Princesses de science

By Colette Yver

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Title: Princesses de science

Author: Colette Yver

Release date: January 5, 2025 [eBook #75043]

Language: French

Original publication: Paris: Calmann-Lévy, 1907

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK PRINCESSES DE SCIENCE ***





  COLETTE YVER

  PRINCESSES
  DE
  SCIENCE


  PARIS
  CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
  3, RUE AUBER, 3




CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS

DU MÊME AUTEUR

Format in-18.


  COMMENT S’EN VONT LES REINES      1 vol.


Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays, y
compris la Hollande.


Published, february first, nineteen hundred and seven.

Privilege of copyright in the United States reserved, under the Act
approved March third, nineteen hundred and five, by _Calmann-Lévy_.


ÉMILE COLIN ET Cie--IMPRIMERIE DE LAGNY




AU

DOCTEUR ANTOINE FLORAND




PRINCESSES DE SCIENCE




PREMIÈRE PARTIE




I


Le docteur Fernand Guéméné, s’étant levé selon son habitude à sept
heures, passa sous la douche avec sa ponctualité coutumière, s’habilla,
sonna pour le thé qu’on lui monta dans sa chambre, et se mit à déjeuner
près de la fenêtre ouverte.

Il habitait, à la pointe de l’île Saint-Louis, un minuscule hôtel où il
venait de s’établir comme médecin de quartier. Par les hautes fenêtres
du XVIIIe siècle qui s’étageaient deux par deux dans l’étroite façade,
il voyait, presque au pied de la maison, couler la Seine sous le rideau
touffu des peupliers d’Italie, frissonnants et somptueux, qui bordaient
la rive.

A chaque minute, un sourd clapotis d’eau battue signalait l’arrêt d’un
bateau-mouche au ponton, sous ses fenêtres. Le jeune médecin, distrait,
n’entendait rien. Sa main qui soutenait le petit pain tremblait un peu.
Bientôt il repoussa le plateau avec sa tasse à demi pleine, prit son
chapeau et gagna la porte.

Avant de quitter sa chambre à coucher, il se retourna, embrassa des yeux
le mobilier rudimentaire et pensa:

«Si elle veut bien, je chercherai tout de suite d’autres meubles. Avec
des lits clos j’ai vu faire, en Bretagne, des armoires charmantes: j’en
commanderai une à Quimper... elle y rangerait son linge avec plaisir...
Une table à ouvrage... oui, mais sait-elle coudre?»

Puis, ses yeux s’arrêtant au lit:

«Oh! le lit, des plus simples, en cuivre.»

Et très vite:

«On draperait les fenêtres de mousseline blanche, comme chez mes
parents.»

Il était grand et d’aspect froid; sa tête, très forte et ronde,
s’alourdissait d’une épaisse chevelure brune. Sous le lorgnon, ses yeux
rêvaient. Il partit, gardant toujours en lui la vision nuageuse d’une
chambre blanche, une chambre voilée de mousseline, meublée d’objets
imprécis et où glissait, dans une pénombre de crépuscule, une femme
mince au chignon noir...

Dehors, il suivit ce quai Bourbon, si étroit, si archaïque, avec son
trottoir en terrasse, ses marches, ses rampes, ses niveaux différents.
Il prit le pont Saint-Louis. Devant lui la Seine fuyait en deux bras
fluides pour enserrer la Cité. Le ciel pur la teintait de bleu. C’était
une chaude matinée de juillet: une buée opaque, d’un gris de cendre,
écrasait l’horizon. Sur les quais entrecroisés qui ceignent les deux
îles sœurs, des camions roulaient avec fracas. Une lumière intense
avivait l’azur de l’eau, le vert des frondaisons, le rose des façades en
briques, tandis que s’assombrissait le noir des pierres vétustes, dans
cette cité gothique de terreur, de mystère et de rêve qu’est Notre-Dame.

Le docteur Guéméné, par la rue du Cloître, gagna le Parvis et enfin
l’Hôtel-Dieu. A mesure qu’il approchait du but, ses traits révélaient
une inquiétude croissante. Quand il déboucha sur le Parvis, ce vaste
espace vide lui donna le vertige. A l’aspect des lourdes bâtisses grises
de l’hôpital, hérissées de cheminées et de ventilateurs, ses paupières
battirent légèrement. Il entra.

--Mademoiselle Herlinge est-elle arrivée? demanda-t-il au premier
infirmier qu’il aperçut dans le long couloir claustral.

--Elle passait ici à l’instant, monsieur... il n’y a pas cinq minutes.

--Merci.

Une cohue d’infirmiers, de malades, d’externes qui arrivaient, piétinait
dans le vestibule d’entrée. Guéméné pressa le pas, avec l’impression que
tout ce monde le dévisageait, et il pénétra dans la cour centrale.

Elle s’allongeait princièrement, en terrasses successives, avec ses
degrés de pierre, son gravier jaune, ses parterres fleuris, jusqu’au
portique de la chapelle lointaine qui en ferme le fond. D’aériennes
galeries à larges arcades, superposées d’étage en étage, l’enclosaient.
Le docteur Guéméné leva la tête; son visage s’illumina: il avait aperçu,
à la balustrade de la troisième galerie, là-haut, une femme accoudée.

Guéméné aimait cette femme. Il le lui avait écrit la veille, sollicitant
un entretien, la priant de l’attendre à cette terrasse si elle ne le
repoussait pas.

C’était Thérèse Herlinge, l’interne du grand Herlinge de l’Institut, son
propre père. Elle achevait à l’Hôtel-Dieu, sous la direction paternelle,
ses études médicales. On y entourait de respect son mérite personnel et
le nom qu’elle portait. D’ici Guéméné pouvait reconnaître sa taille
mince et distinguer son chignon noir.

Alors un bien-être d’ivresse l’inonda. L’hôpital, avec ses galeries, ses
colonnes, ses arcades, ses balcons, sa passerelle, sa théâtrale
architecture, sa noble massivité, lui apparut comme le palais moderne
convenant à cette moderne princesse de Science. Elle y régnait. Elle en
était la châtelaine et, pareille aux nobles dames d’autrefois, mais
serrée dans un fourreau de toile bise, avec son tablier d’interne noué
aux reins, accoudée aux balustrades de sa terrasse, elle regardait venir
à elle celui qui l’aimait.

Le jeune médecin croyait modérer sa hâte et régler son pas: il courait
presque en montant les étages. Il arriva; elle se retourna, sourit et
lui tendit la main. Il prononça, frémissant:

--Alors... c’est oui?

--Attendez, attendez! fit-elle en riant très loyalement. Je veux causer
avec vous, il me faut vous connaître mieux: vous étiez pour moi
jusqu’ici le meilleur des camarades, voici que vous m’apparaissez sous
un aspect nouveau. Je suis moi-même très troublée, je vous assure, très
troublée...

On ne l’aurait pas dit. Sa fière beauté de brune, plus faite de noblesse
que de grâce, ses yeux superbes, exprimaient le contentement puissant et
serein de la femme qui se sait aimée. D’une main ferme, elle lissait, en
un geste habituel, le casque de cheveux noirs qui lui prenait la nuque.
Un duvet très fin naissait au coin de ses lèvres; elle avait, dans
l’épanouissement de ses vingt-cinq ans, l’air d’une reine.

Elle continua:

--Nous ne pouvons rester sur cette galerie: les malades y vont et
viennent, et, par les portes vitrées, les infirmiers nous épieraient.
Pour les choses graves que nous allons dire, mon petit laboratoire
conviendra mieux, n’est-ce pas, Guéméné?

Il y eut une imperceptible nuance affectueuse dans cette façon d’appeler
son compagnon d’études, et elle l’entraîna vers l’intérieur des
bâtiments, où l’on pénétrait de plain-pied; son sourire avait une
expression nouvelle de recueillement, de satisfaction, de bonté.

Son laboratoire d’interne, contigu à la salle des malades, était
encombré de fioles, d’éprouvettes, de pièces anatomiques, de bocaux et
de livres. Dans le désordre de la table poussée contre la fenêtre, se
voyait un microscope. A droite, une étuve qui ressemblait à un
coffre-fort contenait des bouillons de culture. Un bec de gaz à
chalumeau dont le ronflement emplissait l’étroit cabinet chauffait
l’appareil. La jeune fille débarrassa l’unique chaise d’une sorte
d’aquarium où des souris blanches grouillaient dans de l’ouate, et,
faisant signe au docteur de s’y asseoir, elle s’installa dans son
fauteuil de travail.

--Oui, commença-t-elle, votre lettre d’hier m’a bien étonnée. Car enfin
il y a, je crois, quatre ans que nous nous connaissons. Un an d’externat
à la Charité, où je vous ai rencontré pour la première fois, deux ans
d’internat aux Enfants-Malades, où nous avons été nommés ensemble, et
cette année que je termine ici, au cours de laquelle je vous ai vu si
souvent à la clinique de mon père, voilà le bail de notre vieille
amitié. Or, pendant tout ce temps, vous avez été le plus complaisant des
camarades, le meilleur, celui que j’estimais le plus; mais que vous
m’aimiez je ne m’en serais jamais doutée, par exemple!

--Thérèse, reprit Guéméné, s’abandonnant tout à coup à la familiarité du
prénom, moi aussi, je l’ignorais; j’ai longtemps travaillé à vos côtés,
comme un bon élève auprès d’un autre bûcheur, sans vous voir. Je
n’admettais pas la femme-médecin, pas sa «mentalité», pas son
opportunité; il a fallu ce caractère exquis, cette nature qui vous rend
sympathique à tous, pour me montrer en vous, peu à peu, une amie
intelligente et droite. J’ai joui de votre présence continuelle,
inconsciemment. Vous vous êtes emparée de moi très doucement, par un
charme tellement subtil et incessant que je ne l’ai pas senti.
L’agrément que je trouvais près de vous, je l’attribuais à votre
intelligence et à votre humeur délicieuse. A la salle de garde, j’aimais
vous avoir pour voisine, sans songer de quelle incomparable vie à deux
ces repas pris côte à côte, dans le vacarme de la gaieté ambiante,
pouvaient être le prélude. De jour en jour, vous me pénétriez de vous,
de votre esprit joyeux, de votre regard si franc, et, lorsque je quittai
les Enfants-Malades pour m’établir, je pus mesurer le vide que laissait
dans ma vie votre absence... Le besoin que j’eus alors de vous
m’éclaira. J’ai connu ce que vous étiez pour moi, un soir
d’indéfinissable ennui, en vous retrouvant dans un groupe photographique
d’internes, pris l’an dernier aux Enfants-Malades. Oh! Thérèse, vous ne
saurez jamais ce qui s’est passé en moi quand j’ai revu votre chère
image et que mon cœur trop lourd s’est déchargé en sanglots et en
larmes, en larmes d’enfant, en larmes passionnées, pour avoir reconnu
votre mince blouse blanche et votre chignon noir, dans le fond un peu
flou de cette photographie!

