La Carmélite

By Ernest Daudet

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Title: La Carmélite

Author: Ernest Daudet

Release date: November 19, 2025 [eBook #77272]

Language: French

Original publication: Paris: Plon, 1883

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


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  LA
  CARMÉLITE

  PAR
  ERNEST DAUDET

  Huitième Édition


  PARIS
  E. PLON et Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
  RUE GARANCIÈRE, 10

  1883
  Tous droits réservés




Cet ouvrage a été déposé au ministère de l’intérieur (section de la
librairie) en mars 1883.


A LA MÊME LIBRAIRIE, DU MÊME AUTEUR:

  Les Persécutées                                                 1 vol.
  Daniel de Kerfons                                               2 --
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  La Maison de Graville (7e édition)                              1 --
  Le Mari (10e édition)                                           1 --
  Mon frère et moi (Souvenirs d’enfance et de jeunesse) 6e édit.  1 --
  Défroqué (12e édition)                                          1 --
  Pervertis (10e édition)                                         1 --


Reproduction interdite, tous droits réservés.--Ent. Sta. Hall.
S’adresser pour la traduction à l’Agence Th. Michaelis, 45 et 47, rue de
Maubeuge, Paris.


PARIS. TYPOGRAPHIE DE E. PLON ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8.




LA CARMÉLITE




LIVRE PREMIER




I


Le couvent des Carmélites est construit aux portes de Beaucaire, sur un
rocher qui baigne dans le Rhône. C’était autrefois une commanderie de
Templiers. Son ancienneté se devine à la physionomie architecturale des
bâtiments restaurés, flanqués de deux tours massives, à l’épaisseur des
murailles, à la hauteur des voûtes, à la coupe ogivale des fenêtres.

Le parloir dans lequel la sœur tourière venait de faire entrer
Nicolette, était une vaste pièce éclairée par deux croisées s’ouvrant
sur le fleuve, et divisée dans sa largeur par une haute grille en fer,
revêtue, sur toute sa surface, de pointes menaçantes. De l’autre côté de
cette grille, un long voile noir tendu dérobait les religieuses à la
curiosité des visiteurs. Les murs blanchis à la chaux n’avaient d’autre
ornement qu’un crucifix, une statuette de saint Joseph en bois peint, et
imprimées en grosses lettres noires sur des tableaux en carton, des
maximes empruntées à sainte Thérèse: «Tout passe.--Qui possède Dieu ne
manque de rien.--Que rien ne te trouble.--Dieu est toujours le
même.--Dieu seul suffit.» Le mobilier se composait de douze chaises et
d’une table en sapin. Sur la table, un tapis brun; devant chaque chaise,
une étroite natte de paille jetée sur la nudité des larges dalles.

Depuis trois années que Nicolette habitait Beaucaire, il ne se passait
guère de jour qu’elle ne visitât le couvent du Carmel, tantôt pour prier
dans la chapelle, tantôt pour s’entretenir avec la prieure, dont les
conseils éclairaient et fortifiaient son âme indécise, en proie aux
luttes qui, dans toute conscience chrétienne, précèdent l’épanouissement
d’une vocation religieuse. On la connaissait dans la maison; elle y
était traitée en amie qu’on veut attirer, qu’on savait devoir s’y fixer,
tôt ou tard, et ce fut avec un empressement familier que la tourière
revint au bout de quelques instants lui annoncer que la Mère supérieure
allait se rendre à son appel.

Restée seule dans le parloir, Nicolette s’approcha d’une fenêtre, appuya
son front contre la vitre tiède encore de la chaleur du jour, et se tint
là, toute rêveuse, le regard captivé par l’immensité du paysage qui se
déroulait sous ses yeux.

Aux pieds du roc taillé à pic, verdâtre à sa base, et à sa cime doré par
le soleil couchant, coulait le Rhône avec ses vagues tumultueuses, ses
tourbillons redoutables, son écume blanchâtre, et les reflets dont la
lumière méridionale, ardente et crue, rayait ses eaux rapides,
entraînées ainsi qu’un torrent débordé. Sur la largeur de son lit,
parallèlement au viaduc du chemin de fer, dont les arches brunies
encadraient des coins d’horizon tremblant, où se confondaient dans une
brume argentée le bleu du ciel et le vert du flot, un pont suspendu se
balançait à l’extrémité de câbles en fer, fixés aux piles massives,
plantées en plein courant. De l’autre côté du fleuve, le château de
Tarascon dressait ses vieilles murailles et ses créneaux, qui
allongeaient leur ombre sur le quai descendant vers la grande place de
la ville. Le long des rives aux berges escarpées, se déroulait un double
rideau de cyprès et de saules, au delà duquel les toitures rouges, les
façades grises, les volets verts parsemaient de taches toutes vibrantes
sous le soleil, les verdures roussies et poussiéreuses. Sur la droite, à
l’entrée de la plaine de Beaucaire, le canal du Midi traçait un sillon
lumineux, droit et régulier, qui allait se perdre au loin entre des
champs couverts d’oliviers rabougris et difformes, étalant leur
feuillage sombre sur le sol desséché. Puis, à travers les vastes
étendues bornées au loin par la chaîne des Alpilles, c’étaient des
routes toutes blanches, se croisant et s’enchevêtrant, fuyant entre les
blés jaunis et les vignes aux longs rameaux rampants. Le jour éclatant
s’apaisait, remontait le long des collines aux flancs roses, au sommet
desquelles commençait à se lever une brise fraîche dans l’ombre dont les
enveloppait peu à peu le soleil déclinant.

--Qu’il serait doux de vivre ici, toujours, en présence de Dieu et de
son œuvre! soupira Nicolette. Je l’aimerai avec plus de passion, je le
prierai avec plus de ferveur s’il daigne m’ouvrir cette sainte maison.

Comme si ce cri de son âme eût été écouté, un bruit se fit de l’autre
côté de la grille, et une voix de femme dit avec douceur:

--Loué soit Notre-Seigneur Jésus-Christ.

--A jamais, se hâta de répondre Nicolette en venant s’asseoir contre la
grille, afin de se rapprocher de la prieure qu’elle entendait, mais ne
pouvait voir, la règle des Carmélites leur interdisant de se montrer à
des étrangers, autrement que voilées.

--Est-ce vous, mademoiselle Suarez? reprit la voix.

--Je vous attendais, ma mère!

--Vous désirez me parler, ma chère fille?

--Toujours au sujet des résolutions que je dois prendre, oui, ma mère.

--Je vous écoute.

--Vous savez, ma mère, reprit Nicolette, que depuis trois ans, je suis
décidée à embrasser la vie religieuse; que ce désir, longtemps combattu
par ma famille, est devenu plus puissant et plus irrésistible après la
mort de mon père. J’avais perdu ma mère étant encore au berceau. Le
nouveau malheur qui m’a frappée m’a faite orpheline. Je n’ai plus
d’autre parent que ma sœur; elle est mariée et heureuse. Je ne manquerai
donc à personne en me donnant à Dieu, et je suis libre, alors qu’il
m’appelle, d’aller à lui. Vous avez reçu sur ce point mes confidences.

--Et j’en ai gardé le souvenir, car elles m’ont vivement impressionnée.
J’ai cru y voir un symptôme de votre vocation, surtout quand vous m’avez
révélé qu’à l’âge de seize ans, vous aviez spontanément fait vœu de
chasteté perpétuelle, et que ce vœu, vous ne l’avez jamais regretté.

--Jamais, ma mère, pas plus que je n’ai douté de ma vocation. Le doute
qui s’était élevé dans mon âme tenait, vous ne l’ignorez pas, à une
autre cause. Le divin Sauveur me voulait, j’en étais sûre, sa volonté
s’étant manifestée à moi par des signes certains. Mais sous quelle forme
désirait-il que j’entrasse à son service? Devais-je me consacrer aux
malades et aux pauvres? Devais-je frapper à la porte d’un cloître tel
que celui-ci? J’ai longtemps hésité, suppliant le ciel de me désigner
clairement l’ordre que je devais choisir. Enfin, sur le conseil de mon
directeur, l’abbé Cardenne, j’ai fait une retraite, au terme de laquelle
une confession générale lui a permis de discerner dans mon âme le
témoignage décisif de la volonté du Seigneur. Je viens donc vous
annoncer que cette volonté s’est trouvée d’accord avec mon secret désir.

--Votre choix est fait? s’écria vivement la prieure.

--Oui, ma mère, et dans quelques semaines, je vous prierai de m’ouvrir
les portes du Carmel. J’aurai alors atteint l’âge de ma majorité; le
consentement de mon tuteur ne me sera plus nécessaire; je serai libre.

--Les portes du Carmel s’ouvriront devant vous, ma chère fille, si vous
persistez dans votre dessein. Jusque-là, continuez à prier, afin que le
Seigneur vous éclaire!

--Oh! ma mère, répondit Nicolette, depuis le jour de ma première
communion, j’ai souhaité, passionnément souhaité de le servir, d’être à
lui, de n’être qu’à lui, de lui offrir toute ma vie.

--Ce souhait pieux n’implique pas forcément une vocation religieuse.
Vous pouvez servir Jésus en restant dans le monde; là, aussi, il faut
des exemples.

--Que d’autres les donnent! A chacun sa tâche! Moi, je sens bien que je
ne saurais être heureuse que dans la paix du cloître!

--Notre règle est sévère, mon enfant, insista la prieure.

--Serait-elle plus sévère encore, je la trouverais douce! Prier au pied
de la croix, continua Nicolette d’un accent où se révélaient
l’enthousiasme de son âme surnaturalisée et l’ardeur de sa foi,
contempler Dieu, l’implorer pour ceux qui l’oublient, expier les péchés
de ceux qui l’offensent, se mortifier, jeûner, se vêtir de bure, porter
un cilice, cela n’est que volupté, ma mère, vous le savez bien. Est-il
au monde une joie qui vaille la joie de s’immoler à Jésus-Christ?

Et ses beaux yeux rayonnant d’une flamme étrange, Nicolette redressait
sa fine tête brune, regardant, transfigurée, la voûte du parloir, comme
si par delà cette voûte elle eût aperçu le Crucifié dans sa gloire,
l’amant divin qui nous ravit nos filles, embrase d’amour leur cœur
extasié, leur inspire les sacrifices héroïques et les pousse au martyre.

--Qu’il soit donc fait comme vous le voulez, mon enfant, reprit la
supérieure, remuée jusqu’aux entrailles par le cri qu’elle venait
d’entendre. Aussitôt que vous m’aurez fait savoir que vous êtes prête,
je soumettrai votre demande à nos mères professes. Elles vous
accueilleront avec bonheur, je le sais, et pendant la durée de votre
noviciat, nous aurons le loisir de rechercher si véritablement notre
Sauveur vous veut.

Le visage de Nicolette s’épanouit dans un sourire de contentement. Toute
radieuse, elle se leva.

--Adieu donc, ma mère! s’écria-t-elle; à bientôt.

Elle sortit du parloir, traversa une petite cour, entra dans la
chapelle, et s’agenouilla. Comme elle était heureuse! Elle touchait
enfin au but si longtemps poursuivi. Quelques jours encore, et, parée
comme une fiancée, elle viendrait se prosterner sur les marches de
l’autel, célébrer ses noces avec l’Époux qu’elle se donnait librement.
Puis elle franchirait la grille mystérieuse qui s’étendait à gauche de
cet autel; elle prendrait place dans le chœur des religieuses; elle
aurait sa part de leurs prières et de leurs travaux; elle se préparerait
à prononcer les vœux éternels dont elle savait par cœur la formule, tant
elle s’était accoutumée à la répéter, dans le silence de ses veilles
consacrées à des méditations, véritable apprentissage de la vie
monastique, dont son pieux enthousiasme ne lui laissait voir que les
roses. Et dans un élan d’ardeur confiante et jeune, elle évoquait le
tableau de son existence future, elle remerciait Dieu qui lui préparait
tant de douces heures que ne connaîtront jamais ceux qui n’ont pas subi
l’indescriptible folie de la croix. Toute brûlante était la prière qui
montait de ses lèvres vers son divin Maître et vers l’immortelle et
sainte Thérèse, la grande réformatrice du Carmel, brûlée aussi de toutes
les flammes du céleste amour, et dont elle voulait imiter les exemples
et pratiquer les vertus.

Tout à coup, de l’autre côté de la grille claustrale qui séparait le
chœur des religieuses de la partie de la nef réservée aux fidèles, elle
entendit un bruit de pas. La Communauté se réunissait pour l’office du
soir. Bientôt une psalmodie lente et monotone s’éleva dans le silence de
la chapelle assombrie par la chute du jour. Il semble que ces accents
uniformes ne pouvaient émouvoir l’âme de Nicolette accoutumée à les
écouter. Mais dans l’état d’esprit où elle se trouvait, il lui parut
qu’ils arrivaient à ses oreilles pour la première fois. Toutes les joies
du cloître, ces joies qu’elle brûlait de connaître, lui apparaissaient
dans ce cantique triste et doux, chanté sur un ton de mélopée, sans
harmonie et sans couleur.

Elle fut bouleversée. Des larmes roulèrent de ses yeux sur ses mains
croisées, fiévreuses et tremblantes, tandis que son âme se répandait aux
pieds de Dieu, en supplications passionnées. Elle resta ainsi, abîmée
dans sa prière, et ne songea à partir que lorsque l’office eut pris fin.

Taillé à pic du côté du Rhône, comme un mur de forteresse, le rocher à
la cime duquel s’élevait le couvent, s’abaisse par une pente douce du
côté de la plaine. Le chemin circule à travers les garigues, en coupant
un bois de chênes verts, bas et clair-semé, venu parmi les blocs
calcaires. Le feuillage de quelques figuiers égaye seul cette végétation
desséchée sur laquelle le mistral impétueux pousse d’en bas des flots de
poussière. C’est ce chemin que prit Nicolette en sortant de la chapelle.
Toute agitée encore par l’émotion qu’elle venait de ressentir, elle
emportait avec soi l’ineffaçable impression de ces moments qui lui
avaient montré son bonheur prochain.

Maintenant, la brusque fraîcheur de l’air annonçait la nuit. Le ciel se
violaçait. Au bord des vapeurs pâlies, entraînées dans l’espace,
s’éteignaient lentement l’or et la pourpre des derniers rayons du jour.
Les astres, l’un après l’autre, perçaient l’azur blanchissant. Le Rhône
devenait noir, sa rumeur plus plaintive et plus grave. Dans les rues de
Beaucaire, des lampes s’allumaient aux fenêtres béantes des maisons
assombries; les réverbères, peu à peu, étoilaient l’ombre.




II


Autour de la maison, le long des treilles grimpantes, la nuit se faisait
plus obscure. Sur le perron, Nicolette, en entrant dans le jardin,
aperçut, appuyée à la balustrade en pierre, une fine et blanche
silhouette de femme. Elle reconnut sa sœur.

--Me voilà, Irène! lui cria-t-elle en traversant la pelouse pour la
rejoindre plus vite.

--Je commençais à être inquiète, ma chérie, répondit Irène en la
recevant dans ses bras tout essoufflée.

Nicolette l’embrassa:

--Le temps passe vite quand on prie. Puis elle ajouta: Ton mari est-il
arrivé?

--Non; il m’a télégraphié de Marseille que son retour est remis à
demain.

--Je respire; c’est lui surtout que je craignais d’avoir fait attendre.
Rentrons.

Nicolette entraîna sa sœur dans la maison. Le dîner était servi. Sous la
flamme de la lampe, le couvert dressé, l’ameublement de la salle à
manger, la toilette d’Irène révélaient la vie large et luxueuse, des
habitudes de bien-être et d’élégance.

Madame Malivert était vêtue d’une robe blanche dont le corsage aux plis
amples flottait autour de sa taille. Aux épaules et aux bras, l’étoffe
transparente se dorait de la chaude couleur de la peau. Une dentelle
jetée sur les cheveux en assombrissait la masse blonde, soyeuse et
légère. La figure, aux traits délicatement dessinés, quoique ronde et
pleine, s’éclairait de l’expression douce et caressante des yeux bleus
où se révélait une âme plus tendre qu’ardente. C’était, dans
l’épanouissement de son opulente beauté, un saisissant contraste avec
Nicolette, petite et brune, si maigre dans sa robe noire qu’elle
semblait n’avoir que le souffle, et comme consumée par un feu intérieur
dont son regard, détaché de la terre, trahissait la violence. Jamais
fleurs d’un même arbre ne furent plus dissemblables que ces deux jeunes
femmes nées des mêmes parents.

Leur mère était morte en mettant Nicolette au monde. Élevées par leur
père, Joseph Suarez, architecte à Paris, elles l’avaient perdu seize ans
plus tard. A cette époque, Irène était déjà mariée. Toute jeune, elle
avait épousé, quoiqu’il eût le double de son âge, un riche propriétaire
du Gard, M. Jacques Malivert. Elle habitait Beaucaire avec lui. Après la
mort de son père, elle avait offert à Nicolette, qu’elle chérissait, un
asile accepté avec reconnaissance.

Depuis cette époque, les deux sœurs vivaient en commun. Nicolette rêvait
déjà des douceurs de la vie monastique qu’elle se proposait d’embrasser.
Elle ne faisait pas mystère de ses projets; mais elle en avait ajourné
l’exécution jusqu’au moment où, ayant atteint sa majorité, elle pourrait
disposer librement d’elle-même et obéir au penchant qui l’entraînait
vers le cloître, sans avoir à lutter contre la volonté de son tuteur
Jacques Malivert, qui lui refusait son consentement.

En attendant la réalisation de ses espérances, elle se considérait comme
consacrée à Dieu. De pieux exercices remplissaient ses journées. Quoique
retenue encore dans le monde qu’elle était résolue à fuir, elle se
plaisait à y vivre comme une religieuse. Elle écartait tout plaisir et
toute distraction; elle allait toujours vêtue d’une robe noire, jeûnait,
priait, s’imposait des privations de toutes sortes, et n’était heureuse
que lorsqu’elle pouvait s’agenouiller, tantôt dans sa chambre où elle
prolongeait ses veilles, prosternée devant Dieu, tantôt dans la chapelle
des Carmélites, vers laquelle l’attiraient une puissance secrète et un
invincible attrait.

La douleur dans l’âme, Irène voyait approcher le moment où sa sœur lui
échapperait. Elle l’aimait tendrement. Dans la tristesse de son
existence, elle ne connaissait d’autre joie que celle de cette affection
payée de retour, mais condamnée à être brisée tôt ou tard. Mariée à un
homme plus âgé qu’elle, elle n’avait pas trouvé les félicités
qu’engendre l’amour. Séduit un jour par sa beauté, peut-être aussi par
le chiffre de sa dot, Malivert, en l’épousant, n’avait rien compris à
cette créature délicate et sensible qui s’était laissé prendre sans se
donner. Après avoir cru la conquérir, il n’avait pas su se faire aimer
d’elle. Irène, en lui, voyait un maître, et non un amant. A ses côtés,
elle était sans confiance. Le temps, en s’écoulant, loin de la
rapprocher de celui dont elle portait le nom, la détachait de lui. Par
surcroît de malheur, elle n’avait pas d’enfant; existence vide et
dépossédée. Nicolette seule trompait encore son amer désenchantement en
lui tenant lieu de tout ce qui lui manquait. Aussi Irène était-elle
saisie d’une âpre angoisse toutes les fois qu’elle constatait que
Nicolette allait la quitter pour toujours.

Cette préoccupation la dominait ce soir-là, tandis que le dîner se
continuait silencieusement. Elle regardait sa sœur avec inquiétude,
cherchant à deviner ce que pensait la jeune fille, se demandant si
l’événement qu’elle redoutait allait se produire et Nicolette
l’abandonner. Les yeux baissés, Nicolette mangeait du bout des lèvres,
touchait à peine aux plats, choisissait les mets les plus simples,
repoussait les plus recherchés, comme si elle eût voulu déjà se
mortifier et s’essayer aux privations qu’elle subirait dans le cloître.
Au dessert, composé de sucreries et de fruits, elle plia sa serviette,
la posa près d’elle sur la table, et se croisant les bras, après avoir
fait le signe de la croix, elle attendit pensive que sa sœur eût achevé
son repas.

--Tu as fini! Déjà! Tu n’as pas mangé! s’écria Irène.

--J’ai mangé à ma faim et bu à ma soif, répondit Nicolette. Tout le
reste serait superflu.

Le domestique qui venait de servir se retirait. Irène plus libre reprit:

--Tu es rentrée bien tard, ma chérie. Je ne t’ai pas demandé où tu
t’étais oubliée; mais je devine que c’est chez les Carmélites.

--Chez les Carmélites, en effet.

--Encore!

--Encore et toujours, Irène; je ne suis heureuse que là.

Irène se leva, fit le tour de la table pour se rapprocher de sa sœur, et
l’ayant prise par la taille d’un geste maternel, elle l’entraîna
doucement jusque dans le salon qui communiquait avec le jardin par une
grande porte vitrée. Cette porte ouverte à deux battants laissait entrer
avec le parfum des fleurs la fraîcheur du soir. Irène s’assit, et
retenant Nicolette debout devant soi, elle lui dit:

--Ingrate enfant, les efforts que je fais pour que tu sois heureuse près
de moi ne sont donc rien?

--Mon cœur en gardera fidèlement le souvenir, ma bonne Irène, et tu sais
bien que ma reconnaissance demeurera éternelle comme ma tendresse pour
toi. Mais personne ne peut rivaliser avec Dieu pour assurer le bonheur
de ses créatures. Il est la source de toute joie et de tout amour.
Allons! embrasse-moi et ne gronde pas.

--Oh! je ne gronde pas, soupira Irène. Mais je suis si triste, en
devinant que tu songes à me quitter!

--Pourquoi parler de notre séparation? L’heure est proche où
j’abandonnerai cette maison; mais elle n’a pas encore sonné. Jusque-là,
jouissons paisiblement de la joie d’être ensemble.

--C’est donc vrai? tu veux partir!

--Peut-on résister à la voix du ciel? Longtemps j’ai pu mettre en doute
sa volonté; je ne le peux plus aujourd’hui. Au printemps prochain,
j’entrerai chez les Carmélites.

Ce fut dit d’un accent dont la douceur cachait mal la fermeté, et qui
révélait un dessein définitivement arrêté. Irène connaissait trop bien
sa sœur; depuis trop longtemps elle était initiée à ses perplexités et à
ses espérances pour tenter un effort qu’elle savait devoir être vain.
Mais elle ne put retenir ses larmes ni les lui dissimuler.

--Ne dirait-on pas que je me condamne à quelque affreux supplice!
s’écria Nicolette joyeusement. Si tu pouvais comprendre combien je suis
heureuse, petite sœur, tu ne pleurerais pas. Loin de pleurer, tu te
réjouirais avec moi.

--Me réjouir quand je vais te perdre!

--Tu ne me perdras pas. Tu pourras me voir...

--T’entendre peut-être, mais non te voir. Ne seras-tu pas derrière une
grille, sous un voile qui me dérobera tes traits? Ah! Nicolette!
Nicolette! enfermée dans ton cloître, pourras-tu songer sans remords à
la douleur que tu m’auras causée! Je l’aime si tendrement, ma chérie!
N’es-tu pas plus que ma sœur? n’es-tu pas ma fille? Après la mort de
notre mère, n’est-ce pas moi qui l’ai remplacée près de toi? Quand tu
étais toute petite, et quoique je ne fusse ton aînée que de sept ans, ne
t’ai-je pas prodigué des soins maternels? N’ai-je pas veillé sur ton
enfance maladive? N’est-ce pas à ma sollicitude que tu dois de vivre?

--Tais-toi! tais-toi! murmura Nicolette en posant l’une de ses mains sur
la bouche de sa sœur. Ce que tu rappelles là, je ne l’ai jamais oublié,
et je ne l’oublierai jamais. Mais est-ce l’oublier que de vouloir se
consacrer à Dieu? Là-bas, ma sœur bien-aimée, je te prouverai encore ma
tendresse en priant pour toi.

--Eh! cela fera-t-il que ton départ ne me laisse seule au monde?

--Seule au monde! Et ton mari!...

--Mon mari! murmura Irène avec découragement.

--Jacques t’aime.

--Il m’aime à sa manière, en égoïste, en despote, avec les brutalités et
les emportements de sa nature. Quand, après quelque violence, il me fait
un présent et m’embrasse en me l’offrant, il croit avoir réparé ses
torts! Hélas! il ne sait pas quelle meurtrissure il me laisse au cœur.
Ah! si les jeunes filles savaient à quoi elles s’exposent en se mariant
au gré de leurs parents et non à leur propre gré, elles y regarderaient
à deux fois avant de s’engager.

--Mais tu m’affliges, ma chérie, fit Nicolette en s’agenouillant devant
sa sœur. Es-tu donc si malheureuse? Souvent, trop souvent, j’ai été
témoin des scènes dont tu parles; j’ai pu juger ton mari; je sais qu’il
n’a pas une âme égale à la tienne; je sais qu’accoutumé à commander à
ses ouvriers, à les contenir sous le frein d’une discipline rigoureuse,
il apporte ici des exigences déplacées! Souvent je t’ai vu pleurer; mais
souvent aussi je l’ai surpris à tes pieds, te demandant pardon. Je te
croyais résignée à ses défauts.

--Se résigner est aisé quand on aime.

--Ne l’aimes-tu donc pas? demanda Nicolette avec un accent d’effroi.

--Il a vingt ans de plus que moi! répondit Irène, et plus bas, elle
ajouta:--Si encore j’avais un enfant!...

Et comme elle pleurait, Nicolette la prit entre ses bras en disant:

--Je prierai pour toi, ma sœur bien-aimée; le ciel m’exaucera; il te
rendra la paix avec le courage.

--Le courage et la paix me seraient rendus si tu me restais, Nicolette.
T’ayant à mes côtés, je me sentais forte. Mais, toi partie, que
deviendrai-je? Je n’ai compris toute l’étendue de mon malheur que depuis
ces quelques jours où je te devine toute frémissante du désir de t’en
aller ailleurs. La solitude dans laquelle tu vas me laisser m’épouvante.

Un silence suivit ces paroles. On n’entendait rien que les sanglots qui
gonflaient la poitrine d’Irène et les baisers sous lesquels Nicolette
essayait de les apaiser.

--Je ne suis pas encore partie, dit enfin celle-ci, cherchant à calmer
la peine dont elle venait de recevoir la confidence; je t’aime trop pour
t’abandonner si tu es malheureuse.

--Tu renoncerais à tes projets? fit Irène en relevant la tête.

Cette question parut surprendre Nicolette. Subitement, son effusion
tombait, son visage se transformait, exprimait son étonnement, devenait
froid comme si dans le langage qu’elle venait d’entendre, elle eût
découvert un piége.

--Y renoncer est impossible, dit-elle sèchement. Je ne peux que les
ajourner jusqu’au moment où tu seras faite à l’idée de notre séparation.

--Je ne m’y ferai jamais, s’écria Irène avec emportement, et puisque tu
dois quitter cette maison, autant à présent que plus tard. Ah!
implacable égoïsme des âmes qui se livrent au Christ, je te reconnais.
C’est toi qui me prends ma sœur. Pars, continua-t-elle en se levant, le
regard fixé sur Nicolette toujours agenouillée; pars quand tu voudras.
Je ne te disputerai pas à Dieu.

Sans rien ajouter, elle marcha vers la porte ouverte sur le jardin. Mais
au moment où elle allait en franchir le seuil, un cri de sa sœur
l’arrêta.

--Est-ce toi qui me parles, Irène? demandait celle-ci.

Irène se retourna. Elle vit Nicolette qui la regardait toute pâle, et
tendait de son côté ses mains suppliantes. Le ressentiment qui la
dominait s’évanouit. Elle se précipita sur elle, la releva d’un
mouvement passionné, et la tenant entre ses bras, la couvrit de baisers
et de larmes.

--Pardonne-moi, lui disait-elle; tu n’as jamais su, tu ne peux savoir
combien je suis malheureuse. Ah! si je pouvais te dire! Mais, non, je ne
dois pas troubler la sérénité de ton âme, ma chère sainte; je dois
garder le silence. Tout à l’heure, tu me promettais de prier pour moi!
Oui, prie, prie pour ta pauvre Irène, ma chérie.

--Mais que me caches-tu donc? s’écria Nicolette effrayée par le trouble
où elle voyait sa sœur.

--Tais-toi, tais-toi! reprit celle-ci; ne m’interroge pas; il n’est pas
en mon pouvoir de te répondre.

De nouveau, elle s’éloigna à grands pas et disparut dans l’ombre du
jardin, sans que cette fois l’appel de sa sœur pût la retenir.




III


Vers minuit, Nicolette, retirée dans sa chambre, priait encore. C’était
ainsi tous les soirs. Depuis longtemps, elle s’astreignait à une règle
sévère, tout heureuse de sa servitude volontairement acceptée. Elle ne
se couchait qu’après avoir longuement médité, ayant aux doigts, quand
elle s’étendait sur sa dure couchette, le rosaire qu’elle égrenait en
s’endormant.

Ce jour-là, elle s’était adressée à Dieu avec une ferveur où respirait
sa tendresse pour Irène; elle le suppliait de couvrir de sa protection
sa sœur malheureuse, de la consoler, de lui donner la paix intérieure et
de lui rendre le bonheur perdu.

Un grand calme berçait la maison. Des bruits de roues sur la route,
quelque cri de bateliers descendant le canal au fil de l’eau,
troublaient seuls le silence. Par la croisée que la chaleur obligeait
Nicolette à laisser entr’ouverte, un rayon de lune faisait sa trouée
dans la chambre, allongeant sur le parquet sa lumière ainsi qu’un sillon
d’argent, et dans ce sillon, comme ravivées par ses feux, passaient les
suaves émanations qui montaient du jardin.

Au moment où l’horloge de la ville répandait dans l’air les douze coups
de minuit, Nicolette se leva, ayant fini ses dévotions. Elle ouvrit la
croisée toute grande, s’accouda au balcon et respira la brise fraîche du
Rhône, qui chantait dans les feuillages, en secouant la poussière dont
le vent durant le jour les avait chargés. Elle resta ainsi, les yeux
levés vers le ciel tout embrasé de la clarté des étoiles flamboyantes.
Ses lèvres demeuraient immobiles. Mais de son cœur montaient des prières
nouvelles dans lesquelles elle s’abîmait, détachée de la terre, emportée
dans le rêve qui lui montrait au delà de l’azur les félicités éternelles
promises aux élus. Enfin elle rentra, tira le rideau sur la fenêtre
close et commença sa toilette pour la nuit, debout au milieu de la
chambre, évitant de se regarder dans la glace, détournant les yeux de
son corps de vierge, comme pour ne pas s’exposer à tirer orgueil de sa
beauté, et tressant en une natte épaisse ses cheveux dénoués.

Tout à coup, dans le silence, du côté de la chambre de sa sœur, à
l’autre extrémité de la maison, éclata un cri de détresse, tombé d’une
bouche de femme, et suivi presque aussitôt de la détonation d’une arme à
feu qui fit trembler les murailles. Puis, ce fut dans l’escalier le
bruit d’une course affolée, et, dominant le vacarme, des exclamations de
colère poussées par une voix que Nicolette reconnut pour celle de son
beau-frère Jacques Malivert. Le sang glacé par l’effroi, elle demeurait
immobile, les pieds cloués au parquet. Mais cette immobilité ne dura
qu’une seconde. Convaincue que sa sœur courait un péril, elle s’élança
pour lui porter secours; elle fut arrêtée aussitôt. La porte venait de
s’ouvrir, poussée avec fracas par un bras vigoureux. Nicolette ne put
retenir une plainte et recula terrifiée jusqu’au fond de la chambre,
croisant fiévreusement les bras sur sa poitrine que voilait à peine le
corsage dégrafé. Sur le seuil béant, encadrant l’obscurité de la
galerie, Irène apparaissait, les cheveux sur les épaules, la face
convulsée. Elle n’était pas seule. Sa main crispée étreignait celle d’un
jeune homme, tête nue, horriblement pâle sous l’épaisse moustache noire
qui balafrait son visage, et revêtu de l’uniforme des officiers de
hussards que Nicolette se souvenait d’avoir rencontrés à Tarascon où ils
tenaient garnison. Il résistait et se débattait; mais elle le traînait
derrière elle, quelque effort qu’il fît pour retourner sur ses pas. Elle
l’obligea à entrer, et le désignant à Nicolette, elle dit, tremblante,
folle d’épouvante:

--Sauve-nous, Nicolette; dis que c’est pour toi qu’il était ici.

Sans attendre la réponse de sa sœur, elle traversa la pièce en courant.
A la tête du lit, une porte donnait accès dans une chambre non habitée
par où elle pouvait regagner la sienne. C’est par là qu’elle disparut.

--Qui êtes-vous, monsieur? Que faites-vous ici? s’écria Nicolette.

--M. Malivert nous a surpris en haut de l’escalier, au moment où sa
femme me ramenait. Il a tiré sur nous et il nous cherche. C’est elle qui
m’a conduit ici.

Alors Nicolette comprit. Ses traits se décomposèrent; une horrible
pâleur les voila, et se redressant, elle protesta.

--Mais c’est infâme! Allez-vous rejeter sur moi la responsabilité de
votre crime?

L’officier se rapprocha d’elle.

--Soyez sans inquiétude, mademoiselle, nous ne sommes pas encore morts.
J’ai mon épée, et je vous défendrai.

--Contre qui, malheureux?

Elle ne put achever. Jacques Malivert se dressait sur le seuil. Grand,
les épaules larges, une encolure de taureau, la barbe rousse, sillonnée
de poils grisonnants, l’œil allumé par la colère, brandissant un
revolver, il était terrible. D’abord, il ne vit que l’officier.

--Je te tiens, misérable, rugit-il, et cette fois, tu ne m’échapperas
pas. Après toi, ta complice y passera.

Son bras se levait, dirigeant l’arme sur l’amant de sa femme. Celui-ci
bondit. D’une main ferme, il abattit ce bras menaçant et le contint,
malgré les efforts de Malivert pour se dégager de cette étreinte. Ce
fut, pendant une minute, un combat corps à corps. L’officier violemment
repoussé dut lâcher prise. Mais le revolver tomba. Il y mit le pied,
bravant du regard son adversaire désarmé, qui de nouveau se serait jeté
sur lui si Nicolette, sortant de l’ombre où elle se dissimulait, ne
s’était avancée brusquement.

--Pourquoi voulez-vous nous tuer, Jacques? demanda-t-elle. Quel mal vous
avons-nous fait?

--Vous, Nicolette! s’écria Malivert stupéfait. Ce n’est donc pas Irène!

--Vous le voyez bien.

--C’est pour vous que monsieur est venu?

--C’est pour moi.

Le regard assombri de Jacques s’éclairait; le drame tournait à la
comédie. Railleur, presque gai, il continua:

--Vous la sainte, vous la pure, vous l’hermine immaculée, vous recevez
la nuit un jeune homme dans votre chambre! Sous cette odieuse
accusation, elle se sentit défaillir, et ouvrit la bouche pour se
justifier. Mais Jacques ne lui en laissa pas le temps, et désignant sur
la table un chapelet à côté d’un livre d’heures, il ajouta:--Est-ce pour
le convertir et lui apprendre à réciter des _Pater_ et des _Ave_ que
vous l’avez appelé? Allons, répondez-moi!

--Je pourrais vous répondre si vous étiez en état de m’entendre,
balbutia-t-elle. Mais nous ajournerons toute explication jusqu’au moment
où vous aurez recouvré quelque sang-froid. Si vous n’aviez tiré sur nous
tout à l’heure; si vous ne nous aviez obligés à fuir devant vous, je
vous aurais déjà démontré...

--Et que m’auriez-vous démontré? Tout cela n’est-il pas assez clair, et
la présence de monsieur...

Il n’acheva pas. Son regard brusquement venait de s’arrêter sur le petit
lit blanc non encore défait, au-dessus duquel un grand crucifix étendait
son ombre sainte. Oh! comme il protestait, ce lit virginal! Comme il
attestait clairement l’innocence de Nicolette!

--Eh bien, non, s’écria Malivert, détrompé, je me refuse à croire qu’une
fille telle que vous ait à ce point oublié ses devoirs. Vous avez menti
pour détourner de la tête de votre sœur ma légitime colère; vous vous
dévouez pour elle.

De nouveau, la fureur grondait dans sa voix, s’allumait dans ses yeux.
Nicolette comprit qu’en cette heure suprême, c’en était fait de sa sœur
si elle marchandait son dévouement. Elle prit héroïquement son parti du
mensonge et du sacrifice auxquels elle se condamnait.

--En affirmant ce que j’ai affirmé, fit-elle, j’ai dit la vérité. Je
suis fiancée à monsieur. C’est par ma volonté qu’il est à cette heure
dans votre maison. Mais cela ne vous donne pas le droit de m’accuser
d’avoir oublié mes devoirs. Nous n’avons rien à nous reprocher, si ce
n’est une imprudence de laquelle, après tout, je ne dois compte à
personne, étant libre de mes actes. Quant à ma sœur, si vous la
soupçonnez, interrogez-la; la voici.

Irène entrait, enveloppée dans une robe de chambre, ainsi qu’une femme
chassée à l’improviste de son lit, essayant de dissimuler sous une
surprise feinte sa violente émotion, non encore dissipée.

--Pourquoi ce bruit? demanda-t-elle.

Jacques Malivert, au lieu de lui répondre, courut à sa rencontre. La
prenant par la main, il l’attira brusquement à lui, et les yeux dans les
yeux, l’interrogea.

--Savais-tu que ta sœur avait renoncé à entrer aux Carmélites et
songeait à se marier?

--Je le savais, répondit Irène toute troublée. Elle m’a parlé plusieurs
fois de M. Frédéric de Varimpré.

--Pourquoi ne m’en avoir rien dit?

--Ce n’était pas mon secret.

--Savais-tu aussi que monsieur venait la nuit?

--Cela, je l’ignorais.

--C’est la première fois qu’il vient! objecta Nicolette.

Malivert regardait tour à tour sa femme, Nicolette et l’officier, qui
assistait silencieux à cette scène, indécis sur le rôle qu’il devait y
prendre. L’attitude du mari disait clairement que l’explication qu’il
avait provoquée le laissait incrédule et défiant. Il parut enfin se
décider à la tenir pour vraie, et se tournant vers celui qu’Irène venait
d’appeler Frédéric, il reprit:

--Votre présence à cette heure chez moi, monsieur, est un outrage qui
nous atteint tous, cette jeune fille que vous avez compromise, ma femme
que j’ai soupçonnée, et moi-même dont vous avez violé le domicile. Il
est une seule manière de le réparer, et je veux croire que vous êtes
prêt à vous conduire en homme d’honneur.

--Je suis prêt, monsieur, répondit Frédéric, dominé par les événements,
résigné à les subir.

--Veuillez donc vous retirer. Demain, je vous ferai parvenir mes ordres,
oui, mes ordres;--il accentuait ces mots pour répondre à un geste de
l’officier;--mademoiselle Suarez n’est pas encore majeure, et je suis
son tuteur.

Frédéric de Varimpré obéit. Il s’éloigna à pas lents, après s’être
incliné devant Irène et devant Nicolette, mais en évitant de saluer
Jacques Malivert. Celui-ci le suivit pour le ramener jusqu’à la porte de
la maison. Irène les écouta s’éloigner. Quand elle cessa d’entendre le
bruit de leurs pas, elle se précipita vers sa sœur en murmurant:

--Je n’oublierai jamais combien tu m’as été miséricordieuse; tu m’as
sauvée.

--Et toi, tu m’as perdue! s’écria Nicolette farouche.

--Pardonne-moi, ma sœur!

--Que je te pardonne, quand me voilà obligée de me marier et d’épouser
ton amant!

--Dois-je maintenant me jeter aux pieds de Jacques et lui faire l’aveu
de ma faute? A ce prix, tu recouvreras ta liberté.

Au lieu de répondre, Nicolette pressa le bras de sa sœur en murmurant:

--Tais-toi; le voilà qui revient.

Jacques rentrait en effet. Pendant sa courte absence, il avait retrouvé
sa bonne humeur. D’une voix apaisée, presque caressante, il dit à
Nicolette:

--Vous avez été étourdie et légère, petite sœur, et votre conduite
pouvait avoir de graves conséquences. Je ne vous ferai pas de reproches
cependant, puisqu’il est convenu que vous allez devenir la femme de ce
beau lieutenant. Le mariage réparera tout, et nous voilà délivrés de la
crainte de vous perdre. C’est égal, ajouta-t-il, un sourire ironique sur
les lèvres, qui se fût attendu à cela de la part d’une jeune fille qui
prétendait, il y a trois jours encore, finir ses jours chez les
Carmélites? Vous nous avez joliment trompés.

Nicolette se taisait. Mais chacune de ces paroles entrait dans son cœur
comme une lame acérée, et lui faisait une blessure. Irène eut pitié
d’elle.

--Laisse-la, dit-elle à son mari. La pauvre enfant est anéantie.

--Nous reprendrons demain cet entretien, répondit Jacques. Bonsoir, ma
chère; tachez de dormir; le sommeil vous apaisera.

Il sortit en faisant signe à sa femme de le suivre, comme s’il eût
redouté de la laisser en tête-à-tête avec Nicolette. Tremblante, Irène
obéit, après avoir embrassé sa sœur, sans oser lever les yeux sur elle.
Celle-ci les regarda partir et entendit le bruit de la porte se fermant
derrière eux. Alors, un flot de larmes longtemps contenu s’échappa de
ses yeux, et se tordant les mains dans un accès de désespoir, elle
s’écria:

--Seigneur, j’ai juré d’être à vous; c’est à vous seul que je me suis
donnée, à vous seul que je veux appartenir. Vous ne voudrez pas que je
viole les vœux que j’ai prononcés; ne m’abandonnez pas et ne permettez
pas qu’on m’arrache à vos bras.

Lorsqu’après une nuit d’angoisse et de fièvre, n’ayant pu s’endormir
qu’au petit jour, elle s’éveilla, elle était toute brisée. A la sereine
joie dont la veille encore son âme était pleine, avait succédé un
trouble douloureux. La terrible scène effacée par le sommeil se
reconstituait dans son esprit, revivait avec tous ses incidents, la
frappait de stupeur, au fur et à mesure qu’elle en ressaisissait la
cruelle réalité un moment évanouie. Non, elle ne rêvait pas. C’est bien
elle qui s’était trouvée, tout à coup, mêlée innocente à cette
effroyable aventure; c’est bien elle qu’avait souillée le contact d’un
inconnu jeté dans sa chambre au milieu de la nuit; c’est bien elle que
l’égoïsme de sa sœur affolée et son propre dévouement exposaient sans
défense à une infâme accusation.

Qu’allait-elle devenir maintenant? Comment échapper au gouffre creusé
sous ses pas? Résolue à se consacrer à Dieu, allait-elle voir sa
vocation religieuse se ternir et se briser dans les bras d’un mari aux
caresses duquel elle ne songeait qu’avec horreur? Ce mari, elle ne
pouvait le subir sans violer le vœu de chasteté prononcé jadis. Mais si
elle refusait de l’accepter, elle abandonnait sa sœur aux vengeances de
Malivert outragé. Ce n’est qu’en se sacrifiant qu’elle sauverait Irène.
Ce sacrifice en perspective l’épouvantait, arrachait à ses lèvres et à
son cœur, pour la première fois, un cri de révolte. Dans quel but le
ciel la choisissait-il pour de si terribles coups? S’il voulait qu’elle
se vouât à lui, pourquoi élevait-il entre elle et le cloître un si
redoutable obstacle? C’est en vain qu’elle le lui demandait; il ne
répondait pas, et toute tremblante, craignant de l’avoir offensé en
essayant de scruter ses desseins, elle retombait découragée, brisée par
les entraves imposées tout à coup à son essor vers Dieu.

Dans l’extrême détresse où elle se trouvait, sa pensée la ramenait au
souvenir de son confesseur, l’abbé Cardenne. Depuis longtemps, elle
était accoutumée à se confier à lui. Elle lui avait ouvert son âme dans
ses plus intimes replis; c’est avec son appui qu’elle avait franchi
successivement les diverses étapes par lesquelles elle tentait de
s’élever vers la perfection chrétienne. Lui seul pouvait à cette heure
lui montrer la route qu’en ce moment critique elle devait prendre. Elle
se décida à aller le consulter sur-le-champ, bien qu’elle comprît qu’il
serait impuissant à changer ce qui était et à écarter le dénoûment
qu’elle prévoyait.

Les yeux rougis par les larmes, exténuée de corps et d’âme, elle se
leva, fit machinalement sa toilette, et selon son habitude de tous les
jours, s’agenouilla pour prier. Mais, hélas! les paroles saintes qui
voltigeaient sur ses lèvres ne venaient pas de son cœur. Dans son cœur
désolé, la ferveur était refroidie, dissipée par l’obsession qui le
dominait. Obsession déchirante! C’était la vision de son avenir
transformé, substituée aux espérances longuement caressées. Pour
toujours, le couvent se fermait devant elle. Au lieu de l’amant divin
dont elle avait souhaité passionnément de porter les douces chaînes,
elle aurait un époux qui lui imposerait le joug grossier et abhorré de
l’amour humain. Sa virginité offerte au Seigneur, destinée à fleurir
pour lui, se flétrirait sous d’impurs et corrupteurs baisers. Cette
vision la brûlait, imprimait à son cœur de cruelles morsures, déchaînait
dans sa chair un frisson de répulsion et de honte, et glaçait sur ses
lèvres, accoutumées à prier, les adjurations qu’elle adressait à Dieu.




IV


Le soleil se levait dans un ciel clair, au fond duquel s’évanouissaient
les vapeurs de la nuit. Ses rayons fouillaient les rues étroites, à
travers les tentes grises tendues au devant des maisons; ils coloraient
d’une ardente teinte d’or les murailles blanches et nues, les pavés
étroits et pointus, arrosés dès l’aube; ils tiédissaient peu à peu la
brise qui montait de la mer le long du Rhône et soufflait sur la ville
toute resplendissante dans la joyeuse clarté du matin. Ce n’était déjà
plus la nuit; mais ce n’était pas encore cette lumière crue et
aveuglante qui, dans le Midi, enveloppe les choses et les êtres, au
milieu des journées d’été, d’une chaleur de feu.

Sa messe dite chez les Carmélites, dont il était l’aumônier, l’abbé
Cardenne, rentré dans la petite maison qu’il habitait, parcourait à pas
lents l’unique allée de son jardinet, en lisant son bréviaire. Ce
n’était ni un jeune homme ni un vieillard. Grand, mince et très-pâle,
ses yeux clairs sous les boucles de ses cheveux grisonnants donnaient à
son visage amaigri une saisissante expression de douceur et de bonté,
expression non trompeuse, qui révélait sa tolérance, sa mansuétude, son
ardeur au bien et son zèle à remplir les devoirs de son état. Il
résidait à Beaucaire depuis plusieurs années. Autrefois missionnaire, il
était venu s’y fixer quand sa fragile santé, ébranlée par les fatigues
du plus vaillant apostolat dans les pays africains, l’avait contraint à
renoncer aux périls et aux émotions des longs voyages.

Il vivait là, tranquille, sinon oublié. Ses supérieurs diocésains
connaissaient trop bien son mérite et ses vertus pour l’oublier. En
diverses circonstances, ils avaient voulu lui faire accepter de hautes
fonctions sacerdotales. Mais aux dignités ecclésiastiques il préférait
la modeste retraite qu’il s’était choisie; il persistait à écarter les
offres qui lui arrivaient fréquemment; il s’efforçait de se faire chaque
jour plus humble et plus obscur, comme s’il eût redouté la destinée que
d’autres rêvaient pour lui, et dont il était le seul à se croire
indigne.

En apercevant Nicolette à cette heure matinale, il ne put cacher sa
surprise. Elle venait rarement chez lui; c’est au couvent qu’elle avait
contracté l’habitude de le voir. Fermant son livre, il fit quelques pas
au-devant d’elle.

--Ma visite vous étonne, monsieur l’abbé, dit Nicolette en le saluant.
Elle ne vous étonnera plus quand vous en connaîtrez l’objet.

La pâleur de son visage, l’éclat de son regard, le frémissement de sa
voix, firent comprendre à l’abbé Cardenne qu’elle était sous le coup
d’une violente émotion.

--Ce que vous avez à me dire est-il donc si pressé? demanda-t-il en la
ramenant dans la pièce modestement meublée qui lui servait à la fois de
salon et de cabinet de travail.

--Vous allez en juger, monsieur l’abbé. Ce n’est pas pour me confesser
que je suis venue, c’est pour vous demander un conseil. Je me trouve
dans des circonstances délicates et douloureuses, si douloureuses, si
délicates, que j’aurais hésité à les confier à qui que ce soit, même à
vous, si je savais que les confidences que vous allez recevoir resteront
à jamais enfermées dans votre cœur, et qu’aucun événement ne pourra les
en faire sortir.

--Parlez vite, mon enfant; vous m’effrayez un peu, je vous l’avoue.

Ils étaient seuls, elle, assise, comme écrasée par le fardeau du secret
qui allait s’échapper de sa bouche, le regard fixé sur le jardin désert
où les buis en bordure, chauffés par le soleil, répandaient leurs
parfums; lui debout, anxieux, se demandant s’il allait entendre l’aveu
d’un crime, ou le cri de quelque profonde misère. Nicolette voulut
parler, mais les mots fuyaient ses lèvres, et tout à coup un flot de
larmes jaillit de ses yeux. L’abbé poussa une chaise contre le fauteuil
où elle était assise, et rapproché d’elle, il dit à demi-voix:

--C’est donc bien grave?

Elle fit un effort pour dominer sa défaillance passagère et tout à coup
se mit à parler rapidement, le rouge au front, toute honteuse de ce
qu’elle était contrainte de révéler, pressée d’avoir fini et ne voulant
cependant rien oublier de ce qui pouvait permettre à son confident
d’apprécier l’inextricable difficulté contre laquelle elle se débattait.

--Voilà ce qui s’est passé, dit-elle en finissant. Que dois-je faire?

L’abbé commença par garder le silence. Il s’était levé et marchait dans
la pièce étroite, les mains derrière le dos, s’arrêtant parfois au
dehors, sur le perron, puis reprenant sa marche, et regardant tout ému
mademoiselle Suarez.

--Puisque vous avez eu le courage d’un si généreux dévouement, dit-il
enfin, je crois, mon enfant, que votre devoir est de vous dévouer
jusqu’au bout et d’achever votre œuvre.

--J’attendais cette réponse, gémit-elle.

--Je ne saurais vous tracer une autre conduite. Votre sœur a été
coupable; mais si Dieu vous a inspiré le devoir de lui sauver l’honneur,
et peut-être la vie, c’est qu’il n’a pas voulu la châtier
impitoyablement. A l’heure même où il lui infligeait un effroi salutaire
et par un coup retentissant la ramenait à lui, il entendait se servir de
vous pour la détacher du péché. C’est Dieu, mon enfant, qui vous a dicté
les paroles par lesquelles a été arrêté le bras du mari prêt à se
venger. Sa volonté apparaît si clairement, que tenter de s’y dérober
serait l’offenser.

--N’est-ce pas l’offenser davantage que de manquer aux promesses
solennelles que je lui ai faites? A l’âge de seize ans, vous le savez,
mon père, j’ai prononcé un vœu de chasteté perpétuelle; hier encore, je
prenais devant le ciel l’engagement de revêtir le saint habit des
Carmélites.

--Ces promesses inspirées par votre piété n’ont été entendues que par
Dieu; elles lient votre conscience, mais non votre personne, et il sera
aisé de vous en relever.

--Ainsi, mon père, vous me conseillez de me marier?

--Je vous le conseille, et tout autre à ma place vous le conseillerait.

--Me voilà donc condamnée au malheur pour toute ma vie! soupira
Nicolette; je suis innocente, cependant; pourquoi la responsabilité du
crime que d’autres ont commis va-t-elle peser sur moi?

--N’interrogez pas le ciel, ma fille; ce qui arrive, il l’a voulu, et
vous devez vous y résigner.

--Être obligée de me marier au moment où j’allais me donner à Dieu,
d’épouser un homme qui m’est inconnu et que sa conduite me défend
d’estimer, le sacrifice est cruel!

--Oui, certes, le sacrifice est cruel, et Dieu vous éprouve. Mais loin
de vous affliger qu’il vous ait choisie pour faire peser sur votre front
sa colère, vous devez vous en réjouir, et puisque vous n’avez rien à
vous reprocher, lui rendre grâce sans chercher à deviner ce que cachent
ses arrêts. Vous aviez résolu de vous immoler à lui; immolez-vous! Tôt
ou tard, sur cette terre ou dans son royaume, il vous dédommagera des
souffrances que vous aurez endurées pour la gloire de son nom. Et comme
Nicolette, tout en pleurs, secouait la tête, sans trouver en soi la
force de se résigner, l’abbé Cardenne ajouta:--Ce qu’il ordonne est pour
un bien. Qui sait si nous ne nous étions pas trompés, vous et moi, dans
le choix de votre vocation? Qui sait si en choisissant la vie
monastique, vous n’aviez pas trop présumé de vos forces? Et puis, mon
enfant, toutes les âmes pures doivent-elles se réfugier égoïstement dans
le cloître? N’est-il pas bon qu’il en reste dans le monde? Là aussi,
vous pourrez faire votre salut, et en même temps que vous y
travaillerez, travailler par la parole et par l’exemple au salut de ceux
parmi qui vous vivrez. Le mariage qui vous épouvante aura des douceurs,
soyez-en sûre, et entre toutes celles que vous pourrez y trouver, la
douceur d’avoir converti l’homme dont vous aurez accepté le nom. Pour
une âme chrétienne, la vie n’est jamais aussi sombre, aussi désespérée
qu’elle vous apparaît dans l’épreuve. L’adversité a ses lendemains. A la
peine que vous ressentez aujourd’hui succéderont des heures plus
clémentes. Vous serez toute surprise de l’apaisement qui se fera dans
votre âme, quand vous songerez au dévouement exercé sans faiblesse et au
devoir accompli avec vaillance.

