Le Banian, roman maritime (1/2)

By Edouard Corbière

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Title: Le Banian, roman maritime (1/2)

Author: Édouard Corbière

Release Date: September 17, 2020 [EBook #63220]

Language: French


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  LE BANIAN,
  Roman Maritime,

  PAR
  ÉDOUARD CORBIÈRE.

  TOME PREMIER.

  _BRUXELLES._
  J. P. MELINE, LIBRAIRE-ÉDITEUR.
  1836




Imprimerie de J. Stienon.




La caste idolâtre des _Banians_ dont les pratiques et les scrupules
religieux rappellent un peu la rigidité des premiers israélites, se
livre, dans tout l'Hindoustan, à cette sorte de commerce nomade et de
modestes spéculations mercantiles que les Juifs exercent encore dans
quelques parties de l'Europe. Les marins qui ont long-temps fréquenté
l'Inde, et qui nous ont peu à peu familiarisés avec les expressions
qu'ils avaient puisées dans le vaste dictionnaire usuel des nations de
l'Orient, ont appliqué, par analogie, le nom de _Banians_ aux petits
marchands qui, dans nos colonies, leur rappelaient, par leur activité
pour le trafic subalterne, l'avidité de la race commerçante de la
péninsule indienne. C'est ainsi qu'aujourd'hui nos matelots désignent
sous la qualification de _Banians_, les Européens qui vont s'établir
dans les îles pour y pratiquer le bas agiotage, que le haut négoce
abandonne aux _petits blancs_ et aux coureurs d'habitations. Le
vocabulaire maritime, que les marins ont enrichi du fruit de leurs
observations vulgaires, mais justes, et des mots nouveaux qu'ils ont
recueillis dans leur contact avec tous les peuples, est beaucoup plus
riche et plus instructif qu'on ne le pense généralement.

(Résumé de tous les dictionnaires, au mot BANIAN.)




LE BANIAN.




I

        C'est, je crois, le meilleur conseil que l'on puisse vous donner
        dans votre situation et avec les goûts que vous annoncez. Je
        connais des pacotilleurs qui sont partis de France traînant la
        savate et portant sur le dos une caisse de joujoux et une grosse
        d'images qu'ils avaient obtenues à crédit, et qui aujourd'hui ne
        se laisseraient pas couper les oreilles pour un demi-million.
        C'est l'histoire de Fanchon: «Une vielle et l'espérance.» Tachez
        d'abord d'avoir une vielle.

        (Page 15.)

Projet de voyage outre-mer;--un armateur et un capitaine;
pacotille;--départ pour le Hâvre;--politesses commerciales.


La paix s'était étendue, depuis quelques années, sur ces mers qu'avaient
si long-temps ensanglantées les querelles de l'Empire français et de
l'Angleterre. La tranquille carrière du commerce venait, en se rouvrant
aux spéculations lointaines, d'offrir une ressource ou un refuge aux
jeunes gens qui, après avoir quitté à regret la profession des armes,
cherchaient à user la bouillante activité de leur âge et de leurs
souvenirs, dans des emplois utiles et paisibles. Les anciennes colonies
de l'Espagne brisant violemment le joug de leur métropole, troublaient
bien encore de temps à autre le repos universel que le monde épuisé
semblait vouloir goûter après tant de secousses terribles et de luttes
acharnées. Mais le bruit éloigné de ces petits combats que le Pérou et
le Mexique livraient aux débris des flottes espagnoles se faisait à
peine entendre au sein du calme de la paix générale; et le pavillon
blanc pouvait, en attestant aux yeux des autres nations l'humiliation
que nous avions consenti à subir, se promener sur toutes les mers du
globe, sans avoir à redouter les ennemis qu'une bannière plus glorieuse
avait naguère suscités à la France. Il est des époques où les nations
conquérantes n'ont qu'à s'avouer vaincues, pour jouir de la demi-liberté
que les triomphateurs daignent abandonner aux peuples qu'ils estiment
assez peu pour les traiter en alliés soumis ou en vaincus inoffensifs.

Après avoir essayé quelques mois de la vie des camps, à cette époque
désastreuse où chaque homme en France était devenu soldat, je cherchai,
une fois la paix venue si mal à propos pour moi, à trouver un métier que
je pusse faire, et qui se rapprochât le plus possible de celui auquel il
m'avait fallu renoncer. La transition morale que je voulais me ménager
n'était pas chose très facile à trouver. La profession de marin,
cependant, me parut pouvoir concilier assez passablement mes penchans et
mes prétentions. Un marin, me disais-je, est toujours en guerre avec
quelque chose, malgré les traités de paix qu'il plaît aux puissances de
s'imposer par défiance ou par jalousie. Son existence n'est qu'un combat
continuel qu'il livre aux élémens, sans cesse conjurés contre lui. C'est
le seul métier aujourd'hui pour lequel il faille encore avoir du coeur:
c'est là aussi le seul état que puisse prendre un jeune soldat qui
espérait mourir un jour de bataille. Ne dérogeons pas: faisons-nous
marin, après avoir déposé les armes, et en priant Dieu qu'il y ait
encore pour nous de la foudre et des tempêtes sur cet Océan où le feu du
canon s'est éteint pour si long-temps peut-être!

J'avais vingt-trois ans. Je me souvenais assez confusément d'avoir
navigué quelques mois dans mon enfance à bord de deux ou trois bâtimens
convoyeurs: c'était là sans doute peu de chose, mais c'était néanmoins
quelque chose, ou, en définitive, un prétexte pour me présenter moins
gauchement que si je n'avais jamais vu la mer, à quelque brave capitaine
ou à quelque bon enfant d'armateur, si toutefois, parmi les armateurs,
je réussissais à trouver l'homme qu'il me fallait.

J'allai, pour mon malheur ou pour mon bonheur peut-être, me présenter à
l'un des spéculateurs maritimes les plus en renom dans mon pays, en lui
disant, comme je le répétais à tout le monde: Je suis jeune, je sors de
l'armée, j'ai déjà navigué, et je voudrais naviguer encore. Je viens
vous demander un emploi, quel qu'il soit, à bord de l'un de vos
navires!... Le pauvre diable n'avait tout au plus qu'une part dans la
plus faible portion d'un mauvais petit brick!

Cette moitié de négociant se rengorgea d'abord, en devinant le ton
d'impertinence qu'il pouvait se permettre avec moi. Il fit cinq à six
fois tourner bruyamment sa clef de montre entre ses doigts chargés de
gros anneaux creux, après quoi il daigna me demander:

--Quel âge avez-vous?

--Bientôt vingt-trois ans, monsieur.

--C'est bien vieux! Et quelle somme êtes-vous en état de payer à
l'armement pour votre apprentissage?

--Monsieur, répondis-je au gros petit suffisant, je croyais, en
cherchant à continuer un métier que j'ai déjà fait, pouvoir gagner
quelque chose et ne pas être obligé de payer la faveur de donner mon
temps à ceux qui consentiraient à m'employer.

--M. de Seigneley, se prit aussitôt à crier l'armateur du brickaillon,
en s'adressant à un de ses commis noble et très noble apparemment, à en
juger par son nom: n'oubliez pas de faire le compte aux deux cents
tonneaux _d'esprit_ que j'expédie à Rio-Janeiro.

Le brick du pauvre diable n'aurait pas porté en tout, j'en suis plus que
sûr, cent bons tonneaux bien jaugés!

Tout fut dit dès lors entre mon armateur et moi. Le patron de _M. de
Seigneley_ ne daigna plus seulement abaisser ses regards sur mon infime
et vulgaire individu. Il venait de laisser en repos sa clef de montre,
pour élever ses lunettes sur son nez retroussé, jusqu'à la hauteur
approximative de ses deux yeux, usés probablement par _le travail
excessif de ses bureaux_.

Les yeux des armateurs, comme on le sait, sont ceux qui travaillent le
moins à la lumière, et qui, en France, mais en France seulement,
réclament le plus volontiers le secours artificiel des lunettes. Ce sont
leurs commis qui s'oblitèrent la vue à leur service, et ce sont eux qui
portent des bésicles pour leurs commis. Revenons à notre affaire
principale, après cette trop longue digression sur les yeux et les
lunettes des armateurs français.

Le résultat de cette première démarche ne m'engagea que fort
médiocrement, comme on le prévoit déjà, à en tenter une nouvelle auprès
des autres expéditeurs du petit port que j'habitais. Je m'adressai, en
désespoir de cause, à un capitaine de navire, qui, après m'avoir écouté
avec attention et bienveillance, me répondit avec franchise:

--Commencer un noviciat pénible à l'âge que vous avez, pour courir vers
un but encore fort incertain, n'est pas, selon moi, ce que vous avez de
mieux à faire. Si le désir de naviguer est chez vous aussi impérieux que
vous le dites, et que vous puissiez disposer de quelques mille francs
pour vous créer un état, faites une chose: achetez-moi, à bon marché,
une jolie petite pacotille, que vous tâcherez ensuite d'aller vendre le
plus cher que vous pourrez, dans les colonies qui offrent encore
quelques ressources. Rendez-vous au Hâvre, par exemple, après avoir fait
vos emplettes, et profitez du premier navire qui appareillera pour la
Martinique ou la Guadeloupe. Dieu fera peut-être le reste, lui qui seul
peut faire tout ce qui lui plaît en ce bas monde. En prenant le parti
que je vous indique, vous aurez au moins à la fois l'avantage de voir du
pays et de faire probablement vos petites affaires, pour peu que vous
apportiez autant d'activité dans le commerce, que vous paraissez avoir
d'envie de courir les aventures. C'est là, je crois, le meilleur conseil
que l'on puisse vous donner dans votre situation et avec les goûts que
vous annoncez. Je connais des pacotilleurs qui sont partis de France
traînant la savate et portant sur le dos une caisse de joujoux et
d'images à deux sous, et qui aujourd'hui ne se laisseraient pas couper
les oreilles pour un demi-million. C'est toujours l'histoire de Fanchon:
_une vielle et l'espérance_. Tâchez d'abord d'avoir une vielle.

Le conseil du capitaine me parut digne d'être médité, j'en fis part à
mes parens, qui y songèrent pendant quinze jours, et, au bout de ce
temps, les notables de la famille s'étant rassemblés solennellement pour
prendre une résolution sur ce qu'il convenait de me laisser faire,
décidèrent à l'unanimité, moins une voix d'arrière-cousin, que l'on me
ramasserait une dixaine de mille francs pour me composer une pacotille
avec laquelle j'irais tenter fortune à la Martinique.

Ce mot de Martinique ne me sortit plus dès lors de la tête. Je me mis à
chercher et à lire toutes les relations de voyage qui pouvaient me
parler de cette île célèbre. Je passai des heures entières à examiner
les cartes de cette terre jetée comme par un caprice de la Providence à
quinze cents lieues de l'Europe, au bout de l'Océan Atlantique. Les noms
de Marigot, de Macouba, de Case-Pilote, de grand et petit Céron, de
Carbet, etc., et de cent autres lieux, que je retrouvais à tout moment
sous mes yeux, me paraissaient remplis d'un charme inexprimable; et plus
ils étaient barbares ou nouveaux pour mes oreilles, plus je les sentais
beaux, harmonieux et sonores dans ma pensée. Vivent les imaginations de
vingt ans pour embellir ce qu'elles désirent! Les palais enchantés des
fées et les magiques jardins de l'Orient n'ont pas, bien certainement,
été inventés par des hommes qui avaient parcouru le monde. A l'âge que
j'avais, rien n'est aussi séduisant que tout ce qui n'est pas la
réalité. C'est la satiété et l'expérience qui tuent ce que l'on a nommé
si bien _le beau idéal_.

Ma pacotille se faisait cependant et presque à mon insu, tandis que je
me livrais avec ardeur et avec délices à mon cours de topographie sur
l'île française de la Martinique et ses dépendances.

Quelques ballots de rouennerie, force petites caisses d'eau de Cologne,
cinq à six malles d'effets confectionnés, une demi-douzaine de boîtes de
parfumerie et de cartonnage, un demi-tonneau de livres égrillards avec
gravures et gravelures, et un sac de factures enflées de 25 à 30 pour
cent, composèrent mon bagage de campagne commerciale. Je reçus en outre
et sans _renflement_ du total de mes factures, la bénédiction de deux
vieux oncles, dont je devais hériter un jour, et je me rendis de Paris
où j'avais présidé à l'emballage de mes marchandises, au port du Hâvre
pour choisir le navire qui devait emporter César et sa fortune vers les
contrées aurifères de la fièvre jaune et des Maringouins.

Le négociant à qui j'étais recommandé dans ce port du Hâvre que je
voyais pour la première fois, me reçut d'abord avec politesse, mais avec
une de ces politesses calculées aussi exactement qu'aurait pu l'être une
balance de grand-livre à la fin de l'année. Ma lettre d'introduction ne
parlait que de moi et non de la pacotille avec laquelle je devais
m'embarquer. Mais quand, plus tard, l'autocrate de comptoir à qui mes
deux vieux oncles m'avaient adressé, eut appris, par les notes de
roulage, que j'allais recevoir plusieurs colis de marchandises, il prit
la peine de se transporter lui-même à mon hôtel pour m'inviter à vouloir
bien lui faire l'honneur d'accepter à dîner chez lui. C'était une
honnêteté qu'il avait omise faute d'avis de mes marchandises, sur la
lettre de recommandation. Mes deux oncles n'avaient fait que l'usure et
jamais le commerce.

Je commençai par refuser le dîner de spéculation, qui aurait grevé d'une
commission de passage ma modeste et maigre pacotille. C'est ainsi que je
débutai dans les affaires; par une privation pour une économie.

Mon inviteur revint à la charge avec une ardeur toute marchande, pour
m'engager à assister au moins à une soirée dans laquelle l'aînée de ses
demoiselles devait, disait-il, toucher du piano et chanter de
l'italien... toujours pour ma commission... Je ne parvins à me dégager
de l'importunité de tant de politesses, qu'en annonçant à mon honnête
persécuteur que je venais de consigner mes marchandises au capitaine
avec lequel je devais partir... Ce petit mensonge me réussit: la soirée
n'eut pas lieu et je ne revis plus mon homme.




II

        La gastronomie a fait des progrès si rapides, si effrayans, sur
        toute la surface du globe, qu'aujourd'hui quand un passager se
        dispose à traverser les mers, il ne s'informe plus si le navire
        est solide et bon voilier, si le capitaine est expérimenté et
        bien élevé; la première chose et la seule chose même qu'il
        demande est celle-ci: LE NAVIRE A-T-IL UN BON CUISINIER?

Le port du Hâvre;--le capitaine Lanclume et son navire, le
_Toujours-le-même_;--ma première visite à bord;--mon passage est arrêté;
réflexion sur l'invasion de la gastronomie dans le domaine
maritime;--embarras pour le choix d'un cuisinier.


Le Hâvre, pour les personnes qui ne cherchent dans une ville que de
belles maisons, des rues bien alignées, des habitans affables et une
société choisie, est à coup sûr un des pays qui offrent le moins de
curiosités et de ressources à l'oisiveté des étrangers. Mais pour les
jeunes imaginations qui rêvent la mer et les courses aventureuses, le
Hâvre est un des ports les plus intéressans qu'on puisse trouver.
Parcourez les quais qui bordent ses bassins, ses vastes réservoirs
maritimes, et à deux pas de vous, sous vos yeux, presque sous votre
doigt, vous admirez une innombrable foule de navires de tous les pays,
des marins de toutes les nations, entassés pêle-mêle avec leurs gréemens
si divers, leurs costumes si pittoresques et leurs moeurs si disparates!
Quel plaisir de chercher et de découvrir au sein de cette confusion de
mâts, de cordages et de pavillons, le bâtiment étranger que l'on a
signalé à votre curiosité, ou celui qui vient de rentrer au port,
glorieusement meurtri par la dernière tempête! Quelles odeurs
délicieuses répandent ces caisses d'aromates, ravies aux bords du Gange
par ces robustes matelots qui les débarquent, et ces précieuses boîtes
couvertes d'hiéroglyphes chinois et tout empreintes encore du parfum
oriental que semblent exhaler, quand on les prononce, les noms
harmonieux et sonores de Bombay, de Surate, de Calcutta, de Mombaze et
de Pondichéry!

On va chercher bien loin, dans les mystères de l'enseignement, les
moyens de rendre faciles aux jeunes gens les premières notions de la
science géographique. Que n'envoyez-vous vos élèves au Hâvre ou à
Liverpool! leurs yeux sans cesse éveillés par l'intérêt puissant qui
s'attache aux choses pittoresques et aux incidens frappans, leur
apprendront cent fois plus de topographie maritime au bout d'une semaine
d'amusement, que tous les traités du monde et une longue et fastidieuse
année d'études!

Pour moi, en attendant l'arrivée des ballots qui renfermaient ma fortune
présente et mon opulence future, je ne pouvais me lasser de visiter les
bassins du Hâvre. C'était là, du matin au soir, ma promenade habituelle
et mon passe-temps favori, et j'aurais cru, en me couchant, avoir
tout-à-fait perdu ma journée, si je l'avais employée à tout autre chose
qu'à passer en revue, un à un, les bâtimens agglomérés dans ce dédale de
mâtures et de gréemens, au milieu duquel mes yeux et mon imagination
s'égaraient avec tant de rêverie et de délices.

Les navires qui se préparaient à faire voile pour la Martinique avaient
eu, comme on le pense bien, le privilége d'exciter avant tous les autres
mon active et vagabonde sollicitude, et, au nombre de ceux-ci, j'avais
plusieurs fois remarqué un joli trois-mâts fort bien tenu, qui, sur
l'affiche que l'on suspend ordinairement aux enfléchures des bâtimens en
partance, m'avait laissé lire ces mots:

_Le TOUJOURS-LE-MÊME, Capitaine Lanclume, en charge pour
Saint-Pierre-Martinique, prendra encore du fret et des passagers,
jusqu'au vendredi 13 du courant, fixe._

Cette indication assez précise pour tout autre que moi, piqua ma
curiosité d'amateur. Un petit chapeau napoléonien qui servait de figure
au navire le _Toujours-le-même_, ne m'ayant offert qu'un très faible
secours pour découvrir le mot de l'énigme que ce nom semblait donner à
deviner, je m'adressai aux hommes qui travaillaient à bord, afin
d'obtenir d'eux quelques renseignemens complets sur la singularité de
l'appellation de leur trois-mâts.

Les matelots, sans daigner lever les yeux sur moi, en continuant leur
besogne, répondirent à ma question:

--Le _Toujours-le-même_, ça veut dire _l'empereur_, pardieu!

Ils ne purent ou ne voulurent pas m'en dire davantage.

Le trois-mâts au nom emblématique, avec ses jolies formes, sa guibre
finement élancée, son gréement noir et bien peigné, et son petit chapeau
à trois cornes posé comme un héroïque souvenir sur sa proue que l'on eût
dite impatiente de fendre les mers, m'avait beaucoup plu; et très peu
satisfait encore des éclaircissemens que j'avais obtenus des gens peu
causeurs de l'équipage, je me décidai à aller trouver le capitaine
Lanclume lui-même, pour faire le voyage de la Martinique avec lui s'il
était possible, et aussi, il faut bien l'avouer, pour connaître le sens
attaché à l'étrangeté du nom qu'il avait donné à son bâtiment.

Je me fis indiquer la demeure de ce capitaine... Rue de la Crique,
numéro dix.

J'entrai dans un appartement dont la porte était ouverte et que je
trouvai encombré de malles, de grosses cartes marines roulées fort
négligemment à côté de cinq ou six paquets de linge à blanchir. Je
m'enfonçai sans plus de façon dans ce labyrinthe ou ce chaos d'effets.

Un homme d'une trentaine d'années, de moyenne taille, bien pris, bien
posé sur ses robustes hanches, se faisait la barbe en chantant, et en
essuyant son rasoir sur l'épaule d'un mousse qui tenait en face de lui
un large miroir, avec la plus complète impassibilité.

Je demandai le capitaine Lanclume.

A ce mot, une des figures les plus belles et les plus franches que
j'eusse vues de ma vie, se tourna de mon côté, à moitié barbouillée
d'écume de savon.

--C'est moi, me répondit cette jolie figure. Qu'y a-t-il pour votre
service?

--Capitaine, lui dis-je, j'ai l'intention de me rendre à la Martinique,
et je suis venu vous trouver.

--Eh bien! j'y vais à la Martinique. Venez-y aussi avec nous, si le
coeur vous en dit... Dis donc, failli mousse, si tu voulais bien te
tenir un peu mieux au roulis et ne pas faire tanguer ton miroir d'un
bord quand je me rase de l'autre!... tu me ferais un sensible plaisir,
entends-tu!... Mais continuez, monsieur; que cela ne nous empêche pas de
causer ensemble. C'est une petite leçon de manoeuvre que je donnais à ce
maladroit.

--Puisque vous le permettez, capitaine, je prendrai la liberté de vous
demander quel serait le prix du passage?

--Cinq cents francs, c'est le taux ordinaire pour chaque personne... Eh
bien donc! mousse de malheur, tu ne peux donc pas mieux veiller à ton
miroir!

--J'aurais aussi quelques tonneaux de fret à vous donner dans le cas où
nous nous arrangerions sur les conditions du voyage.

--Ah! diable, du fret... Eh bien! c'est bon: j'en prends encore, ce sera
cinquante francs du tonneau... Mais comme, voyez-vous... comme c'est une
considération... que du... que du fret, nous pourrons vous faire, eu
égard à la quantité de vos marchandises, une petite réduction sur le
prix de la traversée pour vous, pour vous personnellement. Et avez-vous
beaucoup de fret à embarquer?

--Cinq à six tonneaux, je présume.

--En ce cas, ce sera quatre cents francs pour vous, pour votre personne
s'entend... Puis s'étant donné un dernier coup de rasoir et en se
retournant tout-à-fait vers moi, le capitaine Lanclume éleva subitement
le diapason de sa voix, pour ajouter:

--Parbleu! maintenant que j'ai le plaisir de vous voir en face, vous
m'avez l'air d'un bon enfant, et je crois que nous nous arrangerons
assez facilement ensemble sur l'article des espèces. Mousse, avance-nous
deux verres et tire un flacon de ma canevette. Monsieur va me faire
l'amitié d'accepter quelque chose.

Le capitaine, après ce rapide colloque, changea de chemise devant moi,
et en me demandant pardon de la liberté, se roula une cravate noire
autour du cou, se passa un gilet blanc qu'il ne boutonna qu'à moitié,
recouvrit tout cela d'un bel habit noir, et m'invita à le suivre jusqu'à
son bord pour prendre connaissance des emménagemens du navire et de la
chambre que je pourrais occuper pendant la traversée.

Dans le trajet assez court de la rue de la Crique au bassin du commerce,
dans lequel était placé le navire, je trouvai l'occasion naturelle, au
milieu des incidens qu'avait fait naître la conversation, de demander à
mon interlocuteur la raison qui avait pu l'engager à donner à son
bâtiment le nom sous lequel il naviguait.

--Oh! c'est une histoire toute politique que celle de ce diable de
nom-là, me répondit-il. Figurez-vous que pendant les _Cent jours_, il me
prit fantaisie de faire une campagne de l'Inde sur ce bâtiment que
j'avais baptisé du nom de _Grand Napoléon_. A mon retour en France, des
événemens que j'avais totalement ignorés à la mer, venaient de chavirer
toutes les opinions, sans avoir, comme vous le pensez bien, altéré en
rien l'admiration que j'ai toujours eue pour le grand homme dont mon
navire portait la cocarde et le petit chapeau. Mais les autorités du
port où je venais d'arriver, ayant cessé de penser comme moi sur
l'article en discussion, s'empressèrent de m'ordonner d'effacer, et bien
vite, sur l'arrière de mon bâtiment, le nom du héros devenu sacrilége
après la malheureuse affaire de Waterloo. Je résistai d'abord. La
populace s'ameuta contre moi: je résistai alors bien mieux. Le nom resta
à force d'obstination de ma part. Mais quand je voulus reprendre le
large, on refusa de réexpédier _le Grand Napoléon_, et il fallut bien
céder à la force et changer de nom après avoir changé de pavillon... Oh!
les coquins, si jamais je les rattrape!

--Et alors vous vous vîtes obligé de rebaptiser votre bâtiment?

--Attendez un peu, vous allez voir. Le chef, le directeur ou
l'inspecteur de la douane, car je ne connais guère la hiérarchie de tous
ces grades-là, me demanda quel nom je voulais substituer à celui du...
je n'ose pas vous répéter le nom dont se servait le renégat pour
désigner l'empereur, l'homme à qui il devait tout, l'homme qui l'avait
tiré de la poussière peut-être, pour en faire quelque chose de riche et
d'élevé.

»Outré de colère, révolté de la tyrannie qu'on exerçait à mon égard à
propos d'une simple appellation, n'ayant même pas encore choisi un nom à
ma fantaisie pour remplacer celui que j'avais cru pouvoir conserver, je
m'écriai: Eh bien! puisqu'on veut bien me laisser encore la liberté de
choisir un autre nom pour mon navire, je vous déclare que mon intention
est de l'appeler le _TOUJOURS-LE-MÊME_! Écrivez, verbalisez, criez,
beuglez tant qu'il vous plaira; je suis dans mon droit, je ne céderai
pas d'un pouce pour vous faire plaisir, parce qu'il vous plaît d'avoir
peur aujourd'hui de ce que vous adoriez encore hier.

»Croiriez-vous bien que ces imbéciles tinrent conseil pendant trois ou
quatre jours pour décider jusqu'à quel point les mots _Toujours-le-même_
pouvaient être considérés comme séditieux ou non séditieux?

»Le ministre à qui ils s'adressèrent pour prononcer en dernier ressort
sur ce grand débat, se montra, chose extraordinaire, un peu moins bête
qu'eux tous à la fois: il ordonna de tolérer ce qu'il appelait la
fantaisie de mon entêtement, et je me crus délivré de toutes ces
tracasseries absurdes, moyennant la concession que j'avais faite à leur
stupidité.

»Ce n'était pas encore tout cependant. Mon navire avait bien un autre
tort: celui de porter pour figure le buste de l'homme dont il avait reçu
le nom au berceau. On alla jusqu'à exiger que le buste factieux disparût
de la guibre où je l'avais glorieusement intronisé. La hache des
charpentiers consomma cet holocauste politique. Mais en abattant le
buste, le petit chapeau resta. C'était un présage, moi j'acceptai ce
présage précieux, en gardant mon petit chapeau! C'est lui que vous voyez
encore posé fièrement sur mon avant, comme sur le tombeau qu'a peint
Vernet sur l'apothéose de Sainte-Hélène, que j'ai dans ma chambre, sous
une branche d'un des vrais saules de cette gueuse d'île. Tenez, d'ici on
aperçoit déjà ce cher petit chapeau. Celui-là redit sans phrase et mieux
que toutes les histoires à deux sous, toute notre glorieuse époque
militaire, parce qu'il couvrait un héroïque front, ce petit chapeau, et
non pas une perruque. C'était le diadème du monde entier, enfin, avant
que la couronne de France ne devînt, par une suite trop constante
d'humiliations et de malheurs, la calotte du jésuitisme.--

Nous nous étions rendus, en causant ainsi, devant le navire. Avant de
monter à bord, le capitaine se promena pendant quelques minutes le long
du quai, en regardant son bâtiment avec des yeux de père; car il
paraissait le contempler, en vérité, avec une admiration toute
paternelle et une jouissance ineffable qu'il semblait vouloir me faire
partager. Un homme qui travaillait à la poulaine nous masquait la vue du
petit chapeau; le capitaine lui cria: Dis donc toi, chose! comment te
nommes-tu déjà?

--Je m'appelle Malennec, cap'taine!

--Eh bien, Malennec, puisque Malennec il y a, tire-toi de là en double,
et veille une autre fois à ne jamais passer si près de la figure du
navire. C'est l'image du saint de mon église à moi.

Puis après m'avoir laissé avec satisfaction regarder pendant près d'un
demi-quart d'heure, la figure de son _Toujours-le-même_, le capitaine
s'écria, comme en sortant d'une profonde méditation, et avec l'air qu'il
eût pris pour continuer un entretien qui n'aurait pas été interrompu:

--Ce n'est pas l'embarras, si j'avais voulu rabattre un peu de mes
prétentions et demander à ne nommer mon _Grand-Napoléon_ que le
_Saint-Napoléon_, ces gaillards-là auraient peut-être bien consenti à me
passer le _Napoléon_ qui leur donnait la fièvre, en faveur du _saint_
qu'ils font semblant d'aimer pour sa qualité de bienheureux; mais la
docilité qu'il aurait fallu pour leur faire cette concession ne se
trouvait pas dans mon caractère... et quand je dis encore qu'ils
m'eussent peut-être passé le _Saint-Napoléon_, je suis loin d'en être
bien sûr, car ne leur est-il pas arrivé d'aller jusqu'à _décanoniser le
saint_ même, en haine de l'homme qui portait le nom du bienheureux élu!
Rayer par ordonnance un saint du martyrologe et faire peser des mesures
de rétroactivité jusque sur le paradis! Et des dévots encore! Il y
aurait de quoi, le diable m'emporte, envoyer cent fois par jour cette
boutique qu'on appelle _une restauration_ au cinq cent mille tonnerre de
Dieu... Ah! dites donc, vous, un peu, Lafumate?

Lafumate était le maître de l'équipage du bord.

--Plaît-il, capitaine? répondit le maître en mettant son chapeau à la
main et le laissant descendre lentement le long de sa cuisse...

--Pourquoi cet étai de grand perroquet, est-il mou aujourd'hui comme une
chiffe?

--C'est parce que le second a dit de le mollir un peu, capitaine!

--Eh bien, notez sur vos tablettes, que moi, je vous ai ordonné de le
roidir, et cela à l'instant même.

Maître Lafumate ne se fit pas répéter deux fois, et je vis que le
capitaine aimait à commander et à être obéi chez lui.

--Mais n'allez pas vous imaginer, continua-t-il en s'adressant à moi
avec le ton d'un homme qui poursuit la même conversation, n'allez pas
vous imaginer que les _débaptiseurs_ de mon navire aient gagné plus de
la moitié de leur procès avec votre serviteur... Quand je suis à terre
et qu'ils me tiennent dans leur sotte et tyrannique dépendance, le
navire que vous voyez là ne se nomme que le _Toujours-le-même_ et se
trouve forcé, comme toutes les autres pauvres barques, de s'humilier
sous les _battans_ d'un mouchoir de poche blanc, dans les circonstances
solennelles. Mais une fois à la mer, bonsoir, et c'est là que je
retrouve toute mon autorité et mes droits; sur mon arrière, je fais
rétablir mon nom primitif: au bout de mon pic d'artimon flotte de
nouveau, à l'occasion, le noble et brillant pavillon tricolore. Tous les
capitaines que je rencontre ne manquent pas de dire et de faire annoncer
dans les journaux, en arrivant au port, qu'ils se sont croisés avec le
navire français le _Grand-Napoléon_. Les peureux qui m'aperçoivent à la
mer avec le pavillon proscrit, croient de suite qu'une autre révolution
a eu lieu en France, et que le petit caporal est venu remettre tout à la
raison. Tout cela produit, comme vous le pensez bien, un gâchis à ne
plus s'y reconnaître, et ces _quiproquo_ m'amusent moi au-delà de toute
expression. C'est une petite distraction que je suis bien aise de me
donner de temps à autre pour varier la monotonie de l'existence du bord.

--Mais ne craignez-vous pas que cette plaisanterie ne finisse par être
découverte et par vous attirer une méchante affaire ou une répression
très sérieuse de la part de ces hommes serviles qui croient faire une
chose agréable au pouvoir, en persécutant plus que ne le voudrait le
pouvoir lui-même?

--Je nie toujours tout ce qui peut me compromettre, excepté les faits
qui tiennent à l'honneur et à la probité.

--Et cependant, si quelqu'un de vos gens ou de vos passagers allait
lâchement révéler...

--Qui, mes gens à moi! Ah! bien oui: ils se jetteraient plutôt tous au
feu que de me trahir, et quant à mes passagers, ils finissent tous par
m'adorer, c'est la règle. Oui vous verrez, vous finirez aussi par
m'adorer, vous tout comme un autre... Mais sautons à bord: il est bon,
avant que la nuit vienne nous surprendre, que vous preniez connaissance
de la petite chambre ou plutôt du boudoir que je vous réserve dans mon
_ship_.

A l'arrivée du capitaine sur son pont, les hommes de l'équipage se
découvrirent respectueusement et se rangèrent de côté pour le laisser
passer.

Nous descendîmes tous deux dans la grand' chambre.

Cette grand' chambre, peinte nouvellement, et décorée avec un certain
luxe, avait sur ses deux ailes huit chambrettes fort propres, fermant à
coulisses et contenant chacune une cabane, un petit bureau et une
armoire.

Sur la porte de l'une d'elles, je vis une étiquette avec ces mots:
_Retenue par la comtesse de l'Annonciade, chanoinesse honoraire de
Cumana_.

--C'est une jeune Espagnole, jolie comme les amours, me dit le
capitaine. Elle va à la Martinique pour se rendre de là dans son pays,
accompagnée de deux grosses négresses. Trois personnes en tout. Cela
fait toujours du personnel.

Sur une autre porte, je lus: _M. Desgros-Ruisseaux, de la Dominique_.

--Celui-là, c'est un jeune et riche créole qui, après avoir fait filer
pour son éducation en France les récoltes accumulées de ses habitations,
a pris le parti d'aller lui-même gérer ses affaires à la Dominique, pour
économiser sa fortune et rétablir sa santé, qui, je vous assure, se
ressent furieusement des profusions de sa bourse.

Une troisième cabane était retenue par un _M. Larynchini, artiste_, qui,
pour assurer son droit de possession sur l'appartement qu'il avait
choisi, s'était avisé de coller au-dessus de la porte une espèce de
carte de visite ou de prospectus, gravé en taille-douce et portant une
lyre pour emblême.

--El signor Larynchini, me dit le capitaine, est un gros chanteur
italien qui retourne promener dans toutes les Iles-du-vent une petite
voix à faire danser les chèvres. C'est sa pacotille à lui; tous les deux
ou trois ans il vient se refaire le gosier en France, rafraîchir sa
pacotille de voix, et faire enfin acquisition de ce qu'il appelle de
nouvelles fioritures; un vrai farceur, sérieux comme un archevêque de
Cantorbéry. Il vous amusera.

Enfin la quatrième chambre réservée portait cette seule indication:
_L'ordonnateur en chef de toutes les Antilles_.

--Quant à celui-ci, tout ce que je puis vous en dire, c'est qu'il est
long, sec et jaune; et jaune sec et long je le rendrai à mon arrivée: il
a un grand titre et pas un seul domestique pour l'accompagner. Aussi,
comme a dit notre italien chaponné, en le voyant: _Petite mousique,
petite mousique et grand poupitre!_ Mais peu m'importe, ce sont là ses
affaires et non pas les miennes. C'est d'ailleurs mon passager, et tous
les passagers qui se confient à moi se trouvent sur le même pied à mon
bord et à ma table.

Une fois ce petit examen biographique et critique achevé, nous parlâmes
de mon passage à bord du _Toujours-le-même_. Avec des hommes comme le
capitaine Lanclume, les choses s'arrangent vite ou ne s'arrangent pas du
tout. Il fut convenu en quelques paroles, que, moyennant quatre cents
francs pour ma personne et quarante francs par tonneau pour ma
pacotille, je m'embarquerais avec la comtesse, le jeune créole, le gros
italien et le grand ordonnateur, pour aller à la Martinique au _premier
vent favorable qu'il plairait à Dieu de nous envoyer_, style de
connaissement.

Par l'effet de l'opinion avantageuse qu'à la première vue le capitaine
avait conçue de moi, il eut la bienveillance de me donner la chambre qui
touchait à la sienne, et dont il s'était réservé le privilége de
disposer en faveur de qui bon lui semblerait.

Le lendemain de notre première entrevue et de notre arrangement, je me
rendis à bord dès le matin, pour informer mon capitaine de l'arrivée de
mes marchandises, que le roulage _accéléré_ venait de m'apporter de
Paris au Hâvre, en vingt jours.

Je trouvai mon homme tout préoccupé, lui que j'avais quitté la veille si
gai et si insouciant.

--Vous ne devineriez jamais, me dit-il, en remarquant l'impression que
son air méditatif venait de produire sur moi, vous ne devineriez jamais
ce qui me barbouille les idées depuis ce matin?...

--Quelqu'une sans doute de ces contrariétés si fréquentes au milieu des
tracasseries d'un armement et d'un départ prochain?

--Vous n'y êtes pas et vous n'y seriez même jamais si je ne vous
l'expliquais pas... La gastronomie a fait depuis quelques années des
progrès si rapides et si effrayans sur toute la surface du globe,
qu'aujourd'hui quand un passager se dispose à traverser les mers, il ne
s'informe plus si le navire est solide et bon voilier, si le capitaine
est expérimenté et bien élevé. La première chose et la seule qu'il
demande est celle-ci: le navire a-t-il un bon cuisinier? Tous les
bâtimens sont toujours assez solides, tous les capitaines assez habiles,
pour qu'il semble que ce ne soit plus un mérite que de bien conduire une
bonne barque à sa destination; mais un bon cuisinier, c'est là l'heureux
phénix à trouver; et la chose paraît si rare à messieurs les passagers,
que ce n'est que sur les attestations et les informations les plus
sûres, qu'ils se hasardent à mettre le pied à bord d'un bâtiment dont le
_chef_ n'a pas été éprouvé par une suite de trois cents omelettes,
quatre cents capilotades de volaille et autant de ragoûts de mouton,
exécutés dans trois ou quatre voyages bien constatés. Voilà le degré
d'abaissement auquel notre profession de marin est arrivée, mon cher
monsieur. Le meilleur capitaine aujourd'hui est celui qui réussit à
mettre la main sur le meilleur gâte-sauce qui daigne naviguer à cent
francs par mois. Depuis l'invention des bateaux à vapeur, c'est le
mécanicien qui est devenu la première personne à bord de ces sortes de
bâtimens; et à bord de nos navires à voiles, c'est le chef de cuisine,
qui, la cuiller à pot à la main, nous a ravi en quelque sorte le sceptre
de la considération. Telle est, de nos jours, la décadence des choses,
et c'est cette décadence-là qui me fiche un peu malheur.

--Et c'est là la seule idée pénible qui vous chagrinait lorsque je vous
ai abordé?

--Eh non, ce n'est pas l'idée, mais c'est le fait en lui-même qui me
taquine! Sept à huit marmitons, plus sales les uns que les autres, se
sont déjà offerts à moi pour remplacer le chef que j'ai été obligé
d'assommer dans la dernière traversée. Je les ai tous remerciés, comme
vous le pensez, sans prendre sur leur compte d'autres informations que
celles qu'ils portaient sur leur figure. Hier au soir, au moment où vous
veniez de me quitter, un jeune homme, très gentil ma foi, d'une
physionomie ouverte et intelligente, d'une mise simple, mais très
propre, se présente à moi. Il se propose pour remplir les fonctions de
cuisinier à mon bord. Je lui demande ses certificats, et il me montre
deux attestations de capitaines qui prouvent qu'il a fait deux voyages,
l'un à Buenos-Ayres et l'autre à la Guadeloupe, en qualité de chef, et
qu'il a toujours rempli ses devoirs avec zèle et capacité.

»Il est bon que vous sachiez que rarement mon premier coup-d'oeil m'a
trompé sur le compte des individus, et que la finesse de tact que j'ai
acquise en fait de physiognomonie, m'a inspiré une telle confiance dans
l'infaillibilité de mes appréciations d'hommes, qu'hier, tout en vous
voyant pour la première fois, sans aller plus loin, j'aurais répondu sur
ma tête que vous êtes un brave et digne garçon. Aussi vous avez vu comme
je vous ai de suite débité ma marchandise et confié un tas de petites
choses, comme on le fait à une personne dont on est sûr.

--Capitaine, vous êtes vraiment trop bon et vous me flattez...

--Non, ce n'est pas vous que je flatte, c'est plutôt moi, ou, pour mieux
dire, le tact que je possède... Eh bien donc, pour finir mon histoire,
je vous avouerai que ce jeune homme m'a plu: ce doit être quelque chose
de bon, de distingué même dans le genre gargotier, j'en suis d'avance
convaincu. Mais, pour mieux m'assurer du fait, j'ai pris un moyen
certain de mettre sa science à une rude épreuve, et savez-vous comment
je m'y suis pris pour cela?

--Vous lui avez fait mettre la main à la pâte en présence d'un cuisinier
émérite, d'un Véry assermenté par-devant les hôtels et gargotes du lieu?

--Pas du tout; je vous ai invité à dîner, ainsi que tous mes autres
passagers et quelques amis qui savent manger. C'est le jeune chef qui,
pour sa première nuit des armes, fera la tambouille avant d'être reçu
chevalier de l'écumoire. Si le dîner est bon, je prends l'homme; s'il
n'est que passable, je lui paie seulement le prix de la course et je le
laisse là; s'il est mauvais, je l'expulse en lui faisant grâce de ce
qu'il m'aura gâté, et peut-être bien en le gratifiant de quelque
distraction de pied, ailleurs qu'à la tête... La comtesse de
l'Annonciade, notre aimable passagère, comme bien vous pouvez le penser,
m'a fait répondre qu'elle était fâchée de ne pouvoir se rendre à mon
invitation. C'est par forme que je l'avais invitée: c'est par convenance
qu'elle refuse. Tout cela est dans l'ordre.

»A ce soir donc, à six heures précises, au Grand-Hôtel, salle nº 3,
c'est là que je traite, et qu'assis tous à table, le moins gravement que
nous pourrons, nous procéderons à l'examen du candidat au poste de
cuisinier, à bord du navire le _Grand-Napoléon_. Ah! pardon! non, je me
trompe: à bord du navire le _Toujours-le-même_. _Vive lui! morbleu!_» me
dit ensuite à l'oreille le brave capitaine en me serrant fortement la
main. Il me quitta une minute après, bien plus content que lorsqu'une
heure auparavant je l'avais trouvé rêvant à la prééminence du cuisinier
sur le capitaine.




III

        C'est presque toujours dans la spontanéité de nos fonctions
        physiques les plus impérieuses, que nos penchans moraux se
        trahissent ou se révèlent à l'oeil de l'observateur. On ne prend
        jamais autant de calcul dans un coup de fourchette ou un coup de
        dent, que dans la manière de donner une poignée de main ou de
        rendre un salut.

        (Page 53.)

