Rabevel, ou le mal des ardents, Volume 1 (of 3) : La jeunesse de Rabevel

By Fabre

The Project Gutenberg eBook of Rabevel, ou le mal des ardents, Volume 1 (of 3)
    
This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and
most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
of the Project Gutenberg License included with this ebook or online
at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States,
you will have to check the laws of the country where you are located
before using this eBook.

Title: Rabevel, ou le mal des ardents, Volume 1 (of 3)
        I. La jeunesse de Rabevel

Author: Lucien Fabre

Release date: October 21, 2023 [eBook #71926]

Language: French

Original publication: Paris: Nouvelle revue française

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK RABEVEL, OU LE MAL DES ARDENTS, VOLUME 1 (OF 3) ***





  LUCIEN FABRE

  RABEVEL
  OU
  LE MAL DES ARDENTS

  *
  LA JEUNESSE DE RABEVEL

        «Il n’y a pas de passion sans excès.»

        Pascal.

  Treizième Édition


  PARIS
  ÉDITIONS DE LA
  NOUVELLE REVUE FRANÇAISE
  3, rue de Grenelle, (VIme)




DU MÊME AUTEUR:


  Connaissance de la Déesse, avant-propos de Paul Valéry
    (Société Littéraire de France, 1919)                     Épuisé

  Les Théories d’Einstein. (Payot, 1921)

  Vanikoro (Nouvelle Revue Française, 1923)                  Épuisé




IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE, APRÈS IMPOSITIONS SPÉCIALES CENT HUIT
EXEMPLAIRES IN-QUARTO TELLIÈRE SUR PAPIER VERGÉ PUR FIL LAFUMA-NAVARRE
AU FILIGRANE DE LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE, DONT HUIT EXEMPLAIRES HORS
COMMERCE MARQUÉS DE A à H, CENT EXEMPLAIRES RÉSERVÉS AUX BIBLIOPHILES DE
LA NOUVELLE REVUE FRANÇAISE, NUMÉROTÉS DE I A C, ET SEPT CENT QUATRE
VINGT DOUZE EXEMPLAIRES RÉSERVÉS AUX AMIS DE L’ÉDITION ORIGINALE SUR
PAPIER VELIN PUR FIL LAFUMA-NAVARRE, DONT DOUZE EXEMPLAIRES HORS
COMMERCE MARQUÉS DE a à l, SEPT CENT CINQUANTE EXEMPLAIRES NUMÉROTÉS DE
1 A 750 ET TRENTE EXEMPLAIRES D’AUTEUR HORS COMMERCE NUMÉROTÉS DE 751 A
780, CE TIRAGE CONSTITUANT PROPREMENT ET AUTHENTIQUEMENT L’ÉDITION
ORIGINALE.


TOUS DROITS DE REPRODUCTION ET DE TRADUCTION RÉSERVÉS POUR TOUS LES PAYS
Y COMPRIS LA RUSSIE.

COPYRIGHT BY LIBRAIRIE GALLIMARD 1923




    PARENT. ET FRAT.
    ABAFFECT. LUC. EOR. DIC.




CHAPITRE PREMIER


Le premier Octobre 1875 qui était un mardi, vers les trois heures de
relevée, un homme sortit subitement de la maison qui porte encore le
numéro vingt-six dans la rue des Rosiers. Il tombait une grosse pluie
froide. L’homme maugréa un instant sur la porte en ouvrant son
parapluie. Puis il se retourna brusquement, assujettit sur la tête d’un
gamin qui se tenait dans l’ombre du couloir, un capuchon de laine bleue
et partit à grandes enjambées, au milieu de la boue et d’un
ruissellement de torrent, tandis que l’enfant dont un cartable battait
le dos, trottinait sur ses pas en geignant et toussant.

Ayant suivi la rue jusqu’au bout dans la direction de l’Hôtel de Ville,
ils traversèrent le passage des Singes, remontèrent la rue des
Guillemites et prirent enfin la rue Sainte Croix de la Bretonnerie. Le
gamin à bout de souffle tirait la jambe si bien que l’homme ne
l’entendant plus piétiner tout contre lui se retourna et, distinguant
sous le capuchon le petit visage rougi, s’arrêta en souriant:

--Je cours donc si vite, petit Bernard? lui dit-il.

--Oh! oui, oncle Noë, répondit l’enfant avec assurance. Mais je te ferai
trotter moi aussi quand je serai plus grand que toi.

--Eh! qui te dit que tu deviendras plus grand que moi, moucheron?

--Je le sais bien, moi.

Noë Rabevel regarda son neveu. L’enfant assez grand pour ses dix ans
semblait robuste. Ses cheveux bouclés qu’il portait longs adoucissaient
un peu une mine têtue et sournoise qui gâtait l’intelligence des yeux
vifs. L’homme poussa un soupir et marmonna quelques mots. Mais l’enfant
tendait l’oreille et l’observait de côté d’un regard fixe qu’il surprit
et qui lui pesa. Il sentit après un peu de réflexion son étonnement et
sa gêne.

--Damné gosse, se dit-il, qui ne sera pas commode.

Il avait ralenti l’allure et ils firent encore quelques pas en silence.
Noë poursuivait le cours de ses réflexions.

--Bon Dieu, oui, songeait-il, qu’il grandisse et tant mieux s’il est
capable de faire autre chose qu’un menuisier ou un tailleur. On en sera
enfin débarrassé.

Une calèche lancée au grand trot de ses deux chevaux les dépassa et
projeta sur sa cotte de velours une flaque de boue luisante.

--Les cochons! fit-il.

--Je les connais, dit l’enfant. C’est Monsieur Bansperger, tu sais, le
fils du rabbin? Il est avec une dame. Il va voir son père sans doute.

--Oui, il a eu vite fait fortune celui-là avec les fournitures de la
guerre, grommela Noë.

Un camarade d’école, de quelques années à peine plus âgé que lui; oui,
il devait être de 1844, ce qui représentait une différence de cinq ans;
il s’était enrichi tandis que d’autres, dont lui-même, faisaient le coup
de feu dans la mobile et allaient pourrir dans les casemates glacées de
la Prusse.

--Pourquoi tu n’es pas riche comme ce Bansperger? demanda l’enfant comme
si les pensées de son oncle ne lui avaient pas échappé.

--Parce que, mon petit, il faisait du commerce tandis que je me battais.

--Et l’oncle Rodolphe se battait aussi?

--Oui, mon frère se battait aussi.

--Mais pourquoi Bansperger ne se battait-il pas?

--Bansperger était Polonais, mon petit Bernard.

--Alors, pour devenir riche, il valait mieux être Polonais?

--Oui, pendant la guerre. Mais à présent cela n’a plus d’importance...

--Alors je pourrai rester Français? demanda l’enfant.

Noë eut un serrement de cœur qu’il reconnut bien. Souvent les réflexions
de son neveu le transperçaient.

--Je pourrai rester Français? répéta l’enfant d’une voix insistante.

--Oui, répondit Noë, avec une émotion qu’il tentait vainement de
surmonter. Sais-tu que c’est un grand honneur d’être Français?

--Pourquoi? demanda Bernard.

--Ah! le maître te l’expliquera! D’ailleurs, nous arrivons.

Ils s’arrêtèrent devant une vieille bâtisse en pans de bois, toute
vermoulue, où déjà stationnaient des groupes d’enfants et de grandes
personnes. Le menuisier reconnut quelques amis et bavarda un instant
avec eux sous le déluge qui ne cessait point.

--Alors, vous menez ce gosse au régent? lui demandait-on.

--Ma foi, oui, c’est de son âge; il faut bien qu’il apprenne son
alphabet. Et puis, quelques coups de rabot au caractère ça ne fait point
de mal, pas vrai? Surtout que le petit gars ne l’a pas toujours verni;
hein, Bernard?

Mais l’enfant se taisait; il avait un pli au front et semblait méditer.

--Il est toujours comme ça, ce petit, c’est une souche, dit Noë à ses
interlocuteurs; on ne sait pas d’où ça sort.

Bernard leva les yeux.

--Tu ferais mieux de te taire, fit-il d’un ton froid qui remua les
auditeurs.

--Voilà, s’écria l’oncle en prenant ceux-ci à témoin, voilà comment me
parle ce gosse. Et c’est mon neveu; et j’ai seize ans de plus que lui!

«Et encore moi, ça m’est égal, je ne le vois guère que quand il descend
à l’atelier, et aux repas. Mais avec mon frère Rodolphe, le tailleur,
qui est marié, lui, et chez qui nous sommes en pension, c’est pareil. On
ne peut pas dire qu’il soit grossier; mais il vous a des raisonnements
et tout le temps des raisonnements. Tout le jour, je l’entends à travers
le plancher qui fait damner les compagnons tailleurs à l’étage et qui
leur mange tout leur temps. Ça veut tout savoir, et ça a un mauvais
esprit du diable. C’est un badinguet de mes bottes, quoi!

--Une bonne claque, dit un gros monsieur décoré, une bonne claque je
vous lui donnerais, moi, quand il veut faire le zouave. Pourquoi vous ne
le corrigez pas?

Noë eut un petit mouvement de stupéfaction.

--Eh! bien, répondit-il, c’est vrai, vous me croirez si vous voulez, on
n’y a jamais songé. Ce gosse-là, c’est pas tout le monde. Rien ne nous
empêcherait, pas? Mais c’est comme le mauvais bois. Comment qu’on
veuille le prendre, au guillaume ou au bouvet, on l’a toujours à
contrefil; il répond comme un homme. Alors... Et, ajouta-t-il après un
instant en baissant la voix et après avoir constaté que Bernard
regardait ailleurs, que voulez-vous? le gronder, ça passe, mais le
battre, je crois bien que j’oserais pas!

A ce moment la porte de l’école s’ouvrit et le maître parut sur le
seuil. C’était un homme d’une cinquantaine d’années, aux longues
moustaches fatiguées, qui traînait les pieds dans des savates. Il ôta sa
calotte défraîchie à pompon noir pour saluer son monde; puis, d’un tic
qui l’agitait tout entier, il secoua ses vêtements verdis par l’usage et
d’où s’envolaient de la poussière et du tabac à priser. Noë le regardait
avec admiration.

--Tu sais, dit-il au petit, c’est un savant et un républicain de la
première heure. Il était près de Lamartine en 48 et il possède encore
des lettres qu’il a reçues de Béranger et de Victor Hugo. C’est un Père
du peuple, ça. Tu as de la chance d’avoir un pareil maître.

Mais Bernard contemplait les vêtements avachis du pauvre homme et sa
contenance misérable; un grand air d’ennui, de tristesse et de solitude
émanait du pédagogue. L’enfant y cherchait vainement l’éclat des rêves,
la féerie de la science, toute la lumière de ces paradis dont ses
oncles, petits patrons intelligents et cultivés, lui parlaient si
souvent. Cette minute qu’il avait attendue longuement, et longtemps
souhaitée, lui parut tellement morne qu’il sentit monter les larmes. Il
se retint par orgueil et fit du coin de la bouche une mauvaise grimace;
son démon coutumier lui souffla le mot le plus propre à blesser Noë:

--Il n’est pas reluisant ton bonhomme, lui dit-il; et il souffla avec
dérision.

A peine achevait-il qu’il sentait à la joue une brûlure cuisante: pour
la première fois de sa vie on l’avait giflé. L’oncle et le neveu se
regardaient aussi interdits l’un que l’autre. Le maître d’école les
aborda:

--Que viens-tu de faire, Noë? dit-il d’un ton de reproche.

Mais l’enfant, les yeux humides, le prévint:

--Il m’a battu parce que je ne vous trouve pas reluisant.

Le père Lazare hocha la tête.

--Il est pourtant vrai, dit-il, que je ne me soigne guère. L’observation
de cet enfant m’est une leçon, Noë, et elle me profitera plus que ne
t’ont profité celles que je t’ai données. Où irons-nous, mon pauvre ami,
si tu ne sais pas respecter le citoyen qui dort dans cette petite âme
d’enfant? Que nous donneront les institutions dont nous rêvons et qu’ont
préparées les barricades et la défaite des tyrans, si nous ne conservons
intacte la bonté naturelle, si nous ne l’éduquons, si nous ne révérons
la raison dans cette source si pure où elle nous apparaît à l’état
naissant?

Il s’exprimait à voix presque basse, si bien que nul ne les avait
remarqués. Il les avait conduits en parlant dans un coin obscur de
l’école où les enfants déjà prenaient leur place au milieu d’un murmure
joyeux tandis que les parents se rassemblaient au fond de la salle pour
échanger des nouvelles ou des témoignages d’amitié.

--Je vous jure, dit Noë tout rouge, je vous jure...

--Eh! sur quoi veux-tu jurer, mon ami? L’Être suprême est bien loin et
nul ne sait ce qu’est devenu Jésus, le plus grand des hommes. Les formes
de la superstition demeurent-elles à ce point vivantes dans les cœurs de
vingt ans? La tâche d’éduquer l’humanité est la plus lourde et la plus
ingrate. Faut-il donc douter du progrès? Autrefois, ton père, comme toi,
poussait le riflard en chantant _Lisette_. Mais il avait à peine
desserré le valet et rangé les outils qu’il prenait, pour les dévorer,
tous les ouvrages des émancipateurs.

--Il le fait encore, remarqua le jeune homme comme pour lui-même. Mais
nous le faisons aussi, Maître Lazare. Moi, évidemment, je suis encore un
peu jeune vous comprenez; j’en suis toujours à revenir aux livres moins
secs...

--Oui, dit le maître en lui prenant affectueusement le bras, je sais
bien que le sang des faubourgs ne ment pas. Va, tu peux lire les poëtes,
ils ne sont pas les ennemis de la République, nous ne l’ignorons pas,
quoi qu’en dise Platon.

Il ferma à demi les yeux et sourit à sa vision. C’était là, tout à côté,
que, près de lui, Lamartine... Depuis, il y avait eu l’Usurpateur, puis,
la défaite, la Commune... Cette belle Commune qui avait pourtant, de
l’Hôtel de Ville, laissé les ruines fumantes... Bah! songeait Lazare,
crise de croissance. Et Noë qui rêvait aussi disait, tout doucement,
avec amour:

    _Ainsi, toujours poussé vers de nouveaux rivages..._

--Le progrès, Noë, le progrès, murmura le maître. Il se pencha vers
l’enfant qui avait ôté son capuchon et son béret. Sa main dégagea des
boucles un beau front lumineux mais serré aux tempes, froncé près des
sourcils sur une arête coupante et dure.

--Il est fait pour tout comprendre, ce petit, dit-il au jeune homme à
voix basse.

--Pour ça, c’est sûr; reste le caractère; et là, dame, je vous assure
qu’il n’est pas de droit fil.

--Ah? fit le maître pensif.

--Et puis, comment vous dire? Ce gosse-là c’est presque effrayant comme
il ne pense qu’au sérieux. Il a tout le temps l’air de faire des
expériences. Il va, il vient, mais toujours il calcule et il vous a des
réflexions qui vous tournent quartier. Plus de nœuds que de bois sain je
vous dis.

--A quoi paraît-il plus particulièrement s’intéresser? A quoi
songe-t-il?

--Difficile à dire, pour moi qui ne réfléchis pas à vos affaires
d’esprit. Mais enfin, je ne mentirai pas, au moins que je croie, si je
vous disais qu’il me fait l’effet de ne pas guère penser à autre chose
qu’au profit; au profit et aux moyens d’avoir du profit.

Le père Lazare qui regardait l’enfant releva la tête:

--Que c’est grave, que c’est grave. Il faut que j’y songe à tout cela...
Mais attends encore. Je vais maintenant m’occuper de tout ce petit
monde. En attendant, installe l’enfant à quelqu’une de ces tables,
n’importe où; le rang est provisoire.

Il quitta le jeune homme; dans le groupe des parents qu’il connaissait à
peu près tous il s’attarda encore un instant cependant que les écoliers
achevaient de se placer suivant leurs préférences. Enfin, il gagna la
chaire et il se fit peu à peu le silence.

--Je vais, dit-il, mes enfants, vous demander de vous lever l’un après
l’autre. Chacun de vous me donnera son nom afin que je grave dans ma
mémoire les traits qui répondent à tous ces livrets que m’ont apportés
vos parents. Ne soyez pas intimidés et parlez-moi tout bonnement, comme
à un ami que vous connaîtriez depuis longtemps.

Une trentaine d’écoliers répondirent d’une voix coupée par l’émotion.
Noë fut frappé du nombre de noms étrangers qui blessaient son oreille au
passage, Schalom, Hirschbein, Alheihem, Schapiro, Ionah, Mandelé, Pérès,
Mocher, Séforim... Et, venue il ne savait d’où, une image de Ghetto
médiéval s’imposa à ses yeux puis se dégrada peu à peu pour reprendre
les couleurs familières de la rue des Rosiers. Il eut, un instant, le
souci de la race et de la patrie; la calèche de Bansperger, d’une
copieuse volée de fange, l’éclaboussa au plus bleu de l’âme; il en
ressentit presque une douleur physique. Autour de lui, à voix basse, des
personnages en lévite et en caftan parlaient et multipliaient les
sourires, les clins d’yeux, précipitaient une mimique inconnue de
l’occident.

--Ces gens-là aiment la France, se dit-il pour se rassurer, puisqu’ils
viennent y vivre.

Il écouta, mais les étrangers parlaient yiddisch.

--En tous cas leurs enfants parleront français; ils seront Français.»
Mais la calèche de Bansperger passait encore contre lui, il fit un pas
de côté pour l’éviter.

--Je rêve debout et éveillé, ça n’est pas ordinaire, grommela-t-il, et
je radote. J’ai le comprenoir mal affûté ce matin, faudra donner de la
voie.

Pourtant, se rappelant encore l’incident du chemin, comme la réflexion
de son neveu lui revenait à la mémoire, de nouveau il se sentit pincé au
cœur.

--Si nous n’avons que cette graine pour reprendre l’Alsace...

Le père Lazare interrogeait justement l’enfant; debout, d’une voix nette
et tranquille, son beau visage mat sous les boucles brunes tourné vers
le maître, le petit Rabevel répondait sans l’ombre de timidité ni
d’arrogance.

--Il est né bon, se disait le maître, il est évidemment né bon comme
tous les êtres, mais il a dû être mal conduit... Un enfant élevé sans
père ni mère... Pourtant ses oncles sont de si braves gens.

L’enfant se rassit. Il n’avait pas eu un regard pour ses voisins. Il
examinait la grande salle, les murs recouverts d’images pédagogiques,
les tableaux luisants comme des eaux profondes au bord des rives de
craie, les rayons chargés de livres qui recélaient un formidable inconnu
et enfin ce maître jugé quelques minutes auparavant sans indulgence et
où déjà il devinait une puissance. Puissance encore occulte, amie ou
ennemie, il ne savait; il ne se le demandait pas tout-à-fait; un obscur
instinct triple de force, de ruse et de possession commandait
l’observation. Les yeux grand ouverts, toute l’attention de son jeune
esprit appliquée à comprendre, il écoutait la voix de ce vieil homme
dont on lui avait dit qu’il lui donnerait ce qui était l’essentiel de la
vie.

--Mes enfants, poursuivait le maître d’une voix infiniment douce tant
s’y reflétait la sérénité du cœur, maintenant je vous connais tous. Vous
voici autour de moi pour apprendre, c’est-à-dire pour devenir des hommes
bons et forts. Quelques-uns d’entre vous sont nés dans des pays
étrangers mais ils sont en France et seront Français, citoyens du
premier des pays libres; ils y vivront utiles, respectés, aimés de tous.
Vous êtes des petits enfants du peuple mais vous savez que vous pouvez
espérer en la République. Vous pouvez devenir ce qu’il vous plaira de
devenir. Enfants du peuple, vous pourrez commander un régiment, conduire
un cuirassé, devenir banquiers, notaires, armateurs, députés, ministres.
La République aime pareillement tous ses fils, juifs ou chrétiens,
nobles ou roturiers, pauvres ou riches. Il s’agit pour vous d’être
persévérants et laborieux. Et chacun, suivant son intelligence,
arrivera, sans que rien au monde puisse l’arrêter, à la place digne de
lui. Ainsi, mes petits enfants, travaillez, travaillez de tout votre
cœur, non pas seulement pour contenter vos parents et votre maître qui
déjà vous aime tous, mais pour assurer votre avenir.

Bernard avalait goulûment ces paroles dont beaucoup lui demeuraient
étrangères mais dont le sens général ne lui échappait pas. Il se sentait
né premier, au-dessus de tous, et brûlait déjà d’en donner les preuves.
Et cette République dont les oncles ne cessaient de parler, elle devait
donc l’aider? Mais le préférerait-elle? Oui, le maître disait qu’elle
aimait pareillement tous ses enfants. D’abord, quels enfants? Lui-même
n’avait aucune mère, il le savait bien. Ensuite on préfère toujours
quelqu’un. Allons, on n’allait pas lui dire le contraire, à lui,
Bernard, à dix ans! Pourtant...

Il regarda à la dérobée ses voisins. Puis s’adressant à l’un d’eux, un
petit garçon de mine timide, aux yeux candides et tout rêveurs, il lui
demanda son nom: François Régis, répondit l’enfant.

--As-tu compris tout ce qu’il a dit, le maître?

--Pas tout. Mais je sais ce que c’est qu’un armateur, dit le petit
garçon tout fier.

Bernard fut blessé de cette supériorité.

--Moi aussi, fit-il sèchement. Et, ayant proféré son mensonge, il se
tourna vers son autre voisin qui les observait. Celui-là s’appelait
Abraham Blinkine; il montrait un visage souffreteux, prématurément ridé;
des boutons blancs gonflaient son cou. Il regarda un instant Bernard de
ses yeux mi-fermés, luisants d’une intelligence acérée, héritée d’une
civilisation vieille de millénaires. Quand le petit Rabevel lui demanda
à lui aussi s’il avait tout compris, il ne dit rien, haussant les
épaules. Bernard, perplexe, baissait les yeux, mais, comme il les
relevait à l’improviste, il surprit dans ceux d’Abraham une telle
expression de finesse qu’il sentit, comme en un choc, que si le petit
camarade n’avait rien dit c’était uniquement afin de ne pas le blesser
par l’étalage d’une supériorité. Et, dans cet égard dont il n’aurait pas
eu l’idée lui-même vis-à-vis d’un autre, il devina une ampleur telle,
une puissance au regard de laquelle il se sentait si petit, que son
humiliation fit remonter une boule amère dans sa gorge. Il serra sa
langue entre ses dents pour ne pas crier.

Cependant le père Lazare annonçait qu’il remettait en liberté «ses
jeunes étourneaux» et que la véritable classe commencerait le lendemain
matin. Puis il fit ses dernières recommandations, donna tous les
renseignements utiles pour l’achat des livres et descendit de sa chaire.

--Venez donc dîner avec nous, demanda Noë comme il le rejoignait. Cela
fera plaisir à tout le monde.

--Je ne dis pas non, dit le régent, laisse-moi le temps de devenir un
peu plus «reluisant...»

Il avait prononcé le mot sans regarder Bernard; mais celui-ci, bien
qu’il eût entendu, ne rougit point. Seul, un mouvement de la mâchoire et
qui décelait de la colère et non de la confusion, fit trembler
légèrement sa joue.

Le père Lazare prit l’escalier; l’enfant s’assit au pupitre qui lui
était destiné et, avec beaucoup d’attention, l’examina de tous côtés;
puis il l’ouvrit, fit, à plusieurs reprises, jouer les gonds; s’étant
aperçu tout-à-coup qu’il manquait une vis à l’une des charnières, il se
mit en devoir d’en retirer une du pupitre voisin. Mais à peine l’eut-il
retirée qu’il s’arrêta comme interdit. Il fit la moue, eut un
imperceptible mouvement d’impatience contre lui-même comme s’il
déplorait sa propre sottise et remit la vis qu’il venait d’enlever;
puis, ayant avisé à quelques tables plus loin un autre pupitre, il mena
cette fois son opération jusqu’au bout.

Noë qui, feignant de lire un journal, avait suivi son manège se
demandait s’il devait admirer l’attention, la précision, la minutie et
l’adresse de l’enfant, s’étonner de sa rare prudence ou essayer
d’inculquer une idée de scrupule à une nature qui témoignait d’une
parfaite et si calme absence de sens moral. Il l’appela, mais Bernard
sembla ne pas entendre. «Il me boude, se dit le jeune homme, parce qu’il
a reçu de moi cette première gifle»; et il se sentit attendri; ce serait
la dernière, bien sûr; comment un tel mouvement d’humeur avait-il pu lui
échapper? Il voulut faire la paix avec le petit sauvage; il l’appela de
nouveau; mais l’enfant, levant enfin la tête et le regardant fixement,
lui montra de tels yeux, et si chargés de haine, qu’il redouta l’avenir.

Le maître d’école descendait à ce moment. Ils sortirent tous trois.

--Voilà le temps qui s’est remis au beau, dit le père Lazare. Il est
cinq heures et ton après-midi est perdue et bien perdue, mon petit Noë.
Alors, si tu veux, nous allons prendre le chemin des écoliers.

--Bah! répondit le jeune homme, il faut que je passe tout de même chez
nous pour avertir de votre arrivée...

--Oui, et que ta mère et ta belle-sœur se mettent en cuisine? Non, mon
petit, rien de tout ça. Combien êtes-vous à table?

--Mes parents, mon frère et sa femme, Bernard et moi; cela fait six.

--Eh bien! quand il y en a pour six il y en a pour sept... Si tu veux,
nous allons prendre la rue de Rivoli jusqu’au Châtelet et nous ferons
tout le tour par la Cité et l’île Saint-Louis pour reprendre la rue des
Rosiers par l’autre bout. Cela te va à toi, petit Bernard?

--Oui, Monsieur, répondit l’enfant d’une voix sans nuance.

--Alors, passe devant comme un homme, pour voir si tu ne te tromperas
pas de chemin.

Quand Bernard eut pris quelque avance, le maître qui le regardait
marcher et jugeait cette démarche forte et sûre, cette foulée sans
distraction, se tourna vers Noë.

--Vois-tu ce qui le distingue des autres dans son allure, cet enfant?
C’est qu’il n’applique son attention qu’à bon escient. Il ne fait point
le badaud devant tout, il n’est pas non plus indifférent à tout, mais il
discerne parfois un objet digne d’être observé et alors il s’arrête; il
enregistre et il mûrit. Tu as dû remarquer cela fréquemment.

Noë avoua qu’il n’avait jamais prêté attention à la chose. Quand il
sortait avec son neveu il ne s’en occupait guère, étant toujours pressé
lui-même et il laissait courir le petit derrière lui.

--Tu as tort; il faut gagner la confiance de ces jeunes êtres pour les
guider et il faut les observer sans relâche; c’est très important; une
promenade comme celle-ci peut suffire à se faire une idée du caractère
de cet enfant. Regarde-le. Il s’est déjà arrêté devant la devanture d’un
bijoutier; et le voici devant celle d’un changeur, justement le père de
son voisin, le petit Blinkine; de toute évidence il ne peut comprendre
ce qu’il y a dans cette vitrine ni ce qui peut se vendre et s’acheter
dans cette boutique; mais il s’y intéresse. Vois à présent comme il
passe dédaigneusement devant ce petit bazar à jouets. Si, il s’arrête;
il examine les bateaux, les chemins de fer. Qu’en ferons-nous? Un
navigateur, ou un mécanicien? ou un géographe? car il s’arrête aussi
devant les cartes de l’armateur Bordes; le petit François Régis pourra
le piloter, c’est le cas de le dire, son père est en effet Capitaine au
long cours dans cette maison et doit se trouver pour le moment à
Rarotonga, au fond du Pacifique austral...

Bernard les attendait au bord du trottoir; Noë lui tendit la main pour
traverser avec lui la rue de Rivoli, mais avec une inattention
parfaitement simulée l’enfant s’était approché du maître qu’il prit par
la manche; le bonhomme ravi lui donna une tape d’amitié et regarda Noë
d’un œil rieur; mais l’expression du jeune homme taciturne lui fit
deviner que sous l’apparente ingénuité de Bernard venait de se cacher
quelque petite vilenie et que l’enfant les avait moqués tous les deux.
Décidément, se dit-il, il faudra serrer son jeu avec ce jeune diable.

Arrivés sur le pont, Bernard reprit son avance et le père Lazare demanda
à Noë ce qui venait de se passer. Toute explication ayant été donnée, il
resta pensif. Mais enfin, songeait-il, d’où tout cela peut-il venir? Les
Rabevel sont de fort braves gens, un peu têtus certes et même boudeurs,
mais francs comme l’or, bons comme le pain; et fins avec ça. Et
courageux! On l’avait bien vu pendant les Journées; le père Rabevel
avait fait celles de 30 et celles de 48, et la Commune, encore qu’il fût
déjà bien vieux. Bon; mais ce Bernard n’avait pas l’air lui non plus
d’avoir froid aux yeux; il était donc bien Rabevel. Noë pourtant le
prétendait sournois et de tendances cupides, violentes et dominatrices.
«Au fait, dit Lazare, je comprends fort bien que vous ayez gardé ce
petit qui n’a plus de père, puisque ton malheureux aîné est mort deux
mois avant sa naissance, mais enfin sa mère ne pouvait-elle le garder
elle-même? et où est-elle? s’est-elle remariée et son nouvel époux ne
veut-il pas prendre l’enfant? est-elle malade et incapable de s’en
charger? ou bien est-elle morte?»

Le petit Bernard s’était insensiblement laissé rejoindre et il écoutait
attentivement bien que d’un air indifférent; mais les deux hommes ne le
regardaient pas.

--Cher Monsieur Lazare, dit Noë qui desserrait avec peine les dents,
nous autres, nous ne sommes que de simples ouvriers qui ont poussé assez
pour en employer d’autres; et nous travaillons avec les compagnons; et
on connaît l’ouvrage; c’est pour dire qu’on n’est pas des gros
_monsieurs_. Mais on a son honneur comme les gros. Et, vous comprenez,
Monsieur Lazare, je ne vous dirai point si elle est morte ou si elle est
vive, cette femme, parce que d’abord on ne le sait pas, vu qu’elle n’a
jamais donné de ses nouvelles ni envoyé un sou pour le gosse; et qu’on
ne les lui aurait pas voulus comme de bien entendu, ses sous; en parlant
par respect, ce qu’on gagne avec le cul n’est jamais propre. Je ne sais
pas d’ailleurs qu’est-ce que je vais chercher là; la vérité c’est que
nous ne savons pas s’il a une mère ni même s’il en a jamais eu une. Vous
comprenez?

--Je comprends, je comprends, dit doucement le maître d’école. Voilà des
choses, ajouta-t-il comme se parlant à lui-même, qu’on n’aurait pas vues
du temps de l’ancienne Rome. Mais les institutions corrompent le genre
humain. Qu’il y ait des femmes sages et fidèles et des hommes intègres
après les turpitudes de la Royauté et des deux Empires, cela passe
l’imagination. Pourtant il y en a; c’est la majorité; et c’est la preuve
de la bonté foncière de ce genre humain. Le gouvernement du peuple nous
ramènera à l’âge d’or, Noë; nous y touchons déjà; que chacun oublie ses
misères pour songer au salut de tous. Vive la République!

Il mit sa main sur l’épaule du garçonnet qui, maintenant, marchait à
côté d’eux.

--Et de toi, poursuivit-il, petit Bernard Rabevel, de toi nous ferons un
grand citoyen; un noble et vertueux citoyen. Tu promets par
l’intelligence et la volonté; nous les éduquerons comme elles doivent
l’être. Veux-tu être bijoutier? Non. Changeur, géographe, mécanicien? Tu
ne sais pas. Veux-tu mener des hommes, être puissant? nous t’en
donnerons les moyens. Tu seras le plus grand, le plus riche, le maître,
tu entends, le maître par la fortune et la puissance.

L’enfant sourit, leva vers Lazare des yeux extasiés, il donna d’un geste
brusque et comme d’oubli ou de pardon sa main libre à Noë. Lazare fit un
imperceptible signe au jeune homme et continua.

--Oui, tout cela, c’est pour toi que je le disais ce matin, pour toi
tout seul. La République t’ouvre ses bras et elle te recevra parmi les
plus grands de ses fils. Il reste à en être digne c’est-à-dire à donner
l’exemple de la vertu, de la justice, de la bonté; à se rappeler que
tous les hommes sont égaux et frères...

Mais l’enfant, depuis un moment, n’écoutait plus. Ils entendirent sonner
sept heures à Saint-Gervais et ils pressèrent le pas. La rue des Rosiers
était grouillante de lévites sordides quand ils y entrèrent. Le père,
Jérôme Rabevel, qui, sur le pas de la porte, guettait le retour de Noë,
les aperçut et cria dans l’escalier que Mr. Lazare arrivait avec le
cadet; les femmes mi-souriantes, mi-furieuses atteignirent la poële pour
_sauter_ une omelette supplémentaire et le brave vieux Jérôme fit
quelques pas au devant de ses hôtes.

--Voyez que j’ai encore de bons yeux, Monsieur Lazare? Je vous ai
reconnus de loin.

--Et parmi cette foule qui sort des ateliers.

--Cela, ça m’aurait plutôt aidé, s’il faut dire vrai; car, vous
tranchez, tout de même, au milieu de tous ces Galiciens.

--Je crois en effet que la majorité de ces gens sont des étrangers.

--Des étrangers! il n’y a que de ça; c’est bien simple, il n’y a que de
ça. Ah! autrefois, ce n’était pas pareil. Entre nous, pour cette
chose-là, l’Empire avait du bon; la République laisse faire; qu’est-ce
que vous voulez? il est vrai, au fond, que tous les hommes sont frères.

--Et les Prussiens? demanda Noë en riant.

--Ah! ceux-là, fit le vieux qui cracha avec dégoût, tout ce que vous
pourrez me dire c’est de la sciure et des copeaux; on ne me tirera pas
de l’armoire qu’ils sont d’une autre fabrique que nous.

--Mais non, mais non, dit Lazare; ils sont moins avancés sur le chemin
du progrès moral, voilà tout; à nous de les civiliser comme nous
civiliserons ces Pollaks.

--Bien sûr, bien sûr, chacun son idée, pas vrai. Mais pour les Pollaks,
ils ne font pas grand mal. Ça travaille et c’est assez tranquille; on
n’en souffrirait pas trop sauf que c’est sale, que ça pue et que ça
fourre de la vermine partout où ça pose l’équerre. Montons dîner.

Ils suivirent le couloir obscur et prirent l’escalier fort raide en
s’aidant de la corde qui servait de rampe. La mère Rabevel, sur le
palier, élevait au-dessus de sa tête la grosse lampe à pétrole ornée de
fleurs.

--Heureusement que vous savez où vous venez, dit-elle à l’invité. On se
croirait dans la caverne d’Ali Baba quand on entre dans ce couloir.

--Mais je connais le mot qui donne le jour, répondit le maître d’école.
Sésame, ouvre-toi!

Rodolphe Rabevel de l’intérieur de la cuisine ouvrit en effet la porte
en riant et le père Lazare s’écria:

--Je reconnais les aîtres. Rien de changé. Plus de quarante ans que je
suis venu ici pour la première fois, avec vous, Jérôme. J’avais dix ans
et vous en aviez vingt-cinq. C’était tout pareil. Vous vous rappelez.

--Si je me rappelle? C’était à la veille des journées, foutre! Ah! ah!
les ébénistes du faubourg Antoine...

--Saint Antoine, dit la mère Rabevel.

--Antoine, répéta le vieux en clignant un œil pétillant. (Ça ne peut pas
faire de bonnes républicaines, ça aime trop les messieurs prêtres, ces
bougresses de femmes, pétard de sort! Mais c’est une citoyenne qui n’en
craint pas pour vous tenir une maison! et la belle-fille, c’est pareil.)
Je disais donc que les ébénistes du faubourg Machin (te voilà prise,
Catherine?) venaient ici pour parler de la chose; parce que c’était à
l’écart, on ne se méfiait pas. Pensez, si près de l’Hôtel de Ville! Et
tous les mouchards logés dans le quartier. Jamais, figurez-vous, jamais
ils ne se sont doutés de rien. Tu sortiras une bouteille de l’époque,
cire jaune; ça me donne soif d’en parler; vous le goûterez ce petit vin
blanc, monsieur Lazare; et vous me direz ce que vous en pensez de cette
mécanique-là; je l’ai soutiré huit jours avant les barricades. Et vous,
sans vous commander, Eugénie, servez la soupe, ma mignonne.

Il sourit au maître d’école.

--Oui, elle s’appelle Eugénie, ma petite belle-fille, brave petite,
comme l’ex-madame Badinguet. Mais elle est mieux. On ne lui demande que
de nous donner des petits Rabevel et ce sera parfait.

--Vous en avez déjà un, dit Lazare.

--Oui, fit le vieillard en regardant Bernard. Oui... Voyez ce que c’est
tout de même que la vie. J’ai eu quatre enfants. L’aîné, Pierre, meurt
en me laissant ce bambin. Le second, Rodolphe n’est pas fichu à
trente-six ans de me donner un petit bout d’homme à faire sauter sur les
genoux. Ma fille, troisième, meurt en couches à vingt ans, quelle
misère! et le dernier, ce Noë que vous voyez et qui est maintenant mon
cadet, il parle de ne pas se marier. Dans quel temps vivons-nous!

Eugénie posait sur la nappe la soupière fumante. On se mit à table. Et
soudain le vieillard rougissant comme un enfant s’écria:

--Et moi qui ne suis pas rasé, maître Lazare! Aujourd’hui justement que
vous êtes là; c’est un coup du sort. Donnez-moi cinq minutes.

Lazare le regardait, propre, net, ce visage mince, aux rides
spirituelles, aux yeux noirs. Il retrouvait le même nez droit, la bouche
rieuse et bonne dans les enfants. Chez Rodolphe on voyait toutefois
l’air de ruse malicieuse du père qui ne se rencontrait pas sur la figure
de Noë plus souvent mélancolique comme celle de sa mère. Tous deux,
d’ailleurs, offraient le type du parfait compagnon français tel que la
tradition et les chants d’atelier le maintiennent dans une élite depuis
le Moyen-Age.

Le père Jérôme, un plat à barbe sous le menton, se savonnait avec les
doigts à l’ancienne mode. Puis, sans miroir, en un tournemain il fut
rasé.

--Qui veut l’étrenne? dit-il plaisamment.

Bernard s’était levé d’un bond et lui avait sauté au cou, plaquant sur
ses joues deux baisers retentissants:

--Ah! ah! fit le grand-père radieux, qui dit qu’il n’est pas affectueux
ce gamin? Je prétends qu’il a du cœur, moi; seulement il ne le trouve
que quand le corps et l’esprit sont satisfaits; et ils ne le sont pas
facilement; car il est exigeant, le gaillard!

--Le bonhomme a trouvé le mot, dit Noë en se penchant vers le maître.

--Je le croirais assez, répondit Lazare.

--Vous nous excusez, Monsieur, demanda Catherine; vous allez manger des
restes.

--Eh! dit Rodolphe, que crois-tu que demande notre maître; va, il est un
travailleur de la pensée comme nous le sommes des mains; il est simple
comme nous, quoique plus intelligent et bien plus savant. Pas vrai?

--Bien sûr, répondit Lazare vraiment touché, tant cette pensée sincère
était proche de la sienne.

--Il faudra tout de même nous avertir une autre fois, reprit Rodolphe;
nous ne sommes pas riches, les tailleurs, mais...

Jérôme l’interrompit en fredonnant:

    _Et les tailleurs sont des voleurs..._

«J’ai fait de mon fils un tailleur! Que voulez-vous? L’aîné était
menuisier; et habile, vous pouvez m’en croire. Celui-ci a voulu être
tailleur: il a installé ici le comptoir et le sixfranc, il nous enfume
avec son charbon de bois, il nous fait éternuer avec ses pattemouilles.
Est-ce que c’est un métier, ça: des ciseaux qui râpent et qui grognent,
une aiguille qui ne sait rien dire? Moi, je descends au rez-de-chaussée
où Noë a naturellement remplacé mon pauvre aîné. Là, il fait bon: la
varlope siffle gentiment, le maillet dit ce qu’il a à dire et on voit ce
qu’on fait. Vous me direz que c’était mon métier. Tout de même. Et puis,
quel plaisir. Tenez, ce buffet et cette table sont dans la famille
depuis deux cents ans; c’est le grand-père de mon père qui les a
dessinés et assemblés. Vous pouvez tâter: c’est massif, solide, d’aplomb
et d’équerre; ça n’a pas bougé. Tous les meubles de la maison ont été
faits par des parents. Ça vaut d’être noble, hein!

--Grandes choses, ces traditions, grandes choses, disait Lazare
convaincu.

--Ah! bien oui, je crois bien, toutes ces assiettes au mur: celle-là «La
Liberté ou la Mort», celle-ci «La Bergère», ce plat à barbe «Rasez-moi»,
tout ce qu’il y a là vient des vieux, rien du marché aux puces. Vous
croyez que ce gosse, quand il sera grand, il ne se rappellera pas tout
cela et qu’il ne voudra pas se nouer à ses vieux lui aussi? Je ne sais
pas trop m’exprimer mais enfin je sais ce que je veux dire, et c’est
sérieux. Qu’est-ce que tu veux être toi, Bernard? Menuisier ou tailleur?

L’enfant n’entendait pas; il dessinait vaguement du doigt sur la nappe
et murmurait à voix à peine distincte: le maître, le maître...

--Il l’a dit, fit le vieillard, le Maître; et ce n’est pas maître
d’école qu’il veut dire, sauf votre respect, monsieur Lazare, et malgré
votre belle redingote et votre chapeau gibus. Il y a longtemps qu’il
veut l’être, le maître. Depuis qu’il est né, je crois bien, le bougre.
Seulement il ne tenait pas le mot. Maintenant il le sait, je veux dire
qu’il le comprend. On aura du fil à retordre.

--L’éducation et les vertus du nouveau régime, père Jérôme...

--Ah! monsieur Lazare, pour la République tout ce que vous voudrez, vous
le savez; c’est le bien du peuple. Et puis, quoi, nous sommes égaux et
le droit divin c’est une blague. Mais pour dire qu’un gars qui a quelque
chose dans le ventre sera amélioré par elle, vous ne le voudriez pas, ou
alors vous n’êtes pas raisonnable; les hommes sont les hommes, allez!

--Père Jérôme, vous parlez comme un monarchiste.

--Non, foutre! qu’on ne me parle pas des culs blancs; mais, faire
confiance à l’humanité comme vous dites quelquefois!... Enfin, trinquons
à Marianne, et toi, Rodolphe, dis-nous quelque chose de Victor Hugo.

