Le Banian, roman maritime (2/2)

By Edouard Corbière

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Title: Le Banian, roman maritime (2/2)

Author: Édouard Corbière

Release Date: September 22, 2020 [EBook #63259]

Language: French


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  LE BANIAN,
  Roman Maritime,

  PAR
  ÉDOUARD CORBIÈRE.

  TOME SECOND.

  _BRUXELLES._
  J. P. MELINE, LIBRAIRE-ÉDITEUR.
  1836




Imprimerie de J. Stienon.




XVI

        Un seul officier, chargé de veiller à la manoeuvre, reste
        immobile sur le pont, un oeil fixé sur le compas qu'il observe
        près du timonier, et l'autre oeil errant sur les voiles dont il
        épie le battement et le _FASEYAGE_; car c'est encore un des
        secrets du métier que cette espèce de dualité d'organes et cette
        double faculté de perceptions, que les marins exercent avec un
        seul sens.

        (Page 10.)

Discipline du bord;--délibération en mer;--le navire pseudonyme.


Les premières ombres du couchant descendaient lentement sur les flots
ranimés par la brise du soir, quand le corsaire _l'Oiseau-de-Nuit_,
appareilla de la rade de Saint-Pierre.

Tout autre bâtiment aurait peut-être attendu le jour pour exécuter plus
sûrement la manoeuvre assez confuse de l'appareillage; mais ce n'était
pas pour lui qu'étaient faites ces précautions vulgaires. La lune
d'ailleurs cachant à moitié son globe ascendant, derrière les mornes
silencieux de l'île, ne venait-elle pas déjà blanchir, sur la tête de
l'équipage, la surface arrondie des voiles hautes que le corsaire avait
livrées aux fraîches risées du soir! C'est à la lueur des étoiles
scintillantes, c'est à la clarté de l'astre des nuits, que le capitaine
_Invisible_ aimait à naviguer.

A l'activité un peu bruyante de cette manoeuvre nocturne, succéda
bientôt le calme le plus profond, à bord du mystérieux navire; et quand
il laissa arriver après avoir tracé un cercle rapide autour des terres
qu'il allait quitter, on eût dit un bâtiment fantastique gouverné,
manoeuvré sur les eaux soumises, par des êtres muets, impalpables, et
voltigeant dans cet air paisible que ne troublaient ni le son d'une
seule voix, ni le bruit d'aucune manoeuvre, ni le murmure même des
vagues clapotantes.

Un seul homme se promenait sur le gaillard d'arrière, près du timonier
attaché presque immobile à la roue du gouvernail.

A la fin de chaque heure du quart, l'officier de service, après avoir
jeté le lock, venait dire à cet homme, d'une voix respectueuse et brève:

«Commandant, votre navire file huit noeuds, file dix noeuds,» selon que
la vitesse du brick avait augmenté ou diminué depuis le moment du
départ.

Le commandant, en continuant sa promenade, ne répondait à l'officier que
par un léger signe de tête qui signifiait: _C'est bon!_

Et l'officier retournait alors devant, se mêler aux groupes des hommes
de quart, qui n'osaient interrompre, par le bruit de leurs conversations
particulières, le silence que leur prescrivait la présence de leur chef
suprême sur le pont du bâtiment.

Quelles idées devaient inspirer à notre _Banian_ si nouvellement jeté à
bord de _l'Oiseau-de-Nuit_, le spectacle de cette discipline muette, la
vue de ces vingts canons faisant, à chaque petit coup de roulis, briller
leurs platines de cuivre aux rayons de la lune, à la lueur vacillante du
feu de l'habitacle!

Et cet homme surtout qui, environné de tant de soumission et de
dévouement discret, se promenait seul sur le gaillard, sans daigner
jeter un mot, adresser un signe à tous ces officiers, à tous ces
matelots rassemblés, loin de lui, dans l'attitude de la crainte et du
zèle qui n'attend que le moment d'obéir!

Deux fois notre _Banian_, surmontant ses craintes, étouffant sa timidité
par excès de curiosité, s'était hasardé à s'approcher du commandant pour
voir sa mise, connaître sa tournure, et saisir, s'il était possible, un
des traits de sa physionomie.

Il avait réussi à le voir vêtu élégamment d'une courte redingote de
chasse, coiffé d'une petite casquette de cuir verni, et chaussé, autant
qu'il avait pu le remarquer, de fines et moelleuses pantoufles.

Puis il s'était dit à lui-même: Il paraît que cette fois-ci nous
n'aurons pas de mauvais temps, car _l'Invisible_ a plutôt pris une
toilette de cabinet, qu'un lourd costume de bord...

Un officier qui avait deviné le petit voyage d'observation que s'était
permis de tenter notre curieux, en se glissant le long de la chaloupe,
lui frappa sur l'épaule pour le prévenir qu'il venait de manquer une
première fois à la consigne du navire, et que la troisième fois, il se
rendrait passible de la discipline établie à bord de _l'Oiseau-de-Nuit_.

Le _Banian_ s'excusa, trembla du mieux qu'il put et alla se coucher, en
continuant de trembler, dans le hamac qu'on lui avait accordé dans
l'entrepont...

Minuit venait d'être piqué sur la cloche de devant. Aux quatre coups
doubles, frappés sur l'airain retentissant, _l'Invisible_ sembla sortir
de sa rêverie pour dire à l'officier de service:

«Faites appeler le second!»

Le second paraît à l'instant même, le chapeau à la main; le commandant
lui adresse ces mots: «Prévenez ces messieurs, que, dans cinq minutes,
le conseil se rassemblera dans la grand' chambre.»

Le second ordonne aussitôt aux deux valets et au jockey du commandant,
d'étendre le tapis vert sur la table de la chambre, et d'allumer les
bougies...

Le commandant ajoute à cet ordre: «Le capitaine d'armes, nouvellement
embarqué, assistera à la séance, en sa qualité d'officier...»

C'était notre Banian que ce décret verbal venait d'appeler à l'honneur
de faire partie du conseil légalement convoqué: quel honneur!

Au bout des cinq minutes accordées pour les préparatifs de la solennité,
les dix officiers faisant partie de l'assemblée, se trouvèrent réunis,
par rang de grade, autour de la table qu'éclairaient huit girandoles
chargées d'odorantes bougies. Deux matelots, le sabre d'abordage à la
main, se posent à l'entrée du dôme du commandant pour écarter ou punir
les audacieux qui se présenteraient derrière, pendant la durée de la
délibération.

Le navire fend, toujours avec sa vitesse accoutumée, la mer sur laquelle
il balance ses flancs rapides, et l'air au sein duquel il déploie
majestueusement ses voiles élargies par le souffle de la brise qui
l'enlève dans l'espace.

Un seul officier, chargé de veiller à la manoeuvre, reste immobile sur
le pont, un oeil fixé sur le compas qu'il observe près du timonier, et
l'autre oeil errant sur les voiles dont il épie les battemens et le
_faseyage_; car c'est encore un des secrets du métier, que cette espèce
de dualité d'organes et cette double faculté de perceptions, que les
marins exercent avec un seul sens.

«Messieurs les officiers, dit le commandant au conseil assemblé:

»Ma volonté jusqu'ici n'a pas cessé d'être souveraine à bord d'un navire
qui m'appartient et dont je me sers pour augmenter ma fortune et assurer
en même temps la vôtre. Mais malgré une autorité dont j'ai le droit
d'user et d'abuser, j'ai toujours tenu à avoir votre avis sur les
entreprises que je médite dans l'intérêt commun. Aujourd'hui il s'agit
d'une opération que j'ai l'espoir fondé de mener à bien, mais sur
laquelle je suis bien aise de recueillir, avant tout, votre opinion. Je
vais m'expliquer, et vous pourrez me faire vos observations en toute
liberté, sur le plan que je ne trouve pas au-dessous de ma dignité de
vous exposer. Ainsi donc, sachez bien que c'est moins une complaisante
approbation dont je pourrais aisément me passer, qu'une discussion qui
pourra m'éclairer, que j'appelle sur la question qui va vous être
soumise... Veuillez bien en conséquence m'écouter avec toute l'attention
que j'ai le droit d'attendre de vous...»

Un léger murmure d'adhésion succéda à ces paroles, et l'assemblée rentra
ensuite dans le plus profond recueillement, pour laisser le commandant
continuer:

«Notre relâche à la Martinique, que l'on pouvait attribuer à la
fantaisie de mouiller là plutôt qu'ailleurs, a eu, Dieu merci, une cause
moins futile et un intérêt plus sérieux. Cette relâche tenait à un plan
arrêté d'avance.

»Le brick de guerre français, _le Scorpion_, mouillé depuis quelque
temps au Fort-Royal, devait partir pour Cumana avec une mission de pure
surveillance. Je le savais; en arrivant à Saint-Pierre, mon premier soin
a été de m'informer du jour du départ de ce brick, du nom de son
commandant et de ses officiers, et enfin de plusieurs détails qu'il
était essentiel de connaître pour assurer l'exécution de mon projet.
J'ai réussi dans toutes mes démarches, et pour vous convaincre du parti
que j'ai tiré de mes observations, il vous suffira de vous rappeler que
j'ai fait peindre, installer, gréer mon corsaire de manière à le rendre
méconnaissable aux yeux de ceux qui l'auraient vu il y a un mois. La
nouvelle installation que je lui ai donnée a pour but de rendre sa
ressemblance frappante avec le brick _le Scorpion_ lui-même.

»Cette révélation doit vous suffire pour vous initier au mystère de mon
projet. Nous portons en ce moment-ci le cap sur Cumana:
_l'Oiseau-de-Nuit_ se nomme désormais _le Scorpion_; le pavillon
français flottera bientôt sur son arrière à la place du pavillon de la
république que nous servons et que nous servirons toujours; chacun de
vous prendra le nom et le costume d'un officier de la marine française;
et le soleil ne se lèvera pas trois fois sur nous sans que nous n'ayons
jeté l'ancre sur la rade de Cumana, où vous recevrez mes ordres
ultérieurs. Vous m'avez entendu, j'ose même croire que vous m'avez
compris... Retournez, messieurs, chacun à votre poste. Je me charge de
tout le reste.»

L'assemblée allait se séparer après cette _délibération_, lorsqu'un des
plus jeunes officiers demanda avec respect la permission de présenter
une petite observation.

Le président, surpris de cette témérité, tourna les yeux vers l'orateur
et lui demanda d'un ton qui fit trembler tout l'auditoire, si c'était
pour appuyer ou pour combattre le projet qu'il réclamait la parole:

«C'est pour le combattre, répond le jeune homme.

--En ce cas, reprend le commandant, je vous interdis la parole, car il
n'est permis de s'exprimer ici que pour approuver ce que je propose:
c'est à cette condition seulement que les opinions sont libres et que je
veux bien consentir à écouter vos avis. D'ailleurs vous devriez vous
être aperçu que le temps que j'ai assigné pour la discussion est expiré,
et que j'ai déjà levé la séance.

--Pardon, commandant, reprit le contradicteur, vous avez oublié de la
lever.

--Puisqu'il en est ainsi, s'écrie _l'Invisible_, je la lève cette séance
scandaleuse, et je cesse d'être le président du conseil, pour redevenir
le commandant, le roi de mon navire; j'ordonne en conséquence au
capitaine d'armes de conduire l'officier qui s'est permis de me faire
des observations, aux arrêts forcés, qu'il voudra bien garder jusqu'à
notre départ de Cumana.

--Bravo! bravo! commandant, répétèrent en choeur tous les autres
officiers... c'est bien fait! il ne l'a pas volé; car son observation
était d'une indécence qui n'a pas de nom.»

Une petite porte s'ouvrit: elle communiquait de la grand' chambre à
l'entrepont: l'imprudent officier, escorté par le _Banian_, notre
capitaine d'armes, passa par cette petite porte pour se rendre ensuite
de l'entrepont à la fosse-aux-lions.

Ce fut par ce premier acte que le capitaine d'armes entra dans
l'exercice de ses fonctions à bord de _l'Oiseau-de-Nuit_.

Le lendemain et le jour suivant on apporta à notre apprenti-corsaire les
cent cinquante mousquetons du bord à visiter et à inspecter. C'était
encore là une spécialité qui rentrait dans l'exercice de sa charge. Le
drôle qui, dans ses jours de prospérité à la Martinique, avait
quelquefois été à la chasse des pluviers, fit semblant d'examiner
scrupuleusement la batterie de chaque fusil. Il trouva toutes les armes
en parfait état, dans l'impuissance où il était de reconnaître et de
réparer les défauts de quelques-unes d'entr'elles, et quand son examen
d'armurier fut terminé, on annonça, fort heureusement pour lui, que l'on
découvrait sur l'avant les plus hautes terres de la Côte-Ferme. Un jour
de plus d'épreuves aurait convaincu tout l'équipage, que le capitaine
d'armes n'était pas plus armurier à bord de _l'Oiseau-de-Nuit_, qu'il ne
s'était montré cuisinier à bord du _Toujours-le-même_.




XVII

        Tout était ivresse, coquetterie, curiosité et impatience à
        terre; tout était calcul, patience et méditation à bord du
        corsaire.

        (Page 35.)

Félicité diplomatique d'un consul;--travestissement du capitaine
d'armes;--ivresse d'une fête;--changement à vue.


L'arrivée du brick pseudonyme, du prétendu brick français _le Scorpion_,
sous les forts immenses de Cumana, fut splendide, foudroyante;
vingt-et-un coups de caronades chargées de poudre jusqu'à la gueule,
allèrent couvrir fastueusement de feu et de fumée, les flots troublés de
la rade; et les maisons de la ville s'ébranlèrent sur leurs fondemens,
au bruit d'une aussi lourde détonation. La terre, pavoisée de tous ses
pavillons, répondit noblement à un salut aussi gracieux. Le consul
français fendant la foule curieuse rassemblée sur le rivage, ne se
tenait pas d'aise. C'était enfin le drapeau de sa nation qu'il pouvait
contempler s'enflant au souffle de la brise, sur l'arrière d'un
admirable navire de guerre de la marine de son souverain, de la
glorieuse armée navale de son puissant souverain[1]! Que de
félicitations à recevoir pour ce pauvre consul, combien de serremens de
main à donner et à rendre à toutes les autorités du lieu! c'était un
paria abandonné long-temps sous les bambous de sa case diplomatique, que
l'entrée d'un brigantin venait de couronner roi, roi de l'événement d'un
jour! Heureux consul! charmante illusion des rares voluptés de la
chancellerie! Journée de délices consulaires, si chèrement achetée par
tant de mois d'abandon et d'oubli, et qui devait être suivie, trop tôt,
hélas! d'un retour plus cruel encore que tous les mois passés dans
l'oubli et dans l'abandon!

  [1] Tout ce qui, dans ce chapitre, concerne le prétendu consul
    français de Cumana, ne fait allusion ni à aucune personne, ni à
    aucun événement historique. J'ignore même si jamais la France a
    songé à établir un consul à la résidence de Cumana.

Le temps était magnifique, le soleil, radieux comme le consul, faisait
briller, au feu de ses rayons chatoyans, la broderie de l'habit moisi du
fortuné fonctionnaire français. Mais le fortuné fonctionnaire attendait
vainement depuis une heure, sur l'embarcadère, le canot du brick, qui,
selon tous les usages reçus, devait venir prendre ses ordres suprêmes ou
le conduire lui-même à bord pour qu'il pût les donner de vive voix au
commandant. Le canot tant désiré se détacha enfin du brick et nagea sur
la terre... Mais au moment où il allait toucher le rivage, un grain
furieux, un de ces grains inattendus que le ciel des colonies semble
toujours tenir en réserve pour rappeler son inconstance et sa fougue,
vint obscurcir le jour, cacher l'horizon et comprimer un instant les
flots troublés par la turbulence de cette bourrasque inattendue...
Malgré la violence de la rafale, l'embarcation du faux _Scorpion_
parvint à accoster l'embarcadère. Un consul romain n'eût pas manqué
d'accueillir cette brusque variation atmosphérique, comme un sinistre
présage. Mais le consul français, une fois la grainasse un peu amortie,
n'hésita pas à s'embarquer avec son chancelier et le garde de
chancellerie, pour aller offrir ses services au commandant du navire de
_Sa Majesté_.

Les changemens à vue qui, dans nos théâtres, s'exécutent si
magnifiquement pour vous faire admirer un palais à l'endroit même où une
minute auparavant vos yeux rêveurs se perdaient sous les arbres d'une
forêt, ne vous donneraient qu'une faible idée de la transformation
subite qui venait de s'opérer dans la physionomie de l'équipage du
_Scorpion_, par l'ordre du capitaine.

Pendant que l'embarcation destinée à ramener le consul allait à terre,
_l'Invisible_ avait rassemblé ses officiers autour de lui et leur avait
dit:

«Messieurs, vous allez vous déguiser en officiers de la marine
française. Vous, monsieur, vous n'oublierez pas que vous vous nommez M.
Vatel; vous, M. St-Jean; vous, M. Desroseaux; vous, M. de St-Prieuré.
Des habits d'uniforme, il vous en faut, je le sais, et je l'avais prévu.
Vous trouverez dans ma chambre des malles remplies d'effets coupés à peu
près à votre taille; mes domestiques vous attendent pour vous les
distribuer. Quant à vous, monsieur le second, je vous ai déjà dit le nom
que je vous destinais. Votre costume a été remis à votre mousse. Vous
allez ordonner à tous nos gens de prendre, comme les hommes qui déjà ont
été chercher le consul, les habits de compagnie d'équipage de ligne, que
j'ai fait confectionner mystérieusement pour eux pendant notre séjour à
Saint-Pierre. Faites donner un coup de sifflet par le maître pour faire
connaître ma volonté à tout l'équipage.»

Le coup de sifflet ordonné se fit entendre bientôt, et le maître cria à
haute et intelligible voix:

«Descends tout le monde en bas pour changer de costume en double, et
remonter ensuite sur le pont proprement.»

Quand vint le tour du _Banian_ d'aller faire aussi sa toilette en sa
qualité d'officier du bord, le commandant le fit appeler pour lui dire
en particulier:

«Vous, monsieur le protégé, je vous ai réservé une mission qui
conviendra aux manières et aux formes que vous avez dû contracter dans
le monde où vous avez brillé un instant, et qui s'est ensuite moqué de
vous. Vous vous travestirez en officier de marine pour aller inviter, de
ma part, au bal que je donne à bord, toutes les personnes considérables
et toutes les femmes les plus riches et les plus jolies de Cumana.

--Monsieur le commandant, vous me permettrez de vous faire observer...

--Monsieur le capitaine d'armes, je n'aime pas les observations.

--Mais en ce cas, monsieur le commandant, je prendrai la liberté de vous
faire remarquer...

--Je remarque et j'observe tout par moi-même.

--Eh bien! commandant, je vous avouerai tout bonnement alors, qu'étant
venu à la Martinique avec une jeune comtesse qui devait habiter Cumana,
je craindrais, en me chargeant de la mission que vous voulez bien me
confier, d'être reconnu par cette comtesse, et de m'exposer à trahir
involontairement un projet qui, peut-être, selon vos intentions, doit
rester secret.

--Ah! diable, vous connaissez, dites-vous, une jeune comtesse à Cumana?

--Oui, monsieur le commandant; la comtesse de l'Annonciade,
ex-chanoinesse honoraire, et issue d'une des premières familles du pays.

--Quand cette comtesse vous a vu, vous étiez brun comme vous l'êtes
encore, avec ce teint foncé qui n'a pas dû beaucoup varier, et vous
aviez sans doute déjà la barbe noire. Eh bien! on pourra changer tout
cela; et pour vous en offrir promptement le moyen, vous allez ordonner
de suite, de ma part, au _frater_ du bord, de vous raser complétement la
tête, les sourcils et le menton; et vous aurez bien soin de rappeler,
toujours de ma part, à celui qui vous fera cette opération, que s'il
s'en acquitte mal, je vous ai chargé de lui administrer vingt coups de
corde sur les omoplates. Allez, monsieur, et quand tout sera fait, vous
viendrez me trouver.»

Le capitaine d'armes, qui n'avait pas pour la tonsure une vocation des
plus décidées, aurait bien voulu oser faire quelques représentations à
son impérieux commandant; mais ce diable d'homme avait quelque chose de
si imposant dans le regard, le ton et la voix, qu'il aurait été fort
difficile au _Banian_ de trouver assez de courage en lui-même pour
hésiter un instant à exécuter la volonté de son redoutable chef. Il alla
donc, en maudissant sa destinée et sa faiblesse de caractère, inviter le
frater à lui raser la tête;... et la noire chevelure du patient tomba
en une minute, sous l'instrument impitoyable du Figaro de
_l'Oiseau-de-Nuit_...

Tous les matelots de l'équipage, témoins de la toison abondante que
venait de faire le frater, auraient bien volontiers éclaté de rire, en
voyant leur piteux capitaine d'armes ne relever de dessous le rasoir de
leur perruquier ordinaire, qu'une tête nue et lisse comme un oeuf
d'autruche. Mais le respect qu'ils devaient à l'exécution d'un ordre du
commandant retint dans de raisonnables bornes la folle hilarité qui
demandait à s'échapper de leurs lèvres, à grand' peine contractées.

«Mon commandant, vint dire, en se rendant aux ordres de son chef,
l'officier rasé, tondu, et sans sourcils, me voilà maintenant à votre
disposition...» Et le tondu, en prononçant ces mots, ne pouvait
s'empêcher de rire lui-même de la pitoyable mine qu'il devait avoir,
ainsi privé des grâces de sa noire chevelure.

Le commandant, lui, ne riait pas. Il ordonna froidement au capitaine
d'armes d'aller essayer une des perruques blondes qu'il y avait pour lui
dans sa chambre, et que l'un de ses domestiques lui remettrait.

Il ajouta: «Quant à vos sourcils, vous les remplacerez avec le poil
enlevé adroitement à l'une de mes perruques, pour le coller aussi bien
que possible à la place voulue. Une paire de moustaches de la même
nuance, remplacera les deux vilaines babouches qui vous couvraient
auparavant les lèvres. Et si la comtesse de l'Annonciade vous reconnaît
encore après cette métamorphose, vous pourrez lui dire de ma part, qu'il
faut que tous deux vous vous soyez vus de bien près autrefois.
Allez!...»

L'embarcation envoyée à terre pour chercher le consul, était sur le
point d'_élonger_ le navire, avec son précieux fardeau. La
transformation qui venait de s'opérer à bord était complète, et les gens
du canot de corvée, en revoyant leurs officiers et leurs camarades sous
le costume nouveau qu'ils avaient pris pendant leur courte absence, les
auraient à coup sûr à peine reconnus, s'ils n'avaient pas été prévenus
eux-mêmes de la métamorphose qui devait s'accomplir à bord. Le capitaine
d'armes, surtout, leur parut être devenu une énigme indéchiffrable, sous
sa perruque blonde et ses sourcils roux.

Le consul fut accueilli sur le pont du faux _Scorpion_, avec tous les
honneurs dus à son rang, et toute la politesse exquise que _l'Invisible_
savait déployer dans toutes les occasions délicates.

«Jamais équipage plus beau, mieux tenu, s'écriait le fonctionnaire tout
ravi, ne s'est offert à mes yeux à bord d'un bâtiment de guerre! Votre
brick, commandant, n'est pas un navire! c'est un palais flottant! Quelle
mâture majestueuse, quel gréement léger, quels emménagemens délicieux!
Ce n'est pas seulement du luxe, c'est la perfection de l'élégance la
plus raffinée et le _nec plus ultra_ du plus délicieux _confortable_!»

_L'Invisible_, après avoir reçu avec modestie tant de félicitations
exagérées, parla au consul français de l'intention qu'il avait d'offrir,
pour le lendemain même, aux principaux habitans de Cumana, un bal à son
bord, un souper sur l'eau, pour mieux resserrer, ajoutait-il, les
relations amicales, l'heureuse intimité qui existaient déjà entre les
autorités françaises des Antilles, et les autorités colombiennes de la
Côte-Ferme.

«Bien trouvé, bon moyen, répondit le consul; procédé presque
diplomatique, monsieur le commandant! Je crois, Dieu me pardonne, que
vous voulez aller sur mes brisées... Mais, du reste, tout ce qui tend,
comme vous le faisiez observer très judicieusement, il n'y a qu'un
instant, tout ce qui tend à resserrer par les relations sociales,
l'alliance politique de deux peuples faits pour s'estimer, ne peut que
contribuer au bien général des deux pays et au maintien de la paix
universelle. Car, c'est peu que les hommes ne soient pas ennemis, il
faut encore, s'il est possible, tâcher qu'ils deviennent frères.»

_L'Invisible_ voyant que son projet avait été aussi bien goûté par
monsieur le consul, continua à pousser sa pointe sur le même ton. Il
insinua fort adroitement qu'arrivant à peine dans un pays tout nouveau
pour lui, et n'y connaissant personne, il lui serait aussi difficile de
choisir les familles qu'il conviendrait d'inviter à son bal, que de
faire agréer peut-être aux notabilités du lieu, l'invitation d'un
officier qui leur était encore complétement inconnu.

«Erreur, erreur, mon cher commandant, s'écria alors le consul. Nos dames
sont ici folles de la danse, avides surtout de tous les plaisirs
délicats. Une fête en mer, et une fête encore donnée par un commandant
français! Mais en voilà deux fois plus qu'il n'en faut pour tourner
entièrement la tête à nos plus jolies Colombiennes. Au reste, pour ce
qui concerne vos invitations, je m'en charge. Je sais tout le pays sur
le bout du doigt, et pourvu que vous vouliez bien m'accompagner ou me
faire accompagner, si vous aimez mieux, par monsieur votre second, dans
les principales maisons de la ville, je vous promets de vous amener
demain les personnes les plus comme il faut, les beautés les plus riches
de Cumana, toutes ruisselantes de diamans et de pierreries, et toutes
disposées à faire honneur à votre soirée en mer. Trop heureux que vous
vouliez bien me confier une aussi facile et une aussi agréable
négociation!»

Toutes ruisselantes de pierreries et de diamans, se dit tout bas
_l'Invisible_. C'est bien là ce qu'il me faut.

Pour profiter tout de suite des bonnes dispositions du consul, il appela
le capitaine d'armes.

Celui-ci arrive sur le pont, sanglé sous son uniforme d'officier de
marine, la tête emboîtée dans sa perruque blonde, et la bouche souriant
sous deux flammèches de poil à demi-roux.

Il demanda en faisant l'élégant et en s'adressant à _l'Invisible_:

«Commandant, vous m'avez fait appeler! Qu'y a-t-il pour votre service?

--M. de Saint-Prieuré, vous allez vous rendre à terre avec M. le consul,
qui aura la bonté de vous introduire chez les personnes que je désire
avoir l'honneur de posséder demain à bord. Vous ferez les invitations en
mon nom et en celui de l'état-major du brick de S. M., _le Scorpion_.
Après vous être acquitté de cette mission qui ne doit avoir rien que de
fort agréable pour vous, je vous prierai de chercher à terre un
cuisinier qui puisse se charger de dresser un souper recherché, et un
limonadier capable de nous fournir les rafraîchissemens les plus exquis.
Vous ne tiendrez pas au prix, mais je vous recommande de tenir à la
délicatesse des mets et au bon goût des choses nécessaires. Voici du
reste une bourse dans laquelle vous pourrez puiser sans réserve. L'heure
du rendez-vous pour le bal sera huit heures du soir, celle de l'ambigu
pour le restaurateur, onze heures. Vous n'oublierez pas de m'amener en
masse tous les ménétriers du pays.

--Voilà ce qui s'appelle, mon commandant, s'écria le consul, après avoir
entendu _l'Invisible_ donner ses ordres; voilà ce qui s'appelle agir en
chevalier français. Moi, de mon côté, je vous promets d'agir de manière
à ne pas me montrer trop indigne de marcher de bien loin sur d'aussi
nobles traces.»

Un canot brillamment disposé, attendait, le long du bord, avec le
pavillon national déferlé sur l'arrière, le consul et le capitaine
d'armes devenu M. de St-Prieuré, pour conduire à terre ces deux éminens
personnages.

Après bien des politesses, des offres de service, des témoignages
mutuels de considération, le consul, son chancelier, son vice-chancelier
et toute la chancellerie enfin, sautèrent dans l'embarcation, à côté de
l'élégant M. de St-Prieuré.

Oui, mais ce fut quand cette embarcation se trouva un peu éloignée du
corsaire, que le mouvement le plus vif succéda à l'impassibilité
qu'avait conservée l'équipage pendant le séjour du consul à bord... «M.
le second, avait dit le commandant à son premier officier, faites-moi
disposer le brick en salle de bal pour demain! J'entends que tout soit
propre, vaste et commode à bord de mon navire...» et après avoir donné
ce nouvel ordre, _l'Invisible_ était descendu dans sa chambre, laissant
à son état-major le soin d'exécuter sa volonté suprême.

En une seconde, les officiers ont mis bas leurs habits d'uniforme
d'emprunt, et tous les matelots ont repris leur costume de travail. En
une minute, les embarcations qui pesaient sur le pont ou aux extrémités
de leurs potences, sont amenées à la mer. Les caronades se rangent pour
être collées le long du bord; la drôme resserrée en un faisceau de mâts,
descend dans l'entrepont. Le pont, dégagé de tout ce qui pouvait
l'encombrer, est lavé, brossé, blanchi sous des flots d'eau douce et de
savon; et à cette aspersion générale succède l'aspersion plus raffinée
du jus de mille petits citrons que les laveurs écrasent sous leurs pieds
nus, pour rendre les bordages odorans, et la couleur du sapin de leur
pont plus douce, plus laiteuse. Des tentes d'une blancheur éclatante
couvrent de leur fin tissu, et de bout en bout, les gaillards et le
milieu du navire, de souples rideaux en percale rouge emprisonnent, en
s'étendant le long des tentes, le demi-jour qui nuance d'une teinte rose
l'air qu'on laisse pénétrer dans ce sanctuaire réservé aux plaisirs du
lendemain; et pour préserver de la rosée du matin ou des ondées de la
nuit, la mobile toiture que l'on vient d'élever sur ce pont, si bien
dégagé et si soigneusement lavé, on enveloppe d'un double réseau de
toile, les tentes précieuses qui, dans les jours de fête et de
solennité, servaient à transformer la batterie découverte de
l'_Oiseau-de-Nuit_, en un vaste et somptueux salon de compagnie.

A minuit, le commandant monte sur le pont pour inspecter, à la lueur de
deux fanaux, les préparatifs qui ont été faits dans la journée. Il
indique par un signe de tête approbatif à ses officiers et à son
équipage, qu'il n'est pas mécontent. L'état-major et les matelots sont
dans la joie.

Au moment même où _l'Invisible_ terminait son inspection nocturne, le
capitaine d'armes revenait de terre, tout essoufflé, tout enchanté de sa
corvée. Les premiers mots qu'il adressa à son chef sur le résultat de sa
mission, furent ceux-ci:

«J'ai vu, j'ai retrouvé la comtesse de l'Annonciade: toujours jolie,
toujours ange, toujours...

--Eh bien, tant mieux pour elle et pour vous, lui répondit le
commandant; et les autres invités, comment les avez-vous trouvés?

--Elle ne m'a pas reconnu; elle n'a même pas paru soupçonner...

--Tant mieux encore pour vous et pour elle. Mais arriverez-vous bientôt
au rapport de votre corvée?

--Commandant, je puis vous garantir que vous aurez demain ici toutes les
plus jolies femmes de la contrée, des reines d'amour; tous les habitans
les plus riches du pays, à qui j'ai dit qu'on jouerait gros jeu...

--Vous avez dit qu'on jouerait gros jeu à bord... mais c'est bien... je
n'y avais pas pensé... mais c'est fort bien même... capitaine d'armes, à
la première opération, je ne vous oublierai pas. Continuez, mon ami...

--Le consul s'est conduit en galant homme. Il m'a fait trouver le plus
fin cuisinier du pays. Le repas sera divin: c'est un poète que ce
cuisinier; il sait l'art: le limonadier étudie, travaille en ce moment;
et tous les violons, clarinettes, cors et contre-basses qui existent
ici, seront ce matin rendus à bord pour qu'on ne puisse nous les enlever
dans la journée... Mais je ne vous le dissimulerai pas, commandant, l'or
a ruisselé, le métal a plu. Voilà ce qui me reste de tout le précieux
minéral que vous avez mis à ma disposition...

--Et tout ce qui vous reste là est à vous... tout est bien, je vous
estime un peu. Allez vous coucher!»

Les domestiques du commandant venaient de suspendre sous le guy du
brick, le léger hamac dans lequel leur maître avait l'habitude de dormir
quand il voulait rester sur le pont et passer la nuit au milieu de son
équipage.

Le commandant satisfait, fit encore quelques pas entre le couronnement
et le grand mât, et un quart d'heure après, il sauta légèrement dans son
hamac suspendu sous la tente, pour laisser reposer ses idées et
peut-être pour penser encore à l'événement qu'il avait si habilement
préparé.

Le lever du soleil qui devait ouvrir cette journée de galanterie
française et de délices, fut salué, à bord du _Scorpion_, de sept coups
de canon... Les premiers rayons de l'aurore vinrent faire briller aux
yeux des habitans de Cumana les riches pavillons du brick pavoisé, et le
premier souffle du matin agita gracieusement, sous un ciel pur et calme,
et au-dessus d'une mer d'azur, toutes ces banderolles transparentes et
ces couleurs harmonieuses si ingénieusement mêlées au gréement élégant
et mâle du beau navire.

Tout était ivresse, coquetterie, curiosité et impatience à terre...

Tout était calcul, patience et méditation à bord du corsaire...

Le soir, ce soir si désiré, dont le consul et les belles danseuses de
Cumana accusaient depuis si long-temps la lenteur inaccoutumée, vint
enfin avec ses ombres propices envelopper le brick français, qui
bientôt, au sein de la nuit, étincela du feu de mille bougies allumées
sous ses tentes, de la lueur de trente fanaux suspendus en guirlandes à
son magique gréement.

A huit heures, cinquante frêles pirogues aidées des embarcations du
bord, transportent le long du brick des essaims de femmes légères,
étincelantes de jeunesse et de pierreries, et belles surtout du plaisir
qu'elles se promettent et du plaisir qu'elles donneront. Leurs pères,
leurs époux, leurs amans les suivent: le fortuné consul les accompagne,
les précède, les suit aussi: il est partout, on l'entend partout, on le
voit partout: sa main touche toutes les mains, son oeil rencontre tous
les yeux, sa bouche sourit à toutes les bouches épanouies. C'est l'homme
universel: il vient de gagner la bataille, et il savoure son triomphe en
assurant sa victoire sur tous les points.

L'orchestre donne le signal à la joie: la joie éclate, l'ivresse circule
au son des instrumens, au contact de toutes les mains qui se pressent;
elle remplit l'air parfumé qu'on respire; elle suit les contours
capricieux de la danse qu'elle rend délirante; et la voix du consul,
elle-même, se perd au sein de ce concert de douces sensations, de
délicieuses causeries, et du tendre murmure des flots qui viennent
caresser le navire, heureux lui-même de tous les plaisirs, de toutes les
aimables folies dont il est devenu le confident et le théâtre!

Les officiers du brick, au milieu de cette confusion ravissante, sont
trouvés charmans, parce qu'ils s'emploient de leur mieux pour faire les
honneurs de chez eux; le galant capitaine d'armes, le prétendu M. de
Saint-Prieuré lui-même, oubliant la réserve qu'il devait se prescrire,
et se rappelant trop vivement les courtes voluptés qu'il a savourées à
si longs traits dans sa fortune d'un jour, se hasarde à parler à la
comtesse de l'Annonciade, qui jamais ne lui a paru si vive, si
enivrante.

La comtesse, en portant ses yeux pleins d'une tendre rêverie sur les
yeux timides du brillant officier, ose lui confier qu'elle cherche à
saisir dans ses traits le souvenir d'un jeune passager avec lequel elle
a fait le voyage du Hâvre à la Martinique; et M. de Saint-Prieuré, tout
en assurant qu'il serait flatté de lui rappeler un souvenir déjà si
éloigné, a soin de lui répéter que jamais il n'a vu le Hâvre, que jamais
même il n'a navigué que sur les bâtimens de l'État. La conversation se
prolonge: la ressemblance n'est pas saisie, et la confiance de M. de
Saint-Prieuré s'augmente et l'entraîne jusqu'à la témérité d'une
demi-déclaration que la jeune comtesse ne repousse qu'en interposant un
éventail de jais, entre la parole de feu de l'officier et son oreille
trop attentive à cette parole ardente.

Mais c'est pour le commandant du _Scorpion_ que la louange prend les
formes les plus animées dans toutes les bouches. C'est le plus beau, le
plus élégant, le plus magnifique officier de marine que l'on ait vu.
Quelle tournure séduisante, quelles manières à la fois imposantes et
affectueuses! C'est sans doute l'homme de mer le plus distingué que la
cour ait hasardé si loin du grand monde où il a été élevé. Voyez, il est
présent partout, en conservant cet air d'aisance qui semblerait faire
croire qu'il est le plus heureux et le moins occupé des personnes de la
fête qu'il donne.

Son or coule sur toutes les tables de jeu; sa douce voix anime toutes
les conversations, répond à tous les mots flatteurs que lui adressent
les dames; ses pas gracieux se mêlent à toutes les contredanses. C'est
le plus joli valseur de son bal.

Il est minuit: c'est l'heure du souper; l'orchestre s'est arrêté, les
danses ont cessé; des matelots, des domestiques en livrée circulent: de
longues tables sinueuses comme les formes sveltes du navire, descendent
du plafond léger de la tente, pour se fixer sur le pont: des mets
exquis, des vins délicieux, des cristaux éblouissans, des fleurs, des
fruits, des pâtisseries merveilleusement préparées, couvrent les glaces
limpides qui répètent aux yeux des convives enchantés, tout ce mélange
de couleurs, toutes ces nuances si brillantes, tout ce voluptueux
assemblage de jouissances promises à l'appétit, au goût, à la sensualité
des heureux invités.

Le bal avait été enivrant: le souper devient divin; ce n'est plus
seulement du plaisir, c'est de la folle extase. Les convives sont dans
le plus indicible enchantement: les femmes même ont cédé au charme de
cet entraînement inconnu. La mousse du Champagne rosé a humecté leurs
lèvres de pourpre. Le Constance a mouillé leur palais délicat de sa
pétillante ambroisie: elles chantent, elles redemandent la valse, la
folle et délirante valse: les couples emportés par l'appel harmonieux de
l'orchestre ranimé, donnent à peine le temps de faire disparaître les
tables du festin... le pont du bruyant _Scorpion_ n'est plus que le
théâtre de l'ivresse, de l'abandon, de la volupté même, qui folâtrent,
qui s'oublient, qui s'exaltent, là entre les canons de sa formidable
batterie, là sur les bordages de ces gaillards tant de fois teints de
sang, au pied de ces mâts meurtris de boulets, de ces mâts à la pomme
desquels le pavillon du corsaire redouté a si souvent porté la terreur
sur les mers épouvantées!...

Oui, dansez encore, folâtrez tant que vous pourrez, plongez-vous bien
avant dans ces jouissances que je vous ai si facilement ménagées, se
disait en lui-même le terrible capitaine _Invisible_. Dans une heure vos
plaisirs auront cessé et mon règne recommencera à bord de ce bâtiment
livré pour un moment aux vains caprices de ces femmes écervelées, et à
la sottise de ces hommes si imbéciles qui s'oublient si stupidement dans
leurs bras!

