Étude sur la Franc-Maçonnerie

By Félix Dupanloup

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Title: Étude sur la Franc-Maçonnerie

Author: Félix Dupanloup

Release date: January 26, 2025 [eBook #75221]

Language: French

Original publication: Paris: Charles Douniol, 1875

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Polona digital library)


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  ÉTUDE
  SUR
  LA FRANC-MAÇONNERIE

  PAR
  Mgr L’ÉVÊQUE D’ORLÉANS

  DEUXIÈME ÉDITION


  PARIS
  CHARLES DOUNIOL ET Cie LIBRAIRES-ÉDITEURS
  29, RUE DE TOURNON

  1875




PARIS.--IMP. VICTOR GOUPY, 5, RUE GARANCIÈRE.




ÉTUDE

SUR

LA FRANC-MAÇONNERIE


Tout le monde connaît, au moins de nom, la Franc-Maçonnerie. Je la
connaissais comme tout le monde: mais depuis longtemps déjà je désirais
l’étudier de plus près; et je m’y sentais sollicité par diverses causes,
depuis surtout la fameuse circulaire de M. de Persigny. Il est
incontestable en effet qu’à dater de cette circulaire, la
Franc-Maçonnerie, chez nous, est entrée dans une phase nouvelle.
Jusque-là, enveloppée de mystère, elle n’agissait guère que dans
l’ombre; mais à la faveur des hauts encouragements qu’elle reçut alors
du gouvernement impérial, elle a fait en France, depuis cette époque,
acte de vie publique, et son prosélytisme, toujours ardent quoique
circonspect, est devenu plus ardent encore; elle a publié des livres et
des organes périodiques, fondé de nouvelles Loges en grand nombre,
recruté des adhérents, levé son drapeau; et naguère, dans une Loge, un
franc-maçon signalait «le rapide envahissement du monde par la doctrine
maçonnique[1]».

  [1] _Le Monde-Maçonnique_, mai 1870, p. 118.--D’après un document,
    probablement exagéré, publié par le même organe, «il existe en ce
    moment en France 400,000 francs-maçons. Dans ce nombre les femmes ne
    sont pas comprises».--_Ibid._, p. 212. _Le Monde-Maçonnique_, qui
    publie ce document, ne le rectifie pas; et je lis dans la
    Constitution maçonnique française, art. 5, que la «Franc-Maçonnerie
    aspire à embrasser _tous les membres de l’humanité_».

Il serait d’ailleurs superflu de nier ses progrès, ou de dissimuler son
influence chaque jour croissante, et la part cachée, mais réelle, qui
lui revient dans les révolutions contemporaines.

Quand on voit le rôle prépondérant qu’elle joue au lendemain de ces
catastrophes qui changent tout à coup profondément l’état politique et
social d’un peuple; quand on considère la part qu’elle prend dans ces
soudaines victoires de la violence où elle fournit au parti triomphant
des chefs et des soldats, il est difficile de penser qu’elle n’y était
pour rien, et l’étude que je viens de faire m’a prouvé, avec la dernière
évidence, qu’il se rencontre là pour elle, à tout le moins, des
solidarités étranges et de graves responsabilités.

Il est donc impossible qu’une telle institution nous trouve inattentifs,
ou que nous hésitions à dire nettement ce que nous croyons ici la
vérité.

L’heure est venue, où c’est un devoir pour nous, après nous être
éclairés sérieusement nous-mêmes, d’éclairer aussi ceux qui ont besoin
de l’être.

Car la Franc-Maçonnerie a des déclarations décevantes, au moyen
desquelles elle fait illusion, et qui expliquent jusqu’à un certain
point l’entraînement singulier qui porte vers elle tant d’hommes
trompés. Toujours en effet on a rencontré dans son sein deux sortes
d’adeptes, ceux qui n’en connaissent pas le dernier mot, le but suprême,
et les francs-maçons véritables, qui savent très-bien, eux, ce qu’ils
font et ce qu’ils veulent.

On m’a souvent posé, à l’occasion de la Franc-Maçonnerie, la question
suivante:

La Franc-Maçonnerie est-elle une institution hostile à la Religion?
Est-il permis à un chrétien de se faire franc-maçon? Peut-on être à la
fois franc-maçon et chrétien?

Il y a quelques années, Mgr de Ketteler, évêque de Mayence, un des plus
savants Évêques et des plus larges esprits de l’Allemagne, a été amené
aussi à s’occuper de cette question, et il a publié un écrit spécial
sous ce titre: _Un catholique peut-il être Franc-Maçon?_

Sa réponse sera la mienne; et après l’étude approfondie que j’ai faite,
je dirai comme lui: Non, un catholique, un chrétien, ne peut pas être
franc-maçon.

Pourquoi? Parce que la Franc-Maçonnerie est l’ennemie du Christianisme,
et, dans ses profondeurs, une inconciliable ennemie.

J’irai plus loin, et je demanderai: Un homme sérieux, un homme de bon
sens peut-il être franc-maçon?

Et je répondrai également: Non.

Puis j’examinerai ce qu’est la Franc-Maçonnerie au point de vue de
l’ordre politique et social.

Mais je me hâte de l’ajouter: c’est de la Franc-Maçonnerie véritable que
je parlerai, et non pas de ses nombreuses et honnêtes dupes, de ceux
dont le Pape Pie IX écrivait, que dans leur erreur, ils pourraient aller
jusqu’à croire «que cette société est inoffensive, qu’elle n’a de but
que la bienfaisance, et qu’elle ne saurait, par conséquent, être un
péril pour l’Église de Dieu». Laissant donc de côté les surfaces, les
accessoires de l’institution, ce qui, sans doute, lui a attiré un
certain nombre d’hommes abusés, j’irai au fond, au cœur de la Société,
au but même, là où gît entre la Franc-Maçonnerie et la Religion
l’antagonisme radical, inaperçu d’un certain nombre, mais non pas de
tous.

On a écrit des volumes sur cette institution, on peut en écrire encore.
Je dois être plus court et plus simple, et n’étudierai que les points
principaux, les grandes lignes qui décident de tout.

Je n’ai donc pas à m’occuper ici des premières origines de la
Franc-Maçonnerie, ni des phases successives de son histoire, ni de ses
diverses attitudes vis-à-vis des gouvernements, ni de la politique des
gouvernements vis-à-vis d’elle. Tout cela peut être objet de
controverse, et je ne veux dire ici que des choses en dehors et
au-dessus de toute contestation.

Je dois avertir encore que c’est, non pas uniquement, mais
principalement de la Franc-Maçonnerie française, et parfois aussi de sa
voisine, la Franc-Maçonnerie belge, que je parlerai;

Et l’Étude dont j’apporte ici le résultat, je l’ai faite aux vraies
sources, dans la Franc-Maçonnerie elle-même;

Dans le texte de sa constitution et de ses statuts;

Dans les pièces authentiques émanées des Loges;

Dans les discours tenus au sein des plus célèbres assemblées
maçonniques;

Dans les journaux et revues de la Franc-Maçonnerie;

Et enfin dans son action extérieure et publique constatée.

Une lumière sortira, je le crois, éclatante et simple, de cette claire
exposition[2]:

  [2] Beaucoup de ces documents, absolument incontestables, et
    incontestés, se trouvent dans un très-remarquable ouvrage, publié à
    Gand par un courageux et éloquent publiciste, M. A. Neut, sous ce
    titre: _La Franc-Maçonnerie soumise au grand jour de la publicité, à
    l’aide de documents authentiques_. 2 vol. in-8º.--J’ai puisé en
    outre et principalement dans le _Monde-Maçonnique_, revue mensuelle
    publiée par les francs-maçons; puis dans le _Rituel de l’Apprenti_,
    par le F∴ Ragon; dans la _Revue-Maçonnique_, dans _La
    Franc-Maçonnerie et la Révolution_, par le P. Gautrelet, etc.




PREMIÈRE PARTIE

Antagonisme radical de la Franc-Maçonnerie et de la religion.


I

POSITION DE LA QUESTION

Peut-on être à la fois franc-maçon et chrétien?

Je réponds: Non.

Parce que la Franc-Maçonnerie, dans son esprit véritable, dans son
essence même, dans son action dernière, est l’ennemie du Christianisme,
et, par son principe fondamental, une inconciliable ennemie.

Je n’ai pas ici à m’étendre sur ce qui peut se dire et se faire de bon
ou d’indifférent dans les Loges, et qui suffit à expliquer la présence
là, après comme avant 89, d’hommes absolument aveuglés sur le but
dernier des véritables initiés. _Philanthropie_, _fraternité_,
_humanité_, _progrès_, ces mots que je lis en tête de la première _Revue
maçonnique_ imprimée en France sous le gouvernement de Juillet, pris
dans leur vrai sens, loin d’être antichrétiens, appartiennent au
contraire à la langue chrétienne: c’est de nous que le monde les a
appris; mais la question est de savoir comment, dans la réalité, la
Maçonnerie les entend et les pratique.

L’article 1er de la constitution Maçonnique française, votée en
1865, déclare la Maçonnerie une institution «essentiellement
philanthropique».--Il est notable cependant, et c’est le
_Monde-Maçonnique_ lui-même qui le déclare, que «la bienfaisance n’est
pas _le but_, mais seulement un des caractères, et DES MOINS ESSENTIELS,
de la Maçonnerie». _Des moins essentiels_; puisque ces Messieurs
l’avouent, il ne le faut pas oublier; mais le but, les caractères
essentiels, je le demande encore, quels sont-ils donc?

Les Maçons disent: le progrès de l’humanité. Mais quel progrès? Je
réponds: un prétendu progrès, sans la Religion, et contre la Religion.

Mais ici tout d’abord, la Maçonnerie m’arrête, et me dit: La Religion,
le Christianisme, mais lisez-donc mes constitutions! je ne m’en occupe
pas. Je suis à côté, je ne suis pas contre. Je respecte la foi
religieuse de chacun de mes disciples, et n’exclus personne pour ses
croyances. Je suis autre chose que la religion, mais je ne suis pas
l’irréligion.

«Respecter toutes les religions, n’en attaquer aucune, ce seront là
toujours les règles inviolables de la Maçonnerie»: voilà en effet ce que
je trouve sans cesse dans les déclarations officielles; et l’art. 125
d’un règlement maçonnique porte expressément: «On s’engage à ne jamais
traiter dans les loges d’aucune question de controverse religieuse.»

Mais aux déclarations, aux affiches de la Franc-Maçonnerie, j’oppose les
déclarations faites, les discours tenus dans les Loges par les chefs des
francs-maçons, et qui ont été enfin publiés, d’abord en Belgique, où
depuis plus longtemps les Loges jouissent d’une liberté qui leur permet
de tout dire; liberté dont elles n’ont commencé à jouir en France, que
depuis la circulaire de M. de Persigny, en 1864[3]. J’écoute donc; et
qu’est-ce que j’entends-là? Des explosions de haine, des cris de guerre
incessants contre le Christianisme, qu’on doit, dit-on, _respecter_.

  [3] La Franc-Maçonnerie, dit le F∴ Félix Pyat, a été longtemps société
    secrète; mais le temps est venu où elle doit marcher tête levée, et
    faire hautement son œuvre: «La société secrète, comme la vestale
    antique, a gardé constamment le feu sacré à l’abri des coups de vent
    du despotisme. Mais pour éclairer le monde, le soleil doit sortir du
    nuage, la vérité du voile, _et l’œuvre de la Loge_.»--_Le Rappel_
    cité par _le Monde-Maçonnique_, mai 1870, p. 162.


II

DÉCLARATIONS DES LOGES MAÇONNIQUES

Le Christianisme, est-il dit sans cesse dans les Loges, c’est une
religion _menteuse_, _bâtarde_, _répudiée par le bon sens_,
_abrutissante_, et qu’il faut anéantir. C’est _un fatras de fables_, _un
édifice vermoulu_, et qui doit tomber pour faire place au temple
maçonnique. Voici quelques textes formels, choisis entre mille:

«_Le Catholicisme est une formule usée, répudiée_ par tout homme qui
pense sainement... _un édifice vermoulu!_... Au bout de dix-huit
siècles, la conscience humaine se retrouve en présence de _cette
religion bâtarde_, formulée par les successeurs des apôtres!»

«Ce n’est point _la religion menteuse des faux prêtres du Christ_ qui
guidera nos pas[4].»

  [4] M. Neut, t. I, p. 142.

Ainsi parlait, à l’installation de la loge _l’Espérance_, le
_Grand-Orateur_ de la loge, le F∴ Lacomblé.

Selon cet _orateur_, les ministres de l’Évangile sont «un parti qui a
entrepris d’_enchaîner tout progrès_, d’_étouffer toute lumière_, de
_détruire toute liberté_, pour régner avec quiétude sur _une population
abrutie_ d’ignorants et d’esclaves».

«Aujourd’hui», disait-il encore, «que la lumière luit, il faut avoir la
force de faire bon marché de _tout ce fatras de fables_; dût le flambeau
de la raison _réduire en cendre_ tout ce qui reste encore debout de ces
_vestiges de l’ignorance et de l’obscurantisme_[5]».

  [5] _Ibid._

Voilà comment parle la Franc-Maçonnerie; voilà comment elle ne s’occupe
pas du Christianisme, et comment elle le respecte, quand elle s’en
occupe.

Son thème est précisément celui que répète partout l’impiété; c’est ce
qui est dit à satiété, par exemple, dans ces petits livres dont la
Révolution et la Maçonnerie inondent Rome en ce moment, et que j’ai eus
sous les yeux.

Son thème, son mot d’ordre est précisément celui de Voltaire: _Écrasons
l’infâme._

C’est en effet ce que, à l’occasion de son installation, le Vénérable de
la loge _la Fidélité_, à Gand, disait:

«En vain, avec le XVIIIe siècle, nous flattions-nous d’avoir ÉCRASÉ
L’INFAME; l’infâme renaît plus vigoureuse...[6]»

  [6] M. Neut, t. I, p. 281.

Tout le monde sait d’ailleurs que la Maçonnerie a reçu Voltaire dans ses
loges, et s’est associée à son œuvre; et la preuve encore que, fidèle
aux plus néfastes traditions, elle n’a jamais cessé de combattre avec
Voltaire, tantôt sourdement, tantôt à ciel ouvert, mais avec une
persévérance infatigable, les institutions catholiques et toute
influence chrétienne, c’est ce que proclamait le F∴ Jean Macé, un des
francs-maçons les plus considérés dans l’ordre, lorsque, dans un grand
dîner maçonnique, à Strasbourg, il portait à Voltaire le toast que
voici:

«A la mémoire du F∴ Voltaire!... du F∴ Voltaire, infatigable soldat:
toutes les batailles qu’il a livrées, il les a gagnées, M. F., à notre
profit[7].»

  [7] _Le Monde-Maçonnique_, mai 1867, p. 25.--On sait aussi que tous
    les ateliers maçonniques de Paris, sauf un seul, ont souscrit à la
    statue de Voltaire.

Selon le F∴ Jean-Macé, _les religions révélées_ sont _un boulet_ que
l’humanité traîne au pied; mais, heureusement, dit-il, la Maçonnerie est
là _pour remplacer les croyances qui s’en vont_[8].

  [8] _Le Monde-Maçonnique_, mai 1870, p. 118.

Écoutons maintenant le dernier grand-maître de la Maçonnerie française,
le F∴ Babaud-Laribière, nommé il y a trois ans préfet des
Pyrénées-Orientales, et mort dans cette charge: _La Maçonnerie_, dit-il,
_est supérieure à tous les dogmes_.--_Antérieure et supérieure aux
religions_, c’est elle, suivant un autre frère, qui _doit donner
l’impulsion au monde_[9].

  [9] _Ibid._, 139.--_Ibid._ Novembre 1866, p. 132.

Et en effet, disait, dans un autre discours, le même Babaud-Laribière:
«Les dogmes périssent fatalement.» Il déclarait donc le dogme catholique
mort, Rome, sa capitale, une ville morte, et il posait nettement la
Maçonnerie en _adversaire_ irréconciliable du catholicisme: «Quelle est
la doctrine fondamentale de _nos adversaires_? Un dogme immuable. Quelle
est leur capitale? Une ville morte.» Et après cette insolence à
l’endroit du Catholicisme, il proclamait Paris la capitale de la
Maçonnerie et le Vatican du genre humain: «La Maçonnerie, _au
contraire_, a établi _son Vatican_ ici même, dans ce Paris, où les idées
bouillonnent et se purifient comme dans la fournaise[10].» Cela était
dit et applaudi dans une assemblée générale du Grand-Orient.

  [10] _Ibid._ Juillet 1869, p. 171.

C’est donc la Maçonnerie qui doit _remplacer_ le Christianisme:

Et elle le peut, si elle le veut. «ORGANISÉE COMME ELLE L’EST, disait le
F∴ Félix Pyat, la Maçonnerie PEUT, SI ELLE VEUT, REMPLACER L’ÉGLISE
CHRÉTIENNE[11].»

  [11] _Le Rappel_, cité par _le Monde-Maçonnique_.

Telles sont les déclarations de ces Messieurs.

Mais continuons: la haine du Christianisme s’accentue de plus en plus et
arrive, si je le puis dire, à son paroxysme:

«Il faut de l’énergie pour porter ainsi le scalpel dans le sanctuaire de
cette foi aveugle _que nous avons puisée au sein de_ NOS MÈRES... NON,
LE DIEU RÉVÉLATEUR N’EST PAS[12]!»

  [12] M. Neut, t. I, p. 144.

Et à Gand, le vénérable de _la Fidélité_, disait:

«Il faut élever AUTEL CONTRE AUTEL, enseignement contre enseignement...

«Nous devons combattre; mais combattre avec la certitude de la
victoire.»

Puis il ajoutait:

«A eux (aux prêtres du Christ) _la morale facile et_ PERVERSE! à eux _le
fanatisme_! A nous la morale pure, le désintéressement, le dévoûment!»

«La Maçonnerie rejette _les fantasmagories idolâtres_... La Maçonnerie
est _au-dessus des religions_[13].»

  [13] Discours prononcé par le F∴ Frantz Faider, à l’occasion de son
    installation comme vénérable de la loge _la Fidélité_, de Gand.--A.
    Neut, t. I, pag. 280 _et seq._

Enfin: «Nous sommes NOS PROPRES DIEUX[14]!»

  [14] _Ibid._

Et la Vente suprême du carbonarisme, qui a eu de si intimes affinités
avec la Maçonnerie, disait nettement:

«Notre but final est celui de Voltaire et de la Révolution française:
L’ANÉANTISSEMENT A TOUT JAMAIS DU CATHOLICISME, ET MÊME DE L’IDÉE
CHRÉTIENNE[15].»

  [15] Instruction secrète adressée à toutes les _Ventes_ par la _Vente
    suprême_.--_L’Église en face de la Révolution_, t. II, p. 82.

Ceux qui croient qu’on peut être à la fois chrétien et franc-maçon,
doivent commencer à voir que cela est difficile.

Mais la Maçonnerie ne s’en tient pas aux paroles qui retentissent dans
ses Loges, et la guerre qu’elle fait au dehors à la Religion est aussi
acharnée que sa haine.


III

QUELQUES TRAITS DE LA GUERRE FAITE A LA RELIGION PAR LA FRANC-MAÇONNERIE

De cette guerre, qui est le fond, la pensée dernière de la Maçonnerie,
je ne veux citer ici que trois faits, mais qui ne peuvent laisser
subsister aucun doute sur le véritable esprit maçonnique.

Je le demande d’abord: n’est-ce pas une profonde pensée de guerre qui,
naguère, en 1869, faisait à la fois surgir, à Bruxelles, à Naples, à
Paris ces _Convents_ (c’est le style des francs-maçons), ces Convents ou
conciles maçonniques, EN FACE _du Concile œcuménique_? et tout récemment
encore ce _convent_ qui essayait de se réunir à Rome même?

On se souvient que le _Convent_ de Paris, était annoncé par une
circulaire du Grand-Maître de l’Ordre, le général Mellinet, qui avait
été en même temps, sous l’Empire, commandant en chef la garde nationale
de Paris.

Voici cette circulaire:

  «TT∴ CC∴ FF∴ (cela veut dire: Très-chers frères).

  «L’_Assemblée générale du Grand-Orient de France_, dans sa dernière
  session, a été saisie de la proposition suivante:

  «Les soussignés, considérant que, dans les circonstances présentes, EN
  FACE _du Concile Œcuménique_ qui va s’ouvrir, _il importe_ à la
  Franc-Maçonnerie d’AFFIRMER _solennellement ses grands principes_,
  etc.

  «Invitent le T∴ H∴ (très-haut) grand-maître et le conseil de l’Ordre à
  convoquer, le 8 décembre prochain, un _Convent_ extraordinaire des
  délégués des Ateliers de l’Obédience, de ceux des autres rites et des
  Orients étrangers, pour élaborer et voter _un manifeste qui soit
  l’expression de cette affirmation_.»

  (_Suivent les signatures._)

  Le Grand-Maître de l’Ordre,

  _Signé_: MELLINET.

Je ne veux remarquer ici qu’une chose, c’est dans quelle pensée ce
_Convent_ était projeté: il s’agissait d’y _élaborer_ et d’y _voter_ UN
MANIFESTE SOLENNEL, qui fut, quoi? Une _affirmation de principes_, qu’il
_importait_, disait-on, de poser EN FACE _du Concile œcuménique_.
Pouvait-on déclarer d’une manière plus expresse l’antagonisme flagrant
entre la Franc-Maçonnerie et l’Église catholique?

Et s’il était possible de conserver ici un doute quelconque ne
suffirait-il pas, pour lever ce doute, de rappeler une lettre publiée
alors par M. Michelet, et dans laquelle, selon M. Michelet, «les
manifestations,--qu’il importait à la Franc-Maçonnerie de faire, «EN
FACE du Concile œcuménique»,--seraient «LE VRAI CONCILE QUI JUGERAIT LE
FAUX[16]».

  [16] Lettre du 24 octobre 1869, publiée par tous les journaux.

                   *       *       *       *       *

Le second fait où se révèle la guerre que la Maçonnerie a déclarée au
Christianisme, ce sont les attaques sorties des Loges maçonniques contre
les institutions religieuses du Christianisme, institutions qu’il faut
écraser et EXTIRPER MÊME PAR LA FORCE: «L’HYDRE MONACALE», c’est ainsi
que le Vénérable de la _Loge des Trois Amis_ les désignait; et un autre
Vénérable reprenant, dans son discours d’installation à son _vénéralat_,
cette _heureuse expression_: «L’HYDRE MONACALE, s’écriait-il, _si
souvent écrasée_, nous menace de nouveau de ses têtes hideuses[17].»

  [17] M. Neut, t. I, p. 280.

Et un autre, au milieu d’applaudissement frénétiques, ajoutait:

«Nous avons le droit et le devoir de nous en occuper et il faudra bien
que le pays entier finisse par en faire justice, DÛT-IL MÊME EMPLOYER LA
FORCE POUR SE GUÉRIR DE CETTE LÈPRE! (Bravos)[18].»