Le tailleur se leva. Il disait les vers d’une voix sonore et pathétique;
il rejetait parfois la tête en arrière et la douce Eugénie debout près
du buffet, joignait les mains et l’admirait. Une orgie de tyrans, une
fête de libertés et de grandeurs, une apothéose du peuple souverain
furent successivement chantées par les voix des deux frères qui
connaissaient par cœur tous les poètes de leur temps, semblables en cela
au grand nombre des compagnons du faubourg. Bernard écoutait avec une
sombre avidité. Que de mots ardents et magnifiques dont le sens lui
échappait! Pourtant, il distinguait dans ces hymnes l’existence de deux
races, il sentait confusément que l’une était contrainte et l’autre
souveraine. Il aspirait infiniment à quelque chose: libérateur,
révolutionnaire, dictateur, il ne s’en doutait guère, ne pouvait
choisir. Mais ce qu’il savait c’est qu’il aurait la calèche de
Bansperger. Qu’il serait salué et obéi, que nul ne lui imposerait comme
aujourd’hui de faire les commissions, d’essuyer la vaisselle et d’aider
aux soins du ménage. Il regardait tous les siens autour de cette table.
Bien sûr ils n’étaient pas méchants; on ne cherchait pas à l’humilier,
ni à le battre (bien que Noë, ce matin...) mais on lui imposait
l’obéissance; on ne savait pas lui donner ces beaux vêtements, ce luxe,
cette pompe qu’il voyait aux enfants riches; il n’était pas libre; et
s’il disait: «Je veux» il ne faisait naître que des sourires.

--Et penser, disait Lazare en sucrant son café, que si nous autres,
pauvres artisans, nous pouvons tout de même déguster ce nectar nous le
devons à l’esclavage inhumain qui pèse sur les nègres en Virginie ou en
Louisiane, malgré la prétendue abolition...

Bernard osa demander ce qu’on appelait l’esclavage. Et le maître
abandonna le langage emphatique auquel l’avait induit le lyrisme
déchaîné des poètes, pour expliquer d’un ton naturel la grande misère
des nègres, l’opulence cruelle et paresseuse des planteurs, la fabuleuse
richesse des courtiers, les vaisseaux chargés de café, la cupidité des
armateurs et des spéculateurs. Entraîné par son sujet, il en vint à
parler de la Bourse et de la Banque et il conta l’étonnante histoire des
cinq frères de Francfort. Il dit comment la bataille de Waterloo les
avait par un coup de crayon--ni plus ni moins, Noë, que le coup de
crayon dont tu traces ton axe dans le bois de symétrie--par un simple
griffonnage, valu cent millions au Rothschild de Londres. Quelle est la
puissance d’un maréchal de France auprès d’eux?

--Et ces gens-là, mes amis, ces gens-là menaient Pitt comme ils ont mené
plus tard le Philippard et Badinguet. Au fond, ces gens-là étaient
supérieurs à leurs soi-disant supérieurs. Sous les tyrans, bien entendu.
Vous comprenez bien que la ploutocratie ne pourra rien dans la
République. Ils le savent bien, allez; ils manœuvrent pour étouffer la
jeune Marianne. Mais le lion populaire sera le plus fort; il a toujours
su rugir quand il le fallait. Pas vrai, père Jérôme?

--Pour sûr, acquiesçait Jérôme. Mais véritablement on n’a jamais pu rien
faire contre tous ces pirates. Les accapareurs, les maltotiers, tous ces
gens de gabelle qui font monter les tailles et les patentes parce qu’ils
ramassent le quibus, où voulez-vous les piger? Avec leurs papiers, leurs
Sociétés anonymes, le peuple révolté ne trouve que le vide.

--La République seule, désintéressée et soutenue par la voix publique,
la République seule, qui est pure parce qu’elle ne peut être vénale,
n’étant pas un individu mais une communauté, un gouvernement issu du
peuple honnête et probe, pourra étouffer l’hydre...

Et comme Bernard l’interrogeait, le père Lazare lui décrivit comme dans
une image d’Épinal l’hydre de la Finance gorgée d’or et de richesses,
puissante et corruptrice, en lutte avec la jeune Marianne.

--Et simultanément nous emploierons la douceur et la force. Nous
abattrons la finance dévoratrice, l’accapareur qui fait monter le prix
des draps, l’armateur qui fait monter le prix des blés, du sucre, du
sel, le banquier qui suce le petit commerce et l’artisanat, l’usurier et
le marchand de biens qui anéantissent la propriété paysanne par le moyen
de l’hypothèque; nous les remplacerons par des fils du peuple,
intelligents, bons et généreux; ils sauront se contenter d’une richesse
modeste et remplir honnêtement leur rôle social. Voilà le but des vrais
éducateurs sous le nouveau régime. Voilà qui sera inédit et beau.
N’est-ce pas, madame Catherine?

--Je ne sais pas, monsieur Lazare, vous n’ignorez pas que nous autres
femmes nous n’entendons rien à la politique. Mais enfin il me semble que
ce que vous voulez faire n’est pas mauvais. C’est la morale de
Notre-Seigneur; si tout un chacun était bon chrétien on n’aurait pas
besoin de réformer le gouvernement.

--Nous voilà au sermon, s’écria le père Jérôme. Donne-nous plutôt la
goutte, ça vaudra mieux.

Catherine mit sur la table l’angélique et les prunes à l’eau-de-vie et
elle reprit:

--Le parti prêtre, les messieurs prêtres, vous en avez plein la bouche
de vos «sacs à charbon», comme vous dites. N’empêche qu’ils ne font plus
de mal à personne s’ils en ont jamais fait. Et toi, brigand de Jérôme,
c’est bien un ignorantin qui t’a sauvé des Versaillais?

--Dame! et je n’en rougis pas; mais tu peux dire que je l’ai toujours
invité à venir nous voir ce brave frère Valier et que, quand il passe
dire un petit bonjour, on cause comme des amis. C’est un brave homme et
intelligent. Mais tous ne sont pas comme ça. J’attends encore en tous
cas qu’il me fasse voir et toucher l’Immaculée Conception.

Catherine haussa les épaules tandis que les hommes riaient. Puis
s’avisant tout à coup de la présence du petit:

--Déjà onze heures et tu es encore là, toi! monte donc te coucher, tu ne
pourras pas t’éveiller demain matin!

Bernard fit le tour de la table, souhaitant à chacun bonne nuit.
Cependant que sa tante lui préparait un chandelier, il embrassa
spontanément Lazare en balbutiant à son oreille:

--Vous m’apprendrez tout, tout?

--Quelle soif de science! dit le régent à Noë qui répondit par une moue
sceptique.

L’enfant prit le bougeoir et ouvrit la porte.

--N’oublie pas ta prière, lui cria sa grand’mère.

Et il entendit, comme il refermait, la vieille Catherine gourmander son
mari. Il s’arrêta, retenant le souffle.

--As-tu donc toujours besoin de déblatérer contre la religion devant ce
petit?

--Bah! répondit le vieux, il saura bien un jour ou l’autre que c’est des
blagues, la religion.

--N’empêche que si tes fils n’avaient pas eu une éducation chrétienne,
qu’est-ce qu’ils seraient?

--Ce qu’ils sont, de braves garçons. Penses-tu donc qu’ils soient restés
honnêtes par peur de l’enfer puisqu’ils n’y croient plus depuis
longtemps?

Bernard prit l’escalier. Il couchait seul dans une chambrette du
cinquième étage depuis qu’il avait accompli ses sept ans. Il arriva sur
le palier et suivit le couloir en sifflotant. Comme il s’arrêtait devant
sa porte il crut entendre un bruit dans la pièce.

--Il y a peut-être un voleur, se dit-il.

Mais il ne songea pas une seconde à redescendre ni à appeler. Il tira de
sa poche un petit couteau à manche de corne, l’ouvrit et entra
bravement. Tout de suite il distingua un corps d’homme sous le lit. Il
n’eut pas un tremblement.

--Faudrait voir à s’en aller, dites donc, le drille, cria-t-il.

Un long jeune homme, tout confus, se tira péniblement de sa retraite;
l’enfant, la lame tendue, l’épiait:

--N’appelez pas, au moins, je vais vous dire: je ne suis pas un voleur,
fit l’individu qui se sentait grotesque. Je me suis trompé de porte; je
croyais être chez Mademoiselle Laure, la bonne du deuxième; je
l’attendais et quand j’ai entendu quelqu’un qui venait en sifflant j’ai
compris que ce n’était pas elle et je me suis caché.

--Et qu’est-ce que vous lui voulez à Laure? demanda Bernard.

L’autre rit grassement.

--Tu es trop gosse pour comprendre... Sais-tu où elle couche?

--Je ne vous tutoie pas, moi, dit le petit. Allez, partez.

Le jeune homme vexé, allongea la main pour une gifle.

--Ah! non, fit l’enfant. Et de toute sa force il le frappa du couteau.

--Sale gosse! cria l’individu avec un gémissement de douleur. Il m’a
entaillé le bras.

La porte voisine s’était ouverte au bruit. Une fille en camisole,
s’approcha:

--C’est vous, dit-elle, imprudent! Venez qu’on vous guérisse.

Ils entrèrent dans la chambre de la fille et Bernard referma sa porte.
Il se sentait un peu excité par le repas, la conversation, la nouveauté
radieuse de ce qu’il avait appris, l’espérance qui lui promettait une
vie magnifique. Il goûtait pleinement une sorte de satisfaction immense.
Sa victoire sur le pâle jeune homme l’emplissait d’orgueil. Une phrase
de son grand-père au sujet d’un apprenti lui revint à la mémoire: «Je te
le ferai marcher ce foutriquet, moi!» Peuh! pour une écorchure il lui
fallait des soins et une consolatrice. Personne ne me console, moi,
songeait-il avec un orgueil amer. Il s’avouait que ses grands désespoirs
étaient solitaires et incompris. Nul ne pénétrait les silences où il
s’enfermait, dents serrées et langue entre les dents, après la moindre
observation faite sans malice à son égard.

Le sommeil ne venait pas. Il fit quelques pas dans la chambre nue; le
carrelage net et froid, les murs blanchis à la chaux, le vitrage de
ciel-ouvert sans rideau, faisaient de la pièce un logement austère et
triste. Il monta sur une chaise, poussa la tabatière. La grande cour
intérieure était noire comme un tombeau. Un arbre magnifique et
solitaire achevait d’y mourir et la lumière qui veillait encore dans
quelques appartements venait se perdre dans ses plus hautes frondaisons
comme avidement absorbée. L’enfant croyait voir des milliers et des
milliers de personnages, agenouillés et l’écoutant. Il leur dirait:
Venez! et ils viendraient. Il leur dirait: Partez! et ils partiraient.
Et à ceux qui se révolteraient il savait bien ce qu’il fallait faire.
Tous des foutriquets! Il descendit de son siège, se mit au lit, souffla
sa chandelle. Il crut entrer dans un conte. Toutes les images qui
peuplaient son cerveau d’enfant semblaient à cette minute s’animer
ensemble: les récits de ses oncles, les légendes de sa grand’mère, les
suggestions des boutiques, tout se mêlait pour composer une vie
extraordinairement fastueuse où il était le roi, l’empereur, l’époux de
la République et commandait à tous. L’éléphant du Jardin des Plantes
caparaçonné de riches tapis balançait sa majesté, les fauves léchaient
ses pieds. Ses ennemis gisaient sur le carreau du Père-Lachaise, un
petit couteau à manche de corne planté dans le cœur. Il massacrait tout
ce qui lui résistait. Il avait une Bourse, déchirait des feuillets de
papier, de vieux journaux et les échangeait contre de l’or; il était
planteur, tout habillé de blanc, gras et rose sous un immense parasol,
et des nègres soutenaient sa pipe démesurée. Tout tremblait sur son
passage. Le père Lazare était son introducteur et son ange gardien. Il
entendait sa voix: il faut être le maître. Puis, tout à coup: il faut
être bon. Ah! pour sûr, l’enfant se sentait si plein de bonheur épanoui
et si prêt à être bon: il comblait ses proches de cadeaux, il leur
témoignait son amitié. Qu’il était heureux! Dans son demi-sommeil, il
dit vaguement sa prière comme le lui avait recommandé sa grand’mère, et
en remerciant le bon Dieu de l’avoir ainsi comblé. Un brusque mouvement
qu’il fit l’éveilla presque et il perçut, venant de la chambre voisine,
de déchirants soupirs. La conscience lui revint: «C’est encore le
foutriquet qui est malheureux» dit-il à voix haute, en ébauchant un
vague sourire. Puis il se rendormit.

Le lendemain commença sa nouvelle existence. Déjà, quand il arriva à
l’école, ses deux voisins installés causaient ensemble, attendant
l’heure. Ils l’accueillirent comme un ami et quand le père Lazare fit
son entrée, tous trois ne s’interrompirent qu’à regret.

Le vieux maître, psychologue attentif, eut vite pénétré cette amitié et
chercha à en tirer pour eux le meilleur profit. Il leur montra que s’ils
voulaient demeurer côte à côte il fallait qu’ils pussent avoir en
compositions des places qui leur permissent de se retrouver à chaque
fois dans cet ordre; et que le meilleur moyen d’y réussir c’était encore
de travailler à être les premiers. Les enfants, fort intelligents tous
trois, le comprirent très bien. Ils prirent l’habitude de se réunir,
tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre d’entre eux, pour y préparer
ensemble leurs leçons. Ils se piquaient fort d’émulation, mais chacun
avait ses faiblesses; Abraham, d’une intuition prodigieuse en calcul, se
montrait assez piteux en devoir français; au contraire François y
excellait et ne mordait guère à l’arithmétique. Bernard, attentif aux
trucs et aux ficelles, la mémoire extraordinairement fidèle,
s’enrichissait des acquisitions mêmes de ses voisins; studieux,
régulier, toujours propre et précis jusqu’à la minutie, jamais en faute,
il gardait, inamovible, la première place, tandis que ses amis se
disputaient la deuxième. Le jeudi, ils sortaient souvent ensemble et se
livraient à des causeries ou à des jeux interminables dans les squares
et les jardins. Leurs rapports n’allaient point sans dispute et, au
début, les orages furent parfois suivis de coups. Mais, bien que Bernard
fût robuste, François, autrement fort, lui avait infligé de telles
corrections que, la rage au cœur, le petit Rabevel ne cherchait plus les
batailles. Encore qu’il ne fût pas querelleur, François goûtait à se
battre une véritable ivresse et il triomphait sans ménagement; aussi les
rires de leurs camarades, plus humiliants pour Bernard que sa défaite
elle-même, le corrigèrent-ils promptement. Quant à Abraham, l’instinct
qu’il devait à des milliers d’années d’oppression et de persécution lui
avait toujours épargné toute bataille. Le petit Rabevel ne fut pas sans
le remarquer. Sans que ses forces intérieures et ses aspirations fussent
en rien modifiées, il s’accrut en prudence, en ruse, et il faut bien le
dire, en hypocrisie véritable. Refrénés plus que jamais, ses instincts
de domination et de violence n’en croissaient pas moins. Il semblait au
contraire que leur ressort comprimé davantage en eût acquis plus
d’énergie latente. Mais rien ne s’en révélait.

Il y eut pourtant un jour mémorable qui fit un éclat. Trois années
s’étaient écoulées sur cette eau dormante et le garçon présentait pour
ses treize ans une figure vive, décidée et souriante, avec à peine un je
ne sais quoi de dérobé dans le regard mais qui ne frappait pas dès
l’abord. Il avait de grands succès scolaires, faisait l’orgueil des
siens et du quartier. Un soir qu’il montait à sa chambre, il vit dans
l’ombre du palier du troisième étage Tom, le chien de Goldschmidt, le
fabricant de chapeaux, accroupi et comme à l’affût. Il se rappela
tout-à-coup que sa grand’mère avait raconté qu’on trouvait depuis
quelque temps les chats du voisinage les reins cassés, aux abords de
l’immeuble; il se cacha au détour de l’escalier après avoir baissé la
flamme du quinquet. Le chien ne bougeait pas et regardait fixement dans
une certaine direction; Bernard suivant son regard aperçut, dans la
porte de l’escalier de secours, une chatière nouvellement percée. Au
bout d’un moment, un matou, sans méfiance, parut; il flaira
l’atmosphère, agita un instant la queue assez nerveusement et comme
perplexe, fit quelques pas et s’arrêta; à cet instant, d’un bond
silencieux, Tom fut sur lui et, avant qu’il eût poussé un cri, le chat
gisait, l’épine dorsale brisée d’un coup de crocs. Du mufle le chien
repoussa sa victime dans la chatière; on entendit dans la cage de
l’escalier le corps tomber sur le béton du rez-de-chaussée avec un bruit
mou.

Bernard restait sur place, moite d’horreur, d’émotion, et d’une sorte
d’admiration: il eut la sensation d’être affamé, une espèce d’appétit
devant ce dogue qui léchait ses babines et bâillait avec satisfaction.
Un obscur désir lui venait d’être cette brute; il se rappela tout-à-coup
le coup de couteau à l’amoureux de la bonne; il eût voulu avoir ce sang
à portée de la bouche. Une envie, dont il avait honte, de voir encore ce
chien massacrer une autre bête innocente traquait son imagination; il se
sentait cloué là. Pourtant il se leva et redescendit à pas de loup. Il
rentra dans l’appartement, prétextant un livre oublié. La sueur au
front, il alla derrière un placard où reposait la chatte de la maison
qui avait mis bas un mois avant. Il prit l’un des chatons sans que la
mère ronronnante s’y opposât et, sur la pointe des pieds, il s’esquiva.

Quand il aperçut de nouveau le chien, son cœur cessa de battre. Le
monstre couché le regardait d’un œil à peine ouvert. Il posa le chaton
et attendit; mais Tom simulait l’innocence et le sommeil; la petite bête
enhardie venue contre sa gueule le flattait du poil et de la queue; il
se laissait faire d’un air bonasse. Bernard lui dit à mi-voix: «Tu es
malin. Pas tant que moi, tu vas voir». Toute pitié avait disparu de lui.
Il saisit le chaton, le balança sous le nez du chien et tout-à-coup le
lui lança; d’instinct, Tom avait tendu la gueule et broyé les reins du
pauvre animal; il reposa le cadavre à terre en baissant les oreilles et
remuant faiblement la queue, craignant visiblement d’être battu. Mais
Bernard le caressa un moment en lui disant de douces paroles; puis il
saisit le chat et le jeta par la fenêtre dans la rue déserte.

Il se trouvait à la maison, le lendemain, lorsque la sensible Eugénie
raconta avec des larmes qu’on avait retrouvé l’un des chatons
_martyrisé_ dans la rue. Bernard écoutait et contemplait sa tante avec
une impression nouvelle; ces sanglots ne l’émouvaient point de pitié
mais lui donnaient une espèce de soif. Le soir même, en montant se
coucher, il prenait au nid un deuxième chat; le chien paraissait
l’attendre et il n’en fut pas surpris; à peine cette fois avait-il posé
à terre la petite bête que Tom la tuait. Il balança à redescendre; mais
enfin, vaincu par le goût du péché, il revint au nid; un seul chaton, le
dernier, reposait au sein de la mère; il le prit brutalement; mais comme
il atteignait le palier, son oncle Noë qui avait cru entendre un
frôlement quitta la table où il lisait entre le père et la mère et
arriva à temps à la porte pour voir celle-ci se fermer doucement.
Intrigué, il sortit à son tour, perçut le pas de Bernard, le suivit dans
l’ombre et assista au massacre.

L’enfant, pâle de rage, comparut devant les siens; le grand-père était
anéanti. Catherine toute décomposée. Ils prononcèrent des paroles
énigmatiques pour lui.

--D’où peut-elle venir cette petite crapule, d’où peut-elle venir?
disait Rodolphe.

Que pouvaient contre cette tête de fer les semonces des siens et du
maître d’école, le cachot, le pain noir? Rien. Catherine attribua cette
misérable moralité à l’école sans Dieu. Sur ses instances il fut entendu
qu’il suivrait le catéchisme et verrait régulièrement le frère Valier.
L’enfant ne s’émut de rien. Les seules choses qui l’eussent frappé, en
dehors de l’affront de s’être laissé prendre, étaient les paroles
sibyllines prononcées par Rodolphe et dont il cherchait vainement le
sens.

Au catéchisme comme à l’école il fut l’enfant appliqué, artificieux et
ponctuel qui s’assurait les premières places, les prix et l’estime des
maîtres. Son intelligence toujours en éveil mais prudente emmagasinait
sans arrêt; une prodigieuse mémoire et une prodigieuse faculté d’oubli
donnaient à sa pensée les armes et l’aisance. Physiquement, il se
développait fort bien, entraîné par François à tous les exercices du
corps. Blinkine réussissait moins et Bernard ne se rappelait jamais sans
dérision et orgueil la maladresse qu’il montrait à ce jet du couteau
auquel François les avait initiés dans les fourrés du bois de Boulogne.
Le petit Régis lui avait fait don, en témoignage d’amitié et de
satisfaction d’une longue navaja à cran d’arrêt que son père lui avait
rapportée du Mexique.

--Tiens, lui avait-il dit, maintenant que tu sais te servir du joujou,
voilà un souvenir. Nous avons treize ans, nous sommes des hommes, on ne
sait pas ce qui peut arriver. Il est vrai que si tu deviens tailleur ou
menuisier, tu n’en feras jamais grand’chose!

--Et toi? répondait Bernard piqué.

--Moi, je vais partir comme mousse quand mon père reviendra; puis je
deviendrai capitaine au long cours; peut-être armateur ou planteur.
C’est une autre vie ça, tu sais! Tu m’envies, Abraham?

--Oh! non, faisait l’autre; je travaillerai avec mon père, moi.

--Qui sait? On se perdra de vue, on ne se reverra pas.

Mais Abraham tranquillement:

--Si vous devenez quelque chose ou si vous voulez le devenir, vous ne
m’oublierez pas, allez.

Bernard enregistrait ces paroles.

Il ne s’adoucissait pas en grandissant. Une jolie fillette du voisinage,
la petite Angèle Mauléon, qui suivait le même chemin pour aller à
l’école et aimait ce garçon à cause même de sa sauvagerie, l’ayant un
jour embrassé en le quittant et ainsi provoqué innocemment la raillerie
de ses camarades, il se précipita sur elle comme une petite brute. Il
fallut l’arracher pantelante de ses mains.

Quelque temps après, sur la proposition de François, ils décidèrent de
faire à eux trois une excursion en forêt de Fontainebleau. Ils seraient
censés invités à passer la soirée du samedi et la journée du dimanche
chez les parents de l’un d’eux, ils prétendraient y coucher ce qui ne
surprendrait point car cela arrivait quand ils devaient travailler tard
ensemble, et, ainsi, ils disposeraient des deux jours du samedi et du
dimanche. Restait la question des dépenses.

--Moi, dit François, qui ne mentait jamais, je vous avertis que, pour ma
part, je dirai tout à ma mère; à vous de vous débrouiller.

Abraham avait des ressources secrètes, opérant des combinaisons
étonnantes de jeux, de paris et de change avec ses cousins. Mais Bernard
se demandait, ayant fait quelques dépenses sur les maigres sommes qui
lui étaient remises, où il trouverait ce qu’il cherchait.

Il se préparait à ce moment à sa première communion et, tous les soirs,
vers les huit heures, allait assister à une retraite qu’on prêchait à
Saint-Gervais. On était en Juin; quand il retournait, sur les neuf
heures, dans la rue des Rosiers, le passage était sombre mais les
commerçants animaient la soirée, causant en groupes sur les portes. Une
fois, en passant devant la boutique du chapelier Goldschmidt, Bernard
vit le chien Tom couché sur le seuil; le chapelier, non loin de là,
bavardait; la boutique était déserte et noire. Une idée subite traversa
son esprit; il s’approcha de la bête et la flatta puis se mit à jouer
avec elle; le dogue prit goût au jeu; ils entrèrent et sortirent à
plusieurs reprises; le chapelier qui les regardait s’amusait de les voir
faire. Bernard recommença le lendemain et finit par faire de ce jeu une
habitude où personne ne vit rien de suspect. Un soir, qui était la
veille de la première communion, au moment où il allait sortir, sa
grand’mère l’embrassa plus tendrement que de coutume.

--Il s’est bien amendé, dit-elle, ce petit. Le frère Valier m’a dit
aujourd’hui que, non seulement il était le premier au catéchisme, mais
qu’il faisait aussi l’édification de tous.

Il sortit et se rendit comme de coutume à la retraite. Puis, au retour,
subitement décidé, il feignit de jouer ainsi qu’il le faisait maintenant
tous les soirs avec Tom, pénétra dans la boutique et courut à la caisse.
Le tiroir était simplement poussé. Il l’ouvrit, plongea la main. Mais
déjà le dogue, une patte sur la main, l’autre sur l’épaule, la gueule en
feu, grondait et le tenait en respect. Le boutiquier rentra au bout
d’une minute dont l’enfant ne se rappela jamais ce qu’elle avait pu
durer. Il appela le chien, referma le tiroir et dit simplement à
Bernard:

--«Et tu vas faire ta première communion demain! Jamais un petit juif
n’aurait fait cela.» Il réfléchit puis ajouta comme pour soi: «Et il
passe pour le meilleur sujet du quartier. Quelle nature! Écoute,
Bernard, quoiqu’il arrive, n’oublie jamais que je t’ai pardonné et que
je me suis tu. Tu promets?»

L’enfant fit oui de la tête. Il rentra chez lui tremblant, le visage
cendré, les yeux hagards. La colère rentrée le rendait fou. A sa tante
inquiète il ne répondait pas mais ses mâchoires s’entrechoquaient. On le
dévêtit, on le coucha dans la chambre des vieux. Toute la nuit il eut la
fièvre et délira. Le matin, calme, effrayant, il déclara vouloir se
lever. «Tu n’y songes pas!» dit Catherine. Il s’obstina, fit des
singeries, feignit le désespoir; il voulait faire sa communion. Il
supplia; il sut trouver des larmes. Le vieux Jérôme se mit en quête
d’une voiture; on le recouvrit, on l’emmaillota; pendant l’office tout
le monde remarqua son visage jaune et ses yeux injectés de bile; il ne
cessa de claquer des dents; il s’évanouit à plusieurs reprises; les
parents craignirent de ne ramener qu’un cadavre; le curé doyen vint à
son banc lui porter l’hostie et fit signe qu’on abrégeât ce supplice si
cruellement édifiant; tandis qu’on l’emmenait, l’archiprêtre, en une
allocution qui émut profondément les fidèles, déclara qu’un tel enfant
consolait de bien des misères les serviteurs du Seigneur. Cependant,
Bernard avait demandé que la voiture s’en retournât au petit trot. En
pénétrant dans la rue des Rosiers, il se plaignit d’étouffer et se
pencha à la portière, la main comprimant le cœur. Tout à coup, comme on
passait devant la boutique de Goldschmidt, il eut un geste terriblement
rapide du bras. La navaja lancée par la lame avec une force incroyable
effleura en sifflant la tête de l’homme qui, en bras de chemise, fumait
sa pipe devant la porte; et elle alla se planter jusqu’à la garde, toute
vibrante du manche comme une banderille, entre les deux épaules du dogue
qui s’écroula en hurlant.




CHAPITRE DEUXIÈME


Les deux femmes arrivèrent à la maison plus mortes que vives. L’enfant,
inerte et le visage décomposé, fermait les yeux. On ne percevait plus sa
respiration, il avait l’air d’un cadavre. Le vieux Jérôme qui fumait sa
pipe dans la cuisine, descendit en hâte; mais, mis au courant en quatre
mots, le souffle court, les jambes coupées, il restait immobile contre
le chambranle, une main grattant vaguement la poitrine. Ce fut Noë qui,
accouru du fond de l’atelier où il bricolait bien que ce fût jour de
fête, prit Bernard dans ses bras et le porta, en trébuchant dans
l’escalier obscur.

A peine l’enfant fut-il alité qu’il commença de délirer. Il ne cessa
guère de trois jours et de trois nuits, ne s’arrêtant qu’abattu et
étouffant. On comprenait vaguement qu’il apercevait des spectacles
prodigieux et les parents alarmés et émerveillés se demandaient d’où cet
enfant taciturne pouvait les avoir tirés. Il arrivait que ces visions
fussent bienfaisantes et amenassent sur son visage l’expression de la
sérénité: parfois il parlait de navires, de promenades sur l’eau douce
et d’autres fois il disait avec ravissement et d’une voix qui gardait
toute la suavité de l’enfance: «Qu’il fait bon sur la mer!» A plusieurs
reprises il appela le maître d’école; on comprit aussi, à quelques
paroles, que l’enfant secret et silencieux s’interrogeait sur sa mère
dont personne ne voulait dire mot. La douce Eugénie le veillait. Souvent
elle dut appeler à l’aide; car Bernard éclatait en colères furieuses
lorsqu’il revoyait, en les déformant, le vieux Goldschmidt et son chien
monstrueux. Noë remplaçait sa belle-sœur une partie de la nuit. Mais
Jérôme ne voulait pas entrer dans la chambre et Rodolphe ne cachait pas
sa répugnance: cette fantasmagorie, la vie intérieure effroyable qu’elle
révélait, les surprenaient et choquaient leur bon sens. Catherine avait
surtout été secouée dans sa conscience de chrétienne; Bernard lui
semblait un sacripant et quelque chose de plus; elle n’était pas
éloignée de voir dans les actes de l’enfant une intention sacrilège;
elle pleurait sur son hypocrisie précoce, sur le malheur qu’était
l’existence de ce petit monstre pour la famille et se demandait avec
véhémence quelles tares se cachaient dans le ventre qui l’avait conçu.

Quand on crut que l’enfant allait mieux, ce fut pis. Une épidémie de
fièvre typhoïde qui traînait dans le quartier ayant redoublé tout à
coup, il n’y échappa point. Ce furent de nouveau le délire, l’agitation
désespérée et les alternatives d’espoir et de crainte où se plongeait
l’affection que l’on gardait au petit être, malgré les répugnances que
sa conduite avait créées. Enfin la maladie céda. La tendresse d’Eugénie
qui avait adouci tant de cauchemars eut sa récompense dans une
reconnaissance exaltée et farouche que Bernard témoignait par d’ardents
baisers prodigués. Noë se vit également accueilli avec une douceur et
une affection qui comblèrent son âme sensible et lui firent oublier les
heures pénibles passées à ce chevet. Mais le petit restait muet et rogue
devant les autres; les larmes seules d’Eugénie purent changer son
attitude et l’incliner à la douceur. Cependant la première fois que
Catherine, pour éprouver son remords, fit allusion à la scène dont le
souvenir les hantait tous, il fut tout secoué de tremblements et on crut
qu’il allait étouffer. La vieille grand’mère promit à Eugénie qu’elle
n’en parlerait plus.

Le petit Blinkine vint voir son ami. On les laissa seuls et ils
bavardèrent longuement. Abraham, fils singulier de sa race, était tenté
par tout, doué d’une merveilleuse source de curiosités universelles et
sans persévérances, d’un cœur exquis et d’un goût irrépressible pour les
caprices changeants de l’intelligence.

Il connaissait bien le cœur de Bernard, il sut l’amuser et l’apaiser.
Mais il lui apprit que François était parti «pour tout de bon» comme
mousse sur le bateau de son père; sa mère et sa tante s’en étaient
allées avec lui; le père Régis comptait les installer provisoirement à
Papeete de Tahiti en attendant qu’il pût avoir une concession dans une
des îles ou un comptoir; mais l’armateur Bordes ne voulait pas lui
confier de comptoir encore; il trouvait qu’il lui était plus utile comme
Capitaine et le conjurait d’attendre que François fût en âge de le
remplacer.

Les deux adolescents demeurèrent un instant rêveurs. La réalité leur
paraissait déjà sous une forme nouvelle, plus concrète, plus dense, plus
riche, plus drue. Déjà de ces trois amis l’un avait pris la route
définitive de sa vie; déjà les hommes comptaient sur lui, marquaient sa
place; la société le rangeait dans une alvéole de sa ruche.

Abraham, en hésitant un peu, mais devinant que le cours de leurs idées
était le même, finit par annoncer aussi une grande nouvelle qui le
concernait personnellement. Le père Blinkine avait décidé de le mettre
au lycée. Ce fut un coup pour Bernard; il savait bien que les siens ne
pouvaient consentir à un sacrifice semblable; il se vit seul, séparé de
son camarade, faisant l’apprentissage du métier de tailleur ou de
menuisier; ses yeux se noyèrent et il s’en voulut plus encore de ne
pouvoir dissimuler son humiliation et sa colère. Son ami, ému de
compassion et de sympathie, trouvait les mots les plus capables
d’adoucir ce grand chagrin; mais, tout de même, il sentait bien qu’il ne
pouvait totalement le détruire. Cela n’empêcherait pas, disait-il,
qu’ils se vissent; rien d’ailleurs n’interdirait à Bernard de demander
une bourse pour venir avec lui; ou bien de suivre les cours d’une école
professionnelle; ils se retrouveraient. Mais l’enfant, désespéré,
secouait la tête; mirages, tout cela, illusions; il était véritablement
au désespoir. Alors il raconta toutes les misères que lui faisaient
Rodolphe, Jérôme, Catherine; il sentait qu’il les dégoûtait; le ressort
brisé, cette tête solide s’inclinait et demandait grâce.

Mais le petit Blinkine ne l’abandonnait pas. Eh! quoi, disait-il en
riant, si tu avais par hasard tué ce misérable Goldschmidt, ce n’eût
jamais été qu’un juif de moins. Quelle bénédiction! La maman Catherine
était bien mauvaise chrétienne qui ne comprenait pas cela. Quand il eut
égayé son ami, il lui glissa tout doucement des conseils. Il ne fallait
pas se laisser ainsi aller à son caractère comme il le faisait. Lui,
Abraham, s’il était un grand patron, hésiterait toujours à employer
quelqu’un d’aussi colérique; certaines misères devaient être souffertes
patiemment. Et, enfin, il fallait bien dire les choses comme elles
étaient: son orgueil l’avait conduit au vol et au meurtre; lui, un si
chic camarade et un si brave garçon. Bernard s’attendrissait. Mais il
expliqua qu’il ne trouvait pas autour de lui quelqu’un pour l’aimer et
le cajoler sauf, peut-être, sa tante Eugénie et Noë; et seulement depuis
qu’il était malade. Le petit juif déclara tout net qu’il comprenait cela
et rappela à son ami étonné quelques circonstances où Bernard l’avait
profondément humilié sans qu’il en eût voulu rien faire paraître. Cette
résignation attentive et expectante frappa le malade dans la faiblesse
parente qu’il sentait en soi. Mais il eut encore un sursaut:

--Et puis, dit-il, on veut me faire confesser, communier, repentir. Tous
disent que c’est des blagues de curé et voilà que la grand’mère passe
son temps à m’embêter avec ces bondieuseries.

Abraham répondit gravement que ses parents croyaient qu’il y avait un
bon Dieu; et que lui le croyait aussi; d’ailleurs Bernard n’était-il pas
toujours le meilleur élève du catéchisme? Mais Bernard sourit: s’il
était le premier au catéchisme, c’était uniquement pour être premier une
fois de plus; autrement, tout ça ne l’intéressait pas.

Cependant, par la porte entr’ouverte sur la cuisine, la voix des
adolescents parvenait aux parents assemblés autour du feu. Ils se
taisaient; ils écoutèrent jusqu’à la fin leur conversation et, lorsque
le petit Blinkine partit, Catherine le rappela sur le palier pour
l’embrasser. Puis se retournant vers son mari:

--Voilà, dit-elle en croisant les bras, voilà le résultat. Tu l’as
entendu parler ce petit Bernard qui ne dit jamais rien que pour poser
des questions ou nous envoyer coucher. Tu comprends maintenant pourquoi
il est comme il est?

--Il est comme il est parce que c’est son tempérament; c’est un gosse
qui est ardent, il a du vif-argent dans les veines; il n’y a rien à
faire là contre.

--Oui, tu crois ça?

--Eh! tu as bien vu ce qu’ils ont pu faire tes curés? Il les a écoutés
docilement, il était leur meilleur élève, c’est lui qui récitait le
mieux les mômeries. Résultat: tu le connais; à la première occasion, il
envoie un couteau entier avec le manche dans la croupe d’un cabot; et,
parce qu’il a manqué son propriétaire encore...

--Dis-moi donc s’il pouvait faire autrement? depuis qu’il est en âge de
comprendre, on ne lui parle que des droits de l’homme, de la sainte
liberté. Vous avez tous l’orgueil de vos journées de 30, de 48 et de la
Commune; vous n’avez jamais pensé qu’à tuer ceux qui n’avaient pas les
mêmes idées que vous; tout en parlant, bien entendu, de fraternité. Toi,
tu ne cesses pas de prêcher le partage et de célébrer le martyr Blanqui
et d’autres de la même farine. Alors quand l’enfant jette son couteau à
ce pauvre Goldschmidt tu t’indignes! Qu’est-ce que tu veux? il ne fait
qu’appliquer tes théories.

Noë réfléchissait:

--C’est juste ce que dit la maman, déclara-t-il en soupirant.

Mais Catherine était déchaînée:

--Oui, toi aussi, tu as ta maladie. «C’est juste, c’est juste.» Tu ne
sais jamais cracher quelque part sans te demander pendant une demi-heure
ce qui est juste ou pas juste; alors, toi, c’est le contraire du père:
tu excuseras tout ce que fait le petit depuis qu’il t’est venu des
scrupules au sujet de la fameuse gifle. Et la justice, et l’équité, et
l’humanité! Et tous vos mots creux, l’irresponsabilité, la maladie du
criminel et celle de l’ignorance. Tenez, vous me faites suer avec vos
folies.

--Tu diras ce que tu voudras, fit Jérôme; c’est entendu, on exagère
quelquefois et peut-être qu’on peut avoir tort; mais tout de même ce
n’est pas nos idées qui ont pourri le gosse. C’est qu’il est de
tempérament comme ça.

La grand’mère haussa les épaules et rentra dans la chambre. L’enfant
aidé par sa tante essayait de se lever pour la première fois depuis
quatre mois. La nuit était tombée depuis longtemps; on était aux
derniers jours de septembre et, malgré la tiédeur de la chambre on
sentait passer l’aigreur de la saison pluvieuse. Bernard semblait
réconforté; il voulut qu’on lui mît «pour voir» son costume de premier
communiant avec lequel il ne s’était pas vu. Lorsqu’il fut debout, vêtu,
Catherine ne put retenir un soupir. L’enfant avait grandi de plusieurs
centimètres et n’était que l’ombre de lui-même. Son costume, trop court
des manches et du pantalon, flottait autour de lui comme d’un squelette;
la figure hâve, toute pâle et mangée par les yeux sous un crâne chauve,
lui donnait un aspect étrange, un peu effrayant. La grand’mère se
rappelait avoir vu quelque chose comme cela, autrefois, dans un livre de
contes de sorciers et de fées. Elle se dit en frissonnant: «Il a l’air
d’un vampire.»

La maisonnée pourtant se dévouait à présent toute entière. L’influence
discrète de Blinkine se faisait sentir dans la tenue de Bernard, amolli
d’ailleurs par la faiblesse et la gratitude. Il cédait, il se repentait,
il avait accepté avec une bonne grâce qui ne semblait pas feinte, les
visites du frère Valier. Celui-ci d’ailleurs, qui avait beaucoup vu et
beaucoup retenu, savait l’intéresser et le distraire. Il se rencontrait,
par une coïncidence singulière, avec le petit Abraham dans ces conseils
de patience, de prudence, d’empire sur soi-même. Et un jour qu’ils se
trouvèrent à son chevet, ils furent étonnés de s’entendre parfaitement;
si bien qu’après plusieurs de ces rencontres le petit Blinkine osa
demander timidement au frère s’il voulait bien venir bavarder chez ses
parents; le frère Valier refusa gentiment, invoquant l’impossibilité de
faire ce qu’on veut avec un pareil habit; mais il serait très heureux de
rencontrer Mr. Blinkine chez les Rabevel.

Bientôt Bernard put se lever; il fallut songer à son avenir. La question
flottait dans l’air et il semblait que personne n’osât l’aborder.
L’adolescent sentait renaître en lui avec ses forces toutes les ardeurs
et les audaces d’autrefois; mais déjà il se maîtrisait tout-à-fait et
savait peser toutes ses paroles et prévoir leur effet. Ce fut donc à sa
douce tante qu’il posa un jour la question; Eugénie lui répondit qu’on y
songeait bien mais que tout le monde était assez désemparé. Le lycée,
c’était bien cher; il n’y fallait pas compter, les temps étaient durs et
il était maintenant trop tard pour obtenir une bourse; le concours avait
eu lieu au plus fort de sa maladie. Alors comment faire?

Bernard entoura sa tante de cajoleries et d’une tendresse qui était bien
réelle, ce dont elle s’amollissait. Puis il finit par lâcher sa pensée.

--Et ma mère, dit-il, ne sais-tu rien de ma mère?

Alors Eugénie s’attendrit tout-à-fait, prit ce grand garçon dans ses
bras et l’installa sur ses genoux pour le dorloter. Il n’avait pas de
mère, c’était elle qui l’aimait plus que tout et serait toujours sa
petite maman. Elle baisait avec amour ses paupières et son front que de
courts cheveux commençaient déjà d’ombrager de nouveau. Mais il
s’entêtait; il allait avoir quatorze ans, il savait bien que tout cela
était des mots; qu’il avait une mère et qu’elle avait fait quelque
grosse sottise, mais enfin, ne pouvait-il la connaître, ne pouvait-on la
consulter? Aucun amour pour elle ne venait monter dans ce cœur, certes,
mais il ne disait pas tout. Il ne disait pas qu’il avait vu parfois des
femmes vêtues de soie et couvertes de bijoux en compagnie de jeunes
hommes comme le fils de Bansperger; et la vieille Catherine avait beau
cracher avec mépris en parlant de ces roulures: c’était tout de même des
femmes riches.

Il n’allait pas au bout de sa pensée quand il l’articulait
intérieurement; mais il savait bien ce qu’elle était cette pensée: son
désir d’apprendre, de grandir, son ambition dévorante, heurtée à cet
obstacle de la pauvreté des siens, l’avaient seuls fait songer à
l’éventualité d’une mère riche, venant tout-à-coup à son aide. Que cette
mère fût méprisée par les Rabevel, il le sentait; même il devinait
vaguement ce qu’elle pouvait être, bien qu’il fût resté très chaste;
mais pourquoi ne rendrait-elle pas service à son fils? il n’y voyait
aucune gêne, aucun obstacle; il considérait la chose comme possible et,
cela, très froidement, sans une ombre ni une velléité d’affection, sans
un élan, sans juger sa mère qui lui demeurait entièrement indifférente!
Pourtant il sentait qu’il ne pouvait révéler son idée exacte; il
pressentait une révolte chez les siens, révolte dont le sens et le
mobile lui étaient inconnus mais qu’il tenait pour certaine. Il dit avec
embarras:

--Tu ne crois pas qu’elle pourrait nous aider?

