The Project Gutenberg eBook of ... Et l'horreur des responsabilités (suite au Culte de l'incompétence)
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Title: ... Et l'horreur des responsabilités (suite au Culte de l'incompétence)
Author: Émile Faguet
Release date: October 22, 2025 [eBook #77110]
Language: French
Original publication: Paris: Bernard Grasset, 1929
Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))
*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ... ET L'HORREUR DES RESPONSABILITÉS (SUITE AU CULTE DE L'INCOMPÉTENCE) ***
LES ÉTUDES CONTEMPORAINES
... Et l’horreur
des Responsabilités
(Suite au Culte de l’Incompétence)
par
ÉMILE FAGUET
DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
PARIS
BERNARD GRASSET
Éditeur
61, rue des Saints-Pères, 61
OUVRAGES PARUS DANS LA MÊME COLLECTION
I. Le Culte de l’Incompétence, par Émile Faguet, de l’Académie
Française (12e mille).
II. La Sorbonne, par Pierre Leguay (5e édition).
III. La Crise Organique de l’Église en France, par Paul Vulliaud
(5e édition).
IV. Le Milieu médical et la Question médico-sociale, par le docteur
Grasset, professeur de Clinique médicale à l’Université de
Montpellier (6e édition).
V. Les Fonctionnaires, par *** (4e édition).
VI. L’officier contemporain, par le capitaine d’Arbeux (6e édition).
Georges Guy-Grand: La morale nationaliste.
La morale syndicaliste.
... ET L’HORREUR DES RESPONSABILITÉS
(SUITE AU CULTE DE L’INCOMPÉTENCE)
Que veulent-ils être? Irresponsables. C’est l’histoire même des Français
depuis un siècle et ce sera leur histoire indéfiniment, à moins que ce
livre ne les corrige, sur quoi je compte, mais peu. Ils veulent être
irresponsables. Ils conduisent leurs idées juridiques selon ce dessein;
ils organisent leurs professions et ils les pratiquent dans cette vue;
ils ont une vie de famille gouvernée par cette pensée; ils ont une vie
sociale dirigée par ce principe.
I
LES IDÉES ET MŒURS JURIDIQUES
Tout le système juridique et toute la coutume juridique du régime qui a
suivi 1789 sont dominés par cette idée générale que celui qui juge soit
irresponsable, et que l’on ne puisse rien lui reprocher. En effet: 1º Le
juge ne juge point en équité, mais selon la loi; autrement dit il n’est
pas un juge, il est un greffier; il est un homme qui, à propos d’un
fait, dit la loi qui a prévu ce fait et qui s’y applique; il est un
homme qui ajuste un fait à la loi ce qui dit que la loi s’adapte
exactement à ce fait, «couvre» ce fait, comme disent les Allemands et
qui fait arrêt en conséquence.
Par suite, il est absolument irresponsable; c’est la loi, ce n’est pas
lui qui a fait arrêt; l’arrêt est sorti de la loi, d’une manière pour
ainsi dire automatique; à qui peut s’en prendre le lésé? Au juge,
évidemment non; à la loi tant qu’il voudra; au juge, il est impossible;
le juge est strictement irresponsable.
Aimeriez-vous mieux, me dira-t-on, que le juge jugeât en équité,
c’est-à-dire en arbitraire? Ce serait beau! Ne savez-vous point que les
Savoyards ayant été réunis au royaume de France demandèrent pour
première faveur au Roi de France de n’être plus jugés en équité, mais de
l’être selon une loi et n’importe laquelle, très satisfaits pourvu que
ce ne fût plus l’équité, toujours si parfaitement inéquitable?
Seriez-vous un disciple du président Magnaud, qui, de 1890 à 1900
environ, se rendit très célèbre et fit même des fanatiques par sa
doctrine et son habitude de juger contre la loi et de substituer le juge
à la loi toutes les fois que le juge, c’est-à-dire lui, considérait la
loi comme mauvaise? Êtes-vous contraire à ces maximes de Montesquieu: «
Plus le gouvernement approche de la République, plus la façon de juger
devient fixe. C’était un vice de la République de Lacédémone que les
éphores jugeassent arbitrairement, sans qu’il y eût des lois pour les
diriger. A Rome les premiers consuls jugèrent comme les éphores; on en
sentit les inconvénients et l’on fit des lois précises. Dans les États
despotiques il n’y a point de loi; le juge est lui-même sa règle. Dans
les États monarchiques il y a une loi et là où elle est précise, le juge
la suit et là où elle ne l’est pas il en cherche l’esprit. Dans le
gouvernement républicain il est de la nature de la constitution que les
juges suivent la lettre de la loi. Il n’y a point de citoyen contre
lequel _on puisse interpréter une loi_ quand il s’agit de ses biens, de
son honneur ou de sa vie.»
Je ne songe nullement à vouloir ou à souhaiter que le juge juge en
équité et je trouve très bon qu’il juge selon une loi précise. Je fais
remarquer seulement que toute chose a son mauvais côté et que si juger
sur texte a d’incomparables avantages et incomparables est le mot auquel
je tiens, la pratique de juger sur texte a aussi cet inconvénient
qu’elle décharge les juges de toute responsabilité morale. Elle leur
laisse celle d’avoir ou de n’avoir pas compris la loi, d’avoir ou de
n’avoir pas bien appliqué la loi au fait dont s’agissait, ou le fait
dont s’agissait à la loi, ou de n’avoir pas bien observé les formes;
mais elle ne leur laisse que celle-ci. En un mot elle leur laisse une
responsabilité intellectuelle; elle les décharge de toute responsabilité
morale; et ceci est peut-être l’inconvénient d’un grand bien, mais c’est
un bien grand inconvénient.
Dans l’Ancien Régime les lois étaient si compliquées et si confuses que,
tout en s’appuyant sur la Loi et tout en se piquant très fort de ne
s’appuyer que sur elle et, comme disait Montesquieu, de «n’avoir que des
yeux», les juges jugeaient, dans une très large mesure, en équité. Il en
résultait qu’ils avaient une très grande responsabilité morale. Ils
étaient ce que sont encore les juges anglais. La loi anglaise n’est
qu’une jurisprudence, qu’une collection de précédents. A travers ces
précédents, souvent contradictoires, comme on peut penser, le juge
anglais a une très grande latitude d’interprétation, de _théorisation_,
de _doctrination_, s’inspirant des précédents, mais librement et sans
aucune raison d’être servile. Car cette loi qu’ont faite ses
prédécesseurs par les précédents qu’ils ont laissés, très légitimement
il la fait à son tour par le jugement qu’il élabore et qu’il laissera
derrière lui comme précédent. Au fond les juges anglais ont été
législateurs et comme ils l’ont été, partiellement, mais dans une large
mesure, le juge anglais continue de l’être.
Il ressemble assez, quoique je ne songe point à identifier, au préteur
romain. Le préteur romain n’était pas seulement un homme qui disait le
droit, il était un homme qui faisait le droit. En entrant en charge il
publiait une espèce de manifeste législatif, _edictum prœtoris_, et il y
énonçait les principes généraux de droit qu’il comptait suivre. Ils ont
créé ainsi, successivement, _tout un droit_, c’est à savoir le _droit
prétorien_, que l’on étudiait à Rome au temps d’Auguste et aux temps
suivants jusqu’à Papinien, beaucoup plus que la législation des
législateurs et qui était tout compte fait le vrai droit, d’où tout le
droit romain codifié plus tard est sorti.
Je n’ai pas besoin de dire que le droit ainsi fait est le plus vivant,
est le droit vivant, s’étant formé peu à peu des faits et de la raison
humaine s’appliquant aux faits, éclairé par les faits antérieurs
analogues; et non pas issu de telle ou telle idée, souvent très _a
priorique_, d’un législateur.
Tant y a que les préteurs romains étaient des juges-législateurs, des
juges disant le droit et faisant le droit et que les juges anglais ne
laissent pas de leur ressembler.
De tels juges ont une responsabilité énorme et se sentent une énorme
responsabilité et sont maintenus dans le devoir de justice et dans la
dignité du magistrat par le sentiment constant de cette responsabilité
même. Ils sentent qu’ils jugent en équité, en équité éclairée par la
connaissance d’une jurisprudence très étendue, très lointaine, très
vénérable, très considérable, qu’il faut connaître et qu’en effet ils
connaissent, ils consultent, ils considèrent et ils vénèrent; mais
enfin, pour part considérable aussi, en équité, c’est-à-dire en raison
et en raison qui contribuera à faire le droit du pays qui leur est cher;
et ils sont traditionnistes de deux manières, ce qu’il faut être du
reste sous peine de n’être traditionnistes qu’à moitié; ils sont
traditionnistes en arrière par toute la tradition qui aboutit à eux,
traditionnistes en avant et dans l’avenir par la tradition qu’ils
fondent.
Oui, tout cela doit très fortement développer et confirmer en eux le
sentiment profond de la responsabilité.
Tels étaient les préteurs de Rome, tels les juges anglais, tels les
juges de l’ancien régime français. Encore maintenant un juge très
vertueux me disait:
Les textes sont si nombreux, si contradictoires et, malgré leur rigueur
apparente, si malléables que l’on peut toujours juger en équité.
--Et on le fait.
--Jamais; parce que, à juger en équité, on assume une responsabilité
dont personne ne veut.
--A la bonne heure!
--Peut-être.
Cette terreur de la responsabilité on la voit bien dans le passage
célèbre de Beccaria. Il est pour la littéralité du jugement, pour le
juge jugeant par simple rapprochement du fait à juger et du texte de loi
auquel il se rapporte, pour le juge qui n’a que des yeux. Bien, certes,
et je ne songe pas à le contredire. Mais voyez comme il a peur de _juger
selon l’esprit de la loi_ et surtout pourquoi il en a peur: «Rien n’est
plus dangereux que l’axiome communément répandu: «consulter l’esprit de
la loi»; adopter cet axiome, c’est rompre toutes les digues et jeter les
lois au torrent des opinions. Chaque homme a sa manière de voir:
_l’esprit_ d’une loi est donc le résultat de la logique bonne ou
mauvaise d’un juge, d’une digestion aisée ou pénible, de la faiblesse de
l’accusé, de la violence des passions du magistrat, de ses relations
avec l’offensé, enfin de toutes les petites causes qui changent les
apparences et dénaturent les objets de l’homme. A adopter ce principe
nous verrions l’esprit d’un citoyen changer de face en passant d’un
tribunal à un autre et la vie des malheureux serait à la merci d’un faux
raisonnement ou de la mauvaise humeur de son juge. Nous verrions les
mêmes délits permis différemment en différents temps par le même
tribunal, parce que, au lieu d’écouter la voix constante et invariable
des lois, ils se livreraient à l’instabilité trompeuse des
interprétations arbitraires.» Rien de plus juste et je répète que je
préfère l’application passive de la loi _et_ au jugement par équité _et
même_ au jugement selon l’esprit de la loi; mais encore voyez bien ce
que craint Beccaria, c’est _l’intervention du juge dans le procès_. Il
veut qu’il ne soit qu’une machine enregistreuse, qu’il ne soit pas un
homme qui raisonne, qui digère, qui a des passions, qui a des amitiés,
qui change d’avis; soit et très bien; mais aussi qu’il ne soit pas un
homme sensible aux nuances qu’il y a entre un délit et un autre délit
qui, selon le texte de la loi est le même et qui n’est pas du tout le
même aux yeux de la raison; qu’il ne soit pas un homme pesant les
circonstances, pesant le danger plus ou moins grand couru par la
société; qu’en un mot il ne soit pas un homme appréciant et qu’il ne
soit qu’une mécanique collant des textes sur un cas.
Pourquoi? Dans l’intérêt de l’accusé, répond la phrase de Beccaria. Il
est possible, mais plus encore dans l’intérêt du juge qui est ainsi
délivré et soulagé d’un grand poids, celui de juger. Que veulent-ils?
Être irresponsables.
Ajoutez ceci, sur quoi on trouvera que je me répète, sur quoi j’estime
que je ne me répéterai jamais assez. Comment, en France, sont nommés les
juges? Par le Prince. Par qui payés? Par le Prince. Par qui favorisés
d’un avancement ou laissés indéfiniment dans des postes infimes? Par le
Prince. Donc «le fait du prince» c’est-à-dire les volontés du
gouvernement les domine et ils jugent selon la volonté du gouvernement,
sauf dans les causes dont le gouvernement se désintéresse et en France,
il n’y a qu’un mot qui serve: on est jugé par le gouvernement.
Il n’en était pas de même sous l’ancien régime parce que les juges y
étaient propriétaires de leurs charges et par conséquent indépendants;
car il n’y a guère d’autre moyen d’être indépendant que d’être
propriétaire. La vénalité des charges c’était l’indépendance de la
magistrature. On sait comment Montesquieu la défendait et comment
Voltaire attaquait Montesquieu sur ce point. Montesquieu disait: «La
vénalité des charges est bonne dans les États monarchiques parce qu’elle
fait faire comme un métier de famille ce qu’on ne voudrait pas
entreprendre par vertu...»
Voltaire s’écrie: «La fonction divine de rendre la justice, de disposer
de la fortune et de la vie des hommes, un métier de famille!»
A quoi je réponds: Ce n’est pas la principale raison que Montesquieu ait
donnée de son opinion; mais cette raison est déjà loin d’être méprisable
au point de pouvoir être réfutée par un haussement d’épaules. Nous avons
ici tout simplement l’idée aristocratique, à laquelle Voltaire,
despotiste obstiné, n’a jamais rien compris. Montesquieu veut dire: la
vénalité met une charge de judication dans une famille; voilà des juges
de pères en fils. Toute aristocratie repose sur cela. Chez les sénateurs
romains, chez les sénateurs vénitiens la fonction divine de veiller aux
intérêts de l’État est un métier de famille et c’est précisément pour
cela qu’elle est bien remplie. S’étonnera-t-on que la fonction divine de
se faire casser la figure sur les champs de bataille soit un métier de
famille? Elle n’est pourtant pas autre chose dans la noblesse française
et elle est remplie d’une façon assez brillante. Il n’y a pas autre
chose et il y a tout cela dans le mot de Montesquieu qui est le plus
naturel du monde pour quiconque sait ce que c’est que l’aristocratie.
«Cette vénalité rend les ordres de l’État plus permanents, continue
Montesquieu. Suidas dit très bien qu’Anastase avait fait de l’Empire une
espèce d’aristocratie en vendant toutes les magistratures.»--Voltaire ne
relève pas ces lignes, précisément parce qu’elles contiennent toute la
pensée de Montesquieu et que c’est dans cette pensée que Voltaire ne
peut pas entrer. Les ordres de l’État pour lui n’existent pas et ne
doivent pas exister; il ne doit y avoir qu’un roi absolu et des sujets
égaux. Il va sans dire, par conséquent, que ce qui a créé un ordre de
l’État qui est un frein aux fantaisies de l’absolutisme est pour
Montesquieu une bonne chose, pour Voltaire une chose détestable; et si
Voltaire ne rapporte pas ce texte important c’est sans doute qu’il se
dit: «Bon. Ceci c’est la marotte aristocratique de Montesquieu; il n’y
faut même pas faire attention. Passons.»
Et il était plus facile de passer que de discuter le fond même de la
question, qui est ici, à savoir si le régime aristocratique est bon ou
mauvais.
Montesquieu continue en reconnaissant que Platon ne peut pas souffrir
cette vénalité et qu’il prétend qu’elle est comme si, dans son navire,
on faisait pilote le plus riche; mais, fait-il remarquer, Platon parle
en citoyen d’une République et lui, Montesquieu, en sujet d’une
monarchie: «Or dans une monarchie où, quand les charges ne se vendraient
pas par un règlement public, l’indigence et l’avidité des courtisans les
vendraient tout de même, le hasard donnera de meilleurs choix que ceux
du Prince.»
Montesquieu touche ici le point juste, qui est celui-ci: il faut choisir
entre la vénalité des charges et la vénalité des juges. Si le juge est
propriétaire de sa charge il ne sera pas vénal; si la charge lui est
donnée, c’est lui qui le sera. D’abord, pour l’avoir, il sera souvent
forcé de l’acheter, non pas du propriétaire, puisqu’il n’y en aura pas;
mais du ministre qui en disposera ou des gens ayant influence sur le
même ministre qui en disposera; ensuite, pour garder cette charge, ou
pour en conquérir une plus belle et plus lucrative, il sera toujours à
la disposition de ceux qui les donnent et son métier divin sera un
métier de serviteur. Il faut choisir entre la vénalité des charges et la
vénalité, (ou la servitude, ce qui est la même chose), des magistrats.
Voltaire répond, ce me semble, bien latéralement, comme il fait toujours
parce que le fond des questions lui échappe ou parce que les approfondir
répugne à son naturel léger: «Pourquoi la France est-elle la seule
monarchie de l’Univers qui soit souillée de cet opprobre de la vénalité
passée en loi de l’État? Pourquoi cet étrange abus ne fut-il introduit
qu’au bout de onze cents années? On sait assez que ce monstre naquit
d’un roi alors indigent et prodigue et de la vanité de quelques citoyens
dont les pères avaient amassé de l’argent. On a toujours attaqué cet
abus par des cris impuissants parce qu’il eût fallu rembourser les
offices qu’on avait vendus. Il eût mieux valu mille fois, dit un sage
jurisconsulte, vendre les trésors de tous les couvents et l’argenterie
de toutes les églises _que de vendre la justice_. Lorsque François
Premier prit la grille d’argent de Saint-Martin, il ne fit tort à
personne; Saint-Martin ne se plaignit point; il se passa très bien de sa
grille. Mais vendre publiquement la place du juge et faire jurer à ce
juge qu’il ne l’a pas achetée c’est une sottise sacrilège qui a été une
de nos modes.»
Soustraction faite des turlupinades, il n’y a que ceci dans ce texte:
c’est une monstruosité de vendre la justice. Or c’est _précisément_ ce
que disait Montesquieu, qu’acheter le droit de rendre la justice était
le moyen de ne pas la vendre, parce que si vous achetez le droit de la
vendre vous êtes le propriétaire de ce droit et n’avez plus aucune
raison de vendre vos arrêts et ne les vendrez point; tandis que si vous
n’êtes pas propriétaire de votre charge vous l’achetez sans cesse en
rendant les arrêts que celui qui vous la donne désire qui soient rendus:
vous l’achetez sans cesse en la payant en arrêts. Ou vénalité des
charges, ou vénalité des juges.
Voltaire comprend si peu la question qu’il appelle vendre la justice ce
qui précisément empêche que les arrêts soient à vendre.
Pour ce qui est de sa remarque très juste que la monarchie française
était la seule en Europe où la magistrature fût propriétaire de ses
offices, ce n’est pas une monstruosité, c’est une supériorité. Cela
revient à dire que seule en Europe la magistrature française était un
Ordre de l’État. Dans tous les autres pays la magistrature est un corps
de fonctionnaires, comme les douaniers. Elle ne juge pas; c’est le
gouvernement qui juge par elle. Dans ces pays il n’y a pas séparation du
pouvoir exécutif et du pouvoir judiciaire; et donc (du moins d’après la
_Déclaration des droits de l’homme_, de 1789, article 16) il y a
despotisme. Mais justement pour Voltaire c’est le despotisme qui est le
vrai. Sans doute et c’est ce qui le sépare de Montesquieu pour qui le
despotisme est un monstre et qui, voyant dans l’indépendance de la
magistrature un frein du despotisme, _quelle que soit l’origine
historique de cette indépendance_, est satisfait que la magistrature
soit indépendante.
Et que vous lui disiez avec scandale qu’il n’y a qu’en France qu’elle
l’est, il serait capable de vous répondre que c’est en cela que la
France est non pas le dernier pays de l’Europe, mais le premier.
--Le dernier! s’écrierait Voltaire puisqu’il est celui où le despotisme
est le plus endigué.
--Le premier! répondrait Montesquieu, puisqu’il est celui où il y a le
moins de despotisme.
Quand la discussion, ce qui est son seul effet, a ramené chacun des
disputants très précisément au point de départ de toutes ces idées, à
son premier principe, elle s’arrête.
Montesquieu, sur cette même question, ajoute encore quelque chose à quoi
Voltaire n’a rien répondu: «Enfin la manière de s’avancer par les
richesses inspire et entretient l’industrie, chose dont cette espèce de
gouvernement [la monarchie] a grand besoin. Paresse de l’Espagne: on y
_donne_ tous les emplois.»
Ceci a besoin d’être expliqué parce que c’est mal écrit; Montesquieu
veut dire: un père est industriel et fait fortune; il s’est appliqué à
faire fortune, c’est pour acheter à son fils une charge de judicature et
pour que son fils, ainsi, avançât dans la hiérarchie sociale. Voilà un
joli stimulant à l’industrie. Dans les pays où l’on n’accède pas ainsi
d’une classe à une classe supérieure, on ne travaille pas, on intrigue.
Paresse de l’Espagne, les emplois y sont _donnés_; dès lors on ne
travaille pas pour les acheter; on les demande.
Et comme il arrive à ceux qui ont toutes leurs idées à la fois,
Montesquieu donne ici l’idée générale de tout le régime. Les pays les
plus grands du monde sont ceux où il y a une aristocratie très
traditionnelle mais toujours ouverte, sans cesse rajeunie par un afflux
venant des parties actives et énergiques des classes inférieures. Or, en
France, il y a trois aristocraties: la noblesse, la plus fermée, ouverte
cependant, puisque le Roi peut créer des nobles et en crée; le clergé,
absolument ouvert puisqu’il se recrute, non par hérédité mais par
cooptation, c’est-à-dire par une sorte d’hérédité élective; la
magistrature qui est moitié héréditaire, moitié achetable par gens qui
auront gagné de l’argent en travaillant. Ces trois ordres
aristocratiques forment ensemble une aristocratie qui, étant très
ouverte, est une élite. Il n’y a pas de pays plus intelligemment et plus
heureusement aristocratique que la France; c’est le premier pays du
monde.
Voilà à quoi Voltaire n’a pas répondu; parce que dès qu’il s’agissait de
doctrine aristocratique il ne comprenait plus rien. Mais on voit bien
tout l’ensemble des idées de Montesquieu sur la vénalité des charges.
Mirabeau devait dire plus tard: «Il ne doit y avoir dans l’État que des
mendiants, des voleurs et des salariés.» C’est la pure doctrine
socialiste; cela exclut le propriétaire et le travailleur indépendant;
il n’y aura plus de propriétaire; car il n’est ni salarié, ni voleur, ni
mendiant; il n’y aura plus de travailleur indépendant; il y aura des
travailleurs mais ils seront des salariés de l’État. C’est à cette
doctrine que Montesquieu répond d’avance: «Justement! A moi qui ne suis
pas socialiste, à moi qui ne veux pas d’un gouvernement qui fasse tout,
qui puisse tout faire et de qui tout dépende, à moi qui veux un
gouvernement limité et endigué par des volontés libres, il me faut des
travailleurs indépendants qui visent à la propriété et qui y arrivent et
qui, par elle, arrivent à des fonctions sociales conquises par eux et
non données par l’État, indépendantes de lui. _Par exemple_, la
magistrature conquise par l’industrie et le travail en est une. Mes
magistrats, grand pouvoir social, ne seront ni mendiants, ni voleurs, ni
salariés. Il m’importe qu’ils ne soient pas salariés, parce que s’ils
étaient salariés ils seraient mendiants. Or des mendiants peuvent très
bien juger; mais dans les procès où le gouvernement sera en conflit avec
un particulier les assistés du gouvernement jugeront peut-être avec une
impartialité incomplète.
Ces idées de Montesquieu ont été, trois ans après la publication de
l’_Esprit des Lois_, soutenues presque d’une façon originale et avec
plus de vigueur précise que par Montesquieu lui-même, par un jeune homme
qui devait avoir une destinée aventureuse et très traversée, mais qui, à
vingt-cinq ans, promettait bien, Angliviel de La Beaumelle. Dans son
premier ouvrage, _Mes Pensées_, La Beaumelle disait: «La vénalité des
charges fit murmurer tous les bons Français. C’est l’avarice des princes
et la nécessité du temps qui l’a introduite; les mêmes causes l’ont
étendue et la maintiennent. _Je suis fâché pour l’honneur de la
politique_ que ce n’en soit pas l’ouvrage; ce serait un de ses
chefs-d’œuvre. C’est une chose admirable qu’il y ait une nation où _le
droit de juger se vende et où les jugements ne s’achètent pas_, où
l’industrie soit encouragée par les emplois [le texte de Montesquieu
reparaît] _et où les emplois ne soient pas avilis_ [et ne puissent pas
l’être, puisque le pouvoir n’a aucune prise sur eux]. Cette vénalité des
charges de judicature est un des plus grands biens de la police de la
France.»
La Révolution a annexé la magistrature au pouvoir central et
c’est-à-dire qu’elle a supprimé cet ordre de l’État comme elle
supprimait les deux centres et c’est-à-dire aussi qu’elle a décidé que
désormais _ce serait le pouvoir exécutif qui jugerait_. C’était un grand
progrès si c’est du côté du despotisme que nous nous dirigeons, ce que
je crois; c’était une grande régression si c’est la liberté qui est le
but.
Or, pour revenir à cette question des responsabilités, dont nous ne nous
sommes nullement éloignés, comme vous allez voir, au point de vue des
responsabilités, qu’a fait ici le nouveau régime? A une irresponsabilité
il en a ajouté une autre. Les juges de l’ancien régime étaient moins
couverts que ceux du nouveau, parce qu’ils jugeaient selon la loi, il
est vrai, mais beaucoup moins strictement que ceux du nouveau régime,
comme nous l’avons montré. Ceux du régime actuel sont absolument
couverts par la loi, plus précise, moins multiple, moins susceptible
d’interprétations; ils doivent, simplement, _dire le droit_ et c’est le
droit qui est responsable. Or à cette irresponsabilité s’ajoute
celle-ci, que, puisqu’ils sont le gouvernement jugeant, quand le
gouvernement leur dit de juger de telle manière ils doivent juger de
cette manière-là et c’est le gouvernement, non pas eux, qui est
responsable.
On se rappelle ce haut magistrat qui, devant une commission de
parlementaires, interrogé sur une opération de procédure parfaitement
contraire à la loi, répondit: «Le fait du Prince!» Il fut sévèrement
jugé par l’opinion. Pourquoi? Il n’avait fait que se décharger d’une
responsabilité en replaçant la responsabilité là où elle est selon le
régime. Il pouvait dire: «Nous avons reçu un ordre du gouvernement et
nous avons obéi à cet ordre. C’est une félonie? En quoi? Sommes-nous un
ordre de l’État? Point du tout. Sommes-nous un corps intermédiaire,
comme disait Montesquieu, entre le Prince et le peuple? Point du tout.
Sommes-nous le peuple lui-même jugeant, comme les Héliastes d’Athènes?
Point du tout. Sommes-nous délégués des Sénateurs ou des Chevaliers
comme, successivement, à Rome, et par conséquent des représentants d’un
ordre de l’État? Nullement. Sommes-nous, comme à Rome encore, des
préteurs, nommés par le peuple? En aucune façon. Nous sommes nommés,
payés, avancés ou laissés en arrière par le Gouvernement; nous sommes
des officiers de justice du gouvernement; le gouvernement juge par nous;
nous ne sommes que des instruments; quand il veut juger lui-même, c’est
évidemment son droit et dès qu’il l’exerce nous n’avons qu’à nous taire.
C’est ce que nous avons fait. Par la façon dont nous sommes faits ce que
nous sommes, nous nous sentons absolument irresponsables. Du temps de la
première dynastie en France, si le prévôt avait appelé quelqu’un à
comparoir et qu’il ne fût pas venu il allait à lui et lui disait: «Je
t’ai envoyé chercher et tu n’as pas daigné venir. Rends-moi raison de ce
mépris»; et l’on se battait. Voilà des gens qui se sentaient
terriblement responsables. Savez-vous bien qu’il faudrait que nous
agissions ainsi à l’égard du Gouvernement quand il commande et que nous
n’avons pas son ordre pour agréable? Et de quel droit? Nous ne pouvons
pas lui dire: «Qui t’a fait prince?» et il peut nous dire: «Qui t’a fait
juge?» Nous sommes pouvoir dépendant, pouvoir de délégation, avec
perpétuelle reprise possible de notre pouvoir par celui qui nous l’a
prêté. Nous sommes dépendants par définition et par conséquent
irresponsables, de quoi nous sommes charmés; car nous n’avons pas le
point d’honneur des prévôts du moyen âge.»
Un autre exemple de ce sentiment de leur irresponsabilité qu’ont
évidemment les magistrats français dès qu’il s’agit d’une affaire où la
politique est mêlée. Une «lettre» des évêques français aux fidèles
(1910) déconseille l’école laïque aux familles pour beaucoup de raisons,
entre autres pour celle-ci qu’il y a des écoles laïques où petits
garçons et petites filles sont mêlés ensemble, tant en classe et en
étude, qu’en récréation. Procès intenté à Mgr le Cardinal Luçon,
signataire de cette lettre, par des sociétés d’instituteurs. Gain de
cause des instituteurs en première instance; appel; la Cour d’appel, à
savoir la Cour de Paris, 14 janvier 1911, condamne de nouveau le
cardinal Luçon; un de ses considérants est celui-ci: «Considérant
qu’elles [les accusations contenues dans la lettre des évêques] ajoutent
spécialement pour les écoles mixtes que le mélange des enfants des deux
sexes y est admis, alors que l’appelant [le cardinal de Luçon] N’IGNORE
POINT qu’en classe comme en récréation les jeunes garçons et les filles
sont séparés, qu’aucune école n’est bâtie et acceptée sans remplir cette
condition...»
Par le texte de ce considérant «_alors qu’il n’ignore pas_» la Cour de
Paris taxait formellement Mgr le Cardinal Luçon de mensonge et elle le
condamnait comme menteur.
Le journal _La Croix_ fit immédiatement une enquête (janvier 1911) pour
savoir s’il y avait réellement des écoles mixtes laïques où les sexes
fussent mélangés. Elle n’en trouva guère que deux cents, qu’elle nomma,
avec détails.