  [18] _Discours du frère Bourlard au Grand-Orient de Belgique_, le 26
    juin 1864.--Neut, t. I, p. 307.

                   *       *       *       *       *

Et que dire, maintenant, de ces confréries maçonniques, où l’on s’engage
formellement à ne vouloir ni baptême, ni mariage religieux; ni prêtre au
lit des malades; où l’on va jusqu’à donner mandat aux confrères
d’intervenir, par l’ingérence la plus odieuse, à la dernière heure,
entre le mourant et sa famille; où l’adepte de la Franc-Maçonnerie
s’enlève ainsi à lui-même, par ces engagements sacriléges, tout retour
possible de la conscience!

Où donc est née cette horrible secte des solidaires, qui semble s’être
donné mission d’immoler l’espérance entre ce qu’elle appelle l’inconnu
éternel qui précède la naissance, et le néant éternel qui suit la mort?
Dans les Loges maçonniques de Belgique, d’où elle passa promptement dans
les Loges maçonniques de France. Bientôt, en effet, une Loge de Paris,
_l’Avenir_, à l’imitation des francs-maçons belges, créait également
dans son sein un comité, une confrérie de ce genre. Voici le dixième
article de ses statuts:

«Art. 10.--Le libre penseur pouvant être empêché, au moment de la mort,
par des influences _étrangères_ (les influences de la famille!), de
remplir SES OBLIGATIONS VIS-A-VIS DU COMITÉ, remettra à trois de ses
frères, pour faciliter _leur mission en ce cas_, UN MANDAT, fait au
moins _en triple ampliation_, donnant _plein droit_ aux frères de
_protester hautement_, dans le cas où, _pour quelque raison que ce
soit_, on ne tiendrait pas compte de sa volonté formelle d’être _enterré
en dehors de toute espèce de rite religieux_[19].»

  [19] Cité dans le _Monde-Maçonnique_, t. IX.

Et ils appellent cela le _libre-mourir_! Ils enchaînent ainsi d’avance
la volonté de leur adepte! Ils instituent, sur eux-mêmes, et au sein de
leur famille, cette révoltante intrusion, telle, que des francs-maçons,
munis d’un _mandat en triple ampliation_, viendront là, dire à un père,
à une mère, à une femme, à des enfants: «Ce mourant, ce mort nous
appartient! Retirez-vous!»

C’est donc le comité franc-maçon, lui seul, qui veillera au chevet des
mourants; et il n’y aura plus, à sa dernière heure, pour le franc-maçon,
ni père, ni mère, ni femme, ni enfant, ni frère, ni sœur, ni lien
quelconque de la famille et de la religion; plus rien que ce comité et
sa tyrannie!

La Franc-Maçonnerie officielle, il est vrai, s’est émue en France de
cette publique monstruosité, tolérée pendant trop longtemps. Pour des
raisons d’ordre et de prudence, le Grand-Maître a voulu voir là une
atteinte aux principes maçonniques, et il a suspendu pendant six mois la
loge l’_Avenir_. Mais combien de fois, dans combien de loges et de
journaux maçonniques, les principes de la loge l’_Avenir_ et des
solidaires n’ont-ils pas été proclamés?

Ce que les journaux francs-maçons, tel que le _Monde-Maçonnique_,
exaltent le plus, c’est l’athéisme au lit des mourants; ce sont ces
morts sans Dieu, ces départs pour l’éternité sans aucunes consolations
religieuses, ces funérailles sans aucunes prières: voilà ce que ce
journal appelle «mourir sans faiblesse[20]». Dans une seule de ses
chroniques, je vois relatés et préconisés jusqu’à cinq morts et cinq
enterrements solidaires, dont deux de femmes![21]. Et voici en quels
termes: «Il est mort sans l’assistance des prêtres d’aucune religion...
Il est mort fidèle à ses principes, et a été enterré sans prêtres...
Inutile d’ajouter que les funérailles de Mme F... ont été purement
civiles...» Et une autre fois: «Deux mille maçons suivaient le convoi de
Mme S. C...»

  [20] _Le Monde-Maçonnique_, novembre 1866.

  [21] _Ibid._, décembre 1867, p. 496, et septembre 1868, p. 296.

Ailleurs, dans la même _Revue_, je lis: «Dès 1868, le frère Bremond,
trésorier de la Loge l’_Écho du Grand-Orient_, avait remis au vénérable
de la Loge une lettre où il déclarait: «Je désire être enterré
_civilement ET maçonniquement_[22].»

  [22] _Ibid._, juillet 1873, p. 158.

Aussi, ne suis-je pas surpris de lire dans le même _Monde-Maçonnique_,
que la R∴ L∴ l’_École Mutuelle_, loge infatigable, dit cette _Revue_, et
qui a pour premier Sur∴ (surveillant) le F∴ Tirard, que cette Loge,
dis-je, a mis à l’ordre du jour des questions à étudier par elle,
celle-ci:

«De l’organisation des enterrements _civils ET maçonniques_[23].»

  [23] _Ibid._, mai 1866, p. 30.

Naturellement aussi le _Monde-Maçonnique_ ne pouvait qu’applaudir à ces
vers de M. Laurent-Pichat:

    Que j’aie été fourmi, que j’aie été géant,
    S’il faut que je descende à la nuit du néant,
    J’y descendrai sans peur...
    Pas de cierges rangés au chœur en promenoir!
    Pas de prêtres autour d’un catafalque noir!
    Sur les murs de l’Église en deuil, pas de croix blanches[24]!

  [24] _Ibid._, tom. XI, p. 197.

Et quelles impiétés, hélas! et, je dois l’ajouter, quelles pauvretés, ne
débitent pas d’ordinaire en ces occasions les orateurs des loges!

Ainsi, aux funérailles du F∴ Bremond, dont nous parlions tout à l’heure,
le F∴ Pinchenat s’écriait: «L’homme meurt, mais les idées ne meurent
pas... Pauvre cher frère, tu revivras en nous!...»[25]

  [25] _Ibid._, juillet 1873, p. 162.

Grande consolation, pour ce pauvre frère Bremond, de revivre ainsi dans
le cher frère Pinchenat!

Qu’on ne parle donc plus de cette tolérance et de ce respect pour la
Religion, inscrits, faut-il dire si hypocritement, au frontispice de la
constitution maçonnique!


IV

LA FRANC-MAÇONNERIE ET L’EXISTENCE DE DIEU

Serrons de plus près encore la question, et pour mieux montrer
l’incompatibilité absolue du principe fondamental de la maçonnerie avec
le Christianisme, voyons comment ils l’entendent, et jusqu’où ils sont,
en fin de compte, obligés de le pousser: jusqu’à l’athéisme.

Oui, le principe de la liberté de conscience absolue et illimitée que
proclame la Maçonnerie, ne lui permet point de professer, sans
inconséquence, je ne dis pas seulement le Christianisme, mais même
l’existence de Dieu, ce dogme que certains Maçons ont cru primordial en
Maçonnerie. En principe, la Franc-Maçonnerie est une société sans foi
d’aucune sorte, sans aucune croyance, même en Dieu.

C’est ce que de récents débats dans son sein ont démontré jusqu’à
l’évidence, et ce que l’impérieuse logique proclame encore plus haut.

Disons quelque chose de ces débats.

Un historien, franc-maçon, membre aujourd’hui de l’Assemblée nationale,
M. Henri Martin, avait eu le malheur d’écrire, en octobre 1866, dans _le
Siècle_, les lignes suivantes:

«La Franc-Maçonnerie est une société THÉISTE, recevant dans son sein les
hommes de toute religion, à condition qu’ils professent le principe de
la liberté religieuse.»

«Son but, ajoutait M. Henri Martin, est le bien des hommes et le progrès
du monde; et ses associés sont les ouvriers de Dieu dans cette œuvre. La
Franc-Maçonnerie est cela ou n’est rien: effacer du programme maçonnique
_le grand architecte de l’univers_, c’est effacer la Franc-Maçonnerie
elle-même. Otez l’architecte, il n’y a plus ni temple ni maçons...

«Les orthodoxes de la Maçonnerie sont dans leur droit en refusant le
titre de maçons à ceux qui rejettent l’architecte, et abattent le
temple.»

Ces paroles soulevèrent une tempête dans la Maçonnerie; de tous côtés
des maçons se levèrent, indignés qu’on eût pu présenter la
Franc-Maçonnerie comme une société théiste, croyant à Dieu, _à
l’architecte de l’univers_, et ils firent entendre les plus énergiques
protestations.

Un orateur d’une des Loges parisiennes, le F∴ Henri Brisson, qui est,
lui aussi, membre de l’Assemblée nationale, accusa M. Henri Martin
d’avoir, en proclamant la Franc-Maçonnerie une société théiste, et
croyant en Dieu, parlé «un langage de SECTAIRE INTOLÉRANT». M. H. Martin
n’a pas compris le principe fondamental de la Maçonnerie. «Si la
reconnaissance de ce grand architecte était, comme M. H. Martin le dit
par erreur, primordiale en maçonnerie, il n’y aurait chez les maçons ni
liberté de conscience, ni liberté d’opinions[26].»

  [26] _Le Temps_, 4 novembre 1866.

Deux autres francs-maçons qui, à cette époque, étaient membres du
Conseil de l’ordre, le F∴ Caubet, et le F∴ Massol, élu récemment membre
du Conseil municipal de Paris, déclarèrent que si la Franc-Maçonnerie
professait la croyance en Dieu, «la Maçonnerie ne serait qu’une secte
religieuse, ayant, comme toutes les sectes, ses dogmes, son orthodoxie,
sa profession de foi».

Et ils citèrent à l’appui de leur argumentation «un _rapport émanant
d’une COMMISSION GÉNÉRALE maçonnique de 1863, dont les CONCLUSIONS
furent adoptées_». Ce rapport disait:

«La Maçonnerie est une institution _soustraite à tout joug d’Église et
de sacerdoce, à tous les caprices des révélations, et à toutes les
hypothèses des mystiques_[27].»

  [27] _Le Monde-Maçonnique_, novembre 1866, p. 439-441.

Les _hypothèses des mystiques_, on sait que cela signifie simplement
l’existence de Dieu, déclarée maintes fois par le F∴ Massol, par les
partisans de la morale indépendante, par les positivistes et les
Francs-Maçons, une _hypothèse invérifiable_.

Ainsi donc, le rapport adopté par l’ASSEMBLÉE GÉNÉRALE Maçonnique de
1863 le déclare expressément: la Maçonnerie est une institution
affranchie du joug non-seulement des croyances révélées, mais même de la
simple croyance en Dieu.

M. Henri Martin semblait cependant avoir d’autant plus raison de
présenter la Franc-Maçonnerie comme une société théiste, que toutes ses
_planches_, (c’est-à-dire ses pièces officielles,) devaient porter en
tête la formule séculaire: _A la gloire du grand architecte de
l’univers_; et que, de plus, la question semblait avoir été jugée en
faveur du théisme l’année précédente même, dans le grand _convent_
maçonnique de 1865.

Ce _convent_ avait pour objet une œuvre capitale, l’élaboration d’une
nouvelle constitution pour la Maçonnerie française. C’est à cette
occasion que s’agitait avec une nouvelle ardeur la question déjà
soulevée au sein de la Maçonnerie, à savoir si elle continuerait à
maintenir en tête de ses _planches_ ses vieilles formules. Pendant que
les Loges élaboraient la nouvelle constitution, sur 151 projets qui
arrivèrent au Grand-Orient de Paris, 60 réclamèrent _l’abolition absolue
de toutes formules affirmant l’existence de Dieu_.

Néanmoins, après les plus vifs débats au sein du _convent_, la formule
fut conservée.

Mais, hélas! si la vieille formule se trouvait maintenue, la logique
était contre elle; car, logiquement, cette abstraction de toute
croyance, proclamée par la constitution maçonnique comme sa base
fondamentale, ne lui permet pas, sans inconséquence, de prescrire comme
obligatoire une formule où l’existence de Dieu est proclamée.

Aussi de nombreuses protestations se firent-elles entendre au sein des
Loges.

Je lis, en effet, dans le _Monde-Maçonnique_:

«Dans sa séance du 26 octobre, la première section de la grande Loge
centrale (rite écossais), _composée des députés élus par chacune des
Loges de cette obédience_, a déclaré que, dans sa pensée, la Maçonnerie
n’avait pas à affirmer Dieu[28].»

  [28] _Le Monde-Maçonnique_, novembre 1866, p. 412.

La question revint donc à l’assemblée générale du Grand-Orient, présidée
par le Grand-Maître, général Mellinet, le 13 juin 1867. Le débat fut
plus vif encore que la première fois: et en effet: «La question, disait
le _Monde-Maçonnique_, tient à l’existence même de la Maçonnerie, à ce
qui constitue sa raison d’être, à ce qui est comme la moelle de ses
os[29].»

  [29] Avril 1867, p. 50.

«Ils disent», s’écriait avec indignation le même journal, «ils disent:
«Nous sommes déistes. La Franc-Maçonnerie est la fille aînée du déisme.»

«La Maçonnerie souscrira-t-elle à cette proposition? Nous verrons bien!
Nous verrons si elle est capable de SE COUVRIR DE HONTE, elle qui a
proclamé si haut la _tolérance UNIVERSELLE_[30].»

  [30] _Ibid._, août 1866, p. 220.

Nous avons sous les yeux les curieux débats qui eurent lieu dans cette
assemblée générale maçonnique, à laquelle assistaient «deux cent
soixante-neuf délégués représentant cent quatre-vingt-trois ateliers».
Les adversaires de la formule soutinrent: que «la Maçonnerie devait
donner une définition de Dieu, ou ne plus en parler, car admettre tous
les dieux, c’est une négation»; que «la morale n’a pas besoin de
s’appuyer sur Dieu»; que la Maçonnerie «en affirmant cette idée de Dieu,
passerait à l’état d’église[31]».

  [31] Le _Monde-Maçonnique_, juillet 1867.

Nonobstant cette logique, la tactique l’emporta. L’enseigne fut
maintenue. Mais, au fond, que signifie ce vote? Et, pour qui entend les
choses de la franc-maçonnerie, y a-t-il rien de plus vide? Annulée par
cette tolérance maçonnique, qui _admettant tous les dieux, n’est qu’une
négation_, c’est-à-dire l’athéisme, selon l’expression nette du F∴
Pelletan, l’enseigne peut-elle être prise au sérieux? «Est-ce que»,
comme l’expliquait au _Convent_ maçonnique un autre F∴, le F∴ Garisson,
«est-ce que Proudhon, un des plus grands esprits de ce siècle, n’a pas
été reçu maçon? Est-ce que les jeunes gens du Congrès de Liége n’ont pas
été reçus maçons? Si, certainement; nous leur avons tendu la main et
nous leur avons dit: _Travaillez avec nous!_» (Applaudissement)[32].

  [32] _Ibid._

Oui, tout cela était vrai: oui, Proudhon fut reçu franc-maçon, l’homme
qui a dit: «Dieu, c’est le mal»; et qui, à cette question: «Que doit-on
à Dieu?» répondit: «La guerre!»

Et les jeunes gens du Congrès de Liége, qui poussèrent, on s’en
souvient, ces cris sauvages: «Haine à Dieu! Guerre à Dieu! Il faut
crever le ciel comme une voûte de papier!» ces jeunes gens furent
reconnus d’excellents auxiliaires de la Maçonnerie, qui leur a tendu _la
main_.

Au surplus, les Francs-Maçons conséquents n’ont pas cessé de protester
contre la formule, et espèrent bien arriver à la faire disparaître des
règlements. «Nos contradicteurs», écrivait le _Monde-Maçonnique_, dans
le numéro même où il relatait ce vote, «n’ont acquis que le droit d’être
intolérants». Et la maçonnerie n’en reste pas moins «le temple universel
éternellement ouvert _AUX ATHÉES aussi bien qu’aux PANTHÉISTES,
etc._[33]»

  [33] _Ibid._

Et si l’on veut savoir d’ailleurs ce qui se cache sous la formule, pour
ceux qui l’adoptent, c’est l’anéantissement de tous les cultes: qu’on
lise, dans le _Rituel de l’apprenti maçon_ le commentaire qu’en donne le
vénérable, à l’Apprenti récipiendaire:

«Le déisme est la croyance en Dieu, _sans révélation ni culte_, c’est la
religion de l’avenir, _destinée à remplacer les cultes_; etc.[34]»

  [34] _Manuel de l’Apprenti maçon, contenant le cérémonial_, etc., par
    J. M. Ragon, p. 45.

Qu’on écoute aussi ces professions de foi péremptoires, faites dans de
grandes assemblées maçonniques:

«Je dirai que LE NOM DE DIEU EST UN MOT VIDE DE SENS[35].»

  [35] Loge de Liége, 1865.--A. Neut, II, p. 287.

«Il ne faut pas seulement nous placer au-dessus des différentes
religions, Mais AU-DESSUS DE TOUTE CROYANCE EN UN DIEU QUELCONQUE[36].»

  [36] _Ibid._, p. 223.

«Seuls LES IMBÉCILES PARLENT ET RÊVENT ENCORE D’UN DIEU[37].»

  [37] _Ibid._

Ainsi donc, une étiquette déiste, qui n’est au fond qu’une déclaration
de guerre ouverte contre toute religion positive; cette étiquette
elle-même répudiée par la partie la plus active et la plus remuante de
l’association, comme par la logique du principe; cette abstraction faite
de tout dogme, ce principe de la liberté absolue et illimitée,
c’est-à-dire de l’indifférentisme absolu, consacrant toutes les audaces
de la négation, et emportant peu à peu les derniers restes d’une formule
usée; les doctrines les plus nihilistes envahissant de plus en plus les
Loges; et l’athéisme se proclamant, s’installant, si j’ose le dire, avec
une suprême audace, sur les débris de toute croyance à Dieu: tel est, à
l’heure actuelle, le bilan doctrinal de la Maçonnerie.

Faut-il encore après cela poser la question si un chrétien peut être
franc-maçon?


V

LA FRANC-MAÇONNERIE ET L’IMMORTALITÉ DE L’AME

Il en est de la croyance à l’immortalité de l’âme comme de la croyance
en Dieu: elle suscita au sein de la Maçonnerie les mêmes débats.

Ainsi, quand mourut le dernier roi de Belgique, Léopold, bien qu’il eût
reçu l’assistance du culte protestant, et renié, par conséquent, la
Maçonnerie, la Maçonnerie belge voulut s’emparer de sa mémoire, et une
grande cérémonie funèbre fut célébrée en son honneur au Grand-Orient de
Belgique. Mais la maxime suivante avait été affichée au jubé du temple
maçonnique par les ordonnateurs de la fête:

«L’âme, émanée de Dieu, est immortelle.»

Contre quoi, la loge _la Constance_, de Louvain, adressa au Grand-Orient
la protestation que voici:

«Considérant que la _libre pensée_ a été admise par les loges belges
_comme principe fondamental_;

«La loge _la Constance_, Orient de Louvain, proteste énergiquement
contre l’atteinte portée par le Grand-Orient aux principes qui sont les
bases de la Maçonnerie[38].»

  [38] _Protestation de la Loge LA CONSTANCE, de Louvain, en date du 17e
    jour, 1er mois 5866 (1866)_.--Citée par M. Neut.

La protestation des francs-maçons de Louvain fut vivement applaudie en
Angleterre et en France. Un journal maçonnique, _la Chaîne d’Union_, de
Londres, écrivit:

«Qui donc pourrait affirmer que l’âme émanée de Dieu est immortelle? Qui
en a la preuve? Il y a des siècles que les Conciles et les Papes la
cherchent, et ils ne l’ont pas encore trouvée... ils ne la trouveront
jamais au ciel! Parce que L’AME HUMAINE SE CRÉE ELLE-MÊME...

«Nous appuyons donc la protestation des frères de Louvain. C’est avec de
pareilles phrases, toujours creuses et incohérentes, qui sont du domaine
de la fantaisie et de l’imagination, qu’on arrive tôt ou tard à
_encapuciner_ un pays.

«Frères de Louvain, vous avez eu raison de protester[39]!»

  [39] _La Chaîne d’Union_, Londres, 1er mai 1866.--Citée par le
    _Monde-Maçonnique_.

Et, de son côté, le _Monde-Maçonnique_ s’écria:

«Comment le Grand-Orient de Belgique ne comprend-il pas qu’en affirmant
publiquement par une devise l’immortalité de l’âme, il porte une
atteinte sérieuse à la liberté de conscience[40]?»

  [40] Le _Monde-Maçonnique_, novembre 1866, p. 421.

Le Grand-Orient repoussa la protestation; mais comment? Fut-ce en
maintenant l’affirmation de l’immortalité de l’âme? Non: Il déclara que
cette formule n’est pas sérieuse, n’oblige personne, et n’est là, dans
la Maçonnerie, que par égard pour de vieilles traditions; que d’ailleurs
ces questions de Dieu et de l’âme ne peuvent recevoir _aucune solution_;
enfin que l’essence de la Maçonnerie est de ne professer aucune
croyance:

«Déjà en 1837, le Grand-Orient de Belgique _dégageait la Maçonnerie
nationale de tout dogme religieux ou philosophique_... Le Grand-Orient
ne prescrit aucun dogme. Si le principe de l’immortalité de l’âme
apparaît dans les rituels ou dans les formulaires, si l’idée de Dieu s’y
produit sous la dénomination du Grand-Architecte de l’univers, _c’est
que ce sont là les traditions de l’Ordre_. Mais cette _formule_
n’enchaîne aucune conscience. De notre temps, il serait puéril de
s’attacher à soulever _des questions qui ne peuvent conduire à aucune
solution_[41].»

  [41] _Ibid._

Et pour mieux voir ce que cette incroyance permet de dire dans les Loges
maçonniques, il suffit de citer encore quelques fragments des discours
qui se débitent à l’enterrement des frères qui ont repoussé à leur lit
de mort la religion:

«Dans le recueillement suprême de sa conscience, il s’est avancé vers
l’infini avec un calme antique.» Voilà ce qui est dit d’un franc-maçon
mort comme il avait vécu, sans Christ et sans Dieu.

«Un _vrai Maçon_ doit mourir comme il a vécu, en libre penseur, et loin
de considérer une telle mort _comme une honte_, c’est _un titre_ qu’il
faut franchement revendiquer...[42]»

  [42] Discours du F∴ Ranwet, souv∴ Gr∴ Command., Neut, t. I, p. 155.

Nous avons sous les yeux nombre de discours maçonniques, où fut tenu le
même langage.

Pour le F∴ Ragon, le fondateur de la Loge des Trinosophes à Paris,
l’auteur du rituel que nous citions tout à l’heure, qu’est-ce que la
mort et l’immortalité? La mort n’est autre chose que «la
DÉPERSONNIFICATION de l’individu, dont les éléments matériels--poursuit
le F∴ Ragon, et ceci est l’immortalité telle qu’il l’entend--se
décomposent, s’unissent à des éléments analogues, et concourent aux
transformations infinies de la matière toujours animée».

