Rabevel, ou le mal des ardents, Volume 2 (of 3) : Le financier Rabevel

By Fabre

The Project Gutenberg eBook of Rabevel, ou le mal des ardents, Volume 2 (of 3)
    
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Title: Rabevel, ou le mal des ardents, Volume 2 (of 3)
        II. Le financier Rabevel

Author: Lucien Fabre

Release date: September 3, 2024 [eBook #74364]

Language: French

Original publication: Paris: Nouvelle revue française

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK RABEVEL, OU LE MAL DES ARDENTS, VOLUME 2 (OF 3) ***






  LUCIEN FABRE

  RABEVEL
  OU
  LE MAL DES ARDENTS

  **
  LE FINANCIER RABEVEL

        «Il n’y a pas de passion sans excès.»

        Pascal.

  Treizième Édition


  PARIS
  ÉDITIONS DE LA
  NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
  3, rue de Grenelle, (VIme)




DU MÊME AUTEUR:


  Connaissance de la Déesse, avant-propos de Paul Valéry
    (Société Littéraire de France, 1919)                     Épuisé

  Les Théories d’Einstein. (Payot, 1921)

  Vanikoro (Nouvelle Revue Française, 1923)                  Épuisé




IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE, APRÈS IMPOSITIONS SPÉCIALES CENT HUIT
EXEMPLAIRES IN-QUARTO TELLIÈRE SUR PAPIER VERGÉ PUR FIL LAFUMA-NAVARRE
AU FILIGRANE DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE, DONT HUIT EXEMPLAIRES HORS
COMMERCE MARQUÉS DE A à H, CENT EXEMPLAIRES RÉSERVÉS AUX BIBLIOPHILES DE
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE, NUMÉROTÉS DE I A C, ET SEPT CENT QUATRE
VINGT DOUZE EXEMPLAIRES RÉSERVÉS AUX AMIS DE L’ÉDITION ORIGINALE SUR
PAPIER VELIN PUR FIL LAFUMA-NAVARRE, DONT DOUZE EXEMPLAIRES HORS
COMMERCE MARQUÉS DE a A l, SEPT CENT CINQUANTE EXEMPLAIRES NUMÉROTÉS DE
1 A 750 ET TRENTE EXEMPLAIRES D’AUTEUR HORS COMMERCE NUMÉROTÉS DE 751 A
780, CE TIRAGE CONSTITUANT PROPREMENT ET AUTHENTIQUEMENT L’ÉDITION
ORIGINALE.


TOUS DROITS DE REPRODUCTION ET DE TRADUCTION RÉSERVÉS POUR TOUS LES PAYS
Y COMPRIS LA RUSSIE.

COPYRIGHT BY LIBRAIRIE GALLIMARD 1923




CHAPITRE PREMIER


--Je crois, dit Bernard en descendant du train que le mieux sera de vous
installer à votre hôtel; je vous y conduirai si vous le permettez.
Pendant que vous vous reposerez je me rendrai au port et je vous
rapporterai des nouvelles toutes fraîches. Peut-être même, ajouta-t-il
d’un ton glacé, vous ramènerai-je François.

Elle se rapprocha de lui et il la sentit tremblante. A l’hôtel il
l’accompagna jusque dans la chambre qui lui était réservée; il n’était
guère ému sachant que François était loin encore; mais elle frissonnait:
ce mari qu’elle connaissait si peu, qu’elle n’aimait point sinon d’une
bonne affection de camarade, ce mari était son maître; elle ne se
rappelait pas sans répugnance l’assaut maladroit et brutal de la nuit de
noces; il allait venir; l’évocation de son image aurait pu suffire à
chasser le bien-aimé Bernard; et lui, il ne s’inquiétait pas, il
demeurait paisible et fort. Comme elle l’admira! Elle le prit dans ses
bras, le serra de tous ses muscles en murmurant: «Mon amour, mon amour»
et elle retomba sans force sur le lit. Il s’assit contre elle et tint
son visage entre ses mains avec douceur; il adora les yeux brillants qui
ruisselaient de pleurs; il devina son regret, sa colère, son désespoir
et encore la peur qui la tenaillait. Un bruit de pas dans le couloir la
dressa toute roide: «Partez, dit-elle en l’étreignant sauvagement; c’est
peut-être lui... Partez!» Mais il ne l’écoutait pas; il la dévêtait en
gestes rapides et légers; elle ne fut bientôt plus qu’une pauvre petite
chose implorante, transie d’angoisse et de désir; et enfin, parmi les
supplications, les pleurs, les cris de remords et de plaisir, il connut
cette chair délicieuse de tout temps prédestinée à son empire.

Il se rajusta sans hâte et la quitta muette et exsangue; il n’exultait
point mais se sentait comblé d’une satisfaction parfaite; il jouissait
de cette espèce de sérénité qui accompagne le corps dispos et l’âme
insoucieuse: «Évidemment nous nous convenons fort bien», se dit-il avec
un sourire cynique. Il se rendit à la succursale de la maison Bordes où
on l’attendait. Le directeur, ce Garial dont il avait, sans le
connaître, emprunté la signature, était un ancien commissaire de la
marine, sec, noir et peu loquace, qui chiquait. Il jaugea tout de suite
Rabevel: «Net, ferme, méchant, avare: un aspirant qui sera vite
Commandant. Il va tous les bouffer dans notre turne», et, vieux
fonctionnaire, s’appliqua aussitôt à lui faire la cour.

--Avez-vous, demanda Bernard, un autre trois-mâts actuellement
disponible?

--Pas exactement, répondit Garial; mais la _Jamais Contente_ qui fait le
Maroc doit arriver en principe le 26; on aura le temps de la décharger
pour le 3 janvier; d’ailleurs jamais la _Scintillante_ ne pourra être
ici avant le 15 Janvier.

--Vous dites?

--Mais oui; le torpilleur 108 nous câblait hier matin de Dakar qu’il
l’avait rencontrée le 17 au sud d’Agadir où elle a dû être drossée par
la tempête; les vents sont contraires et elle va tirer des bordées
pendant quelques jours.

--Pendant quelques jours? dit un scribe en levant une belle tête rasée
de vieux capitaine, au moins deux semaines elle va y rester; toutes les
tempêtes dans ce coin-là finissent par quinze jours de noroît; j’en sais
quelque chose, j’ai fait La Rochelle-Dakar pendant dix ans.

--Cela me donnera près d’un mois avec Angèle, pensa Bernard soudain
saisi d’un vertige qui enflamma son front. Mais la pensée ne fit que
passer et il revint aussitôt à ses calculs.

--Mais alors, dit-il, ça ne va pas du tout: la _Jamais Contente_ ne peut
rester inactive du 26 Décembre au 15 Janvier! il faut trouver autre
chose. Faites-moi voir vos graphiques.

--Comment? demanda Garial.

--Ah! bon; vous ne savez pas ce que c’est. Donnez-moi l’état de votre
flotte; au port, disponible, en mer etc... avec les caractéristiques de
tous vos sabots; l’état des services de transports normaux; l’état des
services variables; les tonnages de marchandises en attente de
chargement, de départ ou de déchargement, et leurs destinations; l’état
des équipages... Tout y est?... Ça va: voyons maintenant comment établir
le plus commodément nos graphiques. Tenez: nous pourrions faire un
tableau à double entrée qui comporterait d’une part une, deux, ... huit
colonnes verticales, d’autre part...

Il était lancé, heureux, en pleine fièvre d’organisation. Tous les
employés l’entouraient, suivaient avec admiration le travail de sa
pensée. Quand il eut fini:

--Voilà, il ne reste plus qu’à mettre tout cela au net et naturellement
à le tenir à jour. D’ores et déjà, vous voyez d’un seul coup d’œil tous
les trous de la situation: Vous n’avez pas de fret du tout pour ce
bateau qui est signalé de Cherbourg sur lest au départ d’Amsterdam;
cherchez-en, trouvez-en à n’importe quel prix: que font vos
représentants? Voilà un bateau, _Le Tourny_, qui venant de Riga à
Bordeaux, doit entrer en cale sèche à Anvers par suite d’avaries: cale
sèche cela veut dire long séjour, il faut le désarmer, inutile de payer
un équipage; à côté de cela, je vois le _Bel-Ami_ qui va de Glasgow à la
Haye avec du charbon; qu’il embarque la cargaison du _Tourny_ à
Anvers...

Il continua ainsi près d’une heure, clair, précis, autoritaire. Garial
notait ses ordres. Quand il eut fini:

--Fichtre! midi un quart! je m’en vais... Ah! dites-moi, Mr. Garial, je
quitte Bordeaux pour quelques jours, je vais aller me reposer dans la
région; je vous donnerai mon adresse par télégramme et, le cas échéant,
à chacun de mes changements de résidence; toutes les nouvelles que vous
pourriez avoir de la _Scintillante_ doivent m’être télégraphiées
aussitôt.

--Celles-là seulement? demanda Garial.

--Oui, ce sont les seules qui m’intéressent», répondit Bernard. Puis,
voyant un peu de déception apparaître sur le visage du Directeur:
«Tiens, tiens, se dit-il, celui-là aurait aimé se sentir conduit,
soutenu; ça manque d’hommes là-dedans.» Il parut réfléchir et se
raviser: «Ma foi, fit-il, je voulais me reposer tout à fait; mais
puisque la situation est délicate et que vous ne me paraissez guère
secondé, envoyez-moi donc un rapport journalier, succinct et clair et
soumettez-moi vos embarras; je vous donnerai mes directives, assez
brièvement, bien entendu, mais d’une façon suffisante pour vous conduire
et vous couvrir... Oui, je trouverai quelques heures pour cela; vous
aurez une lettre tous les deux ou trois jours; et un télégramme pour les
cas urgents.»

Il quitta Garial; il était tout guilleret: «Il y aurait peut-être à
faire dans cette boutique, pensait-il; le tout est de connaître
exactement leur situation et les conventions qui existent entre Bordes
et nos excellents amis Blinkine, Mulot et Cie.» Il fut sur le point de
rebrousser chemin; puis il se rappela qu’il était tard et qu’il ne
trouverait plus personne au bureau: «J’y reviendrai tout à l’heure»,
décida-t-il et il rentra à l’hôtel. Le vestibule était vide. «Tiens,
Angèle n’est pas descendue»; il dit au concierge: «Voulez-vous prévenir
Madame Régis que je suis arrivé et que je l’attends au salon?»--«Oui,
Monsieur, j’envoie le gamin tout de suite.»

Bernard entra aussitôt au salon tandis que le concierge appelait le
chasseur. Il feuilleta distraitement les illustrés; de beaux vocables
retentissaient à ses oreilles: La _Scintillante_, la _Jamais Contente_,
le _Tourny_, le _Bel-Ami_... Les rêves de son enfance prenaient figure;
en quittant le bureau sur le quai, il avait enregistré sur sa rétine les
belles images de vaisseaux balancés; posséder une flotte qui promènerait
sur toutes les mers du globe le pavillon de Rabevel! ça ce serait beau.
Il commençait à avoir confiance en lui-même; il sentait bien que s’il
voulait il y arriverait un jour ou l’autre; alors, quelle grandeur!
Quelle magnificence: être le maître de ces navires; il te les ferait
produire, lui, allez! on verrait ça; et il faudrait que ça marche à la
baguette tous ces zigotos, ces capitaines... François comme les autres.
François!

Et justement il lui sembla que ce nom était répété distinctement
derrière lui. Il se retourna, un peu altéré. Sur la porte, Angèle se
tenait, pâle, comme défaillante. Elle répéta d’un air égaré: François!
Puis, comme les yeux désillés: c’est toi, Bernard? où est François?...
«Elle est folle!» se dit Rabevel avec inquiétude. Il ajouta à voix
haute: «Mais qu’as-tu donc? François?... Il est à deux mille kilomètres
d’ici en plein océan.» Elle eut la force de refermer la porte et de
venir tomber dans ses bras en sanglotant de bonheur. «Ah! oui, elle
m’aime», pensa Bernard; et il sentit à ce moment dans sa plénitude une
impression de puissance, d’orgueil et de sécurité. En mots entrecoupés,
Angèle lui expliquait: «C’est le chasseur... cet imbécile... il m’a dit:
Monsieur Régis est arrivé... il vous attend au salon... quelle émotion
inutile...»--«Pas inutile, dit Bernard, elle me prouve que tu m’aimes et
m’attache davantage à toi.»--«Ah! fit-elle d’une voix inconsciemment
pathétique, te faut-il donc encore des preuves de mon amour?»

Ils passèrent à table; il voulut une petite fête, commanda des mets
exquis et, sur la nappe, fit porter des fleurs, si rares en cette
saison; il la contraignit à boire du champagne qu’elle adorait mais dont
elle se défiait; et elle fut vite étourdie. Alors seulement il lui parla
de François et vit qu’elle n’y pensait déjà plus. Il lui expliqua qu’il
y avait eu une confusion au sémaphore et que son mari ne rentrerait pas
avant le 15 Janvier. Elle l’écoutait vaguement, sans pensées bien
précises, un peu ennuyée de cette évocation, heureuse auprès de lui.
Mais quand il ajouta: «Et nous deux, qu’allons-nous faire?» elle
sursauta; elle n’y songeait plus: c’était si simple de vivre ainsi,
toute la vie, tous deux. Bernard l’observait de son œil aigu: tout en ce
visage continuait de l’attirer: pas une beauté de ces traits, pas un
défaut qui ne lui plût; il eût voulu la boire, la sentir fondre dans sa
bouche comme un fruit. Et l’émoi même de la jeune femme à cette minute
le ravissait; il le laissa se prolonger pour son plaisir; elle avait les
sourcils légèrement relevés dans une expression de désarroi et
d’inquiétude encore mal définis, elle le regarda profondément, mit, avec
un peu de timidité sa main sur la main du jeune homme; il savoura
quelques secondes et par avance l’impression qu’il allait ressentir et
qu’il prévoyait, l’impression divine de puissance, d’autorité, l’encens
délicieux de la gratitude, et il lui dit enfin: «Nous? c’est bien
simple, nous avons un train à 5 h. 10, nous serons pour dîner à
Montauban où nous coucherons; et demain nous partirons pour le Quercy...
Cela te va-t-il?»

--«Ah! mon amour!» dit-elle radieuse.

--Eh bien! va te reposer et te préparer. Il est deux heures. Je retourne
chez Bordes et, à quatre heures et demie, je t’attendrai devant l’hôtel
avec une voiture. C’est entendu.

Ils étaient seuls dans la salle à manger. Elle lui sauta au cou.--«C’est
entendu», répéta-t-elle, et elle se sauva, légère dans l’escalier.

Quand il arriva au bureau de Garial il le trouva en conversation avec un
jeune homme font élégant qui pouvait avoir vingt-six ans environ et qui
se présenta lui-même.

--Louis Mazelier, secrétaire général de la maison Bordes.

--... et neveu de Mr. Bordes, ajouta Garial, avec un sourire complice.

Bernard s’excusa: il revenait parce qu’il avait oublié de noter certains
chiffres qui lui avaient paru intéressants. Mais Mazelier lui dit qu’il
bénissait ce contretemps; Mr. Garial était justement en train de lui
expliquer tout leur travail du matin et il trouvait cela tout bonnement
merveilleux.

--Ah! ajouta-t-il, quel dommage que je n’aie pas un animateur comme vous
pour me débrouiller le service des titres et de la comptabilité.

--Mais, dit Bernard, je croyais que Mr. Blinkine et Mr. Mulot...

--Oh! Mr. Blinkine et Mr. Mulot qui ont le titre de conseils de la
société s’occupent l’un de la partie technique: travaux, réparations,
chantiers, ateliers; l’autre de la trésorerie: courtages, mouvements de
fonds, changes. Et encore voient-ils cela de très haut.

--Ma foi, dit Bernard, si je puis vous être utile, disposez de moi.

--Mais comment? vous connaîtriez les questions de titres et de
comptabilité?

--C’est ma partie.

--Vous êtes extraordinaire! Voulez-vous entrer dans mon bureau...

Bernard fut vite mis au fait de la situation par le jeune Mazelier.
Celui-ci était l’unique neveu et l’héritier présomptif du vieux Bordes
qui l’avait installé à ce poste pour le mettre au courant de tout; il
était plein de bonne volonté, d’ailleurs intelligent et nanti de
connaissances étendues; mais la complication des affaires de la société
réclamait mieux que cela; Mazelier s’en rendait compte et l’avouait avec
une modestie charmante.

--Tout tire à hue et à dia, dit-il. Si j’entre dans le détail de chaque
service, je vois que les choses y sont faites régulièrement, qu’il n’y a
rien à reprendre du point de vue des principes généralement appliqués
dans les exploitations du même genre. Le plan de notre comptabilité a
été dressé par un expert; celui de nos services de trafic, de titres,
de... tous, quoi! ont été établis par des idoines. Et l’ensemble ne va
pas; il y a tiraillement, désaccord constants. Avec cela des frais
généraux énormes qu’il est impossible de réduire. Tenez, par exemple,
(ajouta-t-il avec un sourire) vos patrons Mulot et Blinkine nous coûtent
cent cinquante mille francs par an et ne nous les rapportent pas.

--Il faut les flanquer à la porte, répondit Bernard en riant.

--Vous savez bien que c’est impossible, répliqua Mazelier, riant aussi.

--Évidemment, murmura d’un air convaincu Bernard qui n’en savait rien du
tout.

--Tout cela constitue un ensemble de charges héritées de mauvaises
années et qui grèvent lourdement notre exploitation. Et pourtant
l’affaire est bonne. Voilà une Société au capital d’un million dont
500.000 francs versés; les actions d’un nominal de 1000 frs cotaient
hier en Bourse 4.316 frs. Et je pourrai vous faire voir de beaux bilans;
mais on tue la poule aux œufs d’or.

--Voyons, dit Bernard, vous vouliez me demander quelques suggestions au
point de vue comptable, je crois.

--Oui, revenons à nos moutons. Vous avez un moment?

Bernard tira sa montre:

--Quatre heures. Eh bien! mais, fit-il placidement, nous avons jusqu’au
dîner.

Ils travaillèrent en effet jusqu’à sept heures. Bernard ébaucha une
esquisse de comptabilité qui permît le contrôle constant d’un grand
nombre d’opérations incontrôlables en l’état présent. Quand ils se
levèrent:

--Tout cela, dit-il, ne peut se faire proprement qu’à condition
d’étudier tous les services à fond; mais je prévois qu’on peut arriver à
un mécanisme très souple et qui permette de faire le point à volonté.
D’ailleurs, le système de coordination est gouverné par la nature du
résultat à faire apparaître, c’est-à-dire par le type du bilan à
obtenir, et, en fin de compte, par les articles des statuts relatifs à
la répartition et par la géographie présente de vos titres.

--C’est bien juste ce que vous dites là, répondit Mazelier songeur.

--C’est la philosophie pratique des affaires. Où peut-on dîner ici?

--Vous êtes seul?... Mais si vous êtes seul, dînez donc avec moi, nous
continuerons de causer.

Bernard eut une hésitation imperceptible. Angèle... Mais non, il eût été
impardonnable: ce garçon allait lui raconter tout ce qu’il voudrait
connaître, c’était clair; et peut-être apercevrait-il un biais, un
chemin pour... pour quoi faire au juste?... Il ne savait pas bien
encore; mais sous ses yeux, au clair de lune, des vagues et des mâts
peuplaient le ciel, et il rêvait d’un grand pavois dominé par un immense
pavillon brodé d’un R. Une seconde n’avait point battu qu’il répondit:

--Avec plaisir. Mais c’est moi qui vous invite.

--Mais non, mais non, puisque je...

--Non, j’impose mes conditions, dit-il en riant. Il pensait que Mazelier
voudrait rendre la politesse et qu’ainsi il le reverrait et par lui,
peut-être, connaîtrait son oncle Bordes... Les événements les plus
importants de la vie sont des perles inestimables que relie un misérable
fil sans valeur; il faut pourtant le tisser ce fil si on ne veut pas que
le hasard le tresse à sa façon.

Il examina son compagnon. «Il a la lippe gourmande, constata-t-il, ce
doit être une fine gueule.» Il dit tout haut: «J’ai entendu parler d’un
restaurant du _Caneton Fin_, est-ce que c’est bien?»

--Il n’y a pas mieux à Paris, répondit Mazelier avec une moue rieuse qui
feignait la délectation, mais c’est une caverne de voleurs.

--Bah! allons-y tout de même.

Quand ils furent assis, Bernard composa le menu avec une attention
extrême, il était lui-même infiniment porté sur ce que Rabelais nomme
les «harnois de gueule» et traitait, quand il le pouvait, son estomac et
son palais en grand seigneur. Il remarquait d’ailleurs que ce genre de
jouissance était fort apprécié dans les milieux où il était appelé à
évoluer. Il choisit les vins et fut satisfait de recevoir les marques
d’approbation d’un maître d’hôtel et d’un sommelier qui n’en étaient pas
prodigues.

Il voulut connaître tout d’abord son invité et, d’un ton enjoué, mit la
conversation sur la vie de Bordeaux, ses distractions, et ses plaisirs.
Il comprit que Mazelier travaillait beaucoup mais vivait largement et ne
se privait de rien; il lui fit avouer au rôti qu’il n’avait point de
maîtresse et changeait suivant sa fantaisie: «Il y a deux danseuses
actuellement à l’Alcazar, dit-il, deux bijoux...» Puis, insensiblement,
ils passèrent aux choses sérieuses; quand Bernard vit son compagnon
assez détendu et assez alangui pour trouver que tout était beau et
reconnaître en lui le confident de toujours, il attaqua résolument, bien
que d’un ton badin, la question qui lui tenait au cœur:

--Je suppose, dit-il, que vous vous offrirez le _Caneton Fin_ tous les
jours lorsque vous serez le patron de la maison Bordes?

--Le patron de la maison Bordes c’est Monsieur Personne et ce sera
Monsieur Personne jusqu’à la culbute finale, vous le savez bien.

--Bah! comment arrangez-vous cela?

--C’est bien simple. Vous savez que c’est Antoine Bordes, le vieux, le
père de Bordes c’est-à-dire de mon oncle qui a fondé la maison; il vient
de mourir il y a peu de temps fort âgé et c’est son fils Jean Bordes qui
a maintenant quarante-trois ans qui conduit la boîte depuis 15 ans à peu
près. C’est en 1878, à la fin de l’exposition, lors de la crise
d’affaires terrible dont vous avez entendu parler et qui a suivi cette
foire ridicule, que la maison a failli sauter; mon oncle a englouti dans
l’affaire tout ce qu’il avait, a mangé l’avoir de sa sœur c’est-à-dire
de ma mère qui était déjà veuve à cette époque, a emprunté dans des
conditions usuraires et s’est trouvé finalement acculé à la faillite;
c’est alors que Blinkine, qui avait eu vent de la chose, lui a proposé
de le remettre debout; il a constitué une société anonyme formée par
mille actions de 1000 francs dont moitié versée, estimant 500.000 francs
un fonds qui valait déjà plus de 3.000.000. Il s’est fait adjuger une
commission, des parts de fondateur, a souscrit une vingtaine d’actions,
a placé le reste, a exigé pour son associé et lui la situation que vous
connaissez, et, en fin de compte, a réalisé une affaire de premier
ordre. Il a en effet réussi à introduire le papier en Bourse au moment
où s’achevait la souscription, a fabriqué l’année suivante un bilan
désastreux que son canard, _l’Honnête Financier_ a signalé aussitôt à
tous les braves gens avec une vertueuse indignation; les actions sont
tombées à 180 frs; à l’assemblée générale suivante vos deux patrons en
présentaient à eux deux plus de deux cents (exactement 206) leur
appartenant en propre, 150 mandatées par leurs clients et 170
appartenant à une dame Boynet venue on ne sait d’où; ils avaient la
majorité. Ils ont fait ce qu’ils ont voulu et, depuis, ils ont
circonvenu mon oncle qui, bien qu’administrateur délégué, s’occupe à peu
près uniquement de signer ce que je lui présente et de faire la noce. Je
dois dire que, de 1880 à 1884, ce fut l’âge d’or; les affaires n’ont
cessé de prospérer et les actions de monter; à présent c’est
stationnaire: il y a beaucoup de chenilles sur la salade; les vaches
maigres arrivent. Enfin n’empêche que si vos amis liquidaient maintenant
leur situation, ils auraient gagné leur million sur cette petite affaire
en déboursant 50.000 francs, et cela en sept ans: ce sont des malins.

--Combien votre oncle a-t-il d’actions?

--Deux cents.

--Et vous?

--Vous voulez dire ma mère: 150. Naturellement nous avons des parts de
fondateur qui participent aux bénéfices à leur rang et qui ont une
grosse valeur. La ruse de Blinkine a été en somme de leurrer mon oncle
en créant des parts de fondateur qui, en cas de liquidation avaient
priorité à la répartition, dans des conditions très favorables; il a
fait miroiter la chose aux yeux de l’oncle qui n’a vu que cela, car il
était à ce moment-là très déprimé et ne croyait plus à l’avenir de
l’affaire. Et il n’a pas remarqué le revers de la médaille: c’est que
les parts n’avaient aucun droit de vote aux assemblées; en sorte que,
avec nos trois cent cinquante actions, nous ne pouvons rien faire que
nous allier à vous, Messieurs Blinkine-Mulot, qui nous dévorez.

--Et vous n’avez pas été capable de racheter en Bourse les cent
cinquante et une actions qui suffiraient à assurer votre majorité?

--A l’heure actuelle, c’est un denier: six cent mille francs! Et puis,
vous savez, il n’y a eu de mouvement de titres qu’au moment de la
débâcle dont je vous parlais tout à l’heure; depuis, il y a quelques
déplacements mais en un an c’est tout juste si vous trouveriez quinze
actions sur le marché; elles inspirent confiance, je ne sais pourquoi;
pourtant, au taux actuel elles ne rapportent pas trois pour cent!

--C’est vous qui en pâtissez; et comme secrétaire général naturellement,
vous ne gagnez presque rien?

--Huit cents francs par mois! ce sont vos amis qui se sucrent sur notre
dos.

--Tout cela changerait si vous pouviez prendre l’affaire en mains.

--Il faudrait deux choses: quelqu’un comme vous pour la diriger et lui
faire rapporter ce qu’elle doit rapporter car vraiment elle a quelque
chose dans le ventre; et puis la possibilité d’agir aux assemblées
générales pour que l’argent si difficilement gagné n’aille pas
engraisser des parasites.

--Je crois aussi que vous auriez à moderniser le matériel; j’ai vu que
vous aviez beaucoup de voiliers.

--Évidemment; ici nous allons très prudemment; nous remplaçons
lentement; et d’ailleurs, nous devons garder des voiliers; cela répond
fort bien à certains usages. Mais il est certain que quatre vapeurs du
tonnage de _Jean-le-Bon_ par exemple gagneraient bien leur vie;
seulement cela représente deux millions, le prix de dix voiliers
jaugeant en tout le quadruple.

--Vendez dix voiliers.

--Il faut avoir acquéreur à bon prix.

--Vous êtes amortis et vous avez quelques réserves; utilisez-les.

--Nous ne pouvons pas, nous sommes nos propres assureurs.

--Augmentez votre capital.

--Évidemment, il faudra finir par là: Tiens, voilà mes danseuses de
l’Alcazar. On va les inviter.

Deux jeunes femmes, l’une blonde, l’autre brune, mais toutes deux fort
appétissantes vinrent sans se faire prier sur un geste de Mazelier
qu’elles avaient reconnu.

--Que faites-vous, ici, à neuf heures au lieu d’être dans vos loges?

--Il y a relâche au bazar, répondit l’une, une partie des décors de la
Revue a flambé cet après-midi. Alors nous nous donnons le luxe de venir
prendre le café au _Caneton Fin_.

--Et vous avez raison, mes petits oiseaux, vous êtes chez vous ici.

--Dites donc, vous, je vois que ça va mal finir, dit la brune en riant
très fort.

--Embrassez-moi donc pour faire amende honorable d’une telle méchanceté,
Alyssia, dit Mazelier.

--Rien que ça. Et devant tout le monde encore! Tout à l’heure si vous
êtes sage.» Elle se pencha à l’oreille du jeune homme et lui dit
quelques mots. Il répondit de même et ils ne s’occupèrent plus de
Bernard que la blonde regardait d’un air mutin et agréablement
provocant: «Je ne vous plais pas?» finit-elle par demander. Bernard
sembla sortir d’un rêve; effectivement, il poursuivait ses calculs: «il
doit y avoir quelque chose à gratter dans ce mic-mac Bordes»,
pensait-il, «mais comment?» La voix de la jeune Mylitta le rappela au
réel: «J’étais en extase devant vous», lui dit-il. Elle répondit:
«Flatteur!» et le jugea distingué. Ils ne tardèrent pas à entreprendre
une conversation galante si bien qu’au bout d’un moment tous les quatre
jugèrent que le lieu était trop austère pour continuer leur entretien.
Ils raccompagnèrent les jeunes femmes qui habitaient porte à porte.
Mazelier et sa compagne lui firent des adieux touchants d’ivrognes: «Je
vous retrouverai demain à onze heures au bureau, n’est-ce pas?» dit
Mazelier dans un retour de lucidité. «Entendu», répondit Bernard. Et il
se disposa à rentrer à l’hôtel. Mais la petite femme le tira par la
manche: «Eh bien quoi, dit-elle, vous ne venez pas avec moi?» Il avait
repris le cours de ses pensées et l’avait totalement oubliée. «Non,
dit-il, voilà un louis, vous n’aurez pas perdu votre temps; je m’en
vais.» Elle mit l’argent dans son sac, et d’un petit ton boudeur: «Merci
pour le louis, c’est toujours utile. Mais ni Alyssia ni moi nous ne
couchons pour de l’argent, on est entretenues par des gros marchands de
vin de Paludate. C’est-il que je vous dégoûte? Non? Eh! bien, toi, tu me
plais, sale gosse, viens donc, va, on va s’aimer.» Il eut la vision
d’Angèle, recula; elle songeait peut-être à lui, désolée dans son lit;
une étrange saveur lui vint avec un flot de salive, il reconnut une
émotion âcre déjà ressentie, quelque chose qui annonçait le sadisme et
l’anormal; il se rappela les petits chats martyrisés, le chien du
chapelier, le scorpion, l’homme roué de coups à l’étage des domestiques;
il désira, la durée d’un éclair, qu’Angèle l’aperçût dans le lit de
cette garce. Et il la suivit.

Il était minuit quand il s’endormit; il chavira dans le songe comme une
brute et tout aussitôt les navires, les livres comptables, les liasses
d’actions dansèrent devant ses yeux; puis, peu à peu, la fantasmagorie
se dissipa, les images disparurent, le problème informulé qui le
préoccupait depuis la veille s’énonça lentement en phrases musicales
comme sur la corde haute du violon: «Il y a quelque chose à faire dans
la maison Bordes pour moi. Quoi et comment?» Il sentait comme une sorte
de présence faire le tour des cellules de son cerveau, frapper à
chacune, mendiant une aide; quelques-unes s’émouvaient, enregistraient
la chose, déclaraient qu’elles allaient mûrir tout cela dans le silence;
la ronde intérieure s’acheva: les serviteurs intérieurs préparaient ce
qu’ils avaient à faire. Puis, une autre préoccupation se fit jour: Qui
pouvait aider Bernard? des figures et des figures défilèrent qu’il
récusait ou rangeait auprès de lui; des amis, des indifférents, des
parents, Noë, et, tout d’un coup, Blinkine et Mulot; il rit tout haut
dans son sommeil: «Eh! pourquoi ne m’aideraient-ils pas s’il plaît à
Dieu?» Ce mot de Dieu retentit soudainement en lui et le réveilla net,
en sorte qu’il lui sembla encore l’entendre se répercuter d’écho en écho
dans l’abîme intérieur. L’impression fut telle qu’il ne se reconquit pas
tout de suite; puis il se dit: «C’est un bruit extérieur, on a marché.»
Enfin il se demanda: «Où suis-je?» Il perçut un souffle, réfléchit
longuement: «Petite Angèle», dit-il tendrement à mi-voix. Et enfin il se
rappela; il se leva tout de suite grelottant d’horreur, s’agenouilla
devant le lit en murmurant de tout son cœur un acte de contrition, se
rhabilla à tâtons et descendit dans la rue sur la pointe des pieds. Il
était une heure.

--Jamais Notre-Seigneur ne me pardonnera, marmonnait-il en regagnant
l’hôtel, jamais, jamais. Je retomberai donc toujours dans mon
vomissement.» Il dit, en marchant, sa prière avec ferveur. «Ah! je puis
en tenter des affaires si je m’aliène le Bon Dieu par de pareilles
offenses!» Il pleurait presque, repris d’un mysticisme dont il ne
percevait pas la déviation. Il arriva à l’hôtel, monta à la chambre,
frappa, dit son nom. Un filet de lumière filtrait sous la porte, il
distingua des gémissements et se sentit perdu de perversité et de vices,
se jugea coupable et responsable devant Dieu d’avoir ainsi tourmenté
cette pauvre Angèle; il désirait entrer, la consoler, la prendre dans
ses bras tendrement, lui montrer, montrer à Dieu qui le voyait que son
fonds n’était pas mauvais, il avait cédé à un instant de folie, à une
tentation du Malin, mais s’en repentait. Une espèce de griserie le
possédait. Il redit son nom d’une voix plaintive. Mais la voix d’Angèle,
basse, tremblante, pleine de violence, répondit:

--Allez-vous-en, allez-vous-en!

Il resta inerte; puis tout s’éclaira: «Elle a raison, elle n’est pas ma
femme, elle ne veut plus du péché; elle a raison.»

Il redescendit et demanda une autre chambre «pour ne pas éveiller
Madame».--«On va vous donner la chambre voisine qui communique avec elle
et qui est libre.» Il y monta, alla droit à la porte de communication,
vérifia qu’elle était verrouillée du côté d’Angèle, la verrouilla de son
côté, écouta un instant à la cloison, n’entendit rien, et, enfin, se
coucha, harassé, et se rendormit.

Vers les sept heures, il s’éveilla en sursaut. La femme de chambre
frappait à la porte voisine. La voix d’Angèle répondit:

--Qu’y a-t-il?

--Sept heures, Madame; l’omnibus pour le train de Paris part à sept
heures trois quarts.

--Bien. Vous avez mes chaussures? Oui? Donnez-les moi.

--Votre porte est verrouillée, Madame.

--C’est juste. Attendez.

Bernard entendit le pas de sa maîtresse, le bruit du verrou, la femme
qui entrait; il se dressa, passa son caleçon, ouvrit sa porte et,
bousculant la domestique qui sortait de la chambre d’Angèle, y pénétra
comme un fou. Il referma la porte derrière lui, sauta par-dessus le fond
du lit, vint choir à côté d’elle de tout son long et la prenant dans ses
bras avant qu’elle eût pu rien dire, couvrit son visage de baisers. Elle
avait beau le griffer, le repousser avec fureur, il fermait les yeux et
continuait de la tenir embrassée, cherchant ses lèvres. Elle rageait, le
haïssant vraiment à cette heure, gonflée de mépris, de fiel et de
remords, humiliée jusqu’au fond d’elle-même et ne voulant à aucun prix
céder; leur lutte muette et forcenée dura plus d’un quart d’heure et ce
fut elle qui dut s’immobiliser, exténuée. Il releva la tête pour la
contempler, si belle, si hérissée, mais elle lui cracha au visage. Sans
une hésitation, il la gifla; elle fondit en grosses larmes et se mit à
pleurer en geignant d’une manière lamentable comme un enfant. Mais ses
nerfs se détendaient, elle ne pensait plus à rien, sa colère et sa
rancune s’évanouissaient comme des vapeurs. Bernard flattait tendrement
ses joues de ses doigts en murmurant de douces paroles; elle le repoussa
d’abord, puis le laissa faire, sans forces. Il se coula dans le lit sans
cesser de parler comme s’il eût eu à faire durer un charme, l’enlaça
étroitement de ses jambes et de ses bras et quand il sentit la chair nue
s’abandonner peu à peu, posa sa joue contre la sienne et tout doucement
commença de lui raconter à sa façon ses occupations de la veille. Elle
finit par arrêter ses larmes, l’écouter, le regarder, parler, enfin,
parler. N’aurait-il pas pu venir l’avertir ou lui envoyer un mot?--Ah!
il savait bien, il était toujours le même, mais un excès de prudence, la
peur d’être surpris par quelque hasard, de compromettre une femme comme
elle...

--On m’a dit: «vous êtes seul, bien entendu?» Pouvais-je répondre non?
La curiosité aurait été éveillée: Mazelier, Garial auraient voulu
savoir... Une enquête de ce genre est vite faite en province. Donc, j’ai
répondu: «je suis seul»; alors je n’ai pu refuser le dîner, ni le
théâtre, tu comprends? et je suis rentré aussitôt. Préfèrerais-tu être
compromise?

Elle eut un frisson.

--Alors? Tu vois bien que tu n’es qu’un mauvais petit chou. Répare.

Elle l’embrassa de bon cœur mais de mauvaise grâce; il lui en coûtait de
reconnaître ses torts et un vague doute subsistait au fond d’elle-même;
enfin peut-être le civiliserait-elle à force de ses soins; mais que cela
lui serait dur! elle se rappelait son attente de la veille, sa surprise
de ne pas le voir paraître à quatre heures et demie, puis sa colère, son
impuissance, ce dîner solitaire sous l’œil qui lui avait paru ironique
du maître d’hôtel; et enfin la nuit exaspérée où elle n’avait pas dormi
cinq minutes, décidée à repartir le matin pour Paris, enragée d’avoir
cédé à ce sacripant, outrée de sa propre naïveté.

Mais lui:

--Tu seras toute à moi et nous ne nous quitterons plus.

Il paraissait sincère. Et puis elle sentait bien que ce caractère rude,
ce fonds de pirate lui plaisait par ce qu’il révélait de ressources
inconnues. Même s’il mentait dans ses explications, elle savait bien
qu’elle était et serait toujours le seul être qu’il pût aimer. Qu’il
aimât à sa façon, certes; mais cette façon sauvage n’était-elle pas
préférable aux mornes aventures qu’elle devinait et dont son peu
d’expérience conjugale avait suffi à la dégoûter pour toujours. Ce
pauvre François si bon, si gentil, comme il avait été maladroit... Comme
elle en avait pris le contact en horreur et avec celui-là, désormais,
celui de tous les hommes--sauf de cette canaille bien-aimée. Oui, c’est
bien cela l’amour, se dit-elle.

Ils se quittèrent vers dix heures, réconciliés. Quand elle sut pourtant
qu’il ne déjeunerait peut-être pas avec elle, ce faillit être une
nouvelle explosion; enfin elle se résigna et il put se rendre auprès de
Mazelier qu’il trouva dans son bureau, frais comme une rose.

--Mon oncle, que j’ai vu tout à l’heure, désirerait vous connaître; vos
idées l’ont épaté; il vous attend pour déjeuner.

--Eh bien! mais... j’accepte avec grand plaisir.

Mr. Bordes habitait tout près du boulevard de Caudéran, presqu’au bout
de la rue Croix de Seguey, une belle maison du dix-huitième ouverte sur
des serres fleuries par un péristyle en marbre blanc. C’était un petit
homme grisonnant, à tête ronde, joyeux, perpétuellement de bonne humeur;
il portait en avant un petit abdomen de bouvreuil et ne cessait de
plaisanter.

--Vous tombez, dit-il, à ses invités, en pleine querelle de ménage. Ma
femme, qui est charmante, (regardez-la, elle est encore agréable à
considérer, n’est-ce pas?) vient de revoir la somnambule et d’apprendre
que je la trompe avec la dugazon du Grand Théâtre. D’où une scène
terrible destinée à me couper l’appétit. Mais ce petit estomac demeure
impavide. Le bourreau qui tranchera l’appétit à Bordes l’armateur n’est
pas encore né.

--Ah! Monsieur Rabevel, dit la femme qui était en effet restée agréable
bien qu’une expression chagrine donnât à son visage dix ans de plus que
ne portait son mari, quel homme terrible j’ai là! C’est un brave homme,
bien sûr, mais quel coureur! Il passe sa vie avec des gourgandines; je
ne puis dire combien de fois je l’ai pris en flagrant délit; ça ne le
trouble pas...

--Eh! ma foi, au contraire, dit Bordes, c’est un piment de plus.

--Voilà comment il est, s’écria Madame Bordes, il me voit fâchée, il
rit; il me voit colère, boudeuse ou en larmes, il rit. Pas une minute de
mauvais sang, ce monstre!

Elle le prit par le cou feignant de l’étrangler et l’embrassa.

--Et voilà comme nous sommes, dit Bordes se raillant lui-même: Nous ne
cachons rien de nos pensées ni de notre vie. Saint Jean Bouche d’Or. Pas
de porte de derrière. Vous pourrez dire à Blinkine et au sieur Mulot que
vous avez trouvé un homme qui ne leur ressemble foutrement pas.

Rabevel se félicitait de cette familiarité rapide; il eut tôt fait d’en
tirer parti en mettant la conversation sur la partie financière de
l’affaire. Bordes lui confirma avec de nouveaux détails tout ce que lui
avait déjà dit Mazelier. Quand ils attaquèrent la question de
l’exploitation, il l’écouta avec attention; Bernard exposa ses idées et
il se rendit vite compte que, sous son dehors jovial, l’armateur cachait
un bon sens solide et une intelligence perspicace.

--Écoutez, Monsieur, finit par lui dire Bordes, je vous dirai
franchement ma pensée; la société qui porte mon nom me dégoûte, j’y suis
bridé, je n’y puis rien faire et plus je vais, moins je m’en occupe.
J’aurais pu l’amener certainement à de grandes destinées, mais à quoi
bon travailler pour ceux qui me dévorent? Mon grand malheur c’est
d’avoir pris la direction trop jeune et de m’être affolé dès l’arrivée
du chômage; puis, d’être tombé sur des paroissiens comme vos patrons. Je
ne vous cache pas que je divorcerais bien si je pouvais.

Il regarda un instant Rabevel et reprit:

--Vous devez vous étonner de ma franchise; j’aurais été moins sincère il
y a quelques années. A cette époque votre maison me tenait serré; mais,
depuis, je ne vois plus la procuration de la veuve Boynet aux Assemblées
générales: ces messieurs l’oublient toujours; on ne dépose plus ces
titres; ça ne va peut-être pas très bien avec elle, vous comprenez?
Alors si ce paquet s’abstient, mon paquet acquiert sans doute quelque
indépendance... Je ne sais pas si je me fais bien comprendre...

Bernard sourit et demanda ce qu’était cette veuve Boynet.

--A vrai dire, je n’en sais rien. Elle a hérité ces titres d’un de ses
parents qui était très lié avec Blinkine. C’est celui-ci qui l’avait
fait souscrire. Elle vit, je crois, fort retirée dans un petit village,
Saint Circq, sur les bords du Lot.

Le jeune homme pensa aussitôt qu’il était urgent de connaître «la bonne
femme».--«Et moi, songea-t-il, qui voulais aller de ce côté avec Angèle!
Tout cela s’arrange fort bien.» Il demanda:

--Comment savez-vous que votre veuve Boynet habite Saint Circq?

--Par le libellé de ses pouvoirs. D’ailleurs un de mes amis qui était
allé pêcher le gardon pendant une quinzaine dans ce petit patelin, eut
l’occasion de la voir. Il paraît que c’est une vieille marguillière
confite en bondieuseries.

«Bon, pensa Bernard, heureusement que me voilà averti; il ne s’agit pas
de mener là-bas ma folle maîtresse. On renverra Angèle à Paris. J’en
sais assez.»

Il remit la conversation sur la question de l’exploitation de la flotte;
Bordes pensait comme lui que l’achat de quelques vapeurs était désirable
même s’il fallait pour le couvrir vendre des voiliers. Bernard l’écouta
avec attention. L’armateur lui parut bien attaché à cette idée: «C’est
une question de rajeunissement, une question vitale.» Il répéta
plusieurs fois: «Une question vitale». Quand ils se séparèrent, sur le
seuil, il lui dit encore: «Une question vitale, il faudrait trouver le
moyen de la résoudre...»

En remontant la rue, Bernard faisait et refaisait ses calculs et ses
projets:

--Très bonne, cette affaire, disait-il; mais la majorité coûte deux
millions au taux actuel. Rien à faire pour moi avec les cent mille
francs que je possède. Il faut manœuvrer. Et d’abord aller voir la
marguillière.

Il se rappela que le train pour Cahors était à quatre heures; il avait
juste le temps de passer à l’hôtel, de prendre son sac... Sapristi, et
Angèle? Il ne pouvait pas l’emmener, il fallait conquérir la
marguillière, être sérieux; Angèle ferait ce qu’elle voudrait. Réussir
d’abord cette affaire était l’essentiel; le reste pouvait attendre.
L’image d’une Angèle en larmes passa dans son esprit et ne lui déplut
pas; mais il la chassa aussitôt; déjà il se demandait comment il
investirait la vieille dame: elle devait être méfiante, méfiante... et
un jeune homme comme lui... Il passait devant une bijouterie et comme il
venait de la dépasser, une image persistant sur sa rétine avec une
acuité singulière, il s’étonna, se sonda, comprit aussitôt, se retourna,
entra dans la boutique avec un sourire intérieur. Puis ayant fait son
emplette, il héla vivement un fiacre, rentra à l’hôtel, vit Angèle qui
l’attendait avec impatience dans le hall: «Tu es prête, dit-il en
l’embrassant tendrement. Oui?... Saute en voiture, je règle ma note.» Il
paya, la rejoignit. Ils arrivèrent à la gare juste pour prendre leurs
billets et montèrent dans le wagon au moment où le train s’ébranlait.
Comme Angèle tout essoufflée, souriante et contente s’asseyait, il lui
prit les mains et la regarda avec tant de tendresse et de désir qu’elle
en fut confuse. Elle baissa les yeux; elle vit à l’annulaire de Bernard
une alliance: «N’es-tu pas ma petite femme bien-aimée?» lui dit-il
doucement. Elle frémit dans tout son cœur; elle se sentait bien
heureuse. Lui, sous une expression amoureuse, cachait les pensées qui
l’agitaient. Il contemplait Angèle. Il l’examinait avec détachement,
avec une sorte d’infaillible impartialité. Ce grand air de déesse, se
disait-il, cette allure noble et retenue, même sa sauvagerie presque
masculine qui, matée comme elle l’est, prend l’apparence d’une réserve
qui ne connaît point les sens, voilà un ensemble qui me permettra de
conquérir la marguillière. Ainsi, tout d’abord, ne vint pas à son esprit
la pensée que le but de son voyage pût désormais être autre chose que la
précieuse conquête d’une vieille femme détentrice d’un paquet d’actions.
La compagnie d’Angèle, sa tendresse, le délice de cette chair vive ne
semblaient pas devoir le blesser d’amour; hors-d’œuvres, songeait-il
distraitement quand il s’y arrêtait un instant. Il ne continuait à voir
dans la passion que l’œuvre de chair et la satisfaction d’un instinct de
domination; il ne soupçonnait pas que pût jamais se _réaliser_ dans son
for intérieur cet état de grâce que décrivent les poètes et dont
s’enchante à son printemps la race des hommes depuis plus de huit cent
mille ans.

