Le Voluptueux Voyage

By comte de Aimery de Comminges

The Project Gutenberg EBook of Le Voluptueux Voyage, by 
Marie-Aimery de Cominges (AKA Ginko et Biloba)

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Title: Le Voluptueux Voyage

Author: Marie-Aimery de Cominges (AKA Ginko et Biloba)

Release Date: January 1, 2007 [EBook #20244]

Language: French


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                     GINKO et BILOBA

                   Le Voluptueux Voyage
                          ou
                 Les Pèlerines de Venise

                       --ROMAN--

                         PARIS
              SOCIÉTÉ DU MERCURE DE FRANCE
                XXVI, RUE DE CONDÉ, XXVI
                         MCMVI
             JUSTIFICATION DU TIRAGE: 716
Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays.

                   *       *       *




CHAPITRE PREMIER


--Avertie, il vous faut voyager.

Ceci s'adressait à une grande jeune femme mince, vêtue de blanc et qui
semblait un long boa souple déposé dans un fauteuil.

--Vous croyez? fit-elle, surprise; et elle tendit ses bras en avant, les
étira et les passa sous sa nuque lisse.--Vraiment, Bien-Aimé, vous me
faites tort; je suis seulement un peu fatiguée depuis quelque temps.

--Oui, oui, nous savons: les domestiques, la nouvelle cuisinière, les
toiles d'araignées... sans compter vos trottes insensées sur les routes,
sous prétexte d'abattre vos nerfs... mais je les aime moi, vos nerfs,
quelquefois!... seulement...

--Seulement?

Avertie glissa un oeil inquiet vers le beau garçon qui venait de parler.
Comme elle l'aimait! Comme il répondait à tous ses goûts! Elle avait
toujours peur de lui déplaire et elle sentait pourtant qu'il lui serait
tout à fait impossible, ce jour-là, de simuler un état d'âme.

--Oui, oui, reprit-il, il vous faut voyager.

S'agenouillant à ses pieds, il glissa ses bras autour de son grand corps
flexible et la regarda ardemment.

--Vos yeux sont paisibles, votre bouche sans désirs. Bientôt vous serez
«la petite chose inerte» et je ne vous aimerai plus!

La vanité de cette menace la fit rire franchement; elle l'embrassa sur
le front.

Il était tard. Avertie monta dans sa chambre et peu après vint prendre
place aux côtés du Bien-Aimé, dans le grand lit à colonnes torses,
encadré de rideaux cramoisis. Alors, elle jeta un regard circulaire sur
la vaste pièce qu'elle avait arrangée avec tant de soins et un goût si
précis. Sa pensée traîna et s'alanguit devant un panneau d'Hubert Robert
représentant des jardins d'Italie; puis son oeil glissa sur deux petits
_Canaletto_ où Venise en fête, toute dorée, offrait ses charmes, et sur
le beau garçon qu'elle avait près d'elle.

Elle le regarda comme elle venait de regarder ses tableaux, avec la même
complaisance. Son eurythmie l'enchanta. Il lui plaisait à l'égal d'un
beau paysage; c'était l'expression absolue de son type. Et pourtant elle
se sentit «la petite chose inerte»!

--Oui. B.-A. Vous avez raison; j'ai besoin de voyager. Et... j'irai en
Italie.

--Ah! oui, en Italie! vous recharger d'amour, de désirs, de sensualités,
petite dynamo fatiguée par l'usage!

--Sans doute! mais vous m'accompagnerez.

--Vous accompagner! Moi, vous accompagner?

--L'Italie est dangereuse, capiteuse... vous le savez bien, puisque vous
m'y envoyez «exprès». Or il est dit dans l'Écriture: «Celui qui aime le
danger périra dans le danger»... Celle qu'on envoie chercher l'amour
pourrait bien le rencontrer et ne plus revenir!

Il fit: «Peuh!», l'embrassa sur les lèvres et ajouta, heureux et un peu
fat:

--Mais non, mais non, nous deux c'est pour toujours!

Et elle, rayonnante:--C'est pourtant vrai!

       *       *       *

Ce n'était pas la première fois que le B.-A. usait de ce stratagème.
Quand Avertie commençait à s'alanguir et, distraite, à rêver, il
s'inquiétait, parlait de voyage.

Leur amour était si particulier, si unique... ne fallait-il pas lui
donner les soins exceptionnels dus à une plante rare?

Mais le B.-A. restait esclave de ses aises, de ses habitudes. Les
«déplacements» lui faisaient horreur.

Les hôtels, les chemins de fer, la vie vagabonde et à la vapeur des
tournées à l'étranger lui ôtaient le plaisir et le charme qu'il pouvait
y goûter, pourtant, avec son intelligence ouverte et son sens
esthétique. Depuis longtemps il avait refusé d'accompagner Avertie,
malgré le chagrin que lui causait une séparation, même très courte. Car
il avait besoin de sa présence comme de pain quotidien, un petit pain
blond et chaud, de gruau, dont on ne se lasse jamais, qui vous appète,
au contraire, tous les jours davantage.

Le B.-A. était un sensuel sentimental; il savait qu'Avertie adorait les
voyages et revenait toujours plus émue, aimante, ingénieuse; l'idée du
bloc entier des désirs et des ardeurs de la jeune femme le payaient
assez bien du sacrifice très grand qu'il faisait en la laissant partir.

Avertie avait une amie charmante, bonne, molle, un peu godiche, mais
intelligente, agréable, de commerce facile et qu'on appelait la comtesse
Floche.

La comtesse Floche aimait surtout son propre corps, ses aises, son
bien-être quotidien et sa bourse. Ce fut à elle, cependant, qu'Avertie
demanda de l'accompagner.

--Comment, chère Avertie, s'écria Floche pressentie, vous voulez
m'emmener en voyage? Mais vous ne savez pas quel paquet je suis! Une
vraie empotée, et si avare avec cela... Et, ma malle, comment la
faut-il? En ai-je seulement une de convenable? Et puis, vous serez
obligée de me faire une liste des choses à emporter. Je n'ai jamais
voyagé, vous savez!

--En effet, vous n'en avez pas l'air! répondit Avertie, en riant.

Pendant que celle-ci roulait dans son fiacre, en pensant au colis
supplémentaire qu'en la personne de Floche elle s'était
imposé--volontairement,--l'autre, dans son entresol élégant, 1, rue
Gauthier-Villars, se reposait, mollement étendue sur son divan, dans la
soie des coussins amoncelés. Une cigarette blonde au bout de ses doigts
gothiques et soignés, elle restait inquiète et un peu tremblante.

Malgré le vif plaisir qu'elle se promettait de ce voyage, elle avait
peur aussi de la compagnie d'Avertie. Sa famille, un peu verjus, la lui
avait souvent dépeinte autoritaire, despote, intransigeante et d'une
santé intrépide! La crainte de ne pouvoir se reposer à son aise, de
temps en temps, la tourmentait et, par-dessus tout, celle de tant
d'argent qu'il lui faudrait dépenser. Mais le plaisir et la vanité de ce
qu'Avertie, cette amie si particulière, l'eût choisie comme compagne de
voyage, elle, entre tant d'autres, chassa vite ses appréhensions.

Elle fit une liste de tout ce qu'elle avait à lui demander, alla mettre
son chapeau et courut la rejoindre pour parler de leur projet.

--Ah! vous êtes chez vous! quelle chance! j'ai tant à causer pour ce
voyage! D'abord, j'ai trouvé une malle. À présent, que faut-il mettre
dedans?

--Le moins possible, répondit Avertie. Le nécessaire, tout juste: une
robe du soir, un bouquet pour vos seins, vos perles, un peu de linge,
une boule d'eau chaude en caoutchouc, et de bonnes chaussures...

--Et ma pharmacie?

--Comment, votre pharmacie?

--Ah! ma chère, voilà que déjà vous faites une tête sévère, mais vous ne
savez pas ce qu'il faut pour un vieux corps comme le mien! Mes sachets,
mes bains de bouche, mon Eau mère...

Avertie, qui a prêté une oreille distraite:

--Tout ça c'est des bêtises. Que votre bagage soit ordinaire, solide et
fermant bien. Puis, ayez une bonne valise dans laquelle vous mettrez vos
objets de toilette les plus simples, en toc... en celluloïd, c'est plus
léger--et surtout pas d'étalage d'argenterie, de nécessaire, comme vous
m'en encombrez dans vos déplacements à la campagne. Ces élégances sont
bonnes pour les voyages de noces quand le mari, tout frais, les porte ou
le valet de pied!

--Mais... vous me parlez de valise, comme si j'en avais!

--Et les boutiques pourquoi sont-elles faites?

--Oh! c'est très cher, une valise!... Mon fils Melchior pourrait me
prêter la sienne,... c'est une sorte de vieux «panier pique-nique» dont
j'ôte l'intérieur quand il va chez ses petits amis Grandaim...

--Non, voyons! ce n'est vraiment pas convenable pour une comtesse si
raffinée! Faites donc le sacrifice d'une bonne valise. Venez, je vous
emmène retenir les billets du sleeping et acheter le _bag_.

Dans la voiture de Floche, qui les conduisait vers le centre de Paris,
celle-ci gardait le silence et Avertie combinait le voyage sur un
carnet.

--Croyez-vous vraiment indispensable de passer la nuit en
sleeping? demanda timidement Floche. J'ai une idée... peut-être
l'approuverez-vous? Je voudrais renoncer au sleeping; ça coûte bien un
supplément d'une quarantaine de francs, cette affaire-là? Eh bien,
j'aime mieux les mettre à l'achat de ma valise. Si vous saviez combien
facilement je me passe de sommeil! Dormir? mais, pour une nuit, on peut
aussi bien ne pas dormir!... J'en ai vu bien d'autres du temps de mon
pauvre mari! Une nuit, c'est si vite passé, surtout en chemin de fer et
mal couchée... Tandis que la valise, c'est une bonne affaire de faite
pour toute la vie...

Avertie la laissait parler d'abondance, la sentant humble et craintive,
malgré son verbiage; elle la regardait goguenarde. «En effet,
pensait-elle, elle peut supporter une nuit de «noyaux de pêches» en
2e classe!»

Floche, qui prétendait descendre de Louis le Gros par les femmes, était
mince de taille, mais replète, avec une gorge haute et abondante, des
hanches contraintes dans le corset «de la Doctoresse»..., bref d'un
ensemble rempli de grâce potelée, et de race tout de même.

Chez Cook, on se fit délivrer les billets et organiser
l'itinéraire--aller et retour Venise, Milan, le Gothard, etc... Elles
attendirent longtemps, déjà un peu en voyage, entourées d'un monde
hétéroclite et polyglotte, debout comme dans un bar.

--Savez-vous où nous descendrons à Venise? demanda Floche. Vos amis
américains qui y habitent vous recevront-ils? Ce serait une fameuse
économie!

--Certainement non! Eux-mêmes, chère amie, répondit Avertie, n'y sont
que pour quelques mois et au 2e étage d'un palais majestueux, c'est
vrai, mais délabré et à peine meublé. Seulement, Maud est très pratique
et je lui ai déjà écrit de nous trouver de bonnes chambres dans un
confortable hôtel.

--Pourvu que ce soit le meilleur, le plus élégant avec vue sur le Grand
Canal, le Lido, l'Adriatique, le tout Venise, enfin! J'y tiens
absolument! Ah! comme je me réjouis déjà de me coiffer, le matin, devant
toutes ces splendeurs!... Et puis, si je rencontrais des amis? Altmar
m'a dit qu'il y serait sans doute avec son fils, vous savez, ce grand
garçon épris d'une ravissante fille sans le sou? Son père le fait
voyager pour lui changer les idées. Cet Altmar! qu'il est délicieux, ma
chère! J'espère que nous le verrons. Il sera fou de vous tout de suite
et moi (soupirant) je vous accompagnerai... Ah non, zut! Il est trop
charmant, bien qu'un peu rasta, et d'ailleurs il ne se tiendrait pas de
bonheur d'être le futur amant d'une _genuine_ comtesse comme moi!...
S'il est gentil, je suis capable de rester à Venise et de vous laisser
filer... (Elle rêve.)

--Ah! vous comptez?...

--Peut-être, est-ce qu'on sait jamais!

--Bien, bien...

       *       *       *

Le lendemain, quand Floche revit Avertie, un peu inquiète, elle
demanda:

--Avez-vous déjà reçu une réponse de votre amie Maud... nos chambres,
vous savez?

--Non.

--C'est que... j'ai réfléchi toute la nuit à ce problème. Nous ferions
tout aussi bien de descendre dans un petit hôtel de famille, une pension
suisse, bien simple, bon marché. Car, en somme, le luxe, la vue (on sort
pour la voir, on n'a que ça à faire), et la grande vie d'hôtel quand on
est rentré chez soi, qu'est-ce qu'il en reste? J'aime bien mieux rogner
là-dessus et m'acheter un joli pot--j'ai la passion des pots, comme vous
savez--ou quelque bibelot sympathique qu'on garde pour toujours.

--Mais, alors, vos amours? insinua Avertie.

--Oh! je m'en fiche bien de mes amours... C'est ce que je me disais
cette nuit. L'ordre et l'économie avant tout!... Je voulais vous
demander aussi... mais vous n'allez pas vouloir... vous allez vous
ficher de moi?

--Quoi donc, ma pauvre Floche?

--Eh bien, vous connaissez mon petit sac jaune, le gros, celui que vous
appelez _le Carlin_ parce qu'il claque dans sa peau... J'y ai mis toutes
mes lettres d'amour et je voudrais les emporter.

Avertie éclata, comme le Carlin.

--Emporter le Carlin, bourré de lettres d'amour, pour faire un tour en
Italie! Quand vous aurez à peine le temps de lire votre correspondance!
Mais c'est de l'enfantillage!

--C'est que... Je ne m'en suis encore jamais séparée...

--Eh bien, il faudra commencer, voilà tout! C'est de l'esclavage cela!
Quand nous rognons sur une paire de bottines, pour ne pas nous
encombrer, nous n'allons pas nous charger du Carlin, qui pèse 10 kilos
au moins!--Ah! je le connais!--et que vous pourriez égarer dans une
gare, ce qui vous compromettrait irré-mé-di-able-ment!

Elle avait dit «compromettrait irrémédiablement» pour faire peur à
Floche, car rien n'était plus banal que ce fardeau sentimental dont elle
ne se séparait jamais, pauvres lettres, d'une navrante insignifiance,
sur gros papier cuir, chiffré en Angleterre, et sur lequel les hommes
élégants acceptent ou refusent, d'ordinaire, les invitations à dîner.

On finit cependant par leur remettre leurs tickets; elles se séparèrent,
emportant dans leurs porte-cartes, sous les espèces d'un petit carnet
estampillé _Cook and C°_, une provision de joies et de plaisirs.

Quand, le soir, réunies de nouveau sous la lampe d'Avertie, elles
étalèrent leurs dernières emplettes, voiles, gants, cahiers de notes,
sacs à éponges neufs, Floche reparla de sa valise--la grosse dépense:

--Je l'ai finalement achetée chez Dewy. J'étais d'abord allée dans tous
les magasins pour me rendre compte des prix. Oh! j'ai bien dépensé six
francs de fiacre et c'est chez ce sale juif que je l'ai trouvée! C'est
une chose magnifique, ma valise! De 95 fr. je l'ai fait baisser à 60,
parce qu'elle avait «fait vitrine». Elle n'est pas en peau de cochon,
mais en vache et couleur arc-en-ciel.




CHAPITRE II


Le soir du départ était arrivé. Avertie, après avoir installé son sac en
«première classe», parcourait le long couloir du train à la recherche de
son amie, quand elle avisa dans un compartiment, sorte d'antre noir,
tous rideaux tirés, une forme vague, immobile et entourée de nombreux
paquets. C'était Floche.

--Ah! vous voilà, enfin! dit celle-ci à voix basse, en parlant du nez
pour ajouter au mystère. Vous voyez, j'ai tout retenu et éteint. Comme
ça, les gens ont peur; ils ne comprennent pas ce qui se passe; ils
prennent les paquets pour un malade et ne montent pas dans votre
compartiment.

--Fort bien, mais vous êtes en seconde.

--Oui, je sais. Après vous avoir quittée chez Cook, l'autre jour, j'ai
beaucoup réfléchi et fait déclasser mon billet. C'était trop absurde de
dépenser, pour les coussins de velours, presque le double du prix des
mêmes coussins en reps! Alors, j'ai pris le reps.

--Bien. Et moi, vous m'avez laissée pour compte au velours! Parfait, ce
voyage prévu à deux, qu'on décide ensuite de faire séparément!

--Non, non, j'ai pensé à tout. Je sais bien qu'après votre premier
moment de rage, de fureur, vous serez enchantée de faire comme moi.
Après tout, c'était une folie que ces 1re classe! Vous n'allez pas me
faire croire que vous êtes bâtie autrement que moi et que vous ne
supporterez pas deux jours en seconde, y compris la première nuit?... Et
ce sera moi, encore, qui vous aurai mis cent francs dans votre poche!

Avertie abasourdie («Quel toupet!» marmottait-elle) ne se prononçait
pas. Mais le hasard donna raison à Floche; les premières se trouvèrent
bondées et les secondes à peu près vides. Le transbordement se fit
rapidement et Floche triompha.

Capuchon d'auto sur la tête, coussin à vent dans le dos, droite comme
une idole, la Comtesse Floche s'endormit. Avertie, grâce à de nombreux
oreillers, en fit autant.

       *       *       *

_Bâle_. 6 heures du matin.

--_Träger, Gepäck?_

--_Ja wohl._

--Buffet?

--_Ja wohl._

D'un pas alerte, toutes deux descendent et se précipitent vers le
déjeuner. Mais le «n° 18» ne suit pas. À côté des valises, la courroie
rejetée sur sa blouse bleue, il a l'air d'un pot de faïence de Delft ou
d'un vieux hibou.

--Eh bien! qu'attendez-vous? lui crie Avertie. _Schnell!!! Schnell!!!_

--_Nein._

--Quoi, _Nein?_

--_Kann nicht das tragen, zu viel!_ dit-il avec placidité, en montrant
d'un signe de tête le tas des sacs jaunes.

--Appelez un camarade.

--_Nein, zu viel_.

Avertie commence à s'échauffer. Le vieux hibou évidemment «ne veut rien
savoir». Pourquoi aussi l'a-t-elle choisi tassé, et hors d'âge pour
porter leurs valises? Décidément, c'est comme pour les fiacres, elle n'a
pas l'oeil.

Mais Floche s'en va déjeuner, tandis qu'Avertie essaye de réveiller
l'énergie du vieux hibou, en promettant des sommes folles pour lui
mettre un peu de coeur au ventre. À la fin, elle le menace même de ne
rien donner du tout... Le vieux la plante là et s'en va.

--Ça, pour le coup, ça ne s'est jamais vu! s'écrie Avertie.

Le temps presse, cependant. Elle n'a plus que six minutes pour
transborder les sacs. Sans se décourager, forte de son droit, elle
demande à droite et à gauche; malheureusement, dès que les hommes
d'équipe aperçoivent les nombreuses «peaux de truie», c'est comme un
sort, ils hochent la tête et s'en vont d'un air mystérieux.

Il faut pourtant en finir; la sueur lui perlant au front, après des
démarches d'une politesse toute XVIIIe auprès du chef de gare,
Avertie apprend qu'un arrêté, daté du matin même, défend à tout porteur
de se charger des «valises, colis et autres bagages à main» dépassant
0,80 x 0,50, sous peine d'être mis à pied!

Tandis que Floche, au buffet, trouvait les petits déjeuners suisses bons
mais chers, on annonça le départ du train. Soudain Avertie, en bombe,
tomba sur la dernière bouchée de Floche qu'elle insulta, bouscula, mais
sans lui conter rien de sa déconvenue si déshonorante pour une jeune
vaniteuse de son expérience des voyages. Elle la poussa enfin jusqu'aux
colis, lui mit dans une main un des sacs, dans l'autre la poignée de la
trop célèbre valise et à elles deux, à bras tendus et jarrets
vacillants, elles enlevèrent leurs bagages devant les voyageurs, le chef
de gare et les _Träger_ ahuris.

Floche, sous le joug, se lamentait à tue tête.

--Dieu! les voyages! Ma chère, comme j'avais raison, quel martyre! Et
comme je serais plus confortablement, 1, rue Gauthier-Villars!... Mais,
tout de même, vous faites des progrès. Je n'eusse jamais osé vous prier
d'économiser le _Trinkgeld_ du _Träger!_

Une fois affalée dans le train, retrouvant, sans doute, une petite
croûte parfumée aux coins de ses gencives, elle ajouta avec conviction:

--Ce petit déjeuner suisse m'a fait du bien. Cela repose après une nuit
de chemin de fer. Et puis, c'était du thé de Ceylan, heureusement... moi
qui ne peux supporter le thé de Chine!... le beurre, pas mauvais... J'ai
mangé trois pains noirs avec des petites crottes dessus.

S'était-elle seulement aperçue, cette bonne Floche, qu'elle s'adressait
à l'estomac creux d'Avertie?...

Changement de train pour le rapide Lucerne-Saint-Gothard. Avertie tombe
avec son amie dans le compartiment des fumeurs: velours rouge, bagages,
gentlemen anglais.

--Cette Suisse, comme elle m'ennuie, se dit Avertie. Heureusement que le
printemps l'arrange un peu avec ce jaune pâle aux aiguilles des mélèzes
et l'épanouissement des arbres fruitiers sur les versants. Mais qu'elle
est grise et dure... comme une poire froide d'hiver!

Floche, qui se tenait dans le couloir, l'appela:

--Aimez-vous la Suisse? je ne l'aime pas, moi. C'est trop ratissé.

--Oh! je sais, répondit Avertie, que vous avez un faible pour les lieux
communs.

--Des lieux communs? mais, chère amie, vous ne comprenez pas; je vous
dis, au contraire, que je n'aime pas la Suisse.

--J'ai bien entendu, affirma en souriant Avertie.

--J'ai donc dit une bêtise?

--Non. Moi, c'est son ciel qui me déplaît... une calotte... une
calotte...

--De Suisse!

--Charmant! incomparable!

Décidément, Floche aimait les lieux communs.

Dans le wagon des fumeurs, on se serait cru en Angleterre. Avertie en
éprouvait du plaisir. Elle avait toujours eu un goût pour ces indigènes
naturellement distingués. Quand elle émettait de tels jugements, elle ne
pensait jamais qu'aux hommes, bien entendu. Pourtant, son affreux voisin
devait être Berlinois; à sa tête de courtier en fromages, elle avait
reconnu cela de suite. Bavarde, elle lui adressa la parole en allemand.

Lui, répondit en français. Ainsi furent-ils fixés tous les deux.

Mais plus loin, _le Homespun_ et _le Heather Mixture_ triomphaient sur
les banquettes, mélangés à cette odeur de tabac opiacé qui grisait
toujours un peu la jeune femme.

Un vieux, propret, plein de santé, rouge et luisant comme les premières
cerises et qu'Avertie, à vue, couronna _Baronnet_, tenait, dans sa
petite bouche vierge et un peu ridicule, une courte pipe de bruyère. Le
visage encadré de fins favoris, blancs comme du sucre, et tondus en
bordure de buis bien nette, une rose rouge à la boutonnière, il avait
l'air d'être chez soi, à l'aise. À côté de lui, un grand garçon, son
fils; même corps, mais trente ans de moins... et quel teint! quelles
dents! Ah! qu'Avertie se reconnut bien! De suite, elle pensa au baiser
que lui donnerait cette bouche ferme et un peu épaisse, dessinée en arc
pur, comme celle du David de Michel-Ange. Elle sentit presque, par
autosuggestion, l'appui de ces lèvres sur sa bouche mince et elle
éprouva une sorte d'émoi.

Son regard descendit le long des jambes du jeune homme; elles étaient
fortes, musclées, sèches sous la mince étoffe.

«Il est beau, songea-t-elle, et combien peu il s'en doute! Son gilet
écossais l'occupe uniquement et, dans le geste las qu'il vient de faire,
n'a-t-il pas précisé ainsi la pose du Mars de Botticelli?»

L'Anglais s'était aperçu qu'on l'observait. Sous son arcade
naturellement tragique, sortait un regard long, direct, appuyé. Avertie,
satisfaite d'être remarquée, le soutint, beaucoup moins par coquetterie
que par admiration.

--Ce regard! c'est un événement, se dit-elle, et ce corps! Il doit être
beau, nu, dans cette pose de magnifique flemme sensuelle!

Elle pensa aux recommandations du B.-A, sourit d'accumuler déjà dès le
départ, avant même l'Italie, et se parlant à elle-même:--Décidément, on
ne s'ennuie pas en voyage quand on a des sens...

Le paysage se déroulait. «Petits sapins, et volets verts,
chantonna-t-elle, savez-vous où je vous préfère? Dans les bergeries des
arbres de Noël, en mousse de bois peinturlurée!» Elle conclut dans un
soupir: «Désirer, désirer, c'est le seul condiment à la fadeur de la
vie, et puis, aussi, un soleil nouveau quand il sort des nuages.»

       *       *       *

À Lucerne, Dick Strathmore--elle avait lu ce nom sur sa
valise--descendit avec sa famille. Il prit congé d'Avertie dans une
bouffée de pipe qui voila son intense regard. Elle en fut soudain
abattue comme lorsque le soleil disparaît alors qu'on compte sur lui
pour le reste de la journée.

«Vraiment, j'avais déjà du goût pour ce jeune mâle, se dit-elle. Sa
bouche semblait un vrai canapé. Est-il assez bien mis! Et quelle allure
dans ses foulées! Au revoir, Dick!»

Par la portière, elle s'était penchée pour le suivre plus longtemps.
Entendit-il son au revoir? Sur le quai, il se retourna, leva les yeux
vers Avertie, la regarda, puis referma lentement les paupières comme
devant une lueur trop éclatante.

Ce geste l'émut. Signifiait-il quelque chose, après tout? La fumée de
sa pipe? La poussière de charbon? L'avait-il vue seulement?

Mais, au fond, elle savait bien que ses yeux s'étaient fermés sur la
belle image, involontaire hommage à sa beauté, peut-être.

Floche la tira de sa rêverie--le train filait au bord de l'eau.

--Est-ce beau, ce lac, _Luzerna! Luzerna! Italia!_ chantonnait-elle sur
l'air de _Sorrente_ de Boccace. J'aimerais bien avoir des cartes
postales pour les enfants. Ne pourriez-vous en acheter au prochain
arrêt?

Avertie, complaisante et qui collectionnait pour elle-même, descendit à
la première station, fit un choix, paya, apporta.

--Mais que c'est cher! l'accueillit Floche. Et pour des endroits qu'on a
si mal vus, en passant, dont on n'a même pas pu lire les noms:
_Küsachak_! qu'est-ce que cela, _Küsachak_? Pour une station, c'est
ridicule! Ces noms suisses m'ahurissent, et puis c'est trop coûteux les
voyages... mon avarice me reprend... Oh! que je souffre!

Ces exagérations amusaient Avertie. Elle demanda:

--Irez-vous déjeuner?

--Moi? mais je n'ai pas faim du tout!

--Pardon... est-ce l'enchaînement de vos idées qui vous amène à ne pas
déjeuner?

--Vous dites? Enchaînement de mes idées? Ah! je comprends! Mon avarice?
Au reste, je n'ai pas honte de vous l'avouer, maigrir et tondre sur un
oeuf sont deux préoccupations qui ne me quittent jamais.

--Enchantée de l'apprendre; vous ferez dorénavant les commissions.

--Vous n'y pensez pas! Et mon petit sac que je ne peux quitter!

--Quoi! un sac? quel sac? (elle cherche le Carlin de l'oeil).

--Oui, celui-ci, ce tout petit! Ne me grondez pas... j'y ai mis mon
argent, et seulement les deux lettres que je possède d'Altmar.

--Vous m'agacez. Vous n'êtes qu'une folle!

--Pas tant que cela, pas tant que cela! Croyez-vous que je ne sais pas
qu'Altmar est riche? Je le cultive surtout pour ses cadeaux, ses
automobiles, ses loges, ses billets de théâtre et de courses. Car, pour
ce qui est des «mélanges de salive»... voyez-vous, j'en ai soupé!

Et Floche regarda tristement le Seeligberg et le lac des Quatre-Cantons,
comme quelqu'un qui n'aura plus jamais de soupe. Ensuite, elle finit par
se pâmer avec l'exagération qu'elle apportait à tout, à propos de l'eau,
des reflets, des tons, du monument de Schiller... et s'adressant au
pseudo-Berlinois:

--Monsieur, savez-vous si c'est le tombeau de Schiller?

--Non, Madame, c'est seulement son coeur qui est là.

--Ah! son coeur qui est là! Le coeur d'un si grand homme, d'un tel
poète!... Ils l'ont arraché, son coeur, de son corps mort, les cruels!
Et ils l'ont fourré là, dans cette énorme pierre froide au bord du lac.
Ce pauvre coeur! Quelle poétique invention, Monsieur! Il n'y a que les
Allemands pour avoir une telle sensibilité. Ah! l'amour, l'amour!
Certainement, Altmar me lâchera... je suis d'une nature si peu
attachante. Je suis joliment malheureuse, allez.

--Ce pauvre Altmar, reprit Avertie, vous lui faites du tort puisqu'il
n'a pas encore eu l'idée de vous aimer.

--Mais rien que ça, c'est affreux, et ça suffit pour empoisonner mon
voyage!

Le lac était froid, gris et sec de ton à cette heure matinale, dans une
petite brume commune.

Avertie attendait, comme au théâtre, l'apothéose finale, les beautés du
Gothard qu'elle escomptait pour la remettre de bonne humeur; mais quand
elle les eut, là, sous les yeux, dans leur sévérité verte, crue et
pierreuse, étroites et profondes, telles les âmes de Port-Royal--sauf
toutefois la couleur verte--elle ne put les aimer. Cela l'ennuyait,
l'ennuyait prodigieusement, autant que de la mauvaise peinture.

--Etes-vous assez dénigrante, ma chère! disait Floche d'un ton de
reproche. Ces neiges éternelles, ces pics grandioses, cette nature
bouleversée, cette prodigieuse création de voie ferrée, ces «sept
révolutions du tracé», cela ne vous chambarde donc pas?... Et quand on
pense que c'est nous, les humains, qui avons trouvé le truc pour
terrasser ces monstres, les rendre utiles... l'histoire de la souris qui
creuse un fromage, quoi! C'est splendide! Et ces gorges...

--Oh! ces gorges... Quand on pense aux beaux seins des femmes et qu'on
compare!

--Vous dites? Et ces cascades?

--Ouatt! les cascades? des «pissevaches» tout le temps.

--Des pisse... quoi?

--Je dis des pissevaches. En Suisse, vous savez bien, toutes les
cascades sont des pissevaches.

--Non, je ne comprends pas bien, mais vous avez de l'esprit d'à
propos... En effet, ce sont tout à fait des vaches vues par derrière,
mes pauvres cascades... ces bonnes vaches qui donnent de si bon lait, du
si bon beurre, du si bon miel!

--Oh! du miel surtout, Floche!




CHAPITRE III


Le déjeuner que Floche avait, par économie, refusé de manger se servait
pendant la montée serpentine du Gothard, tandis que, béats, les
touristes épataient leurs nez contre les vitres sales.

Seuls, Avertie et un couple amoureux se désintéressaient du paysage. Le
couple, comme tous ceux du même genre, s'entre-mangeait des yeux
au-dessus de l'omelette aux fines herbes et du veau marengo. La femme,
américaine, très fraîche sans être très jeune, avait la poitrine libre
sous une étoffe légère. Quand elle faisait effort pour rompre son pain
trop cuit, ses seins en cloches remuaient.

«Voilà bien _ce_ qu'ils préfèrent, les hommes!» soupira Avertie en
caressant du plat de la main sa petite poitrine de Fellah. Dieu! que
tout ce monde-là mange de façon commune et même ce gentil gosse de 13
ans!» pensa-t-elle encore!

Elle eût souhaité à l'enfant une vilaine figure, tant ses vilaines
manières offensaient sa beauté. Quand elle se leva, tandis qu'il
s'empressait poliment pour l'aider à remettre son manteau, elle dit à
demi voix:--Merci beaucoup, mon petit monsieur, et, puisque vous êtes si
poli, écoutez une vieille dame: lorsqu'on a, comme vous, une jolie
figure, il faut avoir les ongles propres et ne pas manger avec ses
doigts.» Et elle partit.

Dans le compartiment, Floche attendait _Göschenen_, la station du
tunnel. On y arrivait.

--Quoi! s'écria-t-elle _Göschenen_! Le tunnel déjà! Et même pas cinq
minutes d'arrêt pour se préparer à passer sous ce terrible amas de
rochers et de glace!... Mes sels! où sont mes sels de lavande?

Elle fouilla nerveusement le sac jaune.--Aurai-je le temps seulement de
les sortir?... J'ai peut-être le coeur malade, qu'est-ce qu'on sait,
après tous les malheurs que j'ai eus! J'ai lu dans un journal que l'air
de ce tunnel était si lourd, si oppressant, si méphitique... Ah! mon
Dieu! nous voilà déjà dans le trou et je ne trouve pas mes sels, quelle
fatalité! Ah si... enfin!

Et au moment où elle les portait à son nez, le jour réapparaissait.

Un soleil printanier éclatait, enflammant les glaciers du versant
italien; il répandait de l'argent liquide sur les pics froids, assis en
rond comme des juges.

Ils étaient beaux et peu sympathiques. Avertie, intimidée, détourna les
yeux; elle finissait par se croire coupable.

Mais le train, à toute vitesse, l'emporta loin de ces monstres.
Lointains, couronnés de légers nuages, ils lui parurent plus
accessibles. Floche, elle, prenait activement des notes:--«Je dis:
Versant français--côté ingénieurs. Versant italien: nature et poésie!!»

Et quand, par-dessus son épaule, Avertie lut ces lignes: «Nature et
poésie», elle se trouva une toute petite chose à côté de la simple
Floche. Ces mots roulèrent plusieurs fois dans sa bouche avec la saveur
d'un bonbon acidulé. «Nature et poésie!» que dire de plus? Rien que ce
nom _Bellinzona_, n'est-ce pas déjà une romance? Et cette langue si
sensuelle, faite surtout de consonnes pour être plus douce dans la
bouche et aux oreilles! Et ce temps de printemps étourdissant, quelle
bénédiction! C'était donc tout cela l'Italie?

Déjà des rosés aux murs des villages. Avertie ajusta son face-à-main. De
quelle espèce? _Multiflora_! Maniaque, elle ne pouvait voir une plante
sans l'affubler d'une désignation classique de catalogue. Sa passion
pour la nature et la botanique l'obsédait; elle écrasait ses amies de
son savoir en citant les titres ronflants, colorés, barbares, latins,
dont elle affublait les plantes. Elle plaignait tout le monde, et Floche
aujourd'hui, de ne pas goûter l'intimité des herbes qu'on appelle par
leurs noms.

À _Chiasso_, le bruit se répandit que le train allait stopper. C'était
la frontière, la douane italienne et la grève des _Ferrovieri_. Quelques
militaires traînaient déjà dans la gare pour en témoigner. Floche se
lamentait. Les douaniers, moustachus, clamèrent en sonores paroles la
visite des bagages. Clefs en mains, Avertie descendait, lorsqu'elle
s'entendit appeler doucement par son nom de jeune fille... Étrange
sensation qui lui donna, en un instant, dix ans de moins. Elle se
retourna et se trouva en présence de deux jeunes femmes à l'air affable
et étranger.

--Mais oui, Josepha, c'est elle! et les voix s'éteignirent dans des
embrassades.

--Comment, Altesses! par quel curieux hasard nous retrouvons-nous à
Chiasso?

Les princesses expliquèrent leur voyage vers un oncle mourant. Elles
parlaient d'Edouard, de Guillaume, d'Humbert et de François-Joseph, tous
têtes couronnées, comme Avertie eût parlé de ses frères et cousins;
c'était étrange, cette familiarité dynastique et prénominale sur le quai
de Chiasso.

Jamais ces trois jeunes femmes ne s'étaient revues depuis le couvent, où
Avertie avait été leur respectueuse et assez flattée petite amie.

Elle se rappelait les dimanches passés chez la Reine exilée, à Passy, où
les Princesses montraient avec orgueil, dans le pavillon isolé du roi
leur père, les drapeaux nombreux jadis enlevés aux régiments de
l'usurpateur, fanés, salis, troués de balles, tachés de sang, même.
Avertie en avait la chair de poule tant elle se croyait dans le
merveilleux épique. Puis c'était encore une suite de cadres où, sous
verre, s'alignaient des pièces de monnaies de toutes grandeurs et
percées également au milieu d'un coup de pistolet. Le Roi, tireur
émérite, avait collectionné ces petites gloires à côté des grandes. Son
immense portrait, qui centrait la salle, le représentait en uniforme de
général, don Juan bellâtre, et un peu épais. Avertie, enfant, l'eût
souhaité plus mince, plus théâtral encore, plus Prince de Légende. Mais
l'uniforme brillant, les trophées ensanglantés, les damas somptueux
tendus aux murs en faisaient, pour son imagination de neuf ans, un héros
tout de même assez fabuleux.