Aux sons plus hâtés, plus pressés de l'orchestre, les groupes des
danseurs s'exaltent, se croisent, se heurtent: de légers coups de roulis
imprimés au navire, par une houle naissante, et jusque-là insensible,
ont fait chanceler les cavaliers et leurs dames: ce doux balancement du
large brick trompe les pas et l'aplomb des valseurs, provoque des
demi-chutes charmantes, des incidens piquans: on rit, on applaudit; la
gaieté est au comble. Mais bientôt la force du roulis augmente: un vent
plus frais fait frémir les rideaux des tentes, et les tentes elles-mêmes
se sont gonflées sous l'effort de la brise déjà menaçante qui s'élève en
murmurant. Quelques convives passent la tête sous les rideaux pour
regarder le long du bord, et ils n'aperçoivent plus la terre; ils
s'écrient effrayés: «Le bâtiment chasse! nous allons au large.» Les
nègres venus à bord dans l'escadrille de pirogues qui entourent le
brick, trop occupés jusqu'à ce moment du spectacle qu'ils admiraient sur
le pont, ne commencent à regarder autour d'eux, que lorsque le corsaire
les a entraînés loin du rivage. Ils crient aussi alors, en s'adressant
au commandant: «Vous chassez, commandant! vous chassez, il faut mouiller
une autre ancre! laissez vite tomber une autre ancre!

--Non, on ne mouillera pas! répond le formidable commandant d'une voix
solennelle! et à ces mots les officiers qui ont disparu un instant et
les matelots qui se sont tenus silencieux, pendant tout le bal, dans
l'entrepont, remontent, s'élancent à la fois sur le pont, mais non plus
en habits d'uniforme, mais non plus en costume de fête, mais sous la
casaque rouge, sous le large chapeau, sous le redoutable accoutrement de
corsaires...

Quelle plume, quel pinceau pourrait rendre cette scène infernale! ce
bouleversement soudain, ces contrastes épouvantables!... De jeunes
femmes palpitantes encore des émotions d'un bal, mêlant l'éclat de leurs
frêles toilettes, la beauté de leurs délicates figures, à la sinistre
couleur de ces vareuses de matelot, à la teinte effroyable de ces faces
de fer; ces faibles femmes, ces pères, ces époux consternés, confondus
avec cette multitude farouche de forbans, sur ce pont dont ces forbans
sont les rois, sur ce navire qui a déjà la vaste mer pour domaine...

Au premier moment de terreur, succèdent des cris d'effroi! c'est la mort
là où une minute auparavant était le bal; c'est du sang qui va peut-être
ruisseler entre les débris d'un festin!

Le consul français, anéanti d'abord, retrouve enfin en lui assez de
force pour parler le premier: il ose demander au faux commandant du
_Scorpion_, la cause de cette horrible surprise...

Un signe impérieux du commandant est la seule réponse qu'il daigne faire
à cette question, et la réponse ne s'adresse même pas au consul: ce sont
les officiers du corsaire qui l'ont comprise.

Le consul est jeté dans une des pirogues de terre, qui l'emporte vers
Cumana.

Des ordres ont été donnés au second du brick, pendant que l'on dansait
encore: ces ordres vont être exécutés.

La voix du maître d'équipage s'élève et domine tous les cris de frayeur,
toutes les clameurs de l'épouvante...

«Que tous les hommes et toutes les vieilles, hurle lentement le maître,
soient embarqués dans les pirogues, et attrape à dégréer tout le monde!»

Les joueurs, à ce commandement barbare, sont dépouillés de leur or, de
leurs bijoux; les vieilles femmes de leurs diamans, de leurs joyaux, de
leurs pierreries... puis tous sont jetés, pêle-mêle et à moitié nus, aux
nègres tremblans qui les ont amenés à bord pour le sinistre festin, et
qui les reconduisent au rivage après cet horrible dénouement de la
fête... Quelques mères, quelques époux, réclament en vain de la pitié du
commandant, leurs jeunes filles, leurs épouses bien aimées: le
commandant se promène avec indifférence et ne répond ni aux prières, ni
aux larmes de la douleur, ni aux menaces de la rage.

Une demi-heure après le départ de la dernière pirogue,
_l'Oiseau-de-Nuit_ enlevait, sous toutes voiles, à la plage désolée de
Cumana, des malles remplies d'or et de bijoux, et les femmes qui
faisaient les délices et l'ornement de ce pays naguère si rempli de
joie, d'espoir et d'amour!...




XVIII

        Et c'est parce que vous vous trouvez trop malheureux pour
        supporter la vie, que vous vous sentiriez assez brave pour
        affronter la mort? Singulière espèce de courage que vous avez
        là, monsieur mon capitaine d'armes!

        (Page 62.)

Galante tentative des corsaires auprès des captives;--aversion de
celles-ci pour leurs vainqueurs;--invitation à dîner;--frugalité et
continence de _l'Invisible_.


Le jour allait poindre: la clarté tremblante des étoiles commençait à
s'effacer sous le ciel que la brise du matin colorait déjà des nuages
qu'elle venait de détacher de l'horizon en feu; et les premières lueurs
de l'aurore, projetées dans l'Ouest, ne laissaient plus voir qu'à peine
la terre que fuyait le corsaire en louvoyant sous toutes ses voiles du
plus près...

A la faveur de l'aube naissante, les hommes placés en vigie sur les
barres de perroquet, avaient cru apercevoir un navire sur l'avant;
l'objet signalé à l'attention du chef de quart, en grossissant à vue
d'oeil, avait bientôt pris une forme, une couleur, une apparence
distincte; c'était un bâtiment, un brick courant aussi à toutes voiles à
contre bord du corsaire.

_L'Invisible_, resté sur le pont depuis le départ de Cumana, ordonna à
l'officier de manoeuvre de faire gouverner de façon à passer le plus
près possible du brick qui venait à leur rencontre...

Dès que les deux bâtimens se trouvèrent rendus à demi-portée de canon
l'un de l'autre, ils mirent en panne, l'un courant l'avant au large,
l'autre présentant le cap vers la côte où il semblait vouloir
atterrir... Le branle-bas de combat avait déjà été fait, pour plus de
sûreté, à bord de _l'Oiseau-de-Nuit_.

Le commandant du brick rencontré prit le premier la parole; il cria dans
son porte-voix au capitaine du corsaire assis flegmatiquement sur le
rebord de ses bastingages de l'arrière:

«Oh! du brick, oh!

--Holà! répondit aussitôt au porte-voix, _l'Invisible_.

--D'où venez-vous?

--D'où je veux.

--Comment se nomme le navire?

--Comme il me plaît.

--Je n'entends pas bien vos réponses.

--Je n'ai pas compris vos questions. Mais, à mon tour je vais vous
héler... Comment se nomme votre brick?

--Le brick de S. M. _le Scorpion_.

--Tant mieux pour S. M.; et où allez-vous?

--A Cumana.

--Tant pis pour vous. Un autre brick de S. M., nommé aussi _le
Scorpion_, comme vous, vient d'appareiller de Cumana... Vous arriverez
trop tard, mon ami... A d'autres!

--Pas possible!

--C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire... Mais essayez toujours.
Bon voyage, en attendant... Évente le grand hunier, borde les écoutes de
foc, amure grand' voile, et hâle boulines partout!»

C'était _le Scorpion_, le véritable _Scorpion_, ce brick de guerre dont
_l'Oiseau-de-Nuit_ avait pris si audacieusement et si impunément la
place pendant deux jours!

Une fois au large, le second du corsaire, fort embarrassé des beautés
qui se lamentaient au milieu de l'équipage, se hasarda à demander à son
capitaine:

«Commandant, que voulez-vous que l'on fasse de toutes ces particulières
qui pourraient gêner la manoeuvre dans un cas pressé?

--Ce que je veux que vous en fassiez, répondit _l'Invisible_... Ma foi,
faites-en ce que vous pourrez!...

--Mais elles crient et pleurent comme des Madeleines!

--Eh! bien, laissez-les crier et pleurer tant qu'elles voudront. Il est
même bon que leur douleur s'exhale en plaintes et en murmures violens. A
ce moment d'orage succédera le calme, et c'est du calme qu'il me faudra
bientôt... Mais au surplus, écoutez-moi, monsieur le second...

--Commandant, je vous écoute...

--Écoutez-moi bien, surtout... Vous allez d'abord annoncer à nos gens
que ces dames sont pour eux; mais à une condition, pourtant...

--Pour eux, commandant!... Mais ils n'oseront jamais... C'est que,
voyez-vous, permettez-moi de vous faire observer que ces grandes dames
sont un peu trop fines de façons et trop bien _acastillées_ pour eux...
Le pire d'ailleurs, c'est qu'elles ne consentiront jamais à...

--Ah! c'est pourtant là la condition que je mets à la possession de ces
belles par l'équipage. Je permets bien qu'elles se livrent à nos gens,
mais je ne veux entendre parler ni de violences ni d'actes de
brutalité... Le premier d'ailleurs qui oserait provoquer, de la part
d'une de nos conquêtes, une plainte de la nature de celles que je
prétends prévenir, serait condamné immédiatement à prendre le _bain de
pied_ le long du bord...»

Le bain de pied dont parlait _l'Invisible_, c'était le débarquement
immédiat du coupable à la mer.

«Diable! reprit respectueusement le second, c'est que je doute fort
qu'avec des personnes de qualité de cette espèce-là, l'équipage trouve à
gagner sa vie. Autant que j'ai pu m'en apercevoir, elles sont disposées
à joliment faire les difficiles...

--Alors, que nos gens s'efforcent de se rendre plus aimables qu'elles ne
pourront être difficiles.

--Aimables! Vous savez bien, commandant, ce que c'est que des matelots,
sur l'article de l'amabilité. Ce n'est pas la bonne volonté qui leur
manque... mais les moyens n'y sont pas. Nous autres mêmes, qui sommes
officiers, nous serions peut-être assez embarrassés de nous en tirer un
peu proprement, avec des gaillardes aussi bien élevées dans le grand
monde.

--Que voulez-vous que j'y fasse? Est-ce de ma faute, à moi, si nos
captives résistent, et si nos hommes ne trouvent pas en eux assez de
ressources pour vaincre galamment leurs scrupules? Voulez-vous que
j'autorise le viol à mon bord, et le spectacle de toutes les horreurs
qui se commettent dans une place prise d'assaut!

--Non, sans doute, commandant, bien loin de là... Je sens parfaitement
qu'on ne peut pas... Enfin, que voulez-vous, on ne fera que ce que vous
aurez la bonté de vouloir.

--N'est-ce pas assez que je prêche moi-même d'exemple, et que je
m'abstienne de toute espèce de contrainte à l'égard des beautés que nous
avons capturées! M'avez-vous vu m'en réserver une seule, et chercher à
me faire la part du lion, dans le partage que j'aurais pu ordonner?

--Non, mon commandant, bien loin de là; et quand bien même, une
supposition, il vous aurait pris fantaisie de vous marquer un petit lot
bien gentil dans la marchandise, ce ne serait pas encore une raison pour
que tout notre monde tombât sur le reste comme un grain du Nord-Ouest
sur un navire qui a les perroquets dessus.

--Faisons notre métier de corsaires avec activité, puisque nous sommes
condamnés à le faire; mais sachons aussi ne l'exercer qu'avec dignité et
générosité... Cette maxime a toujours été la mienne, et j'espère qu'elle
deviendra bientôt la vôtre... d'autant plus que j'ai sur notre cargaison
féminine, des vues qui s'accordent mieux que je ne puis encore le dire,
avec ma maxime...

--Oh! dès l'instant que vous avez des vues, commandant, tout est dit et
les choses iront rondement et d'aplomb.

--J'aurais pu, dans cette circonstance, convoquer le conseil du bord et
lui communiquer mes idées; mais la scène qui a eu lieu dans la dernière
séance, m'a fait prendre la résolution de ne plus rassembler ces
messieurs pour leur demander des avis dont je puis si aisément me
passer.

--Et vous avez eu raison, commandant. A votre place, j'aurais été cent
fois plus sévère que vous, permettez-moi de vous l'assurer avec ma bonne
grosse franchise.

--Voici mon projet _grosso modo_, comme on dit...

--Oui, _rosse au mot haut_, j'entends bien, quoique je n'entende pas
beaucoup l'espagnol. _Rosse_-les au premier _mot_ trop _haut_: c'est une
bonne consigne, celle-là.

--Les familles, les parens des femmes que nous possédons, sont riches,
ai-je pensé!

--Je crois bien! tous ces gros parias qui ont joué toute la nuit à bord
de nous, avaient des onces d'or plein la poche de leurs beaux habits
noirs.

--Ces parens riches, comme il est facile de le prévoir, chercheront à
ravoir leurs femmes, leurs filles, leurs soeurs, ne fût-ce même que pour
l'honneur et la dignité des familles. En sorte qu'en allant relâcher
dans quelque bon petit port neutre et en faisant annoncer que nous
pourrions entrer en arrangement pour la rançon de chacune de nos
beautés, nous verrons les plus opulens Colombiens venir à composition...

--C'est cela, deux mille gourdes rondes pour chaque papa qui voudra
ravoir sa fille; mille gourdes pour le frère qui voudra _traiter_ de
mademoiselle sa soeur, et cinq cents gourdes seulement pour chaque mari
qui voudra reprendre sa femme; parce que, voyez-vous, mon commandant,
j'ai été marié, et je sens qu'il faut mettre le prix des femmes un peu à
la portée de l'attachement, tant soit peu avarié, de chaque mari.

--Enfin, une fois amarrés tranquillement dans notre port de relâche,
nous réglerons le prix du rachat sur la valeur de chaque objet et les
ressources plus ou moins grandes des familles... Or, vous comprenez bien
qu'avec un projet pareil, il doit entrer dans mes vues de ménager la
délicatesse de ces pauvres femmes.

--Oui, oui, de ménager la qualité de la marchandise pour trouver à la
placer mieux que s'il y avait eu du déchet sur elle dans le cours du
voyage.

--Vous avez parfaitement compris mon intention.

--Ah, c'est que, voyez-vous, mon commandant, sans avoir autant d'esprit
que vous, bien certainement, j'ai aussi mon gros bon sens, et il ne faut
pas que...

--Si, il faut que vous fassiez connaître à l'équipage, par un grand coup
de sifflet du maître, l'ordre que je vous ai donné relativement à la
conduite que nos gens doivent observer envers nos passagères pendant
toute la durée de leur séjour à bord de mon corsaire...

--Ça suffit, commandant, je vais tâcher de m'entendre avec maître Fouc
sur la manière de donner le coup de sifflet et de faire comprendre la
chose à tout notre monde...»

Le second passa devant: il s'entretint quelques minutes avec maître
Fouc, qui l'écouta attentivement et qui, après avoir saisi l'idée que
son chef venait de lui communiquer, jeta un coup-d'oeil respectueux sur
son commandant et fit retentir l'air d'un des plus longs coups de
sifflets que l'équipage eût encore entendu.

Le maître ayant repris haleine, après ce signal d'avertissement, se mit
à beugler avec un imperturbable sang-froid et de toute la force de ses
larges poumons:

«L'équipage est averti qu'il pourra faire les _aimables_ avec les
particulières; mais qu'à la première plainte de _tentation_ un peu trop
forte de leur part, les indécens seront envoyés le long du corsaire pour
prendre le bain de pied de santé, selon l'ordre du commandant. Tout le
monde généralement quelconque a-t-il entendu l'ordre à bord?...

--Oui, oui, maître Fouc. C'est entendu! répondirent avec soumission tous
les gens de l'équipage.

--C'est bon, en ce cas veille au grain et ouvre l'oeil!»

Maître Fouc, pour mettre à profit un des premiers la munificence des
dispositions que le commandant venait de lui faire proclamer, descendit
de la caronade sur laquelle il s'était placé avant de donner son coup de
sifflet, et mettant galamment sa casquette de loutre à la main, il alla
offrir ses services à l'une des prisonnières. Tous les matelots
imitèrent la courtoise conduite du maître, et croyant qu'il n'y avait
pour eux qu'à se présenter aux belles captives pour tarir leurs larmes
et leur faire oublier leurs douleurs, ils se décoiffèrent de la
meilleure grâce possible en s'efforçant de se donner des airs de
gentillesse pour mieux apprivoiser leurs conquêtes futures. Mais à
l'horrible aspect de ces chevaliers goudronnés, les prisonnières
reculèrent d'effroi, en se portant sur le gaillard d'arrière, comme pour
chercher près du commandant un dernier refuge contre la brutalité
amoureuse de leurs nouveaux adorateurs. Leurs cris de frayeur et
d'épouvante n'arrachèrent qu'un sourire à _l'Invisible_, bien convaincu,
qu'il était, de la réserve dans laquelle se maintiendrait son équipage
en sa présence, à l'égard des fugitives. Mais pour mieux rassurer encore
leur pudeur sur le danger des tentatives qu'elles paraissaient redouter
de la part des Lovelaces du gaillard d'avant, il daigna leur répéter
lui-même qu'aucune espèce de violence ne leur serait faite, et que leurs
vainqueurs ne devraient leurs succès qu'à la bienveillance particulière
des victimes.

«Plutôt la mort! s'écria alors une des prisonnières. Toutes mes
compagnes n'ont pas, dans leur infortune, d'autre sentiment que le mien
en présence de ces brigands dont vous êtes le chef.

--Peste, la mort! répondit avec une sardonique tranquillité le
commandant. Madame, vous êtes une héroïne, et un capitaine moins
courtois que je ne le suis vous choisirait pour lui, vous la première!

--Oui, si tu pouvais te croire un héros!... Heureusement pour moi que tu
te rends plus de justice et que tu sais bien n'être qu'un forban!

--C'est vrai, et un forban qui poussera la patience jusqu'au bout et la
délicatesse jusqu'au scrupule. Oserai-je, madame, vous demander votre
nom?

--Mon nom? et ne le sais-tu pas? il est écrit sur les bijoux dont tu
m'as dépouillée, et si tu sais lire, ce dont je doute encore, tu peux le
voir et apprendre à quelle famille, un jour, tu auras à rendre compte de
ton crime...

--Ah! j'y suis maintenant: c'est à madame la comtesse de l'Annonciade
que j'ai l'honneur de parler... Garçons, dit alors _l'Invisible_ en
s'adressant à ses pirates: respectez par dessus tout une dame aussi
noble: que personne ne lui adresse la parole. Cette réserve vous sera
d'autant plus facile à observer, que madame est noire, petite,
acariâtre, et déjà d'un certain âge: il y a ici cent fois mieux qu'elle,
cherchez moins haut et plus loin, vous trouverez mieux. J'ordonne qu'on
la laisse tranquille!»

La comtesse voulut répondre à ce sarcasme de forban: sa voix expira de
dépit sur ses lèvres pâles et titillantes...

_L'Invisible_ continua à se promener, en affectant, aux yeux de ses
victimes éplorées, cet air de grandeur dédaigneuse que les infortunées
avaient tant admiré en lui quelques heures auparavant pendant le bal.

Les captives tombèrent le long des parois et au pied des caronades, dans
l'attitude du désespoir et de l'anéantissement, et pour mieux narguer
encore la fierté inflexible de la comtesse, le commandant, voyant
l'ardeur amoureuse de son équipage se ralentir en face des beautés
presqu'évanouies, demanda tout haut à maître Fouc:

--Eh bien! maître, pourquoi donc vos gens se rebutent-ils aussi
facilement auprès de ces dames?

--Ah! mon commandant, voyez-vous, c'est que, permettez-moi de vous dire
sans les offenser, que ces dames ne sont pas du tout aimables! nos gens
disent comme ça, qu'à terre ils auront quelque chose de mieux pour leur
argent et sans se donner tant de mal...

--Au fait, c'est possible!» reprit _l'Invisible_ après avoir entendu la
réponse de maître Fouc... Puis, au bout de quelques minutes de
réflexion, il ajouta en parlant à son second:

«Que l'on fasse préparer la moitié de l'entrepont pour la nuit: ces
dames s'y placeront, et personne n'ira troubler leur repos ni leurs
méditations sur la cruauté des pirates... Allez donner vos ordres,
monsieur le second, et que je n'entende plus parler d'elles!...»

Pendant toute cette scène, le capitaine d'armes de _l'Oiseau-de-Nuit_,
notre timide et timoré Banian, s'était tenu caché le plus soigneusement
possible, dans un des recoins de l'entrepont, et il ne remonta sur le
gaillard d'arrière, auprès de son commandant, que lorsque les
prisonnières, en descendant dans la partie du navire qu'il avait occupée
jusque-là, le forcèrent de reparaître sur le pont.

Le commandant, en voyant son galant officier encore défiguré sous sa
perruque blonde et ses moustaches d'emprunt, ne put s'empêcher de lui
demander en riant presque aux éclats:

«Et d'où venez-vous donc ainsi, beau chevalier? Il y a un siècle qu'on
ne vous a vu, vous sur qui je comptais tant pour vaincre la résistance
de nos farouches Lucrèces de Cumana!

--Commandant, répondit le Banian, en s'approchant le plus qu'il put de
l'oreille de son caustique chef: c'est que, voyez-vous, j'avais peur
d'être reconnu...

--Et reconnu par qui, s'il vous plaît, dans l'état où vous êtes?
vous-même, j'en suis sûr, vous ne vous seriez pas remis devant la glace
la plus fidèle; car jamais on ne s'est moins ressemblé que vous après la
métamorphose que je vous ai fait subir!

--Mon commandant, si c'était un effet de votre bonté de parler plus bas!

--Et pourquoi donc, parler plus bas, quand tout est fini et que le
mystère est devenu inutile?

--Je vous avouerai que j'avais peur et que même j'ai encore peur d'être
reconnu de la comtesse.

--Savez-vous bien, au fait, que cette comtesse est une terrible femme!
Tudieu quelle gaillarde!

--Pour moi surtout, commandant, elle me fait trembler rien que d'y
penser seulement.

--De frayeur, n'est-ce pas?

--Non, de sentiment, mon commandant... J'ai eu, comme je crois avoir eu
l'honneur de vous le dire déjà, j'ai eu le malheur d'aimer un peu la
comtesse de l'Annonciade...

--Et elle a eu le malheur plus grand de vous aimer beaucoup peut-être?

--Mais je ne dis pas trop non, mon commandant.

--Adorable petit fat que vous faites!...

--Non, je vous promets bien, foi d'honnête homme, qu'il n'y a aucune
espèce de fatuité de ma part dans cette affaire... Il y a plutôt regret
et... un peu peur...

--Toujours de la peur chez ce diable de capitaine d'armes... Ah çà,
est-ce que si le hasard voulait que nous eussions un engagement et qu'il
fallût payer de votre personne, vous ne parviendriez pas à vous
débarrasser de cette couardise qui vous travaille si rudement?

--Au contraire, commandant, au contraire... je sens qu'à présent je me
battrais comme un lion, tant je suis las de la vie... Je ne vois que
trop clairement que je ne suis destiné qu'à être toujours malheureux et
qu'à traîner une existence misérable au milieu de tous les événemens et
dans toutes les parties du globe.

--Et c'est parce que vous vous trouvez trop malheureux pour supporter la
vie, que vous vous sentiriez assez brave pour affronter la mort?
Singulière espèce de courage que vous avez là, monsieur mon capitaine
d'armes!

--Non, commandant, ce n'est pas cela que j'ai voulu vous faire entendre.
J'ai voulu dire que mon désespoir ne pourrait que contribuer à augmenter
ma détermination naturelle...

--Oui, oui, j'entends parfaitement que vous ne savez pas ce que vous
voulez dire... Cambusier, cambusier!»

L'homme chargé à bord du corsaire de la distribution des vivres, se
présenta devant son commandant, la casquette à la main. Le commandant
lui intima cet ordre:

«Vous allez donner un grand verre d'eau-de-vie à monsieur...»

Le Banian, très surpris de la politesse que semblait vouloir lui faire
_l'Invisible_, le remercia fort humblement en disant qu'il ne buvait
jamais d'eau-de-vie.

«Je ne vous demande pas, lui répondit _l'Invisible_, si vous en buvez:
j'ordonnais simplement au cambusier de vous en faire boire un grand
verre.»

Le Banian crut comprendre l'intention du despote; et la volonté du plus
fort fut faite encore une fois.

«Mais j'oubliais de vous dire, ajouta _l'Invisible_ au moment où le
capitaine d'armes se disposait à s'éloigner après avoir avalé sa double
ration d'eau-de-vie, j'oubliais de vous dire, qu'aujourd'hui vous dînez
avec moi...

--Trop d'honneur, mon commandant, fit l'heureux invité tout troublé
encore de l'effet que venait de produire sur lui la dose de
spiritueux... trop d'honneur!... j'accepte avec reconnaissance cette
nouvelle marque de bonté...»

«Ma foi, pensa le Banian, si ce diable de commandant me force à manger
en dînant, comme il vient de me forcer à boire après déjeûner, je
pourrais fort bien me trouver aussi mal ici que je le fus à bord de ce
coquin de capitaine Lanclume lorsqu'il lui prit fantaisie de me faire
digérer le potage de sept à huit personnes... Oh les capitaines, les
capitaines! il est écrit dans le ciel qu'ils feront toujours mon
malheur... Et dans quel nouveau dédale d'événemens le sort m'a-t-il
encore jeté ici? comment tout cela finira-t-il?... Combien mon existence
à la Martinique, toute misérable, toute proscrite qu'elle fut, était
préférable à celle que j'entrevois dans l'avenir!... Ici c'est la
terreur, l'effroi de moi-même et des autres... Là je n'avais pour
reposer ma tête poursuivie, que l'humble case de _Supplicia_... Mais
ici, sous mes pieds, je sens un volcan qui gronde, et l'épaisseur seule
de ces planches que je foule, me sépare de la comtesse de l'Annonciade,
de cette femme céleste que j'ai trompée et que moi-même j'ai livrée à
ses épouvantables ravisseurs... Dieu! que je souffre, que je suis
tourmenté... Et n'avoir pas le courage de mettre fin à mon supplice en
me précipitant à la mer, dans ce gouffre qui mugit si près de moi... Le
malheur m'a donc tout ôté, honneur, résolution, âme et coeur! Il ne m'a
laissé que l'infamie et la peur, la faiblesse d'une femme enfin sous la
vaine apparence extérieure d'un homme!»

En ce moment-là même et au beau milieu de ses réflexions
misanthropiques, la voix aiguë du jockey du commandant vint crier à
l'oreille distraite de notre héros désespéré...

«M. le capitaine d'armes, le dîner est servi: le commandant vous attend.

--Allons, se dit le Banian réveillé en sursaut par l'avertissement du
petit domestique, allons toujours faire un bon repas de plus en
attendant le triste sort que le ciel peut-être me réserve...»

Le dîner du chef avait été ce jour-là servi sur le capot de la chambre,
au grand air, à la vue de tout l'équipage... Une nappe de beau linge
blanc, deux carafes de cristal, deux assiettes de porcelaine
transparente et quelques plats vides en argent, composaient le service.
Deux couverts seuls avaient été mis en face l'un de l'autre sur le
capot.

Le Banian, après avoir attendu respectueusement que le commandant se fût
assis sur un coin du dôme, se plaça, avec un peu d'embarras et de gêne,
vis-à-vis de son sévère Amphitryon...

On apporta le dîner: c'était un gros morceau de boeuf salé, cuit dans
l'eau de mer à la chaudière de l'équipage... Une galette de biscuit
brisée en deux fit l'office de pain, et le commandant se mit à manger
son biscuit et une large tranche de salaison, en engageant son convive à
en faire autant que lui, si le coeur lui en disait...

Le discret convive fit d'abord comme son hôte, mais en pensant que
bientôt arriveraient sur la table quelques-uns des succulens débris du
festin de la veille, débris en faveur desquels il jugeait à propos de
ménager son appétit en ne donnant que faiblement sur la viande salée
qu'il avait devant lui. Mais son Amphitryon prit bientôt un malin
plaisir à lui ravir cette illusion, la dernière peut-être qui lui
restât.

«M. le capitaine d'armes, dit-il à son invité, vous serez peut-être
étonné de la frugalité du repas que je vous ai engagé à venir partager
avec moi; mais cette austérité alimentaire tient à mes principes,
quoiqu'elle paraisse s'accorder assez mal avec mon goût assez prononcé
pour le luxe. Une bonne table à bord m'a toujours semblé un délassement
ou une jouissance peu digne de la rigidité que doivent s'imposer comme
une règle inviolable, les gens qui savent un peu naviguer. On cite des
capitaines qui, en sortant d'une sale orgie, se sont laissés prendre ou
tuer, pleins d'alimens ou de vin, par des navires qui les avaient
surpris mangeant leurs abondantes provisions et vidant les dernières
bouteilles de Champagne de leurs fastueuses cambuses. Chez moi la
cambuse n'occupe que la plus petite partie du navire et ne contient que
du biscuit noir, de la viande salée et un petit baril de rhum ou
d'eau-de-vie destinée à n'être bue que pendant le combat ou après
l'abordage, quand je suis satisfait de mes gens. Vous m'avez vu
quelquefois, depuis que vous êtes à bord, descendre dans ma chambre pour
manger seul le dîner qu'on venait de servir; ce dîner ne m'aurait pas
été envié par le dernier mousse du bord; et mon jockey, qui me tenait
une assiette derrière le dos, n'eût pas consenti probablement à échanger
sa ration contre la mienne. Mes matelots ont même conçu une si haute
idée de ma sobriété, qu'ils vont disant partout que je vis sans manger
et sans boire, et aucun d'eux ne trouve mauvais que je leur impose des
privations auxquelles je me soumets moi-même avec la dernière rigueur.
Aussi vous avez pu voir que lorsque j'ai donné l'ordre de jeter à la mer
les restes du festin d'hier, personne n'a hésité à envoyer par-dessus le
bastingage, les morceaux les plus friands et les plus exquis.

--Quoi! mon commandant, tout a été jeté par-dessus le bord!...

--Mais oui, sans doute, et cela sans regret, sans la moindre
hésitation... Qu'y a-t-il donc de si surprenant dans ce sacrifice que
j'avais ordonné d'ailleurs?

--Oh! rien sans doute, rien que de fort ordinaire... c'était seulement
une petite réflexion que je faisais, je ne sais même pas trop
pourquoi...

--A terre, il est vrai, je me dédommage un peu de cette contrainte; et
ces plats d'argent que vous voyez vides ici, paraissent là sur ma table
autrement que pour la forme... Mais à bord, il faut que tout ne soit
qu'austérité, surveillance, sang-froid, activité et ordre... Williams,
versez un verre d'eau à monsieur qui doit avoir le palais altéré.

--Pardon, commandant, j'ai bu déjà...

--Cette eau est excellente et ne se gâte jamais à la mer: c'est celle
que nous avons faite à la Martinique... Vous en boirez bien un verre à
ma santé?...

--Volontiers, mon commandant, et puisque vous voulez bien le
permettre...

--C'est cela. Maintenant que notre dîner est fini et que nous avons
passé un quart d'heure à table, le service du bord va reprendre son
empire sur nos têtes saines et nos esprits remontés... Que dites-vous de
l'épicurisme de votre commandant?...

--Mais, je dis qu'il convient parfaitement à la santé et qu'il a surtout
l'avantage de prêcher d'exemple.

--Et vos fusils sont-ils toujours en bon état, vos batteries de
caronades disposées à ne pas faire _chate_?

--Tout est en aussi bon ordre que vous pouvez le désirer, commandant, et
que j'ai pu moi-même m'en assurer.

--A la bonne heure, car d'un moment à l'autre, dans le métier que nous
faisons, il peut arriver une de ces circonstances qui ne justifient que
trop l'excessive prévoyance que l'on doit apporter dans ce qui concerne
le service parfait du navire.

Cela dit, le commandant se mit à se promener sur le pont, et le Banian
presqu'encore à jeûn, alla causer au pied du grand mât avec les autres
officiers, en ruminant tout bas et de manière à n'être entendu de
personne: «Faire servir un mauvais morceau de boeuf salé dans un plat
d'argent, et manger une demi-livre de salaison d'équipage dans des
assiettes de porcelaine de Sèvres! O mystification des mystifications...
Ces capitaines sont les plus terribles originaux que le ciel ait pu
engendrer dans sa colère et pour mon malheur!...»




XIX

        Hourra! mes fils, à nous la part du diable, s'écrie d'une voix
        tonnante l'INVISIBLE, monté sur son bastingage.--A nous la part
        du diable! c'est moi qui jure de vous la donner, et vous me
        connaissez!

        (Page 89.)

Rencontre de nuit;--mort de _l'Invisible_;--délivrance des prisonnières.


Dans le vague souvenir des lectures favorites de votre enfance, vous
devez vous rappeler encore l'impression rêveuse que laissaient, après
elles, dans votre imagination, les aventures des voyageurs sur mer, les
récits qui venaient de vous peindre un corsaire algérien, ramenant
tranquillement dans sa cale le narrateur de l'histoire d'abord et cinq
ou six belles passagères devenues la proie des forbans, après un
abordage sanglant et une victoire vaillamment disputée par le malheureux
navire capturé!

Eh bien, tel qu'un de ces romanesques corsaires des conteurs des temps
passés, naviguait _l'Oiseau-de-Nuit_, avec un groupe de jeunes beautés
colombiennes dans son entrepont, et des malles remplies de riches
dépouilles dans la chambre secrète du commandant.

Les séductions permises aux écumeurs de mer n'ayant pu réussir auprès
des captives, eu égard aux violences défendues par le capitaine
_Invisible_, l'équipage était revenu sur le pont, laissant les jeunes
captives se lamenter tout à leur aise et déplorer entre elles le sort
qui les avait si cruellement condamnées à devenir la proie d'un
inflexible pirate...

Quant à _l'Invisible_, très peu ému des plaintes qui s'élevaient du fond
de l'entrepont vers lui, et fort indifférent aux imprécations dont il
savait être devenu l'objet, il se promenait paisiblement sur le gaillard
d'arrière, en faisant louvoyer son navire contre le vent, pour gagner le
point qu'il lui fallait atteindre et laisser arriver ensuite pour filer
vers les côtes du Brésil ou ailleurs... Une nuit s'était déjà écoulée
depuis le départ de Cumana... Une autre nuit allait descendre sur les
flots, portant avec elle un événement plus terrible encore que tous ceux
que nous avons retracés jusqu'ici... Et pourtant, à voir les ondes
paisibles que fendait, sans secousse, le rapide corsaire; à entendre le
doux gémissement de la brise tiède et régulière soupirant dans les
voiles qu'elle enflait avec rondeur, et à contempler surtout la sécurité
et le silence qui régnaient sur le pont éclairé par les premiers rayons
de la lune qui s'élargissait à l'horizon, on aurait dit le bâtiment le
plus inoffensif, voguant le plus bourgeoisement du monde vers sa
tranquille et pacifique destination...

La cloche d'argent placée luxueusement au pied du grand mât, avait déjà
piqué minuit, et la grosse cloche de l'équipage, élevée sur ses deux
potences de l'avant, avait répété les quatre coups doubles de l'heure
annoncée sur l'arrière. Le grand quart qui jusque-là avait veillé sur le
pont, se disposait à être remplacé par les hommes que l'on venait
d'appeler au service de la nuit... Mais au moment où les gens de la
grande bordée allaient descendre dans leurs hamacs réchauffés par leurs
camarades, une voix s'éleva pour leur faire entendre ce commandement sec
et bref:

«Personne en bas, tout le monde à son poste!»

C'était le capitaine _Invisible_ qui, les yeux tournés vers la partie
des flots qu'argentaient les reflets de la lune, venait de donner
lui-même cet ordre.

Les regards de l'équipage se portèrent aussitôt dans la direction du
point où le commandant semblait avoir aperçu quelque chose... On savait
à bord que c'était lui qui découvrait toujours les navires qui se
montraient au large. Cette faculté si précieuse qu'il devait à
l'excellence de sa vue perçante, paraissait être encore un des
priviléges attachés aux qualités ou au pouvoir surnaturel que le
vulgaire se plaisait à reconnaître en lui...

Le commandement venait d'être fait: cinq minutes après l'avoir entendu,
le second vint prévenir son chef que tout le monde était rangé à son
poste de combat.

«C'est bon, avait répondu _l'Invisible_, que tout le monde y reste!»

Une demi-heure au moins s'était écoulée depuis le branle-bas général,
lorsque les regards pénétrans des hommes les plus exercés à distinguer
les objets au large et pendant la nuit, s'arrêtèrent sur un point noir
que faisait ressortir, sur la face argentée des flots mobiles, la clarté
de l'astre qui s'élevait majestueusement et silencieusement dans
l'Est... «C'est le navire qu'a vu le commandant, se disaient tout bas à
l'oreille, les matelots... Il court sur nous avec de la brise, car il
grossit rondement, il va y avoir du nouveau, s'il y a des piastres ou du
chenu dans sa cale...»

Le bâtiment aperçu au vent ne tarda pas en effet à approcher de
_l'Oiseau-de-Nuit_ qui continuait sa bordée au plus près du vent... Mais
dès que l'on put observer à une plus petite distance le nouveau venu, on
remarqua qu'il avait une batterie couverte, en voyant les fanaux
parcourir cette batterie de l'avant à l'arrière et permettre aux hommes
de _l'Oiseau-de-Nuit_ de compter un à un, à la lueur de la lumière
voyageuse, le nombre des sabords de ce bâtiment si soudainement
rencontré...

Ce dernier n'eut pas plus tôt accosté le corsaire à demi-portée de
canon, qu'il prit la même bordée que son compagnon de route, en
conservant toujours sur lui l'avantage du vent.

Les deux navires suivirent parallèlement la même direction pendant une
demi-heure à peu près, sans se parler, sans faire aucune manoeuvre
décisive qui annonçât une résolution arrêtée chez l'un des deux
commandans.

La bordée que venait de prendre le nouveau venu, à si peu de distance du
corsaire, permit à l'équipage de _l'Oiseau-de-Nuit_ d'observer et
d'examiner tout à son aise le navire sur lequel, jusqu'à ce moment, il
n'avait pu former que des conjectures plus ou moins exactes.

Ainsi que l'avaient d'abord pensé le capitaine et ses gens, en
l'apercevant dans l'ombre à une grande portée de vue, leur compagnon de
voyage était une grosse corvette à batterie couverte. Sa mâture était
haute et ses mâts largement espacés entr'eux. Les rayons de la lune, en
éclairant, par le côté de bâbord, ses voiles mollement balancées au
roulis, laissaient voir des huniers et des perroquets d'une forte
dimension et parfaitement établis sur leurs longues vergues.

«C'est à quelque croiseur de la division anglaise ou française que je
vais probablement avoir affaire, se dit en lui-même _l'Invisible_. Tout
m'annonce déjà que cette corvette ne m'a accosté de si près que pour me
visiter ou me surveiller comme un bâtiment suspect... Mais ce qui me
rassure contre l'événement décisif que je prévois, c'est le désordre qui
paraît régner à bord de mon voisin... Dans la petite manoeuvre qu'il lui
a fallu faire pour prendre la même direction que moi, on criait et l'on
hurlait à son bord, comme sur le pont d'un bâtiment en perdition; tandis
que chez moi tout le monde est silencieux, attentif, dévoué... Ces
hommes rangés le long de ces pièces prêtes à faire feu au premier
signal; ces gens de la manoeuvre disposés à m'obéir sans souffler le
mot, sont là au milieu de la nuit, immobiles comme des statues,
impassibles comme du marbre... Et un seul de mes signes, le moindre de
mes gestes suffira pour en faire des lions furieux... Que puis-je avoir
à redouter avec une pareille discipline et un semblable dévouement, d'un
adversaire à bord duquel tout est désordre, tumulte, confusion? Là, les
voilà encore qui braillent de l'anglais, de manière à m'assourdir!...»