Il était pourtant trop jeune pour échapper au sortilège. Dans ce court
voyage devait s’insinuer dans ses veines le poison brûlant d’un amour
unique dont sa vie entière retentit; ce charme subtil d’une femme
amoureuse, forte et tendre, d’une femme belle et jeune, sensible,
singulièrement fine et apte à tout ressentir et à tout exprimer,
l’investit peu à peu par l’étrange attrait des steppes inconnus. Comme
il lui arrivait dans les songes, le rythme de son existence changeait et
celui de son tempérament, celui même de sa pensée et de sa parole
intérieure. Angèle le faisait entrer dans un merveilleux domaine; elle
lui révélait la poésie pure sans poètes ni phrases; elle lui faisait
voir toutes choses sous un aspect nouveau, comme les yeux dessillés. A
chaque instant dans ses paroles, il tremblait d’une confrontation
vivement saisie entre son propre univers et celui de sa maîtresse; il
commençait à sentir la beauté, la fraîcheur des choses qui n’avaient
jusque là conquis que son intelligence. L’inavoué peu à peu se fit jour.
Une foison de mots et de petits faits auparavant inoffensifs,
pénétrèrent dans un cœur patiemment assiégé, tout geste d’elle créait un
champ d’aimantation où son âme s’émouvait encore, libre en apparence, en
réalité orientée, mais avec une aisance miraculeuse, ravie de nager dans
cette divine substance où ne la contraignaient ni pesanteur ni climat.
Elle devenait un tel objet d’admiration et d’amour que, parfois, sous le
regard de Bernard, les paroles affluant à ses lèvres s’arrêtaient sur
une intonation un peu plus rauque; et ce suspens les ravissait tous deux
au plus pur d’eux-mêmes.

Ils vivaient davantage, jouissaient mieux de la nature et d’eux-mêmes,
saisissaient et éprouvaient toutes les délices qui leur échappaient
auparavant dans le cours des minutes infiniment ralenties par leur désir
de les savourer comme, au cinéma, la grâce et la beauté des choses sont
rendues plus sensibles quand on les a infiniment ralenties.

Ils s’étaient installés en plein Quercy dans une petite maison perchée
sur la colline qui fait face à Cahors. Là peu à peu ils s’abandonnaient
au démon qui leur était familier à tous deux, le démon de l’exaltation.

Toute la liberté et la joie de l’univers étaient en eux et le désir d’en
user entièrement, corps et âme. L’ivresse d’une extension extrême de
l’être, les habitait. Que les mots leur paraissaient plats! Que les
héros de l’amour et de l’histoire leur paraissaient petits! Ils vivaient
un rêve éveillé et parlaient le langage de ce rêve. A peine se
souvenaient-ils qu’ils étaient en pays civilisé tant ils n’existaient
que pour eux-mêmes. Quel prodige les unissait! Le fantôme de François
bien que toujours présent demeurait silencieux. Aucun calcul s’ils en
avaient formé, aucun projet s’ils en avaient étudié, aucun sentiment
s’ils en avaient éprouvé, n’existaient plus; rien d’autre que la grande
aventure millénaire qui les avait jetés aux bras l’un de l’autre. Ils y
voulaient voir l’aveugle dessein des créations futures. Elle les roulait
dans son propre destin comme un torrent. A cette heure les circonstances
et les créatures humaines s’évanouissaient; il n’y avait que leur
passion. Les lois universelles ne reprendraient leur valeur que plus
tard, quand le torrent assagi serait devenu fleuve. Alors seulement
pourraient intervenir les souvenirs et les rencontres. Mais en ce
moment!...

Un matin, Bernard que le désir du voyage sollicitait, dit à Angèle:

--Si nous partions?

--Pourquoi? répondit-elle. Il me semble que je demeurerais toujours ici.
Je suis trop heureuse. Pourquoi ne pas laisser couler les jours dans la
béatitude? Regarde donc plutôt le matin qui se lève sur la ville. Quel
beau pays!

Et, en effet, par ce mois de janvier exceptionnellement beau, un
enchantement nouveau faisait surgir tous les matins le soleil. La
rivière baisait les pieds de la colline et des murailles, délivrée dès
l’aurore des brumes qui sous leurs yeux semblaient s’évaporer à regret.
«Crois-tu, disait Angèle, que nous puissions retrouver ailleurs cet
accord si parfait?» Elle voulait parler de l’accord de leurs sens et de
leurs cœurs.

Bernard hochait la tête. Jamais il n’avait senti à ce point ce mélange
de douceur et de violence qui fait le pathétique. Sous ces murailles
gallo-romaines grises et couvertes de toits rouges, l’harmonie se créait
toute seule entre les tons du monde physique; elle se révélait à lui.
L’âme passionnée de sa compagne l’émouvait davantage et il ne savait
plus ce qu’il était, ni ce qu’il voulait. Il savait seulement qu’il
désirait, qu’il désirait encore, qu’il désirait infiniment. Au pied du
rocher où se fondait leur maison il entendait une source toute
sanglotante dans le lierre pâle.

--Comme la nuit nous fut douce! dit-il en se tournant vers elle.

--Ferme les yeux, mon amour, répondit-elle, ferme les yeux, ton regard
se rappelle trop.» Même clos, il lui semblait que ces yeux
l’observaient, l’attiraient et l’assaillaient. Leur flamme obscure
traversait sa chair. «Ah! puisqu’ils me tourmentent, disait-elle,
ouvre-les encore et que je me penche sur eux.»

Elle s’inclinait, elle avait un air enfantin parmi ses boucles, elle
disait:

--Je t’approche trop, j’aperçois à peine tes lèvres et tes dents
canines. Ne me dévore point, lionceau, tu sais bien que je suis tienne.

Puis elle bavardait tandis qu’il l’écoutait avec ravissement.

--Je suis sûre que tu n’as jamais vu tes yeux en quelque miroir. Au
milieu, un point noir: la fenêtre de ton âme. Quelle noirceur elle a,
cette âme, monseigneur! Mais je m’aperçois dans cette glace! Je sais
bien, l’image s’effacera dès que je l’aurai quittée.

Il protestait en riant.

--Vilain, reprenait-elle. Je le sais, moi. Tais-toi; et laisse immobile
cette chère tête, que je voie encore tes yeux. La prunelle s’arrondit et
se polit. Elle est humide et brillante, des filets marrons y palpitent
comme des algues dans la mer. Quand tu me regardes ainsi, tes yeux
s’illuminent, les algues deviennent des rayons.

Il riait encore. «Dis tout de suite, répondait-il, que mes yeux sont ton
soleil.

--Pourquoi pas? Quand j’étais petite je fixais le soleil, par jeu. Mais
sa lumière me possédait. Sa chaleur me pénétrait. Il entrait tout
entier, son flux divin, par mes yeux, (des yeux si candides, tu sais)
jusque dans l’âme. Il me semble que je suis encore petite fille...

Comme ils étaient heureux et las tous les deux! De frais rameaux, près
des volets, s’abandonnaient au vent léger. Du bout de sa branche une
grappe humide et lourde leur jetait sa rosée.

--Demeurons, dit-elle. Veux-tu que je te berce dans mes bras comme un
petit enfant?» Et comme il acquiesçait, elle lui chantait de vieilles
chansons de sa nourrice. Ainsi, ils mêlaient à leurs rêves présents les
plus doux souvenirs de leurs jeunes années. Ces vieilles chansons sont
les premières que nous ayons connues et nous ne connaissions qu’elles
lorsque nous fûmes le plus heureux.

--C’est vrai, disait Bernard, les songes qu’elles virent éclore se
révèlent à leur appel.

Il soupirait.

L’arôme pénétrant des roses d’hiver remplissait la chambre. Ces lèvres
de miel auprès de lui, cette peau dorée, cette lumière si blonde et
toute frissonnante parmi la vigne de la balustrade...

Le cœur d’Angèle battait sous sa joue; il savait tellement qu’elle lui
appartenait!

--Quelle offrande pourrai-je te faire? disait-elle avec langueur.

Pourtant, cet amour grandissant battait des ailes et voulait quitter son
nid, si doux qu’il fût. Ils savaient bien que ces soirées au bord du
Lot, ces promenades dans les faubourgs, ces causeries avec les vieilles
gens qui étaient témoins de leurs amours, laisseraient dans leur cœur
une trace impérissable.

Ils étaient tout pleins d’inquiète tendresse le soir qu’ils suivirent,
pour la dernière fois, le chemin qui borde la rivière, depuis le Pont
Valentré jusqu’aux terrasses de la Barbacane. Comme elle leur paraissait
douce et mélancolique la ville rouge et grise qui s’assoupissait! Le
crépuscule convient si bien à sa beauté très ancienne! Les tours, les
coupoles, les clochers rêvent encore dans la gloire du soleil, alors que
les constructions plébéiennes, plus jeunes, s’enfoncent déjà dans
l’ombre chaude de la nuit. Le soleil quitte la ville à regret comme un
amant. Et quelle maîtresse digne de lui! Elle est à souhait Psyché la
ville de l’esprit.

--Il semble qu’elle va dormir, disait Bernard. Regarde-la; elle rêvera,
elle rêve déjà...

Ils écoutaient, vers le moulin, le Lot qui presse la ville, l’entoure,
la berce. Il leur semblait qu’elle s’abandonnât, la voluptueuse, à cette
eau mourante, qu’on eût dit amoureuse d’elle comme le soleil.

Ainsi vivaient-ils dans l’amour comme dans une étrange allégresse et
sans souci du lendemain.

Mais un matin qu’Angèle s’était levée alors que l’aube blanchissait à
peine l’horizon, elle éveilla Bernard d’un long baiser.

--Nous partons, dit-elle. Nous quittons Psyché. Nous lui ferons un bel
adieu mélancolique et nous prendrons le petit train poussif qui court le
long de la rivière.

--Mais, où allons-nous?

--A l’aventure, répondit-elle. Nous nous arrêterons quand se produira le
miracle que j’attends.

--Quel miracle attends-tu, enfant?» se disait Bernard. Il sentait si
bien que tous deux s’affinaient à leur contact mutuel. Avec quelle
curiosité profonde et passionnée il sondait son cœur!

A la gare ils demandèrent deux billets pour Capdenac afin de suivre la
vallée du Lot. La belle rivière a creusé son lit au pied des grandes
falaises crayeuses du Quercy. C’est le domaine des bruyères et des
garrics. La rive droite est plate et grasse comme la vallée du Nil. Les
paysans y cultivent les primeurs et groupent leurs maisons en villages
heureux. Ils levaient la tête lorsque s’annonçait le petit train
geignard et faisaient un signe d’accueil. Contre Bernard, à la portière,
Angèle songeait. Son regard se posait sur lui, hésitait:

--Songe au bonheur de vivre ici! Nous aurions une maisonnette au bord de
l’eau. Nous serions seuls au monde. Nous n’aurions de loi que la nôtre.
Tu ne t’ennuirais pas: le rêve, la méditation, la lecture, la
promenade...

Mais, avec un sourire malicieux:

--Et Angèle aussi sans doute dont il faudrait s’occuper? répondait
Bernard.

--Bien sûr, disait-elle. Notre sort n’est-il pas là? Ne le laissons-nous
partir à chaque tour de roue? Bernard, mon Bernard, songes-y à ce
bonheur! Le matin, nous irions sur notre terrasse, au bord de cette eau
bleue qui coule comme notre vie vers l’inconnu. Elle serait parfumée des
fleurs que tu aimes, le jasmin, la verveine, le chèvrefeuille...

--Et que me dirais-tu sur cette terrasse?

--Mais les choses que tu aimes et qui sont pour toi les parfums
préférés...

Il la regardait, admiratif et bienheureux; il lui semblait que ces
propos n’étaient point chimériques.

--Tu verrais comme nous serions heureux, continuait-elle. Nous
grimperions dans les combes de cette colline qui est là sur l’autre
rive. Nous irions dénicher les corneilles, nous boirions aux sources,
nous cueillerions les mûres sur les ronciers...

En face d’eux, soudain, apparaissait un vieux village délabré, juché sur
un rocher, groupé autour de son église et des ruines d’un château.
C’était Saint-Circq-la-Popie. Des vignes en descendaient vers la
rivière. Des coudriers, des cerisiers déjà fleuris, des amandiers. L’eau
les reflète et les grandit. Ils sont irréels comme un mirage; le réel en
ce lieu a l’air d’un mythe.

Tous deux eurent ensemble le sentiment qu’ils y goûteraient le bonheur.

--Voilà, dit doucement Angèle, le miracle que j’attendais... Ne crois-tu
pas? Descendons là.

--Saint-Circq! se dit Bernard comme sortant d’un rêve, Saint-Circq, le
pays où vit ma marguillière... Descendons là.

Elle battit des mains comme une enfant joyeuse quand ils se trouvèrent
seuls dans cette petite station perdue.

--Je suis sûre, s’écria-t-elle, que nous allons être si heureux!

«Ah! songeait Bernard, ne serions-nous pas heureux en quelque endroit
que ce fût?» Le nom désuet du village les enchantait. Son aspect ruineux
satisfaisait ce goût de romanesque dont ils étaient en ce moment
imprégnés. Il les attendait là-haut sur son rocher, le petit bourg. Un
paysan était parti en avant avec les bagages; ils traversèrent le Lot.
Elle cueillit une branche d’aubépine qu’elle baisa; puis, la jetant à
l’eau, elle adressa la parole à la rivière avec une ferveur gamine.

--Je te confie ce message, dit-elle, ma jolie rivière. Apporte-le à la
ville silencieuse qui vit éclore notre amour. Il arrivera peut-être
cette nuit. Il n’y a pas d’eau sur le barrage; mes fleurs s’arrêteront
près de la porte de l’écluse où, sans doute, d’autres amoureux rêvent
comme nous y avons rêvé.

Il y a dans certains gestes spontanés une vertu divine. Ils sont si
directement émanés de l’âme! ils la traduisent avec une évidence qui,
pour une minute, dissipe le mystère et la solitude où chacun se débat.
Sortie de sa prison, l’âme, par ce geste, retrouve la sœur qui est en
état de grâce pour la recevoir. Bernard prit la main d’Angèle, mais elle
lui offrit ses lèvres.

Ils étaient sur le petit chemin qui gravit le coteau entre les arbres.
Il sentit en cette minute combien l’amour avait grandi dans son cœur et
grondait en lui. Elle avait pris son visage entre ses mains.

--Tes yeux s’obscurcissent, mon amour, dit-elle; laisse mon bras autour
de ton cou et porte-moi comme une petite fille.

Elle rayonnait d’espièglerie; elle faisait une moue adorable. Il
l’enleva en riant; la petite tête féminine roulait sur son épaule et les
bruns cheveux enfouissaient le visage. Ah! cher fardeau, doux fardeau
qu’il eût voulu emporter au bout du monde! Ce jour-là, il s’établissait
dans son cœur sans qu’il craignît que ce poids, si léger pour le
présent, pût l’accabler jamais.

Il la portait comme une enfant. Il la berçait en baisant ses cheveux. Il
lui disait mille choses folles qu’elle écoutait, les yeux un peu
dilatés, les narines palpitantes. Il croyait qu’elle achevait à présent
sa conquête, mais il était depuis longtemps asservi. Il avait cessé de
rire; il la pressa si fort contre son cœur, qu’elle répondit par un
gémissement. Mais comme il s’inquiétait déjà, elle se haussa jusqu’à ses
lèvres.

Des jeunes gens arrivaient au détour du chemin. Mais ce baiser était si
recueilli, si passionné, qu’ils passèrent sans sourire et ne se
retournèrent point.

                   *       *       *       *       *

Les deux amants ne comptaient pas les jours. Qu’avaient-ils à désirer?
Leur démon familier de l’exaltation frémissait d’aise. Il vivait dans
son paradis. Ils avaient découvert une vieille maison qu’un sorcier
famélique leur avait louée avec sa servante, chargée d’heureux présages.
Tout le jour ils vagabondaient. Le soir, dans la vaste cheminée
paysanne, Bernard allumait des flambées dansantes de sarments. La lueur
crépitante illuminait leurs baisers. Ah! le prodige qu’ils vivaient!

Or, un jour qu’ils revenaient d’une longue promenade dans les combes,
Angèle se plaignit soudain de vertiges. Il la fit asseoir sur une roche
lisse et à genoux auprès d’elle soutenait son buste, pris d’une
inquiétude folle, tandis qu’elle laissait aller sa tête sur son épaule.
Il lui demanda: «Qu’as-tu? où te sens-tu mal?» Elle avait fermé les
yeux; le visage était livide; il se rappela certaines pâleurs, des
marbrures fugitives qu’il avait déjà remarquées la veille et
l’avant-veille et il eut peur, se demandant quelle maladie elle couvait.
Au bout d’un moment cependant Angèle rouvrit les yeux: «Cela m’a passé»,
dit-elle, voulant sourire. Elle s’appuya sur lui et ils regagnèrent le
village. Comme ils y pénétraient, de nouveau elle parut défaillir; mais
elle se remit tout de suite.

--Veux-tu que nous nous reposions encore? demanda Bernard.

--Non, je sens que je pourrai aller jusqu’à la maison. Il le faut
d’ailleurs. Allons vite. J’ai hâte de me coucher.

Ses dents claquaient. Il la prit dans ses bras, elle se laissa porter
poussant de temps à autre un faible gémissement. Le souci le rongeait.
Il la voyait malade, couchée pour une quinzaine de jours, peut-être
plus, peut-être pis. Comme ils arrivaient au milieu du village, il
remarqua pour la première fois, de loin, des panonceaux sur une porte;
machinalement il lut un nom à demi effacé par le temps: Boynet, notaire.
Et aussitôt il imagina Angèle alitée, la veuve et lui à son chevet; il
respira plus fort, feignit l’essoufflement et, paraissant s’aviser du
banc de pierre accoté à la maison du notaire au moment même où il
arrivait à son niveau, il y porta Angèle et l’y assit. Et là, de
nouveau, il lui suffit de regarder le beau visage meurtri pour oublier
tout ce qui n’était pas elle et même l’endroit où ils se trouvaient.

Il restait auprès d’elle, ne sachant que faire, tout affolé (pour la
première fois lui semblait-il) et persécuté tout à coup par la terrible
peur de voir expirer sous ses yeux l’être pour qui, en cette minute, il
eût donné sa vie. Mais on avait entendu, dans la maison, le bruit de
leurs voix, une figure curieuse parut derrière un rideau soulevé, la
fenêtre s’ouvrit.

--Péchère, qu’elle a l’air malade votre dame, monsieur, dit une voix. Il
faut la rentrer ici, et vite! Attendez que le prévienne Madame et je
viens vous aider.

L’instant d’après, aidé par la servante, Bernard avait installé la jeune
femme sur un fauteuil, auprès du feu, dans une grande cuisine reluisante
de cuivres. La maîtresse de maison accourue avait tout de suite tiré un
trousseau de clefs et se mettait en quête d’un cordial et d’herbes
aromatiques.

--Allez donc chercher le docteur Porge, Maria», dit-elle, tout en
fouillant ses placards. Bernard les bras ballants, avec cet air
particulièrement stupide qu’ont les hommes dans les événements
domestiques où ils se sentent impuissants, répétait:

--Mais que peut-elle avoir, que peut-elle avoir?

--Eh! Monsieur, fit son hôtesse, elle a dû prendre un grand froid, j’en
ai peur.

Angèle relevait de l’oreiller sa tête décolorée; elle dit à voix basse,
horriblement gênée:

--J’ai mal au cœur, Bernard.

La vieille dame avait l’ouïe fine, elle s’écria:

--Et moi qui n’avais pas compris!» et elle se mit à rire d’un bon rire
qui révélait une âme fraîche, une conscience paisible, un caractère sans
méchanceté et qui rassura Bernard sans qu’il sût encore pourquoi.

--Quels enfants! reprit Madame Boynet. Vous ne vous doutez donc pas que
cette petite jeune femme est enceinte?

Angèle, le sang vermeil revenu d’un flot à ses joues, regarda
craintivement Bernard. Lui, demeurait stupide. Elle le prit par le cou,
lui dit à l’oreille: «Un enfant, mon amour, je vais avoir un enfant de
toi! quel bonheur!» Puis elle retomba en faiblesse; mais tandis que la
veuve s’empressait, Bernard entendait battre ses tempes; un orgueil
violent l’exaltait et un sentiment attendri, attentif, penché sur
l’éclosion de quelque chose de neuf; confusément il sentait qu’il avait,
dans toute sa rudesse, une oasis fraîche et que sa paternité serait le
bonheur et le tourment, la grande affaire de son existence. Angèle se
tordait à présent de souffrance, se plaignait de crampes; une
reconnaissance et une tendresse infinies le penchèrent sur sa nuque
qu’il effleura d’un baiser à peine perceptible; mais elle l’avait senti
et le remercia d’un pauvre sourire. Madame Boynet s’inquiétait
maintenant: «Il y a tout de même un mauvais coup de froid là dedans. Il
faut coucher cette petite.» Et d’autorité, elle l’emmena, la dévêtit,
l’allongea parmi deux draps brodés et parfumés, après avoir passé
lentement entre eux la bassine de cuivre pleine de braises de bois. Le
médecin arrivait. Il confirma les appréhensions de l’hôtesse:

--Une imprudence, l’humidité et le froid; notre malade a été surprise
par le serein et le jour même où se déclarait sa grossesse. Commencement
de congestion pulmonaire compliquée de coliques; voilà ce que coûte
l’indifférence aux contingences. Ces jeunes mariés sont des étourneaux.

Il prit Madame Boynet à part:

--Cela peut être très grave, lui dit-il; heureusement que ces gamins
sont tombés chez vous, mais quel tracas vous allez avoir!

Ainsi il ne doutait pas une seconde qu’elle ne songeât à soigner cette
malade; elle répondit d’une voix presque enfantine:

--Notre-Seigneur a bien autrement souffert pour nous.

Le médecin haussa les épaules.

--Ne cherchez pas; vous êtes contente de vous dévouer parce que vous
êtes bonne foncièrement, d’abord; ensuite parce que votre vie va avoir
un but; enfin, parce que vous aurez une compagne à aimer. Après cela, si
vous comptez sur une récompense de votre Bon Dieu, vous êtes vraiment
exigeante.

Mais elle:

--Voyez-vous comme il raisonne ce gredin! Mais on le convertira, on le
convertira.

Quand le médecin eut achevé d’écrire son ordonnance et de faire ses
recommandations, elle le remercia, lui donna son chapeau, le poussa vers
la porte; elle supporta avec un visible ennui les excuses embarrassées
de Bernard pour l’immense dérangement qu’il allait lui causer. Elle lui
fit préparer un lit, décida qu’il mangerait à sa table et devant son
insistance le laissa fixer un prix de pension qu’elle déclara avoir
l’intention de donner aux Petites Sœurs des Pauvres; puis, enfin
débarrassée de lui, elle put consacrer une âme vigilante et un corps
infatigable aux soins que réclamait l’état d’Angèle.

Le Docteur Porge revint le soir; le mal avait empiré; il ordonna des
ventouses scarifiées et toute une médication minutieuse et compliquée:
«Vous n’aurez pas une minute à dormir, Madame Boynet», dit-il en
conclusion. Bernard inutile, encombrant, conscient de ce rôle de paquet
toujours sur le passage, demandait vainement qu’on lui trouvât une
occupation:

--Les hommes ne savent rien faire, répondit vertement la veuve, vous
pouvez aller vous coucher.

Il sentit dans ce ton bourru une sorte de familiarité sympathique; on le
plaignait, on était sur le chemin de la confiance. Mais il ne s’attarda
pas à cette pensée, l’inquiétude l’agitait. Il s’assit du côté du lit où
la veuve ne se tenait pas et, prenant la main d’Angèle, contempla le
beau visage inerte de sa maîtresse ensevelie dans une prostration
profonde et déjà comme aux portes du tombeau. Il cachait mal son effroi;
il voulut parler; mais madame Boynet mit le doigt sur ses lèvres. Tous
deux veillèrent toute la nuit qu’ils passèrent en allées et venues
silencieuses à la lueur des bougies; il fallait poser des ventouses,
donner des potions à intervalles réguliers, changer de linge le pauvre
corps couvert de sueur. Bernard entretenait un grand feu de bois dur
dans la cheminée; les bûches d’orme et de garric éclataient sous la
chaleur, dardaient de leur cœur des jets fusants de flammes bleues
toutes ronflantes, pétillaient d’étincelles. A un moment, et comme
justement tous deux étaient en train de changer une fois de plus le
linge de la malade, la bougie mal mouchée s’éteignit; la pièce ne fut
plus éclairée que par la lueur du foyer. Un instant la clarté ondula,
fit bouger les ombres sur le corps nu d’Angèle. Le mouvement de la masse
des ténèbres chassées autour de ce corps par le glissant reflet des
flammes exalta deux tendres rocs de chair laiteuse, le ventre étroit et
lisse, les deux hautes, longues et fines cuisses d’une déesse de la
Renaissance. Madame Boynet ne put s’empêcher de dire: «Qu’elle est
belle!» et Bernard de baiser avec une piété tendre et passionnée la
bouche pâle qui répondit par une plainte.

A l’aurore, le médecin venu de nouveau, examina longuement la
souffrante; il restait inquiet; il ne sut pas cacher son anxiété; le
doux visage d’Angèle l’émouvait et il ne put s’empêcher de tourner vers
Bernard un œil apitoyé qui craignait le pire; il sortit en parlant à
mi-voix avec la veuve. Le jeune homme qui avait senti planer sur lui
avec le regard du docteur Porge la menace de l’irréparable sentit du
même coup les obscures puissances religieuses refouler en lui tout ce
qui n’était pas pur; il se jeta à genoux, la tête dans les couvertures,
les mains jointes et crispées, et d’une voix brisée se mit à prier.
Madame Boynet rentrée silencieusement percevait ses sanglots et ses
supplications à la bonté divine; cet amour de deux beaux jeunes gens,
cette piété jaillie en fontaine la remuèrent; elle remercia Dieu d’avoir
fait d’elle son instrument pour aider dans la peine deux créatures
dignes de lui. Avec l’infatigable ardeur de certaines vieilles gens,
repoussant l’aide de la servante et de Bernard lorsque cette aide ne lui
était pas indispensable, elle continua de se dévouer au chevet de la
malade. Monsieur Porge revenu à midi n’avait encore osé se prononcer; le
lit renfermait un animal sans parole ni pensée qui poussait parfois un
vague gémissement et dont tout ce qui distingue la créature humaine
semblait appartenir déjà au monde des ombres. Vers la fin de
l’après-midi cependant, au contraire de ce qu’on attendait, la
température baissa légèrement, Angèle ouvrit les yeux et prononça
quelques faibles paroles; Bernard recru de fatigue, épuisé de souci,
dormait debout et Madame Boynet l’envoya dans sa chambre. Il ne
s’éveilla et ne redescendit que vers neuf heures du soir; en touchant le
bouton de la porte il s’arrêta au son de la voix du médecin; avant de
comprendre il se sentait devenir livide; mais une voix presque basse et
dont cependant il reconnaissait le timbre unique fit entrer en lui les
chants du printemps. Il ouvrit impétueusement la porte et se jeta au
pied du lit, baisant éperdument la main pâle qui se dégagea tout
doucement pour caresser son front d’un geste familier; jamais Angèle
n’avait tant ressemblé à la Sainte Anne de Léonard; un sourire de
fantôme sur ce visage amaigri exprimait tout le bonheur de revivre pour
jouir d’un tel amour.

--On aurait facilement la larme à l’œil?» demanda Mr. Porge à Madame
Boynet qui lui reprocha aussitôt de ne savoir rien respecter. Il se
tourna vers Bernard qui le remerciait: «Voilà celle qu’il faut
remercier, dit-il; elle peut se vanter d’avoir sauvé votre femme.»
Bernard l’embrassa et elle en parut toute contente.

Mais elle ne voulut pas encore aller se coucher ce soir-là: «Je
sommeillerai un peu dans ce fauteuil, dit-elle au jeune homme, pendant
que vous veillerez. S’il arrivait quoi que ce soit, n’hésitez pas à
m’éveiller.» Angèle reposait maintenant calmement. Bernard la contempla
un moment avec une tendresse qui lui faisait presque mal tant il sentait
qu’elle était dans sa chair vive autant que dans son cœur. Puis il
regarda Mme Boynet; elle s’était assoupie; on n’entendait même pas son
souffle; elle se tenait raide comme si nulle défaillance ne pouvait lui
advenir, même pendant son sommeil. La figure était hautaine, froide,
fermée, avec ce quelque chose de jupitérien qui distingue les êtres
faits pour présider; deux rides horizontales au front, une ride à la
naissance du nez qui marquait la tendance à la réflexion et au courroux;
la plage des yeux était celle de la pureté, le nez pourtant était
sensuel et la bouche généreuse. «C’est ça, la marguillière, se dit
Bernard. Comme les gens jugent bêtement!» Dès qu’elle s’éveilla, ils se
mirent à causer en amis. Le jeune homme sentit bientôt l’envelopper une
curiosité sympathique; il éluda un peu les questions jusqu’à ce qu’il
eût vu Angèle s’éveiller; on était au milieu de la nuit, mais personne
ne pouvait plus dormir dans cette petite chambre. Quand on eut dorloté
la jeune femme, Bernard lui recommanda d’être sage et de se taire: «Mais
je peux écouter? demanda-t-elle.

--Certainement.» Il songeait que cela était même nécessaire afin de
prévenir toute contradiction. «C’est que la marguillière ne s’en
laisserait pas conter», se dit-il. Alors peu à peu, il en vint aux
confidences, raconta son éducation chez les Frères, la mystique du
Jésuite et comment il se serait fait prêtre si cette admirable petite
créature de Dieu qui reposait dans ce lit ne lui avait révélé qu’il
avait la vocation du mariage. Tout cela fut parfaitement filé avec
l’intelligence et le tact divinateurs qui émouvaient la veuve aux points
sensibles.

--Bah! dit-elle, vous pouvez faire autant de bien dans le monde, rendre
une femme bien heureuse et fonder une famille qui craigne et vénère
Notre-Seigneur.

--Oui, répondit Bernard d’un ton simple, le Père Régard m’avait dit la
même chose quand je lui demandai conseil. Mais c’est pour vivre que je
m’inquiétais. Je n’ai pas de fortune; je possède seulement quelques
actions, assez pour en subsister c’est vrai, d’une compagnie de
navigation et ma femme a aussi quelques titres de la même société. Nos
parents connaissaient les gens qui ont lancé cette affaire, c’est ce qui
explique la coïncidence. Malheureusement, si, pour le moment, nous
pouvons vivre avec cela, rien ne nous garantit l’avenir. Cette affaire
est menée par un Juif qui a de fortes raisons de la couler au profit
d’une affaire concurrente et de jouer à la baisse. Je ne serais donc pas
étonné d’une faillite d’ici peu. Voilà pourquoi j’hésitais à me marier;
la vie du cloître a ses douceurs, la douce existence contemplative loin
des soucis du monde. Il a fallu que ce monstre délicieux montrât son
visage pour faire envoler la crainte de tous ces soucis. Enfin, dès mon
retour à Paris, j’en serai quitte pour chercher une situation de
comptable quelque part afin de prévoir les mauvais jours.

--Mais, dit Madame Boynet, vendez vos titres si vous craignez la baisse.

--C’est bien ce que je fais. Malheureusement ces titres n’ont pas de
marché; j’arrive à en vendre un tous les deux mois, et j’en ai une
centaine! L’affaire aura fait faillite avant que j’en aie liquidé le
tiers! Si seulement je pouvais la surveiller, entrer dans le conseil,
exercer un contrôle! mais il y a mille titres et j’en possède 92. Alors!

--Mille titres, dites-vous. Et c’est une compagnie de navigation dirigée
par un Juif?

--Oui, ces sales juifs ne se contentent pas d’apporter en France les
germes de la dissolution, la loi du divorce, les poursuites contre les
congrégations, ils grignotent aussi l’argent des bons chrétiens. Enfin
qu’est-ce que vous voulez, il n’y a rien à faire là-contre.

--Comment s’appelle-t-il votre juif?

--Oh! il n’est guère connu que dans le monde des affaires, son nom ne
vous dira rien. Il se nomme Blinkine.

--Blinkine? Et l’affaire, c’est la compagnie Bordes, n’est-ce pas?

Bernard fit un geste de surprise.

--Eh! dit-il, qui croirait que dans ce petit pays reculé on pût trouver
quelqu’un qui connût Blinkine et l’affaire Bordes? Ça, par exemple, ce
n’est pas ordinaire.

--Oh! c’est un concours de circonstances. Figurez-vous que j’ai hérité,
après la mort de mon mari, d’un cousin qui avait quelques actions
Bordes. Le Blinkine m’a écrit à plusieurs reprises pour que je lui donne
mon pouvoir aux assemblées générales. Ma foi, je l’ai toujours donné. Je
le lui donnerais encore sans une circonstance assez curieuse qui montre
le doigt du Bon Dieu. Une de nos amies qui est Petite Sœur des Pauvres,
Mademoiselle de Jérodey, s’étant trouvée très fatiguée est venue se
reposer chez ses parents au château de Jérodey tout près d’ici, il y a
deux ans. Et, un jour, en causant comme on fait, vous savez bien, je lui
dis: «Ça ne doit pas être drôle tous les jours de quêter, à Paris.--Oh!
me répond-elle, Paris n’est pas mauvais autant qu’on le dit; on est
charitable et il est rare que nous soyons mal reçues.--Pourtant si vous
allez chez les socialistes?--Ce ne sont pas les plus mauvais, allez!--Et
les francs-maçons, et les juifs?--Les francs-maçons, oui, sont mauvais,
mais pas les juifs. Tenez, Rothschild nous reçoit toujours lui-même et
il est très bienveillant. Naturellement, on en voit aussi de méchants.
Ainsi il y en a un, je me rappellerai toujours son nom, c’est un
banquier qui s’appelle Blinkine et qui habite tout près de
l’Hôtel-de-Ville. Eh bien! il nous a fait recevoir par son comptable, un
juif aussi, ça se voyait bien à sa tête, qui nous a dit: «Mesdames,
monsieur Blinkine m’a donné l’autorisation de vous recevoir pour que
j’aie moi aussi le plaisir de vous fiche dehors.» Il n’a pas dit
_fiche_, vous comprenez...

--Et alors? demanda Bernard.

--Alors, naturellement, j’ai écrit à Blinkine en lui racontant
l’histoire; il m’a répondu disant qu’il mettait son comptable à la
porte, que tout cela s’était passé à son insu, des bêtises, quoi! Je ne
lui ai jamais plus envoyé de pouvoir. Je ne sais pas comment il s’est
arrangé depuis.

--Et vous avez bien fait, dit Bernard, c’est du sale monde.

Puis il changea de sujet de conversation.

Il voulut attendre que la veuve lui reparlât de la question; mais elle
n’y fit plus la moindre allusion; et lui-même s’en tut par prudence. Par
contre, elle se montrait avec eux de plus en plus affectueuse et
témoignait à Angèle cette amitié qu’on ne montre qu’à ses obligés; c’est
la plus sûre, qui flatte notre orgueil. Au bout de quelques jours la
jeune femme pouvait reprendre ses promenades mais il ne fallut pas
songer à revenir à l’ancien logis. Madame Boynet gémissait sur la
solitude qui allait être la sienne. Les deux jeunes gens avaient repris
le lit commun, mais leurs amours étaient déchirées par l’idée de la
séparation prochaine; nuits de larmes et de tendresse, d’alternatives
désespérées. Que leur réservait l’avenir?--Pour le moment, dit Bernard,
il n’y a rien à faire. Revois ton mari, mais garde-toi mienne; cela te
sera facile, tu es enceinte, il ne pourra en ressentir que de l’orgueil.
Après son départ (qui ne tardera pas, je te l’assure) tu reviendras à
Paris et dans quelque temps tu lui écriras pour le mettre en face du
fait accompli. Après quoi vous divorcerez et tu seras ma femme.

Mais tous deux pensaient que la vie n’est pas si simple; ils se
rendaient compte à présent que l’irréparable était accompli; ce qu’ils
avaient d’abord appelé l’amour n’était rien; à présent seulement ils le
connaissaient l’amour, ils la sentaient cette terrible nécessité, cette
irréfrénable fringale qui rend deux êtres indispensables l’un à l’autre
au moral et au physique; leurs chairs avaient besoin l’une de l’autre;
ils étaient l’un à l’autre leur vie, leur complément; et, c’était bien
sûr, l’un sans l’autre, ils ne vivraient plus.

Le dix-sept janvier au matin, Bernard reçut un télégramme qu’il n’eut
pas besoin d’ouvrir pour en connaître le contenu tant il en redoutait
l’arrivée depuis quelques jours; il le tendit à Angèle pour qu’elle le
décachetât et il sut, en regardant ses yeux chavirés soudain dans les
larmes, qu’il ne se trompait pas; ils annoncèrent à Madame Boynet la
maladie grave d’un de leurs proches, et firent en hâte leur bagage. Ce
fut comme ils partaient que la veuve rappela Bernard, après les adieux
et déjà dans la rue. Il comprit qu’un restant de méfiance avait veillé
en elle jusqu’à cette heure et qu’il avait fallu son silence jusqu’à
cette minute pour le tuer. Il se promit d’être prudent. D’ailleurs il
avait déjà ruminé une combinaison nouvelle.

--Je pense tout à coup, lui dit Madame Boynet, à ce que vous m’avez dit
pour l’affaire Bordes. Je vous donnerai bien mon pouvoir pour les
assemblées générales; vous n’aurez qu’à me prévenir.

--Eh! dit Bernard en souriant, que voulez-vous que j’en fasse?

--Mais j’ai cent-soixante-dix actions, vous savez, répondit-elle assez
interloquée.

--Peste! vous êtes plus riche que moi! mais votre pouvoir ne me
servirait de rien.

--Pourtant, reprit la veuve, vous aviez déclaré regretter de ne pas
disposer d’une influence dans la Société.

--Oh! j’ai dit cela dans un moment d’humeur. Je me rends bien compte que
ce n’est pas moi qui pourrai jamais empêcher notre malheureuse affaire
de courir à sa perte avec le misérable juif qui la conduit. Rien à
faire, chère madame, qu’à pleurer notre argent.

--Mais c’est terrible ce que vous dites là! vous savez qu’en dehors de
cela, moi je n’ai qu’un petit viager.

--Et moi je n’ai rien du tout!

--Oui, mais vous allez trouver une situation qui vous fera vivre et bien
vivre.

--Sans doute... ou du moins, je l’espère...

--Écoutez, monsieur Rabevel, écrivez-moi de temps en temps, et
prévenez-moi de ce qui se passera. Dites-moi ce que vous ferez si ça
tourne mal et ce qu’il faudra que je fasse, voulez-vous?

--Cela, avec plaisir.

Ils renouvelèrent leurs adieux. Le soir, les jeunes gens arrivaient à
Bordeaux et, après une nuit d’amertume et de délice, ils se quittèrent.

Ils se retrouvèrent quelques heures plus tard au bureau de la Compagnie,
sous les apparences du hasard. Angèle était au bras de son mari qui
venait de débarquer et se montra joyeux d’apprendre que Bernard
participerait désormais à la direction de sa société. Mais lui, dévoré
de jalousie et de colère, put à peine articuler quelques paroles. Dès ce
moment il se connut, sut comment sa maîtresse le possédait, par l’amour,
par le doute, par l’habitude, comment il allait l’appeler et la
détester, être ravagé de désir, de défiance et presque de haine. Ainsi
s’exprimaient dans l’amour même ses terribles démons de la domination et
du contrôle. Il se plaignit d’être indisposé, donna ses instructions et
prit ses dispositions pour que François fût obligé de se rembarquer dans
le plus bref délai possible. Il s’en retourna à Paris par le premier
train.

Il rentra chez son oncle. Quelques lettres et des rapports de Mr.
Georges l’y attendaient. Tout allait normalement. Cependant, Mr. Georges
demandait des instructions sur un point particulier: le 4 Janvier, il
avait reçu la visite de MM. Blinkine et Mulot, arrivés le matin même de
Paris et accompagnés de Maître Fougnasse, qui lui avaient ordonné de
leur montrer ses livres; il s’y était refusé. Ces messieurs étaient
partis en proférant des menaces. Depuis, il avait appris qu’ils
parcouraient la région et entretenaient des pourparlers mystérieux avec
les divers propriétaires des terrains asphaltiers. Il se renseignait et
tâcherait de savoir de quoi il retournait exactement. Mais que devait-il
faire à l’avenir vis-à-vis de ces visiteurs s’ils revenaient?

Bernard lui répondit brièvement en le félicitant et lui confirmant qu’il
ne dépendait que de lui seul. Aussitôt déterminé, il se mit en quête
d’un grand appartement. Une agence lui fournit dans un bel hôtel du
quartier de l’Europe, rue de Lisbonne, tout un étage où il installa avec
une hâte fiévreuse des bureaux vastes et confortablement aménagés, ainsi
qu’une garçonnière. En huit jours tout fut prêt, le personnel au
complet, caissier, comptable, scribes et jusqu’à un valet de chambre
qu’il nomma Florent. Mais quand il s’agit de se mettre au travail il
n’en eut plus le courage; l’image d’Angèle dans les bras de François le
poursuivait. Il se rongeait de rage et d’une douleur calcinante. Il ne
pouvait échapper à son amour.

--Qu’est-ce que je deviens donc! qu’est-ce que je deviens donc! se
disait-il.

Il alla voir Abraham et lui raconta toute son aventure. L’accueil qui
fut fait à ses confidences l’impressionna. Abraham ne lui cacha pas sa
réprobation.

--Oui, disait-il, toi qui avais le bonheur de vivre dans une religion
qui te donnait la sécurité, voilà ce que tu deviens! tu rejettes toute
contrainte. Les affaires et l’amour! tu ne t’inquiètes pas d’autre
chose. Et moi qui ai fait le tour de la science, je vois maintenant
qu’il n’y a rien de précieux que la droiture et la foi, comme
l’entendent vos catholiques.

--Ça y est, se dit Bernard, je savais bien qu’il y avait du Pascal dans
ce garçon.

Il regarda autour de lui. Il n’y avait point trace de femmes.

--Bon, pensa-t-il, nouvelle toquade. Cela durera six mois. A moins qu’il
n’aie vraiment trouvé sa voie. Après tout, c’est peut-être un Spinoza.

Ils se quittèrent assez peu satisfaits l’un de l’autre. Bernard alla
dîner chez Noë, mais rien ne le pouvait plus distraire. Il ne vivait
plus. Les images liées de François et d’Angèle le torturaient et le
faisaient passer par tous les tourments de la colère et du chagrin.

A quelques jours de là, le cinq Février exactement, il était demeuré
chez lui, toute la journée à cuver son exaltation. Cette vision d’Angèle
aux bras de François, qui pourrissait sa vie, lui était plus que jamais
présente. Encore las, l’âme pleine de dégoût et de rancœur, dans une
disposition d’esprit effroyablement favorable aux pires décisions, il
ressassait, pour la millième fois, les griefs qu’il croyait avoir contre
sa maîtresse, quand le valet de chambre entra et lui remit la carte de
la jeune femme. Il la retourna un instant, et comme hébété, dans sa
main. Il lui fallut se ressaisir pour prendre conscience de lui-même. Il
lui semblait que son attention dispersée n’était plus qu’une ondulation
dont le mouvement plongeait au fond de sa mémoire et rapportait aux
sommets de sa vie psychique les épreuves d’un beau destin. Consciente ou
sournoise, acceptée ou tolérée, implorée quelquefois, il n’oubliait
point que l’image chérie avait toujours fini par s’imposer. Elle lui
interdisait tout travail. Elle empoisonnait d’un souffle parfumé les
adhésions de son être aux travaux qui sollicitaient son activité. Elle
gonflait de colère les élans de sa sensibilité. La sérénité, qui est un
des biens suprêmes, lui avait, par la faute de cette femme, pour
toujours échappé. Il sentit une fureur monter brusquement en lui:
pourquoi venait-elle le braver chez lui? Quels sentiments l’animaient?
D’un doigt tremblant il roula sa carte avec fébrilité. Était-il donc un
être souffrant et diminué qui consentît, par faiblesse, à se donner en
spectacle? Sur un fauteuil, dans l’antichambre, elle devait attendre,
curieuse de le voir... Il dit au valet: «Je vous rappellerai; faites
patienter.»

Ils n’étaient plus séparés que par une cloison légère. Il lui semblait
maintenant que depuis son départ jusqu’à cet instant précis, seuls, cet
être personnel et profond qui était lui-même et dont il avait
conscience, ce Bernard véritable, et ce sentiment d’amour, le fils de
lui-même, souffrant mutilé et chéri, lui avaient été présents. Elle,
Angèle, elle n’était qu’une entité, une sorte de symbole qui
représentait une réalité détestable, mais, en somme, quelque chose
d’extérieur et d’inaccessible.

Or, voici que dans une dure, brutale secousse, presque physique,
l’orientation d’autrefois se rétablissait; les sentiers secrets du cœur
par quoi communiquaient autrefois les deux amants lui apparaissaient,
non pas recréés, mais retrouvés. Il sentait, par lui-même, derrière
cette porte, vivre et palpiter une matière animée qui participait de son
propre destin. Quel amour, quelle haine complexes roulaient dans le
torrent de sa vie intérieure! Il comprenait bien qu’il allait la revoir
et lui offrir, même en silence, tout ce dont il avait conscience de
disposer; mais ce geste qu’il savait d’avance ne pouvoir retenir,
suffirait-il à l’amour outragé? Il restait en lui une rancune, une
méfiance qui demandaient autre chose. Quelle autre chose? Il l’ignorait.
Elle tenait aux racines profondes dont les aboutissements lui
échappaient. L’ébranlement de sa vie par le don que lui avait fait
Angèle, don tronqué, profané, souillé, avait troublé toutes ses sources
intérieures. Quel ébranlement contraire rétablirait le don mutilé?

Ah! non, pensait-il, cet amour qui veut reprendre, enflé de fiel, plein
d’une amertume méfiante et désillusionnée, qu’il s’en aille! et que
cette femme aussi s’en aille!

Son désarroi, il le sentait, s’accroîtrait de la présence d’Angèle; la
faible chair aiguillonnerait un désir sans discernement, traînant
l’esprit à ses amarres. Et qu’importait que la femme revenue, dont
l’énigme roulait sur elle-même, supputât, et calculât à quelques pas de
lui, apportât un appétit de triomphe ou un amour renouvelé, puisqu’elle
ne pouvait, de toute manière, ressusciter dans son intégrité la grande
affection confiante qui les avait unis?

Jamais la vie et le temps ne lui avaient paru s’écouler aussi lentement:
il souffrait. Il souffrait de voir, dans une indécision immuable,
continue, se succéder les résolutions diverses qu’il adoptait et ne
prendrait pas. Il souffrait d’attendre Angèle et de la sentir tout près
de lui. Il souffrait de la revoir tout à l’heure. Et par avance, de la
reprendre dans ses bras; ou d’entendre fermer la porte et, dans
l’escalier, son pas qui s’éteignait.

Un déchirement voluptueux le ravinait d’une honte allègre, labourait son
âme comme une chair vive, spasmodique, tendue. Horreur de fange, odeur
de cadavre, tous les miasmes flottaient dans cette brume pesante où des
sentiments épais étouffaient la volonté purificatrice. Confus et
pêle-mêle, dans l’anarchie présente de la vie fragmentaire de l’homme,
les sensations et les sentiments les plus étranges coexistaient comme,
aux orgies masquées, le bougre et le cardinal.

Bernard leva de sur ses mains sa tête lourde: sa lassitude était telle
qu’il se sentait près de mourir. Il sonna le domestique.

--Dites à cette dame que je pensais la recevoir, quoique souffrant, mais
que, décidément, je ne me sens pas assez dispos; qu’elle revienne si
elle peut. Et désormais, je ne serai jamais là pour elle.

Le valet était visiblement surpris. Il n’avait jamais observé,
évidemment, qu’on fît attendre un visiteur qu’on n’a pas l’intention de
recevoir. Il dit, par habitude: «Bien, Monsieur», et se retira.