Détail curieux: précisément, dans la plupart des communes où le fait
avait lieu les choses se passaient ainsi: l’instituteur prenait avec lui
les grands garçons et les grandes filles et l’institutrice les petits
garçons et les petites filles, de sorte que la répartition se faisait,
comme si c’eût été à dessein, de manière que la cohabitation fût la plus
dangereuse possible. Certes ce n’était qu’absurde, et sans mauvaise
intention; mais enfin c’était ainsi.
En tout cas la cohabitation existait et Mgr Luçon n’avait pas menti et
la Cour de Paris l’avait faussement déclaré menteur. Avant de déclarer,
si légèrement, Mgr Luçon menteur, que devait faire la Cour de Paris? Une
enquête pour savoir s’il avait menti, l’enquête même que le journal _La
Croix_ a faite depuis. Pourquoi n’a-t-elle pas fait cette enquête?
Pourquoi s’est-elle contentée évidemment, comme son texte l’indique, de
plans de maison d’école que lui a passés le ministère de l’Instruction
publique, comme si ces plans prouvaient quelque chose sur la façon dont
on use des maisons bâties d’après eux; comme si une partie de la maison
étant réservée à l’institutrice et une autre à l’instituteur,
l’instituteur ne pouvait pas prendre dans sa partie de maison tous les
grands sans distinction de sexe et laisser à l’institutrice tous les
petits sans distinction de sexe, ce qui est justement ce qui a été fait
souvent? Enfin pourquoi la Cour de Paris n’a-t-elle pas fait l’enquête
et a-t-elle si légèrement proclamé menteur le cardinal Luçon?
Parce que, quand il s’agit d’une affaire politique, la magistrature
française ne se sent plus responsable. Pour elle, dans ces affaires-là,
c’est le gouvernement qui doit juger et elle ne doit être que son tuyau
acoustique.
Ici il me semble que nous saisissons cette pratique sur le fait; car
enfin on voit comment la Cour procède. Il y a une question de fait, donc
il y a une enquête à faire; elle ne la fait point; mais, parce que c’est
une affaire politique, elle la regarde comme concernant le gouvernement,
elle dit: «c’est au gouvernement de parler» et elle consulte
l’Instruction publique. L’Instruction publique répond: «légendes,
fables, mythologie; voici les plans de maison d’école; vous voyez qu’il
est matériellement impossible qu’il y ait cohabitation des deux sexes.»
Évidemment, répond la Cour. Pourquoi dit-elle: «évidemment»; pourquoi ne
se demande-t-elle pas si, malgré les plans, il n’y a pas quelque part,
réellement, une cohabitation théoriquement impossible? Parce que, pour
elle, le gouvernement a jugé; il n’a pas, à ses yeux, fourni un
renseignement; il a jugé; c’était une affaire politique, elle concernait
le gouvernement et l’avis ou le désir, ou la velléité, ou la tendance du
gouvernement était l’arrêt; il n’y avait plus qu’à la rédiger. Mgr Luçon
avait menti parce que le gouvernement semblait désirer qu’il fût déclaré
que Mgr Luçon était menteur. L’irresponsabilité de la magistrature en
toute affaire politique semble être un principe juridique pour la
magistrature française des XIXe et XXe siècles.
Il y a plus--ou autant--dans cette même affaire. Mgr Luçon avait produit
pour sa défense une consultation de maître Hannotin, avocat au conseil
d’État et à la Cour de cassation et c’est sur cette consultation même de
maître Hannotin que l’arrêt de la Cour de Paris du 4 janvier 1911
_s’appuie_ pour condamner Mgr Luçon. Et pour s’appuyer sur lui elle le
cite et voici la manière dont elle s’appuie sur lui et le cite:
«Considérant... qu’aussi bien la consultation produite en son nom [au
nom de Mgr Luçon] proclame _qu’à l’école du hameau les filles et les
garçons sont soigneusement séparés_; qu’ainsi par cette pièce même du
dossier la dénonciation [contenue dans la lettre des évêques
relativement au mélange des deux sexes dans les écoles mixtes] est
reconnue inexacte et injuste...»--Or maître Hannotin avait-il dit cela
dans sa consultation? Avait-il dit qu’à l’école du hameau les filles et
les garçons sont soigneusement séparés? S’il avait dit cela il aurait eu
une singulière manière de défendre Mgr Luçon; il aurait eu une
singulière manière de plaider pour lui; qu’aurait-il fait pour
l’attaquer? Mais enfin il est possible qu’il l’ait dit; la force de la
vérité arrache quelquefois un propos accusateur à qui veut défendre et
un propos de justification à qui veut accuser; il est possible qu’il
l’ait dit, mais enfin l’a-t-il dit?
Mon Dieu, il a dit exactement le contraire. Il a dit: «Ce que la lettre
pastorale a en vue ce n’est pas l’école du hameau où un instituteur ou
une institutrice enseigne à la fois les filles et les garçons
soigneusement séparés les uns des autres, c’est l’école où
volontairement, systématiquement... les deux sexes sont mélangés.» Voilà
ce qu’avait dit maître Hannotin; il avait mis de côté, par scrupule de
précision et aussi de justice, les pauvres petites écoles de hameau où
soit un instituteur soit une institutrice, faisant la classe à six
petits garçons et quatre petites filles, est bien forcé de n’_être
qu’un_, mais du reste peut maintenir, soit en classe, soit en récréation
la séparation et la maintient en effet; il avait visé les écoles, très
nombreuses, ainsi que l’enquête de _La Croix_ l’a prouvé, où
volontairement, systématiquement, (pourquoi? pour leurs convenances
personnelles), instituteurs et institutrices, _étant deux_, mélangeant
les sexes, l’institutrice prenant petits garçons et petites filles de
très jeune âge, l’instituteur prenant petits garçons et petites filles
d’âge plus avancé.
Or, que fait la Cour? Elle isole le membre de phrase où maître Hannotin
_fait la concession_ qu’il devait faire; elle ne tient pas compte du
membre de phrase où est la critique; et elle _conclut_ qu’il a reconnu
que dans les écoles les sexes sont rigoureusement séparés; et elle _fait
entendre_ qu’il a reconnu que dans _toutes les écoles_ les sexes sont
rigoureusement séparés.
Notez encore que pour conclure ainsi et pour faire entendre ainsi, elle
est forcée d’altérer le texte qu’elle met en guillemets, de sorte qu’il
n’y a pas seulement citation tronquée mais citation altérée. Car comment
cite-t-elle? «_à_ l’école du hameau les filles et les garçons sont
soigneusement séparés.» Le texte de maître Hannotin était «ce que la
lettre pastorale a en vue ce n’est pas l’école du hameau _où_ un
instituteur enseigne à la fois les filles et les garçons soigneusement
séparés; c’est l’école _où_...» le contraire a lieu. De sorte qu’à une
forme verbale indiquant, par elle-même, _qu’il y a_ des écoles
irréprochables et _qu’il y en a d’autres_ très condamnables, la Cour
substitue une forme verbale qui affirme que _toutes_ les écoles sont
irréprochables.
Voilà comment par isolation d’un texte, puis, en surcroît, par
altération d’un texte qu’on a déjà dénaturé en l’isolant, on arrive à
faire dire _non_ à quelqu’un qui a dit _oui_. Il y a des occasions, qui
malheureusement se multiplient, où je regrette de n’être pas Pascal.
Or là-dessus certains s’indignent et crient que les magistrats français
n’ont pas de sens moral. C’est une erreur complète, absolue. Ils ont
autant de sens moral que quiconque; mais ils ont une conception
particulière de la magistrature. Ils considèrent la magistrature comme
un organe du gouvernement, comme faisant partie de lui. Elle est nommée
par le gouvernement, elle est payée par lui; elle fait partie de lui;
elle est le gouvernement qui juge. Donc dans toute affaire où le
gouvernement n’est pas engagé elle juge justement et juridiquement; mais
dans toute affaire où est engagé le gouvernement elle juge selon l’avis
du gouvernement et après l’avoir préalablement demandé, reçu ou supposé;
ce n’est pas elle, selon elle, qui peut juger dans une telle affaire;
c’est directement le pouvoir prenant la magistrature pour simple
porte-voix.
On objectera que c’est dire qu’on ne prend le gouvernement pour juge que
quand il est juge et partie. Mais précisément! Quand il n’est pas partie
il peut laisser d’autres juges à sa place, mais quand il est partie il
juge lui-même, parce que d’autres pourraient lui donner tort, ce qui est
inadmissible. Qui dit cela? Moi, magistrature, qui faisant partie du
gouvernement n’admets pas que le gouvernement ait jamais tort, parce que
le gouvernement c’est moi. On ne peut pas me demander de me condamner
moi-même.
--Mais il s’ensuit que dans toute affaire où un individu ou groupe
d’individus est contre l’État, il est condamné d’avance.
--Évidemment.
--Ne vaudrait-il pas mieux qu’il en fût autrement?
--Peut-être, mais pour qu’il en pût être d’autre sorte il faudrait avoir
institué _un pouvoir_ entre l’État et l’individu. Or c’est ce qui
n’existe pas. Ce qu’on a institué c’est la confusion du judiciaire et de
l’exécutif; ce que l’on a institué c’est l’exécutif jugeant. Eh bien, il
juge très bien dans toute affaire qui ne le touche pas et dans toute
affaire qui le touche il juge pour lui. Et nous, étant confondus avec
lui, étant lui, nous le prions purement et simplement de juger à notre
place. Et qu’on ne nous reproche pas, ce qui serait jeu puéril de petits
journalistes, les singularités de nos considérants quand il s’agit
d’affaires politiques. Dès qu’il s’agit d’affaires où le gouvernement
est engagé, comprenez donc que nous ne sommes plus des magistrats, nous
sommes des gens du roi, des gens du prince, nous sommes le gouvernement
jugeant, c’est-à-dire se défendant; et nos considérants ne sont plus que
des discours de ministre sans portefeuille défendant la politique du
ministère dont il fait partie et à qui l’on n’ira pas sans doute
reprocher ses parologismes, ses sophismes, ses citations tronquées, ses
altérations de textes et ses inversions.
Voilà qui est très bien raisonné, mais qu’est-ce que c’est? C’est la
responsabilité judiciaire transportée par les juges, très allègrement,
de la tête des juges sur la tête du gouvernement, tout au moins pour
toutes affaires où le gouvernement est intéressé. Une responsabilité de
moins voilà le gain, sur ce point, de la magistrature moderne
relativement à la magistrature d’ancien régime.
Remarquez, si vous vous souvenez de ce que nous avons dit plus haut, que
cela fait deux responsabilités de moins. Donc, pour ce qui est du
pouvoir judiciaire deux irresponsabilités: irresponsabilité pour cause
de stricte application de la loi, pour cause de justice automatique;
irresponsabilité pour cause de dépendance, de non autonomie du côté du
pouvoir central.
Comme il devait arriver, il advient que ces deux irresponsabilités se
superposent, se surajoutent l’une à l’autre. Il arrive aussi qu’elles
entrent en conflit. Conflit d’irresponsabilités, conflit, non de
devoirs, mais de non-devoirs, cela est curieux. Cela s’est vu
parfaitement. En juillet 1906 la cour de cassation a à juger une fois de
plus l’affaire du capitaine Dreyfus. D’après la loi elle ne peut, si
elle le trouve mal jugé par le second conseil de guerre, que le renvoyer
devant un troisième conseil de guerre. Il existe bien un article (445 du
Code d’instruction criminelle) qui admet cassation sans renvoi; mais il
ne s’applique, quand il s’agit d’un condamné vivant encore, qu’au cas où
de l’affaire il n’existe plus rien qui puisse être qualifié crime ou
délit. Par exemple, si j’ai été accusé d’avoir tué Paul et condamné pour
cela et s’il a été prouvé depuis que Paul s’est donné la mort, il ne
subsiste plus rien qui, _à mon égard ou à l’égard de qui que ce soit_,
puisse être qualifié crime ou délit. Or cet article ne s’appliquait pas
à l’affaire Dreyfus, puisque, que M. Dreyfus fût innocent, il était
possible; mais qu’il y eût eu un acte de trahison en 1894 ce n’était pas
contestable ni contesté et cela subsistait. Et d’autre part M. Dreyfus
étant vivant, l’exception marquée par l’article 445 n’existait pas.
Et pour toutes ces raisons légalement la Cour de cassation ne pouvait
qu’envoyer M. Dreyfus devant un troisième Conseil de guerre. C’est ce
qu’avait dit, lors de la première révision, le procureur général Manau,
quoique favorable à M. Dreyfus: «Pour qu’il fût possible à nous d’abord
[ministère public], à vous ensuite [juges] de proclamer [nous-mêmes,
_hic et nunc_] l’innocence de Dreyfus, IL FAUDRAIT QUE DREYFUS FÛT
MORT... La loi ne laisse aucun doute à cet égard. Il suffit de la
connaître et pour la connaître, de la lire.»
La Cour de cassation ne pouvait donc que ne pas casser, ou casser avec
renvoi.
Mais le gouvernement en avait assez de cette interminable affaire et
n’eut même pas besoin de le dire à la Cour de cassation; la Cour de
cassation le savait comme tout le monde.
Or voyez-vous le conflit des deux irresponsabilités? Si la Cour se
conforme à la loi, elle est irresponsable: «Je suis couverte par la loi;
prenez-vous-en à la loi; de ce que je décide je me lave les mains; car
c’est la loi, non moi qui décide.»--Si la Cour, obéissant au
gouvernement ou aux désirs du gouvernement, n’obéit pas à la loi, elle
est irresponsable tout de même: «Je suis agent du gouvernement; je me
lave les mains de ce que je décide; c’est lui qui juge par ma bouche, ce
n’est pas moi.»
--Mais il fausse la loi, ce qui n’est pas plus permis à lui qu’à vous,
puisqu’il n’est permis à personne.
--Il se peut; mais dites-le, non à moi, mais à lui.
La Cour était donc bien à son aise... Mais pas du tout; parce que dans
cet étrange conflit, si elle avait irresponsabilité de tous les côtés il
fallait cependant que, dans la forme, elle contentât tout le monde, la
loi et le prince; car, encore que la magistrature, dans le nouveau
régime, ne soit qu’agent du prince, il faut, selon la loi, qu’elle juge
selon texte de loi.
Alors, voulant casser sans renvoi, bien que d’après la loi elle ne pût
casser qu’avec renvoi, elle a imaginé, pour casser sans renvoi, de
s’appuyer sur le texte même par lequel la loi l’interdisait. Mais il
fallait pour cela le fausser. C’est ce qu’elle a fait d’une manière très
ingénieuse. Au lieu de citer l’article 445 _comme il est_: «Si
l’annulation de l’arrêt à l’égard d’un condamné vivant ne laisse plus
rien subsister qui puisse être qualifié crime ou délit aucun renvoi ne
sera prononcé», elle le vise ainsi: «Si l’annulation de l’arrêt ne
laisse rien subsister qui puisse _à la charge du condamné_ être qualifié
crime ou délit, aucun renvoi ne sera prononcé.»--Vous voyez les
différences. D’abord il y a dans le texte de l’arrêt: «A la charge du
condamné», au lieu de: «A l’égard d’un condamné vivant», ce qui n’est
pas du tout la même chose.
Par la suppression de _vivant_ le rédacteur a sans doute voulu écarter
l’esprit du lecteur de cette idée qu’il fallait, pour que fût possible
cassation sans renvoi, que Dreyfus fût mort.
Par le changement de «à l’égard» en «à la charge» le rédacteur a voulu
éviter cette tournure peu française «être qualifié crime ou délit à
l’égard de», tournure où l’amenait sa nouvelle façon de disposer les
morceaux du texte; il a voulu surtout bien indiquer que rien à son avis
ne subsistait chargeant M. Dreyfus.
Mais ces infidélités au texte sont encore légères. La plus grave,
l’essentielle c’est celle qui a consisté à mettre les mots «à l’égard du
condamné» après les mots «ne laisse rien subsister qui puisse» au lieu
de les laisser avant, comme ils y sont dans le texte de la loi. C’est un
_invertatur_, comme on dit en langue typographique. Or un _invertatur_
peut ne rien changer au sens d’une phrase, comme dans «blanc bonnet» et
«bonnet blanc»; mais il peut la changer du tout au tout et c’est ce qui
a lieu ici.
Dans «si l’annulation de l’arrêt à l’égard d’un condamné vivant ne
laisse rien subsister qui puisse être qualifié crime ou délit», «à
l’égard d’un condamné» se rapporte à _arrêt_ et la phrase veut dire: «Si
on annule un arrêt concernant un condamné vivant et s’il ne subsiste
plus rien qui soit crime, rien du tout, à la charge de qui que ce soit.»
Dans «si l’annulation de l’arrêt ne laisse plus rien subsister à l’égard
du condamné qui puisse être qualifié crime ou délit», «à l’égard du
condamné» se rapporte à _subsister_ et cela veut dire: «Si l’accusé
n’est plus considéré par nous comme coupable.»
Les deux sens sont à cent lieues l’un de l’autre, si bien que celui de
la loi défend de casser sans renvoi et que le texte adopté par la Cour
le permet; et cela par une simple inversion. C’est le triomphe de la
prestidigitation verbale; les membres de la Cour de cassation de juillet
1906 devaient être d’incomparables joueurs de _puzzle_.
Il y a eu contestation sur ce point. M. Armand Charpentier (_Annales de
la Jeunesse Laïque_ de mars 1911) écrit: «Pour pouvoir accuser de faux
les magistrats de la Cour de cassation, _l’Action Française_ leur
attribue faussement un texte fabriqué pour elle. Voici en effet ce que
dans son ridicule langage _l’Action Française_ appelle «le Talisman»:
Texte du Code. Texte inexistant visé
par la Cour.
Si l’annulation de l’arrêt _à Si l’annulation de l’arrêt ne
l’égard d’un condamné vivant_, ne laisse rien subsister qui puisse,
laisse rien subsister qui puisse _à la charge du condamné_, être
être qualifié crime ou délit, qualifié crime ou délit, aucun
aucun renvoi ne sera prononcé. renvoi ne sera prononcé.
«A gauche sont transcrits en lettres italiques les sept mots inscrits
dans le texte du Code et que la Cour de cassation a supprimés. A droite
sont transcrits les mots que la Cour a ajoutés à un autre endroit du
texte.»
«Or, écrit M. Charpentier, voici le seul passage de l’arrêt de la Cour
où se trouve cité le texte de l’article en question: «Attendu que de
l’ensemble des moyens de révision qui précèdent... il résulte que des
faits nouveaux ou des pièces inconnues du Conseil de guerre sont de
nature à établir l’innocence du condamné... et qu’il y a lieu de
rechercher, au fond, s’il faut, dans la cause, appliquer le paragraphe
final de l’article 445 du Code d’instruction criminelle aux termes
duquel, si l’annulation prononcée à l’égard d’un condamné vivant ne
laisse rien subsister qui puisse être qualifié crime ou délit, aucun
renvoi ne sera prononcé.»
«Il suffit, reprend M. Charpentier, de se reporter à la colonne de
gauche pour voir que cette citation est scrupuleusement exacte. C’est
_l’Action Française_ QUI A COMMIS LE FAUX QU’ELLE ATTRIBUE A LA COUR DE
CASSATION.»
Il est parfaitement exact que dans le corps de son arrêt la Cour a
_cité_ le texte de la loi comme le cite à son tour M. Charpentier. Mais
il est parfaitement exact aussi qu’à la fin de son arrêt la Cour _vise_
cet arrêt et s’appuie sur lui en le rappelant ainsi: «Attendu, en
dernière analyse, que de l’accusation portée contre Dreyfus rien ne
reste debout; et que l’annulation du jugement du Conseil de guerre _ne
laisse rien subsister qui puisse à sa charge être qualifié crime ou
délit_; Attendu dès lors que, _par application du paragraphe 445 aucun
renvoi ne doit être prononcé_...»
D’où il appert que la Cour de cassation a cité deux fois le texte du
445: une première fois très fidèlement, une seconde fois _et quand elle
s’appuie sur lui pour sa décision_, en l’altérant. On dirait qu’elle a
voulu _montrer elle-même_, par ces deux citations, comment elle aurait
dû juger d’après la loi et comment elle jugeait contre elle. Et, au
fond, c’est mon avis et c’est dans mon système: la Cour aura voulu
montrer qu’elle connaissait très bien la loi, qu’elle l’avait devant
elle, qu’elle la lisait et qu’elle jugeait contre elle par raison
d’État. Et cette interprétation que je fais est certainement celle qui
lui est le plus favorable.
Un détail curieux: La _Gazette des Tribunaux_ rapportant l’arrêt, le
fait précéder (c’est pour la Jurisprudence) de cet esprit de l’arrêt, de
cet axiome, je ne sais pas trop comment il faut dire: «Lorsque
l’annulation d’une décision dont la révision est demandée ne laisse rien
subsister, qui puisse, à la charge du condamné, être qualifié crime ou
délit, aucun renvoi ne doit être prononcé par la Cour de cassation _aux
termes du paragraphe final de l’article 445 du Code d’instruction
criminelle_.»--De sorte que c’est le texte vrai de l’article 445 qui
reste enfoui dans un coin de l’arrêt du 12 juillet 1906, et qui du reste
demeure dans la loi; mais c’est le texte altéré qui fera jurisprudence.
Cela peut faire rire Héraclite.
Tant y a que la Cour a appliqué une loi qu’elle inventait. Les
défenseurs eux-mêmes de M. Dreyfus le reconnaissent et disent seulement,
peut-être avec raison, qu’il fallait faire l’apaisement et que la Cour
de cassation a ainsi réussi à le faire. Il est possible. Son arrêt
ayant, à la vérité, ravivé les polémiques, mais évité un troisième
procès public en Conseil de guerre, il a peut-être un peu plus favorisé
l’apaisement qu’il ne lui a été contraire.
Seulement, ce qui n’était peut-être pas le but poursuivi: 1º il a laissé
ouverte, pour toute la suite des temps, pour toute l’histoire, au lieu
de la clore, l’affaire Dreyfus; 2º il a condamné M. Dreyfus.
Il a laissé ouverte, au lieu de la clore, pour toute l’histoire,
l’affaire Dreyfus. En effet éternellement on pourra dire: M. Dreyfus a
été condamné par deux Conseils de guerre, d’autre part envoyé en
révision par un arrêt de la Cour de cassation, puis acquitté par la Cour
de cassation mais par altération avérée de la loi; les choses sont au
moins en balance; l’affaire reste ouverte; elle peut être discutée
indéfiniment. Et en effet mon opinion est qu’elle le sera indéfiniment
et que c’est bien légitimement, d’après le dernier arrêt même de la Cour
de cassation et la façon dont il a été rédigé, qu’elle le sera.
Et la Cour de cassation par son dernier arrêt a _condamné_ M. Dreyfus.
Oui, certainement; car par son arrêt, contraire à l’esprit et à la
lettre de la loi et imposé par la seule volonté que M. Dreyfus ne passât
point devant un troisième Conseil de guerre; d’une part elle a déclaré
que la cassation sans renvoi ne pouvait être faite que par une
altération de la loi, ce qui est une condamnation morale très précise;
d’autre part elle a déclaré qu’à quelque Conseil de guerre que fût
renvoyé M. Dreyfus, elle estimait qu’infailliblement il serait condamné
de nouveau, ce qui est une condamnation morale assez précise encore.
Par son arrêt la Cour de cassation dit très nettement: «La loi veut que
M. Dreyfus soit encore jugé par un Conseil de guerre; mais comme il
serait condamné encore par tous les Conseils de guerre, je l’acquitte
moi, contre la loi.» C’est une condamnation éclatante.
Si éclatante, remarquez-le, que M. Dreyfus n’a été condamné que par deux
Conseils de guerre et que par son arrêt la Cour de cassation le donne
comme devant être condamné par tous les Conseils de guerre possibles,
puisque, pour ne pas le renvoyer devant quelque Conseil de guerre que ce
soit, elle l’acquitte. Elle aurait voulu dire: «Je proclame que M.
Dreyfus sera toujours condamné» qu’elle ne s’y serait pas prise
autrement. Un humoriste dirait: «La Cour de cassation était animée des
plus mauvaises intentions du monde contre M. Dreyfus; car elle a crié à
l’univers par son arrêt qu’il n’était pas possible que M. Dreyfus fût
acquitté.»
Ce n’est pas cela; et la Cour n’avait pas de mauvaises dispositions à
l’endroit de M. Dreyfus; mais il faut avouer qu’on pourrait le croire.
Toujours est-il qu’elle l’a moralement condamné autant qu’il pouvait
l’être.
Cela est si vrai que, comme on sait, les gens pacifiques ont été
contents de l’arrêt; mais les _Dreyfusistes_ purs en ont été très
choqués. Ils ont bien senti ce que je viens de dire et que l’affaire
n’était que rouverte, sans désormais pouvoir être close; et que
l’acquittement avec de pareils artifices et un pareil aveu qu’il n’était
possible qu’ainsi procuré, était une condamnation assez cruelle. L’arrêt
du 12 juillet 1906 est une prestidigitation juridique et de plus une
incomparable maladresse.
Or cette contorsion juridique et cette maladresse est-ce la Cour de
cassation qui les a commises? _Pas le moins du monde._ C’est le
gouvernement. C’est le gouvernement qui, dès le mois de juillet 1899,
avait dans son dessein d’imposer aux juges de M. Dreyfus, quels qu’ils
fussent, un verdict d’acquittement, comme il résulte de cette lettre de
M. de Galliffet, ministre de la Guerre, à M. Waldeck-Rousseau, président
du Conseil: «Lundi, 10 juillet 1899. Mon cher président et ami, vous
avez trouvé trop «ouvertes» [d’après le contexte, veut dire
probablement: laissant trop le champ libre] les instructions que j’étais
disposé à donner au commissaire du gouvernement près le Conseil de
guerre de Rennes; je les trouvais, moi, trop fermées [probablement: trop
strictes]. Depuis deux jours toute mon attention a été portée sur cette
affaire et pour des raisons que je vous expose sur cette lettre j’ai
résolu de n’envoyer aucune instruction, ce qui est conforme aux usages
et qui a été pratiqué lors du procès Bazaine par exemple. Croyez-moi
quand je vous affirme que ce qui serait utile à l’égard des magistrats
de l’ordre civil est nuisible quand il s’agit de commissions du
gouvernement, de présidents du Conseil de guerre et de juges
militaires... Si nous nous mêlons de l’affaire en quoi que ce soit je
suis convaincu que nous aurons préparé une condamnation. J’en suis
tellement certain que je me garderai bien d’y travailler. Les juges du
Conseil de guerre ainsi que le commissaire du gouvernement ont été
chapitrés par leurs camarades. «Ne tenez compte d’aucun conseil, d’aucun
ordre, leur a-t-on dit, ce serait autant de pièges tendus par le
gouvernement!» Ils sont tous, sous ce rapport, hors de leur assiette.
Nos instructions ne resteraient pas secrètes; elles seraient publiées,
commentées, décrites, et le commissaire du gouvernement n’en tiendrait
aucun compte. Il est un homme parti pour la gloire et se fera un
piédestal de toutes nos instructions qu’il aura foulées bruyamment de
ses deux pieds. Nous ne pouvons pas le changer en ce moment. Je n’ai
aucune idée des règles de la jurisprudence; mais quelque connaissance
des différents états d’âme des officiers... Je termine vous affirmant
que si nous parlons et si nous écrivons la condamnation deviendra
certaine...--Galliffet.»
Cette lettre historique prouve bien des choses. Elle prouve d’abord que
le gouvernement de 1899 avait voulu exercer une pression, non seulement
sur son commissaire auprès du Conseil de guerre, ce qui était
parfaitement légitime, mais sur le président du Conseil de guerre et sur
les juges de ce Conseil, puisque M. de Galliffet dit à M.
Waldeck-Rousseau: «_croyez-moi..._» notre intervention serait nuisible
auprès de «commissaire du gouvernement, président de Conseil de guerre,
juges militaires»; donc M. Waldeck-Rousseau avait été d’avis, et assez
énergiquement, d’une intervention auprès du commissaire du gouvernement
et même du président et des juges.
Cette lettre prouve d’abord cela, qui, à la vérité, n’avait pas besoin
d’être prouvé. Ce que M. de Galliffet disait de son commissaire du
gouvernement, M. Waldeck-Rousseau a dû le dire avec quelque amertume de
M. de Galliffet. «Je ne puis pas le changer maintenant.»
Cette lettre prouve ensuite que, malgré leurs divergences, M.
Waldeck-Rousseau et M. de Galliffet sont parfaitement d’accord en ceci
que cette intervention du gouvernement auprès de ceux qui jugent, que le
fait du prince «SERAIT TRÈS UTILE AUPRÈS DES MAGISTRATS DE L’ORDRE
CIVIL». Là-dessus point de divergences, point de désaccord, point de
différend, parce qu’il n’y a ni doute, ni hésitation possible;
unanimité; M. Waldeck-Rousseau est aussi convaincu que M. de Galliffet
et M. de Galliffet est aussi convaincu que M. Waldeck-Rousseau que des
magistrats civils obéiraient.
Et, remarquez, c’est parce que M. Waldeck-Rousseau, avocat, est habitué
aux usages de la magistrature civile qu’il est entraîné à penser que des
juges militaires agiraient de même et qu’on peut les _traiter_ de la
même manière; c’est parce que M. de Galliffet, soldat, a «quelque
connaissance des états d’âme des officiers» qu’il n’est pas du tout du
même avis et qu’il croit que plus on voudra qu’ils obéissent, moins ils
obéiront. Mais de l’avis de l’un comme de l’avis de l’autre, c’est du
côté des magistrats civils qu’est l’obéissance militaire.
Pourquoi cela? Parce qu’il y a comme une différence de race entre les
officiers et les magistrats? Point du tout; qui soutiendrait cela? Mais
tout simplement parce que les juges d’un Conseil de guerre se sentent
parfaitement indépendants et que des magistrats civils ne se sentent
point tels. Un officier, juge pour un temps dans un Conseil de guerre,
opine comme il l’entend et rentre le lendemain dans le rang à très peu
près comme ferait un juré civil. Je dis à très peu près, parce qu’il est
vrai que ce n’est pas tout à fait la même chose; cet officier court un
peu plus de risques que le juré civil; on peut se souvenir plus tard
qu’il a fait partie d’un Conseil de guerre qui a jugé contrairement aux
désirs du gouvernement et son avancement peut en souffrir et s’il ne
consulte que son intérêt il fera mieux de juger selon les instigations
ou selon les désirs du pouvoir; mais enfin il n’est pas, comme le
magistrat civil, destiné à rester magistrat toute sa vie et à avoir tous
les jours des rapports avec le gouvernement. Son indépendance est
beaucoup plus grande; elle est intermédiaire, en dernière analyse entre
celle du magistrat de l’ordre civil, qui ne peut être que très faible,
et celle du juré civil, qui est absolue.
