Contes de bord

By Edouard Corbière

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Title: Contes de bord

Author: Édouard Corbière

Release Date: April 29, 2005 [EBook #15732]

Language: French


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CONTES DE BORD.

PARIS, IMPRIMERIE DE DECOURCHANT, Rue d'Erfurth, n° 1. près de
l'Abbaye.

[Illustration]




CONTES DE BORD,

PAR ED. CORBIÈRE, de Brest,

Auteur du _Négrier_, des _Pilotes de l'Iroise_, de _la Mer et les
Marins_, etc.

Paris,

=LECOINTE ET POUGIN=,

QUAI DES ALOUETTES, N° 49.

1833




LES PREMIERS JOURS DE MER.

_Moeurs des Marins au large_.


Les observateurs qui ont vu d'un oeil curieux s'éloigner du port un
navire emportant au loin sur les mers un équipage sortant du cabaret,
n'ont pas manqué de raconter, et les adieux du matelot à ses amis, et
les baisers effusifs dont il couvre les filles en pleurs qu'il va
quitter peut-être pour toujours. Sans doute il y a quelque chose
d'étrange dans ce spectacle du capitaine impatient, qui gourmande
l'hésitation de ces marins, qui semblent se rattacher à la terre, en
prodiguant toutes les marques possibles d'affection aux objets qu'ils
abandonnent sur ce rivage qui va disparaître à leurs yeux pénétrés de
regret. Mais ce n'est pas au moment du départ que le matelot est l'être
le plus intéressant à observer: c'est quand il se sent une fois au large
que la plus singulière des métamorphoses qu'il peut subir s'opère dans
son individu pour ainsi dire multiple.

La première chose qu'il fait lorsqu'il a bien pris son parti et qu'il a
dit adieu à la côte chérie qui va s'évanouir à l'horizon, c'est de
changer son costume; il descend dans le logement de l'équipage, et il ne
remontera sur le pont qu'après avoir fait subir à sa toilette le
changement le plus complet. Le large pantalon bleu qu'il portait la
veille est remplacé par la culotte de toile qui lui a servi dans la
dernière campagne; l'escarpin fin et découvert est remis soigneusement
dans le sac jusqu'au premier bal à venir; et, pour s'épargner l'embarras
et les frais d'une autre chaussure, le matelot marchera nu-pieds, le
pont étant, dit-il, assez propre pour qu'on ne craigne pas de couvrir de
boue un pantalon déjà sale. Le chapeau ciré fait place au bonnet de
laine, rouge ou brun, et une lourde vareuse goudronnée, faite des
lambeaux d'un vieux hunier ou d'un reste de grand foc, couvrira le dos
sur lequel la petite veste bleue, à double rang de boutons dorés, se
dessinait avec tant de grâce quelques minutes encore avant le départ.

Une fois ce changement de costume opéré, notre homme montre sa tête au
capot. Sa physionomie semble aussi s'être métamorphosée avec son
costume. A l'air sémillant et galant qu'il affectait encore en montant
avec souplesse à bord, a succédé un calme méditatif ou le ton d'un peu
de mauvaise humeur. Il va ordinairement se joindre à la file des
promeneurs qui s'est déjà formée sur le pont, pour parcourir, en
revirant de bord à chaque instant, les dix ou douze pas que la longueur
des passavans permet de faire à chacun. Il parle peu d'abord; il ne
chante pas encore: il attend que la voix de l'officier de quart lui
ordonne de prendre la barre ou de monter larguer un perroquet, prendre
un ris, carguer ou amurer une basse-voile; c'est alors seulement qu'il
paraîtra, en agissant avec activité, se dérouiller, et reprendre un peu
les habitudes du bord; car tout le temps qu'il restera oisif, il
semblera être encore tourmenté des souvenirs de la terre. J'ai vu
d'anciens marins soupirer trois ou quatre heures encore après le départ.
La plupart d'entre eux cependant se résignent avant cela.

Quand l'heure du premier repas vient, on se presse autour de la gamelle
dans laquelle fume la soupe que vient de tremper le _cook_ (le
cuisinier); mais la gaîté ne préside pas encore à ce dîner ou à ce
souper presque improvisé. L'ordre y manque surtout: c'est sa cuiller
qu'il faut chercher; c'est un endroit commode qu'il faut trouver sur le
pont, pour y assujétir la gamelle et ne pas exposer le précieux potage à
être renversé par un coup de roulis ou submergé par un _revolis_ de
lame. Cette place commode, on ne la rencontre jamais bien la première
fois; aussi la gamelle est-elle transportée d'un bord à l'autre, suivie
par les six ou sept marins qui doivent y puiser, le clair bouillon de la
chaudière. Jamais cette première soupe de la traversée n'est trouvée
bonne: le cuisinier l'a manquée. Un des gastronomes lui reproche de
n'avoir pas assez forcé sur le poivre; un autre, d'avoir fait aller trop
_de l'avant_ le _consommé_ de l'équipage. Quand la ration de viande
fraîche, traversée d'une broche en bois, arrive ficelée d'un bout de fil
à voile qui a bouilli avec elle, c'est encore pis: elle n'est pas
mangeable!... le cuisinier ne l'a pas mise assez tôt dans la marmite,
ou l'a laissée se sécher dans la chaudière, comme de l'étoupe. L'un se
lève, irrité de la maladresse du cook; l'autre, plus indigné, jette sa
ration par-dessus le bord. Le cook s'excuse en alléguant l'impossibilité
de faire de bonne soupe dans une chaudière neuve, et de faire cuire à
point une viande _coriace_, avec un _feu_ qu'il ne connaît pas bien
encore. Vingt accusateurs sont là pour lui répondre que la viande est
bonne et que c'est lui seul qui est _mauvais_. Il faut que le quart de
vin, distribué à chaque mécontent par le mousse _du plat_, passe
par-dessus cette petite contrariété, pour que les convives cessent de
gourmander le pauvre cook, qui ne trouve de refuge contre l'unanimité
des plaintes, qu'en se renfermant dans la cabane, dans l'espèce
d'échoppe qui lui sert à la fois d'office, de laboratoire et de cuisine.

Cette cabane en bois, placée et amarrée sur le pont, est surmontée d'un
capuchon en tôle par lequel s'échappe la fumée qui s'exhale des
fourneaux; mais il faut, pour que cette fumée s'envole avec le vent qui
enfle les voiles, que le tuyau du capuchon soit toujours tourné, ou pour
mieux dire _orienté_ selon la direction de la brise que l'on reçoit.
Ainsi, chaque fois que l'on vire de bord, le cuisinier doit faire
évoluer aussi sur sa base le tuyau mobile dont la manoeuvre lui est
confiée. Pour peu que le pauvre diable ait indisposé les gens de
l'équipage, dans le début de la traversée, c'est à la manoeuvre du
capuchon qu'ils l'attendent, pour le tourmenter et signaler sa
négligence au capitaine ou à l'officier de quart.

Vient-on à virer de bord, à changer d'allure, si le chef est en retard
dans l'évolution de son tuyau de cuisine, aussitôt on entendra une
grosse voix de matelot lui crier: «Allons donc, _brûle-chaudière_,
orienterez-vous votre capuchon aujourd'hui? Jamais ce marmiton ne peut
revirer de bord avec le navire! Il y a deux heures de différence entre
la manoeuvre de boutique et celle du bord!...

--Non, ajoute un autre censeur, tu ne vois pas qu'il lui faudra un
officier de manoeuvre pour faire envoyer vent-devant à son cabanon de
cuisine, quand on _enverra_ de l'autre bord, à bord du bâtiment!»

Alors le malheureux chef sort tout enfumé, l'oeil rouge et la bouche
tombante, de sa chaude cahutte, pour grimper sur la toiture de son
fragile édifice, et orienter selon la brise le maudit capuchon qui lui a
déjà attiré tant de reproches, sans compter ceux qu'il lui fera essuyer
tout le long de la traversée. Mais il faut voir, avant qu'il ait tourné
l'appareil du tuyau dans le sens voulu, le regard interrogant qu'il
jette de son oeil piteux sur l'horizon, pour voir de quel côté vient le
vent, et sur quel bord il fera pirouetter sa machine!

Le mousse de la chambre et le cuisinier sont les deux martyrs du bord.

Les matelots qui composent un nouvel équipage ne se familiarisent bien
les uns avec les autres que lorsque quelque circonstance un peu décisive
est venue opérer un rapprochement forcé entre eux, les réunir côte à
côte, en leur offrant l'occasion de faire connaissance dans la pratique
du métier.

Au premier mauvais temps qu'on éprouve, les hommes qui ont été obligés
de monter ensemble sur une vergue pour prendre le dernier ris ou pour
serrer une voile que leur dispute la violence du vent, commencent à se
traiter avec bienveillance et quelquefois même avec courtoisie:
«Matelot, halez-moi, sans vous commander, un peu de toile au vent, pour
que je puisse bien _souquer_ mon empointure.

--Oui, matelot; avez-vous assez de _mou_ comme ça?

--Oui, c'est suffisant, mon ancien.

--Dites si vous en avez à votre idée?

--C'est tout ce qu'il m'en faut.

--A la bonne heure!

L'intimité, qui n'existait pas une minute avant de monter sur la vergue
de hune, se trouve ainsi établie, en descendant sur le pont, entre les
deux ou trois gaillards que l'officier a envoyés en haut.

Les marins, assez grands amateurs, pour la plupart, de chants langoureux
et de romances plaintives, ne commencent ordinairement à fredonner leurs
airs favoris que lorsque le temps devient sombre et que le vent se
soulève et gémit autour d'eux. On dirait que ces Bardes monotones de
l'Océan ont besoin d'être accompagnés par le mugissement des vagues et
le hurlement de la tempête, pour jeter au vent les accords de leur
triste mélopée. Rien au reste ne s'accorde mieux avec la sauvage
harmonie des élémens courroucés, que les complaintes mélancoliques des
matelots; mais ce sont les vieux maîtres d'équipage surtout qui
paraissent ne retrouver les airs qu'ils ont appris ça et là, que quand
la bourrasque souffle avec violence. Aussi entend-on quelquefois les
matelots répéter, en entendant le maître grommeler un lambeau de couplet
entre ses dents: «Maître un tel chante sur le bossoir: nous aurons
bientôt du f...traud.»

L'eau dont on approvisionne les navires, pour une longue traversée, est
ménagée à bord avec une parcimonie dont on se ferait difficilement une
idée à terre. Cette habitude d'économiser cette partie si essentielle de
l'alimentation en mer, finit par exercer un tel empire sur les marins,
qu'il serait très-rare de trouver un matelot qui pût voir, même dans la
ville la mieux pourvue de fontaines, répandre inutilement l'eau la plus
abondante. Aussi faut-il voir la mine que font les gens de l'équipage
aux passagers qui prodiguent, pour se laver la figure et les mains,
l'eau qu'ils prennent dans les pièces amarrées sur le pont. Un maître
d'équipage disait à deux dames qui s'amusaient à se jeter au visage les
gouttes d'eau qu'elles avaient laissées dans leur verre: «Mes braves
dames, sans vous faire de la peine, je dirai que vous êtes sans
comparaison comme ces petits enfans qui jouent avec des armes à feu....
Peut-être avant qu'il soit quinze jours vous périrez faute de ces
gouttes d'eau que vous vous jetez actuellement par la mine.»

Jamais l'eau potable n'est employée à laver des effets; on se contente
d'en prendre un quart de verre pour se faire la barbe. L'eau de mer sert
aux ablutions que prescrit la propreté.

Quand un nuage, poussé au-dessus du navire par le vent qui souffle,
promet de la pluie, les hommes qui sont sur le pont tendent des
_prélars_, pièces de toiles goudronnées, pour recevoir l'ondée qui se
prépare. Les dallots, les trous par lesquels l'eau qui coule sur le pont
pourrait s'échapper, sont bouchés soigneusement. Chacun prend son linge
sale, s'arme d'une brosse à manche, et se dispose à faire la lessive.
C'est dans ces momens que les passagères, qu'effraie la musculaire
nudité des matelots, doivent se retirer dans leur chambre; car alors il
est d'usage que chaque homme ne garde sur lui que son pantalon. La
veste, la chemise, la cravatte, tout est placé à l'abri sous la chaloupe
ou dans le fond du chapeau. La pluie peut tomber sur les épaules de ces
lessiviers intrépides. Pendant qu'ils prennent un bain et que l'onde
ruisselle sur leur dos, ils lavent avec impassibilité les effets qu'ils
étreignent sous leurs pieds, et souvent la brosse qui a servi à frotter
leur casaque ou leur chemise, passe sur l'omoplate et les reins du
voisin. Chacun se fait un plaisir de frictionner ainsi son matelot, qui
lui rend la pareille de la meilleure grâce possible.

Les mousses échappent rarement à cette lessive générale. Quand l'eau de
pluie abonde, les laveurs ne manquent presque jamais d'élever, sur la
propreté de ces jeunes gamins du bord, des soupçons que l'officier de
quart accueille assez volontiers. On ordonne aux mousses de se
déshabiller et de passer docilement sous l'inflexible brosse qui doit
leur faire subir un nettoyage complet. Aucun effort n'est épargné par le
brosseur, qui frotte l'épiderme des petits patiens, comme il ferait l'un
des bordages du gaillard d'arrière, ou de la chambre du capitaine. Les
mousses, ainsi balayés et fourbis une bonne fois, n'ont garde de manquer
ensuite de se laver tous les matins, de crainte, à la première ondée,
d'être encore accusés de malpropreté, et d'être forcés de subir la
rigoureuse opération lustrale à laquelle on les a déjà si
impitoyablement soumis.

Les matelots, avec le peu de vêtemens et de linge qu'ils possèdent, sont
en général très-propres. L'idée de la vermine, qui s'engendre si
facilement au milieu d'un grand nombre d'individus réunis dans un petit
espace, leur fait horreur. L'homme qui parmi eux néglige de se laver ou
de se peigner, éprouve à bord une espèce de proscription à laquelle il
n'échappe que bien rarement. On l'exile du logement commun; on le force
à manger seul, et nul ne lui adresse la parole que pour lui prodiguer
les épithètes les plus dures et anathématiser sa saleté. Les jeunes
marins, ceux que l'on appelle de _jolis matelots_, sont surtout soigneux
de leur chevelure: chaque matin on les voit passer, avec une
complaisance qui n'est pas toujours sans prétention, le peigne de buis
bien nettoyé, dans les longs tire-bouchons chevelus dont ils ont soin
d'encadrer leur figure quand ils descendent à terre pour faire ces
rapides conquêtes dont ils ne sont pas toujours très-fiers en revenant à
bord.

Il est pour les jeunes matelots un genre de coquetterie que l'on ne
s'expliquerait pas facilement, si l'on ne savait l'amour-propre que
chacun attache à la profession qu'il est forcé d'exercer.

Voici quel est ce raffinement d'élégance:

Quand un novice commence à travailler aux amarrages et à apprendre le
_matelotage_ sous la surveillance des _gabiers_ du bord, il ne se pare
jamais pour aller se promener, sans éviter de se laver trop les mains.
Souvent même, lorsqu'il craint d'avoir les doigts trop blancs, il se les
trempe dans du goudron pour compléter sa toilette. C'est un témoignage
visible de ce qu'il peut faire comme matelot, qu'il veut laisser
subsister à côté du costume destiné à relever sa bonne mine. Comme le
travail qu'il sait faire l'honore à ses propres yeux, il croit que
l'indice de sa capacité servira à le recommander à la considération des
autres personnes, et même à la faveur des belles qu'il va courtiser.
Est-ce là déjà si mal penser, et n'y a-t-il pas dans ce calcul de
coquetterie du matelot, une opinion trop favorable de ce qui à terre
détermine le plus souvent la préférence que les hommes et les femmes
accordent à tels ou tels individus, à tel ou tel genre de mérite? Un
métier qui condamne ceux qui l'exercent à lutter sans cesse contre des
obstacles renaissans, ou à vaincre des incidens presque toujours
imprévus, doit faire des marins les hommes les plus prompts et les plus
ingénieux du monde. Un matelot est, au reste, l'être qui trouve le plus
vite le plus d'expédiens possibles pour se tirer le mieux d'un mauvais
pas ou d'une situation critique.

Que quelques matelots soient jetés sans ressource sur un rivage désert,
et si quelques heures après leur naufrage ils ne se sont pas bâti une
cabane, procuré du poisson ou du gibier, et s'ils ne sont pas parvenus à
allumer du feu, vous pourrez à coup sûr en conclure que la côte sur
laquelle ils se sont sauvés n'a ni bois, ni gibier, ni poisson. Les
vieux soldats, qui sont incontestablement des hommes à expédiens,
mourraient peut-être de faim ou de misère, là où des marins trouveraient
encore à s'abriter, à se vêtir et à se nourrir assez convenablement.

C'est pendant les longues traversées que l'on est surtout à portée de se
convaincre du parti qu'ils savent tirer, pour eux-mêmes, des moindres
choses qu'on leur abandonne comme inutiles. Qu'un morceau de mauvaise
toile à _fourrure_ leur tombe sous la main, ils s'en font une casquette
ou un chapeau. Si l'on peint le navire, ils barbouillent leur chapeau de
toile des gouttes de peinture tombées sur le pont. Qu'un pantalon leur
manque, ils retournent le pantalon d'un de leurs camarades pour tailler,
sur les coupures du modèle qu'ils décousent, les parties du vêtement
qu'ils veulent se faire. S'ils n'ont pu se procurer des aiguilles et du
fil, ils se feront une aiguille avec un clou, ou même avec du bois dur,
et du fil à coudre avec du fil à voile dédoublé. Pour peu qu'un morceau
de basane, destiné à garnir les manoeuvres dormantes, soit mis au rebut,
ils s'en emparent pour composer les semelles des souliers qu'ils
confectionnent avec de la mauvaise toile. Long-temps avant que l'on
songeât à fabriquer des capotes cirées, les matelots s'étaient fait des
casaques inperméables, en goudronnant leurs _hulots_, et en passant, sur
la toile dont ils étaient faits, deux ou trois copieuses couches de
peinture.

Le goudron devient pour eux un topique universel. Se font-ils une
coupure, aussitôt ils appliquent sur leur plaie un emplâtre de goudron.
Pour certaines maladies internes, ils ne connaissent rien de mieux
qu'une mixture de goudron. Ils prendraient du goudron en pilules, je
crois même, si on ne cherchait pas par la persuasion, et quelquefois
même par l'autorité qu'on a sur eux, à les guérir de la prédilection
qu'ils ont pour cette étrange médication.

La vie du matelot à la mer est aussi simple qu'elle est active. A huit
heures du matin il déjeûne d'un morceau de pain assaisonné d'un peu de
fromage ou de beurre, et arrosé d'un petit verre d'eau-de-vie. A midi il
dîne d'une demi-livre de viande salée. Le soir il mange une soupe aux
haricots ou aux petits pois. Un quart de vin passe par là-dessus à
chaque repas. Voilà toute sa cuisine; et pourtant encore il trouve
moyen de faire, de temps à autre, un peu de gastronomie.

Distribue-t-on du lard, par exemple; il le coupe par tranche, au lieu de
le faire bouillir dans la chaudière, avec la ration des autres. Il fait
griller ensuite, sur des charbons ardens, les précieuses lèches qu'il a
découpées avec précaution; puis il saupoudre de poivre et de biscuit
râpé la grasse _tamponne_ qu'il va manger avec délices, assis sur le
bossoir ou sur le beaupré.

Mais c'est lorsque la pêche donne à bord, qu'il faut voir les _Véry_
d'occasion mettre au jour leur science culinaire! Il n'est pas de partie
d'un requin ou d'un marsouin, quelque dure qu'elle puisse être, qui ne
soit macérée, exploitée, et livrée à l'appétit de ces mangeurs
impitoyables.

Dès qu'un poisson est pris, soit au harpon ou à la ligne, l'heureux
maraudeur qui a fait la capture, l'offre en tribut au capitaine: c'est
un droit de suzeraineté que personne ne décline à bord. Le capitaine
prend ce qui convient à sa table, et livre le reste aux gens de
l'équipage. C'est alors que les fricoteurs pullulent: l'un demande qu'on
lui avance sa ration de beurre pour cinq à six jours; l'autre, qu'on lui
prête une poêle, et qu'on lui donne un peu de vinaigre à la cambuse.
Chacun, armé de son couteau, dissèque le poisson, interroge ses
entrailles palpitantes, non pour pénétrer, en augure téméraire, les
secrets de l'avenir, mais pour chercher tout bonnement quelques muscles
charnus à manger. Après cette autopsie plus gourmande que savante, il y
a plaisir à voir l'activité avec laquelle les fricoteurs se disputent
les places sur les fourneaux de la cuisine. Un requin de 200 livres,
quelque coriace qu'il soit, quelque _urineux_ que puisse être le goût de
sa chair, trouvera encore des mangeurs plus voraces qu'il n'est dur
lui-même. Deux jours suffiront à quinze ou vingt hommes, pour qu'il soit
dévoré et qu'il passe de la poêle à frire dans les estomacs avides qui
ne font autre chose que de l'avaler et de le digérer pendant quarante à
quarante-huit heures consécutives.

Il existe chez les marins un préjugé médical qui peut-être n'est pas
nuisible à leur santé, mais qui les conduit tout au moins à faire
quelque chose de très-repoussant. Ces bonnes gens s'imaginent que le
sang tiède d'un marsouin ou d'une tortue est le plus puissant
anti-scorbutique qu'on puisse trouver. En sorte que, lorsqu'on vient de
harponner un marsouin ou de chavirer la tortue qui passe endormie le
long du bord, on voit les amateurs recueillir, dans le gobelet de
fer-blanc qui sert à tout le plat, le sang fumant du poisson qu'on vient
de tuer, et vite ils avalent d'un seul trait ce breuvage épais qui ne
ressemble pas mal à du goudron liquide que l'on aurait fait tiédir. «Ça
fait du bien à l'estomac,» disent-ils en buvant cette potion dont
l'aspect seul soulèverait l'estomac de l'homme le moins délicat. Mais
les marins ne sont pas gens à avoir mal au coeur pour si peu de chose.

Dès qu'un bâtiment marchand a quitté la terre, on s'occupe à bord de
former les deux bordées pour le quart.

Pour former ces bordées, on divise l'équipage en deux parties égales.
Chaque moitié de l'équipage, commandée par un officier et un maître,
prend le quart à son tour, pendant que l'autre moitié dort ou se repose
dans les cabanes ou les hamacs. La première bordée se nomme la bordée de
_tribord_, et, par dérivation, on désigne les marins qui la composent,
sous le nom de _Tribordais_. L'autre bordée est celle de _babord_, et
elle se compose des _Babordais_.

Une cabane ou un hamac sert à deux hommes dont l'un est _Tribordais_ et
l'autre _Babordais_. Les deux hommes auxquels ce hamac est commun sont
_matelots_ l'un de l'autre; aussi chacun d'eux appelle-t-il son camarade
_son matelot_. Les _matelots_ sont, à prendre cette expression dans son
acception la plus restreinte par rapport aux usages du bord, ce qu'à
terre, dans les casernes, sont entre eux les camarades de lit.

Presque toujours il arrive que les deux marins qui se conviennent assez
pour désirer d'être _amatelotés_ ensemble, mettent en commun tout ce qui
peut contribuer à solidariser les petites jouissances qu'ils peuvent se
procurer à bord. La provision d'eau-de-vie se partage entre eux: le
tabac qui doit servir dans la traversée est fumé ou chiqué en commun, et
il est fort rare que le partage quelquefois inégal des objets mis en
consommation pour l'usage des deux parties, fasse naître entre les deux
intéressés d'égoïstes contestations. La paix et l'union règnent presque
constamment dans ces sortes de ménages d'hommes, d'où la passion jet à
coup sûr la jalousie sont exclues par la nature même de cette alliance
toute confraternelle.

Cette camaraderie des matelots a parfois quelque chose de touchant et
de fort extraordinaire chez des hommes aussi peu accessibles aux
sentimens tendres, que le sont en général les marins.

Un capitaine français, parti de la Guadeloupe avec quelques hommes à
peine échappés à la fièvre jaune, qui venait de décimer son équipage,
eut le malheur, une fois à la mer, de voir un de ses matelots,
convalescent, retomber malade de manière à ne plus pouvoir quitter son
hamac.

Le camarade, nous pouvons maintenant nous servir de la désignation plus
généralement usitée parmi les marins, le _matelot_ du pauvre fiévreux
s'empressa de prodiguer à cet infortuné tous les soins que sa position
et son amitié lui prescrivaient de lui offrir. Le garde-malade ne
quittait le moribond que pour venir faire son quart, et la nuit il se
réveillait vingt fois pour donner à boire à son matelot: la plus tendre
femme n'aurait pas veillé avec plus de sollicitude au chevet du lit de
son époux.

Le capitaine, aux premiers symptômes de la rechute du convalescent, eut
la sage précaution d'ordonner à ses hommes de ne donner au malade que
des boissons rafraîchissantes. Sa ration d'eau-de-vie fut soigneusement
retranchée à la cambuse. Mais, malgré le régime sévère qu'avait prescrit
le capitaine, un passager, qui se connaissait un peu en médecine, crut
remarquer que le malade recevait des boissons spiritueuses propres à
augmenter l'intensité de la fièvre qui le dévorait. Les précautions les
plus rigoureuses furent prises pour que le régime diététique imposé au
malheureux fût observé dans toute son austérité. Défense expresse fut
faite à tout autre que le matelot d'Alain et le demi-médecin,
d'approcher du hamac où le malade luttait depuis trois ou quatre jours
contre la mort.

Tous les soins furent inutiles. Une nuit, pendant que Vauchel, le
camarade d'Alain, faisait son quart, on vint annoncer au capitaine que
le malade avait succombé.

On se figurerait difficilement l'impression que produisit cette nouvelle
sur Vauchel:

«Mon pauvre matelot! s'écria-t-il; voilà cinq ans que nous naviguions
ensemble et que jamais nous ne nous étions dit une parole plus haute
l'une que l'autre!... C'était bien la peine de lui faire boire ma ration
d'eau-de-vie à seule fin de lui donner de la force, pour le voir mourir
comme ça!»

Le capitaine, à ces mots, demande à Vauchel avec colère et
précipitation: «Tu lui donnais donc ta ration d'eau-de-vie, malgré la
défense que j'avais faite?

--Pardié, capitaine, c'était la faiblesse qui le tuait, et je voulais
lui rendre sa force.

--Malheureux, c'est toi qui l'as tué!

--Moi qui l'_as_ tué! quoi! c'est moi qui _as_ tué Alain, mon _matelot_!
moi qui aurais donné cinq cent millions de fois ma vie, pour le sauver
de la mort....

--Oui, misérable, c'est toi, c'est l'eau-de-vie, ou plutôt le poison
que tu lui as fait boire, qui a redoublé l'effet de son mal.

--Ah ça, monsieur, vous qui connaissez la médecine (il s'adressait au
passager qui avait vu le malade), est-ce bien vrai ce que le capitaine
me dit là? est-il possible que j'aie empoisonné mon pauvre matelot?

--C'est bien involontairement sans doute que vous lui avez fait du mal;
mais on peut croire que, sans les liqueurs spiritueuses que vous lui
avez données, il vivrait encore.»

Cette réponse sembla attérer le matelot d'Alain. Sans chercher à
s'excuser, il descendit dans le logement de l'équipage. Ceux de ses
camarades qui s'efforçaient de le consoler ne purent obtenir un seul mot
de lui, et pendant plusieurs jours toutes les prières, les injonctions
et les menaces du capitaine furent vaines pour l'engager ou le forcer à
prendre quelque nourriture.

Une fièvre cérébrale, produite par l'exaltation de sa douleur, se
déclara avec la dernière intensité chez lui. Dans les accès de son
délire, il répétait sans cesse: «Moi qui _as_ tué ce pauvre Alain! Moi
qui deux fois l'avais sauvé en me jetant à la mer après lui!... Ah bien,
oui!... Alain! Alain! dis donc, mon matelot, est-ce que c'est vrai que
c'est ce que je t'ai donné sur ma ration, qui t'a fait du mal,
matelot?... Hein? Parle donc! Tu ne dis rien! tu ne réponds pas! C'est
donc moi qui t'ai donné le coup de la mort!... Ah! mon Dieu, que je suis
malheureux!...»

Le matelot d'Alain expira peu de jours après avoir reçu les reproches de
son capitaine sur l'imprudence de sa conduite.

L'homme se résigne facilement à supporter et à subir l'empire des choses
que sa volonté et ses efforts ne sauraient changer. L'idée de s'irriter
contre les obstacles irrésistibles ne lui vient même pas dans les momens
où il pourrait cependant, avec le plus d'apparence de raison, accuser
d'injustice le malheur qui le poursuit ou la destinée qui l'accable.
C'est ainsi, par exemple, que tel matelot qui s'emporte contre le chef
qui le maltraite sans motifs, ne laissera échapper aucun signe de
mécontentement parce qu'il plaît à la Providence de lui faire éprouver
un temps horrible pendant des mois entiers. Que la tempête le tourmente
nuit et jour, que les accidens qui se multiplient à bord durant le
mauvais temps le forcent à monter deux ou trois fois par heure dans la
mâture, au péril de sa vie, vous ne l'entendrez presque jamais jurer
contre la mer qui grossit ou contre le vent qui continue à souffler. Il
prend tout ce qui lui vient de là-haut avec résignation. Mais qu'après
avoir passé une heure à la barre d'un navire difficile à gouverner, il
revienne causer devant avec ses camarades, vous l'entendrez crier contre
la _chienne de barque_ qui est trop _ardente_ ou trop molle. On croirait
que les imperfections seules qui tiennent, dans les choses, à l'erreur
ou à l'ignorance des hommes, ont le privilége d'exciter sa colère et de
provoquer ses reproches. Ce n'est qu'à ce qui est _irréformable_ ou
irrésistible qu'il se soumet sans murmurer.

Les marins, à qui certes le don de la poésie n'est que très-rarement
départi, et chez qui les habitudes du métier ne contribuent guère à
développer l'imagination, sont portés cependant à animer tous les objets
qui se meuvent autour d'eux; ils donnent de la vie à presque tout ce qui
a du mouvement. Un navire, à leurs yeux, a une physionomie, une volonté,
et presque des passions. Ils vous disent, en parlant du dernier bâtiment
sur lequel ils ont navigué: «Jamais je n'ai vu de brick aussi capricieux
que ce coquin-là! aussitôt qu'on ne veille pas à gouverner, il revient
dans le vent comme un gredin! C'est trop _volage_ et trop _sensible_ au
coup de barre. Mais ça vous a un air guerrier, par exemple! et puis il
n'y a pas de _boulinier_ comme ça!»

Quand un navire est rencontré à la mer, ils le personnifient en quelque
sorte: «Voyez-vous, disent-ils, comme il éternue en plongeant son avant
dans la lame!... Ah! voilà qu'il masque son grand hunier pour nous
parler!... Il n'est pas vif pourtant à la manoeuvre; c'est dommage, car
il est bien _espalmé_ et bien faraud, ce coquin-là!»

Rarement, malgré cette tendance à tout individualiser, il leur arrive
cependant de personnifier la mer, malgré la constante mobilité qu'ils
observent en elle, et l'influence qu'elle exerce sur tout ce qui les
entoure. Ils disent bien que la mer est _mâle_ quand elle grossit, que
la lame grimpe à bord comme un chat, que la houle est sourde; mais ils
ne prêtent pas à cet élément une âme, une volonté, des passions et des
caprices, enfin, comme ils le font quelquefois en parlant d'un navire.

Les funérailles du marin sont aussi modestes que sa vie a été obscure et
que ses moeurs ont été simples. Dès qu'un homme meurt à la mer, soit de
maladie ou par l'effet d'un de ces accidens qui n'arrivent que trop
fréquemment à bord, le capitaine, qui a recueilli, quand la mort le lui
a permis, les dernières volontés du malheureux, ordonne au voilier du
navire, ou au matelot du défunt, de faire _son sac_; on sait ce que cela
veut dire, et alors l'ensevelisseur se met à coudre le cadavre dans un
morceau de serpillière ou de toile à voile usée. Quelquefois on se sert
du hamac du trépassé pour en faire son linceul, ou d'un pavillon, si
c'est un officier. Aussitôt que cette opération est terminée, on monte
sur le pont le corps ainsi emballé. Une longue planche, qui est
ordinairement celle du _cook_, est placée sur le plabord de dessous le
vent, et deux hommes s'avancent pour la soutenir. C'est sur cette voie
glissante qu'on va lancer le pauvre diable dans l'éternité, comme disent
les Anglais. Si l'on a des boulets à bord, on en fourre un ou deux dans
l'emballage du mort: c'est du luxe. Quand les boulets manquent, on les
remplace par du lest, des cailloux ou du sable. Le moment fatal arrive:
chacun se découvre et s'arrête. Si quelqu'un parmi l'équipage sait une
prière, il la récite: on l'écoute avec recueillement, et, au signal
donné par le capitaine ou l'un des officiers, le corps est lancé
par-dessus le bord: il tombe, coule, disparaît. On jette les yeux sur
les flots qui l'emportent derrière le navire, qui continue paisiblement
sa route, et bientôt le souvenir du malheureux que la mer vient
d'engloutir, s'efface comme la trace que laisse après lui le bâtiment
sur la surface de l'onde immense.




LE ROI-MATELOT[A].


[A] On trouvera peut-être ce conte d'assez mauvais goût, et je
conviendrai sans peine moi-même qu'il est bien loin de donner aux
lecteurs une idée favorable de la littérature de bord; mais l'intention
qui m'a guidé en publiant ces esquisses, c'est celle d'offrir aux gens
du monde la peinture, aussi exacte que possible, des moeurs des marins,
et, sous ce dernier rapport, on ne peut nier que les contes dont
s'amusent les hommes de mer ne portent l'empreinte la plus fidèle de
leur caractère et des idées qu'ils se sont formées sur la plupart des
choses qui occupent à terre une société à laquelle ils sont pour ainsi
dire étrangers. _Le Roi-Matelot_ n'est pas une oeuvre d'imagination,
tant s'en faut: c'est, si l'on peut se permettre cette expression, le
croquis d'un site, la copie d'un bizarre paysage, prise dans une contrée
aride, inconnue. On rapporte souvent des pays de découvertes des choses
plus étranges que belles. La science et l'étude seules y trouvent leur
compte, et c'est déjà beaucoup.

A bord d'une frégate mouillée paisiblement en rade des Basques, près de
Rochefort, la plus grande partie de l'équipage se trouvait couchée dans
les files de hamacs qui s'étendaient dans la batterie, depuis la
chambre du commandant jusque sur l'avant. Quelques hommes de quart
veillaient seuls sur le pont, et faisaient retentir, sous leurs pas
cadencés, en se promenant les uns derrière les autres, les larges
passavans du navire. Le temps était beau; la mer coulait pour ainsi dire
avec harmonie le long du bord, et ce retentissement des pas des hommes
de quart, ce murmure léger des flots et du vent, et ce bruit des
conversations qui s'établissaient entre les hommes couchés dans la
batterie, donnaient à l'ensemble de cette scène, un calme pour ainsi
dire mélodieux.

Un des canonnière d'artillerie, couché non loin du fanal qui éclairait,
dans la batterie, la porte de la chambre du commandant, fit entendre de
sa grosse voix un _cric_ dont le son se prolongea jusque sur le pont de
la frégate, et de l'avant à l'arrière de la batterie. Les hommes étendus
dans leurs hamacs s'empressèrent de s'écrier _crac_ pour répondre au
_cric_ du canonnier. C'était le signal, le mot d'avertissement qui
indiquait que l'artilleur, un des plus fameux narrateurs de l'équipage,
allait conter un conte. Les matelots de quart, qui, sans être aperçus de
l'officier qui se promenait derrière, pouvaient prêter l'oreille au
récit du conteur, s'empressèrent de se glisser au bas des escaliers de
l'arrière et de l'avant. La sentinelle qui, le sabre à la main, se
promenait devant le fanal de l'arrière de la batterie, s'arrêta comme
séduite par le charme. Chacun écouta en silence, et le conteur commença
en ces termes:


=LE ROI-MATELOT=.


_Cric! crac!_ boutons de guêtres, cire à giberne, la terre de pipe et la
sueur des pieds pour le pousse-caillou (le soldat); suif au chapeau,
l'épissoir à la main, le goudron au derrière et la chique à la bouche:
c'est la _rocambole_ du matelot. Attention: bosse-de-bout, pommes de
racage, bout-de-drisse en queue de rat, soupe sans pain, bouillon sans
viande, v'là la ration de l'équipage. Bon navire qui sonne la cloche
pour dîner; il aura mon sac. Ceci, mes amis, n'est pas un conte: c'est
une histoire qui n'en vaut pas mieux; tant pis pour ceux qui dorment, et
que ceux qui veillent se mouchent sans mouchoir pour ne pas couper le
fil du discours et ne pas me faire faire une _épissure_ au milieu de la
conversation. _Cric_! encore une fois, _cric_!

Tous les auditeurs s'écrièrent encore une fois _crac_!

Un tonnerre dans ton lit, une jeune fille dans mon hamac!

Je dois, d'abord un, vous prévenir que tous les contes commencent la
même chose et finissent de même, et que je vais commencer le mien.

Il était autrefois un navire: à bord de ce navire il y avait un
équipage. Le capitaine voyait à sept lieues dans la brume sans
longue-vue; mais comme il se rendait on ne sait pas où, dans des parages
de perdition, il jeta sa barque sur des cailloux qu'il n'avait pas
aperçus sur sa carte, à douze pieds sous l'eau. «Sauve qui peut,
malheureux qui se noie! s'écria-t-il dans son porte-voix d'embêtement,
aussitôt qu'il sentit que son pont allait lui manquer sous les
pieds.--Attrape à nous sauver corps et biens ou corps sans biens,» dit
l'équipage en se jetant à la mer. Des canards se seraient sauvés, la
queue en trompette, s'ils n'avaient pas été accommodés aux petits pois;
mais les matelots, qui ne savaient pas nager aussi bien que des canards,
burent, en faisant des façons et des grimaces, un coup de longueur à la
grande tasse. Un seul homme finalement se sauva de tout l'équipage. Ce
particulier, qui avait nom _Pique-à-Terre_, se _déhala_ sur une île
déserte où il y avait des habitans; mais quels habitans, mes amis!
c'étaient des gaillards ni grands, ni gros, ni gras, ni maigres, mais
entrelardés, comme on dit: la peau basanée, tirant sur le cuivre de
casserole, le nez en forme de poire tapée, et la bouche retroussée en
manière de garniture d'écubier: de vrais nègres rouges enfin.

Aussitôt qu'ils virent _Pique-à-Terre_ à la côte, ils allèrent le
chercher en dansant _chica_ et en battant des entrechats à la sauvage.
Comme ce jour-là précisément ils avaient un roi à choisir, et qu'il leur
fallait une forte pièce pour la fête, ils dirent dans leur baragouin:
«Voilà un chrétien qui fera joliment notre affaire.» _Pique-à-Terre_
avait la côte grasse et la mine joufflue, pour son malheur.

On mit donc notre pauvre matelot dans la soute aux provisions à bouche,
en attendant l'heure de le passer à la broche. Comme le bois ne manquait
pas dans l'île, il était bien sûr de sa cuisson.

Mais bientôt un des chefs de cette escouade d'avaleurs de chair
chrétienne s'avisa de le regarder de près et de lui passer le doigt sur
le nez, en jetant un cri à casser les vitres des maisons, s'il y avait
eu des vitres dans cette île déserte; aussitôt plus de trois mille cinq
cents nègres, négrillons et négrailles lui passent le doigt sur le nez
en défilant la parade devant lui, et en criant comme le premier de ces
individus.

Le chef dit alors à tous ses camarades: «Il est blanc et nous sommes
rouge foncé; il a un nez long et creux (car _Pique-à-Terre_, par
bonheur, avait un piffe[B]), et nous autres nous en avons un si petit
que ce n'est pas la peine d'en parler. Si nous le nommions roi, mes
amis, puisqu'il nous en manque un, ça éviterait les disputes.»

Tous les individus présens à l'appel se mirent à crier: «Roi pour roi,
autant vaut-il celui-là, qui nous est tombé du ciel, qu'un autre.» Car
il est bon de vous dire que le navire de _Pique-à-Terre_ s'était perdu
net, et qu'il n'avait pas laissé plus de débris sur l'eau que de beurre
sur la main.

«Oui, faisons-le roi! faisons-le roi! que se dit tout le monde; il sera
plus facile à reconnaître dans la foule, à sa couleur et à son nez.»

Au lieu donc d'être mangé, voilà _Pique-à-Terre_ qui est fait roi parce
qu'il avait un nez de longueur.

_Cric_!

[B] Un long nez.

_Crac_! répondent tous les auditeurs de la batterie au conteur, qui
continue:

Ceci est seulement pour voir si vous ne dormez pas, et pour vous faire
savoir que les nez de longueur ne sont pas de trop, quand on se perd sur
l'Ile-sans-Nom dont je vous parle dans le moment actuel.

Je disais donc que _Pique-à-Terre_ fut nommé monarque de cette île, sans
savoir la langue du pays.

Le Roi-Matelot avait bien gouverné, à son tour, et quand il était de
barre, les navires où il avait été embarqué; mais une île, entendez-vous
bien, ne se gouverne pas à la roue ou à la barre-franche, comme un brick
ou un trois-mâts.

«Comment, se disait-il à lui-même, vais-je faire pour commander à toute
cette sale espèce qui n'entend pas plus le français que les chiens la
musique? S'ils veulent bien se laisser battre, je pourrai peut-être me
faire entendre; mais s'ils se mettent dans leurs vilaines têtes de me
manger, cuit ou cru, au gros sel ou à la sauce noire, ma royauté sera
bientôt finie. Essayons un peu cependant le gouvernement de la trique.»

Ce qui fut dit fut fait. Le Roi-Matelot attrape une bille d'acajou, car
partout il y avait de l'acajou dans l'île, et le voilà, pour essayer son
sceptre, qui se met à bûcher les plus bêtes de sa cour. Les autres se
mettent à rire et à danser autour du roi. «Bon, fit _Pique-à-Terre_,
j'ai trouvé du premier coup la finesse de ma royauté: c'est de frapper
dur et de faire jouer la bille.»

Il prit bientôt au roi l'envie de se marier avec toutes les femmes de
son île, et la bûche d'acajou fit encore son jeu, parce que les hommes
de ces femmes faisaient la grimace, et une vilaine grimace même, à ce
qu'on dit.

«Ce n'est pas encore tout, pensa le roi, que d'avoir à moi les femmes de
tout le monde, je veux avoir une garde impériale.» Il prit tous les
plus grands, et il se fit un état-major de mangeurs de bananes.

Comme il ne manquait pas de charpentiers dans l'île, pour faire des
flèches à ces sauvages, il voulut aussi mettre l'État sur un bon pied;
car en tout, mes amis, il faut de la discipline, et le navire gouverne
mal quand le second veut commander au capitaine.

A force de le haler, dit l'autre, le filain s'allonge. _Pique-à-Terre_,
au bout de six mois, plus ou moins, commença à parler la langue du pays.
Une fois qu'il put commander en bon français de l'endroit, à ses sujets,
qui n'étaient pas plus malins que l'ordonnance de la marine ne le porte,
il leur dit ces paroles en forme de décret:


               ARTICLE PREMIER.


Il faudra qu'avant la fin de la semaine prochaine on me fasse une
grand'hune sur l'arbre le plus haut de mon royaume.


               ARTICLE DEUX.


Cette grand'hune sera mon trône, et gare à ceux qui passeront dessous!


               ARTICLE TROIS.


Tous mes sujets mangeront dans des gamelles, et boiront ce qu'ils
pourront, dans des bidons de sept.


               ARTICLE QUATRE.


Cinq cents hommes feront le quart chaque nuit au pied du grand mât où
sera Ma Majesté, pour empêcher de faire du bruit quand je dormirai, et
quand je m'éveillerai je ne serai pas de bonne humeur.


               ARTICLE CINQ.


Tout ce qui est à vous sera à moi, et tout ce qui m'appartiendra ne sera
à personne.


               ARTICLE SIX.