Dans ces temps-là, les journées de congé, passées à Passy, commençaient
toujours par des parties de cache-cache. Puis on allait dans la chambre
des Princesses, grande pièce blanche et nue, dont l'odeur acre et fade
de renfermé, si particulière aux chambres d'enfants, soulevait parfois
le coeur d'Avertie. Trois petits lits en fer, laqués blanc, s'alignaient
le long du mur et une grosse couronne royale aux fleurs de lys d'or
leur servait de baldaquin.

Rien qu'en regardant ses anciennes compagnes, tous ses souvenirs se
précisèrent nettement. Doña Josepha, dans l'amabilité du sourire,
faisait renaître ses enfantines fossettes, tandis que Doña Alicia
s'intéressait avec grâce à la vie d'Avertie. Leurs délicieuses manières
étaient comparables à une oeuvre d'art; on y goûtait un plaisir de
beauté et d'harmonie. Ces infantes, pourtant, étaient simples, gaies, un
peu naïves comme presque toutes les Princesses; et Avertie pensa à ces
beaux fruits qu'on empêche de mûrir librement dans les serres, en de
petits sacs étroits et bien clos. C'est ainsi que l'étiquette avait dû
contraindre ces femmes.

Cependant l'homme des douanes, fonctionnaire assagi par le protocole,
s'approcha avec déférence du groupe princier, et, englobant Avertie dans
la «suite», prit le numéro de ses bagages, de ceux de Floche et, après
avoir baisé les mains de tout le monde, annonça qu'on n'ouvrirait point
les colis.

Le temps pressait. Avertie s'inclina, respectueusement elle aussi, vers
les mains supra-patriciennes couvertes de grosses pierres précieuses et
rentra dans son wagon.

Floche, qui, derrière sa vitre, avait tout surveillé, ne revenait pas de
cette aventure.

--Que vous avez de belles connaissances, ma chère! Moi qui les avais
prises pour de bonnes Allemandes. Ah! on est honorée de voyager avec
vous! D'ailleurs, de ces trois femmes, c'est vous seule qui sembliez
l'Altesse!

Avertie méprisa un peu son amie pour cette flagornerie, mais... elle se
regarda dans la glace.

Tout s'arrange, dit le sage. Le train partit, malgré la grève, et les
deux amies, heureuses d'avoir échappé à un gros ennui, longèrent le bleu
_lac de Côme_ bras dessus, bras dessous, le nez à la vitre du couloir.

--Il est vraiment italien, _mon Como_! affirmait Floche, dont quelques
étés s'étaient passés jadis au bord de ce lac. Mais que l'ingéniosité
utilitaire des hommes l'a donc dépoétisé! Voyez-moi ces bâtisses
crayeuses, à l'infini... et pourquoi y fiche, je vous le demande? Y
manger, y dormir, y faire des saletés! Comme si, au milieu d'une si
belle nature, il ne vaudrait pas mille fois mieux être nus ainsi qu'Adam
et Ève, pour vivre d'amour, de racines et d'oeufs à la coque!...
(Avertie se mit à rire.)--Vous! vous n'êtes ni sérieuse ni poétique...
et cela m'étonne beaucoup de votre part, car vous êtes très sympathique!

Avertie fut heureuse de se savoir sympathique, mais surtout de rester si
distante malgré une telle intimité!

Elles approchaient de Milan et leur impatience d'arriver rendait ces
dernières heures monotones et pénibles. D'ailleurs, la Lombardie
qu'elles traversaient, couverte de vignes uniformément vertes--et verts
aussi les mûriers trapus--ajoutait au soporifisme. Pourtant
l'enthousiasme classique de Floche força l'attention de son amie. Par
complaisance, celle-ci regarda, se leva, se rassit, se releva pour
regarder encore, tant de fois qu'elle en prit une mine fatiguée.

--Vous êtes malade, chère amie? Dieu! que je suis contente. Je vous aime
tellement plus à vous voir des défaillances. «Ils» m'avaient tant dit
que vous seriez un turc, que vous me feriez trotter en cercle, que vous
seriez de fer, inexorable dès sept heures du matin! Et voilà que c'est
moi le turc, moi la vaillante inexorable! Ah! vous m'êtes charmante et
bien sympathique, décidément! Tenez, voici mon coussin, mon châle et mes
sels de lavande...

Au rythme assourdissant du _tarara-bomn di-é-..._ des plates-formes, le
train entra en gare.

Les Pèlerines étaient à _Milan_.

Comme elles donnaient leurs tickets, elles aperçurent un costume beige,
un chapeau «Panama», un nez pointu sous l'ombre de la visière.

--Le Peintre! le Peintre à Milan, ma chérie, quelle joie!

Floche gloussait comme un naufragé qui aperçoit une bouée. C'était en
effet le Peintre.

--Nous vous emmenons! lui dirent-elles... Mais quel hasard?...

--Je savais que vous partiez et je suis venu. Renvoyez-moi si vous
n'avez pas de coeur.

--Vous renvoyer! Mais puisqu'on vous dit qu'on vous emmène au contraire!
Prenez nos paquets, _bags, hold all_, couvertures!

Dès lors, elles aussi, voyagèrent les mains vides, en Altesses. Avertie
trouva un repos délicieux à se sentir libérée de tout souci matériel et
à se garder entière pour les joies qu'elle s'était promises. Le Peintre
servirait de fourrier et de chasseur.




CHAPITRE IV


_Milan, Hôtel de la Ville._

--Mesdames, un bel appartement, à deux lits, 12 francs... nous n'avons
que cela delibre... pas de «chambre communiquante» pour Monsieur... et
le gérant indique le Peintre.

--Môssieu? mais qu'est-ce qu'il peut bien nous faire! reprend Avertie,
indignée.

--Alors, montons, Mesdames.

Il est trois heures, un sommelier--les prenait-on pour des
barriques?--les précède; il marche comme un prétentieux tragopan. Tout
en circulant dans les longs couloirs, Avertie lit les numéros des
chambres, puis sur des étiquettes: _Bains... Jardin..._

--Jardin? Comment, garçon, sont-ce les jardins de l'hôtel qui se
trouvent là?

--Oh! que non, _Signora!_ Il y en a à tous les étages--et sa bouche
voulait être spirituelle--ce sont tout simplement les lieux d'aisances.

--Ah! parfaitement.

Et elle aima davantage l'Italie d'appeler les cabinets «Jardins».

Arrivées dans leur chambre, Floche jette pèle-mêle ses paquets, gants et
chapeau sur les lits. Puis sans même regarder:

--Ça! un bel appartement, pour 12 francs, avec vue sur les derrières!
Être venue de Paris à Milan pour voir frire des soles dans la cour d'un
hôtel.... J'en mourrai!

--Oh! Attendez quelques jours encore avant de vous détruire,
voulez-vous? Et choisissez vite votre lit! lui répond Avertie.

--Hum, dans une étable pareille, que m'importe le choix d'une litière!

Et elle s'approprie le plus confortable.

Elles avaient déjà commencé à ranger leurs menus objets, lorsque Avertie
jeta un regard circulaire, se demandant pourquoi la chambre lui
paraissait si exiguë. Partout Floche avait marqué sa présence,
éparpillant sur tous les meubles éponges, chapeaux, brosses et
couvertures.

--Activez donc, chère amie, disait Floche dans sa hâte de sortir, tout
cela c'est du temps perdu, du temps précieux, du temps qui nous coûte
deux francs neuf centimes l'heure. J'en ai fait le calcul.

Vite, elles se donnèrent le petit retapage, grain de poudre, rouge aux
lèvres, coup de brosse; et, dans leur crasse de voyage, pimpantes comme
aux Champs-Elysées, elles descendirent le grand escalier du sympathique
_Hôtel de la Ville_.

Le Peintre les attendait déjà; il leur avait retenu un fiacre et
improvisé un «circulaire» de la première heure.

Dès la sortie de l'étroit et populeux _Corso Emmanuel_, le _Dôme_ se
dressa devant elles.

--Cachez-moi ça! Cachez-moi ça! hurla Floche en agitant--classique geste
de l'horreur--les mains devant ses yeux.

Elle savait qu'il était de bon ton de dénigrer l'oeuvre moderne.
Avertie, au contraire, sans parti pris, regarda; l'ensemble lui parut
beau, malgré quelques détails choquants, et la place, un joli plateau
pour ce gâteau de noces.

Par les rues dédaignées, ils allèrent voir quelques vieilles maisons
aux loggias de pierres dentelées et découpées en guipure, puis quelques
églises où, pour les prochaines fêtes, pendaient aux piliers de grandes
draperies de damas rouge. Les nefs en prenaient des allures intimes
d'alcôve dans une lueur pourprée douce et tiède.

--J'ai faim, dit Floche tout à coup.

--Parfait, dit le Peintre.--Cocher, _Café Baldi!_

Avertie s'y crut à Vienne (Autriche): mêmes élégances un peu tapageuses
de province riche; aucun de ces raffinements des _Colombins_ et autres
_tea-rooms_ parisiens. Sur les tables de marbre sombre s'accoudaient des
femmes empanachées d'autruche et de paradis.

Floche, aux yeux d'enfant plus grands que le ventre, commanda une orgie
de thé, de glaces, de gâteaux.... Mais, une fois repue, elle trembla,
puis pâlit. N'avait-elle pas oublié ses deux principes: économie et
sobriété?

Ce fut le Peintre qui paya: deux francs vingt.

--Vous dites 2 fr. 20 pour nous tous! 2 fr. 20? Il s'est trompé, le
brave homme! C'est impossible... c'est de la folie! On n'a jamais mangé
12 gâteaux, 3 glaces, 2 thés, de la bière pour 2 fr. 20! Mes amis, je
suis parfaitement heureuse! Notre voyage ne nous coûtera pas un sou!

Ils se levèrent sur un «Allons, en route!» d'Avertie.

--Oui, oui, en route et un peu vite, reprit Floche. Il faut digérer tout
cela, maintenant.

Et le Peintre dit au cocher:--«Hôtel _Modrone_.»

Le long du _naviglio_ sordide, où baignait le derrière des maisons, les
pampres d'avril pénétraient le désordre des arrière-offices et
balançaient leurs longs serpents verts sur les oripeaux éclatants des
lessives suspendues. Plus loin, Avertie, dépassant ces choses du regard,
s'écria saisie:

--Ah! que c'est beau, Peintre! Qu'est-ce donc que ce balcon? Serait-ce
déjà l'hôtel _Modrone_?

Sur le petit canal, une rampe de forte pierre avançait en rinceaux
compliqués et un peu lourds. Entre de gros arbres pleureurs, les têtes
renaissance et les arabesques sculptées se couronnaient de pousses
tendres. Deux amours siégaient, en motif médian, sur des coussins de
marbre. Ils embrassaient des cornes d'abondance aux fruits croûlants et
dont ils inclinaient légèrement la chute au-dessus de leurs têtes
bouclées. Sur la terrasse, un jet d'eau oublié animait la solitude. Le
fond se perdait dans un décor à doubles rangées de colonnes sveltes et
claires, où les plantes folles et les rosiers exaspérés s'écrasaient
contre la pierre. Les volets mi-fermés emprisonnaient des vitraux jaunes
et bleus que le soleil piquait ardemment.

La vie s'était arrêtée à l'hôtel _Modrone_ depuis l'époque luxueuse. Et
les deux vieux arbres qui assombrissaient la terrasse de leur masse
pleureuse témoignaient seuls de la fidélité du printemps aux deux amours
assis sur leur coussin de marbre.

Les Pèlerines étaient pénétrées. Elles refusèrent de «s'éparpiller» en
d'autres plaisirs--même d'art--et rentrèrent à l'hôtel.

Le soir on s'en fut dîner au _Gambrinus_. Là, les trois amis retombèrent
dans le brouhaha bourdonnant du restaurant universel: dames viennoises
sur estrade dominant les consommés et les macaronis. Ceinturées de rose
fané, l'air absent, fardées, ces filles tristes jouaient _Coppelia_.

Ils mangèrent à l'italienne. Sur le menu, soupe à la Corneille,
_ravioli, macaroni, rizotto_ et _poletto_.

--Que le beurre est donc bon ici! s'écria Floche, qui en faisait fondre
un petit morceau dans la chaleur de ses coins de lèvres; notre cher
Rumpelmeyer a tant hésité à venir habiter Paris, parce qu'il ne pouvait
faire ses tartes qu'avec le beurre de Milan. C'est bien connu, du reste.
Mais il y a encore autre chose de connu à Milan! Ah! oui, les mouches!
Les mouches de Milan! Seigneur! c'est donc vrai... Heureusement que ce
n'est pas encore la saison!

Et ainsi s'agrémentait le dîner, pendant que le Peintre sifflotait,
entre les _i_ terminaux et le filandreux réel des mets italiens, les
airs joués par les dames viennoises.

Le _Gambrinus_ était situé sous l'immense galerie de verre, d'un goût
douteux, mais si prisée par les Milanais et qu'ils encombrent aux heures
de loisir.

Avertie, en sortant du restaurant, bouscula une petite table maculée de
bière et de limonade. Elle mit le désordre dans un groupe qui, dérangé,
découvrit à la jeune femme un buveur solitaire, dont les yeux perdus
dans l'espace semblaient suivre la fumée de sa petite pipe de bruyère.
C'était Dick! Comment avait-elle pu si totalement l'oublier?

Avec la même nonchalance botticcellienne, le même complet _home-spun_,
et sa cravate «oeil de truite», on eût dit qu'il attendait le plaisir de
bâiller. Sa main et son poignet, mince dans une manchette ridiculement
évasée, pâlissaient sous la lueur des becs Auer. Ces détails frappèrent
involontairement Avertie. Un peu troublée, elle voulait avancer, se
montrer, lui faire comprendre au moins qu'elle était là et que, par un
hasard inouï, elle l'avait vu. Elle n'eut pas le temps d'agir; déjà, ses
deux co-pèlerins l'entraînaient, perdue dans ses pensées, à travers la
fourmilière humaine.

Une ruelle sombre, au bout une lueur éclatante et le Dôme, gâteau de
noce découpé, crayeux, sur un ciel de flamant-rose. Il était, vu de
cette ruelle sordide, à la fois mystérieux et fantastique. Tous trois
se regardèrent avec enthousiasme.

À ce moment, près d'eux, sur le même ciel rose, dans sa démarche longue
et alerte, la silhouette de Dick se profila aussi. Avertie ne douta plus
alors qu'il ne l'eût reconnue et suivie; elle mit instinctivement la
main sur son coeur et, «la tête dans le ciel et les pieds sur la terre»,
elle heurta violemment une masse sombre.

--Oh! mais! s'écria Floche indignée, faites donc attention! Qu'avez-vous
bousculé là? C'est noir... C'est mou... un enfant! Mes amis, c'est le
petit Italien, le pauv' petit Italien qu'on rencontre toujours à
Paris!... a-t-il sa marmotte?

Et elle lui jeta deux sous, déjà loin.

       *       *       *

Cette nuit-là, Avertie rêva de Dick. Dans une pose de dieu antique, il
l'avait embrassée, enlacée. Elle sentait presque encore, au réveil, le
toucher des doigts longs, spatulés un peu, qui, pour attirer sa bouche,
lui avaient soulevé le menton. Et son regard! Où avait-elle déjà vu
cette intensité, cette expression de tristesse et de volupté si
complète? Ce regard «qui contenait toute la guerre de Troie»!

Floche la tira de ces souvenirs. Elle sortait son nez des couvertures:

--Avez-vous bien dormi? Moi, excellemment. Je vous aime, chère amie--et
elle déploya son mouchoir--parce que vous êtes décidément ado... Oh! là
là! une puce! Avertie, une puce! (Floche sauta à bas du lit)... une
grosse, une énorme, marron avec des cuisses longues! Quand je vous le
disais! La sale Italie! Etre venue ici pour se faire mordre par des
puces, vraiment ça n'a pas le sens commun! Je suis dégoûtée de tout, à
présent... Je m'étais réveillée si heureuse près de vous, dans cette
chambre d'hôtel! Et n'est-ce pas, quand on pense que ces sales bêtes
vous sucent l'un après l'autre, ce n'est pas réjouissant. Si encore
chacun avait sa puce qui vous pique et meure! Et vigoureuse, cette
grosse fauve! D'ailleurs, c'est ainsi qu'on attrape toutes les maladies,
c'est bien connu. Pour comble, ces Italiens, ça a le pompon pour vous
les donner, jamais ils ne se lavent!

--Calmez-vous, dit Avertie, les seules puces dangereuses sont celles qui
nous mordent à l'oreille.

--C'est vrai, ça? Vous êtes charmante! ma chère, vous m'épatez... Ce que
vous savez de choses!

Avertie rit:--J'observe, simplement.

--Oh! ce n'est pas votre intelligence seule que j'admire. Ce qui, aussi,
est charmant en vous, c'est que vous avez mes idées, mes manies, comme
d'ouvrir les fenêtres le matin pour avoir de l'air, se désinfecter.
(Elle jette un regard circulaire.) Moi aussi, j'observe avec mon petit
cerveau. Ainsi, voyez-vous, ça, c'est un fronton du temps de Napoléon.
J'imagine qu'il a dû descendre dans cette chambre.

--Sans doute, et le numéro 13 lui aura porté bonheur! 12 fr. par jour,
sûrement, il y est descendu.

Et ainsi, elles devisèrent jusqu'au petit déjeuner, qu'elles dévorèrent
au lit, en même temps que leur correspondance.

À dix heures, fraîches comme deux sources, elles retrouvèrent le Peintre
au musée du _Bréra_.

Devant les fresques importantes, Avertie fut empoignée tout de suite.
Concentrée et silencieuse, elle s'écarta de ses compagnons et s'en fut,
seule, à travers les galeries, essayant de croquer sur son calepin un
mouvement souple, une expression suggestive. À quoi son inhabileté
d'artiste amateur pouvait-elle donc prétendre en face de ces beaux
visages du XVe, où les paupières alourdies et les bouches aux coins
dubitatifs annonçaient déjà, la venue du Vinci? Le _Saint Roch_ du
Borgognone, à la bouche rassemblée et si pure, n'avait-il pas des lèvres
d'amante délaissée, lèvres encore gonflées du dernier baiser?

Ah! pauvre Avertie! Devant _Apollon et Daphné_, obsédée par le souvenir,
ne fut-ce pas le corps de Dick qu'elle se figura dans celui du jeune
Dieu? L'Apollon, allongé, ses belles jambes nues sous une courte
tunique, le cou découvert, appuyait, au creux de sa main languide, une
tête charmante. Avertie regarda avidement cette bouche, dont les coins
ironiques, légèrement remontés, corrigeaient la tristesse du regard fixé
sur le corps de Daphné. La déesse, tandis que ses jambes déjà se
nouaient en ormeau, offrait ses seins tendus aux lèvres de son amant,
et Avertie l'entendait murmurer, l'amant:--«Je sais encore d'autres
baisers!»

Eh! oui, pauvre, pauvre Avertie, de par le monde naissent «d'autres»
baisers, trop tard pour pouvoir y goûter. Et Dick ne lui dirait-il pas
aussi: «Je sais d'autres baisers?»

Avertie soupira.--«Le tout, se dit-elle enfin, est de conserver de
jolies guibolles. Ah! Dieux de l'Olympe! Ne me jouez pas au bon moment
le même tour qu'à Daphne. Ça doit être très dur d'être plantée là--comme
un chou--par un Dieu et même par un homme.»

Néanmoins, ces pensées alanguissantes attristèrent la Pèlerine. Le coeur
lourd, elle continua à parcourir le musée, attirée davantage encore par
la volupté des regards et des corps.

Devant la _Sposalizio_ de la Vierge et de Saint-Joseph, par Luini, elle
retrouva ses compagnons. Ils s'égayaient bassement devant ce
chef-d'oeuvre si vif et si moderne. Saint Joseph, disaient-ils, prenait
la Vierge par la main, comme un bon charpentier qui aurait oublié de se
faire couper les cheveux. Il semblait lui dire en douceur: «Viens-tu à
la campagne?» en lui coulant un oeil de biais. Et les Saints Anges,
derrière, y allaient d'un pas gaillard, à la campagne! Avertie trouva
cette fresque particulièrement douce et attrayante. Comme Luini eût été
étonné de les revoir si blanches et si diaphanes, ces créatures sorties
robustes de sa palette, mais pâlies par les siècles au point qu'Avertie
croyait leurs tons dérobés aux chairs nacrées et laiteuses d'Anglaises,
ou encore aux délicatesses des pétales d'azalées.

Floche, en bonne humeur par «les oeuvres d'art qu'elle avait pénétrées
jusqu'en leurs moëlles d'huile»--du moins l'affirmait-elle ainsi, voulut
finir la matinée chez un brocanteur.

--C'est, parfois, des imbéciles comme nous qui ont trouvé la «perle»,
vous savez, un Luini, un Vinci, un Bellini inconnus! Qui vous dit que,
dans un coin de boutique, il ne traîne pas une «Piéta» ou un «Ex-homme»!
(elle voulait dire _Piéta_ et _Ecce homo_). Et pourquoi ne mettrais-je
pas le doigt dessus?... On a bien vu des cantinières gagner le gros lot!

Ils entrèrent au bric-à-brac le plus proche. Le combat entre l'avarice
et l'amour du lucre se reflétait dans l'oeil indécis ou avide de Floche.
La passion d'acquérir n'importe quoi, mais à marchand-volé, prévalut.
D'une main crochue et fiévreuse, elle touchait à tout, jetant pêle-mêle
les dentelles sur les poteries, les cadres, les brimborions dans les
étoffes et les franges. En un instant, la boutique fut à sac. Avertie et
le Peintre, gênés, regardaient d'un air inquiet la tête du marchand,
qui, lui, dans l'espoir de la forte journée, offrait obséquieusement sa
marchandise à pleines mains. Après de longues et infructueuses
recherches, Floche, découragée, brandit un objet informe, quelque chose
comme un tambour à dentelle, recouvert de soie verte, cerclé de
marqueterie, et que l'homme appelait sa «Majoline».

Il en voulait quinze francs.

--Quinze francs! s'écria Floche, mais vous êtes fou, mon brave homme!
Croyez-vous que j'aurais dérangé votre boutique, perdu une heure
précieuse, au lieu de voir les chefs-d'oeuvre de Milan, pour payer cette
saleté quinze francs? Je vous en offre cent sous.

--Mais, Madame, je ne peux pas; il faut que je mange. J'ai cinq petits
enfants. Vous ne savez pas le mal que j'ai moi-même à trouver du
bibelot... Et «ma Majoline» est très belle...

--Non, non! Cent sous, vous dis-je! Ça fait dix-huit sous à donner à
chacun de vos chérubins, dix-huit sous, vous m'entendez? Quant aux
bibelots, il ne faut pas me coller de blagues. En Italie, ils sont pour
rien, comme les marrons! Tout le monde sait ça.

Et mettant la majoline sous son bras, elle fit le geste de sortir.

--Pardon, Madame, excusez-moi. Je ne puis vous laisser ma boîte si bon
marché. Donnez-moi, au moins, quelques sous de plus... pour m'acheter du
tabac!

--Hum! (et Floche se tourna vers Avertie). Qu'en pensez-vous, chère
amie? Cette affaire crasseuse vaut-elle un supplément? Le tiroir est-il
intact? Regardez, vous qui avez l'oeil... et le bouton? de l'époque?

--Le bouton? Il est charmant, tout ciselé, il vaut bien à lui seul les
cinq francs.

--Bravo, bravo!

Alors, s'adressant au marchand:--Eh! bien, mon ami, votre boîte me
plaît, je consens au supplément de tabac; emballez-la-moi et vous,
Peintre... donnez quelques cigarettes à Môssieu.

Le peintre offrit un paquet et Floche, pendant que tous lui tournaient
le dos, s'adjugea subrepticement un bout de galon qu'elle dissimula dans
l'ouverture de son gant.

Rentrés à l'hôtel, il leur fallut refaire paquets et valises.

--Jamais, jamais, pleurnichait Floche, je ne viendrai à bout de ma
pharmacie. Je vous le disais bien, on ne peut pas se passer de femme de
chambre en voyage. Baptistine m'avait arrangé tout cela trop bien... une
vraie mosaïque. Que voulez-vous que je devienne à présent? Je suis
tellement empotée. Si, au moins, vous vouliez m'aider. Mais vous êtes
une pure égoïste; comme toutes les femmes heureuses, vous ne pensez qu'à
vous-même! Si vous ne m'aidez pas, je serai obligée d'emporter tout ça
dans les mains.

--Dans les mains! Vous en avez donc une au bout de chaque doigt?
Allons, un peu d'énergie. Faites appel à votre vieux sang de Louis le
Gros, et recommencez-moi votre valise.

--Oh, ma chérie, ne me bousculez pas! Ne prenez pas ce genre. Quand on
me choque, je fais comme le hérisson, je me mets en boule, la tête entre
les jambes et on ne peut plus rien tirer de moi.

--Alors, sonnez le garçon.

--Ah! Quelle trouvaille!... Garçon!

Un grand dadais se présenta, les mains flasques. Il empila, bourra et
ferma magistralement la valise... un chef-d'oeuvre.

--Ma chère, ce blanc de poulet a fort bien travaillé. C'est comme pour
les accouchements: un coup de pouce intelligent et «Pouf!» l'enfant
sort... Sauf qu'ici, il fallait le faire rentrer.

Prêtes avant l'heure, désoeuvrées, elles attendaient toutes deux dans le
hall. Avertie demanda à Floche:

--Maintenant, expliquez-moi pourquoi vous emportez toute cette pharmacie
pour dix jours? C'est un peu niquedouille.

--Vous parlez toujours sans savoir. D'abord, j'ai dû emporter des
bouteilles de désinfectant, et le bain de bouche, l'Eau-mère, le pétrole
Rinaldo, l'alcool à brûler...

--Qu'est-ce que c'est que ça, le bain de bouche et l'Eau-mère?

--Le bain de bouche? Mais c'est pour mon chicot. Tenez, cette dent-là,
elle est superbe, n'est-ce pas? Eh bien, elle descend tous les jours...
Là, sur le devant. Je dois lui donner continuellement des lotions
astringentes; sans cela, elle tomberait dans mon potage, dans le
téléphone, ou dans mon estomac, et de là dans l'intestin, qu'elle
perforerait. Et je n'ai pas de quoi me payer Berger, moi.

--Et l'Eau-mère?

--Ça, ma chérie, c'est un coup de génie que j'ai eu à Biarritz cet été.
J'ai soustrait dans les baignoires des Salins, petit à petit, 25 litres
d'eau du Briscous. Vous riez? vous n'êtes qu'une bête. C'est merveilleux
pour la peau et les rides... on en met une cuiller à café dans sa
cuvette et on se lotionne les chairs. Mistress Tüff, cette splendeur
américaine, ne se lave jamais autrement depuis vingt ans. Et, moi-même,
depuis un mois, je me trouve tellement plus raffermie. (Elle tape sur
ses seins qui tremblent.) Vous ne remarquez pas?

Avertie examina sincèrement.--N...on..., avoua-t-elle.

À ce moment, le Peintre fit irruption. L'omnibus était là, tout chargé.

--La note! cria Floche. Avez-vous vérifié la note? Vous savez, c'est
tous des filous en Italie. Regardez de près et sacquez-moi tous ces
voleurs.

De nouveau, après la bousculade de la gare, ils se trouvèrent assis dans
un compartiment bondé.

Tout à coup, Floche cria au Peintre:

--Espèce d'étourneau, je suis sûre que vous avez oublié mon argent au
bureau de l'hôtel! Et vous prétendez avoir du bon sens! Ça n'a pas de
nom! Et c'est le «magot»! Qu'allons-nous devenir sans argent jusqu'à
Venise? J'ai juste vingt centimes pour descendre dans une gare. Allez,
ouste! Allez chercher l'argent et vous nous rejoindrez par un train de
nuit.

Mais Avertie lui fit signe de n'en rien faire; elle déboutonna sa veste,
et plongea la main dans son corset, qui laissa échapper deux petits
rubans roses.

--Mes amis, leur dit-elle, j'ai, moi aussi, un petit magot; il est
épinglé à mon corset... Grâce à moi, tout s'arrange, voyez-vous. C'est
ma nourrice qui m'a donné cette habitude. Elle mettait ses économies
dans un petit, sac en taffetas gommé recouvert d'une perse à rideaux. Et
Avertie sortit une enveloppe minuscule à rayures bleu de ciel, bordée
d'un ruban amarante. On eût dit d'un petit sachet XVIIIe siècle.
Seulement, le gros bouton de corozo venait du Bon Marché.--Si vous
voulez mes subsides? Ses doigts étaient encore dans son corset.

--Oh! la chérie, cria Floche, voyez-la toute prête à nous donner à
téter.

Dans leur compartiment, on les prit pour des comédiens en tournée. Aussi
fut-on plutôt familier, à la grande joie d'Avertie, qui fit parler son
voisin. En passant devant une ville, cet homme prononça _Brescia_ comme
s'il eût baisé ce nom. À cette caresse inattendue, Avertie sentit des
petites fourmis de plaisir lui grimper sur la nuque. Par une ingéniosité
très féminine, elle arriva à lui faire répéter plusieurs fois ce nom
magique, pour en éprouver de la jouissance. Les fourmis gagnèrent son
cerveau. Elle ferma les yeux. Les fresques du _Bréra_ dansèrent devant
elle: Saint Roch avec sa plaie chaude et sa bouche mûre, Apollon avec la
nudité de ses épaules et Dick se détachant sur le ciel rose, à côté du
Dôme... Le reverrait-elle jamais, ce Dick? Se parleraient-ils un jour?
Dans quel Olympe, si ce n'était ici-bas, l'entretiendrait-elle du goût
extraordinaire qu'elle avait pour lui? Un goût! Faut-il qu'il se perde à
jamais et que l'autre en ignore jusqu'à l'existence?

Devant son impuissance à forcer l'avenir, Avertie se découragea vite et
devint nerveuse. Les fourmis descendirent dans ses jambes, où elles sont
suprêmement agaçantes, comme chacun sait.

--Il faut aller au wagon-restaurant «prendre nourriture», décida
Floche.

Là, monde fou, fumée épaisse et stagnante au-dessus des bouteilles.

Avertie s'énervait à ces repas en aquarium desséché, où les convives,
collés les uns aux autres, ne pouvaient porter la main à leur bouche
sans sentir le contact chaud d'un voisin. Le garçon, de sa grâce
équivoque d'équilibriste aux ongles noirs, jetait distraitement sur les
assiettes la nourriture éclaboussante et flasque. Puis il s'évadait, la
serviette voltigeante au bras, dans sa livrée répugnante de maculatures,
mais si ajustée qu'elle avait l'air d'être cousue sur sa peau.

Quand Floche eut bien frotté son couvert et son verre, elle montra
triomphalement sa serviette noircie et déclara qu'elle serait bien
heureuse tout à l'heure de ne pas avoir tout cela dans le ventre.

--Garçon! de l'eau minérale, je vous prie! merci. _Cicina_, eau
gazeuse... éventée! affirma-t-elle encore. Puis elle lut à haute voix:
«Une bouteille par jour... Catarrhe de la vessie, reins flottants,
retour d'âge!...» C'est excellent, pour moi, tout cela. Versez, Peintre,
versez-m'en tant que vous pourrez!




CHAPITRE V


--_Verona! Verona!_ Le chef de train s'égosille. Dix heures du soir.
Nuit profonde. Floche se lève, regarde à travers les vitres.

--Ô Poésie! Ô tombeau de _Roméo et Julietta!_ Voyons un peu. Elle ouvre
la fenêtre.--Quoi? Vérone, cela? Mais, Seigneur! Que c'est laid! C'est
tout noir, c'est tout plat; on ne voit rien, pas une église... c'est
infect!

Elle dit et se rasseoit.

Onze heures; même nuit noire.--«_Venezia! Vene-zia!»_

--Ah! mes chers amis, nous y voilà donc, dans le Paradis!

Et Floche se pencha à la portière.

--Je m'y reconnais, je m'y reconnais!!! Elle rassembla les Pèlerins et
d'une voix de guide qui explique:

--Ça, voyez-vous, c'est la digue; là, par terre, la lagune, à gauche, la
mer; en haut, le ciel... et en bas, la lune qui se reflète dans l'eau.
«Ah! Venezia! Venezia!» chantonna-t-elle, les bras en l'air.

Le calme inhérent à la ville qui les entoura sur le quai dès la sortie
de la gare, cette absence de tout bruit urbain, cette sorte de subite
intimité, après le vacarme du train et la bousculade vers les issues
trop rares, envahirent Avertie agréablement. Aussitôt qu'elle eut mis le
pied dans une gondole et qu'elle se fut assise sur les excellents et
profonds coussins de cuir noir, elle se sentit tout à fait heureuse.

Où était l'impatience fébrile qu'on met généralement à retirer ses
bagages pour rentrer au plus vite chez soi? Ici on jouait déjà la
«Romance», on se laissait vivre et on n'avait, à dire vrai, que cela à
faire. La féerie commençait.

Tout alentour, dans les gondoles voisines, d'autres couples attendaient,
eux aussi. Subitement silencieux, calmés, pénétrés par le charme de la
cité, des eaux douces qui clapotaient le long du bordage, ils semblaient
tous des amoureux en bonne fortune: Venise voulait cela.

Le Peintre et Floche, causant à demi voix, s'étaient mis à fumer.

--Que c'est donc bon d'en griller une en gondole! disait Floche.

Avertie se retourna, dégoûtée; fumer à Venise, la nuit, en gondole,
comme au café! Ah! qu'ils avaient bien un cerveau-Arménonville! Elle les
entendait débiter mille lieux communs sur les arrivées classiques, la
nuit, sous la lune et les étoiles. Elle se rappela que, lors d'une
exposition de peinture à Bruges, plusieurs de ses petites amies, se
piquant de bas-bleuisme, lui avaient, à son retour, posé cette seule
question: «Tu as été à Bruges? As-tu vu la lune?» Non, elle n'avait même
pas pensé à regarder la lune, elle y allait pour voir des tableaux. Mais
l'insistance spécialisée de ses amies l'avait intriguée; elle s'accusait
d'avoir, peut-être, manqué une éclipse. Un jour qu'elle parcourait le
«trottoir roulant» d'un journal quelconque, elle retrouvait, dans une
tartine sur Bruges (_la morte_, naturellement), toute la lune de ses
petites amies. Ah! mon Dieu! Elle l'avait manquée, elle, Avertie, dans
le ciel de Bruges, sans doute point sur l'I au clocher du Saint-Sang.
Que «l'imprimé» jouait donc un fort rôle dans la vie artistique de ses
petites amies et des grandes!

--Tiens, une église! dit soudain Floche, dont les yeux s'habituaient à
l'obscurité. Savez-vous son nom, Avertie?

--L'Église de la Gare, répondit celle-ci sur un son détaché, comme si
elle eût parlé d'une auberge.

--Oh! très joli, très joli! Madame est maussade. Sans doute parce que
nous attendons encore nos bagages. Tra là là là! Mon cher, cette femme
n'a aucune poésie dans l'âme. C'est dommage. Tirez-moi donc les «Petits
beurres» du sac jaune. J'ai une faim de loup; c'est déjà l'air de
l'Adriatique qui m'appète.

--Quel français, par-dessus le marché! murmura Avertie.

Quand les bagages furent proprement arrangés à l'arrière, le gondolier
demanda:

_Due o solo gondoliere, Signora_[1]?

[Note 1: Deux ou un seul gondolier, Madame?]

La voix caressait; elle passa sur la peau d'Avertie avec un frôlement
de grosse mouche en velours.

«Ce pays est doux; ce pays arrondit les angles des mots, il n'est que
volupté!» et Avertie se retourna pour regarder la tête d'où cette voix
d'or était sortie! un Bellini à cheveux longs et soyeux, au masque
sévère, à la bouche jeune et joyeuse; il poussa le cri rauque déjà
oriental, avec lequel les gondoliers se croisent: «_A-o-é!_» et son
grand corps s'inclina sur la rame dont l'effort silencieux ébranla la
gondole.

Le long des petits canaux, la voix d'amour retentissait encore avec son
cri sauvage, ou bien, joyeusement, elle saluait la gondole rencontrée,
souhaitant la _buona notte_.

--_Addio, addio, Carlo!_ répondait-on.

Puis, Carlo s'essaya à chanter, mais sa voix était sourde. Il toussa,
racla sa gorge et cracha épais dans la lagune.

--Ah! tant pis! dit Avertie tout haut.

--Vous dites? demanda Floche.

--Je dis, tant pis, parce qu'il a craché.

--Qui a craché? Carlo? Qu'est-ce que cela vous fait? D'abord, c'est plus
sain pour lui, et puis il y a déjà tant de cochonneries dans la lagune!