Voilà pourquoi la pression du gouvernement sur celui qui doit juger est
_utile_ s’il s’agit de magistrats civils et _nuisible_ quand il s’agit
de juges militaires et est aussi _nuisible_ quand il s’agit de juges
militaires, qu’elle est _utile_ quand il s’agit de magistrats civils.
Notez que, dans l’espèce, je n’attaque personne. La conduite des juges
militaires de Rennes en 1899 peut être blâmée, la conduite des juges
civils en 1906 peut être défendue. On peut dire que les juges militaires
de Rennes ont obéi à des passions (entêtement à ne pas démentir les
premiers juges, instinct de solidarité militaire, etc.) et l’on peut
dire que les juges civils de 1906 ont obéi... sans doute au
gouvernement, mais, en obéissant au gouvernement, n’ont fait qu’obéir à
la raison d’État qui est une chose considérable.
Resterait à savoir si précisément il n’est pas d’une raison d’état
supérieure qu’il y ait un pouvoir qui puisse s’opposer à la raison
d’état telle qu’à tel moment le gouvernement l’envisage. Ce serait
encore à discuter. Mais je reviens; et considérant simplement l’arrêt de
1906 en lui-même, arrêt très évidemment ajusté aux circonstances, je
demande: pourquoi une cour de justice peut-elle, matériellement, en
quelque sorte, agir ainsi? Parce qu’elle se sent et parce qu’elle se
veut irresponsable. Prise entre deux irresponsabilités, ce qui est un
cas très rare et assez piquant, elle rejette _tout_ sur d’autres
qu’elle. D’une part elle rejette son arrêt sur la loi, que du reste elle
sollicite: «Ce n’est pas moi qui juge; c’est la loi.» D’autre part, elle
rejette l’indépendance singulière qu’elle se permet à l’égard de la loi
sur le gouvernement: «Tout le monde comprendra bien qu’en fléchissant la
loi pour arrêter l’affaire Dreyfus, j’obéis à un désir du gouvernement.
Qu’on s’en prenne au gouvernement.» Mais qu’est-ce que c’est que cette
magistrature-là? C’est une magistrature très sage, très prudente, très
éclairée, même très honnête, chez qui tout souci de la responsabilité a
disparu; et il n’y a que cela.
Un de ses ancêtres, sous la Restauration, a dit au gouvernement d’alors:
«La Cour rend des arrêts et non pas des services.» Voyez-vous «les morts
qui parlent»? Voyez-vous, chez ce magistrat de 1820, la survivance de la
mentalité qui animait les magistrats de 1750? La Cour rend des arrêts et
non pas des services? Qu’est-ce que cela veut dire? Ces paroles dans la
bouche d’un magistrat de 1750, membre d’un ordre de l’État et qui en
aucune façon ne dépend du pouvoir central, sont toutes naturelles et
témoignent seulement d’un grand sentiment de sa dignité; mais,
prononcées par un magistrat de 1820, elles ne sont qu’un archaïsme. Le
magistrat de 1820 étant un fonctionnaire, comme un préfet, tout
précisément n’a pas autre chose à rendre que des services. Il lui est
loisible, du reste, dans toutes les affaires où le gouvernement
n’intervient pas, de juger en conscience, selon la loi; mais dès que le
gouvernement intervient, par cela seul qu’il est homme du gouvernement,
il ne doit avoir de loi ni de conscience que le gouvernement
lui-même;--ou il serait bien illogique et même monstrueux; il serait un
homme du gouvernement jugeant contre le gouvernement, en d’autres termes
le gouvernement jugeant contre le gouvernement; ce serait l’anarchie
pure.
En prononçant, pour clore l’affaire Dreyfus, un arrêt qui ne tient pas
debout, la Cour de cassation a simplement obéi au désir de n’être pas
anarchiste.
C’est à ces conséquences plaisantes et un peu tristes qu’aboutit le fait
d’avoir délivré la magistrature de toute responsabilité. Elle peut s’en
réjouir, sans doute; rien n’est plus agréable que de le dire: «Personne,
à moins d’être fou, ne peut s’en prendre à moi.» Cependant la chose est
grave. Une nation jugée par des hommes qui sont irresponsables, qui se
savent irresponsables, qui se disent irresponsables, qui montrent qu’ils
sont irresponsables et que le pouvoir veut qu’ils soient irresponsables,
peut se sentir en danger. Elle peut se demander s’il n’est pas très
périlleux pour les particuliers que, la magistrature n’étant que l’État
jugeant, tout démêlé entre un particulier et l’État soit nécessairement
jugé contre le particulier. Elle peut se dire: «Ne serait-ce pas le
despotisme?»
Il est très probable que c’est le despotisme. Il a commencé en France, à
l’état intégral, en 1789. Mais il a été perfectionné depuis dans les
détails. Il peut être perfectionné, du reste, encore. Ce sera l’affaire
du régime socialiste.
Montesquieu était comme épouvanté de cette idée: le gouvernement juge.
Il disait: «Dans les États despotiques le prince peut juger lui-même [et
inversement tout régime où le prince juge lui-même est despotique]. Il
ne le peut dans les monarchies: la constitution serait détruite; les
pouvoirs intermédiaires anéantis; on verrait cesser toutes les
formalités du jugement [et la loi elle-même tournée, dont les formalités
ne sont que la sauvegarde], la crainte s’emparerait de tous les esprits;
on verrait la pâleur sur tous les visages; plus de confiance, plus
d’honneur, plus d’amour, plus de sûreté, plus de monarchie... le prince
est la partie qui poursuit les accusés et les fait punir ou absoudre:
s’il jugeait lui-même _il serait le juge et la partie_.»
Mais précisément, en despotisme ce qui importe c’est que, ayant un
différend avec un particulier, le prince soit en même temps partie et
juge. Sans cela il n’y aurait plus de despotisme.
C’est justement là que nous en sommes. En faisant de la magistrature un
organe de lui-même, l’État s’est despotisé, de ce côté-là, autant qu’il
a pu.
Cette situation a été très vivement mise en lumière par M. Raymond
Poincaré dans une éloquente préface qu’il a mise en tête d’un livre de
souvenirs d’un vieux magistrat. Il commence par rappeler le mot de
Guizot: «Dès que la politique pénètre dans l’enceinte des tribunaux il
faut que la justice en sorte.» Et c’est bien l’évidence elle-même. Mais,
se demande M. Poincaré, «jamais la magistrature n’a été plus
incorruptible ni plus consciencieuse; comment se fait-il donc que son
impartialité soit si souvent suspectée?» Il n’en accuse pas la malice
croissante des hommes; il se dit que c’est peut-être parce que «rarement
justice et politique ont été si exposées à des contrats périlleux et à
des confusions funestes. Autrefois [vers le milieu du XIXe siècle] la
magistrature composait une sorte de famille, étroitement fermée, animée
d’un esprit corporatif, hiérarchique, presque sacerdotal, et isolée du
monde dans une tour d’ivoire. Elle avait les défauts de cette condition.
Elle était doctrinaire, formaliste, réfractaire aux idées nouvelles.
Mais elle passait d’ordinaire pour indépendante et pour impartiale. Ce
n’est pas cependant qu’elle fût alors tout à fait à l’abri des
influences politiques. Elle était trop souvent, elle aussi, dans la main
du pouvoir. Il y a quelque part dans Balzac, un juge d’instruction qui
est le digne précurseur des magistrats de MM. Brieux et Arthur Bernède.
Il se nomme Camusot. Il a une femme qui soigne jalousement sa carrière
et qui, rêvant pour lui un siège au tribunal de la Seine, lui murmure en
douceur: «De là, mon chat, à la présidence d’une chambre à la Cour il
n’y aura pas d’autre distance qu’un service rendu dans quelque affaire
politique.» Les services de ce genre, le juge, du moins, n’était
autrefois mis en demeure de les rendre qu’au gouvernement. C’était trop;
_mais au prix de ce qui se passe maintenant ce n’était presque rien_.
Aujourd’hui le pouvoir exécutif affaibli n’ose plus guère porter
atteinte à la dignité des magistrats que lorsqu’il cède à l’impulsion du
pouvoir législatif. Mais le Parlement, en bloc et en détail, est porté à
considérer que la justice est à sa dévotion et le public lui-même finit
par être convaincu qu’il en _doit être_ ainsi.
«Combien de justiciables qui ont peur de perdre un procès n’ont-ils pas
la candeur [mais non, l’intelligence] de s’adresser à leur député! Et
combien de députés ne s’aventurent-ils pas à faire, auprès du juge, une
demande insolente ou discrète! _Encore ces ingérences personnelles
sont-elles moins graves que_ les immixtions collectives auxquelles les
Chambres se croient autorisées: interpellations sur les affaires
judiciaires, instructions réclamées du haut de la tribune, injonctions
au garde des sceaux, commissions d’enquête, que sais-je? La politique a
imaginé mille moyens de se glisser au foyer de la justice _et il y a
longtemps que la justice, séduite ou découragée, a renoncé à résister_:
ne sont-ce pas les Chambres qui sont les vraies dépositaires de la
puissance publique et les dispensatrices souveraines de l’avancement? Il
s’est rencontré en 1906 un garde des sceaux qui a eu la courageuse
velléité de ramener un peu d’ordre dans cette anarchie, de soustraire
les juges à la mainmise parlementaire et de donner quelque solidité à
leur statut personnel. Le décret qu’il a contresigné a soulevé de telles
tempêtes qu’il a fallu le remanier et l’édulcorer. On a parlé depuis
lors, d’instituer un Conseil suprême de la magistrature, analogue à ceux
qui fonctionnent dans plusieurs ministères et chargé d’apprécier en
toute indépendance les titres à l’avancement. Et certes, il n’y aurait
aucune impossibilité à ce qu’il existât à la chancellerie un organe
comparable au conseil général des mines ou des ponts et chaussées, au
comité des inspecteurs généraux de l’enseignement secondaire ou à tout
autre groupement professionnel destiné à limiter l’arbitraire des choix
ministériels. Tout ce qu’on fera pour séparer la politique de la justice
et pour les confiner toutes deux dans leur domaine respectif sera une
œuvre de salut national. Si le juge ne parvenait pas à s’affranchir de
la tutelle parlementaire ce serait bientôt fait de l’autorité de la
justice. Besoin ne serait plus d’écrire ni de lire des essais sur l’art
de juger. L’art d’intriguer suffirait à tout.»
Tout est à méditer dans cette lumineuse et forte page. Remarquez-y, en
les distinguant, l’ordinaire et l’extraordinaire des pratiques
judiciaires. L’ordinaire c’est l’ingérence du gouvernement dans les
affaires à juger. Ceci est le quotidien, la vie de tous les jours. Dès
que le gouvernement a un intérêt dans une affaire, par définition elle
est sienne et la magistrature reconnaît qu’elle appartient au
gouvernement et que c’est lui qui en connaît et qui doit la juger.
L’ordinaire encore c’est l’ingérence des députés, personnellement, dans
les affaires judiciaires et ceci est intéressant parce qu’il nous met
une fois de plus--ceux qui m’ont lu savent combien souvent j’ai examiné
cette question--en face de cette institution illégale mais qui n’en est
pas moins une des institutions de la France: les gouvernements locaux.
La France est beaucoup plus décentralisée qu’on ne le croit
généralement. Chaque département est administré par un préfet et un
conseil général.
--Par le préfet et le conseil général.
Point du tout et vous répondez comme un élève de l’école primaire; ce
dont vous parlez n’est que la façade. Chaque département est gouverné
par ses Quinze-Mille, c’est-à-dire par ses députés et ses sénateurs, un
peu plus par ses députés que par ses sénateurs, parce que les députés
renversent plus souvent les ministères que ne font les sénateurs; mais
enfin par ses sénateurs et ses députés.
Avant d’aller plus loin il faut encore faire une distinction.
Voulez-vous, vous département de Saône-et-Marne, être bien gouverné, à
peu près? Ne nommez que des sénateurs et des députés de l’opposition.
Pourquoi? Parce que si vous ne nommez que des sénateurs et des députés
de l’opposition ils n’auront aucune influence sur votre préfet, sur vos
magistrats, sur vos ingénieurs, sur vos agents voyers et vous serez
gouvernés administrativement, c’est-à-dire à peu près régulièrement, à
peu près légalement. Mais si vous nommez des sénateurs et des députés du
gouvernement, c’est par eux que vous serez gouvernés. La France ainsi
est partagée un peu comme elle l’était--il y a du moins analogie--du
temps du droit coutumier et du droit écrit. Comme il y avait des pays de
droit coutumier et des pays de droit écrit, il y a des pays d’État et
des pays de Parlement. Les pays dont la représentation parlementaire est
d’opposition, sont gouvernés par le gouvernement ayant pour agents ses
préfets; les pays dont la représentation parlementaire est
gouvernementale sont gouvernés par leur représentation, devant laquelle
le préfet n’est rien du tout et à laquelle le préfet et aussi le
procureur général obéissent. Il en résulte--de toutes les choses
sérieuses la politique étant la plus bouffonne--que les préfets ne
désirent rien tant que d’être nommés dans les départements d’opposition;
car ils y ont leurs coudées franches; et n’aiment guère être nommés dans
les pays gouvernementaux où ils sont subordonnés; il en résulte aussi
que le gouvernement français ne gouverne réellement que dans les
départements d’opposition, qui, parce qu’ils sont d’opposition, sont
pays d’État; et ne gouverne que d’une façon très partagée et très
précaire dans les départements gouvernementaux, qui, parce qu’ils sont
gouvernementaux, sont pays de Parlement.
Mais ne considérons que ces derniers, qui sont les plus nombreux. Ils
ont un véritable gouvernement local. Leurs sénateurs et députés forment
un comité départemental qu’il ne faudrait pas que le préfet contrariât.
Ils font les nominations en imposant au ministre celles qui dépendent du
ministre, en imposant aux préfets celles qui dépendent du préfet; ils
déplacent les instituteurs qui ne sont pas agents électoraux puisqu’ils
manquent à la seule mission pour laquelle on les a nommés et aussi ceux
qui ne sont pas agents électoraux assez zélés, puisqu’ils manquent de
zèle dans la seule fonction pour laquelle on leur en demande; ils
interviennent auprès des magistrats dans les affaires où un de leurs
partisans pourrait être condamné, ce qui serait d’un mauvais exemple et
ce qui compromettrait la République; enfin ils gouvernent.
Ces gouvernements locaux, très bien organisés et très forts, institués
uniquement en somme pour que la loi ne gouverne pas, parce que la loi
pourrait favoriser des ennemis de la République, sont un des aspects les
plus curieux du régime actuel, s’imposent à l’attention de l’historien
par leur mécanisme ingénieux et du reste sont peut-être l’_institution
essentielle_ de la troisième République française.
On comprend combien la magistrature trouve dans cette institution un
excellent prétexte à se décharger de toute responsabilité et du reste
est à peu près dans l’impossibilité d’en conserver une. Car il est plus
difficile de résister à un gouvernement local qu’à un gouvernement
central; le gouvernement local vous tient de plus près, vous surveille
de plus près, vous serre plus étroitement. Au gouvernement central on
peut refuser l’acquittement d’un de ses partisans convaincu de délit de
chasse; tout compte fait on sait bien qu’il s’en moque; à un
gouvernement local il serait bien irrespectueux et il serait très
dangereux de le lui refuser.
Ajoutez que si la magistrature désobéissait au gouvernement local, elle
aurait contre elle _et_ le gouvernement local et le gouvernement
central, puisque les membres du gouvernement local la dénonceraient
comme antirépublicaine au gouvernement central et que le gouvernement
central dépend du gouvernement local en tant que celui-ci est composé de
parlementaires par qui le gouvernement central peut être si facilement
renversé. La chaîne est parfaitement rivée; elle est très solide.
En conséquence la magistrature française obéit le plus qu’elle peut, ou,
si l’on veut, désobéit le moins possible au gouvernement local dans les
pays de Parlement et lui passe volontiers la responsabilité de ses
arrêts.
Et ceci, comme nous avons dit, est l’ordinaire, le quotidien.
L’extraordinaire, que nous avons vu, que M. Poincaré n’a pas manqué de
viser aussi, ce sont ces occasions, assez nombreuses encore, où le
pouvoir législatif évoque à lui une affaire judiciaire qui lui semble
avoir été mal engagée ou mal jugée. Exemple, en 1910, l’affaire
Rochette. Rochette, banquier et lanceur d’affaires, qui semble, du
reste, peu intéressant, a un succès énorme et une popularité immense.
Tous les actionnaires de ses innombrables entreprises ont confiance en
lui. Le gouvernement, soit par souci de la petite épargne, comme il l’a
dit, et il n’est pas impossible; car il se peut que le gouvernement ait
quelquefois souci des intérêts généraux de la nation et cela est tout à
fait dans la tradition du gouvernement monarchique, du gouvernement
paternel et cet intérêt porté à des gens dont pas un ne se plaint mais
qui _devraient se plaindre_ a quelque chose d’aussi touchant que
burlesque;--soit, ce qui est, non pas plus probable, mais aussi
probable, par intérêt porté à des banquiers amis de lui et ennemis de
Rochette; décide de perdre celui-ci. Ne pouvant pas agir directement sur
le parquet parce qu’il n’y a pas de plaignant, il trouve un plaignant,
le suscite, l’invente et met en mouvement la machine judiciaire. La
Chambre des députés, qui n’a pas, semble-t-il, la même sollicitude que
le gouvernement pour la petite épargne, décide une enquête parlementaire
c’est-à-dire moralement au moins, évoque l’affaire à elle et se fait
juge. Qu’est-ce à dire? C’est-à-dire que le Roi ordonne des Grands
Jours. Sous l’Ancien Régime quand, dans une province, la Justice, à
cause de la multiplicité des crimes et de la puissance des criminels,
était impuissante, le Roi ordonnait des Grands Jours, à savoir
constituait une haute cour de justice à pleins pouvoirs qui le
représentait lui, le Roi, exactement; et qui avait le droit de faire
tout ce qu’il aurait fait lui-même. Tout ainsi, la Chambre, c’est-à-dire
le Souverain, c’est-à-dire le prince, c’est-à-dire la France, constatant
ou croyant constater que la magistrature, dans une affaire dont le
gouvernement se mêle, obéit, comme toujours et comme c’est son axiome,
au gouvernement; constatant de plus que le gouvernement a peut-être cédé
à la voix de son intérêt propre et non à la voix de l’intérêt de la
France, fait ses Grands Jours, déclare qu’elle, pouvoir suprême, jugera
souverainement elle-même. Elle se substitue au gouvernement qui s’est
substitué lui-même à la magistrature; elle jette son «fait du prince»
sur «le fait du prince» que le gouvernement a jeté sur la magistrature;
elle dessaisit le gouvernement qui a dessaisi le magistrat; elle déclare
détestable l’arbitraire du gouvernement, ce pourquoi elle le remplace
par le sien à elle.
Montesquieu aurait blanchi en une nuit devant cette confusion des
pouvoirs, corrigée par une plus grande confusion des pouvoirs, devant
cette confusion des pouvoirs doublée, devant une première hérésie
amendée par une hérésie plus détestable et aurait dit que c’était là du
despotisme à la seconde puissance.
Rien de plus vrai; mais cependant que faire? Si, parce que la
magistrature n’est plus rien en affaires où la politique se mêle, le
gouvernement est juge en affaires politiques, il est logique que, en
tant que juge, comme en tant que pouvoir exécutif, il ait comptes à
rendre au pouvoir législatif. Moi, pouvoir législatif, j’empiète sur
votre pouvoir judiciaire à vous, pouvoir exécutif; oui, mais parce que
vous, pouvoir exécutif, vous avez empiété sur le pouvoir judiciaire; et
cela fait double empiétement; oui, peut-être, mais cela est peut-être un
empiétement qui en corrige un autre et une usurpation qui met à la
raison une autre usurpation.
--En attendant, c’est l’anarchie.
--Oh! pour cela oui; et c’est encore une raison pour quoi la
magistrature se sent irresponsable et finit par se résoudre à l’être
avec un sourire. «Ils sont trop, dit-elle. Fait du prince de la part de
l’exécutif sur moi; fait du prince de la part du législatif sur
l’exécutif. Je dépends de l’exécutif qui dépend du législatif. J’ai des
comptes à rendre au gouvernement qui en a à rendre à la Chambre. Dans
tout cela il n’y a qu’une chose qui soit claire, c’est que je suis très
peu de chose et que je n’ai pas de responsabilité du tout. En affaires
ordinaires, sauf interventions, quotidiennes du reste, des gouvernements
locaux, je fais ce que je crois devoir faire d’après la loi et mon
interprétation de la loi, en matière d’affaires où le gouvernement
s’intéresse, je dis au gouvernement: «Qu’est-ce que vous voulez?» je dis
au pouvoir législatif: «Qu’est-ce que vous voulez?» Je dis aux deux:
«Êtes-vous d’accord? que votre volonté commune soit faite. Vous ne
l’êtes point? Discutez et arrangez-vous et quand vous serez d’accord, je
le serai avec vous. Je n’ai ni autre chose à dire, ni autre chose à
faire. Ainsi le veut la Constitution réelle, qui, derrière la façade
solennelle de la Constitution officielle, régit ce pays.»
En d’autres termes le pouvoir judiciaire en France n’existe plus, en
France il n’y a pas de pouvoir judiciaire. «Un peu d’ordre dans cette
anarchie, dit M. Poincaré, un garde des sceaux a voulu cela et il a
soulevé des tempêtes parlementaires.» Je voudrais bien savoir en effet
qui, dans aucune des deux Chambres, aurait pu avoir la fantaisie de
restreindre le pouvoir des deux Chambres en assurant, même dans une
petite mesure, l’autonomie ou seulement l’indépendance relative du
pouvoir judiciaire. On réussit auprès des corps politiques, comme auprès
de tous les autres, en leur proposant de les augmenter, mais non, sans
doute, en leur proposant de les amoindrir. M. Poincaré conclut que de ce
train c’en sera bientôt fait de l’autorité de la justice. Je suis tout à
fait de son avis, sauf que je ne vois pas très distinctement pourquoi il
emploie le futur; et il conclut aussi que l’art de juger sera délaissé
par l’art de l’intrigue. Peut-être bien; mais que peuvent naturellement
désirer les parlementaires sinon que tout en France soit, avec plus ou
moins de perfection, à leur image?
* * * * *
Autre irresponsabilité qu’a _acquise_ la magistrature française. On l’a
débarrassée de toute la responsabilité des procès criminels; les procès
criminels ne sont jugés que par le jury. L’histoire du jury est
extrêmement intéressante. Elle remonte à une antiquité assez reculée.
Les Héliastes à Athènes étaient un jury[1]. C’était _n’importe qui_
(pourvu qu’il fût citoyen) allant juger, parce que c’est amusant de
juger et parce qu’il disait «Je veux aller juger.» On les payait du
reste un peu pour cela. Le plus célèbre de leurs jugements est la
condamnation à mort d’un flâneur un peu sarcastique qu’on appelait
Socrate.
[1] Je remarque après coup que Montesquieu y a bien songé; parlant du
jury anglais il dit: «La puissance des juges exercée par des
personnes tirées du corps du peuple» et il jette en note «comme à
Athènes».
Il n’a jamais existé à Rome, le Romain n’ayant jamais eu pleinement le
sens démocratique.
Chez les Anglais il est très ancien.
A l’imitation des Anglais les philosophes français du XVIIIe siècle le
recommandèrent--Montesquieu lui-même--de tout leur courage. Il ne manque
pas et retenez bien ceci, de quoi je discuterai plus tard, de dire que
la juridiction du jury «n’étant attaché ni à un certain état ni à une
certaine profession, devient pour ainsi dire invisible et nulle; on n’a
point continuellement les juges devant les yeux et l’on craint la
magistrature et non pas les magistrats». Il ajoute: «Il faut même que
les juges soient de la condition de l’accusé ou ses pairs, pour qu’il ne
puisse pas se mettre dans l’esprit qu’il soit tombé entre les mains de
gens portés à lui faire violence.»
Voltaire loua fort ce jury dans ses _lettres sur l’Angleterre_ et le
considéra comme un des remparts de la liberté, étant déjà pénétré de
cette haine contre les Parlements qu’il a conservée toute sa vie.
Il est beaucoup plus explicite sur ce point tout à la fin de son
existence dans sa lettre à M. Élie de Beaumont (1771): «... J’aime mieux
tout simplement l’ancienne méthode des jurés qui s’est conservée en
Angleterre. Ces jurés _n’auraient jamais laissé rouer Calas_ et conclu
sous Riquet [procureur général au Parlement de Toulouse] à faire rouer
sa respectable femme; ils n’auraient pas fait rouer Martin sur le plus
ridicule des indices; le chevalier de la Barre, âgé de dix-neuf ans et
le fils du président d’Etallonde, âgé de dix-sept ans, n’auraient pas eu
la langue arrachée par un arrêt, le poing coupé, le corps jeté dans les
flammes pour n’avoir pas fait la révérence à une procession de capucins
et pour avoir chanté une mauvaise chanson de grenadiers...»
Voilà qui est bien; seulement quand Voltaire s’occupait de l’affaire
Calas et de l’affaire de la Barre, il a pris très diligemment des
informations et c’est à son honneur. Or qu’a-t-il appris? Il a appris
touchant l’affaire La Barre que «pendant une année entière on ne parla
dans Abbeville que de sacrilèges; qu’on disait qu’il se formait une
nouvelle secte qui brûlait tous les crucifix, qui jetait par terre
toutes les hosties et qui les perçait à coups de couteau; qu’on assurait
qu’elles avaient versé beaucoup de sang: qu’il y avait eu des femmes qui
croyaient en avoir été témoins; qu’on avait renouvelé toutes les
calomnies répandues contre les Juifs dans tant de villes de l’Europe; et
vous connaissez, ajoutait-il, à quels excès la populace porte la
crédulité du fanatisme toujours encouragé par les moines.»
Il a appris touchant l’affaire Calas ce qu’il dit à Damilaville dans sa
lettre du 1er mars 1765: «Quel fut mon étonnement lorsqu’ayant écrit en
Languedoc sur cette étrange aventure, _catholiques et protestants_ me
répondirent qu’il ne fallait point douter du crime du Calas! Je ne me
rebutai point. Je pris la liberté d’écrire à ceux-mêmes qui avaient
gouverné la province, à des commandants de provinces voisines, à des
ministres d’État; tous me conseillèrent unanimement de ne me point mêler
d’une si mauvaise affaire; tout le monde me condamna; et je
persistai...» Dans une autre lettre il dit: «Le fanatisme du peuple a pu
passer jusqu’à des juges prévenus [à Toulouse]. Plusieurs étaient
pénitents blancs; ils peuvent s’être trompés...»
_Eh bien alors!_ Si le peuple d’Abbeville était forcené contre La Barre
et d’Etallonde, si le peuple de Toulouse et du Toulousain, aussi bien
protestants que catholiques, était forcené contre Calas; si le fanatisme
du peuple était tel qu’il a pu passer jusqu’aux juges; étant plus sûr
encore qu’il s’exercerait plus violemment n’ayant pas à passer du peuple
aux juges et restant dans le peuple lui-même; il est assez probable
qu’un jury tiré du peuple d’Abbeville eût condamné La Barre et
d’Etallonde et qu’un jury tiré du peuple toulousain eût condamné Calas;
et il est assez comique de venir dire après: «le jury n’eût jamais
laissé rouer Calas», la conclusion plus logique étant que c’est
précisément ce qu’il eût fait; et, «le jury n’aurait jamais brûlé La
Barre», la conclusion plus logique étant que selon toute apparence, il
n’aurait pas manqué de le faire[2]. La vérité est qu’en attribuant au
jury la connaissance du procès des criminels, on en a soustrait
l’examen, la répression ou l’acquittement aux passions des juges et l’on
en a confié l’examen, la répression ou l’acquittement aux passions du
peuple; et que juges et peuple aient des passions, c’est tout à fait mon
avis; mais que chez les juges les passions soient amorties par une plus
grande culture, par la connaissance de la loi et de la jurisprudence,
par la lecture des philosophes juristes et par l’habitude du
raisonnement, c’est ce que je suis porté à croire et ce que je me
permets de dire; et par conséquent il me semble qu’il y a moins de
passions du côté des juges et qu’il n’y a que des passions du côté du
peuple.
[2] Pour Martin, pour lequel il y a erreur judiciaire certaine, il n’y
a de son histoire rien à tirer pour ou contre le jury: un voyageur
avait été assassiné; des empreintes de pas où les souliers de Martin
s’ajoutaient menaient du lieu du crime à la maison de Martin;
l’assassin, vu par quelqu’un, ressemblait, quant à ses habits à
Martin; un témoin du crime arrivé devant Martin dit: «Je ne le
reconnais pas», et Martin s’écrie: «Dieu soit loué, en voilà un qui
_ne me reconnaît pas_.» Dans ces paroles amphibologiques le juge
voit un aveu; il condamne Martin. La Tournelle (chambre du Parlement
de Paris) confirme. Martin est roué. Le véritable assassin, arrêté
pour autre chose, se déclara auteur du meurtre mis au compte de
Martin. Ici rien à dire en aucun sens. Voltaire est sûr qu’un jury
n’aurait pas condamné Martin; il n’en sait rien, ni moi non plus.
J’ajoute que les passions chez les juges sont amorties par le sentiment
de la responsabilité et que le jury n’a aucune responsabilité. Revenons
aux très belles paroles de Montesquieu: «La juridiction du jury n’étant
attachée ni à un certain état ni à une certaine profession devient pour
ainsi dire invisible et nulle. On n’a point continuellement les juges
devant les yeux et l’on craint la magistrature et non pas les
magistrats.» Cela est très ingénieux et même très profond. Mais si le
jury est une magistrature invisible et nulle, les magistrats ne sont
plus redoutés et détestés des coquins et cela est agréable aux
magistrats; mais il n’y a plus personne que les coquins détestent et
redoutent et cela est dangereux.
