rosse étique et disparaît au galop dans le
taillis.

Il ne tarde pas à revenir avec dix guerriers armés de fusils. A la lueur
du feu allumé par les bateliers, ils ont la mine la plus patibulaire.
Ces honnêtes gens monteront la garde près de la barque durant la nuit,
car on a signalé la présence d’un alaman dans les environs. Nous-mêmes
dormirons dans la forteresse où le Beg attend les Faranguis.

Dans une clairière est posée la masse carrée de l’édifice; on n’y arrive
que par un couloir formé de deux petits murs parallèles, longs d’une
centaine de mètres, partant de chaque côté de la porte et ayant entre
eux l’espace nécessaire au passage d’une arba.

On ouvre une première porte, les soldats du fort présentent les armes,
puis une deuxième porte, refermée tout de suite ainsi que l’autre. Nous
sommes dans une vaste cour sombre. Un homme nous invite en assez bon
russe à entrer dans une petite salle basse et longue, où un brasier luit
dans un coin, et une lampe à bec fume dans l’autre.

Des hommes étendus se lèvent et s’en vont. L’individu qui sert
d’interprète nous apprend que le Beg viendra nous voir dans un instant,
après notre repas.

C’est la première fois que j’entends un Bokhare parler russe aussi
couramment, et je lui manifeste mon étonnement de trouver à Kabakli une
personne aussi instruite.

«Ah! monsieur, nous dit-il, je n’ai pas toujours été aussi misérable,
j’étais un des plus riches marchands du Bokhara. Maintes fois je suis
allé à Moscou, à Nijni-Novogorod; j’ai même visité Pétersbourg. J’ai
vécu longtemps en Russie, vendant du coton, de la soie et des tapis.
Mais, il y a dix ans bientôt, l’Émir s’est défié de moi, et sans que
j’en aie su la raison, on m’a jeté dans le sindoum de Bokhara. Trois
ans, j’ai été enfoui sous la terre. En hiver, je n’avais pas trop froid,
mais en été la chaleur était insupportable, et moi qui avais coutume
d’habiter de bons appartements, de faire toutes les ablutions
prescrites, j’étais rongé par la vermine.

«Et pourtant, je n’osais souhaiter qu’on me tirât du trou. Quand on
hissait un de mes compagnons, j’apprenais parfois par un nouveau venu
que ç’avait été pour le pendre. Et je me disais: Allah veuille qu’on
t’oublie!

«Puis on m’a envoyé à Kabakli; j’ai appris ma ruine par un homme de
l’escorte, mes biens ayant été confisqués; ensuite ma femme est morte,
et mon fils en bas âge est venu vivre auprès de moi. Depuis sept ans, je
ne suis pas sorti de la forteresse. Pendant un an et demi, le Beg m’a
empêché de converser avec les gens de passage. Il ne veut pas que je
parle russe, parce qu’il ne comprend point cette langue.

«Tout à l’heure il viendra; je vous en supplie, gardez-vous de lui rien
dire de ce que je vous ai conté, il me ferait pendre. Ah! je suis
misérable, bien misérable! quel commerce voulez-vous que je fasse à
Kabakli? Impossible de trafiquer, de gagner de l’argent.»

Tel est, en effet, le plus cruel des tourments qu’on puisse infliger à
un Tadjik: l’empêcher de gagner de l’argent et de trafiquer. Quelle race
est plus dévorée par l’_auri sacra fames_?

Le prisonnier exhalait ses plaintes à mi-voix; soudain il se tait et
recule. Le Beg vient d’entrer par la porte basse.

C’est un solide Ousbeg de taille moyenne, trapu, coiffé d’un bonnet
noir, avec une longue barbe grisonnante, des yeux noirs, vifs,
brillants, sous des sourcils touffus. Il a fière mine, et les allures
souples et lourdes d’un grand fauve, d’un ours. Il salue gravement, puis
questionne ses hôtes par l’intermédiaire du prisonnier, s’exprimant
posément.

Il ne peut faire de distinction entre Farangui et Français. Pour lui,
nous sommes un seul peuple avec les Anglais.

«Mais notre langue n’est pas la même!

--Les Ousbegs non plus ne parlent point le même dialecte que les
Tadjiks, et cependant ils sont tous musulmans.»

Ni la géographie, ni l’ethnographie n’ont été l’objet de ses études. Le
vieux soudard a appris à monter à cheval, à donner des coups de sabre,
laissant aux mollahs le soin de déchiffrer les livres.

Il nous annonce comme un événement tout récent que trois Faranguis sont
allés à Merv et ont dit aux Tekkés: «Merv est à nous.»

Je ne sais vraiment à quoi rattacher cette rumeur. Cela donnera idée au
lecteur du temps qui doit s’écouler avant que les nouvelles d’une grande
guerre, d’un fait marquant de l’histoire d’Occident, arrive aux oreilles
des habitants de certains recoins de l’Asie, et jusqu’à quel point un
récit sera défiguré en passant de bouche en bouche. Ne sommes-nous pas
aussi ignorants de l’histoire contemporaine de l’extrême Orient et de sa
géographie?

D’autre part, le Beg vient d’apprendre que beaucoup de Tekkés se rendent
à Khiva, afin de se donner aux Russes.

Je lui demande s’il y a longtemps qu’il a eu maille à partir avec les
pillards.

«Non, tout dernièrement, mes garaouls ont dû les poursuivre et reprendre
des chameaux qu’ils avaient volés.»

Il est tard, le Beg prend congé de ses hôtes qui dorment jusqu’au moment
où la diane sonne. La diane bokhare est un charivari qui dure cinq
minutes. On voit bien à la vigueur qu’ils déploient à taper sur les
tambours, à souffler dans les trompettes, que cela ne leur arrive qu’une
fois par jour. En tout cas, ils jouent bien le rôle qui leur est
assigné, ils ont charge de réveiller les croyants, et ils les
réveillent. Un bruit pareil, en même temps qu’il arrache brutalement les
dormeurs aux bras de Morphée, retentit au loin, et peut donner à
réfléchir aux ennemis qui l’entendent. C’est terrifiant comme un concert
de tigres qui rugissent au soleil levant.

On a entassé dans la barque du foin pour plusieurs jours; on a ajouté un
sac de sorgho pour les chevaux, du charbon pour le feu. On peut
poursuivre la route.

Ayant dit adieu au Beg, à l’infortuné marchand qui nous conduit jusqu’au
seuil de la porte, nous arrivons par le soleil du matin près de la rive
où les soldats sont assis en désordre. A notre vue, ils se lèvent,
s’alignent, présentent plus ou moins bien les armes, puis attendent le
fusil au pied que nous prenions le large. Une belle collection de
bandits! Après que les bateliers ont mis la main à la barbe, en saluant,
l’un des guerriers, sur l’ordre de son chef, épaule son mousquet, car il
a la prétention de nous dire adieu par une salve d’un seul coup--la
poudre est rare.--Le chien tombe, et c’est tout. Il arme de nouveau,
presse la gâchette; rien. A la troisième reprise, le coup fait long feu.
En somme, voilà de mauvaises armes et de mauvais soldats.

Les bonnets noirs disparaissent derrière les arbres, à la file, tandis
qu’Iskandar le pilote s’efforce d’engager la barque dans le courant.

Dès que nous avons perdu de vue Kabakli, les bateliers observent le
silence ou parlent à voix basse; le patron nous engage à les imiter, et
à bien observer la rive; car nous pénétrons dans la région où les Tekkés
ont coutume d’attaquer les barques.

Le fleuve est semé de bas-fonds, d’îlots; le courant rase tantôt la
berge droite, tantôt la gauche, et l’on est à portée de fusil des hommes
qui seraient embusqués derrière les touffes de roseaux ou derrière les
pans de murs de saklis en ruine.

Tout le monde est aux aguets; inutile de dire que les deux pillés font
bonne garde, et qu’ils ne sont nullement rassurés. Les armes sont à
portée de la main.

Dès que dans le lointain l’un des hommes croit apercevoir quelque
silhouette, il la montre du doigt, et chacun regarde, examine
attentivement, la main au-dessus des yeux. Le point noir reste immobile;
c’est sans doute une broussaille, une carcasse de bête, que
l’éloignement grandit, et l’on ne s’en occupe plus. Puis, voilà une
trace sur le sable, on s’approche: elle date de loin. Une tige froissée,
l’herbe qui penche et que peut-être un pied aura foulée, c’en est assez
pour raviver les craintes. Soudain, Radjab-Ali montre tout près du bord
une plaque humide sur la plage.

«Un homme!»

L’équipage, les passagers ont froid dans le dos; mais Radjab-Ali s’est
trompé, ce n’est pas un homme, mais un sanglier qui a détrempé le sol.
Pourtant nul ne songe à rire de la méprise.

La journée se passe en commentaires sur le moindre indice suspect. Nos
compagnons de route ont la mine inquiète, et il est évident que les
Tekkés leur causent une terreur insurmontable. Rachmed fume le tchilim
avec indifférence, Radjab-Ali a mis une capsule neuve à son pistolet et
fait jouer son grand sabre dans le fourreau.

Le soleil resplendit, pas la moindre brise ne s’élève, et l’on descend
avec une rapidité relative le cours sinueux du Darya. De temps à autre,
des ruines déchiquetées rompent la monotonie de la plaine et rappellent
que la désolation ne fut pas toujours aussi complète qu’à présent.
Autrefois, des villages étaient sans doute échelonnés sur le cours du
Darya, car l’eau ne manque point, ni la terre; mais l’impossibilité de
résister aux attaques, le besoin de sécurité nécessaire au travail des
champs, aura contraint les habitants à chercher un refuge dans les oasis
peuplées de la rive droite. Ici, le plus grand ennemi de l’homme est
l’homme qui, ne possédant pas un capital d’eau suffisant, équilibre son
budget aux dépens de son semblable mieux partagé. Nous le montrerons
ailleurs.

On cuisine à bord du bateau, on allume le feu dans des fourneaux en
terre pétrie, posée à l’arrière sur une couche d’argile. Il importe de
manger à la clarté du jour, de ne pas brûler de bois au soleil couchant,
la colonne de fumée qui monte très-haut par un temps calme, est vue à
des distances considérables. Elle décèlerait notre présence, et
attirerait les pillards. Durant la nuit, les bateliers, qui n’oseraient
même pas battre le briquet, dissimulent la barque dans une crique au
milieu des roseaux; ils dorment, veillant à tour de rôle jusque vers une
heure du matin. Ils partent quand l’obscurité est profonde, enfonçant
les avirons doucement, et ne disant mot.

Il est deux heures; Iskandar, qui gouverne à l’arrière, quitte soudain
sa place, et arrive en courbant le dos jusqu’à ses camarades.

«Des barques!» dit-il.

Du coup, tous abandonnent les rames, se cachent derrière les bords de la
barque qui dérive. Rachmed, qui est de garde, me touche la main et tout
bas me souffle à l’oreille: «Vois là-bas», et du doigt il m’indique une
forme noire barrant le passage.

J’examine, questionne le patron qui est près de moi, au milieu de son
troupeau de lions, et lui me répond:

«Tekkés!

--Bien vrai?

--Par Allah, Tekkés!»

J’explique rapidement à Rachmed qu’il ait à tendre les cartouches à
mesure qu’on les usera. Je secoue Radjab-Ali profondément endormi, il
tire son sabre, et je prends mon fusil Berdane. Cependant, on approche
de l’embuscade.

Voilà bien une barque avec des hommes debout.

Le patron affirme de plus en plus que ce sont des Tekkés: pas d’autres
qu’eux n’oseraient se montrer à découvert.

D’une bourrade, j’oblige Iskandar à retourner à son poste, lui ordonnant
de nous mener lentement du côté opposé. Bientôt nous sommes à portée de
voix, un petit feu brille dans une île.

C’est le moment de réveiller Capus, qui commence par essuyer ses
lunettes et se prépare à l’abordage.

Il faut savoir à quoi s’en tenir, avant d’être près de nos ennemis. Avec
des gestes menaçants, je contrains le patron à héler ces gens. Il pousse
un «Ha! ha!» et tout de suite le feu disparaît. Pas de réponse. Il
recommence, dit son nom, demande qui est là. Et on lui répond enfin: «Je
suis un tel, ton ami, qui viens de Khiva avec des barques vides, et je
remonte vers Ildjik.» Par crainte des Tekkés, les Khiviens s’étaient
installés dans une île au milieu d’une roselière. Cette interpellation
les avait sans doute terrifiés, et ils avaient immédiatement caché leur
feu. Les deux patrons échangent les compliments d’usage:

«Salamaleïkom.

--Valeïkom assalam.»

Et l’on repart, heureux en somme d’en être quitte à bon marché.

Les chalands de Chiva ont à chaque extrémité une poutrelle assez haute
où monte le batelier, afin de pouvoir sauter avec l’amarre sur la rive
qui est souvent beaucoup au-dessus de la surface de l’eau. Les chalands
arrêtés étaient en ligne à côté l’un de l’autre; nous les voyions de
trois quarts, et ces poutrelles paraissaient une rangée de plusieurs
individus. Ce qui prouve qu’il n’y a pas que le Pirée qu’on prenne pour
un homme.

Le matin, après avoir dépassé les ruines de Ketmantchi, nous traversons
silencieusement la goulette où le Darya file très-rapidement entre des
rives escarpées. C’est tout près que les Tekkés ont coutume de la
traverser. Voici une île qui facilite cette opération. La largeur est
ici d’une centaine de mètres.

«C’est ici qu’ils passent», dit laconiquement le patron.

A gauche, un sentier a été tracé sur le sable de la rive par une file de
cavaliers. L’empreinte des sabots est bien marquée, et date de quelques
jours; au bas de cette piste, l’herbe est foulée. Ils se sont arrêtés à
côté, au milieu des roseaux, allumant du feu dans la clairière, sans
doute afin de sécher leurs habits. Le piétinement des chevaux est
très-visible sur le sol argileux de l’île, où deux bâts ont été
abandonnés.

«Les selles de mes chameaux», dit un des pillés, et cela lui rappelle
son malheur. On les a jetées, comme chose de peu de valeur, lors du
partage du butin, dont chacun emporte sa part en croupe. Les chameaux
déchargés ont marché plus vite.

A main droite, au flanc de la berge abrupte, un chemin serpente jusqu’au
point où les Tekkés se mettent à l’eau.

Peut-être nous serions-nous heurtés à ces karaks sans la maladie de
notre ami Tinelli. S’il eût plu à ces bandits de nous piller, la chose
eût été facile. En réalité, nous eussions été deux à leur résister, car
ces bateliers n’auraient pas même fait un geste pour nous défendre. Au
fait, à quoi leur servirait le courage? ils ne possèdent rien en propre
que des guenilles et l’existence. Ils savent qu’on ne prendra point le
bout de toile qui les couvre; quant à l’existence, ils veulent à tout
prix la conserver, suivant cette manie commune aux hommes, qui attachent
une valeur énorme à des riens, par le seul fait de l’habitude.

Plus loin, à un endroit où le Darya contourne une presqu’île, nous
apercevons des abris de roseaux.

«Qu’est cela?

--Karaoul Khana», répond le patron, c’est-à-dire la station des
gardiens. Nous allons y faire halte.

Dès que nous approchons du rivage, un petit homme maigrelet, le fusil
sur l’épaule, vient à nous; il pousse un cri, et sept ou huit hommes
armés sortent des huttes et du fourré où ils étaient en vedette et
guettaient probablement les faisans, très-nombreux dans cette région.

Ce sont des gaillards de vingt-cinq à cinquante ans, coiffés du
traditionnel bonnet en peau de mouton, chaussés d’abarcas en peau de
chèvre. Le petit homme qui est le chef et marche d’un pas très-alerte,
nous invite à son feu. On le questionne:

«Y a-t-il longtemps que des Karaouls sont à cette place?

--Quarante ans environ.

--Vous n’y restez point toute l’année?

--Seulement durant l’automne et l’hiver, quand les Tekkés organisent les
alamans.

--C’est le khan d’Ourguentch qui vous paye?

--Lui-même. Une saison de garde vaut à chacun cinquante tengas et une
provision de riz.

--Comment passez-vous votre temps?

--Le jour, on chasse, on pêche, on fabrique des cordes de chanvre que
les bateliers payent un bon prix. La nuit, ceux qui ne font pas
sentinelle dorment dans la nacelle qui est amarrée près de vous.

--Y a-t-il longtemps que vous avez aperçu des Tekkés?

--Il y a un mois environ qu’une bande nombreuse est apparue sur la rive
gauche du fleuve, quinze jours qu’un parti d’une quarantaine d’hommes a
paru sur la rive droite.»

Avant notre départ, le chef, pour nous remercier du thé que nous lui
offrons, envoie un de ses hommes querir deux faisans et nous les donne.
En échange, il reçoit du thé, un peu de sucre et un paquet de
cartouches. Car il est armé d’un berdane, mais possède juste une
cartouche. Au reste, l’arme est en très-mauvais état, la batterie ne
joue pas, le sable obstruant les rainures, et je ne parviens pas à
enlever la cartouche, qui adhère au canon par une couche de rouille.

Ces gardiens chargés d’assurer la descente du fleuve ne me paraissent
pas prendre leur besogne au sérieux, et les Turkomans ont la partie
belle.

D’après le commandant du poste, nous pourrons atteindre Outch-Outchak
dans la soirée. Mais nous avons le vent debout: impossible de continuer
la route, il faut atterrir et attendre un temps plus calme ou bien une
brise favorable. On mouille dans l’échancrure d’une île. Comme Robinson,
je l’explore. Cette île est une presqu’île d’un kilomètre carré au
moins. A l’époque des crues, elle est entourée par les eaux, qui
laissent de la vase et forment des mares où les sangliers se vautrent et
s’abreuvent. Maintenant que les mares se dessèchent, ils vont jusqu’au
fleuve, se frayant un passage à travers les roseaux très-grands et
très-rustiques.

A l’aube, le vent ayant cessé, nous partons.

A une heure d’Outch-Outchak, nous voyons près de sa rive droite une
barque où l’on entasse du charbon de Saxaoul; des chameaux chargés
attendent.

Au coucher du soleil, on aperçoit le mur de la forteresse
d’Outch-Outchak, qui, de loin, ne paraît pas difficile à prendre.

Le vent du nord souffle avec violence, et nous nous abritons au bord du
fleuve, au milieu des roseaux, qui fourniront le lit et le combustible.

Tandis que nos hommes préparent le souper, nous allons visiter la
forteresse ou plutôt l’intérieur des quatre murs croulants qui défendent
mal les tanières en terre où des hommes se chauffent autour de brasiers;
leurs chevaux sont au piquet. Tous ces guerriers sont oisifs, comme ceux
de Karaoul-Khana; ils sont chargés de faire la police de la frontière.
Ils passent le temps à deviser autour des feux, à fumer, à manger, à
jouer; tous les quatre mois on les remplace.

Le patron de la barque nous assure qu’ils ne servent à rien. «Il y a
deux ans, ajoute-t-il, à trois cents mètres des murs, des marchands
bivouaquaient avec des chameaux près de l’endroit où nous sommes. Les
Tekkés les ont surpris, massacrés, et, tandis qu’une partie de leur
monde tenait tête aux Karaouls qui tiraillaient sans oser quitter le
retranchement, le reste chargeait le butin et les chameaux sur des
barques, passait le fleuve et revenait ensuite chercher le gros de la
troupe.»

Près du fortin, nous remarquons de nombreuses carcasses de chameaux
blanchies. Elles gisent là depuis 1873, car on sait que la colonne du
général Kauffmann, qui se dirigeait sur Chiva, aboutit à cette place
après des peines inouïes et avoir perdu plusieurs milliers de chameaux.

Pour la première fois depuis Oustik, nos hommes allument sans hésiter un
bon feu, deux même. L’un sert aux maîtres, l’autre, plus loin, aux
bateliers, qui consacrent une partie de la soirée à se débarrasser de
certains parasites dont nous-mêmes sommes infestés.

Avant que la lune disparaisse, Radjab-Ali réveille les hommes. A dix
heures, on arrive aux ruines de Mechekli. Il paraît que des Turkomans
habitent cette région. Je pars avec Rachmed à la recherche de fourrage.

«N’oublie pas les melons, lui dit Radjab-Ali; il n’en est point de
meilleurs que ceux de Mechekli.»

Radjab-Ali peut être tranquille; notre serviteur en est très-friand, et
la recommandation est superflue.

On arrive au premier aoul des Ata-Turkmènes en louvoyant entre les
roseaux et les buissons de tamaris.

Leur forteresse, placée sur une hauteur, consiste en quatre murs
rectangulaires de 60 à 80 mètres de côté, avec des entrées étroites,
faciles à barricader, et des embrasures à hauteur d’homme. En temps de
guerre, ou dans la saison froide, les Turkomans y transportent les
yourtes, le fourrage, les troupeaux, et vivent entassés. Au nord, dans
une vallée, une soixantaine de yourtes sont éparses; il y en a d’autres
devant nous, au sud. C’est là que nous allons acheter du fourrage,
marchander des melons.

Ces Turkmènes sont d’une structure moins lourde et mieux construits que
les Ousbegs. Ils ont le bas de la figure allongé, le nez plus long, les
yeux petits et la lèvre grosse, un peu pendante, et parlent avec un
zézayement propre à leur race.

Les femmes, qui vont le visage découvert, sont grandes, élancées même,
très-brunes, et, sauf l’œil moins ouvert, la largeur de la face à
hauteur des pommettes, elles auraient le type de Persanes, mais de
Persanes très-vigoureuses.