Certes, il est impossible de professer plus crûment un plus grossier
matérialisme, et un athéisme plus éhonté.

Et que dire de ce singulier éloge funèbre prononcé sur la tombe du F∴
Bourdet, de la R. L. _La Persévérance_, de l’O∴ d’Arles, par le F∴
Coindre: «Frère Bourdet, chacune des parties de ton corps va disparaître
pour nous, et retourner _au creuset universel_ d’où elles étaient
sorties, pour concourir à la formation _d’une myriade_ d’autres
corps[43].»

  [43] _Le Monde-Maçonnique_, juillet 1867, p. 173.

Voilà le F∴ Bourdet bien avancé. Et son âme! où va-t-elle?--De son âme,
bien entendu, pas un mot.

L’immortalité maçonnique, dans les théories que nous venons de voir, ce
n’est donc pas l’immortalité de l’âme ni de la personne, puisque tout au
contraire l’individu est DÉPERSONNIFIÉ par la mort; mais celle des
éléments matériels non anéantis. C’est aussi celle de l’idée! _L’idée
que le mort servait ne meurt pas avec lui; elle passe dans l’esprit de
ceux qui demeurent_; et ils ajoutent gravement: EN SORTE QUE RIEN NE SE
PERD...

N’est-ce pas cacher sous de risibles et menteuses formules les plus
misérables espérances?

Ailleurs, sur la tombe du chef du Grand-Orient de Belgique, le F∴
Verhagen:

«Il ne fit pas précéder ses derniers instants par de _superstitieuses
expiations_.»

Voilà comment les francs-maçons traitent les consolations que la
religion donne, et peut seule donner aux mourants, à ce moment
redoutable où le monde s’évanouit à leurs regards pour les laisser seuls
en face de l’avenir éternel. L’orateur continue:

«Nos regrets ne sont pas troublés par de _vaines terreurs_; nos
espérances ne reposent pas sur les _idées d’une vaine crédulité_...

«Des _purifications emblématiques_ nous avertissent que le _feu
créateur_ est _l’unique purificateur_ dans la nature[44].»

  [44] M. Neut, t. I, p. 149.

L’orateur, en effet, exposait cette belle théorie sur _le feu créateur
et unique purificateur_, devant un monument «au pied duquel s’élevait un
cyprès; en avant de l’estrade, sur un autel de forme cubique, se
trouvaient des vases d’argent et de cristal, renfermant _le feu, les
parfums, et l’eau lustrale_, etc.»

Le feu, les parfums, l’eau lustrale, on le voit, c’est un culte complet:
rien n’y manque. Et dans tous les récits de ces cérémonies funèbres, que
les francs-maçons célèbrent entre eux, dans leurs temples, quel bizarre
appareil! et au fond toujours quelle inanité! Des mots sonores
recouvrant des idées creuses; de la pompe dans le vide.

Je transcris textuellement ici un _tracé_ maçonnique, c’est-à-dire un
récit officiel; il s’agit des honneurs rendus au F∴ Fontainas,
bourgmestre de Bruxelles:

«Lorsque le Suprême Conseil a pris la place qui lui est réservée, le
Vénérable-Maître, en chaire, se recueille et dit:

«Frère premier Surveillant, quelle heure est-il?

«LE F∴ PREMIER SURVEILLANT: L’heure où la fin est devenue le
commencement.

«LE VÉNÉRABLE-MAITRE, en chaire: C’est la loi de la nature.» Grande
vérité, en effet! «Mes frères, faisons notre devoir.

«Il se dirige, suivi du Suprême Conseil, des députés des loges, et des
frères qui décorent les colonnes à la suite du tombeau.

«LE VÉNÉRABLE-MAITRE, en chaire: Frère André Fontainas, réponds-nous!

«Vainement, les frères premier et deuxième Surveillants répètent-ils ce
lugubre appel. La tombe reste muette. Le Vénérable dit alors: Le Maître
reste sourd à la voix de ses frères.»

Je le crois bien; depuis plusieurs jours déjà il était enterré.

«A ces paroles, succèdent les sons lugubres du tam-tam, dont la
vibration expire lentement sous la voûte du temple.

«Le frère orateur prononce alors un morceau d’architecture.» (Un
discours.) Nous en avons cité plus haut quelques paroles: «Un vrai Maçon
doit mourir comme il a vécu, etc.»

Puis, après les cérémonies, que j’abrége, on se rend au _temple de
l’immortalité_, tout rempli de flambeaux allumés. C’est là qu’un autre
frère orateur explique quelles sont les espérances maçonniques,
délivrées, bien entendu, «des prisons du dogme catholique et de toutes
les sectes particulières».

Le _Monde-Maçonnique_ a donc parfaitement raison de caractériser ainsi
les deux pompeuses formules de la Franc-Maçonnerie:

«DIEU, le GRAND-ARCHITECTE DE L’UNIVERS, dénomination générique que tout
le monde peut accepter, MÊME CEUX QUI NE CROIENT PAS A UN DIEU;

«_L’immortalité de l’âme_, ou la perpétuité de _l’être_, SINON
INDIVIDUEL, DU MOINS COLLECTIF[45]»: c’est-à-dire non pas l’immortalité
de l’âme et de l’individu, mais la perpétuité de l’espèce.

  [45] _Le Monde-Maçonnique_, t. IV, 657.

Aussi le F∴ docteur Guépin a-t-il pu dire sans être démenti:

«La majorité, qui a inscrit sur notre sanctuaire Dieu et l’immortalité
de l’âme, a été intolérante.»

Et le pasteur Zille, que nous citions tout à l’heure, ajoutait: «Seuls
LES IMBÉCILES, ignorants et faibles d’esprit, rêvent encore d’un Dieu,
ET DE L’IMMORTALITÉ.»


VI

INCOMPATIBILITÉ DU PRINCIPE FONDAMENTAL DE LA FRANC-MAÇONNERIE AVEC
TOUTE RELIGION

Il est évident du reste, pour peu qu’on veuille y réfléchir, que le
principe fondamental de la Franc-Maçonnerie implique non-seulement la
négation formelle du christianisme, mais encore une flagrante erreur
philosophique. C’est la formule même du scepticisme et de
l’indifférentisme le plus complet.

Ce principe, en effet, quel est-il? C’est la libre pensée: «La libre
pensée est LE PRINCIPE FONDAMENTAL de la Maçonnerie[46]»; non pas la
liberté RESTREINTE, mais COMPLÈTE[47], universelle; la liberté ABSOLUE,
illimitée, _dans toute son étendue_[48]: «La liberté ABSOLUE de la
conscience est l’UNIQUE BASE de la Maçonnerie[49].» La Maçonnerie, en
effet, «est SUPÉRIEURE à TOUS les dogmes[50]»; elle est «AU-DESSUS des
religions[51]»; «la liberté de la conscience est SUPÉRIEURE à TOUTES les
croyances religieuses[52]»; quelles qu’elles soient, même à la croyance
en Dieu: «La Maçonnerie est une institution soustraite à TOUTES LES
HYPOTHÈSES DES MYSTIQUES[53]»; Les Francs-Maçons doivent en conséquence
se placer non-seulement au-dessus des différentes religions, mais bien
au-dessus de toute croyance EN UN DIEU QUELCONQUE[54].» Enfin ils vont
jusqu’à dire: «Nous serons _nos propres prêtres_ et NOS PROPRES
DIEUX[55]»; et cette liberté, non pas restreinte, mais complète,
universelle, illimitée est un DROIT[56].

  [46] A. Neut, t. I, p. 408.

  [47] _Le Monde-Maçonnique_, novembre 1866, p. 441.

  [48] _Ibid._, mai 1866, p. 22.

  [49] _Ibid._

  [50] _Ibid._

  [51] M. Neut, t. I, p. 285.

  [52] _Ibid._, t. II, p. 192.

  [53] _Le Monde-Maçonnique_, novembre 1866, p. 441.

  [54] Neut, t. II, p. 233.

  [55] _Ibid._, p. 202.

  [56] Const. maçonnique, art. 1er.

Ainsi, la liberté, le droit, au point de vue non de la loi civile, mais
du for intérieur de la conscience; la liberté, le droit universel,
absolu, illimité, de croire ce qu’on voudra, comme on voudra, ou de ne
rien croire du tout, ce droit, proclamé antérieur et supérieur à toute
croyance religieuse: Voilà, d’après les Maçons que nous venons
d’entendre, le principe fondamental, l’unique base de la Maçonnerie.

Eh bien, il est manifeste d’abord que ce principe, ainsi entendu, est
une flagrante erreur philosophique, et j’en demande bien pardon à ceux
de MM. les Francs-Maçons qui croient en Dieu, c’est la négation
implicite, même de la religion naturelle.

En effet, si la religion naturelle existe, elle _oblige_, par elle-même,
en principe et en droit; c’est cette _obligation_ qui est antérieure et
supérieure à l’homme, et elle _limite_ sa liberté, elle lie sa
conscience. En fait, l’homme, devant cette obligation, peut bien
trouver, dans son ignorance ou sa bonne foi, pour son incroyance, une
_excuse_, mais non pas un _droit_, _antérieur_ et _supérieur_ à la loi.
Là est l’équivoque et l’erreur capitale du principe maçonnique. Certes,
il ne suffit pas de nommer sa conscience pour avoir _le droit_ de tout
faire et de tout nier.

Et pour mettre ceci sous les yeux par un exemple frappant, il ne suffit
pas, comme le disait très-bien à la tribune l’honorable M. Laboulaye au
sujet des Mormons, il ne suffit pas, pour se dégager, qu’on puisse dire:
«ma conscience exige que j’aie plusieurs femmes»; non cela ne suffit
pas, ni vis-à-vis de la morale, ni vis-à-vis de la loi civile.

Un raisonnement identique s’applique au Christianisme. S’il est une
institution divine, il _oblige_, par lui-même, tous les hommes; et cette
_obligation_, supérieure à l’individu, à moins qu’on ne proclame
l’individu supérieur à Dieu, _limite_ sa liberté: là encore l’ignorance
ou la bonne foi peuvent fournir une _excuse_, mais non pas créer _un
droit_, _absolu_, _illimité_, _antérieur_ et _supérieur_ au
Christianisme.

Cette liberté, _absolue_ et _illimitée_, de la conscience, que les
francs-maçons posent à la base de la Maçonnerie, n’existe donc pas;
c’est là une des chimères de ce faux libéralisme, condamné par l’Église,
et qui n’est autre chose que le scepticisme ou l’indifférentisme en
matière de croyances; le proclamer, comme fait la Maçonnerie, c’est nier
implicitement, mais réellement, toute religion, naturelle ou révélée.

Donc le principe maçonnique est exclusif du Christianisme, et dès lors
un chrétien ne peut pas être franc-maçon.

Du reste, quand une institution se propose, comme la Maçonnerie, le
progrès, non-seulement matériel, mais intellectuel et moral, de
l’humanité, en dehors de la Religion, en dehors du Christianisme, que
fait-elle encore autre chose que se substituer à la Religion, au
Christianisme; le nier par conséquent? Car s’il est inutile et superflu
pour une telle œuvre, les hommes n’en ont que faire: il est pour cela,
ou il n’est rien.

Quand donc _le Monde-Maçonnique_ vient nous dire que le propre de la
Maçonnerie est de réunir tous les hommes, à quelque Religion qu’ils
appartiennent, je lui demande encore bien pardon, mais _le
Monde-Maçonnique_ ne s’entend pas lui-même: et pour peu qu’on ne se paye
pas de mots, et qu’on aille au fond des choses, on verra que placer à la
base des constitutions maçonniques un tel principe, et prétendre ensuite
qu’on ne touche pas à la religion, c’est une contradiction et une
duperie.

C’est ce que reconnaissait, avec une franchise qui ne laisse rien à
désirer, un haut dignitaire d’une loge allemande:

«Maçonnerie et catholicisme, écrivait-il, s’excluent réciproquement: CE
SONT LES ANTIPODES... Je demande comment un catholique peut rester
fidèle à sa religion tout en professant les doctrines maçonniques... Un
homme qui croit au symbole des apôtres, comment peut-il entendre dire
qu’il est _libre_ et _qu’il n’est tenu à aucune croyance_?» Ce sont deux
choses contradictoires.--Extrait de la brochure: Die gegenwart und
Zukunft der Freimaurerei in Deutschland. (Leipzig, 1854, p. 116 et
suiv.)»


VII

NOUVEAUX DÉTAILS SUR LA GUERRE FAITE AU CHRISTIANISME: LA MORALE SANS
DIEU, L’ENSEIGNEMENT SANS RELIGION

La Maçonnerie est donc une guerre profonde déclarée à toute religion.
Mais le but odieux des Francs-Maçons apparaît surtout dans le zèle
qu’ils déploient pour prêcher la morale sans Dieu, et, par suite,
l’enseignement de la jeunesse séparé de toute croyance religieuse.

La morale, disent-ils, c’est toute la Maçonnerie; mais cette morale, ils
la veulent sans aucune religion. C’est dans les Loges que s’est
élaborée, c’est des Loges qu’est sortie cette chimère impie qu’ils ont
intitulée _la morale indépendante_, et qui n’est qu’une forme de
l’athéisme.

Pas si chimère pourtant, puisque la Commune triomphante à Paris se hâta
de la réaliser, en faisant disparaître des écoles tout emblème, tout
enseignement religieux, et que, tout récemment encore, revenant aux
traditions de la Commune, le Conseil général de la Seine votait, dans le
même sens et dans le même but, l’enseignement obligatoire et _laïque_.

«La morale est indépendante de toute hypothèse religieuse[57].»

  [57] _Le Monde-Maçonnique_, mai 1867, p. 51.

Tel est l’axiome de la Maçonnerie. Et voici les conséquences qu’elle en
tire: c’est que l’instruction religieuse _doit être supprimée_. Et la
raison qu’elle en donne, c’est que les croyances religieuses sont
inutiles pour l’éducation de la jeunesse, et de plus que la FOI EN DIEU
ENLÈVE A L’HOMME SA DIGNITÉ, TROUBLE SA RAISON, et PEUT CONDUIRE A
L’ABANDON DE TOUTE MORALE.

C’est ce qui a été expressément déclaré dans la R∴ L∴ _La Rose du
parfait silence_, à Paris. A cette question en effet: «L’instruction
religieuse doit-elle être supprimée? Sans aucun doute, fut-il répondu;
et l’orateur de la R∴ L∴ développa en ces termes cette réponse:

«_Le principe d’autorité surnaturelle_, c’est-à-dire la foi en Dieu,
_ENLÈVE A L’HOMME SA DIGNITÉ; est inutile pour discipliner les enfants;
et il est même susceptible de LES CONDUIRE A L’ABANDON DE TOUTE
MORALE_.»

«_Le respect dû spécialement à l’enfant_, ajouta-t-il, _interdit de lui
inculquer des doctrines QUI TROUBLENT SA RAISON[58]_.»

  [58] _Ibid._, octobre 1866, p. 372, 373.

Veut-on un autre témoignage? Je lis encore ceci dans _le
Monde-Maçonnique_[59]:

  [59] T. XIII, mai 1870, p. 40.

«La R∴ Loge les _Amis de l’Ordre_, Orient de Paris, a posé dernièrement
la question suivante:

«_Quelle éducation un Maçon doit-il donner à ses enfants?_»

«Tous les orateurs se sont montrés partisans d’une éducation libre,
_laïque_, indépendante de l’étroitesse de l’enseignement religieux.»

Et _le Monde-Maçonnique_ cite en entier un de ces discours, dont
j’extrais le passage suivant:

«Plus de cette instruction _bâtarde, faussée, basée sur des dogmes
surannés..._ Cette méthode d’élever nos enfants a trop duré; _il est
temps, grand temps qu’elle finisse..._ La base sur laquelle il faut
fonder l’instruction de nos enfants, la voici: Apprenons-leur à admirer,
à étudier les grands phénomènes de la nature, et l’orateur ajoute: «sans
nous trop soucier de quel nom nous devons décorer ces belles
choses[60].»

  [60] _Ibid._, p. 14, 15.

Mais voici un sentiment plus paternel encore, et qui inspire ces
Messieurs dans l’éducation de leurs enfants:

«La Maçonnerie», disait le F∴ Massol, dans une des séances de la session
maçonnique _internationale_ tenue en Juillet 1867, «doit être et n’est
qu’une école de morale, _indépendante de tous les dogmes religieux_.
J’ai élevé des enfants, mais je ne leur ai jamais menti. CHAQUE FOIS
QU’ILS M’ONT DEMANDÉ CE QUE C’ÉTAIT QUE DIEU, JE LEUR AI RÉPONDU: «JE
N’EN SAIS RIEN.» C’EST AINSI QUE J’EN AI FAIT DES HOMMES[61].»

  [61] _Le Monde-Maçonnique_, août 1867, p. 196-197.

Voici du reste comment dans une poésie maçonnique du F∴ Lachambaudie,
lue dans un banquet maçonnique, est traité le catéchisme chrétien:

    «Quel est ce livre élémentaire?
    «De superstitions, où la raison s’altère,
    «C’est un tissu. . . . . .»[62]

  [62] _Ibid._, avril 1867, p. 722.

Les Loges belges ne se sont pas laissé devancer ici par les Loges
françaises. Ainsi, en 1864, le _Grand-Orient_ de Belgique,--je ne cite
pas, on le voit, du minces autorités maçonniques,--mit la même question
_à l’ordre du jour_ de toutes les Loges de l’Obédience; les Loges lui
répondirent, et voici jusqu’où la Loge d’Anvers en particulier ne
craignait pas d’aller dans sa réponse:

«L’ENSEIGNEMENT DU CATÉCHISME EST LE PLUS GRAND OBSTACLE AU
DÉVELOPPEMENT DES FACULTÉS DE L’ENFANT.

«L’INTERVENTION DU PRÊTRE _dans l’enseignement PRIVE LES ENFANTS DE TOUT
ENSEIGNEMENT MORAL, logique et rationnel_[63].»

  [63] _Journal de Bruxelles_, 28 novembre 1864.--Cité par M. Neut, t.
    I, p. 347.

Des diverses réponses envoyées par les Loges de son obédience au
Grand-Orient de Belgique sortit donc un projet de loi en vingt-trois
articles, dont l’art. 1er disait: SUPPRESSION DE TOUTE INSTRUCTION
RELIGIEUSE; et l’art. 2: OBLIGATION POUR LE PÈRE ET POUR LA MÈRE VEUVE,
de conduire DE FORCE ses enfants à l’école.

Que l’on remarque bien la connexion redoutable de ces deux articles.
Ainsi donc, si les vœux de ces grands libéraux sont exaucés, la loi
FORCERA le père, la mère, la mère veuve, à conduire ses enfants à une
école où toute instruction religieuse sera supprimée.

Et voilà pourquoi à Paris comme à Bruxelles on réclame si ardemment
l’enseignement laïque, gratuit et obligatoire: «C’est sur cette question
que doivent se concentrer tous les efforts de la Franc-Maçonnerie[64]»,
dit le _Monde-Maçonnique_; et pourquoi? Les Loges belges ne l’ont pas
dissimulé: Pour que l’enfant soit élevé--DE FORCE--sans Dieu et sans
aucune religion.

  [64] _Le Monde-Maçonnique_, octobre 66, p. 358.

Et la _Chaîne d’Union_, journal maçonnique de Londres, répondant à la
Loge d’Anvers, au Grand-Orient de Belgique, et à _La Rose du parfait
silence_ de Paris, en donnait la raison: elle déclarait que l’éducation
religieuse est un poison, et demandait, en conséquence «que les parents
_S’ENGAGEASSENT à soustraire leurs enfants AU VIRUS de l’éducation
religieuse_[65]».

  [65] _Ibid._, 1er mai 1866.

Ainsi donc l’enfant N’APPARTIENDRA PLUS A SES PARENTS; et la loi les
FORCERA de l’envoyer à des écoles, desquelles Dieu et tout enseignement
religieux sera banni.

Certes, s’il y a une odieuse, une exécrable tyrannie, c’est bien
celle-là. Aussi, M. Ledru-Rollin lui-même, un jour, a-t-il trouvé, pour
la flétrir, les énergiques paroles que voici: «Y a-t-il une souffrance
plus grande pour l’individu que la déportation de ses fils dans les
écoles qu’il regarde comme des lieux de perdition, que cette
conscription de l’enfance traînée violemment dans un camp ennemi, et
pour servir l’ennemi?[66]»

  [66] Dit au Corps législatif, et cité par M. Neut, t. I, p. 350.

Eh bien, c’est là, on ne saurait trop le redire, c’est sur ce point
capital de l’enseignement OBLIGATOIRE ET ATHÉE, que la Maçonnerie en
Belgique et en France, déploie aujourd’hui ses plus grands efforts. Le
_Monde-Maçonnique_ le déclarait tout à l’heure; et ailleurs encore il
s’écriait: «Un champ immense est ouvert à notre activité. L’ignorance et
la superstition pèsent sur le monde; créons des _écoles_, des _chaires_,
des _bibliothèques_.»

Aussi, car MM. les Francs-Maçons sont gens qui agissent en même temps
qu’ils parlent, la Maçonnerie adopte, comme elle dit, des enfants, et je
ne suis pas surpris de lire, dans le _procès-verbal du protectorat
international maçonnique_, qui a terminé, le 27 juillet 1867, la session
organisée par les loges écossaises, les paroles que voici:

«Soixante-dix-neuf enfants venaient, accompagnés de leurs familles,
demander à la Maçonnerie asile et protection; soixante-dix-neuf enfants
dont l’intelligence ne sera pas EMPOISONNÉE _par des théories
rétrogrades_; soixante-dix-neuf enfants, POUR LA PLUPART DES FILLES, qui
sèmeront _nos idées_ dans le champ fécond de l’avenir.»

D’autre part, le convent maçonnique de 1870 prit, à l’unanimité, la
décision suivante[67]:

  [67] _Le Monde-Maçonnique_, t. X, p. 267.

«La Maçonnerie française s’associe aux efforts faits dans notre pays
pour rendre l’instruction gratuite, obligatoire et _laïque_[68].»
_Laïque_; non pas seulement donnée par des laïques, mais, séparée de
toute religion[69].

  [68] _Le Monde-Maçonnique_, mai 1870, p. 202.

  [69] C’est ce que ne débrouillait pas très-bien ce brave ouvrier dont
    on me racontait ces jours-ci l’histoire: «Je veux, disait-il aux
    frères, en leur amenant son petit garçon, que mon fils reçoive une
    instruction laïque.» «Mais alors, lui dirent les chers frères, ce
    n’est pas à nous qu’il faut le confier.» «Oh! si fait, répondit le
    brave homme, je veux que mon fils reçoive une instruction laïque,
    comme on dit au Conseil municipal; mais je veux tout de même aussi
    qu’il soit élevé comme moi par les frères.»

«On sait, ajoute le _Monde-Maçonnique_, que cette décision dut être
renvoyée à M. Jules Simon pour qu’il l’appuyât au Corps législatif.»