L’abbé Cardenne parla longtemps ainsi. Peu à peu, sous l’influence de
ses exhortations, Nicolette se rassérénait. Tout ce qu’il lui disait,
elle se l’était dit à elle-même durant les heures qui venaient de
s’écouler. Mais, dans la bouche du prêtre, ce langage revêtait une
autorité plus grande; il berçait son mal, il la disposait à souffrir
sans se plaindre. Elle se résignait aux changements survenus.

--C’en est donc fait! s’écria-t-elle, quand il cessa de parler; je ne
serai pas religieuse! Que la volonté de Dieu s’accomplisse! Et vous, mon
père, unissez vos prières aux miennes, afin qu’il me donne le courage de
l’accomplir. A bientôt; je vous reverrai.

Elle s’éloigna lentement, accompagnée jusqu’à la porte de la petite
maison par le prêtre miséricordieux dont les accents venaient de lui
montrer clairement son devoir. Une fois dehors, elle se dirigea vers une
église qui se trouvait sur son chemin et entendit la messe. Elle pria
longuement et ardemment. Sa ferveur était revenue. Fière d’avoir été
choisie pour de dures épreuves, son âme, qui maintenant brûlait de
souffrir, les appelait avec un enthousiasme de martyr.

Ses dévotions terminées, elle rentra. Ses résolutions prises, elle avait
hâte de les faire connaître à Jacques Malivert, et en même temps de se
justifier, en lui expliquant la présence de M. de Varimpré dans sa
chambre. Elle voulait bien sauver sa sœur, en se sacrifiant, mais non
rester exposée aux soupçons injurieux que les apparences laissaient
peser sur elle. Elle entendait que Jacques fût convaincu qu’elle n’avait
pas cessé d’être pure, afin que personne ne pût l’accuser de ne se
marier que pour cacher une faute.

Jacques était déjà sorti. Il possédait aux portes de la ville, sur la
route de Nîmes, des carrières de pierre de taille. La pierre de
Beaucaire est célèbre dans la Provence et dans le Languedoc. C’est de là
que le mari d’Irène tirait la plus grosse portion de ses revenus. Une
partie de la dot de sa femme avait été consacrée à créer une
exploitation qu’il dirigeait lui-même. Chaque matin, il se rendait dans
les carrières pour s’assurer que les ouvriers avaient pris le travail à
l’heure réglementaire. C’est au milieu d’eux, en exerçant sa
surveillance, qu’il était devenu l’homme emporté, brutal et dur, dont la
colère avait éclaté si terrible durant la nuit.

En attendant son retour, Nicolette s’enferma chez elle, négligeant
d’aller embrasser sa sœur, ainsi qu’elle le faisait tous les jours à son
réveil. Quelque résolue qu’elle fût à épuiser le dévouement et à
pardonner, son cœur conservait encore, en ce moment si rapproché de
l’aventure qu’elle déplorait, un ressentiment légitime que le temps seul
pouvait dissiper. Elle craignait de ne pouvoir le cacher en présence
d’Irène, et cette crainte lui faisait fuir l’occasion d’un entretien qui
n’aurait pu avoir d’autre objet que les événements de la nuit. Mais
l’entretien qu’elle redoutait, Irène le cherchait. En proie à d’amers
regrets, malheureuse de l’infortune de sa sœur, elle n’avait pu ni
fermer les yeux, ni donner libre cours à ses larmes, contenue par la
présence de son mari endormi à côté d’elle et qu’elle redoutait
d’éveiller, pressentant les questions qu’il lui adresserait s’il
surprenait son trouble. Après l’avoir vu se lever, s’habiller et partir,
elle s’était précipitée chez sa sœur, dévorée du désir de la revoir, de
l’embrasser, d’implorer son pardon. A la même heure, Nicolette se
rendait chez l’abbé Cardenne. Irène, inquiète de cette sortie matinale
dont elle ignorait le but, avait conçu de mortelles inquiétudes qui ne
se dissipèrent que lorsqu’elle apprit que sa sœur venait de rentrer.
Elle alla sur-le-champ la trouver.

En la voyant, Nicolette ne put retenir un geste d’impatience. Ses yeux
rougis par les larmes, ses traits décomposés, sa pâleur exprimaient sa
peine avec tant d’éloquence qu’Irène se fit horreur. Son affection
fraternelle l’emporta sur la prudence.

--Apaise-toi, ma sœur chérie, dit-elle. Si j’ai eu hier recours à ta
tendresse et fait appel à ta pitié, c’est que le retour de Jacques avait
troublé ma raison. La mort que j’ai vue de si près m’épouvantait.
L’épouvante m’a jetée à tes pieds. J’étais folle. Mais, cette nuit, le
calme est rentré dans mon cœur, et la résignation avec le calme. Je sais
ce que mon devoir m’ordonne. J’expierai ma faute...

--Et que m’importe ton expiation! C’est affaire entre ta conscience et
toi. Ton repentir ne me rendra pas le bonheur.

--Tu ne m’as donc pas comprise? Jacques saura la vérité. Je suis prête à
lui en faire l’aveu.

Nicolette, à ces mots, se redressa, et étreignant sa sœur d’un mouvement
où se confondaient son amour et sa colère non encore domptée, elle
reprit:

--Je te défends de le détromper. Pour lui comme pour toi, il faut qu’il
ignore toujours que tu as oublié tes devoirs. Le bonheur de toute ta vie
est à ce prix.

--Mais s’il ne peut être assuré qu’au prix du tien, je n’en veux pas.

Un silence suivit ces paroles. Nicolette, les mains dans celles de sa
sœur, le regard fixé sur l’horizon auquel servait de cadre la fenêtre
ouverte, semblait y chercher l’apaisement. Ses traits peu à peu se
détendaient; l’attendrissement qui montait dans son cœur, au souvenir du
passé durant lequel Irène lui avait prodigué sa tendresse maternelle et
ses soins, la transfigurait. Les paroles de son confesseur lui
revenaient en mémoire.

--Rien n’arrive que par la volonté de Dieu, dit-elle enfin d’un accent
triste et doux. Je suis dans ses mains; il a disposé de moi; je me
soumets à sa volonté.

--Me pardonneras-tu jamais? demanda Irène.

--Oui, si tu peux m’affirmer que tu oublieras celui qui va devenir mon
mari et que tu lutteras par la prière contre le sentiment criminel qui
t’a faite faible devant lui.

--O Nicolette, suis-je donc si dégradée à tes yeux que tu me supposes
capable de l’aimer encore, maintenant qu’il va t’appartenir! Ne redoute
rien de moi. Je passerai ma vie à regretter le mal qu’involontairement
je t’ai fait. Je n’accepterais même pas le sacrifice auquel tu as
consenti, si je n’avais le ferme espoir que tu aimeras ton mari. Et plus
bas, elle ajouta:--J’ai été plus coupable que lui; il est digne de toi.

--Cela, je le saurai plus tard, répondit Nicolette.

Ce fut tout, et sous son visage attristé, les pensées qui se pressaient
dans son cœur demeurèrent impénétrables.




V


Le lieutenant Frédéric de Varimpré appartenait à une ancienne famille
dont plusieurs membres avaient porté les armes avec honneur. Son père,
général en retraite, vivait aux environs de Sancerre dans une terre de
laquelle il tenait son nom; sa mère était elle-même fille de soldat. Ils
n’avaient que cet enfant. Il devait recevoir d’eux pour héritage le
prestige d’une vie sans tache et une honnête aisance. Dans la carrière
où il était entré, l’éclat de ses mérites ne le protégeait pas moins que
le souvenir de la gloire paternelle. Ses camarades l’aimaient; ses chefs
l’estimaient; ils lui prédisaient un brillant avenir. Le parti était
avantageux pour Nicolette, que son éducation, sa dot, sa famille
rendaient digne aussi de ceux à qui elle allait s’allier. La dramatique
aventure qui subitement avait troublé son repos semblait donc n’être
arrivée que pour un bien.

Quand elle connut les renseignements recueillis par Malivert sur le
fiancé que lui donnait le hasard, elle se rassura. Si ces renseignements
exprimaient la vérité, elle pouvait espérer non le bonheur,--elle ne
croyait plus au bonheur,--mais une existence honorée, paisible, dont
elle consacrerait à Dieu une bonne part. Cette espérance fut son unique
consolation durant les jours qui préparèrent la première visite que lui
fit Frédéric avec l’agrément de Jacques Malivert.

Cette visite avait été précédée de longs pourparlers entre les deux
hommes et d’une démarche officielle du général de Varimpré et de sa
femme, venus à Beaucaire tout exprès pour demander la main de Nicolette.
Lorsque l’officier entra un soir dans le salon où se trouvait la jeune
fille avec sa sœur et son beau-frère, elle ne put se défendre d’une
émotion douloureuse. Elle parvint cependant à la surmonter. Son
sacrifice étant résolu, elle entendait l’accomplir jusqu’au bout avec
autant de bonne grâce que de dévouement. En outre, pour prolonger
l’erreur de Malivert et protéger Irène contre les soupçons de son mari,
elle était tenue de traiter Frédéric comme un ancien ami, de feindre, en
le revoyant, une joie égale à la sienne. Il fallait continuer, sous
cette forme, son généreux mensonge.

Elle trouva dans le lieutenant un complice habile et aimable. Pendant
cette soirée, les dernières défiances de Malivert furent dissipées.
Quant à Irène, quelque pénibles que fussent les sentiments qui
obsédaient son cœur, elle demeura froide, simple, impénétrable. Personne
ne put deviner le terrible secret qui existait entre elle, sa sœur et
Frédéric. Nicolette elle-même fut convaincue de son repentir. Toute son
attitude disait que l’amour brisé était mort et ne ressusciterait pas.

Le général et madame de Varimpré témoignèrent à leur future bru une
paternelle bonté. Ils lui firent l’éloge de Frédéric; avec un mari tel
que lui, elle ne pouvait manquer d’être heureuse. Elle répondait de son
mieux à ces marques d’affectueuse sympathie, et quand un amical débat
s’engagea pour la fixation de l’époque du mariage, elle approuva tout ce
qu’on voulut décider, ne montrant pas plus de répugnance que
d’impatience devant le courtois empressement du lieutenant.

Il est certain que toute femme à sa place en eût été flattée. Son fiancé
avait vingt-huit ans. Le brillant uniforme des hussards seyait à sa
taille élégante et robuste. Sous ses cheveux bruns, coupés en brosse, le
front bronzé se dessinait pur et intelligent. Une moustache épaisse
accentuait sa physionomie énergique; mais la douceur caressante des yeux
tempérait la dureté des traits. La voix, grave, vibrait harmonieusement,
trahissait une âme ardente et tendre. En entrant, Frédéric s’était
avancé vers Nicolette pour la saluer, et lui avait tendu la main, en lui
offrant un énorme bouquet de roses. Durant toute la soirée, elle garda
ce bouquet dans les mains. Lorsque quelque parole prononcée de trop près
faisait monter le sang à ses joues, feignant de vouloir respirer le
parfum des fleurs, elle y plongeait son visage pour en dissimuler la
rougeur.

Tout contribuait ce soir-là à la rendre sensible. Pour la première fois,
elle venait de rompre avec les sévérités de sa vie passée. Elle avait
quitté ses vêtements noirs, remplacés maintenant par une robe en soie de
couleur claire, entr’ouverte sur sa poitrine et dont les manches courtes
et larges laissaient voir, sous un flot de dentelles, la blancheur de
ses bras. Ses cheveux, qu’elle arrangeait ordinairement sans
coquetterie, étaient coiffés avec art. Irène, empressée à la faire
belle, avait voulu piquer dans leur masse épaisse et lourde, sur le
derrière de la tête, une touffe de grenadier, qui avivait de son chaud
incarnat le teint doré de la nuque. L’émotion que ressentait Nicolette
allumait dans ses yeux une flamme dont l’ardeur se répandait sur son
visage. Elle se sentait belle; et tout embarrassée du rôle qu’elle était
condamnée à jouer, mal à l’aise sous ses parures, presque honteuse de
l’étonnement provoqué chez ceux qui avaient coutume de la voir, par sa
grâce subitement révélée, elle laissait se dégager d’elle, à son insu,
sans effort de sa volonté, le charme infini d’une beauté qui s’épanouit
et d’une pudeur qui s’alarme.

Au bout de quelques instants, on s’éloigna d’eux pour les laisser se
parler librement. Alors, Frédéric, qui s’était assis auprès d’elle, se
leva et lui dit:

--Mademoiselle, puisqu’on nous permet de rester en tête-à-tête,
voulez-vous me suivre dans le jardin? Nous y serons mieux qu’ici pour
échanger quelques paroles indispensables.

--Oui, bien indispensables, murmura Nicolette, en appuyant sa main
tremblante sur le bras de Frédéric.

Ils traversèrent lentement le salon pour gagner la large porte vitrée
qui s’ouvrait sur le perron dont ils descendirent les marches.
Impassible, sous un sourire, Irène, qui s’entretenait avec la générale,
les accompagna d’un long regard.

Toujours silencieux, ils firent le tour de la pelouse qui déroulait sous
un rayon de lune son tapis jauni par le soleil d’été. Au delà de la
pelouse, une allée de pins s’enfonçait dans l’ombre. Ils la suivirent,
le lieutenant tortillant sa moustache, un peu embarrassé pour commencer
l’entretien, Nicolette toute frémissante au seuil de sa vie nouvelle,
qui semblait à sa sainte ignorance des choses de l’amour, plus obscure
que l’allée sous laquelle ils venaient de pénétrer.

--Il est de toute nécessité que je me fasse connaître à vous,
mademoiselle, dit enfin Frédéric résolûment. Si vous m’avez jugé sur les
apparences, au point de vue de vos principes religieux, vous avez dû me
considérer comme un homme sans honneur et sans loyauté. Il m’est cruel
de le penser au moment où vous allez me confier votre destinée; je
voudrais plaider ma cause...

--C’est inutile, monsieur, répondit Nicolette. Quelle que soit ma
tendresse pour ma sœur, je ne serais pas ici, nous ne serions pas à la
veille du jour qui va confondre votre existence et la mienne en une
seule, si je vous avais jugé ainsi que vous le dites. J’ai plaint votre
égarement, et j’ai prié pour vous. Je n’ai suspecté ni votre honneur ni
votre loyauté.

--Votre sœur ne m’avait donc pas trompé en me disant que vous étiez une
âme généreuse, reprit Frédéric. Merci, mademoiselle. Croyez que la
mienne est pénétrée de reconnaissance. Ainsi, c’est bien de votre plein
gré que vous m’épousez?

--Pourquoi cette question, monsieur?

--Pourquoi? Les circonstances qui nous ont poussés l’un vers l’autre
sont si extraordinaires! Elles m’imposaient le devoir de vous fuir, si
un devoir plus impérieux encore ne m’avait ordonné de m’associer à votre
dévouement pour assurer le repos de celle que j’avais compromise et que
vous avez sauvée. Elles me commandent aujourd’hui, avant que vous vous
engagiez pour toujours, de vous interroger, et de vous dire que si vous
regrettez votre héroïque décision...

--Que deviendriez-vous si je vous prenais au mot? s’écria Nicolette. Que
deviendrait ma sœur? N’avez-vous pas compris que si j’ai fait ce que
j’ai fait, c’est que le péril qui menaçait Irène était redoutable et
pressant.

--C’est vrai, mais peut-être est-il conjuré.

--Il renaîtrait encore aussi pressant, aussi redoutable, si je vous
éloignais de moi. Non, certes, ce n’est pas de mon plein gré que j’ai
renoncé à la vocation qui m’entraînait loin du monde. Mais aujourd’hui,
je ne regrette rien.

Elle prononça ces mots d’une voix ferme qui révélait l’énergie de sa
volonté. Frédéric pressa la main qui s’appuyait sur son bras, en disant:

--Jusqu’à la mort, je me souviendrai de cette parole.

--Non, je ne regrette rien, continua Nicolette, et j’espère que la vie
qui s’ouvre devant nous ne changera pas ces dispositions de mon cœur. Le
repos de l’avenir dépend de vous seul. Si vous estimez que mon sacrifice
est grand, vous vous efforcerez de m’en dédommager.

--Si c’est par le respect, par l’estime, par une tendresse profonde,
l’effort sera facile.

--Cette tendresse, monsieur, vous n’attendrez pas de moi que j’y
réponde. Je suis malhabile aux choses de l’amour, et le passé nous
défend les emportements de ce que vous autres vous appelez la passion.
Il y a quinze jours encore, j’étais au moment d’entrer chez les
Carmélites; vous-même vous ne me connaissiez pas. Je ne saurais donc
être pour vous autre chose qu’une compagne dévouée, une sœur plus encore
qu’une femme.

--Me sera-t-il interdit de vous aimer ou d’essayer de me faire aimer?

--Cela, je ne saurais vous le défendre; mais nous en sommes encore bien
loin. Il y eut un silence qui se prolongea, tandis qu’ils continuaient
leur promenade. Puis Nicolette ajouta avec moins d’assurance:--Il est
même une condition de vie commune que je dois loyalement poser dès
aujourd’hui.

--Laquelle? D’avance je l’accepte.

--Avant de vous connaître, monsieur, j’avais fait vœu de chasteté
perpétuelle; je m’étais donnée à Dieu. Ce n’est pas une femme que vous
allez épouser, fit-elle en souriant tristement, c’est une religieuse. Je
vous demande l’engagement de respecter ce vœu jusqu’au jour où l’Église
m’aura déliée.

--Je ne veux vous tenir que de vous-même, répondit simplement Frédéric.

--Vous me permettrez aussi de pratiquer librement, dans toute leur
rigueur, mes devoirs de chrétienne?

--Vous serez souveraine maîtresse dans notre maison.

--Enfin, vous consentirez vous-même à remplir les vôtres?

--Vous voulez me convertir, dit Frédéric avec enjouement. Hélas! je dois
vous avouer que vous aurez un long chemin à me faire parcourir pour me
rendre digne de vous qui êtes une sainte. Au régiment, il est
malheureusement aisé d’oublier le catéchisme; mais vous pouvez être
assurée de ma docilité, si elle a pour effet de me donner un jour votre
cœur. Et se penchant vers Nicolette, il ajouta:--Je consentirai
volontiers à me laisser conduire au ciel, si les portes doivent m’en
être ouvertes par un sourire des beaux yeux que voilà.

--Oh! monsieur! murmura Nicolette effarouchée et rougissante.

La moustache du lieutenant venait d’effleurer sa joue, et le regard fixé
sur elle, de faire passer dans son corps de vierge un frisson inconnu.

--Vous ai-je offensé? demanda-t-il suppliant.

Elle secoua la tête.

--Non, mais vous m’offenseriez si vous parliez légèrement des choses
religieuses. Ce n’est pas pour l’amour de moi que vous devez revenir à
vos devoirs oubliés, c’est pour l’amour de Dieu, et pour faire votre
salut.

Frédéric inclina le front et resta silencieux. Nicolette crut que la
leçon qu’elle venait de lui infliger portait déjà ses fruits, bien loin
de se douter que son langage irritait la curiosité de son fiancé,
aiguillonnait son désir naissant, et qu’en croyant se dépouiller à ses
yeux par la sévérité de ses paroles, de tout attrait et de tout charme,
elle s’offrait au contraire comme un fruit savoureux et tentateur.
C’était une chose si nouvelle pour Frédéric que cette jeune fille
craintive, frêle, timide, qui lui parlait avec des accents d’apôtre et
qui, au moment de l’accepter pour maître, lui donnait Dieu pour rival!
Il rêvait déjà de se faire aimer. Il caressait par la pensée toutes les
joies que lui réservait l’entreprise. Détourner à son profit les ardeurs
passionnées qu’il devinait, entrer en conquérant dans ce jeune cœur, lui
inspirer l’amour, n’était-ce pas suave et doux? Un mot qu’elle prononça
le ramena à des préoccupations moins souriantes.

--Je ne vous ai pas parlé de ma sœur, monsieur, dit-elle; j’estime qu’il
est inutile que je vous en parle. Les préoccupations que le passé a pu
me faire concevoir ne sont pas encore dissipées; mais elles me laissent
sans crainte pour l’avenir.

--Devrons-nous ne plus voir madame Malivert? demanda-t-il comme un homme
dont la résolution est prise.

--Ce serait éveiller les soupçons de son mari et me priver moi-même
d’une grande joie. Non, nous la verrons, et nous entretiendrons avec
elle des relations fraternelles. Vous voudrez bien vous souvenir
cependant de ce que j’ai le droit d’attendre de vous.

--Mademoiselle, je suis un honnête homme répondit gravement Frédéric.

Il n’y eut pas d’autre allusion au passé. Ils ne voulaient ni l’un ni
l’autre en parler longtemps. L’entretien ne roula plus que sur les
projets d’avenir. Le mariage était fixé au mois suivant. Après la
cérémonie, les nouveaux époux devaient partir pour le Berry, passer leur
lune de miel au château de Varimpré, et au retour, s’établir à Tarascon,
où un appartement serait préparé pour eux, en leur absence, par les
soins de Jacques Malivert.

Quand ils eurent épuisé les confidences qu’ils avaient à se faire, ils
revinrent au salon sans s’être dit un de ces mots qui créent entre des
fiancés un commencement d’intimité. Frédéric, impressionné par ce qu’il
venait d’entendre, convaincu qu’il lui faudrait beaucoup de prudente
habileté pour pénétrer dans ce cœur où Dieu régnait seul, dominé
peut-être aussi par le souvenir d’Irène, se tenait sur la réserve,
n’osait s’abandonner à l’entraînement de sa jeunesse surexcitée par
l’étrangeté de la situation. Quant à Nicolette, elle avait senti sur son
front un souffle de passion. C’en était assez pour la rendre méfiante et
craintive. Elle redoutait, en se livrant trop vite, en montrant trop de
confiance, d’encourager des sentiments dont elle était résolu à
repousser les témoignages. Elle fuyait l’amour; elle en avait peur; elle
se roidissait dans un suprême effort de volonté pour demeurer froide et
ne donner prise, par aucun côté, à l’attaque qu’elle pressentait.

En les voyant rentrer, Irène se leva souriante, s’avança au-devant de sa
sœur qui venait d’abandonner le bras de Frédéric et dit à demi-voix, de
manière à être entendue:

--Êtes-vous d’accord, ma chérie?

--D’accord sur tous les points.

--Il ne pouvait en être autrement, ajouta Frédéric, puisque j’étais
résolu d’avance à regarder comme des ordres les désirs de mademoiselle.

--Alors, tout est dit, reprit Irène.

--Tout est dit; nous nous marions dans un mois.

Une légère pâleur se répandit sur les traits de la jeune femme; elle
sentit monter à ses yeux les larmes qui depuis le commencement de cette
soirée gonflaient sa gorge. Mais il fallait dissimuler. Elle fut assez
maîtresse d’elle pour y parvenir. Sa sœur se rapprochait de madame de
Varimpré. Frédéric seul devina, et feignant de plaisanter avec Irène qui
cachait son visage sous son éventail, il murmura à son oreille:

--Ce mariage est votre œuvre. Je n’y consens que parce que vous l’avez
ordonné. Mais ma vie est toujours à vous. Dites un mot, et cette nuit,
nous partons ensemble...

Il s’était cru obligé de laisser tomber comme une aumône cette dernière
preuve d’amour, aux pieds de la pauvre abandonnée. Mais sa déception eût
été grande si elle avait prêté l’oreille à ce cri qui cachait un suprême
adieu sous une forme passionnée. Soit qu’elle ne s’y fût pas trompée,
soit que son repentir fût sincère, elle ne se laissa pas prendre et
répondit:

--Nous serions des misérables. Je ne peux plus être pour vous qu’une
sœur, Frédéric. Si vous rendez Nicolette heureuse, vous m’aurez donné la
seule preuve de tendresse que je veuille désormais accepter de vous.

Elle s’éloigna avant que ce rapide colloque eût attiré l’attention de
son mari, et Frédéric se considéra comme délivré. Il voulait de bonne
foi se consacrer à ses nouveaux devoirs, oublier Irène et se faire aimer
de Nicolette. L’œuvre était difficile; mais il ne désespérait pas d’y
réussir. Il avait les illusions de sa jeunesse; il se flattait de
l’espoir d’avoir su plaire dès cette première entrevue et d’obtenir, à
force d’attentions et de soins, tout ce qu’on semblait si peu disposé à
lui accorder. Cet espoir, et sa confiance en lui-même, le rendirent
séduisant durant les visites qui suivirent. Il venait tous les soirs
faire sa cour à Nicolette. A l’accueil qu’il rencontrait, il croyait
comprendre que, quoique fermé à l’amour, ce cœur fier et dédaigneux
n’était pas invincible.

Il ne se doutait pas qu’après son départ, Nicolette, agenouillée dans sa
chambre jusqu’à une heure avancée de la nuit, procédait à un scrupuleux
examen de conscience, se reprochait comme une faute la complaisance
qu’elle avait mise à écouter les galants propos de son fiancé, à subir
le charme de son esprit, à admirer sa mâle beauté; que dans le silence
de ses veilles, elle s’accusait comme d’un crime de sa faiblesse, de la
facilité avec laquelle, en présence de Frédéric, elle se consolait de la
perte de son divin amant. C’était comme un effort désespéré pour retenir
les regrets qui se dissipaient, pour les retenir par la prière, par la
méditation, par les pénitences qu’elle s’imposait, pour ramener sous le
frein de la discipline son cœur rebelle et transformé jusqu’à prendre
plaisir à ce nouvel état, qui d’abord ne lui avait inspiré que de
l’horreur.

Pendant la semaine qui précéda la célébration de son mariage, elle
disparut, après avoir averti Frédéric, et passa trois jours en retraite
au couvent des Carmélites. Au moment de mettre entre elle et le cloître
un infranchissable obstacle, elle avait voulu s’imprégner, en une fois,
de toutes les joies auxquelles elle allait renoncer. Pendant ces trois
jours, elle vécut de la vie des religieuses. Quoique séparée d’elles par
l’inflexibilité de la règle, elle assista à leurs offices, se conforma à
leurs rigoureux devoirs, s’imposa leurs veilles et leurs privations.
Elle demeura prosternée durant toute une nuit devant le Saint Sacrement
offert à l’adoration des Carmélites. Elle répandit des larmes aux pieds
de son Sauveur, lui promit de n’oublier jamais qu’elle avait été sur le
point d’embrasser son service, et condamnée à rester dans le monde, d’en
repousser les séductions afin de se rapprocher autant qu’elle le
pourrait, et malgré les périls qu’elle y rencontrerait, de la perfection
des saintes créatures dont elle enviait le sort sans pouvoir les imiter.
Elle voulait au moins être un exemple, et en travaillant à son propre
salut, contribuer à celui des autres.

Le matin du jour où elle devait quitter le couvent, elle descendit à la
chapelle, en même temps que les religieuses. Elle entendit la messe et
communia, l’âme exaltée, le corps exténué par le jeûne auquel elle
s’était astreinte. Sa prière sortait de ses lèvres tremblantes au milieu
des larmes que le regret lui arrachait. Enfin, dans un mouvement de
sainte folie et de sacrifice, elle offrit à Dieu sa douleur, acceptant
comme un châtiment la volonté qui la chassait de ces lieux si tendrement
aimés. Ce fut son dernier adieu au Carmel. Il ne précédait son mariage
que de quelques jours.

Les cloches de la grande église de Beaucaire sonnent à toute volée; sur
les degrés du temple, la foule se presse bruyante, pour voir arriver la
noce. Il est dix heures; le ciel est pur, le soleil radieux. Par les
portes ouvertes, on aperçoit au fond du chœur, parmi les fleurs
répandues à profusion, l’autel illuminé, un tapis jeté sur les marches,
deux prie-Dieu recouverts de velours rouge. La blancheur luisante des
marbres, les ors des décorations, les découpures des dentelles, la
variété des couleurs confondues, resplendissent dans la lumière.

Du chœur jusqu’à la porte, les invités déjà placés laissent entre eux un
large passage pour le cortége; dans ce passage, se promène, important et
fier, le suisse, hallebarde au poing, épée au côté, plumet au chapeau.
Parmi les invités, les officiers du 25e hussards, venus de Tarascon, le
colonel à leur tête, pour faire honneur à leur camarade; dans une des
nefs latérales, la fanfare du régiment. A travers la rumeur confuse qui
monte jusqu’aux voûtes, on entend des éclats d’instruments, des notes
résonnantes arrachées aux cuivres par les musiciens qui préludent au
morceau qu’ils vont jouer tout à l’heure.

Tout à coup, le bruit du dehors s’élève, grossit, devient tumultueux,
couvre celui du dedans. La noce arrive; la foule groupée aux portes
l’acclame. L’une après l’autre, les voitures viennent se ranger devant
le perron. Sur le seuil, sous l’arcature de la porte encadrant un large
morceau de ciel bleu, les invités voient se dresser la fine silhouette
de mademoiselle Nicolette Suarez. Elle s’appuie au bras de son
beau-frère, Jacques Malivert. La fanfare entonne une marche triomphale;
le cri strident des trompettes imprime aux vieilles murailles une longue
vibration, électrise les assistants, donne aux physionomies des airs
belliqueux et plisse les lèvres dans un sourire de chauvinisme attendri.

Traînant derrière soi un flot de satin, le front penché sous les regards
qui la dévisagent, Nicolette s’avance, tremblante, plus blanche en sa
pâleur que sa couronne de fleurs d’oranger. Écrasée par l’émotion, elle
s’agenouille devant l’autel et s’abîme dans une prière ardente. Quand
elle relève la tête, l’abbé Cardenne est debout devant elle. Il commence
une allocution simple, d’une éloquence touchante, que Nicolette écoute
toute bouleversée, en se souvenant que la bouche qui lui retrace
aujourd’hui les devoirs du mariage et lui prêche la soumission, la
fidélité à son mari, lui retraçait naguère les devoirs de la vie
religieuse, lui vantait le bonheur des vierges qui s’immolent à l’amour
divin.

Quand l’allocution est terminée, l’officiant descend les degrés de
l’autel, s’avance vers les époux. Il s’adresse d’abord à Frédéric, qu’il
interroge et qui lui répond. Puis il s’adresse à Nicolette. Elle sent
son cœur défaillir quand elle l’entend lui dire:

--Acceptez-vous pour légitime époux M. Frédéric de Varimpré ici présent?

--Oui, répond-elle, d’une voix expirante.

Elle s’agenouille en laissant tomber sa main glacée dans la main de
Frédéric. La bénédiction nuptiale descend sur leurs fronts courbés. A
quelques pas d’eux, Irène debout, fière et belle, toute resplendissante
dans la toilette rose qui avive l’éclat de son teint et l’or de ses
cheveux, écoute, et regarde, en apparence impassible, dissimulant sous
un sourire le frémissement de ses lèvres, seule manifestation extérieure
de la torture que subit son cœur.




VI


Parti de Tarascon dans la soirée, le train roulait depuis plusieurs
heures. Montant lentement dans la nuit profonde, de pâles lueurs
d’aurore blanchissaient le ciel, dentelaient de teintes roses les
montagnes de l’Ardèche aux pieds desquelles coule le Rhône.

Blottie dans un coin du wagon-lit où elle avait pris place avec
Frédéric, le front appuyé à la vitre voilée de buée, Nicolette, que le
sommeil fuyait obstinément, laissait errer ses regards à travers le
paysage. Sur la plus grande partie du parcours, la voie longe le fleuve.
La masse lourde des eaux, sous le clair de lune, descendait entre les
berges, argentée et miroitante, balafrée dans sa longueur d’une
estafilade lumineuse, qui s’éteignait peu à peu, au fur et à mesure que
se dissipait la nuit.

La fatigue de l’insomnie pesait sur Nicolette, pâlissait son visage,
assombrissait l’éclat de ses yeux. De temps en temps, elle les tournait
vers Frédéric. Étendu sur le lit tiré des parois du wagon, il dormait.
Au départ de Tarascon, au début de ce long tête-à-tête qui lui livrait
sa femme et du mettait à sa discrétion, il s’était efforcé de plaire, de
se montrer tendre pour lui arracher un sourire. Mais, toute vibrante des
émotions de cette journée de noces; douloureusement impressionnée par la
tristesse des derniers moments passés avec Irène; défiante encore,
quoiqu’elle se fût départie de sa sévérité en le connaissant mieux,
contre ce mari qui représentait toujours pour elle le tentateur, elle
avait si froidement accueilli ses avances, que, rebuté presque aussitôt
et fidèle au rôle qu’il voulait garder, il s’était installé pour dormir,
en l’engageant à en faire autant.

Sous le tremblant rayon de la lanterne, affaibli par le rideau tiré,
tamisant une lumière adoucie, elle l’apercevait immobile et les yeux
clos, paisible dans son sommeil comme un enfant.

--Il est donc sans remords? se demandait-elle en pensant aux événements
qui avaient précédé le mariage. A cette question qui s’imposait, sa
mémoire lui rappelait qu’avant de la conduire à l’autel, Frédéric
s’était confessé.--En descendant dans son cœur, pensait-elle,
l’absolution prononcée par le prêtre y a porté la paix. Il est en état
de grâce; voilà pourquoi il est calme.

Dans son repos, Frédéric gardait une mâle attitude. Son fin profil se
dessinait sur l’ombre; la moustache coupait la rectitude des lignes sans
en altérer la pureté; le corps abandonné révélait, même en cet état, la
vigueur des membres et la grâce des mouvements. Cette contemplation
éveillait dans le cœur de Nicolette des pensées troublantes. Elles
activaient la circulation de son sang, embrasé tout à coup dans un
mouvement d’effroi et d’inconscient désir, dominé par l’attrait de
l’inconnu, comme si elle eût senti, femme avant d’être sainte, un
aiguillon de curiosité à la surface de sa chair et interrogé malgré elle
le mystère qu’elle ne voulait pas connaître. Alors, fiévreuse, irritée,
elle ramenait son regard au paysage pour y chercher l’apaisement, en
même temps qu’une prière s’élançait de ses lèvres frémissantes.

Au petit jour, Frédéric s’éveilla.

--Je crois que j’ai dormi, fit-il tout haut, en se redressant.

--Vous dormez depuis onze heures, reprit doucement Nicolette sans se
retourner.

--Et vous?

--Moi, j’ai regardé les étoiles, les montagnes et l’eau.

--Il fallait m’appeler, mon amie; je vous aurais tenu compagnie.

Elle garda le silence, un peu émue par l’affectueuse expression de cette
phrase où pour la première fois, depuis qu’ils étaient mariés,
s’affirmait l’intimité naissante. Tout à coup, elle tressaillit. La
moustache de Frédéric venait d’effleurer son cou; elle avait senti à la
racine des cheveux le contact des lèvres toutes chaudes.

--Je vous en prie, murmura-t-elle, en se rejetant dans l’angle du wagon.

--Pardonnez-moi, répondit Frédéric avec douceur; c’est bien peu de
chose, cela, le moindre de mes droits... ne vous offensez pas... N’ai-je
pas été docile jusqu’ici?

--Il faut l’être toujours.

Elle prononça ces mots à demi-voix, sans colère, obligée de reconnaître
que le mari tenait toutes les promesses du prétendu, pénétrée de
gratitude pour la timidité dont en ce moment même, son obéissance
fournissait un nouveau témoignage. Il ne répondit pas. Mais comme il se
mettait debout lestement pour replier le lit sur lequel il avait dormi,
elle l’entendit qui murmurait railleusement:

--Singulière nuit de noces!

Ce fut tout. Il élevait le bras pour prendre dans le filet son
nécessaire de voyage. Il l’ouvrit, en tira un peigne qu’en un tour de
main, il passa dans ses cheveux. Puis, il déboucha un flacon revêtu
d’osier, et dans une petite timbale d’argent, versa du vin de Malaga
qu’il offrit à sa femme, en disant:

--Prenez ceci; il faut se mettre en état de résister aux malsaines
influences des brouillards du matin. Elle refusa d’un geste.--Je vous en
prie, supplia-t-il. Vous ne pouvez me refuser. Ordonnance du médecin.

Elle accepta et but. Lentement, un chaud bien-être succédait au malaise
qu’elle subissait tout à l’heure, au frisson causé par sa lassitude et
ses anxiétés. Quand elle eut fini, il but à son tour. Mais, avant, il
dit gaiement:

--Vous savez que je vais connaître votre pensée.

--Oh! cela, je vous en défie, par exemple, répliqua-t-elle, désireuse
d’encourager cette bonne humeur qui résistait à la rigueur de son
attitude.

--Vous me défiez, s’écria-t-il avec gravité. Eh bien, écoutez. En
buvant, ma chère sainte s’est reproché le plaisir qu’elle y prenait, et
involontairement, elle a songé aux Carmélites qui abandonnent en ce
moment leur dure couchette, brisées et l’estomac vide, pour descendre à
la chapelle, où elles vont chanter les louanges du Seigneur. N’est-ce
point cela? C’était vrai: elle l’avoua décontenancée, tandis que
s’asseyant auprès d’elle, il continuait:--Évitez ces rapprochements,
Nicolette; épargnez-vous les regrets. Tant que je les sentirai s’agiter
en vous, je me considérerai comme un criminel; je croirai que vous
refusez obstinément d’être heureuse près de moi, et je serai bourrelé de
remords, en m’accusant d’avoir fait votre malheur.

L’accent de cette supplication remua Nicolette. La sympathie qui, malgré
sa résistance, la poussait vers Frédéric eut raison de ses résolutions,
soit qu’elle fût touchée par la bonne grâce de son mari, comme par sa
patience, soit qu’elle se résignât à céder maintenant pour être en état
de mieux résister plus tard. Elle laissa tomber sa main dans la main
tendue vers elle, et dit:

--Ne m’en veuillez pas, mon ami; votre délicatesse aura raison des
regrets qu’involontairement je vous laisse surprendre, et si je ne puis
être jamais pour vous une femme assez oublieuse de ses vœux passés pour
répondre, comme vous le voudriez, à votre amour, vous trouverez en moi
une compagne dévouée et reconnaissante.

Était-ce un encouragement? Frédéric le comprit ainsi. Sa jeunesse
provoquée fut plus forte que ses promesses. Il étreignit avec ardeur
Nicolette et l’embrassa, en murmurant:

--Ma chère femme!

Ce fut involontaire et spontané. Nicolette ne protesta pas. Mais elle
resta comme écrasée. Lorsque quelques instants plus tard, le train
arrivait à Lyon, son émotion et son trouble n’étaient pas encore
dissipés.

Ils ne firent à Lyon qu’un arrêt de quelques instants, sans quitter la
gare. Ils voulaient arriver à Sancerre le même soir. Quand ils
remontèrent en wagon, Nicolette, délassée par cette halte matinale,
rassurée maintenant, comprenant qu’elle n’avait rien à redouter de son
mari, respira plus librement. Le train se mit en marche pour gagner le
Bourbonnais. Elle avait repris sa place, après avoir ôté son chapeau et
jeté sur ses cheveux une voilette noire. Le sang avivé par la fraîcheur
de l’air mettait sur ses joues, à fleur de peau, des teintes roses. Le
regard exprimait de nouveau la sérénité de son âme. Sur son visage
amaigri, la beauté commençait à poindre. Frédéric, qui s’y connaissait,
devinait qu’avant peu, retrempée dans une vie nouvelle, délivrée des
mortifications auxquelles jusqu’à ce jour elle s’était astreinte, elle
serait jolie. Il éprouvait un piquant plaisir à penser que c’est lui
qui, enveloppant de son amour cette créature frêle et défiante, ferait
épanouir la fleur de grâce en germe dans la jeune fille.

Il s’était assis auprès de sa femme. Il tenait la main qu’elle lui
abandonnait, indifférente en apparence, mais en réalité heureuse de se
sentir déjà dominée. C’était une sensation toute nouvelle, d’une
incomparable suavité, comme si elle eût vu s’élever peu à peu autour
d’elle un abri doux et chaud, et pris plaisir à s’y laisser faire
prisonnière, Elle subissait, à son insu, le charme de Frédéric. Son âme
de dévote s’ouvrait à la séduction de l’homme, qui trouvait là pour s’y
exercer un sol déjà fécondé par les mystiques ardeurs de la chrétienne.
Dans son cœur défaillant et troublé, l’amour humain se substituait à
l’amour divin. Singulière métamorphose, résultat d’une nuit d’insomnie
passée par Nicolette près de ce mari jeune et beau, qui n’attendait
qu’une parole pour se jeter à ses pieds.

Ils demeurèrent longtemps ainsi, pressés l’un contre l’autre,
silencieux. Mais comme le train s’enfonçait dans un tunnel, Nicolette
sentit, sous l’étreinte caressante qui la dominait, monter un flot de
passion. De nouveau, ce fut un soupir suivi d’un baiser. Elle se dégagea
doucement. Frédéric, toujours docile, n’essaya pas de s’imposer; et
même, comme s’il eût voulu se faire pardonner son audace, il se mit à
parler avec volubilité. Au sortir du tunnel, il ne parut occupé que de
montrer à sa femme le site sauvage dont ils traversaient les profondeurs
entre des montagnes escarpées.

L’entretien commencé se continua, durant tout le voyage. Frédéric était
instruit, sa parole facile et chaude. Il avait voyagé; les grandes
excursions scientifiques formaient le principal objet des études
auxquelles il consacrait les longs loisirs de la vie de garnison. Il lui
fut aisé de captiver jusqu’au soir l’attention de sa femme, d’exciter
son intérêt; elle l’écoutait, charmée, heureuse de se convaincre qu’elle
avait épousé un homme studieux, à l’esprit vif et ouvert, et touchée
par-dessus tout de la docilité dont il faisait preuve. C’est par cette
docilité que Frédéric trouvait le chemin de son cœur. Elle en était
attendrie, agitée intérieurement de ne pouvoir demeurer fidèle aux
promesses qu’elle s’était faites, sans causer un chagrin à ce mari si
doux et si bon.

La soirée était avancée déjà quand ils arrivèrent à Sancerre. Une
voiture envoyée de Varimpré les attendait à la gare. A l’extrémité de la
ville endormie, elle traversa un pont jeté sur la Loire, et au delà de
ce pont s’engagea sur une route déserte. La curiosité tenait Nicolette
éveillée. Elle savait déjà que le château de Varimpré, situé sur la
lisière du Berry, dans une contrée d’aspect grandiose et mélancolique,
était une antique construction, à physionomie féodale. C’est là, dans
son pays natal, que Frédéric, au temps déjà lointain où, enfant, il
suivait ses parents dans les garnisons, venait passer ses vacances. Ces
lieux dont il parlait avec enthousiasme étaient pour lui remplis de
souvenirs. Durant le voyage, il en avait entretenu Nicolette, en lui
promettant de les interroger avec elle, afin qu’elle partageât les
émotions du passé, qu’il voulait faire revivre. Par la pensée, Nicolette
se voyait déjà aux termes de la route, dans cette maison qui serait un
jour sa maison, et dont elle allait pouvoir, dès ce moment, se croire
maîtresse, les parents de Frédéric ne devant y rentrer qu’au bout de
quelques semaines, afin d’y laisser les époux libres et seuls, dans
l’épanouissement de leur jeune bonheur. C’est là qu’elle vivrait près de
son mari, elle n’osait dire près de ses enfants, bouleversée par
l’émotion, au fur et à mesure qu’elle voyait approcher l’heure où
éclaterait la lutte entre ce qu’elle considérait comme un devoir et ce
qu’elle devinait être l’amour.




VII


Vers onze heures, la voiture s’arrêta au milieu d’un parc, devant un
étroit perron accédant à un vestibule voûté. Dans l’obscurité, Nicolette
ne vit rien que des arbres, une pelouse, une masse confuse de
constructions. Sous le vestibule, deux vieux domestiques, un homme et
une femme, lui souhaitèrent la bienvenue. Frédéric les embrassa. Puis,
sans s’arrêter au rez-de-chaussée, il fit monter Nicolette au premier
étage, par un escalier pratiqué dans une tour. A l’extrémité d’un
couloir, une porte était ouverte. Nicolette entra la première et se
trouva dans une vaste chambre, tendue de vieilles tapisseries à
personnages, meublée avec un luxe de bon goût, où se devinait la main
d’un habile ouvrier. Au milieu de la chambre, un lit large et bas, entre
des rideaux de couleur claire; suspendue au plafond, une veilleuse; dans
la cheminée, un feu clair, jetant sur les murailles sa lumière joyeuse;
un nid adorable pour l’amour.

--C’est notre appartement, dit Frédéric.

--Vous avez fait des folies pour moi, répondit Nicolette tremblante,
regardant autour d’elle, les joues brûlées par le sang qui brusquement
venait d’y monter.

Frédéric sourit et reprit:

--Fallait-il mettre ma chère femme dans une cellule de carmélite? Elle
garda le silence, se demandant s’il allait vouloir rester là, exercer
déjà ses droits de mari, au mépris de ses promesses. Comme s’il eût
compris sa pensée, il ajouta:--Vous êtes ici chez vous. Voici votre
cabinet de toilette, et ici la porte de ma chambre. Il l’ouvrait tout en
parlant. Nicolette aperçut une étroite pièce, avec un petit lit de
fer.--C’est ici que je couchais quand j’étais enfant, reprit-il, ici que
je coucherai, tant que ma femme exigera que je reste loin d’elle.

Nicolette fut vaincue par ce trait, où de nouveau apparaissait cette
délicatesse que depuis la veille elle mettait à l’épreuve.

--Vous êtes bon, murmura-t-elle, merci.

--Je subirai sans me plaindre, et toujours si vous l’exigez, le martyre
que vous m’imposez, Nicolette, répondit Frédéric. Mais vous ne pouvez me
défendre d’espérer, vous ne pouvez me défendre de croire que votre
rigueur ne sera pas éternelle. Cela, vous ne pouvez pas plus me le
défendre que vous ne pourriez, sans méconnaître vos devoirs d’épouse,
exagérer longtemps vos devoirs de chrétienne. J’espère donc et j’attends
le bonheur de votre bonté et de mes efforts pour vous plaire. Comme elle
ne répondait pas, il la prit par la main, et la ramenant dans le cabinet
de toilette qui séparait les deux chambres, il lui montra à la porte de
ce cabinet un verrou.--Ce verrou n’était pas nécessaire pour vous
protéger contre l’ardeur de mon amour, continua-t-il; votre volonté
aurait suffi. Mais il nous épargnera à moi des supplications qui
pourraient vous déplaire, à vous une résistance pénible. Chaque nuit,
comme un amoureux jamais découragé, je pousserai cette porte... et si
elle résiste, je m’éloignerai. Je vous ai dit que je ne veux vous tenir
que de vous.

--Pardonnez-moi, si vous souffrez à cause de moi, soupira-t-elle; mais
rappelez-vous...

--Plus un mot, s’écria-t-il; je n’oublie pas... Allons souper.

Ils descendirent au rez-de-chaussée, où le repas était servi au coin du
feu dans la salle à manger de famille. Délivrée de toute crainte,
confiante dans l’avenir, déjà faite à son nouvel état, Nicolette
s’abandonna librement au bien-être de cette intimité charmante, à la
joie de se sentir aimée, sans qu’il en coûtât rien à sa conscience. Pour
la première fois, depuis qu’il la connaissait, Frédéric vit sur les
lèvres de sa femme un sourire sans contrainte. Il ne s’y laissa pas
prendre cependant; il se défiait encore, il craignait d’effaroucher la
chère sensitive. Il était moins pressé de mordre au bonheur que désireux
de le goûter sans faire couler des larmes.

Le souper fini, il ramena Nicolette dans son appartement; et comme elle
restait debout devant lui, embarrassée et craintive, il l’embrassa en
murmurant:

--Bonne nuit, ma chère femme; à demain. Et surtout, ajouta-t-il en
montrant la porte, n’oubliez pas.

Il sortit sans manifester aucun regret. Vivement, Nicolette poussa le
verrou et rentra dans sa chambre, secouant la tentation dont elle venait
de sentir le premier trait, à la minute même où son mari s’était séparé
d’elle. Une fois seule, elle fit rapidement sa toilette pour la nuit;
puis elle s’agenouilla, pria longtemps sans ferveur, un peu lasse,
l’esprit troublé par des pensées confuses, à travers lesquelles
revenaient les souvenirs du voyage dont les paisibles incidents lui
avaient appris à connaître son mari. Enfin, elle se coucha, avec
l’espoir qu’elle allait trouver le sommeil. Mais trop de sensations
nouvelles l’agitaient.

Pouvait-elle dormir, alors qu’à quelques pas d’elle, de l’autre côté de
cette porte close, grondait la passion qui tour à tour l’avait attirée
et épouvantée? Après tout, il lui appartenait, ce mari jeune et beau;
c’était son bien à elle, comme elle était son bien à lui; elle avait
juré de lui obéir. Attendrait-elle qu’il ordonnât? Et si, rebuté par sa
rigueur, il n’ordonnait jamais! s’il retournait à Irène, si quelque
catastrophe éclatait, sur qui retomberait la responsabilité de
l’événement, sur qui, sinon sur la femme dont la résistance l’aurait
provoqué? L’époux et l’épouse doivent être une seule et même chair;
c’est la loi du mariage. Cette loi, quelles promesses, quels vœux
étaient assez forts pour lui permettre de s’y dérober?

Et tandis que ces questions se formulaient dans son esprit, sous
l’influence de l’amour qui se dégagerait de ses souvenirs, un brûlant
désir sourdement s’allumait dans son corps de vierge. Son âme,
accoutumée à pousser vers Jésus le bien-aimé des prières ardentes et de
fiévreux soupirs, exhalait vers l’amant désiré et redouté les mêmes
soupirs et les mêmes prières, confondus dans un cri, dans un appel
désespéré. L’appel, c’est la détresse de la femme déjà vaincue, qui le
proférait, se raccrochant encore aux engagements du passé, suppliant le
protecteur des faibles de ne pas l’abandonner; le cri, c’est l’épouse
qui le poussait, avide de sentir sur ses lèvres le miel du baiser,
ciment des chaînes amoureuses dont elle voulait maintenant sentir à
travers ses sens embrasés les douces meurtrissures.

Ainsi s’évanouissaient les résolutions énergiques de Nicolette. La
tentation montait autour d’elle, mettait devant ses yeux l’image de son
mari, désormais plus éloquente que l’image du Sauveur. Elle se voyait
dans ses bras, se sentait emportée dans sa tendresse; il lui semblait
que sa tête allait se presser contre cette poitrine robuste pour deviner
à travers les battements d’un cœur d’homme la science de l’amour. Ce
violent désir revêtait, en s’accentuant, la physionomie des choses
illicites. Il exerçait sur l’âme de Nicolette le même attrait que le
péché; il lui causait les mêmes terreurs; il ouvrait à son imagination
le ciel et l’enfer à la fois. Elle redoutait en même temps d’offenser
Dieu en aimant son mari, et de perdre son mari en lui préférant Dieu, et
dévoyée, ballottée, secouée par tant d’entraînements contraires, elle
épuisait dans cette lutte l’énergie de la résistance.

Tout à coup, elle crut entendre à la porte de sa chambre, du côté de
celle de Frédéric, un bruit de pas, une pression contre la boiserie.
Elle prêta l’oreille. Dans une vision rapide, elle embrassa d’un seul
coup la déception de son mari, sa colère, les suites de son
ressentiment; une angoisse cruelle lui fit au cœur une morsure; elle eut
peur, peur de détruire en un instant le bonheur de l’avenir, peur de ne
connaître jamais l’amour, peur surtout de perdre l’amant. En une minute,
Dieu fut vaincu, oublié... Dans le silence lourd qui pesait sur la
maison, s’éleva de la bouche de Nicolette un gémissement, suprême
manifestation de ses craintes désormais dissipées; elle se jeta hors de
son lit; sous la lueur pâle de la veilleuse, elle traversa, affolée,
courant les pieds nus, la chambre et le cabinet de toilette, tira le
verrou bruyamment, et revint se coucher, des désirs pleins les sens, de
la passion plein le cœur, anxieuse, frissonnante, craintive comme si
elle avait commis un crime.

Ce fut pendant quelques semaines une frénésie de bonheur. Nicolette
s’était donnée, dans l’entraînement de son cœur et de ses sens, emportée
par sa jeunesse, par la curiosité de la femme. Elle s’abandonnait à son
ivresse, vaincue par la passion de son mari. Après l’avoir jetée dans un
tourbillon de désirs ardents et surexcités, cette passion l’enveloppait,
ne lui laissait ni repos ni répit, la ramenait toujours aux bras de
l’homme à qui elle devait de connaître la douceur d’aimer.