Le cuisinier à l'essai;--dîner d'épreuve;--un compagnon de voyage à
table;--l'air de la _Molinara_ interrompu;--élection et couronnement du
cuisinier du trois-mâts le _Toujours-le-même_.


Jamais je n'ai pu voir une réunion d'hommes s'apprêter à bien dîner,
sans m'être senti frappé agréablement de tout ce qu'il y a de purement
animal dans les plaisirs même les plus raffinés de notre civilisation.
Dix à douze personnes bien toilettées, bien épinglées, attendant avec
appétit, dans un beau salon, l'instant de dévorer le copieux repas qu'un
cuisinier tout suant va jeter à leur voracité, m'ont toujours rappelé,
malgré toute la délicatesse de leurs formes et de leurs manières, ces
festins de la côte d'Afrique, pour lesquels les sauvages convives
s'aiguisent les dents un jour d'avance. Aussi la répugnance irrésistible
que m'ont constamment inspiré nos usages gastronomiques, a-t-elle été
quelquefois poussée si loin chez moi, que j'aurais voulu exister dans
une société où, au lieu de se rassembler, comme on le fait partout chez
nous, pour absorber le plus d'alimens que l'on peut, on eût cherché, au
contraire, à se cacher et à s'isoler pour satisfaire un des appétits à
coup sûr les moins nobles de notre nature, celui de se remplir l'estomac
à des heures déterminées par le besoin, qui fait sortir la brute de sa
tanière et l'oiseau de proie de son aire ensanglantée.

On a beau dire, pour tempérer ce que l'acte de se réunir pour manger a
de trop positivement matériel aux yeux de notre orgueilleuse espèce, que
l'on se rassemble autour d'une table bien servie, beaucoup moins pour
engloutir des alimens, que pour jouir, pendant quelques heures, de
l'agrément d'une société choisie; que le dîner d'apparat n'est que le
prétexte, et que le plaisir de se trouver ensemble est le but... Oui,
mais pour vous convaincre du contraire, observez le silence qui
accompagne le début d'un grand repas, remarquez l'avidité avec laquelle
ces convives, qui ne se sont réunis chez vous que pour savourer les
délices de la bonne compagnie, vous font disparaître les mets offerts à
leur faim et vous vident les bouteilles sacrifiées à leur soif; dites
alors, dites-moi si le plaisir de manger n'est pas le but caché, et
l'attrait d'une société choisie le prétexte apparent... Voyez, pour peu
qu'un de vos invités manque d'appétit ou soit soumis à des précautions
hygiéniques, la figure qu'il fait au milieu de ces faces que rubéfie la
jouissance d'un besoin physique qui se satisfait... Oh! sans doute
qu'après s'être bien repus et s'être plus que suffisamment gorgés de
viandes succulentes et de vins excitans, vos convives causeront,
babilleront même et que la conversation s'enflammera au feu des bons
mots électriques qui jailliront de leurs cerveaux échauffés... Mais
avisez-vous, s'il est possible, de donner un grand repas sans vin à tout
ce monde si pétillant d'esprit, et vous verrez ce que deviendront les
vives saillies, la joie et la pétulance si folle et si ingénieuse de vos
sobres convives! Ce sont des gens qu'il faut faire manger à l'auge côte
à côte, pour en tirer quelque chose de sociable et d'aimable après
boire. Et l'on voudrait faire d'un grand dîner un acte purement
intellectuel! Allons donc, c'est le prix matériel dont on paie le
plaisir d'avoir chez soi des gens qui ressemblent à des êtres civilisés
une fois qu'ils n'ont plus ni faim ni soif.

En arrivant à l'heure indiquée, dans le salon nº 3 du Grand-Hôtel du
Hâvre, je trouvai neuf à dix des convives du capitaine, cherchant à
cacher du mieux possible l'appétit impatient, inquiet, qu'on pouvait
lire sur leurs physionomies tiraillées. Il ne me fut pas difficile de
deviner, sans le secours de notre amphitryon, les passagers avec
lesquels je devais d'abord dîner ce jour-là et faire ensuite route pour
la Martinique. Le chanteur italien, vêtu de noir de la tête aux pieds,
était ce gros homme qui, les mains derrière le dos, promenait dans
l'appartement son faux toupet frisé de frais. M. Desgros-Ruisseaux était
ce jeune homme pâle qui parlait à un étranger de la supériorité des
figurantes de l'Opéra sur les plus belles filles de couleur même. Pour
l'ordonnateur en chef, ce ne pouvait être à coup sûr que ce grand sec,
grisonnant, assis dans le coin d'une ottomane, et faisant flageoler ses
longues jambes croisées, bâillant somptueusement pour conserver un air
de dignité administrative, au milieu de tout ce monde qu'il ne
connaissait pas.

Le capitaine, me prenant par le bras, me présenta affectueusement à ses
amis et à ses passagers. L'Italien accueillit mon salut, en baissant la
tête sans déranger les poignets qu'il s'était croisés sous les basques
de son habit. Le jeune créole me tendit cordialement la main, et M.
l'ordonnateur ne daigna pas se lever de dessus son divan, pour répondre
à ma courbette d'introduction. En une minute enfin je sus toutes ces
individualités-là par coeur.

Il fallut attendre une grande heure encore le dîner que les invités
grillaient de se mettre sous la dent; et c'est pendant ce temps que je
remarquai surtout l'influence que les perplexités de l'estomac peuvent
exercer sur des gens de bonne compagnie qui se sont donné le mot pour
assouvir ensemble leur faim excitée par la perspective d'un grand repas.
La conversation, d'abord assez vive, était peu à peu tombée en langueur;
le sentiment d'espoir que j'avais lu en entrant, sur les physionomies
épanouies des convives, s'était effacé par degrés, pour faire place à
une impression trop visible d'inquiétude et de mauvaise humeur. Il
fallait enfin une pâture prompte, la pâture promise, à ces gens-là. Le
capitaine, qui sentait la responsabilité que l'exigence gastrique de ses
invités faisait peser sur lui, allait sans cesse du salon à la cuisine
et de la cuisine à la salle à manger; il suait comme dans un jour de
combat quand la victoire est encore indécise ou quand la défaite
commence à paraître possible...

On annonça enfin le succès de la journée, les garçons de l'hôtel vinrent
crier le bulletin de la bataille, en informant officiellement le
capitaine que _ces messieurs étaient servis_!

Le potage fut d'abord anéanti: trois ou quatre grosses pièces de viande
le suivirent; les vins de Bordeaux et de Bourgogne ruisselèrent sur tout
cela, au milieu du silence qui n'était interrompu que par le choc des
assiettes et le cliquetis des fourchettes et des couteaux. Le premier
service y passa tout entier, et ce ne fut qu'après avoir pris possession
de la meilleure partie du dîner, que l'on commença à le goûter. A table
on ne songe à faire de la science qu'après avoir fait de la brutalité
gastronomique; cet aphorisme rentre encore dans les premières
observations que j'ai déjà faites à la tête de ce chapitre.

Intéressé comme je l'étais à étudier les nouveaux compagnons de voyage
que le sort allait me donner, j'observai particulièrement l'attitude et
les manières de mes trois collègues passagers. C'est toujours dans la
spontanéité de nos fonctions physiques les plus impérieuses, que nos
penchans moraux se trahissent ou se révèlent à l'oeil de l'observateur.
Il ne peut jamais entrer autant de calcul dans un coup de fourchette ou
un coup de dent, que dans la manière de donner une poignée de main ou de
rendre un salut.

M. Larynchini mangea beaucoup, mangea même, si on peut le dire, avec
volubilité; mais il parla peu.

M. Desgros-Ruisseaux _officia_, comme disent quelques gastronomes, avec
distraction, sans ordre, et ne parla à son voisin que de bals, de
spectacles, de femmes et de cannes à sucre, en accompagnant chacune des
phrases de sa conversation d'une toux sèche qui me fit mal pour son
avenir.

M. l'ordonnateur en chef exécuta fort passablement quelques mets de
choix, mais d'un air méditatif, profond même, goûtant tout, faisant
quelquefois la grimace comme un dégustateur, changeant son assiette à
toute minute et la faisant toujours passer au garçon, par-dessus
l'épaule. Ses lèvres minces et rentrées s'entr'ouvrirent vers la fin du
repas pour laisser passer quelques légers hoquets d'assez bon ton; mais
pour dire un mot agréable, pas une seule fois.

Le capitaine Lanclume coupait, tranchait, suait, buvait beaucoup pour
nous engager à boire comme lui, en nous répétant tous les quarts
d'heure: mangez bien et goûtez tout, messieurs; car c'est comme jury que
je vous ai réunis autour de cette table, pour rendre votre arrêt sur le
mérite de ce dîner d'épreuve.

Le dîner fut trouvé bon, admissible, et M. l'ordonnateur, à qui le
capitaine s'adressa par déférence pour avoir son avis particulier,
laissa enfin tomber ces paroles, de toute la hauteur de son importance
administrative: «Le repas a péché peut-être par quelques détails un peu
communs; mais l'ensemble m'a paru irréprochable. Cuisine méridionale, un
peu exagérée, haute en goût, faible dans la base, mais cependant
passable.»

Notre malheureux hôte s'était donné tout le mal possible pour nous
inspirer de la gaieté, et n'avait réussi jusque-là qu'à produire
beaucoup de bruit, la chose selon moi la plus opposée à la gaieté qui
doit régner à table. Le dessert venait d'être servi, et le capitaine
voulant à toute force que son dîner finît par quelque chose d'éclatant,
invita, supplia M. Larynchini de nous faire entendre cette voix devenue
si célèbre dans toutes les îles du vent. La plupart des chanteurs de
profession ne demandent pas mieux que de saisir, dans le monde,
l'occasion de se faire écouter en silence des personnes avec lesquelles
ils ont craint long-temps de compromettre leur infériorité ordinaire
sous le rapport de la conversation. M. Larynchini prié, sollicité,
reprié, resollicité pendant un demi-quart d'heure, nous annonça qu'il
allait nous chanter un air de la _Molinara_, avec une voix de femme.
Mais avant de procéder à l'exécution de son ariette, il eut soin de se
turbanner le toupet d'un énorme foulard jaune, et de s'attacher sous le
menton une serviette qui devait remplir les fonctions d'un fichu.

Le plus criard des faussets auquel on pût s'attendre sortit de la
bouche, des narines, et je crois même des yeux du virtuose, pour venir
nous percer les oreilles et porter l'étonnement et l'alarme dans toute
la maison. Notre contenance ne laissa pas que de devenir fort
embarrassante, avec l'envie que nous avions de rire de l'artiste, et la
crainte que nous aurions eue de le fâcher en riant. Les garçons du logis
montèrent précipitamment pour savoir ce qui se passait dans le salon.
Cette brusque apparition n'empêcha pas le chanteur de continuer, et nous
n'aurions pu trouver que très difficilement un moyen honnête de terminer
cette scène burlesque, sans un ou deux maudits chats de l'hôtel, qui,
errant sans doute sur les gouttières et entendant miauler notre
virtuose, s'avisèrent de prendre le diapason de sa haute-contre et de
miauler à l'unisson avec lui.

La froide promptitude que mit l'Italien à rentrer son foulard dans sa
poche et à jeter dédaigneusement sa serviette sur la table, nous indiqua
assez qu'il n'y avait plus de chant à espérer ou à redouter pour nous.
Les éclats de rire que jusque-là nous avions étouffés tant bien que mal,
commençaient à frapper désagréablement les oreilles de notre capitaine,
qui, plus maître de lui que nous tous, avait su conserver le sérieux
attaché à son rôle, lorsqu'il vint fort à propos à ce brave homme l'idée
de faire diversion à la mésaventure du maëstro, en s'écriant:

«Messieurs, vous avez pu vous former, je pense, par ce que vous avez
bien voulu manger, une opinion assez exacte sur le savoir-faire du jeune
auteur du dîner dont voici les débris. Maintenant c'est un jugement
consciencieux que j'attends de votre expérience et de votre
impartialité. Croyez-vous bien, en votre âme et conscience, que le
candidat que vous venez d'examiner soit digne d'être employé comme
cuisinier en chef à bord du trois-mâts le _Toujours-le-même_?

--Oui, s'écrièrent à la fois, la main sur l'estomac, tous les convives,
à l'exception de l'Italien qui probablement craignait de hasarder de
nouveau sa voix, même pour n'exprimer qu'un vote.

--Eh bien! ordonna le capitaine en s'adressant aux garçons de l'hôtel,
allez me chercher le jeune lauréat, pour qu'il soit reconnu
solennellement dans le grade qu'il vient de conquérir à la pointe du
couteau et de nos fourchettes.»

Le triomphateur parut, son bonnet de coton à la main, le tablier
retroussé d'un côté et le couteau vainqueur glorieusement suspendu
encore à la ceinture. Le pauvre jeune homme, tout moite encore de sa
corvée, riait niaisement, se frottait le nez du dos de la main,
cherchait à prendre une attitude convenable, et ne savait quel maintien
se donner au milieu de cette scène toute grotesque pour nous et très
embarrassante pour lui.

Le capitaine le tira bientôt de gêne en lui adressant ces mots:

«Comment vous nommez-vous?

--Gustave Létameur.

--Gustave Létameur, le jury gastronomique rassemblé sous ma présidence
pour déguster les titres que vous avez fait valoir à la place que vous
sollicitez, m'a chargé, à la suite d'un examen rigoureux, de vous
proclamer chef de cuisine à bord du navire le _Toujours-le-même_, et
pour vous offrir un témoignage plus éclatant encore de la satisfaction
générale, permettez-moi de déposer sur votre front que vous allez avoir
la complaisance de vous essuyer, ce laurier que vous avez conquis au
feu.»

C'était une couronne de laurier-sauce que le capitaine venait de
détacher de la croûte d'un énorme jambon de Bayonne.

Le nouveau chef dont la physionomie était, ma foi, fort heureuse,
répondit à cette plaisanterie, sans sortir des limites que lui imposait
l'infériorité de sa position.

«Soyez sûr, dit-il au capitaine, en acceptant le laurier à ragoût, que
je m'efforcerai toujours de consacrer ma gloire à l'utilité du service.»

Des applaudissemens unanimes accueillirent cette repartie, et le
capitaine, enchanté, tira quelques pièces de cinq francs de sa poche,
pour que le chef triomphant gratifiât lui-même d'un petit supplément de
paie, un marmiton dont il avait demandé à être assisté dans les apprêts
et l'exécution de son dîner.

Ce marmiton supplémentaire, espèce de secrétaire intime, auquel aucun
des convives ni le capitaine lui-même n'avaient fait attention, s'était
tenu, pendant toute la scène d'installation, dans l'ouverture d'une
porte entrebâillée, pour jouir des honneurs que l'on accordait au jeune
chef. Je crus remarquer dans l'air de satisfaction de cet aide obscur de
cuisine, l'indice d'un sentiment d'amour-propre qui me porta d'abord à
soupçonner certain stratagème de la part de M. Gustave Létameur, dans la
préparation de son dîner. Mais trop peu sûr encore de la réalité du
fait, et trop peu familier surtout avec le capitaine pour lui confier
les doutes fondés sur ma remarque, je gardai mon observation pour moi,
dans la crainte de nuire, sur de simples conjectures, à la carrière du
pauvre jeune homme dont nous venions de couronner les efforts... Sotte
réserve, qui m'empêcha d'épargner toute une vie de tribulations, de
misère et d'abjection, à ce malheureux imprudent!

Nous nous séparâmes à minuit, ravis de la cordialité et de la franchise
de notre capitaine, en nous promettant bien de ne pas manquer, le 13 du
mois, au rendez-vous que nous autres passagers nous étions donnés à bord
pour ce jour-là: c'était le jour du départ...

Ah! je ne dois pas oublier ici, qu'en sortant de la salle à manger, pour
rentrer chez lui, le chanteur italien alla se heurter contre un orgue de
Barbarie qui nasillait l'air de la _Molinara_.




IV

        Pour moi, je l'avouerai, je ne pus voir sans me sentir ému,
        cette singulière réhabilitation d'un nom partout proscrit sur
        cette terre dont nous étions encore si près; je fus même presque
        attendri de ce culte rendu en pleine mer, en face du soleil
        couchant, à la mémoire du héros dont la vie s'était éteinte
        aussi au milieu des flots, avec ce soleil qui jetait ses
        derniers rayons sur notre navire et sur les couleurs chéries du
        pavillon factieux que nous venions d'arborer.

        (Page 75.)

Un départ le vendredi de la semaine et le treize du mois;--incrédulité
de notre capitaine;--adieux à la France;--réhabilitation du nom du
navire;--notre cuisinier à l'épreuve n'a jamais navigué;--longanimité du
capitaine;--notre premier repas en mer.


Un navire qui part sera un spectacle toujours beau pour les personnes
friandes de tristes et douces émotions, comme dirait Montaigne. Il y a
dans cette soudaine séparation d'un faible bâtiment et de la terre qu'il
abandonne, quelque chose de si imposant et de si vague pour la pensée!
Il y a surtout dans cette vaste mer qui l'attend en mugissant pour
l'enlever au rivage, une telle immensité de périls à affronter, une si
grande disproportion de forces entre les combattans! car ce sera, au
moins, un long, pénible et bien terrible combat que le navire aura à
livrer aux vents, aux flots, à la tempête et à la foudre!... Et voyez
pourtant quel contraste entre cette scène si vive, si pittoresque du
départ, et l'avenir que vous redoutez tant pour ce pauvre navire! Jamais
le bâtiment n'a été plus mignon, plus soigné, mieux tenu: on dirait son
jour de fête, à lui. Jamais ces matelots qui, perchés sur leurs mobiles
vergues, livrent les voiles frémissantes au souffle de la brise, n'ont
été aussi gais, plus alertes, plus ardens: les entendez-vous chanter en
manoeuvrant? ils courent, grimpent, volent plutôt qu'ils ne marchent, à
la voix retentissante de leur capitaine; et si quelquefois, du haut de
leurs hunes ou de leurs barres, balancés par les premiers coups de
roulis, ils jettent encore un regard d'amour sur le rivage qui fuit et
qu'ils ne reverront peut-être plus, bien vite leurs yeux d'oiseaux de
mer se reportent sur l'Océan qui s'ouvre devant eux, sans bords, sans
limites, comme l'avenir, comme le néant peut-être, mais aussi comme
l'espérance.

Il était midi quand nous appareillâmes du port du Hâvre; un splendide
soleil d'été dardait ses rayons étincelans sur les flots qui se
gonflaient devant nous, sur la ville que nous allions bientôt perdre de
vue avec tout ce bruit, tout ce tumulte qui déjà venaient mourir à nos
oreilles. Ce jour-là, c'étaient nous qui faisions, en notre qualité de
partans, les frais du spectacle dont la foule des curieux venait jouir
en accourant sur les jetées. Étonné du grand nombre de personnes qui se
pressaient sur les quais et sur le rivage pour nous voir sortir, je
demandai au capitaine comment il pouvait se faire qu'une chose aussi
ordinaire que l'appareillage d'un navire attirât autant de monde hors
des maisons, dans une ville depuis si long-temps accoutumée à ces sortes
de spectacles maritimes.

«Ah! c'est que vous ne savez pas une chose, me répondit le capitaine,
une chose qui vous intéresse cependant, vous le premier, et qui
aiguillonne la curiosité de tous ces jobards?

--Et quelle chose si extraordinaire donc?

--Comment, vous n'avez pas encore remarqué que c'est aujourd'hui
_vendredi_ et le _13 du mois_, par-dessus le marché, deux raisons pour
que le navire coule en mer, et deux raisons que j'ai choisies tout
exprès pour donner un démenti palpable à la superstition de ces
_philosophes_-là. Voilà pourquoi tous ces fainéans et ces oisifs qui
connaissent mon goût pour les départs du vendredi, ont quitté leurs
travaux et leurs _cassines_ pour venir voir mon bâtiment se jeter à la
côte ou chavirer en larguant ses huniers!...»

Le capitaine Lanclume, après m'avoir donné cette explication, haussa les
épaules de pitié, en jetant sur la foule curieuse un regard de colère et
de mépris, puis il continua à commander la manoeuvre qu'il y avait à
faire pour mettre le navire dehors.

La comtesse de l'Annonciade, la seule de nos camarades de voyage que je
n'eusse pas encore vue, se montra sur le pont au moment où le pilote qui
nous avait mis en rade allait prendre congé de nous, la bouche
gargarisée de rhum et les poches pleines de cigarres, et alors nous
pûmes jouir enfin du plaisir de faire connaissance avec la physionomie
et l'extérieur de notre unique passagère. Sans être belle, sans être
même jolie, la comtesse nous parut avoir ce qui remplace presque
toujours avec avantage, chez beaucoup de femmes, l'élégance de la taille
et l'éclat même de la figure: ce quelque chose d'indéfinissable qui ne
s'exprime encore que par un mot fort incomplet, nous frappa tous
tellement, à l'aspect de la comtesse, que l'Italien me dit, que je
répétai au créole et que le créole répéta à l'ordonnateur: _elle a de la
grâce_. Il est bien rare que chez les femmes élevées dans un certain
monde, on ne trouve pas, quelque mal partagées même qu'elles soient du
côté des dons extérieurs, un charme qui leur est propre et qui ne peut
appartenir, s'il est possible de s'exprimer ainsi, qu'au genre
d'imperfection que l'on remarque dans chacune d'elles. Le charme
dominant dans la personne de notre passagère était la grâce, comme je
l'ai déjà dit, comme nous l'avions tous dit en la voyant; et la comtesse
eût-elle été plus jolie, je crois, sa beauté n'aurait ajouté que bien
peu de chose à l'agrément de sa physionomie, tant cette physionomie
pouvait aisément se passer de beauté.

Je ne remarquai que long-temps après l'avoir vue, qu'elle était un peu
brune quoique assez fraîche, que sa taille était petite quoique bien
prise, et que sa bouche, moins grande que son bel oeil noir, était
recouverte d'un léger duvet d'ébène que dans le monde on avait dû
comparer quelquefois, j'en suis bien sûr, aux moustaches timides d'un
jeune adolescent.

Sa toilette de bord, qu'elle avait eu soin de prendre avant son départ,
rehaussait du reste, fort coquettement, les avantages de sa tournure et
le caractère particulier de son teint un peu prononcé. Un joli madras
créole emprisonnait à moitié sa chevelure de jais; une robe gris-pâle
faisait semblant de serrer négligemment sa taille qui aurait pu tenir
entre ses deux jolies petites mains; et quelques anneaux finement
ciselés couvraient presqu'à moitié ses longs doigts délicats, entre
lesquels elle s'amusait, en regardant la terre, à déchirer un mouchoir
de poche de batiste, avec une expression de préoccupation que l'on ne
saurait dire.

Y a-t-il beaucoup d'hommes au monde qui, une seule fois dans leur vie,
aient été regardés par une maîtresse, d'un de ces regards qu'une
passagère attache sur la terre qui fuit à ses yeux? c'est la réflexion
qui me vint en voyant la comtesse dire adieu à la côte de France. Elle
ne pleurait pas: elle faisait mieux, elle s'efforçait de retenir ses
larmes. Les deux négresses qu'elle ramenait avec elle, priaient à ses
pieds.

Oh! sans doute, pensais-je en moi-même, cette femme laisse quelque chose
d'elle-même là... sur ce rivage si doux ou sur cette terre d'amour qu'il
nous faut quitter...

Et moi aussi je regardais la France, toute la France qui disparaissait
déjà sous des nuages qui semblaient s'attacher à elle, pour nous laisser
partir seuls.

«Eh bien! quand je vous disais, s'écria le capitaine Lanclume, pour nous
arracher au sentiment que nous éprouvions tous, quand je vous disais que
j'avais raison de partir le _vendredi 13 du mois_! Le temps est
magnifique, la brise fraîchit et nous enlevons déjà nos huit noeuds et
demi sans nos bonnettes. C'est exprès pour nous--le diable
m'emporte!--que ce temps a été fait par le père éternel.»

Le chanteur italien qui s'était coiffé d'une casquette de velours vert,
bariolée de filets d'or, s'arrêta tout court à ce mot de _vendredi_.
L'ordonnateur alla prendre son bonnet de coton comme pour passer une
nuit en diligence, et la comtesse descendit dans sa chambre, peut-être
pour trembler ou pour prier plus à l'aise en pensant à ce terrible mot
de _vendredi_. Personne à bord, excepté le diable de capitaine, n'avait
songé à ce jour-là, à cette fatale coïncidence du vendredi et du 13 du
mois!

Quant à mon pauvre créole, il nous dit de la plus douce voix que puisse
avoir un homme: «Peu m'importe ce jour du départ! pourvu que je puisse
atteindre le tropique, je suis sauvé. C'est sous son influence que j'ai
reçu le jour, et c'est lui qui me redonnera la vie!»

Il est des hommes qui naissent organisés tout juste pour mourir à vingt
ans, et qui, au terme de cette courte carrière, se trouvent avoir
parcouru toutes les phases d'une vie ordinaire. Adolescens quand les
autres sont encore enfans, hommes faits à l'âge où les enfans entrent à
peine dans l'adolescence, vieillards à l'âge marqué pour la jeunesse, on
les voit mourir de caducité au moment où le printemps vient de s'ouvrir
couvert de fleurs et rempli d'espérances pour ceux dont ils ont partagé
le berceau et les jeux.

Notre pauvre créole était un de ces hommes-là.

Les paroles mélancoliques qui venaient de sortir de sa poitrine épuisée,
me le firent remarquer avec plus d'attention que je ne l'avais fait
encore. Les émotions du départ, l'incertitude de son sort peut-être,
avaient, ce jour-là, jeté sur ses traits les traces d'une altération
profonde. Je cherchai à le rassurer de mon mieux, sur les craintes qu'il
paraissait concevoir, et, en lui parlant, je m'en voulais presque de
l'état de force et de santé qu'il pouvait m'envier. Je sentais que
j'étais dans la position d'un riche qui console un pauvre à qui il ne
peut rien donner que des conseils. Le malade me répétait: «C'est l'air
du tropique qu'il faut à mon affection... mais quand le respirerai-je
cet air là!...

--Jamais! me dit tout bas à l'oreille le capitaine, du ton dont on
prononce un arrêt de mort. Jamais!...» Et parlant ensuite à ses
matelots: «Hé! dites donc, devant: File un peu l'écoute de misaine.»

Le dîner du jour de départ est ordinairement bien vite préparé et bien
vite mangé, quand toutefois les passagers sont disposés à le manger.
Tout est encore si mal installé à bord, les préparatifs nécessaires pour
mettre la cuisine en train sont si difficiles et si longs à faire, que
c'est à peine si l'on peut compter sur un potage mangeable et quelques
côtelettes passablement grillées. Un pâté froid, du jambon, un poulet à
la gélatine et de beaux fruits nous furent servis à cinq heures, sans
que le cuisinier Gustave fût obligé de déployer à bord une partie de la
science qu'il nous avait fait admirer au Grand-Hôtel du Hâvre.

La comtesse ne parut pas à table, malgré les instances du capitaine pour
la décider à accepter quelque chose. Quand nous remontâmes sur le pont,
après avoir fait honneur à notre premier dîner de bord, la terre ne
montrait plus à l'horizon que des formes indécises flottant au-dessous
de ces nuances bleuâtres qui ont quelque chose de si vague et de si
vaporeux, et qui couronnent si admirablement la teinte plus mâle et plus
sévère de la mer. Le soleil, versant ses derniers feux en face de la
côte de France, inondait de pourpre et d'or étincelant cette scène
immense et magnifique, et au moment même où il allait disparaître d'un
côté à nos yeux, la terre de la patrie allait aussi, comme lui,
disparaître de l'autre côté au-dessous des flots. La mer seule nous
restait entre le soleil et la France, et sur cette mer paisible le
navire voguait silencieusement.

Il ne fallut rien moins que la voix du capitaine pour m'arracher à mes
méditations.

«Ah çà, nous fit-il, tout cela est sans doute fort beau; mais il nous
reste autre chose à faire au coucher du soleil!

--Et qu'y a-t-il donc à faire pour nous, capitaine?

--Pardieu! il y a le nom de mon navire à réhabiliter. A terre, je plie
docilement sous le joug de la nécessité. Mais une fois à la mer, je me
redresse de toute la force de la contrainte que je me suis imposée, je
redeviens roi de ma barque, et je règne sur un théâtre mille fois plus
vaste que les bicoques de tous ces gueux de la Sainte-Alliance. Mousse!

--Plaît-il, capitaine?

--Viens ici. Prends-moi cette paire de gants... mets-les... Voyons,
as-tu bientôt fini?

--M'y v'là, capitaine! C'est qu'ils sont un peu petits.

--Va ouvrir ma cachette avec cette clef, et apporte-moi, sans y toucher
si tu peux, le nom du navire... Charpentier, voyons, un marteau et des
clous! et sautons en dehors du couronnement... Maître Lafumate, attrape
à hisser le pavillon français... Et vous, messieurs, si vous savez jouer
de quelque instrument, vous ne me refuserez pas d'accompagner d'un petit
air de circonstance, l'inauguration de mon ancien nom et du pavillon des
braves.»

M. Larynchini prit sa guitare, moi, j'atteignis une flûte dans le fond
de ma malle.

Le petit mousse envoyé en expédition dans la chambre, revint bientôt sur
le pont, tenant religieusement dans ses mains gantées, une enseigne à
fond bleu, portant en grosses lettres d'or, ces mots: _Le
Grand-Napoléon_.

Le capitaine salua ce nom glorieux, tout l'équipage se découvrit, le
charpentier alla clouer l'enseigne sur l'arrière du navire, maître
Lafumate hissa et amena par trois fois le pavillon tricolore, et le
guitariste et moi nous jouâmes de notre mieux l'air de la
_Marseillaise_.

L'ordonnateur en chef n'y était plus; le créole souriait à cette scène
moitié bouffonne et moitié pieuse.

Pour moi, je l'avouerai, je ne pus voir sans me sentir ému, cette
singulière réhabilitation d'un nom partout proscrit sur cette terre dont
nous étions encore si près; je fus même presque attendri de ce culte
rendu en pleine mer, en face du soleil couchant, à la mémoire du héros
dont la vie s'était éteinte aussi au milieu des flots, comme ce soleil
qui jetait ses derniers rayons sur notre navire et sur les couleurs
chéries du pavillon factieux que nous venions d'arborer. Tout le
burlesque de cette espèce de parade napoléoniste s'effaça à mes yeux,
pour ne me laisser voir que le côté sentimental de la cérémonie...
«C'est ici, c'est à la mer, répétait le capitaine Lanclume, que je
ressaisis toute mon indépendance d'homme et de Français et que j'en use.
Voyez comme depuis qu'il a repris son vrai nom, ce coquin de navire en
détale! Le voilà qui file deux ou trois noeuds de plus qu'auparavant!
Ah! c'est qu'aussi, avec ce nom-là, il était si facile d'aller vite!...
Pourquoi donc n'a-t-il pas eu cent mille hommes comme moi!...
Aujourd'hui il ne serait pas mort, et nous ne serions pas ici!... Mais
chassons toutes ces mauvaises idées-là qui font mal et qui ne produisent
que des regrets inutiles... Lafumate, voyons; faites appuyer un peu les
bras du vent! La brise fraîchit, et voilà tous vos bras qui sont mous
comme le _balan_ des boulines de revers!»

Quand la nuit fut descendue sur nous, autour de nous et sur les flots
doux et tranquilles qui clapotaient harmonieusement au loin, le
capitaine, sortant de la rêverie dans laquelle il était plongé depuis
deux bonnes heures, demanda à son second à quoi servait le feu qu'on
voyait flamboyer à la cuisine. L'officier lui répondit que c'était le
chef qui s'exerçait et qui _étudiait_ son fourneau et ses marmites.

--Puisqu'il y a encore du feu devant, dit le capitaine, ordonnez au
cuisinier de nous faire du thé... Puis s'adressant à moi: Voisin, vous
ne me refuserez pas une tasse de thé, n'est-ce pas? Je sens que j'ai
besoin de prendre quelque chose, car il m'est resté là sur l'estomac, ou
plutôt sur le coeur, un poids qui m'oppresse. C'est une chose bien
étrange, allez, que mon organisation! Nul excès, nulle fatigue, nulle
veille, nulle privation ne peut altérer ma santé. J'ai contre tout cela
une complexion de fer. Mais la moindre petite émotion de coeur m'abat
comme un enfant, me chiffonne comme une femmelette, et il est surtout
des souvenirs contre la puissance desquels je ne retrouverais pas, j'en
suis sûr, dans tout mon être, pour deux liards de force...

Une longue méditation succéda encore à ces paroles, et le capitaine ne
quitta l'immobilité de la posture qu'il avait reprise, que pour crier:

«Eh bien! ce thé, arrivera-t-il aujourd'hui?

--Oui, il va être bientôt _paré_, répondit un petit mousse; mais,
voyez-vous, capitaine, c'est qu'il ne peut pas couler de la bouilloire!

--Il ne peut pas couler de la bouilloire? reprit Lanclume. Voyons donc
un peu cette bouilloire; apporte-moi ça ici!

--Ah çà! êtes-vous fou ou imbécile, cuisinier, s'écria le capitaine
après avoir examiné et découvert le vase brûlant qu'on lui avait
apporté. Comment, vous avez fourré toute notre provision de thé dans
cette bouilloire, comme vous auriez mis un plein panier d'oseille dans
une casserole, pour en faire une compote? Vous n'avez donc jamais fait
de thé?

--Capitaine, non, je n'en ai jamais fait!

--Mais il paraît que vous n'en avez jamais bu non plus, car vous vous
seriez aperçu sans doute... Est-il possible d'avoir mis deux livres de
thé à bouillir, pour en faire quatre tasses! Faut-il qu'il y ait au
monde des gens qui soient absurdes!... Mousse, prends-moi ces feuilles
délavées, et mets-les à sécher en les étalant bien proprement sur une
serviette... Ce thé nous servira en seconde édition pendant le voyage...
Mais, bon Dieu! faut-il donc qu'il y ait des gens absurdes au monde!
Faire une compote de thé, comme une compote d'oseille ou de chicorée!

»Mon cher ami, ajouta Lanclume en me prenant par le bras, je crois que,
pour la première fois de ma vie, je me suis mis dedans avec ma science
lavatérique. Le cuisinier que nous avons enrôlé sur sa bonne mine et son
dîner d'essai, et qui m'a montré de si beaux certificats, n'a jamais
navigué. Je viens de me convaincre qu'il n'a mis que depuis ce matin le
pied à bord d'un navire.

--Bah! vous croyez, capitaine?

--Vous allez en juger par vous-même. Cuisinier! cuisinier! Avancez!

--Qu'y a-t-il pour votre service, capitaine?

--Faites-moi le plaisir d'aller m'amarrer ce foulard qui est un peu
mouillé, sur les haubans de misaine!

--Sur les haubans de misaine?

--Oui, sur les haubans de misaine du bord du vent, pour le mettre au
sec. Vous entendez bien, n'est-ce pas? sur les _haubans de misaine du
bord du vent_.

--Oui, sans doute, capitaine, je comprends parfaitement.»

Le pauvre cuisinier, fort embarrassé de son foulard et de la mission
dont le capitaine venait de le charger, s'en alla devant, demandant à
voix basse, à tous les matelots qu'il rencontrait: «Pourriez-vous me
dire où se trouvent... les... les... les comment donc...? les machins
_de misère_, les..., comment déjà appelez-vous donc ça?»

Et les matelots, comme vous pensez bien, de hurler de leur plus grosse
voix: _Les choses de misère!_ De quelles _choses_ voulez-vous parler?
c'est qu'il y a tant de _choses de misère_ à bord!»

«Quand je vous disais, me répétait Lanclume pendant cette épreuve, que
le malheureux n'avait jamais mis le pied à bord d'un navire, et qu'il
m'avait trompé en me montrant les certificats d'un autre marmiton!...
Mais que diable voulez-vous, c'est un goujon de plus à avaler! Le pauvre
bigre avait peut-être faim, et cette considération répond à tant de
_choses de misère_, comme il disait tout-à-l'heure! Pourvu qu'il ait un
peu d'intelligence et beaucoup de bonne volonté, il faudra bien lui
pardonner celle-là!»

Le foulard, après bien des explications, des sarcasmes de matelots sur
la pénible recherche des haubans de _misère_, venait d'être amarré et
mis au sec sur l'avant.

Une épreuve plus longue, plus décisive et plus difficile attendait
encore notre cuisinier, et ce ne fut pas sans trembler pour lui, que, le
lendemain matin, je lui vis mettre la main à l'oeuvre pour allumer son
feu et préparer notre déjeûner. Le malheureux était, dans tous ses
mouvemens, d'une gaucherie qui aurait donné des impatiences au plus
mauvais fricoteur, si elle n'avait pas fait pitié. Je crois même que,
sans la réserve que me prescrivait ma qualité de passager à la chambre,
j'aurais volontiers pris à sa place la queue de la casserole et le
manche du couteau de cuisine.

A dix heures et demie enfin, le maladroit, les yeux tout rouges de fumée
et les joues toutes barbouillées de suie, ordonna au mousse d'annoncer
au capitaine que le repas était servi.

Quel repas, juste ciel! Des côtelettes réduites en charbon, une omelette
ramassée dans les cendres, et des haricots verts qui avaient l'air
d'avoir été mis à infuser dans le bouillon clair qui leur servait de
sauce. Comme je m'attendais à la surprise que le chef avait ménagée sous
mes yeux, à la délicatesse de mes commensaux, je pus examiner tout à
l'aise l'effet que produirait sur leurs physionomies la vue de ce
détestable déjeûner.

L'ordonnateur en chef voulut d'abord essayer un peu du plat de légumes,
et il renvoya bientôt son assiette en disant qu'il n'aimait pas les
décoctions de haricots.

L'artiste italien continua à se charbonner les lèvres, de deux ou trois
côtelettes qu'il s'obstinait à ronger.

La comtesse de l'Annonciade, qui avait bien voulu se montrer à déjeûner,
fit une jolie petite moue qui semblait dire: Tout cela est bien mauvais,
mais fort heureusement je n'ai pas faim.

Le bon créole Desgros-Ruisseaux fit servir aussitôt sur la table cinq à
six compotes de confitures excellentes qu'il avait emportées pour la
traversée.

Le capitaine n'avait encore rien dit, n'avait laissé même échapper aucun
signe d'impatience. Seulement il avait pâli un peu en causant avec son
second de l'apparence du temps... Mais au moment où tout le monde avait
déjà pris son parti sur le désappointement gastronomique du matin, il
s'écria en s'adressant au petit mousse: «Mousse, enlevez toute cette
_saloperie_ et servez à déjeûner...»

L'enfant intelligent qui épiait le regard de son capitaine et qui était
habitué à deviner toutes ses intentions, escamote en un tour de main les
chefs-d'oeuvre culinaires de M. Gustave, et remplace tous ces plats
maussades, par le large pâté, les poulets froids, le jambon rosé et les
autres pièces succulentes qui, la veille, n'avaient fait que paraître et
disparaître sur la table. De longues fioles de vieux vins cachetés sont
substituées aux bouteilles de Bordeaux ordinaire, de beaux verres de
cristal étincelans, aux verres de tous les jours. L'ordonnateur se
ravise, l'Italien remange et la comtesse sourit... Tout se passa à
merveille ensuite: on but même, je crois, du Champagne, et
l'ordonnateur, en montant sur le pont après le déjeûner, crut pouvoir
proclamer le gain de la bataille pour laquelle il avait un instant
tremblé, en me disant à l'oreille: _Il n'y a pas tant de mal que nous le
supposions: le capitaine sait vivre!..._

Oui, mais à part moi je me dis: Le cuisinier, en revanche, ne sait même
pas faire cuire des oeufs durs.

Et effectivement ce maladroit, à qui la comtesse faisait demander chaque
matin deux oeufs à la coque, ne les lui servait que durcis comme pour
une mayonnaise; et lorsqu'ensuite, désespérant d'obtenir des oeufs comme
elle les voulait, elle les lui demanda comme elle ne les voulait pas, au
lieu de lui servir les oeufs durs qu'elle lui commandait, il lui donna,
pour la première fois, des oeufs à la coque.

C'était un être à prendre décidément à rebours.




V

        En ce cas, puisqu'il est mangeable, vous allez le manger.

        (Pag. 93.)

Notre passagère ne fait pas encore un choix;--notre cuisine continue à
être détestable;--dépit du capitaine;--la soupe disciplinaire;--le
châtiment gastronomique.


Lorsque l'on ne possède qu'une passagère à bord d'un navire, et que
cette passagère vaut la peine d'être courtisée, rien de plus curieux que
tout le mal que se donnent les jeunes hôtes du logis ambulant, pour
obtenir le prix des petits soins et des hommages dont ils entourent la
déité voyageuse, et rien de plus piquant surtout que d'épier le moment
où la beauté, ainsi assiégée, laissera tomber la couronne sur le front
de son heureux vainqueur. C'est une arène ouverte à toutes les
prétentions et souvent même à tous les ridicules; arène au bout de
laquelle on place la passagère comme le prix réservé d'avance au
triomphateur. Les usages de la mer en ont décidé ainsi, depuis que les
femmes ont pour la première fois osé s'aventurer sur l'eau. Aussi voyez,
depuis le moment du départ, avec quelle anxiété, à toute heure, à toute
minute, on cherche à savoir ou à pénétrer les progrès que les assaillans
ont pu faire sur le pauvre coeur dont la défaite leur est assurée! On
s'informe, en montant sur le pont, de l'état de la victime promise à la
cruauté des sacrificateurs, comme du vent ou du temps qu'il fait... Il
semble que chaque lieue que parcourt le bâtiment pour se rendre à sa
destination, doive rapprocher cette victime du moment de la chute
inévitable, que tout le monde attend, sur laquelle tout le monde a droit
de compter, et qui est pour ainsi dire une chose que le capitaine s'est
engagé à offrir à ses passagers, avec la table et le logement... Une
traversée sans intrigue, ou tout au moins sans galanterie, quand il y a
de jolies femmes à bord! mais ce serait un scandale épouvantable sur
mer, une honte ineffaçable pour le navire, le capitaine et tous les
voyageurs.