Les Ata-Turkmènes paraissent vivre dans l’aisance; leurs tentes
très-vastes, de feutre solide, sont fermées par des portières en
tapisserie. Ils n’ont pas à redouter les attaques des Tekkés: depuis que
les Russes sont à Petro-Alexandrowsk, les pillards n’osent quitter la
rive opposée.

Près des ruines de Zenki-Kourgane, nous voyons des falaises de grès.
Elles s’émiettent, redeviennent sable.

Nous installons notre bivouac au bas d’une de ces falaises à pic, d’où
se sont détachés des blocs de pierre meulière. Le patron de la barque se
promet à son retour d’en charger sa barque et de les vendre à des
marchands bokhares.

Nous sommes cachés derrière ces hauteurs comme dans l’angle de
murailles. Du côté du Darya il y a des touffes de roseaux, et lorsque
Rachmed veut en couper une, le patron arrête son bras.

«Il ne faut pas toucher à cela; après le coucher du soleil, nous en
aurons besoin contre le vent.»

Est-ce de cette façon que certains végétaux devinrent sacrés quand on
commença à s’en servir sans savoir les cultiver?

Au moment où le feu est allumé pour le repos du soir, je grimpe au
sommet des falaises.

C’est toujours le désert infini, avec son calme, sa solitude parfaite.
L’Amou se tord à mes pieds, enlaçant les îles de sable, unies et bombées
comme des dos de cétacés monstrueux; il se dérobe à main droite,
reparaît au loin à l’ouest, et le demi-cercle d’un de ses méandres luit,
ainsi qu’un lingot d’argent recourbé. Puis on ne le voit plus.

En bas, des pigeons volent une dernière fois avant de se cacher dans le
trou où ils dorment en sûreté. Perché à la pointe d’un rocher, un faucon
immobile les guette, le bec en avant. Des aigles planent dans l’air,
surveillant les ébats de leurs enfants: ils sont repus sans doute et ne
chassent point. Les dernières lueurs du crépuscule s’éteignent; voilà la
nuit: il est temps de descendre au campement marqué par le feu qui
vacille, tout petit.

J’arrive au moment où les gens de Chourakhan font à nouveau le récit de
leurs malheurs aux bateliers qui bayent en les écoutant. Près du port on
peut bien conter son naufrage: demain ils arriveront sans doute chez
eux. Toute la nuit, la traversée se continue sans obstacle, mais dans
l’après-midi le vent du nord-ouest jette notre barque contre la rive, et
il est impossible de continuer la route.

Quand le calme se rétablira, les bateliers remonteront le fleuve
jusqu’en face de Petro-Alexandrowsk, et des arbas iront querir nos
bagages.

Je pars en avant, afin de préparer le logement. Radjab-Ali m’accompagne
jusqu’à un aoul de Turkomans où je prendrai un guide. Le djiguite
retournera ensuite près de Capus, car seul il connaît le chemin de
terre, et dans ce maquis entrecoupé d’aryks, sans une route bien tracée,
il est difficile de s’orienter.

Il me faut menacer le chef turkoman à qui je demande un de ses
serviteurs comme guide. Il ne veut pas entendre raison; les promesses
d’une récompense, la menace du gouverneur, rien n’y fait. J’avise son
cheval favori, facile à reconnaître aux innombrables couvertures qui le
couvrent, et lui dis:

«Si tu ne me donnes pas un guide, je le tue.»

Il ne bronche pas, mais appelle un homme étendu à la porte d’une tente,
lui donne l’ordre de me conduire à Chourakhan. Celui-ci monte à cheval,
je le fais passer devant moi, nous partons au trot par un vent
épouvantable.

Bientôt nous atteignons le fort russe, d’où arrive un air de polka joué
par la musique militaire. Après le silence du désert, cela égaye comme
un chant d’oiseau. La pensée nous vient que d’ici à la Caspienne, il
reste à peine le chemin de Paris à Berlin, et nous voilà de très-bonne
humeur.




VIII

DANS LE KHIVA.

Petro-Alexandrowsk.--Dernière traversée de l’Amou.--Aspect de Khiva.--S.
Exc. le premier ministre: le ministère et le cabinet.--Le Khan.--Air
misérable de la population.--Exactions.--Mode d’emprunt.--Un
pèlerin.--Les chefs turkomans, tekkés.


Petro-Alexandrowsk, construit pour menacer Khiva, n’est qu’une ville
naissante, en tout point semblable à ses aînées du Turkestan. C’est une
longue place avec un rectangle de maisons; la plus vaste, occupée par le
gouverneur militaire; les autres, par les officiers, par les employés
d’administration et par les marchands russes et tartares qui forment
l’arrière-garde de toutes les armées conquérantes du Tzar. Puis il y a
la caserne derrière le palais du chef.

Nous arrivons sur la grande place, ne sachant où chercher un gîte. Le
plus simple serait de camper sur notre feutre, ainsi que nous l’avons
fait dans le désert.

Mais un officier russe nous aperçoit, reconnaît des étrangers, devine
notre embarras, et nous conduit obligeamment chez un marchand de ses
connaissances, qui nous offre deux chambres vides de tout meuble, mais
où l’on apportera un poêle.

Le poêle ronfle quand une partie de nos bagages arrivent sous la
direction de Radjab-Ali. Les couvertures sont étalées, les coffres
alignés, et, entourés d’objets d’un usage journalier, nous avons la
sensation du chez-soi.

Le lendemain, tous nos bagages étaient transportés à Petro-Alexandrowsk.
Immédiatement nous recueillons sur l’Oust-Ourt que nous allons
traverser, les renseignements utiles. Un homme connaît bien la route.
C’est un djiguite, à l’air très-intelligent, qui a porté, à diverses
reprises, des dépêches à Krasnovodsk. Autrefois les Russes devaient
payer très-cher ces courriers qui se risquaient au travers du désert
alors infesté de pillards turkomans; aujourd’hui les prix sont plus bas,
mais encore trop élevés pour nos bourses, et nous devons renoncer à
l’avantage d’avoir un guide ayant fait ses preuves d’honnêteté et de
courage. A Khiva, nous tâcherons de trouver un caravanier qui nous en
tiendra lieu.

On traverse l’Amou, juste à l’ouest de Petro-Alexandrowsk. Les bacs sont
déjà chargés de marchandises quand nous arrivons sur les bords du
fleuve, et nous attendons leur retour, plusieurs heures autour des feux
de broussailles. Il y a deux îles d’inégale grandeur, divisant le fleuve
naturellement en trois bras, d’une profondeur variée, exigeant chacun
une barque d’un tirant d’eau proportionnel. Il faut aborder à la
première île, décharger la cargaison, en charger les bêtes de somme,
gagner l’autre bord, et répéter trois fois cette manœuvre. Cela demande
beaucoup de temps, et ces Orientaux en font une dépense considérable;
les heures n’ayant aucune valeur à leurs yeux, ils les gaspillent à tout
propos.

Nous cherchons un moyen d’aller plus vite. Il paraît que les barques
peuvent descendre à Khanki sans difficulté. On y transportera nos effets
par eau, et nous-mêmes ferons route par terre, et nous gagnerons une
demi-journée de marche.

La nuit est noire, que nous sommes encore dans la première île à
trottiner au milieu des sables derrière le passeur. Arrivé en face de
l’endroit où son collègue stationne sur l’autre bord, il crie de toute
la force de ses poumons, mais on ne répond point. On fait parler la
poudre, et au deuxième coup de fusil, l’interpellé nous fait la
politesse d’un «Ho! ho!» vigoureux. Le premier passeur l’invite à
s’approcher. On entend bientôt les rames frapper l’eau, et une forme
noire se meut dans les ténèbres; telle la barque du nautonier des âmes
sur le Styx avare. En deux heures environ nous traversons l’Amou.

Nous quittons dans l’obscurité complète le grand fleuve qu’il nous
souvient d’avoir vu torrentueux la première fois, à l’éclat d’un beau
soleil. Des cormorans passent brusquement sur nos têtes; le sifflement
de leurs ailes s’éloigne, s’éteint vite dans l’ombre; les étoiles sont
réfléchies par le lisse miroir des eaux qui coulent lentement, sans
bruit, et semblent immobiles. On se dirait au bord d’une mer bien calme.

«Kanki est-il loin d’ici? demandai-je au guide.

--A un tach et demi.»

Cette distance représente deux petites heures de marche. Nous voilà
chevauchant exactement l’un derrière l’autre; à l’allure des chevaux, on
devine la steppe où leur sabot résonne, puis les champs récemment
irrigués, les terres de labour où ils enfoncent et trébuchent.

  [Illustration: CHATEAU D’OUSTIK.
  Dessin de E. Cavaillé-Coll, d’après un croquis de M. Capus.]

C’est la fertile oasis du Kharezm, sillonnée de mille canaux. On entre
bientôt dans les marécages; le guide perd la direction; il va à
l’aveuglette, louvoie, et, finalement, après trois heures environ de
détours, aperçoit une lumière et nous dit:

«Voilà où nous devons dormir.»

Le feu dont la lueur nous a attirés brûle devant une cabane de roseaux,
des hommes se chauffent ou dorment sur le sol.

«Ce n’est pas Kanki?

--Non, mais Kanki est tout près; il n’y a pas d’inconvénient à dormir
ici.

--Si Kanki est proche, conduis-nous à Kanki, où nos gens doivent nous
joindre avec les bagages.»

On repart le long d’un talus après avoir franchi plusieurs canaux.
Soudain le guide fait bondir son cheval à droite et le lance au galop
avec de grands coups de fouet. Le gredin fuit. Je tire un coup de
revolver de façon à ne pas l’atteindre, et le menace de recommencer s’il
ne reprend sa place de chef de file. En s’échappant il est tombé dans
une fondrière, et tandis qu’il s’en tire à grand’peine, je l’admoneste,
lui donnant cet accident comme la punition que lui inflige Allah pour sa
traîtrise. Le coup de feu l’a effrayé, et il ne bronche plus jusqu’à
Kanki. Il est bon d’inspirer de la crainte à ces gens qui vous servent
un jour ou deux et ne vous sont pas attachés par une suite de bons
traitements. Je n’avais point d’autre but. Car tuer un guide parce qu’il
se sauve serait un acte de sauvagerie et de maladresse. Par qui le
remplacerait-on? qui montrerait la route?

Arrivés au milieu de la nuit, nous logeons dans une vaste maison aux
murailles très-hautes, à la porte d’entrée très-spacieuse. Le plafond de
la chambre où nous sommes est élevé. L’architecture paraît plus élancée
que dans le Bokhara. Ici l’homme hésite moins à construire en hauteur,
sans doute parce qu’il redoute moins les tremblements de terre. Étant
assuré de la solidité de la base, le riche étage sans crainte d’une
chute les matériaux de ses demeures. L’influence de l’art persan est ici
plus considérable que dans le Bokhara.

Jusqu’à Chiva, la campagne est peuplée et bien cultivée. Çà et là, des
ormes, des mûriers se dressent. L’eau jaune coule rapide et à pleins
bords dans les canaux. Le Khiva doit tout à l’Amou, qui donne au sol
l’humidité fertilisante et comme une virginité sans cesse renouvelée par
les dépôts d’alluvions.

Malgré ces copieuses irrigations, ces terres qui donnent des moissons
abondantes, les habitants sont loin d’avoir aussi bonne mine et sont
plus misérablement vêtus que dans le Bokhara. A quoi cela tient-il?

Ceux que nous rencontrons ont une apparence chétive et semblent porter
avec peine l’immense kalpak noir qui les coiffe. Lorsqu’ils trottent sur
leurs petits chevaux ou bien passent près de nous sur les arbas cahotés
dans les ornières, la tête leur oscille de ci de là d’une façon comique.
Et Rachmed, qui est un Ousbeg de bonne race et prise fort la vigueur
physique, ne peut se tenir d’exprimer son mépris pour ces gens débiles:

«En voilà des gaillards qui n’ont pas la force de porter un kalpak!»

Et, par moquerie, après avoir salué les passants, ce qui attire leur
attention, il imite sérieusement ce dodelinement de la tête qui lui
paraît très-ridicule.

Puisque nous venons de l’est et que nous retournons dans la jeune
Europe, le soleil se couche en face de nous chaque soir. En ce moment,
il étale sa lueur rouge sur les coupoles et les minarets de Khiva, les
grandissant, allongeant les arbres, et la ville paraît immense,
resplendissante par le sommet. C’est bien une grande capitale:

«Voici des villas appartenant au Khan et à son ministre, dit le guide;
Iarim-Pacha[40] a habité celle-ci.»

  [40] Moitié d’empereur. Surnom donné au général Kauffmann.

Et il montre à gauche une vaste habitation, à la fois forteresse et
jardin d’été, avec une entrée étroite, des touffes de peupliers verts
dépassant les hauts murs gris. Il paraît que le général Kauffmann avait
installé à cette place son quartier général pendant l’expédition de
1873. Il est probable que, de longtemps, la campagne de Khiva ne se
répétera point. Ce pays a fini d’être conquis. Il est écrit que la
Russie ayant subi, la première, le choc de l’Asie débordante, la
refoulerait d’abord dans les limites que la nature lui a marquées, l’y
maintiendrait, puis avançant insensiblement, la soumettrait et la ferait
sienne. Ses soldats ont arraché des gonds la lourde porte qui est là,
accotée contre la muraille. On la fermait après l’appel de la cinquième
prière, lorsque le labeur terminé, les maîtres avaient ramené dans la
ville les troupes d’esclaves où l’on comptait maints sujets du Tzar
blanc.

Personne ne nous arrête à l’entrée, et sans formalité d’aucune sorte,
nous pénétrons dans l’enceinte. Le magnifique panorama que l’extérieur
de Khiva nous offrait tout à l’heure, augmente la vivacité de la
désillusion éprouvée à l’intérieur. De loin c’était l’image brillante
d’une ville; de près, tout est terne, sombre, misérable. Ce sont des
masures; un charnier puant où des chiens galeux rongent des os,
déchirent une charogne; et lorsqu’on a fui ce foyer d’infection, on
respire l’air imprégné des miasmes de mares d’eau croupissantes qui sont
les citernes de la ville, et enfin près du bazar du cuivre, à l’angle de
la forteresse centrale enclosant la cité, le gibet boiteux porte une
inoffensive tourterelle. C’est toujours le contraste de l’Orient: la
vermine dans la chevelure étincelante de pierreries; la lèpre sous la
robe de soie multicolore. Un jeune garçon est là, tenant à la main son
cerf-volant:

«Y a-t-il longtemps qu’on a pendu?

--Trois jours», dit-il en montrant ses doigts.

Une maison qu’on réserve aux amis des Russes est mise à notre
disposition. Elle est vaste, et l’on y gèle autour des brasiers. A notre
réveil, notre première pensée est de remédier à cet inconvénient en
cherchant un logis moins monumental et moins glacial. A
Petro-Alexandrowsk on nous a recommandé de nous adresser au divan-begi
ou premier ministre. Les autorités l’ont prévenu de notre arrivée, et
l’ordre lui a été donné de nous laisser circuler librement dans
l’étendue de ses États. Faute de cette recommandation, un étranger
aurait chance d’être arrêté ou surveillé jusqu’à ce qu’on ait statué sur
son sort.

Le divan-begi s’appelle Makmourad; il est d’origine afghane, a pris part
à la défense du pays en 1873, a été interné par le vainqueur à Samara,
où il a appris quelques mots de russe. Avec lui nous pouvons nous passer
d’interprète.

Depuis deux ans on lui a rendu la liberté, et, après avoir été l’ennemi
acharné des étrangers, il a su gagner leur confiance, et grâce à l’appui
qu’il a trouvé à Petro-Alexandrowsk, le Khan l’a élevé à la haute
fonction où il est aujourd’hui.

Au moment où nous nous préparons à aller demander la protection au
premier ministre, un Khivien, qui se donne comme un de ses employés,
vient nous prier poliment de vouloir bien rendre visite à son chef.
«Mais sans façons.» Il est inutile de changer de costume, nous n’avons
que quelques pas à marcher.

Bien que, aux yeux des Orientaux, il y ait un manque de dignité à se
servir de ses jambes, nous laissons au piquet nos chevaux exténués par
de longues étapes, mal refaits par le sorgho, à quoi ils ne sont point
accoutumés, et nous suivons à pied l’individu malingre à figure
grimaçante.

Le ministère est proche de notre logis. Il comprend les finances,
l’intérieur, les affaires étrangères et le reste. Une division du
travail analogue à celle qui s’est produite en Europe dans l’industrie
gouvernementale est inconnue dans le Khiva. Le divan begi, qui est
unique et décide de tout, au nom du Khan, son maître, habite un coin de
la cité.

Nous traversons d’abord une vaste cour où de nombreux chevaux sellés
attendent les cavaliers; des serviteurs pieds nus promènent ceux qui
viennent d’arriver blancs de sueur. Puis nous enfilons plusieurs
chambres encombrées du monde des employés et des solliciteurs. Des gens
de police se tiennent debout, appuyés sur leur bâton; des courriers
poudreux attendent, le fouet à la main, l’ordre de repartir; des scribes
assis sur le talon droit font courir une calame grinçante sur la feuille
de papier tenue de la main gauche appuyée sur le genou; quand nous
passons, ils se lèvent respectueux et s’inclinent, puis chuchotent
derrière nous.

Tous sont uniformément vêtus d’un khalat (robe) de cotonnade aux
couleurs sombres, coiffés de l’immense bonnet noir en peau de mouton,
ayant aux pieds des bottes à bout pointu. Ces figures terreuses sont
impassibles.

Dans une dernière pièce carrée, plus vaste, des jeunes gens imberbes,
sorte de pages, font l’office de garçons de bureau. L’homme âgé qui les
commande écarte une tenture fermant l’entrée du cabinet de Son
Excellence. Nous sommes en présence du premier fonctionnaire de l’État
achevant de déjeuner en compagnie de son chef de police.

Ces deux seigneurs sont à genoux, près du feu allumé au milieu de la
chambre. Ils sont séparés par une écuelle de terre à moitié remplie de
viande et de bouillon. D’un geste, le divan-begi nous invite à prendre
un siége par terre, et gentiment, à nous mettre à table avec lui.
Saluant de la tête, les deux mains sur le cœur, nous déclinons l’honneur
qu’il veut nous faire et refusons de pêcher au même plat que d’aussi
nobles mains.

Retenant de la main gauche la manche de leur vêtement, ils saisissent
tour à tour des trois premiers doigts de la dextre les morceaux qui
surnagent et puisent avec une cuiller de bois ce qui reste de soupe et
de pois ronds.

Tandis que les dernières bouchées sont expédiées, nous examinons le
personnage et la chambre, certainement une des plus belles de la Khivie.
Makmourad est un grand homme maigre, à figure allongée, aux lèvres
grosses, au nez très-recourbé, à la barbe grisonnante qu’il caresse de
sa main effilée d’Afghan; il regarde froidement avec de grands yeux
clairs. En somme, s’il n’a point l’air très-honnête, il l’a intelligent
et très-énergique. Son commensal est un solide gaillard à grosse figure,
métis de Turc et de Persan, à la barbe teinte et au regard plein de
méfiance.

L’appartement est plus long que large, il a environ quatre mètres sur
six; le plafond a près de quatre mètres d’élévation. La lumière pénètre
par une ouverture pratiquée dans le mur du côté d’une cour; cette
fenêtre sert en même temps de porte. Des tapis turkomans couvrent le sol
battu.

Des armes de provenance russe sont accrochées à la muraille; il y a des
revolvers, des fusils dans des étuis de cuir. Ajoutez une pipe à eau
qu’un jeune garçon nous présente allumée, et voilà tout l’ameublement de
la chambre du premier ministre chivien.

L’écuelle est enlevée, deux serviteurs versent de l’eau sur les mains
des mangeurs, qui s’essuient à un pan de leur ceinture. Ils touchent
leur barbe: c’est une manière de rendre grâces à Allah qui dispose des
biens de la terre. La conversation s’engage.

Le divan-begi comprend le russe et le parle en termes compréhensibles.

«Vous venez du Bokhara, m’a-t-on dit; ne voulez-vous pas aller à la
Caspienne?

--Oui.

--Quel chemin prendrez-vous?

--Par le puits de Tcherechli jusqu’à Krasnovodsk.

--Pourquoi ne passez-vous pas par Orenbourg? la route est plus courte,
plus sûre, de même que par Mangichlak.

--Nous voulons gagner le plus directement Stamboul, puis notre pays.

--J’ai lu dans les livres que votre pays est en effet plus loin que
Stamboul, que vous formez un grand peuple ne fournissant pas de soldats
à Ak-Pacha. Vous habitez près des Inglis?

--Un bras de mer nous en sépare.»

Le divan-begi, faisant étalage de son savoir, explique à son compagnon
que les Faranguis sont formés de plusieurs peuples, dont nous Français
sommes un des premiers. Il a appris cela des Russes.

Nous lui demandons de nous faciliter la location des chameaux
nécessaires au transport de nos bagages, et lui proposons d’échanger une
de nos gazelles mâles contre une femelle. Une troupe de ces jolis
animaux erre en liberté dans son jardin.

«Vous destinez sans doute ces gazelles à votre Khan?

--Oui.

--Il vous en sera remis une. Quant aux chameaux, un de mes hommes vous
accompagnera à Zmoukchir et vous les procurera.

--Ne pouvons-nous point rendre visite au Khan?