De même en Belgique, à la grande fête solsticiale-nationale célébrée à
Bruxelles, le F. Bourlard s’écriait: «Quand des ministres viendront
annoncer au pays comment ils entendent organiser l’éducation du peuple,
je m’écrierai: A MOI MAÇON! A MOI LA QUESTION DE L’ENSEIGNEMENT; A MOI
L’EXAMEN, A MOI LA SOLUTION!» (Applaudissements)[70].

  [70] M. Neut, t. I, p. 306.

Et ce prosélytisme impie a été solennellement pratiqué en Belgique et en
France. A Bruxelles, le 10 octobre 1865, lors de l’inauguration d’une
statue érigée au Grand-Maître de la Franc-Maçonnerie belge, M.
Verhaegen, la Maçonnerie eut l’audace de faire venir là les enfants des
écoles communales, et de faire chanter à ces enfants les strophes athées
que voici:

    LE CHŒUR

    Ouvrez, ouvrez toutes les portes;
    Le monument s’est élargi
    Pour laisser entrer les cohortes
    De l’_enseignement affranchi!_

    PREMIER GROUPE

    Ce temple de l’intelligence
    Marque au progrès une ère immense
    QUEL EST SON TEMPLE?

    SECOND GROUPE

                        _La science._

    PREMIER GROUPE

    QUEL EST SON DIEU?

    SECOND GROUPE

                        _La liberté._

    PLUS DE DOGME, _aveugle lien_!
    PLUS DE JOUGS, TYRANS, NI MESSIES!

    CHŒUR GÉNÉRAL

    Élève et maître, il faut qu’ensemble nous dotions
        De mâles générations
        LES PROCHAINES DÉMOCRATIES[71].

  [71] Cité par M. Neut, t. I, p. 362.

Ces doctrines, hélas! ont fait et font chaque jour leur chemin; et à
Paris, pendant la Commune, à laquelle, nous l’avons vu, la Maçonnerie
témoigna de si étranges sympathies, n’a-t-on pas fait monter dans la
chaire de Saint-Sulpice un enfant de douze ans, proclamant, aux
applaudissements d’un peuple en délire, qu’il n’y a pas de Dieu?


VIII

PROPAGANDE DE L’ENSEIGNEMENT SANS RELIGION PAR LES ÉCOLES
D’ADULTES.--LES ÉCOLES PROFESSIONNELLES DE FILLES.--LA LIGUE DE
L’ENSEIGNEMENT

La Maçonnerie déploie une égale ardeur de prosélytisme pour s’emparer
des adultes par l’enseignement athée: C’est ainsi que l’orateur
maçonnique, qui, dans la loge _la Rose du parfait silence_, à Paris,
déclarait l’enseignement religieux _inutile pour discipliner les
enfants, et susceptible de les conduire à l’abandon de toute morale_,
terminait son discours par ces paroles:

«J’émets le vœu que des Maçons éloquents fassent aux ouvriers, dans
toutes les villes de France, s’il est possible, des «cours de droit
élémentaire et de morale universelle» sans qu’il y soit jamais question
_d’un enseignement religieux susceptible de les conduire à l’abandon de
toute morale_[72].»

  [72] _Le Monde-Maçonnique_, octobre 1866, p. 374.

Certes, il est temps que nous ayons autant de zèle, nous, catholiques,
pour éclairer les ouvriers, que les Francs-Maçons pour les corrompre!

Mais c’est surtout à conquérir, à pervertir les femmes chrétiennes que
travaillent les Maçons: oui, cette conspiration effroyable, tentée de
nos jours pour arracher la foi du cœur des femmes, quels en sont les
promoteurs infatigables? Les francs-maçons.

Écoutons ce que disait à ce sujet le F∴ Massol, dans la loge
_Bienfaisance et Progrès_, à Boulogne, le 19 juillet 1867:

«Par l’instruction, _les femmes_ parviendront à secouer _le joug
clérical_, et à se débarrasser _des superstitions_ qui les empêchent de
s’occuper d’_une éducation en rapport avec l’esprit moderne_. Pour n’en
donner qu’une preuve, quelle est la femme anglaise, allemande ou
américaine qui, aux deux questions religieuses que peuvent leur adresser
leurs enfants: «Qui est-ce qui a créé le monde? Existe-t-on après la
mort?» oserait répondre qu’elle n’en sait rien, et que personne n’en
sait rien? Eh bien, cette audace, la femme française instruite
l’aurait[73].»

  [73] _Ibid._, Août 1867, p. 205.

Est-ce clair?

Et la raison de cette propagande, le F∴ Albert Leroy, naguère professeur
de rhétorique, si je ne me trompe, au lycée de Versailles, sous le
ministère de M. Jules Simon, l’exposait en ces termes dans une séance de
la session maçonnique internationale d’août 1867, à Paris: «Sans la
femme, tous les hommes réunis ne pourront jamais rien[74].»

  [74] _Ibid._, août 1867.

Deux faits, du reste, contemporains et éclatants, témoignent de cette
activité de la Maçonnerie à propager l’enseignement athée et en dehors
de toute religion, je veux parler de la création des _Écoles
professionnelles de filles_ et de la _Ligue de l’Enseignement_.

Les écoles professionnelles de filles--Sous l’Empire, dans un écrit que
j’ai intitulé les _Alarmes de l’Épiscopat_, et auquel presque tous les
évêques de France ont bien voulu adhérer par des lettres publiques, j’ai
été amené à dénoncer cette institution comme une entreprise des plus
dangereuses: j’ai démontré que la pensée d’où sont nées ces écoles était
une pensée antireligieuse, antichrétienne; que, sous prétexte
d’enseignement, c’était l’irréligion pratique que l’on s’efforçait
d’inculquer aux jeunes filles; que l’on se proposait, positivement, d’en
faire des libres-penseuses, vivant et mourant en dehors de tout
christianisme et de toute religion. Rien de tout cela n’a été et ne
pouvait être l’objet d’un démenti quelconque; je citais en effet les
déclarations des fondatrices, et l’exemple trop décisif de leur vie et
de leur mort; les discours impies prononcés sur leurs tombes en présence
de leurs élèves; les termes formels des prospectus officiels; en un mot,
je prouvais, péremptoirement, que l’institution avait deux faces:
«l’une, sur laquelle était écrit, pour les dupes: _Enseignement
professionnel_; c’était l’enseigne: l’autre sur laquelle on aurait pu
écrire: _Plus de Christianisme, ni pendant la vie, ni à la mort_»;
c’était le vrai but.

Ce que j’ajoute ici, c’est que la Franc-Maçonnerie avait la main dans
cette œuvre; c’est que les plus ardents propagateurs de ces écoles,
c’étaient les Francs-Maçons et les journaux Francs-Maçons. Tout en effet
ici était maçonnique: et le but, à savoir, l’éducation en dehors de
toute religion, l’irréligion pratique; et le moyen, le grand moyen de
propagande maçonnique, l’école, l’enseignement, la perversion des jeunes
filles et de la femme par l’enseignement.

Mais, plus formidable encore que les écoles professionnelles, parce que
la diffusion, grâce à la légèreté publique, en a été rapide et
universelle dans notre pays, c’est cette _Ligue_ dite _de
l’enseignement_, fondée en Belgique par les Francs-Maçons solidaires, et
importée de Belgique en France, par un Franc-Maçon célèbre, que j’ai
déjà nommé, le F∴ Jean Macé.

C’est en effet, ainsi qu’on peut le lire dans le 2e _bulletin de la
Ligue_, «après avoir assisté à Liége à une séance de la ligue de
l’enseignement belge», que le F∴ Jean Macé prit «la résolution de
provoquer en France la formation d’une Ligue analogue».

Cette origine, maçonnique et solidaire, de la _Ligue de l’enseignement_,
en révèle assez clairement le but; et quant au F∴ Jean Macé lui-même,
pour connaître quel esprit l’anime, il suffirait de son toast, porté
lors de l’inauguration, à Strasbourg, d’un nouveau temple maçonnique: «A
la mémoire du F∴ Voltaire[75]...»

  [75] _Le Monde-Maçonnique_, mai 1867, p. 25.

De même que les écoles professionnelles, la _Ligue de l’enseignement_ a
deux buts, l’un proclamé, l’autre caché; le but avoué, c’est la
diffusion de l’instruction: Mais quelle instruction? C’est ce qu’on dit
beaucoup moins; l’instruction sans Dieu, en dehors de toute religion, et
dont le résultat est d’amener l’homme à vivre comme si le Christianisme
n’existait pas. Voilà la vraie pensée de l’œuvre.

Que si une foule d’hommes inattentifs et trompés, en entrant dans cette
Ligue, n’ont pas regardé jusque-là, et se sont arrêtés à l’enseigne;
qu’ils écoutent ce que les journaux Francs-Maçons, qui savent bien ce
qu’ils font et ce qu’ils disent, ont écrit à ce sujet:

«Nous sommes heureux de constater», écrivait dans son numéro d’avril
1867 le _Monde-Maçonnique_, «que LA LIGUE DE L’ENSEIGNEMENT ET LA STATUE
DU F∴ VOLTAIRE rencontrent DANS TOUTES NOS LOGES, les plus vives
sympathies. On ne pouvait avoir deux souscriptions plus en harmonie:
Voltaire, c’est-à-dire la destruction des préjugés et des superstitions
(traduisez des religions); la Ligue de l’enseignement, c’est-à-dire
l’édification _d’une société nouvelle, UNIQUEMENT basée sur la science
et l’instruction_, (c’est-à-dire affranchie de toute religion). TOUS NOS
F∴ LE COMPRENNENT AINSI».

Et ailleurs encore: «_Les principes_ que nous professons, sont _en
parfait accord_ avec CEUX QUI ONT INSPIRÉ LE PROJET DU F∴ JEAN MACÉ.»

Qu’on le remarque bien, c’est le _Monde-Maçonnique_ qui dit cela, un
journal qui, à toutes ses pages, déclare que les religions sont les
ténèbres, que la Maçonnerie c’est la lumière, que Dieu, l’âme et la vie
future, ne sont que des hypothèses, des fantômes; qu’en conséquence
l’homme doit être élevé et le progrès réalisé, en dehors de tout
Christianisme et de toute religion: c’est ce journal qui déclare _ses
principes en parfait accord avec ceux qui ont inspiré LE PROJET du F∴
Jean-Macé_, et qui ajoute: «Les Maçons doivent adhérer EN MASSE à la
ligue de l’enseignement, et les Loges doivent étudier, dans la paix de
leurs temples, les meilleurs moyens de la rendre EFFICACE.»

C’est, du reste, ce que reconnaissait le F∴ Jean-Macé lui-même dans cet
autre toast: _A l’alliance de la Ligue et de la Maçonnerie_, où il
déclarait que tous les Maçons devaient être ligueurs, et tous les
ligueurs, Maçons; que _le but_, _le principe_, et _le mot d’ordre de la
Ligue et de la Maçonnerie_, sont identiques:

«A l’entrée de tous les Maçons dans la Ligue;

«A l’entrée dans la Maçonnerie de tous les ligueurs;

«Au triomphe de la lumière, le mot d’ordre commun de la Ligue et de la
Maçonnerie[76]!»

  [76] _Ibid._, juillet 1869.

Et cet appel était si bien entendu que dans un _Rapport sur la première
année de propagande de la Ligue en France_, le F∴ Jean-Macé pouvait se
glorifier que déjà tous les départements français, excepté douze, était
enrôlés dans la Ligue; «et c’est ainsi, concluait-il, que la _Ligue
française finira par devenir_ UNE GRANDE ARMÉE».

Armée d’enseignement, certes, qu’aucun ministre de l’instruction
publique ne gouvernera facilement.

                   *       *       *       *       *

Devant de tels faits et de tels principes, devant un tel but, et une
telle propagande, quels que soient les sentiments contraires de tels ou
tels francs-maçons trompés, de telle ou telle loge moins avancée, y
a-t-il lieu encore de discuter la question de savoir si un chrétien, si
un catholique peut entrer dans une telle institution, et s’associer à
une telle œuvre? Non, une telle solidarité est impossible. Et l’auteur
franc-maçon d’une _Histoire de la Franc-Maçonnerie_, le F∴ Goffin, l’a
proclamé avec sincérité: «Lorsque la Maçonnerie accorde l’entrée de ses
temples à un juif, à un mahométan, à un catholique, à un protestant,
c’est à la condition que celui-ci deviendra un homme nouveau, qu’il
abjurera ses erreurs passées, qu’il déposera les superstitions dont on a
bercé sa jeunesse. Sans cela, que vient-il faire dans nos assemblées
maçonniques[77]?»

  [77] _Histoire populaire de la Franc-Maçonnerie_, p. 517.

Que pourrions-nous dire nous-même de plus fort? Et en vérité, ne
faudrait-il pas avoir perdu complètement toute notion du Christianisme
et tout sens commun, pour s’imaginer encore que la Maçonnerie et la foi
chrétienne sont choses compatibles?




DEUXIÈME PARTIE

Un homme sérieux, et de bon sens, peut-il être Franc-Maçon?


Je réponds sans hésiter: Non. Et voici mes raisons.

Je dois donc maintenant regarder, par un autre côté, la
Franc-Maçonnerie; et certes, elle nous en donne bien le droit: quand une
secte affecte des prétentions aussi hautaines et ne se proclame rien
moins que l’illuminatrice et la réformatrice du genre humain, il est
bien permis d’examiner si elle est réellement ce qu’elle se vante
d’être, si ce luxe d’éloges, cette emphase admirative, et tout cet
étalage de vertus, qui décorent d’ordinaire les _morceaux
d’architecture_ (les discours maçonniques), sont suffisamment justifiés;
et si, par hasard, les profanes, regardés de si haut par MM. les Maçons,
n’auraient pas le droit, à leur tour, de sourire au lieu d’admirer, et
de leur renvoyer quelque chose de leurs dédains et de leur pitié.

Rien, en effet, ne peut se comparer à l’exaltation et à la pompe de
langage qui se rencontre à chaque page des journaux et des documents
maçonniques que j’ai sous les yeux. La Franc-Maçonnerie, «c’est la
divine Maçonnerie»; c’est «le phare de l’humanité»; c’est «le soleil du
monde».

«Gloire à toi, divine Maçonnerie!» s’écrient-ils. Puis ils chantent de
concert:

    Juste, humain, bienfaisant, voilà ce que nous sommes;
    Et le parfait Maçon est le premier des hommes.

Le premier des hommes pour les vertus, le premier pour les lumières,
voilà ce qui se répète dans les banquets maçonniques. En dehors de la
Maçonnerie, le genre humain est plongé dans les ténèbres. La Maçonnerie
a toutes les lumières; la Maçonnerie a toutes les vertus: «Toute
sagesse, toute perfection, toute vertu, toute philosophie s’enseignent
dans les temples maçonniques[78].»

  [78] _Le Monde maçonnique_, t. IX, p. 358.

A la bonne heure. Mais cependant, lorsque, à la faveur des révélations
qu’elle nous a faites d’elle-même, j’entre dans ses Ateliers et dans ses
Loges, et que je contemple les Frères à l’œuvre, lorsque chez ces
hommes, qui ne veulent plus de culte ni de religion, ou, comme ils
disent, «de superstitions»; lorsque je vois toutes ces cérémonies, toute
cette hiérarchie compliquée et bizarre, tous ces signes et ces insignes,
toutes ces marches et contre-marches, ces rites singuliers; lorsque
j’entends ce langage inconnu des _profanes_, lorsque j’assiste à ces
initiations et à ces mystères, à ces travaux de table, comme ils les
appellent, etc., etc., la divine Maçonnerie m’apparaît sous un aspect
qui m’étonne, c’est le moins que je puisse dire; et, malgré mon désir de
n’offenser personne, je ne puis m’empêcher de croire que tout cela, si
ce n’est pas le voile suranné d’un but qu’on a eu longtemps intérêt de
cacher, est bien peu digne d’hommes sérieux. Et le F∴ Félix Pyat,
révolutionnaire en Maçonnerie comme en politique, me paraît avoir eu
raison de trouver ces pratiques ridicules, et de les appeler «puériles»,
ou «séniles»[79]. Pour moi, je me bornerai encore à faire ici une pure
et simple exposition. Je m’adresse aux hommes de bons sens; le bon sens
jugera.

  [79] _Le Rappel_, cité plus haut.


I

HIÉRARCHIE, GRADES ET LANGAGE MAÇONNIQUES

On sait qu’il y a plusieurs grands rites maçonniques, le rite Égyptien
de Misraïm, le rite Écossais, celui du Grand-Orient de France; et peut
être d’autres encore.

Chacun des trois rites a trois degrés fondamentaux: les _apprentis_, les
_compagnons_, les _maîtres_.

Ceux qui ne sont Francs-Maçons à aucun degré, ils les nomment des
_profanes_.

En outre, chaque rite a ses _hauts grades_, et ses _mystères_. En
Belgique et en France, le rite Écossais et le Grand-Orient ont chacun
une échelle hiérarchique de trente-trois degrés. Je remarque parmi ces
degrés:

    _L’illustre élu des Quinze_;
    _Le Sublime Chevalier élu_;
    _Le Royal-Arche_;
    _Le Prince du Tabernacle_;
    _Le Maître des loges Symboliques_;
    _Le Chevalier du Serpent d’Airain_;
    _Le Rose-Croix_;
    _Le Grand-Pontife_;
    _Le Nouchite_;
    _Le Chevalier Kadosch_;
    _Le Grand-Inspecteur Inquisiteur_;
    _Le Sublime Prince du Royal Secret_;
    _Le Souverain Grand-Inspecteur Général_;

Le rite Égyptien de Misraïm est plus riche encore, et ne compte pas
moins de quatre-vingt-dix degrés; je n’en citerai non plus que
quelques-uns:

    _Le Chaos, premier discret_;
    _Le Chaos, deuxième sage_;
    _Le Chevalier du Soleil_;
    _Le Suprême Commandeur des astres, etc._;
    _Le Souverain des Souverains_;
    _Le Prince Talmudin_;
    _Le Souverain Prince Zakdim_;
    _Le Souverain Grand-Prince Hasidim, etc._;

Tels sont les grades et les noms bizarres, c’est le moins qu’on puisse
dire, qui sont proposés à l’ambition suprême des adeptes de la
Franc-Maçonnerie.

Chaque grade a ses _insignes_ et ses _bijoux_ distinctifs. Il y a le
_tablier_, la _truelle_, le _maillet_, le _compas_, l’_équerre_, les
_cordons en sautoir_, avec _soleil d’or_, et autres emblèmes, etc.

Mais, en vérité, pour des hommes qui professent si haut les théories
égalitaires, toute cette hiérarchie de _grades_, _d’insignes_ et de
_bijoux_, tous ces hochets de la vanité, sont une étrange contradiction.
Plusieurs francs-maçons eux-mêmes en ont fait la remarque; mais les
hochets n’en subsistent pas moins, avec toute leur puissance sur ces
grands esprits.

Les différentes sociétés maçonniques, dont se compose chacun des trois
rites, se nomment _Loges_. Voici quelques-unes de ces loges; il y a:

    _La Rose du parfait Silence_;
    _Saint-Antoine du parfait Contentement_;
    _La clémente Amitié cosmopolite_;
    _Le Val d’amour_;
    _La Jérusalem des Vallées égyptiennes_;
    _L’heureuse rencontre de l’Union désirée_;
    _Les Trinosophes_;
    _Les Théphropotes ou Buveurs de Cendres_;
    _Julienne aux trois Lions_;
    _Auguste aux trois Flammes_;
    _L’Absalon aux trois Orties_;
    _Caroline aux trois Étoiles_;
    _Minerve aux trois Palmiers_;
    _Libanon aux trois Cèdres, etc._;

Les Dignitaires des loges sont plus ou moins nombreux; il y a:

    _Le Vénérable_;
    _Le Très-Respectable_;
    _Le Frère Sacrificateur_;
    _Le Frère Terrible_;
    _Les Frères surveillants_;
    _Le Grand Expert_;
    _Le Grand Orateur_;
    _Le Tuileur_;
    _Le Maître des Cérémonies, etc._

Tels sont les noms, pompeux ou grotesques, qui se rencontrent sans cesse
dans les journaux des francs-maçons, et dans les récits des _tenues_
maçonniques, ainsi qu’ils appellent leurs séances. Car les francs-maçons
ont une langue à eux, qui n’est pas celle des _profanes_, pour dire
autrement les mêmes choses. Ainsi, l’orateur d’une loge maçonnique ne
prononce pas un discours, mais un _morceau d’architecture_;--un
franc-maçon ne mange pas, il _mastique_;--son verre n’est pas un verre,
mais _un canon_;--et son assiette une _tuile_;--et son couteau _un
glaive_;--_charger_, en terme de table, c’est mettre du vin dans son
verre;--une loge n’interrompt pas ses séances, elle _se met en
sommeil_;--une circulaire maçonnique s’appelle une _planche_;--un compte
rendu est un _tracé_;--les applaudissements sont des _batteries_;--et
les banquets des _travaux de table_.

Les _cérémonies_, les _signes_, les _marches_, les _contre-marches_, les
_honneurs funèbres_, les _travaux de table_, les _batteries_, etc., tout
cela est réglé par les rituels maçonniques dans le plus minutieux
détail, et demande assurément aux initiés une grande étude. Ils doivent,
ces hommes graves, ces pères de famille, ces honorables commerçants, ces
avocats, ces magistrats, ces membres des assemblées délibérantes, passer
de longues heures à apprendre les cahiers de leurs grades, les
prescriptions de leurs rituels, le mysticisme de leurs emblèmes, et tout
ce qui compose enfin le culte, la religion des francs-maçons, car c’est
ainsi qu’ils l’appellent eux-mêmes; ces hommes qui veulent éclairer le
genre humain et le débarrasser de ce qu’ils nomment _superstitions_, ont
eux-mêmes leurs _temples_, leurs _autels_, leurs _sacrificateurs_, leur
_baptême_, leurs _sacrements_ et leurs _mystères_.

Entrons plus avant dans l’institution.


II

INITIATION MAÇONNIQUE

Comment est-on admis franc-maçon? Comment, pour parler leur langage,
reçoit-on la lumière?

J’ai lu, dans leurs rituels, la description de ces initiations
maçonniques, et j’ai rencontré là des scènes, des terreurs, des
serments, des épouvantails, vraiment bien extraordinaires.

Voici d’abord ce que le compagnon récipiendaire, doit jurer:

«Je jure de ne jamais révéler les secrets, les signes, les
attouchements, les paroles, les doctrines ou les usages des
francs-maçons... Dans le cas où je manquerais à ma parole, qu’on me
brûle les lèvres avec un fer rouge, qu’on m’abatte la main, qu’on
m’arrache la langue, qu’on me coupe la gorge, que mon cadavre soit pendu
dans la loge pendant l’admission d’un nouveau frère, pour être la
flétrissure de mon infidélité et l’effroi des autres, qu’on le brûle
ensuite, et qu’on en jette les cendres au vent»[80].

