The Project Gutenberg EBook of Contes de Caliban, by Emile Bergerat This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Contes de Caliban Author: Emile Bergerat Release Date: May 12, 2004 [EBook #12332] Language: French *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES DE CALIBAN *** Produced by Tonya Allen and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. ÉMILE BERGERAT CONTES DE CALIBAN 1909 CONTES FACÉTIEUX BÉJAREC LE FAISEUR D'ENFANTS Vous rappelez-vous l'aventure de cette Américaine extravagante qui amena un jour ses deux filles à Victor Hugo pour que le grand poète daignât semer un peu de la graine de génie lyrique dans la race yankee? Malgré les affirmations les plus positives, je n'avais jamais beaucoup cru à cette histoire paradoxale. Mais j'avoue que je suis très ébranlé depuis que je connais Béjarec, «le faiseur d'enfants». Yan Béjarec a aujourd'hui soixante-seize ans passés; il n'exerce plus. Mais pendant trente années, il a propagé l'espèce humaine dans nos villages. Comment vous expliquer cela, ô raffinés de la ville, dont tant de romans subtils et de comédies bourgeoises ont faussé la philosophie naturelle et dévoyé le sens moral? Magistrats de mon pays qui, en pleine crise de dépopulation, autorisez encore le mari infertile à tuer les amants de sa femme, et vous, prédicateurs de la scène, qui ne voulez pas voir que l'adultère n'est, le plus souvent, qu'une reprise normale de la nature, souffrez que je vous présente ce vieux Celte d'Yan Béjarec, coq des poules qui n'en ont pas, et le plus honnête des hommes. Pour avoir le prétexte de lui laisser quelque monnaie dans la main, car il est pauvre, je lui fais quelquefois poser la barbe et les cheveux, qu'il a encore magnifiques. Par la surabondance pileuse, il ressemble au Jupiter Olympien de Phidias, ce type indétrônable de la beauté mâle, et le père de tous les dieux. Béjarec, à trente ans, devait être prodigieux, et rien de ce qu'on en raconte ici ne m'étonne. Or, la nature, toujours inexorablement logique, avait doublé sa puissance attractive d'une vertu d'étalon qui en était l'expression même, si j'ose pénétrer ses mystères, et lui fatalisait sa destinée terrestre. Il était de toute éternité créé pour tenir tête au malthusianisme. Quant au reste, zéro, et le vieux Yan est plus bête encore que cent choux qui pomment! Qu'eût-il fait de l'esprit, le bon être, puisque c'est, de nos attributs, celui que la femme prise le moins? Béjarec fut d'abord marié. Son mariage même avait, sinon désuni, du moins séparé deux soeurs jumelles qui s'adoraient et ne s'étaient point quittées une minute depuis leur enfance. L'une s'appelait Marie-Anne et l'autre Anne-Marie. Cette dernière se maria à son tour, et le sort voulut que, tandis que Marie-Anne moulait tous les neuf mois un petit ou une petite Béjarec, Anne-Marie demeurât désastreusement stérile. C'est une grande douleur dans nos campagnes et une honte, et les paysans, quoique chrétiens, ont là-dessus des idées du plus pur paganisme. Et Marie-Anne se désolait du chagrin de la chère soeur bréhaigne. Elle s'en ouvrit un soir à celui qu'elle appelait par badinage son «à-tout-coup», et, de fil en aiguille, elle en vint à lui suggérer de s'en mêler un peu. Cela resterait en famille et elle n'était pas jalouse d'Anne-Marie. Peut-on l'être de sa chair même? Et puis, elle en avait son compte, étant grosse du onzième, et vraiment sa pauvre bessonne était trop déshéritée, avec son mari invalide! --Si tu veux, mon Yan, lui dit-elle, j'arrangerai la chose, et personne n'en saura rien que le bon Dieu et nous. --Vère, fit gravement le brave Béjarec, car il trouvait, lui aussi, sa belle-soeur fort malheureuse. Marie-Anne s'y prit avec toute l'habileté que son affection fraternelle lui inspirait. Une bonne décoction de pavot endormit Anne-Marie pendant une absence de son homuncule de mari, et neuf mois après, jour pour jour, Béjarec eut un neveu. Toute la famille était aux anges. Et tel fut le premier essai que Yan fit de sa vocation génésique hors de son nid. Comment l'aventure transpira, voilà ce qu'il n'a jamais su, car, certes, il n'était pas homme à révéler ce secret de famille et c'était un coeur trop simple pour s'enorgueillir du service rendu. Peut-être sa femme ne put-elle dissimuler assez sa fierté? Toujours est-il qu'à quelque temps de là, un autre mari ridicule et sans progéniture le défia, au cabaret, entre quatre bolées, de renouveler l'exploit à son bénéfice. L'enjeu était d'une vache laitière. Béjarec, époux fidèle, demanda un jour pour réfléchir et consulta la brave Marie-Anne. Elle portait déjà son douzième. Cette considération mise au point par l'appât de la vache laitière, décida de l'événement. Béjarec eut licence et gagna le pari. Cette fois, on en parla dans toute la contrée. On ne parla même tellement que, huit jours après, une servante vint prier le faiseur d'enfants de vouloir bien se rendre au plus tôt chez une dame du bourg qui désirait lui parler. Il y alla, étant serviable comme pas un. Or, cette dame était en grand deuil d'un mari qu'elle venait d'enterrer. Elle conta à Béjarec que toute la fortune du défunt lui échappait parce que, mariée sous un régime qu'elle lui expliqua vainement, elle n'avait pas d'enfant de son époux. --La loi, lui dit-elle, m'accorde dix mois encore pour en présenter un à notre notaire, moyennant quoi je puis avoir comme tutrice tous les biens que je perds comme femme. Et elle ajouta tristement: --Comptez sur ma reconnaissance! Lorsque Yan eut enfin compris de quoi il s'agissait, il jugea inutile d'aller prendre avis de Marie-Anne. Il connaissait son coeur, et le temps pressait. Séance tenante, il investit la veuve de l'héritage. Le petit présent qu'il reçut d'elle à cette occasion servit à acheter des souliers à sa marmaille régulière. Ce nouveau succès établit définitivement le renom prolifique d'Yan Béjarec, car, outre qu'il flattait la haine que les terriens ont pour les chicanes de la loi, on se contait à l'oreille avec quel désintéressement rapide il avait sauvé la fortune de la veuve. Pendant quelque temps, de ci, de là, dans nos villages, on vit, à la tombée du jour, apparaître et disparaître le beau Celte aux longs cheveux ondulés, et les baptêmes foisonnaient dans les églises, comme autant, aux mairies, les déclarations de naissances. Malthus n'en menait pas large, dans les troupeaux bénis du Bon Pasteur. Avant d'être emportée avant l'âge par son quatorzième, Marie-Anne, la généreuse commère que la Convention eût certainement honorée, présida encore à quelques belles cures opérées par le docteur «à-tout-coup» qu'elle aimait. Il guérit presque sous ses yeux de belles jeunes filles, victimes de la consanguinité de leurs parents et atteintes à leur puberté de ce mal d'hystéro-épilepsie qui les rendait inépousables. Un riche fermier de la côte, qui n'avait que des enfants du sexe féminin et déplorait l'extinction de son nom, très honorable, par défaut de lignée mâle, eut recours à ses bons offices et traita avec Yan à forfait. Béjarec lui donna satisfaction avec son infaillibilité ordinaire et réellement providentielle. Ce fut alors que Marie-Anne mourut, étrangement tuée par ce quatorzième enfant qui refusait de venir au monde, ne le trouvant pas assez vaste pour lui, et le faiseur demeura seul avec les treize autres, sans fortune ni métier pour les élever. Anne-Marie lui en prit deux, les deux petits, par reconnaissance; mais ce fut tout, et les onze autres alignaient des dentitions terribles. Le naïf et bon Béjarec, qui ne savait de ses dix doigts rien faire et dont l'instruction était aussi sommaire que son entendement même, vu que, sous ses cheveux splendides, le cervelet avait mangé la cervelle, eut une idée très belle et primitive. Comme de certaines gens, particulièrement constitués, découvrent des sources vives dans les terrains incultes avec la baguette de coudrier, il résolut de féconder, pour vivre, les jachères de la maternité française et, le projet conçu, il se mit tout de suite à l'oeuvre avec courage. Il ne tarda pas, Dieu aidant, à se former une gentille clientèle, d'abord dans le département, puis aux alentours. On le voyait arriver sur les places des bourgades, toujours net, propre comme un sou, la barbe et les cheveux démêlés et peignés à miracle. Il tirait un accordéon, y jouait de son mieux _La Marseillaise_, le seul air qu'il sût, et distribuait de petits papiers aux dames de la société. Il était bien rare, oh! mais bien rare, qu'il s'en allât sans gloire et sans argent! Sans doute, sa bonne commère de femme veillait sur lui du paradis! A présent, il est vieux, le beau Celte, et il n'exerce plus, mais il a élevé ses onze enfants en honnête homme. Tous sont casés, les garçons et les filles, à droite, à gauche, il ne sait où, les chers ingrats! Et il me raconte, en posant, que, sur les routes où il se traîne en attendant l'heure de rejoindre sa bien-aimée femme, les gamins du pays lui jettent quelquefois des pierres. --Pauvres petits, ils ne savent pas! dit-il. COCO ET BIBI Tous ceux de mon âge gardèrent vivaces les souvenirs de cette semaine printanière--prairial LXXIX--que l'on a appelée, non sans raison, hélas! la Semaine sanglante. Rassurez-vous, je n'en raviverai pas ici la mémoire. Mais comme elle est le cadre à la fois historique et normal du récit parisien que voici, le localiser en un autre temps serait en éventer l'arôme, et c'est pourquoi je vous transporte au mois de mai 1871, aux derniers jours de la Commune. Pour l'entrée des troupes régulières dans la ville reconquise, je ne sais plus à quel corps de l'armée de Mac-Mahon avait été prescrite l'occupation du XVIIe arrondissement. Peut-être était-ce à la division du général Clinchant, mais peu importe. Toujours est-il que les fédérés, notamment ceux des Ternes, lui avaient opposé une énergique résistance. On s'était battu ferme à la porte Dauphine d'abord, puis place Wagram, et enfin à la porte des Ternes même, où je vois encore un canonnier de la marine, à demi fou de rage, et assisté de deux titis du quartier, braquer éperdument sa pièce tantôt sur le mont Valérien, tantôt sur les tours de Notre-Dame. Ce n'était pas que l'opinion politique de ce pointeur fût incertaine, et tout indiquait en lui, geste, cris et costume, qu'il ne croyait pas travailler à la gloire de M. Thiers, mais grâce à un jeu de balistique dont l'invention revenait à ses jeunes servants d'artillerie, la caronade, virant sur son axe comme toupie, balayait tour à tour Sablonville et l'avenue ternoise, impartialement. Bibi et Coco--tels étaient les noms homériques de ces apprentis Jomini--s'en gondolaient sur le talus des fortifs. Quant au canonnier, je n'ai pas besoin de vous dire que, quoique de première classe, il n'abattait, et en tous sens, que des cheminées, dans le ciel, et des platanes, sur la terre. Encore n'était-ce pas des platanes. A cette époque, ce charmant quartier, où j'aurai fidèlement vécu ma vie, depuis lors annexé à la périphérie, et comme suburbain encore, était un bois véritable ou plutôt un parc, semé de maisonnettes ouvrant sur des jardinets débordants de lilas de Perse et que traversait l'avenue dite des Ternes, charmille d'acacias. C'était donc des grappes roses ou blanches et des gerbes violettes qu'ébranchait la caronade giratoire, et la large voie en était pleine. Des aides cocasses et hilares de l'hoffmannesque canonnier, spécimens du type populaire de Gavroche, point de portraits à faire, n'est-ce pas, après l'auteur des _Misérables_? Ils ne diffèrent point d'une zone municipale à l'autre, et le moineau franc les symbolise à merveille. Rien de plus candide dans la démoralisation, innée ou éducatrice, de plus sensible même dans le fatalisme, que ces petits Parigots, modelés du limon de la bonne Lutèce, qui pleurent sans larmes, en dedans, rient sans joie, comme le singe, et à qui, dès quatorze ans, la vie n'a plus rien à enseigner. Bibi et Coco, d'ailleurs inséparables, en avaient acquis les premières notions à la fréquentation d'abord des chiens errants, qui sont d'admirables modèles, puis au bal Dourlans, de démocratique souvenance, où j'ai assisté, moi qui vous parle, à des cours pratiques de rossignolisme, entremêlés de chorégraphie pour les deux sexes, qui ont donné bien des colons à la Nouvelle-Zélande. Pour diversifier un peu cette instruction libre et sommaire, les parents des jeunes chicards avaient eu recours au vieux moyen pédagogique de nos pères, encore accrédité dans la banlieue, et ils avaient prié l'abbé Garbut, troisième vicaire de la paroisse, de catéchiser leur progéniture, c'est-à-dire de les mettre au catéchisme, livre abrégé du bien et du mal. Tout m'oblige à constater qu'ils n'y avaient point du tout mordu. Les cours s'étaient espacés dès le début de l'initiation, et Dourlans avait repris ses disciples. Mais lorsqu'ils rencontraient l'abbé sous les acacias, Bibi et Coco lui tiraient gentiment leur casquette, dont les ponts montaient de jour en jour. Un si brave homme, le troisième vicaire, et doux, et charitable, et simple, même d'esprit, comme le Rédempteur veut ses apôtres. Sa dévotion à la sainte Vierge Marie n'en laissait rien à celle des bonnes gens du moyen âge, et, préposé spécialement à sa chapelle, jamais il n'en laissait l'autel sans fleurs, fût-ce l'hiver, où elles sont rares et coûteuses. A plus forte raison en mai, qui est le mois de la Madone. L'avenue lui en offrait une moisson abondante et toute cueillie, que le tir du marin en délire tranchait sur tiges. Il n'y avait qu'à se baisser pour y ramasser des gerbes odorantes. L'abbé Garbut ne put y tenir et, du perron de l'église, il s'élança sur la place, en faisant déjà tablier de sa soutane. Et comme il se baissait pour le remplir, un boulet de canon enragé, le dernier, l'abattit sur le trottoir comme une quille. Bibi et Coco le virent tomber, et ils le reconnurent. Ils venaient de lâcher le _Jean-Bart_ et sa caronade épuisée de munitions, et ils songeaient à se tapir dans quelque trou sérieux, pour se soustraire à la curiosité d'un nombre grossissant de pantalons rouges qui surgissaient de toutes les rues traversières et dessinaient leur mouvement de jonction vers le centre du quartier. --As-tu vu?... dit Coco à Bibi, le dernier est dans le mille. Tu sais, c'est le vicaire. --Oui, pas de chance, fit Bibi à Coco, c'est un zig, quoique ratichon. --Ça, pour sûr que celui-là n'a jamais fait de mal à personne. Et ils se regardèrent. --Si qu'on allait le ramasser? Ils vont le piétiner. --J'allais te l'offrir. Ça épatera les Versaillais. Et ils coururent au pauvre prêtre, étendu sur une jonchée de fleurs d'acacias, les côtes broyées, mais respirant encore. --M'sieu Garbut.... M'sieu le curé, ça ne va donc pas? C'est nous, Coco et Bibi, les mauvais du catéchisme. Où voulez-vous qu'on vous transbahute? Le moribond souleva la paupière, les regarda et sourit. La réponse muette était dans l'angélisme du sourire, elle disait: «Là-haut, aux pieds de madame Mère!» Mais les jeunes mécréants ne savaient pas la langue. Ils comprirent pourtant quelque chose, d'assez vague il est vrai, dans le dernier voeu tacite du «calotin», et qu'il s'agissait de deviner. «Quoi qu'il veut?» se demandaient-ils, assez profondément remués par cette agonie sans plaintes, extatique et pour eux inexplicable. L'art de bien mourir est celui que, dans toutes les classes, le Parisien de Paris admire le plus, parce qu'il y excelle. C'est même à ce signe certain qu'on reconnaît l'autochtone. Ce goût ethnique, et tout gaulois, je pense, pour la mort, est le secret de l'espèce de joie qui a régné, sous la Commune, chez les fédérés, et qui, pendant le bombardement, monta jusqu'à la blague. C'est la caractéristique de nos insurrections françaises. Or, l'abbé Garbut mourait en chrétien et nos deux titis, mauvais clercs en choses de la foi, se labouraient l'entendement pour imaginer ce que pouvait encore souhaiter le pauvre serviteur de Dieu, qui avait été très doux pour eux, pendant les quinze jours «rasants» de la catéchisation. --Ça y est, j'y suis, fit tout à coup Bibi, viens, oust, et pas accéléré! Et il entraîna Coco à la course. La troupe, longeant les boutiques closes, arrivait sous les arbres de l'avenue. Un officier, suivi de son peloton, se hâtait vers le prêtre. Il vit les deux voyous se glisser dans l'église, et se doutant bien à qui il avait affaire, il dépêcha quatre hommes à la garde des issues, puis s'occupa du mourant, dont l'âme palpitait et battait des ailes pour le grand voyage. Comme il n'y avait pas d'ambulances pour les blessés de la guerre civile, on souleva l'abbé à bras d'hommes, pour le transporter à une pharmacie voisine, lorsque, sur le seuil du porche, le couple des mômes reparut. L'un et l'autre portaient sous la vareuse un objet dissimulé qui la gonflait. Se coulant entre les jambes des sentinelles, ils s'élancèrent à travers la place et tombèrent chez le pharmacien. --Voilà votre bon Dieu, m'sieu Garbut, c'est-il ça que vous vouliez? Et Bibi montra le saint ciboire, et Coco montra les burettes. Ils avaient, non sans effraction, sans doute, ouvert le tabernacle. Le vénérable prêtre, agonisant, les vit, les entendit. Une larme lui perla aux paupières, et, dans le mouvement qu'il fit pour les bénir, il expira. J'ai idée qu'aux pieds de la Vierge, il plaide encore les circonstances atténuantes du sacrilège. LE PREMIER MOT L'enfant venait d'atteindre ses sept mois. C'était une bête humaine magnifique. A sa naissance, il pesait les neuf livres, ce dont son père--le diable m'emporte si je sais pourquoi--était fier comme Artaban même. Comme le parrain répondait au prénom discrédité de Benoît, le phénomène avait été déclaré, à la mairie et sur les fonts, sous celui d'Hilaire, pris tout bonnement au calendrier, à la date de sa bienvenue au jour qui nous éclaire. Le saint, en effet, qui préside aux joies et aux peines du 20 mai signe: Hilaire, au registre de la Providence. Ce fut, je crois, quelque évêque d'Arles, qui n'eut rien de gai que son nom. Le ménage était l'honneur de nos douces Batignolles. Aux lieux où s'arrondit le dix-septième, il constituait l'un de ces couples exemplaires et sans gloire où la Salente démocratique salue son idéal de bonheur plat, à deux. Neutres à l'envi, le citoyen Paul Legris et Marie Barbier, son épouse, ne se signalaient, au physique ou au moral, par aucun de ces dons d'exception dont la nature s'obstine, en dépit du cordeau des lois, à marquer ses martyrs d'élite, afin que la société les reconnaisse. Elle, ni jolie ni laide, d'un blond dédoré, assez bien faite, si le mannequin de bourre des essayeuses est un modèle de forme féminine, les yeux de cet azur dormant que les peintres appellent le bleu bête, elle avait la bouche d'un bel arc et vraiment cupidonienne. Cette bouche, son attrait, et dont le carmin était lustré par la rosée du souffle, n'était pas plus faite pour rester close au baiser, évidemment, que l'oeillet d'Inde ne l'est pas pour se soustraire au dard de l'abeille. Les connaisseurs ne s'y méprenaient guère, et Mme Legris était, en conséquence, fort suivie dans ses courses et balades. De lui, je ne vous dirai rien; n'ayant, j'ai beau chercher, rien à vous en dire. On ne sait pas pourquoi le Père Eternel décroche du néant certains hommes, qui s'y trouvaient comme chez eux, pour les envoyer sur la boule tournante. Peut-être est-ce par pitié pour le suffrage universel, dont il faut bien alimenter les urnes dévorantes? A moins que, dans sa bonté infinie, il ne veuille pourvoir au recrutement du fonctionnarisme, comme lui-même éternel, et que, dans ce but, il ne moule et remoule sans fin entre les miséricordieuses nuées le type administratif du parfait employé? De cette espèce de «roseau pensant» Blaise Pascal eût béni, en Paul Legris, ce que j'appellerai le bambou de la bamboula française, pour en spécifier l'espèce, abondante aux Batignolles. Et Paul Legris, le matin, allait à son bureau, puis il en revenait, le soir, avec ou sans parapluie, selon les oracles météorologiques, ponctuel, machinal, impersonnel, insipidement. Une partie de dominos à l'estaminet le traînait jusqu'à l'heure du dîner qu'il rentrait prendre avec sa femme, à leur cinquième, et, la pipe fumée, il se mettait au lit et s'endormait, ayant vécu. L'État «émolue» ce service de dix-huit cent livres par an: il emploie à ce prix cent mille diplômés des lettres et des sciences, et trois cent mille autres attendent, pâles de faim, à sa porte, leur tour de se vendre, âme et corps, à l'abrutissement salarié! Oh! dans les pampas et les savanes, courir le buffle, rifle au dos!... Mais laissons. Durant ce temps, les frelons d'amour bourdonnaient autour de l'oeillet du dix-septième. Un jour enfin l'enfant s'annonça. Puis il vint, un 20 mai, fête de saint Hilaire, évêque d'Arles en Provence. Neuf livres de chair à canon, que le baptême fit chrétienne. Et voici qu'un rayon de la grande joie naturelle illumina le pauvre front de l'_is pater_ responsable, marqué pour l'être et béni du ciel dans ses oeuvres. Il allait, léger, allègre, exhaussé par sa paternité, à son bureau, à son café, dans les rues, partout clamant l'hosanna du poupon colossal et faisant à lui seul tout le bruit de l'étable autour de cette nativité. Les Batignollais sont de fort bonnes gens, acquis à l'optimisme, et incapables de s'arracher entre eux, du nez, les lunettes roses de l'illusion conjugale. Pour ces sages du vieux jeu, l'enfant qui vient, d'où qu'il vienne, est toujours le bienvenu et son père est félicitable. Paul Legris passait entre deux haies de poignées de mains. La chance proverbiale et signalétique lui échut, d'abord sous forme de gratification, puis, au jour de l'An, d'avancement: il fit même un petit héritage. Hilaire, superbement allaité, tournait au produit de concours. Il était l'enfant gras, ce rêve des commères. Elles le visitaient, ébahies de ce petit hercule potelé, et s'en allaient, pensives, sans avoir pu le dérider, d'ailleurs, car il était grave comme un juge. Il les regardait de ses yeux ronds, fixes et intravisionnaires, pareils à ceux des monstres de foires, rebelle aux caresses, inflexible aux risettes, inquiétant de mutisme. --Cette pauvre Mme Legris, se disaient-elles, son mioche est privé de la parole! Voilà ce que c'est! ajoutaient-elles en barbelant d'un clin ce trait d'insidieuse malice. Et de fait, on ne connaissait pas le son de voix du prodige. Sourd? nullement, et, bien au contraire, puisque au moindre bruit il tendait l'oreille, et même avec une avidité d'ouïe singulière. Ainsi ne s'endormait-il qu'au prix d'une chanson maternelle, et la cacophonie des pianos circonvoisins déchaînés le tenait-elle en pur état d'extase. C'était jusqu'à ce point que, dans ses soliloques au long des rues, l'_is pater_ se demandait s'il n'avait pas, lui, modeste rond-de-cuir, donné un autre Mozart à la France. Quant au verbe, point, et la petite bouche en restait vide, quoique épanouie comme celle de sa mère et déjà enchâssée de quenottes. D'où provenait cette anomalie, si, comme, la Faculté le professe, le mutisme n'est que la conséquence de la surdité. Dans leur souci grandissant, les parents se décidèrent à consulter l'un des docteurs de cette Faculté. Il inspecta l'enfant, contrôla le jeu de ses organes, et, n'y découvrant rien que de rationnel, conclut à quelque retard de l'intellect expliqué, d'ailleurs, scientifiquement, par la prépondérance hyperphysique de la matière. --S'il ne parle pas, décréta-t-il, il parlera, et, qui sait, comme Démosthène, peut-être. En attendant, exercez-le et tirez un peu au dehors l'âme tapie derrière cette masse adipeuse et qui paraît s'y garer de la pensée. --C'est bien, fit résolument l'employé, il ne sera pas dit que j'aie mis au monde une brute. Dans huit jours, il dira «papa» ou j'y perdrai mon nom de Paul Legris.... Et il se mit sans répit à la besogne. Ce fut en vain, il dut le reconnaître et s'en désespérer. Hilaire récalcitrait à toute imitation de son formulé. Même ce vocable, initial en toutes langues humaines, premier exercice de la phonation, diphtongue quasi animale encore et plutôt cri que mot, «papa», ne frappait les méninges du jeune anthropoïde ou du moins ne s'y répercutait. Il demeurait lèvres closes, les regards creux, semblable à ces babouins emperruqués nommés hamadryas, qui doivent être les magistrats du peuple des singes, tant leur maintien est sévère. --Jamais il ne parlera, déclara Paul Legris à sa femme, et j'y renonce! Qu'est-ce que c'est que ce bipède-là? L'as-tu fait avec une statue? --Il dira donc «maman», jura la mère, et je m'en charge. Les phoques le prononcent, raisonnait-elle, et ils ne sont que des phoques. Il n'est point jusqu'à des poupées de caoutchouc ou de bois dont la mécanique n'obtienne l'émission réitérée de la double syllabe. A plus forte raison l'amour maternel! Qu'il se refuse au «papa», soit, mais au «maman», impossible, fût-il enfant du diable! La lutte fut longue et acharnée, car Marie Barbier souffrait en son orgueil de mère du babil à sous-entendus des commères. Elle eut beau user de tous les moyens, même de ceux dont dispose la nourrice: lui refuser le sein, le pincer où le caresser, lui donner et lui retirer un jouet, lui prodiguer violence ou tendresse, elle ne descella point la mâchoire mystérieuse. Quoi! pas plus «maman» que «papa»? Elle en pleurait de rage et de honte. Une nuit pourtant elle crut ouïr quelque chose. Elle sauta du lit et, pieds nus, vint au berceau. Il y était à demi dressé et il y proférait enfin une onomatopée, hélas! toute digestive: «Bouou». Ce balbutiement éructatoire n'était encore que le principe imitatif du langage, mais il ouvrait les champs verts de l'espérance. Elle réveilla son mari: --Hilaire a dit: «Bouou». Viens vite. Mais l'_is pater_ avait perdu la foi au futur Démosthène. --Je m'en bats l'oeil, grommela-t-il, c'est un idiot. Et il se retourna, le front dans la ruelle. Le temps courut et ramena l'anniversaire du mariage, qu'on commémore encore dans les naïves Batignolles. Un petit balthazar annuel assembla autour de la bourriche d'huîtres et de la fiasque de Champagne, les amis et les commères, convives ordinaires et réciproques de la fête de famille. Élargie de ses deux rallonges, la table, décorée de toutes les fleurs de la saison, semblait une corbeille de square, et comme il sied chez les petites gens, en pareille occurrence, le traiteur fut chargé de la direction d'une bataille gastronomique que je n'ai pas à vous décrire. Elle se termina dans cette exaltation des toasts qui mêle à toutes nos joies intimes l'apothéose de la République, et l'on allait la consacrer par des modulations sur le thème de _La Marseillaise_, lorsque les dames eurent l'idée d'y associer Hilaire, que le bruit des coupes entre-choquées avait d'ailleurs réveillé dans sa barcelonnette. Elles l'apportèrent en chemise et, dans sa nudité chérubine d'ange fessu, elles le disposèrent au milieu des fleurs. Il ouvrait sur elles son regard intérieur, où l'âme obscure se heurtait comme une chauve-souris à une vitre. Tout à coup, il desserra les lèvres, sembla voir son père pour la première fois, lui sourit, et d'une voix de cuivre, il fit: --Cocu. Hilaire Legris est aujourd'hui anarchiste. UN CAS DE PSYCHOMANCIE Je pense que les prodiges psychiques réalisés en ce moment devant les sociétés savantes par Mrs Pipers, médium extraordinaire et truchement terrestre de l'âme du feu docteur Phinuit, de Lyon, m'autorisent enfin à vous conter l'histoire de ma vieille amie, l'excellente Mme Arpajou, d'ailleurs décédée l'an dernier entre mes bras. Cette histoire, que je suis seul à connaître, je ne la narrais qu'aux initiés de l'occultisme, et de préférence à ceux qui croient à la survie. Il y en a: ce sont les féroces. Ceux-là ne savent pas quels drames terrifiants ils ajoutent à nos drames sublunaires. Qu'ils en jugent sur le cas de la bonne Mme Arpajou. Delphine Arpajou, jusqu'à quarante ans, mettons trente-cinq, avait été l'une des plus charmantes femmes de son temps, et je n'hésite pas à ajouter: l'une des plus honnêtes. Mariée, en effet, à l'absurde Arpajou, homme vulgaire, bête et sensible, dont elle n'avait même pas obtenu d'enfants, elle l'avait bientôt pris en réelle aversion. Tout sur la terre et dans les cieux enseigne que le mariage est, sans la fécondité qui l'excuse, une mauvaise blague de notaires, et vraiment une oeuvre de mort. La nature intervint et Delphine aima. Il était temps. Elle atteignait à la trentaine. Ma vieille amie Delphine aima un brave et beau garçon, très doux et très fort, riche aussi et intelligent, qui s'en vint à l'adorer. Une liaison se noua, si fatale, si franche, tranchons le mot, si naturelle, que le confesseur lui-même de la dame ne put que l'en absoudre chaque semaine. C'était là vraiment le minimum de l'adultère, devant le bon Dieu. Du reste, la passion de ces deux êtres charmants l'un pour l'autre montait de jour en jour à l'inassouvissable et passait les rêves de poètes. Anacréon s'y noyait dans le lac de Lamartine. Qui l'eût cru? Arpajou, lui aussi, aimait sa femme. Mari stupide, il ressentait sa honte et remâchait son malheur. Dépossédé d'un bien sur lequel il s'arrogeait vingt droits légitimes et qu'il ne partageait même plus avec son voleur, il ne put résister à son réel martyre, il tua l'amant de sa femme. Un duel fut le prétexte de cet assassinat. A dater du jour où elle n'eut plus cet amant pour vivre, Delphine cessa pour ainsi dire d'être femme. Elle ne descella plus les lèvres. Muette, fantômatique, hagarde, elle vieillissait chaque jour d'un an, et le triste Arpajou trépassa de douleur à son tour sans avoir réentendu la voix, sans avoir revu le regard de l'implacable désolée. Ce fut alors que, doublement veuve, Delphine versa dans la dévotion et, selon le mot de son directeur de conscience, s'abîma en Dieu. Mais la piété entraîne au mysticisme, et l'on sait que, du domaine de la foi au domaine des sciences occultes, la limite flotte indécise. C'est au pied des autels flamboyants, dans les confessionnaux chuchotants, parmi les aromates hallucinatoires et sous le vent des orgues que les doctrinaires de la psychomancie recrutent le plus grand nombre de leurs prosélytes. Et l'heure sonna au cadran de la logique où ma vieille amie Mme Arpajou se mit, au sortir des offices et communion reçue, à faire tourner des tables. Je la rencontrai à cette époque. Curieux de frotter mon scepticisme aux phénomènes de l'au-delà, je hantais dans le monde spirite. En outre, j'avais beaucoup connu l'amant dont la perte enténébrait cette âme, et le hasard d'une causerie le lui ayant appris, elle avait accroché son éternelle douleur à mes souvenirs de jeunesse. Un jour elle me parla franchement de lui. Elle m'avoua qu'elle était en communication constante avec l'esprit du bien-aimé. Il ne la quittait pour ainsi dire point, flottant autour d'elle, et l'enveloppant de sa présence impalpable. --Non seulement, me dit-elle, il n'a point cessé de m'aimer, mais il m'aime de plus en plus, il me désire, il m'appelle, il m'attire, il pleure, et son désespoir me laisse brisée. Je ne tarderai point à le rejoindre, je le sens et l'espère. Je lui donnai à observer que, pour que son départ fût efficace et suivi d'une bonne arrivée, il convenait d'abord de savoir en quel lieu de l'au-delà le cher amant résidait, et qu'il y allait de leur réunion. --Selon la foi que vous confessez, fis-je, et qui est la bonne, il y a là-haut deux séjours bien distincts pour les âmes désincorporées, et il n'y en a que deux qui sont: le paradis et l'enfer. Tâchez donc de savoir de lui-même où il se trouve, soit dans quelle partie du sein d'Abraham, afin de ne pas faire fausse route en vous en allant et de ne pas vous courir après, l'un et l'autre, pendant toute l'éternité. --Ah! certes, me jeta-t-elle, il est au paradis! car l'amour a de ces cris sublimes. Or, à quelque temps de là, Mme Arpajou me pria de passer chez elle. Je l'y trouvai malade, les yeux rougis par une nuit de larmes, et dans un tel état de prostration qu'il me fut impossible de composer mon visage pour lui céler ma pitié. --Hélas! sanglota la pauvre mourante, il souffre, il crie, il brûle, et c'est à cause de moi. Le crime qu'il expie, seule j'en suis la cause et l'objet. Damné mon ami, il est damné! Et moi aussi, voyez, je vais mourir! Elle se tordait les mains, elle roulait sur les oreillers sa tête échevelée. --Je ne le reverrai plus, cria-t-elle, jamais, jamais! jamais! Que dire, qu'eussiez-vous dit, pour apaiser un telle angoisse, et quel coeur de roc n'en eût été bouleversé? Un mot, un seul mot, pouvait lui rendre l'espérance, mot impie, il est vrai, mot à compromettre soi-même le salut de sa propre âme, mot diabolique enfin qu'un Voltaire n'eût pas retenu peut-être, mais est-on Voltaire? --Ne plus le revoir, lâchai-je hors de moi, ne plus le revoir?... Qui vous en empêche? Elle se dressa, me regarda, béante..., et je m'enfuis, épouvanté du moyen que je venais de suggérer à cette ouaille fidèle de notre très sainte Église. Afin de se réunir à son bien-aimé, il fallait ... oui, il fallait aller délibérément là ... où il était ... vous savez où! Le lendemain, je reçus de Mme Arpajou un billet que j'ai gardé, et que je transcris: «Venez, je me meurs. J'ai à vous parler.--Delphine.» Avant de monter chez elle et sous prétexte de prendre exactement de ses nouvelles, je m'informai auprès des serviteurs. --A-t-elle requis un prêtre? leur demandai-je. Non seulement elle n'en avait point requis, mais elle avait refusé de recevoir celui, son confesseur même, qui s'était présenté pour l'oindre du viatique. --Vous venez à point, sourit-elle, je n'en ai plus que pour une heure ou deux. Asseyez-vous, donnez-moi la main, et voyez comme je suis heureuse!... Je vais le revoir!... Et c'est à vous que je devrai ma félicité éternelle.... Merci. --Quoi, dans l'enfer!... Vous, Madame? --Puisqu'il y est, fut sa réponse rayonnante. Et tout de suite elle ajouta: --Il n'y faut, vous le savez, qu'un péché mortel! Et elle me montra un petit guéridon à trois pieds, sur lequel s'étalaient des photographies de mon camarade de jeunesse, l'homme aimé pour lequel elle avait été faite par Dieu lui-même et qui l'attendait. --Il ne souffre plus. Il ne pleure plus, il ne sent plus les flammes, m'expliquait-elle; il est là, au pied de mon lit, prêt à m'emporter, tremblant de joie.... Je le vois. Ma responsabilité m'apparut terrible, je l'avoue, et je voulus la dégager, car elle augmentait mon compte, déjà si lourd, d'incrédule adonné aux philosophies du doute expérimental. Elle comprit mon trouble profond, et elle reprit: --Rassurez-vous. C'est une autre communication qui m'a décidée, car, hier, après votre départ, j'hésitais encore. La chrétienne convaincue qui est en moi, et qui y reste encore obstinément, n'était pas éclairée par la lumière de l'au-delà. J'ai évoqué la puissance astrale qui guide ma religion même et qui l'assure des vérités du dogme révélé. Elles m'ont appris que si mon doux amant, si bon, si noble, si fidèle, endure, à cause de notre amour, les supplices de la géhenne dantesque, par contre, mon odieux et détestable mari a été recueilli dans les zones paradisiaques et placé parmi les anges pour son martyre conjugal et ses déboires. Sachant ceci à n'en point douter, ma résolution a été prise, et j'ai congédié le prêtre, vraiment trop dur, qui menaçait, par une absolution intempestive, de me remettre en présence de mon bourreau et de son assassin, l'intolérable Arpajou.... Sur ce nom, elle expira et je n'eus que le temps de recevoir dans mes bras sa belle tête aux tempes blanchies. Un mois après, j'appris par une table tournoyante que ma vieille amie avait eu raison de croire en la bonté de Dieu et à sa justice. Elle me révéla qu'elle nageait en paradis avec mon camarade de collège, et que c'était Arpajou qui grillait en enfer,--et j'abandonnai mes recherches de psychomancie. L'ÉTRANGLÉ HILARE L'histoire n'est pas seulement véridique, elle est vraisemblable; mais je ne me dissimule pas que, pour la bien narrer, il y faudrait un de ces ironistes d'élite, héritier de Jonathan Swift, de Mark Twain et de notre Villiers de l'Isle-Adam. Qu'on m'excuse de m'essayer à leur manière. Ce conte justifie l'audace. Lorsqu'à l'arrivée en gare du train 1227, qui est express s'il en fut, le surveillant préposé à la revue des wagons trouva, dans le compartiment 184, un voyageur visiblement feu, défunt et, tranchons le mot, étranglé, il eût fallu la collaboration idéale d'Alphonse Allais, de George Auriol, de Tristan Bernard et de Jean Goudeszki pour dépeindre la stupeur de ce fonctionnaire. Le mort était resté dans une attitude surprenante. Enfoncé dans son coin, le visage renversé, les poings sur les hanches, les jambes en l'air, il semblait encore se tordre de rire, et c'était presqu'une consolation à la tristesse du spectacle que de se dire: en voilà un du moins qui aura été assassiné gaiement! Du reste, si le meurtre, constaté par le médecin de la gare, était indubitable, la cause du meurtre, absolument incompréhensible, échappait au commissaire, pourtant sagace entre les sagaces, qui avait exploré les poches et la valise de l'étranglé hilare. On retrouva sur son cadavre convulsif le porte-monnaie, la montre, le portefeuille avec les cartes, la carte d'électeur, les lettres et le ticket qui permirent de reconstituer son identité. C'était un nommé Dupont, rentier, boursier et célibataire, que ses amis reconnurent et identifièrent tout de suite, et sur le compte duquel ils furent unanimes. Il était, dirent-ils, d'une force prodigieuse, et pouvait, dans une agression, tenir tête à dix hommes râblés.--Oui, mais l'hercule n'en gisait pas moins strangulé et dans la pose bizarre que j'ai dite, exhilarante. Quel était donc ce mystère? La police chercha à l'éclaircir, ai-je besoin de vous l'apprendre, par tous les moyens d'investigation ordinaires et extraordinaires dont elle use, et, au bout d'un mois, elle était encore béjaune. Il faut mettre à sa décharge que l'assassin n'avait pas laissé plus de traces de son entité que le poisson dans l'eau courante. Le seul indice que l'on eût, bien vague, s'estompait dans une remarque de l'employé chargé de la réception des billets à la sortie des voyageurs. Ce commis croyait se souvenir que l'un des voyageurs sortants, individu chétif et rabougri qu'on eût abattu d'un souffle, s'était présenté à la porte, la tête emmitouflée sous le tube d'un foulard rose et avec l'aspect caricaturalement douloureux, ou, si l'on veut, douloureusement caricatural, que les images prêtent aux gens torturés par une odontalgie. ...Il va de soi qu'il n'y avait aucun parti à tirer d'une observation aussi banale: un Edgard Poë lui-même l'eût négligée. Aucun agent ne voulut s'élancer sur une pareille piste, propre à dérouter de braves Mohicans dressés à la chasse à l'homme à travers les hautes herbes du maquis social. C'était un tort, et cette trace impossible était la bonne. Tant il est vrai que dans l'étude des grands effets il ne faut jamais négliger les plus petites causes. Depuis un mois, l'herculéen Dupont dormait donc enseveli dans son caveau de famille et vingt personnes arrêtées pour son étranglement avaient été relâchées, avec ou sans excuses, lorsqu'un petit bonhomme rabougri, chétif, et parfaitement conforme, moins le foulard rose, au signalement dédaigné du surveillant de la sortie, se présenta chez le procureur de la République. --Ne cherchez plus, lui dit-il en souriant, c'est moi. Je me livre. Vous avez devant vous le meurtrier du train 1227, compartiment 184. Des faibles mains que voici, emmanchées aux débiles bras que voilà, j'ai strangulé d'un coup, et tel un Milon de Crotone son lion, le voyageur inconnu, que je pleure d'ailleurs autant que vous. Mon nom est Martin. Appelez les gendarmes. Et comme, interloqué malgré son exercice professionnel du coeur humain, le procureur insistait pour connaître le mobile du crime: --Je ne le révélerai qu'au tribunal, fut la réponse. Et, énigmatiquement, le petit Martin ajouta: --Pour me comprendre, pour m'absoudre peut-être, le jugement d'un seul homme ne suffit pas. Il y faut une réunion d'êtres humains ayant souffert ce que j'ai enduré et solidaires des maux que la nature inflige à l'espèce. Je ne parlerai que devant le jury et le peuple des assises. Ils me jugeront devant le Christ en croix! L'assassin tint parole. Il refusa l'aide de tout avocat. Il aurait refusé celle des anges. Il s'avança seul à la barre et, ayant décliné ses noms et qualités, il renouvela l'aveu complet de sa culpabilité sans complices. --Voici, fit-il. Il est des maux dont la douleur peut être domptée par des héros; l'histoire l'enseigne. Mais il en est qui n'ont pas eu, qui jamais n'auront de Régulus. L'histoire, que dis-je, la mythologie, ne cite personne qui ait résisté au mal de dents. Et si elles en citaient, on ne les croirait point, car elles mentiraient! Je vous en prends tous à témoins, messieurs et mesdames, et vous aussi, augustes membres de la Cour suprême, qui, sur la solidarité de l'odontalgie, n'avez pas besoin d'en référer au vers immortel de Térence. Dites s'il est possible, homme, demi-dieu et dieu même, de rester impassible, lorsque toutes les affres hyper-naturelles rêvées par une Inquisition pour l'enfer de ses damnés, se réalisent et se centralisent dans l'alvéole d'une gencive en feu sur un croc d'ivoire carié! Achille devant Troie eût renoncé à venger Patrocle, Salomon eût laissé couper l'enfant, Napoléon eût maudit le soleil d'Austerlitz, s'il leur avait fallu être et se montrer Napoléon, Salomon et Achille dans les conditions épouvantables où je pris, au Mans, le train 1227 pour courir à Paris me faire arracher, ou guérir, la molaire que j'ai l'honneur de déposer devant vous. «Monsieur le président, prenez ce petit os, et que mes concitoyens du jury se le repassent de mains en mains. Il est froid, il est calmé, mais il a contenu un Érostrate, voire un Omar, car, je le dis, quoique religieux et lettré, j'aurais, lorsque je tombai, plutôt que je ne m'assis, dans le compartiment 184, brûlé le temple de Delphes et la bibliothèque d'Alexandrie sans hésiter, si de telles horreurs avaient pu me soulager une seconde. Et vous en auriez fait autant, tout magistrats que vous êtes, car la capacité de souffrir a des bornes et l'héroïsme s'arrête au mal de dents!... Il s'arrêta. Une rumeur sympathique avait couru de l'auditoire au prétoire; elle fit onduler le banc des jurés. Tous avaient la main aux mâchoires. Ils se souvenaient. Les yeux disaient, par les regards échangés, qu'il y avait là un de ces cas d'exception où la justice des hommes se sent camuse et sans jurisprudence. Martin, pour la fatalité, égalait au moins les Atrides et dépassait Oreste. Il repartit: --Tombé plutôt qu'assis dans le compartiment 184, je ne compris et n'entendis plus rien. Lorsque le train démarra du Mans, le hurlement qui déchira les airs n'était pas de lui, il était de moi, et tout le Maine s'y trompa. S'il y avait douze personnes dans le wagon ou s'il n'y en avait qu'une, je n'en sais rien encore. Je n'en vis qu'une, qui riait. J'ai appris par les journaux que ce monstre s'appelait Dupont. Il se serait appelé Teglatphalazar que je l'aurais tué tout de même; il riait! A qui la faute, messieurs et mesdames, si le plus effroyable des maux en est aussi le plus dérisoire? Expliquez-moi comment, sur un pont, chez l'arracheur de dents, dans un hôpital, au milieu des internes, dans la rue, dans l'omnibus, n'importe où, et même au milieu de sa propre famille, ce martyr d'autodafé, l'odontalgique, avec sa ouate débordant des oreilles, sa joue gonflée affreusement, ses contractions musculaires du facies, ses yeux en larmes et l'embobinement de sa tête fiévreuse, déchaîne le rire, irrésistiblement, et plutôt que tout autre brûlé vif? Eh bien! voilà mon crime: Dupont riait! Ce voyageur n'était certainement pas méchant, et peut-être compatissait-il; mais il riait, il riait malgré lui, et, plus je gémissais, plus je me roulais sur les banquettes, plus je jurais, sacrais, maudissais le sort, plus son hilarité croissait et le secouait de la tête aux pieds. En sortant de Chartres, il était arrivé au comble de l'accès; il s'était cramponné à la traverse du filet, et il se tordait littéralement dans les convulsions. C'était le moment où il venait de se produire dans ma molaire un phénomène de douleur telle, que je ne saurais le comparer qu'à une éruption du Vésuve. «Alors ... mais je ne sais plus rien. Je ne vois plus. La sensation me reste d'avoir bondi comme un tigre, d'avoir empoigné quelque chose de gros, de mou et de cylindrique, et d'avoir serré frénétiquement, avec une force colossale. Voilà tout. A présent, je suis guéri, vous avez la molaire sous les yeux, vous pouvez vous rendre compte. Moi, je ne le peux pas. Je pleure Dupont et je le hais encore. S'il y a crime, jugez-moi. Prenez ma tête et qu'on la tranche. On doit moins souffrir. Et ceci dit, il se tut. La délibération du jury fut très brève, pas un des jurés n'alignait l'honneur de sa dentition complète. Martin fut acquitté à l'unanimité, moins une voix, celle du président d'âge qui, depuis quinze ans, mandibulait d'un râtelier. Il ne se souvenait plus, gâteux du reste. LE COUP DE LA BELLE-MÈRE Menacé de l'une de ces revendications auxquelles tout écrivain est en butte lorsqu'il affuble d'une patronymie déclarée au Bottin le personnage le plus fictif de comédie ou de roman, j'estime sage d'en revenir au système du vieux répertoire--ou de La Bruyère--et d'appeler paisiblement: Eraste, Clitandre, Araminte et Bélise les types, comme on dit aujourd'hui, de ce conte philosophique. Frères de père et de mère, Clitandre, l'aîné, et le cadet, Eraste, étaient unis à souhait, et ils s'aimaient exemplairement avant le mariage de ce dernier avec la charmante Araminte, fille de Bélise. Ils vivaient alors ensemble dans un même appartement suburbain, à Levallois, y mettant en commun leurs ennuis, leurs plaisirs et leurs ressources, et, jeunes, ils attendaient la fortune. Or, ce fut au cadet qu'elle sourit, et sans respect du rang d'âge. Il est vrai qu'Eraste était blond, joli garçon, et, des deux, le plus fataliste, voire dénué de toute force volitive, une chiffe enfin. C'est tels que, sur son pneu, les recherche la déesse aux yeux bandés. Cette chiffe était de toute éternité dévolue aux chiffons. Employé d'un grand bazar universel de la Ville-Lumière, il y «rayonnait», c'est le mot, au comptoir de la soierie, et, sa journée vécue dans le sourire professionnel, il rejoignait son frère à un petit café de la place du Havre, où se livraient des matches de billard. Clitandre se piquait de carambolage, et, brun aussi tenace que le blond était veule, il laissait sur le tapis la bonne moitié de ce qu'il gagnait à son métier de courtier d'assurances. Mais tout s'équilibrait aux fins de mois, grâce à l'entente fraternelle, dans la bourse à deux pochettes. Celui qui, du fond des nues, règle les choses de ce monde s'amusa donc, un jour, pour tenir le diable en haleine, à conduire Araminte, jeune fille pleine d'agréments du huitième à l'étalage miroitant où l'indolent Eraste, le crayon d'or en flèche à l'oreille, chiffonnait les soldes de faille et aunait les coupons de satin. Le doux commis, marqué de Dieu, emplissait son idéal de vierge. Et, comme il le vivifiait aux yeux de Bélise, mère docile, deux destinées se nouèrent en une.