Trop imbu peut-être de ces idées que l'on avait fait accueillir au Hâvre
à mon inexpérience, je m'imaginai qu'une fois au large, il ne resterait
plus à la comtesse qu'à faire un choix entre nous et à avouer sa
préférence, et dans cette prévision assez irritante pour mon
imagination, je m'étais mis à surveiller, avec une sollicitude digne
d'un plus grand succès, tous les mouvemens de la jeune Colombienne et
tous les indices qui pourraient me révéler, dans la conduite de mes
compagnons de voyage, quelque projet de séduction ou quelque modeste
envie de plaire... Je ne puis même me rappeler aujourd'hui sans rire,
les calculs de probabilité que j'établissais à cet égard, en passant en
revue les chances que chacun de nous pouvait avoir de réussir auprès de
la vive et coquette Américaine!... L'ordonnateur, me disais-je souvent,
est hors d'âge et par conséquent hors de combat, malgré le soin qu'il
prend chaque jour de se faire raser de frais et de parler des jolies
Parisiennes près desquelles il a réussi dans le monde... Les
langoureuses romances que notre soprano florentin roucoule toute la
journée sur sa mandoline, sans avoir l'air d'y toucher, n'en feront
jamais un concurrent bien redoutable: c'est un homme à entendre pendant
un quart d'heure et non pas un homme à aimer... Moi, je suis trop peu
galant, trop peu façonné au joug que veulent imposer les femmes, pour me
flatter de remporter une victoire à laquelle, peut-être, je n'attache
pas d'ailleurs assez de prix... Notre créole est joli garçon; il a même
une de ces figures tendres et souffrantes sur lesquelles une jeune
personne comme la comtesse pourrait placer un amour sentimental... J'ai
cru remarquer aussi que souvent ses yeux rêveurs s'arrêtaient, avec une
expression de douleur et d'intérêt, sur ces traits si touchans et si
doux où se peignent à la fois la souffrance et la bonté... Oui, mais les
regards de la comtesse semblaient dire dans ces momens-là... Quel
dommage de ne pouvoir attacher sa vie qu'à une existence si frêle!...
Oh! c'est ailleurs qu'elle choisira, cette femme qui cherche, j'en suis
sûr, un attachement qui promette autre chose que des liens d'un jour et
une affection de poitrine...

Et le capitaine?... Le capitaine est un fort joli homme, qui a de
l'esprit sans jamais s'en être douté, et des manières même quand il veut
s'en donner la peine... mais c'est un de ces jolis garçons qui
conviennent plutôt à une imagination passionnée qu'à une âme rêveuse et
romanesque. D'ailleurs ce n'est pas quand ils sont dans l'exercice de
leurs fonctions, que messieurs les marins doivent avoir le privilége de
plaire beaucoup aux dames! Qui donc la comtesse aimera-t-elle? car enfin
il faut bien qu'elle finisse par aimer quelqu'un!...

Je m'y perdais, et sans me conduire encore jusqu'au scepticisme, la plus
désespérante incertitude succédait à toutes mes conjectures.

Les momens où notre petite colonie nomade, condamnée à errer un mois ou
un mois et demi sur l'onde, aurait pu établir ou jeter parmi ses membres
quelques liens de sociabilité, étaient ceux que nous passions à table.
Les heures du déjeûner et du dîner, en nous réunissant chaque jour comme
une famille, auraient dû favoriser les communications un peu intimes qui
n'avaient pu jusque-là exister entre des gens étrangers les uns aux
autres. Mais par l'effet de l'incapacité de notre maladroit cuisinier,
les repas qu'on nous servait deux fois par jour étaient si mauvais, que
tous nous quittions aussitôt qu'il nous était possible, la table sur
laquelle nous n'avions trouvé que des mets plutôt faits pour nous
dégoûter que pour nous faire savourer le plaisir de manger long-temps,
la seule peut-être des jouissances que l'on puisse se promettre à bord
d'un navire.

Le capitaine qui nous entendait nous plaindre avec raison de la manière
dont nous étions traités, souffrait dix fois plus de la contrariété que
nous éprouvions, que nous-mêmes des privations que nous imposait la
nullité désespérante de notre chef. Mais ce brave capitaine, redoutant
lui-même la vivacité de son caractère, s'était contenté de dévorer son
ressentiment en silence, pour ne pas laisser éclater un emportement
qu'il n'aurait peut-être pas eu ensuite le pouvoir de modérer. Plusieurs
fois, en sa présence, l'ordonnateur et l'Italien avaient commis
l'imprudence de se prononcer avec un peu d'aigreur contre la mauvaise
chère qu'ils faisaient depuis le départ, et notre passagère elle-même,
la douce et timide comtesse de l'Annonciade, oubliant la réserve que lui
prescrivaient son sexe et les convenances, avait laissé percer la
répugnance que les repas du bord inspiraient à la délicatesse de son
goût et de ses habitudes... Lanclume, pour tempérer autant que possible,
par la profusion des objets dont il pouvait disposer, l'indigence de la
cuisine que nous préparait M. Gustave, prodiguait les conserves, les
bouteilles de Champagne, les liqueurs et les fruits secs dont il avait
fait ample provision... Mais cette louable libéralité, de laquelle on ne
lui savait pas, selon moi, assez gré, ne parvenait que trop
difficilement à satisfaire l'exigence des deux gourmands ou gourmets que
nous avions le malheur de posséder... Plus le capitaine faisait
d'efforts pour contenter son monde, et plus il enrageait ensuite de voir
l'inutilité de ses efforts... Et je prévis le moment où il allait
éclater... Il n'y tenait plus...

Un soir, on sert le dîner comme à l'ordinaire; mais ce jour-là il avait
plu, il avait fait un de ces temps de bord qui prédisposent tout le
monde à l'irritation, un de ces temps enfin qu'ont éprouvés tous ceux
qui ont navigué, et qui font que l'on est inquiet, hargneux sans savoir
pourquoi. Le potage descend sur la table; on le goûte sans se dire un
mot; il est inabordable. Les premiers servis font la mine; Lanclume fait
une grimace, mais une de ces grimaces qui, sur la figure du marin, ont
quelque chose de terrible...

«Mousse, dit froidement le capitaine en pâlissant un peu, va dire au
chef de descendre...»

Personne n'ouvre la bouche ni pour manger, ni pour parler; c'est un
arrêt ou une exécution que l'on attend...

Le chef coupable paraît au bas de l'escalier de la chambre, la casquette
à la main, les yeux rouges de fumée et les joues barbouillées de suie.

«Cuisinier, prenez cette cuiller que vous donne le mousse, et goûtez-moi
ce potage.»

L'ordre du capitaine est exécuté. Le cuisinier déguste le potage fumant,
sorti de ses mains et de son officine.

«Comment le trouvez-vous?

--Mais, capitaine, dans la situation où vous venez de me placer, je
répondrai comme Charles XII mangeant le pain moisi qu'on lui présentait:
Il n'est pas bon, mais il est mangeable.

--En ce cas-là, puisqu'il est mangeable, vous allez le manger. Voyons,
faites comme Charles XII.

--Pourvu qu'on me donne une assiette, je le veux bien.

--Il n'y a pas besoin d'assiette pour cela. Cette cuiller vous suffira
pour avaler tout ce qui se trouve dans la soupière...

--Comment, tout cela, capitaine...

--Oui, tout cela, M. le cuisinier.

--Mais vous me permettrez de vous faire observer...»

Le doigt de Lanclume, tendu vers le pauvre chef, lui enjoignit, sans
qu'il fût besoin de le répéter, l'ordre que venait de dicter le roi du
bord...

Le cuisinier intimidé, terrifié, mangea par peur, par subordination, la
soupe qu'il avait préparée pour sept à huit personnes. Les passagers et
les officiers se taisaient pendant cette exécution d'un nouveau genre;
ni les efforts pourtant bien comiques que faisait le mangeur pour venir
à bout de son potage disciplinaire, ni les pauses qu'il marquait pour
reprendre haleine, ne purent arracher un sourire à l'assistance. La
comtesse même qui avait provoqué, par sa répugnance assez mal déguisée,
la sévérité du capitaine, jetait sur le jeune condamné des regards où se
peignait plutôt la commisération que l'envie de rire...

La corvée finie, le capitaine ajouta ces seuls mots à la leçon
gastronomique qu'il venait de donner à son gâte-sauce.

«A l'avenir, vous saurez que toutes ces maladresses seront punies par le
même châtiment; ce que l'on ne pourra pas manger ici, vous le mangerez
tout seul... Il y a trop long-temps que je supporte la responsabilité
humiliante de vos sottises, pour ne pas chercher à faire peser sur un
imbécile comme vous les reproches qu'il mérite seul, et qu'un homme
comme moi ne peut souffrir qu'avec le désir de s'en disculper ou de s'en
venger un jour... Allez, et n'oubliez pas la morale de ce petit apologue
en action.»

Le reste du repas fut aussi pitoyable que le potage; mais tous les
convives mangèrent sans se plaindre et sans oser lever les yeux sur la
figure imposante du capitaine qui venait de soulager sa mâle poitrine du
poids qui l'oppressait depuis si long-temps...

Je m'attendais, en remontant sur le pont, comme nous en avions
l'habitude à la fin de chaque repas, pour faire ce que nous appelions la
promenade de digestion, je m'attendais, dis-je, à entendre mes
compagnons de voyage condamner la sévérité du capitaine, au milieu des
petits conciliabules que nous formions entre nous. Mais aucun ne prit la
parole pour blâmer, en arrière du capitaine, la conduite rigoureuse que
nous avions en quelque sorte provoquée nous-mêmes, en faisant un peu
trop souffrir ce pauvre Lanclume des plaintes que nous ne cessions
d'élever sur l'impéritie de son marmiton. Chacun se tint même à cet
égard dans la plus grande réserve, quoique intérieurement tout le monde
désapprouvât peut-être la nature du châtiment imposé à notre avaleur de
soupe. Mais le capitaine était un homme avec lequel on pressentait les
conséquences qu'aurait pu avoir une controverse trop vive à bord. Très
bon humain au fond, mais jaloux de son autorité et susceptible au
dernier point sur tout ce qui touchait à sa dignité d'homme et de chef à
son bord, il n'eût pas manqué de repousser probablement une observation
hasardée, par quelque acte d'emportement ou une provocation personnelle,
quoique avec l'esprit qu'il possédait, il n'eût pas besoin de se jeter
dans la violence pour faire prévaloir ses opinions ou se donner une
contenance. Mais chez lui le coeur dominait, s'il est possible de
s'exprimer ainsi, l'intelligence et la réflexion. Il était marin et
marin avec tous les défauts et les qualités des individus de sa
profession, avant d'être homme du monde avec cette froide retenue ou
cette dissimulation de bon goût que l'on acquiert dans la belle
compagnie. L'homme du monde enfin ne se montrait chez lui qu'avant ou
qu'après le marin; et, ma foi, avec ces diables de gens dont on est
forcé d'estimer jusqu'à la susceptibilité, le plus prudent, pour peu
qu'on ait du savoir-vivre ou de la pénétration, c'est d'éviter des
contestations qui deviennent tout au moins inutiles, quand elles ne
deviennent pas désagréables.

Rarement, depuis le départ, j'avais vu Lanclume aussi gai que lorsqu'il
reparut sur le pont après avoir fait manger le potage de correction à M.
Gustave. On aurait dit à son air dégagé qu'il venait de se décharger du
poids d'un énorme fardeau, sur les épaules d'un autre. Il riait,
plaisantait avec ses officiers; mais sa gaieté me paraissait avoir
quelque chose de factice et de sardonique... Un bâtiment faisant route
pour l'Europe à contre-bord de nous, vint en ce moment à nous ranger à
portée de voix; il avait arboré le pavillon blanc avant d'être rendu
assez près de nous pour pouvoir nous parler...

«Répondez à ce signal, dit Lanclume à son second; faites hisser le
pavillon tricolore.

--Le pavillon tricolore!... répéta l'officier.

--Oui, sans doute, le pavillon tricolore. Est-ce que nous en avons un
autre à bord?»

L'ordre se trouva bientôt exécuté. Mais le bâtiment rencontré, en
apercevant ce signe inattendu, s'empressa de mettre en panne par notre
travers pour s'informer des événemens qu'une telle couleur devait lui
annoncer. Le capitaine du navire, entouré d'une foule de passagers, nous
fit entendre alors ces mots, d'une voix émue, dont la longueur de son
porte-voix semblait encore augmenter le tremblement...

«Oh! du trois-mâts, oh!

--Holà! répondit flegmatiquement Lanclume.

--D'où venez-vous?

--De Bordeaux... Et notre capitaine ajouta, mais pour nous seulement et
en détachant ses lèvres du porte-voix: Oui, crois celle-là et bois de
l'eau!

--Combien de jours de mer? reprit le capitaine inconnu.

--Dix jours.

--Que s'est-il donc passé de nouveau en France?

--Vous le voyez! répondit Lanclume en montrant le pavillon séditieux, du
bout de son porte-voix.

--Mais que signifie ce pavillon?

--Il signifie que l'empereur Napoléon est revenu.

--Comment revenu! Mais il est mort!

--C'est bien pour cela que je vous dis qu'il est revenu! Est-ce qu'un
homme comme cela meurt jamais!

--Comment! il n'était donc pas mort?

--Quelle farce, mort!

--Et S. M. le roi Louis XVIII, qu'est-il devenu, s'il vous plaît?

--Tué dans une charge de cavalerie!

--Tué, dites-vous, dans une charge de cavalerie?

--Oui, dans une charge! (A part.) Dans une charge de ma façon. N'est-ce
pas la vérité?...

--Merci, capitaine, merci!

--Oui, mais à mon tour maintenant. D'où venez-vous?

--De Bourbon!

--Où allez-vous?

--Au Hâvre-de-Grâce.

--Justement il va d'où nous venons avec la nouvelle. (Haut au
capitaine.) Comment se nomme votre navire?

--_Le Royal-Louis!_

--Beau nom à changer en arrivant! N'oubliez pas non plus de changer
votre pavillon. Là-bas ils n'entendent pas la plaisanterie comme ici.

--Je verrai! Merci capitaine; bon voyage! merci!

--Il n'y a pas de quoi!... Ah! ils m'ont fait changer une fois le nom de
mon navire; je viens de prendre ma revanche. Va, va toujours, mon ami,
avec ton _Royal-Louis_, et ton Louis royal tué dans une charge de
cavalerie à la tête de ses dragons!... Faites avancer le pavillon
national à présent; il a fait son jeu encore une fois.»

Cette plaisanterie de notre capitaine nous amusa toute la soirée. Lui
s'en montrait heureux comme un prince.

Quant à M. Gustave Létameur, que nous avons un instant oublié pour la
résurrection miraculeuse de l'empereur Napoléon, il se promenait
silencieusement à grands pas pendant toute cette scène, comme pour hâter
la pénible digestion du potage exorbitant que le capitaine lui avait
fait manger contre toute espèce de règle hygiénique. Il avait presque
l'air de méditer un projet ou un crime; et quelque envie que j'eusse de
lui parler ce jour-là, pour lui dire quelque chose qui pût lui être
utile, je sentis, à son air troublé et agité, que je risquerais de
commettre une indiscrétion en l'arrachant à la préoccupation dans
laquelle il semblait prendre plaisir à se plonger aux approches de la
nuit.




VI

        L'existence de l'homme est un champ en friche, que la charrue de
        l'adversité doit labourer avec son soc aigu, pour qu'il produise
        des feuilles au printemps, des fleurs en été et des fruits en
        automne.

        (Page 102.)

Notre cuisinier est romantique;--improvisation;--chute de poète sur le
gaillard d'avant;--vague résolution.


Curieux cependant de connaître l'histoire de ce pauvre diable, et
désirant lui offrir quelques consolations, ou au moins quelques bons
conseils, un soir où tout était calme à bord, je m'approchai de
l'endroit où il s'était assis, pour lui adresser la parole. Mon arrivée
parut l'arracher soudainement comme à un songe pénible: il fit d'abord
un bond en m'apercevant, et ensuite laissa échapper un long soupir;
après quoi il sembla disposé à m'écouter.

«Par quelle circonstance malheureuse, lui dis-je alors, avez-vous pu
être conduit à vous charger d'un emploi pour lequel vous n'étiez pas
fait, et qui vous a valu déjà des désagrémens auxquels sans doute vous
n'avez pas été accoutumé?

--Hélas! mon cher monsieur, me répondit-il, l'existence de l'homme est
un champ en friche que la charrue de l'adversité doit labourer avec son
soc aigu, pour qu'il produise des feuilles au printemps, des fleurs en
été et des fruits en automne.

--Mais que faisiez-vous, quelle était votre profession avant de
concevoir l'idée de vous embarquer comme chef à bord d'un navire?

--Je faisais de l'art.

--De l'art, dites-vous?

--Oui, de l'art; parbleu! chacun n'en fait-il pas à sa manière, et selon
les moyens qu'il a reçus de là-haut, si toutefois il y a un là-haut!

--Et quelle espèce d'art encore faisiez-vous?

--De l'art à la façon de ce pauvre Will, notre maître à tous, le premier
des poètes dans les âges, l'ange infernal et sublime du drame-passion et
de toute poésie vraie enfin! De l'art, de l'art, de l'art, ce mot dit
l'univers!

--Le poète Will? je ne le connais pas, à moins que ce ne soit le poète
Wilson dont vous vouliez me parler.

--Ah! bien oui, le poète Wilson, on lui en cassera à celui-là! Je veux
parler de notre William Shakespeare, de ce bon et immortel William qui
commença par tenir la bride des chevaux des rustres dorés qui allaient
au spectacle, en attendant qu'il devînt un jour la trinité symbolique du
beau: mouvement, sublimité et passion; tout, tout dans lui, exactement
tout... rien dans les autres, pas même rien!»

Je crus, en entendant mon interlocuteur s'exprimer ainsi, avoir affaire
à un fou. Je continuai cependant.

«Et vous teniez aussi par la bride les chevaux des équipages à la porte
des spectacles, en attendant que...

--Pas tout-à-fait; c'est une allusion que j'ai voulu faire. J'avais
établi un commerce de contremarques à la porte de nos premiers théâtres;
et l'un de mes drames, le premier enfant de ma jeunesse, allait même
être représenté, quand le spectre de fer des événemens est venu arracher
la couronne de poésie qui verdoyait pour le front du jeune homme à l'âme
de feu, aux ailes bleues de flamme. Ainsi vous voyez donc bien que quand
je disais tout-à-l'heure que, comme le pauvre Will, j'avais commencé à
faire de l'art, je ne disais qu'une chose fort juste, et que j'étais
parfaitement dans le vrai du mot, si tant est qu'il y ait un vrai dans
les mots.

--Ah! votre premier drame ne put être joué?

--L'enfant de mon cerveau était trop supérieur pour cela. Un ancien
littérateur de la vieille époque, à qui je le montrai, me dit qu'il le
trouvait assez mauvais pour lui prédire un succès fou. Un poète-France
de la renaissance, qui le lut quelques jours après, m'assura qu'il le
devinait assez sublime pour que le public se battît, cassât le lustre et
les banquettes à la première représentation. Vous voyez bien par
conséquent que j'avais là deux fameuses autorités... Mais la police, la
police! Enfin c'est fini, n'y pensons plus; jetons la poudre de l'oubli
sur cette page à peine commencée de ma vie, barbouillée à la hâte par le
doigt mort de la fatalité, et résignons-nous. C'est de la cuisine qu'il
faut faire maintenant jusqu'à la Martinique. Malédiction!

--C'est en effet le parti le plus sûr qu'à mon avis vous puissiez
prendre. Le capitaine, un peu irrité d'avoir été abusé par les
certificats d'emprunt que vous lui avez présentés, s'est montré depuis
deux jours un peu rigoureux envers vous; mais avec de l'intelligence et
du zèle, vous finirez, j'en suis convaincu, par le désarmer. C'est un
brave homme, et qui ne se fait pas une vertu d'être inflexible.

--Oui, j'en conviens, c'est une faute que j'ai commise envers cette
société qui nous force à la tromper pour ne pas mourir de faim au milieu
d'elle. J'aurais dû ne pas me servir de ces certificats, et dire au
besoin qui me tordait les entrailles: Tiens, voilà ma poitrine,
ronge-la; tiens, voilà mon coeur de vingt ans, mange-le, il est tout
bouillant encore, et fais-moi mourir bien vite, je te le demande par les
os de ta mère. Damnation de l'homme, exécration de la justice des
vampires civilisés, et anathème sur tout ce qui fut, est et sera;
anathème général enfin sur Jéhova lui-même!...

--Quelque idée que l'on puisse s'être formée sur les règles et les lois
de la société, personne ne vous dira que vous avez bien fait en abusant
de la bonne foi du capitaine.

--J'étais las de végéter, je voulais jeter du drame sur le manteau
déguenillé de ma vie...

--Vous n'avez pas déjà trop mal commencé comme cela!

--Et j'espère finir mieux; vous n'avez encore rien vu, Dieu merci. Il me
faut de l'art, à moi, n'importe où, n'importe à quel prix. Je veux vivre
d'émotions, ou ne pas vivre du tout. Si le capitaine s'avise de vouloir
poser encore le pied sur ma volonté, ma volonté, fille de l'âme, se
redressera sous sa botte insolente, et j'écraserai la tête du moucheron.
Ah! vous ne concevez pas l'art, vous voulez nier l'art. Eh bien! qu'il
vienne le capitaine, je le défie au nom de la muse et de Satan qui se
soulève là sous ma peau et entre mes côtes.»

Le jeune fou criait si haut, que je craignis que le capitaine ne
l'entendît, et, pour ôter un prétexte à l'exaltation de ses paroles
imprudentes, je le laissai seul refouler tout à son aise sous sa peau,
le trop plein de son indignation.

Le paroxysme romantique du fougueux Gustave n'excéda pas, au reste, la
durée moyenne des accès de fureur artificielle. Quelques minutes après
l'avoir abandonné à la véhémence de sa passion criarde, je crus
reconnaître la voix de mon homme, ramenée au diapason ordinaire de la
conversation ou de la narration.

Cette voix se faisait entendre seule devant. Je me glissai le long de la
chaloupe pour me diriger sur l'arrière du mât de misaine et pour écouter
tout à mon aise, sans être vu.

M. Gustave, assis à l'orientale sur le gaillard d'avant, au milieu du
cercle qu'avaient formé autour de lui les matelots de quart, se
disposait à régaler l'auditoire d'une de ses improvisations.

«C'est le départ du navire _Le Grand-Napoléon_ que je vais vous
retracer, s'écriait-il d'un ton inspiré. Haleine des tempêtes, enfle mes
poumons; j'ai soif d'air et de vent; souffle et enfle tant que tu
pourras!»

L'improvisateur, au bout d'une minute d'aspiration d'air, commença
ainsi:

«Le chevalier des eaux a revêtu dès le matin son corselet de cuivre; ses
trois lances de bois se balancent et s'appuient sur sa large poitrine de
chêne, et l'on dirait, en voyant sur la mer les panaches qui flottent
sur son casque, de dix ou douze voiles blanches se jouant aux vents...
Il marchera long-temps sur les eaux vertes, le rude chevalier, avant de
rencontrer le géant des tempêtes: car si ses pieds sont légers, la mer
qu'il foule est grande, oui, elle est bien grande la mer, grande comme
le champ inculte de l'infini, où l'alouette de la pensée n'a pas de nid,
où l'arbre de science pousse sans racine.

»N'importe, il marchera nuit et jour, soir et matin, le chevalier des
eaux; sous l'aube qui fleurit, sous le crépuscule qui rafraîchit, sous
le soleil qui brûle, sous la pluie qui mouille les os, sous la grêle qui
meurtrit la chair, sous la gelée qui... qui gèle...

»Mais un guide perfide s'est présenté au chevalier pour égarer ses pas
dans les sentiers du domaine qu'il ne connaît pas encore... Il ne le
mènera point au tournoi des tempêtes, ce guide félon, parce qu'il sait
trop que la tempête épure, et que la foudre ne noircit pas ceux qu'elle
frappe...

»Mais qu'importe! le chevalier des eaux ne peut être long-temps mal
conduit... Son but brille dans l'ombre; la pyramide de feu aime à se
couronner et à s'environner du démon des ténèbres, car les ténèbres sont
aussi la parure invisible dont la pyramide de feu aime à couronner son
front brûlant, en se mirant, la coquette qu'elle est, dans le miroir
mystérieux de la face du ciel noir!

»Et comment le perfide se flatterait-il long-temps d'abuser le chevalier
au corselet de cuivre, aux trois lances de bois, à la vaste poitrine de
chêne, quand lui, le loyal chevalier, a pour conduire ses pas confians,
enflammer son courage de lion et payer la magnanime monnaie de ses
efforts, un sourire de femme au bout de la carrière, et l'oeil béant de
la nuit qui fait chatoyer son armure aux reflets enfantins de la sublime
gaminerie des eaux de la mer!»

Le maître d'équipage Lafumate, qui jusque-là avait écouté fort
patiemment, avec les autres auditeurs, l'improvisation inintelligible du
chef, prit alors la parole pour adresser cette question au poète:

«Sans vous interrompre, chef, pourrait-on savoir ce que vous entendez
par l'oeil de la nuit?

--Mais, Dieu me damne! il n'est pas besoin, je pense, reprit le poète,
d'avoir suivi un cours de littérature à l'Athénée pour deviner que
l'oeil de la nuit signifie et ne peut signifier autre chose que _la
lune_.

--En ce cas, répondit maître Lafumate, permettez-moi de vous dire que
tout ce que vous venez de dire là, est bête comme _l'oeil de la nuit_.»

Cette grosse saillie, bien plus en rapport avec l'intelligence et le
goût des auditeurs, que le pathos dont venait de les étourdir M.
Gustave, provoqua un rire si lourd, si accablant pour le poète
déconcerté, abasourdi, qu'il ne sut faire autre chose, tant son trouble
était grand, que d'abandonner le champ de bataille, poursuivi par les
huées de tous les gens de quart.

En se glissant, en se sauvant le long de la chaloupe, le fuyard vint me
heurter; et, après m'avoir reconnu, il me cria, à peine revenu de son
premier trouble:

«Eh bien, vous l'avez entendu! Faites-donc de l'art avec des gaillards
de cette espèce?...

--Non, lui répondis-je bien vite, il vaudrait encore mieux faire de la
cuisine.

--De la cuisine! reprit-il brusquement, de la cuisine, jamais! Ni
cuisine, ni art! C'est un coup de tête qu'il faut que je fasse pour
réhabiliter sur le front de l'opprimé le symbole de ce qu'il vaut par
l'intelligence et par le coeur. Oui, un coup de tête, vous dis-je, et un
fameux encore; demain vous frémirez...»

Et cela dit, le cuisinier-poète alla se coucher, pour méditer sans doute
son coup de tête, et affermir son courroux dans la résolution qu'il
paraissait avoir arrêtée.

Mais dès ce moment, comme on doit bien s'en douter, le chef, que
jusque-là les matelots du bord avaient laissé paisible dans les
fonctions qu'il remplissait si mal, devint la risée de tout l'équipage.
La pesante épigramme de maître Lafumate avait coulé le poète à fond, et
le surnom d'_OEil de la Nuit_, donné à l'infortuné improvisateur, alla
plus d'une fois lui rappeler sa triste chute du gaillard d'avant.




VII

        Quand le chef se trouva amarré dans la hune, les matelots assis
        devant sur le guindeau, se mirent à causer avec une indifférence
        apparente, de tout autre chose que de l'événement qui seul
        aurait dû les occuper, comme ils font presque toujours
        lorsqu'ils sont mécontens de quelque chose et disposés à se
        mutiner pour ce qui ne les regarde pas.

        (Page 124.)

Syllogisme du capitaine;--les vivres
coupés;--mutinerie;--punition;--l'équipage pris par la famine.


«Eh bien! voisin, me dit le capitaine Lanclume, en me voyant monter sur
le pont le lendemain matin à huit heures, eh bien; en voilà bien d'une
autre maintenant!

--Et qu'avez-vous donc, capitaine, lui demandai-je, sans penser encore
au coup de tête que m'avait annoncé, la veille, notre cuisinier
littérateur?

--Ce que j'ai! reprit-il; mais j'ai que notre chef ne veut plus
travailler, et qu'il vient de me donner sa démission... Concevez-vous
celle-là?

--Bah! c'est un fou qu'on peut ramener à la raison avec quelques
représentations décisives.

--Et, à ma place, que feriez-vous, mon ami?

--Ma foi! à votre place, je le ferais venir pour lui rappeler son
devoir, et l'engager à reprendre tranquillement sa besogne, en lui
parlant avec douceur et avec calme.

--C'est aussi ce que j'avais envie de faire, et je suis bien aise de me
rencontrer avec vous dans une circonstance où je suis disposé à me
montrer plutôt bon diable que juge inexorable. Vous allez voir comment
je vais m'y prendre, et ensuite vous me direz franchement si vous êtes
content de moi... Mousse, va-t'en m'appeler le chef, et dis-lui de venir
me parler.»

Le mousse alla chercher le cuisinier rebelle et le conduisit devant le
capitaine.

Celui-ci commença par donner d'abord ce qu'il appelait _un poil_, au
chef récalcitrant qui l'écouta avec un air d'indifférence assez peu fait
pour maintenir son supérieur dans les bornes de la modération qu'il
s'était prescrite; puis après n'avoir obtenu aucune réponse
satisfaisante de la part du coupable, il lui demanda: «Voulez-vous
travailler décidément, ou aimez-vous mieux ne rien faire à bord?

--Capitaine, reprit le jeune homme, j'aime mieux ne rien faire.

--Comme il vous plaira, mais écoutez bien le raisonnement que je vais
vous poser:

»Je vous ai embarqué à mon bord pour travailler, et moyennant cette
condition, je me suis engagé à vous nourrir et à vous payer. C'est donc
pour votre travail seul que je vous nourris et que je vous paie: or, dès
l'instant où vous croyez ne me devoir plus aucun service, je ne vous
dois plus ni rétribution ni vivres; car il serait aussi injuste que vous
me forçassiez à vous nourrir pour ne rien faire, qu'il serait injuste
que je vous contraignisse à travailler sans vous nourrir et sans vous
payer. Ainsi donc, du moment où vous ne voulez plus travailler, je cesse
de vous devoir des vivres, et en conséquence, dès aujourd'hui, vous
cesserez de recevoir votre nourriture à bord, jusqu'au jour où il vous
plaira de reprendre votre service de mauvais gargotier... Ce
raisonnement est logique, n'est-ce pas? Cette logique vous va-t-elle?

--Parfaitement, capitaine; je ne nie pas le syllogisme, et je vais
mourir logiquement de faim... O tyrannie maritime!

--Un moment, j'ai une autre chose à vous dire. Tous mes gens sont
embarqués ici à la condition qu'ils seront nourris et payés, qu'ils
travailleront et qu'ils ne feront jamais les insolens. Or, si tout en
vous laissant mourir de faim, vous jasez un peu trop haut, je vous
rappellerai, en vous frottant les oreilles un peu durement, qu'il ne
vous suffira pas d'être dans votre droit, en ne mangeant pas, mais qu'il
faut encore que vous restiez dans le mien, en respectant mon autorité...
Ce raisonnement vous va-t-il encore?...

--Aussi bien que l'autre, capitaine... Je jeûnerai et je ne parlerai
pas.

--C'est ce que vous aurez de mieux à faire; car il serait imprudent de
vous exposer à me rappeler que je ne vous dois plus rigoureusement le
logement, et qu'avec cette _poigne-là_ et l'eau qui passe le long du
bord, je puis économiser les frais du domicile que je vous accorde
encore par pitié... Allez! j'aime les gens qui ont de la résolution, et
je vous reconnais pour un bon _bigre_, si pendant quatre jours seulement
vous observez le régime que vous m'avez forcé à vous prescrire...

--Eh bien, voisin, me dit Lanclume après avoir expédié l'insurgé sur
l'avant avec sa logique diététique, êtes-vous satisfait de ma manière de
raisonner et de la modération de ma conduite?

--Oui, assez, mon capitaine; mais qui fera maintenant notre cuisine?

--Et par cent dieux! les deux grosses négresses de notre passagère qui,
hier, m'a paru s'apitoyer si sentimentalement sur la correction
gastronomique que j'ai été obligé d'infliger à ce jeûneur. Convenez que
je suis doué d'une fameuse prévoyance! Lui faire avaler toute une
marmite de soupe, la veille du jour où il lui prend fantaisie de rester
toute la traversée sans manger! Ce gaillard-là a au moins pour sept
jours de vivres dans l'estomac.»

La démission de notre chef fut bien loin d'avoir sur notre table
l'influence nuisible que je redoutais pour moi et les autres passagers.
Dès que la cuisine se trouva privée des services de M. Gustave, et que
toutes les mains purent en quelque sorte s'en mêler, notre ordinaire
devint meilleur qu'il ne l'avait été depuis le départ. Toutes les
provisions étaient excellentes, et la gaucherie du maladroit était
parvenue à nous gâter toutes celles qui avaient eu le malheur de passer
entre ses doigts. Les deux négresses de la comtesse s'employaient au
déjeûner et au dîner, avec un zèle que soutenaient sans doute les ordres
de leur maîtresse. Les matelots qui tous sont un peu fricoteurs et
galans, ne demandaient pas mieux que d'offrir leur aide à nos noires
_cordons-bleus_. Jamais nous n'avions mieux mangé enfin que depuis qu'il
avait pris fantaisie à notre cuisinier en chef de jeûner pour son propre
compte, après nous avoir fait faire abstinence si long-temps pour
s'exercer la main.

Mais cette continence absolue, que le capitaine avait cru faire observer
sévèrement au jeune entêté qu'il voulait réduire par la famine, ne tarda
pas à lui paraître tout-à-fait illusoire. Bien que le chef n'eût plus de
ration à la cambuse, il trouvait dans la commisération des matelots qui,
jusque-là, s'étaient le plus moqués de lui, un moyen d'échapper à la
rigueur du régime qu'il s'était fait imposer. La nuit surtout semblait
verser sur lui la manne céleste dont, pendant le jour, il se voyait
condamné à être privé; et plusieurs fois je m'étais aperçu que les deux
négresses, interprétant ou devinant sans doute les intentions de leur
maîtresse, avaient fait passer des vivres dans la place assiégée par le
capitaine. Cette circonstance ne put long-temps échapper à la
surveillance de Lanclume.

«Le cuisinier mange, s'écria-t-il un jour en s'adressant à son équipage,
et si je connaissais les insubordonnés qui osent manquer à la discipline
en lui faisant passer des munitions, ils auraient affaire à moi.»

Personne ne répondit. La comtesse, qui se trouvait sur le pont, rougit
en se pinçant les lèvres et en jetant un regard de dépit sur le
capitaine. Ce regard eut son effet. Il produisit une tempête.

«Mousse, dit Lanclume en appelant le petit bonhomme qui semblait déjà
avoir deviné l'impression qu'avait dû faire sur son maître le regard
dédaigneux de la comtesse, va me chercher en bas une bouteille vide et
mon fusil à deux coups!»

Le mousse saute dans la chambre, et, au bout d'une minute, revient sur
le pont avec la bouteille vide, le fusil à deux coups et une poire à
poudre. Il attend le nouvel ordre qui doit lui être donné.

«Prends un bout de fil carret, et va m'amarrer cette bouteille sur le
bout de la vergue de misaine au vent.»

Le mousse s'élance comme un écureuil sur les enfléchures de l'avant,
grimpe dans la hune, court le long de la vergue, et amarre la bouteille
à l'extrémité du boute-hors de bonnette basse de misaine.

Pendant ce temps, le capitaine a chargé son fusil à deux coups, en
laissant tomber une petite balle au fond de chacun des canons.

Nous nous demandons tous, avec une certaine anxiété, ce qu'il va faire,
et ce que nous allons voir.

La comtesse, à l'aspect d'une arme à feu, redoutant autant peut-être la
détonation du fusil que l'aspect de la figure que faisait en ce moment
le capitaine, était descendue se cacher dans sa chambre. Lanclume, en la
voyant disparaître, se mit à sourire de pitié, et d'un air qui semblait
dire: Encore une nouvelle bégueulerie!...

M. Gustave Létameur se promenait sur l'avant, en se mêlant, pour faire
la conversation, au groupe ambulant que formaient les matelots en allant
et venant du milieu du navire au mât de misaine, et du mât de misaine au
milieu du navire. Le drôle, même en ce moment, me paraissait haranguer
l'équipage avec assez d'insolence et de bravacherie.

Le capitaine, que je n'avais pas perdu un seul instant de vue depuis
l'arrivée de son artillerie et de sa munition de guerre sur le pont,
ajuste, tire la bouteille, en fait sauter le gouleau, et nous dit après
cette petite expérience: «La poudre est bonne, et le coup-d'oeil n'est
pas encore trop mauvais.»

Il restait un autre coup à tirer; c'était ce coup-là qui m'inquiétait.
Notre tireur en avait trouvé l'emploi...

Le fusil se couche de nouveau sur sa main gauche, le bout du canon se
dirige sur le groupe des matelots de l'avant, et dans cette position,
sans quitter l'oeil de dessus le point de mire, le chasseur s'écrie:

«Cuisinier, attention, c'est vous que je vise; si vous faites un pas
pour aller ailleurs qu'ici, je tire... Ici, à moi, coquin; ici, ou je te
casse aussi le gouleau!»

Tous les matelots, qui, une seconde auparavant, composaient l'auditoire
du jeune harangueur, s'éloignent à l'instant de lui pour échapper au
danger des éclaboussures du coup qui le menace. Le malheureux cuisinier,
redoutant, s'il fait un mouvement, le sort de la bouteille qu'il a vu
voler en éclats, tremble, grelotte de peur; c'est tout ce qu'il ose
faire, pendant que son ajusteur lui crie toujours: «Ici, ici, avance à
l'ordre, ou je ne réponds plus de ta carcasse...»

Vous avez entendu parler sans doute de la couleuvre qui, la gueule
béante, fixant ses yeux étincelans sur le crapaud qu'elle va dévorer,
voit, sans faire un seul mouvement, le reptile qu'elle convoite se
roidir, se contorsionner en cédant à la puissance magnétique qui
l'entraîne sous la dent mortelle de son ennemie. Eh bien, la couleuvre
c'était le fusil du capitaine, et le crapaud magnétisé l'infortuné
cuisinier... Il avançait par peur, s'arrêtait un instant après en
baissant la tête et en balbutiant, et puis faisait un demi-pas vers le
redoutable canon, s'arrêtait encore et recommençait ses contorsions...
enfin il n'est plus qu'à deux ou trois pas de son redoutable
magnétiseur.

«Mon Dieu, que voulez-vous donc faire de moi? capitaine, s'écrie-t-il
alors de ce ton piteux que donne la frayeur.

--Montez dans la grand' hune, lui répond Lanclume, dans un instant j'y
serai avec vous...»

Le patient grimpe sans se faire prier, et grimpe même cette fois avec
l'agilité d'un gabier. Il s'éloignait du terrible fusil qui venait de
lui faire faire si vite le si pénible trajet de l'avant à l'arrière du
navire.

Lanclume se disposait à tenir parole à Gustave; mais avant de le
rejoindre là-haut, comme il le lui avait promis, il avait jugé à propos
de se munir de deux ou de trois brasses d'une forte ligne de lock. Il
grimpe à son tour dans la hune; le condamné y était déjà rendu, tout
résigné à subir le sort qu'on lui préparait et qu'il ignorait encore. Le
capitaine, maître de son homme sur un théâtre qui lui était aussi
familier qu'il était nouveau pour le patient, s'empare du jeune mutin
qui se tient à peine sur ses jambes ébranlées par le roulis, et il vous
l'amarre dans les haubans du grand perroquet, le nez au vent et le dos
tourné du côté du mât de hune.

«Maintenant, dit le capitaine en descendant, ceux qui voudront lui
donner à manger et à boire, auront la complaisance de s'adresser
auparavant à moi ou à l'officier de quart.»

L'équipage, pendant toute cette scène, avait gardé l'attitude la plus
passive, ne riant pas, ne jasant pas, ayant l'air enfin de n'approuver
ni de blâmer ce qui venait de se passer sous ses yeux. Quand le chef se
trouva garrotté dans la hune, les matelots assis devant sur le guindeau,
se mirent à causer entre eux, avec une indifférence apparente, de tout
autre chose que de l'événement qui seul aurait dû les occuper, comme ils
font presque toujours lorsqu'ils sont mécontens de quelque chose, et
disposés à se mutiner pour ce qui ne les regarde pas.

Quelque peu habitué que je fusse encore à lire sur la physionomie de ces
hommes si nouveaux pour moi, je ne pus m'empêcher de voir dans leur
contenance et leurs manières, certain indice de mécontentement et de
taquinerie qui m'inquiéta un peu, avec la connaissance que je commençais
à avoir du caractère de notre capitaine. Tous les marins, qui jusque-là
s'étaient si impitoyablement moqués du maladroit et imprudent cuisinier,
se mirent à le plaindre et à prendre son parti contre la première
autorité du bord, du moment où ils virent la victime du capitaine, dans
ce même cuisinier qu'ils avaient sacrifié si long-temps et si souvent à
leurs grossières plaisanteries et à leurs mauvais traitemens; c'était
enfin par eux, par eux seuls qu'ils auraient voulu que le malheureux
souffrît; mais dès l'instant où le capitaine se mettait en tête de punir
l'individu dont il leur avait plu de se faire un jouet et un
souffre-douleur, ils croyaient probablement leur honneur engagé à
prendre la défense de l'opprimé et de leur bouffon. C'était un de leurs
droits exclusifs que le capitaine avait usurpé; c'était sur un de leurs
passe-temps enfin qu'il avait osé porter la main.

Lanclume, malgré le tact si sûr qu'il croyait toujours posséder, même
après son aventure avec Gustave, en fait de divination physiognomonique,
ne sut pas démêler sur la figure de ses gens, les mauvaises intentions
qu'ils se disposaient à faire éclater à la première occasion... Ce fut
le second du bâtiment qui fut obligé de lui révéler la résistance
inattendue qu'il avait rencontrée dans l'équipage, vers la fin du soir,
à propos d'une manoeuvre qu'il avait ordonnée.

«Capitaine, lui rapporta cet officier, je dois vous prévenir que
l'équipage montre la plus mauvaise volonté pour le travail du bord.

--Et comment savez-vous cela?

--Tout-à-l'heure, ayant commandé de brasser tribord devant, les gens de
quart m'ont répondu qu'ils n'obéiraient pas tant que cet animal-là, le
cuisinier, serait amarré dans la grand' hune.

--Et le maître, qu'a-t-il dit?

--Pas le mot: il est d'accord avec les cabaleurs.