  [80] Extrait de l’écrit intitulé: _Die drei St.-Johannis-Grade der
    grossen (Berliner) Mutterloge zu den drei Welthügeln_. Leipzig,
    1825. Cité par M. Neut, t. I, p. 208.

Je n’examine pas encore ce qu’il y a au fond de ces mystères
maçonniques, placés sous une telle garantie; mais je le demande au bon
sens, à la bonne foi: comment se fait-il que des hommes raisonnables et
sincères consentent à prononcer contre eux-mêmes de telles formules?

Pour l’Apprenti, qui n’est encore qu’au seuil des mystères, on ne lui en
demande pas tant: dans son serment tel que le F∴ Ragon le donne,
l’Apprenti déclare simplement qu’il préfère «avoir la gorge coupée
plutôt que de révéler les secrets de l’Ordre»[81]. La gorge coupée,
c’est bien déjà quelque chose!

  [81] _Rituel de l’Apprenti_, p. 54.

Les serments toutefois n’empêchent pas que, par les révélations des
francs-maçons eux-mêmes, les secrets ne soient aujourd’hui assez connus
du monde profane. Quelque précieuse et inestimable que soit la faveur de
recevoir «la lumière», et de porter «le tablier», je n’ai pu m’empêcher,
je l’avoue, en lisant les «épreuves» que le F∴ Ragon raconte et
interprète avec complaisance, de trouver que le _profane_ achète tout
cela un peu cher.

Ces épreuves sont longues et compliquées. Il y a d’abord la _chambre des
réflexions_: «Lieu obscur, éclairé par une lampe sépulcrale. Les murs,
peints en noir, sont chargés d’emblèmes funèbres... Le récipiendaire,
devant passer _par les quatre éléments_ des anciens, subit sa première
épreuve, celle de «la Terre», au sein de laquelle il est censé se
trouver... Un squelette gît près de lui dans un cercueil ouvert. Si l’on
manquait de squelette, on poserait sur la table une tête de mort[82].

  [82] _Rituel de l’apprenti_, par le F∴ Ragon, p. 24, et seq.

«Les inscriptions placées sur les murs sont celles-ci:

«Si ton âme a senti l’effroi, ne va pas plus loin.

«Si tu persévères, tu seras _purifié par les éléments_, tu sortiras de
l’abîme des ténèbres, tu verras la lumière.»

Le patient reste là un certain temps et doit répondre par écrit à trois
questions, et puis faire son testament. Pendant que le Vénérable lit ses
réponses en loge: «Le F∴ préparateur bande les yeux au récipiendaire, et
le met dans l’état où il doit entrer en loge; c’est-à-dire qu’il est
tête nue, la moitié du corps en chemise; il a le bras et le sein gauche
découverts, le genou droit nu, le soulier gauche en pantoufle[83].»

  [83] _Ibid._

Alors le F∴ expert reçoit du Vénérable «l’importante mission de
soumettre le profane aux épreuves physiques», c’est-à-dire de lui faire
faire «les _trois voyages_, et de le faire passer par les éléments qui
lui restent à traverser»[84]; l’air, l’eau et le feu.

  [84] _Ibid._

Puis, «le 2e Expert tire bruyamment les verroux et ouvre les deux
battants de la porte, etc.[85]»

  [85] _Ibid._, p. 32.

Puis, après un long interrogatoire sur les préjugés, l’ignorance, le
fanatisme et la superstition, etc., «le Vénérable dit d’une voix forte:
_Faites faire le premier voyage!_»

«Ce premier voyage doit être hérissé de difficultés; on lui dit:
_Baissez-vous!_ comme pour entrer dans un souterrain. _Enjambez!_ pour
franchir un fossé. _Levez le pied droit!_ pour monter sur une butte.
_Baissez-vous!_--_Encore!_ Il est conduit de manière à ce qu’il ne
puisse pas juger de la nature du sol qu’il parcourt; il monte _l’Échelle
sans fin_; passe sur la _Bascule_. Pendant ce trajet, le bruit des
assistants, _la grêle_ et _le tonnerre_ produisent leur effet; même la
bouteille de Leyde[86].»

  [86] _Ibid._, p. 44.

Ce voyage constitue la purification par _l’air_; la purification par
_l’eau_ se fait au 2e voyage, pendant lequel «le seul bruit que le
récipendiaire entend est causé par quelques _rumeurs sourdes_ et par de
légers _cliquetis de glaives_»... Puis, l’Expert lui plonge par trois
fois le poignet gauche dans un «vase où il y a de l’eau[87]».

  [87] _Ibid._, p. 46.

L’épreuve par _le feu_ a lieu au 3e voyage, qui se fait «en silence et à
pas précipités. On suit le récipiendaire en l’enveloppant, avec
précaution, trois fois dans les flammes, jusqu’à sa place[88]».

  [88] _Ibid._, p. 50.

Puis on présente au profane «le breuvage d’amertume[89]»: et le
Vénérable lui dit alors avec gravité:

  [89] _Ibid._, p. 51.

«Tout profane qui se fait recevoir maçon CESSE DE S’APPARTENIR. Il n’est
plus à lui...»

Les rituels nous apprennent qu’il existe, dans toutes les loges de
l’univers, un sceau chargé de caractères hiéroglyphiques connus des
seuls vrais maçons.

«Ce sceau, _après avoir été rougi au feu_, étant appliqué sur le corps,
y imprime une marque ineffaçable[90].»

  [90] _Ibid._, p. 52.

Si le patient consent à recevoir sur la partie de son corps qu’il
indiquera lui-même cette glorieuse empreinte,--car le F∴ Ragon avertit
que le Vénérable peut le dispenser de cette épreuve,--«le F∴ Expert
frotte avec un linge sec la partie indiquée et y pose très-prestement un
glaçon ou un corps froid[91]».

  [91] _Ibid._, p. 52.

Le moment alors est venu d’exiger du candidat le serment:

«Les FF∴ sont debout, armés de glaives dont la pointe est tournée vers
le récipiendaire. Le Vénérable frappe _trois coups lents_. Au troisième,
le 2e Surveillant fait tomber le bandeau. Aussitôt l’Expert projette
devant lui _une grande flamme_, à une distance inoffensive...

«Après un instant de silence, le Vénérable dit:

«Les glaives qui sont tournés vers vous... vous annoncent que vous ne
trouveriez parmi nous que _des vengeurs de la Maçonnerie_... et que nous
serions _toujours prêts à punir le parjure_[92].»

  [92] _Ibid._, p. 55.

«On le conduit alors à l’_autel_. Là, on lui met à la main gauche un
_compas_ ouvert dont une des pointes est tournée vers _le sein gauche_;
sa main droite est posée sur le glaive de l’ordre; il pose le genou sur
une des marches, la jambe droite en équerre[93].»

  [93] _Ibid._, p. 54.

Le serment prêté, le Vénérable donne au profane devenu maçon le
_tablier_, les _gants_ «que vous donnerez, dit-il, à la femme que vous
estimez le plus[94]». Puis, il lui fait connaître les _mots_, _signe_ et
_attouchement_; et lui explique le sens de ces choses.

  [94] _Ibid._, p. 57.

«Le _mot de passe_ est T... un des fils de Lameth... Bientôt vous
apprendrez sa vraie signification:

«Le mot d’_ordre_... vous apprendra _que nous faisons tout en
équerre_...

«L’_ordre_, en loge, est d’être debout, et de porter à plat la main
droite sous la gorge, les quatre doigts serrés, et le pouce écarté, en
forme d’équerre.

«Le _Signe_ dit _guttural_ est de se mettre à l’ordre, de retirer la
main horizontalement, et la laisser tomber perpendiculairement.

«L’_Attouchement_ se fait en se prenant mutuellement les quatre doigts
de la main droite; on pose le pouce sur la phalange de l’index, et par
un mouvement invisible, on frappe les trois coups de l’apprenti.

«_Batterie_. Trois coups, _oo, o_.

«Pour la _marche_: se mettre à l’ordre, le corps légèrement effacé,
porter en avant le pied droit, approcher en travers le pied gauche,
talon contre talon, en équerre. Répéter _ce pas_ par trois fois, et
faire _le signe_ en guise de salut[95].

  [95] _Ibid._, p. 58.

Voilà comment les francs-maçons reçoivent _la lumière_.

«La cordialité, prétend quelque part M. About[96], rachète les côtés
enfantins du rite»; pour moi, quand je songe que ce sont parfois des
hommes partout ailleurs sérieux qui pratiquent ces choses, et avec
l’exaltation que je rencontre dans la plupart des discours maçonniques;
et que c’est pour de tels rites, vides assurément du sens de Dieu, et de
tout sens, qu’un si grand nombre de ces hommes s’éloignent de la
religion véritable, du Dieu qui les a créés, de Jésus-Christ qui les a
rachetés, je ne puis me défendre, je l’avoue, d’une compassion profonde.

  [96] _Opinion nationale_, novembre 1865.

Mais qu’êtes-vous donc, dirai-je à la Maçonnerie? Êtes-vous une Société
à prétentions philosophiques? Pourquoi donc alors toute cette
fantasmagorie. Une religion, un culte? Mais vous dites dans vos loges:
«Débarrassons l’imposante majesté de Dieu de toutes les frivolités du
culte extérieur, au moyen desquelles on enchaîne les ignorants et les
faibles[97]!» Ou bien êtes-vous une Société secrète qui cache à dessein
son secret sous des momeries? Faut-il le penser?

  [97] Discours du Grand-Maître de la Maçonnerie belge, à l’installation
    d’une loge, M. Neut., t. I, p. 143.

J’ai regardé de près ces prétendus symboles, et les explications
mystiques que vos écrivains en ont données: en fait de science et de
lumière, qu’y a-t-il là? Rien, absolument rien; tout cela est creux et
vide; ou si l’on peut dégager de là quelque chose, quelque pensée
philanthropique, je le déclare, rien de cet enseignement si étrangement
donné qui appartienne à la Maçonnerie; rien qui ne soit connu, vulgaire,
passé même chez nous, on le peut dire, à l’état de lieu-commun, grâce au
catéchisme.

Puérilité donc, que cette prétendue initiation à la lumière! Puérilité
que toutes ces cérémonies ridicules! _Puérilité_ et _sénilité_, comme le
disait Félix Pyat! Je me trompe, ce qu’au fond cela signifie, c’est
qu’on veut se passer de la religion, de la foi et du catéchisme
chrétien; voilà pourquoi on se livre gravement à ces rites bizarres,...
qui rappellent trop vraiment les vieux temps de la décadence païenne, et
les initiations symboliques qui avaient lieu dans la caverne de Mithra,
sous le Capitole[98]?

  [98] Aussi est-ce sans étonnement que j’ai vu _le Monde-Maçonnique_
    signaler la curieuse analogie de certains symboles mithriaques avec
    les emblèmes de la maçonnerie.--Avril 1876, p. 592.

Peut-être y a-t-il ici un autre motif: comme le disait un
révolutionnaire italien, célèbre dans les Sociétés secrètes: «en
apprenant tout cela au franc-maçon, on s’empare de la volonté, de
l’intelligence, et de la liberté d’un homme. On en dispose, on le
tourne, on l’étudie... Quand il est mur pour nous, on le dirige vers la
Société secrète, dont la Franc-Maçonnerie n’est que l’antichambre[99]».

  [99] Lettre du _Petit-Tigre_ à la _Vente piémontaise_, cité par
    l’auteur de l’_Église romaine en face de la Révolution_, t. II, p.
    424.

Mais n’anticipons pas sur ce grave sujet; et donnons encore quelques
détails.


III

LES TRAVAUX DE TABLE, OU BANQUETS

Les initiations ont quelque chose en apparence de terrible; mais pour
reposer nos lecteurs, voici des détails moins sombres: je veux parler
des _travaux de table_, c’est ainsi que se nomment les banquets
maçonniques.--Ici encore je copie textuellement les rituels:

Voici, selon le F∴ Ragon, et selon un autre écrivain franc-maçon, fort
accrédité aussi dans l’ordre, le F∴ Clavel, comment se passent ces
banquets:

«La salle où se fait _la mastication_ doit être, comme la Loge, à l’abri
des regards profanes. On la décore habituellement de guirlandes de
fleurs[100].»

  [100] _Ibid._, p. 76.

«Le V∴ dit: «F∴, surv∴, prévenez vos FF∴ que les travaux sont suspendus
et que nous allons nous livrer à la mastication[101].»

  [101] _Histoire pittoresque de la Franc-Maçonnerie_, par le F∴ Clavel,
    Introd., p. 30.

«Fr∴ 1er et 2e surv∴, invitez les FF∴ qui sont sous votre commandement à
se disposer à _charger_ et à aligner pour la première santé
d’obligation[102].»

  [102] _Rituel de l’Apprenti_, p. 76, 77.

«Pendant le repas, on tire _sept santés d’obligation_. Lorsqu’on tire
les santés, _la mastication_ cesse»;--c’est-à-dire qu’on cesse de manger
pour boire; et voici comment cela se fait. «Les frères se lèvent, se
mettent _à l’ordre_, et jettent leur _drapeau_ (leur serviette) sur
l’épaule gauche. Sur l’invitation du Vénérable les frères _chargent
leurs canons_ (les verres) et quand tout cela est fait, le Vénérable
dit: Mes frères, nous allons porter une santé... Nous y ferons feu, bon
feu, le feu le plus vif et le plus pétillant de tous les feux.

«Mes frères! La main droite au glaive (c’est le couteau)!

«Haut le glaive!

«Salut du glaive!

«Le glaive dans la main gauche!»

Tous les couteaux se lèvent et se saluent.

Après ce mouvement brillant, on met la main _aux armes_, c’est-à-dire
aux verres:

«Haut les armes!

«En joue!--Ici, les frères approchent le verre de leur bouche.

«Feu!--On boit une partie de ce qu’il y a dans le verre.

«Bon feu!--On boit encore une partie.

«Le plus vif et le plus pétillant de tous les feux!--On vide le verre.»

Pour annoncer la première santé, «Le Vénérable commande l’exercice
ainsi:

«Attention, mes FF∴! la main droite aux armes!

«Haut les armes! En joue!

«1er feu! A la santé de S. M. l’Empereur!

«2e feu! A la santé du Prince Impérial, de l’Impératrice et de la
Famille Impériale.

«3e feu! A la gloire de la France[103]»!

  [103] _Rituel de l’Apprenti_, p. 77.

Et l’exercice se poursuit ainsi:

«F∴ armes au repos!--On approche le verre de l’épaule droite.

«En avant les armes! Signalons nos armes!

«Un!--A ce commandement, on approche le verre de l’épaule gauche.

«Deux!--On le ramène à l’épaule droite.

«Trois!--On le reporte en avant.

«Un! Deux! Trois!--A chacun de ces temps les frères font un mouvement
par lequel ils descendent graduellement _le canon_ vers la table. Au
troisième, ils le posent avec bruit et ensemble, de manière qu’on
n’entende qu’un seul coup[104].»

  [104] _Ibid._, p. 82.

On en fait autant du _glaive_, c’est-à-dire du couteau.

Vraiment, il est assez difficile ici, quelque gravité qu’on veuille
apporter à cette étude, de ne pas sourire un peu. Et quand
involontairement, en lisant ces choses, certains noms propres se
présentent à la mémoire, et que, par la pensée, on voit là certains
hommes qu’on croyait graves, on éprouve un triste étonnement.

Et comment ne pas se rappeler aussi ces banquets de joyeux bons vivants,
comme le siècle dernier en a tant vus dans les temples maçonniques,
cette philanthropie _inter pocula_, et comme disait en 1852 le
_Constitutionnel_, «ces bons drilles des loges maçonniques, célébrant
l’amour et le vin aux soupers du caveau. Depuis lors, ajoutait le
_Constitutionnel_, les choses ont bien changé; les drilles
philosophiques et anacréontiques, endormis dans le vin versé par
l’athéisme, se sont réveillés dans le sang versé par les
révolutions...[105]»

  [105] M. Neut, t. I, p. 285.

Et comment ne pas sourire encore lorsqu’on entend ces grands
réformateurs exposer la théorie maçonnique du plaisir, et présenter la
Maçonnerie comme une espèce d’île de Calypso où règne un printemps
éternel, que ne troublent jamais les orages?

«La science a _ses moments d’intervalle_; l’homme est par nature _ami
des plaisirs_; ceux que la Maçonnerie vous offrira satisferont et votre
cœur et _vos sens_; là se trouve un asile _où règne un printemps
éternel, où les fleurs s’épanouissent sans cesse, où la tempête ne mugit
jamais_[106].»

  [106] Discours prononcé par le F∴ Frantz Faider, à l’occasion de son
    installation comme _Vénérable_ de la Loge de _la Fidélité_, de Gand,
    2 juillet 1846. M. Neut, t. I, p. 286.

Mais c’est assez sur tout ceci: le moins qu’on puisse dire, assurément,
c’est qu’il est permis de ne pas trop compter, pour le progrès réel de
la vertu dans l’humanité, sur ce côté de la Maçonnerie.

«Cela, disait le révolutionnaire italien que nous citions tout à
l’heure, est trop pastoral et trop gastronomique; mais cela a UN BUT
qu’il faut encourager sans cesse... C’est sur les loges que nous
comptons pour doubler nos rangs.»

Nous reviendrons sur ce BUT.


IV

LES RITES ET LES MYSTÈRES MAÇONNIQUES

Nous entendions tout à l’heure les francs-maçons nous dire:
«Débarrassons l’imposante majesté de Dieu _de toutes les frivolités du
culte extérieur, de toutes les erreurs au moyen desquelles on enchaîne
les ignorants et les faibles_. Il n’y a, en fait, _aucune religion que
puisse embrasser l’être intelligent_[107].»

  [107] Installation de la Loge _l’Espérance_, à Bruxelles, 26 novembre
    1848, discours du sérénissime Grand-Maître national de Facqz, cité
    par M. Neut.

Ils disent cela, et immédiatement ils se donnent le plus complet
démenti; car ils ajoutent:

«Cependant l’homme est essentiellement religieux. Il éprouve le besoin
d’un culte qui soit digne de lui et de l’être supérieur auquel il le
consacre.»

«Eh bien! M∴ F∴, QUE LA MAÇONNERIE SOIT POUR NOUS CETTE RELIGION!...
Soyons ses apôtres fervents; initions à SES MYSTÈRES[108]!»

  [108] M. Neut, t. I, p. 142.

Ses mystères: voyons-en donc quelque chose.

Dans le _tracé_ officiel de la fête maçonnique célébrée en l’honneur de
Léopold Ier, entre autres cérémonies, on vit le Grand-Maître se rendre
_à l’autel_ où brûlait _le feu sacré_ (le feu, _cet unique
purificateur_, comme ils disent), et offrir _à l’ombre vénérée_ des
_libations_:

«Ombre vénérée de notre auguste frère, entends ma voix! Au nom de tous
les maçons réunis dans ce temple, je t’offre _l’eau_, je t’offre _le
vin_, je offre _le lait_...[109]»

  [109] M. Neut, t. I, p. 165.

_L’eau_, _le vin_, _le lait_, voilà donc les hommages et les secours,
aussi vides que solennels, que l’_ombre_ du roi des Belges reçut de ses
confrères en maçonnerie.

Ce goût des rites, des cérémonies, ils le poussent si loin qu’à ma
grande surprise, j’ai trouvé dans les livres maçonniques jusqu’à la
parodie de nos Sacrements, un _Baptême_, une _Confirmation_, une _Cène_!

Oui, il y a un baptême _maçonnique_, car ils veulent prendre aussi, et
comme ils disent, adopter les enfants. Et voici comment ils procèdent:
je ne cite qu’un de ces rites: «... Le parrain tient de la main droite
le fil d’un aplomb, de manière que l’extrémité inférieure de l’aplomb
soit en face du cœur du Louveton (l’enfant); le premier surveillant
touche de la main droite le côté du cœur du Louveton et dit: «Que la
ligne verticale de l’aplomb t’enseigne à marcher droit[110].»

  [110] _Histoire de la Franc-Maçonnerie_, par Dubreuil, t. 2, p, 139.

Je reproduis ici textuellement le récit d’un baptême, tel qu’il est
donné dans le _Monde-Maçonnique_:

«La loge de _la Parfaite-Union_, à l’Orient de Rennes, célébrait le
lundi, 13 septembre 1858, ce que les anciens Maçons appelaient un
_baptême maçonnique_. Le F∴ Guillet, _Vénérable_, présidait cette
cérémonie avec l’expérience que lui donnent trente-cinq ans de
Maçonnerie... _Les portes du temple_ s’ouvrent... le Vénérable fait
approcher l’enfant de _l’autel_. Sur une table placée au milieu du
temple brillent, dans l’argent et le cristal, le pain, les fruits, l’eau
et le vin, le miel et le lait, qui doivent servir _aux cérémonies de
l’initiation_... Le Vénérable, en partageant _aux parrains_ ce repas,
qui rappelle les agapes des premiers chrétiens, leur adresse quelques
mots heureux, empreints d’une douce morale; il termine _en bénissant
l’enfant_[111]. Etc.»

  [111] _Le Monde-Maçonnique_, juillet 1872, p. 202.

Le 16 juillet 1870, la Loge les _Amis-Réunis_, de Bordeaux, _adoptait_
huit enfants: deux filles et huit garçons; et le F∴ Delboy leur disait:
«Puissent vos esprits s’ouvrir à la lumière maçonnique! Que les rayons
de la vérité illuminent vos esprits, comme font les rayons du soleil
dans les cieux, quand se lève le matin.» Mais quelle est cette _lumière
maçonnique_? Le prédicateur maçonnique l’expliquait: c’est, disait-il,
_la liberté de penser_, qu’il faut mettre, ajoutait-il, _au-dessus de
toutes choses_[112].

  [112] _Le Monde-Maçonnique_, t. 1, p. 403.

Voici maintenant une Confirmation. Après les épreuves préliminaires, on
entend le bruit du tonnerre précédé d’éclairs, et on semble aussi
entendre des murs s’écrouler avec fracas: «Le bruit et le fracas que
vous avez entendus, dit le Vénérable, accompagnent ordinairement les
premiers pas de ceux qui commencent à marcher dans la carrière
maçonnique...»

«Alors un cliquetis d’armes et des détonations d’armes à feu se font
entendre de loin...

«Le préparateur fait ensuite marcher l’initié à reculons, pour qu’il
apprenne par là qu’on n’a rien sans peine.»

On lui fait boire aussi le calice d’amertume, symbole de la peine qu’il
y a à confesser ses défauts; car on a commencé par lui demander cette
confession[113].

  [113] _Histoire de la Franc-Maçonnerie_, par Dubreuil, t. II, p. 139
    et suiv.

Quelques détails maintenant sur la Cène maçonnique:

«Au fond de la loge, vers l’Orient, est un triangle en forme de gloire,
avec le nom de Jéhova, en caractères hébraïques; du côté du midi, dans
un transparent, un soleil qui s’élève au-dessus d’un tombeau. Près de ce
transparent, on place une table, sur laquelle il y a _un agneau_ en
pâtisserie, un couteau, une coupe et un vase de vin... Un chandelier à
trois branches est _sur l’autel_.