Son émotion, sa pâleur, son tremblement, touchèrent la froide fille;
elle dit gravement:

--Mon bon Guéméné, vous m’aimez tant que cela?... Merci...

Il lui prit les deux mains qu’il broya dans les siennes, puis, secouant
la tête, lentement il balbutia:

--Jamais... jamais... je ne pourrai vous dire à quel point je vous
chéris, Thérèse.

Et, en même temps, il eut l’orgueil de lire en cette femme, uniquement
occupée jusqu’ici de ses études, un trouble nouveau. La vie sentimentale
s’éveillait en elle. Il la tenait déjà à demi enchaînée, et, sans
révolte, elle laissait river à ses nerveux poignets de vierge
«cérébrale» ce premier anneau de servitude qu’étaient les mains
amoureuses du jeune homme. Celle dont l’apparence impassible annonçait
une créature exempte de rêve et d’émotion se révélait mystérieuse et
vibrante. Avec une timidité qui étouffait le son de sa voix, elle
murmura:

--Fernand...

Ils eurent quelques minutes de silence et de recueillement, puis
mademoiselle Herlinge reprit:

--Certes, je ne pensais guère au mariage. Depuis que je suis étudiante,
je vis entourée de garçons; ils n’ont jamais songé à me faire la cour.
C’est de l’ennui que naît souvent cette idée chez les jeunes filles.
Dieu merci, je n’ai guère eu le temps de m’ennuyer. Pourtant, j’ai
plusieurs fois souhaité d’être aimée. Chose curieuse, sans en faire
aucun cas, j’enviais l’amour; ce ne furent d’ailleurs jamais que de
vagues et passagères imaginations, touchant un avenir lointain et vague.
En toute sincérité, Fernand, je ne vous aime pas encore, mais peut-être
cela viendra-t-il: je vous estime tant, mon ami!

Elle eut un sourire qui ressemblait à une éclosion de tendresse. Le
docteur dit, à son tour:

--Vous portez un nom illustre; une carrière glorieuse vous attend. Je ne
suis qu’un médecin de petites gens, sans éclat, sans fortune; j’ai dû
patiemment attendre la formation d’une clientèle avant de vous offrir ma
vie. Pourtant, Thérèse, ce pain quotidien une fois assuré, je n’ai pas
hésité à vous demander d’être ma femme, avec la certitude que le bonheur
dont je vous entourerai fera, dans notre mariage, mon apport digne du
vôtre. Vous n’êtes pas une jeune fille que séduisent les vanités. Je
suis un honnête homme et je vous aime, tout simplement. Voulez-vous de
moi?

--Oui, prononça-t-elle, très émue et très grave.

Il eut comme un sursaut de bonheur éperdu, et, cachant sa tête dans ses
mains:

--Je suis trop heureux! je suis trop heureux!

Quand il releva les yeux, Thérèse le regardait, étonnée, attendrie et
nouvelle; leurs prunelles se rencontrèrent, un moment, pour échanger
d’ineffables pensées qui les lièrent plus que bien des paroles. Le bec
de gaz à chalumeau lançait toujours, sous l’étuve, le sifflement de son
dard de flamme. La minuscule architecture de cuivre du microscope
luisait devant la fenêtre. Un fragment de cervelle humaine flottait dans
un bocal, et, dans un autre, une membrane blanchâtre, produits d’une
autopsie récente.

Le jeune homme parcourut des yeux ce laboratoire où la singulière fille
s’emprisonnait des heures entières, pour s’astreindre à ses masculines
études. Une grande fierté le prenait à la pensée que, dans cette femme
en apparence toute de cerveau, il suscitait, en cette minute, par les
forces de son amour, une vraie jeune fille émue et frissonnante,
l’idéale compagne, sa fiancée:

--Vous ne regretterez rien, Thérèse? demanda-t-il tout à coup.

--Je ne regrette jamais les décisions que j’ai prises, répondit-elle
avec une assurance virile. D’ailleurs, je sais que vous ne me décevrez
pas, mon bon Guéméné.

--Le bonheur que je vous promets sera de ceux qui durent. Si je le
savais transitoire et trompeur, l’aurais-je offert à une femme telle que
vous? Mais je me demande si ce sera assez de tout mon dévouement pour
vous faire oublier l’ancienne vie. Vous la désiriez bien avidement, pour
l’avoir choisie envers et contre tous, riche, belle et heureuse comme
vous l’étiez. Ne regretterez-vous pas vos études, l’avenir auquel vous
renoncez et qui s’indiquait si beau, cette médecine à laquelle vous
preniez un si ardent intérêt?...

--Mais, je n’ai pas besoin de renoncer à la médecine pour devenir votre
femme!

--C’est pourtant ainsi que je l’entendais, Thérèse.

Mademoiselle Herlinge devint très pâle.

--Vous me demandez... vous me demandez cela?

Un instant leur trouble les rendit muets l’un et l’autre, et ils se
regardèrent avec effroi. Puis l’étudiante eut ce nouveau cri:

--Renoncer à la médecine!

--Oui, Thérèse, reprit sourdement Guéméné, je vous veux tout entière.

Elle secoua la tête avec une légère tristesse.

--Non, non; ne me demandez pas cela: je sens, je sais, que je ne le
pourrai pas. Songez que depuis soixante-dix mois j’ai donné à cette
chose-là toutes mes énergies, toutes mes facultés, toute ma volonté. Mon
métier est dans moi et, voudrais-je l’abdiquer, il me dominerait encore;
je suis médecin, toute, toute!

Et elle eut un geste convulsif des deux mains, comme pour retenir en soi
cette subtile possession de son art, si durement acquise, si
passionnément gardée.

--Vous parlez ainsi, Thérèse, parce que la vie affective est neuve en
vous, que vous ne la connaissez pas bien; vous demeurez encore trop
_étudiante_ pour être _femme_, complètement. Peu à peu, l’amour tuera
l’étudiante en vous, et, à l’heure où s’épanouira votre âme féminine,
vous comprendrez enfin pourquoi je réclame de vous le don absolu, sans
réticence, sans arrière-pensée. Bien plus, vous en éprouverez le désir,
la soif, comme une vraie femme!

--Une vraie femme? Mais je le suis, je pense, et intégralement, puisque
j’ai conquis toute l’intellectualité possible! La demi-femme est celle
dont le cerveau reste atrophié. Et vous voudriez que je me rapetisse à
cet état? En vérité, je me demande quelle est votre pensée, mon pauvre
Guéméné!

--Ma pensée, vous la voulez? Eh bien! je suis un homme, je cherche ma
compagne, pour faire ma vie avec elle, parce que c’est la loi, parce
qu’il me faut un foyer, et une gardienne à ce foyer. Je veux bien trimer
tout le jour, courir de maison en maison, ausculter des cœurs, faire
cracher de vieux asthmatiques, délivrer des femmes, palper des
nouveau-nés, constater des décès, mais à condition que cette partie
assommante de la vie, qu’on appelle le métier, une fois accomplie, je
trouve ma maison douce et une amie qui m’y attende. Cette amie,--je suis
peut-être égoïste, mais je suis un homme et un homme normal,--je la veux
pour moi seul. Je ne partagerai pas ma femme avec tout le monde... Ha!
ha! ha! le mari de la doctoresse, ce serait charmant!

Brutalement, il s’était levé en repoussant sa chaise, et il tournait
comme un malade en fièvre autour du laboratoire exigu. Puis, tout à
coup, saisissant Thérèse par les poignets:

--Vous m’échappez, je sens que vous m’échappez! Restez-moi, Thérèse...
je vous aime... pardonnez-moi ma violence. J’ai rêvé d’un tel bonheur
auprès de vous, dans la traditionnelle intimité conjugale! ne me dites
pas que c’est bourgeois et démodé: ce bonheur que je souhaite, il est de
tous les temps, parce qu’il est sain et naturel. La femme est faite pour
la maison. Nous ne serions pas heureux, Thérèse, si vous couriez la
clientèle, les cliniques, les hôpitaux, et si, au lieu d’être votre but,
la famille vous devenait une entrave. Il ne faut pas manquer notre vie,
bâtir notre foyer en aveugles. Je vous parais très encombré de préjugés,
n’est-ce pas? Je ne suis pas un rétrograde cependant; je veux les femmes
libérées, lucides et pensantes. J’ignore de quoi est né mon amour pour
vous; peut-être m’est-il venu de vous avoir beaucoup admirée. En tout
cas, l’égalité intellectuelle qui sera entre nous me semble constituer
le meilleur élément de notre bonheur. J’aime votre lumineuse pensée,
j’en suis orgueilleux, mais je réclame d’en jouir seul.

Les traits un peu durcis, ses belles prunelles limpides et glaciales
revenues à leur habituelle expression, mademoiselle Herlinge méditait
ardemment sa défense. Elle reprit, en apaisant l’accent de révolte qui
faisait trembler sa voix:

--Pourquoi réclamez-vous de moi ce que vous auriez bien garde de me
donner: la vie intégrale? Je m’explique. Vous estimeriez--à bon
droit--mes prétentions excessives, si j’exigeais de vous, en gage
d’amour, l’abandon de votre carrière? Pourtant je suis médecin au même
titre que vous; nous avons fait des études semblables; je possède des
diplômes pareils aux vôtres: vous êtes docteur, je le serai d’ici peu...
Quelle différence voyez-vous entre nous?