Quand je rirai, tout le monde sera content; si je deviens borgne, il me
restera encore un oeil: ainsi, veille au grain!


               ARTICLE SEPT.


Comme commandant de mon royaume, je choisirai pour seconds, officiers,
maîtres et contre-maîtres, ceux qui plairont à Ma Majesté, et quand il
me plaira de les renvoyer sans congé, ce sera signe qu'ils ne plairont
plus à Ma susdite Majesté.


               ARTICLE HUIT.


Je serai le maître tant que je vivrai, et quand j'irai faire la
révérence au Père éternel, en vous faisant ma dernière grimace, vous
pourrez vous battre, pour me remplacer, tant qu'il vous plaira; car
telle est ma volonté.


               _Signé_ LE ROI-MATELOT.
               Pour copie conforme:
               Mot _tout seul_.


Après tout cela, le roi nomma ses ministres: c'étaient tous de grands
gaillards qui, avec une garcette de bon filain en écorce d'arbre, vous
faisaient marcher droit les sujets de Sa Majesté.

Mais comme les sujets de l'Ile-va-t'en-Chercher-son-Nom n'étaient que de
fichus paresseux qui se reposaient la nuit après avoir dormi tout le
jour, le roi inventa une mécanique pour les faire travailler dur:
«L'oisiveté, qu'il leur dit, est la mère de tous les vices, et je vais
vous relever du péché de paresse, à ma manière.»

Sa manière était solide, au Roi-Matelot, et je vais vous conter comment
le malin s'y prit pour donner de l'ouvrage à tout son équipage.

Il commença d'abord par faire mettre en travers, sur chaque arbre haut
de cinquante pieds, un autre arbre, hissé en croix, si vous aimez mieux,
et puis après il envoya en haut, des hommes pour gréer des suspentes et
des balancines sur ces grands coquins d'arbres, comme sur la grande
vergue d'un navire, sans comparaison. Quand cet ouvrage-là fut fini, il
dit à tout son monde: «Hale dessus maintenant; brasse babord derrière et
tribord devant.» C'était une vraie farce de voir dix mille hommes haler
toute la journée sur les vergues de la forêt. Le roi, monté sur son
trône, c'est-à-dire dans sa hune, commandait la manoeuvre avec un
porte-voix de bois, et tous ceux qui ne halaient pas bien sur le bout de
corde qu'on leur mettait dans la main, recevaient une _doudouille_ (une
volée) un peu ronflante, des ministres, qui n'étaient, une supposition,
que les quartiers-maîtres du Prince-au-Long-Nez, car c'était le nom
qu'on lui avait donné dans son royaume, à cette espèce de matelot
parvenu.

Une fois, je me suis laissé dire qu'il y avait eu son premier ministre
qui s'était avisé de l'appeler l'_empereur Nasica_, par rapport à son
nez.

Un espion du prince, car il avait aussi des espions de tous les bords,
vint lui _récapituler_ cette parole dans le sifflet de l'oreille.

«Oui, répondit le roi, qui ce jour-là s'était levé de mauvais poil; oui,
je suis _Nasica premier_, empereur des Va-nu-Pieds; mais toi, mon
premier ministre, tu seras pendu,»

Effectivement le premier ministre, dix minutes après le rapport de
l'espion, fut hissé par le cou au bout de la grande vergue du mât royal.

Toutefois et quantes il n'était pas content de ses autorités, il leur
faisait brasser une vergue pendant vingt-quatre heures de quart. Tout
cambusier qui, en distribuant la ration à son escouade, s'avisait de
rogner la portion du pauvre b...., était bien sûr d'être amarré sur le
_tenon_ (sur le sommet) d'un arbre gréé en bas-mât, et de recevoir en
descendant une ration de coups de bout de corde qui n'était pas piquée
des hannetons.

C'était tout de même un bon roi que l'empereur Nasica Ier; il bûchait
tout son monde; mais il était juste, et la justice fait _toujours aimer
ses chefs_.

Je ne vous ai pas dit qu'une fois, en montant sur son trône, qui était
plus haut que la girouette du grand-mât de la frégate, il aperçut au
large une façon de terre toute ronde. Le temps était beau et _voyant_ ce
jour-là. «Bon, dit-il, c'est une île que je viens de voir; elle me reste
dans le nord-ouest-quart-de-ouest, distance de dix lieues, et en
gouvernant dessus, je finirai par l'avoir.»

Mais jusqu'à ce moment-là on n'avait pas pensé, dans l'île, à faire des
pirogues.

«Attrape tout de suite, dit le prince, à faire comme moi; qui m'aime me
suive!» Tout le monde le suivit, parce que les coups de garcette étaient
là pour un coup ou deux.

La première chose que fit le prince, ce fut d'abattre des arbres sur le
bord de la mer, et de travailler à poser la quille d'un bateau. Le
_gouin_ (le marin) n'était pas charpentier de son état, mais il avait de
l'idée, le coquin! et il avait vu des _pratiques_ travailler des
embarcations. En moins de quatre jours, tout en chantant _la
Mère-Gaudichon_, il monta une pirogue clouée et chevillée en bois, mais
pas trop mal solide pourtant.

«A présent, dit-il à tous ceux qui le regardaient, vous voyez comment je
m'y suis pris. Le premier des chefs d'escouade qui n'en aura pas fait
autant que moi dans une semaine, aura sur le dos pendant quinze jours.»

La semaine n'était pas finie, qu'il y avait plus de deux cents pirogues
de faites tant bien que mal.

Voilà comme quoi, mes amis, un prince qui veut avoir une marine doit s'y
prendre pour ne pas laisser l'Anglais régner seul sur la mer. Le malheur
de la France, c'est de n'avoir jamais eu un roi-matelot.... Hum! je n'en
dirai pas plus long là-dessus, parce que tous ceux qui m'entendent ici
ont deux oreilles et une demi-paire de langue. Assez causé[C].

[C] Il est bon de remarquer, pour comprendre cette allusion, que le
conteur parlait alors sous la Restauration, et que la Restauration avait
des espions partout.

L'empereur Nasica Ier n'eut pas plutôt ses deux cents pirogues à la
mer, qu'il fit mettre un pavillon sur sa flotte. Vous dire quel était
son pavillon, c'est ce que je ne vous dirai pas, parce qu'on ne me l'a
pas appris; mais tout ce que je puis vous assurer, c'est que son
pavillon n'était pas un pavillon blanc, comme celui qu'on hisse tous les
matins à bord de nos navires dans le moment actuel.... Hum! hum! Je
m'entends, si vous ne m'entendez pas. _Sufficit_. Je suis un peu
enrhumé.

Où donc est-ce que j'en étais de mon histoire?

--Au lançage des pirogues, canonnier.

--Ah! c'est vrai: m'y revoilà!

Donc les deux cents pirogues étaient bien lancées, comme je vous l'ai
conté; mais les équipages ne savaient pas ramer ensemble et de long.
L'empereur prit lui-même un aviron, et il montra à ses gens comment il
fallait manier une plume de dix pieds pour faire _sailler_ une
embarcation de l'avant.

Une fois l'exercice des rames fait deux ou trois fois, on embarqua des
vivres sur chaque pirogue: à savoir, un corosol, deux bananes et un
bidon d'eau par tête. On annonça que le coup de canon de partance serait
tiré le lendemain. Quand je dis le coup de canon de partance, vous
comprenez bien que je ne sais pas ce que je dis, puisqu'il n'y avait pas
plus de canon dans l'île, que je n'ai de pièces en or dans mon sac. Mais
c'est égal. Il y avait dans le pays une ancienne, une vieille sorcière
rouge-brun qui passait pour avoir autant d'années sur la tête, que de
cheveux. Elle devinait ce qui devait arriver aux hommes et aux femmes.
Avant de se mettre pour la première fois en mer, les équipages de la
flotte des pirogues voulurent sonder un peu l'idée de la vieille diseuse
de bonne-aventure, sur l'expédition. L'empereur, lui, ne croyait pas à
toutes ces bêtises-là; mais, pour ne pas trop _juguler_ son monde, il
dit à la sorcière avec douceur: «Viens-t'en ici, toi, espèce de
manivelle sans dents. Qu'est-ce que tu penses de mon expédition?

--Je pense, répondit-elle, que _le navire périra par son gréement_.

--Qu'est-ce que cela signifie? lui demanda l'empereur.

--Tu l'apprendras en temps et lieu.

--Et moi, qu'est-ce que je deviendrai?

--Tu veux le savoir, grand empereur?

--Tiens, puisque je te le demande, est-ce pour ne le savoir pas!

--_Le navire périra par son gréement_.

--Ah ça, tu n'as donc que la même chose à me dire? Attends un peu;
puisque tu devines tout ce qui doit arriver au tiers comme au quart, je
vais bien voir si tu as l'esprit de Nostradamus dans le ventre. Sais-tu,
par exemple, ce que tu vas devenir toi-même dans dix minutes d'horloge?

--Je deviendrai ce qu'il plaira à Votre Majesté, grand empereur.

--Mais qu'est-ce qui me plaira dans dix minutes d'ici?

--Il vous plaira ce que vous voudrez.

--Puisque c'est comme ça, il me plaît de te faire pendre.

--Je l'avais deviné, reprend la vieille sorcière, pour ne pas perdre sa
réputation de devinage.

--En ce cas, pour qu'il ne soit pas dit que tu n'as pas dit la vérité,
j'ordonne et je commande que tu sois accrochée à une potence pour y voir
de plus haut.»

L'empereur fut obéi, comme on le pense bien. La flotte, après ce beau
coup de manoeuvre, partit pour l'île inconnue; la v'là en mer.

Nasica Ier, qui n'était pas une bête, comme il y a certains rois, à ce
que je me suis laissé dire, avait remarqué que la pleine lune se levait
toujours sur l'île ancienne. Il partit donc au lever du soleil le jour
de pleine lune, parce qu'il se dit à lui-même: «Je n'ai pas de boussole
pour pouvoir gouverner au compas; mais en ayant soin de gouverner à
avoir le soleil levant sur l'arrière de ma pirogue, j'arriverai dans
quelques heures à vue de l'île, et ensuite j'attendrai la nuit pour
l'accoster, en gouvernant sur la pleine lune qui se lèvera du bord de
cette terre que je veux voir pour m'amuser, par manière d'acquit.»

Un autre prince qui aurait mal pointé sa carte, se serait mis dedans,
royalement, comme on dit; mais le _Roi-Matelot_ ne se blousa pas, je
vous en fiche ma parole. Le particulier vit la terre le premier à
l'heure dite, et vers les six ou sept heures du soir, quand la lune se
leva large comme un pain de munition et rouge comme la figure d'un
capitaine hollandais, il fit signal, avec un fanal de poupe, à toutes
les pirogues de nager droit sur la lune levante. Le coup ne manqua pas,
et la flotte mal montée de sauvages accosta l'île inconnue, en donnant
un bon coup d'aviron. Les habitans de ces parages, qui étaient à danser
dans le moment de la descente, commencèrent tous par jouer des jambes
d'abord. Mais l'empereur Nasica, qui le premier avait sauté à terre, se
mit à dire aux mal-blanchis qui battaient en retraite: «Il n'y a pas
d'affront, vous autres; je ne veux pas vous faire du mal. C'est une
visite de ma part tout bonnement. Avez-vous un roi?

--Oui, répondirent les habitans. Car il est bon de vous apprendre que,
par le plus grand des hasards, dans les deux îles on parlait le même
langage, ou pour mieux dire le même baragouin.

«A la bonne heure, reprit Nasica; car si vous n'aviez pas eu de roi,
j'aurais fait votre affaire. Allez me chercher cet individu.»

On alla en rognonnant chercher le roi de l'île inconnue.

Le monarque arriva tout essouflé, car il était gros et il avait joliment
peur.

«Qu'y a-t-il pour votre service? demanda-t-il à l'empereur.

--Mais rien, mon ami; je suis venu, en qualité de voisin et de confrère,
saluer Ta Majesté.

--Oserai-je demander à la vôtre d'où elle vient?

--Ose, oui, ose, mon camarade; je ne vois pas pourquoi tu n'oserais
pas. Je viens de mon île, qui est à peu près à quinze lieues de la
tienne. Comment se porte Ta Majesté?

--Bien, et vous? je vois avec plaisir que vous paraissez jouir d'une
bonne santé.

--Ça ne va pas trop mal comme ça. Mais voilà assez de cérémonies.
J'invite Ta Majesté à conduire la mienne dans ta maison, pour nous
rafraîchir, car j'ai soif.»

Les deux monarques allèrent amicalement se rafraîchir dans la case
royale:

Or, il est temps de vous dire que le roi de l'île inconnue avait la plus
belle femme de tous ses états. C'était un vrai colosse: cinq pieds huit
à neuf pouces; une peau comme une peau d'orange, mais douce comme un
gant, et des appas relevés en bosses d'or, et à coups de palan, jusqu'au
menton. Aussitôt que Nasica Ier eut vu la reine, il dit au mari de cette
aimable princesse: «Voilà qui n'est pas mal, et je ferais bien mon
affaire de votre femme.

--Vous êtes trop bon, lui répondit le roi; mais j'en fais moi-même mon
affaire aussi, et tout seul.

--C'est dommage. Je voudrais dire un mot en particulier à la reine sur
la politique des deux états.

--Mon épouse, répondit le roi, n'entend pas la politique, et je
l'entends bien mieux qu'elle.

--C'est égal, je la lui apprendrai. Sors pour un instant, mon ami, tu me
feras plaisir.»

Le roi, qui ne voulait pas trop se fâcher avec l'empereur, sortit pour
un instant, en faisant une mine à faire trembler tout son royaume.

Une fois que l'empereur fut seul avec la princesse, il voulut prendre
des libertés, à la bonne matelotte. Mais la princesse, qui était bien
élevée, lui dit avec modestie, et en lui donnant une tape à poing fermé:
«Est-ce que tu voudrais nous embêter, beau prince?»

Le prince rengaîna pour l'instant son compliment d'ouverture et ses
libertés.

Après avoir donc été repoussé avec perte, l'empereur changea la
conversation. La princesse fit tomber l'entretien sur les nez.

«Beau prince, dit-elle, voilà le premier nez de cette façon que je vois
dans ma vie. Voulez-vous me permettre de le toucher?

--Avec plaisir, princesse. Il est de taille; mais, comme on dit, jamais
grand nez n'a défiguré un beau visage.

--Ce que vous me dites là, bel empereur, est méchant, et c'est peut-être
parce que je n'ai pas de nez moi-même, que vous me récitez ce
compliment. Mais il m'est avis que vous avez la peau blanche.

--Oui, c'est un agrément que je me suis donné en naissant.

--Cela vous plaît sans doute à dire, car on n'est pas maître de se faire
la peau soi-même.

--Pardonnez-moi, et si vous le désiriez, je vous blanchirais la vôtre.

--C'est une plaisanterie, sans doute; mais pour la farce, je serais bien
aise d'en essayer.»

Voilà-t-il pas, mes amis, que cette princesse, qui avait commencé par
_bégueularder_, par donner une taloche à _Nasica_, se mit, pour avoir la
peau blanche, à se laisser aller avec le courant.

Dans cette entrefaite arrive le roi son époux, qui s'ennuyait de tenir
la chandelle à la porte de sa maison.

«Je voudrais bien savoir ce que vous faites là avec mon épouse?
demanda-t-il à l'empereur.

--Mais j'étais occupé à faire quelque chose à la princesse.

--C'est bon, répond le roi; mais, selon les lois du pays, il faut que je
rende la pareille à _Votre Majesté_. Avez-vous une femme dans votre île?

--J'en ai cinquante, mon camarade, et tout ce demi-cent de femelles est
à ta disposition.

--En ce cas-là, partons pour votre empire, car mon honneur ne sera vengé
que lorsque j'aurai fait aux femmes de _Votre Majesté_ ce qu'elle vient
de faire à la mienne.

--Partons, dit l'empereur, je ne demande pas mieux.»

Le roi de l'île inconnue était malin, mais il n'avait pas plus de
méfiance qu'un nouveau-né. Il s'embarque avec l'empereur sur la pirogue
royale, et voilà la flotte qui revient dans l'empire de Nasica.

A son arrivée, il y eut des fêtes et de la boisson à discrétion pour
tout le monde: «Voyons, où sont vos femmes? demanda le roi inconnu à son
camarade l'empereur, car il faut que mon honneur soit vengé!

--Mes femmes, mais je les ai toutes; prends-en tant que tu voudras, et
venge-toi tant que tu le pourras. Je n'ai pas d'autre système.

--Ah! je vois bien que Votre Majesté m'a roulé, répondit tout haut le
roi de l'île inconnue; mais je m'en souviendrai, se dit-il à lui même,
en dedans et tout bas.

--Ah ça, voulez-vous, lui souffla dans le tympan de l'oreille
l'empereur, voulez-vous savoir ma manière de régner?

--Ce n'est pas de refus, répond l'autre; donnez-moi une leçon de
royauté.»

Vous vous souvenez bien, sans doute, que je vous ai déjà appris comment
l'empereur avait hissé son trône au haut d'un grand arbre. Cet arbre
était soutenu par des haubans qui venaient tribord et babord s'amarrer à
terre sur de forts pitons de bois plantés en plein champ. «Bon, pensa le
roi de l'île inconnue, en voyant cette installation: dans un pays où il
y a beaucoup de rats de forêts, il ne sera pas malaisé de jouer un
mauvais tour à mon empereur.»

Nasica monta donc sur son trône, et quand il fut assis, il commanda à
son peuple un tas de manoeuvres qui étonnèrent le roi: «C'est beau!
s'écriait-il, c'est superbe! mais la manoeuvre que je lui prépare sera
encore plus belle que tout cela.»

Savez-vous ce que c'était que la manoeuvre qu'il préparait, le malin?
vous allez le savoir.

Le roi, en visitant l'île, avait vu du coin de l'oeil qu'il y avait de
gros rats partout, comme à bord d'une vieille carcasse de navire. Il
demanda à son souper, pendant plusieurs jours, à manger du lard grillé.
Et puis la nuit, sous prétexte d'un besoin, il allait graisser, avec le
reste de ce lard, le pied des haubans qui soutenaient le mât du trône de
l'empereur. Vous sentez bien que lorsque les rats, qui sont friands, se
mirent à flairer l'odeur de cette graisse, ils ne manquèrent pas de
rogner le bas des haubans. Les dents de ces animaux jouèrent tant, qu'en
moins de quarante-huit heures les bas-haubans ne tinrent plus qu'à un
fil carré. C'est alors que le roi, un jour qu'il ventait bonne brise, se
mit à dire par manière d'acquit à l'empereur: «Je voudrais bien savoir
si Votre Majesté aurait assez de toupet, au moment où l'on y pense le
moins, pour faire venir tout son peuple autour de son trône.

--Crois-tu donc, camarade, que ce soit si difficile?

--Non, rien ne vous est difficile à vous; mais je voudrais bien le voir
tout de même.»

Voilà que, sans ajouter un mot, l'empereur monte en vrai gabier sur son
trône, son porte-voix de combat à la main. Mais, en mettant le pied sur
ses enfléchures, il vint à penser à la parole que la vieille sorcière,
que vous savez bien, lui avait dite avant son embarquement: «Le navire
ne périra que par son gréement, rognona-t-il en montant. Il vente bonne
brise aujourd'hui, et mes gueux de ministres ne visitent pas souvent mon
haubantage: c'est égal, il ne s'agit pas de caponner devant le roi. En
descendant, je ferai pendre les principaux de l'État.»

Au commandement de l'empereur, grimpé sur son trône, tout le peuple vint
en courant, comme vous autres, sans comparaison, quand on commande le
branle-bas général de combat à bord. Mais au moment où les habitans se
poussaient comme des moutons au pied du mât du trône, ne voilà-t-il pas
que les haubans larguent du bord du vent, et que le mât, qui n'est plus
soutenu contre la raffale qui soufflait dur, craque en deux endroits, et
qu'il tombe avec l'empereur au bout! Je vous demande un peu quel boucan
de cinq cent mille diables cette avarie fit dans l'île! Le corps de
l'empereur fut trouvé en quatre morceaux au milieu des parias du peuple,
que la cassure du mât du trône avait écrasés comme des mouches. Mais la
tête de Nasica tenait encore à ses épaules par ce tas de petits fils à
voile en chair que nous avons dans le cou; et avant de fermer les
sabords (les yeux) de sa batterie, il dit à ses ministres, qui étaient
venus pour le relever: «Mes amis, la vieille sorcière avait raison:
c'est par le gréement que mon navire a péri. Mais vous êtes tous des tas
de gredins de n'avoir pas fait la visite de mes bas-haubans; et si
j'avais seulement dix minutes de plus à vivre, je vous trouverais
joliment votre marche.... Bonsoir....»

C'est de cette façon que finit le Roi-Matelot. On l'enterra comme un
chien, mais ce n'est pas l'enterrement qui fait quelque chose à
l'affaire: une fois mort, tous les logemens sont bons. Ce conte est
seulement pour vous apprendre que, si jamais vous devenez roi, ce qui
n'est pas _aussi sûr_ que du vinaigre, et que vous vous mettiez dans la
tête de gouverner votre royaume comme un navire, il ne faudra jamais
oublier de visiter vous-même votre gréement tous les matins. Les
ministres, c'est bon, si l'on veut; mais le coup-d'oeil du capitaine
vaut encore mieux. C'est celui qui est chargé de la route qui doit
regarder le plus souvent au compas et se méfier des embardées.

Cric! crac! le conte est fini.... Tant pis pour ceux qui ont dormi;
attrape à taper de l'oeil, et dorment en double ceux qui sont de quart à
minuit!

Un murmure d'approbation s'éleva, après la narration du conteur, des
hamacs de tous les auditeurs qui avaient prêté jusqu'au bout la plus
scrupuleuse attention aux paroles du canonnier. Les réflexions morales
sur l'imprévoyance du Roi-Matelot ne manquèrent pas. La critique
d'artiste vint après. Les uns trouvaient que le conte était trop long:
c'étaient ceux qu'on devait appeler au quart à minuit. Les autres
Aristarques trouvaient que les événemens péchaient surtout par
l'invraisemblance. Comment une île déserte pouvait-elle avoir dix mille
habitans? Le moyen de croire que dans une île tant de sauvages n'eussent
pas essayé, avant l'arrivée du _chrétien_, à faire des pirogues pour
visiter les autres insulaires du voisinage! Le conte du canonnier était
évidemment une folie; et puis _ce mât du trône_, et puis _ce long nez_,
cause première de la fortune du _Roi-Matelot_, et cette sorcière qui,
sans savoir ce que c'était qu'un navire, avait prédit au monarque _que
le navire périrait par_ _son gréemént_! Tout cela était de
l'_embrouillamini_; mais, quelque sévères que fussent ces critiques,
chacun convenait que le conteur avait une _bonne platine_, et _que la
citoyenne qui lui avait coupé le filet avait bien, gagné son argent_!

Quatre doubles coups tintèrent bientôt sur la cloche de la frégate.
C'était minuit. La voix tonnante du maître d'équipage fit entendre alors
ces mots: _Réveille au quart, et que personne ne descende avant que son
matelot soit monté sur le pont_!

Le pilotin alla derrière allumer un fanal pour descendre réveiller
l'officier qui devait relever celui de ses confrères qui, depuis six
heures du soir, se promenait sur le gaillard.

Les matelots désignés pour prendre le quart qui allait commencer
sautèrent, de leurs hamacs, sur le pont de la batterie. _C'est ce diable
de conte_, s'écriaient-ils, _qui m'a empêché de dormir; mais c'est égal,
ce gredin de canonnier n'a pas la langue amarrée dans sa poche_. Et
puis chacun montait sur les passavans par l'escalier de devant, pour
s'entretenir, en faisant les cent pas, des aventures du _Roi-Matelot_.
Pendant plus d'une semaine dura le commentaire. Il fallut qu'un autre
conte vînt effacer le souvenir du premier, pour que la critique du
gaillard d'avant changeât d'objet et trouvât un aliment nouveau.




PETITE GUERRE EN MER.

MYSTIFICATION DE PASSAGERS.


Deux frégates françaises, destinées pour l'Inde, étaient appareillées de
Toulon, en pleine paix, avec un assez grand nombre de passagers du
gouvernement.

L'une de ces frégates, _la Bramine_[D], était montée par le plus ancien
des deux commandans: c'était un vieux marin de l'Empire, bon et brave
homme, plus soigneux de bien faire son métier que d'arrondir de belles
phrases à l'usage des passagers et des passagères qu'il avait à bord.
C'était lui qui commandait, comme il le disait, la paire de frégates qui
venait de mettre à la voile pour aller jeter à Chandernagor ou à
Pondichéri quelques gens inutiles à la France et fort importuns au
ministre.

[D] Les noms que je donne à ces deux frégates sont supposés.

La seconde frégate, _l'Albanaise_, avait pour commandant un assez jeune
capitaine de vaisseau, aux manières franches et courtoises, au maintien
élégant, mais décidé; c'était aussi un très-bon officier, aimant
beaucoup le plaisir et la gaîté, mais aimant, avant tout, ses devoirs et
son métier.

Rien n'était plus piquant que de voir se promener ensemble, sur le
gaillard d'arrière, le commandant de _la Bramine_ et son confrère de
_l'Albanaise_: l'un s'emportait à tout propos, en rudoyant parfois, mais
sans aucune aigreur, son collègue, qui tournait toujours toute la
mauvaise humeur de son chef en plaisanterie. Souvent, après s'être
chamaillés pendant une heure, les deux commandans se quittaient les
meilleurs amis du monde et en se serrant cordialement la main. Personne
n'estimait plus que le commandant de _l'Albanaise_ son supérieur le
commandant de _la Bramine_, et personne n'aimait plus le commandant de
_l'Albanaise_ que le vieux capitaine de _la Bramine_.

Quand à la mer le temps était trop mauvais pour que le jeune capitaine
pût se rendre au bord de son vieil ami, on sentait qu'il manquait
quelque chose à celui-ci: «Chien de métier! s'écriait-il; naviguer si
près l'un de l'autre, et ne pouvoir pas mettre une embarcation à l'eau
pour communiquer! Ce diable-là est peut-être malade; mais il ne m'en dit
rien de peur de m'alarmer....» Et aussitôt le vieux commandant appelait
l'officier chargé des signaux, pour lui dire: «Monsieur, ordonnez à
_l'Albanaise_ de passer à poupe; j'ai un ordre à lui donner.»

Le signal était fait. On voyait alors _l'Albanaise_ manoeuvrer pour
ranger l'arrière de _la Bramine_; et, dès qu'elle était à portée de
voix, le vieux commandant lui criait dans son gueulard[E]:

[E] Nom que l'on donne aux petits porte-voix.

«Oh! de _l'Albanaise_, oh!...

--Holà! commandant, répondait le capitaine de cette dernière frégate.

--Comment vous portez-vous, mon bon ami?

--A merveille, mon commandant; et vous?

--Très-bien, très-bien; mais j'aurais envie de vous voir: j'ai quelque
chose à vous dire.

--Cela suffit, commandant; si dans la nuit la mer devient moins grosse,
comme il y a toute apparence, j'aurai l'honneur de me rendre à vos
ordres.»

Les deux frégates, qui s'étaient mises en panne pendant ce petit
entretien, reprenaient leur route, et le vieux capitaine se sentait
plus content: il avait parlé à son ami.

Pour peu que le temps le permît, on pense bien que le jeune capitaine ne
manquait pas de se rendre aux ordres de son supérieur; et, quand ils se
revoyaient, il arrivait qu'aucun d'eux n'avait plus rien à dire à
l'autre. Mais ils se promenaient ensemble, ils discutaient, dînaient,
fumaient un peu, et le temps passait plus vite.

Un jour cependant il se fit que le commandant de _la Bramine_ eut
quelque chose à confier à son collègue.

Il lui dit, avec toute la naïve brusquerie de son caractère et de son
langage:

«Vous savez, mon cher ami, que l'on m'a donné les principaux passagers
et les plus belles passagères qu'il a plu au ministre de nous faire
transporter dans l'Inde. Eh bien! au nombre de ces passagers, il en est
un qui me taquine singulièrement par son ton dédaigneux et ses manières
fanfaronnes.

--C'est, j'en suis sûr, cet ambassadeur qu'on envoie traiter avec les
Malais et les Malabars. On devine ces gens-là en leur regardant
seulement la coiffure.

--Précisément, c'est lui. Voyez comme il vous a sauté aux yeux de
suite.... Tenez, il se promène avec un bonnet grec sur l'oreille, et son
fusil armé pour tuer quelques méchans goëlans, afin, dit-il, de faire la
guerre à quelque chose.... C'est un ambassadeur très-extraordinaire, je
vous assure, que l'on envoie là aux Indiens.

--Mais que ne le laissez-vous tout entier dans sa fatuité! On boit, on
mange avec ces hommes-là, et on ne leur parle pas.

--Tout cela est bien facile à dire; mais quand un fanfaron de cette
espèce vient vous répéter à chaque instant: «Je croyais le métier de
marin plus difficile et la mer plus terrible! Mais ce n'est rien que
tout cela. Quel dommage que je n'aie pas navigué en temps de guerre! je
serais devenu amiral.» Que voulez-vous qu'on lui réponde, ou plutôt
qu'on ne lui réponde pas?

--On lui tourne le dos, et tout est dit.

--C'est bien aussi ce que je fais; mais j'enrage, corbleu! en revirant
de bord. Tenez, le voyez-vous encore se pavaner au milieu de ces
passagères, en leur répétant que notre métier est une vétille, et que
nous ne sommes que des charlatans qui singeons le courage au milieu de
périls imaginaires.... Oh! que ne vient-il donc un bon coup de vent pour
faire descendre ce crâne-là à fond de cale.... Pourquoi ne sommes-nous
pas en temps de guerre, comme il dit qu'il le souhaite! Je crois, le
diable m'emporte, que j'irais attaquer toute une escadre, rien que pour
faire peur à ce fat.»

En ce moment même le plénipotentiaire passager aborda nos deux
commandans:

«Eh bien! graves et soucieux confidens d'Éole, que dites-vous de ce
temps qui, quoique beau, nous contrarie dans notre route? Aurons-nous un
coup de vent bientôt, ou voguerons-nous à pleines voiles vers notre
destination, conduits et protégés par une brise légère?

--Quel fat! dit à part, à son collègue, le commandant de _la Bramine_.

--Quel sot plutôt! lui répond le commandant de _l'Albanaise_.

--En vérité, reprend le plénipotentiaire, je vous admire du plus profond
de mon âme, Messieurs les marins. Il faut que vous ayez une grande vertu
pour exercer votre profession.

--A la fin, monsieur l'envoyé du gouvernement, vous nous rendez donc
justice. Vous convenez qu'il faut être doué de quelques qualités pour
faire un bon marin.

--Mais, commandant, ai-je jamais refusé à ceux qui font le premier
métier du monde la justice qui leur est due si légitimement? Personne
plus que moi ne rend hommage au mérite dont il faut que l'homme de mer
soit doué! et, comme je me suis fait l'honneur de vous le dire à
l'instant même, j'admire en vous une vertu que l'on chercherait
vainement dans ceux qui exercent une autre profession que la vôtre.

--Et quelle est donc cette vertu que vous admirez tant! Le courage?

--Oh! non: tout le monde en a.

--La franchise de notre caractère et de nos manières?

--Pas davantage; car, malgré les éloges que vous méritez sous ce
rapport-là, la franchise n'est pas exclusivement le partage des marins.

--Mais quelle peut être enfin cette vertu que vous trouvez en nous
seuls?

--La patience! Ne faut-il pas en effet que vous soyez cuirassés d'une
angélique longanimité, pour vous résigner à supporter l'ennui d'une
longue traversée, les contrariétés que vous font éprouver des mois
entiers de calme ou de mauvais temps? Si encore, dans votre ennuyeuse
carrière, quelques incidens inattendus, quelques espérances de gloire,
venaient varier la monotonie de votre existence! Mais non, rien, rien
que des tempêtes en temps de paix, et Dieu sait ce que c'est qu'une
tempête! c'est toujours la même chose: de grands coups de roulis et
quelques grosses lames qui viennent tomber à bord!

--Et vous appelez cela rien?

--Sans doute. M'avez-vous vu, par exemple, frémir le moins du monde,
pendant la première bourrasque que nous avons essuyée en sortant du
Détroit? Voyons, rendez-moi justice; ai-je sourcillé en face du coup de
vent qui menaçait de nous démâter? Pendant que vous étiez dans l'anxiété
en attendant l'événement, je riais avec nos jolies passagères,
presqu'aussi résignées que moi. Et cependant, avant de m'embarquer, on
m'avait fait redouter la mer et ses fureurs, le naufrage et ses
angoisses. Tenez, mon cher commandant, cela soit dit sans vouloir
diminuer votre mérite; votre mer ressemble un peu à ces bâtons flottans
du Bonhomme:


     De loin c'est quelque chose, et de près ce n'est rien.


--Ouf, dit le commandant à ce dernier trait d'ironie, je voudrais, pour
deux des doigts de ma main droite, être en temps de guerre, et tenir ce
gaillard-là à bord de ma frégate.

--Il n'est pas besoin de cela, reprend le confrère du commandant en
attirant à lui le vieux loup de mer irrité: votre passager n'est qu'un
mauvais fanfaron un peu soufflé d'orgueil et d'impudence. Rien n'est
plus facile à mystifier que les gens de cette espèce.

--Oh! pour celui-là, il est à mystifier ou à claquer; et si je ne puis
pas réussir à l'humilier, je sens là, au bout de mes cinq doigts, que
j'aurai recours aux moyens violens, car, je vous l'avoue, mon cher ami,
malgré la longanimité qu'il vient d'admirer si insolemment en nous, je
n'y tiens en vérité plus.

--Voyons, calmons-nous un peu, mon cher commandant. Si vous voulez bien
me laisser agir et vous prêter de bonne grâce au petit projet assez
plaisant que je viens de concevoir et qu'il nous est très-facile
d'exécuter, je vous promets une complète et risible vengeance.

--Disposez de moi, mon ami; tout ce que vous voudrez me faire faire pour
tirer raison de l'impudence de cet impertinent passager, sera exécuté à
la lettre par votre commandant. Parlez, vous vous entendez en malice
beaucoup mieux que moi, et sous ce rapport-là j'amène pavillon devant
vous.

--J'ai besoin de faire repeindre ma frégate. Depuis notre départ nos
équipages n'ont pas fait l'exercice à feu.... Permettez-moi, une belle
nuit et au premier petit coup de vent que nous éprouverons, de me
séparer de vous pour cinq à six jours.... Comprenez-vous mon projet?

--Oui, j'entrevois bien quelque chose.... Votre intention serait.... Oh!
je devine bien à peu près.... Mais expliquez-moi comment, par exemple,
vous....

--On nous écoule. Votre plénipotentiaire paraît même nous observer avec
curiosité; allons dans votre chambre concerter notre affaire. Là je vous
déroulerai tout mon plan de campagne, et nous conviendrons de tous les
faits.»

Les deux amis descendirent. Ils parlèrent bas assez long-temps, et à la
suite de leur entretien, qui dura près d'une heure, on les entendit rire
aux éclats. En montant sur le pont pour s'embarquer dans le canot qui
devait le ramener à bord de sa frégate, le commandant de _l'Albanaise_
serra joyeusement la main de son confrère, qui paraissait ne pas se
tenir d'aise, et qui lui répéta plusieurs fois, de manière à être
entendu de tout le monde: «Surtout, mon ami, n'oubliez pas que je vous
recommande de naviguer le plus près possible de moi.

--Soyez assuré, mon commandant, qu'il ne faudrait rien moins que de
bien mauvais temps ou qu'une forte avarie pour me faire abandonner mon
chef de file.»

Mais, après avoir prononcé ces paroles le plus haut qu'ils avaient pu,
l'un dit tout bas à l'oreille de l'autre: «Dans huit jours, par les 4
degrés sud et les 15 ouest.... C'est entendu.»

A la mer, en effet, deux navires se séparent et conviennent de se
retrouver à tel point du globe, à peu près comme deux amis se donnent
rendez-vous, à Paris, dans telle ou telle partie du Palais-Royal ou du
jardin des Tuileries.

Les deux frégates amies, quelques quarante-huit heures après la dernière
entrevue de leurs commandans, éprouvèrent dans la nuit une forte brise
qui les força de naviguer sous leurs huniers au bas ris. Les passagers,
un peu secoués dans leurs cabanes, crurent qu'il s'agissait d'une
tempête; mais, malgré l'émotion qu'il ressentait, le plénipotentiaire
pensa qu'il devait faire bonne contenance aux yeux du commandant devant
qui il s'était mis dans la presque obligation de montrer du calme et du
courage. Il monta sur le pont. L'obscurité était profonde. On
distinguait à peine, de temps à autre, le fanal de poupe de
_l'Albanaise_, balloté par les grosses lames et errant sur les flots
plaintifs, comme ces feux qui, pendant les orages nocturnes, se
balancent au-dessus des abîmes dont les funèbres échos rejettent aux
vents le bruit de la foudre qui gronde au loin.

La nuit se passe: le calme renaît avec le jour, et la mer, encore un peu
agitée, laisse voir à l'horizon, comme de hautes montagnes qui
s'écroulent, les vagues qu'a soulevées pendant quelques heures
l'impétuosité de la brise. L'officier de quart recommande aux premiers
matelots qui montent en vigie sur les barres, de regarder au large pour
tâcher de découvrir _l'Albanaise_. Les matelots promènent attentivement
leurs regards sur la vaste étendue de mer au centre de laquelle ils
sont perchés sur les barres de _catacois_.... Ils n'aperçoivent rien....
L'_Albanaise_ a disparu dans la nuit, mais par quel motif? Le coup de
vent n'a pas été assez fort pour lui occasioner des avaries! Elle n'a
fait, au moyen de ses fanaux, aucun signal de détresse! S'il lui était
arrivé quelque accident qui eût pu exiger le secours de sa _conserve_,
elle n'aurait pas manqué de tirer un coup de canon, dans le cas où
l'obscurité n'aurait pas permis d'apercevoir ses feux.... Qu'est-elle
donc devenue?

La disparition de la frégate donna lieu, comme on doit bien le penser, à
mille conjectures, à mille objections à bord de _la Bramine_. On
attendit l'arrivée du commandant sur le pont, pour tâcher de lire sur sa
physionomie l'effet que produirait la nouvelle de l'absence de sa
compagne de route.

«Si notre commandant n'est pas surpris quand on lui annoncera cela,
disaient les matelots, c'est une preuve qu'il aura permis à
_l'Albanaise_ de lui brûler la politesse.

--Mais s'il se montre étonné du coup de temps, répondaient d'autres
matelots, quel signe ce sera-t-il?

--Ce sera signe que _l'Albanaise_ aura été obligée de nous quitter par
force majeure.»

Le commandant paraît sur le pont à sept heures du matin.

L'officier de quart, après l'avoir salué respectueusement, lui apprit
qu'on ne voyait plus la frégate.

«A-t-on bien regardé partout de dessus les barres? reprend le commandant
avec vivacité, et en feignant un air d'inquiétude.

--Partout, commandant: moi-même j'y suis monté pour parcourir avec ma
longue-vue tous les points de l'horizon. Je n'ai rien aperçu.

--Diable! diable! c'est contrariant.... Que lui sera-t-il donc
arrivé?...» Tout l'équipage prit un air inquiet. Les passagers et les
passagères arrivèrent bientôt sur le pont, et en voyant toutes les
figures se rembrunir, ils se mirent aussi à prendre un air soucieux. On
ne parla plus de _l'Albanaise_ qu'à voix basse et toujours en arrière du
commandant. Le vieux marin avait au mieux joué son rôle.

Six à sept jours se passent sans qu'on revoie la fidèle compagne de _la
Bramine_; chaque matin les hommes placés en vigie se crèvent les yeux
pour découvrir quelque chose à l'horizon, et chaque matin _la Bramine_
fait de la route, et l'on finit par oublier _l'Albanaise_, sur laquelle
on ne compte presque plus. Le plénipotentiaire, ce passager qui va si
mal au vieux commandant, s'avise encore de lancer quelques épigrammes
sur la séparation forcée des deux frégates, et sur l'insuffisance des
moyens qu'a l'homme de mer à sa disposition pour lutter contre la
puissance ou le caprice des élémens. Le commandant enrage toujours; mais
il sait se contenir pourtant, car il espère bientôt se venger de la
crânerie de son insupportable passager. L'heure de la vengeance, en
effet, va sonner.

Un beau jour, vers midi, les officiers, armés de leurs cercles de
réflexion ou de leurs sextans, observent la hauteur du soleil qui darde
perpendiculairement ses rayons sur les tentes qui abritent les
gaillards. On est par 4 degrés de latitude sud. Bientôt on fait le
point, et l'on trouve que la longitude est de 15 degrés et quelques
minutes ouest.

Le commandant, après s'être entretenu un moment avec l'officier de route
chargé des montres marines, se promène sur le pont; il laisse échapper
des mouvemens d'impatience.

La vigie du grand mât crie: _Navire_!

Toutes les têtes se dressent.

Le commandant continue de se promener, mais en riant sous cape, et en
faisant demander où se trouve le navire aperçu. La vigie répond: _Par le
bossoir de tribord_!

Tous les regards se portent sur les flots dans la direction indiquée.

Le navire approche: il est gros. _La Bramine_ manoeuvre de manière à
aller à sa rencontre. On n'est plus, au bout de quelque temps, qu'à une
lieue de lui. Alors on l'observe.

«Ne serait-ce pas _l'Albanaise_? disent d'abord ceux qui croient avoir
les meilleurs yeux.

--Mais _l'Albanaise_ a un grand bord blanc et des mâts de catacois
garnis, tandis que celui-ci est peint tout en noir et n'a que des mâts
de perroquet à flèche.

--Cependant c'est bien une frégate que ce bâtiment!

--Et n'y a-t-il que _l'Albanaise_ qui soit une frégate?»

Les officiers, qui tiennent leurs longues-vues braquées sur le navire
qui s'avance toujours, ne prononcent pas une seule parole. Les passagers
sont dans l'anxiété en voyant le commandant examiner avec une certaine
préoccupation la manoeuvre du bâtiment dont on n'est plus qu'à deux
portées de canon.

Le plénipotentiaire s'avance alors: «Commandant, que dites-vous de la
rencontre que nous venons de faire? Ne serait-ce pas par hasard notre
infidèle qui nous revient? Plusieurs de nos hommes croient reconnaître
_l'Albanaise_ dans ce grand navire si noir et d'une allure si
lugubre....»

Le commandant ne répond rien à l'importun questionneur. Il ordonne au
chef de timonerie de hisser le pavillon français.

Le grand pavillon monte rapidement au bout de la corne de _la Bramine_.

Le grand bâtiment noir répond à ce signal en hissant un long pavillon
rouge dont la queue va se jouer sur sa poupe.

«Que diable cela signifie-t-il?» s'écrie le commandant en regardant son
lieutenant.

Le lieutenant hausse les épaules en faisant une grimace qui signifie:
«Ma foi, je n'en sais rien.»

_«Branle-bas général de combat!»_ dit le commandant.

Le premier lieutenant ajoute: _«Chacun à son poste: les gens de la
batterie à la batterie, les gens de la manoeuvre à la manoeuvre.»_

Les officiers et les aspirans de la batterie descendent. Les autres
courent à leurs pièces sur les gaillards. Il se fait à bord un
remue-ménage qui surprend assez désagréablement les passagers. Quelques
minutes après l'ordre donné, le lieutenant annonce au commandant que
tout est prêt pour le combat.

«Messieurs les passagers, et vous mesdames, dit le lieutenant en
s'adressant au groupe des voyageurs plantés mornes et silencieux sur le
gaillard d'arrière, voudriez-vous descendre dans la cale ou dans la
sainte-barbe, pour ne pas gêner la manoeuvre ou pour vous rendre utiles,
si vous le voulez, au pansement des blessés ou à la distribution des
poudres?

--Mais monsieur, dit le plénipotentiaire, je demanderai à monsieur le
commandant la faveur de rester encore un peu sur le pont, après avoir
conduit ces dames en lieu de sûreté?»

Le commandant ne répond rien: il a bien autre chose à faire que de
s'occuper de monsieur son passager!