La révolte éclata en effet; Eugénie laissa tomber ses bras de
saisissement. Ce furent des exclamations, des épithètes mal réprimées
subitement bredouillées, puis, enfin, une sorte d’explication qui
voulait tout clore: sa mère avait toujours ignoré Bernard, n’avait
jamais pris de ses nouvelles, jamais envoyé un costume ni une chemise,
pas même un mouchoir de poche; pas seulement un sou, «tu entends bien,
un petit sou». C’était désolant de lui dire ça à lui, pauvre petit
Bernard, cette femme était une créature dénaturée. D’ailleurs,
était-elle riche ou pauvre? et peut-être était-elle à l’étranger ou même
morte?

Mais Bernard répondit tout doucement: «Dis, si tu en causais avec
l’oncle Noë?» et, pour se débarrasser, elle promit.

Elle sembla pendant quelques jours ne plus songer à sa promesse;
l’enfant ne lui parlait plus de rien; mais un matin, et comme déjà elle
se flattait qu’il eût oublié sa pensée, Bernard y fit une allusion fort
transparente bien que d’un ton détaché; et, le lendemain, il ne lui
adressa pas la parole, résolument boudeur. La pauvre Eugénie que les
soins donnés par elle au malade pendant ces quelques mois avait attachée
à lui plus que les années de vie familiale passées côte à côte, se
sentit immédiatement vaincue. Mais comment Noë si rigide sur les
principes, les idées de justice et la question de l’honneur, allait-il
la recevoir? Pas une seconde, elle ne pensa à s’ouvrir de son embarras à
son mari; elle savait que Rodolphe lui demanderait tout uniment de quoi
elle se mêlait et si elle ne ferait pas mieux de laisser «ce brigand
apprendre un métier comme les camarades, ce qui le dresserait». A vrai
dire, elle s’attendait un peu à une réponse à peu près pareille de Noë,
sinon dans les considérants, du moins dans la conclusion; mais Bernard
semblait fonder un espoir sur son oncle qu’il prétendait connaître mieux
que tous. Elle en vint à se demander si, au fond, il n’avait pas raison;
observateur, l’enfant l’était à l’extrême, certes; précoce, aussi; et de
plus, il était né dans cette atmosphère d’idéologie et de discussions
auxquelles elle ne comprenait rien, mais dont, lui, avait peu à peu
saisi entièrement le sens et parfaitement tiré les conclusions propres à
sa conduite. Qui sait si, par un détour ignoré, Noë n’allait pas en
effet trouver plausibles les arguments de son neveu? Mais alors pourquoi
Bernard ne les présentait-il pas lui-même, car elle savait bien que ni
la crainte ni le respect ne l’arrêtaient? Ici, elle se prit à rire; son
intuition de femme perçait tout de suite en leur for secret les
sentiments alors qu’elle ne pénétrait point les idées. La feinte de
Bernard lui fut évidente; il simulait par cette ambassade des sentiments
de timidité respectueuse qui devaient flatter Noë; sa propre
perspicacité égaya la jeune femme et sa mission lui parut moins pénible;
même, continuant le cours de ses pensées, elle se demanda si
l’adolescent n’avait pas prévu cette réaction seconde et elle en rit
encore et aussi d’elle-même, un peu cette fois avec de l’indulgence pour
ce petit brigand. Aussi se sentait-elle toute légère quand elle
descendit à l’atelier de menuiserie.

Noë procédait au montage d’une porte à double vantail avec deux
ouvriers. Elle cria: «Ne vous dérangez pas, ce n’est que moi!» d’une
voix rieuse qui mit le soleil dans l’atelier. Noë lui fit un signe
amical: «Rien de cassé?» demanda-t-il.

--Du tout, du tout, répondit-elle avec précipitation, finissez votre
travail, ne vous occupez pas de moi, j’ai le temps d’attendre, vous
savez que je ne m’ennuie pas ici.

Elle disait vrai, l’atelier de son beau-frère lui paraissait toujours
joyeux; les compagnons, gars bien portants et de belle humeur,
chantaient en poussant la varlope; le sifflement des copeaux
accompagnait leur naissance blanche, gracieuse et légère; elle circulait
entre les établis, voulait préparer elle-même la colle de pâte, veiller
à l’étuve et Noë l’envoyait chercher par un apprenti, chaque fois qu’il
avait achevé le montage d’une belle pièce, pour lui donner le plaisir
d’enfoncer au maillet les derniers goujons. Il lui dit:

--Nous allons profiter de cette occasion pour vous mettre à l’ouvrage;
c’est encore vous qui signerez cette chic porte.

Elle lui répondit d’un sourire ami. Qu’il était beau et bon ce garçon!
Pourquoi Rodolphe n’avait-il pas choisi un métier comme celui-là?
Toujours accroupi dans la buée du fer, les fumées des braises, la
poussière et l’odeur des étoffes, sa santé se perdait; il était maigre
et sale, ébouriffé, le teint blême, les yeux rouges; son caractère
s’aigrissait, ses plaisanteries n’étaient plus les railleries légères
d’autrefois mais tournaient à la diatribe et à l’amertume. Quelle
déchéance en dix ans, depuis le jour heureux de leur mariage!
subitement, il lui semblait en Noë revoir son Rodolphe tel qu’il était à
vingt-six ans alors qu’il était venu la prendre d’un air sérieux, un
jour (elle avait seize ans!) où elle dansait avec Noë de deux ans plus
âgé qu’elle mais aussi gamin. Il lui avait demandé si elle voulait être
sa femme et Noë avait battu des mains: Chic! je vais t’avoir pour petite
sœur...

La vie avait été bien heureuse, laborieuse, certes, mais, mon Dieu,
qu’elle avait été heureuse! Puis la guerre hélas! la Commune, et enfin
le retour de Noë, hâve et dépenaillé des casemates prussiennes. Elle
l’avait soigné comme Bernard; il la regardait, il la regardait! Et un
jour il lui avait déclaré d’un ton tranquille qu’il ne se marierait
jamais. Elle n’avait pas répondu; son cœur avait bondi de joie sans que
rien la troublât; elle aimait Rodolphe; nulle pensée coupable ne la
visitait; mais enfin Noë resterait là; ils n’en parlèrent jamais plus et
son bonheur fut total. Que Noë l’aimât d’amour elle ne voulait pas le
savoir, mais dans le secret de son cœur où elle n’osait fouiller, elle
se doutait bien qu’elle aurait trouvé la certitude de cet amour; qu’il
se fût jamais trahi, elle ne s’en était à aucun moment aperçue... Mais
la pensée qu’elle était là pour remplir la mission de Bernard lui
revint. Et, simultanément, par une liaison toute naturelle des idées,
elle eut le sentiment, brusque comme un choc, que l’adolescent avait eu
l’intuition de leur secret innocent tandis qu’ils se penchaient à son
chevet de malade; l’assiduité de Noë auprès de lui--et d’elle--alors
qu’auparavant il semblait ignorer Bernard afin de ne point se heurter à
lui, comment l’aurait-il expliquée autrement? Et soudain, elle
pressentait la profondeur des desseins de Bernard et comment il savait
jouer tous ses atouts, certain d’avance d’être compris. Elle le jugea
redoutable, balança un moment à croire au chantage puis fut saisie par
l’évidence. Quelle terrible et dangereuse petite brute, songea-t-elle.
Mais elle l’excusait, le cœur fondu d’affection et de quelque chose de
plus clandestin encore; d’une satisfaction délicieuse, à peine et malgré
elle avouée, que le lien subtil qui lui était cher fût assez
insaisissable pour demeurer indéfini et assez perceptible pour que la
finesse du malade l’eût senti; sa certitude en était doublée et
l’agrément qu’elle en ressentait vouait à son auteur une gratitude qui
effaçait sa contrariété et ne laissait pas de place au ressentiment.
Elle conjectura que, cela aussi, Bernard l’avait prévu et en éprouva un
accroissement de joie, celui-là même qui fait les proies heureuses.

Quand elle eut bien admiré le chef-d’œuvre à deux vantaux, félicité les
compagnons, suivi dans leurs explications le détail des moulures, des
petits-bois, du chambranle, les innovations de la quincaille, donné son
goût sur la nuance du vernis, et enfin bouté à la masse les dernières
chevilles d’assemblage qu’on lui avait réservées, on apporta la pinte;
elle trinqua en buvant dans le gobelet de Noë («Dieu que c’est fort»,
disait-elle avec une moue ravissante qu’elle faisait exprès parce
qu’elle savait qu’elle enchantait les compagnons), les ouvriers
chargèrent le chambranle sur un charreton et s’en furent.

--Ils vont, dit Noë, à l’hôtel de Mr. de Persigny; c’est pour lui: la
petite porte de l’aile gauche. Ils vont présenter l’objet à son
embrasure. Nous voilà seuls: qu’y a-t-il pour ton service?

Elle lui expliqua posément ce dont il s’agissait; et, suivant sur son
visage les progrès de sa pensée, son irritation, sa méfiance, son
hésitation, elle prit une mine innocente qui pouvait donner à croire
qu’elle n’avait fait réflexion aucune sur la mission dont elle
s’acquittait tout bonnement. Elle eut vite fait toutefois de se rendre
compte que Noë ne rejetterait pas la chose comme l’eût immédiatement
rejetée Rodolphe.

--Il y a là évidemment, dit-il en se grattant le menton, une question
d’équité, question d’équité qui est double. La mère est une bougresse
qui ne vaut pas grand’chose et même, autant dire, rien. Elle n’a jamais
contribué à l’entretien du loupiot pour un liard; pourtant le gosse est
à elle; ce n’est pas sûr qu’il soit le fils de Pierre, il ne lui
ressemble ni pour la tête ni pour le cœur! ce n’est pas sûr donc qu’il
soit notre neveu. Mais c’est bien sûr que c’est elle qui l’a fait: pas
vrai? Donc, si vomissant que ce soye de demander à ce chameau d’aider
son fils, il faudrait le faire, régulièrement. Et puis il y a autre
chose, le petit est désagréable, méchant, sans cœur, tout ce qu’on
voudra; mais on ne peut pas dire qu’il soye pas intelligent; il apprend
ce qu’il veut et il comprend tout. On lui a dit de tout sur la
république, la liberté et cætera; c’est son droit d’arriver où son
esprit peut le porter et nous, nous devons l’y aider de toutes nos
forces. Si on peut mettre le gosse au lycée il faut l’y mettre; ça, y a
pas: c’est la justice. Évidemment. C’est pas rigolo pour moi de
retrouver la cocotte et d’aller la voir, mais enfin je ne veux pas qu’on
me fasse des reproches un jour. C’est pas deux choses qu’il reste à
faire; c’en est qu’une. Je vais aller à la Préfecture, je vois Mazurel
qui est chef de division et m’aura vite trouvé où perche l’oiselle; et
demain je me frusque et je tombe au nid. C’est pas ton avis?

Elle l’écoutait sans l’entendre. Il se mit à rire:

--Alors quoi, on est dans la lune? A quoi penses-tu?

--Je pense que tu es un bien brave gars, dit-elle en se secouant comme
si elle s’éveillait. Tiens, voilà deux bons gros pour la peine.

Elle l’embrassa sur les deux joues à pleines lèvres.

--Encore, dit-il, en faisant des mines de gosse gourmand.

Elle le baisa de nouveau, deux fois, trois fois, puis toute animée, avec
une vraie frénésie. Elle s’arrêta en sentant le sang aux tempes. Alors
il la prit, lui posa longuement les lèvres sur le front en fermant les
yeux; il la serrait à faire craquer les os; il lui faisait mal et elle
n’osait le dire de crainte que l’étreinte se desserrât. Enfin il délia
ses bras et elle quitta l’atelier sans prononcer un mot. Noë sortit
immédiatement, se rendant chez Mazurel.

Quand il revint à l’heure du dîner, il signifia d’un clin d’œil que tout
allait bien; aussitôt Eugénie se pencha à l’oreille de Bernard qui était
son voisin de table: «l’oncle Noë verra qui tu sais demain», lui
dit-elle. L’adolescent rougit de plaisir et l’embrassa. Mais elle eut un
mouvement d’humeur, un sursaut qu’elle n’attendait pas. Sous un
prétexte, elle se leva de table, alla à la chambre à coucher, lava son
visage à grande eau; tous ces baisers lui paraissaient subitement
impurs; elle lava sa bouche, ses lèvres, se mouilla au bénitier, elle
qui n’était pas bigote, d’un geste qui la soulagea. Elle se sentit plus
fraîche; pourtant elle ne put encore se retenir de tomber à genoux et de
faire une prière contrite d’une voix ardente et basse, frémissante de
remords et d’une espèce de crainte; elle redoutait d’avoir ouvert une
porte, elle eût voulu rayer cette journée; cette journée! elle eût voulu
bien davantage, faire page blanche, rajeunir de dix ans. Oui, disait le
témoin intérieur, bien sûr, la pureté d’alors, mais pour quoi faire? Et
elle s’aperçut avec terreur que l’idée inexprimée où s’attardait sa
complaisance, c’était le mariage avec Noë. Secouer tout cela! les larmes
montaient invinciblement à ses yeux. Rodolphe inquiet vint voir ce
qu’elle faisait; elle prétexta une migraine atroce qui le surprit et
elle resta seule; quand elle eut bien pleuré, elle se sentit calmée et
se leva de sa chaise; la glace de l’armoire lui renvoyait son image. Les
larmes ruisselantes ne l’enlaidissaient pas; elle se savait belle mais,
ce jour, elle sentit tout d’un coup combien ces beaux yeux, cette bouche
de pourpre et la chevelure corbeau toute lisse et pure de ligne
pouvaient plaire à un homme. Elle soupira et s’en fut.

Le lendemain matin, Noë partit pour ce qu’il nommait plaisamment son
calvaire. Seule, Catherine avait été mise au fait; elle avait haussé les
épaules devant tant de naïveté; que comptaient-ils donc tirer de saletés
pareilles, demandait-elle avec ce ton d’orgueil où l’honnête femme
savourait sa revanche secrète. Puis elle était sortie à son tour, avait
trouvé le frère Valier à son domicile, lui avait demandé conseil; et ils
avaient convenu qu’il s’arrêterait le soir chez eux, «en passant», comme
cela lui arrivait maintenant très souvent; car il était admirablement
accueilli chez les Rabevel, non pas seulement par gratitude, mais parce
que ces libéraux révolutionnaires lui savaient gré d’être si grandement
intelligent, tolérant, érudit, de ne pas oublier qu’il était un homme,
de supporter à merveille la plaisanterie et, mieux encore, de savoir
taquiner avec cette gentillesse qui fait de la raillerie le plus
agréable des hommages.

Au déjeuner, il y eut une déception; Noë n’avait pu joindre la personne.
Mais il était certain de la trouver l’après-midi; l’ennui c’est que sa
journée était gâchée; enfin, il fallait ce qu’il fallait. Mais le soir
quand il rentra on ne vit que trop tout de suite à sa mine qu’il avait
rencontré celle qu’il cherchait et qu’il ne rapportait rien de bon.
Jérôme et Rodolphe mis au courant simultanément de la démarche et du
résultat triomphèrent bruyamment; si on les avait consultés, on ne
serait pas allé au devant d’une humiliation; mais au jour d’aujourd’hui
c’étaient les plus jeunes qui voulaient tout savoir; les hommes d’âge et
d’expérience ne comptaient pas; encore si la leçon pouvait servir! Noë
resta sombre; il fut avare de détails.

--Oui, quand vous saurez qu’il y a du linge et du quibus, serez-vous
plus avancés? Ce qui est sûr c’est qu’elle ne veut pas entendre parler
de Bernard; elle ne veut pas foncer un radis, pas pour ce qui est de la
galette, qu’elle dit, elle s’en fout; mais ça nécessite des relations,
de la correspondance; un beau jour ça se sait; la voilà vieille et
ridicule avec un gosse de quatorze ans; c’est des embêtements.

Bernard sortit, ravalant ses larmes.

--C’est pas tout ça, continua Noë. Je lui ai demandé si, tout de même,
elle n’avait pas quelque chose dans le remontoir qui lui battait en
parlant du loupiot. Alors elle m’a lâché que ce gosse avait été le
malheur de sa vie, que, d’ailleurs, elle n’en connaissant pas le père,
qu’il avait empêché son mariage quand Pierre était mort. Heureusement
encore que ce croquant n’avait pas moisi, que...

Catherine éclata:

--Une ordure, je vous dis, une ordure...

Elle se tut; Bernard rentrait et on comprit qu’il n’était sorti que pour
entendre.

A ce moment des voix résonèrent sur le palier: c’étaient M. Lazare et le
frère Valier qui se faisaient des politesses avec une secrète et
souriante animosité.

--Vous tombez bien, leur dit Catherine en ouvrant la porte, vos avis ne
seront pas de trop; vous allez prendre le café avec nous; justement on
est en train de décider ce qu’on va faire de Bernard.

--Il y a bien longtemps que cette question me tracasse, dit Lazare,
quand il se fut assis; je ne puis plus, naturellement, m’occuper de
Bernard; je lui ai appris tout ce qu’on apprend dans mon école et les
classes me prennent trop de temps pour que je puisse songer à lui donner
des leçons; mais il a une base scientifique solide et des principes; il
s’agit de trouver une école qui fasse fructifier ses qualités puisqu’on
ne peut pas penser au lycée en raison du prix de pension.
Malheureusement je ne vois guère où nous pourrons trouver cela.

--J’aurais peut-être votre affaire, moi, fit alors le frère Valier, si
vous ne redoutez pas pour Bernard les dangers de l’obscurantisme.

Et il coula un regard vers Lazare; celui-ci sentit la pointe.

--Vous lui feriez une place gratuite chez les ignorantins? demanda-t-il.

--Gratuite, hélas! non, répondit le frère Valier, car ceux que vous
appelez si aimablement les ignorantins pourraient s’appeler plus
justement les pauvres; mais enfin je crois qu’avec cinq cents francs
pour l’année scolaire...

--Cinq cents francs, cinq cents francs! et où voulez-vous les trouver,
dit le vieux Jérôme. Rodolphe a de la peine à les mettre de côté pour
lui; et pourtant, il faut bien penser à l’avenir; il faut bien penser
qu’un jour ou l’autre il aura des enfants, que diable! Quant à Noë, il
faut prévoir aussi qu’il se mariera et devra se monter, se mettre en
ménage; s’il épargne quelques pistoles, il faut qu’il les garde. Avec
ça, tout le monde vit ici sur ce qu’ils gagnent, nous, les vieux, aussi
bien que l’enfant. Et les affaires ne sont pas brillantes, vous savez.

--Mon bon monsieur, dit le frère Valier, partout ailleurs vous paierez
plus cher et vous aurez des suppléments à n’en pas finir. Nous, nous
vous prenons Bernard, nous le préparons solidement; s’il est capable,
vous êtes sûr qu’il prendra ses brevets, connaîtra la comptabilité, le
dessin, tout ce qui est nécessaire au commerce et à l’industrie; s’il
est très fort nous le présenterons aux Arts et Métiers ou à Centrale; il
sera suivi, chauffé, cultivé avec un soin de tous les instants; on ne le
laissera pas, comme dans un lycée, livré à lui-même; mais toujours
quelqu’un sera là pour lui donner l’explication ou l’aide dont le manque
à l’heure opportune suffit parfois à compromettre, dans un enfant, les
résultats de plusieurs années de travail.

--Tout ce que vous voudrez, dit le père Jérôme, mais cinq cents francs!
D’où voulez-vous que nous les tirions?

Rodolphe déclara alors avec sécheresse:

--Pour ma part, je ne peux pas vous aider d’un sou; l’entretien de
Bernard, je veux bien y contribuer, mais, ses études, je n’ai pas
d’argent pour ça. D’ailleurs, si vous voulez mon avis, il serait temps
de le mettre en apprentissage; s’il veut être comptable, il ne manque
pas de maisons de commerce qui le prendront aux écritures et même lui
donneront un petit quelque chose qui nous aidera à l’habiller et à le
nourrir. Si tu veux être tailleur ou menuisier, ajouta-t-il en se
tournant vers Bernard, c’est encore plus commode. Maintenant, si tu
vises plus haut, rien ne t’empêchera d’étudier tout seul sur des livres
en dehors des heures d’atelier ou de bureau. Mais est-ce que tu as
seulement un goût, une envie d’un métier plutôt que d’un autre?

--Eh! comment veux-tu qu’un garçon qui n’a pas quinze ans puisse te
répondre, dit Noë. Ce que veut Bernard c’est arriver à tout ce qu’il
pourra de mieux. Nous lui avons tous dit, aussi bien Monsieur Lazare que
toi, qu’avec le nouveau régime, la seule chose qui puisse arrêter un
enfant est l’incapacité de son intelligence; et maintenant à ce petit
qui a parfaitement réussi à être toujours le premier de sa classe tu
réponds qu’il n’y a rien à faire qu’à entrer en apprentissage; ça ne
peut pas aller. Il faut être juste; la République ne paye pas, il faut
payer pour elle.

--Pour moi il n’y a rien à faire, dit Rodolphe; je ne veux pas me mettre
sur la paille pour un autre, qui, d’ailleurs, remarque-le bien, ne m’en
saurait aucun gré.

--Moi je ne peux rien faire, dit Jérôme, puisque je vous ai tout donné
et que vous m’entretenez.

--Eh bien! qu’à cela ne tienne, s’écria Noë, je paierai tout.

--Mais quoi! reprit le vieillard, tu sais que tu ne pourras rien te
mettre de côté; si tu veux te marier, tu...

--Je n’ai pas l’intention de me marier, vous le savez bien tous, je l’ai
dit assez souvent.

--Ça n’a pas le sens commun; on dit ça et puis il suffit qu’on trouve la
personne.

--A moins que la personne ne soit pas libre, dit Rodolphe d’un ton de
gaieté forcée qui alarma Eugénie.

Noë haussa les épaules.

--C’est tout simple: je ne me sens pas fait pour la vie conjugale, voilà
tout. Je fais un sacrifice, bien sûr, mais je suis convaincu que Bernard
ne l’oubliera pas, pas vrai Bernard?

Le garçon qui pleurait en silence opina de la tête.

--Et puis, cela c’est sans importance, je souhaite de n’avoir jamais
besoin ni de Bernard ni d’un autre; et je ne demanderai jamais rien sans
besoin. Mais j’estime qu’il faut avant tout l’équité et ici l’équité
commande de faire instruire Bernard, quoi qu’il nous en coûte. Ai-je
raison, Monsieur Lazare?

Le maître d’école fit un signe approbatif.

--Maintenant, acheva Noë, ce qui est bien sûr, c’est que c’est une
chance que Monsieur Valier nous offre la pension au prix qu’il dit;
parce que, au delà, matériellement, je ne pourrais pas et on dit que le
bon Dieu lui-même, le vôtre, Monsieur Valier, n’ose pas demander
l’impossible. Seulement, ce qu’il faut aussi c’est que l’enfant reste
libre. Tu sais, Bernard, que tu vas être dans une pension où tu devras
prier, te confesser, communier, chanter à vêpres, tout le
saint-frusquin, quoi! Et, sans t’offenser, bien que tu aies toujours été
premier au catéchisme, le petit scandale de ta première communion ne
prouve pas que ta dévotion soit bien profonde. Donc, si tu n’aimes pas
les mômeries, à toi de refuser. Tu es libre.

Mais Bernard était tout décidé. Ces mômeries ne lui paraissaient plus
bien gênantes, ni la confession, ni la communion. Évidemment cela
n’était pas drôle, mais enfin? Il répondit donc qu’il avait été fou,
qu’il ne savait même pas encore lui-même comment ça s’était fait, que,
la meilleure preuve c’est qu’on n’avait jamais eu rien à lui reprocher
depuis l’histoire des petits chats où il n’avait pas non plus compris
comment il avait pu faire ça. Ce fut si bien dit que les auditeurs en
demeurèrent ébranlés. Seul le frère Valier, qui avait été si bien trompé
par la feinte douceur de Bernard, garda quelque scepticisme: il voulait
prendre sa revanche. Aussi ne se retint-il pas de marquer sa joie
lorsqu’en fin de compte toutes les dispositions eurent été prises pour
que Bernard entrât aux Frères de la rue des Francs-Bourgeois, la semaine
suivante.

Les quelques jours qui le séparaient de son départ, Bernard les passa
dans les préparatifs et la fièvre. Au frère Valier qui maintenant
hantait la maison, il ne cessait de demander, de son ton dur qui voilait
sa satisfaction, toutes sortes de renseignements. Qu’allait-on lui
apprendre? Est-ce qu’on ne se trompait pas en le poussant dans telle
section plutôt que dans telle autre? Lui, voilà, il voulait savoir ce
qu’il fallait qu’un Rothschild ou un Gambetta ou «des gens comme ça»
dussent savoir. Mais, tout de même, ajoutait-il pensivement, il y en
avait des choses à faire pour devenir un de ces hommes; peut-être des
choses qu’on n’enseignait pas au collège? Il regardait avec une anxiété
interrogeante le frère Valier qui souriait sans répondre. Pourquoi,
songeait Bernard, pourquoi ce curé ne disait-il rien? Tout de même il
avait confiance; il était convaincu que, tout ce qu’on peut apprendre
d’utile à la réussite il pouvait l’apprendre. Parfois, cependant, il se
demandait pourquoi des hommes comme Lazare ou Valier étaient demeurés
dans une situation aussi humble; il concluait, aux heures de fatigue,
avec accablement, qu’il n’était pas plus intelligent qu’eux et que tout
cela ce n’était qu’affaire de chance. Mais, en général, son orgueil
prenait le dessus, son orgueil, sa vraie force, orgueil infiniment
subtil et prêt à tous les sacrifices qui devaient le fortifier et le
mener à la réussite. Ces hommes qui l’entouraient étaient faibles; il
les admirait pour leur savoir, mais, cela à part, quelles chiffes! Il en
haussait les épaules. Comme il s’en ouvrait à Blinkine, celui-ci fit une
moue: Lazare est un naïf, dit-il, ça c’est sûr, avec sa République et
ses vertus du peuple, mais...

--Comment, dit Bernard choqué, tu crois que...

--Voyons, répondit Abraham, tu crois encore à ces blagues?

Tout s’éclairait subitement pour le jeune Rabevel qui baissa la tête.
Ainsi, lui, s’il était obligé d’aller aux Francs-Bourgeois au lieu de
fréquenter le lycée, n’était-ce pas la preuve qu’on lui avait menti? Les
siens eux-mêmes reconnaissaient leur erreur. Mais comment ne s’en
étaient-ils pas rendu compte plus tôt? Et ce petit Blinkine avait donc
depuis longtemps deviné, lui qui disait cela d’un ton si naturel? Il
allait donc falloir avoir de la chance, aider la chance, user de ruse?
Mais, à ce jeu, des êtres comme Abraham, moins réellement et
universellement intelligents que lui, mais plus subtils dans le cours
ordinaire de l’existence, étaient mieux armés pour réussir! Sans
s’exprimer exactement toutes ces pensées qui roulaient dans sa tête, il
percevait ce que l’habileté et la souplesse de Blinkine pouvaient
obtenir alors que son esprit de rébellion risquait de rester impuissant;
et il se faisait intérieurement des propos de ferme résolution; il se
gouvernerait, s’assouplirait, saurait s’examiner et se conduire. Mais il
lui restait de l’inquiétude.

Sur ces entrefaites, lui parvint une lettre, la première, de son ami
Régis. François lui annonçait qu’il lui écrivait du sud de la Terre par
le travers de l’île de Pâques. Toute la lettre n’était qu’une effusion
lyrique, un cri de joie, le balancement d’un cœur suspendu au double
sein de l’onde et de l’azur. Bernard reconnaissait l’enthousiasme de son
camarade et ne s’en émouvait guère. La fin l’intéressa davantage: le
bateau que gouvernait le Capitaine Régis transportait du coprah, une
énorme cargaison que la maison Bordes avait troquée par petits
chargements dans les îles contre de la quincaillerie et qui avait
preneur à un prix laissant vingt mille francs de bénéfice pour le
voyage. Le père Régis avait une prime de un pour cent sur ce chiffre.
Bernard eut le rire de Blinkine. Quelle misère! Et quand il montra la
lettre au petit Abraham ils se sentirent frères un instant. Mais comme
la conversation se continuait, un peu de malaise les sépara. Chez
Bernard se déclaraient les appétits, l’avidité de jouissance, de
pouvoir, de luxe; l’autre, de race plus ancienne, et plus affinée,
dénonçait un goût de la spéculation pour elle-même, une sorte de
désintéressement aiguisé, une supérieure intelligence de la combinaison
et du nombre. Bernard fut un instant à le comprendre puis il sourit, se
frotta les mains, se sentit comme débarrassé d’un grand poids. Cet
Abraham trop subtil, ce François trop lyrique, l’un et l’autre au fond
n’étaient et ne seraient jamais que des rêveurs. C’était bien lui qui
tenait le bon bout.

Il se sentit dès lors ferme, tranquille, tout rassuré, plein de courage.
La veille de son départ, le dernier jour qu’il devait passer en famille,
il se montra d’une gaieté exubérante. Lazare déclara entre haut et bas
que les curés n’auraient pas de mal à «avoir» un étourdi qui allait chez
eux de si bon cœur. Chacun cependant était satisfait de lui voir de si
bonnes dispositions; chacun s’avouait au secret de lui-même que la vie
serait meilleure loin du garçon dur et sournois qui tenait tant de place
dans la maison et, en grandissant, congelait une partie de l’atmosphère
chaque jour accrue. Seule, Eugénie était émue de voir partir l’enfant
que ses soins avaient tant contribué à sauver.

Ce fut elle qui l’accompagna au collège avec Noë. Celui-ci avait chargé
sur son charreton une longue et maigre malle recouverte de soies de
truie et qui contenait tout le linge de l’adolescent. On était au milieu
de Novembre. Ils pénétrèrent dans une cour triste où quelques arbres
achevaient de perdre leurs feuilles jaunissantes. De grands murs les
entouraient barbouillés d’ocre, percés de fenêtres étroites et grillées.
Une stupeur morne semblait planer sur le collège. Leurs pas faisaient
crisser le gravier et le guide qui les précédait ne put s’empêcher de se
retourner comme s’ils eussent offensé le silence. Ils passèrent devant
un grand Christ, l’homme se découvrit, fit le signe de la croix et
cependant que, tout naturellement, Eugénie et Bernard l’imitaient, il
eut un coup d’œil oblique vers Noë qui s’étonna par la suite de s’être
signé lui-même aussitôt sans réflexion. Ils foulèrent des parvis de
carreaux glaciaires, suivirent des couloirs sans fin, longés de murs
chaulés. De temps à autre s’entrebâillaient sans bruit sur le lit
d’huile des gonds, quelques portes minuscules dont l’épaisseur étonnait
le menuisier; un œil invisible et deviné les guettait dans l’ombre leur
causant ce malaise qui couve les grandes maladies; puis l’huis se
refermait; en chemin, ils croisaient des fantômes glissants en soutane
luisante, tête nue, qui s’adossaient au mur pour les laisser passer, et,
relevant tout à coup sur leur passage des paupières baissées, dardaient
sur eux un regard habitué à tout voir dans l’instant d’un éclair.
Aussitôt dépassés, on les entendait battre leur vêtement de la poussière
blanche laissée par le mur et ce répit de quelques secondes immobiles,
cette station obligée, leur donnaient loisir d’observer encore sans
péché. La main qui étreignait le cœur de Noë le serrait davantage; il
devinait en ce monde muet une force obscure, noire et disciplinée,
terrible par l’intelligence et un certain sens qu’il y présumait de
l’humain et du divin.

Il entra chez le frère Valier, après ce parcours qui lui avait paru
interminable, avec un sentiment de soulagement. Le Frère les reçut dans
un bureau très simple tendu de papier vert uni et rempli de livres et
d’instruments de géodésie. Il dut débarrasser deux chaises de paperasses
et de brochures qu’il mit à terre pour leur faire place. Après leur
avoir demandé de leurs nouvelles, il inscrivit le nom et l’état-civil de
l’enfant sur un registre et les entretint un moment avec son amabilité
coutumière mais qui leur parut tempérée en ce lieu d’une sorte de
hauteur et de cette sérénité que possède la certitude. Il leur expliqua
comment il avait l’intention de conduire les études de Bernard et de se
rendre compte exactement de ses dispositions et de ses goûts en les
tenant très régulièrement au courant de ses progrès et de ses
défaillances. Puis il ajouta: «Quant à son éducation morale, je n’ai pas
besoin de vous dire avec quel soin il y sera veillé; n’est-ce pas
Monsieur Régard?» Les visiteurs retournés aperçurent alors derrière eux
un prêtre qui se tenait debout et donnait silencieusement des signes
d’assentiment. On ne l’avait pas entendu entrer. Il était de taille
moyenne, maigre, émacié. Son visage surprenait par la pâleur. Les traits
étaient fermes et beaux; la bouche fine, presque sans lèvres; le nez, en
bec d’aigle, frémissait sans cesse; les yeux profondément encavés
charbonnaient sous des paupières dont la minceur transparente se
dégageait de toute chair, accusait la sphéricité du globe oculaire et
faisait mouvoir les ombres de l’orbite. Un front immense, argenté aux
tempes, tout labouré, décelait le méditatif. Il écoutait dans une
posture qui devait lui être familière, le coude droit dans la main
gauche, l’avant-bras relevé, le pouce venant à la mâchoire, l’index le
long de la joue. Le Frère Valier le contempla un instant puis dit avec
une nuance d’admiration:

--Monsieur Régard est un de nos aumôniers et celui qui aura à diriger
Bernard. Il est une des lumières de la catholicité.

Le prêtre, sans vaines protestations, fermait les yeux et secouait
négativement la tête comme pour lui-même tout seul, devant Dieu, tout
seul.

--Si, mon cher ami, dit le Frère Valier, vous êtes l’un des maîtres de
la mystique et l’un des remparts de l’Église... Et je ne sais comment
vous pouvez consentir à venir encore vous occuper de quelques-uns de nos
enfants.

--Qui est plus digne d’étude que la plus belle créature de Dieu?
répondit l’autre d’une voix blanche et comme exténuée.

Noë fut frappé; mais, comme il considérait le prêtre avec attention, le
Frère Valier se méprit sur l’objet de sa curiosité.

--Vous vous étonnez que Monsieur Régard n’ait pas son rabat?
demanda-t-il. Ne le cherchez point; le Père Régard est Jésuite et ne
porte pas le rabat.

Toutes les préventions de Noë arrivèrent d’un même flot; le parti
prêtre, l’Inquisition, les types des romans anticléricaux, les
Dragonnades, la révocation de l’édit de Nantes, la Saint-Barthélemy
s’unirent en une seconde sous les traits définitivement fixés de ce
visage austère et glacé. «Ce ne doit pas être un bonhomme commode» se
dit-il. Que ferait-il de Bernard? Il se le demanda un moment sans
parvenir à résoudre le problème. D’ailleurs, qu’importait? Il était trop
tard maintenant pour rien changer. Et l’enfant avait l’air si content,
dévorant des yeux les livres et les instruments scientifiques qui
encombraient le bureau! Advienne que pourrait! On verrait bien. Il
embrassa son neveu et prit congé; et sur le chemin du retour, tout à son
plaisir d’être avec sa belle-sœur un peu attristée, dans cette
mélancolique journée d’automne propice aux sentiments les plus tendres,
il n’eut pas une seule pensée pour Bernard.

Celui-ci allait, pendant ce temps, de merveille en merveille.
L’immensité des dortoirs, des salles d’études, des réfectoires qu’on lui
faisait parcourir, la splendeur des galeries de travaux pratiques
pleines de modèles mécaniques et de dessins compliqués, la rumeur des
gymnases l’emplissaient d’admiration et de joie. Il ruminait avec
conviction les conseils du sage Blinkine: écouter, se taire, obéir, être
sage et par ces moyens arriver au premier rang. Mais il se sentit un peu
inquiet pourtant; il se rendait vaguement compte que, cela, il l’avait
fait jusqu’ici sans grande difficulté; alors quelle chose avait-il donc
à craindre? Il leva timidement les yeux et sentit fixé sur lui le regard
de l’aumônier; c’était cela, il le comprit tout de suite, qui le gênait.
Il ne s’agissait plus de feindre dans ce lieu; il se voyait pénétré et,
son orgueil écartelé, livré à la risée de tous. Non, on ne se
contenterait pas ici de travail et de bonne conduite, il faudrait se
faire voir tel qu’on était. Une frayeur le secoua soudain. Si on allait
s’apercevoir que les prières, le catéchisme, tout ce dont il
s’acquittait si bien en apparence, ce n’était fait que du bout des
lèvres; si on allait le renvoyer aussitôt? Sur ces pensées, il dut
s’installer, faire connaissance de ses nouveaux camarades, de ses
surveillants et de ses professeurs; il ne vit plus le Père Régard dont
d’ailleurs personne ne lui parla; il eut le sentiment qu’on l’oubliait,
qu’il se noyait, qu’il devenait un simple numéro dans une classe
nombreuse. La nouveauté des méthodes d’enseignement à quoi il n’était
pas accoutumé ne lui permettait pas de briller malgré un travail
acharné; la présence, aux récréations, de classes plus avancées,
d’élèves plus âgés et plus forts que lui, lui interdisait toute prouesse
physique; ses voisins étaient de bons garçons médiocres, joueurs,
d’ailleurs sages et pieux, qui n’observaient rien et n’auraient guère pu
répondre à ses inquiétudes si son orgueil et sa prudence ne lui avaient
interdit de les manifester.

Ainsi, au bout d’une quinzaine de jours, il commençait à s’habituer à
cette vie qui lui avait paru étrange et même à s’engourdir quelque peu,
lorsque, un matin, vers les sept heures, comme il achevait un problème,
la porte de la salle d’étude s’ouvrit et le Père Régard parut. Le
surveillant vint à sa rencontre: «Voulez-vous m’envoyer mes pénitents?»
dit le Jésuite. Le surveillant alla chercher une liste dans son tiroir
et prononça quelques noms. Des élèves se levèrent et suivirent le Père
Régard. Au bout de peu de temps, ils revinrent l’un après l’autre. Le
surveillant s’approcha alors de Bernard et lui dit: «C’est à vous; vous
êtes le dernier. Vous n’avez qu’à aller dans la chambre du Père Régard;
c’est la troisième porte, au premier étage; il y a le nom sur une carte
clouée.»--«Bon, se dit Bernard, il s’agit de se confesser. Allons-y.»

Il se sentait le cœur serré quand il frappa à la porte et que la voix
incolore du vieillard lui répondit. Mais son anxiété redoubla dès le
seuil. La chambre était tout-à-fait nue et à peine éclairée d’une
chandelle qui jetait de grandes ombres fantasques sur les murs. On
distinguait au fond, posé sur des planches au niveau du parquet un
grabat couvert d’un manteau noir. Quelques effets pendaient à une
patère; une armoire minuscule à gauche de la porte devait renfermer le
linge de corps; deux chaises et un prie-Dieu complétaient l’ameublement.
Nul ornement qu’au mur un christ en bois, tout simple, et un bénitier
avec un rameau de buis. Sur la cheminée, une petite pile de trois livres
qui parurent à Bernard être des bréviaires, à côté du chandelier.

Le Père Régard était assis, dans la pose méditative qui lui était
familière, sur l’une des chaises auprès du prie-Dieu. L’adolescent
murmura une timide salutation qu’on accueillit d’un silencieux hochement
de tête. Il resta là, embarrassé, ne sachant quoi faire, puis, se
décidant, s’agenouilla sur le prie-Dieu. Le prêtre le repoussa avec
douceur.

--Ne vous agenouillez pas, dit-il, vous n’en n’êtes pas encore digne.
Asseyez-vous là, sur la chaise.

Bernard obéit au geste, tout décontenancé, avant même que le son des
paroles eût pu prendre un sens pour lui. Puis il comprit et il sentit
sourdre et monter lentement la colère. Quoi, on ne le jugeait pas digne
de ces mômeries? Eh! n’en valait-il pas un autre? Que faisait-il de plus
ou de moins que ses camarades? Et, après tout, qu’est-ce que c’était que
leur confession et leur bon Dieu qu’on n’avait jamais vu?... Ainsi
grondaient en lui la révolte et les propos de son entourage mêlés. Et ce
curé qui gardait son inexplicable mutisme, que lui voulait-il? D’abord
il avait une sale gueule; pour ça, on ne pouvait pas dire le contraire.
Et puis, qu’est-ce que ça voulait dire, ça, de faire monter quelqu’un
pour l’humilier? D’ailleurs, cette humiliation, il ne la tolérerait pas,
lui; s’il s’était agenouillé ce n’était pas qu’il gobât les histoires de
ratichons, c’était parce qu’il fallait le faire pour pouvoir rester
là... Le Père Régard se taisait toujours, la main sur les yeux, comme
s’il se fût cru seul; et Bernard tout à coup pensa que si ce vieillard
avait ainsi parlé c’est qu’il avait justement deviné pourquoi Bernard
s’agenouillait. Il est malin, se dit-il. Mais si ce malin croyait à
toutes les histoires de bon Dieu? Non, encore des sornettes du parti
prêtre pour arriver à tout gouverner. Mais la simplicité du lieu, la
modestie et l’humilité évidente de l’homme qu’il savait être un savant,
l’évocation des ambitions qu’il entretiendrait, lui, s’il était
pareillement instruit, le subjuguèrent; il demeura perplexe et attentif;
le Père Régard se taisait toujours.

Enfin, il retira sa main, gardant les yeux clos et, de sa voix sans
timbre:

--Il est évident que je ne puis, mon enfant, vous accorder la faveur des
sacrements tant que votre âme pourrira dans l’état où on l’a mise. Le
malheur c’est que vous me paraissez profondément gâté. Je vous ai suivi
et observé tous ces jours-ci, j’ai vu vos notes, j’ai parlé à vos
surveillants et à vos professeurs. Vous travaillez beaucoup, vous vous
donnez du mal, vous êtes intelligent, vous vous conduisez bien--et vous
ne réussissez pas. C’est que la grâce de Dieu n’est pas sur vous.
Pourquoi? D’abord parce que vous ne priez pas du fond du cœur, ensuite
parce que vous n’êtes pas un vrai chrétien. Vous ne réussirez jamais en
rien, que c’est dommage!

Il s’arrêta et soupira. Bernard reconnaissait bien à part soi la
justesse des observations sur la vanité de son effort et il en était
profondément vexé. Il se défendit:

--C’est que je n’ai pas l’habitude de vos manières de travailler. Et
puis, au tirage au sort des compositions orales, j’ai toujours les
problèmes difficiles.

--Ne m’amusez pas avec vos «manières de travailler»; et ne me dites pas
que le sort vous donne les problèmes difficiles. Vous ne vous en tirez
pas, voilà tout, c’est le doigt de Dieu. Vous n’arriverez à rien dans la
vie, vous serez toujours le dernier, le domestique des autres.

