Pas perdus

By Fagus

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Title: Pas perdus

Author: Fagus

Release date: October 2, 2024 [eBook #74506]

Language: French

Original publication: Paris: Le divan

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK PAS PERDUS ***







  FAGUS

  PAS PERDUS


  LES QUATORZE Nº 10 (b)

  PARIS
  LE DIVAN
  37, Rue Bonaparte, 37

  1926




DU MÊME AUTEUR:


Poèmes:


    LA DANSE MACABRE.
    LA GUIRLANDE A L’ÉPOUSÉE.
    FRÈRE TRANQUILLE.


Littérature:

    ESSAI SUR SHAKESPEARE.

(Tous ces volumes à la bibliothèque du Hérisson, chez Edgar Malfère,
Amiens.)

                   *       *       *       *       *

Au Divan, dans la même collection:

    LES ÉPHÉMÈRES.




IL A ÉTÉ TIRÉ DE CE LIVRE

    900 Exemplaires sur bel Alfa
    numérotés de 1 à 900
    et 100 Exemplaires sur Japon
    numérotés de I à C.




DÉDICACE


    Ma ville a son secret, mon âme a son mystère:
    Un amour éternel dès que j’y fus conçu
    A ses rues me voua, fantôme solitaire,
    L’égoïste cité n’en a jamais rien su.

    Ainsi j’aurai passé, vieux sigisbé déçu,
    Cherchant à définir l’énigme que veut taire
    Le pavé, le ruisseau, le ciel, et cette terre
    Où le sang des aïeux circule inaperçu.

    Son air spirituel, mélancolique et tendre,
    M’emmitoufle de chants qu’en vain je veux entendre,
    Cependant que mes pas se mêlent à mes pas.

    Et toi, passant, devant mon miroir si fidèle,
    Diras, lisant ce livre hélas tout rempli d’Elle:
    Quelle est donc cette ville? et ne comprendras pas[1].

  [1] Écrit sur l’exemplaire d’_Éphémères_ de Madame H. L.




ÉPHÉMÉRIDE


1er août.

I.--Ce bourbillon remonté surnage d’un des _Paysages Parisiens_ que je
donnais au _Mercure de France_, avant-guerre. Les épreuves étaient
corrigées: la notule devait figurer au nº du 1er août 1914. Un hasard
malheureux, car la coïncidence eût été belle, le reporta au _Mercure_ du
15, lequel ne parut point. La voici:

«Rue Croix-des-Petits-Champs, un riche balcon forgé joint en accolade
les trois centrales des sept baies d’un hautain premier étage que
surélève un entresol. Avec un faste langoureux, sa table de pierre
s’arrondit, s’incurve, s’arrondit à nouveau: diadème sous-tendu par
l’élan fraternel de deux consoles à têtes de béliers. On n’est pas
surpris de connaître qu’après s’être nommé l’Hôtel de Gêvres, le logis
que cette galanterie de pierre ceinture appartint à Mme de Pompadour, en
l’année 1745, où Louis XV et le maréchal de Saxe vainquirent à Fontenoy
les Anglo-Hanovriens.

«Une après-midi d’octobre 1906, je croisai sous ce dais deux hommes de
mauvaise mine cheminant côte à côte, presque bras dessus, bras dessous.
Petits l’un et l’autre; l’un épais, ventripotent, portait sur un cou
gras un masque rougeaud, tout en barbe et en cheveux, pêle-mêlés de
roux, de gris, de blanc, de blond. D’une paire de petits yeux ronds
bleus, un regard fuyait, insaisissable; bouche large, sans menton,
batracienne, à grosses lèvres rouges. Le second, sec, trépidant, osseux,
tout en moustaches (noires, rabattues sur une bouche longue et mince,
entre de voraces mâchoires); les yeux bruns, câlins, impudents et faux,
d’un commis-voyageur pour marchandises interlopes. Je les reconnus
aussitôt sans les avoir auparavant jamais vus: l’un était Aristide
Briand et l’autre était Jaurès.»

                   *       *       *       *       *

II.--Depuis longtemps je ne fréquentais plus dans les réunions
politiques. Pourtant, de grandes diablesses d’affiches annonçant avec
véhémence que Jaurès allait soutenir la candidature Camélinat au préau
de la rue Fessart: comme c’était à deux pas de ma rue des Fêtes, un
désœuvrement m’y poussa. Camélinat m’était sympathique. Il faisait comme
partie de mon enfance bellevilloise:

    --Qu’est-c’ qui vot’ pour Camélinat?
              C’est papa,
    Qu’est-c’ qui met un bull’tin blanc?
              C’est maman...

Cet antique ouvrier en bronze, épave de la Commune, était, comme mon
père, un de ces révolutionnaires de jadis, qui eussent rougi que les
enrichissassent les révolutions: un gâte-métier. Candidat perpétuel, et,
crois-je bien, jamais élu. Pour sa gloire. L’intérêt n’était pas dans sa
candidature. Elle ne passait qu’en prétexte. Jaurès venait de se rallier
à son adversaire direct de la Chambre: au radical, au bourgeois
Clémenceau, Clémenceau «l’assassin des ouvriers». Redite, à 20 ans de
distance, du pacte Clémenceau, Ranc et Joffrin contre le général
Boulanger, et que les purs avaient à juste titre qualifié de trahison
pure. Il s’agissait de le leur faire avaler à nouveau, et tel était le
but réel de cette réunion bellevilloise.

L’assistance, toute d’ouvriers, gouailleurs, presque hostiles, écoutait
à peine tout d’abord. Elle se roidissait. Quand avait paru le tribun,
encadré par une «bande volante», je songeai à la fameuse soirée de la
salle Saint-Blaise, où la fortune de Gambetta sombra, et à laquelle,
tout enfant, j’avais assisté.

Le tribun parut donc, courtaud, hérissé, petits yeux ronds, luisants. Je
n’avais jamais entendu l’enchanteur. Je fus stupéfait, et ravi.

Voix ensemble monotone, tonitruante et nasillarde d’hippopotame ayant
avalé un canard, méridionale parfois à en fleurer l’ail. Le discours
s’éjaculait par ondées de cinq à six mots, sans souci de ponctuation,
bien que le thème du plaidoyer eût été visiblement étudié comme chez
tous les grands artistes. Une mélopée à la fois frénétique et
gazouillante. Quoi sous elle? En apparence rien: un tournoiement, un
kaléidoscope d’images éclatantes et vagues, transposition sonore de ce
miroir à facettes dont le chasseur hypnotise les oisillons. Une
remarque: incapable de soutenir la controverse, elle le désempare, le
rend brutal aussitôt:--Il faut se taire! Il faut vous taire! (Les
«bandes volantes» expulsent aussitôt le sacrilège, sans douceur.)

Je me rendis bientôt compte de l’architecture du morceau. Je le dégustai
dès lors en confrère, en façon d’un poème, ou symphonie. Ah! je compris
ce qu’est un orateur! Il ne parla du prétexte Camélinat qu’à l’introït
et à la coda; de l’infâme bourgeoisie et l’infâme Clémenceau que çà et
là, évasivement, _en apparence_. Tout le reste fut un chant, un cinéma,
où défilaient, radieuses évocations, la mission du Peuple, l’Humanité de
demain toute chargée de fleurs, la Cité de l’Avenir s’achevant, sous le
ciel du Progrès, etc... Musique, agaçante d’abord, et puis obsédante,
ensorceleuse, à la façon par exemple de _La Mort d’Aase_ de Grieg et son
tyrannique _fa, si ♭, do_. Seulement, les maîtres-mots, insidieusement
glissés, s’infiltraient en refrain, ou mieux: en leit-motif à la Wagner.
A la coda, l’auditoire, hypnotisé, subjugué, conquis, dompté, acclama.

Où diable ai-je entendu cela, me murmurai-je à la sortie? Soudain, un
trait de feu: C’était dans le _Jules César_ de Shakespeare! la harangue
par laquelle Marc-Antoine, au Forum, empaume, retourne la plèbe romaine
et l’envoie mettre le feu à la maison de Brutus. Le charme était
rompu.--Non: transposé.

                   *       *       *       *       *

III.--Décidément, je n’ai pas eu de chance avec le tribun. En août 1914,
je scribouillais à la Mairie de la Bourse, état-civil. Quatre heures du
soir, coup de téléphone: mobilisation. Je passe me faire payer et prends
mon chapeau. Le lendemain matin, je devais rejoindre, oh, guère loin
pour le quart d’heure: à Saint-Denis, à titre de G. V. C. Les feuilles
m’annoncent à la fois que la Belgique est victime d’un incident de
frontière, et le tribun, d’accident professionnel. Je vole à mon bureau.
Trop tard. Déjà suppléé, mon suppléant avait eu l’honneur de grossoyer
l’acte de décès historique. Ainsi passai-je, fonctionnaire, à travers la
postérité. Par bonheur il me reste quelque autre ressource.




SANS DATE: A QUOI BON?

        «Vous voulez faire entendre qu’il pleut? Écrivez: il pleut.»


Monsieur quidam me dit: Vous savez, M. On va bientôt raser
l’Abbaye-aux-Bois?

Le 29 septembre, jour de Youm-Kippour, je m’en fus, badaud, contempler
dans ce ghetto pullulant et nidoreux du quartier de l’Arsenal, les vieux
Hébreux se serrer la main en proférant la menace consacrée... et
réalisée: «L’an prochain à Jérusalem!» Une feuille du soir m’apprit que
le lendemain, à l’Abbaye-aux-Bois, «liquidée» de par «la loi», la
dernière messe serait dite.

La chapelle regorgeait: nul risque à encourir. C’est--c’était--une salle
barlongue, haute de voûte, engagée dans les bâtiments du cloître.
Au-dessus de l’entrée, les colonnes grecques supportant l’orgue
imageaient avec lui une sorte de porche intérieur. Au fond, un riche
autel marbre et or, s’adosse à un haut baldaquin doré à fronton grec.

Pour le reste la nudité. A droite et gauche de l’autel, se dévisagent
deux larges baies carrées qu’un grillage de bois, losangé, clôt;
derrière l’une on entrevoit un palpitement de coiffes, blanches, noires:
les religieuses. Dans le chœur tout un orphelinat de garçonnets au crâne
tondu s’installe, s’assied, s’agenouille, se relève, d’un seul
mouvement. Un d’eux entame, d’un violon inexpert, le cantique:

    Sauvez, sauvez la France
    Au nom du Sacré-Cœur,

que toute l’assistance accompagne, et chante comme lui joue: plaintif et
faux. A l’Élévation, un autre enfant longuement sur un tambour bat «aux
champs». Ce fracas insolite et solennel, et le grincement du violon, et
toutes ces voix grêles d’enfants: ensemble bizarre. La messe se
poursuit. L’officiant plusieurs fois s’essuie les yeux. A toutes les
places, mêlées aux laïcs, des religieuses, de tous les ordres. Le petit
violoneux en vient à cet hymne:

    Ave maris stella,
    Dei Mater alma...

Le prêtre tamponne plus fort ses deux yeux. Une voix enfantine
psalmodie:

    Pater noster qui es in cœlis...
    ... Fiat voluntas Tua...

--Aux derniers jours de novembre, sur l’évasif appel d’une feuille
catholique, j’ai fait un pèlerinage dernier à la mélancolique
Abbaye-aux-Bois. Du périmètre de hauts bâtiments et de vastes jardins,
plus rien qu’un vide boueux encombré de tas de moellons, d’amas de
solives vermoulues; çà et là un arbre dénudé, un arbuste, un grand pan
de bâtisse, violée, éventrée, fenêtres devenues des trous, combles
désardoisés. Pluie fine qui noie tout, suaire translucide, tissu de
toiles d’araignée. De la galerie des cloîtres, subsiste ce chicot de
dent: un fragment d’arceau; de la chapelle, rien. Les Annonciades de
Louis XIII, les chanoinesses-Saint-Augustin de la Restauration, les
vieilles douairières retraitées et les petites filles de l’école, et
Chateaubriand, et Mme Récamier, la chambrette à la harpe muette, et la
fenêtre d’où ces deux vieux contemplaient les collines bleues et grises
de Sèvres: le grand hourvari monotone de la neuve rue de Sèvres a d’un
coup tout emporté. La pluie tombe toujours. En travers de la grille, une
banderole de calicot annonce 3.000 mètres cubes de moellons à vendre
(Marty entrepreneur, pourquoi pas Lévy?). Un écriteau offre du bois de
chauffage à 40 francs les 1.000 mètres cubes. Un ouvrier débite ce bois,
sa grinçante scie raye l’air gris, parallèlement à la pluie fine. Quel
lendemain d’incendie! Les démolisseurs vont et viennent; d’autres, haut
perchés, abattent d’un seul coup de pic un pan entier de mur. Le long
d’une barricade de décombres, des plaques de cheminées armoriées,
fleurdelysées, et quelques grandes belles glaces, songent au viol du
brocanteur. Un groupe de vieilles gens, mêlées aux gamins, tombent
stupides devant cette navrance, et comme parmi eux sont des prêtres, un
ouvrier qui passait est parti d’un ricanement.

Mais la grande croix de fer forgé s’obstine encore au sommet de la
grille, comme d’un navire s’engloutissant, le capitaine adossé au
tronçon du grand mât[2].

  [2] L’abbaye est devenue mi-partie cinéma (le Cinéma-Récamier),
    mi-partie club franc-maçon, et c’est plus sale.

Je passe en m’en allant devant quelques vieux beaux hôtels de la rue de
Grenelle-Saint-Germain, que le boulevard Raspail et le Métropolitain ont
condamnés.

L’autre jour je fus voir abattre l’église de Suresnes, où l’honnête
Henri IV prépara son retour au catholicisme de son enfance. On marchait
sur les tableaux, on piétinait des épaves de chemin de croix. Demain,
j’irai voir à Aubervilliers, si de Notre-Dame-des-Vertus s’est
définitivement écroulée la délicieuse nef, plus belle que Saint-Séverin,
et naguère incendiée par les anarchistes, la nef où Philippe VI, Louis
XI et Louis XIII, avaient pèleriné, et prié.




L’ESPRIT DU HAUT DE L’ESCALIER

        --_Que fais-tu?_ Je vois Dieu! Je suis l’homme des grèves
        La nuit je fais des vers, le jour je fais des rêves:
        --_Je fends du bois!_...

        (_Les quatre vents_.)


15 août: Ma belle-sœur fleurit la tombe de ma femme Denise-_Marie_. Le
cimetière de Belleville regarde le rez-de-chaussée où celle-ci et moi
vécûmes si longtemps. La nuit me ramena en rêve dans notre chambre.
Seul. La Maison transportée en Corse. (Moi-même ne parus jamais dans
l’«Ile de Beauté».) Sous ma fenêtre, le ministre Painlevé haranguait les
populations. Mais, chaque minute, chronométriquement, automatiquement,
il se soulevait comme sur un ressort à boudin, et--déclic--sa tête
faisait demi-tour vers moi. Il avait la frousse que je ne lui fisse
quelque «sale blague»: Telle que lui appliquer des claques sur le crâne.
Et toujours discourant. Et il lâcha ceci:--«Ce qui nous reste à faire,
c’est compléter l’éducation féminine: _citoyens, vous comblerez les
lacunes de ces dames!_» Sur quoi, n’y tenant plus, je sors, et, aux
reporters massés sur mon perron:--«Confrères, ici, n’oubliez point les
points suspensifs!!»--Tant d’esprit m’éveilla, dont je n’avais tant
montré de ma vie. Mais, c’était en rêve!

Or, les pourquoi d’en outre?--1º M. Painlevé venait de partir. Oui,
mais, pour la Bretagne.--Oui, mais (2º) l’autre soir, Henri Martineau
donnait soirée pour fêter le superbe tableau où Klingsor le groupa avec
tous ses hôtes du _Divan_ autour du buste de Toulet, Mme Dussane,
Chabaneix, Derème, Pierre Lièvre, Guy Lavaud, Henriot, Vaudoyer, Carco,
le peintre, et Eugène Marsan. Le hasard m’assit contre Pierre Dominique:
il me narra de belles histoires d’élections corses.




PRINTEMPS LORRAIN


Citadin, l’initiation militaire me révéla la campagne, la nature, la
féerie du printemps. On m’avait expédié aux chasseurs à pied de
Lunéville. Cet hiver-là s’y montra particulièrement noir, ce que nous
endurâmes, on ne l’eût pas cru... avant la grande guerre. Séverine
s’indigna tout un article durant, et qui--résultat--nous rendit tous
extrêmement fiers. Mais aussi, tout paysage, spécialement de Lorraine,
m’apparaissait affreusement lugubre.

La mi-mars me vit interné, juste contre la frontière d’alors, dans le
fort de Manonvillers, celui-là même qui intéressait si fort l’infortuné
_Zeppelin IV_. (Le commandant Driant a tragiquement imagé dans sa
_Guerre de Demain_ le fort de Liouville, tout pareil.) Dédales de
casemates, de corridors sans fin--tout cela sous terre, courettes telles
que des puits, coupoles cuirassées, etc..., c’était sinistre, avant les
tranchées.

La première fois que nous fut permis de mettre le nez dehors--un
matin--je bondis, je grimpai jusqu’au sommet herbu du démon de métal et
ciment. Le soleil dardait sur la neige, une alouette, et qui s’écria: Je
m’appelle Juliette, jaillit entre mes pieds et s’enleva jusqu’au fond du
ciel en chantant; une nuée de chardonnerets, de mésanges, de fauvettes,
et d’alouettes encore, détalaient autour de moi en chantant: Soleil,
c’est le printemps.

C’était le printemps! mon cœur se délia et bondit sur les eaux dégelées
qui, de toutes parts, ruisselaient, et la blondeur du jeune soleil me
représenta la chevelure de la fiancée laissée à Paris: j’étais
aériennement heureux.

Le printemps là-bas arrive en explosion, et cette terre sobre, économe
et fine, d’un seul coup se transforme en le plus délicieux des jardins;
ah, ciel léger de Lorraine, grâces te soient rendues, ciel léger,
élégiaque, et printemps héroïque! Était-ce superbe, ou du faîte de la
cathédrale, ou des combles du château Stanislas: la petite capitale, et
ce château avec son parc, miniatures de Versailles; puis, la ceinture de
collines que chiffonnent les vallons de la Meurthe et la Vezouze, les
champs ivres de fleurs, où l’on rêve de bergères en robes de soie et de
velours--et j’en ai vu... oui... qui bêchaient avec leurs mains
gantées!--les menus villages éparpillés, puis les bois, les forêts. Et
partout au-dessus, ce ciel qui dévore tout, immense, voûte
tumultueusement bleue, où se déchirent des flottes de nuages de toutes
envergures; j’eusse vécu mes journées pleines perdu dans cette mer en
délire, y chassant des continents, les gloires, les cités, les fastes,
châteaux flottant à la dérive, des forêts, des humanités en route, des
mondes neufs, ô forêt!

La forêt! qu’une forêt lorraine au printemps est diverse en sa
belliqueuse majesté! buttes, mamelons, ravins, layons, trous, défilés,
tout cela vert! au-dessus de quoi étrangement se mêlent les énormes
chênes tordus, les tendres tilleuls blonds, les hêtres, moi: Fagus, les
bouleaux, molle chevelure argentine; au versant des ruisselets dansent
les osiers roses et les saules ébouriffés; des peupliers géants
jaillissent vers les routes, où fuient, à la poursuite de l’horizon,
pruniers, cerisiers, mirabelliers, verts, blancs et roses. Qu’on remonte
vers les sommets, où vibrent les basiliques de sapins, d’ifs, de
genévriers, d’épicéas, et, plus bas, d’inattendus étagements d’acacias
et de marronniers, et tant d’essences encore, qu’on croirait à quelque
parc ressuscité sauvage: un parc sauvage, c’est cela, toi, Lorraine
nancéenne. Et là-dessous, sous ces vertes voûtes trémulantes, un
invraisemblable enchevêtris de ronces, aubépines, troënes vers les
villages, et des orties, des fraisiers et de tenaces lianes. Dans les
vallons, les nappes de muguets, de renoncules, de pervenches et
violettes; par les trouées des clairières, de nouveau les champs verts
aux traînées de genêts d’or, partout.




ET LA VILLE!


    Les cloches de la cathédrale
    Titubent sous le ciel bleu.

Six heures, exquis éveil des cités de province: Paris, amas de villes
superposées, ignore ce charme.

    Dans les jardins la digitale
    Tremble sous le vent clandestin.

Les mieux matutineuses fenêtres bâillent, des anges en camisole secouent
les tapis obscurément multicolores aux battements pesants: l’on
entrevoit les armoires cathédrales, des lits en estrade et leurs dais
aux rideaux ramagés, ailes d’anges gardiens; sur les cheminées et les
guéridons, des bergeries en faïence, des joujoux en verre filé, la
verrerie à liqueurs, la pendule de bronze doré entre les flambeaux
verts; plus haut, la pipe en porcelaine et le fusil du bon Lorrain.

Les sous-officiers de cavalerie galopent par les rues qui tournent,
derrière les plantons cavalent, et en bandoulière sursaute la sacoche
aux correspondances. Disparus!