--J’en vois une grande: cette passion que vous cachez en vain sous votre
calme, cette convoitise qu’excite en vous la profession médicale. Vos
âmes sereines de cérébrales ne connaissent que cette ardeur, mais vous
en êtes dévorées... et c’est nécessaire! Sans cet appétit violent de
science et de diplômes,--parfois de diplômes seulement--vous verrait-on
vous transformer en êtres d’exception, vous exténuer à des études qui
dépassent vos forces, affronter une vie difficile, abdiquer des
traditions délicates, remonter, avec une vigueur plus que masculine, le
torrent des conventions et de l’habitude?... Combien notre zèle est
moins grand! La carrière, vers laquelle il faut qu’un goût si vif vous
entraîne, s’offre naturellement aux jeunes hommes et ils y abondent. Ils
peuvent ne prendre à leurs cours qu’un intérêt secondaire--une promenade
par le Quartier Latin, quelques stations dans ses brasseries, nous ont
vite édifiés à cet égard--et devenir, par la force des choses, des
médecins très sortables. Bref, l’homme accorde à ce métier, comme à tout
autre, le temps et l’intérêt indispensables, par obligation, par devoir,
mais il se réserve sa personnalité vraie, que n’accapare pas la
profession. La femme, au contraire, s’y noie toute, avec ses qualités,
ses aptitudes, ses faiblesses, sa sensibilité, ses affections... Tenez,
à ma première autopsie, dès que le bistouri eut crevé le thorax du
cadavre, on entendit un bruit mou sur les dalles: c’était votre
serviteur qui perdait connaissance et s’affaissait comme une loque.
Parmi mes camarades, beaucoup m’ont confessé la même aventure, et il est
peu de jeunes étudiants qui, au spectacle de ce dépeçage humain, n’aient
éprouvé d’abord de profondes sensations d’horreur. Ça passe, Dieu
merci!... Or, je vous ai vue, lors de vos débuts à la Charité, faire de
la dissection; vous aviez la main suffisamment sûre, et à la question
que je vous posais vous avez répondu fièrement: «Moi! je n’ai jamais
bronché devant le cadavre!...» Le fait est que, vous autres femmes
supportez généralement cette scène macabre avec flegme, et j’ai noté que
peu d’étudiantes se montraient incommodées, à l’amphithéâtre. Ainsi,
nerveuses, délicates et sensibles, infiniment plus que nous, les hommes,
vous demeurez impassibles, vous ignorez la répugnance physique à
l’aspect de cette boucherie malodorante, tant le désir de voir, de
savoir, de devenir médecin enfin, vous possède... Et vous vous étonnez,
Thérèse, si, à l’idée que vous serez ma femme, je m’alarme de vous
savoir dans l’âme cette passion souveraine, déformante, aveuglante?

Mademoiselle Herlinge, pensive et attristée, repartit:

--Elle ne m’empêchera pas de vous aimer bien, Guéméné.

Il répliqua:

--Je voudrais cette tendresse de l’épouse qui s’est donnée toute à son
mari, qui le réconforte, le calme, l’égaie ou le console, et reste
toujours là, Thérèse, toujours... La tradition des épouses d’autrefois
est bonne, elle est vraie, elle est naturelle. Tout ce qui rejette hors
du foyer la vie de la femme est mauvais; ou bien il faudrait remplacer
la vieille théorie du mariage par je ne sais quelle formule de
compagnonnage mixte...

Elle l’arrêta:

--Cette formule est précisément très belle, à mon sens, Guéméné.
Associer deux êtres égaux, en même temps amants et amis, remédier, par
un savoir et des fonctions identiques chez l’homme et chez la femme, aux
malentendus conjugaux qui dérivaient jusqu’ici d’une disproportion
intellectuelle, ne trouvez-vous pas cela louable et utile?... Vous n’en
êtes pas, je pense, à nier l’égalité des époux?

--L’égalité, non, mais la similitude, Thérèse. Je ne dis pas la femme
inférieure, je la trouve différente. Et, bien que tous vos efforts de
femmes-médecins tendent à vous métamorphoser en jeunes hommes à jupons,
vous demeurez par vos attitudes, vos idées, et avec votre science même,
d’une autre essence que nous. Mille penchants secrets vous font
dissemblables de ceux que vous copiez.

Mademoiselle Herlinge s’indignait sourdement. Une recherche scrupuleuse
dans sa toilette, de laquelle on apercevait seulement, sous sa blouse,
le sévère corsage de soie grise, démentait en elle toute tendance
ridicule à se masculiniser. Elle niait de bonne foi la supériorité de
l’homme, mais elle lui sentait obscurément un esprit plus précis, une
volonté plus ferme, des conceptions plus audacieuses. C’était à cela
aussi, sans doute, que pensait Guéméné. L’homme et la femme étaient
égaux par l’intelligence, la valeur morale; mais au premier il
attribuait les hautes spéculations du cerveau, le génie possible; à
l’autre, il reconnaissait surtout la supériorité affective et
sentimentale. Mais, en parlant, de «jeunes hommes à jupons» à propos des
étudiantes, il avait du moins été injuste pour celle-ci.

--Nous ne sommes pas de petites pensionnaires, reprit-elle.

--Vous n’en avez pas moins les éternelles fonctions de la femme; la
grande vocation féminine vous entraîne toutes avec la même force, jeunes
filles naïves ou savantes raisonneuses. Vous avez dans le sang les mêmes
dévouements, les mêmes instincts tendres, Thérèse; la nature vous a
faites femmes avant que vous ayez choisi d’être médecins!

--Ah! comme vous avez bien pris de votre race bretonne l’insupportable
respect de la routine, mon pauvre Guéméné! Eh bien! c’est entendu;
laissons les femmes au pot-au-feu ou à leur aiguille, et verrouillons
solidement la porte, surtout, pour qu’elles gardent leur place au foyer.
Mais, dites-moi, que faites-vous de l’innombrable armée des filles sans
dot, bloquées dans ce foyer d’où vous ne leur permettez pas de sortir,
et, où vous savez bien, pourtant, que les épouseurs n’iront point
réclamer d’elles l’honneur de les entretenir? Elles mourront de faim,
tout bonnement, mon cher, grâce à vos belles théories.

--Ma théorie n’est pas cruelle aux femmes, Thérèse, elle n’est pas non
plus entachée de sottise. J’applaudis de tout mon cœur à l’effort de ces
vaillantes filles qui, pauvres, chétives, délaissées au milieu de
difficultés inouïes, dans un travail incessant, luttent magnifiquement
pour se faire, malgré leur faiblesse, une place au soleil, en dédaignant
l’homme qui les a négligées. Ah! nous en avons vu, vous et moi, à
l’École, de ces étudiantes au canotier de feutre, à la jupe élimée et
aux yeux ascétiques, dont les doigts maigres crayonnaient le cours,
fébrilement. Plus près de nous, il y a cette petite externe russe: Dina
Skaroff. Est-elle assez admirable avec ses bottines rapiécées, son
éternelle robe de pilou et son travail acharné! Elle nous l’a dit,
l’anatomie la rebute, elle n’y peut appliquer son esprit rêveur et
léger; mais elle passe les nuits sur ses livres: elle en est blême, le
matin, et c’est ainsi qu’elle a emporté son examen de première année.
Vous croyez que je n’apprécie pas à sa juste valeur une femme de cette
trempe qui, sans le sou, étrangère, timide, a su se tailler une telle
personnalité et mordre à la vie de cette manière? Seulement, je me
tromperais bien, si cette farouche travailleuse ne cachait pas une jeune
fille vibrante et passionnée, prête à secouer sa cuirasse d’indifférence
et de sauvagerie pour s’épanouir en femme complète, le jour où la
nécessité de gagner durement sa vie disparaîtrait, la laissant libre
d’être, à sa guise, amoureuse, épouse et mère, comme les autres! Et
voilà, Thérèse, de quelle façon j’admets les femmes-médecins. Certes, je
trouverais malséant que les hommes refusent encore à celles dont ils
n’ont pas voulu devenir les maris le droit d’exercer des professions où
elles peuvent vivre indépendantes au même titre qu’eux; mais, si
d’aventure ils les épousent, que tout rentre dans l’ordre, et que
l’homme, se faisant le soutien du ménage, comme il est juste, la femme
s’abandonne tout entière à sa fonction souveraine, qui est de vivre pour
son mari, pour ses enfants.

Puis, regardant Thérèse, il ajouta:

--Je vous révolte, n’est-ce pas?

La jeune fille était très pâle.

--Non, reprit-elle avec douceur; vous m’aimez égoïstement, comme font
les hommes. Vous me demandez très simplement de me sacrifier à vous,
d’immoler à votre amour tout ce que j’aime et tout ce que je suis.

Étendant la main, elle ferma le robinet du gaz. Le bec du chalumeau
s’éteignit, ce qui fit un grand silence. Le soleil frappait les pièces
anatomiques: un embryon, de la grosseur d’une fève, s’illumina dans
l’alcool où il flottait. Thérèse reprit d’une voix attristée, et qui se
faisait plus douce:

--Je ne le pourrai jamais...

Guéméné, sans répondre, eut un geste désespéré. Elle dit encore:

--Il faudra prendre avec moi mon métier... ou m’oublier.

--Je tâcherai de vous oublier, alors! dit-il en se redressant
péniblement, comme sous le poids d’un découragement infini.

Cette réponse étonna l’étudiante et l’offensa secrètement. La fille du
grand Herlinge, qui ne connaissait guère encore de la vie qu’une longue
suite de succès, n’entendait pas être aimée à demi. Cette belle passion
poétique et romanesque, dont elle était l’objet, l’avait grisée d’abord
comme un triomphe inattendu et nouveau. Il était d’ailleurs logique que
cette fille jeune, vigoureuse et fière, goûtât un amour où son orgueil
n’avait rien à perdre. Mais quand elle vit le don de sa personne, dont
elle savait le prix en le promettant, accepté sous condition, marchandé
et, au demeurant, refusé, un trouble lui vint, où la déception et le
dépit avaient leur part.

--M’oublier, mon cher? dit-elle d’une voix mal assurée. Voulez-vous
parier que ce ne sera pas long?

Il parut ne pas l’entendre. Sa poitrine se souleva d’un soupir puissant
de tristesse, et, regardant la jeune fille avec les yeux éteints et sans
vie de l’homme qui souffre:

--Alors... c’est fini?...