Rien ne pouvait davantage alarmer Bernard. Le confesseur continua sur le
même ton, usant de tous les arguments, retournant tout en preuve, tirant
de Bernard tous les aveux qu’il interprétait pour sa cause avec une
évidence éclatante, le tout sur un ton monocorde, avec une sorte
d’indifférence résignée, sans qu’à aucun moment se fît jour une
tentative d’apologétique ou de conversion. A la fin l’adolescent
pleurant à chaudes larmes, voyant sa vie gâchée, la réussite impossible,
toutes ses espérances anéanties, pleinement convaincu de ce que lui
disait le prêtre, le supplia de le confesser, de le guérir.

--Hélas! répondit tristement le Père Régard, je crois bien que la chose
est au-dessus de mes forces. Enfin, nous étudierons cela. Revenez la
semaine prochaine et tâchez, en attendant, de trouver par vous-même la
voie de Dieu.

L’enfant redescendit en se tamponnant les yeux.

--Je crois, disait son confesseur au Frère Valier quelques heures après,
je crois que nous pourrons arriver à sauver cette âme bien qu’elle soit
très compromise. Il n’y a pas de cœur, les sens ne sont pas éveillés
encore; absolument rien de suspect, chasteté certaine; mais il n’y a pas
non plus cette vague tendresse qui peut aider à la conversion; et
l’intelligence qui est indéniable me semble purement critique. C’est
elle qu’il faut convaincre par des preuves; chose curieuse, l’auxiliaire
qui peut donner de l’intérêt à mes paroles c’est l’ambition dévoratrice
de ce petit. Dieu lui apparaîtra d’abord un aide, un atout dans son jeu.
Il l’admettra comme au pari de Pascal. Une fois logé chez lui, nous
saurons bien l’y incruster. Il pourrait faire un excellent serviteur de
Dieu, ajouta le Père songeur.

--Eh! là, dit le Frère en riant, si jamais cela devait arriver, je le
réserve pour ma congrégation et non pour la vôtre.

Bernard ne se doutait point qu’on fît déjà état de ses dispositions ni
même qu’on le crût vaincu. Il dut passer par quelques épreuves qui
furent pénibles à son orgueil. Le jour de Noël, il resta seul à son banc
comme un pestiféré tandis que ses camarades allaient à la Sainte Table;
il ravalait des larmes de rage; il lui semblait que tout le monde le
montrait au doigt. Ses deux voisins qui le considéraient comme une
pauvre brebis perdue, l’observaient à la dérobée. La magnificence de la
cérémonie, la douceur des chants, l’accent de joie, l’atmosphère
heureuse, tout cela qu’il sentait si bien et à quoi il n’osait
participer lui fendait le cœur. A l’issue de la messe de minuit, il dut
monter seul au dortoir; il entendait rire et plaisanter ses camarades
qui réveillonnaient au réfectoire; il imaginait sa place vide. Peu à
peu, se formait en lui l’image d’un monde de saints, de vierges et de
dieux d’où il était exclu et qui distribuaient ces joies, qui aidaient
insidieusement ses camarades, qui les pousseraient dans l’existence. Il
touchait à présent ce monde jusque-là ignoré; il se rendait bien compte
que ses condisciples avaient une vie spirituelle qu’il n’avait jamais
soupçonnée; et, comme il était fort jeune, il ne pouvait conclure qu’à
la réalité de ces êtres supérieurs avec qui ils formaient société.
D’ailleurs, autour de lui on ne cessait de relater des traits édifiants;
la puissance divine s’exaltait en des miracles irréfutables; les
raisonnements persuasifs du Père Régard, les plus simples, celui de
l’œuf et de la poule, celui du premier moteur, le trouvèrent convaincu.
Et, enfin, sa puberté tardive arrivant, il se sentit tout à coup des
élans de tendresse, une soif de conviction, d’affection universelle, de
douceur et de protection. Le jour où il fut autorisé à communier, il
donnait depuis longtemps à tous les preuves les plus certaines d’une foi
enflammée.

Par un phénomène qui n’avait point paru miraculeux aux professeurs, son
intelligence et son travail avaient dans une marche curieusement
parallèle peu à peu imposé leur primauté. Les problèmes qui lui étaient
échus demeuraient les plus difficiles, mais il les comprenait et les
résolvait. L’ordre des devoirs et des leçons avait fini par s’accommoder
fort bien à sa méthode de travail. Tout lui semblait aisé et agréable.
Tout lui souriait; jamais il n’avait si bien senti sa réussite; et, à la
fin de l’année scolaire il ne fut pas surpris quand le palmarès
l’annonça comme ayant presque tous les premiers prix.

Il revit à cette occasion tous les siens réunis; et combien fiers de ses
succès! Il n’avait eu toute l’année que des visites espacées tantôt de
l’un tantôt de l’autre, visites qu’il souhaitait d’abord puis redouta
lorsqu’il fut pris par ses études et son ardeur religieuse. Il songeait
à présent avec un morne ennui à ce qu’allaient être ces deux grands mois
de vacances passés rue des Rosiers; mais l’abbé Régard, à la fin de la
cérémonie de distribution des prix, vint courtoisement présenter ses
hommages aux parents du jeune lauréat; et il glissa dans la conversation
qu’il avait organisé une colonie au bord de la mer. Bernard demanda
sur-le-champ à Noë de le laisser partir et on y consentit sans trop de
peine: il ne passa qu’une semaine à la maison; il sentit s’y fortifier
son dégoût pour cette vie médiocre et laide; sa piété nouvelle
s’irritait des brocards traditionnels contre la religion; il dut à
plusieurs reprises ronger son frein; le soir, quand Noë lisait à haute
voix des vers d’amour en regardant parfois Eugénie qui tricotait
paisiblement sous la lampe, l’adolescent se levait, trouvant bêtes tous
ces gens qui ne pensaient pas au salut éternel et perdaient leur temps à
des sornettes. Il sortait dans le crépuscule estival; les couples
langoureux n’émouvaient pas ses quinze ans; il entrait dans ce petit
jardin qui est au chevet de Notre-Dame et il rêvait à l’ombre de la
cathédrale: il eût désiré revivre l’aventure de ses architectes et de
quelqu’un des grands évêques d’autrefois; il les voyait crosse en main
et le casque au lieu de la mitre, parmi leurs vassaux, imposant la
religion du Christ et l’obéissance à son représentant; il voulut un
jeudi visiter le Trésor et en revint éberlué; d’autres fois, il
s’accoudait au parapet et passait des heures à voir décharger les
gabarres; il supputait la valeur de la cargaison et le tonnage; il
établissait mentalement la comptabilité de l’entreprise et ce qu’elle
pouvait donner, bénie de Dieu. Il parcourait aussi les églises, affolé
d’amour divin, de repentirs pour des peccadilles qu’il qualifiait de
crimes et assoiffé d’indulgences dont il tenait un compte exact. Il ne
faisait plus maintenant d’éclats, et ses colères ne se traduisaient que
par une pâleur excessive et une montée légère d’écume au coin des
lèvres; mais il semblait que, plus il les retenait, plus il s’en
accumulait en orages menaçant de crever: il en accusait le Diable. Au
reste il ne pensait qu’à soi, en débat perpétuel avec lui-même et
n’accordant à ce qui l’entourait qu’un regard étranger. Un jour, Eugénie
qui l’observait lui reprocha sa sécheresse de cœur; il en eut un grand
choc et s’en accusa aussitôt comme d’un péché épouvantable dont il ne
pressentait pas possible un véritable repentir. Il ennuya alors sa tante
de simagrées ridicules, demandant pardon, excédant l’imprudente de ses
questions et de ses larmes, lui représentant tantôt son avenir spirituel
compromis par cette affreuse sécheresse de cœur, tantôt le service
qu’elle lui avait rendu en lui signalant un tel danger. Elle finit par
lui dire de ne pas tant faire la bête, que le bon Dieu était moins sot
que lui, de l’embrasser et de tirer un trait là-dessus. Il baisa ses
joues avec emportement en la prenant dans ses bras. Le sein tiède
palpita sous sa main; la peau fraîche avait une douceur sapide, une
odeur de verveine et le toucher du velours. Elle lui rendait le baiser,
innocente et maternelle, de sa pourpre rose humide. Il se sentit
extraordinairement troublé et décida de l’éviter désormais.

D’ailleurs il partait le lendemain. A la gare d’Austerlitz il retrouva
l’abbé Régard et une douzaine de camarades; tout aussitôt les siens
furent oubliés et seul compta le magnifique avenir.

Ils n’arrivèrent à destination que le lendemain soir. La colonie avait
élu domicile dans un ancien lazaret situé sur la côte au point le plus
dangereux de l’épine rocheuse qui court entre Cette et Agde. C’était un
lieu splendide et désolé, hanté de quelques rares pêcheurs qui vivaient
sordidement sous la tente. Le lazaret était lugubre. Il comprenait
quelques pavillons dans un quadrilatère de murs épais et fort élevés
dont une partie surplombait la mer et répercutait le ressac. Les
pavillons étaient en rez-de-chaussée, le sol carrelé de briques rouges
émaillées, glaciales aux pieds nus des enfants. Une chaleur torride
faisait éclater les pierres de ce désert; il n’y poussait que des herbes
salées, d’énormes chardons dorés, des euphorbes et des arnicas. Un vent
terrible grondait perpétuellement dans les tuiles; et la mer sans marée
ne s’arrêtait jamais. Bernard connut là la violence et l’exaltation de
la prière; le Père Régard les agenouillait tout à coup sur les rochers
devant l’aube ou le crépuscule, les écrasait de la grandeur prodigieuse
des cieux et élevait leur âme dans une série d’invocations haletantes et
précipitées comme celles qui galvanisent les foules aux processions de
Lourdes. Parfois ils entraient tous ensemble dans le flot et passaient
en faisant la chaîne au dessus d’une cave dangereuse où deux ou trois
perdaient pied: «Dieu vous soutient!» criait le prêtre; les adolescents
reparaissaient, crachant et s’ébrouant, mais rieurs et sans avoir eu un
instant de crainte; ainsi est la vraie foi. Souvent aussi ils chantaient
des hymnes composés par le Père à la louange des Saints; il les
réunissait autour de lui après le jeu, sur quelque plage sauvage où le
vent faisait flotter leurs vêtements et soulevait leurs cheveux; ils
tiraient leur goûter d’un panier et mangeaient d’un appétit dévorant;
certains s’abstenaient, se mortifiant pour des raisons obscures, des
péchés véniels ou des velléités dont ils redoutaient qu’elles prissent
figure; on ne leur demandait rien. Le Père les regardait et quelquefois
souriait en remerciant le Ciel; ces douze garçons soigneusement triés
avaient tous les yeux clairs, nets de cerne, la mine belle, pure et sans
tache; il les savait droits, irréprochables; leur bonheur faisait le
sien. Leur âge s’échelonnait de quatorze à dix-huit ans; le grand Texin
songeait déjà à prendre la soutane; Lormier n’avait pas la vocation et
n’y prétendait point, mais où qu’elle s’exerçât, sa piété simple et
forte ne pouvait que faire du bien; Daumas... Midel... il les passait en
revue; aucun n’était revenu de si loin ni si haut que cet ardent petit
Rabevel dont le sombre bouillonnement l’inquiétait encore parfois.
Justement c’était lui qui, cette fois, lui demandait au nom de ses
camarades, de leur raconter une vie de Saint. Il sourit. Le miracle
extérieur, la sujétion des forces de la Nature en imposerait toujours
aux enfants--comme aux hommes, ajouta-t-il à part soi.

Mais déjà ses pupilles discutaient. Gasier réclamait un nouvel épisode
de la vie des Franciscains; il se délectait des prières d’Assise; toute
la nature lui était proche et parente; il en buvait la fraîcheur à longs
traits: ma petite sœur l’eau, mon petit frère le passereau... quelles
délices! Seul, il se racontait à mi-voix les voyages du petit Pauvre et
de son Compagnon; rien de romanesque ne l’y entraînait mais une candeur
venue intacte du fond des âges. Pourtant, Midel eût préféré les récits
d’évangélisation: Xavier était son héros; il le voyait petit et noir,
plein d’une force formidable par le signe de la croix, retourner des
continents. «Et vous, Rabevel?» demanda le Père. Bernard releva sa tête
pensive, il songeait, répondit-il, au terrible supplice de Saint Laurent
que le Père leur avait décrit la veille: «Comme Dieu est bon de soutenir
un chrétien en de pareilles traverses!» dit le petit Gazier. Mais
Bernard se révolta: Certainement Saint Laurent avait trouvé sa
réjouissance dans la foi, sans quoi où eût été le mérite? Il voyait le
saint marmonnant des prières à voix basse, puis criant ses invocations
lorsque la chair déjà grésillait, et enfin, hurlant sa foi à pleine
gueule lorsqu’il n’était plus qu’une plaie de viande vive toute fumante;
il voyait le prétoire obscurci de vapeurs, puant la sanie, le graillon,
le charbon de terre, les bourreaux mi-asphyxiés par l’âcreté du nuage;
il décrivit le supplice comme s’il y assistait; les souffrances du saint
étaient les siennes; il en goûtait l’horreur, il en savourait le
tourment et il en avait mal. Il se sentait soudain la vocation du
martyre; un délice insoupçonné lui sembla tout-à-coup la compensation du
sang. Il eut un éblouissement: peut-être était-il prédestiné? peut-être
serait-il un saint? Il se dressa d’un sursaut.

--Prenez garde à l’orgueil, dit le Père.

L’amertume emplit sa bouche. En rentrant, il traîna derrière ses
camarades. Comme il approchait du lazaret il vit non loin du chemin deux
enfants de pêcheur qui riaient et faisaient de grands gestes; il courut
à eux. Les gosses avaient enfermé un scorpion dans un cercle de
brindilles enflammées. Il assista, haletant, aux efforts de la bête
venimeuse, à sa réflexion, à ses tentatives redoublées lorsque
l’inexorable cercle se resserrait; une joie cruelle le tenaillait à
crier; il se sentait près de trépigner. Enfin, quand le cercle fut
tellement réduit que le scorpion se vit léché des flammes et,
brusquement relevant la queue, se tua net en dardant dans sa propre tête
son épine empoisonnée, il crut pâmer; jamais choc plus merveilleux; il
s’appuya au rocher, secoué d’un spasme; et il tenait son cœur pour
rejoindre au galop ses condisciples qui l’appelaient.

Ainsi, parfois, des signes paraissaient qui eussent pu lui révéler son
climat véritable s’il avait été en âge de s’examiner avec fruit; ces
signes ne lui échappaient point mais il les dédiait à la partie la plus
artificielle de lui-même, celle-là qui excitait le plus ses ardeurs du
moment et, pour ce motif, lui semblait la plus vraie. Le Père Régard s’y
trompait comme lui, cette piété sincère et si vive, ces élans passionnés
le ravissaient et il n’y voyait pas le cheminement dérivant d’un
tempérament de feu qui cherchait à s’évader par les voies d’une
imagination voisine du délire, hors d’un corps intact. Angèle Mauléon,
sa petite amie d’autrefois, l’avait un jour surpris sur la plage; elle
était venue là prendre les bains de mer avec sa tante; non sans
préméditation. Il la vit avec ennui. En maillot, grande, nerveuse et
parfaite, elle évoluait dans les eaux comme un Triton. Mais l’enfant
vierge n’en était pas ému. L’heureuse ignorance de ses sens lui faisait
une vie extraordinairement belle; sa sûre mémoire s’emplissait de sites
terrestres et spirituels qu’il rapporta au collège où de temps à autre
il se donnait le divertissement de les retrouver avec un mélange de
ravissement et de regret. A peine était-on en Novembre que déjà il
aspirait au mois de Juillet suivant pour retourner au Lazaret.

Les cinq années qu’il dut passer encore au Collège ne lui furent pas
lourdes. Cette exaltation spirituelle le soulevait, ses succès, son goût
du travail lui rendaient tout facile: jamais la durée ne lui parut plus
suave; jamais il ne devait être plus heureux. Il suivait le cours de
commerce et de finance que les Frères avaient inauguré depuis 1858 et
qui était fort réputé dans le monde des affaires auquel il fournissait
des employés fidèles, actifs et capables. Il était dirigé par le Frère
Maninc, petit homme trapu et rose, toujours souriant, aux yeux
pétillants d’astuce. Il ne se contentait pas d’apprendre à ses élèves la
comptabilité, le droit usuel, le régime des transports et des
marchandises; mais il les mettait en garde contre les roueries des
escrocs et de la finance interlope; il leur montrait la loi, la
commentait, en expliquait les lacunes et, sur des exemples célèbres,
tenant en mains la _Gazette des Tribunaux_, leur faisait voir comment à
chaque instant, par des merveilles d’ingéniosité, l’aventurier tourne
les prescriptions du Code. Il décrivait la lutte passionnante de la
jurisprudence pratique avec l’escroc; les textes additionnés aux textes,
les dispositions accumulées, toutes les _espèces_ multiples
enchevêtrées, les contradictions inévitables entre les Cours,
l’hésitation de la conscience humaine devant le fait dont on ne sait à
quel moment il devient frauduleux. Parfois il s’exclamait gaiement
contre les «chats fourrés»: ils ne connaissaient pas leur métier, telle
Cour paraissait réclamer un texte pour une espèce particulière: les
nigauds! mais il existait, ce texte! que ne combinait-on tel article et
tel autre du Code: les voyez-vous, rapprochés, comme ils s’appliquent
merveilleusement au cas en question? Toutes ces arguties, cette intime
connaissance de l’homme, passionnaient Bernard; il émerveillait son
maître qui lui disait en riant: «Vous avez le choix: ou bien remplacer
le petit Frère Maninc quand il sera vieux; ou devenir le premier
financier de ce temps... à condition d’avoir des capitaux pour
commencer!» Bernard faisait une grimace amère: des capitaux! et poussait
un soupir de regret: il se savait précoce, résolvant en se jouant tous
les problèmes de comptabilité, d’organisation financière ou de droit
usuel avec une perspicacité sans pareille, trouvant la solution juste où
des praticiens se fussent trompés. Le Frère Maninc en vint à lui confier
des examens de livres dans les expertises dont on le chargeait. Bernard
en concevait de l’orgueil; il suivait attentivement les affaires
litigieuses dans les journaux spéciaux; mais parfois il se reprochait
d’admirer tel aventurier particulièrement subtil qui avait su si bien
tourner la loi sur les Sociétés; il était heureux qu’on l’eût coffré
tout de même comme si sa réussite eût dû l’exposer à une grande
tentation. Souvent cependant il se disait que, les apologues juridiques
du Frère Maninc venant tous de la _Gazette des Tribunaux_, la moralité
n’en pouvait qu’être toujours exemplaire mais que, peut-être, il
existait de par le monde des aventuriers plus subtils encore ou plus
puissants qui vivaient tranquillement honorés de tous. Ces Rothschild de
Londres dont parlait autrefois Lazare?... Il était bien vrai aussi que,
parfois, on était à cheval sur l’honnête et le malhonnête. Et, là
également, il se remémorait avec une sorte de gourmandise satisfaite les
leçons que leur faisait le Père Régard sur la casuistique. Le Père
jugeait nécessaire au développement de l’intelligence la connaissance de
cet art en effet admirable qui soumet à son attention les retraites les
plus secrètes de l’âme. Bernard y prenait un goût de l’examen de
conscience, de la méditation; il y multipliait son aptitude déjà grande
à la prudence et, par ce tour devenu réflexe, exerçait sur son caractère
l’empire le plus vigilant. En outre, une sécurité intérieure l’armait
désormais; il se voyait mis peu à peu en mesure de disséquer la pensée
étrangère et il retirait de cette conviction une puissance qui se
traduisait en sérénité. Il se tenait désormais pour inattaquable.

Il entrait dans sa dix-neuvième année, on était en Juin 1883, lorsque le
Frère Valier qui, à plusieurs reprises l’avait déjà pressenti, lui
demanda fort sérieusement s’il croyait avoir la vocation. «Je vous ai
accordé un an pour vous interroger, dit-il, il est temps maintenant de
vous donner à vous-même une réponse. Si vous n’avez pas la vocation on
n’a plus rien à vous apprendre ici, et vous pourrez à la fin de l’année
débuter dans une carrière où vous saurez faire beaucoup de bien et où
nous ne vous ménagerons pas notre appui. Si vous avez la vocation, vous
aurez à choisir: être prêtre et alors, passer une année à perfectionner
le peu d’humanités que je vous ai fait faire, puis aller au Grand
Séminaire; être Frère et alors passer au Petit Séminaire spécial d’où
vous pourrez retourner ici comme adjoint au Frère Maninc qui serait
heureux de vous avoir auprès de lui». Bernard demanda encore une
quinzaine de répit. «C’est accordé, dit le Frère. D’ailleurs, je pense
qu’il serait bon pour vous de passer ces quelques jours auprès des
vôtres. En somme, vous ne devez rien faire sans leur conseil et leur
assentiment.»

En sortant du collège, il regarda sa montre: dix heures; il avait le
temps de passer chez Blinkine et d’arriver pour déjeuner rue des
Rosiers; il se rendit tout de suite chez le banquier qui le reçut fort
aimablement, mais ajouta:

--Vous n’avez sans doute pas vu Abraham depuis plus d’un mois sans quoi
vous sauriez qu’il n’habite plus ici.

--Comment? fit Bernard interloqué.

--Parfaitement, dit le banquier que cet étonnement amusait. Ignorez-vous
donc que, vous comme lui, êtes maintenant de grands jeunes gens? Alors,
comme Abraham est sérieux, que je suis tranquille sur son travail et que
je sais qu’il ne joue pas, ne boit pas, n’excède pas enfin les fredaines
de son âge, je lui ai accordé son petit logement où il prépare sa
licence. Allez donc le voir, 84 bis Quai de l’Horloge, il sera si
content de bavarder avec vous!

--Est-ce bien sûr qu’il soit chez lui? demanda le jeune homme qui se
sentait subitement intimidé et qui s’en voulait.

--Oui, c’est sûr, je ne voulais pas vous dire qu’il y aurait pour vous
une surprise; mais il y a une surprise pour vous et c’est cela qui me
fait certain de la présence de mon fils à son logement.

Bernard tout intrigué se rendit rapidement à l’adresse indiquée; depuis
le palier il entendait des rires, des bruits d’assiettes, des
fredonnements de voix féminines et comme une rumeur de fête.

--Tiens, se dit-il, on s’amuse là-dedans. C’est peut-être la surprise:
quelque anniversaire...

Il sonna. Il perçut une galopade, des cris: Ce sont les huîtres! Non, la
glace! répondait la voix d’une femme. J’y vais! Non, c’est moi.

La porte s’ouvrit. Une fille svelte et jolie parut qui prit une mine
effarouchée. Elle examina Bernard, ses pantalons élimés et raides, son
veston étriqué, trop court des manches, l’inénarrable chapeau rond d’où
sortait une tignasse ébouriffée; elle lui trouva l’air d’un sacristain.

--Si vous venez pour le pain bénit, lui dit-elle en éclatant de rire, il
est trop tôt.

Bernard, noir de honte et de colère, se taisait en fronçant les
sourcils.

--De quoi, reprit-elle, on peut pas blaguer sans fâcher Mossieu? Vous
devez vous tromper d’étage, hein? ici c’est chez le Zigue Blinkine.

La voix d’Abraham se fit entendre; mais elle:

--Il dit rien, il est gelé. Je te disais bien que c’était la glace.» Et
elle pouffa de rire.

Bernard se détourna, prit la rampe, mais Abraham arrivait:

--Comment! c’est toi! et tu t’en serais allé! au lieu de claquer cette
insupportable personne?

Il envoya une tape amicale à la jeune femme qui feignit la douleur et
tendit sa joue à Bernard avec une grâce irrésistible: «Bécot là, pour
guérir». Il la baisa du bout des lèvres. «Autre bécot, dit-elle, et
mieux que ça.» Puis: «Encore un autre pour faire ami» et comme il se
penchait de nouveau elle vira brusquement et écrasa sur la sienne une
bouche humide comme un fruit. Il sourit.

--Ça va? fit-elle en arrangeant ses cheveux. Cependant Blinkine
philosophe et narquois s’amusait.

--Je vais te faire voir un oiseau plus rare et que tu aimeras mieux»,
lui dit-il. Il ouvrit la porte d’une petite pièce qui lui servait de
salon et de bureau. «Regarde si tu reconnais ce monsieur?»

C’était François.

--Eh! que je suis content, mes enfants, disait un moment après Abraham
tandis que la concierge, cuisinière de fortune, leur servait les
huîtres; quelle veine de t’avoir là le jour de l’arrivée de François,
mon pauvre Bernard! Dire que j’ai hésité à venir te demander à ta boîte!
Ah! si les bons Frères savaient que tu déjeunes avec un juif, un
mécréant et une fille folle de son corps!

--Une fille folle de son corps! entendez comment il vous traite, Mâme la
concierge, dit le friquet... A moins que tu dises ça pour moi?
ajouta-t-elle d’un ton plein de courroux et de tendresse. Si oui, je
divorce! Ah! Monsieur vient quand ça lui chante, m’attendre à la sortie
de l’atelier? Je t’en ficherai, moi! Au bras d’un autre, fou de son
corps.

La stupéfaction de Bernard touchait au scandale. Il existait donc des
femmes aussi libres de propos et d’allure et de pensée, aussi
parfaitement _libres_, libres tout court, _libres_ enfin! et
séduisantes... car elle plaisait cette petite diablesse; on la sentait
gentille et bonne fille, tout de même; rien de vicieux dans cette
physionomie de gamine. Il se rembrunit. L’enfer la guettait. Et tout
d’un coup la disproportion du châtiment au péché lui apparut évidente.
Voyons, ce n’était pas possible! il n’avait jamais envisagé le péché que
sous deux aspects: l’un était d’une figure sombre, tragique et
solitaire, comportant un satanisme, une conscience effroyable dans le
mal, une tentative métaphysique de bouleversement de la création;
l’autre, paré de couleurs riantes, c’était le vice rongeur qui décompose
et se complaît en soi. Il n’avait jamais envisagé, entre ces extrémités
également coupables, cette expansion de naturel qu’il ne pouvait
s’empêcher de sentir ignorante du stupre et innocente de toute offense à
la Divinité. Tout son édifice si rationnel, si parfaitement construit et
dont la stabilité n’avait pour lui jamais fait question lui parut
ébranlé; il s’inquiéta. Et, en même temps, il lui semblait que montait
une espérance d’en bas comme du fond des entrailles.

Mais François racontait son existence marine. Il était hâlé, presque
noir, carré d’épaules; on le sentait d’une colossale vigueur. Il avait
gardé son sourire rêveur et il ne semblait pas qu’aucun nuage eût passé
sur ses enthousiasmes. Les escales, les bordées, la chasse dans les
paradis déserts, le miracle des climats sur les vierges terres dans les
mers du Sud, tout cela passait sur ses lèvres en paroles enivrées dites
comme pour lui seul tandis que les yeux regardaient à l’infini. La
blonde Claudie l’admirait.

--Qu’il est beau, ce petit, disait-elle, hein, qu’il est beau! Et il a
tout vu! En avez-vous vu de plus belle que l’enfant? ajoutait-elle en se
désignant.

Non, certes, jamais d’aussi belle; il racontait les femmes des pays
lointains, les femelles brusquement étreintes dans les bouges, les
molles mélanésiennes, les belles canaques des Iles-sous-le-Vent qui
étaient des épouses temporaires durant le chargement du coprah; et,
quelquefois, la passagère de l’unique cabine, l’Américaine ou
l’Australienne neurasthénique qui voulait passer sur un bateau à voile
trois mois entre le ciel et l’eau et qu’affolaient le sel, l’azur et
l’alizé...

Claudie battait des mains. Qu’il était crâne! et cette vareuse de marin,
ce col bleu dégagé, comme ça lui allait. Il ne fallait pas s’étonner
qu’il eût des succès ce beau gars. Et, tout d’une pièce, se tournant
vers Bernard:

--Ce cachottier là aussi doit en avoir eu des bonnes fortunes, allez. Ça
plaît aux femmes cet air patelin avec ces yeux pas commodes!
Racontez-nous ça un peu, dites?

Bernard s’apercevait avec stupeur que sa gêne dans cette conversation
venait non de la liberté du sujet mais de n’avoir rien à dire; il
convenait qu’à l’instant il souhaitait sourdement d’avoir eu quelque
aventure, d’avoir péché, qu’il se sentait inférieur; il eut honte de
lui-même et son esprit se perdait parmi les méandres compliqués des
désirs, des scrupules, des remords mutuellement, instantanément et à
l’infini engendrés.

On servait le café lorsque Claudie ayant jeté les yeux sur la pendule
poussa un cri, prit les hommes à témoin de sa stupeur et de la vérité de
son oubli, enfonça son chapeau d’un coup de poing, embrassa tout le
monde et disparut en trombe dans l’escalier en criant: Qu’est-ce que la
Première va me passer!

--Bah! dit Blinkine, on la sait consciencieuse et c’est une ouvrière de
premier ordre, on ne lui dira rien. Et maintenant que ce démon est
parti, parlons un peu de toi, Bernard, que deviens-tu?

Il s’expliqua, conta sa vie sans rien omettre d’essentiel, s’avoua fort
embarrassé, demanda conseil. François fit une moue; il avouait son
incompétence et se désintéressait d’ailleurs de toutes les questions de
cet ordre. Les seules choses qui pussent retenir son attention étaient,
en dehors de la technique de son métier qu’il connaissait bien et où il
cherchait à se perfectionner par tous les moyens, les livres des
navigateurs, des explorateurs et des poètes. Le reste...

Mais Blinkine réfléchissait.

--Écoute, Rabevel, dit-il à son ami, ce sont là des choses fort
sérieuses et qui engagent toute une vie. En somme jusqu’ici tu as vécu
dans une serre, tu ne sais rien de l’existence, tu t’es fait un monde
spécial et idéal, fort beau, propre, merveilleux; mais, sans te fâcher,
bien éloigné de la vie courante; ton étonnement de tout-à-l’heure devant
cette enfant suffira à te le prouver à toi-même. On te donne les moyens
de continuer cette existence virtuelle, cette espèce de mirage
miraculeux en marge de la vie, ce jeu de l’intelligence et de la
conscience. On te donne à choisir: cela vaut la peine. S’il faut tout te
dire, j’envie, moi, l’existence du Frère Maninc; ce pur jeu de l’esprit
m’enchante, la spéculation sur les passions humaines qui arrivent à lui
épurées sous les espèces de jugements et des articles du Code, la
spéculation sur les valeurs et les marchandises purement, admirablement
théoriques, les combinaisons de graphiques, ces recherches
désintéressées de lois, tout cela venant se combiner aux études
casuistiques de ton Jésuite, quel rêve d’une existence surprenante et
sans seconde! Évidemment Blinkine eût sauté sur cette occasion.

--Je ne vois pas cela tout à fait ainsi, répondit Bernard posément. Toi,
tu es un imaginatif, un mathématicien pur, un abstrait; tu es le frère
spirituel de Maninc. Nous sommes loin l’un de l’autre. Maninc
m’instruit, il me donne des armes, mais je ne vais pas sur sa route. Il
cultive l’étude des hommes pour elle-même; moi je la pratique pour m’en
servir; il étudie à fond les combinaisons de la finance et du commerce
pour leur beauté propre; moi je ne m’intéresse à elles que pour en user.
S’il parle d’un produit A, mes mains palpent du coton, soupèsent des
grains. S’il fait intervenir une valeur X, je vois le chèque, les
vignettes de la Banque de France, et, derrière tout cela, je ne sais
quoi de somptueux mais de concret: un hôtel, un monsieur en pelisse qui
me ressemble, une voiture de maître avec des cuivres reluisants... Tu
comprends, pour le moment je me confesse à toi; il n’y a pas péché à
avoir de l’ambition si elle est saine et propre; et je crois que c’est
mon cas. D’autre part, je suis bien attiré par cette quiétude de la
chapelle, l’ardeur des prières, les voluptés souveraines des sacrements.
Mais l’un et l’autre sont-ils possibles! Me voilà hésitant devant
l’existence que je ne connais pas.

Blinkine l’avait écouté avec attention.

--Il ne s’agit pas de tout cela pour le moment, répondit-il. J’ai plus
que toi, je le vois, l’esprit spéculatif pur et même métaphysique. Or il
s’agit de vocation. Je me suis interrogé moi-même à un moment de ma vie
là-dessus; le rabbin me pressait beaucoup. Et note que, chez nous, la
contention de la chair n’existe pas, les rabbins sont mariés. Oui, je
sais, je sais, ou plutôt je devine ce que tu vas dire; mais, Bernard,
pour pur que tu sois en cet instant, rien ne te garantit l’avenir;
peut-être ne le seras-tu plus dans un mois, dans huit jours, que dis-je?
demain, ou ce soir. Enfin cette grave question qui est d’un ordre
naturel, donc divin, mise à part, je vois dans la vocation une chose
pure de tout alliage, de tout calcul, un appel irrésistible et
définitif, un cri tel du dieu intérieur qu’on ne peut ni hésiter, ni s’y
tromper. Or, manifestement, tu ne perçois rien de tout cela. Donc, tu
peux faire un prêtre, peut-être un bon prêtre, mais enfin Dieu ne t’y
aura point contraint.

Il s’arrêta pendant quelques secondes et, devant la mine penaude de son
ami, ajouta:

--Maintenant n’oublie pas que je ne suis qu’un juif qui n’entend rien à
toutes ces choses.

Il se tourna vers François, pour changer de conversation:

--Eh! mais, que contemples-tu, toi? Fichtre!

--Je crois bien que ce sera ma fiancée, dit Régis en lui tendant une
petite photographie. Mon père me pousse beaucoup à me marier jeune, il
voudrait, comme il dit, faire sauter des petits-fils de bonne heure. Or,
voilà: à la pension de famille Riquet que j’habitais autrefois ici et
que vous connaissez bien, la patronne avait une nièce de deux ans plus
jeune que moi et qui habite avec son père dans le Rouergue; ne la
reconnaissez vous pas? enfants, vous l’avez pourtant souvent vue cette
petite qui était si gentille!

--Mais en effet, s’écria Bernard, je la reconnais! C’est cette petite
Angèle Mauléon qui m’agaçait tellement.

--Justement! Eh bien! figurez-vous qu’en arrivant avant hier à Paris je
revois mon Angèle Mauléon chez sa tante, mais combien transformée!
Est-elle belle! Dites-moi si ce visage n’appelle pas le baiser? Avec
cela, douce, tendre, vraiment charmante; son père va venir; mon père le
verra; quand ils repartiront pour le Rouergue je serai fixé. Si tout
marche vous serez de noce à mon retour, c’est à dire dans trois ans.

--Voilà de longues fiançailles, dit Bernard.

--N’est-ce pas, l’abbé?» répondit François en gouaillant. Il se tut
aussitôt devant l’expression du visage blessé. Mais Abraham:

--Si tu avais la vocation, tu prendrais une autre mine, mon vieux, quand
on te donnerait un titre dont tu devrais sentir la grandeur.

Le jeune Rabevel fit une mine désolée. Il sentait bien la justesse de
telles observations mais il lui semblait que bien des éléments de
jugement échappaient à Blinkine et il ne pouvait vraiment tout dire,
tout expliquer, tout exposer: un tel faisceau de choses, de réflexions,
d’actes, de projets composaient le bloc de sa vie intérieure. Tout cela
vraiment n’était pas si simple: il en avait de bonnes, cet Abraham.
Croyait-il que la vocation fût chose si facile, si nette, qu’il ne
fallût pas chercher en gémissant; et même que les desseins de Dieu ne
fissent pas leur part aux tentations? Il eut un élan de piété: les voies
de Dieu sont impénétrables, qui sait si ce déjeuner, ce spectacle
soudain de vie aimable et aisée, ce n’était pas là justement une
épreuve? Il quitta ses camarades; dans le vestibule, un chapeau de
Claudie lui rappela la scène de tout à l’heure: il revit la gorge à
peine voilée de la jeune femme, il en sentit le parfum et de nouveau ce
baiser écrasé de figue mûre; encore une fois toutes ses théories
théologiques se présentèrent et vacillèrent. Il les éprouva détachées du
bloc de sa personne propre, prêtes à tomber; il s’y raccrocha
désespérément en faisant en lui une espèce de nuit. Des souvenirs
terribles lui venaient: Jouffroy perdant la foi en quelques heures dans
une tempête intellectuelle, tel autre philosophe, tel pénitent sur la
voie de la sainteté, subitement égarés d’un coup; il observait que ces
hommes avaient eu précisément le caractère orageux et impulsif,
l’intelligence prompte et dure qui étaient les siens. Il sentit la peur;
plus que jamais il se raccrochait. Il se refaisait les raisonnements
métaphysiques du Père Régard, se récitait des preuves: mais que cela lui
paraissait pâle et flou! il marchait là, dans la vie, son pas était
élastique sur le sol ferme; il coudoyait les passants; parfois une chair
de femme s’appuyait à lui dans la foule; que ces raisonnements étaient
loin! Et puis enfin, Dieu, s’il existait... (S’il existait! Mais oui, il
existait, malice du Démon!) enfin, Dieu n’avait pas fait la morale de
l’Église; et, avec celle-ci, d’ailleurs... La casuistique qu’il n’avait
jamais songé à appliquer à sa défense vint à lui, indulgente et
bienfaisante. Il y pressentit tous les repos et il rêvait vaguement
d’une libération définitive.

Par moments pourtant une révolte contre lui-même le secouait. Il se
trouvait dégoûtant, bas et lâche; et si coupable. Il fut sur le point de
retourner au collège... Non, il n’irait pas, que dirait-on? Il devait
voir les siens, prendre ces quinze jours de réflexion et de repos. Le
Père Régard avait bien prévu la crise, il comptait sur lui. Soudain,
comme il entrait dans la rue des Rosiers, il songea combien il était
indigne de la confiance du Jésuite. Il se jugea méprisable. Et sans plus
réfléchir, les larmes aux yeux, il prit les jambes à son cou et courut
tout d’une traite jusqu’à la rue des Francs-Bourgeois. Il se
confesserait, il ferait pénitence, demain il communierait et
commencerait une retraite; maintenant il sentait bien que Dieu
l’appelait. Il arriva au Collège, monta jusqu’à la chambre du Père: elle
était vide. Il redescendit; on lui apprit que le Père dînait chez le
curé de la Madeleine. Il s’aperçut alors qu’il était déjà tard. Il
résolut sur-le-champ de dîner à la maison puis d’aller aussitôt à la
Madeleine. Mais qu’allait-on dire chez lui quand il dirait qu’il venait
de se décider à entrer dans les Ordres?

Bien sûr, on ne demanderait pas mieux que de se débarrasser d’un enfant
gênant et difficile. Il se reprocha ce jugement téméraire. Il rentra et
trouva son monde attablé. Rodolphe était couché; on l’entendait tousser
dans la chambre: «Il ne va pas» dit Eugénie. Elle était toujours belle,
même resplendissante. A un moment son sein se souleva, ce sein qu’il
avait touché et il imagina dans un éclair Blandine nue devant les lions.
Quand il expliqua sa venue, les vieux ne dirent rien; ils étaient cassés
et pour la première fois sortant devant eux de lui-même il les trouva
affaissés, usés, si changés en ces quatre ans où il les avait à peine
entrevus. Noë lui dit: «Mon petit, tu es libre, entièrement libre; je ne
tiens pas à avoir un curé dans la famille mais, enfin, tu es libre de le
devenir». Et comme Bernard regardait Eugénie d’un air interrogateur:
«Que veux-tu que je te dise?» fit-elle. «Ton oncle a raison; et puis,
c’est lui le maître à cette heure, comme de juste. Il nourrit la
maisonnée depuis la maladie de Rodolphe.» Noë la fit taire. C’était la
justice qu’il aidât les siens. Encore heureux qu’il pût le faire ne
s’étant pas marié. Une rougeur fugitive passa sur leur front. Bernard
sentit parfaitement et comme matériellement la présence du désir, pour
si respectueux, secret et peut-être inconscient ou terrorisé de
l’inceste que fût ce désir. Adossé à sa chaise, il voulut s’examiner,
fermer les yeux. Mais des images nues le visitaient qu’il ne se
rappelait pas avoir jamais vues. Il se reprochait sa complaisance en s’y
attardant. Tout d’un coup il se souvint qu’il devait aller à la
Madeleine; bah! neuf heures, il avait le temps. Eugénie lui servait du
thé; par la grande emmanchure du peignoir il vit tout entier le bras, la
chair ferme et blanche, le duvet au fond et l’ombre qui partait de
l’aisselle trahissant une rondeur commençante; elle continuait à le
considérer comme un petit garçon, lui mit la main sur les yeux par
gaminerie: il appuya sa tête au creux de la poitrine et il sentait le
cœur battre et les seins tièdes contre ses oreilles glacées. Dix heures!
il ne pouvait se résoudre à sortir. Eugénie alluma enfin les bougies, et
lui souhaita le bonsoir. «Ta chambre est prête» lui dit-elle. Il monta.
Devant la glace il se peigna soigneusement: «Je prendrai l’omnibus à
l’Hôtel de Ville, se disait-il, je serai chez le curé de la Madeleine à
la demie, ce sera assez tôt, je sais que le Père ne s’en va jamais avant
onze heures quand il dîne là». Il lustra ses bottines d’un coup de
chiffon, prit le bougeoir et se disposa à sortir de la chambre. Comme il
mettait la main sur le bouton de la porte, il crut entendre un soupir;
il s’arrêta; le bruit se répéta, venant de la chambre voisine; il
comprit aussitôt et il lui sembla en même temps qu’il refusait de
s’examiner, de soumettre ses actes prochains à sa conscience; il
repoussait toute réflexion définie, devenait un automate volontairement
abandonné à l’instinct. Il quitta son chapeau, ses chaussures, se
dévêtit, passa sa chemise de nuit et son caleçon, mit ses pieds dans des
savates; puis, résolument, il cogna à la cloison: «Avez-vous fini?»
cria-t-il. Un colloque de voix confuses lui répondit. Puis une voix
d’homme insultante: «Ta gueule eh! curé!» Il eut un sourire de triomphe,
sortit, essaya de pousser la porte voisine sous laquelle filtrait un
rais de lumière. La porte résista; il força lentement, irrésistiblement,
arqué de tous ses muscles; le verrou léger céda enfin. Brusquement
entré, il se vit en face de deux êtres nus, et, délibérément, se jeta
sur le mâle. Toute sa jeune puissance inentamée, sa vigueur vierge se
décuplait du désir de la femme. Il empoigna l’homme au cou, l’attira au
sol et sonna de sa tête à plusieurs reprises sur les carreaux avec une
rage qu’il ne s’expliquait même pas; il entendait haleter la femme
immobile derrière lui; l’autre ne bougeait plus. Il crut tout d’un coup
l’avoir tué et sua mais l’homme reprenait ses sens; il lui mit ses
hardes sur les bras, le dressa debout, le porta presque jusqu’à la porte
de l’escalier de secours et d’une bourrade le précipita dans le limaçon.
Il referma la lourde porte derrière lui, poussa le verrou et revint à la
chambre où la femme hébétée, toute nue, restait assise sur le bord du
matelas. Il observa que ce n’était pas la même servante qu’auparavant
mais qu’elle était jeune et désirable. «Couche-toi donc», lui dit-il.
Elle le regarda craintivement et s’étendit, retenant son souffle. Mais
lui, d’une voix rauque:

--Allons, fais-moi place.