La fougue de son âme exaltée l’avait poussée jadis toute jeune au pied
du crucifix; elle se manifestait maintenant sous une forme nouvelle.
C’était une autre nature se révélant dans sa personne, substituant à la
vierge craintive, vouée au ciel, la femme possédée d’amour, heureuse de
se donner. Elle ne se souvenait plus des circonstances qui l’avaient
contrainte à épouser Frédéric. Ses défiances s’étaient évanouies sous
les protestations ardentes qui la laissaient extasiée. Le premier baiser
l’avait désarmée, en lui montrant au delà des rigueurs du cloître
l’horizon sans fin d’une tendresse partagée. Elle voulait être heureuse,
heureuse par ce mari qu’elle devinait sincère et qui lui répétait à
satiété qu’il ne cesserait jamais de la chérir.

Ces heures furent délicieuses. Chaque matin les ramenait plus sereines,
plus fécondes en espérances; chaque soir des ramenait plus brûlantes, et
la félicité des époux revêtait le caractère de celle des amants.
C’étaient tous les jours de longues promenades dans les champs, pleines
de charme, les mille détails de la vie du foyer, embellis par la
confiance mutuelle, l’étreinte de tous les instants, rendue plus étroite
par le désir sans cesse ravivé; puis, le soir venu, le lent
attendrissement qui précède le repos des êtres et des choses, se
communiquant aux cœurs, les préparant aux nuits amoureuses. Quand
Frédéric et Nicolette, après ces journées trop courtes, se retrouvaient
seuls dans leur chambre, leurs lèvres altérées se rapprochaient; et
l’amour recommençait, comme s’ils eussent repris au point où ils
l’avaient laissé la veille, la lecture du livre éternel qu’ils épelaient
ensemble.

C’est à ce moment que parfois un vague remords s’élevait dans l’âme de
Nicolette, sans qu’elle parvînt à s’en défendre.

--Est-ce bien moi qui suis ici? se demandait-elle, entre les bras qui la
pressaient, éperdue et subjuguée.

Sa conscience parlait; lui rappelait les vœux oubliés, lui demandait si
le mariage l’avait à jamais dégagée, si quelque jour elle n’aurait pas à
rendre compte de cet oubli. Elle se roidissait contre ce reproche; elle
se jetait plus profondément dans l’amour pour étouffer ses remords.
Vis-à-vis d’elle-même, elle plaidait la légitimité de son bonheur. Mais,
quoi qu’elle fît, elle ne pouvait empêcher que le reproche un moment
apaisé ne ressuscitât, ne la poursuivît jusque dans son rêve, auquel il
donnait le caractère d’une faute dont, tôt ou tard, il faudrait se
repentir et entreprendre l’expiation. Alors elle détournait ses yeux,
fermait ses oreilles; elle ne voulait pas voir; elle refusait
d’entendre; toute sa vie était dans l’amour; le sourire de son mari
avait pour elle plus de prix que ne pouvait avoir d’efficacité la
revendication du passé.

Dans cette lutte, sa pieuse ferveur tombait, sa dévotion s’attiédissait;
elle négligeait ses devoirs religieux, n’en pratiquait plus que
l’indispensable; les prières que proféraient ses lèvres distraites ne
possédaient plus le pouvoir de faire de son salut éternel le but
principal de sa vie.

Un événement douloureux troubla tout à coup ce bonheur suave, en
abrégeant la durée du séjour que Frédéric et Nicolette comptaient faire
à Varimpré. Ils étaient mariés depuis deux mois, lorsqu’un matin, une
dépêche d’Irène leur apporta la nouvelle de la mort de Jacques Malivert.
En parcourant, ainsi qu’il le faisait tous les jours, une des carrières
qu’il exploitait aux portes de Beaucaire, un faux pas l’avait précipité
tête en avant sur un rocher. Il s’était tué sur le coup. Irène suppliait
sa sœur de hâter son retour. Il fallut partir.

Ce fut avec un cruel serrement de cœur qu’elle abandonna Varimpré. Dans
la solitude, elle venait de goûter tant d’innombrables joies! Les
retrouverait-elle ailleurs? La vie, en la reprenant, n’allait-elle pas
la livrer à des perplexités, à des angoisses, et troubler sa quiétude?
Et puis, une crainte s’éveillait dans son esprit. Elle ne doutait pas,
elle ne voulait pas douter de son mari! Mais si de nouveau il allait
aimer Irène; concevoir, en la retrouvant libre, le regret d’avoir
enchaîné si vite sa propre liberté! Si ce regret, Irène allait le
partager! Elle repoussait avec horreur ces terribles questions. Elle
refusait de croire à des catastrophes nouvelles. Elle se rattachait avec
énergie à l’espoir d’un bonheur sans fin. Mais la jalousie lentement se
glissait dans son cœur, alarmait sa tendresse, troublait sa confiance
inébranlable jusque-là.

C’est torturée par ces doutes qu’elle arriva à Beaucaire. Sa première
entrevue avec Irène fut dominée par la tristesse de celle-ci. Mais il
était aisé de comprendre que la mort de Malivert n’atteignait pas la
jeune veuve jusqu’aux sources d’où jaillit la douleur qui dure, et
qu’elle se consolerait bientôt. Cette conviction, acquise en peu de
jours, accrut le trouble de Nicolette. Elle redoubla de soins affectueux
pour Frédéric, tout en se faisant violence pour demeurer auprès d’Irène.
Elle n’eut de repos que lorsque, après s’être consacrée à elle pendant
quelques jours, habitant sous son toit, ne la quittant jamais, vivant de
sa vie, il lui fut permis de s’installer à Tarascon dans la maison louée
par son mari.

Séparée de sa sœur, allant la voir seule, l’attirant peu, la mettant
rarement en présence de Frédéric, elle crut avoir écarté tout péril.
Frédéric avait repris ses occupations de soldat. Il était studieux,
s’appliquait aux choses de son état, à d’autres encore; ses loisirs
étaient remplis; il ne faisait trêve à ses travaux que pour prodiguer à
sa femme les témoignages de son amour. Il fuyait loyalement les
occasions de se rapprocher d’Irène. Il entendait demeurer fidèle à celle
dont la tendresse, répondant à la sienne, l’avait captivé; il voulait
même éviter de troubler sa sérénité.

Mais le soin qu’il y mettait démontrait qu’il n’était pas guéri, que le
danger qui lui faisait peur restait encore redoutable. Avec plus
d’expérience, Nicolette l’eût deviné. Malheureusement, elle ignorait les
surprises de la passion. Elle ne comprit pas; elle ne vit rien au delà
du présent, et se crut à l’abri du malheur.




VIII


La nuit venait. Le vent du Rhône soufflait avec fracas à travers les
rues de Beaucaire. Il montait autour du rocher dont le couvent des
Carmélites couronne la cime; il enveloppait de ses rafales froides et
poussiéreuses les murailles assombries, et se brisait en longs
gémissements aux vitraux de la petite chapelle. Au milieu de la nef
étroite, Irène se tenait assise vêtue de noir, toute pâle sous ses
voiles de veuve. Elle attendait sa sœur qu’elle avait accompagnée au
couvent. Depuis plus d’une heure, elle l’apercevait agenouillée dans le
confessionnal, les lèvres collées à la grille de bois, au delà de
laquelle l’abbé Gavella prêtait l’oreille aux aveux de sa pénitente.

Désigné pour succéder comme aumônier des Carmélites à l’abbé Cardenne,
le jour où ce prêtre doux et tolérant s’était laissé nommer vicaire
général du diocèse de Nîmes, l’abbé Gavella arrivait d’Espagne. Pendant
l’insurrection carliste, on l’avait vu dans les bandes du prétendant,
tour à tour prêtre et soldat, faire le coup de feu comme un simple
partisan, ou donner l’absolution à ceux que sa fanatique éloquence
conduisait à la mort. L’insurrection vaincue, pour sauver sa tête mise à
prix, il s’était réfugié en France. Conduit à Beaucaire par les hasards
de sa fuite, y trouvant libre encore la place laissée vacante par l’abbé
Cardenne, il l’avait sollicitée et obtenue.

Aux approches de Noël, Nicolette était venue se confesser à ce prêtre
sans le connaître. Elle désirait se réconcilier avec Dieu qu’elle se
reprochait d’oublier. Maintenant, après avoir longuement parlé et
répondu aux questions inquisitoriales du confesseur, elle écoutait,
tremblante, ses remontrances et ses conseils. Il s’exprimait durement.
Dans sa bouche, les avis prenaient des airs de menaces. Il était de ces
prêtres qui savent mieux traduire la colère du ciel que sa clémence,
mieux décrire les peines éternelles que les récompenses promises aux
élus. Les larmes qu’il faisait couler étaient des larmes d’effroi, et
non des larmes de repentir.

De la place où elle se trouvait, bien qu’il eût laissé la porte du
confessionnal entr’ouverte, Irène ne pouvait le voir; mais elle
entendait les éclats de sa voix, quelques-uns des mots rudes que son
accent revêtait d’une forme bizarre. Elle devinait les violents
reproches qu’il adressait à Nicolette. Au fur et à mesure que le temps
passait, elle tournait du côté de sa sœur ses yeux où éclatait son
inquiétude aggravée par la durée de cette confession.

Tout à coup, un bruit sec traversa le silence de la chapelle. La grille
du saint tribunal venait de se fermer; le confesseur sortait pour
regagner la sacristie. Il marchait à grands pas, balançant ses bras,
autour desquels s’agitaient, comme des ailes, les larges manches du
surplis. Sa maigreur d’ascète, son front bas, étroit, sillonné de rides
profondes, l’éclat sombre de ses yeux qu’il tenait baissés, mais dont la
flamme trouait ses paupières, la dureté rugueuse de ses traits, rendue
plus sensible par la coloration du teint violacé, donnaient à sa
physionomie un aspect redoutable. Son cou, ses épaules de portefaix,
révélaient la vigueur sauvage de cet apôtre étrange, tout violence et
tout emportement, qu’on ne pouvait se figurer baissant la tête sous les
coups du destin et se résignant à les subir sans révolte. Par larges
enjambées, il franchit la distance qui séparait le confessionnal de la
sacristie, d’un mouvement à la briser poussa la porte, et disparut,
avant même que la boiserie du chœur eût cessé de trembler sous la
pression de ses pieds.

Alors, Nicolette quitta la place où, comme une martyre, elle venait
d’être soumise à un odieux supplice, obligée de livrer à son juge les
secrets de son cœur. Défaillante, elle se traîna jusqu’à la chaise que
lui gardait Irène. Elle tomba là, brisée, exténuée, n’en pouvant plus.
La chapelle était solitaire; sur l’autel, des cierges s’allumaient,
perçaient de leur lueur pâle l’ombre agrandie; de l’autre côté de la
grille claustrale, les religieuses commençaient l’office du soir; leur
psalmodie monotone montait glacée jusqu’aux voûtes au-dessus desquelles
le vent leur répondait, en imprimant aux tuiles une bruyante vibration.

--Sais-tu que tu es restée là plus d’une heure, ma chérie? dit Irène à
voix basse en se penchant sur sa sœur. Je me suis gelée à t’attendre.
Alors seulement elle vit les larmes de Nicolette et sa pâleur.--Qu’as-tu
donc? lui demanda-t-elle.

--Oh! ce prêtre! comme il m’a parlé! murmura Nicolette frissonnante...

--Oui, c’est un homme effrayant... Je t’avais avertie. Mais tu as voulu
venir à lui...

--Il m’a dit des choses terribles...

--Dictées par son intolérance, sans doute?

--Non, non, mais par le souci de mon salut.

Et comme si les accents qui la terrifiaient tout à l’heure, de nouveau,
s’étaient fait entendre, Nicolette se prosterna si violemment que sa
sœur entendit le choc de ses genoux sur la dalle nue.

--Apaise-toi, ma chère aimée, reprit Irène; tu n’as pas le droit de te
livrer à ces tourments. Tu le pouvais autrefois, quand tu étais libre,
quand tu voulais te donner à Dieu. Mais, aujourd’hui, tu ne t’appartiens
pas; tu as un mari; bientôt, tu auras un enfant...

--Oh! un enfant! gémit Nicolette; voilà la preuve de mon crime! Tout à
l’heure, tandis que j’étais agenouillée là, j’ai senti, pour la première
fois, dans mes entrailles remuer le pauvre être... et il m’a semblé que
déjà, avant même de naître, il me reprochait sa naissance.

--Que dis-tu, malheureuse!... Si ton mari t’entendait...

--Ah! si tu pouvais savoir!

--Savoir quoi! Tu m’épouvantes... Parle-moi.

--Non, non, tu ne comprendrais pas.

Un geste compléta sa réponse. Elle refusait de s’expliquer; elle
imposait silence à sa sœur et se replongeait dans ses méditations. Irène
resta debout près d’elle, attendant qu’elle eût fini de prier. Mais
Nicolette paraissait avoir oublié que d’autres devoirs l’appelaient
ailleurs. Accroupie, la tête penchée, les bras au long du corps, dans
une attitude d’accablante fatigue, elle ne voyait rien, n’entendait
rien, et il fallut pour la décider à partir qu’Irène lui imposât sa
volonté.

Elles sortirent ensemble; silencieusement, elles s’engagèrent dans le
chemin désert qui descendait vers la ville. Au bas de ce chemin, une
voiture les attendait. Elles y montèrent, et quelques minutes plus tard,
Nicolette ayant laissé sa sœur chez elle, sans vouloir lui révéler les
causes de son trouble, arrivait à Tarascon. Son mari n’était pas encore
rentré. Heureuse de se trouver seule, elle s’enferma dans sa chambre.
Là, elle pouvait s’abandonner librement à sa douleur.

Jamais elle ne s’était sentie si malheureuse. Le bonheur qu’elle
échafaudait depuis quatre mois venait brusquement d’être détruit par la
parole acerbe et vengeresse du confesseur. Interrogée par lui sur les
causes qui si longtemps l’avaient éloignée des sacrements, en
substituant l’indifférence à sa ferveur d’autrefois, elle s’était vue
contrainte de révéler les voluptueuses joies de son ardent amour,
d’avouer qu’en amant passionné, son mari l’avait menée par des chemins
trompeurs et doux jusqu’à ces régions brûlantes, où, dans la langue de
l’Église, la passion devient péché. Se livrant sans résistance à ses
caresses, heureuse de se donner, elle s’était laissé convaincre que le
devoir de la femme est de rendre à l’époux le plaisir qu’elle reçoit de
lui, et que les chaînes du mariage ne deviennent fortes que si elles
sont forgées au feu qui brûle le cœur et embrase les sens. C’est ainsi
que folle de son corps, elle avait oublié son âme, ses devoirs de
chrétienne, les exigences de son salut éternel. L’enfant que maintenant
elle était sûre de porter dans ses entrailles avait été conçu dans le
plaisir, enfanté dans l’amour, selon le langage des hommes; dans le
libertinage et la débauche, selon le langage du confesseur.

Et le prêtre s’était redressé, menaçant et redoutable, rappelant les
devoirs méconnus, les vœux oubliés, formulant des interdictions
rigoureuses, infligeant des pénitences, exaltant la virginité, la
continence, parlant avec des termes de répulsion et de mépris de ces
voluptés fécondes dont la saveur avait transformé Nicolette, et
auxquelles elle devait d’être mère. Il lui avait montré l’enfer ouvert,
le ciel à jamais fermé, si par la sévérité d’une vie nouvelle elle ne
purifiait sa chair souillée et ne sanctifiait son âme. Il avait dit
enfin qu’elle devait se dérober aux exigences de son mari, le
contraindre ainsi à obéir aux commandements de l’Église.

--Vous êtes responsable de son âme comme de la vôtre, s’était-il écrié;
après avoir aimé, redouté Dieu, si vous l’offensez en vous faisant
complice du péché de votre époux, vous qui savez mieux que lui la
rigueur des peines éternelles, prenez garde que le ciel vous châtie, et
qu’il vous châtie dans l’enfant que vous portez. Toujours cet enfant
doit vous rappeler combien vous avez été coupable; non-seulement vous
devez l’élever chrétiennement, pour racheter vos fautes passées, mais le
souci de son avenir doit vous empêcher d’en commettre de nouvelles.

En se rappelant ces remontrances, Nicolette était épouvantée. Ce qu’on
exigeait d’elle, c’est qu’elle brisât de ses mains son bonheur. Elle ne
pourrait obéir qu’en éloignant son mari, qu’en se dérobant à sa
tendresse, et puisqu’on lui imputait à crime les joies qu’elle devait à
l’amant, c’est l’amour même qu’elle était tenue d’immoler.
L’accomplissement d’un si rigoureux devoir ne serait-il pas au-dessus de
son courage? Saurait-elle affecter l’indifférence pour glacer les désirs
de l’amant? Saurait-elle mater les siens? Tout son être se révoltait
contre cette dure loi. Elle ne voulait pas se résigner; et un cri de
rébellion montait à ses lèvres, s’en échappait au milieu des larmes qui
de ses yeux roulaient sur ses joues blêmies. Mais, hélas! où la
conduirait la révolte? Dieu lui-même n’avait-il pas parlé par la bouche
du prêtre? Refuserait-elle de se soumettre à Dieu?

Frédéric la trouva bouleversée, pâle, dominée par ses angoisses.
Vainement il l’interrogea; il ne put obtenir qu’elle en révélât les
causes. Tout ce qu’il parvint à lui arracher, c’est qu’elle avait vu
Irène. Mais cet aveu n’expliquait pas le changement survenu dans sa
conduite. Écartant tour à tour les diverses hypothèses que l’inquiétude
suggérait à son mari, elle persistait dans son silence, se contentant de
faire remarquer que sa grossesse justifiait sa fatigue. Elle ne disait
rien de plus. Ils dînèrent tristes et silencieux, lui blessé par le
défaut de confiance qu’il venait de surprendre, elle mangeant peu, osant
à peine lever les yeux sur son mari, en proie aux plus cruelles
tortures. En quittant la table, elle allégua sa fatigue, rentra dans sa
chambre, laissant Frédéric seul, et pour la première fois depuis qu’ils
étaient mariés, le privant, comme elle s’en privait elle-même, de cette
exquise intimité qui, chaque soir, les rapprochait l’un de l’autre, dans
le chaud bien-être de leur paisible maison.

Alors, devant le mystère contre lequel se brisait sa sollicitude, et
qu’il considérait comme un caprice de femme, il eut un mouvement de
colère. Se levant tout à coup:

--Je veux voir Irène, s’écria-t-il; elle me dira ce qui s’est passé.

Il sortit, et par la nuit froide se dirigea vers Beaucaire. Dans sa hâte
de savoir, il s’était mis en route sans réfléchir. Ce fut seulement sur
le pont du Rhône qu’il se souvint que depuis son mariage, il ne s’était
jamais rencontré seul avec Irène. Toujours sa femme avait été entre eux;
ils évitaient toute occasion de tête-à-tête, toute explication sur le
passé. Lui-même ne songeait plus à elle que pour écarter le souvenir de
leur brûlant amour, emporté par un coup d’orage et qu’il croyait à
jamais détruit. En pensant qu’il allait la revoir, sans témoins,
délivrée par le veuvage, maîtresse d’elle-même, il se troubla. Si
puissante fut l’émotion qui s’empara de lui qu’il eut peur. Brusquement,
il s’arrêta au milieu du pont que le vent de la mer balançait avec
fracas sur les câbles en fer accrochés aux piles. Il n’osait plus
continuer son chemin; il voulait revenir sur ses pas. Mais l’état de sa
femme l’inquiétait. Irène seule pouvait le mettre sur la trace de la
vérité qu’on lui cachait. Cette considération le décida; il reprit sa
marche, et quelques minutes après, il frappait à la porte de sa
belle-sœur.

Irène était seule, ce soir-là comme tous les soirs. Depuis la mort de
son mari, elle vivait retirée, non que sa douleur fût de celles qui
aiment la solitude et qu’importune le bruit, mais parce qu’il s’y mêlait
l’amer regret des circonstances fatales qui lui avaient enlevé Frédéric
à la veille du moment où elle aurait pu se l’attacher pour toujours. Ce
n’est pas le mort qu’elle pleurait; elle pleurait le vivant à jamais
perdu. Pour le mieux pleurer, elle voulait être seule; elle s’enfermait
avec ses souvenirs, et quoique décidée à tenir loyalement la promesse
faite à Nicolette, elle laissait un vague espoir bercer sa peine, espoir
conçu contrairement à sa volonté, qu’elle repoussait comme criminel,
mais qui la charmait, et dans l’avenir douloureux lui montrait la
possibilité d’un bonheur reconquis. Elle avait beau faire, elle aimait
toujours.

Assise au coin du feu, sous la clarté de la lampe, elle lisait. En
entendant annoncer Frédéric, elle tressaillit. Lui, seul chez elle par
cette soirée d’hiver! Qu’y venait-il faire? Nicolette, qu’elle avait
laissée si lasse et si triste, était-elle plus souffrante? Est-ce là ce
que Frédéric venait lui annoncer? Ou bien...? Sa pensée demeura
inachevée; l’émotion pâlissait son visage. Une étrange anxiété la
prenait au cœur, dominée par une joie inconsciente.

--Ce n’est pas vous que j’attendais, dit-elle, debout, la main tendue
vers Frédéric, essayant de dissimuler son trouble.

--Si quelqu’un m’eût dit, il y a une heure, que je serais ce soir chez
vous, répondit-il, ce quelqu’un-là, ma chère Irène, m’aurait plus étonné
que vous ne paraissez l’être vous-même.

Comme elle reprenait sa place, il s’assit souriant, affectant une
entière liberté d’esprit:

--Alors, pourquoi êtes-vous venu? demanda Irène. Est-ce Nicolette qui
vous envoie?

--Non, je suis ici pour vous parler d’elle. Avec une grande volubilité,
comme s’il eût tenté de noyer son émotion dans le flot des paroles, il
raconta l’accueil qu’il avait reçu de sa femme, en rentrant chez
lui.--Vous avez passé plusieurs heures avec elle aujourd’hui,
ajouta-t-il. J’ai pensé que je connaîtrais par vous les motifs de sa
métamorphose.

Interrogée avec cette précision, Irène ne pouvait se taire. Elle dit ce
qu’elle savait, le désir de Nicolette de ne pas laisser célébrer les
fêtes de Noël sans s’approcher des sacrements, la visite au Carmel, la
confession à l’abbé Gavella, et la terreur de la jeune femme en quittant
le confessionnal. C’en était assez pour révéler à Frédéric la vérité. Il
comprenait maintenant. Les craintes et les scrupules de Nicolette lui
étaient familiers. A diverses reprises, il les avait dissipés sous ses
baisers.

--Vont-ils détruire le repos de ma vie, me prendre le cœur de ma femme?
s’écria-t-il, la colère aux yeux et sur les lèvres.

--Comme vous l’aimez! soupira Irène, dont ce cri éveilla la jalousie. Il
la regarda. Sur ses traits, où, en d’autres temps, il savait lire, il
devina le reproche que contenaient ces paroles. Il n’osa répondre. Elle
continua toute frémissante.--Elle est heureuse, elle, tant mieux...
C’est égal, quand je songe au passé, à vos serments... Ah! mon pauvre
ami, comme vous m’avez eu vite oubliée!

--Oubliée! fit-il durement. Vous vous trompez.

Elle fut toute remuée par ce cri; mais elle eut peur de l’explication
qui allait infailliblement suivre son imprudente réflexion; elle
s’arrêta. La suite de l’entretien n’eut trait qu’à Nicolette. Frédéric
savait maintenant ce qu’il voulait savoir. Il quitta sa belle-sœur sans
avoir pu recouvrer le calme. La séduction d’Irène venait de rouvrir à
son cœur la plaie ancienne, une de ces plaies qui ne se cicatrisent
jamais.

La soirée était avancée quand il rentra. Le froid de la nuit, la
rapidité de sa marche, n’avaient pu dissiper son émotion. L’image
d’Irène retrouvée le poursuivait. La beauté de la jeune femme avait
ressuscité le souvenir des voluptés refroidies, des heures brûlantes, de
tout ce passé qu’il croyait à jamais oublié. Ses yeux gardaient la
vision des attraits vainqueurs dont, en d’autre temps, le charme l’avait
enveloppé. Vainement, il se faisait violence pour ne pas se les
rappeler; ils s’imposaient à sa mémoire, dans une sensation d’effroi et
de vague désir. Avec le souvenir, la faiblesse revenait. L’effort
désespéré de sa raison le défendait mal contre la tentation tout à coup
ravivée. En revoyant Irène, il avait compris qu’elle l’aimait toujours,
que faible comme lui, elle n’attendait qu’un signe pour lui ouvrir les
bras. De là son trouble. Le crime l’épouvantait; mais la femme
l’attirait. Dans sa chair, le désir s’allumait. Et tandis que ses lèvres
se reprenaient à la saveur des baisers d’autrefois, son imagination
déchaînée enfantait des projets qu’il repoussait à peine conçus, et qui
obsédaient son cerveau, quelque effort qu’il fît pour en briser la
séduction.

--Ce serait infâme! pensa-t-il tout à coup, au moment où, dans le calme
de sa maison endormie, il montait lentement l’escalier.

De nouveau il se promit d’éviter de revoir Irène,--il ne pouvait rien de
plus,--de chercher l’oubli dans l’amour de sa femme, cet amour qui
depuis quatre mois se révélait à lui, ingénieux et ardent, et lui
versait le bonheur. Il s’attendrit en y pensant; les témoignages
touchants par lesquels il s’était manifesté lui revinrent en foule à
l’esprit. Brusquement, il courut vers l’appartement de Nicolette, assuré
de trouver là un refuge contre les périls qui le menaçaient. Il allait
ouvrir la porte, quand la femme de chambre, qui veillait en attendant
son retour, apparut et lui dit:

--Madame s’est couchée très-souffrante; elle prie monsieur de ne pas
troubler son repos. Elle lui a fait préparer un lit au second étage.

--C’est bien, répondit Frédéric stupéfait; vous pouvez rentrer chez
vous.

Il resta seul, agité par une colère soudaine, surpris et attristé. Sa
femme le chassait de son lit, l’exilait loin d’elle. Dans cet ordre
inattendu, il retrouvait l’influence du confesseur; il devinait qu’entre
lui et ce prêtre, une lutte allait s’engager, et il doutait de la
victoire. En une minute, il vit sa femme rejetée dans la rigoureuse
observance des pratiques religieuses, sacrifiant l’amour à ce qu’elle
appelait le devoir, se refusant, s’enveloppant comme autrefois, avant
qu’il lui eût révélé le bonheur d’aimer, dans la froide austérité de sa
dévotion de nonne. Il sentit son cœur se glacer, des larmes brûler ses
yeux, tandis qu’il comparait la vie sans charme qui s’apprêtait pour
lui, à la vie que lui eût faite Irène, qu’elle lui ferait encore s’il
voulait. Cette comparaison lui rendit moins cruelle la déception qu’il
venait de subir. Elle lui montrait, au delà du malheur qu’il prévoyait,
un dédommagement qui en amoindrirait l’amertume. Mais elle le
terrifiait. Cette vision troublante eut la durée d’un éclair. Il
refusait de désespérer, il se rattachait au seul bonheur qu’il pût
légitimement connaître et goûter. Il voulait le défendre, n’y renoncer
qu’après avoir tout tenté pour le retenir.

Sa volonté, formulée nettement dans son esprit, l’entraîna à tenter sur
l’heure un effort assez efficace pour lui rendre le cœur de Nicolette.
Il poussa la porte de la chambre. En entrant, il aperçut, sous la lueur
pâle de la veilleuse, sa femme couchée et immobile. Il s’approcha sans
bruit vers le lit et dit à voix basse:

--C’est moi, Nicolette. Elle ne répondit pas. Il reprit:--Es-tu
souffrante? Je t’en prie, parle-moi.

Un soupir entr’ouvrit les lèvres de Nicolette. Elle parut sortir d’un
profond assoupissement et murmura:

--C’est mal à vous de me réveiller; je vous avais fait prier de me
laisser seule ce soir.

--Ce soir... et pour la première fois, fit-il d’un accent de reproche.
Sera-ce du moins la dernière?

--Je suis lasse, bien lasse, dit-elle, au lieu de répondre à la question
de son mari.

En toute autre circonstance, Frédéric se serait résigné à obéir.
Nicolette touchait au cinquième mois de sa grossesse désormais certaine.
Sa lassitude s’expliquait aisément. Mais ce qu’il avait appris par
Irène, ce qu’il savait de la visite de sa femme au Carmel lui rendait
suspectes ses paroles. Il doutait de sa sincérité. Le motif qu’elle
alléguait pour l’éloigner lui semblait n’être qu’un prétexte et cacher
un motif plus vrai qu’elle ne voulait pas avouer.

--Je m’en vais donc, reprit-il tristement; mais avant, embrasse-moi;
répète-moi que tu m’aimes toujours.

--Si je vous aime! soupira-t-elle. Pouvez-vous en douter? Mais il y a
amour et amour... celui que Dieu condamne, et celui qu’il bénit...

--Je n’en connais qu’un seul, moi, s’écria Frédéric, celui qui nous a
rendus heureux.

Il se pencha, pénétré déjà par la moiteur du corps étendu sous les
draps; il l’attira vers lui, cherchant les lèvres comme s’il eût voulu y
retrouver la trace de ses baisers et étouffer là, dans une caresse plus
puissante encore, les paroles que sa femme venait de prononcer. Mais
elle se détournait en disant:

--Oh! non, non, pas cela...

--Mais cela, c’est ce que tu voulais hier encore...

--Depuis hier, j’ai compris que c’est mal.

Il se redressa furieux, saisissant sur le vif la cause de sa disgrâce.

--Est-ce ton confesseur qui t’a défendu d’embrasser ton mari?

--Qui vous a dit?

--Qu’importe, puisque je sais... Est-ce lui qui t’a fait cette défense
odieuse, Nicolette? Est-ce lui qui a rendu de glace ton cœur embrasé du
même feu que le mien? Est-ce lui qui veut y tuer l’amour?

Ces questions précipitées épouvantaient Nicolette. Si elle se laissait
entraîner dans la discussion à laquelle l’invitait Frédéric, elle
allait, sous peine de lui infliger une torture, subir de nouveau la
séduction et retomber dans le péché. Il fallait à tout prix l’écarter,
l’écarter sans l’offenser, et gagner du temps, s’assurer les moyens de
le préparer doucement à une vie nouvelle, plus conforme que la vie
passée aux préceptes du confesseur.

--Pour l’enfant que je porte, supplia-t-elle doucement...

Il ne la laissa pas achever; il s’éloigna du lit, traversa la chambre en
proférant un adieu qui ressemblait plus à une menace qu’à une parole de
tendresse, et il s’enfuit. S’il se fût arrêté à la porte, il aurait
entendu les sanglots de Nicolette que désespérait sa brusque sortie.
Mais trop vif était son dépit pour que des larmes eussent le pouvoir de
le dissiper. Il monta dans la chambre où désormais sa femme l’exilait.
Déshabillé en un tour de main, il se coucha, mais ne put dormir, livré
aux réflexions les plus contraires, inquiet, désespéré, se plaignant et
menaçant tour à tour, irrité surtout contre le prêtre qui lui enlevait
le cœur de sa femme.

En vérité, elle choisissait bien son moment pour se dérober à sa
tendresse, pour rompre les liens de leur intimité: le moment où il
venait, tout à coup rapproché d’Irène, de subir une influence dont il ne
connaissait que trop les entraînements et la douceur! S’il était conduit
à violer ses devoirs, à outrager la morale, à souiller son foyer de
toutes les hontes de l’adultère et de l’inceste, Nicolette ne
l’aurait-elle pas voulu? N’est-ce pas sur elle que retomberait la
responsabilité de ses désordres? Durant toute la nuit, ces questions
troublantes hantèrent son esprit obsédé par le souvenir d’Irène. Il
s’endormit au petit jour, brisé de corps et d’âme, se demandant
découragé, avant même d’avoir résisté, s’il parviendrait à reconquérir
sa femme, et ce qu’il deviendrait s’il n’y parvenait pas.




IX


Cette soirée douloureuse amena des lendemains cruels et amers. Partagée
entre l’amour de son mari et la crainte du péché, Nicolette, livrée à
l’influence de l’abbé Gavella, se laissait dominer par la crainte plus
encore que par l’amour. Durant les jours qui suivirent cette étrange
métamorphose, Frédéric, à diverses reprises, essaya de ressaisir son
influence ébranlée. Mais ses efforts furent vains. Entre sa femme et
lui, il voyait s’élever un obstacle qu’il se sentait impuissant à
détruire. La grossesse de Nicolette, les souffrances qui résultaient
pour elle de son état, devinrent l’argument à l’aide duquel elle
éloignait implacablement son mari et le glaçait quand il venait vers
elle, une caresse dans le geste et dans le regard. Elle lui opposait une
froideur calculée. Si parfois, attendrie par les prières qu’il faisait
entendre, elle semblait prête à se fondre sous ses baisers et à se
donner, tendre comme autrefois, elle se roidissait tout à coup sous
l’impression d’un remords subitement déchaîné. Alors, elle le fuyait,
disparaissait pendant quelques heures, allait s’agenouiller dans le
confessionnal où l’attendait le prêtre, et d’où elle rapportait une
énergie de résistance sous laquelle Frédéric demeurait vaincu et
désarmé.

Il tentait cependant encore de la ramener à lui; il évoquait les
souvenirs des mois écoulés, de l’amour fort et profond qui avait suivi
leurs noces. Il lui parlait avec éloquence de l’enfant qu’elle portait.
N’était-il pas le lien solide qui devait les empêcher de se désunir, cet
enfant fruit de leur mutuelle affection? Elle lui répondait par des
larmes auxquelles il se trompait. Il croyait avoir raison de sa rigueur.
Mais soudain elle l’écartait, comme si cette allusion à l’être formé
dans ses entrailles ne lui eût rappelé que le péché auquel cet être
innocent allait devoir la vie.

En quelques semaines, l’intimité de leur vie fut détruite. Toutefois,
Frédéric ne désespérait pas encore. Il attribuait à la grossesse de
Nicolette l’incompréhensible caprice dont les conséquences pesaient sur
ses épaules d’un poids si lourd. Il se plaisait à penser que lorsqu’elle
serait délivrée, il la retrouverait telle qu’autrefois. Cette espérance
lui donnait le courage de subir cette épreuve trop longtemps prolongée.
Elle le consolait dans sa détresse, l’aidait à éteindre la vision
brûlante que les dédains de sa femme ramenaient sans cesse devant ses
yeux, et qui lui montrait le bonheur dans l’amour d’Irène.

Plus Nicolette le rendait malheureux, plus il songeait à sa première
maîtresse, libre maintenant et toujours éprise de lui. Il la fuyait; il
redoutait de se trouver de nouveau seul avec elle, de lui laisser
deviner son mal. Il craignait, en le lui confiant, d’être entraîné à
solliciter un dédommagement à sa dure vie. Comme si elle eût soupçonné
ses terreurs, elle ne cherchait pas à l’attirer dans sa maison. Ils ne
se voyaient qu’en présence de Nicolette, n’ayant plus rien à se cacher
de leur état réciproque, mesurant le péril qui les menaçait, sachant
bien qu’à la première tentation, ils succomberaient, écartant loyalement
tout prétexte de la faire naître. Irène affectait de ne venir chez sa
sœur qu’aux heures où Frédéric ne s’y trouvait pas. Lui-même s’était
jeté avec une sorte de fureur dans les occupations de la vie du
régiment. Il cherchait par tous les moyens à combler le vide de ses
jours, convaincu qu’il ne pourrait vivre longtemps ainsi, le cœur
dépossédé de toute tendresse, mais résolu à attendre quelque temps
encore que sa femme lui revînt. Il s’était assigné à lui-même, comme
terme de sa patience et de ses efforts, le moment où Nicolette, devenue
mère, n’aurait plus aucun motif apparent pour se refuser à l’amour de
son mari.

Ce moment arriva. Moins d’une année après leur mariage, un soir,
Nicolette mit au monde un fils. Le premier vagissement du nouveau-né
effaça dans la mémoire et dans l’âme de Frédéric le souvenir de toutes
ses souffrances. Il lui semblait que son bonheur compromis se
reconstituait. Dans l’émotion de la mère, encore que cette émotion fût
dépourvue de toute joie et qu’il n’en comprît pas le caractère
mélancolique et douloureux, il croyait entrevoir l’aurore d’un avenir
doux et consolateur.

Hélas! s’il avait pu lire dans ce cœur désormais fermé, il eût été
épouvanté. Nicolette ne goûtait rien du bonheur des mères. Dans cet
enfant, sang de son sang et chair de sa chair, elle ne voyait encore
autre chose que le fruit de ce qu’elle appelait son péché. Il serait
toujours un vivant remords. Ses frêles bras tendus, son regard innocent
seraient pour elle comme un reproche qui sans cesse remettrait en sa
mémoire le souvenir de sa faiblesse, des vœux violés, des serments
trahis, de la virginité perdue, du criminel abandon aux caresses d’un
homme de son corps promis à Dieu. Les premiers sourires de la petite
créature ne pouvaient rien contre ce remords provoqué par les farouches
rigueurs de l’abbé Gavella. Nicolette entendait sans cesse les paroles
du confesseur, ses avertissements, sa colère d’ascète, quand elle avait
étalé devant lui les secrets de sa conscience et le récit de ses longues
nuits d’amour. Il fallait expier, avait-il dit; si elle n’expiait pas,
Dieu se vengerait sur l’enfant. Elle ne comprenait l’expiation que par
un éternel renoncement au bonheur de se laisser chérir par son mari.
Elle voulait même associer à son repentir le nouveau-né, détourner de
lui les colères divines en le consacrant au ciel, en ne s’occupant que
de son salut, en faisant de lui un saint.

Ces résolutions lentement formées et arrêtées dans sa pensée, elle les
cachait encore. Elle n’en voulait rien trahir, de peur d’être empêchée
de les exécuter, et Frédéric espérait. Il fut donc cruellement déçu
quand Nicolette lui annonça qu’elle désirait nourrir son fils. En toute
autre circonstance, il eût trouvé ce désir légitime. Mais au lendemain
des jours qui venaient de passer, jours gros de douleurs et de larmes,
il l’interpréta comme la preuve que Nicolette voulait prolonger et
consommer la séparation commencée. Quoique irrité, il s’efforça
cependant de la détourner de ses desseins. Ils étaient irrévocablement
arrêtés. Elle ne consentit pas à y renoncer. Alors, dans une tentative
suprême et désespérée, il retraça les douleurs qu’il avait subies,
celles qu’il subirait encore si elle ne changeait pas de résolution. Il
plaida avec éloquence la cause de son cœur. Il fit le tableau de ce que
deviendrait leur vie si l’amour cessait d’y présider. Il comparait la
réalité douloureuse aux espérances jadis caressées. Il suppliait sa
femme de lui revenir.

Elle lui répondait en parlant de ses remords, en l’invitant froidement à
s’associer à elle pour faire pénitence et se sanctifier en vue de leur
salut éternel.

--Ce doit être notre unique but, disait-elle; qu’importe le bonheur en
ce monde! il n’y faut point être heureux si nous voulons vivre
éternellement dans la contemplation de Dieu. Acceptez l’épreuve qu’il
vous impose aujourd’hui; il vous en dédommagera un jour.

Ce langage, qui résumait les avertissements de l’abbé Gavella et
exprimait le nouvel état de Nicolette, trouvait Frédéric rebelle, déjà
las de cette lutte incessante, achevait de lui prouver que désormais il
avait perdu toute influence sur le cœur de sa femme, qu’il ne pouvait
plus en attendre aucune félicité, et que s’il voulait avoir la paix dans
sa maison, il devait se livrer aux dévots exercices auxquels se livrait
Nicolette, ou tout au moins se résigner à ne plus la considérer que
comme une sœur. Mais une paix achetée à ce prix ne pouvait être la
félicité. Cette conviction acquise tout à coup fut le dénoûment de ses
longues incertitudes, le trait décisif qui consomma son malheur.

S’il se fût écouté, il aurait confié son chagrin à Irène. Elle venait de
vivre au chevet de Nicolette durant les nombreuses journées nécessaires
à la convalescence de l’accouchée, et pendant ce temps ils s’étaient vus
tous les jours. Quoique les explications survenues entre le mari et la
femme eussent eu lieu hors de sa présence, elle devinait toutes les
péripéties du drame intime qui commençait la destruction du foyer
domestique. A tout instant, Frédéric pouvait surprendre les regards de
sa belle-sœur fixés sur lui, y lire tantôt la pitié, tantôt un
encouragement. Une tentation violente l’entraînait, le poussait à lui
conter ses peines, quel que dût être le lendemain de ces confidences
dangereuses. Mais il était, malgré tout, dominé par la terreur de ce
péril; sa loyauté, plus puissante que son infortune, le retenait encore.
Irène quitta la maison de Nicolette pour rentrer dans la sienne et
reprendre sa vie accoutumée, sans que Frédéric lui eût livré son secret.

A dater de ce jour, l’intérieur des Varimpré devint un enfer. Pour le
cœur sur lequel Frédéric avait cru son empire à jamais assuré, il ne
comptait plus. Nicolette partageait son temps entre les devoirs de la
maternité et de pieux exercices. C’étaient chaque matin de longues
stations dans les églises, toutes les après-midi une visite au couvent
des Carmélites. Sévère était sa piété, exigeante sa vertu. Elle ne
souriait plus à son mari; son visage trahissait à toute heure la gravité
de ses méditations. Il n’exprimait quelque attendrissement que
lorsqu’elle adressait la parole à son fils, soit qu’elle lui donnât le
sein, soit qu’elle le berçât entre ses bras. Elle témoignait à ceux qui
vivaient à son service la même rigueur qu’à elle-même. Elle affectait de
dédaigner les élégances qui embellissent la grâce des femmes. Comme au
temps où elle était jeune fille, elle n’allait plus que vêtue de noir,
dans une tenue d’une austérité monacale, songeant non à plaire à son
mari, mais à éteindre le charme de sa jeunesse, à effacer sa beauté.

Autour d’elle, les choses prenaient une physionomie de cloître; elle
avait exclu de son appartement les meubles confortables et luxueux. Elle
apportait cette austérité dans l’ordinaire. A diverses reprises,
Frédéric dut exiger une nourriture plus conforme à ses habitudes et à
ses goûts. Contrainte d’obéir, Nicolette faisait apprêter des mets pour
lui seul et refusait d’y toucher. Quand il mangeait en face d’elle, le
silence qu’elle gardait était un constant reproche adressé à ce qu’elle
considérait comme une offense pour sa propre foi. S’il laissait échapper
une plainte, elle répondait avec aigreur, en lui rappelant qu’il vivait
en dehors des lois de l’Église; et s’il tentait de prouver que le
premier devoir de la vertu est de se faire douce, bienveillante,
tolérante, elle répliquait qu’on ne gagne le ciel qu’en imposant à son
corps de dures privations.

Une catastrophe domestique fit trêve un moment à cet état aggravé de
jour en jour. En moins de trois mois, Frédéric perdit coup sur coup son
père et sa mère. Le général mourut le premier, presque subitement. Sa
veuve, désespérée, ne put résister au coup, et n’y survécut pas. Ce
douloureux événement obligea les époux à se rendre au château de
Varimpré, les y retint longtemps, et amena même entre eux un
rapprochement.

Si triste était Frédéric, que Nicolette parut se relâcher de sa
froideur. Pendant quelques jours, il put croire qu’elle lui revenait,
obéissant aux suprêmes conseils de la morte, confidente des chagrins de
son fils. Il s’abandonna sans défiance à cette tendresse renaissante,
sans voir le but qu’elle dissimulait. Ce but lui apparut tout à coup.
Nicolette voulait entreprendre de le convertir, profiter de son
accablement, de cet état d’âme qui suit la perte d’êtres aimés, pour
l’entraîner aux offices qu’elle suivait avec assiduité, pour lui imposer
ses propres croyances et les pratiques religieuses qu’elle observait
jusqu’à l’excès.

Le passé le disposait mal à subir ces influences. Dans la tentative de
sa femme, il vit surtout l’intention de le dominer. Sa défiance, un
moment évanouie, brusquement ressuscita. Lorsque, quelques jours après
la mort de sa mère, il entendit Nicolette lui rappeler qu’il ne
trouverait de consolations qu’aux pieds du crucifix, qu’il devait s’y
jeter humblement, prier avec elle, se repentir de ses fautes et
détourner ainsi la colère céleste appesantie sur sa maison, il se
révolta. Il était à bout de patience. Il refusa de condescendre aux
désirs qu’elle exprimait. Ce fut encore une source d’âpres querelles qui
se prolongèrent durant le séjour qu’ils firent à Varimpré, se
continuèrent encore après leur retour à Tarascon, emportant ce qui
restait d’amour entre leurs cœurs.

En moins d’une année, Nicolette eut rendu sa maison haïssable à son
mari, brisé à jamais les liens qui les avaient naguère unis. Si
quelqu’un lui eût dit que c’était là le résultat de sa ferveur exagérée,
de sa piété farouche, peut-être eût-elle fait effort sur elle-même pour
retenir le cœur qui lui échappait. Il eût suffi qu’elle se montrât
affectueuse et tendre comme aux premiers mois de son mariage. Par la
douceur, elle aurait eu aisément raison de son mari. Elle l’eût retenu
près de soi, empressé à lui plaire, et malgré ce qu’il y avait d’extrême
dans les transports de sa dévotion, ils auraient pu être encore heureux.

Malheureusement, elle était entre les mains de l’abbé Gavella ainsi
qu’une matière inerte et molle qu’il pétrissait à son gré. Terrible
comme les moines de son pays, au temps où l’Église faisait des
prosélytes par le fer et par le feu, l’ancien aumônier des bandes
carlistes lui montrait dans Frédéric l’ennemi de son salut, celui dont
elle devait se défier, à la tendresse duquel elle devait résister. Cette
tendresse, disait le prêtre, cachait sous des dehors trompeurs d’ardents
désirs contraires à la loi de chasteté imposée par l’Église aux époux,
contraires surtout aux vœux que, jeune fille, Nicolette avait prononcés
en se consacrant à Dieu. Il ajoutait qu’entre Dieu et son mari, elle
était tenue de choisir, qu’on ne saurait appartenir à la fois à la terre
et au ciel. Tout autre jadis le langage de l’abbé Cardenne, inspiré par
une tolérance intelligente, par l’esprit de l’Évangile. Mais l’abbé
Cardenne n’habitait plus Beaucaire, et Nicolette, livrée à l’abbé
Gavella, avait oublié la parole douce et simple de son premier
confesseur.

La vie commune, faite désormais de colère, de défiance, d’aigreur,
troublée par des querelles durant lesquelles les dernières tentatives de
Frédéric pour reconquérir le cœur de sa femme se brisaient contre une
implacable froideur, devenait chaque jour plus difficile. Nicolette
puisait des consolations dans la prière; elle demandait à Dieu de
toucher de sa grâce l’endurcissement de son mari, rebelle aux ordres de
l’Église. Pour expier les fautes de ce mari qu’elle considérait comme un
pécheur, elle se livrait chaque jour davantage aux exercices pieux, aux
mortifications. Elle jeûnait, répandait autour d’elle des aumônes,
s’imposait une discipline rigoureuse, les longues veilles aux pieds du
crucifix. Elle avait brisé toutes relations avec le monde, ne sortait
jamais au bras de Frédéric. On ne la voyait au dehors que lorsqu’elle
allait assister à la messe à sa paroisse ou aux Carmélites. Elle s’était
même affiliée au tiers ordre du Carmel, et suivait autant qu’elle le
pouvait les règles de la vie monastique. Elle goûtait dans ces pratiques
un étrange bonheur, propre à lui faire oublier le martyre qu’elle avait
imposé à son cœur, en y tuant l’amour.

Mais, à côté d’elle, Frédéric ne pouvait trouver un dédommagement
analogue. Son existence, de jour en jour, devenait plus vide, plus
désenchantée. Il fuyait maintenant sa maison, à laquelle tout autre
séjour lui semblait préférable. Sa femme ne lui inspirait plus qu’un
sentiment douloureux, fait d’horreur et de pitié. Il ne pouvait
comprendre que ce fût là cette créature dont il avait entendu le cœur
battre près du sien, dans une même extase de bonheur amoureux et de
passion vibrante. A toute heure, maintenant, il songeait à Irène. Il
devinait que le jour où il frapperait à la porte de la jeune femme,
cette porte s’ouvrirait, qu’il trouverait dans l’ancien amour le bonheur
dont il était dépossédé. Mais il hésitait encore; il avait peur, peur
surtout de mettre des torts de son côté, alors que jusqu’à ce moment il
pouvait se rendre cette justice d’avoir rempli tout son devoir.

C’est dans ces circonstances qu’un simple incident le remit tout à coup
en présence d’Irène. Un soir, comme, après une longue journée de
manœuvres militaires dans les plaines qui entourent Tarascon, il
rentrait chez lui, la nuit venue, il trouva sa femme en proie aux plus
vives alarmes. Une indisposition qui depuis plusieurs jours tenait son
fils alité, s’était subitement aggravée. Le médecin, appelé en toute
hâte, redoutait une attaque de croup. Déjà Nicolette voyait l’enfant
perdu. Allait-il être arraché à ses bras, alors que depuis dix-huit mois
elle l’entourait de soins et de sollicitude, et au moment d’atteindre
cet âge charmant où chez ces petits êtres l’intelligence s’éveille,
leurs lèvres commençant à balbutier les premiers mots? Cette question,
en se dressant dans son esprit, provoquait un bruyant désespoir que sa
résignation chrétienne était impuissante à apaiser.

Dans sa détresse, et son mari absent, elle avait mandé sa sœur. Quand
Frédéric, prévenu par ses domestiques, entra dans la chambre, ayant en
une minute oublié les maux qu’il endurait depuis si longtemps pour ne
songer qu’à la douleur de la mère, douleur qui brusquement le
rapprochait d’elle dans la communauté de leurs angoisses, il vit les
deux femmes debout auprès du petit lit, penchées sur l’enfant dont elles
épiaient anxieusement la respiration oppressée. Nicolette, à peine
vêtue, pâle, les cheveux en désordre, pleurait et se lamentait. Il
s’avança. N’écoutant que son cœur, il la prit doucement par la taille,
en prononçant quelques mots propres à la rassurer, à apaiser ses
craintes. Mais d’un brusque mouvement Nicolette se dégagea, et fixant
sur lui un regard gros de reproches, elle lui montra son fils en
s’écriant:

--Voilà votre œuvre. Dieu s’est offensé de votre indifférence pour lui.
Il vous punit; le malheur est qu’il m’enveloppe dans le châtiment que
vous avez attiré sur vous.

Une protestation monta aux lèvres de Frédéric. Il la contint pour ne pas
provoquer une querelle, baissa la tête sans répondre. Mais ses yeux, au
moment où ses paupières se fermaient, s’arrêtèrent sur Irène, surprise
et affligée, comme pour la prendre à témoin de l’injustice de ce
reproche. Durant toute la nuit et jusqu’au matin, ils restèrent auprès
du berceau sans que les allusions de Nicolette à ce qu’elle appelait
l’impiété de son mari parvinssent à ébranler la patience de Frédéric. Il
s’était enfermé dans un mutisme impénétrable. Du reste, loin d’empirer,
l’état de l’enfant semblait s’améliorer. Au petit jour, le médecin
arriva, et, après avoir examiné son malade, déclara qu’il répondait de
sa vie. Alors seulement, Nicolette consentit à aller se reposer. Elle
s’éloigna sans rétracter les odieuses paroles arrachées à son désespoir,
laissant Irène et Frédéric seuls.

--Je suis à bout de courage, murmura alors ce dernier. Vous l’avez
entendue. Voilà comment elle me juge et ce qu’elle pense de moi.

Irène le regardait sans oser l’interroger. Mais Frédéric, dont le cœur
trop plein avait besoin de se répandre, se décidait enfin à lui confier
ses peines. D’un accent ému, tremblant, il les lui racontait à
demi-voix. Assis auprès du berceau, elle écoutait anxieuse cette
confession.

--Pourquoi m’avoir poussé à ce mariage? s’écria Frédéric en finissant.
Il valait mieux nous soustraire par la fuite aux vengeances de votre
mari que par le stratagème auquel vous avez voulu recourir. Délivrés
maintenant, nous serions à jamais l’un à l’autre. C’est vous seule que
j’aimais, vous seule que j’aime toujours. Et comme, toute frissonnante,
elle gardait le silence, il ajouta d’un ton résolu:--Vous êtes ma vraie
femme, Irène. J’ai beau résister à l’évidence, tout le proclame dans mon
cœur. Voulez-vous vous expatrier avec moi? Ma vie vous appartient; je
vous la livre pour toujours. Ici, près de Nicolette, c’est l’enfer; au
loin, près de vous, ce sera le ciel.

--Avez-vous bien compris la gravité de vos paroles? demanda Irène, dont
le cœur se troublait au souvenir ressuscité de la passion non éteinte
qu’un mot venait de ranimer.