--Ainsi deux wagons s'accrochent en gare, avec la petite secousse, pour des voyages moins longs que celui de la vie.--Et le mariage fut. Vous cacherais-je que, le beau matin où l'adjoint du maire empêché du huitième mit la main d'Araminte dans celle d'Eraste, il y déposait du même coup, au nom des lois, un portefeuille conjugal de vingt-deux mille livres de rentes? La société paraphait ainsi l'oeuvre amoureuse de la nature. Cette dot, à la vérité, n'était qu'une espérance. Elle était formée des revenus locatifs d'un immeuble à six étages, sis rue de Rome, dont Bélise était propriétaire. Elle en occupait elle-même le deuxième avec sa fille, et comme celle-ci, en dépit de la prescription biblique, avait déclaré devant le notaire en personne que jamais elle ne quitterait sa mère, et que le mariage était, à ce prix, ni plus, ni moins, on s'était accommodé pour partager l'habitacle, spacieux du reste, et où il n'y eut d'indivis que la salle à manger et le salon de famille. Eraste, ai-je besoin de le dire, aquiesça à tout ce que voulait Araminte, et, huit jours après les noces, il jouissait de cette béatitude que symbolise l'image gastronomique du coq en pâte. Si le titre de belle-mère est devenu, grâce aux physiologistes du mariage, synonyme de mégère, Bélise n'était vraiment pas une belle-mère. Nul n'en mérita moins l'injure que cette douce dame, discrète, toujours affable et gaie, et, si jolie encore, (car elle avait dû l'être à miracle) dans la Saint-Martin de sa quarantaine, que Clitandre, expert en cette horticulture, la comparait à une rose de Noël poudrée de neige. Pauvre Clitandre! Dédoublé de son cadet, il ne s'amusait guère, à Levallois, en son logis sans écho et désormais trop vaste, surtout les jours de terme. L'art du carambolage lui devenait plutôt rebelle, car, lorsqu'on n'y préexcelle pas tout de suite, les professionnels vous le diront, on en reste toujours à la moyenne bourgeoisie. Pour cette raison et d'autres d'ordre sentimental, il résolut de se rapprocher de «sa famille d'élection», multiplia ses visites rue de Rome, notamment à l'heure expansive des repas, et accepta enfin, avant qu'on le lui eût offert, de transporter son lit de fer et ses quatre chaises de paille dans une garçonnière de l'immeuble qu'un congé rendait disponible. Bélise regarda son gendre qui regardait sa femme qui regardait par terre en ce moment. Vous savez les conséquences, de ces hospitalisations indécises, désespoir des concierges, dont la parenté seule signe les baux et présente les quittances.... On ne vivait d'abord que sous le même toit, on vit bientôt sous le même plafond, par pure économie de gaz et de chauffage. On avait sa serviette blanche le dimanche, on a son rond toute la semaine. Si le cadet est de la même taille que l'aîné, s'ils ont la même pointure, ou peu s'en faut, de pieds, un contour approximativement identique de boîte crânienne, pourquoi divers tailleurs, chapeliers et bottiers pour chacun de nos mutuellistes? Un seul suffit, et le même. Et vient le tour de la bourse: un jour, l'anneau qui divisait les deux pochettes glisse sur le côté vide, tombe on ne sait où, s'égare...--et ça y est! --Je me sens encore à Levallois, disait Clitandre à Éraste qui regardait sa femme, qui regardait sa mère, dont le délicieux sourire, fixé sur la tenture, semblait en refléter le ton jaune. En ces instants de gêne, et pour eux, Clitandre en avait trouvé une bien bonne. Il se levait, piquait droit au couple et s'écriait en agitant les bras comme ailes de moulin: --Eh bien, et ces neveux et nièces, pour quand est-ce? Qu'est-ce que vous faites donc au lit depuis un an?... Voilà l'oncle!... Il attend. Et de croiser les bras dans l'attitude. Puis il reprenait un petit verre. Ce qui devait advenir advint, vous l'avez deviné du reste. Outre que les vingt-deux mille livres de revenu s'écornaient du manque à gagner, du loyer de la garçonnière, des frais supplémentaires d'alimentation commandés par une magnifique fourchette et d'appels réitérés à l'escarcelle mal nouée du faible Éraste, la jeune épousée était harassée d'une assiduité, à la fois ruineuse et indiscrète, qui tournait à la pure cohabitation. --Je n'ai pas épousé ton frère, lança-t-elle un soir dans l'alcôve, à son mari, fort énervé d'ailleurs par des coliques. --Ni moi ta mère, eut-il le tort de répondre. --Ingrat! fit-elle, trop significative. --C'est bien. Demain, je rentrerai au magasin. Ma place est chaude. Et Araminte pleura toute la nuit, dans la ruelle. C'était leur première dispute. Il s'en excusa sur son indisposition. Mais elle fut suivie à bref délai par une deuxième, puis quotidiennement, par vingt autres, toujours plus aigres. --Mes chers enfants, soupirait Bélise, votre bonheur se disloque. Quoique Clitandre sentît venir l'orage, car il n'était point sot, et loin de là, il n'en perdait pas une bouchée. L'aîné était sûr du cadet, et plus encore le brun du blond. «Il ne me flanquera pas à la porte peut-être, se disait-il, et, d'ailleurs, reste la belle-mère.» Quel rêve satanique berçait-il dans cette idée de derrière la tête, c'est ce que vous saurez tout à l'heure. Le dimanche suivant, les cloches sonnaient la fête patronale d'Araminte. On devait la festoyer par un dîner fleuri, suivi d'une réception en vue de laquelle Clitandre se mit en frais de poésie. Il pinçait de l'acrostiche. Mais le potage annoncé, Araminte refusa de s'asseoir à table, et cela sans excuses ou prétextes, délibérément, dans l'expression d'une volonté immuable. Elle voulait en finir, et ce soir-là, par une esclandre. --Puisque nous sommes à l'auberge, faites-moi servir dans ma chambre, dit-elle à son mari. Et, précisant la situation, elle le somma de choisir entre «son frère et sa femme». Le malheureux, usé par les débats journaliers d'une lutte intestine et comprenant qu'il y allait cette fois de son bien-être, s'en vint, la tête basse, à Clitandre, et à son: «Qu'y a-t-il?» répondit, atterré: «Tu la rases.» --Je m'en vais, alors? --Va-t'en, oui. --Où? --A Levallois. J'irai t'y voir. --Ne te dérange pas. Bon appétit, et à demain. Le lendemain, en effet, un peu avant midi, Clitantre se faisait annoncer correctement chez Éraste. Il entra ganté de blanc, rasé de frais, frisé aux petits fers et tube du dix-huit reflets des grands jours. --Je ne te tiendrai pas longtemps, distilla-t-il. Je viens t'aviser d'une bonne nouvelle. Je fais une fin, à ton exemple: je me marie. --Toi? --Moi-même. Mon mariage, comme le tien, accorde l'amour et l'intérêt. Elle est charmante, elle ressemble même, en mieux, à ta femme, et elle a vingt-deux mille livres de rentes. Du reste, tu la connais, Éraste, puisque c'est ta délicieuse belle-mère, la rose de Noël poudrée de neige. Et, saluant dans les rites: --J'ai l'honneur de te demander sa main. Éraste, écarquillé, le regardait, stupide. --Es-tu devenu fou, Clitandre? --De l'épouser? Qui m'en empêche? Rien dans les moeurs, rien dans les lois, et je l'aime. Puis-je la voir? Veuille m'annoncer, je te prie. Et, après une brève disparition, le cadet reparut avec sa femme. --Maman vient de sortir, susurra Araminte d'une voix toute de miel, mais vous déjeunez avec nous, n'est-ce pas, mon frère? Et Clitandre y est encore. C'est le coup dit de la belle-mère. LE CRIME DU MOULIN AU MOULIN DU CRIME La boîte au dos, la pipe aux dents, j'errais en quête d'un «motif» de paysage. La matinée était radieuse,--mon âme aussi. Je dois vous dire que, ce qui me l'illuminait d'allégresse artistique, c'était moins l'atmosphère féerique d'or fluide où baignaient les bois, les champs, les hameaux, que certaine garbure dont je m'étais lesté, en bon peintre, à une auberge de rouliers du carrefour des six routes. Dans notre art--étudiez les maîtres, le père Corot surtout--le motif est le site synthétique où se résume le caractère d'une campagne circonscrite. Le motif, tranchons le mot, est une idiosyncrase, et je l'avais tranché devant l'aubergiste. Il avait paru me comprendre. --Mais nous avons ça ici, s'était-il écrié, en me désignant l'une des six routes du carrefour, celle qui descend en lacet dans le vallon. Il y a là, sur un étang, un vieux moulin abandonné qui fera sûrement votre affaire. C'est, votre idio... --... syncrase. --Oui, à moins que vous n'ayez peur des revenants?... Peur des revenants, diable! est-ce que le moulin était hanté? Il ne m'en coûta pour le savoir qu'une autre tournée du vin topaze. --Monsieur l'artiste devait avoir entendu parler d'un crime accompli, il y avait quelques années, dans le pays, et qui était aux causes célèbres? Un enfant noyé par son oncle et sa tante, une affaire d'héritage?... Ah! il en était venu de ces journalistes!... Pour voir le chien surtout. --Quel chien? --Mais le chien qui a repêché l'enfant dans l'étang et a ramené son cadavre.... C'est moi qui en avais la garde. --De qui? --Du chien. Mon auberge ne désemplissait pas. Je n'avais point souvenance de cette histoire qui, d'après sa date, coïncidait d'ailleurs avec l'année que j'ai vécue en Norwège, dans les fiords, à travailler les effets de neige. Et comme, d'autre part, mon naturalisme appréhende peu les revenants, je pris congé de l'aubergiste et j'enfilai, la boîte au dos, la pipe aux dents, la venelle du moulin du crime. Il ne m'en avait rien dit de trop, c'était l'idiosyncrase! Imaginez un éboulis de solives et de pierraille retenues seulement par les sarments du lierre et le treillis des parasites; sur l'amas de ces trous brodés, une toiture effondrée, crevée, comparable à une toile d'araignée en loque; une roue morte sur le moyeu, embobinée de lianes aquatiques comme l'est un rouet de l'étoupe du chanvre; l'écluse comblée, sans traces de margelles, talus d'urticées et d'herbes folles d'où surgissait un genêt sauvage aux grappes cuivrées,--et là-dessus, là-dedans, partout, des nids chantants et des vols d'ailes. Quant à l'étang, une vasque des jardins du paradis, bleu comme les ciels vénitiens de Ziem, où, dans le friselis d'une buée rose, bruissaient des nuées de névroptères aux élytres irisés et nacrés. A gauche, entre les glaïeuls lamellés, dressés en faisceaux d'épées, et les patènes vert-de-grisées des nénuphars, une barque dormait, à peine remuée, sans amarre.... L'inspection du «motif» ne fut pas longue. J'en trouvai tout de suite le point de vue sur la rive opposée de l'étang, en face du moulin croulant qui, reflété à angle droit, y doublait ses décombres. J'avais planté mon petit chevalet à l'ombre d'un castel Louis XIII, encadré d'une futaie de hêtres centenaires, dont l'abandon s'accordait au délabrement de sa dépendance domaniale, et je commençais à mettre bien en toile mon admirable paysage, lorsqu'il me sembla ouïr sur la route du vallon le bruit ouaté d'un roulement d'automobile. Et il en déboucha une, en effet, dans la solitude. «Des touristes, pensai-je, ils vont passer?» Mais la voiture s'arrêta devant le moulin et il en sortit aussitôt deux hommes, une femme, un petit garçon et un chien de terre-neuve. Toute superstition écartée, la composition du groupe était assez étrange, et je dus, pour ne pas en rester frappé, me souvenir que le troisième verre de vin topaze avait été suivi, sur le pas de l'auberge, d'un quatrième de surcroît, dit: coup de l'étrier. Sans doute il m'embrumait un peu la rétine? Ma mise en toile cependant était d'un dessin ferme. La femme, passable seulement de visage, se moulait élégamment dans un costume tailleur, net d'ornements, de teinte neutre. Les deux hommes, l'un brun, l'autre roux, tous deux quarantenaires, se signalaient, par l'allure souple et la carrure athlétique, sportsmen exercés et pratiquants. L'enfant était gai, vif, et il caressait le terre-neuve qui semblait l'adorer. Je les observais, sans être vu, de l'ombre du castel, et je m'assurai dans cette certitude que les «revenants» n'étaient que de simples photographes en chasse, comme moi-même, de vues pittoresques. L'homme roux en effet était allé retirer du fourgon de la voiture une boîte de forme usuelle et reconnaissable, et, venant droit au castel, il en avait ouvert la porte avec une clef que lui avait probablement confiée l'aubergiste, gardien de la double ruine, puis il avait disparu dans les chambres. Enfin, une fenêtre du premier étage s'était ouverte, à volets battants, et une voix avait crié: --On voit l'auto.... Otez l'auto!... Sur cette indication de perspective, le brun avait poussé la roulotte derrière le moulin, en sorte qu'elle fut hors de l'orbe de l'objectif, et, passant sur la rive gauche, il avait sauté dans la barque qu'il amena, en ramant, au pied du genêt de l'écluse. Je commençais à ne plus comprendre, car, si photographe qu'on soit, pourquoi déplacer la barque dormante de son charmant lit de nénuphars? Le motif y perdait sa plus jolie note peut-être. L'enfant regardait de côté et d'autre, comme indécis sur une besogne qui lui incombait. Enfin, il battit des mains, et tirant le bon terre-neuve docile par une oreille, il l'attacha, en riant, à la tige flexible du genêt, et, de la laisse, il lui fit une rosette. Ma vision d'art s'obscurcissait de plus en plus, lorsque, à ce moment, la femme monta dans la barque et y reçut l'enfant qui y bondit comme un chevreau léger. --Allez, clama la voix de la fenêtre. Et voici ce que je vis, paralysé par l'épouvante. L'homme brun avait chassé la barque d'un coup d'aviron, sur l'étang. Elle avançait entre les gramens flottants. La femme souriait à l'enfant et elle lui montrait des libellules posées sur les plateaux d'or des nénuphars. L'enfant extasié se penche pour en saisir une au vol ... et la femme le pousse!... Oui, suis-je halluciné?... la femme le pousse. Par un rétablissement de clown, le petit garçon s'est redressé dans la barque. Il est debout. Il tremble de la tête aux pieds. Il a compris. Il se jette aux genoux de sa tante. Il lui demande grâce.... Mais je n'entends pas ses cris, je ne les perçois que par les gestes. Silence inexplicable. Je suis gris, assurément; le coup de l'étrier m'a-t-il privé du sens de l'ouïe? La tante s'est attendrie. Elle implore visiblement son complice, l'oncle. Mais il a surgi, terrible. Il a levé l'aviron sur la tête de la femme. Il la menace de l'assommer et de la jeter, elle aussi, dans l'étang, qu'il lui montre du doigt. Il faut en finir. Elle se résigne. Elle l'aide à tirer du fond de la barque une pierre cordée.... L'enfant s'abat, évanoui d'horreur, sur le banc de la barque. Elle lui attache elle-même la corde au cou, sur la collerette.... Il n'oppose plus de résistance.... Il est déjà mort.... Elle l'embrasse sur le front.... Oh! la hyène! Je veux hurler, m'élancer, empêcher l'abomination; mais j'ai tout le poids de cette pierre aux pieds et, dans la gorge, tout ce silence. Ils l'ont pris sur le banc; elle, par la tête, lui sous les genoux; ils le balancent, ils l'ont précipité dans la nappe d'azur de l'étang en fleurs.... L'eau jaillit en gerbes, deux fois, l'une pour la pierre, l'autre pour l'enfant.... --Ah! ah! ah! misérables! J'ai tout vu!... j'étais là, dans l'ombre du château, en face. --Vous n'auriez pas dû en bouger, maugrée l'oncle, sardonique. Mais il faut sauver l'enfant. Je m'en charge, je suis bon plongeur, heureusement, en mer comme en eau douce. L'enfant d'abord, le reste après, assassins! Et j'ai déjà dépouillé ma veste. La tante éclate de rire: --Pas la peine de vous enrhumer pour le petit. Tenez, voyez! Et elle me montre le terre-neuve, qui a dénoué sa rosette et qui nage droit à la place où a disparu l'enfant. Il le ramène par la ceinture, traînant en sus, au bout de la corde, la pierre qui flotte, car elle flotte la pierre. Je m'en saisis. Elle est en liège. Ou je deviens fou, ou je rêve!... --Le film est raté, crie de la fenêtre l'opérateur. --Comment, raté, le film? Est-ce que vous êtes?... --De simples acrobates, monsieur. Nous reconstituons, d'après le procès, le fameux crime du moulin pour une maison de cinémas. --Oui, et il n'a pas eu de témoin, le crime du moulin, vous le savez, pas même un peintre! Recommençons tout, mon petit Jules. --Si tu veux, maman, l'eau est très bonne. LE MARIAGE DE CAMBRONNE Mon grand-oncle maternel, le capitaine Peyrot, était à Waterloo, dans la garde. Il y avait été foudroyé par la mitraille anglaise à côté de son général, l'illustre Breton Pierre-Jacques-Étienne Cambronne, le héros du «Dernier Carré», et laissé, comme lui, pour mort sous la pile sanglante des grenadiers du 2e bataillon de la troisième des braves. Il eut la chance, «si c'en est une», disait-il, d'être relevé, lui aussi, vivant encore, par les mêmes infirmiers de Wellington qui cherchaient, par ordre, son chef «dans la bouillie», et, avec lui, on l'emmena «par-dessus le marché» en Angleterre. Ils y guérirent d'ailleurs tous les deux et revinrent ensemble en France, sous la Restauration, mon grand-oncle toujours célibataire, Cambronne marié. Et marié à une Anglaise!... Le capitaine Peyrot, qui avait tout vu, «tout, tout», et ne s'étonnait plus de rien, «rien, rien», ne digérait pas ce mariage. --Ce serait, clamait le vieux grognard, à vous dégoûter de l'amour si ce n'était fait depuis longtemps! --Fut-ce donc par amour, mon oncle?... --Qu'il l'épousa? Pas autrement. J'y étais, j'en sais quelque chose peut-être. --Mais comment? --Voici. D'abord tu connais la phrase, n'est-ce pas, la fameuse phrase: la phrase historique?... --La garde meurt.... --C'est ça. Moi, je ne l'ai pas entendue, quoique je fusse à côté de lui, dans le carré, qui fut un triangle, entre parenthèse. Mais elle est authentique, quoique, à Londres, on la mît en doute lorsque nous arrivâmes. On la discutait partout, dans la plus haute société, et il y suscitait le dénigrement bien naturel de nos vainqueurs. Rien d'aussi beau dans l'antiquité, disaient les uns, ni dans Corneille, ni même dans les Bulletins de la Grande Armée; il ne l'a pas dite, assuraient les autres. Le général était très embêté du débat, on n'a su pourquoi que plus tard. La vérité, si tu veux la connaître tout de suite, c'est que ça ronflait terriblement dans le triangle. «--Peyrot, qu'il me faisait à l'oreille, est-ce que tu te souviens de quelque chose? «--Moi, non, mon général; mais ça ne prouve rien, d'abord parce que je ne suis que lieutenant, et ensuite parce que, sur le moment, ça vous a peut-être échappé tout de même! «--Au milieu de ce boucan?... tu m'étonnes! «--Bah!... laissez-le croire ... pour l'Empereur! «A notre arrivée à Londres, les plus grandes familles du pays s'étaient arraché nos vieilles peaux trouées pour les recoudre, bien entendu, car c'est ça, la guerre, et, quand c'est fini, on s'adore. Nous avions été enlevés par une aristocrate qui, au mérite d'être belle comme le jour, unissait la vertu d'être veuve. Elle nous faisait soigner dans son hôtel même sans regarder à la dépense. Et les petits plats, et les bons vins, et le linge blanc, et tout! J'en avais, tu penses bien, mon compte. J'ai été pansé là par des mains où il y avait des bagues comme j'en souhaite à ta promise! Mais, pour le général, c'était de la dorlotation! La patronne vivait quasiment au pied de son lit. Elle ne le quittait que le temps d'aller se coiffer, parce qu'elle avait des cheveux comme une meule, en or de soleil, qu'aucun peigne ne pouvait retenir. Enfin, nous guérissions, guérissions tout le temps dans la ouate. «J'avais remarqué--car on a des yeux pour voir, c'est même fait pour cet usage--que mon supérieur louchait un peu vers la toison d'or. C'était encore de son âge, il n'avait que quarante-cinq ans, en 1815, étant né à Nantes dans les environs de 1770, comme moi, à six mois près. Son avancement lui venait de sa valeur. Moi, je suis de Limoges, pour ta gouverne. Je l'avais eu d'abord pour chef en Vendée, où nous apprenions le métier; puis sous Masséna, à Zurich, de là à Iéna, et la suite. On ne s'est plus quittés; qui voyait Peyrot voyait Cambronne et vice versa. C'est pour te dire si je le possédais par coeur! Au retour de l'île d'Elbe, par anecdocte, il m'avait fait un signe par-dessus la mer: «Psitt, Peyrot», et j'étais là, au débarquement. On revint à Paris ensemble, derrière l'aigle. Ça devait finir en Belgique. Enfin, petit, à la réserve du grade, des frères qui n'ont pas besoin de se parler pour se comprendre. Aussi tu juges de mes tribulations quand je le vis se prendre d'heure en heure, comme un conscrit, dans la tignasse de l'Anglaise. Mais je n'aurais jamais cru ça, non, jamais je n'aurais cru.... «Nous ne tardâmes pas à être debout l'un et l'autre et prêts à recommencer. Mais, outre qu'il n'y avait plus d'empereur, nous étions bel et bien prisonniers de guerre, et par conséquent forcés de moisir en Angleterre. Je me mis à donner des leçons de limousin, d'où le français dérive, et le général resta campé chez la belle hôtesse, qui ne voulut pas le laisser partir. Il se laissa faire violence et, au bout d'un mois, il filait quenouille à ses pieds. Tu sauras un jour, mon garçon, ce qu'une jolie blonde peut faire d'un grenadier. Il n'y a plus d'empereur, il n'y a plus de France, il ne reste qu'un pauvre bougre au bout d'un fil, comme un chien, derrière une jupe. Elle en obtenait ce qu'elle voulait d'un sourire, rien qu'en se cardant devant lui, et tout, te dis-je, excepté cependant une chose, à savoir qu'il lui parlât de Waterloo. «Sur ce chapitre, bouche cousue. Il la regardait, sans répondre, de ses yeux bretons, couleur de mer, et, si elle insistait, il lâchait la quenouille et s'en allait errer dans ces rues aux noms impossibles, où il n'y a qu'à dire: «Dieu vous bénisse!» Or, elle voulait, l'Anglaise, que Cambronne lui parlât de Waterloo. Elle ne l'avait pris chez elle que pour ça; j'en ai la conviction absolue. Tenir la vérité vraie, sur la bataille, de celui qui en avait été le héros, c'était le nanan du nanan pour ses trente-deux dents britanniques. Elle damait ainsi le pion à toutes ses rivales de la gentry, et c'était comme si elle eût l'autographe du dernier bulletin de Napoléon. Mais le général demeurait muet et impénétrable. «--Voyons, de vous à moi, les portes closes, la phrase, la magnifique phrase, lui demandait la sirène, est-elle telle qu'on la cite? L'avez-vous dite? Répondez-moi, si vous m'aimez? «Il secouait la tête, mais ne descellait pas la mâchoire. «--Ah! s'écriait-elle, vexée, vous savez qu'on l'attribue à un autre? «--Laissez, faisait le persécuté, qui était la probité même. «Cette probité n'avançait pas ses affaires de coeur, et il se rendait fort bien compte que l'intérêt qu'il inspirait à l'hôtesse diminuait de jour en jour avec la certitude d'avoir à elle, et chez elle, l'homme du mot immortel. «C'est encore une vérité, petit, que ton grand-oncle doit t'apprendre, que moins elles nous aiment, plus nous les aimons; c'est la sacrée nature qui veut ça. Le pauvre général en tirait la langue d'une aune. Elle en jouait comme d'une souris. A chaque visite que je lui faisais, je constatais son dépérissement. «--Ah çà! mais, qu'est-ce que vous avez donc, mon supérieur? C'est-il la France qui vous ronge? «Et je lui racontais, pour le consoler, qu'ils l'avaient flanqué dans une île à requins et qu'il n'y avait plus rien à faire, là-bas, pour les grognards. Mais il ne m'écoutait pas plus que le chant du merle dans une batterie. Un matin, enfin, il jeta son caveçon: «--Peyrot, il faut que je me marie. «--Vous! Où ça? «--Ici. «Et ce fut tout. J'avais compris. On ne discutait pas avec Cambronne. «--Alors, la garde se rend? fut tout ce que je trouvai à lui dire, et je pleurai, mon gars, moi, un dur-à-cuire, comme une demoiselle. «La fin de l'histoire n'est pas longue. A quarante-cinq ans on ne se défend plus; Cambronne demanda sa main à la veuve. Elle n'y mit qu'une condition, et tu la devines?... --Non, mon oncle. --Tu es donc bête? La condition, c'était qu'il lui dirait, non plus à elle seule, mais devant toute sa famille réunie en soirée de fiançailles, la phrase textuelle et véridique du Dernier Carré, qui, je te le répète, fut un triangle. Et il en était si fou qu'il y consentit. Seulement, vois-tu, conclut le capitaine Peyrot en tire-bouchonnant sa moustache, celle qu'il leur répéta, à ces Angliches, c'était la vraie, celle que j'avais entendue, la bonne, plus courte de sept mots que l'autre. Telle est l'histoire du mariage de Cambronne. L'empereur ne l'a jamais su à Sainte-Hélène. LOYS ÉGAROT OU L'ARGENT D'AUTRUI Lorsque, afin de se disculper de la ruine de tant d'honnêtes gens qui lui avaient apporté leurs économies pour qu'il les centuplât dans le laps de temps le plus court possible, le grand joueur d'argent d'autrui, Loys Égarot, comparut au tribunal présidé par Thomas Mévère, notre d'Aguesseau moderne, il laissa d'abord parler son avocat, le célèbre Paul Archet, surnommé le Cicéron des krachs, et qui s'en est fait une spécialité européenne. Ce ne fut pas long. En trois heures de temps, plaidoyer compris, Loys Égarot écopa ses trois ans de prison, un par heure. Le président Thomas Mévère ne badinait pas avec les «spéculateurs éhontés, déshonneur de la République d'affaires». La foudre de l'arrêt reçue, le foudroyé se leva et d'une petite voix triste, il dit: --Un mot?... Je n'ai jamais mis le pied à la Bourse, et je suis incapable de mener à bien l'une ou l'autre des quatre opérations élémentaires de l'arithmétique. --Alors, fit l'austère magistrat, comment expliquez-vous le désastre? --Par ma scrupuleuse probité. Ils voulaient que je «centuplasse». Je n'ai pas eu le temps, voilà tout. Et il se remit aux gendarmes, dont l'un, du reste, était de sa clientèle. Dans sa prison Loys se refusa à tout adoucissement, sauf à celui de correspondre en toute liberté avec sa femme et sa fille, expédiées à la Jamaïque, à la garde de la vieille nourrice qui l'avait élevé à Marseille, et qui, dûment rentée par lui, finissait ses jours dans le bien-être à Port-Louis, sa ville natale. «Prends soin d'elles, Pépina, lui avait-il écrit, comme autrefois de ton petit, elles sont avec toi, maman-nounou, ce que j'aime le plus au monde.» Mais ce qu'il aimait le plus au monde, c'était Inès, sa fille, ravissante blondinette de douze ans, et que le désespoir faillit enlever lorsqu'il lui fallut se séparer du cher papa, si beau, si gai, si doux à tous, «plus enfant qu'elle», disait la mère, et à qui elle faisait ses additions, le soir, après dîner, sur la table. Quant à Mme Égarot, il l'avait rassurée en ces termes: «Ne crains rien, je ferai mon temps et, dans trois ans, je serai là-bas, avec vous deux pour toujours. Courage, à bientôt.» Or, il fit son temps, en effet, sans en dérober une heure à la justice de son pays, et quand la liberté lui fut rendue, il ne devait plus rien à personne, sinon le centuplage des fonds hasardés sur son crédit, ou, si l'on veut, le manque à gagner desdits fonds, déjà confiés, du reste, à d'autres agioteurs. Loys Égarot avait dit la stricte vérité au tribunal, il ne savait pas calculer, et personne n'aurait pu se vanter, sans mentir, de l'avoir vu à la corbeille. Mais il était marqué d'un signe terrible et doué, de toute éternité, d'une vertu d'attraction inouïe et fabuleuse. Il inspirait confiance, irrésistiblement. Dieu l'avait créé charmeur de gogos. Il suffisait qu'il parût quelque part et n'importe où, pour que les hommes tinssent à lui remettre leurs écus, les femmes leurs diamants et les enfants leurs billes; et il ne pouvait pas ne pas les prendre, on l'aurait suivi jusque dans la mer, comme les croisés fascinés par Pierre l'Ermite allaient derrière ce moine Saint Sépulcre. De telle sorte qu'il en avait été réduit à inventer, pour les satisfaire, des mines d'or hypothétiques, des lacs de naphte visionnaires et des chemins de fer intersidéraux où se signait son vrai génie, celui du poète. Ce qu'il en souffrait, c'est à ne pas le dire, mais il obéissait à sa destinée. Il arriva à la Jamaïque juste à temps pour y fermer les yeux de sa vieille nourrice, et, comme elle n'avait ni famille, ni héritiers, il rentra naturellement dans la pension qu'il lui servait, comme dans le dépôt qui lui en garantissait le service. C'était un revenu de trois mille livres, et il se jura de s'en contenter pour lui, sa femme et sa fille, et sauf de toute entreprise. Inès était dans sa quinzième année, mais les fruits d'or mûrissent vite sous ces latitudes rayonnantes des Antilles, et elle en florissait dix-huit; aussi avait-il eu peine à la reconnaître quand, la gorge étranglée d'émotion, il lui avait ouvert les bras, sur le quai de débarquement. Elle paraissait, d'ailleurs, s'être familiarisée aux manières anglaises, et sa bonne mère de même. «Je m'y ferai comme à tout le reste, avait pensé l'enfant de Marseille, pourvu qu'elle m'aime toujours.» Puis, dans le jardin de la pauvre Pepina, plein de belles fleurs et de riches oiseaux, il se mit à traîner les heures, oubliant, oublié, paisible enfin, et vivant la vie oisive de ses rêves. --Mon ami, lui dit un jour sa femme, avant ton arrivée nous recevions et rendions d'agréables visites. La société de la ville était fort aimable pour nous. Je sais que tu ne veux voir personne, je le comprends; mais tu exagères. Et puis, notre Inès s'ennuie. Entr'ouvrons un peu notre porte. On ne demande qu'à te connaître. --Et qu'à m'apporter de l'argent, hein? --Je n'osais pas te le dire. --Ah ça! mais, malheureuse, tu veux donc que ça recommence? --Oh! des Anglais, si pratiques! --Eux, ils sont encore plus enragés que tous les autres. N'insiste pas, ma bonne, non. --Et Inès? Je te le répète, elle s'ennuie. Le «papa» regarda la «maman» et comprit. --Quoi, déjà? soupira-t-il, en se laissant tomber sur un banc, en trois ans.... Et ... qui est-ce? --Un Français. --A la bonne heure. Il s'appelle? --Ne t'en irrite pas.... Jean Mévère. --Est-ce un parent du magistrat? --Qui t'a condamné, oui: c'est son fils. Loys Égarot, loin de «s'en irriter», leva les yeux en l'air, comme pour y prendre un ordre de Bourse céleste. --Ah! par exemple, à la Jamaïque, sourit-il. Son fils! Qu'y fait-il? Il y apprend le grand commerce, dans la première maison de l'île, Streebs and Sons. --Mais sait-il que je n'ai pas un sou de dot à donner à ma fille? --Il sait tout, et ne demande rien. --Qu'il vienne, alors. Et Jean Mévère vint, ou plutôt il revint, car la maison de Pepina, pour lui aussi, contenait tout ce qu'il aimait au monde. C'était un garçon actif, intelligent et bien fait, mais particulier en ceci qu'il avait sous le front la même barre devant le Droit que son futur beau-père devant le Chiffre. Pour se soustraire aux études du Code et des jurisprudences, il s'était, dès la sortie de collège, enfui à Londres, d'où ses patrons, les frères Streebs, l'avaient détaché sur la grande usine de distillation qu'ils ont à Port-Louis au milieu des champs de canne à sucre. La présentation fut simple. Jean plut à Loys, autant qu'un homme peut plaire à celui à qui il enlève sa fille. Le «spéculateur éhonté» n'objecta au mariage immédiat du moins, que l'âge trop tendre d'Inès, et il en reporta la date à trois années au delà pour qu'elle eût ses dix-huit ans. --Quant au douaire, plaisanta-t-il, il est de six millions, mais en dettes, selon la doctrine de l'honorable magistrat votre père. Ce disant, il paraissait chercher encore dans les nuées un nouvel ordre de Bourse providentiel. Puis, les paroles échangées dans une poignée de mains, il s'en fut, la canne à la main, visiter la ville. L'excellente Mme Égarot n'avait rien inventé de l'intérêt passionné qu'il y inspirait depuis son débarquement, et tout de suite les gens furent aux portes comme aux fenêtres. Il ne s'y méprit pas une minute, ça recommençait, et il en allait de son charme extraordinaire dans les îles comme sur les continents, à l'étranger comme en sa patrie. Au passage de l'homme aimanté, les magots dansaient dans les coffres-forts, les tiroirs se tiraient tout seuls, les bas de laine s'agitaient aux vitres, les valeurs, les bank-notes, les chèques jonchaient ses pas comme feuilles d'automne. Si son procès l'avait illustré, sa condamnation, sa prison, son exil le revêtaient d'un prestige universel et d'un crédit de magicien. En quelques mois, la maisonnette de Pepina devint le centre des affaires de l'île, et la ruelle où s'ouvrait son auvent, la «rue Quincampoix» de ce Law malgré lui. Il lui fallut encore, avec son génie de poète, imaginer les mines aux gisements les plus absurdes, les mers souterraines d'huile d'olive, les aviateurs qu'on siffle dans l'espace comme un chien docile, l'application des nuages à la cotonnade, que sais-je; il ne désespéra ni les gogos ni les ingénieurs, et il lui revint une fortune immense. Si immense que, les trois ans écoulés et la date du mariage échue, Loys Égarot voulut qu'il fut célébré à Paris et retourna en France sur son yacht sans pareil, nommé _la Pepina_. Le père de son jeune gendre, l'illustre Thomas Mévère, était allé le recevoir à Marseille. --Je suis heureux, salua-t-il, et plus que personne, de vous voir victorieusement remonté sur votre bête. Mon fils Jean fait un beau rêve! --Sans doute, sourit Loys, puisqu'il aime ma fille. --Mais autrement aussi, je pense? avait souligné l'austère magistrat. Mlle Égarot est un parti de roi? --Elle n'aura pas un sou, monsieur le président. Tout ce que j'ai gagné appartient à mes créanciers, d'abord, et, s'il en reste, à ma chère femme. Le d'Aguesseau moderne pâlit. --Vous voulez rembourser vos victimes? --Recta, mon juge. --Vous êtes fou! --En quoi? --Je vous dis que vous l'êtes. Et il faut croire qu'il l'était, en effet, et qu'on le serait comme lui dans la partie, de vouloir payer ses dettes, car, à la sortie de la mairie, le jour du mariage, le «spéculateur éhonté» et flétri par la vindicte publique, poussé doucement dans une auto entre deux aimable spécialités, fut hospitalisé, comme on sait de reste, dans la maison dite de santé où il vient de mourir. Pauvre Loys Égarot, qui ne savait pas calculer! LE SIEUR «ON» Je sortais de Saint-Cyr, et sur un assez beau rang, entre parenthèse, le bon cinquième de la liste, et j'avais, avec les camarades, festoyé ce succès par un déjeuner dînatoire aux alentours du Palais-Royal. On était encore à la belle saison et, comme nous n'avions pas laissé que de faire sauter force bouchons sonores à diverses santés concurremment chères, nous éprouvions le besoin, selon le mot de mon cousin Charles, de nous «évaporer dans la verdure». Le vieux jardin des Tuileries étant le plus proche, nous y allâmes à la file, et lorsque nous y fûmes, nous nous dispersâmes sous les marronniers. Inutile de vous dissimuler que j'étais un peu étourdi par l'abus inusité du vin de joie. Mon cousin, qui s'en était aperçu, jugea amica et sage de me tenir compagnie: «Marchons, veux-tu?» Et il m'entraîna dans une allée ombragée qui longe la terrasse du bord de l'eau et où il n'y a jamais personne. Lorsque nous l'eûmes cinq ou six fois arpentée, aller et retour, d'un bout à l'autre, je criai grâce et demandai à m'asseoir, et me jugeant assez «évaporé», Charles acquiesça, en riant, à mon désir. Nous prîmes des chaises à la pile, et les ayant disposées à l'abri d'un socle de statue qui projetait une ombre délicieuse, nous partîmes en causerie. Pour de jeunes officiers français, elle n'ouvre guère, on le sait, que deux chemins, et elle n'a presque que deux thèmes, l'armée et les femmes. Nous avions épuisé le second pendant le déjeuner, mais le premier restait inépuisable à nos rêves d'avenir. Dans quel corps allions-nous être versés, l'un et l'autre? Mon cousin en tenait pour l'Afrique; moi, pour l'Est et la frontière, car, en ce temps-là, le sang de ma race me bouillait aux veines et je croyais à des tas de choses auxquelles ma foi militaire a fait tristement faillite. --Ce qui me plairait de l'Afrique, me disait Charles, ce serait d'y servir sous le fameux général de Madiran, qui y commande. Il est la plus franche gloire du métier, à l'heure présente. Mais pourquoi ris-tu? Et je riais, en effet, car, cette franche gloire, elle était double et elle fournissait ses deux légendes. --Je n'imagine pas, lançai-je, le plaisir qu'il peut y avoir à être commandé par le plus grand cocu de France et de Navarre. A peine avais-je émis cette belle sentence que, dressé devant moi, un homme me tendait sa carte: «Général comte de Madiran.» Il faut faire le tour des statues. Mais il était trop tard. Je tirai donc ma carte, en silence, et j'en fis l'échange classique avec mon offensé: «Jean-Myrtil de la Galonière.» Grand, sec, hâlé, les cheveux taillés en brosse, l'oeil d'acier, le général ressemblait à un sabre. Il fallait, à l'aspect, lui défalquer dix ans sur les soixante que lui attribuait l'annuaire. Charles buvait son héros des yeux, mais très pâle de mon aventure. J'étais pour lui déjà un homme mort, les duels de Madiran étant, dans l'armée, comme des contes de fées de l'escrime. Et j'attendais. Le général, le front baissé sur ma carte, semblait la lire et la relire ainsi qu'en rêve. Brusquement il me regarda, et, d'une voix presque émue: --Mon enfant, j'ai dû épouser votre mère. --Mais n'importe, relevai-je bêtement, je suis à vos ordres. Cette niaiserie de blanc-bec ne l'avait pas distrait de sa rêverie singulière. --Vit-elle encore, votre charmante mère? Mon cousin répondit pour moi par un signe d'affirmation muette. Le terrible sabreur d'Afrique s'était retourné et il s'en allait en serrant ma carte dans sa poche, lorsqu'il revint à nous en demi-cercle: --Alors ... comme ça ... j'en suis de la confrérie? Et le coup d'oeil dont il appuya sa question était si énigmatique qu'il me désarma de toute contenance. --De Navarre?... soit, je suis Basque ... mais de France?... Voyons! Devant cette ironie à la française, je perdis entièrement la boule: --Mon général ... on me l'a dit! balbutiai-je. Et, pour le coup, il se mit à rire: --Combien vous faut-il de temps pour me l'amener par les oreilles? Fixez vous-même. Un mois? Six mois? Davantage? --Qui? --Celui qui vous l'a dit. --Comment, celui?... --Eh bien, oui, le sieur On... ou pour lui transmettre ma carte. Vous l'avez, ma carte. Mon adresse est dessus. Prenez un an, prenez-en deux, et revenez me voir, avec ou sans le sieur On. Et rappelez-moi au souvenir de votre charmante mère. Il s'en est fallu de ça ... que vous ne fussiez mon fils. Et, sans saluer, il disparut, nous laissant, Charles et moi, dans l'hébétement que vous imaginez. --Tu vas le chercher, hein? me dit mon cousin. Le sieur On?... Naturellement. --Qui est-ce? --Est-ce que je sais, moi! Mais _il faut_ que je le trouve, il y va de mon honneur, cousin. La recherche du sieur On est l'exercice mohicanesque auquel il faudrait astreindre les agents de police ou détectives; mais qui est le Vidocq qui peut se vanter d'en sortir? Le sieur On, où est-il? Partout et nulle part, omniprésent, omniabsent, ubiquiste, réel et fabuleux. Ouvrez à la lettre O le Bottin de Paris, de la province, tous les dictionnaires d'adresses, vous n'y trouverez point le nom de On, avec ou sans particule, et pourtant la famille est innombrable, que dis-je? universelle. Les On se cachent sous tous les noms de l'honnête homme, stupide, génial ou médiocre. Beaumarchais en a démasqué un, le comique qu'il appelle Basile, et Shakespeare un autre, le tragique, Iago; il résulte de leurs deux types que soit pour la calomnie, soit pour la médisance, mortelles d'ailleurs à l'envi, le sieur On, c'est vous, moi, et toute l'espèce humaine, des deux sexes s'entend, car il n'est femme qui ne soit une Mme Onne. J'avais d'abord accepté avec enthousiasme la tâche imposée par le général, et c'était, au tribunal intime de ma raison, la réparation juste et «propre» de l'injure. En découvrir l'éditeur responsable, soit le premier qui l'avait de son plein gré lancée dans la circulation où je l'avais recueillie pour en souffleter directement l'intéressé. Je me mis donc en chasse, aidé de Charles, puis seul, car, au bout d'un mois, mon cousin se lassa de l'inutilité de la vaine entreprise. Personne ne savait ce que je voulais dire, ou bien c'était le secret de Polichinelle, ou encore le: «D'où sortez-vous?» évasif de ceux qui «s'en lavent les mains». Les hautains, friands de la lame, ne me reconnaissaient aucun droit de m'enquérir à ce sujet, et, sous l'éventail, les dames Onne s'esquivaient en un sourire. --C'est l'aiguille dans la botte de foin, me disait Charles; tu y uses ta force et ton temps, et, qui pis est, tu deviens grotesque. Des marches, démarches, visites, voyages et le reste où je me dépensai, moi et mon argent, pour dénicher l'insaisissable sieur On, on ferait un roman comme _Gil Blas_ de Le Sage, aussi aventureux et aussi philosophique, n'en doutez pas, car, en six mois, des bas-fonds aux cimes j'ai exploré dans toutes les classes la société contemporaine--et éternelle. Un jour, enfin, nous fûmes avisés, Charles et moi, de notre destination militaire: c'était lui qui allait dans l'Est, et moi en Afrique,--ô dérision!