Avertie le savait bien, mais son Bellini s'était dépoétisé par trop
subitement.

Bientôt, l'eau sur laquelle voguait la gondole parut lourde et plus
grasse. Les palais et les maisons se dressaient, vastes ossuaires sous
cette lune froide, évadée par instant des nuages. Mais Carlo, de sa
belle voix maintenant harmonieuse et qui s'éparpillait le long des hauts
murs en ondes décroissantes, expliquait le chemin parcouru, le petit
canal, le raccourci, le théâtre qu'ils dépassaient en faisant monter
l'eau clapotante, sur ses marches de marbre.

Dans les canaux plus intimes, tout devint sonore; les gouttes d'eau,
elles-mêmes, qui tombaient de la rame, trouvaient leur écho; la gondole
rasait les murs; jouant au voleur ou au Borgia, les Pèlerins parlaient à
voix basse.

Ils débouchèrent enfin sur le grand Canal. «La lune y épousait la
lagune», tandis que la perspective s'offrait aux voyageurs théâtrale,
ornée de la parure de tous ses palais, d'une beauté d'Orient dans la
nuit. Au fond, vers la haute mer, semblables à des fûts de forêt brûlée,
se dressaient les mâts de la _Giudecca_. Enfin, derrière eux, devant
les vulgaires becs de gaz, émergea l'_Hôtel Britannia_.

Dans le hall, sur les fauteuils et les banquettes, des voyageurs
somnolaient, châle au bras, sacs en main.

--Nous n'avons plus un lit de disponible. Ces dames ont-elles retenu
leurs chambres? s'informa le gérant, debout sur le ponton et prêt à en
barrer l'accès.

--Oui, dirent ces dames.

--Non, avoua le Peintre.

Le gérant le renvoya avec un geste d'homme repu.

--Monsieur, intervint Floche, il est impossible que vous expulsiez ce
jeune homme. Un lit, un simple matelas, et voilà de quoi le coucher! Où
voulez-vous qu'il aille, ce pauvre garçon? Faites-lui mettre n'importe
quoi par terre. Ma chère Avertie, nous ne pouvons l'abandonner ainsi.
Nous le prendrons plutôt dans notre chambre.

Elle gesticulait, excitée, parlant très fort. Quelques endormis du hall
soulevèrent des paupières vindicatives. L'un d'eux jura. Avertie
détestait l'esclandre. Elle se sentit subitement un coeur très dur.

--Taisez-vous donc. Vous faites scandale, vous dites des choses
absurdes. Que le Peintre se débrouille.

Le pauvre Peintre, poussé au derrière par la décision d'Avertie, regagna
sa gondole et, «_A-o-é!_», disparut dans la nuit.

Avertie eut un sursaut de répulsion en entrant dans les chambres,
offensantes par leur papier sombre, leur plafond de guinguette à
liserons peints, leurs meubles chocolat et leurs marbres poisseux de
crasse humide.

--Heureusement, dit Floche en soupirant, nous aurons toujours la vue du
Canal! et elle s'approcha de la fenêtre qu'elle ouvrit: horreur! Relents
de cuisine, de friture froide, de marc de café! Sur le toit voisin, à
hauteur de l'oeil, pelures d'oranges et vieux citrons. Et en face, à le
toucher, un mur écru barrant l'horizon.

--Pouah! fit-elle, pour le coup, c'est trop fort! Mais où est donc le
Canal?

Elle se dirigeait déjà vers la chambre d'Avertie pour proposer
l'échange. Le gérant l'arrêta et, d'une voix plutôt hostile:

--Pour le prix des chambres, Madame, il n'y a pas de vue sur le Canal.

--Eh bien, je vous en fais mon compliment, Môssieu! C'est complet! Dans
votre hôtel Britannia (et elle fit vibrer les n avec impertinence), on
se croirait vraiment chez des pauvres, à Grenelle!

Le gérant se retira... à reculons.

--Vos amis américains sont des brutes. N'auraient-ils pas dû surveiller
votre commande et se mettre en quatre pour vous, puisqu'ils _vous aiment
tant!_ Vous ne me ferez jamais croire qu'il n'y ait pas d'autres
chambres, à Venise!

--Ah! que vous êtes fatigante, ma pauvre Floche! Ne pourriez-vous vous
taire? Quand je pense à tous ces gens qui sont en bas, sans lit, au
peintre qui vogue encore peut-être, je crois que nous devrions nous
estimer bien heureuses que ces _brutes d'Américains_ nous aient trouvé
ces deux turnes!

--Turnes, vous l'avez dit. Vous êtes intelligente, au moins, si vous
avez un sale caractère. Des turnes, oui! On ne vient pas à Venise tout
de même pour s'enfermer dans des «gogues» et respirer les eaux grasses!

--Oui, bien sûr! Vous voudriez, pour cinq francs par jour, un premier
étage avec salon, billard, bain préparé au lait d'iris... et la vue sur
«tout Venise» illuminé, par-dessus le marché, hein?

--Adorable! fichez-vous tant que vous voudrez, nous n'en sommes pas
moins des dupes.... Tiens, le lit est propre... oh! mais il a l'air
parfait. Nous allons dormir comme des plombs!

Au petit réveil, devant le mur écru, les toits, les pelures d'orange et
de citron, elles se réveillèrent reposées et d'humeur charmante. Une
lettre de Maud, impatiente de revoir une amie après dix ans de
séparation et son mariage avec un Italien, annonçait à Avertie sa visite
à l'heure la plus proche.

Cette dernière était encore à sa toilette--quand Maud entra. Joie
d'Avertie malgré l'encombrement dès patron-minette d'une chambre trop
petite. Après les premières effusions, l'idée d'une exploration en
groupe nombreux la navra. À l'avance, elle sentit son âme indépendante
comprimée en cette mésaventure comme un pied en des bottines neuves et
vernies. Elle se fit belle pourtant afin de plaire à Maud qui, en
Américaine de race, aimait «les élégances». Grands dieux de l'Italie!
une robe à traîne et un toquet à plumes pour tournailler dans Venise par
une journée de sirocco! Aussi, dès la sortie de l'hôtel, Avertie fut la
proie de ses nerfs exaspérés par la processionnelle ballade.

Il fallut se rendre sans perdre un instant à la _Piazzetta_, où les
attendait le mari de Maud... et aussi Saint-Marc, heureusement. Par des
ruelles amusantes, si étroites qu'une ombrelle ouverte en frôlait les
murs, ils arrivèrent à _San Moïse_, la petite église paroissiale du
quartier.

Avertie, qui n'allait pas à un rendez-vous d'amour, regardait
curieusement les alentours, quand, en levant le nez, elle se crut
démente.... Quoi! de la neige sur cette église? Elle se tâta, vit le
ciel bleu, le soleil éclatant, et ajustant son face-à-main, elle
constata avec dédain que ce qu'elle avait pris pour de la neige était
l'amas des fientes de pigeon, agglomérées sur les corniches et les
toits. Tout de suite, elle fut mieux disposée et trouva la ville d'une
grande séduction. En passant devant la poste, pourvoyeuse des chères
lettres du B.-A. (car le B.-A. restait encore le Bien-Aimé), elle
fredonna, avec son dégoût particulier des choses communes, les vers du
bourgeois et subtil Nadaud:

    Celle qui frappe à ma porte
    Et dont je suis tant épris,
    C'est la duègne qui m'apporte
    Les billets que tu m'écris....

Mais sous le sirocco soufflant par les arceaux de la _Piazzetta_, il lui
fallut maintenir ses jupes et son toquet branlant, et marcher ainsi sur
les dalles de la place admirable, sans rien voir, au milieu des pigeons
et du soleil, pour rejoindre Sténo, le mari de Maud.

Sténo proposa de suite de «faire un tour». Avertie, sans désir, souple
et prête à tout, résignée à ne rien voir, à ne ressentir aucune émotion,
suivit, docile, le troupeau qui, bientôt, s'augmenta du Peintre. Ils
s'en furent donc, en bande Cook, au pont des Soupirs où Maud les
photographia gravissant les marches, «en souvenir de cette charmante
matinée».

Avertie caressa de la main le marbre blanc et poli des pommes de pin
échelonnées sur la balustrade. Elle les aima d'avoir une forme sobre, un
dessin ingénieux, divers et charmant.

Plus tard, elle se rappela qu'on l'avait traînée dans la cour des Doges,
au bord d'un puits, au fond duquel elle avait machinalement regardé,
sans y voir la Vérité dont, naturellement, chacun avait parlé; qu'on
s'était extasié aussi devant l'Ève nue de _Rizzio_, ronde, faussement
pudique en son geste gauche, le ventre déformé par la gestation de Caïn
et d'Abel, les seins flasques, mais femme de grande noblesse et d'une
dignité Louis XIV! Et qu'enfin, comme on se quittait, elle était tombée
en arrêt devant le _Lion della Carta_.

Campé en fronton au-dessus de la porte du palais ducal, une patte sur
l'Évangile, les ailes déployées, la queue fière (pas jusqu'à la
trompette cependant!), la gueule entr'ouverte, amère, il surveillait les
entrées. Son oeil était sombre, tragique, presque dur et mortellement
triste. Et c'était encore le regard de Dick! Avertie défaillit presque,
comme si elle se fût trouvée en réel face à face avec le jeune Anglais.
Clouée devant cette image, oubliant l'ambiance Cook, elle lui vouait,
inconsciente, ses désirs accumulés. Cette fourrure de pierre, elle la
sentait contre sa poitrine; ces flancs, elle en comptait les battements
sur sa peau, et ses seins à elle s'embrouillaient dans la toison fauve;
ses bras frêles et ronds, colonnes rosées de Venise, encadraient le
mufle bysantin, ses mains s'enfonçaient dans la gueule baveuse.... Et
elle eût presque été reconnaissante d'une morsure.

Midi sonna. L'habitude de se ployer aux usages journaliers, aux petites
choses de la vie, la tira de ses divagations. Elle s'achemina vers les
arcades et, avisant un marchand de photographies, elle acheta l'image de
ce lion, si suggestif de l'être désiré. Puis, la cachant sur sa poitrine
à côté du petit sachet de soie bleue, elle s'en fut au _Vapore_
rejoindre ses amis.

       *       *       *

La _Vapore_ est un restaurant indigène, assez vulgaire, mais typique,
où gens du pays et Allemands de classe moyenne ont leurs habitudes.
Pendant les repas, un vieux chasseur gras, à terribles moustaches, naïf
sosie de Garibaldi, sanglé dans un multi-boutonné spencer de groom, leur
offre d'un air paternel et farceur des hors-d'oeuvre bizarres et
compliqués. Silencieux et engageant, il fourre tout à coup sous le nez
des convives son plateau garni de crabes farcis, de moules, de homards,
d'huîtres, de crevettes, de _canocci_, tous fruits de la lagune.

Ah! ces répugnants _canocci_, ils fascinaient Avertie comme les noyés à
la Morgue hypnotisent les femmes du peuple. La méchanceté de leurs
petits yeux noirs et durs subsistait malgré le gonflement de leurs corps
de gras scorpions et rose mal cuit. Que ne vendait-on leur photographie,
Avertie l'eût achetée sur-le-champ.

Le déjeuner propre, confortable, le café excellent, l'humoristique du
lieu, l'amabilité du patron reposèrent les trois amis et c'est fort bien
disposés qu'ils repartirent pour l'Académie des Beaux-Arts.

Tous trois, certes, avaient la passion, la religion de la peinture; ils
s'entendaient à merveille sur ce sujet et comptaient parmi les
meilleures les heures passées aux Musées. Consciencieux, ils
regardaient, notaient, appréciaient les Italiens jouisseurs, jongleurs
d'art, aux âmes un peu superficielles. Mais la beauté ils l'avaient
sentie aussi et rendue d'une façon si instructive, si intense et joyeuse
que le critique sans peine pouvait donner _quitus_ à leur génie de tout
ce qui lui avait manqué.

Les tableaux du Carpaccio, surtout, ravirent les pèlerins. C'est dans
leur vrai pays qu'il faut voir ses personnages séparés par un mur
seulement de ce grand Canal dont ils étaient, quelques siècles
auparavant, l'âme et la vie.

L'histoire de sainte Ursule parut à Avertie vivante, gaie; elle en fut
si pénétrée qu'elle s'identifia à la Sainte. C'était elle qui circulait
à la cour d'un Roy de la Grande-Bretagne, accueillait son fiancé avec
aménité et tristesse à cause de son voeu, puis s'enfuyait en barque.
Elle dormait dans un grand lit à colonnes, recevait la visite de l'Ange
du Seigneur et enfin se laissait massacrer, sans regrets, sans frayeur,
tout naturellement, au milieu de la chaude coloration du tableau et des
jambes adorablement minces des personnages.

Aussi fut-elle un peu étonnée quand elle entendit Floche ainsi
interpeller le Peintre:

--Vous voyez sainte Ursule dans son lit? Eh bien, Peintre, c'est tout à
fait Avertie le matin quand elle se réveille au milieu de ses cheveux
roses... toujours fraîche, elle. Et l'Ange qui touche deux mots à la
Sainte, c'est moi, sauf que je suis fanée comme une patte de tortue ou
une cuisse d'éléphant adulte, très adulte même!

--Pardon, Floche! Vous êtes bien l'ange qui touche deux mots le matin à
sainte Ursule, mais c'est pour lui faire et sonner la femme de chambre
et veiller à l'eau chaude et ouvrir la fenêtre et travailler au petit
fourbi! riposta sainte Ursule en riant.

Il fallut partir, le musée fermait. Avertie eut le soupir de regret avec
lequel on quitte ceux qu'on aime. À la sortie, ils retrouvèrent Maud et
le sirocco.

Ah! l'oeil que fit Avertie, harassée, lorsque Floche demanda à faire un
tour à pied dans quelque quartier peu fréquenté! Maud les conduisit à
_San Trovaso_, où la célèbre échoppe d'Opéra-Comique étalait sa gloire
printanière en un balcon rutilant de glycines trop lourdes.

--_Oh! bella, bella glycina della Punta lungo!_ s'écria Floche. Et puis,
ce qu'on est heureux de retrouver en «chair et en os» ce qui vous
bassine aux vitrines, sur les cartes postales et les poncives
aquarelles! Au moins, ici, on est sûr de ne pas être volé! Voilà qui
n'est pas du chiqué!

Ils continuèrent vers _San Sebastiano_. L'absence des touristes, la
blancheur, la séduction de ce quartier, avec ses petites loqueteuses
dans les haillons desquelles traînait toujours un bout de chiffon vif,
charmèrent les visiteurs. Ils furent vite entourés d'un essaim
d'enfants, familiers, collants comme des mouches d'orage.

Tout le long du quai de la _Maritima_, les maisons s'offraient à la
rivière et les petits canaux se succédaient, étroits, mystérieux,
pittoresques. En face, c'était la _Giudecca_, ses bateaux, ses navires,
et ses barques... et partout, tout autour des pèlerins, l'horrible
sirocco. Il tordait les plumes de leurs chapeaux, gonflait leurs jupes
et leurs joues presque.

Fatiguée par la lutte, Avertie refusa d'entrer dans l'église de _San
Sebastiano_. Elle s'abattit sur la borne du seuil. Les enfants qui
l'avaient suivie, opiniâtres, les femmes en châles, aux regards hardis,
dévisageaient cette élégante à plumes, assise sur une pierre.

Elle goûtait ces choses avec tranquillité, hantée par ses souvenirs.
Elle pensait que, dans tant de pays déjà parcourus elle avait presque
toujours trouvé un quartier analogue à celui-ci et des femmes de ce même
type particulier à la race gitane. Ces femmes étaient encore plus
intéressantes ici, à cette heure, dans le décor de ces ponts
Renaissance, avec le désordre de leur chevelure, la nudité de leurs
pieds traînant dans des socques, et le geste courbe de leurs bras pendus
à la chaîne de ces puits inouïs de recherche d'art.

Mais bientôt elle entendit ses compagnons ouvrir brusquement la porte
lourde de l'église.

--Ma chère, dit Floche en sortant, vous êtes une folle de ne pas être
entrée. Vous n'avez donc aucune santé, aucune résistance? Venir jusqu'à
la porte de l'Église de Véronèse et s'asseoir sur une borne quand on a
derrière son dos pour plus de cent millions de peinture!... Ma parole,
je ne vous comprends pas! Vous ne savez pas voyager.... Moi, j'ai vu
tout cela de plus que vous--et elle fit couler sous son pouce les
feuillets de son cahier de notes--j'en aurai, au moins, pour mon argent.
Avez-vous seulement regardé cet amour de garçon en beurre frais, là
juste au-dessus de votre tête? C'est saint Sébastien, ma chère! Je vois
tous ses trous... ah! une merveille encore et quelles jambes!

À ces mots, Avertie retrouva sa vigueur pour se repaître de la vue des
jambes longues, minces, musclées dans leur pose lasse, et des mains et
des bras, langoureux de cette trop facile sensualité italienne. La
patine éburnée, ce que Floche appelait le beurre frais, en faisait le
plus grand charme. Énervée, elle bâilla.

Floche s'enquit:--Vous avez faim, ma chère? ou vous vous ennuyez?

--M'ennuyer, vous rêvez? Mais quelle heure est-il donc?

--L'heure du _tea_! dit le Peintre d'une voix de sacrificateur de petits
enfants.

Alors Maud proposa d'aller se reposer au _tea room_, établissement
_extra-dry_ et où «on s'amusait beaucoup avec tous ces Yankees».

On sauta sur l'idée, chacun, sans l'avouer, en ayant assez, pour ce
jour-là, de «vibrations d'art».

Le _tea room_ était bondé; cela sentait un médiocre mélange de café, de
thé et de cacao, tandis qu'un orchestre pauvre, piano et violon,
feutrait le bruit des cuillers et des tasses.

Avertie s'assit près d'un bow-window, sous un bouquet de lilas énorme,
de tulipes et d'anthuriums couleur sang et qui jetait une tache
éblouissante dans la salle. Les fleurs, par la chaleur, s'étaient
largement épanouies, perlées de sueur embaumée. Il y avait tout un frais
poème dans ce paquet de printemps.

Alentour, ainsi que Maud l'avait dit, c'était l'Amérique _for ever_.
Types réellement sains et beaux, mais si uniformes qu'il eût été
difficile de choisir la plus jolie femme. Toutes étaient belles, aucune
n'avait de séduction.

Tout à coup, sous le nez d'Avertie passa une bouffée de tabac blond
mélangé d'arôme de vétiver. Elle se pencha vers le bouquet. Mais non, ce
n'était pas cela. Où donc avait-elle déjà senti pareille effluve douce?
Elle revit dans un éclair la Suisse, les petits volets verts, Lucerne,
le wagon... son oeil dansa dans la pièce.

Au fond, du _tea-room_, sous les arcades qui, formant boudoir turc,
cachaient à demi les consommateurs, Avertie remarqua une main paresseuse
éventer d'un immense foulard indien un visage inaperçu.

Dick, attablé avec la plus somptueuse américaine du lieu, était assis
nonchalant, presque étendu, dans sa pose affectionnée. Sa compagne avait
une carnation trop riche, une poitrine trop forte, des cheveux trop
luxuriants, des yeux trop gros, et une élégance provocatrice. Tous deux
s'ennuyaient sans vergogne.

Avertie les fixa avec effronterie.

Le jeune homme avait repris sa pipe; par sa bouche entr'ouverte, il
s'ingéniait à faire sortir des anneaux de fumée bleue. Il y apportait
toute son attention. Ses lèvres, courtes et épaisses, se fermaient à
intervalles réguliers et ses dents larges se posaient sur elles, comme
des amandes fraîches sur des fruits rouges.... Avertie eut envie d'y
goûter.

Quand la pipe fut finie, il la rangea dans son étui et posément la mit
dans sa poche, puis il prit un crayon, griffonna quelque chose sur un
programme qui traînait sur la table, plia le papier en quatre, en huit,
en fit une cocotte, s'amusa à la faire sauter de l'ongle et finalement
la garda dans la main.

La belle Américaine bâilla en montrant une gueule saine de jeune fauve
et, se levant, donna le signal du départ. Pour sortir, Dick devait
passer près d'Avertie. Il s'attarda un peu à payer, se leva enfin, fixa
Avertie qui sentit son âme _lui tomber du corps_...[2].

[Note 2: Se le cayo el alma del cuerpo.]

Négligemment le jeune homme s'approcha d'elle, et sur la table glissa la
cocotte en papier. Avec une dextérité qui la surprit elle-même, sans
regarder si quelqu'un l'observait, Avertie l'escamota. Son entourage
n'avait rien vu. D'ailleurs, tout ne s'était-il pas passé avec un
naturel et un flegme admirables? Mais cette cocotte, que
signifiait-elle après tout? Une allusion impertinente, peut-être?...
Qu'en savait-elle?

Cependant son coeur continua de battre; elle eût voulu quitter le
_tea-room_ et rentrer à l'hôtel pour déplier au plus vite le papier. Les
autres, heureux de se reposer, s'éternisaient en oiseux et amusants
propos. Alors Avertie, pour tromper le temps, s'intéressa à classer les
gens qu'elle voyait, d'après les peintres qui les eussent le plus
volontiers pris comme modèles.

Plus tard, enfin, rentrée dans sa chambre, elle sortit de son carnet de
notes la petite cocotte en papier. Elle la déplia fiévreusement et, dans
un de ses angles, elle lut:

_Demain, dix heures matin, aux Arméniens._

DICK STRATHMORE B^{RNT}
GRAND HOTEL

       *       *       *

Au matin, 6 heures, hôtel du Lido.

Les Pèlerins ont déménagé. Avertie, fatiguée, dort profondément. Floche
s'est déjà levée, a ouvert la fenêtre et s'est recouchée. Bientôt,
irrespectueuse du sommeil de sainte Ursule, elle réveille sa compagne.

--J'ai sonné la bonne. Pstt! Hé! Avertie! Vous avez le sommeil lourd,
mon amie, comme une naïve paysanne! Et vous avez fermé la porte à clef
hier soir! Quelle sotte manie! Pour les voleurs qu'il y a ici... Et
après, le matin, il faut se lever pour aller ouvrir, c'est esquintant.
Allons! Ouste! un peu de nerfs! Vous allez, n'est-ce pas? Très bien!
Puisque vous êtes debout, passez-moi mon crayon, mes notes, mon
pet-en-l'air... Pas celui-là! Quelle empotée vous faites... L'autre, le
sale! Ah! que c'est fatigant tout cela! Et cette matinée, quand j'y
pense, quel calvaire! Voyez-vous, pour voyager, vous aurez beau dire, il
faut être jeune, car lorsqu'on a tous ces soins à donner à un vieux
chicot, à un vieux corps, c'est infernal! (La bonne apporte l'eau
chaude.) Hé! Mademoiselle, ne vous sauvez pas ainsi! Elles ont toutes le
feu au derrière, ces Italiennes! Apportez de l'eau chaude, cinq ou six
brocs, et un peu vite, s'il vous plaît!

Elle se lève, lave la cuvette, le verre à dents, le bidet, fourbit,
astique, en parlant de microbes, de la contagion et s'ablutionne ensuite
à grande eau. Maladroite et cosaque, elle s'enduit d'une épaisse couche
de savon qui mousse, mousse et gonfle et coule de ses membres tout
autour d'elle comme de la pâte à frire. On dirait _Max und Moritz_
sortis du pétrin de M. Boeck! La mousse de savon gicle et crépite sur
tous les objets de toilette. Par terre, ce sont des lagunes, des rigoles
fines; les serviettes traînent çà et là sur les meubles, dans les
flaques, partout, toutes «commencées»... Cependant la comtesse Floche ne
s'est pas lavé les pieds depuis Paris! Quand Avertie s'en étonne,
abasourdie:

--Oh! ma chère, qu'est-ce que cela signifie de se laver les pieds quand
on a la peau sèche? Et je vous prie de croire que je l'ai sèche, moi!
Cela donne des cors de se laver les pieds, ça «tendrit» la peau... Les
fantassins ne se les lavent jamais, eux! c'est défendu.

Sa chemise passée, elle noue, en petite nonnette ronde, glacée de sucre
rosé, les rubans de satin entre ses seins un peu mûrs. Puis,
soigneusement, elle s'enduit la figure de pommade.

--Ma pauvre amie, pouvez-vous me passer votre glace? J'ai la tête si
grosse qu'elle ne tient pas dans la mienne.

Elle se coiffe avec soin, se fait une auréole bouffante de cheveux d'or
autour de son masque gouaché et commence à s'habiller.

--Pouvez-vous me sangler, Avertie? Savez-vous?... Vous êtes la
complaisance même et la vie avec vous doit être adorable. Je sens que je
ne pourrai plus me passer de vous après le voyage. Baptistine, à côté de
vous, sera de la crotte de lapin! Ce que je souffrirai, n'y pensons pas!
Sanglez! allez, encore! jusqu'à la petite marque de crasse sur le lacet
rose; c'est le cran. Ouf! il me faut absolument maigrir, Altmar n'aime
que les joncs!

Le masque blanc se retourne vers son arrière-train pour voir si tout est
bien correct et s'échappe sans remercier Avertie.

Celle-ci consulte sa montre: 9 heures, et tant de choses à faire encore!
Par quel miracle avait-elle pu finir sa toilette et s'habiller à son
tour? Elle prend la glace, regarde sa nuque, y passe une main remplie
de bergamotte, s'en inonde le cou et les épaules, endosse une blouse
légère, un costume court, pose son canotier sur ses cheveux couleur
d'ambre, prend ses gants, un châle, une ombrelle.

--Quoi! vous partez? lui demande Floche interloquée. Qu'allez-vous faire
à cette heure? Un Vendredi Saint! Ah! oui, vous confesser...

La voix de Floche résonnait encore dans la chambre qu'Avertie descendait
l'escalier.

Sur le mica scintillant de la lagune, fraîche comme une opale en son
noir écrin, Avertie voguait dans sa gondole. Ses yeux, fixés sur le
couvent des Arméniens, semblaient vouloir en percer les murs aveuglants
de soleil. Elle souhaitait glisser, patiner, voler sur les eaux...
Jamais elle n'arriverait assez vite. Et pourtant elle savourait
l'attente délicieuse de la minute où elle retrouverait Dick. Elle ne
regardait ni les jolies voiles latines inclinées là-bas sur l'horizon
bombé, ni le geste pittoresque et monotone du gondolier penché sur le
mouvement régulier de la longue rame...

Enfin les cyprès se détachèrent tout autour de l'îlot, semblables à ces
minces chandelles de fête entourant les gâteaux de son enfance. Puis ce
furent la petite maison blanche égayée par la floraison des arbres
fruitiers et les pilotis d'un bleu criard, l'enceinte du couvent rouge
pompéïen et l'image réfléchie de toutes ces choses dans l'eau huileuse.

Sous le porche désert la gondole accosta mystérieusement.

Avertie perçut encore le clapotement de l'eau sur les marches, puis tout
disparut: Dick, flegmatique et beau, la reçut dans ses bras.




CHAPITRE VI


Silencieux, côte à côte, ils entrèrent dans le couvent. Des arceaux
légers formaient un cloître arrondi autour d'un jardin. Alourdies de
maturité, des roses pendaient parmi les boutons présomptueux, mêlés aux
jasmins jaunes et aux chèvrefeuilles désordonnés qui s'accrochaient aux
arabesques des frontons; une odeur suave s'en exhalait, rafraîchie par
le jet d'eau d'une vasque rose. Sur le gazon fauché, des tulipes et des
anémones, par paquets disposés çà et là, semblaient les bouquets peints
d'une délicate étoffe indienne. Au fond un vieux cèdre éclatait de sève
au bout de ses branches molles; et un magnolia à feuilles claires et
vernissées marquait d'une grande tache d'ombre le petit enclos. Près du
jet d'eau, un chat blanc se chauffait au soleil. Derrière de grands
arbres, un banc rustique invitait.

Dick et Avertie, sous le cloître, regardaient ensemble ces choses
charmantes et quiètes. Le jeune homme, avec un geste grave, toucha
doucement la manche d'Avertie pour l'écarter du puits dont la chaîne
était encore humide. À leurs pieds, de chaque côté de ce puits, sur deux
étagères de bois symétriques, des cinéraires variés éclosaient au
soleil. Depuis les roses tendres jusqu'au pourpre violent, depuis les
bleus tristes et pâles jusqu'à l'azur délicat et moucheté, jusqu'aux
indigos crus, les couleurs de ces fleurs de cimetière et de serre
étaient éclatantes de beauté saine.

Comme Avertie baissait la tête, éblouie par trop de lumière, Dick la
prit par la main et l'entraîna doucement vers le banc rustique où ils
s'assirent. Alors, il lui saisit l'autre main et les réunit toutes deux
contre sa poitrine. Puis, il contempla longuement la jeune femme. Son
ineffable et grave regard la pénétrait. Elle sentit ce regard descendre
jusqu'à son coeur et s'y reposer.

--Nous nous aimons, n'est-ce pas? lui dit-il... (les paupières d'Avertie
battirent légèrement). Et puis vous êtes si jolie, _darling_... Comment
vous oublier quand une fois on vous a regardée? Vos yeux ressemblent à
des oiseaux bleus, ou à ces fleurs que nous venons de voir. Et vos
cheveux! On dirait du sucre d'orge... du sucre filé, comme j'en ai vu de
semblable dans vos foires en France... Et votre bouche! Nous disons en
Angleterre _«A rose bud»_, oui, un bouton de rose rouge... Seriez-vous
très fâchée, vraiment, si je vous embrassais?

Il parlait d'une voix basse, confidentielle, ardente, à laquelle donnait
plus de poids son accent étranger.

Avertie ne le quittait pas des yeux; elle avait un plaisir
extraordinaire à se sentir si près de lui, si près que lorsqu'elle le
voudrait elle serait dans ses bras, contre sa poitrine. Quelquefois,
dans ses promenades d'art, aux musées, sous les vitrines, elle avait eu
la même convoitise de vouloir saisir, palper dans ses paumes les objets
admirés. Les cheveux de Dick, fins et bien peignés, faisaient ressortir
la petitesse de sa tête. Ses vêtements étaient tout à fait dans le goût
britannique, de teintes mélangées comme les landes d'Écosse et les
champs maraîchers (en tout autre moment Avertie les eût notés, chinés,
jaune et rose sur fond verdâtre). La recherche de son linge, l'odeur
même de tout son être (vétiver et _gem of gem_), se mêlait à celle du
jardin, tout cela concourait à faire ressortir la légèreté harmonieuse
de son corps, sa grâce souple de Mars botticellien et l'intense
expression qui lui était si particulière... Avertie perçut soudain
qu'elle l'aimait!

L'âme flottante, elle fut sans résistance. D'un geste doux et impérieux,
Dick l'attira contre lui et l'embrassa longuement. Puis il s'en détacha
un peu, pour la regarder...

--Que vous me plaisez, _darling_! Je n'ai jamais rencontré quelque chose
d'aussi séduisant que vous, si ce n'est parmi les fleurs... Depuis
Lucerne--dans le wagon, vous vous souvenez?--j'ai toujours pensé à vous.
Je vous ai suivie; je vous ai trouvée. _Dearest_ (et sa voix se fit
douce comme un souffle qui expire), embrassez-moi...

Avertie hésita, puis avança les lèvres; et lui, violent, convulsé tout à
coup, se jeta sur sa bouche comme sur une proie. Sa figure crispée
devint presque brutale. La jeune femme, surprise, se dégagea
brusquement.

--Oh! Chère, murmura-t-il, obstiné et insinuant. _Don't_... c'est
seulement parce que, ce moment, je l'attendais depuis trop longtemps! Et
puis, vous êtes... capiteuse, _darling_. Voyez, je serai docile. Là...
revenez sur mon coeur...

Et il ferma les yeux.

Avertie le regarda: sa figure avait, dans ses lèvres entr'ouvertes et le
pli de son front, une expression de bonheur et de souffrance. Mais comme
elle s'inclinait pour lui donner un baiser d'oiseau, elle sentit la
bouche puissante enserrer ses lèvres fraîches et minces.

La cloche du couvent sonna l'angélus. Ils se désunirent.

Sous le porche, cachés par la verdure du jardin, les deux jeunes gens
virent défiler les novices arméniens assombris de longues soutanes de
drap dur; elles clapotaient sur leurs rustiques et larges brodequins.
Ces jeunes Orientaux avaient des têtes brunes, exotiques,
inconfortables, presque simiesques. Leurs faces, très jeunes, étaient
salies de poils follets. Les yeux baissés exagérément, les mains
jointes, ils sortaient de la chapelle pour gravir, au fond du cloître,
un large escalier de pierre. Quelques-uns s'appuyaient à la rampe de
marbre rosé, toute luisante au soleil de la polissure des siècles.
Avertie regarda ces mains calleuses, vouées, par la chasteté, à la seule
caresse des rampes d'escalier! Elle les compara aussitôt aux mains de
Dick, longues, exsangues, blanches, et qui gardaient un aspect de
concupiscence et de volupté. Elle soupira. Comme ces contrastes étaient
séduisants et dangereux!...

L'heure avançait. Il allait falloir se séparer. Elle se leva et toute
son attitude fit comprendre à Dick qu'elle ne céderait pas, s'il tentait
de la retenir. Mais elle regarda une fois encore cette bouche
tentatrice; comme pour la sceller, elle y posa son doigt. Puis elle
s'évada à travers les bosquets.

Sous le cloître, aux abords de la chapelle, un moine qui rangeait les
livres de cantiques, dès qu'il l'aperçut, s'informa des désirs de la
_signora_. Elle demanda à visiter la chapelle et les collections du
couvent.

Un peu ivre encore, elle gravit le même escalier par où, tout à l'heure,
étaient passés les novices. Elle posa sa belle main libre sur la rampe
rose, douce au toucher comme une peau glacée et, sur le premier palier,
par la baie ouverte vers le jardin, elle chercha le banc rustique. Dick,
qui l'avait suivie des yeux à travers l'ajourage des pierres, se leva
dès qu'il l'aperçut et, par un geste indéfinissable--menace ou baiser--,
il eut l'air de lui envoyer son coeur.

Avertie quitta aussitôt l'embrasure pour suivre le moine dont le
trousseau de clefs sonnait à la ceinture de cuir. Il s'occupait,
raconta-t-il, de philologie et de littérature. Il parlait sept langues,
avait lu Barrès, Byron et les Bibles hébraïques «dans le texte». Sa
figure jeune était douce et pâle, un peu créole, encadrée d'une barbe
rare et trop fine. Ils causèrent de France et d'Arménie, et des
passionnantes études de son Ordre. Puis il la conduisit à la salle des
collections. Il lui montra avec fierté, à côté de l'encrier de Lord
Byron,--celui dont il s'était servi pour écrire _Don Juan_,--des oeufs
d'autruche, des cheveux du comte de Chambord, des poupées indiennes en
terre cuite et quelques autres échantillons de semblable valeur, où le
moine goûtait évidemment du mystère, du merveilleux, du surnaturel.
Avertie, fatiguée et distraite, décida d'arrêter là sa visite
domiciliaire; elle s'en excusa auprès du prêtre qui, poliment, lui
offrit de la reconduire à sa gondole. Et ainsi, près de la robe noire du
saint homme, elle traversa le soleil et les odeurs capiteuses, qui
montaient de toutes les plantes de ce jardin dont la dilection divine
s'était muée pour elle en volupté.

Dick était parti; seul le chat blanc se chauffait encore au soleil, en
rond, près de la vasque. Entendant les pas proches, il eut peur et se
sauva. «Fini, pensa Avertie, tout est fini!»

Elle longea des corridors sévères et passa devant le réfectoire. Une
douceâtre odeur conventuelle se mêlait aux relents d'huile chaude. Et le
dégoût la prit de cette vie close, étouffée et compressive. Elle eut
pitié des moines. Puis, l'instant d'après, elle les envia. Ils ne
souffraient pas, eux! Et elle allait souffrir, peut-être? Bah! Vivre!
Vivre la vie, elle voulait vivre avidement,... et, s'il fallait payer...
eh bien! elle paierait!

Troublée, cependant, fatiguée en son coeur, elle remonta à regret dans
sa gondole. Sur les coussins, près de son châle, était piqué un petit
papier; elle lut: «Vous êtes mon ibis rose... je vous reverrai.»

La certitude d'inspirer à cet étranger un amour subtil et assez
singulier pour être comparée à un échassier la remonta et aussi
l'orgueil d'avoir subjugué, jusqu'au respect, ce beau garçon. Une gaieté
douce lui vint--«l'ibis, l'ibis rose»!--et elle se sentit moins
troublée, dès que la gondole eut repris le chemin de Venise.

Le soleil «chauffait» derrière des buées d'orage; les petits îlots de
sable et d'algues amoncelés issaient de la marée basse, s'efforçant à
devenir des terres stables. Bientôt, Avertie s'intéressa tout à fait à
la contemplation du paysage. C'était, dans la nacre rosée et répandue
sur toutes choses, le mirage du désert.