En voyant ainsi torturé ce garçon, dont de communes études lui avaient
donné une habitude ancienne et familière, qu’elle avait connu tant de
mois égal, ponctuel, sensé, avec son intelligence droite, solide et un
peu mystique de Breton, Thérèse eut l’instructif regret de ce qu’elle
perdait à laisser fuir un tel amour. Une minute, elle envisagea la
possibilité de l’abnégation suprême. Des multiples satisfactions que la
médecine donnait à son âme étrange elle eut une vision rapide. Puis il
lui sembla que, privée tout d’un coup de ces satisfactions, elle
demeurerait amoindrie, humiliée, une femme sans éclat, noyée dans le
commun, mais prête à toutes les soumissions, libre d’appartenir sans
réserve à un homme, à cet homme qui frémissait d’amour, là, devant elle.

A son tour, elle tardait à répondre. Guéméné se leva, murmurant:

--Adieu, Thérèse.

Ainsi, c’était définitif, il s’en allait. L’amour, auquel hier encore
elle songeait si peu, lui était apparu, vital, profond, souverain; il
l’avait surprise ébranlée, charmée, attendrie, puis, il s’évanouissait,
et l’existence d’autrefois recommencerait sévère et uniforme. C’était
comme un réveil banal après un rêve délicieux. Cependant Guéméné était
encore là. Qu’elle dît un seul mot, et devant elle s’ouvrirait cette vie
amoureuse aux émotions progressives et intenses qu’elle avait observée
chez d’autres et qui, malgré ses lucidités de femme savante, lui
demeurait aussi nuageuse et obscure qu’à la plus simple et plus pure
jeune fille. Elle pensa:

«Ce serait bon...»

Puis elle entendit le jeune homme ajouter d’une voix tremblante:

--Pourtant vous aviez dit oui, Thérèse; j’aurais pu vous avoir, je
pourrais partir d’ici en possédant le bonheur. Une femme telle que vous
s’est promise à moi! et je pourrais, si je le voulais, emporter dans ma
maison la certitude de vous y amener un jour. Et je vous aime en
insensé, et mes bras pourraient vous prendre comme une fiancée, oui,
j’aurais le droit, j’aurais le droit...

--Taisez-vous! interrompit-elle, effrayée devant l’exaltation du jeune
homme; cette porte vitrée clôt à peine, la religieuse est là qui peut
vous entendre.

Il poursuivit sans plus de précautions:

--Depuis huit mois j’ai ressassé mon amour dans ma solitude, et je
m’enfermais chez moi pour m’en nourrir secrètement, comme une bête qui
se terre pour se repaître d’une proie précieuse. Endormi, je vous ai vue
en rêve; éveillé, je vous voyais mieux encore; vous m’halluciniez sans
cesse; je n’ai pensé qu’à vous, je n’ai travaillé que pour vous, j’ai
peuplé ma maison de votre vision mille fois répétée; j’ai souffert, j’ai
pleuré, j’ai tendu les bras vers vous, jour et nuit, passionnément. Et
voici qu’aujourd’hui je vous vois, je vous adore, j’ai le droit de vous
étreindre... et non, non, non! ce sera non!

Pâle, frémissant, les poings serrés, il affirmait en coups nerveux de
son talon sur le plancher, son infrangible volonté, l’indomptabilité
morne de sa race, pendant que, debout devant lui, Thérèse, blême et
accablée, réagissait aussi contre l’élan de pitié féminine qui, dans ce
trouble, l’eût jetée avec des mots de douceur, irrévocablement, à cet
homme: Tous deux formaient un couple harmonieux et beau; la nature, leur
jeunesse, insidieusement, les sollicitaient de s’unir; mais entre eux
l’orgueil s’insinuait en invincibles obstacles.

Thérèse tendit la main:

--Adieu, Guéméné... mais c’est vous qui l’aurez voulu...

Il s’écria:

--Ah! remerciez-moi d’avoir la force de m’en aller! Je sais quelles
misères nous attendaient dans cette union équivoque où vous n’auriez été
qu’une demi-épouse, où ma jalousie vous eût déchirée, où, détournée
ailleurs, vous auriez laissé mes tendresses inassouvies. Je souffre
bien, mais j’aime mieux pleurer mon amour intact qu’empoisonné.

--Vous ne pouvez pas comprendre, Guéméné; moi-même je n’avais pas
compris, avant ce jour, ce que ce métier a pris de moi. Ne m’en veuillez
pas, je ne puis pas y renoncer, je ne puis pas! Qu’est-ce que la
banalité de l’existence à laquelle vous me conviez, auprès de ces luttes
silencieuses, lentes et passionnées contre la maladie, ces plongées
incessantes dans le mystère de la vie, ces spectacles de l’inépuisable
physiologie! Nul ne saura jamais ce que j’éprouve, les jours d’entrée à
l’hôpital, quand je trouve dans ma salle une malade nouvelle et que je
palpe le problème vivant qu’est ce corps, avec son mal ignoré qu’il faut
déchiffrer, déterminer, maîtriser... Oh! Guéméné, Guéméné, vous ne les
connaissez donc pas, vous, les transes grisantes du diagnostic, et la
volupté de l’auscultation et le triomphe des prévisions confirmées?...
Et quelle puissance nous détenons! Lire ainsi dans l’invisible, dans
l’obscurité des organes, lire moralement, par déductions, et voir dans
le corps vivant aussi bien qu’à l’autopsie... Et l’autopsie! quelle
merveille, avec ses révélations qui viennent sanctionner tout
l’échafaudage des hypothèses émises sur un cas mystérieux! Souvent
voyez-vous, j’ai frémi, pendant des auscultations difficiles, en
présence de secrets que le corps vivant ne voulait pas lâcher, alors que
je songeais à l’autopsie qui mettrait à nu les viscères, illuminerait
nos obscurités, nos incertitudes; oui, l’autopsie je l’ai quelquefois
désirée fiévreusement, quand je savais à quelques pouces de chair, sous
ma main, la réalité insaisissable de la maladie; je l’ai désirée avec
révolte, avec curiosité, comme une petite fille à qui vient l’envie de
découdre sa poupée. Parfois, déroutant toutes les prévisions, le malade
guérissait, remportait son corps sans qu’on eût rien connu, et
l’incertitude subsistait. Mais souvent aussi la dissection se faisait.
Ah! il y a eu de belles heures dans ma vie, Guéméné!...

Il l’écoutait chanter, ardente et secouée d’enthousiasme, cet hymne à la
physiologie presque indécent d’inhumanité. Il l’aurait aimée féminine et
sensible dans son art, soignant pour guérir, par compassion, par bonté.
Il lui aurait voulu des rêves de dévouement et de charité qu’il n’avait
pas été sans connaître lui-même, au début de ses études. Une tendre
pitié, quelque chose de plus raffiné, de plus délicat que la
philanthropie des grands docteurs, eût été pour Guéméné la raison d’être
et comme la justification des femmes médecins. Mais il voyait, au
contraire, en celle-ci, plus d’indifférence devant la personnalité du
malade que n’en montrent, d’ordinaire, les étudiants.

Elle acheva:

--J’ai là une passion inguérissable. En vous promettant de m’en défaire,
je commettrais une mauvaise action: elle me reprendrait.

A ce moment, un brouhaha monta de l’escalier: des voix d’hommes, un
piétinement, des murmures. Thérèse releva le rideau de la porte vitrée
et dit:

--Voici mon père.

Le docteur Herlinge arrivait, coiffé de sa toque noire, avec sa blouse
et son tablier blanc. Derrière lui se pressait une masse d’étudiants, de
médecins, de savants, hommes jeunes et vieux, parisiens ou provinciaux,
élégants ou négligés, parmi lesquels on apercevait aussi des femmes. Ils
formaient au célèbre médecin, dont ils venaient suivre la clinique du
mercredi, une cour glorieuse. Le maître, d’un air las et détaché,
traînait à sa suite cette foule de gens avides de l’entendre. Il était
petit et fluet. Dans son frêle visage parcheminé brûlaient, d’une ardeur
voilée, ses yeux bleus étranges. Ses cheveux grisonnants s’échappaient
en touffes de la toque. La religieuse de service, venant au-devant de
lui, ouvrit la porte de la salle.

Ayant jeté à Guéméné un nouvel et furtif adieu de la main, Thérèse
sortit de son laboratoire et se glissa parmi le groupe d’hommes qui
s’engouffrait silencieusement dans la salle. Elle avait à présenter à
son père des observations sur trois entrantes; elle le rejoignit avec
peine, bien qu’on s’écartât pour la laisser passer. Elle était plus pâle
que de coutume, avec un cerne noir sous la paupière.

Alors Guéméné s’esquiva. Comme il descendait l’escalier, il croisa une
jeune fille pauvrement mise qui s’appuyait à la rampe pour monter. Elle
portait un chapeau de paille sans garniture, sous lequel brillaient des
yeux d’une extraordinaire vitalité. De sombres bandeaux cachaient plus
qu’à demi son front mat.

--Bonjour, mademoiselle Skaroff!--dit le jeune homme.

Elle tendit sa main nue, impassiblement.

--Bonjour... Vous ne venez pas écouter Herlinge aujourd’hui?

Il répondit sans s’arrêter:

--Non, je suis pris en ville.

Et elle continua de se hâter vers le second étage, vers cette science
copieuse et brillante que représentait le célèbre médecin, vers la
fascinante clinique dont, fille pauvre et ambitieuse, obstinée dans son
désir d’arriver, elle ne voulait pas perdre un mot.




II


Il y eut d’abord, dans le chagrin du jeune homme, une rancune et de
l’amertume capiteuse qui l’aidèrent à vivre. D’ailleurs il était fort
occupé. Ses matinées se passaient en visites dans cette rue
Saint-Louis-en-l’Ile, si populeuse et malsaine, regorgeant d’angines, de
laryngites, de catarrhes et de rhumatismes. Parfois il était appelé
aussi par des gens riches, dans ces hôtels silencieux et discrets, aux
façades vétustes, aux balcons Louis XV, le long de ces quais ombragés
qui font à l’île Saint-Louis une ceinture si archaïque et si noble. Ce
jeune docteur à l’air intelligent et réfléchi avait vite plu.
L’après-midi, ses consultations, dont la plaque de cuivre apposée à sa
porte indiquait la clôture pour trois heures, se poursuivaient jusqu’à
quatre ou cinq heures du soir. Il recevait des femmes du peuple, ou des
commerçantes du quartier qui, la consultation donnée, allongeaient trois
pièces de vingt sous sur la bordure de son bureau d’acajou. Lorsque le
salon d’attente était vide, il lui fallait sortir de nouveau, après
avoir relevé sur son carnet la liste de ses malades. On le demandait
souvent sur la rive droite, quai des Célestins, et jusque dans le
quartier de la Bastille.