--Demain, après la prière du soir, je vous y conduirai moi-même.»

Au moment de prendre congé de Makmourad, un Russe rentre, qui, ayant
appris notre arrivée, nous salue en français sans hésiter. C’est M.
P..., attaché à la mission scientifique occupée au nivellement de sa
région, où l’on suppose qu’autrefois l’Oxus avait son ancien lit. Il est
chargé d’établir une statistique des richesses du Khiva, et le besoin
d’un renseignement l’amène chez le ministre. Ce dernier cesse d’employer
la langue russe et converse avec M. P... par l’intermédiaire d’un
interprète.

Nous parlons à Makmourad du projet de détourner les eaux de l’Amou qui
le préoccupe fort et ne lui semble point réalisable. Et lorsque M. P...
lui affirme que la chose est possible, il secoue la tête en disant:

«Il n’ira pas; il n’ira pas! Les hommes ne referont pas l’œuvre d’Allah!

--Mais il y a des traces visibles d’un ancien lit; des ruines de villes
rappellent que les terres actuellement incultes furent irriguées et
fertiles. Qu’on creuse un canal, qu’on élève des digues, et les eaux
s’écouleront par le chemin qu’elles suivirent lors de la splendeur du
Kharezm.

--Il n’ira pas; il n’ira pas! Que deviendrait donc notre pays? il ne
serait plus arrosé!

--On a calculé que le volume des eaux de l’Oxus suffirait à remplir un
chenal jusqu’à la Caspienne sans cesser d’alimenter la majeure partie du
pays habité. Les gens qui séjournent dans le voisinage de l’Aral et du
vieux Darya (Kohnia Darya) seront indemnisés et recevront en plus grande
quantité d’excellentes terres à proximité du nouveau fleuve. Ils ne
pourront que gagner au change.»

Mais Makmourad n’entend point ce raisonnement; il secoue la tête,
répétant:

«Le Darya n’ira pas! le Darya n’ira pas!»

Nous quittons le ministre et contons à M. P... que nous grelottons dans
notre logement, faute d’un poêle et de combustible. Il nous invite
immédiatement à venir loger dans une chambrette où il a fait construire
comme une cheminée et même une fenêtre consistant en un carreau de verre
fixé dans le mortier du mur. On n’y a point froid, et l’on peut y lire à
la clarté du jour sans rien ouvrir.

Nous acceptons.

M. P... habite la ville depuis plusieurs mois, et il a ses entrées chez
le Khan. Il nous accompagne jusqu’au palais, bordé d’une place malpropre
où débouchent des ruelles puantes.

L’édifice est vaste, sans caractère, assez délabré et moins confortable
à l’intérieur que celui du ministre. Nombre de gens stationnaient près
de la porte et sous le porche. Nous retrouvons Makmourad dans une
chambre basse, à gauche de l’entrée. Il va nous introduire, mais nous
prie d’attendre un instant. Le Khan rentre précisément de la mosquée où
chaque jour il se rend à cheval au milieu d’une troupe de ses fidèles
sans aucun apparat.

Depuis quelques années, le Khan donnerait à son peuple l’exemple d’une
dévotion sincère, n’omettant pas une des pratiques religieuses
prescrites par le saint livre. Il ne s’en livre pas moins aux plus
honteuses débauches et s’enivre presque régulièrement des liqueurs
défendues, mais seulement après le soleil couché et la cinquième prière
dite.

Un jeune garçon annonce que Son Altesse est visible. Nous enfilons des
couloirs sombres, humides. Voilà une éclaircie, une échappée sur le
ciel, c’est le patio réservé où est dressée la yourte d’été à côté de la
longue salle de réception.

Ce serviteur qui nous a précédés s’arrête, montre du doigt une porte
basse, et, Makmourad le premier, nous pénétrons dans le sanctuaire. Mon
regard tombe d’abord sur des bouteilles arrondies, au cou luisant, qui
ont contenu ou contiennent du champagne. Elles sont dans des niches de
style persan, juste en face du Khan, qui est agenouillé au fond de la
salle, à l’extrémité d’un tapis. Le premier ministre s’agenouille, se
courbe profondément et se tient à distance respectueuse, vis-à-vis de
son maître. On nous invite à nous accroupir à gauche, pas trop près.

Ce potentat, à lèvre tombante, à figure bouffie, au ventre énorme, sur
lequel s’incline la tête écrasée sous un monstrueux kalpak noir, nous
regarde de son petit œil avec défiance. Il tient à portée de sa main un
revolver posé sur le sol, et un fusil double est appuyé contre le mur:
sa conscience n’est point tranquille, sans doute.

Nous échangeons avec cet individu peu intelligent quelques banalités et
le quittons après avoir promis de lui faire voir le lendemain les objets
curieux en notre possession.

Le peuple est à l’avenant du souverain. On est frappé de la chétivité
des hommes, de la bassesse peinte sur les figures sournoises et souvent
abjectes en dépit de la régularité des traits. On dirait des métis sans
caractère, plus iraniens que turcs: les nez sont droits, les yeux assez
grands.

On dirait que les hommes libres ont préféré vivre loin de la ville,
abandonnant aux fils d’esclaves les métiers vils dans l’enceinte des
murailles. Cette populace habite des maisons malsaines, et, à la voir se
traîner dans un costume sombre, le même pour tous, à voir les têtes
branlantes, on pense à une promenade de convalescents dans une cour
d’hôpital. Nul individu dont le vêtement indique la position de fortune.
Dans le bazar sans animation, pas de marchandises de quoi garnir les
boutiques. Est-ce que le mot d’ordre est de paraître pauvre?

Après la campagne de 1873, les Russes ont contraint le Khan de s’engager
par un traité à payer en l’espace de vingt ans une somme de deux
millions deux cent mille roubles. Chaque semaine, le divan-begi, suivi
d’une faible escorte, va porter le tribut à Petro-Alexandrowsk. Le Khan
ne cesse d’exhaler des plaintes: on lui laisse à peine de quoi vivre, il
ne peut plus tenir son rang; ses sujets sont épuisés et incapables de
payer l’impôt. En réalité, ce traité lui est un prétexte à des exactions
nombreuses.

Le peuple est pressuré parce que «les Russes demandent de l’argent». Les
gens des campagnes environnantes payent facilement l’impôt, mais les
Turkomans Yomouds résidant à l’ouest du Khanat n’ont jamais été soumis
complétement. Répugnant à reconnaître d’autres chefs que ceux qu’ils ont
choisis, ils se soulèvent volontiers. Lorsque les courriers ont apporté
à leurs serdars la longue liste des tailles à payer, ceux-ci assemblent
les chefs des tentes et proclament la nouvelle, qui est accueillie par
des cris de colère, des injures à l’adresse du Khan; puis, les agents du
fisc arrivent, et quelquefois sont assommés.

Le divan-begi a recours au gouverneur de Petro-Alexandrowsk, lui
demandant aide et protection; car si les Yomouds ne payent point, il ne
pourra pas apporter à la date fixée les sacs pleins de la somme
convenue. On mobilise quelques sotnias[41] de Cosaques, quelques
compagnies de tirailleurs, et on les dirige contre les révoltés. Ceux-ci
ont conscience de leur faiblesse et versent les contributions demandées.

  [41] Sotnia: centaine, escadron.

Quant aux riches marchands de Khiva, ils sont dans une situation
fâcheuse. Leur fortune est connue; on sait qu’ils ont frété des
caravanes, qu’à telle époque ils ont été à la foire d’Orenbourg, à
Astrakan, à Nijni; qu’en somme, leur commerce prospère. Les caisses du
gouvernement sont vides, et il est juste que des sujets les remplissent
de gré ou de force. Un dignitaire de la cour va trouver un de ces
bienheureux enrichis par le trafic et lui annonce poliment que le maître
a manifesté le désir de voir son fidèle serviteur.

Le fidèle serviteur s’efforce de paraître très-flatté d’une marque
d’affection si peu méritée et ne manque pas de se rendre à l’invitation.
Selon la coutume, il emporte une belle pièce d’étoffe, une fourrure
luisante, ou simplement un petit sac d’écus, de quoi témoigner son
respect au puissant seigneur.

On reçoit gentiment le visiteur et son cadeau. On daigne lui conter les
misères de l’État: les récoltes ont été peu copieuses, et au lieu de
l’excédent de recettes que tout rendait probable, il n’y a même pas le
minimum nécessaire. Ces maudits Russes exigent qu’on les paye à heure
fixe, et dans l’embarras inextricable qui le tourmente, le Khan a pensé
à son serviteur. Il n’ignore point que celui-ci a acheté à bas prix,
revendu fort cher, cinquante chameaux de tabac, trente de riz, etc.;
qu’il a réalisé de beaux bénéfices d’un seul coup. Aussi,--telle est la
conclusion ordinaire:--Allah sera content qu’un pieux musulman prête au
Khan, son maître, la somme insignifiante de quarante mille tengas.

L’autre remercie avec effusion, proteste de son dévouement, mais observe
qu’il lui sera difficile de rassembler rapidement une somme aussi
considérable; il serait bien reconnaissant qu’on lui laissât le temps de
l’emprunter.

Qu’il prenne son temps, et qu’il l’apporte seulement le dernier jour de
la semaine. On le remboursera dans un bref délai, plus tard. Le marchand
s’exécute.

Plus tard, un nouvel émissaire vient lui apporter de la part du Khan une
bonne nouvelle. Celui-ci a appris que son fidèle serviteur est dans la
gêne; il n’a point oublié le signalé service qui lui a été rendu, et,
une noble conduite méritant récompense, à son tour il lui offre quarante
mille tengas à titre de prêt, au taux de 40 à 50 pour 100. Par exemple,
il est bien entendu que les intérêts seront déposés dans la caisse de
l’«État» à la fin de chaque mois, très-exactement. De deux maux
choisissant le moindre, le pauvre diable accepte la proposition.
N’est-ce pas un moyen très-simple d’accroître les revenus du royaume?

Il sait bien qu’il ne peut agir autrement, qu’il vaut mieux montrer de
l’empressement, faute de pouvoir échapper à une bonté si grande. Quels
subterfuges employer? Ses femmes, ses enfants, ses neveux habitent la
ville où lui-même possède des immeubles de grande valeur. Sa famille est
surveillée, on ne la laisse point s’éloigner. Jamais on n’a souffert
qu’il l’emmenât au delà de la frontière, parce que ceux qu’il chérit
sont des otages précieux; on compte bien que, si loin qu’il aille, en
Sibérie, en Russie, en Perse, il reviendra au milieu des siens. On a des
gages de sa soumission, et une simple menace que, par expérience, le
marchand sait ne pas être toujours vaine, suffit pour le terrifier, et
il prête son argent.

On nous affirme que le Khan se débarrasse très-habilement de ceux qui le
gênent. Dernièrement, nouveau David, il convoitait la femme d’un de ses
sujets. On lui avait dit qu’elle était belle. Il la demande au mari, qui
refuse. Le Khan dissimule sa colère; quelque temps après, le mari était
fou. Il paraît que des misérables soudoyés l’avaient enivré, puis lui
avaient versé un breuvage préparé avec des plantes, et l’ayant bu, le
Khivien perdit la mémoire, puis la raison.

Tel autre, mandé un soir au palais, n’aurait jamais reparu. On l’aurait
étranglé et vite enterré.

Quelquefois le prince invite les hauts fonctionnaires à des festins
somptueux. Le nombre des plats servis est considérable, et plus
considérable encore celui des bouteilles vidées.

Deux mois environ avant notre venue, le Khan aurait eu la fantaisie de
marier deux seigneurs favoris à deux de ses favorites, et de fêter le
mariage par une orgie de viandes et de liqueurs défendues. Les invités
burent beaucoup de vin, d’eau-de-vie et même du champagne apporté
d’Orenbourg. Au milieu de la nuit, personne qui ne fût gris. Dès que
l’amphitryon, à peu près ivre-mort, commença à laisser tomber lourdement
sa tête, chacun se retira discrètement et en titubant. Un seul, hors
d’état de bouger, s’endormit sur le sol, trop près d’un des favoris qui
étaient restés avec leurs jeunes épouses.

Au petit jour, le serviteur attaché à la personne du Khan entre dans les
salles, et, soit par excès de zèle, soit par haine contre le
retardataire, il réveille son maître, lui montre un homme étendu près de
son ouglan préféré. Sans prendre le temps de se souvenir, le Khan ne
voit que l’outrage qu’on a dû lui faire; il est pris d’une colère
furieuse; il empoigne une hache et assomme les jeunes mariés et le
misérable coupable d’avoir trop bu.

Le récit de ces horreurs nous donne l’idée de montrer à ce gentilhomme
ce qu’est le sang qu’il prodigue quand il ne coule pas dans ses propres
veines. Nous lui apportons notre microscope, et nous lui expliquons
qu’en regardant par l’ouverture du haut une goutte de liquide maintenue
entre les deux plaquettes de verre, on voit nettement vivre des êtres
imperceptibles à l’œil nu; avec une épingle, nous étalons un peu de
sang, puis l’invitons à constater lui-même la véracité de nos dires.

Il paraît ne point vouloir quitter sa place. Capus lui présente le
microscope, mais l’appartement est sombre, et rien n’est visible.

«Je ne vois rien, dit le Khan, j’ai mauvaise vue.»

On lui explique qu’il est nécessaire que l’instrument soit en pleine
lumière, et on le place sur le bord de la fenêtre. Mais le prince n’est
pas rassuré, il lui déplaît de s’éloigner de son revolver, et c’est en
hésitant qu’il fait deux pas et plie un genou. Je suis debout derrière
lui et lui inspire une réelle inquiétude. Il n’ose me perdre de vue, et
baissant rapidement la tête, collant à peine son œil au verre, il se
relève rapidement et regagne sa place et ses armes. Puis, s’adressant au
divan-begi, il lui dit:

«Je n’ai rien aperçu; c’est sans doute un jouet de Faranguis.»

Comme nous avons le moyen de faire paraître très-gros les moindres
objets, il prend un Coran, l’ouvre, et l’éloignant, le rapprochant, il
nous donne à entendre qu’il lui est impossible de lire, étant presbyte.
Puis il applique ses lunettes et ajoute:

«Je ne lis pas plus qu’avant. N’en avez-vous pas d’autres qui valent
mieux? je les accepterais avec plaisir.»

Il nous est impossible de satisfaire à cette demande, et lui conseillons
d’en faire rapporter de Russie par un marchand. Il n’y manquera pas.

Nous quittons le Khan et parcourons la ville en compagnie de M. P..., à
qui tous les recoins sont familiers. Dans les caravansérails, il y a peu
de marchandises; comme objets manufacturés, nous apercevons des tépés de
Bokhara, des calottes brodées semblables à celles de nos enfants de
chœur, plus pointues, que les musulmans mettent sur le crâne rasé et qui
est la coiffe du turban; des ballots de cotonnade russe, et
principalement des sacs de tabac. D’après notre guide, il en est importé
du Chahri-Sebz et de Samarcande, par Bokhara, la charge de deux mille
chameaux, desquels cinq cents pour la seule ville de Khiva. Un chameau
camionneur porte en moyenne vingt pouds, c’est-à-dire trois cent vingt
kilogrammes. Cela fait cent soixante mille kilogrammes.

Les marchandises russes sont affranchies de tout impôt. 5,000 chameaux
viennent de Bokhara; par chaque bête chargée de tabac il est prélevé 6
tillahs ou environ 36 francs, et pour les autres seulement 2 tillahs et
demi. Le produit des douanes donnerait environ 20,000 tillahs ou environ
120,000 francs.

Les marchandises exportées payent également un impôt; le coton dirigé
sur Orenbourg rapporte 20,000 tillahs pour 50,000 charges de chameaux à
4 tillahs par charge; 2,000 chameaux de marchandises variées, où il faut
compter la soie, les poissons, produisent 18,000 tillahs, à 9 tillahs
par charge.

Chaque chameau vendu au bazar paye 1 franc 20 centimes, chaque cheval ou
vache 60 centimes, un mouton 30 centimes, un âne 15 centimes; le même
prix une voiture chargée de fruits, de bois, etc. Une boutique paye une
patente d’environ 6 ou 12 francs par an (2 tillahs). Tels sont
quelques-uns des renseignements que nous devons à l’obligeance de M.
P... A la sortie du bazar, un misérable ayant la chaîne au cou était
attaché à un solide poteau; nous en voyons un autre au détour d’une rue.
Les passants leur jettent quelques morceaux de pain.

En nous rendant chez le divan-begi, afin de le prier à nouveau de nous
faciliter la location de chameaux aux environs de Zmoukchir d’où nous
partirons, l’interprète de M. P... nous fait entrer sous un vaste
porche. Des hommes assis près d’une porte se lèvent à notre vue. Ils
gardent un prisonnier.

«Regardez de quelle manière il est attaché», me dit l’interprète.

Une chaîne est fixée dans la chambre des gardes à un poteau, elle passe
par un trou creusé dans le seuil de la porte, puis de la même manière
sous la porte contiguë, et cela se termine par une boucle serrant le cou
de l’homme.

Il est affaissé, à plat ventre, à peine vêtu, ayant l’œil cave, fixe,
aux joues les taches rouges d’un malade. Il se dresse sur les genoux en
nous voyant, se plaint hardiment qu’on le maltraite, ce qui lui vaut un
coup de pied des gardiens; il dit n’avoir pas mangé depuis deux jours.

«Qu’ils me nourrissent ou sinon me pendent. On m’a arrêté au bazar où je
venais vendre un cheval; on prétend que je l’avais volé. Par Allah,
c’est faux! Je l’ai acheté. Pouvais-je savoir qu’il n’appartenait point
à qui me l’offrait?»

M. P... manifeste au divan-begi son étonnement de ce que les prisonniers
ne soient point nourris.

Le divan-begi n’est pas moins étonné.

«Pourquoi veux-tu qu’on donne à manger aux voleurs?»

Le divan-begi nous promet une deuxième fois que sous deux jours un de
ses employés nous mènera jusqu’au bord du désert et nous procurera les
chameaux demandés. Il nous tarde de partir; c’est le 16 novembre; ici,
les nuits sont fraîches, et dans l’Oust-Ourt elles doivent être froides.

En sortant de l’audience, l’interprète nous annonce qu’il a appris
l’arrivée des principaux chefs des Tekkés de Merv. Ils viendraient
prêter hommage au Khan et lui demander protection contre les Russes. Ils
ne pouvaient plus mal s’adresser.

Dans la même journée, M. P... reçoit la visite d’un Turc Osmanli arrivé
à Khiva depuis quelques jours.

C’est un homme solide, maigre, à grande barbe, avec un très-grand nez
entre deux yeux noirs pleins de ruse. Il porte turban, et sauf un veston
d’origine russe, a le costume d’un Asiatique. Il salue très-poliment,
s’assied; on lui offre le thé; il roule une cigarette et nous conte son
odyssée:

«Je suis d’Erzeroum. J’avais un frère qui faisait le commerce des
étoffes. Un jour, il partit dans l’intention de parcourir le Caucase
avec ses ballots, puis de gagner le Khiva. D’abord, il donna de ses
nouvelles, puis plusieurs années s’écoulèrent sans que l’on en entendît
plus parler. Entre temps, je fis un pèlerinage à la Mecque, et revins à
Erzeroum. Les instances de ma famille me décidèrent à partir à sa
recherche. Longtemps j’errai inutilement dans le Caucase, d’une ville à
l’autre; puis j’appris au bazar de Tiflis de la bouche d’un Arménien que
mon frère avait dû se diriger sur Astrakan. Il y était passé en effet,
m’affirmèrent des Tartares, mais était parti pour Kasalinsk. Sur les
bords de l’Emba, j’appris qu’il était mort à Irgiz, et je gagnai la
presqu’île de Mangichlak avec une première caravane. Mes ressources
étaient épuisées. Une deuxième caravane m’a amené dans le Khiva.

--De quoi vis-tu?

--De prières.

--De prières?

--Oui, car je suis hadji, et j’ai étudié dans les médressés. Je m’arrête
dans les mosquées; je parle aux fidèles des choses du ciel, j’explique
les versets du Coran, et l’on me donne de quoi poursuivre ma route. Dans
les endroits où il y a des couvents de calendars, je vais frapper à la
porte de ces religieux et je suis bien accueilli. Les jours de bazar, je
conte des histoires sur les places où le peuple se presse; on aime à
m’entendre parler de la ville sainte: l’un me donne une pièce de
monnaie; un autre, une poignée de riz; chacun, un peu de ce qu’il
possède. Voilà comment je voyage.

--As-tu été bien accueilli à Khiva?

--Pas trop; le Khan n’est pas généreux; il n’aime pas les étrangers.

--Mais les habitants de la ville t’ont bien traité?

--Les Khiviens! Je n’ai jamais rencontré de peuple plus misérable, plus
ignorant. Ils ne donnent rien, ne comprennent rien, ne savent rien.
Croirais-tu qu’ils confondent tous les peuples de l’Occident en un seul!
Pour eux, il n’y a pas d’Italiens, de Français, d’Espagnols. Nous n’en
sommes point là à Erzeroum; car, si nous ignorons ce que sont les
nations vivant au delà de Stamboul, du moins savons-nous qu’elles
existent.

--Penses-tu demeurer à Khiva?

--Allah me préserve de rester au milieu de telles gens, dont le Khan vit
comme un ours dans sa tanière. Je ne dirais pas ces choses dans la rue,
car il me ferait couper la tête.»

Là-dessus, l’Osmanli vide sa tasse de thé. Il a raison de tenir sa
langue, la liberté de la presse étant inconnue dans ce pays.