Marguerite et Véronique jacassent à la fontaine: penchées sur les seaux
de bois profonds que l’eau qui grêle tambourine, d’un revers de main
elles ramènent avec une moue adorable, les cheveux fous et les nattes
qui coulent sur le cou flexible et sur la figure rose à faire crier.

Les cloches tintent messe basse, et voici les dévotes plates et
noires.--Taratata! le réveil vibre à travers, par-dessus les casernes,
et le frais soleil partout luit.

Bah! emboîter le pas aux chemins fourbus? pas si bête! mais faire, par
quelque trait de génie, se lever d’inusités itinéraires et des décors
inattendus, tu-tu, tu-tu, qui, à mesure qu’on approche, se fondent dans
le décor su par cœur: or, de s’approcher on se garde bien, et hume à
distance la vision savoureuse d’être insolite et fugitive.

Cela aboutit toujours à la cathédrale: et aux dévotes qui sortent en
trottant muettement; le marché verdoie, grouille, bourdonne sur la
grand’place, elles l’envahissent, des plaques de mouches, noires,
ratatinées, bruissantes maintenant. Ah oui, mais, la foison des jolies
filles--toujours Gretchen et Véronique--met le feu à toutes ces
noirceurs: toutes les Lorraines sont jolies à Lunéville.

--Eh mais, déjà chauffe le soleil! l’instant de rattraper l’ombre
fraîche au cabaret du père Tritschler et s’attendrir sur la beauté
moribonde de sa fille aux poitrinaires vingt ans. Mais la succulente
eau-de-vie de prunelles éblouit le haut verre pansu: oh, oh! Fagus, tu
seras gris ce soir!

    Tétant la pipe en porcelaine
    En ce cabaret délaissé,
    J’exhume longuement l’haleine
    Qui s’essore d’un clair passé.
    Le soleil filtre par les vitres
    Et fait des ronds blancs sur le mur,
    Il vagabonde entre les litres
    Et les verres à l’éclat dur;
    Les mouches filent, caracolent,
    Et font des zigzags tournoyants,
    Tourbillonnent et se bousculent,
    Les cloches brament sourdement;
    Fillettes gentement niaises
    Trottent leur missel en main
    Par grappes blondes vers l’église,
    Offrir à Dieu l’éveil fervent
    De ce petit cœur en dentelle
    Qui cherche, cherche son chemin;
    L’Amour exhale de la terre
    Tout son parfum lent et brûlant
    Qui me met en fièvre et altère
        Vertigineusement!

Altère!... et l’eau-de-vie de prunelles aussi, sacripant! (tu coucheras
à la boîte ce soir, et ce sera justice!) elle bourdonne au fond de ton
cœur, la mouche d’or emprisonnée.

    Dans la cage, or et cristal,
    Où Prince Obéron l’enferma...

Oh, mais, remue-ménage encor:

    Les cloches de la cathédrale
    Plombent dans l’air cuisant déjà.

Cela signifie neuf heures, et encore une messe. Fort bien: Puis
l’instant précis d’ensevelir les moelleux petits pains beurrés gorgés du
café au lait sirupeux. Et puis, promener notre paresse active aux allées
des «Bosquets» (bosquets selon Versailles: Vive la reine Marie
Leckzinska!) Et bientôt me rappellent les cloches, toujours:

La grand’messe!... Hou, malheureux, hou, mauvais chrétien, tu allais
oublier que c’est Pâques!

    Pâques! Pâques! c’est les cierges
    O brasiers, ô cathédrales,
    L’encens qui fuse en spirales!
    C’est les enfants et les vierges...

O Pâques! ô printemps, _Christus resurrexit!_




ÉPHÉMÉRIDE


_14 juillet._--Je retraverse la place du Louvre, et, avec les quatre
heures, se déclanche le carillon de Saint-Germain-l’Auxerrois, paroisse
royale: _do do, sol, do; ré mi, ré mi, do sol_... je reconnais et salue
l’illustre noël provençal qui entraînait à Mulhouse et Turkheim les
fantassins de M. de Turenne, et que _L’Arlésienne_ a repopularisé: _La
Marche des Rois_...

Seulement, M. de Turenne écrivait en bon français: «Les armées du Roi
ont vaincu à _Turquem_.»




L’AGENT CONSCIENCIEUX


Au tampon arrière d’un tram électrique, un enfant de six ans s’est
cramponné et l’obus jaune avec cette araignée au derrière, file en
foudre le long de la rue Réaumur. Au carrefour, l’enfant se laisse
agilement tomber, traverse la voie: un autre tram arrive en sens
inverse; son chasse-pierre happe l’enfant, l’engloutit, et le tram,
bloqué, s’arrête net. Des pompiers bientôt accourent, soulèvent et leurs
crics, l’avant du tram et le petit corps est dégagé. La tête fendue du
crâne à la joue, avait éclaté ainsi qu’un fruit mûr: une flaque de sang
et de cervelle traîne le long du rail; les petites paupières étaient
closes, le visage paisible; l’innocent n’avait pas eu le temps de
souffrir (du moins je pense). La tête en deux morceaux, s’ouvrait, se
refermait: boîte vide, couvercle. Une civière emporta le tout. Mais
avant de permettre au tram de repartir, l’administratif sergent de ville
recueillit dans un journal ce qu’il avait pu ramasser de cervelle.




ÉPHÉMÉRIDES


_4 février._--Boum! Mardi gras. Il est sinistre; non par l’absence à peu
près absolue de masques, mais par l’effroyable tristesse de
l’incommensurable foule qui piétine le long des boulevards, laissant
désertes toutes les autres voies. Cette multitude d’infortunés n’est pas
même descendue, comme naguère, dans l’espoir de pêcher entre les pavés
fangeux quelques lambeaux de cette vieille gaîté française dont
l’entretinrent nos arrière-grands-parents, ainsi que d’une chose
lointaine déjà. Plus d’illusions, elle n’attend plus rien, elle n’espère
plus. Pourquoi descend-elle? Pour se fuir elle-même: tel «l’homme des
foules» d’Edgar Poë. Ces grands boulevards prennent quelque chose d’un
cercle inédit de l’Enfer, où comme l’écrivait Berlioz sous la République
deuxième, la Démocratie promène son rouleau de bronze[3].

  [3] Le texte: «La République passe en ce moment son rouleau de bronze
    sur l’Europe.» (Préface des _Mémoires_)... L’Europe s’est
    ressaisie...

Comment se retenir de penser à ces périodes de réjouissances énormes,
qui jadis séparaient les semaines recueillies de l’Avent (_Rorate, cœli,
de super; et nubes pluant Justum!_) des austérités par quoi le Carême
nous méritait l’explosion de la joie pascale: la Saint-Nicolas, Noël,
les Saints-Innocents, Sainte-Geneviève, fêtes des Fous et de l’Ane,
Épiphanie, Chandeleur, Saint-Valentin, Mardi gras, Mardi-gras! Et les
magiques divertissements et «momons» de Molière prennent soudain leur
sens nostalgique où Verlaine, hélas! n’a plus rien à voir:

            ... Monsieur, ce sont des masques
    Qui portent des crin-crins et des tambours de basques.

Cependant imperturbables, les employés des mairies enregistrent les
déclarations des citoyens se venant, comme chaque année, faire inscrire
sur les listes électorales: ce soir expirent les délais impartis. Or un
quidam s’est présenté orné d’un faux nez énorme, rubescent et
turgescent. Les scribes retenaient leur sérieux à grand’peine, et le
chef du service ne savait trop que faire, les règlements non plus que la
Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen n’ayant osé prévoir cet
attentat à la majesté du Suffrage Universel: justement ce que répondait
obstinément le facétieux aux électeurs conscients, dont quelques-uns
riaient, mais dont s’indignaient le plus grand nombre. Et cette
indignation décida le scribe en chef, homme spirituel: «Monsieur,
prononça-t-il, le livret militaire que vous venez de m’exhiber, porte en
signalement: Nez ordinaire; je ne saurais donc vous inscrire, et mieux,
je me demande si je ne dois pas vous poursuivre comme soupçonné d’avoir
dérobé ledit livret!» Le délinquant dut extirper son appendice. Il tint
d’ailleurs, à fournir le dernier mot: «Je compte me présenter aux
élections prochaines, et voilà pourquoi je me suis muni d’un faux nez!»

Voici le soir charmant. Le Métro, bondé ni plus ni moins que les autres
soirs de l’année d’un funèbre entassement, semble un chapelet de
corbillards de cristal, s’enfonçant dans l’enfer. Et voici que montent
trois fantômes: ce sont des déguisés, des déguisés pauvres. Ils n’ont
pas l’air de s’amuser, ils sont honteux d’eux-mêmes: comme ils peuvent
ils se casent sur la banquette que vient de vider une descente de
voyageurs, et restent silencieux et immobiles. Et ce n’est plus à
Molière que je songe, ni à Verlaine, certes, mais à Mozart: au trio de
masques noirs qui viennent signifier à don Juan que son expiation
approche. La station suivante s’appelle la «fin du monde».

                   *       *       *       *       *

        Ces créneaux où tonna la bombarde de bronze
        Ont vu Philippe-Auguste, Ango, Talbot, Louis onze,
        Duquesne, et vers ce pont où meurt en chantant l’Arq,
        La barge qui menait à Rouen Jeanne d’Arc!

_10 août._--Dieppe; 10 heures du matin; les galériens des «trains de
plaisir» débarquent. O tes sortilèges, ô mer! Ces pauvres citadins, qui
sont les citadins pauvres, n’ont ni les loisirs ni les moyens de
s’offrir sur les bords de la mer, une saison, fût-elle de huit jours,
fût-elle de quarante-huit heures; il leur faudra réintégrer dès lundi au
matin le comptoir, l’atelier, le bureau, d’où samedi soir ils
s’échappaient. Aussi, dès avant l’aube, surchargés de provisions de
bouche, ces familles s’entassent dans les torrides prisons de métal qui
vont galoper sur les rails, et les dégorgent enfin, endormis,
poussiéreux, terreux, suants, sur le quai trempé de suie, mais tout
imbibé de salines.

Et les voilà qui se ruent sur la falaise, la plage; l’œil tendu vers la
merveille liquide, ils dévorent leurs provisions; ils comblent les
bateaux touristes, les barquettes, les canots; ils pataugent, ils
écorchent leurs chaussures et leurs pieds de citadins sur les cailloux
et les rocs, pour la cueillette des moules, le pourchas des crabes; ils
regrimpent la falaise, encore et contemplent le soleil se couchant; puis
s’échouent dans les guinguettes du port, se gorgent de cidre, et enfin,
recrûs, regagnent leurs box roulants. Après maints retards accueillis
avec une résignation touchante, ils seront reversés, endoloris, tués de
sommeil, sur l’asphalte parisien. Alors ils se traîneront (plus de
fiacres à ces heures) jusqu’au logis dont il faudra redéguerpir vers
l’atelier, l’usine, le bureau. Et ils ne regretteront rien: ils ont vu
la mer. _Thalassa, thalassa!_

                   *       *       *       *       *

_10-11 août._--Très avant-guerre.--Le «train de plaisir» roule sous les
étoiles vers Paris. Oreste et Pylade étaient montés dans mon vagon; ils
portent des vêtements trop parfaitement simples pour ne pas coûter très
cher: eh quoi! dans ce train de plaisir bruyant, torride, odorant,
presque populacier? Si parfaite est leur politesse qu’elle tient à
distance toute familiarité; chez Oreste, une aisance plus aisée, une
bienveillance naturellement protectrice, une tranquille sûreté de
soi,--des nuances,--attestent une supériorité de fortune et de rang sur
Pylade... Pourtant leur conversation révèle qu’ils sont libres seulement
le dimanche, ainsi que de simples bureaucrates. Leur dimanche-ci
s’éjouit à Dieppe; l’un des précédents à Chantilly, où le grand prix se
courait; pour le prochain, ils hésitent entre le Tréport et
Fontainebleau... Brusque arrêt de notre train, en pleine campagne, en
pleine nuit: des voyageuses s’effarent.--«Ne vous inquiétez pas,
Mesdames, dit Oreste: il s’agit de laisser la voie libre au rapide du
Hâvre... lequel sera là (il tire sa montre) dans... une minute à peu
près...» Une espèce de rugissement passe en effet presque aussitôt, et
notre train se remet en marche...--«A combien roulons-nous? demande
Oreste à Pylade?--Heu... 58 à 60 à l’heure d’après la fuite du
paysage.--Pour une auto, ce serait bien ordinaire; mais de la part d’un
train, un train de plaisir, c’est beau. Vous répondez du chiffre?--A peu
de chose près... mais si les bornes kilométriques se tenaient de notre
côté...--Vous ne songeriez pas à les déchiffrer au passage?--Pas
précisément: je compterais sur mon chrono le temps qui sépare les
apparitions.--Hé, les poteaux télégraphiques rendraient le même
office!--Non, trop rapprochés... ce ne serait pas sûr...

--«... Beau paysage sous cette lune: cela rappelle exactement le trajet
entre le lac Ontario et le Michigan.--C’est de nuit que vous le fîtes?
tiens, comme moi.» (Ici, discussion serrée sur la valeur comparée des
chemins de fer américains et des français, où ceux-ci emportent
nettement l’avantage)...

Oreste:--«Si nous établissions nos comptes? Heu... balance faite, vous
restez me devoir quelque chose comme un louis.--Oui, sans
doute.--Pardon, comptez!» Pylade crayonne; chemin de fer à part, la
journée de chacun représente dix-neuf francs juste.--Voyons?... Vous
oubliez là trente centimes... ici, je n’ai donné que quatre sous de
pourboire, et c’était large, convenez-en... Donc 18 fr. 90...--C’est
égal, la belle nuit pour panneauter des perdreaux... Si nous étions en
septembre.» (Ici ils parlent chasse...)

Soudain Oreste:--«Diable, je me vois mal demain, à 9 heures au
bureau.--Et moi à Neuilly, où j’ai un rendez-vous d’affaires!»

Enfin j’apprends ou comprends qu’ils sont fils: Oreste d’un banquier;
Pylade, d’un négociant; voulant passer à Dieppe leur dimanche, ils
choisirent le train de plaisir et parce qu’il précède d’un quart d’heure
l’express, et par curiosité.

Mais le train prend du retard; il en prend pour trois quarts d’heure.
Oreste:--«Bon, nous arriverons à une heure et demie du matin; plus de
fiacre à moins de cent sous... et quels «tacots»! moi, je ne puis
endurer qu’on m’écorche: couchons plutôt à l’hôtel Terminus; pour un
demi-louis, nous reposerons et nous trouverons demain dispos...»

Je savourais avec ravissement la sagesse, le sens pratique, l’à-propos,
qui, transposés dans l’histoire, ont fait merveille en France, de Louis
XI à M. de Villèle.




MAIS NE TE PROMÈNE DONC PAS...

        Le temps passa, les jours, les semaines, les mois:
        Elle se sentit vierge une seconde fois.

        (_Marion Delorme_, acte VI.)


Voici bien des années, des artistes, dont notre Jean Baffier, et Lucien
Schnegg--autre grand sculpteur enlevé soudain, tout jeune, par une
fièvre typhoïde--offrirent à Auguste Rodin un banquet dans les bois de
Vélizy. Au dessert, le peintre norvégien Thaulow (encore un mort) prit
son violoncelle, le sculpteur Bourdelle son violon et Isidora Duncan,
amenée là je crois bien par la Loïe Fuller, dansa sur l’herbe, sous les
arbres, pieds nus, devant un Faune de Rodin que Bourdelle avait voituré.
Ce fut délicieux, et tous les assistants en garderont le souvenir; comme
quelqu’un avait songé à nettoyer le terrain des cailloux et
brindilles:--«Non, non, ordonna le malicieux vieux maître; il faut
qu’Eurydice appréhende la présence du serpent.» Et cette appréhension
fut sans doute pour quelque chose en effet dans la grâce, dans le
naturel exquis de la jolie danseuse, encore timide et intimidée: cela se
passait dans des temps très anciens.

Peu après, miss Isidora dansa devant deux mille personnes, au Trocadéro,
sur des planches. Certaines danses parurent aussi charmantes que sous
les ombrages de Vélizy, mais il faut bien avouer que l’_Allegretto_ de
la _Symphonie en La_, commenté par des ronds de bras et des ronds de
jambes, sembla (même à nos yeux favorablement prévenus) quelque
chose--il faut lâcher le mot--quelque chose d’assez «toc» et
prétentieux[4].

  [4] Le programme, emprunté tout à Beethoven, comportait une glose de
    Hans Merian (?) (descend-il du Bâlois qui dressa en 1615 le plan
    de Paris?) où on lit: «... A ces premiers accords (de
    l’_Allegretto_)... s’ouvrent les portes du monde souterrain, les
    âmes à peine défuntes passent, encore accablées du tourment de
    mourir... dans le presto en _fa_ majeur, des Faunes, des Sylphides
    et des nymphes gracieuses en ronde folle se taquinent et se
    poursuivent... enfin apparaît Galathée elle-même, avec sa suite: on
    perçoit clairement... la conque des Tritons; Galathée semble glisser
    sur les vagues...»

    Et patati et patata... C’est le cas de le dire: que de choses dans
    un menuet! Beethoven en fût mort.

Puis voici miss Isidora Duncan revenue, après un apostolat européen,
revenue accompagnée de M. Raymond Duncan, de miss Pénélope Duncan et
tout un conventicule de girls et de frauleins, toute la mission vêtue de
peignoirs de bain et d’espadrilles. Il faut bien dire mission; il faut
dire: apostolat; et c’est cela qui choque, et non l’imagination de
déambuler jambes nues, même lorsqu’on a les vilaines jambes de M.
Duncan. Depuis tantôt deux mois, une nuée d’interviews, de chroniques,
de déclarations, de communiqués avec ou sans images, nous préviennent
qu’à nous autres, piteux Béotiens de France, on va apprendre à danser, à
marcher, chanter, parler, manger, nous vêtir, aussi gouverner notre
conscience... quoi encore? Naguère un autre Yankee enseignait à Lépine
ravi comment s’y prendre pour assurer la circulation des rues; un autre
nous expliquait, par raison démonstrative, l’art et la manière de
mastiquer les aliments.

Nouveautés indiciblement vieillotes. M. Raymond Duncan a découvert les
rapports, d’ailleurs problématiques, des gammes grecque, écossaise,
chinoise... Mais cela est dans Helmholtz, vieux de quarante ans, mais
cela est dans Fétis l’ennemi de Berlioz; mais cela traîne partout!
Saint-Saëns, Bourgaut-Ducoudray, ont écrit là-dessus et récrit, et même
Salomon Reinach. Quant à la fantaisie (se référant au mot fameux de
Wagner, l’entendait tout autrement, toute musique revient à une danse)
quant à la fantaisie de transporter l’ouverture d’_Iphigénie_ en ballet,
ou bien _L’Héroïque_, il est par contre heureux pour leurs auteurs
qu’elles se produisent maintenant: c’étaient des gaillards peu patients
que Louis de Beethoven et le chevalier Glück.

Aussi, bien que nous soyons, nous autres Français, devenus des êtres
fort soumis, n’est-il pas étonnant que lorsque miss Duncan dansa l’autre
jour la Bacchanale de _Thannhauser_, un spectateur ait joyeusement
proféré le cri populaire: «Mais ne te promène donc pas toute nue!» Cela
déplut à d’aucuns; cela nous a ravi: revanche du bon sens contre la
barbarie. Certes, chaque soir, certains café-concerts exhibent de jeunes
ou vieilles célibataires encore moins vêtues que miss Duncan: puisque
pas du tout. Seulement ces pimprenettes n’ont jamais prétendu nous
moraliser. Tout au plus une fois traînées devant les Héliastes,
jurent-elles qu’elles faisaient œuvre d’art, ce qui, en somme, enferme
du vrai.

Et justement quelle est la valeur artistique de ces pseudo-restitutions
de la chorégraphie grecque? Elle est nulle; aussi nulle que dans les
dessins néo-antiques de l’Anglais Flaxmann ou les étonnantes machines
bâties dans le même dessein par les sculpteurs et architectes teutons.
Calquer les moments d’attitude figés sur les amphores et les statuettes
de nos musées, cela n’est pas de l’art, même funéraire: c’est un
tressautement de figures de cire. Précisément l’Amérique (elle nous
inonde de danses et bientôt connaîtrons-nous les beautés du _pas du
dindon_ et du _pas de l’ours gris_) nous affolait naguère avec le
_cake-walk_. Cette espèce de bamboula était assez rustaude mais, bonne
enfant, joyeuse, sans prétention, comme une brave danse de nègres (et
soutenue par une musique irrésistible) elle arrivait, par la grâce de
jolies fillettes, à devenir gracieuse: un vague souvenir vous lancinant,
on courait au Louvre et retrouvait cette même danse dans telle statuette
de Tanagra.

N’est-ce qu’une rencontre? Non: nous aussi découvrîmes un jour la danse
grecque; sans l’avoir cherchée: en Bretagne près de Tréguier une
douzaine de jeunes filles dansaient une «dérobée» au bord de la mer,
simplement. Peu après, ce furent les Panathénées: les mêmes jeunes
filles ou leurs sœurs, drapées de blanc et bleu, menaient en procession
la statue de la Vierge. Nous eussions fait pareille découverte en
Provence, en Savoie. «Car rien ne vaut!... l’instinct populaire
discipliné par la culture», écrit M. Alfred Capus (cité par Criton). Que
la mission Duncan veuille donc nous laisser à notre perdition.