Et en faisant ces réflexions rassurantes, _l'Invisible_ continuait à se
promener sur l'arrière, sans que les yeux de ses cent cinquante braves
pirates, qui paraissaient dormir debout à leur poste, perdissent un seul
de ses mouvemens, un seul des pas qu'il faisait sur le gaillard. Leur
attention concentrée tout entière sur leur commandant ne leur permettait
pas de s'inquiéter de ce qui se passait au dehors: c'était par lui seul
qu'ils voulaient voir ce qui les intéressait le plus; c'était par lui
qu'ils voulaient agir, respirer et combattre, lui le chef suprême, la
vie morale et le Dieu vivant en quelque sorte, de cette masse si servile
et si fanatisée par lui seul!

Une demi-heure environ s'était écoulée depuis le moment où la corvette
avait jugé à propos de prendre les mêmes amures que le corsaire, et
jusque-là aucun des deux navires n'avait paru songer à héler son voisin.

Bien déterminé à ne pas entamer le premier l'entretien dans la position
passive où il se trouvait par rapport au nouvel arrivé, _l'Invisible_
avait eu le temps de méditer le parti qu'il lui conviendrait d'adopter
dans le cas probable où le commandant du croiseur se déciderait à lui
adresser la parole...

Après avoir mûrement réfléchi dans cette circonstance assez délicate, il
s'arrêta à la détermination qui lui sembla s'accorder le mieux avec la
dignité de sa situation et la fierté de son caractère...

«S'il a plu, dit-il, à cette corvette dont j'ignore encore la nation et
le but, de m'approcher pendant la nuit, ce n'est pas une raison pour que
je réponde avec docilité aux questions qu'elle pourra m'adresser en
mêlant peut-être l'insolence du ton qu'elle croira pouvoir prendre, à
l'inconvenance déjà assez intolérable de sa manoeuvre... Le mieux, si
elle m'interroge, sera de ne rien lui répondre et de la forcer à quelque
manoeuvre agressive, pour avoir ensuite le droit de lui faire payer cher
son manque d'égards... et son imprudence... Elle ignore sans doute avec
qui elle s'expose à se mesurer... Qu'elle tremble l'orgueilleuse, de
recevoir de moi la plus terrible leçon!...»

L'intrépide commandant fit signe à son second de venir recevoir ses
ordres...

Le second du corsaire, le chapeau bas, présenta respectueusement
l'oreille aux paroles que son chef désirait lui faire entendre à voix
basse...

«Je suis content de vous et de mes gens, lui dit-il, mais veillez avec
les autres officiers à ce que le silence qu'on a observé jusqu'ici à
bord ne soit pas interrompu... même par le cri des blessés ou des
mourans, s'il y en a bientôt... Ensuite, écoutez-moi bien, avant de vous
rendre à votre poste pour ne plus le quitter... à moins cependant que je
ne vienne à vous manquer... Vous ordonnerez tout bas à mes gens de se
coucher à plat-ventre sur le pont, au moment où, au signal de mon
porte-voix, je leur indiquerai de faire _casse-cou_ avant la volée que
pourra nous envoyer le croiseur... Vous entendez bien: _casse-cou!_ je
le veux... Mais le feu de l'ennemi passé, il faudra que tout le monde se
relève...

--Tous ils se relèveront, commandant, moins les morts, s'il y en a... Ce
sera bien assez déjà que d'essuyer le feu à plat-ventre, comme des
_galines_! Ils aimeraient mieux n'avoir pas à s'allonger à plat pont...
mais puisque vous le voulez...

--Oui, je vous le répète, je le veux!...

--Cela suffit, mon commandant, ça sera.

--Ainsi voilà une affaire entendue: les haches d'abordage et les
poignards sont prêts?

--Ce soir, commandant, vous avez bien vu, je leur ai fait donner un coup
de meule; et tout cela coupe maintenant comme des rasoirs...

--C'est bon... A propos, vous aurez soin de faire descendre
immédiatement nos prisonnières de l'entrepont, dans la cale... L'affaire
que nous allons avoir ne regarde pas les femmes.

--C'est vrai, commandant: il ne faut pas d'ailleurs risquer à avarier la
marchandise dans le combat... Moi-même je vais veiller à les faire
descendre en double à fond de cale...

--Allez! vous savez maintenant l'ordre du jour... Silence, toujours
silence! et attention au commandement; casse-cou au besoin et souple à
l'abordage s'il le faut... Vous n'oublierez pas d'ordonner à notre
nouveau capitaine d'armes, de se tenir au pied du grand-mât, là sans
cesse sous mes yeux... C'est un garçon sans expérience et qui a besoin
d'être surveillé...»

A l'instant où _l'Invisible_ venait de donner ainsi son dernier ordre,
un homme placé sur le côté de dessous le vent de la petite dunette
qu'avait la corvette, se mit à brailler en anglais, dans son long
porte-voix, en s'adressant à _l'Oiseau-de-Nuit_:

«_Brick, ohé!_»

_L'Invisible_ laissant ce cri sauvage se perdre dans les airs et sur les
flots, continua à se promener paisiblement comme s'il n'avait rien
entendu...

Le héleur obstiné, qui probablement n'était rien moins que le commandant
de la corvette, très surpris et peut-être bien même très piqué de
n'avoir obtenu aucune réponse, renouvela son interpellation avec plus de
force encore que la première fois et d'un ton impérieux qui sentait le
dépit qu'avait dû lui faire éprouver le silence absolu qu'on avait
observé à bord du brick.

«_Brick, ohé!_» répéta l'officier de la corvette jusqu'au complet
enrouement de sa voix.

_L'Invisible_ ne daigna pas seulement tourner la tête du côté d'où lui
venait le bruit; tous les officiers et les matelots pirates, seulement
en voyant l'impassibilité de leur capitaine, avaient fixé leurs yeux
flamboyans sur lui, comme pour attendre le signal de faire feu.

Aucun geste ne leur fut fait, aucun signal ne devait encore leur être
donné...

Aux questions inutiles adressées au tranquille brick par la corvette,
succéda un peu de tumulte à bord de celle-ci. La personne qui avait si
vainement crié dans son porte-voix, parut s'entretenir quelque temps
avec plusieurs individus venus sur la dunette pour se concerter sans
doute sur ce que la corvette devait faire dans cette étrange
conjoncture...

Au bout de plusieurs minutes de tumulte, de conversations et
d'indécision, la corvette prit le parti de laisser arriver sur le
corsaire de manière à l'aborder par l'avant et à lui couper le chemin
dans la direction qu'il avait continué à suivre jusqu'à ce moment...

_L'Invisible_, qui déjà avait prévu cette manoeuvre, et qui surtout
avait calculé l'avantage qu'il pourrait tirer du mouvement imprudent
auquel paraissait vouloir se livrer son adversaire, s'arrêta au pied de
son grand mât et commanda à demi-voix à ses gens:

«Brasse à culer partout, traverse les focs au vent: la barre toute à
tribord pour un instant!...»

Cet ordre donné avec un imperturbable sang-froid, est exécuté avec la
plus surprenante promptitude: le corsaire cule en venant dans le vent.

La corvette qui a laissé arriver dépasse le corsaire, et se trouve
bientôt sous le vent de son ennemi, avant qu'elle puisse reprendre
l'allure qu'elle a quittée et lui disputer l'avantage qu'elle a perdu...

Le corsaire, après avoir réussi dans cette manoeuvre hardie, reprend sa
bordée du plus près en orientant pour courir de l'avant; et favorisé par
la brise qui fraîchit un peu, le voilà qui passe au vent de la corvette
en la rasant par la hanche du vent, à longueur de gaffe:

«A mon tour maintenant de te héler, imbécile de corvette,» se dit tout
bas _l'Invisible_.

Et aussitôt il saisit son porte-voix en passant du côté de tribord et il
articule ces mots, d'une voix lente, sonore et ferme:

«Oh! du navire, oh!»

Cette fois pas de réponse, le bruit seul qu'on fait à bord de la
corvette accueille son interrogation; c'est à son tour d'éprouver
l'humiliation du silence qu'il a fait subir à son adversaire...

Mais lui, moins patient, malgré sa résignation apparente, que le
commandant dont il a dédaigné les questions, ajoute à son
interpellation:

«Si vous ne répondez pas à ce que je vous demande, je vous coule!»

Et il crie une seconde fois à la corvette avec le même sang-froid et la
même lenteur:

«Oh! du navire, oh!...»

Au bout d'une minute de silence, _l'Invisible_, sur lequel tombe la
clarté de la lune du bord du vent, lève, agite son porte-voix: c'est le
signal qu'attend depuis long-temps son brûlant équipage: toute la volée
de tribord part et tonne, ne fait qu'un coup et va se loger de bout en
bout par la hanche dans les flancs ébranlés de la corvette...

«Casse-cou, casse-cou! tout le monde à plat sur le pont! s'écrie
_l'Invisible_ dès que sa voix peut se faire entendre après le fracas de
la formidable bordée qu'il vient de lancer...»

La corvette revient au vent pour riposter: elle envoie toute sa bordée
de bâbord au corsaire qui la reçoit vaillamment à bout portant. Un seul
homme pendant ce terrible vacarme est resté droit sur le pont auprès des
deux timoniers qui gouvernent à la barre: ce seul homme c'est
_l'Invisible_...

«Recharge en double et feu toujours! dit-il à son équipage: ils crient
comme des salopes à bord de cette barque à piment; elle est à nous!...»

Les volées se succèdent: on combat en silence à bord du corsaire: on ne
tire qu'en désordre et au milieu du tumulte à bord de la corvette...

Le moment paraît favorable à _l'Invisible_ pour tenter l'abordage, et ce
parti lui semble d'autant plus nécessaire, qu'il croit avoir senti son
brick au bout d'une demi-heure d'engagement, frémir sous ses pieds et
devenir plus lourd à gouverner...

De sourdes clameurs ont même été poussées dans la cale par les captives
qu'on a placées dans cette partie du navire avant le combat: Elles ont
crié que l'eau les noyait... On a fermé les panneaux et leurs cris ont
été étouffés sous les écoutilles dont on a bouché toutes les issues. Il
n'y a plus à hésiter.

«A l'abordage! à l'abordage!» commande _l'Invisible_, et ses matelots
hurlent après lui: _A l'abordage!_... C'était le seul cri qu'il leur fût
permis de pousser pendant le combat...

Un coup de barre est donné au vent, l'écoute du guy est filée: le
corsaire arrive et aborde de bout en bout la corvette.

La lune qui jusqu'alors avait éclairé le duel de ces deux bâtimens,
disparaît tout-à-coup sous de gros et sombres nuages. L'obscurité
favorise l'audace des corsaires en cachant à leurs ennemis l'infériorité
de leur nombre. On se hache long-temps, le massacre se prolonge sur le
pont et sur les bastingages des deux navires, sans que l'avantage tourne
du côté du plus fort contre le plus faible. L'ardeur des combattans est
égale de part et d'autre, et l'intrépidité des pirates surpasse même,
s'il est possible, le courage de leurs adversaires... Cependant, au bout
d'une demi-heure de carnage, les officiers et les matelots du corsaire
semblent s'être aperçus que, sous leurs pieds ensanglantés, leur navire
s'est affaissé le long de la corvette. Aux efforts qu'ils font pour
sauter sur le pont du bâtiment ennemi, ils devinent avec effroi que leur
brick s'est enfoncé dans l'eau et qu'il va couler, sous les bastingages
élevés de la corvette... _Nous coulons, nous coulons bas!_ crie une voix
perçante que la frayeur semble rendre encore plus aiguë... Cette voix
sinistre est celle du capitaine d'armes que l'eau qui s'engouffre dans
le bâtiment a forcé de sortir de la cale où le poltron avait été
chercher un refuge contre le danger, parmi les blessés et les femmes...
Loin de ralentir l'ardeur des forbans, la certitude du danger qu'ils
courent ne sert au contraire qu'à rendre leur détermination plus
énergique et leur attaque plus redoutable.

Un surcroît d'efforts, un redoublement de rage devient nécessaire au
bouillant équipage de _l'Oiseau-de-Nuit_ pour lui assurer une victoire
si difficile et déjà si vaillamment disputée. _L'Invisible_ sent que le
moment est arrivé pour lui et pour les siens, de recourir à l'extrémité
du désespoir. Dans les nombreux engagemens que l'intrépide capitaine a
livrés aux navires de guerre, qui sont si souvent devenus sa proie, il a
éprouvé sur son équipage l'effet d'un mot magique qui n'a jamais manqué
d'enflammer la sauvage valeur de ses gens. Ce mot terrible, il va le
prononcer, car il ne prévoit que trop que l'instant de triompher ou de
périr est venu... Une minute, une seule seconde de plus peut-être de
résistance de la part de la corvette, et le corsaire est vaincu; et
lorsque d'un mot, d'un seul mot, il peut ramener à lui les chances
heureuses du combat, il ne doit plus hésiter à faire entendre ce mot à
ses farouches compagnons, quelque épouvantable que soit la promesse
contenue dans ce mot de carnage et de sang...

«Hourra! mes fils, à nous _la part du diable_! s'écrie d'une voix
tonnante _l'Invisible_ monté sur son bastingage, à nous _la part du
diable_! c'est moi qui vous le jure; et vous me connaissez!

--A nous _la part du diable_! répètent à la fois tous les corsaires,
hors d'eux-mêmes, en élevant au ciel et au-dessus de tout le tumulte du
combat, cette clameur homicide! C'est la première fois depuis qu'ils ont
accosté la corvette, que les forbans de _l'Oiseau-de-Nuit_ aient fait
entendre un seul cri, une seule parole, un seul mot. Jusque-là ils ont
combattu en observant le plus profond et le plus sinistre silence; et
jusque-là même les blessés et les mourans sont tombés sans pousser un
soupir, sans oser faire entendre une plainte, le plus léger murmure.
Mais à la voix de leur capitaine qui leur a dit: A nous _la part du
diable_! toutes les bouches écumantes des pirates ont répondu avec un
féroce délire: A nous _la part du diable_! et les pistolets qui armaient
leurs poings, et les sabres qui voltigeaient dans leurs terribles mains,
ont été jetés comme des instrumens inutiles sur le pont ou le long du
bord. C'est un large poignard, qui, de leur ceinture, passe dans leurs
mains frémissantes pour leur ouvrir un passage de sang sur les gaillards
de la corvette... Chacun d'eux cherche, dans les groupes des matelots
ennemis, l'homme qu'il doit attaquer et déchirer de la lame de son
coutelas... _La part du diable_, c'est pour eux la mort de l'équipage
danois et le pillage de la corvette!... Cette part du diable leur sera
faite et ils la dévoreront bientôt, les tigres qu'ils sont, tant ils ont
soif de sang, tant ils ont faim de pillage! Le succès désormais ne peut
être douteux pour les corsaires, et leur navire percé, criblé, qui va
couler sous leurs pieds, les laissera vainqueurs à bord de la corvette
qu'ils viennent d'escalader et qu'ils ont déjà couverte des cadavres des
hommes qui la défendaient contre leurs épouvantables coups.

Mais à l'instant du triomphe et au milieu de l'affreuse mêlée des
combattans qui se hachent sur les bastingages du bâtiment danois, un cri
d'effroi se fait entendre sur le pont de _l'Oiseau-de-Nuit_... _Le
capitaine est blessé, le capitaine est blessé!!_ Tels sont les mots qui
viennent d'être portés aux oreilles des forbans qu'avaient une minute
auparavant exaspérés la voix de leur commandant. Ceux des corsaires qui
combattent sur les pavois de l'arrière, le plus près de leur capitaine,
le cherchent des yeux à la place où sa présence les conviait au carnage
et soutenait leur ardeur... Ils s'aperçoivent avec terreur qu'il n'est
plus au milieu d'eux... Ils le demandent alors, ils l'appellent, ils
veulent le voir, le toucher, le secourir du moins, et ils trouvent sous
leurs pieds un homme expirant qui leur montre de la main la corvette à
moitié rendue... Mais il est trop tard maintenant pour songer à vaincre.
La bouche imprudente qui s'est ouverte pour dire: _Le capitaine est
blessé_, a décidé du sort du combat: un seul instant de plus encore, et
les Danois étaient accablés. Mais à ce cri funeste les forbans déjà
victorieux se sont arrêtés: la fureur qui les transportait s'est
ralentie: leurs poignards levés pour faire tomber à leurs pieds leurs
adversaires massacrés, sont restés suspendus sur la tête des matelots
qu'ils allaient immoler à leur rage... Les officiers de la corvette,
qui, jusqu'à ce moment, ont vainement cherché à s'opposer au sentiment
de terreur qui semblait s'être emparé de leurs hommes, ne savent que
trop bien profiter de l'hésitation qu'ils remarquent du côté des
corsaires: ils ramènent leurs gens au carnage, en se jetant les premiers
sur les groupes de forbans qu'ils ébranlent et qui, d'assaillans qu'ils
étaient, deviennent à leur tour assaillis et repoussés. Long-temps
encore dure le massacre; mais l'avantage de ce dernier engagement
restera au grand nombre... Au bout d'une heure de lutte acharnée, c'est
l'équipage mutilé, écharpé et vaincu du capitaine _Invisible_ qui rentre
à bord de son brick, et le brick lui-même, mitraillé par le feu de son
ennemi et éreinté par le choc de l'abordage, menace de couler sous les
pas des forbans auxquels, pour la dernière fois, il va offrir un trop
inutile refuge...

Peu de temps fut nécessaire à la corvette victorieuse pour mettre ses
embarcations à la mer et amariner le bâtiment capturé. Aucune résistance
ne fut opposée par les corsaires découragés aux premiers canots qui
l'élongèrent, et les marins danois, en sautant à bord de leur prise,
aperçurent avec étonnement, dans l'entrepont de ce mystérieux navire, la
foule des malheureuses captives que l'eau avait gagnées en entrant de
toutes parts dans la cale, percée à la flottaison par plusieurs
boulets... «Sauvons les femmes et les blessés d'abord, avant que le
brick ne coule bas!» s'écrièrent les officiers chargés du commandement
des embarcations. Mais, avant tout, tâchons, parmi les morts ou les
mourans, de retrouver le capitaine de ces pirates... Ils cherchèrent
long-temps, les officiers danois, sans qu'aucun des forbans daignât leur
dire lequel parmi les blessés et les morts était leur capitaine... Mais
aux efforts que l'un des marins mourans fit pour tourner le pistolet
qu'il tenait encore à la main, sur sa poitrine déjà percée d'une balle,
tous les Danois s'écrièrent: _Voilà le capitaine!_ et plus tard, quand
le corsaire eut disparu sous les eaux, et que les femmes, les blessés et
les matelots prisonniers eurent été transportés à bord de la corvette,
les vainqueurs apprirent, en frémissant encore d'effroi, que le pirate
qu'ils venaient de combattre et de soumettre, était le _Capitaine
Invisible_.

Dans le faux-pont de la corvette _le Hamlet_, plusieurs cadres furent
bientôt suspendus auprès des cadres qui avaient déjà reçu les blessés du
bord. Sur ces derniers lits, on plaça les blessés du brick et parmi eux
_l'Invisible_ expirant. En vain le chirurgien-major du bâtiment danois
essaya-t-il d'étancher le sang qui coulait en abondance de deux ou trois
larges plaies qu'il avait sondées dans la poitrine du chef des écumeurs
de mer: le sang, plus fort que tous les appareils que l'art opposait à
sa fuite, continua à couler avec les restes de la vie du redoutable
corsaire. L'oeil fixé sur les traits agonisans de son ennemi vaincu, le
commandant de la corvette semblait contempler encore avec avidité et
terreur, cette physionomie mâle et funeste sur laquelle la mort allait
bientôt effacer la dernière empreinte des passions qui avaient rendu cet
homme extraordinaire, l'épouvante de toutes les mers qu'il avait si
long-temps parcourues. Un signe du mourant, à l'aspect d'un des
officiers du corsaire qu'il vit passer auprès de son cadre, indiqua au
commandant que _l'Invisible_ voulait parler à cet officier prisonnier...
Le commandant fit approcher du blessé cet officier sur lequel
_l'Invisible_ tenait ses regards attachés avec l'expression d'un
sentiment indéfinissable. C'était le Banian... «Ah! te voilà donc toi,»
murmura _l'Invisible_ d'une voix affaiblie et avec effort, dès qu'il vit
son ancien capitaine d'armes rendu assez près de lui pour lui faire
entendre ces mots:... «Reste-là, ajouta-t-il, et vous, commandant,
reprit-il aussitôt, écoutez bien... mes dernières paroles... c'est une
révélation importante que votre ennemi expirant... veut vous faire...
Tenez, s'écria-t-il aussi haut qu'il le put, voilà le misérable qui a
tout fait... lui seul a ordonné de commencer le feu sur vous; c'est sur
lui... que doit retomber votre vengeance...» Puis, après avoir prononcé
ces mots en tenant ses yeux en feu arrêtés sur le Banian anéanti, il
allongea sa main défaillante, pour attirer près de lui le malheureux
qu'il venait d'accuser, et lui dire tout bas à l'oreille, en souriant
avec une infernale ironie: «Misérable, c'est toi qui as crié que j'étais
blessé... et qui as ravi la victoire à tes frères... Mais tu recevras le
châtiment... que mérite ta lâcheté... et je meurs avec l'assurance,
infâme que tu es... de t'avoir condamné à recevoir la mort qui attend
mes braves!...»

Avec ces derniers cris de vengeance et de malédiction, s'exhala l'âme
indomptable du corsaire vaincu, mais insoumis... Long-temps encore,
après sa mort, les officiers et les matelots danois se disputèrent le
sombre plaisir de contempler sa figure, ses traits, son regard éteint,
et de mesurer de l'oeil la taille de ce pirate célèbre, qu'un grossier
cercueil allait recevoir pour être transporté à Saint-Thomas, comme le
témoignage le plus sûr et le trophée le plus précieux d'une victoire que
nul croiseur n'aurait osé espérer avant le combat.

Quant au malheureux Banian, accablé, écrasé sous le poids de la terrible
dénonciation que son capitaine expiré venait de faire tomber sur sa
tête, il fut saisi, chargé de chaînes et jeté à fond de cale à bord de
la corvette, au milieu des autres prisonniers que le commandant danois
se proposait de livrer bientôt à toute la sanglante rigueur des lois...

Peu de jours après cet événement, la corvette _le Hamlet_, tout avariée
encore des suites de son engagement terrible, mais toute fière du succès
inespéré qu'elle venait d'obtenir, arriva à Saint-Thomas, avec les
jeunes captives Colombiennes qu'elle avait eu le bonheur de délivrer, et
les forbans qu'elle avait eu la gloire de vaincre.

Son entrée triomphale dans le port de sa station ordinaire, fut célébrée
comme un événement à jamais mémorable dans les fastes de la marine
danoise des Antilles! Quel croiseur anglais, américain ou français,
n'eût pas envié au _Hamlet_ l'honneur d'avoir coulé bas le navire de
_l'Invisible_, le brick redouté de ce forban, dont le nom avait si
souvent épouvanté les marins de ces parages! «Mais quel dommage,
répétait la foule accourue sur les rivages de l'île pour voir débarquer
les pirates humiliés et enchaînés! quel dommage de n'avoir pu s'emparer
de leur chef vivant, pour lui faire expier, dans l'infamie du dernier
supplice, l'impunité qui trop long-temps avait été réservée à ses
crimes! Le cadavre du bandit, s'écriait-on, ne sera qu'un trophée trop
peu éclatant pour la pompe du triomphe que l'on prépare au vainqueur.
C'est lui qui, chargé de liens, la rage dans le coeur et la honte sur le
front, aurait dû survivre à tous ceux qui se sont immolés pour exécuter
ses ordres ou servir sa détestable soif de meurtre et de pillage...» Et
c'est ainsi que la foule, toujours disposée à insulter à la défaite d'un
ennemi vaincu, regrettait que la mort du pirate lui eût ravi le plaisir
cruel de lui faire expier en humiliation et en outrages, la terreur
qu'il avait si long-temps inspirée à ceux qui, pendant qu'il était
encore debout, n'auraient osé ni l'insulter ni le défier...

Avec quelle joie les malheureuses captives de _l'Oiseau-de-Nuit_
revirent les rivages hospitaliers de l'île qui, pour elles, était
devenue la terre de liberté et de délivrance. Leurs familles, informées
de l'événement qui venait de les rendre au bonheur et à la sécurité,
devaient bientôt venir les rejoindre et les consoler. Une sombre et
solitaire prison s'ouvrit pour recevoir les forbans prisonniers, et ce
cachot ne devait les rendre à la lumière que pour leur faire entrevoir,
sur une place publique, l'échafaud qu'une justice inexorable allait
dresser pour eux.




XX

        «Quoi, monsieur ne connaît donc pas St-Thomas? l'hôtel Barnabé
        c'est la grande maison noire, le garde-manger de potence dont le
        concierge Barnabé a la clef.»

        (Page 114.)

Saint-Thomas;--la prison de l'île;--le concierge Barnabé, sa fille
Acacie;--une rencontre imprévue;--philosophie militaire d'un geôlier:
négociation muette; délivrance; fuite.


  «Si vos affaires vous appellent à Saint-Thomas, et que vous vouliez
  sauver la tête d'un malheureux qui n'a plus d'espoir qu'en vous, ne
  tardez pas. Cette tête de malheureux est la mienne, et le billot du
  bourreau la réclame. Je ne puis vous en dire davantage pour le moment;
  je craindrais même de signer ce mot... Mille fois à revoir, si jamais
  je puis vous revoir; vous, l'ange sauveur de l'infortuné et bien
  innocent...

  »G. L...»

Ce fut deux mois environ après avoir expédié le Banian sur le brick de
mon ami _l'Invisible_, que je reçus cette triste missive, des mains d'un
pauvre nègre arrivé à la Martinique sur un petit sloop caboteur, qui
n'avait guère mis moins de dix à douze jours à remonter contre le vent,
de Saint-Thomas à Saint-Pierre. J'interrogeai ce malheureux émissaire
sur plusieurs faits qu'il m'importait de connaître, avant de me décider
à faire précipitamment le voyage de Saint-Thomas, pour _sauver la tête
du malheureux que réclamait le billot du bourreau_. Tout ce que le
nègre, porteur de la laconique dépêche, put me dire, c'est que le billet
lui avait été remis à travers les grilles d'une grande prison, par un
jeune blanc qui paraissait bien à plaindre, et qui l'avait conjuré, par
le ventre de sa mère, de porter au plus vite, une fois rendu à la
Martinique, ce billet à son adresse. On sait combien, pour les esclaves
de la côte d'Afrique, les adjurations faites au nom du ventre de leur
mère sont puissantes et sacrées. Le noir messager de Gustave, au risque
de recevoir cinquante coups de fouet des geôliers de la prison, s'était
chargé de la commission du détenu; et aussitôt rendu à Saint-Pierre, il
n'avait rien eu de plus pressé que de demander ma demeure à toutes les
personnes de la ville. Quant aux autres renseignemens que j'aurais
désiré obtenir de lui, il ne put me les donner. Il avait eu assez
d'instinct d'humanité pour se charger du message, mais son intelligence
n'avait pu aller plus loin que sa bonne action.

J'allai de suite trouver le patron du petit sloop de mon nègre, après
avoir récompensé le zèle de celui-ci. Le patron du bateau était un
mulâtre fort déluré, qui me laissa d'abord lui adresser toutes les
questions au moyen desquelles il voulait s'assurer de l'identité de ma
personne, sans risquer de compromettre la commission dont il avait été
aussi chargé pour moi... Quand il m'eut bien écouté, avec un air
apparent d'indifférence, il tira mystérieusement, de la poche intérieure
de sa veste de coutil, un gros paquet de dépêches qu'il me remit, en me
disant: «Si vous désirez le trouver encore en vie, vous n'avez pas une
minute à perdre... Voilà une petite goëlette qui part ce soir pour
Saint-Thomas; et elle n'arrivera probablement que tout juste... A mon
départ, il y a douze jours, on parlait déjà de monter l'échafaud...»

Le discret patron ne voulut pas pousser plus loin ses révélations, dans
la crainte, sans doute, d'engager la responsabilité qu'il avait assumée
en se chargeant de remettre le paquet à mon adresse. Il s'exposa
cependant au péril de recevoir un doublon de la main à la main, pour
prix de sa commission, et pour m'obliger.

J'ouvris de suite les dépêches de Gustave. Elles contenaient, en style
boursouflé, la relation détaillée du terrible voyage que je lui avais
fait faire à bord de _l'Oiseau-de-Nuit_. Le malheureux avait passé
plusieurs jours et plusieurs nuits, me disait-il, à écrire sa déplorable
histoire, qu'il me léguait comme un dernier souvenir, dans le cas où il
viendrait à être exécuté avant que je ne pusse voler à son secours et
l'arracher aux mains sanglantes de l'exécuteur, qui chaque matin venait
lui demander sa tête... Rien n'avait été omis dans les mémoires
posthumes du condamné; ni ses sensations, ni ses impressions de cachot,
ni les larmes brûlantes qu'il laissait tomber sur le papier confident
des tortures de son âme... Ce funeste journal avait été écrit heure par
heure, pour mieux peindre et rendre l'actualité de ses émotions
instantanées... Les _post-scriptum_ abondaient surtout, et la dernière
note portait: «--Minuit; je viens d'être condamné à mort comme
pirate!... Moi, pirate! nom d'enfer, dont tout mon sang murmurant
d'innocence ne pourra pas même effacer la tache!... Moi, pirate!... Oh!
si les juges qui viennent de m'appeler au tribunal de Dieu dans quinze
jours, avaient prononcé leur arrêt la main sur mon coeur et non sur le
leur, non jamais cet arrêt infâme n'aurait brûlé leurs lèvres: c'est mon
coeur qui aurait brûlé leur main, à eux, d'indignation!... Une heure du
matin: Je sens mes cheveux blanchir sous mes doigts convulsifs; et ces
doigts, ces cheveux n'ont pas encore vingt-huit ans, et l'ange sauveur
n'entendra pas ma voix qui crie, mes yeux qui pleurent, ma bouche et mon
coeur qui pleurent et qui crient comme ma voix et mes yeux. Pardon! oh!
oui, pardon, n'est-ce pas, pour le jeune homme de vingt-huit ans!»

Il ne m'en fallut pas davantage pour être convaincu du péril trop
certain que courait le prisonnier... Cette exaltation d'idées et ce
désordre de langage m'indiquaient assez sa situation. Jamais encore il
n'avait parlé sur un ton aussi élevé et d'une manière plus figurée.
Jamais, par conséquent, il n'avait dû se trouver dans une position plus
affreuse... Je n'hésitai plus à m'embarquer sur la petite goëlette qui,
le soir, devait appareiller pour Saint-Thomas. Quelques-uns de mes amis,
en donnant caution pour moi aux autorités de Saint-Pierre, m'obtinrent
le laissez-passer que je réclamai pour une prétendue affaire pressée,
qui exigeait immédiatement mon départ de la colonie, et ma présence à
Saint-Thomas... «C'est moi, me disais-je, qui involontairement ai placé
cet infortuné dans la fatale conjoncture où il se trouve. C'est à moi
qu'il appartient de l'arracher à la mort qui le menace, et que, sans le
savoir, hélas! j'ai attirée si imprudemment sur sa tête... Oui, partons,
et partons tout de suite... Il me semble déjà que chaque heure de retard
apporte avec elle un remords sur ma conscience... Oh! pourvu que
j'arrive à temps à Saint-Thomas pour sauver la victime que j'ai faite et
dont je crois entendre à chaque instant le dernier cri et le dernier
soupir!...»

La goëlette à bord de laquelle j'eus bientôt mis un léger paquet
d'effets et quelques petits sacs d'argent, fit voile à onze heures du
soir, avec une brise fraîche et favorable que je ne trouvais ni assez
forte ni assez portante, malgré l'affirmation du patron, qui me répétait
que c'était là le plus beau temps que l'on pût désirer. Je passai toute
la nuit sur le pont, sans pouvoir fermer les yeux, ou plutôt craignant
de les fermer et de faire quelque rêve épouvantable, dont ne me menaçait
que trop mon imagination troublée... Les heures me semblaient traîner,
et la goëlette ne pas marcher, quoique la brise lui fît filer sept à
huit bons noeuds... Je voyais à tout moment le calme venir, et le patron
ne cessait de répondre à mes prédictions: «Diable, monsieur, savez-vous
que pour peu qu'un calme comme celui-là augmente, il me faudra serrer
mes huniers! Le bateau en porte deux fois plus qu'il ne peut!»

Il me fallut dévorer encore mon impatience un jour et une nuit. Ce ne
fut que le surlendemain de notre départ que nous pûmes arriver à
Saint-Thomas.

Il était trois heures de l'après-midi quand je mis le pied à terre.
Sauter sur le bord de la mer, demander à la première personne que je
rencontrai où était la prison et courir vers l'endroit qu'on venait de
m'indiquer, ne fut pour moi que l'affaire d'un instant. Mais au moment
où j'allais entrer dans la geôle qui se présentait déjà à cent pas de
moi, au bout d'une petite place, je rencontrai, à ma grande surprise,
une dame qui en sortait et qui me reconnut en m'appelant par mon nom.
C'était la comtesse de l'Annonciade, mon ancienne compagne de voyage et
l'une des victimes, comme je l'avais appris en lisant la relation du
Banian, de l'attentat de _l'Oiseau-de-Nuit_ à Cumana. Un petit vieillard
tout habillé de noir et barbouillé de décorations vertes, jaune-orange,
bleu de ciel et noisette, accompagnait la comtesse. Elle m'apprit que
j'avais l'honneur de voir devant moi M. le comte, son père, venu tout
exprès de Cumana pour la ramener avec lui, dès que la terrible affaire
qui l'avait retenue à Saint-Thomas serait terminée.

Je feignis à ces mots d'ignorer tout-à-fait l'affaire terrible dont la
comtesse voulait bien me parler...

«Comment, s'écria-t-elle, vous ne savez pas ce qui m'est arrivé à moi et
à vingt-sept jeunes personnes de mon pays à bord d'un pirate, à bord de
ce misérable _Invisible_ dont la mort n'a expié que trop peu et trop
tardivement, les crimes et les forfaits exécrables?

--Non, madame, je n'ai encore rien appris, lui répondis-je. J'arrive
d'aujourd'hui seulement à Saint-Thomas.»

Et là-dessus la comtesse, en me priant de la reconduire jusqu'à l'hôtel
du gouverneur où elle avait accepté un logement, se mit à me raconter
son aventure avec tous les détails que je connaissais déjà. Son
animosité contre les pirates me parut portée au dernier degré
d'exaltation. Elle m'assura qu'elle n'était restée dans l'île, depuis
son débarquement de la corvette danoise, qui l'avait si heureusement
arrachée à la fureur des forbans, que pour faire punir ces misérables
comme ils le méritaient, et que le lendemain elle partirait satisfaite
après avoir vu dix-sept d'entr'eux laisser leurs têtes sous la hache du
bourreau... Cette nouvelle me fit frémir, et quelque envie que j'eusse
eue d'abord d'entendre la comtesse me confirmer toutes les circonstances
de l'événement dont le Banian m'avait rendu compte, je commençai à
trouver son récit fort long en calculant le peu de temps qu'il me
restait pour sauver mon prisonnier... Jusque-là la jeune Colombienne ne
m'avait pas encore parlé de Gustave, et je demeurai convaincu qu'elle
ignorait à quel homme elle avait eu réellement affaire en cédant à
l'invitation qu'un des officiers de _l'Oiseau-de-Nuit_ lui avait faite
comme aux autres dames de Cumana, au nom de son commandant, la veille du
funeste bal donné en mer par _l'Invisible_. Cette certitude me rassura
un peu. Je me hasardai alors à rappeler à la comtesse nos anciens
compagnons de traversée du _Toujours-le-même_, et à dire un mot du
pauvre cuisinier Gustave; et l'ex-chanoinesse s'écria à ce nom:

«Ah! monsieur, j'en veux d'autant plus à ces misérables pirates, que
l'un d'eux, le plus criminel peut-être de tous, m'avait rappelé, par le
son de sa voix, ses manières et même quelques-uns de ses traits, ce
malheureux jeune homme que vous appeliez Gustave... Oui, je crois que je
les aurais moins abhorrés sans cette circonstance étrange. Mais l'idée
du forfait qu'ils ont commis en empruntant en quelque sorte l'illusion
d'un de mes souvenirs, pour me sacrifier, pour me perdre, oh! cette idée
a révolté mon coeur au dernier point. Car, vous le savez bien, c'est du
sang espagnol qui coule dans mes veines, et ce sang ne sait demander
qu'amour, amitié ou vengeance...»

Le vieux comte qui, jusque-là, s'était contenté d'écouter sa fille, à
ces mots, qu'il crut sans doute comprendre, fit un signe de tête
approbatif en ajoutant même, pour corroborer la phrase de la jeune
comtesse, quelques paroles espagnoles que je n'entendis pas bien; la
comtesse reprit après un moment de silence...

«Et ce pauvre jeune homme, qu'est-il devenu que vous sachiez?

--Qui, Gustave, madame?

--Oui, M. Gustave, monsieur, cette innocente victime du vilain capitaine
Lanclume? Oh ces démons de capitaines, je les ai tous en horreur!

--Mais, après avoir éprouvé des fortunes diverses à la Martinique et
avoir même été dans une position assez brillante, il est redevenu, je
crois, plus malheureux encore que vous ne l'avez connu.

--Ah! ce que vous m'apprenez-là m'afflige beaucoup. Il paraissait si
digne d'un meilleur sort! et que fait-il maintenant? où est-il ce pauvre
M. Gustave?

--Je serais, ma foi, fort embarrassé de vous le dire, madame. Je l'ai
entièrement perdu de vue depuis quelque temps...»

Nous allions arriver au palais du gouverneur. Deux sentinelles placées à
la porte du gouvernement m'indiquaient que nous devions nous trouver
rendus au logis de la comtesse. Je profitai de cette circonstance pour
la quitter en la remerciant des instances qu'elle faisait pour m'engager
à entrer chez elle. Avant de me laisser partir, elle me fit promettre de
venir la voir le lendemain, pour peu que les affaires pressantes que
j'avais prétextées, me permissent de lui accorder quelques instans avant
son prochain départ. Je promis tout ce qu'elle voulut, et je courus tout
haletant à la geôle.

Autre contre-temps! En arrivant chez le concierge on m'apprit que ce
jour-là il donnait à dîner à quelques-uns de ses amis. Je le fis
demander pour une affaire qui ne pouvait se remettre au lendemain. Il
m'envoya dire que son dîner, qui était chaud, était encore plus pressé
que mon affaire... Je sollicitai alors la faveur de voir l'ancien
capitaine d'armes de _l'Oiseau-de-Nuit_, et un porte-clefs me répondit
que le lendemain je le verrais de dix à onze heures du matin sur
l'échafaud, mais que jusque-là il ne pourrait parler qu'au prêtre chargé
de le confesser...

«Et ce prêtre, m'écriai-je désespéré, peut-on au moins le voir?

--Impossible, me répondit encore l'inexorable porte-clefs. Il en a
dix-sept à préparer pour là-haut... Tous les pirates veulent se
confesser, et ils en ont long à dire, allez, ces pénitens-là!»

Il ne me restait d'autre parti à prendre qu'à attendre l'heure où le
concierge aurait fini de dîner avec ses amis... On m'assura que vers
neuf ou dix heures du soir, je pourrais obtenir un moment d'audience de
lui dans sa salle basse de réception...

Pour dévorer jusqu'à ce moment mon dépit et mon impatience, j'allai me
promener au hasard sur le bord de la mer... Plongé dans les plus
pénibles réflexions, j'avais fait et refait dix à douze fois les quatre
cents pas que l'on peut parcourir sur la partie un peu propre du rivage,
lorsqu'un homme de couleur, vêtu à la façon des patrons caboteurs, vint
me demander négligemment:

«Monsieur voudrait-il passer à la Guayra?»