«Où iras-tu en quittant Khiva?

--Dans le Bokhara, dont l’Émir, dit-on, est aimable aux serviteurs
d’Allah.

--Tu ne pourras pas toujours vivre de la prière à Dieu?

--Je le pense comme vous; aussi, en vous rendant visite, j’avais
l’intention de vous demander un renseignement.

--Lequel?

--Ne pourriez-vous m’enseigner le moyen de fabriquer les allumettes?
personne ne les connaît ici; j’aurais la certitude de gagner beaucoup
d’argent.

--Très-volontiers.»

Le pèlerin, qui songe à devenir industriel, nous quitte très-heureux.
Car M. P... lui promet la «recette» pour la fabrication des allumettes.

Les voyageurs n’ont pas toujours médit autant du Kharezm. Malgré la
volonté que nous avons de ne point entremêler de citations ce récit de
voyage, nous croyons intéressant de donner en regard de l’appréciation
d’un Turc du dix-neuvième siècle, celle d’un Arabe du quinzième:

«Je n’ai jamais vu, dit Ibn-Batoutah, peuple meilleur, plus généreux que
les habitants de Khiva, ni qui soient plus affables envers les
étrangers. La coutume suivante, à propos du service religieux, est
très-recommandable: celui qui quitte sa place pendant la prière dans la
mosquée est battu par le mollah en présence de l’assemblée et en outre
condamné à une amende de cinq dinars pour l’entretien de la mosquée.
Aussi dans chaque mosquée un fouet est suspendu à cette intention.»

Ibn-Batoutah parle de l’Oxus, un des quatre fleuves qui sortent du
paradis, gelant comme le Volga, puis de Zmoukchir où des saints
illustres ont leur tombeau, enfin des sectes; finalement il décrit le
melon du Kharezm, en fait un éloge pompeux:

«On ne peut comparer au melon de Khiva que celui de Bokhara; le melon
d’Ispahan en approche le plus. A l’extérieur ce fruit est grisâtre et
rouge à l’intérieur. Il est d’une succulence parfaite et plutôt dur. Il
a la propriété remarquable de pouvoir être coupé en tranches et séché,
et mis en caisse comme les figues. On l’expédie dans l’Inde, en Chine,
et, de tous les fruits secs étant le meilleur, à l’occasion, on le donne
en présent aux princes de ces pays.»

Le melon est comme autrefois le meilleur qui se puisse imaginer. Il a,
plus obstinément que ceux qui le cultivent, conservé ses qualités.

Nous nous préparons au départ; il est entendu que nous quitterons Khiva
le 19 novembre. Nous n’emporterons point la tente de feutre que nous
avions achetée à Petro-Alexandrowsk, notre intention étant de doubler
les étapes. La dresser chaque soir et la démonter dans la nuit obscure,
serait incommode et très-fatigant. Or, nous n’avons plus qu’un
serviteur, Rachmed, qui est interprète, palefrenier, cuisinier, un
véritable maître Jacques. Ce serait pour lui et nous-mêmes trop de
besogne. Ici nous achetons seulement des cordes, deux seaux de fer afin
de puiser l’eau dans les puits, deux pelles, une hache et une bonne
provision de sel et de tabac en feuilles; il coûte dix à douze sous la
livre. Aux haltes, le glouglou de la pipe à eau n’est point désagréable.
On achètera les vivres à Gazavad. En faisant nos achats dans le bazar,
nous voyons passer des Turkomans Tekkés. Quelques-uns de leurs chefs
doivent venir voir M. P...

Le 18 novembre, la veille du départ, étant à deviser comme gens qui vont
se quitter et ne se reverront peut-être jamais, la porte s’ouvre, et
trois Tekkés entrent. Ils nous serrent la main, s’inclinent légèrement:
«Salut, ami! salut, ami!» et s’accroupissent. Eux aussi se plaignent des
Khiviens et du Khan, et témoignent du mépris à celui qui fut autrefois
leur hôte.

En effet, lorsque le général Kauffmann marcha sur Khiva, le Khan
épouvanté s’enfonça dans le désert et se réfugia chez les Turkomans. Il
ne se décida à rentrer dans ses États qu’après que le vainqueur lui eut
envoyé courriers sur courriers afin de le rassurer et lui affirmer que
sa personne serait respectée.

Aujourd’hui le Khan paraît oublieux de l’hospitalité qu’il a reçue, et
les Tekkés se plaignent amèrement.

Le plus loquace des trois est Kaïd-Pan-Pelani-Agli, un homme de taille
moyenne, large d’épaules, sec, nerveux, aux extrémités fines. Il a la
face large, osseuse, peu garnie de barbe, où brillent deux petits yeux
très-noirs qui regardent bien en face. Il parle avec des gestes calmes.

«Que sommes-nous venus faire à Khiva? Pourquoi ce khan a-t-il envoyé un
émissaire nous invitant à venir demander la paix et à nous mettre sous
sa protection? Que ne sommes-nous allés directement chez les Russes, au
lieu de nous abaisser à visiter d’abord le Khivien? Il nous a reçus
comme des marchands de l’Iran. Il n’a pas eu honte de nous donner à
chacun deux tengas durant notre séjour et huit pour le retour. Le
premier d’entre nous a eu douze tengas. Est-ce que des chefs doivent
être traités de la sorte? C’est la première fois que je vois cette
ville. Il y a de grandes maisons, de vastes mosquées, mais quel peuple
de Sartes sans vigueur! Combien pourraient manier un sabre? Nous sommes
à peine une centaine de Tekkés; quel est celui d’entre eux qui nous
empêcherait de prendre la ville, le Khan lui-même, et de trancher la
tête à ces êtres plus lâches que des Persans?»

Un jeune chef de vingt-cinq ans environ, grand, maigre, à figure
énergique, fils de chefs célèbres par leur bravoure et leur habileté à
conduire les alamans, approuve de la tête les paroles de son compagnon.
Lui aussi pense qu’il eût mieux valu s’entendre avec les Russes sans
aucun intermédiaire. Et disant son dédain pour les Khiviens, il se sert
de termes imagés qui ne s’écrivent guère. Sari-Khan, tel est son nom, a
été longtemps propriétaire d’un soldat russe, seul survivant d’un convoi
assassiné par des gens de sa tribu. Longtemps, le prisonnier est resté
attaché à une chaîne partant d’un poteau planté à l’intérieur de sa
yourte. La chaîne était longue, et il pouvait vaquer aux travaux qu’on
lui avait confiés: il écrasait le millet, battait le blé, soignait le
bétail.

Au commencement de sa captivité, on le contraignit d’écrire aux
gouverneurs de Petro-Alexandrowsk et de Krasnovodsk qu’ils eussent à
envoyer une rançon considérable. Les lettres étaient remises par les
Tekkés à des caravaniers qui les portaient à leur adresse.

Mais les propositions ne furent point agréées, et des querelles
éclatèrent à propos du prisonnier. Les uns voulaient le maltraiter,
disant qu’il n’avait pas écrit dans le sens qu’on lui avait précisé;
qu’il n’insisterait auprès de ses chefs que le jour où on lui rendrait
la vie dure. D’autres, prétextant qu’on nourrissait un espion à qui l’on
facilitait son rôle en transmettant ses renseignements écrits dans une
langue que nul ne comprenait, conseillaient d’en finir.

Après un nouveau refus de payer la rançon, plusieurs Tekkés vinrent en
armes afin de le tuer. Sari-Khan le fit entrer dans sa tente et s’opposa
au meurtre, le sabre à la main. Les adversaires du jeune chef, le voyant
décidé à verser le sang, n’osèrent porter la main sur lui. Il
parlementa, leur exposa que ce meurtre serait inutile, qu’en somme le
prisonnier ne pouvait s’enfuir, que peut-être l’occasion se présenterait
de l’échanger contre quelqu’un des leurs. Le captif fut épargné. Durant
plusieurs années, on le tint à la chaîne, puis on le détacha.

Il paraît que, d’ennui, le pauvre homme s’adonna au haschisch. Son
intelligence en fut affaiblie, et il était résigné à son sort au moment
où il a recouvré sa liberté. Sari-Khan vient de l’amener à
Petro-Alexandrowsk. D’après l’interprète, son cou a conservé la marque
du carcan de fer.

  [Illustration: LA PRISON-FORTERESSE DE KABAKLI.
  Dessin de E. Cavaillé-Coll, d’après un croquis de M. Capus.]

On sert le thé, des petits pains; j’en présente un au kaïd, le partage
avec lui; il le porte à son front en signe d’amitié. Je lui dis que nous
souhaitons fort de visiter le pays de Merv.

«Le voyage est-il possible?

--Il est possible! Si l’on te demande sur la route où tu vas, réponds
que tu viens chez moi, que je suis ton hôte. Nul ne t’arrêtera. Dès que
tu auras trouvé des hommes de ma tribu, ils te protégeront. Une fois
parmi eux, tu n’auras rien à redouter; tant qu’un bras pourra lever un
sabre, on te défendra. Nous autres vendons notre vie à bas prix, car
nous l’estimons à peine la valeur d’un chaka[42]; et puis, n’est-ce pas
chose connue que si nous sommes méchants pour les méchants, nous sommes
bons pour les bons?»

  [42] Menue monnaie de cuivre.

--Par Allah! voilà la vérité», dit le troisième, un vieux qui n’avait
encore soufflé mot.

Ce vieux regrette fort d’être venu rendre hommage au khan de Khiva, car
il comprend bien qu’en réalité, celui-ci est vassal des Russes. Il sent
que les Tekkés se sont fourvoyés, qu’ils ne doivent compter que sur
eux-mêmes pour défendre leur indépendance. Or, la prise de Geok-Tepe par
Skobeleff l’a convaincu de la puissance des Russes, et il n’y a pas à en
douter, il va falloir se soumettre, renoncer aux alamans, et tous les
ennemis que les Tekkés terrifiaient redresseront la tête.

Le jeune Sari-Khan et son compagnon ont beau le consoler, lui assurer
que les Russes ne les malmèneront pas, le vieux branle la tête, il se
tait et il a des larmes dans les yeux. Comme un vieux loup cerné de
toutes parts, sentant qu’on va le prendre, il se demande si mourir en
combattant un ennemi vingt fois plus fort ne vaut pas mieux que
d’accepter une cage, confortable peut-être, mais une cage, en somme.




IX

LE DÉSERT DE L’OUST-OURT.

Départ.--Les inondations.--Chez les Turkomans-Yomouds.--Vendetta.--Un
serviteur.--Une course.--Manière d’entraîner le cheval turkoman.--Notre
guide.--Au puits.--Au «sable blanc de Tchaguil».--Attente des
chameaux.--Le chamelier Ata-Rachmed.--Rencontre.--Le dîner des
chameaux.--Le takyr.--Près des ruines de Chak-Senem.--Pas d’eau.--Une
pipe.--Un oiseau qui parle.


Radjab-Ali est à cheval, prêt à partir; il retourne à Samarcande, et
donnera de nos nouvelles à notre hôte, le général Karalkoff; Radjab-Ali,
qui a bu beaucoup de votka avec les deux Cosaques de M. P..., est
légèrement gris. Il nous souhaite un bon voyage, et promet à Rachmed de
n’oublier aucune des commissions dont celui-ci l’a chargé à l’adresse de
ses parents et amis.

Rachmed, complétement ivre, peut tout juste monter à cheval. Il plaide
les circonstances atténuantes:

«C’est la première fois que je bois trop de votka depuis que je vous
accompagne. J’ai fêté le départ de Radjab-Ali. Les Cosaques sont de bons
garçons.»

Deux arabas sont chargés de nos bagages. Comme guide, nous avons un
employé du divan-begi, flanqué de ses deux ouglanes; tous trois montent
de jeunes étalons turkmènes appartenant au khan leur maître. Encore une
poignée de main à l’excellent M. P..., qui nous engage à reprendre
haleine au puits de Tcherechli, où une partie de l’expédition
scientifique chargée de résoudre la question de l’Oxus tient son
quartier général. «Bonjour à M. un tel, à M. H...» Les Cosaques sur le
bord de la porte saluent militairement d’un: «_Zdravié jelaïm_, Nous
vous souhaitons bonne santé»; les arbas grincent, on fait siffler les
fouets.

«Au revoir, crie M. P...

--Au revoir, répondons-nous, et adieu Khiva, adieu l’Asie centrale.»

Au fait, nous sommes à l’extrémité de l’Asie centrale, puisque c’est ici
que l’Amou-Darya finit en se ramifiant. En ce pays de sécheresse,
s’éloigner du fleuve, c’est s’éloigner de la civilisation. Dans notre
Europe, presque à la même latitude, les grands cours d’eau sont des
moyens de progrès, de commerce; ils accroissent la prospérité des
peuples; ici, ils sont la source même où chacun puise la vie. Il est
donc naturel que dans la langue persane, un même mot, «abady», signifie
à la fois «culture, civilisation», et que la racine de ce mot «ab»
signifie «eau». Aussi croyons-nous n’exagérer point en affirmant que
quiconque connaîtrait l’histoire de l’eau et des irrigations en Asie
centrale, aurait les meilleurs jalons pour se guider dans l’obscur passé
des peuples qui l’habitèrent, et suivre pas à pas les fluctuations
successives de leur histoire.

Mais nous sommes hors de Khiva, dans la plaine monotone, sans soleil. Çà
et là, au milieu de rares peupliers, se dresse un sakli au bord d’un
canal. Des oies, des cormorans, des canards fendent l’air, puis, ayant
tournoyé par précaution, s’abattent bruyamment sur les étangs ridés par
la brise.

Les oiseaux aquatiques peuvent prendre leurs ébats à l’aise dans le
vaste marécage formé par le trop-plein des eaux de l’Amou. Car les
Khiviens ne savent pas précisément la quantité de liquide que doit
rouler le fleuve qui est à rendement excessif et irrégulier, et quand
les canaux sont gonflés à déborder, ils rompent les digues, dirigeant
vers les affaissements du sol le surplus inutile à l’arrosage des
terres. Et alors, selon la rapidité des pentes et la profondeur des
bas-fonds, la plaine est couverte de marais ou de flaques, ou d’étangs
plus ou moins vastes, réunis parfois en un lac immense qui, dans la
suite, diminue, disparaît par l’infiltration ou l’évaporation.

A la nuit, nous étions à Gazavad. Le beg nous offre l’hospitalité, et
c’est par son entremise que nous commençons nos achats de vivres dès
notre arrivée: de la farine, du riz, de la graisse de mouton, du mouton
salé, de l’huile à l’usage des hommes, du sorgho, du foin pour les
chevaux. Ici, on ne les nourrit point d’orge.

Le beg nous vend un émouchet posé sur un perchoir dans la chambre où
nous dormons. Il a été dressé spécialement à chasser les cailles et les
alouettes. Nous nous chauffions au feu du vieux beg, quand nous
entendons crier sur un ton très-élevé. On se dispute dans la cour. Ce
sont les voituriers qui veulent décharger leurs arbas et ne pas aller
plus loin, sous prétexte que la route est mauvaise et qu’ils ont des
occupations à Khiva. Rachmed s’y oppose de toutes ses forces, les
accable d’injures. Notre hôte s’en mêle et pose l’alternative suivante:
ou bien les voituriers marcheront de plein gré et seront payés en
conséquence, ou bien ils marcheront de force et recevront des coups de
fouet à profusion. Inutile de dire que les intéressés préfèrent obéir.

A partir de Gazavad, le chemin est très-mauvais, fréquemment on doit
s’arrêter, tourner à gauche, à droite, chercher les dos d’âne, les
lignes de faîte, car on louvoie au milieu de la campagne inondée. C’est
derechef l’aspect des environs de Patta-Kissar et de Kara-Koul où vivent
les Turkomans. Ici encore, ils habitent le seuil du désert. De tous les
cultivateurs étant les plus éloignés de l’Amou, ils ont construit des
ariks très-profonds dont les remblais considérables apparaissent comme
des murs d’habitations submergées. Il semblerait que devenu sédentaire,
le Turkmène aime à avoir du champ devant lui, soit par une vieille
habitude de coureur de désert, soit par prévision. Peut-être aussi parce
qu’il est nouveau venu, et que les meilleures places étant occupées, il
a dû se contenter de la lisière des oasis.

D’ailleurs, les khans de Khiva n’étaient point fâchés de tenir à
distance de leur capitale les plus batailleurs de leurs sujets. Ils
fournissaient au prince sa cavalerie et ses meilleurs guerriers, et l’on
devait les ménager. Les khans s’assuraient par des largesses l’amitié de
gens toujours disposés à tirer le sabre et redoutés du reste de la
population. Car si les Turkmènes protégeaient le khanat contre les
attaques des ennemis extérieurs, ils n’hésitaient pas non plus à se
révolter et à prendre part à toutes les séditions intérieures. Aussi
voit-on que dans certaines circonstances, le khanat se trouve à la merci
de cette peuplade belliqueuse, qui paraît avoir joué un rôle tel
qu’autrefois les prétoriens à Rome et plus récemment les janissaires en
Turquie.

A un autre point de vue, le désert est bien commode. Que de services ne
rend-il pas à celui qui est poursuivi, soit qu’il ait maille à partir
avec les employés du trésor, soit que d’une main trop prompte il ait tué
un de ses voisins dans une rixe! S’il est serré de près, il se cache
dans le désert, le temps de lasser la fougue de ses ennemis, et si les
siens ne parviennent à composer, il passe sur l’autre rive de la mer de
sable où personne ne va l’importuner. Telle est la manière turkomane de
filer en Belgique, de passer l’eau, comme on dit à Hambourg.

Avant d’arriver à Tachta, voici à droite, devant sa maison, un Turkmène
occupé à battre du sorgho en décrivant un cercle. Il a le fusil en
bandoulière, le sabre au côté; il tourne sur son grand cheval, en
guidant deux autres qui foulent les épis de leurs sabots.

Je le montre à un de ses compatriotes qui m’accompagne:

«Que fait-il?

--Il bat du djougara (sorgho).

--Pour quelle raison est-il armé de la sorte?

--Il craint une vengeance, et il est sur ses gardes.

--Est-ce la coutume de se venger?

--Ha! ha! Lorsqu’un Yomoud a été insulté ou bien qu’il a subi un grand
dommage, et que l’on ne veut pas laver l’offense ni réparer le mal, il
profite d’une bonne occasion et se venge. Il ne craint pas de verser le
sang et tue son ennemi s’il le peut. Et alors, les parents et amis de la
victime ne vont pas implorer le Khan, lui offrir des présents, demander
justice avec des lamentations. Ils tâchent de rendre le mal pour le mal,
attendent patiemment, et, toujours aux aguets, finissent bien par
surprendre le meurtrier. Celui-ci, sachant quel traitement lui est
réservé, ne sort point sans son fusil, et, avant de dormir, il pose son
sabre à portée de la main.»

Après avoir fait une courte pause à Tachta, le dernier village que nous
traversons, nous allons sur Zmoukchir, sous la conduite d’un Yomoud qui
nous quitte après nous avoir mis dans le chemin. Notre Khivien affirme
«se reconnaître». On patauge dans un mortier gluant, les chevaux
glissent, enfoncent dans les fondrières, et l’on recule, on cherche un
terrain solide. Puis on entre dans l’eau et l’on chevauche à distance
l’un de l’autre, afin d’éviter les éclaboussures. Pas une silhouette
d’arbre ou de sakli, partout de l’eau étalée, qui coule rapide
lorsqu’elle est pressée entre les berges des canaux.

Nos montures donnent des marques de fatigue qui nous surprennent; mon
cheval tombe à différentes reprises en sautant les fossés peu larges, il
va péniblement. Il fait presque nuit, une nuit de novembre, et notre
guide ne sait où il va.

«La dernière fois que je suis venu, il n’y avait point d’eau.
Aujourd’hui, l’aspect de la contrée est tout différent. Zmoukchir doit
être dans cette direction.» Il étend le bras vers le nord-ouest. Vers
huit heures, les îles sont plus nombreuses, l’eau est moins profonde,
puis voilà une ligne noire, une flamme rouge, c’est la terre ferme.

«Kara Khodja», dit un des ouglanes.

Il est temps, nos chevaux tremblent sur les jambes. Le guide crie, des
hommes sortent des murs; en vrai Khivien, il commence par demander le
«ghalian»,--il n’a point fumé depuis six ou sept heures,--puis quelqu’un
qui conduise à Zmoukchir.

Mais voilà un incident inattendu. Nos trois chevaux s’affaissent
successivement sous leurs cavaliers. Les pauvres bêtes choisissent mal
le moment d’être malades, car il nous reste plus de sept cents
kilomètres de désert, et les étapes doivent être doublées.

Un vieux Yomoud tâte les malades, regarde avec sa lanterne, questionne.

«C’est l’effet du djougara à quoi ils ne sont point accoutumés. On leur
aura donné à boire trop tôt.»

Rachmed attribue ce malaise subit à la méchanceté des voituriers qui se
sont vengés de ce qu’on les contraignait de poursuivre la route. Les
braves Yomouds nous prêtent trois de leurs chevaux qui sont tout sellés
dans la cour, promettant de soigner les nôtres et de nous les amener
demain. Les ayant remerciés et assurés d’une récompense, nous
enfourchons les immenses bidets. Les étriers sont très-courts, la selle
en bois étroite et haute, relevée sur le devant, basse derrière; on est
assis comme sur une chaise, la jambe pliée presque à angle droit. De ce
petit trot qui est l’allure favorite des Turkomans, nous arrivons
rapidement à Zmoukchir, lieu de naissance, paraît-il, d’un saint fameux
mort depuis des siècles.