Celui-ci descend dans le faux-pont avec madame son épouse. En passant
dans la batterie, il voit une centaine de gaillards rangés le long d'une
file de canons bien démarrés et bien chargés. Les mèches sont allumées:
les officiers se promènent le sabre en main, sans dire mot. Un parfum de
poudre et une odeur de carnage semblent déjà se répandre dans cette
batterie si longue et si basse. Le passager se rend dans le faux-pont.
Là c'est bien un autre spectacle! Trois chirurgiens, les manches
retroussées, préparent, sur une longue table couverte de charpie et de
bandelettes, leurs larges couteaux et leurs scies à amputation. Ils se
disposent à nager dans le sang qui va couler. L'un d'eux, à l'aspect de
notre ambassadeur, lui dit en plaisantant, et en lui montrant un couteau
bien affilé: «Eh bien! monsieur l'ambassadeur, est-ce vous qui
m'étrennerez?...» Le passager sourit, mais du bout des lèvres, pour
accueillir cette saillie le plus gaîment possible. Mais il fait
comprendre, par un signe, à l'Esculape goguenard, qu'il ne faut pas
effrayer les dames qui viennent chercher un refuge dans la cale.
L'Esculape se tait; mais, comme on dit proverbialement, il _n'en pense
pas moins_ sur le compte du passager, qui paraît un peu ému.

Après avoir placé ses dames en sûreté, l'ambassadeur remonte sur le
pont, en passant toutefois par l'escalier de l'avant, car l'aspect des
instrumens de chirurgie étalés sur l'arrière du faux-pont a produit sur
lui une impression désagréable. Tous ces cadres tendus pour recevoir
blessés, tant d'hommes qui sont encore si bien portans, si pleins
d'ardeur, lui font faire des réflexions pénibles. Il aime mieux encore
voir l'appareil du combat dans toute sa majesté, que tous ces
préparatifs qui n'attestent que trop les tristes réalités qui
accompagnent les illusions de la gloire.

En montant sur le pont et en regagnant le gaillard d'arrière, il
s'aperçoit que la scène est changée: le navire, qu'il avait quitté à
quelques portées de canon, n'est plus qu'à une portée de fusil de la
frégate. Les deux bâtimens s'observent en continuant silencieusement
leur route parallèle. La mer, qu'ils font clapotter le long de leurs
bords, est douce et tranquille; la brise se joue dans le pavillon et les
voiles qu'elle enfle gracieusement. Quel repos et quelle harmonie sur
les flots, dans les airs et sous le ciel! Et c'est au sein de ce calme
si délicieux que deux équipages vont bientôt se massacrer, que le sang
humain va rougir la blanche écume des vagues que ces deux navires
sillonnent encore en paix.... Cette idée fait frémir notre passager;
mais il la repousse comme une faiblesse: il se passe la main sur le
front comme pour chasser loin de lui toute pensée indigne du courage
dont il veut faire preuve.... Il observe le commandant, dont l'air est
calme, dont la contenance est ferme.

«Eh bien! mon brave commandant, que pensez-vous que puisse être ce
navire?

--Je ne pense rien, mais je me prépare à tout événement.

--Ce n'est probablement qu'une frégate anglaise?

--Ou quelque pirate qui nous prend pour un bâtiment de la compagnie.

--Mais je ne savais pas que les pirates eussent des frégates!

--Et que croyez-vous donc qu'ils fassent des frégates qu'ils prennent?

--Les pirates ont donc pris quelquefois des frégates?

--Pourquoi pas, quand ils rencontrent des capitaines plus disposés à
amener qu'à se faire sauter!»

L'entretien n'alla pas plus loin: le commandant ne paraissait guère
disposé d'ailleurs à prolonger la conversation: d'autres soins
réclamaient toute sa sollicitude.

Il ordonne à son second de faire envoyer un coup de caronade pour
assurer le pavillon français.

Le coup de caronade part avec fracas. Personne ne dit mot à bord: c'est
à l'artillerie seule et au commandant de parler.

La frégate au pavillon rouge répond à _la Bramine_, en lui lançant un
coup de canon dont le boulet va ricocher sur l'arrière de celle-ci.

«Ils pointent bien mal, ces gaillards-là! dit le commandant; pointons
mieux, mes amis: _Feu tribord_!»

Une détonation épouvantable jaillit du flanc droit de _la Bramine_:
c'est un volcan qui vient de vomir la flamme de ses entrailles
brûlantes, sur les flots que couvre un nuage épais de feu et de fumée.

La frégate ennemie n'attendait que cette volée. Elle riposte sans perdre
une seconde. La canonnade est engagée. On n'entend plus que la voix des
deux commandans qui mugit, majestueuse et solennelle, dans de longs
porte-voix: _Feu! feu partout_!

Les pièces sont halées dedans une fois qu'elles ont fait feu: on les
charge pour les pousser vivement aux sabords et pour faire feu encore.
Feu toujours, et toujours feu! A peine songe-t-on à la manoeuvre des
voiles. On s'aperçoit seulement que _la Bramine_ a masqué son
grand-hunier pour se canonner plus à l'aise avec son ennemie, qui de son
côté a aussi mis en panne. Quelle situation!

Notre ambassadeur, qui jusque là avait perdu l'usage de ses sens,
retrouve bientôt toute la force de ses jambes, au moins, pour regagner,
non pas le fond de la cale, où il a placé les passagères, mais bien la
sainte-barbe. La soute aux poudres est un lieu aussi sûr que la cale,
et en se transportant là, il pourra au moins éviter la honte de se
représenter pendant le combat aux yeux de ses dames; et d'ailleurs, en
aidant les cambusiers et les non-combattans à distribuer des gargousses
aux mousses, il saura se rendre utile. Il court donc à la sainte-barbe
en traversant les nuages de fumée qui remplissent la batterie. Au
brusque mouvement qu'il fait pour se jeter en double dans cette espèce
de sépulcre qu'éclaire un large fanal cadenassé, un vieux canonnier
invalide se retourne et reconnaît notre ambassadeur.

«Mettez-vous à côté de moi, dit l'invalide; ils ont besoin de munitions
là-haut, _nous leur-z-en donnerons tant qu'ils en voudront_.»

Le plénipotentiaire se met à passer des gargousses; mais son voisin
remarque que ses blanches mains tremblent un peu. Il cherche à le
rassurer en causant avec lui assez familièrement. Rien ne vous nivèle
mieux les conditions humaines que l'approche ou l'apparence du danger
commun.

«Monsieur l'ambassadeur, il y a un grand bruit là-haut, et on manoeuvre.

--On manoeuvre!

--Oui; c'est sans doute cette chienne de frégate qui veut nous prendre
en poupe. Mais notre vieux commandant est manoeuvrier aussi, et il ne se
laissera pas _juguler_ comme ça.... Tenez votre gargousse plus haute que
ça un peu, et élongez-moi bien vos bras, monsieur l'ambassadeur....
Entendez--vous le boucan sempiternel qu'ils font sur le pont?

--Oui, j'entends des cris!... Qu'est-ce donc?...

--C'est l'abordage peut-être.... Écoutez, écoutez.... Non.... on crie
_aux pompes_! C'est comme si la frégate avait reçu, vous entendez bien,
des boulets au-dessous de la flottaison. C'est bon ça: c'est pour former
nos jeunes gens à l'exercice.

--Mais non, il me semble que c'est _au feu_! qu'on crie....

--Ah! C'est vrai! c'est comme s'il y avait le feu sur l'arrière du
navire, voyez-vous....

--L'eau! le feu! le vent! Mais on n'est donc en sûreté nulle part à bord
d'un bâtiment qui combat?

--Oui, en sûreté! ah bien oui! J'ai vu un agent comptable tué, sans vous
faire tort, où vous êtes dans la sainte-barbe, à bord de la frégate _la
Clorinde_.... Mais qu'ont-ils donc à gueuler de cette manière?... Est-ce
qu'on ne commande pas de noyer les poudres!

--Ah! mon Dieu! noyer les poudres! Et nous aussi peut-être!

--Ne craignez rien; si c'était pour de bon, nous aurions sauté dans
notre trou à poudre, avant d'être noyés.... V'là que ça se calme, v'là
que ça se calme!... Attendez, je vas bientôt savoir ce que c'est
(_mettant la tête au panneau_).... Eh bien! bigres de mousses, pourquoi
est-ce que vous ne demandez plus de poudre et que vous restez là, dans
la batterie, comme des épiciers retraités avec vos gargoussiers vides?

--Père La Frimousse, c'est qu'on va battre le roulement; le commandant a
dit de cesser le feu.

--Déjà!... Ah! c'est que l'autre frégate aura amené pour nous qui sommes
la commandante. Tant mieux, autant de tués que de blessés, il n'y a
personne de mort.»

Le roulement se fit effectivement entendre. L'officier commandant la
batterie ordonne de taper et amarrer les canons. Au son roulant des
tambours, le calme le plus parfait succède au fracas qui, pendant près
d'une heure d'effroi, a retenti aux oreilles de notre ambassadeur niché
encore dans la soute aux poudres. Mais, le combat fini, il se dispose à
se présenter aux yeux du commandant... aux yeux du commandant, si
toutefois il vit encore, car dans ce combat acharné bien des braves gens
ont dû périr.... N'importe, il faut que notre ambassadeur s'assure par
lui-même de ce qui s'est passé au dehors pendant sa longue absence....
Le canon ne ronfle plus: il sort lestement de la sainte-barbe, le nez et
les mains barbouillés de poudre, l'habit tout noirci, la cravate toute
défaite. Le désordre de sa toilette n'attestera que mieux la part active
qu'il a prise à l'affaire.... Il traverse la batterie en détournant les
yeux, de peur de frémir à l'aspect du sang répandu, et de voir le
désordre que les boulets ennemis ont exercé dans la coque du
bâtiment.... Là cependant rien n'est changé. Des matelots ou des chefs
de pièces fredonnent gaîment un petit air, en amarrant leurs canons,
restés en parfait état. Des novices fauberdent le pont de la batterie,
sous la surveillance des quartiers-maîtres, qui leur indiquent l'endroit
d'où il faut faire disparaître les taches de poudre.... L'ambassadeur
enfin arrive sur le gaillard d'arrière: il cherche avec anxiété son
commandant: il le demande aux timoniers placés flegmatiquement à la roue
du gouvernail.

Un d'eux lui répond avec indifférence: «Le commandant, monsieur? le
voilà qui se promène sur les passavans avec le commandant de
_l'Albanaise_.

--Avec le commandant de _l'Albanaise_!» s'écrie le plénipotentiaire.

Et en effet, _l'Albanaise_, la grande frégate noire, la frégate pirate à
laquelle on venait de livrer combat, naviguait côte à côte avec sa
compagne _la Bramine_, qu'elle venait de rallier après huit jours de
séparation. Le diplomate passager est furieux; il aborde son commandant
en prenant une attitude menaçante qui contraste singulièrement avec la
contenance calme et gaie du vieux capitaine:

«C'était donc une mystification, monsieur le commandant, que votre
combat?

--Non, monsieur l'ambassadeur; c'était un exercice à feu: il y a huit
jours que la chose était convenue entre mon collègue de _l'Albanaise_ et
moi.»

Puis les deux commandans continuèrent à se promener en reprenant le fil
de la conversation que la brusque apparition du diplomate avait un
instant interrompue. Leur ton d'indifférence et leur air presque
méprisant durent humilier un peu sans doute notre pauvre diplomate, tout
barbouillé de poudre, tout froissé encore de l'humble attitude qu'il
avait été forcé de prendre dans sa chaude et sinistre sainte-barbe. Mais
qu'y faire?

Depuis ce jour il n'adressa la parole à son vieux commandant que pour
lui exprimer l'admiration que lui inspirait le dévoûment sans faste des
bons et intrépides marins.




BARBE-ROUGE.


Le vaisseau de ligne _le Trophée_ avait déployé dès le matin son grand
pavillon national sur l'arrière, et dès le matin aussi un autre pavillon
tricolore flottait sur son beaupré. Quoique ce jour fût un jour
ordinaire de la semaine pour les autres bâtimens de l'escadre, c'était
une fête pour le vaisseau _le Trophée_: on passait la revue à son bord;
trois mois d'arrérage devaient être payés à l'état-major et à
l'équipage.

Dès la veille de ce jour solennel, la grande chambre des officiers avait
été disposée, dans la batterie de 18, à recevoir le commissaire aux
revues et ses commis. La cloison qui sépare cette chambre du reste de la
batterie avait été enlevée. Des pavillons de toutes couleurs
tapissaient, autour d'une longue table, les parois de l'arrière; et les
quatre grosses pièces de canon, circonscrites dans l'enceinte de la
chambre, avaient été cachées sous la riche étamine de la première série
de signaux, pour ne pas trop effrayer les officiers administratifs, sans
doute, par l'aspect d'un appareil guerrier qui s'accorde du reste assez
mal avec les fonctions des honnêtes comptables qui viennent compter de
l'argent à l'équipage.

Tous les matelots avaient revêtu de très-bonne heure leur habit
d'apparat. Ils s'étaient lavé les mains et le visage avec un scrupule
tel que plusieurs tonneaux d'eau de mer avaient à peine suffi à ce
débarbouillage général. L'onde sur le sein de laquelle vivent les marins
est, comme on sait, la seule eau lustrale qu'ils connaissent dans leurs
cérémonies, et le plus précieux cosmétique qu'ils emploient dans leur
toilette.

A neuf heures, le commandant arrive à bord dans son élégante et rapide
yole[F].

[F] _Yole_, pirogue, embarcation légère à rames et à voiles.

Le maître d'équipage, à l'approche de cette embarcation dont un brillant
pavillon couronne l'arrière, donne un long coup de sifflet qu'il fait
suivre de ce commandement solennel:

«Élonge une amarre au canot à tribord!»

Le patron du commandant, avant d'accoster le vaisseau, fait faire un
grand circuit à la yole qu'il gouverne avec grâce et pourtant avec
gravité!

Le maître d'équipage, perché sur la drôme, au pied du grand mât, reprend
son sifflet qu'il fait roucouler une seconde fois, et puis il commande:

«Passe deux hommes sur le bord à tribord.»

Le commandant monte lestement le long escalier pavoisé de tapis bleus
bordés de rouge. Il salue son capitaine de frégate et l'officier de
garde, qui le reçoivent, selon le cérémonial usité en pareil cas; il
passe devant la garde alignée sur le gaillard d'arrière, l'arme au pied;
le tambour, prêt à battre, ne bat pas: c'est l'étiquette du bord, car là
on mesure les honneurs à rendre avec autant d'intégrité que si c'était
de l'argent que l'on comptât.

Le commandant passe dans sa chambre: son capitaine de frégate le suit en
papillonnant sur ses traces.

Après la yole commandante arrive l'embarcation qui porte à bord le
commissaire aux revues et ses gros livres, l'agent comptable du
vaisseau et ses états de paiement. On reçoit le commissaire avec moins
de gravité que le commandant, mais pourtant avec distinction: c'est
l'homme essentiel du jour.

Tous les officiers d'administration déjeûnent chez le commandant: c'est
de règle. Ils se frottent les mains en sortant de table, jettent un
coup-d'oeil sur le gréement du vaisseau, qu'ils trouvent admirable,
quoiqu'ils ne s'y connaissent pas du tout: c'est l'usage.

A dix heures on descend dans la batterie. Le commissaire se place au
centre de la table qu'on lui a préparée. A ses côtés s'asseyent le
commandant, le capitaine de frégate, l'agent comptable du vaisseau, les
commis qui escortent le commissaire, les officiers du bord et _tutti
quanti_ enfin.

L'appel va se faire. Toutes les oreilles se dressent. On écoutera les
réclamations: chacun se dispose à en faire on à chercher comme il s'y
prendra pour présenter la sienne. Les maîtres, contre-maîtres,
quartiers-maîtres et les matelots de première classe se pressent sur
l'arrière de la batterie au-dessous de la cloison qui indiquait, la
veille, la place de la grande chambre. Le commissaire va appeler son
monde: attention!

«Jean-Marie-Pierre-Chrétien Lemalennec, premier maître de manoeuvre.

--Présent, mon commissaire!

--A 90 fr. par mois, trois mois: 270 fr.

--C'est ça, mon commissaire.

--Marie-Paul-Christophe Lapierre, dit _Recouvrance_, maître calfat.

--Présent-z-à l'appel.

--A 80 fr.: 240 fr.

--Pardon, monsieur le commissaire, mais j'ai une réclamation.... J'ai
navigué deux mois d'à bord _la Circé_, un mois et demi d'à bord
_l'Aculon_ (_l'Aquilon_), ceci me fait trois mois et demi, sous votre
respect.

--Mais, mon ami, on ne paie actuellement que les trois mois qui vous
sont dus à bord _du Trophée_.

--Ça ne fait pas moins trois mois et demi de dus, sans vous offenser,
mon commissaire, car je serais bien fâché de vous dire une parole plus
haute l'une que l'autre.»

Le maître d'équipage prend alors la parole à demi-voix, et s'adressant à
son confrère:

«Vous ne voyez donc pas, maître Recouvrance, que vous ne savez pas ce
que vous dites actuellement: on vous doit bien trois mois et demi,
mais....

LE CAPITAINE DE FRÉGATE. Vous lui expliquerez tout cela plus tard,
maître Chrétien. A un autre!

LE COMMISSAIRE. Justin-Emile Le Goarant, maître charpentier.

--Présent!»

Il passe, et l'appel se continue ainsi. Aux masses qui ont répondu
_présent_, succèdent d'autres masses de matelots qui viennent faire leur
apparition dans le sens de l'échelle descendante des grades du bord.

On est bientôt aux matelots à 24 francs par mois.

La voix un peu fatiguée du commissaire appelle _Job, Pierre, Lebras_!

A ce nom personne ne répond: Présent.

Le maître d'équipage promène, les bras croisés, ses deux grands yeux
noirs sur le groupe de matelots à 24, placé à sa gauche...: «Eh! bien,
s'écrie-t-il, répondras-tu aujourd'hui, _Barbe Rouge_? en s'adressant à
un gros matelot tout hébété.

--Plaît-il, maître? répond cette espèce d'homme, en baissant la tête et
en s'approchant timidement du maître d'équipage, le chapeau à la main.

--Réponds au commissaire qui t'appelle, animal.»

L'homme ne dit mot.

LE COMMISSAIRE. Voyons, mon ami, comment vous nommez-vous?

L'HOMME. _Barbe-Rouge_!

LE COMMISSAIRE. Mais quel est votre nom de famille?

L'HOMME. Barbe-Rouge!...

LE MAÎTRE D'ÉQUIPAGE. Monsieur le commissaire, Barbe-Rouge c'est son nom
de bord, son sobriquet, quoi! Il y a dix ans que je le connais, et on ne
l'a jamais appelé que comme ça. Excusez-le, mais il est un peu petit
d'esprit.

UN MATELOT, _prenant la parole_. Mon commissaire, son nom de famille
c'est Job-Pierre Lebras. Je suis de son pays, porte à porte avec lui. Il
est imbécile de son naturel.

UN CONTRE-MAÎTRE D'ÉQUIPAGE: A présent que tu sais ton nom, réponds donc
à l'appel, et file. Voyons, dis: _Présent_!

L'HOMME. Présent!

LE COMMANDANT. Ne rudoyez pas ce malheureux. Faites-lui comprendre qu'il
n'a plus besoin de rester là, et qu'il peut maintenant s'en aller.

Le pauvre Barbe-Rouge, en s'éloignant, jeta un coup-d'oeil timide et
bas sur son commandant, un coup-d'oeil qui semblait dire: Commandant, je
vous remercie! Il n'y a que vous ici qui ayez pitié de ma stupidité!

Quel était donc cet infortuné _Barbe-Rouge_, le _pâtira_, le
souffre-douleurs de tout l'équipage _du Trophée_? Un misérable orphelin
que, tout enfant encore, on avait jeté à bord du premier navire venu, et
qui, presque idiot, avait fini par oublier, avec le temps, sa famille,
son pays, et jusqu'à son propre nom. Son poil roide et rubéfié lui avait
fait donner le sobriquet de _Barbe-Rouge_. Les taquineries de ses autres
camarades avaient réussi à rendre sa stupidité native, presque complète,
et cependant Barbe-Rouge était parvenu à devenir, à l'âge de 27 à 28
ans, matelot à 24 francs par mois! Comment cela s'était-il fait? Par
protection?--Est-ce à bord que les imbéciles trouvent des
protecteurs!--Par intrigues?--Est-ce encore à bord que les imbéciles
peuvent intriguer!--Par l'effet d'un mérite caché, d'une utilité
spéciale peut-être? Oui certes, car Barbe-Rouge avait un mérite à lui,
et avait réussi plusieurs fois à se rendre utile à bord. Le malheureux
possédait la vertu caractéristique d'un chien de Terre-Neuve, et cette
vertu canine l'avait fait remarquer parmi les hommes de son espèce: tant
il est vrai qu'il est des humains qui seraient bien mieux placés qu'ils
ne le sont dans la société, s'ils pouvaient posséder les qualités qui
distinguent la plupart des animaux.

Barbe-Rouge nageait comme un poisson, et en cherchant bien, peut-être
aurait-on découvert, sous les sales vêtemens qui le recouvraient, une
peau de marsouin ou des écailles de dorade, et cette disposition
phénoménale aurait donné à peu près la mesure de l'intelligence de ce
pauvre diable. Il n'articulait qu'avec peine quelques syllabes de
bas-breton, et encore fallait-il prononcer plusieurs fois devant lui les
mots qu'on s'amusait à lui faire balbutier. Il vivait, à bord, de tout
ce qu'on laissait dans les gamelles, et sa voracité égalait au moins sa
malpropreté. Un coup de pied d'un côté, une taloche de l'autre, étaient
tout ce qu'il recevait en échange des privautés qu'il cherchait à se
permettre avec les gens qui s'égayaient de sa crédulité et de son
ignorance. La seule passion qu'il parût connaître, c'était l'amour, le
goût immodéré des liqueurs spiritueuses; mais quand il avait bu, son
ivresse n'avait rien de plaisant: c'était un animal repu, pas autre
chose. Pour une bouteille d'eau-de-vie, on le faisait plonger de dessus
la grand'vergue, sous la quille du vaisseau, et quelques minutes après
on le voyait reparaître de l'autre bord du navire, après avoir parcouru
une distance de soixante pieds sous l'eau, et avoir atteint une
profondeur de cinq à six brasses.

Un homme, un objet de quelque valeur ne tombait jamais à la mer sans que
Barbe-Rouge ne fit son devoir. Il s'élançait à l'eau quelque temps qu'il
fit, plongeait, disparaissait un moment, et, le moment d'après, on le
voyait revenir, triomphant des vagues et des dangers, tenant dans ses
bras l'homme ou l'objet qu'il était parvenu à retirer des flots. C'était
alors seulement qu'il était beau à contempler. Il ne devenait
véritablement homme que lorsqu'il devenait poisson, dauphin, ou chien de
Terre-Neuve; et ce n'était qu'alors aussi qu'il paraissait éprouver un
sentiment d'orgueil qui le rapprochât de la dignité de l'espèce humaine.
Mais, une fois hors des lames et loin du danger, il redevenait
Barbe-Rouge en montant à bord ou en touchant la terre du bout de ses
larges et vilains pieds. Sa figure n'était bonne à encadrer qu'au-dessus
des flots en courroux.

Plusieurs de ces beaux traits de dévoûment que notre homme-poisson avait
accomplis par instinct beaucoup plus que par vertu, lui avaient mérité
la paie de matelot à 24 francs. On le gardait à bord comme une _bouée de
sauvetage_, comme un objet utile dont l'entretien coûte quelque chose;
mais aucun des hommes de l'équipage ne le regardait bien certainement
comme un de ses égaux.

Nous avons déjà parlé du contre-maître qui, le jour de la revue, avait
un peu rudoyé Barbe-Rouge au moment où celui-ci ne répondait pas à
l'appel du commissaire. Cet officier marinier avait, depuis long-temps,
conçu pour notre animal amphibie une antipathie qui se manifestait le
plus souvent par de grands coups de poing et quelques bonnes giffles,
comme autrefois savaient si bien en administrer les maîtres d'équipage.

Un jour, le commandant, que le hasard avait rendu témoin des mauvais
traitemens du contre-maître envers Barbe-Rouge, ordonna sévèrement au
supérieur de ne plus frapper son indigne subalterne.

Le pauvre Barbe-Rouge ne sut remercier son commandant qu'en se jetant à
genoux et en tournant vers lui des yeux mouillés des larmes les plus
étranges qu'on eût encore vues couler. C'était la première preuve de
sensibilité qu'eût donnée Barbe-Rouge, et le commandant en fut attendri.
Il prit le malheureux sous sa protection.

Mais depuis ce moment-là aussi la haine déjà assez prononcée du
contre-maître redoubla de violence.

«Le commandant, lui disait-il chaque jour, m'a défendu de te frapper.
C'est bien, et j'obéis; mais je te pousserai si rudement que le coeur
t'en fera mal!»

Je vous laisse à penser si Barbe-Rouge était rudement poussé!

Une fois le contre-maître surprend de grand matin celui qu'il appelait
sa bête noire récitant, du mieux qu'il le pouvait, une prière à voix
haute.

«Qui pries-tu là,-espèce de vilain chrétien?

--Je prie le bon Dieu, répond Barbe-Rouge.

--Et qu'as-tu à lui demander, à ton bon Dieu?

--Que vous tombiez un jour à la mer.

--Ah! oui, pour me mettre le pouce sur la lumière, n'est-ce pas?
Attends, chien d'imbécile, que je te pousse encore une bonne fois, pour
t'apprendre à avoir actuellement la langue aussi bien _démarrée_.»

Barbe-Rouge fut poussé ce jour-là comme jamais il ne l'avait encore été
par la terrible main de son persécuteur.

Mais les voeux que l'opprimé adressait au ciel, peut-être pour la
première fois, ne tardèrent pas à être exaucés.

Peu de temps après cette scène, la chaloupe du _Trophée_ fut envoyée, à
quelque distance du bord, lever une des ancres du vaisseau. Le
contre-maître commandait la corvée chargée de cette opération. L'ancre
levée, se trouvant un peu trop pesante pour la chaloupe, surchargeait
tellement l'arrière de cette embarcation, qu'il suffit à la lame qui se
formait de faire _tanguer_ l'arrière pour que l'eau entrât à bord, et
pour que la chaloupe coulât à une encablure du bâtiment. Les
chaloupiers se trouvent livrés aux flots: ceux qui savent nager se
dirigent, en jouant des bras et des jambes, vers le vaisseau. On arme
tous les canots pour porter secours le plus promptement possible aux
trente ou quarante hommes qui flottent çà et là. Barbe-Rouge, depuis
long-temps placé sur le beaupré du _Trophée_, comme pour guetter les
mouvemens de la chaloupe, n'avait pas attendu le moment du danger
extrême pour prendre son parti. Bien avant que les canots du bord
fussent prêts à secourir les chaloupiers en péril, il s'était jeté tout
habillé à la mer, du haut du beaupré où il avait établi son
observatoire. Il nage en vrai marsouin, au milieu des malheureux qui se
débattent contre les lames; il semble choisir les hommes qu'il veut
sauver les premiers. Le contre-maître, son ennemi, lutte contre la mer
qui va l'engloutir, en s'efforçant de se tenir quelques instans à flot.
Il étend ses bras convulsifs vers Barbe-Rouge. Sa voix, presque
étouffée par l'eau que sa bouche repousse encore, l'appelle, l'implore;
mais Barbe-Rouge passe auprès de lui sans daigner seulement le regarder:
il saisit tous ceux qu'il rencontre autour du contre-maître, et les
amène aux embarcations du vaisseau qui arrivent, à force de rames, sur
le lieu de l'événement. Le contre-maître disparaît à l'instant même où
le brigadier d'un des canots allait mettre la main sur lui.

Cinq à six hommes venaient d'être sauvés par Barbe-Rouge.

En revenant à bord du vaisseau, les embarcations déposent sur l'escalier
de commandement les chaloupiers qu'elles ont pu recueillir. Le
commandant s'informe du sort du contre-maître.

«Il a coulé, répond un des patrons des canots, justement à l'instant où
nous allions le haler en dedans.

--Et tu n'as donc pas pu le sauver, toi Barbe-Rouge?» demanda avec
vivacité le commandant.

Barbe-Rouge ne répond rien, mais il se jette de nouveau à la mer.... Il
plonge; il paraît chercher quelque chose à l'endroit où la chaloupe a
disparu. Au bout d'une demi-heure, il revient à bord avec un cadavre
qu'il a réussi enfin à retirer du fond des flots.

C'était le cadavre du contre-maître!

Le commandant, à cette vue, ne peut s'empêcher de s'écrier, en
s'adressant à Barbe-Rouge, avec plus de douleur encore que de vivacité:

«Pourquoi, malheureux, ne pas avoir fait, il y a une demi-heure, ce que
tu viens de faire à présent? il est bien temps!»

Ces paroles, prononcées avec un air de reproche à peine perceptible pour
les personnes les plus intelligentes, parurent produire un effet
inconcevable sur Barbe-Rouge. Comment cet homme, jusque là si insensible
au mépris qu'on avait pour lui et même aux mauvais traitemens dont on
l'accablait journellement, sembla-t-il comprendre si bien le sentiment
qui animait le commandant quand il lui adressa ces paroles dites
pourtant d'un ton qui n'avait rien de rude ni d'accusateur? La
bienveillance que seul, entre toutes les personnes du bord, le
commandant avait témoignée à Barbe-Rouge, avait-elle eu le privilège de
développer dans cette âme, jusqu'alors fermée à toutes les douces
émotions, une susceptibilité inconnue? Le coeur du malheureux
n'attendait-il qu'un touchant intérêt de la part de celui qu'il avait
aimé, pour éprouver le sentiment qui ennoblit le plus la nature humaine?
Que de secrets il reste encore à découvrir dans les profondeurs de
l'âme! Que d'hommes sont morts stupides, que l'on aurait pu arracher à
cette espèce de paralysie morale qui engourdit le coeur, si l'on avait
pu connaître les moyens de guérir leur âme, comme de savans médecins
savent guérir le corps de ces enfans difformes dont leur art parvient à
faire des hommes robustes et sains!

Cette sensibilité, à laquelle paraissait naître le pauvre Barbe-Rouge,
fut loin, hélas! d'être un bienfait pour lui: elle ne devint un bonheur
que pour tous ces matelots qui se faisaient, depuis si long-temps, un
jeu inhumain de le tourmenter comme un de ces animaux que l'homme a
soumis à ses cruels caprices.

Le vaisseau _le Trophée_ mit à la mer, emportant avec lui son brave
commandant, son ancien équipage, le sournois Barbe-Rouge, et toutes ces
vieilles habitudes et ces moeurs qui subsistent à bord d'un navire
depuis long-temps armé, comme au sein d'une société anciennement
constituée; cité mouvante et guerrière, peuple flottant qu'une vague
submerge tout entier, et que la volonté d'un seul homme gouverne
despotiquement sur l'immensité des mers indomptées!

Barbe-Rouge, depuis l'accident de la chaloupe, languissait à bord, mais
languissait comme l'aurait fait un chat ou un chien. Il ne mangeait
plus. C'était à ce signe que l'on reconnaissait surtout qu'il avait du
chagrin. Le médecin du vaisseau avait déclaré au commandant que son
sauvage protégé n'était pas malade, mais que le moral paraissait être
affecté chez lui. Le moral de Barbe-Rouge! qui jamais s'en serait douté!
Le commandant, après l'avoir interrogé sur ce qu'il éprouvait et n'avoir
pu obtenir de lui d'autre réponse que de grosses larmes, chercha à le
consoler par de bons traitemens. Peine inutile! l'infortuné Barbe-Rouge
dépérissait à vue d'oeil. L'idée d'avoir mérité, dans une circonstance
funeste, le reproche de son commandant, le déchirait comme un remords;
car cet idiot, qui jusque là paraissait être resté étranger à presque
toutes les douleurs et les jouissances de l'humanité, avait un remords.

Un jour le commandant ordonna, pendant le beau temps que le vaisseau
éprouvait depuis une semaine, de calfater les coutures du pont. On
appelle _coutures_ les interstices qui existent entre les planches dont
le pont est formé, et que l'on remplit avec de l'étoupe enduite de brai.

Pour faire cette opération, c'est-à-dire pour rebattre les _coutures_,
les calfats du bord préparèrent le brai sec dont ils avaient besoin, et
au moyen d'un boulet rougi à la cuisine ils faisaient fondre cette
espèce de résine dans des marmites en fer. Ce procédé est, à bord des
bâtimens, le plus prudent que l'on puisse employer; car avec un boulet
rougi il n'est guère possible de mettre le feu au brai, que l'on
s'exposerait à enflammer en le faisant chauffer sur des fourneaux.

Un large baril de brai avait donc été posé sur le pont que l'on
travaillait.

Par un de ces accidens qui arrivent souvent, malgré la prévoyance que
l'on apporte à les prévenir, il se fit qu'en chauffant le brai d'une des
marmites, un copeau, un morceau de toile ou de bois rippé, se trouva
toucher le boulet rouge. Cet objet prend feu au même instant. La flamme
qu'il produit se communique aux coutures fraîchement brayées. Cette
flamme voltige sur le pont du vaisseau, où partout elle trouve un
aliment. Elle gagne bientôt, au milieu de la confusion générale, le gros
baril de brai. On court, on se heurte, on crie: Au feu! on cherche le
moyen d'éteindre l'incendie. Il y a de l'eau partout; mais l'eau jetée
sur le brai qui flamboie irriterait encore l'ardeur de l'embrasement. On
demande du sable pour étouffer la flamme; on en cherche. C'est surtout
du baril de brai qu'il faut tâcher de se débarrasser à tout prix; on
jette des chaînes sur lui, pour l'entraîner le long des passavans et le
faire tomber à la mer. Le commandant sort tout ému de sa chambre, et il
voit avec effroi le désordre extrême qui règne sur le pont. Ses yeux
inquiets rencontrent, en ce moment d'anxiété, les yeux de Barbe-Rouge.
Celui-ci, comme s'il venait de puiser une inspiration dans les regards
que le hasard a fait tomber sur lui, court à son commandant: il saisit
une de ses mains, qu'il baise convulsivement, puis il se jette dans les
flammes qui cachent le baril de brai: il disparaît à tous les yeux, et
l'on voit aussitôt la masse des flammes se mouvoir du côté de
l'ouverture du gaillard, où est placé l'escalier de tribord. Le baril de
brai tombe à la mer éteint, étouffé dans les bras d'un matelot qui l'a
saisi comme pour lutter corps à corps avec lui. Ce matelot, c'était
Barbe-Rouge!

On amène précipitamment une embarcation à la mer. Le commandant crie:
«Sauvez-le! sauvez-le! ne perdez pas un seul instant, mes amis, je vous
en supplie...»

L'incendie, privé sur le pont de son principal aliment, est bientôt
étouffé sous les efforts de tout l'équipage.... L'embarcation mise à la
mer ramène à bord un corps défiguré et à moitié consumé, le corps de
Barbe-Rouge!

La mort de Barbe-Rouge venait de sauver le vaisseau _le Trophée_ et
l'équipage dont l'infortuné avait été presque toute sa vie le mépris et
la risée!




UN NÉGRIER.

SUPERCHERIE.


«Oh! de la goëlette, oh!

--Holà!

--D'où venez-vous?

--De Madagascar.

--De quoi êtes-vous chargés?

--Vous le savez bien!

--Répondez de suite, ou je vous coule! De quoi êtes-vous chargés?

--Eh bien, de bois d'ébène.

--Comment se nomme le navire?

--_L'Oiseau-Mouche_.

--Tenez-vous en panne, et aussitôt que vous aurez pris la remorque que
je vais vous faire _élonger_, vous _ferez servir_ et vous gouvernerez,
toutes voiles dehors, dans les eaux de mon brick.»

Cette conversation au porte-voix avait lieu à onze heures du soir, dans
les parages de l'Ile-de-France, entre un brick anglais et une petite
goëlette française, qui, chassée pendant douze à quinze heures par le
brick, avait été forcée d'amener, et de se rendre à l'opiniâtre croiseur
sous la volée duquel il n'aurait pas fait bon pour elle.

Le brick _le Sparrow_, après avoir pris le négrier capturé, à la
remorque, fait filer le long de son bord une embarcation montée de dix
hommes et d'un midshipman, chargé d'amariner la prise et de surveiller
l'équipage prisonnier.

En arrivant à bord de _l'Oiseau-Mouche_, le midshipman trouva un grand
homme brun à l'air mécontent, qui lui dit être le capitaine de la
goëlette. Vingt hommes de mauvaise mine l'entouraient. C'était son
équipage.

«Où alliez-vous? lui demanda le midshipman.

--A Bourbon. La goëlette est de Saint-Paul.

--Mais comment se fait-il que, parti de Madagascar et voulant vous
rendre à Bourbon, vous vous trouviez sur les attérages de
l'Ile-de-France?

--Comment se fait-il que l'on se trompe, et que quelquefois un coup de
vent vous jette où vous ne vouliez pas aller?

--Un coup de vent! Mais nous sommes à la mer depuis long-temps, et nous
n'en avons ressenti aucun.

--Tiens, parbleu! il vente dans des parages et il fait calme dans
d'autres! Qui sait d'ailleurs si le bon Dieu n'aura pas fait un ouragan
tout exprès pour moi, et du beau temps tout exprès pour vous autres
Anglais!

--Combien de Noirs avez-vous dans votre cale?

--Quatre-vingts à quatre-vingt-dix, plus ou moins. Vous les compterez
une fois à terre, car c'est à vous maintenant de prendre livraison de la
marchandise. Moi, je m'en bats l'oeil.

--Vous êtes bien heureux, capitaine, d'avoir été pris à une certaine
distance de terre.

--Oui, le beau f...tu bonheur! C'est le bonheur des chiens apparemment:
des coups de bâton. J'aurais été bien plus heureux si vous m'eussiez
laissé débarquer ma petite cargaison tranquillement.

--Oui, et si l'on vous avait saisi débarquant vos Noirs sur une terre
anglaise, on vous aurait pendu!

--Et que me fera-t-on actuellement?

--On vous emprisonnera tout au plus, pour la fin de vos jours.

--Croyez-vous donc qu'il ne valait pas mieux risquer la potence! Mais
définitivement je ne voulais pas attérir à l'Ile-de-France. C'est une
erreur ou le mauvais temps qui m'a jeté ici, et les Anglais ne peuvent
pas me punir pour m'être trompé ou pour avoir reçu un coup de vent. Ce
ne serait pas faire justice; et si l'on s'avisait de me pendre, mon
gouvernement réclamerait là-dessus, soyez-en bien sûrs.... Ce n'est pas
l'embarras, mon gouvernement à présent et rien du tout, c'est bien à peu
près la même chose.

--Pour justice, soyez tranquille; on vous la rendra. L'Angleterre est
toujours juste.

--Nous le verrons bien. Mais en attendant me voilà bloqué, moi et mes
gens. Je voudrais bien, je vous en donne ma parole, que, pour quelque
chose de bon, le diable vous confondît et qu'il n'en fût plus parlé!»

Là-dessus le capitaine de _l'Oiseau-Mouche_ alla se promener devant avec
son équipage, et le midshipman se mit à surveiller celui de ses
matelots qu'il avait placé pour plus de sûreté à la barre du gouvernail
de la goëlette.

La mer était un peu grosse. Le brick anglais, en tirant un peu fort sur
le grelin qui tenait la goëlette à la remorque, faisait de temps à autre
plonger ce faible bâtiment dans les lames qui s'élevaient entre les deux
navires. Vers une heure du matin, le midshipman cria à l'officier de
quart du brick qu'il était nécessaire d'alonger la remorque pour
soulager un peu la goëlette qui fatiguait. Cet avertissement fut écouté,
et sur le grelin qui liait déjà le bâtiment capteur au bâtiment capturé,
on ajusta un autre grelin. Par ce moyen la goëlette remorquée se trouva
à une assez grande distance du navire qui la traînait. Deux matelots
anglais, armés jusqu'aux dents, veillaient sur l'avant de
_l'Oiseau-Mouche_ pour prévenir les tentatives qu'aurait pu faire
l'équipage du négrier pour couper la remorque à l'endroit où elle était
amarrée.

«Savez-vous bien, disait le capitaine à son second, en faisant les
quatre à cinq pas que l'exiguité de l'espace lui permettait de
parcourir, savez-vous bien, Pinchaud, que nous courons là une bien
vilaine bordée?

--Mais vilaine! Oui, capitaine, pas trop belle! Nous risquons, à ce que
je me suis laissé dire, de faire bientôt le saut de carpe au bout d'un
morceau de bois.

--C'est _fichant_!

--Oui, et bigrement fichant! pour moi surtout qui entrais aujourd'hui
justement dans ma vingt-septième année.

--C'est qu'il n'y a pas là à tortiller! Pour avoir cherché à introduire
des esclaves sur une terre anglaise, la potence: c'est la loi..... Nous
aurions joliment fait notre beurre cependant, si nous avions eu le
hasard de mettre nos quatre-vingt-dix Malgaches à l'abri de la lame du
Ouest.

--Sans doute, mais que voulez-vous! Je n'ai jamais eu de réussite dans
ma vie, ni vous non plus, capitaine.

--Ah! coquin de sort, si nous pouvions tailler une petite soupe à ces
chiens d'Anglais qui sont à bord!... Voyez-vous comme ce gredin de brick
est loin de la goëlette, avec les deux grelins qu'il a amarrés bout à
bout pour nous remorquer!... Le diable m'élingue, rien que de les voir,
ça vous donne des envies....

--Oui, des envies _d'escapade_, n'est-ce pas? Pour moi, tenez, depuis
que vous venez de me dire ce que vous m'avez dit, je sens la plante des
pieds qui me brûle!... Regardez donc nos gens, capitaine, comme ils ont
la figure de travers, et la physionomie chavirée.... Les pauvres b...es!
La potence ne leur va pas mieux qu'à nous!

--Eh bien! Pinchaud, il faut leur porter la consolation en douceur dans
le tuyau de l'oreille, et leur remonter la mine. Mourir pour mourir,
c'est toujours risquer le même paquet, n'est-ce pas?

--Ah! mon Dieu oui; et on peut bien se donner, en fait de ça, l'agrément
du choix.

--En ce cas-là, écoutez-moi....»

Le capitaine parla bas alors à l'oreille de son second; et après avoir
échangé mystérieusement entre eux quelques mots auxquels ils
paraissaient attacher une grande importance, tous les deux allèrent
causer avec chacun des hommes de leur équipage.

On vit bientôt les hommes de la goëlette, réunis auparavant en groupes,
se disperser et se coucher, l'un sur le gaillard d'arrière, l'autre sur
l'avant, l'un au pied du grand mât, l'autre au pied du mât de misaine,
et les derniers enfin auprès du grand panneau, ou sur le capot du
logement d'équipage.

Ils parurent un instant dormir de lassitude: les Anglais veillaient
toujours.

Le capitaine se promenait sur l'arrière, près du midshipman. Un grain
tombe à bord. Il faut manoeuvrer un peu: les Anglais s'emploient
beaucoup plus activement que les matelots français. Au moment de la plus
grande confusion, le capitaine se met à tousser de toutes ses forces.

L'aspirant lui demande s'il est enrhumé.

«Oui, répond-il; mais mon rhume va être bientôt guéri, et le tien va
commencer. Tiens, voilà de mon jus de réglisse!»

En prononçant ces derniers mots, il saute sur le midshipman, qui se
débat en vain entre les bras poilus de son nerveux assaillant. Chaque
matelot négrier s'empare d'un matelot anglais: le nombre triomphe de la
résistance; les pistolets dont les Anglais sont armés ratent: la pluie a
mouillé les amorces. Les _capteurs_ crient au secours; mais leur voix
n'est pas entendue à bord du brick, trop éloigné de la goëlette, dans un
moment surtout où le vent souffle dans les cordages et emporte de
l'avant à l'arrière le bruit qu'on fait à bord du négrier.