--Ah oui! Eh bien, nous verrons un peu quel parti prendre... On pourrait
bien provisoirement faire sauter une ou deux cervelles pour mettre le
reste à la raison... Mais ce serait là un moyen un peu violent, et
aujourd'hui je ne me sens pas d'humeur à faire le crâne. Si c'étaient
cependant de vaillans matelots comme j'en ai connus, je ne dis pas... on
pourrait bien peut-être s'escrimer contre eux; mais en vérité les
canaillons que nous avons là, à commencer par leur failli-gars de maître
d'équipage, n'en valent pas la peine... Oh! non, plus je les regarde et
plus je cherche parmi eux, il n'y en a pas un, dans toute cette
_canaillasse_-là, qui vaille décidément le coup de fusil...

--Ce n'est pas l'embarras, capitaine, si vous le désiriez, vous, moi et
le lieutenant, à grands coups de trique, nous leur donnerions de la
bonne volonté que de reste... Et si je n'en ai pas déjà rossé deux ou
trois, quand ils m'ont refusé la manoeuvre, c'est que je craignais
d'interrompre la société d'arrière: vous étiez alors à causer avec les
passagers.

--Des coups de trique! non pas, il nous faut quelque chose de plus
risible, un châtiment plus grotesque pour des révoltés de cette
espèce... Attendez, ils mangent beaucoup, n'est-ce pas?

--Comme des ogres, et paresseux comme des filles de joie! une heure et
demie tous les jours à avaler leur soupe et une livre de biscuit.

--En ce cas: oui, c'est cela! Avertissez-les que dès aujourd'hui ils ne
mangeront plus.

--Ça suffit, capitaine.»

Le second se mit à crier aussitôt, en s'adressant à l'équipage:

«Vous venez d'entendre le capitaine: l'ordre porte que personne ne
mangera plus à bord, et qu'il faudra, par conséquent, se brosser le
ventre. La boisson est aussi comprise dans l'ordre que j'ai l'honneur de
vous donner.»

L'équipage reçut cet avis sans bouger, sans prononcer un seul mot. On
aurait pu penser, à son air de résignation, qu'il s'attendait depuis
long-temps à être mis à ce régime sévère que déjà, au surplus, il avait
vu imposer au cuisinier.

«Pour cette fois-ci, dit alors Lanclume, il n'y aura pas moyen de
frauder la marchandise et de me mettre dedans, en faisant passer des
vivres aux assiégés: je tiens la clef de la cambuse dans mes mains, et
s'ils veulent manger sans travailler, les gueux, il faudra qu'ils me
passent préalablement sur le corps, et je leur donnerai assez d'ouvrage
à faire pour y parvenir... Attendons tranquillement la fin de tout
ceci... Je ne suis pas fâché, au reste, pendant qu'il fait beau temps et
que le navire se manoeuvre et se gouverne tout seul, de savoir jusqu'où
peut aller leur résolution, et combien de temps des carognes d'hommes de
cette espèce pourront vivre sans manger... C'est une expérience que je
suis bien aise de faire sur ces lurons-là particulièrement... Mais ils
sont bien heureux de m'avoir pris dans un de mes bons momens... Sans
cela, il y aurait eu déjà plus d'une vilaine figure de cassée à bord, et
plus d'une laide grimace de faite... Vous, second, prenez la barre; le
lieutenant vous remplacera à la roue du gouvernail quand vous serez
fatigué, et moi je succéderai au lieutenant... Les deux officiers qui ne
seront pas de barre d'après ce nouveau règlement de service,
manoeuvreront le navire quand il faudra... Trois hommes d'équipage pour
un bâtiment de trois cents tonneaux, ce n'est pas beaucoup, j'espère:
c'est un homme pour cent tonneaux...»

Lanclume était, en effet, dans un de ses bons momens, comme il le
disait: il continuait à chantonner, à causer, à plaisanter avec nous,
comme à l'ordinaire, laissant bouder et jeûner son équipage, sans
paraître attacher la moindre importance à la mutinerie de tout ce
monde... La soirée était assez belle; la brise qui nous poussait, vent
arrière, était douce et régulière, et la nuit que nos trois officiers se
disposaient à passer sur le pont, s'annonçait enfin sous de favorables
auspices... C'est le dénouement de cette affaire que je redoutais le
plus; et il ne devait pas, selon toute apparence, se faire attendre
long-temps.




VIII

        Tas de canailles, auras-tu bientôt fini ton voeu des cinq cents
        diables?

        (Page 141.)

Apparences de mauvais temps;--l'ouragan;--le coup de cape;--il faut
laisser arriver;--soumission de l'équipage mutiné;--le voeu à la
Sainte-Vierge;--un passager de moins.


Le baromètre placé dans la grand' chambre variait cependant depuis
quelques heures, en nous laissant entrevoir, dans le mouvement fébrile
et les secousses pour ainsi dire intermittentes de son aiguille, la
tendance qu'il avait à atteindre les points les plus bas de son échelle
circulaire. Le capitaine, déjà irrité des désordres qui venaient
d'éclater à bord, ne put voir, sans une inquiétude nouvelle, cet indice
d'un coup de vent prochain. La brise, qui jusque-là n'avait cessé de
favoriser notre route sur la mer la plus belle qu'on pût désirer, nous
abandonna subitement, pour livrer pendant quelque temps le navire au
calme plat le plus profond. Bientôt à l'immobilité complète que nous
éprouvions, succéda un léger roulis occasionné par une lame sourde qui
venait de s'élever dans le Nord-Ouest. Nos voiles, tombant mollement sur
leurs vergues devenues immobiles, commencèrent alors à battre, par
intervalles égaux, la mâture fatiguée, mais à la battre avec un bruit
pareil à celui d'une détonation lointaine, régulière, sinistre. Le ciel,
encore assez dégagé à notre zénith, s'était chargé peu à peu sur toutes
les parties de l'horizon, de vapeurs blanchâtres qui s'épaississaient
progressivement, en se rapprochant de nous, et en formant entre elles
une voûte de brume sous laquelle elles semblaient vouloir emprisonner le
bâtiment dans le petit espace qu'il occupait sur l'immensité de l'onde.
La mer émue, troublée et se soulevant sous le poids de la longue houle
qui la laissait encore lisse à sa surface, ne déferlait pas sur les
flancs du navire; mais les chaudes bouffées que nous envoyait, de temps
en temps, un vent dont il nous était impossible de deviner ou de saisir
la direction, venaient rider, par momens, le dos des vagues qui se
gonflaient autour de nous, et alors ces folles risées, en sifflant sur
la crête des lames naissantes, nous couvraient de _poudrin_, de ces
innombrables molécules d'eau qu'elles enlevaient en frôlant la cime des
flots.

Ces présages de mauvais temps étaient trop certains, pour que nous
pussions nous abuser sur l'événement qu'ils nous annonçaient. Les
intervalles de calme qui succédaient à l'impulsion soudaine et fugitive
des risées, étaient accompagnés d'une sensation si pénible pour nous; ce
repos momentané était d'ailleurs si lourd, si difficile à supporter;
l'air que nous respirions nous fatiguait tellement, qu'à notre état de
malaise et d'irritation seul, nous eussions pu deviner la tempête qui
couvait dans l'atmosphère décomposée et sous la mer déjà soulevée contre
le navire. Les animaux même que nous avions à bord, soumis à l'influence
de la cause physique dont nous éprouvions l'effet, laissaient échapper
des gémissemens plaintifs que jamais encore je ne leur avais entendu
pousser depuis notre départ. Cette circonstance nouvelle pour moi me
fut, du reste, révélée comme un fait assez ordinaire à bord, par le
petit mousse qui, chargé de la nourriture des volailles et des moutons,
vint me dire: «Nous allons bientôt en avoir et du bon coin; les moutons
_parlent_, et les poules ne veulent plus manger.»

Le second et le lieutenant, les seuls hommes qui fussent restés dociles
à la voix du capitaine, étaient tous deux sur le pont: l'un même tenait
la roue du gouvernail; l'autre se promenait avec moi, attendant
l'événement. Tous mes autres compagnons de voyage s'étaient couchés,
emportant sans doute avec eux, dans leur cabane, la peur que leur
inspirait déjà le mauvais temps qui se préparait... Le plus morne
silence régnait partout, entre les passagers effrayés, entre les
matelots réfugiés dans leur logement, et entre nous qui étions restés
sur le gaillard d'arrière.

Tout-à-coup le capitaine Lanclume, après avoir pendant une minute levé
la tête, examiné, flairé l'apparence du temps et promené ses regards
soucieux sur le ciel qu'il maudissait peut-être intérieurement,
tout-à-coup le capitaine s'écrie, en s'adressant à ses deux officiers:

«Le navire ne gouverne plus, amarrons la barre. Le temps menace; il est
bon de serrer nos voiles avant la nuit, pour nous tenir sous le grand
hunier seulement... Allons, messieurs, à nous trois. Amenons et carguons
tout ce fatras-là: nous monterons le serrer après.

--Capitaine, dis-je alors, si je pouvais vous être bon à quelque chose,
disposez de moi: je connais un peu les manoeuvres, et...

--Ah! c'est vrai: vous êtes un brave garçon, vous. Vous resterez sur le
pont pour nous larguer les cargues, et ce petit mousse-là qui ne _s'est
pas encore révolté_, nous donnera la main. Allons, messieurs, à la
besogne et en double. A la guerre comme à la guerre!»

En montant dans la grand' hune, le capitaine jeta un oeil de dédain sur
le cuisinier, qu'il y avait amarré la veille, et sans avoir l'air de lui
accorder grâce, il le détacha lui-même des haubans contre lesquels il
était encore si fortement serré: «Va en bas, lui dit-il, tu peux à
présent rejoindre les autres, sans que j'aie à craindre qu'ils te
fassent passer des vivres: ils commencent eux-mêmes à crever de faim.»

En une heure et demie ou deux heures tout au plus de travail et
d'efforts, neuf à dix grosses voiles furent amenées, carguées et serrées
par les trois officiers, et le navire n'eut au commencement de la nuit
que son grand hunier, avec deux ris, à offrir à la tempête qui soufflait
déjà.

Cette nuit devait être terrible: le vent hurla jusqu'à dix heures avec
une violence telle que nous pouvions à peine nous entendre sur le pont à
deux pas les uns des autres. La lame à chaque instant balayait le milieu
du bâtiment, en entrant par la joue et en sortant par l'arrière, avec un
fracas épouvantable.

Bientôt l'ouragan devint si furieux que ce n'était plus du vent qui
tombait sur notre pauvre navire à demi-submergé, mais bien plutôt de
l'électricité, de la foudre. La mer, qui dans le commencement de la
tempête avait été monstrueuse, effroyable, cessa, dans la plus grande
force des grains dont nous étions assaillis, d'être aussi grosse qu'elle
nous l'avait paru d'abord: la pression incalculable de l'ouragan, en
comprimant la surface blanchissante des eaux, empêchait la moindre vague
de se former, et l'on eût dit, au sein des ténèbres qui nous
environnaient, un désert de neige s'abaissant avec nous sous le poids
immense des élémens confondus et de toute la nature bouleversée... Au
milieu de cette scène d'effroi et de destruction, un homme seul
m'apparaissait comme un être surnaturel, luttant contre le ciel irrité
et contre la tempête déchaînée sur sa tête: cet homme, c'était le
capitaine, se tenant nu-pieds, le front découvert, sur le gaillard
d'arrière. Le second et le lieutenant s'étaient amarrés sur les haubans
de l'arrière, pour ne pas être enlevés par les coups de mer, l'ouragan
ou la foudre; et lorsque, plus tard, dans l'intervalle des grains, les
lames, venant à déferler avec rage, eurent enlevé nos pavois, notre
drôme et nos embarcations, lui seul était resté encore sur le débris de
son pont ainsi rasé, pour défier jusqu'au dernier moment la tempête qui
menaçait de l'engloutir avec les restes de son malheureux navire.

Notre trois-mâts, quoique très solide et doué de bonnes qualités, était
un peu faible de côté: à chaque effort nouveau de l'ouragan, son bord de
dessous le vent disparaissait dans la lame jusqu'à la moitié des
panneaux. Le second m'avait répété plusieurs fois, en arrondissant ses
deux mains sur mon oreille: «Nous ne pourrons pas tenir long-temps en
cape; la mer nous mange et la barque s'ouvrira...» A minuit, le grand
hunier, sous lequel nous capéyions, fut enlevé... «Capitaine, capitaine,
hurlèrent alors les deux officiers, il faut laisser arriver; il faut
fuir devant le temps, ou nous sommes perdus!

--Eh bien, nous allons laisser arriver, dit froidement le capitaine:
sautez sur la drisse du petit foc; moi je vais prendre la barre.

--Je cours appeler l'équipage, répondit le second.

--Non, non, nous seuls, cria l'inflexible capitaine; l'équipage ne
travaillera que lorsqu'il m'aura demandé pardon... A la drisse du petit
foc!

--Mais nous risquons de sombrer si nous n'arrivons pas et si nous
manquons de monde...

--Eh bien, je noierai du moins ces gueux-là... Hissez le petit foc!
hissez le petit foc!»

Au moment où ces trois hommes seuls allaient tenter cette dangereuse
arrivée, cette manoeuvre d'où dépendait le salut du bâtiment, notre
salut à tous, une lame épouvantable se dressa par le travers du navire,
comme pour l'engloutir: je crus toucher à mon dernier instant; mais en
ce moment même une femme vêtue de blanc, une femme qui, cachée à
l'entrée du capot, avait tout entendu en palpitant de terreur,
s'échappe, court sur le pont et sous la lame qui va déferler, se
précipite devant, et disparaît dans le logement de l'équipage. Cette
femme supplie, au nom du ciel, au nom de leurs familles, au nom
d'eux-mêmes, les matelots interdits, de monter, d'aider leur capitaine
et de sauver le bâtiment. Ces hommes mutinés et pusillanimes, que
l'indiscipline ou la peur a retenus dans leurs hamacs au plus fort du
péril, se sentent ébranlés à la voix d'une faible femme: l'obéissance
qu'ils ont refusée à leur chef, ils l'accordent à cette femme. Tous
remontent sur le pont; la passagère les guide vers leur capitaine,
encore indigné de leur conduite; et le maître d'équipage, interprète du
repentir de tous les autres, implore le pardon de leur chef, qui se
contente de leur crier:

«A vos postes, mateluches; je vous méprise comme la boue de mes souliers
et je vous absous.»

Les matelots courent devant; mais ils n'exécutent pas encore la
manoeuvre que le second et le lieutenant ont commencée.

«Que font-ils donc devant?» se demande le capitaine.

Le second passe derrière, et vient prévenir Lanclume que l'équipage,
avant de hisser le petit foc, demande le temps de faire un voeu à la
sainte Vierge.

«Un voeu! et pourquoi, tonnerre de Dieu, ça, un voeu? demande Lanclume,
en braillant comme un possédé dans son porte-voix.

--Ils disent, répond le second en prolongeant ses deux mains en
porte-voix sur sa bouche, ils disent qu'ils font un voeu parce que nous
sommes partis un vendredi, et que le navire se trouve en danger.»

Pendant deux ou trois minutes le capitaine se mangea l'âme, en voyant le
navire venir en travers à la lame furieuse qui menaçait de nous
engloutir, et en attendant qu'il plût aux hommes de l'avant de hisser le
petit foc pour nous faire abattre tout-à-fait et nous permettre de fuir
enfin devant le temps... Transporté de rage au bout de ces longues
minutes d'impatience et d'efforts sur lui-même, il prend son porte-voix,
et d'une voix qui domine un instant le bruit de la tempête, il se met à
crier:

«Tas de canailles, auras-tu bientôt fini ton voeu des cinq cents
diables?

--Oui, oui, c'est fini! répondirent, braillant tous à la fois, les gens
de l'équipage.

--Hisse donc le petit foc! hisse!... La barre au vent! la barre au
vent!...»

Deux vagues monstrueuses, deux épouvantables montagnes d'eau, roulent
l'une sur l'autre en ce moment, avec un mugissement pareil au bruit de
la foudre; elles se dressent en voûte, par notre travers, à la hauteur
de nos hunes: elles vont fondre sur nous... Elles tombent,
s'écroulent... Je ne vis plus rien, je n'entendis plus rien... et me
crus au fond de la mer... Et, un instant après ce terrible vertige de
peur, je crus sentir sous mes pieds le bâtiment lancé vers le ciel, et
glisser, avec la vitesse du tonnerre, sur le torrent d'une cascade...
Les deux lames menaçantes venaient de passer sous notre quille, au lieu
de déferler sur notre pont; et le bâtiment, en cédant à cette effroyable
impulsion, avait fait une abattée pour faire vent arrière avec la
tempête.

Quinze à seize heures de suite l'ouragan déchaîné nous poursuivit en
hurlant, en amoncelant sur notre pauvre navire, à moitié submergé, les
lames tourmentées, qui, à chaque instant, semblaient vouloir tomber sur
nous de toute la hauteur de notre mâture. Le bâtiment, filant dix à onze
noeuds à sec de voiles, ne se relevait de l'abîme que nous présentait
l'entre-deux des vagues, que pour plonger presque perpendiculairement
dans un autre abîme. Quinze heures de suite, le capitaine, amarré dans
les haubans, la tête du côté du vent, cria aux timoniers attentifs:
_Tribord la barre, bâbord la barre; la barre droite; défie tribord,
défie bâbord toute!_ Un faux coup de barre aurait suffi peut-être pour
faire sombrer le navire: c'était l'arrière qu'il fallait présenter à
chaque lame pour éviter la mort, et notre vie à tous dépendait de la
surveillance du capitaine et de l'adresse des timoniers. Situation
cruelle, mortelle anxiété à laquelle nulle autre torture morale ne peut
être comparée!

La direction du vent, pendant cet accès de délire des élémens, avait
constamment varié, et la tempête, comme disent les marins, avait fait le
tour du compas. Le dernier effort de l'ouragan nous poussait dans le
sens de la route que nous devions parcourir pour nous rapprocher de
notre destination. A trois heures du matin nous passâmes le Tropique, la
tempête en poupe. Ce jour, qui devait être marqué pour nous par la fête
à laquelle ce passage donne lieu à bord de tous les bâtimens qui se
rendent aux Antilles, nous avait été signalé la veille par une révolte;
la nuit un ouragan s'était déclaré, et le matin on trouva notre jeune
créole, notre bon compagnon de voyage, mort dans sa cabine, où il avait
été oublié pendant l'horreur du danger commun... Le coup de vent venait
de le tuer...

Cet événement n'étonna pas le capitaine: il l'avait dès long-temps
prévu; mais il parut l'affliger, car cet homme avait un bon coeur qui
perçait à travers les défauts de son caractère, et jusque dans la
brusquerie de ses paroles ou de ses actions. Dès que l'apparence moins
menaçante du temps lui permit de descendre dans la chambre, il se rendit
à la cabine du mort; et, sous la tête même de l'infortuné, il trouva un
billet que sa main défaillante s'était efforcée de tracer au crayon...
Lanclume, les larmes aux yeux, lut avec la plus vive émotion les
derniers adieux que son malheureux passager avait fait à la vie!...

  «Capitaine,

  »Mes pressentimens ne m'avaient pas trompé... je ne devais pas passer
  le Tropique... Je compte, en mourant, sur vous, pour que mon corps
  repose, s'il est possible, sous la terre natale... Partagez mes
  petites provisions entre mes bons compagnons de voyage. Tâchez de voir
  ma famille et de la consoler... Adieu, mille fois adieu pour
  toujours!...»

Lanclume, après avoir lu, remonta sur le pont sans proférer un seul mot;
et quand la tempête se fut apaisée, il ne desserra les lèvres que pour
dire au charpentier:

«Charpentier, faites un cercueil pour le passager. Il y a du sable à
bord, vous mettrez son corps dans le sable... On l'arrosera chaque jour
avec de l'eau-de-vie pour le conserver, quand toute notre provision de
liquide devrait y passer...»

Puis, se retournant vers moi, il ajouta:

«Ce pauvre jeune homme a compté sur moi à son dernier moment; sa
confiance ne sera pas trompée... Il reposera sous la terre de la
Dominique: j'en donne ici ma parole d'honneur, et cela est sacré comme
la dernière volonté d'un mourant...»

Il faut dire vite que cet engagement fut solennellement rempli par le
capitaine. A notre arrivée à Saint-Pierre, la première chose qu'il fit,
ce fut de s'acquitter lui-même du devoir qu'il s'était publiquement
imposé, en nous donnant sa parole que notre ami reposerait sous le sol
natal.




IX

        Je le tuerai en arrivant à terre.

        (Page 152.)

Projet de vengeance;--confidence;--poésie;--la passagère a fait un
choix;--demi-aveu.


Que les morts s'oublient vite à la mer! c'est comme sur le champ de
bataille, quand la cavalerie et les caissons ont passé sur les cadavres
des vainqueurs et des vaincus. La gloire emporte tous les souvenirs
déchirans avec elle, et ne laisse sur le lieu du carnage que le souvenir
de l'événement. A la mer, c'est l'eau que l'on entend couler le long du
bord, et le vent que l'on voit tout effacer sur l'onde, qui emportent au
loin le souvenir des absens... Un passager était là hier près de vous à
table; il causait le soir à vos côtés... la nuit, il dormait la tête
appuyée sur la cloison qui vous séparait de lui: avec le premier souffle
du matin l'âme de votre compagnon de route s'est envolée, et n'a laissé,
dans son lit, qu'un corps inanimé dont il faut bien vite vous
débarrasser. Le capitaine a dit: _Jetez le mort à la mer._ La mer a reçu
le mort, et le navire s'est éloigné, sans s'arrêter un seul instant,
dans sa rapide course, au point où les flots ont recouvert, en
murmurant, la trace si fugitive du cercueil... Vos yeux rêveurs, en se
fixant sur le point où vous avez vu disparaître pour toujours votre
frère, votre ami, votre compagnon, se sont perdus bientôt dans
l'immensité de l'onde... Et plus rien, plus de vestiges du mort sur ce
vaste champ de tant de sépultures... Ah! n'est-ce pas là l'image la plus
désolante du néant et de l'oubli de toutes choses?... Les ruisseaux de
sang qui coulent, dans les combats les plus mémorables, des dallots du
vaisseau vainqueur, ne laissent pas même plus d'une ou de deux minutes,
une trace glorieuse sur la surface du muet Océan qu'ils ont rougi, et
les trophées de la victoire ne s'élèvent là que sur des abîmes qui
engloutissent tout et ne rendent plus rien.

Dès que le beau temps fut tout-à-fait revenu, et que le ciel sembla
sourire de nouveau à la mer apaisée, on commença par réparer aussi bien
que possible les avaries que nous avions éprouvées. Les matelots se
mirent à l'ouvrage, avec une ardeur et un zèle qu'ils n'avaient pas
encore montrés, et je fus tout étonné de voir régner la plus parfaite
intelligence entre des gens qui, quelques heures auparavant, avaient été
sur le point de se massacrer. Tous les sujets de querelle et de division
me parurent avoir été emportés par le dernier souffle de l'ouragan, et
la tempête de la révolte avait disparu avec cette autre tempête qui ne
l'avait suivie que de trop près. Le spectacle que présenta bientôt notre
bâtiment était ravissant. Tous les effets qui s'étaient trouvés mouillés
par l'eau de la mer, furent étalés aux rayons bienfaisans du soleil et à
l'haleine de la brise caressante. On aurait dit, à la bigarrure des
objets et des effets dont nous tapissions les bastingages, le dôme de la
chambre et le couronnement, un vaste bazar de costumes et de toilettes.
Le navire lui-même, paré de ses voiles humides livrées au premier
souffle des vents alisés, semblait, à chaque petit coup de tangage,
secouer ses ailes encore mouillées de pluie, et se préparer à fendre de
nouveau les airs plus purs et plus doux... Tout le bâtiment était
content, ravi, heureux... C'est après une tempête effroyable qu'il est
doux de se sentir vivre, et de respirer avec sécurité le premier moment
de repos et de calme que le ciel nous envoie...

Le cuisinier lui-même, le cuisinier Gustave, cette pomme de discorde
jetée parmi nous au milieu de la tempête, paraissait avoir accepté avec
reconnaissance les bienfaits de l'amnistie générale accordée si
généreusement par le capitaine... Dès le matin, il s'était mis à réparer
les avaries de sa cuisine à moitié démantibulée par un coup de mer. A
trois ou quatre heures du soir, grâce à son activité et à son
intelligence toutes nouvelles, il nous servit un dîner passable pour la
première fois de sa vie. Lanclume, satisfait de cette espèce d'amende
honorable et d'acte de contrition, envoya le petit mousse porter une
bouteille de vin à Gustave. C'était la coupe de la réconciliation...
Tout paraissait désormais oublié, pacifié à bord. Vers cinq heures du
soir, on fit dîner l'équipage, et il en avait besoin. Depuis deux jours
il n'avait pas mangé... Aussi fallait-il voir l'avidité avec laquelle
les jeûneurs se jetaient sur les doubles rations que le capitaine avait
ordonné de leur distribuer! Des naufragés affamés tombant tout-à-coup
sur un splendide repas de noces, ne s'en seraient pas mieux acquittés.
Mais c'est qu'aussi après quarante-huit heures de rébellion, d'hostilité
et de diète, rien ne devait être aussi bon pour notre équipage amnistié,
qu'un festin de biscuit et de viande salée, assaisonné par un
raccommodement général.

A la suite de tous ces événemens, je brûlais du désir d'entretenir un
peu notre cuisinier insurgé, gracié et converti: j'étais curieux de
savoir ce qu'il pensait du petit drame que son entêtement avait trouvé
moyen de ménager à son imagination romanesque, et je lui demandai, dès
que je pus causer librement avec lui, comment il se trouvait des
émotions par lesquelles il venait de passer.

Il ne me répondit d'abord que par ces seuls mots: «Je le tuerai, en
arrivant à terre!

--Mais qui tuerez-vous donc?

--Lui, lui et toujours lui; il me faut son coeur de tigre, palpitant
dans ma main ricaneuse... Lui, vous dis-je, lui, l'infâme! le coeur de
l'infâme qui se promène là, souriant à ses forfaits.

--Le capitaine?

--Et qui donc, si ce n'est lui?

--Et comment encore le tuerez-vous?

--En l'appelant au jugement de Dieu, sur le terrain où les pistolets
sont de même calibre et ont la même portée, sur le terrain où les épées
sont de la même longueur, et où tous les hommes sont de même taille
sociale, avec des pistolets égaux et des épées égales.

--Vous le tuerez donc au pistolet ou à l'épée?

--Et pourquoi pas si le pistolet tue, et si l'épée transperce?

--Oui, mais vous avez vu comment il ajustait une balle, ce luron-là!

--En ce cas, je lui mettrai du fer sur la poitrine, et non du plomb dans
la tête.

--Je ne vous conseille pas d'avoir recours à ce dernier moyen; il
passait, dans la marine militaire où il a servi, pour une des meilleures
et des plus redoutables lames.

--Alors on prend deux pistolets; on en charge un et on lui crie: Pair ou
non; ta vie ou la mienne est dans ma main, écrite en caractères rouges
de sang, sur le nombre que tu vas compter!

--Belle chance! avec un diable comme lui, qui gagne toujours à tous les
jeux de hasard.

--Eh ma foi! au surplus, s'il est impossible de le combattre à chances
égales avec les armes connues, je l'assassinerai; oui, je
l'assassinerai, moi!

--Et l'on vous pendra ensuite.

--Et quel mal y aurait-il donc pour la victime, à être pendue après
avoir vengé son honneur dans le sang de l'oppresseur? Je voudrais bien
savoir où serait le déshonneur, et vous m'obligeriez sensiblement si
vous pouviez vous-même me le dire?

--Le déshonneur ne serait pas dans la vengeance, mais dans l'assassinat,
et l'opprobre de la mort dans la lâcheté du crime.

--Oui, la société, votre société de 1824, nous radote encore cela dans
toutes les petites écoles; mais le lâche, selon moi, est celui qui
opprime le faible ou l'innocent.

--Le lâche, selon tout le monde, est celui qui, pouvant tirer
satisfaction de l'insulte de l'oppresseur, aime mieux l'assassiner par
derrière, que d'exposer sa vie contre lui pour chercher à se venger
loyalement!

--Belle vengeance-rococo, ma foi: aller se faire tuer pour punir
l'infâme qui vous a foulé sous ses pieds! Et c'est vous qui venez de me
dire que je me ferais tuer par lui en prenant le pistolet ou l'épée, ou
en jouant même ma vie à pair ou non. Allez donc vous tirer de là, avec
ces vieilles maximes. Je ne tiens pas plus à l'existence qu'à une paire
de savates usées... La preuve, c'est que sans une circonstance, oh oui,
une circonstance venue toute bénite du ciel pour moi, je me serais jeté
à l'eau quand le capitaine m'a fait monter dans la hune. Mais l'idée de
la vengeance et une autre idée plus douce encore me sont venues, et je
me suis raccroché de nouveau à la vie, non par peur de la mort, mais par
besoin de haine, de sang... et d'amour aussi...

--Ah! diable!... d'amour!... Amour et haine en même temps; il paraît que
vous connaissez l'art de concilier les contrastes...

--Oui, je vous le dis et vous le répète: haine éternelle pour lui et
amour indéfini pour elle!

--Les poètes comme vous sont fort heureux; ils ont toujours, pour les
consoler dans leurs plus grandes contrariétés, une _Elle_ à adorer ou à
chanter, et un _Lui_ à détester pour exalter leurs passions et leur
aider à passer le temps.

--_Elle_, mon _Elle_ à moi, a secouru le malheureux dans sa misère, et
le malheureux lui restera fidèle et tendre dans sa prospérité, bien
tendre surtout: mon avenir est à elle: c'est désormais son domaine, sa
propriété: mon _futur_ enfin est son esclave...

--C'est donc une enchanteresse qui vous a assisté dans votre malheur?

--Vous avez pu en juger vous-même, et dire si c'est une enchanteresse ou
non?

--De qui voulez-vous donc que j'aie pu juger?

--D'Elle, d'Elle, à moi!

--Et qui est-elle donc enfin votre Elle à vous?

--Elle, est la séraphique, l'angélique comtesse, puisqu'il faut décliner
les titres, pour vous faire comprendre les mots.

--Pas possible!

--Ah! pas possible!... Et qui donc m'a fait passer des vivres pendant
mes quatre ou cinq jours de diète, si ce n'est elle? Et quelle main m'a
empêché un soir de me flanquer à l'eau, de désespoir, si ce n'est sa
main? Et quel sourire de femme m'a fait aimer la vie sur le bord de
l'abîme, au milieu de toutes les tortures de l'existence, si ce n'est
son sourire? Oui, vivres réconfortans, main secourable, sourire d'ange,
je lui dois tout, et je lui paierai tout ce que je lui dois, en
hommages, en respect, en ivresse, en constance et en poésie surtout, oh!
en poésie... J'ai déjà fait des vers délicieux pour elle!

--Peste, comme vous y allez! Vous avez déjà lâché le madrigal pour la
comtesse?

--Et pour qui donc voulez-vous que la muse ait chanté, si ce n'est pour
la comtesse? pour le capitaine, peut-être? Oh! dérision infernale! je
n'aurais pu contre lui employer que le blasphème et l'anathème... Il me
faut d'autres sujets, à moi, que Satan ou le feu! J'ai rêvé d'amour:
c'est mon lot dans ce monde d'illusion... Mais vous m'avez demandé si
c'était un madrigal que j'avais lancé ou lâché; je vous répondrai que le
terme de _madrigal_ est tout-à-fait impropre; il n'y a plus de ça
aujourd'hui; nous ne connaissons que le vers qui pleure, caresse ou
foudroie; le vers nature, le chant du poète, la langue du barde aussi;
oui, du barde: car j'ai été barde pour la femme qui console... Tenez,
vous ne croiriez jamais ce que je vais vous dire: le moment où j'ai fait
mes vers est celui qui a suivi l'instant où l'indigne Lanclume venait de
m'attacher si ignominieusement dans la grand' hune... J'aurais dû alors
faire tomber sur sa tête le rhythme vengeur, laisser déborder sur le
pont, l'amertume de poésie qui gonflait ma poitrine... Eh bien, non; je
n'ai su chanter, la tête tournée au vent du nord et les bras brisés par
de honteux liens, je n'ai su chanter qu'amour, reconnaissance, et que
reconnaissance et amour...

--Pour chanter en vrai barde, vous n'étiez pas, dans le fait, trop mal
placé: à cinquante pieds au-dessus de la mer! Si dans cette position, et
à cette hauteur, un poète ne se sent pas inspiré, c'est qu'il ne le sera
jamais. Je gagerais bien que vos vers ont dû se ressentir furieusement
de votre situation...

--Je n'ai fait que quatre couplets; la fraîcheur du soir m'a ensuite
empêché de continuer. Quatre couplets, c'est peu de chose; mais vu la
position...

--C'est donc une chanson que vous avez faite?

--Eh non, mille fois non... Nous disons couplets, dans la nouvelle
école, pour toute espèce de coupures dans les vers. Un couplet, c'est ce
que vous appeliez, avant la connaissance de toute poésie, morceau,
strophes, je crois; stances, huitains, que sais-je même!

--Je serais curieux de voir vos couplets.

--Vous les verrez.

--Quand ils seront écrits?

--Ils sont écrits.

--Ah, pardieu! vous devriez bien me faire le plaisir...

--Le plaisir est fait; les voilà... Allez les lire, sans faire semblant
de rien, à la chandelle; c'est à la lueur des flambeaux ou de la foudre
qu'il faudrait que cela fût lu... Et quand vous aurez vu, lu et pensé ce
que vous aurez à penser, vous me remettrez le papier, en me disant
comment vous les aurez trouvés, ces vers... Je vous attends, vous et le
jugement que vous en aurez porté.»

Je pris le brouillon du chef pour aller le lire à la lueur de
l'habitacle, le seul feu qui fût allumé à bord à cette heure, mais je
n'avais pas fait deux pas pour me rendre derrière, que l'auteur, me
saisissant par le bras, m'arrêta tout court pour me faire observer,
avant que je lusse ses vers, qu'il avait eu soin de jeter de l'inattendu
et du pittoresque dans ses couplets, en entremêlant des allusions
maritimes aux images de la plus haute inspiration.

«La poésie et la marine sont soeurs, ajoute-t-il, depuis que nous avons
remis les choses à leur place dans la littérature: la mer et les cieux,
d'où découle toute harmonie, se touchent; je ne les ai pas séparés: mais
au surplus, comme les termes de marine ne vous sont guère plus familiers
qu'à moi, qui les ai employés pour la première fois, je vous préviens
que vous les reconnaîtrez à la raie que j'ai eu la précaution de faire
sous chacun d'eux, en couchant mes idées sur le papier: tous les mots du
métier vous les trouverez soulignés...

--Très bien; je tiendrai compte des commentaires et de la note...

--Et puis je vous ferai observer aussi qu'il ne faut pas vous effrayer
de l'expression _neigeux de sable_, que j'ai employée pour peindre la
blancheur du sable du désert; ceux en Arabie, m'a-t-on assuré...

--Mais permettez-moi donc de lire d'abord, après vous m'expliquerez ce
que je n'aurai pas bien compris... Tenez, voilà justement le timonier
qui est seul devant l'habitacle; tous les importuns et les curieux sont
allés se coucher; c'est le plus beau moment pour jeter un coup-d'oeil
sur vos vers.»

Je courus tout de suite à l'habitacle, et aussi vite que je le pus cette
fois, pour ne pas être arrêté de nouveau par les observations
préparatoires du poète. J'ouvris, à la clarté vacillante de la lumière
qui éclairait la boussole, le mystérieux papier, et je lus, en me tenant
du mieux possible au roulis, accroupi auprès du timonier, qui me
regardait avec indifférence en continuant à faire tourner sa zone:


A Elle! A Elle! A Elle!

    O! qui pourra dans ton coeur, femme,
    _Mouiller l'ancre_ des passions,
    Et _crocher_ son âme à ton âme
    Du _grappin_ des tentations!
    Dans le _calme plat_ de l'orage
    Ton oeil seul guide mon esquif;
    C'est vers toi que ma _barque nage_,
    En _gouvernant_ sur ton oeil vif!

    Sur ton front Dieu jeta l'étoile
    De poésie, et déjà j'ai
    A tes yeux _déferlé_ la voile
    Dont mon amour s'est ombragé.
    Ange, myte, gnome ou sylphide
    Qu'importe! Voici venir l'ins-
    tant où ta paupière limpide
    Comprendra mon regard de Linx.

    Au désert blanc, neigeux de sable,
    Où la tente se plante, moi,
    Je voyage, chameau minable,
    Mais j'ai soif, et j'ai soif de toi.
    Je boirai dans ton puits de grâces;
    Oui, je boirai, je boirai tant,
    Que mes pas laisseront leurs traces
    Sur tes appas, sable mouvant.

    Souris, oasis de ma vie,
    Souris au chameau malheureux,
    Le mirage, c'est sa patrie,
    Et sa patrie est dans tes yeux.
    Que nous fait que le désert roule
    Du sable plein tout l'univers;
    Le vent en un instant s'écoule,
    Mais le sable garde les vers.

Lorsque j'eus assez ri tout seul et tout à mon aise de la sublime épître
qui venait de m'être confiée, j'allai retrouver mon poète que j'avais
laissé sur le gaillard d'avant. Il attendait mon jugement avec une
anxiété visible et comme un auteur attend l'arrêt du parterre: car
j'étais le parterre de Gustave à bord de notre navire... En me voyant
revenir à lui, il me demanda:

«Eh bien! que pensez-vous de ces vers-là?

--Mais je n'en pense rien encore.

--Avez-vous remarqué les idées neuves que j'ai réussi à jeter, à semer
dans la langue poétique que je me suis créée?

--Oui, j'ai remarqué surtout quelques expressions un peu hasardées.

--Lesquelles?

--Vous vous comparez à un _chameau_, par exemple, et vous faites des
charmes de votre belle, un _sable mouvant_...

--C'est justement là le sublime: images orientales!... Et mon _désert
neigeux de sable_, et _mon puits de grâces dans le désert où la tente se
plante, la tente arabique, la vraie tente des caravanes_! Et puis, que
dites-vous de l'adresse avec laquelle j'ai mêlé l'allusion maritime à
tout ce fracas de sentimens passionnés, le _mouillage de l'ancre des
passions sur le fond de l'âme, le grappin des tentations crochant_ nos
deux _âmes à l'abordage_. Voilà du frappé, j'espère, et de l'actualité
palpitante...

--Oui! et votre comtesse comprendra joliment tous ces termes de marine;
une femme qui ne s'est jamais occupée de tout ce qu'elle entendait à
bord!

--Taisez-vous donc, elle a plus navigué que vous et que moi.

--Et vous aurez l'audace de lui faire remettre cette épître?

--Et comment l'entendez-vous donc? Pourquoi, s'il vous plaît, l'ai-je
faite, si ce n'est pour elle? Et à ma place que feriez-vous, je vous le
demande?

--A votre place, à vous parler franchement, je m'en servirais pour
allumer demain matin le feu de ma cuisine?

--Allumer le feu de ma cuisine avec mon épître? Ah! je me doutais bien
que vous étiez un _raciniste_, un des moutons routiniers de Despréaux,
et un admirateur-momie du marquis Arouet de Voltaire... Allumer le
feu!... Oui, elle allumera le feu, mais le feu dans son âme brûlante,
qui a déjà su comprendre l'âme du poète malheureux... Ah! mon cher
monsieur, si jamais vous trouvez une femme qui vous jette un charme
fascinant sur la vue, une hallucination dans le coeur, faites-moi un
plaisir, et rendez-vous un service à vous-même: c'est de ne jamais lui
adresser de vers; hein, vous me ferez ce plaisir-là, n'est-ce pas?

--La recommandation est inutile; l'exemple m'a déjà corrigé.

--Et en attendant que le feu de la cuisine s'allume, je vais m'assurer
les moyens de faire parvenir mes couplets à leur adresse...; et ensuite
on vous dira le succès qu'ils auront obtenu, en dépit de votre
prédiction et malgré vos charitables conseils.»

Le drôle ne voulut pas en démordre. Il y a des gens que leur mauvaise
éducation, et l'audace qu'ils puisent dans l'ignorance où ils sont de
tous les usages reçus dans le monde, servent admirablement auprès des
femmes, et des femmes même assez bien élevées. Je vis notre cuisinier
élégiaque se glisser dans l'ombre après m'avoir quitté, et aborder
mystérieusement les deux négresses de notre passagère, que l'on
apercevait à peine au pied du grand mât, tant leurs noires figures se
confondaient pour ainsi dire avec l'obscurité de la nuit. Il baragouina,
aussi bien qu'il put, quelques mots créoles à l'oreille de l'une
d'elles, lui remit l'épître qui venait de passer de mes mains dans les
siennes; et la négresse, un moment après avoir reçu la discrète ou
indiscrète missive du chef audacieux, descendit en riant dans la chambre
de sa jeune maîtresse... M. Gustave, tout glorieux par avance du succès
qu'il se promettait, et du bon train qu'il venait de donner à son
affaire, passa devant moi avec un air de triomphe, et en répétant, pour
me narguer peut-être, les quatre derniers vers d'une des stances de son
épître amoureuse...

    «Je boirai dans ton puits de grâces,
    »Oui je boirai, je boirai tant,
    »Que mes pas laisseront leurs traces
    »Sur tes appas, sable mouvant!»

Il alla ensuite se coucher tranquillement, enchanté de lui et affligé
pour moi peut-être de la critique que j'avais osé faire de sa manière de
versifier.

Le lendemain, je n'eus rien de plus pressé que d'observer, au déjeûner,
l'expression de physionomie de la comtesse au moment où l'auteur du
poulet qu'elle avait dû recevoir la veille descendait dans la chambre,
pour promener un coup-d'oeil sur la table qu'il avait servie: la figure
de notre passagère n'exprimait ni satisfaction, ni dédain: elle me parut
être ce qu'elle avait été les autres jours... J'attendis.

Pour m'assurer jusqu'à quel point cependant je devais ajouter foi au
succès que M. Gustave s'était flatté d'obtenir auprès de notre unique
beauté, je cherchai bientôt à me ménager une conversation avec celle-ci,
une de ces conversations où, sans aborder brusquement le point de la
question que l'on veut résoudre, on peut cependant acquérir une
conviction, et s'en aller avec une idée arrêtée sur certaines choses que
l'on tient à éclaircir. J'eus donc un entretien avec la comtesse, et,
malgré mon inexpérience auprès du sexe, je fis si bien que je parvins à
donner à cette sorte d'enquête morale une direction favorable à mon
petit projet d'investigation sentimentale. Je commençai d'abord par
parler des femmes en général, et ensuite par m'étendre sur la bizarrerie
qui semble présider quelquefois, dans le monde, aux choix qui
déterminent leurs préférences les plus marquées.