--Voilà plus d’une année que je veux vous parler, répondit Frédéric.
J’ai longtemps résisté. Maintenant, je ne peux plus. Le supplice qu’on
m’inflige est au-dessus de mes forces. J’affirme que j’ai tout tenté
pour vous oublier; je l’ai voulu fermement, de toute l’énergie de ma
volonté et de ma raison. Mais, quoi! le cœur de Nicolette m’est à jamais
fermé; c’est sa rigueur qui me ramène vers vous. Abandonnez-vous à mon
amour, Irène; il ne vous fera jamais défaut; nous pourrons encore être
heureux. Dites un mot, et je préparerai à loisir notre fuite. Seulement,
nous emmènerons mon fils; je ne veux pas que sa mère le façonne à son
image.

--Le lui prendre! fit Irène avec effroi...

--Elle sera vite consolée... Dieu ne lui tient-il pas lieu de tout?
Irène, par pitié, promettez-moi de me suivre...

Il était presque à ses genoux, les mains suppliantes, les yeux brillant
d’une ardeur passionnée. Éperdue, Irène se taisait, bouleversée en
voyant si près de se réaliser le rêve que tant de fois, dans le silence
de ses tristes nuits, elle avait caressé.

--Ce serait un trop grand crime! soupira-t-elle enfin.

Ce fut son unique protestation. Elle se sentait reprise par l’amour;
elle ne s’appartenait plus, enveloppée déjà dans le flot des désirs
inassouvis et ravivés. La prière de Frédéric montait autour d’elle,
désarmait sa résistance, et encore qu’elle protestât d’un geste
affaibli, il devinait que désormais elle était à lui, qu’il lui
suffirait de parler pour être obéi.




X


Assise sur le bord d’une chaise, dans un coin de la chambre pauvre et
nue que l’abbé Gavella occupait hors de l’enceinte du couvent,
Nicolette, repliée sur elle-même dans une attitude d’accablement et de
douleur, écoutait le prêtre. Ainsi qu’elle le faisait souvent depuis que
s’abandonnant à sa direction spirituelle, elle lui avait accordé sa
confiance, elle était venue lui raconter ses angoisses et lui demander
conseil.

Jamais ses confidences n’avaient eu un caractère plus douloureux. Elle
connaissait, depuis quelques heures, la liaison criminelle renouée entre
Irène et Frédéric. Une lettre surprise venait de lui en révéler
l’existence. Bouleversée, elle était accourue à son confesseur. Entrant
comme une folle, elle avait poussé vers lui le cri de sa détresse. Ce
n’est pas qu’elle fût atteinte profondément dans son cœur, où l’amour
n’était plus que comme une victime expiatoire immolée, offerte à Dieu.
Après avoir lassé pendant trois années la tendresse de son mari,
découragé ses efforts, elle n’attendait rien de lui. Mais trop grande
était l’infamie du crime qu’elle venait de découvrir! Quoi! trahie,
trompée par ceux à qui jadis elle avait sacrifié sa vocation religieuse!
l’adultère et l’inceste s’étalant à ses côtés! deux âmes se livrant au
démon! Elle se révoltait, indignée, résolue à ne pas tolérer le
scandale, se demandant comment elle pourrait le faire cesser.

Mais, en même temps, tout au fond de son cœur, s’élevait pour la
première fois un reproche contre elle-même, et, avec ce reproche, la
crainte que l’abbé Gavella eût contribué par ses conseils à éloigner
d’elle son mari. N’est-ce pas pour lui obéir qu’elle s’était refusée à
l’amour de Frédéric? pour lui obéir qu’elle avait transformé sa maison
en cellule monacale, détruit sa beauté afin d’éteindre des désirs
auxquels le prêtre lui ordonnait de se dérober? Si son mari l’avait
prise en horreur, s’il avait cherché le bonheur hors de son foyer, à qui
la faute? Ce qu’elle pensait, elle n’osait l’exprimer; c’est à peine si
elle osait se l’avouer à elle-même. Elle s’était contentée de révéler
l’effroyable découverte. Maintenant, brisée par ses aveux, elle
attendait que le prêtre parlât, qu’il lui fît connaître comment elle
devait agir pour se tirer de peine.

L’abbé Gavella, après l’avoir écoutée silencieusement, arpentait la
chambre à grands pas, le front courbé, les mains derrière le dos,
passant et repassant devant la femme abandonnée, sans même la regarder.
Terrible était son silence; il pesait lourdement sur Nicolette. Elle
tournait les yeux vers son directeur, avec une expression de prière et
d’angoisse, suspendant un suprême espoir aux lèvres muettes de qui elle
attendait un avis efficace. Elle essayait de comprendre ce regard
impénétrable qui évitait de se poser sur son visage, et le sien
n’exprimait plus que le désenchantement dont ses confidences ne
pouvaient, hélas! la guérir. Elle suivait la promenade monotone du
prêtre tour à tour vu de face avec sa physionomie farouche, et vu de dos
dans le profil des larges épaules dont l’ossature saillante faisait
craquer la soutane fripée et luisante, usée jusqu’à la corde.

--Cet homme est un grand pécheur, dit-il tout à coup.

--Un grand pécheur, oui, objecta timidement Nicolette; reste à savoir si
ce n’est pas ma rigueur qui l’a plongé dans le péché. Peut-être, si
j’avais persisté à demeurer pour lui ce que j’étais aux débuts de notre
mariage, il ne m’aurait pas abandonnée.

--Des regrets! murmura dédaigneusement le prêtre.

--Oui, des regrets, s’écria Nicolette. D’abord, mon mari m’a été fidèle
et dévoué. Il n’a cessé de l’être que lorsqu’il a compris que j’avais
peur de son amour.

--Cet amour était impudique. Vous ne pouviez continuer à y répondre,
sans exposer votre âme à la damnation.

La jeune femme baissa la tête, écrasée par cet argument décisif.

--J’avais cependant le droit d’aimer mon mari et d’être aimée de lui.

--Oui, c’est cela, payez-vous de mots... Y a-t-il deux manières de
comprendre le mariage chrétien? N’est-il pas vrai que votre mari l’avait
compris d’une manière offensante pour Dieu? N’est-il pas vrai qu’il
entraînait votre âme à l’enfer? J’ai dû vous ouvrir les yeux, vous
tracer vos devoirs, vous rappeler les imprescriptibles lois de la
chasteté, lois plus impérieuses pour vous que pour d’autres, puisqu’en
d’autres temps, vous aviez juré de les observer. C’est un grand malheur
que votre mari ait refusé d’entrer dans vos vues, une épreuve redoutable
que le ciel vous impose... Mais je n’ai rien à retirer des conseils que
je vous ai donnés.

--Que me reste-t-il donc à faire? Ce malheureux entretient avec ma sœur
des relations criminelles. Dois-je laisser se prolonger ce scandale? N’y
a-t-il pas là deux âmes à ramener au bien!

--Ah! si vous n’obéissiez qu’au désir de les tirer du péché!... Mais
n’est-il pas vrai que vous obéissez surtout à votre jalousie!

--C’est mon mari, murmura Nicolette.

Il y eut un silence. L’abbé Gavella marchait toujours; son visage osseux
s’empourprait; l’expression de son regard devenait plus sombre.

--Quelle femme est votre sœur? demanda-t-il tout à coup.

--Une âme passionnée et faible, mais honnête...

--Si vous dites vrai, tout espoir n’est pas perdu. Je la verrai, je lui
parlerai.

--Oh! non, pas vous, mon père!

--Pourquoi? fit-il défiant.

--Vous l’épouvanteriez peut-être, mais vous n’obtiendriez rien d’elle;
elle chercherait dans les bras de son amant l’apaisement de son
épouvante et l’y trouverait. Sur une créature comme elle, l’amant exerce
plus d’influence que le confesseur.

--Oui, jusqu’à l’article de la mort, reprit ironiquement le prêtre... A
ce moment, nous avons notre revanche... On nous écoute.

--Ma sœur n’est pas à l’article de la mort.

--Mais si, de votre propre aveu, je ne dois rien faire pour arrêter ce
débordement d’infamies, pourquoi êtes-vous ici?

--Le besoin de laisser se répandre mon cœur et de confier à quelqu’un ma
détresse.

--J’ai passé par des détresses plus profondes que la vôtre, et je ne les
ai confiées qu’à Dieu.

--Mais n’êtes-vous pas le représentant de Dieu sur la terre?

L’abbé Gavella se mordit les lèvres et d’abord ne répondit pas. Puis,
brusquement, il dit:

--Si vous ne me laissez pas la faculté de faire entendre à votre sœur
les reproches qu’elle a mérités, et de l’adjurer au nom de son salut, je
ne peux rien.

--Avant de vous laisser lui parler, mon père, je veux la voir.

--Des demi-mesures! s’écria l’abbé Gavella. Tant de ménagements sont-ils
donc nécessaires avec les âmes qui se vautrent dans le péché? Faut-il
leur laisser le temps de réfléchir, d’hésiter, de discuter avec
elles-mêmes? Ne vaut-il pas mieux les arracher tout d’un coup à leur
pourriture?

Il parlait durement, en continuant sa promenade fiévreuse et irritée.
Son rude accent espagnol donnait à ses paroles un caractère
inquisitorial, révélait l’habitude de traiter ses pénitentes comme
autrefois il traitait ses miquelets quand il faisait la guerre dans
l’Aragon. Homme terrible qui dans toute créature humaine voyait une
proie pour le ciel à qui il s’efforçait d’en assurer, coûte que coûte,
de gré ou de force, la possession.

--Celle dont nous parlons est ma sœur, supplia Nicolette qui entendait
gronder de nouveau dans ce langage la domination à laquelle elle s’était
peu à peu assouplie et cause de ses malheurs. Laissez-moi la voir, mon
père. Si je ne parviens pas à la détourner du mal, vous serez le premier
à l’apprendre, et alors, vous pourrez tenter à votre tour...

L’abbé Gavella ne la laissa pas achever. Il l’interrompit avec
brutalité.

--Soit! fit-il, j’attendrai. Mais puisque mon secours ne vous est pas
encore nécessaire, vous auriez pu vous dispenser de me déranger ce
matin.

--Pardonnez-moi, mon père...

--Bien! bien! allez, ma fille, Dieu vous garde! et puisse-t-il vous
inspirer d’énergiques résolutions! Croyez-moi, hâtez-vous de décliner la
responsabilité qui pèse sur vous. Ce n’est pas seulement votre honneur
domestique qui est en jeu, à cette heure; c’est aussi le salut de deux
âmes, de deux âmes dont vous êtes responsable devant le ciel, car vous
pouvez faire cesser le scandale abominable par lequel il est grièvement
offensé. Les lois humaines elles-mêmes vous donnent des armes dans ce
but. Vous devez agir à la fois sur votre sœur et sur votre mari, les
menacer de la rigueur de ces lois, revendiquer vos droits d’épouse,
employer au besoin la contrainte. Si vous n’êtes pas en état de faire
ainsi, il vaudrait mieux substituer à vous ceux à qui vous avez confié
vos soucis, moi par exemple. Ah! si vous me mettez en présence des
coupables, je leur ferai entendre les paroles vengeresses; je leur
montrerai le ciel fermé, l’enfer béant, et je les aurai bientôt courbés
à mes pieds, humiliés et repentants. En prononçant ces mots, avec une
expression de menace, le terrible aumônier s’arrêta devant Nicolette
silencieuse, et, l’enveloppant de son regard soupçonneux, il ajouta d’un
accent où éclatait son mépris pour les inquiétudes de cette conscience
troublée:--Ame débile! âme de femme! Allez! je prierai pour vous.

Nicolette frissonna et sortit défaillante. Depuis longtemps, elle
souffrait de l’influence que l’abbé Gavella exerçait sur elle, pouvoir
mystérieux qu’elle subissait comme celui d’un maître dont on ne peut
s’affranchir. Elle le voyait souvent. Mais loin de puiser dans leurs
fréquents entretiens des consolations et du courage, elle n’en emportait
qu’inquiétude et accablement, effrayée de l’entendre parler de Dieu
comme d’un justicier redoutable et non comme d’un père compatissant, de
ne saisir dans son langage que des allusions à l’enfer et jamais la
promesse du ciel. Quand elle le quittait, toute brisée par ses
reproches, elle doutait de la possibilité de gagner le paradis, et
durant de longues heures, elle pleurait sur son impuissance à se
sanctifier. Malgré tout cependant, elle se laissait entraîner vers lui
par un invincible attrait; c’est toujours à lui qu’elle venait, sincère
et humiliée, avouer ses faiblesses et jusqu’aux terreurs qu’il lui
inspirait.

Jamais cette étrange influence ne s’était appesantie sur elle aussi
lourdement que ce jour-là. La malheureuse femme se trouva dans la rue,
décontenancée, tout en pleurs, sans énergie, regrettant presque de
s’être confiée à ce prêtre dont la main semblait ne se lever que pour
maudire, et non pour bénir. Depuis trois ans, elle s’était si
complétement livrée à lui, qu’elle ne pouvait, dans son infortune,
solliciter ailleurs un appui et un secours. Quel secours, quel appui
trouvait-elle près de lui, à cette heure cruelle? Il ne savait ni la
consoler ni lui rendre le courage. Ame débile! âme de femme! s’était-il
écrié. Eh bien, oui! mais c’est pour cela qu’elle aurait eu besoin
d’être soutenue. Ce qui lui arrivait n’était-il pas au-dessus des
prévisions humaines?

Maintenant qu’allait-elle faire? Elle venait de s’opposer à ce que
l’abbé Gavella vît les coupables pour leur parler des devoirs oubliés;
elle venait de revendiquer pour elle, pour elle seule, comme son droit
d’épouse et de sœur, cette difficile tâche, non qu’elle se sentît
entraînée à l’accomplir, mais parce qu’elle redoutait qu’en
l’accomplissant avec les procédés d’inquisiteur qui lui étaient
familiers il en compromît le succès. Il fallait donc agir, agir
sur-le-champ, formuler des reproches, envenimer ses peines déjà si
lourdes, de l’âpreté des querelles domestiques. C’était affreux. Pour
trouver en soi la force d’obéir aux exigences de sa situation, elle dut
se rappeler qu’il y avait deux âmes à tirer du péché, qui ne pouvaient
en être tirées que par son intervention.

La nuit venait quand elle arriva chez Irène. L’ombre naissante voilait
sa pâleur et son trouble.--Ma sœur est-elle là? demanda-t-elle au
domestique qui lui ouvrait la porte.

--Madame est partie pour Marseille, répondit cet homme; elle reviendra
demain.

Que sa sœur eût quitté Beaucaire pour vingt-quatre heures, sans
l’avertir, il n’y avait rien là qui pût la surprendre. Depuis longtemps,
elles se voyaient peu. La rareté de leurs entrevues était la conséquence
des incidents qui avaient précédé le mariage de Nicolette, le témoignage
de la volonté d’Irène de rassurer sa sœur, en évitant de se rencontrer
avec Frédéric. Elle eut pourtant le cœur serré, comme si elle eût
pressenti la gravité des circonstances et les causes de ce départ.
C’était un répit cependant. Elle éprouva ce soulagement que procure aux
esprits craintifs l’ajournement d’une explication pénible.

--Ce sera pour demain, pensa-t-elle.

Accablée, elle reprit le chemin de sa demeure, en se demandant si
Frédéric y serait déjà rentré, si dans ce cas elle aborderait le sujet
odieux dont elle était tenue de l’entretenir, et s’il ne convenait pas
d’éviter toute discussion jusqu’à ce qu’elle eût parlé à Irène. Elle
tournait et retournait la question dans son esprit. Elle se trouva chez
elle sans l’avoir résolue.

--Où est mon fils? dit-elle à la femme de chambre chargée de veiller sur
l’enfant.

--Il n’est pas encore rentré, madame.

--Il est donc sorti! s’écria-t-elle stupéfaite.

--Madame ne le savait-elle pas? reprit la femme de chambre. Monsieur est
venu prendre le petit pour le conduire chez sa tante Irène. Du reste, il
a laissé cette lettre pour madame.

Nicolette s’empara de la lettre, vivement, sans comprendre, dominée déjà
par la surprise et l’effroi. Elle ne se souvenait pas que Frédéric fût
jamais sorti avec son fils. Dans quel but l’avait-il emmené? Ce ne
pouvait être, quoi qu’il eût dit, pour le conduire chez Irène,
puisqu’Irène était partie. Ces pensées traversèrent son esprit, d’un
trait, tandis que ses mains tremblantes déchiraient l’enveloppe.
Fiévreusement, elle ouvrit la lettre et lut ce qui suit:

«Quand on vous remettra cette lettre, j’aurai quitté Beaucaire pour n’y
plus revenir, décidé à ne vous revoir jamais. Vous serez libre, moi
aussi, et vous pourrez vous considérer comme veuve. C’est vous qui me
chassez de notre maison, et qui m’avez réduit à l’extrémité à laquelle
je recours pour me délivrer.

«Depuis plus de trois années, je suis la victime de votre dévotion. En
rebutant par vos dédains et vos rigueurs un cœur plein de vous, qui ne
demandait qu’à se consacrer à vous éternellement, vous avez fait de moi
un martyr. Longtemps j’ai subi mon supplice; mais vous l’avez rendu
intolérable, et c’est afin de m’y dérober que brisant ma carrière, je
vais mettre l’Océan entre vous et moi.

«Je n’appartiens plus à l’armée, j’ai donné ma démission. De ma fortune
personnelle, en possession de laquelle m’a mis la mort de mes parents,
j’ai fait deux parts, après avoir vendu le château de Varimpré, où,
grâce à vous, je ne reviendrai plus; j’emporte l’une; je vous laisse
l’autre; elle grossira votre dot demeurée intacte. Mon notaire vous fera
connaître les dispositions que j’ai prises, et dont il ignore d’ailleurs
le but.

«Vous auriez fait de mon fils un être à votre image; vous l’auriez livré
à des prêtres aussi violents et aussi intolérants que celui qui nous a
perdus. Je regarde comme un devoir de le soustraire à l’éducation que
vous vouliez lui faire. Peut-être le reverrez-vous un jour; s’il me
demande sa mère, je ne lui défendrai pas de venir vous rejoindre. Mais
alors, il sera un homme, et armé par moi contre toute tentative qui
aurait pour effet d’en faire un catholique semblable à vous.

«Ne cherchez pas à nous retrouver. Mes précautions sont prises pour vous
empêcher de découvrir nos traces. Le monde vous plaindra; il me blâmera.
Vous saurez, vous, que je ne mérite pas la flétrissure qui me sera
infligée, et que je suis encore plus à plaindre que vous ne l’êtes
vous-même. D’ailleurs, dans l’exaltation de votre piété, vous trouverez
un refuge contre votre douleur. Puissiez-vous en trouver un aussi contre
vos remords!»

C’était tout. Pendant une minute, les yeux voilés par l’épouvante, elle
agita dans ses mains cette horrible lettre. Puis, tout à coup, le
souvenir de sa sœur dont elle venait de constater l’absence se dressa
devant elle comme une lumière aveuglante. Elle comprenait: Frédéric et
Irène fuyaient ensemble, en emportant l’enfant.

--Mon fils! mon fils! gémit-elle.

Éperdue, affolée, elle voulut s’élancer au dehors, comme si elle
espérait encore rejoindre les fugitifs et les ramener. Mais ses forces
l’abandonnaient; un nuage tremblant se formait devant ses regards; ses
genoux fléchirent. Elle étendit les bras, cherchant autour d’elle un
appui. Il lui manqua, et elle tomba lourdement sur le plancher, sans
connaissance.


FIN DU LIVRE PREMIER




LIVRE SECOND




I


Les premiers rayons d’un chaud soleil d’été, empourprant un ciel clair,
doraient les toitures vermoulues et les murailles grises du couvent. Par
les larges croisées aux vitres étroites, entr’ouvertes derrière leurs
grilles de fer, ils pénétraient dans les profondeurs de la pieuse
maison, où circulait librement l’air matinal, tout imprégné de la
fraîcheur du Rhône montant, dans un flot de vapeurs roses, au long du
roc au sommet duquel le Carmel dresse ses vieilles tours.

En bas, dans la plaine, la ville s’éveillait. Des clochers de Beaucaire
tombait, dans le silence du jour naissant, la sonnerie de l’_Angelus_ à
laquelle répondait, franchissant le fleuve comme un vol d’oiseaux
invisibles, la sonnerie des cloches de Tarascon. Au delà de la ville, la
lumière embrasait déjà l’espace des champs, les prairies roussies et
calcinées en cette brûlante saison par les feux du ciel, les cyprès, les
oliviers et les saules, au feuillage tout poudreux de la poussière
blanchâtre que soulève le mistral.

Quelques instants avant cinq heures, une sœur sortit de sa cellule. Sur
sa chemise de serge et son jupon de laine, elle portait une robe de bure
brune, serrée à la taille par une ceinture de cuir; sur la robe, un long
scapulaire. Chaussée de bas en étoffe grossière et d’alpagattes, elle
avait sur ses cheveux coupés ras une guimpe et un voile. Sous ce
vêtement tombant autour du corps en longs plis roidis comme s’ils
eussent été pétrifiés, la grâce du sexe s’évanouissait. En se consacrant
à Dieu, la religieuse abdique tout ce qui fait le charme de la femme.
Celle-ci marchait à grands pas dans les couloirs où l’ombre se
dissipait. Sa main droite tenait, en l’agitant, une matraque, petite
planchette revêtue de deux barrettes d’acier qui frappaient le bois de
coups secs et résonnants.

A ce bruit, les Carmélites subitement réveillées sautaient à bas de leur
dure couchette, posant leurs pieds nus sur les carreaux froids. Le jour
entrait joyeux dans les cellules; il resplendissait sur la nudité des
murs blanchis à la chaux, ornés d’une croix et de deux images de piété.
En quelques instants, les religieuses eurent procédé à leur toilette,
retourné les draps en laine sur leur matelas de paille soutenu par deux
planches. Au coup de cinq heures, toutes les portes s’ouvrant à la fois,
les saintes filles apparurent ensemble dans les couloirs, remplis
soudain du frôlement de leurs sandales sur la pierre. Elles descendaient
à la chapelle, toutes frissonnantes dans leur chair macérée, accablées
sous la lassitude un moment vaincue par le sommeil, et renaissante avec
le jour qui allait de nouveau faire peser sur leurs membres exténués le
fardeau des longues privations, du jeûne et des maigres repas.

Maintenant, dans le chœur de la chapelle, derrière la haute grille à
gauche de l’autel, les sœurs étaient agenouillées. Durant une heure,
elles restèrent en oraison. Sur l’autel, deux cierges se consumaient;
leur flamme tremblante rougissait sous la lumière du dehors entrant par
les vitraux. Tandis que dans la maison tout était pauvre et nu, dans
l’oratoire plein de plantes vertes et de fleurs épanouies, la pourpre
des étoffes, la finesse des dentelles, la blancheur des marbres, les ors
des statues flamboyaient. On devinait que tout le luxe de la communauté
se déployait là, pour Dieu seul, et qu’à ses pieds seulement les
religieuses retrouvaient un souvenir affaibli du bien-être auquel elles
avaient renoncé en renonçant au monde. La nappe de l’autel, taillée dans
un lambeau de robe blanche, rappelait à quelqu’une d’entre elles le
vêtement qui jadis, avant qu’elle eût fait vœu d’éternelle pauvreté,
parait sa beauté sacrifiée depuis; à quelque autre, le tapis déroulé sur
les marches redisait les jeux de la maison paternelle où elle l’avait
foulé, sous ses pieds d’enfant, avant d’en faire don au couvent, en y
entrant. Les plantes et les fleurs parlaient aussi à ces âmes subjuguées
par la folie de la croix; dans les couleurs éclatantes des pétales et
dans les parfums des calices, elles aspiraient le passé auquel elles ne
songeaient plus que pour en expier les innocentes joies et les rêves
d’avenir, qu’avait brisés l’implacable vocation dont elles subissaient
les lois rigoureuses.

Au bout d’une heure, pendant laquelle le bruit des respirations
contenues troubla seul la quiétude silencieuse du couvent, une sœur se
leva. D’une voix douce et simple, elle entonna le chant des psaumes
sacrés. Toutes s’unirent à elle aussitôt. Rien de joyeux ni d’expressif
dans cette psalmodie. C’était une mélopée traînante et monotone, d’une
mélancolie maladive. Les paroles latines tombaient des bouches sans
accent de ferveur, avec une naïveté enfantine, comme un texte incompris,
récité par habitude et par devoir. Mais de la froideur apparente de ce
chant, l’ardeur de la prière se dégageait.

La messe succéda à l’office psalmodié. De la sacristie, un prêtre était
sorti précédé d’un enfant de chœur, pour célébrer le saint sacrifice. De
toutes parts, autour de lui, ce n’étaient qu’extases et soupirs. Quand
la communion groupa les religieuses derrière la grille à travers
laquelle il devait déposer l’hostie sur leur langue en récitant les
paroles saintes, il y avait dans l’attitude des corps penchés une
expression d’adoration passionnée et de fiévreuse attente, comme si
l’amant divin que sollicitaient ces vierges béatifiées et qu’elles
allaient recevoir, devait éteindre leurs désirs, combler le vide de
leurs cœurs exaspérés par la contemplation et l’espoir des jouissances
éternelles qu’elles cherchaient à mériter et dont cette union solennelle
avec Jésus leur révélait déjà, quoique imparfaitement, l’ineffable
volupté.

Tout en haut du chœur, dans une stalle, près de l’autel, se tenait la
prieure. La croix abbatiale qui brillait sur sa poitrine la distinguait
des sœurs sur qui elle régnait canoniquement et dont elle était l’élue
pour trois années, conformément à la règle. Quoiqu’elle fût de petite
taille et qu’on devinât, sous les amples plis de sa robe, un corps
amaigri, l’autorité qu’elle exerçait se manifestait visiblement, révélée
par la place où elle se tenait, par son geste, par des regards rapides
jetés sur son troupeau. Lorsque, la messe terminée, le prêtre eut quitté
l’autel, les religieuses, après de courtes actions de grâces, sortirent
de la chapelle. Avant de sortir, elles défilèrent toutes devant la
prieure, en faisant une longue génuflexion. La prieure ne quitta sa
stalle que lorsqu’elle eut ainsi reçu de toutes ses sœurs cet humble
salut. Elle les suivit dans le jardin. Déjà, elles s’éloignaient pour
vaquer aux occupations manuelles qu’ordonne la règle des Carmélites.
D’un signe, elle appela l’une d’elles, qui accourut et tomba à genoux le
front courbé.

--Sœur Marie du Calvaire, dit la prieure d’une voix froide et
tranchante, tout à l’heure, pendant la messe, vous avez adressé la
parole à votre voisine, sœur Claire Magdeleine, et je vous ai vue
sourire.

--C’est vrai, ma Révérende Mère, répondit la religieuse interpellée. Je
ne trouvais pas dans mon bréviaire l’hymne du jour, et j’ai demandé à
quelle page il se trouvait. Si j’ai péché, ma Révérende Mère, je
m’accuse. Punissez-moi.

En prononçant ces mots, elle se prosterna, baisa la terre et demeura
ainsi, le front dans la poussière, attendant un ordre pour se relever,
exposée à demeurer dans cette attitude, si la prieure l’eût voulu ou
l’eût oubliée, jusqu’à ce que la cloche l’appelât à un acte prescrit par
la règle.

--Vous avez eu tort de rire pendant la messe. Vous ferez dix fois le
tour du jardin, les pieds nus, en récitant l’_Ave Maria_ et en portant
la croix.

La pénitente se releva silencieuse. Sous le porche qui séparait le
jardin de la chapelle, il y avait, appuyée dans un angle, contre le mur,
une lourde croix en bois noir, plus haute qu’elle. L’ayant soulevée
après s’être déchaussée, elle en chargea ses épaules comme Jésus-Christ
avait chargé les siennes de l’instrument de son supplice, et le corps
courbé sous le faix, elle commença sa fatigante promenade en passant et
repassant devant une de ses compagnes qui se tenait accroupie dans un
coin du jardin, en plein soleil, les yeux bandés, une corde au cou, les
mains liées derrière le dos,--acte d’humiliation volontaire que les plus
ferventes dans les communautés aiment à s’imposer.

La sévérité de la prieure n’avait surpris aucune des sœurs. A tout
instant, les Carmélites sont témoins ou victimes de pénitences analogues
ordonnées de la sorte, ou subies du plein gré de celles qui
l’accomplissent, et toujours accomplies joyeusement.

Les religieuses s’étaient dispersées. Toute la communauté maintenant se
livrait au travail. Les unes montaient des fleurs artificielles pour
orner l’autel; les autres ravaudaient leurs vêtements usés ou
préparaient dans la cuisine les mets destinés au déjeuner.

La prieure était rentrée dans sa cellule. Assise devant une table
couverte de papiers, elle répondait aux lettres arrivées le matin, et
s’occupait des divers détails relatifs à la direction qu’elle exerçait.
Un grand silence régnait autour d’elle. De temps en temps, elle se
levait, faisait quelques pas vers la fenêtre et aspirait une bouffée
d’air pur, en laissant errer ses regards à travers le jardin où se
balançaient, au souffle de la brise du Rhône, les fleurs tremblantes sur
leur tige.

Il était frais et charmant, ce petit jardin dessiné dans les terres
apportées à grand’peine sur le rocher. Un lierre épais, entremêlé de
vigne vierge et de jasmin d’Espagne grimpant au long des bâtiments,
encadrait les croisées. Entre les bordures de buis, s’allongeaient les
pelouses coupées à intervalles égaux par les bandes de dahlias, de
rosiers et de lys. Un rideau de cyprès fermait l’horizon du côté du
fleuve, rappelant sans cesse à celles qui habitaient ces lieux qu’au
delà de cette barrière verdoyante, rien ne devait les émouvoir ni les
préoccuper, que dans ce cadre étroit se concentraient les seules
distractions qu’il leur fût permis de connaître. Entre ces rares
distractions, une des plus douces était la contemplation des beautés de
la nature, arbres et fleurs, ordonnée par la poétique sainte Thérèse.
C’est pour obéir à leur illustre fondatrice qu’aux heures de récréation,
les religieuses cultivaient le parterre, dont les produits embaumés
allaient chaque jour orner la chapelle.

La prieure se tenait devant la croisée, suivant d’un œil indifférent la
sœur Marie du Calvaire, qui, toute lasse, accablée sous le fardeau de la
croix, achevait d’accomplir sa pénitence, quand, à la porte de la
cellule, un coup léger se fit entendre. La prieure tressaillit, et
revint lentement s’asseoir devant la table en répondant:

--Entrez.

La porte s’ouvrit. Sur le seuil apparut une belle jeune fille, grande et
blonde, à l’œil brillant et doux, vêtue de l’habit des postulantes.

--C’est vous, Jeanne Mauroy, dit la prieure avec bienveillance; avancez.
Que désirez-vous?

La jeune fille fit quelques pas, les yeux baissés, les bras croisés sur
la poitrine. Arrivée devant la prieure, dont elle n’était séparée que
par la table, elle s’agenouilla et dit:

--Mon confesseur m’a ordonné de venir vous trouver, ma Révérende Mère.

--Oui, je me souviens; il m’a parlé de vous. Vous pouvez vous relever.
Jeanne obéit et se tint debout. La prieure continua:--Vous êtes donc
impatiente de voir arriver le jour de votre prise d’habit?

--Voilà six mois que je suis postulante, ma Révérende Mère, et je serais
heureuse d’être admise au noviciat.

--L’épreuve que vous venez de subir vous suffit-elle?

--Sous la forme où elle m’a été imposée, oui, ma Révérende Mère.
Jusqu’ici, je reste convaincue que Dieu m’ordonne d’embrasser son
service. Si je me trompe, si ma vocation est autre, ce n’est qu’une
épreuve plus complète qui me l’apprendra. Quand je porterai l’habit,
quand je subirai toutes les rigueurs de la règle, alors seulement je
pourrai décider si je suis en état de m’y soumettre pour toute ma vie.

--Vos parents sont-ils avertis?

--Je ne dépends que de mon tuteur et d’un conseil de famille dont les
membres, vous le savez, ma mère, sont d’accord avec lui et avec moi.
Tous nous aimons et nous craignons Dieu. Aucun de nous ne veut résister
à ses ordres. Ceux qui m’aiment m’envient, alors même qu’ils regrettent
de me perdre. C’est eux qui m’ont confiée à vous...

Il y eut un long silence. La prieure observait ce candide et fier
visage, au regard caressant, dont la chevelure sous la coiffe sans grâce
ceignait le front d’une auréole d’or, les contours de la taille robuste
et souple, les hanches saillantes et fines; elle admirait le charme
exquis, fait de jeunesse et de grâce, que Jeanne exerçait partout autour
d’elle à son insu.

--Vous êtes belle, mon enfant, fit soudain la prieure. Vous pourriez
briller dans le monde.

--Je ne veux briller que pour le ciel.

--En quelques années, la vie qu’on mène ici, les rigueurs de la règle,
les privations auront flétri votre beauté. Jeune d’âge, vous serez
vieille de corps. Ne regretterez-vous pas les biens que vous aurez
sacrifiés? Réfléchissez, mon enfant. Malheur à vous si, après avoir
prononcé des vœux éternels, s’élevait dans votre cœur le regret de ce
que vous auriez volontairement perdu.

--Je ne regretterai rien, ma mère.

--J’ai été jeune comme vous, insista la prieure en se levant, oui,
jeune, et l’on disait que j’étais jolie. Voyez ce que le cloître a fait
de moi.

Brusquement, elle se mit en pleine lumière comme pour obliger Jeanne à
regarder les traits défaits, les joues ridées, les cheveux presque
blancs et le regard sans vie de Nicolette Suarez, veuve de Frédéric de
Varimpré, en religion Sœur Thérèse de Jésus, prieure du Carmel de
Beaucaire.

Jeanne Mauroy sentit un frisson monter de ses pieds à sa tête, sans
comprendre si le langage qu’elle entendait contenait une plainte ou un
suprême conseil. Elle se redressa cependant, et dit avec respect:

--Que ne pouvez-vous me révéler aussi votre âme, ma Révérende Mère? Ne
s’est-elle pas embellie de tous les attraits qu’a perdus votre corps?

Émue par cette réponse spontanée, la sœur Thérèse de Jésus s’assit, en
disant:

--C’est mon devoir de vous montrer toutes les duretés de la vie que vous
voulez embrasser; rien ne serait plus fatal qu’une erreur. C’est aussi
mon devoir d’ajouter que si votre vocation est sincère, les sacrifices
que Jésus vous demande en échange de son amour vous seront doux et
légers. Cet amour est infini; il vous tiendra lieu de tout. La prise
d’habit que vous sollicitez ne constitue pas d’ailleurs un engagement
définitif. Elle n’est qu’une initiation au noviciat, durant lequel nous
aurons le temps d’étudier votre âme et de décider si vous devez rester
parmi nous. Allez, mon enfant.

--Alors, ma mère, je peux espérer d’être bientôt novice? demanda Jeanne.

--Pourquoi m’interrogez-vous? répliqua la prieure durement. Vous aspirez
à la perfection, et vous ne savez même pas réprimer les impatiences de
votre curiosité. Offrez à Dieu l’attente qu’on vous impose, et
remettez-vous-en à la décision de nos mères que je dois consulter.

Jeanne s’agenouilla contrite, baisa le plancher, et, se relevant
silencieuse, elle s’éloigna. Nicolette la regarda sortir sans rien
ajouter. Dans ses yeux où depuis longtemps semblait tarie la source des
larmes, des larmes lentement montaient qu’elle ne voulait pas laisser
voir. Se parlant à elle-même, elle murmura:

--C’est moi à vingt ans. Il me semble que je me revois vivre telle que
j’étais alors. Puisse la vocation de cette enfant être aussi sincère que
la mienne, Seigneur! Daignez lui épargner les douleurs que vous m’avez
prodiguées.

Elle fit le signe de la croix, et courbant la tête sur sa table de
travail, elle reprit sa tâche interrompue.

La sœur Thérèse de Jésus avait alors quarante-cinq ans. Si la plupart
des femmes soucieuses de conserver leur beauté semblent jeunes encore à
cet âge, halte au seuil de la vieillesse et préparation au temps
désenchanté qui verra les hommes se détacher d’elles, la prieure des
Carmélites, elle, ne possédait plus ni la jeunesse, ni même les
apparences de la jeunesse. Des rides plissaient son front qu’écrasait le
lourd fardeau des soucis. Sous ses yeux, les larmes avaient tracé un
sillon violacé. L’insomnie des nuits fiévreuses, l’altération de la
santé, les luttes douloureuses soutenues par l’âme toujours debout
contre les tentations de la chair, se trahissaient sur les joues
creusées et osseuses. Tout le corps s’inclinait dans une attitude
d’accablante fatigue, dans une habitude d’énervantes privations.

Personne n’eût reconnu sur ce pâle visage et ces traits amaigris, dans
ce triste regard et sous ces cheveux grisonnants, la jeune fille
passionnée et ardente dont le charme troublant avait un jour, vingt-cinq
ans avant, séduit Frédéric de Varimpré. La vie religieuse avec ses
austérités et ses mortifications, aboutissant toutes à un éternel
renoncement des joies humaines, produit ces effets. Elle éteint sur la
face de ceux qui l’embrassent les belles flammes de la jeunesse. Elle
les éteint dans le regard qu’elle refroidit, et les concentre dans le
cœur où elles ne brûlent plus que pour Dieu. Lui seul en connaît
l’intensité, révélée dans les élans de la prière. L’homme peut croire
qu’elles sont étouffées, et ces saintes âmes devenues, rayon de foi dans
un bloc d’égoïsme, indifférentes à ce qui n’est pas leur salut. Il se
trompe; il ne sait pas quelle tendresse pour l’humanité souffrante vibre
dans ces cœurs extasiés. Il y a là des trésors d’infinie bonté qui n’ont
d’autre manifestation que la prière, se répandant, comme un parfum,
quand la religieuse prosternée devant l’autel implore le ciel pour les
pécheurs, et dans des privations incessamment renouvelées,
volontairement acceptées, expie leurs fautes, aussi repentante que si
elle les avait commises. Folie, dit le monde en raillant. Soit, mais
folie qui même en ses excès mérite le respect autant que la pitié,
puisqu’elle fait des martyrs.

Il semble que Nicolette, après avoir si passionnément et si longtemps
souhaité ces austères douceurs, aurait dû être heureuse dans la
plénitude de son rêve réalisé, et posséder la paix de l’âme, l’unique
bien qu’elle lui eût demandé. Mais cette paix lui manquait. Ce n’étaient
pas seulement les duretés monastiques qui l’avaient réduite à cet état
où elle n’apparaissait que comme une ombre de ce qu’elle avait été
jadis, c’était ce défaut de paix intérieure. Quand l’âme ne traîne
derrière soi ni regrets ni remords, le corps, après maintes
défaillances, se redresse, se durcit, s’assouplit aux souffrances; il
les endure sans en être éprouvé. Mais si les cheveux de Nicolette
avaient blanchi, si la source de ses larmes s’était épuisée, si son
regard n’exprimait plus que la tristesse, c’est que partout la suivait
le cortége de ses amers souvenirs, ces souvenirs dont elle ne pouvait se
délivrer.

Partout, dans la chapelle, sur son grabat, sur la dalle froide du
cloître ou sur la terre nue du cimetière, et même quand, agenouillée
dans sa cellule, elle meurtrissait ses reins en les frappant d’une
lanière de cuir, partout elle le retrouvait, ce long cortége des
souvenirs implacables. Elle se revoyait dans sa maison, d’abord
heureuse, et heureuse par l’amour, puis se refusant à la tendresse de
son mari et l’obligeant à fuir pour toujours. Elle se rappelait le
terrible prêtre dont elle avait subi l’influence fatale. Il était mort
depuis longtemps, sans que le bonheur détruit par lui fût ressuscité.
Elle se rappelait l’inoubliable soirée témoin de son infortune, la
lettre de Frédéric lui apprenant qu’il partait et disparaissait à
jamais, emmenant son fils et Irène. Oh! le malheureux! De cet oubli de
tous ses devoirs, de l’enlèvement qui arrachait un enfant à sa mère, du
rapt qui faisait de l’époux longtemps fidèle un époux adultère et
incestueux, il ne pouvait être excusé. Mais, en lui rendant son foyer
odieux, en lui fermant ses bras, en le rejetant dans ceux d’Irène,
n’avait-elle pas été aussi coupable que lui?

Tel est le remords qu’elle portait. Pendant dix ans, déchirée par sa
douleur maternelle, pleurant son fils perdu, elle s’était efforcée
d’oublier. L’oubli n’avait pas répondu à son appel. Toujours saignante,
la plaie de son cœur, sans qu’un espoir trompé sans cesse et une prière
non interrompue eussent pu la cicatriser. Elle avait rempli des clameurs
de son désespoir son foyer désert, invoqué la justice des hommes,
cherché son fils de tous côtés. Vains efforts, tentatives inutiles.
L’enfant n’était pas revenu. Puis, un jour, elle avait appris le décès
de son mari, mort au Brésil, laissant orphelin le cher petit et Irène
sans appui. Elle s’était empressée de jeter sur leurs traces un homme
investi de sa confiance. Mais quand cet homme arrivait au Brésil, Irène
et l’enfant avaient déjà disparu. Alors, devenue veuve, Nicolette
obtenait la faveur longtemps sollicitée d’entrer au Carmel. Elle y était
depuis, deux fois élue prieure par ses sœurs, parmi lesquelles elle
reprendrait modestement sa place, à l’expiration de son pouvoir triennal
renouvelé.

Mais vainement elle cherchait à oublier le passé. Il revenait sans cesse
à sa mémoire, lui ramenant l’image de son fils, enfant quand on l’avait
arraché à ses bras, homme maintenant s’il vivait encore. Oh! ce doute,
quelle douleur il engendrait dans cette âme qui aurait voulu ne songer
qu’à Dieu! Vivait-il, l’être adoré, fruit de ses entrailles? S’il
vivait, pourquoi ne venait-il pas retrouver sa mère? Ne la
connaissait-il pas? Peut-être luttait-il contre la misère! Peut-être, du
fond de l’abîme où il se débattait, implorait-il le secours maternel!
Que n’entendait-elle sa voix! Avec quelle ardeur elle aurait volé à son
aide, la main tendue, les bras ouverts! Peut-être était-il mort! Mais
alors, goûtait-il dans le sein de Dieu la joie des élus? Toujours elle
pensait à lui; elle pensait à Irène, dont elle ignorait aussi le sort,
dont elle déplorait le crime, en suppliant le ciel de pardonner.

Le souvenir de Frédéric pesait d’un poids non moins lourd sur sa
conscience. En rendant l’âme, avait-il eu le temps de se repentir? La
main d’un prêtre s’était-elle étendue sur lui pour l’absoudre?
Jouissait-il de l’infinie miséricorde? Questions cruelles, toujours
menaçantes, jamais satisfaites! Elles infligeaient à Nicolette une
horrible torture, troublaient son repos, la poursuivaient jusque dans
les pieux exercices de son état, répandaient sur ses jours l’amer poison
du remords, sa conscience lui rappelant à toute heure et partout qu’elle
avait une large part dans la responsabilité des catastrophes accomplies
ou redoutées, et qu’elle aurait à en répondre au divin tribunal.




II


Depuis le lever du soleil, une grande agitation régnait dans le couvent,
où tout se préparait pour la vêture de Jeanne Mauroy. Il est d’usage que
le matin du jour où elle doit prendre l’habit religieux, la postulante
quitte le Carmel, dès l’aube, afin de passer auprès de sa famille les
heures qui précèdent la cérémonie, et que sa famille elle-même la
conduise à la chapelle. Mais Jeanne Mauroy étant orpheline, son tuteur
et ses proches venus pour l’assister en ce moment solennel, n’habitant
pas Beaucaire, elle était restée au couvent. C’est de là qu’elle devait
sortir pour aller à l’autel. Retirée dans la cellule qu’elle habiterait
désormais, elle attendait l’heure de la cérémonie, cette heure ardemment
appelée. Agenouillée devant la croix, elle priait, parée déjà de la robe
de mariée et de la couronne de fleurs d’oranger, toilette virginale dans
laquelle elle était tenue de se présenter au Carmel.

Jamais sa beauté n’avait eu plus d’éclat; elle resplendissait sur le
visage transfiguré par la béatitude de l’âme, dans le regard où brillait
une flamme joyeuse, et sur tout le corps dont les pures lignes se
dessinaient sous le blanc satin des vêtements. Au moment de s’immoler,
cette beauté s’affirmait une dernière fois dans l’épanouissement
merveilleux de ses trésors prodigués. Des adjurations brûlantes
tombaient des lèvres de la néophyte. Elle se laissait ravir par
l’extase, comme si, prête à consommer sa rupture avec le monde, elle eût
entendu la voix de son maître lui dire:

--Je ne veux plus que tu converses avec les hommes, mais seulement avec
les anges.

Dans l’emportement de cette extase, elle embrassait par la pensée, comme
dans une vision surnaturelle, sa vie future à chaque étape de laquelle
elle devait trouver un sacrifice à accomplir, une indicible joie à
goûter. Les vœux de pauvreté, de chasteté, d’obéissance qu’elle se
préparait à prononcer ne lui coûtaient rien. En se donnant à Dieu, elle
allait renoncer à tout ce qui n’était pas lui; mais elle était heureuse
de se donner ainsi entièrement, sans restriction, corps et âme. Elle se
regardait comme déjà morte au monde, ensevelie avec Jésus-Christ
derrière les grilles inaccessibles, convaincue qu’une âme n’est grande
qu’anéantie par l’humilité. Dans ce bonheur par avance savouré, il y
avait de la volupté.

Elle se voyait consacrant ses jours à la méditation, à la prière, au
silence, se détachant des préoccupations de la terre pour mieux
s’assurer le ciel, meurtrissant son corps sous un cilice, expiant les
fautes de l’humanité dans d’incessantes mortifications. Les flèches de
l’amour divin, de part en part, perçaient son cœur; elle ambitionnait
d’en sentir profondément les déchirures et, toute saignante de ces coups
réitérés, d’arriver à la mort, au delà de laquelle rayonnait la suprême
récompense.

Elle avait vingt ans, et c’est la mort qu’appelait surtout sa jeunesse
sacrifiée, la mort, aurore des noces éternelles. Sur ses lèvres
vermeilles, voltigeait déjà la prière qu’elle réciterait au moment de
franchir les portes de l’éternité: «O mon Seigneur et mon époux, l’heure
est enfin venue; nous allons nous voir. Mon tendre maître, voici le
moment du départ. Soyez-en mille fois béni, et que votre volonté
s’accomplisse. Il est temps que je sorte de cet exil et que mon âme, ne
faisant qu’une avec vous, jouisse de ce qu’elle a tant désiré.»

L’espoir de cette union mystique déchaînait dans son cœur une ardeur
amoureuse, dans son corps le frémissement des mystérieuses attentes qui
s’empare des vierges au seuil du lit nuptial, frémissement embelli pour
elle et purifié par la conviction que l’amant dont elle sollicitait les
étreintes était, non un homme, mais un Dieu. Et son âme, toute ravivée,
se répandait en appels et en larmes, crise délicieuse à laquelle elle
s’abandonnait dans un transport poussé jusqu’au delà de la raison.

La porte de sa cellule s’ouvrit. Elle s’était laissé emporter si haut,
si loin de la terre, qu’elle n’entendit pas le bruit. La prieure, qui
venait d’entrer, s’approcha d’elle, lui toucha l’épaule et dit:

--Voici l’heure, ma fille, suivez-moi.

Elle se leva silencieuse. La prieure, dont le voile laissait le visage
découvert, l’embrassa, puis, la précédant, quitta la cellule. Elles
traversèrent les couloirs tranquilles, et par l’escalier désert
descendirent. Au pied de l’escalier, par delà la porte de clôture
ouvrant sur la grande cour, se tenaient le tuteur et les parents de
Jeanne. La prieure la leur confia, et s’éloigna pour entrer dans le
chœur où les religieuses se trouvaient déjà réunies. Jeanne et les siens
franchirent la porte, traversèrent la cour se dirigeant vers la
chapelle. Les fidèles venus pour assister à sa prise d’habit
l’attendaient là. Ils saluèrent son apparition d’un long murmure. Elle
s’avança le long de l’espace resté vide entre les chaises jusqu’au
prie-Dieu préparé pour elle devant l’autel. Elle souriait, en saluant à
droite et à gauche, au moment de leur dire adieu, ceux qu’elle aimait.
Mais le tremblement de ses mains gantées, l’expression séraphique de son
regard, trahissaient la violente émotion qui la dominait à cette heure
solennelle où elle allait se donner à Dieu, en attendant l’engagement
suprême qu’elle prendrait à un an de là, après avoir subi les épreuves
du noviciat.

La chapelle avait la physionomie des jours de fête. Tout autour de
l’autel, sur les degrés recouverts d’un tapis, entre les cierges allumés
autour du tabernacle, et sur les murs jusqu’aux voûtes, ce n’étaient que
plantes et fleurs. Les lys et les roses étoilaient la sombre verdure des
lauriers et des palmes. Leurs parfums s’exhalaient dans la vapeur tiède
qui flottait sous les lumières. L’or des candélabres, les marbres des
degrés, les ferrures de la grille placée à gauche de l’autel, devant le
chœur réservé, brillaient de mille reflets avivés et scintillant entre
les feuilles, comme les rayons du soleil à travers les ramures d’une
forêt.

Ordinairement, devant cette grille, un rideau noir est tendu. Relevé ce
jour-là, il laissait voir l’intérieur du chœur des religieuses
resplendissant de lumières, et les sœurs debout dans leur stalle, un
cierge à la main, les novices voilées de blanc, les professes voilées de
noir, attendant le moment de se mettre en marche pour aller vers la
porte de clôture à la rencontre de la postulante qui ne les avait
quittées un moment que pour les rejoindre bientôt.

Elle s’était agenouillée, anéantie dans un ravissement qui derrière les
barreaux farouches lui montrait le paradis et ses joies ineffables.
Autour d’elle, des prêtres allaient et venaient, mettant la dernière
main aux préparatifs de la cérémonie solennisée par la présence de
l’évêque de Nîmes, qui devait officier et consacrer de ses mains la
nouvelle novice. Des rumeurs de voix poursuivant doucement des
entretiens d’une chaise à l’autre, le bruit des arrivants qui se
plaçaient peu à peu, troublaient encore la paix de la chapelle. Tout à
coup le silence se fit. Le prélat sortait de la sacristie, entouré des
prêtres assistants et des enfants de chœur.

A ce moment, un nouveau venu se présentait au couvent. C’était un jeune
homme à la figure pâle, aux cheveux châtains, avec un regard vif et doux
à la fois, révélant l’esprit d’initiative et d’énergie. Une moustache
très-fine, aux tons fauves, relevait le caractère un peu féminin de sa
physionomie. Il avait la taille élevée, mince et bien prise. La
poussière blanchissait ses vêtements et ses chaussures. Un petit sac en
cuir, retenu par une courroie, achevait de lui donner l’air d’un
voyageur fraîchement débarqué.

A la faveur de l’agitation qui, ce jour-là, troublait la tranquillité du
couvent, il avait pu pénétrer dans la vaste cour conduisant à la
chapelle. Il s’était arrêté, laissant errer ses regards de tous côtés,
dans l’attitude d’un homme qui cherche quelque chose ou quelqu’un.
Debout sur le seuil de la chapelle ouverte, la tourière suivait l’office
de cette place sans perdre de vue l’entrée. Elle l’aperçut et alla vers
lui:

--Vous venez pour assister à la cérémonie, monsieur? dit-elle à
demi-voix.

--Quelle cérémonie? demanda-t-il surpris.

--Que voulez-vous, alors, si vous n’êtes venu pour cela?

Mais, au lieu de répondre, il interrogea:

--C’est bien ici la communauté des Carmélites?

--Oui, monsieur.

--Cette communauté est dirigée par madame de Varimpré, en religion sœur
Thérèse de Jésus?

--C’est en effet le nom de notre Révérende Mère.

--Je veux la voir.

--Elle n’est pas visible aujourd’hui.

--Il faut que je lui parle sur-le-champ, il le faut, répondit l’inconnu
avec l’expression d’une ferme volonté.

--Personne ne peut lui parler en ce moment, reprit la tourière troublée
par l’exigence formulée devant elle. Elle est au chœur avec toutes nos
mères. Nous avons une prise d’habit; vous pouvez vous en assurer par
vous-même. Après la cérémonie, si ce que vous avez à dire à madame la
prieure est pressé, elle pourra vous recevoir.

--C’est bien; j’attendrai.

--Vous pouvez entrer dans la chapelle, monsieur, dit encore la tourière.

Puis, voyant que le visiteur ne se hâtait pas de profiter de
l’invitation, elle regagna sa place sous le porche, le laissant au
milieu de la cour. Il y resta, se promenant à grands pas, inquiet et
fiévreux, à l’ombre des murailles derrière lesquelles son regard curieux
semblait vouloir pénétrer. Parfois, il s’arrêtait, prêtait l’oreille, et
après avoir constaté que les chants n’étaient pas achevés, il reprenait
sa promenade, sans dissimuler son impatience, surexcitée par l’attente.