On nous introduit par une immense porte dans la demeure du sultan des
Yomouds. Plusieurs chevaux soigneusement enveloppés sont au piquet près
des murs de la cour. Le fils de la maison est prévenu, il vient nous
tendre les mains, et lui-même nous installe dans une chambre isolée, qui
est meublée de deux pièces de feutre. C’est un grand garçon d’environ
vingt-cinq ans, très-robuste, à l’œil petit, aux pommettes saillantes,
avec de grosses lèvres, l’inférieure pendante. Il est très-grave. Il
ressemble beaucoup au jeune chef tekké, Sari-Khan, que nous avons vu à
Khiva. Comme lui, il a un zézayement propre à la plupart des Turkmènes.
Il nous dit que son père assiste à une fête donnée à l’occasion d’un
mariage, et qu’il reviendra demain. Ayant bu avec nous, le jeune sultan
se retire, après avoir dit à un de ses hommes de se conformer à nos
ordres.

En tisonnant, le serviteur de céans parle de son maître qui est
très-bon, mais n’est point riche, car il reçoit beaucoup de monde. Tous
les jours il y a des Yomouds de connaissance qui viennent le voir, et il
doit les héberger, eux et leurs bêtes, comme il convient à un sultan.
Les chevaux que nous avons vus en entrant appartiennent à des amis. Son
maître n’en possède que quatre, mais d’excellents, un surtout, vieil
étalon de seize ans, que le fils a monté aujourd’hui dans une course où
il a gagné le prix.

«Où a eu lieu la baïga?

--Dans la plaine du côté d’Iliali.

--A propos du mariage dont on nous parlait à l’instant?

--Oui. Un mariage de chef, dont les réjouissances durent depuis cinq
jours. Le prix était considérable.

--A quelle somme s’élevait-il?

--Il était de deux cents tengas de Khiva (environ soixante francs).

--Quelle était la distance à parcourir?

--Quatre tach (trente kilomètres environ), que mon maître a parcourus en
une heure de temps.

--Quelles sont les règles de la baïga?

--Il n’y en a qu’une, d’arriver le premier. Les coureurs sont sur une
ligne, le signal est donné, ils partent. Tous les moyens sont bons pour
dépasser ou arrêter l’adversaire. Si l’on parvient à l’atteindre, qu’il
soit jeune et peu robuste, on le désarçonne, car c’est un désavantage
pour un homme fait de lutter avec un jeune garçon d’un poids moindre.
Parfois des amis s’entendent, l’un doit gêner le concurrent redouté, et
l’autre, entre temps, filer. Aussi il y a quelquefois des accidents et
des querelles, mais c’est très-amusant.

--Y a-t-il longtemps que tu sers le sultan?

--J’étais jeune quand je suis entré dans sa maison, et je ne l’ai point
quittée.

--Gagnes-tu beaucoup d’argent?

--De l’argent? non. On me donne ce dont j’ai besoin, la nourriture, le
vêtement, la place où dormir. Je suis de la famille. J’ai vu grandir les
enfants, j’ai élevé le cheval qui a gagné le prix de la baïga.

--Sais-tu entraîner les chevaux?

--Ha, ha! mais nul ne le sait mieux que ces brigands de Tekkés, avant
leurs alamans.

--Tu n’aimes point les Tekkés.

--Non, ils ont toujours fait du mal aux Yomouds.

--Les Yomouds ne le leur ont-ils pas rendu?

--Quelquefois.

--On nous a dit que des Yomouds faisaient profession de piller les
caravanes.

--Plus maintenant, et puis cela était l’exception.»

Le vieux serviteur jette sur le feu plusieurs poignées de broussailles,
consécutivement.

«Ne brûlez-vous pas beaucoup de broussailles?

--En cette saison seulement, au cœur de l’hiver, on emploie de
préférence le charbon de saxaoul qui se consume lentement et donne
beaucoup de chaleur. On va faire des provisions loin d’ici, près d’une
ancienne ville nommée Chak-Seneme.

--Y es-tu allé?

--Oui; au reste, vous-mêmes passerez par là, vous verrez les restes de
la forteresse qu’habitait Chak-Seneme, au sujet de qui les chanteurs
content des légendes. Demain, je vous en ferai venir un qui chantera
cette histoire.»

Là-dessus, le serviteur se retire. Il n’est pas accoutumé de veiller
aussi tard, et va dormir.

En nous éveillant, nous regardons dans la cour faisant face à la porte
d’entrée si les chameaux promis depuis longtemps sont là. Pas de
chameaux.

Nous mandons notre Khivien, agent du Khan. Il nous affirme qu’avant le
coucher du soleil les chameaux seront prêts. Nous attendons jusqu’au
coucher du soleil, sans trop nous plaindre du retard, car nos chevaux
sont dans un état pitoyable. Cette journée de repos leur est presque
indispensable. Le vieux sultan, qui a de l’expérience, nous garantit
qu’ils se referont vite, et iront jusqu’au bout du chemin. Tant mieux.

Le sultan nous vend un supplément de feutre qui nous servira à camper
sur la neige, car la voici qui tombe à gros flocons, et le vent du
nord-ouest la chasse avec violence. Les couvertures que nous achetons
sont épaisses, imperméables, mais d’un feutre moins solide et moins
souple que celui des Kirghiz. Elles ont été fabriquées par les Tekkés,
sont bariolées.

Nous nous défions du Khivien et de ses promesses catégoriques. Nous
questionnons le sultan. Il n’a pas été prévenu, on ne lui a parlé des
chameaux que ce matin, et il est douteux qu’on se les procure avant le
soir. Ces bêtes sont rares à Zmoukchir, et l’on n’y trouvera point
facilement neuf chameaux gras, en état de partir immédiatement. Nous
attendrons jusqu’au lendemain.

J’examine le cheval qui a été victorieux hier. C’est le type du cheval
turkoman: haut sur jambes, poitrine étroite, mais profonde; fémur
beaucoup plus grand que celui d’aucun de nos chevaux, cou long, tête
petite et chanfrein droit, œil intelligent. En somme, la structure d’un
lévrier et d’un parfait coureur.

On comprend qu’il ait été le principal instrument de fortune, et parfois
le seul moyen d’existence de ces gens dont l’organisation sociale peut
se comparer à celle des Indiens d’Amérique, et qui, une fois «en selle,
ne connaissent ni père ni mère».

Aussi, il faut voir avec quel soin l’étalon est couvert, nourri à heure
fixe; les hommes le flattent, les enfants, les femmes le caressent; il
est le favori de la famille et son orgueil. Au contact de l’homme, son
intelligence s’est développée, il comprend le moindre geste, obéit à la
parole. Tel cheval ne se laisse approcher que par ceux à qui il est
accoutumé, car il a été dressé à voir un ennemi dans chaque étranger, et
il est difficile de le voler.

Il s’attache à son cavalier, au point de le défendre dans une mêlée.
Après avoir été entraîné, il est capable de fournir des courses
invraisemblables, surtout au petit trot, qui est la moins fatigante des
allures, sur le sol mouvant du désert.

Lorsque le Turkmène doit faire rapidement un long voyage, ou bien que,
membre d’une tribu insoumise, il a décidé de participer à un alaman[43],
il prépare son coursier à traverser les contrées inhabitées où les puits
sont espacés et l’eau rare et saumâtre.

  [43] Expédition de brigandage.

Si son cheval est gras, il commence par l’amaigrir. Il cesse de lui
donner du foin et du samane ou paille hachée; il diminue en même temps
la ration d’orge, et chaque jour il le monte, augmentant progressivement
la longueur du chemin parcouru d’abord lentement, puis très-vite. Après
quoi, l’ayant couvert d’épaisses couvertures, sévisse le froid ou bien
le chaud, il l’attache par une longue corde au piquet près de la tente.
Le régime d’amaigrissement cesse quand, au retour d’une course au grand
galop d’une demi-heure, l’animal à qui l’on présente de l’eau n’en boit
pas plus d’une gorgée.

C’est alors qu’on le fortifie par une nourriture substantielle
consistant en un pain de farine d’orge et de millet, mêlée à de la
graisse de mouton. Les rations données du matin au coucher du soleil
sont petites et fréquentes, puis elles sont plus fortes et servies à des
intervalles plus considérables, au point que le sixième ou le septième
jour il n’y a eu que deux repas, un le matin, l’autre le soir. Alors, le
coursier passe pour être prêt à fournir son maximum de résistance et de
rapidité. D’aucuns prétendent qu’il peut boire en sueur sans
inconvénient et supporter la soif aussi bien qu’un chameau, mais à la
condition que le cavalier emporte une provision de ce pain spécial, et
que deux fois par jour il en nourrisse sa monture, en accroissant de
moitié la ration quotidienne déterminée pour l’entraînement. Quand on
trouve de l’eau, le cheval boirait une seule fois le matin. En
vingt-quatre heures il mange neuf à dix livres de cette pâte où il entre
six livres d’orge, trois de millet, trois de graisse de mouton hachée
très-menu.

Les premières étapes du voyage sont courtes, puis de plus en plus
longues. Une course de six à sept cents kilomètres en cinq ou six jours
est considérée comme un fait ordinaire.

  [Illustration: AUX RUINES DE CHAK-SENEM.
  Dessin de E. Mansion, d’après un croquis de M. Capus.]

Puisque nous parlons du rapide cheval turkoman, en attendant les
chameaux qui sont très-lents, il est peut-être bien de dire qu’il est
considéré comme le produit du cheval indigène et des juments arabes
introduites lors de la conquête du pays par les premiers envahisseurs
musulmans. Plus tard, Timour, ayant compris combien il importait de
conserver ce type, fit répartir entre les tribus turkomanes un nombre
fort considérable de juments arabes de la meilleure race. En dernier
lieu, Nazar-Eddin-Schah fit don aux Tekkés de six cents cavales.

Voilà trois jours que ce gredin de Khivien nous promet les chameaux qui
n’arrivent point. A chaque réclamation il répond en affirmant «que le
matin ils seront là», et le matin, que, «par Allah, nous partirons dans
l’après-midi». Notre impatience est d’autant plus grande que notre
provision de vivres est faite pour trente ou quarante jours seulement,
qu’elle diminue, et que d’autre part le froid est de plus en plus vif,
le vent de plus en plus impétueux. Il entre en sifflant dans notre
logis, empêche tout tirage, et l’on s’allonge à plat ventre devant le
feu de brindilles mouillées qui dégagent peu de chaleur et trop de
fumée. Il paraît que le vent du nord-est souffle régulièrement en cette
saison; les indigènes lui attribuent l’inflammation des muqueuses de la
face et les fréquents accès de toux auxquels ils sont exposés au
commencement de l’hiver.

Il serait bon de partir.

Après quatre jours de discussions, de promesses, de menaces, on nous
présente enfin sept chameaux, en assez bon état. Mais une nouvelle
difficulté surgit, leur propriétaire tout à coup refusant de nous
guider, parce qu’il fait froid, parce qu’il devra revenir ici par un
froid encore plus rigoureux. Nouvelles promesses, puis menaces, et enfin
l’homme prend la tête de la petite caravane, et nous partons un peu
avant le coucher du soleil. Nos chevaux ne sont pas remis de leur
indisposition, ils ne vont plus avec le pas alerte d’autrefois: il est
probable que nous ferons une bonne partie de la route à pied.

En sortant de Zmoukchir, on rencontre à droite les restes ensablés d’une
longue forteresse quadrangulaire: des pans de mur qui s’émiettent.

Ayant marché quelques verstes, jusqu’au coucher du soleil, nous campons
dans une steppe sans eau, loin des puits. Le guide prétend s’être trompé
de chemin, mais son erreur est volontaire: il s’en va à contre-cœur et
veut nous dégoûter de sa compagnie. Les tamaris nous fournissent la
matière d’un bon feu, et nous nous chauffons jusqu’à l’heure où le vent
se précipite si brutalement qu’il enlève les brandons comme des
allumettes. On éteint le feu, on s’étend sous le feutre, et l’on
s’endort sans avoir bu de thé, au bruit de la tempête balayant la neige.
Tapis au bas d’une touffe énorme de tamaris, nous passons une assez
bonne nuit.

Dès le jour, on cherche la ligne des puits, en premier lieu celui de
Tchaguil, qui est plus au nord, à main droite. Le propriétaire des
chameaux est monté sur un âne, un garçon mène par une longe son
magnifique cheval qui a le dos écorché. Ce Yomoud n’est pas content et
ne souffle mot; la crainte seule le fait marcher. Je pars en éclaireur
avec un vieux appelé Kourvan, qui l’accompagne. Il m’explique la
répugnance de son ami à franchir le désert. Il aurait un meurtre sur la
conscience et ne veut point retourner au milieu des gens de sa tribu.
Son intention est de s’installer à Zmoukchir, où le rejoindront les
siens. Il n’est parti avec nous que pour nous faire gagner du temps, et
parce que le Khivien employé du Khan lui a promis d’envoyer un homme
avec neuf chameaux qui le remplacera au puits de Tchaguil.

«Est-ce bien vrai?

--Cela est vrai, crois un homme qui a servi fidèlement les Russes contre
les Tekkés.»

Pour le moment, le plus pressé n’est pas de discuter, mais de trouver de
l’eau.

Voici encore une ruine de forteresse, près de laquelle repose un petit
troupeau de chèvres et de moutons. Vêtu de peaux, la barbe
broussailleuse, l’œil presque caché sous les poils tombants de son
bonnet, le pâtre a le regard d’un chien griffon et la tournure d’un
sauvage.

D’un tertre, j’aperçois des corbeaux voleter au-dessus d’un vide entouré
de collines à peine saillantes. En Europe, dans de semblables bas-fonds,
s’étalent des étangs ou de petits lacs; ici, il y aura peut-être une
citerne ou une petite mare d’eau. Je ne me suis pas trompé.

Voilà l’orifice d’un puits, et à côté, une marmite de fonte abandonnée,
où deux corbeaux boivent un restant d’eau après avoir rompu la couche de
glace à coups de bec. Les oiseaux n’ont point hâte de fuir; ils
s’envolent juste à temps pour éviter un coup de fouet, vont se poster
sur le monticule le plus proche, et, furieux de notre venue, ils
sautillent rageusement sur place et croassent.

La citerne, qui mesure environ deux mètres et demi de profondeur sur
quatre pieds de diamètre, est à moitié pleine d’une eau sale et salée.
Les alentours sont complétement dénudés, les caravaniers ayant arraché
le moindre brin; pas un arbuste qui abrite du vent glacial. La seule
ressource est de s’enfoncer dans un trou circulaire où l’on allume le
feu, et les hommes se chauffent, tandis que boivent les bêtes. Les
corbeaux se taisent, attendant immobiles que la caravane file et leur
abandonne des reliefs qui feront un excellent dîner. La perspective de
se gaver a clos le bec à ces criards.

Cette place est mauvaise pour un campement, le combustible est rare et
l’eau mauvaise; aussi le vieux nous conseille de gagner Ak-Koum-Tchaguil
(le sable blanc de Tchaguil), où l’on trouvera du saxaoul et où l’on
sera garanti de la bise du nord-est.

A Ak-Koum-Tchaguil il y a en effet des tamaris, un peu de saxaoul, et au
bas des monticules de sable on pourra s’installer «à peu près
commodément». On savait que l’eau manquerait ici, et cependant on n’a
pas empli les outres. La précaution est inutile et superflue: inutile
parce que, malgré les couvertures qui protégeraient les peaux de bouc,
l’eau deviendra une glace qui crèvera le cuir; superflue parce que de
gros nuages noirs courent dans le ciel, ils s’accumulent, et avant deux
heures la neige couvrira le sol et fournira une boisson délicieuse.

C’est affaire décidée, nous attendons à Ak-Koum-Tchaguil les chameaux
qui remplaceront ceux-ci. Le vieux Kourvane va les chercher à Iliali et
nous donne sa parole d’arriver demain avec le soleil. Si le Turkmène
usait d’une restriction mentale, et jouait sur les mots, il ne prendrait
pas un engagement très-sérieux. Car le soleil ne luira sans doute ni
demain ni après. Nous conseillons au vieux de tenir parole, lui
expliquant que toute tromperie de sa part exposerait à des représailles
son compagnon qui nous reste en otage. Celui-ci ne paraît pas rassuré
outre mesure et ne quitte point son arsenal, ni son pistolet, ni son
sabre, ni son long fusil à un seul canon dont il renouvelle la capsule
et qu’il pose sur ses genoux.

A peine le Kourvane s’est-il éloigné d’un bon pas qu’il grésille. On
entasse lestement les coffres et l’on construit un baraquement avec les
feutres étendus. On ne veut pas être surpris par la nuit qui descend
brusquement et vite en novembre. Chacun part avec une corde et revient
traînant d’énormes fagots de saxaouls et de tamaris qu’on amasse près du
foyer. Puis il neige. On passe l’après-midi accroupi devant le feu à
deviser; le Turkoman, assis à l’écart, en face de nous, tient son fusil
sur ses jambes croisées et ne dit mot. Son cheval est à portée, bien
couvert; son serviteur surveille les chameaux qui broutent; vers le
soir, il les rassemble, et, les contraignant de s’agenouiller, les
aligne près du campement. De temps à autre, l’un de nous se lève pour
secouer la neige amassée sur son manteau, puis s’accroupit; tous
regardent la flamme, hommes, chiens, chevaux, chameaux.

La nuit est descendue, toute noire; les flocons sont plus drus, plus
gros; les bourrasques de vent arrivent du nord-est plus furieuses et
fouettent des tourbillons de neige qui passent dans la flamme, la
tordent, et le bois mouillé chante.

Le riz vient de cuire dans la graisse de mouton; on prend le repas du
soir, puis les koumganes sont bourrés de neige qui fond rapidement, et
bientôt le thé est prêt. On boit lentement et beaucoup, quoique la neige
bue fasse mal au cœur, au dire du Turkoman, et après s’être assuré de la
présence des chevaux déjà poudrés de blanc, on se couche sous le feutre,
les chiens étendus sur les pieds, les armes au chevet.

En s’éveillant, on sent un poids sur son corps, on dégage la tête, on
est couvert d’un demi-pied de neige; tout est blanc, à l’exception du
naseau des bêtes, grâce à la chaleur de l’air expiré. Il gèle, le vent a
changé de direction; il souffle de l’ouest-ouest-sud.

On se lève, on rallume le feu, on déblaye la neige avec la pelle et l’on
attend le vieux Kourvan. Durant toute la matinée, on regarde soit du
côté d’Iliali, soit le Turkmène, qui garde son mutisme et son fusil. A
chaque instant, l’un de nous se détache, va sur la hauteur la plus
proche, fixe le lointain, et on lui crie:

«Vois-tu des chameaux?

--Non.»

C’est tout à fait l’histoire de sœur Anne qui ne voit rien venir. La
neige cesse vers midi, et, au moment où l’on s’y attend le moins, en
même temps que le soleil sort inopinément des nuages, apparaît sur un
monticule la silhouette du Kourvan. Il approche au petit trot.

«Les chameaux arrivent-ils?

--Oui, ils me suivent. Il y en a sept, bien portants, avec les bosses
toutes droites, conduits par un excellent guide.»

Cette nouvelle met tout le monde de bonne humeur, et l’on prépare tous
les ballots pour le départ. La figure de notre chamelier s’éclaircit, et
nous nous entretenons avec lui, l’interrogeant sur la provenance des
divers objets qu’il possède.

«Où as-tu acheté ton pistolet?

--Iran.

--Ton sabre?

--Iran.

--Ton fusil?

--Iran.

--Ton manteau?

--Iran..., etc., etc.»

Tout ce qu’il porte vient de l’Iran, et est d’une fabrication plus
soignée que les objets du Khiva. Le sabre est seul d’origine vraiment
persane; les canons des armes à feu proviennent de vieux fusils russes,
montés par des ouvriers persans. Quant au cheval, il est turkoman, fils
de coursiers de l’Akkal. Six couvertures de tailles diverses superposées
sous un espèce de pardessus enveloppent le bel alezan, ne laissant à
l’air que les jarrets et le chanfrein. Il est beaucoup mieux vêtu que
son maître, qui le panse avec un soin inimaginable, enlève chaque pièce
de l’habillement, la secoue, puis lave les bords de l’écorchure du dos,
la graisse; ensuite il bouchonne la robe luisante, la frotte lentement
avec sa manche, en même temps qu’il prononce d’une voix calme les mots
les plus flatteurs. Le cheval tourne la tête vers son ami, le flaire, et
marque sa joie en agitant doucement la queue.

«Voici Ata Rachmed!» crie le Kourvan.

Ata Rachmed est le nouveau chamelier qui débouche là-haut à cheval, en
tête de ses chameaux bâtés, dont l’un est monté par un autre individu.

Le Kourvan donne le titre de serdar à Ata Rachmed, qui saute de cheval
vivement, salue brusquement et ordonne immédiatement à son serviteur de
préparer ses chameaux.

Nous avons perdu du temps, entamé la provision de vivres sans avancer;
il faut accélérer la marche autant que possible. On tient conseil en
buvant le thé près du feu. Ata Rachmed accepte la proposition qui lui
est soumise de doubler les étapes, de marcher jour et nuit, de telle
sorte que nous arrivions à la Caspienne en moins de quinze jours.