Je ne sais pourquoi ce mot de Guayra eut, en cet instant, le privilége
de m'arracher à la profonde rêverie qu'un coup de canon n'aurait
peut-être pas eu le pouvoir d'interrompre... Je répondis d'abord au
patron que je ne partais pas.

«C'est dommage, me dit-il, car à minuit j'appareille, et un passager de
plus à la chambre aurait bien fait mon affaire... Monsieur ne
connaîtrait pas, par hasard, un passager de chambre à me donner?»

Il y a dans la vie des momens de distraction ou de préoccupation,
pendant lesquels un instinct, que nous ne connaissons pas, semble
veiller pour nous aux choses qui nous sont utiles et qui ont échappé à
notre intelligence ou à notre prévoyance. Je demandai machinalement au
patron quelle formalité il fallait remplir à Saint-Thomas avant de
s'embarquer pour la Côte-Ferme?

«Aucune, monsieur, me répondit-il avec une merveilleuse sagacité. S'il
fallait, comme dans les autres colonies, ne s'embarquer que le passeport
à la main, il n'y aurait pas ici d'eau à boire pour nous. Notre
navigation se faisant pour les gens suspects entre deux ports francs, il
n'y a que la liberté de voyager ici et de brûler la politesse aux
créanciers des autres îles, qui nous font vivre.»

Le caboteur venait de me prendre pour un fripon disposé à lever le
pied... Je continuai:

«Pourriez-vous bien, au besoin, vous charger de quelqu'un, d'ici à
minuit ou à une heure, dans le cas où une personne à laquelle vous venez
de me faire penser, se déciderait à s'embarquer avec vous pour la
Guayra?

--Un passager de chambre?

--Oui, un passager de chambre!

--Mais c'est justement ce que je cherche pour faire mon plein!

--Et vous resteriez pour l'attendre jusqu'à une heure après minuit!

--Jusqu'à deux heures si j'étais sûr de quelque chose...

--Fort bien... et pourriez-vous vous engager formellement à attendre
jusque-là?

--Mais, cela dépend de vous, monsieur... Avec des arrhes, je ferai tout
ce qu'il vous plaira...

--Oh! j'entends. Combien exigez-vous pour ce délai?

--Je ne taxe jamais ces sortes de choses avec des personnes comme il
faut. Vous me donnerez ce que vous voudrez, pourvu que j'y trouve mon
compte...

--Dix gourdes vous paraîtraient-elles suffisantes?

--Vingt me conviendraient mieux...

--En voilà douze et l'affaire est conclue...

--Vous êtes bien bon, monsieur... Cinq, six, douze! Oui, le compte y
est... Je vois ce que c'est, maintenant... Monsieur attend probablement
un des pensionnaires de l'_hôtel Barnabé_, pour l'envoyer à la Guayra
passer la mauvaise saison de l'hivernage qui commence demain, sur la
grande place, à dix heures du matin...

--Qu'entendez-vous donc par l'_hôtel Barnabé_?

--Quoi, monsieur ne connaît donc pas Saint-Thomas?... l'_hôtel Barnabé_,
c'est la grande maison noire... le garde-manger de potence dont le
concierge Barnabé a la clef...

--Et connaissez-vous ce concierge?

--Non, plus à présent, depuis que je lui ai fait la queue de deux
pratiques sans lui donner la moitié du prix que j'avais promis pour les
faire passer de la geôle à la Côte-Ferme... c'est un _vieux-corps_ de
mauvaise foi et de mauvaise humeur, avec qui il n'y a plus moyen de
faire quelque chose de bon...

--Et vous ne pensez donc pas que l'on puisse s'arranger avec lui pour
une évasion? On m'avait cependant assuré...

--Oh! si fait, il y a toujours moyen; mais il est cher en diable et
brutal surtout: il vient encore dernièrement d'augmenter ses prix, le
vieux coquin! dix onces d'or pour chaque homme à pendre... Et vous
sentez bien que c'est payer trop cher un pendu; et tous les condamnés
n'ont pas le moyen de mettre des sommes comme ça pour conserver leur
vie... Il y en a dix-sept aujourd'hui pour demain, à ce qu'on dit, et si
quelqu'un faisait la folie de les acheter tous, Barnabé aurait de suite,
de sa marchandise, 170 onces d'or, près de trois mille gourdes rondes.
Le métier serait trop beau...

--Si encore à ce prix on était certain de pouvoir obtenir!...

--Mais on obtient quand on en a les moyens, parce que c'est un prix fait
comme des petits pâtés... Il n'y a pas de protection ni de faveur pour
cela... Vous payez, on vous donne la marchandise, voilà tout.

--Pourriez-vous bien vous charger, vous, qui paraissez si bien connaître
les usages du pays, d'une commission de ce genre?

--Moi, non, parce que, comme je vous l'ai dit, Barnabé s'est fâché avec
moi pour un coup de pied qu'il m'a donné dans notre dernière querelle...
Mais vous n'avez qu'à vous présenter vous-même, avec de l'argent
d'abord, et en vous expliquant, et ensuite l'affaire s'arrangera...

»Tenez, je crois que le vieux ivrogne est justement descendu de son
grand dîner, car il me semble voir de la lumière dans la salle d'en bas,
à l'entrée de la pistole... Vous pouvez aller lui parler si vous avez
affaire à lui, et puis ensuite, si vous avez besoin de moi, je suis là
jusqu'à deux heures. Mais je serais bien aise de pouvoir partir, je ne
vous le cache pas, le plus tôt possible... Eh! oui, je ne me trompe pas,
c'est Barnabé qui est descendu... Le voyez-vous, le tigre, qui cuve son
trop de tafia, à côté de sa fille...»

Satisfait des explications que le hasard venait de m'envoyer par la
bouche de ce bavard de patron, je courus vers la geôle, plus rempli
d'espoir que jamais...

Au fond d'une grande salle basse et sinistre, ouverte en grand sur une
cour située au coin d'une place, je vis, à la lueur d'une lampe, un
homme vêtu en matelot, assis près d'une table, et à côté de cet homme
une jeune fille: j'entrai.

Je demandai d'abord monsieur le concierge...

«C'est moi! me répondit d'une voix de taureau, le concierge lui-même,
sans lever à peine les yeux sur moi.

--Qu'y a-t-il pour votre service? me demanda d'un ton assez doux la
jeune personne.

--Je voudrais dire un mot en particulier au chef de la maison.

--Quand je vous ai dit que c'était moi, hurla encore le geôlier, c'est
que c'est moi, et si vous avez un mot à dire, dites-en deux si vous
voulez: je suis ici en particulier... Mais, sans être trop curieux, qui
êtes-vous, s'il vous plaît, monsieur? car on est bien aise de savoir à
qui on parle, quand on parle à quelqu'un.

--Je suis étranger, monsieur...

--Mais vous m'avez l'air cependant d'être Français et de parler la
langue comme un Parisien?

--Oui, je suis Français, mais j'ai voulu vous dire que j'étais étranger
à Saint-Thomas.

--Alors dites ce que vous voulez dire, si vous voulez que je vous
comprenne... On peut être étranger ici, et c'est tant mieux même, car il
ne manque pas de mauvais garnemens dans la population de ce pays; mais
quand on est Français et qu'une sentinelle vous crie: Qui vive? on
répond sans rechigner: _Français, quoi!_ parce qu'il n'y a pas de mal à
cela, et le péché mortel n'est pas dans la chose en question. N'est-ce
pas, petite, que penses-tu de la chose et _du péché mortel_, qui n'est
pas dans la _chose en question_?

--Mon père, je pense comme vous; mais monsieur a témoigné le désir de
vous parler.

--Qu'il parle, le monsieur, qu'il parle! je ne l'empêche pas de parler
en conséquence; mais quand on vient me conter qu'on est étranger parce
qu'on est Français, moi je prends pour mon compte l'insulte faite à ma
nation: c'est que je suis Français aussi, moi, et surtout, quand je
viens de dîner, le pays se présente à ma tête avec tout ce que moi et
les autres avons fait pour notre patrie... Entendez-vous, Français
toujours, moi, et jamais étranger, ou que le diable m'enlève plutôt!

--Je le savais, M. Barnabé, avant de venir à vous... Je sais même que
vous avez servi avec honneur dans l'armée...

--Eh bien! à présent, le voilà plus savant que moi sur moi-même, cet
autre que je n'ai jamais tant vu! il sait que j'ai servi, avec honneur,
dans l'armée... Mais est-il donc savant ce particulier qui s'est dit
étranger parce qu'il est Français.»

Je jugeai prudent, en voyant la causticité bachique à laquelle se
livrait M. Barnabé, de le laisser dégorger un peu le flux d'épigrammes
dont il semblait avoir besoin de se soulager à mes dépens. Sa fille,
devinant probablement mon embarras et applaudissant à ma réserve, prit,
pour faire changer la conversation, un moyen qui avait dû souvent lui
réussir: elle apporta une bouteille de Porto et deux verres sur la
table, me présenta une des trois ou quatre mauvaises chaises qui
boitaient dans l'appartement, et m'engagea à m'asseoir vis-à-vis de son
père... Je me plaçai en face de M. Barnabé, et au risque de recevoir, en
l'écoutant, les chaudes bouffées de son haleine fort irrégulièrement
entrecoupée par des hoquets assez fréquens, je me résignai à conserver
ma position... Il avala d'abord un verre de Porto, et exigea ensuite que
j'en busse un aussi, non pas à sa santé, mais à la santé de sa fille;
par respect, me fit-il observer, pour le sexe. Mademoiselle Barnabé qui,
pour le dire en passant, me paraissait d'autant plus jolie que son père
me semblait plus hideux dans l'abjection de son état d'enivrement,
répondit à mon toast par un sourire gracieux, mais sans coquetterie...
La brutalité de son père semblait lui faire mal en présence d'un homme
bien élevé... Quant au père Barnabé, après avoir brisé son verre en le
posant sur la table, et en avoir demandé un autre, il se mit à me
beugler dans le médium de sa voix de basse-taille et à propos de je ne
sais quoi:

«Moi, voyez-vous, tel que vous me voyez, j'étais sergent dans la
vieille-garde, avec l'autre, vous savez bien. Une fois le petit caporal
bloqué à la geôle à Sainte-Hélène, je me dis: Barnabé, plus d'empereur,
plus de garde impériale: c'est fini pour toi, mon ami, et pour le
grand-homme; cherche ta vie ailleurs, l'air de France commence à être
malsain pour les moustaches grises de ton tempérament...

--Ah! vous étiez sergent dans la vieille-garde?

--Sans doute; et qu'y a-t-il donc de si étonnant là-dedans, pour
m'interrompre en parlant? laissez-moi donc prendre le pas en
conséquence, si vous voulez que j'arrive à la première étape de mon
histoire... Je me dis donc alors: va chercher ta vie ailleurs, Barnabé,
mon ami; et, ma foi, je ne sais pas trop comment je m'en vins de l'autre
côté de l'eau. C'était peut-être pour faire comme le petit tondu, qui
commençait un peu tard aussi, de son côté, à apprendre la navigation...
Bref, me v'là arrivé à Saint-Thomas, par mer, où je procède d'abord par
traîner la savate et à manger à crédit, chez l'un et chez l'autre, faute
de moyens de pouvoir payer comptant les alimens et de manger chez moi en
particulier... Ça ne pouvait pas durer long-temps pour un vieux soldat,
ce métier de toujours dîner en ville... On me fit loger en prison pour
m'accorder le coucher et pour ce que je devais à l'ordinaire, oui, en
prison, dans cette grande baraque dont je suis, avec le temps et par mes
services, devenu le colonel ou le général... Ma bonne conduite dans la
prison m'avait fait respecter de mes semblables... Les chefs et les
geôliers en firent leur rapport au gouverneur qui était un bon vivant,
un ancien de l'armée de son pays de loups, et quand je voulus sortir, on
me dit: «Doucement, Barnabé, tu ne t'en iras pas! tes souliers sont
mauvais... le concierge va mourir, et c'est toi qui es porté sur la
liste d'avancement pour le remplacer dans son grade.

»Le concierge changea effectivement son fusil d'épaule, comme il l'avait
laissé espérer à ses amis et à ses chefs... C'est moi qui ai été gradé à
sa place, de même qu'ainsi on me l'avait promis sur la mauvaise mine du
geôlier titulaire en chef.

--Je ne vois rien là que de fort honorable pour vous, M. Barnabé; c'est
une preuve de confiance qu'on a voulu vous donner en récompense de votre
belle conduite; mais j'aurais un mot à vous dire...

--Et moi j'en ai encore bien plus d'un aussi à vous dire... Vous ne
voulez donc pas me laisser parler?...

--Pardon, continuez, je vous en prie; votre récit même m'intéresse
beaucoup...

--Tiens! il vous intéresse et vous me coupez la parole à tout bout de
champ!... Tenez, voyez-vous cette petite fille qui nous écoute, voilà
plus de mille fois qu'elle m'entend récidiver mon histoire, et elle
reste là toujours immobile, toujours la tête droite et les yeux fixés à
quinze pas devant elle... N'est-ce pas, Acacie, ma bonne petite
troupière?... C'est que ça connaît le service et la discipline
militaire. Voyons, embrasse-moi: et dis-moi ton mot d'ordre dans le
tuyau de l'auditoire...»

Acacie embrassa monsieur son père avec une docilité charmante...

Le tendre et paterne geôlier continua...

«Pour lors, je vous disais donc que je pris, pas plus fier que ça, le
grade de geôlier de Saint-Thomas, chez le Danois... Pardieu! que je
pensai: tu as quitté la France, Barnabé, parce que tu ne pouvais plus
casser les reins au Prussien, à l'Allemand et au Danemarck. Eh bien! tu
auras à présent au moins la satisfaction d'en bourrer quelques-uns de
ces godichons-là dans ta niche à rats; car à Saint-Thomas on trouve des
rognures de toutes les nations à mettre au colombier... C'est toujours
la guerre aux malins que je fais ici pour le compte de la France, et les
coups de clef ont remplacé l'action militaire de la baïonnette...

--C'est au mieux, mon brave M. Barnabé: c'est même une fort jolie
retraite que vous vous êtes donnée là; mais j'ai une affaire aussi et
une affaire très pressante à vous conter: il s'agit de la vie d'un
homme.

--Et qu'est-ce que c'est que ça que la vie d'un homme, quand c'est ma
vie à moi dont je vous parle!... Silence dans les rangs!... On ne parle
pas sous les armes quand le colonel commande... Acacie, versez-nous
encore un petit verre de Porto dans nos grandes moques... Bien, c'est
cela, la belle cantinière du premier régiment de la vieille garde de la
prison... Tenez, cette petite fille que vous voyez là est à moi, à moi
tout seul et en propriété encore, attendu que c'est moi qui me suis
donné la peine de la faire, à moins que cependant sa pauvre défunte
mère...

--Elle est charmante, mademoiselle Acacie.

--Elle est charmante! parbleu, c'est une belle chose que vous croyez
peut-être lui avoir dite là? Si vous prenez celle-là pour un compliment,
vous! il y a dix-sept ans que c'est connu... Mais puisque vous êtes si
malin, je parie tout ce qu'on voudra, que vous ne devineriez jamais
pourquoi elle s'appelle Acacie, cette petite brune-là de ma façon?

--Non; mais on peut dire du moins, quelque joli que soit son nom, qu'il
est encore moins joli que celle qui le porte.

--Tur lu tu tu! en avant donc encore les complimens comme s'il en
fusillait! Voilà bien les conscrits de mon temps, des douceurs et
toujours des douceurs et puis rien du tout! Je l'ai baptisée moi-même,
puisqu'il faut vous le dire, je l'ai baptisée du nom d'Acacie, parce que
_l'acacia_ est mon arbre à moi... Y êtes-vous à présent, devineur de
pommes cuites quand elles ne sont pas crues?»

Ce mot du geôlier me remettant en mémoire que j'avais eu, en France,
l'honneur d'être reçu maçon, je me mis à faire à mon cerbère tous les
signes de reconnaissance que je pus me rappeler. Acacie ne devinant pas
le motif de mes grimaces et de celles que son père cherchait à m'envoyer
de son côté pour répondre à mes avances maçonniques, se prit à rire
comme une folle... Mais le geôlier, voyant probablement une profanation
dans l'hilarité de sa fille, termina cette scène télégraphique en criant
d'une voix grave: «Silence, petite: ceci ne vous regarde pas: c'est du
trop profond pour vous... Oh! vous êtes de là, mon frère! reprit-il en
s'adressant à moi; vous en mangez, je le vois bien, et vos frères
doivent vous reconnaître pour tel; mais, voyez-vous, on est frère ici
jusqu'aux cordons de la bourse et au trou de la serrure... Cependant
expliquez-moi toujours votre affaire, si vous en avez une, en attendant
que nous ayons fini cette bouteille...

--Ce ne sera pas long, monsieur Barnabé, puisque vous voulez bien
m'entendre... Vous avez ici un prisonnier...

--J'en ai cent, et tous à moi encore: c'est mon régiment...

--Celui dont je veux vous parler était officier sur le corsaire
_l'Oiseau-de-Nuit_.

--Ah! pour celui-là je ne l'aurai plus demain... Et il m'a déjà été
recommandé. Il y en a dix-sept de cette compagnie à qui j'ai fait faire
la barbe et la toilette pour demain, afin qu'ils puissent se présenter
décemment à l'exercice...

--Eh bien! c'est ce jeune prisonnier, un de ceux qui doivent être
exécutés demain, que je veux sauver avec votre protection.

--Impossible! mon bel enfant! impossible! c'est justement celui-là
qu'une comtesse ou une marquise de _Mistenflûte_ m'a recommandé
expressément... de ne pas laisser déserter, quand ce serait pour toutes
les mines d'or de là-bas.

--Et que vous a donné la comtesse pour cet affreux service?

--Elle m'a promis, pour cet _affreux service_, cinq doublons de
gratification et son estime, c'est-à-dire, cinq doublons net. Et pour
être plus sûr de toucher le prêt, j'ai mis mon officier de pirates à la
double chaîne et dans le numéro dont voici la clef. Un vrai bijou de
logement pour les arrêts forcés d'un sous-lieutenant de Saint-Cyr qui a
été voir les filles en oubliant de payer le dégât.

--Et moi, je vous donne dix doublons comptant pour ravoir le prisonnier,
et, de plus, cette bague pour votre jolie Acacie...

--Donnez toujours, mon brave, donnez; mais brosse pour mon prisonnier!
Il est bien trop gentil, le garnement, pour qu'on le laisse partir comme
cela, ce bel oiseau. Il a piraté sur mer et on le piratera sur terre:
ceci est _Arhusmétique_, comme un et un font deux.»

Acacie venait de jeter un coup-d'oeil sur la bague que je montrais, elle
avait souri ensuite; je lui fis un signe, et elle me répondit en
m'engageant par un geste de la main à attendre encore et à prendre
patience...

Barnabé continua:

«Ah! vous avez cru peut-être que parce que je suis bon enfant, vous
pourriez entrer en conversation avec moi sur l'article de ma consigne,
et me faire faire plus de quinze pas en dehors de ma guérite... bonsoir,
l'ami... bonsoir: il pleut trop, vous repasserez demain... On est
geôlier parce qu'on trouve sa vie à gagner dans ce métier-là... On fait
des signes à un frère, parce que les frères sont toujours des frères,
quand ça ne dépasse pas les grimaces portées sur le diplôme et
l'exercice de peloton du vénérable de la respectable _et cætera_,
suffit... Mais quand le réglement du poste est affiché à la porte du
corps-de-garde, Jean-fesse qui donne le mot d'ordre à l'ennemi... C'est
ma maxime à moi, c'est ma maxime... Entendez-vous, conscrit,
entendez-vous?...»

En ce moment-là même, Acacie m'indiqua par un geste dont je saisis tout
de suite l'intention, de m'en aller; je pris mon chapeau pour faire
semblant de sortir: un autre geste de la jeune fille me fit entendre,
après ce premier mouvement, qu'il fallait rester, et à la lueur
incertaine de la lampe qui se consumait auprès de la bouteille du
geôlier, j'allai me nicher dans un coin du lugubre appartement qui
servait de salon de réception à l'illustre Barnabé...

Celui-ci me croyant déjà loin, causa encore quelques instans avec sa
fille sur ce qu'il appelait ma retraite précipitée avec perte... puis
accablé sous le poids du vin et du sommeil, il finit par laisser tomber
sa tête appesantie sur la table, et par s'endormir comme un bienheureux,
entre sa bouteille vide, ses deux verres renversés et sa lampe huileuse.
Mais avant de s'abandonner tout-à-fait à l'assoupissement contre lequel
il luttait en déraisonnant depuis une demi-heure, il avait eu le soin de
s'emparer d'une des mains de son Acacie, qu'il tenait serrée contre ses
genoux avinés et nonchalamment étendus sous la petite table.

L'argus repu ronfla bientôt de manière à ébranler les murs de sa
geôle... Acacie, profitant de ce moment favorable si impatiemment
attendu par moi et peut-être par elle, se met, sans faire le moindre
mouvement, sans déranger sa main de la main de son père, à appeler à
demi-voix: Bartholoméo, Bartholoméo!

Un grand et jeune mulâtre sortant de je ne sais quel recoin, tout
déhaillé, tout nonchalant, aux trois quarts endormi encore, se présente
en bâillant devant la jeune fille...

«Que voulez-vous, maîtresse? lui dit-il.

--Bartholoméo, lui demanda Acacie, voulez-vous gagner cinq doublons?

--Cinq doublons? Je veux bien, maîtresse, où sont-ils?»

Je montrai alors les cinq doublons au mulâtre hébêté dont les yeux se
rouvrirent tout-à-fait à l'aspect de cet or.

«Et que faut-il faire pour cela? ajouta-t-il, et sans perdre mes cinq
doublons de vue...

--Il faut me suivre tout-à-l'heure au numéro trois, et prendre la place
de l'officier pirate pour la nuit... pour la nuit seulement...

--De l'officier qui va être pendu demain, maîtresse?... Mais si on me
trouve à sa place, pourra-t-on me pendre aussi?

--On vous donnera vingt-neuf coups de fouet, et vous aurez vos cinq
doublons...

--Et je ne serai pas pendu, n'est-ce pas, à la place de l'officier?

--Que vous êtes imbécile, Bartholoméo! Vous n'aurez qu'à ne rien dire et
qu'à faire semblant de dormir quand mon père fera sa ronde, à minuit,
comme il ne manque jamais de le faire. Il vous prendra pour le
prisonnier... Vous entendez bien, n'est-ce pas?

--Oui, maîtresse, j'entends bien.

--Et demain quand l'erreur sera reconnue, vous aurez vos cinq
doublons... Pourvu que vous ne disiez rien contre moi sous le fouet,
vous entendez... Voilà les cinq doublons que vous aurez...

--Et un quatre piquets[2], moi je le veux bien, maîtresse.»

  [2] _Quatre-piquets_, mot dont on se sert pour désigner la correction
    de vingt-neuf coups de fouet que l'on fait donner aux esclaves.

L'affaire, mon affaire, celle du pauvre Banian, venait d'être faite
entre l'intelligente fille et le stupide Bartholoméo... Je croyais
n'avoir plus que mes doublons à donner, et à attendre le succès de la
tournée des deux libérateurs, au numéro trois... Acacie me fit signe
d'approcher d'elle... J'exécutai l'ordre qu'elle venait de me donner
d'un mouvement de tête et d'un coup-d'oeil. Elle prit ma main, retira
doucement la sienne de celle de son père pour glisser mes doigts
tremblans sous ceux de l'impitoyable geôlier, et elle me dit alors:
«N'ayez donc pas peur ainsi! Il ne se réveillera qu'à minuit, et dans un
moment je vais venir reprendre ma place...»

Acacie, en achevant de prononcer ces derniers mots, promène délicatement
la main qu'elle venait de dégager, sur le lourd trousseau de clefs de
Barnabé, et elle en détache, avec l'adresse d'une fée, la double clef du
numéro trois... Elle fait un geste impérieux à Bartholoméo: l'esclave la
suit en baissant la tête. Tous deux disparaissent dans un sombre couloir
du fond qu'éclaire à peine la faible lueur de la lampe de la geôle, et
ils me laissent seul, debout près du geôlier endormi, seul, tenant du
mieux possible ma main crispée sous la main brutale du tyran de la
prison.

Les minutes que je passai dans cette position cruelle, me parurent des
heures entières... A chaque mouvement que faisait le dormeur, à chaque
ronflement qui s'échappait de sa pesante poitrine, ma main tremblait de
manière à le réveiller tout-à-fait, et alors je sentais ses doigts
noueux s'allonger pour saisir plus fortement les miens ou pour étreindre
plus tendrement la main qu'il croyait être celle de son Acacie...
J'aurais donné tout au monde pour être délivré du supplice que mon
bourreau endormi me faisait subir sans le savoir... Au bout d'un quart
d'heure de torture enfin, je crus entendre du bruit dans le couloir du
fond: mes cheveux se dressèrent sur ma tête... Le geôlier s'apercevant,
même dans l'instinct animal de son sommeil, du mouvement que je n'avais
pas été maître de réprimer, murmura quelques mots, releva sa tête
alourdie, et après un moment d'incertitude et d'hébêtement, laissa
retomber son front sur la table... Je respirai...

Le bruit que j'avais entendu avait cessé tout-à-coup. Il se renouvela
bientôt. Le frottement de quelques pas longs, timides, incertains, vint
frapper mes oreilles de plus près... Je tournai la tête du côté du
couloir, et un autre homme que Bartholoméo suivait la jeune
libératrice... Cet homme, c'était le Banian, qui, en m'apercevant dans
la posture que je continuais à garder par prudence, tomba à mes genoux
sans proférer un mot, sans laisser échapper un soupir...

Acacie, la bonne Acacie, s'approche de moi en souriant pour reprendre la
place qu'elle m'avait confiée pendant son absence... Je passai à l'un
des doigts de la main qu'elle avait libre, l'anneau promis, le prix
attaché à sa belle action, et dans la poche de son tablier je laissai
tomber quelques doublons... Je baisai même, je crois, avec bonheur, la
main et la bague... Et saisissant ensuite mon Banian comme la proie sur
laquelle j'avais si long-temps compté, je sortis avec mon trésor de la
terrible geôle de Saint-Thomas, pour perdre bientôt de vue Acacie qui
continuait à sourire en nous regardant fuir et en tenant toujours sa
jolie main dans la redoutable main de son père...




XXI

        Et cette tête, c'est moi qui l'ai sauvée!

        (Page 161.)

Nouvelle rencontre:--autre embarras;--seconde évasion par mer;--adieux à
Saint-Thomas.


«Eh bien! demandai-je à mon homme une fois dans la rue et loin de la
prison; que pensez-vous de celle-là?

--Je pense, me répondit-il avec des larmes dans la voix, que vous êtes
un Dieu et que vous venez de faire un miracle pour moi...

--Un miracle, eh non! il n'est pas fait encore, et tant que je ne vous
aurai pas embarqué je ne serai pas tranquille!

--Embarqué, s'écria à ce mot le fugitif, et pour où?

--Pour la Côte-Ferme!

--Et peut-être encore sur quelque autre corsaire! Oh! non, de grâce, mon
généreux libérateur. Je ne sais comment vous exprimer ma reconnaissance;
mais si, pour vous en donner une preuve, il fallait retourner à bord de
quelque forban, tenez, j'aimerais mieux vous désobéir, quelque chose
qu'il m'en coûtât, et mourir!

--N'ayez aucune crainte, venez toujours et ne nous arrêtons pas ainsi au
milieu de la rue où l'on pourrait nous remarquer et écouter notre
conversation... C'est à bord d'un paisible bateau caboteur, et non plus
sur un pirate, que je vais vous conduire. Je vous en donne ma parole
d'honneur. Les conditions de votre passage pour la Guayra ont été faites
entre le capitaine qui vous attend et moi... Une fois rendu là et
tout-à-fait dépaysé, il vous sera facile, avec le peu d'argent que je
viens vous prier d'accepter, de vivre en toute sécurité, et peut-être
même dans une certaine aisance, pour peu que vous sachiez profiter des
leçons du passé et prendre la peine de travailler...

--Oh! pour travailler, ce n'est pas cela qui m'embarrasse... Mais
écoutez, puisqu'il faut vous l'avouer, et que vous avez encore la bonté
de m'entendre, je crains, presque autant que la mort à laquelle je viens
d'échapper, un nouveau voyage sur mer. C'est que j'ai été si malheureux
aussi dans les deux seules campagnes que j'ai faites!

--Oh! ma foi, que vous ayez ou que vous n'ayez pas de vocation pour un
troisième voyage, il faut bien cependant vous décider à mettre encore
une fois le pied à la mer, et cela le plus tôt possible; car il n'y a
plus moyen de rester ici pour vous, et il y a même danger à cheminer
lentement comme nous le faisons vers le rivage où la barque nous attend.
Vous ne savez donc pas que la comtesse est ici et qu'elle a poussé la
vengeance jusqu'à payer le geôlier et des surveillans pour que vous ne
puissiez pas lui échapper?

--Pardonnez-moi, je l'ai su; mais la comtesse ne m'a pas reconnu à bord
parmi les forbans, et ici elle n'a pu réussir à me voir en face, malgré
l'envie qu'elle avait de venir jouir de mes maux en me contemplant dans
les fers... Grand Dieu! si elle avait su qui j'étais!...

--Silence! silence!... m'écriai-je en ce moment. Abaissez comme moi
votre chapeau sur vos yeux, et cessons de parler français... Oui...
oui... C'est justement elle et son père que je crois voir venir à
nous...

--Et qui, elle? me demanda tout bas mon compagnon déjà tremblant comme
la feuille...

--Eh! la comtesse elle-même... Chut! prenons vite l'autre côté de la rue
où il y a le plus d'obscurité.»

Je ne m'étais pas trompé, c'était bien la comtesse de l'Annonciade que
j'avais reconnue, venant dans la même rue que nous et suivant la
direction opposée à celle que nous avions prise pour aller vers le bord
de la mer. Marchant lentement à côté de son père et accompagnée de ses
nègres et de ses négresses, elle nous croisa à quelques pieds de
distance; mais avant d'être rendus assez près d'elle pour reconnaître le
son de sa voix, à chaque pas qu'elle faisait vers nous, je sentais à
l'agitation nerveuse de mon compagnon, à qui j'avais fait prendre mon
bras, la peur qui allait chez lui en augmentant et qui devint telle
qu'elle me parut lui avoir ôté enfin l'usage de ses jambes. Je fus
obligé même de le soutenir pendant un instant pour donner à l'émotion
qu'il éprouvait le temps de se dissiper un peu, une fois que le danger
de la rencontre se trouva passé.

Cette leçon inattendue que venait de lui donner la frayeur ne me fut pas
au surplus inutile pour le déterminer à quitter Saint-Thomas. Mon
éloquence aurait eu probablement beaucoup de peine à vaincre sa
répugnance pour le nouveau voyage de mer que je lui avais préparé; mais
la vue de la comtesse le détermina tout-à-fait à céder à mes pressantes
sollicitations. Quand son évanouissement fut dissipé, je ne trouvai plus
en lui qu'un homme résigné à braver plutôt les chances de la navigation,
que le danger d'une autre rencontre avec son ancienne conquête.

Un autre incident, pour le moins aussi terrible que celui qui venait de
s'offrir à nous, se présenta dans notre court trajet de la prison au
bord du rivage. En passant sur une petite place qu'il nous fallait
traverser, et dont je ne me rappelle plus le nom, nous remarquâmes une
douzaine de nègres qui, à la lueur de leurs torches fumeuses,
s'occupaient gaiement à dresser une espèce de théâtre en bois. Un groupe
assez nombreux d'esclaves paraissait suivre avec curiosité le travail de
ces ouvriers nocturnes. Quelques-uns d'entre eux faisaient, à voix
haute, des observations sur la construction de la machine que l'on
élevait. Nous nous arrêtâmes une minute pour regarder aussi et pour
écouter ce que disaient les esclaves... C'était l'échafaud que l'on
dressait pour les pirates, et c'était de l'exécution qui devait avoir
lieu le lendemain, que s'entretenait la foule.

Le Banian avait tout deviné, tout compris avant moi. Il s'évanouit
tout-à-fait à mes côtés à l'aspect de l'échafaud sur lequel il était
destiné à figurer il y avait encore deux heures... Je ne savais comment
faire avec un homme que j'étais obligé de soutenir debout comme un
cadavre, et qu'il m'aurait fallu emporter sur mes épaules pour achever
le trajet qui nous restait à faire... Une pluie furieuse, une ondée que
le ciel sembla nous envoyer en ce moment pour nous tirer d'embarras,
fondit sur la foule qu'elle dispersa en un clin-d'oeil, éteignit les
torches, mouilla jusqu'aux os mon compagnon évanoui et moi, et peu à peu
rendit l'usage de ses sens au malheureux dont la figure se ranimait sous
les gouttes de pluie bienfaisantes de ce grain tutélaire...

«Marchons, marchons, lui dis-je, dès que je crus trouver en lui assez de
forces, marchons... L'échafaud est là, vous l'avez vu: le grain est
passé, et la comtesse peut-être nous suit... Marchons...

Elle nous suivait effectivement sans que je l'eusse vue nous suivre...
Un secret pressentiment, ou l'envie de donner le courage de la peur à
mon malheureux fugitif, m'avait inspiré ce mot.

Le Banian marcha. Nous arrivâmes enfin sur le bord de la mer, entre les
tas de planches et les amas de marchandises dont le rivage était
couvert... Je cherchai des yeux et dans l'obscurité le capitaine
caboteur qui devait nous attendre à l'endroit même où nous nous
trouvions...

Un homme qui sortait de dessous une de ces piles de planches où
probablement il avait été se réfugier pendant l'ondée, se présenta à
nous: il s'approcha et nous regarda sous le nez: le Banian se remit à
trembler; pour cette fois il dut se croire perdu... Il n'y eut que
lorsqu'il entendit l'homme me dire: «Ah c'est vous, monsieur!» que je le
sentis se redresser sur ses jarrets chancelans.

--Eh oui, c'est moi, répondis-je au patron caboteur. Vous ne m'attendiez
pas sitôt, n'est-il pas vrai?

--Non, me dit-il; mais cependant j'avais fait venir mon petit canot à
terre pour plus de précaution; tenez, le voilà amarré là à la lune, avec
le mousse qui ne l'a pas quitté... Lequel de vous s'embarque, messieurs?

--C'est monsieur.

--Allons, qu'il soit le bien venu: la brise est ronde; la grainasse a
éclairci et rafraîchi le temps... Je n'ai plus qu'une amarre à larguer
pour appareiller; mon ancre est à bord depuis que vous m'avez parlé...
Allons, messieurs, embarquons-nous; une heure de gagnée est quelquefois
l'heure qui sauve la vie... Embarquez...»

Le Banian n'avait plus de voix... Je lui remis dans la main la somme qui
pouvait lui être nécessaire pour payer le reste de son passage et pour
se débrouiller un peu à son arrivée à la Guayra... il me sauta au cou en
sanglotant, mais sans pouvoir parler; je l'embrassai, ma foi, comme on
embrasse un homme que l'on vient d'arracher à l'échafaud... Le patron,
qui attendait la fin de nos adieux pour se rendre à bord dans son petit
canot, nous cria à deux ou trois reprises encore: «Allons,
embarquons-nous, une heure de gagnée est l'heure qui quelquefois sauve
la vie...» J'aidai mon prisonnier évadé à s'embarquer dans le canot: le
patron me souhaita le bonsoir... Et pour la seconde fois je confiai aux
flots et au hasard les destinées du pauvre Banian.

En voyant la chaloupe du caboteur fuir dans l'obscurité, et le caboteur
lui-même livrer bientôt ses voiles à la brise de terre pour gagner le
large, je restai plongé dans les réflexions assez tristes que
m'inspirait en ce moment le brusque départ du prisonnier que je venais
de délivrer si miraculeusement. Long-temps probablement j'aurais gardé
l'attitude méditative que j'avais prise sur le rivage, sans le bruit que
firent les pas de quelques personnes qui s'avançaient vers le point même
où j'étais demeuré après avoir embarqué le Banian dans le canot...
Arraché à ma rêverie par l'approche de ces importuns, j'allais me
retirer pour retrouver l'hôtel où j'étais descendu, lorsqu'une main
légère me frappant sur le bras, me fit tourner la tête vers l'individu
qui venait de m'aborder aussi familièrement: c'était une femme, et je
reconnus presque aussitôt que cette femme était la comtesse. Un homme
l'accompagnait et s'était arrêté à quelques pas d'elle, au moment où
elle s'était approchée de moi.

«Et que faites-vous si tard au bord de la mer, monsieur le voyageur
mystérieux? me demanda-t-elle.

--Ma foi, madame, lui répondis-je en me remettant un peu du trouble que
m'avait causé son apparition, je pourrais vous faire, je crois, la même
question, dans le moment actuel.

--Oh! ma réponse à moi sera facile, reprit-elle avec vivacité. Vous
savez bien que j'exerce et que je me suis imposé, jusqu'à mon départ de
Saint-Thomas, une mission de surveillance qui, Dieu merci, finira
demain! J'ai dix-sept prisonniers à garder, et j'en cherche un qui vient
de s'échapper de la geôle.

--Qui vient, dites-vous, de s'échapper de la geôle?

--Oui, de la geôle, d'où je sors à l'instant même et où son évasion a
répandu l'alarme.

--Le ciel en soit loué! c'est une tête de moins que le bourreau aura à
trancher demain!

--Oui, et un crime de plus qui restera impuni... Mais d'où vous vient
donc aujourd'hui cette commisération pour d'infâmes pirates qui n'ont
que trop mérité le sort qu'on leur prépare?

--Ma foi, je vous avouerai qu'en me rendant ici, j'ai vu se dresser un
échafaud, et que cet aspect a suffi pour m'épouvanter.

--Ah! c'est donc vous que j'ai vu passer tout-à-l'heure avec une autre
personne... Je ne m'étais donc pas trompée!... Mon père, mon père,
s'écria-t-elle en s'adressant au vieillard qui s'était tenu à quelques
pas de nous, c'étaient eux, voyez-vous, qui passaient auprès de nous! Et
avec qui étiez-vous encore, s'il vous plaît, monsieur, quand j'ai eu le
plaisir de vous rencontrer?

--Avec un de mes amis que je viens d'embarquer pour Porto-Rico.

--Sur ce petit navire, sans doute, qui ne fait que d'appareiller?

--Oui, sur ce petit navire-là même, madame.

--Et c'était un de vos amis, dites-vous?

--Oui, madame, un de mes amis.

--Oh! non, non; vous vous trompez: ou vous voulez me tromper: vous ne
pouvez pas avoir d'amis de cette espèce-là... C'était le prisonnier qui
manque à la geôle...

--Quelle idée étrange! Rien, ce me semble, ne peut vous porter à
concevoir un soupçon aussi ridicule, permettez-moi de vous le dire!

--Ridicule, oui; ce soupçon peut vous paraître tel, à vous; mais quelque
ridicule que vous soyez en droit de le trouver, je vais l'éclaircir à
l'instant même.

--Et comment cela, s'il vous plaît?

--Vous allez le savoir... Dans une heure, un bâtiment expédié par ordre
de monsieur le gouverneur, aura rejoint le navire sur lequel vous avez
cru offrir un refuge assuré à votre fugitif...