La comtesse répondit, avec une naïveté charmante, à cette accusation si
banale contre son sexe: «Mais croyez-vous donc, monsieur, qu'il entre
toujours dans le sentiment qui détermine nos préférences, autant de
légèreté et de bizarrerie qu'on le suppose généralement dans la société?
Pour critiquer, avec un peu de justice, les choix qui paraissent les
plus bizarres aux yeux de certaines personnes, ne devrait-on pas
chercher, avant tout, à pénétrer les motifs qui ont pu nous guider dans
ce qu'on appelle nos fantaisies ou nos caprices? si, n'est-ce pas? Eh
bien! je suis sûre que si l'on voulait se donner la peine d'apprécier
les causes qui décident le plus souvent de nos inclinations, on finirait
par trouver que nous nous laissons beaucoup moins conduire par ce
vertige qu'on nomme l'erreur de notre imagination, que par un instinct
plus noble et plus généreux que le caprice que l'on nous reproche, avec
tant de persistance et d'amertume.

»Moi qui vous parle, par exemple, car je ne puis répondre avec certitude
que de ce qui m'est personnel, moi, je pense pouvoir me flatter de
n'avoir été dirigée, dans mes inclinations, que par des goûts très bien
raisonnés, et non par ces sympathies irrésistibles auxquelles, pour mon
propre compte, je vous préviens que je n'ai jamais cru. J'ai pu me
tromper sans doute; mais mon erreur avait au moins une excuse dans la
cause même qui l'avait produite... Jamais l'homme le plus séduisant et
le plus heureux n'aurait eu dans la société l'avantage, si c'en est un
toutefois, d'obtenir la main dont un veuvage trop prompt m'a laissée
entièrement maîtresse... Pour parvenir à me plaire, il aurait fallu que
mon prétendant eût autre chose que de l'amabilité, des titres et de la
fortune...

--Et qu'eussiez-vous exigé de plus de votre heureux prétendant? Une de
ces qualités chevaleresques qu'on ne retrouve plus aujourd'hui.

--Oh non! ce n'est pas une qualité extraordinaire ou introuvable que
j'aurais cherchée en lui... Bien loin de là: c'est un défaut au
contraire.

--Un défaut! La chose aurait été au moins nouvelle!

--Oui, un défaut aux yeux des autres; mais une vertu à mes yeux.
J'aurais voulu, pour l'aimer, qu'il fût malheureux, et plus je l'aurais
vu opprimé par le sort ou l'injustice, et plus je me serais sentie
entraînée à le venger des torts de la fortune ou de la puissance... Ah!
dame, oui; c'est comme cela qu'est faite mon âme encore tout espagnole!
Et direz-vous que c'est encore là de la déraison, du caprice ou de
l'enfantillage, et qu'un tel penchant soit sans noblesse?

--Non certes, et je suis, au contraire, tout disposé à y applaudir du
plus profond de mon coeur. Mais cet entraînement sympathique pour
l'infortune doit être, ce me semble, circonscrit, quelque louable qu'il
soit d'ailleurs, dans de certaines bornes commandées par la raison. Car
je ne suppose pas qu'il eût suffi au premier homme venu d'être très
malheureux, pour exciter chez vous un sentiment plus tendre que de la
simple compassion.

--Oh! malheureux, cela s'entend! malheureux avec de certaines conditions
de malheur!

--Oui, malheureux avec une grande fortune, par exemple!

--Non, je crois vous avoir déjà dit que la fortune, au contraire, a eu
toujours le privilége de m'inspirer plutôt de l'éloignement que du goût.

--Avec de la jeunesse et de la physionomie?

--Ah! écoutez: je suis veuve, riche, et je n'ai que vingt-et-un ans.

--Avec une éducation distinguée, des manières, un rang.

--Avec de l'éducation! oui; avec un rang! peu m'aurait importé; car
l'éducation tient lieu de rang, et il est même des hommes chez qui elle
fait oublier ou même ressortir avec avantage l'infériorité de
position... Vous voyez que je ne suis pas difficile.

--Et si l'infortuné assez heureux ou plutôt assez malheureux, comme vous
l'avez dit, pour fixer votre attention, avait été réduit par sa faute à
lutter contre l'adversité?

--A mes yeux, c'est bien rarement par sa faute qu'un homme bien élevé,
qu'un homme né avec un bon coeur, soit tout-à-fait malheureux, c'est
presque toujours de la faute des autres, du moins dans la _théorie_ de
mes sentimens...

--Ah diable!... cette théorie pourrait conduire très loin... dans ses
conséquences ou son application du moins.

--Que signifie cette exclamation! Vous avez l'air de réfléchir
sérieusement à cela!... Oh! Dieu merci, nous n'en sommes pas encore à
l'application... J'ai du temps devant moi... Eh bien, vous voilà encore
à réfléchir...

--Oui, je réfléchissais, effectivement...

--A notre plaisanterie?... Tenez, vous feriez mieux de regarder, comme
je m'amuse à le faire, la rapidité avec laquelle nous allons
maintenant... Je suis sûre que notre bâtiment fait au moins trois lieues
à l'heure... Ah! c'est qu'aussi je suis devenu _marin_ dans mes deux
traversées; car c'est la seconde fois que je fais le trajet.»

Notre conversation sentimentale se termina là; mais la comtesse m'en
avait assez dit pour me prouver que Gustave ne m'avait pas tout-à-fait
trompé en me parlant de l'intérêt qu'il était parvenu à inspirer à notre
aimable passagère. Ce que j'avais d'abord pris chez lui pour une sotte
fatuité, n'était qu'une belle et bonne réalité. C'était au plus
malheureux, parmi nous tous, qu'était demeurée la victoire; et les vers
extravagans du poète cuisinier n'avaient que trop bien fait leur jeu.

Pendant tout le reste de la traversée, qui fut au surplus très courte et
assez agréable depuis notre terrible passage du Tropique, les vers et la
cuisine allèrent ensemble leur train. Je riais de voir ce pauvre
Gustave, allumant chaque matin son feu, et pensant en même temps à son
épître quotidienne pour la comtesse, car il s'était mis dans la tête de
rimer tous les jours quelque chose de nouveau pour sa protectrice, et il
nous eût plutôt fait manquer de déjeûner et de dîner, que de s'exposer à
sevrer, pendant vingt-quatre heures seulement, notre passagère du galant
à-propos qu'il s'était habitué à lui servir aux heures marquées par les
Muses. C'étaient les négresses de la déité mexicaine qui remplissaient
les fonctions de messagères entre le poète et leur maîtresse.

Nous arrivâmes, après vingt-trois jours de mer, à Saint-Pierre
Martinique, notre destination, sans avoir éprouvé dans notre voyage
d'autres contrariétés qu'un coup de vent, la perte d'un passager et une
révolte. Aussi notre flegmatique ordonnateur, en se disposant à aller à
terre le soir même de notre entrée en rade, me dit-il, avec le
sang-froid d'un vieil habitué de l'Océan:

«Voilà une des plus jolies traversées que j'aie faites depuis que je
navigue pour mon plaisir, ou par ordre du gouvernement.»




X

        J'ai persuadé à tous ces mal-blanchis, que le sublime martyre de
        la croix représentait le supplice de Napoléon à Sainte-Hélène,
        ordonné par la cruauté du cabinet anglais sur la personne du
        grand homme; que l'entrée de notre Seigneur à Jérusalem était
        l'entrée glorieuse de l'empereur à Vienne, et que la Cène des
        apôtres figurait l'entrevue et le repas des souverains à
        Tilsitt, Napoléon l'auréole en tête, bien entendu. Enfin, il
        n'est pas jusqu'à l'almanach ordinaire dont je n'aie réussi à
        faire quelque chose d'impérial, en le vendant à mes pratiques
        pour le calendrier militaire d'_UNE VICTOIRE PAR JOUR_. Vous
        faites-vous une idée de ces bons nègres célébrant, sur la foi de
        mes calendriers, la victoire de Saint-Polycarpe sur les Russes
        et la défaite de Sainte-Gertrude, battue par l'armée française?

        (Page 187.)

Saint-Pierre;--Martinique;--aspect des colonies;--Le Banian;--début du
Banian dans les affaires de place.


Une ville longue, sinueuse, jetée capricieusement comme un ruban de
maisons, au pied des mornes inégaux dont la masse aérienne couronne les
contours d'une baie à moitié formée; une double haie de navires,
présentant du côté de la mer, avec leurs mâtures élancées, une ligne de
palissades flottantes que l'on dirait destinées à défendre les approches
de cette ville, assise au bord du rivage qui gronde, mugit sans cesse
autour de ses fondemens; des nuages d'albâtre et de feu, descendant,
avec la brise qui les fait flotter dans les airs, des ravines des
montagnes, de la cime des pics, pour venir caresser la riche végétation
des collines, et s'enfuir ensuite au large en mugissant; et au-dessus de
ces nuages, toujours la pointe des pics immobiles, toujours la crête
vaporeuse des mornes, se dessinant avec leurs formes fantastiques sur le
ciel, qui sert de cadre à ce gigantesque panorama: tel fut le spectacle
qu'à notre arrivée offrit à nos yeux la ville de Saint-Pierre, capitale
de la Martinique.

La première impression produite sur moi par la vue de ces objets si
nouveaux, fut loin de s'accorder avec l'idée que je m'étais faite, en
Europe, de l'aspect des colonies. Je fus même, il faut le dire, plus
surpris que satisfait de tout ce que je voyais pour la première fois, si
loin de mes amis, de mes parens et de mon pays. En descendant à terre,
je cherchai une auberge, et il n'en existait pas encore dans la colonie.
Je demandai alors un café, pour déjeûner et lire les journaux; et on me
répondit qu'il n'y avait dans l'île aucun de ces établissemens, connus
en France sous le nom de cafés. Je fus réduit à aller me loger
provisoirement chez des mulâtresses, auxquelles le capitaine Lanclume
eut soin de me recommander, en attendant que je pusse trouver un petit
magasin pour y déballer ma mince pacotille.

Quelques jours après mon installation dans une boutique que je louai,
rue du Mouillage, je vis arriver à moi notre cuisinier Gustave, qui
venait me proposer ses services. Affranchi, me dit-il, de la tyrannie du
capitaine, qui avait consenti à le vomir sur le rivage pour s'en
débarrasser tout-à-fait, il se trouvait entièrement rendu à son
indépendance naturelle; mais, ajouta-t-il, comme je n'ai pour tout bien
que ma liberté et des bras, je ne serais pas fâché de trouver de
l'emploi, et de vivre comme tout le monde dans un pays où l'on ne laisse
même pas les nègres mourir de faim.

Je lui observai que c'était justement parce que les nègres étaient
esclaves qu'ils étaient toujours sûrs d'être nourris, et que
l'indépendance n'était souvent qu'une assez triste condition pour se
procurer des moyens assurés d'existence dans le pays où nous nous
trouvions.

«Mais vous avez, reprit Gustave, vous avez dans votre magasin une foule
de bagatelles que vous ne daignerez pas sans doute vendre vous-même; vos
images à deux sous, par exemple; vos livres un peu érotiques, vos
calendriers, et vos jouets d'enfans les plus communs? Si vous vouliez
bien me confier cette bimbeloterie, moi qui n'ai pas de décorum à
garder, je m'en irais tout bonnement, la balle sur le dos, promener ma
boutique dans les bourgs et les habitations des environs. Le capital
vous serait remboursé, les bénéfices vous reviendraient aussi, et vous
m'alloueriez, ma foi, pour commission, ce que vous jugeriez convenable
de m'accorder... Songez que c'est la faim qui demande grâce et merci à
l'opulence, et le malheur qui rend hommage libre et lige à la bonté.»

Le désir d'obliger un infortuné, beaucoup plus que l'espoir de tirer un
parti avantageux de mes images et de mes joujoux, m'engagea à subdiviser
ma pacotille, déjà si faible, en faveur de la _faim_ et du _zèle_ qui me
demandaient _merci_ et qui me rendaient _hommage lige_. Je composai,
pour notre ancien chef, un petit magasin ambulant de la valeur de deux
cents francs environ.

Le négociant que je venais de faire à si bon compte, nagea dans la joie,
et il me sauta au cou avec larmes, pour me témoigner sa reconnaissance.
Je venais de lui sauver la vie, et de lui offrir, sur la mer de
l'infortune, une planche de salut.

Je lui demandai, à la suite de cette effusion de coeur et de belles
paroles, des nouvelles des autres passagers, que je n'avais plus vus
depuis mon débarquement.

«Ils sont toujours les mêmes, je crois, me répondit Gustave,
c'est-à-dire tels que vous les avez connus à bord: l'Italien, toujours
gras, blême et muet; l'ordonnateur, toujours fier, dégoûté et dégoûtant;
la comtesse, toujours jolie, toujours bonne, toujours ange enfin... O
Dieu des perfections de la femme! si vous saviez jusqu'où cette sylphide
mexicaine, ce symbole d'amour a poussé, à mon égard, la faculté
angélique qu'elle a reçue du ciel?

--Et quelle preuve de bienveillance avez-vous donc obtenue d'elle, pour
vous exprimer sur son compte avec cette exaltation de sentiment?

--Quelle preuve? cela se renferme dans un coeur dont Dieu seul a la
clef, et cela ne doit pas sortir comme une balle meurtrière, de la
bouche du jeune homme que l'on convie à l'indiscrétion... Qu'il vous
suffise de savoir qu'avant son départ, la comtesse de l'Annonciade
elle-même vint me voir, sous la voûte du ciel, avant le chant du
rossignol, et à la face pâle de l'étoile qui brille dans la nuit, et
enfin entre ses deux négresses et un autre témoin.

--Et pourquoi, vous voir?

--Satan, ou le génie de l'avenir, le sait seul peut-être... Mais enfin
que puis-je y faire? Oh! c'était de l'amour à pleines mains, et du
drame, avec des cris rauques et des sanglots étouffés, qu'il fallait
dans le vague de la vie du jeune exilé!

--C'est fort bien, puisque cela vous arrange: cependant cela ne laisse
pas que de me paraître bien drôle; mais, en attendant le drame de
l'avenir, prenez vos marchandises, tâchez de vous tirer d'affaires, et
faites-moi l'amitié, pour le moment, de me laisser achever les comptes
que j'ai commencés là; car le travail et les occupations sérieuses,
voyez-vous, doivent passer avant le drame.»

Le cuisinier partit avec son léger bazar, content comme un prince, gai
plus qu'on ne pourrait le dire. Je le crus fou pour être devenu aussi
fat. Quelle apparence que la comtesse se fût oubliée, malgré toute la
coquetterie qu'on pût lui supposer, jusqu'à donner un rendez-vous
nocturne à Gustave Létameur! Il y a sans doute des bizarreries bien
inexplicables dans le coeur des femmes; mais n'est-ce pas trop
calomnier, même leurs penchans les plus mauvais, que de les croire
susceptibles des dernières faiblesses pour certains hommes!...

Je me mis à dresser quelques comptes de vente, une fois débarrassé de la
présence du sous-pacotilleur que je venais de commanditer d'un magasin
nomade de deux cents francs. Mais tout en traçant des lignes et des
chiffres, la pensée de la comtesse, et l'idée du rendez-nous, errèrent
pendant plus d'une heure, avec mon imagination distraite, sur le papier,
que je barbouillais d'encre rouge et noire.

Mes débuts dans le commerce, grâce aux sages conseils de mon ami
Lanclume, vieil expert en colonies, furent couronnés d'un succès qui me
donna du goût pour les affaires, et surtout pour les affaires modestes
et sûres. Le brave capitaine m'avait répété cent fois au moins: «Vendez
à bon marché, vendez même à bas prix s'il le faut; mais ne lâchez jamais
rien qu'au comptant: c'est ici qu'une pièce de cent sous, que l'on
reçoit, vaut cent fois mieux qu'un billet de cent francs que l'on doit
toucher le lendemain: le vent des colonies emporte le papier; mais le
métal résiste à toutes les brises du large et aux ouragans. Forcez-moi
ferme sur le métal, et allumez votre cigarre avec le papier des
_petits-blancs_. Chaque soir, au reste, en venant prendre avec vous le
verre de grog froid, j'examinerai vos comptes de la journée, et gare à
vous si je trouve du crédit sur vos livres!

L'ardeur avec laquelle je poursuivais, dans mes petites affaires
naissantes, les idées de fortune que je m'étais formées en venant à la
Martinique, hâta dans mon sang un peu trop riche, ou tout au moins trop
échauffé, le développement d'une fièvre d'acclimatement, triste tribut,
fatale redevance que les Européens paient ordinairement au climat
nouveau qu'ils viennent affronter dans ces régions brûlantes... Lanclume
me confia au talent médical d'une vieille sybille de couleur, qui me
soigna beaucoup, me traita fort mal, et parvint cependant à ne pas me
tuer tout-à-fait. Tous les médecins me félicitèrent, comme d'un miracle
du ciel en ma faveur, d'une guérison pour laquelle ils n'avaient pas été
appelés. Je respirai enfin au bout de quinze jours de délais continuels;
mais c'est pendant cette maladie que l'hospitalité créole, que je
n'avais pas rencontrée à mon arrivée, se manifesta en ma faveur par les
attentions les plus touchantes et l'empressement le plus délicat. De
tous les coins et recoins de la ville, je reçus des visites, des
bouillons et des remèdes. En France, la seule chose que l'on ait soin
d'envoyer à un pauvre malade, ou à un malade pauvre, c'est un prêtre.
Aux colonies, on commence par lui prodiguer des secours, des soins et
des consolations, et le prêtre arrive ensuite de lui-même, s'il veut.
C'est là qu'il faut encore aller chercher les dernières traces de cette
hospitalité qui, pour le monde d'autrefois, devint une divinité dont
l'Europe s'est hâtée de briser depuis long-temps les antiques autels.

Dès que j'eus recouvré un peu connaissance, j'appris que le brave
Lanclume était reparti pour la France pendant ma maladie, en laissant
des instructions précises pour mon enterrement, dans le cas probable où
je viendrais, comme il disait, à filer mes amarres par le bout. Du reste
lui-même, avant d'appareiller, avait mis le plus grand ordre dans les
affaires que la fièvre m'avait forcé d'abandonner au plus fort de la
vente.

Aussitôt que je me sentis en état de faire un peu usage de mes jambes
affaiblies, on me conseilla d'aller à la campagne achever mon
rétablissement. Deux noirs m'enlevèrent dans un hamac, pour me
transporter au Galion, gros bourg situé à quelques lieues de
Saint-Pierre, dans la partie la plus salubre du vent de l'île. Là, me
traînant une après-dînée sous des tamariniers pour respirer le baume
salutaire de la brise du soir, je rencontrai le négociant Gustave,
vendant le reste de son magasin assorti à des nègres, que les sons
criards de sa voix avaient rassemblés autour de lui. Aussitôt qu'il
m'aperçut, il s'empressa de quitter ses nombreux chalands pour venir me
complimenter sur mon retour à la santé. Je le félicitai, de mon côté,
sur l'air de prospérité toujours croissante que m'annonçait sa bonne
mine, et sur l'élégance de sa toilette: il était mis comme un arracheur
de dents. Nous causâmes d'abord d'affaires.

«Vous venez d'entendre, me dit-il, mon _dernier appel au peuple des
campagnes_. Mes magasins sont à sec, et c'est maintenant le commerce des
denrées coloniales que je vais être réduit à faire, dans l'impossibilité
où je me trouve de renouveler mes nouveautés; j'ai même effleuré
quelques petites transactions en café.

--Mais avec quoi, lui demandai-je, avez-vous acheté des cafés?

--Avec le produit de mes nouveautés; c'est tout simple. Je puis même
vous confier, entre nous, que le bénéfice de mes premières opérations a
été assez passable... grâce, voyez-vous, à mon amour pour le progrès en
toutes choses.

--Expliquez-moi donc comment vous vous y êtes pris; car moi aussi j'ai
besoin de marcher dans la voie du progrès, en toutes choses!

--Voici le fait: j'ai acheté d'abord quelques sacs de café à des nègres,
ou à de misérables petits-blancs bien affamés d'argent; bon! Ces cafés
avaient un poids; bien! Comme c'était sur la qualité et le susdit poids
que je les avais achetés, c'était aussi sur cette même qualité et ce
même poids que je devais les revendre; ceci est mieux! Je les ai
revendus aussi; mais après leur avoir fait subir, pendant deux ou trois
jours, l'influence d'une salutaire humidité... Le poids avait progressé
dans une proportion des plus satisfaisantes. Oh! c'est alors que j'ai
compris l'influence que l'admirable invention de la vapeur devait avoir
sur la civilisation universelle et sur les affaires commerciales!

--Mais voilà qui n'est pas déjà trop mal pour vous!

--J'ai fait mieux encore: mais ceci entre nous au moins; car,
voyez-vous, nous sommes entourés ici de si malhonnêtes gens!... J'avais
entendu dire, en flânant dans les bourgs et les villages, qu'il se
faisait une fraude assez capitale sur les côtes de l'île, et que presque
tous les douaniers et les gendarmes se trouvant malades de la fièvre
jaune, la surveillance de l'autorité était devenue presque impossible à
exercer. Un habit de gendarme n'est pas chose difficile à se procurer,
vous entendez parfaitement, quand la fièvre donne sur la gendarmerie...
Dans les bons petits recoins où se débarquait plus particulièrement la
fraude, on vit pendant plusieurs nuits un gendarme, mais un gendarme
impassible comme la loi, roide comme sa consigne... Dans la main de ce
gendarme, les fraudeurs alarmés glissèrent quelques doublons pour
acheter son silence; la main du gendarme se ferma et se rouvrit tant
qu'on voulut, et le gendarme, je vous jure, n'en a encore parlé à
personne...; si, cependant, il ne faut pas mentir, il en a parlé à
quelqu'un pour la première fois de sa vie, et ce quelqu'un c'est vous,
parce qu'il sait que vous êtes un bon enfant.

--C'est donc vous qui vous déguisiez en gendarme pour tirer parti de la
fraude? Beau stratagème pour aller...

--C'est une chose si immorale que la fraude, un abus si anti-social!...
Tenez, voilà encore des doublons conquis par ma valeur. Un homme comme
moi se déguiser en gendarme! il fallait bien une compensation à ce
sacrifice, avec les principes larges que vous me connaissez.

--Mauvais moyen que tout cela, mon cher ami; il valait mieux continuer à
vendre vos images, et vivre médiocrement d'un travail irréprochable, que
de chercher à gueusailler quelques onces d'or, en vous exposant aux
reproches les plus graves, ou même aux châtimens les plus sévères; car
savez-vous bien ce que vous risquiez, en vous emparant de l'habit d'un
agent de la force publique pour extorquer de l'argent à des fraudeurs?

--Je voulais, comme je vous l'ai dit à bord, faire de l'art, et j'en ai
fait: je suis content. Ah! dites-moi donc, à propos de vos images: c'est
moi qui ai été refait, quand j'ai voulu vendre ces estampes du diable
pour ce qu'elles étaient! J'avais toujours entendu raconter que les
nègres n'avaient de goût, en fait de gravures, que pour les sujets
religieux représentant notre Seigneur Jésus-Christ, la sainte Vierge et
tous les saints du paradis: je le croyais, oui, en âme et conscience;
mais on vous en donnera! Dès que j'ai voulu essayer de placer mes sujets
religieux, ne voilà-t-il pas que j'ai trouvé toute la négraille tournée
à Napoléon! Oui, en vérité, c'est lui, c'est le glorieux saint du
capitaine Lanclume qui a remplacé notre saint Rédempteur dans la
vénération des nègres. O le grand et populaire nom!

--Et qu'avez-vous fait de vos estampes?

--Je les ai écoulées comme sujets d'histoire militaire. J'ai persuadé à
tous ces mal-blanchis, que le martyre de la croix représentait le
supplice de Napoléon à Sainte-Hélène, ordonné par la cruauté du cabinet
anglais sur la personne du grand homme; que l'entrée de notre Seigneur à
Jérusalem était l'entrée glorieuse de l'empereur à Vienne, et que la
cène des apôtres figurait l'entrevue et le repas des souverains à
Tilsitt, Napoléon l'auréole en tête, bien entendu. Enfin, il n'est pas
jusqu'à l'almanach ordinaire dont je n'aie réussi à faire quelque chose
d'impérial, en le vendant à mes pratiques pour le calendrier militaire
d'une victoire par jour. Vous faites-vous une idée de ces bons nègres,
célébrant, sur la foi de mes calendriers, la victoire de saint Polycarpe
sur les Russes, et la défaite de sainte Gertrude battue par l'armée
française!

--A la bonne heure! parlez-moi de ces stratagèmes, qui, en ne
compromettant qu'un peu votre délicatesse, ne risquent pas du moins
d'exposer votre probité et votre sécurité personnelle. Les nègres
veulent du _Napoléon_ et ne veulent plus des saints du paradis: Eh bien,
ne leur donnez plus de saints, et forcez sur le Napoléon tant que vous
pourrez, et comme vous l'entendrez; rien de plus juste et de plus gai en
même temps, car vous aurez dû rire beaucoup, sans doute, en leur vendant
votre marchandise?

--Comme un bossu; c'est au point même que mes pratiques, voyant les
dispositions étonnantes que je leur montrais pour le négoce, m'ont donné
un surnom, un sobriquet, un nom de guerre, si vous voulez, sous lequel
je suis maintenant connu, dans tout le pays, comme Barrabas dans la
Passion. Je gagerais que vous ne devineriez jamais comment on m'appelle
dans tous les endroits que j'ai explorés commercialement et
industriellement?

--On vous appelle peut-être bien le _Juif_?

--Vous n'y êtes pas, c'est un peu moins que cela.

--Le _charlatan_?

--Vous n'y êtes pas encore. C'est, je crois, quelque chose de plus épicé
que ceci: c'est entre le juif et le charlatan, ou moitié l'un et
l'autre... Tenez, pour ne pas vous donner la peine de chercher plus
long-temps mon nouveau nom de guerre, on m'appelle partout le _Banian_.

--Diable, le _Banian_! mais savez-vous ce que cela veut dire, et ce que
cette qualification signifie dans les colonies?

--Ma foi non! je ne me suis même pas mis en peine de m'en informer. Il
suffit que l'on me crie: «_Banian_, voyons votre marchandise; _Banian_,
combien achèteriez-vous bien ce petit lot de café?» pour qu'à l'instant
je me rende où l'on m'appelle. Je réponds enfin à ce nom-là comme à un
autre.

--Eh bien! pour votre instruction particulière, apprenez que l'on donne
ici le nom de _Banian_ à tous les nouveaux débarqués qui, pour ne
réussir le plus souvent qu'à vivre misérablement, se livrent avec
avidité au petit trafic, et au bas négoce que repousse la délicatesse
des autres Européens et des gens comme il faut du pays. Ce sont les
matelots des navires français qui ont marqué de cette épithète un peu
flétrissante, l'épaule des malheureux passagers qu'ils voyaient
descendre à terre le ballot sur le dos et l'impudeur dans l'âme, pour ne
plus s'arrêter en chemin... Ce nom-là, dites-moi, vous arrange-t-il, à
présent que vous savez le sens qu'on y attache?

--Pas trop; mais ce n'est pas moi au surplus qui me le suis donné, car
je vous réponds bien que si l'on m'avait laissé la liberté du choix, je
ne me le serais pas choisi du tout. Mais en définitive, puis-je à
présent solliciter un arrêté du gouverneur pour que défense soit faite
dans toute l'île de m'appeler à l'avenir le _Banian_?

--Non, mais vous pourriez faire en sorte par votre conduite, mieux que
par un arrêté du gouverneur, qu'on cessât de vous donner ce vilain
sobriquet.

--Ah bien oui, ma conduite! Vous m'avez déjà fait observer dans votre
magasin, il y a deux mois, que ce n'était pas avec de l'indépendance
qu'on pouvait éviter ici de mourir de faim. Moi je commence aujourd'hui
à croire que ce n'est pas avec de la probité qu'on peut réussir à y
faire fortune... En fait de sentiment, voyez-vous, chacun ses idées...
Mais à présent, j'y pense, en parlant de sentiment, vous ne m'avez pas
encore demandé des nouvelles de la petite comtesse?

--C'est vrai, vous m'y faites songer; et qu'avez-vous fait de notre
vertueuse passagère?

--Vous feriez mieux peut-être de me demander ce que je n'ai pas voulu en
faire, et je vous répondrais que j'ai répugné à en faire ma maîtresse.

--Oh! pour le coup voilà qui est trop fort. Je vous ai passé jusqu'ici
vos petits airs avantageux, et votre ton de forfanterie amoureuse, mais,
mon cher ami, vous venez de combler la mesure permise!

--Vous me parliez tout-à-l'heure de délicatesse et de probité; eh bien,
dites-moi s'il ne faut pas en avoir eu furieusement, pour résister, en
honnête jeune homme, à des avances de cette force-là?...
Reconnaissez-vous cette bague?»

C'était une des bagues que j'avais vues aux doigts de la comtesse
pendant toute la traversée!

«Reconnaissez-vous encore, dites-moi, cette boucle inimitable de beaux
et longs cheveux noirs?»

C'était une mèche des cheveux de la comtesse!

«Reconnaissez-vous bien encore l'écriture de cette main divine?»

C'était un tendre billet de l'écriture de la comtesse, adressé à
Monsieur Gustave Létameur!

«Ah! il vous faut des preuves irrécusables pour vous convaincre de la
vivacité de la passion qu'on est parvenu à inspirer!... Eh bien, en
voilà-t-il des preuves, monsieur l'incrédule?

--Oui, j'en conviens; elles sont même accablantes.

--Et si je voulais encore vous raconter ses larmes à son départ, ses
protestations et ses sermens, ses roulemens d'yeux et ses sanglots
entrecoupés, ses baisers de flamme et ses... Mais non, ce serait trahir
l'ardeur la plus pure et la plus irréprochable. Il vous suffira de
savoir que, surmontant mon propre entraînement, et ménageant son extrême
faiblesse, j'ai laissé partir la tourterelle Colombienne pour Cumana,
avec toute sa blanche vertu, tous ses joyaux et ses deux grosses
négresses.»

Je demeurai confondu. Le traître Banian, jouissant de l'étonnement qu'il
venait de jeter dans mes esprits, me quitta pour ramasser sa boutique en
plein vent, et aller avant la nuit porter son camp ailleurs, non sans me
répéter encore deux ou trois fois, en s'éloignant: «Ah! il vous fallait
des preuves; eh bien! en voilà des preuves, et joliment timbrées encore
au coin de la bonne monnaie.»

Le drôle, tout en me causant pendant deux heures de ses bénéfices, de
ses friponneries et de ses bonnes fortunes, avait totalement oublié de
me parler des deux cents francs de marchandises que je lui avais
confiées deux mois auparavant pour favoriser son noble début dans les
affaires.




XI

        Comment surtout se fait-il qu'après avoir revu leur patrie comme
        on revoit une maîtresse long-temps absente, ils se surprennent à
        regretter les lieux de leur long exil, le soleil de leurs jours
        de peine, l'air embrasé de leurs nuits sans sommeil, la mollesse
        énervante de leur existence épuisée?

        (Page 197.)

Vie des Européens aux Antilles;--nouveau projet de pacotille;--une
circulaire commerciale.


Sauter du hamac où vous dormez, où vous fumez, où la main nonchalante
d'un nègre berce votre paresse pendant l'ardeur du jour, pour courir,
avec la brise vivifiante du soir, à vos affaires, ou dans une pirogue
qui vous emporte au loin vers d'autres tracasseries; passer de
l'affaissement physique dont vous frappe un climat de feu, à l'activité
d'esprit que vous impose le soin de votre fortune; emprunter, pour ainsi
dire, à ce ciel qui pèse sur votre tête, à ce sol qui brûle vos pieds,
leur inconstance, leur ardeur, leur mouvement et leurs caprices, pour
pouvoir respirer sans danger l'air qu'ils enflamment, les tièdes vapeurs
qu'ils exhalent autour de vous; étouffer les passions qui s'allument
dans votre sang appauvri, pour tempérer cette fougue de la faiblesse
même par les raffinemens d'une mollesse étudiée; chercher à masquer, par
le luxe des folles dépenses, l'absence trop réelle des plaisirs simples
qui vous manquent; se donner une table dispendieuse comme une
jouissance, et redouter en face de cette jouissance le plus petit excès
qui peut causer le moindre malaise, et trembler au moindre malaise qui
peut occasionner la mort; recueillir avec délices les souvenirs du pays
natal que l'on a quitté, pour oublier dans de longues causeries les
privations présentes du pays que l'on est forcé d'habiter; soupirer
pendant tout le jour après la fraîcheur de la nuit, et la nuit manquer
d'air, manquer de sommeil, manquer de calme au milieu du silence de la
nature, qui semble se reposer seule sous vos yeux fatigués; telle est la
vie des Européens aux Antilles, vie d'abnégation, de regrets, de désirs
non satisfaits, de souvenirs douloureux, de peines sans cesse
renaissantes, et d'espérances presque toujours illusoires.

Et pourtant, contradiction indéfinissable! comment se fait-il que les
Européens qui ont habité long-temps ces contrées que le ciel avait été
si éloigné de faire pour eux, ne se détachent qu'avec un reste d'amour
de cette existence que tant de fois ils ont maudite! Comment surtout se
fait-il qu'après avoir revu leur patrie comme on revoit une maîtresse
long-temps absente, ils se surprennent à regretter les lieux de leur
long exil, le soleil de leurs jours de peine, l'air embrasé de leurs
nuits sans sommeil, la mollesse énervante de leur existence épuisée? Y
aurait-il, dans la vie des Européens aux Antilles, un de ces charmes
secrets que l'on éprouve et que l'on ignore; un de ces charmes que l'on
subit par instinct de volupté, et que toute la pénétration de l'homme ne
saurait deviner ou expliquer?

Toute une année je courus les îles du vent, les îles de dessous le vent,
les mornes, les bourgs, les villages, les carbets, échangeant d'abord le
produit de ma pacotille primitive contre des marchandises du pays, et
rachetant avec ces marchandises une pacotille nouvelle, pour échanger
encore ces marchandises européennes contre des denrées du pays. Avec les
petits crédits que j'obtenais des capitaines, et avec l'argent comptant
que j'avais soin d'exiger de mes pratiques, je parvins à tripler à peu
près mon capital. Le goût si prononcé que j'avais, en partant de France,
pour les courses lointaines et les événemens inattendus, s'était
évanoui, je crois, dans l'air absorbant que je respirais. La
préoccupation de mes affaires avait chassé bien loin de moi les rêves de
mon imagination, et le petit succès de mes premières tentatives m'avait
heureusement préservé des séductions de mon âge, et des dangers de mon
existence précaire. Malheureux dans mon début, je me fusse follement
jeté peut-être dans les bras du hasard. Après avoir réussi au-delà de
mes espérances, le désir d'augmenter et de conserver le bien-être que
j'avais acquis m'attacha au positif de ma nouvelle situation.

D'ailleurs qu'aurais-je pu désirer de plus, avec les goûts aventureux
qui m'avaient d'abord conduit à la Martinique? mon petit commerce
n'exigeait-il pas sans cesse de longues absences, des traversées
périlleuses dans des ports éloignés!... Mais pour cela même peut-être
que ces déplacemens m'étaient devenus nécessaires, j'avais fini par les
trouver pénibles. Rien ne guérit plus promptement les jeunes
imaginations de la manie des événemens romanesques, que la vulgarité des
formes que le besoin ou l'amour du gain donnent à ces événemens.

Mon année d'épreuve aux colonies s'était écoulée comme un mois en
Europe. C'est une remarque à faire que dans les pays où les jours sont
presque égaux aux nuits, la vie passe, se consume, avec une rapidité qui
ne s'explique peut-être que par l'absence totale des points de l'appel
dans la durée. En Europe, le changement si brusque, si remarquable des
saisons, vous annonce à chaque instant, vous donne en quelques mots aux
oreilles, l'heure où vous vivez. Dans les colonies, rien ne vous
l'indique, ni l'air qui est toujours chaud, ni la végétation qui est
toujours la même, ni le soleil qui se couche et se lève toujours aux
mêmes heures. Là enfin des jours toujours égaux se suivent et se
ressemblent toujours, pour séparer, avec leur éternelle régularité, des
nuits sans cesse toujours égales aux jours semblables qui leur
succèdent.

Un désir de jeune négociant, une idée de grand spéculateur s'empara de
moi, dès que je pus m'appuyer sur une certaine somme, comme sur un
trophée conquis par ma valeur. Je résolus d'aller en France _remonter
une autre opération_, c'est-à-dire renouveler ma pacotille, et remplacer
mes caisses d'eau de Cologne, et mes malles d'habits confectionnés,
restées si glorieusement sur le champ de bataille, dans ma première
campagne.

Je me trouvais au Petit-Bourg de Marie-Galante, quand ce beau projet fut
arrêté soudainement dans ma tête, et je me rendis à Pointe à Pitre avec
l'intention de profiter du premier navire à _passagers_, qui partirait
pour le Hâvre, en donnant, bien entendu, la préférence au capitaine
Lanclume, si j'avais le bonheur de le rencontrer sur Ladi.

Le trois-mâts _le Toujours-le-même_, ainsi que je l'avais espéré, était
bien arrivé à la Pointe, mais sans mon ami Lanclume. En passant le long
du bord dans ma pirogue pour demander des nouvelles de ce brave homme,
l'officier qui l'avait remplacé m'apprit que Lanclume avait été suspendu
pendant un an, par ordre du ministre de la marine, de la faculté de
commander, pour avoir arboré à la mer le pavillon tricolore, et donné le
nom du _Grand Napoléon_ au _Toujours-le-même_.

L'attachement que j'avais pour ce pauvre martyr du napoléonisme,
m'engagea à retenir mon passage sur son trois-mâts, et à payer ainsi du
moins cette dette de reconnaissance au souvenir qu'il avait laissé pour
moi à bord de son navire. Il fut convenu que nous appareillerions dans
dix jours. Aucun autre passager ne s'était encore présenté, selon toute
apparence je devais faire tout seul cette seconde traversée.

En passant, la veille de mon départ, dans la rue de la Martinique, je
crus remarquer dans le fond de la boutique d'un petit fabricant de
cigarres, une figure qui m'avait souri gracieusement. Je saluai d'abord,
et j'approchai ensuite, et ce ne fut pas sans quelque surprise que je
reconnus dans la personne qui venait de me gratifier d'une inclination
de tête, M. Gustave le Banian, auquel je n'avais plus pensé depuis
long-temps. Quelques mois auparavant, en m'apercevant dans la rue, M.
Gustave se serait empressé de venir à moi, mais il me laissa venir à lui
sans bouger de place, et je jugeai que c'était bon signe pour ses
affaires. Il daigna cependant se lever et quitter son comptoir quand je
fus rendu sur le seuil de sa porte.

«Eh comment, s'écria-t-il, il y a un siècle que nous ne nous sommes
vus!»

En prononçant ces paroles, il avait à moitié risqué sa main droite vers
moi. Je m'appuyai les poignets sur la hanche, et sa main droite se
réfugia dans son gilet, en chiffonnant un peu le jabot qu'il portait.

Nous entrâmes en conversation après ce court échange de politesses. Il
s'excusa de me recevoir en négligé et dans son magasin. Ce drôle avait
un bel habit, puis une plume fichée à l'oreille droite, et les doigts
légèrement tachés d'encre.

«Que faites-vous maintenant? lui demandai-je, pour entrer incidemment en
matière.

--Des affaires sur place.

--J'aurais plutôt pensé que tous faisiez des cigarres.

--Oh non, ce n'est pas moi; c'est monsieur que vous voyez... Mais je
vais vous expliquer tout cela en faisant un tour avec vous dans la rue.»

Il se lava délicatement l'extrémité des doigts, prit son chapeau, passa
son bras assez timidement sous le mien, et m'entraîna à quelque distance
de son échoppe, et en se dandinant avec complaisance sur ses hanches, il
me dit:

«Je n'ai pas voulu m'étendre avec vous devant ces gens, sur le genre
d'affaires que j'ai entrepris. J'ai été forcé de m'établir
provisoirement dans ce magasin dont je n'occupe encore qu'une partie: le
fabricant de cigarres, que vous avez vu, m'en a cédé la moitié... Mais
je vous confierai, de vous à moi, que mes relations ont pris un
développement qui va m'obliger à tenir un train de maison considérable.
Je fais maintenant la commission du dehors, et les denrées américaines
pour le dedans.

--Et avec quel argent faites-vous cela?

--Mais avec mon argent, parbleu! comment, vous ne savez pas les
bénéfices que j'ai réalisés sur ma dernière opération de traite? trois
capitaux pour un; c'est connu de toute l'île.

--J'ignorais même que vous eussiez des intérêts dans les opérations de
traite.

--Ce sont des actions désespérées que j'ai achetées dans le temps, et
qui sont venues à bon port. Oh! je suis maintenant en première ligne sur
la place.

--Et en première ligne sur la rue, pensai-je en moi-même.»

Le Banian reprit:

«Vous pensez bien que, dans la position élevée que je me suis créée,
j'aurais pu me donner, comme tant d'autres, des jouissances recherchées,
des plaisirs variés; me loger dans des appartemens somptueux, avec une
maîtresse titrée; mais j'ai pensé que les plus sûrs bénéfices à réaliser
dans les affaires, sont les dépenses que l'on épargne. Ainsi, au lieu
d'avoir une maison montée, je n'occupe que la moitié d'un magasin assez
modeste, et, au lieu d'entretenir une maîtresse, je me contente de la
femme du fabricant de cigarres qui m'a cédé une partie de son logement:
c'est plus économique, et, avec cela, plus moral, plus respectable dans
les affaires... Vous verrez enfin, pourvu que le hasard favorise le
projet que j'ai en tête... Mais, dites-moi, on m'a appris que vous
partiez pour la France; est-il vrai?

--Demain même nous appareillons.

--Eh bien, vous pouvez me rendre un signalé service, mais un service
qui, cette fois au moins, ne vous coûtera rien. Il faut vous dire que
j'ai déjà fait des circulaires pour ma maison.

--Entendons-nous un peu; car je vous demanderai d'abord si vous avez une
maison? On ne fait ordinairement de circulaires dans le commerce, que
quand les actes de société ont été dressés, ou les dispositions bien
prises et bien établies.