«Le Vénérable, _encense_ différentes fois le chandelier à trois
branches... Alors _le maître des cérémonies_ découpe _l’agneau_... Le
Vénérable prend le plat sur lequel se trouve l’agneau découpé, et
présente le plat au Frère qui est à sa droite en disant: «Prenez et
mangez!...» Ensuite il prend la coupe, il boit, et la présente au Frère
qui est à sa droite en disant: «Prenez et buvez!» Et il donne le baiser
de paix[114].»

  [114] _Ibid._

Ainsi donc, ils sont Prêtres, ils sont Pontifes: ils baptisent, ils
confirment, ils communient.

O inconséquence de la pauvre humanité! ou plutôt, ô besoin éternel du
cœur de l’homme que Dieu a fait religieux, et qui ne peut, quoi qu’il en
ait, se passer de religion! S’il rejette celle que Dieu lui-même a
donnée au monde, il sera forcé de s’en faire une autre à sa guise, bien
étrange assurément, mais qui lui plaira, parce qu’elle sera de sa façon.
Voilà donc des hommes dont beaucoup se croiraient humiliés, presque
déchus de leur dignité d’hommes, si on les surprenait pratiquant les
devoirs du Christianisme, et qui, entre eux, dans le secret de leurs
mystères, observent gravement un culte et des rites, tels qu’il est
difficile d’en imaginer de plus bizarres.

Un souvenir nous revient ici à la mémoire.

Robespierre, lui aussi, voulut un jour faire le Pontife. Il apparut,
élégamment, solennellement vêtu, tenant à la main un bouquet de fleurs
qu’il offrit à l’Être Suprême, fondateur de la république. «Et pourquoi
pas? dit à ce propos le P. Lacordaire. Pourquoi un magistrat, couvert
d’habits solennels, n’aurait-il pas offert à Dieu l’une des choses les
plus pures et les plus aimables de la création, un bouquet de fleurs? Il
tomba cependant sous le coup d’un ridicule accompli.»

C’est qu’en effet la religion est un domaine réservé; et le sacrilége
ici ne sauve pas la parodie du ridicule. Non, il ne suffit pas d’un
cordon bleu et d’un soleil d’or sur la poitrine pour animer de vains
simulacres, et sacrer des Pontifes sans caractère et sans mission. Si le
culte, si les sacrements chrétiens sont augustes et vénérables,
sachez-le, c’est qu’il y a là ce que Dieu seul y a mis, ce que Dieu seul
y pouvait mettre. Mais vous, que pouvez-vous mettre dans vos rites
bizarres et dans vos creux symboles? Voilà pourquoi, je le répète, vos
pratiques sont ridicules, quand elles ne sont pas impies. La foi
s’indigne, et le sens commun vous prend en pitié.

Pauvres hommes, vous rejetez la réalité, et vous vous prenez à des
ombres! Et ces ombres vous suffisent, parce que c’est vous qui les avez
faites. Païens d’une nouvelle espèce, vous adorez les œuvres de vos
mains. Mais votre temple, comme votre âme, est vide: on y cherche en
vain la Divinité.


V

LE CHEVALIER KADOSCH

Je voudrais quitter enfin ce triste sujet; je ne le puis pas, sans dire
quelques mots des hauts grades maçonniques, ceux qu’on ne confère qu’aux
Maçons éprouvés, dont l’éducation maçonnique est complète; et, sans
vouloir trop regarder au fond de ces mystères, ni en rechercher le
dernier mot; soit que ces mystères ne cachent rien du tout, soit qu’ils
cachent quelque chose, je demande s’il y a rien de plus suspect, de plus
absurde que toute cette fantasmagorie?

M. Louis Blanc disait-il la vérité quand il écrivait: «Comme les trois
grades de la Maçonnerie ordinaire (apprenti, compagnon, maître),
comprenaient un grand nombre d’hommes opposés par état et par principes
à tout projet de subversion sociale, les novateurs multiplièrent les
degrés de l’échelle mystique à gravir; ils créèrent des arrière-loges
réservées aux âmes ardentes; ils instituèrent les hauts grades d’_élu_,
de _chevalier du Soleil_, de _la stricte observance_, de _Kadosch_ ou
homme régénéré: sanctuaire ténébreux, dont les portes ne s’ouvraient à
l’adepte qu’après une longue série d’épreuves, calculées de manière à
constater les progrès de son éducation révolutionnaire, à éprouver la
constance de sa foi, à essayer la trempe de son cœur. Là, au milieu des
pratiques tantôt puériles, tantôt sinistres..., etc.[115]»

  [115] _Histoire de dix ans_.

Examinons donc un moment de près ces hauts grades de la Maçonnerie, et
entre autres le grade de _Chevalier Kadosch_, celui dont les doctrines,
dit le frère Ragon, «forment le complément essentiel de la _véritable_
Maçonnerie».

«Ce grade, dit-il encore, porte avec raison le titre de _nec plus
ultra_: les trois degrés au-dessus ne sont qu’administratifs.»

Eh bien, comment se fait l’Initiation à ce grade suprême?

L’Élu traverse quatre appartements, l’initiation s’accomplit dans le
quatrième:

«Le _premier appartement_ est tendu en noir, éclairé par une seule lampe
triangulaire, suspendue à la voûte. Il communique à un caveau, espèce de
_cabinet de réflexion_, où se trouvent confondus _les symboles de la
destruction et de la mort_...

«_Deuxième appartement_. Il est tendu en blanc. Deux autels occupent le
centre; sur l’un, est une urne pleine d’esprit de vin qui éclaire la
salle; sur l’autre autel est un réchaud de feu avec de l’encens à
côté...

«_Troisième appartement_. La tenture est bleue, la voûte est étoilée, il
n’est éclairé que par les trois bougies jaunes.

«_Quatrième appartement_. Là se tient le conseil souverain des grands
élus chevaliers _Kadosch_. Il est tendu en rouge, le local est éclairé
de douze bougies jaunes.

«Parvenu dans _ce divin sanctuaire_, le candidat apprend _les
engagements qu’il contracte_; puis, on lui fait monter et descendre «une
échelle mystérieuse, qui, par sa forme, rappelle le Delta».

«Les emblèmes de ce grade sont «une croix», avec «un serpent à trois
têtes».

«Le _serpent_ désigne le mauvais principe. Les _trois têtes_ du serpent
sont l’emblème du mal qui s’est introduit dans les _trois hautes classes
de la société_. Une tête du serpent porte une _couronne_, et indique
_les souverains_; une autre tête porte _une tiare_ ou _clef_, et indique
_les papes_; une autre porte _un glaive_ et indique _l’armée_.

«Le Grand-Initié doit veiller _à la répression de ces abus_...

«Comme gage de _ses engagements_, le récipiendaire _abat, avec le
poignard, les trois têtes du serpent_[116]»: c’est-à-dire la couronne,
la tiare, et l’épée.

  [116] Explication du grade de Grand-Élu, Chevalier Kadosch, par le F∴
    Ragon. Ouvrage loué par le Grand-Orient.

Le ridicule ici, on le voit, se mêle à l’horreur, et c’est bien le cas
peut-être de redire avec le poète:

    _Hæ nugæ seria ducunt!_




TROISIÈME PARTIE

Action politique et révolutionnaire de la Maçonnerie


Ces initiations, ces degrés, ces épreuves successives, ont un but! Avant
de confier son dernier secret à quelques rares élus, la Maçonnerie
éprouve ses adeptes: elle veut savoir s’ils seront capables de descendre
dans les mines qu’elle creuse sous les édifices sociaux: ce n’est pas
nous qui parlons ainsi, c’est M. Louis Blanc dans son _Histoire de
Dix-Ans_: à propos de la Franc-Maçonnerie, «il importe, dit-il,
d’introduire le lecteur «dans LA MINE que creusaient alors, _sous les
trônes, sous les autels_, DES RÉVOLUTIONNAIRES bien autrement profonds
et agissants que les encyclopédistes».

Le côté redoutable de la Franc-Maçonnerie le voici donc: c’est sa
profonde et incessante action politique, sociale et révolutionnaire.
Là-dessus, M. Henri Martin a dit le vrai mot: «_La Maçonnerie_, écrit
l’auteur de l’_Histoire de France_[117], _est le laboratoire de la
révolution_.» M. Félix Pyat, de son côté, appelle la Franc-Maçonnerie
«_l’Église de la révolution_»[118].

  [117] T. XVI, p. 595.

  [118] _Le Rappel_, cité par le _Monde maçonnique_, mai 1870.

Qu’on ne nous redise donc plus que la Maçonnerie fait de la
bienfaisance: c’est possible, mais cela ne l’empêche pas de faire autre
chose, et le _Monde-Maçonnique_ a pris soin de nous avertir que la
bienfaisance n’est pas LE BUT, mais un des moyens, et DES MOINS
ESSENTIELS, de la Maçonnerie.

Qu’on ne nous oppose pas non plus les constitutions maçonniques qui
disent: «La Franc-Maçonnerie ne s’occupe pas des constitutions des
États; dans la sphère élevée où elle se place, elle respecte les
sympathies politiques de chacun de ses membres; dans ses réunions, toute
discussion à ce sujet est formellement interdite[119].» De même le
règlement du Grand-Orient de Belgique portait textuellement, article
135: «Les Loges ne peuvent en aucun cas s’occuper de matières
politiques.»

  [119] Article 2 de la Constitution française.

Je reconnais ici encore les vieilles traditions de tactique et de
mystère dont la Maçonnerie, à son origine, avait besoin de se couvrir
pour tromper les gouvernements et la foule des dupes: mais dans la
réalité, que sont aujourd’hui ces formules surannées? Contradiction ou
mensonge.

Qu’on ne vienne pas non plus nous dire: Les questions politiques et
sociales, la Maçonnerie, si elle s’en occupe, elle ne le fait que d’une
manière générale et inoffensive; jamais elle ne descend de la hauteur
sereine des principes dans la région des faits, dans la sphère agitée
des applications pratiques.

Cela n’est pas, et ne peut pas être; en fait, et par la force des
choses, la Maçonnerie est une société politique et révolutionnaire; elle
exerce une influence directe sur les révolutions; elle les prépare, elle
les fait, et ceux qui, dans la Maçonnerie, marchent à la tête du
mouvement, et entraînent avec eux toute la masse des adeptes, ceux-là,
qui sont vraiment le cœur et l’âme de la Maçonnerie, ont pour but
suprême d’en faire, selon l’énergique et profonde expression de M. Henri
Martin, le LABORATOIRE DE LA RÉVOLUTION, ou selon le F∴ Pyat, L’ÉGLISE
DE LA RÉVOLUTION.

En voici des preuves péremptoires:


I

TÉMOIGNAGES MAÇONNIQUES:

M. LOUIS BLANC,--MAÇONS FRANÇAIS ET BELGES.

Il y a, sur l’action politique et révolutionnaire de la Maçonnerie, un
texte de M. Louis Blanc, dont nous citions tout à l’heure quelques
paroles, et qui donne un premier démenti aux protestations des
constitutions maçonniques:

«Il plut à des souverains, au grand Frédéric, dit M. Louis Blanc, de
prendre la _truelle_, et de ceindre le _tablier_; pourquoi non?
_L’existence des hauts grades leur étant soigneusement dérobée, ils
savaient seulement de la franc-maçonnerie ce qu’on en pouvait montrer
sans péril._

«Ils n’avaient point à s’en occuper, retenus qu’ils étaient dans les
grades inférieurs, où ils ne voyaient qu’une occasion de divertissement,
que des banquets joyeux, que des principes laissés et repris au seuil
des loges, que des formules sans application à la vie ordinaire; en un
mot, qu’une COMÉDIE de l’égalité. Mais en ces matières, _la comédie
touche au drame_, et les princes et les nobles furent amenés à couvrir
de leur nom, à servir aveuglément de leur influence, _les entreprises
latentes dirigées contre eux-mêmes_.»

Impossible de mieux peindre cette étonnante imprévoyance des princes et
de l’ancienne noblesse française, qui se jetaient aveuglément dans la
Maçonnerie, comme dans le philosophisme impie du XVIIIe siècle, et
acceptaient le rôle ridicule de comparses dans cette grande _comédie_ de
la liberté, de l’égalité et de la fraternité, sans prévoir la tragédie
qui la devait suivre de si près: impossible aussi de révéler plus
clairement le plan profond de la Maçonnerie, qui déguisait, sous des
apparences séduisantes, ses _entreprises latentes_, son but secret et
subversif, sa conspiration permanente.

Et en effet, comme le disait encore M. Louis Blanc:

«L’ombre, le mystère, un serment terrible à prononcer, un secret à
apprendre pour mainte épreuve courageusement subie, un secret à garder
sous peine d’être voué à l’exécration et à la mort, des signes
particuliers auxquels les Frères se reconnaissaient aux deux bouts de la
terre, des cérémonies qui se rapportaient à une histoire de meurtre, et
semblaient couvrir des idées de vengeance: quoi de plus propre à former
des conspirateurs!»

Du reste, les maçons français et belges sont ici en parfait accord avec
M. Louis Blanc.

Ainsi, à la fête centenaire célébrée à l’Orient de Marseille, par la
Loge _la Parfaite Sincérité_, un franc-maçon, influent dans l’ordre, le
F∴ Brémond, esquissant l’histoire de la maçonnerie, disait:

«Comment ne pas admirer la persévérance de ceux qui, au XVIIIe siècle,
bravaient les préjugés religieux et SE PRÉPARAIENT _dans l’ombre et le
silence_? ILS CONSPIRAIENT, a-t-on dit. C’est possible.» Et en effet,
«lorsque du fond des loges sortirent ces trois mots: Liberté, Égalité,
Fraternité, LA RÉVOLUTION ÉTAIT FAITE[120]».

  [120] _Le Monde-Maçonnique_, février 1867, p. 613.

Et le F∴ Brémond ajoutait: «Depuis quelque temps; un nouvel élan a été
imprimé à la Maçonnerie... De toutes parts les maçons élèvent des
temples, fondent des écoles, _s’affirment devant le monde profane_...
Ils font plus encore: ils prennent UNE PART ACTIVE au mouvement du
siècle[121].»

  [121] _Ibid._

Deux ans après, en juillet 1869, avait lieu à Paris une Assemblée
générale du Grand-Orient, et là, le dernier grand-maître de la
Maçonnerie française, le F∴ Babaud-Laribière, s’exprimait, dans un
discours solennel, plus catégoriquement encore:

«La Maçonnerie, disait-il, était _intimement mêlée à tous les actes
civiques dans_ LES PREMIERS BEAUX JOURS DE LA RÉVOLUTION.

«Philosophique avant la révolution, civique sous la Constituante,
militaire sous l’empire, pendant la restauration, la Maçonnerie se
trouve _mêlée directement à la politique_, ET LE CARBONARISME ENVAHIT LE
PLUS SOUVENT LES LOGES.

Allant plus loin encore, le F∴ Babaud-Laribière déclare que c’est à la
Maçonnerie qu’on doit l’agitation POUR LA RÉFORME, qui amena la chute du
Roi Louis-Philippe, et le SUFFRAGE UNIVERSEL:

«Le SUFFRAGE UNIVERSEL ayant été mis en vigueur dans les ateliers, ce
furent des Maçons qui demandèrent les premiers _son application dans le
monde profane_: et l’on retrouverait encore leurs noms sur les
_pétitions_ pour la _Réforme électorale_ dans les dernières années du
règne de Louis-Philippe[122].»

  [122] _Ibid._, juillet 1869, p. 169.

Et enfin, il proclame «le besoin impérieux pour la Maçonnerie de prendre
part au mouvement libéral et social», et déclare que «le véritable rôle
de la Maçonnerie consiste à _devancer la société politique_».

Et n’est-ce pas hier encore que, dans une des loges les plus influentes
de Paris, les mêmes prétentions furent affichées? Là, on rendait les
honneurs funèbres à la mémoire du docteur Montanier, vénérable de la
Loge _le Progrès_, et préfet de M. Gambetta au 4 septembre; et on
exaltait ses convictions maçonniques. Et quelles étaient ces
convictions? C’était, avec _la guerre_ à la religion, _au surnaturel_,
comme il le disait, _l’étude immédiate et constante_ DE LA QUESTION
SOCIALE[123].

  [123] _Ibid._, avril 1872, p. 724.

C’est là ce que proclamait en son nom le F∴ Albert Joly, qui, lui-même,
s’exaltant pour son compte, s’écriait, aux applaudissements de la loge
tout entière:

«Que la Maçonnerie se mette donc à l’œuvre: qu’elle CONTINUE de faire
_la guerre au surnaturel_... et mette à l’étude, _mais sans aucun
retard_, LA GRANDE QUESTION SOCIALE[124].»

  [124] _Ibid._

Que devant de pareilles déclarations les dupes de la Franc-Maçonnerie
viennent donc encore nous citer les textes des constitutions
maçonniques, qui défendent de s’occuper de religion et de politique! Je
leur répondrai, moi, qu’ils ne peuvent continuer d’être dupes à ce
point, sans devenir complices.

Et, en effet, à quoi lui servirait sa vaste et puissante organisation,
si ce n’était précisément à faire descendre de la hauteur des
spéculations, pour les introduire dans le domaine des applications et
des faits, les idées élaborées au sein des loges? C’est ce qui fut
expressément et nombre de fois déclaré par des orateurs maçonniques.

Écoutons la Maçonnerie belge: voici comment, par l’organe de ses
représentants les plus autorisés, elle s’exprimait dans la grande fêle
solsticiale du 24 juin 1854, où toutes les loges étaient représentées,
et où, selon l’aveu de l’un des orateurs, on a dit tout haut ce que tout
le monde dans la Maçonnerie pense tout bas:

«Si la Maçonnerie devait se confiner dans ce cercle étroit (qui exclut
la politique), à quoi servirait _la vaste organisation, l’immense
développement_ qui lui sont donnés?... Je ne suis ici qu’un écho; je dis
tout haut ce que tout le monde pense tout bas.»

Et le même orateur poursuivait de la sorte:

«Quand j’interroge le passé de notre institution, n’y vois-je pas que la
Maçonnerie a été LA VIGIE ATTENTIVE QUI VEILLE A LA MARCHE DU VAISSEAU
POLITIQUE?

Parlant ensuite de la lutte de la Maçonnerie contre le gouvernement,
l’orateur va jusqu’à avouer que, «dans les crises politiques, _chaque
fois qu’il le fallait_, LE CENTRE, LE POINT D’APPUI DE LA RÉSISTANCE
était là, dans la Maçonnerie».

Aussi le même orateur ne craignit-il pas d’attribuer hautement à
l’organisation et à l’activité de la Maçonnerie le triomphe de ses
opinions dans le pays:

«_Si notre opinion a triomphé, je dis que c’est à la Maçonnerie qu’elle
le doit!_»

«LA MAÇONNERIE, s’écriait-il encore, S’EST MÊLÉE ACTIVEMENT AUX LUTTES
POLITIQUES[125].»

  [125] M. Neut, t. I, p. 301.

Certes, voilà, en dépit de tous les articles de constitution, des aveux,
qu’on nous passe cette expression, aussi crus que possible.

Mais voici qui va plus loin encore: dans une autre fête maçonnique, la
fête de l’Ordre, célébrée le 15 juin 1845, l’orateur de la Loge, le F∴
Émile Grisar, révélait, dans des termes et avec des images auxquels il
est impossible de rien ajouter ce qu’est au vrai la Maçonnerie, ce qui
en fait une Association si redoutable, aux étreintes de laquelle il est
si difficile qu’un pays échappe, quand une fois elle l’a enlacé:

«La Maçonnerie, disait-il, possède, _par ses affiliations, des
ressources immenses_.» Et, pour enflammer le zèle des frères, il
représentait la Maçonnerie comme «un CORPS ROBUSTE, un COLOSSE A MILLE
TÊTES, A CENT MILLE BRAS, UN GRAND INSTRUMENT DE RÉFORMES SOCIALES, UN
LABORATOIRE D’IDÉES NOUVELLES, et enfin _le précurseur de cet esprit
démocratique qui s’avance_.»

«Les cadres de _notre sainte milice_ S’ÉTENDENT DE JOUR EN JOUR,
ajoutait-il, NOS BRAS SE MULTIPLIENT, et bientôt nous pourrons ÉTREINDRE
TOUT LE PAYS[126].»

  [126] _Ibid._, p. 290.

Telle est donc la Maçonnerie; tel est son but, et sa vaste organisation:
_colosse à mille têtes, à cent mille bras_, qui jette autour de lui,
comme un réseau immense, _ses affiliations_, afin de préparer les
_réformes sociales_, d’élaborer les _idées nouvelles_, et d’_étreindre_
tout un pays.


II

LA QUESTION DU DROIT DES MAÇONS A S’OCCUPER DE POLITIQUE DISCUTÉE ET
AFFIRMATIVEMENT RÉSOLUE DANS LES LOGES

Mais ce qu’il faut bien remarquer ici, et les aveux si catégoriques que
nous venons d’entendre ne permettent pas d’en douter, c’est que ce ne
sont pas là des excès isolés ou démentis, dans la Maçonnerie; il y a
plus: la question a été officiellement agitée et résolue par les
autorités maçonniques; et des solutions données il résulte que la
Maçonnerie n’entend pas être confinée dans ses loges, que son but est de
s’emparer politiquement de la Société tout entière, et que ses loges ne
lui servent qu’à former des hommes pour lutter dans l’arène politique.

C’est ce que notamment le grand Orient de Belgique, «les colonnes
consultées et le F∴ orateur entendu dans ses conclusions», a répondu:

«La Maçonnerie n’a point pour but d’établir des principes à respecter,
_seulement dans l’étroite enceinte de ses assemblées_: C’EST LA SOCIÉTÉ
TOUT ENTIÈRE QU’ELLE A POUR OBJET; les loges sont DES ÉCOLES, où l’on
doit _former des hommes_ aux convictions raisonnées, _afin qu’ils
luttent ensuite avec vigueur dans le monde profane_, ET SURTOUT DANS
L’ARÈNE POLITIQUE[127].»

  [127] M. Neut, t. I, p. 267.

Je trouve dans la Maçonnerie italienne les mêmes déclarations; j’ai en
effet sous les yeux les procès-verbaux de l’Assemblée maçonnique
constituante, réunie à Rome du 28 avril au 2 mai 1872; là aussi dans la
séance du 2 mai, la même question a été posée, et il a été décidé, «à
une grande majorité», que «les Loges ont la faculté de discuter les
questions d’ordre religieux et politique, et que la Maçonnerie étudie
les questions sociales, SANS RESTRICTION D’ESPÈCE OU DE DEGRÉ[128]...»

  [128] _Le Monde Maçonnique_, t. XIV, p. 250.