--dans le corps même de qui? Du général de Madiran. Il fallait en finir. Je m'abattis chez lui, un matin, désespéré, honteux, mais décidé à prendre à mon compte l'outrage anonyme. Je lui avais fait une seconde fois passer ma carte: «Jean-Myrtil de la Galonière», et j'attendais dans le salon qu'il voulût bien me recevoir. Ce fut une adorable jeune fille qui me fit cet honneur à sa place. Elle entra, radieuse et épanouie dans la splendeur de sa vingtième année, les mains ouvertes, avec le geste céleste qu'un Raphaël prêterait à une Aurore dissipant la brume nocturne.... Mais je n'ai pas à vous la décrire, et vous savez aujourd'hui pourquoi. --Mon père vous prie de l'excuser. Il a sa crise de goutte et il traîne un peu au lit, contre ses habitudes. Mais il va venir, je le précède, étant chargée de vous abréger le temps. --Mademoiselle.... bégayai-je. Et ce fut tout, car je la regardais. Le général parut presque aussitôt. Il avait la jambe gauche entourée d'une couverture de cheval et il s'étayait d'une canne. L'Aurore disparut sur un signe paternel. --Cette fois, fit-il, ça y est, voyez, c'est la retraite, et la Faculté me la sonne. Plus de jambes, plus de Madiran! Mais laissons. Avez-vous trouvé notre homme, m'amenez-vous le sieur On par les oreilles? --Hélas! mon général, mais vous ne devez rien y perdre. Me voici et ma vie est à vous. Vous m'obligeriez de m'en soulager. --Et la maman? --Je vous en prie. Du reste, je compte bien me défendre. --Contre un podagre? Et puis, je vais vous dire, reprit-il en reprenant le ton railleur qu'il avait eu aux Tuileries, vous m'en avez prêté dans la gloire de Sganarelle. Le plus grand de Navarre, je n'y contreviens point, mais de France, de France, voilà où commence le calomnie! De France!!! --Reste la réparation, monsieur le comte. --Oui, eh bien, il y en a une, mon enfant. Et, d'une secousse de l'épaule, il m'indiqua la porte par où venait de s'envoler celle qui est devenue ma chère Éva. LAZOCHE, PEINTRE D'IDÉAUX Parmi les membres honoraires de cette fameuse société des _Place-aux-Jeunes_ qui a tenu en échec pendant sept ans et bouleversé du haut un bas la paisible bourgeoisie des Ternes, il y avait un peintre nommé Lazoche, qui était un bien drôle de corps. Lazoche avait été découvert par Saintonge, l'un des sept titulaires, et présenté par lui à la société comme _un bonhomme très fort_, et n'ayant pas son pareil pour l'article Venise, article alors fabuleusement demandé par les débitants de peinture. Les Venises de Lazoche lui étaient prises sans marchander, quoiqu'il ne mît pas plus d'une heure à les exécuter, et cela, disait Saintonge, à cause de leur couleur locale «à tromper les pigeons de Saint-Marc». Lazoche, d'ailleurs, ne vivait que de cette production, exclusivement. Inutile de dire qu'il n'avait pas mis les pieds dans la ville des doges: cela se voyait du premier coup d'oeil et il ne cherchait pas à duper le monde. La première fois que Lazoche était allé offrir une de ses toiles à un marchand, voici, sur son récit même, comment la chose s'était passée. J'entre au hasard et je dis: --C'est une vue du Grand Canal; combien allez-vous m'en donner? Le marchand la regarde et me répond, comme je le dis: --Avec votre signature, rien! Sans la signature, trente francs. Moi, je demeure stupide. Quelques jours après, je renouvelle l'expérience avec un autre, qui me tient exactement le même langage. J'ai renoncé à comprendre, voilà tout. Et le brave garçon ajoutait avec mélancolie: --Peut-être ce nom de Lazoche est-il composé de syllabes fâcheuses, ou a t-il été déjà compromis pas un barbouilleur précédent! Cette veine trouvée, Lazoche la suivit sans se torturer l'imagination pour varier son sempiternel Grand Canal. Si un jour il avait placé dans sa toile le Palais des Doges à gauche et la gondole à droite, le lendemain il flanquait la gondole à gauche et à droite le Palais des Doges, implacablement reflété dans les mêmes eaux et baigné sans rémission par le même ciel de cobalt pur, dit ciel italien. Et quand Saintonge le taquinait sur ces ciels d'azur exaspérants: --Que veux-tu, lui répondait le bon Lazoche, je ne sais pas faire les ciels orageux, je n'en ai pas dans l'âme! Saintonge lui apporta un jour une photographie de Venise, dans laquelle le susdit Palais Ducal était vu de face. L'étonnement de Lazoche fut profond. Pendant une semaine, il resta tout troublé, n'osant pas se risquer et représenter le Palais autrement que de profil, et craignant d'y perdre son pain: --Je n'en aurais que quinze francs, fit-il en rendant la photographie à Saintonge. Au bout de deux ans de ce métier, à deux Venises par semaine, Lazoche fut pris d'un vertige. Il se crut du talent, et voulut exposer; il avait besoin de lire, enfin, sa signature sur une toile au Salon. Autant valait pour lui se jeter à l'eau tout de suite; les marchands le lui firent amèrement comprendre. --Mais enfin, leur disait-il, qu'est-ce que ça vous fait que j'expose? --Et si vous alliez être reçu! répliquaient les autres. --Eh bien, justement! --On verrait donc au Salon des Venises signées Lazoche! Vous n'y pensez pas! Mais alors, malheureux que vous êtes, qu'est-ce qui prouverait désormais que toutes les Venises sont de Ziem? --Je ne comprends pas! --Ah! vous ne comprenez pas? Eh bien! sachez, monsieur, qu'il est urgent pour l'écoulement de vos produits dans l'intérêt de notre industrie, que toutes les Venises que l'on fait et surtout les vôtres soient éternellement de Ziem! Comprenez-vous maintenant? --Oui, fit Lazoche, trop bien et trop tard! Je faisais là un joli métier, miséricorde! Et il sortit en enfonçant son chapeau avec un tremblement. De ce jour, il renonça aux Venises anonymes. Pour apprécier l'héroïsme du sacrifice, il faut savoir que Lazoche n'avait pas, non seulement d'autre ressource, mais d'autre talent, et que le pauvre garçon était marié. Cette atroce fabrication lui avait faussé l'oeil et la main au point qu'il n'était pas bien sûr lui-même de pouvoir copier proprement un pot, une carotte ou un bâton de chaise. Le peu qu'il y avait en lui d'artiste s'était noyé dans l'indigo du Grand Canal et le vermillon du Palais des Doges. Il s'en plaignait tristement à ce farceur de Saintonge, le jour même de sa mésaventure, au dîner mensuel de la société. --Qu'est-ce que je vais faire maintenant? --Mon cher, on a attribué pendant cent ans et on attribue encore, à dire d'expert, tous les tableaux de Guardi au Canaletti. Qu'est-ce que ça te fait d'être pris pour Ziem, je te demande un peu! --Mais c'est Ziem qu'on prend pour moi. Ça, je ne veux pas! --Pourquoi, alors, ne tenterais-tu pas de l'orientalisme? Là, tu ne feras du tort à personne et les chameaux sont à tout le monde. --Je ne sais pas faire les chameaux. --J'ai pourtant vu de toi des gondoles!... Tu t'exagères les différences. Les chameaux ou les gondoles!... Tiens, c'est à peu près la même forme! Et Saintonge, avec un bout de crayon essayait de démontrer sur le mur cette absurdité désolée. Nous avons dit que Lazoche était marié: sa femme et lui formaient bien le ménage le plus extravagant de toute la bohème ternoise. L'atelier leur servait à la fois de salon, de salle à manger, de cabinet de toilette, de cuisine et de toute salle imaginable. C'était un labyrinthe dont Lazoche seul connaissait les détours, inextricables pour tout autre. A onze heures, Lazoche donnait un tour de clef à l'atelier et s'en allait chercher le déjeuner, invariablement composé de deux petits pains, d'un litre de vin, d'une tranche de galantine truffée, d'un cornet de crevettes et d'un morceau de brie que l'on mangeait sur le coin de la table, au milieu des tubes de couleurs, dans les papiers mêmes qui les avaient enveloppés. Cela évite de laver les assiettes et, comme disait Mme Lazoche, l'_aria_ de se mettre en cuisine. Le reste du café de la veille, réchauffé sur le poêle, complétait le repas, repas de paresseux s'il en fut. Dans la journée, Lazoche confectionnait ses Venises et Mme Lazoche s'habillait: cela durait jusqu'à cinq heures. Lasse, molle et traînante, elle allait d'un coin à l'autre en bâillant, s'allongeant ici sur le canapé, oisive, puis s'accoudant à la fenêtre et regardant dans la rue sans voir, une heure entière; enfin, elle s'asseyait devant le miroir et commençait à se démêler lentement, coiffait son poing de petits bonnets, jouait avec le chat, perdait le temps de toutes les manières, jusqu'à ce que le jour tombât. Alors, elle se ficelait à la hâte et descendait aux provisions; une fois dehors, elle recommençait à flâner aux devantures de magasins, à lire les affiches de théâtre, à promener son indolence, et elle rentrait toujours trop tard pour faire le dîner qu'elle improvisait. La seule chose qui la secouât un peu de sa torpeur, c'était un billet de spectacle pour le soir, car elle raffolait du théâtre. Le pauvre Lazoche adorait cette marmotte, et l'idée de la voir privée de son bain matinal, par exemple, l'épouvantait plus que la misère pour lui-même. D'ailleurs, un secret instinct l'avertissait que cette femme tenait plus au bien-être qu'à l'amour; il sentait qu'elle ne résisterait pas au moindre changement dans ses habitudes et qu'elle avait la fainéantise dans le sang. Il avoua un jour à Saintonge, atterré, qu'il se félicitait de ne pas avoir d'enfants de sa femme, bien qu'il en eût désiré ardemment, tant il craignait que la maternité fût mortelle à ce tempérament de harem. Il fallait donc aviser à trouver quelque autre métier. Confectionner de nouveau des Venises de contrefaçon qui le rendaient complice d'un vol véritable, il ne put s'y décider. Selon le conseil de Saintonge, il tenta de l'orientalisme; mais aucun marchand ne voulut de ses chameaux, même sans signature: on les trouvait, poliment, trop personnels. Alors, il fit des fleurs, mais quelles fleurs, grand Dieu! Les plus indulgents les prenaient pour des feux d'artifice. Un marchand lui écrivait: «J'ai attentivement regardé le bouquet que vous m'avez envoyé; c'est sans doute le bouquet du 14 Juillet que vous avez voulu représenter. Croyez-en, monsieur, ma vieille expérience; il est des choses que la peinture ne peut pas rendre; les feux d'artifice et les feux de peloton sont de ce nombre. J'ai l'honneur de vous saluer.» Enfin, le hasard vint en aide au déplorable Lazoche, et lui fit découvrir à la fois sa voie artistique et la fortune. Un matin, on heurta à sa porte. Lazoche, qui n'attendait personne et auquel son concierge ne montait jamais ses lettres, hésita d'abord à ouvrir, craignant ce que les bohèmes appellent, depuis Pyrrhus, une tuile. --Monsieur Galoix, fit une voix timide. A ce nom bien connu, Lazoche jeta vite la couverture sur la baignoire où la paresseuse s'étirait voluptueusement, et il courut à la porte. --Quel honneur! fit-il pour dire quelque chose. A la vérité, Lazoche était inquiet de cette visite. Ce Galoix n'était autre que le charcutier auquel, depuis quinze jours, il prenait sa galantine à crédit, car il était à bout de ressources: --L'honneur est pour moi, monsieur, répliqua l'autre. Mais je crois que je vous dérange! ajouta le charcutier en rougissant jusqu'aux oreilles, car, dans la buée d'eau chaude et de cigarette, il venait d'apercevoir, comme coupée par la couverture, la tête de la baigneuse qui le regardait, nonchalante. Vous avez un modèle? --Non, dit Lazoche, qui ne put s'empêcher de rire à l'idée de ce modèle posant dans une baignoire, c'est ma femme que je vous présente. Le charcutier rougit plus fort, ne sachant s'il fallait saluer ou se voiler les yeux. Et, pour se donner une contenance, il se retourna vers une des toiles accrochées à la muraille: --Ah! monsieur! on n'a pas besoin de demander si c'est Venise. Quel joli endroit tout de même. Vous y êtes allé? --Moi, non, fit Lazoche, mais j'ai un parent qui y a demeuré six semaines: c'est tout comme! --Assurément, dit Galoix. Mais voici ce qui m'amène. Et il tira le peintre par la manche, jusqu'à la fenêtre. --Je vais être père, monsieur Lazoche, et Mme Galoix désirerait avoir un bel enfant; c'est le premier après dix ans de mariage. Mais un bel enfant, vous entendez! --Il n'a tenu qu'à vous, monsieur Galoix. --Sans doute, sans doute. Cependant, tout en me ressemblant, comme il convient, et ce que je désire naturellement, nous voudrions qu'il eût quelque chose de mieux encore. Ah! monsieur Lazoche, il y en a de si jolis, au parc Monceau, de ces poupons gros et gras. Vous êtes artiste, vous savez ce que je veux dire. --Pas trop, jusqu'à présent, dit le peintre, qui roula une cigarette. --Tenez: si par exemple vous vouliez me peindre un de ces marmots dont je vous parle avec de bonnes joues rebondies, des cheveux frisés, et des yeux grands comme ça, qui vous regardent!... Vous le pouvez, avec votre talent! J'irais bien jusqu'à cent francs, monsieur Lazoche. --Mais quel usage. --C'est bien simple: je le pendrais dans notre chambre, de sorte que Mme Galoix l'aurait sans cesse devant les yeux. Elle finirait par se pénétrer de cette image, et au jour attendu nous aurions un bel enfant, monsieur Lazoche. --Ça se fait donc, ces choses-là? hurla le peintre en regardant le charcutier avec ébahissement. --C'est infaillible, mon cher monsieur. Ma mère vous le dirait, quoiqu'elle ne fût qu'une paysanne, si elle était encore de ce monde! --Mon cher monsieur Galoix, l'idée est excellente; elle me plaît beaucoup, elle est faite pour plaire à tous les artistes. Mais causons. D'abord, de quel sexe le voulez-vous, cet idéal? Car, si vous avez une petite fille, songez combien il est regrettable qu'elle naquît avec une tête de garçon, et vice-versa! --Je n'y avais pas réfléchi, dit le charcutier. Moi d'abord, j'aimerais mieux une fille. --Et Mme Galoix, un garçon, c'est tout naturel, reprit Lazoche, qui voyait s'ouvrir devant lui toute une industrie nouvelle. Cela peut s'arranger. Mais fille ou garçon, sera-t-il blond, sera-t-elle brune? Il faut bien nous entendre. --Moi, je la voudrais brune. --Alors, Mme Galoix le veut blond, évidemment. Je le ferai châtain, monsieur Galoix, et la nature choisira. Comptez sur moi, vous aurez votre idéal après-demain. Et il prit congé du charcutier. Dès que celui-ci fut au bas de l'escalier, Lazoche piqua une tête et se mit à danser sur les mains, avec tous les signes d'un enthousiasme évident. Puis il prit une belle toile blanche et l'installa sur son chevalet. --Joues rebondies, songeait-il, cheveux frisés et de grands yeux qui vous regardent. Telles sont les données; c'est l'idéal de ce charcutier! Essayons. Et il commença à tracer un grand cercle, il dessina deux petits cerles parallèles, et un autre plus petit sous ces deux-là; et ayant rempli les uns de bleu, et les autres de rouge, il vit que cela était déjà bien et représentait à miracle le visage, les yeux et la bouche de l'idéal. Alors, il continua de travailler dans ce sens, et quand il eut parachevé ce chérubin, il s'en fut le porter à son charcutier. --C'est surprenant, lui dit Galoix, et même je reconnais quelques traits de ma propre physionomie. --Je m'en suis inspiré, salua le peintre. --Voilà vos cent francs, monsieur Lazoche. Mme Galoix restait confondue d'admiration, et il était facile de constater que ses yeux étaient déjà pris par cette pleine lune et que le charme opérait. Cependant, elle émit une observation: --N'auriez-vous pas pu, dit-elle, lui ajouter quelques ornements, un ruban, ou une fleur, par exemple, ou même lui mettre une main tenant un hochet? --J'y avais pensé, madame, mais j'ai craint que fleur ou hochet, l'ornement ne se reproduisît à quelque place imprévue sur le corps du nouveau-né. Ce sont là, d'ailleurs, des détails supplémentaires qui doivent être l'objet de commandes à part et qu'on ne peut prendre sur soi d'entreprendre sans un désir formel et réitéré de la famille. La chance voulut que l'enfant de la charcutière ressemblât épouvantablement à cette boule enluminée. L'événement fit du bruit aux Ternes: les commères en parlèrent, et il vint d'autres commandes à Lazoche. Aussi multiplia-t-il ses idéaux. Il en fit pour tous les corps de métiers et pour tous les goûts, son atelier était rempli de têtes d'enfants, rondes, ovales ou carrées, rouges ou pâles, graves ou souriantes, expressives ou neutres. Il en avait un choix inépuisable pour boulangers, bouchers, herboristes, papetiers, rentiers ou militaires retraités, pour tous les états. Il en inonda le quartier et il y gagna beaucoup d'argent. Tous les enfants faits aux Ternes à cette époque ont été parfaits sur ses modèles. Aussi au dîner des _Place-aux-Jeunes_, Saintonge proposa-t-il de rayer Lazoche de la liste des membres honoraires et de le reléguer dans la catégorie des membres arrivés. Lazoche n'a pas eu de postérité. ORDERIC LE «BABUINEUR» La vérité, si vous voulez l'entendre, c'est qu'on calomnie le moyen âge. Je sais de beaux et bons esprits qui le regrettent. Est-ce bien leur faute? Quant aux poètes, jugez-en d'après ce conte, traditionnel chez eux, et beaucoup plus véridique que de l'histoire, telle qu'on l'écrit aujourd'hui du moins. L'an 1400, c'est-à-dire trente-neuf années avant que le déplorable Gutenberg, de diabolique mémoire, eût à jamais avili, en le banalisant par l'imprimerie, l'art mystérieux des lettres, il y avait à Saint-Evroult-en-Ouche, commune normande, depuis lors disparue, un admirable monastère, où l'on copiait encore les manuscrits à la main. Aussi le Saint-Esprit planait-il sur cette douce abbaye, ruche de savants Bénédictins. Son prieur s'appelait Thierry de Matonville. Il était bon helléniste et meilleur latiniste, et la théologie n'y perdait rien d'ailleurs, car c'était le temps béni où l'on menait de front et de concert l'étude d'Aristote et de saint Augustin sans qu'ils se nuisissent l'un à l'autre. Nul ne doutait, dès le vivant du saint homme, qu'il ne fût marqué d'avance du sceau du Christ et qu'une bonne place ne l'attendit au paradis. Il avait d'ores et déjà son compte de miracles, si l'on tenait normalement pour tels les splendides copies--_codices manu scripti_--qui sortaient du monastère pour enrichir les «librairies» des rois, des princes, des évêques et des belles châtelaines aux aumônières d'or brodées. Il y employait sept moines calligraphes, triés sur le volet entre les meilleurs «peintres de mots» du royaume de France. Comme ils ne signaient pas leurs chefs-d'oeuvre à cause des règles de l'humilité claustrale, leurs noms sont aussi ignorés que ceux des ciseleurs de cathédrales. On sait seulement que l'un des sept était un certain Orderic qui, avant--et après--sa résurrection, fut la gloire du «babuinage». Je n'oserais jurer que ce vieux terme technique de «babuinage» vous soit très familier. Il embrasse tous les travaux divers de l'art somptueux des manuscrits, l'écriture d'abord, puis les ornements marginaux ou autres, lettres ornées, culs-de-lampe, vignettes, miniatures enluminées, dessins en couleurs, armoiries, et coetera. On recule à arrêter sa pensée sur la somme des talents de toute sorte dont se composait le génie babuineur; encore ne parlai-je point de l'érudition qu'il y fallait universelle. Mais le prieur en avait à lui seul pour ses sept moines, et c'était comme un autre Alcuin guidant les siens à travers les ombres fulgurantes de la Bible sous l'oeil impérial de Charlemagne. Les peintres de mots étaient réunis, dès l'aube, dans une sorte de cloître à arcades, à ciel ouvert pendant l'été, abrité d'une verrière pendant l'hiver, qu'on appelait le «scriptorium», ou salle à écrire. Ils y avaient chacun leur pupitre, leur haut tabouret, leurs calames, leurs godets d'encres variées et leurs feuilles de papier de soie blanc et velouté, plus les compas, règles et équerres. Devant eux, sur un lutrin, le parchemin du modèle s'éployait. Au centre du scriptorium, sur une vasque d'eau vive, un cadran solaire, cirque des heures, en marquait la course dans un silence de Thébaïde auquel le P. Thierry de Matonville présidait, assis dans sa haute cathèdre en bois sculpté, et le menton à la main, prêt à tout renseignement sur les textes et variantes, doux de sa science immense. Les chroniques ne disent pas quels étaient précisément les six livres, chrétiens ou païens, monuments vénérables de la parole transmise et sauvés des barbares, que calligraphiaient les autres Bénédictins du scriptorium. Sans doute était-ce, selon toute apparence, la Bible d'abord, puis le traité de la musique de Boëce, et encore les ouvrages universels de Cassiodore, surnommé le «héros des bibliothèques». Ils les transcrivaient doctement du gothique, sans ponctuation, ni interlignes, en jolis caractères arabes, avec des plumes affûtées comme des becs d'oiseaux, alternativement trempées dans les quatre encres: la noire, la rouge, la bleue et la verte. Celle d'or et celle d'argent étaient réservées aux armoiries et au nom de Dieu, quand il passait, rayonnant, dans les textes. A Saint-Evroult, les déliés--d'ailleurs célèbres--étaient exécutés à la plume de vautour; un Père, bon arbalétrier, en entretenait la provende. Quant à l'encre rouge--ou _rubrum_, d'où rubrique, ainsi qu'on sait du reste--le saint prieur la faisait venir directement de la mer Tyrrhénienne, où des moines pêcheurs de l'Ordre l'extrayaient pour lui des madrépores. Et j'aurai tout dit de ces admirables manuscrits, aujourd'hui si rares, quand j'aurai signalé aux amateurs l'impeccable correction de leurs _cuslos_ ou réclames, qui sont, au bas de la page précédente, comme l'appel si aimable du premier mot de la page suivante. Thierry de Matonville y veillait en personne. Mais venons à Orderic. Pour cet artiste extraordinaire les renseignements sont certains. Sur son lutrin, à lui, c'était le cygne de Mantoue qui chantait, et le cygne de Mantoue, c'est Virgile. De l'aveu des Pères de l'Église eux-mêmes, Virgile, qui d'ailleurs a pressenti la venue du Rédempteur, est le poète dont le verbe, si humain soit-il, s'est le plus rapproché de l'idiome rythmique que l'on parle dans la maison du bon Dieu. Il n'y a là-dessus aucun doute. Or, Orderic s'était uniquement voué et consacré à l'oeuvre virgilienne; il la «babuinait» et il ne babuinait qu'elle, depuis un quart de siècle, à un vers par jour, pas davantage, mais avec quelle main prodigieuse! Le prieur en pleurait de béatitude dans sa stalle ajourée. Il se promettait bien de ne pas mourir sans l'avoir vue complètement «babuinée» et digne d'être offerte, dans l'étui nacré de perles, sinon au bon roi Charles VI, qui était déjà fou, du moins à Mme Isabeau de Bavière, sa chaste épouse allemande. Il y avait longtemps déjà qu'Orderic avait terminé la copie des dix «Bucoliques» qui ne fournissent que huit cent trente-six vers, malheureusement--et aussi celle des «Géorgiques» (les quatre) qui se totalisent, hélas! à deux mille cent quatre-vingt-dix-huit hexamètres, sans plus. Restait la sublime _Énéide_, préservée du feu par Mécène, qui est resté, de ce fait, immortel. L'_Énéide_, je vous le rappelle pour l'intelligence de ce beau conte du temps passé, s'étale et se déroule sur _douze mille trois cent vingt-neuf_ alexandrins. Le moine y travaillait depuis dix ans et il n'en était qu'à la fin du sixième chant (soit à quatre mille sept cent cinquante-quatre vers), et le poème en a douze, mais il n'en a que douze à l'inconsolable chagrin des hommes. Il est vrai que, à un vers par jour, et les dimanches et fêtes défalqués, Orderic lui-même ne pouvait guère aller plus vite. En outre, cet artiste unique et tel qu'on n'en verra plus jamais de pareil, était un réceptacle de péchés, et véritablement un de ces moines légendaires que le Rabelais de l'Italie, Théophilus Folengo, a décrits d'après lui-même dans son _Merlin Coccaie_, un chef-d'oeuvre que je nomme en rougissant. Hélas! c'était à peine si, à force d'autorité sainte, le vénérable prieur de Saint-Evroult parvenait à contenir son convers génial, et, il faut bien le dire, persécuté tout vivant par le diable, qui n'est pas littéraire. Par malheur, Thierry de Matonville fut rappelé là-haut le soir même où Orderic achevait le cul-de-lampe doré du sixième chant de l'_Enéide_. Il mourut sans bruit, le menton à la main, dans sa cathèdre, et cinq minutes après, il reprenait cette pose à la droite de Dieu, n'ayant pas eu la joie de pouvoir offrir le Virgile complet à la reine de France. Son maître et seigneur parti, Orderic, sans frein, sema le scandale triple et quadruple dans la vallée d'Ouche, car il retomba dans les rêts du tentateur qui, je le répète, déteste, entre tous, les lettrés. Les choses durèrent ainsi pendant nombre d'années, et Orderic put mener à bien le septième, le huitième, le neuvième et dizième, voire le onzième chant de l'_Énéide_. Le travail restait toujours magnifique; cela s'explique, en hagiographie, par ce fait que l'ange gardien du moine, qui l'abandonnait à la porte de tous les autres lieux de perdition, revenait le flanquer à celle du scriptorium et le soutenait au pupitre en l'éventant de ses ailes fraîches. Le douzième et dernier chant de l'_Énéide_ comprend, je vous le remémore, neuf cent cinquante-deux vers. Un vendredi 13, au moment même où, à la suite d'un repas sans mesure, il «babuinait» le neuf cent cinquante et unième et avant-dernier, celui-là même où Turnus, tué par Énée, tombe, les membres glacés du froid de la mort (_solvuntur frigore membra_), Orderic, par une coïncidence étrange, dont Satan menait l'aventure, succombait lui-même subitement à une apoplexie foudroyante. Son ange gardien n'eut que le temps d'ouvrir les bras pour le recevoir. C'était fini, le Virgile de Saint-Evroult, faute d'un vers, et du dernier, était perdu pour les royales librairies, trésors du genre humain. Et le cataclysme se doublait de cette désolation chrétienne que le moine, n'ayant pas eu le temps de se repentir de ses péchés, et par conséquent d'en être absous, s'en allait là-haut sans viatique. Son ange l'emporta tristement au tribunal de l'Éternel. Je vous ai dit en commençant que l'on calomnie le moyen âge. Mais allez donc aujourd'hui lui faire honneur de cette foi naïve aux dogmes évangéliques qui, du son des cloches envolées, du prisme féerique des vitraux, de la joie de ses fêtes fleuries, adoucissait les plus rudes servages! On espérait en 1409, avant la découverte de l'imprimerie, et l'espérance, c'est le bénéfice de la croyance. Qui dira si, sur cette terre pleine de secrets ténébreux, qui dira si mieux ne vaut pas croire que savoir! Toujours est-il que les misères humaines s'égayaient d'un paradis de rêve où l'orthodoxie tolérait les plus grandes libertés et laissait entrer l'art du peuple, si naturaliste fût-il, comme on le voit dans les sotties et les mystères. Rome ne s'est jamais fâchée que, le dimanche, sur les places et devant l'église, le bon Dieu fut représenté avec une grande barbe, le Diable avec des cornes de bouc, la sainte Vierge en robe de brocart d'or, et l'Eglise sourit quand les poètes leur prêtent des dialogues. L'âme du pauvre Orderic était si lourde de péchés sur les ailes de l'ange, que son sort éternel en semblait écrit d'avance; elle s'enfourchait d'elle-même, sans jugement, dans les tridents de Lucifer et de ses aides, par la loi seule de la pesanteur. --J'espère, ricana le prince des ténèbres, que, celle-là, vous ne me la chicanez pas? Je la réclame d'office. --Pardon, fit une voix, plaidons. Et l'on vit descendre d'une haute chaire l'excellent Thierry de Matonville. Le Mal haussa les épaules. --Allons-nous donc procéder par dénombrement homérique pour une somme de péchés, tous mortels et dont un seul me donne ce moine, et avons-nous du temps à perdre? --Nous en avons, dit le prieur, nous sommes en éternité. Et il s'adossait à la croix de Jésus-Christ, qui lui en prêtait l'appui miséricordieux. --C'est bien simple, reprit Lucifer avec colère, inutile de saliver, j'ai le relevé desdits péchés, le voici. Il suffira d'en chiffrer le total pour éclairer la religion du juge. --Combien? demanda Thierry. --Avec ou sans les véniels? --Les véniels ne sont pas de ton ressort. Ils ne font encourir que le purgatoire, qui est hors de tes États. Les péchés mortels seulement. Leur nombre? --Douze mille trois cent vingt-huit, ricana le Démon, en se caressant les cornes comme on s'effile les moustaches. --C'est beaucoup, en effet, fit le juge. --Pas pour moi, fit le Diable. Mais le prieur avait pris la parole. Il dit: --Il y a eu sur la terre un poète qui non seulement a parlé, mais qui a enseigné aux hommes la langue surnaturelle, divine, paradisiaque, que l'on parle entre anges et saints, et qui, Père de la nature, est la tienne. --Oui, c'est mon cher Virgile, confirma le Créateur. --Combien a-t-il laissé de vers pour éterniser cette langue de miel? --Je l'ignore. Les as-tu comptés, l'abbé? --Douze mille trois cent vingt-neuf, soit un de plus que les péchés mortels de mon pauvre Orderic, ici présent, qui les a tous babuinés, sous mes yeux, en un manuscrit extraordinaire et digne de Mme Isabeau de Bav.... La sainte Vierge l'interrompit d'un geste, car il allait s'embourber. --Elle ne parle que l'allemand, dit-elle. Et celui en qui réside toute justice établit l'équation suivante: --Douze mille trois cent vingt-HUIT péchés d'une part, de l'autre douze mille trois cent ving-NEUF vers de Virgile, la balance penche pour Orderic, mais d'un vers, il a de la chance! Satan s'était élancé: --Un instant, clama le méchant, le moine n'a pas babuiné le dernier vers du douzième chant de l'_Énéide_. Donc les péchés égalent les vers. Or, à égalité, c'est la règle, je l'emporte. --Alors l'Éternel secoua la tête, étendit son sceptre et dit au moine: --Retourne à Saint-Evroult calligraphier ton vers. Et c'est ainsi qu'Orderic ressuscita. Mais il était temps, car quarante ans plus tard le miracle eût été impossible ou inutile, à cause de Gutenberg et de sa bête d'invention. SCIPION GARSOULAS Vous a-t-il été donné d'assister à la séance mémorable où Scipion Garsoulas, député de Provence, obtint le plus beau succès d'hilarité parlementaire que l'histoire du suffrage universel disputera un jour à celle de la gaieté française? Ce fut prodigieux, on se pâmait sur tous les bancs, le Palais-Bourbon ondulait de rire. Mais aussi quel «assent» que celui du jeune orateur du Midi! Il semblait que tous les petits cailloux de la Méditerranée roulassent dans le gosier de son Démosthènes. Il dut quitter la tribune et la session s'acheva sans qu'il remontât aux rostres. Pourtant Scipion Garsoulas était un homme de haute intelligence, plein d'idées, de savoir et de courage civique, appelé certainement à un grand sort politique. A Marseille on voyait en lui un second Barbaroux. Il ressemblait en effet à cet Antinoüs de la Révolution, et, aussi beau que lui, il avait plus de force verbale. Il sombra d'un seul coup, et à jamais, dans cette séance fameuse. «L'assent» était impossible, terrible, trois fois celui de Tartarin et du légendaire Marius des galéjades. A Paris chez ces blagueurs du boulevard, un nouvel essai était inutile. Il avait trente ans. Il se tut. Léon Gambetta, qui, seul, avait résisté à la traînée de poudre du fou rire, essaya pourtant de le repêcher, et c'est cette histoire que je vous conte. Je la tiens d'ailleurs de lui-même. --Ça se guérit, lut dit-il, en lui serrant la main à la buvette, et, si vous voulez, je me charge de la cure. Scipion secoua la tête. Il était très fin d'esprit, et, bon opportuniste déjà, il excellait à balancer le pour et le contre des choses. --Me guérir? fit-il, et la Cannebière? Elle est le boulevard des Italiens du Midi. Les nouvelles élections sont proches. Et en effet la situation lui posait ce dilemme: ou, renégat de l'articulation originelle, ne pas être réélu par les Phocéens; ou, fidèle à «l'assent», être condamné au mutisme dans l'Assemblée. Perte du mandat ou langue coupée, au choix. --On vous trouvera quelque siège ailleurs, insista le tribun qui menait alors la France, mais guérissez-vous, par patriotisme. Et cette flatterie avait décidé Garsoulas à la cure. Elle fut entreprise par le célèbre comédien Épaton, diseur émérite, professeur au Conservatoire, à qui Léon Gambetta le présenta dans les bureaux de _La République française_. Épaton accepta sans hésiter la tâche. Il était l'inventeur d'une méthode voco-nasale de déclamation avec laquelle il se chargeait de faire un «Préville d'un bègue». Vaincre une prononciation atteinte de provincialisme, c'était pour lui jeu d'enfant, mais rendre un Barbaroux à l'Éloquence, té, mon bon, quelle aubaine, et quelle réclame pour la «voconasale». Son camarade et rival, le tragédien Du Nez, créateur d'une autre méthode, dite la «gutturolabiale», en ferait une maladie, la jaunisse peut-être! --Tope, fit-il donc en jetant sa main dans celle de Garsoulas, je ne vous demande que six semaines. A bientôt, Barnave!... La vérité m'oblige à déclarer à la gloire d'Épaton que son traitement réussit à miracle. Non seulement Scipion, les six semaines écoulées, «n'aïolisait» plus, mais, Dieu me pardonne, il grasseyait comme un titi de l'Ambigu! Un déjeuner aux Jardies, chez Gambetta lui-même, solennisa cette guérison. Il y fut décidé que Garsoulas, lâchant la Provence, où il était désormais brûlé, se porterait d'abord, et avant d'affronter les blagueurs de la capitale, dans un département «préparatoire». Or, il se trouvait qu'une soeur de la mère de notre Scipion était mariée, à Dunkerque, avec un riche armateur nommé Van Kerde, fort dévot à l'opportunisme, et dont l'influence électorale était décisive dans la ville de Jean Bart. Il pouvait, en effet, conduire aux urnes comme un seul homme les quinze cents matelots et ouvriers de sa flottille, et aussi de ses docks, de grand morutier. --Votre siège est là, déclara le chef des gauches; allez voir votre tante; moi j'écrirai à Van Kerde, que j'ai le plaisir de connaître. Du Midi vous sautez au Nord. --En attendant le centre, salua Épaton. Pendant ce déjeuner cependant l'amphitryon était resté assez rêveur. Il avait presque entièrement laissé le crachoir à son hôte, qu'il écoutait avec une attention singulière. A quelque temps de là, il rencontra le professeur de diction à son théâtre, et après lui avoir donné d'excellentes nouvelles de son élève, «qui captait tous les coeurs à Dunkerque»: --A propos, Épaton, lui dit-il, êtes-vous bien sûr de l'avoir guéri? --De quoi, de «l'assent»? Vous l'avez entendu vous-même aux Jardies, c'est le triomphe de ma méthode! --A plusieurs reprises, cependant, le défaut, m'a-t-il semblé, lui refleurissait à la langue, inopinément, au milieu d'une phrase? Comment expliquez-vous ce phénomène bizarre de récurrence? --Rien de plus simple, mon cher maître, Scipion Garsoulas est de son pays et de sa race. --C'est-à-dire? --Qu'en Provence la vérité ne sort pas toute droite de son puits, et qu'il lui faut, des fleurs, toujours, et, la plupart du temps, un masque. Le soleil du Midi est trop aveuglant pour elle. --De telle sorte? --Que, lorsqu'il ment, «l'assent» natal reprend le dessus sur ma méthode. C'est la nature qui veut ça! --Fichtre, exclama le dictateur, il faut qu'on ne le sache pas à Dunkerque! Grâce à sa parenté et surtout à la lettre de Léon Gambetta, Scipion avait été reçu comme un fils chez l'armateur Van Kerde, et son élection paraissait assurée. Deux conférences organisées par l'opulent industriel lui-même, et auxquelles assistaient les quinze cents électeurs dévoués dont il disposait, avaient déjà révélé les qualités oratoires, très fortes en somme, devinées par son illustre protecteur. La presse locale marquait le pas du succès qu'une troisième conférence, donnée au théâtre de la ville, devait enlever définitivement. Ai-je besoin de vous dire que le programme était dunkerquois? Tout par Dunkerque, pour le Nord et Jean Bart! D'autre part, la tante Van Kerde, restée très félibréenne dans sa transplantation boréale, rêvait pour son Barbaroux de neveu quelque chose de plus doux et de plus fructueux que le mandat législatif, soit rien moins que de l'unir à Céleste Van Kerde, sa fille, qui, à ses attraits de blonde comme fleur de houblon, joignait une dot ... ministérielle. Scipion n'était pas rebelle, et loin de là, au projet, et moins encore à la cousine. Il n'attendait même plus pour se déclarer que d'être porté à ses pieds par la voix du peuple souverain. Or, la combinaison de ce mariage politique contrariait un aimable roman de tendresse noué dès l'enfance par la jeune fille avec un descendant direct du grand corsaire de Louis XIV, nommé héréditairement Claude Bart, sans fortune d'ailleurs, et n'ayant que son titre d'ingénieur à mettre dans la balance. Il n'était pas douteux que l'élection de son rival ne dût être la ruine de son amour, et Claude Bart cherchait une arme pour le défendre. Le hasard, dieu des amoureux, la lui mit au poing, voici comme. L'illustre Du Nez,--tragédien d'État et inventeur de la méthode «gutturolabiale»,--tournait alors dans le département, à la tête de ses disciples du Conservatoire. Ils propageaient _Mithridate_, selon Talma et la doctrine. Comme l'annonce du chef-d'oeuvre dans la cité flamande rabattait peu de racinolâtres sur la location, quelques visites aux notables s'imposaient au chef de la troupe propagandiste. Celle qu'il fit à Van Kerde, absent ce jour-là de ses chantiers, l'aboucha avec l'ingénieur. Au cours de la causerie, Claude Bart apprit ainsi de l'émule d'Épaton l'histoire de «l'assent» traité par la «voconasale» et le phénomène de sa récurrence. Qui en avait révélé le secret à Du Nez? Le génie de la concurrence. --Oui, monsieur, quand le député «ezagère», l'accent revient comme le parfum de l'ail après la brandade! Et voilà les parlementaires qu'Épaton donne à la France! Claude Bart n'en écouta pas davantage, il avait son arme et tenait son homme. Le matin du jour de la conférence, la dernière, de Scipion Garsoulas, au théâtre, une note perfide insérée dans les échos d'un petit journal satirique, rafraîchissait le souvenir, d'abord, de l'immortelle séance, et signalait ensuite la particularité toute physiologique de ce retour d' «assent» où l'on pouvait juger de la sincérité de l'orateur.--«Il n'y a, disait le rédacteur, qu'à ouvrir les oreilles.» Je ne vous relaterai point cette conférence. Scipion, avec sa belle crânerie tribunitienne, l'avait voulue contradictoire. On pouvait l'interrompre, lui répondre librement et le questionner sur tous les articles du programme dunkerquois, purement dunkerquois, par et pour le Nord, sous l'égide de Jean Bart. Il commença par l'éloge emporté du héros, d'une voix limpide, coulante comme la Seine même sous les ponts de Paris, et, tout à coup, il tartarina. Il venait d'apercevoir Claude Bart à côté de Céleste dans sa loge. «Ce Zeanbarre ... il a des herrritiers ... bagasse!...» Et ce fut la bouillabaisse!... L'effet de la note se produisit, à petite rumeur d'abord, et à rires contenus, par déférence pour Van Kerde et sa famille. L'élève d'Épaton reprit pied et, sur les lieux communs du programme, il fit honneur à la «voco-nasale». Mais vint l'éloge nécessaire du Nord et des vertus de ses «aborrizènes», et la Méditerranée y déferla tout entière. Cette fois, l'auditoire se débrida, et le théâtre de Dunkerque n'eut plus rien à envier au Palais-Bourbon. Il oscilla de fou rire sur sa base. --Mais c'est le Midi que tu chantes! lui criait-on. A Marseille, Marius! A bas Garsoulas! Vive Van Kerde! Et le lendemain, l'armateur, à sa grande surprise, apprit que c'était son nom qui sortait des urnes. Claude Bart, par un autre tour d'amoureux, avait ménagé ce réveil au père de sa chère Céleste. Scipion rentra à Paris sans gloire et doublement déçu, car son échec lui valait deux désastres, dont le plus sensible était la perte de la main de Céleste. Il s'était pris, en effet, à l'aimer, lui aussi, d'une fort vive flamme, qu'il pouvait reprocher à sa tante d'avoir cruellement fomentée. --Quant au mandat, lui avait dit drôlement Gambetta, il y a les colonies.... Mais, hélas! c'était du Nord que désormais lui brillait la lumière. Un matin, il reçut dans son courrier deux lettres: l'une de Mme Van Kerde, qui l'invitait à revenir à Dunkerque, et surtout, disait-elle, à ne pas désespérer encore; l'autre, de Du Nez, lui demandant un rendez-vous «au nom de l'art». Et Mithridate vint. --Voulez-vous, lui dit-il, me confier, à moi, le soin de réformer votre organe, ou du moins votre vice d'élocution séparatiste. C'est l'affaire de huit jours, par mon système. --Gutturolabial? --Oui. --Allons-y, soupira le blackboulé. Huit jours après, Scipion sautait dans le train de Dunkerque. La cure de l' «assent» était radicale, il disparaissait, à l'épreuve, dans les pires gasconnades. --Ton oncle, lui dit Mme Van Kerde, ne tient pas du tout au mandat, il te le repassera volontiers. A présent, déclare-toi à Céleste, car tu n'as oublié, malheureux, que ce détail. Elle est préparée; elle ne rira pas. Va, tu l'aimes. Et Garsoulas se déclara à sa cousine. Il lui dit son amour tel qu'il l'éprouvait, ardent, loyal, sincère, en brave homme épris. La jeune fille l'écoutait, les yeux grands ouverts, la bouche bée, sans comprendre, car ses mots tendres, ses aveux, ses serments se coloraient de l'accent fluide du mensonge. Elle se redressa enfin, indignée, poussa la porte et s'enfuit. Du Nez, par sa méthode, n'avait abouti qu'à lui déplacer la particularité. C'était, à présent, dans l'expression de la vérité que son vice de langue triomphait!!! Scipion Garsoulas se débattit quelque temps encore contre la fatalité qui lui barrait la carrière d'homme public, pour laquelle il était né; mais, dans les réunions électorales, il prétextait d'un rhume et s'exprimait par pantomime. Aussi ne fut-il jamais réélu. Il est mort dans une recette générale. LA DAME DU SONNET Si un sonnet ne vaut que par l'observance des lois qui règlent ce genre de poème à forme traditionnelle et immuable, le _Sonnet_ d'Arvers, gloire des albums de nos mères, et sans lequel il n'y a pas de bonne anthologie lyrique, est est un assez pauvre sonnet, mais il est immensément célèbre. Il suffit, dans une réunion de gens ayant un peu lu, que l'un commence: «Ma vie a son secret....» pour que l'autre continue: «... mon âme a son mystère....» et l'on peut dire que le _Sonnet_ d'Arvers est dans nos moeurs. Ce «mystère», il m'a été donné de le percer. J'ai connu, à l'hiver de sa vie et au printemps de la mienne, la Laure anonyme du Pétrarque. C'était une bien aimable et fort spirituelle septuagénaire, et douce à voir comme une rose sous la neige. Voici, mais sauf la façon exquise, hélas! comment elle contait le roman vécu du sonnet populaire: «Quoique jeune encore à cette époque, j'étais mariée depuis quelques années et je bravais de mon mieux le ridicule d'aimer mon mari comme aux premiers jours. C'était un être excellent, à qui la plus légère fût aisément demeurée fidèle. Pour ma part, il réalisait tous mes rêves. Comme il n'avait pas à en douter, du reste, il me laissait le soin de me défendre moi-même, et toute seule, contre les entreprises amoureuses auxquelles la moins coquette est en butte. Je n'oserais pas vous assurer que le moyen est bon pour toutes les femmes «en puissance», comme dit le Code, mais, sur moi, il était le meilleur; je ne m'en vante, croyez-le bien, ni ne m'en excuse, question de chance à la loterie des caractères. «On était alors en plein Romantisme, et nous en recevions, dans notre salon, les principaux «ménestrels», style du temps, ou, si vous l'aimez mieux, les Jeune-France. Mon mari les avait connus presque tous sur les bancs, et, quoique simple homme d'affaires, il aimait leur turbulence, leurs échevèlements, leur joie exubérante subitement accablée et il participait à leurs batailles d'art retentissantes. Entre ceux qui nous étaient le plus fidèles, le samedi, mon jour, les préférés d'Adolphe étaient M. de Musset, M. Monpou et l'auteur de mon sonnet, M. Félix Arvers. Je me rappelle qu'ils arrivaient toujours ensemble. C'était un trio d'inséparables. «De M. de Musset, je n'ai rien à vous apprendre. S'il a commencé comme lord Byron, il n'a pas fini aussi bellement que son modèle; c'est dommage, car nul n'était plus gentilhomme, de race française et doué du charme, du génie. Comme il en tenait pour toutes les femmes,--mon mari l'avait appelé l'amoureux perpétuel,--il était le moins dangereux de mes agresseurs. Quand il me regardait trop obstinément, d'un oeil un peu troublé, je le priais de nous chanter certaine chansonnette intitulée: _Mon Bédit François_, parodie du patois d'Alsace, où il était impayable,--et ça passait. «La mode, d'ailleurs, nous avait, tous et toutes, affolés de romances, et notre salon, le samedi, tournait au temple de l'art de Garat. Chacun y apportait la sienne, qui de Masini ou de Loïsa Puget, qui d'Étienne Arnaud, de Labarre ou de Paul Henrion et, comme je disposais moi-même d'une voix assez puissante, c'était comme mon privilège de «créer» les nouveautés de M. Hippolyte Monpou, avec qui du reste j'avais suivi les cours de l'illustre professeur Choron. C'est moi, telle que vous me voyez, qui donnai à nos hôtes la primeur de _L'Andalouse au sein bruni_, dont M. de Musset avait composé le poème, «d'après nature», disait-il, ce qui était une calomnie, relevait gaiement mon cher Adolphe. Mais ce que M. Monpou aimait en moi et de moi c'était la musicienne, et, quand il s'en allait, le soir, loin des oreilles, loin du coeur, je ne durais pas dans ses insomnies d'artiste. «Il n'en était pas de même pour M. Félix Arvers, et j'étais bien forcée de reconnaître que j'exerçais, bien malgré moi, sur cet ami une attraction plus profonde. Cet homme d'esprit, et il en avait à revendre, ce boulevardier impénitent, dont les mots couraient la ville, ce vaudevilliste abondant en trouvailles de drôleries semblait perdre, sur notre seuil, toutes ses qualités brillantes. Retiré dans les coins de pénombre, immobile, silencieux, il s'effaçait comme volontairement devant ses deux rivaux peu redoutés ni redoutables, et il leur laissait sans lutte l'avantage de la soirée. «--Est-ce que tu t'ennuies chez nous? lui demandait Adolphe. «--Au contraire ... était la réponse, pour moi fort claire. «L'art d'être honnête femme est plus complexe que l'autre, toutes les vraies filles d'Ève vous le diront. Je me sentais plus flattée que de raison de cette passion muette, qu'en dépit du défi du sonnet j'avais d'instinct devinée. M. Arvers était fort beau, se savait tel et passait pour délibéré dans les conquêtes. Or il était le seul du trio des masques qui n'eût pas dénoué le sien, je veux dire ne se fût pas déclaré, et de cela surtout je commençais à me sentir assez inquiète. «Le jour où je reçus le sonnet a certainement été le plus tourmenté de ma vie. «Je vous ai dit, je crois, que mon mari s'en remettait aveuglément à moi de la garde de son honneur conjugal, mais cette fois, la responsabilité me parut si lourde que je dus me débattre contre l'idée de lui montrer la pièce. L'amour s'y exprimait avec une telle vérité, dans sa discrétion éloquente que j'eus peur, oui, peur, je l'avoue.... Aujourd'hui encore, au bout de quarante-cinq années, lorsque j'entends réciter ce _Sonnet_ d'Arvers, dont je fus l'objet dans ma jeunesse, je me surprends à penser que si, au lieu de l'écrire, il l'eût parlé, je ne m'en serais pas tirée sans y laisser quelque chose au diable. «Ce fut à force de le relire que le moyen me vint, soufflé par le dieu des maris peut-être, de vaincre le trouble où il me jetait, et ce moyen était de prendre le sonnet, dans sa teneur même, au pied de la lettre, voici comme. «Le samedi suivant, je le priai de s'asseoir à mes côtés et, tandis qu'accompagnée au piano par M. Monpou, une charmante Italienne, à qui M. de Musset tournait les pages, soupirait: _Plaisir d'amour_, de Martini, je lui tins, sous l'éventail, ce langage: «--J'ai reçu, j'ai lu, vous m'aimez, ce n'est pas douteux, mais.... «--Mais? «--Mais je ne crois pas au secret douloureusement éternel qui, de votre beau sonnet, est le thème. «--Pourquoi, madame? «--Toute femme aimée par un poète a pour rivale la muse avec qui il cohabite, et cette rivale le paie d'un bien qui lui est plus cher que l'amour. «--Quel bien? «--La gloire. Je ne me sens pas de force à entrer en lutte contre une telle ennemie. «--C'est-à-dire? «--De deux choses l'une: ou votre sonnet est pour moi, ou il est pour elle. En d'autres termes, et sur la foi même du mystère qu'il chante, mon sonnet, à jamais inédit, n'aura sonné que pour moi, ou, fatalement publié, il volera sur les lèvres des hommes. Point de partage, choisissez? «M. Félix Arvers baissa la tête, me prit la main, et, d'une belle ardeur, il fit: «--C'est dit, madame, il ne sera qu'à vous. Mais à combien de temps fixez-vous l'échéance? Un mois?... Deux?... Trois?... «Et, devant la flamme de ses yeux, je crus prudent d'allonger la corde: --Ah! donnez-m'en six?... «Et comme la diva italienne achevait sa romance, je