Le jour baissait, l’ombre envahissait la pièce, et le silence. Des
bruits légers, un craquement de meuble, un appel dans la rue lointaine
accusaient, pour Bernard, la fuite d’un temps auquel son âme était
suspendue. Les perceptions l’effleuraient, la pensée expectante laissait
un grand désert dans l’espace où d’habitude, elle se mouvait. Le murmure
qui, entre la maîtresse et le domestique, devait, dans l’antichambre,
clore à cette heure sa vie sentimentale, ne lui parvenait même pas.

Soudain la porte s’ouvrit avec une magnifique violence. Angèle s’était
précipitée et tandis que le valet balbutiait des explications avant de
disparaître de nouveau, elle accourait à Bernard, saisissait son visage
et l’embrassait à pleines lèvres avec des mots d’enfant.

Le chapeau, le manteau avaient volé à travers le bureau sur un fauteuil.
Elle s’était assise sur les genoux de son amant et, prenant la tête de
celui-ci dans ses mains, lui plongeait son regard dans les yeux:

--Cet homme m’a dit que tu étais malade. Est-ce vrai?

Il se taisait. Il ne pensait pas. De toutes ses forces, l’âme tendue, il
sentait.

--C’est vraisemblable, dit Angèle. Tu ne m’aurais pas fait attendre pour
me renvoyer ensuite sans m’avoir vue. Alors, me dire que tu étais là,
tout près, fatigué, désespéré peut-être, et par ma faute!... je suis
entrée.

Elle l’embrassa encore, mais cette fois sans impétuosité avec la même
tendresse, le même abandon qu’autrefois.

--Tu es pâli, comme tu es pâli... Et moi, comment me trouves-tu?

Elle était plus belle encore. Son visage florentin et lumineux, si
passionné, s’inscrivait en nouveaux traits plus brûlants dans le cœur
vide de Bernard. Son regard le tâtait, le reconnaissait, prenait contact
avec la chair retrouvée; il l’étreignit passionnément. Mais elle:

--Sais-tu que je viens de la rue des Rosiers et que j’ai su seulement
là-bas ta nouvelle adresse? Ce matin je suis arrivée au moment où tu
venais de sortir; le concierge me donne l’adresse d’Abraham Blinkine
chez qui tu devais te rendre paraît-il. J’y vais: pas d’Abraham, ni de
Bernard. Enfin, je t’ai trouvé: c’est l’essentiel.

Et, la voix triste, tout à coup:

--Quinze jours sans te voir, comme j’ai langui de toi!

Elle ajouta timidement: François est reparti hier...

Il faillit crier. Le mari! cet homme auquel il ne songeait plus! Le
charme se desséchait. Il ne restait plus soudain en lui que l’amour
empoisonné dont il était victime pour une femme qui appartenait à un
autre et n’avait pas su se garder. La rage, le dégoût, l’écœurement le
soulevaient. Mais Angèle n’y prenait pas garde.

--Il a été vraiment très gentil; il ne s’est douté de rien. Pauvre
François!

Il ne savait s’expliquer, prononcer la question qui le brûlait. Il sut à
peine dire: Et...?

Elle baissa la tête.

--Mais enfin, s’écria-t-il, en la secouant avec violence, qu’allais-tu
faire auprès de lui? Tu m’as abandonné, moi qui t’aime, tu m’as fait
endurer les pires souffrances (Dieu sait la peine que j’ai eue!) et, ce
pendant, tu vivais sadiquement avec lui, tu te laissais posséder! Quel
vice inavouable as-tu donc, quel besoin de te donner et de salir mes
souvenirs...

Il s’exaspérait, il tremblait de tous ses membres.

--Ah! misérable, finit-il par dire, écœurante saleté... et j’ai pu
t’embrasser tout à l’heure! Je vois cette ignoble image de tes
transports dans les bras de cet homme écumant, et toi, frissonnante et
toute radieuse, goûtant l’odeur de la trahison... Ah! quelle abominable
horreur, quelle horreur!...

Elle était à genoux près de lui; elle lui prenait les mains.

--Bernard, Bernard, mais je t’en supplie, tu sais bien que ce n’est pas
ainsi, tu sais bien, tu sais bien...

Elle se lamentait, elle se tordait les bras:

--Il ne me croit pas. Dieu, que je suis malheureuse! Mais, Bernard, tu
comprends bien que je ne pouvais pas le laisser, il était mon mari.
C’est vrai, j’ai oublié mon devoir quand je suis devenue tienne, mais ne
fallait-il pas le remplir le jour où il s’est rappelé à moi? C’était
plus fort que ma volonté. J’ai pleuré plus que tu ne sauras jamais
pleurer, en te quittant, mais il fallait, vois-tu, je ne pouvais me
refuser à lui à qui j’étais unie. Ah, si je lui ai appartenu, je te
jure, hélas! que mon cœur restait à toi. Mais à présent, je suis libre,
tienne, mon amour, si tu veux de moi qui t’adore...

Cette femme en larmes à ses pieds...

--Laisse-moi, Angèle. Ton image s’accompagne toujours d’une autre; je ne
peux plus te voir. Oui, je t’aime et je te plains, mais je ne puis te
voir. Notre amour est fané, sali, piétiné par d’autres; nous ne serions
plus heureux. Toi dans les bras d’un autre! Cette sale vision ne me
quittera plus... Je t’en supplie. Angèle, va-t’en, va-t’en.

Elle se leva, les yeux ruisselants.

--Bernard! Bernard!

Qu’il avait de peine et de pitié...

--Mais que vais-je devenir alors?» dit-elle; elle avait un air si
désemparé!

Une bouffée de sauvagerie monta en Bernard comme des abîmes. Cette
femme, si belle, si désirée, qu’il aimait tant, avait été à un autre.
Une phrase de mélodrame résonna à ses oreilles. Ah! la tuer!

Il le voyait réellement ce mari, cet homme ricanant à qui elle avait
couru, pour qui elle l’avait abandonné. Son bras s’allongea vers un
tiroir qui contenait son revolver acquis depuis peu. Il s’arrêta; il
porta la main à son front, eut un geste de fuite en avant.

--Rejoins-le, ton mari, s’écria-t-il, va avec lui, va l’embrasser! Mais
va-t’en, va-t’en!

Elle le regarda d’un air égaré dont il demeura saisi. Elle prit
hâtivement son chapeau, son manteau, et, sans dire un mot, elle
s’enfuit.

Il resta seul dans une grande stupeur soudaine. Puis, il sortit. Trouver
un refuge... toute la journée, comme un chien errant, il courut la
ville. Il étouffait d’une angoisse venue du noir. Il sentait au fond de
lui quelque chose de sombre, sur quoi se penchait son âme, vainement.
Quoi?--Ah! du remords, du désir, de l’incertitude insatiables et
l’abomination d’une peine affreuse qui s’exprimait vaguement sans
s’expliquer. N’avait-il pas suivi clairement son sentiment? Le nom
d’Angèle revenait sur ses lèvres. Il le prononçait d’un souffle, sans
lui donner la couleur de la voix, avec une horreur sacrée. Où était le
mal? où était le bien? Pourquoi était-il persécuté d’avoir agi comme il
en ressentait l’invitation impérieuse? Il lui semblait pourtant si
facile de vivre simplement! N’était-ce point la vraie loi, de se donner
à ses instincts, de leur appartenir, afin qu’à leur gré, la vie nous
formât et nous pétrît, nous donnât la suprême joie qu’elle porte en soi
par son élaboration même et son parfait accomplissement?

Quelle sourde aigreur, quelle rage, quel inassouvissement agitaient
Bernard; lui, si plein de bonne volonté... Tout le long de son existence
il s’était contenté de vivre sans complication, bonnement, sa seule
initiative étant de chercher dans les domaines qui lui paraissaient le
plus accueillants, la trace de cette vie qu’il aimait, pour s’animer
davantage. Jamais il n’avait connu l’hésitation et le regret si ce n’est
tempérés des promesses de l’avenir magnifique. Et maintenant il était
assailli des doutes qui lui paraissaient auparavant réservés aux
scrupuleux. Pis que cela, hélas! une ronde de remords le rongeait sans
se nommer et ces ennemis invisibles lui apparaissaient, il se l’avouait
avec une colère affreuse, légitimes. Oui, il les sentait vaguement
légitimes, et il ne pouvait connaître ni distinguer les repentirs sans
face qui l’obsédaient.

Comme il passait devant Notre-Dame, les images du bien et du mal dont il
avait tant de fois souri aux portes des cathédrales, l’assiégèrent. Quel
absolu métaphysique, en dehors de la vie? Et pourtant, pour la première
fois devant lui, sortait de l’ombre, aigu et bien vivant, le sentiment
d’une mauvaise action.

L’horrible nuit que passa Bernard! La fièvre et les visions
d’apocalypses liguées--le rêve--son âme sensible et comme extériorisée
sous ses yeux, tordue, éperdue, douloureuse, hagarde enfin de ne pouvoir
comprendre ce supplice. Et lui-même de ne savoir s’il était éveillé--et
ce cri continu: «Tu as mal fait! Tu as mal fait! Tu ne devais pas faire
cela!»

Ah! le problème éternel du devoir se posait-il donc? toutes les morales
de notre vieille Terre, toutes les religions, comme il les sentait
aujourd’hui adaptées à la douleur humaine, venues d’elle, vivant d’elle
et par elle! Elles ont créé le devoir et le pardon. Il devinait bien que
c’était la prévention, l’assurance contre la douleur et, pour ceux qui
succombent, l’organisation de l’espérance.

Blême de cette nuit, poursuivi par l’âpre vision des cauchemars que le
jour avait pâlis et qui gardaient leur voix, il chercha partout le
repos. Mais la ville nous donne tout sauf les asiles de paix. Partout,
il promena sa souffrance; il ne put retrouver le calme en ses endroits
préférés. La cour du Petit Palais était vide, les quais hostiles et les
jardins muets. Les églises si accueillantes pour son enfance le
vomissaient. Et, tentant de fléchir le dieu, le persécuteur inconnu, il
eût voulu suspendre sa douleur comme un ex-voto à la porte des
cimetières... Vainement: le soir tombait et la nuit proche lui faisait
peur.

Peur mystérieuse qui lui revenait, expliquée et terrible, à quelques
heures de là, chez Abraham. Les mots sont si menus, si petits--et les
cris le déchiraient sans le soulager. Comme il aurait voulu pleurer! Ah!
se tordre, les yeux secs et le cœur malade, là, par terre, près d’un
lit! Abraham l’avait relevé dix fois, mais il retombait toujours. A
cette minute où ces terribles choses pesaient sur lui et le pliaient en
deux, mais sourdement, il cherchait à tâtons, dans la mare qui
l’engloutissait, pourquoi il n’était pas mort. Il n’avait pas pu rester
seul et était allé demander la consolation à Abraham. A peine avait-il
touché le bouton que la porte s’était ouverte. Son ami l’attendait dans
le couloir. Il lui dit à voix basse:

--Te voilà enfin!

--Tu comptais donc me voir?

Ils s’étaient regardés tous deux fixement. Bernard vit alors seulement
combien Abraham était pâle, les vêtements en désordre et les yeux
cernés.

--Ah! dit-il, mon télégramme ne t’est pas parvenu? Tu viens par hasard?

--Abraham, il y a quelque chose de bizarre dans ton accueil. Je ne sais
rien. Je me suis senti très malheureux, tu sauras pourquoi tout à
l’heure et, d’instinct, après avoir rôdé toute la journée dans Paris, je
suis venu vers toi.

--Mon pauvre Bernard! s’écria Abraham; et il l’embrassa en sanglotant.
Malheureux, tu l’es plus encore que tu ne crois. Sois fort...

Bernard sentit sa tête chavirer. Et un nom tout seul, des profondeurs de
l’inconnu, crevant tous les mystères, jaillit de lui subitement.
L’angoisse de ces vingt-quatre heures, sans épithète et sans visage, se
déchira tout d’un coup lui montrant un flanc sanglant. Il devina sa
faute et cria qu’il se faisait horreur...

--Et, sans doute, Angèle chez toi, Abraham, pleure et souffre en me
maudissant?

Abraham hocha la tête.

--Ah! dit Bernard, je sais maintenant ce qu’est le devoir et que j’ai
fait le mal... Peut-être est-elle malade, Angèle?

La gorge contractée, il attendait la réponse. La porte de la chambre
s’ouvrit et un homme parut, vers qui il se jeta d’un élan irraisonné.

--Elle est perdue, dit cet homme. Hémorragie interne. Il suffit d’un
petit caillot dans une artère. Ah! la main n’a pas tremblé.

Bernard s’était retrouvé subitement près d’un lit, à terre, sur des
coussins, et la main brûlante d’Angèle à son front.

Ses mots d’alors, avec ferveur, et les baisant au passage, il se les
répétait, car il lui semblait que c’était les derniers qu’il voulût
entendre, puisque les lèvres étaient closes qui les avaient animés.

--J’ai du délire et je le sens, Bernard, reviens à toi et je te
parlerai... Nos beaux soirs sur les bords du Lot, nous les aurons
encore, dis, toi sur le petit pont de bois qui tremble avec nous et les
feuillages... comme je suis lasse!... Il me semble que mon cœur va
s’éteindre, mon cœur si tien...

Elle avait un pauvre sourire.

--Souffle dessus, dit-elle encore, comme autrefois, que nous dormions et
tes deux bras autour de moi... Je t’aime tant... Bernard, Bernard!
Bernard, n’ai-je pas du délire? Il me semble que je divague. Dis-moi que
tu m’aimes...

--Ah! Angèle!

--Oui, tu m’aimes, c’était pour rire, hier, pas vrai?

Subitement la mort parut devant ses yeux d’enfant. Elle fit un cri et
lui prenant le bras:

--Mais, Bernard, il me semble que je vais mourir. Ce n’est pas possible,
puisque tu m’aimes! Mais c’est affreux...

Il sanglotait.

Elle eut cependant encore son divin sourire--mais si pâle.

--Pourvu que mon souvenir vive auprès de toi...

Et comme il se penchait sur elle:

--Oui, donne-moi un baiser.» Il s’inclina en silence sur ses lèvres. Au
moment où il relevait la tête, elle commença encore une phrase:

--Puis, mon Bernard, je veux te dire...

Elle s’interrompit. Et il crut qu’elle mourrait ainsi, à ce moment-là
juste, tout d’un coup.




CHAPITRE DEUXIÈME


Ce n’était point son heure. Mais la peur de Bernard avait été si
violente, il s’était senti en cette noire minute si près du naufrage
total, qu’une volonté de tout surmonter et de vaincre même le destin se
saisit de lui et qu’avec une sorte d’ardeur frénétique il courut Paris,
ramena en consultation les médecins les plus réputés pour leur chance et
leur audace. La faiblesse de la jeune femme, son état de grossesse,
alarmèrent les praticiens. Peut-être cependant une transfusion de sang,
rapidement opérée... «Tout de suite, tout de suite», dit Bernard qui
s’offrit aussitôt. Il n’eut de cesse que tout fût immédiatement préparé
et qu’on opérât le jour même. Abraham lui céda son lit qu’on roula près
de celui d’Angèle et il installa pour soi un matelas dans son bureau.
L’opération réussit pleinement; deux jours après on pouvait tenir la
jeune femme pour hors de danger. Elle commençait à revivre; elle
marquait sa gratitude par de tendres paroles au jeune monstre à qui elle
devait la mort et la vie; affaibli et languissant, il l’écoutait
vaguement dans le nirvâna où s’assoupissaient ses désirs.

Il eût voulu que cette vie végétative durât des années tant il lui
semblait bon d’exister et de ne plus calculer. A peine s’il observait
l’attitude bizarre d’Abraham, qui, au chevet d’Angèle, se faisait
avidement instruire de la religion catholique. Il le vit un jour porteur
d’un catéchisme tout neuf et comme il l’interrogeait en riant: «Je
prépare, lui répondit-il, un travail sur la psychologie des religions
comparées.»--«Eh bien! répondit Bernard, va donc trouver le Père Régard
de ma part, il te renseignera.» Toutefois, il remarquait une certaine
gêne à peine sensible mais déjà bien réelle dans l’attitude d’Angèle.
Ces conversations sur la religion ne valaient rien à leur amour.
L’angoisse morale, l’obsession du péché, les fantômes théologiques qui
rôdent autour de la faute et en tirent vengeance faisaient leur œuvre
dans l’âme de la jeune femme. «Rien n’est plus contagieux que ça, se
disait Bernard; ça va me reprendre aussi. Alors, adieu le bonheur,
l’amour et la tranquillité.» Il déclara très sérieusement à Abraham
qu’il lui interdisait formellement d’aborder de nouveau de tels sujets
et le jeune juif se le tint pour dit.

Or, à quelques jours de là (on était alors à la fin du mois de Février
de cette année 1887) le comptable qui tous les jours portait du bureau
le courrier de Bernard et prenait ses ordres, lui apprit que Mr. Georges
venait d’arriver le matin même et désirait s’entretenir avec lui
d’urgence. Il était dans la rue et n’attendait qu’un signe pour monter.

--Qu’il monte donc, fit Bernard.

Monsieur Georges introduit s’expliqua aussitôt à voix basse avec un
grand air de mystère. Blinkine et Mulot avaient obtenu la réunion d’une
session extraordinaire du Conseil Général. Au cours de cette session
comment avaient-ils opéré? On n’en savait rien. Toujours est-il qu’ils
avaient enlevé de l’Assemblée l’option ferme d’achat sur tous les
terrains départementaux et communaux contenant de l’asphalte, contre
versement d’un acompte de 300.000 francs désormais acquis. Le prix des
terrains était d’un million et demi. Les trois cent mille francs
devaient être versés avant la session normale d’avril. L’option était
valable trois mois et prolongeable d’autant. Mr. Georges finissait son
récit en s’écriant sur un ton désespéré: «Ils nous tiennent bien! Toutes
nos concessions sont cernées par ces terrains. Nous sommes fichus!»

La figure de Bernard était devenue de la couleur des cendres. Il ne dit
pas un mot, sauta du lit, et bien que la faiblesse et la réaction
brutale, après ces quelques jours de station allongée, le fissent
tituber, il repoussa du geste M. Georges qui voulait l’aider, se vêtit
rapidement, baisa le front d’Angèle sans desserrer les dents et sortit.
Dehors, il dit enfin à son employé:

--Et cette vieille crapule de Soudouli n’est donc pas intervenue?

--Il était malade, on ne l’a pas vu à la séance.

--Bien. Il est trop malin pour moi celui-là. Je vais lui régler son
portefeuille. Retournez tout de suite à Clermont et renvoyez-moi Bartuel
et Fougnasse. Je ne sais pas encore ce que je ferai de ces deux drilles,
mais j’en aurai sûrement besoin. Et vous, ne vous faites pas de mauvais
sang, ne vous affolez pas. Vous me faites marcher tout ça très bien
là-bas; le travail va, les rentrées s’effectuent bien; la situation de
caisse est excellente. Continuez à m’envoyer des rapports semblables à
ceux que vous m’avez faits et je me charge du reste. Ni Mulot ni
Blinkine ne nous mangeront, vous pouvez être tranquille.

Mr. Georges s’en fut rasséréné.

--«Il est plus content que moi, se disait Bernard, c’est beau la
confiance. Qu’est-ce que je vais pouvoir faire pour me débarrasser de
ces deux oiseaux?»: c’était à Blinkine et à Mulot qu’il pensait avec
colère. Pas une minute l’idée ne lui vint de s’accorder ou de transiger
avec eux. Ils l’avaient roulé comme il les avait roulés lui-même. «Oui,
ils m’ont envoyé à Bordeaux pour m’endormir et se débarrasser de moi.
Les circonstances les ont servis. Voilà près de trois mois que j’ai
perdus.» Perdus? Il songea à Angèle... Il reprit en serrant les dents:
«Oui, perdus à des sottises qu’il va falloir réparer maintenant. Ces
gens-là ont une option qu’ils lèveront; ils vont m’empêcher de passer
sur ces terrains désormais à eux et qui cernent les miens; ils vont me
mettre dans l’impossibilité d’exploiter si je ne les empêche d’abord de
lever l’option, c’est-à-dire de payer les trois cent mille francs. Que
faire, Bon Dieu, que faire?...» Il réfléchissait en se rendant à son
bureau, il ne sentait pas la fatigue. Il s’enferma, se plongea dans un
fauteuil de cuir profond, la main sur les yeux; à plusieurs reprises il
vint à sa table, calcula, crayonna; enfin, il soupira: «Rien à faire. Et
j’ai la tête lourde comme un melon.» Il sortit pour prendre l’air.
«Évidemment, se disait-il, ces deux saligauds veulent ma peau et ils y
mettent le prix; il faut reconnaître qu’ils ont bien joué. Comment les
empêcher?...» Il avait gagné les quais, suivait la berge de la Seine,
laissant son regard errer distraitement sur les eaux. La sirène d’un
remorqueur le fit soudain tressaillir. Son visage s’illumina et il
s’arrêta sur le coup. «Un seul moyen. Un seul. Leur créer dans leurs
affaires de bateaux un empoisonnement qui puisse les détourner des
asphaltières.» Il se rembrunit: «pas facile... pas facile...» Il se
remémora la répartition des actions de la société Bordes. Oui, il
pourrait à la rigueur disposer des voix de la veuve Boynet. Mais, pour
bien faire, il faudrait que Bordes et Mazelier acceptassent de marcher
avec lui. Mais ceux-là étaient trop malins, ayant à jouer leur rôle
d’arbitre, pour ne pas se faire payer cher leurs services et les vendre
au plus offrant. Rien à faire de ce côté. A moins de démunir Blinkine et
Mulot de leurs titres. Il se mit à rire. Comme si on pouvait songer à
cette folie sans rire! Mais son rire se figea: Abraham possédait une
partie de ces titres. Ne les lui céderait-il pas s’il lui proposait une
monnaie d’échange avant qu’il fût averti du péril que courrait son père
par cet échange? Oui, mais quelle monnaie d’échange? Rien qui
l’intéressât, ce Pascal juif, ma parole, qui devenait de plus en plus
mystique. A moins que... Il rougit, pâlit, fit un geste comme avec
effort, regarda autour de lui...

«De toute manière, puisque je ne trouve rien, il faudrait commencer par
quelque chose qui me paraît important, sinon nécessaire, me procurer de
l’argent.» Cela, il connaissait bien le moyen: se faire ouvrir un crédit
de banque sur son actif des asphaltières. Mais quelle banque? Il était
un inconnu partout. Son affaire était ignorée. Une banque l’éconduirait;
si elle ne l’éconduisait pas, elle ferait examiner l’affaire, voudrait
tout connaître, se trouverait fatalement en contact avec Blinkine et
Mulot, refuserait; si elle ne refusait pas, elle procéderait à un nouvel
examen, technique cette fois: il y aurait des envois d’ingénieurs,
tracas, soucis, pots-de-vin, temps perdu, peut-être une nouvelle
concurrence à craindre; si enfin elle marchait, ce serait au
compte-gouttes, par une ouverture de crédit dérisoire. A ce moment il
pensa à Orsat. Oui, c’était là la solution. Plus il y songeait, plus il
en était persuadé. Orsat pouvait lui faire donner, par sa caution
personnelle auprès de sa banque, un crédit qu’il n’obtiendrait pas
autrement. Et Orsat ainsi engagé serait lié par son propre bienfait,
attaché à la fortune de Bernard. Blinkine ne pourrait le conquérir. De
plus Orsat avait de l’argent à lui, pourrait l’aider peut-être dans
l’affaire Bordes. Seulement quel intérêt Orsat avait-il à faire tout
cela?--«Il ne le fera pas évidemment pour mes beaux yeux», ricana
Bernard. Mais pour ceux de sa fille? Peut-être. Sans doute. Déjà le
jeune homme s’en sentait sûr. Seulement il aimait Angèle... Triste
débat... Il se dirigea vers la demeure des Orsat.

On l’introduisit dans un petit salon orné de peintures impressionnistes
qui lui firent horreur. Drôle de goût, tout de même. Sur une petite
table des revues inconnues de lui, la _Conque_, le _Centaure_... Il
ouvrit l’une au hasard, lut un poème qui le laissa perplexe. On
entendait à côté courir sur un piano une pluie légère de notes
musicales, une mélodie ravissante et toute défaite qui s’arrêta tout à
coup. La voix de Reine à peine assourdie par la cloison répondait au
valet de chambre: «Vous savez bien que Monsieur est sorti avec Madame.
Vous n’avez qu’à poser la carte de ce visiteur sur le plateau du
vestibule.» Et la mélodie reprit.

Le domestique revint. «Voulez-vous demander, dit Bernard, à quelle heure
Monsieur sera de retour. Vous direz que c’est son ami, Monsieur Rabevel,
qui voudrait le voir aujourd’hui...» Un instant après, la jeune fille le
rejoignait toute rougissante.

--Que je m’excuse, s’écria-t-il, de n’être pas venu vous rendre visite
encore! mais ce n’est guère de ma faute. J’ai dû passer près d’un mois
dans le Sud-Ouest pour mes affaires et j’en suis rentré avec une
terrible grippe qui m’a anéanti.

--Comme vous êtes pâle, en effet, répondit la jeune fille.

Elle le regardait adossé à son fauteuil. Les cheveux rebelles
encadraient le front très beau. La pâleur du visage, la pâleur de la
main l’impressionnaient, la ravissaient. Elle les trouvait nobles, peu
communs. Elle sentait bien que ce n’était point la figure de l’anémie
mais l’écran d’un feu dévorateur.

Ils devisèrent un moment, puis Bernard fit mine de se lever. Elle le
retint. Son père allait rentrer et serait si content de le voir.

--Si content? demanda-t-il.

--Oh! oui, fit-elle avec chaleur.

Il sourit à peine et elle s’émut de s’être trahie. Insensiblement il
l’inclinait aux confidences. Elle avoua qu’elle s’ennuyait un peu bien
qu’elle suivît assidûment des cours, des conférences et des
manifestations artistiques de toutes sortes. Il lui raconta sa vie telle
qu’il imaginait qu’elle pût le mieux la toucher; il lui dit qu’il vivait
loin de sa mère remariée, qu’il avait toujours été seul comme un
orphelin, qu’elle ne pouvait savoir ce qu’était une solitude pour un
cœur comme le sien. Il avait une voix belle et touchante, d’un timbre
rare qu’on n’oubliait pas. Ils furent interrompus par le domestique qui
annonçait un Monsieur Goutil.

--Oh! dit-elle, je l’avais tout à fait oublié. C’est un jeune poète fort
riche, très timide, plein de talent et bien gentil, vous savez. Il vient
nous voir tous les jeudis à cinq heures. Mes parents devraient être
rentrés.

--Il n’est que quatre heures et demie.

--C’est cela, fit-elle en riant, il est toujours en avance. Et, déjà
d’un ton complice: «On le fait attendre?»

--Bah! qu’il entre!...

Louis Goutil portait sur son petit corps chétif, une tête romantique
régulière et charmante, illuminée de beaux yeux rêveurs. Il bégayait un
peu et Bernard se rendit tout de suite compte qu’il était amoureux de
Reine. Il faisait la cour avec ses yeux, avec l’accent de sa voix, la
tournure de ses phrases les plus indifférentes toutes dédiées à l’objet
de sa flamme; il les entretint des dernières créations du symbolisme, du
vers libre, de Wagner et de Debussy. Bernard ne l’écoutait guère, il
songeait au but de sa visite, il surprit un regard que lui jetait Reine
à la dérobée. «Je ne puis plus retourner ici, se dit-il, ou il faudra me
déclarer..., se déclarer, épouser Reine... Ou la catastrophe... mais
Angèle...» Il se leva. «Écoutez, Mademoiselle, dit-il, d’un ton
subitement glacé, vraiment je ne puis plus attendre.» Il la sentit
bouleversée. Elle l’accompagna sans mot dire, laissant là son visiteur,
jusqu’à la porte d’entrée. Alors elle osa lui demander: «Mais, nous vous
reverrons, Monsieur Rabevel?»--Elle levait vers lui un regard clair et
soumis. Cette soumission l’émut, fit dilater son âme impérieuse. Il ne
réfléchit pas davantage et il comprit que c’était à cette minute même
qu’il prenait la décision capitale de sa vie. Il la contempla avec
douceur et répondit: «Je reviendrai demain, pour voir votre père.» Puis
il ajouta: «Et surtout pour vous voir, si vous le permettez.» Elle lui
fit une moue heureuse. Il dit enfin: «Il me tarde déjà, Mademoiselle
Reine.» Elle baissa les yeux. «On m’attend», fit-elle. Elle se détourna;
et il se demandait s’il n’avait pas trop brusqué les choses quand, du
seuil du salon, elle revint et sans toutefois arriver jusqu’à lui, lui
dit à mi-voix et toute confuse: «Venez de bonne heure comme
aujourd’hui?...»

Il se rendit aussitôt chez Abraham. Angèle reposait: «Tant mieux, se
dit-il, il n’y aura pas de crise.» Et s’adressant à son ami: «J’ai
réfléchi, il vaut mieux que je me réinstalle chez moi; ici, je
compromettrais Angèle; les gens sont méchants; qu’il y ait une histoire
quelconque, que la famille ait vent de ce qui s’est passé, tu vois d’ici
le scandale. Il faut éviter cela. Quand elle sera guérie, je
l’installerai dans un petit appartement, nous commencerons la procédure
du divorce et nous ne vivrons ensemble que quand la situation sera bien
réglée. En attendant, je viendrai la voir aussi souvent que je pourrai.»

--Je crois, répondit Abraham, qu’il est sage en effet de ne pas rester
ici pour le moment. Quant à la suite de tes projets c’est affaire à vous
deux, c’est surtout affaire entre toi et ta conscience. Tu as péché
contre ton Dieu, contre ton amitié. Tu sèmes la désunion dans un ménage,
tu y jettes les germes d’un enfant adultérin, tout ça n’est pas très
beau.

--Ah! je t’en prie, pas de morale. Et puis, je viens de te faire
connaître mes intentions. Puisque je compte réparer, tout est pour le
mieux.

--Bien entendu. Tu feras le malheur de François et plus tard celui
d’Angèle car tu l’abandonneras quelque jour. Tu pèches contre toutes les
lois divines et humaines pour satisfaire ton vice et ton caprice et il
ne faut rien te dire.

--Tu parles comme un curé. Il me semble pourtant que tu n’as pas détesté
les femmes il n’y a pas si longtemps.

--Oui, j’avoue que j’ai vécu bien mal moi aussi, j’en ai assez de
remords, va, crois-le et je ferai tout pour réparer cela. Je ne désire
qu’une chose, vivre le plus saintement qu’il sera possible à ma pauvre
nature.

--Eh bien! mon vieux, mes compliments. Tu prieras Jéhovah pour moi.

--Tu n’es pas spirituel, Bernard, on ne rit pas de telles choses. Tu
sais où je veux en venir.

Rabevel eut une idée soudaine.

--Toi, tu as vu le Père Régard et il t’a converti!

--Oui, Bernard, tu ne peux pas savoir combien je suis heureux.

--Si, je connais ça. Seulement ça ne dure point. Quand on est sincère on
plaque tout là, fortune, amis, situation; on prend le froc et on
consacre sa vie à la pénitence et à la conversion des autres.

--J’y pense, dit simplement Abraham.

--Eh bien! répondit Bernard en riant, quand tu seras décidé, tu me
donneras ta fortune et je te donnerai mon âme en échange.

Il réfléchit une seconde; tout d’un coup, il venait de trouver: «En
attendant, je te dis sérieusement une chose sérieuse: Ne t’avise pas de
conduire ici le Père Régard ni de faire toi-même de la morale à Angèle,
car cela tournerait mal. Que ce soit bien compris, n’est-ce pas?»

Abraham ne répondit pas. «Tu m’entends?» insista Bernard. Alors l’autre:
«J’ai idée que nous pourrons nous arranger un jour. Ne disons rien de
définitif, veux-tu?»

Il était presque suppliant. Bernard réprima un sourire victorieux et
s’en alla. «Véritablement, la religion rend idiot», se disait-il en
descendant l’escalier. Il dîna sobrement et rentra chez lui toujours
songeant à ses affaires. Comment attaquer ses adversaires sur le flanc
Bordes? Il fallait agir avec prudence, ne pas donner l’éveil. Vingt
combinaisons se présentèrent, dans son imagination créatrice, qu’il
écarta; toutes à un moment de leur développement se révélaient
impraticables; l’attaque, la mise en mouvement qui devait déterminer la
catastrophe devait avoir pour caractères essentiels d’être invisible,
(c’est-à-dire d’apparence toute normale), définitive et enfin de ne
pouvoir se développer que d’une seule manière fatale et nécessaire, sans
bifurcation possible. Comment provoquer le déclanchement? Comment lier
ses adversaires simultanément sur les asphaltières et sur l’affaire
Bordes pour les étrangler ensuite par là? Du côté des asphaltières
évidemment ils auraient besoin d’argent pour lever l’option; si on leur
en offrait du côté Bordes? Oui, sans doute, mais sous quel prétexte?
Voilà à quoi il revenait toujours. C’était là le nœud de la question. Il
se coucha de bonne heure et continua de méditer dans la pénombre que
faisait la lampe voilée de gaze. Et, enfin, la bonne idée se présenta.
Il se rappela à propos l’ambition qu’avait toujours manifestée le
Conseil d’Administration de Bordes et Cie: troquer ses voiliers contre
des vapeurs. Il fallait leur acheter des voiliers, c’était la solution,
leur verser de l’argent tout de suite et engager Blinkine et Mulot dans
quelque sale aventure d’emploi de fonds injustifié. Mais par qui faire
acheter ces voiliers? Comment tendre la souricière aux deux acolytes?
Cela, c’était facile; Bernard ne s’en inquiétait pas beaucoup, il avait
confiance en son génie d’invention. L’essentiel était de trouver une
base de départ solide, normale, rationnelle; il l’avait, le reste irait
tout seul; c’était un jeu. Il resta une partie de la nuit à échafauder
des plans, à examiner toutes les éventualités et la possibilité de les
réduire ou de les résoudre à sa convenance. A un moment, il crut tout
perdu: «Oui, marmonna-t-il, entre ses dents, je n’ai pas songé à cela;
le conflit entre l’acheteur et le vendeur peut tourner au procès qui
donnera à mes adversaires le temps de se retourner. Il faudrait là
quelque fait franc, net, coupant, qui pût interdire toute chance à un
procès et faire sauter nos zigotos. Mais quoi?» Vraiment il se sentit
découragé: «l’idée était si bonne», se disait-il. Il se leva, alla à sa
bibliothèque, prit le Code, feuilleta longuement, médita, le reprit, le
jeta avec dépit: «Rien, pas une suggestion dans ce bouquin idiot.» Il
songea à l’époque si proche et si lointaine où il commentait la _Gazette
des Tribunaux_. «Le petit frère Maninc ne serait pas embarrassé, lui, se
dit-il, avec un sourire perdu, pour trouver une solution. Voyons,
comment rendre un tel procès impossible?» Il se remémora ses cours,
reprit le Code, le compulsa de nouveau longuement. «Rien. Évidemment je
suis dans l’anormal, l’impossible. Il ne faudrait rien moins que d’avoir
affaire à des étrangers... Et même non! On peut toujours par la voie
diplomatique... A moins que les relations diplomatiques ne soient
rompues?» Il se mit à rire: «Tiens, si on se faisait déclarer la guerre
pour plaire à Bernard Rabevel? Je deviens tout à fait stupide. Car, même
en cas de guerre, il y a le séquestre et nos tribunaux ne se gêneraient
pas pour trancher dans le cas d’un litige avec un étranger.» Il se
souvenait du regard malin du frère Maninc pour ses élèves étrangers.
«Rien à faire pour l’étranger sur le sol français.» Et, tout d’un coup,
il eut presque un cri de joie: «Ça y est, je tiens ma combine. Ça y
est.» Il regarda son réveil, il marquait trois heures; il mit la petite
aiguille de la sonnerie sur le chiffre six, éteignit sa lampe, se
retourna deux ou trois fois dans ses draps en soupirant, puis s’endormit
profondément.

A six heures, il fut debout. «Il faut que je le pince au lit, ce
bougre», disait-il à mi-voix. Il s’habilla, descendit dans la rue, héla
un fiacre et arriva, comme sept heures sonnaient, à l’École de la rue
des Francs Bourgeois. Le portier le reconnut et le salua; il semblait
tout intimidé par l’élégance du jeune homme. «Dites-moi, demanda
celui-ci, je voudrais que vous me montriez tout de suite le registre des
Anciens Élèves. Il me faut l’adresse de Ramon Sernola. Je sais qu’il
fait son droit mais j’ignore où il habite.»

--C’est facile», répondit l’homme. Il sortit et revint au bout d’un
moment. «Tenez, dit-il, voilà l’adresse demandée, je l’ai marquée sur ce
papier.»

Bernard remercia, tendit un pourboire et reprit son fiacre. Vingt
minutes après, il s’arrêtait devant un petit hôtel d’assez piètre mine
au fond d’une ruelle du Quartier Latin. Une grosse bonne dépeignée et
dépoitraillée s’empiffrait, sur le seuil, d’un quignon trempé de café.
«Mossieu Sernola? C’est au cintième, luméro 27. Pas besoin de vous
presser. Il est toujours au plumard jusqu’à dix heures. Z’avez le
temps.»--«Il n’a pas changé», pensa Bernard. Sernola était un grand
garçon, mince, charmant, plein de finesse et d’astuce, mais indolent au
possible. Fils d’un grand négociant du Vénézuela, il avait dès l’enfance
été séduit par l’image de la France que lui décrivaient les
missionnaires; il avait aisément obtenu d’y venir faire ses études et,
au sortir des Francs-Bourgeois où les missionnaires l’avaient
directement expédié, il s’était trouvé avec ivresse, libre et seul, dans
cette ville qu’il adorait sans la connaître. Il s’était installé dans
cet hôtel médiocre, économisant sur le logement pour ne se priver ni de
voyages, ni de maîtresses, ni de livres, ni de théâtre, ni de plaisirs.
Il avait envie de tout comme un enfant. Presque tout son temps lui
appartenait, ses études de droit ayant été singulièrement facilitées par
les cours du Frère Maninc. Il ne redoutait qu’une chose, c’était de
repartir bientôt pour son pays natal.

Cette crainte, Bernard l’eut tôt pénétrée. C’est là qu’il fallait
frapper. Il lui dit:

--Mais pourquoi ne resterais-tu pas en France, puisque tu t’y plais?

--Parce que le papa me couperait les vivres dès que mes études de droit
seraient terminées.

--Ah! oui. La raison est bonne. Prolonge tes études.

--En me faisant blackbouler? Le bonhomme a prévu le cas. Diplômé ou non,
je reviendrai au bout du temps normal.

--Eh bien! essaye le contraire; prépare ton agrégation au titre étranger
et tu rentreras à trente-cinq ans pour enseigner le droit à la Faculté
de Caracas.

--Figure-toi que j’y ai pensé! Mais le paternel ne se laisse pas
éblouir. Je te dis qu’il n’y a rien à faire.

--A moins évidemment que tu ne trouves une situation en France.

--Allons, vas-y. Tu es venu pour ça, toi. Tu as quelque combine
étonnante, à faire bondir Maninc, pas? Et où mes qualités personnelles
peuvent t’aider?

--On ne sait rien te cacher, répondit Bernard. Écoute-moi. Je m’occupe
d’engrais. Notre fournisseur de guanos, une maison colombienne, a
résilié avec son transporteur; elle cherche un armateur et des bateaux.
C’est une affaire superbe; un contrat de dix ans; un bénéfice assuré
d’un million par an. Mais je ne puis faire cela moi-même, ma société
encaisserait tout. Je sais où sont les bateaux; je sais où trouver les
fonds; il me faut une société pour la façade simplement. J’ai pensé à
toi.

--Comme c’est gentil et pas compliqué, dit Ramon d’un ton railleur. Mais
pourquoi as-tu pensé à un Vénézuélien?

--Oh! Vénézuélien, Chilien, Argentin, cela n’a pas d’importance.
L’essentiel c’est que ce ne soit pas un Européen; voici pourquoi: le
vendeur des bateaux est armateur et ne consentira pas à favoriser un
concurrent c’est-à-dire un Européen qui relâcherait dans nos ports.

--Tiens, c’est vraisemblable, cela! mais cependant ce transport de
guanos...

--Oui. Aussi la société prendrait-elle l’engagement de ne faire que la
ligne Caracas-Bordeaux, sans autres escales ni transport qui pussent
concurrencer le vendeur.

--Mais pourquoi le vendeur se débarrasse-t-il de ses bateaux?

--De quelques-uns, rectifia Bernard, parce qu’il veut les remplacer par
des bateaux à vapeur.

--Ah! il s’agit de voiliers?

--Oui, car les voiliers nous suffisent pour notre genre de transports.

--Bon. Naturellement, dit Ramon, tu as pensé aussi que la société serait
constituée sous le régime de la loi vénézuélienne, avec siège à Caracas,
administrateurs idem et directeur interchangeable français, toi menant
l’affaire par dessous derrière les rideaux d’un vague bureau. Et en cas
de difficulté, rien à faire quant au procès, le Vénézuela ayant depuis
longtemps rompu toutes relations diplomatiques avec la France en raison
de certaines discussions sur des délimitations et des arbitrages.

--Oui, dit Bernard froidement.

--J’aime cette franchise tardive, répondit Ramon. Voyons ça de plus
près.

--Eh bien! je prévois que nous pourrons avoir quelques difficultés avec
le vendeur; c’est un personnage assez peu recommandable et processif; il
faut que nous puissions couper court à ses premières velléités de
chicane. C’est le seul procédé que nous ayons. Bon. Ceci dit, je
continue. Il s’agira d’une société anonyme constituée sous le régime
vénézuélien, au capital d’un million de francs, de deux s’il le faut;
nous ne serons limités que par l’impôt à payer; un quart versé; le
commissaire aux apports sera qui nous voudrons; la société étant faite
pour acheter les bateaux avant tout en actions, si un capital de cent
mille francs par exemple et le complément en obligations se présentaient
comme plus pratiques, nous le choisirions: à toi de voir les textes et
de me soumettre les solutions. Dès que nous aurons arrêté les statuts,
tu expédieras ça à un notaire de Caracas et à tes amis du futur Conseil
d’Administration; je souscris pour eux; ils n’ont pas un sou à dépenser.
Tâche de trouver de braves garçons, de bonne réputation et pas trop
intelligents. Il faut que ton notaire n’ait rien à faire d’autre qu’à
recopier l’acte et à recueillir les signatures. Si cela te paraît mieux,
on peut déposer les pièces chez le Consul du Vénézuela à Barcelone ou à
Bruxelles puisqu’il n’y en a pas en France. Enfin, tous les papiers
régularisés doivent être de retour avant un mois et demi. Est-ce
possible? Tu le crois. Bien. Nous arrêterons plus tard les détails. Je
te dirai ce que tu auras à faire par la suite. Pour le moment, il est
entendu que tu toucheras six cents francs par mois et que tu n’auras
rien à faire. Si tout marche bien, je ne serai pas étonné que tu te
mettes cent mille francs de côté avant la fin de l’année. Je
t’expliquerai comment. Il est également compris que tu ne me connais
pas, que je ne te demanderai jamais rien de malhonnête et que tu ne
seras jamais inquiété de mon fait ni du fait de la société dont tu es
l’un des fondateurs. Est-ce que ça va comme ça?

--En principe ça va.

--Il n’y a pas de «en principe». C’est oui ou c’est non.

--C’est oui.

--Alors mets-toi au travail tout de suite et porte-moi ton projet dès
demain.

--Disons après-demain.

--Après-demain si tu veux, bien que tout cela soit pressé; au revoir.

Bernard rentra à son bureau. Il passa la matinée avec son comptable et
établit sa position. Elle était belle. On pouvait compter un bénéfice
moyen apparent de 20.000 francs par mois pour les asphaltières en raison
des grosses commandes nouvelles prises par Mr. Georges; évidemment il
faudrait prévoir là-dessus un déchet car dès que les adversaires
démasquant leur jeu, attaqueraient, iraient devant les tribunaux, ils
obtiendraient certainement quelque chose sur les bénéfices, mais non pas
la moitié que leur avait dès le début proposé Bernard. Ce qu’il pouvait
craindre était une opposition faite sur les paiements de ses clients;
mais sur quoi ses ennemis fonderaient-ils leur opposition? Sur l’emploi
du matériel leur appartenant? Il déclarerait qu’il leur abandonnait ce
matériel qu’il considérait comme hors d’usage (déjà il avait acheté,
pour une somme dérisoire, au marché à la ferraille du matériel semblable
hors d’usage qu’il comptait présenter comme étant celui de Blinkine; un
fournisseur complaisant lui avait, par contre, facturé fictivement le
matériel de Blinkine encore en bon état et dont il se servait). Sur la
dépossession dont ils avaient été victimes? Bernard pouvait démontrer
qu’il n’avait jamais été l’employé de Blinkine-Mulot; n’avait jamais
touché un sou d’eux et n’avait donc fait qu’user du droit de concurrence
en obtenant des propriétaires des terrains qu’ils renouvelassent à son
propre nom les baux précédemment établis au nom de ses adversaires.
Rabevel se sentait donc à peu près tranquille. Le pis qu’il eût à
craindre était un procès dont l’issue lui serait favorable certainement,
mise à part une concession fatalement faite à Mulot-Blinkine. Pour le
moment, tout marchait à peu près; mais, par suite de l’échelonnement des
paiements, des frais généraux, des salaires avancés et de l’indolence
des clients, point d’argent disponible. Il fallait coûte que coûte
obtenir une avance de banque; pas d’autre solution qu’Orsat. «Adieu,
Angèle», dit-il à haute voix avec un soupir devant le comptable
stupéfait. Et dans l’après-midi, il se rendit chez celui que, d’ores et
déjà, il considérait comme son beau-père.

Comme il s’y attendait, Reine était seule; il lui remit une gerbe de
roses blanches et tandis qu’elle les admirait, il lui demanda: «A quoi
songez-vous?»

--A rien, dit-elle et sa joue devenait cerise.

--Moi je songe que cette gerbe est la dernière ou la première.

--Que voulez-vous dire? eut-elle la force de demander.

--Vous me comprenez. Et vous seule pouvez me répondre.

Il lui sembla divinement puissant, éloquent et beau. Elle répondit comme
malgré elle: «la première» et cacha sa confusion contre son épaule. Il
la prit dans ses bras et la baisa chastement au front. La peau lui
sembla fine et odorante; les traits vus de près restaient jolis; elle
lui parut charmante. Et vraiment cette docilité lui était souverainement
agréable.

Ils causèrent longuement; elle l’étonnait; il la taquina sur ses goûts
artistiques; elle, déjà plus assurée, lui répondit et il comprit que ses
goûts n’étaient pas l’effet d’un snobisme; elle s’expliqua, elle lui
découvrit des vues toutes nouvelles pour lui et où il pénétra avec une
sorte de méfiance ravie. Il devina que la jeune fille était fine,
sensible et qu’elle n’avait pas d’autre naïveté que celle de
l’innocence; point romanesque; seulement raffinée à l’extrême, au point,
songea-t-il tout à coup, de l’aimer lui pour ce qu’il avait de force, de
malice, de simplicité aussi, de différent enfin de tous ces artistes
qu’elle connaissait jusque dans le secret de leur cœur et dont elle
devait être excédée.