Au demeurant, nous avons sous les yeux un portrait de M. Duncan en
costume. Ce Grec ressemble irrésistiblement à un Peau-Rouge: ceci soit
dit sans l’offenser, car les Indiens furent un fier peuple. Mais enfin
cela nous éloigne un peu des figures de Tanagra ou même du bas-relief de
Carpeaux.




DE QUELQUES RÊVES

        La vie est un songe.


    C’était pendant l’horreur d’une profonde nuit...

Supérieurement construit, ce Songe d’_Athalie_: il reproduit avec une
fidélité poignante cette incohérence logique, et logique incohérente,
qui nous impressionne dans les rêves. Athalie, obsédée par
l’appréhension d’un péril vague et prochain, se représente soudain,
nécessairement, la fin hideuse de sa mère: et l’apparition par deux fois
d’un enfant tout pareil à ceux qu’elle fit massacrer jadis, et qui la
vient massacrer deux fois, est pareillement d’une observation que nous
autres dirions clinique. Ici, une remarque: cet enfant, qu’elle n’a
jamais vu, avant de le reconnaître en rêve, elle va le voir presque
aussitôt en pleine réalité, et le reconnaître incontinent. Donc le rêve
se fait prophétie. Or, cela est-il possible, et cette péripétie, d’un
tel effet dramatique, s’est-elle accomplie jamais?... La science
vraisemblablement répond que la succession est nécessairement inverse,
et que la reine a vu d’abord, de ses yeux de chair, le personnage qui
viendra hanter son sommeil. Cependant, l’antiquité entière affirme le
contraire, elle donne raison à Racine, tellement que le simple ignorant
se trouve ébranlé, et n’ose que répéter le «Que sais-je?» de rigueur.

Toutefois, nous, personnellement, qui rêvons à peu près chaque nuit, et
notons complaisamment nos rêves, n’en avons encore reconnu aucun qui
prît allure prophétique. Ils se rapportaient toujours, tantôt à des
événements qui par leur importance obsédaient la veillée du songeur,
tantôt, au contraire, à d’autres (immédiats ou très lointains),
insignifiants, mais que, par leur insignifiance même, l’état de veille
avait _laissés inutilisés_.--Naguère, un tailleur autrichien, un nommé
Reichelt, périt, s’étant jeté du haut de la tour Eiffel accroché à un
parachute absurde qu’il estimait infaillible. Il lui était arrivé en
rêve de se sentir voguer dans l’air: et ce lui apparut un avis du
destin. Or, cette sensation, si fréquente, a même origine que
l’angoisse, si fréquente aussi, de ces cauchemars où nous voulons fuir
et nous sentons nos membres devenus de plomb. L’origine réside dans la
perception à la fois aiguë et obscure de l’immobilité de notre corps,
alors que vagabonde l’esprit à travers le monde des images.




RÉCURRENCE

        «Ce jour-là, sur les tours de la ville on arbore
        Le menaçant drapeau du marquis Swantibore,
        Qui lia dans les bois et fit manger aux loups
        Sa femme et le taureau dont il était jaloux.»

        «Soleil, petit taureau, augmente tes transports,
        Ne crains pas de blesser ta reine.»


Le rêveur se souvient d’un antécédent rêve que son rêve présent
continue, enjambant l’intervalle de la journée, voire de plusieurs:

Nous avions fréquemment occasion de suivre certaine rue d’un faubourg
isolé, rue solitaire, rue sans trottoirs, toute en jardins maraîchers,
devinés derrière un interminable mur gris percé d’une unique porte qui
ne s’ouvrait jamais[5]. Une fois, nous poussâmes en rêve cette porte
obsédante: et voici que nous nous trouvâmes dans un hôtel somptueux,
princier! Passé le vestibule, de marbre aux lampadaires de bronze, tous
allumés, apparut un enchevêtrement fantastique de couloirs et de
chambres; tapis et tapisseries, statues, plafonds caparaçonnés d’or; et
des couloirs encore et puis d’autres couloirs, et les portes que je
poussais ouvraient des salles belles comme Versailles et le Louvre: et
nul être, et nul bruit. Depuis combien de temps errais-je? il me
semblait avoir franchi le seuil magique durant l’après-midi, et des
signes certains m’annonçaient la montée du petit jour: d’où sans doute
tant de solitude? J’entrevis enfin, loin, très loin, au fond d’une
reculante défilade de chambres, un domestique, et prestement me
dissimulai. Plus loin, un grand vieillard, costumé et très décoré, comme
un pair de France du temps de Charles X: l’intrus que je me sentais
s’effaça encore, inquiet de plus en plus. Comment m’échapper? chaque pas
m’enfonçait plus avant dans le dédale splendide. J’atteignis, enfin, une
chambre à coucher; une jeune fille y reposait, enfouie dans son lit
blanc, et le bras droit replié sous la tête la plus mignonnement jolie,
et jolie virginalement, qui se pût rêver. Elle s’éveilla, elle glissa du
lit, enveloppée toute d’une longue chemise qui ne laissait voir que de
menus pieds roses. Dieu, comment m’esquiver? la porte s’était refermée
mystérieusement: quel scandale! Je me sentis mourir d’amour et
d’angoisse... Ainsi qu’on se précipiterait à l’eau:--Mademoiselle!
dis-je en me jetant à genoux... Elle se retourna, m’aperçut, voulut
crier. J’eus un geste si respectueux et si craintif qu’elle se retint.
Je lui demandai pardon, tâchai de lui expliquer mon incroyable aventure,
déclarai mon subit et incoërcible amour, et que j’étais prêt à mourir,
etc., etc... tout cela exprimé en des termes si purs que, même surprise
en chemise, une vierge au saut de lit ne s’en pouvait offenser. Elle me
laissa tout dire et, souriante, me répondit enfin: «Ceci est fort bien,
mais il vous faut demander à mon père l’autorisation de me le répéter
devant lui.» Et, fou d’amour et de joie, je m’éveillai...

  [5] Rue de l’Orme, à Belleville.

La suivante nuit me rend désespéré. J’ai cherché en vain à retrouver la
petite porte mystérieuse, et même la rue solitaire que je connaissais si
bien, et je n’ai pas songé à--ou pas osé--demander à ma fiancée son nom.
Enfin le hasard me conduit devant le vaste porche d’un richissime hôtel
de la rue du Bac: c’est là, je le devine, et devine à la fois le nom du
maître. Tout un corps de garde de larbins défend le seuil: le
laisseront-ils franchir à un hère en si triste équipage? Oui, pourtant,
le maître est affable autant qu’au grand siècle: et me voici en sa
présence, et c’est bien le grand vieillard que j’avais entrevu. Je lui
explique franchement ma surprenante aventure, et il ne sourcille point,
et lorsque je lui demande enfin la main de Mademoiselle de..., et
s’incline avec l’air honoré que commande la courtoisie. Puis, froid et
souriant:--«Laquelle des deux, Monsieur?» Malédiction! il a deux filles!
Je me souviens alors subitement avoir peint de mémoire en médaillon avec
une fantastique exactitude la chambre en ses moindres détails, la jeune
fille en ses moindres traits, jusqu’à un signe qu’elle porte sous
l’oreille. Le père fronce le sourcil, dévisage alternativement et
l’effigie, et moi, puis, sans changer de ton, intime à un laquais,
subitement survenu, de prévenir sa fille cadette qu’il l’attend. Elle
vient.

    _La_ voilà, tout mon sang vers mon cœur se retire.

Elle me salue cérémonieusement. Le père:--«Monsieur, que voici,
désirerait renouveler la joie qu’il eut de vous entretenir, ma fille.»
Mais elle aussitôt:--«Mon père, c’est la première fois que je vois ce
monsieur.»

Oh, c’est la foudre à mes pieds! et voici que moi-même je ne la
reconnais plus! et pourtant le pur original du médaillon que le père,
les yeux étincelants à présent, lui exhibe en s’écriant:--«Alors, ma
fille, expliquez-moi ce que signifie ceci?» Pourpre d’indignation et de
honte, elle prend à témoin Dieu, elle en appelle à mon honneur, m’adjure
de dire la vérité. Que dire? je refais le récit entier de mon
aventure:--«Il y a là, terminé-je, les larmes aux yeux, quelque chose
qui passe la nature et la raison.» La jeune fille pleure à son tour,
mais ne se souvient pas. Et elle s’évanouit, et je m’élance dehors: et
m’éveille.

Tout cela est fort dramatique. Seulement, je me rappelai avoir récemment
relu _Le Rouge et le Noir_, et que je réfléchissais à cette lecture et à
Stendhal, la journée même qui précéda mon second rêve... et, qui me
prouve que le rêve premier, et son souvenir, ne faisaient pas partie de
lui? Suis-je bien sûr qu’il y ait eu une journée d’intervalle? Je n’ose
décider. Tout est possible. Si j’avais le loisir d’être romancier,
j’écrirais l’histoire d’un homme vivant en partie double; le jour, sa
vie quotidienne; la nuit, sa vraie vie, se poursuivant parallèlement,
s’y mêlant parfois peut-être, et qui serait, peut-être, le souvenir de
quelque vie antérieure. Pourquoi pas: qui sait? Mais, qui donc réalisa
ce vertige? Gérard de Nerval, et il mourut fou... Ayez pitié de nous,
Seigneur!




ZIGOMAR

        Il songeait, attentif aux étoiles dans l’ombre,
        Pendant que les lions léchaient ses pieds sans nombre.


«L’amour fait danser les ânes»: le rêve rend ingénieux tels qui dans la
vie ne le furent guère. Nous avions lu ce matin notre _Zigomar_
quotidien; car nous adorons le roman-feuilleton, et tant plus est
stupide, tant plus il nous ravit; aussi bien, quel Français n’a lu son
_Zigomar_[6]? Or, nous rêvâmes être (excusez du peu!) Paulin Broquet en
personne, oui, l’étourdissant, le génial policier. Et nous venions de
surprendre, à domicile, le Rocambole suprême style, l’insaisissable à
bon droit surnommé «Peau d’Anguille», Zigomar lui-même, quoi. Nous lui
avions passé le cabriolet; oui, mais, il s’agissait de le conduire au
moins jusqu’au prochain poste de police. Or, comment l’empêcher de nous
glisser entre les pinces? Eh bien, nous inventâmes ceci, qu’à l’état de
veille nous n’aurions certes soupçonné jamais: nous le déchaussâmes
d’une de ses bottines! Oui, simplement. Essayez donc de courir, dans les
rues de Paris--et sans vous faire remarquer--un pied chaussé et l’autre
nu!

  [6] En langage celtique: _Ségomar_, «le guerrier victorieux». C’est
    beau la linguistique! Et la sémantique!




LA REVANCHE DE ZIGOMAR

        _Don Salluste:_ Ruy Blas, ouvrez ce pli: c’est pour la signature
        (Et la porte!) du Conseiller de Préfecture.


Or, ceci se passait voici quelques années, et _Balaoô_ («Il y a des pas
au plafond!!!») et _Chéri-Bibi_ («Non, pas les mains!!!») avaient
injustement effacé Zigomar de notre mémoire. Nous le pensions du moins.
Mais voici peu de temps, nous nous sommes à nouveau éveillé,
c’est-à-dire rendormi... non, réveillé: nous nous entendons--dans la
peau de l’inextinguible Paulin Broquet. Et de nouveau (après quelles
poursuites!) nous tenions notre adversaire et ses complices, les _Z_ à
cagoules, acculés dans un cul-de-sac des Catacombes de Paris. Nulle
issue possible: une alvéole de pierre toute revêtue de porcelaine
blanche; et nous nous demandions nous-même par quelle voie nous avions
pu pénétrer dans cette impénétrable retraite, réduit suprême du
fantastique chef de bande. Quand voilà qu’icelui, avec un rire,
nécessairement satanique, nous annonce que c’est nous le prisonnier, et
pour jamais: cette alvéole est une dent creuse, une dent humaine, une
dent de la mâchoire de Zigomar! Et le voilà qui s’en va, avec ses
partisans; l’ouverture, qu’un ressort secret a décachée, se referme, et
je l’entends, lui! qui insère la dent, soudain rapetissée aux dimensions
normales, dans son ratelier. Et qui donc irait me chercher là?
D’horreur, je me réveille... et me souviens, cela me rassure un peu, que
je remarquai hier, en devanture d’un pharmacien, osciller au bout d’un
pendule, un gigantesque chicot de carton, réclame pour un dentifrice
américain:

    De la dent l’atroce rage
    L’_Hélios_ soudain soulage...




DANSE MACABRE

        Et je voyais au loin sur ma tête un point noir,
        Et ce point noir semblait une mouche du soir...
        Or ce que j’avais pris pour une mouche était
        Un hibou...


Il se faisait une heure avancée dans la nuit, personne par les rues. Le
gaz presque tari brûlait à peine dans ce Bureau des Décès de la Mairie
du IIe arrondissement, où je veillais en permanence. Pourquoi m’attarder
ainsi? Notre «médecin des morts», docteur Villette, revenu d’un lointain
constat, attendait patiemment que j’eusse achevé de lui préparer un
dernier ordre: le mort «donnait», ce jour-là. J’achevai, et nous
quittâmes de conserve la Mairie à travers la pluie et la nuit noire.

La pluie tarit; nous marchions hâtivement, philosophant sur notre
indifférence à l’égard du spectacle de la mort. Les rues désertes et les
maisons noires se succédaient: une lumière enfin frémit, à la fenêtre
d’un deuxième étage de la rue Grange-aux-Belles. (Je me suis souvenu le
lendemain que plusieurs mois en çà j’avais, certain soir, vu un
rassemblement de curieux guigner cette fenêtre: il s’agissait d’un
vaurien qui avait «zigouillé» son père à coups de couteau.) Sous la
lampe une vieille grand’mère écoutait sa petite fille adolescente lui
expliquer:--«Il n’a pu délivrer le permis d’inhumer, les doigts n’étant
pas raides: il reviendra. Seulement le convoi en sera retardé d’un jour,
car il nous faudra attendre demain pour demander au Commissaire de
police un bon de gratuité.»--Il faut tirer ces pauvres gens d’embarras,
me dit le docteur: et il pénétra dans la triste maison... Je me
retrouvai dans un logis du faubourg: le balcon faisait galerie au-dessus
d’un jardin longeant la Seine. J’étais chez ma mère, à qui parlait un
vieillard à longue barbe blanche, vêtu d’une longue blouse blanche,
coiffé d’une calotte. Je reconnus incontinent le statuaire Rude. Et
cependant l’inquiétude que voici me lancinait:--Quoi donc désole le plus
les morts, une fois parvenus à l’état de squelette? C’est évidemment,
quand ils fument la pipe, de ne pouvoir expulser la fumée par le nez. A
ce moment, la grand’mère entra, accompagnée du médecin légiste: je tirai
de mon gousset un porte-plume et plusieurs plumes, que je constatai avec
satisfaction appartenir à ce type connu sous le nom de «tête-de-mort».
J’étais en règle. Et soudain apparut un squelette m’exhibant d’un air de
reproche une pipe qu’il n’arrivait pas à fumer...

Tout cela parce que, la veille, en quittant le statuaire Rodin, qui
m’avait longuement entretenu de Rude, j’étais allé au Louvre contempler
le tragique cadavre qu’a tordu Germain Pilon pour le tombeau de
Valentine Balbiani!




TRAIT HISTORIQUE

        ... J’approchai de la mouche et c’était un corbeau...
        Et cette mouche était un vautour.
                                          Et cette mouche...


Ils étaient là trois maréchaux de Napoléon:

Ney, Kellermann et Pérignon. Kellermann, vieux paysan mal accoutumé à sa
splendeur récente et aux délicatesses de la civilisation, avait
complètement oublié, juste au moment où l’empereur allait passer sa
revue, qu’il avait chaussé un caleçon pour la circonstance; de sorte
qu’il l’avait ignominieusement arrosé. Et l’autre Alsacien, Ney, prince
de la Moskova, inspectant sa tenue, venait de le traiter, Dieu sait
comme! et en présence de tout l’État-major. Le pauvre vieux en pleurait.
Se voir ainsi humilié, publiquement, et par «un pays»! En vain Pérignon,
le troisième maréchal, s’évertuait-il à le consoler: ce qui surtout lui
crevait le cœur était d’entendre, dans la salle voisine, Chicot, oui,
Chicot, l’illustre bouffon de Henri III[7] s’esclaffer avec frère
Gorenflot, ivre comme lui, et braillant tous deux:

    Mais rien de si débâté
    Que n’est moine à pleine treille,
    Mais rien n’est si débâté
    Que le moine en liberté...

  [7] Vous lûtes tous, est-ce pas, _La Dame de Monsoreau_, _La Reine
    Margot_, etc.?

--Si ce n’est un maréchal de ce gredin de Napoléon!

Et tout cela se passait à Bruxelles, rue Montagne-aux-Herbes-potagères,
dans l’estaminet de Mme Vansteenbrugghe, où si souvent je fréquentai
jadis avec feu mon père et son ami M. Klercx, le peaussier. C’était
quand nous habitions au 40 de la rue de l’Hôpital... en 1879. Le rêve
date d’octobre 1913.




TÉLÉPATHIE

                                --... Et cette mouche
        Était un aigle au vol tournoyant et farouche...
        Et cette mouche était un griffon monstrueux...


Je me voyais dans l’harmonieux chaos glauque de forêts et de rochers des
tableaux de Léonard de Vinci. Un serpent, monstrueuse amplification des
anguilles de nos rivières, surgit soudain et me poursuivit. Je fuyais
épouvanté, le reptile bondissant me fouettait les jambes de son corps
vert et noir et faisant béer une gueule d’ailleurs dépourvue de crochets
venimeux. Et, en effet, une voix inconnue me criait:--«C’est une
couleuvre, ce n’est qu’une couleuvre...»

Quelques minutes après, ou quelques heures, ma femme m’éveille:

--As-tu jamais vu des serpents longs de quatre mètres?

--Quatre mètres? non, certes, répondis-je sans surprise: c’est rare,
surtout sous nos climats.

--Quelles longueurs avaient ceux que tu as vus?

--Mais... quelques pouces, au plus un ou deux pieds.

--N’est-ce pas? pourtant, regarde donc, allongé au pied du lit, contre
la muraille, ce serpent blanc long de quatre mètres...

--Mon Dieu, qu’as-tu donc? réveille-toi!

--Eh, je ne dors pas: ne vois-tu pas, contre les écharpes tendues sur le
mur, ce serpent blanc long de quatre mètres?

Etc., etc...

Le lendemain matin, c’est ma femme qui me rappelle tout ceci, à moi qui
ne me souviens de rien... «Il était complètement immobile; non couvert
d’écailles, mais d’une peau pareille à cette étoffe blanc satiné qu’on
nomme poult-de-soie.

«Je savais, à n’en pouvoir douter, qu’il mesurait précisément quatre
mètres, et tout cela me demeure si présent que je crois le voir
encore...»

Et il paraît qu’un peu plus avant dans la nuit, tout endormi cette fois,
c’est moi qui m’écriai:

--Vois donc ce paradoxe enfermé dans un verre d’eau!

--Quel paradoxe? répliqua sans étonnement ma compagne. Et, ne
l’entendant pas, sans doute, je m’obstinais à répéter:

--Mais pourquoi a-t-on donc enfermé ce paradoxe dans un verre d’eau?

Le lendemain, cela aussi, je l’avais oublié.




C’EST LA FAUTE A CLAUDEL

        «--... Et cette mouche était un ange. Et cet archange...»
        Ah j’y renonce enfin et préfère Bouglé:
        On repêche dans l’Oise un enfant étranglé,
        L’enfant avait reçu deux balles dans la poche,
        Refilées par Hugo, paillard, avare et moche.


... J’étais donc Olivier Twist, ou David Copperfield: j’étais Charles
Dickens, enfin, interné chez le méchant maître d’école--marchand de
cercueils, celui qui se surnommait lui-même «le caraïbe». Et aussi
triste que toujours. Pour me consoler, je contemplais, à travers la
vitre du fond, la basse-cour enfouie sous les arbres du verger. Une
poule noire apparut, voletant vers cette vitre, que je m’aperçus alors
être un verre grossissant: car la poule devint, à mesure qu’approchante,
un dindon superbe, puis, presque instantanément, un grand vautour au
long cou dénudé, puis une autruche gigantesque. Et je voyais se vérifier
ainsi l’hypothèse, la théorie zoologique que je me formulais du même
coup: à savoir que ces trois derniers oiseaux appartiennent, en dépit
des savants, à la même race, puisqu’ils portent tous trois une tête à
peu près chauve au bout d’un long cou dépenaillé.