--Ce moyen pourrait peut-être être tenté, cependant j'en doute encore.
Mais il serait indigne de vous et il n'aboutirait à rien... Vous
réussiriez tout au plus à faire revenir le navire, et vous ne trouveriez
pas à bord ce que vous auriez eu le désagrément d'y chercher.

--Et pourquoi cela?

--Parce que votre supposition est fausse et que la personne que j'ai
embarquée n'est pas celle que vous cherchez avec tant de persistance et
de cruauté.

--Eh bien! c'est ce que nous allons voir!... Maintenant ce n'est pas
seulement ma vengeance qui se trouve intéressée à pénétrer ce mystère,
c'est mon amour-propre que vous forcez à prendre ce parti désespéré...
L'évasion du coupable fera perdre sa place au concierge imbécile qui
s'est laissé tromper ou corrompre. Et le coupable lui-même n'échappera
pas à mon juste ressentiment... Mon père, allons tout de suite prévenir
le gouverneur; il faut qu'il soit instruit de cet événement et que toute
l'île nous prête assistance pour retrouver la trace du criminel qui
vient de nous échapper.

--Puissent vos recherches, madame la comtesse, et tout le bruit inutile
que vous allez faire, vous convaincre de mon innocence dans toute cette
affaire qui paraît vous tenir si fort à coeur!

--Un mot, monsieur, un mot seulement, avant que je ne vous quitte pour
courir au gouvernement... Quel était cet homme?

--Je vous l'ai déjà dit, madame.

--Non, vous avez voulu me donner le change... votre main tremble trop et
votre voix est trop émue pour que vous m'ayez dit la vérité!... C'était
mon prisonnier!

--Et quand cela serait, quel intérêt aurais-je maintenant, je vous le
demande, à vous cacher la vérité, et par quel moyen parviendriez-vous à
empêcher le succès de ma tentative?

--Quel intérêt, dites-vous? mais celui de gagner du temps et de retarder
le départ du bâtiment que je puis envoyer à la poursuite du coupable...
Mais écoutez, malgré la cruauté dont vous m'accusez avec un si étrange
emportement, je veux bien consentir à ne pas pousser ma vengeance
jusqu'à la dernière inflexibilité; mais je mets une condition à ma
tolérance: c'est que vous m'avouerez que vous étiez complice de cette
évasion, en me donnant le nom du prisonnier que vous êtes parvenu à
soustraire à la surveillance du geôlier.

--C'est-à-dire que c'est un renseignement certain que vous cherchez pour
vous aider dans la chasse que vous voulez faire donner à cet infortuné?

--Un tel soupçon m'offense trop pour que j'y réponde autrement qu'en
vous jurant ici, sur l'honneur de ma famille, que si vous convenez de
tout, je ne ferai aucune démarche pour mettre la justice sur les traces
du fugitif ou même pour l'inquiéter dans sa fuite.

--Vous me le jureriez par l'honneur de votre famille et de votre nom?

--Ah! c'était donc le prisonnier qui me manque!

--Je n'ai rien dit encore, j'attends votre parole d'honneur.

--Eh bien! je m'engage sur l'honneur à ne faire aucune démarche qui
puisse contrarier le projet que vous venez de mettre à exécution.

--En ce cas-là aussi, je vous avouerai maintenant que l'homme dont j'ai
favorisé l'évasion est le prisonnier qui vous manque et que j'ai réussi
à délivrer à l'insu du concierge Barnabé.

--Là! j'en étais sûre; et tellement même que sans cette ondée maudite
qui est survenue au moment où je vous ai rencontré dans la rue, je ne
vous aurais pas quitté d'un pas. Ciel! est-il possible que cette ondée
soit venue justement comme pour me forcer à vous perdre de vue! sans
cela, vous n'auriez pu réussir à l'embarquer, je vous le jure... Et quel
est son nom?

--Son nom est encore un mystère. Je ne me suis pas engagé à vous le
dire.

--Je le sais!

--Vous le savez! pourquoi exiger alors que je vous le dise?

--Pour mieux confirmer mes soupçons et la certitude que j'ai acquise.

--Eh bien! qui pensez-vous que ce prisonnier puisse être?

--Un de vos amis.

--Cette conjecture ne prouve pas encore que vous sachiez son nom. Vous
pensez bien qu'il n'y a que pour un ami que l'on puisse tenter ce que je
viens de faire pour ce malheureux.

--Un de vos amis qui a fait la traversée avec nous, du Hâvre à la
Martinique?»

A ce mot, je crus, et non pas sans frayeur, que la comtesse était
instruite de tout et qu'elle ne connaissait que trop bien le malheureux
que je venais de soustraire à sa vengeance et à la mort. Je n'osai plus
lui répondre, elle continua:

--Ah! vous avez cru cacher à ma pénétration le nom du criminel que vous
étiez parvenu à ravir à ma vigilance! Mais vous devez être convaincu
maintenant que s'il est encore possible de me surprendre, il est un peu
plus difficile de m'abuser long-temps. Au reste l'intérêt que vous avait
témoigné le despote pendant la traversée, méritait bien un pareil acte
d'obligeance de votre part. Vous vous êtes montré reconnaissant en lui
conservant la vie; il n'y a rien que de très honorable pour vous dans
une telle conduite.

--Mais de qui donc encore voulez-vous parler? demandai-je à la comtesse
en devinant qu'elle se trompait dans ses conjectures.

--De qui? ah! vous voulez encore me faire perdre la piste! il est trop
tard, monsieur le mystérieux. L'homme dont je veux parler est celui qui
a tenu, à son bord, la conduite d'un pirate, et qui a préludé à
l'honorable profession qu'il a embrassée par la suite, en nous rendant
témoins de sa cruauté, en abusant de la manière la plus atroce de son
autorité et de la faiblesse de son malheureux équipage!

--Le capitaine!

--Oui, votre capitaine Lanclume, lui-même... Oui, faites l'étonné
maintenant, je vous le conseille; comme si je ne l'avais pas reconnu
déjà au nombre des forbans du corsaire qui nous a arrachés à nos
familles épouvantées...

--Le capitaine Lanclume... Je vous jure que vous êtes, madame, dans
l'erreur la plus complète et que ce n'était pas lui...

--Qui était-ce donc, alors?»

Je restai muet à cette question soudaine qui me mettait ou dans la
nécessité fâcheuse d'avouer la vérité, ou dans l'embarras de laisser la
comtesse dans l'erreur qui l'abusait sur le compte du brave capitaine...
Je me tus encore, ne trouvant rien à répondre. Elle reprit:

«Et fallait-il, pour savoir ce qu'il serait capable de faire un jour,
autre chose que la manière dont ce fanatique _Napoléoniste_ a traité,
pendant tout le voyage, cet infortuné jeune homme qu'il a forcé ensuite
à déserter de son bâtiment...

--Gustave le cuisinier?

--Oui, ce pauvre M. Gustave... Après des procédés semblables, est-il
donc si surprenant que l'on se livre à ce qu'il y a de plus affreux au
monde, et que l'on immole de faibles femmes sans défense, comme on a
sacrifié un pauvre jeune homme sans appui, sans protection... Il n'y a
eu dans le fait de ce pirate, au surplus, qu'une chose fort ordinaire.
On ne devait rien attendre de mieux d'un _Napoléoniste_ comme lui: tel
héros, tel imitateur; ou, comme on dit dans notre pays: tel Dieu, tel
saint!... Enfin, que voulez-vous! il est parti, il n'y a rien maintenant
à y faire, qu'à me consoler demain en voyant les seize autres condamnés
qui n'ont pas trouvé comme lui de nobles libérateurs, expier sur
l'échafaud que leur sang va souiller, leur crime et celui de leur
affreux complice... C'est un spectacle que j'ai assez long-temps attendu
et assez chèrement payé, pour avoir le droit d'en jouir tout à mon aise.

--Beaucoup de plaisir que je vous souhaite, madame. Quant à moi qui n'ai
pas les mêmes représailles que vous à exercer envers ces pauvres
diables, je partirai demain de Saint-Thomas avec le jour et avant
l'exécution, satisfait d'avoir racheté une tête du supplice et d'avoir
ainsi payé ma dette à l'humanité...

--Eh bien! s'écria la comtesse avec la plus vive exaspération, voilà ce
qui me révolte et qui me met hors de moi! Depuis qu'ici je poursuis les
brigands qui nous ont si lâchement immolées, moi et mes amies, à leurs
sanguinaires fureurs, c'est que nulle part, c'est que dans aucune âme je
n'ai trouvé pour les criminels les ressentimens trop légitimes que
j'éprouvais en pensant à leurs crimes. Partout, au contraire, je n'ai
rencontré qu'indifférence pour moi et que pitié pour ces hommes affreux.
Oh! si quelques voleurs de grands chemins, cent fois moins coupables
qu'eux, avaient été arrêtés demandant aux voyageurs la bourse ou la vie,
toute la société se serait levée pour crier vengeance et réclamer un
châtiment exemplaire, une punition soudaine et terrible. Mais pour des
pirates, la société et l'autorité même n'ont témoigné que de
l'indulgence: Il me semble même que quelque chose d'inexplicable ait
anobli aux yeux de la justice et des habitans de Saint-Thomas, les
forfaits contre lesquels j'appelle de toutes mes forces la sévérité des
lois, et je me suis trouvée presque réduite à penser que les bandits et
les assassins sur mer, jouissaient d'une impunité que l'on se serait
fait un crime d'accorder à des brigands et à des voleurs de grandes
routes. Juste Dieu! pourquoi donc faut-il que je ne puisse pas devenir
homme pour quelques heures seulement, et que mon père soit trop vieux
pour exécuter le projet que j'avais conçu!... Le gouverneur lui-même
m'aurait répondu des lenteurs mortelles de ce procès qu'il a si
long-temps différé avec la plus coupable et la plus inconcevable
négligence... Mais le ciel en soit loué! mes tourmens touchent à leur
fin et ma juste vengeance va s'accomplir: vingt-quatre heures encore, et
je quitterai cette terre maudite, satisfaite et vengée... Venez, mon
père, retirons-nous et laissons monsieur aux douces réflexions que sa
_bonne oeuvre_ lui réserve sans doute pour le reste de la nuit. Notre
présence qui n'a pu déconcerter le plan qu'il vient d'exécuter avec une
si heureuse habileté, lui deviendrait maintenant importune, et c'est
bien assez pour nous qu'elle ait été trop tardive.»

La vindicative Colombienne s'éloigna avec son père, me laissant, comme
elle venait de le dire ironiquement, tout entier à mes réflexions.

Parbleu! pensai-je, cette idée qu'elle a eue de songer au capitaine
Lanclume, pour l'accuser à la place du Banian de tous les méfaits qui
pesaient réellement sur la tête de celui-ci, est arrivée fort à propos
pour m'épargner l'embarras d'avoir quelque coupable à lui nommer. Je ne
sais trop, ma foi, sans cette heureuse méprise, ce que j'aurais pu lui
dire pour me tirer de presse? Lui avouer la vérité, ç'aurait été mettre
cette jeune Némésis sur les traces du coupable, qu'elle aurait pu faire
poursuivre et harceler jusque dans la retraite que je lui avais
ouverte... Et puis, d'ailleurs, je sens qu'il m'en eût coûté pour
détruire d'un seul mot l'illusion qui semble protéger encore dans son
coeur le tendre souvenir qu'elle a conservé de M. Gustave... Oh si la
sentimentale comtesse avait appris subitement le nom du vrai coupable,
quelle figure elle eût faite! Je crois, ma foi, que sans le danger qu'un
aveu sincère eût pu faire courir à mon protégé, je me serais donné le
plaisir de désenchanter cette beauté altière en lui disant: Eh bien! ce
jeune homme, que vous accusez le capitaine Lanclume d'avoir traité si
inhumainement, c'est ce même officier pirate qui vous a conduite à bord
du corsaire où vous avez éprouvé les outrages pour lesquels vous
demandez justice et châtiment, et ce capitaine Lanclume à qui vous
attribuez une partie de vos malheurs, n'a plus entendu parler de vous
depuis qu'il vous a quittée à la Martinique... Quel bouleversement se
serait opéré à ces mots dans les idées de la comtesse de l'Annonciade!
Il me semble voir tout son corps trembler, la voix lui manquer et son
exaltation redoubler contre les forbans... M. Gustave, le romantique et
intéressant Gustave Létameur devenu pirate, et se déguisant en noble et
galant officier français pour enlever son ancienne et tendre amante!...
Vraiment, je regrette, en y pensant encore, de n'avoir pu me procurer le
plaisir de désillusionner la petite comtesse, et de me venger de la
torture morale qu'elle m'a fait subir par ses importunes questions, en
lui faisant éprouver à mon tour le supplice d'un désappointement total,
d'un désenchantement impitoyable... Mais maintenant que je l'ai laissée
bien convaincue de la présence du capitaine à bord du corsaire et de son
évasion de la prison de Saint-Thomas, si elle allait se mettre en tête
de révéler publiquement ce prétendu fait en faisant peser une accusation
de piraterie sur le compte de ce brave marin...? Oh non! elle ne le fera
pas; et puis quand bien même elle réussirait à causer un peu de scandale
en ébruitant cette absurde imputation, rien ne serait plus facile que
d'en démontrer la fausseté, puisqu'il est de notoriété que le capitaine
Lanclume était au Hâvre, privé de la faculté de naviguer, au moment où
s'est passée, dans les mers du Mexique, l'affaire de _l'Oiseau-de-Nuit_.
Ainsi donc nul danger d'un côté pour le capitaine dans la fausse
accusation de la comtesse, et avantage évident pour le Banian, qui n'a
pas même été soupçonné du crime qu'il a commis... Tout a donc été pour
le mieux aujourd'hui, et Dieu aidant, je puis dire n'avoir pas perdu ma
journée... Quinze doublons et ma bague y ont passé toutefois; et c'est
avoir acheté peut-être un peu cher le plaisir d'une bonne oeuvre; mais,
au bout du compte, la jouissance que j'éprouve en ce moment ne vaut-elle
pas cent fois l'argent que j'ai déboursé pour sauver la vie d'un
malheureux?... Oui, quelque chose me dit là intérieurement que j'ai bien
mérité de l'humanité... Allons nous coucher par là-dessus: nous pouvons
maintenant reposer en paix!

En rentrant à mon hôtel, je recommandai à l'un des nègres du logis, qui
m'attendait sur la porte, de ne pas oublier de me réveiller de bonne
heure pour partir sur un sloop qui devait faire voile avec le jour pour
remonter à Saint-Pierre... Après avoir donné cet ordre, je me jetai sur
mon lit et je m'endormis...

Quand le nègre vint me réveiller en bâillant et en me disant avec
nonchalance: _Vin vite, mochué, tit navi qu'à partir avant vous arrivé_,
je le grondai de m'avoir laissé sommeiller si tard; il était jour déjà.

«Prends tout de suite mon paquet, lui dis-je, et cours prévenir le
capitaine que je te suis et que je vais m'embarquer à la minute même.»

Il me fallut traverser encore, pour me rendre sur le bord de la mer, la
place où la veille on dressait l'échafaud. Les travaux n'étaient pas
encore terminés. On aurait dit que les ouvriers prenaient plaisir à
prolonger les préparatifs du grand spectacle promis à la curiosité des
habitans de l'île... Je baissai la tête en courant le plus vite
possible, pour me rendre à l'embarcadère. Mais au moment de dire adieu à
la terre, je ne pus échapper au spectacle d'une autre exécution; sur le
sable même du rivage qui touchait le petit canot qui m'attendait pour me
conduire à bord du paquebot, je vis deux esclaves qui plantaient quatre
longs piquets, presque à mes pieds, et près de ces quatre piquets un
grand mulâtre tenu en respect comme un patient, entre deux estaffiers
qu'à leur costume on reconnaissait pour appartenir à la police du
lieu... Ce grand mulâtre était Bartholoméo, le niais officieux qui, la
veille au soir, avait consenti à prendre, pour mes cinq doublons, la
place du prisonnier évadé... En m'apercevant, le pauvre diable me
reconnut, et sans avoir l'air de s'adresser à moi, il s'écria tristement
et par forme d'allusion à sa situation présente: _C'est quatre piquets
qui gagné actuellement doublons sur dos moué_ (Ce sont les coups de
fouet qui actuellement vont, sur mon dos, gagner les doublons que j'ai
reçus). Le coupable fut bientôt couché à plat ventre sur le sable entre
les quatre piquets, au moyen desquels on lui attacha au sol les pieds et
les mains. Dans cette posture toute passive, il reçut les vingt-neuf
coups de fouet sur lesquels il avait compté; il supporta son châtiment
en hurlant un peu, mais sans laisser échapper aucun mot qui pût
compromettre les complices de son délit... Une femme assistait au reste
à l'exécution: c'était la jeune Acacie elle-même; je lui jetai un
coup-d'oeil d'intelligence auquel elle ne répondit qu'en posant sur sa
bouche, avec un grand air de mystère, le doigt sur lequel brillait
encore la bague que je lui avais offerte pour prix de sa généreuse
assistance... Je compris à merveille tout ce que m'indiquait ce signe
qui me révélait surtout le motif de sa présence au moment du châtiment
du coupable, dont il lui importait tant de prévenir l'indiscrétion ou
les aveux. Une fois les vingt-neuf coups de fouet bien comptés et bien
reçus, Acacie s'éloigna pour retourner à la geôle, suivie de
Bartholoméo, et moi je m'embarquai pour revenir à Saint-Pierre, enchanté
de m'éloigner de Saint-Thomas avant le moment où seize têtes allaient
tomber sous la hache du bourreau... Oui, qu'il frappe, me disais-je avec
orgueil, qu'il frappe tant qu'il pourra, que la comtesse même compte et
recompte le nombre des victimes; il manquera toujours une tête à la
hache du bourreau et au ressentiment de la Judith colombienne, et cette
tête c'est moi qui l'ai sauvée!




XXII

        La vérité, monsieur, est une chose assez belle et assez rare,
        pour qu'on accorde une petite récompense à ceux qui ont le don
        de la deviner et le courage de la dire.

        (Page 198.)

Un capitaine caboteur des Antilles;--le brick _la Mandragore_;--retour à
Saint-Pierre-Martinique;--correspondance de femmes;--la journée du
sentiment;--la devineresse.


Le troisième ou le quatrième jour de notre départ de Saint-Thomas, en
louvoyant contre la brise alisée qu'il nous fallait vaincre pour
remonter à la Martinique, nous fîmes, à bord du petit sloop caboteur qui
nous transportait, la rencontre d'un brick qui, en deux ou trois
bordées, nous eut bientôt gagné les deux lieues qu'il avait à parcourir
pour nous rallier dans la partie du vent où nous nous trouvions placés
par rapport à lui, quelques heures auparavant.

Le patron étonné de la marche extraordinaire de ce navire, avait tenu
braquée sur notre coureur, pendant une bonne heure au moins, la mauvaise
longue-vue dont il ne se servait que dans les occasions solennelles:
c'était la seule lunette que nous eussions à bord.

Après que notre savant pilote eut bien examiné le grand brick qui nous
approchait de manière à nous rendre le secours de son instrument embrumé
tout-à-fait inutile, il s'écria avec l'air de la plus vive satisfaction,
et comme si on lui eût ôté un poids de cent livres de dessus la
poitrine: c'est ce coquin de _Trompeloup_! Je reconnais maintenant son
grand scélérat de brick.

Aucun des passagers n'ayant pris la parole pour s'informer de ce que
pouvait être ce Trompeloup que notre capitaine caboteur paraissait
connaître si bien, je me hasardai à lui demander si la visite que ce
bâtiment semblait vouloir lui faire devait présenter quelque danger pour
nous.

«Du danger! me répondit le patron, en allongeant dédaigneusement sa
lèvre inférieure pour donner, sans doute, une expression plus énergique
à sa phrase: ah! bien oui, du danger, nous ne sommes pas assez _calés_
pour lui. Trompeloup a le coeur trop haut, le brigand qu'il est, pour
piller des pauvres _rafalés_ de notre _système_. Il ne s'attaque qu'à la
richesse, l'orgueilleux forban! Vous allez voir sa manoeuvre.

--C'est donc, selon vous, un pirate que ce brick?

--Un pirate! un pirate! je le crois pardieu bien! que voulez-vous que ce
soit hormis cela? La mer, toute fière qu'elle est, n'en a pas porté un
cent comme lui, allez, et c'est moi qui vous le cautionne. Après
_l'Invisible_, à qui le bon Dieu fasse grâce et miséricorde, c'est à lui
le pompon... et le plumet par-dessus le marché. Voyez plutôt: vingt-deux
canons en batterie et fourbis comme des cuillers d'argent! Bien malin
celui qui ferait tomber une épingle sur son pont: il y a tant de bandits
de l'avant à l'arrière, qu'il n'y aurait pas de place pour loger, entre
eux tous, le plus petit fétu de paille.»

Et, en effet, les gens de l'équipage du brick étaient si nombreux et
tellement pressés sur le pont, que l'on ne voyait que des têtes
entassées au-dessus des bastingages, comme dans le parterre d'un grand
théâtre le jour d'une première représentation...

Notre patron, à qui j'adressai encore quelques autres questions, n'était
plus à la conversation, il paraissait n'avoir plus d'yeux, de langue et
d'oreilles que pour observer, répondre au besoin et écouter ce qu'il
plairait au pirate de lui demander ou de lui dire.

Quand le brick nous eut accostés à petite distance, une voix aigre,
impérieuse et brève, sortant d'un des groupes de marins qui se
pressaient sur l'arrière du corsaire, s'éleva pour crier à notre
capitaine attentif au commandement qu'il attendait:

«Mettras-tu aujourd'hui en panne, espèce d'imbécile?

--Oui, commandant Trompeloup, oui, tout de suite,» s'empressa de
répondre notre docile patron.

Et dès que notre petit sloop eut obéi à l'ordre qui venait de lui être
donné, des sifflets perçans gazouillèrent à bord du brick pour faire
exécuter la manoeuvre qu'avait apparemment ordonnée le commandant
Trompeloup à ses gens.

Une embarcation aussi longue que tout notre caboteur, venait d'être
amenée à l'eau au bruit de ces sifflets aigus.

En deux minutes et en quatre ou cinq coups d'avirons, cette embarcation,
montée par une douzaine d'hommes et un officier, s'élança du travers du
corsaire pour venir nous _élonger_ de bout en bout. L'officier saute sur
notre pont, cherche de l'oeil notre capitaine qui, le chapeau à la main,
se présente devant lui; l'officier lui demande alors:

«Depuis quand as-tu quitté Saint-Thomas?

--Depuis trois fois vingt-quatre heures, mon lieutenant.

--Quoi de nouveau à ton départ?

--Mais on ne disait rien de nouveau, quoiqu'on parlât beaucoup d'autre
chose.

--Et que faisait-on?

--On était en train de pendre ou de décoller quinze à seize des gens de
_l'Invisible_.

--Et tu appelles cela rien de nouveau, espèce de Nicodême?

--Mais, à vous dire le vrai, il y a si long-temps qu'on s'y attendait!

--La corvette danoise qui a mis la patte sur _l'Invisible_ était-elle
prête à appareiller bientôt que tu saches, si tu sais quelque chose?

--Qui? la corvette _le Hamlet_, oh! la coquine, elle appareillait en
même temps que moi pour croiser au vent!

--Pour croiser au vent? Et pourquoi, _triple lofia_, ne m'as-tu pas dit
cela tout de suite?...»

Et, en prononçant ces derniers mots, mon officier de corsaire bondit
comme un cabri, de notre pont dans son canot, en criant à ses gens:
_Pousse au large_; et le canot, en un clin-d'oeil, regagne le brick qui,
après avoir rehissé son embarcation sur ses palans, évente son grand
hunier et laisse arriver en se couvrant de toile pour faire route vent
arrière.

La voix que la première nous avions entendue, résonna de nouveau dans un
porte-voix pour adresser ces paroles à notre capitaine caboteur, devenu
encore plus attentif, s'il est possible, qu'il ne l'avait été jusque-là.

«Dis donc, _patron Gombeaux_[3], si par hasard tu rencontres ton gueux
de capitaine du _Hamlet_ avant moi, n'oublie pas de lui dire de ma part,
entends-tu bien, que je le cherche pour lui clouer les oreilles à la
pomme de mon grand mât et pour faire amarrer son pavillon au-dessous de
ma poulaine... Entends-tu, Jean-Fesse?

  [3] Terme de mépris dont on se sert quelquefois aux Antilles, pour
    désigner les pauvres petits capitaines caboteurs qui s'imaginent
    être quelque chose de plus que des patrons de barque.

--Oui, mon commandant, j'entends bien et je n'oublierai pas la
commission si je le rencontre, mais vous le verrez sans doute avant que
j'aie cet honneur: il a dû courir plein nord!...

--C'est bon, c'est bon... Il va me payer, le chien, le tour qu'il a joué
à _l'Invisible_.»

Et le corsaire déployant, comme un faucon qui étend ses ailes, ses
bonnettes hautes et basses, s'éloigna de nous avec la rapidité d'un
nuage noir poussé par la brise sur la surface de la mer qu'il obscurcit
au loin...

«Oui, oui, _racaillassasse_, se prit à marmotter notre patron dès qu'il
crut le brick assez loin pour pouvoir se permettre sans danger de faire
le fendant à bord de son petit sloop. Oui, oui, attends-moi là, je
remplirai ta belle fichue commission, avaleur d'oreilles crues...,
compte là-dessus, et en attendant mange des _gourganes_... Elle est
belle, va, ta commission, pour en parler tout bêtement au capitaine du
_Hamlet_... Mais c'est qu'au moins il le ferait comme il le dit, ce
nègre maron de Trompeloup... Le scélérat a le nez si fin! Il a senti
bien sûrement quelque chose sur l'eau, car je parierais ma tête à
couper, qu'il n'a pas pris un double équipage, comme il en a un, pour le
plaisir seulement de compter plus de monde à l'appel à son bord et de se
faire manger plus vite les vivres de sa cambuse...

--Et pensez-vous, demandai-je au patron que je voyais tout disposé à
jaser long-temps sur le compte du pirate, pensez-vous que ce brick, en
attaquant la corvette danoise, fût peut-être plus heureux contre elle
que ne l'a été _l'Oiseau-de-Nuit_?

--Qui, Trompeloup avec sa _Mandragore_? Parbleu! si je le pense; le
diable! et qui ne le penserait pas? _L'Oiseau-de-Nuit_, voyez-vous,
n'avait que cent cinquante hommes à bord, et la corvette _l'Hamlet_ deux
cent cinquante, tandis que je suis bien sûr que ce renégat de Trompeloup
n'a pas, à bord de sa _Mandragore_, moins de trois cents à trois cent
cinquante joueurs de fourchettes... Oh! c'est que je le connais depuis
long-temps, le pèlerin! Il est Basque de naissance, du même pays que
moi, et c'est tout dire... S'il a pris un double équipage, mettez-vous
bien dans le toupet que ce n'est pas pour leur faire griller des bananes
à sa cuisine et boire du lait de coco pour le mal de poitrine. Il sait
que l'abordage est une jolie chose, quand on a du monde pour jouer des
castagnettes sur le pont d'une prise... Et puis on dit bien:
_L'Invisible_ a été happé par la corvette, et _l'Oiseau-de-Nuit_ s'est
fait mettre dans le sac, comme un rat dans une souricière... Mais on ne
dit pas qu'au moment de l'abordage, _l'Invisible_ ayant reçu le coup de
la mort, son équipage de vautours avait perdu la plus belle plume de son
aile et la plus belle griffe de sa patte... Sans cela, croyez-vous que
jamais la corvette danoise aurait mangé la soupe de _l'Oiseau-de-Nuit_?
Ah! bien oui, je t'en fiche et va me la chercher toi qui as de bonnes
jambes... pas fichue pour cela la _barcarassasse_ danoise! Mais!
_l'Invisible_, voyez-vous, ayant une fois dépassé le lit du vent, il
n'est plus resté sur le pont que des hommes, et des hommes petits en
nombre et grands en découragement. Quand l'âme manque, le corps n'est
plus qu'une carcasse bonne à jeter par-dessus le bord ou à donner à
grignotter à des _chiens danois_... Comprenez-vous la chose? Ah! ah!
ah!... telle que j'ai l'honneur de vous la dire, comprenez-vous, la
chose des _chiens danois_, c'est-à-dire les _Danois_, les _chiens_ qui
ont mis la patte sur _l'Invisible_?

--A merveille! le calembour est même fort joli... Il est vrai que
c'était un fier capitaine que cet _Invisible_!

--Qui n'avait pas et qui n'aura jamais son pareil sur la surface du
globe terrestre et _marâtre_[4]. Le plus joli pirate de toutes nos mers
et de bien d'autres. A présent, c'est à Trompeloup le pompon. C'est lui
qui va le remplacer dans la renommée et le venger, s'il le peut, dans ce
bas monde.

  [4] _Marâtre_, apparemment pour _maritime_. Les patrons caboteurs des
    Antilles ne sont pas tous de l'Académie française.

--Ces deux hommes étaient donc bien bons amis, bien liés ensemble,
quoique faisant le même métier, puisque Trompeloup cherche tant
aujourd'hui à venger la mort de _l'Invisible_?

--Bons amis! ils ne pouvaient pas plus se souffrir l'un l'autre qu'un
chien de chasse n'aime un renard... Ils se sont battus cinq à six fois
comme des lions pendant leur vie... Mais depuis que l'un est mort,
l'autre lui a juré une amitié éternelle. C'est, sans comparaison, comme
les maris et les femmes qui font mauvais ménage toute leur vie durante,
et qui se pleurent comme des Madeleines une fois qu'ils se sentent bien
morts... Ah! le pauvre _Invisible_, c'était un si brave homme hors de
son métier!... Une fois il m'a fait donner vingt-cinq coups de garcette
sur les _omoplaques_, quand tout autre que lui m'aurait fait fusiller
comme un chien de basse-cour, sans jugement ni frais de justice. Ce
n'est pas l'embarras, la ration des vingt-cinq était bonne; mais je lui
pardonne, car je ne l'avais pas volée, et s'il n'y a devant Dieu, notre
juge suprême en dernier ressort, que ma plainte pour l'opposer d'avoir
sa part de paradis, jamais le père de la nature humaine n'entendra une
réclamation de ma bouche contre défunt le Roi des écumeurs de mer de ces
parages.

--Et qu'aviez-vous donc fait pour mériter un châtiment aussi sévère de
la part de _l'Invisible_?

--Oh! mon Dieu, c'est que, voyez-vous, une nuit en appareillant à
Paramaribo, le long de son corsaire, j'avais eu le malheur de prendre
une de ses embarcations à la place de la mienne, et ce ne fut que
lorsque je fus rendu au large que je m'aperçus de l'erreur faite pendant
la noirceur de la nuit. Le canot que j'avais amené avec moi dépassait en
longueur tout mon sloop. _L'Invisible_, en me rencontrant une semaine
après le coup de temps, n'oublia pas l'erreur, et il m'en fit payer la
monnaie sur le dos en dessous du drap de mon gilet rond. Comme vous
voyez, je ne l'avais pas volée.

--Quoi, l'embarcation?

--Non, la tournée de _l'Invisible_... Il était si grand, si généreux en
tout, dans le bien comme dans le mal, ce damné de brave homme!... Ce
n'est pas pour me vanter et parce que je suis Français moi-même, mais on
peut bien dire que tous les forbans un peu relevés que nous avons dans
ces parages, sont tous des capitaines français, taillés pour la gloire
et l'amour. C'est la nation qui a la fourniture générale de tout ce
qu'il y a de mieux en ce genre de pacotille.»

Notre patron basque, en terminant cette petite esquisse biographique,
alla sous le vent de son bateau contempler avec complaisance le sillage
que nous faisait faire la brise assez fraîche contre laquelle nous
louvoyions en ce moment. La nuit vint bientôt nous environner de ses
tranquilles ombres, sans ôter à l'air pur que nous respirions avec
délices, sa transparence et son doux éclat: l'horizon qui étendait son
cercle régulier à une assez grande distance de nous, resplendissait
encore du feu pâle et scintillant des étoiles qui pointillaient par
milliers sur nos têtes... Les sons vagues d'une voix qui semblait être
apportée à mon oreille sur l'aile des vents d'Est, attira mon attention.
On aurait cru que cette voix partait du fond d'un nuage pour venir à
nous, tant elle me paraissait lointaine et vaporeuse. Je m'approchai de
l'endroit où je croyais pouvoir l'entendre le mieux, et mon illusion
s'évanouit pour faire place à une très commune réalité: c'était notre
patron qui, toujours les yeux fixés au large sur la partie occidentale
de la mer, fredonnait, sur le ton le plus uniforme, ces couplets de
matelot:

    Jouer _la Mandragore_[5]
    N'est pas un jeu si bon;
    Car la lourde pécore
    Paie à coups de canon.
      Et bon! bon, bon!
    Entendez-vous encore?
    C'est le bruit du canon.
    Oui c'est _la Mandragore_
    Qui fait ronfler son nom.

  [5] _Mandragore_, nom d'une plante qui offre un purgatif très violent,
    et d'un jeu anciennement en vogue chez les marins du midi. C'était
    aussi, comme on le voit, le nom du corsaire du capitaine Trompeloup.

    La dame _Mandragore_
    A pris pour cotillon
    Un jupon tricolore,
    Un forban pour mignon.
      Et bon! bon, bon!
    Entendez-vous encore?
    C'est le bruit du canon.
    Oui c'est _la Mandragore_
    Qui fait ronfler son nom.

    Quand sa _couleur_ maudite[6]
    Se montre loin du port,
    Croyez-moi, mettez vite
    Le cap à l'autre bord.
      Et bon! bon, bon!
    Entendez-vous encore?
    C'est le bruit du canon.
    Oui c'est _la Mandragore_
    Qui fait ronfler son nom.

  [6] La _couleur_ d'un navire est le pavillon sous lequel il navigue,
    et l'indication de la nation à laquelle il appartient. Le mot
    _couleur_ seul est employé pour les mots _couleur du pavillon_.
    C'est une ellipse dont se servent les marins dans le langage du
    bord, sans s'être jamais doutés probablement qu'il existât en
    grammaire, un trope ou une figure qui s'appelle _ellipse_. Les
    règles et la science ne sont venues qu'après les usages qu'avait
    d'abord créés la nécessité.

«C'est donc toujours _la Mandragore_ qui vous trotte par la tête?
demandai-je à notre Amphyon caboteur, en l'interrompant au milieu de la
petite chanson qu'il psalmodiait.

--Eh! mon Dieu, oui, me répondit-il, après s'être retourné vers moi et
avoir quitté, pour se promener à mes côtés, le poste qu'il avait occupé
sous le vent pendant près d'une heure. J'étais là à regarder comme un
innocent, le bord de dessous le vent de l'horizon, et il me semblait
avoir aperçu dans _l'ouest-nord-ouest_ ou _l'ouest-quart-nord-ouest_,
des manières d'éclairs, des espèces d'_épars_ de beau temps. J'ai cru
même, pendant un instant, entendre _maribarou_, ainsi que les nègres
appellent le tonnerre, comme vous ne l'ignorez pas, _grogner_ un peu au
large... Mais ces _épars_, ces feux d'été, comme on dit, ne nous
annoncent qu'une _beauture_ de brise: vous voyez bien, d'ailleurs, la
preuve en est très claire, et... si le temps était à vendre, on en
achèterait comme celui que nous avons depuis notre départ; car une jeune
fille ne pourrait pas, sans être goulue, en demander mieux au ciel et à
son époux le jour de ses noces.»

A peine notre jaseur de patron achevait-il ces mots, qu'une lueur très
vive, venue de l'ouest, lui fit tourner la tête du côté d'où la clarté
nous semblait être partie... Il se tut et moi aussi, et quelques
secondes après avoir gardé le silence, nous entendîmes un bruit sourd
retentir dans le lointain et ébranler, comme un lourd coup de foudre,
l'air paisible qui nous environnait...

A la première lueur qui avait d'abord attiré notre attention, succéda
une autre clarté aussi vive, et au coup de foudre, une autre détonation
plus forte que celle que nous avions d'abord entendue...

«Ces éclairs, dis-je au patron, paraissent indiquer qu'un orage s'élève
contre le vent dans la partie de l'ouest.

--Oui, reprit-il; mais vous ne remarquez pas, vous, monsieur le marin de
la _terre ferme_, que ces éclairs prennent leur pied dans le même aire
de vent, et que le bruit de votre tonnerre à vous, reste toujours, pour
mon oreille, qui, sans vous faire de peine, est plus amarinée que la
vôtre, dans _l'ouest_ plein ou _l'ouest-quart-nord-ouest_ tout au plus.

--Et que concluez-vous de cette remarque ou de cet indice?

--J'en conclus d'abord, ceci soit dit pour rire et sans vous offenser,
que toute chemise qui ne dépasse pas le bas du dos, est réputée pour
vareuse, et ensuite que le tonnerre que vous entendez est le tonnerre de
Trompeloup, et que les éclairs qui nous brûlent les yeux partent tous
unanimement de la lumière des caronades de _la Mandragore_ et de la
corvette danoise.

--Vous croyez donc qu'un engagement ait pu avoir lieu déjà entre ces
deux navires?

--Si je le crois, dites plutôt que j'en suis sûr, et vous ne risquerez
pas de vous mettre dedans. Raisonnons un peu, car le raisonnement est ce
qui distingue les hommes des autres animaux de même espèce, à ce que je
me suis laissé dire du moins à l'école par mes maîtres, dont
malheureusement je n'ai pas profité. Sur quel aire de vent, s'il vous
plaît, Trompeloup a-t-il gouverné en nous quittant?

--En nous quittant?

--Oui, en nous quittant, ou, si vous aimez mieux et si c'est plus
français, quand il nous a quittés?

--Ma foi! je crois, autant que je puis me le rappeler, qu'il a gouverné
à l'ouest.

--Oh! à l'ouest, à l'ouest! ceci ne dit rien, parce que c'est bientôt
trouvé, à l'ouest, à l'ouest! la belle manière de répondre à une
question de mathématiques!

--Ah! écoutez donc, je ne me flatte pas non plus d'être marin.

--On ne le voit bien que trop, et si vous vous en flattiez, vous auriez
bigrement tort, ceci soit dit sans prétendre à vous insulter
aucunement. Trompeloup a mis le cap à _l'ouest demi-nord_, ou à
_l'ouest-quart-nord-ouest_, pas un piment de plus, ni de moins. Or,
combien de lieues supposez-vous qu'il ait faites de son côté, vent
arrière, et que nous ayons halées en louvoyant, dans le vent, depuis
cinq heures? Voyons, d'après votre estime?

--C'est là ce qu'il me serait difficile de préciser et ce qu'il vous est
très facile d'apprécier, vous.

--Voilà ce qui s'appelle ne pas répondre et répondre tout de même très
bien. Mais, cédez-moi la parole pour un instant seulement, et il n'y
aura pas trop de bêtises de dites. Eh bien! moi, j'estime que
Trompeloup, avec la petite brise qu'il fait, aura fait sept lieues et
demie et nous une lieue et demie, ce qui fait par conséquent... attendez
donc... ce qui fait sept et demie et une et demie... Attendez donc!...

--Parbleu, neuf lieues...