Le temps passa très vite et il ne put se retenir de dire: «Déjà!» quand
Orsat arriva. Il n’aborda pas le sujet qui lui tenait au cœur et se
borna à un entretien tout amical. Il demanda la permission de revenir le
lendemain pour parler affaires; mais le lendemain, entraîné par la
conversation avec Reine, il s’aperçut vers les six heures qu’il n’avait
pas entrepris son sujet. Il s’en excusa:

--Ce n’est pas que j’aie des choses bien importantes à vous dire et
peut-être les savez-vous. Il s’agit du couple Blinkine-Mulot?

Mr. Orsat fit signe qu’il était au courant.

--Naturellement, il n’y a pas à s’affoler de tout cela, je les ai dans
ma main...

--Eh bien! dit Mr. Orsat, je serais bien curieux de voir comment vous
vous tirerez de là.

--Vous le verrez, vous le verrez. Mais j’aurais voulu causer avec vous
de la situation en général. Tout cela n’est pas pressé. Au contraire.

--Au contraire?

--Oui, je veux dire (et Bernard se sentit tout de même embarrassé) que,
plus souvent vous m’autoriserez à venir ici, plus j’en serai heureux...

--Ah! par exemple, ah! par exemple, fit le père qui comprit tout à coup.
Mais, écoutez, vous me prenez au dépourvu. Madame Orsat n’est pas là. Et
toi, qu’est-ce que tu dis, Reine?

--Mais, rien, papa, répondit la jeune fille en baissant la tête, fort
émue.

--Revenez me voir demain, conclut Mr. Orsat encore tout interloqué.

--«C’est un peu brusqué», se disait Bernard un instant après, «mais,
tout compte fait, cela vaut mieux. Une seule chose à craindre
maintenant, c’est la conduite scandaleuse de ma mère. Il faudra que
j’aille voir Noë demain matin et que je me procure son adresse. Je
mettrai les pieds dans le plat; elle ne me mangera pas, l’ogresse.» Il
se rendit chez Abraham. Comme il tournait au coin de la rue il vit
sortir de chez son ami une silhouette qu’il reconnut. Il ne put retenir
un mouvement de colère, puis il fit un sourire satisfait: «C’est moi qui
l’ai voulu, c’était fatal. Il a marché, ce pauvre Abraham, mais c’est le
moment d’agir.»

Dès qu’il fut devant son ami, il lui dit:

--Je suis très ennuyé. Je me trouve dans une situation assez difficile.
Ton père m’a fait entrer dans la Société Bordes et Cie mais je n’ai pas
un titre, aucune autorité. Bordes et les autres se fichent de moi. Ne
pourrais-tu me prêter tes titres? Tu en as 80, n’est-ce pas?

--Oui, mais ils sont dans le coffre paternel.

--C’est juste. Tu peux pourtant me donner ton pouvoir pour te
représenter pendant une période de X années aux assemblées.

--Écoute, c’est bien délicat ce que tu me demandes là; j’ai l’habitude
de donner tous les ans mon pouvoir à mon père qui y tient beaucoup et ne
m’a donné des actions de cette société qu’à cette condition.

--C’est bon, n’en parlons plus.

Il entra dans la chambre; Angèle l’embrassa puis se mit à pleurer. Il
démêla la gêne, la crainte, l’amour, le repentir dans le désarroi de la
jeune femme; il lui parla tendrement, évoqua un avenir de tendresse, une
vie pleine de béatitude et la calma peu à peu. Elle était encore très
faible et s’endormit tandis qu’il la berçait de mots câlins. Quand il la
vit assoupie, il se tourna vers Abraham: «Allons dans ta chambre», lui
dit-il.

Dès qu’ils furent entrés, il remarqua un prie-Dieu devant un Christ:
«C’est fait, demanda-t-il, tu es baptisé?» L’autre acquiesça de la tête.
«Ta sincérité envers toi-même, ton courage t’honorent, dit Bernard
gravement. Sans doute iras-tu plus loin?»

--Oui, répondit Blinkine, je pense à faire comme Ratisbonne.

--C’est très bien, fit Bernard qui lui serra la main.

Il répéta encore:

--C’est très bien.

Puis il ajouta:

--Seulement, tu comprends, chacun ne voit pas la vie à ta manière. Ce
qui te réjouit m’ulcère. Le Père Régard sort sûrement d’ici, l’attitude
d’Angèle à mon égard le montre. On retourne le cœur et l’esprit de
l’être que j’aime le mieux au monde, on me la prend. Cela, je ne peux
pas le supporter. Aussi je préfère te le dire tout de suite: demain, je
viens chercher ma maîtresse et je l’emmène chez moi.

--Tu ne feras pas cela! cria Abraham douloureusement. Comment, avec
l’éducation que tu as reçue et les sentiments qui restent au fond de toi
certainement, tu aurais le courage d’enlever cette âme qui revient peu à
peu à Dieu?

--Ah! je t’en prie, assez de prêche.

Mais Abraham ne se laissait pas ainsi imposer le silence. Avec une
éloquence farouche qui frappa Bernard sans le convaincre, avec les
accents d’une conviction illuminée, il lui dépeignit la laideur de ses
actes, le suppliant de se racheter, de changer de conduite, de se
souvenir qu’il était chrétien.

--Si tu n’es pas encore mûr pour le sacrifice, au moins, lui dit-il,
n’entraîne pas dans ta perte une âme si belle et qui ne demande qu’à
reprendre le droit chemin.

--Moi je veux vivre, dit Bernard, je veux vivre.

--Mais as-tu besoin d’elle? Manque-t-il donc de filles perdues pour te
servir d’amusement, que tu aies justement le désir d’enlever à ses
devoirs un être noble et droit. Quoi! tu l’as prise, tu l’abandonneras.
Laisse-la donc maintenant, tu sais bien que tu ne désires que gagner de
l’argent et jouir de tous les plaisirs.

--C’est possible. J’ai quelquefois ces idées, c’est vrai. J’ai cru tenir
à un certain moment le moyen de faire fortune; tiens, encore tout à
l’heure, quand je te demandais tes titres. Mais tout me claque dans la
main. Alors, pour être un simple employé, j’aime autant vivre avec celle
que j’aime et qui porte un enfant de moi.

--Oui, et combien de temps vivras-tu avec elle? Tu veux être riche, tu
as besoin que je te prête mes titres? Tu laisseras Angèle? Eh bien!
tiens, je vais te les donner ces titres.

Avec une exaltation de néophyte le jeune Blinkine fouilla dans son
secrétaire.

--Les voilà, dit-il. Ils n’étaient pas chez mon père, je te le disais
pour pouvoir te refuser. Que veux-tu que nous fassions?

--Ah! tu me prends au mot, dit Bernard qui feignait l’hésitation.
Qu’est-ce que ce fatras de papier auprès d’Angèle?

Il simula par le geste et l’expression une violente lutte intérieure.

--Hâtons-nous, dit Abraham qui s’énervait et craignait de le voir
revenir sur sa parole. Voilà le mieux, je crois: je te prête ces titres,
je te donne une option pour deux ans par exemple, soi-disant contre la
somme de cinq mille francs dont je te délivre gratuitement reçu. Tu as
la jouissance du droit de vote; les coupons me restent, bien entendu. Ça
va comme ça?

--Oui. Et je serai possesseur de ces titres contre versement entre tes
mains de leur valeur au cours du jour où il me plaira de lever mon
option, à n’importe quelle époque durant ces deux années?

--Entendu. Prépare un papier tout de suite et que ce soit fini. J’ai ta
parole au sujet d’Angèle?

--Oui. Toutefois je te demande de me permettre de venir la voir jusqu’au
moment où elle me chassera d’elle-même.

--C’est ce qu’il faut. Il est nécessaire que la rupture vienne d’elle;
c’est la condition de la contrition.

Comme beaucoup d’hommes d’affaires de ce temps, Bernard avait toujours
sur lui des feuilles de papier timbré. Sur le champ, il rédigea le
contrat en double exemplaire sous seing privé. Il quitta Abraham sans
vouloir remarquer sa grimace de dégoût: «Fais le beau, se dit-il, toi
qui m’appelais autrefois curé, va tâter du séminaire. Et quand tu en
auras assez, reviens demander ta galette au Bernard; on verra si tu
seras aussi dégoûté à ce moment-là.»

Une demi-heure après, en fermant son coffre où il avait mis en sûreté
les actions, il songeait à Angèle: «Elle n’est pas perdue pour moi, nous
nous retrouverons.» Vraiment le moment était trop dur, le danger grand
et l’occasion belle, il en était à la chance de sa vie, il fallait pour
l’instant consentir aux sacrifices nécessaires. Il pensa à Reine, il se
sentit du désir pour cette enfant précieuse. Pourtant l’idée soudaine
qu’Angèle pourrait ne pas l’accompagner toute sa vie, le vida de son
sang. Il tomba sur un fauteuil. Mais non, Angèle était à lui, rien ne
prévaudrait contre cet amour.

Sernola le surprit comme il était encore plongé dans sa méditation: «Je
t’apporte un avant-projet avant d’aller plus loin, lui dit-il, je
reviendrai te voir demain matin pour prendre tes instructions.» Bernard
serra les papiers dans un tiroir et, jetant les yeux sur son camarade,
sifflota admirativement.

--Que vois-je sous ce manteau? Un bel habit tout neuf et à sept heures
du soir! Tu dînes chez un satrape?

--Non, à mon restaurant habituel. Mais je vais ensuite au spectacle et à
un souper de centième présidé par la plus jolie femme de Paris. Veux-tu
venir? J’ai le droit d’emmener un ami, l’auteur est un copain.

--Non, mon vieux, j’ai sommeil, je vais me reposer.

--Tu as tort, tu as tort.

--Non, je vais me reposer. En attendant, dîne donc avec moi; Florent va
nous faire griller une entrecôte et tu ne risqueras pas de poisser ton
habit dans un restaurant. D’ailleurs, nous pourrons parler de notre
société. Veux-tu?

--Ma foi, oui, avec plaisir.

Ils bavardèrent un peu, puis, reprenant l’un après l’autre tous les
articles du projet, ils les discutèrent et mirent au point une rédaction
nouvelle tout en dînant. Quand ils eurent achevé, Ramon insista de
nouveau pour emmener son ami.

--Tu verras ce souper, ce sera sûrement très amusant. Bardy, l’auteur de
cette comédie, _Le Coup de Foudre_, dont on fête la centième est très
spirituel; et Rollinette, la vedette, est aussi fort drôle. Viens donc.

--Non, j’aime mieux aller au lit. C’est cette Rollinette qui préside,
bien entendu?

--Mais non, mon vieux, je te dis que c’est la plus jolie femme de Paris.

--Ah! elle joue là-dedans cette jolie femme?

--Non; elle se contente d’être la maîtresse du commanditaire du théâtre.

--Ah! fort bien. Quelles mœurs étranges.

--Alors, tu ne viens pas?

--Non, je vais me coucher.

--Tant pis pour toi, tu ne verras pas la Farnésina.

--Tu dis?

--Oui, la Farnésina, la plus belle femme de Paris.

--La maîtresse du commanditaire? Comment s’appelle-t-il ce
commanditaire? s’écria Bernard.

--Je ne sais plus, il a un nom d’oiseau; ou de poisson naturellement.

--Mulot?

--Tout juste, Mulot. Il ne sera pas là d’ailleurs, sans quoi elle
n’aurait pas pu venir. Il paraît que c’est un tigre.

--Je viens, mon vieux, je viens. Et je lui ferai la cour à la Farnésina.
Tu me présenteras comme le comte de «Pézenas et aultres lieux». Prends
un cigare, mon vieux, et passe dans ma chambre avec moi. Florent,
chemise blanche, chaussettes soie, souliers vernis, gibus, habit, au
trot, petit Florent. Et pendant que je m’habille allez me dégoter un
gardénia. Un peu de gaieté, bon Dieu! on va cocufier Mulot.

--Tu le connais donc?

--Si je le connais, cet infâme rat! Je te raconterai tout cela quand tu
seras plus grand; pour le moment faisons-nous beau; il faut plaire à la
Raphaelita.

--Farnésina.

--Raphaelita, Farnésina, ce que tu voudras. Allons, mon petit, il y a
encore de beaux jours à vivre.

Ramon contemplait les manifestations de cette gaieté subite avec
étonnement. Mais Bernard ne se méprenait pas lui-même sur cette
explosion de joie; il en sentait les racines amères et sauvages au
moment même où elles le perçaient au cœur; c’était, subitement déchaînée
à la première occasion, la manifestation de sa haine, le désir vivifiant
de la vengeance contre ses ennemis; toute la rage qui couvait depuis
quelques jours et que son intelligence avait refoulée pour se garder
libre arrivait en flux grondant; tous les griefs dont la cuisante
morsure le persécutait se formulaient simultanément et comme d’une seule
voix; on voulait la ruine de ses espérances, de son orgueil, de sa jeune
force; on l’obligeait à renoncer à ses projets d’avenir, à marcher
malgré lui dans des voies qu’il n’avait pas tracées d’abord, à
abandonner le grand amour de sa vie, à se lier pour la durée de
l’existence avec une femme dont il savait bien qu’il la supporterait
avec plus ou moins d’agrément mais sans jamais pouvoir l’aimer; on le
poussait à entreprendre des combinaisons téméraires à cheval sur le bien
et le mal, à disposer de ses amis; déjà il portait un premier coup à
l’innocent Abraham et dans quelles conditions! Le mépris de son ami, le
dégoût qu’il avait lui-même de sa conduite lui faisaient venir des
gouttes froides à la racine du poil; il prévoyait qu’Abraham n’avait pas
fini d’être sa victime, que la veuve Boynet n’avait pas commencé et
qu’Angèle était son hostie. Il prévoyait qu’il allait connaître les
sentiers étroits et dangereux, les jours difficiles, les pièges, les
lames à deux tranchants, il sentait passer le vent de la défaite
possible, il entendait le pas des huissiers, des juges; il _réalisait_
avec intensité tous les risques qu’il allait courir. Tout cela, il le
devait à Mulot et Blinkine; ah! les cochons! Il déglutit péniblement sa
salive; qu’il les haïssait! mais il ne songeait pas à se soumettre, à
s’accorder, à se restreindre, à ne pas courir tous les dangers, à être
heureux! l’humiliation? la médiocrité? ah! non! mais se venger! Et de
nouveau lui vint l’idée qui avait fait cristalliser soudain tous ses
sentiments et ces images, l’idée de voir la Farnésina, de la séduire, de
l’envelopper et quelque beau jour, de tenir enfin l’occasion, la belle
occasion... Un rêve sanglant le happait; il se souvenait du galant de
Flavie roulant dans l’escalier de pierre. Ah! bon dieu! crever Mulot
comme ça, par accident! il défit son col, il étranglait de bonheur à
cette idée. «Allons, répéta-t-il, il y a de beaux jours à vivre.
Filons!»

La soirée était belle; ils allèrent à pied jusqu’aux Variétés. L’éclat
des lumières, le bruit, le mouvement joyeux de la foule s’accordaient à
la frénésie heureuse de Bernard; toutes ses tendances secrètes
arrivaient à leur épanouissement; il lui semblait qu’il allait enfin
pouvoir se venger, rejeter le fardeau pesant que les conventions
sociales et la nécessité de feindre lui imposaient pour vaincre. Le
besoin physique de triompher par le corps, par l’exaltation de la force
venait à lui du fond des âges, conseil obscur et tenace de l’instinct
atavique, souvenir de la sylve primitive; sa nature si foncièrement
charnelle ne concevait pas de vengeance plus humiliante que celle qui
consistait à bafouer son adversaire dans sa chair, dans son orgueil de
mâle, dans son orgueil d’homme, dans la puissance vaniteuse de son
corps. Ah! ce malheureux Mulot était jaloux comme un tigre? Eh! bien, il
verrait! Ce n’en serait que plus gai. Il se mit par la pensée à la place
de ce Mulot et se supposa impuissant devant l’outrage, il trembla
d’imaginer sa colère et l’enragement de son désespoir. Mais était-il
bien prouvé que Mulot réagirait comme il aurait réagi lui-même? Après
tout, il ne le connaissait guère cet homme. Il se le figura de nouveau
grand, fort, sanguin, d’une carrure semblable à la sienne, d’un visage
altier de même mine que le sien à la pâleur près; le type général était
le même: «Tous les requins se ressemblent», se dit-il et il se mit à
rire tout haut.

--Qu’est-ce qui te fait rire tout seul, égoïste, demanda Ramon qui
marchait toujours à ses côtés le nez en l’air, sa curiosité jamais
lassée du spectacle des boulevards.

--Le plaisir d’être avec toi, répondit-il. Nous arrivons; si nous
prenions une loge, hein?

--A ton gré.

Ils s’installèrent dans une avant-scène. Bernard suivait, avec son
application habituelle à toute chose, l’intrigue d’une pièce écrite
selon la recette de ce théâtre; une intrigue grivoise menée par des
pantins tout artificiels dans une langue où fusaient à chaque instant
des mots drôles. «Dieu que c’est bête!» se disait-il, mais il ne pouvait
s’empêcher de sourire.

Ramon le toucha au coude:

--Je crois que ton visage de Werther révolté fait son petit effet,
dit-il, tourne-toi vers l’avant-scène en face, il en vient des regards
qui s’attardent sur toi assez complaisamment.

--Ils sont pour toi, rétorqua Bernard sans même jeter les yeux du côté
qu’on lui indiquait.

--Mais non, je suis dans l’ombre, invisible. Oh! oh! on prend des
lorgnettes. Te voilà sur le chemin de la gloire parisienne.

Bernard se mordit les lèvres pour ne pas rire. C’était un Vénézuélien
qui lui disait cela; elle était jolie la gloire parisienne, la
réputation dans un cercle de demi-mondaines, de cabots et de rastas!
Mais Ramon poursuivait:

--Ça ne t’émeut pas! La Farnésina te regarde et tu t’en moques!

--«La Farnésina!»... Il se retourna; il vit une belle femme aux traits
de Junon, un peu durs, au menton ferme, à la chair mate et dont les yeux
très noirs aussitôt détournés suivaient maintenant le jeu des acteurs.

--Elle est assez romaine, l’enfant, dit-il; mais elle n’est plus jeune.

--Elle doit friser la quarantaine; que veux-tu? c’est l’âge des femmes à
la mode; mais pas une ride; et un corps! C’est une femme extraordinaire.

--Elle n’a pas l’air commode. (Il commençait à sentir déjà en lui le
désir de la briser, de la voir pantelante à ses pieds).

--Il paraît qu’elle est assez impérieuse, oui; on raconte des scènes
homériques entre elle et Mulot; elle trouve fort bien l’accent et les
mots de la poissarde quand il le faut; mais enfin l’allure est d’une
princesse et, regarde-la, elle atteint vraiment à la grandeur par
l’attitude et l’expression.

Ramon s’était un peu penché et la Farnésina l’ayant soudain reconnu lui
fit, la première, un gracieux sourire.

--Quelle mémoire étonnante, dit-il, c’est ce don-là qui permet à ces
femmes de réussir; elles n’oublient rien et parlent à chacun comme si
elles le connaissaient intimement; ainsi se maintiennent-elles une cour
de flatteurs et de dévots; je ne l’ai vue que deux fois dans des
circonstances comme celles de ce soir et à quelques mois d’intervalle;
la première fois elle a appris mon nom et mon histoire, la seconde fois
elle m’a demandé des nouvelles de la Maria Doré avec qui j’avais à ce
moment-là une intrigue (tu vois si elle était renseignée!) et ce soir,
tu vois, elle m’a bien reconnu.

--Quel métier! dit Bernard. Qui est avec elle?

--L’auteur, René Bardy et sa maîtresse, Esmeralda; le vieux, derrière
eux, qui vient d’entrer, c’est Ézéchiel, le directeur du théâtre.

Le rideau tombait sur la dernière réplique du premier acte. Bernard
contemplait la courtisane. Encore une fois sans qu’il la désirât mais
avec une violence prodigieuse il eut l’envie de la serrer dans ses bras
à lui faire craquer les os puis de la jeter à terre comme une poupée; il
se vengeait obscurément de Mulot, des difficultés, des travaux de son
existence et de son échec possible dans la lutte où il était maintenant
engagé.

--Veux-tu que je te présente tout de suite? demanda Ramon qui suivait
son regard.

--Comme tu voudras, répondit-il; seulement pas sous mon nom, hein? Je
serai un de tes compatriotes si tu veux, un señor Marquis del
Vomito-Negro par exemple! Tu comprends, comme je ne la reverrai jamais,
ça n’a pas d’importance et cela fait très bien.

Il pensait que, peut-être, Mulot avait, au cours de la conversation,
parlé de ses démêlés avec lui et il ne voulait pas éveiller la méfiance
de la demi-mondaine.

--Soit; tu seras mon cousin, Luis de Calenda. Allons.

Ils firent le tour de la salle et frappèrent à la porte de
l’avant-scène. Une dizaine de personnes s’y pressaient et ils eurent
quelque peine à approcher la déesse:

--Ah! vous voilà, Ramon, dit-elle en l’enveloppant de cette œillade
professionnelle qui veut être invite, confidence et abandon, comment
vont vos amours avec Lilian Fragonard?

--Comment, vous connaissez déjà... Hélas! très mal. Lilian m’est bien
cruelle, vous savez.

--Elle sera là ce soir, je l’ai fait inviter pour vous dès que j’ai
appris que vous seriez des nôtres, et vous serez voisins. Voyez comme je
suis gentille.

Ramon regarda Bernard d’un air qui signifiait: «Hein! quelle maîtresse
femme! je te l’avais bien dit!» et il se confondit en remerciements, en
flatteries et en galanteries que la Farnésina buvait d’un air gourmand.
«Quelle maquerelle!» se dit Bernard. Cependant Sernola le présentait:

--Voici mon cousin qui est aussi mon ami d’enfance et camarade d’études,
le marquis Luis de Calenda.

--Oh! si jeune et déjà marquis! dit la Farnésina en minaudant.

--Et d’une des plus vieilles familles espagnoles émigrées au
dix-septième siècle. Son père est mort voici deux ans et il a hérité le
titre.

--Jamais titre ne saurait être porté avec plus d’élégance» fit la
demi-mondaine. Bernard se sentit des nausées. Mais la Farnésina
l’entreprenait et il dut raconter une existence imaginaire qu’il
inventait à mesure. L’entr’acte s’achevait. «Déjà», dit-elle; mais Bardy
et sa maîtresse proposèrent de céder leur place, ils iraient eux-mêmes
dans la loge du marquis; d’ailleurs ils avaient à faire sur le plateau
et chez Ézéchiel. Bernard resta seul avec la courtisane et Ramon. Ils
bavardèrent jusqu’à la fin de la pièce à voix basse. Ce fut pendant le
dernier acte qu’elle lui dit toute sa vie; elle lui fit une sorte de
conte bête, sentimental et roublard où il devina toutes les nuances
secrètes de son caractère en voyant à la fois ce qu’elle aurait voulu
être et l’impression qu’elle désirait donner.

--Elle ment aussi bien que moi, se dit Bernard, mais ma supériorité sur
elle c’est qu’elle ignore que je mens.

Elle glissa à des confidences plus précises, en vint à l’ennui de sa vie
gâchée avec un tyran jaloux et avare, sans séduction ni allure. Et comme
Bernard lui objectait qu’elle ne devait pas manquer de soupirants, elle
haussa les épaules avec un air de dédain excédé; elle avait fait de bien
tristes expériences, allez! avec des gens qui n’avaient qu’un sentiment,
l’orgueil, et une ambition, celle de satisfaire cet orgueil. Mais elle
avait toute sa vie cherché un cœur vierge, un adolescent, naïf, tendre,
beau et doux. Elle finissait par désespérer, par douter qu’il y en eût
encore.

--Ne croyez-vous pas?» lui demanda-t-elle pour finir. Elle lui dit cette
phrase d’un ton profond, en posant familièrement la main sur son genou;
elle avait incliné la tête et lui parlait tout près du visage; il ne
voyait bien que deux yeux très grands levés vers lui et qui exprimaient
la mélancolie et l’innocence.

Il s’éloigna sans affectation, un peu troublé; le faisceau d’un
projecteur qui avait pour rôle de donner au dialogue indigent
«l’atmosphère d’amour» de la scène finale, effleura rapidement le visage
de la Farnésina; la patte d’oie apparut à la tempe sous l’artifice des
fards. «Cette pauvre chère chose, ce n’est qu’une femme usagée, une
vieille chochotte», se dit-il avec la cruauté de son âge. Son regard
glissa jusqu’aux épaules: «Elle reste tout de même belle»; mais, assez
étrangement, comme si elle eût deviné ses pensées et qu’elle en fût
maintenant gênée, la courtisane ramena une écharpe qui la voila. Le
rideau tombait. On se leva. Bernard n’eut plus devant lui qu’une femme
agacée qui accepta de méchante humeur l’aide qu’il lui offrait pour
remettre son manteau. Le jeune homme fut vexé. Il fut partagé entre le
désir de s’en aller et celui de se venger. Zut, après tout, pour cette
vieille grue qui après lui avoir fait la cour posait maintenant à la
reine offensée. Il prit ostensiblement congé de Ramon. Mais avant que
celui-ci pût ouvrir la bouche:

--Quoi! dit la Farnésina, est-il désagréable celui-là! Il fait de la
neurasthénie, alors? Il vient, il bavarde, il fait l’aimable; après ça,
il prend des mines renfrognées d’examinateur et parle de fiche son camp.
Mon petit, tout marquis que vous êtes, vous pourriez vous montrer plus
galant. Quant à vous, Ramon, si votre cousin s’en va, vous pouvez le
suivre et que je ne vous voie plus. En voilà un genre, alors! C’est la
première fois qu’on me laisserait tomber. Ah! non, très peu, une belle
paire de mufles que ces Grands d’Espagne.

Elle éclatait de dépit. «Allons, allons, ça ne va pas mal», se dit
Bernard. Il s’excusa très gentiment et Ramon expliqua à mi-voix que son
ami avait une maîtresse exigeante. La Farnésina fit des coquetteries:
«On ne me la sacrifiera pas une pauvre petite fois?»

--Qu’as-tu donc? dit Ramon à voix basse. Tu ne vois pas qu’elle est
folle de toi?

Alors Bernard joua le grand jeu. Il feignit le coup de foudre,
l’affolement. Il avait l’air de sacrifier son passé, ses projets, ses
plus chères amours à la passion soudaine, baisa la main de la courtisane
et relevant la tête lui offrit un visage si exalté qu’elle le repoussa
dans l’ombre de la loge sans plus savoir ce qu’elle faisait et le baisa
sur les deux joues à pleines lèvres comme un enfant: «Oh! chérubin!»
s’exclama-t-elle, «comme il me plaît ce gosse, il est adorable.»

Chez le directeur, au souper, qui, contrairement à la coutume, fut
extrêmement gai, elle le voulut à ses côtés. Ils burent beaucoup de
champagne; à la fin du repas quand la réunion tourna à l’orgie, Bernard
se dit vaguement: «Voilà le moment de tenter quelque chose.» Les hommes
assez débraillés fouaillaient les femmes demi-nues qui poussaient des
cris discordants. Certains couples s’étaient retirés dans un salon
proche. Ramon et Lilian enlacés montraient l’œil terreux et la pâleur de
la luxure. La bestialité des attitudes, le désordre de la table, cet
assemblage de reliefs de repas, de fruits écrasés, de fleurs fanées
déjà, de vin répandu et de chairs, loin d’exciter ses appétits le
gênaient. «Si nous partions?» dit-il à sa voisine. Elle le regarda, un
peu hagarde, puis se leva. Ils enjambèrent un couple; comme ils
quittaient la salle, Bernard entendit la voix enrouée de Ramon: «Voilà
le marquis qui va s’offrir la plus jolie femme de Paris», et il vit
frissonner devant lui les belles épaules de la Farnésina.

Le temps s’était refroidi; le froid les saisit et les dégrisa. Dans la
voiture qui les conduisait à la rue Marbeuf où habitait la courtisane,
ils ne dirent pas une parole. Ni l’un ni l’autre n’avait aucun désir. La
femme de chambre mal éveillée fut renvoyée d’un geste; ils s’assirent
l’un auprès de l’autre, gênés, glacés. Bernard se gourmandait
intérieurement. Six heures sonnèrent. Enfin elle le prit dans ses bras,
l’embrassa sur le cou et, tout d’un coup, il sentit ses larmes sur la
peau. Tous deux se dégoûtaient un peu, pris d’une vague tendresse et
d’une immense lassitude. Hébétés, engourdis, ils sentaient passer les
minutes; ils distinguèrent vaguement le bruit d’une clé dans la serrure.
Et ils ne reprirent pleinement conscience d’eux-mêmes qu’en entendant
des imprécations furibondes et en voyant devant eux Mulot en costume de
voyage, couvert de poussière, étranglé de fureur.

--Qu’est-ce que c’est que cette paire de cochons en tenue de soirée à
sept heures du matin sur mon canapé, criait-il. Ah! on ne m’attendait
pas et on faisait la bombe, hein! la vieille garce? On amène son amant
chez moi maintenant? Qu’il fasse voir sa gueule celui-là?

Il alla à la fenêtre, tira les rideaux et poussa un cri de colère:

--Rabevel! Nom de Dieu! Bernard Rabevel!

Bernard s’était dressé aussitôt, toute sa colère et sa résolution
ressuscitées; il devinait que Mulot arrivait de Clermont, venait
d’achever ces négociations qui devaient le perdre, le ruiner; il
tressaillit de joie à l’idée de la confusion que faisait cet homme: «Le
résultat sans le sacrifice; il est cocu par moi sans l’être!» Réflexions
qui durèrent l’instant d’un éclair. Il ne dit mot, serra les dents:
«Qu’il bouge, qu’il me donne un prétexte, pensait-il avec une impatience
folle du meurtre, je le fous par la fenêtre.» Mais Mulot était tombé sur
un fauteuil, touchait sa gorge, sa poitrine. «Il est emphysémateux ou
cardiaque, ce paquet, se dit Bernard avec regret, ça va le sauver.»
L’autre déboutonnait son col fébrilement: «Bernard Rabevel, Bernard
Rabevel, ah! nom de Dieu», et il roulait des yeux désorbités. Ce fut au
moment où il répétait le nom du jeune homme que la Farnésina qui avait
paru anéantie, se leva brusquement et, comme folle s’écria: «Idiot,
idiot, c’est notre fils, notre fils, tu entends? Oui, notre fils!» Et
prenant Bernard par le cou, elle le couvrait de pleurs et de baisers.
Soudain, elle s’arrêta, ils se regardèrent fixement, mesurèrent
l’horreur du trou où ils avaient failli descendre, baissèrent les yeux.
Elle se rassit, dit à Mulot qui revivait:

--Oui, notre fils que j’ai retrouvé hier et dont tu n’as rien su jamais.
J’ai été mariée avec un Rabevel, tu n’as jamais connu que mon nom de
jeune fille. Quand tu croyais que je vivais avec ma mère, je vivais avec
ce mari, je t’ai caché ma grossesse quand tu es allé au Portugal. Je
t’ai toujours caché l’existence de ce fils qui devait me vieillir. Tu
veux des preuves: je t’en donnerai des preuves. Mais regarde comme il te
ressemble d’abord! Et puis je sentais bien quelque chose aussi. Ah!
quelle émotion!

Mais Bernard était déjà sorti, hors de lui-même. «Quelle catastrophe,
disait-il avec colère, qu’est-ce que je vais faire?» Il arriva chez lui,
prit un bain, changea de vêtements. Comme il nouait sa cravate devant la
glace, il fit un mouvement de recul. «Elle n’a pas menti cette garce,
s’écria-t-il, ce que je ressemble à son amant!» Même front élevé, même
mâchoire de dogue, mêmes cheveux rebelles; seuls les yeux, les joues et
le nez étaient ceux de la Farnésina: «Beau rejeton d’un beau couple!» se
dit-il avec découragement. A cette heure, à se savoir fils des deux
êtres qui le dégoûtaient le plus au monde, il ressentait une envie de
pleurer, une faiblesse totale, un besoin immédiat de se confier à un
ami, avec des larmes. Mais il ne se voyait pas d’amis. François était
bien loin, et puis François... Blinkine, mais Blinkine...--Il eut
conscience de ses trahisons, une amertume, un regret... S’il allait voir
sa tante Eugénie? mais un sursaut d’orgueil le secoua: Non, Eugénie, il
ne pouvait pas; elle le croyait un Rabevel; il fallait qu’il le demeurât
pour elle. Cette évocation d’une chère tendresse féminine le troubla; et
il décida aussitôt d’aller parler à Angèle. Il passa dans son bureau;
une lettre de Mr. Georges l’y attendait; le comptable lui annonçait
l’arrivée par deux trains successifs de Fougnasse et de Bartuel à qui il
s’était permis de donner rendez-vous avec Bernard à onze et à trois
heures, à son bureau le vingt-sept février. «Il est intelligent ce
garçon, il a compris que ces deux drôles devaient s’ignorer. Bon. Le 27
Février, mais c’est aujourd’hui. Bon.» Il se hâta vers la maison
d’Abraham. Angèle était à demi étendue sur une méridienne. Il sentit en
la voyant cette émotion qui l’étreignait dès que le cher visage
florentin lui apparaissait; il murmura pour lui-même: «Mon amour, mon
amour», et après l’avoir longuement embrassée il demeura un instant à
genoux devant elle dans un besoin plus grand que jamais d’adoration.
Elle le regardait avec l’expression d’une tendresse immense et désolée
et laissait sa main contre sa joue. Ils gardèrent le silence et il leur
semblait à tous deux d’un prix tel qu’ils n’eussent pas voulu le rompre.
Pourtant, comme elle toussait un peu, il l’interrogea:

--Je serai bientôt tout à fait guérie», lui dit-elle; elle se dégrafa,
montra sous le sein gauche une trace rosée, la cicatrice; il y posa ses
lèvres avec passion tandis qu’elle rougissait de pudeur et de joie. Elle
reprit avec embarras: «bientôt guérie, tout à fait forte grâce à cette
transfusion qui doit t’avoir bien affaibli, mon amour...» Il fit un
geste, mais elle: «Ne dis pas un mot, ne parle pas, ne prononce pas une
phrase qui puisse m’arrêter; j’ai une chose à te dire qui me fait peur;
il me faut beaucoup de courage...»

Il comprit tout de suite; il ébaucha un geste de désespoir; à ce moment
juste où il sentait le prix de cette affection, il allait donc perdre le
seul être qui lui eût donné à jamais et sans restriction son cœur; et le
perdre par sa faute. «Je l’ai vendue, se disait-il avec désolation, je
l’ai vendue à Abraham!» Rien ne subsistait maintenant de l’espoir qui le
soutenait au moment du troc; qu’Angèle retournât à La Commanderie dans
son petit bourg natal du Rouergue et la reverrait-il jamais? Ah!
qu’allait-elle dire! Il espéra un instant qu’elle ne parlerait pas; il
espéra qu’elle allait dire autre chose que ce qu’il craignait; vains
subterfuges de son cœur à son cœur: «Tu comprends, faisait la pauvre
voix prête à sombrer dans les larmes, nous nous sommes aimés comme des
enfants. Il était bien évident que la vie devait nous séparer
fatalement; notre situation ne serait pas possible vis-à-vis du monde,
de ma famille, de la tienne, de celle de François; déjà, j’ai du mal à
conserver une légende auprès des miens.» Elle s’arrêta exténuée, fit
quelques sanglots déchirants: «Et puis, reprit-elle, nous avons péché si
gravement; j’ai été folle, mon Dieu, c’est ma faute, je t’ai entraîné.
Toute ma vie pour expier cela!» Les pleurs lui hachaient la voix;
Bernard distinguait mal ses paroles; il entendait les noms de François,
du Père Régard, d’Abraham; il comprit qu’elle parlait de pénitence, du
Bon Dieu, de sa contrition. Il baissait la tête, impressionné par cette
grande crise de désespoir, d’honnêteté, de piété qui tendait à déraciner
à jamais leur amour. Et il admirait en même temps qu’elle fût si
courageuse. Il se sut abandonné des dieux et des hommes. Quelle créature
il perdait! Puis il songea à l’enfant qu’elle portait dans ses
entrailles, à son enfant. Elle y pensait aussi, elle dit que ce petit
être serait pour la vie l’image de son péché, sa punition; mais elle
n’en pouvait plus, et poussant un cri où expirait le bonheur de son
existence, elle clama: «Mon Dieu, mon Dieu, que je suis malheureuse!» et
retomba comme pour succomber; Bernard eut le sentiment de leur détresse
commune, il crut que tous deux atteignaient à l’extrême de la douleur
humaine; toute grande désolation s’accompagne de cette terrible
impression de l’unique qui désespère la créature en lui laissant tout de
même l’orgueil de se croire sans pareille. Il ne pouvait plus maintenant
se taire, il fut sur le point d’aller chercher Abraham, de lui dire: «Je
reprends ma parole, voilà tes titres, ta signature, je reprends Angèle,
je l’emporte.» Il savait bien que s’il le voulait il parviendrait tout
de même à la persuader, à vaincre l’influence du Père Régard, toutes les
puissances divines ou terrestres. Il balança; mais il vit les deux
requins qui le poursuivaient; tout plutôt que d’abandonner la lutte;
Angèle, il la reprendrait un jour, grâce à l’enfant.

--Tu ne peux pas m’enlever cet enfant à jamais? dit-il. Que tu ne
veuilles plus me voir cela te regarde; tu ne m’aimes plus, je
n’essaierai pas de violenter ton cœur; mais cet enfant, j’y tiens à cet
enfant autant que toi-même.

--Il dit que je ne l’aime plus!» Elle se roula, de nouveau prise de
désespoir. Puis, avec véhémence: «Mais tu ne me comprends donc pas? Tu
ne sens donc pas qu’il faut maintenant sauver nos âmes?...»

Il fut effrayé de son exaltation, jugea opportun de ne pas insister, la
rassura... Puis il en vint à sa grande douleur, à son isolement, et
finit par lui raconter en pleurant lui aussi, quelle triste trouvaille
il avait fait et ce qu’étaient ses parents. Elle l’écoutait maintenant
avec une attention maternelle, le consolait à son tour, lui conseillait
l’affection, la douceur. «Certes, la conduite de ta mère n’est pas
belle, mais sans doute à cette heure s’en repent-elle et ne
demande-t-elle qu’à t’aimer. Et lui, il doit être fier de son fils;
voilà la solution de vos ennuis. Va, tu retrouveras un foyer, un doux
endroit de bien-être et de bonheur. Tes parents ne demandaient sans
doute que cette occasion de rentrer dans une vie régulière. Va les
rejoindre, témoigne-leur ta soif d’affection, ton désir de remplir le
quatrième commandement. Tu vas les convertir et te rendre heureux en
faisant d’eux et de toi des êtres meilleurs. Va, mon amour, obéis à
celle qui t’adore plus que tout.» Il écoutait cette voix mouillée dont
toutes les inflexions lui rappelaient une caresse physique, cette chère
voix de perle et de cristal. Elle l’apaisait, le réconfortait, faisait
pénétrer peu à peu en lui la certitude de la tranquillité future, d’une
sorte de bonheur nouveau, de cette tendresse familiale qui lui était
inconnue. Mulot ne lui parut plus si odieux, ni sa mère si coupable. Il
était déjà convaincu qu’ils l’attendaient pour reconstruire une vie
régulière, calme, parfaite aux yeux de tous. Il sentit pour la première
fois le besoin de dire: «Papa, maman», ces mots qui lui avaient toujours
été interdits.

Il quitta Angèle tout transformé et gagna la rue Marbeuf. Sa mère le
reçut aussitôt. Tous deux étaient bien embarrassés.

--Vous êtes seule? demanda Bernard pour rompre le silence.

--Oui, dit-elle, votre père..., mon mari est chez Blinkine.

Il fronça les sourcils:

--Votre mari?

--Nous sommes mariés, Bernard. Monsieur Mulot a voulu régulariser la
situation il y a quinze ans au moment d’une grave maladie, pour que je
ne fusse pas inquiétée par sa famille au cas où il disparaîtrait.

--Vous n’avez guère songé à votre fils à ce moment, dit Bernard.

--Ah! pardonnez-moi, vous ne savez pas ce que j’ai parfois dans
l’esprit. J’étais alors la divette à la mode, je chantais dans tous les
cafés-concerts, je créai même une pièce aux Variétés; dire que j’étais
Madame Mulot, avouer un enfant déjà grand...

--Oui, les apparences d’une vie normale vous eussent porté tort dans
votre carrière, répliqua Bernard ironiquement.

--Ne m’accablez pas, Bernard. Maintenant c’est fini. J’avoue que j’aime
le luxe, la toilette, les soirées, le théâtre, je crois que je
n’accepterai jamais de vieillir mais, allez, je serai la plus droite, la
plus raisonnable des femmes. Restez avec nous; et vous serez ma joie, ma
sauvegarde. Vous allez voir, votre père va rentrer, il saura arranger
les affaires que vous avez ensemble; il vous aidera dans la vie, il vous
adoptera. Vous savez qu’il a une situation considérable dans le monde
financier, il vous préparera à lui succéder, il vous donnera son nom.

Bernard réfléchissait; sa mère était depuis quinze ans Madame Mulot de
la Kardouilière; qui donc irait chercher la Farnésina sous ce nom? le
dernier obstacle à son mariage avec Reine disparaissait: il était le
fils que Madame de la Kardouilière, une personne titrée et fort
respectable, avait eu d’un premier lit; nul ne soupçonnerait jamais
l’indignité de la courtisane que cachait trop bien ce beau nom. Il se
sentit bien aise, tout disposé à l’indulgence, à la tendresse, à cette
vie familiale sans heurt qui l’attendait. Il embrassa sa mère avec
gentillesse.

--Et moi, on ne m’embrasse pas? dit Mulot qui rentrait. Ah! mon petit
Bernard, qui aurait cru cela? il y a encore des miracles.

Il posa sa serviette bourrée de papiers sur un fauteuil.

--Tout ça, dit-il, va d’ailleurs transformer la situation. Nous qui te
cherchions noise dans le Puy-de-Dôme, nous abandonnons la dispute. J’en
ai parlé à Blinkine, il est d’accord là-dessus. Voilà, je prends mon
fils avec moi, je l’introduis comme directeur général dans l’affaire
avec 10% sur les bénéfices. Après, nous verrons. Tu t’installeras à mon
bureau de la rue Mogador et tu te mettras au courant de mes affaires; je
vais lâcher les voyages, tu les feras pour moi et aussi bien que moi et
je pourrai me reposer un peu et me consacrer à ta mère, pas vrai,
cocotte? Je t’abandonnerai pour ça quinze fafiots de mille par an. Te
voilà content, hein? Ai-je bien arrangé tout ça...? Et puis, j’oubliais,
je t’adopte, tu deviens Rabevel-Mulot de la Kardouilière. On va te
préparer une chambre ici, tu vivras avec nous; on te retiendra la
pension comme de juste sur tes appointements, j’arrangerai cela aussi.
Voilà l’affaire. Allons, c’est entendu. Et maintenant, au travail.

Bernard immobile et silencieux avait, pendant ce discours, senti se
lever et peu à peu croître en lui la colère et le désappointement.
C’était ça la famille? Ce tutoiement, ce ton autoritaire, cette
intention cynique de le tenir, de le conduire et de l’exploiter,
l’avaient exaspéré. Il se contint et répéta simplement en prenant son
chapeau:

--Et maintenant, au travail!

Puis il se dirigea vers la porte:

--Où vas-tu donc? demanda Mulot qu’abasourdissait cette attitude
singulière.

--Où il me plaît, répondit-il en serrant les dents.

--Mais enfin, qu’est-ce que tu as? Causons. Si ce que je t’ai offert ne
te convient pas, dis-moi au moins ce que tu en penses?

--Je pense, répondit-il d’une voix sourde, que je ne sais pas ce qui me
retient de vous flanquer ma main sur la figure.

Il sortit aussitôt. «La plus belle déception de ma vie, se disait-il. Et
Angèle qui m’envoyait embrasser le papa. Joli, le papa! Je lui
apprendrai qui je suis à celui-là aussi. Allons voir d’abord notre
sympathique Fougnasse.»

Celui-ci l’attendait assez agité dans le vestibule de son bureau.
Bernard lui jeta un regard noir qui l’effraya. Il le fit asseoir en face
de lui et, sans un mot, comme si le visiteur n’existait pas, ouvrit son
courrier, inscrivit ses mentions de classement, ignora tout du pauvre
bougre qui s’agitait sur sa chaise timidement se demandant ce que lui
voulait ce jeune homme dont il avait peur maintenant.

--Monsieur Fougnasse, finit par dire Bernard, j’ai toujours dans mon
coffre-fort certain papier que vous avez bien voulu signer et que vous
n’êtes pas sans vous rappeler.

L’homme inquiet hocha la tête.

--J’ai aussi, dûment recueillies, signées et légalisées, les dépositions
des fournisseurs, de la cantinière, du contremaître et de quelques
ouvriers établissant d’une manière irréfutable la nature de vos
agissements.

L’avocat se sentit tout à fait gêné.

--J’ai enfin un rapport me donnant le détail de vos négociations
récentes avec Mulot et Blinkine, avec certains membres du Conseil
Général, etc. Cette trahison imprudente ne témoigne pas en faveur de
votre intelligence. Elle me décide à me servir de mes armes. Je vous ai
invité à venir me voir pour vous annoncer que j’allais porter plainte
contre vous. Vous allez être brisé, mon garçon, comme du verre.

Maître Fougnasse s’écria avec agitation:

--C’est un chantage que vous préparez!

--Attention, répondit Bernard avec calme, il y a dans l’antichambre un
Corse capable de vous faire dégringoler deux étages le cul sur les
marches. Mesurez donc vos expressions.

L’avocat fit un geste découragé.

--Allons, à quoi cela vous servira-t-il de me faire mettre en prison?

--A me débarrasser de vous pour toujours. N’est-ce pas assez, cela? Vous
conseillez Blinkine et Mulot, vous me jetez ces deux acolytes dans les
jambes, fort adroitement et opportunément je le reconnais; et, ayant le
moyen de vous faire disparaître, je ne le ferais pas? Mais, mon garçon,
vous me jugez trop sot!

--Excusez-moi, dit Fougnasse, mais le délit pour lequel vous voulez me
faire chanter a été commis au préjudice de ces Messieurs et non au vôtre
et ces Messieurs ne portent pas plainte.

--Gros malin! il y a pensé. Mais les ouvriers et la cantinière porteront
plainte. Vous comprenez.

L’avocat soupira.

--C’est bien votre faute, fit-il, si j’ai renoué avec vos adversaires.
Pourquoi ne m’avez-vous pas utilisé? il faut que je vive; à Clermont,
pas de causes à plaider, il y a plus d’avocats que de clients; Blinkine
m’a apporté le pain.

--Ma foi, dit Bernard, votre remarque n’est pas sans valeur. Mais je ne
vous ai pas utilisé parce que je n’ai rien dans vos cordes; à quoi
pouvez-vous m’être utile?

--A ce que vous voudrez, fit l’autre avec ferveur, à ce que vous
voudrez. Employez-moi, je vous en supplie, vous n’aurez pas de meilleur
auxiliaire.

--Je ne vois rien, dit Bernard qui feignait de réfléchir. Non, rien... A
moins que... Mais je ne sais pas si vous pourriez faire cela.

--Quoi? quoi? demanda Fougnasse qui sentait renaître l’espoir.

--Il s’agit d’un journal financier que créent des amis à moi; ils
voudraient bien m’en voir assumer la charge; mais je suis très occupé,
il me faudrait un rédacteur en chef actif, intelligent...

--Je pourrais...

--... et fidèle, Fougnasse, et fidèle! vous comprenez?