--Dans le pays que nous habitons, la chose n'est pas aussi nécessaire,
et l'on peut se passer ici, sans le moindre inconvénient, de la
régularité que l'on apporte en France dans tous les petits détails de ce
genre. D'ailleurs, il ne serait plus temps de revenir sur ce qui est
fait. Ma circulaire a vu le jour, je l'ai lancée hier dans le monde, et
déjà elle est en bon chemin. En voici, au reste, un exemplaire; lisez:»

Je lus:

  _Monsieur_,

  _Des capitaux suffisans, une longue expérience acquise dans les
  affaires, une confiance méritée par une probité généralement reconnue,
  nous ont engagés à réunir nos efforts, pour fonder sur cette place une
  maison de banque et de commission, sous la raison _BANIANI LÉTAMEUR et
  COMPAGNIE_. Nous n'avons pas besoin de vous assurer que l'activité la
  plus soutenue et l'économie la plus scrupuleuse présideront sans cesse
  au genre d'affaires auquel nous nous sommes consacrés, et nous osons
  nous flatter que les intérêts que vous voudrez bien nous confier,
  seront soignés de manière à mériter votre bienveillance, et à étendre
  les relations qu'il nous serait si agréable de nouer avec vous._

  _Nous avons l'honneur d'être, avec le plus sincère dévouement et la
  plus parfaite considération,_

  _Vos très humbles et très obéissans serviteurs,_

  BANIANI LÉTAMEUR ET COMPAGNIE.

  P. S. _Notre sieur Baniani Létameur se trouve seul chargé de la
  signature sociale._

«Voilà, je ne vous le cacherai pas, dis-je au chef de la nouvelle
maison, après avoir lu sa circulaire, voilà une chose qui me paraît
furieusement hasardée.

«Il faut bien qu'elle soit hasardée cette chose, puisque je la hasarde.

--Oui, mais avez-vous raison de la hasarder? voilà la question. Tenez,
discutons un peu les termes principaux de votre circulaire et les faits
que vous annoncez. D'abord, vous commencez par dire: _Des capitaux
suffisans_?

--Mais, oui, sans doute. Si les capitaux que je prends me suffisent,
pourquoi ne dirais-je pas que j'ai des capitaux suffisans?

--Mais parce qu'ils sont suffisans pour vous, est-ce une raison pour
qu'ils vous suffisent pour faire les affaires des autres, les affaires
dont vous vous chargerez? Et puis _une longue expérience dans les
affaires_?

--Eh bien! qu'y a-t-il de si étonnant à cela? j'espère que, depuis le
temps où j'ai établi à Paris un bureau central de contremarques,
jusqu'au moment où je me suis avisé d'acheter ici des actions de nègres,
il s'est écoulé plus d'une semaine, et qu'on peut bien, par-dessus le
marché, me compter l'année que je viens de passer à courir tous les
bourgs de la colonie, le magasin sur le ventre!

--_Une confiance méritée par une probité généralement reconnue..._ Je
veux bien croire à votre probité, mais qui la reconnaît généralement?

--Qui? mais vous tout le premier!

--Oui, depuis notre conversation du Galion, n'est-ce pas?... Pauvre
garçon! Et quelle diable d'idée encore avez-vous eue de vous nommer de
votre plein gré _Baniani_, comme pour rappeler tout justement le surnom
de _Banian_, que l'on vous a donné, au vu et au su de tout le monde,
dans l'île? N'était-il pas de votre intérêt de chercher plutôt à cacher
ce sobriquet à tous ceux à qui vous écrivez, que de vous exposer à
mettre sur la voie les personnes qui ne vous connaissent pas encore?

--Que vous êtes neuf en affaires encore, mon pauvre cher monsieur!
Comment, vous n'avez pas deviné tout d'abord, en lisant ma circulaire,
que c'était précisément là le coup de maître? Donnez-vous seulement la
peine de raisonner un instant avec moi, et suivez bien le fil de ce
raisonnement-ci: Premièrement, n'est-ce pas, il ne dépend plus de moi
d'empêcher toute la colonie de m'appeler le _Banian_? C'est un nom qui
me restera en dépit de tous mes efforts, et il y aurait même folie de ma
part à chercher à m'en dépêtrer. C'est donc à tourner la difficulté
qu'il a fallu m'appliquer, dans l'impossibilité totale où j'étais de la
vaincre et d'en triompher. Or, je me suis dit: toutes les personnes
étrangères qui recevront tes circulaires, ne manqueront pas de
s'informer de toi, et les gens qui te connaissent ne manqueront pas non
plus de leur apprendre que l'on t'appelle ici le _Banian_. Mais comme
ces personnes étrangères auront déjà lu sur tes circulaires le nom de
_Baniani_, elles attribueront tout de suite le surnom de _Banian_, que
l'on t'a donné ici, au nom de _Baniani_, que tu portes dans ta nouvelle
raison de commerce, et dont on aura fait l'abréviatif _Banian_. Tout
ainsi s'expliquera donc à mon avantage, pour les étrangers. A la
Martinique même, avec le temps, on finira par confondre les deux noms
ensemble, et, dans quelques années, les nouveaux venus, la population
régénérée, ne saura plus elle-même dire pourquoi on m'appelle plutôt
_Banian_ que _Baniani_, ou _Baniani_ que _Banian_. Vous voyez bien, par
conséquent, qu'en jetant une utile confusion sur ces deux dénominations,
de manière à dérouter la piste de la malveillance et à tromper les
conjectures de l'ignorance, j'ai fait un vrai coup de maître. Et
qu'importe, au surplus, le nom qu'on se donne! c'est la manière dont on
le porte qui seule en fait la valeur! Vous verrez quelle sera dans peu
la maison _Baniani Létameur et Compagnie_, que je viens de fonder, et à
laquelle mon génie commercial a su déjà ouvrir la carrière de la
fortune!

--A cela je n'ai rien à répondre: vous avez prévu les inconvéniens à
éviter et les avantages à assurer. C'est au mieux, et je commence à
croire que vous pourriez être né, comme vous le dites, pour les grandes
affaires... Je dois même avouer que dans le peu d'instans que vous venez
de m'accorder pour m'expliquer vos projets, j'ai cru remarquer un
changement avantageux dans votre langage et même dans votre style. Vous
ne vous exprimez plus comme à bord, avec cette exaltation romantique que
j'ai pris quelquefois la liberté de blâmer en vous. Votre circulaire
même me paraît écrite en termes simples, intelligibles et convenables,
du moins quant à la forme à donner à ces sortes de lettres banales
employées dans le commerce. Ce progrès prouve, selon moi, plus de
maturité dans les manières, plus de rectitude dans les idées...

--Eh! sans doute qu'il s'est opéré une révolution totale chez moi. A
bord vous ne m'avez connu que quand j'étais petit garçon, imbu des idées
que j'avais puisées dans la vie de Paris, et tourmenté par les vexations
inouïes d'un féroce et farouche autocrate de navire... Mais une année de
colonie m'a pesé sur la tête depuis ce temps-là. Aujourd'hui c'est au
positif que je vais par toutes les routes du positif. Le commerce n'aime
pas les phrases, et il ne se fait pas avec de la littérature... La
science des chiffres, me suis-je dit, vaut bien l'art des mots, et le
calcul des bénéfices, le sombre drame des passions: je compte tout et je
ne me passionne pour rien... Voilà pourquoi maintenant vous me trouvez
précis dans mes discours, réservé dans mes manières... Mais vous partez
demain, m'avez-vous dit?

--Oui, demain et demain matin même, toutes mes dispositions sont faites
pour cela.

--En ce cas, c'est vous qui serez chargé de porter mes premières
circulaires en France. Toutes les adresses sont déjà mises sur elles.
L'almanach du commerce m'a fourni les noms des maisons respectables
auxquelles il convient de faire part de l'établissement que je viens
d'élever. Vous n'aurez qu'à jeter ce ballot de lettres à la poste du
Hâvre, et j'espère bien que, sur le grand nombre de négocians à qui
j'annonce ma raison sociale, il s'en trouvera quelques-uns desquels je
finirai par obtenir de bonnes petites consignations... La nouveauté a
encore tant de charmes, même dans les affaires!...

--Oui, ce sera effectivement de la nouveauté, comme vous le dites... Je
me chargerai volontiers, au reste, de votre ballot de circulaires; mais
n'oubliez pas que le navire part demain.

--Ce soir le paquet que je confie à votre obligeance et à ma bonne
étoile sera à bord... Comment déjà se nomme le navire sur lequel vous
avez pris passage?

--Je vous l'ai déjà dit: _le Toujours-le-même!_

--Ah! c'est vrai, _le Toujours-le-même_, le fatal _Toujours-le-même_! Je
devrais bien me défier de ce nom infernal, car je suis payé pour cela...
Mais le capitaine n'étant plus _le même_ heureusement, et vous étant là
_toujours_, je m'abandonne entièrement à vous... Adieu, mon cher ami...
Je vous remercie des bons conseils que vous m'avez toujours prodigués,
et j'espère un jour pouvoir vous témoigner toute ma reconnaissance.
Adieu, le ciel vous accorde un bon passage, et permettez-moi de vous
serrer cordialement la main en vous quittant!»

Le soir même, le ballot des circulaires _Baniani Létameur et compagnie_
était à bord, et nous appareillâmes le lendemain pour retourner en
France.




XII

        Ah! si vous saviez, mon cher ami, ce que c'est que d'être
        attaché jour et nuit sur le banc du char avec lequel on
        éclabousse toutes les petites renommées de rien, toutes les
        basses envies qui barbottent sur vos traces dans la fange ou la
        poussière, vous me plaindriez, j'en suis sûr, même au sein de
        mon opulence et de mes voluptés asiatiques.

        (Page 230.)

Une fortune bâtie sur le sable;--un jour de fatuité.


«Presque tous les voyages de mer sont devenus aujourd'hui des choses
tellement communes, que c'est à peine si une campagne au long cours peut
compter comme un événement dans la vie d'un homme. Il faut que quelque
circonstance bien extraordinaire pour les marins eux-mêmes, vienne
varier la monotonie accoutumée des courses à travers les deux Océans,
pour qu'un passager s'expose au ridicule de dire dans le monde: _J'étais
là quand cet accident a eu lieu: je suis échappé seul de tout
l'équipage, à tel naufrage ou à tel massacre sur les îles de la Sonde._
Les poétiques monstres marins de Carybde et Scylla ne sont plus
maintenant que des rochers méprisés par les plus pauvres pêcheurs
eux-mêmes. Les îles Fortunées, peuplées, pour les antiques navigateurs,
de tant de joies et d'enchantemens, n'apparaissent plus à la longue-vue
des capitaines, que comme des points de longitude, bons tout au plus à
régler leurs chronomètres. Le gouffre redouté des Abrolhos a cessé,
depuis trois siècles, de vomir sa volcanique écume: c'est à peine
aujourd'hui un écueil marqué sur les cartes marines... Plus de peur,
plus de mythologie, partant plus de poésie sur le vaste sein des
mers!... Le merveilleux dont se composaient nos anciens voyages, ne
serait plus digne de figurer dans nos plus fades romans. Le positif a
tué jusqu'à l'histoire.»

Ma traversée de la Martinique au Hâvre, et mon retour du Hâvre à la
Martinique se firent, à peu près, comme des voyages en diligence. Une
casquette m'aurait suffi, je crois, pour garantir ma tête de ces grands
cahots du navire, oublié pendant deux mois, entre ce ciel, éternel
spectacle des marins, et cette mer que la quille d'un bâtiment laboure
si nonchalamment d'un sillon de quinze cents à deux mille lieues. Pas le
plus petit événement pour moi sur les flots, dans cette navigation où
jadis j'avais placé de si vives espérances d'aventures, un si romanesque
avenir de plaisirs et d'émotions... Mais c'est qu'aussi entre mon
premier départ de France et mon retour aux Antilles, toute une vie
spéculative était venue séparer les rêves de ma jeunesse, des
préoccupations d'un âge plus avancé. Et puis, dans les flancs de ce
bâtiment qui me ramenait sur le théâtre de mes premiers succès
commerciaux, n'avais-je pas à songer à des intérêts plus sérieux que
ceux de mes amusemens ou de mes goûts? Toute ma riche pacotille acquise
au prix de mes travaux passés, et augmentée des nouveaux sacrifices
faits par ma famille en faveur de ma bonne conduite et de mon
intelligence!... Oh! que j'aurais redouté, en revenant aux îles, la
rencontre d'un de ces pirates qu'une année auparavant j'aurais tant
désirée, pour jeter un peu de merveilleux dans mon existence inoccupée!
_Ne nous parlez pas de ces équipages qui ont fait beaucoup de prises,
pour bien se battre_, disent les corsaires. Ne me parlez pas,
ajouterai-je, pour paraphraser cet aphorisme maritime, ne me parlez pas
des gens qui ont gagné quelque chose, pour avoir de l'imagination.

En revoyant la ville de Saint-Pierre, et après y avoir opéré le
débarquement de mes nouvelles marchandises, je m'informai, avec
distraction et par désoeuvrement, du sort de M. Baniani Létameur que
j'avais laissé, à mon départ, il y avait à peu près six mois, fondant
une grande maison de commerce sur une circulaire. «M. Baniani! me
répondit-on; mais c'est une des premières maisons de la place, une des
meilleures signatures de l'île! Tenez, il habite non loin d'ici les
anciens bureaux de la Douane; un vrai ministère; sept à huit commis, un
personnel immense; et des maîtresses donc, oh! des maîtresses... Ah!
l'heureux coquin!»

«Diable! pensai-je en apprenant la destinée brillante de notre Banian,
comme les premières maisons poussent vite sur ce sol que j'ai à peine
quitté quelques semaines!... Voyons, par curiosité, MM. Baniani Létameur
et Compagnie dans sa nouvelle splendeur, pendant qu'il en est temps
encore: ce sont de ces grands spectacles qu'ici il ne faut jamais
remettre au lendemain.»

Je me dirigeai, tout en faisant ces réflexions, vers les anciens bureaux
de la Douane. Je remarquai d'abord, qu'en changeant de maître, le local
avait aussi tout-à-fait changé d'aspect. A l'extérieur austère et même
un peu négligé qui annonçait auparavant un des établissemens du fisc
colonial, avait succédé un air d'opulence et de recherche qui me frappa.
J'entrai dans des comptoirs riches et spacieux d'où semblait s'exhaler
une sorte de parfum de grandes affaires et de haute notabilité
commerciale. Je demandai M. Létameur, et les domestiques mulâtres à qui
je m'adressai, faillirent me rire au nez, comme si la demande d'une
entrevue avec le chef suprême avait été la chose la plus ridicule du
monde.--«Avez-vous écrit à monsieur? me dit alors un des commis.--Écrit
à monsieur? et pourquoi?

--Mais, parbleu! pour obtenir une entrevue?

--Comment, _monsieur_ donne donc des audiences maintenant?... Oh!
faites-lui dire tout bonnement que c'est moi, son ancien commanditaire
quand il portait la balle, qui voulais lui demander de ses nouvelles, en
passant, et rien de plus...»

Le scandale de cette sortie m'aurait probablement attiré une très
mauvaise affaire avec les gens de la maison, si M. Baniani en personne,
attiré par le bruit, ne fût venu mettre un terme aux clameurs de tout
son personnel indigné de mon inconvenance... «Laissez entrer monsieur,
s'écria-t-il du premier étage: j'y suis pour lui;» et à la faveur de
cette bienveillante exception, je passai triomphant au beau milieu des
bureaux consternés, humiliés de mon insolence et de mon impunité.

Baniani avait repris, pour me recevoir dans ses appartemens, la posture
qu'il n'avait sans doute quittée un instant que pour m'arracher au péril
qui m'avait menacé dans son comptoir... Enveloppé d'une robe de chambre
soyeuse, à grands ramages, il gisait voluptueusement sur un divan de
crin noir arabesqué d'or. Deux négresses, un large éventail à la main,
agitaient sur le front épanoui de ce sultan efféminé, l'air parfumé
qu'un riche moustiquaire de gaze verte laissait pénétrer dans cet asile
de la grandeur et de la mollesse... Le sybarite lisait, la tête
renversée avec abandon sur le coussin de l'ottomane, le volume élevé sur
ses yeux à demi-fermés par le doux affaissement de l'excessive chaleur
du jour.

Je saluai le voluptueux à ma manière accoutumée, c'est-à-dire avec
rondeur et familiarité. Il se leva à moitié pour me répondre, et pour
laisser tomber sa main de mon côté; et, sans me donner le temps de
reprendre la conversation au point peut-être où elle en était restée à
notre dernière séparation, il me dit en entrecoupant ses phrases:

«Mon cher ami, je suis bien aise de vous voir revenu en bonne santé...
Depuis que nous ne nous sommes vus, ma position commerciale a
tout-à-fait changé de face, tout-à-fait... Des affaires capitales; oh!
oui, capitales! J'envahis la colonie que mes relations ont fécondée...
Ma maison, comme vous devez bien le penser, a dû répondre à l'exigence
de ma situation... Un train honorable; oh! oui, très honorable; mais un
peu dispendieux... Que voulez-vous!... le monde aime à être ébloui par
ces heureux que la fortune pousse à la tête de la société... Ici l'on a
dû vous dire déjà quel était le rang que j'avais conquis... le premier
rang de l'île... C'était une nécessité, une impérieuse nécessité de
position... Dans quelques jours je donne une fête, une fête à tout
écraser, par le choix et la variété des jouissances. J'ai reçu tant de
marques de bonté, un surcroît si accablant de politesses de la part de
toutes ces bonnes gens... Tenez, au moment où vous êtes entré, et où
j'ai cru reconnaître votre voix pénétrante retentir dans mes bureaux,
j'étais à feuilleter le _Siècle de Louis XIV_, par M. de Voltaire; vous
le connaissez? un homme, comme vous le savez, d'assez d'esprit, mais
ignorant complétement, oh complétement, la révélation de l'art, de
l'art-nature, comme nous l'appelons. J'en étais à la fête que donna le
surintendant Fouquet au grand roi, ainsi qu'on appelait alors Louis
XIV... Cette fête devait effacer toutes celles de Versailles, qui ne
réussissaient, à ce qu'il paraît, qu'à rappeler assez médiocrement à
quelques bons missionnaires des Grandes-Indes, la magnificence des fêtes
chinoises... Moi je veux, ainsi que je vous l'ai déjà dit, donner aussi
ma fête... Dieu! sont-ils heureux ces Chinois, avec le peu d'imagination
dont le ciel les a doués, de pouvoir déployer une telle magnificence
dans leurs festins! Il est vrai que le pays qu'ils habitent sourit à
tous les caprices des hautes fortunes; tandis que dans une bicoque comme
la Martinique on ne peut que jeter de l'inattendu ou du bizarre, là où
l'on voudrait faire tomber du sublime, du grandiose... N'est-ce pas, mon
bon ami?... Vous connaissez sans doute le _Siècle de Louis XIV_, par M.
de Voltaire?

--Ainsi donc, je vous revois enchanté de l'état florissant de vos
affaires?

--Enchanté, mon cher, c'est le mot. Mais c'était là, comme je vous
l'avais prédit d'avance, un fait inévitable, une chose convenue à la
répétition. Mais pour en revenir à la fête du surintendant Fouquet, je
vous avoue que si je m'étais trouvé à sa place, je n'eusse été nullement
embarrassé de déployer autant de luxe et de magnificence pour traiter un
roi. Parbleu! en France, avec des millions et un peu de goût, il est
bien difficile, ma foi, de créer des merveilles! Mais ici, que
voulez-vous qu'on fasse, même avec des millions et beaucoup
d'imagination?

--Avez-vous lu aussi comment se termina la fête du surintendant Fouquet?

--Oui, oui, j'en ai vu quelque chose dans ce livre: il fut arrêté par
ordre du roi, dit-on, presqu'au sortir de cette nuit de lampions et de
délices, de transparens de toutes les couleurs, et de voluptés de tous
les genres... Oui, oui, j'ai vu cela; mais c'est là de l'histoire et de
la politique, et tout ceci est totalement étranger à l'objet important
qui m'occupe aujourd'hui. Croiriez-vous bien, mon bon ami, que pour
cette fête, qui aura sans doute un retentissement immense, j'aie fait
venir de Baltimore, un schooner américain chargé de glaces; que j'aie
mis à contribution tous les pays environnans pour me fournir les mets
les plus recherchés, les fruits les plus rares? Un cuisinier de la plus
haute réputation m'arrive de Saint-Thomas: c'est le gouverneur lui-même
qui a eu l'extrême bonté de me le céder pour quelques jours. Mon
orchestre, composé de cinquante exécutans d'élite, sera conduit non pas
à l'archet, mais au bâton de mesure, par un Italien; ah! vous savez
bien, ce chanteur qui a fait le voyage avec nous. Je l'ai pris, ce
pauvre diable, par humanité et pour son talent, talent réel, fantastique
et plein de mouvement... Mais ce qui vous surprendra bien, c'est le goût
tout-à-fait gothique que j'ai su imprimer à la gigantesque salle en bois
que j'ai fait construire tout exprès sur une vaste savane, pour servir
de théâtre aux folâtres ébats de ma nuit de bal... Ogives, arceaux,
créneaux, niches, tourelles, fossés à l'entour, pont-levis même, rien
n'y manque. Les invités entreront là comme dans un vieux château féodal,
qui bientôt, grâce au coup de baguette d'une fée bienfaisante, sera
transformé en un palais enchanté; et cette bonne fée, je n'ai pas besoin
de vous le dire, c'est mon imagination... Oh! le féodal, moi, m'a
toujours séduit! Vous souriez, méchant, et je vous vois déjà vous
récrier sur toutes mes folies; mais ce n'est pas tout encore: jamais
vous ne devineriez l'idée qui m'est venue d'inspiration, pour jeter une
pensée neuve, inespérée, au beau milieu de tous ces plaisirs assez
somptueux peut-être, mais déjà un peu communs. Cette idée, je vous en
préviens d'avance, est toute à moi: c'est la nuit dernière, au sein de
mes rêves, qu'elle m'est arrivée sur l'aile d'un génie protecteur, ou
peut-être bien même sur les cornes fantastiques d'un lourd cauchemar.

»J'avais, il faut vous dire, j'avais depuis long-temps une cinquantaine
de petits négrillons, reste fort embarrassant de ma dernière opération
de traite. On me proposait un prix fort médiocre de cette queue de
cargaison, et plutôt que d'avilir le cours de la marchandise, en bon
négociant j'ai préféré garder pendant deux mois ces petits carnivores
africains, qui me mangent un argent fou dans l'une des habitations où je
les ai mis _à la forme_. La nuit dernière, songeant à mes négrillons
invendus et à ma fête future, ne me suis-je pas mis en tête de trouver
le moyen d'appliquer noblement mon débris de cargaison à la magnificence
de ma fête!... Écoutez-bien ce que je vais vous confier: c'est une
surprise que je veux ménager à toutes nos dames.

»J'ai conçu le projet d'armer chacun de mes petits esclaves d'un beau
fanal; de faire reconduire chaque Terpsychore par un de ces nouveaux
valets de ma fabrique, qui, une fois arrivé à la demeure de la belle
danseuse, lui dira: «Maîtresse, je suis à vous; mon maître m'a ordonné
de rester ici et de ne plus retourner chez lui.» Comment trouvez-vous ce
nouveau genre de galanterie; là, sans flatterie?... N'est-ce pas là une
idée toute à moi, une idée neuve, incréée; une idée modèle et mère
enfin?

--C'est, à mon avis du moins, une idée très folle, et je me permettrai
d'ajouter assez inconvenante; car enfin comment supposer que les dames
que vous recevrez à votre bal, et qui auront bien voulu accepter votre
soirée et votre fastueux ambigu comme on accepte ces sortes
d'invitation, consentiront à recevoir un cadeau de vous, et surtout le
cadeau d'un petit nègre, qui ne vaut guère moins de cinq ou six cents
francs? Autant vaudrait envoyer à chacune d'elles un billet de banque!

--Si vous pouviez savoir comme moi, mon cher ami, combien je leur dois
d'amour et d'ivresse! C'est que je leur en dois tant à ces aimables
femmes, à ces célestes créatures... Et à leurs maris donc, à
quelques-uns de leurs maris surtout!... Je vous promets bien en bonne
conscience que, toutes réflexions faites, ce n'est pas trop qu'un
négrillon; car, entre nous soit dit, le service rendu surpasse encore le
prix matériel que j'y attacherai! Concevez-vous bien ce que je veux vous
exprimer en ce moment?

--Taisez-vous donc... Oubliez-vous que d'autres que moi vous entendent,
et que les deux épousseteuses que vous avez à côté de vous, pourraient
rapporter la conversation que vous tenez devant elles?

--Quoi! ces deux négresses? Allons donc; ne sont-elles pas de la
maison... D'ailleurs cela n'entend jamais rien; et au pis-aller quand la
négraille saurait un peu ce que personne n'ignore ici, quel mal y
aurait-il, je vous le demande? Est-ce un crime si grand pour des valets
que de posséder un maître à bonnes fortunes?... Déjà, j'en suis certain,
toute la colonie en vous parlant de moi a dû vous dire...

--Oui, elle m'a appris, toute la colonie, que vous aviez abandonné la
femme du marchand de cigarres, dont vous partagiez l'échoppe à mon
départ, et que...

--Taisez-vous donc aussi à votre tour! Est-ce qu'il est bien convenable,
croyez-vous, de parler de ces choses-là devant toute cette domesticité?

--Bah! ne venez-vous pas de me dire que cette domesticité n'avait ni
oreilles ni langue? Et quand bien même la négraille viendrait à savoir
que vous avez possédé les charmes de la marchande de cigarres, quel mal
si grand y aurait-il que tous vos gens connussent les conquêtes
amoureuses de leur patron?

--De grâce, mon bon ami, de grâce, un peu plus de respect pour les
convenances... Thysbé et Laura, allez-vous-en, et fermez la porte; vous
entendez, négresses!»

Les deux négresses sortirent avec leurs éventails.

Le fat, qui jusque-là n'avait pas craint de passer pour un séducteur de
bonne compagnie, même aux yeux de ses négresses, venait de trembler à
l'idée de passer pour l'ancien amant d'une malheureuse marchande de
cigarres... Tout ému encore du péril que mon observation lui avait fait
courir, il ne reprit l'entretien qu'avec un embarras visible. Ce fut à
moi alors de ressaisir sur lui l'avantage que, par une feinte bonhomie,
j'avais consenti à perdre dans les premiers momens de notre entrevue.

«Et la petite comtesse de l'Annonciade, lui demandai-je après le départ
des deux négresses, qu'en avez-vous fait?

--Oh rien, rien absolument; parole d'honneur! je n'en ai même plus
entendu parler; et moi-même j'ai eu si peu le temps d'y penser...
Cependant, il y a quelques mois, il me prit fantaisie de la faire venir
de Cumana pour la sacrifier peut-être à un souvenir, à un caprice...;
cela eût fait une maîtresse piquante pendant deux ou trois semaines, et
c'est toujours autant de gagné en variété sur la monotonie qui résulte
le plus souvent de la nécessité de n'avoir que les mêmes femmes... chose
accablante, même au sein du bonheur que les femmes faciles nous
procurent!... Ah! si vous saviez, mon cher ami, ce que c'est que d'être
attaché nuit et jour sur le banc du char avec lequel on éclabousse
toutes les petites renommées de rien, toutes les basses envies qui
barbottent sur vos traces dans la fange ou la poussière, vous me
plaindriez, j'en suis sûr, même au sein de mon opulence et de mes
voluptés asiatiques.»

Tant d'impertinence à la fin me révolta. J'avais jusqu'à ce moment
conservé, en présence de mon sot parvenu, ce sang-froid qu'inspire
quelquefois la pitié que l'on éprouve pour certaines folies; mais le ton
avec lequel M. Baniani venait de prononcer ces dernières paroles m'avait
semblé tellement intolérable, que je perdis alors moi-même toute
retenue, pour lui dire en le quittant:

«Baniani, mon ami, vous avez réussi à faire passer un peu d'or entre vos
mains, parce que vous êtes actif, intrigant et sans scrupule; mais je
vous prédis que vous mourrez sur la paille, parce que vous êtes prodigue
et imprudent, et qu'au moment où la fortune, qui vous trompe, vous aura
tourné le dos, la pitié se sera déjà éloignée de vous pour n'y plus
revenir. Je ne souhaite pas que ma prédiction s'accomplisse; mais si
elle se réalise, et elle se réalisera, je pourrai peut-être encore vous
commanditer une seconde fois d'une balle de 200 francs; mais je vous
préviens qu'alors je n'aurai plus une parole pour vous consoler dans
votre misère, ni un sentiment pour excuser vos insolentes folies.
Adieu!»

Avec un peu d'âme, le malheureux m'aurait reconduit pour fermer à jamais
sa porte sur moi: la première idée qui lui vint fut de me rappeler, en
criant du haut de son escalier:

«Eh quoi! vous vous enfuyez déjà, vilain bourru? Et ma fête!... Vous
voyez bien que je ne me fâche pas, moi... Voilà bien nos moralistes,
donnant avec humeur des conseils qu'on ne leur demande pas, et se
fâchant contre ceux qui ne demanderaient pas mieux que de les suivre!...
Vous y viendrez toujours, n'est-ce pas, à ma fête?... Allons, il ne
répond rien... Quel homme!»




XIII

        Prenez-vous du tabac?... Comme nous le disions il n'y a qu'un
        instant, ces folles brises du matin dans les colonies,
        renversent quelquefois des choses bien autrement solides qu'un
        édifice de bois, de charmantes contre-danses et des tables
        somptueuses de trois cents couverts... Et les raz-de-marée
        donc!... Voyez ces lourdes embarcations asséchées sur le sable
        du rivage... Une lame vient, poussée et gonflée par la brise
        impétueuse... Les lourdes embarcations flottent, chassent,
        chavirent! pst! Les voilà réduites en poussière, et l'ouragan
        emporte au loin leur cendre imperceptible dans l'air
        bouleversé!... Ah! c'est vrai, vous m'avez déjà dit que vous
        n'en usiez pas!... La fête est encore magnifique!...

        (Page 243.)

Une fête;--l'homme sinistre;--le dernier jour de fortune.


Le jour de la fête arriva, et ce fut beaucoup plus au ton railleur avec
lequel on en parlait dans toute la ville, qu'au bruit des préparatifs
qu'elle nécessitait, que je me ressouvins de l'époque marquée pour cette
solennité dansante et mangeante. Le matin même, un billet tracé de la
main du héros de la folle journée m'aurait, au reste, rappelé la date de
l'événement annoncé, si j'avais pu oublier un seul instant l'heure qui
devait donner le signal à ces scandaleuses réjouissances. M. Baniani
Létameur m'écrivait:

  «Monsieur,

  »On a partout répété, en les exagérant, les représentations sévères
  que vous m'avez faites. Comme il m'importe pour mon crédit, pour ma
  réputation et pour la _sûreté de mes affaires_, que votre présence
  vienne démentir les calomnies qui n'ont trouvé que trop d'écho dans la
  foule de mes envieux ou de mes ennemis, je vous prie de vouloir bien
  assister ou paraître ce soir à mon bal: c'est une nouvelle preuve de
  bienveillance, je n'ose dire d'amitié, que j'attends de vous. Des
  conseils comme ceux que j'ai déjà reçus de votre expérience, peuvent
  paraître quelquefois fort durs; mais le sentiment qui les dicte
  toujours, ne pourrait être méconnu que par un fou ou un ingrat, et je
  ne suis encore ni l'un ni l'autre. J'espère encore, sans oser
  toutefois trop me flatter.

  »Recevez, avec l'expression de ma reconnaissance, l'assurance de la
  haute considération avec laquelle j'ai l'honneur d'être, etc.»

  BANIANI LÉTAMEUR.

  _P. S._ «Réponse de suite, s'il vous plaît.

  »J'attends un _oui_ de vous, pour être tranquille.»

Je répondis immédiatement à M. Létameur:

  «_Oui._ Je ferai acte de présence à votre bal, comme on fait un acte
  d'humanité.

  »Votre serviteur.»

En pénétrant, avec la cohue des invités de toute l'île, dans la salle
immense construite pour la fête, je fus d'abord ébloui de l'éclat
soudain d'un millier de bougies, inondant de leurs vives clartés le
feuillage vert des orangers et des citronniers transplantés avec leurs
fleurs, leurs fruits et leurs parfums, dans le frêle et gracieux édifice
dont ils couronnaient le faîte. Un dôme de guirlandes, de verdure et de
branches de palmier, en retenant sur la tête des danseuses couvertes de
pierreries, l'air embaumé qu'enflammait le feu des lustres, répandait,
dans l'enceinte de ce palais enchanté, la fraîcheur épurée que la brise
du soir parvenait à faire pénétrer à travers cette mobile toiture; car,
par une prévoyance fort ingénieuse, le dessus de la salle ne se trouvait
recouvert que d'une tente fort légère, élevée de quelques pieds
seulement au-dessus du pourtour de l'enceinte. Une musique ravissante
s'exhalant du feuillage dans lequel l'orchestre était caché, donnait à
cette réunion des plus jolies femmes de la colonie, quelque chose de
féerique et de merveilleux. Les pas des danseurs ne s'entendaient point
sur les riches tapis qu'ils foulaient: la vive clarté des lumières, se
projetant partout sur des toilettes aussi éblouissantes qu'elle, donnait
aux formes fugitives des danses et des valses, je ne sais quoi
d'insaisissable et d'aérien... C'était enfin de la magie. Chacun, en
entrant pêle-mêle au bal de M. Baniani, riait un peu de la fastueuse
fête annoncée par ce nouveau Fouquet; mais une fois dans son palais, on
ne riait plus: on souriait de la plus agréable surprise... Lui
triomphait! Jamais je n'ai vu de physionomie plus sérieusement enivrée
de la volupté d'un songe de grandeur et de gloire... Un mot seul, un
seul mot, entre tous les mots qui peignent un sentiment entier dans un
distique de quelques lettres, aurait pu exprimer l'espèce de
satisfaction qu'on lisait sur sa radieuse figure: il aurait fallu écrire
autour du diadème dont le front du héros semblait environné: _Enfin je
règne!_

Trois ou quatre heures de délices, d'harmonie et de danse, suffirent à
peine pour épuiser l'ardeur des dames et des cavaliers. Vers minuit
cependant, il fallut s'arrêter: un vent bruyant, soudain, comme ces
rafales qui annoncent et qui accompagnent une ondée, vint ébranler, au
milieu des airs agités, la toiture si peu solide, la tente enfin qui
protégeait tant de plaisirs et d'enivrement... La lueur vacillante des
lustres et des candélabres s'obscurcit même sur ses mille trônes de
cristal et d'or, et le son des instrumens se perdit un moment dans les
cris aigus de la folle brise... Les femmes furent un peu effrayées: une
légère confusion régna dans tous les groupes... Le Banian ne demandait
pas mieux: les élémens, ce soir-là, étaient avec lui... Il traverse
rapidement le théâtre de sa gloire, pour donner un ordre... Bientôt un
nuage de gaze verte dérobe à tous les yeux l'éclat déjà incertain des
lumières: un bruit pareil à celui de la foudre, gronde sur la réunion
tumultueuse jetée tout-à-coup dans l'obscurité, et les dames sentent,
avec peur, tomber sur leurs toilettes, de la pluie, de la neige, que
laisse descendre le feuillage sous lequel la foule heureuse s'était crue
à l'abri des intempéries de l'air: on s'inquiète, on s'agite, on crie;
on va fuir, lorsque le nuage de gaze se dissipe, et laisse voir, à la
faveur de la clarté renaissante, une pluie de pétales de roses blanches,
d'oeillets blancs, une neige de fleurs enfin... Et, prodige inouï!
pendant ce court moment de charmante frayeur, des tables immenses
couvertes des mets les plus rares, des vins les plus limpides, des
sorbets les plus délicats, des tables chargées de tout ce que la terre
produit de plus exquis pour le goût, les yeux et l'odorat, étaient
sorties du sol, du sol où l'on dansait une minute auparavant, et que la
baguette d'un enchanteur avait frappé... Cet enchanteur, c'était M.
Baniani!

Peindre les bravos, les applaudissemens, les exclamations délirantes que
fit éclater ce coup de théâtre si dramatique, serait impossible; je ne
puis aujourd'hui en donner une idée qu'en rappelant l'effet que
produisit cet enthousiasme universel sur l'auteur de cette galante et
inconcevable surprise: il s'évanouit dans les bras de son triomphe!...
C'était dans cet instant qu'il aurait dû mourir, le malheureux!

Ce repas, ce festin des dieux dura deux heures. Les tables avaient
envahi le domaine de Terpsychore: Terpsychore vint reprendre son empire
sur les débris du trône de Comus, ou, pour m'exprimer en d'autres
termes, on recommença à danser et à valser, après avoir épuisé
l'enivrante ambroisie du banquet. Un coup de baguette avait fait sortir
un festin splendide des entrailles de la terre; un autre coup de
baguette du maître fit rentrer les restes somptueux du festin sous les
tapis de la salle du bal.

Les froides imaginations qui n'ont admiré que les solennités dansantes
de notre méthodique Europe, ne pourraient se figurer le spectacle
qu'offrait à trois heures du matin la fête du Banian: ce n'était plus un
terrestre amusement, c'était un enchantement divin, un assemblage
vaporeux de sylphes et de sylphides emportés dans un nuage de parfums,
aux sons d'un céleste concert...

Un grand homme sec et gris, vêtu de noir de la tête aux pieds,
détruisait seul, à mes yeux, le charme et l'harmonie de cet ensemble
ravissant. Depuis une heure je l'avais remarqué, se promenant sans
parler à personne, au milieu des groupes, et jetant autour de lui une
sorte d'inquiétude et de malaise. Deux fois il s'était approché de moi
avec un sourire sardonique, et deux fois j'avais évité son contact
glacial et maussade...; la troisième fois enfin, il m'adressa la parole
pour me dire:

«Eh bien, l'on s'amuse beaucoup ici...; on s'y réjouit même très fort...

--Oui, la fête est magnifique, répondis-je en m'éloignant encore de
lui.»

Le grand homme noir me poursuivit en répétant mes derniers mots, et en
ajoutant:

«Oui, la fête est délicieuse... Mais penser que le souffle de la brise
du matin peut enlever tout cela!... car enfin vous l'avez vu à minuit
déjà, tout cet échafaudage de plaisirs, de profusion et de voluptés, a
manqué d'être enlevé par un souffle!»

Et il prit, en prononçant ces mots, une prise de tabac, pour avoir le
temps de fixer ses yeux sur les miens, et de remarquer l'impression que
sa remarque venait de produire sur moi.

Au risque d'engager une conversation ennuyeuse avec cet étrange
personnage, je me hasardai à répondre des choses indifférentes aux
observations banales qu'il m'avait adressées... Il continua, après
quelques phrases préliminaires échangées entre nous.

«Vous êtes, m'a-t-on dit, un des amis de l'Amphitryon?

--Je le connais depuis quelque temps.

--Oui, quand je dis un des _amis_, c'est une des connaissances que je
voulais dire; car on m'a même assuré que vous aviez blâmé les fous
préparatifs de cette fête, qui du reste est d'un luxe inouï, d'un faste
tout-à-fait royal...

--Je n'ai pas caché, à cet égard, ma pensée à celui que mes conseils
pouvaient intéresser.

--Vous avez eu raison; mais il n'était et il n'est même plus temps: la
brise du matin, cette brise dont je vous parlais tout-à-l'heure,
enlèvera tout, et ne laissera que des ruines à la place de tant
d'indicibles joies.»

Mon grand fantôme noir prit encore une autre prise de tabac; et quand il
eut fini de donner quelques chiquenaudes à son jabot et aux rebords de
son long gilet de soie, je lui demandai d'où pouvaient naître ses
inquiétudes sur les effets de _la brise du matin_?

«Écoutez, me répondit-il: cessons de faire des allusions et de perdre
beaucoup de temps à nous parler sans bien nous comprendre... Je viens au
fait avec vous, qui me paraissez un brave jeune homme. Connaissez-vous
l'arrivée du navire de Bordeaux, qui, cette nuit même, est entré en
rade?

--Nullement; n'ayant aucun intérêt de ce côté-là, j'ignore
tout-à-fait...

--Ah! vous ne connaissez pas? Au fait il y a si peu de personnes encore
dans la ville qui sachent... Éloignons-nous un instant de cette cohue...
j'ai quelque chose à vous demander... ce que j'ai à vous demander, c'est
votre parole d'honneur qu'avant le lever du soleil vous ne direz à qui
que ce soit le secret que je vais vous confier?

--Et de quelle nature encore est ce secret?

--Mais, ma foi, de la nature ordinaire des secrets, et des choses que
l'on est bien aise de savoir et qu'il ne faut pas dire à tout le monde.
Voyons-donc, un peu de curiosité et votre parole d'honneur?

--Si vous tenez tant à m'apprendre ce mystère, je ne vois pas pourquoi,
au reste, je ne vous donnerais pas ma parole d'honneur?

--Mais me la donnez-vous? Le soleil n'a plus que deux heures à rester
sous l'horizon.

--Je vous la donne.

--Votre parole d'honneur?

--Oui, ma parole d'honneur.

--Eh bien, ce navire qui vient d'entrer rapporte pour cent dix mille
francs d'effets protestés, et ces billets sont signés tout au long, et
confectionnés par M. Baniani Létameur, notre aimable Amphitryon, le
héros de cette fête, qui est encore réellement magnifique, jusqu'à six
heures et demie du matin... Voici l'almanach contenant les heures du
lever et du coucher du soleil, à la Martinique, temps légal.

--Comment, il se pourrait?

--Cela se peut si bien, qu'indépendamment de l'almanach, voici les cent
dix mille francs d'effets protestés que je suis chargé de faire
rentrer... Prenez-vous du tabac?... Ah! comme nous le disions il n'y a
qu'un instant, ces folles brises du matin, dans les colonies, renversent
quelquefois des choses bien autrement solides qu'un édifice de bois, de
charmantes contredanses, et des tables somptueuses de trois cents
couverts... Et les raz-de-marée, donc!... Voyez ces lourdes embarcations
asséchées sur le sable du rivage: une lame vient, poussée et gonflée par
la brise impétueuse... Les lourdes embarcations flottent, chassent,
chavirent... Pst! les voilà réduites en poussière, et l'ouragan emporte
au loin leur cendre imperceptible dans l'air bouleversé!... Ah! c'est
vrai, vous m'avez déjà dit que vous n'en usiez pas... La fête est encore
magnifique!... Vous ne sauriez croire combien j'aime ce bruit
d'instrumens, de pas légers, ces frôlemens voluptueux de robes
transparentes... Où sont donc pour moi les plaisirs de ma folle
jeunesse!...»