En retrouvant ses amis, elle récupéra, au même moment, son équilibre.
Vraiment, elle venait de rêver une belle aventure, et, quand Floche lui
demanda si elle s'était bien confessée, ce fut avec certitude qu'elle
répondit:--«Excellemment! J'ai eu affaire à un Père très agréable.»

Puis elle s'occupa de suite des projets de la journée; avaient-ils
retenu Carlo pour la visite des petites églises?

--Oui, oui, tout est organisé, répondit la comtesse Floche. Carlo nous
attend au ponton. Ah! ma chère! Il est sympathique en diable, notre
Carlo! Je le regardais encore dans la gondole, ce matin, en vous
attendant. Il avait l'air d'un grand singe, hideux, sale, dégoûtant! Je
l'adore!




CHAPITRE VII


Les femmes commodément installées sur les gros coussins de la gondole,
le Peintre assis par terre à leurs pieds (le derrière un peu mouillé),
tous étaient heureux et retrouvaient l'impression de l'arrivée, la
simple satisfaction, le bien-être de se laisser glisser sur l'eau, à
travers la Ville Incomparable.

Avertie, le bras allongé, tenait une des petites mains de cuivre qui, de
chaque côté du bateau, maintiennent la cordelière en laine noire à gros
pompons.

--Floche, avez-vous regardé ces mains? dit-elle. Sont-elles assez
vivantes et fermes d'expression? Et ce pouce aplati vers l'ongle, il a
toute une physionomie! J'en ai connu un semblable: c'était celui de
James Two. Il synthétisait plus sa personne que sa figure... il
synthétisait sa nature d'âme. Comme il m'aimait, si je le lui avais
demandé, James l'eût coupé pour me le donner...

--Vous donner son pouce! Quoi? Celui en viande, le vrai dont il se sert
tout le temps? Vous croyez cela, vous, une femme supérieure, qu'un homme
vous aime assez pour se couper un doigt? Ah! laissez-moi rire, Avertie.
Vous en avez quelquefois de bonnes, ma pauvre amie! Quelle jeunesse! Et
faut-il que vous ayez peu souffert!... Moi, je sais bien que c'est tout
au plus les ongles que les hommes se coupent, par amour de vous!

Avertie sourit de la tirade et pria Carlo de lui vendre les mains de
cuivre. Tout de suite, le Peintre voulut lui en faire hommage; elle s'en
ferait monter un manche d'ombrelle.

Mais Carlo refusa; il aimait sa gondole. Pourquoi l'aurait-il
dépouillée, lui qui la soignait comme une belle femme? Car ces objets
étaient anciens et le modèle introuvable... Le Peintre insista, monta
les prix, sortit une pièce d'or. Quel pauvre gondolier eût pu résister?
Séance tenante, Carlo dévissa les mains et les remit au pèlerin. La
cordelière pendit, les pompons noirs traînèrent sur les banquettes...
quelque chose de désordonné, d'inharmonieux, entra dans la gondole; elle
fut comme déflorée.

Avertie eut le sentiment très net qu'elle agissait en bourgeoise, en
barbare. Cette main de gondole! Avoir attendu quelques siècles pour
devenir le manche d'ombrelle d'une Parisienne! Ainsi, elle déplaçait un
point de beauté, elle déparait une belle chose! Elle compara son âme à
celle d'une Américaine et pensa avec dégoût que l'amie de Dick eût agi
pareillement. Pourquoi ne pas renoncer à cet enfantillage, remettre le
cuivre en place, pour l'harmonie des choses universelles?

Un vieux hanneton en souquenille tête de nègre, qui happa la gondole de
son crochet, à _San Giovanni e Paolo_, coupa court à ces réflexions.

--L'Église des tombeaux des Doges, annonça le Peintre d'une voix
sentencieuse.

--Dieu! qu'ils m'ennuient, ces Doges! s'écria Avertie, et elle regarda
le porche d'un oeil maussade.

Pourtant, de délicates, colonnes de marbre rose, torcinées en gros
câble de navire, encadraient les sculptures des montants. Avertie releva
ses jupes et regarda ses jambes pour voir si,--torcinage à part,--elles
n'étaient point de la même sveltesse. Puis, toujours hostile à l'Église,
elle s'en fut vers deux lions, en bas-relief contre les murs de
l'hôpital voisin. Là, elle était à son affaire; leurs regards tristes et
dédaigneux l'attiraient invinciblement.

--Floche, venez voir avec moi ces beaux lions de Lombardo.... Ils valent
tous les doges et leurs tombeaux tarabiscotés. Voyez-moi cette queue
qu'ils ramènent devant eux en traîne d'impératrice!

Floche, gouailleuse un peu:--Eh, chère amie, vous n'avez pas vu cette
touffe poilue du bout...? On dirait une main de singe! C'est très
curieux, en vérité!

--Mais c'est magistral, simplement. Quelles notes prenez-vous donc?
Laissez-moi lire: «Noble attente de ces portiers de pierres..., yeux
tristes à la vue des malades de l'hôpital... Fauves matés sous le ciseau
du génie...»

--Mâtin! vous allez bien! Quant à moi je veux vous confier que depuis
quelques jours je suis amoureuse, oui, amoureuse de tous les lions de
Venise. Concevez-vous cela?

--Vous êtes une folle... Mais vous me fascinez. Je vous trouve très bête
et très intelligente... Je ne peux pas vous suivre dans tout ce que vous
dites. Vous me troublez, vous m'ahurissez... car, enfin, j'ai du sens
commun, moi!

Il fallut pourtant entrer à l'église. Avertie laissa ses amis circuler.
Elle s'assit à côté d'un autel en pierre jaune que le guide ne
mentionnait pas et qu'elle n'aurait certes pas remarqué si elle ne
s'était arrêtée auprès. Deux sphinges étranges le soutenaient. Elles
avaient des têtes et des seins de femme, des griffes de lion et des
queues de dauphin. Sur le marbre poli de leur poitrine et de leurs
épaules, l'ocre doux s'éteignait dans du jaune plus pâle et crémeux;
leurs têtes douloureuses semblaient excédées du poids de la table
sacrée. Il y avait de l'obstination et de la douleur dans leurs regards,
leurs bouches et leurs fronts têtus, dans leurs queues trop enroulées,
et leurs ongles crispés de rage concentrée d'être là pour toujours!...
Les passions aussi, ne vous écrasent-elles pas toute la vie? Elle
l'avait entendu dire par des «gens à grands fracas», des passionnés, des
agités,--mais était-ce bien vrai?--qu'on ne peut jamais «s'affranchir».

S'affranchir, la belle affaire! Même devant les Sphinges de San
Giovanni, elle trouvait, au contraire, qu'il fallait une vie de lutte et
d'énergie pour, seulement, «conserver».

Néanmoins, elle aima la douleur inquiète des marbres symboliques. Ces
Sphinges étaient belles. Elle sympathisa avec leur impatience résignée
et, finalement, guidée par son constant instinct de volupté, elle
s'approcha de l'autel, ôta ses gants et passa le long de ces corps polis
une main caressante et douce.

Mais Floche, déjà de retour, s'écria:

--Vous avez eu bien tort, chère amie, de ne pas nous avoir suivis. Nous
avons vu, avec dix sous de pourboire seulement, une série de Véronèse en
réparation, accrochés à des échafaudages de plâtriers, salis, tout
troués, tout noircis, magnifiques! Et aussi, un immense chandelier,
superbe! On aurait dit du vieux plomb au rebut, une belle patine!

Avertie s'amusait toujours de l'imprévu des discours de sa compagne. Son
pied glissa avec indulgence sur les dalles roses en marbre de Vérone et
son coup d'oeil essuya au passage la poussière des stalles chapitrales,
en buis lisse, aux teintes luisantes de caramel.

--En voilà assez, pour les petites églises! proposa Floche. Allons voir
_Santa Barbara!_

Le vieux hanneton en haillons, pour ranger à quai la gondole, la happa
de nouveau comme un beau chiffon saisi au fil de l'eau. Ils embarquèrent
et bientôt Carlo les accosta à _Maria Formosa_.

Mais, la _Santa Barbara_, la perle de Venise, était, sous son voile
violet, invisible aux visiteurs. Le peintre et Floche, déçus, s'en
rongeaient les poings.

--C'est un peu fort, disait-elle! Cette _Barbara_, à qui la
montrerait-on, donc, si ce n'est à nous? À tous ces vieux derrières qui
trament dans l'Église, peut-être? (Et elle désignait du doigt quelques
dévotes prosternées sur les dalles.) C'est stupide de voyager dans ces
conditions! Misérable Peintre! C'est vous qui nous avez conduites ici.
Vous êtes un nigaud, un maladroit.... Vous ne savez jamais vous
débrouiller. Vous n'êtes bon à rien!

Le flegmatique Peintre devint audacieux sous l'insulte. Il leva sa canne
et, hardiment, fit glisser le voile violet sur sa tringle de cuivre:
_Barbara_ apparut les mains jointes, levant des yeux bruns au ciel,
froide, poncive, lamentablement banale. Mais ce ne fut qu'un clin
d'oeil.

Un chat-tigre, le sacristain, avait bondi.... Voilant Barbara d'un geste
brutal, au risque de déchirer le rideau sacré, il saisit le Peintre par
les poignets, lui arracha la canne sacrilège et la brandit au-dessus de
sa tête avec un beau mouvement d'Italien de comédie. Puis il se mit à
vitupérer en termes beaucoup moins nobles que son geste, certainement.
Pour le calmer, le Peintre dégagea une de ses mains et saisit dans son
gilet une pièce d'argent que le forcené, du bout de son coude, envoya
rouler au fond de l'Église, en roulant, lui aussi des yeux blancs et
ronds. Puis il lâcha tout, remit poliment la canne dans la main du
Peintre et, à pas comptés et sûrs, il alla rejoindre la pièce d'argent
qu'il empocha.

--Ah! _Santa Barbara!_ Quelle aventure! clamait Floche. Manquer d'être
assassinée, et par un bedeau, encore! Pour une toile de quatre sous!
Nous l'avons échappé belle!... Comment l'avez-vous trouvée cette Barbe,
patronne des artilleurs? Moi, pour vous mettre à l'aise, je vous dirai
que je ne la «trouve» pas. Ça a beau s'intituler «la Perle de Venise»,
ce que je ne goûte pas, je le dis sans honte!

--Il paraît qu'il faut la contempler des heures pour en être pénétré....

--Oh! bien, alors, sauvons-nous! ajouta Floche.

Ils firent le tour de l'Église; il y traînait une odeur d'encens, tiède
encore; quelques vieux dos voûtés par la prière se tassaient derrière
les piliers; des châles typiques et gracieux circulaient dans la nef.

Près de la sortie, les visiteurs aperçurent un groupe qui tenait
conversation, hommes et femmes assis en rond avec le sans-gêne de
buveurs autour d'une table d'auberge. Une mère, dans un mouvement de
tendresse charmante, avait appuyé sa figure contre celle de son petit
posé sur l'accoudoir d'un prie-Dieu et qu'elle protégeait de son châle à
la façon du Carpaccio. Tout ce monde était à son aise, naturel et
harmonieux. L'âme de Venise flottait autour de ce vivant tableau,
qu'Avertie pressentit être un bien plus grand trésor pour la Cité que
cette «Perle» à peine entrevue derrière ses voiles de damas.

Ensuite, tandis qu'on voguait sur les canaux, la comtesse Floche se
lamenta:--Aller en fiacre, une fois rentrés à Paris, ce sera affreux
après Venise et le gondolage! Toujours un gros derrière devant votre
nez; quand ce n'est pas celui du cocher, c'est celui du cheval! Au
moins, en gondole, on respire à plein poumons l'odeur des immondices de
la seule lagune!

--Soyez patiente, Floche. Carpaccio, à _St Giovanni degli Schiavoni_,
nous dédommagera.

Carlo les débarqua à l'entrée d'une ruelle loqueteuse où séchait le
linge plus soigneusement lessivé en vue des réjouissances pascales. Les
draps pendaient en drapeaux de fête bourbonnienne; les chemises et les
jupons, gonflés par le vent, jouaient les grotesques en baudruche....

_Tü-tü tü-tü!_ La corne joyeuse du marchand de journaux appela de la rue
les clients haut-logés. Aussitôt, des fenêtres descendirent des petits
paniers, maintenus par de longues ficelles, grosses araignées
dégringolant par saccades; puis, le journal reçu, les araignées
ravalaient leur fil, pour remonter avec leur proie. _Tü-tü, tü-tü_, le
son aigrelet retentissait plus loin.

--Les corbillons! Les corbillons! Qu'y met-on? s'écria la comtesse
Floche, qui avait du Grand Siècle. Mais voyez-moi ça! C'est inédit,
divin, c'est à mettre dans tous les journaux... et puis, c'est gracieux,
mystérieux, cette chute rapide et silencieuse d'osier blanc mû par
d'invisibles mains! Je suis bien sûre que l'histoire de saint Georges ne
nous plaira pas autant, tout à l'heure!

Mais, justement, le bedeau était à déjeuner et ne se pressait pas de
venir ouvrir son église. Au bout de quelques minutes, Avertie proposa à
ses amis de planter là saint Georges et son bedeau. Ils se jetèrent sur
cette idée avec d'autant plus d'enthousiasme que sonnait déjà l'heure
creuse du déjeuner.

Sur les canaux, tachetés de pelures d'oranges, une odeur nauséabonde
traînait; un bateau chargé des boues de la ville les croisa.

--Floche? C'est le moment de respirer à pleins poumons! cria Avertie.

--Ah! Grands Dieux, ma pauvre amie, est-ce assez sale cette Venise! Et
faut-il que ce soit tout de même beau pour qu'on supporte toutes ces
cochonneries!

Enfin, ils arrivèrent au _Vapore_, heureux de humer des odeurs fraîches,
fussent-elles de cuisine, et de pouvoir se reposer, assis autour d'une
table sympathique.

       *       *       *

Un gros nuage venait de rabattre les Pèlerins sous le péristyle de
Saint-Marc. La masse des pigeons chassés par l'averse s'y était
réfugiée aussi. Énervés, excités par l'électricité ambiante, hérissés,
la queue en éventail, battant des ailes, ils se becquetaient sur les
chapiteaux des colonnes, puis, satisfaits, lâchaient leurs petites
ordures.

Avertie voyait l'ombre de leurs gestes se profiler sur les mosaïques
d'or, à côté de l'histoire de Noé, histoire sans pudeur, elle aussi, et
tracée avec la naïveté des âmes simples.

--Regardez donc, Floche! demanda-t-elle. Avez-vous jamais vu Noé nu? Le
voilà étendu sur son lit, ivre, des poils partout... et en mosaïque
encore! Sem et Cham en sont honteux.

--À quoi voyez-vous ça?

--Au bout de leur nez... Ils viennent recouvrir leur père. Voyez le
grand manteau qu'ils apportent. Quant à Japhet, il est resté dans un
coin, avec la «bombance», à dire des saletés.

--Et après... Cette histoire est passionnante. D'où la tenez-vous?

--D'où je la tiens? Elle est bien bonne! Et l'Histoire Sainte alors!

--Ah! ma chère, répliqua Floche offusquée, j'ai eu tous mes brevets--il
y a bien longtemps, c'est vrai,--mais dans l'histoire Sainte, il n'est
question ni de poils, ni d'hommes nus en mosaïque, ni de lits où ils
sont couchés....

--Chère Floche, vous êtes un ange et je vous aime. J'ai dû lire, moi,
des Bibles non expurgées, voyez-vous!

Et elle leva le nez vers la coupole:--Tiens, le déluge? Désirez-vous que
je vous en raconte aussi l'histoire? Trois petits hommes dans une grande
barque voulaient rentrer chez eux... Mais regardez donc les mosaïques,
Floche, ou je ne raconte pas. Donc ils voguent sur de l'eau d'or et un
gros pigeon vole sur leurs têtes...

--Allons, Mesdames, il faut entrer dans la basilique, vint dire le
Peintre. Si nous nous attardons ainsi aux bagatelles de la porte....

--Ah! s'écria Floche découragée. Voilà maintenant que cet autre appelle
le Déluge une bagatelle!

Et la figure désolée, poussant un soupir, elle rattrapa son amie qui
déjà entrait à l'Église.

La séduction de l'ensemble, l'atmosphère générale de Saint-Marc
subjuguèrent de suite Avertie. Elle ne se demanda pas si c'était une
église, un temple, une synagogue, mais elle sentit qu'une magnificence,
un merveilleux la transportaient dans un monde inconnu dont la magie
l'étourdissait. Quand elle eut perçu que Saint-Marc avait gardé la
saveur originelle de ses splendeurs anciennes, l'arôme puissant de sa
païenne ambiance, Avertie se prélassa dans un sentiment de plaisir
absolu. Elle eut une révélation de choses insoupçonnées, dans la vision
reposante d'une harmonie féerique. Et ces vers chantèrent dans sa tête:

    Là tout n'est qu'ordre et beauté,
    Luxe, calme et volupté...

Puis ses regards se posèrent sur les détails et s'y complurent; elle
subjectiva son admiration. Elle eût voulu--Impératrice ou Dogaresse--se
promener, s'asseoir, trôner au milieu des mosaïques... elle eût voulu
être Celle pour qui toutes ces splendeurs eussent été faites et se
sentir, surtout, le point culminant de beauté nécessaire à l'harmonie de
l'ensemble.

Partout, dans la basilique, on nettoyait, on récurait pour les fêtes de
Pâques.... Et soudain, par une lubie amusante, les détails de cette
Église, Avertie les rabaissa à des «ouvrages de dames», points de
Hongrie, crochet tunisien, tapisseries à l'aiguille et, même, pantoufles
pour vieux messieurs. Par terre, c'étaient des carreaux qu'elle avait
vus dans l'album D. M. C.... et son esprit, agacé, se débattait contre
cette obsession nerveuse. Elle était navrée. Que s'était-il donc passé
dans son cerveau? Une fatigue subite, sans doute, d'avoir trop admiré?
N'importe, venir voir Saint-Marc, y entrer comme une folle, s'y croire
une impératrice et tout à coup se constater l'âme de Jenny l'ouvrière,
juger ces choses sublimes à travers un déballage de mercerie.... Ah! il
n'y avait pas de quoi être fière!

Elle s'assit et s'efforça de ne plus penser. Peu à peu son cerveau se
dégagea; les marbres aux murs devinrent de belles étoffes flammées, de
glorieux tapis d'Orient revêtant les colonnes. La basilique entière lui
parut tendue de couleurs chaudes.

Les paons de l'ambon adoucissaient leur marbre jusqu'au vieil ivoire;
l'aigle de cuivre poli du lutrin resplendissait au milieu de ce choeur
merveilleux de toutes les richesses des siècles. Les immenses
candélabres des chapelles, à eux seuls, étaient un univers de recherche
d'art; la diversité et la complexité de leurs détails se résumaient en
une telle harmonie, une telle pureté de lignes, qu'on les eût crus, de
loin, à peine modelés dans des formes larges et grasses. En marbre vert
antique, ou en porphyre rosé, les mosaïques du sol attendaient les pieds
crémeux des déesses. Avertie eut mal au coeur de les piétiner avec des
souliers à fortes semelles... Parfois, sous l'usure, le vert se fonçait,
devenait l'émeraude brute des profondeurs de la mer où, là seulement,
les algues, et aussi les culs de bouteille, prennent une telle couleur.

Avertie rejoignit ses amis dans la sacristie. Une sorte d'intimité
calmante l'y accueillit. Ainsi, sur les panneaux, au-dessus des stalles,
d'étranges tableautins en marqueterie avaient pris au cours des siècles
une telle chaleur de tons et présentaient dans leur composition un tel
souci du détail qu'on eût juré y voir une oeuvre hollandaise. Avec leurs
canaux et leurs antiques maisons, c'étaient bien plus des intimités de
Peter de Hoog que des vues de l'orientale Venise.

Avertie, tout à fait dégrisée, s'assit près de la chaire. Soudain, elle
vit le Peintre s'approcher d'elle, lui saisir le bras avec violence, et
lui dire dans la figure:

--J'ai un désir fou de vous posséder, là, dans cette église!

L'intonation pouvait laisser croire à une plaisanterie. Avertie en fut
cependant toute interloquée, car rien ne ressemblait moins à
l'inconvenance de cette sortie que la réserve habituelle et la froideur
du jeune homme.

--Encore un que le démon de la Basilique vient de posséder...
Heureusement que ça n'a pas été en même temps que moi! pensa-t-elle, et
elle se mit à rire.

Floche, qui avait vu le geste insolite, s'approcha.

--Quoi? Que dit-il? Il a les veux hors de la tête!

--Il dit simplement, répondit Avertie, qu'il a envie de me posséder dans
Saint-Marc... Mais ça n'a aucune importance.

--De vous... quoi?... de vous posséder? Comme vous dites cela! Quelle
nature avez-vous donc pour parler de possession avec autant de calme?
C'est horrible, tout bonnement épouvantable... dans cette splendide
mosquée! Un sacrilège, vous savez!--Et se tournant vers le
Peintre:--Vous êtes bien jeune, mon ami, pour penser à de pareilles
choses. Comment, vous un satyre? Vous, le satyre des Mosaïques! Ah! ce
n'est pas comme moi. Je suis une ahurie dans la vie; je n'ai plus de
désir, aucun.--(Elle se lève, distraite.) D'ailleurs, assez de s'asseoir
ainsi sur la pierre froide. C'est très malsain... ça donne des boutons.

Comme ils s'en allaient, une dame en grand deuil, très élégante,
reconnaissant des Français, s'approcha d'eux et s'adressant à Avertie:

--Madame, pourriez-vous me renseigner, puisque je vois que vous êtes
Française? Quel maigre doit-on faire le Vendredi-Saint, à Venise?

--Ah! Madame, vous me prenez au dépourvu, je suis Israëlite!

Dès qu'ils se retrouvèrent sur la Piazzetta, Floche se retourna et,
envoyant un baiser à Saint-Marc:

--Voyez-vous, mes amis, dit-elle, ce que j'adore dans cette église,
c'est qu'elle a un désordre énorme!--Et, d'un ton docte, elle
ajouta:--Car, après avoir vu le détail des choses, il faut toujours en
embrasser l'ensemble.

--Et c'est pourquoi vous lui envoyez un baiser? et Avertie pirouetta
dans la direction des arcades.

Un grand goûter avait été commandé au Café Florian par les soins de
Maud. Elle voulait présenter ses amis à une dame italienne qui «adorait
les Français» et se piquait de connaître les finesses de leur langue...
Quinze ans auparavant, Avertie, petite fille, était venue s'asseoir à ce
même café. Venise l'avait éblouie alors autant qu'aujourd'hui; mais,
tout de même, son plus vieux souvenir restait du sirop de groseille à la
glace qu'on lui avait servi dans un très grand verre avec une longue,
longue cuiller. Rien de changé dans le café; mêmes banquettes, même
stucage général et prétentieux. Seules, les consommations étaient
devenues plus modernes et, quand elle demanda du sirop de groseille, on
lui répondit, avec un peu de mépris, «qu'on n'en servait pas ici».

La dame Italienne arriva enfin, élégante, mince, agréable, avec une
figure de chèvre ardente, des yeux fiévreux à la Ricard, une bouche
tentaculaire, du rouge aux lèvres, un peu de noir aux dents, un pied
cambré comme un embauchoir de buis et chaussé de daim blanc. Très
aimable, sa tête seule se mouvait, et ses yeux surtout. Son corps
restait raide au bord de la banquette de velours. Cette attitude
s'adaptait mal avec l'ensemble, plutôt «chiffonné», de la personne. Et
Avertie crut en déchiffrer l'énigme lorsqu'elle remarqua la
préoccupation constante de l'Italienne à raidir une forte poitrine qui
se tenait insuffisamment sur une taille sans corset. Ce geste rendait
une jeunesse factice à des fruits penchants et trop lourds. Intelligente
et spirituelle d'ailleurs, elle savait parler de la Venise connue et
inconnue, visible et cachée.

Voulant lui faire plaisir, les Pèlerins la complimentaient sur sa
manière de parler le français.

--Oh! répondit-elle, c'est une langue si facile pour nous autres
Italiens: on n'a guère qu'à changer ou ajouter quelques petites syllabes
et on se fait comprendre.

Comme ils avaient manifesté le désir de visiter certain palais, elle
leur demanda s'il leur plairait de voir le sien. Il se trouvait à deux
pas, et du bout de son ombrelle, elle pointa de hautes cheminées en
calice. Subitement, son oeil énorme s'agrandit encore.

--Voyez, voyez le _caton_ qui se promène sur mes _tettons_[3]!

[Note 3: _Vedete i gatti che passeggiano sui miei tetti_.]

Ils virent le _caton_ et les _tettons_ et s'en amusèrent presque trop au
gré de la dame intriguée.

--Comme vous êtes gais, vous autres Français, leur dit-elle. Allons,
venez voir mon palais.

Il ne resta aux Pèlerins qu'un souvenir agréable de cette visite à
travers de grandes pièces nues, d'où les objets d'art avaient été depuis
longtemps enlevés, ce fut celui de la phrase avec laquelle l'aimable
Italienne remercia le Peintre de lui avoir offert son bras pour monter
les escaliers:--«Mille grâces, Monsieur, de votre assistance. Mon
escalier est si pénible que j'ai beaucoup souffert en le salissant avec
vous[4]; mais je me suis bien soulagée contre votre bras.»

[Note 4: _Ho molto sofferto salendo le scale con voi_.]

L'idée leur vint ensuite de circuler à pied par la ville. Accompagnés de
la fin du jour doux et beau, ils parcoururent la _Merceria_ et les
_Calle_ animées qui entourent la Piazzetta.

Les boutiques regorgeaient de verroteries, de pierres fausses, de
coraux, de broches en mosaïque, et autres camelotes, cadres, gondoles
lilliputiennes, couvertures et châles aux couleurs heurtées. Avertie,
badaude, entrait dans les boutiques pour marchander, toucher le
clinquant, se parer de colliers de perles et de corail. Ensuite, elle
sortait, dégoûtée, obligée, tout de même, d'acheter un peu de ce qui
venait de lui faire tant de plaisir. Puis, par les ruelles, ils
tombèrent sur les étalages de fruitières où foisonnaient le frais corail
des tomates, l'améthyste sombre des aubergines, la chrysoprase et
l'opale des concombres équivoques, le grenat des gros raisins et le
rubis sanglant des cerises. Ah! l'odeur des premières rosés pourpres et
des jasmins qui se mêlait, là encore et toujours, aux fritures des
échoppes voisines!

Ils escaladèrent les ponts de pierre, gravirent le _Rialto_ au milieu de
l'animation des boutiques, fouillant d'un oeil de homard, d'un oeil
presque tactile, tous les recoins, dans l'espoir d'y découvrir quelque
indienne criarde ou quelque motif d'émotion neuve. Ils descendirent
jusqu'aux quartiers plus communs, plus perdus, où la population
circulait tranquille, vaquant à ses petites affaires, achetant ses
provisions, prenant l'air...

Les femmes, souvent deux par deux, se penchaient tendrement l'une sur
l'autre, étroitement unies dans leurs châles drapés dont les franges
s'alourdissaient des crasses ramassées. Souvent les Pèlerins stoppaient
sur les petits _Campo_ nus et clairs, comme blanchis à la chaux.
Encombrés de marchands en plein vent, bouquinistes et potiers, chez qui
les chefs-d'oeuvre de Venise en photos jaunies et de rebut côtoyaient
les poêles à frire. Quelquefois, un coup de vent arrivait, preste, par
les toits, des ciels roses de l'Adriatique; il tourbillonnait en
spirale sur la petite place, entraînant avec lui les jupes et les châles
et aussi les feuillets d'images qui, malgré leurs cales de grosses
terres, s'échappaient, telle une envolée de pigeons blancs.

La bande des gosses, sérieuse à cette heure, entourait les échoppes des
marchands de sorbet et de _polenta_; dans un gros poêlon, cette pâte se
coupait en tranches fines ou épaisses selon la fortune du jeune client,
qui, à coups de dents, s'amusait à faire des dessins dans le noir brûlé
de la croûte. Les sorbets au citron ou à l'orange circulaient pour un
sou, dans de petits verres de poupées. Avertie eût bien volontiers
acheté les jolis et minuscules établis de couleur verte ou bleue, ornés
de grosses fleurs paysannes et flanqués de deux sorbetières. Elle
s'amusait à jouer au bon riche et distribuait les petits verres, remplis
d'un coup de batte. Les gamins devenaient terribles, leurs yeux
lançaient du feu et leurs mains tendues semblaient se multiplier comme
par enchantement. Puis elle les voyait, servis, avancer leurs lèvres
savoureuses, les retirer brûlées par le froid de la glace... et laisser
partir leur bienfaitrice sans même la regarder, sauf pour se moquer de
son chapeau.

Les Pèlerins goûtaient abondamment ces choses, heureux de l'indifférence
de tout ce peuple à l'égard de l'étranger, de l'espion, venu là pour se
mêler à leur intimité, et se donner la fugitive et illusoire émotion
d'être une parcelle de l'âme de Venise...

       *       *       *

Le restaurant du _Vapore_ servait aux Pèlerins de _home_, en quelque
sorte. Le patron, pour le rendre agréable, leur avait réservé une grande
pièce où ils mangeaient, fumaient, écrivaient. Cette salle rappelait les
_house boats_ des bords de la Tamise, avec ses bons fauteuils, ses
rocking-chairs, ses tables, divans, et vases de fleurs. Ils y tenaient
salon après les repas, s'y reposaient, préparaient les itinéraires du
lendemain, tandis qu'ils inventoriaient et emballaient leurs achats.

Floche, surtout, était sensible au charme de ces heures de _farniente_
où elle retrouvait les délices du divan de la rue Gauthier-Villars.
Elle pouvait à son aise en «griller une».

Ce soir-là ils mangèrent un très bon dîner dont un succulent
«boeuf-mode» et un «sambayou» moussé par le patron lui-même et qui, sous
ses doigts, avait atteint une légèreté extraordinaire. On lui en fit les
plus grands compliments; dans son trouble, il oublia, en desservant, la
terrine de boeuf sur le divan.

--Quelle négligence, c'est assommant! dit Floche peu après, d'un air
langoureux, en se dirigeant vers ce meuble, où elle voulut s'étendre.

--Allons, Peintre, à quoi pensez-vous? lui cria Avertie. Ôtez donc ce
boeuf! Ne voyez-vous pas que Floche veut aussi faire la Vache-mode!

Floche s'étala, amollie, voluptueuse au milieu des bures de sa robe et
de la fumée de sa cigarette. Il fallut la réveiller pour partir. Le
Peintre mit à ce soin des délicatesses de cadmium, et Avertie, qui,
jusque-là, se croyait l'élue, reconnut son erreur.

--Ah! pensa-t-elle, je me suis mis le pinceau dans l'oeil!

Mais l'heure qu'affectionnait le plus Avertie était celle où, regagnant
le Lido en _vaporetto_, elle voyait Venise, sans parade, s'assoupir pour
la nuit sur sa lagune amoureuse. Les feux de la _Giudecca_ s'allumaient
doucement et la forêt brûlée des mâts s'allongeait comme aspirée par le
ciel clair.

Les deux femmes aimaient leur hôtel solitaire, neuf, sympathique. Elles
lui pardonnaient ses lits froids et humides. Tandis qu'Avertie
s'enveloppait la nuit de son tartan d'Écosse, la comtesse Floche, dès le
premier jour, avait déclaré:

--Avec mon pet en l'air des Pyrénées, moi, je me fiche de tout!

L'électricité éteinte, la sérénité de sainte Ursule entrait dans leurs
coeurs et elles dormaient comme des Bienheureuses jusqu'au lendemain
matin.




CHAPITRE VIII


Le petit campanile de _San Giorgio_, dressé dans l'azur de l'aube, sonna
six heures. À l'hôtel, le calme était si profond que les voyageurs
eussent pu se croire à bord.

Avertie sauta du lit et alla s'accouder à la fenêtre ouverte. L'air pur
et vierge de la brise de mer emplit sa poitrine, que le bonheur de vivre
dilata soudain.

Venise s'éveillait, heureuse, elle aussi, du temps radieux dont elle
allait se parer. Elle s'offrait au matin, voilée de ses buées, chaste à
cette heure et coiffée du turban doux de ses Alpes.

Avertie ne put retenir son enthousiasme:

--Ô chère ville, ma chère Venise! murmurait-elle, et elle serrait ses
bras contre sa poitrine comme si elle eût étreint la Cité sur son
coeur.

Soudain, dans le brouillard matinal, apparut la tache en grisaille du
couvent des Arméniens... Dick! En ces deux jours de courses folles et
vagabondes, avait-elle seulement songé à Dick? Oui, certes, mais pour en
écarter le souvenir, le chasser avec rage, presque, ne trouvant jamais
l'heure assez propice, le moment assez recueilli, pour permettre
l'évocation et laisser les souvenirs, si douloureusement âpres encore,
prendre une forme plus nette. Dick! Elle ne l'avait aperçu nulle part,
pendant ces deux jours; et pourtant, il était à Venise, l'épiant
peut-être... il l'avait dit. Ou bien, rebuté, était-il parti à la suite
de son Américaine? Elle sentit à son coeur une petite piqûre.

--C'est le serpent! se dit-elle. Oh! un petit aspic, espérons! Ça cuit
déjà assez fort.

Brusquement, elle tourna le dos au paysage merveilleux qui venait de
tant l'émouvoir, et s'assit à sa table, en chemise, dépeignée, ses seins
roses transparaissant sous sa chemise, ses pieds minces dans des mules
de paille. Elle écrivit:

«Cher Dick,

«Vous me manquez étrangement. Vous avoir revu l'autre jour, dans ce beau
petit jardin, me dégoûte du monde entier. (Elle mentait.)

«Comme je me croyais forte en vous quittant! Parce qu'il y avait du
soleil et des fleurs, je m'étais imaginée que vous tiendriez la même
place qu'eux dans ma vie... Mais voilà que, dans cette Venise, tout me
porte vers vous. L'émotion qu'elle me donne, j'ai envie de la mettre
dans vos bras.

«C'est un désir ardent de vous revoir, cher, de vous toucher. Plus les
jours s'éloignent de celui où j'ai embrassé votre bouche, plus mon corps
est en émoi; mes mains, mes bras sont lourds de langueur, mon coeur bat
à tout ce qui est beau et qui vous rappelle à moi.

«J'ai besoin du rayonnement de votre présence comme du soleil, de la
chaleur de votre regard comme d'un manteau. J'ai besoin de la résistance
de vos dents...

«Et aussi, Dick, j'ai peur... J'ai peur, et pourtant je rêve malgré tout
de vous donner une émotion si intense que vous ne la retrouveriez
jamais.

«Je rêve à l'admirable paysage de votre figure extasiée; je rêve que, si
vos yeux se fermaient de bonheur sur ma poitrine, ce serait comme le
coucher du soleil qui, derrière votre ineffable regard, répandrait son
ton rosé sur votre visage apaisé et triomphant.

«Mais peut-on dire: je réaliserai mes rêves? Et, en voudrez-vous, cher,
à votre pauvre Darling qui, craignant mourir de joie, sera restée à la
porte du paradis entrevu sur vos lèvres adorées...»

       *       *       *

Ce matin-là, quand Floche, sur son trente et un, descendit en gondole,
elle murmura, les sourcils froncés:

--Je suis d'une humeur de doge! de doge!! de doge!!!

--De dogue, vous vous trompez, Floche.

--Pourquoi de dogue, si je veux dire doge? répondit Floche en colère.
Qui vous dit que c'est moi qui aie tort et vous qui ayez raison? J'ai
toujours vu les dogues de très bonne humeur, ces bonnes bêtes, ces bons
toutous... tandis que les doges, c'étaient des hommes et par conséquent
des sales crapules, des pas grand'chose. Je maintiens mon dire...

--À votre service, ajouta le Peintre, qui lui baisa la main pour se
faire pardonner de n'être pas «un bon toutou».

Avertie, campée sur l'avant de la gondole, son châle au bras, le poing
sur la hanche, retroussa les ailes de son nez et, un peu pître:

--Allons, amis! Et maintenant au palais des dogues!

Avertie vivait «en» Dick. Elle pensait à la sincérité brutale de sa
lettre. Aussi presque distraite, parcourut-elle les salles du palais
ducal d'un pas aussi élastique que celui du jeune homme.

L'attention requise pour l'admiration du copieux Véronèse lui manqua.
Elle n'eut de plaisir réel qu'à la vue des ors somptueux, des couleurs
riches, très emphatiques, mais achevant bien la parure de ces pièces
théâtrales. Certains plafonds tarabiscotés lui plurent autant que le
beau tableau de la bataille de Lépante, tant la facilité des maîtres
italiens commençait à l'agacer. Il entrait dans son sentiment de la
jalousie et du mépris: les gens trop doués pensent-ils profondément? En
ont-ils le temps? Et ne doit-on pas craindre d'être un peu mystifié par
leur adresse?