Si! dites-vous: on ne craint pas les magistrats, qui sont invisibles;
mais on craint la magistrature que l’on ne voit pas, mais qu’on sait qui
existe.
Je ne sais pas trop; je ne sais pas si une magistrature pour ainsi dire
invisible et nulle inspire une très grande terreur. Je crois qu’elle
inspire la terreur qu’inspire le hasard; car elle est précisément le
hasard. Le jury à qui songe le criminel sera-t-il faible, sera-t-il
sévère? Il n’en sait rien. Qu’il n’en sache rien, cela vous rassure
parce que cela doit l’effrayer et cela m’effraie parce que cela peut le
mettre en confiance. Le criminel que des juges attendent agit avec
certitude d’être puni s’il est pris; le criminel que le jury attend agit
dans l’incertitude d’être acquitté ou condamné. Cette incertitude même
est encourageante plutôt, ce me semble, qu’intimidante. Le criminel
qu’attend le juge n’a pas à compter sur l’avocat, jamais avocat n’ayant
changé l’opinion d’un juge; le criminel qu’attend le jury compte sur
l’avocat qui change très souvent l’état d’âme de plusieurs jurés. Tout
compte fait il n’y a pour être contents de la translation des procès
criminels des juges au jury, que les juges et les criminels, les juges
parce que cela les débarrasse d’une lourde responsabilité, les criminels
parce que, aux chances qu’ils ont de n’être pas pris,--50 %--cela ajoute
la chance d’être acquittés par le jury--75 %.--Cela est rassurant et,
dans une certaine mesure, encourageant. Étant donné que sur 100 crimes,
50 % restent inconnus; que sur les 50 qui restent 50 % des auteurs ne
sont pas découverts; que sur les 25 qui restent, 75 % des auteurs sont
acquités; on peut calculer sans aucune exagération, et au contraire,
qu’un criminel, quand il commet un crime, a 94 chances contre 6 de
n’être pas puni, ce qui fait l’industrie criminelle beaucoup moins
aléatoire que celle du petit boutiquier, 50 % des petits boutiquiers
faisant faillite, 6 % seulement des industriels de la criminalité
faisant mal leurs affaires.
C’est ce qui explique la progression continuelle et très rapide de la
criminalité. On a essayé de l’expliquer par la diminution de l’éducation
religieuse, par l’influence de la morale athéistique des instituteurs;
tout cela, sans doute, peut contribuer et je doute peu qu’il ne
contribue; mais le fond de la chose c’est que la plupart des métiers
offrent beaucoup plus de chances d’insuccès que celui d’assassin; que la
profession d’assassin sans, il faut l’avouer, présenter une sécurité
absolue, est, du moins, _une des plus sûres_; que fonctionnaire ou
assassin sont les seuls métiers à peu près de tout repos. Cela dirige du
côté de la criminalité et du fonctionnarisme et détourne de l’industrie
un très grand nombre d’esprits sérieux.
Remarquez encore que «cette magistrature invisible et nulle», comme dit
Montesquieu, c’est à savoir le jury, se sait invisible et nulle et que
cela, à son irresponsabilité ajoute le sentiment et la conscience de son
irresponsabilité. Le jury en effet se sent invisible et nul; il n’est
pas, formellement et nommément, désigné aux rancunes et aux colères des
criminels punis ou des amis des criminels châtiés...
--Eh bien, cela le rend plus rigoureux!
--... et il n’est pas désigné, formellement et nommément, aux
indignations et aux colères des honnêtes gens non défendus et non
protégés et cela le laisse libre de céder aux mouvements de sa
sensibilité. Le jury est un groupe de citoyens investi pour huit jours
du droit de juger; qui, d’abord, parce qu’il n’a aucune connaissance
juridique ni aucune connaissance psychologique du criminel, juge à tort
et à travers, soit par opinion politique, soit par sensibilité et selon
que l’éloquence de l’avocat ou du ministère public aura fait plus
d’impression sur lui; et qui ensuite, ayant conscience qu’il a jugé à
tort et à travers, a une tendance à diminuer encore la responsabilité
presque nulle qui pèse, si peu, sur lui; à augmenter l’irresponsabilité
presque absolue dont il jouit.
Il est très rare depuis une dizaine d’années qu’un jury qui a condamné
ne signe pas un recours en grâce, après avoir condamné. Qu’est-ce que
cela signifie? Vous ne savez donc pas ce que vous faites et vous avouez
donc que vous ne savez pas ce que vous faites? Vous avez pleins
pouvoirs. Il vous est loisible d’acquitter un criminel certain, un
criminel, même, qui a avoué; car on ne vous demande pas: «L’accusé
a-t-il fait cela?»; mais: «L’accusé est-il coupable?» et vous pouvez
toujours dire, ce qui n’a rien d’irrationnel, qu’un homme qui aura tué
son père et sa mère n’est pas _coupable_. Vous avez donc, immensément et
absolument, pleins pouvoirs. Or, ayant pleins pouvoirs, vous condamnez
et de la même main et dans le même quart d’heure vous signez un recours
en grâce! C’est là qu’éclate, à aveugler, votre passion de
l’irresponsabilité. Vous condamnez parce que quelque répugnance à
condamner que vous ayez, vous ne pouvez pas, en conscience et sans vous
prendre en mépris, faire autrement; mais vous voulez déplacer la
responsabilité; vous voulez qu’en définitive ce soit un autre que vous
qui condamne, à savoir celui qui refusera la grâce.
Nous saisissons ici sur le fait l’horreur de la responsabilité, la
passion de l’irresponsabilité: «Avant tout, surtout, que ce ne soit pas
ma faute!»
Nous saisissons ici, du reste, deux choses qui tout compte fait,
reviennent à la même: d’abord le goût du Français pour se laver les
mains: «J’ai fait quelque chose; mais je ne suis pas parti d’ici sans
avoir fait en sorte que ce que j’ai fait ici soit nul et non avenu»;
c’est proprement: «Je ne m’en mêle pas; je ne veux jamais m’en mêler et
même quand on m’y a mêlé de par la loi, je cherche et je trouve un moyen
de ne m’en être pas mêlé». Et ensuite, nous saisissons ici non moins
pleinement, je crois, le goût tout Français depuis un siècle pour que ce
soit le gouvernement qui fasse tout.
De même que la magistrature assise, la Cour de cassation, par exemple,
est enchantée de dire: «C’est le fait du prince; j’étais commandée; je
n’y suis pour rien»; de même le jury est enchanté de pouvoir dire «je
n’y suis pour rien; dans cette indulgence je ne suis pour rien; j’avais
condamné; j’avais signé mon recours en grâce; le gouvernement a grâcié;
ce n’est pas ma faute; dans cette exécution je ne suis pour rien;
j’avais condamné, il est vrai, j’avais signé un recours en grâce, le
gouvernement pouvait grâcier, il ne l’a pas fait, ce n’est pas ma faute;
_j’avais transporté mes pouvoirs de moi au gouvernement; car en France
il est juste et il est comme constitutionnel que le gouvernement fasse
tout_.»
Vous les voyez assez tous fuir les responsabilités avec ardeur! Par un
code relativement simple et cohérent on décharge les magistrats de la
responsabilité qui résultait de ce qu’ils étaient obligés d’interpréter
la loi et de juger, un peu, en équité; ils sont contents; on les
décharge de juger un criminel en chargeant de cela le jury, ce qui est
agréable aux juges et avantageux aux criminels, et criminels et juges
sont satisfaits; mais le jury lui-même, quoique irresponsable par son
invisibilité et sa nullité, n’est pas satisfait du tout de cette
responsabilité invisible et quasi-nulle qu’on a transportée sur lui et
s’en décharge et la transporte sur le gouvernement par le recours en
grâce.
Et ainsi nous avons le spectacle d’une responsabilité errante, mal
voulue de toutes parts, chassée d’ici, mal reçue là, repoussée par les
uns, repoussée par les autres, odieuse à tous et venant enfin se reposer
sur le gouvernement, qui, du reste, ne s’en soucie aucunement.
* * * * *
Tout ceci est significatif de l’état d’esprit du Français aux XIXe et
XXe siècles. Mais ce n’est pas tout. A l’irresponsabilité des juges, à
l’irresponsabilité du jury, on a depuis une vingtaine d’années ajouté
l’irresponsabilité des criminels. Tous les honnêtes gens veulent être
irresponsables de la condamnation; mais il faut savoir aussi que les
criminels sont irresponsables de la faute. Il a été posé en principe par
le Code lui-même bien avant, notez ce point, qu’on en sût bien
précisément ce que c’est un fou: 1º que ce qu’on devait condamner
c’était _le coupable_. (De là la question que l’on pose au jury, non
pas: «l’accusé a-t-il fait l’acte dont il s’agit?»; mais: «l’accusé
est-il _coupable_?») 2º que le fou n’est pas coupable.
Or, on s’est aperçu, en étudiant d’une part la criminalité et d’autre
part la folie, que le criminel était toujours un fou, que par conséquent
le criminel n’est jamais coupable et que par conclusion définitive le
criminel ne doit jamais être condamné.
Reprenons en analysant. Peut-on dire que le fou est coupable? Non,
évidemment; cela tombe sous le bon sens. Le fou est un malade qui _ne
sait pas ce qu’il fait_ et à qui ce qu’il fait n’est pas imputable. Il
faut le soigner, non le châtier. Il est _irresponsable_.
Soit; mais n’y a-t-il pas des degrés dans la folie? Oui; on est plus ou
moins fou; il y a des demi-fous qui sont très dangereux, plus peut-être
que les fous complets, parce qu’ils sont fous moins manifestement; mais
enfin qui ne sont fous qu’à moitié.
Bien. N’y a-t-il pas des quarts de fous, des cinquièmes de fous? Mon
Dieu, oui, certainement; car il est évident qu’il y a beaucoup de
degrés. Donc il y aura aussi des irresponsabilités incomplètes ou des
responsabilités limitées? Sans doute.
De là est venu tout le système et tout l’étiage des responsabilités plus
ou moins limitées. Il s’est trouvé des médecins pour trouver des
huitièmes de responsabilité; il s’en est trouvé un (c’est historique)
pour trouver à un criminel une responsabilité de 45 %.
--Soit; mais quel est le signe de l’irresponsabilité totale ou partielle
chez un criminel?--S’il vous plaît, c’est sa criminalité même. Les
annales de la justice sont toutes pleines d’arrêts indiquant pleinement
que ce critérium est le seul. On arrête un homme pour avoir volé dans un
grand magasin. On le condamne, on l’emprisonne; sa peine faite, on le
relâche. Il vole une seconde fois, une troisième, une dixième. Cette
fois on ne le condamne plus; car s’il vole dix fois, il n’est plus
voleur, il est cleptomane: c’est un fou, il n’est plus coupable. De
sorte que plus on est criminel, moins on est coupable; l’intensité de la
criminalité efface toute culpabilité; on n’est coupable qu’à la
condition de l’être peu; en avançant dans la criminalité on diminue en
culpabilité; et, très grand criminel on n’est plus coupable du tout; et,
en dernière analyse seul est coupable le très honnête homme qui commet
une faute.
Notez que c’est très vrai; c’est très vrai dans l’ordre de
l’_imputabilité_ comme disaient les théologiens. Peut-on _imputer_ et
c’est-à-dire _reprocher_ à un homme qui a tué toute sa famille depuis sa
grand’mère jusqu’à son petit-fils, ce qu’il a fait? Non, non! il est
trop évident que c’est une brute; il n’y a absolument rien à lui
dire.--Doit-on reprocher, imputer à faute à un très honnête homme, très
sage, très éclairé, d’avoir commis une légère malversation? Évidemment!
C’est lui qui est très coupable, sachant le bien, voyant le bien, le
voyant sans cesse, de faire le mal, ne fût-ce qu’une fois; il est
coupable extrêmement.
C’était la discussion entre Pascal et les Jésuites. Les Jésuites
disaient: «Celui qui n’a aucune pensée de Dieu, ni des péchés qu’il
commet, ni aucune connaissance de l’obligation d’exercer les actes
d’amour de Dieu [en langage philosophique: aucune connaissance du
devoir] ou de contrition [remords]... _ne fait aucun péché_ en omettant
ses actes... Pour faire qu’une action soit péché, il faut que ceci se
passe dans l’âme: connaissance de la chose bonne, inclination à la
faire, résistance de l’instinct du mal, etc., et si ces choses ne se
sont point passées dans l’âme, il n’y a point culpabilité!»
Pascal répondait, avec un certain talent, je le reconnais: «Oh! mon père
le grand bien que voici pour des gens de ma connaissance! Il faut que je
vous les amène. Peut-être n’en avez-vous guère vu qui aient moins de
péchés, car ils ne pensent jamais à Dieu; les vices ont prévenu leur
raison; ils n’ont jamais connu ni leur infirmité ni le médecin qui peut
les guérir. Ils n’ont jamais pensé à désirer la santé de l’âme ni encore
moins à prier Dieu de la leur donner; de sorte qu’ils sont encore selon
vous, dans l’innocence du baptême. Ils n’ont jamais été contrits de
leurs péchés; leur vice est dans une recherche continuelle de toutes les
sortes de plaisirs dont jamais le moindre remords n’a interrompu le
cours. Tous ces excès me faisaient croire leur perte assurée; mais, mon
père, vous m’apprenez que ces mêmes excès rendent leur salut assuré.
Béni soyez-vous, mon père, qui justifiez ainsi les gens! Les autres
apprennent à guérir les âmes par des austérités pénibles; mais vous,
vous montrez que celles qu’on aurait crues les plus désespérément
malades se portent bien. Oh! la bonne voie pour être heureux en ce monde
et en l’autre! J’avais toujours pensé qu’on péchait d’autant plus qu’on
pensait moins à Dieu. Mais, à ce que je vois, quand on a pu gagner une
fois sur soi de n’y plus penser du tout, toutes choses deviennent pures
pour l’avenir. Point de ces pécheurs à demi qui ont quelque amour pour
la vertu. Ils seront tous damnés, ces demi-pécheurs; mais pour ces
francs pécheurs, pécheurs endurcis, pécheurs sans mélange, pleins et
achevés, l’enfer ne les tient pas: ils ont trompé le diable à force de
s’y abandonner.»
Il y a de la vérité: c’est pourtant les Jésuites qui ont raison. Au
point de vue de l’_imputabilité_, du reproche à faire et en un mot de la
culpabilité bien proprement dite, celui-là n’est pas coupable du tout
qui n’a aucune idée du bien; celui-là est très coupable qui ayant une
idée très nette du bien fait le mal; et les demi-coupables ou les
partiellement coupables s’échelonnent entre ces deux extrêmes.
Donc au point de vue de la culpabilité, c’est le criminel atroce qui est
innocent, parce qu’il est irresponsable et il est très vrai que c’est à
la criminalité même qu’on reconnaît l’irresponsabilité et à la grandeur
du crime que l’irresponsabilité se mesure.
Et la conséquence est que l’on n’est jamais coupable quand on est
criminel, mais qu’on est fou.
Quand les magistrats demandent à un médecin: «Est-il fou?» le médecin
devrait toujours répondre: «évidemment, puisqu’il est criminel.» Ce
n’est pas toujours la folie furieuse; mais c’est toujours la stupidité.
On tue par jalousie, ou par rancune ou par esprit de vengeance, parce
qu’on est idiot; on tue pour voler parce qu’on est inepte, car jamais ce
qu’on doit acquérir ne vaut ce qu’on perd; on vole, sans tuer, par
bêtise encore, tant la chute est grande pour un mince profit; l’homme
d’affaires indélicat lui-même n’est qu’un très pauvre hère, d’esprit
très borné, qui est bête à ce point de croire que s’enrichir est un
profit et qui ne s’aperçoit qu’après coup à quel point c’est une
duperie. Tout coupable est un dégénéré; voilà le principe vrai. L’homme
irréprochable n’est qu’un homme intelligent.
Et la vertu, où commence-t-elle? A être non seulement irréprochable,
mais dévoué à son semblable; à, non seulement ne pas faire le mal, pour
quoi il suffit d’être intelligent, mais à faire du bien, ce que
l’intelligence n’enseigne pas.
Donc les criminels sont des fous, les délinquants sont des imbéciles; et
aucun n’a le cerveau sain et tous sont des malades et aucun n’est
coupable.
Alors acquittons-les tous!--Non, condamnons-les tous, non comme
coupable, mais comme dangereux et comme devant être intimidés. C’était
le principe qui était faux, le principe de culpabilité, reste de
théologie confuse. Le principe vrai, c’est de ne voir des coupables
nulle part et de voir des dangereux dans tous ceux qui font des
infractions à la loi.
--Et cela reviendra au même et il n’était pas besoin de tant parler pour
ne rien changer aux choses.
--Précisément; cela ne reviendra pas du tout au même et nous voilà au
point. Avec ce principe de culpabilité, d’imputabilité, le juge ou le
juré, le juré surtout, moins délié d’esprit, est affolé, parce que le
principe, comme guide pratique, est archifaux. «Est-il coupable, crie
l’avocat, cet homme que la monstruosité même de son crime montre idiot;
cet homme qui, depuis sa naissance, avant l’acte qui l’amène devant
vous, n’a jamais fait que des extravagances? Non, c’est un malade;
soignez-le!»
--C’est vrai, dit le juré, il n’est certainement pas coupable [et c’est
vrai] _Donc_ je l’acquitte».
C’est le _donc_ qui est stupide; c’est justement parce que cet homme
était incapable de culpabilité qu’il fallait le coffrer.
--«Est-il coupable, cet homme qui, condamné trois fois pour vol, vole
encore? C’est un maniaque. Punit-on les maniaques?
--Non il n’est pas coupable puisqu’il l’est si souvent» dit le juré et
il acquitte.
--«N’est-il pas dix fois coupable, dit le ministère public, cet homme
jusque-là homme de bien, très sain d’esprit et même très intelligent qui
commet une escroquerie, abusant justement de sa réputation
d’honorabilité pour se donner des facilités à la commettre.
--Oui il est dix fois coupable se dit le juré [et c’est vrai] _Donc_
celui-ci je ne le manque pas.»
C’est le _Donc_ qui ne vaut rien. Il faut attendre pour punir, ou pour
punir sévèrement, qu’il y ait récidive.
Ainsi de ce principe faux--dans l’ordre pratique, dans l’ordre de la
répression--de la culpabilité, de l’imputabilité, dérivent des
collections d’absurdités dans les jugements; et tout au moins et
toujours dérive une incertitude continuelle dans l’esprit de ceux qui
jugent, puisqu’ils ne savent plus, dont on ne peut leur en vouloir, si
c’est le plus coupable qui doit être puni le moins ou le plus, si c’est
le moins coupable qui doit être puni moins ou davantage.
C’est que le principe est faux; il en faut un autre. Il faut se placer
au point de vue de la nocivité et de l’intimidation.
De la nocivité; il ne s’agit pas de savoir _s’il_ est coupable ou non
coupable; nous n’en savons rien; c’est une question de philosophie;
_s’il_ est responsable ou irresponsable; nous n’en savons rien; c’est
une question de philosophie; il s’agit de savoir _s’il_ est dangereux et
dans quelle mesure il l’est. Il l’est effroyablement si c’est une brute
et si, par conséquent, il est non coupable. Non coupable peut-être; mais
je le mets hors d’état de nuire parce qu’il est dangereux. Il est assez
dangereux s’il est à demi brute, à demi intelligent; je le mets hors
d’état de nuire _en le soignant_, en l’éduquant, en tâchant de faire que
sa partie intelligente arrive à prendre le pas sur l’autre. Il est peu
dangereux s’il est très intelligent et a fait une sottise; plus coupable
peut-être qu’un autre; mais c’est sur quoi les philosophes disserteront;
je le châtie car il a besoin d’une leçon; mais surtout je le mets entre
les mains de gens qui lui montreront combien, précisément parce qu’il
était intelligent, il a été absurde.
De l’intimidation: ces gens, non seulement ceux qu’on amène devant nous
qui jugeons, mais leurs congénères, sont susceptibles de peur des coups
et les plus bêtes d’entre eux ne sont même susceptibles que de cela. La
peine doit être un moyen de mettre hors d’état de nuire; elle doit être
surtout un moyen d’intimidation. Les animaux, plus sensibles du reste
que les hommes aux moyens de douceur, sont tous, d’autre part, éducables
par intimidation; les hommes qui se rapprochent de l’animalité sont très
sensibles à l’intimidation et partiellement éducables par elle. Il faut
que les dangereux, que les nocifs aient peur de la peine; que la peine
ne soit pas douce, qu’il n’y ait aucune raison de ne pas la craindre, de
la désirer ou de s’y risquer par avance avec une insouciance gaie. Les
peines corporelles usitées en Angleterre sont des choses excellentes
parce qu’elles intimident et celui qui les subit, qui n’aura pas envie,
une fois sorti de geôle, de s’y exposer de nouveau et les vicieux qui
n’ont pas encore commis de crime et que la connaissance qu’ils ont de la
peine à subir n’encourage pas à en commettre.
Il va sans dire que jamais ces peines ne doivent empêcher, dans les
intervalles, de travailler à l’éducation, au redressement, à
l’amendement du coupable. Toute prison doit être un hôpital puisque nous
avons affaire à des malades; toute prison doit être une école puisque
l’école est l’hôpital des malades du cerveau; mais il ne faut pas que la
prison-hôpital-école soit un lieu agréable pour le criminel, puisque
l’un des moyens de redressement et d’amendement est l’intimidation
elle-même.
Quant à la peine de mort elle a contre elle, évidemment, qu’elle exclut
l’intimidation de celui qui la subit et l’amendement de celui qui la
subit et qu’elle n’a pour elle que l’intimidation de ceux qui seraient
disposés à se mettre dans le cas de la subir. C’est--je vous demande
pardon d’écrire en pareil sujet un mot qui peut faire sourire--c’est une
peine incomplète; c’est parfaitement, au point de vue de la doctrine,
une peine incomplète: elle n’a qu’un objet sur trois; elle ne vise qu’à
l’intimidation générale. Je la crois nécessaire dans certains pays et
dans certains temps; dans les pays et dans les temps où l’absence
générale d’éducation religieuse et d’éducation morale crée une couche
sociale très considérable qui est toute composée de purs bandits; dans
les temps et dans les lieux où la douceur, voire même la nullité des
autres répressions ne laisse intimidante que celle-ci; dans les temps où
une recrudescence de la criminalité rend nécessaire un retour offensif
d’intimidation.
Par exemple au commencement du XXe siècle en France, pendant cinq ou six
ans, il n’y eut plus d’exécution; la criminalité s’accrut d’une façon si
foudroyante que l’on revint à la pratique des exécutions capitales. Ce
retour est trop récent pour que l’on ait pu constater par statistique si
une diminution des crimes a coïncidé avec lui. Très partisan de la peine
de mort s’il est prouvé qu’il n’y a que cela qui fasse de l’effet, très
adversaire d’une peine qui n’est qu’intimidante, si d’autres sont aussi
intimidantes qu’elle, je souhaiterais un essai qui serait facile à
faire. Qu’un pays comme l’Angleterre, qui châtie dans les prisons, et
durement, et chez qui la prison n’est pas un simple lieu de réunion,
suspende la peine de mort pendant dix ans. Si, pendant ces dix ans, la
criminalité n’augmente pas, ce sera preuve que la prison avec châtiment
et régime d’intimidation suffit; et l’on devra abolir la peine de mort
ou la laisser suspendue. Si la criminalité augmente, ce sera preuve que
la prison avec châtiment ne suffit pas et que la peine de mort a une
vertu intimidante, spéciale et spécifique, à laquelle on aurait le plus
grand tort de renoncer.
En doctrine pénale il ne faut parler ni de culpabilité, ni de
responsabilité, ni d’imputabilité; il ne faut parler que de danger
social plus ou moins grand. Il faut revenir au sens vrai des mots. Que
veut dire _innocent_? Il veut dire _qui ne nuit pas_; que veut dire
_nocent_? Il veut dire _qui nuit_. Voilà le sens social des mots. Que
par intervention d’une subtile philosophie et en considération de la
responsabilité et de l’irresponsabilité, _innocent_ ait fini par
désigner le plus nocif des hommes et d’autant plus innocent qu’il est
plus nocif, laissons cela et ne nous défendons que contre le _nocent_;
en lui accordant si l’on veut qu’il n’est pas coupable; mais en
l’empêchant rigoureusement d’être nocif.
Voilà la vérité pénale. Mais on conçoit combien cette invention de
l’irresponsabilité morale, insidieusement confondue avec
l’irresponsabilité sociale a jeté de trouble dans l’âme des jurés.
L’irresponsabilité des criminels a augmenté chez les jurés la passion
d’être irresponsables eux-mêmes et, aimant à acquitter par bonté d’âme
et douceur française, ils ont été ravis d’avoir un prétexte à le faire.
Chaque juré s’est dit: «A ces questions de responsabilité psychique je
n’entends pas grand’chose; mais ce que je comprends à ces criminels
irresponsables, c’est que c’est moi qui le deviens. Voilà une très bonne
affaire.»
* * * * *
Irresponsabilité des magistrats qui peuvent se décharger sur la loi du
soin de juger; irresponsabilité des magistrats qui peuvent et qui
croient devoir, dans les affaires les plus importantes, se décharger sur
le gouvernement du soin de juger; irresponsabilité des jurés, qui, outre
qu’ils n’ont pas à donner de considérants, peuvent se décharger sur le
gouvernement, par recours en grâce, du soin de juger et en particulier
de juger rigoureusement; irresponsabilité des criminels augmentant chez
les jurés la terreur de prendre la responsabilité de juger; voilà les
différentes et assez nombreuses, je crois, irresponsabilités qui
énervent en France toute la justice et particulièrement la justice
répressive et en font un pays où la sécurité la plus assurée est encore,
quoique malheureusement incomplète, celle des criminels.
* * * * *
Faut-il donc et abolir le jury et revenir à la vénalité des charges? Il
faut certainement abolir le jury qui a fait toutes ses preuves
d’incapacité, à tel point qu’il est considéré par tout le monde comme le
hasard et que tout le monde, avocats comme ministère public, disent
toujours: «Avec le jury il n’y a rien à prévoir.»
Pour le rétablissement de la vénalité des charges j’en serais très
partisan. Quelque monstrueuse qu’elle paraisse, elle existe encore pour
certaines charges; les charges d’avoués et de notaires sont vénales et
cela n’excite pas l’indignation publique, parce que cela existe. Or
seriez-vous mal jugés par des notaires ou des avoués dont on exigerait
d’ailleurs qu’ils fussent docteurs en droit? Vous le seriez fort bien,
avec une très grande indépendance et un mépris, sinon absolu, du moins
très grand et très général, des compromissions. Préfériez-vous l’être
par des préfets et des sous-préfets? Non? Eh bien c’est précisément par
des préfets et des sous-préfets que vous l’êtes.
Mais à la rigueur on peut ne pas revenir à la vénalité des charges.
Encore qu’elle vaille mieux que tout, je n’hésite pas à le dire, on peut
trouver autre chose. J’ai dix fois exposé, ce qui m’engage à être court,
qu’il suffirait de faire de la magistrature un ordre de l’État
indépendant, comme elle l’était, par exemple par le moyen suivant:
l’État paye les magistrats; mais il ne les nomme pas et ne les avance
pas; il n’intervient aucunement dans leurs nominations ni dans leurs
promotions; les voilà indépendants.
Qui les nomme et qui les avance? La Cour de cassation; c’est elle qui
fait toutes les nominations et promotions de toute la magistrature
assise de France.
Mais si c’est le gouvernement qui nomme la Cour de cassation?
Il ne la nomme pas.
Qui la nomme?
La magistrature de France par élection, au fur et à mesure des
extinctions.
De la sorte la Cour supérieure nommant la magistrature et la
magistrature nommant la Cour suprême, la magistrature est un corps
fermé, autonome et autogène, qui ne dépend que d’elle-même et ne
provient que d’elle-même, exactement comme la magistrature de l’ancien
régime, ce qui est précisément ce qu’il fallait obtenir.
Seulement comme, à la différence de l’ancien régime, le gouvernement
paye la magistrature, et que celui qui paye est toujours un peu le
maître; comme aussi la loi constituant la magistrature comme je viens
d’indiquer qu’elle est constituée peut être changée par le Parlement en
un tournemain, il faut que la loi constituant la magistrature comme un
ordre de l’État soit une loi constitutionnelle entourée des plus fortes
garanties et qui, par exemple, ne pourrait être changée que par un
plébiscite.
Ainsi la magistrature sera un ordre de l’État, _ce qu’il faut qu’elle
soit pour que l’on soit bien jugé._
--Mais cela est ultra-aristocratique!
--Je reconnais que cela est ultra-aristocratique.
II
PROFESSIONS
Le Français dans le choix de sa profession obéit exactement aux mêmes
tendances. Sa passion, soit pour lui, soit pour ses fils, soit pour ses
filles, est une profession de tout repos. Et par profession de tout
repos il en entend une où il n’y ait aucun risque ni aucune
responsabilité. Le Français veut de toutes ses forces, de tout son
appétit, que son fils soit fonctionnaire et que sa fille épouse un
fonctionnaire. Un fonctionnaire est un homme qui a pour premier devoir
et presque pour seul devoir de n’avoir pas de volonté: «Il réunissait,
dit Goncourt, les deux grandes vertus du fonctionnaire, la paresse et
l’exactitude.» C’est bien dit: le fonctionnaire est un rouage; on ne lui
demande que de s’engrener exactement; on ne lui demande pas
d’initiative, ni de zèle, ni de travail; cela troublerait tout, gênerait
le mouvement général, mettrait une perturbation dans l’ordre établi.
Travailler infiniment peu et ne jamais penser par lui-même; mais venir
s’ajuster à la machine à l’heure juste et à la minute où la machine le
réclame, c’est tout ce qu’on lui demande.
--Va pour l’exactitude et l’absolue passivité, me dira-t-on, mais pour
ce qui est du travail il en faut cependant; puisqu’il y a une certaine
quantité de travail qu’il faut qui soit faite.