Les dix Anglais et leur midshipman sont tombés à la disposition de
l'équipage de _l'Oiseau-Mouche_. Un matelot français a remplacé à la
barre du gouvernail le timonier anglais qu'on y avait aposté. La
goëlette navigue toujours traînée par la remorque dans les eaux du
brick, qui continue paisiblement sa route comme si rien d'extraordinaire
ne s'était passé derrière lui.

Une fois maître de son navire, le capitaine, rentré par droit de
conquête en possession de son droit de commandant, ordonne à ses gens de
garrotter les Anglais devenus prisonniers à leur tour. On exécute cet
ordre, et puis on tire de la soute aux vivres autant de sacs vides qu'il
y a d'Anglais, et on loge chacun de ces derniers dans le fond du sac à
biscuit, destiné à lui servir d'emballage et de cachot.

«Que ferons-nous maintenant? demande le second du négrier à son
capitaine.

--Mes amis, vous allez me laisser là, jusqu'à nouvel ordre, ces sacs
d'Anglais, et nous allons sailler rondement notre chaloupe à la mer.
Puis après, quand l'embarcation sera le long du bord, nous placerons à
la _traine_ notre drome et tout le fardage qui nous embarrasse. Vous
verrez le tour que je vais jouer à ce coquin de brick.»

Les intentions du capitaine sont exécutées. La chaloupe est amenée le
long du bord. On y dépose les onze Anglais empaquetés. On hisse la voile
sur le mât qu'on a gréé à la hâte, et l'on établit, sur l'arrière de
cette embarcation, une espèce d'habitacle au centre de laquelle on place
une lampe dont la lueur imitera celle que le brick aperçoit à bord de la
goëlette.

Aussitôt que ces dispositions sont prises, le capitaine fait amarrer le
bout de la remorque qu'il tient encore à bord de la goëlette, sur
l'avant de la chaloupe, et sur l'arrière de cette chaloupe il met à la
_traine_ l'espèce de radeau qu'il a formé avec les bouts de mâture et de
planches qui composaient sa drome. «Tout cela, dit-il, fera du poids
dans l'eau, et le brick, ayant quelque chose de lourd à _haler_, croira
toujours avoir la goëlette à _trinquebaler_ derrière lui.»

Au moment décisif où le négrier quitte la remorque pour ne laisser
amarrés à son extrémité que la chaloupe et la drome, le capitaine fait
éteindre le feu de l'habitacle de _l'Oiseau-Mouche_, et fait _carguer_
ou _amener_ d'un seul coup toutes les voiles, pour qu'il ne reste plus
de visible, sur les flots, que le feu de la petite habitacle improvisée
de la chaloupe, et la voile qu'on a gréée sur son mât.

Que devint le négrier après cette manoeuvre?

Quand il se trouva un peu éloigné du brick, qui le remorquait quelques
minutes auparavant, il rehissa et reborda toutes ses voiles; et,
favorisé par la brise qui continuait à souffler et par l'obscurité de la
nuit qui régnait encore, il réussit à gagner, avec l'aube naissante, une
des petites anses de la côte ouest de l'Ile-de-France.

Mais avec le jour quelle ne dut pas être la confusion du capitaine du
brick _le Sparrow_, lorsque, au lieu de la goëlette qu'il avait prise à
la remorque pendant la nuit, il ne vit plus qu'une mauvaise chaloupe au
bout du grelin à l'extrémité duquel il croyait toujours tenir sa
capture! Il fallut se déterminer à voir la vérité dans tous ses détails.
Le brick met en panne: on haie le long de son bord, et la remorque et la
maudite embarcation sur l'avant de laquelle elle était fixée.... Et que
trouve-t-on encore dans cette chaloupe? onze grands sacs à biscuit! Et
dans ces sacs à biscuit? les dix matelots et le midshipman qui avaient
été envoyés pour amariner _l'Oiseau-Mouche_!

«Ah! misérable forban! s'écria le commandant anglais, après avoir essuyé
une aussi cruelle mortification; si jamais je te rencontre!...»

Il le rencontra, mais sans pouvoir mettre à exécution les projets de
vengeance que, dans un moment de colère, il avait conçus contre lui.

Quinze à vingt jours après l'événement, le brick _le Sparrow_ vint
mouiller à Bourbon en rade de Saint-Denis. Le commandant descend à
terre. Il se promène. Un homme, dont l'extérieur annonce un marin, un
capitaine, l'aborde familièrement et d'un air même un peu goguenard:

«Eh bien! mon commandant, qu'avez-vous fait de la petite goëlette
négrière que vous avez amarinée dernièrement dans la nuit, sur les
attérages de l'Ile-de-France?

--Qui vous a dit que j'eusse amariné une goëlette?

--Qui? mais tout le monde.

--Tout le monde sait donc ce qui m'est arrivé avec ce damné de capitaine
négrier?

--Mais on en parle partout, du moins.

--Si jamais je puis le rencontrer, lui ou son diable de navire!

--Son navire! rien de plus facile, mon commandant. Tenez, voyez-vous
là-bas, à terre de votre brick, cette petite goëlette, cette espèce de
risque-tout, barbouillé de noir?

--Oui!

--Eh bien! c'est le farceur de bateau qui vous a mis si joliment
dedans.

--Sans plaisanter!... Et son capitaine?

--Son capitaine? Rien n'est plus aisé non plus que de vous le faire
voir. Tenez, voyez-vous devant vous un grand diable de cinq pieds sept
pouces qui vous parle sans façon dans le moment actuel, et qui n'a pas
trop l'air d'avoir froid aux yeux.

--Parbleu! si je le vois!

--Eh bien, c'est lui!

--Quoi! lui! ce serait donc vous qui seriez?...

--Le capitaine de _l'Oiseau-Mouche_ pour vous servir, pas davantage.
Qu'en dites-vous?

--Que vous êtes, ma foi, un bon b...gre ... mais que si quelque jour je
vous rattrape, vous ne me sortirez plus de dessous la patte.

--Hélas! il n'y a plus moyen maintenant, mon commandant; vous arrivez
trop tard. Grâces à votre complaisance, j'ai gagné, dans mon dernier
voyage, de quoi vivre à terre. Vous m'avez donné ma retraite.

--Et vous, vous m'avez fait me donner au diable. Mais, à propos, vous
me devez les armes que vous avez prises à mes onze bommes.

--Oui, commandant; et vous, vous me devez une chaloupe, ma drome et mes
onze sacs à biscuit.

--Allons, je vois que vous êtes un farceur. Nous dînerons ensemble
aujourd'hui, puisque je n'ai pas réussi à vous faire pendre à
l'Ile-de-France!

--Une autre fois, peut-être, vous serez plus heureux. En attendant,
c'est moi qui dois vous payer à dîner.

--Non pas; c'est moi.

--Vous plaisantez; c'est à moi, pour reconnaître le petit service que
vous m'avez rendu!

--C'est plutôt à moi, pour le tour que vous m'avez joué.»

Les deux capitaines dînèrent ensemble.




FOLIES DE BORD.

CARICATURES.


Si quelques-unes des professions qui s'exercent dans nos cités peuvent
parfois modifier d'une manière bizarre le caractère ou les moeurs des
individus qui s'y livrent, on doit bien penser que le métier de marin et
les habitudes qu'il fait contracter ont dû souvent aussi exercer une
influence remarquable sur l'esprit de ces hommes dont la mer était
devenue la patrie, et le bord le foyer domestique. C'est sur les vieux
marins surtout qu'il est facile de reconnaître l'empreinte de cette
influence morale, quelquefois si étrange et presque toujours si piquante
à observer.

Au sein de cette réclusion maritime que la vocation ou la nécessité
impose à ceux qui se destinent à être ballottés toute leur vie à bord
des vaisseaux de guerre, il est pourtant de la gaîté, des joies folâtres
pour une classe de jeunes gens. Cette classe, qui seule a le privilège
d'échapper à la monotonie de l'existence du bord, est celle des
aspirans. Elle n'est redevable de ses plaisirs qu'à elle-même, car c'est
elle seule qui sait se créer des distractions, des amusemens aux dépens
de ceux qui la harcèlent ou qui l'humilient. Les vieux officiers font
ordinairement les frais de ce petit impôt prélevé par la jeunesse et
l'esprit, sur la routine et l'ignorance.

Oh! qu'aussi les anciens officiers de la première révolution étaient
précieux pour les aspirans de l'Empire! C'était un siècle _ganachisant_,
comme on le disait alors, qui prêtait à rire au siècle qui grandissait:
on ne pouvait finir plus tristement d'un côté, ni commencer plus
joyeusement de l'autre.

L'espèce des vieux parvenus est perdue aujourd'hui, fort heureusement
pour la marine, mais bien malheureusement pour la classe des aspirans.

Rappelons-nous cependant une de ces charges de bord qui ont amusé toute
une génération d'élèves de marine, et rappelons-nous-la pour donner à
nos lecteurs, en leur montrant un des types de l'espèce, l'idée de ce
qu'était à peu près, dans le bon temps, une race aujourd'hui perdue.

Un lieutenant de vaisseau, presque sexagénaire, naviguait sur une
frégate que tous les officiers de la division venaient visiter par
curiosité, pour se donner le plaisir d'entendre parler le lieutenant
Lamêcherie; ce brave homme répétait sans cesse «_qu'il s'était perdu
cinq fois corps et biens;

»Qu'il avait été obligé de rendre sa femme mère, avant de pouvoir
triompher de sa vertu farouchassière;

»Que Pékin était la ville la plus populaire de L'Europe civilisée;

»Que Troyes, en Champagne, était la plus forte place de France,
puisqu'elle avait résisté dix ans à la flotte combinée des Grecs;

»Que, dans l'expédition d'Égypte dont il faisait partie intègre,
Buonaparte avait fait empoisonner, à Jaffa, toutes les sources pour se
débarrasser des malades de son armée qui manquait d'eau;

»Que l'Angleterre était un colosse insulaire sans pieds, sans tête, sans
bras et sans corps; mais que son ilotisme, au milieu des mers, ne la
sauverait pas;

»Que sa mère était une Charette (une des parentes du Vendéen), et son
père un Bouillon, et que madame son épouse était une Tour d'Auvergne
premier grenadier de France.»_

Toutes ces naïvetés faisaient les délices des aspirans.

Le lieutenant Lamêcherie les débitait avec une gravité et un ton de voix
qu'il était facile et amusant de contrefaire. Aussi chaque élève ne
manquait-il pas de s'exercer tous les matins à rendre la charge
_Lamêcherique_ de la veille.

Le bon lieutenant avait à bord un fils qu'il avait fait débuter dans la
carrière, en obtenant pour lui le grade de pilotin. Quand le pauvre
enfant dormait dans son petit cadre, il était quelquefois réveillé en
sursaut par une voix pseudonyme qui lui criait: «César-Auguste,
lève-toi, mon enfant, viens tirer les bottes d'un père.»

Le jeune homme, trompé par cet accent de voix imitateur, dans lequel il
croyait reconnaître l'organe de son inflexible père, sautait de son
cadre avec un dévoûment tout filial, puis il se rendait, encore mal
éveillé et mal habillé, dans la chambre de l'auteur de ses jours, qu'il
arrachait souvent au sommeil le plus profond pour lui demander:

«Que voulez-vous, papa?

--Moi, ignare, rien! qui t'a permis de venir troubler mon repos
patriarcal?

--Mais, papa, ne m'avez-vous pas appelé?

--Moi, produit absurde à qui j'ai eu la maladresse de donner l'être! tu
ne sais donc pas reconnaître ma voix de celle des malappris qui osent la
contrefaire?... Attends, attends un peu!» Et le papa, armé d'un nerf de
boeuf paternel, poursuivait son fils dans toutes les parties de la
frégate.

Ces corrections nocturnes, qui se répétaient assez souvent, fatiguaient
les hommes paisiblement couchés dans leurs hamacs, et que les cris du
lieutenant et les plaintes de César-Auguste venaient éveiller à chaque
instant.

Ils résolurent d'y mettre fin.

Une nuit on entendit dire que M. Lamêcherie avait reçu un coup de poing
dans le visage en poursuivant, dans le poste des canonniers, sa fugitive
progéniture.

Le lendemain, les aspirans ne manquèrent pas de demander à leur
lieutenant quelques détails sur le déplorable événement dont toutes les
conséquences se lisaient encore sur son visage empaqueté.

M. de Lamêcherie raconta ainsi sa mésaventure à tous les mauvais petits
sujets rassemblés autour de lui pour recueillir malignement chacune de
ses paroles:

«Il y a, messieurs les aspirans, à bord de la frégate, une habitude
pestilentielle; les pilotins, dont mon cher fils fait pour le moment
partie, s'avisent de me _ventriloquiser_. Oui, mes amis, ils imitent mon
son de voix, et vous le savez bien, de manière à tromper jusqu'à
l'oreille de mon sang, de mon enfant, en un mot.

«Si bien qu'hier au soir j'étais dans le carré à jouer le cent de piquet
avec l'officier de quart, lorsque _César-Auguste_ vient, tout
écouvillonné, me demander: «Plaît-il, cher père?»

«Vous avez assez d'étude et assez d'habitude du monde pour comprendre
que plaît-il, _cher père_, n'est pas une demande à faire à quelqu'un!

«Que veux-tu? m'écriai-je, en m'adressant à mon enfant.

«--Mais papa, c'est toi qui m'as appelé.

«--_M'as appelé_! répondis-je: il n'y a pas de _m'as appelé_, et je
voudrais bien savoir quand tu me feras l'amitié de parler ta langue,
cuirassier en herbe.

«--Papa, je vous demande pardon; mais vous m'avez appelé, et je suis
venu voir....

«--Ah! tu es venu voir, et tu as pris la voix d'un autre pour la mienne.
Je suis à toi dans l'instant.... Je passe alors mon caleçon.

«Au même moment, je saisis un nerf de boeuf; et pour apprendre au petit
drôle à discerner mieux les accens d'un père, je le poursuis, afin de
lui appliquer la tendre correction.

«Le cher enfant s'échappe avec une légèreté qui me rappelle celle de sa
pauvre mère....

«Ce n'est pas d'une effusion de coeur qu'il s'agit, me dis-je en
moi-même, c'est d'une bonne volée.... Allons, pas de faiblesse, Henri de
Lamêcherie: tape en père.

«Je cours sur les pas de mon héritier qui me fuit.

«L'héritier présomptif, malin comme une chouette, se glisse dans le
poste des canonniers, et se courbe de manière à passer sous les hamacs
de tous ces gaillards qui dormaient réellement comme des bûches.

«J'allais atteindre le drôle, qui n'était plus qu'à une portée ou une
portée et demie de nerf de boeuf de moi, lorsqu'en soulageant avec ma
tête un des hamacs, il m'arrive sur le visage un coup de poing qui
m'étend roide. L'obscurité était complète. Je jette un cri.... A ce cri,
que mon sang reconnaît enfin, César-Auguste devine mon accident. Il
revient sur ses pas en bon et véritable fils, et il s'écrie: _Ah! mon
père, vous êtes blessé_! Je nageais en effet dans les flots d'un sang
nasal.

«Eh bien, messieurs, le croiriez-vous? Je me sentis tellement ému de
l'action de mon fils, que je ne lui donnai que dix à douze coups de nerf
de boeuf!...»

Tous les aspirans s'extasièrent sur la clémence du père et sur le
mouvement filial de César-Auguste. Un instant après, chacun des élèves
s'exerçait à raconter, en imitant le vieux Lamêcherie, l'aventure de la
veille. Elle fit le tour de la division; et avec la division, une partie
du tour du monde.

Dans sa jeunesse, notre lieutenant avait appris quelques règles de
grammaire qu'il employait à tort et à travers, d'une manière tout-à-fait
_barbarismique_.

Son professeur lui avait dit que l'apostrophe se plaçait par élision
après l'article que l'on employait avant les mots commençant par une
voyelle.

Fidèle à cette règle, que le temps avait un peu embrouillée dans sa
mémoire, il signait: De Lamêcherie, lieutenant de vaisseau
_l'gionnaire_; mettant ainsi l'apostrophe euphonique à la place de l'_e_
qu'il supprimait dans le mot _légionnaire_.

En se rappelant aussi que les noms se formaient, dans le féminin, en
ajoutant un _e_ muet au masculin, il écrivait à sa fille:


         «A Mademoiselle,
    «Mademoiselle de Lamêcheriee,»


convaincu qu'il était que l'on devait faire suivre pour sa fille, qui
était du genre féminin, l'_e_ qui se trouvait déjà à son nom, d'un _e_
supplétif exigé par la nature du genre.

Le père Lamêcherie, qui, selon l'expression des aspirans, était la
personnification _ganachisante_ du coq-à-l'âne, habillé en lieutenant de
vaisseau, n'aimait pas qu'on l'interrogeât. Il aimait beaucoup mieux,
comme la plupart des esprits de son espèce, interroger les autres, il
procédait presque toujours par voie d'enquête dans la conversation, afin
de s'éviter le désagrément de quelques questions auxquelles il aurait
été souvent très-embarrassé de répondre.

Quand plusieurs aspirans causaient entre eux, il les abordait
quelquefois en leur formulant les problèmes les plus bizarres:

«Messieurs, vous qui avez usé plus de culottes qu'il ne me reste de
cheveux, sur les bancs des cours de mathématiques, pourriez-vous bien me
dire combien il y a d'hémisphères dans le monde?

--Deux, monsieur Lamêcherie, l'hémisphère _nord_ et l'hémisphère _sud_.

--C'est fort bien, et l'on sait cela aussi bien que vous.

--Pourquoi alors nous le demander?

--Pourquoi? mais pour savoir si vous le savez. Mais je vais vous faire
une autre question.... Lorsque vous êtes dans un hémisphère quelconque,
par exemple, et que vous passez dans un autre hémisphère, dans quel
hémisphère vous trouvez-vous?

--Dans quel hémisphère?

--Oui, dans quel hémisphère vous trouvez-vous? Ah! vous ne vous
attendiez pas à cette botte-là, messieurs les savans, qui vous moquez
d'un lieutenant de vaisseau, marin, je l'espère, mais lequel lieutenant
de vaisseau, selon vous, a passé depuis long-temps du côté des
_badernes_.

--Tiens, pardieu, on se trouve dans l'autre hémisphère.

--Mais dans quel hémisphère, encore une fois?

--Eh bien! si c'est dans l'hémisphère nord ou boréal qu'on se trouve, et
que l'on passe dans l'autre hémisphère, on est par conséquent dans
l'hémisphère sud ou austral.

--Je ne vous demande pas si c'est l'hémisphère sud ou l'hémisphère
austral; je vous demande tout simplement dans quel hémisphère vous vous
trouvez?

--Mais puisque sud, méridional ou austral c'est la même chose!

--Allons, voilà maintenant trois mots au lieu d'un! Ah! mon Dieu, que
les savans sont bornés aujourd'hui! Vous êtes cinq à six mathématiciens
là réunis en conseil, et aucun de vous ne peut me dire dans quel
hémisphère il se trouve, en quittant l'hémisphère _nord_!

--Dans l'hémisphère _sud_.

--Eh bien, monsieur, vous n'y êtes pas, et c'est moi qui vous le dis.

--Ah, par exemple, la farce est bonne!

--Non, vous n'y êtes pas, messieurs: il n'y a pas de farce là-dedans, et
je le soutiendrais contre celui qui a fait le Cours de mathématiques de
Bezout.

--Mais où sommes-nous donc, selon vous, monsieur Lamêcherie?

--Je vous dis que vous n'y êtes pas, et cela me suffit. Ah! messieurs
les savans, on vous en trouvera encore des questions de cette force! Je
voudrais qu'on vous donnât des examinateurs, pour vous faire tourner en
bourriques, comme moi!

--Grand merci, monsieur Lamêcherie; rien ne presse.

--Passons maintenant à une autre difficulté, et voyons si vous êtes
aussi forts sur la tactique navale que sur votre cours d'astronomie?

--Voyons.

--Je suppose que vous ayez une division de neuf vaisseaux, et que vous
vouliez construire le carré naval avec cette division. Vous savez sans
doute bien ce qu'on nomme un _carré naval_? Avec neuf vaisseaux pour
établir le carré naval, c'est trois vaisseaux sur chaque côté.

--Oui, attendu que quatre fois trois font neuf!

--Comment, qui est-ce qui vous dit que quatre fois trois font neuf?

--Mais un carré est composé de quatre côtés. Si sur chacun des côtés
vous placez trois vaisseaux, il en faudra nécessairement douze pour
composer votre carre naval.

--Voilà bien les jeunes gens d'aujourd'hui! ils savent tout en marine,
sans n'avoir jamais rien vu! Voulez-vous, oui ou non, vous en rapporter
à ma vieille expérience, à mes cheveux blancs enfin?

--Oui sans doute, nous ne demandons pas mieux, mais....

--Mais, mais... il ne s'agit ici de _mai_ ni d'_avril_, il est question
seulement de carré naval. Je vous disais donc que vous avez neuf
vaisseaux, vous en mettez trois sur chacun des côtés....

--C'est-à-dire sur chacun des quatre côtés....

--C'est entendu, il y a une heure que je me tue à vous le répéter.

--Alors cela fera douze vaisseaux, attendu que quatre fois trois ou
trois fois quatre font douze.

--Messieurs, je vois bien que vous êtes trop instruits pour que l'on
puisse vous apprendre quelque chose. Dès l'instant que vous savez que
trois fois quatre ou quatre fois trois font douze, il n'y a plus moyen
de vous donner de leçons de tactique navale, et je rengaîne ma
démonstration.

--Ah! lieutenant, vous vous fâchez, et vous ne voulez pas raisonner.

--Raisonner avec vous, messieurs, non certainement pas! on y perdrait la
tête: vous êtes trop forts en argumens.»

Et là-dessus le lieutenant se promenait furieux sur le pont, ou bien il
courait s'armer de son nerf de boeuf paternel, pour se venger, sur le
dos de son fils, du peu de succès qu'il avait obtenu dans sa leçon de
tactique navale.

La carrière du brave homme se termina, assure la chronique des aspirans,
comme elle devait finir, par un solécisme.

Le premier consul ayant eu envie de s'arrêter un instant dans le petit
port que ce vieux serviteur avait choisi pour le lieu de sa retraite,
parut désirer de faire une course en mer dans une embarcation que l'on
arma du mieux possible. En sa qualité d'officier de marine retraité, le
bonhomme Lamêcherie fut chargé de servir de patron au canot qui allait
porter un instant sur les mers du rivage le héros de la république
française. L'ancien lieutenant de vaisseau ne saisit la barre du
gouvernail qu'en tremblant. Mais le sentiment du devoir lui fit
surmonter toutes les craintes que lui inspiraient de sinistres présages.
Un Romain à sa place aurait reculé. Lui avança et fit avancer
l'embarcation. Dans le petit trajet, Buonaparte, dont la manie
interrogante était assez connue, demanda à son timide patron: «Quel âge
avez-vous, monsieur?--Soixante-dix ans sonnés, premier consul?--Sonnés!
hum. On vit vieux ici. Vous paraissez vous porter bien encore?--Mais
dans ce moment _ici_ je jouis d'une assez mauvaise santé. Vous êtes trop
bon, premier consul.--Diable! vous jouissez... de vous mal porter!...
vous êtes bien heureux!» Le ton bref et un peu amèrement railleur du
héros en prononçant ces derniers mots fut compris du pauvre Lamêcherie,
et l'effet qu'il produisit sur toute son économie fut tel, que le
premier consul porta plusieurs fois son mouchoir sous le nez, en
paraissant éprouver une sensation désagréable. Il ordonna à son patron
de regagner la terre au plus vite. Le trouble du patron était si grand,
qu'il entendit à peine la voix du chef de la république qui lui
répétait: «Mettez-moi à terre tout de suite, j'en ai besoin et vous
aussi!» En revenant au rivage, le malheureux Lamêcherie est serré dans
les bras d'un de ses amis qui s'écrie: «Combien tu es heureux! le
premier consul vient d'ordonner que ta retraite te soit comptée sur le
pied du grade de capitaine de frégate.....

--Fuis-moi, laisse-moi, répond l'infortuné Lamêcherie à son ami: je
viens d'empoisonner le plus beau jour de ma vie!»

Il disait vrai. L'accident qu'il venait d'éprouver produisit un
désordre si considérable dans toutes ses facultés, qu'il se mit au lit
en descendant du canot, et qu'il succomba quelques jours après, en
répétant à tous ceux qui déploraient son sort: _Ah! mes amis, j'ai
empoisonné le plus beau jour de ma vie_!

Les aspirons de marine portèrent son deuil.




LE NAUFRAGÉ DE LA BARBOUDE[G].


[G] Il est nécessaire de ne pas confondre, en lisant cette petite
notice, l'île de la _Barboude_ avec celle de la _Barbade_. Toutes deux
appartiennent aux Anglais. Mais la _Barbade_, riche et jolie colonie,
est située par les 13 degrés de latitude nord et les 62 degrés de
longitude ouest, tandis que la _Barboude_, une des plus septentrionales
des îles du Vent, située par les 18 degrés de latitude nord, et 65
degrés 55 minutes de longitude ouest, n'est qu'une langue de terre à peu
près inculte, et depuis peu habitée par quelques colons. Il est à
remarquer que les Connaissances des temps, malgré les dangers que
présente l'approche de la Barboude, ne donnent pas, dans la liste des
situations géographiques des lieux les plus important la position de cet
écueil.

Je me trouvais embarqué, en 1817, sur un vaisseau de ligne dont la
mission était de croiser dans les Antilles et les débouquemens.

Un jour, vers midi, nous aperçûmes un peu au vent à nous, et sur notre
arrière, la petite île de la Barboude, langue de terre basse, alongée,
sur laquelle croissent des arbres que l'on voit s'élever au-dessus des
flots comme une de ces forêts qui dominent les eaux de la plaine après
une inondation. Les bas-fonds qui environnent cette île et qui, à son
approche, donnent une teinte verdâtre à la transparence de la mer,
avertissent le navigateur des dangers qu'il courrait en ne s'éloignant
pas assez de cette terre dont le prolongement s'étend à quelques lieues
au large. La brise était ronde et la mer belle. Nous contournâmes, en
virant vent-devant, la partie du nord de la Barboude.

Les hommes placés en vigie sur les barres de perroquet annoncèrent
qu'ils croyaient distinguer, dans le nord-ouest de l'île, la
basse-mâture d'un navire naufragé. Toutes les longues-vues du bord se
trouvèrent braquées, en un instant, sur le point que venaient d'indiquer
les vigies.

Trois bas-mâts, peints en blanc, sortaient en effet des flots, et
paraissaient appartenir à un grand navire entièrement coulé. Le corps du
bâtiment naufragé était penché de telle manière, que sa mâture se
trouvait inclinée de quarante-cinq degrés par rapport à la surface de la
mer. Un petit baril avait été placé sur le tenon de chaque mât, comme
pour conserver, le plus long-temps possible, les dernières dépouilles du
bâtiment. Admirable prévoyance, quand tout le navire lui-même était
abandonné sans doute pour toujours!

Il prit envie à notre commandant de faire visiter les restes de ce
bâtiment, et d'obtenir des renseignemens sur le sinistre qui venait de
laisser des vestiges si frappans. On mit une embarcation à la mer, et on
désigna un aspirant de corvée. Je fus choisi pour commander
l'embarcation.

Après avoir écouté, chapeau bas, les instructions que me donnait le
commandant, je m'éloignai du vaisseau, qui s'était mis en panne pour
m'offrir la facilité de déborder, et je me dirigeai sur le trois-mâts à
la côte. En une heure je parcourus, à la rame, la distance d'une lieue
et demie qui me séparait de lui; le vaisseau, en m'attendant, se mit à
courir quelques petites bordées cà et là, en se tenant toujours au vent
de la Barboude.

Ma visite à bord du bâtiment submergé ne m'offrit aucun indice bien
précis ni bien intéressant. Le gréement avait été enlevé. La coque
était coulée à cinq ou six pieds de la surface de la mer. Ce bâtiment
s'était crevé sur le fond que la transparence de l'eau laissait
apercevoir dans les plus petits détails. D'énormes et voraces requins
rôdaient lentement autour de ce cadavre de navire. Quoique privés de
harpons, mes hommes se donnèrent le plaisir de piquer ces terribles
ennemis avec le fer de la gaffe de l'embarcation. Le patron du canot me
proposa, malgré la présence des requins, de plonger sur le fond, et de
s'insinuer dans la chambre du bâtiment pour tâcher d'en arracher
quelques objets, s'il en existait encore. Je crus devoir applaudir à son
dévoûment, et refuser net sa courageuse proposition.

J'allais m'en retourner fort tristement à bord du vaisseau sans avoir
réussi à recueillir le plus petit indice intéressant, lorsqu'un de mes
canotiers, dont l'oeil était vif et bon, me fit remarquer sur le rivage
un _rouffle_[H] de navire, peint en vert, et qui, sans doute, avait
appartenu au navire naufragé. Je me dirigeai de suite, à la rame, sur la
partie de la côte où se trouvait ce _rouffle_, supposant avec quelque
raison qu'en interrogeant les débris du naufrage, je pourrais obtenir
quelques renseignemens satisfaisans sur les détails, ou tout au moins
sur la date approximative de cet événement.

[H] On appelle _rouffle_ ou _carrosse_, à bord des navires, ces sortes
de grandes cabanes que l'on élève sur l'arrière du pont des bâtimens
pour loger les officiers ou les passagers. Un _rouffle_ présente à peu
prés l'aspect d'une caisse de diligence.

Cet espoir me parut bientôt d'autant mieux fondé, qu'en gouvernant sur
la grève, que battait une houle assez forte, j'aperçus une petite
pirogue se jouant entre les grosses lames qui se déroulaient lentement
sur le rivage. Mais, à mon approche, la petite pirogue alla se cacher
dans une des échancrures de la côte, comme un de ces plongons qui
disparaissent sous une vague, au moment où le chasseur les couche en
joue.

J'abordai _la Barboude_ non loin de l'endroit où le _rouffle_ avait été
_halé_ à sec, ou jeté par la mer entre quelques cocotiers qui
ombrageaient cet ancien asile de quelques malheureux marins naufragés
sans doute sur cette terre inhospitalière. «Voilà, me disais-je
très-philosophiquement, notre destinée à nous, hôtes infortunés de
l'Océan! Ce rouffle, après avoir parcouru peut-être, sur le pont d'un
navire, toutes les mers du globe, au milieu des tempêtes qui l'ont battu
vainement, est venu se briser au sein du calme sur cette île sauvage.
Pendant que le navire sur lequel il dominait fièrement les flots se
trouve submergé là, ici lui sert de repaire à quelques hideux serpens, à
d'immondes manitoux, et le capitaine et les officiers qui l'habitaient
sont peut-être morts de faim dans ces lieux de désolation!»

La tête toute remplie de ces tristes réflexions, je mets le pied à
terre, porté sur les épaules d'un de mes hommes qui s'était jeté à la
mer pour m'épargner le désagrément d'entrer dans l'eau jusqu'aux
aisselles. Je me dirige vers le rouffle, dont l'extérieur me paraissait
se trouver dans un parfait état de conservation. Dans la crainte de
rencontrer sous mes pas quelques dangereux reptiles, j'avais mis le
sabre à la main. Armé ainsi, je pénètre, suivi du patron et du brigadier
de mon embarcation, dans le rouffle abandonné, en frappant de la lame de
mon sabre sur le bord de la porte de cet édifice de bois, pour
déterminer les hôtes sauvages qui auraient pu s'emparer du logis, à nous
céder la place que nous voulions visiter.... Mais quel ne fut pas mon
étonnement, lorsque, du fond de ce silencieux refuge, je vis s'avancer
dans l'obscurité un homme à la longue barbe, aux longs cheveux et à la
figure cave et pâle!... Je crus d'abord à une vision, ou plutôt je ne
crus encore à rien, car, dans ce moment et à cet aspect, je ne sus
éprouver autre chose qu'une impression extraordinaire. Malgré
l'assurance que devait me donner le sabre que je tenais dans la main,
et l'escorte que je voyais à mes côtés, je reculai d'étonnement ou
d'effroi.... «Mais, monsieur, me dit mon patron, c'est un homme!

--Un homme! pardi, je le vois bien!

--Mais quand je vous dis que c'est un homme, je veux vous dire,
monsieur, que ce n'est qu'un homme, et qu'il n'y a pas tant de quoi
avoir peur!

--Que faites-vous ici? demandai-je à l'inconnu, sans trop savoir s'il
comprendrait le français, ou sans trop savoir moi-même ce que je lui
disais.

--Monsieur l'aspirant, me répondit-il d'une voix creuse et rauque, je
vis... voilà ce que je fais.

--Vous êtes donc Français?

--Oui, j'étais Français du moins, car à présent je ne suis plus d'aucune
nation.

--Vous apparteniez sans doute à l'équipage de ce navire naufragé?

--Non pas précisément....

--Vous avez pourtant fait côte sur cette île?

--Oui, j'ai fait côte ici, mais pas à bord de ce navire.... Mon affaire,
voyez-vous, monsieur l'aspirant, est une histoire.... C'est moi qui
étais tout-à-l'heure dans cette petite pirogue que j'ai moi-même
construite et que j'ai clouée et chevillée en bois. J'ai fait cette
embarcation tout seul, et elle marche aussi bien que votre canot, sans
me vanter.

--Et quel est donc ce navire naufragé que je viens de visiter?

--C'est un anglais, pas autre chose. L'équipage s'est sauvé, et il a été
conduit à Antigues par un bâtiment caboteur qui l'a pris ici il y a deux
mois, plus ou moins.

--Pourquoi donc n'êtes-vous pas parti aussi avec les Anglais?

--Pourquoi? parce que v'là ce que c'est! Quand je vous dis que mon
affaire est une histoire, c'est que c'est une histoire, et il y a plus
d'un an, voyez-vous, que je vis ici comme un vrai sauvage de la mer du
Sud.

--Racontez-moi donc votre histoire?...

--Oui, je veux bien à vous, mais à vous tout seul, entendez-vous, parce
que... je vous dis cela à l'oreille, car c'est malsain de parler devant
tout le monde.... (S'adressant à mon patron et au brigadier:) Dites
donc, vous autres, si, pendant que je serai à causer là, sans façon,
avec votre aspirant, vous voulez aller abattre quelques cocos pour vous
rafraîchir le tempérament, vous en trouverez de bons ici, au moins; je
sais, voyez-vous, ce que c'est que des matelots: j'étais passager à bord
du navire qui m'a mis ici à la côte....

--Si vous voulez nous le permettre, monsieur, me demanda le patron, nous
irons, comme monsieur l'habitant nous le dit, _amurer_ quelques cocos et
un ou deux régimes de bananes?

--Oui, oui, allez, reprend l'inconnu. Je suis le propriétaire de tout
cela, moi, parce que je suis seul dans le pays.»

Mes gens s'éloignèrent avec une gaffe ou un aviron à la main, pour aller
gauler quelques fruits à une petite distance du rivage.

Une fois seul avec mon demi-sauvage, il se rapprocha de moi d'une
manière mystérieuse pour me dire à l'oreille, comme s'il se fût agi de
la révélation du secret le plus terrible: «Quand je vous ai dit devant
vos gens que j'étais un passager naufragé, je vous ai mis dedans, je
suis un matelot!

--Et quel intérêt aviez-vous donc à cacher que vous êtes marin?

--Tiens, pardieu, quel intérêt! est-ce que vous ne devinez pas ma
raison? Quand le navire _la Bonne Sophie_, sur lequel j'étais embarqué,
s'est perdu ici, les autres gens de l'équipage ont regagné les Iles
quelques jours après s'être sauvés à terre. Moi, je me suis caché dans
les bois de _la Barboude_, pour ne pas partir avec eux, parce que
j'avais une idée dans la tête.

--Et quelle idée aviez-vous?

--J'avais l'idée de devenir mon maître.... Tenez, monsieur, quand on
n'est qu'un pauvre diable et qu'on a _bourlingué_ trente à trente-cinq
ans sur la mer en qualité de matelot, on est bien aise d'avoir quelques
instans de repos et de liberté.... Lors donc que mes camarades sont
partis d'ici, je me suis dit: Dans cette île, il n'y a pas grand'chose à
gratter, mais tu y chercheras ta vie à la pêche, à la chasse, si tu
peux. A bord, on te rationnait: ici, tu feras ta ration toi-même. A
bord, tu travaillais quand on le voulait: ici, tu ne travailleras que
quand tu voudras manger. A bord, tout le monde était ton supérieur: ici,
tu n'auras d'ordre à recevoir de personne.... La nuit, si tu veux, tu te
reposeras de n'avoir rien fait le jour.... Vogue donc la galère, que je
me suis dit, et je suis resté ici, comme vous voyez.

--Et avez-vous eu lieu de vous féliciter de cette étrange résolution?

--Je mange tant que je peux du poisson et des fruits; je bois quand
j'ai soif, de l'eau, par exemple; je dors quand j'ai sommeil; je chante
quand je suis gai, comme s'il y avait quelqu'un là pour m'entendre....
Que voulez-vous de plus?

--Et vous logez?

--Dans ce _rouffle_-là: c'est ma maison, mon domicile.

--Comment avez-vous fait pour le haler tout seul à vous aussi loin du
rivage?

--J'ai fait des inventions. C'est la mer, d'abord, qui avait jeté ce
rouffle sur le bord. Mais, comme je ne voulais pas laisser la lame
reprendre ce qu'elle m'avait apporté là comme à souhait, je me suis mis
à faire un appareil avec quelques bouts de corde et des poulies que
j'avais été chercher à la nage à bord du bâtiment qui avait coulé. Avec
toute cette mécanique et du temps, j'ai fini, en vrai matelot, par venir
à bout de monter ma maison où vous la voyez maintenant. Ça n'a pas été
plus malin que cela; et, à présent, je couche et je loge dans la cabane
qu'occupait le capitaine de _la Bonne-Sophie_.

--Quelle jouissance!

--Vous croyez? Certainement que c'est de la jouissance! Tenez, quand le
vent souffle dur pendant la nuit et que j'entends la mer déferler sur le
plein à cinq ou six brasses de moi, il n'y a pas de plaisir comme celui
d'être couché dans ma cabane! Souffle, que je dis au vent; déferle, que
je dis à la mer; tombe plus fort, que je dis à la pluie: l'officier de
quart ne viendra pas te commander de monter prendre le dernier ris dans
le grand hunier. Et sans avoir peur d'être jeté à la mer de dessus une
vergue, je suis là dans mon rouffle comme si je naviguais encore. J'ai
toujours aimé la navigation, moi, tel que vous me voyez; mais je
n'aimais pas, à l'âge de cinquante ans passés, à faire le métier....
J'ai pris ma retraite, et je suis heureux à ma façon.

--Heureux dans cette solitude, sans compagnon!...

--Des compagnons! mais si j'en avais, ils seraient mes maîtres, ou
j'aurais toujours dispute avec eux. Et, tout seul, je ne me dispute
jamais avec moi-même.

--Sans femme!

--On voit bien que vous êtes un jeune homme! A mon âge, et quand on a eu
de la misère toute sa vie, on est mort pour le sexe, et le sexe est mort
pour moi.

«Je suis enfin devenu ici un... un.... A propos, comment appelez-vous
un homme qui se moque de tout et qui prend le temps comme il vient?

--Un sage.

--Non; c'est bien cela pourtant; mais c'est encore un autre mot. Le
français m'échappe, depuis que je ne parle plus à personne.... Un,
comment donc?... un....

--Un philosophe?

--Oui, un philosophe; eh bien, je suis un fameux philosophe, allez!

--Et vous êtes bien déterminé à passer le reste de vos jours dans cet
abandon?

--Pourquoi pas, si Dieu le veut!... si Dieu ou le diable le veut,
c'est-à-dire; car je ne sais pas trop.... Cependant, tenez, depuis que
je suis tout seul ici, je commence à croire, le diable m'emporte, qu'il
y a un Dieu au monde.... Eh bien! je vous disais donc que je ne demande
rien à personne que de me laisser tranquille dans mon île avec mon
rouffle et ma pirogue. Et quand j'avalerai ma cuiller par le mauvais
bout, l'hôpital n'aura pas à payer mes frais d'enterrement.

--Mais on m'a dit qu'il existait dans l'île une ou deux familles
anglaises qui cultivent une portion de terre dans l'autre partie de la
_Barboude_.

--Ça se peut bien, mais jamais je n'ai vu leur mine; ici chacun vit chez
soi, apparemment Je n'aime pas les voisins, et les voisins anglais
surtout. Mais à présent que je vous ai conté mon histoire, j'ai un
service à vous demander.

--Quel service? parlez.

--V'là ce que c'est.

«Vous voyez bien ce grand cocotier là-bas, que j'ai gréé à mon idée,
avec une vergue en travers et des _haubans_ pour le tenir droit, et des
enfléchures pour monter dessus?

--Oui. Eh bien?

--C'est mon observatoire, à moi. C'est là que je grimpe tous les matins
pour donner mon coup de longue-vue sur l'horizon. Quand je dis mon coup
de longue-vue, c'est ma manière de parler; car, ma longue vue, pour moi,
_c'est mes yeux_, puisque malheureusement je n'ai pas de lunette
d'approche: c'est la seule chose qui me manque.

--Eh bien, après?

--Après donc, comme je vous le disais, il n'y a encore qu'une minute, je
suis monté en vigie au haut de ma mâture, et là tout aussitôt je me suis
mis à crier: _navire_, comme si tout l'équipage avait été sur le pont
pour m'entendre. C'était votre grand coquin de vaisseau qui débouquait
par la pointe du _nord_. Quoiqu'on ne navigue plus, le coup d'oeil est
toujours là, quand on a été trente ans marin. Aussi en voyant les deux
bords blancs de votre grand _ship_, son gréement et sa manière de
naviguer, je me suis dit tout de suite: C'est un vaisseau français, ou
que le diable m'élingue! Voyez si je me suis mis dedans?... Après, quand
le vaisseau a mis en panne, je me suis encore redit: V'là un coquin qui
va larguer une embarcation à la mer pour visiter le navire perdu auprès
de l'île; et je ne me suis pas encore trompé.

«Or vous sentez bien actuellement, monsieur l'aspirant, que je ne suis
pas trop rassuré.

--Pourquoi cela?

--Pourquoi? pardieu, vous le savez bien

--Pas le moindrement, je vous jure!

--Comment, vous ne sentez pas que si vous aviez envie de dire à votre
commandant, en retournant à bord de votre vaisseau: Je viens de voir un
matelot français qui vit en vrai sauvage à _la Barboude_, votre
commandant vous dirait: Pourquoi n'avez-vous pas ramené cet homme qui
ne peut être autre chose qu'un déserteur? Et alors, ma foi, vous
répondrez peut-être à votre commandant: Si vous voulez, mon commandant,
je vais chercher à le rattraper. Voilà ce qui me taquine, car si ça se
passait comme ça, je serais obligé d'aller faire le nègre-marron dans
les bois, et puis vous démoliriez sans doute mon habitation, ne pouvant
pas mettre la main sur l'habitant. Il me montrait tristement son rouffle
en prononçant ces derniers mots.

--Et si je vous donnais ma parole d'honneur de ne rien dire à mon
commandant qui pût vous compromettre?

--Alors je serais tranquille; car je sais bien que les aspirans sont
malins, mais que quand ils ont donné leur parole, c'est fini. J'ai connu
un aspirant à bord d'une corvette; il m'a donné plus de taloches et de
quarts de vin que je n'ai de cheveux sur le baptême. Eh bien! c'était le
meilleur enfant du monde, et quand il me disait: Jean Lafumate....

--Ah! vous vous appelez Jean Lafumate?

--Oui; c'était mon nom de baptême et mon nom de guerre à bord....»

En ce moment mes canotiers, à qui j'avais donné la permission d'abattre
quelques cocos, s'en revinrent chargés de fruits et de branches
d'arbres.

«Voilà vos gens qui rallient à l'appel, me dit mon interlocuteur en les
voyant paraître. Je vais leur donner quelques douzaines d'oranges, que
j'ai là, ça leur fera du bien à ces pauvres b.... Car moi j'aime les
matelots et je les aimerai toujours, monsieur l'aspirant.

--C'est fort bien tout cela, mais comment vous paierai-je les petites
provisions dont vous allez vous priver pour nous? De l'argent? vous ne
sauriez qu'en faire? Des vivres? je n'en ai pas à vous donner....