Et je me vis incontinent transporté dans la basse-cour devenue un jardin
d’Extrême-Orient, appartenant à Paul Claudel, alors consul à Tien-Tsin.
L’autruche (en réalité c’était un volatile énorme participant de tous
ceux que je viens de nommer) emplissait à présent tout le ciel.
Heureusement, car la peur commençait à me galoper, se ramena-t-il aux
dimensions d’un casoar aussi grand d’ailleurs que l’épiornis
quaternaire, mais férocement agressif. Mme Mithouard (oui, Mithouard,
Adrien Mithouard, l’auteur du _Traité de l’Occident_) survint, et me
prit par la main pour me faire traverser le parc:--«L’oiseau que voici,
me dit-elle, ne veut connaître que moi: au surplus, rien à craindre,
quand il est en compagnie de son ami le grand loup; et puis, il sait que
voici l’heure où nous lui offrons un voleur à dévorer.» Et j’aperçus, à
l’étage de la grange--le parc décidément était simplement une très vaste
basse-cour, grossie par la vitre, qu’à présent je portais en
monocle--j’aperçus un Hindou lié sur le plancher. Dans sa bouche,
maintenue ouverte par je ne pus découvrir quel procédé, était inséré un
oignon, nourriture dont, comme on sait, l’oiseau est particulièrement
friand. L’oiseau s’installa, demandant au patient, qui le regardait avec
une tranquillité passive:--«Qu’as-tu fait de mon papier?» Ce papier:
rien moins que le manuscrit du _Partage de Midi_, qu’était sur le point
de publier _l’Occident_. Mais l’homme ne pouvait répondre, et le cruel
oiseau le savait bien. Je remarquai alors l’étrangeté du bec: un bec
fait de deux becs accolés, double bec crochu de perroquet, d’où quatre
mandibules, exactement comme chez le tétrodonte, ce poisson bizarre des
mers chaudes. (Exotisme, que me voulais-tu?) Le perroquet-épiornis
dégusta lentement l’oignon, puis l’intérieur de la bouche, absolument
comme il eût fait d’une noix. Le supplicié demeurait immobile et
placide, ce qui m’apparut tout à fait normal et digne d’un Oriental bien
élevé. Survenant alors, Tristan Tzara, le secrétaire de _l’Occident_, me
confia:--«Si vous saviez, mon cher Fagus, quel mal m’a procuré ce
dessin, étant donné le sale caractère de Claudel!--(C’était la scène
même à quoi j’assistais; un passage du livre soudain transporté dans la
réalité[8].)--Il est en effet d’une difficulté inouïe de représenter
fidèlement cela avec rien que des caractères d’imprimerie...--Sales
caractères, interrompis-je, tout ravi de mon calembour!» Et je pensais
en moi: Pourvu, mon Dieu, que cela «vienne bien au tirage»: Claudel
passe pour si pointilleux! Et l’inquiétude me tourmenta si fort que je
finis par m’éveiller.

  [8] Est-il nécessaire de dire que _le Partage de Midi_ ne contient
    aucun passage se rapprochant de tout cela?

Tout cela pour avoir trop absorbé de thé chez Mithouard!




OUTRE-TOMBE


Voici peu de mois, un de nos amis perdit son père. Ce fut un vendredi
(le détail a son importance). Sa nuit fut occupée par la veillée
funèbre. Le lendemain, rentré chez lui, l’ami compulsa sa garde-robe de
vieux garçon; rien d’avouable: un habit noir et pas de redingote, dix
mille cravates, toutes de couleur, des escarpins de bal, des
«bains-de-mer» et des souliers de fatigue et nulles bottines sévères, et
les gants noirs tous de la même main, etc... Tous les célibataires
connaissent cela. Il dut consacrer la journée entière avec la soirée à
se faire recuirasser de pied en cap. Se couchant enfin, écœuré, recru,
il souhaita de toutes ses forces revoir son père en rêve. Il rêva ceci.

Il se trouvait en soirée, dans un salon somptueux (cela se passait de
nouveau sous la Restauration); il s’agissait de conquérir l’assentiment
au mariage avec l’élue de son cœur, de la vieille douairière, très
ancien-régime, très «étiquette», de qui la jeune fille dépendait. Sa
tenue de dandie,--frac, culottes de satin, claque, escarpins à boucles
d’argent, épée de cour à la hanche, brochette sur le cœur--était
irréprochable. Sa terreur était de quelque gaffe dans le discours; aussi
polissait-il ses phrases:--«Croyez, Madame la Marquise; il faudrait que
vous fussiez convaincue...» Ici, bien que la vieille dame continuât de
sourire, il éprouva la sensation d’avoir lâché une incongruité si
énorme... qu’il s’éveilla, exaspéré de ce songe goguenard.

On voit immédiatement la raison de la hantise du costume: mais le reste?

Or, le vendredi suivant, regagnant son logis assez tard, il entendit,
dans sa rue même, un orchestre d’amateurs étudier l’ouverture syllabique
du _Domino Noir_, d’Auber[9]. Ce lui fut «un trait de lumière»: on sait
que cet opéra-comique comporte la singularité (à l’époque) que les
personnages y portent nos habits modernes (début du XIXe siècle). Mon
ami s’était incarné en Horace, le héros de la pièce, pièce qu’il n’avait
vu jouer qu’une fois, vers 1889, et qui du reste ne semble pas avoir été
reprise depuis (nous le regrettons). Ceci est curieux déjà. Voici mieux:
il s’assura que c’était pour la première fois que les amateurs (qui
d’ailleurs ne se réunissent que le vendredi) étudiaient le morceau.
Comme ils habitent vraisemblablement (?) dans ce même quartier, il
faudrait supposer: ou bien que, sachant à l’avance qu’ils
entreprendraient le _Domino Noir_, l’un d’eux en fredonna les motifs,
que notre ami entendit sans s’en apercevoir; ou bien que, par cette
télégraphie sans fil, la télépathie, leur pensée avait suffi à émouvoir
d’obscures régions; sinon, imaginer quelque coïncidence plus étrange
encore. Faut-il ajouter que notre ami ne mit jamais le nez dans la
partition?

  [9]

        Je crains qu’il ne s’éveille
        A ces accords joyeux!...

Cependant, la hantise filiale l’empreignait, et, bon catholique, il
demandait chaque soir à Dieu la présence de ce père pour qui il venait
de prier. Quelque temps après, il alla, en rêve, à l’hôpital
Saint-Louis, où son père avait exercé une importante fonction. C’était
jour de visite: de nombreux malades attendaient leur tour; des morts,
tous. Son père était nécessairement là, quelque part. Il vit d’abord
avec surprise, mêlé à leur foule, le roi Henri IV, entouré de courtisans
et de dames, tous misérablement vêtus:--«Oui, dit amèrement le
roi, voilà comment nous traite la République (notre ami est
royaliste)!--Sire... Majesté... bafouilla le rêveur, vous ici?--Et qui
donc davantage que moi aurait le droit d’y être?» répliqua le monarque
avec hauteur. Mon ami se rappela alors que c’est le petit-fils de Saint
Louis qui édifia l’hôpital. Il s’esquiva, cherchant toujours et
vainement; soupçonnant quelque parti-pris administratif, il ruse, et
demande à voir sa mère, qu’il sait bien vivante et portante. A sa
stupéfaction, un infirmier le mène dans un pavillon isolé: sa mère est
là, morte, l’attendant, qui, après les effusions, lui affirme qu’elle va
mieux, sauf que ses douleurs l’incommodent: mais, quand on est vieille!

Peu après il se retrouve au logis de cette mère, entre elle, et ses
frère et sœurs: et bientôt le père entre, paisiblement, vêtu comme en sa
vie, et non tel qu’en son lit de mort ni qu’en son cercueil.

Il est seul à le voir, d’abord: il le salue, converse avec lui. Les
autres, étonnés, incrédules, finissent cependant par remarquer ce qu’ils
pensent être rien qu’un fantôme.--Ce n’est pas un fantôme, c’est _lui_!
Et il le pousse doucement, l’accule dans un angle, cherche à
l’étreindre, pour le matérialiser: sur quoi le visiteur se transforme en
un gros chat gris[10], qui bondit et disparaît. Bientôt il se manifeste
à nouveau, reprend forme matériellement humaine: le fils baise un front
tiède, serre une main de chair. Cependant, les autres:--«Nous
l’apercevons bien, mais rien que les yeux de notre esprit.» Le fils en
est navré, il brutalise presque son père, le serrant dans ses bras, pour
en quelque sorte le solidifier; mais le revenant se dégage, s’évanouit,
et disparaît, cette fois sans retour.

  [10] Cf. le dicton: «rêver chat».

L’ami, c’était moi.




POUR LA BONNE BOUCHE

        SALLUSTE: Voici l’instant, Ruy Blas, pénétrez dans l’arène...
        RUY BLAS: Je crois que vous venez d’insulter votre reine!


Celui-ci nous a été conté par un autre ami. Ils étaient plusieurs,
devisant après souper. Le devis tombant sur la fameuse _odor di femina_,
l’un d’eux cite le peu galant mot de Jean Dolent: que «ce parfum est
fait de puanteurs qui se corrigent». Ce qui lui vaut de son épouse
d’abord une gifle méritée, puis cette déclaration, contresignée par
toutes les dames présentes, que le mâle porte également son odeur,
d’ailleurs aussi... émouvante pour l’autre sexe, sans être plus suave
que l’_odor di femina_. Nous n’osons dire à quoi elle est comparée.

On parle alors de l’odeur du Chinois, que tous les explorateurs
connaissent; de l’odeur du Blanc, assimilée par les Jaunes à celle du
cadavre; etc., etc... On se sépare, et l’époux gagne avec son épouse le
_cubiculum_. Il s’endort (le malappris!) et rêve que, recherché par la
police, il s’est réfugié, déguisé en femme, dans un vagon plein de
femmes. Or, il lui échappe--comment dire?--une indiscrétion postérieure,
mais silencieuse. Et voilà que, subodorant la qualité acquise par
l’atmosphère, une des voyageuses s’écrie:

--«Cela sent l’homme!» Il s’éveille, en présence d’une épouse indignée,
deux fois indignée. Mais, voici le remarquable: C’était elle, l’épouse,
qui venait de l’éveiller, et par une gifle. La seconde, donc? Point du
tout: la pseudo-première, comme le souper chez les amis, tout cela
faisait partie du rêve: lequel aurait donc été provoqué par
l’incongruité trop réelle, et son châtiment. Et tout ce roman, si
cohérent, se serait ainsi fabriqué, spontanément, en moins de quelques
secondes, avec un tel caractère de vérité que le dormeur dut
sérieusement rassembler ses souvenirs pour se persuader que la veille ni
l’avant-veille il n’était allé souper chez personne.

_Honni soit qui mal y pense!_




CONFESSION AU DOCTEUR CABANÈS

        «Notre vie est faite de la substance de nos rêves.»


Contribution peut-être curieuse à l’onéiroscopie. Son mérite:
l’authenticité. Je m’excuse d’être contraint de m’y mettre en scène;
aussi bien, pas à mon honneur. D’ailleurs, on n’a pas attendu Freud avec
ses malaises pour constater que nos rêves sont volontiers l’exutoire de
nos parties inférieures.

Henri Béraud ayant favorisé d’un compte rendu, au _Mercure_, un mien
_Essai sur Shakespeare_, notre ami Lucien Dubech, m’assura de toute une
chronique dans ses dimanches de l’_Action Française_. Il m’en attesta
les dieux, ainsi qu’il convient à un classique.

    Le temps passa, les jours, les semaines, les mois,

et ceux, caniculaires, où, les théâtres chômant, les chroniqueurs
chroniquent sur n’importe quoi. Aussi fut-ce avec une indignation
d’auteur que je vis Lucien Dubech parler de tout... sauf de ce qui
m’intéressait plus que tout. Bref, l’autre jour vint un article sur la
plantation d’_Iphigénie_, je veux dire: de son décor. J’en rêvai. Voici
ce rêve. J’étais Agamemnon, le roi Agamemnon; Lucien Dubech, le fidèle
confident. Il me donna la réplique sacramentelle:

    Mais tout dort, et l’armée, et les vents, et Neptune.

J’ai oublié par quels vers je lui répondis, pestant contre cette carence
des vents. Mais j’ai nettement retenu, car je m’en éveillai aussitôt, le
distique que le fidèle Dubech m’asséna:

    Mon trou du..., Seigneur, est là qui vous adore:
    C’est pour vous qu’il soupire et pour vous qu’il odore!

C’est infect. Pourtant, il faut avouer que, du point de vue matériel,
jamais Dubech, ni moi, ni Racine, n’avons commis de vers aussi purement
raciniens.

Mais le détail le plus important est que, dans mon rêve, le fidèle
Dubech articulait la réplique sacramentelle sous cette forme:

    Mais tout se tait, les flots, et les vents, et Neptune.

Donc, _tout dort_ a disparu. Or, faites attention que _tout dort_ rime,
pour l’oreille, exactement à _odore_ et _adore_. Je crois reconnaître là
un phénomène dont j’abandonne l’explication à de plus malins que moi.




UN PLAGIAT ÉHONTÉ


Je ne saurais approuver, en dépit du divertissement qu’y prend tout
honnête écrivain, approuver sans réserves le procédé de Pierre Benoit.
Ses «pièges à loups» à l’usage des critiques et--je dis,
moi: attrape-nigauds--n’atteindront jamais, d’abord, la
mystification supérieure que le bon Willy, pareillement accusé,
servit à Ernest-Charles, naguère. J’eusse plaidé coupable,
carrément:--Parfaitement, je suis «un type dans le genre de» Molière,
Shakespeare, et autres, et qui prend son bien où il le trouve. Ce seul
qui importe est de savoir s’en servir, à l’exemple du Père Éternel
lui-même, selon Père Hugo son confrère:

    Car Dieu de l’araignée avait fait le soleil.

Par l’unique virgule qu’il ajoute,--_qu’il ne peut s’empêcher
d’ajouter_--par la place seule où il l’insère, le créateur recrée ce
qu’il a pris: il le doue d’un sens.

Certain chroniqueur bien parisien (René Wachthauser) accusa Han Ryner
d’avoir chipé dans la _Physique de l’Amour_ de Remy de Gourmont
l’épisode relatif aux fiançailles de la taupe. En effet. Seulement
Gourmont l’avait lui-même extrait d’un traité de zoologie, à l’appui de
la thèse psychologique qu’il soutenait. Et Han Ryner en voulait déduire
un thème moral d’un ordre, et sur un plan complètement différents. Han
Ryner eut la candeur de se défendre; de quoi Gourmont s’amusa beaucoup,
j’espère. Car, combien Gourmont a, joyeusement, plagié Fabre!

Cela est tout à l’opposé du démarquage, lequel constitue le seul vrai
plagiat, et dont Gourmont signalait cet exemple illustre: Jules Michelet
découpant et insérant tout cru dans _L’Oiseau_ une page de Buffon, qui
passait alors pour oublié.

Sur quoi, je m’ose mettre en scène, sans modestie ni fatuité, persuadé
que telles confessions, dont je ne sais quel ridicule respect humain
nous éloigne, seraient très utiles, de toutes façons. Et qu’un tel
procédé soit suivi, surtout par de moins infimes, est ce que je souhaite
de tout cœur.

D’un mien ouvrage poétique, il a été dit du mal et du bien. Mais le seul
reproche à lui épargné, est le manque d’originalité (c’est _La Danse
macabre_). Or, je n’ai cessé, pour sa confection, de piller,
consciemment, consciencieusement, effrontément. Le thème sort évidemment
de Dante, et du charnier des Innocents. Aux textes religieux, j’ai pris,
traduisant, paraphrasant, tout ou partie: dans la _Genèse_, le _Pater_,
le _Magnificat_, les _Litanies de la Vierge_, l’hymne des SS. Innocents,
le _Dies Irae_, l’_Ave maris Stella_, le Cantique de Fénelon, etc.,
etc... Aux chansons populaires ou rondes enfantines: _Entrez dans la
danse_, _J’ai des pommes à vendre_, _Voici le mois de mai_, _Magali_,
_le Furet_, _Nicolas, je vais me pendre_, _Saute la jolie blonde_...
etc., etc., etc., plus ou moins remaniées.

_Sur un pied danse_... vient des _Djinns_ de Hugo (et d’un passage de
Rimbaud). _Toute armée... toute nue_, de Hugo (_L’Homme qui rit_).
_C’est l’amour qui mène le monde_, d’un antique vaudeville; _Mon cœur
soupire_, des _Noces de Figaro_; _Psit, psit, beau masque_, du _don
Juan_ de Lorenzo da Ponte. Tel vers invoquant Dante, du _Tu duca, tu
signore, e tu maestro_, par quoi Dante invoque Virgile. _La vie est un
rêve_ est de Caldéron; _L’Homme est le rêve d’une ombre_, de Pindare;
_Amour, tyran des dieux et des hommes_, d’Euripide. _Elle a vécu,
Myrto_..., d’André Chénier; _Même quand nos cœurs sont broyés_, de
Burger (ballade de _Lénore_). Le sonnet _Servants du Dieu d’amour_,
pastiche un sonnet de la _Vita Nuova_ de Dante. Le _Je ne veux pas_ de
mon Don Juan fut pris à Baudelaire, comme le _Quinze ans, ô Roméo_, à
Musset. Ici, j’insère six vers de Vigny; là, quatre de Molière, que
j’attribue fraternellement à La Fontaine. Plus loin, un couplet d’une
vieille chanson de café-concert, une ronde fameuse de corps de garde, et
une autre illustre à l’École de Médecine. Autre part, don Quichotte
(_D’amour feraient mourir, Madame, vos beaux yeux_...) fait à M.
Jourdain faire de la poésie sans le savoir...

Et voici _Les neiges d’antan_ de mon maître Villon, et le _Je ne veux
plus aimer_... de mon maître Verlaine, et, plus loin, deux poètes peu
connus du XVIIe siècle, que, nouveau Pierre Benoît, je vous laisse le
plaisir de retrouver[11].

  [11] Pour aider: «Ah, que j’eus de plaisir à la voir toute nue.» Quant
    à l’autre... cherchez dans les _Marges_ (dame, si je vous dis tout).

_Ce ventre qui digère_ m’est fourni par E. de Goncourt, décrivant
l’Hercule Farnèse.

_Et je te vis, et je fus perdu_, etc... _Que me criblent les boucs_,
viennent de celui-là que Mossieu de Pavlovski qualifie de vide et
d’artificiel.

_Masques, voici les masques_...: voici aussi Molière (et peut-être
Verlaine).

_Passe un grand squelette... qui bat du tambour_. Voir le _Faust_ de
Marlowe.

_Les toxiques bus... jamais plus..._ inutile d’insister.

Ah! et le... _Apprends-moi des mots sales_, de ma jeune mariée? Une
légende d’Hermann Paul. Comme le: _C’est si laid, un homme_, de ma jeune
tribade: une légende de Forain.--_J’en ai verdi déjà des hommes_, est un
mot de Thérésa. _J’ai du di, j’ai du bon_, etc., je l’ai cueilli dans
les _Égarements de Mine_, par Willy.

Le _Linus_ vient de _La Bible de l’Humanité_, de Michelet, comme la
bacchanale

    --Par la ville à la fois que la trompe en folie

traduit un poème érotique latin de Catulle... oui, Catulle Mendès
(_Lætius dum sonat in urbe cornu_...).

A présent, confrontez ces textes:

    Pleurs de la Francesca, et ton rire, Ophélie

à

    Bois de la Frazona (_Vigny_)... et ton rire, ô Kléber (_Hugo_).

_Ma vie s’écoule à flots brûlants_: ici Charlot s’amuse--sur les paroles
de la _Marche funèbre_ de Chopin (Symbole, que me veux-tu?)... _A bas,
catin_. C’est dans Othello.--Le corbillard de cristal est dans
Rimbaud[12]; Lucifer-Passe-partout, c’est celui du _Tour du monde en 80
jours_, tel que je le vis jouer au Châtelet, voici 35 ans.

  [12] Et souvenir du conte _Blanche-Neige_, ravivé par le cinéma.

Et l’apostrophe au Sphinx a été dictée par Flaubert.

Et que c’est loin d’être tout! Mais je crains d’abuser.

Pourtant, comment me retenir de monter en broche un de mes cambriolages
les mieux réussis (dans _Frère Tranquille_). Humez ce fragment:

    Sous ce front qui gronde
    J’écoute marcher
    _Un géant qui jongle
    Avec des rochers_.

Ne décrit-il pas au suprême un début d’aliénation mentale, ou tout au
moins, de céphalalgie? Eh bien, Messieurs, les deux superbes vers
soulignés sont transcrits mot à mot de la description--en prose--d’une
éruption de l’Etna, par mon bon maître Alexandre Dumas père.

Inutile de dire, n’est-ce pas? que tant et de si consciencieuses
manœuvres restèrent insoupçonnées de mes plus astucieux aristarques. Je
commençais à désespérer, quand on m’exhiba un article de _Clarté_, où M.
Noël Garnier me taxait de plagiat. Enfin, sauvé! Hélas, mon Dieu, il se
bornait, l’ingénu, à m’accuser de chiper au _Latin mystique_ de Gourmont
certaine «hymne» de Prudence que, meilleur chrétien (--Hou! hou! la
calotte!), il aurait lue dans son paroissien. N’importe, l’intention y
était: je le remerciai, comme de juste, l’assurant que dès qu’il
produirait un bon vers, je lui ferais l’amitié de me l’annexer.
Concluons. Si, selon qu’a promulgué Monselet,

    On n’a jamais été grand’chose
    Tant qu’on n’a pas été bœuf gras,

on n’est rien en littérature tant qu’on n’a pas été: diffamateur comme
Louis Dumur, ou plagiaire comme Pierre Benoit: ou moi-même, ou
pornographe... mais ceci, je me l’attribue exclusivement, tant que
Baudelaire sera mort.