Il rentrait tard, en fiacre, exténué, dînant quelquefois à une heure
avancée de la nuit. C’était alors que l’image de Thérèse Herlinge
reprenait possession de lui: il avait trop longtemps imaginé sa présence
dans cette maison, avec une exaltation de célibataire amoureux et
rêveur; il ne concevait plus ce logis sans elle. Un soir, à la lueur
douteuse du gaz de l’escalier dont le domestique avait baissé la flamme,
il crut apercevoir sa forme mince et son chignon noir sur le palier du
premier étage. Aussitôt un éblouissement le saisit, et il gagna sa
chambre avec des frissons et un tremblement nerveux qui lui firent
croire à un accès de fièvre. La nuit, il se réveillait brusquement,
s’imaginant avoir entendu la voix de mademoiselle Herlinge; et une sueur
froide le couvrait. Quand il s’endormait, il chassait la pensée de la
jeune fille, mais il y était ramené par la sensation d’une main de femme
qui se serait posée sur sa nuque; et il croyait reconnaître jusqu’au
froid d’une bague d’or qu’elle portait à l’annulaire droit.

Bientôt il ne fut plus capable de s’absorber dans son métier, et il
devint la proie d’une illusion ardente et troublante pendant ses
consultations: la porte du salon d’attente, contigu à son cabinet, ne
s’ouvrait pas pour quelque nouvelle arrivante sans qu’il crût
reconnaître le pas de mademoiselle Herlinge. L’idée que celle-ci,
revenant sur sa décision et se laissant convaincre, abdiquerait sa
profession pour se donner à lui, le hantait souvent. Alors il imaginait
aisément qu’avec sa liberté d’étudiante elle aurait osé cette démarche
délicate et digne, de venir se promettre ici même, pour le surprendre
mieux et jouir de son bonheur éperdu. Il l’attendait perpétuellement,
sans lassitude, sans réflexion. Mais quand il allait chercher les
clients au salon d’attente pour les introduire, l’un après l’autre, dans
son cabinet, et que d’un regard circulaire il parcourait toute la pièce,
il endurait chaque fois la même déception à ne voir pas Thérèse.

                   *       *       *       *       *

Un jour, passant sur le quai aux Fleurs, il l’aperçut de loin. C’était
jour de marché. Le trottoir, encombré de géraniums, de bégonias et de
reines-marguerites, ces fleurs de l’été, n’était plus qu’un long
parterre multicolore déroulé le long du parapet. Et la silhouette mince
et noire de Thérèse se découpait là-bas, arrêtée dans sa marche,
infléchie légèrement vers un carré de lumière rouge, crue et vibrante
que dessinait à terre une masse de géraniums en pots.

Guéméné, sans réflexion, hâta le pas vers elle. Une fois encore, sous la
forme de cette femme, le bonheur apparaissait devant lui. Son mouvement
fut le geste impulsif d’un homme vers le bonheur. L’idée d’une
transaction avec la fière étudiante lui était déjà venue et se précisait
dans son cerveau avec la rapidité des résolutions désespérées.

Il approchait, elle se retourna, le vit:

--Tiens! Guéméné!

Le sourire qu’elle eut rassura le jeune homme. Il était cependant très
ému, et balbutia des mots incohérents en lui serrant la main.

--Quoi! reprit-elle, vous voudriez causer sérieusement avec moi, ici?...
Le pouvons-nous, Guéméné?

Et ses lèvres possédaient toujours ce beau sourire, paisible, doux,
légèrement affectueux, qui indiquait, dès ces seuls mots, le ton de
l’entretien.

Il reprit:

--Oui, nous le pouvons. Ce sera très bref. J’ai tant souffert depuis
l’autre jour, que j’ai cherché une issue au dilemme qui nous enferme. Je
crois l’avoir trouvée. Il me faut vous la dire tout de suite, ici même,
entendre enfin les mots qui vont peut-être vous faire mienne, Thérèse...

Tant d’amour contenu vibrait dans ces paroles, dans tout l’être du jeune
homme, que l’étudiante, malgré son calme, dut détourner les yeux. Elle
vit l’asphalte du quai désert, silencieux, blanc de soleil. Nul passant,
à cette heure avancée de la matinée, nulle voiture, ne venaient y mettre
un bruit ou une ombre. L’odeur violente des géraniums surchauffés
saturait l’air. Les bâtiments extrêmes de l’Hôtel-Dieu finissaient ici
en mornes murailles de prison.

--Je vous écoute, fit-elle froidement.

Au fond, elle souhaitait la possibilité d’un accord entre eux qui
concilierait l’attachement à sa profession et son obscur désir d’aimer.
Cette démarche de Guéméné, aujourd’hui, lui semblait une concession
première. Ses yeux s’allumaient de curiosité.

--J’ai pensé, reprit très simplement le jeune homme, que j’étais fou de
réclamer de vous ce sacrifice, l’autre jour. Une femme comme vous
n’abandonne pas sa carrière. La supériorité de votre intelligence vous
défend la vie frivole que mènent généralement les femmes. Mais il me
semble que parallèlement à l’existence agitée, tumultueuse et anormale
de la doctoresse, il en est une autre, également digne de vous dans sa
tranquillité lumineuse. C’est celle d’une femme de science qui, sans
quitter la maison ni le rôle qui l’y retient, travaille cependant, donne
libre cours à l’activité de son cerveau, poursuit, dans son cabinet avec
ses livres, dans son laboratoire avec ses expériences, son rêve d’études
incessantes. Ah! Thérèse, je vous vois ainsi dans l’intérieur que nous
nous ferions. Comme vous seriez bien la femme nouvelle et idéale!
Gardienne du foyer, vous vous partageriez entre ses soins et vos
profondes, vos discrètes études. Vous êtes l’amie de madame Lancelevée,
la doctoresse de la Présidence: voyez-la dans son laboratoire. Vous
aussi...

Elle l’interrompit, indignée:

--Un laboratoire! Voilà ce que vous m’offrez? J’ai rêvé l’incomparable
activité du médecin, le contact avec toute une humanité: ce petit monde
complet qu’est la clientèle et dont on se fait à la fois l’ami, le
maître moral et le sauveur. Comme champ d’expérience, j’ai voulu le
corps humain vivant, vibrant et souffrant. J’ai ambitionné le rôle du
guérisseur. Je me crois destinée à cette mission de combattre la
souffrance humaine. Véritablement je me sens des énergies suffisantes
pour cette vie intense et féconde qui vaut dix autres vies de femmes. Et
j’aboutirais à la réclusion dans le laboratoire ou le cabinet de
travail, avec quelques fioles où se nourriraient des bacilles, des
réactions micrographiques de cellules, un peu de vie chimique, et la
pathologie sous forme d’in-octavo ornés de figures coloriées hors-texte,
n’est-ce pas?... Non!... Guéméné, vous me connaissez bien mal pour me
proposer cela. Il me faut l’exercice de ma science, la pratique
médicale, et non pas de stériles études. L’hôpital me magnétise, le
malade m’attire. Je veux le vrai succès, le triomphe propre du médecin:
la victoire sur la mort.

Ils s’étaient avancés, en marchant, vers le pont Notre-Dame. A cet
instant, tous deux s’arrêtèrent. Thérèse toute pâle frémissait encore de
l’excitation de sa théorie. Guéméné ne répondit rien tout d’abord. Une
marchande de fleurs s’avança, leur proposa des héliotropes en pots dont
les houppes violettes jetaient dans l’air un parfum d’encens qui
rappelait l’église. A la fin, Guéméné prononça:

--Eh bien... cela suffit... je n’insisterai plus. Adieu.

--Mon pauvre Guéméné! murmura Thérèse, en lui serrant la main dans un
mouvement de pitié qui offensa le jeune homme.

--Laissez! fit-il en se redressant avec effort, moi, je tâcherai d’avoir
les énergies qu’il faut pour vaincre l’amour.

Elle eut comme un geste pour le retenir encore, mais il la salua et,
faisant volte-face, reprit le quai dans la direction de l’île
Saint-Louis.

                   *       *       *       *       *

Une diversion pénible l’attendait à la maison et vint l’arracher à ce
marasme où son cerveau courait un danger insidieux et certain. Son
domestique lui remit le «petit bleu» suivant où les mots couraient
illisibles et fous:

  Mon cher Fernand,

  Ma pauvre amie n’est plus; viens me voir.

  Eugène Guéméné

Dans l’état de sensibilité fiévreuse et exaspérée où l’avait mis sa rude
résistance à son amour, le jeune homme éprouva, en recevant ce message,
comme le coup d’un chagrin personnel qui l’anéantit un instant et lui
étreignit le cœur cruellement. Le Guéméné qui lui écrivait ce télégramme
était un de ses oncles, médecin comme lui, et qui avait exercé à
Châteaulin, en Bretagne, jusqu’au jour où l’état désespéré de sa femme,
dont il était, après douze ans de mariage, inconcevablement amoureux,
l’avait amené à Paris, près des grands spécialistes.

Fernand se rappelait encore leur arrivée à la gare d’Orsay, huit mois
auparavant, et l’aspect de cet homme jeune encore, amaigri par la
douleur, dévorant des yeux sa malheureuse compagne qui, exténuée par le
voyage, affectait encore une gaieté factice et une vaillance
invraisemblable pour illusionner son mari.

Elle avait quarante ans, et c’était une femme étrangement captivante
qu’on ne pouvait oublier quand on l’avait une fois vue. Elle souffrait
d’un mal interne qui altérait lamentablement son beau visage; ses
cheveux grisonnaient prématurément, mais le feu secret de la fièvre, et
peut-être aussi l’amour qu’elle rendait en échange du culte passionné
dont l’entourait son mari, allumaient d’une véritable splendeur ses
grands yeux bruns et doux. Cependant ses prunelles magnétiques, son
front superbement intelligent, cette menace de la mort qui semblait
rôder autour d’elle, son aspect de personne d’élite, contribuaient moins
à son prestige que cette inlassable passion qu’elle excitait chaque jour
plus forte, en dépit de la maladie, de la décomposition lente de son
beau corps.