m'échappai pour courir la complimenter. «Le jeu ne laissait pas d'être périlleux, et j'eus d'abord quelque souci d'en avoir risqué l'aventure. Le regard brûlant du poète attestait d'un sentiment sérieux, qui menaçait d'être durable et de survivre au semestre d'expérience. J'aurais dû, oui, j'aurais dû exiger l'année entière. Je ne reconquis mon assurance qu'au regard calme, lumineux de paix intérieure, plein d'amour éternel, celui-là, de l'homme qui berçait mon âme dans la sienne.... C'est de mon mari que je vous parle. «Le premier mois, puis le deuxième et le troisième encore, le poète fit bonne contenance. Non seulement le sonnet restait enseveli dans son «mystère» et scellé dans son «secret», mais quand on le pressait, son tour venu, de dire de ses vers à nos réunions d'artistes, il s'en excusait de toutes manières. Il n'était qu'un vaudevilliste ... Il avait renoncé à rimer ... Il avait brûlé tous ses essais ... C'était l'affaire d'Alfred de chanter les Andalouses, et celle d'Hippolyte d'attacher des ailes aux poèmes ... Quant à lui, il se tenait coi pour toujours et pour cause.... «En ce temps d'effervescence littéraire ou la course au laurier était à peu près universelle, un tel renoncement laissait peu de crédules, surtout parmi ceux qui savaient pertinemment que «les grelots de Momus» n'étourdissaient pas en Arvers le chagrin d'être rejeté dans le métier de Scribe. Je me rappelle qu'un soir, sur l'insistance un peu railleuse de M. de Musset, il le menaça d'un coup d'épée. «--C'est très bien, releva ce dernier. Mais tu fais des sonnets, où d'ailleurs tu m'imites; j'en ai de ton encre, je les apporterai la semaine prochaine, je les lirai moi-même, et nous irons ensemble nous couper la gorge, au clair de lune, sous les arcades! «--Et moi, ajouta M. Monpou, je les musiquerai sur ce piano même et j'irai les bramer sur vos deux tombes. «Mais mon Pétrarque tenait bon, et je voyais s'avancer l'heure où, prise à mon propre piège, il me faudrait solder le prix de mon triomphe sur la muse. «Il est bien entendu, lui disais-je, que vous n'avez pas conservé le brouillon et que après comme avant il sera lettre morte, même pour la postérité. «--Soit! soupirait-il. Mérite-t-il d'ailleurs de nous survivre? «--Il le mérite, et c'est pour cela que mon intention est de le brûler. «--Quoi! le brûler, madame! Oh! jusque-là? «--Ne le sais-je point par coeur, et vous aussi? Cela suffit, point d'autre public, c'est mon sonnet! «--Et l'autographe? «--Vous m'y faites songer, l'autographe, c'est une preuve! «--Eh bien? «--Comment, eh bien?... Et mon mari!... «Et feignant une vive crainte à ce sujet, je courus chercher le manuscrit dans mon coffret et je revins le jeter dans la cheminée, où il flamba et, calciné, il s'envola au pays des fumées. «A la grimace que fit l'auteur, je me raccrochai à l'espérance. Il ne m'avait pas sacrifié tout le poète. «Mais venons au dénouement, car je ne veux pas vous lasser par mon babillage de femme. A dater de ce jour de la «crémation», M. Arvers se fit plus rare à nos samedis. Puis j'appris de ses inséparables que son coeur s'était accroché sous le lustre à une étoile de la constellation théâtrale. «--Que devient donc Félix? interrogeait Adolphe. Il ne nous donne même plus de ses nouvelles. «Nous en reçûmes pourtant, huit jours avant l'échéance, par le feuilleton du _Journal des Débats_, où Jules Janin publiait le sonnet, mon sonnet, et lui délivrait son brevet d'immortalité. «Le poète m'avait préféré la gloire.» C'est ainsi que l'aimable septuagénaire nous narrait le roman du célèbre _Sonnet_ d'Arvers, et je me disais en l'écoutant que si le goût des proverbes dramatiques reparaissait sur la scène française, il en fournirait un bien amusant, sous le titre de: _La Proie et l'Ombre_. Mais il y faudrait Alfred de Musset lui-même, voire ce Carmontel, créateur du genre, et l'écrivain que j'admire le plus au monde, car il est le seul qui ait obtenu du Mont-de-piété un prêt sur de la littérature. LE BON CHEVALIER DE FRILEUSE M. le chevalier de Frileuse était le plus galant homme de ce monde. Il en était également le plus heureux, non pas que le long de sa route il n'eût été çà et là accroché par quelques buissons d'épines, mais les plus piquantes s'émoussaient sur la peau de philosophe qu'il s'était faite. Et qui dit peau de philosophe parle d'un cuir à toute épreuve. Le chevalier avait beaucoup d'esprit, mais plus encore de prudence. Aussi ne connaissait-on de lui qu'un seul trait malin, qui était d'avoir vécu cinquante-quatre ans sans offenser personne. Ce trait d'esprit devenait d'ailleurs incontestable pour quiconque savait les ruses admirables au moyen desquelles M. de Frileuse était parvenu à rester célibataire. Rien qu'à la façon dont il abordait une veuve, vous l'eussiez proclamé grand politique. Et cependant on se prenait à l'aimer quand on le voyait passer de son pied léger, la tête droite, éclairant tout de son fin sourire, et s'appuyant sur sa belle canne à pomme d'argent. On sentait bien que cette canne-là n'était que pour la forme, et qu'il n'avait pris l'habitude de l'emporter que pour la mettre sous son bras dès qu'il était sorti de la ville. Bien mieux, j'ai toujours gardé, je l'avoue, des doutes tenaces sur la blancheur éblouissante de son épaisse chevelure, et n'était le respect pour une vénérable mémoire, je dirais que les neiges m'en ont souvent paru empruntées. Il est clair pour moi que M. de Frileuse se teignait en blanc, et qu'à la vérité il avait les cheveux les plus audacieusement noirs du monde. Explique qui pourra cette coquetterie toute diplomatique. Le chevalier n'était pas plus royaliste qu'il n'est permis, mais il tenait extrêmement à son blason, jusque-là sans tache, non par vanité nobiliaire, mais par respect d'héritier responsable. Il se fût appelé Balourdot qu'il en eût été tout à fait de même. Comme il vivait très retiré à cause de son modeste patrimoine, il voyait peu de gens et ne mettait le pied dans les châteaux voisins qu'à de rares exceptions et quand de hautes convenances l'exigeaient. Mais, pour vivre obscurément, il ne cachait point sa vie, bien au contraire. Il connaissait l'apophthegme indou: «Si tu veux vivre inaperçu, prends une maison de verre.» Il avait la maison de verre. Cependant il y demeurait rarement, et au premier rayon de bon soleil il se mettait en route, persuadé que malgré ses cinquante-quatre ans il ne connaissait point la nature qu'il voyait tous les jours. Il pensait l'inverse sur les hommes. Ah! quel original c'était, que M. de Frileuse! M. de Frileuse avait un ami, un seul, mais il était bon!... A ce mot: Turc! cet ami accourait, et c'étaient des caresses sans fin comme sans prétexte, pour le simple plaisir. Notez que vous n'accueillez pas un frère absent depuis vingt années avec autant de transports que le chevalier ne recevait son ami chaque matin, après une seule nuit d'absence passée par Turc sur le paillasson. --Je trouve en Turc, disait le chevalier, une supériorité évidente sur tous les amis de la race pensante et parlante: c'est que Turc pense sans parler, et que l'homme parle sans penser. Il résulte de cette qualité que Turc ne peut révéler à personne le plus ou moins de mal qu'il pense de moi, et que vivant à la source même de mes secrets défauts, il ne peut amener Médisance ni Calomnie à s'y désaltérer à mes dépens. De plus, Turc, dont la place n'est pas dans les salons, me dispense d'entrer moi-même dans ces salons, quoique ma place y soit marquée, et cela par la raison bien connue que nous sommes inséparables. Or, comme Médisance et Calomnie tiennent dans ces lieux peuplés leurs grands et petits lits de justice, il s'ensuit que Turc m'évite de me soumettre aux arrêts iniques de ces deux Furies, et que son amitié me vaut à la fois le calme et la sérénité, qui sont les bases sur lesquelles repose ma vie. _Felix qui potuit!..._ Le 1er mai 18..., le chevalier se réveilla maussade, et décrochant son almanach de la muraille, il l'étendit sur ses genoux repliés, puis il se tint ce petit monologue: --Allons! c'est aujourd'hui, bien décidément! Il n'y a pas possibilité d'en disconvenir. Le mieux, chevalier, c'est d'en prendre votre parti, puisque vous avez été assez godiche pour donner votre parole! Depuis un bon moment, Turc grattait à la porte et, pour la première fois peut-être, son ami ne l'entendait point, tant sa préoccupation était grande. N'y comprenant rien et craignant que son ami fût devenu sourd, Turc imagina d'aboyer formidablement et comme il sied de le faire en pareille perplexité. Le chevalier bondit à l'autre bout de son lit et ouvrit la porte sans plus de façons. Turc sauta au cou de son intime et, les yeux étincelants de joie, il commença à lui débarbouiller le visage de manière à le dégoûter pour toujours de la propreté. --Bon! bon! mon cher! criait le chevalier, oui, oui, c'est toi, je le vois bien! Mais que diable! tu t'impatientes aussi! Et puis la vérité est que je n'avais pas entendu. Allons, c'est fini: donne-moi une poignée de patte et songeons à faire notre promenade apéritive! Il fait un temps superbe, et, comme l'a dit le Père Malebranche, «le plus beau du monde pour aller à cheval sur la terre et sur l'onde!» Va me quérir ma culotte, et si tu es sage, nous.... Enfin tu verras! Turc prit délicatement dans sa gueule la culotte de M. de Frileuse, et cela sur le parquet même où elle reposait, et il la remit à son ami. Le chevalier sauta à bas du lit en sifflant un air de chasse, si guilleret et si plein d'harmonies lointaines que Turc en fit trois bonds par la chambre, la queue en l'air. --Vois-tu, disait le chevalier en délayant son savon avec le pinceau à barbe dans un petit vase écorné, vois-tu, mon cher, je suis extrêmement ennuyé ce matin, et je vais t'en dire la raison. Et Turc, campé sur ses jambes de derrière, écoutait son ami avec le plus vif intérêt, la langue hors de la gueule. --La raison, dis-je, est celle-ci: que je serai obligé de te renvoyer de bonne heure à la maison, parce que je passe la journée chez une dame de la plus haute naissance, qui joint à cet avantage l'inconvénient d'un goût prodigieux pour les tapis. Toi aussi, mon ami, tu aimes les tapis; mais tu n'en établis pas assez la différence d'avec le vulgaire paillasson où tu dors, ou même d'avec cet admirable gazon naturel sur lequel nous allons nous rouler tout à l'heure. Ici, le chevalier commença à se raser, et Turc dissimula mal un premier bâillement d'appétit. --Je vois, reprit le chevalier, que tu sympathises à mes ennuis. Bien plus, tu viens de me dépeindre, avec ton esprit ordinaire, l'effet que produit sur toute cervelle philosophique ce qu'on appelle le plaisir du salon. Ah! le salon! on y bâille à peu près comme tu viens de le faire! Mon père, qui était homme d'expérience, et que pour ton malheur tu n'as pas connu, disait souvent ceci.... Et le chevalier, ayant lentement passé son rasoir sur le cuir, entama en silence le rude poil de son menton, et il interrompit sa confidence. Turc profita de ce laps de temps pour faire quatre sauts à la poursuite d'un gros bourdon bleu qui venait d'entrer par la fenêtre, à cheval sur un rayon de soleil. --Eh bien, sais-tu, conclut le chevalier en essuyant son rasoir sur un chiffon, que mon père fit jadis insérer dans _Le Mercure_ une satire sur ce sujet, satire qui pour la vigueur et la portée du trait rivalise avec les meilleures productions de ce pauvre Gilbert dont je t'ai raconté la fin déplorable. En voici deux vers que je confie à ta brillante mémoire: Non, l'ennui n'est pas né de l'uniformité, Mais plutôt des rapports de la société!... A cette belle citation que le chevalier avait lancée d'une voix sonore, en marquant du rasoir les rimes et les hémistiches, Turc était allé se blottir dans un coin et battait le plancher de sa queue, ce qui est la seule manière qu'aient les chiens d'applaudir et les castors de bâtir. --Bon! bon! modère ton enthousiasme, disait le bon M. de Frileuse, mon père n'y avait point de prétention! Et maintenant tu peux venir prendre les étrennes de ma barbe; mais tu me diras pas comme Andromaque: Je ne l'ai pas encore embrassé d'aujourd'hui!... En quelques instants le chevalier eut achevé sa toilette; il prit sa canne à pomme d'argent, ouvrit la porte du jardin, puis celle de la rue, et l'on entra dans la campagne. La matinée était radieuse. Dans l'air frais et limpide, le paysage se découpait en relief comme une broderie japonaise. Des chapelets d'oiseaux s'égrenaient sur les bois, et tous les villages de la vallée semblaient submergés par le débordement des moissons encore vertes. Sur le pas des chaumières, des marmots barbouillés de beurre saluaient l'excellent chevalier, sans quitter leurs tartines mordues, tandis que Turc, riant comme un fou, poursuivait les canes jusqu'aux bords des mares et les forçait de s'y réfugier. Ce après quoi il revenait à son ami, tournait autour de lui, d'abord par devant et ensuite par derrière, et puis filait comme une flèche et disparaissait dans les blés. --N'est-il pas bien extraordinaire, songeait le chevalier en frappant la route avec sa canne, qu'à mon âge je sois encore sujet à de telles entreprises! Bon Dieu! qu'on a de peine à garder ici-bas sa liberté. Si j'étais jeune et élégant comme Turc, passe encore! Mais à cinquante-quatre ans inspirer des passions, n'est-ce pas bien mélancolique! Mme de Vilanel est une aimable personne, je ne saurais le contester. Elle joue admirablement de l'épinette et je l'ai vue broder sur tulle de façon à dépiter Arachné. D'ailleurs, elle ne manque ni d'esprit ni d'instruction et son caractère est des plus doux. Ah! si nous nous étions connus il y a vingt ans! D'autant plus qu'à cette époque Turc n'existait pas encore. N'est-ce pas, mon ami, il y a vingt ans, tu n'existais pas encore? Mais qu'as-tu donc entre les dents?... Dieu me damne, c'est une hirondelle! Et le chevalier, ouvrant la gueule de Turc, y recueillit, en effet, une pauvre hirondelle, demi-morte, que le gredin avait happée au vol. Fort ému, M. de Frileuse prit un air sévère: --Monsieur, fit-il, il est des tours d'adresse auxquels je refuse mon admiration. N'espérez pas que je vous complimente. L'hirondelle est un oiseau sacré. _Sacra avis!_ Et après avoir réchauffé l'oiseau dans son gilet, il le posa sur un toit de cabane et continua son chemin. Turc suivait, l'oreille basse, la queue entre les jambes, très penaud, c'est incontestable. --J'ai peut-être été un peu dur pour Turc, songeait le chevalier. Le sort de cette hirondelle est assurément un présage de celui qui m'attend au château de Vilanel. Turc n'était que le truchement de la Providence. Allons, viens, fit-il, je te pardonne. Mais, vois-tu, je ne suis pas aujourd'hui dans mon assiette ordinaire. A ces paroles, Turc se mit à sauter en poussant des gémissements de joie jusque sur la poitrine du chevalier. --Mais non, mais non! tu l'entends mal, lui criait celui-ci en riant. Tu fais pour m'attendrir des jeux de mots atroces. _Assiette_ est là pris au figuré et non pas dans le sens que tu désires. Tout à coup Turc dressa les oreilles. Une cloche venait de sonner parmi les arbres, qui annonçait le voisinage du château. --Tu le vois, je suis attendu. C'est la cloche du déjeuner. Tous les ans, à pareille date, mon couvert est mis là, chez cette excellente comtesse de Vilanel. On attente à ma liberté par des mets succulents; on met ma raison à l'épreuve de la truffe. Tu as bien raison d'aboyer, car qui sait si ce beau soleil ne doit pas éclairer ma défaite? Quant à toi, mon pauvre camarade, je ne puis te présenter à la comtesse à cause des fameux tapis dont je t'ai parlé. Mais le pays est très joli, rempli de sites charmants et de points de vue dignes du pinceau de l'abbé Delille. Promène-toi et reviens me prendre à trois heures. Tu trouveras certainement dans le village une auberge sortable, et peut-être feras-tu quelques honorables connaissances. Turc s'élança dans le pays, tandis que le chevalier sonnait à la grille du château. Sur le perron enguirlandé de fleurs nouvelles, en fort bel apparat et entourée de tout son domestique, Mme de Vilanel attendait son chevalier. Elle était habillée du vert le plus tendre et le plus significatif, et, au milieu du renouveau des bois et des prairies, elle semblait quelque Flore un peu mûre. Les épaules nues, mais dignes de l'être, émergeaient d'un cadre de dentelles noires et frissonnaient d'aise aux hardiesses des Zéphyrs. Elle avait à la main un mouchoir brodé, et, un peu serrée dans son corsage, se tenait droite et immobile dans une pose pleine de prestance. Dire de Mme de Vilanel qu'elle avait été très belle eût été pour le moins de la mauvaise foi, car elle l'était encore assurément. Ses yeux étaient restés ceux de la jeunesse, purs et candides, deux pervenches, auraient dit les poètes de ce temps-là, et sa bouche mignonne et rose avait gardé la forme d'un sourire. Une inaltérable bonté resplendissait dans tout cet aimable visage, et il fallait l'entêtement du chevalier pour avoir résisté dix ans à l'amour de la pauvre comtesse. Car elle l'aimait, cela va sans dire; mais elle l'aimait depuis dix ans, ce qui appelle une explication. L'année même de son veuvage, c'est-à-dire dix ans auparavant, Mme de Vilanel, qui n'en avouait que trente-deux alors, avait fait la rencontre du beau chevalier, lequel n'en comptait que quarante-quatre, et depuis cette rencontre elle avait déclaré qu'elle ne se remarrierait plus. Mais contre ce pauvre serment de veuve, Amour et Hasard avaient ligué leurs coups, tant et si bien qu'à la troisième visite qu'il lui rendit, M. de Frileuse comprit qu'elle en voulait à sa liberté. Touché cependant de la naïveté du sentiment tendre qu'il inspirait, il crut devoir à son honneur de s'expliquer avec la comtesse et, lui prenant doucement la main, il lui avait parlé de la sorte: --L'illusion, noble dame, habite vos yeux charmants. Écoutez-moi: je suis bon tout au plus à faire un ami passable, Dieu m'ayant créé vieux garçon pour l'éternité. Le célibat est pour moi non seulement une vocation violente, mais une condition même d'existence. Il est des gens qui naissent «quatrième au whist» et je suis de ces gens-là. J'ai des manies coriaces, des habitudes de chat-huant, sans parler de mon caractère qui m'est parfois insupportable à moi-même. Joignez à cela une aversion folle pour tout ce qui est indissoluble et jugez si je puis être pour vous l'époux rêvé! Et Mme de Vilanel, souriant tristement, lui avait répondu: --J'attendrai! Mot charmant qui avait versé dans l'âme du chevalier des torrents écumeux de perplexité. Puis, en le reconduisant jusqu'à la grille, elle avait ajouté: --Je n'ignore point, monsieur, que désormais je ne vous verrai plus. Tous vos efforts vont tendre à m'éviter; les hommes sont ainsi. Je vous demande donc une grâce dernière; mais permettez-moi de me l'accorder. Nous sommes aujourd'hui le premier jour de mai: tous les ans à pareille date, je vous attendrai sur le seuil de ma maison. De quelque endroit où vous soyez, vous viendrez?... Le jour où vous ne m'y verrez plus, n'entrez point, je serai morte ou je vous aurai oublié. Et elle reprit, les yeux pleins de larmes: --Une visite par an est-ce trop demander? --Je vous donne ma parole de gentilhomme, fit le chevalier très ému, que tous les 1er mai, à onze heures, je sonnerai à la grille du château de Vilanel. Et après avoir baisé la main de la pauvre énamourée, il s'éloigna, non sans pester intérieurement contre la vocation impérieuse qui le maintenait célibataire. Or, cette visite était précisément la dixième que le chevalier lui rendait. Aussi dès qu'elle l'aperçut, son visage se colora de tous les tons joyeux de l'aurore. L'ingrat vit à ce signe qu'il était toujours aimé. Une telle fidélité ne laissa point de l'intimider d'autant plus que la comtesse, selon les rites de la galanterie, était demeurée sans bouger et l'attendait du haut du perron, entourée de ses gens immobiles et graves comme des hérons qui digèrent. --Toujours charmante balbutia-t-il, en l'abordant. --Et vous toujours exact! fit-elle; merci. Un somptueux déjeuner était préparé dans la grande salle. Le chevalier offrit son poing ganté à la comtesse, et tous deux prirent place sur leurs fauteuils à grands dossiers. Le soleil éclatait magnifiquement sur un riche surtout d'argent et rebondissait des ciselures jusqu'aux tapisseries à fond blanc ou des chasses royales alternaient avec de fraîches bergeries. Douze portraits d'aïeux prolongeaient jusque dans la pénombre de la haute cheminée seigneuriale leur fière procession d'hommes vaillants ou fameux, à chacun desquels l'ovale du cadre formait comme une auréole d'or, et, dans les glaces, se multipliaient à perte de vue. Au travers des grandes fenêtres, on voyait se dérouler un parc aux arbres séculaires, aux gazons semés de corbeilles fleuries, aux allées profondes, et dans la pièce d'eau se refléter, nette et tremblante, la silhouette du vieux château Louis XIII. Le printemps envoyait aux convives ses plus doux arômes et ses plus magiques harmonies auxquels se mêlaient les senteurs également suaves des rôtis appétissants; et, par-dessus tout cela, la comtesse, ivre de bonheur, souriait, ah! de quel sourire! à son bien-aimé chevalier. Cependant celui-ci n'était pas à son aise. Tantôt à droite, tantôt à gauche, il se penchait machinalement et comme cherchant quelque chose dont il n'avait pas conscience. Le malheureux! Turc lui manquait! Il ne savait que faire de ses os de poulet!... Pendant ce temps, la comtesse, qui n'avait point d'appétit, contemplait le chevalier qui, par contenance, dévorait, et sous cet aspect encore elle le trouvait admirable. --Savez-vous bien, mon ami, lui dit-elle tout à coup, que je vais avoir quarante-deux ans. Le chevalier laissa retomber le verre qu'il avait à la main. Le reproche si fin et si naïvement exprimé lui était allé droit au coeur. Il se sentit envie de se jeter aux pieds de la pauvre femme et de lui demander pardon. --Est-ce bien possible, s'écria-t-il, mais c'est affreux, cela! --Ah! chevalier, dit la comtesse qui s'était méprise, je n'en avais que trente-deux il y a dix ans! M. de Frileuse ne répondit point; mais fort troublé, il tendait machinalement à Turc absent son assiette sous la table, et cela avec une constance si réjouissante qu'un domestique, placé derrière lui, le tira discrètement par la basque pour l'avertir. --Bas les pattes, donc! cria le chevalier, enchanté de trouver ainsi une diversion, et se tournant vers la comtesse, il ajouta: --Cet animal est insupportable! Mme de Vilanel fit un signe et le domestique se retira dans sa stupeur. --Maintenant, mon ami, dit-elle, nous voilà seuls. M. de Frileuse restait bouche béante. Cette fois pourtant il fallait bien parler. Il se leva, vint à la comtesse, lui prit le bout des doigts, et avec sa singulière tournure d'esprit ordinaire: --Quel âge pensez-vous, comtesse, qu'eut le divin Ulysse quand il aborda dans Ithaque? --Oh! chevalier! fit la pauvre femme qui recula toute rouge. --Je vous jure, madame, que vous vous méprenez; car si je ne suis pas Ulysse, vous êtes à tout le moins Pénélope, et c'est là ce que je voulais dire. Or tout est là. Je n'avais jamais cru à Pénélope. La fidélité jusqu'à présent m'avait semblé l'apanage des chiens, témoin cet Argos dont parle précisément Homère, et qui au bout de vingt ans expire de joie en revoyant son maître. Mais je vous rends les armes, et je demeure convaincu. Seulement, comtesse, je suis plus vieux que ne l'était Ulysse, et je constate qu'il est grand dommage qu'on apprenne si tard des choses qu'on a tant d'intérêt à savoir dès sa jeunesse. --Dites-vous vrai? s'écria-t-elle, et cédez-vous enfin? --Je le devrais, sans doute, car depuis un moment je sens que je vous aime de tout mon coeur. Veuillez pourtant considérer quel avantage il y aurait pour vous et pour moi à rester de bons amis, et souffrez que je vous démontre.... --Chevalier, interrompit-elle, en se levant avec fierté, je puis encore attendre! Et elle s'assit devant l'épinette à laquelle elle fit murmurer une vieille romance, douce et triste comme l'amour qui habitait son âme. M. de Frileuse était aller se planter sous une tapisserie représentant une chasse au sanglier. Il semblait y contempler avec une attention profonde la course d'une meute de lévriers et les groupes disséminés des piqueurs dont les trompes sonnaient des fanfares; mais de fait il ne songeait qu'à sa déplorable situation. La meute qu'il voyait, c'était celle de ses torts envers la comtesse, et les fanfares qu'il entendait sonner étaient celles des reproches qu'il adressait à son égoïsme. Pendant ces réflexions la romance accentuait son mélancolique refrain. L'attendrissement gagnait le coeur du chevalier. Il se sentait environné des regards de tous ces braves aïeux de la comtesse, un peu rodomonts, mais si bons enfants dans leurs cottes de mailles, leurs cuissards et leurs casaques rébarbatifs. «Feras-tu, semblaient-ils lui dire, cet affront à la noble race des Vilanel?» Et puis par les fenêtres ouvertes le printemps lui envoyait de si bonnes bouffées de renouveau. Petit à petit, la vieille romance se fit plus tendre, puis elle s'éteignit dans un soupir. Le chevalier était aux pieds de la comtesse. En cet instant trois heures sonnèrent. L'un des battants de la fenêtre la plus voisine heurta le mur violemment et renversa une chaise avec fracas. Un corps noir, boueux, hérissé, s'était élancé avec un joyeux jappement. C'était Turc qui, à l'heure dite, venait chercher son ami. --L'horrible bête! chien stupide! s'écria la comtesse épouvantée. Le chevalier pâlit et, sans en écouter davantage, il se releva, prit son chapeau et sa canne à pomme d'argent, et salua cérémonieusement Mme de Vilanel; puis, après avoir sifflé Turc, il sortit et s'en alla chez lui, célibataire comme devant. L'année suivante, quand, fidèle à sa parole, il revint au château le 1er mai, la comtesse ne l'attendait pas sur le perron; mais il fut accueilli à la grille par une meute effroyable de chiens de toute sorte, hurlant comme un troupeau de furies. Mme de Vilanel avait épousé dans l'année le noble vicomte de la Paludière, grand chasseur devant Dieu et dresseur émérite de chiens courants, couchants, d'arrêt, etc., et même de chiens savants. --Pour un que j'avais, songea le chevalier, c'était bien la peine! Ah! la femme! Et il s'éloigna. LES PETITS ROMANS DE GÉRALDINE I L'AIL Nul n'ignore, sur les boulevards, que notre bonne Géraldine--celle-là même dont j'ai mis en scène de mon mieux, au théâtre du Vaudeville, l'aventure véridique avec Tacoman, roi de Chaonie[1]--s'appelait au civil, qui est le triste réel, Aldine Gérat, et qu'elle était de Marseille. [Note 1: PETITE MÈRE, comédie en quatre actes, 29 avril 1903, théâtre du Vaudeville (Voir _Théâtre d'Emile Bergerat_).] Elle y avait débuté, hélas! de toutes les manières, à la fleur printanière de ses ans, non que les Phocéennes y soient plus précoces que les autres, mais par l'effet d'une prédestination qui, vous vous en souvenez, rayonnait de toute sa personne. Lorsque le bon Dieu se mêle de les faire lui-même, il les fignole, et il n'y a plus qu'à tomber à genoux ou fuir, car elles dégagent l'irrésistible. Géraldine a toujours évoqué en moi l'image de ces filles de la mer que l'amoureux Sanzio accroche à la conque triomphale de Galatée et dont il fait, autour d'elle, flotter les perfections rivales. Mais c'était la brune, l'aînée du soleil, la plus statuaire, celle qui dessine le mieux sa forme nacrée, aux contours pleins et sinueux, sur le saphir bordé de corail de la Méditerranée. Je pense toutefois que Raphaël lui eût perdu les mains dans le casque à torsades de ses cheveux d'ébène et noyé les pieds peut-être parmi les écumes de la conque, car elle avait les extrémités lourdes, mal venues et, pour parler un peu la langue de mon temps, tranchons le mot, les abatis canailles. Le journaliste marseillais, félibre ardent, qui le premier en fit sa muse, l'avait découverte à la halle aux poissons, un jour férié de bouillabaisse. A la jucher de là sur le plateau d'un beuglant oriental de notre sainte Canebière, il n'avait pris que le temps de l'initier à l'un des services de l'emploi d'artiste, et je dois dire que l'élève en avait remontré au maître tout de suite. «Ah! qu'elle était douée!» me disait-il encore longtemps après, au souvenir de ces leçons délicieusement inutiles. Pour les autres, il s'était borné à lui composer par mode d'anagramme, un nom d'affiche aussi transparent que typique, et sans grand effort de génie, il avait renversé Aldine Gérat en Géraldine. Là-dessus, elle était partie pour la gloire. Si cette charmante vierge folle avait ainsi payé son virginal tribut à la Provence, sa lumineuse terre natale, j'ai pu me convaincre qu'elle avait totalement oublié--ce qui est assez rare--jusqu'au nom du sacrificateur. Ce trait-la peint en raccourci. Géraldine, en amour, n'aima jamais que l'amour même, et le dernier, pour elle, fut toujours le premier. Pourtant, le félibre lui avait décerné des vers; mais que voulez-vous? elle ne pouvait pas fermer la patte toujours ouverte où palpitait son coeur de tourterelle. De tous les heureux qu'elle a faits en ce monde, le seul que, la porte passé, elle n'ait jamais oublié fut Tacoman, roi de Chaonie. Il est vrai qu'ils étaient créés: l'un pour l'autre, car Dieu aussi les appareille. Laissez-moi vous conter leur première rencontre. L'histoire ignorera toujours quel fut celui qui, de Marseille, l'amena à Paris, et les interviews les plus pénétrantes n'ont jamais tiré d'elle à ce sujet qu'un geste navré d'insouvenance. --Tout ce que je puis vous dire, déclarait-elle, c'est que je n'y suis pas venue seule, ça, j'en suis sûre. Mais qui? Voilà. Un blond, peut-être? Toujours est-il qu'elle y était venue et qu'en deux tours de reins, ceux des néréides autour de la conque de Galatée, elle y avait tombé les maîtresses du genre. Un souper sans Géraldine, il y a dix ans, à Paris, n'était qu'un souper de province, quelque lugubre médianoche. Aussi les forts experts en joie, ne s'en offraient-ils qu'avec elle. Elle s'en réveillait sous la pluie des pierreries enveloppées de chèques, comme des pralines de devises, et elle les croquait sans compter, pour suivre la comparaison, au vif déplaisir de sa fidèle Pepetta, soubrette à l'âme pessimiste. Pour Pepetta?... à moi, Emmanuel Frémiet!... car, en vérité, le grand animalier pourrait seul silhouetter la guenuche. Elle aussi, elle était Marseillaise, mais pratiquante, irréductible sur l'accent vainement raillé, sur la cuisine à l'huile, sur les coutumes, les modes, les croyances de terroir et sur le légendaire orgueil séparatiste des Provençaux. Ah! se retirer là-bas dans le bastidon, sur la côte, y semer des aulx, y battre la brandade, y élever le porc et les poules, et vivre là jusqu'à mourir, «sans homme», tel était le rêve du petit singe. L'arrondissement de sa pelote lui eût permis de le réaliser plus d'une fois, car la place était bonne entre les meilleures, mais toujours, au moment du départ, la «tuile» tombait dans le potage. Incapable de résister au moindre béguin, la patronne y usait tous les protecteurs. Du sein ouaté de l'opulence, on retombait aux maigres bras de la dèche, et Pepetta grinçait en se grattant les crins: «Madame vient encore de perdre sa position!» Et elle vidait sa réserve sur les genoux de Géraldine, le seul être humain qu'elle aimât. Hélas! le pauvre bastidon «sans homme», quand y battrait-elle la brandade? Or, c'était le temps où Tacoman V, futur roi de Chaonie, n'était encore que le prince Omar, dit prince Écrevisse dans les revues de fin d'année--on devine aisément pourquoi si on en a vu une--et étudiait chez nous cet art de connaître les hommes dont la base est le noctambulisme. Au cours de ses libres recherches, celui qui promène les Haroun-al-Raschid dans les Bagdad lui fit, un soir, en l'un des grands bars de la République, rencontrer en Géraldine sa Baudroubouldour éternelle. Il la vit et l'aima. Et comme ce seigneur était un homme d'un esprit infini, il sentit que, précisément parce qu'il l'aimait, il n'en serait pas aimé. Il se prépara donc à être très malheureux, ou, si l'on veut, à aimer seul, car c'est la même chose. Elle s'étonnait elle-même, que dis-je? elle s'irritait, la bonne créature, de lui être si rebelle, et, peu versée dans la théorie de son art, elle n'entendait rien à ce qui lui arrivait. --Comme c'est drôle, Pepetta, celui-là ne me dit rien du tout. Il est pourtant prince! Mais la guenuche se méfiait, d'instinct, rien, selon son adage familier, n'étant plus rosse que la nature. Chaque année, au retour de sa fête--car il y a des saints pour tous les chrétiens--Géraldine s'offrait une joie professionnelle dont la saveur est paradisiaque. Ce jour-là elle couchait seule. Elle redevenait Aldine Gérat pour vingt-quatre heures. Pour se préparer à ce spasme commémoratif, elle allait d'abord à la messe, et, si elle se trouvait en fonds, elle versait sa bourse grande ouverte dans le tronc des pauvres. Après quoi, elle se rendait au Louvre, le musée, s'entend celui «où l'on ne va jamais, on ne sait pourquoi», puis, après une lente promenade le long des quais de la Seine, «le plus beau paysage du monde», elle rentrait, vertueuse, au logis, y tirait le verrou de la porte, et seule, bien seule avec Pepetta, s'attablait goulûment devant le balthazar strictement composé de mets à la provençale. --Tout à l'ail, rien qu'à l'ail, aujourd'hui l'on pue, lançait la petite macaque séparatiste, nous sommes dans le bastidon! Zut pour les hommes! Et l'aïoli de succéder à la brandade, puis la divine bouillabaisse, dont les ambroisies se mêlaient en un concert de gueule digne des anges. --Ah! que c'est bon! ça sent Marseille! --Dis qu'on y est! --Je vois le port. --Moi, le cours Belzunce. --Ça vous remet du Nord. --Une cigarette là-dessus, et madame n'a plus qu'à se coucher et dormir. --Seule, Pepetta, pour ma fête! L'un de ces soirs fériés pourtant elle avait dû forfaire à sainte Aldine. Malgré les ordres donnés, le prince avait franchi la porte, et il avait bien fallu le recevoir, les futurs rois n'étant pas de ceux qu'entrave une consigne. Il avait d'ailleurs annoncé sa visite par un splendide bouquet dont les fleurs jonchaient les cassolettes de l'aïoli et les brûle-parfums de la brandade. --Tant pis pour lui, qu'il entre, fit Géraldine qui tout de même s'était tamponné la bouche d'un mouchoir parfumé. Dès le seuil, Omar pensa tomber à la renverse. L'atmosphère était pestilentielle. Il s'avança néanmoins, très pâle, et avec sa souriante galanterie levantine, il s'excusa de son indiscrétion par la nécessité où il était de courir en Chaonie le lendemain, par le premier train, à cause d'une révolution très drôle, où du reste il risquait sa tête, comme dans les opérettes. Il n'avait donc pas voulu disparaître à l'anglaise sans dire adieu à ceux ou celles qu'il aimait, et l'ayant vue, à l'église, derrière un pilier, si désemparée devant le tronc des pauvres, il la priait, en souvenir du prince Écrevisse, de vouloir bien distribuer dans sa paroisse un reliquat de liste civile, qu'il perdrait certainement au jeu s'il retardait son départ d'un jour, et qu'il avait laissé en entrant sur la banquette de l'antichambre. Ce disant il vacilla et perdit connaissance, car l'odeur de l'ail lui arrachait l'âme par le nez et c'était la chose dont il avait le plus horreur au monde. Lorsqu'il revint à lui sous les sels et dans l'aération des fenêtres, Géraldine l'éventait doucement, et ne savait que lui dire. --Je vous aime, murmura-t-il, adieu, vous ne m'aimez pas. Puis il se leva pour s'en aller. La bonne fille était fortement troublée par cette déclaration à voix douce dont un regard ardent, et d'elle bien connu, confirmait la véracité. --Monseigneur, fit-elle enfin, c'est beaucoup d'honneur.... Je ne demanderais qu'à vous croire.... Mais l'amour, cela se prouve ... même à nous autres. --Que dois-je faire? --Eh bien! embrassez-moi? Et elle lui tendit les lèvres, gouffre rose de brandade. Tacoman V s'y jeta et il y a laissé son âme. C'est l'acte le plus brave de sa vie, sinon de son règne, qui ne commença que le surlendemain. II MUZARÈGNE Dire que le Père Éternel ne s'occupe pas du bonheur des hommes, c'est proférer, en un blasphème, un paradoxe et un lieu commun. A ceux qui s'y risquent en ma présence, je me borne à répondre: On voit bien que vous n'avez pas connu Géraldine! Je viens de vous conter l'une de ses belles aventures amoureuses, et j'en sais de plus belles encore. Toutes prouvent à l'évidence la vénérable bonté de Dieu et sa clémence pour les souffrances de l'humanité. C'est sur l'ordre de sa providence que Géraldine n'a jamais dit non à personne. Elle ne le pouvait pas. Ça lui aurait cassé les dents, selon sa propre expression. Je l'ai toujours vue aller à l'amant comme une martyre chrétienne allait au tigre, résolument, le camélia symbolique à la main, en guise de palme. Lorsque je m'étonnais de la voir se distribuer ainsi comme la manne, elle laissait tomber devant moi les voiles mal agrafés qui drapaient ses attraits consolateurs et elle soupirait: --Regarde! Et il n'y avait rien à répondre. C'était au temps où elle s'était embéguinée de Bricolet, son copain de café-concert. Ce Bricolet n'était assurément qu'un pitre. Son «numéro» consistait à se déformer la caboche, soit en distendant, soit en contractant ses traits élastiques, et à imiter les masques japonais les plus hideux et les plus hilares, par un artifice de grimaces dont le succès était immense. Peut-être vous le rappelez-vous? Moi, je l'aurais fait guillotiner, mais Géraldine le goba. Pourquoi les plus jolies aiment-elles les monstres? Les fées nous le disent dans le conte de _La Belle et la Bête_. Toujours est-il que son erreur coûta assez cher à la folle divette. L'affreux singe à la mode lui grugea d'abord les quelques banknotes qui lui restaient d'une liaison de demi-caractère avec un gros vivandier des Halles centrales, puis il la battit, comme on bat des pois secs au fléau, à tour de bras, et il voulait l'astreindre au commerce dont la casserole est l'emblème, lorsqu'elle fut sauvée de cette honte par son aventure avec Muzarègne. La voici: Il y avait, parmi les instrumentistes de l'orchestre, un petit flûtiste contrefait, à demi bossu, tout à fait cagneux, en outre affligé de strabisme, qui répondait au nom de Muzarègne. Je ne crois pas qu'il eût trente ans alors, mais ce que je puis dire, c'est qu'il excellait en l'art de Tulou et de Taffanel, dont il était le meilleur élève, et que sa place à ce café-concert lut donnait le pain quotidien. Maigre pain, n'en doutez pas, plus souvent bis que blanc et rassis que frais, d'abord parce que la vie pratique réalise peu les promesses du Conservatoire, ensuite parce que, depuis la mort du grand Pan, peu de faunes s'adonnent à la flûte et enfin pour cette raison que le pauvre Muzarègne relevait mal son talent par les charmes de sa personne. Il se savait laid jusqu'au ridicule et ne s'en consolait que chez lui lorsque, seul avec sa «traversière» d'argent, il adressait, de loin, à Géraldine, tous les chants de son âme éprise. Il l'aimait, en effet, à en périr. Chaque soirée où, sous les feux du lustre, elle venait étaler banalement aux quinze cents rivaux anonymes de la salle les trésors de sa carnation voluptueuse, lui, renouvelait les affres de sa joie dolente, et si, dans le hasard des jeux scéniques, le regard de l'adorée se posait sur lui, à l'orchestre, il s'effaçait derrière la contrebasse de Violier, son voisin de pupitre et son camarade de la «pépinière», et il y couaquait, effaré, et sans embouchure. Géraldine, cela va sans dire, ne savait rien de cet amour clos à verrou et à serrure. Non seulement elle n'avait jamais remarqué le tibi-cineur difforme, mais elle a confessé depuis que, dans la masse confuse des accompagnateurs, elle ne l'avait même jamais «vu». «Pouvais-je me douter?» demandait-elle. Plusieurs fois, elle avait bien trouvé dans sa case, chez la pipelette, des rouleaux de musique pour flûte, mais ils étaient sans paroles, et pas signés. Comment veut-on que l'on devine? Il y avait bien eu cette répétition où, insultée et maltraitée par Bricolet, elle avait été défendue par ce petit machiniste--car elle avait toujours cru que c'était un machiniste--qui s'était jeté entre elle et la brute, et qu'on avait emporté, à demi assommé, couvert de sang, dans l'ombre des coulisses. De quoi se mêlait-il, du reste, le malheureux? C'était donc lui? Pourquoi n'avait-il pas reparu à l'orchestre alors? Tout donnait à supposer qu'après l'esclandre, il avait été remercié par le directeur. Elle s'expliquait les choses, à présent. Était-ce bête, mon Dieu, de ne lui avoir rien dit, à elle, Géraldine, à elle! Un soir, quinze jours après, Violier, le contrebassiste, était monté dans sa loge, et, tout ému, le brave garçon, il lui avait appris que son camarade, un grand artiste, se mourait «à la lettre» d'amour pour elle. Elle avait cru d'abord à une blague de théâtre. «On nous en fait tout le temps comme ça. Mais cette fois, c'était du vrai, de celui dont on claque.» Violier l'avait tellement bouleversée en le lui racontant, qu'elle s'était mise à en pleurer elle-même toutes les larmes de son corps. --J'irai, fit-elle, c'est sûr! --Dépêchez-vous alors. --En est-ce là? --Oui, il veut mourir. Il a brisé sa flûte. C'est le désespoir et la fin. --Tout de suite après la représentation, alors. Venez me prendre. --Et Bricolet? --Oh! Bricolet, j'en ai soupé, et on ne laisse pas mourir un homme, c'est ça que le bon Dieu ne veut pas!... A tout à l'heure. Lorsque, conduite par Violier, elle arriva au logis de Muzarègne, elle voulut entrer sans retard ni préparation, comme on va au devoir, tout droit. Le moribond était couché, et de chaque main, il tenait un tronçon de sa traversière d'argent. --C'est moi, sourit-elle, vous ne pouviez donc pas me le dire? Et soulevant sa voilette, elle s'assit au pied du lit, rayonnante d'être aimée, la bonne Géraldine, comme il faut l'être. --Ainsi, tu m'aimes? murmura-t-elïe. Le contrefait s'était dressé sous le tutoiement, devant l'apparition et dans ses yeux aux regards croisés, une flamme courut, extraordinaire, comme celle qui danse sur les marais. Puis sa bouche s'ouvrit en fleur de béatitude, et il retomba, dénoué de son âme et consolé. --Trop tard, gémit la courtisane, mais ce n'est pas ma faute, voyons! Et elle le couvrit de baisers perdus. Comme l'artiste était sans famille et presque sans relations, ce fut elle qui le mena au cimetière où elle lui acheta une concession dont, jusqu'à son dernier jour, elle entretint le jardinet. Elle avait fait ciseler par le marbrier une flûte brisée sur la dalle funéraire. On l'y voit encore sous le lierre. De cet amour trop pusillanime, car Dieu veut qu'on ose aussi, et le seul qu'elle n'ait pas couronné, Géraldine fut toujours hantée, même et surtout aux heures brillantes de sa carrière aspasienne. Il lui cuisait au coeur comme un remords. Il creusait un trou noir dans sa vie de bacchante. Il y avait au paradis un homme qui l'avait non seulement désirée, mais aimée, elle, elle, et qu'elle n'avait pu rendre heureux! Lorsque je la voyais triste, la pensée vagabonde dans le vide, hors des choses et des jours, et que je l'interrogeais sur sa mélancolie, elle dégrafait son peignoir, et, les yeux mouillés de larmes, elle disait: --Regarde, poète, regarde! III LE BEAU PHILIBERT Encore une, voulez-vous, de notre vieille, amie Aldine Gérat--en religion cythérenne Géraldine--la meilleure fille du monde, et, j'ose ajouter, la plus honnête. Du reste, je vous convie à en juger. Du temps qu'elle courait, comme le jeune Wilhelm Meister, ses années d'apprentissage, les hasards de sa destinée l'avaient conduite à Bordeaux. Peut-être y avait-elle était «transbahutée», car telle était sa langue, par quelque viticulteur opulent, soucieux de donner une Aspasie à l'Athènes de la Gironde. Toujours est-il que, tout de suite, elle s'amouracha d'un lieutenant de la garnison et qu'elle «plaqua» son Périclès pour cet Alcibiade. Il avait nom Philibert Torbier. Il faut croire que ce Philibert Torbier était l'un de ces séducteurs nés dont Lovelace est le type en littérature, comme Lauzun l'est en histoire, car ses aventures galantes n'en laissaient pour ainsi dire rien à glaner aux autres, et il n'était poules qui voulussent d'autre coq dès que celui-là, dardant sa crête, chantait. Aussi ne comptait-il plus ses duels, que Vénus, sa mère, lui faisait d'ailleurs, comme dans les poèmes homériques, presque toujours favorables. Seul, Balzac nous expliquerait par quelle loi de nature un Philibert Torbier doit, logiquement, fatalement, de toute éternité, aimer une Géraldine, mais l'aimer à en mourir et jusqu'à jeter à ses pieds ses armes et son bouclier d'honnête homme. J'omets de vous dire, et pour cause, qu'elle n'esquissa même pas un geste de résistance. Reconnue «sienne» au premier coup d'oeil, elle fut aussitôt dans ses bras, docile aux dieux, et elle le suivit, sans même prendre congé du vieil oenophile, à son logis d'officier pauvre. Ils y vécurent l'un de l'autre, insatiables de cette possession qui paraît être la solution la plus scientifique du casse-tête chinois de la vie. Comment le beau Philibert trouvait en Géraldine toutes les femmes en une seule, c'est ce que, n'étant pas Balzac, je renonce à analyser. Il ressemblait à un explorateur qui, après avoir fait le tour du monde, se borne, satisfait, au philosophique voyage autour de sa chambre et y découvre l'univers. Un soir, dans l'ivresse d'une passion sans cesse accrue, il lui déclara son intention formelle de l'épouser. Elle le