BRINDES


_9 mars._--Quel réseau de filaments, arachnéens et tenaces, quelle
télépathie sans fil, ou, eût dit feu M. de Gourmont quel travail du
«subconscient» met en communion notre pensée et celle de--non pas tels
ou tels--mais tels et tels de nos contemporains, tels et tels de nos
ancêtres?--C’est dimanche et vêpres en carême; dans la douillette, la
dévote église Notre-Dame-des-Victoires, je savoure avec gourmandise le
moelleux cantique de Racine le fils:

    Reviens, pécheur, à ton Dieu qui t’appelle,
    _Reviens à Lui puisqu’Il revient à toi_.

L’admonestation s’y veut caresse: grande sœur? amante? la contrition y
devient volupté. J’ai peine à me persuader qu’il ne sort pas du cœur de
Fénelon; et pourquoi non? N’est-il pas de cet autre fils de Racine, cet
autre cantique, ou complainte:

    Au sang qu’un Dieu va répandre,
    Ah! mêlez du moins vos pleurs...
    ... Il prie, il craint, il espère,
    Son cœur veut et ne veut pas...

Nonobstant la rigueur des dates, je veux me figurer que Racine le père
lui-même se répétait «Reviens, pécheur...» alors qu’il dégustait, à la
prise de voile d’une jeune religieuse l’exquise amertume de pleurer,
ainsi que l’a chanté son neveu en volupté, mais trouble, Sainte-Beuve.
Ah, que chantait-on à Saint-Cyr? Et sur quels airs?--Cependant ma voix
suit les autres: mais le diable, qui ne veut pas me lâcher, me rappelle
que cette langoureuse musique fut précisément tirée de _Femme sensible_,
romance illustre vers 1800, et tout ce qui reste de l’opéra
d’_Ariodant_, et presque de l’œuvre de Méhul. (Cette coutume de mettre
des paroles pieuses sur des mélodies profanes date du moyen âge: on en
voit le danger, que l’Église dénonça.) Mais comme tout cela s’arrange,
diaboliquement: le poète d’_Esther_ et celui de _la Religion_, et celui
de _Volupté_, celui de _Télémaque_, et _Femme sensible_, et _Le Génie du
Christianisme_, son contemporain en 1802; Saint-Cyr et Saint-Sulpice! Il
ne manque plus que Verlaine, celui de _Sagesse_, bien entendu. Or le
voici; en effet, usant des licences permises entre confrères, je me
surprends introduire:

_Voici des fleurs_, des feuilles et des branches, Et puis mon cœur qui
ne bat que pour vous[13]!

  [13] Restituons loyalement son texte à Verlaine:

        Voici des fruits, des fleurs, des feuilles et des branches,
        Et puis voici mon cœur qui ne bat que pour vous...

    Et rappelons la romance de Méhul:

        Femme sensible, entends-tu le ramage
        De ces oiseaux qui célèbrent leurs feux?
        Ils font redire à l’écho du bocage:
        Le printemps fuit, hâtons-nous d’être heureux!

        _Vois-tu ces fleurs_, ces fleurs qu’un doux zéphire
        Va caressant de son souffle amoureux?
        En se fanant, elles semblent te dire:
        L’hiver accourt, hâtez-vous d’être heureux!

        Moments charmants d’amour et de tendresse,
        Comme un éclair vous fuyez à nos yeux,
        Et tous les jours perdus dans la tristesse
        Nous sont comptés comme des jours heureux!

Remarquez: c’est précisément ce Verlaine amoureux qui convenait là, et
dont on pourrait presque douter s’il parle à une amoureuse ou à la
sainte Vierge. Remarquez encore que _Reviens, pécheur_, _Vois-tu ces
fleurs_, et _Voici des fleurs_ s’équivalent parfaitement. Et, qu’Apollon
et Notre-Dame aussi bien me pardonnent! le diable encore me souffle
d’accorder le poème très payen de pauvre Lélian avec la musique de
Méhul... à la dévotion à la Reine des Anges! Ce n’est pas tout:

    Quand je ne suis pas ivre,
    Je m’ennuie à mourir...

Cette pensée me trotte par la tête; il y a là plus que coïncidence:
Verlaine fut influencé, je le parierais, par tous ceux que j’ai nommés,
qu’il a connus certainement..., et sur moi, indigne, se ferme le cycle,
provisoirement. Puis, la pensée provoque un souvenir: dans une revue, M.
Jean Longnon donna naguère une étude importante sur les _Chansons
anciennes et Chansons populaires_; il y disait entre autres qu’«elles
sont populaires dans leur expansion et non toujours dans leur origine»,
bref que, selon l’opinion de Georges Doncieux, «un chant possède
toujours une date, un auteur, une patrie». Cette opinion est aussi la
mienne. Et je me souviens encore que dans le même temps et la même
_Revue critique_, feu Pierre Gilbert traita avec la dureté qu’il fallait
la préface de _La Lépreuse_, où Henry Bataille promulguait au contraire,
entre autres impertinences, que les chansons «populaires» ne sont belles
et belles au-dessus de tout, que d’être issues de je ne sais quelle
fallacieuse «âme primordiale». Eh! voilà la vérification expérimentale
que Henry Bataille délirait une fois de plus.

Est-ce tout, cette fois? Non encore: dans la feue _Revue critique_, M.
Henri Clouard me fit jadis l’honneur de citer une poésie mienne; certes,
sans m’avoir prévenu: je l’en aurais dissuadé, vu qu’elle m’eût pu
compromettre. Or, comment la composai-je? Je me le rappelle bien. Dans
une église encore, à l’issue d’une messe nuptiale; le défilé
s’éternisait, et nul moyen de m’évader. Une phrase de l’orgue me
remémora la mélodie écrite par Berlioz pour une des _Orientales_; le
premier vers, vraiment de situation:

    Si je n’étais captive...

en provoqua un autre, non prévu par Hugo:

    Je voudrais déguerpir,

qui, moins familier, devint:

    Je m’ennuie à mourir...

Mais la démangeaison parodique que immanquablement me suscite le
Poète-Océan, s’en prit au vers initial, d’où:

    Si je n’étais pas ivre...

Et voici comme, peu à peu, se confectionna («Quand je ne suis pas
ivre,--Je m’ennuie à mourir», etc...) ce que le citateur voulut bien
déclarer une «sobre, belle et émouvante complainte». Et que dans deux
siècles (ou trois) quelque érudit découvre le morceau, à l’aspect de ces
vers assonancés plutôt que rimés, il est bien capable d’y trouver un
effet de «l’âme primordiale»: _et nunc erudimini!_




RACHEL, QUAND DU SEIGNEUR...

        Mon Dieu, que cet enfant est donc désagréable!

        (Mme LÉAUTAUD mère.)[14]

  [14] Cet harmonieux alexandrin, et si vrai (un vers doré, dirait
    Charles Maurras) est le seul et unique que nous ait produit «Maurice
    Boissard»: et il n’est pas de lui!


«_Rachel, quand du Seigneur la grâce tutélaire_...» Eh, vraiment une
grâce tutélaire s’épanche sur les filles d’Israël. Tandis que par un
juste retour le commun des comédiens illustres paie le fracas dont il
éclaboussa ses contemporains par un oubli glacial aussitôt qu’il abdique
la scène, cette petite juive, laide, avare, cupide, rapace et
parfaitement amorale, aura réussi à capter la badauderie mondaine plus
d’un demi-siècle après la mort.

Sacrifions donc à la mode, et comme tout le monde, allons-y de nos
anecdotes. Celles-ci, nous les tirons d’un livre de souvenirs peu connu,
_Un Anglais à Paris_, dont l’auteur anonyme semble bien être Sir Richard
Wallace, le philanthrope mal inspiré qui dota Paris de fontaines qui ne
versent que de l’eau.

Rachel dînait un soir chez le comte Duchâtel, ministre du commerce de
Louis-Philippe; elle y admira les fleurs, puis le splendide surtout
d’argent qui les contenait, avec tant d’insistance que son hôte fut
forcé de lui offrir et contenu et contenant. Comme elle était venue en
fiacre, le comte mit pour le retour son équipage à sa disposition.
Rachel, battant le fer pendant qu’il était chaud: «Oui, cela m’ira
parfaitement, je n’aurai pas à craindre ainsi qu’on me vole votre
cadeau, que je vais emporter avec moi.--Vous me renverrez la voiture,
Mademoiselle, dit le comte en souriant?»

Au reste, tout lui était bon. Remarquant une guitare, dans le cabinet
d’un de ses amis: «Donnez-la-moi: on croira que c’est celle dont je
jouais pour gagner ma vie, place Royale et place de la Bastille!» Et
comme telle, en effet, Achille Fould la lui paya mille louis. Le
financier faillit avoir une attaque quand, à la mort de Rachel, il
apprit la vérité: lui aussi avait cru «faire une affaire»! Il n’y eut du
moins pas de chrétien dupé dans cette petite transaction, ajoute
philosophiquement l’Anglais.

Le baron Taylor la sollicitait de paraître à certain concert de charité;
le billet était de cent francs: la Sontag, l’Alboni, la Stolz, Lablache,
avaient déjà promis leur concours gracieux. Rachel refusa net, sous le
prétexte mensonger qu’Arsène Houssaye, son directeur, ne le lui
permettrait pas.--«J’en suis très peiné, dit Taylor: votre nom sur
l’affiche eût fait monter la recette de plusieurs milliers de
francs.--Oh bien, mettez mon nom: à la dernière heure, vous annoncerez
que je suis malade; le public des concerts de charité est habitué à
cela... A propos... mon nom vaut bien dix ou vingt billets?» Taylor,
nullement surpris, déposa dix billets sur la cheminée. Dans
l’après-midi, il rencontre le comte Walewski, lui propose des billets:
«Désolé, cher baron, mais cette pauvre Rachel ne sait comment se
débarrasser des deux cents dont vous l’avez accablée comme dame
patronesse: elle voulait m’en faire prendre vingt...--Et vous vous en
êtes tiré avec dix?--Précisément.» Taylor continue sa tournée; il va
voir le comte Le Hon, le mari de «la célèbre Mlle Mosselmann»: «Cher
baron, j’en suis navré, mais je viens d’en prendre cinq à Rachel, qui,
en sa qualité de dame patronnesse... (On devine la suite.) Taylor se
creusait la tête: d’où venaient ces cinq autres billets: elle se les
était simplement fait offrir par Walewski sur les dix à lui
vendus,--après qu’il les lui eut payés, bien entendu. Quant au comte Le
Hon, de lui elle n’en avait exigé qu’un, «et, chose étonnante, ne
l’avait pas revendu». C’est le sublime de cette sublime histoire.

Elle faisait des cadeaux cependant, parfois, mais... Mais Alexandre
Dumas fils, à qui elle offrait une bague, s’inclina très bas, lui
prenant la main, lui remit la bague au doigt: «Permettez-moi de vous
prier à mon tour de l’accepter, Mademoiselle, je vous éviterai ainsi la
peine de me la redemander.» Elle répliqua avec candeur: «N’est-il pas
bien naturel de reprendre ce qu’on a donné quand on a donné ce qui vous
était cher?»

                   *       *       *       *       *

_5 novembre._--Comme chaque matin, sitôt installé dans le vagon qui
m’emporte vers Paris, je m’absorbe, ainsi que tous mes voisins, dans
l’étude de mon journal. Mes voisins sont tumultueux, aujourd’hui; je n’y
prends garde, et entame la première colonne de la première page: «Les
députés de Cucugnan» de Maurras: la dernière ligne dûment lue, je passe
au second article, et puis au troisième, et ainsi de suite. Mon train
pénètre en gare du Luxembourg: tout mon monde descend, lorsque, ma
première page assimilée, je déplie la feuille, et découvre, en
troisième, _Dernières Nouvelles_, qu’une épouvantable catastrophe s’est
produite, nuit dernière, en gare de Melun. L’émoi des voisins est
expliqué. J’adresse au passage à ma bonne vieille locomotive de cuivre
de ma ligne de Limours une œillade reconnaissante; elle ne «fait pas du»
100 kilomètres à l’heure, elle, mais du 30 ou 40: ne tentons pas Dieu.

Privilège de la richesse que circuler prodigieusement vite. Oui, mais
j’en perçois la rançon: ne soyons pas envieux, et ne tentons pas Dieu.

Pourtant, les riches ne sont pas les seuls amenés à voyager dans ces
bolides montés sur roues; n’ai-je pas souvent usé, le dernier hiver, du
«train des Anglais», qui m’amenait de Dieppe en guère plus de deux
heures, parfois? Et les postiers qui viennent de rencontrer une noble
mort dans cette affreuse nuit, ce n’est pas pour le plaisir qu’ils
enfourchaient la foudre. Nous sommes tous solidaires, et, comme exprime
Shakespeare, tels, «dans la main des Dieux, que des moucherons dans la
main d’enfants cruels». Ne nous enorgueillissons pas.

Le plus cruel de ces dieux est le Moloch nommé Progrès. Bien vil de
l’adorer, mais à quoi bon le maudire? Utilisons-le, si possible.

Il était nuit quand je repris le train. Mes compagnons de captivité et
moi dévorions les feuilles du soir; la catastrophe est décidément plus
terrible qu’on n’avait cru; on lit, mais en surveillant les portières.
Hélas:

    Monsieur La Palisse est mort,
    Est mort à la guerre:
    Un quart d’heure avant sa mort
      ... Il n’y songeait guère!

Au diable les nouvelles, au diable les journaux et les angoisses qu’ils
procurent! «Il y a une providence pour la mort d’un moineau», et nous
n’y pouvons rien.

Une religieuse est montée à Bourg-la-Reine; elle esquisse un discret
signe de croix; ses lèvres se meuvent: qu’un train adverse nous mette en
charpie, elle est en règle, et le sait. N’est-ce pas elle qui est dans
le vrai?

                   *       *       *       *       *

_10 novembre._--Je déjeune avec l’ingénieur Schiltz, retour du Maroc.
Une anicroche l’empêcha d’embarquer à Casablanque le jour qu’il
désirait: et il échappa ainsi au raz de marée; son horaire s’en trouva
retardé, et il ne put prendre le train prévu, précisément celui qui
s’est écrasé à Melun. Interrogeons nos souvenirs après chaque
catastrophe, et nous serons stupéfaits du nombre de personnes qui ont,
je dis réellement, échappé. Et si nous étions davantage attentifs à nos
propres faits et gestes, nous remarquerions que mille fois par jour nous
passons le long de la mort. Nous ne nous en doutons pas, heureusement:
sinon nous ne pourrions plus vivre.

Après tout, qui sait? ce ne serait qu’une habitude à prendre, et nous la
prendrions. Tel cet infortuné mécanicien qui, sûr, et à bon droit, de
son chronomètre, ne songeait plus aux signaux. Il est cependant un
signal d’arrêt final, à l’apparition duquel il faudrait toujours se
tenir prêt.

    --Dès demain, j’entre en danse avec tout mon orchestre.
    Taxes partout. Payez. La corde ou le séquestre
    Des trompettes d’airain seront mes galoubets:
    Les impôts, cela pousse en plantant des gibets!

                   *       *       *       *       *

_20 janvier._--Un de mes amis, scribe au service de l’État, me dit: «Je
n’ai pas les palmes. Je viens de compulser dans les gazettes la liste
des citoyens palmés, et je n’y figure point.--Vous aviez donc
sollicité?--Eh non.--Alors?--Mon Dieu, j’achète pareillement, fort
ponctuellement, les listes complètes des numéros gagnants de nos
loteries, bien que je ne prenne jamais de billet.--Pourquoi donc, encore
une fois, pourquoi donc?--Sagesse, dévotion au dieu Hasard, laquelle
représente l’un des plus beaux caractères des bipèdes à deux pieds et
sans plumes, et sagesse, elle aussi: n’est-ce pas la plus mirifique
manifestation du hasard que faire toucher le but au coureur qui n’a pas
couru?

--Paradoxe savoureux, mais qu’a le hasard à démêler avec la distribution
des rubans, laquelle favorise uniquement les citoyens dont la République
vérifia le mérite, et d’autant plus sévèrement qu’il s’agit du mérite
républicain?--Grand est le hasard; lui seul attribua les palmes à la
cuisinière de feu Edgard Combes: n’aurait-il pas été suave qu’à la
veille de l’historique procès de Versailles il en décorât l’énergumène
qui écrivit _Anthinea_? Autre point de vue. Comment le régime que
l’Europe avec tout l’univers, Norvège comprise, nous envie, et tant
qu’ils nous le réservent jalousement, comment ce régime n’a-t-il jamais
songé encore à utiliser le hasard quant à la dispensation des palmes,
comme de tant de décorations mirificques? Je veux dire à édicter
que:--outre celles décernées comme il est équitable aux «bons
républicains»--un certain nombre seraient, à chaque promotion,
attribuées, par le sort lui-même, en loterie, à l’universalité des
citoyens et citoyennes, par l’intermédiaire du Bottin, des listes
électorales, de l’Argus, des registres d’état-civil, des registres
d’écrou? Ce serait aussi beau, et facilement aussi fructueux, que le
«concours du Litre d’Or». Le jour de la solennité, par devant le chef de
l’État (car un simple académicien comme feu M. de Heredia c’était bon
pour le _Journal_), aux sons de la _Marseillaise_, un nourrisson de
l’Assistance publique pêcherait dans l’urne...

--Arrêtez-vous, et l’avouez bonnement: vous enragez.

--Oui, j’enrage de ne _les_ avoir reçues: parce que je sais que je les
recevrai, inéluctablement, et sais exactement quand je les recevrai. Car
je suis fonctionnaire, Monsieur, et ne saurais échapper à la loi, que
dis-je? à quelque chose de supérieur à la loi: à la tradition. Les temps
révolus, mon chef de bureau inscrira mon nom, suivi de tout mon état
civil, provoquera la confection d’un dossier, où, dans la colonne
«attitude politique», nécessairement la seule qui importe, il
certifiera, de sa main à lui, que je suis un épatant républicain! Hélas,
si la coutume est immuable, le temps marche! Le chef de bureau aura eu
lieu de crier: Vive le Roi! depuis huit jours, le Roi se trouvant
installé depuis sept, et cependant je me verrai, inéluctablement, et _in
æternum_, classé excellent républicain. Et je serai déshonoré
administrativement, car un loyal fonctionnaire est le fidèle serviteur
de tous les régimes, dès la veille de leur intronisation, Talleyrand l’a
dit. Et le plus triste est que les palmes me seront équitablement
refusées, et pour jamais, _never more_!»

                   *       *       *       *       *

_31 janvier._--J’attends avec impatience que mon fiston ait achevé, non
de lire, mais de relire son livre d’étrennes: _Les Trois Mousquetaires_,
afin de, moi, le relire une fois de plus. Je goûterai là, outre une
ondée de cette bonne humeur énorme dont les œuvres du père Dumas sont la
source intarissable, ce sens de la physionomie d’une époque, qui fait de
lui un historien méconnu.

En attendant, je me replonge, toujours par la même occasion, dans _Les
Enfants du Capitaine Grant_; c’est aussi pour m’amuser (disons le vrai:
me rajeunir!). Et voilà que je découvre là, pour m’instruire encore, des
morceaux de style qui valent sans le faire exprès Chateaubriand et
mieux: justement parce qu’ils ne le font pas exprès.

Les héros (nous les connaissons tous), surpris dans la Patagonie, par
une inondation subite et formidable, se réfugient sur un arbre, une
espèce de noyer gigantesque, un «ombu».

«Cet arbre au tronc tortueux et énorme est fixé au sol non seulement par
ses grosses racines, mais encore par des rejetons vigoureux qui l’y
attachent de la plus tenace façon. Aussi avait-il résisté à l’assaut du
mascaret.»

Le beau début, sans description oiseuse, sans pittoresque, où tout
coopère à la conviction à implanter: un syllogisme! Le développement
suit:

«Cet «ombu» mesurait en hauteur une centaine de pieds, et pouvait
couvrir de son ombre une circonférence de soixante toises[15]. Tout cet
échafaudage reposait sur trois grosses branches qui se trifurquaient au
sommet du tronc large de six pieds. Deux de ces branches s’élevaient
presque perpendiculairement, et supportaient l’immense parasol de
feuillage, dont les rameaux croisés, mêlés, enchevêtrés comme par la
main d’un vannier, formaient un impénétrable abri; la troisième branche,
au contraire, s’étendait à peu près horizontalement au-dessus des eaux
mugissantes... L’espace ne manquait pas à l’intérieur de cet arbre
gigantesque: le feuillage, repoussé à la circonférence, laissait de
grands intervalles largement dégagés, de véritables clairières, de l’air
en abondance, de la fraîcheur partout. A voir ces branches élever
jusqu’aux nues leurs rameaux innombrables, tandis que des lianes
parasites les rattachaient l’une à l’autre, et que des rayons de soleil
se glissaient à travers les trouées du feuillage, on eût vraiment dit
que le tronc de cet «ombu» portait à lui seul une forêt tout entière.

  [15]

        Ou le fruit du tuba, de cet arbre si grand,
            Qu’un cheval met, toujours courant,
            Cent ans à sortir de son ombre!!!