--Ah! monsieur, est-ce que vous ne me tenez pas? Et puis, si je gagne
bien ma vie, croyez-vous que je sois assez bête pour vous trahir?

--Enfin, c’est à voir, c’est à voir. Voilà le dossier, étudiez-le,
préparez un plan et revenez demain à la même heure.

Il lui tendit une chemise qui contenait divers documents et les grandes
lignes d’une sorte d’avant-projet de ce journal financier dont il rêvait
depuis longtemps et dont il sentait l’opportunité depuis tout à l’heure.
Monsieur Fougnasse saisit les papiers et retourna à son hôtel.

L’après-midi ce fut le tour de Bartuel.

--Avant tout, dit Bernard, connaissez-vous Blinkine et Mulot et vous
connaissent-ils?

--Je les connais de vue mais ils m’ignorent totalement.

--C’est parfait. Je vous ai fait venir pour me débarrasser d’eux et
faire votre fortune et la mienne. Voyez que je n’y vais pas par quatre
chemins. Je vais vous proposer une combinaison inédite où vous n’aurez
qu’à m’obéir entièrement et sans chercher à comprendre ce que je ne vous
expliquerai pas. Il y a des risques à courir. J’estime que ce que nous
allons faire ensemble n’est nullement malhonnête; malheureusement les
choses les plus correctes sont toujours susceptibles de mauvaises
interprétations. Il est donc nécessaire de prendre toutes ses
précautions. Tâchez de vous rendre méconnaissable. Vous m’avez dit un
jour incidemment que vous parliez l’espagnol. Vous changerez donc de nom
et devenez un señor vénézuélien du nom qu’il vous plaira, Monsieur
Ranquillos par exemple; ça va? Vous allez être directeur général d’une
grosse affaire. Il faut commencer par vous installer à Paris, chercher
des bureaux et le personnel que je vous indiquerai; vous êtes
heureusement célibataire; coupez tous liens avec le pays natal. Annoncez
à vos proches que vous partez pour l’Espagne afin d’y étudier une
affaire; nous ferons envoyer vos lettres de ce pays aux quelques parents
et amis que vous ne pouvez laisser tomber. Pour que la confiance
nécessaire entre nous dans la grosse affaire que nous allons
entreprendre règne totalement, il ne faut pas que je puisse craindre que
vous me trahirez. Alors, vous allez m’écrire une petite lettre de menace
que je vais vous dicter. C’est ma sauvegarde, vous comprenez...

Bartuel hésitait visiblement. Rabevel ne parut pas s’en apercevoir; il
préparait du papier et de l’encre.

--Du papier acheté dans une petite épicerie de Montrouge bien entendu.
Tenez, voici la plume. Ah! une belle affaire, je ne serais pas étonné
qu’il y eût cent billets de mille pour vous. Et, bien entendu, avec un
peu de prudence, cela sera sans aucun risque.

Bartuel s’était assis. Il écrivit sous la dictée de Bernard et signa. Le
jeune homme serra la lettre dans son coffre-fort.

--Vous avez eu confiance, dit-il, c’est très bien. J’ai beaucoup exagéré
pour voir si vous étiez homme à vous effrayer. Vous allez voir que tout
cela se passera d’une manière tout à fait normale. Rien de plus grave
que ce que j’ai fait aux asphaltières. Seulement ici les lapins sont sur
leurs gardes; c’est pourquoi je vous demande d’opérer à ma place. Mais
votre conscience peut être tranquille. Il s’agit d’une société
d’affrètement en formation qui va passer de gros marchés pour les
transports d’engrais de Colombie et du Chili et qui veut d’abord se
constituer une flotte; on essaye de lui faire payer les prix forts et
nous allons tâcher de payer seulement ce que ça vaut, vous saisissez?
Vous verrez plus tard comment. Pour le moment, un bureau et du
personnel.

Il expliqua ce qu’il désirait comme appartement et comme employés, entra
dans les plus petits détails et donna rendez-vous à Bartuel pour la
semaine suivante après s’être assuré qu’il s’était bien fait comprendre.

--Et maintenant, dit-il, en se frottant les mains, à la Tour de Nesle!

Les Orsat l’attendaient et à l’accueil qui lui fut fait, quelque réservé
qu’il dût être protocolairement, il comprit tout de suite qu’il était
agréé. Il en fut heureux et sut le dire et le montrer, tour à tout
disert, enjoué, empressé; il plut beaucoup à ses futurs beaux-parents
qui découvraient enfin un coin de jeunesse dans cet être sur qui seul
les chiffres, l’argent et les combinaisons entortillées de lois et de
papier timbré semblaient avoir une prise. La petite Reine ravie de voir
ses parents si parfaitement surpris et conquis était aux anges. Quand
Bernard parla de se retirer:

--Nous ne nous sommes pas entretenus de certaine chose qui a son
importance, dit Mr. Orsat.

--La question d’argent et de famille? Allons-y. Mr. Orsat, en ce qui
vous concerne, je vous dirai immédiatement ceci: primo, je ne sais rien
de votre lignée ni de celle de Mme Orsat et il m’est indifférent d’en
rien savoir; secundo, je ne sais pas quelle dot vous comptez donner à
votre fille et il m’est indifférent de le savoir; ne lui donnez rien si
vous voulez; exigez le régime dotal qu’il vous plaira; tout cela est
pour moi zéro: j’aime votre fille et cela me suffit, le reste ne compte
pas. Vous avez assez fait en me donnant votre enfant. En ce qui me
concerne, c’est très simple: Je suis le fils d’un patron menuisier qui
est mort pendant mon enfance, mais d’une famille de la plus parfaite
honorabilité; vous pourrez demander dans tout le quartier de
l’Hôtel-de-Ville des renseignements sur mon grand-père et mes oncles; ma
mère a épousé en secondes noces Mr. Mulot de la Kardouilière avec qui je
suis en désaccord parce que j’estime qu’il m’a dépossédé de ce que
m’avait laissé mon père; ceci vous donne le mot de notre mésentente dans
l’affaire des asphaltières. Vous saurez cela plus tard par le menu.
Quant à ma situation de fortune, vous la devinez à peu près. Venez
demain matin à mon bureau; je vous mettrai tous les documents en main;
je vous ouvrirai ma comptabilité et vous verrez que tout est pour le
mieux dans le Puy-de-Dôme. La seule chose que je désire actuellement
c’est d’obtenir des fonds de roulement et je négocie présentement
l’ouverture d’un compte d’avances en Banque. Mais c’est long et j’enrage
de perdre mon temps. Enfin, ça, c’est un détail.

Ce petit discours plut beaucoup. Mr. Orsat, enchanté, sut toutefois se
réserver pour le lendemain. On retint Bernard à dîner et il ne rentra
que fort avant dans la nuit.

Le lendemain matin, Mr. Orsat était chez lui; il examina avec attention
tous les documents que lui soumit Bernard. A la fin, posant ses
lunettes:

--Mais tout cela est excellent, dit-il. Évidemment, il vous faudrait des
fonds de roulement pour mieux marcher. Quel crédit sollicitez-vous de
votre Banque?

--J’ai des marchés avec de grosses administrations de l’État pour un
million; je suis en train de conclure avec les entrepreneurs de la Ville
de Paris pour un nouveau million gagé sur leur contrat avec la Ville; il
me semble que sur des garanties de cet ordre on pourrait bien m’ouvrir
un crédit de seize cent mille francs.

--Cela ne me paraît pas excessif; je serais prêt d’ailleurs à vous
donner mon aval. Voulez-vous me laisser m’occuper de cette question?

Bernard lui serra les mains avec effusion.

--Quant à ma fille, continua Mr. Orsat, je lui donne cinq cent mille
francs et je vous propose le régime de la communauté réduite aux
acquêts.

--Ce qu’il vous plaira, dit Bernard. Mais à quand le mariage?

--Il faudrait bien compter un couple de mois, n’est-ce pas? Fin avril?
Enfin vous déciderez tout cela avec ces dames. Allons, à ce soir. Bien
entendu, votre couvert sera toujours mis à notre table.

Quand Mr. Orsat fut parti:

--Heureusement, se dit Bernard, que je n’ai jamais compté sur l’argent
de la dot; elle m’arrivera trop tard pour m’être utile; mais le
beau-père m’aura bien aidé pour le compte d’avances; sans lui j’étais
fichu d’attendre six mois et d’obtenir seulement cent ou deux cent mille
francs. Maintenant, nous voilà tranquilles. Il ne s’agit plus que de
bien tisser notre toile, nous avons encore un mois devant nous; que
dis-je, ajouta-t-il, en consultant son agenda, près de deux mois; la
session du Conseil Général tombe fin Avril. Il y aura du travail de fait
à ce moment-là ou j’y perdrai mon nom.




CHAPITRE TROISIÈME


Et, en effet, ce jeune homme de vingt-deux ans mit sur pied la plus
surprenante combinaison qu’on ait jamais vu mûrir dans le monde
financier. Il ne négligea rien; il tint compte de toutes les
circonstances connues ou prévisibles et les éléments psychologiques ne
lui parurent pas devoir être les moindres; un secret rigoureux sur ses
intentions, une discrétion totale vis-à-vis de ses intimes
collaborateurs qui n’étaient que des agents d’exécution, lui permirent
d’agir par la surprise et de dérouter un adversaire qui ne put se rendre
jamais exactement compte de la tournure qu’allaient prendre les
événements; son art extraordinaire, son sentiment exact du réel,
réussirent à donner à tous les faits dont il provoquait le
déclanchement, l’allure normale et naturelle qui seule pouvait créer
l’atmosphère de confiance dont il avait besoin. Il sut conduire cette
lutte avec un sang-froid incomparable mais il avoua plus tard qu’il
avait senti à cette époque pour la première fois de sa vie passer dans
sa chair le tourment de la grande aventure dont son enfance avait envié
le frisson aux pirates de jadis.

Le 3 Mars de cette année 1887, c’est-à-dire quelques jours après
l’entretien qu’on vient de rapporter, les banquiers, les directeurs des
établissements de crédit, les remisiers, les agents de change, et, d’une
façon générale, toutes les personnes qui, de près ou de loin touchent à
la Bourse, trouvèrent dans leur courrier le premier numéro d’une revue
qui s’intitulait le _Conseiller de l’Épargnant_. Ils crurent d’abord
avoir affaire à une nouvelle feuille de chantage financier comme il en
naît et il en meurt des dizaines chaque année. A leur grande surprise,
ils se trouvèrent en présence d’une revue du marché documentée,
pondérée, sérieuse, et qui paraissait honnête; quelques études très
consciencieusement menées de diverses valeurs faisaient ressortir sans
parti-pris apparent, par la simple comparaison des chiffres, la position
de chaque affaire, ses chances d’avenir, les risques qu’elle pouvait
présenter. Une large place était réservée à la Société Bordes et Cie qui
était jugée avec faveur et dont il était dit que le passé semblait
garantir l’avenir. Une tribune libre était ouverte à tous les
correspondants bénévoles pourvu qu’ils fussent abonnés; les abonnés
avaient également droit à des renseignements gratuits qu’on leur
garantissait impartiaux sur tous les postes de la Cote. La revue était
bi-hebdomadaire et aspirait à devenir quotidienne.

Cette formule nette, courtoise, cet appel à la collaboration de tous
plurent au public; de nombreuses personnes qui avaient ou croyaient
avoir quelque chose à dire, s’abonnèrent et bientôt, l’engouement
aidant, elles furent assez nombreuses pour que le _Conseiller_ devînt
quotidien. La Tribune libre en fut la partie la plus vivante et la plus
lue; très surveillée, elle ne publiait que des communications d’une
forme modérée mais en général intéressantes et quelquefois fort
piquantes. Dès le deuxième numéro on avait pu lire ceci:

  «La Direction de notre revue publie aujourd’hui dans sa Tribune libre
  sous la signature mystérieuse _L’Œil_ une communication qui lui paraît
  extrêmement intéressante. Elle connaît l’auteur, personnalité
  considérable du monde financier, qui lui a demandé de respecter son
  incognito devant le public et elle se porte garante de son
  honorabilité auprès de ses lecteurs.»

Suivait la lettre de L’Œil:

  «J’ai lu votre journal avec un vif intérêt. Il y a, semble-t-il, un
  réel effort d’indépendance et d’impartialité, c’est-à-dire d’honnêteté
  dans votre premier numéro. Mais ce n’est pas assez: les bons journaux
  financiers ne manquent pas, les bons spécialistes non plus. Ce qui
  nous manque en France ce sont les censeurs des mœurs financières. Et
  entendez-moi: non pas les soi-disant vengeurs de l’épargne, pour la
  plupart maîtres-chanteurs, mais des gens qui verraient les choses de
  haut, iraient du particulier au général en vue de réformer les
  institutions pour le bien public. Je m’explique sur un exemple pris au
  hasard parmi les valeurs que vous étudiez dans le numéro que j’ai sous
  les yeux.

  «Voici donc la Société Bordes. Votre technicien prend et compare les
  bilans: il les tient pour exacts; il tient également les dividendes
  distribués pour normaux et donnant une bonne représentation de
  l’affaire. Il conclut de son étude que les chiffres peuvent inspirer
  confiance. Tout cela est fort bien, mais purement théorique et non
  réel.

  «Que voyons-nous, en effet, dans une telle affaire? Rien du dehors.
  Mais faites examiner le compte «Pertes & Profits». Cherchez d’où
  viennent les pertes qui réduisent si considérablement les bénéfices et
  vous y trouverez surestaries, chômage, radoub, casuel etc... dans des
  proportions que vous ne trouvez pas ailleurs. Consultez le tableau des
  frets, vous constaterez que cette société est obligée de consentir des
  frets plus bas que ses concurrents en raison de la durée plus grands
  de ses transports car elle n’a que des voiliers! Elle est donc mal
  organisée? Incontestablement. Elle est donc mal dirigée? Oui et non.
  Lisez les compte-rendus de ses assemblées générales, voyez le tableau
  de son personnel et enfin compulsez le registre des actionnaires et
  vous comprendrez. Cette malheureuse société est grugée par des
  non-techniciens qui font une majorité, paralysent la direction
  technique et mènent une belle affaire à la ruine. Car il ne faut pas
  se faire d’illusion. L’action qui se traite à quatre mille ne justifie
  pas la moitié de ce cours et, aux vaches maigres qui s’annoncent pour
  les sociétés de navigation, vous la verrez descendre à 1.000, à 500,
  peut-être au-dessous. Cela se comprend; une telle affaire n’est point
  de spéculation. Sa trésorerie doit être au large, son argent doit
  servir à autre chose qu’à des opérations financières. Une société
  d’affrètement ne doit pas être dans la main de banquiers. Voilà une
  vérité d’ordre général, voilà ce que devrait dire votre collaborateur.
  Si beau que soit le fruit, dès que le ver s’y montre, il est gâté. Le
  ver ici est visible.

  «Naturellement, ce que je dis pour cette société pourrait être dit
  pour d’autres. Depuis des années, je me fais une sorte de philosophie
  des affaires. Les entreprises périclitent toujours pour les mêmes
  causes qui se ramènent toutes à une dizaine de types généraux. Ce sont
  ces types que vous devriez rechercher et indiquer.»

Ces quelques lignes furent l’origine d’une controverse qui eut un grand
retentissement. Nombreux les banquiers, nombreuses les sociétés qui,
ayant appliqué à leur propre cas les paroles du collaborateur inconnu, y
contredirent véhémentement. Les journaux furent remplis d’une polémique
où financiers, économistes et politiciens s’expliquèrent. Les grands
quotidiens publièrent eux-mêmes sous le titre: «La discorde au camp
d’Agramant» ou «A quelle sauce l’Actionnaire désire-t-il être mangé?» ou
sous d’autres titres plus ironiques encore, un résumé de la discussion
avec la reproduction de l’article qui avait déchaîné le tapage.
Déplorable publicité pour Bordes et Cie. Le titre de cette société se
mit aussitôt à baisser.

Impartial, le _Conseiller_ inséra, quelques jours après, une longue et
assez discourtoise réponse écrite par Blinkine et Mulot, et qu’avait
signée, avec assez de répugnance, Bordes lui-même. _L’Œil_ ne s’en
formalisa pas:

  «Je me suis placé, écrivait-il au _Conseiller_, au point de vue
  général. Si Bordes est tellement sensible, comme je ne tiens pas à le
  peiner je prendrai ailleurs mes exemples. Nous en trouverons aisément.
  Je me contenterai de triompher modestement quand la société Bordes
  sera dissoute, liquidée ou reconstituée sur de nouvelles bases, ce qui
  est fatal. Qu’on se rappelle les _Rangaja_, les _Tabacs de Corinthe_,
  les _Forges du Maine_, etc... Il eût été amusant et instructif de
  suivre sur la _Bordes et Cie_ les méfaits de son vice congénital. Mais
  ces messieurs sont d’épiderme trop délicat. Je le ferai
  silencieusement et pour mon seul plaisir, en philosophe; je construis
  ma courbe et je m’amuse. On m’excusera d’avoir involontairement
  provoqué tant de bruit.»

Ce ton de sérénité et de certitude, ce détachement si tranquillement
affiché, cette intervention du hasard qui avait fait prendre pour
exemple la société Bordes d’une manière si évidemment fortuite tout
comme elle aurait pu indiquer telle ou telle autre société, ne firent
qu’impressionner davantage les lecteurs. De nombreuses lettres
parvinrent au journal qui demandèrent à _L’Œil_ de ne pas s’émouvoir et
de poursuivre ses démonstrations.

Il se fit un peu prier puis, se fondant sur des documents que tout
actionnaire pouvait réclamer et qui, disait-il, avaient été mis à sa
disposition par un actionnaire, il entreprit une critique détaillée de
la société, sans jamais parler des personnes, en remontant chaque fois
aux institutions et en concluant certain jour: «_Il est fatal qu’on
aboutisse au gâchis._»

Une autre fois, il écrivit:

  «On m’assure que si l’action Bordes est descendue à 1,600 frs c’est
  moi qui en suis cause. On se trompe; le baromètre annonce la tempête,
  il ne la provoque pas. Que cette société ait donc le courage de se
  reconstituer sagement et elle connaîtra la prospérité. Mais
  n’avons-nous pas assez parlé d’elle?»

Et deux jours après:

  «Je ne voudrais pas qu’on me crût prophète de malheur; je ne dirai
  plus rien de Bordes. Je prendrai mes exemples sur les sociétés
  décédées; ainsi je n’encourrai aucun des reproches que me vaut le
  guêpier où je me suis inconsidérément engagé.»

Puis, ce fut le silence sur l’affaire Bordes. A toutes les lettres de
lecteurs qui posaient à _L’Œil_ des problèmes dans les colonnes du
journal, il répondait avec un bon sens, une sérénité et une expérience
des choses et des hommes qui étonnaient chacun. A la fin d’un de ses
«papiers» il se contenta d’ajouter, un jour, le 25 Mars, en manière de
_post-scriptum_:

  «A de nombreux lecteurs pressés de vendre ou d’acheter des titres
  Bordes et qui s’inquiètent de savoir si le cours actuel de 980 est le
  plus bas qu’on ait à envisager, je réponds une fois pour toutes qu’ils
  se méprennent sur mon rôle et ma capacité. Je suis guidé par quelques
  principes généraux d’expérience et de bon sens; je les ai appliqués
  dans ce journal, par exemple, à la société Bordes et j’ai annoncé ma
  conviction certaine de la chute de ce titre; le même hasard eût pu me
  les faire appliquer au titre du Crédit Foncier qui, pour des raisons à
  mon avis irréfutables, doit doubler en dix ans. Mais je n’ai nullement
  l’intention de donner des conseils sur tel ou tel placement. La seule
  chose qui m’intéresse est la philosophie des affaires; je ne nommerai
  plus aucune entreprise parmi les vivantes, je le répète.»

Blinkine qu’inquiétait, comme bien on pense, cette désolante aventure,
se rendit un jour aux bureaux du journal et se fit conduire au gérant
qui répondait au nom de Duchamp. Il fut introduit dans une pièce vide de
livres et de papiers mais dont les murs étaient garnis de fleurets, de
gants de boxe, de masques d’escrime et d’accessoires de gymnastique, de
pistolets, de brevets de championnats. L’homme, une sorte de géant,
faisait, le torse nu, un assaut à l’épée boutonnée avec son maître
d’armes. Il se détourna pour dire: «Je suis à vous dans un instant.»

Mais Blinkine avait compris; il fut sur le point de s’en aller: «C’est
le truc habituel, tout le monde se défile et on ne trouve qu’un
mastodonte prêt à vous abîmer le portrait à la moindre réclamation.»
Puis il se dit: «Mais avec de l’argent?» Et il se résolut à rester.

Quand le maître d’armes fut sorti, il expliqua le but de sa visite:

--Les articles de votre collaborateur anonyme affolent le marché; bien
que le volume des titres en circulation ne dépasse pas cent cinquante,
cela suffit pour provoquer par une telle baisse une impression
susceptible de nous causer beaucoup de tort. Avez-vous songé que vous
pouvez nous créer de gros ennuis? Nos clients et nos fournisseurs
habituels se tiennent sur la réserve...» (Il se disait qu’il pouvait
sans imprudence avouer de telles choses, les gens du _Conseiller_ les
devinant sans peine.)

--Je n’ai pourtant pas affaire avec vous à des gens malhonnêtes,
poursuivit-il; votre journal semble fort impartial pour tout ce qui ne
nous concerne pas. J’en déduis que vous vous laissez égarer par votre
correspondant et je demande à votre droiture de cesser une campagne qui
nous est si préjudiciable.

--C’est une campagne de salubrité publique, vous n’êtes pris qu’à titre
d’exemple, répondit l’athlète qui bouchonnait avec vigueur son thorax
poilu. D’ailleurs, elle intéresse nos lecteurs.

--Nous y voici», pensa Blinkine, qui reprit tout haut: «Je comprends
fort bien que vous envisagiez ce côté de la question et je me rends
compte que vous avez dû à cette originale Tribune Libre et à cet _Œil_
providentiel l’essentiel de votre succès; je comprends aussi que vous
n’y vouliez pas renoncer aisément en ce qui nous concerne, votre
publicité s’étant faite ainsi sur notre dos; mais je suis prêt à vous
dédommager de ce sacrifice...

--Rien à faire, répondit dignement le costaud; la maison est honnête.
D’ailleurs, l’_Œil_ a écrit lui-même, il y a deux ou trois jours, qu’il
ne parlerait plus de vous; que voulez-vous de plus?

--Il l’a écrit, il l’a écrit, maugréa Blinkine, mais s’il lui plaît de
recommencer, insérerez-vous?

--Certainement, répondit Monsieur Duchamp avec simplicité, notre journal
a trop le respect de la Vérité pour la bâillonner. Excusez-moi,
ajouta-t-il en consultant sa montre, c’est l’heure de mon assaut de
boxe, je vous salue.

Blinkine, en se retirant, le vit aux prises avec un mannequin à ressorts
qui recevait et rendait de formidables coups. Il s’en alla tout pensif.

Il n’arrivait pas à comprendre d’où venait l’attaque; il se sentait
désorienté totalement et même se demandait si vraiment l’_Œil_ était une
invention, s’il n’existait pas quelque part un financier retiré de la
bagarre, suivant les affaires en dilettante, et qui avait décortiqué la
société Bordes parce que le destin la lui avait présentée; puis, il
portait ses soupçons sur des concurrents jaloux sans rien qui les pût
fixer; nul indice qui le mît sur une piste. Il songea bien à Bernard,
mais le jeune homme devait à l’heure actuelle se sentir dans une
situation assez difficile et ne penser qu’à ses asphaltières. «Cela me
rappelle qu’il me faut 300.000 frs pour le 28 Avril, se dit-il. Un autre
sujet de tracas.» Cette somme qu’il fallait verser au Département du
Puy-de-Dôme, la trouverait-il? Il ne voyait aucune grosse rentrée; il
avait compté sur les dépôts mais les clients de sa banque qu’il
connaissait presque tous en effectuaient le retrait sous des prétextes
divers depuis la campagne du _Conseiller_. Pourtant, cette somme versée,
c’était le Syndicat des Propriétaires de carrières embouteillé, obligé
de faire amende honorable, la situation renversée dans le Puy-de-Dôme,
une superbe affaire en mains; sans compter l’agrément d’une belle
vengeance sur Bernard à prendre et à savourer. Mais on était au 27 Mars,
il n’y avait plus de temps à perdre. Et d’autre part, qu’allait-il
raconter à ses actionnaires à l’Assemblée Générale Ordinaire du 30 Mars?
Dans quel état d’esprit allait-il les trouver avec ces saletés
d’articles du _Conseiller_? Il rentra chez lui perplexe.

Il y trouva une lettre de Bordes qu’il dut relire tant il craignit
d’avoir mal compris d’abord:

  «Messieurs, disait cette lettre, nous recevons de la Compagnie de
  navigation Transoceanica, dont le siège est à Caracas et qui a un
  bureau à Paris, 28, chaussée d’Antin, une lettre dont vous trouverez
  inclus copie. Vous y verrez qu’il s’agit de l’achat par cette société
  de dix de nos voiliers à un prix à débattre. Nous sommes fortement
  d’avis que, si la chose est possible, il y a lieu de réaliser cette
  vente pour acheter immédiatement un ou deux vapeurs dont nous ne
  pouvons véritablement plus nous passer. Nous vous signalons à ce sujet
  que les Chantiers de l’Atlantique ont actuellement à flot au point
  d’achèvement, deux vapeurs qui leur ont été laissés pour compte par
  l’Union Pétrolifère de l’Oural présentement en déconfiture. Nous
  pensons qu’il serait bon de lier ces deux affaires et de les négocier
  aussitôt; en dehors de l’excellente raison que constitue la nécessité
  d’améliorer notre formule d’exploitation, vous n’ignorez pas qu’il en
  est une autre: celle de mettre un terme aux bruits fâcheux qui courent
  sur notre société, bruits qui ont fait tomber le titre à 800 en moins
  d’un mois. Un contrat tout prêt soumis à l’Assemblée Générale de fin
  mars serait d’un excellent effet.

  Si vous croyez que ma présence puisse vous être utile, je serai à
  Paris sur un simple télégramme de vous.

  Signé: BORDES.

  P. S.--Bien entendu, vérifiez la solidité financière des acquéreurs
  éventuels.»

La lettre de la Compagnie de Navigation disait:

  «Messieurs, nous avons été avisés par notre Ingénieur Conseil que vous
  disposiez d’une flotte de voiliers dont vous pourriez distraire une
  dizaine pour les remplacer par des vapeurs. Nous-même serions
  acquéreurs de voiliers pour transporter des guanos entre Caracas et
  Glasgow. Si la question vous intéresse veuillez nous le faire
  connaître aussitôt.

  Signé:
  L’Administrateur-Délégué:      Le Directeur:
  Illisible.                     Illisible.

  P. S.--Nos références financières: Colombian Bank Cie Ltd, 8 rue
  Royale, Paris;

  Notre bureau de Paris: 28, chaussée d’Antin.

  Notre bureau de Caracas: 32, Calle Nacional.

  Adresser la réponse à notre bureau de Paris.»

Blinkine eut un éblouissement. Était-ce possible? Un acheteur pour ces
dix voiliers, mais c’était deux à trois millions de trouvés, la Cie
Bordes enrichie de deux vapeurs, la trésorerie assurée, l’affaire du
Puy-de-Dôme dans le sac et les ailes coupées au _Conseiller_.

Il attendit avec impatience Mulot. Celui-ci, après le sursaut de joie
immédiat, déclara:

--Très joli, tout cela. Mais Bordes a raison. Il faut voir ce que c’est
que ces Vénézuéliens. J’ai une idée. Je connais un gros commissionnaire
en marchandises, un nommé Tagnès, qui a fait longtemps toutes les côtes
de l’Amérique du Sud et qui n’ignore aucune des particularités ni des
personnalités importantes de ces pays-là. Il faudrait l’emmener avec
nous. Il confesserait les paroissiens; on verrait tout de suite à qui on
a affaire. Vous-même, avez-vous un œil à la Colombian Bank?

--Notre comptable y a peut-être des camarades.

--Envoyez-le aux nouvelles. Si ces gens-là donnent cette banque en
référence, c’est que celle-ci fournira de bons renseignements pour une
raison que nous ignorons. Ce qui vaut mieux c’est la connaissance du
solde créditeur au compte courant.

Ils dépêchèrent le comptable; ils envoyèrent un billet Chaussée d’Antin
informant leurs acquéreurs éventuels qu’ils se rendraient à leur bureau
le lendemain matin à 10 heures; ils joignirent le sieur Tagnès qui
accepta de les accompagner. Quand ils revinrent à leur bureau de la rue
de Rivoli, le comptable était de retour: «La société en question, leur
dit-il, a un dépôt de quinze cent mille francs.» Ils échangèrent un
regard satisfait: tout s’annonçait bien.

Le lendemain ils se retrouvèrent dans l’antichambre de la Cie
vénézuélienne. «Du luxe et du goût, ma foi, déclara Mulot; et tout cela
a très grand air.»

On les introduisit dans une vaste pièce ornée de gravures très belles,
reproductions d’œuvres célèbres; un tapis gris perle, des tentures bleu
pâle; le mobilier Empire; la bibliothèque était entr’ouverte. Mulot
distingua quelques titres: Les _Œuvres_ de Michelet, le _Siècle de Louis
XIV_ de Voltaire, _Le Discours sur l’Histoire Universelle_ de Bossuet...
puis des titres espagnols qu’il ne déchiffra pas; ce qu’il avait lu lui
suffisait:

--Le type qui est là, dit-il à voix basse, n’est pas le premier venu, il
a la bosse de l’histoire.» Il ajouta pour lui-même:

--C’est un confrère.

Et une bonne part de sa méfiance disparut.

Elle s’évanouit tout à fait quand le Señor Ramon Sernola entra.
L’élégance, la distinction, la jeunesse du nouveau venu frappèrent les
visiteurs.

--Excusez-moi de vous avoir fait attendre, dit-il, avec une pointe
d’accent. A qui ai-je l’honneur de parler?

Ils se nommèrent, présentèrent Monsieur Tagnès; ils avaient craint,
dirent-ils, d’avoir besoin d’un interprète.

--Ah! dit Ramon avec une joie parfaitement jouée, habla usted castillan?

Ils entreprirent une conversation en espagnol où se croisaient les
exclamations de surprise.

--Mais votre ami est extraordinaire! s’écria Ramon. Il connaît le
Tout-Caracas; et quelle mémoire! Et mon père, et ceux de mes amis, sont
ses clients. Enfin nous voilà en pays de connaissance. Comme c’est
curieux! Si je n’avais pas fait mes études en France je vous aurais
certainement vu dans mon pays! Il est même étonnant que je ne vous y aie
pas rencontré pendant mes vacances! Mais nous bavardons, nous
bavardons... Venons aux choses sérieuses. Voici où nous en sommes. Notre
société est jeune; elle n’a que de l’argent et pas de matériel; elle est
la filiale d’une grosse société d’engrais que les armateurs anglais
tondent jusqu’au sang et qui veut se délivrer de leur tutelle; elle a
donc décidé de faire elle-même ses transports sur la ligne
Caracas-Glasgow; fret d’aller: les guanos, fret de retour: le charbon.
Ces marchandises ne sont pas pressées; donc, il faut aller au voyage
économique c’est-à-dire au voilier. Êtes-vous vendeurs, comme on nous
l’a dit?

--Cela dépend du prix, fit Blinkine.

--Dites.

--S’agit-il des douze bateaux du type _Triton_?

--Oui; mais dix me suffisent.

--Neuf, chacun vaut quatre cent mille francs.

--J’en donne cent cinquante.

Le marchandage commença. Enfin on se mit d’accord pour la somme totale
de deux millions.

--Et le paiement? demanda Mulot.

--Huit cent mille comptant, le surplus en trois traites acceptées de
quatre cent mille payables semestriellement; privilège du vendeur sur
les bateaux.

--Aval d’une banque?

--Si vous voulez, mais dans ce cas je ne vous offre que quinze cent
mille au lieu de deux millions.

--Eh! là, vous êtes gourmand!

--Pas moi, la Banque. La sécurité se paye.

--Bon; disons donc deux millions, conclut Blinkine; si vous voulez bien,
je vais présenter votre proposition à mon assemblée générale et je vous
donnerai une réponse ferme le 30 ou le 31 de ce mois.

--Entendu! fit Ramon.

Un homme très brun, cheveux et barbe très longs, et portant des lorgnons
jaunes venait d’entrer.

--Mon directeur, Monsieur Ranquillos, mon autre moi-même; c’est lui qui
ramènera vos bateaux en caravane à Caracas si l’affaire se fait.

Le directeur salua et dit en français quelques mots aimables avec un
terrible accent.

Puis ils se séparèrent.

--Quelle impression? demanda Mr. Tagnès sur le seuil.

--Et la vôtre?

--Ce Monsieur Sernola est à n’en pas douter le fils de notre client
Sernola, président de la Chambre de Commerce de Caracas; de l’argent, de
la considération. Ses camarades du Conseil sont aussi des meilleures
familles de commerçants de ce pays. Si vous voulez d’ailleurs, je puis
câbler au notaire qui a dressé l’acte, dit-il, en consultant une carte
que lui avait remise Ramon et où figuraient la composition du Conseil
d’administration et l’étude où étaient déposés les statuts de la
Société.

--Cela vaut la peine, fit Blinkine.

Ils entrèrent dans un bureau de poste et télégraphièrent:

  «Señor Mandrinos, 40, Calle Alcala, Caracas.

  Puis-je traiter affaire importante avec Société Navigation
  administrateur Ramon Sernola. Amitiés.

  Tagnès, Importateur, 45 rue Dunkerque.»

Le lendemain matin arrivait la réponse:

  Conseil administration société en question hommes jeunes mais toute
  honorabilité. Constitution parfaitement régulière fonds capital social
  déposé Colombian Bank. Pensons pouvez traiter. Salutations.

  MANDRINOS.

--Que demander de plus? dirent-ils. On nous verse 800.000 francs
comptant, nous avons des traites, le privilège du vendeur sur les
bateaux. En somme aucun risque?»

Ils écrivirent à Bordes pour le mettre au courant. Ils comptaient
d’ailleurs le voir à l’Assemblée Générale qui devait avoir lieu le
lendemain et qu’ils attendirent désormais avec impatience.

Bernard ne l’attendait pas avec moins d’impatience. Il avait agi avec la
prudence du serpent. Dès le 10 Mars, grâce au concours de Monsieur
Orsat, le crédit de seize cent mille francs lui était ouvert à la Banque
Générale, 14, Chaussée d’Antin. Il avait aussitôt commencé une série
d’opérations réelles ou fictives qui avaient donné à ses nouveaux
banquiers l’impression d’une affaire active, fertile en occasions
d’escompte, d’agio, d’intérêts; la solution de cas particuliers avait à
différentes reprises nécessité sa présence et il avait eu tôt fait de se
familiariser avec M. Mourre, le fondé de pouvoirs, à qui d’ailleurs son
vieil ami et client, Monsieur Orsat, n’avait pas caché que le jeune
homme allait devenir son gendre.

Quand arriva le 22 Mars, il avait achevé de toucher, par retraits
quotidiens de diverse importance, ses seize cent mille francs.

--Ne me demandez plus rien, lui dit Mr. Mourre en le menaçant
amicalement du doigt, vous m’avez pris tous mes agneaux.

--Ils reviendront avec des petits, répondit Bernard sur le même ton.

Dans le même temps quinze cent mille francs avaient peu à peu au nom de
divers actionnaires été déposés à la Colombian.

Le 28 Mars, dès que Bernard fut informé de la visite de Blinkine à
Ramon, il retirait sept cent mille francs de la Colombian. En deux jours
il reconstituait un crédit de huit cent mille francs à son compte de la
Banque Générale.

Le 30 Mars au matin, il vint voir Mr. Mourre:

--Eh bien! lui dit-il, voilà ma fin de mois rentrée. Mais il faut me la
convertir en rente française car je vais avoir besoin de papier pour
faire mes cautionnements. Voulez-vous me faire acheter pour 800.000
francs de fonds d’État? Justement avec ces histoires de Prussiens, le 3%
est bas; c’est le moment d’acheter. Procédez assez doucement, hein! que
les cours n’en sautent pas.

Là-dessus il se rendit à l’Assemblée Générale de Bordes et Cie qui se
tenait dans un manège lointain du côté de Passy. En marchant, il
réfléchissait aux événements des jours précédents. Il avait commencé par
donner tous ses soins à ce journal; combien de maquettes avait-il
imaginées et rejetées! Fougnasse assez inventif, bon esprit
d’assimilation mais nullement délié n’avait su lui proposer que des
à-côtés, des perfectionnements de détail; il avait dû faire lui-même
tout ce qui était essentiel. Les rédacteurs avaient été assez facilement
recrutés; mais le plus ardu c’était de trouver et de maintenir ce ton de
correction général, ce timbre d’honnêteté, d’indépendance sans tapage,
cette allure de doctrine assurée et tranquille qui ne s’inquiétait point
de prosélytisme ni de persécution, assurée de détenir la vérité dans
l’ordre économique et financier. Par un mimétisme qui était bien dans sa
nature, Fougnasse s’y était mis assez rapidement, et, depuis quelques
jours, Bernard lui avait laissé la charge de l’éditorial, n’avait plus
rien à corriger à ses brouillons; le ton digne, mesuré, attentif était
bien ce qui devait plaire; le rédacteur inconnu (car l’éditorial n’était
point signé) prenait les événements du jour, les analysait, y
discriminait les motifs d’influence bonne et mauvaise sur le marché;
jamais de prédictions tranchées absolument; des conclusions
intelligentes, mais formulées avec une réserve telle que, quel que fût
l’événement ultérieur, le _Conseiller_ pût écrire, sans forfanterie et
comme en passant: «Nous l’avions bien dit», ajoutant selon le cas:
«Comme nous l’avions, en effet, donné à espérer...» ou «les conséquences
malheureuses et généralement imprévues dans la presse, mais contre
lesquelles nous avions mis en garde nos lecteurs, seuls au milieu de
l’optimisme universel...» Ce style prudent, cette démarche opportuniste
si bien accordés au caractère de la bourgeoisie moyenne française,
Bernard avait eu bien du mal à lui donner sa forme; il se rendait bien
compte qu’il lui devait en grosse partie son succès. Mais ce succès
n’aurait pas été si rapide sans son invention de _L’Œil_ et de la
_Tribune Libre_. Il rendait grâce maintenant à l’insomnie qui lui avait
offert en cadeau cette idée magnifique au milieu de cette irritation
nerveuse, de cette exaspération que les soucis, les craintes, (et aussi
les chagrins) entretenaient en lui depuis un mois.

Qu’il avait eu du mal à écrire cette première lettre de _L’Œil_! Dès la
première ligne son intelligence lui avait bien dicté ce qu’il devait
faire; mais à chaque instant la colère contre ses adversaires reprenait
le dessus; il écrivait, il assouvissait son irritation, puis rayait
rageusement le papier ou le déchirait; sa terrible promptitude aux
gestes extrêmes, sa rancune exacerbée, lui faisaient accomplir dans le
silence de son bureau les seules vengeances qu’il pût satisfaire avec de
l’encre et des plumes; obligé de revivre par la pensée ses relations
avec Blinkine et Mulot, il amassait avec un tremblement frénétique tout
ce que son amour-propre et sa cupidité avaient pu ressentir d’atteintes
et, avec une bordée de mots injurieux, essayait de se délivrer, de
répandre sa bile, d’éteindre sa soif de massacre. Au centième de ses
brouillons, il n’avait pas encore acquis cette sérénité nécessaire pour
l’impression qu’il voulait produire sur le lecteur. Il fallut qu’il
appelât Fougnasse. Celui-ci comprit tout de suite, et plus calme, plus
désintéressé, l’aida à se surmonter, à sacrifier toute vaine perfidie, à
achever enfin cette première lettre de _l’Œil_ qui avait été pour le
_Conseiller_ le commencement du succès et pour les titres de Bordes le
commencement de la débâcle. Cette expérience du caractère de son nouveau
patron avait suffi à l’avocat pour qu’il se mît tout à fait dans la peau
du rôle que lui avait dévolu Bernard. C’est lui qui, au bout de quelques
jours, assumait la rubrique de _l’Œil_ avec une prudence que le jeune
homme approuvait et dont il craignait lui-même, tant son âme était
bouillonnante de haine, de se montrer incapable. Après la réussite des
premiers numéros, Fougnasse avait pu, d’autre part, conclure quelques
contrats de publicité qui assuraient la vie du journal. Désormais
l’entreprise ne coûtait rien à Bernard et peut-être deviendrait-elle un
jour rémunératrice. En tous cas, de quel prix était cet instrument pour
son avenir financier!

Tous ses soins avaient été consacrés à conserver le plus strict secret
sur ses accointances avec le _Conseiller_. Fougnasse était devenu Jean
Lefranc; il ne recevait pas les rédacteurs, tout se faisant par
correspondance; il établissait la légende qu’il ne voulait pas être
influencé et la maison n’en prenait que meilleure réputation; les
comptes en banque du _Conseiller_ étaient parfaitement isolés de
l’extérieur; ils ne recevaient ni chèques, ni virements, mais seulement
les versements qu’y faisait Monsieur Lefranc lui-même; la comptabilité
d’ailleurs facile du journal était tenue par Bernard; il ne voyait Mr.
Lefranc qu’à des endroits et à des heures bien choisis. Cette vie
extraordinaire le comblait d’aise; il agissait de même avec Ramon et
Bartuel qu’il contrôlait d’ailleurs l’un par l’autre et qui, prenant
pour argent comptant ses mensonges longuement élaborés, ne savaient rien
de ses intentions ni même de la vérité. Pour Ramon, le Señor Ranquillos
était Espagnol et devait se dire Vénézuélien; il avait rendu quelques
services à Bernard qui le gardait par pitié. Pour Bartuel, le Señor
Sernola était une créature à lui imposée par des gros souscripteurs. Les
deux hommes se méfiaient l’un de l’autre; ainsi rien ne transpirait.

Il avait si bien organisé ce silence qu’à plusieurs reprises Mr. Orsat
s’étant entretenu avec lui du _Conseiller_ n’avait pas une minute songé
qu’il pût avoir à côté de soi le propriétaire du journal et cet _Œil_
mystérieux dont toute la presse avait parlé. Comment l’eût-il soupçonné?
Bernard ne lui faisait-il pas ses confidences? Et, en effet, Monsieur
Orsat ayant pris l’habitude de venir le voir à son bureau, le jeune
homme l’y recevait avec empressement, l’entretenait de ses asphaltières,
l’inclinait à la confiance. En réalité, il ne lui disait rien qu’il ne
voulût lui dire et, peu à peu, parachevait sa conquête, entrait dans ses
soucis, faisait le tour de ses affaires et de son portefeuille. Il lui
donna quelques avis, effectua pour son compte quelques opérations qui
l’ennuyaient. Préoccupé de manifestations artistiques et sportives,
Monsieur Orsat en vint à se décharger complaisamment sur son futur
gendre de bien des démarches et à envisager avec plaisir le moment où il
pourrait confier à Bernard devenu son fils la gérance, sous sa
surveillance, d’une fortune assez éparpillée pour demander une constante
attention. Cette tendance politique de Bernard, si puissante et si fine
quand elle n’était pas annihilée par quelque haine ou quelque désir
invincible, lui avait également permis de faire de Mme Orsat et de Reine
des esclaves extasiées; il s’était borné à les étudier, à établir peu à
peu le type de leur idéal et à se donner la physionomie de ce type avec
une habileté innée qui lui permettait de jouer la comédie sans fatigue;
c’était le mot et il se le répétait: je joue la comédie. Il n’était mené
que par quelques sentiments tenaces, quelques aspirations irrésistibles,
l’amour du lucre, l’ambition, la soif de s’établir à une place qui lui
permît définitivement de dominer et de jouir. Pour y parvenir, le loup
devenait agneau sans difficulté; le camouflage, le mensonge lui étaient
naturels.

Ainsi ce 30 Mars, parvenu à un des paliers de sa tâche, tandis qu’il se
rendait à cette assemblée générale de la maison Bordes, il déroulait
complaisamment pour lui-même le panorama des faits récents qu’il avait
clandestinement provoqués; il se dépouillait à ses propres yeux sans
aucune honte et même avec un sentiment de confiance et d’orgueil. Une
chose pourtant l’inquiétait encore et il lui semblait bien qu’elle dût
l’inquiéter toujours. C’était son aventure avec Angèle. Plus il y
voulait penser avec froideur, plus il sentait monter et gronder il ne
savait quelle révolte, quelle désolation immense et désespérée; le temps
arrangerait-il tout cela? Hélas! de savoir que tressaillait dans la
chair vive de sa maîtresse une autre chair fille de lui, déjà il
éprouvait une foule de sentiments puissants et contradictoires: la joie
d’avoir un enfant, la reconnaissance, la tendresse infinie pour cette
Angèle de délice et d’amour, la crainte de ne pouvoir les avoir tous
deux désormais près de lui, pour lui, à lui seul. Il savait bien qu’il
les avait sacrifiés à son ambition de fortune. Pourquoi fallait-il donc
que la fortune et l’amour eussent pris pour lui ces deux visages
opposés, ne lui eussent offert que ces deux routes inconciliables?

Tout en remontant les Champs-Élysées, il revivait leurs dernières
rencontres. Il se rappelait maintenant ce soir si proche encore où il
avait vu sa maîtresse pour l’ultime fois. Depuis quelque temps une heure
venait chaque jour où il ne savait plus comment il pouvait vivre encore,
l’heure à laquelle il avait pris l’habitude de rendre visite à Angèle.
Chez la jeune femme, une immense résignation, une piété nouvelle, toute
langueur, avaient pris la place du désespoir des premiers jours. Le Père
Régard était arrivé par une miraculeuse médication de l’âme à verser peu
à peu cette nouvelle douceur sur la vive blessure. Il avait su refréner
le néophyte Abraham dont le zèle menaçait de compromettre l’œuvre de
salut. «Point d’excès, disait-il; il faut laisser encore son opium à
cette intoxiquée...» Abraham n’avait pas compris d’abord. L’idéalisme
farouche et foncier de sa race l’inclinait d’emblée aux solutions
extrêmes; son catholicisme voulait tout de suite être gallicanisme,
jansénisme, ultramontanisme, n’importe! mais il tentait de se dépasser
d’une manière définitive, de joindre au-dessus de l’homme il ne savait
quel absolu. Le Père Régard souriait avec mansuétude. Qu’il en avait vu
de ces ardeurs mystiques; qu’il les redoutait les éclatants et brefs
feux de paille! Un seul traitement qui convînt: la patience; une seule
attitude: l’observation; ne pas compromettre l’œuvre de la grâce si
vraiment c’était bien elle qui se manifestait; laisser s’éteindre la
flamme, si vraiment elle n’était qu’une apparence. Il étudiait cependant
son pénitent. Abraham lui racontait sa vie brûlante, toujours
incomplète, inassouvie et partagée. Il sut par le menu le détail de
toutes ses tentatives intellectuelles. Il rendait grâce au Tout-Puissant
d’avoir montré avec tant d’éclat qu’une seule chose est nécessaire: le
salut.