Néanmoins, elle aima le Tintoret. Son âme de Parisienne lui trouva
«quelque chose de chaud» et sa peau fine en ressentit le rayonnement
devant _Ariane et Bacchus_. Les pampres et les chairs, les lèvres et les
seins, les corps resplendissants, les doux fonds où le ciel et la mer
s'unissent en des blancs de perle, tout cela était d'une insolente
lascivité.

Dans la salle des bronzes, elle convoita, pour la longueur de ses jambes
et ses proportions charmantes, un Mercure assis, de la taille d'un
bibelot d'étagère. Le ventre plat, le dos doucement penché sur les
hanches, les larges épaules de la statuette lui rappelèrent intensément
le jeune Anglais. Elle l'imagina nu, ainsi; un frisson lui courut sur
l'épine dorsale et sa peau devint sèche comme celle d'un lézard
empaillé.

Un peu honteuse d'être ainsi l'esclave de ses désirs elle alla au
hasard regarder, parmi les vitrines, deux petits taureaux en bronze. Ils
n'avaient pour eux que leur facture noble, lisse et antique, une patine
d'agathe polie et des cols démesurément longs. Aussitôt, Avertie,
incorrigible, rêva de ces cous longs et musclés pour le vide de ses
bras, si désireux d'enlacer...

Une sirène gémit, qui la fit tressaillir. Par la fenêtre, elle regarda.
Était-ce un appel? La lagune scintillante sous le soleil était déserte,
nue, décevante, d'un nacré insupportable.

Dieu! qu'elle avait soif, et chaud à la tête! Personne n'aurait donc
pitié d'elle? Comme dans les contes de fées, pourquoi ne pouvait-elle
pas faire un souhait, fermer les yeux et, par les soins de vingt
esclaves tortillées de gaze, être emportée sur un gros nuage couleur de
perle, dans un paradis où Dick, couronné de pampres, les lèvres et les
mains tendues, la recevrait sur son coeur? Elle divaguait.

--Ah, bien! je n'ai jamais rien vu de pareil! C'est plus fort que
tout... Avertie? Que faites-vous, Avertie!

Floche, dans un coin de la salle, fixait, les yeux hors de tête, un
marbre antique: Léda debout, la jambe complaisante et relevée, se
laissait assez tranquillement aimer par un cygne. Le groupe était, dans
sa petite taille, d'une grande beauté et d'une grande liberté. Léda, la
poitrine enfouie au chaud duvet de l'oiseau, repoussait doucement de son
bras tendu le col sinueux dont le bec dur se jetait sur ses lèvres
entr'ouvertes. Le manteau blanc des larges ailes enveloppait le groupe
d'une ligne forte et délicieuse.

--Si nous nous en allions? proposa Avertie, un peu pâle.

--Nous en aller! Pourquoi donc, quand nous sommes, peut-être, devant le
clou de Venise! Moi, je veux m'imprégner de ce spectacle. Regardez-le
donc. Qu'avez-vous à vous détourner? C'est adorable Ce n'est même plus
indécent, tellement c'est agréable. Et, vous savez, si je n'en trouve
pas une photo, je suis capable d'avoir la jaunisse...

Puis, changeant de ton et à l'oreille de son amie, pour n'être point
entendue du Peintre qui fiévreusement dessinait dans un coin:

--Entre nous, c'est plutôt invraisemblable! Croyez-vous que cela soit
jamais arrivé? Un oiseau, ma chère, même un gros oiseau, c'est comme un
poisson! C'est donc impossible. Enfin vous m'expliquerez cela ce soir...

La tête remplie de ces choses et de bien d'autres, ils descendirent aux
prisons. En songeant à l'état mental des êtres qui avaient pourri dans
ces cabanons exigus, noirs comme des trous à charbon, chacun sentit son
petit froid mortel lui courir dans le dos; et comme des gens qu'une
douche glacée désenivre, ils en sortirent rafraîchis et dispos.

Carlo et sa gondole les attendaient aux Esclavons, on devait finir la
visite des Églises avant le soir.

À _Saint-Giorgio_, ils dédaignèrent l'église pour le cloître. En
pénétrant dans la vieille petite maison rongée par les marées et que
personne ne songeait à réparer, ils aperçurent le cloître délaissé et
délabré, lui aussi, mais vivant et riche du chèvrefeuille fou qui
couronnait ses fines colonnettes. De petits lauriers roses, en fleurs,
se dressaient çà et là dans leurs pots de Vicence dont la noble forme
antique eût embelli les plus beaux jardins; et le puits du milieu avait
ce ton rosé de brique cuite qu'Avertie aimait tant, parce qu'il faisait,
croyait-elle, la grande douceur de Venise. Par-dessus les toits, on
apercevait le Dôme de la _Salute_; ce petit endroit magnifique et
misérable ressemblait à un pauvre resté beau dans de vieux habits
déchirés, avec une fleur à la boutonnière.

Le Peintre avait dit:--Aux _Frari_, il faut voir les Tiépolo et le
triptyque de Bellini.

--Oui, oui, allons voir le «tri»! s'était écriée Floche. Quant à vos
Tiépolo, j'en ai soupe de ce virtuose! On peut renverser ses tableaux
dans tous les sens sans leur faire du tort, et comme, la plupart du
temps, ses femmes ont les jambes en l'air, c'est sûrement dans l'espoir
de mieux faire voir ce qu'il y a dessous... D'ailleurs, je me suis
toujours demandé pourquoi on fait tant de manières pour une chose si
naturelle, les jambes et leurs environs... Il n'y en aura pas moins de
filles-mères, allons!

À la _Scuola San Rocco_, Floche demanda:

--Qu'est-ce qu'on faisait au juste dans cette _scuola_?

Et le Peintre entre ses dents:

--On s'cuolait.

--On s'collait! Qu'est-ce que ça signifie en français?

--Ça signifie... qu'on a du plaisir à être ensemble!

--Ah! oui, je comprends, c'est comme nous, nous s'collons, nous
s'collons! Mais c'est pas tout de s'coller, il y a encore des
Tintoret... le Crucifiement. Où donc est-il?

Dans une salle du fond, ils virent l'immense toile. Elle leur parut,
d'abord, sombre et brouillée. «Qu'un seul cerveau ait pu contenir tant
de personnages furieux de vie» les étourdissait. Mais bientôt la
splendeur extraordinaire du tableau les pénétra. Ce n'était point la
douleur, l'horreur, le titanesque des personnages, mais bien la beauté
des groupes et des mouvements, l'ordonnance admirable de la composition,
les tons chantants de l'atmosphère qui grandissaient jusqu'au paroxysme
l'émotion des Pèlerins. Ah! la pauvre Mère haletante qui, de ses mains
crispées, debout encore, malgré l'affaissement de son corps, se
retenait à la croix... Et dans le groupe des Saintes Femmes endormies,
l'inoubliable violet d'une robe, comme il préparait l'admiration à subir
l'impérieuse beauté de l'ensemble.

Le Peintre, découvert, les mains derrière le dos, dans l'attitude de
ceux qui suivent les enterrements, pleurait d'émotion presque. Avertie
l'entendit avaler un sanglot; elle en fut affectée. Quelles pensées
avaient déjà passé sur cette âme depuis le premier jour de ce voyage
pour aboutir à une éclosion si violente de sensibilité!

Les sensations de Floche étaient toutes différentes. Son cahier à la
main, elle écrivait un «tabac» renforcé du plus grand nombre possible de
détails techniques: hauteur des personnages, longueur de la croix, noms
des tissus, des couleurs--bleu cobalt, jaune indien, prunes de Monsieur,
fraises de Madame--puis elle concluait en gros caractères: «Pièce
immense!»... Elle était fixée!

Fatigués de ces efforts successifs, les voyageurs demandèrent à Carlo de
les promener sur les lagunes, à travers les quartiers pauvres et
isolés. Le gondolier aimait sa ville, savait ses beautés et ses saveurs
secrètes. C'est ainsi qu'à la fin du jour ils passèrent devant le
_Palazzo di camelo_, dont un chameau héraldique blasonnait la façade.

Tout rosé dans sa pierre vétuste, Avertie l'eût volontiers pris dans ses
bras, ce _Camelo_, pour le caresser et l'embrasser. Il était enfantin,
pauvre et si ravalé, si avarié par l'embrun qu'il avait l'air en biscuit
de Reims rose et rongé par de sournoises souris. De grands filets de
pêche, accrochés aux colonnades patriciennes, l'emprisonnaient d'une
résille vulgaire et rude. Le peuple affirmait, ici, brutalement son
triomphe sur les anciennes aristocraties. Et le Peintre énonça
sententieusement:

--Si la noblesse, socialement inutile aujourd'hui, n'est plus qu'un
souvenir, c'est surtout à Venise que les artistes peuvent constater
quelles furent la force active, la grandeur de cette élite sélectionnée,
car la vie intense et belle de la Cité s'éteignit quand s'imposa la
démocratie que...

--Moi, je ne suis pas démocrate! interrompit heureusement Floche. Et
vous, Avertie?

Avertie haussa les épaules.

Les Pèlerins étaient descendus vers la _Madona del Orto_ et circulaient
en badauds lorsqu'ils furent sollicités par un vieux sacristain d'entrer
dans son église, délaissée par les visiteurs parce qu'elle était si
loin. Quels grands joyaux elle renfermait pourtant! D'une part c'était
la _Présentation_, où le Tintoret avait atteint un charme puissant. Le
mystère assombri de presque tout le tableau, l'architecture ferme du
temple, la majesté des allures féminines, et ces hommes accroupis dans
la pénombre, le menton dans leurs mains et regardant l'Enfant qui monte,
tout cela donnait un éclat et une délicatesse surnaturels à la petite
Vierge Marie qui, en haut des degrés, s'auréolait déjà sur le ciel bleu,
sur l'immensité et l'inconnu de la Vie.

À voir une oeuvre si magnifique dans la modeste chapelle d'une église
oubliée, Avertie la trouva mieux à sa place pour en goûter la grandeur
et toucher presque au mystère de cette sérieuse petite madone.

D'autre part, au choeur, pour dix sous, le sacristain retira le voile
du _Veau d'or_. Par un habile jeu de rideaux, le jour donna au tableau
un air de fête olympique. C'était aussi bien l'enlèvement d'Europe
qu'une scène de la Bible.

Avertie commençait à trouver que se choquer serait peut-être séant; tous
les lieux saints étaient donc transformés en théâtre de plaisir? Mais sa
pudicité resta sans conviction. Avec son face-à-main, elle lorgna les
dalles qu'une masse rouge éclaboussait. Au milieu du choeur, un bouquet
de camélias étalait son sang frais, velouté, avivé par l'enveloppe
sombre de son feuillage verni. Ces périssables fleurs, dans cette petite
église, étaient, pensa-t-elle, le don d'une âme unique et aimante, au
Sauveur abandonné dans son tombeau, ce soir de Samedi Saint, comme deux
mille ans auparavant à la même heure tardive....

Puis les Pèlerins, par bon coeur, voulurent saluer aussi _Sainte
Alvise_, autre petite église négligée. Ils crurent entrer dans un
théâtre de Cour.

--Tiens! mais voilà la _Résidence_, de Munich! s'écria Floche.

C'étaient des plafonds voussurés, en trompe-l'oeil, prétextes à décors
et des loges grillagées d'où les nonnes prenaient spectacle du pieux
drame qui se jouait chaque jour sur l'autel.

--Oui! aussi rococo! convint le Peintre, mais avec les Tiépolo en plus.

Redescendus dans leur gondole, les Pèlerins retrouvèrent une fois encore
cette béatitude du «laisser-vivre», qui chavire un peu le coeur comme le
flux et reflux de la balançoire.

Le temps était doux, séduisant; tout prenait une saveur réelle que leurs
âmes émotives ressentaient vivement.

Dans la _Calle del Tintoretto_, Carlo leur montra la maison du grand
peintre. Tous les enfants du quartier, en haillons, affairés,
grouillaient là sur le porche... Sans doute, ses arrière-petits-fils.

--Voilà beaucoup d'enfants et point de chiens! C'est étonnant! remarqua
Floche. Personne n'en a!

--Où divagueraient-ils? demanda, sententieux, le Peintre. Il n'y a que
de l'eau.

--Ici, dit Avertie, tout le monde a son poisson. On sort. _Psst!
Psst!_... il vous suit, le poisson. Il a un anneau dans le nez et, le
soir, quand on rentre, on l'attache au pilotis. Ils sont très fidèles et
les plus gros sont bons de garde.

--Des requins, alors? demanda Floche, et qui finit de rire dans un
bâillement. Elle passa sa main aristocratique sur sa figure fraîche, en
se déclarant esquintée «comme au temps de la grande Exposition, où elle
fournissait huit heures de marche par jour».

Elle se réjouissait déjà d'en finir bientôt avec ce «satané voyage» pour
rentrer à Paris et y dormir quatre jours d'affilée, sans remords, pour
se reposer. Puis, comme elle remettait ses gants:

--Si vous ne trouvez pas cela monstrueux, d'enfermer ses mains dans ces
machines trop petites? Et quel bien cela peut-il faire à l'humanité, je
vous le demande un peu!

Les Pèlerins s'esclaffèrent.

--Oh! c'est bien heureux encore que je sois bête pour vous faire rire et
qu'Avertie puisse prendre mes mots en note!

À quoi Avertie s'empressa, en effet.




CHAPITRE IX


Comédie de tous les matins: 6 heures, Floche s'est levée, a ouvert la
fenêtre, puis s'est accroupie. Mais elle sait faire deux choses à la
fois. Elle parle aux Alpes, au Lido, au temps qu'elle trouve adorable.
Hein, quoi! elle a touché de l'oeil le fond du ciel et alors elle
déclare que «c'est pour se gâter». Elle le menace d'un doigt mutin. Puis
elle se recouche et sans ménagement pour la pauvre Avertie dormant
encore avec la grâce de sainte Ursule, elle l'invective, la force à se
lever pour faire quelque commission, lui demande même, dès l'aurore, des
conseils sur la marche de ses futures amours!

--Sonnez pour le déjeuner... Un seul déjeuner. C'est moins cher;
d'ailleurs, vous mangez si peu! Et puis vous pourrez boire dans votre
timbale ou dans votre verre à dents.

Elle réclame son crayon qu'elle suce, fait ses comptes à haute voix:
«... 4.5.6.» en calculant sur ses doigts, s'exclame, déblatère contre le
beurre du déjeuner, lave sa tasse, la cuillère, essuie le sucre, gratte
son pain--le tout par crainte des microbes,--mais ne se décourage pas
outre mesure du cheveu qui traîne dans le thé et qui «soulève» Avertie.
Quand celle-ci est par trop agacée des manies de Floche, elle dit:

--Et si, maintenant, nous songions au bon pis, bien gras de bouse qui a
fourni ce matin cet excellent lait de neige, sous la pression des doigts
agiles et crasseux du bouvier?

--Bien sûr... Mais comment faire? J'ai si faim... et si on pensait à
tout!!

Comme toujours, au moment de la toilette, les amies se disputent. Floche
remplit alternativement sa bouche de gros mots et de gargarismes.

--Jamais plus je ne voyagerai! Et elle se regarde dans la glace,
s'avance, se recule, s'avance à nouveau.--Mon cou est absolument perdu,
mes rides se creusent... ce sale chicot... puis je vieillis... Ah! c'est
odieux!

Puis elle s'élance vers la porte et, offrant au corridor sa toilette
débraillée, elle crie à la bonne, une grande cavale italienne aux traits
fins et aux yeux de fièvre:

--De l'eau chaude... de l'eau chaude! _Psst!_ Mademoiselle! très chaude!

Elle se retourne, fait claquer la porte d'un coup de talon, et perd une
mule en ex-satin pompadour...

--Voyez-vous, je commence par vous dire que je vous aime beaucoup, chère
amie; mais voyager dans ces conditions, je ne le puis plus, à mon âge...
Ah! ce corset! Encore l'enfiler!... Voulez-vous avoir l'obligeance de me
serrer... comme d'habitude... Si... Non... mais pas en haut surtout, mes
seins sont si gros! Attendez plutôt que je sois coiffée... Cela me
fatiguerait trop, avant... Bon... Très bien! La taille à présent. Est-ce
au point? La crasse noire sur le rose du lacet a-t-elle dépassé? Bravo!

Et quand Avertie veut faire sa toilette à son tour, elle trouve, comme
de coutume, tout inondé, souillé, dans un désordre inextricable. Elle ne
peut s'habituer au sans-gêne de son amie ni à son égoïsme et, «à cette
heure noire», ainsi que l'avait si bien nommée Floche, elle regrette
toujours son association. Oui, mais, sans Floche, elle ne serait pas
partie, elle n'aurait pas vu se profiler, au-dessus de Venise, par la
fenêtre ouverte, comme une tête sur un paysage de Carpaccio, ce paquet
d'iris sombres et de tulipes ardentes. Elle les avait achetés la veille,
au coin d'un _campo_ quelconque; ce matin, ces fleurs s'affalent de soif
dans le goulot trop étroit d'une carafe où seules quelques tiges rigides
parviennent à atteindre le cristal de l'eau.

       *       *       *

_Jour de Pâques_. Carlo les attend au Lido, dans sa barque, toutes
voiles dehors, car il a mis sa blouse neuve en toile bleue qui se gonfle
au vent et lui fait un buste d'homme en baudruche. C'est très «fête».
Les campaniles frémissent depuis l'aube au son de leurs cloches
endiablées. Floche «adore ce bruit»... «C'est si gai dans l'air!»
Avertie, elle, le déteste! «Ça vous rappelle toujours qu'il faut
mourir.»

La ville est pavoisée; cet air endimanché lui va mieux qu'on ne le
pourrait croire et l'animation extraordinaire de l'éblouissante matinée
lui est singulièrement adéquate. D'ailleurs Venise est universelle,
généreuse. Elle se donne dans la mission où on la désire, au delà même
de ce qu'on la désire....

Les filles, par groupes, enroulées dans leurs châles neutres, comme une
fleur dans un cornet de papier, circulent sur les quais, dans les
_Calle_, gravissent les petits ponts. Leur marche scandée fait onduler
et ouvrir leurs jupes, en de grands liserons. Un bout de ruban vif au
col épingle le regard; leurs cheveux, en masse lâche et relevée
mollement, s'étalent avec recherche.

_Ding, Dong! Ding, Dong,_ Dieu! ces cloches! Avertie voudrait fuir:

--Entrons à Saint-Marc, proposa-t-elle. Nous y entendrons la messe.

Une nappe de têtes humaines couvrait le sol de la basilique. Elles
issaient aussi des galeries supérieures, grappes d'insectes noirs et
inconfortables à l'oeil.

Les Pèlerins grimpèrent dans les arcades et, bousculant, poussant, se
perdant dans les dédales, ils arrivèrent enfin, malgré la foule, à
dominer l'office. Des ponts minces, étroits, ajourés de colonnettes
légères et hardies, ils plongeaient sur l'abîme, le peuple, le choeur,
les lumières, l'encens qui montait par bouffées en volutes laiteuses.

--Nous touchons les mosaïques, mes amis, voyez! dit Floche, aussi
heureuse que s'il se fût agi du dos d'un bossu. Ce sont les belles, les
byzantines! Est-ce curieux la genèse de ces petits carreaux de marbre et
de verroterie qui finissent par faire de la si belle «peinture»...

--Travail de pygmées! lança le Peintre, par jalousie.

--La fuite en Égypte! Voyez donc l'âne naïf... C'est de
l'impressionnisme!

--Et ces Saints qui ont l'air mal à leur aise, assis sur une fesse, au
bord de leur trône... n'avaient pas l'habitude... intimidés! Et cette
pose gênée des deux doigts ouverts en fourchette à découper le rôti!

Sur ces effrayants et minces viaducs aux hautes échasses de marbres, la
foule circulait avec peine, étirée en long ver rampant vers la sortie.
C'étaient des voyageurs de tous pays, de toutes couleurs, une vraie
foire.

Avertie ne se sentit pas un instant un morceau de cette mosaïque humaine
et mouvante. Elle se croyait seule au monde spectatrice de la fête
donnée uniquement pour elle.

Ralenti par le plain-chant qui enveloppait toutes ces choses, l'office
continuait avec sa pompe des grands jours. Tout à coup, en une rafale
aiguë de voix complexes et sixtines, jaillit un _Amen_, accéléré,
ardent, emporté. Il progressait, s'enflait, se compliquait en fugue et
son développement ultime éclatait dans la basilique comme un bouquet de
fusées! La nef vibra jusqu'aux voûtes.

Avertie se sentit à l'instant atteinte en plein coeur. Elle pensa se
trouver mal. Quoi! En ce voyage, avait-elle donc si totalement oublié la
musique et le B.-A., liés ensemble dans son âme par la même passion,
forte, inexorable où s'abîmaient vraiment son coeur et ses sens? Ils se
rappelaient brusquement à elle dans cette église, avec la force d'un
torrent, torrent qui grondait, s'imposait victorieux dans l'explosion
triomphale de la musique.

Puis les chants s'assoupirent et l'émoi d'Avertie s'apaisa; sous les
sons adoucis des orgues qui doucement versaient sur son âme la quiétude
et la paix, elle ne ressentit plus qu'une grande mélancolie.

L'office s'achevait dans la majesté de sa pompe païenne. Les Pèlerins se
levèrent et, suggestionnés par la marche rythmée du clergé, ils
s'avancèrent, eux aussi, vers la sortie, d'un pas cadencé et bénisseur.

Quelles pensées avaient pu absorber la comtesse Floche? Elle, si
causante d'ordinaire, regardait devant elle d'un air préoccupé. Elle
songeait à ses malles, à son linge, à son blanchissage, sans doute, car
son premier mot, en sortant, fut:

--Mon pauvre pantalon! Je le sens chiffonné, poussiéreux... Pourtant, je
n'ai pas à me plaindre. Il faut vraiment venir à Venise pour ses
dessous. Imaginez qu'ici mon pantalon de huit jours est propre! À Paris,
je suis obligée d'en changer deux fois par semaine pour le moins, car,
vous savez, je les porte fermés et je suis cagneuse, alors c'est tout
noir entre les genoux.

       *       *       *

Avertie avait quitté ses compagnons pour s'en aller déjeuner chez ses
amis Stampford.

La porte du palais du _Ponte dei Pugni_, où ils habitaient, se paraît
d'un lourd battant de bronze. C'était une tête de fou grimaçant et
sournois. Avertie le souleva avec répugnance. Ne se fichait-il pas
d'elle, de ses amours, de ses «sensations» de rencontre?

Elle monta l'escalier, le coeur gros, et fut toute heureuse de trouver
chez les Stampford un chaud accueil, un local habité par des gens qui
«demeurent», un joli salon confortable avec de larges et bons sièges,
une table à écrire solide et reluisante comme de la cire à cacheter.

Dans le fond, une vérandah s'ouvrait toute fraîche de fleurs et de
verdures légères, donnant l'illusion d'un jardinet à la Sémiramis,
accroché en console aux murs du palais. Des larges baies vitrées,
Avertie aperçut les «dessus» de Venise, ses toits roses, ses belles
cheminées en calice d'arum, les clochers d'une vingtaine d'églises et le
campanile de _San Sebastiano_ au _Zattere_, là où elle s'était reposée
la veille.

Le déjeuner fut agréable et le café excellent. Tandis qu'elle se
reposait et «flemmardait» auprès de ses amis, heureuse de ces heures
dérobées à l'affolement d'un voyage, on annonça les deux autres
Pèlerins. Ils congratulèrent leurs hôtes, puis, un peu comédiens, se
jetèrent aux genoux d'Avertie, lui demandant pardon d'un crime qu'ils
n'osaient avouer. Elle les trouva puérils, mais elle se laissa conduire
sur le palier.

Là, un monceau de poteries bigarrées s'étalait. On eût dit un déballage
sur un champ de foire campagnard. Cuvettes grossières, pots à eau et de
chambre, bols, assiettes, s'entassaient dans leurs formes bizarres,
leurs couleurs fortes, leurs fleurs naïves de marguerites aux pétales en
larmes, leurs paysages à saules pleureurs, leurs bordures fantaisistes
violemment coloriées, mais toujours harmonieuses et décoratives. Cela
représentait évidemment un assortiment de «couleur locale»... C'était
bien ce que Floche allait chercher à Venise. Un peu anxieuse, elle
regardait Avertie.

--Et ensuite?... demanda celle-ci, avec sa superbe.

--Ensuite? mais nous faisons emballer et nous emportons....

--Ces saletés? Quelle folie! Vous les trouverez partout, à Asnières,
place du Trône, aux tourniquets de la foire!

--Que vous êtes bête, Avertie, et que vous m'agacez! À Asnières? Comme
si on allait à Asnières acheter des pots! Voilà une idée qui ne
viendrait à personne!... Et votre dédain, c'est de la pure jalousie! Ces
saletés, ces horreurs, ce fumier, nous avons eu tout cela pour 3 francs!
Oui, trois francs! (et elle secoua trois doigts en menace sous le nez de
son amie). Mais c'est à ne jamais se fournir autre part qu'au _Ponte dei
Pugni_, dans cette délicieuse petite boutique à quatre sous... ici, sous
le palais des Stampford; là, voyez-vous? Non, ce que votre froideur
m'exaspère! Il n'y a que la jaunisse pour rendre les femmes aussi
injustes et exagérées. Du reste, comme je le disais justement au
Peintre, nous avons eu joliment de chance de ce que votre oeil de poule
n'ait pas vu ces trésors avant nous, pour nous les souffler. Votre
attitude me confirme dans mon opinion!

--Oh chère! gardez vos trésors. Moi, je me refuse simplement à
reconnaître ce colis parmi nos bagages. Faites donc faire la caisse,
prenez le transport à vos frais et nous verrons ensuite ce que le pot de
chambre _dei Pugni_ vous coûtera une fois rendu 1, rue Gauthier-Villars!
Et, d'un air ravissant et séducteur, elle ajouta.--Ils sont adorables,
vos pots!

Floche resta «baba», déconcertée, devant le sérieux d'Avertie; elle
baissa l'oreille, car elle savait son amie très pratique et sa figure
exprima l'anxiété la plus grande.

Avertie la laissa au milieu de ses faïences, et, au moment où, dérangée
de son doux repos, elle allait prendre congé des Stampford, elle aperçut
le Peintre et Sténo au milieu du salon en train de comploter un tour de
fantaisie en Lombardie.

--Je répare la bévue des pots, lui cria le Peintre. Il paraît que nous
pouvons «découvrir l'Italie» demain toute la journée.

--Bravo! j'en suis! lui dit Avertie et elle alla mettre son chapeau dans
la chambre de Maud.

Avertie se bichonna, puisa dans les petits pots et les flacons, mit du
rouge à ses lèvres, vola à son amie un peu de ses trucs de beauté et,
satisfaite, déclara à la glace que, vraiment ceux qui préfèrent des
femmes «nature» sont des imbéciles! On ratissait bien les jardins, il
fallait aussi embellir les corps. Dick l'eût-il aimée autant sans aucun
de ses artifices?

Pimpante et remontée pour de nouvelles tournées, elle reparut au salon
et donna rendez-vous à ses amis aux _Jardins Eaden_. Car, bien que le
devoir familial accompli n'eût jamais rien ajouté à la joie de son
coeur, elle s'était promis d'aller visiter une parente. Celle-ci,
Polonaise, mais duchesse vénitienne, demeurait en son palais sur le
grand Canal.

Par un labyrinthe de _rios_ et d'étroites ruelles que le soleil ne
visitait jamais, Avertie arriva au _Palazzo San Pietro_. On
l'introduisit dans la cuisine. Comment! une cuisine pour antichambre?
C'est qu'à Venise, sans gondole, on n'a pas les honneurs de la façade
et du vestibule.

Ce jour-là, une consigne sévère et un portier à casquette russe
empêchaient les visiteurs d'être reçus avant 4 heures. Avertie expliqua,
à grand'peine, que, venant de Paris, voir sa tante la duchesse San
Pietro, on pourrait, peut-être, faire une exception. Elle fut enfin,
après avoir gravi un vaste escalier qui avait l'air d'un élégant égout,
introduite dans le grand salon.

La duchesse était encore «retirée chez elle». Avertie eut le temps de
regarder à loisir la vaste pièce. Le mobilier était élégant, confortable
et très bas (pas un seul de ces sièges hauts, durs et raides qu'on est
accoutumé de voir en de tels palais). Des livres traînaient sur des
guéridons et, dans des cendriers, des cigarettes éteintes. Tout cela et
de nombreuses photographies attestaient la demeure d'une dame étrangère
et encore très vivante.

Elle parut entre les deux battants de la porte dorée, toute petite et
grassouillette.

--Et bonjour, chère nièce! Et vraiment, comment, donc, allez-vous? Que
c'est, donc déjà, charmant de vous être souvenue d'une vieille parente!

Et elle tendit, à la Polonaise, sa main à baiser. Avertie s'inclina
dévotement. Elle connaissait cet usage qu'elle avait pratiqué toute sa
jeunesse. Cet accent, ces mains, ce joli petit oiseau dodu qu'était
devenu sa tante lui rappelaient son enfance luxueuse, alors qu'elle
allait jouer et dîner chez ses parents slaves. Comme tout cela était
loin de ce palais vénitien!

Elles s'assirent et Avertie sourit en pensant «qu'à p'tite tante p'tite
chaise[5]». On parla de la France, de la famille dispersée; Avertie
s'informait de sa cousine Edwige, lorsqu'une grande jeune femme entra,
brune, mince, le front masqué d'un bonnet de fourrure fait de ses lourds
cheveux lisses et luisants, élégante, et très joconde, dans son sourire
un peu pincé. Avertie la savait pédante, mais elle ne l'en incriminait
point de parti pris, au contraire; elle avait constaté que «ces
femmes-là» étaient généralement remplies de ressources de tout genre et
plus intéressantes surtout à l'étranger que ces petites pintades
occupées seulement de leurs plumes à pois blancs.

[Note 5: Proverbe persan bien connu.]

On lui offrit des cigarettes qu'elle refusa. Ce fut un sujet
d'étonnement pour la duchesse qui, voyant Avertie se lever, la retint.

--Restez donc encore, chère nièce, prenez le thé avec nous. Nous
attendons justement un charmant jeune homme dont vous avez peut-être,
donc déjà, entendu parler, car il est sur le point d'être célèbre. C'est
lui qui vient de faire paraître en Angleterre un volume de vers
retentissant: «_les Fleurs périssables_».

Mais un laquais apporta le samovar fumant. Edwige et Avertie causaient,
la duchesse s'occupait à faire le thé, lorsqu'on annonça: «_Il signor
Barone Strathmore._»

Avertie pâlit. Elle avait le dos tourné à la porte; dans une glace, elle
vit la tête énergique de Dick se profiler. Le cadre doré du miroir, qui
sur le fond de l'appartement le coupait à mi-corps, en faisait un
magnifique Romney.

La jeune femme eut peur de se trahir; elle se leva et alla, par
contenance, examiner quelque bibelot. On lui présenta Dick
cérémonieusement. Comme elle n'avait aucun frais à faire et que les San
Pietro entouraient de prévenances le nouveau venu, elle put goûter à
loisir la joie inopinée qui s'offrait.

Dick, agréable et très correct, causa d'une façon charmante. Il venait
de l'_Académie_, parla du Titien, et de ce beau portrait de femme du
Musée de Madrid qui, étendue sur une couche molle, écoute un jeune homme
jouer de l'orgue. Ce chef-d'oeuvre, il l'aimait entre tous.

--Ce qu'il y a de beau dans ce tableau, dit-il, ce sont les chairs
admirables et aussi que le peintre ait mis auprès d'elles un petit
chien, emblème de la fidélité... Et puis, au fond, sous les draperies,
ce paysage qu'on aperçoit, c'est l'Italie, c'est Venise!... Avez-vous
jamais été en Espagne, Madame?

Il se leva, et voyant ses hôtesses absorbées par la confection du thé,
il murmura:

--_Darling_, je vous aime... _You madden me_!... Je vous ai suivie tous
les jours... je vous ai vue vous balancer comme une fleur de narcisse,
si jolie, si blanche, dans les rues de Venise... je suis votre
esclave... Dites-moi que nous nous reverrons?

Avertie, pour toute réponse, consulta sa montre, poussa un léger cri de
surprise et, se dirigeant vers sa tante, elle s'excusa: il était déjà
tard... Ses amis l'attendaient aux Jardins Eaden.

--_Ach! Douchka!_ jamais je ne vous laisserai partir avant que vous ayez
pris le thé avec nous. Edwige ne le permettra pas!

--Et si vous le voulez bien, Madame, ajouta Dick, ma gondole sera à vos
ordres.

Quelques instants plus tard, ils descendaient tous deux le grand
escalier de pierre; Edwige, appuyée contre la rampe du palier, appela sa
mère:

--C'est curieux, maman! Venez donc voir... Avertie et M. Strathmore...
ils sont trop beaux ensemble! N'ont-ils pas aussi la même démarche? Ils
ressemblent aux chevaliers du Giorgione dont je cherche l'histoire! Vous
me trouvez un peu folle, n'est-ce pas, de vous comparer à des hommes en
armure?

       *       *       *

Avertie n'avait su résister; elle s'était laissé conduire jusqu'à la
gondole.

À cause du temps orageux, on avait disposé le _felze_ et sous ce
capuchon noir, Dick l'installa comme un enfant qu'on aime ou une femme
qu'on admire.

Il glissa sous ses pieds un coussin et lui mit aux épaules sa grande
cape chaude, dont l'odeur de vétiver et de _gem of gem_ la firent
tressaillir.

D'un grand doigt caressant et adroit, il releva quelques mèches blondes
échappées de la nuque et qu'emprisonnait le col du manteau; puis, à
genoux devant elle, il prit les deux mains de son idole:

--_Dearest_! Est-ce bien vous que j'ai là, si près de moi, et dont je
tiens les blanches mains... (et il la déganta pour sentir cette chair
près de la sienne). _My beloved_, vous m'avez écrit une lettre absurde,
avec votre petite âme de fleur délicate et dangereuse... C'est du poison
que j'y ai respiré... Je ne vis plus que par vous. Je vous cherche, je
vous suis. Si je vous vois de loin, c'est l'âme de nos grands tigres des
Indes qui s'empare de moi... alors, j'ai envie de vous atteindre d'un
bond, de vous broyer et de vous dévorer toute. Je me sens la force
brutale d'un géant! Puis, lorsque vous approchez et que je me cache pour
ne pas être aperçu, alors, devant votre chère présence qui me paralyse,
je ne suis plus rien et j'ai l'âme du pauvre qui n'aspire qu'à un
penny... Et là, aujourd'hui, si près de mon étreinte--oh! ne craignez
rien, _deary_! Quand j'ai vos mains dans les miennes, je vous contemple
avec mon meilleur amour, celui qu'on n'a jamais éprouvé encore, celui
qu'on sent éternel. Ô la plus délicate et fine chose de Venise!...

Il lui passa son bras autour de la taille, et prenant ses mains il en
baisa longuement les paumes.

--_My darling_! je veux vous plaire, je veux être ce que vous attendez
de moi. Je veux tout de vous, tout, vous entendez!

Sa voix était devenue un souffle rauque, sa figure soudain s'empourpra,
une veine barra son front volontaire; il serra la taille de la jeune
femme avec tant de force qu'elle soupira:

--Oh! vous me faites mal!

Aussitôt, il relâcha son étreinte et se rejeta vivement en arrière.
Puis, les bras croisés, il la contempla sombrement.

--Êtes-vous donc si froide, ou si perverse que vous puissiez rester
insensible à ce que vous me faites éprouver? Et quelle puissance a donc
votre douce voix pour me dominer ainsi? Ah! petite sirène qui avez
peuplé de votre image mes paradis imaginaires, qu'êtes-vous venue faire
sur ma route si vous ne voulez pas me noyer avec vous dans l'amour
infini! (Et il la regardait ardemment.) Vous avez écrit: «J'ai besoin de
la chaleur de votre corps comme de celle du soleil... J'ai faim de
vous... Le paradis entrevu sur votre bouche adorée...» Le paradis,
_dearest_! (et sa voix était un souffle passionné) il est partout
où vos adorables pieds--petits _cuttle fisches_ des plages de
l'Adriatique--précèdent les miens, partout où je puis respirer votre
haleine... Vous êtes ma rose blanche... Embrassez-moi!

Elle regarda le poète de ce regard où l'on cherche à voir dans une âme
quelque chose d'extraordinaire. Ils se mesurèrent tous deux un instant
et leurs lèvres se joignirent.

Mais la gondole débouchait sur la _Giudecca_. Dick se souvint du temps
et des lieux. Il s'assit auprès de sa compagne, tenant encore une de ses
mains frêles dans la sienne; et, leurs doigts enlacés étroitement, comme
eussent désiré l'être leurs corps, ils goûtèrent, exaltés par l'amour,
la beauté de Venise.




CHAPITRE X


Au débarcadère du Jardin Eaden, Avertie se leva et tendit la main à
Dick.

--Adieu.

--Non, reprit-il, laissez-moi espérer. Je sais que nous nous reverrons.