«A l’arrivée des fugitifs, un monde ailé s’enfuit sur les hautes
ramures..., et quand ils s’envolèrent [ce sont des oiseaux-mouches,
ç’aurait pu être chardonnerets et mésanges], il sembla qu’un coup de
vent dépouillait l’arbre de toutes ses fleurs.»

Cependant le vent chasse le ciel, comme dit Rimbaud, et la nuit
apparaît, nuit australe:

«Le fond noir du soir était déjà scarifié d’incisions vives et
brillantes que les eaux du lac réverbéraient avec netteté. La nue se
déchirait en maint endroit, mais comme un tissu mou et cotonneux, sans
bruit strident, etc...»

Quelle sobriété dans la richesse, quelle précision de termes, et...,
quand on songe que Jules Verne n’a jamais quitté sa Picardie, et qu’il
nous décrit peut-être, tout simplement, quelque fier vieux noyer de la
banlieue d’Amiens, quelle leçon pour les malades!




DIOSCURES

        Mais Aramis était tout mystère.

        (Père DUMAS: _Les Trois Mousquetaires_.)


Le long de mon zodiaque se seront succédé à une génération, énigmatiques
et suaves, météores représentatifs: Félix Fénéon, Eugène Marsan.

Laforgue, héros-Pierrot lunaire, leur commune préfigure, porte en chaton
de bague

    Le scarabée égyptien;
    A sa boutonnière fait bien
    Le pissenlit des terrains vagues.

Fénéon, «anarchiste dilettante», théoricien néo-impressionisme et vers
désossé, ostenseur de Laforgue, introducteur de Jarry; éternisé par Paul
Adam et Paul Signac, sous l’effigie et la pose d’un Yankee barbichu
exaltant le lys mallarméen à pétales d’orchidée, blanc comme tes
folioles, _Revue Blanche_!

Eugène Marsan consiste en une canne;--bois de cucubier--profil de
lemniscate: elle sort de la collection de Paul Bourget, qui assure la
tenir de Stendhal; en une bague dont l’orbiculaire orichalque emprisonne
Minerve: camée rapporté par Maurras; en un lys d’or héraldique et sur
champ d’azur: il s’arbore certains matins où la canne change de
fonction...

Facialement, Fénéon décrit l’obscur croissant de la Lune à son
ultième[16] quartier; et Marsan, météore Orionide, le sesqui-orbicule
argenté qui l’approche de son plein.

  [16] Puisque, déjà,

        «La Pénultième est morte!»

Hors un introuvable opuscule didactique, Fénéon a signé uniquement
quelques dizaines de milliers de billets intimes, trente à
quatre-vingt-dix mots, mieux que lapidaires: adamantins, idoines,
divulgués à enivrer l’épistolaire française: et, une nuit d’excès (comme
se dit dans _Gamiani_, mais cela n’a pas de rapport) il inventa, pour le
_Matin_, les nouvelles en trois lignes.

Eugène Marsan, magnifique comme Buckingham[17], laisse pleuvoir
l’équivalant de plusieurs volumes, le plus anonymement possible; fatuité
de dupe: les initiales se lèvent avec le second mot.

  [17] Bonguinguamp en français.

Parole pesée, geste dosé, sourire général, regard distant, poignée de
mains rare mais définitive; loyauté héroïque, honnêteté tyrannique,
acidulaire bonté, le gentilhomme sous le gentleman: je prends
perpétuellement l’un pour l’autre et me tue à chercher si c’est de par
leur enveloppe si complémentairement dissemblable, ou leur merveilleuse
spirituelle identité.

                   *       *       *       *       *

        --Je suis décoré, donc, au moins, honorable.

        (E. BOURCIER: _La Beléba_.)

J’eus ce rêve humoresque. Eugène Marsan--avec son complice Marcel
Boulenger--allant représenter et les lettres françaises et la France, à
Civita Vecchia. A Civita Vecchia les citoyens s’honoraient en leur
ville, d’un rappel de marbre sur le logis qu’honora Stendhal. Marsan
discourait dans l’idiome de Pétrarque[18], et Marcel Boulenger dans la
langue de Racine. Ensuite de quoi, le successeur du consul Henri Beyle
offrit aux deux ambassadeurs cette même croix d’honneur qu’avaient
attiré à M. Henri Beyle ses services, diplomatiques et autres. Mon rêve
disait juste, sauf en son dénouement logique: notre Glorieuse Troisième
étant brouillée aussi avec la logique.

  [18] De qui la maman eut l’honneur d’être Parisienne.

Sans m’ensuperstitionner sur ce genre de joyaux (et à propos,
saviez-vous que nostre Démocratie dispose de cinquante-quatre insignes
assortis, idoines à signaler le mérite, ou... le dévouement?) on
conviendra qu’il sied à certaines physionomies. Il devrait donc leur
être acquis, ne fût-ce qu’afin de se rehausser lui-même, qui en éprouve
le vif besoin. Or, M. Philinte de Sandricourt, dit Marsan, a envolé par
le monde plusieurs livres et un nombre fort considérable de pages
dorées: tout quoi fait merveilleusement valoir la langue et la
littérature du pays de Racine. Mais ce ne serait certes suffisant.

Non, pas suffisant! Voyez par exemple Maurice Boissard, tout de même que
je le dévisage chaque midi rue Dauphine. Boissard est dans sa façon un
aussi important prosateur que son antipode Marsan. Mais, quoi qu’il en
prétende il n’est point beau par le matériel, ou ne l’est plus. La croix
des braves lui serait utile pour requérir efficacement Frère Flic,
toutes fois qu’il surprend molester ses frères selon Francis Jammes: je
veux dire les ânes et les toutous. Seulement, que voulez-vous? Son
extérieur reste inadéquat: il n’est pas photogénique.

(--Mais, pardon, et vous-même?--Pardon à votre tour! A titre d’«homme du
Moyen-Age», que chacun m’attribue, je suis, de fondation, chevalier de
l’Ordre royal de l’Étoile, institué par Jean II le Bon, le 10 novembre
1351, en sa «Noble Maison de Saint-Ouen en France», avec pour devise:
_Monstrant astra viam Regibus_. Lequel me confère d’autorité tous ordres
ultérieurs, y compris la Toison d’Or et les palmes académiques. Et je
n’en arbore point les costumes et insignes par humilité chrétienne.)

Mais, n’avisez-vous pas d’ici comme ferait bien, lacérant le frac de M.
de Sandricourt, cette balafre écarlate? D’où question à se poser
incontinent: Quel dispositif inventerait notre dandie? Et, quelles
méditations pour et sur la vestimentaire? Et le fastueux post-scriptum
au «bon choix de Philinte» entre «deux cannes de M. Paul Bourget»!




OVIGNY...


... ou le soldat inconnu, je dis: soldat des lettres.

On a épilogué «poètes maudits», «destinées mauvaises», «étoiles
enragées». A bon droit. Pourtant, nous n’y songeons pas, il y a pis. Et
que plus dramatique, plus humiliant pour nous tous! Somme toute, Léon
Deubel, Degron, auront eu leurs amitiés, leurs admirations--leurs
lecteurs, d’abord--, leur légende. Tout quoi ils conserveront. Et tout
d’abord ils purent se lire tout vifs. Voici vingt-cinq ans, un doux
poète, Albert Cuvilliez, bientôt mort poitrinaire, put semer du moins,
dans quelques périodiques mort-nés, quelques belles poésies: dont je
retiens çà et là un vers, accrochés à ce nom. Et lui aussi se put lire
tout vif, avant sa mort. Trois ou quatre fois. C’est déjà quelque chose.
C’est déjà suffisant. Oui, car nous ne comprenons plus ce que ce
comporte d’être imprimé, nous vieux galériens sybarites qui ne lisons
plus même nos coupures de journaux, ceux qui s’abonnent à _L’Argus_.

Charles Ovigny et moi nous rencontrâmes à la guerre, vers 1916 ou 17,
dans un de ces Dépôts d’Éclopés faits pour mener au cafard même un
chasseur à pied. D’autant que ces hôpitaux bâtards n’avaient droit à
nulle permission. Achevés les quinze jours de désœuvrement morne,
l’homme descendu du front réembarquait pour le front. L’officier,
capitaine de Ricqlès fit dresser un théâtre-concert de fortune. Ovigny
était artilleur, moi fantassin, et il avait trente ans environ. Il
donna, fit représenter un acte, et en vers! et intitulé _La Muse des
Tranchées_! Griffonné là-haut. Il fallait que ce fût vraiment très bien,
et même rudement bien, pour avoir emporté l’enthousiasme du noir
pêle-mêle ramassé ici! Ce l’était. Et couleur locale parfaite, puisque
des bombes nous descendirent dessus pendant la répétition, démolissant à
droite et à gauche.

Puis, nous repartîmes, chacun notre tour, chacun vers son destin. Plus
de nouvelles. Je le pensai tué comme tout le monde.

Je fus démobilisé. Un matin, voici peut-être deux ans, Ovigny vint me
surprendre en ma tanière de scribe municipal. (Comment m’a-t-il pu
repérer?) Un manuscrit sous le bras: un roman. Après les effusions, il
réclama mon jugement. Ce roman de débutant (inutile d’en divulguer ici
le titre) m’apparut excellent. Cependant, par scrupule, je tins à
requérir l’avis du sage Pierre Billotey, car Montfort m’eût remis de
semaine en semaine. Billotey conclut comme moi, avec davantage de
chaleur. Or, admirez la déveine: l’unique éditeur familier de moi, comme
de Billotey, s’apprêtait juste à lancer un roman établi sur un sujet
tout analogue, quoique traité dans un esprit tout inverse: les thèmes
circulent ainsi dans l’air comme les nuées, et, Gœthe l’a dit, nos
ouvrages valables sont tous œuvres de circonstance. Ovigny préféra ne
pas débuter par une concurrence et paraissant venir second. Il achevait
d’ailleurs un autre roman.

Celui-ci, je le crois supérieur au premier. Oui, mais, dans
l’intervalle, mon éditeur m’avait battu froid. C’est mon ami qui en
souffrit. Il ne réussit pas même à prendre rendez-vous. Je lui dis: «En
attendant que nous dénichions un autre merle blanc, confiez-moi donc une
ou deux «nouvelles»?» Il m’en adressa deux. La revue à laquelle je les
présentai me répondit: «Excellentes, seulement, pas dans le ton de la
revue. Et d’abord, trop brèves.»

Je me retournai vers le providentiel Léon Deffoux. Deffoux me répondit:

  «19 juillet 1925.

  «Je suis resté quelques jours sans passer au _Mercure_. C’est
  seulement samedi que j’ai trouvé votre pli du 8, et qui contenait la
  jolie lettre de M. Charles Ovigny et ses deux contes.

  «Ils me plaisent beaucoup ces contes (plus particulièrement _M.
  Cirolles_) mais ils ont 3 ou 4 pages de trop pour passer dans un
  journal. Autrement j’aurais pu essayer de donner _Monsieur de
  Cirolles_ à _L’Intran_ ou à _L’Œuvre_. Tels que les voici, je ne sais
  trop qu’en faire... Ah! ce n’est pas chose facile, mon cher Fagus, que
  de faire accepter, dans les circonstances présentes, un nouveau venu,
  qui ne connaît pas les trucs du métier! Jamais les revues et journaux
  n’ont été plus fermés. Et pour cause: ceux qui y sont trouvent tout
  juste de quoi croûter... Les conditions actuelles du journalisme sont
  sans joie, même pour celui qui a une «situation».

  «Oui, votre étude sur la Poésie épouvante Dumur, qui me dit: Fagus
  devrait plutôt me donner des vers...»

Faute de loisir, je ne voyais guère Ovigny, et remettais de jour en jour
de retirer du _Mercure_ les nouvelles, pour essayer de les caser autre
part. (Où?)

L’autre matin, raide balle, m’arriva le billet bien connu, trop connu:

  «... ont la douleur de vous faire part de la perte cruelle qu’ils
  viennent d’éprouver en la personne de

  «Monsieur Ernest-Charles OVIGNY

  décédé à Lyon le 12 août 1925, dans sa 41e année...»

Je n’en sais pas plus. Sinon qu’il avait irrécusablement du talent, cet
inédit. Moi seul le sais. Lui-même l’a ignoré: _puisqu’il ne s’est
jamais lu imprimé_.

Pauvre Madame Ovigny!

Et à présent, jeunes débutants, soyez instruits.




SOUS LA FOULE


C’est surtout à cette époque où l’année oscille entre solstice et
équinoxe, que la rue foisonne de drames. Quelle électricité imprègne les
passants? peut-être irritait-elle le voyeur surtout et lui fit prendre
au sérieux d’insignifiants incidents, à tout autre moment inaperçus?

Le 21 mai d’alors, un lourd nuage noir s’était, dès le matin, assis sur
Paris, tellement que les lumières partout s’allumèrent. Il faisait
effroyablement lourd. Le soir, vers 6 heures, rue d’Aboukir, nous vîmes
un galopin livreur pédalant à toutes jambes sur son blotto--nous voulons
dire son «tri-porteur»--essayer de doubler un fiacre, lequel cheminait,
au pas, sagement, selon la coutume d’alors. Il tourna la tête: le corps
tourna, l’avant-train de la machine obéit, et mon gaillard s’en alla
buter juste contre la croupe du canasson. Panache, oh, panache réussi!
et voilà le bonhomme calant de son arrière-train à lui les roues d’avant
du fiacre. Oui mais, voici le cheval, effaré par le trio de roues
empêtrant ses jambes, qui se met à danser, administrant dans son
effarement une fessée plutôt rude au livreur: lequel gigotte, lequel
hurle, cependant que le fiacre danse à l’unisson, et que le cocher se
cramponne. La foule instantanément s’amasse, pousse des cris. Mon gamin
enfin se relève, boueux, courbatu, écorché, étourdi, honteux. A ce
moment, un ouvrier--était-il ivre, alcoolique latent, ou pénétré par
l’électricité céleste, ou celle de la foule?--qui bondit, vomissant
d’indistinctes injures, et martelle à coups de poing furibonds les
naseaux du malheureux cheval, qui n’en pouvait mais. Et voilà la foule
en délire qui hue le cocher, veut le lyncher, et le cheval affolé
s’emballe. Par bonheur, un agent accourait; il maîtrisa la bête--et les
autres bêtes--juste au moment où la foule s’apprêtait à massacrer, non
plus le cocher, mais le garçon livreur!

Quelques minutes après, nous foulions le pavé de bois de la rue Réaumur.
Les attelages filent, se croisent, s’enchevêtrent au carrefour
Montmartre. Une petite vieille toute plate, en caraco noir et noir
bonnet, traverse; effarée par tous ces chevaux qui trottent, et les
roues qui tournent, et les autos, et les autobus, et les fiacres qui
virent, et les cochers qui jurent, elle s’arrête, veut se réfugier sur
un trottoir; une file de fiacres s’interpose; elle s’arrête encore et,
complètement affolée, pique au poitrail d’un canasson et glisse sur le
pavé gras. J’ai flairé qu’elle allait tomber, elle tombe, mes deux mains
se plaquent sur mes yeux, mes pieds m’ont soudé au trottoir. Elle est
tombée, elle est sous les jambes du cheval, le cocher, d’un geste
désespéré, retient la bête qui se cabre; le cœur m’entre dans l’estomac,
je n’ai pas le temps de crier: le cri s’est étranglé, ô Baudelaire. La
pauvre petite vieille se débat de tous ses membres, qu’elle empêtre aux
pieds du cheval qui trébuche et s’épeure; elle se débat, et soudain,
hérisson, cloporte qui fait le mort, la voici qui ramasse d’un seul
geste, à la fois, d’un coup, ses jambes, ses bras, sa tête, dans son
ventre et sa poitrine recroquevillés. Exactement le geste du livreur de
tout à l’heure! La même angoisse, par mimétisme m’a raidi, et le cheval,
et la foule, et la file de voitures. Rien ne bouge plus. Cela n’a pas
duré trois secondes. Cependant de toutes parts partent des cris: cent
personnes, mille, sorties de dessous terre, entourent l’équipage,
injurient le cocher, lequel, de grande maison, et vieux roulier, demeure
muet, impassible, méprisant, son fouet en hallebarde. Une jolie
voyageuse ouvre prestement la portière, lui jette deux mots, disparaît.
Un flicard surgit comme un diable, pêche de dessous le cheval, ramène à
l’air une espèce de loque racornie, raidie, geignante et saignante.
L’angoisse est rompue. Le mépris muet du meneur de char irrite les
badauds piétons. Les cris deviennent clameurs et les bras se
brandissent. Tous se révèlent gonflés d’héroïsme, héroïsme frustré de ne
s’être employé au sauvetage, et qui se revanche en besoin de se faire
justicier. L’agent a réapparu: tous racontent, expliquent, au hasard:
ils n’ont rien vu, ils ont tout vu, vu comme ils se l’imaginent. Ils
accusent, ils dénoncent: l’agent, blasé, écoute à peine, verbalise,
inscrit sur son calepin les noms et les noms. Le cocher dédaigne, répond
à peine. Mais moi, réellement j’ai vu, moi, et qu’il a tout fait, et en
virtuose, pour éviter une catastrophe: la fièvre m’empoigne de me
promouvoir justicier à mon tour, pourtant qu’à la fois, fort
distinctement, je démêle que c’est ma vanité aussi qui monte; j’ai honte
et envie. Le cocher, de plus en plus arrogant en son mutisme, ne
sollicite nul témoignage. C’est vraiment un cocher de grande marque.
J’hésite. Vais-je élever ma voix? L’agent referme son calepin, il
s’éloigne, il disparaît. La foule se décimente, n’existe plus; la file
des voitures s’est ébranlée à nouveau; tout est fini. Je m’en vais, moi
aussi, furieux de ma fuite de courage, furieux de ma vanité déçue... Et
tout ce drame a duré, eh! mon Dieu, oui! tout juste une minute!

Or, le même soir, peu après, j’assistai à un autre drame, qui m’apparut
à bon droit le plus âcre de tous. Voici. Je remontais vers Belleville:
j’atteignis la rue du Château-d’Eau. La nuit était venue. Une jeune
fille, un jeune homme, à pas précipités, marchaient, se querellant:
«Non, non, je n’irai pas!» criait--comme me croisa le couple--la jeune
fille roidie dans toute sa volonté. A l’instant, une gifle fit: flac!
mais un «flac» si retentissant, que tous les passants se retournèrent.
La jeune fille, toute droite, et vacillante, et presque suffoquée sous
la vaillance du coup, ne parvenait pas à échapper une parole ni un cri.
Alors, le jeune homme lui dit, allongeant l’index dans la direction des
boulevards: «Et maintenant, tu vas y aller!» Et sans se retourner, sans
proférer un son, elle «y alla», là où il l’envoyait et où elle ne
voulait pas aller: Où? veiller une mère mourante (qui sait?) ou bien, ou
bien...




CAS DE CONSCIENCE

        La police! Anaïs, Irma, tout est perdu:
        Un monsieur qui montait n’est pas redescendu!!

        (Mme MÈRE, rue des Martyrs.)


Devant le péristyle de l’Odéon, j’assistai voici quelques jours à une
collision de voitures. Fier à part moi de ma qualité soudain de citoyen
conscient, je favorisai loyalement de ma carte de visite celui des
belligérants de qui le bon droit m’apparaissait hors de conteste (ce qui
n’empêchait pas l’antagoniste d’exciper d’un bon droit tout pareil, et
soutenu en cela par d’autres citoyens aussi conscients que moi, et tout
comme moi persuadés, mais en sens inverse).

Un sergent de ville parut, verbalisa, échangea toutes adresses, chacun
chez soi s’en fut, et je n’y songeai plus.

L’aventure m’a été rappelée ce matin par l’appel à mon témoignage d’une
Compagnie d’assurances. La feuille destinée à ma déposition était toute
préparée. L’enveloppe aussi, avec son timbre tout neuf. Je m’assis,
devant ma table, plongeai ma plume, dans l’encre... et m’arrêtai net.
Impossible de me rappeler qui avait tort et qui raison. Un effort de
mémoire me cinématographia le drame. Voyons: le fourgon à deux coursiers
descendait au petit trot la rue Corneille; bon. En même temps
débouchait, montant la rue de l’Odéon, un taxi-auto; fort bien. L’un et
l’autre s’aperçurent juste à la hauteur du machin à Émile Augier,
ralentirent aussitôt, firent jouer leurs freins; c’est cela. Et puis? Et
puis ils se rencontrèrent. Le pavé était gras... Eh! était-il vraiment
gras? Le fourgon ne sut suffisamment ralentir... Oui, mais, pourtant,
n’est-ce pas l’auto qui le heurta? Oui... non...

M’étant bien évertué, je réfléchis que mon témoignage était invoqué
nécessairement par celui à qui j’avais remis ma carte et donc donné
raison: je relus l’invite de la Compagnie d’assurances; loyale, elle ne
laissait déceler par rien qui des deux elle assurait. Je ne pouvais
cependant retourner la lettre en blanc, ni la conserver, m’appropriant
le timbre-poste. Pour en finir, je dressai un laborieux calcul de
probabilités, et reconnus bientôt que je serais aussi sage, jouant à
pile ou face. En désespoir de cause, je déclarai à peu près que l’un des
deux avait raison mais que je ne pouvais cependant affirmer que l’autre
avait tort.