Elle le regarda de nouveau, le trouva beau et fort, sourit un peu et se
poussa vers le mur. Alors il acheva de se dévêtir et s’allongea auprès
d’elle.




CHAPITRE TROISIÈME


L’habitude réveilla la fille comme le jour blanchissait la lucarne. Elle
sentit vaguement une présence étrangère dans son lit étroit, derrière
son dos et resta un instant sans bouger, rassemblant ses souvenirs; elle
se retourna avec des précautions, très lente, releva tout doucement les
draps; Bernard dormait, face de pierre totalement immobile dont on ne
percevait même pas le souffle. Elle voulut se lever pour faire sa
toilette et s’habiller sans troubler son sommeil; mais à peine
l’effleura-t-elle et il fut aussitôt dressé, l’œil agile, bien éveillé,
sur le visage l’expression attentive et soupçonneuse, une méfiance de
Huron.

--Je me levais, dit-elle avec une sorte de crainte.

Il l’examina; la fille était saine; le corps massif, le nez un peu
camus, la chevelure raide et drue, des yeux clairs, agréable au
demeurant. Elle se pencha pour l’embrasser, mais il la repoussa
doucement.

--Laisse-moi, dit-il.

Elle n’insista pas et, ayant enlevé sa chemise, fit sa toilette, toute
nue, débarbouillant sans serviette au savon noir son visage, sa nuque et
toutes les parties les plus secrètes de son corps avec l’impudeur de la
femme du commun qui se montre telle qu’elle est sans honte ni orgueil;
l’amant ne comptait guère pour elle; il était le plaisir hebdomadaire,
il représentait le délice gratuit, la promenade du dimanche, la
balançoire de Robinson, la guinguette de Rueil; elle demanda:

--Tu reviendras la semaine prochaine?» songeant à l’autre qui s’était
fait si proprement renvoyer. Mais Bernard:

--Ce soir.

Elle se révolta, toutes ses idées bouleversées par la possibilité d’un
changement d’habitudes, qui ne lui allait point; elle se retourna,
s’écriant avec force:

--Tu n’y penses pas! je ne veux pas! ce n’est pas possible, pas du tout
possible.

Il la fixa avec dureté et répondit rudement:

--Ce soir. Ce soir et les soirs suivants. Tous les soirs qu’il me
plaira. Tu as compris?

Elle sentit l’accent du maître et se contenta de hocher la tête d’un air
de résignation boudeuse. Il continuait à la regarder avidement mais sans
tendresse ni désir, avec une curiosité assoiffée de précision pour ce
corps de femme enfin possédé. Il ne pensait à rien qu’à satisfaire son
envie de bien le connaître, sans même que son intention en fût bien
déterminée ni consciente, par une habitude normale de son esprit que les
circonstances appliquaient à cet objet. A mesure pourtant que ce besoin
de se remplir la vue et la mémoire du spectacle nouveau s’apaisait peu à
peu, il semblait que dans le champ de son démon intérieur une sorte de
palissade très haute qui l’empêchait de voir autre chose qu’elle-même,
s’abaissât peu à peu, lui livrant son horizon de piété coutumière à
chaque instant agrandi. Il s’attardait à considérer les détails de la
palissade par peur de se trouver enfin devant cet horizon dont il
n’attendait rien de bon; il percevait déjà les premiers mouvements de sa
conscience, les remords naissants que traîne le péché mortel; il en
redoutait le malaise commençant et essayait de se fuir lui-même; il se
donnait les mille prétextes dont se veut contenter une conscience
alarmée avant de se résigner à plonger au plus profond des ténèbres où
elle craint des chocs redoutables; même il se déclarait à lui-même si
fatigué qu’il pressentait irréalisable le moindre effort d’analyse et de
méditation spirituelles. Pour échapper à cette conscience, pour s’en
distraire, pour anesthésier son âme, il excitait son intelligence à se
poursuivre elle-même, à se chercher un dérivatif dans les mille jeux du
réveil intérieur. Son esprit agile tendait tous les arcs, entre les
êtres les plus distants de son troupeau de _moi_ vivants, il palpait les
moins sensibles qui réagissaient aussitôt sous ses antennes brusques et
venaient s’inscrire instantanément. Il retrouvait l’impression d’une
promenade capricieuse sur un clavier où chaque touche faisait bondir
sous les sens, l’image, le son, le parfum appelés; l’essai se
poursuivait sans surprise, avec une sorte d’aise; progressant, il
suscitait simultanément plusieurs évocations distinctes dans son champ;
puis, allant plus loin encore, il se jouait à leur laisser la liberté,
n’usant que d’un contrôle sélectif en quelque sorte neutre et les
laissant effectuer d’elles-mêmes leurs appels, s’enchaîner, se lier,
proliférer, construire les systèmes les plus féconds ou les plus
saugrenus. Il oubliait la vie concrète. Il ne regardait plus la femme
déjà à moitié vêtue. Il ne s’aperçut même pas de son départ; couché sur
le dos, les mains sous la nuque, les yeux au plafond il suivait les
fantômes de sa fantaisie; et, plus il se sentait pressé par la grondante
voix de la conscience qui le réclamait à son tribunal, plus il devait
s’ingénier à reformer les rondes craintives que dissipait cette voix. A
la fin cependant, l’écran intérieur ne parut plus animé de ces fantômes;
les formes pâlirent, les derniers essais ne donnaient que de molles
pensées sans consistance qui n’étaient même plus des ombres
transparentes; la toile se montra crue sous la lumière et tout d’un coup
s’enroula. Comme après le déchirement de la nue qui révélera le visage
du Fils de l’Homme, il se trouva brusquement mis en face de son péché et
de sa colère.

Car il ressentait surtout une grande colère contre lui-même, il ne
concevait point qu’il ne pût demeurer libre de ses pensées, les diriger,
les peser, les contraindre au tour qu’il se proposait; l’intervention
d’une loi morale qui le gouvernait par un intermédiaire ignoré lui était
soudain devenue insupportable depuis que, conscient du péché mortel, il
en portait le joug. Et le sursaut de la révolte le précipitait dans un
camp inconnu où il se trouvait l’antagoniste de lui-même; mais il avait
beau vouloir demeurer dans une sorte de brume relativement confortable
où il eût pu s’accommoder, se mettre en ménage avec le péché,
inexorablement le poids du passé, la charge mystique, l’explosif
religieux complaisamment accumulés dans les cavernes intimes le minaient
de toutes parts; le visage qu’il était obligé de se découvrir soudain
participait de son éducation immédiate, la forte empreinte des quatre
années où le Père Régard l’avait façonné exerçait son empire; il fallait
de toute nécessité passer par son laminoir.

Ainsi, tour à tour, son imagination subit le cortège des punitions
éternelles qu’il encourait, la crainte de la mort sans confession, le
spectacle des supplices renouvelés du Sauveur; quelque chose s’émouvait
au fond de son être. Et toujours, néanmoins, derrière il ne savait quels
remparts bien assurés et fermes, demeuraient la satisfaction de l’acte
accompli et le dessein arrêté de recommencer. Une exaltation à double
face croissait en lui; le déchirement du crime et l’envie de le
commettre de nouveau; le remords le ravinait de délice; il se trouvait
ignoble avec une sorte d’étonnement allègre; sa sincérité le poussait à
des larmes douloureuses qu’il goûtait pleinement. Il se découvrait une
duplicité profonde, insoupçonnable; à chacune des traverses où
s’engageait sa pensée il reconnaissait deux figures opposées propices à
la jouissance et au remords; le goût du supplice achevait le plaisir
sensuel; il en désirait la pointe aiguë; et, tout à ses anticipations,
gardant la vue claire, il prévoyait déjà qu’un jour viendrait où il
n’aurait plus la foi et rejetterait l’épice qu’elle apportait aux
plaisirs qu’elle défend. Il sentait comme ces horribles penchants lui
étaient intimes et naturels; il revécut cette journée, si innocente en
apparence, de la veille et comprit ce qu’elle enfermait de réflexion,
d’astuce, de calcul inexprimés s’achevant par la réalisation d’un désir
irrésistible; désir venu de si loin! désir conclu avec sa mémoire par le
rappel subit de la scène à laquelle il avait pris part neuf ans
auparavant avec le jeune amant de sa voisine d’alors. Le Diable serait
rudement plus fort que Dieu s’ils existaient l’un et l’autre, se dit-il,
avec, à ce reniement, un remords qui le remplissait d’aise et le
crucifiait. Car, enfin, quelle extraordinaire astuce, quelle manière
souterraine de conduire les hommes! et jusqu’à cette apparence de figure
naturelle donnée à l’instinct criminel, jusqu’à ce plaisir découvert au
vice! Il se rappelait toute sa nuit, ses maladresses, ses hésitations,
sa méfiance, les trésors d’orgueil et de précaution dépensés à
dissimuler son inexpérience; et comment il avait montré le même
amour-propre en cachant cette nuit sa virginité qu’en se fâchant la
veille de cette appellation de «curé» dont il eût dû être flatté. Ainsi,
par nature, l’homme fanfaronnait du vice et rougissait de la vertu. Les
images d’autrefois se présentaient à sa complaisance qui s’y attardait
avec toujours cette cuisante joie; il se rappela tout à coup le supplice
de Saint Laurent, celui du scorpion, et sa propre curiosité savourante.
Il se dit: «je suis un drôle de type tout de même», avec une sorte de
vanité et le plaisir de la découverte; et, en même temps, sans un désir,
ni à proprement parler une vision impure, sans une localisation
déterminée bien que cela lui parût monter du ventre, il éprouvait une
puissance nouvelle, forte et subtile; une puissance, chose si curieuse!
qui lui paraissait physique et mentale, et qui le débarrassait des gens
et des dieux; sans doute était-ce cela qui faisait les hommes?
L’exercice de ce pouvoir sexuel et la conscience de ce pouvoir, la
puissance d’engendrer et de perpétuer la race, seul but de la nature,
dès qu’ils étaient ressentis, tout le reste s’évanouissait comme des
petites choses inutiles; c’est pourquoi les vrais hommes conscients
vomissaient la philosophie et la religion; voilà ce qui les rendait
paisibles et si forts.

Il tremblait de blasphémer; et pourtant le risque lui paraissait faible
désormais; déjà Dieu et les saints lui semblaient idées légères, même
lointaines. Il s’apercevait qu’il ne recherchait plus aucune des preuves
à lui données, fût-ce pour les discuter: la métaphysique et la théologie
croulaient tout d’un coup dans la poussière sans que son intelligence
voulût même se donner la peine de s’appliquer à elle; il suffisait que
son tempérament, sa vraie nature parlât; cette nature tout à coup
retrouvée, infiniment affinée certes, douée de nouvelles vertus de
prudence par les années dernières, se représentait sensiblement celle
qu’elle était avant le Père Régard; il sortait d’un terrain d’expérience
merveilleux mais qui lui était un désert; et soudainement il réintégrait
son véritable pays. Libre! il était libre! Il sourit avec une fatuité
joyeuse. Certes, il prévoyait bien des retours offensifs de l’ennemi:
l’inquiétude, le scrupule, l’astuce métaphysique, toutes les qualités de
perfectionnement et d’humilité chrétienne qu’il s’était attaché à faire
naître et à développer en lui ne pouvaient vraiment être ainsi arrachés
d’un coup de vent comme des roseaux sans racines. Mais déjà il les
sentait languir et se dessécher. De tous les péchés il savait que le
plus grave était l’incrédulité et qu’après elle venait la luxure. Il
connaissait la seconde maintenant, qui ne l’avait jusqu’à ce jour jamais
sollicité de sa serre isolée; et il suffisait qu’il eût commis son péché
pour qu’il se sentît libéré de toutes les contraintes et que la première
ne l’effrayât plus. Il sentait affluer sournoisement au seuil de sa
conscience, encore masqués et timides, tous ses instincts jusqu’à ce
jour refrénés, tous ses goûts de domination, de cruauté, de puissance,
d’exaltations ambitieuses et vigilantes, une richesse incommensurable de
forces terribles, qui constitueraient un fameux mâle. Il se leva et
passa sa journée dans la joie.

Le soir, quand il jugea que Flavie devait être dans sa chambre, il y
monta à son tour. La fille l’accueillit avec maussaderie; il était
heureux et prit la chose en riant; il la taquina; la lutina, mais
l’autre le voyant si enfant en prit avantage pour hausser le ton, le
rabrouer et lui déclarer tout net qu’elle entendait coucher seule et
qu’il n’avait qu’à s’en aller; et comme il riait encore en disant: «Elle
est bien bonne!» elle s’avança vers lui et le prit par le bras, le
poussant assez rudement vers la porte; mais une terrible gifle de revers
donnée à toute volée, l’affala au bout de quatre pas, titubante et le
visage meurtri, sur son misérable lit. Le jeune homme ne lui dit rien et
elle-même, saisie par la brutalité soudaine de ce geste silencieux,
réprima ses sanglots et ne pleura point. Elle jugea Bernard passionné et
extraordinaire comme un héros de roman; et dès lors s’étant forgé une
image commode de son amant, image où les brusqueries et les violences
s’inséraient tout naturellement, elle ne s’étonna plus de rien; au
contraire cette exaspération froide la flattait; elle y voyait une
preuve d’amour; et elle renfermait en elle sa conviction comme un secret
tant il l’intimidait. Une nuit, pourtant, qu’il avait à l’excès usé
d’elle comme d’une chose et qu’il la traitait en animal familier avec
une cruauté singulière, broyant ses mains, la serrant à faire craquer
les os, la pinçant, la mordant jusqu’au sang, elle osa lui dire avec un
faible sourire et encore gémissante:

--N’est-ce pas, Bernard, que tu m’aimes?

Il en resta étourdi. Jamais il n’avait songé à l’amour. Ce mot, ni
l’idée ne l’avaient encore visité depuis qu’il avait connu cette femme.
Ainsi donc c’était cela qu’on pouvait appeler l’amour, cela que
célébraient les poètes, toutes les faiblesses assez veules avant ou
après le lit, toutes les abdications de l’esprit, les baisers
insalubres, le sale contact de la chair (agréable, se disait-il, mais
enfin répugnant, animal) cela, l’amour? Il imagina tout à coup sa tante
Eugénie dans la posture abandonnée de Flavie et il connut une sorte de
honte. Cela, l’amour? De beaux mots étaient donc forgés par les hommes
et ne correspondaient exactement qu’à de pauvres choses; la bête
verticale ne songerait jamais qu’à s’abuser? Mais non; la vie était ce
qu’elle était: une suite d’actes simples, tous susceptibles d’être
définis rigoureusement et relevant d’une science; la vie c’était la
pratique de la vie; le lyrisme: bavardage; l’amour: un mot, un
euphémisme. Sans doute de même l’amitié, l’honneur... Son esprit
vagabondait sur des routes aisées qui sonnaient dur au talon et le
renvoyaient élastique et léger; routes complaisantes, familières à son
rêve si exactement matérialiste. La fille dormait sur son épaule mais il
n’y pensait pas plus qu’à une étrangère. Seules l’intéressaient les
images d’un bonheur qu’il imaginait avec délice et qui ne le laissait
pas s’endormir.

La lune monta dans la lucarne; elle versa dans la chambre une vague
laiteuse si matérielle, si liquide que Bernard crut y boire à longs
traits. La mer le visita dans son demi-sommeil, la savane, les
immensités précieuses des firmaments où nagent des astres. Il pensa à
François et de suite à Angèle. Alors vraiment un choc nouveau l’éprouva
et il comprit que la seule chose tout à fait importante de sa vie
jusqu’à ce jour venait d’entrer dans la chambre. Dans sa tête
tournoyante le passé et le présent prirent subitement un sens. Il rêva
que le corps allongé contre le sien était ce corps mince et long
d’Angèle, cette forme solide et flexible qui épousait la haute mer d’une
coupe sûre tandis qu’il rôdait autour du lazaret, possédé de Dieu. Si
cette tête se relevant lui montrait soudain le beau visage? Oui, il
l’aimait, il l’avait toujours aimée. Il se rappelait leurs disputes et
qu’elle le préférait à tous et qu’il en avait toujours éprouvé une gêne,
l’ennui qu’ont les garçons d’être préférés des filles sous l’œil moqueur
de leurs camarades. La pétulance de la vierge brune lui devenait tout à
coup si chère, il comprenait si bien le regard perdu de rêve qu’elle
avait parfois et dont toujours il s’était moqué; des ondes voyageuses
lui apportaient avec lenteur, l’une après l’autre, une infinité de
souvenirs qu’il jugeait à jamais perdus; il revivait avec une acuité
totale toute leur vie commune. Tel jour elle était vêtue d’une robe
blanche et d’une vareuse blanche aussi avec un col bordé de bleu; tel
autre, elle portait une robe rose; ces couleurs prenaient une valeur
spéciale, unique, elles n’étaient plus un numéro de série mais
appartenaient en propre à la personne exquise dont Bernard revivait les
aventures avec volupté; les objets les plus humbles auxquels s’associait
cette image abandonnaient leur rang, quittaient leurs milliards de
semblables, passaient du monde fourmillant de l’informe à l’ordre
innumérable de la qualité; aucune menace; une immensité concrète lui
était délivrée où se consommait l’égarement de lui-même; il abandonnait
ses recours faiblissants à la paix de cette innocence; il lui versait la
libation de ses vues ambitieuses; pour elle il parachevait la
distraction de lui-même au monde des hommes; et si elle le voulait
conquérir, il s’offrait à elle, ouvert et démantelé. Mille images
exquises et furtives affluaient au dédale de ses limbes, parmi
lesquelles, toujours et répété à l’envi par des glaces variables, le
visage d’Angèle souriant, anxieux, ému, craintif ou désolé, et de mille
émotions inexprimables encore animé. Il en goûtait la peau dorée, les
joues pleines légèrement rosées, creusées de leurs fossettes, la bouche
lourde, charnue, comme les baies à l’automne, les narines mobiles de
petit faune, et surtout ces yeux dévastateurs, ces yeux si étrangement
beaux, obliques sous les sourcils qui se relevaient aux tempes: fille de
sarrazin, pensait-il, fille de sarrazin.

Il était tout langueur dans cette somnolence lucide; le rythme de sa vie
et de sa parole intérieure s’alentissait; et qu’il se sentait heureux!
Il admira comme tout lui semblait vain auprès de ce bonheur; les plus
acharnées de ses ambitions flottaient inutiles et relâchées; aucun désir
charnel ne subsistait; il balbutiait à mi-voix des mots affectueux, la
langue un peu lente, dans son demi-sommeil, s’attardait à jouir
d’elle-même sous la caresse douce de la lèvre frôlée; il lui semblait
vaguement que le plaisir de son amour était de la sorte aussi rare,
subtil et pur, transposé dans le monde spirituel. Dans tous les ordres
de son existence, l’amour apparaissait, transfigurant; il aveuglait les
obstacles, il parait la vie qu’il proposait de l’éclat favorable et sa
vague limpide, avec une feinte mollesse, drainait tous les
consentements. Qu’il avait besoin de la voir! Quelle soif irrésistible,
quel désir de subir la tyrannie de sa forme mortelle. Les lignes et les
contours, le mouvement, la substance, l’apparence, tout cet être
rassemblé par ses sens et qu’on nommait Angèle, si étranger qu’il lui
fût, si fictif, si idéalisé, si fermé, si réellement autre et clos dans
son propre univers, faisait sourdre une nappe obscure qui les joignait;
il la sentait venir à lui, cette Angèle, portée et déposée comme une
naufragée, épave minuscule de l’universelle indifférence, petite chose
toute sienne faite d’une matière particulière, expressément composée en
vue d’une incorporation totale à lui-même.

Un singulier mélange se faisait dans sa conscience où l’émotion et la
pensée prenaient figure goûtée des sens. La prédestination d’Angèle à
son amour, il la sentait, il en goûtait la sapidité; sa propre
incarnation était réellement lumineuse et réjouissait ses yeux; le
bonheur sans forme visible était comme une fée enchantée jouant dans ses
paumes comblées. De ses puissances tout entières, l’une après l’autre
dérivées, nulle ne s’appliquait plus désormais à son objet; elles s’en
détournaient, brusquement orientées vers la nouvelle espérance, et leurs
lanières, un instant flottantes comme la pieuvre, fouettaient soudain la
proie merveilleuse et, la serrant avec amour, l’emportaient, vers ce
trou de l’avenir réfugiées où, après mille détours, les anticipations
précautionneuses de l’esprit ne se risquent qu’avec lenteur.

Flavie contre son corps eut, en dormant, un mouvement qui fit
cristalliser d’un bloc, comme dans l’expérience chimique des solutions
sursaturées, les minutes présentes. Les imaginations miraculeuses
s’effacèrent dans la masse informe de la solution. Beau songe, se
dit-il; mais il était difficile à reformer. Le présent c’était la
chambre froide, la lumière inerte de la lune, la femelle assoupie contre
sa propre chair--et enfin le sommeil, qui lui ouvrit tout à coup sous
les pieds une trappe de ténèbres.

Il s’éveilla très tard et se trouva seul dans le lit; la servante avait
réussi à se lever sans qu’il en eût conscience; il en conçut quelque
aigreur; son instinct de domination et de contrôle n’avait point de
cesse et le persécutait lui-même dès que la moindre broutille lui
échappait. Sa mauvaise humeur s’accrut de la conscience qu’il avait de
perdre son temps, de dévorer sans profit les quelques jours de vacances
dont il pouvait jouir plus utilement; allongé sur cette couche
déshonorante il revivait avec amertume les heures de loisir déjà
enfuies; il en remâchait la tristesse et la vanité, la tête pesante sur
l’oreiller. Il avait en effet erré sans but durant des heures sans fin,
bâtissant des projets ambitieux, pour la plupart chimériques et rentrant
les mains vides; d’autres heures il les avait passées sur le banc d’un
jardin public, désœuvré et maussade, assailli de remords, de scrupules
et d’affreux désirs; un après-midi que, voulant remonter le courant, il
avait projeté de se rendre au Conservatoire des Arts et Métiers, il
avait été abordé par une infâme garce et l’avait suivie; il était
ressorti d’un taudis, écœuré, avec des nausées, la mémoire salie
désormais d’obscènes images. A ce moment encore il imaginait sur ce lit
où il reposait l’immense édredon rouge de la putain, tache énorme,
sanglante et comme symbolique; et il ressentait le dégoût de lui-même.
La fatigue physique accumulée par ces nuits fiévreuses le disposait
aussi à l’aigreur; une furieuse inclination à la querelle, à la rage, un
besoin désespéré de consolation, un désir de travail net, fixe,
absorbant et rémunérateur, mêlaient leurs exigences disparates dans son
esprit. Il grinça des dents, mordit l’oreiller de toutes ses forces, les
muscles raides, dans une extrême colère muette de quelques minutes qui
duraient des siècles et d’où il sortit brisé. Enfin, ses pensées de la
nuit lui revinrent; et avec elles un sursaut de joie; il se sentait
soudain purifié, l’image bienheureuse d’Angèle l’inondait d’un pur
délice; était-il vrai qu’il pût aimer! une jeunesse nouvelle, une
virginité singulière lui semblait sourdre du cœur et le vivifier; il
s’interrogea sans faiblesse: l’examen intérieur ne lui porta que de la
joie; rien de suspect ne troublait son amour; il lui semblait que de
toute éternité cette adorable enfant lui était promise, le complément de
sa race c’était elle; il ne jugeait pas que sans elle la vie pût être
vécue. Il se leva, baigné d’une fraîcheur, illuminé de toutes les
visions que sa mémoire fidèle lui retournait, de toutes celles qu’il
projetait dans un riant avenir. Il passa dans sa chambre pour faire sa
toilette, heureux et sifflotant. Il eut quelque étonnement de rencontrer
sur la porte Eugénie qui lui dit fort naturellement:

--Te voilà? je venais voir si Monsieur se levait sans chandelle?

--Oui, dit-il, c’est vrai, je me suis attardé au lit; je suis un peu
souffrant; un embarras gastrique.

Il posa la main à plat sur son ventre; furtivement il considérait sa
chambre; rien ne manquait à la mise en scène qu’il avait pris l’habitude
de préparer: la veste et le gilet sur une chaise, le lit défait, un
livre ouvert sur la table de nuit, une sorte de désordre, porte du
placard entrebâillée, objets de toilette dispersés, qui marquaient la
présence certaine. Mais sa tante s’inquiétait:

--Qu’as-tu donc?

Il était arrêté devant une étagère et considérait un portrait récent; il
s’y trouvait frais, vif et fort, les yeux nets, la bouche ferme, les
cheveux naturellement brillants et relevés. Et sa pensée alla tout de
suite à Angèle; allons, il ne pouvait pas lui déplaire tout de même;
d’ailleurs il se rappelait bien qu’elle ne le détestait pas... mais sa
tante insistait:

--C’est vrai que tu n’as pas bonne mine, mon pauvre grand!

Il eut un regard interrogateur, tant le contraire était pour lui
l’évidence, puis, presque fébrilement, s’approcha de la glace. Il
considéra un instant la chevelure terne, la bouche amère, le cerne
immense et bistre où s’éteignaient les yeux, le poil rogneux de la
petite moustache; l’éreintement, l’épuisement sexuel se lisaient sur
cette triste image. De nouveau il sentit l’amertume de la vie; il dit
d’un ton touchant à Eugénie:

--Crois-tu que je puisse jamais être aimé?

Elle se mit à rire tant la question et le ton lui parurent surprenants:

--Oui, répondit-elle; aux lumières tu n’es pas trop affreux.

Et aussitôt, sa bonne nature regretta la plaisanterie. Elle cajola son
neveu, l’embrassa, le consola tendrement. Tandis qu’elle lui disait de
gentilles choses banales, son esprit travaillait; et à un moment donné,
elle lui prit le visage dans ses mains, l’examina un instant, hocha la
tête; sans affectation, elle découvrit entièrement le lit, se rendit
compte que les draps étaient lisses et froids; elle revit l’attitude
exacte de Bernard au moment où il rentrait dans la chambre et y surprit
la pointe d’embarras qui lui avait tout d’abord échappé; l’erreur
n’était pas possible: le jeune homme se perdait avec quelqu’une des
domestiques qui dormaient à cet étage; à son regard elle comprit à la
fois qu’elle ne se trompait pas et qu’il s’était déjà senti deviné. Mais
il ne rougit pas; huit jours avant il eût rougi; l’adolescent était
mort, il ne restait qu’un homme et cet homme lui montrait un visage si
fier, une décision si délibérée, que ce fut elle qui se sentit gênée.
Assez perfidement, par un obscur et secret instinct de revanche, elle
lui demanda, rompant le silence à son profit:

--Mais si tu songes à l’amour, c’est donc que tu ne veux plus être
prêtre?

Mais il était déjà retombé aux abîmes; il se sentait sans force; il
n’avait pas son aise dans la tendresse; cet amour d’Angèle qu’il
sentait, à n’en pas douter, ancré pour la vie à ses os, il ne savait pas
s’il le pourrait conquérir ni garder, la douceur, la caresse n’étaient
pas son climat; trop de choses qui lui échappaient avaient dans ces
conjonctures particulières leur importance, trop de choses hors de sa
puissance. Autant il se sentait prêt à tout dominer suivant le mot du
Frère Maninc, dans le domaine des affaires, autant il se reconnaissait
hésitant dans l’enclos sentimental; que sa fatigue fût si apparente et
l’enlaidît, il s’en trouvait davantage enlaidi et tassé, en raison même
du souci qu’il en éprouvait; la question de sa tante dont il saisissait
l’astuce et la vivacité lui montrait comment, dans les choses du cœur,
ces femmes que, dans la personne de sa maîtresse, il avait tant
méprisées pouvaient le bafouer et se rendre redoutables, sans qu’il
trouvât autre chose à leur répondre que des brutalités; toutes
évidemment n’étaient point faites de la serve chair qu’il opprimait. Une
sorte de crainte, un dégoût religieux l’envahirent; allons, il allait
faire ses paquets, repartir définitivement pour le monde religieux. Mais
de nouveau il eut un sursaut; ce pays lui semblait maintenant
poussiéreux, noir, tombal. Le visage d’Angèle, l’avenir doré brillaient
tellement! Il leva la tête; sa tante adoucie le pressa de se coucher;
elle allait lui porter une bonne infusion très chaude. Il lui dit:

--Je ne suis plus souffrant. Je suis ennuyé, embarrassé. Que faire?»...
Il hésita, puis résolut de taire son secret.

--J’achève ma toilette, fit-il, et je vais aller prendre l’air, ça me
fera du bien.

En quelques minutes il fut prêt, il descendit, prit le tramway de
Montrouge, s’arrêta à la Porte d’Orléans. Il suivit les fortifications,
passa sans penser à rien parmi les vagabonds qui hantent ces lieux et
jouissaient du soleil de juin étendus sur la terre pelée. Quelques
femmes en cheveux l’interpellèrent: «Beau gosse!» Il haussa les épaules;
il frôla d’obscènes voyous qui puaient déjà les rogommes; puis il se
perdit dans la cité lépreuse de la zone parmi la pourriture des
baraques, des chantiers et des dépotoirs. Tout s’accordait à son
pessimisme du moment, à sa nausée. Il jugeait l’existence et le destin à
l’impression que lui faisaient ces tristes lieux et ne trouvait pas dans
l’argot des faubourgs qu’avait connu son enfance de mots assez forts
pour les réprouver. La suie, l’immondice, la saloperie de l’humanité
fermentaient avec âcreté; les individus des deux sexes montraient de
dégoûtantes gueules, des structures cariées. Il pensa que le physique
dégradé faisait bien comprendre le moral; les civilisés, bourgeois ou
artisans, que je fréquente, se dit-il, sont aussi corrompus mais plus
soignés, c’est là toute la différence. Ceux-là n’en font pas pis que je
n’en ai fait dans ces quelques jours si crapuleusement employés; et je
ne suis pas pire qu’un autre. Triste chose que l’humanité. Il aspira à
la solitude, il désira le renoncement.

Cependant il avait dépassé la zone, s’engageait à travers les champs. Le
printemps y faisait son œuvre; le vent et le soleil émouvaient les
feuillages sensibles, déjà il s’amollissait. Un ruissellement d’herbage
s’étendait à ses pieds; les arbres d’une tendre couleur vert naissant
étaient de piaillantes grappes d’oiseaux. Et en une seule minute la
douceur le noya et l’espérance qui mène la jeunesse; son cœur fondit. Si
Angèle voulait!

Il retourna d’un pas vif vers la ville. Si Angèle voulait! Elle voudrait
être sa femme; c’était le bonheur prévu; une situation tranquille,
modeste et sûre leur suffirait; il aurait toujours cette présence auprès
de lui, toujours; il y pensait avec gourmandise. Ce fut alors que tout
simplement se présenta l’image de François; il n’avait plus songé à son
camarade; or celui-ci allait être fiancé à Angèle; il l’était peut-être.
Une incroyable agitation s’empara de Bernard. Comment n’avait-il pas eu
encore cette idée, comment, lorsque François lui avait parlé de ses
projets, son propre amour n’avait-il pas éclaté sur l’heure, comment
avait-il donc été pareillement aveugle? Il rentra tout enflammé à la
maison, déjeuna à la hâte sans dire mot, sans répondre aux questions
d’Eugénie; ce fut tout juste s’il alla rendre visite à Rodolphe toujours
alité et qui se sentait mourir; il repartit sous l’œil goguenard de Noë,
il courut tout d’un trait à la pension de famille Riquet et comme on
tardait à répondre à son coup de sonnette, sauta par dessus la grille,
traversa en quelques bonds le jardinet en renversant les arceaux d’un
croquet et, suivi des clameurs des enfants et de la réprobation des
vieilles dames installées dans leur chaise-longue, pénétra en trombe
dans le salon.

Angèle y était, et seule; elle écrivait, assise à un petit bureau; au
bruit, elle leva la tête, et lui, aussitôt, tomba assis sur un fauteuil,
presque défaillant et comme vidé de sang; il se sentait mourant et
inimaginablement heureux: ne pas bouger, la sentir là et expirer,
s’éteindre lentement sans même la voir; sa présence l’entourait, le
touchait, le favorisait d’une caresse ineffable. Je l’aime, je l’aime,
je l’aime, ne cessait-il de se répéter intérieurement; il lui semblait
qu’il se le disait à chaque fois moins fort et que sa puissance
s’évanouissait tandis qu’elle gagnait en suavité; il finit par épuiser
ce torrent intérieur et demeurer les yeux clos, comme en extase,
étranger au monde avec la seule image et le seul contact imaginaire qui
lui fussent demeurés sensibles et suffisaient à cette minute à
l’infinitude de son ravissement.

Angèle abasourdie de cet étonnant spectacle, se leva enfin; elle ne se
donna pas le temps de réfléchir, s’approcha de Bernard, lui prit les
mains; le jeune homme ouvrit les yeux et montra une mine toute confuse
qui la fit rire.

--Vous allez mieux? demanda-t-elle.

--Je vais tout à fait bien, répondit-il, reprenant enfin son empire sur
lui-même; je ne sais pas ce que j’ai eu. Excusez-moi, je vous prie, et
permettez-moi de vous demander de vos nouvelles.

--Vous avez attendu assez longtemps, fit-elle avec une ironie sans
rancune, pour n’avoir pas à vous mettre ainsi hors d’haleine quand vous
vous y décidez.

--Ne vous moquez pas de moi, je vous en supplie, s’écria Bernard, je ne
sais pas comment je vis. Mais parlez-moi vite de vous. Est-il vrai que
vous soyez fiancée?

Elle répondit très simplement:

--Oui. C’est une chose faite depuis hier.

Cette nouvelle, presque attendue pourtant, arriva parmi ses pensées
comme un ordre de retraite parmi des troupes victorieuses; il sentit un
inexprimable désordre dans son cerveau; il y perçut des mouvements
contraires et confus; rien n’y élevait une voix claire; en même temps,
comme si sa tête se fût alourdie, elle tomba entre ses mains ainsi qu’un
fruit, le cou s’étant ployé brusquement, le dos arrondi; ses yeux fermés
ne voyaient qu’une nuit grise où cheminaient d’informes taches de
couleur; le cœur, l’estomac, les poumons se serraient et de ceux-ci
monta, et comme se frayant à peine un passage dans la gorge, un long
soupir. Il ne souffrait pas vraiment, étant plutôt anesthésié; il ne
pensait à rien, son corps lui-même lui semblait lointain; tout était
étranger, seul subsistait un îlot sensible où parlait une voix de rêve,
presque automatique; «... chose faite depuis hier... chose faite depuis
hier...»

Il releva le front. Angèle était restée debout et le considérait, toute
pleine d’embarras, les bras ballants; il la voyait à contre-jour,
l’ombre adoucissait encore les traits fondus de ce visage fertile en
délices; elle avait la figure de la Sainte Anne de Léonard portée sur un
col flexible, pur comme un lys. Elle était vêtue d’une robe noire à
corselet qui s’épanouissait à la taille ainsi qu’une cloche. L’étoffe
brillante était garnie de franges de velours caressantes aux yeux; elle
joignit les mains toute pensive et Bernard observa que les manches très
courtes s’achevaient en d’immenses nuages de gaze argentée qui devaient
faire des ailes lorsqu’elle dansait. Il vit les bras nus sous la gaze,
il devina de petits seins fermes d’amazone. Il connut la bienheureuse
tendresse qu’il n’avait jamais connue. Rien d’autre n’existait plus
qu’elle; il comprenait avec une aisance merveilleuse tout le patient
travail de la durée, l’enregistrement continu des gestes et des mots de
cette enfant parfaite par le Bernard refoulé qui veillait en silence
sous les menaces du Bernard mystique. Ce Bernard s’était fait une
retraite privilégiée, un sanctuaire favorable de la nature d’Angèle; il
y vivait heureux et flatté, tout en elle faisait sa dilection; la
fourmilière invincible des minutes construisait depuis des années, dans
les ténèbres intérieures, cet idéal passionné; les outils du Temps ne
prévaudraient pas contre celui qu’eux-mêmes avaient si patiemment
édifié.

Il hocha la tête, plein pour lui-même d’une dérision amère: il avait cru
au coup de foudre? nul travail de plus longue haleine que cet amour. Il
avait cru pouvoir s’offrir à Angèle ouvert et démantelé? elle l’occupait
en réalité depuis des années. Ce fut à ce moment qu’il ressentit les
aiguilles lancinantes du chagrin.

Car il prenait enfin et à la fois conscience du temps perdu, du bonheur
manqué, des erreurs du passé et de l’étrangeté apparente de son attitude
présente; il voulut rompre les chaînes du silence, il le fit avec son
sûr instinct de domination:

--Que cette nouvelle est imprévue! dit-il. Qui m’eût dit que vous
épouseriez François quand nous devisions ensemble aux vacances
dernières?

Elle fut tout de suite en garde:

--Que voulez-vous dire?

--Oh! mon Dieu, rien. Mais figurez-vous qu’il m’avait semblé que vous
m’aviez marqué une préférence.

Elle sourit avec coquetterie:

--S’il faut tout vous avouer, je vous préférais certes à tous vos
camarades parce que, tout de même, vous étiez plus vivant. Mais entre
nous, quelle importance cela pouvait-il avoir? Vous-même me marquiez de
l’indifférence... Si, si... de la courtoisie indifférente; vous me
rendiez honnêtement ma gentillesse; nous étions quittes, voilà tout.
D’ailleurs pourquoi me raconter tout cela? Je n’ai jamais témoigné
d’amour à qui que ce soit, à vous moins qu’à tout autre; maintenant
j’aime François, nous sommes fiancés; les histoires de gamins n’ont plus
aucun sens.

Elle prononça ces mots de sa voix chaude, légèrement timbrée d’un accent
méridional qui plaisait à Bernard. Elle le regardait maintenant avec une
curiosité profonde, se demandant où il voulait en venir, hésitant encore
à comprendre.

--Enfin, reprit Bernard, permettez-moi d’insister, François est mon ami;
il me semble que vous vous êtes engagés l’un et l’autre dans cette
aventure avec beaucoup de légèreté. Vous ne nierez pas que vous ne
m’ayez toujours depuis l’enfance préféré à lui?

Elle ne répondit pas.

--Or on ne peut pas marier des amis d’enfance; le résultat est toujours
mauvais; ce n’est pas l’amour qui règne dans de tels mariages. Si
véritablement c’était l’amour, croyez-vous que ce ne soit pas moi que
vous auriez épousé, puisque ce sentiment d’enfant c’est pour moi que
vous l’éprouviez le plus vivement?

--Oh! vous, dit-elle d’un ton léger, vous, c’est différent! Vous
ignorerez toujours l’amour, vous ne comprenez rien à ces choses, vous
n’avez pas de cœur.

Il eut le sentiment de l’injustice et sortit de ses gonds.

--Moi, dit-il, moi? Je le connais mieux que n’importe qui, l’amour,
puisque j’aime une certaine personne de toutes mes forces, à en perdre
le boire et le manger; et depuis des années sans m’en rendre compte;
vous entendez?

--Eh bien! répondit-elle tranquillement, assez vexée tout de même, allez
le lui dire à cette personne et ne vous occupez pas de nos affaires.
D’abord qui vous en a chargé?

--Mais... personne, fit-il interloqué, ou, du moins (ajouta-t-il
subitement inspiré) quelqu’un qui y est fort intéressé.

--Oui, dit-elle, ironiquement, François, n’est-ce pas? Que vous êtes
donc malin, mon pauvre garçon!

--Il ne s’agit pas de François et il ne s’agit pas d’être malin. Puisque
vous voulez savoir, c’est le père de François qui m’a parlé de cela ce
matin avant son départ et en me recommandant le secret; il craint que,
réflexion faite, vous ne soyez trop jeune, ne vous ennuyiez de son marin
de fils, et ne regrettiez la décision prise; il craint que vous n’ayez
confondu l’amitié, les bonnes camaraderies, avec de l’amour; que, plus
tard, vous ne soyez tentée d’abandonner un mari toujours absent; il
aurait préféré maintenant une fille de la Côte.

--Vous dites vrai? demanda-t-elle, ébranlée.

--Je vous le jure sur ce que j’ai de plus cher au monde, répondit-il
sans sourciller.

--Oh! ce que vous avez de plus cher, observa-t-elle, vous le donneriez
certainement pour bien peu..., enfin, tout cela est bien singulier, si
c’est vrai. Est-ce que François est au courant?

--Je ne crois pas.

--Ah?

Elle l’examina un instant de ses yeux violents et il l’aima tellement en
cette minute qu’il se jura qu’elle serait sa femme dût-il commettre un
crime. Rien d’autre que ce beau visage n’exista plus pour lui; il
haletait presque d’émotion. Il lui prit les mains; une espèce de ton de
confesseur, onctueux et pitoyable, lui vint tout naturellement:

--Comprenez-moi bien, ma petite Angèle; il s’agit de votre bonheur à
tous deux. François et vous, j’en suis convaincu, n’avez pas l’un pour
l’autre d’amour véritable. Oubliez-vous et que chacun suive sa route.

--Mais, s’écria-t-elle révoltée, j’aime François, encore une fois.

--Vous ne l’aimez pas plus que vous ne m’aimez, dit-il avec force.
Osez-vous prétendre le contraire?

Elle se dressa, offensée de cette intrusion, outrée de cet orgueil.

--Oui, je le prétends, là. Que croyez-vous donc être, vous?

Il laissa tomber les bras avec désespoir. Hélas! la perdre, allait-il la
perdre! Tout plutôt que cela.

--Admettons, dit-il, que vous disiez vrai. Êtes-vous sûre qu’il vous
aime, lui?

--Oui, répondit-elle violemment; François est l’honnêteté même et je
n’en dirais pas autant de vous. Rappelez-vous que je vous connais depuis
des années tous les deux.

--Et si je vous disais, moi, que, cette nuit encore, François était
entre les bras d’une autre femme? qu’il ne se marie que pour plaire à
son père? que, tandis que vous l’attendrez il s’est bien juré de mener
la vie qu’il lui plairait et d’entasser ses conquêtes de rencontre?
Tenez, il y a quelques jours encore, il me disait: Angèle sera assez
bonne pour soigner mes rhumatismes, moi je vais profiter de la vie!

Elle se boucha les oreilles et lui cria avec horreur:

--Ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai!

Mais il était déchaîné; il continua, dénigrant son ami, inventant les
pires calomnies, déformant les moindres faits pour peu qu’il y vît germe
d’équivoque et parlant avec une passion si évidente qu’elle était
doublement bouleversée par la déchéance qu’on lui annonçait et
l’épanouissement d’un nouvel amour si longuement désiré.