--Point du tout, répondrai-je. Étant évaluée à huit heures par jour la
quantité de travail ressortissant à un emploi et à huit mille francs par
an la somme qu’il conviendrait d’appliquer à cet emploi, l’État,
connaissant bien la manie du Français et que, quelque peu qu’il paye
l’emploi, l’emploi sera toujours demandé, coupe cet emploi en deux et a
deux fonctionnaires à qui il ne donne que quatre mille francs, à qui il
ne demande que quatre heures de travail;--puis, avec le temps, chacun de
ces deux demi-emplois il le subdivise en deux et il a quatre
fonctionnaires à qui il ne donne que deux mille francs et à qui il ne
demande que deux heures de travail par jour;--puis il subdivise encore
et a huit fonctionnaires à qui il donne mille francs par an, à qui il ne
demande qu’une heure de travail par jour. Il est bien forcé de s’arrêter
là. Il s’y arrête pour ce qui est de ce qu’il donne comme traitement,
mais non point pour ce qu’il demande de travail. Les sollicitations
croissant en nombre sans cesse, il subdivise encore pour créer des
emplois nouveaux et, pour payer les nouveaux fonctionnaires, il demande
à l’impôt public un nouvel effort et il arrive ainsi à avoir des
fonctionnaires qui reçoivent à peu près mille francs, mais qui ne
donnent et ne peuvent donner qu’une demi-heure de travail.
Et le vœu du Français est satisfait: ne pas travailler, toucher peu,
avoir une retraite, n’avoir aucune volonté ni aucune responsabilité. Le
métier de tout repos, il l’a dans tous les sens et dans toute l’étendue
de l’expression.
Tout cela vient des deux traits principaux de la bourgeoisie française:
la peur du risque et la paresse, qui sont deux formes de l’horreur des
responsabilités. La peur du risque est effroyable chez nous. Mettre ses
fonds dans une entreprise industrielle où le rapport serait 10 %, avec
deux chances sur trois de les perdre, ou les placer en rentes sur l’État
où ils rapporteront 3 %, c’est mathématiquement la même chose.
Moralement c’est tout différent et deux chances sur trois de tout
perdre, cela terrifie le Français comme la perspective de la mort; cela
lui fait dresser les cheveux sur la tête. Mais encore pourquoi? Parce
que risquer est assumer une responsabilité terrible; le Français se sent
responsable devant ses enfants de cette fortune qu’il aventurerait; le
rouge lui monte au front de la honte qu’il aurait à dire: «J’ai tout
perdu»; et sa satisfaction est immense de penser qu’il dira: «J’ai très
peu augmenté votre avoir; mais je l’ai très peu aventuré.» Il n’aura
jamais été responsable.
Cela devient pour les Français une sorte de devoir. Prêter à l’État
français leur semble patriotique; prêter à l’industrie leur paraît
frustrer l’État comme si le plus grand service à rendre à l’État,
n’était point de contribuer à _lui_ faire une nation industrielle,
commerçante et riche. J’en sais qui considéraient comme antipatriotique
d’avoir des fonds russes, comme si le moyen d’avoir des alliances
n’était pas de créer des liens financiers entre des peuples, puissants
du reste, et même faibles, mais ayant de l’avenir, et nous-mêmes. Mais
il y a un risque. «La raison nous enseigne qu’il faut travailler pour
l’incertain» nous dit Pascal. De tous les penseurs français, et non pas
seulement à ce point de vue, Pascal est bien celui qui a eu le moins
d’influence sur la mentalité française.
La paresse, cette autre forme de l’horreur du risque, d’ailleurs
dérivant aussi d’autres sources, a son influence encore, considérable,
sur le goût du Français pour «avoir une place». Cette bourgeoisie est
bien curieuse; par admiration ancestrale, mêlée d’envie pour l’ancienne
aristocratie de ce pays, elle a pris exactement tous ses défauts sans
prendre aucune de ses qualités. Tous ses défauts sans qu’il en manque
un. Elle méprise le peuple et vous ne sauriez croire à quel point elle
se croit d’une autre race que lui, si ce n’est pas d’une autre espèce;
et, comme le peuple travaille beaucoup, elle croit fermement que c’est
signe de haut rang que de «vivre noblement», c’est-à-dire ne rien faire.
Vivre noblement est absolument son idéal. L’employé qui doit aller à son
bureau de dix heures à midi et de deux heures à cinq, vous ne le verrez
jamais dans la rue avant dix heures, parce qu’il aurait l’air d’un homme
qui gagne sa vie dès l’aurore; en revanche il se promènera avec orgueil
de cinq à sept aux endroits passants de sa petite ville, pour bien
marquer que sa journée à lui est bien finie, trois heures avant celle où
est finie celle de l’ouvrier.
Et du reste il jalouse de tout son cœur celui, peu différent de lui
cependant, qui ne fait rien du tout et que l’on voit flâner de deux
heures à cinq. Celui-ci se montre fastueusement à toutes les heures où
ceux qui ont un métier sont dans leurs bureaux.
Cette bourgeoisie, encore, veut tout tenir de l’État, comme la noblesse
ancienne voulait tout tenir du roi et elle court la sinécure comme les
Lauzun couraient la pension, chacun pour lui, pour ses enfants, pour ses
gendres et ses neveux et cela est partie orgueil, partie platitude,
partie paresse.
La combinaison de paresse et d’orgueil a été bien vue par Montesquieu.
Voyez, dit-il, «les maux infinis qui naissent de l’orgueil de certaines
nations: la paresse, la pauvreté, l’abandon de tout, la destruction des
nations que le hasard a fait tomber entre leurs mains et la leur même.
La paresse est l’effet de l’orgueil...»
La paresse est surtout l’effet de la paresse; mais il est très vrai
qu’elle l’est un peu de l’orgueil: se distinguer de l’ouvrier et s’en
distinguer par le signe le plus visible; il travaille, ne pas
travailler; les citoyens des républiques anciennes, qui étaient des
aristocrates, avaient le mépris profond de celui qui faisait quelque
chose; pour Aristote lui-même, si intelligent, l’artisan est un
demi-esclave.
«La paresse est l’effet de l’orgueil, le travail est une suite de la
vanité.»
Il y a du vrai; cependant la vanité n’étant qu’un petit orgueil ou
plutôt que l’orgueil dans une âme petite, il a le plus souvent les mêmes
effets que l’orgueil lui-même; c’est par orgueil-vanité que la petite
bourgeoisie française ne travaille pas.
«Le travail est une suite de la vanité: l’orgueil d’un Espagnol le
portera à ne pas travailler; la vanité d’un Français le portera à savoir
travailler mieux que les autres. Toute nation paresseuse est grave; car
ceux qui ne travaillent pas se regardent comme souverains de ceux qui
travaillent.»
Songez à la morgue espagnole de la bourgeoisie française; elle est très
grave; elle n’aime pas rire; elle n’aime pas l’esprit; elle aime
s’ennuyer avec dignité.
«Toute nation paresseuse est grave; car ceux qui ne travaillent pas se
regardent comme souverains de ceux qui travaillent. Examinez toutes les
nations et vous verrez que dans la plupart [il dit la plupart parce
qu’évidemment il fait une exception mentale pour l’Angleterre] la
gravité, l’orgueil et la paresse marchent du même pas. Les peuples
d’Achem sont fiers et paresseux; ceux qui n’ont point d’esclaves en
louent un, ne fût-ce que pour faire cent pas et porter deux pintes de
riz: ils se croiraient déshonorés s’ils le portaient eux-mêmes.»
Dans toute petite ou moyenne ville de France, tout bourgeois et
bourgeoise se croiraient déshonorés s’ils portaient dans la rue un
paquet gros comme le poing.
«Les femmes des Indes croient qu’il est honteux pour elles d’apprendre à
lire; c’est l’affaire, disent-elles, des esclaves qui chantent des
cantiques dans les pagodes...»
Les jeunes filles de la bourgeoisie française méprisent celles qui
poussent leurs études au delà de l’enseignement primaire: c’est donc que
celles-ci veulent apprendre un métier, qu’elles veulent devenir
institutrices, professeurs, qu’elles veulent _déchoir_; elles n’ont donc
pas _de quoi_?
La bourgeoisie française ressemble encore à l’ancienne noblesse en ce
qu’elle a le culte de l’ignorance. Elle méprise le savant, le
littérateur, l’artiste, gens de peu de bon sens, à idées souvent
excentriques, et tout compte fait, peu équilibrés et surtout qui font
quelque chose, signe d’infériorité de race et d’infériorité mentale; et
encore qui, pour la plupart, n’ont pas une place du gouvernement; car
les deux signes de supériorité sociale c’est de vivre noblement et
d’avoir une place de l’État, deux choses qui le plus souvent se
confondent.
La bourgeoisie française ne lit pas. Nos éditeurs le savent; n’étaient
les livres scolaires pour les lycéens, et les journaux et la papeterie,
il n’y aurait pas de libraires en province, sauf dans trois ou quatre
grandes villes.
Le souci de la gloire scientifique, littéraire et artistique de la
France est parfaitement inconnu de la bourgeoisie française. Vivre de
l’État en le servant nonchalamment et mépriser tout le reste, c’est son
état d’âme permanent.
Elle ne se doute pas à quel point elle est socialiste et à quel point,
quand elle reproche aux ouvriers d’être socialistes, elle est illogique.
Ou plutôt elle se rend compte obscurément de la chose: elle est
socialiste pour elle et ne veut pas que les autres le soient pour eux.
J’ai entendu un beau mot d’un parfait bourgeois, fonctionnaire,
républicain, radical, anticlérical: «Les socialistes! Tous
fonctionnaires, c’est leur doctrine; ils veulent tous être
fonctionnaires; ils veulent que tous soient fonctionnaires.» C’est
parfaitement la vérité; mais le ton dont il le disait était à mettre en
musique. Les ouvriers fonctionnaires, les paysans fonctionnaires!
N’était-ce pas à faire pitié ou à éclater de rire. Voyez un peu la belle
espèce! Ces gens-là être fonctionnaires comme moi, payés par l’État
comme moi! Avez-vous idée de cela! Je croyais entendre M. de la
Pretintaille disant: «Ces marauds prétendent à être tous nobles!»
La petite bourgeoisie française ressemble encore trait pour trait à
l’ancienne noblesse par la façon d’élever ses enfants. Pour les fils,
l’ancienne noblesse cherchait tout de suite quelque grand seigneur qui
pût les prendre en faveur et les pousser dans le monde; pour les fils,
la bourgeoisie actuelle cherche tout d’abord quelque gros fonctionnaire
qui puisse être «protecteur»; la recherche des protections est tout le
souci et toute l’angoisse du bourgeois père de famille. Pour les filles,
l’ancienne noblesse avait le couvent; la bourgeoisie pauvre n’a pas le
couvent mais, ayant tout l’orgueil de caste de l’ancienne noblesse, elle
élève ses filles exactement comme l’ancienne noblesse élevait les
siennes. Elle ne leur apprend rien, ni métier manuel ni métier
intellectuel. Il ne faut pas qu’une petite bourgeoise devienne une
ouvrière, même de premier ordre, patronne, et gagnant dix mille francs
par an; ni un professeur gagnant six mille; ni une artiste gagnant vingt
mille; cela est une épouvantable déchéance; il ne faut même pas qu’elle
_ait l’air_ de se préparer par l’éducation qu’on lui donne à un de ces
métiers-là; cela indiquerait qu’elle en a besoin, qu’elle n’a pas de
dot; la dignité de la famille s’oppose à cette révélation ou à ce qui
aurait l’air d’être une révélation de ce genre.
La jeune fille n’apprend rien par orgueil de caste et par conséquent se
met bien au-dessous de la fille du peuple matériellement et moralement.
_Matériellement_: ou elle se mariera ou elle ne se mariera pas. Si, par
insuffisance dotale ou revers de famille aboutissant à insuffisance
dotale non prévue, elle ne se marie pas, elle reste vieille fille
pauvre, exactement comme la jeune fille de l’ancienne noblesse qui était
mise au couvent, et elle est beaucoup plus malheureuse que la fille du
peuple qui, elle, a toujours son métier en main.
Si elle se marie, ou elle a un bon mari, ou elle en a un mauvais, ou
elle devient veuve. Si elle a un bon mari, il n’y a rien à dire sinon
qu’elle a eu de la chance à la loterie; si elle a un mauvais mari, elle
est forcée de le subir, n’étant pas un être capable de gagner sa vie et
elle est épouvantablement malheureuse, puisqu’elle l’est sans
possibilité ni espoir de changement; si elle devient veuve, elle retombe
à la charge de ses parents ou de l’État (car très probablement son mari
était fonctionnaire) et elle grossit l’affreux troupeau des
solliciteuses qui bat les portes des antichambres officielles.
_Moralement_: la jeune fille de la bourgeoisie est très au-dessous de la
fille du peuple, parce que la fille du peuple est un être libre et que
la jeune fille de la bourgeoisie est un esclave.
Parce qu’elle ne peut pas gagner dix sous par jour la jeune fille de la
bourgeoisie n’a pas d’autre carrière que le mariage; en conséquence:
Elle est à peu près forcée de prendre le mari que sa famille lui
présente, terrorisée ou au moins intimidée par la vie qu’on lui fera
dans sa famille si elle le refuse; et, comme dans l’ancienne noblesse, à
cause des usages, la jeune fille était forcée d’accepter le mari qu’on
lui présentait à seize ans, quitte à prendre plus tard des compensations
très légitimes; de même, à cause des nécessités économiques, la jeune
bourgeoise est forcée de subir le mari qu’on lui présente à vingt-cinq
ans, quitte à prendre plus tard des revanches qui sont de droit.
Mariée avec un mari qui se trouve être bon, elle a un sort supportable,
quoiqu’il n’y ait de sort vraiment supportable pour une femme que
d’avoir épousé un homme qu’elle aimait; enfin elle a un sort à peu près
supportable; mais encore elle se sent, devant ce bon mari, absolument
dépendante de lui, dans l’impossibilité de le quitter s’il devenait
mauvais, liée matériellement à lui et absolument incapable, à moins
d’être absurde, quand il dit: «Je suis le maître», de lui dire: «Tu ne
l’es pas.» Esclavage.
Mariée à un mauvais mari, elle a cette perspective, quelque prétendues
mesures libératrices que, par le divorce, l’État ait prises en sa
faveur, de ne pouvoir jamais se séparer de lui; puisque c’est lui qui
gagne l’argent et puisqu’elle est incapable d’en gagner; et il n’y a
texte de loi qui vaille contre cela et qui permette à la femme libre de
s’en aller, quand, de par la nécessité de manger, elle est forcée de
rester. Esclavage.
Veuve enfin, elle passe de l’état d’esclave à celui de mendiante
publique, ce qui est, à la vérité, une promotion; car c’est passer de
l’état de mendiante privée à celui de mendiante publique; mais encore
solliciter les secours de l’État ou de la municipalité, essuyer les
rebuffades, s’entendre dire: «Travaillez» et répondre: «Vous savez bien
que je ne sais rien faire; je suis une bourgeoise», cela est extrêmement
dur. Esclavage.
Par orgueil de caste et pour que leurs filles ne fassent point comme des
ouvrières ou n’aient pas l’air de faire comme des ouvrières, les
bourgeois mettent leurs filles bien au-dessous des ouvrières; ils les
mettent dans une condition servile.
Et c’est avec entêtement, avec susceptibilité et avec gloire: la plus
grande injure--prenez-y bien garde!--que vous puissiez faire à un
bourgeois de France c’est de lui dire: «Vous devriez faire apprendre un
métier à votre fille.»
--Un métier? Couturière? Pour qui me prenez-vous?
--Un métier moins lucratif, institutrice, professeur.
--Étudiante? Pour qui me prenez-vous?
Vous voilà brouillé avec lui (ce n’est pas que ce me soit arrivé; je ne
suis pas assez bête pour avoir jamais dit cela à un bourgeois).
Or il a trente-cinq mille francs à donner en dot à sa fille. Mais sa
dignité s’oppose à ce que sa fille s’élève intellectuellement au rang
d’ouvrière ou d’institutrice. Il aime mieux qu’elle soit une chose. Oui;
car pas même une servante.
Je voulais placer une jeune fille tombée en misère. Institutrice, il n’y
fallait pas songer; elle était petite bourgeoise, je doute qu’elle sût
lire. Ouvrière? En quoi? Elle ne savait pas l’alphabet même d’aucun
métier. Alors servante, disais-je à la dame à qui je parlais d’elle:
«Mais, non! Vous ne savez donc pas que les servantes sont des ouvrières?
Elles sont des ouvrières en cuisine ou des ouvrières en chiffons. Votre
jeune bourgeoise, ayant été élevée par sa bourgeoise de mère à ne rien
savoir ni de cuisine ni de couture, ne peut être ni couturière ni femme
de chambre. Les petites bourgeoises ne savent que parler correctement le
français de leur province et ne sont aptes qu’à faire des enfants; ni
l’une ni l’autre de ces deux fonctions ne sont rémunératrices.»
Inversement une jeune fille est très modeste institutrice; elle épouse
un millionnaire; le millionnaire en cinq ans gaspille sa fortune; elle
reste avec lui, devenu misérable. Il devient malfaiteur; elle le quitte
et redevient institutrice pour vivre et faire vivre un enfant qu’elle
avait. Elle me disait: «Je ne suis pas du tout à plaindre: je suis une
ouvrière qu’un fils de famille trouve jolie, prend pour maîtresse et
abandonne quand il en a assez. Elle a toujours en réserve son métier et,
abandonnée, elle revient tranquillement à sa machine à coudre. Moi de
même. J’étais désolée des folies de mon mari, non éperdue de terreur;
j’avais un métier; quand je n’ai plus pu y tenir, j’ai quitté sans
désespoir. _Je n’étais pas forcée de tomber moralement aussi bas que mon
mari_; j’avais gardé ma machine à coudre.»
Faire de son fils un fonctionnaire; marier sa fille avec un
fonctionnaire ou un homme riche, voilà tout le rêve d’un bourgeois de
France; faire de son fils et de sa fille des êtres assez munis et assez
armés pour être indépendants, voilà de quoi ou il n’a pas idée, ou il a
horreur.
Relativement à ses filles, il ne s’aperçoit pas, lui, très vertueux et
mettant à un très haut prix la chasteté féminine, qu’il risque fort d’en
faire des courtisanes et que cela arrive assez souvent.
De deux façons: tout comme la jeune noble de l’Ancien Régime mariée sans
qu’on la consulte, la jeune fille de la bourgeoisie de notre temps,
mariée contre son gré ou sans son gré, est très préparée à prendre un
amant plus tard. Les étrangers, malgré nos romans, sont priés de croire
que cela est assez rare à cause de la médiocre sensualité des
Françaises; mais enfin je ne disconviens pas que cela arrive.
Autre façon, plus fréquente: la jeune fille à qui l’on n’a pas laissé
d’autre carrière que le mariage et qui sait qu’elle n’a pas d’autre
carrière que le mariage, encore que cette carrière soit très aléatoire,
s’applique de toutes ses forces à y entrer: elle fleurette avec
acharnement; elle cherche avec acharnement et avec des ruses féminines à
prendre un homme au filet; elle fait métier de courtisane; elle est
vierge-courtisane, littéralement. Remarquez que la jeune fille qui ne
fleurette pas, mais dont la mère fleurette pour elle (cas fréquent) et
qui épouse sans l’aimer l’homme qu’on a racolé pour elle, est
vierge-courtisane tout de même. Voilà où aboutissent les idées,
traditions, préjugés et mœurs bourgeoises.
Ce tableau est un peu en retard. Depuis une génération ou un peu plus,
les vierges-courtisanes sont sensiblement plus rares. Les jeunes
bourgeoises ne fleurettent plus guère; même elles ne se prêtent plus
guère au fleuretage de leurs mères pour elles; elles restent volontiers
filles. Pourquoi? Incontestablement parce que leur niveau moral s’est
élevé et que le rôle de vierge-courtisane leur répugne et qu’elles ont
l’idéal de toute femme à âme propre, épouser qui l’on aime ou ne point
épouser. Fort bien; mais comme, en même temps, elles sont toujours
celles qui ne peuvent être qu’esclaves puisqu’elles ne peuvent gagner
leur vie, elles ont des sentiments de femmes libres et ne peuvent
remplir la destinée de femmes libres. Reste qu’elles demeurent filles
dans la maison de leur père tant que leur père vit et petites choses
très misérables et très tristes après, mineures toujours. «Qu’est-ce
qu’un mineur? demandait un enfant. A quel âge qu’on ne l’est plus?
--Il n’y a pas d’âge, répondit son père: quand on gagne sa vie on n’est
plus mineur; tant qu’on ne gagne pas sa vie on est mineur.» Les
bourgeois français ne rêvent qu’avoir des fils quasi-mineurs
c’est-à-dire fonctionnaires et avoir des filles mineures jusqu’à leur
décès.
Je suis bien loin de mon sujet? J’y suis pleinement. C’est un peu de
paresse, beaucoup d’orgueil, entendu tout de travers et surtout une
terreur profonde des responsabilités qui font tous ces maux. Ne pas agir
beaucoup; mais surtout n’agir qu’en sous-ordre, et n’exercer de
professions que celles où l’on agit en sous-ordre et n’avoir de
situations, homme ou femme, que celles où l’on n’agit qu’en sous-ordre,
c’est l’idéal bourgeois tout entier. Le bourgeois français aime
passionnément _à ne pas intervenir dans ce qu’il fait_ et à obéir à
quelqu’un qui lui dicte ce qu’il a à faire et qui en soit responsable.
«Ce que je fais ne me regarde pas» est le mot qu’il aime à dire et la
pensée qu’il aime à conserver. Toute profession ou toute situation qui
exige une activité libre lui déplaît, parce qu’elle exige qu’il prévoie,
qu’il calcule, qu’il combine, qu’il fixe les chances pour ou contre et
qu’en définitive il risque. Or prévoir, calculer, combiner et risquer,
c’est se placer en face d’une responsabilité future, présente déjà en
tant que prévue; c’est-à-dire: «un jour aurai-je à me féliciter; un jour
n’aurai-je pas à me reprocher d’avoir fait cela?» et cette
responsabilité épouvante. Le Français redoute d’être responsable devant
lui-même.
Voilà pourquoi le fonctionnariat le dévore et pourquoi ses filles
répugnent tellement à être des êtres libres et pourquoi lui surtout n’a
qu’avec horreur l’idée qu’elles le soient.
Observez combien en France il y a peu de professions libres et aussi
comme les professions libres se nationalisent peu à peu, se transforment
peu à peu en professions d’État. Il n’y a de professions libres que
l’agriculture, l’industrie, le barreau et la médecine. Comprenez tous
les métiers d’ouvriers dans l’industrie, naturellement. Or... d’abord le
socialisme voudrait que toutes ses professions fussent nationalisées et
que tout homme fût fonctionnaire de l’État et c’est probablement
l’avenir; mais laissons cela. En attendant que ce soit un avenir
atteint, c’est la tendance générale. Les grandes entreprises
industrielles, l’État veut se les annexer et commence à se les annexer
en effet, jurant qu’elles seront mieux menées entre ses mains qu’en
d’autres mains. L’événement ne prouve pas toujours d’une façon éclatante
qu’il ait raison; mais ce n’est pas la question présente.
Le Français aime-t-il que les choses se transforment ainsi, voilà la
question présente. Or, oui. Et c’est bien simple. L’ouvrier des chemins
de fer se dit: «_Avec_ l’État, on travaillera moins, on aura moins de
responsabilité, l’on avancera par la politique. On travaillera moins,
parce que l’État ayant intérêt politique à accueillir favorablement plus
de demandes d’emploi, multipliera les emplois et, selon sa coutume
invariable, à son point de vue très rationnelle, mettra toujours trois
fonctionnaires où il en faudra un. On travaillera moins et l’on aura
moins de responsabilité, l’État ayant toujours intérêt à ne pas renvoyer
des fonctionnaires qui sont les électeurs des parlementaires dont il
dépend; on aura moins de responsabilité. On avancera par la politique,
tout de même que pour raisons politiques on ne sera pas renvoyé; le
fonctionnaire bon électeur, qui pourra très bien être bon fonctionnaire,
avancera bien; mais avancera bien mieux le bon agent électoral qui,
parce qu’il sera bon agent électoral, sera mauvais fonctionnaire; on
avancera par la politique.»
L’intérêt personnel de l’ouvrier de chemins de fer, directement
contraire, du reste, à l’intérêt général, est que l’industrie des
chemins de fer soit nationalisée.
Les professions dites libérales se nationalisent aussi. Une foule de
médecins rêvent d’être fonctionnaires et se font partiellement
fonctionnaires. Ils obtiennent d’être médecins d’asile, médecins
d’hospice, médecins de lycée, médecins de collège, médecins de chemin de
fer (on sait que plusieurs chemins de fer sont d’État). Chose très
remarquable et significative, ils n’y ont aucun intérêt. A moins d’être
des médecins sans clientèle ils n’y ont aucun intérêt; or l’État n’admet
qu’exceptionnellement comme médecin à lui un médecin sans clientèle;
donc les médecins qui sollicitent d’être médecins d’État n’ont aucun
intérêt à cela; car ils sont beaucoup moins payés par l’État qu’ils ne
le seraient par les particuliers et le temps qu’ils consacrent à l’État
est presque du temps perdu, pendant lequel ils pourraient gagner de
l’argent ailleurs. Un directeur de Compagnie de chemins de fer me
disait: «Nous diminuons progressivement, conformément à la loi de
l’offre et de la demande, les émoluments de nos médecins; nous en
trouvons toujours et de très bons; nous finirons par ne les payer qu’en
permis de circulation et nous en trouverons encore; je ne comprends pas;
mais c’est ainsi.»
A un médecin qui me priait d’appuyer sa candidature à un poste de
médecin de chemin de fer je demandais: «Pourquoi y tenez-vous? C’est une
perte. Pendant les heures que vous donnerez à l’administration vous
gagneriez le quintuple de ce qu’elle vous allouera; sans compter que
pendant ces heures si pou rémunérées vous manquez les occasions de
métier utile, n’étant pas chez vous quand on vous vient chercher, etc.
Vous êtes comme un petit commerçant bien achalandé qui fermerait son
magasin six heures par jour, pendant lesquelles il irait travailler dans
un petit bureau des contributions indirectes. Serait-il bien pratique?
Pourquoi donc y tenez-vous?»
Il me répondit: «Il y a un titre et un fixe.» C’était un grand mot. Un
titre et un fixe, c’est la devise même du Français. Avoir quelque chose
à mettre au-dessous de son nom sur ses cartes de visite et être peu payé
d’une façon très régulière, c’est le double rêve de tout bourgeois
français. Avoir un titre c’est pour sa vanité; avoir un fixe c’est pour
son goût de sécurité, pour l’apaisement de sa terreur du risque et des
responsabilités, pour satisfaire, au moins partiellement, son horreur de
l’aventure.
Il ne faut pas croire que dans la passion qu’ont beaucoup de professeurs
pour le monopole de l’enseignement il n’y ait que la haine du
christianisme et l’horreur de la liberté. Il y a beaucoup de cela, je me
fais un plaisir de le reconnaître; la haine du christianisme et
l’horreur de la liberté sont des sentiments français au premier chef;
mais dans cet amour énergique pour le monopole de l’enseignement il y a
aussi autre chose. Il y a le désir, non seulement d’appartenir soi-même
à l’État et d’être sustenté par lui et de n’enseigner que ce qu’il veut
qu’on enseigne; mais le désir que tout professeur soit dans cette
situation, qu’il n’y ait aucun professeur qui n’y soit. Pourquoi? Parce
que le professeur d’État, quoique profondément dévoué à l’État, a un peu
honte d’être un homme lié, d’être un homme dont la pensée n’est libre
que dans une mesure assez restreinte et par conséquent désire qu’il n’y
ait aucun professeur qui soit, ou même qui paraisse plus libre que lui.
Ce sentiment est naturel.
On me dira: beaucoup ne l’ont pas et qui sont peut-être la majorité.
C’est très vrai; mais c’est parce que ceux-ci sont très intelligents.
Ils comprennent ceci: la liberté des travailleurs libres est garantie de
la liberté relative des travailleurs de l’État. Évidemment! S’il n’y a
que travailleurs d’État, l’État, d’abord les paye ce qu’il veut et a une
tendance, à laquelle il finit par céder, de ne leur donner que des
salaires de famine; ensuite il peut exiger d’eux, travailleurs manuels,
en efforts physiques, travailleurs de la pensée, en servilité, tout ce
qu’il veut; esclavage pur; c’est ce que le régime socialiste
réaliserait. Mais s’il y a des travailleurs de l’État et des
travailleurs libres, le travail libre fait au travail d’État une
concurrence de liberté; c’est-à-dire que le travailleur d’État, s’il est
trop molesté, peut toujours s’évader du travail d’État et se jeter dans
le travail libre; et, parce qu’il le peut, il est libre virtuellement
et, parce que l’État sait qu’il le peut, il est forcé de lui laisser une
certaine mesure de liberté, même réelle, comme aussi de le rémunérer
honnêtement.
La liberté du travailleur libre fait donc la liberté relative du
travailleur encaserné.
Les professeurs, pour revenir à leur cas particulier, savent donc très
bien que s’ils sont libres dans une mesure très acceptable, c’est parce
qu’il n’y a pas de monopole de l’enseignement et ils se disent: «Si nous
avions le monopole d’enseigner, nous serions bien! C’est pour nous que
la souveraineté c’est la mort!»
Je suis entré dans l’enseignement d’État (très averti de ce qu’il était,
puisque mon père était professeur) sans aucune appréhension, parce qu’il
y avait un enseignement libre, ce qui, d’une part me permettait de
sortir de l’enseignement d’État, et d’autre part me permettrait de n’en
pas sortir, m’y assurant une vie tolérable précisément parce que l’État
savait qu’en sortir m’était possible. S’il n’y avait pas eu
d’enseignement libre je ne serais pas entré dans l’enseignement d’État.
--De sorte que vous seriez entré dans l’enseignement libre que s’il n’y
en avait pas eu!
--Non; je ne me serais mis dans aucun enseignement; j’aurais pris une
autre carrière.