Tout à coup, s’éleva dans la nef un grand bruit de chaises. Les rares
personnes qui, n’ayant pu y trouver place, s’étaient tenues sur les
degrés extérieurs, se rangèrent à droite et à gauche pour laisser la
sortie libre. La tourière courut au jeune homme et lui dit:

--Vous ne pouvez rester là, monsieur. Voici la postulante.

Il se jeta contre le mur, les yeux fixés sur l’intérieur de la chapelle
au fond de laquelle la flamme des cierges poussait jusqu’aux voûtes une
lumière rougeâtre, tremblante sous l’éclat du jour qui entrait par les
vitraux. Dans le cadre de la large baie, il vit apparaître Jeanne
Mauroy. Jamais plus radieux visage ne s’était offert à ses regards.
Suivie du clergé qui chantait le _Magnificat_ et les fidèles, hommes et
femmes, attristés comme s’ils eussent suivi son cercueil, elle marchait
modeste et calme, dans une attitude de recueillement. Sur ses lèvres
errait un sourire; un rayon de joie céleste brillait dans ses yeux. Ils
s’arrêtaient au passage, ces yeux extasiés, sur les figures amies,
consternées. Ils exprimaient l’étonnement que causait à cette adorable
enfant la tristesse surprise autour d’elle, quand tant de bonheur
l’enveloppait. En arrivant auprès du visiteur inconnu, elle les leva
aussi sur lui, comme pour lui donner une part de ses adieux. Mais, soit
que la présence d’un étranger l’eût surprise, soit qu’elle eût été
troublée par l’expression d’admiration et de pitié qu’elle venait de
saisir sur des traits qu’elle voyait pour la première fois, un flot de
sang empourpra ses joues, montant jusqu’aux paupières subitement
abaissées. Elle hâta le pas, et passa, non assez vite cependant pour
empêcher que le souvenir de sa beauté se fixât dans la mémoire de ce
jeune homme que sa présence venait de bouleverser. Il s’était tourné
vivement vers la tourière inclinée à son côté et disait à demi-voix:

--Le nom de cette personne, madame?

La tourière resta silencieuse une minute; puis elle répondit:

--Qu’importe son nom! Tout à l’heure, elle ne s’appellera plus que sœur
Nicette de la Croix.

De l’autre côté de la cour, la porte de clôture venait de s’ouvrir de
nouveau. Sur le seuil, trois religieuses s’avançaient ayant le voile
baissé. Deux d’entre elles tenaient un cierge à la main. L’autre les
précédait, portant une croix en bois noir sans christ. La postulante
s’agenouilla et baisa l’extrémité de cette croix. Puis elle se releva,
salua les assistants qui l’avaient accompagnée jusqu’à cette porte et ne
pouvaient la suivre au delà. C’était la première étape de l’éternelle
rupture avec le monde, et lorsque les lourds battants de bois se
refermèrent sur la procession qui s’éloignait en psalmodiant une hymne à
la Vierge, un frisson passa sur le petit groupe des fidèles. Tandis
qu’ils regagnaient leur place dans la chapelle, la postulante traversa
le cloître à la suite des sœurs, conduite au chœur par la prieure et
jusque devant la haute grille où elle s’agenouilla. Maintenant, de
l’autre côté de la grille, elle apercevait l’évêque, debout, entouré des
prêtres assistants, coiffé de la mitre, appuyé sur sa crosse, vêtu d’une
chape aux reflets d’argent.

--Ma fille, que demandez-vous? dit-il.

--La miséricorde de Dieu, la pauvreté de l’Ordre et la compagnie des
sœurs, répondit-elle.

--Est-ce de votre propre mouvement et de votre plein gré que vous vous
présentez pour recevoir l’habit de ce saint Ordre?

--Oui, monseigneur.

--Avez-vous dessein de persévérer dans l’Ordre jusqu’à la fin de votre
vie?

--Oui, monseigneur.

--Voulez-vous donc entrer dans l’Ordre pour le seul amour de
Notre-Seigneur?

--Oui, avec la grâce de Dieu et les prières des sœurs.

Elle avait parlé d’une voix ferme.

--Que Dieu achève en vous son ouvrage! reprit l’officiant.

Puis il lui adressa une brève et touchante exhortation qu’il termina en
disant:

--Que le Seigneur vous dépouille du vieil homme!

Quand il eut fini, la postulante fut emmenée par la prieure. Tandis
qu’elle était absente, le prélat bénit le scapulaire, la ceinture et le
manteau qu’elle allait recevoir de ses mains.

Elle revint bientôt, transformée déjà, préparée pour l’ensevelissement
volontaire qu’elle s’imposait. Elle avait quitté ses vêtements de mariée
et revêtu une robe de bure qui l’enveloppait comme d’un suaire. A ses
pieds, les bas de laine et les sandales remplaçaient les souliers de
satin. Une guimpe cachait la pureté des épaules, s’étendait sur le
corsage en plis roidis sous lesquels semblait s’être évanouie la grâce
des formes. Enfin, de la soyeuse chevelure qui tout à l’heure couronnait
sa beauté, les boucles épaisses n’existaient plus. Elles gisaient là-bas
comme des fleurs flétries. Les ciseaux les avaient coupées jusqu’à la
racine, ne laissant sur la tête que des cheveux ras, qui se redressaient
sous la coiffe blanche comme révoltés contre le barbare traitement qui
venait de dépouiller le front de sa plus belle parure.

De nouveau, la postulante se tenait devant la grille. Quoique
découronnée, sa tête fine et fière resplendissait toute radieuse. Les
assistants purent alors admirer le visage où s’exprimait une divine
sérénité, et dont aucun regret n’altérait la quiétude. Des mains d’un
prêtre, le pasteur recevait tour à tour la ceinture, le scapulaire, le
manteau blanc. Il les passait à la postulante en prononçant pour chacun
de ces objets les paroles sacrées. En lui mettant la ceinture, il
disait:--Quand vous étiez plus jeune, vous vous ceigniez vous-même et
vous alliez où il vous plaisait. Mais lorsque vous aurez vieilli, un
autre vous ceindra. En lui mettant le scapulaire:--Prenez le joug de
Jésus-Christ qui est doux et son fardeau qui est léger. En lui mettant
enfin le manteau:--Ceux qui suivent l’agneau sans tache, marcheront avec
lui vêtus de blanc. C’est pourquoi que vos vêtements soient toujours
blancs, en signe de votre pureté intérieure.

Tout était dit. Le prélat jeta l’eau bénite sur la novice, et, se
mettant à genoux, il entonna le _Veni, Creator_. Après la première
strophe, tandis que les religieuses se tenaient debout à leur place, la
prieure prit la sœur Nicette par la main et la conduisit au milieu du
chœur, où elle la fit étendre sur un tapis de serge, les bras en croix.
Tant que dura le chant sacré, elle resta ainsi, la face contre terre,
dans l’immobilité de la mort. Elle ne se releva que pour aller porter à
ses compagnes le baiser fraternel. Puis les religieuses sortirent du
chœur processionnellement, et les assistants se retirèrent. Le visiteur
étranger fit comme eux.

Il avait observé tous les détails de la cérémonie, des larmes aux yeux,
le cœur étreint par l’angoisse. De nouveau, il se trouva dans la cour,
attendant la prieure. Mais maintenant son impatience de tout à l’heure
s’était apaisée. Un lourd accablement pesait sur lui, une impression
cruelle qui détournait sa pensée du but de sa visite. Il mesurait du
regard les lourds bâtiments du monastère. Peut-être rêvait-il d’y
pénétrer de gré ou de force pour en faire sortir la créature qu’il
venait de voir s’enterrer vivante. Peut-être se demandait-il où puise
son énergie la passion indomptable qui jette aux bras d’un amant
crucifié les vierges de vingt ans et les pousse à choisir une vie
martyrisante comme le plus beau et le plus enviable des destins.

--Veuillez me suivre au parloir, monsieur, dit tout à coup près de lui
la voix de la tourière. Ma mère prieure va s’y rendre.

Il obéit en silence, ramené à la réalité par cette invitation, repris
par l’impatient émoi qui le dominait tout à l’heure quand il s’était
présenté au couvent pour parler à la sœur Thérèse de Jésus. Étant entré
dans le parloir, précédé de la tourière, il s’assit sur une chaise,
devant la grille aux pointes menaçantes, rendue plus épaisse et plus
impénétrable par le rideau tendu de l’autre côté des ferrures. Presque
aussitôt, il entendit ces mots prononcés par une femme qu’il ne pouvait
voir:

--Loué soit Notre-Seigneur Jésus-Christ!

Surpris, il regarda la tourière.

--Répondez: A jamais! fit-elle.

Et docilement, il répéta:

--A jamais.

La tourière sortit, le laissant seul, la pâleur aux joues, un frisson
dans tout le corps, escaladant des yeux cette grille effroyable derrière
laquelle il espérait trouver ce qu’il était venu chercher dans cette
maison de paix et de prière.




III


--Vous avez désiré me parler, monsieur, dit la prieure avec douceur. Me
voilà prête à vous entendre.

--Vous êtes bien madame Nicolette Suarez, veuve du lieutenant Frédéric
de Varimpré? demanda le visiteur.

--C’est ainsi que je m’appelais, en effet, quand je vivais au milieu du
monde. Mais depuis longtemps, je suis morte pour lui.

--Allez-vous me condamner à vous parler sans vous voir, madame, et ne
pouvez-vous tirer ce rideau qui me cache vos traits?

--A quoi bon? Vous n’apercevriez rien qu’une femme voilée, à qui la
règle qu’elle a fait vœu d’observer interdit de montrer son visage.

--Je voudrais vous voir, madame, reprit-il, suppliant.

--C’est impossible, répondit la prieure; nous ne pouvons nous découvrir
que devant nos proches parents. Puis elle ajouta plus bas:--Ici, ceux
qui m’adressent la parole m’appellent ma mère.

Le jeune homme s’était levé brusquement, les bras tendus, des larmes
dans les yeux, la bouche entr’ouverte, comme s’il voulait faire entendre
une supplication nouvelle. Mais le cri monté à ses lèvres n’en sortit
pas. Il retomba sur sa chaise, accablé, et reprit avec une tranquillité
feinte:

--Eh bien, ma mère, je vous apporte des nouvelles de votre fils, Adrien
de Varimpré.

A ces mots, les anneaux qui fixaient le rideau en haut de la grille
roulèrent en grinçant sur leur tringle de fer, et une ombre noire se
jeta contre les barreaux, impétueusement, en s’écriant:

--Mon fils! Vous connaissez mon fils! Il est vivant?

--Il est vivant, ma mère.

--Mon Dieu! mon Dieu, soyez béni, fit-elle en joignant les mains... Vous
le connaissez, monsieur?... Parlez-moi de lui... Le verrai-je bientôt?

--Oui, bientôt, madame, dans quelques instants... Il a redouté pour vous
une émotion trop forte. Il a voulu que vous fussiez préparée à le
recevoir. Mais il n’est pas loin de vous... Non, il n’est pas loin.

--Alors, monsieur, allez le chercher... Mon fils! Mon Adrien!

L’ombre noire s’agitait. Sous son voile, elle poussait des sanglots, et
laissait deviner la fièvre de ses mains tremblantes, à tout instant
portées à ses yeux.

--J’irai le chercher tout à l’heure, répondit le visiteur; mais vous me
demandiez de vous parler de lui...

--Vous êtes son ami, n’est-ce pas, puisqu’il vous a envoyé près de moi?
Vous le connaissez bien, alors. Il a vingt-trois ans maintenant. Il doit
être beau, mon cher enfant, superbe et fier.

--La souffrance flétrit la jeunesse et abat la fierté. Il a beaucoup
souffert.

--Beaucoup souffert, répéta la prieure d’un accent lamentable.

--Il ne connaît pas sa mère. Il avait douze ans quand son père mourut au
Brésil, où il s’était établi. Il se trouva seul alors avec celle que M.
de Varimpré appelait Irène. Les soins maternels de cette femme avaient
protégé la jeunesse d’Adrien. Il ressentait pour elle une tendresse
filiale, ardente et profonde. Il croyait qu’elle était sa mère. Après la
mort de M. de Varimpré, ils se rendirent aux États-Unis, à Boston, où un
premier séjour leur avait donné quelques amis. Ils vécurent là,
pauvrement, car M. de Varimpré ne laissait qu’une fortune déjà
compromise. Votre fils allait au collége; il s’appliquait à l’étude,
ayant hâte de venir en aide à la chère créature qui s’était dévouée à
son bonheur. Parfois, il la suppliait de retourner en France avec lui;
il n’ignorait pas que la France était leur patrie à tous deux; il
souhaitait passionnément de la connaître et d’y vivre. Mais celle qu’il
appelait sa mère reculait sans cesse l’époque du départ. Un jour qu’il
insistait auprès d’elle afin de la décider à partir, elle lui déclara
que le cher mort avait exprimé la volonté formelle que son fils n’allât
pas en France avant d’avoir atteint sa vingt et unième année.

--Hélas! il redoutait mon influence! soupira Nicolette.

--Le temps s’écoulait tristement, continua l’inconnu; les ressources
s’épuisaient de jour en jour, la détresse devenait plus grande, et la
santé de madame Irène s’altérait. Elle s’éteignit un soir doucement,
entre les bras de l’enfant désespéré. Avant de mourir, elle lui remit
une lettre écrite par son père, et qu’il ne devait ouvrir qu’à l’époque
de sa majorité. C’est ainsi qu’à dix-huit ans il se trouva orphelin,
pauvre et seul, sans ressources. Il fallait vivre, il travailla. Il
donnait des leçons de français, car sa langue maternelle, longtemps
parlée devant lui, lui était familière. Oh! les dures années de misère
et de solitude! Si elles n’ont pas abrégé ses jours, c’est qu’il fallait
qu’il vécût, qu’il vécût pour revoir son pays. C’est aussi que Dieu
voulait qu’il vous retrouvât, ma mère.

Sous son voile, sœur Thérèse de Jésus pleurait à chaudes larmes, en
écoutant ce récit.

--Apaisez-vous, reprit le narrateur, et veuillez m’entendre jusqu’au
bout. Avant d’embrasser votre fils, il faut que vous connaissiez sa vie
passée, que vous n’ignoriez pas surtout pourquoi il vous revient.

--Mais, pour parler de lui, ainsi que vous le faites, qui êtes-vous?

--Son ami, vous l’avez dit tout à l’heure.

--Vous êtes pâle, attristé, las.

--Oui, pâle comme lui, attristé comme lui; nous avons souffert ensemble.

--Achevez, monsieur, j’ai hâte de le revoir, de vous faire oublier vos
maux à tous deux. Puisqu’il vous aime, je vous aimerai.

L’inconnu, défaillant, fit un effort pour se roidir contre son émotion
grandissante; puis il continua:

--Sur son mince revenu, ma mère, l’orphelin économisait, sou par sou, la
somme nécessaire aux frais du voyage qui devait le ramener en France. Il
avait calculé qu’il lui faudrait trois ans pour réaliser cette somme.
Elle se grossissait lentement, et il se serait bien gardé d’y toucher.
Plus d’une fois, il lui arriva de s’endormir, l’estomac vide et les
membres glacés, à côté de ce trésor, qui représentait pour lui la
délivrance, un avenir plus heureux, et qu’il redoutait de diminuer.
Enfin, sonna l’heure de sa majorité. Ce jour-là, il ouvrit la lettre de
son père.

--Que disait cette lettre? demanda la prieure anxieuse.

--Elle racontait à Adrien l’histoire de Frédéric de Varimpré et de
Nicolette Suarez.

--Tout entière?...

--Tout entière; elle le faisait juge de la conduite de ses parents.

--Comment les a-t-il jugés?

--Avec le respect qu’il leur doit. Il n’a pu méconnaître les fautes
graves du mari, mais il lui a été impossible de n’en pas faire remonter
la responsabilité jusqu’à la femme. Elle appartenait à son époux; elle
ne devait pas se donner à Dieu, ainsi qu’elle l’a fait, et par les excès
de sa dévotion, rendre le séjour de sa maison intolérable à l’homme dont
elle avait reçu la foi, en lui donnant la sienne.

--Mon fils a-t-il su qu’après sa disparition, j’ai remué ciel et terre
pour le retrouver? A-t-il connu l’étendue de mon désespoir? Ignore-t-il
que je ne suis pas encore consolée, et que la faute qu’il me reproche,
je l’expie ici depuis longtemps?

--Votre fils ne vous reproche rien. Lorsque la vérité lui fut révélée,
il n’eut d’abord pour vous que des paroles de colère et que compassion
pour les morts. Il s’était promis de ne pas tenter de vous revoir. Si
vous étiez sa mère par le sang, vous ne lui apparaissiez pas encore
comme sa mère par le cœur, une autre ayant reçu de lui les témoignages
de son amour filial. Il vint en France avec la ferme volonté de vous
oublier, de ne jamais se mettre à votre recherche. Longtemps il se tint
parole. Mais une curiosité plus forte que ses résolutions le poussait
vers vous. Sa mère vivante, et rester ignoré d’elle, était-ce possible?
Et puis, dépossédé de toute affection, il était si malheureux! Comment
résister à son cœur? Un vague désir de vous voir de loin, sans vous
parler, le conduisit à Tarascon. Il ne vous connaissait pas d’autre
domicile. C’est là qu’il apprit que madame de Varimpré, depuis douze
ans, vivait dans un cloître. Alors, de nouvelles incertitudes
s’emparèrent de lui. Si vous aviez embrassé la vie religieuse, c’est que
vous le supposiez perdu pour vous; c’est que vous aviez renoncé à
l’espoir de l’embrasser. Viendrait-il troubler votre quiétude?
Viendrait-il réclamer sa place dans ce cœur à qui Dieu suffisait? Il
hésitait, et son infortune vous eût fait pitié!

L’attendrissement montait dans la voix de l’inconnu. Il regardait
l’ombre noire debout devant lui. Il devinait les yeux de la mère
anxieusement fixés sur les siens. A travers l’étoffe épaisse, il sentait
ces yeux pénétrer son cœur d’une caresse, tout embrasée d’amour
maternel. Soudain, il la vit se redresser, saisir fiévreusement les
barreaux de fer, les secouer à les briser, et il l’entendit l’appeler,
dans un élan irrésistible:

--Mon enfant! mon enfant! Je veux voir mon enfant.

--Il est devant vous, ma mère! s’écria-t-il, saisissant à son tour les
extrémités acérées de la grille.

--Toi! toi! je m’en doutais.

D’un bond, lâchant les barreaux, elle disparut dans l’obscurité. Adrien
la cherchait des yeux, quand brusquement elle entra dans le parloir.
Elle avait enfreint la règle pour accourir vers son fils, dont elle
sentait maintenant, dans un ravissement de bonheur inénarrable, la tête
pâlie rouler sur sa poitrine, dans les plis du voile déchiré.

--Mon Adrien, mon chéri, mon sang, murmurait-elle dans un débordement de
sanglots et de baisers, je t’ai retrouvé! Te voilà; tu m’es rendu. Je ne
te quitterai plus; désormais, nous vivrons ensemble. Je te dédommagerai
de tout ce que tu as souffert; j’effacerai les traces de tes peines dans
ton pauvre cœur meurtri... Tu sauras ce que vaut la tendresse d’une
mère.

Et passionnément, elle l’embrassait, l’attirait sur son sein, l’y
retenait, puis l’écartait tout à coup pour le regarder plus longtemps,
sans rassasier ses yeux de cette longue contemplation. Heureux, il se
baignait dans ces témoignages de maternel amour qui le dédommageaient
des maux passés et faisaient luire à ses yeux un avenir meilleur.

--Vous dites, ma mère, que vous ne me quitterez plus, fit-il soudain.
Serez-vous libre de ne plus me quitter? N’êtes-vous pas retenue ici par
les vœux que vous avez prononcés? Ne vous engagent-ils pas pour
toujours?

Cette question la ramenait à la réalité, lui rappelait la solennité de
ses engagements, la faute qu’elle commettait à cette heure contre la
règle. Toute sa joie s’évanouit.

--Attends, dit-elle; je ne peux rester ici plus longtemps.--Elle
l’embrassa encore; puis elle s’éloigna pour reparaître bientôt derrière
la grille. Là, continuant l’entretien commencé:--Oui, j’ai juré de vivre
sous les lois du Carmel et de mourir sous l’habit que je porte,
murmura-t-elle tristement. Hélas! je ne prévoyais pas qu’un jour tu me
serais rendu, mon pauvre enfant. Si j’avais su, j’aurais gardé mon
indépendance, et tu me retrouverais aujourd’hui toute à toi. Mon
implacable égoïsme m’a livrée à Dieu. Je l’oubliais; tu m’en fais
souvenir. Non, il n’est pas vrai que nous pourrons désormais vivre
ensemble.

--Ne vous ai-je donc retrouvée que pour vous perdre aussitôt?
demanda-t-il, étreignant plus étroitement la main de sa mère, passée à
travers la grille.

D’un geste, elle protesta.

--Non, mon fils bien-aimé, non, mon enfant chéri, tu ne me perdras pas,
répondit-elle. Le ciel ne saurait exiger que je t’abandonne. Il ne me
défend pas de m’occuper de toi, en songeant à lui. Assez grande est mon
âme pour contenir deux amours. Je ne peux renoncer à Dieu; mais je ne
dois pas renoncer à mon fils. La règle me permet de te voir tous les
jours, de t’assister de mes conseils. A quelque heure que tu viennes ici
pour t’entretenir avec ta mère, elle accourra à ton appel.

--J’avais rêvé une vie commune.

--Elle est impossible. Mais qu’importe? tu sais bien que jamais je ne te
manquerai. Nous nous verrons.

--C’est que j’avais projeté d’habiter Paris. Là, seulement, je pourrai
travailler, me faire une carrière. Il faut que je songe à l’avenir; je
suis pauvre.

--Pauvre, toi, mon enfant! Mais, au contraire, tu es riche. Quand je
suis entrée ici, je n’y ai porté que la dot d’usage. La fortune que je
tenais de mes parents, grossie de celle que ton père m’avait laissée,
n’a pas été aliénée. Elle est restée aux mains du notaire de notre
famille, et depuis ce temps, elle s’est accrue de ses revenus accumulés.
Ton avenir est donc assuré; tu es à l’abri du besoin. Je comprends
cependant que tu préfères le séjour de Paris au séjour de Beaucaire. A
Paris, tu trouveras des occupations pour ton esprit. Je ne veux pas que
tu restes oisif. L’oisiveté serait indigne d’un homme de ton âge. Mais,
en quelque endroit que tu ailles, il me sera facile de me rapprocher de
toi. Si c’est à Paris, je demanderai à y être envoyée, dans une maison
de notre Ordre. Ce ne sera pas l’existence que tu souhaitais... Mais
nous nous résignerons, en pensant que nous observons la volonté du
Seigneur.

Adrien soupira en disant:

--Je me résignerai.

--Je voudrais t’entendre parler de ton père, reprit bientôt Nicolette.
En mourant, s’est-il souvenu de sa femme?

--S’il s’en est souvenu, c’est le secret de la mort. Ses lèvres
expirantes n’ont pas prononcé votre nom, ma mère; mais peut-être se
l’est-il rappelé dans le suprême entretien qu’il eut avec un prêtre
appelé au chevet de son lit.

--Il a reçu les derniers sacrements?

--Il les a reçus, ma mère.

--Alors, il a dû me pardonner, et je peux espérer que Dieu lui a ouvert
le ciel. C’est pour moi un bonheur infini de le savoir. Et ta tante
Irène?

--Elle est morte chrétiennement, elle aussi, et repentante. Ses
dernières paroles furent des paroles de regret et de contrition. Je ne
les comprenais pas alors, ces paroles émouvantes. Je ne les ai comprises
que plus tard, quand l’histoire de mes parents m’a été connue. Le
souvenir que j’en ai gardé me permet d’affirmer que ma tante Irène n’est
pas restée impénitente.

--J’en remercie Dieu. Il me devait bien cette consolation. Je l’ai tant
prié pour ces malheureux!

Elle s’arrêta. A la joie qu’elle goûtait en retrouvant son fils, se
mêlait la joie de penser que ceux dont elle s’était si durement reproché
les fautes et l’infortune savouraient maintenant, grâce à la clémence
divine, les délices de l’éternelle paix.

Durant toute la matinée et jusqu’à l’heure où la cloche du couvent
appela les sœurs au réfectoire, elle resta près d’Adrien. En se séparant
de lui, elle lui fit promettre de revenir dans la journée. Il revint, et
ce fut entre eux un long échange de confidences embrassant à la fois
l’avenir et le passé. Elle insistait sur ce passé; elle en voulait
connaître les détails douloureux; elle n’en interrompait l’émouvant
récit que par des allusions à l’avenir, en vue duquel Adrien formait des
projets dont il lui faisait part. Puis, c’étaient des recommandations
maternelles. Elle le trouvait pâle, malade, l’air minable dans ses
vêtements trop étroits où se révélaient la fatigue des longues routes et
les privations des jours de misère. Elle exigeait qu’il soignât sa
santé, qu’il s’habillât désormais selon sa condition. Elle avait écrit à
son notaire pour lui ordonner de mettre Adrien en possession de son
patrimoine. Elle était impatiente de savoir son fils heureux, dégagé des
soucis matériels contre lesquels depuis si longtemps il se débattait.
Elle lui parlait de son séjour à Paris, du séjour qu’elle y ferait
elle-même. Elle voulait qu’il se créât là une existence paisible et
souriante; résolue à consacrer ses efforts à la lui embellir. Ravie,
elle l’écoutait sans se lasser, s’attendrissant au récit de ses
malheurs, se réconfortant à la pensée des jours fortunés qu’elle rêvait
pour lui.

Ce n’est pas uniquement pour le plaisir de l’entendre qu’elle
l’interrogeait, l’accablait de questions, le poussait à parler. Elle
cherchait aussi à le connaître, à deviner ses qualités et ses défauts,
et surtout ses opinions en matière religieuse. Avait-il la foi?
Songeait-il au salut de son âme? Pratiquait-il ses devoirs de chrétien?
C’est de cela qu’elle s’était préoccupée d’abord. Rassurée par le
langage qu’il avait tenu en racontant les derniers moments de son père
et d’Irène, elle découvrait maintenant que, quoi qu’il eût dit, il était
la proie de l’indifférence, un de ces catholiques tièdes qui s’expriment
avec respect sur leur religion, mais ne l’observent pas. Désireuse de
s’éclairer à ce sujet, elle le pressait de questions. Elle lui demanda
même s’il priait.

--J’ai beaucoup prié, ma mère, répondit-il. Mais lorsque j’ai vu que
Dieu ne m’exauçait pas, que loin de m’exaucer, il se plaisait à alourdir
sans cesse le fardeau de mes malheurs, j’ai douté de sa justice et de sa
bonté, de son existence même; ma ferveur pour lui s’est refroidie. Je me
suis déshabitué de l’invoquer.

Cette réponse la bouleversa. C’était un nuage sur son bonheur.

--Ah! mon pauvre enfant, comme je t’ai manqué! lui dit-elle. C’est
maintenant que je m’en aperçois. Heureusement, rien n’est désespéré,
puisque tu m’es rendu. Désormais, c’est moi qui veillerai sur ton âme.

Il garda le silence. Il se demandait comment elle s’y prendrait pour
tenir cette promesse, alors qu’elle allait rester séparée de lui par la
grille de son cloître et par les dures exigences de la règle du Carmel.




IV


En attendant que sa mère fût autorisée à changer de résidence, Adrien,
après un court séjour à Beaucaire, l’avait précédée à Paris. Depuis
trois mois, il y était installé. C’est là que désormais il voulait
vivre. Riche, grâce à la sollicitude maternelle, indépendant, libre
d’obéir à ses goûts, il pouvait croire qu’après les longs jours de
détresse, il entrait enfin dans l’ère des jours heureux. Résolu à ne pas
demeurer oisif, il songeait à embrasser la carrière du barreau, avec
l’espoir que la profession d’avocat, en même temps qu’elle donnerait à
son nom la notoriété et remplirait ses loisirs, le rapprocherait des
milieux intelligents vers lesquels l’entraînaient les tendances de son
esprit.

L’exécution de ce projet nécessitait des études incessantes. Ayant vécu
longtemps loin de France, il ne savait rien, quoique instruit, de ce
qu’il devait savoir. Il s’était logé dans le voisinage de l’École de
droit, avait pris ses inscriptions et suivait les cours avec assiduité.
Il fréquentait aussi la Sorbonne, courait les bibliothèques, se tenait
au courant du mouvement intellectuel de son temps et donnait à ses
ambitions, sous ces diverses formes, l’aliment que, longtemps contenues,
elles réclamaient maintenant.

Il la trouvait charmante, cette existence d’étudiant. Il en acceptait
les obligations avec courage et en écartait les désordres. Elle le
mettait en commerce constant avec des hommes jeunes et studieux comme
lui. Il lui devait des jouissances exquises. Quand à la fin de ses
laborieuses journées, il rentrait dans son appartement où l’attendait le
bien-être d’un intérieur élégant et confortable, et dans le
recueillement prolongeait l’étude jusqu’à une heure avancée de la
soirée, il estimait que la destinée le dédommageait amplement des maux
passés. Il regardait avec confiance l’avenir, un avenir embelli par
l’espoir que caressait sa jeunesse.

C’était une âme fière et tendre, que l’épreuve avait fortement trempée,
à qui manquait seulement l’expérience des hommes et de leurs passions.
Il croyait à la vertu, au désintéressement, à l’amitié, à l’amour. Son
regard énergique et doux, l’étreinte loyale de sa main, révélaient sa
droiture. La fraîcheur de son cœur se manifestait dans la spontanéité
avec laquelle il applaudissait à tout noble sentiment exprimé devant
lui. Dupe de sa crédulité, il pouvait se laisser pousser à une
imprudence, jamais à une bassesse.

Parmi les jeunes gens qu’il rencontrait sur les bancs de l’école, on
l’aima dès qu’on le connut. Outre l’aménité de son caractère, il avait
pour lui son long séjour à l’étranger, sa connaissance de plusieurs
langues, son application au travail, et surtout cette fortune dont il ne
faisait pas étalage, encore qu’elle lui permît de rendre à ses camarades
de fréquents services. C’était là son prestige à leurs yeux, la cause de
la considération dont ils l’entouraient. Ce jeune homme grave, de mœurs
presque austères, qui parlait rarement de lui, de son passé, de sa
famille, et laissait deviner combien il était digne du bonheur dont il
semblait jouir, leur en imposait. Il respectait les opinions des autres,
mais il exigeait qu’on respectât les siennes. Il est vrai qu’il les
exprimait rarement, comme si elles n’eussent pas encore été formées. Il
écoutait plus qu’il ne parlait, moins soucieux de convaincre que de
s’instruire.

Sur deux sujets surtout, il ne s’expliquait jamais: les croyances
religieuses et l’amour. On le plaisantait quelquefois à ce propos. Mais
la raillerie n’avait pas prise sur lui. Il répondait avec simplicité:

--Je ne peux discuter de ce que j’ignore.

Sincère était cette réponse. Élevé par un père qui attribuait ses
malheurs domestiques à l’excès des convictions religieuses de sa femme,
Adrien éprouvait une invincible défiance pour toute manifestation de
foi, entachée d’exagération.

C’est une ardeur déréglée qui lui avait pris sa mère, l’avait privé de
ses soins, dépossédé de son amour, et même encore pour toujours la
tenait séparée de lui. Il ne pouvait secouer ce souvenir, et c’est
surtout quand un débat sur ces graves sujets s’engageait devant lui
qu’il en était écrasé.

Il voulait croire en Dieu cependant; mais il doutait que ce Dieu ait
institué une Église pour perpétuer son culte, l’ait investie de ses
pouvoirs et recoure à elle pour dicter ses lois aux hommes. Il doutait
qu’elle ait reçu de lui le privilége de le représenter sur la terre, et
qu’une religion, quelle qu’elle soit, ait le droit de faire remonter son
origine à l’intervention personnelle du Créateur des âmes et des choses.
Ramenant sans cesse ce doute au regard de sa propre vie, il se demandait
si les maux dont il avait tant souffert étaient le témoignage de la
volonté divine. Il se demandait si cette volonté pouvait se targuer de
sagesse, lorsqu’elle troublait l’esprit et le cœur d’une femme jusqu’à
lui faire oublier, dans un accès de ferveur extatique, ce qu’elle devait
à son mari et à son fils, jusqu’à la jeter dans un cloître, sous
l’empire de devoirs imaginaires, quand sa place était dans le monde, où
d’autres devoirs, non moins sacrés, sollicitaient sa conscience. Il ne
niait rien, mais n’osait rien affirmer. Sa pensée poursuivie par ces
problèmes les fuyait comme un péril. Elle en avait peur.

Quant à l’amour, il n’en voulait pas parler, parce qu’il n’en
connaissait que le nom. Jusqu’à ce moment, austère était restée sa vie,
intacte sa chasteté. De la femme et de la passion qu’elle allume dans
les jeunes cœurs, il ignorait tout, sauf cette théorie imparfaite dont
la science s’acquiert dans les livres ou dans les exemples d’autrui. En
butte à d’amers chagrins, pauvre, seul, intimidé par sa misère, il
n’avait jamais vu un regard de femme arrêté sur lui. Aucun souvenir
troublant ne ternissait la candeur virginale de son âme.

La seule émotion de ce genre qu’il se rappelât était d’une époque
récente. Elle datait du jour où, attendant sa mère dans la cour du
couvent des Carmélites, avait passé devant ses yeux ravis une novice,
d’abord resplendissante sous ses vêtements de mariée, puis touchante
comme une victime, dans son habit de nonne et le front dépouillé.
C’était là sa première extase amoureuse, dissipée ensuite sous les
baisers de sa mère. Son cœur n’en gardait plus rien qu’un souvenir
affaibli, une image à demi effacée, dont le temps emportait d’heure en
heure un contour.

C’est dans cet état qu’il était arrivé à Paris. Depuis, sa fierté
naturelle, les préoccupations d’une vie laborieuse l’avaient éloigné des
aventures faciles et vulgaires de la vie d’étudiant. Quoiqu’il fût entré
en relation avec divers membres de sa famille et qu’il eût reçu d’eux un
aimable accueil, il sortait peu, vivait retiré, dans l’attente de sa
mère, dont les lettres toutes imprégnées de sollicitude inquiète et de
conseils annonçaient la prochaine arrivée. Les femmes qu’il rencontrait
dans son quartier, éhontées et provocantes, les récits des bonnes
fortunes de ses camarades, les excitations que partout il trouvait, sous
des formes diverses, répondaient trop peu à l’idéal qu’il s’était fait
de l’amour pour livrer son cœur aux entraînements irrésistibles ou
communiquer à ses sens autre chose qu’un trouble de surface et tout
passager. Ces tentations glissaient sur lui, et jusqu’à cette heure, la
passion l’avait épargné.

Mais si le passé le laissait paisible, il n’en était pas de même de
l’avenir. Le souci de l’éternel féminin le poursuivait. Il avait soif
d’aimer et d’être aimé. Bien que l’amour l’épouvantât, il brûlait d’en
connaître la douceur. Dans son cœur s’allumaient d’inextinguibles
flammes pour des héroïnes imaginaires du milieu desquelles il espérait
voir surgir celle qui prendrait sa vie. Il voulait n’aimer qu’une seule
fois, donner à l’élue toute son âme, lui consacrer toute sa passion. Il
sentait en soi des ardeurs inépuisables. C’était comme une source qui
toujours coulerait et jamais ne serait tarie. Ce besoin de combler le
vide de sa jeunesse incessamment se renouvelait, durant ses soirées
solitaires et dans le calme de ses nuits. A son réveil, il le retrouvait
inapaisé. Alors, il rêvait d’une aventure qui lui révélerait enfin, en
la lui livrant, la créature qui devait l’initier à l’amour.

Ces sensations vives et chaudes étaient son secret. Il les dissimulait à
ses amis. Il ne les avait confiées qu’à l’un d’eux. Celui-là se nommait
Jacques Roudier. Tête fine et brune sur un corps robuste, œil noir, où
se lisait la ruse, langue acérée, Roudier roulait, sans y rien faire de
sérieux, à travers le Quartier Latin. Emprisonné dans sa paresse, il
préparait depuis plusieurs années un examen qu’il ne passait jamais,
servait de guide aux nouveaux arrivés, vivait à leurs dépens, portait
assez fièrement une existence sans dignité, de gré ou de force se
faisait accepter de ceux même qui l’estimaient peu, grâce à un esprit de
bon aloi, toujours en éveil, grâce à la serviabilité dont il faisait
preuve envers quiconque était jugé par lui comme capable de prendre à sa
charge une part, grande ou petite, de sa vie aux besoins de laquelle il
s’était déshabitué de suffire.

Comment ce joyeux garçon, bruyant et gouailleur, gagna-t-il la confiance
du mélancolique Adrien et devint-il son ami? Il serait difficile de
l’expliquer, si l’on ne savait combien les contrastes s’attirent, et
surtout combien sont trompeuses les illusions de l’inexpérience. Ils
s’étaient rencontrés pour la première fois dans un restaurant; ils se
retrouvèrent un soir d’hiver, coude à coude, à la bibliothèque
Sainte-Geneviève. Adrien était venu là pour consulter un ouvrage qu’il
ne possédait pas chez lui, Jacques Roudier pour chercher un abri contre
le froid. Ils échangèrent quelques mots et sortirent ensemble pour
revenir chez eux. Ils habitaient la même rue.

Cette première rencontre en entraîna d’autres. Roudier avait deviné dans
Adrien un étudiant riche, proie séduisante et facile pour ses dents
longues et son estomac exaspéré par les longues privations. Adrien se
laissa prendre à la popularité dont jouissait dans le quartier des
écoles ce bohème que tout le monde connaissait, qui connaissait tout le
monde et parlait de tout avec esprit. Il se laissa prendre à sa
familiarité et surtout au tableau que l’autre lui retraça des prétendus
malheurs de sa famille et de sa misère. Il crut faire œuvre pie en
l’invitant à sa table. Il lui ouvrit même sa bourse, où Roudier puisa
avec l’avidité d’un homme à qui une telle aubaine n’était point
familière, exprimant sa reconnaissance en un langage qui lui conquit le
cœur d’Adrien.

Leur intimité s’accentua. Moins de trois semaines après le début de
leurs relations, Roudier était devenu le commensal et le confident de ce
jeune enthousiaste, qui saluait en lui son premier ami. C’est alors
qu’il entreprit de lui faire connaître Paris, ingénieux moyen de se
rendre utile et de ne plus se séparer. Il le conduisit dans les
théâtres, dans les concerts, au bois de Boulogne. Adrien était enchanté
de ce compagnon, qui flattait ses goûts, prévenait ses désirs et, tout
en lui donnant des conseils, feignait de partager ses opinions. Il
s’accoutuma à lui. La communauté de leur vie provoqua de sa part des
confidences. Il ne cacha ni ses ambitions, ni ses caprices, ni l’état de
son cœur. Roudier connut ainsi son histoire et fut initié à des secrets
qui, jusqu’à ce moment, n’avaient été livrés à personne.

Il commença par railler l’innocence de son ami. Durant plusieurs jours,
il ne l’entretint pas d’autre chose.

--A ton âge, ne pas connaître l’amour! lui disait-il; c’est à n’y pas
croire. Si, comme toi, j’étais allé au Brésil et aux États-Unis, si
j’avais navigué sur les deux Océans, parcouru les savanes, visité des
tribus indiennes, je posséderais, en matière de femmes, la science
infuse. Qu’as-tu donc fait, malheureux, pendant les années de ta belle
jeunesse?

--J’ai souffert et j’ai pleuré, répondait Adrien.

--Et tu oubliais que l’amour console!

--J’étais trop jeune pour me marier.

--Est-il donc nécessaire de se marier pour aimer?

--Je n’aurai jamais de maîtresse. La femme que j’aimerai sera ma femme.

Roudier bondissait, la raillerie sur les lèvres:

--Même si c’est une aventurière?

--Je n’aimerai qu’une créature digne de moi.

--Qu’en sais-tu? Si, l’ayant crue digne de toi, tu découvres que tu t’es
trompé, seras-tu maître de cesser de l’aimer? Tente donc plusieurs
épreuves avant de t’engager pour toujours. Fais l’apprentissage de
l’amour, et si tu ne veux pâtir toute ta vie, n’arrive au mariage
qu’avec l’expérience de la femme.

Ce langage indignait Adrien, lui arrachait des protestations. Mais la
spirituelle humeur de Roudier le désarmait. Et puis, à travers ces
railleries, il devinait des conseils dictés par une expérience tirée de
la réalité des choses, sinon d’une morale rigoureuse. Peu à peu son
esprit entrevoyait la possibilité d’une liaison qui lui révélerait ce
qu’il ignorait, sans l’engager pour toute sa vie. Ce n’était pas encore
une résolution prise, mais le «pourquoi pas?» qui prélude aux
capitulations de conscience. La fougue de sa jeunesse, longtemps
comprimée, commençait à puiser des excitations dans ces entretiens
fréquemment recommencés et aboutissant toujours à la même conclusion,
dans les milieux où il vivait, dans les exemples qu’il y rencontrait.
Cependant il résistait encore. Lorsque Roudier, s’essayant à le
soumettre à son influence, voulait l’entraîner aux sources empoisonnées
où lui-même s’était abreuvé, en y laissant la pureté et la fraîcheur de
son cœur, Adrien se dérobait, toujours dominé par l’effroi d’une chute
vulgaire, qui ne pourrait trouver son excuse dans un excès de passion ou
dans la sincérité d’un grand sentiment.

--Eh bien, soit, lui disait Roudier en riant, il est entendu que tu ne
veux pas recevoir une maîtresse de ma main. Je n’insiste plus. Mais
cherches-en une alors, dans le monde où tu vas. Cherche, trouve. Tu dois
trouver, que diable! Il le faut. L’homme n’est pas fait pour vivre seul.

Adrien souriait tristement et soupirait sans répondre.

Il fréquentait de loin en loin des parents de sa mère, avec qui, pour
lui obéir, il entretenait des relations régulières, des amis de la
famille de Varimpré chez lesquels l’attendait toujours un accueil
affectueux. Mais jusqu’à ce moment, charmé par la tranquille uniformité
d’une vie dégagée des préoccupations matérielles, il fuyait les
occasions d’en troubler le cours, quoique ces occasions fussent
fréquentes. Aux dîners et aux bals auxquels on l’invitait, il préférait
l’intimité des longues heures passées chez lui, les pieds sur les
chenets, tantôt seul, un livre à la main, tantôt en compagnie de Jacques
Roudier, ou encore une soirée à l’Opéra, à la Comédie française, son ami
à ses côtés, les rentrées tardives succédant à la représentation et
embellies par les impressions échangées durant le trajet, quand vibrait
encore dans son esprit l’enthousiasme provoqué par ce qu’il venait
d’entendre.

Il aurait voulu ne rien changer à cette manière de vivre. Mais lorsque
l’hiver fut venu, il lui devint impossible de se dérober aux invitations
qu’il recevait. Il dut se montrer dans quelques salons. Partout, le nom
qu’il portait, sa distinction, sa tenue réservée, le faisaient
bienvenir. La pâleur répandue sur ses traits, la tristesse qui
caractérisait sa physionomie, ajoutaient au charme de sa personne. Les
jeunes filles regardaient à la dérobée ce jeune homme silencieux, à
l’air timide et doux, que semblait poursuivre une incurable mélancolie.
Les mères lui souriaient, séduites par ce qu’elles savaient de sa
conduite et de sa fortune. Son histoire était connue; elle faisait de
lui presque un héros de roman; elle augmentait l’intérêt qu’il inspirait
à première vue.

Malgré tout, cependant, le monde à ses yeux restait sans attraits. Les
blanches épaules, les yeux profonds, le sourire des lèvres vermeilles,
les boucles des chevelures soyeuses, les bras aux pures formes, tous ces
trésors des jeunesses en fleur et des beautés épanouies, le laissaient
insensible. C’était à croire que son cœur demeurerait éternellement
rebelle à l’amour.




V


--Veuillez vous mettre au piano, mademoiselle Malestra. Ces jeunes
filles désirent danser.

La personne interpellée ainsi par la maîtresse de la maison se leva du
milieu d’un groupe de vieilles femmes, où depuis le commencement de la
soirée elle se tenait silencieuse, comme quelqu’un dont on paye les
services et qui attend un ordre. Adrien, debout, parmi les hommes, dans
l’embrasure d’une porte, la vit traverser le salon, grave et fière, la
lèvre dédaigneuse, plissée dans un sourire contraint, une étrange
expression de froideur dans ses yeux bleus, dont la blancheur laiteuse
de son teint de rousse et les tons fauves de ses cheveux semblaient
éteindre l’éclat.

Mademoiselle Laure Malestra était jeune et belle. Mais sa jeunesse et sa
beauté ne saisissaient pas au premier abord. Il fallait presque un
effort pour les découvrir, tant il y avait de tristesse répandue sur les
traits, comme un voile. La grâce du corps se perdait dans une robe
montante en soie noire, sans ornements et dépourvue d’élégance. Un fichu
en dentelles, dont les extrémités se nouaient à la taille, derrière le
dos, cachait les pures lignes du buste. Assombrie par le voisinage des
toilettes claires et brillantes qui l’entouraient, celle-ci trahissait
une âpre misère, la bourse souvent vide, la petite chambre sous les
toits, la poursuite acharnée après l’argent, les longues courses dans
les rues boueuses pour donner quelques rares leçons, les soirées sans
feu, peut-être même les jours sans pain.

Elle révélait encore d’autres souffrances, cette pauvre robe usée: les
révoltes sourdes contre le destin, les larmes des nuits sans sommeil,
les basses jalousies se déchaînant dans une âme aigrie, l’obsession des
rêves tentateurs, vainement écartés, les chutes accidentelles dans le
vice, l’effort désespéré pour remonter vers la lumière, le scepticisme,
fruit des cruelles désillusions, s’implantant dans le cœur découragé.

Adrien devina ces choses tout à coup en regardant mademoiselle Malestra
retirer ses gants et s’asseoir au piano. Une compassion subite s’empara
de lui. Sans l’avoir voulu, il se sentit intéressé au sort de cette
jeune fille, dont nul parmi les invités ne s’occupait, et qui semblait
ne connaître aucun d’eux. Sans quitter sa place, il fixait les yeux sur
elle, détaillait ses traits, les idéalisait au gré de son imagination
qui les transfigurait, en les lui montrant, tels qu’ils avaient été
jadis et pourraient l’être encore, embellis par le bonheur.

Après un court prélude, mademoiselle Malestra venait d’attaquer une
valse. A la fougue de son jeu, à la sûreté de sa main, à l’habileté avec
laquelle elle traduisait la pensée du compositeur, Adrien reconnut vite
une musicienne consommée.

Il écoutait ravi.

--Vous ne dansez pas, monsieur de Varimpré? lui dit la maîtresse de la
maison, en le rejoignant à travers les couples des valseurs entraînés.

--Non, madame; j’aime mieux écouter la musique. Elle a beaucoup de
talent, votre instrumentiste.

--Mademoiselle Laure Malestra! Je crois bien. Si vous pouvez lui trouver
des élèves, vous ferez une bonne action. Bien intéressante, cette pauvre
fille, et pas heureuse. Son père, petit commerçant, a fait faillite
voici quelques années, et s’est suicidé. Elle avait déjà perdu sa mère.
Orpheline et sans un sou, elle dut chercher à gagner sa vie en donnant
des leçons de piano. Le malheur a voulu qu’elle se soit laissé séduire
par un homme qui lui avait promis le mariage et l’a ensuite abandonnée.
Son aventure a eu du retentissement. Beaucoup de mères qui lui avaient
confié l’éducation musicale de leurs filles, ont cessé de la recevoir.
Avec ses élèves, elle a perdu le prestige que lui donnaient ses
infortunes et son courage. Elle lutte pour le reconquérir; mais
douloureuse est cette lutte. Laure méritait mieux, et quant à moi, je la
défends et la défendrai, quoi qu’on en dise. A tout péché miséricorde,
n’est-ce pas, monsieur?

Ce récit était fait presque gaiement, par une bouche souriante, d’un
accent d’indifférence. Adrien en eut le cœur serré. Tout ému, il se
rapprocha de mademoiselle Malestra lentement, en se glissant le long des
murs, et se trouva assis presque à côté d’elle, derrière le piano.
D’abord elle ne remarqua pas sa présence. Ce fut seulement quand, la
valse finie, elle cessa de jouer, que s’étant retournée, elle aperçut ce
jeune homme qui l’enveloppait d’un regard sympathique. Elle était femme
et devina sur-le-champ tout ce qu’elle lui inspirait. Une rougeur légère
monta à ses joues. Ses doigts tremblants volèrent sur le clavier,
plaquant des accords, comme si elle eût voulu dissimuler son embarras.

--Avec le talent que vous possédez, mademoiselle, comment vous
abaissez-vous au rôle où vous voilà?

A cette question faite par Adrien d’une voix qu’étranglait l’émotion,
elle répondit simplement, sans paraître choquée:

--Je suis pauvre, monsieur, et il faut vivre.

--N’avez-vous donc trouvé personne qui vous vînt en aide?

--Je ne demande rien que le prix de mes leçons. Mais il n’est pas aisé
de trouver des élèves.

--Je m’efforcerai de vous en trouver, moi, répondit Adrien en parlant
doucement, et très-vite. Jusque-là, si vous estimez que je peux vous
servir, disposez de moi.

Vivement, elle se retourna étonnée et reprit:

--Vous ne me connaissez pas, monsieur.

--Je vous demande pardon, mademoiselle; vos malheurs me sont connus.

--On vous les a racontés! tous?

--Tous, oui, mademoiselle. Elle baissa la tête, mais sans pouvoir
dissimuler deux larmes qui roulaient sur ses joues. Il continua: Je vous
plains et voudrais contribuer à réparer l’injustice du destin qui pèse
sur vous.

Ce fut dit avec tant de spontanéité, d’un accent si sincère, que Laure
subitement s’apaisa. Son visage exprima la reconnaissance dans un
sourire attristé, et elle dit:

--Merci, monsieur; on ne m’avait jamais parlé ainsi.

De l’autre côté du piano, passait un domestique portant un plateau
chargé de rafraîchissements; Adrien se levant, l’arrêta au passage, prit
sur le plateau un verre et l’offrit à Laure Malestra. Elle but et lui
rendit le verre. De nouveau, il allait s’asseoir; elle l’en empêcha.

--Je suis sensible à vos attentions, monsieur, dit-elle. Mais je vous
supplie de vous éloigner. Si vous restiez plus longtemps près de moi, on
jaserait, et j’ai tant besoin de reconquérir ici le respect de tous...

--Ne pourrai-je donc vous revoir? demanda-t-il anxieux, oui, vous
revoir, et continuer avec vous cet entretien?

--A la fin de la soirée, attendez-moi en bas, répondit-elle sur le même
ton; si vous ne craignez pas de vous détourner de votre route, vous
pourrez me ramener jusqu’à ma porte.

Il la quitta, tandis que bruyamment elle jouait les premières mesures
d’un quadrille. S’il avait possédé une expérience des femmes égale à
l’ardeur de son imagination, il eût été surpris de la facilité avec
laquelle mademoiselle Malestra lui accordait un rendez-vous. Mais loin
de le choquer, cette facilité lui semblait un témoignage de confiance.
Il nageait dans le bleu, brusquement saisi par la séduction de cette
étrange fille. Pour la première fois, il subissait l’entraînante émotion
d’un désir. Un voluptueux frisson se répandait par tous ses sens.
C’était une révélation soudaine de la femme, l’attente fiévreuse des
joies qu’elle donne, l’irritant plaisir qui naît de l’incertitude d’être
aimé, un espoir confus, comprimé par un doute. De loin, il la regardait
avec ivresse; il cherchait à rencontrer ses yeux; il tressaillait
lorsque, provoqué par son attention persistante, un sourire s’arrêtait
sur lui, pénétrant sa chair, fouillant son cœur, où s’allumait l’amour.

Que ne pouvait-il être initié aux calculs que dissimulait ce sourire!
Que ne pouvait-il surprendre les visées de cette âme à laquelle le vice
avait imprimé sa flétrissure indélébile! Il aurait compris qu’il allait
être dupe de sa naïveté. Il tombait dans la vie de Laure Malestra, en
une de ces heures de découragement et d’immense lassitude qui désarment
les vertus fragiles. Accablée par son malheur et révoltée contre le
sort, prête à tout pour sortir de sa détresse et secouer sa misère,
Laure saluait en lui le libérateur. Elle se savait belle, et de sa
beauté voulait faire l’instrument de sa délivrance. Elle n’en était plus
à chercher un mari; sa première chute l’avait déclassée, elle ne
l’ignorait pas. Mais elle souhaitait un amant qui la déchargerait de ce
lourd fardeau de privations matérielles qu’elle traînait après soi.
Jeune ou vieux, aimé ou non, qu’importait, pourvu qu’il fût riche?