--Enfin, disait Bernard au paroxysme, vous avez dû vous apercevoir
vous-même de la tiédeur de François; cela se sent. Vous a-t-il jamais
prise comme ceci, serré dans ses bras et dit avec amour, perdu en vous,
sur les lèvres: Je t’aime, Angèle, je t’aime, je t’adore, mon cher
amour, pour l’éternité.

La voix chaude, la caresse des lèvres, la venue merveilleuse enfin de
cet aveu tant et si vainement attendu la bouleversèrent.

--Ah! dit-elle sans y pouvoir tenir davantage, moi aussi, Bernard, je
vous adore.

Et aussitôt elle se délia et ils se regardèrent tous deux, rouges de
passion et de honte. Quelle trahison! Mais il l’entraînait déjà sur le
divan la couvrant de baisers brûlants:

--Tu verras, balbutia-t-il, nous serons heureux! heureux! Je vais aller
voir le père Blinkine qui va me trouver une bonne petite situation; nous
nous marierons tout de suite; nous bâclerons ça en deux mois et c’est le
bonheur pour toute la vie.

Elle, tout à coup méfiante:

--Mais tout à l’heure ne m’avez-vous pas dit que vous aimiez quelqu’un
depuis des années?

Il se mit à rire:

--C’est vous, Angèle, vous le savez bien. Et il lui raconta, sans parler
bien entendu de Flavie, comment depuis que François avait songé à elle,
lui-même s’était interrogé, poussé par une force irrésistible, comment
il en était venu à comprendre qu’elle était l’âme de son âme, la chair
de sa chair; il lui redit ses rêves passionnés, son sentiment triste et
profond, il lui fit entendre le son unique que lui-même avait perçu pour
la première et, il le savait bien, la seule fois. Elle ne s’y trompa
pas. Ce sauvage l’aimait, autant qu’il pouvait aimer certainement et
comme il savait; elle comprit bien qu’un sentiment désintéressé dans un
cœur pareil était la chose rare et sans doute l’unique: elle avoua
qu’elle n’avait pour François qu’une bonne et profonde affection.

--Il faut le lui dire; avec ménagements, concédait-il, mais enfin d’ici
demain soir. Moi je serai fixé sur la situation que pourra me réserver
Blinkine et je vous verrai après-demain seulement pour éviter tout
commérage. Mais je vous écrirai d’ici là.

Elle se sentait sans courage devant la corvée qui lui restait à remplir.
«Et mon père qui est reparti?» dit-elle. Comment arranger tout cela?
Mais il avait réponse à tout; elle le sentait déchaîné, dévastateur,
emporté comme un torrent et, pour tous les êtres humains, un frère
terrible dont la tendresse était à elle seule réservée. Il la pressa, la
convainquit, la calcina de sa flamme, et sur un long baiser la laissa
palpitante, fervente et toute comblée.

Il quitta la villa, éclatant de bonheur, possédé d’une envie de crier la
chose nouvelle sur les toits; il était fort, il était puissant, il était
le maître du monde. Il remarqua avec plaisir qu’une jeune femme fort
correcte d’allures s’était attardée à le regarder; la joie fleurissait
son visage, enlevait toute trace de fatigue; il examina avec
complaisance à une glace le nœud de sa cravate, le complet neuf que son
oncle lui avait fait faire chez le tailleur même de Blinkine. Il décida
d’aller voir Abraham aussitôt. Ce fut la jeune Claudie qui lui ouvrit la
porte.

--Mâtin, fit-elle avec un sifflement d’admiration, il a embelli, le
gars. Entrez, Monsieur-Dame.

Il sourit, non sans fatuité. Elle le conduisit au bureau d’Abraham, le
fit asseoir sur le divan.

--Vous savez, dit-elle, le Coco n’est pas là; il rentrera vers cinq
heures.

Il fut désappointé. Une heure à attendre. Mais que faire?

--Je vais m’en aller, fit-il.

--Quoi? alors, faut tout de suite dire que vous vous embêtez avec moi,
ça fait toujours plaisir, vous savez.

Il se dit qu’il serait toujours gaffeur et s’excusa comme il put; il la
fit parler; elle lui raconta son existence de gavroche et que Blinkine
l’avait prise vierge; «il se sent des torts, dit-elle, il parle de
réparer, des fois; c’est un bon gars. Surtout il m’aime follement»; et
elle se mit à citer des faits qui témoignaient d’un attachement dont
Bernard se sentait tout attendri. «Ah! oui, ajoutait Claudie, je le sens
bien comme ça lui ferait de la peine si ça n’allait plus nous deux!
Voyez, maintenant, il ne veut plus que j’aille à l’atelier, il m’a
installée ici avec lui, je vis comme sa femme, quoi; il dit que j’en
suis digne, bien que je sois un peu gosse et qu’il mourrait si je le
trompais.»

«Tiens, pensa Bernard, Abraham aussi est pincé et bien pincé. C’est la
fatalité! Lui si peu sentimental! ou du moins d’une nature si
particulière, je le voyais en Pascal juif... Enfin, il est vrai que
Pascal eût pu être amoureux et y mettre ce feu désespéré.

--Ah! vraiment, dit-il à Claudie, si vous le trompiez cela lui ferait
tant de peine?

--Dame, il tient à ses trésors, ce petit!... Excusez-moi: je rentrais
quand vous êtes arrivé, je vais me changer pour être à mon aise.» Elle
passa dans la chambre voisine. «Je laisse la porte ouverte, pour qu’on
puisse causer tout de même» dit-elle. Et, poursuivant sa pensée: «Alors,
quoi, vous croyez que je ne suis pas digne de retenir un homme comme
lui?» Il protesta; elle s’était dévêtue, il l’apercevait toute nue dans
une glace complice; elle se baissa et les chaleurs du désir firent
battre les tempes de Bernard. Paisible, ne se sachant pas observée, elle
prenait son temps, cherchant des épingles sur le tapis. Elle dit
malicieusement: «Bien sûr je sais bien que les curés ne savent pas
apprécier; peut-être aussi ils ne peuvent pas!»--«C’est pour moi que
vous dites ça?» interrogea Bernard sur un ton altéré. La réponse se
faisait attendre, Claudie insouciante cherchant toujours ses épingles.
Le vrai Rabevel s’éveilla. Quoi, il serait le paria, le «curé», puis le
simple petit employé larbin, il serait bafoué par des Blinkine et leurs
maîtresses? pour Blinkine les honneurs, la richesse, le loisir et de
belles filles dont il tirait orgueil! Sales gens! Il reprit: «Et moi je
suis sûr que je saurais mieux apprécier que votre ami, tout curé que je
sois!»--«Ah! là, là!...» répondit-elle. Mais avant qu’elle fût remise de
sa stupeur, il était auprès d’elle et l’avait empoignée d’un air
tragique qui fit son admiration. Elle ne se défendit pas.

Quand Abraham rentra, elle avait une expression de modestie et de
retenue qui eussent dû suffire à la trahir s’il avait pu penser qu’on le
trompait. Mais tout de suite Bernard lui exposa l’objet de sa visite:

--J’ai bien réfléchi, lui dit-il, depuis l’autre jour et j’ai fini par
me rendre compte que je ne suis pas fait pour rentrer dans les ordres.
Je dois donc me préoccuper de n’être pas à charge aux miens et de
trouver une situation où je sois payé le plus tôt possible. Pourrais-je
voir ton père à ce sujet?

--Mais certainement. Allons-y maintenant, si tu veux, répondit Abraham
sur un ton extrêmement affectueux.

--A la bonne heure, tu es un chic type, toi! déclara Bernard touché.

--Oh! tu sais, répondit l’autre gravement, l’amitié est pour moi une
chose sacrée... Il se leva: «je me donne un coup de brosse et je te
suis.»

Il passa dans la chambre; et aussitôt Bernard embrassa Claudie et lui
glissa à voix basse: «On se reverra?»--«Bien sûr» répondit-elle.

Le banquier les reçut avec son aménité coutumière. Dès qu’il eut compris
ce dont il s’agissait:

--Bon, dit-il, nous allons arranger ça. Je vois ce qu’il faut à peu près
vous faire faire. J’ai de l’argent dans quelques affaires intéressantes
et où on peut, je crois, vous caser dans l’intérêt de ces affaires comme
dans le vôtre. Est-ce qu’Abraham vous a déjà parlé de Mr. Mulot?...
Non?... Eh bien! Mr. Mulot est un de mes co-administrateurs dans un
certain nombre de sociétés dont il est le conseiller technique comme
j’en suis le conseiller (et le soutien) financier. La maison Bordes,
armateur, où sert Mr. Régis, le père de votre ami François, est du
nombre, Abraham a dû vous le dire?

--Non», fit Bernard qui admirait en son for intérieur, la discrétion et
la force d’âme de son ami. Comment Abraham n’avait-il donc jamais usé
auprès de ses camarades du prestige que lui eût conféré la publication
de tels faits?

--Vous le saurez donc, reprit Mr. Blinkine; peut-être aurez-vous à vous
occuper justement de cette affaire Bordes. Je vous dirai que Mr. Mulot
et moi nous voudrions bien mettre au courant un jeune homme intelligent
et capable qui deviendrait notre agent de liaison et notre mandataire;
vous pourrez peut-être devenir cet homme. Je vais prendre rendez-vous
avec Mr. Mulot pour demain; revenez me voir dans la soirée, mon ami sera
là et je pense que nous pourrons prendre une décision; d’ailleurs, si
Abraham veut être des nôtres, nous pourrons dîner ensemble. Allons,
c’est entendu.

Il se leva et avec l’extrême politesse des meilleurs de sa race, il
reconduisit les deux jeunes gens tandis que Bernard se confondait en
remerciements.

Sur le pas de la porte, ils rencontrèrent François:

--Mes amis, leur dit-il, je suis content de vous trouver ensemble. Je
repars après-demain matin, et bien heureux vous savez. Me voilà fiancé
avec la plus belle, la plus gentille des femmes.

--C’est fait? demanda Abraham.

--C’est fini, je suis le plus enviable des hommes. Mais ces trois ans de
fiançailles sans retour vont me sembler longs!

--Bah! dit Bernard, tu te consoleras avec des chochottes aux escales.

--Ça, fit François sur un bel accent de sincérité, c’est fini, mon
petit; j’ai promis et je n’ai pas deux paroles. Pas de sottise. Me voilà
vierge et martyr jusqu’au mariage.

Il rit de son bon rire frais et charmant.

--Avec tout ça, ajouta-t-il, je ne vous verrai pas avant mon départ.

--Mais si, mais si, dit Bernard, nous viendrons à la gare après-demain
matin.

Abraham tira sa montre.

--Je vous quitte, dit-il avec précipitation.

--Gare aux scènes de ménage, fit Bernard.

Il continua son chemin avec François. Celui-ci était exultant; l’amour
s’exhalait de toutes ses paroles; il parla d’Angèle en des termes d’un
lyrisme éperdu. «Quand on aime comme j’aime, dit-il, c’est pour
l’éternité. Si elle mourait, je n’aurais jamais d’autre femme. Et je
suis si heureux, si heureux!» Bernard mordu de jalousie, se taisait; il
lui semblait qu’il haïssait à cette heure l’inconscient ami qui se
suspendait à son bras. Il le laissa s’épancher, puis:

--Mais es-tu bien sûr qu’elle t’aime?

François fut interloqué. Alors Bernard inocula le poison peu à peu: des
camarades de si longue date risquent beaucoup de se tromper sur leurs
sentiments; d’ailleurs cette petite, bien que de conduite irréprochable,
était bien exaltée, la tête guère solide et le cœur peut-être bien
léger. Trois ans, c’est long. Puis aussi elle n’était pas d’une race de
marins, que se passerait-il quand ils seraient mariés, lui si loin
d’elle? Enfin, tout cela, il le disait dans l’intérêt de François,
lui-même aurait autrement fait son choix. Qui sait aussi si déjà Angèle
ne se repentait pas? intelligente comme elle l’était, peut-être
avait-elle réfléchi? A la place de François, il insisterait, verrait si
nulle réticence n’entrait dans cette adhésion.

Tout cela était dit si affectueusement que le naïf Régis n’y sentit
point de duplicité. Mais il répondit qu’il ne voyait pas pourquoi Angèle
l’aurait trompé. «Elle est belle, elle peut prétendre aux plus beaux
partis; sa famille est honorable. Elle jouit de la meilleure réputation
dans son petit bourg de La Commanderie, un patelin endormi au fin fond
du Rouergue et où Angèle est née comme son père, son grand-père et une
kyrielle de générations successives. Oui, ce sont des braves gens. Il
est vrai qu’ils ne sont plus bien riches. Une suite de mauvaises
récoltes les a beaucoup éprouvés».

--Ah! fit Bernard attentif.

--Oui; ils ont dû hypothéquer une partie des terres; mais mon père a
promis de leur avancer l’argent nécessaire pour se libérer dans le
courant de l’année prochaine. Je suis fils unique; nous les aiderons;
maintenant ce qui est à elle est à moi, n’est-ce pas?

--Ne crois-tu pas, demanda perfidement Bernard, que l’amour de ta
fiancée ne soit fortement accru par cette situation difficile?...

--Veux-tu bien te taire! s’écria François.

--Je parle dans ton intérêt, répondit-il sans s’émouvoir. Tu sais que
c’est un fameux service que tu rends là aux Mauléon?

--Évidemment, évidemment; plus grand que tu ne crois encore; car leur
situation est bien difficile: ils ont eu une ferme brûlée entièrement
avec le blé, le fourrage et le bétail (par malveillance, c’est sûr).
Cela représente plus de cent cinquante mille francs; et pas d’assurance
là-dessus! Et ils avaient vendu cette récolte, touché des avances, et
acheté des machines agricoles dont ils n’ont payé qu’une partie et qu’il
va falloir payer tout à fait. Sans nous, c’est la ruine. Alors, tu
comprends bien que je serais tout de même étonné d’être repoussé par
Angèle qui m’a toujours témoigné de l’affection et que la manière dont
mon père et moi nous sommes mis à la disposition des siens n’a pu que
fortifier dans ses sentiments.

--Ma foi, dit Bernard, moi je te donne mon impression; j’ai idée qu’elle
ne t’aime pas, qu’elle te voit en camarade. Je ne peux rien dire de
plus.

Il laissa François fort inquiet et se dirigea vers la rue des Rosiers.
Il se sentait encore plus content qu’à l’heure précédente. Il était aimé
d’Angèle qui acceptait la ruine pour le suivre et ne lui en parlait même
pas; il était aimé des femmes qui pouvaient trahir leur amant pour lui;
de ses amis, de ces êtres qui le connaissaient le mieux, l’un qu’il
trompait lui procurait une situation, l’autre lui donnait sa fiancée
sans même s’en apercevoir. Allons, la vie ne serait pas trop difficile,
on réussirait. Pas une seconde, il ne perçut d’infamie dans sa conduite.
Pourtant, comme il passait devant l’église Saint-Gervais, la faible voix
de ses sentiments religieux mal assassinés se fit entendre; mais le
cyclone qui avait balayé tant de choses en ces quelques jours avait,
comme pour les religions disparues, sacrifié l’esprit et laissé la
lettre; il ne restait vraiment que superstition. Bernard, arrêté devant
le porche, admirait en soi comment l’enchaînement de ses desseins
s’accomplissait; certainement une volonté supérieure et intelligente
l’avait inspiré et exaucé; il entra dans l’église pour remercier Dieu et
se le rendre propice dans l’importante journée qui allait suivre; le
soir, par mortification, il ne voulut pas coucher avec Flavie et
celle-ci, qui, la veille encore, bougonnait quand il lui imposait sa
présence, fit une crise de larmes; tandis qu’elle pleurait à la porte,
il récita sa prière et s’endormit paisiblement.

Le lendemain matin, il écrivit à Angèle une lettre pleine d’effusions et
de tendresse où il lui racontait de sa journée tout ce qu’il pouvait lui
en dire; il n’osa pas aller la voir bien qu’il en brûlât d’envie; il
n’osa pas aller voir Claudie craignant que cela lui portât malheur. Il
attendit le soir et, toute la journée, fut secoué d’un tremblement
nerveux. La proximité de cette décision sur quoi il fondait son avenir
ne lui laissait pas loisir d’imaginer cet avenir lui-même; aucun rêve ne
le pouvait visiter; il s’hypnotisait sur ce dîner chez le père Blinkine,
il se demandait comment était Mr. Mulot, il craignait de se tromper, de
mal se présenter, de donner dès l’abord une fâcheuse impression. Il ne
vivait plus.

Comme il avait été entendu avec Abraham, il alla chercher celui-ci; il
fut un instant seul avec Claudie et avant qu’il pût faire un geste ou
articuler un mot, elle lui dit d’un air pincé: «Il n’y aura plus rien
entre nous, vous entendez, ne l’oubliez pas.» Il se dit: «Elle est
folle. Tant mieux, je craignais un assaut», et il se réjouit
sincèrement, puis, inexplicablement, cette avanie lui parut de mauvais
augure et il s’en tourmenta jusqu’à l’arrivée chez le banquier.

En chemin, Abraham lui décrivit Mr. Mulot: «C’est un véritable type de
Balzac, lui dit-il, un type étonnant de financier. Il est veuf d’une
femme née de Kardoulière et il se fait appeler Marquis Mulot de
Kardoulière, avec un sans-gêne étonnant. Il s’est montré fort
parcimonieux avec sa femme qui, à son désespoir ne lui donna pas
d’enfant. Aussi comptait-il punir la pauvre malheureuse qui n’en pouvait
mais. Or voilà qu’un jour, il se décide pour des raisons financières à
mettre tout son avoir au nom de celle-ci; peu de temps après, lassé de
ses charmes, il prend une des étoiles de la galanterie qui se fait
appeler la Farnesina; tu en as sûrement vu des portraits, non? une
créature splendide. Sa femme, en représailles, lui coupe tout crédit;
elle lui donnait deux louis tous les matins; il a été obligé de refaire
sa fortune pour vivre à sa guise. Entre temps, injurié par un homme
ivre, ce marquis, qui est un colosse, lui donne un coup de poing si
malheureux qu’il le tue, et cet ivrogne était un agent de la sûreté: tu
vois l’affaire... On l’acquitte; six mois après il défenestre un amant
de sa maîtresse car c’est un monstre de jalousie... Dommage que nous
arrivions, j’ai une collection d’histoires inépuisable, sur cet
individu...»

Ils entrèrent chez le banquier. Madame Blinkine, petite personne obèse,
vive et silencieuse, les accueillit; un instant après, son mari rentra
avec Mr. Mulot. Celui-ci était un homme énorme, entièrement rasé,
arborant un masque de César adipeux. Il avait fait de très fortes études
et traduisait Euripide et Properce à livre ouvert; par jeu, il
provoquait les universitaires les plus réputés à improviser des vers
grecs sur un sujet donné; il avait une étonnante faculté de combinaison
dans les chiffres et le verbe. Une méthode mnémotechnique dont il
gardait le secret lui permettait de retenir tout ce qu’il voulait. Il
portait sur lui une liste de dix mille dates historiques qu’il remettait
à ses interlocuteurs en leur demandant de l’interroger; il ne se
trompait jamais dans ses réponses.

--Ce qu’il nous faudrait, disait-il au banquier au moment où ils
pénétraient dans la salle à manger où il mouvait avec une prodigieuse
agilité la masse de son ventre, ce serait une société de banque dont
tout le haut personnel fût constitué par des professeurs ou des
officiers. Ce serait alors la grande ère des affaires...

--Cela peut venir, dit Blinkine en se caressant la barbe. Supposez que
le suffrage universel élise quelques universitaires éloquents; que l’un
d’eux devienne ministre ou rapporteur de la commission des finances;
immanquablement on lui proposera un conseil d’administration; s’il est
allant, il aura vite fait de peupler son affaire de camarades...

--Il nous restera à les persuader. C’est facile: _oia kephalé kai
enképhalé ouk ékei_... Vous m’attendrissez; nous ne verrons pas cette
époque.

--Mais ces jeunes gens la verront peut-être.

--Ah! voilà donc la nouvelle recrue! Eh! mais, il a l’air intelligent ce
garçon. Allons, mettons-nous à table, cher ami, j’ai une faim d’ogre.

Bernard, sur ses gardes, ne faisait pas un geste qu’il n’eût prévu, ne
prononçait pas une parole qu’il n’eût pesée. Il s’appliqua à faire
briller le gros homme et à paraître laisser filtrer malgré soi une
admiration dont l’expression brutale eût mis celui-ci en éveil; il se
rendit compte avec espoir qu’il ne déplaisait pas. Mais, à la fin du
repas:

--Il est habile, ce jeune homme, dit Mr. Mulot en pelant une poire, il
est habile. Il a réussi fort subtilement à me faire parler, briller, à
témoigner cette admiration presque inapparente qui est la seule
flatterie intelligente. Il est habile...

Bernard percé à jour, décontenancé, trembla.

--On va le garder; c’est un garçon précieux. Vous me disiez, mon cher
Blinkine, que d’après son professeur il a une instruction et une volonté
extraordinaires.

--Oui, le Frère Maninc que j’ai vu tout à l’heure et chez qui défile
tout le monde de la finance en quête d’employés me disait qu’il
connaissait à Paris peu d’administrateurs quinquagénaires qui eussent
l’acquis, la sûreté et la promptitude de décision de ce jeune homme.

--Il ne rougit même pas, fit Mulot, c’est bien ça. Je serais d’avis de
l’envoyer tout de suite, pour l’essayer, à nos asphaltières du Centre;
il pourrait partir dès demain; il y restera le temps qu’il faudra.
Demain, dans la matinée, venez au bureau de Mr. Blinkine. Nous vous
donnerons les instructions nécessaires. C’est donc entendu. Reste la
question des appointements. Pour débuter, trois cent cinquante francs
par mois, nous verrons ensuite. Évidemment ce n’est pas le Pérou; si
vous étiez marié ça ne s’appellerait pas une fortune. Mais celle-ci
viendra si vous tenez ce que vous promettez; d’ailleurs, je pense d’ores
et déjà à certain mariage qui, peut-être... il est permis d’anticiper...
vous voyez qui je veux dire, Blinkine, la petite Orsat? tout le groupe
rappliquerait; le vieux a la majorité du Syndicat des porteurs d’actions
des Carrières du Centre, c’est intéressant. Et pour vous, jeune homme,
inespéré; riche mariage, situation fort belle, vous seriez en selle.
Enfin c’est à voir.

Il n’attendit pas l’assentiment de Bernard, la question était réglée
pour lui. Il s’entretint d’autre chose avec les convives. Le jeune
Rabevel, après le repas, calé dans un fauteuil confortable, admirait
furtivement le mobilier massif, l’argenterie, tout le luxe cossu et
commode, les tapis moelleux, les draperies, les tableaux aux murs.

--J’ai fait une folie, disait Blinkine, ces Impressionnistes, j’ai payé
ça jusqu’à mille francs. On dit que c’est pourtant un bon placement.

--Sûrement, répondit le «marquis», car c’est dégueulasse (il ne
craignait pas l’argot) et tout ce qui est dégueulasse prospère.
D’ailleurs tout ce qui concerne l’imbécillité ou le vice des hommes fait
de l’argent: le jeu, l’alimentation, et... le reste (il s’inclina devant
Madame Blinkine pour lui faire hommage de sa réticence, du regret qu’il
ressentait à n’oser point, par respect pour elle, prononcer un mot
malsonnant).

Cependant Bernard s’assurait qu’il vivrait un jour dans un luxe pareil.
Ah! prudence, pourtant, prudence... Il pensait tout à coup à ce projet
de mariage dont avait parlé Mulot. Son cœur fut terriblement pincé: sans
hésitation il renonçait à Angèle, sans hésitation, non sans chagrin,
mais cet amour, cette partie vive, certaine de son être et qui ne
mourrait qu’avec lui, par quelle aberration avait-il pu croire qu’elle
était plus importante que son ambition. «Il vaut mieux pour elle que je
ne l’épouse pas, se dit-il, nous serions trop malheureux tous les deux,
je ne pourrais pas vivre dans la médiocrité. Je la retrouverai bien.»

Le soir, il reprit Flavie, il n’avait plus de dieu à ménager. Le
lendemain matin, à la gare, il trouva Abraham qui l’attendait avec
François. Celui-ci était désespéré.

--Elle ne m’aime pas, tu avais raison: de la simple affection. Elle m’a
avoué tout cela sans une larme. Je lui ai fait observer qu’elle se
ruinait; ça lui est égal, tout lui est égal. A mon avis, elle doit aimer
quelqu’un d’autre.

Il s’embarqua désespéré. Bernard se répétait: «elle m’aime vraiment pour
se ruiner ainsi»; il la plaignit un instant. Le regret le rongeait de
l’abandonner; mais enfin l’avenir avait ses exigences. Il annonça aux
siens sa nouvelle situation, fit sa malle, embrassa tout le monde sans
grande émotion et, le soir même, sans avoir écrit à la malheureuse un
seul mot d’adieu, prit le train pour Clermont-Ferrand.




CHAPITRE QUATRIÈME


Dans le train qui l’emportait il ne put pourtant s’empêcher de penser à
Angèle avec un serrement de cœur. Il avait donc suffi d’une parole de ce
Mulot pour qu’il fût tout de suite lié? L’espoir d’un mariage solide qui
l’établirait et ferait sa fortune apparaissait à peine et lui qui se
vantait d’être libre se trouvait aussitôt dérisoirement contraint par
les événements extérieurs? Son dernier acte était-il autre chose qu’une
renonciation? Il se voulait riche et il devait pour le devenir fouler ce
qu’il sentait de plus intime, de plus _réel_ en lui. Il balança
longuement, il s’étudia, s’analysa jusqu’au fond et finit par découvrir
qu’il recélait une petite flamme d’espoir à peine visible mais bien
vivante. Il comprit qu’il comptait inconsciemment posséder Angèle et se
l’attacher définitivement, même en dehors des liens du mariage, puisque
définitivement tout était achevé entre elle et François. Comment
ferait-il? Cela restait à voir mais une confiance absolue en soi lui
représentait son dessein comme accompli.

Il arriva le matin à Clermont-Ferrand tout rasséréné. «François doit
prendre la mer en ce moment», se dit-il tout joyeux. Puis il ne songea
plus qu’à ses affaires.

Elles étaient fort embrouillées. Il le comprit dès son premier
rendez-vous avec l’agent local de la Société Blinkine et Mulot. L’homme
lui déplut tout de suite; il était avocat, offrait au regard une figure
ridée de pomme reinette barrée d’une énorme moustache et animée de deux
yeux gris fort vifs. Il était vêtu avec une sorte de recherche
auvergnate, d’une requimpette sans âge, d’un gilet à deux boutons, d’un
pantalon à pont; une lavallière lui donnait l’air intellectuel et
artiste qu’il jugeait conformes à ses ambitions. Il tenait entre le
pouce et l’index une cigarette perpétuellement éteinte qu’il passait son
temps à refaire et à rallumer.

--«Je suis Maître Fougnasse, dit-il à Rabevel, vous m’annoncez sans
doute l’arrivée de l’envoyé spécial de ces messieurs.

--C’est moi, dit Bernard.

--Oh! Oh! mes compliments, fit l’avocat avec une condescendance
imperceptiblement railleuse. Vos patrons n’ont point de préjugés contre
l’inexpérience et la jeunesse. Je...

La voix de Bernard sèche et froide, le coupa brutalement.

--Je vois, Monsieur, dit-il, qu’il est nécessaire au préalable de nous
mettre d’accord. Je suis l’envoyé de MM. Blinkine et Mulot, venu pour
enquêter sur les difficultés de la situation et prendre toutes mesures
utiles. Veuillez considérer que vous n’avez aucune observation à faire
sur les décisions de vos patrons et que vous êtes à mes ordres. Au cas
où vous ne seriez pas de cet avis, restons-en là. Je reprends le train
pour Paris et nous laisserons à ces messieurs le soin de nous
départager: d’ores et déjà, je vous indique que si les choses en
arrivent là j’estimerai que l’un de nous sera de trop.

Fougnasse était intelligent; il comprit tout de suite et, bien que
terriblement vexé, s’excusa, plaisanta, et se le tint pour dit. Après
cette mise au point nécessaire, il expliqua à Rabevel la situation.

--Voilà, dit-il. La Société possède une exploitation de bitume au lieu
dit Cantaoussel, située entre Besse-en-Chandesse et le lac Pavin. Le
terrain ne nous appartient pas mais nous payons aux propriétaires une
redevance de X centimes par tonne extraite. La question se complique du
fait que: 1º) nous avons affaire à un grand nombre de propriétaires et
par conséquent nous sommes en présence d’un grand nombre de conventions
différentes; 2º) ces conventions établissent des redevances et des
durées de validité fort variables; 3º) nos propriétaires ayant eu vent
de l’importance de nos bénéfices et, d’autre part, ayant eu la tête
montée par un Syndicat nouvellement formé sous le nom de Syndicat des
Propriétaires de Carrières du Centre, nous font toutes sortes de
difficultés.

--Lesquelles précisément?

--D’abord ils prétendent nous imposer leur manière de procéder à la
vérification du tonnage; en second lieu, ceux dont la convention vient à
expiration ne veulent pas la renouveler; en troisième lieu, ils se
plaignent des dommages causés par nos exploitations à la terre végétale
des alentours. En somme le travail devient impossible. De plus, nos
ouvriers se fâchent; ils voient le chômage prochain; enfin ça ne va pas
du tout.

--C’est bien, dit Rabevel, nous allons partir tout de suite pour
Cantaoussel.

Maître Fougnasse demanda un répit de deux heures.

--Voilà un mois que je n’ai pas quitté Cantaoussel, dit-il; j’ai
quelques courses à faire.

--Vous pouviez les faire hier, fit Bernard, puisque vous étiez arrivé
ici. Enfin, dépêchez-vous; allez.

Dès que l’avocat fut sorti, Rabevel appela le chasseur de l’hôtel.

--Veux-tu gagner dix francs? Oui, évidemment. Tu vas suivre cet homme
sans te faire remarquer et tu me diras fidèlement ce qu’il a fait.

Deux heures après, Maître Fougnasse était de retour à l’hôtel. Bernard
l’attendait.

--Vous voilà, dit-il. Je monte dans ma chambre mettre mon pardessus et
nous partons.

Le chasseur qui rentrait le rejoignit.

--Ce Monsieur, dit-il, est allé au 16, place de Jaude; il est redescendu
au bout d’un moment avec Mr. Tanèque, l’adjoint au maire; tous les deux
sont allés Cours de Royat où ils ont pris Mr. Bourdoufle le notaire; et
de là, par le tramway, à la villa Galanda, chez M. Orsat. Ce Monsieur
est revenu tout seul.

Au nom de Mr. Orsat, Bernard dressa l’oreille.

--Qui est ce Mr. Orsat?

--C’est un richard, dit le chasseur. Il a de grosses propriétés.

--Et une fille, je crois, n’est-ce pas?

--Ah! vous la connaissez, fit le domestique. Elle est bougrement jolie.

--Ça va. Voilà tes dix francs.

--Monsieur ne me donne pas plus?

--On est convenu de dix francs. Dix francs c’est dix francs. Descends
mes valises.

Il retrouva Maître Fougnasse dans le vestibule. «Nous partons.» lui
demanda-t-il. L’autre se déclara prêt. Mais Bernard le regarda.

--Tiens, fit-il, vous n’avez que votre sac, je croyais que vous alliez
faire des emplettes tout à l’heure?

Maître Fougnasse surpris, hésita:

--Ce sont des riens indispensables, des objets de toilette, je les ai
mis dans mon sac.

--Vous me ferez voir ça dans le train, répondit imperturbablement
Rabevel.

--C’est que... j’aime mieux vous dire--je n’ai rien acheté, je n’ai rien
trouvé qui me plût, balbutia l’autre tout affolé.

--Ah! vous n’êtes pas malin, dit Rabevel. Vous pensez bien que je n’ai
jamais eu la prétention de vous faire ouvrir votre sac. J’ai voulu vous
faire avouer que vous m’aviez donné un prétexte; en réalité, je
comprends fort bien, allez: vous êtes allé faire vos adieux à une bonne
amie.

--C’est vrai, je l’avoue, se hâta de dire l’avocat dont le front
s’éclaira.

--Une bonne amie ou quelqu’un d’autre, naturellement, conclut Rabevel
avec flegme.

L’avocat fut abasourdi; il considéra son compagnon et comprit qu’il ne
pèserait pas lourd entre ses mains.

Le train les déposa à Issoire où ils devaient passer la nuit; comme ils
prenaient le café, un homme entra qui vint tout droit à Maître
Fougnasse.

--Eh bien! lui demanda-t-il, quand c’est-il qu’on les liquide, ces
Parisiens?

L’avocat eut un clin d’œil à peine perceptible qui n’échappa pas à
Bernard et mit tout de suite son interlocuteur en garde.

--Ma foi, fit-il, essayez toujours, nous vous attendons.

Il se tourna vers Rabevel.

--Monsieur Bartuel, dit-il, notre ennemi le plus acharné et le plus
sympathique. Il est l’œil du syndicat.

--Enchanté de vous connaître, répondit Rabevel.

--Moi aussi, fit l’autre.

--Oh! moi, répliqua Bernard d’un ton tranquille, vous ne me connaissez
pas encore.

Et comme l’autre se taisait, interloqué:

--Je vois, ajouta-t-il, que vous entretenez d’excellentes relations avec
notre représentant. Il faut que cela continue. Excusez-moi, j’ai passé
une nuit blanche dans le train, je vais me coucher, je vous laisse.

Mais Maître Fougnasse assez inquiet, monta en même temps que lui.

Le lendemain, au petit jour, ils prirent la diligence et arrivèrent à
Cantaoussel sans incident. La désolation de l’endroit frappa Bernard;
c’était un plateau noir balayé sans cesse par la bise; des pays mornes
bornaient son horizon; pas un arbre dans ces solitudes; les ouvriers
vivaient, sales et noirs, dans des baraquements de planches; Bernard
voulut tout voir.

--Rien de bon, dit-il; toute cette exploitation est mal menée.

Il termina sa visite par les logements; il vit celui qui lui était
réservé, celui de Maître Fougnasse:

--C’est gentil chez vous, dit-il, c’est frais, pas usé; vous ne devez
pas y être souvent.

L’avocat rougit.

--Je vous jure que je ne vais pour ainsi dire jamais à Issoire ni à
Clermont.

--Qui vous parle d’Issoire ou de Clermont! Je veux dire que vous
préférez circuler dehors que rester dans votre logement. Comme vous
tournez mal tout ce qu’on dit!

Il s’enferma avec l’ingénieur. Celui-ci, gros homme bredouillant et
agité, se mit à parler immédiatement. Bernard l’écouta avec patience
mais d’un air excédé qui suffit à fermer l’écluse.

--Procédons avec ordre, dit-il alors. Il est évident, et vous le
reconnaissez vous-même, que l’exploitation est mal menée. Je ne suis pas
ingénieur mais je vois le résultat. Des grappes d’hommes disséminées,
des chantiers ouverts de tous côtés sans ordre apparent, des matériaux
dispersés, un roulage insensé, un cheval pour deux wagonnets et un
conducteur qui n’en fout pas un clou, bien entendu. Si c’est là tout ce
que vous savez faire de mieux, évidemment il faut préparer vos malles.

L’ingénieur hésitait à comprendre.

--Oui, dit Bernard, il faut prendre vos cliques et vos claques et foutre
le camp. C’est-il assez net, Mr. Pagès?

Et, devant le silence de son interlocuteur:

--Mais, auparavant, me faire comprendre si les tristes résultats
auxquels vous êtes arrivé sont dûs à votre incapacité ou à votre
mauvaise foi. Puisque vous allez partir, vous pouvez bien m’avouer la
vérité. Je vous ferai un bon certificat.

Le pauvre homme était anéanti. Les pleurs lui montaient aux yeux.

--Ah! monsieur, dit-il, je comprends que l’exploitation ne vous plaise
pas; on a pourtant fait de beaux bénéfices à un moment, mais que
voulez-vous? je ne suis pas le maître, sans quoi on en ferait encore,
vous me comprenez bien?

--Pas du tout, dit Bernard qui mentait.

--Eh! oui, monsieur. Je sais bien conduire un chantier. Mais voilà:
Maître Fougnasse ne veut pas de chômage, et d’une; nous avons de grosses
commandes à satisfaire, et de deux; et Maître Fougnasse m’impose de ne
pas travailler sur tel ou tel front de taille à cause des conventions
périmées ou des difficultés avec les paysans. Je vais tout vous montrer;
je vais vous faire toucher du doigt les exigences que je dois
satisfaire, Monsieur; vous me direz alors comment il faut que je fasse
et si ça peut être mieux organisé.

--Bien; c’est tout ce que je voulais savoir. Allez à votre bureau; je
vous donne une heure pour me rapporter un plan d’exploitation complet et
rationnel; vous n’avez à tenir compte d’aucune sujétion, vous entendez,
d’_aucune_ sujétion étrangère aux conditions techniques de votre
travail. Votre plan devra prévoir une échelle de production à quatre
gradins: cinquante, cent, deux cents et trois cents tonnes journalières.
S’il me convient, je vous garde. Une heure vous suffit-elle?

--Oui, monsieur, répondit Pagès tremblant d’espoir et de crainte.

--Bien. Alors, à tout à l’heure. Envoyez-moi le contremaître.

Un instant après, le contremaître se présentait. C’était une sorte de
gorille géant, avec des yeux de grenouille, où vivait une flamme
malicieuse, dans un visage faussement hébété.

--Retirez votre chapeau, Pépériot, dit Bernard. Vous pouvez vous
asseoir. A l’avenir vous laisserez vos sabots à la porte. Vous savez que
l’exploitation ne va pas. Il y a certainement de votre faute; l’ouvrier
n’a pas de rendement, il est mal commandé sans doute et pas content.
Allez; racontez votre petite affaire.

Pépériot comprit au ton que «ça allait barder»; il pensa qu’il n’y avait
pas à finasser et qu’il valait mieux «déballer».

--C’est pas ma faute, dit-il, il y a assez longtemps que je suis sur le
trimard et je connais le boulot. Et, les hommes, ça me fait pas peur.
Mais, vrai, on peut pas leur demander ce qu’on peut pas. Dix fois par
jour on change de chantier. Sitôt qu’un croquant vient gueuler c’est des
discussions et des transformations. On dirait que le Fougnasse il fait
exprès. Vous pouvez me foutre à la porte; je tiens pas à ce genre de
boulot. C’est comme pour faire turbiner les compagnons, regardez ce
qu’ils bouffent à cette cantine et comment ils sont couchés; et ils
doivent faire deux fois leurs deux kilomètres pour aller casser la
croûte...

--Comment ça?

--Ben oui; depuis le mois dernier qu’un naturel il est venu rouspéter
que la cantine était sur son terrain, l’a fallu la transporter à un
kilomètre d’ici sur un terrain communal et encore ce n’est pas sûr que
la commune acceptera de louer.

--Ça suffit. Tu vas aller voir ton ingénieur, Pépériot. Tu t’arrangeras
avec lui et tu prendras vis-à-vis de lui des engagements fermes de
production. Si le tonnage auquel tu t’engages suivant les conditions
d’exploitation et le nombre d’ouvriers que vous fixerez ensemble me
convient, je te garde; sinon, fais ta malle. En attendant, envoie-moi le
chef comptable.

Pépériot se retira très impressionné. Le chef comptable fut bientôt là.
C’était un homme très jeune, de petite taille, brun de poil, l’air
intelligent, calme et ferme. Il plut beaucoup à Rabevel.

--Vous vous nommez Mr. Georges; fils naturel, peut-être?

--Oui, monsieur.

--Où avez-vous appris la comptabilité?

--A l’orphelinat des Frères à Issoire où j’ai été recueilli,

Bernard, pour la première fois depuis son arrivée, ébaucha un sourire de
contentement, mais il se retint.

--Vous savez que vous avez pour patrons un juif et un mécréant, dit-il;
je pense que vous ne vous occupez pas de prosélytisme ni de politique?

--Monsieur, je suis pratiquant et fermement attaché à mes devoirs
religieux; j’ai également mes opinions politiques arrêtées. Mais dans
mon travail je ne pense qu’à mon travail. Et, en dehors de lui, j’ai
assez à faire en m’occupant de mes deux aînés que j’instruis moi-même
car j’ai trois enfants dont l’un en bas âge.

--Tout cela est très bien, dit Bernard avec une nuance de bienveillance.
Allons voir vos livres.

Il passa le reste de la matinée avec Georges. Il avait oublié tout le
monde. Enfin! il se trouvait pour la première fois, depuis les
expertises où il avait aidé le Frère Maninc, en contact avec une
comptabilité pour de bon, une grande comptabilité d’entreprise avec
toutes sortes de comptes où, à chaque article, à chaque fond de page, se
pouvaient être embusqués les erreurs et les détournements; et il s’y
mouvait avec une aise et une joie sans bornes. Le chef comptable avait
vite vu à qui il avait affaire; très épris de son métier, il était ravi
d’accueillir un homme compétent: «A la bonne heure, se disait-il,
celui-ci n’est ni banquier, ni ingénieur; il sait exactement comment
circule l’argent dans la boutique; il ne l’attend ni à l’entrée ni à la
sortie.» Les remarques de Bernard le frappèrent; ce jeune homme indiqua
quelques perfectionnements, quelques simplifications à apporter, lui
démontra la nécessité de tenir à jour certaines statistiques, établit
devant lui à l’aide des éléments comptables une série de prix de
revient, rendit apparents les coefficients cachés de l’entreprise,
détermina des graphiques que Georges reconnut aussitôt indispensables et
laissa finalement l’employé dans l’enthousiasme, la jubilation et le
désir de se perfectionner.

Il alla ensuite déjeuner avec Maître Fougnasse à la cantine et se montra
d’une humeur charmante. L’après-midi, il reçut de nouveau l’ingénieur et
le contremaître; il discuta longuement avec eux et les étonna par la
rapidité de son adaptation; quand ils eurent fini, le plan
d’exploitation, net, clair et fécond était arrêté. Pagès manifesta
quelques inquiétudes sur l’exécution.

--Je me permets de vous prévenir encore, Monsieur, dit-il, que les
paysans vont venir avec l’huissier.

--J’en fais mon affaire, répondit Bernard. Pour commencer, vous allez
utiliser les diverses clôtures que je vois dans les îlots non exploités
et en faire une enceinte tout autour du terrain concédé. Avec les
vieilles planches, les baraquements pourris, vous me fermerez ensuite
tout cela à hauteur d’homme. Dès que ce travail sera terminé,
redémontage de la cantine et retransport ici, puis remontage. Dès à
présent, envoyez-moi la cantinière.

Celle-ci était une campagnarde entre deux âges qui suffisait avec trois
femmes aux six cents repas journaliers. Elle arriva toute tremblante.