regarda, béante d'abord, et puis elle éclata de rire. Epouser Géraldine, en justes noces, ah! par exemple, c'était un comble! Elle lui avait tout dit pourtant, tout avoué, sans réticence aucune. Le Niagara n'était qu'une «cascade d'enfant» en comparaison de ses cataractes!... Elle, la légitime d'un officier français plein d'avenir, qui serait un jour le général Torbier!... Du reste, le mariage était non seulement contre ses principes, mais au rebours de sa destinée terrestre. A chacun et chacune son sort et son métier et le paradis, à la fin, pour tout le monde! Que diraient ces dames de Bordeaux et d'ailleurs? Il ne l'écoutait même pas. --J'ai l'honneur de te demander ta main, réitéra-t-il, très calme. Je suis orphelin de père et de mère, libre de mes actes, et je t'aime. Pour le reste, j'ai mon épée. Et la lutte dura huit jours, acharnée; ils ne cédaient ni l'un ni l'autre. Géraldine, pour le sauver, alla jusqu'à recourir à la fuite. Il la rattrapa à la gare, la ramena et lui déclara qu'il lui laissait une heure pour décider de son consentement. C'était trop clair, le malheureux était atteint de démence amoureuse, celle que célèbrent les poètes, qui, eux-mêmes, sont des fous. Je vous l'ai dit, elle était foncièrement honnête. Elle comprit que cet homme se perdait pour elle et que le suicide était au bout du drame. Elle s'avisa donc d'un expédient. --Eh bien, soit, fit-elle, c'est entendu, on s'épousera. Mais nous n'avons pas le sou, ni toi ni moi, et jamais mise en ménage n'a plus nécessité la fortune. Le luxe est mon élément. Fais-toi riche, et je marche à l'autel. --Bien, fut sa laconique réponse. A quelque temps de là, la presse locale annonçait le mariage de M. Philibert Torbier, officier d'infanterie démissionnaire avec Mlle Claire de Mourcey, la charmante petite-fille du comte de Mourcey, le chef de l'aristocratie bordelaise et ancien ambassadeur. Le lieutenant n'avait pas soufflé mot de cette affaire à sa maîtresse. Elle l'apprit par _La Petite Gironde_. --Mes compliments mon cher, lui dit-elle en lui tendant le journal, c'est beaucoup mieux ainsi et de toutes manières. Voilà notre roman fini. --En quoi? releva-t-il. --Comment, en quoi? Et ta femme? --Eh bien? --Si tu l'épouses, c'est que tu l'aimes? Philibert secoua négativement la tête. --Alors, c'est elle qui t'aime? --Oui, sourit-il, en l'étreignant pour l'embrasser. Mais elle s'était soustraite d'un bond à l'étreinte. --Minute, et pas de ça, Lisette! Je ne suis qu'une pauvre fille perdue, mais je ne vole pas le bonheur des autres. Nous resterons bons amis, si tu veux, mais pour le reste, mon petit, fais-en ton deuil, c'est réglé. Foi de Géraldine, plus personne sous le baldaquin! Et, cette fois, elle s'en alla tout à fait, «pour de bon». Il ne la retint pas, mais quand elle eut disparu au tournant de la rue, il s'effondra sur le lit, en sanglotant. Il l'avait vraiment dans les moelles. La presse ne mentait pas: Mlle Claire de Mourcey était charmante. C'était une fine fleur de noblesse et le dernier bourgeon d'un bel arbre généalogique épuisé de sève et marqué par la grande bûcheronne. Elle avait vingt-deux automnes, car c'est au retour de la saison élégiaque qu'il sied de nombrer les années vécues par ces êtres fiévreux, à la voix brisée, que le poète Millevoye mène au mausolée sur les tapis d'or des feuilles mortes. A défaut de ses père et mère, l'un et l'autre disparus dès son enfance, elle avait été élevée par son grand-père, le vieux diplomate, qu'elle avait en adoration et qui, de son côté, idolâtrait sa chère petite malade. Que n'avait-il pas fait pour la guérir, que ne ferait-il pas encore? Une partie de sa fortune avait été dépensée à la cure, le reste était à la disposition du sorcier qui lui conserverait son ange par un miracle. Hélas! où était-il, ce sorcier qui n'avait qu'à venir et frapper le marteau de la porte? L'hôtel de Mourcey est voisin de la caserne où le régiment de Philibert Torbier campait alors, et l'une des distractions de la jeune fille était d'y suivre, de sa fenêtre, les manoeuvres militaires qui l'emplissaient de sonneries, d'exercices et de mouvement. Elle avait, entre tous, remarqué le beau lieutenant, et peu à peu son coeur dolent s'était pris et rendu à l'attrait que dégage, comme un fluide, le véritable homme à femmes. Une nuit, le comte, qui la couvait jusque dans son sommeil, l'entendit crier en rêve: --Ah! pleurait-elle, mourir sans avoir été aimée!... C'est trop! Aimée, aimée! .. Bouleversé par cet appel douloureux au bonheur, le grand-père l'épia et ne tarda pas à deviner son secret de vierge révoltée. Il alla droit à Philibert. Le comte de Mourcey n'était pas de ceux qu'embarrasse une situation difficile, et, au cours de sa carrière politique, il en avait tranché d'insolubles. --Tout en ce bas monde, le bien nommé, disait-il, n'est que question d'argent. Telle était sa devise, et les renseignements qu'il eut sur le lieutenant Torbier étaient propres à la corroborer. Mais Claire l'aimait. C'était le sorcier demandé peut-être? Par conséquent, rien sur la terre, dans les cieux ni l'enfer même, ne prévaudrait contre sa volonté de réaliser le rêve de sa moribonde. Claire serait aimée. L'entretien, commencé dans un café situé près de la Bourse, où il se fit présenter officier, s'acheva le lendemain chez le notaire. La dot de Mlle de Mourcey, formée par l'héritage de ses père et mère décédés, se montait à quatre cent mille francs. Le grand-père y ajoutait un présent de noces de cent mille livres. Le tout, en cas de veuvage, restait au survivant du couple, y eût-il ou n'y eût-il pas d'enfants, en toute propriété, par contrat. En outre, il y avait les espérances, c'est-à-dire la fortune du comte. Elle devait, à sa mort, arrondir du million le portefeuille du ménage. --Or, je vais avoir mes quatre-vingts ans, monsieur, dit-il à Philibert, avec un beau geste de talon rouge, vous n'aurez donc que peu de temps à attendre, j'espère. C'était ce mariage que les journaux girondins publiaient, avec ou sans commentaires, dans la stupeur universelle. Il eut lieu cependant, mais il assembla peu de monde à l'église, et le vieux comte de Mourcey comprit à cette abstention respectueuse que, blâmé déjà de la mésalliance par le parti dont il était le chef, il n'y regagnait rien dans l'opinion populaire. Mais que lui importait, Claire était aimée avant de mourir. Elle ne le fut que trois mois à peine; l'automne suivant l'emporta dans le premier tourbillon des feuilles mortes. Puis ce fut le tour de l'octogénaire, que rien ne retenait plus en ce monde, et Philibert Torbier eut le million promis--et gagné. Géraldine, par l'un de ces coups de bascule qui sont la joie à la fois et la philosophie de son art, rayonnait aux plus hauts degrés de l'échelle sociale. Elle était grande usinière métallurgiste, et elle occupait aux alentours du Bois de Boulogne un hôtel, enfin digne d'elle, où douze larbins de haut style faisaient leur pelote. Un après-midi, l'un d'eux, huissier d'antichambre, lui présenta sur un plateau d'argent la carte d'un visiteur: Philibert Torbier. --Comment! Il ose?... Il en a un culot!... Jamais je n'y suis pour ce monsieur, vous entendez, jamais. Mais il était déjà devant elle. --C'est moi, je t'aime toujours, je suis riche, j'ai ta parole, viens, ma femme! Et il tomba à ses pieds, balbutiant, à demi évanoui d'amour, comme l'exilé tombe sur le sol de la patrie rendue. Mais elle s'était jetée sur le timbre d'appel. --Alors, tu fais les poitrinaires, toi? cingla-t-elle. Et s'adressant à deux laquais survenus: --F...tez-moi cette crapule dehors. Ils le ramassèrent le lendemain matin sur le paillasson de l'honnête créature, avec deux trous dans la tête. IV LE BATEAU DE FLEURS C'était un yacht, un joli yacht appelé _le Coromandel_. D'où lui venait ce nom hindoustan, je l'ignore. Rien ne ressemblait moins en effet à ces naïves pirogues, les «schelingues», carènes de cuir et d'écorce cousues de filasse de cocotier, sur lesquelles on aborde en rade de Madras, à travers trois barres terribles d'écume hurlante; car, non seulement _le Coromandel_ était une merveille de construction nautique, mais encore il ne tenait même pas l'eau en rivière, et il dormait, inutile et dérisoire, dans notre doux port d'Asnières-sur-Seine. Or, ledit _Coromandel_ avait bel et bien coûté les cent mille francs à son propriétaire, jeune armateur de fantaisie surpris en pleine bohème par le gros lot d'un héritage colossal, et décidé à se payer en un seul coup tous les plaisirs dont il avait été sevré pendant les années d'apprentissage. Charpenté en bois rares et exotiques, reluisant de cuivreries miroitantes et aménagé pour les longs voyages, il était tapissé de délicieuses lices mythologiques, meublé de pièces de haute ébénisterie d'art et muni d'une artillerie culinaire propre aux plus rudes combats de gueule. Et le fond de cale s'y lestait d'une provende de ces bouteilles à tête d'argent, qui sont la gloire de la Champagne. Pourtant, il demeurait amarré, le joli yacht, au port pacifique d'Asnières, sans équipage, sans pilote ni capitaine, et comparable au petit navire de la chanson, qui n'avait jamais navigué. Il advint que les sieurs Titubard et Polanson, artistes dépourvus de commandes, et quelquefois même de pitance, errant sur les bords de la Seine, remarquèrent l'abandon du bateau de plaisance. Informations prises, ils surent qui en était le propriétaire. Ils l'avaient connu au temps de la «mélasse», où ils avaient d'ailleurs barboté ensemble, et comme ils chassaient à «l'idée» de fortune, ils en attrapèrent, au vol, une qui leur parut tomber du ciel. Le lendemain matin, ils sonnaient à la porte du millionnaire, qui les reçut à bras ouverts. --Nous ne venons pas l'emprunter d'argent, dit Titubard; d'abord parce que nous sommes trop fiers.... --Pour te le rendre, interrompit Polanson. --Il s'agit d'une affaire.... --D'or!... --Qu'est-ce que tu fais du _Coromandel_? --Rien, leur répondit-il; il ne marche pas, il est mal fait, manqué; il ne vaut que son bois de flottage. Je cherche à le vendre. --Combien? --Je ne sais pas, moi. Ce qu'on voudra. Auriez-vous acquéreur? --Si c'est plus de cent sous, non, fit le facétieux Polanson. Mais il y a locataire. --Qui? --Nous, ou les rats qui le rongent. --Quels rats? --Tous ceux d'Asnières. C'est un crible, _le Coromandel_! Donne-nous la préférence. --Sur les rats? --Oui, au même prix. Le jeune armateur se mit à rire. --Elle est bien bonne. Mais, qu'en voulez-vous faire? --Oh! rien à te cacher: un bateau de fleurs. --C'est la seule chose qui manque à la Ville Lumière, résuma Titubard, l'homme pratique du couple. --Tiens, mais ce n'est pas bête, avait acquiescé le maître du yacht. Et, gaiement, il leur prêta le petit navire, en souvenir du bon temps de la vache enragée. --Mais dépêchez-vous de le prendre, ajouta-t-il, parce qu'on va me donner un conseil judiciaire. Huit jours après, quarante invitations, lancées d'une main sûre, atteignaient à domicile l'élite de ce Tout-Paris des premières sans laquelle rien ne se fonde ni ne se consacre. Notre vieille amie Géraldine, qui en était, à cette époque, par sa liaison avec un gentilhomme fameux dans nos fastes galants, reçut individuellement la sienne. Titubard et Polanson avaient négligé de convier le prince à la fête, et cet oubli voulu suffisait déjà à en fixer le caractère bien japonais et libre de toute servitude sentimentale. A l'inauguration d'un bateau de fleurs, il ne faut que fleurs sans attaches. --Comprends-tu ma déveine, me disait-elle, en montrant la charmante carte illustrée par Willette, c'est pour mardi!... --Eh bien? --Comment, eh bien? Le mardi, c'est le jour du prince. Je suis à lui tout entière, le mardi, c'est réglé comme du papier à musique! Et elle soupirait, vertueuse: --Pour une fois qu'on a l'occasion de s'amuser!... _Le Coromandel_ stationnait au pont de la Concorde, où il avait été remorqué à grand'peine. Grâce au crédit des actionnaires,--car ils avaient trouvé des actionnaires!--dûment réparé, calfaté et mis en état d'équilibre, il rivalisait de stabilité avec les établissements de bains dont la chaude saison orne la Seine. L'été, cette année-là, était admirable. Dans les ténèbres légères et transparentes des nuits de juillet, la ville luisait, diamantée, comme les gemmes et les pierreries dans le velours bleu des écrins, et la rivière, semée de reflets et de feux, semblait y doubler la Voie lactée. La soirée, en vérité, était si amoureuse qu'elle eût rendu le moins païen crédule à l'influence magnétique de Vénus sur les êtres et les choses, et je m'attendais, en arrivant, à la voir présider à l'ouverture du commerce dont Titubard et son copain allaient doter solennellement la France. Si l'Aphrodite n'y était pas, elle était du moins représentée par les meilleures prêtresses de son culte, et notamment par Géraldine, que j'aperçus, dès le seuil, en écartant les tentures. --Eh bien, mais ... et le prince? grondai-je. --Que veux-tu, mon petit, je n'ai pu y résister. On ne voit pas ça tous les jours. Du reste, il n'arrive jamais là qu'à minuit, au sortir du cercle, et il n'est que neuf heures. Le temps de croquer quelques sandwichs, de les arroser de deux ou trois coupes et de faire un tour de valse, soit avec toi, soit avec un autre, et je vole au devoir professionnel, hélas! Mon coupé est là-haut qui m'attend sur le quai. Et elle se perdit, de bras en bras, éclatante de joie, folle de baisers, innocemment lascive, telle que Dieu l'avait créée, la belle bacchante, dans les soutes du _Coromandel_. --Le patron du bateau, s'il vous plaît? La question venait de m'être adressée par un personnage galonné, au visage rébarbatif, aux façons cassantes, qu'il ne me fut pas difficile d'identifier fonctionnaire. C'en était un, en effet, l'inspecteur des berges. Et Polanson parut. --Qui vous donne le droit de stationner ainsi sous le pont, le long du quai, et où est le papier qui vous y autorise? --J'ignorais, fit le tenancier, qu'il en fallût un, et vous m'étonnez. Le bateau est de création nouvelle et c'est le premier de ce genre que l'on voie dans la chrétienté. --Circulez, fût la réponse. --Soit. Et Polanson fut détacher l'amarre. A moins de débarquer piteusement les quarante invités, distributeurs de gloire, de rater ainsi le lancement et de voir l'affaire sombrer à jamais sous le ridicule d'une telle débandade, il n'y avait que cela à faire, en effet: détacher l'amarre. Titubard, esprit prompt, fut de cet avis, et comme le bateau commençait à glisser doucement dans le courant, il n'hésita pas à se mettre à la barre, tandis que Polanson sautait au poste de vigie. Ce fut charmant d'abord. Illuminé de lanternes vénitiennes multicolores en guirlandes, au rythme des czardas de l'orchestre tzigane, _le Coromandel_ descendait la rivière constellée, tantôt à droite, tantôt à gauche, parfois au centre, avec une fantaisie incomparable. Ainsi, de Paphos à Lesbos, la conque aérienne de l'Anadyomène attelée de colombes. Mais, comme le voyage n'était pas dans le programme, quelques têtes passaient aux écoutilles et d'autres se dessinaient à la rampe de l'entrepont, visiblement interrogatives. --Où allons-nous donc? --Je ne sais pas, leur criait Polanson, du haut de la vigie, mais si ce n'est pas au poste, c'est au Havre. Entre ceux et celles à qui la plaisanterie semblait mauvaise, Géraldine la trouvait détestable, et jamais belle Géorgienne enlevée pour le harem par des marchands d'esclaves ne poussa de cris plus aigus sur la troïka de ses ravisseurs. --C'est ma position, clamait-elle, on me fait perdre ma position! A présent, _le Coromandel_ avait pris l'allure folle de ce «bateau ivre» chanté par le poète verlainien. C'était miracle qu'il ne se fût pas brisé sur la culée d'un pont. Des barques s'étaient mises à notre poursuite. Les tziganes râclaient éperdument. Les rives fuyaient. Le bateau de fleurs n'était plus qu'un bateau de perruches sur lesquelles un vautour plane. Géraldine menaçait de se jeter à l'eau toute habillée, ce qui n'était pas beaucoup dire. Titubard était calme à la barre. Polanson nommait les paysages à tue-tête: «L'île de Billancourt ... les Moulineaux ... le Bas-Meudon....» comme un guide. Ce fut là que nous abordâmes, je n'ai jamais su comment, par la clémence de Neptune sans doute, et un nouveau fonctionnaire monta à bord, plus rébarbatif que le premier, et non moins galonné, je vous assure. Celui-là, c'était l'inspecteur de la navigation. --De quel droit circulez-vous sur la Seine? --Du droit d'épave, sonna Polanson. --Avez-vous un constat de navigabilité? --Naviguer, c'est l'avoir, jeta Titubard, de fait sinon de droit. --Voyons votre machine? --Quelle machine? --Pascal a dit: «Les fleuves sont des chemins qui marchent.» Nous venons du pont de la Concorde en nous laissant aller, par une simple loi de physique. Lisez Pascal. --Votre yacht n'est pas en état de tenir l'eau. Il y faudrait pour vingt mille francs de réparations. --Prêtez-les-nous. D'ailleurs, où votre magistrature voit-elle un yacht là où il n'y a qu'un ponton d'amour? --Je vous arrête. --Ah! monsieur, quel service vous nous rendez! s'était écriée Géraldine qui était le bon sens même. Et, se tournant vers moi: --Quelle heure est-il? --Ecoute, fis-je.... Minuit sonnait au cadran de l'église ... l'heure du prince!... Elle venait de perdre sa position. Quant au _Coromandel_, il reprit la sienne, celle de petit navire, qui ne s'arrête ni ne circule, et les rats de Meudon y achevèrent en six mois la besogne des rats d'Asnières. --Ce qui prouve, disait Titubard à Polanson, qu'il n'y a rien à faire en France pour les idées neuves et hardies et que l'avenir est au Nouveau-Monde, décidément. CONTES FÉERIQUES ET RUSTIQUES UN DUEL DARWINISTE On lit dans les journaux allemands de la semaine: «Notre célèbre naturaliste Lutz de B... vient d'être tué en duel par le philosophe darwiniste Wilfried M.... Cette mort semblera d'autant plus douloureuse que la cause du duel était en elle-même futile.» Futile! Sous un genêt, à la lisière du bois qui sert de promenade aux habitants de la petite ville de C..., un scarabée dormait dans l'ombre tremblotante. Le temps était radieux, car la fin de mai à été clémente en Allemagne. Le soleil submergeait la plaine et les houblonnières. Advint Lutz, le savant naturaliste. Les naturalistes marchent silencieusement, coiffés de panamas à larges bords, et ils fouillent buissons et haies avec des pinces d'acier souple. Tout à coup Lutz tomba en arrêt et on l'entendit s'écrier: «Scarabeus mirobolans!» Sur quoi le coléoptère effrayé s'envola. Par les prés, par les futaies, à travers les fougères, Lutz courait, sautait et trébuchait, sans quitter sa proie des lunettes. Quelle chasse! Il arriva ainsi au bord d'un étang où Wilfried, le darwiniste, était assis, les pieds dans l'eau, et étudiait les moeurs des libellules, amoureusement. --Docteur, cria Wilfried, ce scarabée vous a-t-il fait du mal? Pour toute réponse, Lutz, entr'ouvrant la boîte de fer blanc qui lui battait sur les reins, montra que le Mirobolans manquait à sa collection. Et il reprit sa chasse autour de l'étang. Bourdonnant de terreur, éperdu et l'élytre fou, le pauvre scarabée tournoyait sur le miroir et il ne savait plus où il allait. Il entendait autour de lui siffler dans le vent le filet du naturaliste. Hélas, un mur blanc!... Le mur blanc comme la neige des pôles resplendissait au plein midi. Le scarabée s'y heurta et tomba dans l'herbe. Là, brisé, et reployant ses petites pattes meurtries et ses ailes inutiles, il demeura immobile et le coeur gros, comprenant que sa dernière heure était venue. L'homme ne pardonne pas à la beauté libre. Lutz le tenait entre ses doigts maigres, et il était content. Une dernière ruse, le scarabée la tenta: il fit le mort. Pauvre ruse de bête! Le naturaliste prit dans sa boîte une épingle, longue, longue comme une lance, et la lui enfonça dans l'aile gauche, et le satin de l'aile craqua. Ainsi transpercé d'outre en outre, le Mirobolans fut fixé sur le liège. D'abord il ne remua pas, dans l'étonnement de sa douleur. Et puis voilà que tout son pauvre petit corps d'émeraude et d'or frémit; il agita les pattes en une convulsion, et on sentit que s'il avait eu une voix, il aurait poussé un cri épouvantable. Il balançait la tête de bas en haut, comme pour s'élancer, et il cherchait un point d'appui pour s'arracher de la lance. Mais partout l'air, rien que l'air, l'air tout à l'heure encore sa joie et sa vie, mais à présent l'air traître et complice, l'air élastique et sans prise. Et dans cet air, l'odeur méphitique du camphre qui montait et l'asphyxiait et l'empoisonnait lentement.... Wilfried s'était levé: il était très pâle. Il marchait vers Lutz, accroupi sous le mur blanc. Tout proche du scarabée et presque à sa portée, les rebords de la boîte s'étendaient. Oh! pour les atteindre, quels efforts terribles! Mais il ne parvenait qu'à tourner sur l'épingle, dans sa plaie, comme une girouette au vent, et de plus en plus il s'enfonçait dans le pal, vers le lit de camphre délétère. Wilfried allait d'un pas rapide, comme pour le secourir. Autour du supplicié les libellules, les belles mouches bleues, les papillons bariolés, les hannetons curieux, voltigeaient pleins de pitié, car les bêtes s'aiment dans leur impuissance. Et puis le doux bruissement des feuilles, les danses hiéroglyphiques des rayons, les clapotements du lac, le printemps, l'amour, la vie partout, et lui, fixé, le coeur traversé d'une longue lance immobile, hélas, mon Dieu, quelle torture! --Bourreau! dit Wilfried, bourreau! Lutz regarda le darwiniste et se prit à sourire. Alors, le coeur ulcéré, la flamme aux yeux: --Lâche! fit Wilfried. Et il souffleta le tortionnaire. Lâche est une grosse injure, et un soufflet appelle la mort. Comme ils étaient tous deux ardents et forts, ils entrèrent dans le bois, et ils s'arrêtèrent dans le silence d'une clairière, sombre et sans horizon. Lutz, l'âme gonflée de rage, la joue rouge, tenait de la droite une épée et la brandissait furieusement. Le philosophe, calmé, songeait au scarabée, son frère, qui était mort, et il appuyait la pointe de son arme sur le sol verdoyant, espoir des trépassés. Le soir venait. Un rossignol chanta. Le rossignol chanta la mort du scarabée sur un mineur grave et solennel; puis reprenant en majeur, il entonna je ne sais quelle marche guerrière qui excitait à la vengeance. Et le duel commença au milieu d'un choeur général de tous les oiseaux de la forêt, amis et admirateurs du magnifique Mirobolans. Lutz était vigoureux et retors. Wilfried, frêle, était brave. Au premier choc l'épée malhabile de celui-ci sauta de sa main dans une fougère et il se vit désarmé. Le choeur des oiseaux redoubla de vaillance, et le darwiniste, la tête baissée, songeait à son frère, le scarabée, qui gisait, roide, sur l'horrible épingle. Lutz s'approcha pour frapper son ennemi. --Suis-je une bête sans défense pour que tu m'assassines dans les bois! dit Wilfried. Et, bondissant sur son épée, il la ramassa et fondit sur le savant cruel, à l'improviste, la pointe en avant. Et lui, le savant doux, il le transperça à son tour, de part et d'autre, de telle sorte que la lame ayant rencontré le tronc d'un chêne-liège, s'y ficha. Le cadavre de Lutz resta debout, retenu par la garde du glaive. Et comme les oiseaux ne chantaient plus dans les ramures voisines, Wilfried dit à voix haute: --S'il est un Dieu et si ce Dieu est juste, qu'il nous juge. Aussi ne faut-il pas croire les journaux allemands, ni quand ils disent que la mort du célèbre Lutz de B.... a eu une cause futile, ni quand ils disent autre chose. LES BOTTES DE 28 KILOMÈTRES _A Octave Mirbeau_ Mon cher Mirbeau, crois-tu aux rêves, je veux dire à leur sens métaphysique? En voici un que j'ai eu la nuit dernière, et dont tu me donneras la clef sans doute, car tu en es, sinon l'objet, du moins la cause. Je venais de lire ton petit dernier, _La 628 E-8_, et, comme tout le monde, je m'étais laissé entraîner par cette verve belliqueuse qui te signe grand tapin des combats de l'Idée moderne. Mais sous ces espèces nouvelles de chauffeur d'auto philosophique, vêtu d'ours, et casquette en scaphandrier de l'espace, tu m'inspirais une jalousie que notre vieille amitié même ne suffisait pas à calmer. Je n'en dormais plus, de ta soixante à l'heure. Enfin, il m'en fallait une, sous peine d'en perdre mes esprits animaux, et ça, tu sais, c'est la camisole de force. Je vendis tout et j'engageai le reste. Elle valait trente-deux mille francs, prix d'artiste. Je ne la marchandai même pas. Je l'eus, dédaigneux des contingences. --Voici, dis-je au génial fabricant, il me la faut vertigineuse. Mirbeau m'embête. Est-elle vertigineuse? --Garantie pour course à la mort, fut la réponse. --Ce n'est pas assez. Puis-je, dedans, monter au Brocken, comme Faust, en dix minutes, pendant une nuit de Walpurgis? --Avec ou sans Méphistophélès, au choix. --Tope donc. --Et je partis. --Bon voyage, poète! me cria-t-il, et c'était le mot juste, mais j'étais déjà au diable, sans savoir où j'allais, bien entendu. On va!... Le spasme est là, à dire d'experts, quand ils avouent. Je ne menais encore que le train où les poules échappent, et je sortais à peine de l'enceinte quand, d'un coup d'oeil, j'embrassai, comme au vol, la silhouette fugitive d'un homme gigantesque qui, sur le banc de l'octroi, cirait ses bottes. Vue banale, assurément, si cet homme ne m'eût lancé un regard oblique que l'érubescence de ses paupières enflammées me fit attribuer à mauvais présage. Il me parut aussi que les bottes qu'il cirait étaient énormes, antiques, et assez pareilles à celles des postillons de berlines qui, maintenus par leur poids en équilibre, dormaient à cheval, et debout, d'un relais de poste à l'autre. Et comme la route s'ouvrait, large, aérienne, aimantée, j'accélérai ma vertigineuse. Or, je n'avais dévoré que douze kilomètres environ quand l'homme aux bottes passa, jambes ouvertes, par-dessus ma tête, en l'air, et s'effaça sous l'horizon. Avais-je déjà la fièvre, cette fièvre propre au sport de la vitesse? Non, mon pouls donnait la normale. Alors, quel était ce gymnasiarque qui bondissait ainsi, léger, dans pareilles bottes, sur une voiture à demi déchaînée? Un nuage caricatural, sans doute, formé et emporté par le vent. Mais, fait étrange, à seize kilomètres plus outre, il se dressait, perché sur une borne miliaire, d'où, pour inspecter la profondeur d'un bois où's'enfonçait la route, il dardait son regard rouge. Impossible de douter, au reniflement de ses narines pileuses comme à la bave de sa langue pendante, qu'il ne flairât quelque proie dans la forêt, et pour l'atteindre, je multipliai mes voltes. Il ouvrit le compas de ses guibolles, et prittt! disparut par delà les cimes. Plein de foi dans la voiture invincible qui me portait comme Élie son manteau prophétique, je la précipitai dans l'ombre verte des chênes, à la poursuite de l'homme aux bottes ailées. Il ne sera pas dit, me jurai-je, que la science--et quelle science! mon cher Octave, celle même qui réduit la distance à une hypothèse--le cédera à je ne sais quelle vision fantomatique dont le mirage ne relève que du conte. Nous allons voir si des bottes, de simples bottes archaïques, l'emportent sur une machine de trente-deux mille francs, garantie méphistophélesque, et signé d'un mécanicien auprès duquel Archimède et Vaucanson ne sont que des constructeurs de polichinelles. Et je la lançai à une telle allure qu'elle faillit, dans une clairière, écraser un petit garçon tenant deux fillettes par la main et qui, d'après ma notion des choses, y cueillait des violettes pour la fête de la Mère l'Oie. Comme je m'étais arrêté net, ainsi que l'on s'arrête quand on débute, l'enfant me pria de le prendre, lui et ses soeurs, dans la vertigineuse, pour le sauver d'un méchant homme qui voulait les boulotter tout crus, et sans sel ni poivre, riait-il. Je les empilai donc en un petit tas au fond de la voiture et je repartis à soixante-dix à l'heure. Le puérophage m'attendait à l'orée du bois. «Humph! humph! renâcla-t-il, ça sent la chair fraîche dans ta roulante.» Il fallait fuir. On ne badine pas avec les ogres. La course commença, course terrible qui, dans mon songe, mettait aux prises l'idéal et le réel, ou, si tu le préfères, le vieux jeu avec le nouveau. N'oublie pas que mon fabricant m'avait jeté dûment l'injure trop méritée de poète. Quel que fut le développement de la vitesse sans limites de ma vertigineuse voiture de course à la mort, elle était inférieure à celle où, grâce à ses bottes, le Polyphème des gosses pouvait parvenir, puisqu'il n'avait qu'à écarter les genoux pour faire sept lieues d'un empan. J'étais donc sûr de succomber, comme la raison succombe à la folie, lorsque le garçonnet me fit observer que cette mesure de vingt-huit kilomètres était fatale et que l'ennemi ne pouvait ni l'augmenter, ni la réduire. --C'est sept lieues, toujours, et ni plus ni moins. Donc, tu n'as tantôt qu'à ralentir et tantôt qu'à activer la machine pour rester en deçà ou en delà du pas magique. Ainsi parla le malicieux Petit Poucet, et je crus, à l'ouïr, entendre le jeune David auner la trajectoire de sa fronde au front de Goliath. Et voici qu'à son conseil, la main sur une roue docile et sensible comme un ressort de montre, je précédais ou suivais, l'esquivant toujours, le Polyphème retombant une lieue trop près ou trop loin. Nous arrivions ainsi, en cette chasse fantastique, à je ne sais quelle région dénudée et sablonneuse, semée d'ajoncs fleuris d'or, au travers desquels la mer bleuissait. A son bruit familier à mes oreilles, et comparable à une grande toile qu'on déchire, je jugeai que nous n'étions qu'à deux lieues environ de son gouffre, et j'allais serrer les freins de la vertigineuse pour ne pas y choir quand l'enfant me cria: --Va donc, lâche tout, il est perdu! Et l'ogre imbécile, en effet, de son enjambée géométrique, s'écarquilla, et s'en alla tomber dans les eaux jaillissantes. Notre élan, d'ailleurs, à nous-mêmes, était tel que nous ne stoppâmes que dans les premiers flots. Croirais-tu, mon cher Mirbeau, que notre coquin de puérophage nageait comme Neptune lui-même? Pour aborder un rocher, formant îlot, où il pensait se tirer d'affaire, il avait retiré ses bottes, qui, toutes flottantes, vinrent échouer sur le rivage. En vérité, c'est un étrange rêve! Mon petit Tom Pouce, fou de joie de voir ainsi onduler les bottes comme des algues déracinées, s'était élancé de la voiture, et, suivi de ses deux soeurettes, qui n'avaient pas lâché leurs bouquets de violettes, il courut les repêcher sur la grève. Puis il les chaussa. Je t'ai dit qu'elles étaient immenses, mais elles s'étrécirent à la mesure de ses pieds d'enfant. Polyphème hurlait sur son îlot. Et lorsque les bottes furent chaussées, le gai petit voleur prit sous chaque bras l'une et l'autre des bouquetières, la brune à gauche, la blonde à droite, il fit un pas de vingt-huit kilomètres et s'enfuit, l'ingrat, chez la Mère l'Oie. Je mis, comme bien tu penses, pour le rattraper sur les chemins, la vertigineuse à l'allure de la course à la mort, mais je ne sais pas où elle demeure, hélas! la Mère l'Oie--et je me suis réveillé. Es-tu ferré en oniromancie? Qu'est-ce qu'il veut dire, ce songe-là? Peut-être ceci, que les poètes sont pour quelque chose dans l'invention du spasme de la vitesse, et que le bon Perrault réclame. Fais-tu sept lieues à la seconde sur ta 628 E-8? Il y a des bottes qui les font, de vieilles bottes, mon cher Octave. CENDRILLON EN AUTOMOBILE Décidément, c'est une série, mais je commence à être inquiet. Il doit y avoir quelque part un fabricant d'autos qui m'hynoptise. Car enfin je ne suis pas professionnel et n'ai point par conséquent «l'idée fixe». Donc, qu'est-ce qui m'arrive? Je viens de raconter mon songe des bottes de sept lieues et comment pendant un temps énorme, qui n'a peut-être duré qu'une seconde, je me suis dérobé à la poursuite de l'ogre puérophage, grâce à une électrique prodigieuse, et de marque bien française, appelée «la Vertigineuse». Eh bien! la nuit dernière, elle est revenue me hanter. Pourtant, j'étais rentré chez moi en omnibus, escargotiquement. Pendant le premier sommeil, ou, pour parler savamment, la période hypnagogique--car j'étudie mon cas--je me trouvais dans une espèce de gentilhommière, moitié castel et moitié ferme, comme on en voit encore en Bretagne. C'était à l'heure de la tombée du jour, qui s'éteignait sous les bois environnants, mais illuminait encore, embrasait même une superbe route carrossable, droite comme une règle plate, amour des yeux, qui passait devant le seuil du logis. Dans la salle commune et centrale, ornée de vieux meubles ouvragés, bahuts, armoires, hautes chaires, dressoir, huche à pain, aux cuivreries miroitantes, s'ouvrait une vaste cheminée seigneuriale, au manteau écussonné, avec ses landiers en fer forgé dressés en lampadaires, son attirail symétrique de vaisselle d'étain et des lices de chasses vivifiaient de leurs tons, vert-de-grisés l'atmosphère mordorée de l'habitacle. Quatre personnages étaient assis autour d'une table oblongue, le gentilhomme, sa dame, leurs deux filles, tous en habit de cérémonie, et ils y prenaient un repas étrange. Ce repas n'était fourni que par une citrouille démesurée placée au milieu de la table oblongue, et dans laquelle ils plongeaient tour à tour leur cuillère, d'un geste d'automates. Aucun autre plat que cette citrouille. Ils la vidaient en silence, comme un pot de confitures, sans en entamer la croûte vermillonnée et chastement voilée de dentelle. Et à chaque lambeau du sorbet, ils en crachaient la graine, qu'une nuée de rats se disputaient entre leurs pieds immobiles. Sur le degré de l'âtre, où bouillonnait une marmite pleine d'eau pure, un chat, la queue ramenée sur les pattes en chancelière, les regardait, ces rats, sans les voir, et les écoutait sans les entendre, étant sourd et aveugle, vieux d'ailleurs comme Mathusalem, et plus épilé qu'un manchon piétiné par une farandole. A ce moment, l'hallucination hypnagogique se détermina en rêve pur et, tous mes sens étant débridés, je me vis assis moi-même sur l'escabeau de la cheminée, à côté d'une autre et troisième fille, effacée jusque-là dans l'ombre, et qui, avec une épingle à cheveux, remuait les cendres du foyer pour y chercher une pomme de terre. --Avez-vous faim? lui demandai-je. --Toujours, fit-elle, et depuis seize ans. C'était son âge. --Votre nom? Elle me montra les cendres. Tout à coup, une sonnerie de cor retentit au dehors et, des bois assombris aux gazes violettes, trois haquenées blanches suivies d'un palefroi harnaché d'argent apparurent sur le seuil de la salle. Le père, la mère, les deux filles en costumes de cour montèrent sur les chevaux et, par la route droite comme une règle, amour des yeux, s'en furent au bal chez le Roy. La fille au nom de cendres les suivit longtemps du regard et elle se prit à pleurer. Je n'ai jamais rien vu d'aussi joli, dans le laid, ni d'aussi laid dans le joli, que cette petite servante, mais ses larmes m'ouvrirent son coeur et je compris qu'elle aimait le Roy. Je versais à l'état de somnambulisme et mes perceptions étaient extralucides. --Vous êtes savant, fit-elle, ne ferez-vous rien pour moi? --Savant, non, souris-je, mais poète, et à ton service. Que désires-tu? --Aller au bal de la cour et y arriver avant elles. --Elles, qui? --Mes méchantes soeurs et ma marâtre. Qui m'expliquera pourquoi je lui posai l'absurde question suivante: «Cendrillon, as-tu les pieds roses?» Je crois très fermement qu'il entre de la démence dans les rêves. Elle ne me répondit pas, mais, courant à la marmite, elle en renversa le couvercle et sauta dans l'eau bouillante. Je poussai un cri d'effroi, mais son visage, transfiguré par la souffrance, rayonnait comme celui des martyrs. Ah! oui, elle l'aimait, le Roy! Rapidement, je l'enlevai et l'assis sur l'escabelle. Elle avait les pieds chaussés de cristal, et si petits, si petits en leur gaine adamantine, que l'impératrice de la Chine en serait morte de jalousie, je vous assure. Deux roses-thé dans deux verres de Venise! --A présent, tiens ta parole, poète, me cria-t-elle, avec une moue d'enfant gâté. Je tirai donc mon talisman. Il est à tout faire et ne me quitte pas. Puis, m'étant mis en communication--allo! allo!--n'oubliez pas que c'est un songe--avec les omnipotents que vous savez, ou plutôt que vous ne savez pas, je m'approchai de la citrouille et je lui jetai les rimes nécessaires à toute bonne incantation. La cucurbitacée se transforma en automobile. C'était encore une fois «la Vertigineuse», chef-d'oeuvre de la mécanique française, et le dernier mot passé, présent et futur de la locomotion terrestre. --Tu vois, fis-je, petite Cendrillon, c'est ton carrosse. Tous les poètes, grands ou petits, morts ou vivants, te l'offrent par ma voix, à cause de ton amour. La malle des Indes, que l'on appelle aujourd'hui l'Express-Orient, ne va que le train de tortue auprès de cet éclair à pneus. Tes soeurs et ta marâtre, fussent-elles déjà dans la cour du palais royal, tu seras au bal plus vite qu'elles. --Hélas! danser avec lui sous mes guenilles! Et elle étalait les oripeaux dont elle était fagotée. Mais voilà que, complices des poètes, tous les vieux meubles, bahuts, armoires, s'ouvrirent à la fois et jetèrent à ses pieds charmants et roses les pièces innombrables d'une garde-robe quintiséculaire, où toutes les modes de nos mères, aïeules, bisaïeules et bien au delà étaient représentées. La coquette n'en voulut que les dentelles. Toutes, donc, se détachèrent, malines, valenciennes, vénitiennes, qui sont de l'alençon démarqué, anglaises que réclame Bruxelles, et les auvergnates de Velay, et les espagnoles aussi, qui, s'entrecousant d'elles-mêmes autour de la jeune fille, la vêtirent d'une robe arachnéenne, où son jeune corps de vierge transparaissait dans la plus chaste des nudités triomphantes. Pour moi, j'étais déjà à mon poste de chauffeur, le poing à la roue, comme le pilote l'a au gouvernail. --En avant, Cendrillon, et au bal du Roy! Impossible de me rappeler, dans le triste état d'éveil où je suis, pourquoi tous les rats, métamorphosés en cyclistes, couraient autour de nous, en avant, en arrière, dans le vent de «la Vertigineuse». Toujours est-il qu'il en était ainsi. Seul, le vieux chat, sourd et aveugle, était demeuré auprès de la marmite. Il y philosophait, selon moi, sur le sens de l'aventure, mais sans s'en étonner le moins du monde, sachant fort bien que les dieux (s'ils peuvent ferrer les talons de Mercure d'ailerons avec lesquels il fend et traverse les sept ciels de l'espace en moins de temps que je n'en mets à l'écrire) se jouent, à plus forte raison, des impossibilités de la vitesse et pour deux bonnes rimes nous octroient des voitures-fées. Elle a épousé le Roy, elle est reine, et, à présent, elle nous méprise. Elle ne veut à la cour que des savants en _us_. Mais pas un d'eux n'a encore pu lui expliquer scientifiquement comment, en se trempant les pieds dans de l'eau bouillante, on peut avoir des pantoufles de verre. Aussi écrivent-ils: «de vair», dans leur ignorance des choses de l'amour. De «vair», les pantoufles de Cendrillon. Ah! les imbéciles! Tel est mon rêve. LE DIABLE EN BRETAGNE Je pense à vous, bonnes gens de la glèbe, sur qui la nuit tombe si vite déjà dans la campagne déverdie, et à qui novembre tinte, avec celui des trépassés, le glas du chômage hivernal. De ce Paris qui flamboie en vos rêves et où vous avez quelque gars peut-être jeté dans la mêlée ouvrière, je vois, la-bas, entre mes livres, le hameau breton, noyé dans la brume violâtre dont s'encrêpent à présent nos crépuscules; je marche à vous par les sentes ravinées où les vaches se hâtent d'elles-mêmes à la litière; je reconnais les chaumières grises aux toitures rousses, où floconne lourdement le pompon de fumée, panache de la marmite; et je viens pour vous distraire, car les tueurs de temps vous oublient. Pour mon compte, soyez-en sûrs, si l'en était maître de sa vie, je n'emploierais la mienne qu'à vous raccourcir les heures lentes pendant le sommeil de la nature, car vous êtes le public idéal des conteurs. Vous croyez. Oui, vous croyez, comme au moyen âge, au temps où les douces et gaies légendes de notre florilège ethnique allégeaient le servage et trompaient la misère. Vous restez, devant le foyer rembrandtesque, où le lard de la Noël se saure, l'auditoire des «mystères» et des soties, plus crédules aux fées qu'aux anges peut-être, mais francs gausseurs du diable, amis des douze apôtres de N.