--Oui, mais vous avez un couteau, et vos gens en ont aussi, et c'est
toujours la crainte de manquer de couteau qui me trouble la tête. Je
n'en ai plus que deux, et ce n'est pas assez.»

Je fis consentir six de mes hommes à donner leur couteau à l'ermite, à
charge de leur en rendre un à chacun d'eux une fois à bord.

«Vous ne savez pas le service que vous venez de me rendre là, monsieur
l'aspirant. Dieu vous bénisse; car, ainsi que j'ai déjà eu l'honneur de
vous le dire, je commence à croire qu'il y a un Dieu.... Excusez-moi;
mais, avant de me quitter, voulez-vous me permettre de contenter mon
envie?... Je voudrais, si c'est un effet de votre bonté, regarder au
large avec la longue-vue que vous portez là en bandoulière.... Il y a si
long-temps que je n'ai regardé au large qu'avec mes pauvres yeux!»

Il saisit la longue-vue, que je lui prêtai de suite, avec l'avidité
qu'un homme qui aurait eu faim eût mise à se jeter sur un morceau de
pain. Puis je le vis monter sur le haut du cocotier qui lui servait
d'observatoire, et promener tout autour de l'horizon le bout de la
longue-vue qu'il tenait avec une espèce d'ivresse....

«Tenez, s'écria-t-il, voilà votre vaisseau qui vire de bord!... Il
cargue sa grand' voile en levant les _lofs_.... Ah mon Dieu! que c'est
heureux d'avoir une longue-vue! Je donnerais tout ce que j'ai ici, mon
bateau, mon rouffle, pour en avoir une, parce que je referais une autre
cabane, un autre bateau, et que je ne peux pas faire une longue-vue.

--Cet instrument paraît donc vous faire beaucoup d'envie? lui dis-je, en
voyant sa joie.

--Ah! monsieur, comment pouvez-vous me demander ça!

--Et si je vous en faisais cadeau?

--Quoi! de cette longue-vue? ah bien oui! Mais n'allez pas vous en
aviser au moins! vous me feriez perdre la boule. Tenez, v'là déjà que la
tête me tourne de vous avoir seulement entendu me dire cette parole!...

--Eh bien! tâchez de conserver toute votre raison, et de me faire
l'amitié de garder ma longue-vue comme un souvenir de ma visite....

--Et vous, comment ferez-vous sans longue-vue?

--N'y en a-t-il pas d'autres à bord?

--C'est vrai, il y a tant de choses à bord d'un vaisseau de ligne! Ce
n'est pas comme chez moi! mais c'est égal, je suis maître ici, et ce
n'est pas difficile, puisque je suis tout seul.»

L'ermite accepta ma longue-vue avec de grandes manifestations de joie et
de reconnaissance; je me disposai à me rembarquer dans mon canot et à
m'éloigner de l'île pour regagner le vaisseau. Le naufragé, avant de me
faire ses adieux, m'attira à lui à quelques pas du groupe que formaient
mes canotiers en regagnant le rivage, et il me dit à l'oreille: «Surtout
n'oubliez pas, monsieur l'aspirant, si jamais vous retournez en France,
de faire dire à ma famille, à mon frère Thomas Giroux, qui demeure à
Saint-Servan, rue des Bas-Sablons, n° 17, que son frère Antoine est
devenu le plus grand philosophe de la terre, un vrai philosophe, quoi!
Vous entendez bien, et vous ne me refuserez pas cela, n'est-ce pas?

--J'aurai bien garde de l'oublier, et je vous donne ma parole que votre
famille aura bientôt des nouvelles de vous; cela vous suffit-il?

--Oh! des nouvelles de moi, ce n'est pas cela que je veux. Je veux,
voyez-vous bien, que ma famille sache que je suis devenu un grand
philosophe. Mon nom fera du bruit dans le pays; vous comprenez
maintenant.

--A merveille!»

Le malheureux venait de laisser échapper là le mot de l'humanité, et ce
mot venait de trahir toute cette prétendue philosophie qu'une minute
auparavant j'admirais tant encore en lui. Il ne s'était résigné à vivre
seul sur un rivage désert, que dans l'espoir peut-être de faire parler
de lui un jour, et c'était aussi par amour d'une vaine gloire qu'il
s'était séquestré du monde, lui simple matelot, lui que son ignorance et
son obscurité condamnaient à vivre et à mourir oublié!... Le bonheur ne
lui aurait même pas suffi: il fallait de l'éclat à sa réclusion, de la
renommée pour l'exil volontaire qu'il s'était imposé: il fallait aussi,
en d'autres termes, une auréole de gloire sur son rouffle, une promesse
d'immortalité peut-être sur sa dépouille cadavéreuse qu'il abandonnerait
bientôt aux serpens de l'île et aux oiseaux de proie de ce rivage
désert!

A peine eûmes-nous quitté notre _grand philosophe_, que je le vis monter
sur le cocotier au sommet duquel il avait établi sa vigie. Il s'empressa
de diriger la longue-vue dont je venais de lui faire présent, sur mon
embarcation, et je ne le perdis de vue que lorsque la nuit, qui
commençait à se faire, eut enveloppé de ses tranquilles voiles et _la
Barboude_ et le _rouffle_ de l'ermite, et l'arbre sur lequel il s'était
planté pour suivre du regard le canot qui allait mettre tant d'espace
entre lui et nous.

Notre vaisseau, enveloppé au large par une nuit obscure, avait hissé
deux fanaux au haut du grand mât pour m'indiquer sa position La mer
calme et unie que fendait mon embarcation pour regagner le bord
retentissait au loin sous les coups d'aviron de mes canotiers. La
conversation que je venais d'avoir avec le naufragé de _la Barboude_
m'occupait encore tout entier, et absorbé dans mes réflexions sur
l'étrange abandon auquel s'était résigné cet homme extraordinaire, je ne
fus réveillé pour ainsi dire de ma préoccupation, que lorsque la voix de
la sentinelle du vaisseau se fit entendre pour nous crier: «_Oh de la
chaloupe_! vient-elle à bord?...» En revoyant notre vaisseau, mes amis
et les gens de cet équipage si nombreux et si actif, il me sembla avoir
fait un rêve.... «Quelle différence, me dis-je, entre l'exil de ce
malheureux et le mouvement de ce bord où l'espace suffit à peine à cette
multitude de matelots!...» Moi qui auparavant trouvais qu'un vaisseau
n'était à peu près qu'une prison, je crus en revenant de _la Barboude_
rentrer dans une ville opulente et populeuse!

J'allai rendre compte de ma corvée au commandant. Je lui rapportai à
peu près toutes les circonstances de ma petite expédition. Il s'amusa
beaucoup de la philosophie du naufragé. Mais j'eus bien garde de lui
dire que notre ermite était un vieux matelot: l'impassible rigueur de
l'inscription maritime aurait bientôt mis fin au bonheur qu'il s'était
promis dans sa sauvage et rude réclusion.




UN CONTRE-AMIRAL EN BONNE FORTUNE.


Un général de mer se plaisait à tyranniser les officiers de la division
qu'il commandait, à peu près comme autrefois certain empereur romain
s'amusait, pour passer le temps, à tuer des mouches. En retour de ses
mauvais traitemens, tous ses officiers l'envoyaient au diable; mais
leurs malédictions ne réussissaient qu'à réjouir le vieil amiral, qui se
montrait fier surtout de la haine universelle qu'il inspirait; et les
arrêts forcés ne réjouissaient nullement les jeunes officiers.

Lorsque l'amiral riait en montant à bord, on pouvait en conclure qu'il
venait de jouer quelque bon tour à l'un des élégans de la division. Rien
ne l'égayait autant que de pouvoir dire à son capitaine de pavillon:
«Monsieur le commandant, vous ordonnerez les arrêts forcés pour quinze
jours à M. un tel, qui s'est permis d'aller faire la belle jambe à terre
malgré mes ordres.» Il se serait volontiers pâmé d'aise, lorsqu'après
avoir rencontré dans une rue un officier déguisé en matelot, il lâchait
aux trousses du pauvre fugitif deux ou trois de ses adjudans. Il
appelait cela faire la chasse aux lapereaux. Cet homme aurait fait le
meilleur chef de police que l'on pût posséder dans une capitale. Le
sort, en se trompant, n'en avait fait qu'un contre-amiral.

Tous les officiers lui rendaient depuis long-temps haine pour vexations,
et cette haine était devenue telle, qu'on pouvait dire qu'elle avait
fini par dégénérer en esprit de corps. Il était d'usage de détester
l'amiral, à peu près comme il est ordinaire, dans le service, de
respecter ses chefs. C'était presque un article de l'ordonnance.

Mille fois on se serait vengé de ce damné d'homme, si les règles d'une
discipline d'airain avaient pu se prêter aux voeux que les subalternes
formaient contre leur injuste et inflexible chef. Mais, comme il le
disait lui-même, il était le pot de fer, et il ne redoutait pas les
cruches qui auraient osé l'aborder.

Les cruches enrageaient donc de n'avoir pu ébrécher le pot de fer que
par quelques piquantes plaisanteries et quelques bonnes épigrammes
auxquelles leur puissant adversaire avait toujours riposté par les
arrêts forcés ou de mauvaises notes envoyées au ministre.

Un jeune enseigne de vaisseau, malgré les difficultés et les dangers de
l'entreprise, résolut cependant de venger tous ses camarades de la
longue humiliation sous laquelle la main de l'amiral avait courbé leurs
fronts craintifs. «Je veux, leur dit-il, pour peu que le ciel seconde
mes projets, couvrir de honte celui qui nous a jusqu'ici accablés de
vexations. Faites des voeux pour moi, et laissez-moi faire.»

La division se trouvait mouillée depuis quelques jours dans un port
étranger. Le Léonidas qui aspire à arrêter le torrent des mauvais
traitemens de l'amiral, ne choisit pas pour compagnons trois cents
Spartiates, mais il prend avec lui les deux plus jolis petits aspirans
qu'il peut trouver, et il marche aux Thermopyles. Mais quelles sont les
Thermopyles de notre officier? une maison de joie qu'il loue pour
quelques heures à d'aimables filles dans une des rues les plus
fréquentées de la Havane.

Les deux petits aspirans, dont les traits sont doux et malins, et dont
la taille est encore petite et svelte, se laissent habiller en jeunes
personnes. Leur teint, déjà un peu bruni par l'air brûlant de la mer,
reprend toute sa fraîcheur native sous une légère couche de blanc de
céruse. Leurs pieds adolescens, long-temps comprimés par des bottes
épaisses, recouvrent une élégante flexibilité dans de fins souliers de
prunelle. Leurs hanches, comprimées sous la ceinture d'un lourd
poignard, se dessinent voluptueusement sous un large ruban rose. Nos
deux petits chérubins de bord deviennent enfin, avec un peu d'art et de
patience, de jolies petites filles agaçantes, faites pour tromper l'oeil
enflammé de plus d'un amateur. Au bout de quelques heures d'exercice à
la fenêtre du logis où l'on vient de les installer, elles auraient pu
prendre dans leurs filets les passans les moins disposés à se laisser
séduire par les agaceries de ce sexe dont l'empire s'étend si facilement
de la croisée à la rue.

L'amiral, le soir même du jour où nos masculines _Laïs_ étaient entrées
en fonctions, s'était rendu au spectacle accompagné d'un de ses
aides-de-camp. A onze heures il s'en revenait à bord, précédé par deux
matelots qui, sur ses pas, avaient soin de projeter la vive clarté de
deux énormes fanaux. En passant par une des rues qu'il lui fallait
parcourir pour se rendre vers le warf où l'attendait son canot, il fait
remarquer à l'aide-de-camp marchant respectueusement à ses côtés, deux
fenêtres d'où sortent des voix qu'il croit reconnaître pour des voix de
femmes, et de femmes françaises même!

«Quelle drôle de chose, à la Havane, à cette heure, monsieur mon
aide-de-camp! Qu'en dites-vous?

--Mon général, je dis que ce n'est pas plus drôle que partout ailleurs.
Il y a dans tous les lieux du monde connu, des Françaises qui font ce
métier-là.»

--Quel métier entendez-vous donc?

--Mais, mon général, le métier que font probablement ces deux dames.

--Vous avez raison, elles sont deux, et elles me paraissent même être
assez gentilles. Écoutez! elles parlent.... Il me semble même qu'elles
parlent de nous.»

Une de ces dames, en effet, en voyant passer le petit cortège, s'était
écriée avec le doux accent de la curiosité et de l'intérêt:

«Ah! c'est le général français nouvellement arrivé!

--Voyez-vous, monsieur mon aide-de-camp, reprend l'amiral en recueillant
ces paroles tendrement provocatrices, voyez-vous que ce sont des
Françaises!... Mesdames, j'ai bien l'honneur de vous saluer....»

Les dames répondent gracieusement à ce salut.... La porte de la rue,
près de laquelle les deux passans se sont arrêtés, s'entr'ouvre au même
instant. Les matelots qui portaient les fanaux destinés à éclairer le
général, se sont arrêtés aussi.... Mais le général leur ordonne de
continuer leur route sans lui, en leur recommandant d'avertir leur
patron qu'il ira bientôt rejoindre son canot.

Resté seul avec son aide-de-camp, et délivré de la présence importune de
ses deux matelots, il reprend plus librement la conversation avec son
interlocuteur.

«Si, pour la singularité du fait, nous montions, monsieur
l'aide-de-camp?

--Chez ces dames?

--Mais où voulez-vous que nous montions, si ce n'est chez elles?

--Y pensez-vous sérieusement, mon général?

--A quoi voulez-vous que je pense, si ce n'est à ce que je vous propose?

--Mais que dira-t-on si l'on vient à savoir que....

--On dira que j'ai fait le galant et vous un peu le cafard, peut-être!
Quel mal y aura-t-il à cela? Partout on veut me faire passer pour une
espèce de Hun farouche, insensible à toutes les douces séductions du
sexe.... J'ai envie de perdre ce soir une aussi fâcheuse réputation....
Allons, soyez aimable une fois en votre vie. Vous aussi vous n'avez pas
plus que moi de temps à perdre pour réparer vos longues années
d'endurcissement et de rébellion contre le pouvoir des belles. Entrons.
Je vais vous donner l'exemple en ma qualité de chef.

--Mais une seule observation, mon général, elle ne sera pas longue.

--Cela ne l'empêchera pas d'être peut-être fort déplacée, votre
observation, et encore assez ennuyeuse probablement.

--En entrant dans cette maison, vous ne risquez rien, vous....

--Il me semble cependant que je risque tout autant que vous au moins?

--Ce n'est pas cela que je veux dire. Je veux dire que le rôle que je
jouerai en vous suivant pourra, en ma qualité de subalterne, paraître
un peu trop complaisant, et que si l'on vient à apprendre plus tard....

--Ah! oui, vous craignez _en votre qualité_ de subalterne, n'est-ce pas,
que l'on dise que.... Quel enfantillage! Est-ce que dans ces sortes
d'aventures tous les rangs ne sont pas égaux! Vous voyez bien même que
dans la situation où nous nous trouvons, c'est moi qui fais tous les
frais de la négociation; et, le diable m'emporte, je crois que si
j'avais une chandelle à la main, je serais obligé de vous la tenir pour
vous engager à monter l'escalier, tant ce soir vous paraissez tenir à
faire la prude. Allons donc, montons, et que cela finisse!

--Puisqu'il le faut et que vous le voulez décidément, montons, mon
général. Mais en grand uniforme....

--Pourquoi pas? personne ne nous voit, et la nuit sauve le scandale.»

Pendant tout ce colloque, nos deux syrènes avaient mis en usage leurs
plus agaçantes minauderies pour séduire notre vieux navigateur et son
scrupuleux compagnon. Leurs enchantemens n'avaient, hélas! que trop
triomphé de la faiblesse de cet autre Ulysse.

En entrant dans l'appartement de nos piquantes Françaises, le général
fut agréablement surpris de la richesse qui régnait dans le simple
ameublement du lieu.

«Je reconnais bien là, s'écria-t-il pour dire quelque chose, le goût et
l'élégance de mes compatriotes.»

Les deux beautés reçurent ce compliment d'introduction en faisant une
révérence assez gauche et en baissant modestement la tête pour ne pas
éclater de rire.

«Mais par quel hasard, ou plutôt par quel destin favorable pour nous,
vous trouvez-vous ici, mes belles dames, au milieu de messieurs les
Espagnols?

--Des événemens qu'il serait trop long de vous raconter, nous ont
conduits... c'est-à-dire nous ont conduites dans ce pays, et ensuite
des malheurs nous y ont retenues....

--Vous me trouverez peut-être un peu indiscret, mais l'intérêt que je
porte à toutes les jolies femmes de ma patrie excusera la singularité de
ma question.... Mesdames, êtes-vous demoiselles ou mariées?

--Nous étions mariées, monsieur le général.

--Et messieurs vos maris?

--Ne sont plus.... Des chagrins et l'inclémence du climat....

--Ah! j'entends, j'entends... la fièvre jaune, n'est-ce pas?... Ah! ce
maudit climat.... (Voyez-vous, monsieur l'aide-de-camp, que ce sont des
femmes distinguées: _l'inclémence du climat_....) Mais, mesdames, il
paraît que l'air de la Havane, tout redoutable qu'il est, s'il vous a
ravi les objets de votre tendresse, a respecté au moins les roses de
votre teint; car il serait difficile, avec cette fraîcheur, que l'on ne
vous reconnût pas pour françaises.

--Monsieur le général, vous êtes trop bon!

--Non, je ne suis que sincère. Et à cette taille élégante et à cette
tournure qu'on n'a qu'en France, on se sent vraiment fier d'être de son
pays.... Et qu'en dites-vous, monsieur l'aide-de-camp?

--Je dis, mon général, que vous avez raison, et que les Françaises sont
des femmes charmantes.

--Mais il me semble que ces dames, sans doute pour charmer l'ennui du
veuvage, ont adopté les moeurs du pays où elles se trouvent exilées; car
voilà une guitare, si je ne me trompe.

--C'est une mandoline, général. Oui, quelquefois ma compagne a la bonté
de m'accompagner sur cet instrument, confident discret de nos peines!...
Ah!

--Ah! vous en pincez, madame: je vous y prends, et je tiens note de
l'aveu.

--Mais j'en pince un peu, monsieur le général, je ne m'en défends pas.

LE GÉNÉRAL A SON AIDE-DE-CAMP.--Hum, mon ami, c'est significatif cela,
j'espère. Vous ne vous étiez pas trompé. (_A ces dames_). Vous allez
nous chanter une petite chanson, une chanson de France.

UNE DES DAMES.--Je chante si mal!

L'AUTRE DAME.--J'en pince si peu!

--Modestie que tout cela, modestie! Vous allez chanter et en pincer,
aimables friponnes. Nous écoutons.

--Mais avant de nous soumettre à l'épreuve que vous voulez nous faire
subir ou subir vous-mêmes, messieurs, voudriez-vous vous rafraîchir?...
Domingo! Domingo! apportez des confitures et du Sangari à monsieur le
général.

--Si Señora,» répond un gros nègre.

Le général dépose sur un canapé son épée et son chapeau. L'aide-de-camp
en fait autant. Voilà Mars désarmé par l'Amour.

Une des syrènes chante la plaintive romance. Son amie l'accompagne sur
sa mandoline, en faisant rouler sur le général des yeux qu'elle
s'efforce de rendre caressans et fripons. Le général est transporté
d'aise et d'ivresse.

«Comment trouvez-vous cette voix? demande-t-il à son compagnon.

--Un peu forte, mais assez bien timbrée.

--Et la pinceuse de guitare ou de mandoline?

--Elle me paraît avoir les mains assez fortes et le pied un peu épais.

--Vous ne savez ce que vous dites!

--Je sais bien au moins, mon général, ce que je vois.

--Elles sont charmantes, parfaites en tout; c'est moi qui vous le dis,
et je m'y connais.»

Le chant a cessé: les tendres émotions commencent; les félicitations et
les complimens vont leur train. Les oeillades se croisent et
s'enflamment en se croisant. La pinceuse de mandoline se lève pour
suspendre son instrument sonore à l'une des cloisons de l'appartement.
En se levant avec grâce, elle sent deux mains un peu roides se presser
sur la taille qu'elle s'efforce de dessiner d'une manière avantageuse.
Ce sont les mains frémissantes du général qui se sont égarées sur ses
hanches. La prude veut se fâcher et repousser avec dignité cet
attouchement un peu trop leste. Le général devient plus pressant: il
avance toujours: la belle recule jusque vers le canapé, et là, pour
faire, en présence d'une attaque trop vive, une retraite digne d'elle,
elle s'empare de l'épée et du chapeau du héros, et la coquette
disparaît, avec la légèreté d'une sylphide, dans une chambre voisine, en
poussant de grands éclats de rire. L'amoureux amiral veut la suivre, sûr
qu'il paraît être de son triomphe: mais sa conquête lui échappe encore
en grimpant les marches d'un escalier obscur qui paraît conduire au
second étage.

Attiré par ce bruit, un gros gaillard à la figure basanée, au menton
barbu, et à l'air rébarbatif, entre et arrête ses deux gros yeux noirs
et irrités, sur le général.... Cet homme semble être un de ces _bravos_
de la Havane, qui vendent au premier venu, une ou deux gourdes, chaque
coup de stylet. Il baragouine quelques mots d'espagnol qui signifient
qu'il est le chef de l'établissement. Le général à cette vue veut saisir
son épée: elle a disparu! L'aide-de-camp cherche aussi la sienne: elle a
disparu de même. La violence triomphera.

«Dans quel guêpier nous sommes-nous jetés là, mon cher ami!

--Ce n'est pas un guêpier, général.... Je vous l'avais bien dit.

--Emparons-nous, si vous m'en croyez, de ces barreaux de chaise, et
forçons le passage.

--Forçons le passage, puisque nous ne pouvons faire autrement, et
tapons, puisque vous le voulez, mon général. Mais c'est là une bien
cruelle extrémité.»

Deux autres _bravos_ espagnols s'avancent: les deux dames se tiennent
derrière cette force imposante, arrivant tout exprès pour les protéger:
elles rient toujours aux éclats en montrant aux deux officiers désarmés
les deux épées et les chapeaux dont elles se sont si perfidement
emparées.

«Tas de coquines, me rendrez-vous mon épée! s'écrie en les menaçant le
général exaspéré.

--_Dinero, dinero_! s'écrient les _bravos_.

--Cela veut dire: Payez, payez, messieurs, et l'on vous rendra vos
armes, répètent les dulcinées.

--Nos armes! Tiens, dit le général en jetant aux pieds des malheureuses
qui le narguent, une bourse d'or pour rançon; tiens, ramasse cet argent,
et rends-nous les armes et les chapeaux que tu nous as volés.»

Les bravos se nantissent d'abord de la bourse. Ils descendent ensuite
l'escalier: les deux donzelles les suivent sans rien restituer. Le
général et son aide-de-camp veulent aussi gagner la rue. Mais les portes
par lesquelles le cortège s'est esquivé se referment sur eux, et pour
comble de rage, les victimes entendent dans la rue leurs bourreaux
crier: _A la guarda! à la guarda_! Nul doute, la garde va venir.

Elle arriva en effet. Le sergent de la patrouille, en ouvrant violemment
la porte de la maison où le scandale avait lieu, reconnaît dans les deux
officiers désarmés et décoiffés, le général de la division française et
l'un de ses aides-de-camp. On s'explique du mieux qu'on peut, en
espagnol et en français. Le sergent croit apprendre quelque chose de
très-nouveau au général, en lui annonçant qu'il se trouve dans une
maison suspecte. Le général demande pour toute grâce au chef de la force
armée la faveur d'être reconduit à l'embarcation de son vaisseau, qui
l'attendait au warf. Mais dans quel état il parut aux yeux de ses
canotiers! sans épée et sans chapeau! Les canotiers ne savent que penser
de cette circonstance singulière. Ils se contentèrent de nager jusqu'au
vaisseau, et là encore, en montant à bord, le général et son piteux
camarade en bonnes fortunes, eurent la honte de passer, en faisant de
grands saluts, devant l'officier de garde qui les recevait à la lueur
des fanaux allumés pour éclairer leur marche. Le lendemain de cette
aventure, les flâneurs de la Havane aperçurent, suspendus à un poteau de
réverbère, deux chapeaux et deux épées surmontés de cette inscription:
«A VENDRE POUR CAUSE DE DÉPART PRÉCIPITÉ.»

Et puis on entendit dire dans toute l'île que le général commandant la
division française avait fait hommage de sa bourse, à la caisse des
indigens du pays.

Mais ce qu'il y eut de plus étrange dans tout cela, c'est le bruit qui
courut avec la rapidité de l'éclair dans toute la division. Les
officiers se disaient que les deux coquines qui avaient si adroitement
décoiffé et désarmé leur général, n'étaient autre chose que deux petits
aspirans travestis, et qu'en cherchant bien parmi les enseignes de
vaisseau, on aurait pu reconnaître peut-être les deux ou trois _bravos_
qui avec leur longue barbe factice et leur teint d'emprunt, avaient si
galamment assisté les deux belles. Un des légers échos de ce bruit
scandaleux alla frapper assez désagréablement l'oreille inquiète du
général. Il devina bientôt toute la vérité, et il s'emporta d'abord
comme un lion pris dans un piége. Il appela son aide-de-camp. «Vous
savez, monsieur, le tour infâme qu'on nous a joué.

--Général, je commence depuis ce matin à m'en douter un peu.

--Je puis ordonner une enquête terrible, et faire fusiller les scélérats
qui ont attenté à mon honneur. Commencez-vous à vous douter un peu aussi
de toute l'étendue de mon autorité?

--Jamais, mon général, je n'en ai douté. Vous pouvez, il est vrai,
ordonner une enquête: une enquête est même une chose excellente; mais
n'y a-t-il pas eu, à votre avis, mon général, assez de scandale comme
cela?

--Et comment vous, chef d'état-major, vous mon plus fidèle limier en
quelque sorte, qui devriez deviner chaque officier de la division rien
qu'à l'allure et au pas, n'avez-vous pas reconnu, flairé, dépisté deux
polissons d'aspirans dans ces deux coquines de la nuit d'avant-hier?

--Vous les trouviez si aimables et si gentilles, mon général, que le
moindre soupçon m'aurait paru inconvenant.

--Moi, je les trouvais gentilles! allons donc! vous ne voyiez pas que je
me moquais d'elles? C'est vous peut-être que je devrais faire casser
comme du verre, pour ne vous être pas douté de ce que vous deviez savoir
mieux que tout autre.

--Moi, mon général, mais il me semble que vous feriez encore mieux
d'ordonner une enquête, comme vous en avez eu d'adord l'idée, si
décidément vous tenez à faire quelque chose de décisif.

--Ah! je suis bien malheureux! et ne pouvoir pas me venger sans
augmenter le scandale! et dévorer ma honte, si je ne me venge pas!...
Monsieur l'aide-de-camp!

--Plaît-il, mon général?

--Allez dire à l'officier chargé des signaux, que je lui ordonne
d'annoncer à MM. les commandans de la division, que je mets tous les
officiers aux arrêts forcés jusqu'à nouvel ordre!...

--De suite, mon général, j'y cours!

--Attendez donc un peu; que diable! aujourd'hui vous êtes bien prompt!

--Qu'y a-t-il encore pour votre service, mon général?

--Il y a pour mon service que, quand vous aurez exécuté l'ordre que je
viens de vous donner, vous garderez les arrêts forcés vous-même, pour
vous apprendre un autre fois à mieux faire votre devoir.

--Oui... oui... mon... mon général!... J'y vais!




PETIT COMBAT.

GRANDES ÉMOTIONS.


En se rendant par mer de Bréhat à l'Ile-de-Bas, on rencontre, à moitié
route à peu près, un petit archipel qui, par rapport au nombre de
rochers qui le composent, a reçu le nom des Sept-Iles. Un seul de ces
îlots est habité: les autres servent d'asile aux oiseaux de proie qui,
lassés de chercher leur nourriture sur les flots que l'on voit s'agiter
entre le continent et le petit archipel, vont le soir se reposer dans
les cavités de ces rochers battus presque sans cesse par les vagues, la
foudre et la tempête.

Entre toutes ces îles, Tomé, la plus rapprochée de la terre ferme, se
trouve posée à l'entrée d'une anse assez belle que l'on nomme la rade de
Perros. A droite de Tomé, en faisant face au large, on aperçoit les
écueils qui hérissent l'embouchure de la rivière de Tréguier. A gauche
s'étend la côte qui joint le bourg de Perros au village de la Clarté. Au
bas de cette côte se dessine une batterie de quelques canons, destinés à
gronder, à l'occasion, sur le petit détroit d'une lieue de large qui
sépare l'île de Tomé du rivage des Côtes-du-Nord.

Pendant la guerre, rien n'était plus commun que de voir les croiseurs
anglais louvoyer entre les Sept-Iles et la terre de France. Les petits
convois de caboteurs avaient bien soin alors de s'assurer, avant de
donner dans la passe, qu'aucun navire ennemi ne viendrait troubler leur
timide navigation. Quand la plus grande des Sept-Iles avait annoncé, au
moyen du sémaphore qu'on avait établi sur son sommet, qu'il n'y avait
aucun bâtiment anglais à vue, vite les commandans des convois faisaient
appareiller les navires placés sous leur escorte, et on s'efforçait
alors de donner dans le _courreau_ avant que l'ennemi pût contrarier la
marche de la petite flotte de lougres, de goëlettes et de sloops
marchands.

Les Anglais aimaient d'autant plus à s'approcher de cette partie de la
côte de Bretagne, que l'île de Tomé, par un privilège assez singulier,
leur offrait souvent l'occasion de faire des vivres frais. Ceci a
peut-être besoin d'une courte explication topographique.

Pas un arbre ne croît sur cette île qui, avec une demi-lieue de long, ne
présente à l'oeil qu'un lambeau de chaîne de montagnes, recouvert d'un
peu de bruyère. Pas une source, pas le plus petit ruisseau ne murmure ou
ne serpente sur cette terre inculte. Autrefois un cultivateur voulut y
établir une ferme et fatiguer son sol dépouillé, pour en tirer quelque
chose; mais les ruines de la ferme attestent aujourd'hui l'inutilité des
efforts du pauvre fermier. Une seule espèce d'animaux peut se contenter
de ce séjour si peu fait pour les hommes. La tradition rapporte qu'un
chasseur y jeta une paire de lapins, et depuis ce temps les lapins ont
tellement pullulé à Tomé, qu'on ne peut y faire un pas sans rencontrer
un de ces insulaires herbivores. Aussi les matelots, dans leur langage
pittoresque, disent-ils que Tomé n'est autre chose qu'une colonie de
lapins.

Les Anglais manquaient rarement, pour peu qu'ils restassent quelque
temps à croiser dans ces parages, d'envoyer des embarcations à Tomé pour
y _faire du lapin_, comme disaient encore les matelots, ainsi qu'on dit
qu'un navire a envoyé ses embarcations à terre, pour y _faire de
l'eau_.

La petite île, quelque pauvre et inutile qu'elle fût, avait pourtant un
propriétaire; mais, par une de ces lois qui ne sont tolérables qu'en
temps de guerre, il était défendu au possesseur suzerain de ce fief
maritime de visiter sa propriété: les bâtimens de la station de Perros
et les pataches de la douane avaient seuls le privilège d'aborder dans
cette île, que l'imagination des anciens aurait peuplée peut-être de
dieux ou tout au moins d'heureux mortels, mais qui en réalité n'était
peuplée que d'assez mauvais gibier, à la chair aussi sèche que le
terrain qui le nourrit.

Le privilège exclusif accordé aux péniches et aux pataches qui
visitaient Tomé, produisit assez souvent d'étranges rencontres. Pendant
qu'une embarcation française, par exemple, abordait l'île par un bout,
un canot anglais l'accostait quelquefois par l'autre bout, et alors
venaient les coups de fusil entre les Anglais, qui d'un côté tiraient
des lapins pour leur compte, et les Français, qui trouvaient plus
piquant de brûler leur poudre sur des ennemis, que sur le gibier qu'ils
étaient venus chasser.

Lorsque des canots anglais envoyés à Tomé se voyaient surpris par le
mauvais temps pendant leur petite expédition, ils attendaient, cachés
dans les rochers de l'île, que la bourrasque s'apaisât, pour aller
rejoindre les navires auxquels ils appartenaient, et qui, pour éviter
les dangers que leur aurait fait éprouver le coup de vent, avaient
prudemment gagné le large.

Sur des côtes moins mal gardées que ne l'étaient les nôtres, on aurait
pu quelquefois faire d'assez bonnes captures sur l'ennemi; mais les
Anglais se montraient si peu disposés en général à opérer des descentes,
que l'on daignait à peine se prémunir contre leurs rares tentatives de
débarquement.

Un jour toutefois ils surent faire tourner à leur avantage une
situation difficile dans laquelle le mauvais temps les avait
soudainement placés.

Trois de leurs embarcations, assaillies par un coup de vent pendant
qu'elles étaient à Tomé, cherchèrent en vain, malgré la grosseur de la
mer et la force de la brise, à regagner leurs navires. Réduites, après
d'impuissans efforts, à se réfugier dans les criques de l'île dont elles
avaient voulu s'éloigner, elles revinrent, poussées par la lame,
s'échouer dans une petite anse où bientôt les matelots réussirent à les
haler à terre, de manière à les soustraire au choc des vagues qui
auraient fini par les briser si on les eût laissées à flot.

Le coup de vent dura quarante-huit heures, et pendant ce temps-là, les
matelots anglais n'eurent d'autre asile que leurs embarcations tirées à
sec, et d'autre nourriture que les lapins qu'ils purent tuer.

La mer enfin et le vent s'apaisèrent. On songea à remettre les canots à
flot et à regagner les navires qui, revenant du large, ralliaient déjà
la côte pour se rapprocher des canots qu'ils avaient laissés à terre.

Au moment où les officiers anglais ordonnaient à leurs matelots de
s'embarquer pour quitter l'île hospitalière, ils aperçurent dans le
_courreau_ des Sept-Iles, et non loin d'eux, une grande péniche qu'ils
prirent d'abord pour française. C'était en effet une patache des douanes
qui, voyant les croiseurs anglais trop au large pour avoir à les
redouter, se rendait avec toute sécurité de Tréguier à Lannion.

Par malheur, à bord de la patache s'étaient embarqués ce jour-là même
une douzaine de préposés qui, devant passer l'inspection d'un de leurs
chefs supérieurs, avaient cru très-bien faire en prenant la voie de mer
pour se rendre à Lannion. La tenue de ces passagers était parfaite. La
plaque et les _jugulaires_ de leurs schakos reluisaient au soleil qui
venait de se montrer. Leurs buffleteries, soigneusement blanchies,
tranchaient admirablement sur le vert foncé de leurs fracs époussetés et
brossés jusqu'à la corde. Rien enfin ne manquait à leur tenue militaire.

Quelle proie, je vous demande, pour nos Anglais cachés dans les rochers
auprès desquels la patache venait virer nonchalamment de bord! Sortir de
leur gîte de la nuit, comme des éperviers acharnés; fendre les flots
avec la rapidité d'un poisson volant, et se jeter sur la pauvre patache,
qui n'y pensait guère, je vous le jure, ne fut que l'affaire d'un
moment, d'une minute pour les embarcations ennemies! Les douaniers,
surpris et sans doute effrayés de cette attaque si prompte, essayèrent
de résister. Ils sautent sur leurs armes; la patache avait un petit
canon et deux espingoles: elle fait feu; mais les Anglais, comme
agresseurs, étaient disposés à l'attaque, et les douaniers, assaillis à
l'improviste, étaient bien loin d'avoir tout préparé pour la défense. Le
grand nombre dut avoir l'avantage, et après une inutile résistance, la
patache se rendit aux trois péniches.

La joie des vainqueurs dut être grande, lorsque, pour rejoindre les
croiseurs qui les attendaient en louvoyant, ils défilèrent sous la
Grande-Ile avec leurs trois embarcations et la patache conquise. Le
sémaphore placé sur cette Grande-Ile annonça à son confrère le sémaphore
situé sur la côte ferme, le triste événement qui venait de se passer
dans le _courreau_ des Sept-Iles et presque sous les yeux de la garnison
qui gardait le plus important des rochers de l'archipel.

On vit bientôt la frégate ennemie à laquelle appartenaient les canots
sortis de Tomé, aller au-devant de la conquête des péniches
victorieuses, et prendre à la remorque la pauvre patache. Ce dut être
pour elle une capture assez étrange que cette douzaine de préposés de
douanes parés, brossés, fourbis, pour aller passer l'inspection à
Lannion et arrivant prisonniers de guerre à bord d'une division
anglaise.

On parla beaucoup, à Perros, du malheur arrivé à la patache de Tréguier.
Les préposés des brigades établies sur les côtes voisines de
l'événement, jurèrent de venger leurs camarades sur les Anglais.
Plusieurs jours de suite, ils s'embusquèrent dans les rochers de Tomé,
pour chercher à surprendre les embarcations des croiseurs qui
s'aviseraient de vouloir débarquer dans l'île. Mais leurs tentatives
furent vaines. Personne ne parut.

Pour suivre bien le fil des petits détails que j'ai encore à raconter,
il est nécessaire de se rappeler succinctement ceux que l'on a déjà lus,
et de ne pas oublier surtout l'île de Tomé où venaient aborder les
Anglais et les Français; la frégate anglaise avec les douaniers pris en
grande tenue, etc.

Lors du dernier événement arrivé à ces pauvres douaniers, je commandais
une péniche appartenant à la station de Perros, station très-imposante,
composée d'une canonnière qui commandait les forces navales de
l'endroit, et de deux mauvaises embarcations dont la mienne faisait
partie! Le commandement que l'on m'avait confié, à moi très-jeune
aspirant de première classe et futur amiral de France, avait été dans
son temps un grand canot de vaisseau. En rehaussant les pavois de ce
canot et en plaçant un petit obusier en fonte sur son arrière, on avait
cru en faire une péniche. J'oublie de dire qu'on lui avait même donné un
nom assez pompeux, mais assez peu convenable à ses qualités: ma péniche
se nommait _l'Active_. Vingt-sept hommes la montaient. Vingt environ à
_couple_ pouvaient être bordés, à l'occasion, de l'avant à l'arrière. Un
caisson placé au pied du grand mât contenait quelques fusils, une
dizaine de pistolets et autant de sabres: c'était là notre arsenal. Un
des bancs de l'arrière me servait de cabane; l'autre banc de babord
était réservé au chef de timonerie que j'appelais toujours _mon second_,
pour qu'à son tour il m'appelât toujours _mon capitaine_. Quand il
faisait froid, je tapais des pieds sur le tillac, ne pouvant pas me
promener faute d'espace. Quand il pleuvait, je me couvrais d'un manteau.
Mes hommes faisaient leur soupe à la mer, en plaçant la chaudière,
commune à l'état-major et à l'équipage, sur la moitié d'une barrique
remplie de sable et au centre de laquelle on allumait du feu. C'était
une vie d'Arabes, au milieu des flots; mais à quinze ou seize ans, avec
un poignard au côté, des épaulettes en or mélangé de bleu sur le dos, et
deux douzaines d'hommes à commander, on se croit général d'armée. Un
capitaine de vaisseau ne se promenait pas plus fièrement sur sa dunette,
que moi sur le banc qui me servait à la fois de gaillard d'arrière, de
chambre à coucher et de banc de quart dans les circonstances
solennelles.

Un jour avant la prise de la patache des douanes, le commandant de la
station m'avait donné l'ordre d'escorter jusqu'à l'île de Bréhat trois
ou quatre caboteurs chargés d'objets du gouvernement. Dieu sait, à la
tête de ce convoi composé de trois ou quatre barques, les signaux que je
faisais à mon bord; car j'avais toute une série de pavillons pour
transmettre mes ordres aux divers bâtimens placés sous ma protection. Un
amiral commandant une escadre aurait envié les évolutions que
j'exécutais, et à coup sûr il ne se serait pas donné plus de soins pour
conduire une armée alignée sur trois colonnes, que moi pour mener mes
trois bateaux à bon port.

Dès que mon importante mission fut remplie et que j'eus vu défiler
devant moi les navires de mon convoi pour aller mouiller à leur
destination, je tirai un coup d'obusier en hissant et rehissant trois
fois mon pavillon à tête de mât, pour faire mes adieux aux capitaines
marchands que j'allais quitter. Les capitaines de mon escadre
répondirent à ce galant signal en m'exprimant leurs remercimens et leur
satisfaction. Ils hissèrent et rehissèrent par trois fois aussi leur
pavillon national, et je me séparai d'eux pour retourner à Perros.

J'insiste un peu sur ces détails puérils, parce qu'ils ont encore pour
moi tout l'attrait et toute la fraîcheur des souvenirs d'un âge que l'on
ne se console d'avoir passé qu'en se le rappelant sans cesse. Tous les
marins, j'en suis bien sûr, me sauront gré de raconter longuement ces
petites scènes qui sont celles que les hommes de mer se rappellent avec
le plus de plaisir et d'attendrissement. Les critiques seuls pourront me
reprocher mon verbiage. Je sais bien que dans tout cela il y a peu de
mérite sous le rapport de l'art et du goût littéraire; mais chez moi les
douces impressions et la vérité passent avant l'art: mes plus chers
souvenirs d'abord, et le travail d'artiste après, s'il se peut, telle
est ma devise de _raconteur_.

Le jour tombait déjà quand je me mis en devoir de revenir à la station.
Mais ce jour tombait comme tombe un beau jour d'été. La mer était
calme, le ciel tranquille, et l'air tiède que l'on respirait semblait
s'être imprégné en caressant les flots, de ces parfums de l'Océan, que
les marins préfèrent à l'ambre le plus exquis et aux essences les plus
précieuses. La lune se dégageait, à l'horizon, du cercle noirâtre que
les effets de lumière formaient au loin autour de nous, et sa clarté si
vive et à la fois si douce paraissait couvrir d'une nappe d'argent la
houle que nous fendions à grands coups de rames. Il nous avait fallu en
effet border nos avirons: le vent avait cessé, comme pour ne pas
interrompre le calme harmonieux de la nature. A terre, au sein des
forêts ombreuses et des plaines désertes, le silence des nuits a sans
doute quelque chose de bien religieux; mais à la mer combien le repos de
tous les élémens est noble et sublime! L'homme qui ne s'est pas oublié
des heures entières au milieu de l'Océan pendant une belle nuit d'été,
n'a pas éprouvé ce qu'il y a de mieux fait pour nous élever aux idées
les plus nobles et les plus consolantes.

Revenons un peu aux choses terrestres. A droite de ma péniche je voyais
l'immense mer se gonfler majestueusement sous les rayons de la lune: à
ma gauche et du côté de la terre, défilaient une multitude de rochers
auxquels la nuit et la clarté de l'astre qui nous guidait donnaient les
formes les plus bizarres et l'apparence la plus fantastique. Le calme de
ce beau spectacle n'était interrompu, que par le bruit régulier de nos
avirons ou par la voix retentissante de mes matelots, et quelquefois par
le mugissement lointain de la houle paresseuse qui allait s'engouffrer
dans les cavités des rochers ou les grottes du rivage. Jamais je n'ai
passé d'heures plus douces que celles de cette nuit, pendant laquelle,
tout jeune que j'étais, mes petites facultés méditatives allaient grand
train.

Un canonnier de marine que j'avais à bord ne me permit pas de rester
long-temps plongé dans mes délicieuses rêveries. Ce canonnier était un
de ces clowns d'équipage, de ces agréables de bord qui ont le privilège
de faire rire leurs camarades en toute occasion, et d'égayer pour ainsi
dire la pénible vie du matelot. Mon clown à moi se nommait Fournerat:
c'était un joyeux et joli garçon, aimé de tout son monde, et qui, chose
rare, était aussi bon homme de bord qu'il était bon farceur. Mes gens
étaient-ils fatigués, harassés, mouillés jusqu'aux os? Fournerat
laissait échapper une saillie, et le plus mécontent riait et se
remettait à l'ouvrage; Étions-nous obligés de nager pendant une
demi-journée? Quand l'ardeur des rameurs mollissait, Fournerat
improvisait une chanson, et le courage revenait au plus maussade. Les
quarts-de vin de ses camarades, les doubles rations que je lui donnais
en supplément, pleuvaient sur lui; mais jamais il ne se grisait, et je
l'aimais comme l'homme le plus utile, le plus rangé et le plus soumis de
mon petit équipage.