Et fus édifié sur la valeur des jugements humains.




SOUS LA VOUTE D’UN PONT


Non loin de mon village, sur la route de Palaiseau, il se construit un
pont, afin que passe un chemin de fer. Un modeste pont d’une seule
arche, mais pont de maçonnerie. Or la tranchée se présentant de biais,
les pieds-droits et la voûte en anse de panier, et l’armature de
charpente qui provisoirement retient les assises de pierre sont
contraints de s’étirer obliquement. Cela complique le problème.

Pourtant, chacun, passants, ouvriers, contremaîtres, trouve cela
parfaitement naturel: et en effet, l’édifice s’élève peu à peu, sans
accident, sans surprise, automatiquement. C’est pourtant un beau
spectacle, et tonique, cette double géométrie agissante, mécanique
paisible, immobilité active; les croisements de toutes ces pièces de
bois, droites ou cintrées, dont chacune porte son nom à soi, chacune
ayant sa fonction, la coupe précise de chaque pierre, maintenue par ses
voisines et les maintenant, et toutes suspendues à la clef de voûte vers
laquelle toutes convergent. Que de siècles, tâtonnements, études,
repentirs, et que de calculs, pour arriver à cette simple merveille: une
voûte! La voûte d’arêtes romane enfantée par la voûte en berceau
romaine, et produisant la voûte ogive et son arc sublime: tant d’obscurs
inventeurs! Et saint Bénazet et ses «frères pontifes», bienfaiteurs de
la Provence, et puis de la chrétienté entière! Quelle reconnaissance! et
sans que nous nous en doutions!

Et quelle reconnaissance parallèle à tous ceux-là, qui, de la Cantilène
de sainte Eulalie:

    _Buona pulcella feut Eulalia,
    Bel avret cors et bellezour anima..._

ont chantourné, forgé, orfévri cette phrase française, souple, ductile,
sonore, précise, clairvoyante, magnifique, instrument sublime!

                   *       *       *       *       *

_Octobre._--Un arrière-goût de pluie voyage; les arbres des
Champs-Elysées laissent tomber leurs larmes de rouille, d’or et de
cuivre. Sous un tunnel de cristal, une cohue endimanchée bourdonne, une
multitude de mouches emprisonnées dans une bouteille: l’exposition des
chrysanthèmes vient de s’ouvrir. Le remuement noir des habits masque les
splendeurs multicolores des corbeilles et des plates-bandes; un mélange
d’aromes fruités, de fragrances étourdissantes, d’odeur de foule et de
parfums de dames alourdit l’air mou. Des mondaines ni moins ni plus
artificielles que les orchidées que voici promènent leurs robes
adorables, leurs bijoux et leur grâce souveraine. Au seuil, la haie de
leurs valets de pied les guette, et plus loin, l’escadron des coupés,
l’artillerie des automobiles, tout cela hérissé comme de lances par les
fouets immobiles des cochers impérieux. Mais font foule les jardinières
et maraîchères de banlieue, très maigres ou très grasses, faces cuites
de soleil et comme vernies, mains larges, toilettes paysannes, ou bien
riches à l’excès. Et aussi les messieurs carrés, rougeauds, fortement
moustachus ou débordant de favoris, et le revers de la redingote pavoisé
d’une rosette verte, ou violette, ou rouge. Tout le monde
fraternise.--«Où trouve-t-on, zézaye vers un gros homme d’apparence
rustique, officier de la Légion d’honneur, la voix de cristal émanée
d’une menue bouche plus carmin que nature, et parallèlement à un effluve
de parfums chimiques, où trouve-t-on votre catalogue des Bégonias?--Le
v’là, Madame.» Un ruban rouge, une rosette verte, soupèsent des pommes
de terre gigantesques, «variété nouvelle».--«Ça n’tiendra pas.» Les
dames, redevenant soudain ménagères, s’extasient sur les fruits plus que
sur les fleurs, si belles, pourtant, presque inhumainement belles! Ma
foi, aux splendeurs maladives de certains chrysanthèmes superbes par
trop, je préfère leurs parents pauvres, ceux-là qui, dans mon jardinet
de Verrières, croissent en plein air, à la bonne franquette, bonnement
blancs, cernés de rose, de roux, de jaune d’or. Mais les voici
eux-mêmes, car tout est représenté ici: et la foule s’extasie sur
l’inouïe variété qu’en exhibe la maison historique Vilmorin-Andrieux; et
je m’extasie aussi, et cependant pris d’une rancœur soudaine: N’ai-je
pas lu récemment que Philippe de Vilmorin a établi, à la suite
d’expériences impitoyables, que le fameux blé des Pharaons, ce blé
extrait des sarcophages d’Égypte, et qui, assurait-on, germait encore
après quatre mille ans, eh bien, que ce blé avait en réalité perdu,
absolument, toute sa vertu germinative. Ah! faut-il nous donner de si
belles fleurs (car celles de mon jardin viennent de là aussi), et
faucher ainsi nos dernières légendes?

                   *       *       *       *       *

Sur le Pont-Neuf, sur le Pont-Royal, sur tous les ponts, sur les quais,
une foule attend et guette. Un cri passe d’un pont à l’autre, descend le
fil de la Seine, se répercute, par télépathie:--«Les voici!» Et apparaît
une espèce d’obus: un canot automobile: il affleure l’eau juste assez
pour s’empanacher d’un double jet d’écume; il ne vogue pas, il voltige,
il vole; le temps de l’apercevoir, il est déjà passé. Et il a évité, à
cette allure délirante, je ne sais combien de bateaux, je ne sais
combien d’arches de pierre... et puis plus rien, il s’est évanoui. Et un
autre arrive, est arrivé, a disparu de même. Puis un autre encore.
J’apprends aussitôt que quatre ou cinq minutes leur ont suffi pour
écharper Paris, du pont d’Austerlitz au pont Alexandre. L’audace et le
génie humains prennent vraiment un aspect terrifiant. Mais je me
rassure, en contemplant, du terre-plein où je suis, l’inébranlable nef
de la Cité, où se dandine sur son cheval, la statue de bronze du roi
Henri, de qui nous descendons tous, par les dames.




ÉPHÉMÉRIDES

        Vois, déjà le Printemps s’avance,
        Semant l’or et le saphir;
        C’est le dieu soleil qui s’élance
        Sur les ailes du zéphir!


_1er mai._--A travers les sautes d’humeur d’un avril tout ruisselant
encore des bourrasques d’un mars attardé, des jets de soleil annoncent
le délectable mois de mai. Mai s’inaugurait naguère avec une somptuosité
tapageuse. D’étincelantes alignées de fusils en faisceaux (derrière quoi
des rangs de troupiers fumant béatement la bouffarde philosophique
rappelaient les coquelicots et les bluets des champs) endiguaient les
défilés de terrassiers gigantesques enfouis dans du velours côtelé,
l’églantine rouge sur le cœur, suivis de près par les gardes municipaux
magnifiques et les cuirassiers formidables. C’était comme une tradition
nouvelle s’en venant renouer la tradition d’autrefois: une tradition ne
meurt jamais. On ne refera pas le tableau tant de fois refait des
amoureux de jadis accrochant de grand matin le bouquet de mai qui porte
bonheur, à la fenêtre de la bien-aimée[19]; ni de la pharamineuse,
solennelle et fantasque cérémonie où Messieurs de la Basoche plantaient
l’arbre de mai dans cette cour du Palais de justice qui en a gardé le
nom et le nom seul, hélas; ni des «carolles» dansées et chantées,
«chapelet» de fleurs au front, jusqu’en les jardins du Roi, et où Roi et
Reine eux-mêmes prenaient part. Mais il nous apparaît certain que c’est
tant d’obscurs souvenirs qui poussent les ouvriers à former un pareil
jour des cortèges qui s’achèvent aussi bien sur les pelouses suburbaines
que dans les métingues. Tout à la fois que par troupes blanc fleuries du
muguet qui porte bonheur, les petites ouvrières dévalent par les voies
faubouriennes... et que les neuves communiantes processionnent devant
l’autel de la Vierge en chantant _Ave Maris Stella_. Une tradition ne
meurt jamais.

  [19] Comment pourtant ne pas mentionner l’impertinent et charmant
    vaudeville de La Fontaine «_Je vous prends sans verd_», représenté
    avec grand succès le 1er mai 1693, et dont toute l’intrigue _tourne_
    sous le rameau de mai:

        Vive le printemps,
        Il rend le cœur gai!
        Le mois des amants
        Est le mois de mai!

Ainsi ce mois de mai, porte du printemps, vestibule de l’été, représente
au fond l’instant d’une réconciliation générale, d’une communion
universelle encore qu’insoupçonnée. Et si nous étions musicien, nous
tenterions d’exprimer cela par quelqu’une de ces symphonies vocales où
excellaient nos maîtres français du XVIe siècle, Jannequin, Goudimel,
Josquin des Prés. On entendrait chanter les fillettes:

    Voici le mois de mai,
    Istra, istra, istra, la la!
    Voici le mois de mai,
    Faut marier vos filles!

et puis encore:

    Mon beau rosier j’ai arrosé:
    Il fleurira au mois de mai!

Le chœur folâtre serait interrompu par des voix traînantes et rudes
entonnant avec une conviction touchante le cantique rouge,--car c’est
bien un cantique:

    Debout, les forçats de la terre,
    Debout, les damnés de la faim;
    La raison tonne en son cratère:
    Décrétons le salut commun.
      C’est la lutte finale,
      Groupons-nous, et demain
      L’Internationale
      Sera le genre humain!

Le groupe des vengeurs de Liabeuf et Bonnot se manifesterait même par
l’air de quadrille (car c’est un air de quadrille, un peu bien suranné,
mais sait-on?):

      Bombe à dynamite,
      Saute, saute vite,
      Bombe à dynamite,
      Saute, saute donc:
    Dynamitons, tontaine,
    Dynamitons, tonton!

Mais aussitôt interviendraient des voix jeunes, avec la _Vendéenne_:

    Pour notre Roi, pour la Patrie...

et _la France bouge_:

    Demain sur nos tombeaux,
    Les blés viendront plus beaux,
      Serrons nos lignes,
    Nous aurons cet été
    Du vin aux vignes
      Avec la royauté!

Ou les strophes farouchement goguenardes de Monsieur de Charette:

    Monsieur d’Charette a dit à ceux d’Ancenis:
        Mes amis
        Le roi va ramener les fleurs de lys.
        Prends ton fusil, Grégoire,
        Prends ta gourde pour boire,
        Prends ta vierge d’ivoire...

Cependant un orchestre esquisserait la marche funèbre de la _Symphonie
héroïque_, car, retour logique des choses d’ici-bas: _L’Héroïque_ fut
écrite à l’intention de Bonaparte, où Beethoven voyait (c’était avant
1804) un héros à la Louis David. Napoléon expira ponctuellement en mai,
mais... mais la marche funèbre fut exécutée pour la première fois... aux
funérailles de Wellington.--(J’ai l’arrangement pour cuivres sous les
yeux.)

Puis des fugues canoniques insinueraient les proverbes de circonstance:

        En avril
    Ne te dévêts d’un fil,
        Mais en mai
    Fais ce qu’il te plaît...

mêlés aux poésies de Clément Marot, Charles d’Orléans, Ronsard, et
autres rimeurs illustres. A quoi succéderait le cantique:

    C’est le mois de Marie,
    C’est le mois le plus beau:
    A la Vierge chérie
    Chantons un chant nouveau!

Et puis encore, mais dans son triomphant final, _L’Héroïque_: puisque le
mois de Marie est à la fois le mois de Jeanne d’Arc.

Et pour, à la façon du moyen âge, assembler un bouquet symbolique: au
muguet des bois porte-bonheur, à la rose pompon qui est la rose de mai,
nous joindrions les violettes moribondes, des églantines plus rouges que
nature, et des roses de France unies aux lys splendides.




PROPOS D’UN PROFANE

L’HIVER, NOËL, L’ÉPIPHANIE


L’accoutumance rend tout familier; l’insolite, le contraste ravivent,
renouvellent nos impressions amorties par l’accoutumance. Les citadins
de plus en plus ne connaissent l’hiver que comme une époque de conforts,
de lumière chaleureuse et d’une fièvre de plaisirs; la neige virginale
ne leur apparaît qu’à l’état de boue noire où naviguent les automobiles
étincelantes; leurs appartements feutrés, où la cheminée et son brasier
de bûches est à peine un lointain souvenir, s’emplissent de la
respiration imperturbable des radiateurs.

Mais la saison froide se manifeste d’autant plus poignante au citadin,
quand elle le surprend dans les lieux qu’il n’a connus jusqu’alors que
comme des décors de soleil et de joie. La campagne conserve pourtant
encore une âpre majesté; mais quoi de plus désolé l’hiver, et de plus
désolant, qu’une station de bains de mer?

Nous nous trouvâmes à Dieppe en un pareil moment. En été, le Parisien ne
soupçonne de la patrie de Duquesne et de tous les corsaires, du «port
damné» des Anglais de jadis, que la vasque superbe d’une rade vaste de
plus d’une demi-lieue, une plage grouillante de toilettes claires,
l’immanquable Casino hispano-chinois-mauresque et juste assez de bateaux
pour rappeler qu’il est tout de même l’hôte d’un port... Football, golf,
tennis, musiques, fêtes de fleurs, etc. Cependant l’automne survient,
puis l’hiver; Casino et hôtels ferment, tout s’éteint, se dépeuple,
devient silencieux et mort, et la plage n’est plus qu’une grève immense
et morne; tandis qu’à l’autre bout se ranime le vieux port par la saison
du hareng et l’arrivée des lourds bateaux scandinaves chargés de bois et
de charbon. Le ciel se fait bas, tel qu’un infini champ de bataille de
nuages noirs; la mer est livide et terreuse, tourmentée perpétuellement;
la bourrasque devient l’état permanent, et c’est un incessant et
sinistre dialogue entre la mer qui, formidablement mugit et le vent qui
gémit et siffle. Sa bise froide envahit les rues noires, puis c’est la
pluie interminable, puis les rafales de neige, puis la gelée terrible.
En plein novembre, en plein décembre, surgissent de soudaines trombes de
grêle, véritables mitrailles traversées de tonnerre et d’éclairs. Et la
tempête s’en mêle, qui jette la mer jusque dans la ville, balaie le
port, soulève l’eau des bassins, fracasse les barques, enlève comme des
fétus les malheureux pêcheurs et même les passants qui s’approchent
imprudemment des quais. On éprouve, tout grelottant et terrifié, cette
sensation de fin du monde qu’a si mornement exprimée Nicolas Poussin
dans le tableau du _Déluge_. C’est alors qu’apparaît un bienheureux
refuge, l’obscure maisonnette des marins, qu’emplit un maigre feu de
houille, que signale une faible lumière palpitante, à travers et neige
et brume!

Comment ne pas songer de suite à la Crèche, à l’étoile de Noël?

Et ils y songeaient nos bons aïeux, alors que les logis, les villages,
les cités même, grelottantes et noires sous leur blanc linceul de neige,
apparaissaient en hiver pareilles à cette ville, à ces maisonnettes que
nous venons d’évoquer, image de l’étable où ils se ressouvenaient que
leur Sauveur avait voulu voir le jour.

Aussi, tout ce mois de décembre--les quatre semaines de l’Avent--leur
était une période de recueillement, d’attente, d’anxiété, de désir
qu’exprime avec un si grand sentiment dramatique l’hymne admirable:
«_Rorate, cœli de super, et nubes pluant Justum!_» «Faites descendre, ô
cieux! votre rosée; nuées, faites descendre le Juste!» Chaque grande
solennité de l’Église possède en effet et surtout possédait sa
personnalité propre, et l’allégresse de Noël n’est pas absolument la
joie bondissante de Pâques, là où toute la nature s’unit pour chanter le
_Resurrexit_. Cette période, dont la nuit de Noël représente le sommet,
semble célébrer particulièrement la virginité dans ce qu’elle offre de
plus émouvant: la virginité martyre. Ne s’ouvre-t-elle pas en quelque
sorte par la commémoration de sainte Catherine, dont son père se fit le
bourreau? Puis après celle de saint Nicolas, patron des jeunes garçons,
elle s’achève au lendemain même de la nativité du martyr suprême, par
celles du jeune saint Étienne et des saints Innocents, laquelle inspira
au poète Prudence de si suaves accents, dont notre traduction donne une
faible idée:

    Salut, ô fleurs des martyrs
    Qu’au seuil de votre journée
    A moissonnées l’Ennemi!

    Salut, ô fleur des hosties,
    Vapeur, neige, cœurs de roses,
    Tendre troupeau décimé.

    Sous l’autel du divin Maître
    Vous jouez avec vos palmes
    Et vos guirlandes de fleurs!

Ceci dotait la fête de Noël d’une solennité spéciale: à la fois qu’elle
célébrait la venue du martyr par excellence, elle célébrait la
rédemption en quelque sorte de toute la nature.

A-t-on remarqué comme les grandes dates liturgiques revêtent un
caractère météorologique, pour ainsi dire?--Rien là d’insolite. Sans
parler des Bacchanales grecques, les Saturnales romaines tombaient aux
Calendes de janvier, comme on sait. Là, les artisans, les soldats, les
enfants, travestis en femmes, en bêtes à cornes (honni soit qui mal y
pense, ne pensons qu’au Bœuf gras), envahissaient tumultueusement les
rues; les esclaves, libérés pour un jour, se voyaient servis par le
maître: cette «liberté de décembre» n’était-elle pas, en quelque
matière, une préfigure de rédemption? Et pour le besoin de se déguiser,
origine du Carnaval, il semble indiqué par Janus, le Dieu au double
visage, qui ouvrait l’année romaine.

De même, aux moyenâgeuses fêtes de l’Ane, on n’a pas oublié comme un
baudet, harnaché, mitré, monté à reculons par un diacre crossé, était
mené par le peuple en plein chœur de la cathédrale, et chacun connaît au
moins le début de l’illustre _Prose de l’Ane_, lequel âne évoquait à la
fois le prophète Balaam, la Crèche, la fuite en Égypte et la dernière
entrée à Jérusalem.

Peu après, l’Épiphanie provoquait la Fête des Rois et la Fête des Fous,
où les clercs inférieurs, travestis comme de juste et masqués, nommaient
un Évêque des Fous. Et le Carnaval reprenait haleine pour donner son
suprême élan au Mardi-Gras où Carême-Prenant et son auguste famille,
étaient, mannequins géants, promenés par la ville, à travers mille et
une folies et, finalement, brûlés le matin des Cendres; usage conservé
dans nos provinces d’Artois, de Flandre, du Brabant, où les géants, tel
le fameux Gayant, sont demeurés des héros locaux, traditionnels,
symboliques, espèces de palladiums dont la fête est un motif à
réjouissances... gigantesques, lesquelles attirent des milliers de
fidèles d’on ne sait combien de lieues à la ronde. Ce ne semblait pas
trop à nos ancêtres de deux mois de folies pour se payer de la gravité
de l’Avent, et prendre des forces en vue des austérités--réelles
alors--du Carême, qu’aidait d’ailleurs à supporter l’espoir de la fête
par excellence, Pâques.

Ce qu’avait de touchant la joyeuse Fête des Rois, c’est son côté
familial et hospitalier. A l’instant solennel, le plus jeune des enfants
se cachait sous la table, et un étrange dialogue s’échangeait entre le
père de famille, maître de la cérémonie, et lui:--«Phœbé?--Domine!--Pour
qui?--Pour Dieu.» Cette première part, la «part à Dieu», c’était le
pauvre, représentant de Dieu, qui venait la réclamer. Le pauvre était
parfois plusieurs, qui touchaient au nom de la Sainte Vierge, des Rois
Mages, etc..., et le faisaient souvent par quelque complainte tantôt
touchante, tantôt malicieuse:

    ... Ah! si vous pouvez
    Pas ben le couper,
    M’y faudra donner
    L’gâtiau tout entier.

La Révolution, qui abrogea tant de coutumes séculaires, millénaires, n’a
rien pu contre les Rois... de la Fève. Dès décembre 1792, le
citoyen-maire Nicolas Chambon, décréta que cette fête au nom séditieux
serait remplacée par une _Fête des Sans-Culottes!_ et considérant que
les pâtissiers qui persistaient à offrir des galettes «ne sauraient
avoir que des intentions liberticides», invita la police à faire son
devoir. Hélas! ce fut en vain. Ainsi donc, cette fois-ci encore, crions
joyeusement: _Le Roi boit!_... et songeons à la «part à Dieu.»




«D’UN VOL FAMEUX...»

        S’il est vrai que seul, un besoin de vengeance ait poussé au vol
        le tardif émule de cet aimable collectionneur de trésors
        artistiques italiens que fut Napoléon Ier, la _Joconde_ aura
        servi à illuminer d’un rayon de sympathie...

        (_La Stampa_, de Milan.)


Dans une première déclaration, dont les termes ont été lénifiés après
coup, le ravisseur vrai ou supposé de notre _Joconde_ s’est vanté
d’avoir voulu «venger l’Italie des vols commis par les armées françaises
lors de la campagne d’Italie». Ce sont propos qui ne s’inventent pas:
ils témoignent d’une rancune, d’une haine, plus que séculaires,
soigneusement entretenues là-bas, et prenant prétexte d’événements dont
nous-mêmes avions perdu le souvenir.