-S. Jésus-Christ. Cet état d'âme, contre lequel ne prévaudra pas, à dire d'experts, la «gratuite» la plus obligatoire, est précisément celui qu'il faut à l'art des tueurs de temps, _vulgo_: poètes. Donc un fagot dans l'âtre, et écoutez celle-ci, que les enfants peuvent ouïr, tandis que le grillon porte-bonheur crisse comme un mur qu'on râcle et chante aux joies de la flamme. Si vous n'avez pas connu Jean Kerlot, c'est que vous n'avez connu personne, car, pendant soixante bonnes années, on n'a vu que lui dans la paroisse. De plus avisé, qu'on en cherche! Aussi a-t-il laissé du bien à sa parenté, mais non pas, hélas! son intelligence, à preuve ce beau moulin sur la côte, aujourd'hui sans ailes, et qui n'est plus habité que par un couple de corbeaux centenaires, déplumés. Jean Kerlot était parfait chrétien, le recteur a pu le dire, sans mentir, sur sa fosse. On l'a vu du reste au paradis, dans la propre loge de saint Pierre, en train de lui parler, comme je vous parle et de lui raconter les bonnes farces qu'il faisait au diable sur la terre bretonne. Car vous n'ignorez pas qu'en Bretagne, dès qu'il y vient travailler, messire Satanas devient très bête. C'est la Vierge qui veut ça et aussi Madame sainte Anne, à Auray, nos protectrices. Jean Kerlot le savait, et il en profitait à bénédiction. Du plus loin qu'il l'apercevait, derrière les meules entre lesquelles il se cache pour effrayer les enfants, il lui jetait son chien aux mollets et le forçait ainsi à se montrer, avec des javelles plein les cornes, par conséquent ridicule, comme un épouvantail à moineaux. --J'aurai ton âme! lui criait le marchand de ténèbres. --T'auras rien du tout! rigolait le Breton, et il l'invitait, par défi, à boire une bolée. Le diable a toujours soif, c'est son châtiment, et comme un gindre devant un four, je n'ai pas à vous l'apprendre. C'est même pour ça qu'il sort le plus qu'il peut de l'enfer embrasé et multiplie chez nous ses visites. Mais il préfère le vin de pomme au vin de vigne. Habitude prise dans l'arbre du paradis terrestre. Or, un jour qu'ils étaient attablés ensemble, verre à verre, dans la propre maison de compère Jean, le rusé Breton dit à son hôte: --Voilà février, mon Lucifer; il va falloir s'occuper des semailles. Veux-tu faire un pacte avec moi? --Si c'est pour ton âme, entendu, j'accepte d'avance. --Vère, tu vas trop vite! Faut se tâter d'abord et se mettre à l'épreuve. Je me méfie de ton honnêteté! --C'est ton droit, grimaça l'autre; mais ces messieurs les curés exagèrent: je suis fidèle à ma parole. --Le pacte serait pour deux ans, alors? --Tope. Qu'est-ce? --Si, pendant deux ans à la file, c'est ma récolte qui est la plus belle du pays.... --Eh bien? --Eh bien, pour commencer, je la partage avec toi. --La part du diable? --Oui. Est-ce dit? --C'est dit. Signons. --Je ne sais pas écrire. --Une croix suffit. --Une croix? Tu ne le voudrais pas! Crachons par terre. Et ils crachèrent. Puis Jean s'en fut à son champ et il l'ensemença de graines de navets, entièrement, et d'un bout à l'autre. Au mois d'août, la récolte était la plus belle. Jamais on n'avait vu, voire en Bretagne, pareille pelouse de grappes jaunes, hautes, larges, épanouies comme des fougères. --Es-tu content? demanda le diable. --Oui, je le suis. A présent, le partage. Veux-tu le dessus ou le dessous de la récolte, ce qui est en terre ou en dehors? Choisis. Et comme le Déchu n'entend goutte aux choses du bon Dieu, il choisit le dehors, à cause des magnifiques fleurs jaunes. Mais, ainsi que vous pensez, il ne put rien en faire et, même en Angleterre, pour les bestiaux, il ne parvint jamais à en vendre les fanes. L'année suivante, deuxième du pacte, Satanas jura de ne pas s'y laisser reprendre. Quand le temps du partage fut venu, le voilà qui se présente à Kerlot, le rusé, et, tout de go, sans prendre le temps de lui donner le bonjour: --Cette fois, je veux ce qui est en terre. Or, le Breton avait semé du froment dans le même champ, et c'était les épis de blé, gros comme en Égypte, qui le couvraient d'une chape d'or merveilleuse. Il en eut plein son moulin. C'est ainsi que le paysan se servait du démon pour sa fortune. On m'a affirmé qu'en Normandie le Malin est beaucoup moins bête, et cela tient probablement à ce que les Normands n'ont ni pèlerinages ni pardons, et sont donc moins protégés que les Celtes. Toujours est-il que Jean Kerlot en faisait voir au «nôtre» de toutes les couleurs de la mer, et Dieu sait si elle en change! Le diable de Bretagne s'acharnait cependant sur le meunier matois, je crois bien que c'était à cause de son cidre, du pur jus, à la vérité, et il ne lâchait point l'espoir d'avoir son âme. --Vends-la moi, ami Jean, et fais ton prix? --Je ne dis pas non, traînait l'autre, en mâchonnant un brin de romarin; mais j'ai trois enfants et je ne suis pas encore assez riche pour mourir. En outre, j'ai promis une belle aube en dentelle au pasteur de l'église, et c'est cher, à Rennes, ces chemises à chanter la messe! Si encore mon moulin était moins vieux! Mais il a cent ans à cette heure, et il ne prend plus le vent. Il est vrai qu'il n'en souffle guère depuis que les arbres grandissent autour. --Abats les arbres. --Des chênes! moi, un Breton? C'est comme si tu me conseillais de démolir nos calvaires. En vends-tu, du vent, Satanas? --Je vends de tout, fit le Maudit, déjà pris au piège. --Eh bien, je t'en achète. --Pour le coup, c'est-contre ton âme! --Avant ou après confession? --Avant. Sois probe, voyons. Il est certain, en effet, qu'après confession elle ne valait plus rien du tout, puisque, lavée dans l'eau de miséricorde, elle montait droit comme un I, légère et blanche, au jardin céleste. Jean en convint, mais il voulait, en fait de vent, un vent de première qualité, continu, sans saute, un vent de moulin, et, cela va sans dire, point d'avaries ni aux ailes, ni aux chênes, ni aux haies, ni même aux fleurs. A la moindre tuile tombée d'un toit, dans le village, fin du pacte, point d'âme! --Combien de temps t'en faut-il? --Jusqu'au moment où il n'y aura plus rien à moudre. --Ça va. Je souffle. Je ne sais pas pourquoi diable le diable s'était transformé en lièvre pour souffler ce vent-là sur le moulin Kerlot, mais il est constant qu'il en fut ainsi. Vingt personnes dignes de foi l'ont vu, de leurs yeux vu, tapi dans un fossé sous cette forme, y diriger l'air d'un chalumeau qu'il avait aux babines. Le moulin tournait nuit et jour et, non seulement il tournait sans repos, mais il tournait seul dans tout le canton, et les autres, immobiles sur les coteaux les mieux situés, semblaient être d'antiques tours de télégraphe aérien hors d'usage. De telle sorte que toutes les moissons y furent apportées, que les sacs s'empilaient, dedans et dehors, chez l'astucieux gausseur du diable et qu'autant de bons écus de trois livres tombaient dans son bas de laine arrondi et pareil à un étui de jambon. Mais tout a une fin, même en meunerie diabolique, et il ne restait plus de sacs à broyer que pour une journée, lorsque, tout à coup, les ailes se ralentirent, molles, et cessèrent de battre. Jean Kerlot avait couru au fossé: --Eh bien, ça ne va plus? Qu'arrive-t-il? N'as-tu plus de poumons, ou renonces-tu à mon âme? Elle déborde de péchés, pourtant, tous capitaux, et tu vas manquer une proie d'élite. Je n'ai plus que vingt-quatre sacs à passer sous la meule, après quoi, c'est convenu, tu m'emportes. Le lièvre souffla plus fort, puis de toute sa force et enfin même démesurément. Les ailes du moulin restaient inertes. Alors, Satan déchaîna l'ouragan. Les fleurs déracinées jonchaient les prés hérissés, les arbres tordus se couchaient sur les haies déchirées, les tuiles des maisons volaient en disques: une répétition de la fin du monde! Enfin, ce fut le tour des ailes, qui, détachées par la tempête, disparurent comme des cerfs-volants dans les tourbillons. Jean Kerlot, pour sauver son âme, les avait sciées sur le moyeu. On n'imagine pas à quel degré le diable est bête en Bretagne. LES DEMI-AMES Le jour où, la boîte au dos et la pipe aux dents, je découvris pour la première fois, à travers son rideau d'élyme gris, la petite grève d'or dans laquelle fort probablement je mourrai, un couple en arpentait le sable. Il marchait à petits pas, frileusement, comme des vieillards qui se chauffent au soleil, et suivait exactement les lignes sinueuses et les demi-cercles d'écume que tracent les vagues vertes en bavant. Les prenant pour des amoureux en quête de solitude, je me gardai bien de les déranger, et je piquai mon chevalet à l'ombre d'un rocher taillé en forme de sphinx allongé, qui est bien le produit le plus extraordinaire de l'art statuaire de la mer. Mais ils m'aperçurent et vinrent à moi. Ils riaient, la bouche ouverte sur les dents, sans mot dire, en sauvages, et je vis qu'ils étaient plus jeunes que je ne l'avais imaginé d'après leurs démarches sautillantes. A eux d'eux, ils n'emplissaient pas l'urne de quatre-vingts ans. La femme avait dû être assez jolie, mais l'homme était superbe encore. Avec ses traits nets et simplifiés, on l'eût dit taillé lui aussi et modelé largement par la mer dans un bloc de quartz. Aux réponses qu'ils firent à quelques questions banales, je ne tardai pas à m'apercevoir que j'avais affaire à un couple d'innocents ou, comme on dit ici, de «diots». D'ailleurs, ils ne prononçaient pas un mot sans se consulter longuement du regard, et le geste que l'un hasardait, l'autre le reproduisait aussitôt, et comme une ombre sur un mur. Le soir, lorsque je pliai bagage, ils marchaient encore dans les baves multicolores de la marée descendante, qu'ils avaient suivie presque à l'horizon. Et comme je m'informais d'eux auprès du cabaretier de la route: --Ah! me dit-il, vous avez vu les Demi-Ames? --Les Demi-Ames? fis-je, assez étonné de la désignation. --Oui, reprit-il; on les appelle ainsi parce qu'ils n'ont qu'une âme pour deux. Des Bretons qui buvaient se mirent à rire, et grâce à l'appât des bolées, j'obtins que l'un d'eux me contât l'histoire singulière des Demi-Ames de la Roche-Pelée. --Lui, fit le conteur, il s'appelle Élie; elle, on l'appelle Anne-Marie. Ils sont bel et bien mari et femme, tels que vous les voyez, avec leurs apparences d'amoureux sempiternels. Figurez-vous, monsieur, qu'ils étaient aussi futés et fins auparavant qu'ils sont aujourd'hui simples et sans idées. Mais surtout Anne-Marie, que nous avons tous connue piquante comme tête de chardon et tout à fait avisée. Lui moins. «Ils venaient de se marier, lorsqu'Élie prit engagement pour la pêche au port de Saint-Malo, sur la _Belle-Sophie_, capitaine Géflot, car il était gars de flétan (marin de Terre-Neuve). Dès avant le départ, fixé à deux jours de là, le pauvre Élie, en manoeuvrant les tonnes de saumure sur le pont, tourne du pied, glisse et tombe à la mer. Comme il ne savait pas nager, il se perd, et voilà son corps, à la dérive. Toute la nuit on le chercha, dans un rocher et dans un autre, et tout le long de la côte. Mais point de corps, point d'Élie. Lorsqu'un matin on vint dire à Anne-Marie, laquelle ne savait rien encore: «--Il y a sur la grève de la Roche-Pelée un cadavre tout blanc qui ressemble à ton homme si ce n'est lui. «Car il fallait la ménager. «Elle y va et le trouve amarré sur ce rocher qui est tout pareil à une bête couchée, avec une tête de femme. Pour tout le monde et pour vous-même, si vous eussiez été là, le gars était mort. Mais pour elle, il ne l'était pas. Il faut croire aussi que le bon Dieu fait des miracles. Toujours est-il qu'elle se colla sur lui, comme un minard (pieuvre), bouche à bouche, à croire que leur nuit de noces recommençait. Où avait-elle appris ce remède, cette Anne-Marie? Pendant des heures et des heures, elle lui souffla dans la poitrine, sans débrider des lèvres, et, monsieur, elle l'a fait revenir, car c'est lui que vous avez vu tout à l'heure. Et le narrateur breton ajouta: --Seulement, pour le ressusciter, elle a été obligée de lui passer la moitié de son âme. Et le cabaretier conclut: --Voilà la cause pour laquelle on les appelle dans le pays: les Demi-Ames. Mais ils sont inoffensifs, et vous n'avez rien à craindre d'eux, quand vous dessinez sur la grève. Est-ce triste, une fille si malicieuse! la voilà «diote» à présent. Aujourd'hui, jour des Morts, j'ai appris que les Demi-Ames s'étaient envolées. Ils sont morts ensemble presque à la même minute et dans la même heure. On les a trouvés dans leur chaumière assis devant l'âtre éteint, et côte à côte sur deux escabeaux rapprochés. Un vieux Breton m'a dit: --Moi, je me demande qui va les prendre? Oui, qui va les prendre? dites-le moi. Car les Demi-Ames n'avaient qu'une âme pour deux, et là-haut on veut des âmes bien entières. Que ce soit Satan ou le bon Dieu qui les jugent, ces juges exigent une âme par corps. Leurs lois sont formelles. Quand ils se réincorporeront pour l'éternité, comment le pauvre Élie arrivera-t-il à faire entrer la sienne, la vraie, celle qu'il a perdue à l'eau, dans le fourreau déjà à moitié rempli? Il lui en sortira donc une partie hors du corps? Et d'autre part, Anne-Marie, dépourvue de sa moitié d'âme, avec quoi remplira-t-elle sa gaine demi-vide? Peut-être, et je le crois, avec le surplus de celle d'Élie et ce qu'il y en aura hors de lui. Alors ils se tiendront une fois encore, et j'incline à penser que n'importe où on les enverra de la sorte, soit toujours unis, ils se trouveront dans le vrai paradis. L'ENFANT PERDU A une portée de fusil du hameau breton que j'habite, il y a une ferme importante, appelée la Ville-Eyrnaud, du nom de son fermier, ou plutôt de sa fermière, Jacquemine Eyrnaud, car Pierre Eyrnaud est mort l'an dernier. Dieu ait son âme! Établie dans une espèce de manoir, d'ailleurs sans caractère et d'un style hybride, la métairie se relie par de hautes futaies de châtaigniers et des allées magnifiques à cette forêt de Ponthual, sombre et légendaire, qui fut et redeviendrait, au besoin, un repaire de chouans. Un «doué», ou ruisseau aux eaux intermittentes, sépare le corps d'habitation de ses dépendances, potagers, vergers, étables et prairies; il aboutit à un vivier devenu une canarderie tumultueuse, comique, toujours en batailles d'ailes ou de becs. Un radeau, vert de graminées, y flotte et se déplace, et c'est sur le pont rustique qui la traverse que, le soir, au soleil tombant, la mère Eyrnaud préside à la rentrée de ses vaches. Les enfants qui les mènent, avec des baguettes de coudrier, ont l'air de les pousser avec des rayons. Puis, c'est le tour des chevaux, reconduits à l'écurie par les gars de la fermière. Elle les voit venir, blancs sur le vert bruni des sentes, écartant du garrot les éventails des fougères, et quand ils ont bu au «dormoir», chacun à leur tour, elle est contente et s'en va à la soupe. Au loin, l'orchestre de la mer enfle ses rumeurs, et les lignes violettes des bois tremblent à l'horizon. La mère Eyrnaud a sept enfants. Elle les a tous allaités, élevés et gardés. Elle les aime profondément. Ils l'aiment également. --Ah vère dam, oui, par exemple! Et, cependant, elle est toujours triste. Nul ne peut se vanter de l'avoir vue une seule fois rire ou chanter au rouet, et non seulement depuis la mort d'Eyrnaud, mais même auparavant. Une ride, creuse comme une ornière, lui fait deux fronts sous un seul bonnet. Et ils ne savent pas, les gars, ils n'ont jamais su la cause de sa mélancolie. Eyrnaud non plus, ne l'a pas sue, le pauvre cher homme! Quand, de son vivant, il la surprenait les yeux perdus, l'ouïe tendue au bruit des chemins et l'âme toute hors du corps, il soupirait et lui disait: --A la fin des fins, Jacquemine, tu n'es donc pas heureuse? --Très heureuse, Pierre, tout va bien. Mais elle repartait à rêver. Alors, il branlait de la tête et s'en allait fumer sa pipe au bord de la canarderie. Une seule chose la tirait de son brouillard. Régulièrement, aux temps de la moisson, quand on embauche des gars pour les travaux de la récolte, elle s'activait. C'était elle qui recevait ceux qui venaient se proposer à la ferme, qui traitait avec eux et leur versait la bolée de cidre. Elle les examinait longuement, anxieusement, les tâtait et les faisait causer. Ceux qui avaient vingt ans étaient tous pris et acceptés, fussent-ils ivrognes avérés et fainéants reconnus. S'ils n'avaient pas d'outils, elle leur en procurait, et s'ils prolongeaient plus que de raison la sieste de quatre heures, elle empêchait Eyrnaud de les malmener. Un jour, il en vint un qui était faible et contrefait, un pauvre «diot» comme on dit ici, plus propre à mendier son pain qu'à le gagner. --D'où es-tu? lui demanda Jacquemine. --De Saint-Brieuc. --Ton nom? --Je n'en ai pas. Je sommes enfant trouvé. --Sors-tu de l'asile? --Da, j'en sortions, comme vous me voyez. L'infortuné avait les vingt ans requis. La fermière devint pâle et s'accrocha à la table pour ne pas défaillir. --Je te garde, lui dit-elle, tu vas rester ici, et je te nourrirai. Elle s'empara du «diot», le décrassa, l'habilla et le fit coucher dans sa chambre. Il resta un mois entier à la Ville-Eyrnaud, inutile et béat; il y serait encore si Eyrnaud ne l'avait, un soir, remis sur le chemin de Saint-Brieuc. Il retourna à l'asile, et il conta son aventure aux Enfants-Trouvés. De telle sorte qu'à l'août suivant, il amenait quatre camarades à l'embauchage. Mais comme, sur le nombre, il n'y en avait que deux qui eussent vingt et un ans, elle envoya les deux plus jeunes à la fauche et ne garda dans la ferme que les deux autres. Quinze jours, ils y vécurent comme coqs en pâte. Jacquemine, silencieuse à l'ordinaire, les harcelait de questions bizarres, leur écartait les cheveux sur le front, leur prenait les mains et les gardait entre les siennes, allait les écouter dormir, veillait à ce que leurs vêtements fussent en bon état; enfin, elle semblait quelque vieille poule soignant les poussins d'une autre. Quand ils partirent, elle pleura. Pour le coup, ses sept enfants se fâchèrent, et ils lui adressèrent des reproches. Ils étaient jaloux: --Sont-ils donc du même sang que nous, pour que tu te lamentes du départ de ces «hossouères»? (étrangers), que tes sept enfants ne te suffisent plus? Tu n'en as que pour eux, et les voilà dételés sans qu'ils t'aient tant seulement payée d'un «merci, madame»! Eyrnaud mourut à la Saint-Michel dernière, et dans un mois on embauchera à la ferme, pour les moissons d'août. Il en viendra de Pleurtruit, de Ploubalay et de Plouher, de Saint-Caast et de Saint-Jacut, des solides et des malingres, des paresseux et des braves, et Jacquemine entre eux choisira. Mais pour ce qui est de ceux de Saint-Brieuc, où est l'asile des Enfants-Trouvés, elle ne choisira pas, elle les engagera tous, et s'ils ont vingt-deux ans, ni plus ni moins, et au prix qu'ils y mettront encore. Eyrnaud n'est plus là pour parer à ce vertigo de charité. Et si les sept enfants se fâchent, les sept enfants se fâcheront, il n'en ira ni mieux ni pis, et ce sera tout comme. Voici pourquoi: Il y a vingt-deux ans, Jacquemine n'était pas encore mariée, ni veuve. Elle s'appelait Morizot, du nom de ses père et mère, et elle était jeune fille, belle jeune fille voire: les anciens se la rappellent et ils l'ont encore dans les yeux. Sans compter qu'elle était aussi vive et chansonnière, en ce temps-là, qu'elle est, aujourd'hui, triste et taciturne. Un voyageur de commerce, qui vendait des rubans et des fanfreluches, la rencontra, une vesprée, au détour d'une sente. Il l'enjôla, lui donna des cravates de couleur et, finalement, la poussa sur une botte de paille. Ce qu'il est devenu, nul ne le sait et personne n'en a cure. Il faut que jeunesse se passe. Papa Morizot, d'ailleurs, n'en fit que rire, et la mère de même. Seulement, quand l'enfant arriva, neuf mois après, au jour requis, ils sellèrent l'âne, mirent l'enfant dans une manne et allèrent le porter à Saint-Brieuc, où il y a un hospice pour les malvenus. Au retour, ils embrassèrent leur chère Jacquemine, la soignèrent, la guérirent, et quand elle fut sur pied, fraîche comme une rose et svelte comme un jonc, ils la marièrent à Pierre Eyrnaud qui en était féru et proprement en dépérissait. Mariage heureux s'il en fut, et fameux dans tout le pays pour la suite de ses prospérités. Ils eurent sept enfants l'un de l'autre, tous forts, bien portants et avisés, comme pas un. Mais Jacquemine ne pense qu'à L'AUTRE, l'enfant perdu et le premier! O terre immense, où est-il? l'aîné, l'enfant de l'amour? L'HERITAGE D'YVON LEGOAZ Il l'avait toujours dit, ce vieil Yvon Legoaz, et invariablement: --A ma mort, je laisserai mon bien au plus apte à le faire prospérer. Il pouvait, d'ailleurs, parler de la sorte, car, ne s'étant jamais marié, il n'avait point d'enfants légitimes, partant pas d'héritiers directs. Tout dépendait donc de son testament. Ce testament était fait et prêt depuis longtemps déjà, car le jour où Yvon Legoaz avait atteint la soixantaine, il l'avait dicté au notaire, dans les formes requises par la loi, afin qu'il n'y eût erreur ni procès, et il l'avait signé d'avance. Tout y était énuméré: meubles, immeubles, terres, écus du bas de laine et le reste, jusqu'au brave couteau avec lequel il tranchait ses tartines à la miche, taillait ses rosiers et débourrait sa pipe. Seule y restait en blanc la place où écrire le nom du légataire universel. Le vieux paysan passait pour être fort riche, et, loin de s'en défendre, il se vantait volontiers de cet avantage, ce qui est rare dans les campagnes, et en Bretagne plus qu'ailleurs. Au moindre doute sur ce sujet, il s'en allait chercher son testament dans le bahut où il le serrait sous son linge, et il vous lisait des passages: _Item_: un champ de soixante acres.... _Item_: deux fermes louées à bail sur vingt-cinq années.... _Item_: une maison bourgeoise sise à Dinan, dans la haute ville.... _Item_: le moulin dit de la Jeannée.... Et ainsi de suite. Puis, là-dessus, un petit hoquet de gorge qui était son rire propre de philosophe. A qui cette fortune devait-elle échoir? On ne savait, car huit jours avant son décès, la place du nom était encore en blanc, vous dis-je, et le fait est incontestable. Si Legoaz (Yvon-Conan) ne s'était jamais marié, c'est, disait-on, qu'il avait, en son jeune temps, perdu sa bonne fiancée et lui avait juré, au lit de mort, de rester toujours veuf «d'elle». Mais, fidèle à son serment, il avait fait comme tout le monde, et ramené chez lui, après la danse, les belles filles, peu farouches, que le plaisir étourdit et désarme les soirs d'assemblée. Chez nous, elles y vont bon jeu bon argent et ne cherchent pas à frustrer l'amour de ses conséquences; aussi est-ce ici le pays des nourrices. C'est à ce sujet que le vieux observait, un jour, si drôlement: --Si le sang vient du lait qu'on tette, il n'y a quasiment point de petits bourgeois des villes qui ne soient à demi bâtards, puisqu'ils l'ont du sein de la mère laitière. Or ses bâtards, à lui, ne l'étaient pas qu'à demi, ils l'étaient des pieds à la tête et comme ceux du roi de France. Il en alignait trois, dont une bâtarde, devant le sourcil un peu froncé du bon Dieu; mais comme ils étaient dûment baptisés, face au diable, on ne parlait plus de leur irrégularité d'origine, passée là-haut au compte de profits et pertes. D'ailleurs, Legoaz les avait tout de suite pris à sa charge. Il les avait élevés, nourris, vêtus, tandis que, de leurs mères naturelles, deux s'étaient bellement mariées et constituaient famille ailleurs. La troisième avait disparu dans quelque simoun du «désert d'hommes». L'aîné, Mathieu, avait trente ans. Il était le plus solide, le mieux trempé, laborieux à souhait, un vrai Legoaz, s'il eût eu le droit de l'être. Pour la vertu de parcimonie, il en remontrait à son auteur même. Un rude paysan celte selon le type immémorial, au front carré. --Je ne sais pas, disait de lui Yvon, si Mathieu augmentera mon bien, mais, pour sûr, il n'en perdrai pas une motte de terre, voire une paille d'avoine. Laurent, beaucoup plus dégourdi, futé même jusqu'il la matoiserie (sa mère était Normande), reproduisait, à mesure égale au moins, la qualité paternelle de volonté, patiente, obstinée, temporisatrice. Il marchait vers sa vingt-cinquième année. --C'est le petit au nez pointu que j'adopterais, déclarait Legoaz, si je pouvais le faire, équitablement, sans nuire aux autres. Laurent tiendrait tête, dans un procès, à tous ces messieurs de la justice, et il le ferait durer d'un règne à l'autre! Enfin Madeleine, brune pâle, sorte de sirène nabote, aux cheveux de varech, aux yeux vert de mer, aux allures sèches et brusques, dure à tous, même aux bêtes, et dont la voix sifflait comme le vent d'est dans les cordages des barques. Elle, il avait fallu l'élever par les coups, comme un mauvais gars, et jamais on ne l'avait vu rire, entendu chanter, surprise à se parer. Elle n'aimait rien ni personne. Ah! celle-là était bien pour le cloître, preuve que la nature en fait, quoi qu'on en dise. Il n'en allait pas moins que la terrible fille s'était peu à peu emparée, servante à la fois et maîtresse, de la direction des affaires familiales. Elle tenait les comptes, réglait les fermages, touchait les loyers et allait payer les impôts à la ville. On ne lui accordait aucune chance à l'héritage. Le père Legoaz voulait de la descendance et il savait que Madeleine n'était pas mariable. Qui donc s'exposerait à vivre avec une méchante, impatiente de tout joug, et dont les animaux même avaient peur? Non, bien sûr, ce n'était pas son nom qui remplirait la ligne blanche du testament. Un soir, à la soupe, Yvon-Conan Legoaz annonça sa mort prochaine, du reste très simplement: --J'ai les soixante-six, leur dit-il, c'est l'âge où ceux de ma race s'en vont. Sur la route, à la nuit tombante, il avait rencontré le fantôme de son propre père, une grande ombre blanche, assise sur les degrés du calvaire, qui s'était levée à son approche et lui avait fait le signe du départ. --On y va, l'ancien!... Et il était rentré pour les préparatifs du voyage sans retour. Le repas terminé, il alla prendre le testament dans le coffre, l'étendit, déplié, sur la table, demanda l'encre et la plume et s'assit, la tête entre les mains. --Montez vous coucher tous les trois, ordonna-t-il. Puis, resté seul sous la chandelle vacillante, le vieux chouan ouvrit en lui-même le grand débat définitif de sa succession. --Je laisserai mon bien, avait-il dit et redit, au plus apte à le faire prospérer. Mathieu, Laurent ou Madeleine? De Mathieu, un acte l'avait beaucoup frappé, car il témoignait d'un esprit d'ordre et d'économie d'autant plus extraordinaire qu'il venait d'un enfant et révélait ainsi une vertu ethnique fondamentale. Un jour que l'on battait au fléau selon l'usage, sur des draps, dans le gazon, une récolte de petit pois surabondante, bons seulement pour la graine, le petit bâtard, à peine âgé de neuf ans, avait voulu, quoique la besogne fût finie, rester sur le champ de battage. Et, jusqu'à la chute du jour, il avait glané les pois épars dans l'herbe, les recueillant un à un, comme des pépites d'or, au creux de sa blouse. Et le matin en avait bien encore rapporté un demi-sac à la grange. Cette patience ne s'était jamais démentie, et Mathieu ramassait encore les petits pois perdus en toutes choses. Il est vrai qu'il y avait, à l'acquis de Laurent, un trait de caractère non moins explicite et qui le brevetait d'une énergie doublée de malice telles qu'Yvon lui rendait les armes et s'en avouait lui-même incapable. Une fois que deux jeunes chats joueurs avaient si inextricablement mêlé les bobines de fil de la corbeille de Madeleine que sa chambre en était tendue comme d'une toile d'araignée, il s'était fait fort d'en dévider l'embrouillamini et de rebobiner les pelotes sans que la filière en fût rompue. Il y avait employé quatre jours et, nouveau Thésée, il était sorti vainqueur du labyrinthe. De telle sorte que le testateur hésitait au choix de ces deux héritiers également dignes d'hériter. Il allait se mettre au lit, très las de cette perplexité, lorsque Madeleine, une lampe à la main, rentra. Elle avait ses carnets de comptes, plus une liasse de papiers imprimés et affranchis du timbre, qu'elle jeta brusquement sur la table.... --Voici les quittances, fit-elle. --Quelles quittances? --Celles de vos loyers, maison de rapport et fermages. --Pourquoi me les apportes-tu à cette heure de nuit? --Parce que vous allez mourir. Et le mot fut dit sur le ton net d'une constatation d'évidence, avec le léger haussement d'épaules qui est le geste du: à quoi pensez-vous donc? des gens pratiques qui n'aiment pas à perdre du temps. --Vère dam, hoqueta le vieillard, comme tu y vas! Est-ce pour le lever du soleil? --On ne sait pas. Vous avez vu le fantôme à la croix du tertre, il faut parer à tout événement. --Explique-toi, ma fille. --Eh bien, dans trois jours, c'est le terme de la maison de Dinan. Il faut donc que j'y aille porter les quittances de loyers aux locataires? --Oui. --Et, en revenant, celles aussi des fermages? --Dà, et puis? --Elles ne sont pas signées. --Non. --Signez-les. --Je comprends ... d'avance? --Naturellement. Et elle les aligna devant lui, paisible. Legoaz, la bouche bée, les yeux clignants, regarda longuement ce monstre, sorti de ses flancs et doté d'une partie de son âme. Mathieu, c'était son avarice; Laurent, sa ruse patiente; Madeleine, sa prévoyance, et quelle prévoyance, celle-là, une pour laquelle le temps ne sonnait point d'heures et que n'aveuglait même pas la mort d'un père! --Laisse-moi les quittances, fit-il, tu l'es trouveras en règle dans le coffre. Et à présent, va dormir. Et, étrangement remué dans toute sa race, il la rappela: --Embrasse-moi, veux-tu? Elle s'y prit de son mieux, n'en ayant pas l'usage, et, du seuil, elle lui siffla de sa voix de courant d'air: --Adieu, monsieur Legoaz! Ce fut ainsi qu'elle hérita, car, le surlendemain, après une agonie calme comme celle d'un ascète dans sa caverne, Yvon-Conan mourut en sa soixante-sixième année. Sans doute, il a rejoint la bonne fiancée dont il était fidèlement resté veuf sur la terre; mais toujours est-il que toutes les quittances étaient signées et que le nom de Madeleine remplissait la place blanche du testament. AZELINE C'est une légende de notre vieille et candide Bretagne, où l'on s'en transmet de si belles. Elle a été défigurée par les folkloristes, au gré des provinces diverses sur lesquelles ils opèrent. Je n'ignore pas, certes, que chaque race a le droit d'assimiler à son caractère ethnique les contes merveilleux, nés du rêve, dont l'humanité est légitime héritière. _Peau d'Ane_ est d'origine hindoue, mais _Azeline_ est celtique, et son thème se prête mal aux paraphrases de l'imagination méridionale, par exemple. Il y faut l'encadrement de cette terre de granit recouverte de chênes, battue par une mer méchante, et où les calvaires se mêlent encore aux dolmens dans une confusion de croyances propice au surnaturel. Si la légende saint-briacquoise repose sur un roman vécu, ledit roman n'a pu l'être qu'en Bretagne. Et voici comment je l'ai eue, dans mon village, d'une excellente sorcière traditionnaliste qui, l'an dernier, vivait encore, et qu'on appelait: la mère l'Oie, parce qu'elle en traînait une, comme un chien, à ses jupes. Il paraît que cette oie l'avait, une nuit, sauvée des voleurs, comme celles du Capitole sauvèrent Rome, ni plus ni moins, de nos aïeux les Gaulois. --Mon bon monsieur, ce n'est pas que je l'ai connue, non vère, quoique vieille, je suis trop jeune, mais la mère de mon père l'a vue comme je vous vois. Elle s'appelait Azeline, et elle était du bourg de Saint-Briac, où les filles sont le plus jolies et ont les plus belles coiffes. C'était au temps jadis où il y avait encore des rois régnants et où tout le monde allait, le dimanche, à la messe. Les parents d'Azeline avaient du bien, ce qui n'est pas pour nuire, et, comme, à leur mort, elle était seule à en hériter, il ne lui manquait pas de danseurs aux assemblées. Mais elle n'en avait que pour son Jan Bris, qui, nécessité de vivre, était marin et faisait la pêche à Terre-Neuve. «Ce Jan Bris lui avait retenu son coeur. Ils devaient se marier quasiment à la Saint-Michel, dès que son bateau serait de retour avec le chargement, sans retard. Pendant son absence, elle se brodait du fin linge et lui marquait des mouchoirs à leur chiffre entremêlé: J.A., ceci pour bien vous le dire. Mais voilà qu'un soir son aiguille cassa sur l'ouvrage. La première fois, ça ne compte pas. A la deuxième, vaut mieux cesser de coudre, parce qu'à la troisième c'est le signe de mort. Elle le savait, mais elle continua, elle l'aimait trop, ça n'était pas possible. La troisième aiguille rompit. «Sur nos côtes, voyez-vous, on ne sait pas comment les naufrages sont connus avant qu'on en ait la nouvelle. C'est, dans les voix de la mer, un certain cri particulier auquel les marins ne se trompent pas. Il vient par les mouettes qui se passent le malheur. Le père d'Azeline l'entendit de sa fenêtre, la mère aussi, et, sachant bien qu'elle mourrait si on ne la préparait pas à petits coups à son chagrin, ils l'emmenèrent à Jouvente-sur-Rance, où il y avait des noces pour les fiançailles d'une cousine. «A peine venaient-ils d'y partir que les Anglais rapportaient à Saint-Jacut-de-la-Mer le corps du pauvre jeune homme, trouvé sur leurs rochers, afin qu'il fût enterré dans la terre de son baptême. La cérémonie eut lieu le jour même, en présence du recteur de la paroisse, tandis qu'Azeline dansait, comme une innocente, à Jouvente-sur-Rance. «Elle seule ignorait peut-être son infortune, annoncée par les mouettes. Une cousine mauvaise, parce qu'elle était carabossue et naine, lui avait bien dit, par allusion: «Il y en a qui dansent sur les trous des fosses! «Mais elle n'avait pas compris. Pouvait-elle comprendre? Elle l'aimait tant, son beau Jan Bris! Et elle était rentrée dans la ronde. «Ce fut alors qu'on vint l'avertir que quelqu'un la demandait à la porte de la métairie, sur la route. Elle y alla; c'était Jan Bris. «Il tenait par la bride un cheval gris de fer qui, malgré le soleil, était enveloppé de brouillard. Ses naseaux en fumaient comme des cheminées, et ses sabots en tiraient comme du chanvre qu'on dévide. «--Jan, mon bien-aimé!... «Mais il repoussa son doux embrassement. «--Tu danses trop, fit-il. «Et, consternée, elle lui disait: «--Es-tu jaloux? Doutes-tu de moi? Je te suis fidèle. Je t'attendais!... «--Alors viens, fut la réponse. «--Et, la soulevant entre ses bras, il l'assit sur le cheval gris de fer, et ils partirent. Elle ne lui demanda même pas où on allait, elle était si heureuse, oh! si heureuse!... «Comment faisait-il déjà nuit en plein midi, ce n'est pas le plus étrange, mais il est certain que le ciel était comme une ardoise. Il serait impossible d'expliquer autrement pourquoi il y filait tant d'étoiles. Le cheval gris de fer les rattrapait toutes à la course et il arrivait avant elles à l'horizon. «--As-tu peur d'aller si vite? lui demanda-t-il. «--Je suis avec toi, je n'ai peur de rien. «Et, nouée au cou de son fiancé, elle s'étonnait seulement de sa pâleur. «--Tu es livide comme un mort, mon tendre ami? «Et il approuvait d'un geste de la tête. «Au-dessous d'eux, d'arbre en arbre, une corneille appelait ses petits, enlevés par un émouchet. Jan la lui montra, en silence. «--Non, lui jeta-t-elle à l'oreille, ce n'est pas un corbeau, c'est une hirondelle de mer. Nous approchons de chez nous. J'entends le déchirement de toile que font les vagues sur nos grèves. Voici le clocher de Saint-Briac et les bassins, bordés de bois pleins de bruyères où sont tous nos souvenirs. Tiens, la maison paternelle, regarde!... «Il frissonna. «--J'ai froid, fit-il. «Azeline ôta sa capuce et la lui attacha sur les épaules. Le cheval filait, filait toujours, sa filasse de nuage aux sabots. Saint-Briac passa, puis, dans la plaine, des villages endormis qu'elle nommait au passage. Les chiens hurlaient, comme ils font aux fantômes. «Tout à coup, au-dessus du vieux castel du Guildo, qui croule depuis huit siècles, pierre à pierre, dans l'Arguenon, Jan se plaignit que le vent du nord lui traversât le crâne. «--Ne le sens-tu pas siffler derrière moi, Azeline? «Elle prit alors l'un des mouchoirs blancs qu'elle lui marquait J.A., de leur chiffre entrelacé, et elle en banda le front du cavalier. «--Merci, murmura-t-il. «Et, comme ils arrivaient à Saint-Jacut-de-la-Mer, le cheval gris de fer dessina une courbe dans l'air, comme s'il glissait du pont de l'arc-en-ciel, et il vint s'abattre sur la place, devant le porche de l'église. «De tous ceux qui étaient là, les femmes seules et les enfants virent distinctement Jan Bris sur le cheval et le reconnurent, mais les hommes, eux, virent Azeline. Ils l'aidèrent même à mettre pied à terre. «Dans l'église, le glas de l'enterrement ne tintait plus, mais il bruissait encore. Le bedeau mouchait les cierges. L'encens s'évaporait à peine, et sur un banc une vieille sanglotait à la Vierge mère, car Jan était le plus beau de ses six enfants, le plus fort et le plus tendre. La jeune fille courut à elle. «--Qui donc est mort? «--Va voir au cimetière! «Elle y alla. On comblait le trou de la fosse, et le recteur la bénissait. «--Monsieur le curé, qui est-ce? «--Mon enfant, un bon chrétien, un brave marin, un Breton, qu'on a recueilli sur la côte anglaise. Le bateau est perdu, capitaine, équipage et mousse. Le bon Dieu ne nous a rendu que Jan Bris, je veux dire son cadavre. «A ce nom, Azeline, sans un cri, tomba de son long sur la fosse, et, elle aussi, elle trépassa. «Toute la commune décida que de pareils amants ne pouvaient pas être désunis, et que ce serait injuste s'ils ne partageaient pas, non seulement la même tombe, mais le même cercueil. On le rouvrit donc, et savez-vous ce que l'on y vit?... Ma grand'mère paternelle y était, et jamais elle n'a menti en quatre-vingts ans d'existence.... Eh bien! le corps de Jan Bris, longtemps ballotté par la mer, avait repris toute sa consistance, il avait la capuce d'Azeline aux épaules, le mouchoir blanc marqué J.A. autour du front, et, miracle d'amour plus admirable encore, il portait au doigt l'anneau nuptial qu'elle lui avait donné à son départ pour la pêche à Terre-Neuve, et que les Anglais n'avaient pas retrouvé sur son cadavre. «Voilà comment on s'aimait chez nous, mon bon monsieur, au temps où il y avait des rois régnants, quand tout le monde allait, le dimanche, à la messe, et ceux qui disent que l'histoire s'est passée ailleurs qu'en Bretagne sont des menteurs qui veulent nous faire du tort dans l'esprit du monde.» Sur cette protestation, la vieille sorcière siffla son oie et s'en fut désherber ses pommes de terre. CONTES TRAGIQUES LA TACHE D'ENCRE Feu le président Mazèdes, de spirituelle mémoire, était par excellence ce magistrat bénévole et évangélique qu'on nomme: un bon juge. Au long cours de sa carrière judiciaire, il s'était adonné à l'étude sociale de la condition vraiment déplorable de ces pauvres filles que le siècle dernier appelait madelonnettes, du nom de leur patronne chrétienne Magdalena, ou Madeleine, courtisane avérée pourtant, mais patronne de la plus parisienne de nos églises, j'allais dire la plus boulevardière. Ceux qui ont lu, et on les lit encore, les excellents ouvrages du président Mazèdes sur les tristes filles dites de joie, savent la pitié singulière que leur sort, sans législation, inspirait au vieux juriste. On ne les juge même pas, me disait-il, on les pousse en tas, comme des bêtes, sans les entendre, et les Cafres sont moins rudes pour les captives qu'ils enlèvent que nos policiers pour ces chrétiennes. Il y en a pourtant d'honnêtes dans ce troupeau de douleur, mais oui, de très honnêtes même, monsieur le tortoniste, et si je vous racontais.... «La plus malheureuse est sans contredit la fille en carte. Vous n'ignorez pas à quelles mesures de police elle doit se soumettre pour exercer son lugubre négoce. Elle est inscrite sur un registre secret du bureau des moeurs, et jamais, vous m'entendez bien, jamais plus, se fût-elle rachetée cent fois par une conduite exemplaire, elle n'est rayée du livre d'infamie. J'en ai vu, moi qui vous parle, se rouler aux pieds du chef de ce bureau, lui tendre leur enfant, perdu par la tare maternelle, et s'en aller hagardes et battant les murs, sans avoir rien obtenu. Et tenez, c'est là que j'ai compris qu'il n'y pas de malhonnêtes femmes et que c'est le Christ qui a raison. Il est parfaitement exact et scientifique en physiologie que l'amour refait une virginité. Quant à la maternité, c'est de sainteté, ni plus ni moins qu'elle les revêt. Mais passons. «Le registre est secret, vous ai-je dit, et c'est le seul geste de pitié, du règlement. Sous aucun prétexte, en aucun cas, on ne le communique, même aux notaires, même à la police secrète, à personne. Il n'est fait exception, que pour les seuls juges de cour, s'ils le requièrent expressément, et pour des causes capitales. Or il advint, il y a quelques années, qu'une de ces causes étant venue à mon tribunal, je dus me réclamer de notre privilège. Il retournait d'une affaire de meurtre dans lequel était impliquée, et inexplicablement, une fille de dix-huit ans que nous appellerons, si vous voulez, Louisa. Toute la lumière sur le crime sombrait sous cette question enténébrée: Louisa était-elle, oui ou non, fille soumise, et par conséquent inscrite au formidable registre? Il y allait d'une et même de deux têtes, car à cette époque on les tranchait encore. «Louisa était inscrite,--en carte. «Ah! vous ne savez pas comment elles se résignent à cette ressource, la dernière avant le réchaud ou le plongeon dans ce bon fleuve d'oubli qui roule autour de Notre-Dame! Une famille sans pain, devant qui tout crédit se ferme, le chômage du père, le désespoir d'une mère aveugle à force de larmes, un petit frère blême de faim, de fièvre et de froid, la honte insurmontable, et si caractéristique chez les ouvriers de Paris, de tendre la main, même, et surtout, à la charité publique et administrative, et toute la tragédie enfin de la misère, de l'inique misère! Il y a dans un coin du logis une jeune créature de Dieu, intelligente, aimante, brave. Si elle n'est pas très jolie, elle a d'admirables cheveux blonds, et tout, oh! tout, plutôt que de les vendre comme les Auvergnates, au détesté «merlan» qui les guigne. Alors, elle les noue en torsade, y pique une épinglette de deux sous, se dresse, embrasse la maman et le môme, et, une, deux, trois, elle y va!... C'est Louisa. «Non, il n'y a pas de malhonnêtes femmes, interjeta le président Mazèdes. «--Il n'y a peut-être, observai-je, que de malhonnêtes sociétés. Mais l'histoire de Louisa, on la demande? «--Eh bien! voici. Un jour où, Thémis m'ayant fait des loisirs, je les employais à jouer au bouchon avec les ablettes de la Marne, j'étais entré, pour me rafraîchir, dans un de ces cabarets à tonnelles qui bordent la rivière. Ils sont les oasis de nos caravanes fluviales, et l'attrait dominical des familles d'ouvriers en balade. Outre les berceaux de lierre et de vigne folle qui y jouent le rôle du moucharabieb de la maison arabe, on y trouve des gymnastiques avec trapèzes et balançoires, le jeu de tonneau et de boules, tous les divertissements de plein air enfin, naïfs et chers à nos pères, où se résument, pour les bonnes gens du peuple, le plaisirs de la campagne. Une baignade, une traversée en canot jusqu'à l'île voisine, et le régal d'une gibelotte leur en complètent le paradis. «Je triomphais ce matin-là par une pêche miraculeuse, et l'idée d'y faire honneur sur place m'avait amené à ce bouchon de mariniers, où m'attirait encore, je l'avoue, le souvenir de certain «reginglard» angevin qui datait dans ma magistrature. «--Voici, dis-je au patron de l'oasis, en lui remettant ma cloyère; faites-moi frire cette goujonnée, et, pour le reste, du meilleur! «--Parbleu, mon président, vous tombez mal ou bien, selon votre humeur du jour, nous avons aujourd'hui une noce. Des faubouriens et leurs dames, tous en joie, et qui mènent déjà un train du diable. Du reste, écoutez-les. Vous ne serez pas tranquille sous votre tonnelle. «--La mariée est-elle jolie? «Peuh! Affaire de sentiment. Elle a des cheveux magnifiques et elle rayonne de bonheur, voilà tout ce qu'on peut en dire. «--Le mari? «--Un brave garçon. Il est dans la carrosserie. Laborieux, droit, franc du collier, digne de son père, qui était d'Angers comme moi, pour vous servir, il me paraît fou de sa blonde, et ça, c'est drôle tout de même, car enfin?... «--Car enfin, quoi? «--Rien, ça les regarde, et il sait à quoi s'en tenir, elle ne lui a rien caché, du reste. Et puis, vous le savez, mon président, dans le populo, c'est comme à la campagne, on n'exige pas la fleur d'oranger. Le tout est de se convenir, et ils s'épousent par amour. Mais tenez, les voici, ils sont gentils, hein? «Ils étaient mieux que gentils, ils étaient délicieux de passion épanouie et d'allégresse amoureuse. Par un joli geste d'interversion conjugale, c'était lui qui se pendait au bras de sa femme et semblait se vouer à sa domination. Le père et la mère marchaient derrière, celle-ci tenant un petit garçon par la main, et des camarades d'atelier formaient escorte nuptiale au jeune charron. Quant à elle, du premier coup d'oeil, je l'avais reconnue: c'était Louisa, la fille en carte. «Vous pensez si je me détournai rapidement pour lui épargner l'anxiété dont la rencontre pouvait l'étreindre. Je savais, seul au monde sans doute, mais enfin je savais! J'avais lu le registre. J'avais, dans mon cabinet de juge, interrogé la malheureuse. Tout son bonheur, sa vie peut-être, dépendaient du conflit de nos regards entre-croisés, non pas, certes, qu'elle eût rien à craindre de mes lèvres scellées, mais sa propre émotion pouvait la trahir, justifier au moins de questions fatales contre lesquelles elle n'était pas de force à se défendre, car, dans ce pauvre corps de martyre, souillé de toutes les boues du trottoir, la nature, qui n'en met pas, elle, de femmes en carte, avait allumé une âme lumineuse comme l'azur de ses yeux et totalement incapable du moindre mensonge. Si elle avait «tout» dit à son futur avant le mariage, elle ne lui avait pas dit «cela», puisqu'il l'épousait, car la philosophie amoureuse de l'ouvrier parisien va jusqu'au registre, mais s'y arrête, et quel cataclysme s'il lui demandait «cela»! Elle le dirait. «Il n'y avait qu'un parti à prendre, celui, messieurs, que vous auriez pris vous-mêmes: renoncer à la goujonnée miraculeuse et au joli reginglard et s'éclipser à «l'anglaise.» Il est quelquefois dur de porter la toge! «Trois ans après, je traversais un square populaire où s'ébattait une nuée de marmots, lorsque à mon passage une ouvrière, assise sur un banc, se dressa, courut prendre son enfant, qui jouait dans le sable, l'éleva entre ses bras et me le présenta: «--Dis: merci, monsieur le bon juge! «Ah! ces Parigotes: elle m'avait reconnu, autrefois, dans la guinguette, sous mon déguisement de pêcheur à la ligne. «Je ne vous cache pas que j'ai, sous un prétexte, redemandé le registre, et que j'y ai, comme par hasard, renversé la bouteille d'encre, à la page où cette jeune mère était déshonorée.» LA VÉNUS VITRIOLÉE Le soir était venu, l'atelier s'assombrissait, il fallait clore la séance. Le sculpteur l'aida lui-même à se rhabiller. Depuis deux mois qu'elle lui posait, comme Pauline Borghèse à Canova, son Anadyomène, il était devenu bonne «femme de chambre». En cinq minutes, elle fut sous les armes, corsetée, chaussée, robée, puis chapeautée et gantée. Il ne restait plus qu'à baisser la voilette pour traverser cette villa d'artistes dont une allée centrale, bordée de beaux tilleuls, desservait les jardinets. Elle l'embrassa à pleines lèvres. --A demain, dis? --A toujours. Il tourna la clef dans la serrure, ouvrit la porte, et la chère Vénus s'enfuit. Il revint à sa statue, qui tremblait de vie dans la pénombre, et, comme il s'apprêtait à en humecter la glaise, un hurlement de bête égorgée déchira l'air de la petite cité. C'était la voix de Marina. D'un bond de tigre, il fut sous les tilleuls. Devant le puits de l'allée, elle était étendue, toute palpitante, les deux bras ramenés en croix sur le visage, et elle criait éperdument. Tous les artistes arrivaient l'un après l'autre, offrant leurs services. --Laissez, fit Pétrus, un médecin seulement. Et le statuaire, qui était d'une force athlétique, la souleva comme de l'ouate et l'emporta entre ses bras à son atelier. Elle était vitriolée. Le célèbre statuaire Falguière qui, le siècle dernier, fut le maître de la décoration monumentale et le chef de l'école toulousaine, n'a jamais eu d'élève dont il fût plus fier que de Pétrus Lymon, et je l'ai entendu vingt fois moi-même lui présager gloire et fortune. --Tu verras, me disait-il de sa voix chaleureuse et chantante, c'est le sculpteur de la femme moderne. S'il trouve le modèle de son idéal, il nous enfoncera tous, moi, Paul Dubois, Mercié et les autres! Or, Pétrus avait rencontré, _deo volente_, ce modèle en Marina, simple commerçante du quartier, mariée, je crois, à un charcutier. Inutile, comme on voit, d'aller perdre quatre ans de sa vie à Rome. Aucune femme de Paris n'est insensible, et ne peut l'être, à l'adoration qu'elle inspire à cet ouvrier de la beauté qu'est l'artiste. Outre qu'il avait le verbe prenant de son maître même, il était de la race ensoleillée, trempé en jeune Alcide, et sa volonté d'amour lui flambait aux yeux. Aussi ne fut-ce pas long; elle alla à son sort terrestre, et sans songer à l'autre. Depuis deux mois, elle lui incarnait, debout et sans voiles, l'Aphrodite naissant, de l'écume de la mer. Le désastre était effroyable. Sous l'action corrosive de l'acide sulfurique, le pauvre charmant visage, si pur de galbe, si tendre de lignes, couronnement d'un corps triomphal, clef de sa forme voluptueuse, coup de pouce enfin du divin modeleur des types et des espèces, n'était qu'une éponge sanguinolente où s'embroussaillaient les cheveux et la voilette. Un interne ami, ramené par les camarades, était accouru presque aussitôt et déjà muni des objets nécessaires au premier pansement. Il souleva d'abord l'une et l'autre paupière, obstinément scellées, de la martyre, puis il l'anesthésia au chloroforme et prépara ses bandelettes. Un coup d'oeil jeté à l'Anadyomène lui avait éclairé la situation. --Qui est le vitrioleur? demanda-t-il à Pétrus ... ou la vitrioleuse? Mais le sculpteur se détourna sans répondre. Du reste, il ne pouvait rien dire, les artistes de la villa n'avaient vu personne, et Marina n'avait encore ouvert la bouche que pour vociférer lamentablement. --Est-ce que vous ne ferez pas votre déclaration au commissaire? --Non, elle est ma femme, fut la réponse à laquelle l'interne se méprit. --Alors, aidez-moi à la mettre au lit, ou plutôt, déshabillez-la vous-même. L'acide a pu l'atteindre aussi sur quelque partie du corps. Il