«Je veux bien faire deux manzils[44] par journée, dit-il, mais à la
condition de joindre aux sept que j’amène deux des meilleurs chameaux de
l’ami du vieux Kourvan. Je chargerai chacun selon leur force, de 7 à 8
pouds (le poud pèse 16 kilogrammes), pas davantage; par ce moyen, j’en
aurai toujours deux qui porteront à tour de rôle 5 à 6 pouds et
goûteront en marche d’un repos relatif. Vous me payerez à Chakadam[45].»

  [44] Étape.

  [45] Chakadam, nom de puits, près desquels Krasnovodsk a été bâti.

Le contrat est signé d’un serrement de main, et sans perdre une minute,
Ata Rachmed soupèse les bagages, les dispose de façon qu’un ballot soit
exactement le contre-poids de l’autre, et, ayant ajusté les selles aux
chameaux, les invite à plier le genou par un rauque «Tchok, tchok», et
les dromadaires, car ce sont des dromadaires, font jouer leurs
charnières, ferment leurs compas articulés, et ils attendent, l’œil de
côté, en salivant une dernière bouchée, tendant le cou et beaucoup trop
l’échine.

Tout est paqueté, ficelé, les bêtes sont écouées; on monte à cheval, on
échange le salamalec avec ceux qui retournent à Zmoukchir, et en avant!
Pas trop vite pourtant, mais tranquillement à la file, au train de 4
kilomètres à l’heure. Ces braves dromadaires ont des jambes fort
longues, des tendons formidables; leur pas est dans un bon chemin de 98
à 100 centimètres. Pour eux, un chemin est bon quand il est mauvais pour
les chevaux, c’est-à-dire sablonneux ou couvert de neige. Car leurs
pieds ronds, larges, spongieux, en forme de tampon, qu’ils manœuvrent
gauchement, enfoncent à peine dans le sol meuble; ils ne se pressent
pas, car je compte un maximum de 70 à 76 enjambées à la minute, ce qui
donne un minimum de 4,080 mètres et un maximum de 4,560 mètres à
l’heure.

L’allure n’est pas échauffante pour les cavaliers qui suivent par le
vent et une forte gelée. Aussi nous imitons Ata Rachmed qui a renvoyé
son cheval, préférant jouer des jambes, sauf à monter sur un chameau
quand il sera trop fatigué. Nous prenons la bride et nous nous traînons,
nos montures se traînent également, et elles buttent, trébuchent comme
nous, et pour les mêmes raisons, la neige adhérant aux clous de leurs
fers comme aux clous de nos bottes.

Les chameliers sont mieux chaussés. Ils roulent autour du pied des
bandes de toile serrant la jambe jusqu’au mollet; par-dessus, ils fixent
avec des cordelettes une sorte d’abarcas en peau de chèvre souple, et
l’articulation du pied jouant librement, leur marche est sûre.

Ata Rachmed conduit les cinq premiers chameaux, en qualité de chef du
chemin (youl-bachi), qu’il connaît à merveille. Il est petit, trapu,
sec, se dandine sur ses jambes arquées; les pans du manteau sont pincés
dans sa ceinture, où s’entre-croisent un couteau, un pistolet, un fouet
et une cuiller de bois. Elle est semblable à toutes les cuillers du
pays, taillée dans le genévrier, sans doute par un bohémien, et d’une
forme telle que le manche n’étant point dans le prolongement, mais à
angle droit du cuilleron, comme dans une poche à saucer, on ne peut s’en
servir que de la main droite. La raison en est que les indigènes
réservent la main gauche pour les usages impurs, la droite aux nobles.
On ne mange que de la dextre et l’on se mouche de l’autre. Cette coutume
est vraisemblablement comme d’autres une résultante du milieu.
Expliquons-nous: l’eau est rare, et l’expérience nous a appris que
l’homme ne peut toujours pratiquer les soins de propreté, qu’il lui est
aussi difficile de laver soi-même que sa vaisselle; alors il s’est
arrangé de façon à conserver une main moins sale que l’autre, et ç’a été
la dextre, dont il se sert le plus souvent et le plus commodément...
Mais en satisfaisant au besoin de «connaître les causes des choses»,
j’oublie de vous dire qu’Ata Rachmed porte en outre un sabre et un fusil
en bandoulière, et que son aide, sauvage inintelligent à face large,
imberbe, n’ayant pour toute arme qu’un mauvais pistolet, a une manière
de siffler agréable aux dromadaires.

A deux heures d’Ak-Koum pointent à main gauche les ruines de Dourdane.
Il reste quelques pans des murs de terre de l’enceinte; des débris de
briques cuites jonchent le sol. A l’extrémité d’une muraille épaisse,
voici comme l’entrée d’une cave; on descend des marches sous une voûte
cintrée en briques cuites; de chaque côté, des niches sont ménagées dans
les parois; au bas, il y a une citerne. Tout cela est bien conservé. On
respecte ces sortes d’édifices qui sont indispensables dans le désert.
Partout, du reste, les hommes civilisés ou sauvages, pris de la fureur
de détruire, poussent rarement l’aveuglement jusqu’à anéantir les choses
immédiatement utiles, quoiqu’elles ne leur appartiennent point et qu’ils
soient les plus forts.

A la brume, on s’arrête dans une place à saxaoul dans l’encoignure de
deux monticules de sable, qui nous préserveront de la bise. En un clin
d’œil, les chameaux sont déchargés; tandis que l’un déblaye la neige
avec la pelle, l’autre étend le feutre; puis le feu est allumé. A coups
de hache, on taille dans le sol en pente, durci par la gelée, un trou
carré qui sert de four, sur quoi l’on pose la marmite et au-dessous les
brandons. La gueule du four est en face d’un buisson, avec vent arrière;
de loin, la lueur sera à peine visible. Les chameaux errent dans la
lande. Les armes sont à portée de la main, on fume le tchilim, la
graisse du palao fond en crépitant. Rachmed épluche le riz, Ata Rachmed
casse à coups de pied les branches, et son aide rassemble ses chameaux;
car la nuit monte rapidement de l’orient; dans cinq minutes, on ne verra
point à dix pas. Soudain nos chiens aboient, regardent fixement l’ombre,
l’oreille droite; on les imite, et, tous immobiles, nous écoutons et
ouvrons l’œil. L’aide-chamelier réunit vite ses chameaux. Pourtant il ne
vient personne. Sans doute des chacals errent dans le voisinage. Mais
les chiens aboient de nouveau plus fort. Brusquement, trois cavaliers
armés apparaissent, s’approchent du feu. Ils nous examinent sans
descendre de cheval, se donnent comme Yomouds, habitant près d’Iliali;
mais Ata Rachmed ne les connaît point.

«Que faites-vous dans le désert, à pareille heure?

--Nous avons cherché aujourd’hui deux chameaux que nous avons perdus.
Nous ne les avons point retrouvés.

--Où allez-vous?

--Nous retournons à Iliali.»

Là-dessus, ils saluent et disparaissent au petit trot.

«Crois-tu qu’ils cherchent des chameaux? dis-je à Ata Rachmed.

--Sans doute, mais pas les leurs.»

Le souper cuit sous l’œil de la bande, qui s’intéresse vivement à cette
opération d’une grande importance. Car c’est le principal, à vrai dire,
le seul repas de la journée. Afin d’aller plus vite, le matin on se
contente d’un morceau de pain, d’un peu de iahni arrosé d’une tasse de
thé; le soir, on répare plus soigneusement ses forces.

C’est aussi pour les dromadaires l’instant du festin; ils le savent
bien, et les voilà qui réclament poliment le pain de chènevis quotidien,
d’un glouglou qu’ils s’efforcent de rendre harmonieux; on dirait le
bruit d’un gargarisme, mais d’un gargarisme colossal: ces bossus ont
facilement l’eau à la bouche, étant ruminants par excellence et
très-gourmands. A l’exception d’un seul, ils s’agenouillent au «Tchok,
tchok», du maître qui leur fourre le nez dans la musette contenant la
ration et l’attache sous leur menton par une ficelle. Ils sont vraiment
risibles avec ce tout petit sac à l’extrémité d’un immense cou. Le
dromadaire récalcitrant se dresse dès qu’Adoullah l’approche, en tenant
le pain de chènevis; il n’en veut point, il lève la tête. Adoullah
tiraille la corde qui serre les naseaux, la lui passe sur la mâchoire
inférieure, le contraint de bâiller et jette dans la gorge de l’animal
râlant, morceau par morceau, le pain dont il a besoin. Car le chameau,
comme tous les êtres, n’est sobre que malgré lui, et il ne supporte les
privations qu’étant très-gras; dans le cas contraire, il dépérit
très-rapidement. Si l’on veut qu’il marche bien et ne tombe pas avant
d’arriver au but, il faut le nourrir régulièrement à heure bien fixe,
lui accorder un repos suffisant. Il a ses habitudes, et les voyageurs en
dépendent. Durant les chaleurs de l’été qui est fort long, la coutume
est de voyager à la fraîcheur de la nuit. En hiver, on agit de même,
parce que le dromadaire a contracté l’habitude de reposer le jour, et
aussi parce qu’en marchant, il résiste mieux au froid des nuits.

Toujours est-il que, dorénavant, nous nous coucherons vers six ou sept
heures, et que vers minuit ou une heure nous plierons bagage et
poursuivrons notre route.

A minuit, on charge les chameaux, qui ont dormi chacun entre les ballots
qu’il portera. Le ciel est étoilé. Le bruit des pas est amorti par la
neige; on dirait un défilé d’ombres. La fatigue fait grimper sur les
chevaux, et le froid en descendre. Vers trois heures, le vent déploie
les nuages, comme un voile; plus d’étoiles, une pluie glaciale s’abat
avec des bourrasques; on devine à peine celui qui précède. On n’ose plus
sommeiller en se traînant, de peur de perdre la caravane.

Le jour arrive; on s’arrête près de Kizil-Djou-Gala, après sept heures
et demie de marche consécutive. Nous avons mille peines à allumer un
petit feu, malgré la pluie. On prépare le bois, le taillant, mettant de
côté les parties sèches; puis on forme la tente, tous en rond, les
manteaux étendus, tandis que Rachmed bat le briquet et allume une
bûchette, puis deux, puis trois, avec beaucoup de patience. On fait
bouillir le thé, on mange à la hâte, on donne un peu de sorgho aux
chevaux, et les chameaux, qu’on a déchargés, ayant repris haleine, en
avant! Je m’aperçois que mon bidet a dévoré les branches du buisson
auquel j’avais entortillé sa longe.

Les sables finissent en même temps que la pluie cesse. Nous traversons
des takyrs que redoutent tant les caravanes. Le takyr est une surface
argileuse, bien unie, sans végétation, lisse comme un miroir, qui
paraît, en été, quand elle est fendillée par la sécheresse, une poterie
craquelée. Quand le vent souffle, le sable glisse là-dessus ainsi que
sur un parquet ciré, et, rien ne l’arrêtant, va plus loin. Quand il
pleut comme aujourd’hui, la superficie est amollie par l’eau, mais
seulement la superficie, de sorte qu’il y a comme une tartine de boue
sur un fond très-dur. Or, les chameaux vont à la file, le premier passe
difficilement, mais le second qui pose le pied presque exactement sur
ses empreintes glisse, et les derniers avancent à grand’peine; leurs
enjambées sont moins grandes, ils se fatiguent, parfois tombent, et la
file entière oscille, est tiraillée, et les bêtes perdent patience, et
si plusieurs fois de suite elles ont failli s’abattre, elles refusent
obstinément d’avancer, et le voyage est interrompu. Il arrive,
paraît-il, que des chameaux se luxent l’épaule dans une de ces terribles
glissades.

Heureusement que le takyr n’a pas été suffisamment mouillé pour être
impraticable, et nous le traversons sans accident.

Par places, nous apercevons des flaques d’eau; elles séjournent sur
cette argile peu perméable. Cela nous donne la certitude de trouver des
mares près du bivouac de ce soir, et nos chevaux, au lieu de neige,
pourront boire la bonne eau récemment tombée du ciel.

Nous campons non loin de Chak-Senem. Il y a de l’herbe, du bois, de
l’eau claire pas trop salée pour les bêtes et de la neige pour nous. La
température s’est élevée; on peut se dévêtir et devant un bon feu
secouer la vermine. Les chameaux, les chevaux sont à l’eau et font
bombance.

Le ciel devient limpide à l’instant où le soleil se couche derrière les
ruines de Chak-Senem.

Les dromadaires, profitant de l’aubaine, sont entrés dans la mare, et
ils boivent. Un vieux qui paraît gigantesque sur le fond clair de
l’horizon, les jambes écartées, le nez en bas, avale par gorgées
régulières, avec un bruit de pompe, une incroyable quantité de liquide.
De temps à autre, il relève la tête, regarde notre feu, regarde le
crépuscule; puis il bave, immobile, agitant sa petite queue de
contentement. Sans doute qu’il a l’expérience des voyages, et suppose
que l’occasion ne se présentera plus aussi belle, car le voilà qui
abaisse derechef le nez et continue de faire eau, en vaisseau du désert
qu’il est.

Le jour s’enfuit derrière les murailles de la forteresse, qui
grandissent encore en s’ombrant et prennent l’aspect d’une ville
européenne; c’est une tour ronde de forteresse, puis des maisons, la
longue crête d’un édifice public, d’une caserne, la flèche inachevée
d’une chapelle gothique...

Mais écoutons Ata Rachmed qui raconte à notre serviteur l’histoire de
cette forteresse:

«Là vivait autrefois un individu nommé Chak-Abbas. Il possédait beaucoup
d’eau et semait du bourdaï (blé) et du djougara (sorgho), et la plaine
maintenant stérile était couverte de champs cultivés. Sous sa maison qui
était très-haute, vivait un homme qui aimait d’un profond amour sa femme
Chak-Senem...»

Là-dessus, Ata Rachmed prend un charbon dans sa main, le pose sur le
fourneau du tchilim, et se met à fumer.

Nous attendons la fin de l’histoire, mais le conteur se tait.

«C’est tout ce que tu sais, Ata Rachmed?

--Ha! ha! j’ai entendu l’histoire de la bouche d’un chanteur, mais ne
l’ai point retenue. Je sais encore que Chak-Abbas vivait il y a mille
cent vingt ans.»

Notre guide n’a point la prétention d’être un savant, et il porte
légèrement son ignorance. Ce matin encore je lui demandais quel jour
nous étions.

«Je ne sais pas, me répondit-il, c’est la besogne du mollah, et non la
mienne.»

Peu lui importent les dates, ses points de repère sont les manzils
(étapes) dans le désert; il se préoccupe seulement de soigner ses
chameaux, de manger et dormir. Jamais je ne le verrai faire une prière,
célébrer d’une façon particulière le vendredi, qui est son dimanche.
Cela convient mieux aux sédentaires, aux oisifs des villes, mais
nullement à celui qui mène une vie dure, fatigante, dont chaque minute
est consacrée à l’action ou à s’y préparer en reprenant les forces
nécessaires. A l’heure de la prière du soir, Ata Rachmed pense à
ramasser du bois, afin de passer une nuit moins glaciale; il ne
s’agenouille qu’en tendant au feu ses chaussures mouillées; s’il lève
les yeux au ciel, c’est qu’il l’observe afin de deviner le temps qu’il
fera tout à l’heure ou demain, et point du tout dans le but d’y chercher
la kebla[46] et de prier le Tout-Puissant.

  [46] Direction de la Mecque pour la prière.

De Chak-Senem, on va à Djou-Kala par les sables, les bouquets de saxaoul
et une nuit noire.

La neige est de plus en plus rare, le vent du nord-ouest toujours
violent. Le terrain a toujours ces ondulations propres à ce désert,
comme des ondulations de grandes vagues.

Nous rencontrons un cavalier turkoman, nous le questionnons:

«Y aura-t-il de la neige à Sangi-Baba?

--Ha! ha!»

Inutile alors de remplir nos outres, au risque de les voir éclater par
la gelée.

Voilà Sangi-Baba, et dans le lointain, au sud, des falaises abruptes.
Est-ce le bord d’une mer? C’est en haut de cette falaise qu’on a enterré
un saint qui vécut à Sangi-Baba, où maintenant on trouve une steppe nue.

Toute la troupe en s’arrêtant fait la même remarque:

«Pas de neige.»

On s’installe, puis on se disperse dans tous les sens en quête de neige
ou d’eau. Pas une goutte, pas un flocon, rien. Le vent a tout balayé. On
se couche sans boire, après avoir mangé la viande salée, et l’on a soif.
L’excessive violence de la bise empêche d’entretenir le feu. On prend le
minimum de repos et l’on part à onze heures et demie. Toujours le vent
d’ouest-ouest-nord. On ne s’arrêtera que lorsqu’on trouvera de l’eau.
L’obscurité est profonde; les chiens hurlent de froid; impossible de
rester en selle, le sang se figerait dans les veines. On tire la jambe.
L’aube, puis le jour, montent derrière nous: on n’a pas encore trouvé
d’eau. Voici des coquillages sur le sable; nous en avons déjà vu à
Sangi-Baba. Nous foulons le lit d’un lac desséché, d’une ancienne mer.

On laisse les chameaux cheminer en se balançant, et l’on se chauffe à un
feu de broussailles rapidement allumé. Les chiens accourent prendre leur
part de chaleur.

Rachmed, qui est un enragé fumeur, prend le tchilim dans sa besace,
puis, songeant que faute d’eau il ne peut s’en servir, le replace avec
un geste de dépit. Il réfléchit un doigt sur les dents, tire sa barbe,
puis frappe son front. Euréka! Il a trouvé le moyen de tourner la
difficulté.

Il regarde le sol, le tâte du pied.

«Que cherches-tu, Rachmed?»

Il rit.

«Regarde», dit-il.

Il s’agenouille, et dans l’argile durcie par la gelée, il creuse avec
son couteau un petit trou, puis un second quatre doigts plus loin. Il
crache sur la paroi des trous, la maçonne, et prenant mille précautions,
d’abord avec la pointe de la lame, ensuite une branche aiguisée, il
perce un canal souterrain unissant les deux puits. Il met la main sur un
des orifices, applique sa bouche à l’autre, et souffle afin d’être sûr
que le tuyau de sa pipe n’est pas obstrué. Car il vient de se fabriquer
une pipe.

Sa figure est radieuse. Il prend son tabac, le pose sur le «fourneau»,
et la face contre le sol, il met «la bouche à la pipe», aspire avec
force, et redresse sa longue personne, les joues pleines de fumée qu’il
expulse lentement les mains sur les genoux.

Jamais tabac ne lui a semblé plus parfumé.

Il me regarde en disant:

«Un bon tchilim, n’est-ce pas?»

Je le crois bien.

Mais les chameaux sont arrêtés à trois cents mètres de nous, et déjà
déchargés. Est-ce que Ata Rachmed aurait trouvé de l’eau? Nous avons
marché presque dix heures sans une halte: nous avons bien gagné un verre
de thé.

La plaine est uniformément plate, où pourrait-il bien y avoir un puits?

Cependant les chameliers s’empressent d’amener des herbes sèches, des
broussailles. Ils nous montrent avec contentement un trou large comme la
surface d’un guéridon, contenant à peu près vingt litres d’eau boueuse,
jaune, mais tombée de là-haut et nullement salée. Les chameaux, les
chevaux, les chiens, la regardent fixement, le cou tendu; on les éloigne
à coups de fouet. Le tour des hommes d’abord, puis celui des animaux,
tel est l’ordre naturel, d’après M. de Buffon.

C’est du thé à la terre que nous buvons, mais un excellent thé, et
chacun en absorbe autant qu’il peut. Ensuite les chiens sont invités à
se désaltérer, puis les chevaux, puis les chameaux. Aucun ne boit son
soûl, mais tous apaisent l’ardeur de la soif. Ata Rachmed sait
l’emplacement d’une citerne, où nous pourrons arriver avant le soleil
couché en marchant bien. Marchons donc.

On traverse un takyr, voici des coquillages au sommet d’une éminence,
puis les sables avec les nombreuses traces de gazelles, de lièvres, de
perdrix; malheureusement on ne voit que les traces.

Vers midi, le soleil donne, on a presque chaud, des rats se réveillent,
sortent de leurs trous, courent aux provisions. Nos chiens affamés les
poursuivent, mais n’en peuvent saisir un seul, ils sont fatigués, et ne
sont plus rapides comme autrefois. Ils hurlent de dépit, grattant avec
fureur à la porte de la cave où les petites bêtes ont disparu. Vingt
fois les chiens recommencent la poursuite, mais inutilement, la proie
qu’ils convoitent leur échappe toujours. C’est une chasse aux illusions.

Trois ou quatre alouettes huppées courent sur le sable, et chantent;
elles sont toujours gaies, ces alouettes, qui nous rappellent nos pays.
Elles émigrent vers le sud, se reposant aux endroits où elles peuvent
becqueter encore quelques graines, puis prennent leur essor.
Vraisemblablement la route que nous suivons croise un chemin de
migration d’oiseaux: des canards, des oies, passent au-dessus de nos
têtes, hors de portée. Ils vont au fil du vent. A terre, les carapaces
de tortues sont nombreuses; le froid les a tuées.

Le seul oiseau nouveau que nous apercevons a la taille d’un petit merle,
les ailes à raies noires, le fond du plumage bleu; il disparaît
rapidement en sautillant.

Rachmed me recommande de ne jamais le tuer:

«Il comprend la langue des hommes, dit-il sérieusement.

--En es-tu bien sûr?

--Tout le monde sait cela, et qu’il parle.

--Pourquoi parle-t-il?