--Mais si toutes les carrières eussent été d’État?
--Régime socialiste; alors j’aurais été dans un autre pays, estimant
qu’un pays en pur régime socialiste est inhabitable.
Ceux des professeurs qui repoussent le monopole de l’État raisonnent
donc parfaitement dans leur intérêt même et en dehors de toute
considération de principes et idées générales.
Mais ceux qui désirent le monopole sont gens, d’abord, comme je l’ai
dit, qui sont étatistes, ou gens qui ont à l’égard du christianisme une
invincible répulsion; ensuite des gens qui aiment qu’on leur impose une
façon de penser parce qu’ils aiment qu’on pense pour eux et voilà
précisément le fond des choses.
Il n’y a rien de plus curieux à étudier que cette mentalité. C’est une
mentalité catholique. Les penseurs partisans du monopole sont des
catholiques ultramontains. Le catholique est un homme qui fuit la
responsabilité de penser. Eux tout de même, exactement. La
responsabilité de penser est très lourde. Elle a fait trembler plus d’un
esprit. Il ne faut pas manquer de courage et il faut manquer de modestie
pour se dire à un moment donné: «Je ne tiendrai pas compte de la pensée
de mon troupeau et je tâcherai de penser avec mon cerveau comme je
digère avec mon estomac.» Cela n’a l’air de rien et cela demande un
immense effort. Il est étonnant comme l’homme est naturellement modeste.
Il délègue des gens pour penser pour lui et il se reconnaît incapable de
penser lui-même. Tout le catholicisme n’est que cela.
J’ajoute tout le protestantisme, à très peu près. Sans doute les
protestants pénétrés de la pensée de Luther ont des formules de ce
genre: «Toute religion que l’on ne s’est pas faite à soi-même est une
superstition et non une religion»; «Faites-vous vous-même une âme, ou
vous n’en aurez point»; «Celui qui accepte d’un autre l’âme qu’il doit
avoir n’est qu’un corps.» Si bien que je disais à un protestant: «Alors,
tout protestant qui n’est pas hérétique au protestantisme n’est pas
protestant?»--«Vous croyez plaisanter», me répondit-il.
Oui, les protestants ultra-libéraux raisonnent ainsi ou font effort pour
raisonner de la sorte. Mais la plupart ne sont que des catholiques
latitudinaires. Ils ont leur dogme où ils prétendent parfaitement que le
fidèle s’ajuste et ils demandent très bien au fidèle de donner sa
démission d’être pensant. La seule différence c’est qu’ils sont moins
stricts. _In dubiis libertas._ Il y a seulement un peu plus de _dubia_
chez les protestants. L’esprit catholique domine et pénètre toutes les
religions parce qu’il est l’esprit religieux lui-même; l’esprit
religieux c’est: craignez de penser isolément; pensez par troupe; _væ
soli putanti._
C’est cet esprit religieux, c’est cet esprit catholique que les
monopolistes possèdent admirablement ou plutôt dont ils sont possédés.
Pour eux, comme pour les catholiques, il faut qu’il n’y ait qu’une
croyance. Qui la donnera? Le troupeau à chacun. Et qui la donnera au
troupeau? le chef du troupeau. Ils sont les fidèles de l’État-Pape.
Et ce papisme anticlérical est, comme le pape catholique quand il est
puissant, partisan de toutes les mesures de coercition et n’admet de
clergé de la pensée que le sien et que celui de la sienne; cela est bien
simple.
Mais pourquoi les monopolistes ont-ils cet état d’esprit, en dehors,
assez souvent, de toute pensée religieuse ou politique? Un peu par
monisme, un peu et surtout, par effroi de la _responsabilité
intellectuelle_. Le monisme, qui est un goût très répandu, est le culte
de l’uniformité. Que tout soit égal, cela, pour certains esprits, est
très beau et satisfait leur esthétique particulière et pour que tout
soit égal le meilleur moyen est que toutes choses soient la même chose.
Une seule pensée dans tout l’État cela nivelle et égalise admirablement
tous les cerveaux et ne permet pas ces différences entre les esprits
supérieurs et les esprits moindres qui sont si désagréables à la vue;
une seule pensée dans tout l’État, cela est l’ordre même, puisqu’il est
le contraire de l’irrégularité et par conséquent du désordonné; une
seule pensée dans tout l’État c’est la fin de l’anarchie et l’anarchie
impossible; il n’y a pas de plus beau spectacle; c’est la Bauce; la
Bauce est une perspective admirable.
N’y a-t-il pas une douleur presque physique à voir un Voltaire et un
Rousseau différer d’opinion pendant vingt ans et, par leurs disciples,
pendant beaucoup plus longtemps? Ce douloureux spectacle aurait été
épargné à l’humanité s’il y avait eu unité de pensée imposée par une
autorité intellectuelle supérieure qui n’eût pas admis de divergences.
Cette pensée unique, résumé de la pensée générale de la nation, eût sans
doute supprimé Voltaire aussi bien que Bousseau et Rousseau aussi bien
que Voltaire, mais elle eût établi l’uniformité et il n’y a rien de beau
comme l’uniformité, ce signe et du reste cette forme de l’égalité. _Ut
fint æqualitas._
Avez-vous remarqué que Montesquieu met au choix? Au choix entre quoi?
Entre la liberté et l’égalité, très nettement; c’est dans sa _Défense de
l’esprit des lois_: «J’ai fait sentir que nous sommes libres dans l’État
politique par la raison que nous ne sommes point égaux.» Et en effet
tout son livre fait sentir cela; mais il ne l’a jamais dit aussi
formellement que dans cette ligne-ci. On ne peut être libre qu’en raison
de l’inégalité, pour l’assez bonne raison que l’égalité supprime toute
liberté et est bien forcée de la supprimer pour subsister elle-même,
puisque toute la liberté, _dès que quelqu’un en use_, crée une
supériorité ou une infériorité et détruit l’égalité. Liberté et égalité
sont donc antinomiques et il faut choisir. Nous choisissons, nous,
monistes, l’égalité, parce qu’elle est plus belle créant l’uniformité;
nous repoussons la liberté comme créant l’irrégularité des lignes et par
conséquent la laideur. Voilà le monisme intellectuel.
Les monopolistes sont assez souvent des monistes, des artistes épris
de la Bauce. Ils sont beaucoup plus souvent des amoureux
d’irresponsabilité, des hommes qui reculent devant la responsabilité
intellectuelle. Il n’y a rien de cruel pour certains esprits comme
d’avoir une pensée dont ils ne peuvent pas se décharger et se reposer
sur quelqu’un qui la leur a donnée ou qui l’a comme eux. Ils se sentent
seuls et ils sentent autour d’eux comme un grand silence qui les
effraye. Doudan dit quelque part: «Dès que l’on avance un peu dans une
étude, le bruit des lieux communs se tait et l’on se trouve dans un
grand silence qui est très favorable au travail de la pensée.» Fort
bien; mais ce grand silence est pénible à un très grand nombre
d’esprits. Il les accable en leur signifiant qu’ils ne pensent plus en
commun avec leur groupe, avec leur parti, avec leur nation, avec leur
religion. L’homme qui quitte sa religion, sa patrie, seulement son
parti, a froid. Il se sent éloigné du foyer, il se sent séparé, exilé,
émigré. J’en ai connu qui, trouvant que leur parti avait tort, le
disant, le suivaient encore, parce qu’à le quitter il y aurait eu une
sorte d’arrachement. Il ne leur semblait pas que l’homme fût fait pour
penser juste tout seul; mais plutôt, à la rigueur, s’il le fallait, pour
penser faux et injustement avec sa troupe. Il leur était moins
douloureux de s’arracher à eux-mêmes que de s’arracher à leurs entours.
--Mais n’est-ce pas là ce qu’on appelle manquer de conscience?
--Je ne crois pas; car c’est précisément un trouble et un émoi de
conscience qui arrêtaient ceux dont je parle. Ce n’est pas manquer de
conscience, c’est plutôt en avoir deux; c’est avoir une sorte de
conscience collective luttant contre une conscience individuelle. Et en
un mot c’est reculer devant une pensée dont on est responsable,
puisqu’on l’a seul. La pensée qu’on a avec d’autres n’est pas lourde à
porter, puisque tant d’autres la portent avec vous. Voilà
l’irresponsabilité intellectuelle et même un peu l’irresponsabilité
morale. Les hommes qui repoussent la liberté d’enseignement et qui
veulent que l’enseignement ne soit que métier d’État sont des hommes qui
veulent penser par ordre, sur ordre, selon un ordre et pour l’ordre.
C’est peut-être pour cela qu’ils s’appellent libres penseurs.
Ils sont éminemment sociaux, je le reconnais; mais ils sont pour
employer la terminologie de Comte, dans la statique sociale et non dans
la dynamique sociale. Avec eux et eux étant seuls, l’État ne serait
point troublé, mais il ne bougerait jamais; car--quoique la chose soit
contestée par quelques sociologues modernes--c’est tout à fait mon avis
que ce sont les inventeurs qui sont créateurs de mouvement. «L’État, dit
Nietzsche, est le monstre le plus froid de tous les monstres froids»; et
je ne me flatte pas de savoir de certaine science ce qu’il veut dire.
Peut-être veut-il faire entendre que l’État n’a en lui-même aucune
chaleur créatrice et qu’il doit la recevoir des individus qui en ont. Il
est possible.
Au demeurant, croyez que quand l’État sera chargé de penser pour tout le
monde il y aura un refroidissement intellectuel très général; il y aura
conservation relative et toujours plus faible de chaleur ancienne; mais
il n’y aura plus de foyer. Je conviens qu’il y aura uniformité et qu’on
n’entendra plus la cacophonie des voix discordantes, ce qui est
peut-être un grand bien.
Tant y a que la crainte des responsabilités est la raison de cette
passion du fonctionnariat qui est la marque au moins la plus apparente
du caractère français et que cette passion du fonctionnariat, en même
temps qu’elle est un signe de l’affaiblissement de l’énergie française,
en est une source.
III
DANS LA FAMILLE
Que la famille française soit une des plus belles choses que la France
puisse proposer au respect et même à l’admiration de l’étranger et que
l’étranger, spontanément la respecte et l’admire souvent et même toutes
les fois qu’il ne la juge pas sur le témoignage de nos romanciers
surannés, j’en conviens de tout mon cœur et suis très heureux d’en
convenir. Mais ceci est un livre de critique qui marque les points
faibles de notre constitution morale et de notre constitution politique
pour tâcher de suggérer l’idée et le désir de réparations possibles.
Or dans la famille elle-même l’effroi des responsabilités, ou, et aussi,
la manière fausse d’entendre les responsabilités sont des points faibles
qu’il faut signaler et avec toute la précision qu’on y pourra mettre.
Les bourgeois français aiment leurs enfants de tout leur cœur et même
ils les aiment trop si l’on peut trop les aimer; enfin ils les aiment de
tout leur cœur. Ce pays est peut-être le seul--ou il est celui où cela
se passe le plus souvent--où mari et femme qui ne s’aiment point
finissent par s’aimer dans leurs enfants et par amour de leurs enfants,
de telle sorte qu’ils deviennent absolument dévoués l’un à l’autre.
S’ils savaient s’observer (et cela ne doit pas laisser de leur arriver
quelquefois) ils se diraient, jusqu’à leur premier enfant: «Nous ne nous
aimons guère; nous nous sommes mariés par convenance, comme on fait
presque toujours en France, et sans nous connaître, comme on fait
toujours en France; ou nous nous sommes mariés par inclination, comme on
fait quelquefois en France, mais sans nous connaître comme en France on
fait toujours; et voilà que nous ne nous aimons point du tout.»
Et ils se diraient à partir de leur premier enfant: «ce qui sauve tout
c’est l’enfant; elle l’aime infiniment, je l’aime beaucoup; je suis
content d’elle relativement à lui; nous ne nous querellons plus beaucoup
depuis qu’il est là; à elle je pardonne tout à cause de lui.»
Et ils se diraient vingt ans plus tard: «Nous les avons élevés avec un
dévouement absolu, avec des soins infinis et une sollicitude de tous les
instants; c’est la meilleure mère du monde; je le lui dis avec émotion;
elle me dit avec attendrissement que je suis un très bon père; ces
moments sont très doux. Tiens! Mais... nous nous aimons!»
Les époux français s’aiment profondément après qu’est passé l’âge de
l’amour. Cela vient de ce qu’ils s’aiment dans l’amour qu’ils ont pour
leurs enfants. Je crois qu’il y a des pays où c’est l’amour qui fait les
enfants et qu’en France c’est des enfants que naît l’amour. Pourvu qu’il
y soit, c’est l’essentiel.
Les Français aiment donc profondément leurs enfants. Seulement, et par
amour pour leurs enfants ils n’en font pas; et par amour pour leurs
enfants ils ne les élèvent pas.
Par amour pour leurs enfants ils n’en font pas. Comme Ugolin dévorait
ses fils pour leur conserver un père, les Français s’abstiennent d’avoir
des enfants pour leur conserver un père riche ou à l’aise et pour qu’ils
ne soient point dans la misère. La terreur des pères de famille français
c’est d’avoir plus de deux enfants, ou, même, plus d’un. S’ils en ont
plus de deux, ils les aperçoivent, dans l’avenir, moins à l’aise qu’ils
ne sont eux-mêmes et en droit de le leur reprocher et c’est devant cette
responsabilité qu’ils reculent avec effroi. Si même ils n’en ont que
deux ils se disent, avec raison du reste et en bons calculateurs, que
quand leurs enfants se marieront, eux, parents, subsistant encore,
malheureusement, le bien sera divisé en quatre, deux portions pour les
parents, une pour chaque enfant; que, par conséquent chaque enfant n’en
aura qu’un quart jusqu’à la mort de ses parents, portion congrue,
portion bien faible: «Oh! le pauvre petit ménage qu’aura notre fille!
Oh! l’étroite entrée dans la vie qu’aura notre fils, qui, en sa qualité
de fonctionnaire, sera peu payé. Il faudrait n’avoir qu’un enfant.»
Ainsi raisonnent-ils, par crainte de la responsabilité qu’il y a à avoir
plus de deux enfants, plus d’un. Ce qui fait quelquefois qu’ils poussent
jusqu’à deux, c’est, quand ils commencent par une fille, le désir
d’avoir un fils; mais ce désir même ne les pousse pas toujours jusqu’au
courage d’avoir deux enfants. Toujours ils en désirent un, l’amour
paternel étant très vif chez eux; mais plus d’un, très rarement. Ils ont
besoin d’avoir un être sorti d’eux qu’ils aiment, qu’ils chérissent,
qu’ils caressent et qu’ils gâtent délicieusement et de qui ils se
croient aimés; or un seul suffit pour cela et, dès qu’ils l’ont, le
sentiment paternel est éteint par le sentiment paternel lui-même, je
veux dire le désir d’avoir des enfants éteint par la satisfaction d’en
avoir et par l’idée des devoirs immenses qu’ils ont à l’égard de celui
qu’ils ont.
Il y a en France, ne nous y trompons pas et sachons le dire, une
désapprobation des pères de famille, une mésestime, oui, une espèce de
mépris à l’endroit des pères de famille qui ont de nombreux enfants;
ceux-ci sont considérés comme de mauvais pères, puisqu’ils ont frustré
leur premier enfant du bénéfice d’être seul ou leurs deux premiers
enfants du bénéfice de n’être que deux. Ce sont gens qui n’aiment pas
leurs enfants; et leurs enfants aînés eux-mêmes partagent obscurément ce
sentiment-là. Et ce sont gens aussi qui n’ont pas eu la vertu française
par excellence, la vertu sacrée, la seule vertu vraiment estimée,
l’économie; ce sont des prodigues, des dissipateurs, des dilapidateurs.
Au fond, aux yeux de tout bourgeois français le père de famille qui a eu
six enfants est un bohème et l’on devrait lui donner un conseil
judiciaire.
Ce qui s’ensuit de tout cela, c’est d’abord que la famille française est
très unie, très concentrée, très ramassée, très respectable, sympathique
et touchante; mais, à un certain point de vue, n’existe pas. La vraie
famille, c’est la famille nombreuse, à nombreux enfants. Dans cette
famille-ci, il y a, chose étrange au premier abord, mais qui s’explique
quand on y réfléchit, beaucoup plus d’amour des enfants pour le père et
la mère, peut-être un peu de jalousie, je l’ai indiqué, de la part des
aînés, mais de la part des puînés qui sont les plus nombreux et, par
contagion, de la part de tous, beaucoup plus d’amour, de respect, de
culte pour le père et la mère, qui semblent des patriarches, des chefs
de _gens_, des chefs de nation et qui ont comme une espèce de gloire.
Vous n’êtes pas sans avoir connu des familles nombreuses; car il y en a
encore; et vous avez parfaitement démêlé ce sentiment-là.
De plus, dans cette famille à nombreux enfants, des habitudes de tribu
se forment tout naturellement. Il y a dans cette famille des rejetons
sains, d’autres qui le sont moins; ceux-ci sont redressés ou tenus en
respect par les autres; le mauvais sujet a pour correcteurs, non pas
seulement son père et sa mère, mais ses frères honnêtes gens; la famille
est une espèce de tribunal et de jury où les bons l’emportent et
traduisent à leur barre les mauvais; à supposer même que les mauvais
soient en majorité, deux sont intimidés dans le mal par un seul qui est
du côté du père et de la mère et qui est fortifié par eux comme il les
fortifie; en un mot la famille est une société, où les éléments mauvais
sont plus que contrebalancés et sont contenus par les éléments bons;
tandis que, dans une famille à un seul enfant, s’il est bon, rien de
mieux, mais s’il est mauvais, ses parents n’ont pas d’auxiliaire contre
lui. La nombreuse famille a en elle-même une très grande force pour le
bien.
Dans la famille à un enfant unique, il arrive d’abord ceci, souvent, que
l’enfant unique disparaît et que ce grand effort d’amour fut en pure
perte, par lequel la famille s’est bornée à un seul enfant; ensuite, si
l’enfant unique ne disparaît point, il arrive ceci qu’il est élevé avec
une excessive faiblesse, qu’il est gâté, par suite qu’il est égoïste et
qu’il n’aime point ses parents. Il y a des exceptions; elles sont assez
rares.
Que l’enfant unique n’aime point ses parents ou les aime peu, c’est une
chose si naturelle qu’elle n’a guère besoin d’être expliquée: c’est par
la jalousie amoureuse que l’enfant apprend l’amour; jalousie amoureuse
le plus souvent tendre, douce et très aimable; mais enfin c’est
parfaitement par jalousie amoureuse: «Tu aimes mieux ma sœur que moi; tu
ne m’aimes pas tant que mon frère.--Mais si! Je vous aime autant l’un
que l’autre.» Le petit jaloux est à peu près convaincu; en attendant
c’est un mouvement de jalousie qui lui a appris l’amour et l’amour ne
sortira pas de son cœur.
L’enfant unique, uniquement adoré, trouve cela naturel, et se laisse
adorer sans réciprocité et sans rien qui l’excite à la réciprocité, ou
qui, même, lui en donne l’idée. L’enfant unique est analogue au mari
trop aimé de sa femme ou à la femme trop aimée de son mari; il n’aime
point; cela semble trop dû qui n’est pas refusé, qui ne l’est jamais,
même à demi, même un peu, même apparemment; cela semble trop dû qui vous
est prodigué.
Chose très particulière, que je crois avoir observée, ou peut-être je me
trompe; les parents à enfant unique semblent trouver tout naturel de
n’être point aimés du tout; peut-être ne s’en aperçoivent-il pas; je
crois pourtant qu’ils s’en aperçoivent un peu et qu’ils trouvent que
cela va de soi; ils semblent sentir qu’à l’infini doit répondre
rien--«infini, rien», comme dit Pascal à propos de tout autre
chose--qu’à une affection sans bornes, doit répondre, par impuissance de
l’égaler, une affection très languissante, et à une affection d’une
incroyable activité une affection toute passive.
Toujours est-il que l’enfant unique est très passif en affection et que
ses parents n’aperçoivent pas cette passivité ou en prennent leur parti
ou semblent la voir avec une espèce de plaisir. Les situations anormales
dénaturent les sentiments. Vous connaissez tous l’amour éperdu qu’a pour
sa femme l’homme que sa femme n’aime point, ses regrets désespérés quand
il la perd, son mot, bien souvent entendu: «La pauvre femme! Comme elle
ne m’aimait pas! Comme je n’ai pas su m’en faire aimer!» Les parents à
enfant unique ne sont qu’un peu comme cela; mais ils le sont un peu, les
mères surtout: «Il ne m’aime pas! Il m’est si supérieur! Il est
adorable! Comment ne pas aimer cet enfant-là?»
Et en effet la non-affection de celui que vous aimez vous confirmant
dans le sentiment que vous avez de sa perfection incommensurable avec
votre indignité, vous confirme dans l’adoration que vous avez pour lui.
Seulement, c’est imbécile. C’est à cette imbécillité-là que conduit le
soin imprudent de n’avoir qu’un enfant au lieu de dix.
Les conséquences ethniques ne sont pas moins graves ni moins
douloureuses à considérer. Un peuple non géniteur placé à côté de
peuples très prolifiques, ou seulement plus prolifiques que lui, est
doucement envahi par eux d’une façon continue. La France, entre
l’Allemagne et l’Italie, perd pacifiquement une bataille par an du côté
de l’Italie et deux du côté de l’Allemagne. Les enfants qu’elle ne fait
pas sont remplacés par ceux que font l’Allemagne et l’Italie et qu’elles
nous envoient par manque de place chez elles et abandon de places vides
chez nous. Rome est devenue une ville grecque, disait Juvénal; avec
beaucoup moins d’hyperbole que lui, je dirais: la France urbaine est
devenue allemande et italienne. Ajoutez le peuple cosmopolite, le peuple
juif, qui ne se trouvant nulle part mieux qu’en France et étant très
prolifique, peuple notre territoire urbain très largement. A la vérité
et je tiens essentiellement à le dire, le creuset intellectuel français
est si fort, si ardent, si puissant, que de fils d’Allemands, de fils
d’Italiens et de fils de Juifs il fait très vite des Français qui ont
presque tous les caractères des Français de race et qui sont presque
indiscernables des Français de vieille souche. Allemands, Italiens et
surtout Juifs sont très productifs de Français ayant les qualités et les
défauts français. Mais voilà qui n’est consolateur qu’à demi; car si ces
fils de métèques sont des Français très acceptables au point de vue de
l’intelligence et même du cœur, il ne se peut pas qu’ils soient très
français au point de vue du patriotisme. La chose a lieu, me dira-t-on.
Je le sais; mais je sais aussi qu’elle est rare. C’est parmi les fils de
métèques qu’est l’état-major des antipatriotes et c’est surtout parmi
les métèques qu’on trouve le plus d’_indifférents_ à l’idée de Patrie.
De sorte que c’est la _paucinatalité_, comme dit M. Édouard Petit dans
la langue qui lui est particulière, qui contribue le plus à
l’affaiblissement du patriotisme.
Il est remarquable, en tous cas, que le fléchissement du patriotisme
chez nous a très précisément coïncidé avec la diminution de la natalité
proprement française. Un moyen de battre en ruine le patriotisme, si
odieux à certains, est de ne pas avoir d’enfants. Quand un instituteur
devient père je gage que les autres lui disent: «Vous faites des
enfants; vous n’êtes pas des nôtres.» S’ils ne le lui disent pas, c’est
qu’ils n’y entendent rien.
J’ai dit: par terreur des responsabilités, les Français ne font pas
d’enfants; ils élèvent mal ceux qu’ils font; je passe à l’examen de
cette seconde assertion.
Rien n’effraye plus le Français que d’élever son enfant lui-même. Il
gâte ses enfants, il ne les élève pas. D’abord quand il s’agit d’une
fille, le père français ne l’élève jamais; il la laisse élever à sa
mère; c’est toujours une lourde faute. J’ai hâte de dire que le père,
très occupé en dehors par le soin très sacré de gagner la vie de ses
enfants, ne peut pas consacrer beaucoup de temps à l’éducation de ses
filles, ni même de ses fils. Encore est-il qu’il doit donner et avec
beaucoup d’autorité une direction générale. Je dirai presque _surtout_
l’éducation des filles le regarde jusqu’à un certain âge de celles-ci,
jusqu’à leur quatorzième année environ. La mère a une foule de qualités
féminines qu’elle communique insensiblement à sa fille et rien de mieux;
mais elle a aussi une foule de défauts féminins qui doivent être
contrebalancés par l’influence masculine, paternelle. Ces défauts que la
mère ne peut pas combattre chez sa fille, que même elle ne peut pas ne
pas lui donner, il faut que le père les signale à sa fille, toujours,
certes, en disant que sa mère ne les a pas, et en s’appuyant sur cette
affirmation que sa mère ne les a pas pour les mieux combattre; mais
enfin il faut qu’il les signale et qu’il les condamne.
Par parenthèse en les combattant chez sa fille avec affirmation
énergique que la mère ne les a pas, il les guérira, du même coup, un
peu, chez la mère. Le désordre, la nonchalance, la paresse,
l’atermoiement éternel («Nous avons bien le temps») l’inexactitude, le
bavardage, j’en passe, comment veut-on qu’une mère française guérisse sa
fille de toutes ces imperfections-là? Par son exemple? Vous plaisantez.
Par ses paroles? C’est plus possible; mais vous n’ignorez pas que si
l’on se corrige peu de ses défauts c’est qu’on les prend pour des
qualités et que l’on passe sa vie à s’en féliciter.
Donc jusqu’à un certain âge, il est très important que le père
intervienne très adroitement, sans doute, et avec la discrétion
nécessaire, mais très diligemment, dans l’éducation de ses filles.
Royer-Collard avait autant d’autorité dans sa maison que dans les
assemblées politiques, ce qui chez un homme d’État est la chose la plus
rare du monde. Il était très impérieux avec Mlles Royer-Collard; il leur
disait entre autres choses: «Vous ne serez pas des demoiselles, je vous
en empêcherai bien.» Je ne sais pas s’il les en a empêchées; mais je
sais qu’il comprenait bien les devoirs du père de famille à l’égard de
ses filles.
La plupart des pères de famille français, à l’égard de leurs filles, se
contentent de les voir croître en gentillesse, en grâces, en agréments
et ne s’occupent pas d’autre chose. La responsabilité d’un travail si
délicat que l’éducation des filles leur paraîtrait lourde. Ils sont des
Chrysale. Avez-vous remarqué que Chrysale n’a pas du tout élevé ses
filles? Elles sont _toutes deux_ façonnées par leur mère. Philaminte a
eu une influence directe sur Armande qui est devenue une pédante. Elle a
eu une influence à contre-effet sur Henriette qui, ayant le tempérament
de son père, a été en réaction contre sa mère, mais en réaction un peu
vive, un peu agressive, poussée trop loin, jusqu’à ceci qu’elle est un
peu plébéienne, un peu soubrette dans ses propos. «Cette jeune fille
manque de duvet», a dit Jules Lemaître. Ou, si vous voulez, Philaminte a
formé Armande et par réaction contre Armande, Henriette a donné, avec
beaucoup d’esprit, dans un peu de trivial. Ce pauvre Chrysale n’a même
pas eu d’influence sur sa sœur. Celle-ci s’est donnée à Philaminte,
comme à une personne très distinguée dont elle était fière et heureuse
d’être devenue la belle-sœur, mais, bourgeoise presque peuple, comme son
frère est bourgeois presque peuple, c’est une Philaminte très commune,
qui ne lit guère que des romans et dont le rôle de femme savante
consiste surtout à se piquer de savoir l’orthographe; femme savante de
petite ville. Tant y a que son frère n’a pas eu d’influence sur elle et
ne peut même pas dire: «Ma pauvre bonne sœur au moins m’était restée.»
Il y a chez nous beaucoup de pères de famille qui lui ressemblent. Bien
des chefs de famille français sont des Chrysale.
Il est un point extrêmement grave dans l’éducation des filles où cette
terreur de la responsabilité est poussée jusqu’au plus grand ridicule et
aussi constitue le plus grand danger du monde. A la vérité ce sont les
mères que ce soin concerne et les pères n’y ont rien à voir. Je parle de
la révélation à faire à la jeune fille des rapports entre homme et
femme. Il est entendu dans la plupart des familles françaises que cette
révélation ne doit jamais avoir lieu, ou doit avoir lieu deux ou trois
heures avant le coucher de la mariée. Il n’y a rien de plus dangereux.
Ou la jeune fille reste ignorante, ce qui arrive beaucoup plus souvent
qu’on ne croit, ou elle apprend les choses par ses jeunes amies. Dans le
premier cas elle est exposée à de graves périls; dans le second elle a
une instruction confuse, trouble et qui la trouble, et indécente. Les
mystères de la vie doivent être enseignés nettement, chastement,
sérieusement, gravement, comme la chose la plus grave en effet, la plus
sérieuse et la plus chaste; mais les mères reculent devant la
responsabilité qu’il leur semble qu’elles encourent en les enseignant.
Dévelouter l’âme de leurs filles leur semble une mauvaise action. Elles
aiment donc mieux que d’autres la fassent? Non pas précisément; mais
elles remettent indéfiniment à la faire jusqu’au moment où vaguement
elles se disent, sans vouloir en être sûres, qu’elle est faite. Il y a
là un manque de courage très caractérisé, qui est en même temps une
forte imprudence. La jeune fille doit être instruite brièvement et
clairement sur les réalités de l’amour dès qu’elle est jeune fille. Le
seul moyen de rendre les dangers évitables est de ne pas les laisser
inconnus et le seul moyen d’empêcher les curiosités d’être malsaines est
de les satisfaire sainement.
* * * * *
On voit quelles nombreuses et diverses _phobies_ à l’égard des
responsabilités existent dans les familles françaises. Chez ce peuple si
courageux, le courage civil manque et aussi le courage familial. Le
courage familial est le premier, comme en date, de tous les courages.
C’est celui sur lequel s’appuient tous les autres ou plutôt il est
l’atmosphère où tous les autres devraient, sinon précisément prendre
naissance, du moins se nourrir, se développer, s’entretenir et se
retremper.