Mais d’ailleurs, est-ce que Garibaldi--complice, et agent peut-être en
ce moment à Rome du grand persécuteur de l’Église en Allemagne--n’a pas
été grand-maître de la Maçonnerie italienne? Et quand mourut le grand
conspirateur Joseph Mazzini, que se passa-t-il? Les Loges italiennes
prirent le deuil; quelques-unes envoyèrent des députations à ses
funérailles; et le Grand-Orient d’Italie invita tous les Franc-Maçons, à
quelque nation qu’ils appartinssent, qui se trouvaient alors dans la
vallée du Tibre, à se rassembler sur la place du Peuple: «A l’heure
indiquée, une foule de Frères entouraient la bannière maçonnique qui,
pour la première fois, se montrait dans Rome, la suivirent, et
accompagnèrent jusqu’au Capitole le buste de Mazzini[129].»

  [129] _Ibid._, p. 30.

Telle est donc, sans contestation possible, la Maçonnerie: et M. Félix
Pyat avait raison de le dire, c’est l’ÉGLISE DE LA RÉVOLUTION, et le
vestibule, ou comme disait ce révolutionnaire italien cité plus haut,
l’_antichambre_ des sociétés secrètes.

Je le veux bien, elle n’est pas précisément un de ces clubs où l’on
discute chaque soir avec violence les questions politiques et sociales à
l’ordre du jour. Elle n’est pas une de ces sociétés secrètes directement
organisées pour préparer le triomphe de telle ou telle conspiration, à
l’aide du poignard ou de la bombe. Elle se soumet même, quand il le
faut, à voir nommer ses Grands-Maîtres par les gouvernements, ou à
accepter dans son sein des personnages officiels. Elle l’a fait sous le
premier et le second empires, elle l’a fait sous le roi
Louis-Philippe[130]. Mais elle n’en est pas moins une conspiration
permanente contre le fondement même, non pas tant de tel ou tel état, de
tel ou tel culte, que de toute religion et de la société tout entière:
selon la déclaration expresse des francs-maçons belges, C’EST LA SOCIÉTÉ
TOUT ENTIÈRE QU’ELLE A POUR OBJET. Elle pose les principes dont les
révolutions sont les conséquences; elle élabore les idées qui ensuite
arment les bras. C’est ainsi que _les Loges sont DES ÉCOLES où l’on doit
FORMER DES HOMMES qui luttent ensuite avec vigueur dans le monde
profane, ET SURTOUT DANS L’ARÈNE POLITIQUE_; ou, comme le dit _le Monde
Maçonnique_, «c’est ainsi que la Maçonnerie _façonne les hommes_; elle
les élève et les rend propres AUX LUTTES DU DEHORS. C’est aux
Maçons qu’il appartient ensuite de réaliser à l’extérieur ses
conceptions[131]».

  [130] Néanmoins le roi Louis-Philippe eut la sagesse de refuser pour
    son fils aîné la grande maîtrise de l’Ordre, qui lui avait été
    offerte.--_La Franc-Maçonnerie_ et la Révolution, par le P.
    Gautrelet, p. 444.

  [131] _Ibid._, t. X, p. 49.

Ainsi donc, la Maçonnerie _forme et façonne_ ses adeptes, et les
éprouve, avant de leur confier son dernier secret, afin de voir s’ils
sont capables de la servir, et de descendre dans les _mines_ que, selon
l’expression de M. Louis Blanc, «elle creuse», sous l’édifice social
pour le faire sauter.


III

JUSQUE DANS QUELS DÉTAILS LA MAÇONNERIE S’OCCUPE DE POLITIQUE

«Toutes les grandes questions de principes politiques, tout ce qui a
trait à l’organisation, à l’existence et à la vie d’un État, oh! cela,
oui CELA NOUS APPARTIENT EN PREMIÈRE LIGNE; tout cela est de notre
domaine, pour le disséquer et le faire passer par le creuset de la
raison et de l’intelligence.»

Ainsi parlait le F∴ Bourlard, Grand Orateur du Grand-Orient, dans une
occasion des plus solennelles, à la grande fête célébrée par le
Grand-Orient de Belgique, le 24 juin 1854[132].

  [132] M. Neut, t. I, p. 305.

En effet, les questions d’élections, de réforme électorale et de
suffrage universel, les pétitionnements et les agitations
révolutionnaires, l’envahissement des fonctions publiques, les grands
problèmes économiques, les plus redoutables questions sociales, telle
que l’organisation du travail, les questions d’enseignement et de
charité publique, les questions même de paix et de guerre, tout le
détail en un mot de la plus ardente politique, voilà de quoi se mêle la
Maçonnerie, et à quelles profondeurs sociales elle travaille.

Donc, quand des élections se présentent, élections nationales,
provinciales ou municipales, les Loges, en Belgique, choisissent des
candidats, leur donnent un mandat impératif, leur font jurer de le
remplir; cela fait, elles mettent au service du candidat élu et
assermenté ces _ressources immenses_, ces _mille têtes_, ces _cent mille
bras_, dont parlait tout à l’heure le F∴ Grisar. C’est ce qui est
prescrit textuellement dans l’important document maçonnique que voici:

«Un candidat Maçon sera d’abord proposé par la Loge, dans le ressort de
laquelle se fera l’élection, à l’adoption du Grand-Orient, pour être
ensuite IMPOSÉ _aux frères de l’obédience_.»

«Dans l’élection, qu’elle soit _nationale_, _provinciale_ ou
_municipale_, il n’importe, l’élection du Grand-Orient sera également
réservée:

«_Chaque Maçon_ JURERA d’employer _toute son influence pour faire
réussir la candidature adoptée_;

«L’élu de la Maçonnerie SERA ASTREINT à faire en loge _une profession de
foi_ dont acte sera dressé.

«Il sera invité à recourir aux lumières de cette Loge ou du Grand-Orient
dans les occurrences graves qui peuvent se présenter pendant la durée de
son mandat.

«L’inexécution _de ses engagements_ l’exposera à _des peines sévères;
même à l’exclusion de l’Ordre_.

«Chaque Loge pouvant juger utile de s’aider de la publicité, devra se
ménager des moyens d’insertion dans les journaux; mais le Grand-Orient
lui recommande ceux de ces journaux qui auront sa confiance»[133].

  [133] Document maçonnique cité par M. Neut, t. I, p. 267.

Ce n’est pas tout, et si le candidat, une fois élu, manque à son mandat
et à son serment, voici ce qu’alors a décidé le Grand-Orient, et de
quels _droits_ il arme les Loges, quels _devoirs_ il leur intime:

«Le Grand-Orient, sans hésitation, décide que non-seulement les Loges
ont _LE DROIT de surveiller LES ACTES DE LA VIE PUBLIQUE de ceux de
leurs membres QU’ELLES ONT FAIT ENTRER DANS LES FONCTIONS PUBLIQUES_, de
réprimander, et même de retrancher du corps maçonnique les membres qui
ont manqué _aux devoirs que leur qualité de Maçon leur impose_, SURTOUT
DANS LA VIE PUBLIQUE, etc...[134]»

  [134] _Ibid._

Ainsi, non-seulement les loges s’occupent de politique, mais encore
elles poussent leurs membres aux fonctions politiques; et, les y ayant
poussés, elles réclament le droit de les diriger, de surveiller et juger
de quelle façon ils s’en acquittent.

Quant au détail même des questions que la Maçonnerie réclame comme lui
_appartenant en première ligne_, écoutons les revendications suivantes:

«Au maçon la question de l’enseignement; à lui l’examen, à lui la
solution!

«Lorsque bientôt des ministres viendront apporter au Parlement
l’organisation de la charité... à moi, maçon, la question de la charité
publique!

«Le pays se couvre d’établissements qu’on appelle religieux... Il faudra
bien que le pays entier finisse par en faire justice, DÛT-IL MÊME
EMPLOYER LA FORCE[135]!»

  [135] Discours maçonniques, cité par M. Neut, _passim_.

Et à ces paroles les émeutes répondaient, à Bruxelles, à Mons, à Anvers,
à Liége, à Verviers! Et il fallut toute la prudence du Roi pour échapper
à une révolution.

D’autres questions plus brûlantes encore sont réclamées et agitées par
la Maçonnerie, les _questions sociales_ et en première ligne
l’_organisation de travail_.

Nous en trouvons une preuve, entre beaucoup d’autres, dans une
importante pièce maçonnique, une _circulaire_ que la Loge _la
Persévérance_ d’Anvers, en mars 1846, deux ans avant notre révolution du
24 février 1848, adressait à toutes les Loges belges, pour _soumettre à
leur sanction_ un projet développé à la fête de l’ordre par l’Orateur de
cette Loge que nous citions tout à l’heure, le F∴ Grisar.

«Il est temps, disait la circulaire, que la Maçonnerie s’occupe
activement des grandes questions qui remuent toute la société moderne.

«Travaillons, T∴ C∴ F∴, concluait la circulaire; étudions les grandes
questions sociales, et le triomphe de notre cause est assuré...»

Et en tête du projet, que trouvons-nous? _La question palpitante du
travail_, L’ORGANISATION DU TRAVAIL; et en résumé TOUS LES PROBLÈMES
DÉMOCRATIQUES.

Aussi, la circulaire, en communiquant ses projets à toutes les Loges,
ajoutait-elle:

«IDENTIFIONS-NOUS AVEC LES IDÉES DÉMOCRATIQUES QUI TRIOMPHERONT[136].»

  [136] M. Neut, t. I, p. 288.--Dans un discours prononcé à Liége, à la
    fête solsticiale de l’ordre, et qui fut reproduit et distribué à
    cinquante mille exemplaires, le F∴ Goffin développait le programme
    suivant:

    _Principes à réserver pour l’avenir._

    Suffrage universel direct.

    ABOLITION DES ARMÉES PERMANENTES, causes de ruine et d’oppression
    pour les peuples.

    SUPPRESSION DE LA MAGISTRATURE INAMOVIBLE, origine des injustices et
    des procès scandaleux.

    Abolition des traitements du clergé, désormais rétribué par les
    croyants de chaque culte.

    _Principes d’application immédiate._

    Suffrage universel pour les élections provinciales et communales,
    comme moyen d’habituer peu à peu la nation à l’exercice de son
    pouvoir souverain.

    _Instruction primaire, gratuite et obligatoire._

    ABOLITION DE L’OCTROI _et de tous les impôts de consommation_,
    remplacé par un impôt unique d’assurances.

    Suppression de la _Banque nationale_ et établissement d’un vaste
    système de _crédit foncier_, commercial et agricole.

    DROIT AU TRAVAIL RÉSULTAT DU DROIT A L’EXISTENCE.

    _Organisation du travail par la création de grandes associations
    ouvrières._

    Récompenses nationales accordées aux ouvriers laborieux et
    intelligents.

    _Réduction de tous les budgets et principalement de celui de la
    guerre._

    _Association pour rendre les derniers devoirs aux morts sans le
    concours du clergé._

    _Institution de crèches, écoles gardiennes, salles d’asiles_, bains,
    lavoirs et chauffoirs publics, boucheries et boulangeries
    économiques.

    _Abolition de la peine de mort en matière politique et CRIMINELLE._

    Tel doit être, selon moi, ajoutait l’orateur, l’ordre du jour de la
    grande réunion M∴ qui aura lieu prochainement... VOULONS-NOUS
    ÉCRASER L’INFAME ou le subir?» etc. etc.

On s’étonne quelquefois, au lendemain de certaines révolutions, de voir
se poser tout à coup, dans la presse et dans le pays, des questions
redoutables dont la masse du public ne se doutait pas la veille; par
exemple l’organisation du travail, après la révolution de février;
question qui fut traitée d’une façon si menaçante au palais du
Luxembourg, par l’assemblée des ouvriers, présidée par M. Louis Blanc,
et dont les journées de juin furent la suite; par exemple encore, la
séparation de l’école et de la religion, question que la Commune trancha
en chassant de partout les frères et les sœurs, en arrachant des écoles
les crucifix, etc.; mais ces questions, qui éclatent ainsi tout à coup,
s’agitaient depuis longtemps au sein des sociétés secrètes et des Loges
maçonniques; après s’être produites dans ces _laboratoires de révolution
et d’idées nouvelles_, dès qu’une occasion favorable se présente, elles
font explosion au dehors; l’active propagande des Loges les porte
partout; et puis, le _colosse aux mille têtes, aux cent mille bras_,
pousse aux élections, _nationales_, _provinciales_ et _municipales_, les
hommes en qui se personnifient ces idées. Ainsi se fait tout à coup cet
enlacement et _cette étreinte d’un pays_, dont nous parlait tout à
l’heure un orateur maçonnique. Puis enfin, à un moment donné, les
catastrophes éclatent. C’est ainsi que derrière les acteurs immédiats
des révolutions, il y en a d’autres, qui voyaient plus loin, et
travaillaient à de plus grandes profondeurs: ceux-là étaient les vrais
révolutionnaires, invisibles et cachés.


IV

FAITS PÉREMPTOIRES, EMPRUNTÉS A L’HISTOIRE CONTEMPORAINE

Interrogeons de nouveau ici l’histoire, l’histoire contemporaine.

Je viens de nommer la révolution de février: croit-on, par exemple,
qu’elle n’ait eu pour auteurs que les organisateurs des banquets
réformistes, et les pauvres gardes nationaux qui criaient _Vive la
réforme!_ Ce serait une naïveté étrange de le penser. D’autres, qui
n’attendaient pour se montrer que le moment favorable, l’avaient
préparée dans l’ombre, et, la victoire remportée, se hâtèrent d’en
revendiquer l’honneur; ce furent eux qui lui imprimèrent son vrai
caractère, cet esprit socialiste, qui bientôt épouvanta la France et le
monde, et fit couler dans Paris des flots de sang: au premier rang de
ces ouvriers-là, étaient les francs-maçons.

«Les combattants, écrivait le journal _le Franc-maçon_, n’ont eu besoin
que de quelques heures de lutte pour conquérir _cette liberté que la
Maçonnerie prêche depuis des siècles_. NOUS, OUVRIERS DE LA FRATERNITÉ,
NOUS AVONS POSÉ LA PIERRE FONDAMENTALE DE LA RÉPUBLIQUE[137].»

  [137] Cité par M. Neut, t. I, p. 333.

On les vit, en effet dès les premiers jours qui suivirent la catastrophe
de février, dès le 10 mars 1848, se lever, marcher dans Paris bannière
déployée, se rendre à l’Hôtel-de-Ville, et là, au nombre de 300
francs-maçons de tous les rites, représentant toute la Maçonnerie
française, offrir cette bannière au gouvernement provisoire de la
république, et réclamer hautement la part qui leur revenait dans cette
glorieuse révolution.

M. de Lamartine leur fit cette réponse qui enthousiasma les loges:

«C’EST DU FOND DE VOS LOGES, QUE SONT ÉMANÉES D’ABORD DANS L’OMBRE, PUIS
DANS LE DEMI-JOUR, ET ENFIN EN PLEINE LUMIÈRE, LES IDÉES QUI ONT JETÉ
LES FONDEMENTS DES RÉVOLUTIONS DE 1789, DE 1830 ET DE 1848[138].»

  [138] _Ibid._

Ce n’était pas assez, et la Maçonnerie voulut faire une manifestation
plus officielle encore que cette démonstration spontanée des
francs-maçons de tous les rites. En conséquence, quinze jours plus tard,
une nouvelle députation, composée de membres du Grand-Orient, revêtus de
leurs cordons maçonniques, se rendait à l’Hôtel-de-Ville; elle fut reçue
par M. Crémieux et par M. Garnier-Pagès, également revêtus de leurs
cordons; le représentant du Grand-Maître porta la parole, et dit:

«La Maçonnerie française n’a pu contenir l’élan universel de sa
sympathie pour le grand mouvement national et social qui vient de
s’opérer... Les francs-maçons saluent _le triomphe de leurs principes_,
et s’applaudissent de pouvoir dire que _la patrie tout entière a reçu
par vous la consécration maçonnique_. QUARANTE MILLE FRANCS-MAÇONS,
RÉPARTIS DANS CINQ CENTS ATELIERS, N’ONT QU’UN CŒUR ET QU’UNE AME POUR
VOUS ACCLAMER.»

Le F∴ Crémieux, membre du gouvernement provisoire, répondit:

«Citoyens et frères du Grand-Orient, le gouvernement provisoire accepte
avec plaisir votre UTILE et COMPLÈTE adhésion... LA RÉPUBLIQUE EST DANS
LA MAÇONNERIE... LA RÉPUBLIQUE FERA CE QUE FAIT LA MAÇONNERIE; elle
deviendra le gage éclatant de l’_union des peuples sur tous les points
du globe_, sur tous les côtés de notre triangle[139].»

  [139] _Le Moniteur_, 25 mars 1848.

_La République est dans la Maçonnerie_, dit le F∴ Crémieux, la
République universelle, celle qui aujourd’hui parle de faire les
États-Unis d’Europe. Eugène Sue y voyait encore autre chose; il y voyait
_le socialisme_. En effet, la loge _la Persévérance_ d’Anvers ayant
offert au _noble et courageux_ écrivain, à l’homme qui a été un des plus
grands précurseurs chez nous de l’explosion socialiste de 1848, _une
plume d’or_. Eugène Sue ne crut pas pouvoir mieux répondre à cette
_sympathie flatteuse_ qu’en faisant de la Maçonnerie belge cet éloge:
«Frères, par l’_extrême et juste influence_ que les Loges maçonniques
acquièrent de jour en jour en Belgique, CES LOGES SONT A LA TÊTE DU
PARTI LIBÉRAL SOCIALISTE[140].»

  [140] M. Neut, t. I, p. 340.

Et en effet, ne voyions-nous pas tout à l’heure les plus autorisés
francs-maçons belges placer au premier rang des questions à élaborer
dans les Loges, l’_organisation du travail_; cette question redoutable
qui a été chez nous le cri de guerre des trop fameux ateliers nationaux
organisés par M. Louis Blanc?

Un tel triomphe assurément n’était pas fait pour ralentir l’activité des
Loges; le coup d’État de 1852 vint les rappeler pour quelque temps à
plus de prudence; toutefois si l’Empire, en s’introduisant dans la
Maçonnerie, crut avoir dompté cette puissance formidable, grande et
courte fut son illusion.

Voici en effet de quelle sorte, et avec quel enthousiasme maçonnique
s’exprimait, en 1856, l’orateur d’une des plus influentes Loges de
Paris. Décrivant, telle qu’il la connaissait bien, la sourde
fermentation de la démocratie contemporaine, et annonçant «qu’un _monde
entier d’acteurs nouveaux_ se prépare à descendre sur la scène, que _des
machines inouïes_ s’ajustent, que des _frémissements sans nom_
avertissent que l’heure est proche»: «_Dans ce labeur effrayant de
l’enfantement des sociétés futures_, s’écriait-il, glorifions-nous
ensemble DE MARCHER AU PREMIER RANG DES OUVRIERS DE LA PENSÉE[141].»

  [141] _Le Franc-Maçon_, mars 1857, t. VII, p. 24: «Ce bon et beau
    discours, dit ce journal, a été couvert d’applaudissements, et
    l’impression en a été votée à l’unanimité.»

Et pour voir de plus près encore comment travaillent les _ouvriers de la
pensée_, comment, de ces hauteurs, de ces principes généraux, où les
dupes s’imaginent que la Maçonnerie plane inoffensive, les hommes des
Loges descendent dans la polémique et la politique quotidiennes, disons
un mot de la révolution de 1871 et de la Commune.

Une solennelle manifestation maçonnique eut lieu pendant la Commune, un
mois avant l’entrée des troupes dans Paris; mais fut-ce en faveur de
Versailles et de l’armée nationale? Non certes; ce fut en faveur de
l’effroyable insurrection communarde, _la plus grande révolution_, selon
le franc-maçon Thirifocq, _qu’il ait été donné au monde de
contempler_[142]. Le grand journal officiel de la Commune a raconté
cette manifestation; le F∴ Thirifocq, un des principaux auteurs de la
manifestation, l’a raconté de son côté, dans un curieux écrit publié en
Belgique et que j’ai sous les yeux[143]: pas de doute possible sur
l’esprit dont elle était animée. J’abrége les détails: je vais de suite
au fait capital.

  [142] _Appel aux francs-maçons de tous les rites_, par le F∴
    Thirifocq.

  [143] L’_Appel_ que nous citions tout à l’heure.

Le 29 avril donc[144], sur un appel fait à toutes les Loges de l’Orient
de Paris, une foule immense de francs-maçons déployant soixante-deux
bannières maçonniques, se rendit, de la cour du Louvre à
l’Hôtel-de-Ville, précédée par cinq membres de la Commune: la Commune
tout entière se présenta au balcon d’honneur pour les recevoir. La
statue de la république était là, «ceinte d’une écharpe rouge, et
entourée par les trophées des drapeaux de la Commune: les soixante-deux
bannières maçonniques vinrent se placer successivement sur les marches
de l’escalier[145]». Les Frères maçons se massèrent dans la Cour.

  [144] Le 26 avril, dans une réunion préparatoire de la grande
    manifestation du 29, le citoyen Lefrançais, membre de la Commune,
    avait fait la déclaration que voici: «J’étais de cœur avec la
    Maçonnerie, lorsque j’ai été reçu dans la Loge 183, _une des plus
    républicaines_, et je me suis assuré que LE BUT de la Maçonnerie et
    de la Commune était LE MÊME.»--Cité par le F∴ Thirifocq.

  [145] _Appel aux francs-maçons de tous les rites_, par le F∴
    Thirifocq.

«Dès que la cour fut pleine, dit le _Journal officiel_, les cris: vive
la Commune! vive la maçonnerie! vive la République universelle! se
firent entendre de tous côtés.»

Puis, après un échange de discours, dans lesquels fut proclamée l’_Union
inséparable de la Commune et de la maçonnerie_, et après que le F∴
Thirifocq eut fait la déclaration suivante: «Si nous échouons dans notre
tentative de paix, tous ensemble nous nous joindrons aux compagnies de
guerre pour prendre part à la bataille...», les députations de la
Franc-Maçonnerie, «accompagnées des membres de la Commune, sortent de
l’Hôtel-de-Ville; l’orchestre joue la marseillaise».

Dix mille francs-maçons étaient là se rendant de l’Hôtel-de-Ville à la
Bastille; descendant ensuite toute la ligne des boulevards, et montant à
travers les Champs-Élysées, cette immense colonne arrive aux remparts, y
plante les soixante-deux bannières maçonniques, parlemente avec les
généraux, à l’effet d’obtenir _une paix basée sur le programme de la
Commune_.

Et après le nécessaire insuccès d’une telle démarche, un appel aux armes
fut lancé, au moyen de ballons, _par la fédération des francs-maçons et
compagnons de Paris_, à tous les francs-maçons des départements. Cet
appel aux armes se terminait par ce cri: _Vive la République! Vivent les
Communes de France, fédérées avec celles de Paris!_

Un tel fait n’a pas besoin de commentaires.