faut voir. Pétrus prit l'endormie sur les genoux, et, habile à l'office familier, il l'eut bientôt dévêtue et déposée sur sa couchette. Rien, grâce au ciel; les bras préservés par l'étoffe des manches, les mains sauvées par les gants, le torse indemne. De cette part de l'Aphrodite, l'artiste gardait tout. L'amant aussi. Mais la tête, oh! la tête, miséricorde!... Que restait-il du beau front hellénique, celui des filles de Jupiter, ourlé comme la vague, de l'écume dorée de la chevelure? Du double arc-en-ciel des sourcils plongeant dans la brume bleuâtre des tempes? Des oreilles, conques perlières d'une grotte de stalactites? Du cher petit nez, timon du char nautique d'Amphitrite, dont les narines lumineuses s'ébattaient comme des dauphins au soleil? De la bouche adorée que l'attente de l'éternel baiser épanouissait et teintait de tous les iris de l'actinie, ouverte dans les algues, à la caresse des flots montants? Du menton, dé de quartz arrondi, qu'il comparait aux promontoires des îles grecques, et de ces joues à la pulpe de fruits, à la cuticule de fleurs, dont il lui fallait modeler les oves comme on dessinerait un reflet de la lune sur la mer?... --On pourra sauver les yeux, fit l'interne. --Quoi, seulement? --Oui. Il lui expliqua que les globes n'étaient que légèrement touchés et que tout dépendait du degré de perforation des paupières. Sur ce point devait porter la cure, difficile d'ailleurs, d'une délicatesse extrême, et qui réclamait une assiduité constante d'observations et de soins. --Je vais aller moi-même vous faire préparer le collyre, mais vous devriez, et ce serait plus sage, me la laisser transporter à mon hôpital, j'y veillerais de plus près au pansement. Une absence d'un quart d'heure, un assoupissement sur votre fauteuil de garde-malade, une distraction suffiraient à achever l'oeuvre de destruction du visage. Elle serait aveugle à jamais. --Allez me chercher le collyre, dit Pétrus. Pendant les trois premiers jours, doublés de leurs nuits, le sculpteur, assis ou debout, ne quitta pas une seconde Marina, même du regard. L'interne lui avait tracé minutieusement la ligne thérapeutique à suivre, et il venait à chaque instant s'assurer de la bonne marche du traitement. --Ma foi, déclarait-il en lui serrant la main, vous êtes un infirmier admirable! A quel moment pâturez-vous? --Je ne sais pas, souriait l'artiste. On m'entonne de la bouillie, comme aux gosses. Les camarades de la villa! Mais il n'y a plus d'heures, ni de matin, ni de soir. Elle verra, n'est-ce pas? --Je l'espère. Surveillez bien, cette nuit encore. Ça va. Bravo. Voulez-vous que je vienne vous relayer? --Merci, non. A demain. Il n'y avait, en effet, rien à craindre. Non seulement Pétrus Lymon, en qui la volonté virtualisait, pour ainsi parler, l'athlétisme, était déterminé à lui conserver la vue, mais il était résolu à bien d'autres choses encore. Il roulait donc ses divers projets dans l'ombre nocturne, au pied du lit de la malade, sous la lampe à demi baissée, lorsque, lentement redressée, Marina, d'une voix étouffée par les compresses, murmura distinctement: --Un miroir. C'était son premier mot. Il signait la femme, certes, et toutes les femmes, mais il terrifia le sculpteur plus que ne l'avaient fait toutes ses clameurs de brûlée vive. Se voir, elle voulait se voir, ah! mon Dieu, dans l'état de défiguration où le corrosif l'avait mise! Qu'allait-il faire? Comment parer à cette curiosité dont l'effet allait être épouvantable? Quel prétexte, quelle défaite, plus claire encore que le refus pour elle? Un miroir à la Vénus vitriolée!... --Le médecin ne te le permet pas encore, ma chérie. Pas d'imprudences. Non. --Mais j'y vois, insistait-elle, en écartant le bandage, je t'assure que j'y vois. C'est un peu confus encore, mais je te distingue très bien, mon Pétrus; tu es là, derrière l'abat-jour de la lampe. Donne-moi ton petit miroir. Il est au mur de l'atelier. Tu ne veux pas? Je suis donc devenue un monstre? Il se leva, glacé de sueur froide, et, d'un tour de main rapide, il éteignit la lampe. --Tiens, il n'y a plus d'essence dans la torchère, s'écria-t-il en éclatant de rire, elle est bien bonne! Et, se penchant sur elle, il l'embrassa sur ces tristes yeux à peine dessillés, comme on embrasse une morte, puis il la berça doucement, tout doucement, avec des chuchotements d'amour, entre ses bras puissants de manieur de terre, jusqu'à ce qu'elle fût bien endormie. Alors, il prit le collyre et le jeta dans les tilleuls, par la baie de l'atelier. Puis, avec son chapeau et son gourdin, il s'en alla heurter à la porte d'un peintre voisin, qui était Corse, et dont il aimait le caractère rebelle aux compromis de la société «continentale». Quand ils revinrent, à l'aube, Marina n'avait plus besoin du miroir, étant aveugle. Deux ou trois jours après, dans les feuilles, une nouvelle diverse relevait, entre autres suicides, celui d'un charcutier du sixième arrondissement, dont on avait retrouvé le cadavre dans les filets de Saint-Cloud, avec la justification de sa mort volontaire. J'ai assisté, à côté de Falguière, au mariage de Pétrus Lymon avec Marina, l'année de sa médaille d'honneur pour l'_Anadyomène_. Ce fut le maître de Toulouse qui mena la mariée à l'autel. Elle était voilée d'un épais crêpe bleu foncé qui l'enveloppait, comme une décapitée de légende, jusqu'aux épaules. La moitié de l'Institut était là, toute la villa des Tilleuls, et le peintre corse servait de témoin au jeune sculpteur triomphant. LA PLUS TERRIBLE ARME DU MONDE Elle ne se signalait entre les dix ou douze autres lettres de son courrier du jour que par l'apparence de prospectus qu'elle avait. Aussi l'élimina-t-il pour la lire «quand il aurait le temps», non sans avoir remarqué, au passage, que sur l'adresse, typographiée, son nom était légèrement écorché, Lemalot au lieu de Lemalô, selon l'orthographe de sa patronymie bretonne. Puis, sa correspondance dépouillée, il sortit, ayant oublié la circulaire. Quand il rentra, il la revit sur son sous-main, où l'honnête Firmin, le valet de chambre, qui l'avait ramassée à terre, l'avait mise, bien en vue, scrupuleusement. Il l'ouvrit donc et il lut. Elle ne contenait qu'une ligne et la signature: «Ta femme te trompe.... Un ami.» C'était la bonne vieille lettre anonyme, dans toute la couardise de sa stupidité. Comme l'adresse, elle était typographiée; et même, à y regarder de plus près, composée de mots découpés dans quelque périodique et collés à la suite avec un art remarquable. Il reprit l'enveloppe, c'était de même. Un timbre y fleurissait sa politesse. --Dépenser dix centimes pour ça, quel luxe! monologua-t-il gaiement, et il flanqua le poulet dans la corbeille à papiers. Adèle trompait Charles, son Charles qu'elle adorait, et chaque jour de plus en plus, depuis leur mariage, au point que quelquefois cet amour, en constant renouveau de lui-même, lui faisait peur. Il en arrivait à y voir un présage de mort. La nuit suivante, ils ne s'embrassèrent point. Adèle, un peu boudeuse, mais non inquiète, s'était endormie chattement sur l'épaule du cher bien-aimé. Quand il la sentit envolée au pays du rêve, il se laissa glisser du lit, et nu-pieds, comme larron nocturne, sans se rendre compte de l'inconséquence d'un pareil mystère, il souleva la tenture de son cabinet, en poussa la porte, et se dirigea à tâtons vers la corbeille. Il la trouva aisément, dans l'ombre, à la place usuelle, la saisit, s'assit au bureau, le panier sur les genoux, et, ridicule vraiment, il eut honte en cette obscurité. «Que veux-tu de la lettre infâme?» lui criait dans la poitrine cette voix intérieure que nous y entendons tous, qui demande: «Oui ou non», sans plus, et veut une réponse. «Oh! la détruire», fut la sienne, très sincère. Morte la bête, mort le venin; il avait négligé de tuer le crapaud. Un tour au bouton électrique, le cabinet s'éclaire, la corbeille verse toute sa paperasserie sur la table, voici la lettre. C'est bien elle. Ne l'aurait-il pas reconnue, du reste, la «circulaire» typographique aux mots collés, dans une charretée de chiffons? La relire? A quoi bon, il la possède par coeur: «Ta femme te trompe. Un ami.» Sa femme, c'est Adèle. L'ami, qui est-ce?... Peut-être importerait-il de s'en enquérir tout de même? Et il la relit sous l'abat-jour, dans le rond lunaire qu'il projette. Allons, il ne faut rien détruire. C'est plus sage. On ne sait pas!... Il replie la lettre, l'insinue dans son enveloppe, timbrée et datée par la poste, et il la range au fond, tout au fond du tiroir dont il a seul la clef, sous l'amas des papiers de famille. Puis il éteint la lampe électrique, et il retourne au lit conjugal. Adèle dort, douce, charmante, rayonnante de foi amoureuse, du sommeil pacifique des saintes que le Juste fait relever du poste terrestre de la vie, les mains jointes. Mais lui, le pauvre Charles, il ne dormira plus, ni cette nuit, ni les autres:--les Euménides ont passé!... Sauf le front carré ethnique, il ne demeurait plus rien, en Charles Lemalô, de la race celtique, si rebelle aux fatalités, dont il relevait par ses origines. La malheureuse Adèle, désolée, ignorant tout et ne devinant rien, voyait son Charles changer d'heure en heure,--il avait grisonné en quinze jours,--ne comprenait pas ce qui le détachait d'elle, et elle regardait s'en aller son amour comme une mère regarde, de la falaise, s'effacer la fumée du navire qui lui emporte son petit. --Qu'est-ce que tu as, enfin.... Mais qu'est-ce que tu as? --Rien.... Je ne peux pas te dire.... Une espèce de neurasthénie.... Ni cause, ni prétexte.... Je vais très bien.... Mes affaires aussi.... Ça s'en ira comme c'est venu, aux premiers beaux jours.... Un petit voyage peut-être?... --Partons! --Non, pas encore. --Ah! tu ne m'aimes plus, sanglotait-elle. Alors il l'entourait de ses bras et il la taxait de folie.... Ne plus aimer Adèle, lui, Charles? On en entendait de drôles!... Mais elle voyait juste: il ne pensait plus qu'à la lettre, nuit et jour. Partout, et jusqu'à la Bourse, dans la vocifération.... La lettre, la lettre!... Comme il avait fini par la porter sur lui, dans une poche à ressort de son portefeuille, elle le perforait à même, tout vif, térébrante. Un matin, après une insomnie traversée d'hallucinations, le besoin de tuer s'imposa à sa volonté reconquise; oui, s'imposa, comme une certitude algébrique. Tuer, qui? L'«ami» de l'anonymat, le colleur de mots découpés, celui qui savait la trahison d'Adèle, «fausse ou vraie», n'importe. Ce meurtre était bon, très bon, il fallait y procéder sans retard. Ce n'était pas cela qui lui faisait peur. Il y a des agences spéciales et «vidocquiennes» qui flairent les turpitudes humaines, comme certains sorciers hydrographes sentent l'eau courante dans le sol par l'humectation des orteils. S'adresser là? Sans doute, en pareille détresse, il paierait ce qu'il faudrait payer, et dirait ce qu'il faudrait dire. Mais lui demanderait-on la lettre? Évidemment, rien à faire sans elle. «Ta femme te trompe.» Ils le sauraient alors, les détectives? Impossible, on ne déshonore pas une femme ... quand on l'aime ... fût-elle coupable. Un autre moyen. Rue Sainte-Anne, numéro 11 _1er_, au quatrième étage, tous les jours de 2 à 6 heures consultations.... --Mme Sephora du Tarot, cartomancienne? --C'est ici, monsieur. Veuillez entrer. Elle va vous recevoir, vous êtes M. Charles Lemalô? Elle vous attend, Elle est prête. Et il tend la lettre à la devineresse, dans l'enveloppe, timbrée et datée par la poste. --Qui m'a envoyé cela? Mme Sephora ferme un instant les yeux, palpe la lettre, sourit et dit: --On n'a pas besoin d'être du métier. C'est une délation ... contre une personne qui vous est chère.... --En voyez-vous l'auteur? --Distinctement. C'est une femme de basse extraction ... d'âme plus basse encore, voleuse, ivrognesse, fielleuse, qui s'amuse, dans une loge de concierge, à découper des mots dans les feuilletons.... Elle en fait des phrases qu'elle adresse sous pli à des gens qu'elle ne connaît pas et dont elle pique les noms, au hasard, avec une épingle à cheveux, dans un vieux Bottin périmé. --Comment, elle ne me connaît même pas? --Ni vous, ni votre dame. C'est par plaisir. Elle charge son neveu, jeune apache de quatorze ans, plein d'avenir, du soin de semer ses compositions dans les boîtes à lettres devant lesquelles il passe. La vôtre doit venir de Saint-Denis. --Ce neveu, où loge-t-il? --Ah! dame ... où il peut, le chérubin. --Et la tante? --Secret professionnel. Nous ne dénonçons point, nous voyons seulement. --Merci, madame. --A votre service. Une concierge, la lettre venait d'une concierge, que récréait idiotement ce jeu d'empoisonneuse et qui l'exerçait dans les vingt arrondissements! Mais disait-elle vrai, la somnambule? Intelligente, perspicace, digne de sa réputation considérable, certes, si la divination était une science; or elle n'est qu'un art. Et Charles, en s'en allant, s'aperçut qu'il ne croyait pas. Le doute l'avait ressaisi dans l'escalier même. Les Euménides l'attendaient à la porte. Dans le portefeuille, près du coeur, le curare reprit son oeuvre, car il faut qu'elle ait son homme, la lettre anonyme! la lettre, la lettre!... Elle l'eut, et en un mois. Un soir, Charles Lemalô sentit qu'il allait devenir fou. Il n'avait pas pu «tuer». Il rentra chez lui, l'oreille bourdonnante, les méninges enflammées, vide de toute pensée. Adèle était absente. Il tira la lettre: «Ta femme te trompe.... Un ami», la délaya dans un verre d'eau, en bouillie, l'avala et se fit sauter la cervelle. En vérité, je vous le dis, la lettre anonyme est la plus terrible arme de ce monde. A DEUX DE JEU La province n'a pas changé depuis Balzac et Flaubert, ni même depuis le Pourceaugnac de Molière, et le capitaine Boldon s'y embêtait à périr. Inutile de déterminer la ville où, dans l'ombre d'une magnifique cathédrale, il n'arrivait plus à se raccrocher la mâchoire. Oyez seulement, pour l'intelligence de ce conte, qu'il était trésorier-payeur du régiment en garnison dans ladite ville. Il rehaussait l'honneur de cette fonction de confiance par une demi-douzaine d'insignes militaires décrochés à la pointe de son épée de brave et au milieu desquels l'étoile rayonnait comme une planète entre ses satellites. Or, le destin voulut qu'un soir, où il lui semblait que tout le marasme du département se fût aggloméré dans son crâne, il entrât, pour se distraire, dans un café-chantant où les camarades du mess lui avaient signalé une jolie fille. Elle répondait, et sur un signe, au prénom turc de Zulma. De talent, point; l'esprit d'une oie; mais, vraiment charmante aux chandelles, et comme, de toutes parts, on s'arrachait la divette, tant il pleut d'ennui en province, le pauvre trésorier s'en était féru jusqu'à la fureur, dite en grec: dionysiaque. Elle ne lui résista que le temps de le coter à son prix de rendement hebdomadaire et, références prises, elle fut à lui, avec partage. Par malheur, il voulut être seul les sept jours de la semaine et Zulma, sans préférence, y posa les conditions de surenchère usuelles dans le négoce.--De telle sorte que, dans la caisse du régiment, la «grenouille», d'abord tronquée, coassa, puis, mangée, se tut, morte. Le jour, le dernier du mois, où l'intendance militaire annonça sa bonne visite au capitaine, à fin de vérification de comptes, l'enfant de Mars qui, je le répète, était un brave, s'en alla prendre un air de balade sur les bords allongés du canal, dont la ville est traversée d'outre en outre comme une poitrine par un sabre. C'est un vieux canal dormant, abondant en herbes, et dont le transit est ruiné depuis cent ans par la voie ferrée qui le côtoie et l'inutilise. Le capitaine s'amusait à le sonder par quelques pierres lancées d'un bras nerveux, lorsqu'il vit venir, en sens inverse, cet excellent M. Camuret, notaire notoire et fort aimable de la ville à la belle cathédrale. --Que diable faites-vous par ici? --Et vous-même? --Vous le voyez, des ronds dans l'eau. --Oui, on ne sait comment tuer le temps, avait souri le tabellion; tenez, le croiriez-vous, moi qui vous parle, j'allais au cercle! Le capitaine regarda fixement ses bottes: --Au cercle? fit-il, c'est vrai, je n'y avais pas pensé! Eh bien! mais.... Allons-y ensemble. Voulez-vous? --Comment donc, je l'avais sur la langue! Il restait à Boldon une soixantaine de francs sur la «grenouille» pour faire face à la curiosité de l'intendance aux lunettes rondes. Le jeu, c'est l'ultime ressource, parfois providentielle, de ceux qui vont demander aux vieux canaux déserts le bain où se lave l'honneur et se guérit le mal de divette turque. Qu'est-ce qu'ils en feraient de ces trois louis, les brochets qui dédaignent même les pommes. Enfin, sait-on si la Fortune n'a pas de risette, sur le tapis vert, pour un bon soldat couturé de blessures, décoré de l'ordre, et qu'une coquine de femme a entraîné graduellement à sa première faute, et la dernière, bien entendu? Chemin faisant, il s'informait courtoisement de la santé de la belle notairesse, Mme Camuret avec qui il avait eu le plaisir de danser au bal du préfet, de ses six jolis enfants, du drôle de petit singe qu'il voyait souvent danser, dans sa cage, à la fenêtre, de la prospérité de l'étude et du nombre de ses heureux clercs? Arrivés devant le cercle, ils se firent les politesses du pas de porte et ils y montèrent. Non seulement Me Camuret était le plus aimable des notaires de province, mais il passait pour en être le plus honnête. Sa clientèle se distinguait et par le nombre, et par la qualité. On ne testait, on ne contractait, on n'héritait que chez lui. Pour les dépôts d'argent, de valeurs et de titres, nul ne voulait d'autre étude que la sienne. Il est vrai qu'il l'avait achetée fort cher, le double même, disait-on, de ce qu'elle valait, à son patron et prédécesseur, Me, Courtembuche, dont je n'ai rien à vous apprendre, sinon le nom, fait pour vous plaire. C'est de la dot de sa femme qu'il lui en avait d'abord payé la moitié. Le bruit courait qu'il restait débiteur du reste, mais la rumeur s'arrêtait là, et personne n'était inquiet sur le complet versement de la créance. Il eût suffi, pour clore le bec aux médisants, de leur objecter la fécondité probante et victorieuse de Mme Camuret qui, tous les ans, ornait d'un enfant nouveau son front conjugal d'heureux père. Se charge-t-on ainsi, si on ne peut ni les élever ni les nourrir, de six bouches roses en six années? Enfin, Me Courtembuche ne tarissait pas d'éloges sur l'intelligence, la probité, l'activité de son «élève» devenu le titulaire de sa charge. Au cercle, donc, attablés, l'un devant l'autre, le notaire et le capitaine trompaient leur ennui de province par une partie naïve d'innocent écarté, Camuret ayant déclaré qu'en fait de jeux il n'en connaissait pas de plus amusant, ni d'autre, excepté le billard auquel il n'avait pas joué depuis son mariage. Au bout d'une heure le trésorier fut «nettoyé» de ses trois louis. Il dut déclarer à son partenaire qu'il était obligé de lui faire charlemagne. «Les brochets, marmonna-t-il entre ses dents, n'auront que le cuir de la bourse.» Soit que Camuret n'eût pas entendu, soit qu'il n'eût pas compris la réflexion dont le sens était, en effet, énigmatique, il offrit spontanément au décavé de poursuivre sur parole, sur la foi des jetons du cercle, et aussi longtemps qu'il plairait au brave capitaine. --Tope donc! fit celui-ci qui n'avait plus à craindre ni gain ni perte. De telle sorte qu'ils continuèrent, sans entendre le battant des heures, dans une sorte d'abrutissement machinal, l'interminable partie monotone dont l'enjeu courait devant eux et faisait boule de neige. Vers deux heures du matin, ils sortirent, harassés et suants, et, à l'air frais de la nuit, ils se regardèrent comme éveillés d'un songe séculaire de féerie. --Ah! mon Dieu! capitaine! --Vous, maître notaire? --Que doit-on penser de mon absence à la maison? --Et de la mienne à la caserne? Mais, tout à coup, Camuret s'affala sur une borne et, avec un geste d'homme écrasé par la tuile de la fatalité: --En somme, fit-il, je vous dois trente mille francs? --Mon Dieu! oui, la chance m'a traité, quoique garçon, en homme marié! Je vous confesse que ces trente mille balles me tombent à point nommé pour éviter une catastrophe. Je vous serais même obligé, cher monsieur, de me les faire tenir avant midi. Cela ne doit pas gêner beaucoup un riche magistrat tel que vous et j'y compte. --Vous les aurez, fit le notaire qui se détourna pour cacher son trouble. Mais il ne put le dominer et il se mit à mordre son mouchoir et enfin à sangloter comme un enfant. --Qu'est-ce que vous avez donc, Camuret? --Rien, rien. Ah! mes pauvres enfants! Ma malheureuse femme!... Mon étude, mon nom, tout est perdu, tout, tout!... Boldon comprit. Pour faire honneur à des échéances, celles du paiement de sa charge, sans doute, le plus honnête notaire de province trafiquait sur les dépôts de sa clientèle par des spéculations dont la découverte était menaçante. Il était venu au cercle pour demander un secours désespéré à la Fortune, et il en sortait grevé d'une dette de plus, une dette de jeu, sacrée, irrémissible. Le soldat eut pitié du notaire. --Sacrebleu! ne pleurez donc pas, nous sommes à deux de jeu; moi, j'ai mangé la grenouille du régiment par amour pour un ange de caboulot. C'est à cette absurdité que je dois de vous avoir rencontré sur le canal, en train de faire des sondages dans l'eau. --Vous aurez vos trente mille francs avant midi, réitéra le notaire. Adieu, adieu. Et il s'éloigna en secouant la tête. Le trésorier le rejoignit. --Écoutez, Camuret, vous êtes père et chef de famille; moi, je n'ai personne que Zulma qui me mène droit en enfer, où l'on va aussi bien tout seul. Donnez-moi votre main, et jurez-moi de ne plus toucher une carte le reste de votre vie. Me le jurez-vous? --Oui. --C'est dit? --C'est dit. --A présent, mes hommages à votre charmante femme, et gardez vos trente mille francs. Le lendemain, le brave capitaine Boldon avait disparu de la ville à la superbe cathédrale. On le chercha partout et on le cherche encore. Le vieux canal dormant ne l'a jamais rendu à l'intendant aux lunettes rondes ni à Zulma la Turque, qui, de sa disparition, ne s'est même pas inquiétée une minute, car telles sont ces liaisons légères, distractions de la vie de province. L'ALLIANCE Comme après Irène, sa femme, Jacques Bertignac était assurément l'être qu'il aimait le plus sur la terre, puisque ses père et mère étaient en paradis, Léon Rainville avait tenu à conduire au Havre ce cher ami des bons et des mauvais jours, qui s'y embarquait pour le nouveau monde. Jacques s'expatriait. Il en avait assez de la vieille Europe, de Paris, de tout. --Je me suiciderais, avait-il dit, autant vaut que je m'en aille. N'est-il pas mieux de faire peau neuve que de se crever l'ancienne? --Pourquoi ne te maries-tu pas? lui avait suggéré Léon, tu es jeune, riche, solide et beau gars. Je te prêche d'exemple. Vois comme je suis heureux avec Irène. --Ah! Irène, trouve-m'en une autre, puisque tu me l'as prise, Irène! --Il n'y en a pas deux, en effet, acquiesçait l'époux triomphant, mais je ne te l'ai pas prise, Jacques, puisqu'elle n'était pas à toi. Nous nous la sommes disputée loyalement l'un à l'autre, et c'est dans ma main qu'elle a laissé tomber la sienne, sans doute parce que c'est moi qui l'aimais le plus. --Il est probable. Et Jacques était parti là-bas, sur ce steamer qui s'effaçait à l'horizon, avec son rouleau de fumée bise. Au retour, dans sa belle villa du parc de Neuilly qu'il habitait toute l'année, n'ayant qu'un pied-à-terre à Paris pour ses affaires, Léon n'avait pas trouvé Irène à la maison. --Madame est à Paris, chez son couturier, mais elle sera rentrée pour le déjeuner, car elle attend Monsieur, elle a reçu sa dépêche du Havre. Il alla donc faire un tour dans sa serre, qui était fort belle, dont il était fier et que le père Noirot, un vieux jardinier, entretenait à miracle. --C'est-il donc qu'on ne verra plus M. Jacques, disait Noirot, et que vous l'avez embarqué pour toujours? Quelle pitié que la vie! Il aimait tant les fleurs et il s'y entendait comme un de la partie. A propos, j'allais oublier que j'ai quelque chose à vous remettre. Et, relevant sa blouse, il prit dans la poche de son pantalon une boîte à allumettes, l'ouvrit d'un coup de pouce et en tira une bague d'or, toute simple et sans pierreries, qu'il tendit à son maître. --Mais c'est une alliance, fit Rainville, et même celle de ma femme. Où l'avez-vous trouvée, Noirot, et comment? --En ratissant le sable, patron, sous le banc de la grotte. --Oh! que c'est drôle! Et quand ça? --Le lendemain matin de votre départ. --Merci, elle doit la chercher partout. Pourquoi ne la lui avez-vous pas rendue? Le jardinier regarda Rainville, baissa les yeux sur ses sabots et dit: --Parce que je ne savais pas que c'était à elle et qu'elle ne me l'a pas demandée. Sur ces entrefaites, Irène arriva de la ville et son mari s'inquiéta de la mauvaise mine qu'il lui trouvait. --Bonté divine, ma chérie, ces traits tirés, ces yeux creux, es-tu malade? Qu'as-tu donc fait durant ma courte absence? --Je t'ai attendu, sourit-elle en se laissant mollement embrasser sans rendre le baiser. Déjeuner maussade, aux propos sans fonds, sans suite, vagues. Léon lui donne à remarquer qu'elle ne lui a adressé aucune question sur l'embarquement du «pauvre ami, perdu pour eux à jamais peut-être». --Est-ce que vous vous êtes quittés fâchés, Jacques et toi? --Au contraire, ricane-t-elle. Et elle se lève, énigmatique. Tout à coup, il songe à la bague remise par Noirot. Il l'a dans son gousset, cette bague. --N'as-tu rien perdu, Irène? --Moi? Où cela? --Mais ... dans le jardin ou ailleurs! --Quoi donc? interroge-t-elle, prête à tomber, glacée. --Ton alliance? --Ah! c'est vrai. Tu sais cela? Je l'ai retrouvée, heureusement, au détour d'une allée. La voici. Et elle la lui montre. Elle en a une autre au doigt. Une autre! D'abord, il ne comprend pas. Hébété, il la laisse regagner, sa chambre, s'en aller.... Et voilà que, d'un coup, tout le drame s'éclaire. La grotte de la serre, le banc sous lequel a roulé la bague, ce départ désespéré de Jacques.... Il l'aimait encore. C'était pour elle qu'il venait presque tous les jours.... Oui, c'est cela; il a obtenu un rendez-vous d'adieux, le premier et le dernier, moyen infaillible.... Elle y est venue, parce qu'elle est très bonne; elle s'est défendue, mais l'homme est le plus fort ... il l'a étourdie, il l'a prise ... comment? La bague perdue le révèle: par violence.... Un demi-viol!... Et alors, comme elle ne la retrouvait pas, la bague, il a bien fallu la remplacer.... C'était facile, toutes les alliances se ressemblent.... Le temps de faire graver chez un bijoutier leurs deux noms réunis: Léon-Irène, et la date du mariage: 12 avril 1900, voilà. Et elle peut dire ainsi qu'elle n'a rien perdu dans la serre,--non, rien, en effet, excepté la vie de deux hommes. Des bateaux de transit pour l'Amérique; il en part tous les jours de la semaine. Vite, à la gare du Havre, il a le temps d'arriver au train. Mais il allait oublier son revolver pour tuer l'infâme, à bout portant, dans l'oreille, comme un chien enragé qu'on abat. L'arme est dans sa chambre, là-haut; il monte la prendre. Il s'arrête à la porte et il écoute.... Ce sont des sanglots, des cris étouffés, le bruit d'une douleur immense!... Non, Irène n'est pas coupable. Le misérable l'a prise, cosaquée.... C'est évident. Et puis, quand même elle le serait, coupable? Il l'aime,--qu'on explique cela, jamais il ne l'a aimée davantage, ni autant, la malheureuse. Il redescend, sans revolver, dans le jardin; il y tourne et vire, marchant sur les plates-bandes, butant aux arbres, pareil à un aveugle égaré en forêt, et son tourment se mêle à celui qu'elle endure, qu'elle doit endurer, de se douter qu'il doute d'elle. Que craint-elle de lui en ce moment? Qu'il la tue? Tuer Irène, Léon! C'est absurde, voyons! Le divorce?... Il ne l'aurait plus alors, on les séparerait?... Vivre sans la voir, l'entendre, l'embrasser? Cette conception lui échappe. Qu'est-ce que cela prouve, en somme, une bague perdue et remplacée? Rien. Si, tout! Et puis, après? Quand il aura supprimé Jacques, en sera-t-il plus mort qu'il ne l'est pour elle, et disparu pour lui, dans ce nouveau monde où il s'efface avec le steamer et sa fumée fuligineuse? Car il y a encore ceci: que Noirot pouvait ne pas retrouver la bague ou ne pas la lui remettre, et que, par conséquent, rien ne serait arrivé de ce qui arrive, par hasard. Il suffirait que cela n'eût pas eu lieu. Eh bien, cela n'aura pas eu lieu. Le père Noirot est vieux, atteint de la goutte, et il rêve d'aller mourir dans son pays, en Provence. On l'y enverra, sous un prétexte, avec une petite rente viagère, et le fait de la bague sera biffé des contingences avec la preuve, la seule, de ce qu'il prouve. Quant au reste ... tant pis. C'est peut-être d'un lâche? Mais l'affaire est entre lui et sa conscience. Il aime Irène et il ne veut pas qu'elle souffre. Elle doit être absoute, puisqu'elle est belle. Oh! ces cris, cette lamentation derrière la porte! Non, non et non, et va pour un lâche. Il sera ce lâche. Et que tout se taise dans son âme brisée. Amen! Huit jours après, le père Noirot, remercié, s'en retournait à Grasse pour y exhaler son âme au milieu des violettes et comme elles. La vie avait recommencé de couler paisiblement à la villa Rainville entre ces deux pauvres êtres que rongeait un commun secret qu'ils s'aidaient à garder l'un vis-à-vis de l'autre, comme des complices. Car Irène aimait son mari; celui-ci avait deviné juste: elle n'avait succombé qu'à la force mâle de «l'antagoniste» doublée du désir impérieux, loi des sexes à laquelle les héroïnes de la vertu ne se soustraient que par la mort ou le meurtre. Puis le temps fit son oeuvre, lente et sûre, et Irène oublia Jacques. Quant au mari, il était heureux, lâchement, et on ne l'est qu'ainsi peut-être. Le 12 avril dernier, anniversaire toujours béni de leur mariage, au moment où, parmi les gerbes et les bouquets, Irène conduisait à table ses douze convives, parents et amis, une auto s'arrêta à la porte de la villa et un homme en descendit, qui, allègrement et d'un pas familier aux autres, vint droit au pavillon. C'était le treizième du festin. --Jacques!... Et Léon courut au vieil ami et lui ouvrit les bras. --Toi! toi! quelle bonne surprise, et aujourd'hui encore!... Un 12 avril, notre fête!... --On en revient donc, d'Amérique? avait jeté Irène les lèvres serrées, mais sans émotion apparente et en lui tendant la main gauche qu'il retint dans un shake hand. --Vous voyez, madame, même au bout de sept ans d'absence. Dans cette pression de mains, il avait senti la bague et il comprit ainsi qu'elle l'avait retrouvée. Aucun des hôtes n'était superstitieux et ne croyait au fatidisme des nombres, sauf Léon, qui en avait toujours confessé la crainte; il l'avait d'enfance. A ses yeux, il était écrit que, selon la Cène évangélique, l'un des convives d'une table qui en assemble treize est marqué de mort. Au grand étonnement d'Irène, il s'égaya lui-même de sa crédulité et fit ajouter le couvert de Jacques à côté de sa femme même. On dîna treize. La rentrée en France de l'expatrié n'était que passagère. Il venait chercher à Paris ses papiers de famille et régler ses affaires pour se marier. Il comptait se fixer au Canada, avec la famille de sa future, jeune fille charmante de Québec, et qui, d'après la photographie qu'il en montra, ressemblait comme une soeur à Mme Rainville. --Enfin, clamait joyeusement Léon en battant des mains, tu as donc trouvé une autre Irène! Et la soirée s'acheva en une longue causerie, comme autrefois, à la même place, dans la véranda ombreuse, pleine d'arômes, que baignait, nocturne, un ciel printanier. Jacques partit le dernier pour regagner l'hôtel où il était descendu; mais, à un moment où Léon marchait devant eux dans l'allée, il glissa de force un billet à Irène. Le rendre, comment? Mais elle se jura de ne pas le lire. Elle le lut pourtant, car elle était femme. «Il ne se mariait que pour en finir, comme dernier remède, avant l'autre! Depuis sept ans, il l'aimait toujours, il n'en pouvait plus. Il n'était revenu que pour la voir, une fois encore, la dernière, dans la serre. Et puis, il disparaîtrait à jamais. Il en faisait serment sur la mémoire de sa mère.» Et Irène alla au rendez-vous. Quelle est celle qui n'y fût allée comme elle? La voici dans la serre, à trois heures de nuit, se dirigeant à tâtons, parmi les plantes retombantes. Devant le banc, deux bras l'enserrent en silence. C'est lui, Jacques. --Laissez, je ne suis venue que par pitié. J'ai senti que vous vous tueriez et que cette fois c'était vrai. Mais j'aime mon mari, il est bon, généreux et brave. Il m'a pardonné, car il a tout deviné, et depuis sept ans. --Vous en êtes sûre, Irène? --Cette alliance n'est pas mon anneau nuptial et je n'ai pas retrouvé l'autre. --Et il le sait? --Je le crois. --C'est donc un lâche? Deux coups de feu répondent, de la grotte, à la question et à l'injure. Irène et Jacques s'y précipitent, épouvantés. --Léon ... mon Dieu!... Rainville vient de se brûler la cervelle, et du bras déployé, au bout de la main, entre le pouce et l'index, il tend l'alliance ouverte: «Léon-Irène, 12 avril 1900», la vraie. L'HORREUR HUMAINE Ils débouchèrent dans des bois dans le village. Sur un brancard d'ambulance, quatre d'entre eux portaient le cadavre de l'officier qu'ils déposèrent sur la dalle de la fontaine, au centre de la place, à mi-côte devant l'église, où leur major lui lava les cheveux et la barbe, rouges de sang. La balle du franc-tireur s'était logée en plein front, comme dans un carton de cible. Le coup décelait l'embuscade mais ne signait pas le fusil. Les Bavarois avaient battu futaies, haies et fourrés, et ils n'avaient trouvé personne. Or, ni en 1792, ni en 1815, ni en 1870, les armées invasionnaires n'ont jamais accordé vertu belligérante aux _Freyschütz_, et l'Allemagne ne les admet qu'en opéra, la paix régnante. En guerre, elle les fusille. M. le curé parut sous le portail. Il était vêtu de l'aube et de l'étole. Il s'avança, suivi de femmes et d'enfants, vers le capitaine, qui le salua fort poliment et s'écarta pour laisser le prêtre délivrer au mort le viatique. Ce devoir apostolique rempli, le pasteur monta au presbytère, digne et froid, il en tira la porte. Les Bavarois sont catholiques, ils ont droit à la terre sainte. L'officier tué fut donc enterré, par les soldats, dans le cimetière même du village. C'était sans doute un personnage important d'outre-Rhin, soit par sa valeur propre, soit par sa lignée, car le capitaine parla devant la fosse faute et, à défaut d'autre verdure, ils y jetèrent des branches d'ifs et de cyprès arrachées aux sépultures. Puis ils retournèrent camper sur la place, autour de la fontaine, sans requérir vivres ni logements, ce qui était assez extraordinaire et plus inquiétant encore. Assis sur la margelle, le capitaine paraissait accablé de tristesse à la fois et de lassitude. Il appela un gamin, extasié par son casque. --Mon petit, lui dit-il en pur français, va me chercher le maire ou l'adjoint, ça m'est égal. Mais il n'y avait ni adjoint, ni maire: tout le monde était parti à l'armée, il ne restait que M. le curé. --Ne le dérange donc pas, fit le capitaine en se levant de la margelle. Et le tambour battit dans la nuit qui tombait. Mais en même temps la cloche de l'église tinta, le recteur sonnait l'angélus lui-même, car il n'avait pas de bedeau, et c'était l'heure. Le capitaine fit un signe, le tambour s'arrêta et laissa les airs à la voix d'airain pacifique. Son appel ne fit sortir personne des deux cents et quelques feux échelonnés sur le coteau, au pied du château désert et clos. Ou le village était lui-même abandonné, ou ses paroissiens se terraient. L'angélus se tut à son tour, et il s'épandit un vaste silence. Alors le tambour reprit et roula trois fois. Puis le capitaine, debout sur la fontaine, énonça lentement dans cette solitude: «Ordre de l'état-major allemand. Les habitants de la commune ont un quart d'heure pour se réunir tous dans leur église paroissiale, faute de quoi les meubles, immeubles et récoltes seront livrés à l'incendie. Les femmes et les enfants, exceptés seuls de la mesure, pourront se réfugier au château, mais sans leurs animaux domestiques. Cinq minutes après, onze hommes parurent sur les seuils des chaumières, et, en vérité, il n'en restait pas davantage, tous les valides ayant rejoint les drapeaux. Du reste, ils n'en dénoncèrent eux-mêmes point d'autre. Cette réserve comprenait un octogénaire, deux septuagénaires dont l'un hémiplégique, un tailleur bancroche et borgne, deux fermiers ou métayers, le vétérinaire rebouteux, un cabaretier, le gindre du boulanger, un sabotier et l'idiot porte-bonheur du village. --Est-ce tout? sourit le capitaine, n'êtes-vous que onze? --Douze, releva le curé, entré par la sacristie. Et, à présent, que nous voulez-vous? --Fermez les portes, et deux plantons à chacune d'elle, arme chargée, fut la réponse. Et le pauvre prêtre pâlit, car il savait la rigueur implacable du règlement militaire de l'ennemi. --Oui, fit-il, il vous faut une vie en holocauste pour celle de votre officier tué. --Dites assassiné, mon Père. --Eh bien, prenez la mienne, voulez-vous? Je suis marqué de Dieu, pour ce sacrifice. Le chef bavarois s'était détourné pour dissimuler son émotion. --Je m'y attendais, salua-t-il; mais outre que les ministres de l'Église sont sacrés pour nous, il ne s'agit pas d'une vie seulement, monsieur l'abbé, mais de plusieurs. --Que voulez-vous dire? --Qu'à l'aube trois de ces pauvres gens doivent être passés par les armes. --Mais lesquels? --Ceux qu'ils auront choisis eux-mêmes? --Comment, eux-mêmes? --Comme ils l'entendront, c'est leur affaire, ils ont toute la nuit pour en débattre entre eux. Tels sont mes ordres et je vous laisse le soin de les leur transmettre avant de quitter vous-même l'église. --Monsieur, je suis chez moi, lança le prêtre. Et, relevant sa soutane sur la ceinture, il gravit d'un élan les degrés du choeur, et il cria: --Aux armes, citoyens! et défendons-nous, Dieu le veut! mêlant ainsi les deux paeans de la race. Le capitaine haussa les épaules et, l'index tendu dans la direction du château, il dit à mi-voix: --Vous oubliez, mon révérend, que là-haut il y a des gages! Et il sortit. Alors l'horreur régna. La petite nef glaciale sombrait dans l'ombre, comme un vaisseau qui coule bas avec ses naufragés. L'un d'eux, le tailleur borgne et tordu, réclama de la clarté: --Qu'on allume les cierges de l'autel, pour se reconnaître. --Non, objecta l'un des métayers, pour ce qu'on a à faire, inutile d'y voir. Mais qu'avait-on à faire? L'apparition de la lune dans un vitrail les mit d'accord, elle les baigna d'une lueur terne où ils semblaient des ours blancs au pôle. Machinalement, chacun avait repris à son banc la place dominicale. L'idiot, juché sur le bénitier, riait, les doigts dans le nez, les jambes pendantes. Les trois vieux causaient, assez calmes d'apparence. Pour l'octogénaire, c'était le garde-chasse du château qui avait abattu l'officier. Il devrait donc se livrer, mais où était-il à cette heure? --Bien loin, pour sûr, comme tous les capons, qui, leur coup fait, s'enfuient et laissent les autres payer pour eux! L'hémiplégique s'offrit à le dénoncer au capitaine, il le prenait sur lui. --Pour le temps qui me reste à vivre!... --Ah! taisez-vous! leur jeta le curé, tremblant de honte. Le rebouteux, tirant le gindre, s'était, sans mot dire, à pas ouatés, rapproché de la tourelle du clocher. Qui sait si on ne pourrait pas s'échapper à deux, l'un aidant l'autre, par la toiture? --Non, tous ou personne, interposa le pasteur héroïque, et donnant un tour de clef à la petite porte de l'escalier en spirale; il la jeta devant lui, dans l'obscurité. Pendant ce temps, concertés pour un autre subterfuge, le cabaretier, le second fermier et le sabotier essayaient d'enfoncer l'huis de la sacristie qui était clos et cédait déjà à leur triple poussée. --N'entrez pas là! vociféra une voix éperdue qui réveilla l'écho des orgues. Et le prêtre se précipita, mais trop tard. Par la baie forcée, ils avaient déjà vu, dressés sur leurs matelas, les deux mobiles blessés, la tête bandée et grelottants de fièvre, que cachait là et soignait de son mieux le saint homme. Et la découverte les exalta jusqu'au délire. Sauvés! Ils étaient sauvés. Deux des victimes se présentaient d'elles-mêmes à la vindicte allemande, à demi mortes déjà, d'ailleurs, et quant à la troisième, il n'y avait même pas à la désigner. Élue mentalement, dès la première minute, par les dix justiciers instinctifs, unanimes; c'était évidemment le démenté qui, à califourchon sur le bénitier, s'amusait follement de les voir se démener dans les verdâtres reflets lunaires. Ils appelèrent à grands cris le capitaine. --Notre choix est fait, ouvrez! Le curé s'était écroulé, les mains jointes, au pied du tabernacle, car on peut lutter contre l'hyène, le chacal et le tigre, mais point contre la bête humaine en mal de lâcheté. Il priait. Le capitaine vint, et, d'un coup d'oeil, il vit et comprit. Il héla huit hommes de sa compagnie: --Portez ces deux soldats français au presbytère, plantez-y le drapeau d'ambulance, et prévenez le major. Allez! Et, cela dit, il disparut. Ainsi donc ils en étaient pour leur infamie. C'était entre eux, les onze, qu'ils devaient procéder à la sélection terrible et nommer les trois fusillables. Ils s'affalèrent anéantis. La lune avait tourné et les laissait en pleines ténèbres. L'horloge sonna la deuxième heure de nuit, et la question: Que va-t-on faire? fut renouvelée par le plus gros des deux métayers. --Au sort! clama le tailleur, nos peaux se valent. --Non, votons, proposons le cabaretier. --Voter, comment? objecta le rebouteux, on n'y voit rien. --C'est vrai! Et tous de réclamer les cierges. Le curé les alluma à tâtons, comme aveugle; de grosses larmes lui roulaient sur le rabat. Ils votèrent dans sa barrette, sur une feuille de papier de contributions déchirée en dix morceaux et que le cabaretier avait encore dans sa poche. Au relevé, l'octogénaire était condamné par six voix, et, par quatre, le sabotier, malheureux homme des bois, qu'ils connaissaient à peine et pour le voir une fois l'an, à la foire, les jours de fête de la paroisse. --C'est bon, fit-il, on ira, mais qu'est-ce que je vous ai fait? Le vieillard de quatre-vingts ans n'y mit pas le même fatalisme. C'était un paysan sournois qui passait pour très riche et à qui on ne savait pas d'héritiers. --L'innocent n'a pas voté, ça ne compte pas. On n'était pas onze dans la barrette. Sur cette chicane la querelle s'engagea, sinistre, autour des cierges qui semblaient brûler pour un autodafé. --L'idiot ne sait ni lire ni écrire. Puisqu'il est le troisième, il n'a pas à désigner les deux autres. Ce n'est pas de jeu, glapissait l'octogénaire, vous êtes des misérables, nous sommes onze, onze, onze!... --Le vote est acquis. --Oui, oui! --Non! --Si! --C'est abominable, pire que chez des loups, on n'a encore pas vu ça sur la terre! Fusiller un vieil homme de quatre-vingts ans! Grâce, mes amis.... Tenez, qu'est-ce que vous voulez que je donne à M. le curé pour ses pauvres, pour son église, pour vous? --Assez, assez, c'est la justice. On a voté. Nous sommes en République. Pour dépeindre ce qui se passa alors dans cette église de village, il faudrait un Balzac ou un Shakespeare. Je ne l'essaierai pas. A la bouche de l'enfer on n'entend pas de pareilles imprécations. L'octogénaire, les poils hérissés, et tel un sanglier acculé dans sa bauge, vomissait, contre ses juges, le torrent des accusations de vol, d'usure, de débauche, d'assassinats, toute l'histoire de la commune, de pères en fils, sur dix générations. C'était le carnet du diable. Ah! oui, ils méritaient d'être tous fusillés par les Prussiens, et brûlés vifs, eux, et leurs mères, et leurs femmes, et leurs bâtards, toute la vermine et la racaille. L'idiot dansait de joie autour du bénitier. Le prêtre s'était évanoui. A l'aube, le portail s'ouvrit et les trois victimes furent livrées. Le peloton de douze fusils était déjà rangé sur place. Le capitaine disposa lui-même, et le dos tourné, les condamnés, 1e vieux qui paraissait tomber en lambeaux, le sabotier qui se signait à tour de bras et le porte-bonheur du village, et rapidement il leva son épée. Mais, plus rapidement encore, une ombre noire avait passé, et la soutane d'un bon pasteur du Christ ramassait toute la décharge. Elle était, il y a deux ou trois ans encore, avec ses douze trous de relique, dans le trésor de l'église de V... V..., où je l'ai vue. LES CHEMISES SANGLANTES J'ignore si depuis 1886, année de mon excursion en Corse, Sartène s'est hausmanisée, et même humanisée, mais elle était alors la citadelle de la vendetta. Il y a des villes blondes, et des rousses, Sartène est brune. De ses maisons en terrasses, échelonnées, comme des chèvres, au versant de l'Incudine, la vue plane et plonge sur la vallée de Figari, la Tempé corse, vaste vignoble onduleux, violet en septembre, brodé et ourlé d'or où l'on presse certain vin, essence de soleil, dont un seul verre abat son homme. C'est non loin de là, sur la route de Bonifacio que, dans l'ombre du mont Quiéta, le bien nommé, se cache, sous les pins ombellifères, un monastère blanc sans moines, désert, distillerie aérienne d'aromates, où j'ai laissé l'un des rêves de ma vie, le rêve de «quiétude». Lorsque nous le découvrîmes, mes compagnons de route et moi, au hasard d'une chevauchée, d'ailleurs asinesque, à travers les lianes et les ronces du maquis, le couvent abandonné et