--Madame Loumegous, dit Bernard, une très grave accusation pèse sur
vous. Il faut dire la vérité ou gare les gendarmes. De quoi
trafiquez-vous?

--Mais, de rien, Monsieur.

--Allez, allez, pas de rouspétance. L’aveu ou la prison.

--Je vous assure...» Bernard alla à la porte du bureau, et, s’adressant
à une personne imaginaire:

--Je crois que je ne pourrai pas lui pardonner, brigadier; je vais vous
l’abandonner...

La femme se jeta à genoux:

--Non, monsieur, je vous en supplie, pas les gendarmes.

Bernard referma la porte.

--Allez, dit-il rudement, crachez le morceau.

--Ce n’est pas moi, monsieur. C’est Monsieur Fougnasse qui me fait
signer pour cent kilos de viande quand il n’y en a que soixante-quinze.
Pareil pour le vin, pour les légumes, pour tout. Alors, les repas, je
suis bien obligée de m’arranger comme je peux; on retient aux ouvriers,
dame, ils ne sont pas contents, mais ce n’est pas ma faute, je le jure
sur la tête de ma fille.

--Vous le diriez devant Maître Fougnasse, tout cela?

--Ah! oui, pour sûr que j’en ai assez de me damner comme ça; je savais
bien que ça finirait par craquer.

Bernard fit appeler l’avocat.

--J’en sais assez, lui dit-il, devant la femme, pour vous envoyer
coucher au violon ce soir. Je vous épargne. Je me contente de vous
consigner dans votre chambre jusqu’à nouvel ordre.

Maître Fougnasse voulut parler.

--Permettez...

--Assez, dit Bernard; ou les gendarmes.

L’avocat se tut. Rabevel appela Georges.

--Vous ferez clouer la fenêtre de Monsieur par l’extérieur, dit-il, et
vous mettrez un homme de garde à sa porte. Revenez aussitôt après.

Et quand il revint:

--Je m’absente pour quelques jours. Considérez-vous comme mon
remplaçant; je vais faire une note de service dans ce sens. Choisissez
six de vos meilleurs ouvriers, donnez-leur un brassard et une casquette,
une canne et un revolver; faites-les assermenter à Issoire; ce seront
nos gardes. Sous aucun prétexte ne laissez entrer huissier ni paysans.
Mettez des écriteaux. Procès-verbal dressé à tout croquant dont les
bêtes ou les bergers pénétreront chez nous. Si on viole la clôture
appelez les gendarmes et faites constater l’effraction et le viol de
domicile. Ouvrez la correspondance et préparez les réponses. Suivez de
très près le mouvement que va subir le prix de revient avec notre
nouveau plan d’exploitation.

Il partit aussitôt pour Clermont-Ferrand; il se rendit à la Place et à
la Préfecture, mena une enquête discrète, finit par apprendre ce qu’il
voulait, partit pour Lyon, arriva à la Poudrerie de Sorgues, demanda à
parler au Directeur d’urgence et fut reçu.

--Monsieur le Directeur, lui dit-il, j’ai appris qu’à la suite du
nouveau programme de fabrication qui a suivi le dernier incident de
frontière, les Poudreries construisaient de nouveaux ateliers, tous
revêtus d’asphalte ou de bitume. Je puis vous offrir de ces matières à
des prix très intéressants.

--Je regrette beaucoup, répondit le directeur, j’ai passé mes marchés.

Et, devant le visible ennui de Bernard:

--Mais mon collègue de Saint-Chamas n’a pas trouvé jusqu’à présent de
fournisseur; il m’a écrit (et je ne lui ai pas encore répondu), pour me
demander des renseignements à ce sujet. Allez donc le voir.

Bernard sortit en remerciant. Comme il traversait la cour, un chargement
d’asphalte attira son regard, une pancarte s’y balançait: Jarny et Cie.
Il n’eut pas une seconde d’hésitation; il retourna aux bureaux, se
rendit au service de la Comptabilité.

--Monsieur, dit-il à un employé, je suis le comptable de Jarny et Cie.
Je viens voir au sujet de notre mandatement. Est-ce qu’il est prêt?

--Vous ne voudriez pas, répondit l’homme en riant, c’est à peine si vous
nous avez fourni cinq wagons!

--Oui, mais en voilà qui arrivent encore aujourd’hui, cela va vite, vous
savez, pour nous. Tenez, voulez-vous, je vous prie, que nous regardions
le relevé de factures? Je parie que nous vous en avons envoyé déjà près
de cent tonnes?

L’employé sans méfiance alla chercher le dossier; Bernard, dès qu’il eut
vu ce qu’il voulait voir, c’est à dire les prix de vente, ne songea plus
qu’à s’excuser et à s’en aller. En wagon il faisait son calcul:
évidemment, il fallait baisser sur le chiffre de Jarny pour emporter des
commandes, mais cela se pouvait; si seulement on avait le moyen d’aller
en gare directement par voie ferrée de Cantaoussel à la petite station
de Mérugnet! «Il faudra que j’y songe» se dit-il.

Le lendemain soir il arrivait à Saint-Chamas, traitait avec le
directeur, et, sur son conseil, s’arrêtait au retour à Nîmes, Toulouse,
Montauban et Bordeaux où il enlevait pour les casernes ou les Poudreries
de fortes commandes atteignant au total le million. Il rentra harassé à
Cantaoussel.

Dès qu’il arriva, il fit appeler Maître Fougnasse.

--Vous êtes libre, lui dit-il. Allez au diable. Mais tâchez que je
n’entende plus parler de vous, sans quoi vous savez qu’un gendarme vous
pend au nez comme un sifflet de deux sous. Et, je vous en prie, pas un
mot car j’ai des fourmis dans les doigts. Signez-moi toutefois cette
petite reconnaissance de vol.

Maître Fougnasse signa en tremblant et disparut. Monsieur Georges fit
son rapport. Tout s’était bien passé. Quelques paysans étaient venus,
avaient été expulsés sans douceur et étaient repartis surpris. Le matin
même, Monsieur Bartuel était arrivé d’Issoire pour voir «ces Messieurs»,
mais n’avait pas été reçu. Le sentiment qui paraissait dominer était la
stupeur. Le travail marchait bien.

Bernard alla faire son tour de chantier. Tout lui sembla satisfaisant et
il en complimenta l’ingénieur et le contremaître qu’il sentait tous deux
dociles et sensibles. Puis il demanda à Pagès:

--Dites-moi, cette station de chemin de fer que nous apercevons là-bas à
nos pieds, c’est bien Mérugnet?

--Oui, Monsieur.

--Est-ce qu’on ne pourrait pas faire un plan incliné à voie de cinquante
ou de soixante pour descendre nos marchandises?

--Ah! monsieur, dit Pagès, j’y ai pensé plus d’une fois. Le charroi
mange le plus clair de nos bénéfices. Malheureusement, il y a trois
obstacles: le prix d’établissement, la longueur de ce travail, et la
méchanceté ou l’avarice des propriétaires des terrains à emprunter. Si
seulement nous avions eu la chance des Daumail!

--Qui est-ce, les Daumail?

--Tenez, monsieur, voyez, à deux cents mètres de nous, à mi-hauteur du
plateau et à notre droite, ces carrières de basalte. Elles sont aux
Daumail. Eux avaient la chance de posséder le flanc de coteau situé
entre la gare et la carrière; et ils ont pu établir une petite voie.
Voyez, on la distingue, bien que la végétation la recouvre par endroits.

--On ne travaille donc plus à ces carrières?

--Non, il y a procès, séquestre, tout le tremblement; ils n’ont pas pu
tenir le coup.

--Ainsi, dit Bernard qui suivait son idée, avec deux cents mètres de
voie et un petit terrassement, nous pourrions joindre leur plan incliné?
Faites-moi vite un petit projet et un avant-prix de revient.

Le soir même il arrêtait définitivement ses décisions; il convoquait
pour le surlendemain les propriétaires des terrains; il demandait un
rendez-vous aux Daumail et au séquestre pour la semaine suivante. Il
alla se coucher content.

Le lendemain matin il paressa dans sa cabane de planches froide; il
écrivit dans son lit une lettre pour Blinkine et Mulot en leur faisant
le rapport circonstancié de ses démarches: «Peut-être, terminait-il
plaisamment, ai-je outrepassé les pouvoirs que je tenais de vous, mais
je jure que j’ai sauvé la République». Au petit déjeuner, la mère
Loumegous lui remit une lettre qui lui avait été adressée à Paris; il
reconnut l’écriture d’Angèle sur la suscription et celle de Noë sur la
surcharge. Il trembla. Quelle mésaventure, quelle peine en perspective!
Des embêtements quand tout allait si bien! Il ouvrit l’enveloppe. Elle
contenait ceci:

  Mon pauvre Bernard,

  Comment ai-je pu aimer un aussi abject personnage? Comment ai-je pu
  vous préférer à un être aussi droit que François? Trouvez ici
  l’expression de mon profond dégoût.

  A.

--Je m’en fous, dit-il à voix haute. Et comme il se sentait mordu au
cœur, il se hâta, avec une sorte de frénésie inconsciente, de répéter
encore:

--Je m’en fous et je m’en fous; oui, et je m’en contrefous. Mais de
toute la journée, malgré le travail auquel il se livra tout entier, un
rongeur ne cessa dans le plus traître de l’âme son travail secret. Il se
coucha exténué; toute sa nuit ne fut qu’un long regret, un soupir sans
fin, une douleur orageuse et un appel au dieu consolateur.

--L’agonie au Jardin des Olives, ce devait être quelque chose comme
cela, se disait-il, mi-ironique, mi-convaincu, le matin, en contemplant
dans la glace ses traits tirés et ses yeux cernés. Enfin, n’y pensons
plus; c’est fini, c’est fini.

Mais le regret et il ne savait quel espoir, quelle clandestine certitude
que cet amour, le seul, il le sentait bien, chevillé à lui, à sa vie, ne
pouvait disparaître définitivement, tout cela l’agitait et l’empêchait
de faire quoi que ce fût. Il était absent de tout; assis à son bureau,
il rêvait du divin visage et écrivait le nom bien aimé sur les buvards.
Il ne se ressaisit qu’au déjeuner. L’ennemi allait arriver; il
s’agissait de le bien recevoir.

Les propriétaires convoqués, une trentaine de personnes, se présentèrent
en effet au début de l’après-midi; Bernard les accueillit dans le
réfectoire.

--Vous m’excuserez, leur dit-il, de vous faire entrer dans un
réfectoire, mais je n’aurais pas de pièce assez grande; cela nous
permettra d’ailleurs de faire tranquillement notre collation tout à
l’heure; vous m’autoriserez en effet, je l’espère, à vous offrir un
petit reconstituant car il y en a parmi vous qui viennent de fort loin
et ont besoin de se réconforter; d’ailleurs nous sommes des associés,
pas vrai? et même j’espère que nous serons des amis.

Un des auditeurs se leva aussitôt en qui Bernard reconnut le Bartuel du
soir:

--Votre exorde est très joli, dit cet homme, mais nous préférons des
actes et des arrangements. La situation ne nous convient pas du tout.
Nous...

Rabevel qui compulsait des papiers sur la table isolée devant laquelle
il était assis, l’interrompit:

--Qui êtes-vous d’abord? dit-il rudement.

--Mais... je suis monsieur Bartuel, d’Issoire.

--Eh bien! je regrette très vivement, mais vous n’avez rien à faire ici;
vous ne figurez pas sur la liste de nos propriétaires.

--Ah? dit l’autre d’un air de triomphe, eh bien! Monsieur, et ceci?

Il tendit un papier sur lequel Bernard jeta les yeux.

--Ceci, répondit-il, est la copie d’un acte de vente; vous avez acquis
une parcelle de cent mètres carrés de Monsieur Boutaric... vente fictive
naturellement, hé?... enfin cela n’a pas d’importance; vente effectuée
hier, bigre!... Il ne vous reste plus qu’à filer, monsieur Bartuel.

--Comment, à filer? ne suis-je pas propriétaire d’une parcelle des
terrains que vous occupez?

--Quel âge avez-vous donc, monsieur? Lisez la convention qui nous lie à
Mr. Boutaric et vous verrez que toute vente éventuelle doit sauvegarder
nos droits. Votre contrat est irrecevable. Je vous prie de sortir.

L’intrus s’exécuta assez confus. Bernard s’adressa alors à Mr. Boutaric:

--Comment avez-vous pu, lui dit-il gentiment, vous laisser embobiner par
ce chercheur d’histoires? Allons, nous voici entre nous, expliquons-nous
donc à cœur ouvert. Qu’est-ce que vous voulez? vous ne le savez pas? moi
je vais vous le dire:

«Il existe un Syndicat dont le président est Mr. Orsat et dont les
principaux membres sont Mr. Bourdoufle, le notaire, et M. Tanèque,
l’adjoint au Maire de Clermont. Ce Syndicat réunit les propriétaires
d’asphaltières et de carrières de la région. Or nous, nous possédons la
meilleure asphaltière et la mieux placée; nous pouvons donc faire des
prix qui rendent la concurrence impossible. Il faut nous empêcher de
travailler. On vous a donc proposé d’entrer dans le Syndicat, en faisant
miroiter à vos yeux toutes sortes de bénéfices. Il s’agit maintenant
pour vous d’agir. Comment se présente la situation? Nous ne sommes pas
propriétaires du terrain: vous étiez trop intelligents pour nous céder
cela à un prix modique; et, pour l’acheter à sa valeur, nulle société ne
serait assez riche. Il a donc fallu le louer et nous vous l’avons loué à
un prix ferme de tant augmenté d’une redevance par tonne extraite; le
tout suivant conventions valables trente ans et renouvelables suivant
accord des deux parties. Ces conventions établies au moment de la
constitution de la société s’échelonnent pendant six années, délai qui
sépare les signatures de la première et de la dernière. La première
convention n’est plus valable depuis trois ans, la dernière est encore
valable pendant trois ans. Tout ceci est exact, n’est-ce pas?

--Oui, oui, répondirent les auditeurs.

--Je continue. Dès que le Syndicat a vu arriver, il y a quatre ans, la
période d’expiration, il s’est mis en campagne et la conclusion fut la
suivante: aucun des propriétaires n’a voulu renouveler la convention.
Notre société a passé outre; d’où procès, constats d’huissiers,
empêchements de travail, etc., etc... vous en savez autant et plus que
moi là-dessus. L’affaire s’est compliquée du fait que le directeur local
de notre société était secrètement à la solde du Syndicat, ce dont j’ai
eu la preuve formelle dès mon arrivée.

Et, notant les marques de surprise et les sourires, Bernard ajouta
gentiment:

--Vous voyez que je sais tout; nous n’avons rien à nous cacher; j’ai
flanqué le nommé Fougnasse à la porte et nous sommes entre nous. Rien de
changé, vous pouvez parler à cœur ouvert et nous sommes faits pour nous
entendre. La seule différence dans la situation c’est que, au lieu de
suivre le Syndicat avec Fougnasse vous suivrez ma Société avec moi; et
cela parce que c’est votre intérêt. Je vais vous montrer cela tout à
l’heure. En attendant, comme vous me faites sécher la gorge avec tant de
paroles et que beaucoup d’entre vous ont besoin de se refaire un peu,
nous allons laisser là les affaires et trinquer ensemble.

Les propriétaires, tous paysans ou hobereaux, approuvèrent bruyamment.
Bernard fit servir une collation et recommanda aux serveuses de ne
laisser aucun verre à demi plein. Quand la chaleur communicative des
banquets se fut établie il alla de l’un à l’autre, jaugeant
immédiatement le caractère et la valeur de chacun; il s’attacha
particulièrement à la conquête d’un vétérinaire et d’un curé dont il
devinait l’influence et qui lui parurent encore fort indécis au moment
où il les entreprit. Sa bonne grâce, son sourire, l’admiration
qu’inspiraient à ces rustres la précocité de son jugement et de sa
fermeté, lui assurèrent enfin la bonne volonté de tous. Quand il pensa
les avoir à peu près dans sa main, il reprit:

--Comment se présente maintenant la situation? De deux choses l’une: ou
nous renouvelons ensemble les conventions ou nous ne les renouvelons
pas. Où est votre intérêt? Nous allons voir. Je dois vous dire d’abord
que j’ai des marchés pour plusieurs millions avec le Ministère de la
Guerre, marchés renouvelables; je m’offre à vous donner la preuve de la
vérité de ce fait; ces marchés sont signés d’avant-hier. Voilà donc du
travail assuré, c’est-à-dire de l’exploitation et un revenu certain pour
vous pendant plusieurs années. J’ajoute que les mesures prises par moi
ont abaissé encore mon prix de revient en sorte que, à l’heure actuelle,
plus que jamais, aucune concurrence n’est possible; et une nouvelle
installation qui ne va pas tarder couronnera l’œuvre avant peu; je n’en
peux rien dire pour le moment.

«Donc, si nous renouvelons les conventions, vous êtes assurés que, tant
qu’on aura besoin d’asphalte, c’est vous qui serez les premiers appelés
à fournir; d’ores et déjà vous avez la certitude de votre revenu pour
plusieurs années.

«Et si vous ne renouvelez pas? c’est très simple. Ma conduite ne
changera pas d’une ligne. Vous enverrez l’huissier? Il ne verra rien; la
concession est palissadée et votre huissier n’entrera pas: frais
inutiles. Vous ferez constater que votre terre est dans l’enclos occupé
par nous? Il vous faudra convoquer outre l’huissier, le préposé au
cadastre, le garde champêtre et un expert géomètre: nouveaux frais
inutiles. Vous essayerez d’entrer? Non: car sans compter les chiens qui
pourraient vous vacciner aux fesses, il y a les gardes assermentés, les
gendarmes et alors cela devient de la correctionnelle; vous êtes trop
sages pour y penser. Bien; avec vos exploits vous allez devant le
tribunal: nous sommes disposés à poursuivre jusqu’au Conseil d’État:
durée vingt ans, frais énormes. Vous nous appelez en référé? nous
répondons que vous ne pouvez motiver aucune urgence et enfin nous
invoquons la nécessité de remplir les obligations d’un marché
intéressant la Défense Nationale. Bien entendu, pendant toute la durée
de la procédure, nous prendrons votre asphalte et vous mangerez la
redevance chez les gens de loi. D’autre part, vous pensez bien que c’est
nous qui aurons raison en vertu du fait que nous travaillons pour la
Défense Nationale.

«Voilà ce que j’ai à vous dire. Choisissez. La paix profitable ou la
guerre. La guerre et vous mangez tout. La paix et vous gagnez tout; et
nous sommes amis, et vous venez me voir ici en copains, regarder votre
exploitation, faire le tour du propriétaire. Allons, voyons, il n’y a
pas à hésiter. Les nouvelles conventions sont toutes prêtes. Madame
Loumegous, versez le champagne, on va signer.»

Parmi le brouhaha des hésitants, Mr. Georges apporta les papiers timbrés
tout prêts. Bernard circulait de groupe en groupe.

--Eh! Monsieur le curé, dit-il, il faudra venir bénir nos installations
le plus tôt possible. Je compte absolument sur vous. Non pas cette
semaine, la prochaine; il faut laisser le temps à ces dames d’achever la
chasuble que... Mais chut! j’en ai trop dit.

Et au vétérinaire:

--Ce n’est pas une signature que je vais vous demander, mon cher
Docteur, mais deux; car je tiens à m’assurer vos services; je désire que
vous organisiez ici une écurie modèle et une visite régulière pour notre
cavalerie.

Avec un paysan, il jetait les bases d’un marché d’avoine; avec un autre
d’un marché de foin; avec un troisième d’un marché de paille; il convint
avec un charron de l’entretien du matériel roulant. Naturellement il
choisissait ses têtes. En fin de compte, le champagne bu, toutes les
conventions étaient renouvelées pour cinquante ans. D’ici là,
songea-t-il, le roi, l’âne ou moi...

Sur la porte, il fit ses adieux à ses hôtes, émus, un peu ivres; il
connaissait déjà leurs petites histoires, le nom de leurs enfants et ne
se trompa pas en les priant «d’emmener la prochaine fois le petit Zanou»
«ou la petite Marissotte qui doit être si éveillée, pour faire
connaissance...» Tous ces finauds le trouvèrent «ben malin et ben
honnête, pour sûr» et s’en retournèrent enchantés. Bernard, rêveur,
rentra dans son bureau.

--«Vingt et un ans depuis un mois, se dit-il à mi-voix en jetant un
regard sur les éphémérides, vingt et un ans!»

Il prit dans sa main les marchés et les conventions:

«Tout cela à mon nom, bien entendu; ça représente bien cent mille
francs; il va falloir s’aligner avec les patrons...» Il sourit avec
tranquillité. La vie était belle.

Le lendemain, il eut avec les Daumail et leur séquestre une entrevue
orageuse. Les Daumail n’accepteraient pas qu’une servitude fût créée. Le
séquestre prétendait que sa mission ne l’autorisait pas à consentir
l’usage de la chose conservée.

--C’est bien simple, dit Bernard; si vous acceptez, je fais avec vous un
contrat à redevance pour une durée déterminée: donc, l’argument de la
servitude ne tient pas; je prends l’entretien de la voie à ma charge
dans la proportion où j’emploie cette voie: donc je conserve mieux que
vous, séquestre, et même je fais rapporter de l’argent à votre chose
séquestrée. Et maintenant, si vous n’acceptez pas, je passe outre: j’ai
des marchés importants pour le Ministère de la Guerre et fort pressés;
je demanderai une réquisition.

Mais les autres ne voulurent rien entendre. Bernard sortit furieux de
l’Hôtel d’Issoire où s’était tenue leur conversation; il aperçut, comme
il passait la porte, Monsieur Bartuel qui semblait attendre en causant
avec un gros monsieur grisonnant: «Bon! se dit-il, je comprends». Il
alla droit à eux, le cœur enflé de colère: «Monsieur Bartuel, fit-il
avec une rage concentrée, je vous donne quinze jours pour venir faire
ami; sinon je vous casserai». Et comme l’autre ouvrit la bouche: «Je
vous casserai», répéta-t-il. Il se rendit immédiatement chez le
vétérinaire qui se trouva être en tournée. Il l’attendit deux heures
avec une impatience fébrile dans un petit salon campagnard médiocre et
humide qui lui donnait la nausée. Quand il arriva: «Ne dételez pas, Mr.
Frayssé, nous partons pour Cantaoussel». En route, il lui expliqua son
plan: «Il faut immédiatement m’enlever les quarante chevaux de
l’exploitation, les coller chez des amis à la campagne, faire à la
Préfecture une déclaration de fièvre aphteuse et signifier
l’interdiction d’employer de la cavalerie pendant trois mois en même
temps que toutes les mesures coutumières de désinfection et de
prophylaxie. Bien entendu, vous ne perdrez ni votre temps ni votre
peine».

Le vétérinaire fit quelques difficultés dont les promesses eurent vite
raison. En trois jours, les chevaux eurent disparu; Bernard refit la
tournée de ses clients, fit connaître à la Préfecture le cas désespéré,
suggéra la solution, obtint de l’Intendance la réquisition. Moins de
quinze jours après le raccordement était fait, les wagonnets roulaient
sur les plans inclinés des Daumail. Ceux-ci s’avouèrent vaincus et
firent la paix contre une redevance de passage inférieure de moitié à
celle que leur avait offerte d’abord Bernard. Les chevaux revinrent
comme par enchantement, leur nombre devant suffire à peine au trafic
intérieur des chantiers en raison de l’intensité croissante de
l’exploitation. Le soir du jour où le premier train de wagonnets chargé
d’asphalte et portant en proue et en poupe un petit drapeau tricolore
arrivait en gare de Mérugnet, deux hommes demandèrent à monter à
Cantaoussel par le moyen de la rame vide que remorquait le convoi chargé
descendant. Arrivés sur le plateau, ils se présentèrent à Rabevel;
c’étaient Bartuel et son compagnon grisonnant qui se nomma.

--Ah! Monsieur Orsat, dit Bernard, vraiment je suis heureux de vous
connaître. Vous m’avez bien donné du mal; et cette vieille ficelle
aussi, ajouta-t-il avec une rudesse cordiale en frappant sur l’épaule de
Bartuel qui se sentit flatté. Entrez chez moi, nous serons mieux pour
causer.

Il déploya toutes ses grâces, fit le siège de cet Orsat en qui il voyait
un des éléments importants de son avenir; il l’amena à se raconter
suffisamment pour que, jointes aux discours de Bartuel, ses déclarations
le lui eussent à peu près représenté. Il découvrit dans son
interlocuteur un grand propriétaire, intelligent, lettré, un peu timide
et très fin; il comprit que ce rentier risquait son superflu en
spéculations sur les biens fonciers, les terrains, les immeubles, les
chemins de fer départementaux; et que le machiavélisme lui manquait pour
conduire contre des adversaires roués une affaire aussi délicate que ce
Syndicat où il s’était aventuré. Il lui parut même sentir un peu de
désarroi dans la conversation de son partenaire.

--Enfin, lui dit-il, quand ils eurent bavardé un moment, que voulez-vous
de moi, Messieurs?

--Mais rien, répondit Mr. Orsat avec embarras; Mr. Bartuel est venu
faire ami comme vous dites car nous désirons vivre en bonne intelligence
et je l’ai accompagné.

--Et je vous en remercie; mais encore?

Mr. Orsat resta muet.

--Je vous comprends, reprit Bernard; vous cherchez un terrain d’entente.
C’est très simple. Vous ne pouvez rien sans moi et je puis tout sans
vous. Alors, que voulez-vous que je fasse avec vous?

Et comme les autres levaient les bras au ciel:

--A moins que... A moins que nous organisions un service commercial qui
nous apporte des affaires pour tous; et cela n’est possible que si nous
unifions nos prix de vente, autrement dit si j’augmente mes prix,
puisque mon prix est bien inférieur au vôtre. Je vois bien votre
avantage, évidemment. Nous quintuplons le volume des affaires, nous
formons trust, nous dictons nos cours et nous partageons les commandes
dans les chantiers au prorata de leur capacité. Mais où est mon bénéfice
là-dedans?

--Il ne serait pas oublié, dit doucement Mr. Orsat. Venez donc déjeuner
dimanche à Clermont, nous causerons de tout cela.

--Ma foi, je veux bien, répondit Rabevel en se levant. A dimanche.

Il se sentait sur le chemin de la fortune, mais voulait ne rien faire
voir de sa joie. Il fit atteler au convoi descendant une plateforme où
prirent place ses visiteurs; maîtrisant sa joie, il leur souhaita bon
voyage avec une froideur courtoise; cependant, à un virage, comme Mr.
Orsat, ayant légèrement tourné la tête, lui faisait de la main un signe
amical il ne put se tenir soudain d’agiter son chapeau en un grand geste
joyeux.

Il attendit le dimanche avec une impatience d’enfant. Il se leva aux
premiers rayons du jour. Le mois d’Octobre finissant dorait les rares
ramures de la vallée; le noir plateau pâlissait et semblait moins rude.
Bernard procéda à sa toilette avec un soin minutieux; il essaya toutes
ses cravates et ne descendit à la station que lorsqu’il se crut bien
assuré que sa tenue ne détonerait en rien devant celle d’un gentleman
bien habillé comme l’était, par exemple, son ami Abraham.

A la gare, il eut la surprise de voir venir le sire Bartuel au devant de
lui.

--Je vous attendais, Monsieur Rabevel; figurez-vous que j’ai pensé à une
chose intéressante pour quelqu’un qui sait comprendre comme vous; parce
que vous, je crois que vous savez comprendre...

--Oui, répondit Bernard, je sais comprendre et payer ce que ça vaut.
Mais pour le moment, pas de malentendu, hein? vous avez d’abord essayé
de nous posséder, vous n’y avez pas réussi, nous sommes quittes. Nous
sommes d’accord?

L’homme fit une moue, mais en fin de compte, approuva.

--Bon. Maintenant si vous m’apportez quelque chose qui soit à la fois
intéressant et nouveau, je ferai ce qu’il faudra; et, vous savez, je
suis homme de parole.

--Naturellement, pour la discrétion...

--Un tombeau. Voici le train. Vous retournez à Issoire sans doute. Oui.
Montons dans ce compartiment vide; nous voilà installés. Allez-y, je
vous écoute.

--Voilà. Mr. Orsat ne vous a pas tout dit et ne peut pas tout vous dire.
Les centres asphaltifères du Syndicat sont tous, plus ou moins, en
enclave dans des biens communaux et ne peuvent arriver à une bonne
exploitation que s’il intervient un accord au sujet de ces biens
communaux. Malheureusement, les communes dépendent du Préfet et celui-ci
a un censeur terrible qui est le Conseil général. Or, comme toujours, la
minorité quand elle est agissante est toute-puissante dans les
Assemblées; et ici la minorité d’opposition réclame l’exploitation
directe, par le département, des asphaltières situées sur les
territoires communaux; elle s’oppose à tout octroi de facilités aux
capitalistes exploiteurs et à la classe possédante. D’où l’interdiction
de passer sur les terrains communaux qui environnent les asphaltières en
chantier, interdiction de découvrir celles-ci, toutes sortes de
difficultés qui expliquent en partie les prix de revient prohibitifs que
vous connaissez.

--Alors?

--Alors, il faudrait désarmer l’opposition.

--Combien sont-ils?

--Un seul qui compte: Soudouli.

--Soudouli? l’ami du prolétaire? demanda Bernard avec un ton de naïveté
dont il se gourmanda aussitôt.

--Il a pris goût aux truffes, répondit l’autre.

--Mais comment l’atteindre?

--Je le connais assez pour vous aboucher.

--Comment se fait-il qu’Orsat...

--C’est son ennemi politique.

--Bon. Conclusion: quand et comment?

--Très simple. Je retiendrai pour ce soir deux chambres communicantes à
l’Hôtel de Jaude; venez-y vers sept heures, en vous voyant arriver dans
le vestibule j’en décommande une que vous prendrez. Après dîner, vers
dix heures, j’emmènerai Soudouli et nous pourrons causer.

--Eh bien! c’est entendu.

--Qu’est-ce que vous me réserverez?

--C’est à voir; en tous cas, ce sera en raison inverse de ce qu’exigera
Soudouli. A vous de le travailler.

Arrivé à Clermont, Bernard prit le tramway et descendit à mi-chemin de
Royat devant une magnifique grille dorée. Un domestique en livrée lui
ouvrit la porte. La villa était bâtie à flanc de coteau et de molles
pelouses ombragées de pins parasols ornaient les pentes. La maison
voulait être romaine; le vestibule était un atrium entouré d’une
colonnade, dallé de céramique. Un jet d’eau fleurissait un bassin de
marbre et retombait sur la nappe bleue et glacée; des peaux d’ours
blancs, quelques coussins, des plantes vertes ôtaient ce que
l’atmosphère pouvait avoir d’inaccueillant.

Mr. Orsat vint au devant de son visiteur, et le conduisit dans un petit
salon tout intime, tout réjoui d’une claire flambée de châtaignier. «Il
ne fait pas trop froid, dit-il, mais ma fille aime la gaieté de la
flamme.» Ils causèrent en amis, sans entamer la question affaires.
Bernard sentit qu’on le sondait et fit négligemment transparaître la
sorte de personnage qu’il crut le plus propre à forcer la sympathie de
son interlocuteur. Après quelques minutes, Madame Orsat suivie de sa
fille entra dans le salon; elle parut à Bernard fort simple et même
effacée au milieu du luxe qui l’entourait. Par contre, la jeune fille,
que sa mère appelait Reine, lui plut fort; elle avait un visage brun au
front très saillant, une bouche assez grande mais belle, le nez droit à
narines palpitantes, et des yeux de la couleur et du poli de l’agate. On
se mit à table et Bernard s’ingénia à faire parler la jeune fille assise
en face de lui; elle ne sortit guère de sa réserve pourtant; mais il la
devina sensible et timide. Après le repas, comme on passait dans un
grand salon pour prendre le café, il fut assez étonné de voir sur un
meuble un volume de Verlaine fraîchement coupé.

--«Tiens, se dit-il, elle mord à ces choses-là?» Et quand la jeune fille
eut joué au piano une exquise étude de Debussy, il comprit qu’elle
appartenait à une sorte de civilisation plus ancienne, plus raffinée que
la sienne propre et à la fois plus intuitive puisqu’elle était capable
de saisir, dès leur apparition et pleinement, les symptômes des plus
délicates variations de l’art. Il ne put s’empêcher de témoigner de sa
surprise:

--Nous vivons à Paris huit mois de l’année, dit Mr. Orsat et j’ai la
chance de recevoir chez moi l’élite de nos jeunes artistes.

--Que vous êtes heureux, déclara Bernard avec sincérité, et que je
voudrais les fréquenter aussi!

--Eh bien! mais, nous ne nous voyons pas pour la dernière fois, répondit
M. Orsat.

Cependant le jeune homme ayant ouvert le Verlaine réclamait des
explications; il en restait aux grandes ondes de Hugo, ou, au pis aller,
à Leconte de Lisle. Est-ce que ces dissonances, ces vers amorphes
n’écorchaient pas l’oreille de Mademoiselle Orsat? La jeune fille, après
un coup d’œil qui sollicitait de ses parents l’autorisation de répondre,
essaya d’expliquer, toute rougissante, ce qu’apportait de délicieux
cette poésie nouvelle. Bernard l’écoutait avec avidité; il en vint à
l’interroger; et comme sa candeur était infiniment plaisante, il lui
parla, sans s’en rendre compte, d’une manière qui la toucha au plus
sensible; il s’en aperçut seulement quand ils n’eurent plus rien à se
dire, tout d’un coup, et il rougit violemment, ce qui amena sur les
joues de la jeune fille une recrudescence de flot pourpre.

--Je dois avoir l’air assez bête, se dit-il. Avec leurs imbécillités de
poètes, _ils_ sont tous les mêmes.

_Ils_ c’étaient Noë, Abraham, Angèle... tout le monde excepté lui. Il se
tourna vers Mr. Orsat:

--Si nous parlions poésie à notre manière? demanda-t-il.

Les dames se retirèrent; ce fut seulement à ce moment que, en la suivant
d’un regard involontaire, Bernard remarqua que la jeune fille de taille
plutôt petite, était admirablement habillée: «Elle a un chic étonnant,
se dit-il, et quelles jolies jambes!» Mais son hôte l’entreprenait et il
oublia tout ce qui n’était pas l’affaire dont ils devaient s’occuper.

--J’ai beaucoup réfléchi, dit Mr. Orsat. Je crois que nous pouvons nous
entendre; nous fusionnerions avec votre Société sur les bases que vous
avez indiquées et vous deviendriez le Directeur Général de l’affaire à
des conditions à fixer.

--Ça ne va pas du tout; vous n’avez pas affaire à ma Société, mais à
moi.

--Comment cela?

--Mais oui, à moi; je deviens votre associé, j’entre dans le Syndicat et
je vous amène ma Société; vous me faites ma part et celle de la Société;
vous comprenez?

--Pas très bien. Je comprends parfaitement que vous désiriez être un
gros personnage mais, votre valeur personnelle mise à part, nous n’avons
pas besoin de vous, nous n’avons besoin que de votre Société.

--Erreur! grosse erreur! vous avez besoin de celui qui exploite les
asphaltières de Cantaoussel et de celui qui a les marchés de l’État. Or
les conventions renouvelées et les marchés sont à mon nom.

--Vous avez fait cela?

--Sans doute.

--Et qu’en a dit votre Société?

--Elle ne le sait pas encore; quand elle le saura, elle s’inclinera et
partagera avec moi; si elle ne s’incline pas je la mets à la porte. Elle
intentera un procès qui durera vingt ans; d’ici là j’aurai fait ma
fortune.

--Mais vous exploitez avec son argent?

--Bien sûr.

--Et si elle se retire en vous réclamant des comptes?

--Avant ce moment j’aurai touché mon premier mandatement qui représente
un fonds de roulement suffisant.

--Tout cela est évidemment bien combiné. Que pensez-vous que décidera
votre Société?

--Elle acceptera. Car si elle accepte nous gagnons 20 % sur la commande
d’un million, soit cent mille francs pour chacun; si elle refuse, j’ai
deux cent mille francs pour moi.

--C’est égal, vous les avez trahis!

--Pas du tout. J’arrive ici, je rétablis la situation, je crée une
affaire nouvelle qui marche. Ma Société aurait perdu 300.000 frs. dans
l’année; elle en gagnera 100.000. Il me semble que je suis au contraire
fort bon pour elle.

--Où s’arrête l’honnêteté? songea Mr. Orsat, et lequel, de ce jeune
homme ou de ses patrons, est l’exploiteur?

Il reprit à voix haute:

--Si je vous comprends bien, vous désirez des parts syndicataires à
titre gratuit. Mais, encore une fois, en dehors de votre valeur
personnelle, c’est-à-dire des espérances, que nous apportez-vous de
positif?

--La certitude de vivre est quelque chose pour les malades que vous
êtes!... Et je vous apporterai mieux: l’exploitation des biens
communaux.

Mr. Orsat ne maîtrisa pas son étonnement:

--Quoi! vous êtes au courant?

--Vous le voyez. Et j’étais prêt à vous étrangler tout à fait grâce à ce
lacet, au moment où vous m’avez tendu le rameau d’olivier.

--Mais comment avez-vous pu...

--Permettez-moi de me taire pour l’instant.

--Eh bien! écoutez: faites-moi des propositions concrètes dans le
courant de la semaine. Voulez-vous m’écrire ou que je vienne vous voir?

A ce moment la silhouette de Reine passa devant la fenêtre.

--J’ai souvent affaire à Clermont, dit Bernard, je viendrai prendre le
café un de ces jours si vous le permettez.

--Comment donc! s’écria Mr. Orsat; mais envoyez-moi plutôt une dépêche
la veille et venez déjeuner sans façon.

--Eh bien! c’est convenu, répondit Bernard.

Il prit congé et s’en fut. Comme il se retournait pour fermer la grille,
le mouvement brusque d’une chose sur la terrasse surprit son œil; une
jupe restait visible entre les balustres au-dessous d’une urne
ornementale; il comprit que ce vase lui cachait le buste de Reine,
surprise alors qu’elle le regardait s’en aller. Il embrassa d’un regard
la demeure cossue, le parc, la grille, évoqua la bonne mine des parents,
le charmant visage de la jeune fille, imagina un coffre-fort solide,
quelque part, bourré de valeurs. Puis il songea à sa situation propre.
Il ne déplaisait pas et l’enfant était certainement libre. Il aurait
cent mille francs avant douze mois et déjà il pouvait en disposer, les
verser tout de suite au contrat s’il le fallait: car, ces cent mille
francs, Monsieur Georges les lui avait remis pour faire les
cautionnements des marchés avec l’État et il avait réussi à se faire
dispenser de ces cautionnements; ces cent mille francs étaient dans une
banque à Clermont, il en pouvait user, ils lui appartenaient.

--Ça pourrait aller, tout cela, pensa-t-il.

Mais la pensée d’Angèle lui revint et il comprit tout de suite la
différence qu’il pouvait y avoir entre l’amour et la sympathie
naissante; puis le mystère de sa naissance, la condition de sa mère...
Comment arranger tout cela? Un grand découragement le prenait, il se
ressaisit et secoua la tête: «Il faudra étudier, combiner: Bah! nous
trouverons bien quelque solution! Pour le moment, allons où le devoir
nous appelle. (Il sourit: le devoir, hum!) allons voir cette étonnante
fripouille de Bartuel».

«L’étonnante fripouille» avait bien organisé son scénario; tout se passa
comme il l’avait prévu et, quand dix heures sonnèrent, Bernard entendit
dans la chambre voisine de la sienne un chuchotement. Puis, la porte de
communication dont il n’avait point tiré le verrou, s’ouvrit tout
doucement et Bartuel lui fit signe de le rejoindre. Il lui présenta
d’une voix basse de conspirateur le citoyen Soudouli. C’était un petit
homme court des jambes et bas des fesses, replet, assez flasque de
corps, qui montrait sous un feutre mou à larges bords une trogne de
sacristain jouisseur ornée d’une petite moustache brune et éclairée de
deux yeux pétillants derrière un binocle. Le citoyen fut assez cynique
ce qui mit chacun des deux autres à l’aise. Il dit:

--C’est simple, je ne veux ni actions, ni parts, ni chèques; je réclame
seulement vingt mille francs en or tout de suite, je veux dire après la
décision préfectorale et dix pour cent sur les bénéfices.

Bernard voulut marchander.

--Il n’y a rien à faire, dit le petit homme, c’est le prix que je me
suis fixé et ce n’est pas cher. Et il faudra voir à être régulier dans
les paiements et à ne pas essayer de me posséder pour les comptes.

--Sinon?...

--Sinon: la grève, le sabotage du matériel et le retrait du privilège.
Sommes-nous d’accord?

--Avec moi, oui. Reste à voir les autres.

--Mettez ça debout dans la huitaine et faites-moi donner réponse par
Bartuel?

--Entendu.

Ils se serrèrent la main et se quittèrent. Bernard en se couchant et en
réfléchissant à cette scène singulière se sentit pris de nausées; il
pensa à son grand-père, à ses oncles, au maître Lazare; voilà ce
qu’étaient les représentants de ces braves gens naïfs, honnêtes et si
parfaitement droits à tous égards. «Bah! pensa-t-il, c’est la vie; cet
individu va au marché pour se vendre; si je ne l’achète pas, un autre
l’achètera; il n’y a rien à faire là contre.» Il écrivit tout de suite à
Noë de lui envoyer certains de ses cahiers de cours relatifs aux
fondations de Sociétés et fit porter la lettre à la poste le soir même.
Dès le lendemain, il rentra à Cantaoussel et attendit avec impatience
les cahiers qu’il avait demandés. Sitôt qu’il les eut reçus, il établit
un projet de statuts, étudia longuement, d’après les documents que lui
avait remis Mr. Orsat, la situation du Syndicat, ses possibilités, les
nouvelles perspectives que permettait d’envisager l’exploitation des
concessions communales et établit des prévisions de bilan dans tous les
cas possibles. Il examina alors dans chaque cas la combinaison qui lui
garantissait le minimum de risques et le maximum de bénéfices; il
compara, fit une cote moyenne et rédigea définitivement ses prétentions;
puis il chercha sur quels chiffres il fallait établir un exemple de
bilan pour faire apparaître son bénéfice comme le plus modeste possible;
il joignit cet exemple à son exposé; enfin il compléta le mémoire par
une étude des nouvelles conditions que la prochaine mise en chantier des
terrains communaux ferait à l’exploitation; et il envoya le tout sous un
pli recommandé à Mr. Orsat en lui faisant savoir qu’il viendrait la
semaine suivante prendre sa réponse. Il lui annonçait aussi que, s’ils
constituaient ensemble la nouvelle société, il se chargeait de faire
réunir le Conseil Général en session extraordinaire et se faisait fort
d’aboutir au résultat.