Ils s’étaient installés boulevard Saint-Michel, en face du Luxembourg.
Fernand allait souvent y prendre des nouvelles de la malade. Il avait
assisté à la sanglante opération qu’avait tentée Artout, le grand
gynécologue, et après laquelle le mal s’était aggravé. Madame Guéméné le
recevait toujours, s’émaciant de plus en plus, affaiblie, presque
aphone, mais demeurant gaie, spirituelle et sereine, par compassion pour
le compagnon qui, debout au pied du lit, ne détachait pas d’elle ses
yeux navrés. Elle ne parlait jamais de la mort qu’elle savait prochaine,
mais uniquement de littérature et d’art. Son mari s’efforçait à soutenir
le ton allègre de la causerie. C’était pitié de les voir jouer l’un et
l’autre cette comédie de la quiétude alors que leurs âmes défaillaient à
l’idée de se séparer bientôt.

Le jeune homme repassait dans son esprit ces visites. Elles n’avaient
pas été sans influence sur sa vie sentimentale. Cette passion noble et
douloureuse, d’un parent à peine plus âgé que lui de dix-huit ans, lui
avait inspiré, d’une passion semblable, un désir philosophique et
ambitieux. Il avait envié cette héroïque tendresse. Elle ne contribua
pas peu à mêler d’un mysticisme exalté son amour pour mademoiselle
Herlinge.

Et c’était maintenant de cette admirable créature, si adorée, qu’on lui
disait: «Ma pauvre amie n’est plus!» Comment un si puissant amour
n’avait-il pas su la retenir? Elle lui avait toujours paru supérieure
aux lois communes; il semblait qu’elle ne pût pas mourir ainsi qu’une
autre femme. Mais on lui écrivait qu’elle n’était plus, et le malheureux
amant avait lui-même tracé les mots de sa misère.

Alors Guéméné la revit, avec ses beaux yeux passionnés dans sa face
terreuse encadrée des blanches broderies de l’oreiller, et ses cheveux
grisonnants et touffus, strictement ondulés sur les tempes. Un flot de
rubans bleu pâle se mêlait, sur sa poitrine, aux valenciennes de la
chemise de nuit; sa main délicate et frêle s’y jouait dans un geste
familier... Et le jeune homme fondit en larmes en songeant qu’il eût
aimé mademoiselle Herlinge de cette même passion tendre et sans bornes
que la morte avait inspirée.

Surmontant l’épouvante qu’il avait de la douleur du veuf, il se rendit
boulevard Saint-Michel. Comme l’ascenseur, les deux portes ouvertes, le
jetait sur le palier du quatrième étage, qu’habitaient les Guéméné, il
se trouva vis-à-vis d’une femme qui sortait de l’appartement mortuaire.
C’était une assez jolie blonde, vêtue de noir, d’un embonpoint très
notable; elle leva les bras au ciel.

--Je suis bouleversée! bouleversée!

Puis serrant la main du jeune homme:

--Ah! mon pauvre docteur! vous allez avoir le cœur crevé. Je n’avais
jamais connu pareille malade. Cette femme-là était renversante,
positivement!

--Attendiez-vous la fin si prompte? demanda-t-il.

--Oui. Depuis cinq jours il y avait des complications péritonéales; vous
savez... on ne s’y trompe pas. Puis la septicémie s’en est mise. Artout
est venu, hier, pour confirmer ce que je pensais: c’était fatal. Ah!
nous avions là un sacré cas, je peux le dire.

Puis, secouant vigoureusement la main de Guéméné:

--Pardon, je me sauve. J’assiste Artout ce matin, dans une opération: je
dois être dans trois quarts d’heure avenue Kléber... Ah! il est gentil
pour moi!...

Guéméné se détourna pour la suivre des yeux, ronde, vive et brutale,
descendant à la hâte l’escalier dont elle battait le tapis de ses
bottines larges et neuves qui criaient... Et il avait peine à voir un
confrère dans cette doctoresse-accoucheuse aux allures de sage-femme
endimanchée, affairée, besogneuse, acceptant, pour nourrir ses quatre
enfants, plus de clients que n’en comportaient les heures du jour et
celles de la nuit,--sachant d’ailleurs par cœur tous ses livres de
pathologie, et capable de les réciter d’un bout à l’autre sans
erreur.--Elle exerçait, rue de Buci, dans un entresol où les malades ne
pouvaient se faire entendre d’elle à cause du fracas des omnibus et des
camions; elle y donnait des consultations à vingt sous. Mais Artout, son
ancien maître, qui la protégeait, la recommandait à certaines clientes
riches. Il appréciait la précision de sa mémoire, sa docilité à
l’enseignement qu’elle tenait de lui, l’application qu’elle en faisait
scrupuleusement, presque mécaniquement. Il l’avait coulée dans un moule
dont elle ne s’évaderait pas, et, pour cette raison, il reversait sur
elle un peu de la confiance qu’il avait en lui-même,--ce qui ne
l’empêchait pas de dire, entre confrères: «Jeanne Adeline, ah! oui, elle
m’assiste quelquefois dans mes opérations... C’est mon bras gauche!»

Et Guéméné, qui entendait encore le bruit de sa bottine se perdre vers
les étages inférieurs, pensa dans une grande tristesse:

«L’idéal de Thérèse!...»

Puis il sonna. L’appartement, lorsqu’on lui ouvrit, s’offrait obscur
comme un sépulcre. La chambre de madame Guéméné se trouvait au fond du
vestibule. Sur la pointe du pied, il entra.

Deux candélabres d’argent, garnis de bougies, brasillaient sur une table
voisine du lit. La morte, avec ses fins doigts de cire croisés sur un
crucifix, en était illuminée. Des vapeurs de phénol flottaient dans
l’air. Au chevet, immobile dans un fauteuil le dos tourné à la porte, un
homme veillait. Il ne bougea point pour voir qui entrait, mais Fernand
reconnut le veuf et eut, pour la première fois, la perception nette de
ce qu’endurait son malheureux parent.

Les yeux secs, le corps droit, comme insensible, les deux mains à
l’appui du siège, il regardait sa femme morte. Il devait être là depuis
longtemps, depuis la veille sans doute, depuis l’heure du dernier
soupir, et il n’avait pas détaché les yeux du cadavre. Son souffle
paraissait seulement un peu plus fort que de coutume.

Le jeune homme lui posa doucement la main sur le bras. Alors Eugène
Guéméné tressaillit et reconnut son neveu; sans desserrer les lèvres, il
fit de la tête un signe affectueux et reprit sa contemplation.

--Mon pauvre oncle! mon pauvre oncle! balbutia Fernand.

Et, fasciné par la morte, lui aussi ne vit bientôt plus qu’elle. Ses
longs cheveux blanchissants, que le mari sans doute avait maladroitement
nattés, retombaient d’un côté, en masse, sur la tempe froide et polie
comme un marbre. Dans la face ensommeillée, un crayon noir semblait
avoir dessiné les traits, d’un tracé large et brutal. Les narines
étaient béantes. La beauté de ce visage mourait à son tour, lentement,
comme un portrait qui s’efface.

«Qu’êtes-vous devenue, belle tantine? pensait le jeune homme angoissé,
où êtes-vous allée?... Qu’y a-t-il de commun entre votre personne
charmante, aux séductions incomparables, et cette triste forme que je
vois?».

Et il ne se lassait pas de regarder cette rigide statue qu’avaient
animée tant de passion, tant de gaieté, tant d’esprit, qui emporterait
dans le cercueil tant de caresses et de baisers, et le secret de
l’ineffable extase dont, douze années durant, elle avait enivré un
homme. Mais Fernand, comme ceux que le deuil n’atteint pas dans leurs
forces vives, acceptait déjà la mort, et ne voyait plus dans ce lit
qu’une dépouille. Le pauvre amant, lui, s’obstinait à y retrouver sa
compagne et il demeurait là, pour se repaître de cette vue jusqu’au
bout.

Hypnotisé, ardent, mystérieux, il dévorait encore du regard ce qui
bientôt lui serait ôté pour toujours. C’était un homme élégant et fin;
des cheveux gris, taillés en brosse, découvraient son front large; ses
moustaches brunes s’argentaient vers les pointes. Il semblait que le
souverain amour qui avait rempli sa vie lui eût laissé un air de douceur
grave et rêveuse, la marque d’une intense vie intérieure.

Son silence, pourtant, inquiéta son neveu; les larmes eussent été moins
impressionnantes que ce coma. Fernand voulut les provoquer.

--Vous souffrez, fit-il, avec la timidité délicate des jeunes hommes qui
ne savent point par quels mots exprimer ce que la moins expérimentée des
femmes saurait dire aisément, votre chagrin n’a pas de nom et vous ne
pouvez pleurer.

--Je crois que je ne souffre pas, murmura le veuf, sans détacher les
yeux du visage endormi qu’il aimait; tant que je l’ai là, devant moi, je
ne me sens pas souffrir. Il ne m’est pas possible de concevoir ce qui va
se passer... après.

--Ah! pauvre, pauvre tantine! pourquoi vous en être allée! s’écria tout
à coup le jeune homme dont les nerfs exaspérés ne surent plus maîtriser
l’émotion.

Et, tressaillant tout à coup, à une intuition plus nette de la mort, il
s’écarta du lit, le poing au front, tout crispé, secoué de spasmes,
pendant que le mari, morne et comme inconscient, reprenait, dans son
amoureux orgueil:

--La pauvre amie n’était pas seulement belle; elle était devant moi
pareille à une lumière, elle était mon soleil. Comment une simple femme
peut-elle détenir de tels rayons de vie pour qui l’approche?... Mais
n’était-elle qu’une femme? Combien en ai-je vu qui n’avaient, de ma
pauvre amie, que l’apparence! Jamais une autre, tu entends, jamais une
autre ne méritera d’être comparée à celle-là!

Et il ne pleurait pas, mais il contemplait amoureusement la morte; et
celle qui jadis s’émouvait avec délices aux tendres propos de son mari
demeurait sourde et insensible.