--Allah seul le sait.

--A qui parle-t-il?

--Jamais aux grandes personnes, toujours aux enfants.

--Que leur dit-il?

--Il les appelle auprès de lui en répétant: Psitt, psitt.»

Inutile d’insister et de demander d’autres explications.

On s’arrête pour bivouaquer dans de hautes herbes, où les gazelles ont
gîté récemment; elles étaient à l’abri du vent. La place est bonne à
prendre. Le puits annoncé par Ata Rachmed est à quelques cents mètres.
On y mène les chevaux. L’eau n’en est pas bonne. Demain nous serons à
Tcherechli, où campe l’expédition russe.




X

LE DÉSERT DE L’OUST-OURT.

Au puits de Tcherechli.--La question de l’Oxus.--Un ancien
brigand.--L’accordéon.--Un «maral».--Retraite de Russie.--Le
brouillard.--Pas de viande.--Fabrication du pain, force de la
coutume.--Le saxaoul.--Le froid, les marches de nuit.--Le fleuve
salé.--Hallucinations.--Siouli.--Krasnovodsk.


Une seule étape nous séparant de Tcherechli, nous nous permettons de
dormir la grasse matinée du 29 novembre et ne partons qu’à quatre heures
du matin.

Après une marche pénible dans les sables, vers dix heures, nous
découvrons des yourtes alignées, des abris au pied des monticules dans
un bas-fond, où l’on descend par une plage à pente douce.

C’est le quartier général de l’expédition qui s’occupe d’étudier la
question de l’Oxus.

Tandis que les chameaux s’agenouillent près du puits, des soldats en
pelisse accourent, ils nous prennent pour des marchands, demandent
quelles denrées nous transportons et si nous ne voulons rien leur
vendre. Ils sont bien étonnés d’apprendre que nous sommes Français, et
vont en prévenir leur chef.

Nous pénétrons dans le camp, afin de remettre les lettres de
recommandation qu’on nous a données à l’adresse du général Gloukovskoï.

Un officier s’avance à notre rencontre; nous déclinons notre
nationalité, et la conversation est engagée en français. Le capitaine
s’offre immédiatement de nous conduire à la tente du général.

Celui-ci nous accueille fort gracieusement, nous invite à rester à
Tcherechli le temps qu’il nous plaira, sous la yourte qu’on va dresser à
notre intention. Si nous avons un désir qu’il soit en son pouvoir de
satisfaire, nous pouvons le manifester, tout sera fait pour nous être
agréable.

Nous exposons que quelques livres de viande fraîche nous seraient
utiles, que nos chevaux sont éreintés, et qu’ils ont un pressant besoin
de fourrage. Le soir, nous dînerons avec le général. L’ingénieur
général, M. Golmstrem, dont nous avions fait connaissance à Tachkent,
nous traite paternellement, distrayant à notre intention ce qu’il peut
de ses provisions, donnant l’ordre d’allumer un bon feu dans notre
yourte. Tous les ingénieurs s’en mêlant, grâce surtout à l’empressement
du chef du convoi, nous allons vivre une demi-journée dans l’abondance,
et avec tout le confort désirable en plein désert.

Le capitaine, chef du convoi, dont nous n’oublierons jamais la bonté,
nous fait un cadeau dont la valeur peut être appréciée seulement par
ceux qui ont mené la vie nomade. Il nous envoie trois ou quatre litres
de l’excellente eau de l’Amou apportée jusqu’ici dans une barrique.

«Il la ménage comme du champagne, nous dit son ordonnance, car l’eau du
puits est saumâtre et fort désagréable à boire.»

On n’oublie pas de semblables attentions, et il est juste de dire à ce
propos que les Russes ont toujours été à notre égard d’une affabilité
touchante.

Bref, nous allons passer cette journée à Tcherechli, malgré notre désir
d’arriver à la Caspienne.

Utilisons ce répit, et disons quelques mots de l’intéressante question
de l’Oxus, soulevée par un ukase de Pierre le Grand, en 1716, et qui a
été seulement vidée en 1883.

Cette lenteur dans la solution d’un problème prouve d’un côté quels
obstacles les circonstances mettent à l’exécution de certaines
entreprises, et de l’autre combien le Russe a de patience, de ténacité
et de suite dans les idées. Trois qualités qui manquent un peu à notre
peuple, vous l’avouerez.

Pierre le Grand avait entrevu l’importance qu’aurait pour la Russie une
route fluviale, ayant une de ses extrémités à Pétersbourg et l’autre au
centre de l’Asie. Il savait qu’autrefois l’Oxus s’était jeté dans la
Caspienne, qu’il avait dû se déplacer vers le nord, et qu’à l’ouest de
son lit actuel, on avait trouvé la trace d’un lit abandonné. Que l’Oxus
reprenne son ancien cours, porte ses eaux à la Caspienne, et voilà la
route tracée; une barque peut traverser tout l’empire sur la Néva et le
Volga, puis pénétrer au centre de l’Asie, y porter les produits russes,
se charger de ceux du pays, sans compter que, grâce à ce même «chemin
marchant», on pourra ravitailler les troupes qui soumettront par les
armes des populations turbulentes et assureront les frontières indécises
du côté de l’Orient.

Telles sont encore à peu près les raisons qui ont décidé le tzar actuel
à permettre au général Gloukovskoï d’étudier sur le terrain, avec l’aide
d’ingénieurs dirigés par M. Golmstrem, si le cours de l’Amou-Darya peut
être changé.

On a donc procédé à un nivellement précis des environs de l’ousboï
(l’ancien lit), qui, d’après les dernières indications, partait du lac
Sari-Kamouich au nord, et, passant au puits d’Igdi, aboutissait à la
mer, près des collines du Balkan.

Les travaux, commencés en 1880, furent interrompus durant la guerre
contre les Turkomans, et repris en février 1881.

Au point où les études ont été poussées, on sait que les lacs d’Aral et
de Sari-Kamouich ne faisaient qu’un; que le Sari-Kamouich, présentement
réduit à d’infimes proportions, couvrait autrefois une surface ayant une
largeur moyenne de quatre-vingts verstes et une longueur maximum de cent
cinquante. Tcherechli est dans cet ancien lit, qui est bordé de golfes
nombreux.

Non-seulement l’Oxus aurait autrefois débouché dans le Sari-Kamouich,
près de Sangi-Baba, où nous avons vu des falaises et des coquillages,
mais il aurait passé plus au sud. En somme, il n’y a pas un ancien lit,
mais plusieurs.

Pour que l’Amou-Darya pût être amené à la Caspienne en traversant le
bassin desséché de Sari-Kamouich, il faudrait d’abord qu’il le remplît,
ce qui demanderait environ quarante années. Il importe donc d’éviter
cette difficulté, et on ne le pourrait qu’en construisant un canal
très-long, qui porterait les eaux assez au sud, et des sommes énormes
seraient nécessaires.

Tout cela n’est pas encore nettement établi, mais est probable[47].

  [47] Les prévisions de M. Golmstrem ont été confirmées depuis notre
    passage à Tcherechli.

Quant à l’histoire du changement de direction de l’Oxus, elle est
obscure. Il n’y a que légendes et traditions, pas assez de documents
sérieux.

D’après les dires et les écrits des indigènes, les khans de Khiva voyant
que les Turkomans, qui habitaient alors les environs du Balkan et la
région des puits maintenant déserte, ne payaient point régulièrement
l’impôt, qu’ils tuaient les percepteurs, et que sans cesse ils
provoquaient par leur turbulence des expéditions coûteuses et
fatigantes, les khans donc résolurent d’en finir et d’enlever à ces
sujets rebelles l’eau qui leur était indispensable. Ils détournèrent
l’Amou vers le nord, afin d’obliger les Turkmènes à se rapprocher
d’Ourguentch, le siége de leur empire, d’où ils les eussent contenus
plus facilement. D’autres disent que l’Amou a dévié naturellement, que
les sables y ont surtout contribué. Il ne subsiste point de traces de
digues colossales qui eussent été nécessaires à diriger une semblable
masse d’eau.

Et pourtant des restes de ville apparaissent de Zmoukchir à Tcherechli
et aux environs du Sari-Kamouich actuel. Près d’Igdi, au sud, on a
trouvé une inscription de l’an 79 de l’hégire.

Rien cependant qui permette de tirer une conclusion bien nette, de fixer
les dates précises des déplacements successifs de l’Amou. On s’en tient
à des hypothèses qui seront éliminées ou fortifiées, les travaux une
fois achevés. Il reste 400 verstes à niveler, une fraction de
l’expédition est au puits d’Igdi et marche à la rencontre de celle de
Tcherechli.

Les Russes emploient comme guides des Turkmènes Yomouds. Quatre d’entre
eux, anciens brigands renommés, connaissent le désert à merveille. Pas
une place où l’on peut trouver à boire qui ne leur soit connue; ils
savent exactement la quantité, la qualité de l’eau des puits, des
citernes, des mares. Le plus illustre est le mollah Klitch, qui porte le
même nom qu’un de nos anciens djiguites, un robuste petit homme à barbe
pointue, au nez retroussé, à la mâchoire solide, dont les petits yeux
étincellent de ruse. Pendant près de quinze ans il vécut embusqué aux
environs de Chak-Senem, pillant les caravanes, les rançonnant et
n’hésitant pas à tuer qui résistait. On lui reproche, paraît-il, plus de
soixante meurtres. Klitch fait très-bien son service; depuis qu’il est à
la solde des Russes, il s’est comporté en parfait honnête homme, et
lorsqu’on lui rappelle sa vie passée, il sourit. Ce sont fredaines de
jeunesse.

Nous passons la soirée sous la tente d’un des ingénieurs, en compagnie
de ses collègues et des officiers de l’escorte, qui nous donnent un
concert avec leurs accordéons. On boit force thé, on parle de la Russie
et de la France, puis on se dit adieu, et nous allons dormir quelques
heures, en attendant qu’Ata Rachmed arrive avec ses chameaux.

L’accordéon est l’instrument favori du Russe, qui est à la fois voyageur
et musicien.

Un accordéon tient peu de place dans la malle de l’officier qui part en
expédition, du tchinovnik que son administration envoie dans un village
perdu des lointaines possessions russes; les soldats en marche se le
passent de main en main; le soir on en joue au bivouac; les jours de
fête il est tout l’orchestre des agiles danseurs, et lorsqu’on est
confiné dans les chambres basses, par le froid, par l’ouragan, un air
d’accordéon donne la patience d’attendre que l’eau du samovar soit
bouillante.

L’accordéon est un des trois instruments qui ont marqué le pas aux
guerriers conquérants de tout un monde.

Est-ce que la lyre des Grecs mercantiles, qui passent dix ans à prendre
une ville, évoque des souvenirs tels que le tambour des Arabes, la
guitare des conquistadores de l’Amérique?

C’est au son de l’accordéon que les Russes avancent en Asie d’un pas
souple, moins vite que les Arabes sur leurs chevaux, moins vite que les
aventuriers espagnols, mais plus sûrement et sans reculer jamais.

Nous remontons l’ancien lit du Sari-Kamouich vers le nord durant
quelques verstes, puis nous grimpons une berge et reprenons la direction
ouest-ouest-nord, et enfin ouest, tantôt dans la steppe, tantôt dans les
monticules de sable.

Le ciel est clair, à onze heures le soleil luit, il est très-pâle. La
sécheresse de l’air est si grande que le thermomètre, marquant 27° de
chaud, descend rapidement à zéro à l’ombre; un côté gèle, l’autre rôtit.
Aussi en marchant doit-on dégager un bras de la pelisse et couvrir
soigneusement l’autre; à mesure qu’on s’éloigne, la région prend le
monotone aspect de la faim au bord du Syr-Darya; puis l’horizon est
borné, le terrain étant bossillé, et c’est encore plus triste;
fréquemment des efflorescences salines blanchissent le sol.

Au moment où nous préparons notre bivouac, à Touni-Koul, près d’un lac
desséché où croît un peu de saxaoul, je vois soudain le guide courir,
prendre son fusil; il m’avertit d’en faire autant. Rachmed, qui l’a
questionné, m’explique rapidement qu’un grand animal avec de grandes
cornes,--il élève les bras de chaque côté de la tête,--est au gîte.

«Quel animal?

--Un maral», répond-il.

Le maral est un cerf de grande taille qui vit dans le Tian-Chan.

Que vient-il faire en plein désert?

«Le vois-tu?

--Ha, ha», fait-il avec aplomb.

C’est tout à fait surprenant que je n’aperçoive même pas la pointe des
cornes. Cependant Ata Rachmed s’avance sur le bout du pied, il met un
genou en terre, vise et fait feu.

Le «maral» n’est pas peureux, car il ne bronche point; il ne s’est pas
enfui les bois au vent; voilà un singulier animal.

Je suis aux côtés d’Ata Rachmed, qui me prend par la manche, étend la
main:

«Il est là, il est là.»

Je ne vois rien. J’écarquille les yeux, rien. A tout hasard je vise dans
la direction, et pan! toujours rien. Rien que la poussière soulevée par
la balle. Décidément, je ne comprends plus.

Ata Rachmed recharge son fusil, tire, et un lièvre débusque. Nos
lévriers qui examinent la scène s’en mêlent alors et l’ont bientôt pris;
nous accourons vite, car ils le dévoreraient.

Nous nous moquons de Rachmed; il n’a pas compris le terme dont s’était
servi le Turkoman, et ce dernier ayant placé les doigts de chaque côté
de sa tête afin de se faire comprendre facilement, Rachmed, avec son
imagination d’Asiatique, a exagéré; il a répété le geste en plaçant les
bras, les oreilles sont devenues des cornes, le lièvre khorgiouche, un
maral (khorgiouche signifie «qui a des oreilles d’âne»). L’animal aux
oreilles d’âne, cuit dans le riz, n’en n’est pas moins succulent; il
pèche seulement par la taille, car le désert ne nourrit que des lièvres
nains.

Il nous reste dix-huit étapes qui promettent d’être fort agréables, car
il gèle déjà à cinq ou six degrés pendant la nuit. Le programme de nos
journées ne varie point: c’est d’abord une étape de nuit de cinq à huit
heures, puis une de jour de quatre à sept heures, selon l’espacement des
puits, et surtout la neige nous fournissant généralement à boire, selon
que dans telle ou telle place on a plus de chance de rencontrer du
saxaoul.

Le calepin n’est pas chargé de notes. Aujourd’hui, 31 novembre, on part
à une heure trois quarts, on fait halte à huit heures vingt, à
Kaplan-Gir. A neuf heures, deux degrés de froid malgré le brouillard.
Nous repartons à dix heures vingt, à cinq heures et quart nous
bivouaquons dans le bas-fond de Tach-Bougaz (poche de pierre). Près de
quatorze heures de marche. Un peu de neige dans les rainures des pentes,
juste de quoi boire. Saxaoul rare.

1er décembre. On part à deux heures et demie, on arrive au puits à six
heures et demie: un peu d’eau, peu de saxaoul, toujours le brouillard,
toujours la steppe de la faim. On repart à dix heures. A quatre heures
on grimpe des collines; à droite un reste de lac salé s’enfonçant dans
des falaises étale ses eaux que rien n’agite, le sel miroite sur la
rive. Il ne faut pas moins d’une affirmation catégorique du guide pour
en croire nos yeux, car cela a tout l’air d’un mirage. Mais Ata Rachmed
connaît ce recoin où les Yomouds autrefois plantèrent leurs yourtes et
bâtirent des saklis dont on voit parfaitement les ruines. Son père y a
vécu, de même qu’à Tcherechli; car aux alentours du lac, l’herbe pousse
dru après la saison des pluies. Mais les Yomouds durent fuir et
abandonner ce campement par crainte des Tekkés qui venaient les attaquer
et souvent ravissaient le bétail. Les Tekkés leur ont causé grand
dommage, tuant, pillant, réduisant les pauvres à la misère, contraignant
les riches de se confiner dans le Khiva et d’abandonner la vie nomade.

Au souvenir de tous ses malheurs, il est pris de colère, et maudit les
Tekkés.

«Brigands de Tekkés! brigands de Tekkés!» s’exclame-t-il.

Nous laissons Ata Rachmed prendre les devants, parce que voilà presque
une petite prairie, et nous arrachons le foin sec à poignées, tandis que
nos chevaux broutent. Nous les chargeons de tout ce qu’ils peuvent
porter et rejoignons les chameaux.

A cinq heures, halte. A deux heures du matin, départ par le clair de
lune dans les sables. La lune se couche à cinq heures, et le brouillard
nous enveloppe. C’est toujours très-gênant, le brouillard, pendant la
nuit; il tient éveillé, on n’ose pas monter sur le cheval et y
sommeiller comme d’habitude jusqu’à ce que le froid gèle les pieds. En
marche, on ne se laisse pas aller à fermer les yeux jusqu’à ce qu’on
trébuche ou qu’on tombe: on risquerait de perdre ses compagnons. Il
faudrait alors attendre le jour sur place, avant d’essayer de les
retrouver, et l’on pourrait s’égarer dans le désert. A sept heures, nous
sommes toujours dans les sables, mais entourés de saxaouls; le bon feu
qu’on allume! Il n’y a point de neige, on recueille ainsi qu’une manne
le givre couvrant les branches de lourdes palmettes blanches qui
scintillent comme des pierreries innombrables. C’est très-bon à manger,
le givre. Nous en emplissons nos koumganes pour le thé, qui prend un
goût singulier des quelques feuilles de saxaoul et de tamaris qui ont
bouilli par la même occasion.

Après les sables, la steppe, quelques tumulus dont un marqué d’une
pierre portant une inscription malhabilement tracée avec la pointe d’une
lame.

--Qui repose dans ces tombes? Invariablement le guide répond: «Des
Tekkés.» Ils auraient habité autrefois cette contrée.

Une deuxième étape de six heures nous amène aux collines de Goua-Zengir,
d’où je crois voir un petit coin du Kara-Bougaz; il est éloigné de
quatre-vingts kilomètres au moins.

Attendons d’avoir fait les douze bonnes étapes qui nous séparent de la
Caspienne avant de crier: Thalassos! comme les Dix-Mille.

Au reste, nous sommes deux seulement qui regagnons notre patrie, et pas
héros le moins du monde.

Exclamation classico-dramatique à part, il est clair qu’il nous reste
douze étapes, que depuis hier nous n’avons plus ni graisse de mouton, ni
viande, et que nous sommes réduits à l’huile de sésame, au riz, à la
farine. Mais nous en avons une provision qui durera plus que ce voyage,
et nous sommes assurés de n’avoir pas faim. Le riz cuit dans l’huile de
sésame n’est pas un mets délicat; le pain que fabrique le guide n’est
pas comparable à celui des boulangeries françaises à Vienne, ou des
boulangeries viennoises à Paris; néanmoins cette nourriture redonne de
la vigueur, et la graisse en étant la base, elle est appropriée aux
circonstances, physiologiquement parlant.

Avant le coucher, après chaque repas du soir, Ata Rachmed emplit de
farine la sébile de bois, y verse un peu d’eau; il pétrit de ses mains
nerveuses une pâte qui ne lève point, et en quelques minutes façonne une
large galette épaisse de deux doigts. Reste à la mettre au four. Il
déblaye un coin du foyer, écarte les charbons, et bras étendus, il
laisse tomber le gâteau dans l’âtre et nous éclabousse régulièrement de
cendres, de braise et d’étincelles. Puis il recouvre son pain de
charbons et de cendres, dix minutes après il le dégage, le retourne, le
recouvre; en une petite demi-heure, le tour est joué. Une galette de dix
livres est prête, elle est noirâtre, solide, ressemble à ces enseignes
de boulanger que le vent agite avec bruit, et en somme elle est digérée
sans peine, malgré les ingrédients divers qu’elle contient.

Depuis Tchaguil où il est venu nous joindre, Ata Rachmed ne manque
jamais de laisser tomber de haut dans le foyer la pâte qu’il va cuire.

«Pourquoi cela, Ata Rachmed? En la posant doucement, tu ne nous
lancerais pas de la braise à la figure.

--C’est la coutume turkmène», répond-il.

Du moment que telle est la coutume, il est superflu d’insister; tous les
raisonnements imaginables ne pourront rien changer.

Grâce aux coutumes qui règlent toutes ses actions,--on prend d’autant
plus volontiers une coutume qu’on mène une vie monotone,--Ata Rachmed se
comporte comme le plus discipliné des soldats. Quand nous arrivons à
l’endroit où l’on doit bivouaquer, il ôte immédiatement son immense
bonnet de peau de mouton et en coiffe un moins volumineux--c’est son
képi;--puis devant la place où le feu brûlera tout à l’heure, il fiche
en terre son bâton, le surmonte de son kalpak, et cela figure un toug;
il vient d’enlever son sac. Quant à son moindre bonnet, il l’emploie de
mille manières: tantôt à torcher une écuelle, tantôt à essuyer ses
mains, sa figure, ou bien à épousseter le sol.

Aussi longtemps qu’elle contient du liquide, Ata Rachmed tient sa tasse
dans le creux de sa main, ne la déposant à terre que vide et bien vide.
A l’instant même Rachmed voulait jeter les dernières gouttes de thé
restant au fond de la sienne, Ata Rachmed arrête son bras, prend la
tasse et boit jusqu’à la dernière gouttelette, parce que la coutume de
l’homme du désert est de ne jamais perdre rien de ce qui se boit. C’est
par un sentiment analogue que nos paysans ne jettent pas le plus petit
morceau de pain, qu’ils ramassent soigneusement les miettes qui tombent
et réprimandent l’enfant qui le jette: «Cela lui portera malheur.»