Mes gens, avaient les avirons sur les bras depuis trois ou quatre
heures. L'air chaud de la nuit semblait leur inspirer la mollesse dont
ils étaient remplis. Quelques-uns des nageurs se plaignaient déjà de la
fatigue, mais se plaignaient comme font souvent les matelots, en
exhalant leur mauvaise humeur en bons mots contre les objets, qu'ils
pouvaient accuser sans craindre d'être réprimandés. «Savez-vous bien,
disait l'un à ses camarades, que la lettre que nous avons à écrire avec
ces plumes de dix pieds (les avirons) est bigrement longue!--Oui,
répondait un autre, et j'ai envie de mettre de suite ma signature au
bas, pour en avoir plus tôt fait.

--Qu'est-ce que ça veut dire? s'écria Fournerat; vous voulez finir déjà
votre lettre par paresse d'écrire? Eh bien! moi, je vais en commencer
une. Prêtez-moi une de vos plumes de bois, et vous allez voir comment je
vas styler la lettre d'un mauvais fils à son cher père.»

Fournerat, en prononçant ces mots avec un ton qui n'était qu'à lui,
saisit l'aviron d'un des mécontens. Chacun se dispose à entendre le
_farceur_ dicter la lettre qu'il va adresser à son père. Le courage
revient à tout le monde, et mon canonnier, tout en hallant un grand coup
sur son long aviron, commence ainsi:

«La mer est mon papier, la péniche _l'Active_ mon écritoire, et mon
aviron ma plume. La bouteille à l'eau-de-vie, si le capitaine le veut
bien, sera ma bouteille à l'encre.

--J'y consens, m'empressai-je de dire, en devinant l'intention du drôle.

--C'est bon, mon capitaine, vous _souscrivez_, et moi j'écris.

_Lettre d'un mauvais fils à monsieur son père_.

«Mon cher père, et bigrement trop cher, puisque vous avez donné le jour
à un garnement de mon espèce.

«Je profite de l'occasion de la poste aux lettres pour vous adresser
celle-ci. Quant à la mienne, elle est fort bonne, et je souhaite que la
présente vous trouve de même, et dans la situation où j'ai l'honneur
d'être. Il me reste encore, à ce que je crois, deux frères et une soeur
que ma chère mère vous a donnés à nourrir et à éduquer; la présente est
pour vous dire et vous assurer, en bon fils, que je donnerais bien mes
deux frères pour ne plus avoir de soeur, sachant bien que cela ferait
plaisir à votre coeur paternel. Je suis bien aise de vous apprendre que
j'ai profité des bons principes que vous m'avez fait sucer chez vous
quand vous ne me donniez pas de pain à manger. J'irai loin, si je suis
votre exemple, et déjà je suis en route pour Toulon, où je serai nourri,
habillé et chauffé aux frais du gouvernement.

«Quand vous aurez l'occasion de battre ma chère mère et qu'elle aura le
malheur de vous taper conjugalement, tâchez de vous assommer l'un et
l'autre, en souvenir de moi, persuadés que je vous le rendrai à tous
deux aussitôt que le ciel voudra bien me le permettre.

«Adieu, mes chers parens, je vous embrasse aussi parfaitement que je
vous aime, et suis votre infectionné fils,


               «LACARCAILLE.


«Posse-cripthomme. J'oubliais de vous dire, si ça peut vous intéresser,
que je viens d'être condamné à cinq ans de galères innocemment au bagne
de Toulon. C'est une bien jolie ville, où vous pourrez m'envoyer de
l'argent si vous avez le hasard d'en voler à quelques amis. Je n'ai pas
voulu vous laisser apprendre cette nouvelle par un autre. Mais soyez
persuadé qu'au bagne comme ailleurs je n'oublierai pas les principes que
j'ai reçus de vous.


               «Idem.»

«Bah! se prit à crier un canonnier nommé Baradin, après avoir entendu la
lettre de son confrère, ce _bavacheur_ de Fournerat ne nous parle jamais
que de ses galères! C'est toujours le bagne de Brest ou de Toulon avec
lui. Change ta barre, conteur d'histoires de chaînes et de forçats; le
bagne ne rend plus!

--Tiens, comme il est mal bordé cette nuit le prince Baradin premier,
l'empereur des mouches tuées au vol, vice-roi des gamelles vides,
protecteur de la confédération sale!

--Pourquoi m'appelles-tu prince, espèce de va-de-la-langue? Encore une
autre bêtise, n'est-ce pas? et tu restes là la bouche ouverte, comme un
sac quand il n'y a rien dedans!

--Ah! tu me demandes pourquoi je t'appelle prince? Je _vas_ te le dire,
mais dans une petite chanson, composée par ton serviteur, dans les cinq
minutes qui vont venir.

--Silence, les enfans! s'écria un des maîtres à tous ceux qui riaient de
la dispute survenue entre les deux canonniers; Fournerat va faire et
chanter une chanson sur Baradin: taisons nos langues et ouvrons nos
oreilles; c'est l'ordre.

--Mes amis, c'est sur l'air de _Oui, noir, mais pas si diable_, que je
vais vous _déchanter_ la _Baradine_, romance de circonstance, cadrant
avec le sujet, et un bien vilain sujet, voyez plutôt. Mais il ne faut
pas que la musique vous empêche de haller dur et long-temps sur vos
avirons. Chantons mal, mais nageons bien. Je tousse trois fois, je me
mouche deux: c'est vous dire que je vais commencer.


    Baradin qui s' mange l'âme,
    Un jour de carnaval.
    En carrosse voit un' dame
    Qui s'en allait au bal. (_bis_.)
    Quèques gaillards, par malice,
    Crient: Vive l'Impératrice!
    Voyons, que cela finisse,
    S' dit mon cadet d' novice,

    Et voilà Baradin
          din! din!
    Qui lui tend, qui lui tend sa sal'main. (_bis_.)

    «M'n ami, dit la Princesse,
    Que puis-je pour ton bien?
    --Mais m'accorder, l'Altesse,
    De toucher votre main. (_bis_.)
    --Si c' n'est que ça, dit-elle,
    V'là ma main. Elle est belle.
    Attends, c'est d'la dentelle
    Que c' linge et c'te ficelle.
    Régale toi-z-en. Tiens, tiens!
          Hein, hein?»
    Baradin, Baradin, prends sa main, (_bis_.)

    «La faveur n'est pas mince,»
    Dit-il à ses amis,
    «Joséphine m'a fait prince
    En m'donnant un rubis,» (_bis_.)
    L'Altesse impériale
    L'avait fait prince de Galle,
    Et mon gaillard s' régale
    En grattant sa main sale.

    J' crois bien, c'était du fin,
          Hein, hein!
    Tes rubis, les rubis sont mal sains. (_bis_.)


Je rappelle ici cette improvisation, toute grossière qu'elle est, pour
faire connaître l'humeur et l'esprit des matelots. Qu'on me pardonne de
la reproduire: ce fut, hélas! le chant du cygne, du pauvre Tyrtée de mon
équipage!

La marée avait cessé de pousser favorablement la péniche vers sa
destination. Mes hommes étaient las de toujours tirer sur leurs avirons.
Le vent ne s'élevait pas et le jour allait se faire. Je pris le parti
d'aborder l'île de Tomé qui se trouvait sur ma route, et d'attendre là
que la marée suivante me permît de regagner Perros sans trop de peine.
«Gouvernez sur Tomé, dis-je à mon patron. Nous mouillerons le grappin
derrière en abordant.»

En accostant l'île, entre trois grands rochers qui formaient une espèce
de petit port, mes hommes levèrent leurs rames. Le silence était
parfait autour de nous, et ma voix seule et celle de mes gens allaient,
au terme de la plus calme des nuits, réveiller les tranquilles échos du
rivage. La mer gémissait à peine sur le bord, humide déjà de la rosée du
matin. La clarté de la lune, qui allait bientôt faire place à celle du
soleil, argentait encore le sommet de l'île et le côté opposé à celui
sur lequel nous nous disposions à débarquer. Mais autour de nous
l'obscurité prêtait à tous les objets des formes gigantesques et
fantastiques. Un aviron tombant à la mer, le bruit du grappin que l'on
mouillait derrière la péniche, la confusion même des voix de mes
matelots, donnaient à cette scène si simple un charme inexprimable, du
moins pour moi.

Je me plais ici à décrire un peu longuement ces choses, parce que ce
sont des souvenirs que ma mémoire me rappelle avec ravissement au bout
de vingt ans, et que je pense que l'on doit bien raconter et bien
exprimer pour les autres ce que l'on se rappelle soi-même avec charme.
L'art d'émouvoir et d'intéresser peut-il être autre chose que celui de
peindre naïvement ce que l'on a senti le mieux?

En abordant à Tomé je recommandai à ceux de mes gens qui les premiers
étaient sautés à terre, de ne pas trop s'éloigner, et de ne pas perdre
de vue la péniche, non loin de laquelle moi-même je jugeai prudent de
rester. Un coup de fusil, au reste, devait être le signal de ralliement.
La marée devant bientôt nous permettre de continuer avec le jour notre
route sur Perros, je ne pensai pas devoir passer plus d'une heure ou une
heure et demie dans l'île.

Malgré la sévérité de mes ordres, quelques-uns de mes hommes
s'écartèrent un peu plus que je ne leur avais permis. Ils voulaient
chasser, disaient-ils, quelques lapins à coups de manche de gaffe. Après
l'événement que je vais raconter et que j'étais loin de prévoir, je
n'eus pas la force d'en vouloir à ces maraudeurs: ils nous sauvèrent.

Pendant que mes matelots rôdaient ça et là autour de moi, je m'assis sur
un rocher près du rivage. J'aurais volontiers cédé dans ce moment
d'inaction au sommeil que deux nuits blanches m'avaient rendu
nécessaire, sans l'intérêt que m'inspirait une conversation qui s'était
établie, à dix ou douze pas de ma place, entre Fournerat, mon brave
canonnier, et le matelot Tasset, l'un de ses amis. Il s'agissait
d'amour, de mariage et de projet de retraite: je prêtai attentivement
l'oreille.

Les deux interlocuteurs s'étaient alongés nonchalamment sur un tertre de
bruyère: c'était la pelouse du pays. Fournerat avait la parole.

«Jamais, disait il à son camarade, je ne me suis senti autant envie de
retourner à Perros qu'aujourd'hui. Les deux jours que nous venons de
passer dehors m'ont paru longs comme un câble sans bout ou vingt-quatre
heures sans pain.

--Et pourquoi donc ça? Le temps m'a paru long à moi parce qu'il a fallu
manier l'aviron toute la nuit, et que ça vous alonge joliment une soirée
qui dure douze heures de temps jusqu'à la pointe du jour.

--Moi je me suis embêté, parce que, vois-tu, je m'impatientais
d'attendre, et je m'impatientais parce qu'il y a quelque chose de
nouveau qui m'attend à Perros.

--Quel nouveau?

--Mon congé.

--Ton congé! à toi!

--Un peu! Dix ans de service et une blessure à l'omoplate, d'un coup de
canon de l'ennemi, qui m'empêche le remuement à volonté du bras avec
lequel je me mouche avec ou sans mouchoir; voilà ce qui m'a fait
demander mes invalides. Y es-tu?

--Mais que feras-tu avec ton congé, sans avoir un morceau de pain pour
te laver la figure en dedans, quand la faim t'arrivera militairement
tous les matins?

--Ce que je ferai? je me ferai des enfans tout seul, si je peux; car les
enfans, comme on dit, c'est la richesse du pauvre.

--Et avec quoi encore te feras-tu des enfans?

--Avec un joli moule que je me suis choisi pour cela, va. Tu connais
bien Marie Angel?

--Cette grande belle fille de la Clarté, l'aînée au père Angel?

--_Indubitablement_!

--C'est une belle _criature_!

--Je ne taille jamais que dans le beau.

--Qui vous a un bel estomac, au moins!

--Le plus bel estomac du département des Côtes-du-Nord, à ce que m'ont
dit les connaisseurs.

--Et un bon caractère de fille, toujours de belle humeur, été comme
hiver.

--Ah! ça doit être encore plus facile à manier, il n'y a pas de doute,
qu'une pièce de quatre pour un ancien canonnier comme moi.

--Et tu veux l'épouser?

--Oui, et par le côté le plus pressé encore. Elle n'a pas grand'chose,
mais elle a ce qui me plaît, et ça vous donne tant de force pour gagner
sa vie, une femme qui vous chausse un peu proprement! Le père Angel,
dont je vais devenir le respectable gendre, gagne quarante à cinquante
sous par jour à faire des filets de pèche. C'est le plus grand fabricant
du pays en filets à la brasse: le brave homme ne peut pas aller loin
avec la goutte qu'il a par en bas, et celle qu'il prend à chaque instant
par en haut. Une fois mort de rhumatisme et d'eau-de-vie, il me cédera
son fonds, c'est-à-dire sa navette; et comme je me suis exercé, en
faisant la cour à sa fille Marie, à passer assez gentiment une maille ou
deux dans les filets du beau-père futur, je me trouverai établi tout
naturellement avec ma petite femme, dans le domicile et l'état du pauvre
défunt.

--Allons, je te vois bientôt négociant en filets de pèche, avec une
femme sur les bras et un _cabillot_ entre les quatre doigts et le pouce.

--Et le pouce! Oui, je le _pousserai_ mon commerce. Tiens, vois-tu, la
navigation me scie depuis long-temps le tempérament. On ne risque qu'à
se faire casser les reins dans notre métier, et ce n'est pas un assez
grand avantage pour qu'on se donne tant de mal pour l'État. Au lieu
qu'avec une belle petite gaillarde qui vous tricotte une paire de bas en
vous chantant la petite chanson, et en vous faisant une bonne soupe aux
choux, on est plus heureux et plus tranquille qu'un roi. Hein! Qu'en
dis-tu, espèce de célibataire?»

A ce moment de l'entretien, j'entendis courir vers moi deux des
matelots qui s'étaient éloignés pour parcourir l'île. Ces hommes
paraissaient s'être hâtés pour venir m'annoncer qu'ils avaient aperçu
sur une hauteur voisine plusieurs douaniers.... Le jour s'était fait, et
à la clarté de ses premiers rayons, et avec le secours d'une petite
longue-vue que je portais sur moi, je distinguai, en effet, quelques
hommes qui s'avançaient vers nous. A la forme de leurs schakos et à la
couleur de leurs habits, je reconnus des douaniers. «Nul doute, me
dis-je, qu'une des pataches des postes voisins aura abordé l'île comme
moi, et dans une autre partie....» Mais pour plus de précaution et avant
de pousser une reconnaissance, j'ordonnai à tout mon monde de rembarquer
dans la péniche. Le canonnier Fournerat et son camarade, trop occupés
encore, peut-être, de la conversation qu'ils avaient entamée, ne se
disposaient pas à exécuter mon ordre, soit qu'ils l'eussent mal entendu
ou qu'ils ne jugeassent pas nécessaire de se hâter. A peine, cependant,
avais-je prononcé quelques mots d'impatience contre leur lenteur, que
mes faux douaniers, qui s'avançaient toujours, nous couchèrent en joue
et nous envoyèrent une grêle de coups de fusil. Cette décharge si
inattendue produisit plus d'effet que mon commandement. Tous mes gens se
jettent dans la péniche: on saute sur les armes et les avirons. Je fais
pousser l'embarcation au large: nous lâchons précipitamment quelques
coups de feu sur les douaniers qui continuent à tirer sur nous. La
péniche enfin s'éloigne du rivage avec tout son équipage, à l'exception
cependant du pauvre Fournerat. Une balle venait de l'étendre mort auprès
de son camarade Tasset, qui, plus heureux que lui, avait réussi, à la
première décharge, à regagner le bord.

Ma péniche fuit en désordre. Une fois un peu au large et hors de danger,
nous cherchons à nous expliquer cette attaque imprévue. Comment nos
assaillans, si réellement ils avaient été des douaniers français,
auraient-ils pu nous prendre pour des Anglais, quand le pavillon
tricolore flottait dès le matin au haut du mât de _tappe-cul_ de la
péniche? «Ce sont des Anglais déguisés en préposés de douane, me
répondait mon patron....--Mais pourquoi des Anglais auraient-ils eu
recours à ce stratagème, lorsque, sans changer de costume, ils auraient
pu nous approcher aussi bien qu'ils l'ont fait au moyen de ce
déguisement?--Par farce, peut-être, me répondait encore mon patron, ou
sans doute, parce qu'ils croyaient, en s'habillant en préposés, pouvoir
nous accoster impunément de plus prés et à bout portant, comme ils l'ont
fait.»

J'ordonnai de gouverner de manière à contourner la queue de l'île, et à
nous rendre le plus tôt possible à Perros.

Mais à peine avions-nous atteint la pointe sud de Tomé, que nous vîmes
déborder par l'autre côté et de la partie du nord trois légers canots
qui nageaient sur nous à grands coups d'avirons. C'étaient encore les
Anglais qui venaient nous attaquer. Ma péniche ne marchait que
très-médiocrement à l'aviron, comme je l'ai déjà dit, et je prévoyais
bien que j'allais avoir affaire à force partie, quoique les canots
ennemis fussent assez grêles. Il fallut se disposer à résister au
nombre. Mes gens, un peu honteux de s'être laissés surprendre par
l'attaque vigoureuse à laquelle nous avions été obligés de céder, ne
demandaient pas mieux que de prendre leur revanche.

Dès que la plus agile des trois embarcations ennemies fut rendue assez
près de moi pour me lancer quelques coups de fusil, je fis tonner sur
elle l'obusier de 12, dont l'arrière de ma péniche était armé. Ce coup
chargé à mitraille produisit merveille, et les balles que mon unique
pièce d'artillerie fit pleuvoir autour de mes plus hardis assaillans,
semblèrent les déconcerter un peu. La fusillade s'engagea bientôt entre
eux et nous, et sans interrompre le service des avirons, nous tînmes
tête à l'ennemi, qui nous gagnait toujours de vitesse. La brise,
pendant ce petit combat à la course, vint à s'élever; mais elle nous
était contraire, et rendait inutile l'emploi de nos voiles. Les Anglais,
malgré la supériorité de leur marche, n'osaient cependant pas nous
aborder, car ils paraissaient surtout redouter la brutalité de notre
obusier. Dans la confusion de ce petit engagement, j'eus à peine le
loisir de remarquer que la canonnière de la station, favorisée par la
brise qui nous contrariait, venait d'appareiller du fond de la rade, et
se trouvait déjà à portée de canon du champ de bataille.

Il était temps pour nous que son gros calibre ronflât sur les péniches
anglaises! Ma pauvre embarcation, ébranlée et fatiguée par la fréquence
des chocs que lui faisait éprouver la détonnation de mon obusier, se
remplissait d'eau, et si l'engagement s'était prolongé, peut-être
aurions-nous fini par couler, non pas sous le feu de l'ennemi, mais par
l'effet du propre feu que nous faisions sur lui.

Une gloire aussi négative ne nous était pas réservée.

A l'approche de la canonnière s'avançant couverte de toile et à force de
rames, et faisant déjà gronder ses gros canons de devant, les péniches
anglaises abandonnèrent la chasse qu'elles m'appuyaient avec
acharnement. Elles s'éloignent, s'arrêtent un instant, rentrent leurs
avirons, et bientôt nous les voyons livrer au vent, qui favorise leur
fuite, les petites voiles blanches qu'elles hissent, avec la rapidité de
l'éclair, au haut des mâts qu'elles ont établis dans un clin d'oeil. Des
mauves agiles ne glissent pas plus légèrement sur les flots qu'elles
effleurent du bout de l'aile, que ces trois embarcations, livrant aussi
leurs ailes blanches, au souffle de la risée. D'assailli que j'étais, je
veux devenir assaillant, et me voilà, dans ma lourde péniche,
poursuivant à mon tour mes ennemis, avec le secours imposant de la
canonnière. Mais tous mes efforts furent vains. Les Anglais gagnèrent le
large avant que nous pussions les approcher, et nous restâmes maîtres
absolus du champ de bataille, sans avoir à nous enorgueillir beaucoup de
cet avantage. Quelques trous de balles dans ma mâture et dans les
chapeaux de deux ou trois de mes gens, furent les résultats les plus
remarquables de ce petit combat.

J'appris en quelques mots au commandant de la canonnière mon aventure à
Tomé, et le piège dans lequel, à la faveur de leur travestissement de
douaniers, les Anglais avaient voulu m'attirer. «Pardieu-! me dit mon
commandant, ces gaillards-là n'ont pas payé cher les frais du nouveau
costume sous lequel ils ont cherché à vous abuser. Il y a trois jours
qu'une frégate anglaise s'est emparée d'une de nos pataches de douane;
et les habits des prisonniers auront servi à métamorphoser en préposés,
les gaillards dont vous vous serez laissé approcher sans assez de
défiance.»

Le mystère que jusque là nous avait caché le costume de douanier, venait
de nous être expliqué. Les Anglais nous avaient joué une petite comédie
de travestissement, une espèce de pièce à tiroir.

Pour plus de prudence, la canonnière commandante voulut faire le tour de
l'île de Tomé, quoiqu'il n'y eût plus aucun espoir d'y surprendre des
Anglais.

Le vent, qui depuis quelque temps s'était élevé de l'ouest, devint plus
fort; et comme il était contraire pour rentrer, la canonnière et ma
péniche louvoyèrent avec l'avantage de la marée afin de regagner le
mouillage en dedans de ce qu'on nomme _le lanquin_ de Perros.

Le soir, ou ne s'entretenait dans tout le pays que de l'événement de
Tomé, de la mort du pauvre Fournerat, et du mauvais tour enfin
qu'avaient voulu me jouer les Anglais.

Ce ne fut que le surlendemain de mon aventure que le temps devint assez
beau pour me permettre de retourner dans la petite île, théâtre de ma
récente aventure.

Je me, disposais à faire ce petit voyage en ordonnant à tout mon monde
de s'embarquer dans la péniche, lorsqu'une jeune fille s'avança vers moi
les yeux en pleurs.

«Monsieur, me dit-elle, j'ai une grâce à vous demander?

--Et quelle grâce, mademoiselle?

--Celle de me permettre d'aller à Tomé avec vous.

--Et quel besoin avez-vous d'aller à Tomé?

--Quel besoin? Ah! monsieur, si vous saviez....» Et la jeune fille à ces
mots fondit en larmes.

«Quel est votre nom? êtes-vous de Perros?

--Monsieur, je suis du village de la Clarté, je me nomme Marie Angel.»

A ce nom, dont je fus frappé comme d'un coup de foudre, je me rappelai
avec une vive et poignante douleur la conversation de l'avant-veille
entre Fournerat et son ami.... Pauvre Fournerat!

«Mais, mademoiselle, je ne sais trop si, pour vous-même, je dois vous
permettre de venir à Tomé. Je crois devoir vous épargner le spectacle
douloureux que vous venez chercher peut-être à l'insu de votre père, de
votre famille.

--Oh! je vous le demande en grâce, monsieur: ne me refusez pas. Je ne
pleurerai pas, je vous le jure, et je tiendrai si peu de place dans
votre embarcation....

--Allons, venez, puisque vous le voulez. Je crains également de vous
recevoir dans ma péniche, et de vous désobliger en vous refusant.....
Embarquez-vous.»

La jeune fille s'embarque. Je donne ordre à mes hommes de pousser au
large, et nous voilà naviguant vers Tomé.

Tous mes matelots connaissaient la pauvre Marie Angel. Ils la
regardaient en silence et d'un air qui voulait lui dire combien ils
respectaient sa douleur et les larmes qu'elle s'efforçait de ne pas
répandre devant eux et surtout devant moi, à qui elle avait promis de ne
pas pleurer.

Placée derrière, près du patron de l'embarcation, elle tenait ses yeux
humides fixés sur les flots que nous fendions à force de rames. En
approchant de Tomé, je remarquai que son sein battait avec plus de
force, et que ses joues pâlissaient. Mais elle m'avait promis de ne pas
pleurer, et elle ne pleurait pas, de peur peut-être de m'importuner....
Je commande au patron d'aborder l'île dans un autre endroit que celui où
nous aurions retrouvé le corps de notre infortuné canonnier.

A peine sommes-nous rendus à terre, que Marie Angel se dirige vers le
lieu que je voulais lui cacher: soit qu'elle connût déjà l'île, ou qu'un
instinct trop naturel la guidât, elle gagne avec rapidité et avant nous,
la partie du rivage que nous avions abordée l'avant-veille.... Nous ne
pouvons que la suivre; et bientôt nous la voyons s'arrêter, se coucher
et se jeter sur le corps défiguré de son amant.

La pluie et le vent avaient passé pendant deux jours sur ce corps livide
et sur ces tristes restes que les Anglais n'avaient eu le temps ni
d'enlever ni d'enterrer.

Tous nos efforts furent vains pour arracher la pauvre Marie à cet
affreux spectacle. Nous ne parvînmes à transporter le cadavre vers la
péniche, qu'en consentant à laisser Marie soutenir, dans ce pénible
trajet, la tête inanimée de son amant, comme si cette tête, à la bouche
béante, aux yeux vitrés et fixes, vivait encore!

«C'est au coeur, s'écriait la malheureuse fille, c'est au coeur qu'ils
l'ont tué!»

Le cadavre fut reçu, avec précaution et recueillement, par les hommes
qui se trouvaient dans la péniche: on le plaça sur le banc de l'arrière,
et une voile recouvrit en entier le corps du défunt.

Nous repartîmes aussitôt pour Perros.

Marie, agenouillée aux pieds du cadavre de son amant, laissait tomber sa
tête sur sa poitrine affaissée; elle priait à voix basse, pendant que
nous nous éloignions de l'île. Personne ne causait à bord: c'est à
peine si quelquefois je prenais la parole pour donner à mes hommes les
ordres nécessaires à la manoeuvre. Jamais traversée plus courte ne me
parut plus pénible. Le bruit des rames, frappant à coups réguliers les
flots tranquilles, semblait ajouter quelque chose de sinistre à cette
scène lugubre. On aurait dit une marche funèbre, battue par les avirons
des nageurs sur la mer immobile. Il y avait du deuil jusque dans les
plis de notre petit pavillon que j'avais fait amener à demi-mât, et qui,
abandonné par le vent qui s'était tu, tombait le long de sa drisse,
comme un long crêpe ou comme un lambeau de linceul.

Nous arrivâmes enfin à Perros.

La multitude nous attendait sur le rivage où nous devions aborder.

Des artilleurs de la station se disputèrent l'honneur de porter le
cadavre de leur camarade Fournerat. Quant à Marie, elle ne pleura pas.
Elle voulut que le corps fût conduit chez elle, en attendant
l'inhumation, et en suivant la marche de ceux qui le portaient, elle
priait toujours, mais sans laisser échapper une larme. On aurait dit
que, moins malheureuse que quelques heures auparavant, elle venait de
retrouver quelque chose de consolant, et que la mort ne lui avait pas
encore tout ôté, en lui ravissant celui seul qu'elle aimait. Triste
illusion de la douleur, qui fait retrouver une consolation dans la vue
des objets qui devraient le plus augmenter notre désespoir!

Le lendemain, on enterra Fournerat dans le modeste cimetière du village
de la Clarté. Tous les marins de la station l'accompagnèrent jusqu'au
champ de l'éternel repos.... Marie jeta la première poignée de terre sur
sa fosse, et puis, quand cette fosse fut comblée, elle sema des fleurs
sur la tombe qui venait de recouvrir pour toujours les restes de celui
qui aurait été son époux.

Quelques jours après cet enterrement, qui avait produit sur moi la plus
pénible impression, je revins visiter, conduit par quelque chose de
rêveur et peut-être aussi par un instinct de curiosité, le petit
cimetière de la Clarté.

Mes regards cherchèrent d'abord la tombe de Fournerat: c'était la seule
chose que je voulusse voir autour de moi. Je remarquai que sur cette
tombe, déjà un peu affaissée, une main, que je devinai sans peine, avait
déposé des fleurs toutes fraîches. Une croix, sur laquelle se trouvaient
tracés le nom, l'âge et la profession du mort, avait été plantée depuis
peu: au haut de la fosse et sur la tête de cette croix pendait une
petite couronne de marguerites touffues, qu'il avait fallu bien du temps
pour composer. «Peut-être, me dis-je, ces fleurs nouvelles sont-elles
encore mouillées des larmes de la pauvre Marie!... Quel secret avait
donc ce malheureux Fournerat pour se faire aimer ainsi d'une jeune fille
de village, ou plutôt, que de sensibilité avait-il rencontrée chez
cette jeune fille si naïve et si touchante dans sa douleur!...» Et je
pensai long-temps à Marie sur la tombe de son amant!...

Les impressions les plus profondes s'effacent bien vite dans le coeur
des marins: ils voient tant de choses en si peu de temps! J'oubliai
bientôt et Fournerat et sa maîtresse, et le cimetière de la Clarté et le
petit port de Perros, que je quittai pour aller courir les mers pendant
plusieurs années sur une demi-douzaine de navires différens.

Les petits événemens que je viens de raconter avaient presque disparu de
ma mémoire, lorsqu'un jour en visitant, pendant une de mes relâches au
Sénégal, le cimetière de Saint-Louis, il me prit envie de lire les
inscriptions que l'on pouvait encore déchiffrer sur quelques croix
funéraires, battues depuis long-temps par le vent, ou couchées pour la
plupart sur le sable qui recouvrait les ossemens des infortunés
moissonnés par les maladies de ce pays terrible. Il m'était souvent
arrivé, dans les colonies, de parcourir les lieux où l'on entasse les
cadavres des pauvres Européens, pour avoir des nouvelles de ceux de mes
amis dont je n'avais entendu parler depuis long-temps; et souvent aussi
j'avais appris leur sort, en voyant leur nom écrit sur la fosse qui les
avait pour toujours séparés du monde. Une sorte de pressentiment m'avait
dit qu'en faisant une visite dans le cimetière de Saint-Louis, je
rencontrerais là quelques morts de ma connaissance. Je me laissai aller
à cette idée tant soit peu triste, et mon sombre pressentiment ne tarda
pas à être justifié.

A peine, en effet, avais-je fait quelques pas sur le sable dans lequel
on creuse les tombeaux que la fièvre jaune ou le ténesme se chargent de
combler dans ce climat inexorable, que je m'arrêtai, presque
involontairement, devant une croix blanche sur laquelle on avait tracé
une inscription en lettres noires, encore toutes fraîches peintes. La
première chose que je vis dans cette inscription, ce fut l'âge de la
personne qu'on venait d'inhumer depuis peu, à en juger par l'état dans
lequel se trouvait encore la terre: ÂGÉE DE VINGT-TROIS ANS!
«_Vingt-trois ans_! me dis-je.... Mourir à cet âge, et encore au
Sénégal! Mais quelle peut être la pauvre femme que la mort a si tôt
enlevée?» Je lus, ou plutôt, sans avoir le temps de bien lire, je fus
frappé comme d'un coup électrique, en croyant avoir vu sur la croix qui
était devant moi, ces mots:... «Marie Angel, dite soeur
_Sainte-Marie_....»

Il me fallut m'asseoir sur une tombe voisine, et me remettre un peu du
malaise que j'éprouvais, avant de pouvoir arrêter de nouveau mes yeux
sur cette fatale inscription.

Au bout de quelques minutes d'efforts faits sur moi-même, je voulus
relire les mots qui m'avaient si fort troublé.... Je n'avais déjà que
trop bien lu.

«_Ci-gît Marie Angel, dite soeur Sainte-Marie, née à Perros, département
des Côtes-du-Nord, le 1er mai 1801, morte à l'hospice de Saint-Louis,
âgée de vingt-trois ans. Priez Dieu pour le repos de son âme_!»

C'est alors que le souvenir de l'infortuné Fournerat et de toutes les
circonstances que j'avais depuis long-temps oubliées, vint de nouveau
assaillir toute mon âme. Avec quelle vivacité se présentèrent à mon
esprit, et le petit cimetière de la Clarté, et les traits de la pauvre
Marie me demandant à venir à Tomé dans ma péniche! Que d'événemens, de
lieux et d'époques venaient en ce moment se rapprocher, se confondre
dans mon imagination, à la vue de cette croix où le sort de la pauvre
Marie m'était révélé!... Quelle immense distance entre la tombe de son
amant et la sienne! Lui en France, elle au Sénégal!... Ensevelis tous
deux pour jamais, et si loin l'un de l'autre!...

Hélas, il n'était que trop vrai! Le soir, en revenant accablé de
tristesse vers l'hospice de Saint-Louis, j'appris de la bouche même des
compagnes de soeur Sainte-Marie, que la pauvre Marie, attachée depuis
cinq ans, par des voeux indissolubles, à l'ordre des Soeurs de la
Charité, avait terminé au Sénégal des jours remplis pour elle d'une
longue et cruelle amertume!

Cinq ans! c'était juste le temps qui s'était écoulé depuis la mort du
malheureux Fournerat!

J'ai cherché bien long-temps depuis dans le monde un pareil exemple de
constance et d'amour: je ne l'ai pas encore trouvé. Peut-être est-ce
pour cela que je me suis rappelé si bien, comme la chose la plus rare,
tant de fidélité et de tendresse. Je chercherai long-temps encore sans
doute!




LE NOVICE DES ASPIRANS DE MARINE.


Les anciennes ordonnances de la marine, que l'on a refaites sans réussir
à faire quelque chose de bien meilleur qu'elles, permettaient aux
aspirans de choisir, parmi les équipages des navires où ils servaient,
quelques petits mousses et un novice que l'on chargeait des détails du
ménage et de la cuisine du _poste_[I]; triste cuisine qu'alimentaient
les 22 francs de traitement accordés par mois à chaque commensal! Il ne
fallait rien moins qu'une continence à la Scipion ou une vertu d'estomac
à la Spartiate, pour se contenter de si peu. Mais la gloire se chargeait
de payer tout le reste, et de compenser, en espérances brillantes, ce
qu'il y avait de désespérant dans le positif d'une telle vie.

[I] On nomme _le poste_ des aspirans, la partie du faux-pont où logent
et mangent les aspirans de marine.

Le _chef de gamelle_ sous les ordres duquel se trouvait toute la
marmaille du _poste_, était celui des aspirans que ses collègues avaient
chargé de dépenser le traitement de table, le plus convenablement
possible. C'était la femme de ménage ou plutôt l'économe de toute la
confrérie: le novice et les petits mousses en étaient les frères
servans.

A bord de la frégate _la Topaze_, il existait un jeune marin sale et
vif, actif et intelligent: il s'appelait Faraud. Il était novice: les
aspirans de la frégate le choisirent pour en faire leur cuisinier.

Faraud débuta dans sa nouvelle charge en faisant un dur apprentissage du
métier pour ses maîtres et pour lui. Il manqua d'abord toutes les
sauces, et il reçut quelques taloches; il consomma d'abord aussi,
beaucoup trop de beurre, et il reçut encore des taloches; mais à force
de faire des écoles et de subir des corrections, il se forma et devint
moins prodigue. Les vieilles paires de bottes, les habits usés et les
doubles rations à la cambuse commencèrent alors à pleuvoir sur lui.
Encourager les âmes actives et nobles, c'est semer en bonne terre.
Faraud, largement rémunéré par ses jeunes maîtres, devint bientôt la
perle des novices des aspirans, et ce n'était pas peu de chose, au
moins, dans toute une division navale.

Pendant tout le temps que le traitement de table avait été régulièrement
payé aux aspirans, le cuisinier de ces messieurs avait trouvé le moyen
de faire faire assez bonne chère à ses Lucullus. Rien n'est plus facile,
en effet, que de faire quelque chose avec beaucoup d'argent. Mais par
une circonstance trop ordinaire, hélas! sous ce gouvernement impérial
que tout le monde regrette tant aujourd'hui qu'il est déjà si loin, il
arriva que le traitement cessa d'être payé pendant trois éternels mois.
Durant ce temps de famine et de stérilité, il fallut bien vivre
d'industrie et de la maigre ration du bord: une livre et demie de pain,
quelquefois une demi-livre de mauvaise viande, de lard rance ou six
onces de haricots!... Quelle dure extrémité pour de futurs amiraux de
France! C'est cependant ainsi que l'on entre dans ce chemin de la
gloire, au bout duquel on meurt encore quelquefois de faim et de soif.

La cambuse fournissait de tout cela. Avec un bon signé par le chef de
gamelle, sous la responsabilité de tout le poste, le commis aux vivres
délivrait autant de rations qu'il en fallait pour assouvir l'appétit de
dix ou douze voraces aspirans.

Mais comment, avec du lard et des _fayots_[J], faire autre chose que
des fayots et du lard? Faraud était désespéré en pensant que toute la
science qu'il avait apprise ou plutôt qu'il avait devinée, était
impuissante à varier, par la forme, des alimens qui, par le fond,
restaient toujours les mêmes. Cependant, toujours ingénieux à déguiser
l'uniformité de la nourriture quotidienne qu'il offrait au palais rebuté
de ses maîtres, on le voyait tantôt leur servir un gros morceau de lard
au milieu d'un lac de haricots.

[J] On nomme ainsi à bord, les haricots secs de la cambuse.

Tantôt un grand plat de haricots _accidentés_ par de petits morceaux de
lard, semés çà et là à l'aventure et comme par un coquet caprice.

Mais la base, la maudite base de cette _culination_ restait toujours la
même. Un Vatel se serait passé son épée dans le corps dix mille fois
pour une. Faraud, qui n'avait point d'épée, s'y prit autrement.

«Messieurs, dit-il un jour à ses dix ou douze aspirans réunis assez
mélancoliquement autour du potage limpide qu'il leur avait servi ce
jour-là comme d'ordinaire; Messieurs, je suis désespéré, dégoûté de ma
cuisine.

--Pas plus que nous, va, mon pauvre Faraud!

--L'humiliation que j'éprouve me tue!

--Oh! c'est trop fort. Désespéré, oui; mais humilié, pourquoi?

--Pourquoi, Messieurs? parce que je vois les autres novices des aspirans
de la division aller à terre, et que je n'y vais pas comme eux.

--Aller à terre! et que vont-ils faire à terre, tes novices?

--Ils vont y faire la provision.

--La provision! et avec quoi? Ils ne sont pas, je pense, plus en fonds
que toi. Les espèces manquent depuis long-temps dans tous les goussets
d'aspirans.

--Quand je dis qu'ils vont à terre _faire la provision_, je veux dire
qu'ils vont à terre faire semblant d'acheter quelque chose pour
l'honneur du corps et la dignité de _la gamelle_.

--Et comment font-ils semblant, ces gens-là, d'acheter quelque chose
avec rien?

--Je me charge, si vous le voulez bien, messieurs, de vous apprendre la
manière dont mes confrères s'y prennent. Si, en vous cotisant entre
vous, on pouvait seulement me composer, chaque jour, un fonds de cinq à
six sous, je me ferais bon d'aller tous les matins au marché, dans la
_poste-aux-choux_[K], et de revenir à bord avec un panier assez
gentiment garni de légumes à bon marché; et, au moins, cela aurait l'air
de quelque chose, et je n'entendrais plus dire à tous les malins de
l'équipage, quand je passe à vide auprès d'eux: «Dis donc, Faraud, les
aspirans doubleront-ils bientôt le _Cap-Fayot_? est-ce que la rafale bat
toujours en côte, mon fiston?» Je n'y peux plus tenir. J'aimerais mieux
être tué sur le coup que de mourir de honte à petit feu, comme je le
fais depuis trois mois.»

[K] La _poste-aux-choux_ est l'embarcation qui va tous les matins à
terre pour chercher les provisions fraîches du bord.

Tout ému de la harangue de Faraud, le chef de gamelle, qui, plus que
tous ses autres camarades, sent la peine secrète de son cuisinier,
s'écrie: «Il a raison!

--Mes amis, reprend avec vivacité l'un des aspirans, il est nécessaire,
urgent, pour la réputation dont jouissait notre table, de soutenir
l'opinion qu'on a encore de l'ordre et des convenances qui régnaient
dans notre gamelle. Nous sommes _rafalés_, il est vrai; mais un temps
meilleur viendra, et si jusque là nous pouvons cacher, sous des
apparences d'aisance, le dénuement dont nous souffrons, croyez bien que
ce ne sera pas en vain que nous aurons fait un sacrifice au décorum du
grade et à la dignité de notre corps. Moi, je donne cinq centimes de ma
poche chaque jour, pour que Faraud puisse faire semblant d'aller à la
provision.»

Cet exemple entraîna la majorité, et tous les assistans s'écrièrent:
«Donnons chacun un sou de notre poche pour que Faraud se rende chaque
matin au marché.»

Le lendemain de l'adoption de cette mesure, Faraud se leva avec l'aube
naissante, de crainte de manquer la poste-aux-choux qui ne partait
pourtant qu'à cinq heures. Il ne se sentait pas d'aise en se rendant à
terre le panier sous le bras et dix sous dans la poche. Il allait donc,
après trois mois d'exil, reparaître au milieu de ce marché où tant de
fois il s'était vu sollicité par toutes les marchandes de légumes et les
crieurs de poisson! La sensation produite par sa réapparition fut
générale; mais, hélas! le pauvre novice eut bientôt dépensé ses
cinquante centimes.

Pendant plusieurs jours néanmoins on le vit revenir à bord non-seulement
avec quelques carottes, un chou et un paquet de radis, mais encore avec
un poulet, une tranche de saumon ou une côtelette. Puis, après avoir
soumis ses provisions au rapide examen du chef de gamelle, Faraud allait
dans la cuisine préparer son dîner pour l'offrir le plus tôt possible à
l'avide appétit de ses maîtres.

Étonnés, à la fin, de voir figurer sur leur table des morceaux que le
peu d'argent qu'ils donnaient à leur novice ne lui permettait pas
d'acheter, ceux-ci voulurent avoir une explication catégorique sur la
singularité d'un fait qu'ils ne pouvaient concevoir.

«Comment fais-tu, demanda le chef de gamelle à son novice, pour nous
rapporter chaque jour un tas de choses que tu ne peux pas bien
évidemment payer avec les dix ou douze sous que nous te donnons?

--Allez toujours, messieurs; mangez cela en attendant mieux. Le reste
est mon secret.

--C'est justement ton secret que nous voulons connaître. Il doit être
beau! Voilà, par exemple, ce petit poulet que tu nous as servi
aujourd'hui....

--Eh bien! ce petit poulet n'était-il pas bon? Il n'en est pas seulement
resté un os!

--Je le crois bien, à douze! Tu nous donnes, pour toute la table, des
choses qui seraient tout au plus suffisantes pour deux ou trois
personnes.

--Que voulez-vous? quand on ne peut pas faire mieux!

--Mais encore, comment fais-tu pour te procurer ces objets que l'on
croirait le fruit d'une maraude plutôt que....

--Allons, je vois bien qu'il faut que je vous dise comment je m'y
prends.

--Voyons, parle.

--Rien n'est plus facile à vous expliquer. Quand les femmes du marché, à
qui j'avais l'habitude d'acheter mes provisions dans le bon temps, me
voient passer sur lest devant elles, le panier sous le bras, elles me
crient toutes:

«Eh bien! mon pauvre Faraud, vous ne nous prenez donc rien
aujourd'hui?» Moi je leur réponds du mieux que je peux: «Non, pas
aujourd'hui, la mère Pignon ou la mère Mariette,» c'est selon. Mais ces
braves femmes, qui devinent mon embarras et qui ne veulent pas me faire
honte, me disent alors: «Allons, tenez, prenez ce petit poulet, prenez
ces deux artichauts, ce morceau de saumon; vous nous paierez plus tard,
et quand vous pourrez.» C'est du crédit qu'elles font à une ancienne
pratique. Voilà tout mon secret, messieurs, et je vous l'aurais dit plus
tôt si je n'avais pas craint de recevoir _un poil_ de votre part.»