Il continua:

--Elle était plus douce encore qu’on ne l’a su, car le mal la torturait,
et moi qui connaissais de son âme les plus subtils secrets, j’ignorais
toujours si elle souffrait. Oh! oui, douce et vaillante, jusqu’à la fin,
jusqu’à la dernière minute où elle m’a souri...

Calme et serein, il semblait ne parler que pour elle. Il poursuivit:

--Mais tant que je la vois ici, je n’ai pas le sens de mon malheur...

Ce flot de paroles passionnées disait l’état de crise passagère où sa
douleur s’anesthésiait elle-même à force d’intensité; mais bientôt il se
tut. L’effrayant silence reprit dans le crépuscule de la chambre; les
bougies s’usaient lentement; leurs flammes s’allongeaient en de courtes
vibrations; des fleurs exhalaient leur parfum; dans l’air une mouche
invisible et sinistre bourdonnait. Les deux hommes respiraient et
souffraient, tandis que la morte inexorable refusait de communier à la
vie ambiante. On entendait aussi le frêle battement de la pendule qui
mesurait, seconde par seconde, rigoureusement, les heures de la présence
funèbre.

Fernand Guéméné tout à coup éprouva une gêne de s’attarder en tiers dans
ce tête-à-tête suprême des deux amants. Quoi! il eût été importun et
indiscret de se mêler à l’intimité sacrée du premier jour d’union, alors
que devant les époux s’amoncelaient, radieuses, les joies promises, et,
le dernier jour venu, la part des joies épuisées, il pourrait sans
indélicatesse violer les brefs instants de l’intimité mortuaire?...

A pas de loup, il s’écarta du lit, gagna la porte, presque honteux
d’être là. Sans bruit, il sortit.

Dans le vestibule, où régnait une pénombre, la vieille femme de chambre,
qui l’avait connu enfant, l’arrêta au passage:

--Ah! monsieur Fernand! quelle perte! quelle perte!

Les larmes coulaient dans les rides de son visage fripé. Elle portait la
coiffe de Quimper, semblable à un hennin tronqué, avec deux brides de
batiste flottant sur le dos. Les mille fronces de sa jupe faisaient un
bourrelet autour de son corps plat, aux hanches maigres. Elle tenait à
la main, les goulots passés entre les cinq doigts, une série de fioles
pharmaceutiques.

--C’est le malheureux monsieur qui me fait peur maintenant! Aussi je
jette aux ordures toutes ces drogues qui sont peut-être poison. Bien sûr
que, lorsqu’on enlèvera madame, il va devenir fou. Sainte Vierge! il est
capable de se détruire, monsieur Fernand! Le bon Dieu aurait dû avoir la
pitié de les prendre tous les deux, plutôt que de séparer des personnes
qui s’aimaient tant. Des ménages pareils, on n’en voit pas tous les
jours. Une servante sait bien des choses, comme de juste... Le lendemain
des noces, c’est moi qui ai porté à Monsieur et à Madame le chocolat
dans leur lit. Ah! qu’ils étaient beaux, tous les deux! Moi, je n’osais
pas regarder ma jeune dame: je pose le plateau du déjeuner sur la table
et je veux me sauver, mais elle me rappelle pour relever les rideaux, et
la voilà qui fait avec moi un brin de causette. Je vous le jure,
monsieur Fernand, elle était rose et tranquille comme une demoiselle qui
aurait fait la veille sa première communion, si ce n’est que, quand elle
regardait Monsieur, il lui venait une douceur dans les yeux, et elle
souriait, et elle était plus belle... Ah! Sainte Vierge! dix ans après,
quand on me sonnait le matin pour l’eau chaude, ou le feu à faire,
c’était tout comme, sauf que les cheveux de Madame devenaient gris, et
que Monsieur ne se gênait plus devant moi pour embrasser ses jolis bras
nus. Ils étaient toujours comme des mariés d’hier. Puis, le malheur de
cette maladie est arrivé, ils ont fait deux lits. Ah! ça n’a pas rompu
leur amitié, comme on le dit quelquefois, monsieur Fernand. Je l’ai
souvent trouvé à genoux, vous entendez, à genoux devant elle, comme si
c’était la sainte Vierge; et, du matin au soir, il ne la quittait pas
des yeux. Dire que maintenant, c’est fini, fini... qu’il ne la verra
plus!...

Ses larmes redoublaient. Elle les essuya, disant d’une voix entrecoupée:

--Et qu’est-ce que je ferai, une pauvre bourrique comme moi, si Monsieur
veut se détruire?... Est-ce que je suis assez savante pour lui trouver
des consolations?... Je lui parlerais bien du bon Dieu, mais... on n’ose
pas...

--Rassurez-vous, Marianne, dit le jeune homme, il est bien courageux, il
a plus de force que vous ne croyez.

A ce moment, ils tressaillirent l’un et l’autre. De la chambre venait un
gémissement rauque, une plainte longue, angoissante, qui finit dans un
cri.

--Allez-y, monsieur Fernand, allez-y! murmura la vieille femme alarmée;
si c’était un nouveau malheur!...

Et, ingénument, elle le poussait de la main. Le jeune homme hésitait.
Pourtant on ne pouvait laisser sans secours le malheureux dont la
plainte avait peut-être été un appel. Mais un respect, une épouvante
sacrée défendait le seuil de la chambre mortuaire. Est-ce que l’homme
qui s’y était enfermé avec sa femme morte n’avait pas le droit d’y
hurler sa douleur, seul, sans la honte d’être épié et entendu?

--Il s’est tué! murmura la vieille servante, il a crié comme pour
mourir...

Cette expression donna au jeune homme un frisson; elle vainquit sa
pudeur. Il fit quelques pas, toucha du doigt le bouton de la porte, puis
s’arrêta de nouveau pour écouter. Dans la pièce, le silence semblait
absolu. Il frappa sans obtenir de réponse.

--Mon maître! mon maître! fit la vieille Marianne affolée.

Et, résolument, elle ouvrit la porte.

Sur le lit de parade aux draps sans plis, la morte déplacée, attirée de
côté, sèche et légère dans son attitude rigide, avec ses doigts comme
sculptés, qui ne s’étaient point désenlacés, laissait pendre sa tête de
cire aux cheveux gris. Et lui, qui une dernière fois avait voulu
l’étreindre, était retombé en pleurant au pied du lit, les mains nouées
encore à ce beau bras inerte, au froid contact duquel il comprenait
enfin la mort!

Fernand Guéméné, frémissant, referma la porte. La servante ramassait les
fioles qu’elle avait laissées glisser à terre. Il s’enfuit, sans
prononcer un mot.

                   *       *       *       *       *

Dehors, la cohue du boulevard joyeux et bruyant tourbillonna autour de
lui, avec ses hauts tramways noirs filant au loin sous les frondaisons
vertes, ses brasseries, ses restaurants où des hommes et des femmes
mangeaient en plein air, le déambulement des étudiants aux grands
gestes, l’affairement de tout le monde aux approches d’un repas. Il
pensait à Thérèse Herlinge, triomphante de force et de santé, à ses bras
souples, à ses yeux tranquilles et gais, à sa parole harmonieuse et
troublante. Peut-être était-elle occupée de lui et désirait-elle qu’il
revînt... Ah! ce que la mort peut vous prendre un jour, faut-il négliger
d’en jouir, quand la vie, bonne et bienfaisante, vous l’offre?

Car Thérèse pouvait être sa fiancée, demain, ce soir, à l’heure même,
s’il renonçait à la condition trop dure qu’il lui avait posée. Et il
l’enlacerait dans ses bras, comme l’autre avait enlacé son amante, mais,
au lieu d’un corps glacé, d’une statue rigide, ce serait la forme
gracile, noble et palpitante de l’admirable fille...

«Il a crié comme pour mourir», avait dit de son maître la vieille
servante. Oui, on mourait de douleur et d’amour. Est-ce que depuis un
mois il était autre chose qu’un malheureux automate, agissant
mécaniquement? Ah! si elle devait durer ainsi jusqu’au bout, l’existence
ne valait pas tant de peines...

Comme il passait le pont de l’Archevêché, l’île Saint-Louis lui apparut,
charmante et fraîche, pareille à une longue nef chargée de verdure, et,
à la pointe, l’étroite façade de sa maison, à demi cachée derrière les
arbres. Des pigeons blancs et des pigeons gris, au vol oblique, de qui
les nids dormaient entre les branches, s’ébattaient au-dessus de l’eau,
jouaient à passer sous les arches du pont. Un bateau-mouche glissait,
long, vif, et sans poids, sur les eaux vertes. Et Notre-Dame, magnifique
dans la fraîcheur de son square, noyée par le torride soleil d’août,
élevait jusqu’au velours bleu du ciel son abside altière, semblable à
une fontaine aérienne, avec ses arcs-boutants qui jaillissaient entre
les ogives et retombaient énormes, élargis, comme les jets impétueux
d’une eau mystérieuse, durcis en pierre par un miracle ancien.




III


Thérèse Herlinge résolut de se rendre à l’enterrement de madame Guéméné
pour donner à Fernand une preuve de sa persistante amitié. Il lui
paraissait qu’une personne de sa sorte devait mettre ses amitiés
au-dessus de banales histoires de passion, et qu’elle ne pouvait point
rompre avec un camarade pour le seul fait de lui avoir refusé sa
main.--A son insu, ce camarade lui devenait, il est vrai, singulièrement
sympathique, et il lui arrivait aujourd’hui de songer à lui plus souvent
qu’autrefois.

Pourtant cette idylle ébauchée lui avait apporté si peu de bonheur
qu’elle eût préféré ne l’avoir pas connue. Pour la première fois, elle
éprouvait un trouble en ses pensées. C’était une inquiétude qui la
prenait parfois d’avoir imprudemment joué son destin sur un mot, et
comme la terreur d’une spéculation décisive et fausse. Bien loin de
s’irriter contre l’exigence de Guéméné, elle en était flattée, car elle
y sentait l’exclusivisme qu’aiment les femmes. Mais elle regrettait de
ne point éprouver la passion souveraine qui eût d’elle-même requis le
sacrifice demandé.