--Ah! vous voilà redevenu plus savant que moi en fait de calculs de
géométrie... C'est juste, au reste... Cela fait, par conséquent, neuf
lieues marines qui ne sont pas des lieues de poste aux chevaux, qui
existent entre Trompeloup et nous actuellement... Or, dans quel aire de
vent voyez-vous flamber les éclairs et entendez-vous les susdits coups
de soi-disant tonnerre? Regardez là au compas. Dans _l'ouest_ ou à
_l'ouest-quart-nord-ouest_, n'est-ce pas?... Et à l'instinct de
l'oreille, à environ huit ou neuf lieues plus ou moins, n'est-il pas
vrai? Ainsi donc, vous voyez bien que la _dérive et la variation_ étant
du même bord, si vous savez l'astronomie, il faut ajouter les deux
quantités: ce qui vous donnera ce que vous cherchez. Conséquemment donc,
c'est Trompeloup et non pas le tonnerre qui se donne une peignée, entre
_l'ouest_ et _l'ouest-quart-nord-ouest_, avec la corvette danoise en
question. Or, c'était bien là, je pense, ce qu'il fallait démontrer...
Et dites-moi à présent si les mathématiques et la théorie sont inutiles
dans la navigation!»

La suite de nos observations sembla, au surplus, donner raison aux
savantes et lumineuses conjectures du patron. Des lueurs d'une vivacité
extraordinaire, sans altérer la pureté de l'horizon, sous le vent,
continuèrent à se succéder avec rapidité, et le bruit des sourdes
détonations ne cessa, pendant plusieurs heures, de suivre à des
intervalles égaux l'explosion de ces éclairs qui nous éblouissaient de
leur éclat répété.

Plus tard, nous apprîmes qu'à l'heure où nous avions remarqué cette
circonstance intéressante de notre navigation, un combat terrible
s'était livré cette nuit même, entre _la Mandragore_ et la corvette
danoise, et que celle-ci, après avoir succombé dans un abordage furieux,
avait été incendiée par les corsaires et jetée toute fumante encore sur
la côte de Saint-Thomas, pour que le gouverneur reconnût, à ce signe
épouvantable, la vengeance que les forbans avaient su tirer des
vainqueurs de _l'Invisible_ et de la capture de _l'Oiseau-de-Nuit_, par
la corvette _le Hamlet_.

Nous mouillâmes, le septième ou le huitième jour de notre départ de
Saint-Thomas, sur la rade de Saint-Pierre, en face du quartier appelé
_le Figuier_.

Malgré toute la célérité qu'avait pu mettre notre patron caboteur à nous
faire faire le trajet de Saint-Thomas à la Martinique, une petite
goëlette partie de Saint-Thomas même deux jours après nous, se trouva
être rendue à notre destination quelques jours avant que nous ne
pussions mouiller sur la rade de Saint-Pierre.

A mon retour dans mon logis, le facteur de la poste me remit deux
lettres apportées le matin par la petite goëlette qui nous avait
devancés. Une de ces missives était scellée du cachet de la comtesse de
l'Annonciade. J'ouvris d'abord la lettre de cette dame. L'épître était
ainsi conçue:

  «Oh! monsieur, combien il m'en a coûté de vous faire l'aveu que vous
  allez lire et qui est devenu trop nécessaire au repos de ma
  conscience, pour que j'hésite un seul instant à surmonter tous les
  faux scrupules qu'il me faut vaincre, pour ne paraître à vos yeux que
  la plus coupable des femmes. Oui, monsieur, j'ai besoin que vous me
  pardonniez l'égarement malheureux que j'ai mis à poursuivre jusqu'à la
  mort, quelques infortunés que je croyais plus criminels peut-être
  qu'ils n'avaient pu l'être. Vous avez été témoin de l'acharnement
  irréfléchi et bien condamnable avec lequel je n'ai cessé de
  solliciter, pendant plusieurs mois, l'exécution des pirates, dont la
  rigueur de la loi toute seule n'aurait que trop tôt, sans mon aide
  fatale, réclamé le sang et la tête; je n'ai eu de repos que lorsque ce
  que j'appelais ma vengeance a été assuré par un funeste arrêt. Hier
  encore, malgré les nobles efforts que vous aviez faits si inutilement
  pour apaiser l'exaltation de mon ressentiment, je pensai, en apprenant
  la condamnation des coupables, pouvoir porter au pied de l'échafaud où
  ils devaient tous monter, un courage exempt de pitié et le dirai-je,
  une âme presque satisfaite du succès de mes cruelles démarches. Mais
  que nos plus fermes résolutions s'évanouissent vite chez nous autres
  pauvres femmes, quand nous voyons devant nos yeux le spectacle des
  maux qu'a causés notre imprudence et l'abîme que nous avons
  entr'ouvert sous les pas de ceux que nous nous croyions intéressées à
  punir! Comment, après m'être enorgueillie devant vous, de ce que vous
  nommiez si justement ma cruauté, oser vous dire maintenant ce que j'ai
  éprouvé en voyant ces seize infortunés monter au supplice, non pas
  avec l'audace de monstres endurcis dans le crime, mais avec la
  touchante résignation de chrétiens repentans et soumis à la volonté
  divine!... Huit d'entre eux se sont confessés au pied de l'échafaud:
  ce spectacle, qui arrachait des larmes à la foule, a produit sur moi
  une impression dont je ne saurais vous donner une idée, et quand les
  têtes de ces malheureux qui priaient avec tant de ferveur une minute
  auparavant, ont roulé, toutes sanglantes, à mes pieds, je me suis
  évanouie!!!!

  »En revenant à moi, monsieur, j'ai pris la plume pour vous dire que
  j'ai été bien coupable en demandant autant de sang chrétien au
  tribunal de la justice humaine... Oh! j'ai bien besoin que vous, qui
  m'avez vue, avec horreur peut-être, si cruelle et si peu digne de mon
  sexe, j'ai bien besoin que vous me pardonniez en apprenant les larmes
  que je verse aujourd'hui sur une faute que je voudrais pouvoir
  racheter au prix de tout ce qui me reste de plus précieux au monde...
  C'est à ceux qui n'ont rien à se reprocher qu'il est facile de se
  montrer généreux envers les pécheurs qui n'ont que des remords à
  offrir au ciel en expiation de leurs coupables erreurs. Vous avez
  arraché à la mort le plus criminel de tous les condamnés; je donnerais
  aujourd'hui ma vie pour avoir fait ce que je vous reprochais, il y a
  deux jours encore, d'avoir osé faire en faveur de ce misérable
  capitaine. Pardon, pardon... j'implore à genoux votre clémence et
  celle de Dieu! Ils sont morts chrétiens et repentans, eux, et c'est à
  eux de prier aujourd'hui pour moi... Je n'ai pas la force d'achever;
  mes pleurs inondent mes yeux, obscurcissent ma vue et mouillent le
  papier sur lequel je vous trace ces lignes pour vous demander que vous
  ne détestiez pas trop la malheureuse

  A**** VESLACA,

  COMTESSE DE L'ANNONCIADE.»

  Saint-Thomas, île de sang et de deuil,

  ce 10 janvier 18

Qui jamais, m'écriai-je après avoir lu et relu cette lettre étrange, se
serait attendu à un revirement si soudain de sentimens! Est-ce bien là
cette comtesse que j'ai vue si acharnée à poursuivre sa proie, qui vient
aujourd'hui verser des larmes de pitié sur le sort des victimes qu'elle
se faisait orgueil d'immoler à sa haine! Quoi, parce qu'il a plu à
quelques-uns de ces forbans de se confesser au pied de l'échafaud, voilà
ma petite tigresse qui se reproche comme un crime, la plus douce
satisfaction qu'elle pût, disait-elle, éprouver au monde! Oh! qui pourra
dire tout ce que le coeur des femmes renferme de mystère, de
contradictions et d'inexplicable!... Et combien je me félicite de
n'avoir jamais confié le bonheur ou le repos de ma vie, à la mobilité de
coeur et à la légèreté d'esprit de ces êtres qui nous promettent une
félicité qu'ils ne sauraient nous donner. Passons maintenant à cette
autre épître dont l'écriture de l'adresse m'est inconnue. Elle m'arrive
aussi de Saint-Thomas... Voyons ce qu'elle peut contenir... J'ouvris et
je lus:

  «Monsieur,

  »J'ai appris votre nom, et j'ai su que vous habitiez Saint-Pierre. Je
  me permets aujourd'hui de vous écrire pour vous annoncer une chose qui
  vous fera peut-être plaisir, si vous êtes aussi bon que j'aime à le
  penser. Mon père n'a pas perdu sa place, comme je le craignais, après
  la fuite du prisonnier; mais il a été fortement grondé pour sa
  négligence. Pour moi, je suis bien satisfaite de vous avoir aidé à
  arracher à la mort la plus honteuse, le jeune homme que les pirates
  avaient perdu et qui me paraissait si innocent du crime qu'on voulait
  lui faire payer si cher. Je ne l'ai vu que trois fois dans sa prison,
  mais son malheur m'a tellement prévenue en sa faveur, que, sans aucun
  espoir de récompense, j'aurais fait pour lui ce que vous croyez
  peut-être que je n'ai fait que par intérêt; mais pour mériter votre
  estime et pour vous prouver que je n'ai agi que par humanité, je vous
  prie de reprendre l'or et la bague que vous m'aviez donnés pour
  m'engager à prendre part à votre bonne action. Mon père n'ayant pas
  été renvoyé, cela me suffit; et je vous prie de ne pas m'en vouloir,
  si je vous renvoie des cadeaux qu'en toute autre circonstance je me
  ferais un plaisir d'accepter de vous, mais qui me feraient mal à voir,
  en me rappelant le motif qui vous a engagé à me les offrir. C'est
  votre estime que je veux et pas autre chose, à moins que ce ne soit un
  peu d'amitié et un petit souvenir pour votre

  »Très humble et obéissante servante,

  »ACACIE BARNABÉ.»

Un petit sac de taffetas noir accompagnait cette lettre: il renfermait
la bague et les doublons que j'avais donnés à la bonne et jolie fille du
geôlier de Saint-Thomas.

Allons, me dis-je, encore une femme dont ce vagabond a fait la conquête!
Et quelle femme, je vous le demande, la plus intéressante de toutes
celles qui se sont attachées à lui. Oh! il n'y a que pour les
aventuriers que ces bonnes fortunes-là sont faites, et il n'est dans la
destinée d'aucun homme comme il faut, d'intéresser à ce point des femmes
de toute condition, avec des qualités aimables seulement et des moyens
ordinaires de plaire et de séduire. Négresses, comtesses, dames de haut
parage, filles de concierges, tout a subi la commune loi qui semblait
soumettre tant de coeurs féminins au charme irrésistible du sort de ce
Banian! Une fière espagnole va le chercher dans le rang le plus abject
pour en faire son amant. Barbouillé de noir pour fuir l'infamie qui
s'attachait à ses pas, il subjugue la fidélité conjugale de la plus
belle négresse de la colonie. Arrêté comme pirate pour être jeté comme
le plus vil criminel au bout de la corde du gibet, il lui suffit de se
montrer à la plus séduisante des filles de concierge pour la charmer et
l'engager à braver la colère de son père, afin de le soustraire au
supplice le plus ignominieux et à la mort la plus inévitable.

Quel Adonis, doué de toutes les qualités du coeur et de l'esprit,
pourrait se flatter, dans les situations les plus brillantes de la vie,
d'avoir fait autant de conquêtes ou d'avoir inspiré un amour aussi vrai
et aussi désintéressé! Pour un homme épris de la passion des aventures
galantes, ne serait-ce pas une compensation presque suffisante à tous
les maux et à toutes les angoisses qu'a éprouvées ce drôle! Non, mais
c'est qu'il y a dans la lettre de cette petite Acacie, quelque chose de
si touchant et de si naïvement tendre, qu'en vérité on se sentirait
presque tenté de porter envie à une partie de la destinée de mon digne
protégé. «Je ne l'ai vu que trois fois dans sa prison, m'écrit-elle,
mais son malheur m'a tellement prévenue en sa faveur, que, sans aucun
espoir de récompense, j'aurais fait pour lui ce que vous croyez que je
n'ai fait que par intérêt!» Quel aveu ingénu dans ces mots si simples!
«Je ne l'ai vu que trois fois,» et comme elle a bien compté les fois!...
Et la fille du plus endurci de tous les geôliers des colonies... Où
diable donc va se fourrer la délicatesse des sentimens les plus exquis?

J'en étais à ce point de mes réflexions, quand j'entendis dans mes
escaliers un pas lourd et lent qui m'annonçait l'arrivée de quelque
mulâtresse ou de quelque négresse. A l'aspect de deux yeux flamboyans
qui brillaient comme deux diamans dans l'obscurité du petit corridor qui
conduisait à ma chambre, je devinai la visite de Supplicia.

«Bonjour, maître, me dit-elle, en laissant un sourire mélancolique
entr'ouvrir ses deux belles rangées de dents. Comment est-ce que vous
vous portez?...

--Bien et toi, ma bonne amie? lui répondis-je avec distraction.

--Et _lui_? me demanda-t-elle, sans oser ajouter un autre mot à cette
question naïve.

--_Lui!_ eh bien! il se porte toujours bien aussi, j'ai du moins tout
lieu de le croire.

--Et où, s'il vous plaît, sans vous fâcher, croyez-vous qu'il se porte
bien?

--Où, dis-tu?

--Oui, maître, j'ai dit _où?_ à vous pour savoir où il est actuellement.

--Mais, je pense qu'il est actuellement en lieu de sûreté et à son aise
à la Côte-Ferme.

--Et c'est bien loin la Côte-Ferme, s'il vous plaît, maître?

--Et pourquoi me fais-tu cette question, est-ce que tu voudrais par
hasard l'aller rejoindre?

--Oh! non, je n'y pense pas, parce que ça m'est défendu. Mais, si
j'étais libre de mon corps ou _libre de Savane_ seulement, j'aurais
alors la permission de penser à ce que je voudrais et j'y penserais...
Depuis surtout que le bâtiment du capitaine _Invisible_ l'a pris et
qu'on a dit qu'il s'était battu, je sens bien moi que j'ai envie de le
voir...

--Et, d'où sais-tu, ou plutôt qui t'a mis dans la tête qu'il était parti
avec _l'Invisible_?

--Qui? la petite fille de couleur qui fait des _piailles_ et qui devine
tout ce qui est arrivé aux autres.

--Et cette petite fille de couleur t'a dit?...

--Que vous aviez embarqué M. Gustave à bord du grand brick là de
_l'Invisible_, et puis qu'il était parti pour courir la piraterie sur
les grandes mers et se faire peut-être arriver malheur.

--Supplicia, ma bonne amie, cette petite fille de couleur, qui vous a
dit la bonne aventure et que vous avez été assez simple pour écouter,
vous a trompée et en a menti. Il faut que vous me conduisiez chez elle
et que vous m'avouiez ce que vous lui avez donné pour l'engager à vous
tourner la tête avec toutes ces faussetés.

--Ce que j'ai donné à elle?

--Oui, ce que vous lui avez donné?

--Tout ce que moi j'avais: mon collier de grenat, mes bracelets fermés
et tous mes madras-papillon.

--La petite coquine! Je vais d'abord la voir et la faire punir ensuite
pour avoir ainsi abusé de ta sotte crédulité. Conduis-moi à sa case et
nous verrons.»

Je me dirigeai, accompagné ou plutôt guidé par Supplicia, vers l'asile
de la maudite bohémienne de Saint-Pierre.

Mais c'est en vérité aujourd'hui le jour des femmes pour le compte de ce
damné de Banian! me dis-je en cheminant à côté de l'une de ses tendres
victimes. Et de toutes celles dont le drôle a fait la conquête, cette
pauvre négresse décidément me semble mériter le prix de la constance et
du dévouement; si tant est que l'on soit jamais tenté de décerner un
prix à l'amour que peut avoir inspiré un pareil garnement. La comtesse a
oublié les devoirs que lui imposait son rang, pour descendre jusqu'à lui
et en faire son amant. La fille du geôlier de Saint-Thomas l'a délivré
de sa prison en exposant la place de son père et sans vouloir accepter
la récompense due à un service aussi signalé. Mais cette pauvre
Supplicia qui, après avoir été séduite, trompée, abandonnée par lui,
elle et son enfant, s'avise de donner à une devineresse tout ce qu'elle
a de plus précieux, pour apprendre non pas où il peut s'être réfugié et
ce qu'il fait, mais seulement ce qu'il est devenu, ah! voilà qui
surpasse en mérite et en abnégation amoureuse et le sacrifice de la
comtesse et le tendre désintéressement de la fille du geôlier. «Bravo
Supplicia! lui dis-je, en m'approchant d'elle et en lui pressant, je
crois, la main avec une sorte d'attendrissement. Bravo! ma bonne amie,
tu es une folle d'avoir ainsi donné tes petits bijoux pour un mensonge,
mais tu es une bonne fille et cela doit tôt ou tard te porter bonheur...

--Mais, je le crois aussi, me répondit-elle, toute gaie et toute
contente de ma prédiction. Et puis, ajouta-t-elle en s'inclinant pour me
baiser respectueusement la main que je lui avais tendue, c'est que,
voyez-vous, maître, je prie toujours le bon Dieu qui est là-haut, pour
lui, pour le petit enfant à lui, et pour vous!

--Et pour toi aussi, sans doute?

--Oh! pour moi, pauvre négresse, non; le bon Dieu ne s'en occuperait
pas. C'est pour vous autres blancs et peut-être un peu pour les mulâtres
que le bon Dieu travaille dans le ciel. Mais, voilà, me dit-elle, à voix
basse, en s'arrêtant devant une maison en bois, la case de la petite
fille de couleur, celle-là qui fait des _piailles_.»

Faire des _piailles_ signifie, dans la langue des noirs, faire des
évocations cabalistiques et de la fantasmagorie.

J'entrai aussitôt et en marchant à quatre pattes pour franchir plusieurs
étroites issues, dans un appartement tendu de larges pièces de calicot
noir, sur lesquelles étaient cousues des découpures de toile blanche,
figurant grossièrement des têtes de mort et des ossemens en croix. Au
milieu de ce sinistre repaire de sorcière, était une table en mauvais
bois de sap, et sur cette table vermoulue, des fioles, un petit
squelette d'enfant, des branches de cyprès desséchées et des paquets
d'herbes flétries. Une odeur nauséabonde de fenouil et de fleurs
funéraires, saturait l'air pesant qui remplissait cet antre à peine
éclairé par une lampe fumeuse que l'on voyait filer dans un coin. Je
demandai d'une voix forte et très peu émue, la maîtresse du logis. Tout
resta sourd dans l'appartement à ce premier appel. Je jugeai bientôt à
propos de faire une nouvelle sommation aux esprits infernaux du lieu, et
le même silence accueillit cette injonction devenue cependant plus
impérieuse encore que la première. Pour la troisième et dernière fois,
je m'avisai de joindre le geste aux paroles et de frapper cinq à six
coups de rigoise (car je m'étais muni d'une cravache) sur la table
encombrée de la sorcière, au risque de briser les fioles mystérieuses
d'où elle tirait probablement la science qu'elle faisait payer si cher à
ses crédules et sottes pratiques. A ce sacrilége bruit, je vis enfin
sortir de dessous les sinistres draperies d'un des angles du sanctuaire,
une manière de femme recouverte de guenilles noires. La pâleur
cadavérique de cette misérable me parut d'autant plus repoussante, que
je ne pus la remarquer qu'à la lueur blafarde de la lampe qui jetait,
sur toute cette scène, une apparence pour ainsi dire sépulcrale. «Qui
êtes-vous? m'écriai-je, en voyant ce spectre s'avancer lentement vers
moi...

--Rien sur la terre, me répondit d'une voix caverneuse le spectre.

--Eh bien! si vous n'êtes rien ici, allez me chercher la maîtresse de
cette case à canailles.

--La maîtresse, c'est moi; mais le maître de tout, vous n'avez pas
besoin de le chercher ici, car il est là-haut!»

La sorcière, en prononçant ces mots d'un air solennel, me montrait le
ciel, ou plutôt le plafond de son obscur logis.

«Comme pour le moment la maîtresse de votre turne me suffit, lui
répondis-je, c'est à vous que je m'adresserai pour savoir ce que sont
devenus les bracelets et le collier de grenat que vous avez pris à cette
négresse pour lui débiter des mensonges?

--Le mensonge, répliqua la sybille, n'est jamais entré par cette porte;
et la vérité, monsieur, est une chose assez belle et assez rare pour
qu'on accorde une petite récompense à ceux qui ont le don de la deviner
et le courage de la dire.

--Trève de langage prophétique avec moi, lui dis-je un peu impatienté du
ton d'assurance qu'elle conservait en ma présence. Il faut que tout de
suite vous rendiez à cette malheureuse, et devant moi, les bijoux que
vous lui avez escroqués.

--Ce dernier mot, monsieur, ne s'est jamais trouvé dans mon livre.

--Eh bien! vous l'y mettrez, si bon vous semble. Mais venons-en le plus
tôt possible au fait, car je n'ai pas de temps à perdre avec vous. Il
est à ma montre six heures dix minutes et si, à six heures un quart, je
n'ai pas ici à ma disposition les objets que je veux vous faire
restituer, je vous avertis que je vais faire aussi des miracles dans la
case, et des miracles à ma manière.

--Que la volonté du ciel s'accomplisse, dit-elle, et agissez, si vous
avez reçu de là-haut le don d'agir dans le présent et de pénétrer dans
l'avenir.»

Les tentures du sanctuaire ne tenaient à la muraille que par quelques
mauvais clous. D'un tour de main il me fut facile d'arracher ces
lambeaux et de déchirer les misérables voiles qui, jusque-là, avaient
caché aux yeux des profanes, les mystères de la prophétesse. Mais quelle
fut ma surprise, lorsque, sous une des guenilles de la draperie que
j'étais en train de si bien _déralinguer_, comme disent les marins,
j'aperçus, blotties et tremblantes dans un des coins de l'appartement,
deux des autorités de la Martinique! Aussi étonné moi-même de cette
découverte, que ceux qui en étaient l'objet avaient pu être déconcertés
de se voir ainsi traqués dans leur gîte, je m'adressai à la sybille pour
lui dire:

«Puisque le libertinage ou la superstition amènent chez vous si bonne
compagnie, je ne pousserai pas plus loin mes recherches. Le respect que
je dois conserver encore pour certaines convenances, me prescrit une
réserve dont vous ne devez pas me savoir gré, et qui cependant pourra
tourner à votre profit. C'est le procureur du roi lui-même, qui se
chargera sans doute de poursuivre, au nom de la justice, les
investigations que j'ai si bien commencées...»

A ce mot de procureur du roi, la malheureuse qui, jusqu'au dernier
moment, avait paru dédaigner mes menaces, perdit tout-à-coup le calme
qu'elle avait conservé. Elle ne sut plus que balbutier quelques paroles
inintelligibles d'une voix émue et suppliante... Le trouble qu'elle
éprouvait était trop visible pour que je ne cherchasse pas à profiter de
son embarras pour arriver au but de ma visite...

«Vous allez, lui dis-je d'un ton sévère, remettre à ma disposition les
objets que vous a livrés cette pauvre négresse, et m'avouer ensuite les
moyens que vous avez employés pour découvrir ce que vous appelez la
vérité sur la prétendue fuite de celui qu'il vous a plu de nommer son
amant.

--Mon bon maître, me répondit-elle, sans me donner le temps d'achever,
voici, puisque vous m'ordonnez de vous les rendre, les bracelets, les
madras et le collier de Supplicia. Mais, de grâce, pas un mot, je vous
en prie, à M. le procureur du roi, de ce que vous avez vu ici. Mon
existence et le sort des pauvres, dépendent de votre discrétion... Tout
l'argent que je gagne, au métier que je fais, passe en aumônes et en
charités dans les mains des indigens de la colonie.

--Admirable bienfaisance qui dépouille quelques malheureux nègres bien
laborieux, pour engraisser l'oisiveté de quelques mendians moins pauvres
que ceux dont tu trompes l'imbécile crédulité! Mais revenons au dernier
article de la capitulation. Comment as-tu pu être conduite à imaginer
que le Banian avait quitté l'île pour s'embarquer à bord d'un corsaire?

--Puisque vous le voulez, je vous dirai, mais ceci entre vous et moi,
que certain soir... excusez-moi si je vous parle si bas, que certain
soir, lorsque vous vous rendiez à l'Anse Belle-Vue avec _l'Invisible_ et
une autre personne, une jeune fille de couleur, que vous n'avez sans
doute pas aperçue, se trouvait à dix pas de vous sur la grève. Elle vit
un blanc qu'elle crut reconnaître pour M. le Banian, s'embarquer dans un
des canots du corsaire mouillé en rade: elle entendit même le _capitaine
Invisible_ parler à M. le Banian qui vous avait baisé la main avant de
sauter à bord du canot...

--Et cette fille de couleur qui espionnait si bien les trois personnes
qu'elle avait prises pour ce qu'elles n'étaient pas, qui était-elle,
elle-même?

--C'était moi!

--Et sur un soupçon qui vous a si complétement abusée, vous avez été
donner, comme une vérité dont vous étiez sûre, le conte que que vous
avez fait payer à Supplicia, pour une révélation de là-haut! Et vous
n'avez pas craint, en mentant ainsi, de vous exposer à recevoir le prix
réservé au mensonge, et le châtiment dû à votre coupable avidité?

--Si ce n'est pas la vérité que j'ai dite, vous pouvez m'en punir. Mais
si je n'ai pas menti, je ne demande qu'une chose, c'est votre silence.
Et puis, mon bon maître, si, comme vous le répétez, j'ai fait un
mensonge, à présent que vous avez repris les bijoux de la négresse, vous
ne pouvez pas dire que ce mensonge m'a été payé trop cher. Je voudrais
pouvoir donner tout ce qui reste encore dans ma case, pour que ce qui
vient d'avoir lieu ce soir chez moi ne me fût pas arrivé. C'est le pain
des pauvres et le mien que je vous demande à genoux comme une charité,
et je vous crois trop bon coeur pour que j'aie à craindre que vous
cherchiez à me perdre ou à me faire arriver de la peine.»

Je sortis du trou de la sybille, sans daigner la rassurer sur son
avenir, et en jetant les yeux avec dégoût sur le pan de serpillière que,
par pitié, j'avais laissé retomber sur les deux notabilités coloniales
que j'avais laissées, plus mortes que vives, tapies dans leur coin.
Supplicia, riant comme une folle du désappointement de la devineresse,
me suivit en faisant sauter avec joie dans ses mains les bracelets et le
collier que je venais de lui faire restituer...

«Eh bien! lui demandai-je, en la voyant si heureuse de sa gaieté et de
son triomphe, que penses-tu de tout ce que tu viens de voir?

--Moi, me répondit-elle, en entr'ouvrant ses deux belles rangées de
dents et en fixant sur moi ses yeux brillans comme deux émeraudes, moi,
je pense, maître, que vous êtes dix fois, cent fois, _plus que cent
fois_, plus sorcier que cette petite sorcière-là!»

La bonne Supplicia ne savait compter que jusqu'à cent. Elle eût dit
_mille fois_ si elle avait compris ce que voulait dire _mille_.

«Et sais-tu pourquoi, ajoutai-je, elle m'a rendu tes bijoux?

--Elle vous a rendu ces bijoux-là parce que j'ai bien vu qu'elle ne
m'avait pas dit la vérité, car si elle avait dit la vérité à moi, elle
aurait gardé ce que je lui avais donné pour me dire ce que moi j'aurais
voulu savoir d'elle.

--C'est cela, ma fille, tu as deviné fort juste ce que je voulais te
faire comprendre. Et une autre fois, ce qui vient de se passer sous tes
yeux te servira de leçon et t'apprendra à ne plus te faire tromper par
ces diseuses de faussetés et de menteries.

--Maître, me dit alors la jeune négresse, puisque vous êtes plus savant
que la sorcière qui a menti à moi, je vous en prie, dites-moi ce que
vous savez, et apprenez-moi ce que monsieur est devenu et où il a été?

--Oui, je vais te l'apprendre, curieuse, puisque tu le veux à toute
force. Monsieur est en France, il est heureux et pense toujours à toi.

--Et c'est bien la bonne aventure bien vraie que vous venez de dire à
moi? Oui, n'est-ce pas, bon maître? Ah! tant mieux! A présent au moins
je pourrai travailler pour gagner ma liberté, et aller un jour en France
le retrouver; car si vous savez tout ce qui doit arriver, vous devez
voir qu'un jour je deviendrai _libre de mon corps_ et que j'irai
rejoindre _monsieur à moi_ qui sera bien content de revoir Supplicia et
son fils à lui et à la pauvre négresse.»

Cette idée que Supplicia m'exprimait si ingénument dans un langage dont
il me serait impossible de peindre la naïveté, la préoccupa tellement
pendant les années qu'elle passa encore sous mes yeux à Saint-Pierre,
que toutes les semaines je la voyais arriver chez moi pour me dire:
«Maître, j'ai ramassé, depuis lundi, deux gourdes, trois gourdes sur mon
travail: gardez encore cet argent, et quand il y en aura assez pour
racheter ma liberté à ma maîtresse, vous me préviendrez, et j'irai
trouver un capitaine pour le prier de me conduire en France, avec
quelque dame de la colonie qui me prendra à son service pour la
traversée.

--Et une fois en France, lui demandai-je, que feras-tu?

--J'irai trouver le père de ce petit mulâtre-là, qui sera bien heureux
de revoir son enfant et la mère de son fils.»

Sans partager toutes les illusions de la pauvre Supplicia, je cherchai
du moins à réaliser une partie de ses espérances; et ses petites
épargnes, grossies de tout ce que je pouvais y ajouter, la mirent
bientôt à même de racheter cette liberté après laquelle elle soupirait
chaque jour. Elle devint libre enfin, la malheureuse, et le soir où je
lui annonçai cette nouvelle tant désirée, je sentis la joie inexprimable
que je venais de lui donner me faire mal; c'était le moment où elle
devait perdre les illusions qui, jusque-là, lui avaient fait supporter
avec tant de résignation et d'enchantement peut-être, tout le poids de
l'esclavage.




XXIII

        Ah! le candidat de votre choix n'est pas Français!

        (Page 215.)

Dernier retour en France;--une élection et un député; soupçon, méprise
et nouveau soupçon.


Après avoir fait fort passablement mes petites affaires dans les
colonies et avoir eu le malheur de perdre en France les deux vieux
oncles dont j'étais l'unique héritier, je trouvai bon de revenir dans ma
patrie, jouir paisiblement du fruit de mes travaux et des avantages de
ma succession. Un navire que j'affrétai et que je chargeai de quelques
centaines de barriques de sucre, me ramena en Europe avec ma fortune
conquise et les espérances que je fondais sur ma fortune héréditaire; et
je débarquai, au bout de dix ans de pacotillage et de quarante jours de
traversée, dans un port du midi, que je demanderai la permission au
lecteur de ne pas nommer, pour éviter d'offrir à la malignité du public
des allusions trop directes ou trop absurdes sur les habitans du lieu où
je fus accueilli à mon retour dans mon pays natal.

A mon arrivée dans ce port anonyme, la première personne qui courut
s'embarrasser dans mes jambes, fut ce négociant du Hâvre qui, pour avoir
ma commission de pacotille, était venu, comme on s'en souvient peut-être
à mon début dans les affaires, m'inviter à dîner chez lui et à entendre
sa fille aînée chanter de l'italien. Cet honnête trafiquant ayant appris
à l'avance mon débarquement dans la ville où il avait jugé à propos de
transporter, depuis quelque temps, ses pénates commerciaux, s'attacha à
mes pas avec un tel acharnement, que, pour me dégager un peu de lui, je
me trouvai forcé de lui accorder la consignation des marchandises que je
ramenais avec moi. «Vous n'avez pas de répondant en douane, me dit-il,
pour expédier vous-même vos sucres où il vous plaira, et d'ailleurs,
n'étant pas établi sur place, vous ne pourriez parvenir que fort
difficilement à faire seul vos propres affaires avec quelque sécurité
pour les crédits à accorder selon l'usage reçu ici. Moi je vous offre au
contraire toutes les facilités qui vous manquent, et la connaissance des
lieux, que vous ne pouvez encore posséder. J'ai du crédit chez le
receveur, une activité infatigable pour les affaires qu'on me confie, un
dévouement à toute épreuve pour les intérêts des autres quand ils
deviennent surtout un peu les miens et que je les ai épousés par devoir.
Vous ne connaissez personne sur le marché et vous m'avez été
anciennement recommandé au Hâvre: vous avez même dans le temps refusé de
dîner chez moi et de venir entendre mon aînée qui chantait alors si
bien: c'est donc une réparation que vous me devez, et que j'exige
aujourd'hui de votre justice et de votre bienveillance. Consignez-moi
vos quatre cent soixante-quinze barriques de sucre et vos tierçons
d'assortiment: le cours de la _douceur_ est _ferme_ et promet de devenir
bon; nous écoulerons bien cette partie qui arrive à point pour alimenter
une consommation aux abois et à laquelle nous ferons mettre les pouces,
et ce sera une affaire arrangée entre nous à notre satisfaction mutuelle
et au mieux de nos intérêts réciproques.»

Cette argumentation mercantile était trop logique et l'argumentateur
trop pressant, pour que je ne me laissasse pas entraîner. Je constituai
mon obligeant cicerone consignataire de ma cargaison. C'était d'ailleurs
un brave homme assez droit et adroit en affaires et qui passait pour
avoir une réputation intacte. Je n'aurais pas trouvé mieux dans toute la
ville. J'acceptai avec confiance les services qu'il m'offrait avec tant
d'empressement. Le lendemain les deux ou trois feuilles de commerce de
la ville ne furent remplies que de son nom.

«Voilà donc une affaire conclue entre vous et moi, dis-je à mon
consignataire. Mais expliquez-moi, s'il vous plaît, quelle raison a pu
vous engager à quitter une place où vous paraissiez vous trouver si
bien, pour venir habiter un pays qui devait être nouveau pour vous?

--Raison de santé et considérations de famille, me répondit mon homme.
L'air de la Normandie était trop lourd pour mes poumons; et puis j'avais
deux filles à marier dans un pays où les transactions matrimoniales sont
difficiles en diable, sous le rapport de l'assortiment de la marchandise
ou plutôt des caractères, s'entend; tandis que, dans le midi, ces genres
d'affaires se font presque d'elles-mêmes, sous l'influence d'un climat
qui semble singulièrement favoriser les spéculations conjugales et les
liaisons de relations convenables.

--Vous avez donc réussi à marier vos demoiselles ici?

--A merveilles, monsieur, à merveilles! L'aînée, celle qui chante ou
plutôt qui chantait si remarquablement, m'a été demandée au bout de six
mois de séjour sur place, par un des plus riches fabricans de chandelles
du département. Le parti n'était pas brillant, mais il était solide, et
le prétendant est devenu mon gendre, par marché passé par le courtier du
lieu, ou plutôt par-devant un des notaires.

--Et la cadette?

--La cadette, trois mois, jour pour jour, après l'écoulement ou plutôt
après l'établissement de ma virtuose, s'est mariée à une des meilleures
maisons en vin et eau-de-vie du cru du pays. Excellente acquisition, ma
foi: toutes deux sont déjà mères de famille, et cette fois-ci j'espère
bien que vous les verrez dans leur ménage où vous n'aurez plus à
redouter le bruit importun des romances, mais où vous trouverez un ordre
admirable et des livres tenus en partie-double avec une régularité et
une intelligence rares, même chez les meilleurs comptables. Ce sont
elles qui servent de premiers commis à leurs maris et qui nourrissent
elles-mêmes leurs enfans... _Utile dulci_, comme dit le bon Cicéron ou
le bon père Lafontaine. Ah! nous voici justement près de la douane. Vous
m'avez donné, je crois, votre manifeste: allons faire notre entrée et
notre déclaration. Les visiteurs sont rares aujourd'hui, et n'en a pas
qui veut: nous n'avons donc pas un instant à perdre pour en obtenir un.
Entrons d'abord au bureau des expéditions. J'ai le premier commis dans
ma manche et le directeur me mettrait au besoin dans sa chemise. Ce qui
n'est pas indifférent, car la douane, quand on n'y connaît personne, est
le dédale le plus indéfinissable que le démon ait pu imaginer pour le
tourment des négocians passés, présens et à venir.»

Dix ans d'absence m'avaient rendu tout-à-fait étranger aux moeurs et aux
habitudes nouvelles que je trouvai toutes formées en revoyant la France.
Dans l'endroit où je venais de débarquer, j'entendais parler autour de
moi de _Charte_, de _constitution_, de _députés_ et d'_élections_, sans
trop savoir le sens que je devais attacher à ces mots encore inusités
dans les colonies que j'avais quittées depuis si peu de temps. «Que
signifie, demandai-je un jour à mon consignataire, une réunion
_électorale_ que je vois annoncée chaque matin dans les journaux de
votre ville, pour le _choix d'un candidat_?--Ah! c'est là effectivement,
me répondit-il, une chose qui doit être inintelligible pour vous qui
venez d'un pays où l'on ignore sans doute encore les avantages et les
charges du gouvernement que la Restauration nous a octroyé ou que plutôt
nous l'avons forcée à nous donner. Une assemblée électorale, c'est,
voyez-vous, une réunion préparatoire que forment les électeurs pour
s'entendre sur le choix du candidat qui aspire à la députation. Mais
pour vous expliquer plus clairement tout cela par un exemple et pour
mieux vous faire concevoir une chose que je serais moi-même assez
embarrassé de vous définir, en peu de mots, il y a un moyen tout simple
à employer, c'est de vous faire assister à la réunion électorale dont
vous venez de me parler. Tel que vous me voyez, je suis électeur et
voici ma carte. Il vous sera facile de vous introduire cet après-midi
dans le sein même de l'assemblée préparatoire qui doit avoir lieu dans
une demi-heure tout au plus, et là vous en entendrez de belles, je vous
jure, et vous pourrez du moins voir par vos yeux ce dont il s'agit.
C'est trois jours après cette réunion que nous nommerons le député
chargé de représenter notre ville à la chambre législative.

--Et sur quel homme, demandai-je à mon électeur, avez-vous déjà porté
vos vues?

--Mais, pour ce qui me concerne, j'ai déjà engagé ma voix en faveur d'un
candidat qui a rendu les plus signalés services à notre localité. Tenez,
ce pont en construction, dont vous pouvez apercevoir d'ici les piles à
moitié faites, c'est lui qui l'a fait commencer. Cette eau qui coule si
abondamment dans nos rues, c'est encore lui qui nous l'a fait venir de
deux lieues au moins, et d'un endroit où jusqu'ici personne n'avait
soupçonné l'existence d'une source. Quelques-uns des envieux, que tant
de bienfaits ont valus au candidat de mon choix, allèguent pour lui
nuire sa qualité d'étranger; car il faut vous dire qu'en récompense et
pour prix des nombreuses améliorations que nous lui devons, il a obtenu
des lettres de grande naturalisation, et que la date de ces lettres est
encore assez fraîche.

--Ah! le candidat de votre choix n'est pas français?

--Non, il est, je crois, mexicain, chilien ou péruvien, ou quelque chose
comme cela. Mais cette circonstance, comme bien vous le pensez, n'est
pas un motif d'exclusion pour lui, à mes yeux du moins. On peut n'être
pas né en France, et être un très bon citoyen, n'est-ce pas? Lorsque
surtout, comme mon candidat, on a fait servir à la gloire de sa patrie
adoptive, les ressources d'une immense fortune.

--Il est donc bien riche votre candidat?