Voyons cela d’un peu près. Il est exact que la Convention songea fort
promptement--dès 1794--à étendre à l’étranger le système d’accaparement
artistique qu’elle avait inauguré en France. Pourtant la cupidité fut
loin d’être son seul motif. Un peuple libre seul est apte à comprendre
les productions de l’art; or la France est la terre de la liberté; donc,
etc. C’est brutalement naïf, mais ne manque pas de quelque grandeur. Un
autre argument est invoqué par le journal _La Décade philosophique_:

  C’est une belle conquête que celle des productions du génie! C’est la
  seule qui soit digne d’un peuple ami des arts... La première conquête
  de la Belgique fut ruineuse et dérisoire. Elle absorba nos trésors et
  la fleur de nos armées... rien ne dédommagea la République de ses
  pertes... Paris doit être en Europe la métropole des arts...[20].

  [20] C’est en somme la pensée implicite des Italiens... et c’est aussi
    l’argument allemand des «compensations».

Cependant ce procédé un peu trop sommaire est bientôt abandonné,
précisément à l’occasion des campagnes d’Italie:

  On ne prend plus par voie de conquête, mais diplomatiquement. Quels
  que soient les besoins de l’armée, on n’exige pas exclusivement des
  gouvernements et des villes de l’argent. On emporte des chefs-d’œuvre,
  mais _en défalcation sur l’impôt de guerre_[21].

  [21] Charles Saunier, _Les Conquêtes artistiques de la Révolution et
    de l’Empire_.

Les Goncourt décrivent avec enthousiasme la fête à quoi donna lieu
l’arrivée à Paris du cortège triomphal, et quoi qu’on puisse dire sur la
légitimité de l’_acquisition_, il y a quelque chose de noble et de
grandiose dans cet hommage de tout un peuple aux merveilles du génie
humain:

  Fête nouvelle et prodigieuse! Promenées par les boulevards de la
  petite ville de l’empereur Julien, les merveilles de l’Italie et de la
  Grèce. Un char portant les quatre chevaux de Venise; un autre Apollon
  et Clio: un autre Melpomène et Thalie... un autre la Vénus du
  Capitole; un autre le Mercure du Belvédère... un autre le _Tireur
  d’épine_ et le _Discobole_... un autre encore la _Transfiguration_ de
  Raphaël, un autre encore Titien et Véronèse!... Et les boulevards
  parcourus, et les chars rangés en cercle sur trois lignes, au
  Champ-de-Mars, autour de la statue de la Liberté, les chars étageant
  pour les adieux d’or du soleil couchant, tout un Olympe de marbre...

L’étendard précédant les chars portait un distique susceptible de nous
rappeler à propos que l’origine de ces richesses ne fut pas elle-même
toujours absolument pure:

    La Grèce les céda; Rome les a perdus;
    Leur sort changea deux fois...

Ces richesses d’ailleurs étaient assez mal défendues contre un esprit de
lucre plus fort que le patriotisme «italien» (aussi bien il n’existait
pas alors d’Italie, puisque c’étaient nos armées qui à ce moment même
versaient leur sang pour la constituer); et il en alla toujours ainsi,
puisque le gouvernement royal dut plus tard édicter une loi sévère
contre l’exportation des œuvres d’art. Et voici, en effet, comment
s’exprime un groupe d’artistes français dans leur pétition au
Directoire:

  ... N’avons-nous pas déjà vu disparaître de Rome une foule de
  monuments précieux, qui formeront cette prétendue série sur le
  démembrement de laquelle on a avec si peu de raison voulu apitoyer le
  gouvernement français? Le roi de Naples n’a-t-il pas enlevé du palais
  Farnèse l’Hercule, la Flore et le groupe colossal du Taureau et
  d’Antiope? L’empereur n’a-t-il pas dépouillé la Lombardie de ses
  chefs-d’œuvre et Léopold enlevé à Rome la fameuse collection de
  Médicis? Un Anglais n’a-t-il pas acheté la collection des Negroni?
  Celle des Justiniani et des Barberini n’a-t-elle pas été totalement
  enlevée? Hâtons-nous donc de faire arriver en France ce qui, dix mois
  plus tard, n’existera plus à Rome, et que la cupidité romaine vendra
  d’autant plus vite à nos ennemis qu’elle aura été plus voisine de s’en
  voir privée.

Mais le point sur lequel il importe d’insister, c’est que--sauf pour la
Belgique et la Hollande--les œuvres cédées à la France le furent en
vertu de traités réguliers et en défalcation d’impôts de guerre. Aussi
Stendhal pourra-t-il écrire dans son _Histoire de la Peinture en
Italie_:

  Les alliés nous ont _pris_ [c’est Stendhal qui souligne] onze cent
  cinquante tableaux: J’espère qu’il me sera permis de faire observer
  que nous avions acquis les meilleurs _par un traité_, celui de
  _Tolentino_. Je trouve dans un livre anglais, et dans un livre qui n’a
  pas la réputation d’être fait par des niais ou des gens vendus à
  l’autorité: «_The indulgence he showed to the Pope at Tolentino, when
  Rome was completely at his mercy, procured him no friends and excited
  against him many enemies at home_[22] (_Edimburgh Review_, décembre
  1816, p. 471). J’écris ceci à Rome le 9 avril 1817. Plus de vingt
  personnes respectables m’ont confirmé ces jours-ci qu’à Rome l’opinion
  trouva le vainqueur généreux de s’être contenté de ce traité. Les
  alliés, au contraire, nous ont pris nos tableaux _sans traité_...

  [22] L’indulgence qu’il (Bonaparte) montra à Tolentino quand Rome fut
    complètement à sa merci ne lui procura aucun ami, et excita contre
    lui beaucoup d’ennemis.

Stendhal s’exprime avec une réserve diplomatique. La vérité est que, à
part l’Autriche qui se montra courtoise, les alliés exercèrent les
droits du vainqueur avec une brutalité touchant à la grossièreté,
maladroite au surplus, car elle donnait à ce qui pouvait être qualifié
de restitution une allure de pillage. Béranger traduisait exactement
l’indignation des artistes et du public, dans ses chansons:

    D’un vol fameux prompts à venger l’offense...

Mais les Italiens, avec les Prussiens, furent les plus âpres. Le
statuaire Canova, «l’ambassadeur Canova», comblé d’honneurs par la
France, apparut particulièrement odieux; d’où ce mot de Talleyrand:
«Ambassadeur? c’est sans doute M. l’Emballeur qu’on a voulu dire!»

Malgré les efforts réellement héroïques de nos conservateurs, Denon et
Lavallée, les alliés emportèrent 2.065 tableaux, 130 statues, 150
bas-reliefs, 289 bronzes, 2.000 émaux, etc., etc. Sur quoi les Italiens
prirent 260 tableaux, 80 statues, 65 bas-reliefs et bronzes (non
comprises les œuvres italiennes confisquées par l’Autriche).

Le ministre de l’instruction publique italien déclara avec calme qu’en
restituant la _Joconde_ (achetée par François Ier à Léonard de Vinci)
l’Italie en fait deux fois cadeau à la France: il manifeste le même état
d’esprit que son compatriote Perugia: et c’est purement celui des
Italiens de 1815 «se restituant» ce que nous avions littéralement acheté
aux traités de Tolentino et autres; c’est celui des Italiens de 1913
délibérant d’ouvrir une souscription en faveur du martyr Perugia,
c’est...




LE SUPPLICE DU FEU


Décembre, huit heures du matin; sur les tombes du Père-Lachaise, un
demi-jour lugubre, au sommet de la colline de Ménilmontant. Solitude et
froid: les deux cheminées du Crématoire ont peine à se profiler à
travers le ciel bas et gris. Les tombes bien sagement s’alignent, petits
logis pour poupées éternelles. Le Crématoire, lui, arrondit ses dômes de
mosquée blanche et bleue; la mosquée est encadrée à distance d’une
galerie d’arcades développant trois des faces du carré, la quatrième
béante: la cour d’un cloître, ou mieux, un charnier de cimetière au
Moyen-Age. D’autant mieux que l’épaisse muraille du fond est divisée en
une multitude de cases, qui semblent des devants de cercueils. Ou mieux
encore des alignements de cartons, dans les casiers d’une
administration. C’est cela et cela. Cartons blancs et non verts, étant
de grès, les uns portent des numéros... 94, 95, 96... d’autres, des
noms, des initiales, des dates... 63: A. D., 1897... 64: Louis
Forestier, 5 juin 1897. Petites boîtes en grès, de «0,28 × 0,48 × 0,28»,
que l’administration dénomme urnes, comme au temps de Romulus, de Louis
David et de Ponsard:

    Lève-toi, Laodice, et va puiser dans l’urne
    L’huile qui doit servir à la lampe...
                                         --Nocturne?
    --J’allais le dire.

Les numérotées sont vides, elles attendent. Les autres sont pleines, ou
à peu près: certaines revêtues de plaques de marbre, noir, ou blanc, ou
rose, ou de porcelaine, avec des fleurs peintes à quelques-unes, de
minuscules couronnes ont réussi à s’accrocher. Au moins, ce tient peu de
place, c’est propre, maussade, administratif: le citoyen de cela demeure
dans la mort et par delà, numéroté comme il fut dans la vie. Cette
bibliothèque de pincées de cendres s’appelle Columbarium: une fois
comblée, comment se débarrassera-t-on des cendres? celles-ci serviront,
faut-il espérer, à étancher leurs écritures aux scribes de la Ville:
rien ne se doit perdre dans une démocratie bien entendue.

Le «médecin assermenté», l’employé d’état-civil, l’agent de funérailles,
deux membres de la famille, après plusieurs allées et venues, se sont
enfin rejoints. Une fumée noire sort d’une cheminée du Crématoire: il
est temps. Tout ce monde noir, comme la fumée, atteint bientôt une
tombe; ce qui fut quelqu’un dormait là ou rêvait, depuis quelques cinq
mois. Les fossoyeurs ont déjà descellé la pierre: un trou de six pieds,
un cercueil de chêne rouge. Les fossoyeurs ont apporté un autre
cercueil, léger tout blanc: de peuplier, bois qui brûle sans laisser de
cendres. Une corde, un nœud coulant, un «oh hisse!» le cercueil rouge
pesamment monte, de guingois, heurte en passant la paroi du trou: boum!
Les fossoyeurs dévissent le couvercle: un paquet de toile blanc sale est
désemmitouflé d’abord d’un matelas de ouate rôtie par les sels
antiseptiques, verdie, jaunie par les humeurs dont le cadavre s’est
vidé: enfin démailloté, il apparaît, lui, en personne si l’on ose dire.
Ah le pauvre camarade! Ce fut un officier d’infanterie. Le gros drap
bleu, les boutons dorés, les galons d’or moisis, s’affaissent sur un
mannequin flasque d’où toute chair s’est dissoute, une marionnette
pitoyable à même ses oripeaux souillés. Avec peine on découvre la face:
un parchemin terreux collé sur le crâne et le visage en épouse
hideusement tous les creux et toutes les saillies: orbites, mâchoires,
narines, sont tout juste des trous vagues, qu’une barbe posthume poussée
au hasard un peu partout, achève de défigurer.

«La mort ne nous laisse pas assez de corps pour occuper quelque place,
et on ne voit là que les tombeaux qui fassent quelque figure. Notre
chair change bientôt de nature; notre corps prend un autre nom; même
celui de cadavre, dit Tertullien, parce qu’il nous montre encore quelque
forme humaine, ne lui demeure pas longtemps: il devient un je ne sais
quoi, qui n’a plus de nom dans aucune langue...» Ce déplorable rien,
pourtant, les parents le reconnaissent encore, ce rien garde des signes
marquant que cela fut un homme et quel homme ce fut. Lorsque morts à
leur tour seront ces parents et avec eux tout souvenir, le corps qui là
se désagrège dans la sérénité, conservera un quelque rien de sa
personne, quelque chose qui en dépit de tout murmurera: Je fus homme, et
tel homme, et le demeure encore: et tous, nous nous sommes découverts.

On s’est penché. La fosse effleure l’allée centrale du cimetière. Des
gens qui passent jettent des regards étonnés. Nous semblons un cénacle
de vampires. Tout au moins, et c’en est proche, des «curieux» qui pour
rechercher les traces de quelque crime hypothétique, collaborent,
violant la majesté de la mort, à un crime certain. La majesté de la
mort! ce n’est pas en face de cette pauvre charogne que les somptueux
mensonges prévaudront. Soudain une horrible bouffée de puanteur jaillit
des chairs et nous gifle au visage. Nous avons tous reculé. Ce n’est pas
la fade odeur qui fuse d’un mort tout frais et fait lever le cœur: c’est
quelque chose d’âcre, violent, empesté, meurtrier, qui saisit à la gorge
et asphyxie comme un poison. L’exactitude de Baudelaire est rigoureuse:

    La puanteur était si forte que sur l’herbe
    Vous crûtes vous évanouir!

Le médecin légiste se penche de rechef; il ordonne: un fossoyeur fait
prestement sauter les boutons du dolman, déchire les étoffes qui cèdent
comme une liasse de papier buvard humecté. Le torse apparaît, et le
ventre: terreux, poilus, effondrés, collés sur les côtes, sur le bassin;
au bas, un lamentable tortillon velu exprime ce qui fut un homme. Le
médecin fait recouvrir bien vite, et disparaît vers le bureau du
Crématoire, rédiger «que la cause de la mort semble naturelle et qu’il
n’a reconnu aucun signe de nature à s’opposer à l’incinération»--ce qui
fait sourire les personnages officiels.

Les fossoyeurs ont renveloppé le tas de viande dans le suaire, inquiets
qu’un morceau ne se sépare. Ces exhumations, l’argot professionnel les
nomme _dépotages_. Le coffre de bois blanc, accompagné tête nue,
pérégrine vers la salle d’attente, froide, plus nue de ses banquettes,
ses tentures noires et blanches... La bière poussée sous un faux
catafalque est par derrière happée, menée au four. Ce four est double.
D’une part du coke brûle, dont le gaz dégagé souterrainement passe dans
le four proprement dit, fait de briques réfractaires, traversé d’une
soufflerie énergique. C’est la combustion de ce gaz qui consumera le
corps, sous 1.500° de chaleur.

La bière est posée sur un chariot métallique, à tablier d’amiante, et
roulant sur rails (en somme c’est très ingénieux toute cette petite
mécanique, mais un peu compliqué). Hop! une porte de fer se lève, une
caverne incandescente s’ouvre, où danse en ronflant une brume rose: une
flaque de chaudeur et de lumière fouette les faces, aveugle les yeux,
gerce la peau. Hop! la caisse au mort est enfournée: instantanée, une
vague de flamme, pareille au soleil, l’avale: et la porte de fer est
retombée: flac! Une minute ou deux un grésillement de friture filtre,
ensuite plus rien qu’un monotone ronflement de poêle bien réglé.

C’est vraiment merveille comme a la vie dure la matière humaine. Ce
travail, on se l’imaginerait, doit s’achever aussitôt; il prend trois
quarts d’heure. Il prendra près d’une heure sans doute cette fois, à
cause du drap des vêtements, du cuir, des chaussures, des boutons de
métal, qu’on n’osa se risquer à détacher du mort. A travers six petits
hublots dans le four encastrés, on accompagne les événements. Tout
d’abord un dansant rideau de brume rose masque tout: c’est les viscères
et les chairs qui rissolent. Le voile assez tôt se désagrège, dégage un
squelette rose tendre si furieusement éclairé qu’il semble transparent,
étendu à même un ouragan de flamme rouge cerise. C’est vraiment l’Enfer.
Le squelette paraît vivre encore et souffrir; on distingue s’écarter les
fémurs «comme les jambes d’une femme lubrique», et les genoux se
soulever: derniers ligaments qui se rétractent. Tout retombe. Autour du
torse, de vagues choses feuilletées, tel un paquet de vieux papiers,
s’effritent, se tordent, s’envolent, volatilisés par l’haleine de la
fournaise; une apophyse émerge, se lève, tombe; rose et blanc, le
squelette seul subsiste, rose et blanc à travers la flamme rose. Le
crâne est très visible. Le brasier travaille, il s’acharne à exprimer
toute la gélatine des os. Que c’est solide un corps humain! Oh
l’admirable architecture!

A quoi, nous demandons-nous, à quoi peuvent bien tout ce temps s’occuper
les invités alignés sur les banquettes d’en bas? La crémation, proscrite
par la religion catholique, représente généralement un défi des libres
penseurs; il n’est donc pas rare qu’un habitué de réunions publiques, un
franc-maçon de préférence, du haut de la tribune à ce préparée, explique
à ses ouailles quelle victoire nouvelle ils sont en train de remporter
sur l’Obscurantisme. Sinon, l’ennui morose, et pour les proches du mort,
d’assez noires réflexions. Les femmes notamment écartent malaisément
leur pensée de la fournaise au-dessus de leurs têtes ronflant, et qui
leur impose ironiquement la vision réelle de l’Enfer. Les hommes se
répandent dans les cabarets prochains, la porte du cimetière étant toute
voisine. De ces choses, l’entrepreneur de convois et un employé à
mi-voix dissertent. L’employé s’étonne--la sole de fer porteuse du corps
étant creuse et constamment traversée d’eau froide immédiatement
bouillante (sinon le métal sous tant de chaleur se tordrait)--s’étonne
que la Ville n’installe quelque buvette, hygiénique et anticléricale:
grogs et punchs ou vin chaud, voire une salle de douche ou au moins de
bains de pieds.

La cuisson enfin parfaite, la porte de fer se lève, un menu tas d’os
blancs apparaît, que sans rire, le préposé invite les parents à
reconnaître. Tibias, fémurs, radius et crâne semblent intacts; le reste
se dissémine en petits tas pulvérulents. Non pas inodore cette fois-ci:
les vêtements, crainte que ne partît avec eux cette viande morte depuis
six mois, ayant été conservés, en place de l’unique suaire du règlement.
D’où une écœurante odeur de laine, cuivre et cuir.--Peuh, cela répugne,
marmonne à l’écart un assistant!--Quelle infection, chuchote l’autre.
Les parents se taisent, un peu décontenancés. Cependant est amenée
l’urne, manière d’augette en grès (0,28 × 0,48 × 0,28); les ouvriers
fourniers, au moyen de raclettes, pelles et balayettes d’argent
(fichtre!) y déversent le phosphate de chaux qui fut voici une heure,
une effigie humaine encore. Les fémurs, un peu longs d’un coup sec sur
le bord de l’auge, sont cassés. L’épouse, amenée, dit à sa fillette:
«Tiens, embrasse ce qui nous reste de ton père.» L’enfant baise le
crâne, sans conviction. L’auge alors close et scellée, ce tas de cendres
qui logiquement devraient être aux vents jetées comme faisaient nos
aïeux de celles des criminels au bûcher condamnés, s’en retourne vers la
fosse violée, d’où tout à l’heure chair et os, et figure, on le sortit.
Je remarque ceci: aux parents, qui accompagnent, pas une minute la
pensée ne vient de se découvrir, à présent, devant ce résidu chimique.
Il est neuf heures et demie; dans la rue, un convoi de pauvres vers
Pantin s’achemine. La bière, noyée sous les bouquets et les couronnes,
se fait prophétiquement une montagne de fleurs. Des hommes suivent, et
des femmes qui pleurent, et en avant, dans un fiacre, un prêtre en
surplis blanc s’aperçoit, et dans le ciel délavé de ses brumes, le
soleil luit.




DU PONT DES ARTS, BALCON DE PARIS


    --Pourquoi, Seigneur, les hirondelles
    Si bas, puis si haut volent-elles:
         Qu’en savent-elles,
         Qu’en sais-je, rien;

    Et moi, pourquoi gai, puis morose,
    Pourquoi mes vers, pourquoi ma prose,
    Pourquoi sous mes doigts cette rose,
        Qu’en sais-je? rien.




TABLE


  Dédicace                               7
  Éphéméride                             9
  Sans date: A quoi bon?                14
  L’esprit du haut de l’escalier        18
  Printemps Lorrain                     20
  Et la ville!                          23
  Éphéméride                            27
  L’agent consciencieux                 28
  Éphémérides                           29
  Mais ne te promène donc pas...        36
  De quelques rêves                     41
  Récurrence                            43
  Zigomar                               48
  La revanche de Zigomar                50
  Danse macabre                         52
  Trait historique                      55
  Télépathie                            57
  C’est la faute à Claudel              59
  Outre-tombe                           63
  Pour la bonne bouche                  67
  Confession au Dr Cabanès              69
  Un plagiat éhonté                     71
  Brindes                               78
  Rachel, quand du Seigneur...          83
  Dioscures                             95
  Ovigny...                            100
  Sous la foule                        105
  Cas de conscience                    110
  Sous la voûte d’un pont              112
  Éphémérides                          117
  Propos d’un profane                  122
  D’un vol fameux...                   129
  Le supplice du feu                   135
  Du pont des Arts, balcon de Paris    144




    Achevé d’imprimer le 12 Février 1926,
    sur les presses de l’Imprimerie Alençonnaise,
    9-13, rue des Marcheries, 9-13
    Alençon (Orne)






*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK PAS PERDUS ***


    

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