Cette explication parut suffire; mais il fut ordonné expressément à
Faraud de ne pas se laisser aller dorénavant aux offres trop généreuses
de ses anciennes marchandes. Faraud n'en continua pas moins, malgré les
remontrances de ses maîtres, à rapporter chaque jour à bord du _butin
dépareillé_, comme il disait. Il aurait mieux aimé recevoir
quotidiennement vingt à trente taloches, que de renoncer à faire aller
sa cuisine.

On avait depuis long-temps cessé de le tracasser sur son étrange
monomanie de _fricoter_, lorsqu'un beau matin un des aspirans de corvée
de _la Topaze_, en montant paisiblement la grande rue de Brest, entendit
crier _au voleur! au voleur_! Des marchands de légumes et de volailles,
des archers de ville, poursuivaient à outrance un petit marin qui leur
échappait à toutes jambes, un canard d'une main et un chou-fleur de
l'autre. L'aspirant se met en devoir de barrer le chemin au fugitif qui
court vers lui. Mais quelle est sa surprise, lorsque, dans l'individu
qu'il va pour saisir au collet, il reconnaît Faraud! Un ventru aurait
reculé; un Brutus aurait même peut-être balancé. Mais un aspirant de
marine! L'aspirant, d'une main vigoureuse, arrête son novice. Les hommes
qui poursuivent celui-ci, accourent tout essoufflés pour l'accuser
d'avoir volé un canard et un chou-fleur. La foule arrive aussi, et le
scandale va grossir avec elle. L'aspirant, après avoir entendu toutes
les plaintes, ne trouve d'autre moyen d'apaiser les marchands et de
renvoyer les archers de ville, qu'en fouillant dans sa poche et en
jetant à l'avidité des plaignans une pièce de cinq francs, qu'il avait
été assez heureux pour rencontrer ce jour-là dans son gousset.

Et voilà Faraud tout confus resté libre, son canard et son chou-fleur à
la main, en face de son maître justement irrité!...

«C'est donc ainsi, misérable, que tu te procurais les provisions que tu
nous faisais manger!

--Monsieur, je vous demande mille fois pardon de vous avoir trompés
comme je l'ai fait jusqu'ici. Mais je puis vous assurer que jamais
l'envie de voler quelque chose pour moi, ne me serait venue toute seule.
C'est l'ambition de notre _gamelle_ qui m'a perdu.

--Allons, marche devant moi! Je vais te conduire à bord, et une fois
arrivé, tu verras comment on punit les voleurs.

--Ah! oui, monsieur, vous avez bien raison, je suis un gueux, un
scélérat. J'ai escroqué, je ne m'en cache pas, bien des petites choses
au marché. Mais au moins aujourd'hui le canard et le chou-fleur, que
vous avez payés de votre poche, sont bien à moi, et vous me permettrez
bien de les servir à table, avant de me faire corriger comme je le
mérite.

--Marche devant moi, te dis-je, et plus vite que cela!»

Le pauvre Faraud, les yeux en pleurs et les provisions sous le bras,
chemine piteusement escorté par son aspirant.

On arrive à la poste-aux-choux. On s'embarque pour retourner à bord du
vaisseau; et à chaque coup d'aviron que donnent les canotiers, le
malheureux novice des aspirans sent qu'il se rapproche du moment
inévitable où la voix redoutée de ses maîtres l'accusera avec trop de
justice d'avoir compromis l'honneur de _la gamelle_ du poste. La
contenance du coupable, dans l'embarcation, est loin d'être arrogante ou
d'indiquer la résignation de son âme. Son air, au contraire, est
pénétré, rêveur et presque suppliant. Le patron et les canotiers, qui
ignorent encore l'aventure arrivée à Faraud, se demandent, de l'oeil, en
le voyant ainsi affligé, ce qui peut lui être advenu de fâcheux.
L'infortuné ne dit mot, et sa bouche ne s'entr'ouvre que pour laisser de
temps à autre passer quelques soupirs, longs et sourds, qui le
suffoqueraient s'il ne les exhalait pas à la dérobée. Il tient ses yeux
confus attachés obstinément sur la surface de la mer qui coule, hélas!
si rapidement le long du canot qui porte à bord de _la Topaze_ le témoin
impassible de sa faute, les remords de son coeur, et la crainte du
châtiment que lui réserve le sort!...

Bientôt la lourde poste-aux-choux, qui, ce jour-là, semble avoir marché
si vite, accoste le flanc de babord de la frégate. L'aspirant monte à
bord: il faut bien que Faraud le suive, et il grimpe aussi, tenant
toujours dans sa main tremblante le panier dans lequel barbote encore le
canard fatal, et s'élève la tête panachée du chou-fleur accusateur.

On descend au poste des aspirans, dans ce faux-pont obscur où se trouve
une longue table autour de laquelle l'aspirant arrivant de terre a
bientôt rassemblé tous ses camarades, pour leur faire entendre une
communication importante.

Les douze camarades, qui ne se sont pas fait prier pour se rassembler,
examinent d'abord avec curiosité les provisions que contient le panier.
L'un se confond en éloges sur la sagacité de Faraud, en tâtant avec une
sorte de volupté gastronomique, les flancs dodus du canard qui crie
entre ses doigts frémissans; l'autre agite, avec orgueil, le chou-fleur
parfumé qu'il se propose déjà de manger à la sauce blanche, ou à l'huile
et au vinaigre, si le beurre manque. Un mot du chef de gamelle vient
mettre fin à cette scène, moitié plaisante et moitié sérieuse.

«Messieurs, dit-il en s'adressant à ses camarades avec un ton qui sent
un peu la gravité d'une justice solennelle, ce n'est pas de cela qu'il
s'agit, une action infâme vient de m'être révélée. Les provisions que
vous venez d'étaler sur notre table avec tant de complaisance attestent
un fait qui portera l'affliction et l'indignation dans tous vos coeurs:
elles ont été volées!

--Volées! s'écrièrent ensemble, comme avec une seule voix, tous les
aspirans.

--Oui, _volées_, messieurs!

--Et par qui?

--Par le drôle que vous voyez là, et dont la contenance coupable
attesterait seule le crime, si un témoin irrécusable ne l'avait pas déjà
dénoncé à notre sévérité.»

Faraud, en effet, la casquette à la main et la tête baissée, se tenait
morne et muet au bout de cette longue table qu'il avait si souvent et si
ingénieusement recouverte de mets si vite avalés, de cette table
théâtre passager de sa gloire fugitive, et qui, pour lui, va être
transformée, dans une minute, en table de justice.

Le chef de gamelle raconte en peu de mots l'événement du matin. C'est un
acte d'accusation qu'il dresse en parlant. Tous ceux qui l'écoutent,
pénétrés de l'importance du délit, nomment par acclamation le chef de
gamelle président de la commission qui doit prononcer sur le sort du
prévenu. Il a déjà un accusateur, on lui donne des juges. Le plus
gourmand des aspirans se constitue son défenseur officieux. On prend des
plumes, de l'encre; on se procure un Code pénal, et tout ce qu'il faut,
enfin, pour faire fusiller un homme, ou pour l'envoyer tout au moins aux
galères.

Faraud est consterné.

Le rapporteur prend la parole. Il tonne, il éclate, il foudroie
l'accusé, et l'accusé sanglote. Le défenseur, qui a eu le temps de
préparer sa plaidoirie en rongeant une galette de biscuit, se lance et
s'épanouit dans un brillant exorde: il repousse l'accusation avec
l'éloquence du coeur, et un peu aussi avec l'éloquence de l'estomac. Le
ministère public réplique au défenseur: le défenseur répond au ministère
public. Les petits mousses qui composent l'assistance de la salle
d'audience se réjouissent en qualité d'ennemis naturels de Faraud, leur
supérieur, en prévoyant la condamnation de celui qui si souvent s'est
permis de stimuler vigoureusement leur paresse, ou de punir, à coups de
martinet, leurs trop fréquentes étourderies.

L'affaire est entendue. Le conseil, après avoir essuyé un déluge de
paroles, se trouve suffisamment éclairé pour rendre un jugement
impartial. Les juges se retirent dans un coin du faux-pont, qui leur
servira de chambre de délibération. A peine nos Minos se sont-ils dit
trois ou quatre mots à l'oreille, qu'on les voit revenir à leur place.
Le président se lève, et d'une voix ferme et solennelle, il prononce
l'arrêt suivant au milieu du plus profond silence:

«La commission militaire instituée à bord de la frégate de S. M. _la
Topaze_, en vertu du droit qu'elle tient de la justice, après avoir ouï
l'accusé Faraud dans sa défense et le rapporteur du conseil de guerre
dans son accusation, a reconnu que le prévenu Faraud a bien évidemment
commis un vol que rien ne saurait justifier, et dont la nature est
telle, qu'il pouvait compromettre, sans une circonstance indépendante de
la volonté de l'accusé, l'honneur de la gamelle des aspirans de cette
frégate;

«En conséquence, ladite commission condamne Jean-Julien Faraud à sept
jours de fer et à ne plus aller à la provision à terre.»

Ici, redoublement de sanglots du condamné, et redoublement de joie chez
les petits mousses qui viennent d'entendre prononcer l'arrêt.

Le président impose silence à l'auditoire, et il reprend: «Mais attendu
que le dit Faraud ne s'est livré que par un zèle excessif pour le bien
de ses maîtres, une action coupable dont la gamelle des aspirans a été
appelée involontairement à recueillir les fruits, les membres de la
commission ont été d'avis de concilier à la fois ce qu'ils doivent à
l'équité, et ce qu'ils doivent à l'indulgence que leur inspirent l'âge
et les antécédens honorables du prévenu....»

L'auditoire prête en ce moment la plus vive attention aux paroles que va
prononcer encore le président.

«En conséquence, la susdite gamelle sera tenue, dès les premiers fonds
reçus pour traitement de table, d'acheter un habillement complet, en
drap bleu ou noir, au novice Faraud, pour le récompenser du dévoûment
absolu qui l'a conduit à immoler, en faveur de ses aspirans, jusqu'aux
bons principes que ceux-ci s'étaient plu à lui inculquer;

«Condamne en outre la susdite gamelle aux frais du procès, et le canard
ainsi que le chou-fleur, déposés sur le tribunal comme pièces de
conviction, à être mangés dans les vingt-quatre heures, attendu que ces
deux objets ont été dûment acquis par un des aspirans, au profit de la
table, qui lui restituera ses avances en temps opportun.»

Il serait difficile de dire l'impression favorable avec laquelle fut
accueilli ce jugement. Faraud surtout, l'heureux Faraud semble avoir
perdu la raison par excès de satisfaction et de reconnaissance. Il se
jette en pleurant sur les mains de son défenseur généreux, sur celles de
l'impartial président, et même sur celles du rapporteur, qui a porté à
regret, contre lui, une accusation que lui dictait bien plutôt l'équité
que son coeur. Puis, après avoir bien pleuré d'attendrissement, le
novice se rappelle ce qu'il doit à la justice: il s'élance dans la
batterie; il va d'un pas ferme et résolu trouver le capitaine d'armes,
pour le prier de le mettre aux fers: c'est Régulus venant reprendre ses
chaînes dans les cachots de Carthage.

Il resta sept jours bien comptés aux fers, notre bon novice; mais à
l'expiration de sa peine, le ciel permit ou voulut que trois mois de
traitement fussent payés à la gamelle, et, quarante-huit heures après le
traitement reçu, un habillement complet de drap bleu se dessinait sur la
taille altière et droite du chef de cuisine des aspirans de _la Topaze_.

Un mois de bombance s'était à peine écoulé, qu'il ne restait déjà plus
un sou au chef de gamelle. La frégate _la Topaze_ partit heureusement
pour aller croiser dans l'Océan. Il était plus que temps; car, malgré la
leçon qu'il avait reçue, on ne sait pas ce qu'aurait pu faire encore le
novice Faraud, dans un nouveau moment de rafale.

Mais dans ce vaste Océan qu'allait sillonner _la Topaze_, on rencontrait
alors force bâtimens anglais de toutes les espèces et de toutes les
dimensions, depuis le faible cutter, jusqu'au terrible vaisseau à trois
ponts de 140 bouches à feu. La frégate fit d'abord plusieurs captures
parmi les navires qui ne pouvaient lui résister. Mais, à force de
chercher, elle finit par rencontrer un bâtiment en état de lui tenir
tête.

Ce fut un beau matin à la pointe du jour qu'elle fit cette belle
rencontre. Le soleil allait s'élever radieux sur les petites lames qui
clapotaient paisiblement à l'horizon, lorsque la vigie du grand mât de
perroquet cria: _Navire_!

«Où? demanda l'officier de quart.

--Sous le vent à nous, pas bien loin.»

Tout le monde le vit bientôt ce navire, de dessus le pont: il paraissait
assez gros. La mer était superbe et la brise jolie: la journée, qui
avait commencé par un beau soleil, devait se terminer par un combat, et
le combat par....

On chassa le bâtiment aperçu en laissant arriver sur lui bonnettes
hautes et basses.

Le bâtiment à vue, au lieu de prendre chasse, se mit tout bonnement en
panne pour attendre l'événement.

En s'approchant l'un de l'autre, chacun des navires reconnut dans celui
qui lui était opposé ni plus ni moins qu'une frégate.

_La Topaze_, ayant fait son branle-bas général de combat, hissa son
large pavillon tricolore aux sons guerriers des tambours qui battaient
déjà la charge dans sa batterie et sur ses gaillards.

L'autre frégate répondit à cette espèce de défi en hissant aussi son
pavillon. Mais ce pavillon était un long yatch anglais!

Après s'être aussi bien entendu, il n'y avait plus moyen d'entrer en
pourparlers: il fallait en venir aux beaux et bons coups de canon. A
terre, deux adversaires, flanqués de leurs témoins, peuvent bien
s'arranger sur le champ de bataille et aller déjeûner à la suite des
explications. Mais en mer, les duels entre deux navires n'admettent pas
la ressource des protocoles: on se tape d'abord, et l'on s'arrange
après, si l'on peut.

Par bonheur pour la frégate française, elle avait du 18 en batterie, et
350 hommes d'équipage.

Par malheur pour la frégate anglaise, elle n'avait que des canons de 12,
et 200 et quelques hommes, tout compris.

Cette infériorité de force et d'équipage ne l'empêcha pas d'accepter le
combat que _la Topaze_ lui présentait avec obstination, et qu'il était
devenu d'ailleurs trop tard pour elle de refuser.

On entra en matière des deux côtés, en lâchant, à demi-portée de canon,
des volées entières qu'enveloppa bientôt la fumée qui s'étendit sur le
champ de bataille des deux combattans. Tristes combats que ceux que se
livrent dans la plus affreuse solitude deux équipages au sein de
l'immensité des mers! Là, pas de spectateurs pour redoubler l'émulation
des braves, pas d'ambulances pour recevoir les blessés, pas un écho qui
répète, pour la patrie que l'on défend, le fracas de l'artillerie, les
cris de victoire, les derniers soupirs des mourans!... C'est partout du
péril sans illusion, de la gloire presque sans espoir et sans
couronne.... Oh! qu'il faut de courage pour se battre jusqu'au dernier
souffle sans être vu, et quelquefois sans perspective de se sauver!

_La Topaze_, en tirant, en manoeuvrant, en revirant de bord pendant une
heure ou deux pour battre avec avantage l'ennemi qui tirait, qui
manoeuvrait, qui revirait de bord aussi vite qu'elle, s'aperçut que,
malgré la supériorité de son calibre, elle pourrait encore combattre
fort long-temps avant de parvenir à réduire son adversaire.

Les équipages français aiment, une fois lancés dans le danger, les
choses qui finissent vite d'une manière ou d'autre. Les longues
canonnades, qui vont assez bien au flegmatique courage des Anglais,
conviennent assez peu à la bouillante vivacité de nos matelots, une fois
que le salpêtre de la poudre a communiqué son ardeur au salpêtre de leur
caractère. Le commandant français connaissait le faible de sa nation et
de son équipage. Après avoir donné à ses gens le temps de s'ennuyer à
faire le coup de canon, il saisit le moment opportun de leur accorder
l'abordage, comme quelque chose de propre à les affriander vers la fin
du lourd repas qui les avait un peu fatigués. Ce mot magique, _à
l'abordage_, ranima, enleva tous les courages affaissés. Un coup de
gouvernail donné à propos, et une manoeuvre décisive exécutée avec la
promptitude de l'éclair, logent le boute-hors de beaupré de _la Topaze_
dans la hanche de _la Blanche_. Car la frégate anglaise s'appelait _la
Blanche_: on ne connut son nom qu'en l'abordant par l'arrière, pour y
voir de plus près.

Je ne décrirai pas ici toute l'horreur du choc des deux navires ennemis
et des équipages. Tout le monde en littérature a déjà raconté ce
qu'était un abordage en mer. L'abordage même est devenu le pont-aux-ânes
des romanciers maritimes, comme autrefois, depuis la tempête si
classiquement essuyée par Énée, la tempête devint le pont-aux-ânes de
tous les poètes. Je ne m'en mêlerai plus.

Mais avant l'accouplement terrible des deux frégates, un novice, à la
mine encore toute barbouillée de suie et de fumée, s'était placé à l'une
des pièces de l'avant de la batterie, près de la cuisine des aspirans.
Ce novice-là c'était Faraud, le novice Faraud que nous avons un peu
oublié. Dans les jours de combat, Faraud se trouvait être servant du
dernier canon de 18 de la batterie. Quelle métamorphose pour un
cuisinier! quitter la batterie de cuisine pour servir une pièce dans la
batterie d'une frégate!

Deux ou trois minutes avant l'abordage, Faraud avait quitté sa pièce
pour sauter sur le pont. Un sabre tout rouillé était tombé sous sa main
calleuse. Le passage pour se jeter à bord de l'ennemi est étroit et
périlleux; mais Faraud est leste et téméraire. Un de ses aspirans,
n'écoutant que son courage; s'élance un des premiers: c'est son chef de
gamelle; Faraud le suit par habitude, par zèle, comme s'il allait à la
provision. Le voilà donc à bord de l'anglais. On se hache là comme chair
à pâté. Tant mieux, c'est son métier; il s'y connaît, il hache aussi. Au
bout d'un quart-d'heure de carnage, le nombre l'emporte, et quoique les
Anglais se battent bien, ils sont écrasés par ceux qui se battent aussi
bien qu'eux et qui sont plus forts. La victoire reste à l'équipage de
_la Topaze_. On bat le roulement: le feu cesse; le massacre est
suspendu, et Faraud revient à bord de sa frégate avec un coup de sabre
sur la figure et un rayon de gloire sur le front.

Le commandant, qui a tout vu au sein de la confusion générale, le
commandant, qui a tout fait faire et à qui aucun détail n'est échappé,
ordonne au maître d'équipage de donner un coup de sifflet de silence....

Tout le monde se tait, même les blessés qui crient de douleur.

Le commandant prend la parole pour féliciter en quelques mots rapides
et énergiques l'équipage qui s'est si bien conduit. Puis il proclame que
le novice Faraud s'est montré dans la mêlée un des plus intrépides parmi
350 braves.

Le héros reçoit avec autant de surprise que de modestie le compliment
solennel dont il est encore plus étourdi que de son coup de sabre sur la
joue, puis il se rend au poste du chirurgien pour se faire appliquer un
emplâtre sur le visage, à seule fin, dit-il, d'aller faire bien vite le
dîner de ses pauvres maîtres, qui doivent avoir bien bon appétit après
s'être si bien peignés.

Pendant le temps que Faraud emploie à faire cuire dix ou douze rations
de boeuf salé, on coule la frégate anglaise, trop endommagée dans le
combat et par le choc de l'abordage, pour pouvoir tenir long-temps à
flot. C'est ainsi qu'en temps de guerre, des hommes qui quelquefois
n'ont pas le sou en poche, envoient, pour le bien du service, des
millions au fond de l'eau.

Les aspirans, après avoir satisfait noblement à tous les devoirs du
service pendant l'action, viennent, midi sonnant, se réunir joyeusement
autour de la table sur laquelle le chef de gamelle a fait servir un
déjeuner improvisé. Tous les jeunes convives, en se revoyant remplis de
gaîté et d'appétit, se félicitent de se retrouver aussi bien portans,
aussi dispos, à la suite d'une affaire dans laquelle chacun d'eux ne
s'est pas épargné. Ils s'embrassent, ils se complimentent, ils se
racontent les détails particuliers qu'ils ont pu recueillir sur les
incidens qu'ils ont été à portée d'observer dans la partie du navire où
ils étaient placés. Tout s'est passé à merveille dans le combat. On
nomme les morts; on s'apitoie sur le sort des blessés. On accorde un
regret à l'un, une louange à l'autre. La conversation va grand train;
les langues s'animent, les têtes s'exaltent. Une voix nasale au milieu
de tout ce tumulte, se fait entendre et domine le bruit de tous les
entretiens: c'est la voix de Faraud qui, en arrivant avec un grand plat
sur lequel fume un gros morceau de salaison, annonce à ces messieurs que
le déjeûner est servi.

Cet avertissement, attendu avec une certaine impatience, rétablit pour
un instant le silence dans le poste des aspirans. On se met à table,
comme s'il s'agissait de faire un bon repas.

Le chef de gamelle, après s'être placé à l'une des extrémités du cordon
formé par ses camarades assis par ordre d'ancienneté, se met en devoir
de découper la pièce de boeuf, qui résiste long-temps sous le tranchant
du large couteau dont il est armé; et tout en divisant les rations, il
adresse à Faraud quelques mots que celui-ci écoute avec respect, sa main
appliquée sur celle de ses joues qui a reçu provisoirement l'emplâtre
destiné à couvrir sa blessure.

«Eh bien! Faraud, on dit, mon ami, que tu t'es vaillamment comporté dans
le combat.

--Mais on dit qu'oui, monsieur. Quant à moi, ce que je sais, c'est que
j'ai fait mon possible. J'ai marché devant moi, en tapant le mieux que
j'ai pu.... Que voulez-vous! on ne peut pas toujours se sauver et
prendre chasse, comme je l'ai fait, vous savez bien, dans la grande rue
de Brest.

--Qui te parle de ta grande rue de Brest? je te parle du combat,
aujourd'hui.

--Vous, je sais bien, messieurs. Mais tout l'équipage n'était pas comme
vous: à chaque instant j'entendais dire, tribord et babord, de moi, des
choses qui ne m'allaient pas trop. J'ai voulu faire voir à quelques-uns
du bord que je savais aussi bien aller de l'avant que battre en
retraite. Et avec ça, un sabre d'abordage, c'est plus facile à manier
dans la main, qu'un _canard escroqué_.

--C'est bien cela, mon ami; tu auras de l'avancement, va; et nous
saurons reconnaître ton zèle pour nous et le courage que tu as montré
dans le service.... Et ton coup de sabre, qu'en dis-tu? te fait-il
beaucoup souffrir?

--Mais, monsieur, je dis que pour celui-là, je ne l'ai pas _volé_, comme
le canard et le chou-fleur.

--Ah ça! en finiras-tu avec ton maudit canard, qui commence à m'ennuyer
à la fin? Qui te parle de voler et de battre en retraite? Ta conduite a
tout expié depuis long-temps, et ta blessure suffit pour effacer le
souvenir d'une bagatelle que personne, du reste, n'est en droit de te
reprocher, maintenant surtout.... Messieurs, j'ai conçu un projet pour
lequel je demanderai votre approbation et même votre coopération. Le
commandant a fait solennellement l'éloge de la conduite de notre novice.
Il paraît être des mieux disposés en sa faveur; croyez-vous que si nous
saisissions ce moment opportun pour demander de l'avancement pour
Faraud, nous ferions mal?

--Non, au contraire, nous ferions très-bien. Allons en corps demander de
l'avancement pour Faraud.

--Oui, mes amis, mais après que nous aurons fini de déjeûner. Je n'ai
pas encore mangé mon morceau de fromage, dit un des aspirans.

--A propos de fromage: dis donc, chef de gamelle, s'il était possible
d'avoir, avec un bon à la cambuse, une demi-livre de _tête de maure_ de
plus? Ce n'est pas tous les jours fête, et après cinq heures de combat,
c'est bien la moindre chose qu'on obtienne un petit supplément.

--Vous avez raison, mes amis; le commis aux vivres est bon enfant: je
vais lui faire un bon pour une livre, afin d'obtenir, au moins, la
demi-livre de tête-de-maure.... (_Le chef de gamelle écrit_....)

«Tiens, Faraud, va-t'en à la cambuse porter ce bon, et tâche de nous
ramener quelque chose, car ils crèvent encore tous de faim....

--Oui, monsieur. Attendez un instant, je reviens à la minute. L'équipage
se priverait plutôt de sa ration que de vous laisser manquer de quelque
chose, car c'est vous autres, mes aspirans, qui nous avez montré, à
tous, le chemin pour aller à bord de la frégate anglaise.... Excusez,
messieurs; mais voyez-vous, c'est que je suis si content aujourd'hui....

--C'est bon; cours en double, et reviens avec ton fromage. La
sensibilité aura son tour une autre fois que nous serons moins pressés.»

Quand le demi-pain de fromage eut été dévoré, et cela fut fait vite, les
aspirans, fidèles à leur promesse, se rendirent collectivement auprès de
leur commandant, pour demander de l'avancement en faveur de leur novice.
La chose était déjà faite, et Faraud, le soir de ce beau jour, prépara
le maigre souper de ses maîtres, en qualité de matelot à vingt et un
francs par mois. C'était le nouveau grade auquel il venait d'être promu
pour sa belle action et son coup de sabre.

Une distinction aussi flatteuse, un avancement aussi subit étaient bien
faits pour exciter un zèle nouveau chez celui qui venait d'être l'objet
de tant de marques de bienveillance. Pendant tout le reste de la
croisière, Faraud continua à mériter de plus en plus l'attachement que
déjà lui avaient voué ses jeunes maîtres. Ceux-ci, croyant même avoir
fait trop peu pour récompenser un dévoûment aussi long et aussi
inaltérable, résolurent de prélever, une fois arrivés à terre, une
certaine somme sur les fonds à venir de la _gamelle_, pour procurer à
leur novice les moyens nécessaires d'acquérir la petite instruction qui
pourrait le mettre à même de s'élever un jour au-dessus de la classe des
simples matelots.

L'heureux Faraud ne savait que se trouver confondu de tant de
témoignages d'intérêt et de sollicitude.

_La Topaze_ revint enfin à Brest, après plusieurs mois de victorieuse et
de productive campagne. En arrivant en quarantaine, car c'est toujours
par des quarantaines ou l'hôpital que se terminent, pour les marins, les
plus glorieuses croisières, le commandant s'empressa de signaler, en
style énergique et pressant, au ministre de la marine, les officiers et
les matelots qui s'étaient le plus distingués pendant le voyage.

Les récompenses avaient du prix alors, parce qu'elles avaient un motif,
et qu'un mérite reconnu les justifiait presque toujours; et quoique l'on
touchât d'assez près à la fin du règne de Napoléon, les croix d'honneur
ne pleuvaient pas aussi fort qu'aujourd'hui. Cependant alors nous étions
en guerre, et aujourd'hui nous sommes en paix. Mais revenons à notre
affaire et au seul fait dont nous ayons encore à nous occuper.

Quinze étoiles de la Légion-d'Honneur arrivèrent, courrier pour
courrier, pour être réparties entre les plus braves des braves de la
frégate _la Topaze_. La plus stricte impartialité devait présider à la
distribution de ces nobles récompenses.... L'opinion publique, qui
existe à bord d'un vaisseau aussi bien que dans le plus grand des
royaumes de la terre, avait déjà prononcé... le matelot Faraud fut
nommé membre de la Légion-d'Honneur, et voilà le cuisinier des aspirans
devenu chevalier!

Dites à présent, contempteurs d'un temps que vous n'avez pas connu ou
que vous n'avez pas bien vu, dites-nous qu'alors tout se donnait aussi à
l'intrigue et à la servilité!

Les aspirans de la frégate, en apprenant l'illustration subite de leur
novice, comprirent assez tous les devoirs que leur imposaient les
convenances, pour prendre une résolution qui pût s'accorder avec le rang
auquel venait d'être élevé Faraud. Ils ne voulurent plus souffrir que
celui-ci continuât à _fricoter_ pour eux. Mais Faraud, plus attaché à
son ancien métier que séduit par la grandeur de son nouvel état,
s'obstina à vouloir encore cuisiner pour le compte de ses chers
aspirans. Un grand débat s'émut à ce sujet. A la délicatesse des
scrupules de ses maîtres, à la sagesse de leurs remontrances, le
serviteur zélé opposait l'irrésistibilité de ses goûts, la considération
qu'on devait à l'ancienneté de ses services. Le combat fut long et
opiniâtre; la voix impérieuse du devoir militaire fut obligée de se
faire entendre pour mettre fin à cette querelle de procédés et de
sacrifices. Le commandant ordonna à Faraud de quitter le poste des
aspirans, pour prendre rang à un plat de matelots à vingt et un.

Fatale élévation, décevant honneur, qui venaient de condamner Faraud à
abandonner une profession, au prix de laquelle tous les honneurs du
monde et leur vain éclat n'étaient rien pour lui! Pourquoi, se disait-il
souvent, ai-je été chercher, le sabre à la main, à bord de la frégate
anglaise, cette diable de croix qui me force de renoncer au métier que
je faisais depuis si long-temps? La belle avance à présent! N'aurais-je
pas cent fois mieux fait de rester tranquillement dans ma cuisine?
c'était là le vrai poste où je devais mourir. L'ambition, que je
n'aurais jamais dû avoir, m'a perdu. Oh! que si je pouvais remettre
cette croix d'honneur à qui me l'a donnée, je quitterais bientôt tout ce
_bataclan_, pour le plaisir seulement de faire cuire encore une bonne
grillade pour ces messieurs!... Mais il n'y a plus moyen: un autre m'a
remplacé dans mes fonctions, et me voilà condamné au _matelotage_ pour
le restant de mes jours!

Que de fois, cédant à la tentation qui le tourmentait jour et nuit, on
vit l'infortuné se glisser à l'improviste dans la bien-aimée cuisine qui
lui était interdite! Avec quelle volupté il s'empressait alors de jeter
une poignée de sel dans la chaudière de ses aspirans, de fourrer un
morceau de bois dans le feu qu'il accusait son successeur de ne pas
faire assez pétiller! Puis, après avoir ainsi contribué clandestinement
à faire bouillir sa chère marmite, il se sentait plus content de
lui-même et moins fatigué du poids de son insupportable dignité.

Une chose bien douce venait encore le consoler un peu du triste veuvage
auquel la fortune l'avait condamné. Ses jeunes maîtres, en le perdant,
lui avaient conservé toute leur ancienne bienveillance. Jamais un grand
dîner ne se donnait au poste des aspirans, sans que Faraud ne fût
invité à jeter un coup d'oeil sur les préparatifs du festin. Avec ses
conseils tout allait bien. Sans son approbation tout aurait paru aller
mal. C'était un vieil ami de la maison, sans lequel rien n'aurait été
bon, avant qu'il y eût mis le doigt. Faraud, malgré sa réclusion forcée
dans son nouveau grade, n'avait jamais cessé, au reste, d'être commensal
du _poste_. Il partageait, avec le personnel des serviteurs des
aspirans, tous les rares débris des repas ordinaires ou extraordinaires.
Outre ces petites douceurs, il recevait encore, pour les bons offices
qu'il rendait à ses ex-patrons, les vieilles paires de bottes, les vieux
habits que ceux-ci ne pouvaient plus porter. Des cadeaux fastueux, faits
à Faraud par d'autres mains que celles des aspirans, auraient révolté sa
dignité; mais venant d'eux, tout lui semblait acceptable et presque
sacré.

Tant de dévoûment devait un jour recevoir son prix, obtenir sa couronne,
et cette couronne fut celle du martyre.

Dans une rixe sanglante, au milieu de laquelle un de ses maîtres
d'autrefois s'était vu forcé de mettre le sabre à la main pour résister
à l'attaque de plusieurs matelots furieux, Faraud, n'écoutant que
l'instinct de toute sa vie, se précipita au-devant du coup qui menaçait
un de ses aspirans. Le coup destiné au jeune officier alla frapper la
victime qui s'immolait pour lui. Le malheureux succomba quelques heures
après que son généreux sang eut éteint l'ardeur des révoltés, et en
expirant sur un lit d'hôpital, il fit entendre, avec l'accent d'une âme
satisfaite, ces mots touchans, que le corps des aspirans n'oubliera
jamais: _Je meurs content: j'ai sauvé l'un d'eux_!




LE FORBAN MON AMI.


Dans l'étroit logement que l'on nous avait affecté à bord d'un petit
bâtiment convoyeur, et que l'on nommait pompeusement à bord _le Poste
des aspirans_, le hasard ou plutôt la destinée m'avait donné pour
camarade de hamac un bon et excellent petit aspirant de seconde classe,
dont le caractère arrangeant convenait au mieux à mon humeur un peu
exigeante.

N'ayant qu'un hamac pour deux, il fallait que l'un de nous se trouvât
toujours sur le pont quand l'autre était couché, et mon ami Mainfroy,
sans cesse disposé à s'accommoder de tout ce qui pouvait me faire
plaisir, se promenait plus souvent qu'à son tour sur le pont, pendant
que je dormais pour lui. Il ne reculait jamais, au reste, devant
quelques heures de quart, qu'il fit beau ou mauvais temps; et, par un
goût tout particulier à sa nature de marin, il arrivait toujours que
c'était lorsqu'il ventait le plus fort ou que la pluie tombait avec le
plus de violence, que mon camarade se plaisait à affronter en face la
tempête ou l'orage. Rien ne lui allait aussi bien que le gros temps et
les choses périlleuses.

Le partage de hamac que je faisais avec lui, d'une manière au reste
assez inégale, nous avait conduits à mettre aussi en commun, comme dans
une tirelire, notre peu d'argent, nos peines et nos plaisirs, et jusqu'à
nos vêtemens.

Voici comment s'exécutaient, par exemple, les articles de notre
communauté d'habits.

Les aspirans ne pouvaient aller en corvée, ni s'absenter du bord, sans
être décorés des trèfles en or qu'ils portaient sur leur petit frac
bleu, en guise d'épaulettes, comme marque distinctive de leur grade.

Comme nous n'avions à nous deux qu'une paire de trèfles par économie, et
que nous n'étions jamais de service ensemble, lorsque je quittais le
quart, je remettais mes insignes à Mainfroy, et avec ces insignes
quelquefois aussi le frac râpé auquel ils tenaient.

Tout s'arrangeait ainsi au mieux entre lui et moi, et le plus simplement
du monde, à la satisfaction des deux parties contractantes.

L'ami Mainfroy avait embrassé le métier de marin par goût, et l'on
pouvait même dire par passion; l'idée de devenir un jour amiral de
France lui était venue à Paris en lisant _Robinson Crusoé_ ou les
_Mémoires de Duguay-Trouin_.

Ses parens, qui étaient des gens fort paisibles et peu fortunés,
n'avaient d'abord voulu faire de lui qu'un avocat ou tout au plus un
médecin. La vocation du jeune homme l'emporta sur les arrangemens de
famille. Un beau jour il quitta les brillantes études qu'il avait à
moitié terminées, et sans autre recommandation que sa charmante figure,
et sans autre fortune qu'une pièce de cinq francs, il arriva de Paris à
Brest vêtu de la seule petite veste qu'il eût emportée du collège.

Le père Mainfroy ne tarda pas à découvrir les traces du fugitif. Mais,
en homme sage, il se résigna à laisser son fils parcourir la carrière
qu'il s'était ouverte si résolument. En peu de temps, et après une
campagne fort dure, le drôle apprit tout ce qu'il fallait pour être
reçu dans la marine en qualité d'aspirant de deuxième classe, à 50
francs par mois.

Sa gaîté insouciante nous réjouissait fort. A toutes les allusions qu'il
puisait avec originalité dans les habitudes du métier, il manquait
rarement d'ajouter une foule de citations poétiques, un déluge de
distiques latins qu'il exhumait en lambeaux de tous les vieux auteurs
que sa mémoire lui rappelait encore. Il excellait à habiller sa vive
conversation, des guenilles des études qu'il avait abandonnées pour
courir les mers. Ses entretiens étaient de vrais habits d'arlequin, et
nous nous amusions beaucoup de son érudition de carnaval, comme nous
disions, sans qu'il se fâchât jamais.

Personne au reste n'aurait deviné, sous la douce enveloppe de mon ami
Mainfroy, l'âme que ce petit diable tenait comme en réserve pour les
circonstances décisives ou les événemens périlleux. En le voyant pour
la première fois, on aurait dit d'une belle petite fille travestie en
aspirant de marine. Mais, pour peu qu'on le poussât trop à bout, on
rencontrait, sous cet extérieur naïf et séduisant, tout l'entêtement
d'un vieux soldat et l'audace d'un damné de corsaire. Au surplus, avec
nous il était le meilleur enfant de toute l'armée navale: il ne se
donnait de coups d'épée qu'avec les étrangers, et toujours pour des
bagatelles dont il riait lui-même jusque sur le terrain, où bien
rarement d'ailleurs il se rendait pour son propre compte.

La vie un peu trop uniforme que menaient les aspirans à bord des
bâtimens de l'État finit par l'ennuyer. Dans les relâches que faisait
notre petit navire sur les côtes de Bretagne, nous avions quelquefois
l'occasion de fraterniser avec des officiers de corsaire. L'existence de
ces messieurs parut convenir à notre ami, et un beau jour, sans en avoir
parlé à qui que ce fût, il vint nous annoncer qu'ayant obtenu du
ministre de la marine la permission d'embarquer en course, il venait
nous faire ses adieux pour aller courir les grandes aventures.

«Mais à bord de quel corsaire t'es-tu embarqué?

--A bord d'un beau lougre de Saint-Malo, mes amis: tenez, d'ici vous
pouvez voir si j'ai eu bon goût: voilà désormais mon navire.

--Et quand appareilles-tu?

--Demain, et je compte sur vous pour me faire la conduite, et sur toi
particulièrement, mon vieux, me dit-il en me frappant affectueusement
sur l'épaule:


     Car lorsque je retrouve un ami si fidèle,
     Ma fortune doit prendre une face nouvelle.


Il est entendu que nous boirons un bol de punch avant de nous quitter. A
demain donc, vous autres.»

Le lendemain nous nous trouvâmes sur le rivage à l'heure du
rendez-vous.

Le bol de punch fut exactement bu: Mainfroy, à l'instant dit, s'embarqua
en nous criant à tous: «Adieu, les enfans: _Audaces fortuna juvat_.
Portez-vous bien, et moi aussi.» C'était sa formule ordinaire d'adieu.
Il s'éloigna de nous dans la petite embarcation qui le conduisait à
bord, en prenant lui-même la barre du gouvernail, et en ordonnant à un
de ses canotiers de border un peu l'écoute de misaine.

On ne pouvait quitter plus gaîment ses amis. Il partit.

Quinze à vingt jours après l'appareillage du corsaire qui avait emporté
sur les mers notre camarade et sa fortune, ou plutôt ses espérances de
fortune, nous apprîmes que le malheureux lougre avait été capturé par un
croiseur anglais. Voilà donc le pauvre Mainfroy prisonnier en
Angleterre, au bout de deux ou trois semaines de course. Ce n'était pas,
hélas! ce qu'il s'était promis, ni ce que nous avions souhaité pour
lui.

Nous le supposions le plus sincèrement du monde, rongeant tristement son
frein sur quelque ponton de la Tamise ou de Chatam, et nous avions déjà
même fait le deuil de notre infortuné collègue, lorsqu'un jour, mouillés
sur notre navire dans une petite rade fort ignorée de la côte du
Finistère, nous vîmes arriver du large, et toutes voiles dehors, une
espèce de barque toute noire, toute charbonnée, portant fièrement, au
bout du pic de sa brigantine enfumée, un pavillon anglais renversé. Rien
de plus grotesque ne s'était encore offert sur mer à nos yeux. Nous nous
primes d'abord à rire beaucoup de la prise qui nous arrivait. Quel
corsaire maudit du sort, nous disions-nous, a pu mettre la patte sur une
telle barquasse! Il faut apparemment qu'il n'ait eu rien de mieux à
faire. La belle capture, et que le capteur est à plaindre! C'est
probablement quelque brick charbonnier de Dublin ou de Corck. Il n'a pas
pour plus de cinquante francs de voilure au vent, et il veut faire
encore la frégate!

La prise avançait toujours vers nous, et, quelque piètre que fût sa
mine, nous allâmes au-devant d'elle dans nos embarcations pour lui
offrir notre assistance, s'il était besoin, soit pour la piloter dans le
port ou la traîner à terre à coups d'aviron.

En approchant du navire, nous vîmes derrière, un grand jeune homme
effilé qui se promenait sur le gaillard en se donnant des airs de
commandement sous un gros bonnet rouge qui lui couvrait la moitié du
visage. Avant de répondre aux questions que nous lui adressions comme au
capitaine de la prise, il s'appuya les deux coudes sur le bastingage, et
après nous avoir assez long-temps examinés, il s'écria d'une voix que
nous crûmes tous reconnaître:


     _Beatus ille qui, etc._


» Le diable m'emporte, je crois que c'est vous autres!»

Nous ne fîmes tous qu'un seul cri en reconnaisant dans le capitaine de
prise du charbonnier, notre bon ami Mainfroy!

«Et d'où viens-tu ainsi, notre brave camarade?

--Tiens, parbleu, je viens de la mer! Et mon corsaire, en avez-vous eu
des nouvelles?

--Les journaux ont annoncé dernièrement qu'il venait d'être pris.

--Pris! Et le gaillard! tant mieux. Mon gueux de capitaine, pour se
débarrasser de moi au bout de huit jours de mer, m'a donné le
commandement de ce mauvais bateau avec cet équipage de canailles que
vous voyez là. Et il se trouve que je suis attéri, et que c'est lui qui
a été mis dans le sac! C'est charmant.

(_S'adressant à son équipage_.) «Voyons, tas de carognes, brasse un peu
babord devant, et borde deux pouces de l'écoute de guy....
Croiriez-vous, mes amis, que voilà sept nuits que je passe sans fermer
l'oeil?

--Tu as donc éprouvé bien du mauvais temps à la mer?

--Non pas précisément; mais j'ai été obligé de veiller pour faire aller
mon monde à coups de trique. Quel chien de métier! si vous saviez? Mais
enfin, me voilà rendu au port, Dieu merci, et comme dit Horace:


    Non semper imbres nubibus hispidos
    Manant in agros, etc.»


Nous nous mîmes en devoir, au moyen de nos embarcations, d'aider le
navire assez lourd de notre ami, à arriver à terre. Le calme était
survenu, et notre secours ne fut pas inutile au capitaine Mainfroy.
«Mais, à propos, nous cria-t-il pendant que nous traînions son gros
bâtiment à force de rames, ayez soin, mes camarades, de conduire ma
barque dans l'anse la plus déserte de la côte; et dans l'endroit surtout
où il y aura le moins de douaniers!

--Pourquoi cela?

--La bonne question, pourquoi cela! C'est afin d'avoir le moins possible
de surveillans incommodes. Quoique mon brick ne soit chargé à peu près
que de charbon de terre, j'ai ici quelque petite chose que je serais
bien aise de pouvoir débarquer sans visa et sans contrôle importun. Et
vous le savez bien:


    Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude.


Vous m'entendez, n'est-ce pas? C'est pourquoi je ne vous en dirai pas
davantage pour le moment.»

Les intentions de l'intègre capitaine furent comprises à merveille et
exécutées avec ponctualité. Nous le nichâmes entre deux rochers, à
l'abri de tous vents et près d'une partie du rivage où l'on ne pouvait
se rendre que par des chemins à peu près impraticables. Le douanier même
qui montait la garde en face de ce mouillage, avait de la peine à se
promener pour se chauffer les pieds dans un aussi mauvais endroit. Le
capitaine Mainfroy déclara que nous l'avions piloté avec une
intelligence digne d'éloges. Il nous poussa sur cette circonstance, une
citation latine ou peut-être bien même grecque, qu'il me serait
difficile de me rappeler aujourd'hui. Il fit encore mieux: il ne
consentit à nous laisser partir de son bord avec nos embarcations,
qu'après nous avoir fourré en contrebande, dans le fond de nos canots,
quelques pièces de cordage qu'il nous engagea à mettre à terre le plus
vite et le plus adroitement que nous pourrions. «Demain, dit-il, nous
nous reverrons. J'espère bien qu'alors je serai débarrassé de toutes les
tracasseries de l'arrivée, et que j'aurai mis en lieu de sûreté tout ce
qu'il y a de _portatif_ à bord.»