--Plus que millionnaire, et ses talens égalent au moins ses richesses.
Il a fondé ici, à lui tout seul, un journal qu'il rédige quelquefois, et
qui chaque jour dit un bien prodigieux de lui. Vous pensez bien que dans
tout cela il y a un peu de partialité de la part du journaliste en
faveur du propriétaire de la feuille en question. Mais quelques
préventions que l'on puisse avoir contre tout ce qu'avance le journal de
M. de Camposlara, on est forcé d'avouer que souvent ses éloges sont
mérités, et que presque toujours il frappe juste sur les abus qu'il
signale en politique comme en administration. Oh! c'est surtout
lorsqu'il se met en train de tancer l'exagération et la mauvaise foi
d'un petit journal de l'Opposition que nous laissons végéter dans le
pays, qu'il est amusant à lire! car la feuille de M. de Camposlara
reçoit, il faut vous le dire, les communications directes et intimes de
la préfecture et quelquefois même, dit-on, certains petits articles de
M. le préfet, lui-même, le plus mordant et le plus malicieux de tous les
préfets du royaume, depuis qu'il y a des préfets en France; et comme
vous devez le prévoir, cette faveur excite au plus haut degré la
mauvaise humeur de la feuille de l'Opposition. Celle-ci, quand le dépit
la pique, tonne aussi de son côté sur les priviléges, les subventions et
les faveurs exclusives: M. de Camposlara ordonne alors à son rédacteur
de répondre, et le rédacteur riposte de suite et avec de bonne encre
encore. Il résulte du choc de ces opinions et de l'ardeur de cette
petite guerre, un grand divertissement pour le public. Aussi M. de
Camposlara dit plaisamment, avec l'esprit et l'à-propos qui
caractérisent toutes ses saillies, que c'est lui qui a amené en France
l'usage des combats de journalistes pour tenir lieu des combats de coqs
dont s'amusent tant nos chers voisins les Anglais. Pour moi j'avoue que
deux coqs se battant et se mordant à beau bec en pleine rue,
m'amuseraient beaucoup moins que la polémique acharnée de nos deux
journaux.

--Tout ce que vous me rapportez là de ce M. de Camposlara, me donne le
plus vif désir de le voir.

--Bientôt vous ferez mieux, car dans quelques minutes vous pourrez
l'entendre et jouir du plaisir de le voir s'escrimer au beau milieu de
la mêlée de nos électeurs. Lui-même, en provoquant la réunion à laquelle
nous allons assister, a offert de réfuter toutes les objections qui
pourraient lui être présentées par ses adversaires, car il sait combien
l'influence qu'il exerce dans le pays lui a fait d'ennemis. Plusieurs
d'entre eux, par exemple, ont poussé l'animosité jusqu'à vouloir
insinuer, dans le public, qu'il ne devait la fortune dont il use si
libéralement envers nous, qu'aux bontés secrètes d'une dame mystérieuse
qui l'a suivi d'outre-mer dans notre ville et qui lui a promis sa main,
disent toujours ses ennemis, s'il parvient à se faire nommer député et à
acquérir une haute position sociale en France. Cette histoire
romanesque, qui n'a pas même le mérite de la vraisemblance la plus
grossière, nous a tous rendus furieux contre les calomniateurs d'un
aussi beau et d'un aussi noble caractère, et les basses manoeuvres des
adversaires de l'homme de notre choix, n'ont servi qu'à nous raffermir
tous dans les bonnes dispositions que nous avions pour lui.
Croiriez-vous bien, par exemple, qu'on a même été, et ce seul fait
caractérise assez l'Opposition, jusqu'à prétendre que notre candidat
n'avait pas l'âge voulu pour être éligible, et que ce n'a pu être qu'au
moyen d'un extrait de naissance simulé et obtenu dans les pays
étrangers, que M. de Camposlara a su justifier des quarante ans exigés
par la loi, pour entrer à la chambre! comme s'il pouvait tomber sous le
sens commun qu'on se fît vieux à plaisir pour tromper la bonne foi des
électeurs, et convoiter un mandat législatif au moyen d'une ruse qu'il
serait si facile de découvrir tôt ou tard!»

Tout en causant ainsi et en nous dirigeant vers le centre de la ville,
nous arrivâmes en face d'une sorte de magasin dont un groupe de gens
habillés de noir de la tête aux pieds, semblaient garder les portes.
«Tenez, me dit mon consignataire, c'est ici que la réunion a lieu, et si
je ne me trompe, les débats pour ou contre sont déjà commencés. Prenez
ma carte d'électeur et entrez avec assurance: les commissaires ne vous
feront aucune observation, et quant à moi, comme je suis connu de l'un
d'eux, je passerai sans carte et au vu seul de ma bonne mine. Tâchez de
ne pas vous perdre dans la foule: dans une minute ou deux tout au plus,
je vous rejoindrai. Il y a justement affluence d'électeurs et de curieux
en ce moment à la porte; profitez de la confusion, entrez et je vous
suis.»

Je passai par l'étroite issue du lieu de la réunion comme une lettre à
la poste, et sans avoir besoin d'exhiber même ma pseudonyme carte
d'électeur.

L'espèce de _raout_ politique qui s'offrit à mes premiers regards dans
le magasin de réunion, se trouvait composé de cent cinquante à deux
cents individus de tournure et de mise assez différentes. Les uns
causaient vivement entre eux; les autres paraissaient écouter
attentivement ceux qui parlaient, et tous semblaient être là aussi à
l'aise qu'ils l'auraient été dans une halle au blé ou une foire en plein
vent. Ce ne fut qu'après avoir pris le temps nécessaire pour démêler un
peu un à un tous les objets qui s'étaient présentés d'abord si
confusément à mes yeux, qu'il me fut possible de remarquer qu'un homme,
monté sur une table, haranguait tant qu'il pouvait toute l'assemblée.
Cet homme, dont la voix animée se perdait encore dans le bruit des
conversations particulières, réussit bientôt, à force de patience, de
force pulmonaire et d'obstination, par attirer sur lui l'attention des
auditeurs même les plus distraits, et le silence de l'assistance me
permit enfin d'écouter ce que disait l'orateur:

«Messieurs, s'écriait-il, en enflant sa voix et en exagérant ses gestes,
des _caloumnies_ que ze tiendrais pour infâmes, si elles n'étaient pas
trop _absourdes_, ont été _dirizées_ contre moi pour altérer, dans vos
esprits, la _counfiance_ précieuse que vous m'avez accordée et de
laquelle _auzourd'hui z'attends_ la _pruve_ la plus _etlatante_ et la
plus _hounourable_. On a osé me _réprocer_ (car que n'ose-t-on pas quand
il faut calomnier), on a osé me _réprocer_ ma qualité _d'étranzer_ alors
qu'un _ate_ solennel du gouvernement venait de me déclarer _citoyen
français_ en récompense des trop faibles services que _z'avais_ eu le
_bounheur_ de rendre à ma belle patrie d'_adotion_. Des _hoummes_, qui
n'ont eu que le mérite de naître sur le sol de cette France à laquelle
ils sont à _charze_, n'ont pas craint de me faire _oun_ crime d'avoir
acquis le titre de _bourzoisie_ au prix de sacrifices qui prouvaient au
moins le désir que _z'avais_ d'être _coumpté_ au nombre des citoyens de
la cité. Ils ont été, le _dirai-ze, zusqu'à_ contester _l'âze_ dont je
ne porte que trop les signes visibles, pour me ravir _l'hounneur_ de
représenter la ville qui m'a accordé la _plous_ noble et la _plous
touçante_ hospitalité et à laquelle _z'ai counsacré_ une _etzistence_
qu'elle a _protézée_ et que j'aurais voulu _loui_ devoir, s'il avait été
au pouvoir de l'homme de se _çoisir_ le _liou_ de son berceau et de se
_dounner ouno_ mère...»

Ici le murmure le plus flatteur s'éleva comme un nuage d'encens, du sein
de tous les groupes, vers l'orateur qui reprit d'une voix émue et d'un
ton plus élevé...

«Oui, à d'autres la facile gloire de s'être _dounné_ la peine de naître
en France, et d'avoir hérité du beau titre de _citoyen français_ comme
du champ de leur père ou de la _fortoune_ toute acquise par leurs aïeux;
mais à moi au moins le mérite d'avoir conquis, par mon dévouement, ce
titre dont vous m'avez _zugé_ digne et que notre roi bien aimé a daigné
m'accorder à votre sollicitation. Que ceux qui _cercent_ à semer la
division dans le pays qu'ils réclament comme leur patrimoine
_etzclousif_, tremblent de vouloir passer pour meilleurs citoyens que
ces _étranzers hounourables_ qui ont offert toute leur _fortoune_ à la
France pour y faire _prouspérer l'indoustrie_, y établir la _councorde_
et y maintenir le règne de l'ordre et des lois sans lesquelles il n'est
pas de patrie habitable pour les _hounêtes zens_, pas de prospérité
_poussible_ pour le travail et pas de _récoumpense souciale_ pour les
_vertous outiles_ et les _atcions_ qui _hounourent lou plous
l'houmanité_!»

Une explosion de bravos délirans arrêta tout court le péroreur, et il
était temps, car malgré la fluidité d'élocution et la volubilité
oratoire qu'il avait mises à nous débiter son lambeau de discours, il
était facile de prévoir le moment où les idées viendraient à manquer au
moulin à paroles dans lequel il semblait broyer les phrases qu'il jetait
à son auditoire. Le moment d'interruption occasionné par la masse
d'applaudissemens qui avaient accueilli sa harangue, loin de lui donner
une force nouvelle et de lui offrir un second point de départ favorable
à l'essor qu'il lui fallait reprendre, sembla, au contraire, l'avoir un
peu dérouté et lui avoir fait perdre le fil des idées qu'il avait suivi
jusque-là avec plus de succès et de facilité que de puissance et de
méthode.

«Oui, s'écria-t-il, dès que le tumulte fut un peu apaisé; oui, l'on m'a
demandé quelles étaient mes _oupinions poulitiques_, à moi qui _çaque_
jour expose toutes mes _oupinions_ dans _l'ourgane poublic_ le _plous_
en _favour_ parmi toutes les feuilles du département; mais puisqu'il
faut ici _répoundre_ à _l'inzoustice_ des attaques ou à la perfidie des
_etzigences_, par la _droitoure_ des intentions et la bonne foi des
_etzplications_, vous me permettrez, messieurs, de répéter et de
déclarer à haute voix, pour que vous _pouissiez_ en prendre _ate_ contre
moi si jamais j'étais assez _lace_ pour trahir mes promesses, que mes
_principes_ sont et seront toujours ceux d'un gouvernement auquel la
France a dû sa gloire, sa prospérité, une paix de quinze années et la
_récounciliation_ générale des partis qui déchiraient le sein _épouisé_
de notre belle, de notre grande, de notre noble, de notre glorieuse
patrie! Voilà, oui, je le répète avec _orgouil_, mes principes, et je le
répète devant mes amis comme en face de mes ennemis, si j'étais assez
malheureux pour avoir des ennemis chez ceux-là parmi lesquels je ne
croyais rencontrer que des adversaires loyaux, équitables et libéraux.»

Il ne fut plus possible, à ces mots, de contenir l'enthousiasme de
l'auditoire. L'orateur, hors de lui-même, fut enlevé de la table qui lui
servait de tribune, sur les bras de la foule qu'il avait exaltée, et on
porta le triomphateur tout essoufflé chez lui, avant que j'eusse pu le
voir d'assez près pour le contempler tout à mon aise et éclaircir, en
l'examinant attentivement, un soupçon qui m'avait saisi en portant
d'abord mes regards sur sa physionomie et en recueillant, d'une oreille
étonnée, les premiers sons que j'avais entendus sortir de sa bouche.

«Eh bien! me dit mon consignataire, une fois la toile baissée et la
comédie jouée: que pensez-vous de ce gaillard-là?

--Ma foi, lui répondis-je encore tout étourdi, je pense que ce
gaillard-là ne m'est pas tout-à-fait inconnu, et que je l'ai déjà vu
quelque part.

--Rien ne serait moins extraordinaire. Il a tant couru et vous aussi,
qu'il est fort possible que vous vous soyez rencontrés de l'autre côté
de l'eau.

--Comment déjà m'avez-vous dit qu'il se nommait, ou du moins qu'il se
faisait appeler ici?

--Il se nomme monsieur le comte de Camposlara et d'une demi-douzaine
d'autres noms ou prénoms espagnols ou portugais, que je ne me rappelle
pas bien; mais ses papiers, je vous le certifie, sont en bonne et due
forme, et j'affirmerais bien que les noms qu'il se donne sont bien
réellement ses vrais noms.

--Et il se fait passer, dites-vous, pour Mexicain?

--Oui, pour Mexicain, Colombien ou Chilien. Tout ce que je sais, c'est
qu'il nous est venu de très loin, et avec une fortune dont il fait le
plus honorable usage pour lui et pour nous.

--Tout ce que j'ai vu et tout ce que vous me dites-là me confond, ou du
moins m'intrigue au dernier point... J'aurais bien envie de parler à
votre monsieur de Camposlara.

--Rien de plus facile, je vous jure, mon cher monsieur. Personne n'est
plus accessible à tout le monde, que ce grand personnage. L'hôtel qu'il
habite est ouvert, chaque jour, à deux battans, à tous les habitans du
pays; et Dieu sait la multitude de réclamations qu'on lui adresse, le
nombre de services qu'on lui demande, et la quantité prodigieuse de
consultations qu'il donne gratis à tous les solliciteurs, les
nécessiteux et les oisifs qui ont besoin ou qui croient avoir besoin de
lui et de ses lumières.

--C'est cela: pas plus tard que demain, votre grand personnage recevra
ma visite dans son hôtel...

--Pour une consultation?

--Non, pour un éclaircissement que je serais bien aise... C'est une
ancienne affaire que je vous conterai plus tard...»

Le lendemain, à neuf heures du matin, je me présentai aux portes de
l'hôtel de M. de Camposlara, préoccupé de l'idée que l'orateur éligible
que j'avais entendu la veille, pourrait bien n'être autre chose que M.
Gustave Létameur, avec lequel j'avais fait la traversée du Hâvre à la
Martinique; et à qui, plus tard, j'avais eu le bonheur d'épargner un
tour de corde patibulaire à Saint-Thomas. Ce monsieur de Camposlara, me
disais-je, m'a bien paru être plus âgé que ne peut l'être encore mon
Banian. Il m'a même semblé un peu chauve, plus brun que ne l'a jamais
été M. Gustave, et plus maigre, plus cassé surtout que celui-ci; mais
les années qui se sont écoulées depuis notre brusque séparation à
Saint-Thomas, et le long séjour qu'il a fait au Mexique ou ailleurs,
n'ont-ils pas pu le rendre tel que m'a apparu hier M. de Camposlara! Et
puis, en supposant que je me sois trompé sur la ressemblance que
m'offrait la figure de celui-ci avec la physionomie du Banian, ce son de
voix qui m'a d'abord frappé comme si j'avais entendu M. Gustave
lui-même, m'aurait-il abusé sur l'identité de ces deux personnages? Non,
il est impossible que tant de circonstances réunies aient concouru à me
mettre dans l'erreur. C'est le Banian lui-même, que j'ai vu et entendu
hier faire une parade électorale à ses futurs commettans. En vain
cherchait-il, le malheureux, à donner à sa phrase un tour hispanique, et
à son accent une teinte de prononciation portugaise ou castillane, le
naturel se trahissait à chaque instant chez lui, dans l'inflexion de
certains mots français qui lui sont devenus trop familiers pour qu'il
pût, à sa fantaisie, en déguiser la consonance dans sa bouche. Et
d'ailleurs, l'arrivée de ce drôle revenant du Mexique, de la Colombie ou
du Pérou, pour prendre racine ici sous un nom dont il peut à peine,
m'a-t-on dit, justifier la réalité, ne s'accorde-t-elle pas parfaitement
avec le séjour qu'il aura dû faire dans l'Amérique méridionale, où je
l'avais relégué pour ses péchés et pour éviter la corde? Allons, plus de
doute, c'est mon Banian que je viens de retrouver encore une fois,
faisant des dupes ou se faisant duper, peut-être, en dissipant l'or
qu'il sera parvenu à escroquer au Mexique ou au Pérou. Entrons donc chez
M. de Camposlara lui-même, pour éclaircir le fait et acquérir la
certitude ou la vanité des soupçons que j'ai formés sur cet illustre et
aventureux individu.

Le concierge de l'hôtel m'introduisit auprès d'un laquais qui, en
m'annonçant à son maître, me fit entrer dans un vaste salon où je
trouvai M. de Camposlara au milieu de trois ou quatre secrétaires et
autant de visiteurs.

Le personnage vint à moi d'un air affectueux, et me demanda ce qu'il
pouvait y avoir pour mon service.

«Peu de chose, lui dis-je en le regardant de la tête aux pieds. Je viens
devant vous pour vous demander tout simplement si vous me reconnaissez?

--Nullement, me fit-il, après m'avoir regardé fort attentivement et sans
la moindre émotion apparente. _Z'ai vou_ tant de _physiounoumies_ dans
ma vie, et mes souvenirs me sont quelquefois si infidèles, que la
mémoire des _figoures m'éçappe_ assez _voulountiers_. Mais si vous aviez
la _bounté_ de me dire _voutre_ nom, _put-être qué zé_ me le
_rappélérai_ mieux que votre _visaze_ qui paraît bien _né_ pas m'être
tout-à-fait _inconnou_; mais _qué cépendant_ je crois n'avoir _zamais
rémarqué_.»

J'articulai alors mon nom, et je rappelai à mon homme quelques-unes des
circonstances qui auraient pu le mettre sur la voie dans le cas où
j'aurais eu l'honneur de parler à M. Gustave Létameur. A toutes mes
questions M. de Camposlara opposa le front le plus imperturbable et
l'étonnement le plus naïf. «C'est _oun altre_ certainement que vous
aurez pris pour moi, me dit-il, mais il faut que la ressemblance soit
bien _étranze_ pour _qué l'illousion doure_ encore en ma présence. Au
_sourplous zé_ suis bien _facé_ de n'être pas la personne que vous
_cercez_, si cette personne vous intéresse ou se trouve à même _dé_ vous
être agréable; et si, dans ce dernier cas, _z'étais_ assez _houroux_
pour la remplacer, _zé_ vous prie, monsieur, _dé_ disposer _dé_ votre
_servitur_, comme si c'était elle.»

Après quoi M. de Camposlara me salua profondément pour aller s'occuper
de ses affaires auprès de ses secrétaires et de ses amis qui
paraissaient sourire malignement de la position un peu singulière dans
laquelle venait de me placer ma méprise.

Parbleu, me dis-je en moi-même, en quittant l'hôtel Camposlara et en
renfonçant mon chapeau sur ma tête, il faut que cet individu-là soit un
bien froid misérable si je ne me suis pas trompé, ou que je sois
moi-même un fameux sot si je me suis trompé réellement comme il le
prétend... Mais non, c'est lui-même et je ne saurais plus en douter,
malgré le ton d'assurance que je n'ai pu lui faire perdre et les efforts
qu'il a faits pour me tenir dans l'erreur ou pour prolonger la
mystification... Mais aussi, pourquoi l'ai-je abordé avec cette
hésitation dont il a su profiter avec tant de calme et d'adresse! Il
fallait aller tout nettement à lui et le déconcerter!... Quand je songe
cependant à tout cela, le doute peut bien encore m'être permis, car
enfin quel motif aurait eu le Banian à me cacher ce qu'il aurait intérêt
à m'empêcher de dire, si ç'avait été réellement notre Banian que j'eusse
retrouvé ici? En m'avouant tout, il pouvait compter sur ma discrétion et
prévenir l'éclat qu'il aurait à redouter en cherchant au contraire à
tout nier en face de moi qui, par dépit, me trouverais intéressé à
provoquer le scandale aux dépens d'un homme qui aurait voulu se jouer de
ma bonne foi... Mais non encore une fois, c'est lui et ce ne peut être
que lui: j'ai été berné là comme un sot, faute d'assurance et de tact;
mais demain il fera jour, et je suis décidé à prendre ma revanche d'une
manière éclatante et cruelle, car je ne puis me dissimuler que j'ai été
joué comme un sot aujourd'hui et que je me sens même humilié du
personnage que j'ai rempli auprès de cet aventurier.

Le lendemain, je retournai, avec un nouveau plan d'attaque dans la tête
et des projets de vengeance dans le coeur, à l'hôtel Camposlara. Le
concierge et les valets m'apprirent que, dans la nuit même, leur maître
était parti pour Paris.

Le surlendemain son élection à la chambre des députés fut enlevée à une
immense majorité par les électeurs qu'il avait si bien harangués trois
jours auparavant.

Un courrier extraordinaire expédié sur ses traces, partit à franc-étrier
pour lui apprendre en route cette heureuse nouvelle, sur laquelle il
comptait du reste depuis long-temps.

Allons, me dis-je en apprenant le départ de M. de Camposlara pour Paris
et sa nomination à la chambre des députés, c'est à la tribune
législative que, de loin et confondu dans la foule des auditeurs
obscurs, je reverrai mon _Banian_, si toutefois encore, comme tout
semble me l'annoncer, M. de Camposlara est bien effectivement mon
_Banian_.

Je partis deux ou trois jours après le nouveau député de
l'arrondissement de ..., pour la capitale.




XXIV

        A certaine fête dont la brise du matin balaya les vestiges sur
        le sol volcanique qui semblait l'avoir produite le soir avec
        tous ses miracles, ses prestiges et son ivresse. Ah! c'est
        qu'aussi ces maudites brises du matin dans les colonies et ces
        diables de raz-de-marée enlèvent tant de prospérités fraîches
        écloses!

        (Page 253.)

Double rencontre au café;--conversation;--plan à former.


Le café Lemblin était encore, à l'époque dont je vous parle, le
rendez-vous des mécontens et des désappointés, rancuniers qu'avait fait
naître sur ses traces et autour d'elle l'exclusive et imprévoyante
Restauration. Long-temps avant mon départ de France pour la Martinique,
j'avais entendu citer ce lieu de réunion, comme le club public le plus
accrédité parmi les libéraux et les officiers à demi-solde, dont
regorgeaient alors les allées du Palais-Royal; et pendant le séjour que
j'avais fait à Paris, avant mon excursion aux Antilles, pour me composer
une petite pacotille assortie, je n'avais eu garde d'oublier de
fréquenter le café Lemblin, en ma qualité d'ex-officier de l'ancienne
armée et de Napoléoniste congédié sans pension. Chacune des demi-tasses
et chacun des petits verres que je prenais dans cette buvette
patriotique si justement renommée pour la bonté de ses décoctions de
moka et l'excellence de ses liqueurs fines, me semblaient un acte de
protestation que je signais en traits de feu, contre le gouvernement
établi par la Sainte-Alliance, et contre le trône que l'étranger avait
si insolemment planté sur le parquet glissant des Tuileries. Aussi avec
quelle mâle et militaire fierté, en entrant dans mon café de
prédilection, ne demandais-je pas alors aux garçons en moustaches qui
servaient les membres de notre association de consommateurs: _Garçon, le
Constitutionnel et un verre de Cognac! Garçon, la Minerve et une prune
confite!_ Ah! c'était alors le bon temps du libéralisme pour nous, et
l'époque la plus belle de la vente pour le café _Lemblin_! La vogue est
restée peut-être encore au bienheureux café qui retentit si souvent des
énergiques imprécations de toutes les notabilités patriotes des deux
mondes, contre la tyrannie et le despotisme des rois coalisés... Mais le
libéralisme qui fonda la réputation universelle de Lemblin, qu'est-il
donc devenu aujourd'hui que tant de vieux libéraux ont déserté à la fois
et leur ancien café et leurs anciens principes?

Depuis mon retour à Paris, j'allais chaque après-dînée, par un reste
d'habitude et de vénération, savourer ma demi-tasse séditieuse, dans cet
établissement, et me mettre au niveau de la politique contemporaine en
lisant tous les journaux rédigés dans le sens de mes opinions restées
toujours nationales. Un soir que, tout occupé de chercher parmi les
petites nouvelles du jour la nomination de M. de Camposlara à la chambre
des députés, je ne songeais nullement à rencontrer près de moi une
vieille connaissance, je me sentis tomber sur l'épaule droite, la lourde
main d'un individu qui, en me faisant tourner soudainement la tête vers
lui, s'écria le nez à deux pouces du mien:

«Eh bien! donc, est-ce que nous ne reconnaissons plus les vieux amis, à
présent?

--Eh quoi! c'est vous, mon brave capitaine, m'écriai-je à mon tour, en
retrouvant devant moi la figure tout épanouie du capitaine Lanclume! Et
depuis quand ici et par quel hasard?

--Oh! par un hasard très facile à concevoir, me répondit-il. Vous me
voyez à Paris par la raison toute simple que j'ai pris la diligence pour
y arriver il y a quinze à seize jours. Il n'y a pas plus de hasard que
cela dans toute mon affaire.

--Vous ne sauriez croire, ajoutai-je, le plaisir que j'ai à vous revoir,
mon brave capitaine. Mais franchement, si le son de votre voix ne
m'avait pas frappé avant que j'eusse vu votre figure, j'aurais eu de la
peine à vous remettre au premier coup-d'oeil.

--Ah, pardieu! je vous crois bien; c'est que quelques années de plus,
voyez-vous, ne rajeunissent pas, à mon âge, une physionomie qui, tous
les cinq ou six mois, va se faire bronzer ou rebronzer sous le soleil
des tropiques. Depuis que nous ne nous sommes vus, mon toupet, comme
vous avez dû vous en apercevoir, s'est furieusement dégarni, et la barbe
a un peu grisonné sur cette face que la misère et les contrariétés ont
déjà passablement sillonnée de ces rides précoces qu'elles n'épargnent
guère aux gens de ma profession. Mais ce n'est pas l'embarras, à présent
que je vous observe de plus près, et que j'examine votre _coque_ dans
tous ses détails, savez-vous bien que vous n'êtes pas embelli, vous, non
plus!

--Eh! je ne le sais que trop aussi! mais que voulez-vous, il faut bien
en passer par là, quelque dépit qu'on en ait!

--Non, mais soit dit entre nous, sans compliment, c'est que je vous
trouve plus laid encore que de coutume. Mais c'est égal, vous êtes
toujours un brave garçon, je pense, et cela me suffit à moi qui n'ai pas
la prétention d'être une jolie femme. Tenez, asseyons-nous tous deux à
cette table pour causer un peu, et contons-nous réciproquement nos
affaires, si nous en avons, et nos peines, et de celles-là on en a
toujours... «Garçon, deux verres de grog au rhum, bien chaud,
entendez-vous, et sans eau, car je trouve votre rhum assez fort comme ça
sans que vous ayez besoin d'y mettre de l'eau pour lui donner du
montant.»

J'eus bientôt raconté à mon capitaine les détails principaux de ma
vulgaire histoire. Ce fut ensuite à lui à prendre la parole.

«Vous vous rappelez encore sans doute, me dit-il, ce voyage où je vous
laissai mourant ou à peu près mort, à la Martinique, pour revenir en
France avec mon navire _le Toujours-le-même_. Eh bien! à mon retour au
Hâvre, croiriez-vous bien que, sur la dénonciation clandestine d'un
salotin qui se trouvait à mon bord, on me retira ma lettre de capitaine,
pour me punir d'avoir arboré le pavillon tricolore à la mer et d'avoir
osé rétablir le nom du _Grand Napoléon_ sur l'arrière de mon bâtiment?

--Oui, j'ai su tout cela dans le temps, à la Martinique. Votre affaire
fit même assez de bruit dans l'île à cette époque; et je n'avais que
trop bien prévu, au reste, ce qui devait vous arriver.

--Enragé de cette dénonciation et brûlant du désir de mettre le grappin
sur le traître qui avait pu se souiller d'un acte aussi atroce, je
songeai à employer le temps que je me voyais forcé de passer à terre
dans l'oisiveté, à découvrir le nom de mon assassin, car c'était m'avoir
assassiné moralement que de m'avoir ravi la faculté d'exercer un métier
auquel je tenais plus qu'à la vie. Je me rendis à Paris avec l'espoir et
le besoin d'obtenir quelque renseignement précieux qui pût me mettre à
même de tirer une vengeance éclatante et sûre de mon délateur. Je courus
tous les bureaux du ministère: je jetai de l'or dans la gueule de tous
les gardiens et dans la patte de tous les bureaucrates qui pouvaient
m'être de quelque utilité dans mes démarches; mais toutes les gueules se
turent et toutes les pattes se fermèrent sans vouloir me dire ou me
livrer le nom de l'infâme que je poursuivais sans savoir qui il pouvait
être. Enfin, au bout de deux longues années de recherches, de
sollicitations, de cadeaux et d'importunités, je parvins à poser le
doigt sur le nom de mon ténébreux mouchard... c'était... vous ne
devineriez jamais qui...

--Un des passagers?

--Oh non, c'étaient tous des gens d'honneur, assez drôles, assez
ridicules même, mais au fond de braves gens.

--Un de vos matelots peut-être?

--De mes matelots! oh encore moins, et j'en rends grâces au ciel,
quoiqu'ils ne valussent pas grand' chose les canailles! Mon délateur
était un misérable à qui j'avais donné du pain et quelques taloches; que
j'aurais pu assommer parce qu'il avait trompé indignement ma bonne foi
et que je m'étais contenté de fustiger avec cent fois plus de douceur
qu'il n'en méritait. C'était enfin, puisqu'il faut vous le nommer...

--Le cuisinier Gustave Létameur!

--Justement et vous l'avez deviné! résolu de me venger, à quelque prix
que ce pût être, sur ce grand misérable, quelque indigne qu'il fût de ma
colère, je demandai la faveur de reprendre ma lettre de capitaine au
long cours, et je fis encore jouer les espèces pour recouvrer ce titre
de capitaine que mon mérite et mes services m'avaient acquis et que la
lâcheté m'avait momentanément ravi. J'espérais, en naviguant dans les
lieux qu'habitait encore mon obscur persécuteur, pouvoir le dénicher
dans quelque coin éloigné, et le tuer là plus à mon aise que je n'eusse
pu le faire en France. Mais inutiles efforts! ce ne fut que deux ans
après avoir découvert le nom de mon espion, dans les cartons rouges du
ministère, qu'il me fut permis de reprendre la mer et le commandement de
mon pauvre navire... Il était alors trop tard: l'infâme avait disparu de
tous les lieux qu'il avait souillés tour à tour de sa présence, et j'eus
beau, pendant deux ou trois ans encore, le réclamer, comme une
satisfaction qui m'était due, à tous les rivages que j'abordais,
personne au monde ne put me dire: _Il est là, tombe dessus et donne t'en
sur sa peau à coeur joie!_ J'avais bien saisi par-ci par-là quelques
indices sur les traces de ce vagabond; mais aucun des renseignemens que
j'avais recueillis ainsi, ne me paraissait assez certain pour mettre le
nez sur le trou du gîte où se cachait son ignominie. Dégoûté, rebuté de
mes vaines et longues poursuites, j'avais remis, ma foi, ma vengeance au
chapitre des créances oubliées et des non-valeurs par insolvabilité du
débiteur, lorsqu'il y a quelque temps, pendant une relâche que je fis à
la Martinique (vous étiez alors absent de l'île pour vos affaires),
j'appris que mon délateur, après avoir fait une espèce de fortune à la
Côte-Ferme et s'être appliqué un nom supposé, s'était retiré, honoré et
considéré, dans une ville de France, où il faisait, disait-on, la pluie
et le beau temps... Cette révélation, qui m'avait été faite sous la
promesse du secret le plus inviolable, réveilla tout-à-coup mes désirs
presque éteints de vengeance et de haine. J'apprends en même temps
qu'une négresse que ce sale Banian a rendue mère, habite encore la
colonie...

--La négresse Supplicia, n'est-ce pas?

--Oui, sans doute... et d'où savez-vous?...

--Continuez, je vous conterai ensuite ce que j'ai à vous dire à ce
sujet...

--J'apprends, comme je vous l'ai déjà dit, que cette négresse habite
encore la Martinique avec l'enfant de mon ex-marmiton qui, à force
d'intrigues et d'escroqueries, avait réussi, quelques mois auparavant, à
se faire passer pendant une semaine ou deux pour le plus riche négociant
de l'île... Bon, me dis-je, il faut lui faire avaler le calice jusqu'à
la lie la plus épaisse et la plus amère, à présent qu'il se croit
tranquille et fortuné dans le pays où il vit inconnu et impuni. Amenons
cette négresse en France, avec son petit mulâtre, et allons, avant de le
tuer, lui jeter, comme une nouvelle flétrissure, la mère et l'enfant au
beau milieu de sa prospérité. Ce qui fut dit fut fait. La négresse était
libre: elle s'était rachetée de ses maîtres, et ne demandait pas mieux
que de rejoindre son infernal suborneur. Je l'embarque avec moi, comme
un corps saint, et je l'amène au Hâvre, pour le plaisir seul de lui
faire voir du pays et de me servir d'elle au besoin, pour servir au
Banian un plat tout chaud de ma façon.

--Quoi! vous avez donc ramené Supplicia en France?

--Avec son mauricaud qui ressemble trait pour trait à l'infâme auteur de
ses malheureux jours; tous deux, depuis un mois, sont logés à mon hôtel,
rue du Bouloy, nº 20.

--Oh! la singulière chose que tout cela!

--Attendez, ce n'est pas encore tout; je n'en suis qu'à l'exorde de mon
discours, ou si vous aimez mieux au premier couplet de ma romance
sentimentale. Mon désir le plus vif après ce coup de temps et après tous
les frais que j'avais faits pour assurer l'exécution de mon projet,
c'était de découvrir le refuge de mon introuvable ennemi. J'arrive à
Paris, le rendez-vous, comme vous savez, de tous les renégats enrichis
et le refuge inviolable des parias qui ont trahi leur caste. Je cherche
nuit et jour et je ne découvre rien. J'allais encore maudire le sort qui
depuis si long-temps me faisait consumer ma vie en efforts impuissans et
en vaines poursuites, lorsque avant hier, en me promenant clopin clopan
le long de l'allée extérieure du boulevard Montmartre, je me sens
éclaboussé par une brillante calèche à quatre chevaux. Ce que ma
sagacité et mes efforts n'avaient pu me faire découvrir, le hasard et
une éclaboussure venaient de me le faire trouver. Furieux, je jette
aussitôt mes yeux irrités sur les deux impudens qui se faisaient
trimballer aussi insolemment en voiture, et je vous laisse à penser
quelle fut ma stupéfaction et en même temps ma joie, quand je reconnus,
dans mes deux éclabousseurs, la comtesse de l'Annonciade et mon
ex-marmiton, assis fièrement à ses côtés!

--Pas possible!

--Pas possible tant que vous voudrez, mais pourvu que cela soit, la
chose, j'espère bien, doit vous suffire et à moi aussi! A cet aspect si
soudain et si inattendu, je jette un cri de surprise ou de satisfaction
ou, ma foi, un cri de tout ce que vous voudrez; et, par un mouvement
machinal ou instinctif, je lève ma canne. Les deux gueux s'éloignent
ventre à terre dans leur calèche flamboyante; mais comme ils n'avaient
pas de jockey derrière, moi, sans perdre un seul instant, je saute en
vrai gabier sur le siége, en me blottissant de mon mieux sous la voûte
du brillant et rapide phaëton, et le cocher nous conduit les uns et les
autres dans la cour de la mairie du onzième arrondissement. Le couple
monte dans la salle de la mairie; je quitte alors mon siége aux yeux des
gens de la maison de ville, qui me prennent peut-être pour un des valets
du coquin, et pendant que le coupable et sa complice sont à faire leurs
affaires là-haut, je me mets à lire, pour me donner l'air d'avoir une
contenance à moi, les avis de mariage de l'arrondissement... Depuis cinq
ou six jours les deux tendres amans étaient affichés, l'un sous son nom
de comte de Camposlara, et l'autre sous le vrai nom de veuve comtesse de
l'Annonciade, qu'elle était si indigne de porter, et c'est ce dernier
indice qui m'a fait même découvrir le faux nom et le faux titre que se
donne depuis long-temps mon escroc, mon vil dénonciateur... Le parti que
j'avais à prendre après avoir fait cette belle découverte, fut bientôt
arrêté, comme je vous le laisse à penser. Je me décidai à sauter de
suite à l'abordage pour mettre obstacle à un mariage si bien assorti, et
je me disposais à faire en pleine mairie une scène de ma façon aux
futurs conjoints, lorsque j'appris qu'au lieu de revenir, en descendant
de l'Hôtel-de-Ville, par la cour, où je les attendais pour les accoster
en plein bois, ils s'étaient échappés par la porte de derrière de la
maison. Je m'adressai alors au cocher de la voiture qui les avait
conduits si bon train eux et moi jusqu'à la mairie. Cet animal m'apprit
que sa carriole n'était qu'une remise de louage, et qu'il ne connaissait
pas plus que moi-même les individus qu'il avait ainsi trimballés pour
leur argent. Désespéré d'avoir manqué si bêtement un aussi beau coup, je
rentrai à mon logis, en me promettant bien une autre fois de mieux
prendre mes mesures pour traquer ce gibier de potence dans son gîte.
Mais à peine avais-je passé deux heures à faire, tout désorienté, le
quart dans ma chambre, que le garçon de l'hôtel m'apporta un billet,
mais un billet un peu soigné, allez, et auquel je n'ai pu encore
comprendre un seul mot. Il était écrit de la main de la comtesse
elle-même, qui, ayant été sans doute à la préfecture de police, se sera
procuré mon adresse au moyen de mon nom. Mais pour vous donner une idée
de la singularité de cette épître, je vais vous mettre l'original sous
les yeux: tenez, lisez et dites-moi si, plus heureux que je ne l'ai été
jusqu'ici, vous pourrez y concevoir quelque chose.»

Le capitaine tira de sa poche le billet froissé; il était ainsi conçu:

  «Vil pirate, si ce n'est pas assez pour vous que de m'avoir fait subir
  les plus atroces traitemens après votre attentat de Cumana, c'est déjà
  trop pour moi que d'avoir toléré votre fuite à Saint-Thomas, et je
  vous préviens que pour peu que vous persistiez à me persécuter de
  votre indigne présence, je vous dénoncerai à la justice, comme le plus
  affreux de tous les hommes et le plus inhumain de tous les forbans qui
  ont souillé les mers. Tremblez de tout ce que vous avez fait, et
  tremblez surtout de reparaître jamais à mes yeux.

  »VE DE L'ANNONCIADE.»

«Que dites-vous, me demanda le capitaine, de ce tendre billet doux et du
style énigmatique de cette petite mégère? Pour moi, le diable m'emporte,
je crois qu'elle est folle: c'est la conjecture la plus favorable à son
honneur, que j'aie pu tirer jusqu'ici de toutes ses actions et du
désordre d'idées qui règne dans cette lettre. Et de quoi riez-vous donc
ainsi? Je ne vois pas ce qu'il peut y avoir déjà de si gai dans tout ce
que je viens de vous dire!

--Je ris, répondis-je à mon ami, d'une imprudence que me rappelle ce
billet, et pour laquelle j'ai à réclamer ici toute votre indulgence.
Trop heureux si, comme moi, vous voulez bien prendre la chose aussi
gaiement.

--Et de quelle imprudence voulez-vous donc me parler? Voyons un peu, car
rien ne me taquine plus que de voir les autres rire sans que je sache
pourquoi.»

Je racontai alors à Lanclume ma dernière entrevue avec la comtesse, à
Saint-Thomas, et la nécessité où je m'étais trouvé, pour favoriser
l'incognito et la fuite du Banian, de le faire passer lui-même pour un
des officiers pirates capturés à bord de _l'Invisible_.

Après m'avoir attentivement écouté en faisant plusieurs fois la grimace,
mon auditeur, sur la physionomie duquel se peignait un certain air de
mécontentement, me dit:

«Savez-vous bien que ce que vous avez fait là n'était pas une chose trop
loyale.

--Mais c'était une chose si invraisemblable que cette substitution de
noms! Et puis j'étais tellement pressé par la nécessité!... D'ailleurs
quel mal pouvait-il en résulter pour vous qui étiez alors en France, qui
ne pouviez plus naviguer, vous dont la bonne réputation plaçait toute la
vie à l'abri d'un soupçon si injurieux?