--«Pourtant, disait-il au jeune homme, allez-vous vous arrêter ici?
Allez-vous sentir, après tant de pas et de foulées dans le désert, que
vous êtes arrivé à la fontaine la plus fraîche, à la source désaltérante
de la vie? Dieu le veuille! Mais la chair est faible et je crains que
vous ne cédiez aux caprices de cette Inconstance qui est dans votre âme
la forme que prend la malice de l’Ennemi.» Abraham protestait. Le Père
hochait la tête: «Veillez-y, veillez-y.» Le jeune homme redoublait
d’attention, fortifiait ses résolutions. Son confesseur avait touché
juste; il suffisait que l’écueil fût signalé pour qu’il devînt objet
d’opprobre et de dérision au regard d’une intelligence qui avait tout
essayé, que tout avait trahi, et qui ne demandait rien tant que de se
sentir affermie. Parfois, étonné de ses élans, il s’en ouvrait au Père:
«Je désire, lui disait-il, je désire je ne sais quoi...» Mais le Jésuite
ne voulait point qu’il lût encore les grands mystiques: «C’est une
boisson trop forte pour vous. L’alcool ne désaltère pas les gorges
brûlantes; il ne les satisfait pas mais les exaspère. Du calme, mon
enfant, du calme.» Il poursuivait une sage thérapeutique, indulgente,
modeste, à ras de terre. Un jour, Abraham s’écroula à ses genoux; il
avait cédé à une sorte de frénésie du péché; une femme fort belle et
amoureuse qu’il avait retrouvée, qui l’avait repris par la tendresse,
vaincu... Il fallut le consoler; Dieu ne veut pas la mort du pécheur; le
Père n’admettait pas l’air confit, les yeux baissés, il voulait lire
dans l’âme des pénitents: seul moyen pour que la harangue s’improvisât
toute seule, adéquate à l’oreille préparée à l’entendre, pour que le
remède dosât ses constituants (huile, acide) suivant l’état et la
blessure du malade. Jamais ce tact du confesseur toujours en éveil ne se
trouvait pris en défaut. «La vérité, dit-il un jour à Abraham, c’est que
vous, Bernard, Angèle et ce François dont tous les trois m’avez si
souvent parlé, vous souffrez du mal de notre époque. Les romantiques ont
lu Werther sous toutes ses formes; qu’il s’appelât René ou Olympio,
c’était toujours le même avec un tempérament différent. Nous voyons
naître maintenant, dans la génération qui est la vôtre, des Bernard
Rabevel. Votre camarade représente le mal qui vous est commun, sous sa
forme la plus exaltée et dans un tempérament terrible. Ce n’est plus le
désir de mourir des romantiques, c’est l’exaspération du désir de vivre,
de sentir et d’assimiler le maximum, c’est ce que j’appellerai le _Mal
des Ardents_. Il a pris chez vous la figure de l’intelligence pure, chez
François la figure de l’action, chez Angèle la seule figure qu’il pût
prendre chez une femme, la figure de l’amour; et chez Bernard, il est
multiple; la tête, le cœur, les sens, tout y est bouillant et orienté
constamment par l’ambition de se tendre à l’extrême de ses limites...»

Bernard était entré sur ces entrefaites; la vue du Père l’avait
bouleversé; la terrible empreinte subsistante encore, la surprise,
l’émoi... il s’était jeté à ses pieds en murmurant comme autrefois et
sans savoir ce qu’il disait: «Mon Père, pardonnez-moi parce que j’ai
péché.» Le Père l’avait relevé aussitôt en secouant la tête: «Nous n’en
sommes pas là, mon fils; plus tard, plus tard...» Et tous deux
simultanément avaient songé à la première visite du petit Rabevel dans
la chambre du Jésuite quand, agenouillé sur le prie-Dieu, il s’était
entendu dire de même: «Plus tard... Plus tard...» Inutilité, vanité du
joug sur de telles âmes... Pathétique retour d’un naturel sauvage...
Mais le Père s’était repris tout de suite. Il avait entrepris une
conversation enjouée pour donner à Bernard le temps de se remettre.
Puis, quand il l’avait vu en possession de lui-même, il l’avait attaqué
aimablement et en riant: «Je parlais de vous à Abraham, lui avait-il
dit, au moment où vous êtes entré. Savez-vous, lui disais-je, que
Bernard est un être extraordinaire, le plus magnifique et le plus
complet représentant d’une maladie fort commune et mal connue
encore?»--«Laquelle?» fit Bernard.--«Le Mal des Ardents, répondit le
Père, nom poétique d’une bien terrible diathèse comme dirait Monsieur
Charcot.»--«Eh! eh! dit Bernard, nom fort explicite et qui me révèlerait
à moi-même si je m’ignorais. Mais ce n’est pas une maladie, mon Père,
puisque, loin de contredire à l’action et à la volonté de mon
tempérament, elle l’exalte et l’épanouit.»--«Elle l’use, Bernard, et
elle vous dégrade. Mais ce n’est pas le moment encore de vous
entreprendre; il faut que cette machine infatigable jette ses flammes.
Que de péchés à commettre, que de mauvaises actions avant le repentir!
Dieu veuille que vous viviez assez pour ne point mourir dans
l’impénitence finale.» Bernard constata sans surprise mais tout de même
avec un peu de regret, que ce langage ne l’émouvait point. Mais il vit
aussi que le Père ne cherchait pas à l’émouvoir. «Songez, reprit le
Jésuite, à ce que vous êtes devenu. Comme une éponge pressée se vide
d’eau, vous vous êtes vidé de Dieu. Il n’est plus possible que vous
croyiez encore à tout ce qui nous dépasse. Sans doute avez-vous eu
encore des réflexes, mais ces gestes sans chaleur étaient la preuve même
de la mort de vos sentiments religieux. Vous voilà libre, délivré de
toute transcendance; ces terribles mains sont prêtes pour livrer vous et
les autres à tous les crimes qu’interdisent Dieu et l’Église; et même à
ceux que punit la Société si vous y trouvez plaisir ou profit; quelle
extraordinaire existence vous allez mener! Vous avez déjà trompé tout le
monde: vos éducateurs, vos parents, vos amis et, sans doute, vos ennemis
si vous en avez. (Si vous n’en avez point cela ne tardera guère.)
Sûrement vous réussirez dans vos entreprises. Mais cette réussite même
vous sera contraire, car votre exaltation pour se contenter, ne pouvant
plus se satisfaire dans le normal, succombera à toutes les tentations.
J’ai peur pour vous des vices, des passions...» Bernard savourait
d’avance sa répartie: «Et si je me mariais?...» Le Père répondit sans
réfléchir et comme dans un cri: «Ah! la malheureuse!» Aussitôt il voulut
se reprendre. Mais il comprit que c’était inutile, il n’insista pas.
Bernard demanda: «Que faire?»--«Ah! mon Dieu, oui, que faire? Écoutez,
Bernard, conservez et révérez dans votre cœur le plus longtemps que vous
pourrez cet amour même coupable que vous avez pour Angèle, en le
purifiant. Dieu n’interdit point d’aimer idéalement mais il interdit de
convoiter la femme du prochain. Que le souvenir de cet amour s’estompe
et pâlisse peu à peu en vous, mais vous garde de toute aventure comme
une grande personne morale, une belle chose vivante qui conserve la
place du dieu momentanément voilé, et, par le repentir, prépare ses
voies et son retour. Et n’oubliez point de prier. Priez sans croire,
Bernard, mais priez...»--«Et mon fils?»--«Sa mère et son père
l’élèveront. Son père, Bernard, qui n’est pas vous, ne l’oubliez point.
Qui sort de la justice n’y rentre pas aisément. Rien ne vous interdit de
l’aimer et il n’est pour vous qu’une seule manière de le faire, c’est
que votre vie puisse lui être un bel exemple...» Il se leva. Les jeunes
gens le raccompagnèrent à la porte. Sur le palier il se retourna vers
Bernard: «Même sans croire, priez, priez... Craignez l’impénitence
finale.»

Quand il fut parti: «Brrr! dit Bernard, il n’est pas ravigotant, le
paroissien!» Il demanda: «Angèle n’est donc pas là?»

--Elle va revenir bientôt. Je trouve même que, pour le troisième jour
qu’elle se lève, elle se montre un peu imprudente en restant si
longtemps dehors.

Mais Angèle rentra presque aussitôt. Elle embrassa Bernard comme
d’habitude sans gêne ni confusion. Les femmes entrent très facilement
dans certains personnages que leur imposent les événements. Cette
attitude de transition que tolérait le Père et qui lui permettait les
ultimes caresses à l’homme qu’elle chérissait lui était douce. Elle
savait qu’elle allait le quitter irrévocablement, elle pressentait qu’il
ne l’entreprendrait pas aux dernières minutes, elle se sentait heureuse
des bribes du dernier bonheur d’amour qu’elle dût jamais savourer, elle
en comptait les instants. Après avoir embrassé Bernard, elle ôta son
chapeau et son manteau et le regarda, muette, les yeux clairs, presque
rieuse. Elle se souvint tout à coup qu’elle avait à lui dire quelque
chose, le prit aux épaules, attira ses lèvres, les baisa longuement et
lui souffla tout doucement en rougissant un peu: «Il a remué la nuit
dernière, tu sais.» Elle le regarda de nouveau sans embarras, mit sa
tête sur le sein de Bernard et elle songeait: «Je me sens pure comme
jamais je ne l’ai été. Je ne fais pas le mal. J’aime bien ce bon
François. Je vais bien souffrir, mais j’oublierai peu à peu avec ce
petit qui va venir.» Pensées élémentaires, simples, échappant à tous les
méandres d’où naissent et foisonnent les plus incurables regrets.

Abraham contemplait et s’expliquait: «Comme le Père, se disait-il, a
bien compris tout cela! Comme il a su éviter à cette enfant le
désespoir, le plus grand péché contre la divinité. Et moi qui ai failli
tout briser! Peut-être aurais-je engendré le péché, le scandale et le
suicide. Voilà une âme qui sans doute souffrira plus qu’elle ne pense de
l’amour perdu, du déshonneur et du remords. Mais elle est sauvée.

--Comment appelleras-tu cet enfant? demanda Bernard.

--J’y ai bien pensé, répondit-elle, je voudrais lui donner un nom qui
pût symboliser la paix intérieure que je n’ai pas connue et que tu
ignores; et qui viendra par lui, j’espère... Olivier est un beau nom.

--Oui, Olivier, dit Bernard songeur. Et si c’était une fille?

Il était déjà père, c’est-à-dire enfant; il était tout prêt à se charger
des courses dans les magasins, de l’achat du berceau, de la recherche
des nourrices. L’orgueil spécial du chef de la race l’illuminait. Les
yeux levés vers lui, avec cette expression d’adoration émouvante qu’il
aimait, l’épouse, hélas! non, mais pourtant la femme qui était sienne,
suivait ses pensées sur ses traits. Ils soupirèrent ensemble et puis,
ensemble sourirent avec désolation de ce triste accord.

--Tu n’oublies pas que c’est demain le 20 Mars? demanda-t-elle.

--Hélas! ce départ est-il donc irrévocable?... Je viendrai t’accompagner
à la gare...

--Plus loin, Bernard, si tu veux.» Elle était un peu confuse. «Le Père
Régard m’autorise à te garder jusqu’à la Commanderie. N’est-ce pas,
Abraham?

--Oui, le Père a pensé qu’il ne serait pas mauvais pour toi de connaître
le cadre où Angèle va vivre désormais.

--Ah! je veux bien, s’écria Bernard avec chaleur. Tu as ton billet?

--«Mais non, mon amour.» Elle rougit et se reprit: «Veux-tu t’occuper de
tout?

--Si je veux!...

Il l’embrassa de nouveau, tout plein de joie à l’idée de ce voyage avec
elle. Le soir, au dîner, il annonça aux Orsat qu’il allait être absent
deux ou trois jours; un voyage d’études pour une affaire qui pouvait
être intéressante. Il fallut quelque diplomatie pour empêcher Reine de
venir l’accompagner à la gare et Mr. Orsat de se distraire en faisant
avec lui ce déplacement. La jeune fille tout attristée par ce départ eut
quelques larmes qui touchèrent Bernard; il la considéra avec tendresse;
elle était parfaite: douce, intelligente, soumise, et jolie avec cela!
Comment ne l’aimait-il donc pas? Vainement il cherchait en lui cet
accès, cet élan qui le jetaient tout brûlant vers Angèle. Mais il
ressentait en revanche une affection lentement et chaque jour accrue. Il
embrassa longuement sa fiancée avec une gratitude et une sincérité
telles qu’elle parut en sentir le goût; elle se dégagea un peu et livra
à ses lèvres des yeux encore humides dont il but les larmes qui
contentaient son orgueil. Elle serait restée ainsi contre lui sans que
le temps lui parût s’écouler; il fallut que les parents les appelassent
au salon pour le café.

Il passa la journée du lendemain en courses avec Angèle; elle avait
besoin de menues lingeries et il voulut l’accompagner dans les magasins.
Mais il ne savait plus se contenter pour elle du nécessaire; il désirait
qu’elle fût la plus belle possible, commit des folies, acheta tout ce
qui la tentait. Ils entrèrent chez un bijoutier et il fallut qu’elle
acceptât, mi-rieuse, mi-fâchée, un collier, un bracelet, des boucles
d’oreilles, une magnifique bague; elle dut les mettre séance tenante et
sortir à son bras parée comme une idole. Ils ressentaient tous deux à la
fin de la journée une fatigue et une sorte de griserie; elle s’arrêta un
instant au milieu de la foule: que de bruits, d’agitations et de
lumières! et elle allait partir, laissant pour toujours Bernard parmi
les tentations de cette énorme ville avec les débris de son propre cœur.
Elle se sentit poignardée par un regret, mais se surmonta, eut la force
de sourire: «Je comprends pourquoi le Père désire que tu viennes jusqu’à
la Commanderie», dit-elle.

--Mais pourquoi donc? demanda-t-il.

--Tu verras, tu verras...

Quand ils entrèrent chez Abraham, celui-ci était aussi en tenue de
voyage; il répondit en quelques mots à leur interrogation muette:

--Il me semble que je ne pourrais plus rester tout seul ici; je compte
aller faire une longue retraite à la Trappe de Cerdans; le Prieur m’a
écrit que, sur la recommandation du Père, il me recevrait volontiers
quand je voudrais; je partirai ce soir par la gare de Lyon.

Après le dîner, la femme de chambre s’en fut quérir deux fiacres; tous
trois se firent leurs adieux devant la porte. Ils étaient très émus. Il
leur semblait bien se trouver à ce relais où, suivant le mot de Byron,
les Destins changent de chevaux.

Bernard avait réservé un compartiment dans le train qui les emmenait
vers le Rouergue; quand elle y fut montée, droite sous la lumière des
plafonniers, il la contempla avant de monter à son tour, il s’oubliait
sur le quai de la gare; elle était plus belle que jamais elle ne l’avait
été, encore pâle de sa longue souffrance et les yeux un peu fiévreux: sa
grossesse commençante demeurait inapparente, recélée dans la profondeur
des flancs robustes faits pour la maternité; les longues lignes sveltes
qu’il aimait, le fuseau splendide des jambes et des cuisses, la divine
amphore du buste, la ligne d’aile des coudes élevés tandis qu’elle ôtait
son chapeau, le firent trembler d’amour; elle le pressentit, elle lui
sourit de ses dents pointues, de sa prunelle lumineuse sous l’oblique
sourcil de faunesse. Il monta enfin; le train s’ébranla.

Il se voulait un souvenir parfait de ces dernières heures. Il voulut lui
ôter lui-même ses longues bottines, la chausser de ses mules après lui
avoir baisé les pieds avec ferveur. Mais il tenait à ce que sa pudeur
religieuse ne fût point offusquée et il se détourna, plongé sans
affectation dans la lecture des journaux, tandis qu’elle se délaçait.
Elle savait à quel point il aimait être son serviteur pour ces offices
intimes, elle comprit combien il lui en coûtait de s’en priver et elle
lui en sut gré. Mais quand elle fut allongée sur sa couchette, il
disposa sous sa tête les oreillers, étendit sur elle les couvertures
puis, ayant jeté à terre quelques coussins, il s’assit, la tête à son
chevet, le visage tout près du sien.

Tous deux, un instant, songèrent à leur premier voyage, au départ de
cette même gare, à la ruse qui avait décidé de leur aventure; mais ils
n’en parlèrent point. La lassitude de la journée s’appesantissait sur
eux; ils causèrent un instant avec une douceur fraternelle, puis
s’endormirent ensemble sans presque s’en apercevoir. Le lendemain matin,
vers les six heures, ils arrivaient en gare de Capdenac quand Angèle,
debout et prête depuis un moment, éveilla Bernard. Ils devaient changer
de train, prendre une ligne transversale, qui les mènerait au milieu du
Causse de Ségala, en plein Rouergue. Il consulta son indicateur:

--Nous ne sommes pas très loin de Saint-Circq-la-Popie, ne put-il
s’empêcher de dire.

Elle répondit tristement:

--Oui. Mais nous allons du côté opposé.

Leur vie présente n’était séparée, dans l’espace et le temps, de la vie
qu’ils regrettaient que par quelques mois et quelques kilomètres qui
suffisaient à définir une éternité. Comme autrefois, tous deux à la
portière contemplaient le paysage; le Quercy cédait au Rouergue; la
figure de la terre n’était plus la même mais les dispositions de leur
cœur surtout avaient changé; de leur cœur désormais contracté, désireux
d’amour peut-être, mais résigné à l’apaisement. Les champs et les landes
glissaient sous leurs yeux leur offrant des lignes nobles sans secousse
comme sans mollesse; à l’horizon les collines formaient un beau trait
continu, frangé d’argent, une arabesque divine qui enlaçait leur esprit.
Le passage entre les monts se faisait avec des inflexions si pures
qu’ils y découvraient une sorte de tendresse comme celle d’un aveu.
Bernard remarqua au flanc d’un mamelon un chemin blanc bordé de trembles
suspendu en volutes parfaites au creux de ces ravins. Il le montra à
Angèle.

--Quel modeste agent voyer, lui dit-il, a défini cette courbe idéale? Le
Nôtre l’eût aimé.

Il s’étonnait qu’on distinguât si peu de cultures.

--La terre est assez rebelle par ici, répondit Angèle, alors les hommes
la respectent.

--C’est vrai, l’homme ne violente que pour son profit. Mais vois comme
ce pays a de la majesté, à vivre ainsi à son gré sans souci de nous.

Les herbages, le feuillage verni des pinèdes tissaient une tunique à
peine mouvante sous les souffles du matin. Quelques roches abruptes se
coupaient de paliers tout glissants d’une herbe qui en adoucissait les
contours. Les premiers rayons du soleil donnaient à leur mousse une
tendre couleur de rose qui émouvait le cœur. Cette paix, cette
mystérieuse discipline des solitudes les pénétrait.

--Peut-être, se disait Bernard, tout cela nous eût-il paru exaltant il y
a quelques mois?

Le train s’arrêta, ils descendirent dans une solitude de craie; la
voiture commandée la veille par télégramme les attendait. Un cocher en
blouse bleue, à grand chapeau de feutre velu, chargea leurs bagages.

--Eh! leur dit-il, en tirant sur son brûle-gueule, vous menez le
printemps. Regardez ce coquin de soleil qui se lève dans des draps
blancs ce matin; journée de mariés; le temps sera joli avec un peu de
vent quercynois avant midi et d’autan ce soir; jolie chance pour tous,
les bêtes vont bien trotter.

Il rassembla les guides:

--Dans trois heures, on sera à la Commanderie.

Il claqua de la langue: Youp! Les trois chevaux fringants, couverts de
sonnailles, s’ébrouèrent.

--Youp, qué disi, millo dious!

Les chevaux secouèrent leur crinière, humèrent l’air frais, partirent
d’un jarret nerveux. Ils hennissaient dans le matin. Ils semblaient
jouir d’être si vifs, si alertes, la joie physique était leur passion.
La route sèche, dure et blanche résonnait sous leur trot. Le cocher
chantait à pleine gorge dans son patois.

Tout contre Bernard pelotonnée, Angèle ouvrait des yeux pâles sur ces
Causses désolés. Le sol y était couvert d’une herbe maigre. Parfois
apparaissaient de grands troupeaux. La silhouette des bergers variait
sur la lividité de la terre. Les arêtes des croupes décharnées
dessinaient l’ossature du pays avec vigueur.

--On dirait qu’il va nous montrer son squelette, tout à l’heure,
remarqua Bernard.

Il n’en dit pas davantage. Ces troupeaux anonymes semblables à tous les
troupeaux qui, dans le cours des âges trouvèrent une maigre et odorante
nourriture dans ces pâturages, ces bergers à cagoule, ce sol chauve et
ridé, ce silence infini où les grelots de l’attelage créaient une onde
sonore aussitôt étouffée, tout donnait à ces lieux l’accent de
l’impérissable, tout suscitait en lui l’idée de l’éternité. Que
pesaient-ils? Qu’était leur petite aventure?

--Une seule chose est nécessaire, prononça Angèle avec accablement.

--Je commence à comprendre l’idée du Père Régard, répondit-il.

--Tu n’as pas fini de comprendre, mon pauvre Bernard!

Ils ne dirent plus rien jusqu’au moment où ils virent à l’horizon les
murailles de la Commanderie surgir des solitudes. Elles dressaient sur
un plateau balayé des vents leurs tours carrées d’architecture
militaire. La neige et le soleil, toutes les ardeurs torrides ou glacées
des cieux rouergats avaient mordu les charpentes, tourmenté les
capuchons d’ardoise. Disloqués et dans une posture gémissante, ils
semblaient vouloir tourner, accompagner le soleil dans sa course.

--Qu’est-ce que c’est donc? demanda Bernard.

--C’est la cité des Templiers», répondit Angèle. Elle lui expliqua. Des
moines impérieux étaient venus là, dont l’ambition était de durer et qui
avaient ouvert rudement le flanc des collines pour ériger ces bastions.
Leur masse taciturne dominait l’horizon pour la durée des siècles, de
toute la hauteur de ce dessein qui les hante et qui ne sera jamais
réalisé.

En approchant du plateau, posé sur le désert comme un dolmen, ils
distinguèrent, tout accroupie et comme apeurée, l’église transie qui
abrite dans ces pays les rêves du paysan. Elle était aussi bâtie des
lourdes pierres de la montagne, petite et sans doute sombre, avec l’air
d’une crypte. Bernard comprenait vaguement que cette crypte était un
refuge et que peut-être les espoirs de tant de générations
l’emplissaient de sérénité. La voiture monta par les rues. Les maisons
étaient séparées par des enclos; le courtil, la grange, l’aire, le
cellier et les étables formaient à chacune son petit royaume.

--Mon père habite tout en haut, dit Angèle, dans la Commanderie
elle-même.

La voiture montait toujours, elle passa devant de vieilles demeures,
traversa des placettes plénières qui faisaient un palier et où devaient
se tenir les marchés. Ils contournèrent la colline. Du versant opposé à
celui par où ils étaient arrivés, le site était tout autre. Une faille
profonde de schistes et de gneiss s’ouvrait dans la plaine; du côté de
la bourgade, elle offrait en molles pentes au soleil des vignes étagées,
des blés naissants, des châtaigneraies. La rivière du Viaur coulait avec
rapidité deux cents mètres plus bas et ronflait sur la digue d’un
moulin; en face, un chaos de roches déchiquetées, une ruine féodale sur
un éperon, l’ouverture béante de quelques cavernes créaient un monde
sauvage où l’on apercevait, minuscules fourmis, des gamins qui se
poursuivaient et jouaient sans doute aux pirates et aux brigands.

La voiture passa sous un porche à mâchicoulis, traversa une aire herbue
où picoraient des poules et s’arrêta enfin dans une cour. Ils
descendirent. Le cocher claqua du fouet. Le père d’Angèle parut en
compagnie de la servante et des valets. Ils enlevèrent les bagages
tandis que Bernard payait son conducteur. Ils rentrèrent dans la maison.

Quand Bernard y pénétra à son tour, il reconnut la femme qui accueillait
Angèle par des questions et des tendresses; c’était la tante Rose, celle
qui la conduisait autrefois aux bains de mer; elle fut ravie qu’il le
lui dît: «Et moi, s’écria-t-elle, qui croyais avoir tellement vieilli
avec mes douleurs!

--Vous avez des douleurs!

--Hélas! doux Jésus, sans quoi vous pensez bien que je serais venue à
Paris soigner cette petite quand elle est tombée malade. Tu ne te
ressens au moins de rien, petite? Bon. Heureusement. Mais tu avais bien
besoin de revenir à Paris pour prendre tes malles après le départ de
François! Est-ce qu’on ne te les aurait pas envoyées? C’est une enfant,
toujours une enfant! Encore heureux qu’on l’ait soignée comme il faut et
si bon marché à cette clinique où elle était! et que vous êtes bon de
l’avoir accompagnée, Monsieur, elle aurait pu être malade de nouveau
dans le train. Elle est bien pâlotte...

Bernard songeait: «que de mensonges il a fallu pour tranquilliser cette
pauvre femme!»

--Mandine, conduis donc ce Monsieur dans sa chambre» dit la tante Rose.
Il monta, par un vieil escalier sculpté, jusqu’au premier étage, suivant
la servante; le plancher, la rampe, étaient en chêne noir; sur le
palier, de grandes armoires en noyer ciré luisaient dans l’ombre.
Plusieurs portes s’ouvraient sur ces pas-perdus. Mandine poussa l’une
d’elles et Bernard se trouva dans une pièce ronde, haute, voûtée,
éclairée par une immense baie à meneaux croisés par où on ne voyait que
le ciel. Il s’approcha de la fenêtre; l’air du printemps pénétrait avec
la lumière du soleil. Il se pencha et vit au-dessous de lui, très bas,
les pentes qui dévalaient vers le Viaur, plantées de vigne et de
coudriers.

La servante lui expliqua:

--Ça fait toujours drôle aux invités qui viennent dans cette chambre
pour la première fois; parce que, vous comprenez, la maison est adossée
aux vieux remparts; alors il y a deux tours censément qui sont dans la
maison; au-dessous de cette chambre, au rez-de-chaussée, il y a la
chambre de Madame Rose, dans la tour aussi, puis le couloir, et dans
l’autre tour la chambre du maître.

Bernard aspirait l’air pur avec délices: On respire, ici, dit-il. A
quelques mètres de lui il voyait une tour semblable à celle qu’occupait
sa chambre.

--Alors, demanda-t-il, c’est au rez-de-chaussée de cette tour qu’est la
chambre de Monsieur Mauléon?

--Oui. C’est plus commode pour lui, n’est-ce pas? Et puis, s’il est au
rez-de-chaussée vers le bourg, il ne l’est pas de l’autre côté, pas
vrai? répondit la servante.

--Certes. Et, à cette fenêtre de l’autre tour, là, au même étage que
moi, il y a une chambre aussi?

--Au dessus du maître? Dame, bien sûr, c’est celle de Madame Angèle.

Madame Angèle se mettait justement à la fenêtre, nue des épaules et du
cou; elle se retira aussitôt, revint couverte d’un peignoir.

--Que dites-vous de ce spectacle, Monsieur le Parisien? lui
demanda-t-elle.

--C’est prodigieux. Mais je ne me rends pas bien compte de ce qui se
passe, ce paysage me paraît ensorcelé; on se croirait suspendu dans le
vide; je ne vois pas de route; pourtant nous avons contourné la colline,
n’est-ce pas? d’ailleurs je reconnais bien le moulin tout en bas et
puis, là, cette ruine sur son piton.

Elle se mit à rire.

--Belle devinette, hein? pour un citadin qui n’a jamais couru dans les
montagnes; à cet endroit, le rempart est bâti sur une roche qui
surplombe et redescend ensuite verticalement sur une cinquantaine de
mètres; puis la pente douce commence; c’est au flanc de cette pente que
passe la route que nous avons prise et que nous ne pouvons pas voir
puisque notre rocher la dépasse horizontalement, se trouvant en balcon
de plusieurs mètres. Tenez, s’écria-t-elle, regardez.

Un oiseau fauve partit à leurs pieds, tombant comme une flèche rapide,
les ailes serrées, puis il se déploya, commença de grands cercles, une
spirale lentement descendante et fondit tout à coup sur la vallée.

--On niche avec les faucons, vous voyez!

--C’est égal, dit Bernard, mesurant la profondeur, quelle belle cabriole
à faire!...

--Cela vous tente, fit-elle en riant.

--Ma foi non.

--Je comprends cela; je vous quitte, voisin. A tout à l’heure.

Quand il redescendit, une cloche aigre sonnait midi. Angèle simplement
vêtue, en tablier, tout accorte allait et venait, mettait le couvert sur
une table rectangulaire et massive, couverte d’une nappe bise. On
entendait à côté, dans la cuisine qui était la pièce essentielle du
rez-de-chaussée, Mauléon parler à ses valets tandis qu’ils mangeaient la
soupe.

--Rigaillou, vous ferez déferrer les juments par le maréchal; c’est à
craindre qu’elles blessent les poulains; et, au retour, vous les
lâcherez au pré de la Pièce, qu’elles puissent trotter et faire quelques
pets; le temps est de bonne humeur, ça les ressuscitera ces bestiaux. En
rentrant, posez quelques fourchées de paille blanche, de celle de
l’année dernière qui est la plus longue, sur leur litière, rebouchez les
trous d’air avec des torchons de foin, il ne faut pas que les bêtes
risquent des coliques avec le serein. Quand vous aurez fini, vous
prendrez la bêche et vous irez me retourner la terre du Reg, aux quatre
coins, là où la herse et l’araire n’ont pas pu passer; vous sèmerez
l’avoine et vous recouvrirez. Autant de retrouvé en profit et l’ouvrage
est plus belle.

Bernard se leva tout doucement et gagna un coin de la cuisine d’où il
pouvait voir en même temps qu’entendre. Le maître parlait debout, sobre
de gestes, avec une autorité simple mais assurée. Il sembla à Bernard
qu’il le voyait pour la première fois. La figure était toute rasée,
vieillie prématurément, basanée, ridée; l’œil vif mais souvent rêveur
sous des sourcils obliques (les sourcils d’Angèle), le nez droit, les
oreilles rouges avec de minuscules anneaux d’or, et sur la tête le
chapeau à grandes ailes qu’on ne quitte jamais au Rouergue même à table.
Les trois valets mangeaient leur soupe avec grand bruit, servis par
Mandine. Ils approuvaient de la tête les paroles du maître.

--Vous, Roumégous, vous jugulerez Caillor et Fauvet.

--Fauvet est bien fatigué, notre maître, il ne se réconforte pas vite du
coup de galoche que lui a baillé la jument de Rébel dans le chemin de
Ségrassiés.

--Ah! bougre, c’est vrai, il faudra que j’aille voir ce coup de nouveau.
Il n’a pas plus mauvaise mine, au moins?

--Non, notre maître, ça irait plutôt mieux, mais la bête est mignarde à
cette heure.

--Eh bien! vous prendrez Laouret.

--Faites excuse, notre maître, mais il tire de traviol avec Caillor. Il
vaudrait mieux Roussel.

--Allons, vous avez peur de Laouret, vous aussi; prenez Roussel avec
Caillor. Vous les attellerez à la houe et vous irez refendre les billons
au Prunet. Dès qu’ils seront ouverts et que le vent quercynois les aura
essuyés vous les herserez et vous les roulerez.

--Et toi, Totumard, tu iras greffer les sauvageons. C’est le bon moment.
Quant à vous, Mandine, il faudra venir avec moi dans le jardin: il me
semble que le laurier se flétrit. Je ne sais pas ce qu’il peut avoir. Et
puis ce soir on cuira le pain. Vous direz à la Tayague de venir vous
donner la main.

Bernard s’approcha.

--Le rapport est terminé, mon colonel?

--Oui, répondit Mauléon en riant. Repos.

--Voulez-vous annoncer alors une distribution de vin vieux pour ce soir?

--Vous avez entendu, Fantons. Voilà un monsieur de la ville qui aime le
monde des emblavures. Allons déjeuner, Monsieur Rabevel.

Le repas fut long. Bernard appréciait en gourmet ces mets étonnants,
pâtés de foie, chapons truffés, truites, qui sont le luxe à Paris et que
le moindre _pagès_ du Rouergue peut offrir sans dépense à ses convives.
Comme il s’essayait à découper un pâté, Angèle s’écria, devant ses
tentatives vaines et maladroites, et d’un ton badin:

--Il y a un sort sur lui. Il déprofite les bonnes choses qui lui tombent
sous la main.

--Si encore, répondit-il du tac au tac, j’étais assuré d’en conserver le
meilleur, je crois que je serais assez égoïste pour me résigner à cet
égoïsme et à la réputation que vous me faites.

Elle rosit légèrement mais nul ne s’en aperçut.

--Bien répondu, ça, fit le père Mauléon. Mais comment trouvez-vous ce
petit vin? Il vient du coteau que nous surplombons; c’est sec, dur au
palais, ça n’a pas son pareil pour contenter un gosier d’homme et pour
lui assassiner les pattes. Ah! le pays ne serait pas mauvais si on
voulait. Il ne faudrait que de l’eau pour le faire boire à sa soif.

Ils se levèrent. Rose et Angèle desservirent avec diligence.
«Voulez-vous aller faire un tour? proposa Mauléon.

--Mais volontiers.

--Vas-y aussi, dit la tante à Angèle, tu prendras un bol d’air. Ne te
fatigue pas surtout.» Ils sortirent. Pays d’églogue, un peu âpre,
pensait le jeune homme, pays rude mais sain.

--Les gendarmes ne doivent pas avoir beaucoup de travail ici, hein?

--Quelle question! mais comme partout, je pense. On n’assassine pas, on
ne vole pas. Des chapardages de temps en temps, des coups quelquefois
pour une fille, quelques ivrognes les jours carillonnés. Qu’est-ce que
vous voulez de plus? Eh! c’est bien assez, pardieu!

Des paysans les croisaient, solides, carrés, de forte race. Ils
saluaient, en passant, à la mode ancienne: «A Dieu soyez!» Quel pays!
L’atmosphère pure, le soleil brillant, l’air vif, l’eau légère; un
paradis, si l’homme pouvait concevoir le paradis autrement que dans la
mollesse et dans l’oisiveté.

Une psalmodie interrompit leur conversation: ils virent par le porche de
la Commanderie un cortège qui défilait. «C’est Joindou de Bouyals qu’on
enterre aujourd’hui», dit Mauléon à sa fille. Six hommes portaient le
cercueil sur les épaules: «Oui, fit Mauléon, parce que le chemin finit
un peu plus loin; on ne peut monter à l’église, et au cimetière qui est
derrière elle, que par un escalier. Venez sur le rempart, vous verrez.»
Il les guida; Angèle le suivait, précédant Bernard. Ils longeaient une
terrasse droite en plan incliné; il remarqua que, dépouillée aujourd’hui
de tous bijoux, elle avait conservé en retournant la pierre à
l’intérieur de sa main la bague qu’il lui avait donnée la veille.

Quand ils furent sur le rempart, Bernard vit en effet le cortège funèbre
engagé dans l’escalier qui montait à l’église. Ainsi le mort ne quittait
ses proches qu’au moment dernier de rentrer dans la terre froide. Sa
dépouille imposait aux hommes, même les plus durs, qui étaient obligés
de cheminer sous son fardeau, le frisson de l’inconnu et sa terrible
leçon. Quelle grandeur, quelle sagesse!

Mauléon à présent lui montrait dans le lointain, les bourgades éparses,
semblables à la leur. Sainte Radegonde, la bastide des amandiers; Cirou,
le pays des cerises; Ravise où tournaient encore de vieilles
coutelleries: les ouvriers travaillaient à genoux dans l’eau et chacun
avait son chien couché sur les jambes pour lui tenir chaud; et puis
Pampelonne, fondée en 1290 par Eustache de Beaumarchais, à son retour
d’Espagne où il s’était emparé de Pampelune; on distinguait ses
remparts; Mauléon assurait que les fossés existaient encore, larges,
profonds et remplis d’eau; forte bastide, peuplée de gens batailleurs;
leur jeunesse venait en nombre dans les foires chercher querelle aux
coqs des autres endroits; les Anglais n’avaient pu s’emparer de cette
ville que par la ruse au temps où ils tenaient la Gascogne et tentaient
d’annexer le Rouergue, Froissart raconte l’histoire dans ses chroniques.
Au loin les flèches de Rodez vers le Nord et, vers le Sud, la tour rose
de la cathédrale d’Albi. «Nous sommes comme les Templiers, dit Mauléon,
nous dominons tout le pays.» Il réfléchit, hésita et finit par dire:
«Moi, je ne suis pas un homme instruit, mais j’ai pensé bien souvent
que, pour un homme intelligent qui viendrait habiter ici et se promener
un peu tous les jours sur ces remparts, il y aurait de la consolation,
je veux dire de la... Mais je m’empêtre. Vous comprenez, ici, c’est
comme si on regardait les étoiles au ciel; ça élève l’esprit, n’est-ce
pas?»

Angèle était assise sur le parapet, le regard perdu. Au ras du sol, dans
le lointain, des troupeaux blancs, des cabanes roulantes, la tache noire
d’un labrit, la silhouette d’un berger. L’attitude contemplative de ces
hommes frappait Bernard. Quelles pensées mystérieuses accourues des
horizons immenses leur apportaient le goût et le désir de l’infini?

--Sont-ils bergers de métier ou bien mènent-ils leurs propres troupeaux?
demanda-t-il.

--Bergers de métier en général. Certains d’entre eux gardent les bêtes
d’une grande ferme; d’autres celles de tout un hameau et enfin
quelques-uns leur propre troupeau. Mais tous les Rouergats dans leur
jeunesse accompagnent un berger. Rien de plus difficile que ce métier.
Il faut naître berger. Un proverbe d’ici prétend que seuls les enfants
du vent qui souffle au printemps et à l’automne font de bons bergers.

--Curieux, dit Bernard.

--Oui; une vocation. Certains ne quittent plus ce métier dès qu’ils y
ont goûté. D’autres, après deux saisons, ont besoin d’y revenir; on
dirait qu’ils ont laissé leur cœur là-bas. Ils viennent vous trouver un
beau jour pour boire le coup de l’amitié, couverts du manteau blanc rayé
de rouge... On croirait qu’il y a un sort sur eux...

--Et comment sont-ils vus dans le pays?

--On les juge un peu fous. Mais quand ils reviennent de là-bas, ils
racontent à la veillée des histoires. Des histoires qu’ils ont rêvées,
bien sûr, et qui émerveillent les gosses. Mais les hommes qui ont passé
par le métier les écoutent aussi. Ils sont devenus autre chose,
couteliers, cloutiers, sabotiers, buronniers, ils gagnent mieux leur
vie. Mais à ce moment-là on sent bien qu’ils regrettent, allez; ils
envient les bergers.

--Quelle grandeur», dit Bernard. Il regarda autour de lui; une quinzaine
de maisons semblables à celle des Mauléon se groupaient dans l’enceinte
de la Commanderie.

--Nous sommes des privilégiés, nous tous qui vivons ici, pas vrai?
demanda Mauléon.

--Je le crois bien!

--Tenez, la petite maison à volets verts là, c’est celle de ma sœur, la
tante Rose qui habite avec nous depuis la mort de ma femme, ça fait
dix-sept ans. Plus tard, il faudra probablement qu’Angèle s’y installe.

--Comment ça?

--Vous ne savez donc pas que j’ai cinq enfants? c’est ainsi, oui.
L’aîné, Jérôme, est percepteur à Sartène; le second, Pierre, est
adjudant de Coloniale en Algérie; Jeanne, qui vient après, est mariée à
un propriétaire du côté de Rodez; le quatrième a tiré un mauvais numéro,
il doit être de votre âge...

--Je suis de la classe 85», dit Bernard; il se rappelait le jour où,
comme étudiant en théologie il avait obtenu son exemption: fraude
involontaire, la première.

--Lui aussi, il est soldat de la ligne à Grenoble. Quand il va revenir,
il voudra prendre femme; il a déjà choisi, la seconde fille d’Esquillat,
le buronnier, tu sais qui je veux dire, Angèle? il l’emmènera chez nous:
la maison suit la terre. Alors, Angèle s’installera dans la petite
maison aux contrevents verts, avec la tante Rose... et l’héritier? Elle
pourra rêver à son aise, ma bachelière, elle sera bien là...

Des femmes battaient le chanvre sur la placette; une vieille roulait sa
quenouille, poissait son étoupe; des enfants piaillaient sur les
remparts; les abeilles d’un rucher voisin se dégourdissaient déjà et
montaient jusqu’à eux, portées par le vent; les premiers martinets
passaient en criant de joie. On entendait le métier proche du tisserand.

--Ah! on oublierait les affaires, dit Bernard avec conviction. Les temps
bibliques... Plus de souci d’argent, d’ambitions, de combinaisons
utilitaires. La paix du cœur.

Il comprenait tout à fait à présent pourquoi le Père Régard avait voulu
qu’il vînt jusque là. Le Père désirait que s’imposât à l’amant le
souvenir simple et candide de la maîtresse rachetée de ses fautes,
vivant dans la tranquillité du cœur et des sens, dans une pureté qu’il
n’oserait plus troubler.

--Oui, se répéta-t-il, plus de péché, plus d’ambition... Oui.» Il la
regarda: Qu’elle était belle! «Oui... mais la perdre... ou mener une vie
misérable et gênée... Plus d’Angèle ou plus d’ambition, de lucre, de
combinaisons, d’intérêts...» Le jour allait venir où il ne la verrait
plus!... Mauléon s’était détourné, examinant une tuile cassée de sa
toiture. Bernard sentit qu’Angèle le regardait: «Tout de même, dit-il à
voix basse en relevant les yeux sur cette chair bien-aimée, te perdre!»
Elle était faible aussi, baissa les paupières en silence. Et lui
songeait: comment revenir, comment la garder, comment la reprendre?
Mauléon était retourné auprès d’eux.

--N’est-ce pas, dit-il, on ne se lasserait pas de contempler ce
panorama?

--Oui, ce pays est bien beau.

--Et il n’est pas mauvais, je vous le disais tout à l’heure, tout le
coteau est excellent; dur à travailler, dame! la plaine serait bonne
aussi, tout le coin que vous voyez, là, au bout de mon doigt, c’est de
la terre à jardin. Seulement c’est l’eau qui manque, c’est l’eau.

--Mais, dit Bernard en riant et en montrant le cours rapide du Viaur, il
y en a assez là-bas, je crois.

--Vous voulez rire, Monsieur. Oui, une partie du pays est inculte faute
d’eau. Si je vous disais que nous sommes obligés d’acheter beaucoup de
nos légumes? et qu’il vient des jardiniers depuis Lescure près d’Albi
jusqu’ici pour nous les vendre très cher?

--Mais, tenez, voilà une affaire, achetez cette terre à jardin qui ne
doit pas valoir grand’chose et arrosez-la.

--Je croyais que le site vous empêchait de penser aux affaires, dit
finement Mauléon.

--Le vent a tourné, vous voyez. D’ailleurs c’est une affaire pour vous
et non pour moi, cela.

--Oui; aller chercher l’eau au Viaur avec un arrosoir ou un tonneau à
roues; c’est pas mal imaginé. Ne vous moquez donc pas, Monsieur Rabevel.

--Est-ce que ce moulin tourne, là-bas? demanda Bernard.

--Guère plus; il y a trois moulins à peu de distance l’un de l’autre; et
du travail pour un. Alors...

--Alors, il ne doit pas valoir cher, hein?

--Cela, je n’en sais rien; en tous cas, le meunier est vieux, ses
enfants établis ailleurs; je pense que ça n’irait pas chercher plus
d’une pièce de six cents pistoles, huit cents peut-être avec le barrage.

--On n’a donc jamais pensé à poser des turbines sur ce barrage? Tenez,
la voilà l’affaire, Monsieur Mauléon. Quelle quantité d’eau faudrait-il
pour arroser les bonnes terres à jardin que vous m’avez fait voir?

Mauléon réfléchit, avança des chiffres; Bernard avait tiré son calepin,
commençait des calculs. Il s’interrompit, le crayon en l’air: la rivière
avait-elle de l’eau en été au moins?--Oui, oui, l’eau passait toujours
au-dessus du barrage, toute l’année. Bernard fit un soupir de
soulagement. Qu’était le débit de la rivière? Cela, Angèle le savait;
les deux chiffres, maximum et minimum étaient gravés en face des cotes
maximum et minimum sur l’échelle officielle que le service des Ponts et
Chaussées avait justement établie au moulin; ils étaient dans sa mémoire
depuis longtemps. Bernard traça encore quelques chiffres.

--Cela pourrait très bien aller, conclut-il. Aucune de ces terres n’est
à vous?

--Non, mais elles touchent les miennes.

--Ah! diable! eh bien! il faudrait s’arrondir, les acheter. Elles ne
sont pas chères?

--Sans doute. Mais enfin il y a un joli lot et ça irait chercher tout de
suite une dizaine de mille francs. Et moi, je n’ai pas d’argent, du
moins une telle somme.

--C’est un denier d’ailleurs. Mais vous comprenez bien qu’il serait vite
retrouvé le jour où ces terres seraient irriguées, vous pourriez sans
doute les vendre avec bénéfice.

--En se contentant de doubler, je crois qu’on les vendrait le lendemain
par parcelles. Tous les gens d’ici s’y feraient un jardin. Mais c’est
toujours la question: comment les irriguer?

--Comprenez-moi. Nous essayons d’avoir option sur les terres d’abord,
sur le moulin aussitôt après, à un prix fixe bien déterminé. Si nous
réussissons, nous montons les turbines et les pompes. Sur vos terres un
petit château d’eau; voilà votre irrigation assurée. Entre temps vous
obtiendrez facilement un contrat d’éclairage avec la commune, et le
bénéfice du contrat vous payera l’installation des dynamos et de tout le
matériel ainsi que la surveillance et l’entretien. Les terres seront
irriguées pour rien. Vous pouvez revendre tout ou partie en vous
réservant toujours, bien entendu, la fourniture de cette eau précieuse.
C’est une petite combine qui sera longue et délicate à mettre au point
mais qui serait sûrement très fructueuse.

--«Je crois bien, je crois bien!» s’exclama Mauléon illuminé soudain.
Irriguer ces terres, arrondir sa propriété, mots magiques qui le
transportaient. Il se rembrunit: «Seulement...»

--Je vous comprends. Huit mille francs le moulin, dix mille les
terrains, deux mille le château d’eau, quinze mille l’installation,
total trente-cinq mille; par le petit bout, par le petit bout. Combien
pouvez-vous sortir de votre poche?

--Heu! rien pour le moment à vrai dire; l’argent que j’ai, je dois
d’abord l’employer à rembourser mon gendre...

--Rien! c’est peu, c’est peu... On ne peut rien faire avec rien; il vous
faut laisser tomber cela, c’est dommage. Voyez: le bénéfice sur le
terrain: dix mille; les contrats d’électricité et d’eau vous donneraient
au moins huit mille par an. En trois ans, mettons quatre à cause de
l’imprévu, vous étiez remboursé. Vous aviez gagné trente-cinq mille
francs et une petite rente de cinq ou six mille nets de tous frais, qui
tombaient là sans fatigue, raide et sûr.

--Oui, on dit ici comme vache qui pisse.

--Tiens, c’est joli cette expression, dit Bernard en se tournant vers
Angèle; il faudra la servir au Père Régard.» Il se mit à rire de cette
plaisanterie de mauvais goût; il dissimulait sous cet artifice la joie
profonde qui l’animait: «Je le tiendrai quand je voudrai maintenant, ce
bon Mauléon; et Angèle avec lui.»

Elle l’avait deviné; elle lui jeta un regard troublé où l’amour indompté
le disputait à la crainte. Il se redit avec satisfaction: «Et Angèle
avec lui.» Et il se sentit tout guilleret.

Ils redescendirent sur la place. «Allons jusqu’au four, si vous voulez
bien», proposa Mauléon. Mandine se démenait, les cotillons et les
manches retroussés, le jacoutil largement ouvert, offrant à la vue dès
qu’elle se penchait deux gros seins fermes et bruns. La Tayague, mince
femme remuante l’aidait sans bruit. Mauléon ouvrit la porte du four, se
baissa.