Le lendemain, quand nous revîmes notre ami, il avait réussi à dévaliser,
à très-peu de choses près, toute sa prise. Il ne restait plus à bord que
le charbon qu'il n'avait pas pu enlever. Mais les câbles, les
embarcations et la plupart des voiles, avaient passé sous le nez de la
douane et du syndic de la marine, pour être vendus à des receleurs du
pays.

«A présent, nous dit Mainfroy, je puis attendre paisiblement la part
qui me reviendra légitimement sur cette prise. J'ai commencé par faire
comme le roi des animaux, et en vertu d'un droit qui se résume en un
hémistiche.... _Sic nominor leo_. Et si nous bambochions un peu
maintenant, mes amis! Car nous pouvons dire enfin avec Horace:


    _Nunc est bibendum_.


--Bambocher, bambocher! cela est bien facile à dire. Mais quelles
bamboches veux-tu faire dans un pays à peu près sauvage?

--Un pays sauvage où j'ai trouvé à vendre toute ma contrebande en
quelques heures! Vous allez voir comme on improvise des fredaines avec
de l'argent. N'y a-t-il pas des filles ici?

--Oui, des filles sales à faire mal au coeur!

--On fait laver et brosser ces filles-là.

--Dans un trou où l'on ne trouverait seulement pas une baignoire au
poids de l'or?

--On envoie ces filles-là se baigner à la mer.

--Dans le mois de janvier?

--Les bains froids à la lame sont toniques. Mais, au surplus, à défaut
de filles, on fait du punch avec du rhum et du sucre, et j'ai encore de
tout cela à bord de ma prise.»

Nous bambochâmes donc avec du punch, et du sein d'une orgie qui dura
quarante-huit heures, notre ami partit à cheval pour Paris, afin,
disait-il, de dépenser son argent sur un théâtre plus vaste. Il voulait
aussi revoir sa famille.

Nous n'entendîmes plus parler de lui.

Deux mois s'étaient écoulés depuis notre séparation, lorsque nous le
vîmes revenir à Brest dans un costume tout différent de celui sous
lequel il était parti après notre bamboche sur la côte de Bretagne.

Notre ami Mainfroy nous apparut en habit marron, suivi par un faiseur de
commissions qui marchait à cinq pas de lui, portant sans beaucoup
d'efforts une valise. Cette valise était vide. Notre camarade, au-devant
duquel je me précipitai tendrement du plus loin que je le vis, me
demanda une dizaine de sous pour payer le jeune homme qui portait ses
effets.

--Je n'ai plus le sou, me dit-il, et ma valise vaut à peine les
cinquante centimes que tu vas donner pour elle. Je ne l'ai fait venir
derrière moi que pour le décorum.

--Comment, tu portes des éperons d'or, et tu as le gousset à sec!

--Dis donc des éperons de cuivre doré, malheureux! Toujours pour le
décorum. Il vaut mieux faire envie que pitié. Va, je me suis joliment
amusé à Paris. C'est ça une ville civilisée! A propos, as-tu toujours
l'habitude de déjeûner?

--Cette question!

--Non, je te demande cela parce que depuis cinq jours que je voyage,
j'ai perdu cette bonne habitude par nécessité.... Déjeûnons pour me
refaire un peu l'estomac à la vie de province.»

Nous déjeûnâmes.

Pendant plusieurs jours Mainfroy dîna, coucha _ad turnum_ sur chacun des
navires de guerre mouillés en rade. Il avait à bord de ces bâtimens
assez d'amis pour vivre une ou deux semaines très-agréablement sans
être obligé de porter deux fois un appétit à bord du même navire. Quant
au blanchissage de son linge, il employait un procédé qui depuis a été
renouvelé avec succès, mais dont, à coup sur, il peut passer pour
l'inventeur. Un cahier de papier à lettres lui suffisait pour changer
chaque jour, pendant une quinzaine, le col de l'unique chemise qu'il
possédât; et quand il se promenait d'un air grave, l'habit boutonné
jusqu'au menton, on aurait juré, à quatre pas de lui, que le liseré
blanc qui relevait l'éclat de sa haute cravate noire, n'était rien moins
que de la batiste nouvellement repassée. Ce n'était pourtant autre chose
qu'une rognure de papier vélin. La nécessité, comme il disait, est bien
la plus ingénieuse de toutes les couturières.

Mainfroy se promenait du reste assez peu depuis qu'il n'avait plus
qu'une paire de bottes. Il attendait des jours meilleurs pour reprendre
son essor et se dégourdir les jarrets au gré de sa vive et pétulante
imagination.

Ces jours meilleurs qu'il attendait dans le _statu quo_ avec la
résignation d'un vrai sage qui n'a plus de chaussure, arrivèrent enfin.

Il trouva à s'embarquer comme sous-lieutenant à bord d'un corsaire de
Brest.

Sous-lieu tenant! c'était justement le grade qu'il avait déjà occupé dès
son début dans la carrière. Il accepta ce poste avec une tranquillité
apparente qui ne nous présagea rien de bon, à nous qui connaissions
l'homme.

Il partit une seconde fois pour recommencer sa fortune sur mer, après
avoir mangé avec nous les avances qu'il avait reçues en s'enrôlant à
bord du corsaire brestois.

La première des prises que fit ce corsaire fut confiée à Mainfroy, qui
déjà avait fait preuve d'habileté en ramenant au port un mauvais bateau
monté par un mauvais équipage. Le corsaire revint de sa croisière; mais
Mainfroy ne revint pas avec sa prise. Cette fois-là nous n'eûmes pas
même la consolation de penser qu'il avait eu le malheur d'être fait
prisonnier de guerre par les Anglais. Nous le crûmes, au bout de
quelques mois, englouti pour jamais au fond de ces flots sur lesquels il
avait voulu tenter audacieusement la fortune.

Bien des événemens autrement importans que la perte de notre ami
Mainfroy s'étaient passés en France depuis notre séparation. Mais le
souvenir de ce cher collègue, si vif, si original, était resté si
profondément gravé dans nos coeurs et notre mémoire, que jamais mes
camarades et moi nous ne nous rencontrions sans parler de sa jolie
figure, de ses cols de chemise en papier, et du goût qu'il avait
toujours eu pour la bamboche et les grands hasards.

Le sort ayant voulu que je commandasse des bâtimens marchands après mon
exclusion de la marine royale et royaliste en 1815, je courus sur ces
divers navires, pendant plusieurs années, une bonne partie du globe; et
jamais je ne séjournai dans un pays étranger sans parler de mon ancien
camarade corsaire, comme si tous les rivages que j'abordais dussent
m'entretenir de lui. Mais j'avais un secret pressentiment qu'un jour je
finirais par apprendre de ses nouvelles sur des plages lointaines. Il y
a des sortes d'amitié qui sont un peu comme l'amour, et qui ne perdent
jamais totalement les illusions qui les consolent d'un chagrin pourtant
sans espoir.

On m'avait donné pour consignataire d'un beau navire que je conduisis à
Bahia en 1820, un excellent homme chez lequel on dînait fort bien alors.
Un dimanche, étant à table avec plusieurs personnes que je ne
connaissais pas, la conversation vint à rouler sur les jeunes Français
qui avaient rempli les mers de l'Amérique du Sud du bruit de leurs
exploits flibustiers. Je ne sais comment je trouvai le moyen de placer
le nom de mon ami Mainfroy, au milieu de tous les contes que l'on
débitait au dessert; mais ce que je sais fort bien, c'est qu'il m'arriva
de parler en termes assez gais du caractère et des fredaines de mon
ancien camarade. Un officier français, devenu général buénos-ayrien, qui
se trouvait au nombre des convives, m'arrêta tout court à moitié de ma
narration pour m'adresser ces sévères paroles:

«Monsieur le capitaine, je connais particulièrement la personne sur le
compte de laquelle vous vous égayez avec un peu trop de légèreté
peut-être. Son nom n'est pas _Mainfroy_, comme vous le dites, mais bien
Manfredo. C'est un des hommes à qui la république que j'ai l'honneur de
servir doit le plus: et si, comme vous nous l'avez donné à entendre, le
capitaine Manfredo vous fait l'honneur d'être un de vos amis, je ne puis
que vous en faire mon très-sincère compliment. Je bois à sa glorieuse
santé.»

Le ton de cette solennelle remontrance me coupa net le fil de l'histoire
que j'avais commencée. Dès que je me trouvai un peu remis de mon
embarras, je m'empressai, du mieux qu'il me fut possible, de
recueillir, de la bouche du général indépendant, des informations sur le
compte de mon ex-collègue. Mais le général se montra si réservé dans
toutes les réponses qu'il daigna faire à mes pressantes questions, que
je n'appris rien de plus que ce qu'il m'avait déjà dit sur son compte.
Enfin, je venais de savoir que Mainfroy existait encore, qu'il s'était
distingué au service de la république, et qu'un jour je pourrais
peut-être le revoir couvert de gloire et chargé des riches dépouilles
des ennemis qu'il avait vaincus.

Peu de jours après mon singulier entretien avec le général de
Buénos-Ayres, mon consignataire me convia à dîner chez lui, avec un air
de finesse et d'espièglerie qu'il ne mettait pas ordinairement dans les
formes de ses invitations ordinaires. «Vous rencontrerez à ma table, me
dit-il, une personne que vous ne serez pas mécontent d'y voir!

--Une jolie personne, quelque dame de votre connaissance, peut-être?

--Oui, une fort jolie personne même, et que je connais depuis peu. Oh!
vous la connaissez aussi, mon gaillard.... Mais je ne puis vous en dire
davantage aujourd'hui: c'est une surprise agréable que je vous ai
ménagée. A demain donc!

--A demain!»

Je crus être tombé en une bonne fortune, et quoiqu'à Bahia la chose soit
assez rare, je n'attachai pas une grande importance à l'espoir flatteur
que j'aurais pu concevoir sur l'aventure du lendemain.

Je me rendis un peu tard à l'invitation du brave M. R.... Tout le monde
était déjà à table, et l'on mangeait silencieusement les premiers plats
qui venaient d'être servis. Une place était vide: c'était la mienne, et
je m'en emparai sans que les convives levassent la tête de dessus leur
assiette, pour remarquer mon arrivée. Je me trouvai placé entre le
général que j'avais déjà vu, et un invité que je ne connaissais pas.

Je me disposais à manger le potage que le maître de la maison venait de
me faire passer, lorsque mon voisin l'inconnu, en me regardant le visage
et en me donnant une grande tape sur l'épaule, s'écria avec l'accent de
la surprise et de la joie:

«Et comment va mon brave et digne camarade?»

Je lève les yeux sur l'individu qui m'adresse ainsi la parole: c'était
mon ami Mainfroy.

Les témoins de cette rencontre si imprévue semblèrent prendre plaisir à
nous voir nous embrasser et nous serrer l'un contre l'autre avec toutes
les marques d'une vieille et sincère amitié. Mon ami s'était essuyé la
bouche du coin de sa serviette, pour mieux me coller sur le visage ses
lèvres encore barbouillées de sauce. Je ne restai pas, comme on peut
bien le croire, en reste de démonstrations de tendresse avec lui. Notre
reconnaissance fut parfaite.

«Et par quel hasard, lui demandai-je après le premier coup de feu,
ai-je le bonheur de te retrouver ici, toi que pendant six à sept ans
j'ai cru mort?

--Mais, mon bon ami, par un hasard que, toujours supérieur à la
destinée, je me suis fait moi-même. Va, il s'est passé bien des
événemens dans ma vie depuis ma paire de bottes à éperons dorés et mes
cols de chemise en papier. Heim, te souviens-tu de ma manière de me
faire du linge blanc?

--Est-ce qu'on peut oublier jamais les souvenirs d'un si bel âge? Mais
qu'as-tu donc fait, mon pauvre camarade, depuis notre séparation?

--Eh! des choses assez drôlettes. J'ai fait presque toujours la course;
car ici le pays est on ne peut plus favorable au développement du mérite
des jeunes marins qui veulent devenir quelque chose. Ils sont toujours
en guerre civile dans les États de la Nouvelle-Union; et les Européens
qui se vouent à la profession de corsaire et qui savent l'exercer,
jouissent ici de la plus grande considération. J'ai servi la république
de Buénos-Ayres.

--Même avec distinction, d'après ce que m'a dit M. le général.

--J'ai servi aussi le gouvernement brésilien.

--Mais ces deux États ont été cependant en guerre l'un contre l'autre.

--C'est justement pour cela que je les ai servis tous les deux. Mais je
te conterai tout ça quand nous aurons fini de dîner, car nous avons bien
des choses à nous dire depuis le temps que nous ne nous sommes vus....
Ce pauvre ami, qui m'eût dit que je l'eusse retrouvé aujourd'hui!...
Messieurs, je vous demande bien des pardons; mais quand après une si
longue absence on se revoit, on semble n'exister que pour l'ami que l'on
retrouve.

--Faites, faites, Messieurs: rien de plus naturel, reprirent les
convives.

--Mais, en vérité, je ne te trouve nullement changé, continua Mainfroy.
C'est ton ancien visage, un peu sombre, et un peu passé au soleil.

--C'est comme toi! tu as toujours ton air de jeune fille, de timidité
même, et sans les roses de ton teint qui ont un peu bruni aussi.....

--Finissez donc, vil flatteur!


    .....Présent le plus funeste
    Qu'au pu faire _aux amis_ la colère céleste.


--Mais, à propos, Mainfroy, parles-tu encore latin et grec? Les
citations ont-elles été toujours leur train?

--Moi! Ah! tu te souviens encore de mes distiques et de mes sentences!
Non, mon ami, j'ai renoncé à toutes ces pompes de la pédanterie.
Naviguant sans cesse au milieu de matelots et de marins assez peu
lettrés, j'ai totalement négligé le culte des antiques Muses. Ces
gaillards-là m'ont gâté même toute mon érudition. J'ai appris seulement
quelques petites chansons maritimes et anacréontiques que je braille
passablement au besoin en société joyeuse. Là se borne maintenant toute
ma littérature.

--Ah! vous chantez, capitaine? se prit à dire notre Amphitryon. Je vous
saisis au mot, et vous allez nous faire entendre quelque chose de votre
crû.

--Très-volontiers, Messieurs. Je me sens d'autant moins disposé à faire
des façons aujourd'hui, que j'ai besoin de répandre ma joie de quelque
manière que ce soit. Je vais donc vous chanter de petits couplets
composés il y a quelques dix années par deux aspirans de nos amis. Il
n'y a pas de dame ici, et l'on peut se permettre, je crois, la chanson
de bord. D'ailleurs, Messieurs, les couplets que je me propose de vous
faire entendre pourraient se chanter dans une maison d'éducation de
jeunes demoiselles, sans que la plus prude d'entre elles se crût en
droit de faire la moindre petite grimace.»

Je me disposai, comme tous les autres convives, à écouter la chanson de
notre troubadour.

«C'est, me dit-il avant de commencer, _le Départ de Lorient_. Tu
connais cela comme ta poche; nous chantions ces couplets dans toutes nos
bamboches.... Messieurs, on répétera en choeur, si vous le voulez bien,
le refrain de chaque couplet. Cela dit, je commence, et attention à
aller de l'avant à mon commandement. Ne vous scandalisez pas.

» A propos, c'est sur l'air de _Tirlemont, ville du Diable_. Ne vous
scandalisez pas

» M'y voici:


    »Adieu Lorient, séjour de guigne,
    Nous partirons demain matin,
        Le verre en main.
    Cent bouteilles de jus de vigne,
    Du départ marqueront l'instant.
        Adieu Lorient,
        Adieu Lorient,
        A. A. Adieu Lorient!


«Répétez donc, Messieurs, et soutenez la voix mieux que ça!»

Tout le monde répéta tant bien que mal.


    «Le moment des combats s'avance:
    Des combats oubliées l'horreur
        Pour voir l'honneur.
    Amis, songeons qu'à la vaillance
    Toujours on donne, après l'action.
        Double ration. (_ter._)


»Allons donc, ensemble: _Double ration_!!! C'est mieux, cela!


    »Je connais un cas dans la vie
    Où _Soifier_[L], par un sort nouveau,
        Boira de l'eau.
    C'est lorsqu'une vague ennemie
    Sera sa dernière boisson
        Et son poison. (_ter_.)

    »Des couplets qu'ici je vous chante,
    Les auteurs sont deux bons enfans,
        Deux aspirans[M].
    Sur _l'Eylau_, sur _la Diligente_,
    Ces deux vrais amateurs de rack
        Ont mis leur sac!» (_ter._)


[L] _Soifier_ ou _soifeur_, buveur qui a toujours soif et qui _soife_
toujours. C'est un terme d'orgie.

[M] Ces couplets, qui eurent un grand succès dans la marine, furent en
effet composés par MM. Luco et Rinjard, deux aspirans de la division
navale de Lorient, embarqués sur le vaisseau _l'Eylau_ et la corvette
_la Diligente_.

Après avoir beaucoup bu et beaucoup chanté encore, les convives, que la
gaîté de mon ami avait mis en verve, commencèrent à causer entre eux au
sein du nuage que formait, sur la table et dans l'appartement, la fumée
de dix à douze cigarres allumés depuis une demi-heure. Mainfroy, qui ne
trouvait plus à s'occuper au milieu de tout ce monde, me prit
par-dessous le bras, et, m'entraînant dans le jardin, il me dit:
«Viens-t'en faire un tour. Nous avons à nous dire des choses beaucoup
plus intéressantes que celles que nous entendons ici. Prends ton
chapeau: j'ai des cigarres en poche, et le temps est magnifique.»

Une fois au grand air, et seuls tous deux, la conversation alla vite,
comme on peut bien le penser.

«Tu sauras d'abord, me dit-il, que je ne me nomme plus Mainfroy. J'ai
changé ce nom-là contre celui de Manfredo. Si bien que depuis
très-long-temps on ne m'appelle plus dans toute l'Amérique méridionale
que le _capitaine Manfredo_! Je t'aurais bien appris cette petite
substitution euphonique à table, mais j'ai jugé que cela aurait pu
paraître singulier à tous ces gens-là.

--Et qu'as-tu donc fait depuis ton départ de Brest et pendant les six
années que tu as passées loin de nous?

--J'ai commencé d'abord par enlever la prise que l'on m'avait confiée à
bord du corsaire où l'on m'avait accordé la place de sous-lieutenant.
Puis après, avec ma prise, je suis venu à Carthagène, où j'ai tout vendu
pour mon compte. On parle dans l'histoire, d'un général qui brûla ses
vaisseaux pour se fermer le chemin de sa patrie. Moi, j'ai fait mieux:
j'ai vendu mon navire pour m'ôter la possibilité de rentrer en France.
Je voulais faire forcément de grandes choses dans ces mers-ci.

--Et as-tu réussi à satisfaire ton ambition?

--J'ai réussi au-delà de mes espérances. Pendant la guerre entre le
Mexique et l'Espagne, j'ai été tour à tour Mexicain pour prendre les
navires espagnols, et Espagnol pour courir sur les bâtimens mexicains.
Lorsque les hostilités ont ensuite éclaté entre le Brésil et
Buénos-Ayres, je suis devenu Brésilien contre les Buénos-Ayriens, et peu
de temps après Buénos-Ayrien contre les Brésiliens, mes anciens
compagnons d'armes. Et dans ce changement de nations et de patrie, il
m'est arrivé souvent, à bord des corsaires que je commandais, de
reprendre, sous un pavillon, les navires marchands que j'avais déjà pris
pour le compte du gouvernement que je ne servais plus. J'ai enfin, tel
que tu me vois, défendu ou combattu sept à huit causes différentes, mais
toujours avec loyauté. J'ai été naturalisé Mexicain, Colombien,
Brésilien, Buénos-Ayrien, Chilien et Péruvien, sans jamais avoir abjuré
intérieurement ma qualité de Français. Si tous les pays ont voulu de
moi, ce n'est pas de ma faute. Je n'ai voulu sincèrement adopter aucun
d'eux pour ma patrie. Je n'ai cherché à m'approprier que leur argent, et
à le dépenser le plus joyeusement possible sur la terre même que mes
profusions avaient pour but de féconder.

--Et la fortune que tu as cherchée par tant de moyens et en, bravant
tant de périls, a secondé tes voeux, il n'y a pas de doute?

--Oui, je suis très-riche, mais je n'ai fait aucune épargne. Je
m'enrichis à tout moment, à la minute, parce que j'ai toujours de
l'argent sous la main; mais je n'en prends que lorsque j'en ai besoin.

--Et de la considération, tu en as acquis beaucoup à Buénos-Ayres, à ce
que l'on m'a assuré, du moins?

--Oui, mais de la considération de Buénos-Ayres. Là on m'estime assez,
parce que je puis valoir, au bout du compte, un peu mieux que ceux qui
m'ont fait une réputation. Mais ailleurs on m'a souvent regardé comme un
_écumeur de mer_. Ce n'est pas l'embarras, j'ai assez passablement
_écume_ les mers que j'ai parcourues depuis quelques années.»

Je parlai à mon ami de femmes, de conquêtes et de plaisirs, et de toutes
ces choses enfin qu'on n'oublie jamais à notre âge dans les entretiens
intimes.

«Les femmes, me répondit-il, n'ont jamais occupé une grande place dans
mes idées ni dans l'ordre des choses de ma vie presque épopétique. Je
les ai toujours regardées comme des trouvailles agréables que l'on
pouvait faire en route, mais jamais comme un but ou même comme un moyen
d'arriver à ce but. J'en ai eu de toutes les espèces, et je pourrais
dire de toutes les couleurs; mais aucune d'elles, quelque séduisante
qu'elle pût être, ne m'aurait pas fait oublier dix minutes l'heure
d'aller à ce que j'appelais mon devoir. On peut cueillir çà et là une
jolie fleur que l'on trouve sous ses pas; mais je donne comme le plus
grand fou d'entre tous les fous du globe, le monomane qui emploie toute
sa vie à cultiver une tulipe sur laquelle d'autres monomanes mettront
une somme de vingt à trente mille francs. Parlons maintenant d'autre
chose. Tu sais à présent toute ma vie; tu connais ma position. Que
puis-je faire pour toi?

--Mais rien, mon bon ami, je pense.

--Je reconnais bien là ta vieille et sincère amitié. Rien! Cependant
s'il t'arrivait à la mer d'être rencontré par quelque pirate, ne
serais-tu pas bien aise à avoir un laissez-passer de la main du
capitaine Manfredo? Heim! dis donc, si nous venions à nous rencontrer à
la mer tous deux, quelle bonne peur je ferais à ton équipage, et quel
plaisir j'aurais à te protéger au lieu de te piller, comme souvent j'ai
été réduit à le faire pour de pauvres diables de navires!

--Oui, ce serait assez drôle. Mais, à mon tour, ne puis-je pas l'offrir
aussi quelques petits services?

--Si, ma foi. Tu peux même me servir plus que tu ne le penses peut-être.

--Et comment cela?

--Voici l'affaire:

»L'estimable Amphytryon dont nous venons de manger le dîner, qui n'était
pas déjà trop bon comme cela, M. R.... enfin, ton cosignataire à Bahia,
m'a appris que tes armateurs, en t'envoyant ici, t'avaient donné
l'autorisation de traiter pour le joli brick que tu commandes, dans le
cas où tu trouverais à faire un marché avantageux.

--C'est vrai; mais j'ai reçu aussi l'ordre de ne donner le navire qu'au
prix de seize mille piastres. C'est, du reste, un excellent bâtiment,
sortant des chantiers, construit pour une grande marche, et qui navigue
aussi bien qu'on peut le désirer.

--J'ai envie d'acheter ton brick; car je te dirai avec franchise, et
entre nous seulement, que j'ai un plan en tête. Je veux enfin faire
encore quelques petites affaires sur mer pour mon compte, et c'est un
fin voilier que je cherche. Le prix ne me fera rien, si je puis me
procurer ce que je désire.

--En ce cas-là, mon cher, je pourrai faire ton affaire et la mienne.

--C'est cela, et voilà entre nous deux un marché presque terminé. Mais
cependant, malgré toute la confiance que j'ai en toi, je sais qu'il
n'est pas de capitaine qui n'ait un faible pour le navire qu'il
commande, et, involontairement, tu pourrais bien m'avoir exagéré
l'excellente marche et les qualités de ton brick, par cela seul qu'il
est ton brick.

--Mais il ne tient qu'à toi, si tu le veux, de te convaincre, autant que
possible, de la réalité d'une partie des qualités que je lui ai
trouvées.

--En l'essayant un peu dans la baie, n'est-ce pas?

--Sans doute.

--C'est justement là ce que je voulais te proposer. Je sais fort bien
que ce n'est pas en courant ça et là quelques petits bords sous terre,
que l'on peut éprouver complètement un navire et juger exactement de ce
qu'il doit être à la mer; mais, néanmoins, un marin devine bien à peu
près, en _bordaillant_ pendant quelques heures, si un bâtiment vire bien
ou mal de bord, s'il est facile ou difficile à gouverner, et s'il porte
ou ne porte pas la voile. Quel jour veux-tu que nous essayions ton
bateau ou plutôt notre bateau, puisque déjà nous sommes en marché?

--Demain, si tu le veux, si la brise est bonne.

--C'est cela, demain. Le plus tôt possible est toujours le mieux avec
moi. Ainsi, c'est entendu. Demain matin, dès que l'amante de Céphale
ouvrira en souriant les portes de l'Orient, comme disent les poètes,
j'arrive à ton bord: nous appareillons deux minutes après, et nous
faisons torcher à ton _ship_ autant de toile qu'il pourra en porter.

--C'est une affaire convenue. Tout sera prêt pour te recevoir.»

Le reste de la soirée se passa entre nous deux en entretiens intimes, et
je vis avec un plaisir extrême que Mainfroy n'avait rien perdu de son
ancienne gaîté. En nous séparant, moi pour retourner à mon bord, et lui
pour aller coucher je ne sais où, nous nous embrassâmes comme déjà nous
l'avions fait, en nous retrouvant, quelques heures auparavant.

Le lendemain matin, exact au rendez-vous qu'il m'avait donné, j'étais à
peine levé, que je le vis arriver à mon bord dans une grande embarcation
chargée de provisions et montée de douze à quinze robustes lurons qui
m'avaient l'air d'être des matelots.

--Que veux-tu faire de tout ce monde-là? lui demandai-je dès qu'il fut
rendu assez près de mon brick pour pouvoir m'entendre.

--Ce que je veux faire de tout ce monde-là, dis-tu? Mais de quel monde
veux-tu parler?

--Pardieu! de cet équipage complet que tu m'amènes-là!

--Comment! tu ne devines pas ce que je veux en faire? Je reconnais bien
à cette question ton peu de prévoyance ordinaire. Crois-tu qu'avec le
peu d'hommes que vous avez presque toujours à bord de vos barques
marchandes l'on puisse manoeuvrer un navire ou louvoyer de manière à
l'essayer? J'ai trouvé sur ce port ces quelques hommes de bonne volonté,
et je leur ai payé une journée de travail pour qu'ils vinssent nous
aider afin de ne pas harasser trop tes gens.

--Ce secours-là, je t'assure, nous serait complètement inutile. J'ai un
équipage assez exercé et très-nombreux qui nous suffira. Ainsi, fais-moi
le plaisir de renvoyer ces gaillards-là à terre. Nous ferons notre
affaire tout seuls.

--Oui, mais c'est que je leur ai payé une journée à ces braves gens! Il
faut au moins leur faire gagner leur argent: c'est bien la moindre des
choses.

--Je leur paierai plutôt le double de ce que tu leur as donné, pour ne
pas les prendre à bord.

--Et pourquoi cela?

--Parce que je ne m'en soucie pas. Ils m'ont des mines....

--Des mines! Parbleu! pourvu qu'ils aient des mains, c'est tout ce qu'on
leur demande. Mais tu en prendras toujours bien la moitié?

--Pas un seul, puisque je te dis que nous avons à bord plus de monde
qu'il ne nous en faut.

--Tu en prendras bien au moins trois ou quatre, ne fût-ce que pour
m'obliger?

--Allons, puisque tu y tiens tant, fais-en embarquer trois, et qu'il
n'en soit plus question.»

Il en fit sauter quatre à bord. Le reste fut envoyé à terre avec
l'embarcation qui les avait apportés.

Plus j'examinai ces quatre drôles, plus je trouvai qu'il y avait dans
leurs figures sombres et jaunes quelque chose qui me disait que j'avais
bien fait de ne pas laisser venir à bord leurs autres compagnons.

J'appareillai mon brick en quelques minutes. Le capitaine _Manfredo_ se
plaça à la barre, donnant de temps à autre et avec moi quelques ordres,
comme un homme habitué au commandement. Mais je remarquai sur sa
physionomie un air de mécontentement qu'il n'avait pas quelque temps
auparavant en arrivant à bord.

Nous nous trouvâmes bientôt sous voile avec une brise aussi belle qu'on
pouvait le désirer pour louvoyer et pour courir sous toutes les
allures.

Nous prolongeâmes notre première bordée au plus près du vent, jusqu'à
deux ou trois lieues au large. Le navire paraissait glisser sur l'eau à
peu près de la même manière qu'un aigle nage dans l'air: il faisait à
peine clapoter la mer qui venait couler comme de l'huile sur ses flancs
élongés. On jeta le lock: huit noeuds et demi à la main! Manfredo, pour
mieux vérifier l'exactitude de ce sillage dont la vitesse l'étonne, veut
filer lui-même la ligne: neuf noeuds pleins, au plus près du vent,
gouvernant à six quarts!...

Nous courons largue: le bâtiment sous cette allure est enlevé par la
brise: il ne marche plus, il vole. Nous virons de bord sous toutes les
voilures: non-seulement il vire, mais il tourne comme une toupie. Il n'y
a pas à le nier: jamais corsaire ne s'est mieux patiné que cela, et
Manfredo en convient en s'écriant à chaque évolution: «Le joli bateau!
le beau morceau de bois! Il ferait, le diable m'emporte, piler du poivre
à une frégate.»

Nous barbotions depuis long-temps dans l'immense baie de Bahia. Le
capitaine Manfredo, malgré l'admiration qu'il exprimait sur la marche et
les qualités de mon brick, ne paraissait pas encore disposé à me faire
une proposition et à entrer en arrangement pour l'achat du navire. Je
voulais le laisser venir, et il ne venait pas.

Cependant, après être resté quelques minutes seul sur l'arrière du
bâtiment, dans une attitude qui sentait un peu la méditation, il
s'approcha de moi, comme tout préoccupé encore de quelque bonne idée
dont il aurait eu à me faire part.

«Quel dommage, me dit-il, que tu n'aies pas voulu ce matin me laisser
embarquer les hommes que je t'avais amenés! Ton équipage manoeuvre le
brick aussi bien qu'il est possible de le faire; mais comme nous
t'aurions _patiné_ la barque avec ma douzaine de gaillards!

--Vous ne me l'auriez que trop bien patinée, peut-être! J'ai mieux aimé
n'avoir affaire qu'à mes gens. Quelles faces avaient ces drôles!

--Tu trouves qu'ils avaient des faces!... Et quelle espèce de faces
donc, subtil physionomiste?

--Ma foi! des faces de forbans.

--Quelle idée! Des hommes à la journée, pris au hasard sur le port, et
par moi! A ton avis, j'aurais donc la main bien malheureuse.... Ah! je
vois, mon vieil ami, que le temps ou la fréquentation des hommes t'ont
rendu défiant. Tant pis pour toi; car avec ce sentiment-là on ne fait
jamais de grandes choses.

--Que veux-tu? Je suis peut-être né pour ne remplir qu'une obscure
vocation. Chacun son lot dans ce monde.

--Ah ça, dis-moi, mais ne va pas t'effrayer au moins de ma question, et
interpréter avec effroi une simple plaisanterie, dis-moi, mon ami, si je
venais à enlever ton navire, une supposition, par un moyen quelconque,
mais à te l'enlever là d'amitié, tout en louvoyant comme nous faisons
pour l'essayer, que dirais-tu?

--Je dirais que j'ai été un imbécile.

--Je ne dirais pas le contraire non plus. Mais que penserais-tu de moi
après cela?

--Je penserais.... Pardieu! que veux-tu que l'on pense d'un camarade qui
surprend votre confiance pour vous piller en vous mettant le couteau sur
la gorge?

--J'entends: tu penserais que je suis un forban, un pirate, un brigand.
Parle, va, ne te gêne pas. J'y suis fait depuis long-temps.

»Mais si, en te _soutirant_ ton bâtiment avec adresse et élégance, je te
proposais de prendre tout le crime sur mon compte, en te réservant en
sous-main, bien entendu, la moitié des bénéfices de l'opération, et cela
sans altérer le moindrement ta réputation d'honnête capitaine, et en
allant même jusqu'à t'offrir la facilité d'alléguer la violence pour te
justifier, que dirais-tu, voyons?

--Je ne dirais rien, attendu que jamais je ne me trouverai dans une
position semblable, et qu'il faudrait m'arracher la vie avant de
s'emparer ainsi de mon navire.

--Allons donc! réponds-moi mieux que cela; voyons, ne fais pas ainsi la
cruelle. Et tiens, malgré ton air chaste et un peu irrité, je devine,
tant je te connais, que tu ne serais pas fâché de te laisser faire une
douce violence, n'est-ce pas?

--Capitaine Manfredo, lui répondis-je pour mettre fin à cet entretien,
voulez-vous bien me faire un plaisir?

--Et lequel, mon cher collègue?

--Celui de vous rappeler que vous n'avez que quatre hommes à votre
disposition, et qu'en commençant à louvoyer ce matin, j'ai donné l'ordre
à mon second de distribuer à chacun de mes vingt hommes un poignard bien
affilé et un pistolet chargé de deux bonnes balles.

--Tu plaisantes!

--Je dis vrai, et je parle très-sincèrement; et pour mieux vous en
convaincre, voici dans la poche de ma veste un pistolet à deux coups
qui ne m'a pas quitté. Ainsi donc, à moi encore le droit de commander
ici.

--C'est juste. En ce cas ordonne donc, si bon te semble, à ton second,
de regagner le mouillage, car il me semble qu'à présent il ne me reste
plus rien à faire à ton bord.»

Je revins jeter l'ancre au poste que j'avais quitté le matin pour
essayer mon pauvre brick, qui risquait fort de ne pas être vendu. Le
capitaine Manfredo ne m'adressa plus la parole que pour me dire des
choses très-insignifiantes et tout-à-fait étrangères au marché dont il
m'avait parlé la veille. Pour lui c'était un coup manqué, et pour moi un
danger évité.

A peine étions-nous revenus dans la rade de Bahia, qu'il se fit mettre à
terre avec les quatre hommes que le matin j'avais laissé embarquer à
bord à sa sollicitation. Il me quitta, le drôle, eu me donnant un coup
sur l'épaule, et en me disant, comme à son ordinaire: «Adieu l'ami;
porte-toi bien, et moi aussi.»

Je remarquai que pendant qu'il se rendait de mon bord sur le quai, il se
tenait sur l'arrière de l'embarcation qui le portait, et qu'il semblait
jeter encore sur mon navire des regards de regret et de convoitise. Ce
fut pour moi un avertissement de me tenir en garde contre les tentatives
que pourrait encore imaginer le pirate pour rattraper la proie qui
venait de lui échapper.

La nuit qui suivit notre promenade sur l'eau, je fis tenir sur mon pont
la moitié de mes hommes armés jusqu'aux dents. J'avais jugé prudent de
faire faire le grand quart comme en temps de guerre. L'événement me
prouva que j'avais bien jugé.

Vers une heure du matin, étendu sur la natte dont je m'étais fait un lit
sur mon banc de quart, je fus réveillé par un de mes officiers, qui
attira mon attention sur ce qui paraissait se passer à bord d'une
goélette brésilienne, _l'Isabella_, mouillée à quelque distance de
nous.

Je prêtai attentivement l'oreille dans l'obscurité de la nuit, que
troublaient par instans des cris, des gémissemens, partis du pont de
cette goélette. Je crus d'abord que c'étaient des matelots ivres qui se
battaient entre eux, et je n'y pris plus garde. Le bruit qui m'avait un
peu inquiété s'étant même tout-à-fait apaisé, je descendis dans ma
chambre, croyant n'avoir plus rien à redouter, du moins pour le reste de
la nuit. A peine cependant étais-je rendu dans ma cabine, que j'entendis
mes hommes me rappeler sur le pont pour parler, me disaient-ils, au
capitaine de la goélette qui venait d'appareiller. Je n'eus que le temps
de m'élancer sur le gaillard. _L'Isabella_ passait sous toutes voiles à
nous ranger. Un homme, monté sur le bastingage de l'arrière de ce
navire, me hurla ces mots au porte-voix:

«Adieu, mon ami: je viens de faire mon affaire. La goélette que je tiens
sous mes pieds m'a coûté moins cher que tu ne voulais me vendre ton
brick. Je vais courir quelques bordées au large. Au revoir, porte-toi
bien, et moi aussi!»

C'était la voix du capitaine Manfredo.

Toute la journée qui suivit ce coup de piraterie, on ne parla à Bahia
que du bonheur que j'avais eu d'échapper à l'envie du forban pour mon
joli navire. Une fois délivré de la présence de mon ancien confrère, je
respirai plus librement que je n'avais encore fait depuis notre
entrevue.

Dès que toute ma cargaison se trouva embarquée, je fis mes dispositions
pour partir, et j'appareillai enfin avec une bonne brise de terre. La
nuit qui suivit mon départ ne fut marquée par aucun incident
extraordinaire; mais le lendemain, vers deux ou trois heures de
l'après-midi, j'aperçus à une assez grande distance, et un peu sous le
vent de moi, un bâtiment qui paraissait courir la même bordée que la
mienne ou vouloir me rallier. Le peu de vent qui se jouait en ce moment
sur la mer, pour ainsi dire endormie, ne permettait pas au navire en
vue de m'approcher promptement, et cependant, au bout de quelque temps,
je crus remarquer qu'il m'avait assez sensiblement gagné. Je braquai ma
longue-vue sur lui avec quelque inquiétude, et à force de chercher à
découvrir tous ses mouvemens, je m'aperçus qu'il avait bordé une assez
grande quantité d'avirons, et je demeurai convaincu qu'au bout de peu
d'instans, il pourrait bien m'avoir accosté.

Privé, au sein du calme plat qui se fit bientôt, de m'éloigner de ce
diable de navire qu'un pressentiment secret me faisait déjà regarder
comme suspect, j'attendais avec anxiété le moment où la brise du soir
s'élèverait. Cette brise maudite n'arrivait pas, et chaque minute
d'attente me paraissait longue comme une heure de torture. La goélette
s'approchait toujours; et, quand il me fut permis de l'observer de plus
près que je ne l'avais encore fait, je reconnus, ou je crus reconnaître
_l'Isabella_.... Un quart d'heure après cette triste découverte, il ne
me resta plus de doute sur l'espèce de rencontre que je venais de faire.
La goélette hissa, une fois à deux portées de canon de moi, un grand
pavillon rouge à croix blanche au haut de son mât de misaine. Malgré le
trouble de mes idées, je me rappelai que c'était le signal particulier
auquel le capitaine Manfredo m'avait dit que je le reconnaîtrais si nous
avions quelque jour le bonheur de nous rencontrer à la mer..... Quel
bonheur!... J'étais consterné: il n'y avait plus moyen de lui échapper,
car il venait trop bon train.... Mais au moment où je réunissais toutes
mes forces pour me résigner au sort que je ne prévoyais que trop, la
brise, cette brise que j'avais attendue si vainement jusque là, s'éleva
tout-à-coup du côté de terre, et je la vis avec un ravissement indicible
enfler mes voiles abattues et faire plier mollement mon navire sur le
côté de tribord. C'était la vie et l'espoir qui me revenaient avec la
fraîcheur du vent. Plus de crainte du pirate! Mes voiles, arrondies par
les risées dont je profite, m'enlèvent comme des ailes rapides, à
l'avidité de mon infatigable vautour. Il a beau rentrer ses avirons en
double, et larguer toutes ses petites voiles pour me poursuivre sans
relâche; au bout d'une heure de chasse il n'a rien gagné sur moi; au
contraire, il parait avoir perdu du terrain, et il se voit bientôt
contraint d'abandonner la partie, avant la nuit qui s'avance, apportant
dans ses flancs une brise forte et ronde, qu'elle étend, avec ses ombres
immenses, sur la mer doucement agitée.

Mais mon ami le pirate ne voulut pas me quitter sans me faire
solennellement ses adieux. Au moment où il virait de bord pour
s'éloigner de moi, il m'envoya quatre coups de canon dont les boulets
allèrent se perdre à quelque cents brasses de mon navire.

Ce furent là ses derniers adieux! Ah! si jamais je confie encore mou
existence aux flots, puisse le ciel ne plus me faire rencontrer
d'anciens amis à qui il aurait pris fantaisie de faire, pour leur
compte, de petites affaires sur mer!




FIN





TABLE.

Les premiers jours de mer. Moeurs des marins au large.
Le Roi-Matelot.
Petite guerre en mer. Mystification de passagers.
Barbe-Rouge.
Un Négrier. Supercherie.
Folies de bord. Caricatures.
Le Naufragé de la Barboude.
Un Contre-Amiral en bonne fortune.
Petit combat, grandes émotions.
Le Novice des aspirans de marine.
Le Forban mon ami.










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(or any other work associated in any way with the phrase "Project
Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
Gutenberg-tm License (available with this file or online at
https://gutenberg.org/license).


Section 1.  General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
electronic works

1.A.  By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement.  If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.

1.B.  "Project Gutenberg" is a registered trademark.  It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement.  There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
even without complying with the full terms of this agreement.  See
paragraph 1.C below.  There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
works.  See paragraph 1.E below.

1.C.  The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
Gutenberg-tm electronic works.  Nearly all the individual works in the
collection are in the public domain in the United States.  If an
individual work is in the public domain in the United States and you are
located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
are removed.  Of course, we hope that you will support the Project
Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
the work.  You can easily comply with the terms of this agreement by
keeping this work in the same format with its attached full Project
Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.

1.D.  The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work.  Copyright laws in most countries are in
a constant state of change.  If you are outside the United States, check
the laws of your country in addition to the terms of this agreement
before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
creating derivative works based on this work or any other Project
Gutenberg-tm work.  The Foundation makes no representations concerning
the copyright status of any work in any country outside the United
States.

1.E.  Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1.  The following sentence, with active links to, or other immediate
access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
copied or distributed:

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org

1.E.2.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
and distributed to anyone in the United States without paying any fees
or charges.  If you are redistributing or providing access to a work
with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
1.E.9.

1.E.3.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
terms imposed by the copyright holder.  Additional terms will be linked
to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
permission of the copyright holder found at the beginning of this work.

1.E.4.  Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.

1.E.5.  Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg-tm License.

1.E.6.  You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
word processing or hypertext form.  However, if you provide access to or
distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
form.  Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7.  Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8.  You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
that

- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
     the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
     you already use to calculate your applicable taxes.  The fee is
     owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
     has agreed to donate royalties under this paragraph to the
     Project Gutenberg Literary Archive Foundation.  Royalty payments
     must be paid within 60 days following each date on which you
     prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
     returns.  Royalty payments should be clearly marked as such and
     sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
     address specified in Section 4, "Information about donations to
     the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."

- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
     you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
     does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
     License.  You must require such a user to return or
     destroy all copies of the works possessed in a physical medium
     and discontinue all use of and all access to other copies of
     Project Gutenberg-tm works.

- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
     money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
     electronic work is discovered and reported to you within 90 days
     of receipt of the work.

- You comply with all other terms of this agreement for free
     distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9.  If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
your equipment.

1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH F3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3.  LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from.  If you
received the work on a physical medium, you must return the medium with
your written explanation.  The person or entity that provided you with
the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
refund.  If you received the work electronically, the person or entity
providing it to you may choose to give you a second opportunity to
receive the work electronically in lieu of a refund.  If the second copy
is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law.  The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit https://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: https://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     https://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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