IV
DANS LES MŒURS POLITIQUES
Il y a deux choses en politique, la constitution politique et les mœurs
politiques. La constitution politique, chez les Français, pour commencer
par elle, est fondée sur l’irresponsabilité universelle. Sous l’ancien
régime il y avait une responsabilité très réelle, c’était celle du roi.
On l’oublie trop; mais si le roi était absolu, ce qui, du reste, était
absurde, il était éternellement et absolument responsable et on le lui
faisait sentir. Notez bien que depuis la fin des guerres civiles du XVIe
siècle la royauté française a gouverné despotiquement; mais toujours
combattue par des révoltes. Le règne de Louis XIII est une lutte
incessante de la royauté contre la noblesse en insurrection; la minorité
de Louis XIV de même, en ajoutant à la noblesse les magistrats et le
peuple; Louis XIV, quand il gouverne lui-même, a à lutter contre les
Protestants qu’il a imprudemment provoqués; et il est toujours inquiet
du côté des Parlementaires et vit toujours comme à la veille d’une
Fronde. Comprenons bien que la monarchie dite absolue se sentait
continuellement menacée et par conséquent se sentait très responsable.
Elle avait ses moments d’enivrement de pouvoir absolu, mais
perpétuellement le sentiment confus--quelquefois très clair--que
quelqu’un existait, bien près d’elle, qui lui demandait des comptes ou
qui allait lui en demander. Sa sagesse, intermittente, tint à cela; sa
folie fut de ne pas comprendre que cette responsabilité confuse et
indéterminée, il fallait l’organiser, qu’un despotisme tempéré par
l’insurrection ou par la peur de l’insurrection est un despotisme
menacé, un despotisme intimidé, mais non pas une monarchie tempérée;
qu’il faut préciser la responsabilité pour qu’elle soit normale et pour
qu’elle soit féconde en résultats heureux; qu’il faut désarmer
l’insurrection par avance en donnant la parole à l’opposition et qu’on
ne trouve pas le peuple en face de soi quand on lui a permis de parler
et quand on a tenu compte de ses paroles.--Mais encore la responsabilité
existait et elle était très nettement sentie.
Elle l’était d’autant plus que la royauté se sentait, un peu vaguement,
je le reconnais, mais se sentait usurpatrice. Elle savait qu’il avait
existé une constitution, que le royaume avait eu des «lois
fondamentales» liant le roi, inviolables au roi et que le roi avait peu
à peu laissé tomber en désuétude, surtout à la faveur des troubles
civils, toujours utiles au vainqueur, mais lois fondamentales qui
avaient existé et qui existaient comme virtuellement encore. Je ne
connais pas un écrivain politique de l’ancien régime qui ait soutenu que
le royaume de France fût un royaume despotique. Tous ont dit qu’il y
avait des lois au-dessus du roi et que le roi ne pouvait pas faire tout
ce qu’il voulait. Quand la royauté disait--et elle l’a dit cent fois,
s’adressant aux Parlementaires--«que le pouvoir législatif était dans le
roi» elle savait qu’elle ne disait pas la vérité et elle se sentait
parfaitement usurpatrice.
Le clergé seul lui disait presque toujours qu’elle était souveraine, ne
tenant son pouvoir que de Dieu; seulement il lui constituait, du même
coup, une responsabilité très redoutable; il lui criait qu’elle était
responsable devant Dieu et qu’elle devait compte à Dieu de ce qu’elle
faisait contre le peuple ou sans s’inquiéter de lui.
On me dira que cette responsabilité peut paraître légère, indéfinie,
parce qu’elle est infinie et que la royauté pouvait un peu dire comme
Tartuffe: «Si ce n’est que le ciel...» Il ne faudrait pas trop prendre
les choses ainsi; il ne les faudrait prendre de la sorte que si le
clergé eût dit cela à la royauté tête à tête et à voix basse. Mais il
les disait tout haut et c’est ici que la responsabilité temporelle
commence. Il les disait tout haut et le peuple les entendait aussi bien
que le roi et prenait là le sentiment de la responsabilité royale.
Gouverner justement était un devoir envers Dieu, soit; mais c’était un
devoir envers le peuple que de le gouverner comme Dieu voulait qu’on le
gouvernât. Là se retrouvait encore, quoique affaiblie, la vieille
intervention du pouvoir spirituel dans le pouvoir temporel au nom du
Dieu souverain, intervention qui avait été souvent si puissante et si
salutaire sur les princes barbares. Remarquez qu’un souverain craignant
Dieu sent sur lui une responsabilité plus lourde quoiqu’il soit prince
absolu, qu’un souverain nommé par le peuple et relevant nominalement de
lui. Quand l’Église disait: «Toute puissance humaine vient de Dieu»,
elle courbait, croit-on généralement, elle écrasait le peuple sous le
souverain. Prenez garde! En disant au roi que la puissance venait de
Dieu elle le faisait du même coup responsable devant Dieu d’une façon
terrible. Au contraire, le souverain qui se dit qu’il ne relève que du
peuple sent bien qu’il ne relève de personne, qu’il ne relève que du
succès, qu’il sera aimé tant qu’il sera heureux, détesté, abandonné,
renversé quand la fortune tournera contre lui. Le souverain qui est de
Dieu a fait un pacte avec Dieu; le souverain qui relève du peuple a fait
un pacte avec le hasard. Il faut tenir compte de cela.
Je reconnais, j’ai reconnu, que pour que le pacte avec Dieu sortisse son
effet salutaire, il faut que le prince ait la crainte de Dieu et il faut
convenir aussi que c’est précisément cette crainte qui s’était très
notablement affaiblie chez nos rois de l’ancien régime, le dernier
excepté; mais j’ai voulu faire entendre que, sous l’ancien régime, si la
responsabilité constitutionnelle n’existait pas, une responsabilité
cependant existait et même à triple forme, responsabilité envers Dieu
qui ne laissait pas de se faire sentir encore, responsabilité envers une
Constitution «qui n’était jamais qu’enfreinte» comme a dit
spirituellement Mme de Staël, mais dont on avait cependant l’idée et qui
était souvent rappelée par les jurisconsultes; responsabilité envers le
peuple, devant qui le roi, précisément parce qu’il avait annihilé les
corps intermédiaires, _se sentait tout seul_ en cas de faute grave, ce
qui met en état de réflexion et de crainte.
De nos jours, constitutionnellement, nous avons limité les
responsabilités du pouvoir jusqu’à les faire presque nulles; et par les
mœurs politiques altérant la Constitution nous avons réduit à rien les
responsabilités déjà très faibles constitutionnellement du pouvoir
central et de ses agents. Le président de la République a d’assez grands
pouvoirs; il peut proroger la Chambre des députés pour plusieurs mois;
il peut, avec l’aveu du Sénat, dissoudre la Chambre des députés et en
appeler à de nouvelles élections; il peut, ce qui est un _veto_
suspensif, ordonner aux Chambres une nouvelle délibération d’une loi
votée par elles. Il est curieux que toutes ces dispositions sont
devenues lettres mortes, n’existent plus que sur le papier, sont dans la
pratique comme si elles n’étaient pas et en réalité n’existent point.
Depuis la dissolution de la Chambre par le président Mac-Mahon, au 16
mai 1877, jamais une Chambre des députés n’a été dissoute. Jamais,
depuis 1871, le président n’a provoqué une seconde délibération d’une
loi votée. Jamais, depuis 1877, le président n’a prorogé une Chambre des
députés. Il y a plus. Constitutionnellement le président a le droit de
communiquer sa pensée aux Chambres par des messages. Thiers usa très
souvent de ce moyen de gouvernement. C’en est un en ce sens que, par le
message, le président à la vérité n’ordonne rien; mais s’il y a
discordance entre son parlement et lui il en fait juge la nation qui lui
dira, soit en nommant à nouveau les mêmes députés qu’elle n’est pas avec
lui, soit en en nommant d’autres qu’il est avec elle. C’est donc une
responsabilité qu’il prend et un moyen détourné de gouverner qu’il
adopte quand il adresse un message aux Chambres. Jamais, depuis
Mac-Mahon, ce moyen n’a été employé.
Et enfin, constitutionnellement, le président est irrévocable pendant
sept ans. Les Chambres ont révoqué un président, Jules Grévy, sans aucun
texte formel de révocation puisque cela eût été inconstitutionnel; mais
en lui intimant l’ordre de se démettre par la formule célèbre: «La
Chambre... le Sénat... attendant une communication de M. le Président de
la République...»
Il résulte de tout cela, suivant l’expression très heureuse de M.
Aulard, qu’une Constitution _réelle_ a remplacé la Constitution légale
et si radicalement qu’on n’oserait pas violer la Constitution
réelle pour appliquer la Constitution légale et que procéder
constitutionnellement paraîtrait effrontément inconstitutionnel.
Et cette Constitution réelle tient en un mot: le Président de la
République française n’est rien; ou dans un autre mot: il n’y a pas de
Président de la République française.
Cela est si vrai qu’un homme d’État qui est nommé président de la
République ne sent pas autre chose que ceci que sa carrière politique
est finie. Elle l’est totalement et pour toujours. Car, comme président
de la République, il ne devra que ne rien faire et ne rien dire; et même
quand il ne le sera plus, l’usage voulant qu’un ancien président de la
République ne soit ni sénateur ni député, il devra continuer de ne rien
dire et de ne rien faire. La présidence de la République ostracise un
homme politique pendant tout le temps qu’il l’a et pendant tout le temps
qu’il ne l’a plus. Elle l’annihile en se posant sur lui et l’oblitère en
le quittant.
Ces principes, qui ne sont inscrits nulle part et qui sont en vigueur
toujours sont si forts qu’un président qui n’était pas d’accord avec ses
ministres, M. Loubet, ne renvoyait point ses ministres, ne prorogeait
pas la Chambre, ne dissolvait pas la Chambre, ne demandait pas une
deuxième délibération d’une loi votée, n’adressait pas de messages aux
Chambres; mais quelquefois, dans un banquet ou une réception, prononçait
quelques paroles exactement contraires à la politique de ses ministres.
Il soulageait ainsi sa conscience; mais il mettait en vive lumière la
«Constitution réelle» et l’étrange paradoxe de cette Constitution
réelle. On pouvait lui dire: «Si vous pensez ainsi, que n’employez-vous
les moyens constitutionnels de le faire savoir et les moyens
constitutionnels de le faire prévaloir dans les limites où vous le
pourrez constitutionnellement?» Et comme il ne le faisait point, ses
discours en marge signifiaient très clairement ceci: «Selon la
Constitution réelle je n’ai aucun des droits que me donne la
Constitution légale, et je ne puis parler que comme homme privé; et pour
ce qui est d’agir je ne puis agir d’aucune façon.»
Il n’y a donc pas, en France, de Président de la République; il n’y a
donc pas, en France, de chef de l’État.
Ceci est très important à considérer, parce que cela revient à dire que
la France est une démocratie pure. Quand j’expose tous les
inconvénients, redoutables à mon avis, de la démocratie pure et de ce
qu’elle amènera peu à peu et même très rapidement avec elle, on m’oppose
les démocraties antiques et la démocratie américaine. C’est confondre
république et démocratie et il n’y a pas de confusion plus forte. Les
démocraties anciennes n’ont jamais existé, voilà pour elles; et la
République américaine n’est pas une démocratie.
Les républiques anciennes étaient des aristocraties, excepté, pendant un
temps très court, la république athénienne, chez qui la démocratie a
fini par s’établir, coïncidant du reste avec la décadence de la nation.
La république lacédémonienne était une aristocratie. La république
romaine a passé sans transition de l’aristocratie au gouvernement d’un
seul. Je n’ai peut-être pas besoin de dire que la république de Venise
était radicalement aristocratique.
Quant à la république américaine, elle est une monarchie
constitutionnelle; elle n’est pas autre chose qu’une monarchie
constitutionnelle. Avec sa toute-puissance en politique extérieure; à
l’intérieur avec ses ministres qui ne sont pas responsables devant le
parlement; avec son droit d’initiative législative dont il use; avec son
droit, dont il use aussi, de nommer tous les fonctionnaires de l’État,
le président de la République américaine est un souverain. Il l’est
d’autant plus que, si les ministres ne sont pas responsables devant les
Chambres il ne l’est pas non plus, n’étant pas nommé par elles et étant
nommé par le peuple. Au fond et en toute réalité le président de la
République américaine est un souverain constitutionnel très puissant,
qui n’a à s’inspirer que de l’intérêt public et qui n’a à s’inquiéter
que de l’opinion publique pour être populaire, pour être réélu et, quand
il a été réélu et ne peut plus l’être, pour être en honneur dans son
pays. C’est un souverain _pro tempore_; mais c’est un souverain. Un
ambassadeur de France aux États-Unis me disait: «Le président de la
République américaine est incomparablement plus roi que le Roi de la
Grande-Bretagne et beaucoup plus empereur que l’Empereur allemand.»
Il n’y a donc jamais eu et il n’y a pas dans l’univers de démocratie
pure, si ce n’est la démocratie française. Voilà pourquoi nous qui
l’étudions, nous sommes forcés pour prévoir ce qu’elle deviendra et pour
la critiquer et conseiller en considération de son avenir, de raisonner
presque dans l’abstrait. On nous le reproche assez; mais nous ne pouvons
pas faire autrement, ou nous ne pouvons guère faire autrement. Nous
raisonnons avec quelques souvenirs de la démocratie athénienne, qui,
elle, a existé, mais environ un demi-siècle; ainsi faisait déjà Rousseau
quand, ce qui lui arrivait en dépit du _Contrat social_, il attaquait la
démocratie pure. Nous raisonnons un peu, aussi, avec la Révolution
française que nous considérons, dans la carrière qu’elle a fournie, dans
la courbe qu’elle a tracée de Mirabeau à Babeuf comme le schéma de
l’histoire de la démocratie, comme la figuration prophétique de
l’évolution de la démocratie pure. Nous raisonnons aussi, un peu, avec
l’histoire de la troisième République française, avec les tendances
qu’elle a montrées, la direction qu’elle a prise et nous annonçons la
démocratie de demain comme le prolongement de la démocratie de 1871 à
1911, comme la _radicalisation_ progressive de la démocratie
d’aujourd’hui.--Mais enfin, nous raisonnons surtout dans l’abstrait,
considérant l’essence même de la démocratie, c’est-à-dire l’égalité
absolue et affirmant que la démocratie française se rapprochera de plus
en plus de son essence, se rapprochera de plus en plus de la démocratie
pure.
--Est-il légitime de raisonner ainsi et est-il donc impossible que la
démocratie se corrige elle-même en se développant, s’amende en
s’affermissant et crée elle-même les contrepoids dont elle a besoin?
--Oui; je crois qu’il est légitime de raisonner ainsi et je ne crois pas
que la démocratie française se corrige elle-même en se développant parce
que--oh! que l’américain Barrett-Wendell, dans sa _France
d’aujourd’hui_, a bien vu cela!--parce que le propre du Français est
d’être radical, le propre du Français est d’être idéologue, le propre du
Français est d’aller jusqu’au bout de ses idées et de n’avoir pas peur,
et tout au contraire, en considérant jusqu’où ses idées le mèneront.
Rien n’est plus juste. Quand la France a été catholique-étatiste, elle a
vu sans frayeur, elle a vu sans pitié, même pour elle, elle a vu avec
une satisfaction quasi-unanime deux millions de Français et des
meilleurs et des plus utiles, forcés de s’éloigner d’elle pour que fût
réalisée cette _idée_: une seule religion d’État et une seule religion
dans l’État. Idéologie passionnée. «Périssent les colonies plutôt qu’un
principe!»
Quand la France a été nationaliste, c’est-à-dire éprise du principe des
nationalités, elle a prêché et dogmatisé contre elle, contre son intérêt
évident; elle a combattu contre elle, elle a versé son sang contre elle,
pour créer contre elle des nations; pour que fût réalisée cette _idée_:
de grandes nationalités groupées selon la race et selon la langue.
Idéologie passionnée. Ne nous y trompons point, un des Français les plus
représentatifs du caractère intellectuel français, c’est Napoléon III.
Si la France est ainsi faite intellectuellement, nous ne doutons guère
qu’éprise de l’idée démocratique elle ne la pousse jusqu’au bout en
droite ligne et selon le plus court chemin.
Et voilà pourquoi, en cette question, nous raisonnons _in abstracto_,
d’abord parce que le fait démocratique étant un fait nouveau nous ne
pouvons guère faire autrement; ensuite parce qu’ayant affaire à un
peuple qui lui-même agit dans l’abstrait, d’après l’abstrait, c’est une
assez juste méthode que de raisonner dans l’abstrait sur ce qu’il fera
de lui.
Résumé de cette digression: la France est une démocratie éprise de la
démocratie pure et qui tend de toutes ses forces à réaliser la
démocratie pure.
Suis-je loin de mon sujet? Je ne crois pas. La France est une démocratie
qui tend vers la démocratie absolue. C’est pour cela qu’elle s’organise
spontanément, presque automatiquement, selon le principe de la
démocratie absolue; et ce principe c’est d’abord l’égalité absolue,
c’est ensuite qu’il n’y ait de responsabilité nulle part et que personne
ne soit responsable. Les Athéniens, à l’époque où ils furent en
démocratie, n’avaient pas de gouvernement; ils étaient gouvernés par la
foule des citoyens qui, comme toute foule, n’était responsable devant
personne, si ce n’est devant l’histoire, qui du reste le leur a fait
bien voir. Or comment supprimer la responsabilité? En la divisant, en la
subdivisant, en la dispersant, en l’éparpillant de telle sorte qu’elle
soit insaisissable partout, que de personne on ne puisse dire: «_Is
ficit._» C’est précisément ce qu’a fait notre constitution et ce qu’ont
fait plus encore nos mœurs politiques.
En France ce qui gouverne, c’est le Parlement. Ce n’est pas le prétendu
«chef de l’État»; nous l’avons montré. Ce ne sont pas les ministres,
qui, perpétuellement soumis au Parlement, gouvernant et administrant
sous la dictée du Parlement, ne sont pas autre chose que les agents
exécutifs, que les commis du Parlement. Toute l’action gouvernante est
dans les deux Chambres. Or les parlementaires sont irresponsables parce
qu’ils sont neuf cents. Chacun d’eux, quand il prend une décision, se
sent couvert par tous les autres et a ce sentiment très juste qu’il
faudrait avoir bien mauvais caractère pour s’en prendre à lui. Ce qui
gouverne et ce qui gouverne uniquement c’est une masse confuse qui
n’offre aucun point où l’on puisse se prendre quand il s’agit de se
plaindre, de réclamer ou de s’irriter. La grande théorie de Montesquieu
sur la séparation des pouvoirs, est une théorie de la responsabilité.
Est responsable le chef de l’État et ses ministres s’ils gouvernent; est
responsable le magistrat s’il est bien entendu qu’il ne peut pas rejeter
sa responsabilité sur le gouvernement qui lui donne des ordres. Est
responsable le législateur s’il n’est pas le législateur innombrable; si
d’autre part il n’est pas un pouvoir confus, qui, légiférant,
gouvernant, administrant et pesant même sur la justice, assume en
apparence tant de responsabilités que réellement il n’en a plus aucune.
Car on peut objecter, mais l’objection ne sera pas juste, que voilà bien
un bel exemple de soif de responsabilité qu’un corps législatif qui se
fait _tout_, pouvoir législatif, pouvoir exécutif, pouvoir
administratif, pouvoir judiciaire et qui appelle pour ainsi parler sur
lui seul toutes les revendications possibles. Mais je dis que
l’objection est fausse parce que, à tout prendre sur soi, on ne prend
rien distinctement, formellement, clairement. La France se sent
gouvernée, administrée et même jugée par ses députés et sénateurs; mais
outre qu’ils sont une foule, ce qui divise et partage la responsabilité,
c’est par un pouvoir exécutif, par un pouvoir administratif, par un
pouvoir judiciaire que le Parlement gouverne, administre et juge, sans
qu’on puisse distinguer quelle quantité d’autorité ou d’influence le
Parlement verse, introduit, fait passer dans chacun de ses pouvoirs. De
sorte qu’en tant que pouvoir de gouvernement, d’administration et de
justice, le Parlement est un pouvoir occulte et que la France se sent
gouvernée, administrée et jugée par un pouvoir occulte et insaisissable.
Et, en outre, parce que le Parlement se mêle de tout comme pouvoir
occulte, quand il est sur son domaine de législateur il échappe aux
responsabilités en ceci qu’on ne paraît pas sur son domaine, même au
moment où l’on y est, lorsque l’on est sans cesse sur tous les autres.
L’ubiquité du Parlement le couvre même quand il s’occupe de son affaire,
en ce qu’elle divertit l’attention que l’on pourrait porter sur son
affaire et sur lui s’en occupant. Ils font des lois: ils font tant de
choses qu’on ne les envisage point précisément comme législateurs. Ils
font des lois; c’est tellement une partie secondaire de la mission
qu’ils se donnent que ce n’est pas là-dessus précisément que se porte
l’attention publique qui, du reste, sur les autres choses qu’ils font,
ne peut être qu’incertaine et indécise.
Le grand défaut du gouvernement parlementaire quand il est une sorte de
syncrétisme, quand ses différents rouages ne sont pas nettement
délimités et distincts, c’est que la revendication légitime flotte,
s’égare, ne sait où se prendre, a par conséquent le sentiment de son
impuissance et finit par se ramener à une sorte d’indifférence et de
résignation. Nous sommes gouvernés dans des ténèbres artificielles qui
ont été très habilement formées pour que ni les gouvernés ne sachent qui
reprendre, ni les gouvernants ne sachent très précisément ce qu’ils
font. Nous sommes gouvernants et gouvernés à tâtons...
--Tout cela, c’est de la rhétorique!
--Mais regardez donc un exemple tout récent. Dans l’affaire de
délimitation de la Champagne, le gouvernement prend une décision, bonne
ou mauvaise, ce n’est pas cela qui est en question. Cette décision ayant
causé une insurrection en Champagne, le Sénat, sur interpellation,
décide qu’il ne devra pas être fait de délimitation, et de ce fait
condamne le Cabinet. Le Cabinet n’avait qu’une chose à faire: se
retirer. Il ne se retire point mais remet la question aux mains du
Conseil d’État par un projet de loi en blanc, et c’est-à-dire qu’il
charge le Conseil d’État de faire la loi. La Chambre des députés à son
tour discute l’affaire avec force protestations à l’égard du Sénat et
donne sa confiance au gouvernement. Quelle confiance? Ce n’est pas au
gouvernement qu’il fallait accorder confiance sur cette affaire,
puisqu’il s’en était dessaisi, c’était au Conseil d’État et l’ordre du
jour de la Chambre aurait dû être celui-ci: «La Chambre ayant écouté le
gouvernement qui n’a pas d’avis, n’en ayant pas elle-même, et confiante
dans le Conseil d’État qui est prié d’en avoir un, passe à l’ordre du
jour.» Tant y a qu’en cette affaire, au moment où j’écris, nous ne
sommes pas gouvernés par le gouvernement qui n’a pas d’opinion, nous ne
le sommes pas par la Chambre qui n’a pas d’opinion, nous ne le sommes
pas par le Sénat qui a son opinion dont il n’est pas tenu compte; nous
le sommes par le Conseil d’État qui n’a aucun mandat pour gouverner et
qui n’est qu’une assemblée consultative; et ceci est une situation
inconstitutionnelle au premier chef.
Mais au fond de cette situation inconstitutionnelle qu’y a-t-il? Il y a
l’horreur des responsabilités et que tout le monde--excepté le Sénat--se
dérobe. Le gouvernement se dessaisit et n’a plus de volonté et ne veut
plus en avoir; la Chambre exprimant sa confiance dans l’absence de
volonté et d’opinion du gouvernement, s’affirme avec éclat sans opinion
et sans volonté; et tout le monde, excepté le Sénat, se dérobe aux
responsabilités en s’en remettant à un Conseil de législation et
d’administration qui n’en a pas.
L’idéal de tous ces messieurs semble être que celui-là décide à qui
personne ne peut demander compte. La passion de se dérober aux
responsabilités est ici saisie sur le vif. Car n’est-il pas étrange
qu’un gouvernement déjà irresponsable parce qu’il n’est que l’agent
d’exécution d’un Parlement, se dérobe à une ombre de responsabilité en
se déchargeant du soin de décider sur une assemblée qui ne fait pas
partie du gouvernement; et qu’une Chambre, déjà irresponsable à cause de
son nombre, écarte d’elle une ombre de responsabilité en s’en remettant
à un gouvernement qui s’en remet à un tiers et en se confiant à un
gouvernement qui se confie à un troisième groupe?
Éparpiller la responsabilité de manière qu’il n’y en ait plus de
saisissable, vous voyez bien que c’est le régime.
Si le gouvernement est irresponsable, les agents du gouvernement ne le
sont pas moins et le sont peut-être davantage. On sait assez en quoi
consiste, en Grande-Bretagne et aux États-Unis d’Amérique, la liberté
individuelle, quelle est sa sauvegarde et ce qui fait qu’elle existe. Ce
qui fait qu’elle existe, c’est que vous, particulier, vous pouvez faire
un procès à un fonctionnaire qui vous moleste, même dans l’exercice de
ses fonctions. Le législateur Anglo-Saxon a compris que l’on peut avoir
justice à invoquer contre un agent du pouvoir aussi bien que contre un
égal et que même il est assez vraisemblable que je trouve qui me moleste
ou qui m’opprime _plutôt_ dans un homme puissant par sa fonction que
dans un de mes égaux. Donc en Angleterre et en Amérique on peut faire un
procès à un fonctionnaire qui, même dans l’exercice de fonctions, vous
paraît vous avoir fait tort.
En France on ne le peut pas, en ce sens qu’à la vérité on le peut; mais
que si on le fait, le fonctionnaire appelé élève un déclinatoire
d’incompétence qui transporte l’affaire devant le tribunal des conflits,
lequel étant composé en majorité de fonctionnaires de l’État ne peut pas
donner raison au particulier contre le fonctionnaire. En fait le droit
pour un particulier de faire un procès à un fonctionnaire relativement à
l’exercice de ces fonctions, en France, n’existe pas.
Et quand on songe qu’il pourrait si bien exister sans que le
fonctionnaire fût beaucoup plus responsable, sans qu’il le fût
davantage! Du moment que la magistrature dépend tellement du
gouvernement, on sait pourquoi, qu’elle n’admet pas qu’elle puisse
donner tort à un gouvernement contre un particulier, ni contrarier
d’aucune façon les désirs du gouvernement, que serait-il besoin de lui
dérober la judicature sur les fonctionnaires attaqués par les
particuliers, puisqu’il est bien probable qu’elle ne l’exercerait jamais
en faveur de ceux-ci ni au détriment de ceux-là? Eh bien, non; il ne
suffit pas que la magistrature se considère comme un agent du pouvoir
pour qu’on croie assurée l’irresponsabilité des autres agents du
pouvoir; il faut encore, pour que cette irresponsabilité soit
intangible, qu’il y ait pour ces agents un régime d’exception et de
privilège. C’est multiplier les assurances et les sauvegardes de
l’infaillibilité du fonctionnaire. Que le fonctionnaire de France est
heureux et qu’il peut en prendre à son aise!
En réalité il n’est point si heureux et il n’est pas aussi à son aise
qu’on le pourrait croire. Il est terriblement gêné et terriblement
responsable. Mais il est gêné par ceux par qui il devrait ne pas l’être
et responsable à ceux à qui il serait essentiel qu’il ne le fût point.
Il a des comptes à rendre à son gouvernement d’abord, ce qui est
absolument légitime et inattaquable; il en a à rendre ensuite et de
beaucoup plus délicats à ce gouvernement occulte dont nous avons parlé.
Il a à administrer dans l’intérêt des parlementaires de sa région, des
sénateurs et des députés de sa région et contre les adversaires des
députés et sénateurs de sa région. Le gouvernement occulte ne lui
demande pas autre chose et n’exige de lui impérieusement que cela. C’est
chose sur quoi j’ai insisté ailleurs et sur quoi je n’ai pas à m’étendre
ici.
Il résulte de cela que le fonctionnaire, irresponsable devant ses
concitoyens--il n’est pas élu--irresponsable devant la justice--il n’est
pas justiciable--est responsable devant des quasi irresponsables, les
parlementaires, et devant des gens, ces mêmes parlementaires, qui
relativement aux services qu’ils ont pu lui demander sont _complètement_
irresponsables.
En effet devant qui le parlementaire vient-il, la législature terminée,
rendre ses comptes? Devant son parti. Sur quoi son parti
l’interrogera-t-il? Il pourra lui demander comment il a voté, quelles
lois il a faites. Mais jamais il ne lui demandera s’il a exercé une
influence, une intimidation, une pression abusive sur les fonctionnaires
du département. Au contraire, s’il reprochait quelque chose, à cet
égard, à son député, ce serait de n’avoir pas déployé assez de vigueur
pour faire agir les fonctionnaires dans l’intérêt du parti.
Donc le fonctionnaire du pouvoir, irresponsable devant la justice, est
responsable devant des quasi irresponsables, qui, relativement à ce
qu’ils lui font faire, sont irresponsables tout à fait.
D’où il suit que le fonctionnaire n’a pas la responsabilité qui serait
utile et a celle qui est funeste; n’est pas responsable dans le sens du
bien public et est étroitement responsable dans le sens de l’injustice
sociale, dont il se trouve qu’il est chargé.
Tel est ce groupement, en principe et en apparence si bien fondé en
droit, en raison et en équité, dans la pratique, et par la façon dont on
l’a altéré si dangereux pour la raison, la justice et le bien général.
En somme on a fondé un gouvernement impersonnel qui est devenu
irresponsable et je ne sache rien au monde de plus périlleux.
Les remèdes seraient de deux sortes, remèdes constitutionnels, remèdes
moraux.
Remèdes constitutionnels: on songera tout de suite, naturellement, à la
monarchie. Il est assez naturel, la démocratie s’acheminant au
despotisme parce qu’elle est impersonnelle, de songer à la monarchie qui
étant essentiellement personnelle peut fonder la sauvegarde de la
liberté. Je crois que ce serait une erreur. On dit toujours: il n’y a
qu’un roi qui puisse être au-dessus de tous les partis, et qui, étant
au-dessus de tous les partis, puisse songer uniquement au bien public et
même à la liberté de tous, ne voulant pas, précisément, qu’aucun parti
l’emporte sur les autres, opprime les autres et par suite lui-même, de
sorte qu’il y a solidarité entre la liberté du prince et la liberté des
citoyens.