Et le diable de vilain homme me laissa là tout interdit, pour aller
savourer sa quatrième prise de tabac dans la foule, qu'il continua à
fendre avec l'impassibilité extérieure qui me l'avait déjà fait
remarquer dans le tumulte du bal.

J'étais à peine remis de l'étonnement que venait de me causer sa
nouvelle fort inattendue, que mon ami Baniani, qui jusqu'à ce moment
n'avait pu m'adresser qu'un gracieux sourire, sans trouver un seul
moment pour me dire un mot, s'avisa tout justement de courir vers moi en
se dérobant à tous les embarras... «Eh bien, monsieur l'armateur, me
demanda-t-il, tout content, tout enivré de lui même, que pensez-vous de
cela?

--Tenez, lui dis-je, je ne saurais trop maintenant répondre
catégoriquement à votre question; car en vérité je serais bien
embarrassé de vous dire ce que je pense.

--Par ma foi, je vous crois sans peine. Vous êtes comme tout le monde,
ébloui, étonné, ravi: c'est ce que partout l'on me répète. Convenez que
vous étiez bien loin de vous douter de cela, quand il n'y a encore que
quelques jours vous me faisiez de la morale sur ce que vous appeliez,
autant qu'il m'en souvient, l'extravagance de mon projet de fête.

--Mais n'allez pas supposer que, tout ébloui que je puisse être, je sois
tenté de vous excuser: peut-être même que loin de vous absoudre,
aujourd'hui je vous plains plus que jamais...

--Toujours la même idée, une idée fixe chez lui: mais vous croyez
plaisanter peut-être, en me disant que vous me plaignez; et moi je vous
jure que je suis plus réellement à plaindre que vous ne le croyez:
harassé, écrasé, rendu, mon cher. Ah! que les plaisirs que l'on donne
aux autres sont cruels... Mais si quelque chose a dû compenser un peu
mes tribulations, c'est la bonté avec laquelle toutes ces dames et tous
ces messieurs ont applaudi à mes efforts: tenez, vraiment, vous me voyez
pénétré de reconnaissance pour les marques de bienveillance, les
témoignages d'intérêt et les preuves d'indulgence qui m'ont été
prodigués dans cette soirée: on n'est pas plus aimable que cela! Ah! je
l'éprouve bien, mon cher ami; c'est ici qu'il faut venir pour trouver
ces douces jouissances de société et cet accueil cordial... Pourquoi
donc, censeur inflexible, me regardez-vous toujours ainsi avec l'air du
reproche?

--C'est que, mon cher monsieur, votre bonheur me fait de la peine pour
vous.

--Allons, trêve de sermons, n'est-ce pas, pour le reste de cette nuit où
je suis si heureux? Donnez-moi plutôt un conseil, que de nouveaux coups
de boutoir, censeur impitoyable! Tenez, je me demandais tout-à-l'heure,
en voyant tous ces magnifiques débris d'une fête qui touche déjà à sa
fin, ce que je ferais de tant de restes encore si somptueux... Voyons, à
ma place, que feriez-vous demain, ou plutôt aujourd'hui?

--Ce que je ferais à votre place, dites-vous?

--Oui, ce que vous feriez après le bal?...

--J'irais bien vite me cacher dans les bois, comme le seul parti qui me
restât à prendre.»

Mon secret avait failli m'échapper en faisant cette réponse à la
question que venait de m'adresser le Banian. Un peu plus, je le sentais,
j'aurais fini par tout lui avouer par entraînement, en trahissant la
parole que j'avais donnée au grand homme noir... Je sortis comme un
écervelé, après avoir prononcé ces derniers mots, et je courus bien loin
de peur d'être tenté d'en dire plus que je ne devais le faire pour
rester fidèle à mon engagement; et le malheureux Baniani, attribuant à
l'inflexibilité de mon opinion à son égard la cause de ma brusque
disparition, répétait avec complaisance, et en riant aux éclats: «Oh!
décidément le succès de mon bal le rendra fou, ce pauvre misanthrope, à
force de me croire insensé! Il a poussé si loin l'austérité de la
désapprobation, qu'il n'a pas voulu même danser une seule contredanse.

--Oh! comme vous le dites, lui répétaient les derniers flatteurs qui
restaient sur les derniers débris de sa fête, il est fou, votre ancien
compagnon de voyage; il est incurablement fou.»

En sortant de l'enceinte du bal, pour me retirer chez moi, je rencontrai
dans le vestibule, cinquante à soixante petits nègres déguisés en
grooms, armés chacun d'une immense lanterne, et attendant, pour les
reconduire, les dames qui commençaient à dégarnir la salle: c'était le
demi-cent de négrillons dont le traître voulait faire présent à ses plus
jolies danseuses. Il n'avait voulu démordre d'aucune de ses folies...
Toutes les dames lui renvoyèrent le cadeau, en se moquant de sa
libéralité, et en rejetant sur sa mauvaise éducation l'inconvenance de
ce procédé à la Turcaret.

La sinistre prédiction du mauvais génie dont j'avais reçu la confidence
au bruit des violons et des danses de la nuit, ne se réalisa que trop
tôt... A huit heures du matin, tous les huissiers de la colonie avaient
envahi le domicile du Crésus de la ville... cent protêts étaient déjà
faits, quand les premières lettres de remercîment arrivèrent dans le
boudoir du voluptueux Banian; et, de ce boudoir parfumé, un homme,
réveillé en sursaut au sein des plus doux rêves, n'eut que le temps de
se sauver en robe de chambre, pour aller se cacher dans les Mornes, et
se soustraire à la honte et au ridicule que ses sottes profusions lui
avaient préparés...

Et moi, quand, tout inquiet pour son avenir, je passai le matin devant
sa maison, sans avoir pu fermer l'oeil de la nuit, je trouvai les volets
du logis fermés par la main de la justice, et, sur la porte, le grand
fantôme qui, en prenant sa prise de tabac, me cria du plus loin qu'il me
vit:

«Eh bien! le bal était magnifique, la fête délicieuse: notre homme est
_maron_: il vient de se sauver dans les Mornes.




XIV

        Je devins en un mot ce qu'on appelle MARON dans la langue
        classique de ces barbares.

        (Page 259.)

Supplicia la pauvre négresse;--exil dans les Mornes;--embarras qui
succèdent au _maronage_ du Banian.


La catastrophe du Banian occupa la colonie pendant trois ou quatre
jours; le temps de démolir sa salle de bal. J'y pensai pendant une
semaine, et ensuite je n'y pensai plus du tout. Il y a des grandeurs
dont la chute n'a pas même le privilége de faire de l'éclat: elle ne
produit que du ridicule.

J'aurais continué probablement à oublier long-temps mon homme, si
lui-même n'avait pas pris la peine de venir se rappeler, en personne, à
mon souvenir.

Un soir où les coups de tonnerre et les pluies de l'hivernage m'avaient
forcé de regagner mon logis de meilleure heure que de coutume, je crus
entendre quelqu'un frapper timidement à ma porte. J'ouvris, et je vis un
individu affublé d'un costume de nègre endimanché, s'avancer vers moi,
en me saluant cérémonieusement et avec un air de soumission que l'on
n'est pas habitué à rencontrer chez les blancs des colonies. Je regardai
attentivement mon homme, dès que sa tête, respectueusement inclinée, se
fut enfin relevée vers moi... Je reconnus mon Banian.

«Et d'où venez-vous ainsi? m'écriai-je, en le revoyant fagoté de la
sorte.

--De l'exil! me répondit-il d'une voix mélodramatique.

--Et quel motif a pu vous forcer à courir le danger d'être reconnu par
tous ceux qui vous poursuivent encore?

--La misère!

--Voyons, asseyez-vous! ne craignez rien ici: vous tremblez comme la
feuille...

--Oui, je tremble d'indignation!

--La pluie vous a traversé: voici du linge et des vêtemens.

--Ce n'est pas la pluie... Ce sont les hommes, les orages du coeur...
Les vêtemens ne garantissent pas de ces orages-là, et le linge blanc ne
sèche rien... Pouvez-vous m'écouter un instant?

--Toute la nuit, si bon vous semble... Mais asseyez-vous, reposez-vous,
que diable! vous n'êtes pas ici dans la main des huissiers...

--Oh! non, non. Vous avez un coeur, vous! un esprit qui conseille, une
âme qui console... Moi, j'ai une bouche qui dit encore; des yeux qui
pleurent, une voix qui crie au fond de l'abîme, et qui n'est point
entendue des heureux qui dansent au bord, des insensés qui folâtrent sur
les fleurs du précipice!»

L'exilé pleura, en achevant ces mots: je ne pus calmer son affliction,
qu'après avoir épuisé toutes les consolations que je pouvais lui
prodiguer... Il reprit au bout de quelques instans:

«L'histoire de ma proscription sera longue: le ciel n'a pas donné la
phrase sèche et brève au malheur, et cette proscription a été féconde en
événemens bizarres qui sollicitent et commandent l'attention la plus
soutenue... Mais vous m'avez assuré que vous pouviez me consacrer
jusqu'à la nuit tout entière... Je n'irai pas si loin; je n'abuserai pas
de cette hospitalité d'attentions délicates... Le temps affreux qu'il
fait dehors ne réclame pas, d'ailleurs, les heures que vous pourriez
donner aux folles joies de ce monde, et le démon des élémens s'accorde
avec le démon de mes idées... Oui, je rends grâces au ciel qui m'envoie
cette soirée épouvantable, au moment où je vais vous raconter les
tempêtes de mon existence. C'est le seul bienfait qui, depuis trois
mois, me soit tombé de la main de Dieu. Je vais commencer, avec votre
permission; écoutez.»

J'écoutai le récit que me promettait ce dramatique début. Mais avant
d'entrer dans les détails qu'il avait à me raconter, mon narrateur jugea
à propos de me demander:

«Me trouvez-vous bien changé?

--Oui, lui répondis-je; vos traits m'ont paru d'abord un peu altérés.

--Des traits de fer se seraient altérés à moins... Et maigri? ai-je
beaucoup maigri?

--Oui, je trouve que vous avez aussi un peu maigri...

--Et qui n'aurait pas maigri, grand Dieu! au milieu de la vie de bête
fauve dont j'ai vécu pendant trois mois!... Mais vous trouvez que j'ai
maigri, il suffit; j'ai bien fait autre chose que de maigrir... vous
allez tout apprendre.

»Vous savez quelle a été jusqu'ici mon existence heurtée, saccadée,
mêlée de pluie et de beau temps, d'or ciselé et de plomb brut: les
doigts d'acier de la fatalité semblent l'avoir prise par la main, mon
existence, pour la conduire entre de rares fleurs et des rochers bien
aigus; oh! oui, bien aigus! C'est, en un seul mot, une robe de soie
noire, que quelques paillettes ont parsemée, en scintillant, de leurs
étoiles vives, mais dont le fond est toujours resté noir.

--De quoi, s'il vous plaît, voulez-vous me parler, avec votre robe de
soie noire?

--Mais de mon existence; c'est une comparaison dont je me suis servi
pour rendre plus complète, plus saisissable corps à corps, l'idée que je
veux vous donner de mes malheurs.

--Oh! de grâce, expliquez-vous le plus clairement possible, si vous
voulez que je comprenne bien ce que vous avez à m'apprendre, et ce que
vous avez besoin que je sache?»

Dans les fortunes diverses qu'avait éprouvées mon Banian, je m'étais
aperçu que son langage avait toujours changé comme sa position, et
s'était travesti en quelque sorte selon le bon plaisir des circonstances
ou de sa destinée. Au faîte de sa prospérité, il m'avait paru s'exprimer
à peu près comme tout le monde, et devenir même simple et lucide dans
ses discours, à mesure qu'il devenait arrogant dans ses manières. Dans
l'adversité qui avait précédé et suivi le règne passager de son bonheur,
je l'avais retrouvé comme à bord, boursoufflé dans ses expressions, et
cherchant à fleurir son jargon sentimental, de façon à se rendre
tout-à-fait inintelligible. C'était pour prévenir le flux de phrases
inutiles qu'il se disposait à me débiter sur un ton d'exaltation toute
romantique, qu'au début de son histoire j'avais jugé à propos de
l'interrompre.

Après avoir accueilli ma boutade avec résignation, il reprit ainsi le
fil de son récit:

«L'état de splendeur dans lequel vous m'avez vu, n'eut qu'une face et
qu'un instant: ce fut le reflet trompeur d'une glace au soleil, la lueur
fantastique de l'étoile sur le miroir des eaux mouvantes. Mon activité
me l'avait acquise, cette splendeur, la perfidie me l'enleva. Les
flambeaux de ce malheureux bal auquel vous m'aviez fait l'honneur
d'assister, et dont je voulais fasciner les yeux de toute la colonie,
devaient éclairer mon néant. C'est au sein des plaisirs que j'offrais
avec tant de libéralité à ces ingrats, que le poignard qu'ils appelaient
sur ma poitrine brillait dans l'ombre pour m'égorger au sortir de la
fête, au dénouement de ce drame de fleurs... Je n'ai pas besoin de vous
rappeler cette catastrophe, que vous avez sans doute, comme tous les
honnêtes gens, mouillée de vos larmes. Vous m'aviez prédit mon sort, et
ce sort a été inexorable, atroce; oui, atroce, assassin même, j'ose le
proclamer. Dès que la nouvelle de ma chute se fut répandue, et avant
même qu'elle ne devînt un bruit européen, des ennemis immondes, que je
ne soupçonnais pas, se liguèrent pour traîner mes lambeaux dans la boue
où ils étaient éclos, les indignes! J'avais eu cent amis dans la
prospérité; j'eus un million de vampires à se ruer sur ma chair, dès que
cette chair leur parut taillable à merci et cuite à point. Les lois sont
si humaines pour la lâcheté et la barbarie, et si cruelles pour la
probité malheureuse et la splendeur déchue du ciel où elle nageait!...
La calomnie, ce monstre de tous les pays et de tous les temps, voulut
s'en mêler aussi: rien n'aurait été bien fait sans elle; rien, oh non!
il fallait qu'elle assistât au festin dont mon cadavre était l'appât et
l'ornement, et qu'elle, l'infâme, s'assît même en grande dame au haut de
la table... On m'accusa enfin de... Non, ma bouche se refuse, se
refusera sans cesse au service que mon âme voudrait exiger d'elle pour
tout vous révéler... On m'accusa de...; enfin je ne puis pas prononcer
le mot que le démon, dans sa rage, a articulé contre moi dans ma
misère... La fausse-monnaie est en effet une chose si facile à frapper,
dans cette colonie, que l'on peut, en vous crachant un titre satanique à
la face, vous dire: Tu es un faux-monnayeur, toi, avec ton front pur; et
ajouter encore: Je suis content, je t'ai taché pour l'éternité, sans que
tu puisses laver cette tache, en criant même avec larmes à tes juges:
Mais pour battre de la fausse-monnaie il fallait des ustensiles, et je
n'en ai pas. Tes juges te répondront: Ne sait-on pas qu'avec un couteau
et un marteau on peut ici diviser une gourde en cinq, au lieu de ne la
diviser qu'en quatre parties... Horreur, trois fois horreur! Mes
cheveux, quand je vous raconte ces abominations, ont dû, j'en suis sûr,
se dresser perpendiculairement sur ma tête, n'est-il pas vrai?

--Non, je ne vois pas encore... Mais continuez pour que nous arrivions
vite au fait.

--Il me fallut fuir: résister, c'eût été me faire briser les os; rester,
c'eût été donner une épaule de plus à noter de l'éternelle flétrissure
sous l'alphabet ardent du bourreau. Trois jours après avoir été attaché
sur cette pointe de rochers déchirans, j'errais tout meurtri; j'étais
dans les Mornes, cachant, au milieu des animaux féroces qui habitent les
forêts inaccessibles, la trace de mes pas aux hommes, plus féroces
encore que ces animaux affreux... je devins, en un mot, ce que l'on
appelle _maron_ dans la langue classique de ces barbares... oh! oui,
_maron_, maron comme le pauvre esclave qui fuit la charrue à laquelle on
l'enchaîne, qui se sauve du fouet qui va boire son sang et manger ses
muscles pendans sur ses reins... Deux mois je masquai ma honte à tous
les yeux, dans l'épaisseur et le mystère ombreux des bois. La terre
m'avait reçu sur son sein; le ciel qui me couvrait savait mon innocence:
il suffisait... Les fruits que m'offraient les arbres dont je chérissais
la toiture verte, me nourrissaient pendant le jour: ces arbres qui
m'avaient garanti de l'ardeur du soleil, la nuit me prêtaient encore
leur dôme de feuillage pour offrir le sommeil à mon corps épuisé,
harassé, brûlé... J'aurais même été heureux peut-être dans les bras de
cette vie sauvage, empreinte si fortement d'un parfum de proscription,
sans un désir inexplicable que j'avais emporté avec moi comme un ver,
chargé sans doute par l'arrêt du destin de me ronger le coeur pendant le
jour, de me le ronger encore pendant la nuit, et enfin de me le ronger
nuit et jour, soir et matin... J'avais laissé un fils courant, jouant
peut-être parmi les hommes: c'était le seul amour qui me fût resté de
l'humanité... La mère de cette chair de ma chair s'était endormie depuis
peu sur l'oreiller de la mort... Je voulus revoir mon fils, ne pouvant
revoir la mère et le fils ensemble: je voulais le revoir, ce cher
enfant, comme je vous l'ai déjà dit; mais sans exposer la justice des
hommes à commettre un crime de plus, en me punissant comme un
forfaiteur... Mais comment parvenir à satisfaire le désir du père, sans
risquer la tête du condamné?... C'était la question toute débordante
d'avenir pour moi et pour le jeune enfant...

»J'avais remarqué que les nègres marons qui s'enfuyaient à mon approche
et qui redoutaient le contact de l'homme blanc, faisaient brûler du bois
et descendaient le soir à la ville pour aller vendre ce bois calciné et
réduit en charbon-franc... Je les avais vus revenir ensuite dans les
Mornes et jouir de l'impunité de cette tentative si innocente, les
pauvres diables!... Leur exemple m'enhardit: je pouvais comme eux faire
du charbon aussi, moi homme comme eux, moi riche de deux bras et de deux
jambes comme eux... mais comme eux je n'étais pas nègre... Malheur sur
moi! Une idée que repoussa d'abord la fierté que j'avais conservée sous
mes habits en lambeaux; une idée vint luire, scintillante à mon
esprit... L'idée frappa de nouveau à la porte du désir qui me rongeait:
elle finit, l'idée, par entrer tout entière dans mon âme ouverte à un
millier d'angoisses paternelles... On parle en Europe de l'aristocratie
de la peau... Je songeai à acquérir, moi blanc, le privilége abject
attaché à la couleur de la caste opprimée... J'usurpai en un mot le
privilége exclusif dont jouissaient les nègres marons, mes compagnons
d'exil... Je devins nègre!... nègre industriel! Oui, nègre, et pourquoi
frémir, vous, quand je ne frémis pas moi-même à ce souvenir!

--Et par quel miracle devîntes-vous donc nègre?

--Par un miracle enfant du malheur, que me révéla l'adversité et que
m'aurait toujours caché la prospérité... Des jus d'herbes, des acides
que me fournirent encore les bons arbres qui m'avaient nourri et abrité,
firent l'affaire; et en quinze jours d'efforts et d'essais opiniâtres,
la blancheur importune de ma peau disparut entièrement, et grâce enfin à
la chevelure laineuse qui de tout temps a couronné mon front d'homme, je
pus, sans m'exposer à être dévoré par mes persécuteurs, descendre aussi
à la ville pour vendre le charbon que mes arbres toujours chéris
m'avaient encore procuré, en tombant par nécessité dessous ma main dans
le feu.

--Vous vîtes alors votre fils, vous pûtes enfin l'embrasser?

--Je ne l'embrassai pas, je ne le vis même pas; je ne vous en parle même
pas... Mes larmes doivent vous dire assez du reste ce qu'il était devenu
pendant mon absence cruelle, pendant mon absence si involontairement
parricide... Mort, oui mort, mort comme sa mère... Et non pas comme moi,
puisque je vis! Ah!

--Je conçois votre affliction... Les malheurs que vous avez éprouvés
sont grands: ils ne sont peut-être pas encore finis; mais si je puis
vous être utile, expliquez-vous, confiez-moi vos intentions.

--Vous venez de parler de mes malheurs! Oui, vous en avez parlé de mes
malheurs: attendez, je n'en ai déroulé qu'une assez faible partie sous
vos yeux. Écoutez! écoutez-moi. Oh! oui, vous m'écouterez, car des
artères d'homme battent dans votre poitrine à vous.

»Sur la route que j'avais été obligé de parcourir pour me rendre de mon
refuge à la ville, et retourner de la ville dans mon refuge, il existait
une petite case. Dans cette humble case existait une jeune négresse; et
dans cette jeune négresse un coeur!... Supplicia, Dieu! la plus belle
des filles de l'ange africain! La jeune négresse vit le pauvre homme
craintif, souffrant et humilié: elle engagea le pauvre homme à prendre
quelque nourriture dans sa case, et le pauvre homme accepta, but et
mangea. Et comment eût-il fait pour ne pas accepter, pour ne pas boire
et pour ne pas manger!...

»Supplicia bientôt, avec la naïveté de l'enfant qui bégaie, déposa son
histoire dans mon sein débordant d'amertume: elle croyait se confier à
un nègre comme elle, j'étais si bien barbouillé. J'écoutai son histoire.

»Le commandeur noir d'une habitation assise au pied du morne où j'allais
enfouir chaque soir mon front trempé de sueur, avait acheté la jeune
africaine, non pour en faire son esclave, mais pour pouvoir la nommer la
compagne de sa vie, la femme de son amour. La modeste case qu'elle
habitait lui avait été donnée par le nègre commandeur: l'existence
paisible dont elle jouissait lui avait été assurée par son commandeur:
l'enfant qu'elle devait porter un jour, sentir remuer dans son flanc,
devait être l'enfant, le sang de son commandeur. Dérision du destin!

»Je revis une autre fois, deux fois, trois fois, cinq fois, cent fois,
Supplicia, tant qu'il me plut à moi, toujours en l'absence de son
commandeur. Sous cette peau factice dont j'avais emprunté la fatale
couleur, j'avais conservé l'astucieuse éloquence de l'homme blanc.
J'intéressai à mon sort la candeur de la confiante Supplicia... «Nègre
maron, me disait-elle, prends pitié de l'amitié que Supplicia a de ton
malheur!» Pitié! Ah bien oui, pitié! je n'eus pitié ni d'elle, ni de son
époux, ni de moi! Je triomphai de la vertu et de la résistance de
l'Africaine. Supplicia devint enceinte, enceinte sans pouvoir dire en
voyant le nègre commandeur ou moi le nègre maron: Celui-ci ou celui-là
est le père de mon enfant?

»Oh! si, pendant le jour, caché comme moi, amant adultère, dans les
halliers de la petite case, vous eussiez pu voir aux heures de repos de
son habitation, le pauvre commandeur caresser dans la jeune négresse
l'espoir si doux de sa prochaine paternité; si comme moi vous aviez pu
surtout lire sur les traits de l'épouse coupable, le mal dissimulé que
lui causaient ces caresses dévorantes, oh! c'est alors que vous eussiez
dit, comme je me le disais à moi-même: Mort, mille fois mort et
damnation à l'amant adultère...

»Jusque-là mon criminel amour n'avait pu être soupçonné par l'époux de
Supplicia. Le mystère le plus profond avait favorisé la passion la plus
féroce... Le bon commandeur dont la joie naïve et pure augmentait à
mesure que la grossesse de l'élue de son coeur approchait de son terme,
le bon commandeur mettait toute sa joie à tresser le berceau d'osier, à
préparer la blanche layette de l'enfant promis à sa prière. Il pleurait
d'ivresse au nom qu'il donnerait à ce jeune sylphe de ses rêves dorés, à
cette couronne vivante de son amour paternel.

»Il vint cet enfant si long-temps désiré par l'innocence, si long-temps
redouté par moi si criminel... Il devait porter avec orgueil, sur son
front d'ébène, la couleur non équivoque de l'auteur de ses petits
jours... Le commandeur ne reçut rien dans ses bras crispés, qu'un
rejeton mulâtre, au lieu du rejeton nègre qu'il avait demandé au ciel
dans ses songes de nuits d'amour!

»Je ne vous dirai pas l'effroi et la surprise de Supplicia... Dans les
deux cas à ses yeux, c'était d'un enfant noir qu'elle devait accoucher:
moi nègre pour elle, le commandeur nègre aussi pour elle: la différence
des traits aurait pu seule faire soupçonner, mais sans certitude
accablante, la vraisemblance de la paternité... mais la différence des
couleurs, comment l'expliquer? Juste Dieu!...

»Supplicia fut anéantie, confondue... Le commandeur repoussa loin de lui
et la mère qu'avait souillée le contact d'un homme blanc, et l'enfant
maculé de sa teinte originaire... Le malheureux nègre devint la fable,
la risée des plus vils esclaves qui étaient bien aises de punir en lui
la confiance vertueuse avec laquelle il avait tressé le berceau, préparé
la blanche layette du petit noir qu'il croyait avoir...

«Supplicia, esclave du bon nègre qu'elle avait trompé, fut vendue à la
ville par le commandeur redevenu son maître à elle; mon enfant fut aussi
vendu avec sa mère, attaché au sein flétri de sa mère... Je ne revis
plus ni l'un ni l'autre. La solitude m'était devenue pénible dans les
premiers mois de mon exil sauvage: elle me devint nécessaire après le
dernier de mes malheurs. Un mois encore je remplis les bois de mes
plaintes et de mes gémissemens, et j'aurais succombé, je crois, à tant
de douleurs, si un hasard heureux ou fatal, car je ne sais encore quel
nom donner à ce diable de hasard, ne m'avait pas fait retrouver et
l'enfant et la mère.

»Il y a quatre jours, qu'une battue fut ordonnée par le Gouverneur, aux
chasseurs de montagne, pour inquiéter le grand nombre de nègres marons
qui s'étaient réfugiés dans le morne que j'habitais... Les cris barbares
et les coups de fusil de ces braconniers de gibier humain, me
réveillèrent le matin sous l'arbre à l'abri duquel j'étais accoutumé à
demander à la nuit quelques restes éparpillés de sommeil... L'épouvante
me fit fuir, et j'étais tellement troublé que je me dirigeai, en
courant, du côté de la demeure des hommes. Une habitation se présenta
sur ma route, et près de cette habitation une négresse portant un
enfant, m'aperçut. Au cri qu'elle jeta en me voyant, je tournai la tête
vers elle: c'était Supplicia et mon fils... La nature fut plus forte que
la peur, plus forte que l'amour de ma propre conservation... J'oubliai
le tonnerre qui grondait sur ma tête, et ma lèvre frémissante alla se
coller sur le front de mon fils!...

»Le mystère jusqu'alors impénétrable, le mystère de la couleur réelle de
ma race et de mon origine naturelle, cessa pour Supplicia... Dans le
mois de vie errante qui avait suivi ma fuite de la petite case du
commandeur, j'avais négligé de me barbouiller le corps de ce liquide
ébène qui auparavant avait favorisé mon déplorable incognito et ma
criminelle séduction. La pluie délavante des mornes, le soleil
torréfiant de la cime des montagnes, la rosée des nuits et l'haleine
délétère des vents, avaient rendu à quelques parties de mon épiderme sa
nuance primitive... Supplicia, en attachant avec attention, avec
surprise, avec amour même encore, ses regards pénétrans sur moi, devina
le stratagème qu'il n'était plus temps, qu'il serait devenu inutile de
lui cacher... L'homme blanc, enfin, s'avoua à la négresse, à la brune
négresse, à la mère du plus joli enfant mulâtre dont le soleil ait pu
éclairer encore la jeune face.

--Et qu'êtes-vous devenu après avoir retrouvé Supplicia et votre fils?

--Supplicia, toujours la même, m'a caché à tous les yeux... Ces vêtemens
simples, mais propres, ce déguisement modeste, mais sûr, sous lequel je
me suis hasardé à me présenter à vous, c'est encore elle qui me l'a
trouvé... J'ai appris que vous veniez d'arriver à Saint-Pierre... J'ai
chargé Supplicia de s'informer de vous, de votre demeure, de l'heure à
laquelle, protégé par l'ombre du soir, je pourrais venir vous parler, et
c'est à Supplicia que je dois le bonheur de vous avoir revu. Vous serez
encore mon ange sauveur.

--Votre ange sauveur! sans doute je ne demande pas mieux que de vous
obliger et de vous être utile; mais je ne vois pas de quelle manière
nous pourrions nous y prendre pour...

--Oh! oui, vous me sauverez; c'est par vous que je tiens à être sauvé,
et vous êtes le seul homme à qui je puisse faire l'honneur de réclamer
un service; car je croirais trop humilier le juste orgueil que l'on doit
conserver dans l'infortune, en m'adressant dans ma misère, à l'un de ces
misérables qui m'ont réduit à l'état dans lequel vous me voyez plongé.

--Diable! Mais savez-vous qu'avec la meilleure volonté du monde, le cas
est encore embarrassant! d'abord il est impossible que vous vous
exposiez à rester long-temps à la ville, votre présence ne pourrait
tarder à y être découverte...

--Rester à la ville: j'aimerais cent fois mieux me jeter à l'eau: l'onde
qui noie et qui ensevelit, est encore plus hospitalière que la tourbe
insensée qui flétrit le coeur d'un mot ou qui le transperce d'un
sarcasme.

--Ensuite vous ne pouvez guère espérer, même en gagnant du temps, de
pouvoir vous montrer un jour sans danger aux créanciers qui vous
poursuivront jusqu'à ce que vous les satisfaisiez.

--Les satisfaire, les monstres! quand j'aurais de l'or plein tout
l'univers, et que je les verrais mourir faute d'un sou, ils mourraient
les infâmes, ils mourraient tous, c'est moi qui vous en donne ma parole
de proscrit, et la parole d'un proscrit est sainte et sacrée...

--Et comment donc faire? Tâchez de votre côté de trouver un parti que
nous puissions adopter...

--Oh! c'est vous qui en trouverez un: à vous en reviendra la gloire. Je
vous en supplie, cherchez, cherchez bien... La bienfaisance est
ingénieuse: elle sait trouver, elle, quand la voix du malheur demande,
quand la larme suppliante du persécuté inonde ses mains: Oh! oui, vous
trouverez. Mais si ce n'était pas encore assez pour votre noble coeur,
d'un père qui supplie et d'un homme qui pleure, je suis bien sûr que
vous ne pourriez pas résister à la vue de l'enfant pour qui il implore
et de la mère infortunée qui vient aussi crier grâce et merci pour
l'enfant, grâce et merci pour le père et pour la femme qui a porté
l'enfant dans son sein!...»

Le Banian, en finissant cette touchante exhortation, fait un pas vers la
porte qui s'ouvre sous sa main agitée, et saisissant par le bras une
négresse qui tenait un jeune enfant sur sa hanche, il s'écrie: «Tenez,
les voilà les êtres pour qui j'implore votre humanité: Supplicia, tombez
avec mon fils aux genoux de notre libérateur...»

Je n'eus que le temps de prévenir le mouvement que se disposait à faire
la négresse pour obéir à l'ordre de son amant, beaucoup plus sans doute
que pour m'attendrir en prenant une posture suppliante dont elle ne
paraissait pas trop bien deviner encore le motif... Je fus obligé de me
donner toutes les peines du monde et d'employer presque l'autorité que
me donnait ma position à l'égard de mon protégé, pour lui faire renoncer
à l'envie qu'il avait de faire tomber Supplicia à mes pieds...

Mon homme ayant pris probablement les observations que je venais de lui
faire sur la difficulté de sa position, pour un indice du peu de bonne
volonté que je pouvais avoir de l'obliger, avait jugé à propos de faire
jouer les grands moyens pour vaincre mon indifférence supposée à son
égard, et comme, selon toute apparence, en entrant chez moi il avait eu
le soin de laisser Supplicia à ma porte, pour produire au besoin l'effet
théâtral sur lequel il avait fondé peut-être le dernier espoir de sa
démarche, il venait d'employer sa ressource extrême, de jeter son ancre
de miséricorde.

Le coup de théâtre ne réussit au reste que fort imparfaitement, soit
qu'il eût été mal préparé, soit que Supplicia ne fût pas assez bien
pénétrée de son rôle pour faire valoir le personnage dont elle avait été
chargée... Cette pauvre fille, au lieu de prendre un air désespéré et
d'élever vers moi un regard suppliant en se prosternant à mes pieds,
comme l'aurait voulu Baniani, se mit tout bonnement à me saluer avec
assez de gaieté en entrant dans ma chambre, et à me dire avec cet accent
dolent et ce ton rieur qu'ont presque toutes les jeunes négresses:

«_Bon soué, moushé! Comment ça ous qu'allé, maître?_»

(Bonsoir, monsieur. Comment allez-vous, comment vous portez-vous,
maître?...)

Le Banian dissimula fort adroitement le dépit que devait lui causer
l'air d'insouciance de sa négresse... Il parut même promener sur elle et
sur son petit mulâtre, des regards à la fois attendris et affligés...

Quant à la naïve Supplicia, beaucoup plus occupée des objets nouveaux
qu'elle voyait dans l'appartement que de la cause qui avait amené son
amant chez moi, elle n'eut rien de plus pressé, après m'avoir salué, que
de faire le tour de la chambre en élevant son enfant sur ses bras pour
lui montrer les _petits mondes_ (les figures) qu'elle remarquait sur
deux ou trois méchantes gravures suspendues à la tapisserie...

Le vainqueur de cette noire beauté ne m'avait pas au reste trompé dans
le tableau presque séduisant qu'il m'avait fait des charmes de sa
conquête. Supplicia était une des plus jolies négresses que l'on puisse
voir, et s'il m'avait paru possible qu'un blanc s'amourachât d'une
esclave africaine, j'aurais, je crois, pardonné à mon Banian la
tendresse qu'il me disait éprouver pour la mère de son fils.

Le luron s'apercevant de l'intérêt avec lequel je contemplais
l'insouciance ingénue de Supplicia et les innocens cris de joie que
jetait son enfant dans le moment même où le sort du père pouvait
inspirer de si vives craintes, le luron, dis-je, crut devoir profiter de
cet instant pour redoubler de sollicitations...

«Vous ne me laisserez pas tomber dans les mains de mes persécuteurs, me
répétait-il: c'est toute une famille qui a mis ses destinées sous la
sauve-garde de votre humanité. Songez aux trois heureux que vous pouvez
faire, et rassurez le coeur d'un père, car il a besoin d'être rassuré
son coeur!

--Écoutez, lui dis-je au bout de quelques minutes de réflexion: il faut
que vous quittiez la colonie: c'est là une des nécessités de votre
position.

--Je ne demande pas mieux.

--Mais que vous la quittiez seul, si c'est possible...

--C'est toujours ce que j'ai pensé.

--Je dis si c'est possible; car aujourd'hui vous savez combien il est
difficile de sortir du pays en bravant la sévérité des arrêts du
gouverneur et en trompant la surveillance des agens de l'autorité et des
créanciers intéressés à se saisir de la personne de leurs débiteurs.

--Oui, je le sais, et sans ces difficultés, il y a long-temps que
j'aurais été chercher ailleurs un refuge contre l'avidité carnivore de
mes vampires. Mais vous vaincrez ces difficultés, vous, car les
ressources de votre imagination égalent la générosité de votre coeur...
Et quelle reconnaissance aura pour vous cette bonne et chère
Supplicia... Vous l'aurez sauvée aussi, elle et son enfant ne partiront
pas.

--Ah çà, entendons-nous un peu; Supplicia elle et son fils...

--C'est bien comme cela que je l'entends: je partirai seul pour plus de
prudence et de facilité.

--Et comment alors pensez-vous que j'aurais sauvé Supplicia et son
enfant en vous offrant les moyens d'échapper à vos créanciers? Je
conçois bien l'intérêt que vous avez à partir au plus vite d'ici; mais
je ne m'explique pas aussi bien le désir que peut avoir votre négresse à
se séparer de vous?

--Oh! quand j'ai dit que vous sauveriez toute la famille en me
facilitant les moyens de partir seul, j'ai voulu exprimer la
satisfaction morale qu'éprouverait Supplicia une fois qu'elle me saurait
hors de danger. Comme elle ne vit en quelque sorte que pour moi et son
fils, j'ai cru pouvoir dire que me sauver serait la sauver elle-même, la
sauver moralement enfin en même temps que moi. Vous entendez bien,
n'est-ce pas?

--Oui, j'entends fort bien que vous voulez vous sauver le plus tôt
possible vous d'abord... J'y songerai du reste... Mais comme il est déjà
tard, que le temps est affreux et qu'à l'heure qu'il est il me serait
impossible de voir les gens à qui probablement il me faudra parler pour
trouver un moyen ou exécuter un plan quelconque, allons nous reposer
jusqu'à demain. Vous allez rester dans cet appartement avec votre
négresse et son fils, car je serais bien embarrassé de vous trouver un
lit dans la maison sans risquer d'éveiller quelques dangereux soupçons.
Il y a au surplus un canapé et des nattes ici: cela vous suffira pour
une nuit... Dormez si vous pouvez, ou pensez à quelque chose que nous
puissions entreprendre pour votre évasion. Moi, de mon côté, je vais
chercher dans ma tête le meilleur moyen que mon imagination m'offrira
pour vous tirer d'embarras... Reposez-vous en attendant; ici, vous le
savez, vous êtes en lieu de sûreté et à l'abri de toute violence, si ce
n'est à l'abri de toute indiscrétion au milieu des bavardes de
mulâtresses que vous avez dû rencontrer en entrant, sur le seuil de la
porte.

--Non, par bonheur, je n'ai rencontré personne en venant chez vous; et
c'est là encore un présage que j'ai accepté comme un gage de succès!

--Puisse cette confiance ne pas vous tromper: je le désire de tout mon
coeur... Bonsoir!...

--Ah! ce coeur est si bon qu'il ne désire jamais que le soulagement de
l'infortune, et le ciel, s'il est juste, doit lui accorder ce qu'il
souhaite.

--C'est bien. Bonsoir donc. A demain! Bonsoir Supplicia!

--Bon soué moushé. Qu'a souhaité bonne nuit ba ous.

--Une faveur encore, mon cher monsieur, que vous ne me refuserez pas.
Embrassez mon enfant: le malheur a ses superstitions: j'ai dans l'idée
que cela portera bonheur à mon fils.»

Il me fallut embrasser le petit mulâtre qui dormait déjà. Supplicia, en
me présentant le front de son marmot pour me le donner à baiser, ne put
s'empêcher de rire comme une folle, en me montrant les dents les plus
blanches entre ses lèvres de jais... Le Banian dissimula encore le dépit
que devait lui causer l'hilarité fort mal placée de sa maîtresse.

Je les laissai tous deux en face l'un de l'autre dans des dispositions
d'humeurs aussi différentes, et j'allai me coucher.




XV

        D'où est-il venu? où était-il caché? par où a-t-il passé?

        (Page 295.)

Le capitaine Invisible;--un camarade de lycée;--une évasion.


Le lendemain je sortis avec le jour naissant, pour réfléchir, tout seul,
au moyen le plus prompt et le plus sûr de faire partir mon homme de la
colonie: c'était là le meilleur parti que j'eusse à prendre dans son
intérêt et pour me débarrasser de lui. Mais la rigueur avec laquelle on
visitait tous les navires et les caboteurs qui appareillaient de l'île,
rendait l'exécution de mon projet assez difficile. Aucun capitaine,
aucun patron n'aurait voulu, j'en étais bien sûr, engager la
responsabilité qu'on eût pu faire peser sur lui, pour me rendre le
service d'embarquer par-dessus le bord, un fugitif de l'espèce de mon
Banian. Le jeter du fond d'une pirogue dans une colonie voisine, aurait
été peut-être une tentative praticable; mais quels reproches n'eût-on
pas été en droit de m'adresser plus tard, si l'indiscrétion si naturelle
à mon protégé, m'avait exposé quelque jour à la dangereuse révélation du
mystère de son évasion! Diable d'homme, me disais-je, en me promenant
tout préoccupé sur les quais du port: il faut justement qu'il soit venu
à moi pour m'embarrasser de son malheur et de la folle complaisance que
j'ai de vouloir le tirer de ce mauvais pas!

Un coup de canon de partance vint, au soleil levant, m'arracher à mes
méditations sur les embarras de ma position et la facilité de mon
caractère trop obligeant.

Ce coup de canon venait d'être tiré par un corsaire Buenos-Ayrien qui,
depuis quelques jours, nous était arrivé, on ne savait trop pourquoi,
sur rade. Il rappelait son équipage à bord depuis quarante-huit heures,
pour rallier tout son monde afin d'appareiller le lendemain ou le
surlendemain pour aller on ne savait encore où.

Ce corsaire, que j'avais déjà remarqué avec les autres curieux de l'île,
était un grand brick de dix-huit à vingt canons, équipé, tenu, peigné,
épinglé comme un bâtiment de l'État, et commandé, disait-on, par un
jeune et vaillant marin français, que l'on ne désignait que sous la
dénomination assez étrange du _capitaine Invisible_. Le nom du navire
lui-même n'était guère moins singulier que celui de son commandant: il
s'appelait _l'Oiseau-de-Nuit_!

Parbleu! pensai-je en saisissant au bond une des idées que venait de
faire jaillir dans ma tête la lueur du coup de canon de partance, si le
_capitaine Invisible_ consentait à recevoir à son bord un bandit de
plus, il me rendrait là un bien bon service! Il lui serait si facile, à
lui, d'enlever sans inconvénient de la colonie, l'homme que je me suis
mis sur les bras, qu'il ne demanderait peut-être pas mieux que de se
charger de la corvée, moyennant une honnête rétribution... Allons de ce
pas même trouver le _capitaine Invisible_, et nous verrons ce qu'il nous
dira.

Je demandai au premier passant que je rencontrai, la demeure du
capitaine. Son nom avait déjà acquis une telle popularité dans la ville
depuis les quelques jours de son arrivée, que les nègres avaient fait
une chanson sur lui et sur ses exploits, sans connaître probablement
beaucoup plus ses faits d'armes que sa personne. Il ne me fut donc pas
très difficile de me faire indiquer la demeure du fameux capitaine.

_L'Invisible_ était descendu dans une des plus jolies maisons de la
place de Mouillage, maison qu'il avait louée pour lui seul pendant le
temps de sa relâche à Saint-Pierre.