Et il partit d'un pas ferme, sans se retourner.

Un laquais recevait les touristes et portait, leurs cartes à Mrs. Eaden
qui tenait salon à larges portes, sous les tonnelles. Là, on la saluait
simplement en passant.

Avertie, que hantait encore le souvenir de Dick, se trouva seule; elle
regrettait de rentrer dans un monde qu'elle avait presque oublié.

Le soleil dardait ses rayons brûlants sur les parterres de fleurs
éblouissantes. Le ciel d'orage, qui pesait sur cette terrasse immense,
en intensifiait la floraison. Au milieu des carrés de tulipes, _de
muguets et d'iris, échantillons de couleurs_ en masses éclatantes, des
statues dérobées à d'autres lieux, quelques pierres à caractère,
délabrées et belles, des margelles de puits étaient posées çà et là,
sans hasard, avec recherche et symétrie. Ces grandes plates-bandes se
reliaient entre elles par des berceaux de pampres dont les feuilles
tendres gardaient encore le velours des pousses nouvelles. Seules, les
glycines débordaient de sève, ployant sous le faix de leurs grappes
mauves, si lourdes qu'on eût voulu les presser pour un vin inconnu.
L'électricité de l'atmosphère faisait l'odeur des fleurs plus violente.
Avertie en humait l'air parfumé avec délice.

Mais quoi? Le _Royal oeillet_ de Legrand et le _Zaoko_ de Guerlain que
venaient-ils donc faire ici? Elle se retourna. Ah! le couple que ces
deux odeurs mélangées lui précisèrent! Il débouchait sous les pampres du
jardin. D'une élégance de _five o'clock_, couverts de fourrures, le
collet relevé, mâchonnant des «Valda» par crainte des microbes et des
rhumes, ce monsieur et cette dame étaient insolites au milieu de cette
nature exubérante.

Dès qu'elle les eut abordés, Avertie devint l'amabilité et la convention
mêmes. Le tour de ces jardins, enserrés par l'incomparable lagune, la
mit nez à nez avec les autres pèlerins qui la cherchaient, sans hâte,
crut-elle remarquer.

Floche faisait la moue. Elle salua assez aigrement les Parisiens et
pressa Avertie de prendre congé, «car il était une heure fort avancée
déjà».

Le couple aussitôt s'évada. Quand ils le virent bien calfeutré sous le
_felze_, les rideaux tirés alors que le soleil dardait toujours son
insolence, Avertie pensa: «Et dire qu'eux aussi s'aiment peut-être et
que, lui, va murmurer les éternelles paroles d'amour, et l'appeler,
aussi, sa rose blanche! Ah! sa rose blanche!»

Floche, éleva la voix, grognon:

--Jardin de curé, avec chicards! Votre Maud est une sotte. Appeler ces
jardins Eaden une merveille! Avec ça qu'on vient à Venise pour voir des
jardins d'Anglaises! Mais c'est au _Papadopouli_ qu'il eût fallu aller!
Voilà au moins un nom qui promet... Et puis, c'est dans tous les
guides... pas pour des prunes, je suppose?

--Allons au Papadopouli!

Quand ils y débarquèrent, la grille en était close. Ils regardèrent à
travers les barreaux; sur de hautes tiges, des fleurs étranges,
fantastiques se mouvaient. C'étaient les perroquets, les beaux aras
Papadopouli. Avec leurs plumes ébouriffées aux couleurs éclaboussantes
et acides, ils avaient l'air, sur le fond triste du parc froid et pourri
d'humidité, de tulipes échevelées et géantes.

La comtesse Floche voulut entrer. Elle sonna, fit du vacarme. Enfin, on
vint ouvrir d'assez mauvaise grâce. Rien n'était plus banal que cet
enclos, entouré d'arbres trop grands aux feuillages mornes. Avertie
s'était bien rendu compte, dès l'abord, que les perroquets, seuls, en
étaient la flore rare et que, malgré la gloire d'avoir assez de terre
sur le grand canal pour y faire pousser des arbres immenses, ce jardin
était, somme toute, fort médiocre.

Floche, elle-même, n'y prit qu'un agrément, celui de s'éclipser avec le
Peintre derrière un massif de roses pompon.

       *       *       *

Le dîner au _Vapore_ fut terne ce soir-là. Chacun était fatigué et
retiré dans ses pensées.

Depuis le soir de la «Vache mode», où Avertie avait surpris les
attentions du Peintre pour Floche, ils étaient, croyait-elle, moins
simples tous deux et moins naturellement familiers. Avertie savait que
c'était le prélude de tout drame lyrique et s'en amusa; mais elle eût
désiré connaître la genèse de ce flirt, et quel avait été le mot, le
geste, déclanchement du désir.

Après le dîner, ils allèrent à pied rejoindre leur bateau. Sur la
_Piazzetta_, on faisait de la musique. L'éclairage, l'animation
populaire, les flonflons qui rythmaient la nonchalante ballade, et dans
la pénombre la grandeur fabuleuse de Saint-Marc et celle du palais des
Doges découpé au bord de l'eau sur un ciel féerique, tout cela donnait
l'illusion du merveilleux.

Avertie entendit le peintre dire à Floche:

--C'est tellement magique qu'on se croirait toujours au théâtre.

--Quant à moi, répondit celle-ci, tant de sublimité me tue. Je ne suis
plus moi-même; il me semble que je sois nue, avec des ailes aux talons,
dans le paradis d'un turc très riche!

--Je regrette qu'en réalité vous ne portiez pas ce costume. Vous me
poseriez un tableau magnifique! Un tapis haute laine vous servirait de
turc très riche, et moi, je serais l'artiste heureux et flatté d'un tel
modèle!

--Vraiment? C'est curieux ce que vous dites là. Alors vous êtes comme
tous les hommes, vous préférez la femme nue? Mais je ne pourrais pas
poser ainsi, ce doit être esquintant.

--Quoi? Le nu? Qui vous empêcherait de vous reposer? Ce n'est pas moi,
certes! Rien n'est délicieux comme les causeries après la pose, sur un
moelleux divan, dans une douce et étroite intimité... et j'espère que
vous n'auriez pas un coeur de pierre!

Elle se mit à rire convulsivement et d'une façon si «disproportionnée»
qu'Avertie n'osa pas se retourner. Il avait dû la serrer de près!

Mais comme retentissait le canon de l'extinction des feux, Floche poussa
un cri strident de femme de chambre qu'on pince et courut rejoindre
Avertie.

       *       *       *

Le lendemain, en se réveillant, Avertie pensa que, peut-être, elle ne
reverrait jamais Dick, car elle ne voulait pas l'informer de son départ
pour la Lombardie. Cela la rendit mélancolique. Quel piment avaient été
pour elle ses entrevues avec le jeune poète! Partagée entre le désir de
se l'attacher à jamais et celui de le «liquider» avant de souffrir, elle
hésitait à lui écrire une lettre dont le ton, elle s'en rendait compte
aujourd'hui, n'atteindrait pas le lyrisme de la première.



Les Pèlerins, cependant, avaient décidé, pour le dernier jour, d'aller à
l'Arsenal et aux Îles Mortes.

Le matin, tandis qu'ils rangeaient dans la gondole les menus bagages
dont ils avaient besoin pour la journée, Avertie se prit d'une grande
affection pour leur singe de Carlo si soigneux, si attentif, si paternel
pour leurs petits bibelots, au point qu'elle l'avait surpris, un jour,
lavant les caoutchoucs de la comtesse Floche et brossant les paletots.

--Pour un bon gondolier, c'est un bon gondolier! répétait Floche. Et
puis il a le buste court, les jambes longues, Carlo! le type classique!
Et quel professeur d'italien! Comme il sait redresser votre
prononciation franco-latine, Peintre!

Elles s'étaient embarquées avec du romanesque en provision. Elles
allaient voir le Bucentaure!

Quand Floche se trouva devant le morceau de bois pourri où traînait un
semblant de couleur pourpre, seul reste de cette inoubliable et
glorieuse galère, elle laissa tomber ses bras, découragée:

--Ô mes ami! le Bu-cen-taure! Voilà bien la vie!

--Le rêve et la réalité! dit le Peintre.

Et Avertie:

--On a même fait des pièces là-dessus!

Dans une vitrine, au-dessus de l'épave, une galère joujou reconstituait
le célèbre bâtiment. Ce fut une consolation pour Floche. Elle monologua
sur l'emplacement et la pose que devait avoir le doge quand, jetant
l'anneau, il se mariait à l'Adriatique.

Les Pèlerins s'amusèrent aux minuscules embarcations de toutes les
époques. Leurs formes compliquées, esthétiques, ornées de grandes voiles
latines, étaient presque toutes désuètes... Joujoux de tous les «Musées
de la Marine» où fréquentent, plus souvent que les marins, les amants
pusillanimes, combien d'amoureux n'avez-vous pas invités à
l'embarquement pour Cythère?

À la porte de l'Arsenal, Avertie admira les lions du Pirée; géants,
hiératiques, tranquilles et tristes, ils étaient venus de Grèce pour
orner la gloire de Venise. Parce qu'un gamin, avec du goudron, s'était
amusé à leur faire moustaches et barbiche ils avaient un masque
d'empereur de carnaval. Mais leur prestige était encore assez grand pour
défier toute vulgarité.

«Goethe a raison, se dit Avertie. Le lion de Saint-Marc n'est qu'un
matou ailé à côté d'eux.»

Le Corso Garibaldi, que les Pèlerins traversèrent pour regagner le
_Vapore_, fourmillait d'animation. Dans ce coin, trop peu pittoresque
pour retenir les étrangers, pullulait tout un petit monde savoureux et
affairé. Des familles, en groupes animés et nombreux, venaient s'abattre
sur les provisions ménagères dont les petites voitures à bras
charriaient les riches couleurs.

En arrivant au _Vapore_, les Pèlerins firent leur premier adieu à Venise
en la personne de Carlo. Avertie mit sa main fraîche et nue dans la main
calleuse du gondolier. Comme s'ils se fussent un peu possédés par ce
contact, elle se sentit aussi frôleuse qu'un félin apprivoisé....

Les voilà tous installés sur le _Vaporetto_ qui cingle vers les Îles
Mortes. Maud est des leurs. Le vent souffle violent et le voile de gaze
des Pèlerines flotte dans l'air, horizontal comme la fumée du vapeur.

Sous un ciel dont se fût volontiers inspiré un vieux peintre flamand,
gaiement ils voguent sur l'algue marine. De temps en temps, c'est un
coup de soleil sous les nuages et aussitôt les bancs de sable, rosés
davantage dans la transparence de l'eau, forment de grandes taches
douces qui s'étendent sur le calme insouciant de la lagune.

De gros chalands naviguent; ils rappellent les joujoux désuets de
l'Arsenal; avec la placidité des bélandres de l'Escaut, ils font le
service des marchandises, le ventre plein de légumes ou de bois, la
proue réjouie par la ronde peinturlurée de leurs danseuses pompéïennes.
Les grandes ailes jaunes et rouges des barques de pêche semblent posées
sur un drap d'argent et, dans le fond, Burano giflé d'un coup de
soleil....

Les Pèlerins sont heureux de sentir si pareillement ces choses; ils s'en
aiment mutuellement davantage. Silencieux, respectueux, ils glissent
dans l'écume du sillage, tandis que, de chaque côté du _Vaporetto_, la
mousse blanche ouvre son compas et s'en va molle et rampante se perdre,
en un court horizon.

Au moment d'atteindre Burano, le chenal et même le paysage se
rétrécissent étrangement. De folles et désordonnées végétations
herbeuses bordent la lagune--à Venise, l'herbe est inconnue--et, sur les
rives, quelques maisons s'élèvent. L'une d'elles, pauvre, misérable,
aux volets verts rongés de lichens, à l'attitude ventrue d'une femme
enceinte, est flanquée d'un lourd balcon dont la balustrade marron
s'écaille en vieux rose. Sur le seuil, deux femmes, l'une assise,
l'autre debout, gardent des poses de tableaux vivants. Un fichu vert,
posé à la juive, encadre leur type oriental. Tout autour de leur maison,
le long du mur, court un cordon d'iris, raides et fleuris, dont le
foisonnement est limité par une bordure de petites briques vernissées.

Dès que le bateau fut à quai derrière Burano, Avertie éprouva le
sentiment très vif de l'Orient.

«Une Hollande orientale, se dit-elle; c'est cela exactement, et toute
pourrie, comme si le soleil n'avait pas eu encore le temps de la
sécher... Grands Dieux, que c'est beau, ces couleurs!»

Empoignée, elle n'osait même plus avancer, craignant d'amoindrir, en la
déplaçant, sa béatitude et de dérober ainsi une parcelle d'extase à son
enchantement.

Floche gloussait, toute différente dans son enthousiasme. Elle criait
en vendeuse de sardines:

--Petites Venises! Couleurs vives! Petites Venises, couleurs toutes
fraîches!

Tandis qu'ils avançaient le long du canal, le bruit de leurs talons et
de leurs voix résonnait dans l'écho des quais déserts. Quelques gondoles
étaient venues jusque-là et voisinaient avec d'autres barques plus
modestes, dont la couleur criarde cachait mal l'effritement humide. Des
ponts en dos d'âne rompaient parfois la perspective. L'un d'eux fit
accéder les Pèlerins à la rue centrale, large, courte et dallée,
rendez-vous d'une foule en récréation. Les hommes fumaient, appuyés au
parapet du canal. D'aucuns, en bure marron, les pantalons serrés aux
chevilles, les pieds nus, un grand chapeau mou sur leurs cheveux
bouclés, réalisaient bien le type aimé des peintres romantiques. Les
femmes, en robes claires sous leurs châles, deux par deux toujours,
penchées l'une vers l'autre, nonchalantes, semblaient attendre le rappel
d'une cloche.

Qu'avaient-elles besoin de se hâter, ces patientes et fines
dentelières, puisqu'elles résumaient toute leur vie passionnée, joyeuse
ou triste, dans quelques fleurs de lin blanc aux pistils délicats,
minutieusement ouvrés par leurs doigts résignés?

Dans un coin de la place, le cercle bruyant des invités entourait une
mariée en robe gris perle, couronnée d'oranger. En face, un tourniquet
absorbait l'attention d'autres groupes, ainsi qu'un marchand de sorbets
et de _dolci_, où Avertie reconnut les délicieux fruits glacés au sucre,
grosses perles de Venise, soufflées, blondes, luisantes, embrochées sur
de fines échardes de bois blanc: nèfles dorées, raisins noirs et vernis,
noix croquantes... Et devant l'église, un petit carrousel italien, dont
l'orgue râlait d'humidité, tournait avec des saccades de joujou
mécanique. Tout cela mettait sur cette place de Burano une animation
inattendue.

L'église, pourtant grande ouverte à tous, restait déserte. Nul n'avait
l'idée d'y entrer. De la rue, on voyait briller doucement dans la
pénombre le ver luisant des lanternes dorées. Elles étaient, ces
lanternes de pacotille, juchées sur de hautes hampes et piquées en
procession le long de la nef. Avertie franchit le seuil. La Vierge de
l'entrée, si pâle et si éteinte dans sa fresque douce, sembla la saluer
avec les yeux tristes de ceux que personne ne regarde.

À la sortie, un vieux pauvre, qui les suivait depuis quelque temps, lui
demanda l'aumône. Il avait un bonnet phrygien de doge, un grand manteau
jaune rapiécé, des lunettes et le teint safran. Ce vieil homme était
répugnant. Il rappelait à Avertie les _canocci_, ces hors-d'oeuvre du
_Vapore_, surtout à cause de ses petits yeux vifs et cruels derrière les
lunettes. Le Peintre le photographia, lui donna deux sous, et le vieux,
par remerciement, dansa et lui envoya un baiser. Ce fut si ignoble
qu'Avertie eut envie de pleurer.

Maud, américaine précise, regarda sa montre. Il fallait rentrer. Elle
rappela les retardataires.

Ils voulurent, pour regagner leur gondole, passer par les mêmes chemins
afin de retrouver les mêmes impressions et, au hasard de la percée des
rues, revoir l'étendue de la chère lagune et le ciel de l'Adriatique.

Même là, dans ce Burano perdu, Avertie retrouva un lion pour l'émouvoir.
Celui-là n'était qu'en fer blanc découpé et servait d'enseigne à
l'échoppe _d'all Leone d'oro_. Mais dans sa vile et plate matière, il
s'efforçait au geste altier des lions de Venise.

Qu'elle était jolie, au seuil de sa porte, la petite Buranienne aperçue
plus loin, la tête appuyée sur l'avant-bras et qui leur souriait avec
toutes ses dents de petite fauve engageante.

Plus loin, des filles sans pudeur s'acharnaient aux basques du Peintre
nonchalant et attardé. Toutes prêtes à lui indiquer leur nid de colombe,
elles le dévisageaient en riant avec effronterie. Les narines mouvantes,
le geste prompt, elles repoussaient du coude un vieux lubrique, en
l'insultant grossièrement; et leur accent était si doux qu'elles avaient
l'air de le caresser encore.

Floche, gênée, entraîna vivement Avertie que ce manège amusait.

--Ne faites pas attention, disait-elle pour les excuser, c'est le soleil
qui veut ça!

Au loin, dans un cabaret, des hommes chantaient en choeur. Avertie, qui
attendait le Peintre en train de liquider, sans ennuis, ses faciles
conquêtes, s'accouda un instant sur le pont pour embrasser une dernière
fois l'ensemble de toutes ces choses.

Quelques maisons, par leurs couleurs diverses et accolées, figuraient
les lais d'un immense drapeau, pâli, apaisé par l'ardeur du soleil,
tandis que d'autres, au contraire, s'enveloppaient d'une pourriture
insinuante. Cette mousse rase et verte montait du fond du canal, puis,
grimpante, s'étendait légère sur les maisons proches pour se mêler au
rose, au bleu, au jaune de leurs murs, masquer leurs fentes et parer
leur décrépitude.... «Ah! emporter un peu de ces choses, pour se
chauffer en hiver derrière les vitres maussades», pensait Avertie.

--De ma vie, dit Floche, je n'ai vu une chose plus belle! Venise n'est
rien à côté! Aussi, viens-je d'acheter un petit pot en faux marbre qui
m'a coûté quatre sous. Vous voyez, je me suis fendue! Mais c'est tout
l'image de Burano avec ses tons chocolat, vert pisseux, cuisse de
nymphe, gorge de pigeon, cheveux de la Reine et caca-dauphin...

--Assez! Assez! lui cria Avertie, qui venait de parer Burano de couleurs
plus lyriques. Mais c'est vrai, tout cela est sur votre pot de quatre
sous. Il ne vaut pas plus d'ailleurs....

--Vous êtes jalouse, Avertie! Je vous ai vue et si je n'avais pas crié,
en entrant dans la boutique: «Je prends le marbre!» c'est vous qui me le
souffliez! N'importe, il est à moi! J'en ai plus de plaisir que d'un
Cellini! Ce petit pot, mais, c'est simplement l'âme de Burano que je
vais avoir tout l'hiver sur ma table de nuit...

La sirène du bateau les rappela pour Torcello; sur l'eau frémissante
juste assez pour montrer qu'elle n'était pas morte, se baignait un
horizon d'Orient avec un ciel plus accessible et mélancolique. Sa pureté
était tachetée de petits nuages moutonneux et compacts.

--On en mangerait! déclara Avertie.

--De quoi? de quoi?

--De ces nuages à la crème écrasés contre le firmament....

Torcello contrastait entièrement avec Burano. Dans maints pays, Avertie
avait débarqué en des endroits plus pittoresques. Ces champs, ces
terres cultivées, ces haies négligées, c'était simplement le printemps
«à la campagne». Il faisait déjà trop chaud pour l'insuffisance des
feuilles; un canal étroit, aux eaux sales sorties de la lagune, longeait
le sentier où ils marchaient; les oiseaux chantaient, les boutons d'or
et les pâquerettes, les fleurs de toutes les banlieues fleurissaient, et
il fallait éviter les ordures qu'elles cachaient.

La route parut longue à leurs pieds chauds, pour arriver jusqu'aux trois
ou quatre masures, restes de l'antique bourgade. Le canal se terminait
tout à coup en vivier fangeux; une péniche y dormait sur l'eau morte,
encadrée du reflet des grands arbres touffus et des chaumières
badigeonnées de rouge... Où Avertie avait-elle déjà eu cette impression
reposante? C'était la seconde fois, en quelques heures, que la Hollande
se présentait à son souvenir en ces coins italiens baignés par les eaux
mortes. Quels rapports pouvait-il y avoir entre ces îles vénitiennes et
cette Hollande, autrefois tant goûtée? Sans doute, une vision d'intimité
si rare en Italie où le ciel, la nature, la vie vous comblent toujours
de leurs dons, avant même que vous ayez eu le temps de les désirer. Il
en est ainsi de certains baisers.

Le bleu céleste sur lequel l'église et la tour immense de Torcello se
profilaient n'était pas du Nord, cependant, ni cette femme gracieuse au
pas de biche, qui, un foulard blanc posé en triangle sur la tête,
rapportait dans une cruche ventrue l'eau d'un puits roux, ni les débris
d'architecture réunis sur l'herbe en petit musée de plein vent, ni,
enfin, la Rotonde de _San Fosca_ avec sa collerette blanche, propre,
nette, lessivée par le soleil.

Ils entrèrent dans l'église abandonnée. Elle était vieille et si noble
avec son décor de moisissure vert de gris, cette princesse des
solitudes!

--Oh, ma chère petite amie! s'écria Floche devant d'anciennes mosaïques.
Venez vite me raconter leur histoire, vous qui savez tout! Vous m'avez
tant intéressée à Saint-Marc! Peut-être est-ce encore de la Bible?

--Non, c'est du Nouveau Testament, fit Avertie.

--Quoi! vous avez reconnu tout de suite!

--Ce sont des allégories; voyez: d'abord tous des crânes qui crachent
par les yeux et la bouche de gros vers blancs....

--Ah! oui, quelle horreur!

--C'est le jugement dernier, la pourriture des corps, à ce moment
désagréable. Puis, vous voyez, les uns sont en enfer et les flammes les
dévorent jusqu'aux sourcils... Les autres sortent du feu, libérés; ils
lèchent leurs brûlures, s'ôtant des lambeaux de peau sèche dans le creux
des mains: c'est le purgatoire. Enfin, d'autres s'embarquent pour le
ciel dans la barque à Caron--à saint Pierre plutôt--ceux-là sont tout à
fait purs.

--Oui, le feu purifie tout. Les cuisinières disent toutes ça!

--Jésus, au centre, là, assis sur un oeuf--je ne saisis pas ce
symbole--les attend avec patience, les mains ouvertes. Puis tout le
monde va s'asseoir à sa droite et à sa gauche pour l'Éternité.

--Ah! ma foi! je les comprends! Après cette chienne de vie de fatigue
que nous menons sur la terre!

Cependant le Peintre s'était mis à dessiner la table de communion. Il ne
pouvait rendre l'expression byzantine des lions de marbre et des paons
qui se faisaient vis-à-vis dans l'ingénieuse souplesse de leurs corps,
tout verdis par la lèpre d'humidité fine.

--C'est pour moi que vous travaillez, mon ami? demanda Floche en
s'approchant. Vous avez donc deviné mes désirs? Ils sont adorables ces
paons, du vrai fromage de Roquefort... C'est même curieux qu'ils
n'infectent pas l'église! Une pure merveille, en tous cas, et qui fera
un motif épatant pour me broder un sac à ouvrage.

Quand Avertie jeta les yeux sur la coupole, une grande Sainte Vierge,
d'une minceur de cierge, la regarda. («Toutes les Saintes Vierges me
regardent aujourd'hui!») L'or des mosaïques qui sertissait la madone
semblait sourdre de sa flamme intérieure. Ces ondes débordantes, en
s'écartant, lui faisaient, malgré sa cagoule étroite, une abondante
chevelure blonde, muée par le temps dans l'ombre du sanctuaire, du rouge
assourdi au jaune vibrant. Ainsi le soleil dorait-il au dehors les
tignasses des Vénitiennes.

Les yeux de la Vierge étaient pénétrants et étranges; ses sourcils
rejoints accentuaient son type phénicien; un long nez courbé vers une
bouche un peu niaise lui donnait quelque chose de dur dans l'expression
et une tache sur la joue, près de l'oeil, posait un grain de beauté
irrespectueux. Elle était raide et énergique d'aspect, tandis qu'autour
d'elle tout n'était que courbes et douceurs. Le regard glissait de la
coupole qui s'élargissait, en angles arrondis, jusqu'aux courbes du
choeur, aux gradins des hémicycles, sans pouvoir se heurter ni
s'accrocher à quelque ressaut de la ligne.

«Si suaves, ces Italiens! se disait Avertie. Voulaient-ils vraiment
adoucir toutes choses, sachant combien la vie suffit à blesser par
elle-même?»

Tout en marchant le nez en l'air, perdue dans les ors des coupoles, elle
heurta du pied un pauvre évêque, allongé là, pour le restant de ses
vieux os, dans son effigie de pierre rose. Derrière l'autel, dont elle
fit le tour, tout était couvert du velours émeraude et ras de la
moisissure rampante. D'autres Vierges de marbre allaitaient leurs
enfants dans le secret des niches humides. Elles avaient les mêmes yeux
de fièvre, tirés vers les tempes par des pensées trop sombres et les
mêmes regards d'oiseau de proie. Ah! comme on saurait le leur prendre,
malgré tout, leur Divin Enfant!

Puis quand les Pèlerins sortirent du mystère et de la décomposition de
cette ineffable église, le soleil les inonda, chauffa leurs reins et
leurs coeurs: on pouvait vivre et aimer.

Assis devant leurs maisons, sur des chapiteaux mutilés, des paysans
nonchalants faisaient danser leurs mioches. La note rouge, qui toujours
traîne dans leurs vêtements, montait le ton rosé des pierres.

Floche, en blouse de toile blanche, était gaie et s'agitait.

Elle déclara «follement jouir de cette délicieuse journée». Alors le
Peintre se rapprocha d'elle et, ne croyant être vu de personne,
l'embrassa sur la nuque: «Chauds, Chauds, les marrons, chauds!»
murmura-t-il en lui passant vivement les deux mains sous les aisselles
un peu moites... Elle se retourna surprise, rougissante, enchantée.

Une fois rentrée au bateau, Floche s'assit auprès de son séducteur et,
les yeux noyés dans l'horizon:

--Cette lagune... c'est une chose qu'on ne peut pas rendre... on ne peut
que la sentir... Dieu, que ça pue!

Et elle huma l'air, les narines dilatées, en regardant amoureusement le
Peintre, puis le garçon qui circulait avec un plateau chargé de thé et
de nombreux gâteaux.

Soudain inquiète, elle se retourna brusquement vers Maud.

--Vous avez perdu votre porte-monnaie? demanda celle-ci.

--Il s'agit bien de mon porte-monnaie!... Nous avons simplement manqué
les vieux palais! ceux dont votre mari nous avait parlé! Sur le petit
canal... j'en suis sûre! Tout ce qu'il y a de plus beau, une colonnade
du temps où les Vénitiens avaient peur des Huns. Vous savez, j'en ai le
feu au derrière rien que d'y penser! Il faut y retourner!

Mais le bateau piquait déjà droit sur Venise.

--Ah! toute ma journée est gâchée à présent! C'est bien ça, la vie!

Et elle retomba avec un geste mourant, mais bien calculé, le nez sur le
thé et les gâteaux que le Peintre lui avait préparés.

L'horizon, sous les rayons obliques du soleil, se teintait de corail
rose. Un léger vent du large s'était levé qui faisait s'incliner les
voiles au loin et hâter l'allure des barques de pêche.

En regardant Venise prendre peu à peu une forme plus nette, Avertie
songea à Dick. Cela lui sembla un présage étrange que chaque tour
d'hélice la rapprochât inéluctablement de celui qui vivait là-bas dans
cette masse lointaine et l'attendait sans doute. Son coeur se dilata à
l'espoir de le voir encore. L'adieu qu'il lui avait fait avait été une
menace, presque. Elle s'effraya soudain de la ténacité qu'elle devinait
en lui. Anxieuse, elle se demandait maintenant ce qu'il ferait d'elle.

Puis elle réfléchit qu'il perdrait certainement sa trace dès qu'elle
aurait quitté Venise pour des pays peu fréquentés. Mais le soupir, si
spontané et si profond, qui monta de son coeur, lui révéla le sentiment
vrai qu'elle avait pour lui.

Ah! comme elle eût voulu le retrouver à la fin de ce jour qui la
laissait toute vibrante des beautés entrevues, toute secouée
d'émotions!... Comme elle les lui eût fait partager, la tête sur son
coeur, sous le ciel nocturne de l'enivrante Venise!

Il était sept heures quand la petite bande débarqua aux Esclavons. Le
Peintre et Floche partirent ensemble pour quelques achats de
photographies. Avertie, maintenant triste et abattue, préféra rester
avec Maud. Celle-ci, voyant les portes de Saint-Marc encore ouvertes,
proposa à sa compagne d'y rentrer.

Le salut du Lundi de Pâques s'achevait. Les chrétiens, silencieux et
recueillis, groupés au milieu de cet immense temple, formaient une
petite masse noire, sombre tache, sur un grand tapis. Les deux amies
allèrent s'asseoir au fond de la nef, sous le lustre byzantin. Des
lampions aux couleurs de Venise dessinaient en lueurs jaunes et rouges
les formes de la Croix carrée; ces petites flammes dans les verres
colorés faisaient chatoyer les ors et les nacres du lustre avec la
douceur, le mystère, le «royal» des illuminations de féeries. Sur ses
mains dégantées, sur la figure de son amie, Avertie voyait danser leurs
tons veloutés; les lumières de l'autel devant la _Pala d'oro_ en
projetaient les richesses de vermeil et de pierres précieuses jusque sur
la coupole, où les idoles hiératiques, éblouies, élargissaient leurs
pupilles énormes, sur leur fond d'or fondu, gras, assourdi par l'heure
tardive.

Un vieux prêtre, près d'un baptistère, vendait pour deux sous l'image
d'une Vierge miraculeuse que les amies échangèrent entre elles, en
souvenir des petits cadeaux pieux d'autrefois. Avertie, à cette heure
redevenue jeune fille, confondait ses souvenirs mystiques et ceux plus
naïfs encore des rêves de son enfance où _les Mille et une Nuits_ et les
_Contes merveilleux_ racontés par sa mère avaient tenu la place
prépondérante. Ceux-ci avaient remplacé ceux-là, quand, une fois au
couvent, elle n'avait plus vécu que dans la _Vie des Saintes_ ardentes
jusqu'aux stigmates et préférées du Seigneur jusqu'aux miracles. L'heure
présente lui plaisait parce qu'elle était à la fois mystique et
fabuleuse.

Les chants liturgiques, la voix puissante et aiguë des enfants de choeur
faisaient vibrer la poussière d'or de l'église. La solennité du moment,
la magnificence de l'apparat vidèrent le coeur d'Avertie des joies
faciles et insouciantes du voyage, des sensualités passagères. Il lui
eût fallu, maintenant, pour le remplir, quelque chose de stable et
d'éternel.

Dans ce petit coeur païen s'éleva une prière confuse à la Vierge
miraculeuse, prière qui eût pu être celle-ci:

«Regarde-moi, petite Vierge grecque, toute droite, Vierge d'or et
d'argent, Vierge toujours vêtue d'habits de fête, et dis-moi, je t'en
supplie, dis-moi:--Calme-toi, Avertie. Pourquoi t'agiter? N'as-tu pas
choisi ta part, toi-même? Elle doit être la meilleure puisque tu
aimes...»

Ah! Si le B.-A. avait été là, seulement! Mais il était loin, très loin,
et Avertie sanglota.

Et, tandis que les cierges et les vêpres chantées s'éteignaient et que
les femmes en châle se glissaient vers les sorties, Avertie, de son pas
ferme, reprit, avec son âme chancelante, le chemin de sa destinée.

       *       *       *

Le soir de cette belle journée, Floche conclut:

--Mes amis, je vous avouerai franchement que ce que j'ai préféré dans
Venise, ç'a été nos stations le soir chez le petit marchand de cartes
postales. Oh! vous n'avez pas besoin de vous esclaffer de rire! Je ne
suis pas si bête... les cartes postales, c'est un peu le mannequin du
chef-d'oeuvre que nous pouvons nous approprier!...

Ensuite ce furent les adieux au _Vapore_. Avertie, bonne et simple,
tenait à remercier le propriétaire des soins particuliers qu'il avait
eus pour eux. Mais il n'était pas là; alors elle avisa son fils, lui
serra la main et:

--Au revoir, Monsieur, dit-elle aimablement, nous partons demain pour la
France. Merci de votre excellente hospitalité. Vous nous avez
admirablement soignés et vous voudrez bien faire tous nos compliments à
votre papa.

Puis elle le salua de son air de reine. Derrière elle, ses compagnons
riaient. Avertie ne comprit pas pourquoi. Elle comprit moins encore,
quand, une fois dans la rue, Floche se mit à l'invectiver:

--Folle, triple folle! «à votre papa»! bien des choses à «votre papa»!
Pourquoi pas à «votre dame»! Voyons! Est-ce qu'on parle de son papa à un
fils de gargotier? Est-ce qu'on lui serre la main? Pour les trois plats
qu'il nous a servis, qui nous ont flanqué la colique, et pas gratis
encore!

--Ah! bien... Qu'auriez-vous dit, vous?

--J'aurais dit: «Au revoir, Môssieu, très contente de vos services. Je
parlerai de vous à Paris à mes amis et connaissances et je vous enverrai
du monde.» Voilà qui aurait eu le sens commun!

Mais la même femme au sens commun, ce soir-là, dans une boutique,
faillit sauter au cou d'un commis qui avait mis quelque complaisance à
chercher dans un énorme tas la photographie du _Cygne et Léda_.

--Oh! cher Monsieur, lui dit Floche, je suis si heureuse de votre
trouvaille! Vous êtes positivement un grand homme tout à fait
sympathique.

Et sur le _Vaporetto_, après dîner, un coup de vent ayant dispersé ses
cartes postales:

--Ah! s'écria-t-elle en détresse. Mes _cartolinas_, mes _cartolinas_!
Peintre! _Avente presto! Malorino terriblo!_ Sortez vite deux sous,
promettez-les à tout l'équipage, si on me rattrape mes cartes!

Et elle serra avec effusion les mains d'un gaillard malpropre qui les
lui rapporta.




CHAPITRE XI


Le jour du départ, dès le matin, Avertie avait déjà son humeur de
retour, c'est-à-dire la petite joie de retrouver ses habitudes et la
très grande de revoir bientôt le B.-A. Lui seul la «complétait»
absolument, parce qu'il la comprenait.

Elle jeta un oeil mélancolique et attendri par la fenêtre, tandis que
Floche, en pet-en-l'air, se montrait sans pudeur à la nature et
déclarait:

--Oh! lagune rose, adieu! Oh! Reine de l'Adriatique, salut! On n'a pas
tort de te dénommer ainsi, ville inoubliable! etc....

La figure couverte de son masque de pommade, elle repassait à haute voix
ses sensations de voyage, devant Venise qui s'étalait sur l'eau glauque
de sa toilette matinale; et elle nomma _San Giorgio_, la _Salute_, les
_Arméniens_.

--Les Arméniens, répéta sourdement Avertie.

En bouffée soudaine, l'odeur des fleurs du cloître et l'enivrement de
cette matinée d'avril lui revinrent à la tête, ainsi que sa folle lettre
à Dick, son propre abattement quand il l'avait menée en gondole aux
jardins Eaden et sa désespérance à Saint-Marc. Ne saurait-elle donc
jamais «la vanité de tous désirs profanes»? Et se reposerait-elle un
jour dans la paix sous des ombrages semblables à ceux chantés par
Virgile? Oui, ce jour-là viendrait, elle le savait, mais dans la
vieillesse et si près de la mort, peut-être? Ah! elle ne les désirait
certes pas, ni la vieillesse, ni la mort: elle voulait vivre la vie le
plus possible et elle s'enorgueillit d'être aimée.

Soudain elle aperçut le bouquet qu'elle avait trouvé la veille sur la
cheminée de sa chambre, dans un vase d'aventurine, d'une forme simple et
antique; c'était un narcisse, une rose blanche, une tulipe et quelques
cinéraires--les fleurs des Arméniens.

Elle découvrit au pied du vase une carte sur laquelle Dick avait
transcrit en vers:

    And you came, my love, so stealthily
       That I saw you not
    Till I felt that your arms were hot
    Round my neck, and my lips were wet
    With your lips; I had forget
    How sweet you were. And lo! the sun has set
    And the pale moon came up silently[6].

[Note 6: Et tu vins, mon amour, si furtivement que je ne te vis
point avant de sentir que tes bras étaient chauds autour de mon cou, et
mes lèvres humides sur tes lèvres. J'avais oublié combien tu étais
douce. Et voilà que le soleil s'est couché et que la lune pâle monte
silencieusement.--Lord Douglas, _In Summer_. (Dans le texte original,
ces vers s'adressent à un homme.)]