Ce n’est pas mal raisonné et il y a plaisir à exposer ou à résumer les
opinions de gens qui raisonnent si bien. Mais, si nous consultons les
faits et si nous nous rappelons notre histoire, d’où vient qu’il y a
autant de partis se disputant le pouvoir sous un roi dit absolu que dans
une république? Le fait n’est pas contestable. Sous tout roi il y a eu
des partis, c’est-à-dire des coteries, chacun ayant son chef, ses
sous-chefs, sa clientèle, ses sportulaires, et qui, chacun profitant des
fautes des autres, disputant la faveur royale et l’obtenant à son tour
tant par les fautes des autres que par ses intrigues propres, se
succédaient au pouvoir exactement comme nos partis ou nos fractions de
parti se succèdent au pouvoir maintenant; d’où il résulte qu’il n’y a
pas plus de suite aujourd’hui dans les affaires que du temps de l’ancien
régime; mais aussi qu’il n’y avait pas plus de suite dans les affaires
du temps de l’ancien régime qu’il n’y en a aujourd’hui.
On répète incessamment après Renan dans sa _Réforme intellectuelle et
morale_, qu’un homme ayant les facultés d’un grand homme d’État ne
pourrait jamais aujourd’hui devenir ministre, par la raison qu’il ne
pourrait devenir ni député ni sénateur; qu’il fut bien plus facile à
Turgot d’être ministre en 1774 qu’il ne le serait de nos jours; que, de
nos jours, sa modestie, sa gaucherie, son manque de talent comme orateur
l’eussent arrêté dès les premiers pas et même avant le premier pas;
«qu’en 1774 pour arriver il lui suffit d’être compris et apprécié de
l’abbé de Viry, prêtre philosophe très écouté de Mme de Maurepas.» Rien
de plus juste; mais on oublie d’ajouter que Turgot, s’il arriva très
facilement, s’en alla plus facilement encore et qu’il ne resta que deux
ans au pouvoir pour n’y remonter jamais, renversé par une intrigue.
Ceux qui font valoir le mérite de la royauté supposent toujours un roi
très intelligent et très obstiné qui sait choisir ses ministres et qui
sait les garder, se tenant au-dessus des partis autant qu’il peut s’y
tenir, c’est-à-dire absolument. Ce n’est pas tout à fait une
supposition; car cela est arrivé; tels ont été Louis XIII, peut-être
dominé, mais mettant tant de fermeté à être dominé toujours par le même
homme, qui était de génie, que je le considère comme le plus intelligent
et le plus énergique de tous nos rois; et Louis XIV, tout au moins
pendant cette première moitié de son règne où il soutint Colbert et
Louvois contre tous leurs ennemis et même l’un contre l’autre. La
théorie du roi très intelligent, très ferme et au-dessus de tous les
partis n’est donc pas une simple supposition; mais encore elle vise une
exception et ce n’est pas sur une exception qu’il faut bâtir une
théorie.
La vérité est que, n’y ayant rien de plus rare qu’un roi intelligent et
ferme, il y a lutte des partis et succession des partis au pouvoir et
par conséquent instabilité, autant sous un roi qu’en République.
Ajoutez, ce que j’ai dit quelquefois, mais le devoir du théoricien
politique est de se répéter, que pour ce qui est de la France, la
République existant depuis quatre-vingts ans, c’est avoir la première
vertu de l’homme politique à savoir le respect des faits considérables
et des traditions enracinées que d’accepter la République et d’essayer
seulement d’en tirer le meilleur parti. Je dis que la République existe
en France depuis 1830 parce que, quand dans une nation trois monarchies
se disputent le pouvoir, la nation tend vers la République comme vers la
solution nécessaire, et virtuellement y est déjà et même matériellement
y est déjà, puisqu’elle est gouvernée par une monarchie, non pas
universellement admise, ce qui est l’essence même de la monarchie, mais
presque universellement contestée; d’où il suit qu’elle est gouvernée
par un parti, qu’elle est gouvernée pour un temps par un parti, ce qui
est l’essence même de la République.
Il est donc foncièrement vrai, profondément vrai que la France est en
République depuis quatre-vingts ans, que c’est un fait considérable et
depuis longtemps acquis qu’il faut subir et qu’il est essentiellement
traditionniste, en 1911, d’être républicain.
La monarchie absolue (ou parlementaire de façon consultative, comme
l’était la monarchie de l’ancien régime) étant écartée, faudrait-il
avoir recours à la monarchie strictement parlementaire, c’est-à-dire à
la monarchie où le roi règne et ne gouverne pas et où gouverne,
légifère, administre, juge, le parti qui a la majorité? Comme entre
cette monarchie et la République je ne vois, quelque effort que j’y
fasse, aucune espèce de différence, si ce n’est celle que constitue
l’existence d’une liste civile, par désir de ne point perdre mon temps
et de ne point faire perdre le sien au lecteur je ne dirai pas un mot de
la monarchie parlementaire.
Il convient donc que la France reste en République et ce serait, à mon
avis, un immensurable dernier malheur pour elle qu’elle épuisât ses
forces dans un essai de restauration monarchique contesté, traversé,
entravé et très probablement éphémère et qui, s’il n’était pas éphémère,
prolongerait d’autant les luttes, les traverses, les discordes
intérieures et la déperdition des forces.
Soyons donc républicains; mais qui dit républicain ne dit pas démocrate,
ni surtout démocrate borné et superficiel, pour se servir des
expressions de Renan. Il s’agit de faire une république viable et
c’est-à-dire une république qui, comme toutes les républiques qui ont
vécu, ait une base démocratique et contienne un élément aristocratique.
L’élément aristocratique existe dans la nation; il existe toujours;
seulement le jeu, le paradoxe ou l’ironie des institutions peut être,
qu’existant dans la nation, il soit très soigneusement éliminé de tous
les pouvoirs gouvernants; et c’est précisément ce qui se passe chez
nous.
L’élément aristocratique dans une nation, c’est tout ce qui a eu assez
de vitalité et de force de cohésion et de sentiment de sa responsabilité
pour se grouper, s’associer, s’engrener, s’organiser, devenir une chose
vivante et c’est-à-dire une personne collective. Un élément
aristocratique c’est l’ordre des avocats; un élément aristocratique (ou
qui pourrait l’être avec une autre organisation et un autre esprit)
c’est la magistrature; un élément aristocratique c’est l’ordre des
médecins; un élément aristocratique c’est l’armée et je veux dire le
corps des officiers; un élément aristocratique ce sont les chambres de
commerce; un élément aristocratique ce sont les villes, tout au moins
les grandes, qui sont de véritables personnes collectives, ayant leur
passé, leurs traditions, leur amour-propre et le sentiment de leur
responsabilité dans le temps, de leur responsabilité envers les ancêtres
et envers les descendants; un élément aristocratique (et ils le savent
bien) ce sont les syndicats ouvriers.
Je ne donne que des exemples.
Tout ce qui dans la nation n’est pas purement individuel est élément
aristocratique.
Ce sont ces éléments qui en France sont éliminés des pouvoirs publics.
Détail curieux: par préoccupation de parti, dans la Constitution de
1875, pour la nomination du Sénat, ce qui a été presque éliminé _ce sont
les villes_, alors que précisément, comme grandes personnes morales,
elles devaient avoir une représentation plus considérable que celle des
campagnes et l’auteur aristocratique de la Constitution de 1875 a fait
sur ce point œuvre bassement démocratique.
Ce sont ces éléments aristocratiques qui devraient, par représentation
élective, former, et exclusivement selon moi, la Chambre haute. La
Chambre haute serait la représentation de tout ce qui dans la nation a
de la cohésion, de la vitalité collective et le sentiment de la
responsabilité collective. Et c’est la Chambre haute qui seule ferait
fonction législatrice, ayant seule, à mon avis, qualité pour la faire.
A côté d’elle, la Chambre issue du suffrage universel, absolument
nécessaire pour que les gouvernements sachent l’état de l’opinion
populaire, aurait un droit de _veto_ sur les lois faites par la Chambre
haute; car le peuple étant absolument incapable de savoir ce qu’il veut,
mais très capable de savoir ce dont il souffre et ce qu’il ne veut pas,
doit être en conséquence, représenté par des gens qui ne font pas les
lois; mais qui ont le droit de repousser celles dont ils ne veulent
point.
Enfin le Président de la République, nommé, comme aux États-Unis par la
nation en tant que nation constituée, c’est-à-dire, non par le suffrage
universel direct, mais par le suffrage universel à deux degrés et par
exemple, soit par les conseils généraux, soit plutôt par les conseils
régionaux, provinciaux, aurait assez d’autorité pour avoir un avis dont
on tiendrait compte, ne serait pas le simple serviteur du Parlement, ne
serait pas un simple magistrat surnuméraire, un simple magistrat
honoraire avant de quitter sa place et du moment même qu’il l’occupe, ne
serait pas, dès le moment de son élection, un simple futur ancien
président, ce qu’il est, sans rien de plus, sous le régime actuel; mais
aurait, par ses messages qu’il oserait écrire, par son droit de seconde
délibération qu’il oserait exercer, par son droit de dissolution, même
du Sénat, dont il oserait user, la prépondérance qu’il est nécessaire
qu’un chef d’État exerce pour que la responsabilité gouvernementale soit
ramassée quelque part.
Objection. Mais est-il vrai que dans la France actuelle les éléments
aristocratiques que vous signalez soient réellement des éléments
aristocratiques? Quelle cohésion et quelle vitalité par cohésion offre
la magistrature française et quelle personne collective
constitue-t-elle? Quelle personne collective trouvez-vous dans l’armée,
quelle dans l’Université, quelle dans les Chambres de commerce, quelle
dans les villes? Ne trouvez-vous point qu’il n’y a de cohésion, de
vitalité collective et de sentiment commun de la responsabilité nulle
part, excepté peut-être dans le plus ancien et dans le plus nouveau des
organismes corporatifs, c’est à savoir dans le clergé et dans les
syndicats ouvriers?
--L’objection est très juste. Il est bien évident que si la démocratie
inorganique est dans les institutions c’est qu’elle est dans les faits
et il serait bien étrange qu’elle fût dans les institutions sans qu’elle
fût dans la réalité concrète. Si _a priori_ et si idéologiquement que
soient faites les institutions chez certains peuples, encore est-il que
les faits, quand ils sont énormes, s’imposent à elles et en elles
s’introduisent comme de force et que si des faits aristocratiques
considérables et puissants existaient en France, bon gré, mal gré qu’en
aurait eu le législateur, ils seraient entrés dans la législation.
Oui, c’est parce que les aristocraties naturelles et spontanées se sont
relâchées et comme énervées en France qu’il n’en est pas tenu compte
dans la Constitution; c’est parce que la magistrature n’est plus guère
qu’un corps de fonctionnaires obéissant comme le corps, très honorable
du reste, des contributions indirectes, qu’il n’a pas paru qu’il y eût
lieu de le considérer comme corps aristocratique; c’est parce que
l’Université, l’armée, les villes, le commerce ont une existence
beaucoup plus officielle que personnelle et beaucoup plus d’État que de
corporation, qu’elles n’ont pas pu passer, qu’il est assez naturel
qu’elles n’aient pas pu passer aux yeux du législateur pour de grandes
personnes collectives; c’est parce que le peuple de France est un peu
devenu «poussière humaine» et «tas de sable» selon les expressions
consacrées chez les écrivains aristocrates, que la Constitution
française ne tient pas compte des cohésions et des collectivités; et
c’est parce que le peuple de France est purement _démos_ que son régime
est démocratique.
--Et par conséquent c’est vous qui, en demandant une organisation
aristocratique pour un peuple qui ne contient pas de forces
aristocratiques, raisonnez _a priori_ et en pur idéologue.
--Pardon, cependant! J’ai parlé, non de forces aristocratiques, mais
d’éléments aristocratiques, ce que je dis qui existe toujours. Ces corps
sans puissante vie collective, existent cependant et sont des corps. Et
quand ces corps existent et pourvu qu’ils existent, ce sentiment de
vitalité collective et ce sentiment de responsabilité collective, _on le
leur donne_ ou on l’augmente en eux et de faible qu’il est on le fait
fort, en leur accordant une grande importance et une grande place dans
l’État.
La loi de la cause qui est effet et de l’effet qui est cause s’applique
ici parfaitement. C’est parce que les éléments aristocratiques sont
faibles dans la nation et parce que individu et corporation disent à
l’envi: «Tout à l’État et que l’État fasse tout» et parce qu’il n’y a
ainsi pas grande différence entre les corporations et les individus,
c’est pour cela, c’est bien pour cela, que le régime est grossièrement
démocratique; mais aussi ce serait parce que des éléments
aristocratiques, si faibles que j’avoue qu’ils soient, on tiendrait
compte; c’est parce que, les considérant, tels qu’ils sont, comme étant
encore des forces sociales plus importantes que «la poussière», on leur
confierait la part la plus considérable du gouvernement; c’est pour cela
qu’on développerait en eux le sentiment de la vitalité collective et de
la responsabilité collective, qu’on leur donnerait une conscience, ou
que de faible on ferait leur conscience forte et qu’on en formerait sans
doute de très grandes et très considérables personnes morales.
* * * * *
Tout ce que je viens de dire est à mon avis parfaitement nécessaire pour
constituer une république et pour qu’une république existe; et tout ce
que je sais d’histoire antique, d’histoire moderne et d’histoire
contemporaine, je crois qu’il me le prouve ou tout au moins qu’il prouve
beaucoup moins le contraire, ce qui est beaucoup; mais je reconnais que
ceux-là, sans avoir raison, ne sont pas dans le faux complètement qui
disent que la Constitution importe peu et que la meilleure est encore
celle que l’on a, si l’on sait s’en servir avec intelligence et avec la
continuelle préoccupation de l’intérêt public. A le prendre ainsi, nous
pourrions tirer un assez bon parti de la Constitution que nous avons, à
la condition de la pratiquer selon son esprit et de ne pas substituer la
Constitution «réelle», à la Constitution «légale».
Nous avons un Sénat qui n’est pas du tout ce qu’il devrait être
c’est-à-dire aristocratique dans le sens que j’ai donné à ce mot; qui,
étant donné l’organisation de ses collèges électoraux, n’est guère nommé
que par les préfets, qui sera toujours le représentant du gouvernement,
quel qu’il soit, plutôt que de la nation; qui sera peut-être beaucoup
plus «démocratique» que la Chambre des députés si l’on établit, pour le
recrutement de celle-ci, le scrutin de liste avec représentation
proportionnelle; enfin nous avons dans le Sénat un très mauvais
instrument législatif; mais encore il représente la moyenne des idées
rurales; il est la Chambre des paysans; il ne sera jamais socialiste; il
est composé constitutionnellement de gens âgés ce qui est une garantie
de prudence relative; il se renouvelle partiellement ce qui est une
garantie d’ordre et de continuité dans les travaux; il n’est pas très
nombreux quoique encore il le soit trop et je ne voudrais pas en tout
plus de cinq cents sénateurs et députés; par l’effet d’un détail en
apparence insignifiant de sa constitution, parce que le mandat de
sénateur dure neuf ans, il est composé en partie de vétérans de la
politique, les députés vieux se lassant de faire campagne électorale
tous les quatre ans et ambitionnant un mandat législatif de longue
durée. Enfin ce n’est pas un déplorable instrument politique.
Il prendrait certainement la prépondérance, si tout simplement il se
l’attribuait; s’il n’examinait pas le budget en quinze jours sous
prétexte qu’il y a déjà onze douzièmes provisoires, s’il ne craignait
pas d’inviter le président à exiger une seconde délibération d’une
mauvaise loi votée par la Chambre, s’il ne craignait pas d’inviter le
président à dissoudre la Chambre des députés quand l’appel aux électeurs
est évidemment indiqué; en un mot s’il ne redoutait pas jusqu’à une
sorte de terreur les conflits, comme si par tout pays à gouvernement
parlementaire il n’y avait pas deux Chambres précisément pour qu’il y
ait conflits, c’est-à-dire pour que les lois votées par une Chambre
soient contrôlées par l’autre, d’où unanimité quand elles sont bonnes et
conflit quand elles sont mauvaises.
Mais, et cela est bien curieux, la superstition démocratique est si
forte que le Sénat, parce qu’il est élu par le suffrage universel à deux
degrés, comme les Assemblées de la Révolution, au lieu de l’être par le
suffrage universel direct comme la Chambre, se croit, se sent moins
légitime et a toujours peur qu’on lui reproche son origine et qu’on lui
en fasse honte et il semble continuellement en rougir d’avance.
Le président, enfin, a des pouvoirs assez étendus; le fait seul qu’il
les ait, constitutionnellement, lui indique qu’il doit se mêler à la vie
politique, ne pas se résigner et se réduire à faire façade ou à circuler
avec pompe dans les provinces et les colonies et à être le voyageur de
la République. Il est constitutionnellement le directeur de la politique
nationale; c’est ce rôle qu’il doit jouer avec discrétion, avec tact,
mais qu’il doit jouer. Sans imposer son opinion, excepté, et dans les
formes constitutionnelles, aux occasions tout particulièrement
exceptionnelles, il doit faire _qu’elle soit toujours connue_. L’opinion
présidentielle, le plus souvent, ne sera qu’une opinion, mais une
opinion considérable, importante, une opinion venant de haut et qui aura
un grand poids, non pas directement dans la délibération, mais dans
l’opinion d’abord, ensuite dans l’esprit de chacun des sénateurs et des
députés, par suite et en définitive dans les délibérations elles-mêmes
et dans les décisions elles-mêmes.
Il faut, sur chaque question considérable, que l’opinion du président
soit connue de tous. On assure qu’un ancien président de la République
française a dit, parlant du temps où il était en charge: «Je me suis tu
constitutionnellement.» Ne la voilà-t-il pas bien la superstition qui
règne dans les mondes politiques relativement à la Constitution
«réelle»? Quoi! La Constitution qui donne au Président le soin de nommer
les ministres et de présider les délibérations du Conseil de ministres
et de provoquer des secondes délibérations des Chambres, etc. etc.,
cette Constitution impose au président le silence! La Constitution est
de se taire! Et, comme il est absolument impossible de penser sans
parler et également impossible de prendre l’habitude de se taire sans
perdre celle de penser, la Constitution veut que le président ne pense
pas? Voilà qui est bien étrange.
Je conviens que si l’ancien président a voulu dire: «La Constitution me
donnait le droit de ne pas parler», il est incontestablement dans le
droit; mais tout indique qu’il a voulu dire: «La Constitution m’imposait
le devoir de me taire» et voilà qui est singulier. On a dit que le
silence des peuples est la leçon des rois; mais on ne conçoit pas
comment le silence des rois pourrait être la leçon des peuples et les
rois doivent aux peuples les leçons qu’ils pensent leur donner. Or les
familiers du président dont nous parlons savaient sûrement que ce
président n’était point de l’avis de son premier ministre; il était
important pour l’instruction des parlementaires et de tous, pour que
l’on pût faire là-dessus les réflexions convenables et utiles, que cette
divergence, sans être étalée, fût connue.
Le président est donc invité par la Constitution à jouer un rôle et en
conscience il devrait le jouer.
Il est vrai que sénateurs et députés, jaloux d’être seuls gouvernants,
ont une tendance à nommer président de la République un personnage, très
honorable toujours, mais effacé et, par son âge ou par son caractère,
volontiers nonchalant; c’est ce qu’ils ont fait souvent et il y a à
gager que désormais c’est ce qu’ils feront toujours. Le désir d’être
puissant sans être responsable crée celui de ne placer au premier poste
que quelqu’un qui ne soit pas responsable non plus et ne veuille point
l’être.
Enfin la magistrature, même constituée comme elle l’est, pourrait,
recherchant, honnêtement et sans impatience, mais recherchant les
responsabilités au lieu de les fuir, jouer un rôle très considérable,
très utile et celui qu’elle doit faire. Sans doute, ici, il faut dire
que sa constitution elle-même invite la magistrature à s’effacer et à
n’être qu’un agent docile du gouvernement. Le grand vice de la
magistrature en France c’est qu’elle est une carrière, comme
l’enregistrement, qu’on y entre jeune et à très minces émoluments et
qu’on y avance lentement comme partout si l’on se borne à faire bien son
service et rapidement comme partout, si l’on rend des services au
gouvernement. Donc on y recherche l’avancement; on est dominé par le
soin de l’avancement et l’on fait souvent ce qu’il faut pour l’obtenir.
En Angleterre la magistrature _n’est pas une carrière_; elle est le
couronnement d’une carrière. Sont nommés magistrats de vieux avocats qui
ont fait toute leur carrière, et illustre, dans le barreau et qui y ont
contracté des habitudes d’indépendance qu’ils ne perdent point et qui du
reste n’ont aucune raison de désirer l’avancement puisqu’ils n’avancent
pas ou très peu. En un mot le métier de juge est une retraite, très
brillante et par parenthèses largement pourvue; mais c’est une retraite;
le juge anglais a toutes les raisons du monde d’être parfaitement
indépendant.
On voit que les bons effets ne tiennent pas toujours, ne tiennent pas
absolument à l’institution, mais tiennent beaucoup plus aux pratiques.
Il n’y aurait aucune raison en Angleterre pour que l’on ne fît pas de la
magistrature une carrière ce qui entraînerait tous les inconvénients que
l’on voit que la chose a ici; seulement on ne le fait pas, par habitude
prise, par mœurs, peut-être par sentiment confus qu’il n’est pas de la
dignité de la magistrature que la magistrature soit une carrière et dès
lors, sans qu’il y ait le moindre texte de loi sur cette affaire, on a
une magistrature excellente.
Je dis pourtant que même avec une constitution légale de la
magistrature, qui est mauvaise, ou même avec l’habitude, qui est
mauvaise aussi, de faire de la magistrature une carrière comme une
autre, la magistrature serait excellente si elle voulait l’être. Il lui
suffirait d’avoir, mais collectivement, mais tout entière ou presque
tout entière, le sentiment de sa responsabilité, qui est immense, le
sentiment qu’elle n’est rien de moins que la clef de voûte d’un pays
libre; que le citoyen ne sera libre, c’est-à-dire utile, que s’il sent
que son bon droit sera reconnu et sera soutenu contre le pouvoir central
par un pouvoir parfaitement indépendant et impartial. Une magistrature
qui serait pénétrée de cette idée s’assurerait son indépendance en la
prenant, en l’affirmant, en l’exerçant. Quelque avide que puisse être le
gouvernement de toute autorité et de toute omnipotence, il ne pourrait
pas «épurer» la magistrature tous les six mois et il faudrait bien qu’il
subît une magistrature indépendante, impartiale et austère.
Les bonnes institutions sont une chose excellente; mais on rend bonnes,
dans la pratique, même les mauvaises par la manière dont on en use. En
particulier il n’importe presque pas que l’indépendance ne vous soit pas
assurée par la loi si l’on est indépendant de son naturel et si l’on est
un corps composé d’individualités qui de leur naturel sont indépendantes
et ne se laissent pas mener.
Nous avons donc une Constitution que, certes, il faudrait corriger; mais
qui, même telle qu’elle, ne serait pas plus mauvaise qu’une autre ou
dont on ne sentirait pas les imperfections, si nos caractères étaient
meilleurs, plus fermes, plus élevés et plus autonomes. Et ceci nous
amène aux dernières considérations générales que nous avons à présenter
au lecteur.
V
POUR CHACUN DE NOUS
Le caractère français n’est pas à la hauteur de l’esprit français et
c’est de là que vient tout le mal. L’esprit français est de tout premier
ordre. Comme créateur d’idées, comme conquérant de la connaissance,
comme créateur de beauté, aucun esprit dans le monde n’a plus de valeur
que l’esprit français et peut-être n’en a autant. Le caractère français
est défectueux. «Il y a en France, disait Renan, autant de gens de cœur
et de gens d’esprit que dans aucun autre pays; mais tout cela n’est pas
mis en valeur.» Pourquoi tout cela n’est-il pas mis en valeur? Qu’est-ce
qui manque pour que tout cela y soit mis? Le caractère, la volonté.
Nous sommes légers, nous sommes sans persévérance, sans obstination,
sans ténacité. Nous sommes prompts à l’abandonnement. Nous sommes
enfants, nous sommes vieillards, nous ne sommes jamais--je parle de la
majorité--dans la force de l’âge. Sans être des paresseux et tant s’en
faut, nous aimons à nous reposer sur ceux qui nous font travailler;
c’est le paradoxe de notre nature; nous aimons à nous abandonner à
l’État en acceptant qu’il nous impose même de lourdes tâches. Le fond de
cette inclination paradoxale c’est le manque de volonté personnelle et
ce manque de volonté personnelle vient lui-même de l’horreur des
responsabilités.
Ce n’est pas tant que nous ne voulons pas agir que ce n’est que nous ne
tenons pas à ce qu’on nous impute les effets de l’action. Nul plus que
nous n’aime à dire: «Je m’en lave les mains; ce n’est pas ma faute; que
voulez-vous que j’y fasse? Je n’y puis rien, puisque je ne suis rien.»
Nous avons été façonnés ainsi par deux siècles de despotisme brillant et
dont nous ne laissions pas, non sans quelque cause, du reste, d’être
fiers. Nous nous sommes habitués à ne nous compter pour rien et à
compter que tout se fait par tous sans que personne y contribue. Cela
est naturel parce que tout se faisait autrefois par la royauté sans
qu’aucune initiative partît des individus. Nous nous imaginons
maintenant que tout se fait par la collectivité sans qu’aucun des
individus dont la collectivité se compose ait une volonté d’acte. Tous
ont remplacé un et il n’y a rien de changé.
Mais précisément tout est changé et une démocratie ne peut pas par
elle-même, en soi, et par ce seul fait qu’elle existe, remplacer une
volonté centrale et une intelligence centrale. Il faut qu’elle tire de
son sein ou que de son sein se tirent des individus qui sachent vouloir.
Des individus qui savent vouloir, qui acceptent les responsabilités et
qui aiment la responsabilité et qui s’unissent dans une pensée et une
volonté commune et qui acceptent et aiment des responsabilités communes,
ce sont des aristocrates.
D’où il suit qu’une démocratie ne peut vivre qu’à la condition de tirer
d’elle des aristocraties ou de souffrir que des aristocraties se tirent
d’elle.
Cela paraît singulier; mais rien n’est plus certain. La vitalité des
démocraties se mesure à la force génitrice d’aristocraties qu’elles
portent en elles.
Et encore il ne suffit pas, comme je me laissais aller à le dire pour un
instant, que les démocraties souffrent qu’il sorte d’elles des
collectivités aristocratiques; il faut que les démocraties soient
aristocratiques elles-mêmes en ce sens qu’elles aient en elles-mêmes de
la volonté et du goût de la volonté. Il faut que les individus qui les
composent aient le sens du vouloir individuel, de la persévérance
individuelle, de la ténacité individuelle; car c’est seulement à cette
condition qu’elles comprendront les qualités de leurs aristocraties et
les supporteront et les soutiendront et les aimeront, tout en les
surveillant.
Une nation est une armée qui aime son état-major parce qu’elle comprend
les qualités et les vertus de son état-major et elle ne les comprend que
si elle les a elle-même à l’état rudimentaire mais très réelles et déjà
fortes. Une nation est une collection de volontés et une organisation de
volontés. La collection de volontés c’est elle-même; l’organisation de
volontés c’est les aristocraties qu’elle s’est données et qu’elle
approuve et félicite d’avoir des volontés fermes. La volonté du peuple
doit être que ses chefs aient de la volonté.
Je répète souvent ce mot d’un candidat dans une comédie: «Citoyens, tout
ce que vous voudrez, je le voudrai encore plus que vous.» La réponse des
citoyens devrait être: «J’ai une volonté et cette volonté est que vous
ayez une volonté et que vous sachiez ce que vous voulez.»
Le goût des responsabilités est le respect de soi-même et le respect de
la collectivité dont on fait partie. Il faut savoir, individu se
respecter soi-même, collectivité respecter sa conscience collective et
le devoir qu’elle vous impose, nation respecter sa conscience nationale
et le devoir national qui est de vivre libres à l’intérieur et à
l’extérieur. Le désir secret de compter chacun sur un autre, sur
d’autres ou sur tous les autres est une démission et une désertion. Nous
avons trop de démissionnaires par indifférence et de déserteurs par
inertie.
Il faut réagir contre ce défaut national que la douceur naturelle de nos
mœurs a fait naître et que de longs âges de despotisme ont entretenu
comme avec soin. Ne dites jamais: «Ce n’est pas ma faute», c’est la
faute de tous, même des plus humbles. Ne dites jamais: «Je n’y puis
rien». On y peut toujours quelque chose, ne fût-ce qu’en donnant
l’exemple de l’énergie personnelle et en cherchant autour de soi
d’autres énergies, même très obscures, auxquelles on puisse associer la
sienne ce qui forme un noyau de force sociale.
Je ne dirai pas: le royaume d’ici-bas est aux énergiques et à ceux qui
ne craignent pas qu’on leur fasse des reproches. Il ne s’agit pas de
régner, il s’agit de vivre. On ne vit que par la volonté. Gœthe disait:
«On ne meurt que quand on renonce à la vie; on vit tant que l’on veut
vivre.» Ce n’est peut-être pas tout à fait vrai des individus; mais
c’est vrai des peuples. Nietzsche a beaucoup parlé de la volonté de
puissance. Il y a beaucoup à dire là-dessus; mais il est une volonté de
puissance qu’on ne saurait trop recommander et souhaiter à tous ceux
qu’on aime, à commencer par soi, c’est la volonté de puissances sur
soi-même.
TABLE
Les Idées et mœurs juridiques 2
Professions 100
Dans la famille 134
Dans les mœurs politiques 151
Pour chacun de nous 198
ACHEVÉ D’IMPRIMER LE
30 OCTOBRE 1929 PAR
L’IMPRIMERIE FLOCH,
A MAYENNE (FRANCE).
*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ... ET L'HORREUR DES RESPONSABILITÉS (SUITE AU CULTE DE L'INCOMPÉTENCE) ***
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