A la porte du logis qui m'avait été montré du bout du doigt, je vis deux
très beaux chevaux de selle, tout prêts à recevoir leurs cavaliers, et
que tenait roide par la bride, un petit nègre fort gentil, vêtu en
jockey anglais.

Un homme à la taille élancée, au maintien élégant et en costume de
cavalier fashionable, s'était montré de loin à moi, la cravache à la
main; et après avoir jeté un coup d'oeil de maître sur les coursiers,
était rentré dans la maison avant que je fusse assez près de lui pour
bien voir sa figure.

Je demandai le _capitaine Invisible_ à une grande fille de couleur,
placée debout sur le seuil de la porte...

«Le voilà qui va partir pour la promenade, me répondit la grande fille.

--Qu'est-ce qui me demande là? s'écria, du fond de l'allée, une voix
dont la vibration produisit sur moi l'effet le plus extraordinaire.

--C'est un monsieur qui désire parler à M. le capitaine, dit la jeune
habituée du logis.

--J'y suis à l'instant; qu'on fasse entrer dans le salon.»

J'entrai donc dans le salon en attendant que le capitaine me fît la
faveur de m'entendre, car c'était lui qui venait de parler. Le temps qui
s'écoula avant son arrivée me permit, au reste, d'examiner un peu
l'appartement dans lequel je me trouvais pour la première fois. Des
persiennes chinoises descendant sur quatre larges fenêtres empêchaient
le soleil de pénétrer entre leurs réseaux, en laissant la brise du matin
seule exhaler sa fraîcheur à travers leurs mobiles dessins de fleurs.
Deux ottomanes de crin, des fauteuils de très bon goût, des glaces et un
piano à queue, complétaient l'ameublement élégant de cette salle
d'attente.

Quand le capitaine parut à mes yeux, je le reconnus, malgré
l'incertitude du demi-jour vert que les persiennes jetaient dans
l'appartement, pour l'homme que j'avais aperçu de loin, jetant un
coup-d'oeil sur ses chevaux de course. Il me salua gracieusement en
s'excusant, en des termes choisis et d'un ton tout-à-fait de bonne
compagnie, de m'avoir fait attendre si long-temps. «Donnez-vous donc la
peine de vous asseoir, monsieur, pour que nous puissions parler de
l'objet qui me procure l'avantage de vous recevoir... Mérilla! Mérilla!

--Plaît-il, monsieur le capitaine? répondit en se présentant encore la
belle et grande fille.

--Faites lever un peu ces persiennes du côté du jardin, là, du côté où
le soleil ne donne pas encore. On n'y voit goutte dans ce petit salon.
Eh bien! monsieur, maintenant vous me voyez tout disposé à vous entendre
et à vous... Eh! bon Dieu, s'écria en s'interrompant tout-à-coup
_l'Invisible_, dès que l'élévation des persiennes lui eut permis de voir
mes traits; est-ce que nous n'avons pas déjà eu le plaisir de nous
connaître?

--Mais effectivement, il me semble!... m'écriai-je à mon tour, en
examinant de plus près la figure de mon interlocuteur.

--Et oui; pardieu! c'est toi, mon brave camarade de classes et de
fredaines. Le coeur ne se trompe jamais dans ces sortes de
reconnaissances-là: c'est toi... embrassons-nous provisoirement...

--Comment, il serait possible que ce fût... Mais oui! c'est bien toi,
mon bon et vieil ami. Embrassons-nous plutôt deux fois qu'une.»

A la suite de cette reconnaissance et du double embrassement qu'elle
entraîna, arrivèrent les épanchemens de l'amitié, les questions et les
confidences. Mon ancien camarade Ramont, car c'était le nom qu'il
portait au lycée, me demanda d'abord ce que je faisais à la Martinique.
Je lui racontai en quelques mots ma vie depuis qu'à l'âge de quatorze ou
quinze ans, nous nous étions perdus de vue tous les deux. Ensuite, ce
fut à lui de parler, et je me disposai à l'écouter avec d'autant plus de
plaisir, que je m'attendais au récit de quelques-unes de ces bonnes
aventures dont une existence comme la sienne avait dû être semée. Mais
avant de satisfaire ma curiosité, mon ami jugea à propos de donner
quelques ordres aux gens de sa maison, en appelant encore Mérilla!...
Mérilla parut.

«Mérilla, monsieur déjeune et dîne ici. Agissez en conséquence... Dites
à mon jockey, au petit William, de desseller mes chevaux. Je n'irai pas
à la promenade aujourd'hui; n'oubliez pas aussi que, pour le moment, je
n'y suis pour personne.»

La grande fille sortit. Mon ami reprit la conversation qu'il avait un
instant interrompue pour dicter ses ordres, et bientôt il arriva ainsi
au commencement de son histoire:

«Tu dois te rappeler qu'au lycée, j'étais un bon élève, assez soumis,
passablement exact, mais d'un caractère un peu fantasque, plus enclin
aux amusemens et aux plaisirs périlleux, qu'aux jeux paisibles et aux
récréations paresseuses. Mes parens me destinaient au service militaire;
et moi, pour ne pas trop contrarier le goût de ma chère famille, et pour
en faire un peu à ma tête, je me fis marin. L'apprentissage du métier,
presque toujours si pénible pour les autres, ne fut pas très rude pour
moi, parce que j'apportai beaucoup de bonne volonté dans un noviciat qui
satisfaisait mes penchans. Vers la fin de la guerre, je naviguais en
course déjà comme second, et la paix me trouva ou me surprit capitaine
de corsaire, à vingt-et-un ans.

»J'avais gagné quelque peu d'argent à ce métier-là: mais le goût que,
même dans l'exercice de ma rude passion, j'ai toujours eu pour un
certain luxe, ne me permettait pas de rester long-temps inoccupé... La
marine marchande m'offrait bien une carrière que j'eusse pu parcourir
tranquillement, mais quand on a tâté de la course, les voyages à la papa
sur mer me paraissaient bien fades, bien insipides. Je sentais
parfaitement que l'Europe ne pouvait pas tout exprès recommencer la
guerre pour moi, afin de m'offrir l'occasion d'exercer l'état qui me
convenait le mieux. Je m'informai s'il n'y avait pas, dans quelque coin
du monde, deux nations qui se battissent entre elles sur mer, et
j'appris bientôt que les colonies espagnoles insurgées, livraient encore
quelques escarmouches sur l'eau aux bâtimens qu'elles pouvaient
rencontrer naviguant sous le pavillon de leur ancienne métropole.

»Je pouvais me faire Espagnol métropolitain et fidèle, ou Espagnol
colonial et révolté. J'avais le choix. Mais la révolte m'alla mieux que
la fidélité. D'ailleurs, pour s'introduire dans le corps déjà organisé
de la noble et antique marine espagnole, il aurait peut-être fallu des
titres ou des protections. Chez les colons insurgés, il y avait une
marine à former, et l'on est moins difficile sur le choix, quand on
manque de tout. Je me fis donc Buenos-Ayrien sans en rien dire à
personne, sans même, je crois, en informer la nation dont il m'avait
pris fantaisie de devenir le sujet et le très humble serviteur.

»Il faut te dire aussi que la recommandation que je portais avec moi, ou
plutôt qui me portait elle-même en arrivant dans la Plata, était assez
propre à me faire accorder la naturalisation de citoyen argentin, sans
autre forme de procès.

»Je mouillai à Buenos-Ayres, pour mon début, avec une goëlette de
quatorze canons, que j'avais fait construire à Bayonne, en intéressant
dans l'opération qui m'était venue dans l'idée, tous ceux de mes amis
qui avaient de l'argent et l'envie de placer leurs fonds à gros
intérêts.

»Tout jusqu'ici m'a réussi au-delà de mes espérances et de celles des
actionnaires qui m'avaient confié la gestion de l'opération. J'ai fait
la guerre aux Espagnols, et peut-être bien même, par erreur, à quelques
autres nations maritimes, avec le bonheur le plus constant. Je pourrais
presque dire que depuis trois ans enfin, j'ai navigué en bas de soie et
en pantoufles, car la mer n'a encore été couverte pour moi que de
fleurs, de parfums et d'or. La terre au reste, avec ses délices, ne m'a
jamais endormi sur ses roses, et j'ai su concilier toujours, par un
accord heureux, mes goûts pour le luxe et les plaisirs recherchés, avec
l'activité et l'ordre nécessaires à ma profession. Aujourd'hui, comme tu
le vois, je commande le plus beau corsaire de la république, et je
pourrais même ajouter toute la marine buenos-ayrienne, résumée dans mon
seul navire. Je fais ce que je veux; je m'arrête où je me trouve bien;
je pars quand bon me semble pour aller où il me plaît, et avec cela, ma
foi, j'ai le bon esprit et la saine philosophie de me croire heureux et
de vivre content.

--Eh quoi, mon cher Ramont, ta vie, qui me paraissait avoir dû être si
aventureuse, s'est bornée à ces événemens si simples et si naturels?

--Eh! mon Dieu oui, mon ami: il ne faut pas toujours croire que, parce
que l'on est corsaire, on mange les hommes tout crus et les femmes sans
se donner la peine de les éplucher de leurs vêtemens... Mais tiens, tu
viens de m'appeler là par mon ancien, par mon vrai nom, et tu ne saurais
croire le plaisir que tu m'as fait! Il y a si long-temps que ce nom si
rempli de tant de doux souvenirs d'enfance, n'avait retenti à mes
oreilles!

--Ah! c'est vrai, on ne te connaît ici que sous la dénomination du
_capitaine Invisible_. Mais dis-moi donc un peu, puisque nous en sommes
sur ce chapitre, la signification énigmatique attachée à ce nom
singulier?

--Sottise que tout cela, sottise, mon ami! C'est un conte populaire, une
superstition même que l'on a bâtie sur une fable. A propos, tu étais
venu, sans te douter que tu me connusses, me trouver pour quelque chose,
n'est-ce pas?

--Oui, je t'expliquerai cela plus tard. Mais maintenant, je t'avouerai
sans détour que je serais bien aise d'apprendre pour quelle raison on
t'a surnommé _l'Invisible_.

--Eh, bon Dieu, je me suis tué à le crier à tout le monde, et personne
ne m'a cru; on a mieux aimé ajouter foi à une absurdité qui tendait à me
faire passer pour un être extraordinaire, qu'à une farce qui expliquait
tout naturellement une chose fort commune. O les hommes! les hommes!
est-ce donc imbécile, les hommes!... N'est-il pas vrai? Mais ton
affaire, voyons un peu?

--Après la confidence que j'attends de ton amitié, tiens, je suis
peut-être en ce moment aussi imbécile que les autres, et plus indiscret
encore sans doute; mais j'attends...

--Allons, voyons donc mon histoire miraculeuse pour la centième fois! Tu
vas voir combien est vulgaire l'origine des plus beaux surnoms en
général, et de celui de ton ami en particulier.

»Imagine-toi que, commandant un corsaire mouillé aux îles
Sainte-Catherine, je me trouvais à terre au moment où tout annonçait un
coup de vent prochain. Comme il faisait nuit quand l'apparence soudaine
du mauvais temps m'engagea à retourner tout de suite à mon bord, et que
je ne rencontrais personne, pas même un nègre sur le rivage pour m'y
conduire, je pris le parti de sauter tout seul dans un misérable rafiau
que je détachai sans peine de la plage, et avec lequel, au bout d'une
demi-heure, en tirant comme un perdu sur mes deux pagaies, je parvins à
me rendre le long de mon navire. Le bruit que mes gens faisaient à bord
en prenant les dispositions nécessaires contre la tempête qui se
préparait, les avait empêchés d'entendre le clapotement de mon rafiau et
de remarquer mon arrivée. Je profitai de ce moment de confusion pour
grimper par l'arrière sans être vu, en envoyant d'un coup de pied mon
rafiau en dérive, et une fois sur le pont en descendant, d'un autre coup
de pied, tranquillement dans ma chambre.

»La tempête se déclare et devient si furieuse, que mon corsaire est
enlevé au large par l'ouragan, qui vient de casser ses câbles. Le second
du navire, chargé de la responsabilité des événemens en mon absence, se
lamentait de me savoir à terre.

»Si encore, dans notre malheur, le capitaine était là, disait-il, eh
bien, je me moquerais de la perte du corsaire, si nous devons nous
perdre.--Oui, répétaient tous mes matelots rassemblés sur le pont, si le
capitaine, au moins, était avec nous!... Ah! pourquoi n'y est-il pas,
lui!...--Eh bien! qu'y a-t-il, m'écriai-je en sortant de ma chambre, où
je m'étais tenu caché, et en leur faisant entendre ma voix au sein de la
nuit et de la tourmente, c'est moi que vous demandez; mais ne suis-je
donc pas avec vous?

»Ces paroles, prononcées d'une voix tonnante et dans un pareil moment,
produisirent sur tous mes matelots l'effet le plus surprenant. Il
semblait que je fusse descendu des nues enflammées, au milieu d'eux,
pour les secourir dans la tempête... D'où est-il venu? Où était-il? par
où est-il passé? se demandaient-ils les uns aux autres, avec joie
d'abord, avec surprise ensuite, et puis enfin avec une espèce de terreur
superstitieuse. Mon second, tout ébahi, osait à peine en croire ses
yeux; mes officiers ne m'approchaient presque plus que comme un miracle.
Je donnai pendant l'ouragan les ordres nécessaires; ma manoeuvre
réussit, le navire fut sauvé, et quand, au bout d'un ou de deux mois de
croisière, je revins à Buenos-Ayres, chargé d'un peu de butin espagnol,
tout mon équipage s'empressa de proclamer mon invisibilité, fondée sur
mon apparition subite à bord pendant le coup de vent de
Sainte-Catherine. De là, les contes, fables et romans que le _siècle_,
que les _contemporains_ ont faits sur le compte de ton serviteur. Hein!
quand je te le disais, qu'excepté nous, c'était bien bête les hommes?

»L'envie de m'amuser un peu de la surprise de mes gens, m'engagea à leur
cacher quelque temps le mystère de mon arrivée à bord. Mais eux
s'avisèrent de prendre la plaisanterie au sérieux, et quand je voulus
leur expliquer mon prodige, il n'était plus temps. La crédulité s'était
emparée de l'aventure pour lui faire peut-être courir un jour les quatre
parties du globe.

»Un malheur, comme tu le sais, ne va jamais sans l'autre; et le hasard
se chargea d'ajouter encore un autre motif à celui qui, déjà, m'avait
fait passer pour un homme fort raisonnablement extraordinaire. Une nuit,
étant en cape sur un autre bâtiment, avec un temps épouvantable, un coup
de mer tombe à bord, balaie mon pont, défonce tous mes bastinguages et
m'enlève, moi qui te parle, avec cinq ou six de mes hommes qui se
noient. Plus heureux ou plus adroit que ces pauvres diables, au lieu de
me laisser engloutir par la mer, je saisis une des sauve-gardes du
gouvernail, et Dieu aidant, je grimpe par l'arrière sur le pont, où le
coup de mer venait de jeter le désordre... Tout autre, peut-être, se
serait empressé de répondre: _me voilà!_ aux cris de l'équipage qui
hurlait: _le capitaine est à l'eau, sauvons le capitaine!_ Plus calme,
plus philosophe que cela, moi je me contentai de descendre, à pas de
loup, dans ma chambre, de me coucher et de m'endormir, pendant que mon
second faisait mettre à la mer une embarcation, qui manqua de se perdre,
en me cherchant au milieu des lames furieuses.

»Le lendemain matin, au moment où tous mes officiers et mes matelots
encore consternés réparaient, tant bien que mal, les avaries de la nuit,
je monte, j'apparais frais et reposé sur mon gaillard d'arrière, pour
demander des nouvelles du coup de mer, et donner froidement mes ordres
souverains.

»L'aspect d'un spectre n'aurait pas, je t'assure, produit plus d'effet
aux yeux ébahis de mes gens. Je crois, Dieu me pardonne, qu'ils auraient
mis volontiers mes habits en pièces pour en faire des reliques, si
j'avais été d'humeur à me laisser traiter comme un saint... Oh! dès
lors, comme tu le sens bien, il ne me fut plus permis de nier le pacte
que j'avais passé avec le diable. Je devins, bon gré mal gré, un être
surnaturel, une espèce de démon des eaux, un bienheureux, ou un damné,
que sais-je! Le plus simple bon sens expliquait tout; on aima mieux
attribuer mes deux aventures à un miracle, et ton ami de collége est
devenu, en dépit du sens commun, et en dépit de lui-même, le _Capitaine
Invisible_, prêt à te servir en toute occasion, s'il en était capable.

»Au surplus, il ne faut pas que je me plaigne trop de l'acharnement
stupide que l'on a mis à faire de moi un être mystérieux, un personnage
cabalistique. Les contes absurdes dont j'ai été l'objet m'ont rendu au
moins ce service, que les matelots dont j'ai besoin me vénèrent presque
à l'égal d'un envoyé de l'antechrist ou du ciel. Tu ne saurais
t'imaginer même le respect fanatique avec lequel ils m'approchent,
parlent de moi, et exécutent mes moindres ordres. Aussi je puis bien
t'assurer qu'aucun capitaine n'a jamais navigué avec plus d'agrément et
d'autorité que je le fais. A terre, c'est à qui s'embarquera avec moi; à
la mer, c'est à qui m'obéira le plus servilement. D'un mot, je ferais
sauter tout mon monde dans une fournaise; d'un coup d'oeil, j'enverrais
mes cent cinquante drôles à l'abordage d'un vaisseau à trois ponts,
persuadés, qu'ils sont, qu'avec moi, pour peu qu'ils trouvent le moyen
de me contenter, il n'y a ni tempête, ni écueils, ni feu, ni abordage à
redouter, et que je suis toujours là pour parer à tous les événemens de
ce bas-monde... Mais c'est avoir jasé assez de toutes ces niaiseries...
Voyons un peu ton affaire, car tu avais une affaire qui t'amenait vers
moi. Parle, est-ce de l'argent qu'il te faut? Mon secrétaire est là.
Est-ce quelque nouvelle injustice dont tu as à te plaindre? Parle
encore: il y a chez moi des armes et de la poudre; et, cette fois, c'est
moi en personne, et non mon secrétaire qui y sera, et trop heureux
encore de pouvoir être agréable en quelque chose à l'un de mes plus
chers camarades d'enfance.»

L'accueil amical et franc que venait de me faire mon ancien camarade de
lycée, me parut, ma foi, d'assez bon augure pour le service que j'avais
à lui demander, et j'entrai de suite en matière avec _l'Invisible_, en
le priant de prendre à son bord le Banian dont je voulais me défaire.
Mais afin d'intéresser plus sûrement, en faveur de mon protégé, le
commandant de _l'Oiseau-de-Nuit_, je jugeai à propos de donner quelques
petits détails biographiques sur le compte du personnage, et voyant que
ma narration paraissait amuser mon ami Ramont, je poussai la hardiesse
jusqu'à lui raconter en peu de mots, l'exil du Banian dans les bois, et
l'histoire de ses amours avec la négresse Supplicia. Tout ce que je
savais de la vie de mon fugitif y passa, enfin. Ce n'était guère avec un
homme comme _l'Invisible_, que les petits ménagemens et les pudiques
réticences pouvaient être de saison. Il avait dû voir des choses si
extraordinaires et des individus de tant de façons dans le cours de son
existence de marin!...

Après m'avoir écouté avec attention, et je pourrais même dire avec une
bienveillance marquée, pendant près d'une demi-heure, il me demanda:

«Que sait faire monsieur ton favori?

--Mais, mon cher camarade, pour ne pas m'exposer à trop le flatter ni à
te tromper, je t'avouerai que je pense qu'il ne sait pas faire grand'
chose. Peut-être bien cependant pourrait-il hasarder un peu de
cuisine...

--Jamais, avec moi, l'équipage ni l'état-major même ne font de cuisine.
Ils la trouvent toute faite à bord des navires dont je m'empare. C'est
plus court pour moi et plus encourageant pour eux. De la viande salée
tant qu'ils en veulent, à la bonne heure; mais une nourriture
recherchée, jamais. Aussi quand ils sautent à l'abordage d'un bâtiment
où ils sentent seulement la fumée d'une chaudière, il faut voir
l'héroïque ardeur et la voracité de ces lurons-là... Ce sont des lions
que j'affame pour les jeux du cirque.

--Peste! ce que tu viens de me dire ne laisse pas que de m'embarrasser
sur le compte du drôle que j'avais à te proposer! Mais au reste, pourvu
que tu le prennes pour l'éloigner d'ici seulement et sans lui trouver
d'emploi à ton bord, je me regarderai encore comme trop heureux d'avoir
obtenu cette faveur de ton amitié.

--Non pas: cela peut t'arranger toi, mais il me faut autre chose à moi.
Il suffit que tu m'aies recommandé ce gaillard-là, pour que je tienne à
faire mieux que de le prendre ici pour le jeter là-bas, comme une mannée
de lest... Dis-moi un peu... a-t-il quelques vices essentiels? lui
connais-tu quelques mauvaises habitudes? Fume-t-il, par exemple?

--Non; je ne le pense pas du moins; car je ne me rappelle même pas
l'avoir vu une seule fois la pipe ou le cigarre à la bouche.

--A la bonne heure, car chez moi on ne fume jamais... c'est la règle.
Mais est-ce bien un de ces hommes que l'on peut appeler _carrés_, ayant
bon pied, bon oeil, belle mine et fort échantillon?

--Sous ce rapport je suis certain qu'il te conviendra. C'est ce qu'on
peut nommer même un fort beau garçon.

--Oh! sans doute, d'après toutes les folies que tu m'as racontées de
lui, il n'en peut guère être autrement. Il n'y a jamais qu'aux jolis
garçons que de semblables aventures puissent arriver. Mais dis-moi,
encore, mon ami, crois-tu qu'il soit en état de nettoyer passablement
une batterie de fusil?

--Il nettoierait plus volontiers, je suppose, une batterie de cuisine,
quelque mauvais cuisinier qu'il soit ou qu'il ait été.

--Je m'informe de cela, vois-tu, parce que j'ai un projet qui pourrait
s'accorder avec le bien que je veux déjà à ton jeune homme. Forcé de me
débarrasser à la mer, dans ma dernière traversée, d'un capitaine d'armes
incapable et mutin, la place vacante qu'a laissée cet infortuné, en
payant son tribut à l'inexorable discipline du bord, me permettrait de
faire quelque chose pour un nouveau venu qui annoncerait beaucoup
d'intelligence; et si ta créature pouvait seulement... Mais au fait, je
me trouve bien bon de t'accabler ainsi de questions, pour ne te rendre,
au bout du compte, qu'un aussi léger service, et quand surtout je puis
faire d'un mot cent fois plus que ce qu'un ami me demande!...
Écoute-moi: va me chercher ton homme; amène-le ici toi-même, entends-tu,
pour qu'il ne soit pas exposé à être saisi en route, comme un paquet de
contrebande. Ta demeure, m'as-tu dit, n'est pas éloignée de la mienne.
Va, cours et reviens, je t'attends. Mille pardons de la peine que je te
donne pour une pareille bagatelle.»

Je ne me fis pas prier deux fois, comme on le pense bien, pour courir
vers ma demeure et mettre brusquement à profit les bonnes dispositions
du capitaine. Mon entretien avec cet homme singulier avait eu lieu
pendant le déjeûner et le dîner qu'il m'avait forcé d'accepter chez lui.
Le temps qui s'était écoulé entre les momens où j'avais trouvé moyen de
lui parler de mon affaire, avait été employé en petites causeries sur
nos fredaines de collége, sur mille délicieuses petites aventures qui ne
sont jamais plus charmantes que lorsqu'elles nous apparaissent à travers
le prisme enchanteur de nos souvenirs... Les deux repas servis depuis le
matin m'avaient semblé exquis, et la conversation de _l'Invisible_ avait
fini par me captiver de manière à me faire paraître la journée tellement
courte, piquante et variée, que je me trouvai tout étonné, en sortant de
la maison, d'entendre les horloges de la ville sonner huit heures. Tant
mieux, me dis-je en marchant vers ma demeure, favorisé par les ombres de
la nuit, le Banian pourra sans aucune crainte me suivre jusqu'au logis
où sa nouvelle destinée va se régler entre le capitaine et moi!...
Pauvre garçon qui n'aura échappé aux calamités de son maronage dans les
Mornes, que pour tomber inopinément à bord d'un corsaire, et peut-être
même à bord d'un forban!

Mais ce fut quand il fallut arracher mon homme des bras de sa jeune
négresse et aux caresses de son petit enfant, que ma corvée devint
pénible! Que de larmes, de cris et de sanglots j'eus à étouffer ou à
subir pour l'entraîner si loin de ces objets si chers à son coeur
déchiré!... Jamais encore le malheureux ne m'avait autant ému... A bord
du capitaine Lanclume, il m'avait paru rempli de trop d'orgueil et
d'exaltation pour qu'il méritât d'être plaint. En arrivant à la
Guadeloupe, je l'avais vu misérable, mais plein de foi dans l'avenir et
assez heureux de ses espérances pour n'avoir pas encore besoin de pitié.
Plus tard, chez son marchand de cigarres, il me semblait avoir pris de
l'aplomb et même avoir acquis un certain degré d'insolence. Quelques
mois après son état passager de splendeur et de folie, je n'avais eu à
plaindre que son impertinence et ses profusions, et mes yeux s'étaient
détournés de lui avec plus de dégoût encore que de colère. A son retour
inattendu des Mornes, où pendant si long-temps il avait si cruellement
expié ses désordres et son bonheur d'un jour, je n'avais encore vu en
lui qu'un être plutôt souffrant des maux de la vie physique que des
émotions d'une âme bourrelée de regrets; mais, ma foi, au moment de se
séparer de Supplicia et de son fils, je crus voir dans le Banian les
signes les plus touchans de la douleur paternelle et du martyre
conjugal, et je me sentis alors réellement attendri... Ce ne fut enfin
qu'après avoir vaincu mes propres sentimens et la résistance qu'il
opposait à mes instances, que je parvins à l'entraîner loin de sa petite
famille, et non encore sans promettre à la pauvre et confiante
Supplicia, que, dans une heure au plus tard, je lui ramènerais celui
qu'elle regardait comme son époux et comme le seul appui que le ciel eût
donné à son petit mulâtre.

Nous marchâmes tous deux en causant vers la demeure du capitaine, mais
sans entrer dans aucun détail bien précis sur mes intentions et le plan
que j'avais arrêté. Rendu à la porte du salon où nous attendait
_l'Invisible_, je crus devoir inviter le Banian à me laisser parler en
particulier à celui qui voulait bien se charger de son sort et de son
avenir. J'entrai donc seul dans l'appartement de mon ami. Je le trouvai
assis près du piano, écrivant une lettre, et je remarquai que, pendant
ma courte absence, il avait changé de costume. Un long et léger manteau
d'étoffe bleu de ciel descendait de ses larges épaules jusqu'à ses
talons encore garnis de leurs éperons d'or. Un énorme chapeau de paille
soyeuse ombrageait son front et cachait à moitié son cou décolleté...

A mon arrivée il se leva, et me montrant le mot qu'il venait de
tracer... «Tiens, me dit-il, mon ami, lis: notre homme est là, n'est-ce
pas? c'est bon. Je lui remettrai ce billet avec lequel il se rendra à
bord dans le canot que nous allons appeler à terre pour l'enlever au
rivage, où la banqueroute, les créanciers, les jolies femmes
et les chasseurs de nègres marons l'ont si joliment et si
singulièrement houspillé. Mais lis, mon ami, lis; c'est une lettre de
recommandation...» Je lus:

  «M. le second de _l'Oiseau-de-Nuit_ fera reconnaître le porteur de la
  présente en qualité de _capitaine d'armes_. Des effets lui seront
  remis à bord, où il restera consigné jusqu'au départ.

  _Moi!_»

«Pour mener la chose promptement, comme j'en ai l'habitude, ajouta
_l'Invisible_, partons de suite avec ton homme, ou plutôt avec ta pièce
d'arrimage. C'est ainsi qu'il faut emballer les gens avec ponctualité,
sans faire de bruit et sans provoquer surtout le scandale des fidèles.
Appareillons.»

Nous sortîmes tous les deux. Le Banian nous suivit, et notre petit
cortége nocturne s'achemina de la maison du capitaine vers le rivage de
la Belle-Vue, l'endroit de la rade le plus rapproché du mouillage où
flottait silencieusement _l'Oiseau-de-Nuit_.

Pendant ce trajet, qui ne dura qu'un demi quart d'heure au plus, nous
échangeâmes à peine quelques mots entre nous trois, sur la beauté de la
soirée, l'apparence de la nuit, et la clarté de la lune, qui
blanchissait déjà la cime des cocotiers sous lesquels nous allions nous
enfoncer pour arriver à portée de voix du navire. J'aurais, je l'avoue,
donné quelque chose de bon coeur pour savoir ce que pensait notre
Banian, en suivant à mes côtés ce grand inconnu enveloppé d'un manteau,
et cachant sa mâle figure sous les énormes rebords de son chapeau
espagnol. A la démarche et à la mine du pauvre fugitif, on l'eût plutôt
pris pour un condamné que l'on ramène en prison, que pour le futur
capitaine d'armes d'un corsaire indépendant. Jamais encore, je le parie
bien, il ne s'était trouvé dans une aussi grande perplexité d'âme.

Dès que nous fûmes arrivés dans l'allée d'arbres qui bordent le rivage
où nous avions affaire, _l'Invisible_ s'arrêta le premier pour crier:
«_Oiseau-de-Nuit! Oh!_»

Une grosse voix sinistre, partie du bord, répondit presqu'aussitôt
_hola!_ à la voix retentissante que l'équipage venait de reconnaître
pour celle de son capitaine.

En moins de cinq minutes, un des canots du brick se trouva rendu à nos
pieds, avec deux fanaux, l'un sur l'avant, l'autre sur l'arrière.

«Embarquez-vous, dit le capitaine en s'adressant à _notre protégé_: vous
remettrez ce billet au second... Bonne nuit!»

A peine le Banian eut-il le temps de me prendre la main et de me la
serrer avec une expression de reconnaissance et d'effroi que je ne
compris que trop bien. Le canot venait de l'emporter tout tremblant,
tout bouleversé, à bord du mystérieux corsaire.

Je ne savais en vérité pas, en ce moment, si je devais remercier mon ami
_l'Invisible_, du service qu'il venait de me rendre, tant la position de
l'infortuné Banian me faisait encore pitié...

Je ne fus tiré des réflexions apitoyantes que me causait ce brusque
départ, que par la voix du capitaine, qui rompit le silence pour me
dire:

«Maintenant que notre petite expédition est faite, retournons en ville.
J'ai là certaine chose qui doit occuper le reste de ma soirée... Tu ne
saurais croire le plaisir que tu m'as procuré en tombant ce matin chez
moi comme une bonne fortune... Oui, c'est le mot: et plus d'une bonne
fortune, je te le jure, ne vaut pas cela... Mais je me doutais bien que
j'avais encore quelques questions à te faire. Dis-moi là, sincèrement,
tes petits affaires ici vont-elles à ta fantaisie?...

--Mieux, je te l'ai déjà répété, que jamais je n'aurais osé l'espérer.

--A la bonne heure au moins; car s'il en était autrement et que tu me
cachasses, par une gauche timidité, ou une fausse pudeur, quelques
billets difficiles à payer, quelques pénibles embarras de commerce, je
ne te pardonnerais jamais ce manque de confiance. Voilà mon genre de
susceptibilité à moi. Je cours les mers pour moi et mes amis, et si mon
état me condamne quelquefois à faire des malheureux sur l'eau, je veux
me faire pardonner les torts de mon métier, en faisant passer l'or des
infortunés que je ne connais pas, dans les mains des bons enfans que je
connais et que j'estime.»

Jamais quelque chose d'aussi étrange que mon ami Ramont, ne s'était
offert encore à ma vue!

Je l'écoutais avec une attention mêlée d'étonnement et presque
d'admiration. Il parlait avec tant d'autorité et d'éloquence à la fois,
ce diable d'homme, que je craignais en lui répondant de faire évanouir
le charme que j'éprouvais à l'entendre. Et je crois que si notre
entrevue s'était prolongée, j'aurais fini par ajouter foi, comme tous
les autres, aux contes populaires qui en avaient fait un être
surnaturel.

Les groupes de nègres, qu'il nous fallut fendre pour retourner à la
ville, vinrent nous rappeler que ce jour-là était dimanche. L'air tiède
et sonore du soir retentissait au loin du tintamarre des tambours, des
tamtams et du bruit confus des chansons improvisées par les danseurs et
les danseuses de ces bals en pleine savane; il me sembla, au milieu du
brouhaha infernal de toutes ces chansons de la joie africaine, avoir
entendu le nom de _l'Invisible_ s'élever du centre d'une troupe
délirante de nègres Ibos, les poètes les plus féconds de cette pléiade
de nations sauvages, transplantées de la Côte, sur le sol civilisé de
nos îles. Nous écoutâmes; le noir Pyndare de ces nouveaux jeux pythiques
chantait avec accompagnement de grelots et de tambourin:

    Ous ça di pas possible,
    Et moi di ous, moi vu,
    Cap'taine _l'Invisible_,
    Qu'à terre li descendu.
      Ah, Kalinda!
      Dansez chica!
    Cap'taine _l'Invisible_,
    Oui _l'Invisible_ y est là.

    Quand vent chasser navire,
    Mat'lots crié: «_Ah! ah!_
    »V'là grand brick qui chavire,
    »Et cap'taine pas là.»
      Ah, Kalinda!
      Dansez chica!
    Grand cap'taine li dire:
    Quoi ça ça y est? _Moi là!_

    Ous l'as vu, _l'Invisible_,
    Li yètes bien fanfaron.
    Mat'lots dient li terrible,
    Tites filles a dient: non, non!
      Ah, Kalinda!
      Dansez chica!
    _L'Invisible_ pas terrible,
    Quand tite fille dit: _Moi là!_

    Voix à li pas trop dire (dure)
    Quand chanté tite chanson;
    Mais quand gros canon tire,
    Voix li qu'a faire boun, boun!
      Ah, Kalinda!
      Dansez chica!
    C'est quand gros canon tire,
    _L'Invisible_ dit: _Moi là_.

J'observais attentivement la contenance de mon ami, pendant que les
poètes nègres célébraient ainsi ses faits et gestes en sa présence. Il
haussait les épaules en souriant de dédain et en m'engageant à nous
éloigner de cette cohue au milieu de laquelle il aurait pu finir par
être reconnu, malgré l'ampleur du manteau et de la coiffure qui le
cachaient à tous les yeux. Au moment où nous faisions quelques pas pour
nous écarter des danses, un noir tout suant, tout haletant, vint
l'aborder en le saluant par son titre de commandant.

«Ah! c'est toi que j'ai envoyé hier avec une commission au Fort-Royal,
lui dit _l'Invisible_ dès qu'il l'eut reconnu à la lueur des torches
qu'agitaient les nègres danseurs.

--Oui, commandant, lui répondit le messager nocturne. J'ai couru tant
que j'ai pu, et me voilà avec la nouvelle...

--Eh bien! parle, tu peux tout dire devant monsieur.

--En ce cas, commandant, je vous annonce que le brick _le Scorpion_ ne
partira du Fort-Royal pour la Côte-Ferme, que dans trois jours au plus
tôt...

--Dans trois jours au plus tôt, répéta _l'Invisible_ d'un air
méditatif... Dans trois jours... C'est justement ce qu'il me fallait...
Tiens, nègre, voilà pour ta course à travers les Mornes... Et si tu dis
un mot avant demain soir... eh, bien! ma foi... tu n'en diras pas
deux... Trotte, trêve de remercîmens, va boire, et laisse-nous
tranquilles.»

A peine venait-il de terminer avec son émissaire, qu'une petite
négresse, qui me semblait nous avoir suivi depuis quelques minutes, tira
mystérieusement mon homme par le pan de son manteau. Surpris de se
sentir abordé aussi familièrement, le capitaine se retourne
brusquement... _Maîtresse moué_, lui bégaie tout bas la discrète
messagère, _qu'a voulé parler ba ous_...

«Ah! c'est toi, petite sotte, arrive donc, répond _l'Invisible_, je
t'attendais depuis une heure. Pardon, mon ami, me dit-il en me serrant
la main. Demain au soir j'appareille, et je ne te reverrai peut-être
plus. Mais compte bien que je ferai pour le jeune homme que tu m'as
confié, tout ce que tu dois attendre de moi... Je te quitte un peu
subitement; mais, vois-tu, après avoir consacré la journée à l'amitié,
il faut bien sacrifier quelques instans de la nuit aux humaines
faiblesses... adieu donc, adieu!... C'est maintenant que ma prétendue
qualité d'_Invisible_ me serait nécessaire... Adieu, mon brave camarade,
adieu!»

Et en prononçant ces derniers mots, je vis disparaître mon fantôme,
guidé par la petite négresse, dans l'obscurité que jetaient le long des
maisons, les grands arbres de la promenade sur laquelle il venait de me
laisser, tout ébahi de lui, tout étonné du rêve qu'il me semblait avoir
fait ce jour-là...

Je ne sortis de ma longue préoccupation, que lorsque le manteau et le
chapeau du capitaine se furent tout-à-fait effacés dans l'ombre où
s'étaient perdus mes derniers regards.


FIN DU PREMIER VOLUME.




TABLE DU TOME PREMIER.


  Préface.                                                        Pag. 5

  I. Projet de voyage outre-mer;--un armateur et un capitaine;
    --pacotille;--le départ pour le Hâvre;--politesses
    commerciales.                                                      9

  II. Le port du Hâvre;--le capitaine Lanclume et son navire,
    le _Toujours-le-même_;--ma première visite à bord;--mon
    passage est arrêté;--réflexion sur l'invasion de la
    gastronomie dans le domaine maritime;--embarras pour le
    choix d'un cuisinier.                                             21

  III. Le cuisinier à l'essai;--dîner d'épreuve;--un compagnon
    de voyage à table;--l'air de la _Molinara_ interrompu;
    --élection et couronnement du cuisinier du trois-mâts
    le _Toujours-le-même_.                                            47

  IV. Un départ le vendredi de la semaine et le treize du mois;
    --incrédulité de notre capitaine;--adieux à la France;
    --réhabilitation du nom du navire;--notre cuisinier à
    l'épreuve n'a jamais navigué;--longanimité du capitaine;
    --notre premier repas en mer.                                     63

  V. Notre passagère ne fait pas encore un choix;--notre cuisine
    continue à être détestable;--dépit du capitaine;--la soupe
    disciplinaire;--le châtiment gastronomique.                       85

  VI. Notre cuisinier est romantique;--improvisation;--chute de
    poète sur le gaillard d'avant;--vague résolution.                101

  VII. Syllogisme du capitaine;--les vivres coupés;--mutinerie;
    --punition;--l'équipage pris par la famine.                      113

  VIII. Apparences de mauvais temps;--l'ouragan;--le coup de
    cape;--il faut laisser arriver;--soumission de l'équipage
    mutiné;--le voeu à la Sainte-Vierge;--un passager de moins.      131

  IX. Projet de vengeance;--confidence;--poésie;--la passagère
    a fait un choix;--demi-aveu.                                     147

  X. Saint-Pierre-Martinique;--aspect des colonies;--le Banian;
    --début du Banian dans les affaires de place.                    173

  XI. Vie des Européens aux Antilles;--nouveau projet de
    pacotille;--une circulaire commerciale.                          195

  XII. Une fortune bâtie sur le sable;--un jour de fatalité.         215

  XIII. Une fête;--l'homme sinistre;--le dernier jour de fortune.    233

  XIV. Supplicia la pauvre négresse;--exil dans les Mornes;
    --embarras qui succèdent au _maronage_ du Banian.                251

  XV. Le capitaine Invisible:--un camarade de lycée;--une évasion.   281


FIN DE LA TABLE.




PUBLICATIONS NOUVELLES.


IL VIVERE, par _Samuel Bach_. 1 vol. in-18.

UN ÉTÉ A MEUDON, par _Frédéric Soulié_. 2 vol. in-18.

LETTRES AUTOGRAPHES DE Mme ROLAND, adressées à Bancal-des-Issarts. 1
vol. in-18.

MARCO VISCONTI, traduit de l'italien, de _Thomas Grossi_. 2 vol. in-18.

LA FOLLE D'ORLÉANS, par _le bibliophile Jacob_. 2 vol. in-18.

LE DOUBLE RÈGNE, par le _vicomte d'Arlincourt_. 2 vol. in-18.

ANNETTE ET LE CRIMINEL, par _De Balzac_. 2 v. in-18.

HEMBYSE, Histoire gantoise du seizième siècle, par le _baron Jules de
St.-Genois_. 3 vol. in-18.

FLEUR DES POIS, par _De Balzac_, formant le t. VI des _Scènes de la vie
privée_.

LA BÉDOUINE, par _Poujoulat_. 1 vol. in-18.

DICTIONNAIRE DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE, 6me édit., 2 beaux vol. très grand
in-8º, imprimés en caractères neufs, papier vélin.

JOURNAL D'UN DÉPORTÉ NON JUGÉ, par _Barbé Marbois_. 2 vol. in-18.

SIMON LE BORGNE, par _Michel Raymond_. 2 v. in-18.

VIERGE ET MARTYRE, par _Michel Masson_. 1 v. in-18.

ROBERT LE MAGNIFIQUE, Histoire de la Normandie au onzième siècle, par
_Lottin de Laval_. 2 vol. in-18.

CHANTS DU CRÉPUSCULE, par _Victor Hugo_. 1 v. in-18.

CORISANDE DE MAULÉON ou LE BÉARN AU XVe SIÈCLE, par l'auteur de
_Natalie_. 2 vol. in-18.

NI JAMAIS NI TOUJOURS, par _Paul de Kock_. 2 v. in-18.

COQUETTERIE, par l'auteur de _Tryvelyan_. 2 vol. in-18.

SERVITUDE ET GRANDEUR MILITAIRES, par _Alfred de Vigny_. 1 vol. in-18.






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with your written explanation. The person or entity that provided you
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opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If
the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
without further opportunities to fix the problem.

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in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO
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LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
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damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
violates the law of the state applicable to this agreement, the
agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
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the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
www.gutenberg.org



Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the
mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its
volunteers and employees are scattered throughout numerous
locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt
Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to
date contact information can be found at the Foundation's web site and
official page at www.gutenberg.org/contact

For additional contact information:

    Dr. Gregory B. Newby
    Chief Executive and Director
    [email protected]

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
state visit www.gutenberg.org/donate

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate

Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search
facility: www.gutenberg.org

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including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
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