La réponse ne se fit pas attendre. Trois jours après, Monsieur Orsat lui
mandait qu’il avait vu ses collègues et qu’en principe l’accord était
fait; il l’attendait pour régler les détails. Bernard retourna aussitôt
à la villa Galanda. Il arriva d’assez bonne heure.

--Nous pouvons peut-être en finir avant de déjeuner? dit-il.

--Essayons, répondit Mr. Orsat.

Ils revirent ensemble tout le projet et Mr. Orsat fit à Bernard de fort
utiles suggestions dont le jeune homme se promit de profiter à l’avenir.
Puis il lui dit en riant:

--Vous vous êtes taillé la part du lion!

--Mais non, fit Bernard d’un ton sincère. Je n’ai même pas la majorité
dans l’assemblée.

--Je pense bien! mais sans posséder de terrain, sans mettre un sou, vous
avez plus de parts que n’importe qui!

--Bah! à nous deux nous ferions la majorité, c’est entendu, mais aussi
que peut-on faire sans moi? Rien.

--Et si nous laissions tout ça là?

--Trop tard, cher Monsieur, car maintenant moi, je veux les terrains
communaux, avec vous ou sans vous; et je les aurai.

--Vous êtes irrésistible, mon fils! dit comiquement Mr. Orsat parodiant
la Sibylle. Maintenant concluons: demain, rendez-vous chez Maître
Bourdoufle pour la passation de l’acte de société. Faites le nécessaire
pour le Conseil Général. D’ici six semaines tout cela peut marcher,
n’est-ce pas?

--Oui. Mais à condition que dès à présent nos services s’organisent.
Inutile de tirer de l’asphalte s’il n’est pas déjà vendu. Je vais voir
vos bureaux et réorganiser vos services. Il va sans dire que j’entends
tailler et rogner à ma guise et en particulier éliminer tous les
protégés de ces Messieurs du Syndicat.

--Il vous faudra beaucoup de dureté de cœur; car ils sont tous bien
gentils.

--Je n’en doute pas.

--Maintenant que nous voilà d’accord, allons déjeuner.

Il revit Madame et Mademoiselle Orsat. La jeune fille lui produisit la
même impression de fraîcheur et de grâce que la première fois. «Elle est
vraiment charmante» se dit-il. Sa douceur évidente, sa soumission, le
rayonnement paisible qui émanait d’elle, tout, jusqu’à cette activité
spirituelle trahie par le livre ou le piano, plaisait à Bernard.
«Évidemment, pensait-il, ce serait la compagne de tout repos.
Intelligente, point snob, tout naturellement conduite aux plus belles et
plus neuves choses de l’art, raffinée, elle me ferait un intérieur
parfait et me seconderait admirablement. Et il doit y avoir de l’argent
derrière.»

De nouveau, fulgurantes, l’image d’Angèle et la tare de sa naissance lui
causèrent un indicible malaise qu’il surmonta. Il s’appliqua à faire
parler la jeune fille, découvrit les sujets qui lui tenaient le plus à
cœur et réussit ainsi à lui plaire en la faisant briller; elle était à
la fois heureuse de se sentir éloquente et comprise; et confuse de
parler sans embarras devant ce jeune étranger à qui elle plaisait si
manifestement; elle ne songeait pas à se retirer. Monsieur Orsat pris
lui-même par l’intérêt de la conversation, n’y songeait pas pour elle;
quant à la mère, tout en tricotant silencieusement elle examinait le
jeune Bernard en qui elle sentait l’homme capable de lui enlever son
enfant et elle ne parvenait pas à lui en vouloir.

Les jours passèrent. Les événements suivaient le cours que leur
imposaient quelques hommes. La société fut constituée, le Conseil
Général suivit le citoyen Soudouli; bientôt, réorganisée sur de
nouvelles bases, munie d’hommes choisis et durement surveillés par
Bernard, l’exploitation des asphaltières fut générale et s’annonça
rémunératrice. Installé à Clermont d’où il rayonnait dans toutes les
directions avec une des premières automobiles qui eussent paru sur le
marché, Rabevel ne passait point de journée sans se rendre à la villa
Galanda. Il ne se déclarait point, liant silencieusement la jeune fille
de mille réseaux chaque jour plus resserrés; elle ne lui inspirait pas
la grande passion grondante qu’Angèle avait déchaînée en lui mais une
affection simple et reposante; et, vraiment, il la désirait pour femme.
Mais qu’était-il? Le fils d’une catin; et il n’osait trop s’aventurer
encore de peur de rendre inéluctable l’explication qu’il prévoyait. De
leur côté, les Orsat retardaient leur retour à Paris; ils pressentaient
une sorte de mystère mais n’osaient en réclamer la clé, tous trois
timides et éblouis.

Pourtant, malgré ses méditations, nulle idée victorieuse ne venait à
Bernard. Parfois, désespéré, il se demandait s’il ne vaudrait pas mieux
abandonner définitivement Reine Orsat et aller faire amende honorable
auprès de la passionnée Angèle. Ces hésitations lui étaient
douloureuses.

--Quoi! songeait-il avec colère. De l’amour? de l’amour? J’en suis là, à
me tourmenter comme «un enfant du siècle». Qu’est-ce que j’ai donc?

Mais sa lucidité ne souffrait en rien de la crise sentimentale; dès
qu’il entrait dans son bureau tout était oublié. Ce fut à cette époque,
c’est à dire en Décembre 1886, que mourut Rodolphe. Bernard rentra à
Paris; la maison lui parut morne, les deux vieux ne quittaient plus le
coin du feu; il suivit, les pieds dans la froide neige fondante, auprès
de Noë, le triste cortège jusqu’au lointain cimetière. Au retour, il
siffla un fiacre et y monta avec Noë et Eugénie. Il les regarda
longuement: quelles belles figures honnêtes et pures! il les envia
presque, puis il pensa à l’avenir, aux parents qui ne survivraient guère
à Rodolphe et, pris d’une idée subite, il mit la main de la jeune femme
dans celle de Noë: «Il faut vous marier dès que cela sera possible,
dit-il, il est inutile de gâcher l’existence de deux êtres pareils». Noë
le remercia d’un regard humide; Eugénie laissa rouler sans force sur les
épaules de Noë un visage baigné de pleurs. Bernard se sentait infiniment
triste, ému et heureux.

Le soir, il alla voir Abraham, il le trouva au milieu d’un fatras de
livres et de paperasses: «J’ai conçu le projet de faire une Encyclopédie
comme on n’en a jamais faite avant moi, dit-il. Que disent-elles pour la
plupart, les Encyclopédies? Rien, auprès de ce qu’elles devraient dire;
je veux faire quelque chose d’immense et de définitif, tu comprends?

--Et où en es-tu?

--A la lettre _A_, naturellement.

--_Naturellement_ me plaît. Alors tu te plonges dans les traités de
géographie pour savoir ce qu’est l’Aar, dans la Bible pour reproduire
_in extenso_ l’histoire d’Abimelech dont l’Éternel «bouchait les femmes
par le bas» et ainsi de suite?... Tu es fou.

--Tu ne te doutes pas de la joie que procure la connaissance pure et
désintéressée; chez nous autres Juifs, une génération reporte aux œuvres
de l’esprit ce que la précédente a raflé à l’épargne. Tous, nous sommes
des cerveaux nés pour la jouissance de l’esprit mais différemment
orientés. Si je vis assez longtemps tu verras quelle œuvre
j’accomplirai!

Une jeune femme entra qui n’était point Claudie.

--Voici, dit Abraham, ma collaboratrice, Juliette Tercelin, licenciée en
toutes sortes de choses et qui ne vit que pour la science.

La jeune femme parut à Bernard insignifiante et il se borna à la saluer.

Puis il demanda:

--A part cela, rien de nouveau?

--Rien. Tu sais sans doute que François s’est marié avant son départ?

Bernard eut un haut-le-corps.

--Tu dis?

--Comment, il ne t’a pas écrit? Eh bien! voilà: la veille du jour fixé
pour le départ, le père Régis s’est aperçu de graves sabotages dans le
bateau; il a télégraphié ici, on a dû surseoir au départ, le retard
prévu étant de trois semaines pour les réparations. Voilà mon François
qui vient aussitôt à Paris, se présente comme un fou à la villa Riquet,
voit Angèle: «J’ai compris, lui dit-il, que vous avez eu peur de la
durée de l’attente, mais à présent je puis vous épouser, rien ne s’y
oppose, mon père est d’accord. Si vous le voulez, nous serons mariés
dans vingt jours». Angèle a accepté. Quatre jours après le mariage, le
bateau filait. La voilà veuve pour trois ans.

Bernard suffoqué ne pouvait que répéter: «Ah! par exemple! ah! par
exemple!» Une pointe aiguë lui fouillait le cœur; Angèle était à un
autre. Un autre l’avait possédée! Il partit brusquement, dans un état de
colère et de désespoir sans bornes; il eut la fièvre toute la nuit et ne
s’apaisa qu’au matin.

Dès qu’il s’éveilla il se leva et se rendit chez Blinkine qui
l’attendait avec Mulot. Les deux associés lui firent un accueil
chaleureux et le félicitèrent d’avoir si bien remis l’affaire sur pied
et enlevé des marchés importants.

--Il va falloir qu’on vous donne quelque chose sur les bénéfices, dit
Blinkine. Que diriez-vous de cinq pour cent?

--Rien du tout. Nous avons compte à faire, répondit Bernard.
Mettons-nous bien d’accord une fois pour toutes.

Et, fort tranquillement, devant les deux hommes d’abord furieux puis
atterrés de leur impuissance, il expliqua comment il avait organisé
l’affaire à son profit. «Vous voyez, dit-il, en achevant, que je suis
gentil: je vous abandonne la moitié du bénéfice sans que vous ayez rien
fait. J’espère que vous êtes contents?»

--Cochon, hurla Mulot, bougre de cochon! Il a fait ça à vingt ans!
Qu’est-ce qu’il saura faire à cinquante, le salaud!

Le banquier n’en revenait pas.

--C’est qu’il a tout prévu, fit-il à mi-voix comme à soi-même, on ne
peut rien, rien. Nous voilà associés en fait, et, encore, à condition
qu’il le veuille.

Il mit la main sur l’épaule de Bernard.

--Vous voilà en selle, dit-il d’une voix grave où tremblait la rancune.
Si vous devez marcher avec nous il faut nous épouser tout à fait ou pas
du tout.

--Moi je veux bien. Qu’est-ce que vous m’offrez?

--Je vous offre de participer à nos affaires dans la proportion où vous
nous céderez une part de celle que vous venez de réussir si brillamment
sur notre dos. Ainsi nous ne pourrons pas nous trahir mutuellement. Ça
vous va?

--En principe oui. Reste à savoir ce que c’est que vos affaires.

--Nous vous mettrons au courant. Tenez, pour commencer, nous sommes
fortement engagés dans la maison de Bordes, l’armateur; voulez-vous
étudier la position, aller à Bordeaux et, au retour, nous dire si un
échange de parts vous paraît possible?

--Qu’est-ce qu’il manigance? se dit Bernard. Mais il avait beau
réfléchir, il n’apercevait aucun danger. «Après tout, le vieux est
peut-être sincère, il a envie de participer aux asphaltières qui sont
une bonne affaire et de pouvoir compter sur moi. Et puis, je peux
toujours voir?» Il dit à voix haute: «C’est à voir. Préparez-moi un
dossier que j’étudierai cet après-midi et si l’affaire me paraît
intéressante je prends ce soir le train pour Bordeaux afin de voir sur
place le matériel et les installations».

Il rentra à la rue des Rosiers après avoir fait emplette de quelques
cadeaux de prix pour Noë et Eugénie; leur plaisir véritable lui fit du
bien. Après déjeuner, il remonta à sa petite chambre du cinquième. Il
s’installa à sa table, ouvrit son dossier, mais ne put pas lire et se
mit à pleurer tout doucement, disant d’une pauvre voix sans timbre:
«Angèle, ma petite Angèle». A quoi bon maintenant la fortune, la
puissance, à quoi bon l’humiliation de ses patrons de la veille, si ce
qu’il avait de plus cher ne pouvait plus lui appartenir! Il sanglotait.
Quoi! il se croyait si fort et il avait lâché la proie pour l’ombre! En
quoi avait-il besoin de cette petite Orsat; n’avait-il pas parfaitement
réussi sans elle? N’aurait-il pas réussi avec les seuls moyens de son
intelligence? Et, dérision amère, près de se marier avec Reine il
songeait tout à coup que le poids de son hérédité rendait à peu près
impossible un tel mariage. Angèle, Angèle! dire qu’il avait cru que la
fortune seule était digne de solliciter l’activité d’un homme comme lui!
Mais qu’était-il donc? Lorsqu’il avait Angèle il ne songeait qu’à la
fortune; lorsque la fortune lui souriait le souvenir d’Angèle
empoisonnait son bonheur. Il passa une longue heure à se désoler; la
jeunesse reprenait ses droits; il sentait le besoin d’être aimé, cajolé
et plaint; il pleura tout son saoul, échafauda mille projets plus
irréalisables l’un que l’autre, puis finit par se calmer peu à peu. Il
put entamer sa lecture et dès que son attention fut accrochée, l’objet
de son étude exista seul désormais pour lui. Quand il eut achevé, il
écrivit une lettre aimable à Mr. Orsat lui faisant prévoir qu’il ne
rentrerait pas de sitôt et contenant une phrase flatteuse et fort
amicale pour Reine. Puis il dîna sans appétit, remonta à sa chambre et
s’endormit d’un sommeil de plomb.

Ce fut Eugénie qui vint l’éveiller, porteuse d’un bol de chocolat. «Il
est très tard, grand paresseux, lui dit-elle, avec ce sourire voilé qui
était un de ses charmes. Mr. Blinkine t’attend en bas, il te croyait
parti pour Bordeaux.»

--Bougre! fit Bernard, il est bien pressé. Tiens, ajouta-t-il, pris
d’une idée subite, on va s’amuser à lui faire grimper les cinq étages à
ce banquier. Dis-lui que je ne me sens pas très bien et que, réflexion
faite, il est probable que je ne donnerai pas suite à l’affaire que nous
avons en vue.

Eugénie descendit et, dix minutes après, suant et soufflant, le banquier
s’installait au chevet du jeune homme.

--Alors, quoi? dit-il, réellement inquiet. Puis, voyant que Bernard
restait muet:

--Ne croyez pas que je joue au plus fin, ajouta-t-il. C’est très simple,
je viens de recevoir un télégramme qui m’effraie et qui est relatif à
nos affaires Bordes. Comme je vous croyais décidé à aller à Bordeaux je
voulais vous confier le soin d’arranger ce qui pouvait être cassé. Il
n’y a pas autre chose. Si vous vous méfiez, arrangeons nos affaires,
quittons-nous bons amis et ne parlons plus de rien.

La curiosité de Bernard s’éveilla:

--Un télégramme? fit-il. Faites voir.

--Le voici, dit Blinkine.

Bernard déplia le rectangle bleu et lut:

  «Bordes armateur Paris.

  «De Gibraltar 19 Décembre 1886.--Avons rencontré 12 Décembre par le
  travers Agadir voilier _Scintillante_ Capitaine Régis désemparé suites
  tempête deux mâts brisés. Avons aidé effectuer réparations fortune
  mais suffisantes pour regagner port. _Scintillante_ cingle Bordeaux où
  parviendra vraisemblablement trois janvier si mer calme et vents
  normaux de saison.

  «Corbett Commandant vapeur _Everready_ de Glasgow.»

Un flux de pensées se pressait sous le crâne du jeune homme. Il sauta de
son lit en marmottant à voix inintelligible; il fit rapidement sa
toilette sans s’occuper de son visiteur. Quand il fut prêt, il lui dit:

--Eh bien! nous descendons?

Ils s’arrêtèrent à l’appartement et Blinkine entendit Bernard dire à sa
tante par la porte entr’ouverte: «Veux-tu préparer ma valise, je te
prie; je partirai ce soir pour Bordeaux».

Sur le trottoir, le jeune homme s’arrêta et se tournant vers le
banquier:

--Sale affaire, hein? Et il n’y a pas d’assurances dans ce métier-là?
Enfin, en tous cas, c’est trois mois d’immobilisation pour le bateau. Je
crois qu’il n’y a qu’une chose à faire; dès l’arrivée de la
_Scintillante_ à Bordeaux, déménager la cargaison sur un autre de vos
bateaux s’il y en a de prêt à partir: il ne faut pas perdre une minute.
S’il n’y en a pas de prêt, il faut en préparer; au besoin, changer tout
le programme actuellement prévu; un départ pour l’Angleterre ou le Maroc
peut se remettre; cette cargaison-là n’aura déjà que trop attendu. C’est
votre avis? Oui. Eh bien! je pars ce soir pour arranger tout cela.
Faites le nécessaire par télégramme pour que l’agence de Bordeaux se
mette à mes ordres dès demain. Je vous quitte.

Il alla au prochain kiosque à journaux et acheta quelques feuilles du
jour; ses yeux cherchèrent immédiatement parmi les annonces de dernière
page:

--Voyons, dit-il, j’ai souvent remarqué pourtant cette annonce; je vais
bien la retrouver.

Il examina sans succès le _Soleil_, le _Petit Journal_, l’_Écho de
Paris_ et il désespérait de trouver ce qu’il cherchait lorsqu’en
dépliant le _Gil Blas_ son regard tomba précisément sur une annonce
ainsi conçue:

  Rudge, 3 bis rue St Joseph. Missions confidentielles, divorces,
  renseignements, poste privée, filatures tous pays. Discrétion
  d’honneur.

--_Discrétion d’honneur_ est joli, conclut-il avec un sourire. Il sauta
dans une voiture et donna l’adresse qu’il venait de lire. Le cheval
partit au trot et, un quart d’heure après, il s’arrêtait devant la plus
sordide des maisons de l’infecte ruelle qui porte le nom de
Saint-Joseph. Il gravit avec dégoût plusieurs étages, ouvrit une porte
et se trouva devant un personnage qu’il ne perdit pas son temps à
considérer.

--Voici, lui dit-il, ce qui m’amène; si je comprends bien votre annonce
vous vous chargez de recevoir et d’expédier la correspondance de vos
clients. Oui? Bien. Pouvez-vous faire envoyer de Bordeaux un télégramme
à l’adresse que je vais vous indiquer?

--Certainement, répondit le mouchard. Il me suffit de télégraphier à mon
correspondant le texte du télégramme en question en le faisant précéder
de son adresse et de quelques mots conventionnels.

--Quel temps cela demandera-t-il?

--Il est onze heures, mon télégramme sera remis à mon correspondant à
une heure et réexpédié aussitôt par lui à son adresse définitive,
c’est-à-dire à...?

--A Paris.

--Eh bien! le télégramme sera à Paris à trois heures au plus tard cet
après-midi.

--Ça peut aller, dit Bernard. Quel est votre prix?

--Dix francs, Monsieur; plus, bien entendu, les frais de poste.

--C’est juste. Voulez-vous me donner de quoi écrire?

Il s’assit à une table et rédigea le télégramme:

  «Madame François Régis, Villa Riquet, 15, rue Saint Paul, Paris.

  «Sommes prévenus par sémaphore Pointe-de-Grave _Scintillante_ en vue,
  retour Bordeaux pour avaries graves dues tempêtes récentes. Préparons
  tout pour nouveau départ aussi rapide que possible sur autre voilier
  après déchargement cargaison. Pensons votre mari arrivera demain matin
  et repartira après quarante-huit heures maximum. Avons cru devoir vous
  prévenir et retenir chambre Grand-Hôtel. Hommages.

  GARIAL.

  Directeur trafic succursale Bordeaux

  Maison Bordes.

Il paya et, regardant fixement le mouchard:

--Surtout pas de tricherie, hein? Si ce télégramme n’est pas arrivé à
trois heures, je suis ici à quatre heures et je vous casse la gueule.

L’individu ne se troubla pas:

--Monsieur peut être tranquille, dit-il, nous avons la meilleure
clientèle de Paris et la plus difficile.

La voiture attendait devant la porte.

--Passez à la Grand-Poste, dit Bernard au cocher, et de là vous me
mènerez 84 bis Quai de l’Horloge où vous attendrez.

De la poste il envoya un télégramme au Grand-Hôtel de Bordeaux retenant
une chambre pour deux personnes au nom de François Régis puis, au seuil
de la maison d’Abraham Blinkine, il descendit.

Son ami était en train de déjeuner avec «l’auxiliaire».

--Te voilà donc! s’écria-t-il sur un ton de surprise joyeuse. Tu viens
déjeuner à la fortune du pot?

--Non. Je n’en ai guère envie. Je viens te demander un service.

--Il y a quelque chose de cassé?

--Presque...

--Enfin quoi?... Puis-je tout de même déjeuner? Allons, assieds-toi, on
va ajouter un couvert, nous bavarderons un peu; ça va se remettre et à
tout à l’heure les choses sérieuses.

Midi sonnait. Bernard songea qu’il avait le temps.

--Je me laisse faire, dit-il, détendu.

Il s’aperçut avec étonnement qu’il avait grand appétit. Seule la tension
nerveuse le soutenait depuis quelques jours.

--Eh! mais, tu dévores, s’écria Abraham comiquement. Maria! Maria!
ajoutez une omelette de six œufs au jambon!

--Tu me vexes, repartit Bernard en riant.

--Petite vengeance! car il paraît que tu as joué un fameux tour au sieur
Roboam Blinkine, mon père, hein?

--Ah! tu es au courant?

--Vaguement. On dit que tu es tout ce qu’il y a de malin. La paire
Blinkine-Mulot est partagée entre la rancune, l’admiration et le
courroux. Je te conseille tout de même de te tenir à l’œil car au
premier tournant, ils te pigeront.

--Bah! fit Bernard, non sans fatuité. Quelle est ta situation vis-à-vis
de ton père?

--Au point de vue galette? indépendante. Mon père m’a fait au jour de ma
majorité donation d’un certain nombre de titres excellents: obligations
de chemins de fer, rentes françaises, actions de la Banque de France,
des mines du Nord, de l’affaire Bordes, qui dorment dans un coffre. Cela
représente un capital voisin de 800.000 francs et une cinquantaine de
mille francs de coupons annuels. Je suis donc tranquille et mon père et
toi pouvez vous livrer à votre sport et vous abîmer un peu sans que j’y
voie d’inconvénient. Je me demande même comment j’ai pu m’intéresser à
autre chose qu’à la science pure et même à autre chose qu’à cette
science particulière qu’est l’histoire.

--Comment l’histoire? Je te croyais plongé dans l’Encyclopédie?

--Oh! ce fut une erreur, cela...

--Récente, récente, dit Bernard d’un ton ironique.

--Sans doute. Mais enfin une erreur profitable qui m’a ouvert les yeux.
C’est elle qui m’a montré que j’ignorais l’histoire et que celle-ci
seule importe à notre connaissance pour les enseignements qu’elle nous
donne et la règle de vie qu’elle nous propose. Aussi me suis-je mis à
composer une histoire universelle sur un plan tout nouveau. Écoute-moi
ça.

Il exposa ses idées à Bernard qui paraissait l’écouter mais ne songeait
qu’à autre chose et, soudain tirant sa montre; dit: «Une heure! tu me
raconteras tes boniments une autre fois, mon petit. Prends ta canne, ton
chapeau et ton pardessus. Pas besoin de parapluie, il fait sec et j’ai
une voiture en bas. Et filons.» Blinkine se hâta. Rabevel prit les
devants; il entendit derrière lui un chuchotement et un bruit de
baisers.

--Tiens, dit-il, quand ils furent seuls dans l’escalier, tu embrasses ta
collaboratrice? Lui as-tu promis de l’épouser à celle-là aussi?

--Certainement; c’est le seul moyen d’avoir un bon service; mais je vais
la laisser bientôt là. Elle n’était pas mauvaise pour l’Encyclopédie,
mais elle n’entend rien à l’histoire; elle ne fait plus l’affaire.

--Ah! Sardanapale!

--Mais non, mais non, dis plutôt: Salomon! Où allons-nous?

--Nous allons, rue Saint Paul, chez qui tu devines. Voilà; tu viens
faire une visite à Angèle et tu restes avec elle jusqu’à ce qu’elle
reçoive un télégramme. Ta mission est de l’empêcher de sortir, tu
comprends? Pourquoi? C’est simple: Tu sais que je m’occupe de la maison
Bordes avec ton père. La _Scintillante_, le bateau de Régis, a été
sérieusement endommagé en vue des côtes du Maroc et a dû rallier
Bordeaux au plus vite. Un vapeur anglais qui l’a rencontrée nous en a
avisés de Lisbonne. Ton père sait tout cela. Ce qu’il ne sait pas c’est
que François a profité du vapeur pour rentrer; arrivé à Lisbonne,
effrayé de sa propre audace, il a demandé par télégramme à son ami
Garial ce qu’il lui conseillait de faire; et Garial m’a consulté
officieusement. Évidemment ce n’est pas régulier, il devait rester à son
bord et son père est aussi coupable que lui, mais enfin c’est un jeune
marié, n’est-ce pas? on comprend ces choses-là. Il vaut mieux que son
administration n’en sache rien, bien entendu, mais j’ai pris sur moi de
dire à Garial qu’il lui télégraphie de se rendre à Bordeaux; il y sera
demain. D’autre part, Garial doit télégraphier avant midi à Angèle
officiellement que le sémaphore de la Pointe de Grave a signalé la
_Scintillante_ du retour de laquelle il est prévenu. Tu comprends? Ainsi
s’il y a quelque chose qui marche mal, Garial rejettera tout sur une
erreur du sémaphore et l’affaire n’aura pas d’autres suites. L’essentiel
pour l’instant est que la femme de François ne sorte pas avant trois
heures, heure à laquelle elle aura certainement reçu son télégramme.
Ainsi elle aura le temps de se préparer pour prendre le train ce soir.

--Mais, je ne comprends pas pourquoi tu ne la préviens pas toi-même?

--Ah! non, mon vieux, j’en fais assez en fermant les yeux sans vouloir
montrer davantage comment je favorise quelque chose d’absolument
irrégulier. Qu’Angèle sache que je suis un personnage chez Bordes, cela
est nécessaire. Mais il faut qu’elle m’évite et qu’elle évite tout le
monde de chez Bordes afin de fuir toute complication.

--Tout cela n’est guère limpide, conclut Blinkine. Enfin, moi, je veux
bien...

La voiture s’arrêta peu après.--«Dis au cocher de t’attendre au coin de
la rue, souffla Bernard tandis qu’Abraham descendait. Comme le fiacre
repartait, il entendit le bruit de la grille qui s’ouvrait et une voix,
ah! la chère voix qui lui fendit le cœur, une voix bien connue qui
s’écriait:

--Quelle heureuse surprise! et moi qui allais sortir!

--J’ai de la chance, conclut-il. La voiture s’était mise en station au
bord du trottoir. Il s’installa commodément et se mit à rêvasser; il
revoyait Angèle, il repassait tous les moments d’autrefois. Ah! vivre
avec elle, toujours! qu’allait-il tenter! il ne percevait pas la fuite
du temps. Et il ne put s’empêcher de dire «Déjà!» lorsque, au bout d’une
heure et demie, Abraham ouvrit la portière et s’assit auprès de lui en
disant:

--C’est fait; tu n’avais pas menti: elle m’a montré le télégramme de
Garial». Il ajouta d’un ton amicalement moqueur: «Naturellement, elle
prendra l’express de ce soir. Elle est aux anges».

Elle est aux anges! Rabevel eût tué son ami pour ce mot.

Avec quelle impatience frénétique il attendit le soir!

L’express partait d’Austerlitz à neuf heures. Il dîna à six heures. Dès
sept heures un quart, muni de son billet, il se dissimulait dans un coin
obscur des salles d’attente, d’où il pouvait par la vitre observer le
portillon d’accès aux quais sans être vu lui-même. A huit heures et
demie, dans la foule mouvante, il reconnut soudain celle qu’il aimait.
Elle était seule; et là, parmi tant de personnes indifférentes, cette
personne divine, comment passait-elle inaperçue? Ses artères battaient
avec violence; Angèle s’avançait suivie d’un homme d’équipe qui portait
sa valise; il ne semblait pas que rien pût altérer la beauté de son
visage; elle allait sereine, un peu hautaine, et Bernard imaginait
qu’elle portait avec elle son paradis. La cohue se pressait au
portillon; pour l’éviter, Angèle s’arrêta un peu à l’écart, offrant à la
pleine lumière qui la sculptait sa figure pensive; Bernard y cherchait
avidement la trace du passé récent: leurs amours si ardentes et si
brusquement rompues, les stigmates de la possession, rien ne subsistait;
rien n’entamait cette admirable matière; il en fut à la fois bienheureux
et chagrin; et, plus que jamais, il se sentit épris et prêt à tout
sacrifier. «Le bonheur de ma vie est en elle, se répétait-il, en elle
seule.»

Elle passa sur le quai. Il se leva alors, enfonça profondément son
chapeau dont il rabattit les ailes, releva le col de son pardessus et,
de loin, la suivit. Il la vit hésiter un moment et finalement choisir un
compartiment où le porteur déposa la valise; elle lui donna son
pourboire, attendit en faisant quelques pas devant le compartiment et
jetant les yeux fréquemment sur l’horloge. A neuf heures moins cinq, les
employés pressèrent les voyageurs; elle monta, tirant à elle la portière
qui se referma. Bernard se rapprocha du compartiment, se dissimula
derrière la voiturette roulante d’un vendeur de journaux; inutiles
précautions: la jeune femme avait levé la glace et lisait
tranquillement; il constata avec plaisir qu’elle était seule. Il
attendait toujours, le cœur battant plus fort à chaque seconde; enfin le
sifflet de la locomotive retentit; le train s’ébranla; et, d’un bond, il
fut sur le marchepied, ouvrit la portière, puis, jetant sa valise devant
lui, il pénétra dans le compartiment; tandis qu’il refermait la porte,
tête baissée, il entendit les imprécations de l’employé sur le quai:
«cause toujours» se dit-il. Il passa devant Angèle sans la regarder, en
grommelant une excuse et s’installa dans le coin diagonal; il avait tiré
un journal de sa poche et disparut derrière ses feuilles déployées. Au
bout d’un moment, en les écartant légèrement il put observer la jeune
femme à la dérobée et du coin de l’œil. Elle avait repris sa lecture: il
la retrouvait telle qu’auparavant et même plus désirable encore: un goût
d’amour, de jalousie et de meurtre s’infiltrait insidieusement dans ses
veines. C’était pour lui qu’elle était là, lui qui l’y avait conduite
par son astuce et son désir. Elle était là, oui. Elle ne pouvait
s’évader de cette cabane close filant à la vitesse de vingt mètres par
seconde. Mais que lui dirait-il et que répondrait-elle?

Elle ne le regardait pas; il replia son journal, se leva, retira son
pardessus qu’il plaça dans le filet, ôta son chapeau, prit dans sa
valise un grand indicateur des chemins de fer et d’un geste tout naturel
habituel à tous les voyageurs lorsqu’ils veulent lire les chiffres
minuscules de ce barème, s’approcha de la lampe; ses cheveux la
touchaient presque et son visage apparaissait en pleine lumière. Le cri
étouffé qu’il espérait jaillit aussitôt. Il regarda celle qui l’avait
poussé et fit un geste de stupeur. Puis ils restèrent tous deux
silencieux tandis qu’il tombait sur la banquette, pâle soudain et
réellement saisi, en portant la main à la gorge comme s’il étouffait.
Elle réprima un élan, tant cette chair lui était irrésistiblement
parente; il râla un peu, défit son col, la regarda d’un air de détresse
infinie mélangé d’un muet reproche. Il dit enfin: «Excusez-moi; voici,
pour la seconde fois, une prise de contact bien ridicule». Elle se
raidit contre l’émotion bienheureuse que lui versait cette voix, son
orgueil la dressa, méprisante et amère: «Je vous défends de me parler,
dit-elle, je ne vous connais plus». Mais elle souhaitait ardemment qu’il
continuât, que ce timbre résonnât encore à son oreille; tout lui était
égal, et François, et la vie, pourvu que Bernard vînt enfin lui révéler
la cause de son malheur, de sa trahison, et rompre son inexplicable
silence. Mais lui, il semblait se parler à lui-même; il la regarda et
elle détourna la tête; alors il eut un geste plein de lassitude qui
signifiait: «A quoi bon!» et sa détresse la remua, afflua en elle-même
comme une lame marine; tout l’échafaudage de sentiments, de faits, de
paroles et d’espoirs du dernier mois, croula dans cette vague,
s’évanouit comme dissous; il ne restait que Bernard, Bernard triste et
abandonné; elle lui cherchait déjà des excuses; pourquoi elle-même
n’avait-elle point tâché de le rejoindre? Puis la colère reflua. Elle
gronda entre ses dents:

--Vous êtes une fameuse canaille, allez!

Il refit son geste de désespoir.

--Et dire, finit-il par répondre, que cette opinion est exactement celle
que j’ai de vous.

Elle sursauta et il admira intérieurement la rapidité du réflexe, la
solidité de cette petite machine humaine, fine et puissante.

--Ah! par exemple, c’est trop fort! dit-elle.

--Oh! je vous en prie, reprit-il, ne feignez point l’indignation. Votre
attitude même tout à l’heure vous a trahie; j’ai tout de suite senti
combien vous vous trouviez gênée de vous rencontrer tout d’un coup
inopinément avec l’homme que vous avez si salement abandonné pour un
autre.--Ne m’interrompez pas, ne suffoquez pas: qu’au moins vous
acceptiez cette pauvre sanction qui est de s’entendre dire la vérité par
celui que vous avez trahi. Vous saviez fort bien que j’avais dû partir
brusquement et sans pouvoir vous dire adieu; vous avez su également que
je ne gagnais que trois cent cinquante francs par mois et n’avais point
de dot; que je ne pouvais relever les vôtres de la situation critique où
ils se débattaient. François gagne cinq cents francs qu’il vous
abandonne entièrement; son père pouvait replâtrer la situation; vous
vous êtes laissée acheter... Inutile d’essayer de m’interrompre, je
dirai ce que j’ai à dire: Pendant que moi je travaillais dix-huit heures
par jour au fond de l’Auvergne, que je faisais l’impossible, que
j’attendais, pour vous écrire, de pouvoir vous annoncer l’aurore d’un
avenir digne de vous, vous, intrigante et sans pudeur, vous repreniez
votre parole sans même m’en avertir et vous deveniez la femme d’un homme
qui ne vous a jamais inspiré aucune affection. Vous avez fait ça, vous;
oui, vous, vous vous êtes vendue; dites un autre mot.

Elle ne trouvait rien à répondre; le sol lui manquait, son bon sens
chavirait; en vain cherchait-elle un défaut dans ce raisonnement
logique. S’il disait vrai pourtant, ce monstre, quel malheur! quel
épouvantable malheur! cependant un éclair l’illumina:

--Des histoires vous en avez toujours eu à revendre et vous en aurez
toujours, bien entendu. Mais si vous-même ne m’avez pas abandonnée
expliquez-moi donc comment il se fait que vous ne m’ayez pas donné de
vos nouvelles?

--Oh! je vous en prie, répliqua-t-il sarcastique, ne vous rabattez pas
sur des petits faits; vous savez fort bien comment j’ai dû partir sans
pouvoir rien faire; Blinkine a dû vous le raconter, je suppose, je l’en
avais chargé et il est fort exact.

--Non, il ne me l’a pas raconté.

--C’est vous qui le dites... Bien, ne vous fâchez pas: vous voyez comme
chez vous l’amour-propre tient autrement de place que l’amour. Et pour
le surplus, ignorez-vous que j’ai constamment été par monts et par vaux,
que je ne suis ni poète ni courtisan et n’ai pas écrit à mon oncle une
fois en six mois lorsque j’étais au collège. Vous le savez bien et qu’il
faut me prendre comme je suis. Mais vous savez aussi qu’il n’y a pas
d’homme plus fidèle que moi et que vous jouez la comédie en ce moment.

Elle fut ébranlée par son accent de sincérité et de violence. Il en
profita.

--Tenez, dit-il, en tirant de son cou un médaillon au bout d’une chaîne,
voilà six ans qu’il est contre mon cœur celui-là; il en coûte à mon
orgueil de l’avouer mais tout de même il faut bien vous confondre. Vous
n’allez pas nier que ce ne soient là vos cheveux, je suppose.

Elle se sentit submergée de tendresse, flottante, vaincue.

--Ah! Bernard, dit-elle, et elle sanglotait, qu’est-ce que nous avons
fait, mon Dieu! Qu’est-ce que nous avons fait!

Il fut tout de suite auprès d’elle; elle lui abandonna ses lèvres; le
désespoir et la grandeur magnifique, l’enfer et le paradis s’ouvraient à
elle; leurs paroles alternaient comme des chants; ce fut une nuit
épuisante, merveilleuse et désenchantée; quand ils arrivèrent à
Bordeaux, au petit jour, elle dormait sur son épaule.


IMPRIMERIE COMTE-JACQUET--BAR-LE-DUC.






*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK RABEVEL, OU LE MAL DES ARDENTS, VOLUME 1 (OF 3) ***


    

Updated editions will replace the previous one—the old editions will
be renamed.

Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright
law means that no one owns a United States copyright in these works,
so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United
States without permission and without paying copyright
royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part
of this license, apply to copying and distributing Project
Gutenberg™ electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG™
concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark,
and may not be used if you charge for an eBook, except by following
the terms of the trademark license, including paying royalties for use
of the Project Gutenberg trademark. If you do not charge anything for
copies of this eBook, complying with the trademark license is very
easy. You may use this eBook for nearly any purpose such as creation
of derivative works, reports, performances and research. Project
Gutenberg eBooks may be modified and printed and given away—you may
do practically ANYTHING in the United States with eBooks not protected
by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the trademark
license, especially commercial redistribution.


START: FULL LICENSE

THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE

PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK

To protect the Project Gutenberg™ mission of promoting the free
distribution of electronic works, by using or distributing this work
(or any other work associated in any way with the phrase “Project
Gutenberg”), you agree to comply with all the terms of the Full
Project Gutenberg™ License available with this file or online at
www.gutenberg.org/license.

Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™
electronic works

1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or
destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your
possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a
Project Gutenberg™ electronic work and you do not agree to be bound
by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person
or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.

1.B. “Project Gutenberg” is a registered trademark. It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg™ electronic works
even without complying with the full terms of this agreement. See
paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg™ electronic works if you follow the terms of this
agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg™
electronic works. See paragraph 1.E below.

1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation (“the
Foundation” or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection
of Project Gutenberg™ electronic works. Nearly all the individual
works in the collection are in the public domain in the United
States. If an individual work is unprotected by copyright law in the
United States and you are located in the United States, we do not
claim a right to prevent you from copying, distributing, performing,
displaying or creating derivative works based on the work as long as
all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope
that you will support the Project Gutenberg™ mission of promoting
free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg™
works in compliance with the terms of this agreement for keeping the
Project Gutenberg™ name associated with the work. You can easily
comply with the terms of this agreement by keeping this work in the
same format with its attached full Project Gutenberg™ License when
you share it without charge with others.

1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work. Copyright laws in most countries are
in a constant state of change. If you are outside the United States,
check the laws of your country in addition to the terms of this
agreement before downloading, copying, displaying, performing,
distributing or creating derivative works based on this work or any
other Project Gutenberg™ work. The Foundation makes no
representations concerning the copyright status of any work in any
country other than the United States.

1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1. The following sentence, with active links to, or other
immediate access to, the full Project Gutenberg™ License must appear
prominently whenever any copy of a Project Gutenberg™ work (any work
on which the phrase “Project Gutenberg” appears, or with which the
phrase “Project Gutenberg” is associated) is accessed, displayed,
performed, viewed, copied or distributed:

    This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
    other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
    whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
    of the Project Gutenberg License included with this eBook or online
    at www.gutenberg.org. If you
    are not located in the United States, you will have to check the laws
    of the country where you are located before using this eBook.
  
1.E.2. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is
derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not
contain a notice indicating that it is posted with permission of the
copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in
the United States without paying any fees or charges. If you are
redistributing or providing access to a work with the phrase “Project
Gutenberg” associated with or appearing on the work, you must comply
either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or
obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg™
trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.3. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any
additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms
will be linked to the Project Gutenberg™ License for all works
posted with the permission of the copyright holder found at the
beginning of this work.

1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg™
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg™.

1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg™ License.

1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including
any word processing or hypertext form. However, if you provide access
to or distribute copies of a Project Gutenberg™ work in a format
other than “Plain Vanilla ASCII” or other format used in the official
version posted on the official Project Gutenberg™ website
(www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense
to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means
of obtaining a copy upon request, of the work in its original “Plain
Vanilla ASCII” or other form. Any alternate format must include the
full Project Gutenberg™ License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg™ works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg™ electronic works
provided that:

    • You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
        the use of Project Gutenberg™ works calculated using the method
        you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed
        to the owner of the Project Gutenberg™ trademark, but he has
        agreed to donate royalties under this paragraph to the Project
        Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid
        within 60 days following each date on which you prepare (or are
        legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty
        payments should be clearly marked as such and sent to the Project
        Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in
        Section 4, “Information about donations to the Project Gutenberg
        Literary Archive Foundation.”
    
    • You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
        you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
        does not agree to the terms of the full Project Gutenberg™
        License. You must require such a user to return or destroy all
        copies of the works possessed in a physical medium and discontinue
        all use of and all access to other copies of Project Gutenberg™
        works.
    
    • You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of
        any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
        electronic work is discovered and reported to you within 90 days of
        receipt of the work.
    
    • You comply with all other terms of this agreement for free
        distribution of Project Gutenberg™ works.
    

1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project
Gutenberg™ electronic work or group of works on different terms than
are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing
from the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the manager of
the Project Gutenberg™ trademark. Contact the Foundation as set
forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
works not protected by U.S. copyright law in creating the Project
Gutenberg™ collection. Despite these efforts, Project Gutenberg™
electronic works, and the medium on which they may be stored, may
contain “Defects,” such as, but not limited to, incomplete, inaccurate
or corrupt data, transcription errors, a copyright or other
intellectual property infringement, a defective or damaged disk or
other medium, a computer virus, or computer codes that damage or
cannot be read by your equipment.

1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the “Right
of Replacement or Refund” described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg™ trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg™ electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from. If you
received the work on a physical medium, you must return the medium
with your written explanation. The person or entity that provided you
with the defective work may elect to provide a replacement copy in
lieu of a refund. If you received the work electronically, the person
or entity providing it to you may choose to give you a second
opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If
the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
without further opportunities to fix the problem.

1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you ‘AS-IS’, WITH NO
OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT
LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of
damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
violates the law of the state applicable to this agreement, the
agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or
unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
remaining provisions.

1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg™ electronic works in
accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
production, promotion and distribution of Project Gutenberg™
electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

Most people start at our website which has the main PG search
facility: www.gutenberg.org.

This website includes information about Project Gutenberg™,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.