--Oui, mais il n'en est pas moins vrai que vous m'avez toujours fait
passer pour un pirate!

--Aux yeux d'une folle tout au plus, que personne n'aurait crue quand
bien même elle vous aurait accusé de piraterie en face de toute la
terre!

--Vous avez beau dire et beau vouloir me dorer la pilule pour me la
faire avaler plus souplement, jamais vous ne me persuaderez que ce n'est
pas là une affaire désagréable pour moi... Et quand je pense encore que
c'est pour sauver un _canaillon_ de l'espèce de ce gredin de Banian, que
vous m'avez fait passer pour un forban, je ne sais qui m'empêche de vous
en vouloir toute ma vie!... Si encore ç'avait été pour quelque chose de
bon! Mais pour un scélérat de cette sorte, qui s'est fait agent de
police pour pouvoir me dénoncer avec plus de lâcheté et d'impunité,
voilà ce qui me révolte presque autant contre vous que contre lui.»

Ce ne fut pas sans quelque peine que je parvins à calmer l'irritation du
brave capitaine qui aurait fini peut-être par me chercher querelle sans
le faible qu'il s'était toujours senti à mon égard, et sans le plaisir
qu'il avait eu à trouver en moi les dispositions de vengeance qu'il
avait nourries si long-temps contre le Banian. Selon la mauvaise
habitude de tous les provinciaux qui arrivent à Paris, nous avions causé
tout haut de nos petites affaires dans le café Lemblin. Un vieillard,
assis seul à une table voisine de la nôtre, m'avait paru prêter avec
curiosité l'oreille à notre conversation. Je remarquai l'attention
importune avec laquelle notre auditeur nous avait écoutés jusque-là, et
j'engageai mon capitaine à sortir pour nous rendre à son hôtel, et
pouvoir, loin des indiscrets, nous entretenir plus à l'aise sur ce que
nous pourrions avoir à faire pour empêcher ce qu'il appelait l'alliance
monstrueuse de notre folle comtesse avec l'immonde objet de sa passion.
Nous quittâmes tous deux le café... Il faisait déjà nuit.

A peine avions-nous fait quelques pas dans les allées obscures du
Palais-Royal, que le vieillard qui nous avait observés si attentivement
dans le café, s'approcha de nous, en nous saluant jusqu'à terre et en
nous disant:

«Vous allez sans doute, messieurs, me trouver très indiscret; mais le
motif qui m'inspire fera excuser, j'ose l'espérer, la hardiesse ou
l'inconvenance de ma démarche. La conversation que vous venez d'avoir
ensemble sur un individu qui, malheureusement, ne m'est pas inconnu,
m'autoriserait d'ailleurs à me présenter devant vous, quand bien même je
n'aurais pas eu déjà l'avantage de me rencontrer avec monsieur.

--Avec moi! dis-je alors à l'étranger qui venait de me désigner.

--Oui, avec vous, monsieur, à la Martinique, s'il m'en souvient, à
certaine fête dont _la brise du matin_ balaya les vestiges sur le sol
volcanique qui semblait l'avoir produite le soir avec tous ses miracles,
ses prestiges et son ivresse. Ah! c'est qu'aussi ces _maudites brises du
matin_ dans les colonies et ces diables de _raz-de-marée_ enlèvent tant
de prospérités fraîches écloses!... Prenez-vous du tabac, monsieur?
c'est du Macouba tout pur que je me procure en fraude.»

A ces mots sententieux, beaucoup plus qu'à la mine de notre nouvel
interlocuteur que la lueur vacillante des réverbères ne me montrait
qu'imparfaitement, je reconnus l'homme grand, sec et noir, ce sinistre
trouble-fête, que quelques années auparavant j'avais rencontré, errant
comme un spectre, au milieu des prestiges du bal de M. Baniani.

«Quoi! c'est encore vous, monsieur, lui dis-je, arrivant tout justement
au moment où il est précisément question de ce misérable!

--Oui, c'est tout justement moi, mon cher monsieur, arrivant toujours,
comme vous le dites, avec des prévisions funestes et inévitables sur le
sort de ce pauvre comte de nouvelle fabrique, à qui je ne donne pas
quarante-huit heures de noblesse à vivre, grâces aux pièces authentiques
dont je me suis pourvu contre lui.

--Et que vous a-t-il donc fait aussi à vous? demanda le capitaine à mon
ancienne connaissance.

--Il m'a tout bonnement escroqué la commission qui devait m'être allouée
sur quelque argent dont le recouvrement m'avait été confié.

--Ce n'est que cela?

--Mais n'est-ce pas assez, s'il vous plaît, quelque peu que cela vous
paraisse?

--Bah assez! à moi il a escroqué bien autre chose que de l'argent, le
gueusard!

--Et quoi donc, autre chose?

--L'honneur, monsieur, l'honneur!

--Il est vrai que c'est autre chose et que c'est même quelque chose...
Mais l'argent, quelque bas qu'on prétende le mettre aujourd'hui, vaut
bien aussi son prix, quand surtout il est marqué au bon coin.

--Et quelles sont donc les pièces authentiques, demandai-je à notre
grand homme noir, que vous vous êtes procurées contre ce chevalier
d'industrie?

--Les voici: elles pourraient passer, m'ont dit quelques hommes de loi,
pour un petit chef-d'oeuvre de procédure: un certificat des autorités de
Caraccas, attestant que l'individu en question a troqué son vrai nom qui
ne pouvait lui jouer qu'un mauvais tour, contre celui de comte de
Camposlara, qu'il s'est procuré dans un dictionnaire historique; qu'il a
été convaincu d'avoir fait partie d'un équipage de forbans; qu'il a été
presque pendu à Saint-Thomas; mais que la corde a manqué par un effet
dépendant de sa volonté; une autre pièce certifiant que, dans l'espace
de cinq ans, il a fondé trois faillites qui, au besoin, auraient pu
passer pour autant de banqueroutes frauduleuses; c'est par conséquent
une faillite et deux tiers à peu près par année, si je sais encore
calculer; que ce n'est que depuis qu'il s'est retiré pour vivre
honorablement en France, que l'on a découvert ses méfaits commerciaux et
autres... Plus, diverses pièces attestant qu'après avoir enlevé Mme la
comtesse veuve de l'Annonciade à sa famille, et de plein gré de la part
de celle-ci, il a abusé de la manière la plus scandaleuse de la fortune
de sa victime résignée, pour compromettre la réputation et les
propriétés de cette honorable et noble dame. Et en outre, enfin, un
arrêt constatant que l'identité de la personne de ce faussaire peut être
prouvée au moyen d'une large cicatrice en forme de hallebarde, qu'il
porte habituellement sur la partie antérieure droite de la poitrine.

--Bravo! bravissimo, s'écria le capitaine dès que le vieil habitant eut
fini. Touchez-là, monsieur, vous m'avez l'air d'un créancier solide,
décidé à vous faire rendre justice, les preuves à la main; mais quelle
est votre intention et votre plan de campagne concernant le malotru à
qui nous allons tous trois donner la chasse?

--Mais, monsieur le capitaine, mon intention en le poursuivant à
outrance, est de rentrer, s'il est possible, par la peur d'une
esclandre, dans les fonds qu'il m'a escroqués; et mon plan de mettre à
exécution cette intention, de la manière la plus favorable et selon la
circonstance la meilleure que le hasard pourra m'offrir.

--Quoi, ce n'est que pour rattraper de l'argent que vous vous sentez
enflammé d'une aussi sainte ardeur contre lui! Moi, c'est pour rentrer
dans mon honneur et le punir du mal qu'il m'a fait, que je me mets à la
tête de la croisade que nous allons former contre ce Sarrazin de la plus
basse espèce. Mais comme le but que vous vous proposez peut fort bien
s'arranger avec le ressentiment qui m'anime, nous allons tâcher de nous
entendre pour mener tout cela de front et à une bonne fin. L'hôtel dans
lequel je suis descendu n'est qu'à quelques pas d'ici. Faites-moi le
plaisir de me suivre, et rendus là nous pourrons, plus commodément qu'en
plein air, nous concerter sur les meilleurs moyens à adopter pour
empêcher l'infernal mariage qui se prépare de se consommer, et pour
épargner à la chambre des députés la honte de recevoir un forban et un
escroc dans son sein. Veuillez donc, monsieur, me faire l'amitié de nous
accompagner jusqu'à ma demeure.»

Nous suivîmes tous deux mon ami Lanclume.

En arrivant à l'hôtel du capitaine, les premières personnes que je
rencontrai dans le salon du rez-de-chaussée, ce fut la négresse
Supplicia et son fils: la pauvre fille, en me voyant, manifesta, par de
grands éclats de rire, la joie qu'elle éprouvait à me retrouver à Paris.

«Quand je vous disais à la Martinique, maître, que je viendrais un jour
en France, vous aviez l'air de ne pas me croire. Eh bien, à présent nous
y voilà tous les deux, me dit-elle, et moi bien contente, allez! Petit
Gustave, cria-t-elle en appelant son fils, saluez monsieur; c'est votre
maître et celui de votre papa, de ce papa à vous, entendez-vous bien,
qui est devenu en France un grand monsieur.»

Curieux de savoir quelles étaient les idées que s'était formées
Supplicia sur le but de son voyage, je lui demandai ce qu'elle comptait
faire à Paris, et elle me répondit avec son ingénuité habituelle, qu'une
fois devenue libre à la Martinique, elle avait voulu se rendre en France
pour retrouver le père de son fils et jouir du plaisir de remettre cet
enfant dans les bras de celui qui lui avait donné l'être. Puis après
m'avoir raconté toutes les bontés que le capitaine avait eues pour elle
dans la traversée, elle ajouta: «C'est M. Gustave qui va être joyeux et
surpris de me revoir, n'est-ce pas? lui qui s'attend si peu à me
rencontrer à Paris? C'est demain que le capitaine m'a promis de me
conduire avec mon petit enfant, à l'endroit où il demeure, et je crois
qu'en attendant ce moment, je ne dormirai pas de la nuit!»

La joie de Supplicia était si naïve et sa confiance si touchante que
j'aurais craint, en lui faisant comprendre la vérité, de lui arracher
l'heureuse illusion qu'elle semblait goûter avec tant de ravissement.

Le capitaine, le vieux créole et moi, nous allâmes délibérer à huis
clos, jusqu'à deux ou trois heures du matin, sur ce qu'il conviendrait
de faire le lendemain, pour jeter une interdiction subite sur les
projets de mariage du Banian.

C'est dans le chapitre suivant que je retracerai les détails de cette
scène que nous avions passé une partie de la nuit à répéter et à mettre
convenablement en oeuvre.




XXV

            Allons-nous-en, gens de la noce,
            Allons-nous-en chacun chez nous.

        (Page 269.)

Scandale, perplexité d'un des douze maires de Paris;--retraite des deux
fiancés;--triomphe du capitaine Lanclume.


Trois ou quatre voitures arrivent à la file et avec fracas dans la cour
de la mairie, où Lanclume, le vieux créole, Supplicia, son petit mulâtre
et moi nous nous trouvions réunis depuis une bonne heure au moins.

C'étaient les futurs époux et les témoins du mariage, qui venaient
d'arriver, si bruyamment, pour se jeter dans le piége que, la veille,
nous nous étions occupés à dresser sous leurs pas. Les laquais des trois
ou quatre équipages entourent les fiancés; les témoins s'empressent de
mettre pied à terre et de rejoindre l'heureux couple dont ils vont
sceller l'union, et tout le cortége nuptial se complimentant, se saluant
et riant, se dirige vers l'escalier de l'hôtel-de-ville.

Le capitaine Lanclume s'élance alors à notre tête, pour marcher à
l'ennemi, le front haut, le jarret droit et la badine à la main. Il
aborde fièrement, et en leur barrant le passage, le comte et la
comtesse, et il se met à leur crier de ce ton que donne l'usage du
commandement et l'habitude d'être obéi:

«Arrêtez, monsieur, et vous, madame! J'ai deux mots à vous dire avant
que s'accomplisse le mariage pour lequel vous vous êtes rendus ici.

--Qui êtes-vous? lui demanda alors le comte, en pâlissant et en se
mettant devant la comtesse, à l'aspect du capitaine et à la vue de
Supplicia et de son fils que je fais avancer, en ce moment, sur le lieu
de l'action.

--Qui je suis? répond Lanclume en faisant flamboyer ses yeux dévorans
sur les traits décomposés du comte. Ah! tu as encore l'audace de me
demander qui je suis! eh bien! tu vas l'apprendre plus que tu ne le
voudras peut-être. Je suis celui que tu as eu la lâcheté de dénoncer,
toi l'ex-marmiton de mon navire, et pour t'aider à reconnaître, à des
indices certains, les personnes qui m'accompagnent, je te dirai que
voilà la négresse que tu as subornée et perdue, et le fils malheureux à
qui tu as donné le jour; que monsieur est l'homme que tu as volé à la
Martinique, et que voilà celui qui, après t'avoir arraché à l'échafaud
où tu devais monter comme pirate, à Saint-Thomas, a été payé par toi de
la plus noire et de la plus ignoble ingratitude. Eh bien! à présent nous
reconnais-tu tous? vil Banian qui renies à la fois ton chef que tu as
vendu à la police, le sang nègre auquel tu as mêlé le tien, le créancier
que tu as dépouillé de sa fortune, et le bienfaiteur qui semble ne
t'avoir soustrait à une mort infamante, que pour te voir chercher à unir
ton existence déshonorée à celle de la femme confiante que tu as,
toi-même, livrée aux pirates de Cumana...

--Que me veut cet homme? chassez-moi cet homme! s'écria le comte de
Camposlara, en interrompant le capitaine. Je ne le connais pas! je ne
l'ai jamais vu! Éloignez-le! éloignez-le! et vous, madame la comtesse,
venez, venez! n'ayez pas peur: c'est un fou! n'ayez pas peur!»

Les témoins et les laquais qui entourent le comte se précipitent entre
lui et le capitaine qui déjà écume de rage de n'avoir pu terminer sa
véhémente apostrophe. La comtesse, toute tremblante, hésite à suivre son
fiancé qui cherche de toutes ses forces à l'entraîner loin du capitaine.
Elle s'arrête troublée, haletante: le capitaine alors arrache des mains
du vieux créole les papiers que celui-ci a déjà tirés de sa poche, puis
Lanclume, en chiffonnant avec colère ces papiers accusateurs, braille de
plus belle:

«Ah je suis un fou, misérable! eh bien! si tu l'oses, tâche de jeter les
yeux sans pâlir, sur ces certificats accablans qui prouvent ta honte,
ton ignominie et les méfaits dont tu t'es souillé! Diras-tu aussi que le
gouverneur de Caraccas est un fou, que les juges qui t'ont flétri
étaient en démence; que ces pièces qui attestent ta complicité dans
l'acte de piraterie de _l'Invisible_, sont fausses, ou ont été simulées
par la calomnie! Ah! je suis un fou, moi que tu as si lâchement dénoncé
à l'imbécile crédulité d'un ministre ténébreux! Attends, malheureux, que
ce fou que tu feins de ne pas reconnaître pour une des victimes de ton
infamie, ajoute à tous ses actes de démence, celui de s'oublier jusqu'à
t'élever jusqu'à lui, pour tirer ensuite vengeance de ton atroce
conduite...»

Et en hurlant ces derniers mots, le capitaine, la badine levée, se
disposait à joindre énergiquement le geste à la menace. Je me jetai sur
lui pour l'empêcher de se livrer à toute la violence de sa colère. Les
témoins du Banian, qui sans beaucoup d'efforts étaient parvenus à
entraîner leur ami loin de la portée des coups que lui destinait le
capitaine, criaient tant qu'ils pouvaient: _A la garde! à la garde!_ La
comtesse s'était évanouie dans les bras des deux ou trois dames qui
l'accompagnaient. La garde du poste vint et intervint, sans trop savoir
ce que signifiait encore tout ce tapage. Le maire de l'arrondissement,
appelé lui-même dans la cour de l'hôtel par le retentissement du bruit
qui, sans doute, avait fini par troubler sa béatitude administrative,
arriva aussi, escorté de ses adjoints, de ses commis et de ses garçons
de bureau, pour s'informer du sujet d'un tumulte aussi grand et aussi
intolérable. Les imprécations du capitaine Lanclume contre le Banian se
faisaient entendre seules au sein de cette cohue. «Quand tout le onzième
arrondissement serait là, criait-il aux oreilles du maire qui cherchait
à l'apaiser, je lui dirais et je lui répéterais que ce misérable est un
faussaire, un forban, un dénonciateur, un fripon, et que la chambre des
députés se déshonorerait si jamais elle pouvait recevoir un tel reptile
dans son sein. Il n'y a qu'une femme comme madame la comtesse qui ait pu
vouloir unir sa destinée à celle d'un homme de cette ignoble espèce.»

Le maire, tout en demandant à tout le monde ce dont il s'agissait,
continuait à rester interdit. Le chef de la garde du poste demandait de
son côté au maire quels étaient les individus qu'il fallait expulser de
la cour. Le maire, réduit enfin à l'impossibilité matérielle d'apprendre
ce qu'il lui convenait de faire ou d'ordonner, conseilla au chef du
poste de renvoyer provisoirement tout le monde. La comtesse revenue à
elle-même au bout de quelques minutes de spasme, promena sur la foule
qui fatiguait ses yeux en pleurs, des regards de dépit et de douleur, et
la voiture dans laquelle elle était venue, l'enleva, avec ses compagnes,
à cette scène de douleur et de désordre... Mais le Banian, pâle, défait,
muet, restait encore sur le champ de bataille. Un de ses amis, mieux
inspiré que les autres, le voyant si humilié et si décontenancé,
s'empara de lui, comme d'un objet inanimé, et le jeta en paquet dans une
voiture. La voiture part, disparaît au milieu de la confusion générale,
et nous qui seuls sommes demeurés en place pour former l'arrière-garde
du capitaine, nous ne nous apercevons de l'absence du personnage
principal de notre drame en action, que lorsqu'il n'est plus temps de le
retenir sur le lieu de l'événement, pour lui faire avouer sa défaite.

Le capitaine Lanclume, celui d'entre nous que cette brusque retraite
devait le plus contrarier, se montra cependant d'une résignation
parfaite et d'une philosophie charmante, en apprenant la fuite du
Banian. «Notre indigne ennemi, nous dit-il, vient de nous abandonner le
champ de bataille et la victoire; car voilà bien, si je m'y connais, un
mariage tout-à-fait manqué; et quand je pense que c'est à la manière
dont j'ai commandé la manoeuvre, que nous devons un tel succès, je ne
puis que me féliciter de vous avoir si bien menés au feu.» Puis,
s'adressant au maire encore tout ébahi, et aux curieux qui composaient
l'assistance, il leur raconta, en leur montrant les pièces authentiques
qui lui étaient restées dans les mains, l'histoire abrégée du Banian, et
les motifs qui nous avaient engagés à mettre opposition à son hymen.
Puis, s'adressant à nous après avoir terminé sa narration, il nous dit:
«Vous avez tous bien mérité de la patrie dans cette conjoncture
difficile, en empêchant, à force de scandale, un mauvais garnement de
cette sorte, d'aller, paré d'un faux nom et couvert d'un titre usurpé,
se pavaner sur les bancs de la chambre des députés de la nation. De bons
et loyaux Français, comme nous, n'auraient pu, sans abdiquer toute
espèce de sentiment national, laisser un aussi grand vaurien insulter
avec impunité à la dignité législative du pays. Adieu, monsieur le
maire; vous pouvez vous vanter d'avoir manqué, grâce à nous, de faire
aujourd'hui une fameuse balourdise dans l'exercice de vos honorables
fonctions. Je vous salue de tout mon coeur, et nous autres, retournons
dans la rue du Bouloy, dîner à mon hôtel, en chantant comme les bonnes
gens d'autrefois:

    Allons-nous-en, gens de la noce,
    Allons-nous-en chacun chez nous.

--Que veut dire, s'il vous plaît, tout cela, maître? me demanda
plusieurs fois Supplicia pendant le chemin qu'il nous fallut faire pour
regagner le logis. M. Gustave, ajoutait-elle, n'a pas seulement regardé
son petit enfant ni moi, et le capitaine paraît s'être mis bien en
colère contre lui... Que lui a donc fait ce pauvre M. Gustave?

--Il lui a fait de très vilaines choses, répondais-je à Supplicia pour
lui faire comprendre de mon mieux la conduite de son ancien amant. Il a
refusé de reconnaître ton enfant pour son fils.

--Voyez-vous! ajoutait avec candeur la bonne et simple négresse. C'est
bien pourtant à lui et à moi ce joli petit garçon. Ah! je le vois bien à
présent, M. Gustave est devenu riche, et son enfant et moi nous lui
ferions honte au milieu de tout ce beau monde de Paris. Que voulez-vous,
maître, ce n'est pas ma faute à moi pourtant si je suis restée négresse
et s'il m'a fait ce pauvre petit mulâtre!

--Et c'est encore moins la faute de ce pauvre petit diable, s'il a été
fait par un tel père, ajoutait le capitaine. Mais c'est égal, il y
aurait injustice à faire retomber sur son innocente tête, la
responsabilité des torts du vaurien d'auteur de ses jours: on trouvera
peut-être moyen d'élever le fils dans de meilleurs principes que ceux
que lui aurait inculqués monsieur son père. C'est qu'au surplus, il
n'est pas trop mal au moins, ce petit mal blanchi; et puis il promet
d'être aussi bon que sa mère est ingénue, pour ne pas dire autre chose.
Seulement il est bien dommage que, du côté du physique, il ressemble
autant à monsieur son papa.»

Une fois rendus à l'hôtel du capitaine, nous nous occupâmes des
préparatifs de notre dîner, en nous rappelant, et non sans beaucoup
rire, tous les incidens de notre entrevue avec les gens de la noce
manquée du Banian. Nous nous mîmes à table avec les plus belles
dispositions, et à peine avions-nous mangé le potage, qu'un des garçons
de l'hôtel monta précipitamment pour remettre à Lanclume une lettre fort
pressée, qu'un laquais en livrée venait d'apporter de la part de madame
la comtesse... «La comtesse de qui et de quoi?» demanda tout de suite
Lanclume au garçon de l'hôtel. «Le laquais n'en a pas dit davantage,»
répondit celui-ci. Le capitaine ouvrit la dépêche qui lui était
adressée, se leva de table et nous lut, à haute voix, les mots suivans:

  «Monsieur le capitaine,

  »Vous m'avez bien cruellement rappelée à mes devoirs, en m'arrachant
  ma dernière et ma plus chère illusion. Mais ces devoirs que vous
  m'avez fait si inhumainement comprendre, je saurai les remplir,
  quelque chose qu'il en coûte au coeur que vous venez de déchirer. _Le
  malheureux que je n'ose plus nommer_, ne doit plus exciter votre
  haine, car je vous crois encore trop généreux pour poursuivre de votre
  vengeance celui qui ne mérite plus que la pitié de tout le monde. Il
  s'est fait lui-même justice, en renonçant à un titre qui n'est plus
  fait pour lui et à des espérances que je ne lui aurais jamais laissé
  concevoir si je l'eusse connu mieux... Pour moi, c'est au monde, au
  bonheur et presque à la vie que je dois dire adieu, maintenant... Je
  vais expier dans la retraite la plus cachée, le tort d'avoir été
  trompée par trop de confiance, et la honte d'avoir été désabusée trop
  tard par votre inflexible justice. Je vous pardonne, monsieur, tout le
  mal que vous m'avez fait, et pour réparer autant que possible le mal
  involontaire que je puis avoir fait moi-même à des infortunés que je
  n'ai connus qu'en devenant plus à plaindre qu'eux, je vous prie de
  recevoir pour la pauvre négresse et son fils, les trente mille francs
  que je vous envoie en billets dans ma lettre. Ce faible dédommagement
  mettra la mère et l'enfant à même, peut-être, d'être plus heureux dans
  leur obscurité, que moi je ne l'ai été dans mon opulence.

  »La malheureuse: A. VELASCA,

  »Comtesse de l'Annonciade.»

«Eh bien! que dites-vous de ce revirement de bord? me demanda le
capitaine presque attendri de la lecture de la lettre qu'il venait de
nous faire connaître.

--Je dis, répondit d'abord notre vieux créole, en se coupant une tranche
de boeuf, que cette petite comtesse est une folle qui ne sait comment
dépenser son argent, et que je pense qu'il y aura pour moi moyen de lui
faire payer mes effets protestés.

--Et vous? demanda ensuite Lanclume en s'adressant à moi.

--Moi, je pense, dis-je à mon tour, que de toutes les folies de la
comtesse, celle-ci est au moins la meilleure. Et vous, capitaine, quelle
est votre opinion sur son compte?

--Mon opinion est, ma foi, que c'est une brave femme depuis qu'elle a
renoncé à son sot et stupide mariage. Et toi, Supplicia, à présent que
te voilà riche, que feras-tu de ton argent?

--Riche, moi, capitaine? répondit Supplicia.

--Oui, riche! grosse hébêtée!... qu'en dis-tu?

--Moi je vous dis merci à vous, capitaine, ainsi qu'à toute la
compagnie.»

Ici Supplicia nous fit la plus belle et la plus sérieuse révérence.

«Mais que feras-tu de ton argent, de tes trente mille francs, dis-moi,
ma grosse commère? Voilà ce que je te demande depuis une heure, au lieu
d'une grande révérence.

--Combien ça fait-il, s'il vous plaît, capitaine, trente mille francs?

--Ça fait de quoi acheter trente négresses comme toi, au prix où en est
la marchandise à la Martinique.

--Eh bien, je dis que je donnerai mon argent à M. Gustave s'il a besoin
d'être riche, actuellement que vous lui avez fait de la peine.

--Donner ton argent à M. Gustave! j'aimerais cent fois mieux le jeter à
l'eau et te casser les reins après à toi et à ton fils!... Mais Dieu
aidant, nous y mettrons bon ordre, et avec de belles rentes sur l'État,
nous veillerons _à frapper un plan de retenue_ sur ta stupide
générosité. Allons, messieurs, versons-nous chacun un verre de Bordeaux,
et buvons à la santé de la comtesse de l'Annonciade. A sa santé! à sa
santé! et n'en parlons plus. C'est une affaire réglée.

--Oui, quand je serai rentré dans ma créance,» répondit le vieil
habitant en sablant un verre de Laffitte.

Pendant quelques heures, le petit drame que nous venions de jouer dans
la cour de la mairie, occupa tout Paris. Il obtint même dans les salons
une certaine vogue de scandale. Plusieurs journaux en parlèrent en se
demandant si un homme comme le Banian oserait se présenter à la chambre,
et si l'honneur que lui avaient fait les électeurs en le nommant député,
ne devait pas être effacé par la flétrissure qu'il avait reçue à
l'étranger. L'opinion publique parut croire que quelque légale que fût
l'élection du nouveau député, sa conduite passée était encore plus
ignominieuse que son élection n'était honorable pour lui et humiliante
pour ses commettans.

Le lendemain ou le surlendemain de toute cette vilaine affaire, nous
apprîmes que M. le comte de Camposlara, député de l'arrondissement de
..., avait adressé à la chambre une lettre dans laquelle il priait ses
honorables collègues de vouloir bien accepter sa démission, que tous ses
collègues s'étaient empressés de lui accorder à l'instant même.

A la séance suivante, on aurait demandé à M. le président, ou à l'un de
MM. les secrétaires de la chambre, ce que c'était que M. le comte de
Camposlara; et que M. le président et M. le secrétaire auraient été
obligés de fouiller dans leurs papiers, pour savoir de qui on aurait
voulu leur parler. Il n'y a que les erreurs des plus honnêtes gens dont
on garde bonne mémoire en France. L'opinion oublie, du jour au
lendemain, les fripons et les intrigans qu'elle a élevés un moment au
faîte de la prospérité ou de la faveur. L'opinion publique est en vérité
bien indulgente pour ses propres bévues.

Le capitaine partit bientôt pour le Hâvre. Le vieil habitant de la
Martinique ne rentra jamais dans sa créance. Supplicia trouva à devenir,
avec ses trente mille francs, aide-de-cuisine dans la maison d'une des
maîtresses d'un riche père de famille. Son petit mulâtre apprit à se
rendre digne d'être un jour le jockey d'un marchand tailleur; moi, je
restai à Paris, cherchant à jouir de ma petite fortune, de mon oisiveté
et des travaux des autres.




LE DERNIER CHAPITRE.

Fin du Banian et de son histoire.


Ceux de mes lecteurs qui auront suivi, avec quelque curiosité, sur les
mers, dans les colonies et au milieu des pirates, les errantes destinées
du Banian, me demanderont peut-être ce que devint le misérable héros de
la prosaïque épopée que je viens de dérouler sous leurs yeux. Peu de
mots me suffiront pour tracer dans la simple narration d'un seul fait,
la dernière page de cette mémorable histoire.

Un jour, monsieur le préfet de police me fit, à mon extrême surprise,
l'honneur de m'inviter à passer dans son cabinet particulier, pour une
affaire qui me concernait. «Monsieur, me dit en me voyant arriver à lui,
le grand inquisiteur des opinions politiques de la cité, vous vous êtes
permis de tenir contre le gouvernement établi, des propos que je ne
pourrais tolérer sans manquer aux devoirs que me prescrivent mes
fonctions. Votre imprudence est d'autant plus répréhensible, que c'est
dans un lieu public que vous n'avez pas craint de vous exprimer avec la
plus impardonnable véhémence sur le compte des augustes personnes pour
lesquelles tout bon citoyen doit professer un respect sans bornes...

--Et quelles sont les paroles imprudentes que vous avez à me reprocher?
demandai-je aussitôt au préfet de police, sans lui donner le temps
d'arrondir plus élégamment sa phrase investigatrice.

--Les voici, monsieur, me répondit Son Excellence, car dans ce temps-là,
le préfet de police était encore une _Excellence_. Et le magistrat, en
prononçant solennellement ces mots, me remit un rapport dans lequel je
reconnus, malgré l'exagération des faits, les détails d'une conversation
que je me rappelai fort bien avoir eue, quelques jours auparavant, avec
un de mes amis, au Palais-Royal ou aux Tuileries.

--Eh bien! me demanda l'Excellence, après m'avoir donné le temps de lire
cette espèce d'acte d'accusation: qu'avez-vous à dire maintenant pour
votre justification?

--Rien, monsieur; on ne doit jamais descendre jusqu'à se justifier d'une
dénonciation aussi vile: ce serait accepter un combat indigne d'un
honnête homme. Les faits qui vous ont été révélés dans ce rapport de
police, ne peuvent vous avoir été signalés que par celui à l'honneur
duquel je me suis confié, ou par un de ces hommes que vous êtes dans la
triste nécessité d'employer, et à qui on n'accorde que le mépris
qu'inspire leur infâme métier.

--La vivacité avec laquelle vous vous exprimez en ce moment même, reprit
le préfet, suffirait seule pour confirmer à mes yeux la vraisemblance de
ce rapport, si j'étais assez injuste pour mettre en doute la véracité de
l'homme qui me l'a adressé.

--Et quel est encore cet homme? m'écriai-je; nommez-le-moi, je vous en
conjure, pour ne pas m'exposer à faire planer sur l'honneur d'un ami,
des soupçons qui ne doivent retomber que sur la tête d'un...

--Avancez!» dit alors le préfet, en portant ses regards sur le fond de
l'appartement, et en s'adressant à quelqu'un que je n'avais pas encore
aperçu.

Et en obéissant à cet ordre, un individu graisseux, chauve, le visage
garni d'épais favoris, sortit d'un cabinet contigu au salon, la tête
baissée et les yeux timidement fixés sur ceux de son illustre supérieur.

Je ne saurais bien vous dire, aujourd'hui que l'impression que
j'éprouvais alors s'est un peu affaiblie, le sentiment d'horreur et de
dégoût dont je fus subitement saisi, en reconnaissant dans le mouchard
avec lequel j'allais être confronté, cet immonde Banian que j'avais
perdu de vue depuis plus d'un an! Son aspect inattendu me souleva
tellement le coeur, que je pus à peine trouver sur mes lèvres
contractées, la force d'adresser quelques mots au préfet de police, pour
lui exprimer la répugnance que m'inspirait la vue nauséabonde d'un
pareil homme. Le préfet de police, chose étonnante! parut comprendre
tout ce qui se passait d'honnête en moi, et tout ce qu'il y avait
d'abject dans le rôle de mon accusateur. «Cela suffit, dit-il en
ordonnant du bout du doigt à son espion de nettoyer l'appartement de sa
présence. C'est une leçon de prudence que je voulais vous donner,
ajouta-t-il en s'adressant à moi avec un certain air de bienveillance;
et je souhaite qu'elle vous serve à l'avenir.

--Une leçon de prudence, monsieur! lui répondis-je vivement: dites
plutôt une leçon d'endurcissement dont je saurai profiter, je vous le
jure. Cet être à qui je ne saurais donner un nom assez bas, est un
misérable que deux ou trois fois j'ai arraché à l'infamie, à la mort la
plus ignominieuse, et qui, pour prix de ma sotte générosité, n'a trouvé
rien de mieux dans son âme de boue, que de me dénoncer lâchement à votre
sévérité pour gagner sans doute sa journée et se procurer la portion
d'ordures dont il vit.

--Je vous crois, me répondit mon grave interlocuteur. Mais trouvez-moi
des gens qui n'en aient pas fait autant que lui, et qui veuillent bien
faire, au même prix, le métier qu'il exerce! Si la police d'une grande
ville est une chose nécessaire, et que le métier ne puisse être fait que
par des hommes de cette espèce, pourquoi s'étonner que nous n'en
employions pas d'autres! Je ne demanderais pas mieux que d'avoir de
braves gens pour espions. Mais ces braves gens feraient-ils mon affaire,
ou mon affaire ferait-elle le compte de ces braves gens!»

En descendant, pour regagner le plus vite possible le grand air de la
rue, l'escalier tortueux de l'hôtel, qu'éclairait à peine un sale et
pâle quinquet, je trouvai à l'ouverture de l'antre, un individu qui, le
chapeau à la main et le bras collé sur la canne qu'il avait attachée à
la boutonnière, m'attendait à ma sortie, dans l'attitude la plus
humiliante que puisse prendre en face d'un autre homme, l'homme le plus
dépravé. Il était presque à genoux, je crois.

«Mille et mille excuses, mon noble bienfaiteur, grommela-t-il d'une voix
enrouée et caverneuse: je ne vous ai dénoncé, soyez-en bien persuadé,
que pour acheter le morceau de pain sans lequel je serais mort
aujourd'hui de besoin avec toute ma famille. C'est encore un service que
vous m'avez rendu indirectement, et ma révélation ne pouvait vous
compromettre en rien... Une pauvre petite pièce de cinq francs, s'il
vous plaît, pour nourrir un jour de plus, ma pauvre femme et mes
malheureux petits enfans! Une seule petite aumône, je vous en supplie,
vous qui êtes si bon, et vous ne me verrez jamais plus de votre vie, je
vous le jure!»

C'était encore lui, le misérable!

Je me jetai dans le premier cabriolet qui vint à passer. Le coeur me
manquait et la tête me tournait: j'éprouvai cette sorte de vertige et
d'évanouissement que donne quelquefois l'excès du dégoût, comme
l'émétique ou l'ipécacuanha. Je ne repris l'usage complet de mes sens
que lorsque je pus respirer un air plus pur, loin du lieu fétide que je
venais de quitter.

J'appris, un mois après, que le nommé Gustave Létameur était mort
presque subitement sur un lit d'hôpital, à moitié ivre et tout-à-fait
rongé de débauche.


FIN.




TABLE DU TOME SECOND.


  XVI. Discipline du bord;--délibération en mer;--le navire
    pseudonyme.                                                   Page 5
  XVII. Félicité diplomatique d'un consul;--travestissement du
    capitaine d'armes;--ivresse d'une fête;--changement à vue.        17
  XVIII. Galante tentative des corsaires auprès des captives;
    --aversion de celles-ci pour leurs vainqueurs;--invitation
    à dîner;--frugalité et continence de _l'Invisible_.               45
  XIX. Rencontre de nuit;--mort de _l'Invisible_;--délivrance
    des prisonnières.                                                 71
  XX. Saint-Thomas;--la prison de l'île;--le concierge Barnabé,
    sa fille Acacie;--une rencontre imprévue;--philosophie
    militaire d'un geôlier;--négociation muette; délivrance; fuite.   99
  XXI. Nouvelle rencontre;--autre embarras;--seconde évasion par
    mer;--adieux à Saint-Thomas.                                     135
  XXII. Un capitaine caboteur des Antilles;--le brick _la
    Mandragore_;--retour à Saint-Pierre-Martinique;--correspondance
    de femmes;--la journée du sentiment;--la devineresse.            163
  XXIII. Dernier retour en France;--une élection et un député;
    --soupçon, méprise et nouveau soupçon.                           207
  XXIV. Double rencontre au café;--conversation;--plan à former.     235
  XXV. Scandale, perplexité d'un des douze maires de Paris;
    --retraite de deux fiancés;--triomphe du capitaine Lanclume.     261
  Dernier chapitre. Fin du Banian et de son histoire.                277


FIN DE LA TABLE.




PUBLICATIONS NOUVELLES.


IL VIVERE, par _Samuel Bach_. 1 vol. in-18.

UN ÉTÉ A MEUDON, par _Frédéric Soulié_. 2 vol. in-18.

LETTRES AUTOGRAPHES DE Mme ROLAND, adressées à Bancal-des-Issarts. 1
vol. in-18.

MARCO VISCONTI, traduit de l'italien, de _Thomas Grossi_. 2 vol. in-18.

LA FOLLE D'ORLÉANS, par _le bibliophile Jacob_. 2 vol. in-18.

LE DOUBLE RÈGNE, par le _vicomte d'Arlincourt_. 2 vol. in-18.

ANNETTE ET LE CRIMINEL, par _De Balzac_. 2 v. in-18.

HEMBYSE, Histoire gantoise du seizième siècle, par le _baron Jules de
St-Genois_. 3 vol. in-18.

FLEUR DES POIS, par _De Balzac_, formant le t. VI des _Scènes de la vie
privée_.

LA BÉDOUINE, par _Poujoulat_. 1 vol. in-18.

DICTIONNAIRE DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE, 6me édit., 2 beaux vol. très grand
in-8º, imprimés en caractères neufs, papier vélin.

JOURNAL D'UN DÉPORTÉ NON JUGÉ, par _Barbé Marbois_. 2 vol. in-18.

SIMON LE BORGNE, par _Michel Raymond_. 2 v. in-18.

VIERGE ET MARTYRE, par _Michel Masson_. 1 v. in-18.

ROBERT LE MAGNIFIQUE, Histoire de la Normandie au onzième siècle, par
_Lottin de Laval_. 2 vol. in-18.

CHANTS DU CRÉPUSCULE, par _Victor Hugo_. 1 v. in-18.

CORISANDE DE MAULÉON ou LE BÉARN AU XVe SIÈCLE, par l'auteur de
_Natalie_. 2 vol. in-18.

NI JAMAIS NI TOUJOURS, par _Paul de Kock_. 2 v. in-18.

COQUETTERIE, par l'auteur de _Tryvelyan_. 2 vol. in-18.

SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES, par _Alfred de Vigny_. 1 vol. in-18.






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additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any
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Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
www.gutenberg.org



Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the
mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its
volunteers and employees are scattered throughout numerous
locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt
Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to
date contact information can be found at the Foundation's web site and
official page at www.gutenberg.org/contact

For additional contact information:

    Dr. Gregory B. Newby
    Chief Executive and Director
    [email protected]

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
state visit www.gutenberg.org/donate

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate

Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
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the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
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