--Les filles d’aujourd’hui ne savent rien faire, dit-il. Un four trop
chaud ou un four trop froid. Que vous a enseigné votre mère? Vous ne
savez pas faire un feu de four à pain. Allez à la cuisine, portez toute
la braise dans la pelle-rispe; puis vous ferez un bon dessous en braise,
large du bas et un peu creusé en haut comme les allées des emblavures.
Comme ça vous aidez la flambée des fagots; vous épargnez le tas de bois
et, sitôt brûlé, le fagot rejoint votre dessous en braise, aide pour le
suivant et ne se dépense pas pour rien à cause de la cendre qui adoucit
et égalise la chaleur.

Il goûta la pâte:

--Vous avez fait le chef levain hier au soir? Bien. Vous n’enfournerez
que quand le four sera bien blanc partout. Vous défournerez une heure et
demie après; mais vous commencerez de regarder par l’œillard au bout
d’une heure vingt; suivant la mouillure de l’air, le pain se hâte ou
retarde; il faut le surveiller, il est de caprice comme une catin.

Il dit à Bernard:

--C’était Rose qui s’occupait de tout cela auparavant; elle ne peut plus
avec ses jambes enflées; tout juste si elle se traîne de la cuisine à la
chambre les jours où le temps est à la pluie. Il faudra qu’Angèle la
remplace, se mette à ces choses; si je continuais à vouloir m’en occuper
je ne pourrais plus sortir avec les valets, le travail s’en ressentirait
vite.

--Je vous vois bien dans ce rôle de commandante en chef, dit Bernard à
la jeune femme.

--Bien sûr; cela me distraira d’ailleurs, répondit-elle.

Les deux hommes descendirent au village tandis qu’elle rentrait à la
maison; Bernard voulait acheter le vin vieux qu’il avait promis aux
valets. Comme ils circulaient dans les ruelles, Mauléon dit tout à coup:

--Votre idée me travaille, vous savez.

--Quelle idée? répondit le jeune homme feignant la surprise.

--Celle du moulin, de l’électricité, des terrains.

--Ah! oui. Il ne faut plus y penser puisque vous n’avez pas les moyens
de la réaliser. Moi, quand je vois, dans une chose qui me tient au cœur,
que je ne pourrai arriver à ce que je désire, je fais une croix sur
cette chose; je n’y songe plus.

--Vous pouvez faire ça? vous êtes bien heureux.

--Affaire de volonté. Une occasion perdue, cent de retrouvées. Allez,
parlons d’autre chose et ne vous inquiétez plus de moulin ni de jardin.
Vos compatriotes continueront de s’éclairer au pétrole et leurs terrains
de boire quand il pleut. Ne vous faites pas de tracas pour eux. Vous
n’avez rien perdu? eh bien! alors, laissez tout cela.

--Vous avez raison, dit Mauléon. Laissons tout cela.

Mais malicieusement, Bernard ajoutait:

--A moins que vous n’ayez conscience de n’avoir encore examiné que trop
superficiellement l’affaire et que vous ne vous rendiez compte de la
possibilité de trouver quelque moyen en approfondissant votre idée. Car,
évidemment, une telle combinaison est extrêmement belle; on en voit peu
dans les grandes affaires qui soient comparables à celle-là comme
rendement.

--Je le pense aussi.

--Oui. Réflexion faite, cela vaut la peine que vous étudiiez un peu ça.

--Mais vous-même qui avez l’habitude de ces choses, vous ne pouvez pas
me donner un conseil?

--«Enfin, se dit le jeune homme, il y est arrivé tout de même.» Il
répondit: Un conseil, un conseil, quel conseil voulez-vous que je vous
donne? Je vous indique la combinaison et encore gratuitement,
souligna-t-il, mais je ne réfléchis pas pour les affaires des autres;
j’en ai bien assez de réfléchir pour les miennes. Enfin, écoutez, j’y
penserai, je verrai, si par hasard une idée me venait, je vous la
communiquerais.

Mauléon le remerciait avec chaleur; ils rentrèrent et ne parlèrent plus
de la question ce soir-là. Après le dîner ils restèrent tous les quatre
à bavarder. Minuit arriva sans qu’ils s’en fussent aperçus; Angèle remit
à Bernard un chandelier de cuivre, alluma la bougie avec un brandon pris
entre les chenêts. Il les salua tous trois, leur souhaita bonne nuit et
monta dans sa tour. Il se dévêtit, passa sa robe de chambre. «Que fait
donc encore Angèle en bas?» se demanda-t-il. Il ouvrit la fenêtre.
C’était décidément le printemps. Une ardeur amoureuse le calcinait: «Il
faudra que je l’embrasse quand elle montera», se dit-il. La brise tiède
le caressait. Il aperçut à la fenêtre de Mauléon la clarté de la bougie
qui s’éteignit presque aussitôt: «Le brave homme se couche», pensa-t-il.
Au-dessous de lui, une lumière se déplaça, remuant de grandes ombres:
«Voilà la tante Rose qui rentre dans sa chambre; elle a dû s’attarder à
tout ranger avec Angèle.» Le désir le secoua: «Angèle va enfin monter.»
Mais l’espagnolette grinça; la tante ouvrait la fenêtre; il l’entendit
dire: «comme il fait doux!...» Puis il perçut un chuchotement; il prêta
l’oreille mais ne put rien saisir pendant un moment. Il comprit que sa
maîtresse était encore là et qu’elles parlaient toutes deux à mi-voix;
sur ce ton affaibli les timbres se confondaient. «Que disent-elles?» se
demandait-il très intrigué; il écouta encore de toute son attention et
enfin il distingua: «Reine du Ciel... Tour d’Ivoire... Arche
d’Alliance... Maison d’Or... Priez pour nous... Priez pour nous...» Les
deux voix se répondaient plongeant dans l’abîme de la divinité; il
releva la tête vers les étoiles silencieuses. Il ferma la fenêtre,
éteignit la bougie et se mit au lit.

Il devait reprendre la voiture le lendemain à neuf heures. A sept heures
et demie il était debout. Il s’habilla rapidement, boucla sa valise; il
resta un moment pensif à la fenêtre; le temps s’était assombri, les
nuages cachaient l’aurore, mais le paysage immobile conservait sa
lividité et sa muette grandeur; il revint à son bagage, désœuvré,
hésitant, obsédé d’une pensée informulée; il s’accouda de nouveau à la
croisée et s’oublia dans une contemplation mélancolique. La pendule
sonna, il se retourna brusquement: huit heures et demie! il ouvrit la
porte; dans l’ombre, une forme qui semblait attendre se jeta vers lui,
un visage trempé de larmes toucha sa joue, des lèvres se collèrent aux
siennes, les gémissements étouffés, les sanglots qui secouaient le corps
délicieux le firent trembler. Mais un pas résonna dans l’escalier; ils
se disjoignirent, elle regagna sa chambre sur la pointe des pieds tandis
qu’il descendait. Ainsi à peine avaient-ils eu le temps de s’embrasser
sans pouvoir même prononcer une parole.

--«Je venais vous appeler», dit Mauléon, car c’était le bruit de ses pas
qui les avait séparés. «Je craignais que vous ne vous fussiez oublié.»

--Eh! c’est qu’alors je serais furieusement en retard!

Tandis qu’il déjeunait, Bernard écoutait son interlocuteur et attendait
avec impatience qu’il abordât la question qui leur tenait au cœur. Après
mille circonlocutions que le jeune homme ne paraissait pas comprendre,
écoutant d’une mine candide et sans avoir l’air de chercher plus loin,
Mauléon se décida tout à coup.

--Avez-vous, demanda-t-il, songé à ce dont nous avons parlé?

--A quoi donc?... Ah! oui, l’irrigation. Excusez-moi, je n’y étais plus.
Je vous dirai aussi qu’hier soir, après cette nuit de wagon, j’étais
très fatigué; je me suis endormi sitôt au lit pour m’éveiller à l’heure
que vous savez... Mais que voulez-vous que je vous dise? Formez une
Société si vous n’avez pas d’argent.

--Ce n’est pas possible, cela, il faudrait des gens de loi et ils nous
mangeraient tout le grain pour ne laisser rien que l’herbe.

--Réunissez-vous à quelques-uns et faites, entre amis, un petit contrat
sous seing privé.

--Ça non plus, ça n’irait pas. Il ne faut pas trente-six têtes dans des
affaires comme celle-là; on perdrait le plus clair du temps et du
bénéfice à se chamailler.

--Écoutez, il n’y a alors qu’à faire en sorte d’avoir le moins d’argent
possible à débourser si vous voulez agir seul. Tâchez d’obtenir sur le
moulin et les terrains des options de très longue durée, un an si
possible ou deux ans; quitte à payer ces options une centaine de francs
de plus. Cela vaut bien cinq ou six cents francs, mille francs les deux;
vous pouvez bien disposer de mille francs? Bien sûr. Demandez un devis à
un spécialiste de travaux hydrauliques; je vous donnerai quelques
adresses tout à l’heure. On vous enverra un ingénieur; on vous soumettra
des plans tout faits gratuitement. Vous choisirez tout seul celui que
vous voudrez pour l’irrigation. Pour l’électricité il faudra
naturellement que vous ayez l’accord de la commune. Mais commencez par
l’irrigation. Faites-vous donner des termes de paiement échelonnés sur
de longs délais pour tous ces achats. Vous pouvez ainsi arriver à vous
contenter de débourser dix mille francs en deux ans; le surplus sera
payé par les rentrées de votre affaire. Eh bien! dix mille francs en
deux ans, sapristi, vous en disposerez bien tout de même.

--Certainement oui.

--C’est donc plus simple que nous ne pensions. Allez-y comme ça. Et si
vous avez besoin d’un coup de main, d’un renseignement, d’un appui dans
quelque administration, et même, ma foi, de quelques billets de mille,
comptez sur Bernard Rabevel.

--Ah! Monsieur, je n’aurais pas osé vous le demander; mais je n’aurais
pas entrepris une affaire si difficile sans votre aide. Puisque vous me
promettez de m’aider, je vais engager ça tout de suite.

--C’est entendu.

Le cocher arrivait, faisait claquer son fouet dans la cour. Mandine vint
prendre la valise.

--Ainsi, dit Bernard, voici l’heure de mon départ. Adieu, monsieur
Mauléon.

--Pas adieu, voyons, maintenant vous serez obligé de revenir, si ce
n’est pas par amitié ce sera pour voir les travaux. Pas adieu, Monsieur
Rabevel.

Angèle était immobile dans l’encadrement de la porte. Il comprit qu’elle
devait avoir entendu. Il répondit:

--Pas adieu, pas adieu. Eh bien! alors, au revoir, si rien ne doit
m’interdire le retour.

--Qui aurait assez de cruauté pour vous l’interdire? demanda Angèle d’un
ton qui voulait être badin.

Mauléon était déjà dans le couloir. Bernard se pencha sur les mains de
la jeune femme, les baisa longuement. Et elle à voix basse répétait:
«Assez de cruauté, assez de cruauté pour vous l’interdire...» Elle
répéta encore: «Assez de cruauté...» Puis, enfin sans force: «Assez de
vertu...»

Une pluie froide commençait de tomber par larges gouttes fouettantes.
Des nuages cuivrés s’accumulaient: «Aïe! aïe! fit Mauléon, la grêle qui
arrive. Excusez-moi. Il faut que je donne mes ordres aux valets.» Il
s’en fut, en courant, vers les étables. Le chat miaula, violemment
projeté d’un coup de pied. La tante Rose qui faisait ses politesses à
Bernard se retourna suffoquée: «Doux Jésus! c’est Angèle, voyez-vous;
elle qui ne brutalise jamais les bêtes. Qu’est-ce qu’elle a?» Angèle se
jetait dans l’escalier, hoquetante et sanglotante, incapable de se
maîtriser plus longtemps: «Qu’est-ce qu’elle a?» se répétèrent-ils tous
deux ensemble en se regardant. Bernard tremblait qu’un soupçon
n’effleurât la vieille fille. Il eut l’idée de dire d’un ton mystérieux:
«Ah! j’y suis!» Et il reprit d’une voix insistante: «J’y suis, j’y
suis.»--«Où avais-je la tête, fit enfin Rose illuminée, c’est
l’héritier!» Et elle le quitta, car le cocher s’impatientait; de la
porte, elle lui fit un signe d’adieu et rentra dans la maison. La
voiture s’ébranla et il aperçut à travers les persiennes d’une fenêtre
la figure du désespoir qui appuyait son front cadavérique sur les lames.

Livré à lui-même dans sa voiture, sans rien qui pût offrir un
divertissement à ses pensées, un exutoire à sa révolte contre le destin,
il se tenait immobile et rigide comme une momie, au fond du capotage. La
grêle et la pluie mêlées, la tourmente de la nature ne dérivaient pas
son esprit. Toujours se posaient avec la même rigueur les termes
contradictoires du problème de son existence: Pourquoi tout
s’opposait-il à l’épanouissement de ses désirs? Tout: la société, les
faits, les caractères, les institutions et même ses désirs eux-mêmes qui
s’entredévoraient. Il ricana: «Et dire que j’ai pu croire à l’existence
d’un dieu!» Une irritation contre son impuissance, contre cet ensemble
de causes obscures qu’on appelle la Fatalité, l’envahissait. Il sentait
s’accumuler les signes intérieurs de ces terribles colères blanches qui
le laissaient sans souffle. Pourvu qu’il pût rentrer à Paris! Sa gorge
se serra, il se devinait terreux, le sang fuyant sa face; tous ses
organes internes se serraient ou se dilataient; une insupportable
impression d’éclatement, d’étouffement, de déchirement le gagnait. «Je
crois que je vais crever», se dit-il. Il remua vaguement, perdit
l’équilibre et tomba sur la route.

A ce moment les chevaux étaient au pas, montant une côte. Le cocher
sauta à terre immédiatement, cala les roues, ramassa le jeune homme qui
ouvrait les yeux. «Un peu étourdi seulement? rien nulle part? marchez un
peu, pour voir.» La pluie qui le cinglait le réveilla tout à fait. Il se
sentait de nouveau dispos, revenant de loin: «Cet idiot m’a sauvé la
vie», se dit-il. «Vous dormiez sans doute? demanda le brave homme; voilà
comment les accidents arrivent. Vous seriez tombé dans la descente de
Pézés, vous rouliez sous la roue et, de là, dans le ravin. Et le papa
Binoche aurait fait connaissance avec les gendarmes. C’est comme ça!»
Bernard le regarda d’une manière singulière: c’était vrai cela; le
bonhomme répétait, un peu ahuri de ce regard: «C’est comme ça.» Alors le
jeune homme tira de sa poche son portefeuille et lui remit un billet de
cent francs. Le cocher changea de couleur, crut qu’il avait mal
interprété ses paroles, refusa le présent. «Quoi, dit Bernard en
gouaillant, tu veux dire que ma vie ne représente pas cent francs?

--«Ah! si c’est ainsi, fit l’autre, ça va bien.» Et il serra
soigneusement le papier dans une triple bourse compliquée de boucles, de
tirettes et de cordons.

Bernard remonta en voiture. Il était tout à fait remis; vraiment ce choc
énergique lui avait fait du bien. Il rêva un moment; il se sentait peu
de chose: «... Un grain de sable, une vapeur suffisent...» Il osa
s’avouer que peut-être à cette heure la mort eût été préférable. Certes
il se sentait fort; il sentait qu’il réussirait dans ses entreprises;
mais cela même lui faisait peur; il se savait prêt à tout, débarrassé de
tous les vains scrupules; les dernières pudeurs de son âme s’alarmaient
avant de s’évanouir.

Le soir même, il prit à Capdenac le train pour Paris. Dans son
compartiment il ne pensait déjà plus qu’aux nécessités de ses affaires.
Angèle veillait, douce et déchirante image, mais derrière le voile des
propositions urgentes qui s’offraient en foule à sa réflexion et à sa
volonté. L’essentiel était décidé relativement à ses adversaires et à
ses auxiliaires. Mais les détails? En particulier, la conduite à tenir à
l’Assemblée Générale du 30 Mars le préoccupait déjà. Il passa sa nuit de
voyage à y penser.

Et ce 30 mars, en remontant les Champs-Élysées pour se rendre à cette
réunion, tout avait été si bien préparé qu’il ne redoutait plus rien. Sa
pensée retourna à Angèle; il songea vaguement à elle sans que son esprit
s’arrêtât à rien de plus précis que du chagrin et du regret; mais
l’espérance du succès dans la lutte où il se débattait contre Blinkine
et Mulot, refluait jusque-là, tempérait sa peine. Il avait marché sans
s’en rendre compte; il se heurta à un attroupement. Il leva la tête et
s’aperçut qu’il était arrivé.




CHAPITRE QUATRIÈME


Comme il entrait dans le manège où se tenait la réunion, Bernard fut
abordé par Mazelier.

--Vous ici! lui dit le Bordelais; je suis ravi de vous revoir; on nous
avait dit que vous aviez définitivement quitté notre Société; Monsieur
Mulot à son dernier passage à Bordeaux nous a expliqué vaguement que
vous vous intéressiez exclusivement à d’autres affaires qui absorbent
tout votre temps.

--C’est presque vrai, répondit Bernard; mais je vois votre Société dans
de telles difficultés que je viens assister en dilettante à ses
dernières convulsions.

--En dilettante?

--Oui; j’ai acheté deux actions; elles ne coûtent pas cher, vous savez.

--Vous ricanez. C’est vraiment effrayant cette baisse. Et dire qu’on ne
peut comprendre ce qui a déclanché la campagne contre nous!

--Moi, je ne vois pas de campagne. Je crois tout uniment que vous avez
eu, je veux dire Blinkine et Mulot ont eu tort de répondre à un article
initial du journal que vous savez; article qui ne touchait pas la
Société mais les touchait eux seuls; c’est sur le dos de la Société que
s’est opérée la bataille. C’est regrettable. Qu’allez-vous faire?

--Eh! que voulez-vous faire?

--Oh! moi, rien.

--Je veux dire: que croyez-vous qu’on puisse faire?... Peut-être tout de
même allons-nous avoir l’occasion de moderniser notre matériel et,
ainsi, de clore le bec à nos assassins. Ah! voilà l’état-major qui
s’installe. Asseyons-nous, voulez-vous?

Une cinquantaine de personnes remplissaient la salle. Tous petits
actionnaires dont la mine inquiète apitoyait Bernard. Le bureau se
constitua. Bordes présidait assisté de Blinkine, de Mulot et de quelques
comparses vagues et muets. Quand les formalités d’usage eurent été
remplies, Bordes prit la parole:

--Je n’ai pas besoin, dit-il, de condamner devant vous les calomnies
dont on a rempli les colonnes de divers journaux. La comptabilité de
notre société est claire, saine, vos commissaires le diront. Rien ne
saurait prévaloir contre ce fait. Je n’ai pas besoin non plus de
m’élever contre les sottises qu’on a imprimées au sujet de l’intrusion
des banquiers dans notre administration. Ceux qui ont pu écrire de
telles choses sont totalement ignorants de notre affaire et de notre
manière de procéder. La maison Bordes n’est pas une société réellement
anonyme, elle est une grande famille dont les membres travaillent dans
la communion la plus parfaite. Nous pensons donc que vous renouvellerez
le conseil sortant tout entier, et nous passerons tout à l’heure aux
diverses résolutions. Je tiens à vous faire remarquer cependant que le
léger fléchissement dans les bénéfices est normal en raison de la crise
des frets dont tout armateur souffre actuellement, et ce fléchissement
ne saurait justifier la baisse incompréhensible des titres, que rien
n’explique, que rien d’honnête ne peut expliquer. Avant de passer au
vote des résolutions, je vous dois de nouvelles explications sur
certaines d’entre elles. Toutefois je donnerai volontiers la parole à
ceux d’entre vous qui auraient quelques observations à présenter sur la
gestion de la société et le rapport qui vous a été soumis.

Bernard leva la main.

--Je suis, dit-il, un modeste actionnaire et le plus modeste de tous
probablement. Je ne viens donc pas avec l’intention noire de semer des
embûches sous les pas d’un conseil d’administration que la possession
d’un certain nombre de titres solidement tenus assure d’ailleurs de la
pérennité. Il me paraît toutefois nécessaire de prononcer ici quelques
mots.

«Je tiens à dire en effet au Conseil que les actionnaires qui savent
lire un bilan n’ont plus aucune confiance en lui. Ce dernier bilan où
l’on constate une descente toujours plus précipitée, un abaissement de
40% des profits sur le bilan de l’an passé, qui lui-même accusait une
baisse de 30% sur le précédent, serait déjà fort attristant malgré
l’euphémisme présidentiel du «léger fléchissement des bénéfices»; mais
ce bilan lui-même est truqué. Voyez en effet au poste _Matériel_ figurer
la somme de seize cent mille francs; l’an passé, le même poste ne
portait qu’un million...

--L’honorable actionnaire ignore sans doute que nous avons acheté pour
six cent mille francs de matériel neuf cette année, dit Bordes.

--Je ne l’ignore point. Je conclus simplement que, _primo_ vous ne
prévoyez aucun amortissement cette année pour une partie de ce matériel,
_secundo_ que vous ne prévoyez aucun amortissement pour le matériel
ancien. L’an passé, vous aviez acheté pour huit cent mille francs de
matériel mais vous en aviez amorti immédiatement deux cent mille. Et
vous amortissiez également pour deux cent mille francs d’ancien
matériel. Donc, à la différence entre les bénéfices de l’an passé et
ceux de cette année il faut ajouter 400.000 francs, ce qui indique une
baisse réelle de 60% sur les bénéfices au lieu de la proportion
apparente et mensongère qui semblerait résulter, à première lecture, de
la comparaison des bilans. Il est impossible à un honnête homme
d’accorder sa confiance à un Conseil capable de nous offrir des bilans
si fallacieux.

--Monsieur, dit Blinkine, le Conseil ne vous a pas induit à établir des
pourcentages; il n’a pas jugé bon de faire des amortissements cette
année et il a donné un bilan véridique en accord avec ses intentions.
Cela d’ailleurs ne doit pas vous inquiéter à l’extrême car, si je me
reporte au registre, je vois que vous n’avez déposé que deux actions.

--Mais, Monsieur, répondit Bernard, combien en avez-vous déposé
vous-même?

--Je pourrais vous répondre que vous n’êtes pas scrutateur et que cela
ne vous regarde pas. Je vous dirai néanmoins que je possède pour ma part
vingt actions et que mon fils en possède quatre-vingts.

--Je représente plus d’actions que vous, puisque j’ai le pouvoir de
monsieur votre fils.

--Comment dites-vous? s’écria Blinkine, bégayant de colère.

--Oui. Le voici. J’ai jugé inutile de le déposer pour ne pas vous causer
de désagrément, mais vous m’y forcez. Vous savez bien que votre fils ne
vous l’a pas donné, vous comprenez bien qu’il a quitté Paris pour éviter
une explication avec vous à ce sujet? D’ailleurs, ce sont là des
affaires particulières et assez ennuyeuses pour les tiers. N’en parlons
plus. A l’avenir, Monsieur Blinkine, que cela vous revienne en mémoire
et vous empêche de parler avec dédain à un actionnaire qui représente
peut-être plus de voix que vous, bien que possédant personnellement
moins d’actions.

--L’incident est clos, se hâta de dire Monsieur Bordes.

--Permettez, Monsieur le Président, reprit Bernard; il n’est pas clos.
Je représente ici, en dehors de mes idées propres et de celles de
Monsieur Abraham Blinkine mon mandataire les sentiments de beaucoup
d’autres porteurs d’actions. Ils sont comme moi dans l’impossibilité de
faire prévaloir ces sentiments puisque leur vote qui vous blâmera ne
saurait l’emporter sur la majorité que vous formez. Nous ne cherchons
donc pas à remplacer ce conseil qui nous mène à la ruine; mais nous
désirons connaître comment ce conseil compte parfaire sa besogne,
c’est-à-dire à quelle sauce nous devons être mangés. Satisfaction
platonique, direz-vous. Oui, que voulez-vous, la seule qui nous soit
permise!

Une rumeur approbative salua ce petit discours. Évidemment tous les
petits actionnaires qui étaient là déploraient leur impuissance et
cachaient mal leur colère. Bordes le comprit et répondit posément.

--Monsieur Rabevel, permettez-moi d’être surpris que la campagne à
laquelle je faisais tout à l’heure allusion ait pu trouver chez vous une
oreille complaisante; vous êtes trop averti des affaires pour...

--Du tout, du tout, ne déplacez pas la question. J’ai suivi «la
campagne» dont vous parlez, comme tout le monde, et j’ai été frappé au
contraire de son ton impartial; mais ce n’est pas cela qui m’inquiète;
ce qui m’inquiète c’est la diminution constante et progressive des
bénéfices, le mouvement singulier de la trésorerie, la proportion énorme
des frais généraux et des gratifications allouées à certains membres du
Conseil que MM. Blinkine et Mulot me sauront gré de ne pas nommer, et
enfin l’inertie de vos services. Je ne vois chez vous aucune initiative
apparaître pour redonner à votre société le rang qu’elle avait
auparavant.

--Votre critique tombe tout à fait à faux en ce qui concerne tout au
moins le dernier point; j’allais justement entretenir votre assemblée de
nos nouveaux projets. Ces messieurs à qui vous venez de contester si
acerbement quelques gratifications qui ne représentent guère que leurs
débours, ont mis sur pied une magnifique combinaison que nous allons
faire connaître à votre assemblée. Elle consiste à remplacer dix de nos
voiliers du type _Tourny_ par deux vapeurs faisant ensemble un tonnage
sensiblement égal au tonnage total de ces voiliers; et cela sans bourse
délier. Voici comment: une compagnie sud-américaine, dont vous me
permettrez de taire le nom pour l’instant, nous a proposé l’achat de ces
dix voiliers et nous sommes d’accord, prêts à conclure au prix inespéré
de deux millions.

--Très bien, dit Bernard sarcastique, mais que sont ces gens-là? Ce prix
mirifique vous sera-t-il payé?

--Permettez, dit Blinkine, nous ne sommes pas des enfants, et nous
n’avons pas de leçons à recevoir de petits jeunes gens. Nous avons pris
nos renseignements et d’ailleurs nous exigeons près de la moitié du prix
comptant, le privilège du vendeur nous couvrant largement pour le
surplus. Que voulez-vous de mieux?

--Je réserve ma manière de voir; je regrette de n’avoir aucune confiance
en vous.

--Je reprends, dit Bordes. Avec ces deux millions nous pensons pouvoir
acheter la créance que possède un de nos grands chantiers navals sur
certaine autre société d’armement actuellement en liquidation; le gage
de cette créance est précisément constitué par les deux vapeurs dont je
vous parlais à l’instant et dont partie est payée; je ne vous donne pas
certains détails qu’il vaut mieux laisser ignorés. Vous comprenez
aisément que, d’une part, l’acquéreur défaillant consente des sacrifices
comme le vendeur ennuyé, en sorte que nous allons avoir pour ce prix un
matériel qui vaut près du double. Au point de vue de l’utilisation nous
pouvons considérer que, en raison du tonnage égal, ces deux vapeurs nous
feront un service triple de celui des voiliers vendus. De plus, ils nous
permettront de retenir ou de rappeler une clientèle pour qui la rapidité
prime toute autre considération et enfin de prétendre à un taux de fret
plus élevé que celui que nous pouvons actuellement exiger.

Mulot se leva.

--Je comprends qu’une telle combinaison puisse déplaire à certains
pessimistes et à certains ambitieux pressés. Nous ne la réaliserons pas
moins pour le plus grand bien de l’affaire.

--Je suis convaincu au contraire que, si vraiment cette combinaison se
présente sous l’aspect riant que vous lui prêtez, vous ne serez pas
capables de la réaliser, dit Bernard. Et je vous offre une belle partie
à jouer. Puisque vous avez la majorité dans cette enceinte, voulez-vous,
je vous prie, décider d’ores et déjà la convocation d’une assemblée
extraordinaire dans le but exprès de lui exposer les résultats de vos
négociations.

Les membres du Conseil se consultèrent du regard. Puis:

--Nous sommes prêts à accepter la date du 5 Mai pour cette assemblée,
dit Mulot.

--On va inscrire cela, répondit Bernard. Et croyez bien, Messieurs, que
les pessimistes et les ambitieux seront les premiers heureux de vous
applaudir et de vous donner enfin leur confiance si vous vous montrez
capables de faire la prospérité de leur société.

Quand il se rassit:

--Qu’avez-vous donc contre nos patrons? lui dit Mazelier?

--La certitude qu’ils mènent cette affaire à la ruine. Je ne comprends
pas que Bordes et vous continuiez à les suivre. Vous ne voyez donc pas
que c’est _Canaille, Fripon et Compagnie_?

--Mais vous savez que cette affaire du troc de voiliers et de vapeurs
n’est pas un bluff?

--Je n’en crois rien, c’est une blague; ils sont incapables de saisir
une occasion magnifique si réellement elle s’est présentée.

--Mais si, mais si, je vous assure, dit Mazelier, vous verrez.

--Alors, qu’attendent-ils? Est-ce que cela ne devrait pas être déjà
signé?

En quittant Mazelier, Bernard le vit se diriger vers le groupe des
dirigeants et leur parler avec volubilité; il feignit d’allumer une
cigarette en les regardant du coin de l’œil; il constata que les autres
se détournaient légèrement de son côté.

--Bon, se dit-il. Il leur raconte notre conversation, ça va. Leur
amour-propre est piqué au vif par mon défi. Leur intérêt est éveillé par
la nécessité de payer le département. Leur réputation est mise en jeu
par l’obligation de rendre compte à l’assemblée extraordinaire d’ici un
mois. S’ils ne traitent pas cette affaire en huit jours j’en serai bien
surpris. De plus, la position que j’ai prise leur démontre à n’en pas
douter que je suis totalement étranger à ces transactions. Attendons les
événements; le piège n’est pas mauvais et la bête est sans méfiance et
pressée.

Le surlendemain, l’_Œil_ écrivait:

  «On a lu d’autre part le compte-rendu de l’Assemblée Générale de la
  Cie Bordes; compte-rendu qui a été publié dans les journaux financiers
  d’hier et que nous insérons gratuitement; car cette Cie nous l’adresse
  en nous défiant de l’insérer. On y lit que l’assemblée a renouvelé sa
  confiance au Conseil: parbleu! la majorité des voix appartient à
  celui-ci. On y lit également que le Conseil a communiqué à l’assemblée
  un projet qui a enthousiasmé celle-ci; termes sibyllins! De quoi
  s’agit-il? Peut-être MM. Blinkine et Mulot lui ont-ils abandonné
  gratuitement ces belles asphaltières du Centre dont Monsieur le Préfet
  du Puy-de-Dôme semble leur avoir fait cadeau, puisqu’on n’a pas encore
  de nouvelles de leur paiement?»

La réaction ne tarda guère. Le 5 Avril, Blinkine trouvait dans son
courrier une lettre du Préfet qui lui rappelait ses engagements:

  «La session du Conseil Général s’ouvre le 28 Avril et nos conventions
  prévoient que vous devez avoir opéré le versement des trois cent mille
  francs entre les mains du caissier départemental avant le 15 Avril.
  Nous vous serions reconnaissants de bien vouloir nous faire connaître
  si vous avez toujours l’intention de vous porter acquéreurs, et, dans
  l’affirmative, de vous acquitter dans le délai convenu.»

Les deux associés eurent un sourire: «T’en fais pas, va, petit vieux, tu
les auras tes trois cent mille francs.»

Le matin même, en effet, ils s’étaient mis d’accord avec les dirigeants
des Chantiers de l’Atlantique. Ceux-ci consentaient à négocier leur
créance au prix de deux millions dont six cent mille francs payables à
la signature du marché; ils offraient même de préparer et de signer tout
de suite le marché; mais les deux associés par prudence voulaient
attendre; ils préféraient être eux-mêmes couverts. Ils demandèrent
rendez-vous à Ramon pour le lendemain, mais celui-ci faisait des
difficultés; on avait trop tardé à traiter; il avait des propositions
par ailleurs; à dire vrai, il pensait avoir son avantage à traiter avec
une autre maison. «Et puis, pour ne rien vous cacher, ajoutait-il, je
n’en suis pas à un mois près; j’aime autant voir venir.» Les deux
compères étaient atterrés; tout était donc compromis?

Le 11 avril au matin, ils se trouvaient au siège de la compagnie de
navigation. Ramon les reçut avec sa politesse coutumière, mais leur fit
sentir ce que leur insistance pouvait avoir de déplacé.

--J’ai une proposition meilleure que la vôtre, qui me fait gagner deux
cent mille francs; alors pourquoi traiterais-je avec vous? Il fallait
vous hâter quand nous étions d’accord.

Les deux associés se regardèrent; pouvaient-ils engager leur société
dans la voie d’une réduction de prix? C’était bien difficile après cette
assemblée générale; bien difficile aussi de ne pas faire l’affaire. Mais
la situation se trouvait extraordinairement changée; les rôles se
renversaient; de sollicités ils devenaient solliciteurs. S’ils avaient
pu deviner la main de Bernard dans cette étonnante aventure, ils ne se
fussent point tenus de l’admirer en le maudissant; mais ils étaient loin
de se douter que le hasard n’était là qu’une figure du jeune homme. A
quoi se résoudre? Le Señor Sernola s’impatientait visiblement. Ils
demandèrent à réfléchir et à revenir le voir. Mais il s’y refusa
sèchement; il serait absent. Ils se firent doucereux et humbles; sans
doute ne leur interdirait-il pas d’entrer s’ils passaient devant la
maison. Ramon les congédia sans répondre.

Quand ils revinrent après une longue délibération, on leur annonça que
le Señor Sernola n’était pas à son bureau. Ils se sentirent perdus et
demeurèrent un instant hésitants et immobiles dans le vestibule sous
l’œil ironique de l’huissier. Blinkine eut tout à coup une idée: «Si on
demandait le Señor Ranquillos?»--«On peut essayer», répondit Mulot sans
grand espoir. Le Señor Ranquillos leur fit répondre qu’il ne pouvait les
recevoir pour le moment et serait absent également le lendemain et le
surlendemain; il les recevrait le 14 avril à 9 heures du matin si ce
rendez-vous pouvait leur convenir. Le 14 Avril! Ils s’en allèrent
penauds. Il fallait avoir versé les trois cent mille francs au Trésorier
du Puy-de-Dôme à cette date; il fallait avoir traité avec les Chantiers
de l’Atlantique. Et puis, pendant ce temps, les dix voiliers restaient à
ne rien faire, Sernola ayant déclaré dès le premier jour que, s’il
achetait, il fallait que les bateaux fussent en état de prendre la mer
le lendemain du paiement, c’est-à-dire demeurassent armés: équipages à
payer, frais de toutes sortes, immobilisation inféconde et coûteuse. Ils
ressassèrent leurs craintes, leurs tracas, leur embarras: les titres qui
étaient maintenant tombés à 180 frs, les déposants qui retiraient les
fonds de la banque (heureusement qu’ils avaient pu se dégager à temps
d’une position importante en Bourse et qu’ils avaient les espèces
liquides; mais, seulement des dépôts à vue, ils ne pouvaient songer à
rien en distraire!) Eux-mêmes avaient tout leur disponible en titres de
société dont ils étaient administrateurs et qu’ils ne pouvaient guère
liquider sans risquer de perdre des majorités péniblement réunies.

Ces huit cent mille francs de la compagnie Vénézuélienne leur étaient
donc maintenant devenus nécessaires pour payer le Département et
s’emparer de cette affaire des asphaltières qui promettait de si beaux
profits, pour traiter avec les Chantiers de l’Atlantique et remonter le
crédit défaillant de la Cie Bordes. Ils supputèrent de nouveau la valeur
de ces affaires. «Il faut savoir s’amputer au bon moment, dit Mulot, il
faut coûte que coûte enlever l’affaire des voiliers, dussions-nous les
abandonner à dix-sept cent mille francs au lieu de deux
millions.»--«Jamais Bordes ne marchera, l’Assemblée générale non plus,
surtout avec ce sacré roquet de Bernard!»--«Nous l’avons mal jaugé
celui-là, gronda Mulot, avec tout de même une pointe d’orgueil; il nous
coûtera cher! Que faire? Faut-il tout lâcher?»--«Vous n’y pensez
pas!»--«Alors, plus d’hésitation. Les asphaltières et le renflouement de
Bordes représentent pour nous plus de trois cent mille francs, n’est-ce
pas?»--«Ce sont les affaires de notre existence, mon cher, vous savez
bien.»--«Eh bien! il n’y a qu’à traiter à dix-sept-cent mille et à
mettre les trois cent mille de notre poche si Bordes ne marche pas. Ces
trois cent mille n’étant exigibles que dans un an on les aura récupérés
d’ici lors.»--«C’est dur tout de même», dit Blinkine. Mais ils avaient
beau tourner et retourner l’affaire sous toutes ses faces ils ne purent
arriver à trouver mieux.

Ils attendirent le 14 avril avec impatience. A l’heure fixée ils étaient
introduits chez Ranquillos. Celui-ci, muet, les laissa parler.
Finalement, il leur déclara:

--Je ne vois qu’un moyen de traiter l’affaire. Le prix est ramené à
dix-sept-cent mille francs dont huit cent mille comptant mais,
fictivement, nous disons deux millions dont onze cent mille comptant.
Vous me remettez un reçu de onze cent mille contre versement des huit
cent mille. Si vous êtes d’accord sur ces conditions, je vais voir le
Señor Sernola tout de suite, nous traitons et vous avez votre argent
tout à l’heure. Le temps d’aller à la Banque. C’est oui ou c’est non?

Il n’y avait plus qu’à consommer le sacrifice.

--C’est oui, dit Mulot en soupirant.

--Je vais voir l’Administrateur-Délégué, répondit alors le Señor
Ranquillos.

Il sortit, les laissant seuls, et revint presque aussitôt.

--Monsieur Sernola est d’accord, déclara-t-il. Je vais préparer le
marché en double exemplaire, passer à la Banque et je vous ferai signer
l’accord en vous portant l’argent tout à l’heure.

Un instant après, les deux associés télégraphiaient au Préfet du
Puy-de-Dôme qu’ils comptaient envoyer les trois cent mille francs
demandés par le courrier du soir. Ils passèrent aux Chantiers de
l’Atlantique, demandèrent un rendez-vous pour l’après-midi à
l’administrateur-délégué «afin d’échanger les signatures et verser les
six cent mille francs prévus au contrat», et rentrèrent chez eux: «En
somme ce Sernola et son Ranquillos, se disaient-ils, voulaient tout
simplement le pot-de-vin de trois cents billets. Ils vont fort tout de
même, du 15%!»

Une émotion les attendait à leur bureau. Le Señor Ranquillos qui venait
d’arriver s’écria à leur entrée:

--Encore un contre-temps fâcheux! Je crois qu’il va falloir remettre la
signature à une huitaine.

--Comment? s’écriaient-ils.

--Oui. Je viens de notre banque et j’ai constaté que, par suite d’un
oubli, nos banquiers ont négligé de procéder à la vente des huit cent
mille francs de titres que nous avions ordonnée depuis une quinzaine. Il
n’y a donc pas moyen de vous donner la somme.

Les deux acolytes s’affolaient. Le Département, les Chantiers,
l’Assemblée de fin de mois les pressaient comme des êtres vivants. Mulot
se remit le premier.

--Quels titres avez-vous donc?

--C’est de la Rente Française. Mais il faut bien compter une huitaine
pour négocier un pareil paquet.

--De la Rente! mais nous la prenons telle quelle votre Rente, au cours
du jour», dit Blinkine rasséréné. Il savait que les paiements au
Département se peuvent faire légalement en titres de rente, pris au
cours du jour. Et sûrement les Chantiers accepteraient aussi ce mode de
paiement.

--Justement, j’ai les titres dans ma serviette, dit Ranquillos. Oui,
j’étais tellement mécontent que j’avais décidé de les reprendre à mes
banquiers et de donner notre compte à quelqu’un d’autre.

--Avez-vous aussi les deux exemplaires du marché?

--Oui. Mais ils indiquent la somme comme versée en espèces et non en
titres. Il faut rectifier et faire approuver la rature par les
signataires. Le mieux sera que je revienne demain. D’ailleurs tout cela
est bien précipité et je me ferais sérieusement attraper par le Señor
Sernola.

Encore un jour perdu! et pour une telle bêtise! La malchance s’en mêlait
décidément. Mulot s’en rongeait les doigts.

--Écoutez, dit-il, tout cela est bien peu de chose à arranger. Le
contrat porte que le comptant doit être payé en espèces, le surplus en
trois traites échelonnées à six, neuf et douze mois. Naturellement, pour
la bonne règle, vous ne voulez pas que je vous fasse un reçu en titres
si le contrat porte un versement en espèces. Mais, pour moi, la Rente
c’est de l’argent. Je ne vois aucun inconvénient à vous faire un reçu
espèces. Qu’en pensez-vous, Blinkine?

--Certainement.

--Dans ces conditions, dit Ranquillos, tout est régulier. Faites-moi mon
reçu d’onze cent mille francs espèces, signez l’exemplaire du marché que
je dois garder et nous serons quittes. Je m’embarque demain sur un de
vos voiliers. Télégraphiez-leur d’être prêts.

--Mais ils sont prêts, ils sont sur lest.

Quand les titres eurent été minutieusement vérifiés et que Ranquillos
s’en fut allé, Mulot demanda:

--Dites-moi, Blinkine, voilà bien huit cent mille francs, mais il nous
en faut neuf cent mille: six cent pour les Chantiers, trois cent pour le
Département. Avez-vous pu réunir les cent mille complémentaires sans que
nous ayons à craindre qu’ils nous fassent besoin pour des échéances?

--Oui; mais pas sans mal, je vous assure!

--Eh bien! le mieux à mon avis c’est que vous alliez aux Chantiers, vous
leur proposerez cinq cent mille en Rente et les cent mille espèces; je
filerai par le train de neuf heures ce soir porter les trois cent mille
de Rente au Trésorier de Clermont où je serai demain matin. Qu’en
pensez-vous?

--Ça va.

--Que diriez-vous d’une petite note à cet _Œil_ qui nous poursuit de ses
assiduités, note lui annonçant que, sans dépenser un sou, les dirigeants
de cette Cie Bordes qu’il vilipende vont avoir deux cargos du tout
dernier modèle qui leur permettront de s’aligner avec les armateurs les
plus redoutés?

--Bonne idée! ça ne ferait pas mal au cours de nos actions, cela.

Deux jours après, le _Conseiller de l’Épargne_ publiait en effet la note
suivante:

  «Messieurs Mulot et Blinkine nous annoncent que la Cie Bordes vient
  d’acquérir deux unités toutes neuves du type Cargo-Rapide lancé par
  les _Chantiers de l’Atlantique_. Nous ne contestons pas que ce type de
  bateau ne soit actuellement le meilleur à flot ni que cette
  acquisition ne mette la Cie Bordes dans une situation privilégiée
  vis-à-vis de ses concurrents. Nos correspondants ajoutent qu’à la
  suite d’une combinaison heureuse cet achat ne coûtera pas un sou à la
  Cie qu’ils dirigent; nous voulons les croire et les féliciter. Ils
  déclarent également que, en réponse à nos insinuations malveillantes,
  ils veulent bien nous informer du fait que le Département du
  Puy-de-Dôme est depuis longtemps couvert des trois cent mille francs
  qui lui sont dus. Tout serait donc pour le mieux. Mais l’_Œil_ ne
  partage pas cet optimisme; il prétend que l’examen du dernier bilan
  l’a édifié et que, plus que jamais, il estime néfaste le mode de
  direction de la Cie Bordes; il ne voit pas encore comment se
  manifestera le vice de l’institution mais il persiste à croire que
  tout cela finira par une catastrophe. Il est prêt à faire amende
  honorable si le bilan de l’an prochain lui donne tort.»

Cependant Bernard se frottait les mains. Tout allait comme il l’avait
voulu; ses deux ennemis engagés jusqu’au cou dans l’aventure, les
actions au plus bas cours possible, tous les fils noués dans sa main. Il
écrivit le jour même deux lettres. Dans la première il annonçait à
Abraham qu’il levait son option et ainsi devenait acquéreur de ses
quatre-vingts actions au prix de 150 frs l’une, cours du jour, soit
12.000 frs. «Et d’un! se dit-il. Peut-être la trouvera-t-il saumâtre,
l’aventure, le petit camarade? Il pensera que le salut d’Angèle lui
coûte cher.» Il eut un gros rire: «Bah! ajouta-t-il, il n’a plus besoin
d’argent s’il devient curé.»

La seconde lettre adressée à la veuve Boynet annonçait à celle-ci que la
catastrophe était imminente; que pour lui il avait eu la chance de
trouver une «poire» qui lui achetait ses actions et qu’il comptait s’en
débarrasser, que, si elle voulait en profiter, il pourrait lui faire
acheter également les siennes si elle n’avait déjà eu le flair de les
vendre avant la dégringolade. Il joignit à sa lettre quelques
exemplaires de la Cote Financière pris à diverses dates et qui
montraient la baisse rapide et continue du titre. Par retour du courrier
il reçut une réponse affolée de la pauvre femme; elle se lamentait de sa
ruine; elle ne disposait plus maintenant que d’une rente viagère de
trois mille huit cents francs; heureusement encore que dans cette
calamité elle avait été secourue par Bernard! Elle lui envoyait les
titres et le remerciait d’avance d’avoir bien voulu se charger de les
négocier. «Pauvre bougresse, dit-il, elle va avoir de la peine à nouer
les deux bouts avec ça.» Il lui expédia immédiatement les vingt deux
mille cinq cents francs que représentaient les titres: «Cela va lui
faire tout de même douze cents francs de rente en plus. Bah! avec cinq
mille francs de rente, une maison, une basse-cour, un jardin, des
armoires bien garnies et peu de besoins, on peut tenir son rang à
Saint-Circq-la-Popie!» Puis il calcula pour lui-même: «Quatre-vingts
actions d’Abraham, cent cinquante de la veuve Boynet, douze que j’ai pu
acheter en Bourse, égalent deux cent quarante-deux... Si Bordes et
Mazelier avaient été intelligents j’aurais pu compter faire la majorité
avec eux; mais rien de moins sûr que ces gars-là; il faut donc nous
résoudre à la sale petite combinaison qui est en train de mijoter tout
doucement. En attendant, ce dont je suis certain, c’est que l’entreprise
est bonne et que le titre remontera à quatre mille dès qu’elle sera
réorganisée; donc, indépendamment de tout traitement pour moi et de la
combinaison que j’ai organisée, j’ai à l’heure actuelle un gain assuré
de près de neuf cent cinquante mille francs. Ça va. Attendons
tranquillement maintenant notre coup de théâtre.»

Le 28 Avril, jour d’ouverture de la session du Conseil Général, il se
trouvait dans l’auditoire, non loin de Mulot et de Blinkine, écoutant
attentivement la lecture du rapport:

  «En ce qui concerne les asphaltières situées sur les terrains
  communaux, nous avons obtenu du Ministère l’autorisation d’aliéner
  ceux-ci dans les conditions que nous avions envisagées. L’option
  sollicitée par Mrs. Mulot et Blinkine a été levée par eux suivant
  paiement, effectué le 15 avril entre les mains de Monsieur le
  Trésorier-Payeur-Général, de la somme de trois cent mille francs
  représentés par des titres de Rente française dont nous donnons
  ci-après le détail et les numéros. En conséquence, nous proposons à
  votre assemblée l’adoption pure et simple du projet, la partie
  contractante ayant satisfait à ses engagements. Pas d’opposition?...
  Adopté.»