bourdonnant d'abeilles venait d'être témoin d'un meurtre. --C'est ici, nous dit notre petit guide que Tafani a tué Gravona. On a beau être rassasié de ces histoires de banditisme, dont la _Colomba_ de Mérimée est le type et reste le chef-d'oeuvre, leur intérêt romanesque se renouvelle singulièrement quand on les entend conter dans l'île même. J'ajoute qu'on ne les comprend bien que là, et qu'il faut au tableau son cadre. --Qui, Tafani? Qui, Gravona? demandâmes nous d'une seule voix. Et notre ânier parut nous mépriser de notre ignorance. --Familles illustres du pays, lança-t-il par dessus l'épaule; Giuseppe et Théobaldo, les deux derniers. Ils étaient en vendetta. Les stylets étaient tirés depuis cent ans entre elles. --Pour quelle cause? --On ne sait plus. Les vieux de Sartène disent que la querelle a commencé au sujet d'un chien. Les femmes l'auraient envenimée, comme toujours, et, depuis, ce temps-là, les Gravona tuent les Tafani, comme les Tafani tuent les Gravona, de père en fils. Jusqu'à aujourd'hui, ils avaient le même nombre de chemises sanglantes. A présent, ce sont les Gravona qui l'emportent; une de plus, celle du pauvre Théobaldo! Ceci dit, il secoua la tête, s'assit sur un bloc de quartz, bourra sa pipe d'herbe corse, et nous n'en tirâmes rien davantage, du moins avant qu'il n'eût achevé de fumer son tabac sauvage. On sentait qu'il gardait sa réserve, méfiant de la blague des «continentaux», railleurs des antiques usages. --Je pris un biais pour le rassurer. --Ce Gravona, c'était un de vos amis, ou de vos parents, peut-être? --Nous le sommes tous plus ou moins, en Corse. Théobaldo et Giuseppe avaient été élevés ensemble. Ils s'aimaient bien, mais l'âge marqué était venu, ils étaient majeurs l'un et l'autre, il fallait donc que l'un des deux y restât, à cause de l'hérédité. J'étais devant le café de la Place le jour où ils s'embrassèrent en se déclarant loyalement le «Garde-toi, je me garde!» Tout a été fait dans les règles, il n'y a rien à dire. Sur ce mot caractéristique, l'ânier se leva pour nous montrer l'endroit où le vaincu de la vendetta séculaire avait reçu la balle mortelle, en plein coeur, et aussi la cellule de moine qui avait servi d'embuscade au vainqueur. --C'est moi-même, messieurs, qui suis venu avec mes bêtes, chercher le corps de Théobaldo pour le rendre à sa femme, Thérésa Brandi, de Bastelica. La voilà veuve comme tant d'autres plus un petit garçon de six mois qu'il lui laisse. Mais ils sont à l'aise. Les Gravona ont une belle maison à Sartène. --Et le meurtrier? --Giuseppe Tafani? Où il est? Là dedans, fit-il en encerclant le maquis d'un geste circulaire. Mais vous pouvez être tranquille, les gendarmes ne l'auront pas. Et ses yeux flambèrent d'une flamme qui m'éclaira toute l'âme de la Corse. Au retour de Bonifacio, quinze ou vingt jours après cette visite au couvent de Sainte-Trinité, nous repassâmes par Sartène. Nous y arrivâmes à la nuit tombante, pour dîner une fois encore, à l'hôtel César, tenu par un excellent homme, beau-père du fameux dompteur Bidel, et qui avait de ce vin ambroisiaque dont je vous ai parlé en commençant. Point d'autre raison, je l'avoue, à ce crochet que nous faisions à notre itinéraire, mais le Bacchus corse nous récompensa de notre piété oenophile, voici comme. La ville était sens dessus dessous. Dans la pénombre crépusculaire, les gens couraient, criaient, se démenaient, se groupaient, se hélaient aux portes et aux fenêtres, et s'enfonçaient dans le vieux quartier aux ruelles tortueuses, enchevêtrées sous l'église. --Que se passe-t-il donc, ce soir, chez vous, don César? (Nous avions ainsi surnommé notre hôte.) Y a-t-il des élections à Sartène? --Mieux, fit-il, et vous tombez à miracle pour enrichir d'une fleur corse votre herbier philosophique. L'un de nos braves bandits, traqué, dans le maquis, par les gendarmes, s'est réfugié dans la vieille ville et il s'y cache. S'il n'y avait qu'eux et leurs bottes pour le prendre, Giuseppe Tafani aurait le temps de faire, en paix, six enfants à sa femme, nous lui prêterions tous notre lit. Mais, cette fois, il a affaire à forte partie: la Thérésa Brandi, de Bastelica, qui a juré d'avoir sa tête. Vous comprenez c'est entre Corses, et nous sommes tous en l'air, comme vous voyez. Je vous demande même la permission de vous brûler la politesse, car, de ces événements-là, il faut en être, et j'y vais. Vous pensez si nous le suivîmes! Je n'ai pas eu deux fois, dans ma vie, le spectacle qu'offrait ce labyrinthe de venelles, noires, étroites, tournantes, arc-boutées de contreforts, coupées d'échelles, de rampes et de bornes, où quelques vitres, sous les toitures, accrochaient les derniers rayons strabiques du couchant, tandis que la foule y débordait comme le torrent dans les ruisseaux. Grâce à don César qui nous menait à travers des logis en communication et même par des caves, nous parvînmes à une petite place rectangulaire, dessinée par l'écartement de deux maisons assez importantes, placées en vis-à-vis, hachées de meurtrières vermoulues et dont les fenêtres en guillotine semblaient les échauguettes de deux forts de frontière. Les Tafani et les Gravona s'épiaient les uns les autres de ces carreaux, depuis cent ans, comme les Montaigus et les Capulets de la Vérone shakespearienne. Debout, au centre de cette plazzinette, et incomparablement belle dans sa capuce de veuve, une jeune femme de vingt ans, immobile, tragique et très simple, regardait la maison d'en face. L'ombre tombait autour d'elle. Un groupe d'une douzaine d'hommes, les parents du mort, les Gravona de souche ou d'alliance, se tenaient à l'arrière, en demi-cercle, comme des juges dans un prétoire. --Que vous avais-je dit, nous fit l'hôtelier, regardez: pas de gendarmes! Pourtant le meurtrier est chez lui, tout le monde l'a vu, et ils le savent. Mais l'arrêter, ils n'osent, c'est une querelle corse, nous les écharperions, la veuve la première et les cousins en tête. Alors, la nuit étant tout à fait établie, Thérésa se détacha du groupe familial et marcha au perron de la maison ennemie. Elle avait à la main une branche de pin garnie encore de ses trois pommes en couronne, et qui brûlaient. Qu'allait-elle faire de ce brandon? Je ne pouvais croire qu'elle voulût mettre le feu à la demeure rivale, fût-ce pour contraindre le bandit à en sortir. Au moindre coup de vent c'était l'incendie dans Sartène. Pourtant elle allait, dans la fumée crépitante de la résine, la torche baissée, comme les anges exterminateur de la Bible. J'interrogeai don César d'un regard. --Oui, répondit-il, vengeance de femme. Mais elles n'ont pas le fusil. Et puis, son gamin, le petit Orso, n'a que six mois à peine. Peut-elle attendre qu'il ait l'âge requis de ramasser la carabine des Gravona? Vingt et un ans, c'est trop long pour Thérésa Brandi, une fière fille, une vraie Corse, et de la tête aux pieds. Du reste, ne craignez rien, Giuseppe ne laissera pas brûler Sartène, il va sortir. La porte s'ouvrit, en effet, et il y parut une vieille, qui, les bras étendus comme une aveugle, s'avança sur le perron en terrasse. --Si c'est à moi que tu as à parler, clama-t-elle en patois corse, je t'écoute. Si c'est à mon fils, il n'est pas chez lui, et tu sais pourquoi. --Comment mens-tu, à ton âge, femme sans yeux? Je l'ai vu de ma fenêtre, assis à tes genoux, et tenant l'écheveau de ton rouet. --Il est vrai qu'il y est venu. Il était affamé et rompu de fatigue. Je lui ai fait une soupe, il a dormi deux heures dans un lit et il est reparti après avoir embrassé sa mère. Du reste, entre et cherche toi-même. Voici les clefs. Et elle lui en jeta le trousseau. Thérésa revint à ses parents et cousins, et elle les consulta. L'un d'eux, un berger du Niolo, couvert de son «pelone» en poils de chèvre et qui semblait fort écouté des autres, fit trois pas en avant et dit à voix haute: --Giulia Tafani, si ton fils n'est point dans sa maison, où est-il? Veux-tu, le dire à moi, Pierre Gravona, du Monte Cinto. Tu me connais, tu sais que je ne révélerai pas le secret aux gendarmes. --Eh bien, il est là, en face. Et l'aveugle montra de l'index la maison des Gravona, qu'habitait la veuve. Giuseppe s'y était, en effet, réfugié. Il faut avoir constaté par soi-même combien la loi de l'hospitalité est puissante dans l'île de Sampierro et de Paoli pour comprendre l'effet extraordinaire que produisit le geste de la mère, livrant à la vertu même de la race le problème de ce meurtrier caché chez les vengeurs de sa victime. Un Montaigu sous le toit d'un Capulet. Giuseppe devenait sacré pour la Thérésa. A la nouvelle, propagée de bouche en bouche, Sartène vibrait littéralement d'enthousiasme, et je vis perler une larme aux cils du brave beau-père de Bidel, dompteur de fauves. La situation était poignante. Il fallait que Thérésa renonçât à rentrer chez elle ou que Giuseppe en sortît, de gré ou de force. Le berger conseilla la ruse. Après quelques mots échangés à voix basse avec sa cousine, il se mit à souffler sur les pommes de pin pour en raviver la flamme, et il lui en redressa la torche au poing. Elle s'était retournée, et elle allait à présent sur sa propre maison, hagarde, le front découvert, résolue, terrible. Elle lança le brandon dans la porte ouverte, et le feu prit. Mais tout à coup, d'une fenêtre en guillotine, un paquet ficelé d'une corde se déroula doucement, lentement, sur la muraille, et vint se poser devant la veuve. C'était le petit Orso que le bandit renvoyait à sa mère, afin qu'à l'âge voulu il fit honneur, à son tour, à la sainte vendetta, justice rapide et sans phrases de son pays, berceau de l'auteur du Code. UNE FEMME LIBRE «A la jonction de l'Arve et du Rhône, sous Genève, les eaux, toujours bouillonnantes et grossies encore par une fonte de nos neiges alpestres, ont rejeté sur la rive est, entre les vignes, le cadavre du docteur Max Ozal, l'étrange négateur de l'amour, et dévoilé de la sorte le mystère de sa disparition. Ce qui rend ici le suicide incompréhensible, c'est que le corps athlétique du médecin était étroitement uni, disons-le, bouche à bouche, à celui d'une jeune fille, d'ailleurs inconnue dans la ville de Calvin et que les autorités consulaires n'ont pas identifiée à l'heure où nous mettons sous presse. Nous aimerions à croire pour l'honneur de la science helvétique, dont Max Ozal était comme un autre Zimmermann, que le drame s'explique par un de ces accidents de montagne que la Suisse, grâce à Dieu, n'a pas en privilège.» (_Le Léman._) _Dernière heure._--«Nous apprenons que la jeune fille, une Française, nous l'aurions parié, vient d'être réclamée par son père, célèbre écrivain socialiste et l'un des apôtres de l'évolution libertaire du féminisme. Taire son nom en cette circonstance, c'est respecter doublement sa douleur. _Homo sum._» (N.D.L.R.) Ce socialiste, c'était Théophraste-Edme Garrulon, et sa fille s'appelait Olive. Elle avait vingt-deux ans. Il était exact que Garrulon, mort à son tour dans un hospice de déments, fut l'un des plus ardents apologistes de la libération sociale de la femme chrétienne. Mais différent en cela des théoriciens platoniques de sa doctrine, il la prêchait non seulement du verbe, écrit ou parlé, mais du fait et de l'exemple. Resté veuf et seul avec une fille par la disparition de sa femme, il avait élevé l'enfant conformément au principe de l'égalité totale des deux sexes et aux conséquences dudit principe, qui sont fort graves. Il l'avait trempée enfin pour le combat sans appui de la vie à travers le maquis des lois, des moeurs et des croyances. Et Olive était très forte. «Ma fille, disait d'elle le doctrinaire, est cuirassée, casquée et armée de la lance comme Minerve, à qui elle ressemble d'ailleurs, d'après l'iconographie antique. C'est la femme libre idéale, telle que l'avenir la réclame.» Le jour où elle atteignit à sa majorité, il eut avec elle un entretien décisif. Il l'avait assurée dès sa naissance pour une somme considérable dont il avait scrupuleusement payé, pendant vingt et un ans, les arrérages. Elle avait la vie garantie, acquise par un jeu régulier du mécanisme social, une dotation normale, constituée ensemble par l'État et la famille, d'argent roulant et non hérité. --A dater d'aujourd'hui, fais ce qu'il te plaira de faire et va où tu voudras aller. Mon rôle protecteur est fini. Tu es belle, intelligente, saine, et tu sais tout ce que l'on enseigne par le livre ou le sport, au degré de la science où nous en sommes. Le reste ressort de ton initiative propre. Vis toi-même le roman, heureux ou malheureux, de ta vie individuelle. Tu connais mes idées sur ce sujet: je n'admets pas qu'une autorité quelconque, fût-ce celle d'un père, influe sur l'aventure d'une volonté, l'expression d'un organisme, les actes d'un être de raison, et je nie l'expérience. Tu n'as d'autres devoirs envers moi que ceux que je t'inspire, au gré de la nature, et si, avant de nous séparer, elle t'indique de m'embrasser, je ne sens rien en moi qui s'en révolte, et au contraire. Et Olive, très simplement, avait embrassé Théophraste-Edme Garrulon, son _is pater_ et éducateur. --Merci, fit-elle. --Deux mots encore, avait ajouté le féministe pratiquant. D'abord, si mon nom te gêne, prends-en un autre, celui de ta mère, par exemple, en attendant que.... --En attendant que? --Que tu te maries, si tu te maries. Te marieras-tu? --Oui ou non, sourit-elle, en dessinant de la main la virevolte de la girouette au vent. --Je ne sais si je m'abuse, mais il me semble que jusqu'à présent tu n'aimes personne encore, d'amour s'entend? --Et comme on l'entend, non, personne. --Tu dois être parée contre ou pour cette éventualité. Je t'ai laissé entre les mains tous les livres, anciens ou modernes, techniques ou sentimentaux, d'encre mâle ou femelle, où il est traité du rapport des sexes? --Je les ai tous lus, en effet, même ceux des poètes. --Il ne me reste donc plus qu'à te souhaiter bonne chance et qu'à te prier d'accepter, en souvenir de moi, le présent d'une petite boîte que voici. La boîte ouverte, Olive y trouva un joli revolver américain et les cartouches. Elle regarda son père et comprit. --Ah! fit-elle, arme offensive ou défensive, pour ou contre l'éventualité? --Oui, indispensable à la femme libre. Huit jours après, elle courait les routes du vieux monde, le pauvre monde latin où, depuis l'ère chrétienne, la compagne de l'homme réalise ce miracle d'être à la fois la reine et l'esclave serve des nations civilisées. Elle n'y eut aucune aventure. Son revolver ne sortit pas de la boîte. Elle ne vit partout que des fronts courbés par la tâche, des yeux ardents de la soif du gain, et elle n'entendit dans les bois, les champs et les villes que des hurlements de haine et des imprécations de misère. De telle sorte que lorsqu'elle arriva à Genève, elle était lasse de la vie à en mourir. L'une de ses lettres à son père se terminait par cette phrase: «Je ne puis plus regarder un petit de notre espèce pendu au sein nourricier de sa mère sans que la pitié m'humecte les yeux. Pourquoi, ah! pourquoi aime-t-on?» Un jour qu'elle traînait dans les rues de la ville le désenchantement de son âme vide et solitaire, ses regards furent attirés par une petite affiche manuscrite, collée au travers d'une porte, sur la place où l'histoire veut que Michel Seryet ait été brûlé par Jean Calvin, le pape de Genève. Cette affiche annonçait une conférence sur l'amour par le professeur Max Ozal, docteur es sciences, es arts, en médecine, et correspondant attitré des académies de Paris et de Vienne. Ce nom de Max Ozal ne lui sonnait pas pour la première fois. Olive l'avait lu dans les journaux libertaires que recevait son père, mais il lui laissait la personnalité du savant indécise. Tirée d'ailleurs par une attraction obscure, elle poussa la porte et elle alla à sa destinée. Le lieu de la conférence était moins une salle qu'un salon, où trente personnes environ étaient assises comme au prêche. Ne trouvant plus une seule chaise disponible, la jeune fille resta debout sous une tenture, et elle vit ainsi pour la première fois celui pour qui et avec qui elle devait mourir. C'était, en chair et en os, le docteur Faust de la légende, dans la floraison du rajeunissement diabolique. Haut de stature, le geste enveloppant, la tête pleine et pâle, trouée de deux yeux phosphorescents, encadrée de cheveux roux, longs et serpentueux qui lui battaient les épaules, il paraissait avoisiner la trentaine, quoique à l'état civil il l'eût dépassée déjà de vingt hivers inavoués. Mais tout son charme se dégageait de sa voix prenante, timbrée d'échos doux et mourants comme une cloche de baptême dans les bois. Or, de cette voix, le savant niait l'amour!... Et non seulement il le niait, mais il le maudissait, le chargeait de toutes les hontes du genre humain, de tous les crimes héréditaires des empires, des républiques, des religions, des philosophies, de toute association terrestre, et il le taxait d'insulte à la nature. --Tout le mal qu'on fait ou qui se fait dans la planète, sous la clarté alternée des deux foyers de lumière, a sa source, sa cause et son ferment en cette erreur scientifique qui défère à l'âme un besoin organique dont le corps seul a la charge. Hors de sa loi physique, ce qu'on appelle improprement l'amour, messieurs et mesdames, n'est pas, il ne saurait être, et le monde moderne se brise sur cette illusion désespérée. Que ne puis-je vous en guérir au prix de ma vie! Allumez pour moi, sur cette place même, le bûcher de Michel Seryet, j'y monterai sans hésiter pour l'honneur de ma certitude. «Les peuples héroïques et modèles des civilisations antiques, disparues, mais qui reparaîtront, je vous le jure, n'ont point connu l'aberration fatale qui, depuis deux mille ans à peine, a dévoyé l'humanité et semé dans les champs de la nature l'ivraie de cette tristesse sociale qui empoisonne jusqu'aux remparts de la cité moderne. La sagesse ancestrale ne demandait pas aux yeux de la femme plus de ciel qu'ils n'en peuvent tenir. Le baiser n'y mesurait que sa joie instantanée et furtive, payée aux dieux par les douleurs sacrées de la maternité, aussi longues que la vie des mères vénérables. «J'ai beau faire, messieurs et mesdames, je ne puis voir dans les poètes de notre ère chrétienne que les propagateurs d'une épouvantable méprise et des bourreaux dignes des supplices qu'ils chantent. C'est d'eux que pleurent vos larmes; sans eux et leur oeuvre d'amertume, vous seriez heureux et heureuses. «Seul, l'un d'eux a osé dire la vérité telle qu'elle est, fut et va redevenir. Wolfgang Goethe, grand cerveau hellénique, a réduit, et mathématiquement, l'amour à sa loi de mélange, et il en rend le processus à l'ordre des affinités électives de la chimie organique. Le salut est là et, avec lui, l'avenir.» Bouleversée par la leçon et plus encore par le maître, la jeune femme libre suivit Max Ozal et connut ainsi sa maison, située sur les bords du lac Léman. Il fallait désormais qu'elle y pénétrât et qu'elle touchât le vêtement de l'apôtre. Par un après-midi de grand vent, elle y vint en barque, ramant elle-même et seule. Elle feignit de chercher un abri contre l'orage menaçant, se nomma du nom de son père, Théophraste-Edme Garrulon, le célèbre anarchiste, et, accueillie tout de suite sur cette référence, brusqua de la sorte la présentation. Max Ozal était marié, et il avait trois enfants. Olive ne put en dissimuler sa surprise. --J'étais à votre conférence, lui dit-elle. --Mais ... ils ne la démentent pas, fut la réponse. Voici leur mère. Mme Ozal, en effet, belle créature à la carnation marmoréenne, aux hanches larges, très simple et avenante, et qu'elle devina d'instinct excellente ménagère, représentait bien à la visiteuse la femme de gynécée de la doctrine de l'affinité élective. Ses enfants étaient d'ailleurs superbes et de force et de santé. Elle en était fière avec calme. Une deuxième visite de remerciement pour l'hospitalité reçue en détermina une troisième, puis l'habitude se noua et Olive vint tous les jours. Elle devenait disciple favorite du négateur, celle qui recueille les «propos de table» des réformateurs, et Max Ozal ne pouvait déjà plus se passer d'elle. Elle lui prenait des notes, rangeait ses papiers, l'aidait à sa correspondance. Elle avait peu à peu renoncé à sa coquetterie de Parisienne, ruban à ruban, bijou à bijou; elle se défleurissait et versait à la momière par une progression systématique dont le sens n'échappait point à Mme Ozal, si simple fût-elle. Enfin, un matin Olive entra presque méconnaissable, la chevelure tondue et d'aspect si garçonnier que le docteur lui-même ne put retenir un cri de révolte. Ah! c'était trop, et il n'avait jamais dit que le renoncement dût aller jusque-là! Puis il claqua la porte et sortit, troublé jusqu'au plus profond de l'être. Il marcha longtemps sur les bords du lac, n'arrivant pas à se rendre compte de ce qu'il endurait. Il s'en niait l'évidence à lui-même. Non, non et non, elle ne l'aimait pas, cette jeune fille, et il ne l'aimait pas, lui non plus. Ce n'était pas scientifique. De l'amour? Max Ozal, son contempteur déterminé, irréductible, jamais. Quand il fut chez lui, à la tombée du jour, Mme Ozal lui apprit que Mlle Garrulon était partie. --Elle m'a dit adieu, m'a demandé pardon, de quoi, je l'ignore, et, après avoir embrassé nos enfants, elle s'est enfuie. Mon ami, vous ne la reverrez plus sur la terre, je crois. --Si, fit le docteur. * * * * * Il la revit, en effet, et pour l'éternité, au confluent de l'Arve et du Rhône. Max Ozal n'a pas laissé de disciples. LE RÉCIT DU CHIRURGIEN --J'étais allé faire à Angers une opération chirurgicale extrêmement intéressante, l'un de ces cas qui ne se présentent à nos malheureux bistouris que cinq ou six fois par siècle, et vous me permettrez bien d'ajouter que je m'étais assez bien tiré de l'un des problèmes les plus ardus de l'art d'Ambroise Paré. Il s'agissait de ... mais vous êtes profane, laissons. Ce n'est d'ailleurs que pour vous dire combien je me sentais en forme. Il en est de cela dans notre partie comme dans la vôtre; les Doyen, les Pozzi, tous les maîtres vous diront que la réussite exalte nos énergies, développe nos dons et assure notre science. Le succès est le père du génie. «A mon arrivée, vers cinq heures du matin, je trouvai ma chère femme debout et fort anxieuse. Elle me tendit tout de suite une lettre, venue à minuit, me dit-elle, et qui, quoique toute simple d'aspect et ordinaire, lui faisait peur. Or, du premier coup d'oeil sur l'adresse, j'en avais identifié l'écriture. «--Es-tu folle, fis-je en riant, elle est de Marécat. «--Justement, reprit Suzanne, et je l'ai aussi reconnue. «--Alors, il fallait l'ouvrir. Marécat est l'un de nos meilleurs amis, et le plus fidèle. Il m'avise probablement qu'il ne viendra pas dîner ce soir avec nous, comme chaque mardi, depuis quinze ans, il en a l'habitude. «--Il serait donc malade? déduisit-elle. «--Pour la première fois de sa vie alors? «Et je descellai la lettre. «Vous allez la lire, cette lettre, car je l'ai gardée. Mais à peine y eus-je jeté les yeux que, reprenant ma trousse, je dégringolai dare-dare à mon auto et courus chez Marécat. «--Tu avais raison, avais-je jeté dans l'escalier à Suzanne, il est malade. «Et je l'entendis crier d'une voix étouffée: «--Ah! mon Dieu! mon Dieu! il est mort!...» Ce disant, l'illustre chirurgien, de qui je tiens cette histoire, était allé à son secrétaire et il en revint vers moi une lettre à la main. --Mais d'abord, renoua-t-il, vous rappelez-vous Marécat? --Le boulevardier? --Dites le type du boulevardier, du temps où il semblait que tout l'esprit du monde se centralisât sur le ruban d'asphalte compris entre le carrefour Drouot et la Chaussée-d'Antin. Il a traîné là une élite de Démocrites qui, sous le scepticisme apparent de leur philosophie abondante en traits barbelés, cachaient un sens profond de la vie et des âmes d'enfants. Cet excellent Marécat riait de tout, et, sur les choses et les gens, il en trouvait inépuisablement de «bien bonnes». Eh bien, savez-vous de quoi il est mort? Lisez, pendant que je vais recevoir une cliente. Et je lus: «Mon-vieux, pas de fleurs, pas de discours, pas de piquet de la Légion. On s'embête trop, je fiche le camp, rien de plus simple. Je n'ai, tu le sais, ni père, ni mère, ni frère, soeur ou bâtard, et je laisse, dans mon tiroir de gauche, les cent louis nécessaires pour solder les frais crématoires de ma vaporisation. Tu offriras le reste, de ma part, à la Société protectrice, dont je suis membre, pour racheter des cochons d'Inde de la vivisection à l'Institut Pasteur et pour leur rendre la liberté. Les lapins m'intéressent beaucoup moins. Je trouve le lapin bête. «Adieu, ami Georges, et bonjour autour de toi. Ta cuisinière m'a fait passer de bonnes heures, les meilleures même, sur la terre; mais, je m'obstine, pas assez de safran dans sa bouillabaisse et un peu trop d'ail dans sa brandade tout de même. Nous ne sommes pas à Marseille. «Dis donc, j'y pense.... Sous prétexte que je dîne chez toi depuis quinze ans, tous les mardis, ne me fais pas la mauvaise blague de V... à ce parasite de S... Tu la connais? Quand ce fut son tour de défiler devant la fosse du pique-assiette, il y laissa tomber son rond de serviette!... N'est-ce pas qu'elle est drôle? «Je ne te cache pas que j'ai choisi le moment où tu es, en Anjou, en train de réparer dans un abdomen les distractions génésiques de la mère Nature pour me faire passer le goût surfait du pain. Je te connais, tu voudrais me le rendre, et, qui pis est, tu me le rendrais! Merci, il sent la sueur du peuple. Il en est fait du reste. «La dernière pièce de D...--je l'ai vue hier--n'est pas bonne, mais le roman-feuilleton de G... me passionne. Quel dommage de ne jamais savoir ce que la comtesse allait faire dans la caverne! «_E finita._ Ma dernière cigarette pour toi ... pour vous deux. Ouf!...--Ton MARÉCAT.» Le docteur rentra et reprit: --J'arrivai à temps, il respirait encore. «Il s'était appuyé, assis à sa table, le menton sur le revolver et la balle, déviant sur la mâchoire, était allée se loger dans l'oreille. Il devait endurer le martyre, mais pas une plainte. C'était superbe. On n'imagine pas la force de stoïcisme de ces organisations byzantines qui, dans la vie courante, souffrent d'un pli de rose. «--Ah! c'est toi, murmura-t-il entre deux souffles haletants. Raté!... C'est ridicule.... Laisse-moi claquer. «Outre que mon devoir m'ordonnait précisément le contraire, je ne connaissais à mon vieil ami aucune raison plausible, disons, si vous voulez, excusable, de disparaître de ce monde. Célibataire pratiquant et théoriciennes liaisons passagères, très à l'aise sinon riche, doué d'une santé de fer, recherché partout pour son esprit inventif et mordant, Marécat n'avait pour être heureux, si le poisson l'est dans l'eau, qu'à faire les cent pas académiques sur le bitume du boulevard, son élément. «Je me disposai donc à procéder sans retard à l'opération primordiale, urgente, de l'extraction de la balle. Elle était des plus périlleuses, mais elle s'imposait. Il y allait du salut de l'homme que j'aimais entre tous et qui me rendait ma chaude affection. Je vous ai dit que j'étais exceptionnellement en forme. Je voyais net, j'avais le poignet sur, le sang-froid s'équilibrait en moi à la science anatomique, j'étais assuré de le sauver. C'était l'heure du chirurgien. «Aidé de son domestique, d'ailleurs en larmes, car il adorait son maître, j'avais étendu le cher suicidé sur son lit, et nous lui lavâmes le visage ensanglanté. Il se laissa faire d'abord, mais quand il me vit ouvrir ma trousse, il se dressa, les mains tendues pour me repousser: «--Non ... non ... je ne veux pas.... La paix!... «Il n'y avait point de temps à perdre au débat. A défaut d'internes qu'il ne m'était pas possible de requérir, il me fallait l'assistance de deux autres bras pour immobiliser le moribond, au moins pendant quelques minutes. Le concierge de l'immeuble s'offrit pour ce service.... Ici, le maître s'interrompit un instant, et, visiblement oppressé par le souvenir tragique, il fit quelques pas autour de son bureau en silence. Puis il s'arrêta devant un admirable portrait de femme, pastel rayonnant, qui illuminait tout son cabinet: --Regardez, me dit-il, c'est elle, ma bien-aimée Suzanne, à l'âge qu'elle avait alors, vingt-cinq ans, dans toute sa floraison de beauté raphaélesque. Mais, sourit-il, en revenant à moi, je vais trop vite. «J'avais fait un signe à mes deux aides improvisés et m'étais armé de la pince. Le concierge embrassa les jambes et le domestique les bras. S'ils le maintenaient trois minutes dans la position favorable, j'extrayais la balle; le reste n'était plus qu'affaire de soins et question de cicatrice. Par une chance inouïe, la membrane tympanique était indemne. Quelques dents à remplacer, et, en un mois, Marécat reparaissait sur les boulevards, cigare au bec.... Hélas! il n'y devait pas revenir, car il ne le voulait pas. «Sous la double étreinte, ses forces se ranimèrent. Il se débattait, ruait, boxait, se cognait le front à la muraille. «--Lâche!... me criait-il. «A moi, lâche, son meilleur ami!... C'était deux fois terrible, et pour cet ami, et pour le chirurgien. Je me domptais pourtant, car là est la vertu professionnelle, et l'outil au poing, je guettais l'instant propice où la fatigue me le livrerait. Ce fut lui qui lassa mes aides. Trempés de sueur, ils renoncèrent à la lutte, et je dus courir chercher des internes à ma clinique. «Lorsque, vingt minutes plus tard, et trop tard, je revins en force, avec quatre de mes élèves exercés à nos duels contre la mort, il ne me restait plus, du bon et charmant compagnon de ma jeunesse et de toute ma vie, qu'un cadavre défiguré. Profitant de ma courte absence, il s'était traîné jusqu'à sa table, et, y reprenant le revolver, il s'était criblé, mitraillé, frénétiquement, des cinq balles qui y restaient. Voilà comment, sourit tristement le docteur en reprenant la lettre, Marécat n'a jamais su ce que la comtesse du feuilleton allait faire dans la caverne!... --Mais la raison du suicide? --Je ne vous l'ai donc pas dite? Eh bien, voici. A ma rentrée chez moi, ici même, dans ce cabinet, je trouvai Suzanne, ma femme, qui m'y attendait, comme écrasée d'angoisse. «--Eh bien, me dit-elle sans se lever, il est mort, n'est-ce pas? «--Oui. Mais comment le sais-tu? «--Il m'aimait, fit-elle. «--Toi? Lui? Marécat? «--Depuis quinze ans. «--Et il te l'a dit? «--Jamais.» LA TROUÉE J'ai eu le plaisir de dîner cette semaine avec un honorable passementier qui était à Buzenval. C'est un homme presque chauve, très loquace et d'humeur joyeuse, le type du bourgeois tel que nous l'ont dépeint les physiologistes de 1830, tel qu'on le retrouve encore dans certains quartiers excentriques, et non haussmannisés. Ils avaient beaucoup de bon, ces véritables enfants du vieux Paris, entêtés pour les routines, mais fidèles aux traditions naïves et colorées, comme à leurs vieilles enseignes, et gardant ce qu'on nomme aujourd'hui les préjugés de la famille et de la patrie avec cette pointe de gouaillerie qui témoigne du terroir voltairien. Voilà bien, en effet, cette race si fière du vin de ses coteaux; la seule de l'univers qui ait pu inventer de trinquer en heurtant les verres, de chanter au dessert, de faire des calembours, de dénouer sous la table la jarretière de la mariée et de construire des chalets sur les cimes des Batignolles. Mais, sous ces puérilités de nature, quelle bonté, quel ardent sentiment du juste, du devoir même, quel dévouement aux idées généreuses et quelle commisération inépuisable pour les douleurs humaines! Ces réflexions me venaient tandis que je prenais part à ce repas de famille, et devant la face épanouie du bon passementier, je me demandais si c'était bien là une de ces quatre-vingt-dix mille têtes que ce petit polisson de Vermesch réclamait pour fonder son Eldorado politique. Je confesse ici que nous tirâmes les rois à la façon des pâles réactionnaires, et que la fève, qui était une dragée, échut à une délicieuse petite fille de huit ans, laquelle, sautant sur mes genoux, me proposa de partager avec elle le lourd fardeau de cette tyrannie d'une heure. Mon acquiescement scellé d'un gros baiser, le père fit sauter le bouchon d'une bouteille, jusque là réservée, et d'un ton d'ancêtre: --Je vous le recommande, me dit-il: on n'en boit pas tous les jours du pareil! Et il me versa lentement son vin clair et joyeux. Malgré les grands yeux de la mère, j'intercédai pour ma petite reine, et, sur tout le cercle de la tablée, on but à la santé de celle par qui toute piquette devient de l'ambroisie, la France! --Il est exquis! m'écriai-je. --Non, mais sans flatterie, qu'en pensez-vous? insistait le brave homme, les regards dans mes yeux et avec une angoisse comique. Je n'en avais pas bu depuis la trouée; je trouve qu'il a encore gagné; n'est-ce pas, femme? --La trouée? dis-je en laissant retomber mon verre; quelle trouée? --Celle de Buzenval. Ah! j'y étais! Je le dis avec fierté. Voici comment se passa la chose. Ma foi, je le laissai parler. Il se renversa en arrière sur sa chaise, comme pour laisser s'évaporer une bouffée d'orgueil, et mettant ses mains dans ses poches, il commença en ces termes: --Nous étions campés depuis la veille dans une sorte de hangar; il faisait un froid de tous les diables! Je n'avais pour tout potage que mon bidon rempli de ce vin que voilà! Cet animal de Paluchon, notre herboriste, ronflait dans un coin comme une toupie hollandaise, et envoyait, je m'en souviens, de grands coups de bottes dans l'espace.... Paluchon était un capitulard. Le sergent, un nommé Balognet (je ne sais pas ce qu'il est devenu, celui-là!) frisait sa moustache convulsivement. C'était le matin du 18, et quand le sergent frisait ainsi convulsivement sa moustache, c'est qu'il devait y avoir du nouveau ou que ses cors le faisaient souffrir. «On faisait la popotte. C'était un peintre qui cuisinait. Il nous a fait manger de drôles de choses! On m'avait nommé caporal, d'abord parce que je ne me grise jamais, et, je crois, aussi un peu parce que je suis passementier. «Tout à coup, vers les neuf heures, nous entendons un son de trompette: Ta, ta, ta, ra, ta, ta! Balognet dit: «--C'est au caporal! «J'avais parfaitement écouté. Je réponds: «--Non, c'est au sergent! «Personne ne bouge. Au bout d'un instant: Ta, ta, ta, ra, ta, ta! C'était au caporal, en effet. Je sors, naturellement, et je trouve à la porte un officier de l'état-major. «--Où est votre colonel? «--Ma foi, lui répondis-je, je n'en sais rien: dans Paris, sans doute. «--Et votre lieutenant-colonel? «--Avec le colonel, je pense; mais le sergent est là, si vous voulez le voir.... «Je n'étais pas fâché de me venger un peu de Balognet, qui avait eu raison contre moi devant les camarades. «--Faites venir le sergent, me crie l'officier, un jeune homme. «--Sergent, c'est vous qu'on demande, fis-je à la porte, c'est de l'état-major. «Balognet sort furieux. Je rentre à mon tour. Paluchon rêvait qu'on l'emmenait prisonnier en Allemagne et poussait des cris en dormant. Je lui jette un sac sur l'abdomen; il se réveille, émet un long gémissement, se retourne et se rendort, la face contre le mur. Le peintre remuait tristement la soupe avec sa pipe. «Balognet revient avec un air mystérieux: «--Mes agneaux, sac au dos, et en route, mauvaise troupe! «Nous lui crions d'une voix: «--C'est la trouée? «--Ça l'est! dit-il. «La soupe nous parut délicieuse. Quelqu'un alla jusqu'à se demander s'il y avait vraiment des carottes dedans, et je me souviens que le peintre répondit dans son langage: «Oui, personnellement!» On en rit aujourd'hui; mais alors ce n'était pas la même chose! Enfin nous étions ivres de joie. Sur la prière de l'assemblée, je détaillai _La Marseillaise_.» Et le passementier but une gorgée en m'invitant à l'imiter. --Enfin, nous partons. On revient d'abord sur Paris. C'est une habile manoeuvre! pensais-je. A la gare Paris-bestiaux, on nous fait monter en wagons. Le colonel n'avait pas paru. Bien évidemment, il ne devait se montrer qu'au moment décisif; l'idée me sembla ingénieuse, elle trompait l'ennemi! Paluchon était à côté de moi, et à chaque instant sa tête rebondissait sur mon épaule. Jamais je n'ai vu dormir avec cette ténacité. «Au bout de sept heures de chemin de fer, on nous fait descendre du côté de Courbevoie, en face d'une fabrique de je ne sais quoi, appartenant à je ne sais qu'est-ce. Nous prenons les rangs péniblement. Balognet, pendant le voyage, avait ôté sa botte droite et ne pouvait arriver à la remettre. Si je vous donne ce détail, c'est qu'il n'y en a pas de petits dans de telles situations. Enfin il y parvint, et nous nous mîmes en marche. «Comme la nuit était venue, on n'y voyait pas plus que dans un four. Malgré cela, nous nous sentions dispos. Nous allions donc enfin assister à une bataille? Moi-même j'étais ému, pourquoi m'en cacher? Quoique voltairien, je pensai malgré moi à l'immortalité de l'âme. «Paluchon suait à outrance, et, quoiqu'il prétendît que son sac en était la cause, je devinais qu'il caponnait. Tout à coup un bruit extraordinaire se fit entendre près de nous: on peut le formuler à peu près ainsi: Bâaoumm! svffrittt. Toutes les fenêtres de la fabrique pétèrent.--Je ne sais où j'avais la tête en ce moment, mais il me revient que je demandai au peintre si c'était le canon! Était-ce assez bête? Il me répondit: «--Non, c'est la cornemuse! «Je n'eus pas la force de sourire. Le pauvre Paluchon était devenu vert et reniflait comme s'il venait de monter cinq étages. «En cet instant, derrière nous, et plus près encore, éclata le terrible: Bâaoumm! svffritt!... Puis à gauche, puis à droite, puis de tous les côtés. Nous étions évidemment découverts? Je serrai la boucle de mon ceinturon, et bus une gorgée en pensant à ma femme et à mes enfants. C'est alors que Balognet cria: «--Halte! «On n'a jamais su pourquoi. «Mais on se fait à tout, a dit un écrivain. «Au bout d'une heure, nous repartîmes. Nous arrivons à une rue, on nous fait mettre en queue, l'un derrière l'autre, comme des capucins de carte, et, à l'abri des maisons, nous traversons le pays. Il me serait impossible de vous dire le nom du pays. Là on s'arrête encore une fois. Je voyais devant nous une sorte de fossé dont je ne pouvais m'expliquer la destination. Tout cela m'est présent comme d'hier. Nous y descendons, et Balognet crie: «--C'est là! «C'était là, en effet, que devait pour nous se passer la bataille. Nous y restons debout, l'arme au pied, le sac au dos, jusqu'à environ cinq heures du matin. L'herboriste faisait peine à voir. Il s'appuyait des deux mains sur son fusil et oscillait à droite et à gauche. C'était risible. «Enfin le colonel arriva. Il paraît que c'était lui qu'on attendait. Il avait le teint animé. Il nous passa en revue et nous harangua. Je n'entendis pas un mot de tout ce qu'il disait, mais je compris qu'il parlait de la trouée. C'était bien elle! Ah! monsieur! le sang me bouillonnait dans les veines! Je jurai intérieurement de vendre chèrement ma vie; on n'a pas deux fois de pareilles émotions dans une existence! «Quand le colonel eut terminé, on se prit à causer sur les rangs. Balognet essaya de couper sa botte avec sa baïonnette, tandis que l'herboriste mettait son sac en traversin sur les rebords du fossé et s'apprêtait à dormir, comme Turenne sur son canon. Le peintre parlait de tremper une soupe, mais au figuré cette fois. On discutait la harangue du colonel. Les uns la trouvaient trop laconique, les autres sans profondeur! Un serrurier remarqua que le mot République n'y était pas prononcé et en conclut que le colonel était bonapartiste. Un vieux monsieur récita les mots de Napoléon avant Austerlitz. Quant à moi, je me bornai à remarquer qu'il valait mieux prêcher d'exemple et que, si j'avais l'honneur d'être militaire, je crierais simplement: En avant! «Cependant la journée avançait, et la trouée n'arrivait point. Nous voyions de temps en temps accourir à bride abattue de jeunes officiers qui échangeaient quelques mots avec le colonel. Le Mont-Valérien tonnait sans discontinuer, et, sur la gauche, on entendait crépiter la fusillade. Nous attendions impatiemment le moment de nous précipiter dans la mêlée. «On a beau dire, voyez-vous, le Français est né soldat. Ce qui me désespérait, c'était de ne rien voir, car je savais le combat engagé depuis l'aurore, et l'issue pour moi n'en était point douteuse: nous pouvions passer! Oui, monsieur, nous le pouvions. Nous aurions peut-être laissé trente mille hommes sur le carreau; mais avec le reste je me chargeais de surprendre Guillaume dans Versailles, de donner la main à Faidherbe, et tandis que Chanzy se ralliait dans le Centre, et que Bourbaki opérait dans l'Est, je balayais de France tous les Prussiens jusqu'au dernier. Mes idées là-dessus n'ont pas changé. «Cependant, dans notre fossé, nous commencions à perdre un peu patience. On murmurait sur les rangs: «Que faisons-nous ici les mains dans les poches, tandis que les autres se battent?» Tel était le cri général. On avait les yeux tournés vers le colonel, qui, sa lorgnette à la main, semblait étudier les effets de nuage. Enfin nous n'y tînmes plus: on se débanda. L'herboriste Paluchon se révéla alors sous un jour imprévu, et je vis que je l'avais mal jugé: «--Puisque nous sommes inutiles ici, s'écria-t-il, rentrons du moins dans la capitale et reprenons nos places derrière les remparts! «--Oui, c'est vrai, cela, fit Balognet, dont la moustache pendait misérablement; d'ailleurs, nous sommes trahis! «Je ne crois pas à la trahison, monsieur, et c'est avec un véritable sentiment de désespoir que je les vis tourner casaque et entraîner, par leur mauvais exemple, la majeure partie du bataillon auquel j'avais l'honneur d'appartenir. «Le colonel les regarda partir sans sourciller, ce qui prouve bien que c'était un coup monté, et il se borna à dire à haute voix: «--Tas de pékins!» «Resté seul avec le peintre, je résolus de laver cette tache faite à notre drapeau. «--Y allons-nous? lui dis-je. «--Où cela? «--A la trouée. «--Allons, fit le brave jeune homme. «Nous marchâmes dans la direction de la bataille. Le brouillard était intense, si vous vous en souvenez, ce jour-là. Nous nous hélions de temps à autre pour ne pas nous perdre, car on ne distinguait rien à deux pas. Enfin le moment vint où il ne nous fut plus possible de nous rejoindre, et je m'aventurai seul dans la boue, du côté où j'entendais gronder le bronze....» --Ah! mon ami, s'écria la passementière, si tu avais été tué pourtant! --J'ai failli l'être vingt fois, ma bonne. Je marchai ainsi à l'aventure jusqu'à la nuit, et savez-vous, monsieur, où je m'arrêtai? Aux portes de Versailles, où je fus fait prisonnier par un poste prussien. Mais j'aurai du moins jusqu'à mes derniers jours la consolation de pouvoir dire que, la trouée, moi, je l'ai faite! Et il éclata d'un si bon rire, avec une joie si naïve, que je me sentis ému jusqu'au fond de l'âme. «Brave passementier, héros inconscient de cette Iliade moitié bouffonne et moitié navrante, sois béni! pensai-je! car toi, du moins, tu as fait ton devoir jusqu'au bout. Grâce à toi et à tes rares pareils, quels qu'aient été ses torts et quels qu'ils soient encore, la bourgeoisie s'est rachetée à jamais sur les sombres coteaux de Montretout et de Buzenval.» --Monsieur mon roi, me dit tout-à-coup la petite fille blonde et rose, voici le bidon de papa, celui qu'il avait. Et elle me le mit sur les genoux. Je pris le bidon, et, l'ayant débouché, je l'épanchai sur l'ongle de mon pouce. Une goutte, une seule, en roula, et, me levant je bus cette goutte à la Patrie! Jamais vin ne me parut plus doux que cette larme de vinaigre. TABLE DES CONTES CONTES FACÉTIEUX Béjarec le faiseur d'enfants Coco et Bibi Le premier mot Un cas de psychomancie L'étranglé hilare Le coup de la belle-mère Le crime du moulin au moulin du crime Le mariage de Cambronne Loys Égarot ou l'argent d'autrui Le sieur «On» Lazoche, peintre d'idéaux Orderic le «babuineur» Scipion Garsoulas La dame du sonnet Le bon chevalier de Frileuse Les petits romans de Géraldine I. L'ail II. Muzarègne III. Le beau Philibert IV. Le bateau de fleurs CONTES FÉERIQUES ET RUSTIQUES Un duel darwiniste Les bottes de vingt-huit kilomètres Cendrillon en automobile Le diable en Bretagne Les demi-âmes L'enfant perdu L'héritage d'Yvon Legoaz Azeline CONTES TRAGIQUES La tache d'encre La Vénus vitriolée La plus terrible arme du monde A deux de jeu L'alliance L'horreur humaine Les chemises sanglantes Une femme libre Le récit du chirurgien La trouée End of the Project Gutenberg EBook of Contes de Caliban, by Emile Bergerat *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK CONTES DE CALIBAN *** ***** This file should be named 12332-8.txt or 12332-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/1/2/3/3/12332/ Produced by Tonya Allen and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. 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Redistribution is subject to the trademark license, especially commercial redistribution. *** START: FULL LICENSE *** THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free distribution of electronic works, by using or distributing this work (or any other work associated in any way with the phrase "Project Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project Gutenberg-tm License (available with this file or online at https://gutenberg.org/license). Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm electronic works 1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to and accept all the terms of this license and intellectual property (trademark/copyright) agreement. 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