Sous les candides accents d’Adrien de Varimpré, elle avait cru
comprendre qu’il possédait la fortune. C’était une proie qui s’offrait à
elle et qu’il ne fallait pas laisser échapper. Désireuse d’être
renseignée, elle fit trêve à la froideur qu’elle apportait dans les
salons où l’appelait son humble emploi. Elle devint prévenante pour se
rendre aimable et provoquer la sympathie. Elle manifesta de l’entrain,
de la bonne volonté, obligea les danseurs à se rapprocher d’elle pour la
remercier. Vaguement, à demi-mot, avec beaucoup d’habileté, elle
interrogea les uns et les autres. A la fin de la soirée, elle
connaissait l’histoire d’Adrien et se confirmait dans la résolution,
puisqu’il s’offrait à elle, de le prendre.

Pendant qu’elle se livrait à ces calculs d’où naissaient des espérances
par lesquelles était embellie et parée sa beauté, Adrien buvait le
charme qui se dégageait d’elle. L’or jaune de sa chevelure,
l’intelligence rayonnant au front, le dessin des traits, la finesse du
profil, la blancheur de la peau, les pures lignes du corsage, le modelé
des bras, deviné sous les plis disgracieux de la pauvre robe, entraient
dans ses yeux. Il en restait ébloui. L’espoir de s’approprier ces
trésors troublait sa raison.

Quand, vers une heure de la nuit, la fête commença à prendre fin, il fit
un signe à mademoiselle Malestra pour lui rappeler ce qui était convenu
entre eux, et s’esquiva sans bruit. En bas, dans la rue Taitbout, il
arrêta une voiture, la fit ranger au ras du trottoir, puis se promena
devant la porte, regardant sortir les invités. Son attente dura peu. Au
bout de vingt minutes, sous la voûte illuminée, il vit apparaître
mademoiselle Malestra, la tête encapuchonnée, un châle noir sur les
épaules. Il se montra, en désignant la voiture.--Elle y monta
précipitamment. Il s’assit à côté d’elle, en lui demandant où il fallait
la conduire. Elle désigna la rue des Saints-Pères.

--Cela se trouve bien, dit-il; c’est sur mon chemin.

La voiture se mit en route. Laure restait silencieuse, et lui, tout
saisi, cherchait en vain des mots qui ne venaient pas. Laure parla la
première.

--Je crains d’avoir été imprudente en vous engageant à me ramener,
dit-elle. Cela va vous donner une mauvaise opinion de moi.

--Une mauvaise opinion de vous, quand je suis si heureux! s’écria-t-il.

--Heureux! Est-ce donc un si grand bonheur de ramener au milieu de la
nuit une pauvre fille?

--Oui, c’est un grand bonheur, quand on espère provoquer chez cette
pauvre fille, comme vous dites, la réciprocité des sentiments qu’elle a
inspirés à première vue.

--La première vue peut tromper.

--Je ne me trompe pas. Je vous sens bonne autant que vous êtes belle, et
tout mon être s’est jeté vers vous avec trop d’emportement pour que
j’aie à redouter de m’être trompé.

--Mais c’est une déclaration, cela, monsieur.

--Interprétez mes paroles comme vous voudrez. Ma bouche ne répète que ce
que dit mon cœur. Que n’y pouvez-vous lire, dans ce cœur où vous venez
d’entrer tout à coup! Vous y saisiriez la preuve de la plus ardente
amitié.

--Voilà un bien gros mot pour des gens qui se connaissent à peine.

--Il me semble que je vous ai toujours connue, Est-ce votre beauté qui
m’attire? Est-ce la compassion qu’a éveillée en moi le récit de vos
malheurs? Je ne sais... Ce que je sais, c’est que, maintenant et
toujours, je voudrais vivre près de vous.

Elle garda le silence; il osa lui prendre la main; cette main ne se
déroba pas à son étreinte et resta dans la sienne, moite et brûlante,
comme si l’émotion provoquée par sa parole fût venue se concentrer là
pour se communiquer à lui. Il continua:

--J’ai vingt-quatre ans bientôt, et je n’ai jamais aimé.

--Comment alors pouvez-vous savoir si ce que vous ressentez n’est pas
seulement un désir qui se sera vite évanoui?

--Il ne tient qu’à vous de me mettre à l’épreuve.

--Encore faudrait-il que j’y fusse poussée par un sentiment égal au
vôtre.

--Oh! laissez-moi espérer que vous m’aimerez! soupira-t-il.

--Je ne peux vous défendre d’espérer. Mais, croyez-moi, monsieur, avant
d’aller plus loin, connaissez-moi mieux. Peut-être ne suis-je pas ce que
vous supposez. Et puis une cruelle déception m’a aigrie et rendue
défiante. J’ai cru à des protestations aussi éloquentes que les vôtres.
Elles m’ont emportée dans le plus beau des rêves. Affreux a été le
réveil. A quoi bon vous dissimuler mon passé, puisqu’on vous l’a
dévoilé? Ce passé me défend de m’indigner de votre langage et de
m’étonner que vous me teniez des propos que vous n’oseriez tenir à une
honnête femme. Je ne peux même prétendre que je ne répondrai pas à votre
sympathie. Hélas! je suis si seule, j’ai tant souffert, j’ai tant besoin
d’un ami! Mais permettez qu’avant de vous laisser exercer les droits
d’un ami, je m’assure de votre sincérité.

--Je ne vais m’appliquer qu’à vous en convaincre! s’écria Adrien avec
feu.

Quelques instants après, la voiture s’arrêtait à l’extrémité de la rue
des Saints-Pères.

--A bientôt, monsieur, dit mademoiselle Malestra à son compagnon en lui
tendant la main.

--Me permettez-vous de venir vous voir? demanda-t-il.

--Pas chez moi, fit-elle; et plus bas, elle ajouta en soupirant: C’est
si misérable là-haut!

--J’hésite à vous prier de venir dans ma maison.

--Pas cela, non plus.

--Où alors?

--Paris est grand, et dans cette saison, la nuit vient vite. Rien ne
nous empêche de nous promener. Demain, vers six heures, je vous
attendrai dans l’église de la Madeleine.

Il promit de s’y trouver, et ils se séparèrent. Adrien dormit mal. Mais
les plus douces pensées bercèrent son insomnie. Jusqu’au soir, il ne
cessa pas de penser à Laure Malestra. Son désir surexcité lui donnait
toutes les illusions de l’amour, charmait son attente, et le jetait dans
les anxiétés délicieuses qui précèdent un bonheur qu’on croit assuré.
Roudier vint le voir, devina à son air qu’un événement grave se
préparait, mais ne put deviner son secret, et se retira sans l’avoir
pressenti.

A six heures, à la Madeleine, dans une chapelle, Adrien aperçut, assise,
les mains croisées sur les genoux, mademoiselle Malestra. Elle se leva,
et vint à lui. Ils sortirent ensemble; elle prit son bras; ils
s’engagèrent dans la rue Royale. Arrivés aux Champs-Élysées, ils
montèrent vers l’Arc de triomphe, marchant à grands pas, car la nuit
était froide et se prêtait peu aux promenades lentes et sans but.
L’entretien recommençait au point où ils l’avaient laissé la veille.
Adrien parlait de son amour avec la même fougue; Laure l’écoutait avec
le même sang-froid. Puis elle revint sur son passé, traça à grands
traits le tableau de son enfance heureuse, de la ruine et de la mort de
son père, de son isolement, de sa détresse. Elle parla de la séduction
dont elle avait été victime, voulant, disait-elle, qu’avant de
s’abandonner au penchant qui le poussait vers elle, Adrien connût toute
la vérité.

En marchant, suspendue à son bras, elle se pressait contre lui. Il
pouvait croire que déjà elle était sienne. Tout ce qu’elle disait
n’était-il pas comme une préparation à la liaison qu’il rêvait? Dans
l’air glacé du soir, il sentait tout son être embrasé par le flot de ses
jeunes désirs déchaînés avec violence dans son corps vierge. L’amour
l’enveloppait, et l’espoir du bonheur mouillait ses yeux de pleurs
brûlants.

Sans s’en apercevoir, ils étaient arrivés à la grille du bois. Ils
rebroussèrent chemin. Tout à coup, Adrien s’arrêta devant les fenêtres
éclairées d’un restaurant.

--Voulez-vous me causer un grand plaisir? demanda-t-il.

--Si cela est en mon pouvoir, j’y consens.

--Dînons ensemble.

--Oui, comme deux amis?

Ils entrèrent, et bientôt, attablés dans un cabinet, ils continuaient la
conversation de tout à l’heure. Seulement, maintenant, ils pouvaient se
voir. Dans l’intimité de ce tête-à-tête, pimenté par la chaleur, par
l’éclat des lumières, par l’odeur des mets et des vins, les mots
prenaient une signification particulière. Les regards se croisaient, les
mains s’étreignaient. La beauté de Laure, la veille voilée de tristesse,
s’avivait dans la certitude d’un triomphe qui transformait sa vie,
dissipait l’inquiétude des lendemains incertains, éveillait toutes ses
cupidités de fille vénale à qui jusqu’à ce jour avait manqué l’occasion
de donner carrière aux instincts pervers qu’elle dissimulait. Adrien la
dévorait des yeux. Par la pensée, il dépouillait des vêtements ce corps
jeune et frais, offert à ses caresses craintives, et dont la
contemplation passionnément souhaitée devait lui révéler la séduction
puissante de la femme, en l’initiant aux mystérieuses voluptés de
l’amour.

La fin du repas les trouva dans les bras l’un de l’autre. Mais ce ne fut
qu’une étreinte d’une minute. Comme honteuse de sa faiblesse, Laure se
leva brusquement et voulut partir. Adrien obéit à regret, chancelant,
les narines pleines du parfum des cheveux dans lesquels il avait noyé
son visage. Il allait demander une voiture. Laure préféra rentrer à
pied. En moins d’une heure, ils eurent regagné le quartier qu’ils
habitaient.

Alors, au moment de voir son rêve interrompu, Adrien fit entendre une
prière. Pourquoi se séparer quand une passion plus forte qu’eux les
rivait l’un à l’autre? A quoi bon une attente qui désormais serait une
torture? N’était-elle pas convaincue de son amour? La suprême faveur
qu’il sollicitait ne ferait-elle pas de lui l’amant le plus docile et le
plus dévoué?

--Ne vous refusez pas, suppliait-il. Révélez-moi le bonheur que je brûle
de connaître. C’est le vôtre que vous assurez en faisant le mien, un
droit que vous m’accordez de me charger de votre avenir.

Tout en priant, il entraînait Laure Malestra non chez elle, mais chez
lui. La rusée créature se laissait conduire, résistait faiblement, et ne
semblait se refuser que pour exciter davantage la passion qu’elle avait
allumée.

--Peut-être serez-vous comme les autres, dit-elle enfin, toute
tremblante, comme écrasée par les accents qu’elle entendait, et après
avoir juré que vous m’aimez, me ferez-vous repentir de ma faiblesse.

--Jamais! s’écria-t-il transporté.

--Si vous mentez aujourd’hui, si vous oubliez vos promesses, que votre
conscience vous le reproche éternellement. Pour moi, je suis vaincue.
Votre ardeur m’a touchée, murmura-t-elle en soupirant; faites de moi ce
que vous voudrez; je vous donne ma vie.




VI


Nuit de passion exaltée et fiévreuse que cette nuit durant laquelle
Adrien connut l’amour. De son côté, tout fut candide et sincère; tout
feint et joué du côté de Laure. Ce n’est pas qu’elle demeurât insensible
à cette tendresse manifestée en protestations éloquentes, avec des
accents d’une adorable naïveté. Mais elle voulait s’attacher ce jeune
amant, le captiver à jamais. Jusqu’en ses ardeurs les plus brûlantes,
elle eut assez de sang-froid pour ne pas perdre de vue le but qu’elle
poursuivait. Elle ne se donna qu’en arrachant des promesses qu’elle ne
semblait pas solliciter. Entre les baisers, il y eut place pour les
projets d’avenir. Elle savait qu’Adrien était libre et riche;
habilement, elle l’amena à prendre l’engagement de la mettre pour toute
sa vie à l’abri du besoin. Elle ne lui demandait rien; mais elle lui
faisait de ses jours de misère une image si poignante qu’il s’écriait
exalté:

--Tout cela est fini, à jamais enseveli. Oublie ce passé odieux, ma
bien-aimée. J’embellirai ta vie en donnant à ta beauté, comme à notre
amour, un cadre digne d’eux.

On louerait dans la maison ou dans une maison voisine un appartement
spacieux et gai. Laure s’y fixerait seule en apparence, de manière à
laisser croire à ceux qu’elle connaissait que son indépendance recouvrée
était due, non aux générosités d’un amant, mais à un héritage. C’est là
qu’Adrien viendrait tous les jours, prendrait ses repas et coucherait,
ne gardant lui-même le logement qu’il occupait que pour dissimuler à sa
mère le secret de ses amours. Que de bonheur ils attendaient de leur
existence arrangée ainsi! Adrien continuerait ses études; puis, durant
la belle saison, ils voyageraient. C’étaient des rêves exquis dont ils
jouissaient par avance, et qu’ils n’interrompaient que pour se plonger
dans une réalité plus délicieuse encore.

Au milieu de ces transports, Laure cependant ressentait un regret. Elle
se demandait si elle avait été habile en cédant si vite aux
supplications d’Adrien, si, malgré ce qu’il connaissait de sa première
chute, il n’eût pas été possible, en se refusant plus longtemps, de
faire de lui un mari au lieu d’un amant. Ce doute répandait un nuage sur
le contentement de mademoiselle Malestra. Elle comprenait bien que la
rapidité qu’elle avait mise à se livrer, se retournerait contre elle,
quand s’apaiserait la première fougue d’Adrien. Alors, préoccupée de
conjurer ce danger encore lointain, elle jetait brusquement le spectacle
de ses larmes et d’un repentir simulé dans la béatitude de ces heures
inoubliables.

--Ne me reprocheras-tu pas un jour la facilité que tu as eue à me
convaincre? murmurait-elle.

--Te reprocher ce qui fait ton plus grand charme à mes yeux! s’écriait
Adrien; te reprocher de n’avoir pas voulu me torturer par des
coquetteries et des résistances calculées, de t’être laissé emporter par
ton cœur! Je serais un misérable. Certaine de la sincérité de mon amour,
tu t’es donnée. Je ne veux me le rappeler que pour te chérir davantage.

Et c’étaient des baisers plus tendres, des étreintes plus passionnées
auxquelles Laure ne se dérobait que pour trahir des terreurs nouvelles,
et faire croire que la joie d’être aimée s’évanouissait dans la peur
d’être abandonnée. Alors il la berçait en de douces paroles, aboutissant
toutes à cette promesse qui les résumait:

--Je ne t’abandonnerai pas.

--Ta mère voudra te marier!

--Je résisterai; je ne peux être à une autre femme, puisque je
t’appartiens.

Au petit jour, il fallut se séparer. Mademoiselle Malestra ne voulait
pas être vue chez son amant. Elle y était entrée à la nuit, les traits
cachés sous un voile épais; elle entendait en sortir de même, entourer
de mystère les visites qu’elle lui ferait encore, jusqu’à ce que
l’appartement qu’elle devait habiter fût prêt à la recevoir. Par les
rues désertes et froides, au long desquelles l’eau gelée des ruisseaux
étendait sur les pavés de larges coulées de verglas, Adrien la conduisit
jusqu’à sa porte. Sa profession l’obligeait à prolonger ses veilles
pendant la saison des bals; elle était accoutumée à rentrer tardivement.
Ils se quittèrent en se promettant de se retrouver le soir. Il revint en
toute hâte chez lui, se recoucha et dormit plusieurs heures, poursuivi
jusque dans son sommeil par le souvenir de ces moments enchantés.

La femme qui le servait ne le réveilla que pour lui annoncer son
déjeuner. Depuis longtemps déjà, Roudier l’attendait dans son cabinet en
lisant les journaux. Roudier, maintenant, prenait presque tous ses repas
chez son ami. Il n’attendait même plus qu’on l’invitât. Pour la première
fois, Adrien regretta de lui avoir laissé contracter cette habitude.
Après de si violentes émotions, il eût été heureux de se trouver seul.

--Et l’école, paresseux! qu’en faisons-nous? C’est par ces mots que
Roudier le salua; il ajouta ensuite, d’un ton railleur:--Ça sent la
femme, ici. Adrien voulut protester.--Ne nie pas, reprit l’autre,
l’évidence t’accable.

Et du bout de sa canne, il désignait un mouchoir bordé de dentelles,
oublié sur un fauteuil, et sur le tapis, une rose tombée du corsage de
Laure Malestra.

--Trêve aux plaisanteries, répondit Adrien; j’ai une maîtresse, tu l’as
deviné, garde-moi le secret.

--Une maîtresse! toi, le pur, le chaste! Et tu ne m’as rien dit!

--Tu la connaîtras plus tard, si tu t’engages à ne pas railler, blagueur
féroce. Elle est digne de ton respect.

--Digne de mon respect, une personne qui a passé la nuit chez toi!

--Jacques!

--C’est bien, je la vénérerai comme une madone. Est-ce assez? Où l’as-tu
connue?

--Je te le dirai un jour. Jusque-là, tu m’obligeras en ne me parlant pas
d’elle.

Roudier se tint pour averti. Ils passèrent dans la salle à manger. Le
déjeuner fut silencieux. Adrien se recueillait, craignant de laisser se
dissiper le trésor de ses émotions, s’emprisonnant volontairement dans
ses souvenirs. Mais quand, le repas fini, il fut revenu dans son cabinet
et s’y trouva seul avec Roudier, il ne put se défendre contre
l’impérieux besoin de lui confier son bonheur. Sans avoir été sollicité,
le secret sortit de sa bouche, avec l’histoire de son amour. Il révéla
ce que tout à l’heure il entendait garder caché.

Roudier l’écoutait sans l’interrompre, mécontent de sentir s’élever une
influence en face de la sienne, et la redoutant.

--Allons, je vois bien que je n’ai plus rien à faire ici, soupira-t-il.
L’amour est venu; c’en est fini de l’amitié.

--Es-tu fou? dit Adrien. T’ai-je donné le droit de me croire capable
d’oublier le passé? Tu seras toujours mon ami, je l’espère bien; notre
ami, continua-t-il en appuyant sur ces mots. Quand tu connaîtras Laure,
tu comprendras qu’il ne tient qu’à toi de garder ta place à mon côté.

Quelques jours après, mademoiselle Malestra abandonnait la mansarde où
depuis longtemps elle se morfondait dans une lutte désespérée contre
l’âpre nécessité. Même au moment d’en sortir pour toujours, elle refusa
d’y recevoir Adrien. Elle craignait d’être vue par lui dans ce cadre
sombre où partout se révélaient sa détresse, les humiliations subies,
les désespoirs amers, les expédients pour vivre. Montrer à Adrien ces
lieux maudits, c’eût été lui donner une idée trop haute de ses
bienfaits, imprimer ineffaçablement dans sa mémoire le souvenir de la
misère à laquelle il arrachait Laure, et lui laisser le droit de
supposer qu’en cédant à ses amoureuses supplications, elle était moins
préoccupée de le rendre heureux que de secouer le joug odieux de sa
pauvreté.

L’appartement loué pour elle et meublé en quelques jours par Adrien,
était situé dans la rue qu’il habitait, non loin de sa maison. Les
croisées prenaient jour sur un vaste jardin. Décorateurs et tapissiers
avaient fait merveille. L’argent et le goût sont des magiciens puissants
et ingénieux. La prodigalité de l’amant et la fantaisie de la femme
s’étaient unies pour créer là un vrai nid d’amour.

Mademoiselle Malestra vint s’installer un soir dans sa nouvelle demeure,
conduite par Adrien, qui lui en fit les honneurs. Le logis était chaud,
éclairé et riant, le dîner servi, les domestiques discrets. Au moment où
les amoureux allaient se mettre à table, Jacques Roudier arriva.
Présenté par Adrien comme un ancien et fidèle ami, il fut à l’aise tout
de suite. A la fin de la soirée, il causait avec Laure familièrement
comme avec un vieux camarade. Il reprenait là ses habitudes, bruyant,
railleur, impérieux, sans gêne, s’allongeait dans les fauteuils,
secouait sur les tapis la cendre de son cigare, s’invitait pour le
lendemain et pour les jours suivants.

Accoutumé à ses excentricités, Adrien ne s’en étonnait plus; le bonheur
le rendait indulgent. Quant à Laure, loin d’être choquée par les allures
de Roudier, elle subissait son charme. Avec sa grosse gaieté lourde, sa
verve intarissable, sa paresse révélée dans le négligé de ses vêtements,
la promptitude de son coup d’œil où pétillait la ruse, ses instincts
rapaces qu’elle devinait sous le sourire bon enfant et l’apparente
insouciance du lendemain, sa serviabilité un peu brutale dissimulant des
calculs sans fin, il plaisait à cette femme, qui retrouvait en lui ses
goûts, ses désirs, ses ambitions basses, les préoccupations qui
l’obsédaient elle-même. Elle admirait ses larges épaules, son cou de
taureau, sa lèvre lippue où éclataient les appétits sensuels. Elle le
regardait à la dérobée, déjà séduite. La femelle reconnaissait son mâle
dans ce garçon encombrant et robuste, bien plus que dans le jeune homme
nerveux, frêle et doux, aux bras de qui l’avait jetée sa misère et
qu’elle feignait d’aimer.

Au premier regard échangé, leurs deux perversités se comprirent. Pour
l’ami comme pour la maîtresse, Adrien de Varimpré était une proie, sur
laquelle, gueux, dépenaillés, affamés, ils comptaient se remplumer,
chacun d’eux exerçant son influence par les moyens qui lui étaient
propres et au mieux de ses intérêts. Dès cette rencontre, et sans qu’ils
se fussent rien confié, un pacte tacite se formait entre ces natures
vénales et fausses. C’était le «part à deux» que se jettent comme un cri
d’entente et de ralliement deux larrons acharnés sur la même victime.

Cette complicité encore inactive, mais déjà menaçante, se créait en
présence d’Adrien, qui n’y voyait rien. Il souriait, heureux, confiant,
croyant les autres tels qu’il était lui-même, se reposant sur leur
loyauté, aveuglé par l’amour qui le livrait sans défense à une créature
déchue, dégradée et pervertie, et la lui montrait dans un horizon
radieux comme la compagne de sa vie, rapprochée de lui par l’identité de
leurs infortunes passées, maintenant à jamais oubliées.

Au moment où ces périls imminents, quoique invisibles encore, montaient
autour de lui à la faveur de son inexpérience et de sa crédulité, sa
mère se préparait à le rejoindre. Elle lui devait ses conseils, son
appui, les témoignages de son amour. Responsable de son salut, elle
était tenue de veiller sur cette âme tendre et sensible, qu’elle
devinait meurtrie, découragée, jetée hors du droit chemin. Ces graves
considérations, l’étrangeté et l’imprévu de l’événement qui venait de
lui rendre son fils, avaient déterminé ses directeurs à lui permettre de
quitter le Carmel de Beaucaire pour résider dans une des maisons de
Paris. La date de son départ n’était pas encore fixée. Elle ne le serait
que lorsque le chapitre aurait procédé à l’élection d’une nouvelle
prieure, en remplacement de la mère Thérèse de Jésus.

Les nombreuses lettres que recevait Adrien depuis qu’il s’était fixé à
Paris, l’entretenaient de ces détails, lui apportaient des
avertissements dont le témoignage d’une tendresse profonde tempérait
l’austérité. Elles lui parlaient plus souvent du ciel que de la terre,
de l’avenir que du présent. L’objectif suprême qu’elles lui rappelaient
sans cesse, c’était l’éternité. Parfois, cependant, elles manifestaient
le regret qu’éprouvait Nicolette de s’être donnée pour toujours à Dieu,
d’avoir enchaîné sa liberté, de ne pouvoir la ressaisir pour se
consacrer à son fils. Il est vrai que ce regret, à peine exprimé par la
mère, la religieuse essayait d’en atténuer l’expression en disant que
bientôt Adrien pourrait la voir tous les jours, et trouverait auprès
d’elle l’affection à laquelle il avait droit. Mais il jugeait que
c’était là une faible compensation à tout ce qui lui manquait. Malgré
tout, l’implacable égoïsme de la dévote, après avoir pesé sur la vie
d’Adrien, se trahissait encore, lui apparaissait plus cruel, aigrissait
son cœur, amenait sous sa plume des paroles amères.

Cet état se prolongea jusqu’au jour où il connut Laure Malestra. Alors,
son ressentiment s’apaisa. Pendant les quelques semaines où, jouet de
ses illusions, il put croire qu’il avait trouvé avec une maîtresse
aimante et dévouée un bonheur sans fin, le souvenir de l’égoïsme
maternel s’évanouit. Quand lui parvint la nouvelle de la prochaine
arrivée de madame de Varimpré, désormais certaine, cette nouvelle, loin
de lui causer toute la satisfaction qu’il en espérait naguère, le laissa
froid. Elle lui fit même concevoir une inquiétude. Il vivait en plein
bonheur. N’aurait-il pas à défendre ce bonheur contre les scrupules
religieux de sa mère, si elle le découvrait? Les liens qu’il venait de
former étaient criminels, selon la loi de l’Église; ils compromettaient
son salut. Sa mère s’efforcerait de les briser. C’est de cela que
vaguement il s’alarmait.

Cette préoccupation eut aussi peu de durée que son bonheur. En moins
d’un mois, elle fut emportée par le rapide désenchantement qui succédait
dans le cœur d’Adrien aux premières illusions de l’amour. Pendant les
premiers jours de leur liaison, alors que Laure Malestra s’appliquait à
séduire ce jeune homme jeté par le hasard sur son chemin, elle avait
joué la comédie pour obtenir de lui tout ce qu’elle en attendait. Elle
s’était faite douce, caressante, réservée, docile, approuvant tous les
plans qu’il formait, sa manière d’envisager la vie, en apparence
uniquement possédée du désir de lui plaire, de ne vivre que pour lui,
dans l’ombre, à ses côtés, sans autre ambition que celle de le rendre
heureux. C’est ainsi qu’elle l’avait enveloppé de sa séduction.

Trompé par les manifestations de cette tendresse feinte, Adrien s’était
livré tout entier, allant lui-même au-devant de la domination que Laure
entendait exercer sur lui. Maintenant, elle le tenait solidement. Elle
le tenait par les compromissions qu’il avait subies, par les
responsabilités qu’il avait acceptées, par tous les engagements arrachés
à sa première ivresse, et surtout par l’amour. Déjà, elle le connaissait
assez pour savoir que, quoi qu’il arrivât, il ne chercherait pas à se
dérober à ses promesses, et que, même dans le cas d’une séparation, il
ne l’abandonnerait pas sans assurer sa vie matérielle. C’est là surtout
ce qu’elle voulait de lui. Sûre de l’obtenir, elle entrevoyait la
possibilité d’une rupture qui la rendrait libre. Elle rêvait une autre
existence que l’existence paisible, solitaire et cachée dont Adrien
vantait sans cesse la douceur. Trop peu semblable aux autres hommes,
trop supérieur à elle était cet amant; elle en souhaitait un autre, un
Jacques Roudier, mieux fait pour la comprendre, pour devenir son mari,
et qui accepterait d’elle une fortune en échange de son nom, sans
vouloir en connaître l’origine.

Quand elle eut mesuré l’étendue de son pouvoir,--ce fut fait en huit
jours,--elle ne se contraignit plus et jeta son masque. Sa vraie nature
apparut, sa nature vulgaire, cupide, affamée de revanche contre cette
société qui lui avait fait des jours sombres et durs, la grossièreté de
ses aspirations, l’indifférence de son cœur, la violence de son
caractère, le bruyant scepticisme et les envies incessantes d’une âme
flétrie au contact du vice. Elle fut tout à coup une femme nouvelle,
capricieuse, acariâtre, n’apportant dans la vie d’Adrien, au lieu de
tout ce qu’il espérait, que scènes pénibles, âpres querelles, torture de
tous les instants qui troublait son esprit, le déshabituait du travail,
de la paix domestique, et qu’il ne cessait de subir un jour que pour la
sentir renaître le lendemain.

Il tombait de si haut que, d’abord, il ne voulut pas croire à la réalité
de sa chute. Les hommes, les meilleurs, sont ainsi faits qu’il leur en
coûte de reconnaître qu’ils se sont trompés. Il garda pour lui le secret
de son mal. Il le cacha même à Roudier, qui cessait de lui inspirer
confiance. A mille traits qui ne l’avaient pas frappé quand ils
s’étaient produits, mais qui lui revenaient maintenant en mémoire; à
l’ardeur que mettait en toute occasion son ami à soutenir et à défendre
Laure, à lui donner raison, il devinait l’identité de leurs idées, de
leurs goûts, de leurs intérêts ligués contre lui dans une sympathie
croissante. Il pressentait un accord tacite, des espérances communes,
des projets formés en vue d’un avenir auquel on faisait allusion en son
absence, et auquel on ne l’associait pas. C’était un soupçon vague
encore, mais raisonné, causé par l’étrangeté déplaisante des allures de
la maîtresse en présence de l’ami, par des rapprochements surpris, par
des silences subits quand il rentrait et les trouvait ensemble. Avec le
soupçon commençaient à poindre la fatigue et le dégoût.

Cependant, il se leurrait encore de l’espoir que l’amour et l’amitié lui
resteraient fidèles. Il se dépensait en efforts multipliés pour plaire à
Laure. Il redoublait d’attentions, de soins, de générosité pour arrêter
ce flot montant d’ingratitude et d’oubli. Mais plus il apportait de
courageuse ardeur à lui opposer les témoignages de son amour, plus ce
flot montait. Dédaigneuse de cet amour, Laure ne dissimulait plus. Brisé
par cette lutte, surpris en plein rêve, désabusé, Adrien, moins d’un
mois après avoir rencontré Laure Malestra, voyait approcher la fin de
son bonheur, et de nouveau était entraîné à rendre sa mère responsable
de ses souffrances.




VII


C’était au sortir de table, après le maigre repas que les Carmélites
prennent à midi. Elles se répandaient dans le jardin pour s’y livrer à
la récréation prescrite par la règle. Vif était le froid de cette
journée de décembre, glacé le vent qui montait du Rhône. Mais, dans le
ciel bleu, flambait un tiède soleil dont les rayons égayaient les champs
dépouillés, vus du haut du rocher, immensité lumineuse, sans verdure et
sans fleurs, bornée par la cime neigeuse des Alpes qui tremblait sur
l’horizon, ainsi qu’un nuage vaporeux et lointain.

Habituellement, sous cette lumière joyeuse et réconfortante, les
religieuses se divertissaient comme des enfants. Les unes couraient par
les allées pour réchauffer leurs membres. D’autres battaient du pied, en
marchant en mesure, la terre durcie. Les plus âgées se promenaient en
devisant des bontés de Dieu, de la beauté du jour, de l’infortune des
pauvres, des fleurs flétries, des oiseaux morts de froid, des petits
événements d’une vie uniforme et retirée, dégagée des préoccupations
extérieures; exercices et entretiens innocents qui délassaient l’esprit
et le corps, tendus par l’austère contemplation des choses éternelles.

Mais ce jour-là les promenades manquaient de gaieté, les conversations
d’entrain. Sur les visages émaciés, fouettés par l’air, et dont le sang
attiré à la peau colorait la pâleur maladive, se devinait une grande
tristesse. C’est que depuis le matin, la communauté était avertie du
départ définitif de la mère Thérèse de Jésus. La prieure devait quitter
Beaucaire dans la soirée, après avoir transmis ses pouvoirs à la
religieuse élue pour lui succéder. Elle était descendue dans le jardin,
à cette heure de récréation, pour faire ses adieux à ses sœurs. Elle se
trouvait au milieu d’elles et recevait leurs embrassements. Dans tous
les yeux montaient des larmes.

Après avoir longtemps vécu sous sa direction spirituelle, les saintes
filles qu’elle abandonnait se souvenaient, non de ses rigueurs,
justifiées par celles de la règle, mais de ses vertus et de ses
exemples. Leurs regrets naissaient de ces souvenirs. Ils se
manifestaient avec tant de fraternelle effusion, que la mère Thérèse de
Jésus, quoiqu’elle eût provoqué cette séparation afin de se rapprocher
de son fils, ne pouvait se défendre d’un douloureux émoi. C’était une
famille aussi, et une famille bien-aimée, que cette communauté
religieuse de qui elle avait reçu maintes joies et des consolations
ineffables. Elle ne pouvait la quitter sans déchirement. Ni ses sœurs ni
elle-même n’ignoraient qu’elles ne se reverraient plus sur la terre. Les
unes finiraient leurs jours dans ce couvent où s’était écoulée leur vie;
les autres iraient remplir les vides survenus dans d’autres maisons de
l’Ordre. Il n’y avait pas lieu de croire qu’elles se retrouveraient un
jour. Au ciel seulement, il leur serait permis de se revoir, et c’est au
ciel qu’au moment de se séparer, elles se donnaient un suprême
rendez-vous. L’espoir de s’y rencontrer tempérait la tristesse des
adieux. La mère Thérèse de Jésus essayait de sourire; chacune tachait de
l’imiter, en échangeant avec elle une dernière étreinte et un dernier
baiser.

--Dieu nous réunira, murmurait-elle en refoulant ses pleurs, toute
bouleversée par ces témoignages d’affection, qui saluaient
mélancoliquement son départ.

Entre les religieuses que ce moment solennel réunissait autour d’elle,
se trouvait Jeanne Mauroy, en religion sœur Nicette de la Croix. La
novice cherchait avec persistance le regard de la mère, la suivait d’un
œil anxieux et interrogateur, comme si elle eût attendu une réponse dans
un signe. Elle marchait dans son ombre, lui parlait à tout instant,
témoignait de ses regrets par des soupirs, et, volontairement,
s’imposait à son attention.

--Vous viendrez me rejoindre tout à l’heure, dans la salle capitulaire,
dit tout à coup la mère Thérèse de Jésus. J’ai besoin de m’entretenir
avec vous.

Sœur Nicette tressaillit; elle devint très-pâle. L’angoisse révélée par
son visage parut se faire plus poignante; mais, à partir de ce moment,
ses yeux éteints sous ses paupières abaissées n’interrogèrent plus. Elle
demeura à l’écart des religieuses groupées autour de la prieure.
Pourquoi l’importuner des manifestations de sa douleur, puisque tout à
l’heure elle allait la voir seule?

Trop émue pour prolonger cette scène, la mère Thérèse de Jésus peu à peu
se dérobait aux embrassements des sœurs. Maintenant elle avait hâte d’en
finir. Pendant quelques instants encore, on échangea des souhaits
d’avenir, des paroles de paix.

--Ne nous oubliez pas, ma mère!

--Au revoir, ici-bas ou là-haut, mes chères filles.

--Priez pour nous.

Puis, la prieure, exerçant ses pouvoirs pour la dernière fois, fit un
geste qui contenait une supplication et un ordre. Les sœurs
s’inclinèrent tandis qu’elle quittait le jardin, au moment où la cloche
annonçait la fin de la récréation.

Elle s’était rendue dans la salle capitulaire, vide à cette heure du
jour. Elle y marchait de long en large, en attendant sœur Nicette. La
novice ne tarda pas à venir. Elle avait toujours sur ses traits ce même
air de doute anxieux, qui depuis quelques jours y semblait gravé. En la
voyant entrer, la prieure interrompit sa promenade. La jeune fille
s’approcha et tomba à genoux:

--Relevez-vous, mon enfant, dit la mère avec bonté; je ne suis plus
votre supérieure.

--Vous serez toujours ma mère spirituelle, répondit sœur Nicette en
obéissant. C’est vous qui m’avez ouvert le Carmel, ma mère, en me
parlant des joies qu’on y trouve. Cela, je ne l’oublierai jamais, alors
même qu’on me séparerait de vous.

La fin de la phrase fut couverte par les larmes, larmes émouvantes.
Elles trahissaient la détresse de cette âme candide qui dans le cloître
avait cherché et trouvé une affection qu’elle était maintenant menacée
de perdre. La mère Thérèse de Jésus ne se laissa pas attendrir. D’une
voix sévère et froide, elle reprit:

--Dieu nous défend ces violents attachements pour ses créatures. Toutes
les religieuses qui vivent ici sont au même degré que moi vos mères et
vos sœurs en Jésus-Christ. Vous devez les aimer également. La préférence
que vous me témoignez est une offense pour lui. Il nous défend aussi
l’esprit de révolte. Or, c’est l’esprit de révolte qui a mis sur vos
lèvres les mots que vous venez de prononcer.

Sœur Nicette baissa les yeux.

--Dieu ne nous défend pas l’amitié! objecta-t-elle doucement.

--Sans doute; mais il veut que nous soyons toujours prêtes à la lui
sacrifier. Depuis douze ans que je vis dans ce monastère, j’ai perdu des
compagnes que j’aimais tendrement. Les unes ont été appelées à embellir
de leurs vertus des maisons de notre Ordre; d’autres sont allées en
recevoir la récompense dans l’éternité; je me suis résignée.

La novice éleva sur la mère ses yeux navrés.

--On nous sépare donc? murmura-t-elle. S’il en est ainsi, je ne
prononcerai pas mes vœux. Je quitterai le Carmel plutôt que de me
résigner à y vivre sans vous.

Ce langage exprimait une peine vive et sincère. La mère Thérèse de Jésus
en fut touchée. Elle réprima l’avertissement qui montait à sa bouche,
provoqué par cette menace si peu conforme à l’esprit de la règle.

--Vous avez bien à faire pour vous rendre digne de prononcer les vœux,
sœur Nicette, dit-elle avec compassion. Si vous m’aviez laissée parler,
vous sauriez déjà que le désir que vous avez manifesté est exaucé. On a
eu égard à votre jeunesse, à vos incertitudes; on a trouvé bon que je
demeurasse chargée de veiller sur vous, d’éclairer votre route, de
rechercher si vous avez la vocation. Ce qu’on n’eût point accordé à une
professe, on l’a accordé à une novice, sur vos pressantes
sollicitations.

--Alors je suis autorisée à vous suivre, ma mère! s’écria joyeusement
sœur Nicette de la Croix, déjà consolée.

--J’espère que la décision dont vous êtes l’objet disposera votre âme à
recevoir avec docilité les conseils qui vous seront donnés. Vous partez
ce soir avec moi. Vous prendrez pour la durée du voyage vos vêtements
séculiers. Allez, mon enfant.

Cédant à l’habitude, la novice se prosterna, baisa la terre; puis
s’élançant au dehors, légère comme un oiseau, elle disparut, un sourire
sur les lèvres, transfigurée par le bonheur.

--Pauvre enfant! murmura la mère, je crains bien qu’elle ne soit perdue
pour le Carmel. Trop sévère est la règle pour cette âme tendre.
Pourra-t-elle en supporter les rigueurs? Éclairez-la, mon Dieu, et que
votre volonté s’accomplisse.

Dans la soirée de ce jour, vers onze heures, un modeste cabriolet
conduisait la mère Thérèse de Jésus et la sœur Nicette de la Croix à la
gare de Tarascon, où elles devaient prendre le train de Paris. Elles
avaient quitté leurs habits de religion. C’est la coutume des Carmélites
quand elles voyagent, coutume justifiée par la nécessité d’échapper à la
curiosité qu’exciterait sur leur passage l’austère costume de l’Ordre.
Elles étaient vêtues de noir, comme des femmes en deuil, coiffées d’un
chapeau qui cachait entièrement la tête, de manière à dissimuler les
cheveux coupés ras. Elles pouvaient ainsi passer inaperçues. Quand le
train arriva en gare, elles montèrent dans le wagon des secondes réservé
aux dames seules, et quelques minutes après, elles étaient emportées
vers Paris.

Quoique sœur Nicette se fût promis de veiller en priant, sa jeunesse fut
plus forte que ses résolutions. Après avoir échangé quelques mots avec
la mère, elle s’endormit, enveloppée dans son manteau, le rosaire aux
doigts, en récitant des prières. Sous la clarté tremblante et pâle de la
lanterne, son fin profil se dessinait, noyé dans la voilette noire
attachée au chapeau et descendant jusqu’au menton. Son corps, secoué par
la marche saccadée du train, se balançait sans que son robuste sommeil
fût interrompu. Les mains, enlacées par le long chapelet de bois,
étaient croisées sur les genoux. La mère Thérèse de Jésus la regardait
avec sollicitude, se demandait de nouveau si cette enfant qui cédait à
la première fatigue, ne serait pas vaincue par les austérités du
cloître, et loin que son propre souvenir la rassurât, elle s’alarmait
comme si la frêle créature endormie là, sous ses yeux, eût été sa fille.

Elle l’aimait d’une maternelle affection. La persistance et l’ardeur
avec lesquelles sœur Nicette allait à elle, cette admiration confiante
dont à toute heure elle recueillait les témoignages, avaient fini par la
toucher. Après le bonheur de son fils, elle ne souhaitait rien plus
passionnément que le bonheur de la jeune novice. C’est parce qu’elle
doutait que la vie religieuse pût réaliser ce bonheur qu’elle avait
voulu continuer à veiller sur cette âme et obtenir de ne pas la quitter.
Elle se promettait de l’observer quelques temps encore, puis, si ses
craintes se confirmaient, de la détourner de cette vie, faite de
privations et de souffrances. Les chrétiens peuvent assurer leur salut
ailleurs que dans le cloître. Ils peuvent l’assurer aussi dans le monde,
et y donner des exemples édifiants. Si Jeanne Mauroy renonçait à se
faire Carmélite, elle serait une épouse chaste, une mère dévouée; elle
élèverait ses enfants dans l’amour de Dieu.

Nicolette se répétait ces choses, et brusquement, dans sa pensée en
travail, naissait l’idée qu’il faudrait à son fils une femme telle que
Jeanne. Sous l’empire de ses préoccupations, elle arrivait à désirer,
sans oser se l’avouer, que la novice renonçât à prononcer les vœux
éternels et quittât le couvent. Ce désir soudain, allumé dans une vision
rapide de l’avenir, fut comme une poussée de son cœur vers Jeanne
Mauroy. Elle aurait voulu l’embrasser. Elle se contint; mais sa
sollicitude maintenant devenait plus profonde. Elle veillait
anxieusement sur le sommeil de la jeune fille. Craignant qu’elle eût
froid, elle jeta un châle sur ses genoux. Cette précaution prise, elle
croisa les bras et resta immobile, laissant son imagination la devancer
au terme de cette route où elle allait retrouver son fils, à peine
entrevu pendant son court séjour à Beaucaire et qu’elle brûlait de mieux
connaître. Depuis quelques jours, les lettres d’Adrien étaient moins
fréquentes, plus brèves. On y devinait une lassitude, un souffle de
mélancolie. Que faisait-il? Comment vivait-il? Elle avait hâte de le
savoir, hâte surtout d’entrer dans sa vie et de préparer l’avenir.

Elle se rappelait aussi que la route qu’elle faisait en ce moment, elle
l’avait faite vingt-quatre ans avant, le soir de son mariage, en
compagnie de Frédéric, quand il la conduisait au château de Varimpré. Il
lui semblait qu’elle reconnaissait le paysage; elle croyait voir les
arbres s’incliner sur son passage, entendre une voix mystérieuse lui
dire:

--Est-ce toi? Nicolette, est-ce bien toi? Que d’événements et que de
malheurs causés par ta faute, depuis ces jours lointains où l’avenir te
souriait!

Au souvenir de ce passé, le remords grondait dans sa conscience. Il lui
répétait qu’après s’être refusée à son mari, elle se devait à son fils!
Mais, hélas! que pouvait-elle, liée par des vœux éternels qui la
retenaient dans un cloître comme dans une prison? Elle n’avait pas le
droit de secouer ses chaînes. Elle ne se trouvait pas dans un de ces
rares cas prévus par l’Église, où le père ou la mère d’une religieuse
étant tombés dans le besoin, et le travail de celle-ci leur étant
nécessaire, elle peut quitter le couvent et reprendre la vie séculière.
Libre, elle eût été utile à son fils; mais elle ne lui était pas
indispensable. Elle ne pouvait que le voir souvent, séparée de lui par
la grille claustrale, l’assister de ses conseils, l’exhorter au bien et
prier le ciel de le rendre heureux. C’était beaucoup, mais pas assez
pour satisfaire aux ardents désirs de son amour.

Elle demeura ainsi jusqu’au matin, en face de sœur Nicette endormie. A
Lyon, la novice se réveilla. Confuse de son long sommeil, elle allait
s’excuser. La mère Thérèse de Jésus l’arrêta avec bonté. Puis elle
voulut la conduire au buffet, et l’obligea à y déjeuner, tandis
qu’elle-même observait le jeûne, bien que pendant la durée du voyage,
elle en fût dispensée. Après un court arrêt à Lyon, le train se remit en
route.

Alors, les deux religieuses seules dans leur wagon firent en commun
leurs prières, et récitèrent de même l’office qui se psalmodiait à la
même heure dans toutes les maisons de l’Ordre. Au delà des monts de
l’Ardèche, le soleil se levait, dorait les sommets, descendait au long
des pentes, et traversant le Rhône dont il empourprait les tourbillons
écumeux, buvait la buée aux vitres de la voiture. Leur méditation finie,
elles admirèrent ce spectacle. Sœur Nicette, transportée par la joie de
voyager avec la mère et la certitude de ne la plus quitter, ne cherchait
pas à taire son contentement. Elle l’exprimait tout haut dans ses
paroles, dans son rire, jusque dans ses gestes. La règle des Carmélites
prescrit une honnête gaieté. Elle laissait la sienne librement se
répandre. Elle n’y fit trêve que lorsqu’un incident du voyage entraîna
Nicolette à parler de son fils. La novice alors devint attentive. Elle
ne savait presque rien de l’histoire de ce jeune homme rendu à sa mère
quand déjà elle ne l’attendait plus. Elle en écouta ce que la prieure
voulut lui en raconter.

Celle-ci vantait les qualités de son Adrien, révélées par ses lettres,
parlait de tout ce qu’il avait souffert, de l’avenir, et devant Jeanne
émue et surprise, se révélait sous un jour inconnu. Jusque dans les
remercîments qu’elle adressait au ciel à travers son récit, la mère
perçait sous la Carmélite. La nature longtemps opprimée prenait sa
revanche, l’amour maternel revendiquait ses droits. Jeanne se demandait
si c’était la même femme qui, la veille encore, sous l’habit monastique,
semblait morte au monde et n’avoir plus qu’un cœur glacé, à jamais fermé
aux sentiments humains.

Jusque vers le milieu du jour, le voyage n’offrit pas d’autre incident.
Mais à Sens, une violente émotion attendait Nicolette. Comme le train
ralenti entrait en gare, elle aperçut son fils debout sur le trottoir.
Il essayait de voir dans les wagons.

--Adrien! s’écria-t-elle.

Et penchée, tout émue, à la portière, elle lui souriait, l’appelait du
geste. Il ouvrit, se jeta dans ses bras, en disant:

--J’avais hâte de vous voir, chère mère. Quand j’ai su que vous
arriviez, je me suis mis en route de mon côté pour venir à votre
rencontre. Nous allons pouvoir passer quelques heures ensemble.

--C’est que ce wagon est réservé aux femmes seules, objecta-t-elle.

Adrien sourit, fit un signe au conducteur du train qui s’approcha, et à
sa demande, enleva la plaque indicatrice pour la placer sur un
compartiment voisin. Il put donc monter auprès de sa mère. Elle
murmurait, en l’embrassant:

--Je suis heureuse de te revoir, cher enfant. C’est bien à toi de
m’avoir fait cette joie.

Dans l’emportement de leur bonheur, ils avaient oublié sœur Nicette.
Timide et discrète, la novice les regardait, un peu troublée par la
présence de ce jeune homme qui allait voyager avec elle jusqu’à Paris.

--C’est mon fils, lui dit tout à coup la mère Thérèse de Jésus.

Adrien contenait mal sa surprise. Il ignorait que les Carmélites ne
voyagent pas vêtues de l’habit de l’Ordre. Il s’était attendu à voir sa
mère en religieuse. Il lui semblait qu’en la trouvant vêtue comme toutes
les femmes, il était plus libre de l’aimer. Il s’inclina
respectueusement devant la novice, stupéfait en reconnaissant sous la
voilette ce visage suave, entrevu, comme dans un rêve, lors de sa
première visite au Carmel de Beaucaire. Il l’avait presque oubliée
depuis. Maintenant, les traits de l’adorable enfant remplissaient son
regard, entraient dans sa mémoire, ravivaient l’ancien souvenir effacé.
C’était comme un ami qu’on retrouve et que désormais on n’oubliera plus.
Il s’assit à côté de sa mère, tandis que Jeanne Mauroy, pour les laisser
causer librement, regardait le paysage, le front appuyé contre la vitre
froide. Le train se remettait en marche.

Maintenant, penchée sur son fils, Nicolette lui exposait les causes du
retard apporté à son voyage. Par ordre de l’autorité ecclésiastique,
elle avait dû attendre l’expiration de ses pouvoirs de prieure. Ces
pouvoirs expirés, elle allait rentrer dans le rang des simples
religieuses. Mais ce changement dans son état, prévu depuis longtemps,
ne l’empêcherait pas de voir son fils toutes les fois qu’il se
présenterait au couvent. Elle exigeait qu’il y vînt tous les jours. Les
Carmélites possèdent à Paris plusieurs maisons. C’est dans celle de la
rue d’Enfer qu’elle allait vivre désormais, non loin du quartier
qu’habitait Adrien. Après lui avoir donné ces détails, elle
l’interrogea. Était-il tranquille, heureux, en paix avec lui-même? En
lui posant ces questions, elle l’enveloppait de ses yeux pénétrants;
elle fouillait sa conscience. Tout à coup, elle s’écria:

--Comme tu es pâle et triste, mon pauvre chéri! Es-tu malheureux? As-tu
souffert depuis que tu m’as quittée?

Il protesta, dissimulant son mensonge sous un sourire. Il aurait
consenti plutôt à mourir qu’à faire à sa mère l’aveu de la vérité. La
faute qu’il avait commise en se livrant à une femme sans cœur, les
orages de cette liaison, les querelles incessantes, ses désillusions
successives, la destruction de ses espérances, les meurtrissures de son
âme, la honte de s’être si grossièrement trompé, voilà le mal dont il
souffrait, le mal qu’il refusait d’avouer. Non, il ne voulait pas dire
combien lui pesait cette chaîne; il ne voulait pas raconter que la
veille de ce jour, à la suite d’un violent débat, où s’était révélée
toute l’infamie de sa maîtresse, il l’avait quittée avec le dessein de
la fuir pour toujours. Ces turpitudes ne sont pas faites pour être
confiées aux saintes. Il voulait bien en souffrir, mais non les avouer.
L’excès de son désespoir l’avait jeté à la rencontre de sa mère. Il ne
demandait qu’à se reposer dans la paix de l’amour filial, sans être
contraint d’altérer la sérénité de ces douces heures par une confession
inutile.

Ses dénégations ne parvinrent pas à convaincre Nicolette. Accoutumée à
étudier les âmes, elle devinait que celle de son fils traînait après soi
une âpre douleur, quoiqu’il refusât de s’en laisser arracher le secret.
Ce secret, elle renonçait à le surprendre; elle espérait que le temps,
en des circonstances plus favorables, le lui livrerait. Mais une fois de
plus s’élevait en elle, quoi qu’elle fît pour l’étouffer, le regret de
sa liberté perdue, ravivé par la vue de son enfant, par le mystère
qu’elle pressentait, impuissante à le déchirer.

Cet entretien confidentiel dura jusqu’à Paris, sans que sœur Nicette
quittât sa place, prononçât une parole et tournât la tête du côté
d’Adrien. Mais lui, tout en écoutant sa mère, tout en lui répondant,
regardait la jeune fille. Il admirait cette physionomie douce, voilée de
mélancolie, ce pur regard où se trahissait la candeur de l’âme. Sous les
vêtements noirs, il devinait la jeunesse et la beauté, volontairement
ensevelies. Il se disait que c’était une âme telle que cette vierge
maintenant vouée à Dieu, qu’il aurait voulu associer à sa destinée.
Pourquoi ne l’avait-il pas connue plus tôt? Il l’eût aimée et n’aurait
pas rencontré l’odieuse femme qui ne lui avait révélé l’amour que pour
lui infliger mille humiliations et mille tortures. Et peu à peu, la
vision délicieuse se gravait dans son cœur, où une première fois elle
n’avait laissé qu’une trace légère.

--Qui est cette jeune fille? demanda-t-il tout à coup à sa mère, de
façon à n’être entendu que d’elle.

--Mademoiselle Jeanne Mauroy, en religion sœur Nicette de la Croix. Elle
appartient à une honorable famille du Midi, et a voulu entrer aux
Carmélites; elle y fait son noviciat. C’est une fille accomplie.

--Elle n’est donc pas irrévocablement engagée?

--Non, et je doute qu’elle prononce ses vœux. Je ne la sens pas faite
pour le cloître. Si elle rentre dans le monde, elle y brillera de
l’éclat des plus belles vertus.

Nicolette n’ajouta rien, et Adrien n’osa pousser plus loin ses
questions. Mais sans qu’il pût encore expliquer pourquoi, il était
satisfait d’apprendre que mademoiselle Mauroy n’était pas à jamais
enchaînée à Dieu.

Quand on arriva à Paris, la nuit se faisait obscure, et les réverbères
s’allumaient. Adrien se chargea du petit sac qui contenait les pauvres
hardes des deux sœurs, et les conduisit vers une voiture commandée le
matin. Il y monta avec elles et jeta au cocher l’adresse des Carmélites
de la rue d’Enfer.