Ata Rachmed ne pratique pas ses devoirs religieux, mais il est
superstitieux. Au puits de Dachli, où nous avons fait halte, le bois
manquait, et notre serviteur Rachmed, sans respect des morts, cassait
les hampes des tougs placés sur les tombes. Les deux Turkmènes parurent
stupéfaits de cette impiété, et l’aîné reprit sévèrement l’impie:

«Si tu brûles ce bois sacré, il nous arrivera malheur pendant la route.»

Un bois qui n’est pas sacré pour Ata Rachmed, c’est le saxaoul, qu’il
gaspille singulièrement; ceux qui passeront après lui se tireront du
froid comme ils pourront. Faute de cet arbuste, il serait très-difficile
de traverser l’Oust-Ourt en décembre et d’y séjourner dans la saison
froide, à moins d’accumuler des provisions énormes de combustible
importé de Russie ou de Perse. Le jour où le saxaoul aura disparu, les
Turkmènes auront le choix entre émigrer vers des régions chaudes, mourir
de froid ou bien planter. Maintenant ils s’en procurent encore une
quantité suffisante pour leurs besoins, l’allant querir à des distances
énormes, à cent, deux cents kilomètres.

Nul bois n’est plus facile à abattre; d’un coup de pied, on le jette
bas; il casse comme le verre, et il est si dur qu’on l’entame à peine
avec la hache. Il dégage une chaleur considérable, charbonne longtemps;
souvent, au réveil, on trouve la braise dans les cendres du foyer,
malgré le vent et la neige.

Le 3 décembre, départ à deux heures après minuit; nuit noire; arrivée à
Doungra, où le puits d’eau salée est dissimulé au bas de collines. Nous
nous arrêtons le temps d’abreuver les chameaux et les chevaux. On devine
à peine les formes des animaux dans ce bas-fond; il y a un grouillement
d’ombres; on entend le bruit des seaux, de l’eau versée, et les
gargarismes de satisfaction des dromadaires qui sont détachés l’un après
l’autre et écoués à nouveau dès qu’ils ont bu. Les hommes ne disent
rien, agissent rapidement, sans hésitation; puis la file des bêtes
s’ébranle d’un pas étouffé. Le ciel est couvert, et la pluie commence à
tomber. Le vent souffle du nord-ouest: gare la neige!

Mais où est donc Rachmed? S’est-il endormi, égaré? On l’appelle, pas de
réponse. Je pars à sa recherche, me guidant à la lueur de l’aurore qui
pointe. Le voilà qui arrive en trottinant. Il était resté en arrière,
son cheval s’étant endormi et lui-même. Il a dû sommeiller quelques
minutes, puis il s’est réveillé en sursaut; il a regardé le sol
attentivement, a retrouvé les traces, puis est monté sur son cheval; il
l’a fouetté, mais il ne marche guère vite.

La mer Caspienne s’est retirée depuis peu de cette région. Dans
l’après-midi, on l’entrevoit au loin à l’ouest, près du puits de Touar,
où nous arrivons à trois heures; il y a des falaises incrustées de
coquillages; on reconnaît d’anciens îlots, désormais collines en
décomposition. L’eau est mauvaise, saumâtre.

Le vent du nord-ouest, la pluie glaciale continuent. Le soleil couché,
la neige tombe en tourbillons épais. On la préfère à la pluie. Avec la
neige on est assuré de boire un excellent thé, et puis de ne pas se
perdre en route, à moins que le vent ne souffle au point d’effacer les
empreintes. Et, de temps à autre, pendant que les chameaux tracent un
sentier avec leurs tampons larges, on s’étend sur le matelas blanc comme
camphre; on dort un peu, le bras dans la bride, jusqu’au moment où la
crainte d’avoir trop dormi redonne des jambes. Et l’on rejoint les
chameaux qui, de loin, aux montées, semblent un long ver sombre rampant
sur une nappe blanche, et par derrière, en plaine, ils ne font plus
qu’un seul monstre à bosses énormes, oscillantes, dont on ne distingue
pas bien les membres qui s’agitent confusément.

Le dernier venant éveille les dormeurs qu’il rencontre étendus; un
hurlement plaintif, partant d’une broussaille, le salue au passage.
C’est un des chiens qui s’est couché, s’abritant du vent le mieux qu’il
peut; il laissera la caravane prendre une grande avance, puis on le
verra accourir au grand galop, traînant le feutre dont il est habillé,
et nous dépasser en hurlant, puis s’arrêter, attendre encore et nous
dépasser encore. Les pauvres bêtes ont des engelures qui les font
beaucoup souffrir; nos chevaux sont dans le même cas.

_4 décembre._--La neige a tombé toute la nuit; il y en a plus d’un
demi-pied sur le feutre qui nous couvre. On part à minuit trois quarts,
avec le vent du nord-ouest, et la neige tombe toujours, balayée sur les
plateaux, accumulée dans les crevasses et au pied des collines. A sept
heures et quart on trouve du saxaoul et l’on s’arrête. Cette étape a été
très-pénible, avec plus de 15° de froid et le vent maudit. Vers midi, le
ciel s’éclaircit; nous sommes dans les anciens golfes de la mer
Caspienne.

J’annonce à Rachmed qu’il va voir la mer.

«Le fleuve salé, dit-il, est-il beaucoup plus grand que l’Amou?

--Beaucoup plus grand.

--Combien de fois? trois fois, dix fois?

--Plus de mille fois.»

Et il porte la main à sa barbe en disant:

«Il n’y a de Dieu que Dieu.»

L’attente d’une grande chose ne laisse pas de l’émouvoir.

Vers trois heures, avant d’arriver à Belzir-Guiri, la mer bleue s’étale
devant nous; ce n’est qu’un coin de mer, mais suffisant à donner l’idée
de l’infini. Rachmed s’arrête, regarde fixement, puis répète:

«Il n’y a de Dieu que Dieu.»

Notre homme est étonné; il ne peut détacher ses yeux du «fleuve salé».
Voilà pour nous le moment de crier: _Thalassos!_ Nous ne crions rien du
tout, mais ce spectacle met de bonne humeur, et comme une bonne chose ne
va jamais seule, nous trouvons du saxaoul en abondance, un pli de
terrain où installer commodément le bivouac, et, tout en se chauffant,
on calcule que dans quatre journées on sera à Krasnovodsk. Il est temps
que cette promenade finisse; les chevaux n’en peuvent mais, les chameaux
sont fatigués: l’un d’eux est tombé, on a dû le décharger; les chiens
ont toutes les muqueuses malades du froid, et nous-mêmes ne sommes pas
très-frais. Quant à nos deux gazelles, il est douteux qu’elles vivent
longtemps; la femelle surtout semble bien malade. Notre perdrix empereur
ne paraît pas avoir beaucoup souffert; elle a conservé sa gaieté et
pousse parfois un roucoulement enroué. Quant aux hommes, ils sont
très-fatigués, et sans l’instinct de conservation, tel s’étendrait sur
la neige au lieu d’aller, et de fatigue dormirait longtemps, trop
longtemps.

Les cervelles sont détraquées par la fourbure du corps, et tous nous
avons comme des hallucinations, alors que nous nous traînons dans
l’obscurité les uns derrière les autres. Tantôt nous croyons être assis
devant une table copieusement servie, près d’un feu crépitant; tantôt
nous dormons dans un lit douillet, avec une agréable sensation de
chaleur. On devient gourmand en rêve, et certaine poularde mangée avec
appétit, pendant mes vacances de lycéen, me revient à la mémoire, à la
bouche. Je trébuche, et cela disparaît; c’est un mirage de l’estomac.

Heureusement que le guide compte sur ses doigts les «manzils».

«De tel endroit à tel endroit, deux manzils, puis encore deux autres,
puis, etc.; total: huit manzils ou étapes.» Et notre retraite de Russie
vers la Russie prendra fin.

_5 décembre._--Le froid nous éveille, et nous partons à une heure du
matin. A sept heures et demie, halte à Chah-Zengir. Pas un éclat de
bois; on se chauffe à un tas d’herbes qui flambe, on boit une tasse de
thé, le dos au vent. Le soleil se montre, il y a encore 11° de froid.
Notre gazelle femelle est mourante; la pauvre bête se tient à peine sur
ses pattes, elle regarde tristement, ne joue plus, ne cosse pas nos
chiens qui la flairent. La voilà couchée en rond, la tête appuyée sur la
cuisse, comme pour dormir. Elle est immobile, dans une pose charmante;
les caresses ne la font point bouger, elle ferme lentement son bel et
doux œil noir, son corps a un soubresaut: elle est morte.
L’emprisonnement l’a tuée autant que le froid. Pardonne-nous, pauvre
bête, victime de l’histoire naturelle!

Dans les sables, avant d’arriver à Yeri-Balane, un lièvre nous met en
émoi. L’espoir de le manger nous donne à tous des jambes, mais il fait
des crochets au milieu des saxaouls, et en dépit de nos cris, de nos
excitations, les chiens affaiblis le laissent échapper. Un peu de viande
rôtie serait pourtant fort agréable. A Yeri-Balane, je m’empresse de
tirer mon couteau et de dépouiller notre gazelle, dont il importe de
conserver la peau. La viande sera distribuée aux chiens.

Avant Yeri-Balane, nous avons rencontré des tombeaux. Selon le guide,
ils renferment les corps d’hommes tués. Les caravaniers ont ramassé les
cadavres et les ont ensevelis, marquant la place avec ce qu’ils
trouvaient à portée de la main. Sur l’un d’eux il y a des pierres, sur
un autre un bâton portant un crâne de gazelle. L’ouragan l’avait jeté à
terre, le guide a piqué de nouveau le bâton en terre et posé dessus le
crâne en disant: «Il n’y a de Dieu que Dieu!» Ata Rachmed a le respect
des morts, surtout quand ils sont Yomouds comme lui.

_6 décembre._--Notre direction est désormais sud-ouest, droit sur
Krasnovodsk. La neige tombe toujours. Le vent du nord-est continue à
nous cingler, et l’on se fait petit sous le feutre, où l’on dort avec
les chiens sur les pieds. Eux aussi se recroquevillent, et, au réveil,
ils ne se dressent qu’au dernier moment.

Depuis que les nuits sont toujours obscures, sans ciel étoilé, je ne
puis plus dire au guide en lui montrant la grande Ourse ou la
constellation de l’Aigle ou Régulus: «Quand l’étoile sera à tel endroit
du ciel, tu prépareras les chameaux». Aussi, je consulte ma montre, et
quand c’est l’heure, je siffle doucement. Aussitôt on entend les
broussailles craquer sous une masse noire se remuant; les broussailles
sont le matelas d’Ata Rachmed qui dormait près du feu, et il répond
immédiatement à mon appel par un «Ha, ha». Il a le sommeil léger. Son
aide est à ses côtés et l’imite; ils enfilent les manches de leurs
manteaux, serrent leur ceinture, et commencent à charger les chameaux,
sans dire mot. Avant de dormir, ils ont fait sécher leurs vêtements,
leurs chaussures, et dorment habillés comme nous-mêmes. Les soins de
propreté consistent à frotter ses mains de neige avant le repas, et
c’est tout.

Partis à une heure quarante, nous faisons halte à neuf heures dix, après
avoir dépassé le puits de Timourdjane à l’eau limpide, mais puante.

A quatre heures et quart, nous bivouaquons dans les sables de Siouli, à
deux heures du puits de même nom. Bon feu de saxaoul à Siouli.

_7 décembre._--D’après le guide, la région que nous allons parcourir
s’appelle «Yaltchi», comme le prochain puits. Partis à deux heures et
demie, nous y arriverons à huit heures vingt par une suite de plateaux
et de monticules sablonneux; un vent d’une violence extrême souffle du
nord-est. Nous repartons à dix heures et demie, rencontrons bientôt un
tumulus avec une pierre couverte d’une inscription récente. Là
reposeraient des Yomouds massacrés par les Tekkés il y a environ cinq ou
six ans. Ces Yomouds avaient leurs yourtes aux environs du puits de
Sioulmen, au nord de la route que nous suivons. A quatre heures et demie
nous bivouaquons près d’une mare d’eau pluviale.

_8 décembre._--Départ à minuit et quart par l’obscurité complète.
Toujours la neige et le vent, et les hallucinations décevantes. Après
avoir descendu une pente escarpée au bas de laquelle nous croyons
deviner un village entouré d’eau,--il n’y a rien,--nous arrivons à sept
heures dix dans la steppe nue avec des hauteurs derrière, à gauche, à
droite, et, en face, au bout de la plaine, une porte donnant vue sur
l’horizon barré seulement par le ciel gris qui paraît tomber dans le
vide. La mer doit être là, avec Krasnovodsk au bord.

Ata Rachmed tend le bras dans cette direction.

«Chak-Adam», dit-il.

Tel est le nom des puits près desquels a été construit Krasnovodsk.
Encore quelques heures de marche, et nous serons arrivés à la Caspienne.

Les mains tendues vers les herbes qui flambent, nous pensons au chemin
parcouru, aux fatigues subies, au froid, au chaud, et je dis à Capus qui
hume sa tasse de thé:

«C’est fini. Vous ne voyez pas d’inconvénient à recommencer?

--Aucun.

--Eh bien, nous recommencerons, si la chose est possible.»

Ne faut-il pas voir énormément de choses avant d’en comprendre
quelques-unes?

                   *       *       *       *       *

Environ trois ou quatre heures après cette dernière halte, nous nous
installons à Krasnovodsk. Huit jours après, notre chamelier s’en va chez
des Turkomans habitant les environs, attendre la fin de la tempête
terrible qui vient de rompre le câble reliant Krasnovodsk au Caucase,
tempête qui va nous «attacher au rivage» jusqu’à la fin de décembre.
Puis un lourd bateau porteur nous ballotte par une mer en furie jusqu’à
Bakou, la ville du naphte, où nous débarquons la veille du jour de l’an.

Après un voyage, trop lent à notre gré, jusqu’à Tiflis; après une
tentative infructueuse de revenir par Poti, nous prenons la grande route
militaire, passons en traîneau au pied du colossal Kasbeck, et par
Rostoff et Moscou nous arrivons à Paris au milieu de février
1882,--regrettant de n’avoir pu mieux explorer l’Asie centrale, mais
heureux d’avoir été les premiers Français qui l’aient vue dans son
ensemble, parce que cela nous a permis de la faire entrevoir au lecteur.


FIN.




  [Illustration: CARTE D’ENSEMBLE
  du voyage en
  ASIE CENTRALE
  de MM. BONVALOT et CAPUS
  1880-81-82]

  [Illustration: TURKESTAN
  (PARTIE OUEST)
  d’après la carte dressée
  par le Lieutenant-Colonel LUSILIN
  de l’armée russe 1875.
  Carte extraite de l’ouvrage: Une visite à Khiva, par Fréd. BURNABY
  E. PLON, NOURRIT et Cie, Éditeurs.]




TABLE DES MATIÈRES


  I
  SAMARCANDE ET LA STEPPE DE LA FAIM.

  Promenade dans Samarcande.--Les canettes, les osselets, le jeu
  de la guiche, etc.--Les monuments, le papier-monnaie.--Djizak.--
  La steppe de la Faim. Comment on y chasse.--Un chef de famille.--
  La soif.--Aoul-Beg n’est pas sédentaire pour son plaisir.--Près
  d’Outch-Tepe.--Le thé.--L’eau.                                       1

  II
  LE KOHISTAN.

  Préparatifs.--Pendjekent.--Départ des soldats russes.--Singulière
  emplette d’un soldat tatare.--A propos d’ânes.--Une forteresse.--
  Vie de l’alpage.--Dans la montagne.--Ourmitane.--Varsiminor.--
  Façon de se nourrir des habitants.--Femme à bon marché.--Les
  Tadjiques.--Mercuriale.--Le bois, la terre.--Les balcons du
  Fan-Darya.--Aventures de Klitch; un de ses amis.--Les éboulis.--
  Kenti, misère des habitants.                                        30

  III
  LE KOHISTAN (suite).

  Pas de chemin.--Tok-Fan.--Le iahni, l’umoch.--La montagne qui
  brûle.--En allant à Anzobe, paysage désolé.--Tolérance des
  musulmans.--Les habitants se préparent à passer l’hiver; travail
  des femmes.--Comment un Yagnaou emploie sa journée en hiver.--
  Supercherie.--Habitation d’un montagnard.--Spoliations.--Les
  Sougours.--Le Kaïmak.--Pas de médecins.--Pas de mesures de
  chemin.--Un chasseur.--Partons pour les sources du Yagnaou.--A
  Sangi-Malek.--Un boucher.--Scènes d’alpage.--Les Ousbegs du
  Hissar.--Renard blanc; froid polaire.                               55

  IV
  LE KOHISTAN (suite).

  Singulières coutumes, à propos du feu, d’une naissance.--
  Sortiléges.--Guérison de la stérilité.--On ne coupe pas le
  pain.--Farab.--Paris conté par un Kirghiz.--Le lac d’Alexandre.--
  Moustiques.--Passe de Mourat.--Passe de Doukdane.--Avalanches.--
  Les arbres brûlent d’eux-mêmes.--Une forêt!--Façon d’allumer le
  feu.--Il ne faut pas trop bien nourrir les gens.--Retour dans la
  plaine du Zérafchane.                                               97

  V
  LA VALLÉE DU TCHOTKAL.

  Retour à Tachkent.--Un compatriote.--La moisson défendue contre
  les oiseaux.--Un «bouchon».--Khodjakent, un anachorète.--Une
  femme changée en pierre.--Charité chrétienne.--Au Karakiz:
  chasse à la chèvre sauvage; désolation.--Avantages de la
  lecture.--Comment on passe une rivière.--Réjouissances à propos
  de la rupture du jeûne: les œufs de Pâques, coutumes
  européennes à Pskême.--Iran contre Touran.--Le feu.--
  Kara-Kirghiz.--Le Clos-Vougeot du koumis.--Politesse kirghiz.--
  Le moulin des puces.--Scènes d’aoul.--Vie d’un Kirghiz.--Un
  artiste.                                                           117

  VI
  DU TCHOTKAL A BOKHARA.

  Départ pour le Ferghanah.--Une aiguille.--A la recherche d’une
  marmite et d’un guide.--A la recherche d’un chemin.--
  L’Ablatoum.--Une grotte.--Traversée rapide du Ferghanah.--Musique
  kachgarienne.--Départ pour le Bokhara.--La légende d’Oura-Tepe.--
  Divination.--Les Mennonites.--Maladie de M. Tinelli.               154

  VII
  SUR L’AMOU-DARYA.

  Le Zérafchane.--Adieux de Rachmed.--Karakoul.--Les sables
  mouvants.--Tchardjoui: réception bruyante.--Descente de l’Amou.--
  Le château de Sigognac à Oustik; déportés.--Gens pillés par les
  Turkomans.--Ils content leur histoire.--Radjab-Ali.--Comment
  s’organise une expédition dans le but de piller.--Aventures d’un
  Bokhare déporté à Kabakli; le commandant de cette forteresse.--
  Alertes.--Le passage des Tekkés.--Les gardiens du fleuve.--
  Outch-Outchak.--Nous quittons l’Amou.                              174

  VIII
  DANS LE KHIVA.

  Petro-Alexandrowsk.--Dernière traversée de l’Amou.--Aspect de
  Khiva.--S. Exc. le premier ministre: le ministère et le
  cabinet.--Le Khan.--Air misérable de la population.--Exactions.--
  Mode d’emprunt.--Un pèlerin.--Les chefs turkomans.--Tekkés.        214

  IX
  LE DÉSERT DE L’OUST-OURT.

  Départ.--Les inondations.--Chez les Turkomans-Yomouds.--
  Vendetta.--Un serviteur.--Une course.--Manière d’entraîner le
  cheval turkoman.--Notre guide.--Au puits.--Au «sable blanc de
  Tchaguil».--Attente des chameaux.--Le chamelier Ata Rachmed.--
  Rencontre.--Le dîner des chameaux.--Le takyr.--Près des ruines
  de Chak-Senem.--Pas d’eau.--Une pipe.--Un oiseau qui parle.        243

  X
  LE DÉSERT DE L’OUST-OURT.

  Au puits de Tcherechli.--La question de l’Oxus.--Un ancien
  brigand.--L’accordéon.--Un «canard».--Retraite de Russie.--Le
  brouillard.--Pas de viande.--Fabrication du pain, force de la
  coutume.--Le saxaoul.--Le froid, les marches de nuit.--Le fleuve
  salé.--Hallucinations.--Siouli.--Krasnovodsk.                      275


FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES.




TABLE DES GRAVURES


                                                        Pages.
  Vue du Chah-Sindeh, à Samarcande. Frontispice.
  Une porte du Chah-Sindeh                                  24
  Détail des ruines d’une voûte (Chah-Sindeh)               48
  Revêtement en briques émaillées (Chah-Sindeh)             72
  Habitations de Mazarif                                    96
  Porte du palais du Khan, à Kokan (Ferghanah)             120
  Vue d’intérieur du palais du Khan, à Kokan (Harem)       144
  Vue de l’Ablatoum nord, d’après un dessin de M. Capus    168
  Vue de l’Ablatoum sud, d’après un dessin de M. Capus     192
  Château d’Oustik                                         216
  La forteresse de Kabakli                                 240
  Aux ruines de Chak-Senem                                 254

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Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
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States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
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International donations are gratefully accepted, but we cannot make
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