Je sais bien que le Grand Orient, sans avoir un mot de blâme pour la
manifestation, déclara que cette manifestation n’engageait _que les
maçons qui y avaient personnellement adhéré_. Mais d’abord ils étaient
dix mille. Et ensuite, qu’importe? Et qui peut, après de tels faits,
douter de l’esprit qui anime les Loges parisiennes?

Si la révolution de 1871 a été _athée_, comme on l’a écrit, si elle a,
selon une autre horrible expression, _biffé Dieu_, ce mouvement
d’athéisme, au bout duquel il y avait de si sanglantes horreurs, où
a-t-il été plus secondé que dans ces Loges parisiennes, qui, elles
aussi, ont _biffé Dieu_, et le veulent bannir du berceau des enfants
comme de la tombe des morts, de l’école comme de la vie publique, de
partout?

J’écris ces lignes au milieu de l’agitation des élections municipales de
Paris. Eh bien, sur quel terrain se débattent ces élections? Cela ne
s’était jamais vu, du moins à ce degré: sur le terrain de la morale
indépendante et de l’enseignement sans Dieu! Les candidats que les
comités les plus démocratiques patronnent, qui sont-ils? Ceux qui ont
inscrit dans leurs professions de foi l’enseignement _laïque_,
c’est-à-dire _athée_. Et voilà parmi ces candidats un des hommes les
plus considérables des Loges, membre du Grand-Orient, le F∴ Massol,
celui dont nous avons cité de si violents discours maçonniques contre
Dieu, et contre l’enseignement religieux: le voilà qui écrit dans sa
circulaire électorale, et qui affiche sur les murs de Paris, ces
doctrines; et son nom sort des urnes!

Certes, que le pauvre peuple de Paris ait ainsi tout oublié, si peu de
temps après les calamités effroyables que ces doctrines ont déchaînées
sur lui, qu’il suive toujours les mêmes guides, écoute toujours les
mêmes maîtres, et par ses votes, s’obstine à ressusciter pour ainsi dire
légalement, sous les yeux de la France stupéfiée, la Commune!... non, je
ne connais pas dans l’histoire plus effrayant exemple d’un incurable
aveuglement. Mais je n’en connais pas non plus où il soit plus facile de
toucher en quelque sorte du doigt le résultat du travail souterrain des
Loges.

Quand la Franc-Maçonnerie en est là, je comprends que ses membres les
plus francs, se sentant assez forts maintenant, et assez avancés dans
leur œuvre pour mettre de côté les anciennes précautions de langage,
disent nettement ce qu’ils veulent et où ils vont, et réclament à grands
cris, _tous les ans_, auprès du conseil de l’Ordre, l’abolition de ces
restrictions hypocrites qui ne peuvent plus tromper personne. En effet,
parmi les VŒUX exprimés tous les ans par les Loges les plus actives et
que _le Monde-Maçonnique_ énumère avec complaisance, je vois cette
réclamation décisive:

Les loges réclament hautement LE DROIT de traiter LES QUESTIONS
POLITIQUES ET RELIGIEUSES, et TOUS LES SUJETS QUI INTÉRESSENT
L’HUMANITÉ[146]; elles veulent, en un mot, que ce qui est la pratique
avérée des Loges et l’œuvre essentielle de la maçonnerie, devienne aussi
le droit pour tous, la règle écrite, la loi.

  [146] _Le Monde-Maçonnique_, t. XIV, p. 430.

                   *       *       *       *       *

Telle est donc la vérité. Le but essentiel de la Maçonnerie, le voilà:
c’est de miner tout ordre religieux et social; elle pousse,
parallèlement, et à des profondeurs égales, ses travaux de sape et de
démolition sous les autels et sous les trônes qui sont encore debout:
trop aveugle qui ne le voit pas!

Elle dit qu’elle porte un flambeau pour éclairer le monde; non, c’est
une torche, pour l’incendie.

La doctrine qui domine dans ses Loges, c’est l’impiété, c’est la
négation radicale du christianisme; et la négation, implicite mais
réelle, non pas seulement de Jésus-Christ, mais de Dieu; non pas
seulement de la religion chrétienne, mais de toute religion, de tout
culte. Les progrès qu’elle rêve pour l’humanité, les voilà.

Et la forme politique qu’elle poursuit pour réaliser ces desseins, pour
édifier cette société nouvelle, sans croyances, sans culte, sans Christ
et sans Dieu, c’est la république partout substituée aux monarchies;
mais la république démocratique et sociale.

Voilà ce qu’il y a, par la force des choses, au fond de tout ce travail
maçonnique, quelles que puissent être ici les illusions et les
inconséquences de tel ou tel franc-maçon trop abusé.

C’est le sens de ses plus hauts symboles;

Ce sont là les idées qui s’élaborent dans les Loges, et qui, grâce à
cette puissante organisation maçonnique, et à l’active propagande des
Maçons dans le monde profane, se répandent, avec une rapidité
effrayante, dans toutes les couches d’une société.

Et, au jour donné, quand les idées ont fait leur chemin, les mines
sautent.

Voilà comment, à chaque bouleversement politique et social, les Maçons
peuvent, comme au lendemain de février, _saluer le triomphe de leurs
idées_; voilà comment la Maçonnerie _se mêle activement aux luttes
quotidiennes, et descend dans l’arène politique_; voilà comment elle
est, au vrai, et selon M. H. Martin, LE LABORATOIRE _de la révolution_.




CONCLUSION


I

CONDAMNATION DE LA FRANC-MAÇONNERIE PAR L’ÉGLISE

Peut-on s’étonner après tout cela que les Papes et les Évêques aient
condamné la Franc-Maçonnerie? Et n’est-ce pas un grand devoir qu’ils ont
rempli, un grand service qu’ils ont rendu à l’humanité?

Depuis deux siècles déjà que la Franc-Maçonnerie s’est, je ne dis pas
fondée, mais développée en Europe, les Papes n’ont pas cessé d’y être
attentifs; et, au XVIIIe siècle, deux Souverains-Pontifes, Clément XII
et le savant Benoît XIV; au XIXe, Pie VII, Léon XII, Grégoire XVI, et
enfin Pie IX, ont prononcé contre cette association les condamnations
les plus motivées et les plus solennelles.

Qu’il me suffise de citer ici quelques passages de la célèbre Bulle,
_Quo graviora_, de Léon XII, et d’une récente allocution de Pie IX.

Le Pape Léon XII, dans cette Bulle, rappelle d’abord les condamnations
portées contre la Franc-Maçonnerie, depuis Clément XII, déclare cette
institution _ouvertement ennemie de l’Église catholique_, rappelle enfin
la Bulle de Pie VII, son prédécesseur immédiat; puis, il renouvelle
lui-même toutes ces condamnations:

«Gardez-vous des séductions et des discours flatteurs qu’on emploie pour
vous faire entrer dans ces sociétés. Soyez convaincus que personne ne
peut y entrer sans se rendre coupable d’un péché très-grave.»

Léon XII ajoutait, à l’adresse de ceux qui s’étaient fait illusion, les
paroles suivantes:

«Quoique l’on n’ait pas coutume de dévoiler ce qu’il y a là de plus
blâmable à ceux qui ne sont pas parvenus aux grades éminents, il est
cependant manifeste que la force de ces sociétés, si dangereuses à la
Religion, s’accroît du nombre de ceux qui en font partie.»

Ensuite, avec les accents de la plus vive charité, il conjurait ceux qui
s’étaient laissé séduire, de s’éloigner au plus tôt des loges, et il
défendait, sous les peines portées par ses prédécesseurs, de se faire
initier à la Franc-Maçonnerie.

Enfin Pie IX, pilote vigilant du vaisseau de l’Église, malgré les
tempêtes qui l’assaillent lui-même, a parlé à son tour, et rappelant,
dans son allocution du 25 septembre 1865, les avertissements donnés à la
Franc-Maçonnerie par ses prédécesseurs, il poursuivait ainsi:
«Malheureusement, ces avertissements n’ont pas eu le succès espéré, et
Nous avons regardé comme un devoir de condamner de nouveau cette
société; attendu que, par ignorance peut-être, pourrait surgir l’opinion
fausse qu’elle est inoffensive, qu’elle n’a de but que la bienfaisance,
et ne saurait, par conséquent, être un péril pour l’Église de Dieu.»

C’est là, en effet, dans cette illusion, que se trouve le piége et
l’appât de la Maçonnerie. Le Saint Père après l’avoir signalé, ajoute:

«Nous condamnons cette société maçonnique--et les autres sociétés du
même genre qui, tout en étant de forme différente, tendent au même
but--sous les mêmes peines que celles spécifiées dans les constitutions
de nos prédécesseurs; et cela regarde tous les chrétiens, de toute
condition, de tout rang, de toute dignité, et par toute la terre.»

C’est pourquoi tous les évêques de Belgique, dans une circulaire
collective sur la Franc-Maçonnerie, faisaient la déclaration suivante:

«Il est rigoureusement défendu d’y prendre part, et ceux qui le font
sont indignes de recevoir l’absolution, aussi longtemps qu’ils n’y ont
pas sincèrement renoncé[147].»

  [147] Circulaire de l’Épiscopat belge, décembre 1837.

C’est pourquoi encore les Évêques d’Irlande, réunis à Dublin, en avril
1861, dans une lettre pastorale adressée au clergé et aux fidèles de
leurs diocèses, signalaient, entre autres périls contemporains, la
franc-maçonnerie, et disaient: «C’est pour nous un devoir sacré de vous
éloigner de ces sociétés funestes, et nommément de celle des
_francs-maçons_.»

C’est pourquoi enfin, car ces citations suffisent, les Évêques de la
libre Amérique du Nord, réunis en Concile à Baltimore, signalèrent aussi
et condamnèrent, dans une lettre pastorale adressée à leurs diocésains,
la société maçonnique.

En France, combien de fois l’Épiscopat n’a-t-il pas élevé la voix pour
redire les condamnations pontificales et dévoiler l’incompatibilité de
la Maçonnerie, avec le Christianisme!

Ce que les Évêques pensent de la Franc-Maçonnerie en France, en
Belgique, en Angleterre, en Amérique, ils le pensent également en
Allemagne. J’ai sous les yeux, en ce moment, l’écrit publié par Mgr de
Ketteler. La conclusion de cette calme et savante discussion est
celle-ci:

«Voilà donc d’un côté l’Église catholique, et de l’autre la moderne
Franc-Maçonnerie. Ici, l’œuvre de Dieu, l’œuvre du Christ, et de tous
ceux qui croient en Jésus-Christ; là, l’œuvre des hommes qui renient
Dieu et son Christ, ou du moins les abandonnent. Un catholique qui
devient franc-maçon _déserte le temple du Dieu vivant pour travailler au
temple d’une idole_.»

Au reste, il y a des francs-maçons eux-mêmes qui en conviennent; ainsi
le _Monde-Maçonnique_ cite ces paroles de Mgr l’Évêque d’Autun: «Si l’on
veut rester franchement chrétien, on ne saurait être en même temps
franc-maçon.» Puis le journal franc-maçon ajoute nettement et avec
sincérité: «Le prélat A RAISON de parler ainsi. C’est son droit, c’est
son devoir[148].»

  [148] _Le Monde-Maçonnique_, mai 1866, p. 2.


II

QUE CONCLURE POUR LA PRATIQUE

Voilà donc quels sont les faits. J’ai simplement exposé ce qui est, ce
qui se dit, ce qui se fait, dans la Maçonnerie.

Est-ce à dire cependant que toutes les choses maçonniques sont
antichrétiennes, et tous les franc-maçons des impies?

J’ai fait ici les distinctions et les réserves nécessaires.

Oui, il y a des francs-maçons, qui ne savent pas même que l’Église a
condamné la Franc-Maçonnerie; chez qui, _par ignorance_, comme le disait
le Pape Pie IX, _a pu surgir l’opinion fausse que la Franc-Maçonnerie
est inoffensive et n’a de but que la bienfaisance_, la philanthropie, et
la morale; et qui, n’étant pas initiés aux profondeurs de la société
maçonnique, n’aperçoivent pas, sous ces grands mots qui retentissent
sans cesse dans les Loges, l’impiété, la guerre faite au Christianisme,
l’appoint donné aux révolutions.

Eh bien! dirai-je à ces francs-maçons non encore désabusés, si c’est la
philanthropie qui vous attire, qu’avez-vous besoin d’être maçons? Soyez
chrétiens, il suffit. Est-ce que toute bienfaisance n’est pas dans le
Christianisme? N’est-ce pas lui qui a donné au monde la charité[149]? La
charité, vertu plus féconde, qui apporte à l’homme des lumières et des
dévoûments que la simple philanthropie n’égala jamais. Oui, la Charité
porte la philanthropie à des sommets, où, d’elle-même, celle-ci ne
serait jamais montée, et d’où elle lui découvre des horizons nouveaux et
sans limites: en un mot, la Charité appuie le pauvre cœur humain sur le
cœur de Dieu, et, sans écarter aucun des motifs purement humains d’aimer
les hommes, elle donne à l’amour de l’homme pour l’homme l’idéal pur,
fécond, infini, de l’amour même de Dieu pour l’humanité.

  [149] Impossible de ne pas redire que les francs-maçons ont déclaré
    que la Bienfaisance est _un des caractères les moins essentiels_ de
    la Franc-Maçonnerie; et au fond rien de moins charitable que la
    Maçonnerie, témoin les aveux de beaucoup de ses membres: le F∴
    Accary père, membre du chapitre de la _Persévérante Amitié_, disait
    naguère au Grand-Orient de France près duquel il était délégué: «La
    Franc-Maçonnerie, d’après l’art. 1er de la constitution, a pour
    objet la bienfaisance. Cependant, à l’exception de notre _Maison de
    secours_ (dont les ressources sont si exiguës que je m’étonne
    qu’elles soient mentionnées dans une fête solsticiable), _je ne vois
    rien qui atteste la manière dont la Franc-Maçonnerie exerce la
    bienfaisance_.»--Voir le _Globe_, revue maçonnique, t. III, p. 163.

Et la morale! rendre les hommes plus vertueux! Certes à cette
prétention, si elle est efficace, le Christianisme ne pourrait
qu’applaudir; car c’est ce qu’il veut lui-même, avant la Maçonnerie, et
plus que la Maçonnerie. Mais expliquons-nous: comment la morale chez
vous est-elle entendue, je ne dis pas par tel ou tel franc-maçon trompé,
qui n’a pas franchi tous les degrés de l’initiation et ne les franchira
jamais, mais par la Franc-Maçonnerie et par ses chefs, dont j’ai cité
les textes? Il s’agit d’une morale qui dispense de toute religion, d’une
morale sans Dieu et sans aucune religion: en d’autre termes, la
maçonnerie veut que l’homme vive sans culte, sans prières, sans autels,
sans Dieu et sans Christ sur la terre.

Eh bien! cette doctrine, qu’est-ce autre chose que l’athéisme pratique?

Point donc de prétextes.

De deux choses l’une: ou vous savez ce qu’est la Maçonnerie, ou retenus
dans les grades inférieurs, vous ne le saurez jamais; et alors ou vous
travaillerez efficacement à l’œuvre maçonnique, ou vous n’y travaillerez
pas: dans le premier cas, vous trahissez évidemment votre conscience et
la foi chrétienne; dans le second cas, que faites-vous là?

Il faut vraiment des temps de décadence philosophique comme les nôtres
pour passer par dessus de pareilles contradictions, et associer de
telles incompatibilités.

Si vous êtes chrétien, n’entrez donc jamais dans les loges, sous aucun
prétexte; ou même si vous êtes simplement homme sérieux, ennemi des
fantasmagories ridicules et des mystères suspects, éloignez-vous de là!
ou si, séduit par l’enseigne, et par vos bonnes intentions, vous y avez
mis le pied: retirez-vous.

Il se fait là, malgré vous, une œuvre radicalement antichrétienne,
lamentable pour le salut des âmes, et combien de fois n’avons-nous pas
la douleur d’en voir de près les funestes résultats!

Comment, d’ordinaire, entre-t-on dans les Loges? Un jeune homme a vingt
ans; il est inexpérimenté, ardent, généreux; il a des amis, un peu plus
âgés, qui déjà ont été recrutés par la propagande maçonnique. «Est-ce
que, lui disent-ils, tu ne voudrais pas venir avec nous?» Le jeune homme
d’abord hésite, «Que faites-vous là?» demande-t-il. On lui vante le but
de la société, les amis qu’on y rencontre; on lui parle de philanthropie
et de progrès; peu à peu on l’attire par ces grands mots; il consent
enfin à se laisser faire; le voilà pris: et le premier pas une fois
fait, l’initiation une fois reçue, peu à peu les liens se resserreront;
et même quand il serait entré là avec quelques principes religieux
encore, bientôt, l’esprit qui souffle dans les Loges le pénétrant, toute
croyance s’en ira de son intelligence, et toute observance religieuse de
sa vie.

Et, en fait, dans la pratique quotidienne de la vie, que voyons-nous?
C’est que, pour l’immense majorité de ses membres, la Maçonnerie tient
lieu de toute religion; c’est que les hommes qui fréquentent les loges
ne se rencontrent plus dans les temples chrétiens. La Loge remplace
l’Église. C’est fini, plus de foi, plus de prière, plus d’Évangile, plus
de sacrements. Pour eux, la religion n’existe plus. Ces vagues
aspirations, cette morale sans Dieu, ces cérémonies vaines, ces creux
symboles leur suffisent, et peu à peu ils se laissent aller à n’avoir
plus d’autre religion, ni d’autre culte. Sont-ils initiés à quelque
charge et décorés de quelques insignes maçonniques, c’est bien pire
encore; les liens se resserrent et les enlacent de plus en plus;
l’éloignement pour tout ce qui est religion augmente; la loge les
enchaîne pour jamais; et quand vient l’heure de la mort, quand la
famille, en larmes et en prières, les conjure de songer à leur salut et
à leur âme, trop souvent, hélas! c’est en vain. J’en ai vu, de ces
obstinations inexplicables, chez des hommes touchés d’ailleurs du zèle
et de l’affection d’un bon prêtre, inclinés par lui au Christianisme, et
à qui il ne manquait plus pour être tout à fait chrétiens, que ce
dernier pas, cet acte de foi, cette nécessaire adoration de
Jésus-Christ; mais non, et la cause secrète de ces résistances était là;
pas ailleurs: la Maçonnerie avait mis la main sur eux, pesait sur leur
âme, et ils n’osaient pas, même à leur lit de mort, se reconnaître et
s’affranchir. Combien de familles chrétiennes savent que ce que je dis
là n’est que trop vrai, et ont dû à la Maçonnerie cette suprême douleur!

Pour nous, pasteurs des peuples, certes, ce n’en est pas une médiocre
que de voir dans ce siècle tant d’âmes, si bien faites pour être
chrétiennes, et si près de l’être, s’éloigner ainsi de nous, et chercher
ailleurs, dans le vide et dans le faux, sans nous et contre nous, les
lumières, les vertus, les progrès, dont la divine religion du Sauveur
des hommes est la source féconde, la seule et puissante inspiratrice.

Quel malheur, et quel sujet de larmes amères de voir tant d’hommes, que
nous aimons, perdre ainsi leurs forces et leur vie à essayer de bâtir
sans Dieu et contre Dieu!

                   *       *       *       *       *

Je termine ici cette étude sur la Franc-Maçonnerie. Je l’ai faite sans
amertume contre les personnes, mais non sans une tristesse profonde, en
voyant les déplorables dissentiments de tant de nos contemporains, avec
la Religion au sein de laquelle ils sont nés, et cette puissante
organisation dans le monde de l’incroyance ou de l’indifférentisme
religieux! Ce qui me cause aussi une inconsolable douleur, c’est de
voir, par suite, tant de natures généreuses, tant d’efforts égarés; des
bonnes volontés sincères se trompant d’objet; le progrès du monde pris à
rebours, en sens contraire de sa direction véritable; la division enfin,
au lieu de l’union, dans l’humanité. Ah! ce temple de la Fraternité et
de l’Unité, que vous voulez, dites-vous, construire, ô nos frères
abusés, il existe, mais c’est une construction faite de la main de Dieu,
et non pas de la main des hommes; il n’a pas pour fondement la négation
ruineuse, il repose sur la foi ferme et féconde. C’est la grande Église
catholique. Venez-y donc, vous aussi, votre place y est marquée: ce
temple de Dieu invite tous les hommes à s’abriter dans son sein.
Jésus-Christ est mort pour vous comme pour nous: c’est lui le Sauveur,
et l’illuminateur du genre humain. Venez donc à lui, et travaillez avec
nous. Car, vous obstiner à bâtir sans Dieu et contre Dieu, je vous le
répète, avec la parole divine elle-même, c’est un labeur qui sera
éternellement stérile, aussi vain que coupable!

NISI DOMINUS ÆDIFICAVERIT DOMUM, IN VANUM LABORAVERUNT QUI ÆDIFICANT
EAM!




TABLE DES MATIÈRES


  AVANT-PROPOS                                                         5

  PREMIÈRE PARTIE
  ANTAGONISME RADICAL DE LA FRANC-MAÇONNERIE ET DE LA RELIGION

     I. Position de la question                                        9
    II. Déclarations des Loges maçonniques                            11
   III. Quelques traits de la guerre faite à la religion par la
          Franc-Maçonnerie                                            14
    IV. La Franc-Maçonnerie et l’existence de Dieu                    19
     V. La Franc-Maçonnerie et l’immortalité de l’âme                 24
    VI. Incompatibilité du principe fondamental de la
          Franc-Maçonnerie avec toute religion                        29
   VII. Nouveaux détails sur la guerre faite au Christianisme par
          la Franc-Maçonnerie. La morale sans Dieu, l’enseignement
          sans religion                                               32
  VIII. Propagande de l’enseignement sans religion par les écoles
          d’adultes.--Les écoles professionnelles de filles.--La
          ligue de l’enseignement                                     38

  DEUXIÈME PARTIE
  UN HOMME SÉRIEUX, UN HOMME DE BON SENS PEUT-IL ÊTRE FRANC-MAÇON?

     I. Hiérarchie, grades et langage maçonniques                     44
    II. Initiation maçonnique                                         48
   III. Les travaux de table, ou banquets                             54
    IV. Les rites et les mystères maçonniques                         57
     V. Le chevalier Kadosch                                          60

  TROISIÈME PARTIE
  ACTION POLITIQUE ET RÉVOLUTIONNAIRE DE LA MAÇONNERIE

     I. Témoignages maçonniques: M. Louis Blanc.--Maçons français
          et belges                                                   64
    II. La question du droit des Maçons à s’occuper de politique
          discutée et affirmativement résolue dans les Loges          69
   III. Jusque dans quels détails la Maçonnerie s’occupe de
          politique                                                   71
    IV. Faits péremptoires, empruntés à l’histoire contemporaine      76

  CONCLUSION

     I. Condamnation de la Franc-Maçonnerie par l’Église              83
    II. Que conclure pour la pratique                                 86


PARIS.--IMP. VICTOR GOUPY, 5, RUE GARANCIÈRE.







*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ÉTUDE SUR LA FRANC-MAÇONNERIE ***


    

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