Et, subitement, elle eut envie de lui donner rendez-vous dans le village
d'Asolo, où ils devaient s'arrêter au retour. Presque aussitôt elle
repoussa violemment cette idée.

Floche, qui procédait à sa toilette, l'interpella comme tous les matins.

--Pouvez-vous me sangler?

Elle avait positivement maigri en ces dix jours; le cran était gagné: la
marque noire du lacet se voyait à quelques centimètres au delà de son
oeillet habituel. Avertie le lui annonça avec autant de joie que pour la
naissance d'un fils. Floche poussa des hourra!

--Au moins, comme cela, ça m'aura servi à quelque chose de voir Venise!

       *       *       *

À l'heure dite, ils montèrent tous trois dans le petit canot automobile
qui fait le service de la gare.

La lagune les laissa partir sans un tressaillement de sa belle peau
liquide; pas un souffle, même pour accrocher les voiles des
voyageuses...

--Ce calme, dit Floche, ça sent mauvais l'orage. Cela s'appelle la
_Bonace_ (elle semblait parler d'un plat sucré). Tout cela c'est très
joli, mais quand on a un peu souci du voyage, cette perspective de
typhon vous gâte non seulement le moment présent, mais le reste de la
journée.

Avertie, ayant répliqué à Floche d'un air assez maussade qu'elle gâtait
aussi par ses réflexions saugrenues le plaisir des autres, celle-ci
l'appela avec dédain: «Sophie!»

La fumée s'élevait lourdement et stagnait dans l'air. Venise à cette
heure, trop nette et limpide, ressemblait, avec les fenêtres bien
découpées de ses édifices, à un jeu de dominos dont le Palais des Doges
aurait été le double-six.

Floche qui regardait les mouettes effleurer en Saint-Esprit le calme de
l'eau, dit dans un soupir:

--Ça rappelle _Parsifal_ et ce bon Wagner, mort ici. Ce sont peut-être
ses mânes qui traînent un peu dans le corps de ces bêtes?

Puis, comme un nuage passait sur _San Giorgio_, du même ton pénétré:

--Tiens! le campanile qui fume sa pipe!

Et plus loin, après avoir dépassé les gros pilotis en botte d'asperges
qui jalonnent le canal:

--Oh! le malheur affreux! Un bateau qui a fait faillite!

C'était un _cargo-boat_ sombré.

       *       *       *

À la gare, Maud et son mari étaient venus dire adieu aux Pèlerins. Tous
se promenaient, bras dessus, bras dessous, à la Buranienne, tandis que
Floche choisissait soigneusement des cartes postales et que le Peintre
prenait son temps et les billets.

Tout à coup, il y eut un effarement. Le train partait dans trois
minutes. Le courrier musard ne s'était pas soucié de débarquer les
bagages:

--Il y a toujours, marmonnait-il, le train suivant qu'on peut prendre!

On lui arracha les colis des mains, à grand'peine, car il avait peur de
ne pas être payé. On donna à Maud de véhémentes explications pour le
«faire suivre» des malles, et, traînant les valises énormes et lourdes,
on s'échappe vers les wagons.

--_Padova! Padova!_ hurlait Floche d'une voix glapissante, agitant en
sémaphore des bras de toile blanche vers le chauffeur qui riait.

Quand, enfin, ils se retrouvèrent établis sur les banquettes de velours
rouge d'un confortable wagon et qu'ils se comptèrent, le Peintre seul
fut constaté privé de son bagage. Son précieux sac était resté sur le
quai, oublié dans la bagarre. Il contenait, naturellement, les objets
les plus utiles à leur «tour de fantaisie»: provisions de bouche,
Bædeker, kodack, indicateurs et lettres de recommandations.

Mais ils étaient jeunes et dans le bon train. Cela ne suffisait-il pas?
Floche, cependant, ne pouvait se consoler de ses efforts infructueux.

--Et ce qui m'aurait fait mordre cet homme, dit-elle en parlant du
courrier, c'est que, moi, Floche, archi-prête à neuf heures du matin,
j'aurais pu manquer le train par la faute de son imbécillité! (Et les
deux autres gardant le silence.) Cela n'empêche pas, reprit-elle un peu
choquée, que si je ne vous avais pas entraînés, les bras au ciel, en
criant _Padova! Padova!_ comme un certain général de l'Empire dont j'ai
oublié le nom, nous serions tous encore, sur le quai, à faire les zozos!

Avant midi, ils atteignirent Padoue. Ils débarquèrent sans plan, ni
guide, mais avec le soleil, de la bonne humeur et un brave cocher qui
les mena droit _à Santa Maria de l'Arena_, où ils tombèrent sur «la
pièce importante» de Padoue, l'église aux fresques de Giotto.

Le jardin qui la précédait était encore tout frais du printemps de la
veille. Dans une sorte d'arène, petite cuvette de verdure, où les
vieilles pierres se laissaient ronger par les lierres voraces, les
gradins avaient disparu sous la verdure, la brique écrasée rosissait les
sentiers tandis que des bambous, sous la brise, inclinaient leur
feuillage vert tendre.

Les fresques de Giotto leur firent une impression forte. Ce n'était plus
la grâce et la volupté de cette trop suave Italie, mais quelque chose de
douloureux, de primitif, de rudimentaire, de sincèrement profond et
souffrant dans la naïveté de l'expression. Ainsi eussent peint les
premiers chrétiens et les Martyrs.

Les tons effacés des fresques ajoutaient au charme de l'ensemble. Et les
personnages nobles et sérieux de la vie du Christ, de la mort de la
Vierge, pensaient bien à leur terrible mission.

Les Pèlerins s'en furent ensuite aux _Erimitanis_, église gaie et moins
ancienne, avec ses Mantegna plus académiques, plus conventionnels, mais
plus vigoureux, plus humains aussi, et d'une superbe majesté, conçus par
un cerveau sain, noble, fervent et audacieux.

Devant le martyre de saint Christophe, Floche s'écria:

--Alors cette grosse jambe, c'est le saint qu'on étrille? Et cette
grosse masse de viande, le géant, c'est celui-là, mon ami, dont je porte
la médaille? Ah! je ne suis qu'une pauvre imbécile!

Le «tour de ville» fut charmant, car, à cette heure de midi, chacun
quitte ses affaires pour le repas du jour. Les rues étaient sillonnées
d'étranges voitures à l'ancienne mode, cannées comme de vieux paniers
d'osier, posées sur des roues trop hautes et trop écartées. Ces
singuliers véhicules de gala, peints en jaune, étaient devenus
l'ordinaire cabriolet des marchands et des petits bourgeois.

Le cocher les conduisit ensuite fièrement à Saint-Antoine.

--Saint Antoine de Padoue, celui dont on parle tant depuis quelque
temps? demanda Floche. Le vrai, en chair et en os? Nous allons le voir?

--En os surtout, et encore! ajouta Avertie. C'est bien son église, en
effet, et voilà déjà son marchand de fétiches.

Avant même d'entrer, Floche se jeta sur la petite boutique et acheta bon
nombre de médailles en aluminium («parce que c'était la même chose que
l'argent et bien moins cher»), des chapelets, des images et de petites
effigies du Saint, de la taille d'un dé à coudre, en os teinté de bleu
et de rouge et qui rappelaient étrangement les idoles hindoues ou
chinoises.

Derrière les Pèlerins, sur la place, attendant qu'ils voulussent bien le
regarder, _Gattamelata_ posait. Donatello l'avait mal perché, mais très
noblement, sur un cheval calme, de bon mouvement et aujourd'hui atteint
de vert de gris.

--Il est magnifique! s'écria Floche. Il est tout pourri!

Avertie resta indifférente à Gattamelata et, quand ils entrèrent à
l'église, elle eut beaucoup de peine à retenir un éclat de rire. Un
prêtre, en chaire, objurguait ses ouailles. Ses gestes véhéments
semblaient leur jeter des pommes à la tête; marionnette de bazar, il se
démenait dans un trop vaste théâtre et déployait une force vaine de
vermisseau.

À gauche, sur le sombre bas-côté, les lumières amoncelées irradiaient
d'une chapelle. C'était, au milieu d'elles, le tombeau de saint Antoine,
majestueux et entouré de son histoire en beaux bas-reliefs de marbre si
patinés qu'on les eût dit taillés en des blocs d'ivoire. Floche suivait
attentivement les épisodes de l'iconographie du Saint et cherchait
vainement le trait caractéristique qui l'avait consacré «retrouveur
d'objets perdus».

--Car, enfin, dit-elle à Avertie, c'est bien le patron des choses
égarées? Je ne trouve aucun attribut de cette vertu. Êtes-vous sûre de
ne pas vous être trompée? Et n'est-ce pas plutôt le saint Antoine au
cochon qui serait offert, ici, à notre vénération?

Avertie éclata de rire.

--Non, non! c'est le célèbre, le révolutionnaire, le sectaire, l'homme
énergique, violent, magnifique pour son temps... l'homme aux objets
perdus, en effet!

--Oh! que je le plains, alors! Comme il doit avoir à faire!

Des femmes nombreuses cernaient le sarcophage; prosternées, les deux
bras tendus, les mains appuyées à la pierre tombale, elles étaient
plongées dans l'extase d'une foi ardente qu'elles dépensaient ainsi pour
une broche, un écu, ou le coeur volage d'un amant.

Avertie s'agenouilla, elle aussi, beaucoup plus par respect pour le
grand saint et le caractère de ce qu'il représentait que par conviction
dévote. À tout hasard, elle lui confia tous ceux qu'elle aimait et
demanda de leur faire retrouver la force et le courage quand ils les
auraient perdus.

À la gare, le déjeuner des Pèlerins était prêt. Ils s'abattirent avec la
même fringale sur l'omelette aux fines herbes et les cartes postales
qu'on sert toujours en Italie en hors-d'oeuvre. Les côtelettes de veau
ressemblaient à des casquettes aplaties de cyclistes. Elles étaient
graillonnées et graisseuses.

--N'aimez-vous pas? demanda Floche.

Avertie fit la moue.

--Mais que leur reprochez-vous? continua Floche.

Avertie, avec un ton bourru:--Le graillon.

Ton clair de Floche:--Moi... j'ai toujours adoré le graillon...

Et, comme elles se disputaient avec le garçon pour le dessert où ne
figurait qu'un seul mendiant:

--J'ai remarqué, fit Floche confidentielle, qu'il ne fallait jamais
contrarier les indigènes, surtout en Italie... la _jettatura_!

Sur le quai de la gare, par lunatisme, les Pèlerins faillirent encore
manquer le train de Castel-franco.

Ils se précipitèrent dans le premier wagon ouvert et il se trouva, quand
la porte fut refermée et le train parti, qu'on était neuf, avec enfants,
valises et paniers de victuailles.

Floche, mécontente, murmura:

--Faudrait toujours être mince en voyage... _Le boeuf qui s'asseoit sur
la puce_, fable... ajouta-t-elle en écrasant résolument une petite
fille, à la fureur piaillante de la mère.

Mais ils arrivèrent vite à Castel-franco où, grâce à Maud, une voiture
les attendait pour leur expédition extra-bædekeriste.

La glycine violette dont les murs de la gare étaient couverts, les
bouquets de roses jaunes grimpantes, le soleil éblouissant, tout cela
leur donna de la bonne humeur.

--Faut que nous ayons marché dans quelque chose, dit Floche, pour que
tout arrive ainsi à souhait. Et moi qui avais senti la _Bonace_, ce
matin!

Un jeune homme comme il faut, au nez pointu surmonté d'un binocle,
chapeau à la main, les attendait à la portière d'une confortable calèche
tendue de damas nankin. Il se nomma: Comte Rampoli. Prévenu par Maud, il
était venu à leur rencontre pour les mener chez son oncle voir les
Arènes de _Cornaro_.

Le parc des Rampoli leur causa une impression de fraîcheur, de désordre,
tout à fait inattendue. La calèche les emportait vite, au travers des
magnolias et des néfliers du Japon; les branches fleuries balayaient
parfois leur visage.

Une pièce d'eau à l'anglaise, dont la nappe se divisait en méandres
sinueux, créait des perspectives où le maître du jardin avait su peindre
des tableaux naturels avec le vert des mélèzes, le blanc argenté des
bouleaux et des frênes, le pourpre des hêtres et l'or des negundos....

C'est ainsi que, par un soleil admirable, un air glorieux et calme, au
milieu du chant des grillons accoutumés de cette solitude, ils
débouchèrent sur les Arènes Cornaro.

Les Arènes Cornaro! Avertie crut réellement entrer dans le Printemps!

Deux énormes chevaux en pierre, juchés sur d'immenses blocs, en
marquaient l'entrée. L'herbe étendait à leurs pieds une épaisse litière.
De belles statues, debout sur leurs socles en hémicycle, spectatrices
patientes et magnifiques, semblaient attendre un divertissement de jadis
et qui jamais ne recommençait.

L'herbe descendait dans l'arène en larges gradins; en haut, un petit
bois de lauriers sacrés abritait des rayons du soleil le chef assombri
des statues.

Ces déesses drapées, et ces guerriers casqués de plumes, en courtes
armures, aux jambes nues, élégantes et longues, rappelaient certains
coins des jardins de Versailles.

On avait eu le génie de laisser la nature se répandre aux alentours en
draperies sombres. Mais, dans le fond, par une large percée qui
projetait sa claire lumière, les belles Alpes bleues apparaissaient
derrière les arènes, élevant leurs croupes molles et régulières dans
une buée de beau temps.

À la maison, les Rampoli accueillirent les Pèlerins avec une grâce
parfaite et patriarcale. Le jeune homme au binocle, de son pas élégant
et souple, les devançait et leur expliquait toutes choses, car lui seul
parlait le français.

Avertie se demanda un instant, en le voyant ainsi marcher devant elle,
si elle aurait encore la force de se complaire à cette grâce d'adulte.
Lui restait-il assez de curiosité en réserve, après ses énervements de
Venise? Mais oui! Elle sourit dans sa barbe (_in petto_, disent les
Italiens) en suivant d'un oeil indulgent les jambes du jeune _cicerone_.
«J'en ai tout de même une santé!» pensa-t-elle.

La grande maison à l'italienne avait fort bon air, sans grande
singularité d'ailleurs, sauf celle de représenter la vie large, élégante
et confortable d'aristocrates campagnards. Les parquets magnifiques, les
rideaux de perse glacée, ainsi qu'un mobilier Louis-Philippe accusaient
un goût désuet, un peu mort et, par cela même, rempli de charme.

On entr'ouvrit les volets de la grande salle de bal restée close depuis
tant d'années. Presque à ras du sol, des fresques en trompe-l'oeil en
quadruplaient l'étendue. Tout un monde de jadis semblait s'y mouvoir en
silence, à pas de loup, dans une atmosphère de clair de lune verlainien.

En toilettes Napoléon III, des femmes rieuses au bras de jeunes hommes
se promenaient sous les colonnades qu'un peintre avait éclairées par la
lumière tombant d'une profusion de lustres de cristal. On voyait le
renversement des tailles souples dans l'étreinte des danseurs penchés
sur les épaules très nues à la mode du temps et l'emmêlement des jambes
dans l'envolée des robes bouffantes sur le ballon des crinolines.
L'expression des visages était celle du triomphe de la beauté, du
plaisir et du détachement mondain des choses sérieuses.

Une danseuse appuyée contre une colonne, la tête languissamment inclinée
sur un cou long et blanc qu'elle avait l'air de tendre pour le mieux
rafraîchir à coups d'éventail pressés, prenait une vie et un relief
saisissants. Dans la surprise de son apparition et la pénombre où la
vaste pièce était plongée, elle impressionna vivement Avertie. Ce
n'était plus des fresques, mais de réels et silencieux personnages de
tableaux vivants...

La dame à l'éventail relevait d'une main potelée ses jupes bouffantes,
d'un jaune éclatant, pour laisser voir la fine et luxueuse lingerie de
ses dessous. Un petit pied de satin jaune sortait furtif des dentelles,
comme impatient de glisser un pas de danse. Un châle de soie puce
recouvrait ses épaules rondes et lisses, moitiés de pêches pelées à vif.
Ses cheveux étaient vaporeux et délicats; et elle avait un loup sur la
figure. Avertie eut un étourdissement. Jamais elle n'avait vu quoi que
ce fût lui rappelant davantage un être adoré et qu'elle avait perdu.
Même ce loup sur la figure aiguisait davantage son souvenir désolé.

Elle fut mal à l'aise, oppressée par le silence de cette grande salle si
vide et si pleine et par l'impression de tristesse profonde que donne
toujours l'évocation des joies défuntes.

--Au revoir, les Montijo! clama Floche.

Et le Peintre parla de Goya; en effet, il pouvait y avoir un
rapprochement entre ces fresques perdues dans un coin d'Italie et le
talent de l'artiste espagnol. L'hallucination d'Avertie tomba. Et elle
se retrouva machinalement, avec ses amis, dans les écuries du château.
Qu'on y était donc loin des écuries à l'anglaise et qu'un sportman du
Nord se fût amusé des stalles tourmentées, des mangeoires rococo, des
lanternes Louis XIV, des chaînes argentées... Il n'y manquait que des
chevaux en croquignolles, à bouffettes roses, ou des animaux de
pastorales régence à pompons bleu ciel et cornes d'or.

Comme l'heure s'avançait, Rampoli leur proposa de les conduire voir la
Vierge du Giorgione. Ils quittèrent donc leurs hôtes avec mille grâces
et se firent mener à l'église.

Giorgione vécut si mystérieux qu'on doute aujourd'hui encore de son
existence, bien que les gens de Castel-franco le réclament comme
compatriote. Il avait peint cette Vierge d'après son amante; dans ses
yeux de caresse et d'amour, le paysage de ses pensées se reflétait
profond et doux à l'infini.

Rampoli, qui avait vingt ans, et sans doute de la sentimentalité, pria
le bedeau de retourner le tableau. Il lut à haute voix ce quatrain
italien, écrit en gros caractères naïfs:

    Viene Cecillia
    Viene da fretta
    Viene!
    T'aspetta Giorgine[7].

[Note 7: Viens Cecilia--Viens en hâte--Ton Giorgione t'attend!]

Avertie se répéta ces vers. «_Viene da fretta!_» Son coeur bondit:
«_t'aspetta!_»

--Il y a-t-il un télégraphe près d'ici, Monsieur? demanda-t-elle à
Rampoli.

--Mais certainement, Madame. Permettez-moi de vous y conduire.

Laissant ses deux compagnons «fouiller l'âme du Giorgione», comme disait
Floche, Avertie suivit le jeune homme.

Une heure après, elle était sur la route d'Asolo, confortablement
installée dans la calèche avec Floche et le Peintre.

Le temps restait somptueux, le peintre et Floche se faisaient des yeux
genre reconnaissance, des yeux de gens qui se sont embrassés derrière
les portes; leurs pensées, sûrement, étaient moins insipides que la
grand'route, «ruban blanc sur un billard», disait le Peintre; «ténia sur
épinards,» affirmait Floche.

À la croisée des chemins, des petites niches, taillées à vif dans des
massifs d'aubépine, servaient de chapelle à de modestes Vierges; plus
d'une âme y avait laissé sa flamme au bout d'un cierge; Floche appelait
ces niches, avec insistance, des _pergola_ en faisant rouler l'_r_,
croyant préciser le sens de ce mot dont l'assonnance lui plaisait; elle
s'imaginait ainsi savoir la langue du pays.

Mais les voyageurs s'ennuyaient sur cette route monotone, où les
montagnes, du fond, molles et bleuâtres, semblaient reculer
indéfiniment. Floche seule, quand on traversait quelque village, se
réveillait, jetait aux alentours un coup d'oeil de poule. Enchantée,
elle transperçait du regard les murs des chaumières, les cours, les
fumiers, convaincue d'avoir ainsi pénétré la vie agricole de la
Lombardie.

À _Riese_, le cocher arrêta la calèche et, ôtant presque son chapeau,
leur annonça que c'était, ici, la patrie de S. S. le Pape. Il leur
montra la petite maison où le «futur saint» avait passé son enfance
paysanne. Une plaque de marbre la désignait à la vénération des fidèles.
Sur le pas de la porte, une vieille femme les regardait avec intérêt.
Elle était maigre, propre, brèche-dents et ses yeux clairs lui donnaient
un air énergique. Un foulard sombre, noué à la bordelaise, serrait ses
cheveux gris.

C'était la soeur de Pie X. Elle tenait là une auberge où Floche, prise
d'une soif subite, se fit servir de la bière.

--Vous pourrez lui donner des nouvelles de Mr son frère, puisque vous
avez eu le bonheur de le voir, il y a quinze jours! dit Floche au
Peintre. Cela nous mettrait en relations... en bons termes, même. Et
elle pourrait nous procurer des indulgences et des prières pour toutes
nos familles.

Ils entrèrent. Dans un buffet, quelques vaisselles usuelles
s'amoncelaient, bols pots, cafetières, assiettes, etc. Floche, que
hantait toujours l'idée de l'occasion, avisa un huilier en terre de
pipe, d'une jolie couleur ivoire et auquel une statuette centrale
donnait quelque tournure XVIIIe siècle.

--Oh! ma chère, quelle merveille! Croyez-vous qu'on me vendrait cet
huilier? Est-il de l'époque? Et que faut-il en offrir?

Elle avait la parole courte et essoufflée des gens auxquels la seconde
qui passe paraît décisive pour la conclusion de la «bonne affaire».

--Peuh! fit Avertie, ça m'a l'air douteux, ce bibelot avec sa Suissesse!
Et puis s'embarrasser d'un colis fragile jusqu'à Paris...

--Mais j'y tiens, moi! C'est une merveille, je vous dis! Voyons,
répondez! Descendez-donc un peu de votre grandeur dédaigneuse... Combien
dois-je lui offrir?

--Dix francs, décida Avertie.

--Dix francs! Vous n'y pensez pas! C'est beaucoup trop cher!

Avertie et le Peintre, honteux de la tournure qu'allait prendre le
marchandage, sortirent de l'auberge. Par les fenêtres ouvertes, ils
entendirent la voix de Floche: «Madame, voulez-vous me vendre votre
huilier? Je vous en offre trois francs.» Et elle devait lever trois
doigts et les secouer devant le nez de la soeur du Pape.

--Il est à vous! répondit la vieille, simplement.

Et quand Floche, brandissant son huilier, rouge, essoufflée, rejoignit
ses amis dans la voiture, elle cria:

--Mes enfants, je suis refaite! Elle me l'a laissé pour trois francs...
C'est donc que ça ne vaut pas quatre sous...

--Oh! pauvre Floche, que votre méfiance doit vous faire souffrir dans la
vie...

--Allez! votre huilier est charmant et rien que le plaisir de rapporter
à Paris un souvenir de la soeur du Pape vaut bien trois francs! lui
affirma le Peintre avec quelque douceur découragée dans la voix.

_Asolo_, bientôt apparu, était un petit village simple et blanc. Il
s'accrochait en parure à la colline qui dominait le château de Cornaro.
Cette grande dame de jadis, qui aimait les beaux sites, s'était bâti ce
château pour demeure dernière. Et le soir, le front couvert d'un voile
de gaze noire, quand le soleil se couchait derrière les Alpes tragiques
et que la poussière d'or se répandait sur la plaine, Cornaro avait dû
sentir enfin son coeur inondé de cette paix refusée trop longtemps à
son âme passionnée.

Avertie pensa longtemps à ce château dominant le pays, à cette reine, à
son caractère énergique et sensuel et pourtant sentimental. Elle se
rappela son portrait du Musée de Vienne, où Véronèse la représente,
belle et déterminée, un arc et des flèches symboliques dans les mains.
Elle envisagea aussi l'époque où la vie de Cornaro s'était
magnifiquement déroulée. Elle se représenta l'ampleur des flots
passionnels qui avaient dû, parfois, la si violemment soulever... et ses
petites passions à elle, Avertie, lui parurent de bien misérables
ruisseaux!

C'était à Dick qu'elle avait télégraphié de Castel-franco. Elle
l'attendrait à Possagno le lendemain, et inventerait bien un prétexte
pour échapper à ses compagnons. Mais l'idée qu'elle avait fait «le signe
qui engage» la troubla. L'asservissement de sa volonté diminuait son
désir. En cet instant, elle eût voulu s'affranchir de toute obligation;
son goût pour le jeune Anglais s'affaiblissait et pourtant elle
enrageait de toutes ses hésitations....

Le cocher débarqua les Pèlerins à l'_Albergo Grande_, dont le patron les
reçut à bras ouverts, comme de vieilles connaissances. Il leur montra
leurs chambres. Elles avaient un grand balcon commun aux trois pièces et
d'où la vue s'étendait sur le village et l'infini de la plaine. Le temps
était doux à cette heure agréable d'une fin de journée. Ce village
intime et familial semblait les appeler. Ils sortirent et allèrent
s'accouder à la terrasse du château.

Là, ils restèrent longtemps, silencieux, reposés et heureux, chacun
perdu dans son rêve.

Un vent caressant leur passa sur la nuque et aussitôt Floche se nettoya
les oreilles «pour mieux entendre la brise».

Sur un promontoire, la villa du poète Browning surplombait le vide,
lanterne posée à la pointe du pays. Elle était entourée d'un petit
jardin gauche et soigné, fleuri à l'italienne avec des iris et des
orangers dans des pots roses de Vicence.

Ainsi qu'au temps de Cornaro, le soleil s'évada derrière les Alpes
immuables; la même poussière d'or et la grande paix de la Reine
s'étendirent sur le pays.

Avant de rentrer, Floche tenta l'escalade de la tour; d'une de ses
fenêtres presque mauresques, elle engagea le Peintre à la rejoindre pour
voir «un drôle de petit théâtre, tout sombre, avec des loges en bois
peint et des coulisses de style gothique... parfaitement»!

Le Peintre se précipita. L'obscurité de la scène, la singularité de
l'endroit l'incitèrent à lâcher sa déclaration. Elle dut être si
brûlante, en tombant dans les mains de Floche, que celle-ci, rouge et
confuse, trébuchait à chaque marche de l'escalier en redescendant.

À l'_Albergo Grande_, ils trouvèrent un dîner très primitif pour leurs
estomacs creux. Il cuisait sur la braise d'un âtre en pierre à hauteur
de ceinture, en des chaudrons étincelants et cabossés. Tout s'imprégnait
de cette bonne odeur de fumée si chère aux saumons et aux jambons du
Nord. L'auberge, au reste, était remarquable de propreté et la servante
amusante. Elle ne savait pas le français et, comme une sourde-muette,
épiait les moindres désirs des hôtes pour les satisfaire avec une
vivacité exercée.

Les Pèlerins furent très gais et, une fois dans leurs chambres, ils
allèrent encore sur le balcon dire bonsoir à la lune et à Asolo qui,
toutes lumières éteintes, s'endormait.




CHAPITRE XII


Dès six heures, le lendemain matin, le Peintre siffla joyeusement. Cet
air de Delmet dans ce pays d'Asolo fit rire les Pèlerines qui
s'éveillaient. Avertie, plus avisée que sa compagne, s'étonna davantage
de cette manifestation de bonne humeur. Depuis le début du voyage, le
Peintre, en effet, était resté mélancolique. Il avait été sans doute
amoureux de chacune d'elles, alternativement ou à la fois.

Aussi Avertie dit à Floche:

--Floche, mon amie, voyez-vous, le Peintre a dû enfin dompter «le
Malin».

--Le Malin? demanda Floche inquiète, qu'appelez-vous le «Malin»?

--Ah voilà! répondit Avertie en la scrutant dans les yeux. Le Malin,
c'est quelque chose qui se trouve dans les coulisses des petits
théâtres de Lombardie...

Puis elle fit une pirouette et laissa Floche à sa confusion.

Après s'être concertés sur le tour qu'ils feraient pour rejoindre
Vérone, les Pèlerins commandèrent une voiture. Floche, affolée par le
lucre et les faïences, voulait se rendre directement à _Bassano_, où une
remarquable fabrique de majolique (d'après les gens du pays) devait lui
tourner la tête. Là elle ferait enfin toutes ses emplettes, souvenirs
destinés à ses petites amies et connaissances. Avertie, qui n'avait
nulle envie d'aller voir faire des pots, les pria de la laisser, en
passant, à _Possagno_, où quelques fresques et les oeuvres de Canova
l'intéressaient... Le sort en était jeté. Elle attendrait Dick.

Une superbe calèche garnie de damas, cramoisi cette fois, avança devant
l'auberge. Les chevaux avaient des harnais chamarrés de cuivreries, et
des guides de grosse laine rouge tressée. Sur le sommet du collier
pointu, une clochette enfermée dans une sorte de petite casserole
faisait un bruit de messe.

Floche fut prête, ce jour-là, avant l'heure; astiquée, harnachée, déjà
sur le marchepied, elle s'écria:

--Voyez! l'amour des voyages me prend! D'ailleurs, l'amour a toujours
fait faire des prodiges...

Et son oeil se mouilla aux regards du Peintre. Celui-ci, d'une bonne
humeur délicieuse, répondit galamment, sur un ton pointu à l'unisson de
la petite casserole des colliers.

Tandis que la calèche traversait les rues d'Asolo, toutes fraîches
encore au réveil, Avertie se pencha vers ces choses charmantes que
jamais, sans doute, elle ne reverrait.

Dans la vieille cour renaissance d'un couvent de Carmélites, des paons
steppaient au soleil; ils enchâssaient leurs riches couleurs dans les
fers des balustrades, comme en des verrières auxquelles les Alpes
faisaient un fond bleu attendri.

Sur la route, le paysage se déroula, ordinaire; ainsi fut-il de leur
conversation.

Floche demanda à propos des médailles de saint Antoine:

--Y a-t-il des fabriques d'aluminium à Possagno?

--... D'aluminium? répondit Avertie. À quel propos? Possagno, c'est la
patrie de Canova...

--Mais, c'est vous, ma chère, qui m'avez dit qu'en Italie il y avait
beaucoup d'aluminium! Nous touchons à la fin du voyage, et je n'ai vu,
en somme, de ce métal, que les petites médailles de Padoue!

--Moi? Parler ainsi d'aluminium en Italie! Vous m'étonnez. C'est
peut-être le Peintre qui vous a parlé d'alumine?

--Oh! pas du tout! protesta Floche. Je sais ce que je dis, car je
recueille toutes vos paroles comme les apôtres celles de Notre Seigneur.

À Possagno, devant la maison de Canova, Avertie descendit la dernière de
voiture. Sur les larges degrés formés de galets pointus, elle se crut
aussi grande et longue que les femmes du Tintoret dans l'église de la
_Madona_.

La maison de Canova était solitaire et intime. Dans une sorte d'atelier
blanc, on avait réuni ses oeuvres reproduites en plâtre. Avertie les
regarda vaguement, car son esprit était inquiet. Elle laissa Floche
épuiser les ressources du catalogue, sans daigner même sourire à ses
remarques saugrenues: elle se hâta de sortir pour jeter un coup d'oeil
sur l'endroit où elle passerait la soirée avec celui qu'elle avait
appelé.

À travers les arceaux d'un cloître ruiné, s'étendait, comme aux
Arméniens, un jardin abandonné dont aucun novice, par contre, n'était
venu, de longtemps, régler l'ordonnance. La végétation printanière
n'avait respecté qu'une large allée bordée par des buissons fous de
pivoines roses épanouies. Quelques arbustes graciles marquaient encore
l'emplacement d'anciens massifs et des cyprès dressaient çà et là leur
taille rigide de juges. Au fond, un pin parasol répandait la grande
tache noire de son ombre sur un coin du chaud jardin. Arrêtée près du
grillage d'enclosure, Avertie plongeait son regard à pic dans la vallée
que limitaient, au lointain, les Alpes bleues. Cette barrière refoula
ses pensées: Dick devait, à cette même heure, être sur la route, et, par
delà les vallons et les villages, son esprit se tendait sûrement vers
Possagno. Elle l'imagina, allongé dans la voiture, sa pipe de bruyère
entre les lèvres, les yeux mi-clos dans une expression qu'elle
connaissait si bien, de volupté et de souffrance... Dans quelques
heures, il serait auprès d'elle... De joie et de peur, son âme
chavirait.

Mais les Pèlerins l'appelèrent. Elle constata en eux un certain
empressement à partir sans délai et à la laisser seule à Possagno.

--Il me faudra acheter tant de pots à Bassano, pour les souvenirs que je
veux rapporter, insista Floche. Et comme je veux bien me rendre compte
des formes, du dessin, des couleurs et même des teintes, avant la nuit,
il faut nous séparer de suite, ma pauvre amie!

--Alors, Peintre, vous me laissez seule ici, reprit Avertie avec malice.
Vous n'avez pas peur qu'un brigand suisse ou simplement un bel Italien
vienne troubler ma solitude?

Le Peintre, embarrassé, rougit légèrement, car, «au fond», il ressentait
quelque honte de s'être décidé à la plus facile conquête.

Mais Floche continua, autoritaire:

--Allons, Peintre, laissez cette folle à ses rêveries, à ses jardins;
vous verrez qu'un jour elle se fera pousser un petit cerisier dans le
nez, par amour des plantes. Elle n'aime que ça, elle!

Avertie sourit, les laissa partir et contempla leurs silhouettes: elles
étaient aussi dissemblables que possible. Et elle pensa à cette phrase
de Schopenhauer où il est dit que, «pour la conservation de l'espèce,
l'instinct sexuel vous pousse vers ce qui vous complète.» Se
compléteraient-ils bientôt?

Penchée sur le parapet, elle regarda le long cordon blanc de la route.
Elle vit, au loin, une voiture et entendit bientôt le bruit des
clochettes au son de messe. Puis, elle distingua le cocher, une valise
et un voyageur allongé. La route serpentait sur la roide colline. Pour
arriver à la maison de Canova, elle passait sous le parapet où Avertie
s'était assise. Celle-ci reconnut Dick avant qu'il pût songer à lever la
tête pour voir si elle était là. Elle eût voulu l'avertir de sa
présence; l'appeler lui parut inconvenant. Mais toute son âme alla vers
lui... D'une main elle chercha sa poitrine comme pour en arracher son
coeur et le lui jeter en signal. Son geste avait effleuré une pivoine
qui oscilla sur sa tige. Avertie souriante de son lyrisme, la cueillit
aussitôt, visa le jeune homme et le manqua.

Quelques instants après, au fond du jardin, partit un sifflotement, et
un appel familier:

--_Deary_?

Le mot caressa son oreille et tomba dans son coeur. Elle se leva. Au
bout de l'allée, Dick venait doucement vers elle, les bras ouverts.
Comme ils étaient de la même taille et qu'ils s'aimaient, du seul fait
de s'être rencontrés, leurs bouches se trouvèrent jointes et leurs bras
et tout leur corps. Quelle chère étreinte, sous l'ombre du pin parasol!
Les bras enlacés, serrés l'un contre l'autre, ils errèrent, sans rien
voir du jardin sauvage et charmant. Ils passèrent ainsi devant la maison
qu'Avertie proposa de visiter.

Basse et sympathique, propre et très blanche, entièrement meublée à
l'Empire, elle avait l'air encore habitée. Sans doute le soleil, qui
entrait abondamment par les croisées ouvertes et l'emplissait de vie et
de chaleur, devait être surtout son hôte familier.

Sur les murs du rez-de-chaussée, une collection de gouaches dans le
genre pompéïen, et où Canova avait mis du goût et de l'intention,
représentait _le Marchand d'amour_. Les deux amants, d'un même
mouvement, se serrèrent l'un contre l'autre.

Au premier étage, la vieille femme aux clefs qui les accompagnait leur
montra la chambre ensoleillée de Canova. Une indienne jaune à macarons
rouges en recouvrait le meuble. Le grand lit, où, sans pudeur, leurs
yeux se rencontrèrent, reluisait sous le verni de son acajou massif et
confortable. De larges châssis dorés encadraient la _Sorpresa_, et à
côté _Vénus et le Satyre_. Dick regardait avec complaisance le corps de
Vénus et ses chairs d'abricot rosé. Une gaze jaune et si légère qu'on
eût dit une buée voilait pudiquement le giron de la Déesse.

Ils s'accoudèrent à la croisée et jouèrent avec les grappes de glycines
toutes chaudes de soleil et qui semblaient vivantes sous leurs doigts
caressants. Le jardin embaumait et les Alpes, entrevues sous le pin
parasol, attendaient, en cette fin de jour, la tardive venue du soleil
couchant.

--Qu'il fait bon être ici...! murmura Dick. Du soleil, des fleurs et la
Mieux Aimée! Et il embrassa doucement l'épaule d'Avertie dont la chair,
comme celle de la _Sorpresa_, transparaissait sous le corsage.

La vieille, comprenant qu'ils ne visiteraient pas les autres
appartements, leur demanda s'ils comptaient dîner et passer la nuit.

--Oui! répondit fermement Dick.