--Il m’est interdit d’entrer dans ton appartement, lui dit sa mère avec
tristesse. Tout à l’heure, les portes du couvent se fermeront sur moi;
elles ne se rouvriront plus; il me sera interdit de sortir. C’est la
règle. Je voudrais au moins passer sous tes croisées, voir la maison que
tu habites.

--Elle est sur notre chemin, répondit Adrien. Quelques instants après,
il désignait à sa mère des fenêtres au second étage.--C’est là.

Elle se pencha, et tant qu’elle le put, elle resta ainsi, les yeux fixés
sur la maison, pénétrant par la pensée derrière les murailles, toute
navrée de l’empêchement qui paralysait sa curiosité.

Dans la rue d’Enfer, devant une haute porte cochère, accédant à un
bâtiment peu élevé que prolongeait le mur d’un jardin, la voiture
s’arrêta. La porte franchie, Nicolette et Jeanne, toujours suivies
d’Adrien, traversèrent une cour, faiblement éclairée par une lanterne.
Au fond de cette cour s’étendait la façade du couvent, au sommet duquel
se dressait dans une niche la statue de la Vierge.

Puis venait un porche. A droite, au pied d’un étroit escalier, on
apercevait la chapelle; à gauche, la loge de la tourière; au milieu, la
porte de clôture, qui ne s’ouvre qu’aux jours de prise d’habit, pour
laisser entrer les postulantes, reçues sur le seuil par la communauté.
Avant cette porte, derrière une grille, un petit oratoire se creusait
dans l’épaisseur du mur, au fond duquel, sur un autel, entre des cierges
toujours allumés, un reliquaire restait exposé à la vénération des
fidèles. Sur la blancheur de la chaux, à hauteur d’homme, on lisait deux
inscriptions en lettres noires: «Les renards ont leur tanière, et le
Fils de l’homme n’a pas une pierre pour reposer sa tête.»--«Le Fils de
l’homme viendra au moment où vous ne l’attendrez pas.»

Un grand silence régnait dans le couvent. Du côté de la chapelle, venant
du chœur des religieuses, on entendait leurs voix grêles, psalmodiant
l’office. Adrien jeta les yeux de ce côté et aperçut comme à travers un
nuage d’or l’intérieur de la nef solitaire, le Saint Sacrement exposé
au-dessus du tabernacle, des lampes allumées se balançant à l’extrémité
des chaînes accrochées à la voûte, et des guirlandes de fleurs grimpant
au long des murs, derrière l’autel que surmontait un grand tableau
représentant sainte Thérèse, fondatrice et patronne du Carmel. La mère
Thérèse de Jésus et la sœur Nicette de la Croix s’étaient agenouillées
dans l’oratoire. Adrien se tenait derrière elles, son chapeau à la main,
impressionné, recueilli, attendant qu’elles eussent fini leurs prières.
Debout devant sa loge, la tourière regardait les nouveaux venus, un peu
intriguée par la présence de ce jeune homme, qui, debout devant l’autel,
ne priait pas. Quelques minutes s’écoulèrent ainsi. Puis, la mère se
releva, et la novice fit comme elle. L’heure de la séparation avait
sonné.

--A demain et à toujours, mon fils, dit Nicolette suspendue au cou
d’Adrien. Aime-moi comme je t’aime. Songe à moi, prends l’engagement
d’être docile à mes conseils. Bientôt, je t’entretiendrai de ton âme;
c’est mon devoir. Je veux te mettre en état de résister à l’esprit du
siècle;--esprit pervers,--te soumettre à la douce loi de Jésus. Crains
Dieu, prie-le souvent, et n’oublie pas qu’il se venge des offenses
commises contre lui.

Adrien écoutait ces avertissements, répondait aux tendresses
maternelles. Mais il regardait aussi Jeanne, immobile et les yeux
baissés, et demandait à cette vision suprême l’éternité du souvenir.
Quand il dut se retirer, il s’inclina devant la jeune fille; il la
quitta sans avoir entendu le son de sa voix.




VIII


Tristement, Adrien se dirigeait vers sa demeure. Il venait de se
convaincre que sa mère ne pouvait être pour lui que comme si elle n’eût
pas été. Séparé d’elle après avoir cru la retrouver, sans illusions
désormais sur Laure Malestra, doutant de l’amitié de Roudier, il
portait, accablé, le fardeau de son isolement. Le souvenir de Jeanne
Mauroy même lui était cruel. Toujours ce souvenir lui rappellerait la
femme qu’entre toutes, il eût préférée. Quoiqu’il lui fût doux de se
répéter qu’elle n’avait pas prononcé des vœux éternels, et que peut-être
il lui serait donné de la revoir, trop précaire était cette espérance
pour le consoler.

En rentrant dans sa maison, il y trouva Roudier, qui, à sa vue, s’écria
avec un accent de reproche:

--Voici plusieurs heures que je t’attends.

--Tu aurais pu m’attendre plus longtemps encore. Je n’ai pas passé la
journée à Paris.

--Tu as voyagé? demanda Roudier vivement. D’où viens-tu?

La curiosité de son ami choqua Adrien.

--C’est mon secret, répondit-il avec froideur.

--Bien, bien, je n’insiste pas. Garde-le, ton secret. Je te ferai
remarquer seulement que tu m’avais accoutumé à plus de confiance.

--Tu l’as détruite, en devenant l’ami de Laure plus que tu n’as jamais
été le mien.

--Ceci est de l’injustice.

--Crois-tu que je n’aie pas surpris tes conciliabules avec elle, votre
intimité, votre entente? Depuis que cette misérable fille m’a révélé sa
nature basse et méchante, toutes les fois qu’une querelle a éclaté entre
elle et moi, tu lui as toujours donné raison.

--Parce que tu l’aimais et que je voulais t’épargner la douleur de la
perdre. Je me suis conduit en véritable ami. Ah! l’éternelle histoire:
«Deux coqs vivaient en paix; une poule survint, et voilà la guerre
allumée.» Qui pouvait prévoir cela: jaloux, toi!

--Non, pas jaloux, mais malheureux, répondit doucement Adrien, honteux
d’avoir adressé des reproches à son ami.

--Malheureux! Tu n’es pas seul à l’être. Depuis hier, cette pauvre femme
est dans les larmes. Elle se désespère, elle regrette de t’avoir irrité;
elle t’appelle. Je suis venu pour te l’apprendre, et je lui ai promis de
te ramener à ses pieds.

--Je n’y veux pas retourner; c’est fini. Je me suis trompé quand j’ai
cru l’aimer et pouvoir vivre à ses côtés. Elle-même ne m’aimera jamais.
Il vaut mieux reconnaître notre erreur que d’en souffrir plus longtemps.

--C’est toi qui parles ainsi, quand il y a moins d’un mois, tu me
confiais que tu ne la quitterais jamais!

--Elle ne s’était pas encore révélée... Du reste, je ne lui dois rien.
Je l’ai trouvée dans la misère, je l’en ai tirée; elle est à l’abri du
besoin. Non, je ne lui dois rien.

--Eh! ce n’est pas de cela qu’il s’agit, reprit Roudier; c’est de son
chagrin. Je te dis qu’elle te ferait pitié, si tu la voyais.

--Elle se consolera... Cesse de me parler d’elle.

Roudier comprit à cet accent résolu qu’une plus longue insistance ne
ferait que fortifier la décision d’Adrien.

--A ton aise; mais tu regretteras ta rigueur. Tu ne trouveras pas une
autre Laure. Elle t’aime, quoi que tu en dises.

Comme Adrien semblait peu disposé à se laisser convaincre, Roudier
renonça pour le moment à obtenir ce qu’il était venu lui demander. Mais
au lieu de s’éloigner, il resta, se contentant de mettre l’entretien sur
un autre sujet. Adrien l’écoutait distraitement, lui répondait à peine.
Sa pensée était ailleurs. Il songeait à sa mère, à Jeanne Mauroy, à tout
le bonheur qu’il aurait goûté s’il eût pu vivre avec elles. Ce bonheur
lui était refusé. Il restait isolé, découragé, désabusé, sans savoir
s’il pourrait jamais trouver une affection plus sincère que celle de
Laure et qui comblât le vide de son cœur. Son accablement le rendait
faible. Roudier le devina. Feignant de vouloir se retirer, il prononça
le nom de mademoiselle Malestra, en poussant un soupir qui exprimait sa
compassion.

--Réfléchis, ajouta-t-il; es-tu décidé à ne plus la revoir?

Au moment de prendre un parti si grave, de renoncer à son amour et de
briser de ses propres mains son idole, Adrien hésita. Roudier tira
très-habilement parti de cette hésitation.

--Consens à y retourner au moins une fois, dit-il, je t’en prie.

--Pourquoi tiens-tu donc à me ramener vers elle? demanda Adrien
soupçonneux.

--Pourquoi! parce que je suis ton ami, et que Je voudrais t’éviter une
faute dont tu te repentirais longtemps.

Il se donnait des airs affectueux et désintéressés. A l’en croire, il
n’agissait que pour servir Adrien. Mais il mentait, le misérable! Tout
autre était le mobile de sa conduite. Depuis vingt-quatre heures, durant
la courte absence d’Adrien, il avait reçu les aveux de Laure Malestra.
Il savait qu’elle le considérait comme le plus séduisant des hommes. Il
ne pouvait douter de ces sentiments passionnés qui flattaient son
orgueil et réchauffaient sa décrépitude morale. Conquise par ses vices,
Laure lui en avait fourni les preuves les plus éloquentes qu’une femme
puisse donner. Maintenant qu’elle était hors de la misère, elle voulait
vivre avec lui, ne souhaitait rien qu’une union qui les enchaînerait
pour toujours l’un à l’autre.

--Nous aurons des jours heureux et tranquilles, lui disait-elle; on ne
nous connaît pas; nous passerons inaperçus au milieu de la foule;
librement, nous nous aimerons. Je possède assez pour être rassurée au
point de vue matériel pendant quelques années. Nous verrons ensuite.

Jacques Roudier ne disait pas non. Déshabitué du travail, incapable de
gagner son pain, n’attendant de ses parents qu’un mince patrimoine,
l’étrange amour qu’il inspirait lui assurait des ressources dans le
présent, une grasse paresse dans l’avenir. Il s’appliquait cependant à
calmer les impétueuses ardeurs de Laure. Il voulait bien cette maîtresse
qui s’offrait, spontanément attirée par ce qu’elle découvrait en lui de
perversité égale à la sienne. Mais il n’entendait pas la pousser à un
coup de tête qui malgré tout l’appauvrirait, ni s’exposer à porter un
jour la responsabilité de cette exaltation, si jamais elle en regrettait
les suites. Il lui démontra qu’elle avait eu tort de décourager si vite
l’amoureux Adrien, qu’elle devait réparer sa sottise, aller à lui la
première, se faire pardonner, le reprendre, et pour le retenir, au moins
jusqu’à ce qu’elle eût obtenu des libéralités nouvelles, continuer à
jouer la comédie de l’amour. Il inaugura son influence sur elle en
exigeant qu’elle se conformât à ces plans. Elle promit d’obéir.

C’est alors qu’il était accouru chez Adrien, afin d’empêcher que la
rupture survenue entre les amants se consommât. Pendant une heure, il
plaida pour Laure avec une habile éloquence. Il rappela les émotions des
premières rencontres. Il prouva qu’Adrien ne pouvait se détacher aussi
aisément qu’il le croyait d’une fille dont il avait troublé le cœur en
lui parlant d’amour et détournée du devoir en lui parlant d’union
éternelle. Adrien protestait. Il se défendait d’avoir été le premier
amant, d’avoir provoqué la séparation. Il rappelait ses bienfaits, ses
complaisances, toutes les preuves de sa tendresse, méconnues et payées
d’ingratitude. Mais Roudier lui fermait la bouche en lui parlant de la
beauté de Laure, de cette beauté au pouvoir de laquelle Adrien ne
s’était pas si complétement dérobé que le souvenir des joies qu’il lui
devait pût le laisser insensible. Puis, quand il vit son ami ébranlé par
ses accents, il lui porta le dernier coup en lui montrant Laure
malheureuse de son départ, triste à en mourir. Adrien finit par se
laisser toucher. Roudier l’entraîna.

Il avait fait la leçon à Laure. Celle-ci voulait passionnément tout ce
qu’il voulait, parce que c’était le plus sûr moyen de lui plaire. Restée
seule, tandis qu’il allait chez Adrien, elle s’était demandé avec
angoisse si l’entreprise réussirait. Elle attendait anxieuse. Quand elle
vit entrer Roudier traînant Adrien derrière soi, elle fut saisie d’une
si réelle émotion qu’elle n’eut à feindre ni la joie ni les larmes. Elle
se jeta dans les bras de son amant, repentante, docile, humiliée, en
promettant de l’aimer toujours. Il fut dupe de cette comédie. Elle le
disposa à laisser se renouer les chaînes qu’il avait voulu briser. La
réconciliation fut complète. Pendant quelques heures, après que Jacques
Roudier les eut laissés seuls, il put croire aux transports de Laure, à
sa propre ivresse, que l’amour renaissait pour ne plus mourir.

Mais le charme était rompu. Jusque dans les ardeurs rallumées, jusque
dans les baisers donnés et reçus, il retrouvait l’âcreté de ses
premières souffrances et de ses désillusions. Non, la maîtresse qu’il
tenait pressée entre ses bras, cette échevelée qui ne parlait qu’à ses
sens et à qui son cœur se dérobait malgré lui, n’était pas, ne serait
jamais la compagne qui embellit et honore la vie. De celle-là, il avait
vu l’image vivante sous les traits de Jeanne Mauroy. Ces souvenirs le
poursuivaient dans le déchaînement des fiévreuses ardeurs, empoisonnait
ces heures de délire et paralysait sa passion. Il tentait cependant de
faire revivre encore ce qui était mort. Mais ce qui est mort ne revit
pas. A la fin de cette nuit, durant laquelle Laure se flattait de
l’avoir repris, il ne serait pas revenu s’il n’eût été convaincu de la
sincérité de ces sentiments qu’il ne partageait plus. L’amour avait
cessé d’être assez puissant pour le retenir; la pitié seule allait le
ramener auprès de sa maîtresse.

En la quittant ce matin-là, il courut au couvent de la rue d’Enfer. Il
avait hâte de revoir sa mère. Quand il se présenta pour la demander, les
religieuses étaient au chœur. En attendant qu’elles eussent fini leurs
oraisons, il entra dans la chapelle. Par ce brumeux matin d’hiver, le
jour pâle qui pénétrait dans la nef la laissait assombrie. Les ors et
les marbres restaient sans éclat. Les cierges qui se consumaient sur
l’autel ne répandaient qu’une lumière brouillassée et rougeâtre. Tout
frissonnant, il s’assit dans un coin, caché dans l’ombre d’un
confessionnal.

Un calme chargé de mélancolie montait autour de lui. Quelques rares
fidèles agenouillés priaient en silence, et là-bas, derrière la grille,
la psalmodie monotone traînait sur les lèvres grelottantes. Alors dans
cette paix suave, succédant aux orages d’une passion malsaine, il
ressentit une saisissante impression de bien-être et de béatitude, comme
s’il se fût trouvé tout à coup transporté dans un refuge d’où il pouvait
braver les malheurs qu’il redoutait et se laisser emporter par les
espérances que lui suggérait son imagination surexcitée. Les chants
berçaient sa somnolence, entretenue par les teintes grises du matin. Il
prêtait l’oreille, et, l’illusion aidant, entre les voix qui éveillaient
les voûtes, il croyait entendre la voix de Jeanne Mauroy. Elle le
ravissait, déchaînait l’amour dans son cœur meurtri.

Il demeura là jusqu’au moment où la tourière vint l’avertir que la mère
Thérèse de Jésus descendait au parloir. Il se leva et alla l’y
rejoindre. Il resta longtemps avec elle. La grille les séparait; mais
ils pouvaient se voir, et c’était une grande douceur. Malheureusement,
la mise en scène de ces entrevues, imposante dans sa simplicité, la
nudité des murailles, le sévère habit que portait sa mère, la retenue
imposée à leurs entretiens par la grille, ne favorisaient guère les
effusions de cœur, qui lui eussent été salutaires dans ce moment de
détresse. Elles étaient paralysées. Sa mère l’interrogeait, car elle
comprenait bien que de graves soucis le poursuivaient. Mais il
protestait contre ses soupçons, ne répondait pas à ses demandes, n’osant
entretenir la carmélite ni de l’amour qui expirait, ni de celui qui
venait de naître.

Malgré tout, cependant, il emporta de cette entrevue un apaisement
salutaire. A force de lui répéter, avec l’accent d’une indestructible
confiance dans la miséricorde de Dieu, qu’elle priait pour lui, sa mère
avait ébranlé ses doutes. Si ces prières d’une âme pure, en vue de son
bonheur, allaient porter des fruits! Cette espérance le ramena au
couvent le lendemain, puis tous les jours. Il venait de bonne heure. Il
restait longtemps dans la chapelle, assis dans un coin obscur, se
pénétrant de la paix réparatrice de ces lieux.

Il allait toujours chez sa maîtresse. Mais il était obsédé par le désir
de rompre une liaison qui ne lui donnait rien de ce qu’il en avait
espéré et ne répondait plus aux aspirations de son cœur. Ce désir
fortifié, il le dissimulait encore, quoique de plus en plus il devînt
indifférent aux efforts incessants de Laure Malestra pour reconquérir
toute son influence sur lui. Il ne songeait qu’aux moyens de s’y
dérober. Encouragée et conseillée par son complice, dupe comme elle de
l’apparente docilité d’Adrien, elle croyait son pouvoir solidement
rétabli. Elle trouvait facile et douce son existence, heureux son
destin. Elle feignait d’aimer Adrien; en réalité, c’est Roudier qu’elle
aimait; elle saisissait toutes les occasions de le lui dire et de le lui
prouver, menait avec cynisme cette odieuse intrigue, devenue très-habile
à ce métier dont son préféré partageait allègrement la honte. Mais cette
situation ne pouvait se prolonger. Adrien n’en portait plus le fardeau
qu’avec impatience. Quand ce fardeau fut devenu trop lourd pour ses
épaules, elle se dénoua.

Ce jour-là, Adrien se trouvait auprès de sa mère, à l’heure où il avait
l’habitude de la voir. Il lui parlait de ses études qu’il essayait de
continuer, en leur demandant l’oubli de ce qui le torturait. Nicolette
écoutait son fils, cherchant avec persévérance à surprendre les causes
du mal dont il souffrait. Ce mal, quelque effort qu’il fît pour le
cacher, ses traits en gardaient la trace de plus en plus accentuée. En
quelques semaines, il avait beaucoup maigri; des rides creusaient son
front; une tristesse poignante s’était figée dans son regard. Des larmes
qu’il essayait de retenir oppressaient sa poitrine, rougissaient ses
yeux, communiquaient à tout son être une sensibilité maladive. Sa mère
s’alarmait de cet état, dont elle fut frappée alors plus qu’elle ne
l’avait été jusque-là. Elle trahit son inquiétude dans des questions
réitérées auxquelles Adrien tenta d’abord de se soustraire. Mais ces
questions devenaient pressantes, et comme il y résistait encore, un
reproche, pour la première fois, tomba des lèvres de Nicolette.

--Tu as des secrets pour moi, dit-elle avec amertume; ils me causent
mille tourments. Ce sera ainsi tant que tu ne me les auras pas révélés.
C’est mal de nier, quand la dénégation constitue un mensonge. Confie-toi
à ta mère, mon enfant. A qui ouvriras-tu ton cœur, si ce n’est à elle?

Ces supplications, cette fois, le trouvaient à bout de force. Mais il ne
pouvait confesser sa liaison avec Laure Malestra, la honte qui
l’accablait, son dessein d’en finir. Un fils respectueux n’avoue pas ces
choses à sa mère. Il redoutait non les reproches de la sienne, mais les
manifestations de sa douleur. Nicolette ne sut donc rien de cette
douloureuse histoire. Il n’avait pas les mêmes raisons pour cacher son
amour naissant; il en fit l’aveu. Nicolette respira soulagée; elle
s’attendait à des révélations plus graves.

--Celle que tu aimes est-elle digne de toi? demanda-t-elle.

--Plus digne de moi que je ne suis digne d’elle.

--Il faut lui faire partager tes sentiments et l’épouser.

--Elle n’est pas libre, objecta Adrien.

--Tu aimes une femme mariée?

En poussant ce cri, avec un accent de surprise et d’effroi, la Carmélite
s’était levée, pâle, l’indignation dans les yeux, les mains jointes.

--Non, ma mère, non, reprit son fils; celle que j’aime et que j’eusse
voulu pour femme n’est pas mariée... Elle est religieuse; elle habite
près de vous, dans ce couvent; vous la connaissez bien. Elle se nomme
Jeanne Mauroy.

--Sœur Nicette! Comment peux-tu l’aimer à en être si triste? tu la
connais à peine.

--Je l’ai vue deux fois, ma mère, et en ces deux fois, assez longtemps
pour être convaincu que c’est une telle compagne qu’il m’eût fallu.

Complétant son récit, il raconta comment il avait rencontré la novice,
l’inoubliable souvenir que sa mémoire conservait d’elle, le faible
espoir qu’il caressait depuis qu’il avait appris par sa mère que
peut-être cette jeune fille quitterait le couvent. Ah! si cet espoir se
transformait en une certitude, il redeviendrait joyeux et heureux. Il
tacherait de se faire aimer; il y réussirait peut-être, et alors c’était
de la félicité pour toute sa vie, car l’amour sincère et pur auquel il
aspirait effacerait les souffrances du passé. Malheureusement, il
n’osait espérer; le doute le mettait au supplice; et c’est ce supplice
qui détruisait la santé de son corps et la sérénité de son âme.

Nicolette écoutait silencieusement, un peu dédaigneuse de cette passion
tout humaine, où les sens avaient leur part, ne comprenant pas, elle,
qui si souvent s’était immolée dans son cœur et dans sa chair, que son
fils fût incapable de l’imiter, d’offrir à Dieu sa souffrance et de s’y
résigner. Mais c’était son fils, et puisqu’elle le voyait malheureux,
elle avait le devoir de lui venir en aide.

--Si tu m’as dit toute la vérité, mon enfant, fit-elle, je suis
rassurée. Puisque, sans prévoir les conséquences de mes paroles, je t’ai
révélé les scrupules de mademoiselle Mauroy, l’espoir que tu as conçu
n’est pas coupable. A ton âge, on peut penser sans rougir à un honnête
amour, tout en se tenant prêt à le sacrifier, si Dieu l’exige. Il ne
nous a pas révélé ses desseins. Celle dont nous parlons ne se trouve pas
encore assez éclairée pour prendre un parti.

--Mais vous qui vivez auprès d’elle et à qui elle a accordé sa
confiance, ma mère, ne prévoyez-vous pas celui qu’elle prendra?

Nicolette hésitait à répondre. Ce que lui demandait son fils, c’était le
secret d’une autre. Avait-elle le droit de le révéler? Mais tandis
qu’elle interrogeait sa conscience, elle voyait le regard d’Adrien
anxieusement fixé sur elle; elle comprenait que de ce qu’elle allait
répondre dépendait le repos de son enfant. D’un mot, elle pouvait
l’apaiser, comme aussi le rejeter dans ses cruelles incertitudes.
L’amour maternel lui arracha les paroles qu’elle n’osait prononcer.

--Je prévois que mademoiselle Mauroy ne persistera pas, et rentrera dans
le monde, dit-elle.

--Et si cette prévision se réalise, ma mère, reprit Adrien dont
l’angoisse se dissipait; si je parviens à faire agréer mes sentiments,
consentirez-vous à ce que j’épouse cette jeune fille?

--Oui, j’y consentirai, et je bénirai le ciel qui t’aura poussé vers
elle. Je ne connais pas une âme plus pure ni plus aimante. Épouse et
mère, elle sera dévouée à son devoir, dévouée jusqu’à la mort, aussi
bien que si elle fût restée dans le cloître.

--Alors, ma mère, priez afin que mes vœux soient exaucés, car je sens
bien que mon bonheur est dans l’amour que Dieu m’a mis au cœur.

--Espère, mon fils! espère! murmura Nicolette remuée par ce cri. Elle
le regardait s’éloigner, tremblante et toute troublée, et
murmurait:--Serai-je coupable à vos yeux, Seigneur, si j’enlève à vos
autels une angélique créature pour la donner à mon enfant? Révélez-moi
votre volonté, mon divin Maître. Vous m’avez pétrie pour l’obéissance;
faites qu’en vous obéissant, j’assure le bonheur de l’être que j’ai le
plus aimé après vous.




IX


Quelques semaines après son arrivée à Paris, Jeanne Mauroy, enfermée
dans son cloître, se débattait contre le découragement et le doute. Tous
ceux que la vie religieuse a tentés connaissent les amertumes de ces
crises de conscience, soit que, les surmontant, ils aient persévéré dans
leurs desseins, soit au contraire qu’éclairés par les épreuves du
noviciat, ils aient renoncé à ce qui d’abord les avait séduits.

Jeanne était entrée au Carmel, convaincue que Dieu l’appelait. Les
conseils affectueux de la prieure, la bienveillance des sœurs pendant la
durée de son postulat, la paix infinie que l’on goûte dans une existence
détachée du monde, avaient accru ses illusions. C’est de son plein gré
qu’elle avait pris l’habit. Si quelqu’un lui eût dit à l’issue de la
cérémonie que le noviciat n’aurait d’autre effet que de la ramener dans
ce monde qu’elle venait d’abandonner, elle se serait révoltée. Elle
voulait alors être à Dieu et n’être qu’à lui.

Tant qu’elle resta à Beaucaire, sa vocation ne fut pas ébranlée. Là,
sous le ciel de son pays, dans le voisinage de sa famille, elle ne
sentait pas encore le déchirement des séparations éternelles. L’autorité
de la mère Thérèse de Jésus lui était douce. Le petit nombre des novices
permettait des égards quasi maternels envers chacune d’elles. On
mesurait à leur vigueur, à leur sensibilité, les austérités de la règle.
On ne les initiait que lentement à la joie souvent mortelle de souffrir
pour Jésus. Puis, dans ce couvent, Jeanne connaissait toutes les sœurs;
elle était pour elles comme une enfant gâtée, à qui l’on veut rendre
facile l’apprentissage des dures privations.

Mais à Paris, ses illusions s’évanouirent en peu de temps. Entourée de
visages étrangers, placée sous une autorité nouvelle, elle se trouva aux
prises avec toutes les rigueurs de la vie monastique. Ces rigueurs, elle
les croyait légères, quand elle les jugeait par ce qu’on lui en disait;
maintenant qu’elle les subissait, elle en était comme accablée. Tout ce
qu’elle avait cru pouvoir supporter aisément choquait ses délicatesses,
tout, depuis la chaussure qui déchirait ses pieds jusqu’au voile noir
jeté sur son front, depuis le jeûne quotidien rigoureusement observé
jusqu’à la couchette dont la paille durcie meurtrissait ses reins. Puis,
c’était la serge grossière collée au corps et rarement changée, la
discipline dont chaque religieuse se frappait, le vendredi, pour
mortifier sa chair, en ce jour anniversaire de la Passion du Sauveur, la
coulpe où chacune venait confesser à haute voix devant la communauté
réunie les fautes commises contre la règle, les pénitences infligées par
la prieure, les dénonciations des zélatrices, chargées de veiller sur
les sœurs et de dévoiler leurs imperfections, les mortifications
volontaires par où éclatait une mystique ardeur, brûlante et exaspérée.

Ces degrés qui conduisent l’âme à la perfection, elle désespérait de les
gravir. Elle ne pouvait se résigner aux immolations perpétuelles
qu’exige la règle. Elle aurait bien voulu être à Dieu, se consacrer à
son service, mais sous des formes moins âpres et plus humaines. Le
regret de ce qu’elle laissait au dehors éveillait en son cœur de
fréquents et subits attendrissements que ni les avis de son confesseur
ni les exhortations de la mère des novices ne pouvaient dissiper. Quand,
dans le jardin du couvent, aux heures de récréation, ou dans le
réfectoire, elle voyait quelques-unes des sœurs s’infliger une torture,
demeurer à genoux, les bras tendus vers le ciel, s’humilier devant ses
compagnes, leur baiser les pieds, refuser de partager leur repas et
solliciter d’elles l’aumône d’un morceau de pain, Jeanne se demandait
anxieusement si jamais elle saurait s’assujettir à ces pratiques d’une
dévotion exaltée. La pensée qu’elle ne sortirait plus du couvent,
qu’elle ne verrait plus ceux qu’elle aimait, ajoutait à son inquiétude.
Elle interrogeait sa conscience. Dans le silence de ses nuits sans
sommeil, elle lui disait:

--Suis-je faite pour ces mœurs d’ascète?

Sa conscience ne répondait pas, et son imagination, brusquement allumée,
enfantait des rêves dans lesquels elle voyait ce que serait sa vie, si
elle persistait à rester dans le cloître. Cet avenir tout à coup évoqué
la terrifiait, tandis que des visions fiévreuses ouvraient à ses yeux le
monde abandonné par elle, lui en montraient le charme et les séductions.
Sa jeunesse lui disait que prier n’est pas l’unique destinée de la
femme, que le mariage est également une fin ordonnée par le Maître des
choses, que la chasteté n’est pas le seul moyen de sanctifier l’âme, que
la maternité est aussi un devoir. Des tentations étranges, inexpliquées,
troublaient son chaste esprit, répandaient dans son corps un frisson.
L’image d’un mari montait devant ses yeux. Ce mari avait la physionomie
et les traits d’Adrien de Varimpré, le seul homme qu’elle eût rencontré
depuis qu’elle était au couvent.

Chaque matin la trouvait plus découragée, plus anxieuse. D’où naissaient
les troubles de son esprit? Était-ce le démon qui les déchaînait?
Était-ce sa jeunesse qui se révoltait et revendiquait sa liberté? Elle
ne savait. A la chapelle, durant les longues oraisons; dans sa cellule,
aux heures des méditations pieuses, les tentations la poursuivaient, lui
rendaient plus intolérable la réalité. La sévérité dont elle était
l’objet, et qui ne se lassait jamais, devenait un supplice. Elle la
trouvait partout, toujours debout, toujours exigeante, acharnée à
humilier l’orgueil, à mater la chair, à paralyser la volonté, à châtier
jusqu’aux goûts les plus innocents.

Il suffisait, par exemple, qu’elle manifestât de l’attachement aux
personnes et aux choses, pour s’en voir aussitôt séparée et privée. Un
jour, peu après son arrivée à Paris, elle avait parlé avec chaleur de sa
filiale tendresse pour la mère Thérèse de Jésus. Dès le lendemain,
celle-ci, docile à des ordres supérieurs, affectait de la fuir. Une
autre fois, elle avait commis l’imprudence de dire tout haut, avec
satisfaction, que sa cellule ouverte sur le jardin recevait, dès l’aube,
les premiers rayons du soleil, et le soir, elle apprenait brusquement
que désormais elle en habiterait une autre où le soleil n’entrait
jamais.

Ces privations n’étaient pas nouvelles dans l’Ordre; on ne les inventait
pas pour la novice. C’est la loi commune; mais elle ne pouvait s’y
résigner. Une sourde rébellion grondait dans son cerveau, éteignait sa
ferveur, la disposait à railler les traits par où se trahissait
l’exaltation de ses compagnes. Vainement, elle voulait se repentir de
ces manquements au devoir; vainement, elle s’en accusait. Sa raison lui
répétait qu’elle n’était pas coupable.

Dès ce moment, il lui semblait que l’épreuve était complète et décisive,
qu’il serait inutile de la prolonger, qu’il ne lui restait qu’à
reconnaître son erreur, qu’à quitter cette maison où elle ne pouvait
trouver le bonheur. Mais une fausse honte, la peur de rentrer dans le
monde, d’y devenir l’objet des railleries de ceux qui la connaissaient,
la retenait, bien qu’elle eût compris déjà qu’elle ne pouvait rester.

Des craintes analogues l’empêchaient de confier à la prieure ou à la
mère des novices l’état de son âme. Dans ses angoisses devinées ou
surprises, celles-ci ne voyaient rien qui différât de ce qu’elles
étaient accoutumées à voir dans les jeunes filles confiées à leur
vigilance. Chez toute novice, il y a les mêmes doutes et les mêmes
anxiétés. Presque toujours, les vœux seuls y mettent fin. Les
supérieures de sœur Nicette de la Croix pensaient qu’il en serait d’elle
comme des autres, que ses inquiétudes s’apaiseraient à l’heure où un
engagement définitif se substituerait à l’engagement provisoire. Elles
se trompaient.

Leur erreur venait du silence gardé envers elles. Si Jeanne eût parlé,
elles auraient compris et renvoyé au monde cette enfant victime d’une
ferveur passagère. La règle des ordres religieux à cet égard est
absolue. Elle ordonne non de séduire les novices pour les retenir, en
atténuant à leurs yeux l’étendue du sacrifice qu’on leur demande, mais
de leur montrer, au risque même de les décourager, la vie monastique
dans toute son austère réalité. Elle ordonne aussi de n’accepter leurs
vœux que lorsqu’il ne peut plus exister de doute sur la sincérité de
leur vocation. Aucun symptôme apparent n’indiquait que cette sincérité
fît défaut à la vocation de Jeanne. Du côté de ses supérieures, elle ne
trouvait donc ni secours ni lumière.

Il n’était qu’une femme à qui elle aurait osé tout dire: la mère Thérèse
de Jésus. Celle-là, c’était l’amie, la confidente des premiers jours.
Elle avait encouragé les aspirations naissantes, conseillé, soutenu,
éclairé cette âme virginale qui cherchait sa voie. Elle en connaissait
la pureté, la docilité, le charme. Elle l’avait toujours aimée, autant
aimée que le lui permettait la règle inexorable qui défend aux
Carmélites de donner à leurs compagnes une trop grande part de leur
cœur, où Dieu seul doit régner. Elle l’aimait plus encore depuis que les
aveux de son fils lui avaient révélé l’inoubliable impression produite
sur lui par l’angélique visage de la novice. Il lui était doux de se
dire que cette enfant de laquelle la loi monastique l’obligeait à
détourner sa maternelle tendresse ne resterait pas dans le cloître. Elle
priait pour que Dieu la rendît au monde et fît d’elle la femme d’Adrien.
Elle aurait pu lui tendre la main, la tirer de la tourmente, lui montrer
la route droite. Mais loin d’encourager ses confidences, elle était
tenue de s’y dérober, la mère des novices ayant blâmé l’attachement
passionné de sœur Nicette de la Croix pour son ancienne prieure.

Il restait, il est vrai, à la jeune religieuse son confesseur. Un saint,
ce vieux prêtre; mais un humble, un timide, qui reculait devant la
nécessité de conseiller un parti décisif, et peu habile à discerner la
réalité des scrupules dont il recevait la confession. Il prêchait la
résignation, la patience. Il voulait que sœur Nicette de la Croix
poursuivît l’épreuve commencée, au moins jusqu’à la fin de son noviciat.

Elle ne résistait pas, se montrait docile à ces ordres qu’on lui
représentait comme les ordres de Dieu. Elle persévérait dans la dure
tâche, imprudemment assumée; mais elle n’y persévérait qu’au prix d’un
violent effort, véritable martyre qui altérait sa santé, effaçait les
roses couleurs de son teint, flétrissait sa jeunesse et torturait son
âme.

Un matin, elle descendit au jardin, comme de coutume, à l’heure de la
récréation, si pâle et si triste que la mère Thérèse de Jésus, qui
depuis longtemps soupçonnait sa détresse, n’en douta plus. Ce que Jeanne
n’osait s’avouer à elle-même, Nicolette le comprit clairement en
observant la physionomie désolée, les traits amaigris de cette enfant
candide et pure. Elle alla vers elle, avec la sollicitude empressée
d’une mère, au mépris des avertissements qu’elle avait reçus.

--Marchez avec moi, mon enfant, lui dit-elle. Je vous sens malheureuse.
Pourquoi l’êtes-vous? N’hésitez pas à m’ouvrir votre cœur.

--Dieu m’éprouve, ma mère, répondit Jeanne, en réglant son pas sur celui
de Nicolette. Voilà longtemps que je voulais vous en avertir, vous
demander conseil. Mais vous restiez éloignée de moi, et j’ai dû me
taire. Votre indifférence a aggravé mon mal.

--Cette indifférence n’est qu’apparente. On me l’a ordonnée; j’ai dû
obéir.

--Étais-je donc coupable, ma mère, en manifestant mon aveugle confiance
en vous?

--Dieu exige qu’on n’ait une telle confiance qu’en lui.

--Alors, pourquoi la trompe-t-il?

--Oh! ma sœur, ne jugez pas ses desseins. Soumettez-vous à ce qu’il
exige.

--Ce qu’il exige! Mais qu’il me le révèle alors! S’il entend que je
reste à son service, pourquoi me refuse-t-il l’énergie dont j’aurais
besoin pour surmonter les tentations qui m’assaillent? S’il veut au
contraire que je quitte cette sainte maison, que ne manifeste-t-il sa
volonté? Je suis toute prête à lui obéir. Mais encore dois-je savoir ce
qu’il veut de moi. Je le lui demande, avec ferveur, avec des larmes,
dans l’effusion d’une âme qui le cherche, et plus je le sollicite, plus
il semble se dérober. Vous, ma mère, allez-vous me répondre?

Bouleversée par ces accents, Nicolette se taisait. Elle le connaissait
pourtant, le mal dont souffrait Jeanne Mauroy: c’était la cruelle
incertitude des vocations fragiles, compagne inévitable du noviciat, qui
exerce son empire sur ces pauvres cœurs troublés par l’excès même de
leur dévotion et les oblige à se demander s’ils ne se sont pas trompés
en choisissant la vie religieuse. Peut-être aurait-il suffi qu’elle
parlât pour verser dans l’âme de Jeanne l’apaisement, pour lui montrer
dans le supplice qu’elle subissait le chemin du ciel et pour l’attacher
à jamais à Dieu, en lui décrivant les douceurs du cloître. Mais le
langage qu’il eût fallu tenir, elle ne le tenait pas. Elle bénissait les
larmes qu’elle voyait couler; elle songeait à son fils, et c’est pour
lui qu’elle voulait délivrer Jeanne de ses chaînes.

--Qu’éprouvez-vous donc? demanda-t-elle tout à coup. Je dois le savoir,
si vous voulez que je vous éclaire.

Alors Jeanne raconta ses souffrances, ses craintes, ses tentations, tout
ce qui choquait ses instincts et blessait sa raison. Elle ne dissimula
pas ses répugnances pour les austérités de la règle. Trop lourd à ses
épaules cet habit de serge, trop acérées les lanières de cuir qui
sillonnent de rougeurs la peau délicate, trop grossière la nourriture
quotidienne, révoltantes enfin ces mortifications volontaires et ces
pénitences imposées, dont elle était témoin chaque jour. La mère Thérèse
de Jésus l’écoutait en silence, heureuse de ce qu’elle entendait et qui
de toute autre l’eût affligée; puis brusquement, elle dit:

--Nous nous sommes trompés; vous n’avez pas la vocation, mon enfant;
tout le démontre, il faut sortir d’ici. Retournez au monde. Vous y ferez
votre salut, si vous voulez vous souvenir de ce que vous avez vu et
entendu au Carmel.

--Est-ce vous, ma mère, qui me conseillez d’en sortir? demanda Jeanne,
toute troublée à la pensée de changer d’existence.

--C’est moi qui vous le conseille, et c’est le chapitre qui vous
l’ordonnera, quand j’aurai répété à nos sœurs ce que je viens
d’entendre. Vous n’êtes pas faite pour nous, ma chère fille.

--Mais si je sors, comment me recevra le monde?

--Avec bienveillance. Un acte sincère et désintéressé est toujours
respectable.

--Que ferai-je une fois hors du Carmel?

--Vous vous marierez!

--Oh! pour cela, non; jamais.

--Gardez-vous de le dire. Savez-vous si vous n’êtes pas destinée à
servir d’exemple à ceux qui contractent mariage? Du reste, quand vous
aurez reconquis votre liberté, rien ne vous pressera de prendre un grand
parti; vous observerez jusqu’à ce que Dieu vous ait montré le chemin où
il veut que vous vous engagiez. Écrivez à votre tuteur. Demandez-lui de
venir vous chercher. Puis, apprêtez-vous à abandonner cette maison.
Quittez-la résolument, le front haut, sans crainte. Vous vous étiez
trompée en y entrant; vous réparez votre erreur; rien de plus honorable
ni de plus légitime.

Jeanne écoutait silencieuse et les yeux baissés. Soudain, elle releva la
tête en murmurant:

--Je suivrai vos avis, ma mère, et je partirai convaincue qu’en agissant
ainsi, je ne fais rien que puisse blâmer ma conscience. Hélas!
pouvais-je prévoir que je prendrais un jour ce parti si peu conforme à
ce que j’avais espéré?

--Vous n’en pouvez prendre d’autre, insista Nicolette.

Son regard trahissait la joie que lui causait la résolution de Jeanne.
Elle songeait déjà aux moyens de la rapprocher de son fils et de la
retenir assez longtemps à Paris pour qu’Adrien eût le loisir d’apprendre
ce qu’était et ce que valait cette jeune fille.

--Je partirais sans regrets, ma mère, ajouta Jeanne Mauroy, oui, sans
regrets, si je ne vous laissais derrière moi. Oh! plus d’une fois, en
pensant à ma mère spirituelle, je verserai des larmes.

--Peut-être vous trompez-vous, mon enfant. Peut-être aussi est-ce à
l’heure où vous gémissez sur notre séparation qu’à votre insu, Dieu
prépare des événements qui créeront entre vous et moi un lien durable et
fort.

Jeanne regarda la mère Thérèse de Jésus en l’interrogeant des yeux, car
elle ne comprenait pas ces énigmatiques paroles. La mère n’en dit pas
plus long et demeura impénétrable. Mais dans le fond de l’âme, elle se
réjouissait. Il lui semblait qu’en enlevant cette âme au Carmel, elle
venait de jeter les fondements du bonheur de son fils.

Elle n’en aurait pas douté si elle avait connu les causes et l’étendue
du mal dont souffrait Adrien. C’était un supplice intolérable que chaque
jour rendait plus aigu, car de plus en plus l’influence de Laure
Malestra pesait sur ce cœur malade, qui n’osait s’y soustraire, bien
qu’il eût cessé d’aimer. Sa loyauté habilement exploitée par Laure le
fixait à sa chaîne, en lui rappelant les engagements pris par lui,
lorsque, dans une heure de faiblesse et d’erreur, il avait associé cette
femme à sa vie.

La misérable créature comprenait bien que les témoignages de sa
tendresse feinte devenaient odieux à son amant. Mais plus elle en
recueillait de preuves, et plus elle s’attachait à sa victime, poussée
non par l’amour, mais par les féroces et vils calculs dont Jacques
Roudier s’était fait l’inspirateur et le complice. Elle exerçait tous
les droits d’une maîtresse impérieuse et jalouse, et ne les exerçait que
pour être payée d’un plus haut prix, le jour où elle y renoncerait.

Ce fut pour Adrien une suite de jours remplis d’amertume, durant
lesquels il connut les orages des passions malsaines, scènes de violence
où se révélait dans les reproches mutuels l’impossibilité de vivre en
commun, et que dénouaient des réconciliations dépourvues de sincérité,
auxquelles les sens seuls avaient part, et qui laissaient les cœurs
excités l’un contre l’autre. Il sortait de ces querelles honteux, brisé,
avec le sentiment de sa dégradation. Il voulait rompre, et demeurait,
n’ayant même plus l’énergie de l’effort qu’il eût fallu faire pour se
délivrer. Ah! Laure le connaissait bien. A tout instant, elle lui
rappelait qu’il était allé à elle le premier, et que si elle avait
succombé, c’est qu’il parlait d’amour éternel. Elle lui reprochait ses
visites à sa mère, elle l’accusait de puiser là le dégoût de l’amour.

--Tu as cessé de m’aimer le jour où ta mère est arrivée, disait-elle;
c’est ta mère qui t’entraîne loin de moi.

--Elle ne te connaît pas, répondait-il pour sa défense.

--Tu l’affirmes; mais est-ce vrai? J’ai mesuré l’étendue de ta
faiblesse, et peut-être me caches-tu que tu lui as tout avoué et qu’elle
veut me disputer ton cœur.

Il protestait; mais Laure se retranchait dans son argumentation; elle
affectait de ne tolérer qu’avec impatience les relations de la mère et
du fils; elle attribuait à ces relations les troubles quotidiens dont il
était seul à souffrir, puisque c’est elle qui les provoquait pour amener
son amant à la rupture qu’elle souhaitait, sans vouloir en prendre
l’initiative. Ces luttes sourdes incessamment recommençaient. Que
n’eût-elle pas dit, si elle avait su qu’en même temps qu’il cessait de
l’aimer, son amant commençait à aimer la novice! Mais cette affection
naissante était le secret d’Adrien, son unique consolation, la meilleure
part de sa vie. Il s’enfermait dans son espérance; il y puisait la force
de supporter les épreuves dont il appelait la fin. Au parloir des
Carmélites seulement, il trouvait la paix intérieure qui partout
ailleurs lui faisait défaut. S’il la trouvait dans cet asile, où chaque
matin le ramenait l’habitude, c’est que là tout lui parlait de Jeanne
Mauroy, c’est qu’il s’y sentait rapproché d’elle, encore qu’il ne pût la
voir et n’osât prononcer son nom.

Cependant, la santé d’Adrien s’altérait. Nicolette le constatait avec
inquiétude. Elle s’apercevait du dépérissement de son fils sans en
connaître les causes, et ne songeait qu’au moyen d’en arrêter les
progrès. Ce moyen consistait à son avis dans un amour partagé. Cette
conviction l’avait déterminée à entreprendre de décider Jeanne à
abandonner la vie religieuse, et son entreprise menée à bonne fin, elle
commençait à croire que son fils allait être heureux.

Le soir de ce jour, après avoir averti la prieure des résolutions de
Jeanne Mauroy, elle les fit connaître à la communauté réunie pour la
coulpe, quand les novices et les converses se furent retirées, et que
les professes se trouvèrent seules. Elle déclara qu’en sa qualité
d’ancienne prieure du Carmel de Beaucaire et de première confidente de
sœur Nicette de la Croix, elle avait considéré comme un devoir de
provoquer ces résolutions. Autorisée à la conduire à Paris, quand
elle-même avait obtenu la faveur de s’y fixer, elle connaissait mieux
que personne l’âme de cette jeune fille; elle en restait responsable
devant Dieu.

Si grandes étaient dans l’Ordre la réputation de prudence et l’autorité
de la mère Thérèse de Jésus qu’aucune de ses sœurs ne songea à blâmer sa
conduite. Dès ce moment, Jeanne Mauroy devenait libre. Après s’être
dépouillée de l’habit de l’Ordre, elle ne devait rester dans la
communauté qu’à titre provisoire, comme pensionnaire, parmi les
postulantes, en attendant que sa famille vînt la chercher.




X


Jamais les heures n’avaient paru plus longues à la mère Thérèse de
Jésus. C’est en vain qu’à tout instant, elle s’attendait à être appelée
au parloir. Le temps passait, et pour la première fois, la matinée
allait s’achever sans qu’elle eût vu son fils.

La veille, elle lui avait annoncé les résolutions de Jeanne Mauroy, elle
lui avait promis de disposer la jeune fille à l’accueillir et à
l’écouter, dès que son tuteur serait arrivé. Adrien s’était retiré en
manifestant à sa mère le bonheur que lui causait cette nouvelle, et en
annonçant pour le lendemain sa visite accoutumée. Et voilà que malgré sa
promesse, il ne venait pas. Nicolette ne savait que penser de ce
manquement à une douce habitude; elle en était bouleversée. Le cœur des
mères est prompt à s’alarmer. Une sensibilité maladive remplissait le
sien, la disposait à trembler sans cesse sur son bonheur qu’elle ne
semblait avoir ressaisi que pour souffrir de ne pas le goûter
pleinement, obligée qu’elle était de le sacrifier sans cesse aux devoirs
de son état. Elle voyait déjà son fils malade ou victime d’un accident,
mort peut-être. Une sueur glacée baignait son front, et l’angoisse
étreignait son cœur.

A midi, la cloche appela les religieuses au réfectoire. La mère Thérèse
de Jésus se rendit à cet appel. Mais l’inquiétude lui ôtait l’appétit.
Avec l’autorisation de la prieure, elle alla s’agenouiller au milieu de
la salle, demandant humblement à ses sœurs de prier Dieu pour une âme en
proie à une grande affliction. Cette âme, c’était la sienne, malade et
toute meurtrie par l’absence d’Adrien.

Ah! comme en ce moment la règle lui paraissait cruelle! Quoi! peut-être
son fils sollicitait son secours, avait besoin de sa tendresse, et elle
était retenue loin de lui? Une mère emprisonnée ainsi, quand ce qu’elle
aime souffre et l’appelle! Et s’il allait mourir, serait-elle condamnée
à le laisser expirer sans le revoir? C’était un commencement de révolte
que ces questions se succédant dans sa tête en feu. Malgré tout, elle se
sentait mère. Longtemps annihilée dans la collectivité de l’Ordre, sa
personnalité se dégageait et s’affirmait sous l’empire de ses anxiétés.
Sa volonté renaissait après une longue abdication. Elle se demandait ce
qu’elle ferait si tout à coup on venait lui apprendre que son fils avait
besoin d’elle. Elle n’hésitait pas, elle était prête à sortir;
mentalement, elle désobéissait à la règle pour obéir au cri de son âme.
Avant d’être la sœur Thérèse de Jésus, elle était Nicolette de Varimpré.
C’est de cela surtout qu’elle se souvenait, et elle énumérait dans sa
pensée les devoirs qui s’imposaient à elle à ce titre.

Cependant, cette rébellion involontaire brusquement lui fit peur. Pour
une religieuse accoutumée à scruter sa conscience vingt fois par jour, à
considérer comme un péché la plus légère infraction à la règle et à s’en
accuser publiquement, c’était une faute grave que ce désir soudainement
conçu de franchir le seuil du couvent et de savoir ce qui se passait au
dehors. Effrayée de son audace, elle se prosterna, les yeux remplis de
larmes, et demeura ainsi dans une attitude de pénitence expiatoire. Mais
presque aussitôt le souvenir de son fils lui revint, lui fit comprendre
la légitimité de sa fiévreuse impatience, et lui rendit quelque énergie.

Jeanne Mauroy, de la place où elle prenait son repas parmi les
postulantes, voyait son ancienne prieure s’humilier et pleurer.
Attristée déjà en pensant qu’elle allait pour toujours se séparer
d’elle, Jeanne s’affligeait encore d’une douleur dont elle devinait la
violence, sans en connaître les motifs. En quittant l’habit des
Carmélites, elle avait reconquis la liberté de céder aux entraînements
de son cœur. Lorsque les religieuses sortirent de table pour se rendre
au jardin, elle se rapprocha de la mère Thérèse de Jésus, et lui dit
craintive:

--Je souffre de vous savoir malheureuse, ma mère; ne puis-je rien pour
soulager votre peine?

--Non, ma pauvre enfant, non, vous ne pouvez rien; je suis dans
l’angoisse parce que je n’ai pas vu mon fils ce matin, bien qu’il ait
coutume de venir tous les jours et qu’il m’ait promis hier de venir
aujourd’hui.

--Mais il peut venir encore, ma mère.

--Je pressens une catastrophe.

Comme elle prononçait ces mots, la sœur tourière entrait dans le jardin,
une lettre à la main. Elle s’avança vers la prieure, s’agenouilla et lui
remit la lettre. La prieure la lui rendit aussitôt sans l’ouvrir, après
avoir jeté les yeux sur l’adresse et en lui désignant la mère Thérèse de
Jésus.

--C’est pour moi! s’écria celle-ci.

Elle se précipita au-devant de la tourière; d’un geste rapide, elle lui
enleva le pli dont elle déchira vivement l’enveloppe. Elle dévora d’un
regard les quelques lignes tracées sur la page blanche. Son fils lui
écrivait pour expliquer son absence. Une légère indisposition le
retenait chez lui et l’empêchait de venir voir sa mère. Mais il
s’annonçait pour le lendemain, convaincu, disait-il, que cette
indisposition ne durerait pas.

Nicolette soupira longuement. Un doux et triste sourire éclaira son
regard.

--Avez-vous lieu d’être rassurée, ma mère? demanda Jeanne timidement.

--Rassurée! s’écria Nicolette; je ne saurais l’être avant d’avoir vu mon
fils. Il est souffrant, il me l’écrit, sa lettre ne manifeste aucune
inquiétude; mais qui sait s’il ne me cache pas la vérité? Ah! mon
enfant, soupira-t-elle, combien je vous envie votre liberté...

Elle allait continuer, quand, se détachant d’un groupe de religieuses
parmi lesquelles elle causait en riant, la prieure se dirigea de son
côté. Discrètement, Jeanne s’éloigna. Les deux mères restèrent en
présence.

--Vous venez de manifester une impatience qui n’est d’un bon exemple
pour personne, ma sœur, dit la prieure d’un accent sous lequel se
dissimulait mal un reproche.