--Ça y est, se dit Bernard, les voilà pris et bien pris, mes rats
empoisonnés.

Mulot et Blinkine coulaient vers lui un regard moqueur et satisfait.

--Oui, riez bien, mes agneaux, ricana-t-il en sourdine. Attendez la fin
de la journée que tout cela soit bien signé, paraphé et entériné. Rira
bien qui rira le dernier.

Monsieur Georges l’attendait à l’hôtel. Tout allait bien à
l’exploitation de Cantaoussel, les commandes s’exécutaient normalement,
les agents se démenaient suffisamment pour qu’il n’y eût pas de
morte-saison à craindre. Mais Mr. Georges redoutait cependant une chose:
ces manœuvres des adversaires. Quand Bernard arriva, il était déjà
prévenu du résultat et avait une mine consternée. Mais Bernard se mit à
rire. Quoi? N’aurait-il donc jamais confiance en son patron? «Voyons,
mon petit Georges, vous comprenez bien que ces gens-là ont quelque chose
qui ne va pas pour que les titres de l’affaire Bordes prennent si vite
le chemin du marché aux pieds humides; ils ont une voie d’eau quelque
part. Tout va sauter un de ces jours. Ne vous inquiétez pas.» La belle
assurance de Bernard convainquit son employé qui se sentit ragaillardi.
«Tenez, ajouta Rabevel, allez donc trouver le Conseiller de notre canton
de Cantaoussel et priez-le de nous prêter son exemplaire du rapport
officiel.»

Les Conseillers déjeunaient par groupes sympathiques dans la même grande
salle à manger qu’eux-mêmes. Mr. Georges revint aussitôt; il remit le
papier à Bernard; celui-ci se reporta immédiatement au texte annexé du
projet de contrat qui venait d’être approuvé et le lut à mi-voix, le
discutant avec son directeur: «Évidemment, conclurent-ils, ce marché est
extrêmement avantageux pour nos concurrents; ils l’ont bien travaillé,
les fripons!» Ils examinèrent la carte qui montrait les concessions.
«Nous sommes presque partout encerclés. Il va falloir se tirer de là.»
Il sifflota un air de chasse, le front barré tout de même. «C’est égal,
dit-il, comment avec leurs ennuis chez Bordes ont-ils pu distraire trois
cent mille francs comme cela... Tiens, ajouta-t-il au bout d’un instant,
ils ont payé en titres de Rente; je n’avais pas remarqué le détail à la
lecture.» Il parlait maintenant assez fort. A la table voisine, les
Conseillers se tournaient, guettant curieusement la réaction du vaincu
de la journée: «Oui, reprit-il toujours à voix haute, comment ces
gens-là ont-ils pu, malgré toutes leurs difficultés, trouver trois cent
mille francs? A moins que les titres n’appartiennent à des déposants?...
Ce serait rigolo qu’un de ceux-ci y trouvât le numéro de quelques-uns de
ses titres, hein?» Il lut machinalement quelques-uns de ces numéros, et,
tout d’un coup s’écria: «Je ne me trompe pas? Ah! par exemple... par
exemple...» Il tira son calepin, répéta: «... Par exemple... par
exemple...» Il donnait les signes de l’émotion la plus violente. Les
Conseillers intrigués le regardaient avec étonnement, attendant une
explication, mais il retrouva son calme, dit à Monsieur Georges: «Je
pars tout à l’heure pour Paris.» Il ajouta à voix basse: «Le temps de
passer chez moi et de reprendre le train. Je serai de nouveau là demain
soir à six heures. Demandez, demain, pour vous et moi, une audience au
Préfet et au Président du Conseil Général pour cette heure-là. Vous leur
direz qu’il s’agit d’une affaire extrêmement grave.»

Il prit un train, en changea à St Germain-des-Fossés, coucha à Vichy où
il passa, le lendemain, une journée délicieuse, et fut de retour à
l’heure dite. Le Préfet et le Président du Conseil Général, mis au fait
de son attitude mystérieuse de la veille, l’attendaient.

--Je m’excuse, Messieurs, leur dit-il posément, d’avoir à vous faire une
communication qui n’est pas pour causer de l’agrément à l’Assemblée
Départementale; mais vous verrez tout à l’heure que je ne puis agir
autrement.

Le Préfet, grand homme glabre, maigre et froid, ne répondit rien. Il
avait l’air perpétuellement absent, détaché de l’humanité, et les choses
les plus essentielles ne paraissaient lui parvenir qu’avec un long
retard; cette attitude peut-être préméditée lui était fort utile dans
l’harmonieux développement d’une carrière assez réussie. Par contre, le
Président du Conseil Général, Monsieur Touffe, ancien ingénieur des
Ponts et Chaussées, chu soudain dans la politique et devenu sénateur
depuis qu’un viaduc construit par lui s’était écroulé sous un train, ne
tenait pas en place. C’était un gros drille à plastron plat et col
rabattu qui dégageait les fanons; un ample gilet donnait l’aisance au
ventre, le fond de pantalon dépassait le pan de la redingote; il
représentait un gugusse vivace, acariâtre et quinteux.

--Allez donc au fait, jeune homme, bougonna-t-il; et pas de blagues, pas
de manœuvres pour tirer quelque chose du Conseil en raison du contrat
qu’on a signé hier au soir et qui doit vous nuire, hein?

--Vous avez signé? c’est définitivement arrêté? s’écria Bernard qui
feignit la contrariété la plus vive. Quelle histoire cela va faire dans
les journaux! Ah! que n’avez-vous au moins vérifié les titres avant de
les accepter en paiement!

--Que voulez-vous dire?» demanda Monsieur Touffe tout haletant; car son
avis prépondérant à la Commission des Finances avait seul déterminé
l’acceptation immédiate des titres sans qu’il eût été procédé à la
vérification habituelle jugée par lui superflue.

--Je veux simplement dire que ces titres sont des titres volés.

Monsieur Touffe s’assit, s’épongea le front. Le Préfet revint des
limbes:

--Nous vous écoutons, dit-il, pesez vos paroles. Prenez garde aux
conséquences de vos accusations.

--L’histoire n’est pas compliquée, Monsieur le Préfet. Je suis
adjudicataire de fournitures et de travaux de réfection de voies et
d’asphaltage à la Ville de Paris, et cela pour une somme fort importante
dont le chiffre exact importe peu pour l’instant. Vous n’ignorez pas que
la Ville de Paris a coutume d’exiger un cautionnement de ses
entrepreneurs; cautionnement qui peut être représenté par des titres de
Rente nationaux, communaux ou fonciers. Les travaux doivent commencer en
Juillet et le cautionnement doit être déposé d’ici lors. Vous êtes au
courant de la baisse considérable que les agissements de l’Allemagne ont
provoqué en Bourse au mois de Mars; j’ai cru habile de profiter de cette
baisse pour demander à ma Banque, qui est la Banque Générale, rue de la
Chaussée d’Antin, de procéder à l’achat des titres qui m’étaient
nécessaires; cela représente huit cent mille francs. Ces titres devaient
être achetés progressivement entre le 28 Mars, jour où j’ai passé mon
ordre, et le 10 avril, date à laquelle je désirais pouvoir disposer de
mes fonds; cet échelonnement était prévu de manière à éviter par une
demande brusque le relèvement subit des cours qui m’aurait été
préjudiciable. Voici l’ordre d’achat original et la confirmation du
banquier. Le 10 avril, mon banquier m’écrit la lettre que vous voyez et
qui m’informe du bien effectué des opérations. «Les titres, écrit-il,
sont à votre disposition dans mes bureaux où vous pourrez les retirer à
partir d’aujourd’hui.» Cette lettre me parvint le 11 avril et, dès le
lendemain vers onze heures, c’est-à-dire le 12 avril, j’allai retirer
les titres. L’employé me les remit en me priant de vérifier leur nombre
et d’en prendre les numéros pour collationner ceux-ci avec la liste
qu’il en avait lui-même dressée. Je m’installai dans le hall, à une
table et procédai à mon travail. Le nombre des titres était juste; je
remis ces papiers dans ma serviette que je laissai sur la table et je me
retournai vers le guichet qui était exactement derrière moi, à deux pas.
Je collationnai les numéros avec l’employé; puis, je restai à bavarder
quelques instants avec le fondé de pouvoirs de la Banque qui est un de
mes amis personnels. A un moment donné l’employé me dit: «Vous laissez
votre serviette sur la table; ce n’est pas prudent; voyez, il y a pas
mal de monde dans le hall.»--«Vous avez raison», répondis-je et, me
retournant, je pris la serviette et la mis à côté de moi sur la tablette
du guichet. J’allais m’en aller quelques instants après quand le chef du
service des comptes-courants m’ayant aperçu me demanda de venir régler
avec lui quelques détails. C’est en prenant de nouveau la serviette que
je crus remarquer sur les plis de celle-ci des traces jaunes d’usure:
«Tiens, dis-je, mon portefeuille s’éraille.» L’examinant plus
attentivement, je fus surpris de ne pas reconnaître ma serviette: la
couleur était légèrement différente, le grain n’était pas le même, les
dimensions me paraissaient autres. C’est à ce moment-là seulement que je
soupçonnai le vol. Et, en effet, ayant ouvert le portefeuille je vis
qu’il ne contenait que de vieux journaux. La chose a été faite si
adroitement que ni l’employé ni moi-même n’avons compris comment elle a
pu se faire pour être exécutée si rapidement et si bien. Vous jugez de
l’affolement dès que le vol a été découvert; les portes ont été fermées
aussitôt, le commissaire mandé immédiatement; l’enquête commencée sans
délai. Résultat: néant. Personnellement, la chose ne me touche guère, je
suis assuré contre le vol, et la Cie d’assurances ne fait aucune
difficulté pour me rembourser, bien que la somme soit grosse. Mais enfin
j’aurais été heureux de tenir mon voleur. Or, en lisant hier, à table,
le rapport du secrétaire du Conseil général, jugez de ma stupéfaction
quand j’ai cru reconnaître les numéros de mes titres. Je suis parti
immédiatement pour Paris, j’ai pris le dossier chez moi et me voici.
Vous pouvez vérifier avec moi: voilà le rapport du Commissaire, les
conclusions de l’enquête, les témoignages des employés de la Banque, les
bordereaux d’achat; il n’y a pas de confusion possible: les trois cent
mille francs qui vous ont été versés par MM. Mulot et Blinkine font bien
partie des huit cent mille francs qui m’ont été volés.

Monsieur Touffe, pendant ce récit, rajustait ses lunettes, touchait son
nez, grattait son derrière, donnait les signes de l’agitation la plus
désordonnée. Quand Bernard eut terminé il se jeta sur les documents avec
une sorte d’avidité et les examina méticuleusement.

--Oui, soupira-t-il, le doute n’est plus possible. Ces titres ont bien
été dérobés à Monsieur. Quel scandale!

Il regarda le Préfet. Quel scandale!

--Évidemment, dit Bernard, car la Cie d’assurances va tout naturellement
porter plainte en vol et recel contre le Président du Conseil Général
représentant cette assemblée et contre le Préfet qui en est le tuteur,
tous deux tenus comme conjointement et solidairement responsables. Je
sais bien que votre honorabilité ne sera point discutée. Mais évidemment
on discutera votre compétence ou tout au moins votre application. C’est
pourquoi avant d’annoncer ma découverte à âme qui vive j’ai tenu à m’en
entretenir avec vous.

Le gugusse serra les mains à Bernard de toutes ses forces et dit
mélodramatiquement:

--Soyez-en béni, Monsieur. Mais à présent il s’agit d’aviser avant que
l’opposition ait vent de l’affaire. Et d’abord, Monsieur, seriez-vous
prêt à nous garder le silence total?

--Cela m’est bien difficile. Je suis obligé évidemment de tout dire au
Directeur de la Cie d’Assurances, de retirer ma plainte; il faudrait
avant tout que je fusse remboursé immédiatement. D’autre part, je ne
vous cacherai pas que la conduite du Département à mon égard n’a pas été
sans m’aigrir profondément contre ses représentants. Par amour du lucre
vous avez consenti à des conditions d’usure une opération dont le but
évident était de me ruiner et de ruiner avec moi le Syndicat des
Propriétaires d’asphaltières et les ouvriers asphaltiers ainsi réduits
au chômage; intérêt mal compris de vos administrés et exploitation
usuraire de gens qui sont eux-mêmes des maîtres chanteurs, voilà le vrai
résultat de cette combinaison.

--Oh! vous abusez, dit assez doucement Monsieur Touffe. Exploitation
usuraire...

--Eh! oui. La preuve c’est que, seul, de l’argent volé pouvait vous
payer. Enfin, vous voilà dans une situation extrêmement pénible; si je
vous en tire, en vous permettant de refaire cette combinaison avec Mulot
ou un autre, je n’en suis pas moins ruiné puisque vos terrains
encerclent les miens...

Monsieur Touffe l’interrompit.

--Honnêtement, dit-il, le Conseil a cru que ce qu’il donnait valait deux
millions. Vous dites que non et que, seuls, des voleurs à qui l’argent
ne coûte rien pouvaient payer ces deux millions. A combien, vous,
estimez-vous cette valeur?

--A cinq cent mille, pas un sou de plus. Et alors, je vois un moyen
d’arranger les choses. Le contrat n’est valable qu’une fois approuvé par
le Ministère de l’Intérieur, n’est-ce pas?

--Oui.

--Eh bien! que ce contrat parte pour Paris accompagné d’une lettre
confidentielle de Monsieur le Préfet qui demande au Ministre de
désapprouver ce contrat en raison de l’indignité du contractant. Il sera
d’autre part facile d’obtenir une renonciation pure et simple de Mulot
et Blinkine qui ne seront pas sur un lit de roses tout à l’heure. Quant
à moi, je vous laisse les trois cent mille francs de titres et je vous
payerai les deux cent mille francs complémentaires sous six mois à
condition d’être intégré aux lieu et place de ces Messieurs dans leur
contrat et de ramener le prix de deux millions à cinq cent mille francs.
Encore une fois cela ne vaut pas plus; et d’ailleurs vous défendez bien
mieux ainsi les droits de vos administrés, la cause de l’équité, et vous
n’aurez aucun ennui, je vous en donne ma parole.

--Il est habile ce garçon, se disaient les deux hommes. Comment faire
autrement sans y perdre notre situation?

Ils tentèrent de l’amener à consentir un prix plus élevé que celui qu’il
offrait. Et, contre quelques avantages dont ils ne mesuraient pas la
portée mais qui compensaient largement sa concession, il accepta de leur
payer six cent mille francs au lieu de cinq cent mille.

--Il peut se faire cependant, dit Monsieur Touffe, que ces messieurs ne
soient eux-mêmes que des victimes.

--Sans doute, répondit Bernard, mais je les connais assez pour être sûr
que, s’ils ont touché les 800.000 francs des mains du voleur, ces huit
cent mille francs sont déjà engagés et qu’ils seront totalement
incapables de les rembourser. En tous cas, ils ont à faire la preuve
qu’ils ne sont pas les voleurs. Ne pensez-vous pas qu’il serait bon de
les faire appeler tout de suite? Ils n’ont certainement pas encore
quitté Clermont-Ferrand.

--Je les ai aperçus, en effet, déclara Monsieur Touffe; ils entraient à
l’Hôtel de Jaude où ils doivent être descendus.

--Eh bien! on va les y faire chercher, conclut le Préfet. C’est l’heure
du dîner, on les y trouvera certainement.

Vingt minutes après, Mulot et Blinkine assez étonnés arrivaient à la
Préfecture. Leur stupeur fut immense lorsqu’ils eurent été mis au
courant. Ils se refusèrent d’abord à admettre les faits mais l’évidence
les contraignit bien à en reconnaître l’exactitude.

--Oui, fit enfin Mulot, je me rends bien compte de la manière dont les
choses se sont passées.

Il raconta la suite des négociations entreprises avec Sernola et conclut
en disant:

--Il n’y a pas de doute; c’est bien le jour où le vol fut commis que le
Señor Ranquillos vint m’apporter ces titres; les heures coïncident à
merveille; et, d’autre part, la Banque se trouve comme la Cie de
Navigation rue de la Chaussée d’Antin sur le chemin même qu’a suivi le
voleur. Nous avons eu affaire à des escrocs.

--Que comptez-vous faire? demanda le Préfet.

--Rentrer à Paris tout de suite, faire arrêter mes escrocs...

--Pardon, dit Bernard. Ce qu’il faut faire immédiatement c’est me
rembourser les huit cent mille francs. Le pouvez-vous?

--Huit cent mille francs! cela ne se trouve pas ainsi du jour au
lendemain. Mais nous pouvons vous donner des gages: d’abord les voiliers
sur lesquels nous conservons notre privilège de vendeur.

--Où sont-ils ces voiliers?

--Ils sont partis pour l’Amérique du Sud...

--Ou pour ailleurs. Alors?

--Eh bien! nous pouvons toujours faire télégraphier opposition par le
consul entre les mains de la justice du port d’arrivée.

--Il faut un jugement de la justice française, entériné par la
chancellerie du pays en question. Quel est ce pays?

--Le Vénézuela.

--Le Vénézuela! Vous avez été bien floués. Le Vénézuela a rompu toutes
relations diplomatiques avec la France depuis l’affaire d’arbitrage au
sujet de ses frontières. Rien à faire de ce côté. Vous savez bien,
voyons.

Les deux associés pâlirent.

--Mais on peut les rattraper ces bateaux. Les équipages sont à nous. On
peut leur câbler des ordres à l’arrivée. Il suffit d’avoir un jugement.

--Comment l’obtiendrez-vous ce jugement? Avez-vous une preuve du vol?

--Il faudra bien que Sernola produise le reçu que nous lui avons donné.

--Ah! bon, je respire. Vous avez donné un reçu en bonne et due forme
portant le numéro des titres?

--Bon dieu de bon Dieu! cria Mulot, nous sommes foutus! Non!
Figurez-vous que, sans méfiance et pressés, nous avons été conduits par
le hasard des circonstances à donner un reçu pour la somme espèces. Ah!
cré nom!

--Mais alors, dit Bernard, vous ne pouvez même pas prouver que toute
l’histoire que vous venez de nous raconter n’est pas imaginée? Nous ne
doutons pas de votre honnêteté mais, en somme, les faits sont exactement
les mêmes que si vous étiez vous-mêmes les voleurs.

Les deux hommes étaient anéantis.

--Pour moi, reprit Bernard, je ne veux pas la mort du pécheur. En ce qui
concerne les trois cent mille francs versés par vous au département je
suis prêt à me substituer à vous dans certaines conditions que nous
avons arrêtées avec ces Messieurs; si vous acceptez, ça va. Sinon, je
porte plainte.

Monsieur Touffe expliqua que Bernard ne voulait payer que six cent mille
francs ce que Mulot et Blinkine avaient accepté de payer deux millions.

--Il y aurait donc à vous faire payer la différence, dit le bonhomme,
mais, nous non plus, nous ne voulons pas abuser de la situation. Le
département acceptera de perdre un million et de laisser l’affaire au
prix d’un million: six cents mille francs payés par Monsieur Rabevel,
quatre cent mille francs par vous. Vous nous signerez une reconnaissance
ou nous arrangerons cela d’autre manière; on vous laissera cinq ans pour
vous libérer.

--Mais c’est quatre cent mille francs donnés pour rien, cela! gémit
Blinkine accablé.

--Il n’est pas bête, ce Touffe, se dit Bernard.

Il fallait en passer par là. Les deux compères demandèrent d’abord à
surseoir jusqu’à ce qu’ils eussent vu Sernola.

--D’accord, dirent leurs interlocuteurs.

--Ce n’est pas tout, fit remarquer Bernard. Il faut me rembourser tout
de suite les cinq cents autres mille francs. Ceux-là vous les avez entre
les mains de la Cie Bordes, n’est-ce pas?

--Hélas! non, ils ont été versés aux Chantiers de l’Atlantique comme
somme à valoir.

--Quel gâchis, dit Bernard. Vous ne croyez pas qu’il eût été plus simple
d’opérer régulièrement? Enfin, il serait cruel d’insister.
Qu’allons-nous vous dire à l’assemblée Bordes du 5 Mai prochain?

--Dire que c’est mon fils!» songeait Mulot. Il l’aurait tué.

--Conclusion, reprit Monsieur Touffe, rendez-vous ici dans deux jours.
Si vous n’y êtes pas, couic!» Il fit le geste de tourner une clé.

--Oui, répéta Bernard doucement, couic!

Les deux hommes sortirent presque hébétés; ce qui leur arrivait était
incompréhensible. En vain cherchèrent-ils la faille, l’anormal dans la
série de faits qui venaient de se succéder si rapidement. Rien qui y
parût préparé ni concerté; il n’y avait de toute évidence là-dedans
qu’une fripouille, le Señor Ranquillos, qui, sans doute, entré à la
Banque Générale par hasard avait profité de l’occasion qui s’était
fortuitement offerte à lui. Et que pouvait-on contre ce Ranquillos ou
contre ses patrons? Ils avaient un reçu en règle de la somme. Enfin, il
fallait tâcher de voir Sernola. Ils prirent le train du soir et, dès
leur arrivée à Paris dans la matinée ensoleillée se rendirent au bureau
de Sernola sans même prendre le temps de procéder à leurs ablutions.
Sernola les reçut tout de suite et, à leur mine, devina qu’il y avait
quelque chose de grave. Il s’inquiéta:

--Qu’y a-t-il donc de cassé?

--Monsieur, dit Blinkine, nous avons été indignement escroqués par votre
Société. Vous nous avez payés avec des titres volés.

--Que me dites-vous là? s’écria Sernola. Monsieur Ranquillos a pris
trois cent mille francs en espèces dans notre coffre, est allé retirer
huit cent mille francs à notre Banque, la Colombian (tenez: voici le
relevé du banquier) et a dû passer chez vous aussitôt après, vous
remettre les onze cent mille francs; il m’a rapporté le marché et le
reçu espèces signé de vous. Je ne comprends pas de quels titres vous me
parlez!

--Évidemment. Tout cela est fort bien joué. Vous êtes couvert.

--Comment? Mais je vous prie de mesurer vos paroles et d’accepter de les
répéter devant témoins. Je ne tolérerai pas que vous veniez me traiter
d’escroc!

--Vous reconnaîtrez bien entre nous que vous étiez d’accord avec
Ranquillos pour une commission de trois cent mille francs? Nous l’avons
bien vu ce matin-là entrer dans votre bureau pour régler la chose avec
vous.

--Comment cela? Mais je n’étais pas à mon bureau à cette heure-là et je
peux vous le prouver. Mais si vous ne mentez pas vous-mêmes vous avez
été indignement joués! Ce Ranquillos en qui j’avais toute confiance
serait une fripouille! Pour ma part, je puis vous dire que j’hésite à le
croire; vous venez ici accabler un absent en route pour le Vénézuela;
vous n’apportez aucune preuve, rien, rien.

C’était trop évident. Les deux hommes baissèrent la tête. La catastrophe
s’accomplissait. Personne ne les croirait, ni ce Sernola, ni Bordes, ni
Rabevel. La peur de la prison les secoua.

A leur bureau, le fondé de pouvoirs des Chantiers de l’Atlantique les
attendait. Il leur remit un papier sans dire un mot; c’était une lettre
de Bernard datée de Clermont («elle a voyagé avec nous, se dit Mulot, ce
garçon ne perd pas de temps»).

  «Monsieur, disait la lettre, je suis informé que vous avez été
  couverts d’une somme de six cent mille francs par Mrs Blinkine et
  Mulot dont cent mille espèces, et cinq cent mille en titres de Rente
  portant les numéros... Si vous voulez bien vous reporter au bulletin
  spécial des oppositions en date du 12 Avril vous y trouverez ces
  numéros. Ces titres m’ont en effet été volés. Je vous prie de faire
  dès à présent le nécessaire pour m’en opérer le retour.»

Le silence des deux hommes était éloquent. Le visiteur n’insista pas. Il
se contenta de dire:

--Nous avons mobilisé déjà tous ces titres en nantissements et fait le
remploi des fonds. Cette affaire nous cause le plus gros ennui. Nous
allons déposer une plainte dès aujourd’hui.

--Attendez encore trois jours, je vous en conjure», supplia Blinkine.
Tous deux insistèrent tant et si bien que l’homme accepta. Il fallut
repartir pour Clermont, continuer de gravir le calvaire, s’incliner
devant le Préfet, devant Touffe, devant Bernard. Quand ils eurent achevé
leurs arrangements, ils étaient ruinés. Rabevel faisait payer son
silence, se couvrait avec les titres qu’ils possédaient dans diverses
sociétés où ils leur assuraient la majorité; en somme, il se substituait
à eux dans la plupart de leurs conseils d’administration. Quand il en
eut fini avec eux, il alla aux Chantiers de l’Atlantique, réclamer son
argent.

--Nous allons porter plainte contre Bordes et Cie, lui dirent ces gens.

--Cela ne me donne pas mon argent. Écoutez, sachez raisonner, je saurai
raisonner moi-même. J’achète votre créance au prix de douze cent mille
francs et tout est dit. Si vous acceptez, tout est fini, pas de
scandale, rien. Si vous refusez, je vous poursuis: scandale, baisse des
titres, vous-mêmes administrateurs dégommés, votre situation compromise.
De plus, vous aurez beau vous retourner contre Bordes, qu’aurez-vous?
Rien, la faillite. Alors?

Ils se mirent d’accord à quinze cent mille francs. Le jour de
l’assemblée extraordinaire arrivait. Bordes reçut tout affolé le jeune
homme. Il venait d’apprendre que Blinkine avait été enfermé la veille
dans une maison de santé et que Mulot avait été trouvé mort dans
l’express de Bruxelles. «Il devait finir comme ça», dit Bernard
tranquillement. «Maintenant il faut recoudre. Votre Société me doit de
l’argent. Vous le savez. J’ai entre les mains la créance des Chantiers
de l’Atlantique, soit deux millions. Vous n’avez plus ni voiliers ni
vapeurs. Voici ce que je vous propose: je vous rapporte pour leur prix
de quatre millions vos voiliers et vos vapeurs; je puis en effet
m’arranger avec les Chantiers de l’Atlantique et la Cie de Navigation.
Si vous acceptez, voici la combinaison: j’évalue le matériel qui vous
reste à six cent mille francs, le fonds à deux cent mille...

--Ça vaut plus, s’écria Bordes.

--Bon! disons un million et n’en parlons plus. Nous refondons la
société: les actions actuelles y représenteront un million; l’apport de
la Cie Vénézuélienne et le mien y représenteront quatre millions, cette
compagnie ayant à vous payer ce qu’elle vous doit encore, soit neuf cent
mille francs et moi-même faisant mon affaire du paiement des vapeurs. Le
capital social sera donc de cinq millions en cinq mille actions si vous
voulez: mille pour les actionnaires actuels, deux mille pour les
Vénézuéliens, deux mille pour mes commanditaires. Si la chose vous va,
nous pouvons facilement décider tout cela tout à l’heure; à nous trois:
vous, Mazelier et moi, nous avons actuellement la majorité dans
l’assemblée.

Bordes réfléchit, fit ses calculs: il n’y avait qu’à marcher. Le soir
même, en rentrant à son bureau, Bernard supputait les chances de son
affaire; elle devait faire un chiffre d’affaires égal à son capital dans
l’année, donc, normalement un million de bénéfices; en capitalisant les
actions à cinq pour cent cela les mettait à 4.000 francs; trois mille
francs de gain par action. Que devait-il? Il devait neuf cent mille
francs aux chantiers de l’Atlantique et, en tant que compagnie de
navigation, il devait également neuf cent mille francs à la Cie Bordes
soit dix-huit cent mille francs. Là-dessus, il avait huit cent mille
francs en Banque. Restait à trouver un million dans douze mois; eh bien!
il vendrait 250 actions dès que celles-ci seraient montées à quatre
mille francs. Combien en avait-il d’actions? quatre mille représentant
ses apports, plus 250 anciennes environ. Il pouvait largement tenter
l’opération. La combinaison était incontestablement saine; l’échafaudage
solide. Que de chemin parcouru! Il refit par la pensée tout le travail
de ces six mois et s’y attarda complaisamment; oui, tout cela n’était
pas mal combiné. Évidemment, pour quiconque aurait été au courant du
processus exact de ses actes, il y avait de quoi l’envoyer aux galères;
mais où commence l’escroquerie, où finit-elle? Et quelles armes
pouvait-on avoir contre lui? Aucune, aucune. Pas une ligne de son
écriture, pas une confidence, par un conciliabule. Ranquillos, Sernola,
Fougnasse avaient agi sans rien comprendre. Pour Sernola, Ranquillos
avait bien remis l’argent à Mulot et Blinkine; ou alors il avait trompé
à la fois Bernard et lui-même; pour Ranquillos, les deux associés
étaient des canailles à qui il fallait faire rendre gorge sous forme
d’une commission des trois cent mille francs réclamés en sus. Aucun ne
pouvait soupçonner les conséquences tragiques de la substitution des
titres aux espèces; là encore le génie de Bernard avait réussi à obtenir
le silence de tous les intéressés de la façon la plus simple et la plus
irrésistible. Et tous eussent-ils parlé à la fois, de quelle preuve, de
quel commencement de preuve eussent-ils pu appuyer leurs allégations?

--Ma parole, finit-il par dire, je crois que, à la place de Mulot et de
Blinkine, j’aurais marché comme ils l’ont fait.

Pourtant ces deux hommes n’étaient pas les premiers venus. Fallait-il
donc qu’une machination parfaitement ourdie suffît à briser la situation
acquise par de nombreuses années de patience, de ruses, et d’efforts?
Ces financiers, s’ils avaient disposé de huit cent mille francs tout de
suite, étaient sauvés. Non, tout de même, car Bernard les eût accusés de
vol et rien ne les aurait pu blanchir de cette accusation. Mais enfin...
Du coup la pensée du jeune homme en vint à son prochain mariage. Un
instant il avait hésité, repris par le désir de vivre toute sa vie avec
Angèle. Mais non; le mariage avec Reine c’était cette sécurité d’argent
liquide que n’avait pas eue Mulot, c’était la seule solution à
envisager.

Il passa dans sa chambre, s’habilla. Justement, ce soir-là, Monsieur
Orsat devait venir le prendre avec sa fille au sortir d’il ne savait
plus quelle exposition. Il achevait de se préparer quand ils arrivèrent.
La jeune fille l’enveloppa d’un regard admiratif; lui aussi, il la
trouvait belle. Ils décidèrent d’aller tout doucement à pied jusque chez
eux; le soir attiédissait les dernières heures du jour d’un printemps
déjà brûlant.

Il faisait bon vivre.

--Eh bien! demanda Mr. Orsat, où en sommes-nous depuis huit jours que
vous trottez par voies et par chemins?

--J’ai gagné sur toute la ligne, mon cher beau-père. Les terrains du
Puy-de-Dôme ne sont plus à Mulot-Blinkine, ils sont à moi; je les
apporte au Syndicat pour quinze cent mille francs alors que le
Département les a vendus à mes adversaires deux millions. (Si le
Syndicat marche, se disait-il, et il ne peut pas ne pas marcher puisque
c’est moi maintenant qui cerne ses terrains, voilà neuf cent mille
francs de gagnés et le Département payé.)

--Mais le Syndicat va vous voter des félicitations. Ne vous en occupez
pas. J’en fais mon affaire; je vais le convoquer en assemblée générale;
nul doute qu’il accepte.

--D’autant plus que sur les quinze cent mille je vous demande seulement
deux cent mille comptant, le reste échelonné sur un an. Le Syndicat
comprend quatre cents parts, cela fait un peu plus de deux mille francs
pour chacune; effort dérisoire en douze mois.

--Au lieu des deux millions en trois mois que le Département avait exigé
de nos adversaires. Au fait, comment êtes-vous arrivé à cet
extraordinaire résultat? Rien n’a transpiré des délibérations du
Conseil.

--Encore n’y a-t-il rien d’officiel pour le moment et tout ce que je
vous en dis doit-il rester secret, mais enfin ça y est. Peu importe la
manière, je vous en dirai le détail plus tard.

--Et l’affaire Bordes?

--Eh bien! il va y avoir une refonte du capital; les quatre cinquièmes
des actions et un peu plus vont être entre mes mains. Veuillent les
dieux que je me porte bien et d’ici un an je ne devrai plus rien à
personne et je serai propriétaire de plusieurs millions. Comment j’ai
fait? Ah! que vous êtes curieux, mon cher beau-père, je vous raconterai
ça quand vous serez plus grand.

--Voilà la force de l’intelligence, dit Mr. Orsat.

--Oui, pensa Bernard ironiquement, et de l’escroquerie et du chantage
dirait le petit frère Maninc; mais escroquerie et chantage que je défie
bien la loi de réprimer. A propos, ajouta-t-il à haute voix, vous savez
que Monsieur Mulot est mort? Oui, il a cassé sa pipe, le pauvre homme.
Je veux espérer que ma mère ne le remplacera pas. Allons, assez parlé de
tout cela, parlons un peu de vous, petite Reine.

Le mariage eut lieu un mois après. Les jeunes époux ne firent pas de
voyage de noces. Bernard, bien qu’il se montrât extrêmement empressé
auprès de sa jeune femme, lui fit comprendre qu’il ne pouvait pour le
moment abandonner l’œuvre de réorganisation à laquelle il s’était
attelé. Il y dépensait des trésors de patience, d’ingéniosité et
d’intelligence, et une somme extraordinaire de travail. Il avait liquidé
la Cie Vénézuélienne; Sernola, mouche bourdonnante, nanti de quelques
actions, recevait, pour ne rien faire qu’amuser son maître, des subsides
qu’il dépensait dans les bars et les petits théâtres. Les voiliers dont
l’ordre secret était de s’embosser à Lisbonne étaient revenus sur un
télégramme de Bernard; le personnel dirigeant avait été à peu près
entièrement renouvelé; des agents actifs, surveillés, traités avec
largesse et sévérité réussissaient à ramener la clientèle à la vieille
maison qui prenait figure nouvelle; après bien des méditations, Bernard
avait fini par donner à la société la forme de la commandite; elle
s’appelait maintenant _Rabevel et Cie_; les pavillons rouges portaient
brodé en bleu, le nom de Bernard. Le trafic croissait sans cesse; ce
créateur d’affaires se montrait, chose bien rare, bon administrateur.

Cette vie le ravissait. Il était arrivé peu à peu à enlever les
meilleurs agents du monde entier aux compagnies rivales; il les payait
ce qu’il fallait sans lésiner; il les intéressait au trafic, aux
bénéfices, ce qui ne s’était jamais fait à cette époque. Il put bientôt
dire que les affaires qu’il ne faisait pas, c’est qu’il les avait
refusées; et, en effet, toutes lui étaient proposées avant de l’être à
aucun autre armateur. Cela avait paru étonnant d’abord. Cela ne l’était
pas. Cela ne l’eût pas été pour qui eût pu connaître dans leurs détails
les manœuvres qui avaient conduit Bernard à sa victoire sur ses
adversaires. La lutte pour assurer la prospérité de sa Cie ne demandait
pas le dixième des qualités qu’il avait montrées à ce moment-là. Mais
comme il en jouissait! Recevoir tout le jour des télégrammes de tous les
ports du monde, piquer chaque matin chaque navire à son nouveau point
sur la mappemonde, calculer les jours de route, régler la répartition du
fret, quelle occupation excitante!

--Yokohama a deux cents tonnes pour San Francisco. Le _Suffren_ va
arriver demain à Chang-Haï. Qu’est-ce qui l’attend là? Cinq cents tonnes
pour Vancouver. Il faut qu’il les prenne tout de suite, se complète par
les huit cents d’Haïphong pour Nagasaki. Télégraphiez tout de suite dans
ce sens à notre agent à Chang-Haï. Prévenez Yokohama que le _Suffren_
sera à son quai dans neuf jours et demandez-lui de trouver un complément
de trois cents tonnes même à taux réduit pour arriver à balancer le
déchargement de huit cents tonnes à Nagasaki. Et ça qu’est-ce que c’est?
Douze cents à Dakar pour Bordeaux? Qui avons-nous de ce côté-là? le
_Montcalm_ va y arriver. Télégraphiez que nous acceptons. Ah! c’est
vrai, on avait prévu qu’il devait prendre là trois mille pour Alger.
Ennuyeux cela! Des arachides pour Bordeaux, dites-vous, et du coton pour
Alger. Eh bien! il faut faire Dakar-Bordeaux-Alger, on ne peut pas
refuser à la Société Cotonnière du Sénégal, ce sont de trop bons
clients. Écrivez à Bordeaux de se procurer une douzaine de cents tonnes
de fret pour l’Algérie afin de compléter le _Montcalm_ à son arrivée à
Bordeaux, dès après le déchargement d’arachides...

Un matin qu’il travaillait ainsi, l’huissier lui présenta la carte de
Madame Veuve Mulot. Qu’est-ce qu’elle voulait, celle-là? Il la fit
attendre un moment, termina ce qu’il était en train de faire, puis donna
l’ordre de l’introduire.

Madame Mulot s’attendait à trouver un fils; elle fut reçue par un
étranger. Elle s’assit, fort gênée, ne sachant comment attaquer
l’entretien. Lui, silencieux, immobile, la regardait à travers ses
paupières mi-closes ainsi qu’en usait autrefois avec lui le Père Régard:
toute sa seconde nature avait été ainsi façonnée par un mimétisme
inconscient chez lui mais dont ses éducateurs n’ignoraient point la
puissance. Madame Mulot s’arma enfin de courage et dit:

--Vous savez, Bernard, que votre père est mort subitement. Je n’ai pas
besoin de vous dire que, étant la cause de sa ruine, vous êtes aussi la
cause de sa mort. J’ai aussi par votre faute un gros remords; peut-être,
en effet, aurais-je pu empêcher cette ruine et cette mort.

Bernard se pencha vers elle. Rien ne pouvait davantage l’intéresser.
Comment? dans son système si précisément et méticuleusement ourdi il y
avait eu une faute que le cerveau d’une femme aurait discerné et qui
était suffisante pour le perdre? Il eut un frisson rétrospectif. Puis il
haussa les épaules. Allons donc! à d’autres!

--Mon mari m’avait en effet parlé, continua la veuve, des difficultés
qu’il avait avec vous et m’avait confié comment il espérait en avoir
raison. Il m’avait également fait connaître l’occasion providentielle
qui s’était offerte à lui sous la forme de cette compagnie vénézuélienne
de navigation. Je vous ai vu perdu; je vous aime tant, Bernard,
permettez-moi de vous le dire, que j’ai failli vous écrire, vous
raconter tout pour vous sauver.

--Ce n’est que cela? dit le jeune homme qui ne put réprimer un sourire.

--Attendez. Un jour, dans la conversation, mon mari, au moment même où
je venais de me décider à vous écrire, prononça le nom de
l’administrateur de la Cie de Navigation, Ramon Sernola. J’eus la force
de ne rien dire. Mais j’étais fixée. Sernola est votre ami; j’ai compris
tout de suite que c’était vous qui tiriez les fils de l’intrigue et,
sans me rendre compte comment, j’ai deviné que mon mari allait trouver
sa perte là où il croyait provoquer la vôtre.

Bernard ne répondit rien. Il songeait profondément. Oui, la faille était
là; si cette femme n’avait pas été sa mère elle l’aurait perdu d’un seul
mot. Comment n’y avait-il pas pensé? «Je comprends, se dit-il. Si
j’avais profondément aimé ou détesté ma mère je l’aurais imaginée vivant
avec Mulot; leur intimité m’aurait été sensible; j’aurais _réalisé_
d’emblée le mal qui pouvait en advenir pour moi; j’aurais évité Sernola
ou je lui aurais fait choisir un autre nom. Cette indifférence vis-à-vis
de mes parents aurait donc pu m’être fatale? Comme quoi le sentiment
peut jouer un rôle aveuglément utile dans les affaires. A retenir,
cela.»

--Vous vous embarquez dans des hypothèses, dit-il à haute voix. Sernola
ne m’avait jamais parlé de rien.

--Admettons que vous n’aviez rien combiné, répondit-elle; la méfiance de
mon mari une fois éveillée eût suffi à le rendre circonspect. Et après
qu’il connut ce vol étrange qui vous donnait à son égard une position si
forte, qu’eût-il fait si je l’avais informé des liens d’amitié qui vous
unissaient à ceux qui avaient effectué ce vol ou en avaient profité?

--Quel roman vous bâtissez, fit Bernard, qui cachait son émotion sous un
sourire. Et d’ailleurs, tout cela est bien loin déjà, quatre mois!

--Je sais bien que vous n’avez rien à craindre; après ce que j’ai fait,
vous comprenez que je ne viens pas pour vous menacer. Certes, j’aurais
bien voulu avoir le mot de vos combinaisons secrètes; comment vous y
êtes-vous pris exactement pour serrer dans vos collets deux hommes d’une
pareille valeur? Je sens bien qu’il est inutile pour moi de vous presser
davantage. Je vais donc en venir au second et au plus important objet de
ma visite. Mon mari m’a laissé des affaires fort embrouillées. D’après
ce que j’ai pu débrouiller jusqu’ici, je me suis rendu compte qu’il y
avait deux sortes d’affaires: les prospères et les autres; les
prospères, elles ont servi à vous payer; les autres restent. Il y a
aussi cent six actions de la Cie Bordes qui ne sont pas cotées pour le
moment. Que vais-je faire?

--Si vous ne le savez pas, dit Bernard avec le plus grand calme, comment
voulez-vous que je le sache moi-même?

Madame Mulot fondit en larmes; il n’était pas ému et la considérait
curieusement. Elle se leva:

--J’aurais voulu, dit-elle, mener une vie tranquille et simple, pouvoir
vous voir, être Madame Veuve Mulot digne de mon fils, et non plus la
Farnésina; vous me rejetez à la noce.

Il fut touché dans son orgueil. Aïe! Devait-il admettre qu’on pût dire
d’une catin qu’elle était sa mère!

--Asseyez-vous, répliqua-t-il. Écoutez, je vais réfléchir à ce que je
peux tenter pour vous. Envoyez-moi tous les dossiers de votre mari,
j’étudierai cela et je vous ferai une proposition. Il ne sera pas dit
que je vous ai rejetée à votre vie de débauche par ma ladrerie à votre
égard, malgré tout ce que vous avez fait contre moi. Je veux aussi vous
témoigner ma reconnaissance de l’inaction manifestée par votre silence
sur mes relations avec Sernola, bien que l’efficacité de ce silence me
paraisse encore avoir été bien faible. Revenez demain.

Il s’inclina devant elle comme devant une étrangère.

L’étude des dossiers devait l’occuper plus longtemps qu’il ne l’avait
prévu. Il constata aussi que la présence de sa mère lui était nécessaire
pour compléter les renseignements quelquefois fort succincts que lui
donnaient les documents. Froide et calculatrice, la Farnésina avait
beaucoup retenu. Il en vint à l’interroger plus qu’il n’avait
l’intention de le faire d’abord. La rapidité avec laquelle elle le
comprenait le frappa. Habile, elle-même sut lui témoigner une admiration
qui le flattait. Leurs relations qui ne seraient jamais devenues
affectueuses furent tout de même peu à peu adoucies et même agréables.
Un soir, Reine, passant au bureau de son mari, y trouva la veuve et
elles entrèrent en conversation. Assez contrainte d’abord, cette
conversation prit bientôt un tour plus aisé; Reine sentait dans sa
belle-mère une expérience des hommes et de la vie qui l’étonnait (elle
n’en pouvait heureusement deviner la cause). Comme elle disait:

--Ne trouvez-vous pas que Bernard travaille trop?

--Souhaitez qu’il en soit toujours ainsi, répondit la mère, à de telles
natures il faut de tels travaux; craignez pour lui le désœuvrement.»

Bernard fut frappé de cette réflexion: «Dit-elle vrai?» se demanda-t-il.

Au bout de quelques jours, quand il eut enfin terminé son dépouillement,
il en arriva aux conclusions:

--Voyons, dit-il à sa mère, finissons-en. Il n’y a pas beaucoup d’argent
à tirer de tout cela. En somme, vous ne possédez de bon que les actions
Bordes et encore que valent-elles, c’est le secret de l’avenir; elles ne
sont même plus cotées en Bourse! Au dernier cours coté de 150 frs, votre
paquet représente quinze mille francs environ. Que désirez-vous?

--Je désire vivre sans demander d’argent.

--Que vous faut-il?

--Vingt mille francs par an.

--Fûû! mazette, vous allez fort, vous!

--Si vous ne me les donnez pas, il faudra bien que je les trouve. Si
vous me les donnez je vous abandonne tous ces titres...

--... dont vous ne sauriez d’ailleurs rien faire...

Il supputa mentalement la valeur des titres: «Les actions Bordes
vaudront de nouveau quatre mille francs l’an prochain et rapporteront
les vingt mille francs demandés. Le reste contient du bon, du mauvais et
du douteux qui peut donner zéro ou devenir extraordinaire. Il faut
accepter; d’ailleurs, tout plutôt que de voir reparaître la mère Mulot
en Farnésina.»

--Eh bien! conclut-il à voix haute, je vais préparer le contrat.

Ainsi peu à peu la vie s’organisait, prenait sa figure nouvelle. Les
années allaient se suivre toutes semblables. Bernard les devait vivre
tout entier pris dans la fièvre du travail et de l’élaboration de sa
fortune. Rien ne comptait désormais pour lui que les combinaisons des
affaires. Il rapportait à son foyer un cœur calme mais distrait. Il
avait appris sans choc la naissance d’Olivier Régis, fils d’Angèle, ce
fils qu’elle avait conçu de lui à Saint-Circq au temps de leurs amours;
la mort des vieux Rabevel, la naissance de Marc Rabevel, fils de Noë, le
laissèrent indifférent. Deux ans après, en 1889, lui-même devenait père
d’un petit Jean sans que son cœur tressaillît. La première messe
d’Abraham Blinkine, le retour de François en congé pour quelques mois,
la mort du Père Régard et de Lazare ne le touchèrent pas davantage. La
douce Reine avait souffert d’abord de cette obsession du travail qui le
faisait indifférent à tout ce qui n’était pas ses affaires mais la
parole de sa belle-mère lui revint et s’imposa à son esprit: «Craignez
pour lui le désœuvrement.» Elle se résigna. L’ardeur des grandes amours
lui était refusée, mais elle sentait tout de même l’affection de son
mari; il lui offrait tout ce qu’elle souhaitait: robes, bijoux, livres,
argent. Il lui témoignait de la tendresse; il lui avait donné une petite
chose vivante à chérir; que demander de plus à la vie? Elle allait
quelquefois le chercher à son bureau où il semblait, par la vivacité des
ordres et de la colère une sorte de génie déchaîné; tour à tour
silencieux, attentif, mielleux, grognon ou furieux elle le voyait vivre
d’une vie dévoratrice, aux prises avec tous les hommes, amis, serviteurs
ou adversaires qui collaboraient de gré ou de force à sa fortune. Et
quand il rentrait avec elle, absorbé encore dans des méditations muettes
et des projets, elle lui secouait amoureusement le bras. Même dans la
rue, il n’hésitait pas alors à l’embrasser sur le front en souriant
supérieurement. Mais elle trouvait tant de douceur à ce baiser et à ce
sourire qu’il lui semblait avoir épousé un héros.


IMPRIMERIE COMTE-JACQUET--BAR-LE-DUC.






*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK RABEVEL, OU LE MAL DES ARDENTS, VOLUME 2 (OF 3) ***


    

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Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
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International donations are gratefully accepted, but we cannot make
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Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
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ways including checks, online payments and credit card donations. To
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Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

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