Un souper simple et bon leur fut aussitôt servi sous le cloître propice.
Ils parlaient peu, se regardaient sérieusement et se serraient parfois
la main à travers la petite table. Le festin expédié, ils s'en furent,
penchés sur la balustrade, jouir des dernières lueurs de la journée.
Dick, heureux, confiant dans l'heure prochaine, alluma une cigarette,
et, tenant Avertie par la taille, s'amusa à faire passer la fumée
d'orient sur la nuque vermeille. La jeune femme se plut à ce jeu qui la
faisait frissonner lorsque les lèvres de Dick effleuraient une mèche
folle.

Brusquement, il jeta sa cigarette par-dessus le parapet. Avertie la
regarda tomber comme si sa propre destinée eût dépendu de son point de
chute; elle s'arrêta à mi-hauteur du talus, d'où une petite fumée
s'éleva tout droit.

--_Deary_! murmura Dick, vous regardez? C'est un peu d'encens qui brûle
sous notre amour...

Elle se retourna en souriant et les derniers rayons du soleil lui firent
un nimbe de ses cheveux blonds. Alors Dick lui prit les bras, les passa
autour de son cou et la regarda de si près que ses yeux d'acier
semblaient transpercer ceux de son amie.

--Comme je vous aime! dit-il; et la veine de son front, soudain gonflée,
en barra la blancheur.

Elle sentit des lèvres tièdes se poser sur chacun de ses yeux et des
mains timides chercher sa trop menue poitrine.

--Ah! s'écria Dick, vous emporter, vous emporter dans mes bras, jusqu'au
paradis, pour toujours!... _Darling_... Vous m'aimez? Dites-moi que vous
m'aimez, que vous voulez être à moi, toute à moi, ce soir... en ces
lieux que vous avez choisis... Parlez, répondez, _my Darling_!...

Mais, sans rien dire, elle l'embrassa longuement, tendrement... En cet
instant de paix infinie, elle goûta, peut-être, la plus grande volupté
de cet amour.

La nuit était venue tout à fait et la fraîcheur. Il fallait rentrer.
Leur enlacement ne se désunit qu'au seuil de leurs chambres. La vieille
avait affecté à Dick celle de Canova; Avertie était logée tout à côté.

Quand la jeune femme eut quitté Dick, plein d'espoir impatient dans
l'heure qui allait les unir, elle s'assit sur un des meubles d'indienne
et se prit à réfléchir. Elle avait peur, maintenant, la peur de
l'artiste devant l'oeuvre qu'il a rêvée et qu'il craint de réaliser.
Elle se déshabilla lentement, avec méthode, plia chacun de ses
vêtements, ainsi qu'elle avait accoutumé de le faire au couvent; par
habitude et pour gagner du temps, elle mit ses bottines sur leurs
embauchoirs. Puis, après une minutieuse toilette, elle se recoiffa et
piqua dans son chignon clair un bouton de rose. Elle répandit un parfum
frais sur sa nuque, sur le reste de son corps, les mains et les bras
surtout, et revêtit un peignoir de mousseline blanche. Ensuite, accoudée
à la fenêtre, elle attendit, pleine d'angoisse, tremblante.

Soudain, elle tressaillit; Dick l'appelait à mi-voix:

--_Darling_, est-ce vous qui êtes là? Là tout près? Venez... Par ce
clair de lune, les Alpes sont belles, de ma fenêtre.

Obéissante, elle se redressa et ouvrit la porte.

Sur un sopha qu'il avait approché de la croisée, Dick était étendu,
enroulé dans l'indienne jaune et rouge qui recouvrait le lit de Canova.
Son bras libre pendait nu comme celui du _Mars_ dans le Botticelli de la
_National Gallery_; ses cheveux, si lisses qu'ils en avaient l'air
mouillé, prenaient, sous les rayons de lune, l'éclat de ces étoffes de
verre filé qu'Avertie, aux arcades de Saint-Marc, avait convoitées pour
les toucher. Sous la draperie improvisée, le corps du jeune homme se
devinait, maigre et musclé.

Avertie vint s'asseoir à ses pieds, au bord du sopha, et le regarda avec
un immense plaisir... Mais, lui, impatient, l'attira violemment. Il
murmurait des paroles incohérentes. Sa poitrine écrasait les petites
chevilles roses des seins d'Avertie. Passionnément enserrée, elle
sentit, à travers les étoffes légères, le corps ardent et nu du jeune
homme.

À ce contact, elle retrouva sa liberté d'esprit la plus entière. La
griserie tomba, ses sens s'apaisèrent et, piteusement, elle se retrouva
l'âme critique de la voyageuse. La _Sorpresa_ suspendue, _Vénus et le
Satyre_, Dick ou le _Mars de Botticelli_, là, sur le sopha, tout ce
qu'elle voyait autour d'elle se précisa une seconde, puis une sorte
d'étourdissement la saisit. Ses oreilles bourdonnèrent, elle eut
l'impression de se noyer.

Ni le charme de ce corps qu'elle désirait, ni l'adresse et la simplicité
avec laquelle Dick avait su éviter tout ce que ce jeu aurait pu avoir de
banal ou de choquant, non plus que l'ardeur de cette belle figure et
l'amour profond, vraiment, de ces yeux égarés, ne purent lui rendre
cette ivresse passionnée qui seule, à ses propres yeux, eût excusé le
don d'elle-même.

Elle frissonna de se sentir si détachée et si loin de l'acte définitif
que Dick exigeait d'elle. Et comme ce dernier l'embrassait éperdument,
avec les instances d'une juvénile ardeur, tout d'un coup, il la comprit
lointaine, presque hostile.

Alors, les dents serrées, le menton avancé, il supplia:

--Mais, _Darling_, dites que vous voulez... que vous voulez bien de moi.
Vous... Là, si près, sur mon coeur, sur mon corps, et que, pourtant, je
sens si loin! Pourquoi? Oh! vous finirez bien par vous donner, dites?
Dites, _dearest_?

Cependant, elle cherchait à se dégager. Il la retint; Avertie, qui ne
pouvait souffrir aucune contrainte, devint franchement hostile. La lutte
s'engagea; elle était disproportionnée et la jeune femme se vit sur le
point d'être terrassée. Elle eut peur et, brutalement, saisit l'oreille
de Dick.

La douleur aiguë le dégrisa. Il desserra les bras et resta stupide
devant le tas blanc et rose que formait Avertie épuisée. Assis sur le
sopha, la tête dans le creux de sa main, il la regardait avec dépit et
amertume. Elle eut pitié de lui et honte d'elle-même; saisissant ses
mains inertes, elle se mit à genoux devant lui et, humblement, lui
demanda pardon; puis elle se releva--la mousseline de son vêtement lui
faisait de grandes ailes--et déposa sur le front immobile de Dick un
baiser de libellule. Tandis qu'il restait là, contracté dans son
étonnement et sa rancune, elle courut dans sa chambre et ferma la porte
à clef.

--Sans le _Jiu-Jitsu_, j'étais frite! se dit-elle, quand, une fois
couchée entre ses draps de grosse toile, elle se sentit comme sauvée
d'un péril. Ça non et non! se donner par nécessité, contrainte,
obligation... c'est un sacrilège! Il faut être libre jusqu'au bout... Et
voilà, je ne suis pas libre! Je l'ai senti: je suis esclave du B.-A.
Oui, son es-cla-ve...

Puis, infiniment complexe, elle mélangea son amour à ses désirs, ses
remords de «sauvage apprivoisée» à ses regrets profonds de n'avoir pu ni
voulu cumuler. Elle soupira. Une sorte de honte la prit; la confusion
rosit son corps tout entier jusqu'à ses orteils. Enfin le sommeil
impérieux l'abattit le nez sur l'oreiller.

Quand la logeuse lui apporta, le lendemain, son déjeuner du matin, Dick
aperçut sur le plateau une lettre d'Avertie. Elle mandait:

       *       *       *

«Cher Dick, je pars sans vous revoir, le coeur ulcéré par ma lâcheté, je
vous le jure, rempli de remords et surtout d'un regret infini de vous
perdre à jamais.

«Devant la volupté absolue que vous m'avez offerte, j'ai senti que je ne
pouvais vous donner, en échange, qu'un amour passager... un amour de
voyage.

«Ma vie est faite. J'ai rencontré, avant de vous connaître, la passion
absolue, tyrannique, entière dont on est l'esclave, non par devoir, mais
par dilection. Je ne m'en suis tout à fait rendu compte qu'hier auprès
de votre corps que j'aime. Comment puis-je vous écrire tout cela? Mais
vous êtes philosophe; j'ai l'espoir que vous me comprendrez.

«Votre _Darling_ est bien peu intéressante. Ceci vous aidera à vous
consoler et aussi les belles jeunes Américaines qui sauront vous aimer
comme il convient.

«Et que votre vanité satisfaite adoucisse un peu votre amertume: Vous
étiez absolument beau hier. L'_Adonis_ de Canova, qui vous contemplait
de son cadre, eût pu envier votre grâce et votre parfaite harmonie.

«Par vous, j'ai goûté l'Italie plus âprement. Comment vous oublier
désormais, cher Dick? Ne vous rencontrerai-je pas toujours de par le
monde des tableaux et des marbres? Pourrai-je oublier jamais l'ivresse
dont m'a remplie votre amour si simple, si direct?

«Et maintenant, adieu au corps charmant, aux lèvres si douces et
insinuantes. J'embrasse une dernière fois les petites amandes blanches
de votre bouche que j'aime.

«DARLING.»

Pendant que Dick lisait ces lignes, Avertie, triste et fatiguée, sous le
cloître, attendait sa voiture. Elle avait cueilli cette grappe de
glycine qu'ils avaient, toute vivante de soleil, tenue la veille, dans
leurs mains. Elle regarda les fenêtres de Dick; elles étaient closes.

La voiture avança et, au moment où Avertie enjambait le marchepied, elle
crut voir le jeune homme s'approcher de la croisée... Fallait-il
retarder son départ, lui dire adieu, lui expliquer sa lettre? À quoi
bon? La comprendrait-il? Elle se rappela son menton énergique et son
front têtu; une dernière brutalité qu'elle méritait lui parut possible;
elle eut peur et partit sans retourner la tête. L'air vif, sur la route,
dissipa sa migraine. Dans son indifférence lasse de toutes choses, elle
fut indulgente au paysage monotone que seul le printemps paraît un peu,
comme la jeunesse embellit parfois une fille vulgaire.

Puis, aux approches de _Bassano_, un peu de joie lui vint de retrouver
ses compagnons...

Ils n'étaient pas à l'hôtel. Elle se fit conduire de suite à la
fabrique. Floche, agitée, la reçut avec des exclamations de désespoir.

--Ah! ma pauvre amie! Quelles cochonneries! Quelle déception! Venez voir
les horreurs, les immondices que ces porcs d'Italiens font ici sous la
rubrique de vases artistiques! Pauvre Donatello, pauvre Michel-Angelo,
que vous êtes loin, mes chers grands artistes!

Et, d'une main tremblante, elle montrait le mauvais goût de ces vases
grossiers, ornés de peintures polychromes, articles pour «la province
riche».

--Pensez, chère amie, combien c'est affreux! Être venue de si loin,
avoir fait tout ce voyage et dépensé tant d'argent pour échouer dans ce
sale trou de fabrique d'où je comptais, à bon compte, tirer tous mes
souvenirs avec l'estampille, le cachet de l'Italie, la souveraine, la
royale, la divine Italie! Ah! c'est du propre! Que faire, à présent?

--Ne pas se lamenter outre mesure, ma pauvre Floche, répondit Avertie,
et surtout ne rien acheter. Une fois rentrée, choisissez, avenue de
l'Opéra ou au «Grand Dépôt», quelques poteries bien françaises. Elles
feront encore des cadeaux inédits et italiens si on veut, avec le
mauvais goût en moins! Le Peintre vous dessinera même les marques des
meilleurs et plus anciens maîtres potiers. Je lui prêterai mon
_Ris-Paquot_. N'est-ce pas, Peintre?

Le jeune homme, que cette station dans la boutique avait excédé, affirma
qu'il connaissait toutes les marques de fabrique et qu'il était prêt à
commettre tous les faux qu'on voudrait.

Ils s'accoudèrent sur un pont de bois; peint et couvert, il était
charmant et pittoresque. En levant les yeux, Avertie aperçut le plafond
de grosses solives. De distance en distance, des poutres formaient
colonnade sur le parapet. Le tout était peint en rouge brun, chaud de
tons sous le soleil ardent. À travers les larges joints du rustique
plancher, elle regarda couler l'eau verte et tumultueuse de la Brenta.

--Ah! Ah! dit Floche glapissante. Voilà qui vaut mieux que les pots! Mes
amis, c'est la couleur du Rhin, à la Valteline!--et elle faisait voler
dans l'air le mot de Valteline!--Peintre! il faut m'en faire un croquis;
absolument! et ne pas rater l'opposition du caca Grand-Dauphin du pont
avec le vert de l'eau!... Du Van Dyck et du Véronèse, allez-y! Et nous
unissons ainsi les deux nations les plus opposées: les Flandres et
l'Italie!... Vous savez, mes enfants, ce pont est un bijou! En Suisse,
on ne manquerait pas d'en fabriquer de petites réductions en bois, avec
un ours dansant dessus, comme ça!

Et elle imita, avec son ombrelle sur les épaules, les ours debout, le
bâton passé derrière le cou.

--Dites donc, Floche, demanda Avertie, qui riait, avez-vous vu la jolie
entrée de pierre en arcade renaissance? C'est curieux, ce mélange d'art
raffiné et de...

--Mais c'est un échafaudage grossier, lourd, un crapaud d'art que ce
pont! Un squelette, une tour Eiffel, dans son genre, qui attend qu'on
lui mette des chairs sur les os! Allons, ouste! Aux cartes postales!

Du libraire, on alla chez le pâtissier, chez les quincailliers et chez
d'autres marchands de pots où Floche se décida à trouver des
«merveilles». Elle faisait faire de gros paquets et en chargeait le
Peintre qui, muet, songeur, le nez un peu plus long que d'habitude,
courbait le dos sous le poids. Il était devenu coltineur en pots. Cette
résignation, ce silence attirèrent l'attention, d'Avertie. Floche,
généralement respectueuse des libertés de chacun, le traitait
positivement en sujet corvéable. Ni l'un ni l'autre n'avaient plus l'air
«en voyage». L'une à sa passion des pots «que je désire depuis 20 ans
pour ma cheminée», l'autre à ses pensées de fort de la halle, ils
passaient dans cette ville sans en goûter le charme provincial; ni les
maisons aux fresques effritées et déteintes, ni les innombrables fuseaux
des cyprès rayant le ciel ne les détournèrent de leurs égoïstes
préoccupations.

Dans la voiture qui les ramenait à la gare, Floche regarda les Alpes,
puis ses gants.

--Eux aussi ont une belle couleur, un vrai pont de Bassano! Savez-vous
si l'Empereur a passé dessus? Et comme ils sont bien conservés tout de
même après la culotte d'Italie! Pas une piqûre de partie, pas un bouton
de sauté! Et tout cela pour 1 fr. 75... C'est moins cher que le voyage
et ça dure plus longtemps. Voyons, Peintre! Riez donc de mes bêtises!
Vous avez l'air d'un empoté... Ce n'est pas étonnant avec tous ceux que
vous portez, si gauchement d'ailleurs! Et puis vous êtes tout endormi,
comme si vous n'aviez pas fermé l'oeil de la nuit...

Elle se mit à rire, moqueuse, tandis que le Peintre, résigné, lui
lançait un coup d'oeil de reproche.

Alors Avertie pensa que ce qu'elle n'avait point osé la veille dans la
chambre de Canova, il se pouvait bien qu'ils l'eussent accompli, eux, à
Bassano.

En wagon, ce fut une ascension pénible de tous les pots emmaillottés
dans du filochon, des plaids boudinés en nourrissons et des colis à
mains dont le nombre augmentait chaque jour.

Il fallut descendre à _Citadella_ pour la correspondance de Vérone. Une
diligence qui sentait la puce les mena déjeuner en ville. L'auberge
était remplie de commis-voyageurs de la dernière catégorie. Tout en
mangeant du veau, Avertie contemplait par la fenêtre la vieille rue aux
arcades écussonnées, aux croisées fleuries de giroflées et de géraniums.
«Et dire qu'ici aussi, à Citadella, il y a des gens qui s'aiment, qui
s'aiment follement sans doute...», pensait-elle.

Mais Floche, pour clore sa rêverie, s'écria:

--Omnibus à puces, auberge à puces, déjeuner à puces, tout cela pour 3
fr. 50, c'est bien cher!

Et elle jeta ses pelures d'orange à un petit mendiant, d'un geste si
généreux qu'il la remercia par un _gracias_! pénétré.



_Vérone_. Floche, suivant son plan, voulut se précipiter dans les
arènes. Elle trouva dur de débourser les trois pourboires successifs,
tandis qu'Avertie se demandait ce qu'elle-même était venue voir là.
Elle ne comprit ni la grandeur, ni l'ordonnance, ni la poésie de ces
ruines. Un souvenir, seulement, fixa un instant son attention.

N'était-ce pas là qu'une célèbre actrice, presque enfant encore et
tenant le rôle de Juliette, avait été impressionnée par la vue d'une
étoile qu'elle prit pour un présage, au point de s'évanouir, dans la
passion accrue de son jeu? Et ce fut son premier triomphe....

Pendant que ses compagnons gravissaient péniblement les hauts gradins,
Avertie s'assit sur la pierre chaude. Devaient-elles avoir les jambes
longues, les fameuses courtisanes de l'antiquité, pour atteindre leurs
places, les jours de cirque!

La tournée se compléta par une visite au tombeau des Scaliger. En
l'apercevant de loin, petit, serré dans un espace trop restreint,
Avertie fit remarquer:

--Encore vingt sous à donner, ma pauvre Floche, pour voir des hommes nus
qui ont froid.

--Pauvre sotte, osa répondre Floche, je vous pardonne parce que vous
êtes aveugle... Ajustez donc votre face-à-main! Ces hommes nus qui ont
froid, c'est une splendeur gothique! Une rareté en Italie... Et d'abord
ils sont en armures, bardés de fer; et ce soleil les chauffe depuis
midi, neuf heures, cinq heures du matin... que sais-je, en ce pays!

Mais Avertie préféra les laisser entrer seuls, et, rôdant autour des
tombeaux, elle méprisa le gothique à Vérone, tandis que la petite église
paroissiale d'à-côté lui parut délicieuse, dorée par le soleil, grosse
poule rousse, entourée de ses petits clochers et clochetons.

Il n'est de bon cocher qui ne vous conduise à la Place-aux-Herbes. Là,
les maisons, comme à Bassano, sont peintes à fresque, mais laides et
communes. Floche, avec sa vue perçante, détailla ces peintures.

--Oh! par exemple! Elle est bien bonne! Ce sont absolument mes «nainais»
que cette grosse femme étale avec impudence! Sapristi, qu'ils sont
beaux!

Le Peintre se retourna brusquement, peut-être bien pour les
reconnaître. Avertie prit son face-à-main. C'étaient, en effet, de fort
beaux «nainais»...

Au _pont de la Pietra_, Avertie goûta un moment de paix reposante, le
premier depuis Possagno. Sur l'Adige calme et beau, le pont solitaire
s'affaissait comme un vieil homme dont le dos est écrasé par les ans.
Ses pierres avaient cette couleur baisée de soleil que l'on voit aux
corps chauds des Gitanes. Avertie et le Peintre s'accoudèrent au
parapet. Devant eux se dressait _San Giorgio in Braida_, et tout un coin
du vieux Vérone baignait dans les eaux du fleuve. Les hirondelles
affolées poursuivaient des insectes invisibles; leurs cris stridents
déchiraient nerveusement la calme beauté du soir; l'Adige, dans une
courbe souple, venait doucement lécher le pied des maisons où, dans les
anfractuosités, des herbes géantes et grasses, des giroflées jaunes et
des plantes sauvages poussaient triomphantes. Quelques cyprès, réunis
symétriquement sur le haut de la colline comme un faisceau de lances
romaines, symbolisaient à leurs yeux l'Italie du Nord. La pureté de
l'eau reflétait toutes ces choses. D'une fenêtre surplombant l'Adige,
une vieille femme jeta des épluchures qui ridèrent un instant le chemin
d'or du soleil couchant. Les cloches de la _Chiesa_ voisine sonnaient
l'_Angelus_ lorsque Floche reparut, enchantée. Elle avait étudié les
détails du pont, différencié ses deux époques, qu'elle déclara, l'une
Carlovingienne (?) et l'autre Piétrovingienne (!)... Mais qu'on pût
laisser subsister un «ouvrage d'art» aussi dangereux que cet admirable
pont dans une ville si visitée par les touristes, la désolait jusqu'aux
lamentations.

Le Peintre et Avertie ne l'écoutaient pas. Ils gardaient le
recueillement des dévots, au sortir du salut. Avertie était heureuse sur
le _Ponte della Pietra_ et elle eût voulu prolonger ce moment. Aussi
accueillit-elle avec un peu d'humeur la proposition d'aller finir la
journée aux Jardins _Giusti_. Comme elle s'attardait à descendre de
voiture, Floche l'appela en criant, déjà dans la cour du palais:

--Oh! oh! _Bello! Bellissimo! Triumpho del triumpho!_

Elle avait un cahier de notes à la main où, avant d'avoir rien regardé,
elle écrivait de confiance son admiration, tant il est vrai que la
splendeur du spectacle est dans l'imagination du spectateur.

Avertie s'avança méfiante; mais la beauté si nouvelle et si inattendue
qu'elle vit devant elle l'étreignit encore.

Dans la petite cour féodale, aux créneaux de briques rose-passé comme en
Angleterre, une vigne vierge tendre et fraîche répandait sur les faîtes
le vert brillant de ses feuillages mouillés; au travers de la belle et
robuste grille antique, un jardin de théâtre ou de rêve s'épandait. Ils
entrèrent; Avertie fut étourdie par une sorte d'ivresse.

--Ah! s'aimer, s'aimer dans ce jardin, ne serait-ce pas la seule façon
de le comprendre, de l'admirer et d'en jouir? Et son oeil attendri
s'arrêta sur la vasque proche que remplissait le jet d'eau issu de
dauphins cambrés. Sans cesse l'eau venait caresser doucement les angles
du bassin où s'accumulaient des mousses visqueuses, vertes et
translucides.

Dans le fond des jardins, sous leur dôme de verdure, les Déesses en
marbre et les Dieux, nobles et gracieux, nus ou drapés, de leurs gestes
utiles et mesurés animaient seuls le paysage.

La verdure, en orgies, garnissait les terrasses dont les balustres très
blancs apparaissaient, par places, à travers le feuillage. Dans l'herbe,
des massifs de fleurs bien ordonnés, aux couleurs crues, rappelaient la
vie de tous les jours, ainsi qu'une petite habitation moderne tapissée
de roses et de glycines.

Une allée étroite et mystérieuse, bordée de longs cyprès noirs, sévères,
vieux de plusieurs siècles, escaladait une colline et semblait conduire
jusqu'au ciel.

--Il faut monter, dit le Peintre. Là-haut, nous verrons Vérone au soleil
couchant.

Et prenant Avertie par la main, il l'aida à gravir les terrasses
successives. Sur le lichen du sentier humide et sombre, ils marchèrent
lentement; Avertie, essoufflée, haletante, s'arrêtait de temps en temps,
la main sur son coeur pour en comprimer les battements. La fatigue et
l'attendrissement peu à peu la gagnèrent. Elle eût volontiers passé son
bras autour de la taille du Peintre pour lui murmurer de tendres
choses, tout en sachant fort bien que c'était du jardin seul dont elle
s'émotionnait ainsi... Mais son corps et son âme cherchaient un
confident.

Un souffle chaud, venant de la ville, soudain frappa leurs visages; ils
étaient parvenus à la dernière terrasse.

Vérone, devant eux, s'allongeait à travers les cimes des cyprès; une
buée rose, accrochée aux toits de briques douces, ceignait la cité d'une
écharpe légère comme celle de la _Sorpresa_ à Possagno.

Le silence fut lourd. Le Peintre mesurait les choses d'un oeil mi-clos.
Voyant la Pèlerine pâle et préoccupée:

--Votre héros se tue-t-il sur cette terrasse? lui demanda-t-il?

Elle tressaillit; justement, elle pensait à Dick.

--Je n'ai pas de héros--et il ne se tue pas, répondit-elle au bout d'un
instant.

Elle resta sombre en ses pensées. Si près de l'amour le plus complet,
l'avoir refusé par sang-froid, simplement, tandis que pas une de ses
semblables n'eût eu la force même de réfléchir en un pareil moment!
N'était-elle pas anormale, une sorte de monstre, une «sur-femme»
haïssable?

Ah, non! bien au contraire, une femme vulgaire et peu intéressante,
décidément, comme elle l'avait écrit à Dick. Et parce que, malgré tout,
elle ne manquait ni de bonté ni de générosité, un amer regret lui vint
de n'avoir pu combler le jeune Anglais du don d'elle-même.

--Donnez-moi une fleur, Peintre, et redescendons. À quoi bon s'attarder
aux choses trop passionnantes, quand, au surplus, on doit les quitter?

Le Peintre ne comprit pas ce ton solennel. Il lui proposa joyeusement de
dîner dans cette petite loggia, là, au bord de la terrasse et qui
faisait belvédère au-dessus de Vérone. Une femme, justement, y préparait
un couvert propre et soigné. Sur la nappe blanche où la soupe fumait
déjà, les ustensiles d'étain brillaient; un chat avec acharnement se
frottait aux barreaux de la chaise.

Floche arriva toute essoufflée:

--Potage Juliette attendant Roméo! soupirait-elle du côté de ce dîner.
Tiens! mais voilà Roméo!

Par la porte du fond, ouverte doucement, un grand garçon entra. Il
paraissait pâle et défait. Délibérément, il tourna le dos aux Pèlerins
et s'assit face au paysage. Dans la demi-ombre de la loggia, on le vit
se pencher un peu pour allumer une courte pipe de bruyère. Aussitôt, une
lumière vive éclaira, par bouffées, le haut de son visage.

Avertie défaillit presque. Elle avait, de suite, reconnu Dick. Son coeur
fondit. Elle eût voulu s'élancer à son cou et lui expliquer... Sûrement
il comprendrait! Et puis, s'il le voulait, eh bien! elle serait à lui!
Elle hésitait, lorsque le jeune homme, s'étant un peu détourné, son
profil se dessina énergique jusqu'à la dureté... Ah! non! ce n'était
plus l'heure des subtilités! Elle l'avait blessé dans son amour et
bafoué dans son orgueil... Tout était fini, pour toujours!

À voix basse et tremblante, elle supplia le Peintre, en l'entraînant
vers l'allée des Cyprès:

--Vite, Peintre, sauvons-nous, à présent; dépêchons..., nous allons
manquer le train...

Comme elle courait presque, la fleur qu'elle avait au corsage se
détacha; elle la rajusta fébrilement. Dans ce léger morceau de nature,
caché là, sur son coeur, elle voulait emporter un peu de sa curieuse
histoire, le dernier regard de Dick et le parfum des jardins d'Italie...

Et Floche qui courait derrière elle, cria:

--Attendez-moi donc! Vous savez, j'ai eu beau tousser, le beau Roméo n'a
pas voulu me regarder! Il n'avait d'yeux que pour son _brocoli_! Les
Anglais n'ont pas de sens, décidément!

Cependant, un pénible désordre moral agitait Avertie.

--Ah! que ne puis-je être «à l'abri» dans les bras du B.-A.! se
dit-elle, quand, installée dans le train, et que, toute secouée
d'émotion, elle tremblait encore, si démontée qu'elle ne put retenir ses
larmes.

--Qu'avez-vous donc, chère amie? vous semblez «tout chose», lui demanda
Floche. Oh! mais, je vous comprends, moi, sans savoir au juste; je
comprends bien les larmes! J'en ai tant versé dans ma vie, avec mes
affreux malheurs... Ce n'est pas moi qui me moquerais de vous... Et
puis c'était si beau là-haut! Ça m'a donné le coup du lapin. Je ne m'en
remettrai pas... d'autant plus que, dans douze heures, il faudra
recirculer dans les choses modernes, les rues, les taxi, les autos, le
crottin et les cafés-concerts! J'en mourrai!

Avertie était trop distante pour l'écouter. Bientôt, heureusement, un
vieux couple, installé en face d'elle, occupa son attention. C'étaient
des gens intimes, bavards, simples, charmants. Ils se faisaient entre
eux mille grâces et politesses, mangeant des oranges, après en avoir
offert à la ronde. La petite vieille, menue, frêle, avait une
physionomie douce. Un bonnet de dentelles noires encadrait les
bouclettes de ses cheveux blancs.

--J'ai bien soif, dit-elle à son mari, qui, aussitôt, sortit d'un cabas
d'aloès une bouteille fuselée de vin de Chianti. Puis dans la coupe,
inconsistante sous ses doigts, d'une moitié de peau d'orange, il versa
le vin pourpre. Et ainsi la chère petite vieille put apaiser sa soif
avec la grâce des choses et des gestes de son pays.

Les Pèlerins revirent, à Milan, la bibliothèque Ambroisienne,
l'inquiétant Léonard, le doux Luini et la galerie du château Sforza, que
Floche s'entêtait à appeler la «Pinatoquèt».

_Au Gambrinus_, sous l'orchestre sonore des Dames viennoises aux
ceintures défraîchies, ils déjeunèrent une dernière fois à l'italienne.
Et Floche rafla tout ce qui restait sur la table de pain bis, «ce bon
pain d'éléphant et de phoque», et qu'elle garda pour son goûter.

--Finies les vacances! s'écria-t-elle. Fini le voyage! La boucle est
bouclée!

--Pas encore! se répondit en elle-même Avertie, et son coeur bondit à
Paris, vers le B.-A. Elle était complètement reprise par lui, comme si
elle fût rentrée dans sa sphère normale d'influence passionnelle.




CHAPITRE XIII


Ils reprirent le train de France. Floche bavardait joyeusement et le
Peintre l'écoutait.

Avertie ferma les yeux sur l'Italie et les ouvrit sur elle-même. Son âme
avait repris sa tenue de retour. Demain, les chères habitudes, les
livres sous la lampe et les fleurs apprivoisées des serres parisiennes,
la présence du B.-A. calmeraient les derniers tumultes de son coeur.

Mais Floche la tira par la manche hors de sa rêverie.

Elle était furieuse contre le Peintre, qui n'appréciait pas la Suisse:

--Comment peut-on être assez snob, disait-elle, pour ne pas admirer ce
pays si universellement goûté? Ainsi, le Gothard, n'est-ce pas un site
créé exprès par Dieu pour le chemin de fer?

--Tenez le voilà justement, votre Gothard, avec ses «éternelles
neiges»...

--Où ça? où ça? Je veux le voir... Je veux voir le trou du Gothard!

Et elle vit le trou du Gothard à une courbe de la voie et elle admira
les petits villages de boîte à joujoux...

À la nuit, chacun s'installa pour dormir. Floche gagna les secondes par
économie et quand, à Bâle, l'employé cria: «Tout le monde descend!» la
voyageuse avisée demeura introuvable. Il fallut que le Peintre et
Avertie débarquassent ses personnels et innombrables colis qu'elle avait
laissés dans leur compartiment. Ils eurent cependant le bon coeur de la
plaindre:--Elle aura filé sur l'Allemagne, la pauvre!--Allons aux
Trois-Rois, c'est un grand hôtel il y aura certainement de la place.

Il était minuit quand, chargés comme des portefaix, ils tombèrent sur
les banquettes de l'omnibus. Du fond de la voiture une voix les
accueillit qui glapissait:

--Mes chers amis, c'est encore moi qui vous sauve la vie. J'ai retenu
trois chambres...

--Vous nous sauvez la nuit, soit! Mais ne vous en vantez pas trop...

--Ne pas m'en vanter! J'en piaffe d'orgueil, au contraire! Le train
était plein de sales Anglais... Je les ai devancés au galop. Je savais
que vous seriez assez intelligents pour vous débrouiller avec les
paquets et pas assez pour retenir les chambres. J'ai un cerveau, moi! Et
c'est un _Te Deum_ que vous pourrez chanter en mon honneur dans les
chambres 17 et 22! Et puis, vous savez, continua-t-elle délibérément,
demain le Peintre et moi nous filons sur l'Allemagne. Vous rentrez,
vous?

--Oh! oui, je rentre! répondit Avertie. Bonsoir. Amusez-vous bien, mes
amis.

       *       *       *

Le lendemain matin, dans le rapide de Paris, Avertie relut ses notes de
voyage, regarda des photographies, effrita quelques fleurs séchées. Au
fond de son sac, elle vit briller les petites mains de cuivre de la
gondole. Hors de l'ambiance sérénissime et mirifique de Venise, elles
lui parurent lourdes, grossières, «matérielles», sans aucune grâce...

Comment avait-elle pu attacher quelque prix à ces objets vendus par
douzaine à tous les gondoliers?

Aussitôt, l'image de Dick s'offrit à ses yeux, déjà lointaine,
dépouillée du prestige de son quasi-exotisme, déjà déformée par
l'absence.

Et Avertie n'éprouva aucun remords de l'avoir fait souffrir, ni aucune
pitié, sauf, peut-être, rétrospective et plutôt pour elle-même. Son
esprit, repris par le seul B.-A., évoqua bientôt les heures charmantes
de cet amour ancien et encore si frais. N'était-il pas, pour elle, comme
un jardin que les années et les soins passionnés embellissent, où chaque
printemps met un charme plus fort et rend les verdures anciennes plus
vivaces?

Et elle s'émut, en pensant que, ce soir, quand, parée, rose et vibrante,
elle tomberait dans les bras du Bien-Aimé, il cueillerait, dans son âme
et sur son corps, les fleurs et les fruits dont les autres--les Arts et
les Hommes--l'avaient parée en ce dangereux pèlerinage.

        FIN


     ACHEVÉ D'IMPRIMER
Le trente novembre mil neuf cent six
           PAR
       BLAIS ET ROY
        À POITIERS
  pour le MERCURE DE FRANCE





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agree to be bound by the terms of this agreement.  There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
even without complying with the full terms of this agreement.  See
paragraph 1.C below.  There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
works.  See paragraph 1.E below.

1.C.  The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
Gutenberg-tm electronic works.  Nearly all the individual works in the
collection are in the public domain in the United States.  If an
individual work is in the public domain in the United States and you are
located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
are removed.  Of course, we hope that you will support the Project
Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
the work.  You can easily comply with the terms of this agreement by
keeping this work in the same format with its attached full Project
Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.

1.D.  The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work.  Copyright laws in most countries are in
a constant state of change.  If you are outside the United States, check
the laws of your country in addition to the terms of this agreement
before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
creating derivative works based on this work or any other Project
Gutenberg-tm work.  The Foundation makes no representations concerning
the copyright status of any work in any country outside the United
States.

1.E.  Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1.  The following sentence, with active links to, or other immediate
access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
copied or distributed:

This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
almost no restrictions whatsoever.  You may copy it, give it away or
re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
with this eBook or online at www.gutenberg.org

1.E.2.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
and distributed to anyone in the United States without paying any fees
or charges.  If you are redistributing or providing access to a work
with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
1.E.9.

1.E.3.  If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
terms imposed by the copyright holder.  Additional terms will be linked
to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
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1.E.4.  Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.

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electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
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Gutenberg-tm License.

1.E.6.  You may convert to and distribute this work in any binary,
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request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
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License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7.  Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
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unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8.  You may charge a reasonable fee for copies of or providing
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that

- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
     the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
     you already use to calculate your applicable taxes.  The fee is
     owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
     has agreed to donate royalties under this paragraph to the
     Project Gutenberg Literary Archive Foundation.  Royalty payments
     must be paid within 60 days following each date on which you
     prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
     returns.  Royalty payments should be clearly marked as such and
     sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
     address specified in Section 4, "Information about donations to
     the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."

- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
     you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
     does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
     License.  You must require such a user to return or
     destroy all copies of the works possessed in a physical medium
     and discontinue all use of and all access to other copies of
     Project Gutenberg-tm works.

- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
     money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
     electronic work is discovered and reported to you within 90 days
     of receipt of the work.

- You comply with all other terms of this agreement for free
     distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9.  If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
electronic work or group of works on different terms than are set
forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark.  Contact the
Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1.  Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
collection.  Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
works, and the medium on which they may be stored, may contain
"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
your equipment.

1.F.2.  LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees.  YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH F3.  YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3.  LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from.  If you
received the work on a physical medium, you must return the medium with
your written explanation.  The person or entity that provided you with
the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
refund.  If you received the work electronically, the person or entity
providing it to you may choose to give you a second opportunity to
receive the work electronically in lieu of a refund.  If the second copy
is also defective, you may demand a refund in writing without further
opportunities to fix the problem.

1.F.4.  Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5.  Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
the applicable state law.  The invalidity or unenforceability of any
provision of this agreement shall not void the remaining provisions.

1.F.6.  INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
with this agreement, and any volunteers associated with the production,
promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations.
To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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