Nicolette était tombée à genoux. Un geste de la prieure la releva.
Debout, les bras croisés sous son scapulaire, les yeux baissés, elle
répondit:

--C’est vrai, ma mère; mais peut-être ai-je une excuse. Depuis hier,
j’étais sans nouvelles de mon fils.

--Il est fâcheux que vos préoccupations maternelles troublent à ce point
votre vie. A diverses reprises déjà, je me suis aperçue des distractions
et des vivacités qu’elles vous causent.

La mère Thérèse de Jésus ne put contenir un mouvement de surprise et
d’impatience. Mais il fut aussitôt réprimé. Elle baissa la tête, en
murmurant, résignée:

--Si j’ai péché, ma mère, punissez-moi.

--Rentrez dans votre cellule, continua la prieure, et priez pour que
Dieu vous rende docile à sa sainte volonté.

La religieuse admonestée s’inclina, et, traversant le jardin où ses
sœurs marchaient pour réchauffer leurs membres engourdis par le froid,
elle disparut, sans qu’aucune d’elles se permît une réflexion sur
l’incident. Jeanne l’accompagna des yeux, impressionnée par ce qu’elle
venait de voir et d’entendre.

En arrivant dans sa cellule sans feu, toute glacée des rigueurs de
l’hiver, Nicolette s’agenouilla pour prier, conformément à l’ordre
qu’elle venait de recevoir. Mais, hélas! ce n’étaient pas des prières
qui de son cœur troublé montaient à ses lèvres blêmies. En dépit de ses
efforts, sa pensée l’entraînait loin du calme asile où elle avait juré
de vivre toujours.

Le supplice dont elle souffrait, jamais, avant elle, aucune Carmélite ne
l’avait enduré. Nulle ne s’était trouvée dans cette extrême détresse,
placée entre un devoir rigoureux et les angoisses légitimes de l’amour
maternel. Quelque sincère qu’eût été la vocation qui l’avait conduite au
couvent, elle regrettait à cette heure d’avoir cédé aux entraînements de
sa ferveur. Hélas! quand, obéissant à la voix impérieuse qui lui
parlait, elle s’était consacrée à Dieu, pouvait-elle prévoir qu’un jour
son fils lui serait rendu et aurait besoin de sa sollicitude? Elle avait
alors tout prévu, sauf ce qui arrivait. Elle se trouvait maintenant en
présence de devoirs nouveaux. Que devait-elle faire?

La règle des Carmélites est rigoureuse. Elle ne permet pas les sorties
accidentelles. Sous aucun prétexte, quelque sacré qu’il puisse être, les
religieuses ne peuvent être autorisées à s’éloigner de leur cloître.
Elles y sont comme dans une prison, enchaînées par les vœux prononcés.
S’il arrive que quelque circonstance grave les appelle dans leur
famille, elles n’ont d’autre ressource que de solliciter de l’autorité
ecclésiastique, souverainement juge de l’opportunité de leur demande, la
faveur d’être relevées de ces vœux solennels. On a vu quelquefois des
religieuses cloîtrées abandonner, à la suite d’événements inattendus, le
couvent pour n’y plus rentrer. On n’en a jamais vu s’en éloigner pour y
revenir. Si donc elle voulait aller au secours de son fils, elle devait
changer de vie, retourner au monde, après avoir obtenu l’agrément de ses
supérieurs spirituels. Et encore, pour en arriver là, fallait-il du
temps, des démarches, une enquête, des formalités minutieuses, trop
longues au gré de son impatience.

La gravité des résolutions à prendre l’épouvantait. Depuis qu’elle avait
retrouvé son fils, elle souffrait de ne pouvoir vivre à ses côtés,
d’être retenue loin de lui. Mais elle s’était résignée, convaincue que
le bonheur de le voir tous les jours lui donnerait le courage.
Malheureusement, il suffisait qu’il eût manqué une fois à leur
rendez-vous quotidien pour lui enlever l’énergie. Elle relisait sa
lettre; elle en interrogeait chaque ligne, et telle était l’exaltation
de son esprit qu’elle se figurait que la mort s’installait au chevet
d’Adrien.

Hors d’état de prendre un parti, elle resta jusqu’au soir accablée par
la peur. Elle traîna derrière soi ses préoccupations, à la coulpe, dans
la salle capitulaire, à la chapelle, sans pouvoir recouvrer la sérénité
d’âme indispensable à la méditation et à la prière. Et cependant, elle
voulait prier, et lorsque son pauvre corps las et meurtri fléchissait
sous le poids de sa fatigue, elle se suspendait aux grilles du chœur
pour se tenir éveillée. Enfin, quand elle étendit sur son dur matelas de
paille ses membres exténués, elle ne parvint pas à trouver le sommeil,
poursuivie toujours par une mortelle inquiétude et tiraillée entre les
partis contraires que lui suggérait son imagination affolée.

Vers le matin, cependant, sa fièvre s’apaisa. La nuit écoulée la
rapprochait du moment où elle espérait voir son fils. Elle assista aux
offices, distraite, impatiente. Après la messe, elle attendit anxieuse.
Mais, comme la veille, le temps passa sans qu’elle fût appelée au
parloir. Elle espérait au moins une lettre. Elle ne la reçut pas. Alors
ses craintes s’aggravèrent. Le silence d’Adrien rendait plus pénible son
absence. Elle le devinait couché, pâle et malade, livré à des soins
mercenaires, appelant sa mère, et peut-être expirant sans l’avoir revue.
C’en était trop pour ses forces épuisées par l’insomnie. Elle alla
trouver la prieure, lui fit part de son malheur, et tout en larmes, lui
demanda conseil. Pour la rassurer, la prieure promit de faire prendre
des nouvelles d’Adrien. Une postulante converse reçut l’ordre de se
transporter chez lui et de s’enquérir de la vérité. En attendant son
retour, Nicolette resta dans la chapelle, le front sur les dalles
froides, suppliant Dieu de lui rendre son fils. C’est là que la tourière
lui rapporta la réponse. Depuis deux jours, Adrien était alité, en proie
à la fièvre, sans que le médecin qui lui donnait des soins eût pu
préciser la nature du mal. La tourière tenait ces détails d’un ami du
malade, installé chez lui, et qui n’avait pas voulu permettre qu’elle
lui parlât.

Ces renseignements, loin de calmer les angoisses de Nicolette,
achevèrent de la troubler. Sûrement, on lui cachait la vérité. Son
enfant était plus mal qu’on ne le lui disait. Son visage exprimait une
douleur si violente, que la prieure, prise de compassion, lui prodigua
les plus vifs témoignages de la fraternelle affection qui unit les
religieuses entre elles. Elle essaya de la consoler. Mais la mère ne
voulait rien entendre. Son regard fixé devant elle semblait percer les
murailles, et franchir la distance qui la séparait de son fils. Il
s’agissait bien vraiment, comme on le lui conseillait, d’offrir cette
torture au Sauveur, en expiation des péchés de l’humanité! La foi de la
Carmélite n’était plus assez ardente pour que ce langage pût l’apaiser.
Elle écoutait, et n’entendait rien, en proie à la préoccupation qui de
plus en plus l’étreignait. Pour dérober le spectacle de ses larmes à la
communauté, la prieure l’engagea à rentrer dans sa cellule.

--Est-ce un ordre, ma mère, ou un conseil? demanda-t-elle, la fièvre aux
yeux et dans la voix.

--Un ordre, répliqua sévèrement la prieure, choquée par le ton de cette
question.

--J’obéis, alors, oui, j’obéis... Et plus bas elle ajouta:--Pour la
dernière fois.

Elle s’éloignait, cédant à des résolutions spontanées, la tête haute et
d’un pas pressé. Son absence dura peu. Quelques instants après, au
moment où la lumière du jour déclinait, elle reparaissait devant la
prieure, mais transformée. Elle ne portait plus l’habit du Carmel. Elle
l’avait quitté pour se vêtir de la pauvre robe noire et du manteau sous
lesquels, quelques semaines avant, elle avait fait le voyage de
Beaucaire à Paris.

--Que signifie ce costume? demanda la prieure stupéfaite.

--Il signifie, ma mère, que mon fils m’appelle et que je vais à lui.

--Vous voulez sortir du cloître!

--J’en veux sortir.

--Vous savez qu’une fois hors de la maison, vous n’y pourrez plus
rentrer.

--Je n’y rentrerai pas.

--Si c’est votre liberté que vous voulez reprendre, vous ne le pouvez
faire qu’avec l’autorisation de vos supérieurs ecclésiastiques. Seuls,
ils peuvent vous relever de vos vœux.

--Ils m’en relèveront.

--Sans doute; mais vous devez attendre ici leur décision.

--Attendre! quand mon fils, peut-être, meurt faute de mes soins.

La prieure n’en revenait pas. Quoi, révoltée, cette sœur Thérèse de
Jésus, une des lumières de l’Ordre, cette religieuse modèle dont on
rappelait sans cesse aux novices le nom et les vertus! C’était à n’y pas
croire. Il fallait que l’esprit de Dieu se fût retiré d’elle et l’eût
abandonnée au démon.

--Ma sœur, supplia la prieure, revenez à vous. Songez aux suites du
scandale que causera votre départ; songez surtout à la responsabilité
qui va peser sur votre âme, si vous abandonnez cette maison malgré moi.
Vous aurez à rendre compte, un jour, de votre désobéissance, et ce sera
terrible.

--Je suis mère, et Dieu me comprendra, objecta froidement Nicolette.

--Vous avez fait le serment de demeurer à son service.

--Je ne savais pas alors qu’il me rendrait mon fils. Pourquoi me
l’a-t-il rendu, si ce n’était pour me rappeler que la maternité crée
aussi des devoirs sacrés? Il est clément, il est miséricordieux, et sa
bonté ne me fera pas défaut.

--Sœur Thérèse de Jésus, insista la prieure, je vous ordonne de rentrer
dans votre cellule, de reprendre l’habit que vous n’aviez pas le droit
de quitter, et d’attendre parmi nous les décisions que je vais
provoquer. Je vous l’ordonne, et vous adjure de ne pas enfreindre mes
ordres.

--Ce que vous me demandez, ma mère, est impossible. Ah! si vous aviez un
fils, vous ne me parleriez pas ainsi que vous le faites. Mais, hélas!
vous ne pouvez me comprendre; votre cœur n’a jamais éprouvé ce
qu’éprouve le mien en ce moment. Aucune volonté, entendez-le, aucune
n’est assez puissante pour me retenir ici malgré moi.

--Aucune volonté, dites-vous! Mais le souci de votre salut!

--Il est moins exigeant que le souci du salut ce mon fils!

--Encore une fois, je vous supplie, obéissez à votre prieure, sœur
Thérèse de Jésus.

--Je ne peux obéir, ma mère.

--Mais l’enfer, malheureuse, l’enfer!

--Il ne me fait pas peur. Non! Je ne crains pas d’être châtiée pour
avoir refusé de fermer l’oreille aux appels de mon enfant. Si je me
trompe, j’aime mieux encore être damnée pour toute l’éternité que
d’abandonner le cher être qui me tend les bras. La prieure, à ces mots,
baissa la tête, et toute gémissante, fit le signe de la croix. En les
entendant, elle venait de comprendre qu’elle ne parviendrait pas à
briser la rébellion de la mère Thérèse de Jésus. Il n’y avait qu’à se
résigner et à prier Dieu de pardonner l’offense commise contre son nom.
La révoltée ajouta:--Ce soir, je cours où le devoir m’appelle; demain,
j’écrirai à mes supérieurs pour expliquer ma conduite, prête à me
soumettre à ce qu’ils décideront, soit qu’ils exigent que le Carmel me
reste à jamais fermé, soit qu’ils me permettent d’y rentrer, quand mon
fils n’aura plus besoin de mon amour et de mon dévouement. Adieu, ma
mère!

La nuit était venue. Après s’être inclinée devant la prieure pétrifiée,
Nicolette s’éloignait par les corridors, où des quinquets répandaient
une lueur tremblante et pâle. Sur son passage, des ombres silencieuses
se rangeaient en allongeant sur les murs blancs leur silhouette noire,
et se garaient de la fugitive comme d’une pestiférée. Quand elle arriva
au bas de l’escalier, elle se trouva seule sur le seuil de la chapelle
entr’ouverte. A la vue du chœur silencieux, sombre et froid, elle
s’arrêta haletante, comme si les souvenirs qu’elle retrouvait à cette
place fussent redevenus tout à coup assez puissants pour la retenir. Les
battements de son cœur se précipitèrent. Dans le silence, elle entendit
alors, venant du premier étage, la rumeur confuse et faible des
gémissements provoqués par sa révolte. Le froid de la mort glaça son
cœur. Elle chancela défaillante. Encore une minute, et c’en était fait
de son énergie. Le passé allait la reprendre, l’envelopper de nouveau
dans les exigences de la règle, et son fils l’appellerait en vain. La
peur de ne pas le revoir si elle n’allait à lui la redressa. Elle se
remit en marche. Comme elle arrivait à la grille de clôture, une voix
faible l’appela. Elle se retourna. La voix reprit, légère comme un
souffle:

--Puisque vous partez, ma mère, emmenez-moi.

--Ah! chère enfant! soupira-t-elle en pressant Jeanne sur son cœur, vous
emmener! Je le voudrais. Mais votre famille compte vous retrouver ici;
elle me blâmerait peut-être de vous avoir associée au scandale que va
causer mon départ; je ne peux pas, je ne dois pas vous emmener. Mais
lorsque vous serez hors de cette maison, rien ne s’opposera à ce que
vous veniez me voir.

--Où serez-vous, ma mère?

--Chez mon fils, si, comme j’en ai le ferme espoir, le Seigneur me l’a
conservé.

--Alors, à bientôt, ma mère.

--A bientôt, ma fille!

Ce fut tout. Nicolette hâta le pas, et, ayant passé devant la loge d’où
la tourière effarée la regardait fuir, elle s’élança au dehors,
consommant ainsi sa rupture avec ce Carmel bien-aimé où jadis elle
n’était entrée que pour y mourir, et d’où elle s’échappait maintenant
parce qu’elle voulait vivre, vivre pour son fils.




XI


Après une longue soirée d’insomnie et de fièvre, Adrien commençait à
s’assoupir. Depuis déjà trots jours, un mal mystérieux ébranlait son
cerveau, secouait ses nerfs, troublait son intelligence et le tenait
alité. C’était une accablante lassitude répandue par tout son corps,
pesant sur son âme, le résultat d’une défaite suprême, succédant à une
longue résistance enfin vaincue.

Devant ses yeux, des visions maladives se détachaient sur le fond obscur
de sa chambre. Elles lui montraient tantôt sa mère qu’il s’étonnait de
n’avoir pas vue encore, bien qu’à deux reprises il l’eût appelée par des
lettres suppliantes; tantôt Jeanne Mauroy, à laquelle il songeait sans
cesse depuis qu’il la savait libre et déliée de ses vœux. Dans ces
hallucinations, sa mère tendait vers lui ses bras, chargés de lourdes
chaînes. Elle l’enveloppait d’un regard navré, où éclatait la douleur
enfantée par son impuissance à le secourir. Jeanne Mauroy lui souriait,
resplendissante dans l’éclat de sa beauté souveraine. Sous ce sourire
doux, empreint de raillerie, il croyait lire un reproche. Pourquoi, s’il
l’aimait, n’allait-il pas à elle? Pourquoi ne lui parlait-il pas de
l’amour dont les ardeurs l’embrasaient?

Alors, une prière montait à ses lèvres, s’en échappait en accents de
délire, imprimant à tout son être un spasme douloureux. Il adjurait les
deux femmes, en invoquant sa tendresse pour elles, l’une de lui venir en
aide, l’autre de lui pardonner. Mais elles demeuraient sourdes à sa
voix. Leur ombre tremblante s’évanouissait, ne rendant à son esprit
quelque lucidité que pour lui montrer Laure et Roudier, installés dans
sa maison, devenus, malgré lui, ses gardiens, et veillant autour de son
lit, afin d’empêcher les bruits du dehors d’arriver jusque-là.

En dépit des témoignages de leur intérêt prodigué à toute heure, avec
des formes obséquieuses, ces deux êtres, à qui, trop longtemps, il avait
accordé sa confiance et livré sa vie, ne lui inspiraient plus que de
l’horreur. Sous leurs airs tristes, il devinait leurs calculs odieux.
Ses illusions dissipées lui laissaient voir toute l’infamie de la
maîtresse vénale et de l’ami traître, dont il ne pouvait secouer le
joug, ce joug détesté, imposé à sa faiblesse. Sous prétexte de le
soigner, ils l’avaient séquestré; il le savait, et néanmoins il était
contraint de les subir et d’accepter leurs soins.

Ils essayaient encore de dissimuler leurs visées. Mais leur attitude les
révélait. Il y avait déjà dans leur parole une menace, comme si, le
voyant perdu, ils n’eussent plus eu que le souci de le rendre docile à
leur volonté, en exploitant l’inquiétude et la peur qui s’emparent des
mourants. Ils voulaient se faire attribuer, sinon la totalité, au moins
la plus grande partie de sa fortune. C’est à exciter ses libéralités
qu’avait travaillé Laure quand il était debout. Maintenant, elle
s’appliquait à lui arracher un testament qui la ferait héritière. Elle
s’y appliquait, en fille habile, soumise à Roudier dont la perversité
avait touché son cœur, et aux mains de qui elle n’était plus qu’un
instrument qu’il dirigeait à son gré.

Il n’avait pas eu de peine à lui démontrer la facilité de l’entreprise.
Sans parents pour le protéger et défendre ses droits, séparé de sa mère,
Adrien de Varimpré était une proie sur laquelle leur cupidité pouvait
s’exercer sans effort. Le médecin l’avait presque condamné. Pour le
sauver, il aurait fallu un dévouement maternel ou une sollicitude
conjugale, une de ces volontés énergiques que seul l’amour peut
inspirer. Dans leurs soins intéressés, les misérables n’apportaient rien
de pareil. Laisser mourir Adrien, après avoir obtenu de lui le testament
qui devait les enrichir, ils ne poursuivaient rien au delà. Sous une
forme insaisissable, c’était déjà le crime. Et pâle, blême, anéanti sous
les étreintes du mal, le malheureux s’en allait vers la mort, sans
défense et sans secours.

Vers six heures, au moment où l’ombre agrandie montait le long des
rideaux de son lit, il fut tiré tout à coup de son assoupissement.
Roudier était devant lui, une méchante expression sur ses traits à peine
éclairés par la blanche lumière de la lampe posée sur un guéridon. Dans
la cheminée, des bûches se consumaient lentement sur les cendres
embrasées. Par la porte ouverte à côté de cette cheminée, l’œil encore à
demi clos d’Adrien embrassait le salon, et apercevait au milieu de cette
pièce Laure assise dans un fauteuil, essuyant ses larmes.

--Je suis donc bien bas? demanda-t-il à Roudier. Et comme Roudier se
taisait, il ajouta:--Pourquoi m’as-tu éveillé? Que ne me laisse-t-on en
repos?

--C’est que tu étais terriblement agité, mon camarade. Tu as eu le
délire, un délire violent. Tu parlais de ta mère, et aussi d’une
certaine Jeanne...

--J’ai prononcé son nom? s’écria Adrien.

--Tu vois, puisque je le sais. Ce n’est pas très-gai pour Laure de
découvrir qu’il y a dans ta vie une autre femme qu’elle.

--Qu’est-ce que cela peut lui faire, puisque je vais mourir?

--Ce que cela peut lui faire! Demande-le-lui.

--Non; je ne veux à cette heure ni explication ni scène. Il respira
bruyamment; puis il continua:--As-tu envoyé à ma mère la lettre que j’ai
écrite ce matin?

--Je l’ai envoyée.

--On n’a pas répondu?

--Le commissionnaire est revenu les mains vides, sans avoir pu arriver à
la sœur Thérèse de Jésus. La tourière a pris la lettre, en promettant de
la faire parvenir.

--C’est épouvantable! gémit Adrien.

--Renonce à te tourmenter, mon pauvre ami; ta mère ne viendra pas. Il
est interdit aux Carmélites de franchir l’enceinte de leur cloître.

--Il faudra donc mourir sans la revoir!

--Que parles-tu de mourir! s’écria Roudier. Tu es bien bas, sans doute;
et entre hommes, on se doit la vérité; mais si je te la dis, c’est que
je suis sûr que nous te sauverons. Oui, nous te sauverons, fit-il avec
lenteur, pesant ses paroles toutes pleines d’insinuations et de
réticences. Cependant, le médecin prétend le contraire; il m’a dit ce
matin que si tu as des dispositions à prendre... Oh! tu sais, ce n’est
pas difficile de faire un testament, et après tout, cela ne te rendra
pas plus malade.

--Un testament! Dans quel but? Ma mère hérite de son fils...

--Oui, d’après la loi. Mais tu dois à Laure une preuve d’amour, une
preuve bien méritée, car depuis deux jours, elle t’a soigné avec un
dévouement dont je ne la croyais pas capable.

--Elle a déjà reçu de moi de quoi vivre.

--De quoi vivre! objecta Roudier dédaigneusement. Trois mille francs de
rente à peine.

--C’est plus que ne vaut le bonheur qu’elle m’a donné.

--Comme tu parles d’elle! Tu la hais donc bien?

--Oui, je la hais. Ame vulgaire, âme vénale! Elle a flétri la mienne!
C’est elle qui me tue.--Roudier protestait du geste. Adrien continua
avec amertume:--Ah! fou que j’ai été de me laisser tromper par son
visage menteur, et de me livrer à elle!

Roudier prit brusquement la main de son ami, et désignant Laure toujours
assise dans le salon:

--Ne vois-tu donc pas qu’elle se désespère!

--Comédie!

--Persiste à le penser, puisque tel est ton caprice; mais, crois-moi, ne
le lui dis pas. Si tu dois mourir, n’ajoute pas à ses larmes la cruauté
d’un mépris immérité, succédant à ton amour; ce serait lâche, car,
fût-elle coupable, ce que je nie, elle est maintenant digne de pardon.
Si tu dois vivre, qu’elle ne puisse pas un jour supposer que la haine
t’a rendu capable de l’oublier en ce moment, et de la mettre à la
discrétion de ceux qui la détestent, parce qu’elle leur a pris ton cœur.

Les supplications de Roudier expirèrent dans un attendrissement joué
avec un grand art. Il resta debout devant le lit, épiant, anxieux, sur
la figure d’Adrien l’impression produite par sa parole. Mais tout à coup
le malade se souleva et reprit avec violence:

--Pourquoi la défends-tu, si tu es mon ami?

--Parce que mon devoir d’ami est de te mettre en garde contre
l’injustice que tu vas commettre. Oui, une injustice, je l’affirme.
Parlerais-tu de Laure comme tu le fais, si tu n’aimais une autre femme,
cette Jeanne sans doute, dont j’ai entendu tout à l’heure le nom dans ta
bouche pour la première fois?

--C’est infâme de me tourmenter ainsi! murmura Adrien, dont cet
entretien achevait d’ébranler les forces et de paralyser la volonté.

Sa plainte laissa Roudier insensible. Il se pencha sur le lit, et
toujours impitoyable, il dit:

--Allons, Adrien, reviens à toi et comprends que tu dois faire ce
testament. Il le faut, je le veux...

Ses yeux sombres ne priaient plus; ils ordonnaient, et maintenant Adrien
le regardait avec une surprise mêlée de crainte.

--Tu le veux? soupira-t-il.

--Je le veux, répéta Roudier, qui avait pris sur la table de nuit un
buvard, une feuille de papier et une plume.

Un sourire éclaira les traits d’Adrien. Il se souleva avec lenteur.
Assis sur le lit, le dos appuyé aux coussins relevés, il prit les objets
que lui tendait Roudier, en murmurant.

--J’obéis... Si je n’obéissais pas, tu serais capable... Allons, dicte;
tu connais ma fortune mieux que moi.

Roudier dicta:

«Dans la crainte de la mort, malade de corps, mais sain d’esprit,
j’écris de ma main l’expression de mes dernières volontés.

«Je désire qu’aussitôt après mon décès, l’inventaire de ma succession
soit dressé sans aucun retard, et ma mère admise à reprendre, dans cette
succession, une somme égale à la fortune personnelle qu’elle possédait
au moment de son mariage, et dont elle m’a fait donation quand j’ai eu
le bonheur de la retrouver. Sous cette unique réserve, j’institue
mademoiselle Laure Malestra ma légataire universelle, afin qu’elle soit
mise après ma mort en possession de tous mes biens meubles et immeubles,
tels qu’ils existent et se comportent, et sans autre exception que celle
que je viens d’indiquer. J’entends reconnaître ainsi le fidèle et
affectueux dévouement que m’a prodigué mademoiselle Laure Malestra,
depuis que je la connais jusqu’à ce jour.

«Les dispositions que je prends en ces termes ne dépouilleront pas ma
mère, puisqu’elles visent seulement la fortune que je tiens de mon père,
Frédéric de Varimpré. D’ailleurs, ma mère, enfermée pour sa vie dans un
cloître, a fait vœu de pauvreté, et, considérât-elle que ses droits
d’héritière légale sont lésés par le présent testament, elle m’a trop
tendrement aimé pour s’opposer à l’exécution de ma volonté formelle, que
je consigne solennellement dans ces lignes autographes.»

Adrien avait écrit silencieusement sous la dictée de Roudier; il
s’arrêta pour se reposer, en disant:

--Je ne te savais pas si habile; tu as tout prévu.

--Continue, fit brutalement Roudier.

--Sera-ce long encore?

--Plus rien qu’une phrase:

«Je désigne mon ami Jacques Roudier comme mon exécuteur testamentaire;
je le prie d’accepter, avec mes remercîments fraternels, un tableau à
son choix parmi ceux qu’on trouvera chez moi.»

--Est-ce tout? demanda de nouveau Adrien.

--Oui; date et signe, lisiblement surtout. Le misérable s’inclina pour
s’assurer que sa recommandation était exécutée. Puis il prit le
testament, le plia en quatre sans le lire, le glissa sous une enveloppe
qu’il cacheta et qu’il posa sur le buvard devant Adrien, en
ajoutant:--Écris là: «Ceci est mon testament.»

Quand ce fut fini, il s’empara du pli. Une joie folle errait sur ses
lèvres frémissantes, allumait un éclair dans ses yeux. Sans prononcer un
mot de gratitude, il s’éloigna, tandis qu’Adrien, épuisé, laissait
retomber sur l’oreiller sa tête pâlie.

De la place où elle se trouvait, Laure avait feint de se désintéresser
de ce qui se décidait à quelques pas d’elle. Mais, à travers ses doigts
ouverts sur son visage, elle suivait tous les mouvements de son
complice. Au geste qu’il fit, elle devina le succès de sa tentative.
Alors elle se leva, et toute dolente, vint s’agenouiller devant le lit,
en touchant de sa bouche la main amaigrie, pendante sur les couvertures.
Elle jouait son rôle jusqu’au bout, avec le désir de faire croire à sa
reconnaissance. Mais Adrien retira son bras, sans essayer de dissimuler
sa répulsion; puis il demeura immobile, anéanti par l’effort auquel il
venait d’être condamné. Cet accablement effraya Laure. Elle quitta la
place et se rapprocha vivement de Roudier.

--Est-il mort? lui demanda-t-elle à voix basse.

--Non, mais il ne vaut guère mieux que s’il était mort, répondit Roudier
sur le même ton. Ah! il était temps d’en finir. Encore quelques heures,
et l’héritage nous échappait. Te voilà riche, grâce à mon énergie...

Ils revenaient à petits pas dans le salon, ne s’arrêtant que pour jeter
un coup d’œil derrière eux, sur cette couche privée de secours et de
soins, où Adrien demeurait étendu, sans mouvement, comme un cadavre.
Pour causer sans contrainte, ils fermèrent la porte. Le malheureux,
maintenant, pouvait mourir en paix. Personne ne troublerait plus son
repos, personne. Une fois seuls, ils se regardèrent en riant.

--La fortune, enfin! s’écria Roudier en brandissant le pli.

Sa voix résonna dans le salon silencieux, à peine éclairé par deux
bougies qui se consumaient sur la cheminée.

--Doucement, donc! murmura Laure. S’il allait entendre!...

--Lui, il ne peut plus entendre, ni voir ni entendre. Il mourra cette
nuit.

Laure frissonna; puis elle se pressa contre son complice, et touchant du
doigt le testament:

--Alors, mon nom est écrit là dedans! fit-elle.

--Veux-tu le voir... attends... Il tendit le pli vers la bougie, en
présentant à la flamme le cachet. La cire lentement se liquéfia. Il
ouvrit l’enveloppe avec dextérité, sans la déchirer. Il en retira le
papier et le passa à Laure:--Lis. Elle y jeta les yeux, la figure
empourprée, toute tremblante de l’émotion subite qui s’emparait
d’elle.--La joie te rend belle, lui glissa Roudier à l’oreille. Mais, au
lieu de répondre au compliment, elle restait bouche béante, stupéfaite,
hébétée.--Qu’est-ce qui te prend? demanda-t-il.

--Nous sommes joués!

Il lui arracha le testament d’un geste de fureur, tandis qu’elle
bégayait le nom de Jeanne Mauroy, écrit à la place du sien sur l’acte
testamentaire, par lequel elle s’était crue enrichie.

--Le diable l’emporte! s’écria Roudier. Il s’est moqué de moi.

--Jeanne Mauroy! répéta Laure. Connais-tu, toi?...

--C’est ta rivale, ma fille; car tu as une rivale. Il te trompait.

--Alors tout est perdu?

Roudier garda le silence. Il examinait attentivement les caractères
tracés par Adrien; il pressait entre le pouce et l’index la feuille
couverte d’écriture pour en calculer l’épaisseur; il en étudiait le
grain et la transparence. Peu à peu, il se rassurait.

--Il n’est pas impossible d’effacer ce nom et d’y substituer le tien,
dit-il enfin.

--Un faux! jamais... je ne veux pas aller en prison.

--Laisse donc; on n’est pas chimiste pour rien.

--Alors tu crois.

--Je réponds de tout. Cette nuit, je travaillerai, et tu hériteras,
continua-t-il, en laissant tomber le testament sur le marbre de la
cheminée, pour se rapprocher de Laure; oui, tu hériteras, ma petite;
c’est-à-dire, nous hériterons, car c’est part à deux, n’est-ce pas,
madame Roudier?

--Tu es bête, fit-elle, en se dérobant aux lèvres avides qui cherchaient
les siennes.

Mais Roudier la retenait par la taille; un soudain et brutal désir le
secouait. Il voulait, à cette heure décisive, sceller d’une caresse les
projets anciens, formés lorsque encore il n’en croyait pas la
réalisation si prochaine.

--J’ai peur, soupira-t-elle, en essayant de lui résister.

--Qu’avons-nous à craindre?

Il n’eut pas le temps d’achever. Laure, poussant un grand cri,
s’arrachait à ses bras, se réfugiait à l’autre extrémité du salon,
effarée et tremblante, les yeux fixés sur la porte de la chambre, avec
une persistance qui obligea Roudier à regarder du même côté. Sur le
seuil de cette porte qui s’était ouverte sans bruit, se tenait Adrien
cramponné à la boiserie, un manteau sur les épaules, offrant aux
complices épouvantés le spectacle de sa face livide, rendue plus
sinistre par le désordre de ses cheveux. En une minute, il eut tout vu
et tout deviné.

--Misérables! murmura-t-il.

--Deviens-tu fou? demanda violemment Roudier, en s’élançant vers lui.

--Ne me touche pas, scélérat, continua Adrien.

Roudier insista pour le ramener vers son lit; il y eut un commencement
de lutte. Adrien s’était adossé à la porte; il se débattait, poussait
des gémissements, faits de plaintes et de reproches, tandis que Laure,
perdant la tête, n’écoutant que sa terreur, se précipitait au dehors, en
appelant la femme de service, à qui depuis la veille l’entrée de la
chambre du malade restait interdite.

Cette femme accourut. Elle rencontra dans l’antichambre Laure,
chancelante sous le coup de son effroi brusquement déchaîné.

--Pourquoi tout ce bruit, madame? demanda-t-elle, soupçonneuse.

--Venez vite, répondit Laure. Adrien a quitté son lit, en proie à un
accès de fureur. Il menace...

Un violent coup de sonnette l’interrompit; sa phrase resta inachevée. La
servante, qui se trouvait devant la porte d’entrée, n’eut qu’à se
retourner pour ouvrir, et dut se jeter de côté pour n’être pas renversée
par une inconnue, une petite vieille, vêtue de noir, qui se précipita
dans l’appartement en appelant Adrien. A l’air de cette étrangère, à ses
accents, à son inquiétude, Laure comprit et murmura:

--Sa mère! Sa mère ici! Allons, il n’y a plus d’espoir.

Et saisie de peur, prenant à peine le temps de décrocher son chapeau et
son manteau suspendus à une patère, elle descendit l’escalier, affolée,
laissant Roudier se tirer d’affaire comme il pourrait.

Déjà Nicolette en savait long. Un entretien de quelques minutes avec le
portier lui avait révélé le danger que courait son fils; son instinct
maternel complétait cette révélation, lui faisait pressentir le rôle
odieux de l’ami et de la maîtresse, installés au chevet du malade.

--Me voilà, mon enfant, me voilà, cria-t-elle en se précipitant dans la
chambre.

--Ma mère! ma mère! gémit Adrien, qui roulait sur son lit, vers lequel
Roudier l’avait brutalement ramené, venez me défendre; chassez cet
homme, chassez sa complice.

--Oui, je te défendrai, et je ne te quitterai plus, reprit Nicolette
avec une vigueur que décuplait le sentiment du péril. Elle prit Roudier
par le bras, et le repoussa en se jetant devant son fils renversé. Une
sainte colère animait son regard. Avant que Roudier fût revenu de sa
surprise, elle se dressait terrible, en lui montrant la porte.--Sortez,
monsieur, dit-elle.

--Mais, madame, qui donc êtes-vous, et de quel droit...?

--Éloignez-vous, ou j’appelle. Je suis la baronne de Varimpré.

Roudier hésita un moment. La tête basse, il promenait autour de lui ses
yeux où grondait la haine. Puis, tout à coup, il releva le front,
cherchant à couvrir sa retraite.

--Oui, je sors, fit-il, mais c’est pour revenir. Vous entendrez parler
de moi, madame.

Nicolette dédaigna de lui répondre. Au moment où, furieux et déçu, il
quittait pour toujours cette maison, Roudier put voir la mère courbée
avec sollicitude sur son fils que cette scène violente, qui devait le
tuer, venait de sauver, en provoquant dans son pauvre corps brisé une
réaction salutaire.

Lorsque le même soir, après une longue conférence avec le médecin, mandé
par ses soins, elle se trouva seule au chevet de son cher malade, elle
remercia Dieu qui lui avait inspiré la volonté de quitter le cloître
pour venir à ce chevet où l’appelait un devoir sacré, et qui permettait
qu’elle y arrivât assez tôt pour en éloigner la mort.




XII


Assise auprès de son fils endormi, toute frissonnante dans la nuit
silencieuse, Nicolette fut longtemps avant de pouvoir se recueillir. Si
troublants étaient les incidents de cette journée dans leur succession
inattendue! Ses angoisses, ses larmes, sa révolte contre la prieure, sa
fuite du couvent, son arrivée dans la maison d’Adrien...

Et si nouvelle aussi sa situation!

Depuis douze années qu’elle portait l’habit de la religion, elle se
trouvait pour la première fois hors de sa cellule, embarrassée de sa
liberté, gauche aux exigences de la vie sociale longtemps abandonnée et
oubliée. Pour la première fois, elle allait passer la nuit loin du
cloître où elle avait juré de vivre et de mourir, et où peut-être elle
ne rentrerait jamais!

Quand tout à l’heure, n’obéissant qu’à ses alarmes maternelles, elle
violait ses vœux et brisait les barrières pour accourir auprès de son
enfant, son âme était sans remords. Elle avait agi dans la plénitude de
sa volonté, sûre de ses droits, oublieuse du ciel pour ne songer qu’à la
terre. Maintenant, au fur et à mesure qu’elle se rassurait, elle
s’effrayait de sa témérité, de ses résolutions exécutées aussitôt que
conçues, et de leurs conséquences.

Elle connaissait trop la rigueur des règles du Carmel pour se faire
illusion sur la gravité de l’acte qu’elle venait d’accomplir. Toujours
miséricordieuse, l’Église lui pardonnerait sa rébellion, légitimée par
les saintes obligations de la maternité; elle restait sans inquiétude à
cet égard. Mais le cloître se rouvrirait-il pour elle? Et s’il était à
jamais fermé, quel serait son destin? Se verrait-elle condamnée à vivre
dans le monde, à reprendre sa place dans une société dont elle méprisait
les préjugés et les lois, et où elle n’espérait pas retrouver la paix
perdue? Ce fut sa plus cruelle préoccupation durant cette nuit où la
certitude de sauver son fils fut assez puissante pour lui permettre
d’interroger son âme, de sonder l’avenir et de regretter le passé.

Il remplissait sa mémoire, ce passé sans ombre. Elle le revivait dans
ses détails les plus minutieux: son entrée comme postulante au couvent
de Beaucaire, les premières épreuves, les longues veilles devant
l’autel, les mortifications incessamment renouvelées, les dures
pénitences, les douces extases dans la contemplation du ciel; puis
l’émouvante cérémonie de la vêture, les étapes du noviciat, embellies
par la joie de souffrir, la profession, les vœux solennels, et enfin la
prise de voile, couronnant d’un bonheur inénarrable son union mystique
avec Jésus.

Elle pleura, en se rappelant cette matinée radieuse où le voile noir des
Carmélites était tombé sur son front, l’infinie volupté de cette suprême
immolation, tandis que le prêtre disait: «Recevez le voile sacré, qui
est le signe de la pudeur et de la modestie: portez-le au tribunal de
Jésus-Christ, pour avoir la bienheureuse immortalité», paroles divines
auxquelles elle répondait: «Il a mis un signe sur mon visage pour bannir
de mon cœur tout autre amour que le sien.» Elle se souvint comme d’une
félicité qu’on ne goûtera plus, de l’heure solennelle où dans le chœur
des religieuses, derrière la grille hérissée de pointes acérées, au
chant du _Te Deum_, elle s’était prosternée, les bras en croix, sur la
serge grossière, dans l’immobilité de la mort, un drap noir jeté sur
elle, demeurant ainsi jusqu’au moment où la prieure l’ayant aspergée
d’eau bénite, ainsi qu’on fait sur les cercueils, l’avait relevée.
C’était longtemps après la fuite de son mari et la perte de son fils, et
ce jour-là, seulement, son cœur avait commencé à s’apaiser.

Et depuis, en dépit des remords et des tristesses, que de consolations
suaves! que de voluptés exquises, longuement savourées! Les
recouvrerait-elle, ces biens sans prix? Rentrerait-elle dans la cellule
froide et sombre comme un tombeau et joyeuse comme un paradis?
Étendrait-elle encore sur la dure couchette ses membres meurtris,
déchirés par le cilice? Goûterait-elle enfin la douceur de vivre dans la
compagnie des sœurs, en expiant par la prière et les mortifications les
péchés du monde? Questions brûlantes, qui s’imposaient à son âme toute
pénétrée de ces souvenirs sacrés dont elle ne voulait pas croire que la
chaîne fût à jamais brisée.

Vers le matin, ses regrets se dissipèrent. Adrien s’était éveillé après
un long et tranquille sommeil. Il la regardait, en lui tenant la main,
heureux de se sentir près d’elle, délivré de la présence des misérables
qui souhaitaient sa mort. Il lui souriait doucement et murmurait:

--Ma mère, je savais bien que vous ne m’abandonneriez pas.

Ces accents la jetaient dans le ravissement, l’attachaient à sa vie
nouvelle; ses craintes s’évanouissaient. Elle répondait:

--Rien ne nous séparera plus, mon enfant chéri.

Et elle ne songeait même pas à se demander comment elle parviendrait à
tenir cet engagement.

Durant les jours qui suivirent, le mal qui s’était brutalement abattu
sur Adrien, céda aux soins maternels; la guérison fit des progrès
rapides; la convalescence vint. Nicolette eut enfin le bonheur de voir
son fils se lever et marcher dans l’appartement, appuyé à son bras. Elle
en goûta un autre encore qui ne ne fut ni moins doux ni moins
réparateur, celui d’amener un sourire aux lèvres du convalescent, en
prononçant devant lui le nom de Jeanne Mauroy.

Il n’avait guère cessé de penser à cette adorable fille, depuis le trop
court voyage qui ne les avait rapprochés que pour provoquer dans son
cœur l’épanouissement de l’amour. Son souvenir l’avait poursuivi jusque
dans sa maladie. Maintenant qu’il était guéri, il se rappelait que
Jeanne sortie du cloître avait recouvré sa liberté. Il se flattait de
l’espoir d’être heureux par elle et avec elle. Mais de cet espoir il ne
parlait pas. Ce fut sa mère qui en obtint l’aveu, en lui racontant qu’à
diverses reprises mademoiselle Mauroy était venue avec son tuteur
prendre des nouvelles, et qu’elle n’avait pas encore quitté Paris.

--Je voudrais la revoir, dit Adrien doucement.

Il la revit. Elle vint un soir dans sa maison, accompagnée du parent qui
lui tenait lieu de père et qui était accouru pour la faire sortir du
couvent. Pour la première fois, il leur fut permis de s’entretenir
librement. Cette entrevue décida de leur destinée. L’amour est
contagieux, il appelle l’amour; celui d’Adrien ne tarda pas à être
partagé. Le souvenir de Laure Malestra était déjà loin, aussi loin que
cette passionnante personne, conquête glorieuse de Jacques Roudier,
tombée en son pouvoir et disparue avec lui dans ce tourbillon parisien
qui ne rend guère ses victimes. Adrien, délivré, pouvait donc
s’abandonner sans contrainte à la chaste tendresse éclose dans son cœur,
et dont la floraison radieuse en cicatrisait les blessures. Il s’y livra
avec enthousiasme. Il avait la certitude de ne pas se tromper. Jeanne
était bien la compagne rêvée, l’épouse aimante et fidèle qui partage
toutes les peines comme toutes les joies. Elle ne trahirait pas ses
espérances; chaque jour, il découvrirait en elle de nouveaux trésors;
elle ferait sa vie douce et fortunée.

Le mariage eut lieu. Le même jour, ils partaient afin d’aller cacher
dans une retraite lointaine le printemps de leur bonheur réalisé.
Nicolette avait promis d’attendre leur retour avant de retourner au
Carmel. Car maintenant, sa tâche accomplie et l’avenir de son fils
assuré, elle espérait fermement d’y pouvoir rentrer. C’était son plus
ardent désir.

Il ne lui suffisait pas que ses supérieurs ecclésiastiques, prenant en
considération les angoisses maternelles qui l’avaient affolée, quand lui
était parvenue la nouvelle des dangers que courait la vie de son fils,
eussent excusé sa fuite et se montrassent disposés à la relever de ses
vœux; elle voulait porter encore la chaîne des engagements contractés
devant Dieu, dût-elle recommencer les épreuves du noviciat et repasser
par toutes les étapes depuis longtemps franchies.

Ce n’est pas qu’elle fût entraînée par la nostalgie du cloître. Hélas! à
présent qu’elle avait vécu de la vie de son enfant, elle trouvait au
monde un charme inattendu, et regardait à l’égal d’un bien sans prix la
douceur d’y vivre dans l’ombre de ce jeune foyer édifié de ses mains.
Mais quoi que pût alléguer l’Église pour lui rendre le repos, Nicolette
ne croyait pas qu’elle eût le droit d’être heureuse ailleurs que sous la
règle des Carmélites; elle entendait épuiser les demandes et les
démarches avant de renoncer à en sentir de nouveau le joug. Il lui
semblait qu’elle devait cela à Dieu, à titre de réparation, pour lui
avoir un jour préféré l’enfant né de ses entrailles; qu’elle se le
devait à elle-même, par respect pour la vocation sacrée à laquelle, en
d’autres temps, elle avait obéi.

Elle demeura dans ces alternatives tant que dura l’absence de son fils,
ne goûtant d’autres joies que celles qu’elle puisait dans les lettres
qu’elle recevait de lui, et s’efforçant de conformer sa conduite aux
lois du Carmel.

Chaque matin, au petit jour, elle entrait dans la chapelle de son
couvent; elle y entendait la messe, y communiait, et demeurait là,
durant de longues heures, anéantie devant Dieu, priant pour le bonheur
de ses enfants, pour leur salut et pour le sien. Elle écoutait les
religieuses psalmodiant l’office derrière la grille voilée; elle
s’associait à elles, et sa pensée perçant le voile noir, passant à
travers les barreaux, la transportait dans le chœur où si longtemps elle
avait connu les extases de ces saintes créatures. Elle se revoyait au
milieu d’elles, dans sa stalle, récitant les oraisons et prenant sa part
des exercices prescrits par la règle. Alors, le besoin de recommencer
cette vie inoubliable la ressaisissait. Elle se levait, courait au
parloir, interrogeait anxieusement la prieure, afin de savoir si les
démarches qu’on faisait pour lui rouvrir le cloître étaient au moment
d’aboutir. Puis, tout à coup, lorsque dans les réponses provoquées par
ses questions, elle rencontrait la preuve que son espérance ardemment
exprimée se réaliserait, un frémissement douloureux s’emparait d’elle;
la crainte d’être de nouveau séparée de ceux qu’elle chérissait la
livrait aux angoisses, et elle revenait dans sa maison, inquiète, en
proie à mille tourments, tenaillée par le remords, pleurant sa ferveur,
gémissant sur l’attiédissement de son zèle pour Dieu, mais, par-dessus
tout, épouvantée par l’appréhension de perdre encore son fils.

L’absence d’Adrien et de Jeanne se prolongea trois mois, durant lesquels
Nicolette persécutée par son incertitude ne put recouvrer le repos. Elle
attendait le bonheur de les revoir avec une impatience maladive, accrue
chaque jour davantage. Enfin, leur retour ramena dans son cœur la
sérénité. L’été venait. Ils allèrent s’installer ensemble dans une villa
située aux environs de Paris et louée pour la saison. Là, entre son fils
et sa belle-fille, Nicolette commença à savourer la douceur des
affections humaines, et à comprendre qu’à côté de la joie de s’immoler
pour Dieu, il est d’autres joies qu’il ne défend pas à ses créatures.
Loin du Carmel, son exaltation privée d’aliments tombait peu à peu; dans
son esprit, s’élevait le désir de voir le cloître qu’elle avait quitté
volontairement, et où ses scrupules seuls la poussaient à rentrer,
rester à jamais fermé pour elle. Mais ce désir demeurait timide encore;
elle se demandait même s’il n’était pas criminel.

Ce qui faisait l’objet de ses préoccupations ne s’agitait jamais entre
elle et son fils. Il aurait voulu connaître les projets que formait sa
mère en vue de l’avenir; il n’osait l’interroger. Parfois, en la voyant
près de lui, toujours souriante, prodiguant sa tendresse à Jeanne,
environnant de sollicitude cette jeune femme, jadis sa fille
spirituelle, à laquelle l’unissaient depuis longtemps des liens
mystérieux, formés dans les pratiques de la religion, Adrien se plaisait
à croire qu’elle était heureuse et avait renoncé à retourner chez les
Carmélites. Parfois aussi, cet espoir se transformait en doute, quand il
la trouvait agenouillée dans sa chambre, ou lorsque, le matin, il
surprenait sur son visage les traces des larmes versées pendant les
nuits sans sommeil, passées à délibérer avec elle-même sur ce qu’il
convenait de faire pour ne pas offenser Dieu. S’il avait pu lire au fond
de ce cœur troublé, il aurait eu pitié de l’angoisse qui le torturait,
engendrée par la crainte d’être rappelée au couvent. Mais Nicolette
dérobait ses larmes à son fils, ne faisait pas plus d’allusions à
l’avenir qu’au passé, et évitait de lui parler de ce qui les inquiétait
également tous deux.

Un matin, elle entra à l’improviste dans le cabinet d’Adrien. Elle était
pâle, des pleurs avivaient l’éclat de ses yeux. Sans lui dire un mot ni
lui laisser le temps de s’informer des causes de sa tristesse, elle lui
tendit une lettre qu’elle venait de recevoir. Il la lut d’un trait.
Cette lettre, écrite par l’aumônier du couvent, exposait à Nicolette
l’état des démarches entreprises pour régulariser sa situation. Ces
démarches multipliées n’avaient eu encore d’autre résultat que de
réconcilier avec l’Église et avec l’Ordre la mère Thérèse de Jésus. La
question de savoir si elle pouvait rentrer au Carmel n’était pas résolue
et ne semblait pouvoir l’être que si la Carmélite portait elle-même à
Rome ses regrets et ses vœux. L’aumônier engageait donc Nicolette à
partir, convaincu qu’elle était résolue à épuiser les juridictions
ecclésiastiques avant de renoncer à reprendre l’habit religieux.

--Qu’allez-vous faire, ma mère? demanda Adrien.

--Je dois me conformer à ce qu’on attend de moi, répondit-elle.

--Ainsi, vous voulez nous quitter?

--Le devoir l’ordonne.

--En êtes-vous sûre, ma mère? Ne vous ordonne-t-il pas aussi, et avec
plus de force encore, de vous consacrer à votre fils? Vous lui avez
manqué longtemps, trop longtemps. Allez-vous lui manquer de nouveau?

--J’ai assuré ton bonheur, mon enfant, fit Nicolette ébranlée par cette
prière. Je t’ai donné un ange gardien. Ma présence près de toi n’est
plus nécessaire.

Il s’avança vers elle, la prit par la taille, et, l’attirant à lui,
l’embrassa sur le front, en disant:

--Comptez-vous donc pour rien la douleur de vous perdre encore? Et
vous-même, êtes-vous certaine qu’après avoir connu la douceur des
caresses de vos enfants, vous pourrez être heureuse loin d’eux, privée
de les voir et de les embrasser?

--J’offrirai ma souffrance à Dieu.

--En les condamnant eux-mêmes à souffrir! s’écria Adrien. Ah! ma mère,
Dieu n’exige pas de si cruels sacrifices! Et s’il lui plaît de
m’éprouver une fois de plus,--cela peut arriver, le bonheur n’est pas
éternel,--si quelque jour je dois encore connaître l’adversité,
pourrez-vous vivre paisiblement dans votre cloître, et allez-vous, sans
nécessité, vous exposer à en sortir de nouveau pour m’apporter l’appui
de votre amour? Croyez-moi, puisque vous êtes près de nous, restez-y.

--Tais-toi! tais-toi! fit Nicolette en étendant les mains pour fermer la
bouche de son fils.

Mais il ne l’écoutait pas; il s’éloignait d’elle, et courant à la porte
de la chambre de Jeanne, il appelait sa femme. Elle apparut sur le
seuil, surprise, inquiète de cet entretien qu’elle n’avait osé
interrompre, et toute tremblante. Adrien la prit par le bras, et
l’entraînant vers Nicolette:

--Tiens, fit-il, dis-lui que maintenant elle ne peut plus partir, ni se
dérober à la joie d’être grand’mère.

--Ne nous quittez pas, supplia Jeanne, pressée tendrement contre
Nicolette. Restez au moins jusqu’à la naissance de notre enfant.

--C’est donc vrai! soupira la mère transfigurée et chancelante.

L’énergie de ses résolutions se dissipait. Un voile se déchirait. La vie
lui apparaissait sous un jour nouveau, avec d’autres joies et d’autres
devoirs. Sa conscience tout à l’heure impérieuse à lui montrer le
cloître, les mortifications, la prière, comme le but suprême de sa vie,
s’humanisait, changeait de langage, lui rappelait qu’elle était libre.
Puis, devant son regard attendri, défilaient les douceurs de la
maternité soudain révélées: le sourire d’un enfant, ses vagissements,
ses bras roses, les soins qu’elle lui prodiguerait, les premières
manifestations de l’intelligence qui s’éveille, les premiers mots errant
sur les lèvres innocentes, l’éducation à faire. Ces douceurs, elle les
avait si peu goûtées jusque-là! Ce serait une fête de les savourer à
longs traits. Non, Dieu ne pouvait vouloir qu’elle y renonçât, qu’elle
brisât de ses mains une félicité si grande.

--Mes chéris, j’attendrai! soupira-t-elle, défaillante.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quelques mois plus tard, Jeanne mettait au monde un fils. Nicolette le
reçut dans ses bras. Elle le tint un moment serré contre sa poitrine,
interrogeant le regard innocent qui fuyait encore la lumière, comme si
elle avait espéré y surprendre la volonté du Dieu à qui jusqu’à ce jour
elle était accoutumée à s’immoler.

--Ceci est pour moi, dit-elle tout à coup; puis levant sur ses enfants
son front éclairé par le bonheur, elle ajouta:--Que Dieu me pardonne si
je l’offense, mais je ne crois pas l’offenser. Je reste, ma place est
ici et non ailleurs. Je vous resterai toujours.

Elle ne les a plus quittés.


PARIS.--TYPOGRAPHIE DE E. PLON ET Cie, RUE GARANCIÈRE, 8.





*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA CARMÉLITE ***


    

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