Il lui arriva plusieurs fois d’imaginer qu’elle parvenait à le faire: et
toujours elle se revoyait diminuée, humiliée, mais libre, l’âme légère,
prête à toutes les soumissions. Qu’elle pût donner ainsi plus de joies à
l’époux-maître, elle ne le concevait que trop. Madame Herlinge, sa mère,
femme sensée, d’un esprit agréable, n’avait jamais, de toute sa vie,
tenu un autre rôle auprès du docteur. Mondaine, instruite, elle
combinait, pendant sept ou huit jours, de grands dîners où trônait le
célèbre médecin, tandis qu’elle y gardait le silence. Née dans le
faubourg Saint-Germain, elle avait, pour complaire au docteur,
insensiblement négligé les relations qu’y possédait sa famille, et, par
leur salle à manger ou leur salon de l’avenue Victor-Hugo, Thérèse
n’avait guère vu défiler que les «plus distingués confrères» d’Herlinge.
Sa mère aimait aussi le théâtre, où on ne la voyait jamais, le docteur
s’y ennuyant. Elle était au surplus souriante et affable, son mari
souvent maussade et acariâtre. Il parlait beaucoup; elle peu. Elle
s’était éteinte lentement auprès de lui, comme la flamme d’une faible
lampe s’abolit auprès d’un puissant foyer. Mais Thérèse qui, dans ce
long effacement d’une vie de femme, n’avait vu qu’un amoindrissement, et
qui, par ailleurs, s’estimait fort au-dessus de madame Herlinge, se
souciait peu d’imiter son abnégation.

Elle avait senti de bonne heure son intelligence. Vers quinze ans, elle
s’intéressait si fort aux discussions de science ou de philosophie qui,
chez ses parents, se livraient à table, qu’elle en oubliait parfois de
goûter aux mets servis. L’ascendant et le prestige qu’exerçaient sur
elle les convives, par leur âge ou leur valeur, l’empêchaient seuls d’y
prendre la parole ou d’y glisser son mot. Elle se tenait à sa place,
sage, jolie et silencieuse, et ces messieurs s’apercevaient à peine de
sa présence, ce dont elle souffrait secrètement. Peu s’en fallut que la
fille alors, comme la mère, ne fût noyée dans la personnalité débordante
du grand homme. Mais un _moi_ vigoureux s’affirmait dans Thérèse, et
lutta pour ne se point laisser submerger. Son jeune esprit méconnu
souffrit longtemps, et ce fut de son amour-propre blessé que naquit sa
vocation: elle rêva de devenir une autre femme que madame Herlinge. Elle
l’était déjà, elle le savait, mais elle envia le titre ou le diplôme qui
devait en convaincre les autres. Quand elle avoua son désir de préparer
le baccalauréat, son père, trouvant charmant que sa fille fût
bachelière, l’encouragea. Dès lors elle commença d’exciter, dans le
cénacle paternel, un peu de cette attention et de cette curiosité que
provoquent encore de nos jours les femmes savantes.

Le premier diplôme conquis, elle confessa son goût pour la médecine.
Cette fois, les parents se récrièrent, et le père plus que la mère
encore. On aurait cru que son auréole de savant se trouvait diminuée, de
ce que cette petite fille de dix-huit ans osât y prétendre. Il vit la
chose sous un aspect ridicule. Ainsi que beaucoup d’hommes dont le
ménage fut heureux, il concevait la femme, en général, à l’image de la
sienne. Cette discrète épouse était le type le plus éloigné qui soit de
la doctoresse. Le docteur n’admettait guère celle-ci, «à moins qu’elle
ne fût russe», disait-il. Thérèse le désobligea fort par de telles
idées.

Dix-huit mois durant, elle combattit pour sa cause, s’acharnant, entre
temps, sur les gros livres de pathologie qu’elle pouvait dérober dans la
bibliothèque paternelle. Elle acquérait ainsi des notions générales,
mais vagues et incomplètes, qui loin de satisfaire sa curiosité ne
faisaient que l’aviver. L’hôpital l’appelait, irrésistiblement. Lorsque
son père revenait de l’Hôtel-Dieu, les mains et les vêtements fleurant
l’iodoforme, elle humait l’air, les yeux clos, les narines palpitantes.
Elle se faisait expliquer les cas du service; elle alla même jusqu’à
connaître à distance, sans l’avoir jamais vue, la salle d’Herlinge, son
agencement, sa religieuse, son interne, ses externes, les lits, le
numéro des malades, les entrées, les sorties, les décès. Elle ne passait
plus dans la rue, devant un hôpital, sans que toute sa personne frémît
de désir. La vue même d’une croix de Genève, emblème des infirmières,
aperçue d’aventure, l’impressionnait.

Ses parents objectaient:

--Si encore tu avais besoin de cela pour vivre!...

Et, comme ils ne cédaient pas, cette médecine défendue se faisait plus
désirable.

Sa vie de riche héritière parisienne s’écoulait monotone. La futilité
l’en désespérait. Les courses aux côtés de sa mère chez la modiste, la
couturière, dans les grands magasins, lui étaient intolérables. Madame
Herlinge recevait le mardi: Thérèse, ce jour-là, devait offrir, avec
mille sourires, le thé et les gâteaux à ces femmes du monde dont elle
prisait si peu les propos. Ah! comme elle aurait choisi d’être quelque
pauvre étudiante dont le mérite personnel éclate, plutôt que l’élégante
jeune fille prisonnière de ce salon! D’ailleurs, la société des femmes
lui déplaisait. Elle aimait les dîners d’hommes que donnait le docteur,
l’odeur des cigares, des liqueurs, et, par-dessus tout, les causeries
abstraites où elle brûlait qu’on l’admît. Mais on ne l’y mêlait pas, et
la courtoisie de ces savants, qui dédaignaient son intelligence,
l’exaspérait.

Cette vie lui devint à ce point insupportable qu’elle en dépérit. Son
père l’ausculta, la mit aux vins fortifiants. On fit venir Artout. Elle
s’ouvrit à lui de son désir d’être médecin. Les parents épiaient la mine
du grand confrère. Ils attendaient une opinion défavorable à cette
extravagance de leur fille. Artout réfléchit, un moment, puis déclara:

--Qu’elle fasse toujours son P. C. N. On verra bien après!

Elle le fit. Les âpretés de semblables études ne la rebutèrent point. On
la vit opiniâtre à souhait, acharnée sur ses cahiers, souffrant parfois
de migraines qu’elle domptait pour se rendre au laboratoire. Elle fut
dès lors absente des mardis de madame Herlinge, dont la dispensèrent ses
travaux. En revanche, aux dîners de médecins, bien que, gardant son tact
et sa mesure de jeune fille, elle ne prît pas encore la parole, elle se
sentait, avec ces messieurs, une solidarité, un commun esprit de corps.
Ils étaient les aînés; elle, le confrère ingénu et ignoré dont l’étoile
se lève. Peut-être cette étoile serait-elle glorieuse. Alors on dirait,
à Paris: «Madame Herlinge», comme on disait: «Artout», ou bien:
«Boussard». Elle se spécialiserait. Et ces médecins réputés, qui la
considéraient aujourd’hui comme une simple jeune fille au visage
agréable, discuteraient alors avec elle, lui reconnaissant le droit
d’exister cérébralement.

Bientôt, ce fut le stage à l’Hôtel-Dieu, dans cette même salle où elle
était maintenant la docte et fameuse interne; puis l’externat à la
Charité, où Guéméné l’avait connue. Après le concours d’internat, où ses
notes avaient été bonnes, elle entrait aux Enfants-Malades, et Guéméné
l’y suivait encore, dans un service voisin. Puis, après deux ans, ils
quittaient ensemble l’hôpital de la rue de Sèvres, lui pour la clientèle
de l’île Saint-Louis, elle pour le service de son père à l’Hôtel-Dieu.

Parmi tant de succès d’études, malgré la grisante notoriété qu’elle
commençait de prendre dans le savant cénacle de l’avenue Victor-Hugo,
elle était demeurée simple et bonne. Elle avait été la joie du foyer,
elle en devenait l’orgueil. Herlinge, amolli par l’exemple de Thérèse,
reconnaissait maintenant aux femmes le droit à la science; il admettait
que l’on comptât avec madame Lancelevée, la doctoresse de la Présidence,
et même avec Jeanne Adeline, si touchante entre sa clientèle et sa
nichée. Thérèse adorait son père, en l’admirant, mais elle chérissait
plus tendrement sa mère. Ces deux femmes étaient certes fort distantes
l’une de l’autre malgré leur ressemblance physique. Thérèse entourait sa
mère d’une sorte de culte protecteur et indulgent. Madame Herlinge
s’effaçait de plus en plus, à la maison, devant cette double
illustration de l’époux et de la fille. Elle faisait désormais ses
courses seule, ses achats, ses visites. Il lui fallait encore s’occuper
des toilettes de Thérèse, diriger la femme de chambre de la jeune fille,
s’assurer que rien ne manquait à sa vie élégante. Les réceptions
suivaient leur train. Les dîners du professeur étaient réputés dans le
monde médical. Madame Herlinge n’avait que trois domestiques, et elle
surveillait jusqu’à la cuisine. Le bonheur, chez elle, était paisible,
uniforme, fait de bien-être. Thérèse, avec le sens inconscient de sa
propre valeur, l’appelait toujours: «la pauvre maman». Pourtant, lorsque
Guéméné en lui avouant son amour vint troubler la paix de la jeune
fille, à sa mère seule elle confia ce roman, le taisant à son père dont
elle craignait le blâme.

Madame Herlinge avait approuvé le refus de sa fille en cette
circonstance, mais pour des raisons qui n’eussent point inspiré Thérèse:
il existait à ses yeux trop de différence entre un Herlinge et cet
obscur Guéméné, simple médecin de quartier, pour que la fille de l’un
épousât l’autre. D’ailleurs, la célèbre madame Lancelevée, jeune encore,
avait repoussé tous les partis pour se consacrer à son art; il ne
paraissait pas illogique à madame Herlinge que Thérèse imitât la grande
doctoresse.

Tout concourait ainsi à l’apaisement moral de la jeune fille, car, outre
l’assentiment maternel, les circonstances lui offraient un réconfort
jusque dans son métier. Quatre nouveaux cas venaient d’être introduits
dans sa salle, qui intéressaient plus particulièrement ses études sur
les maladies cardiaques: une double lésion aortique et mitrale, qu’elle
avait diagnostiquée du premier coup, au seul aspect de la malade,--une
jeune femme au facies terreux et angoissé,--deux endocardites
infectieuses, et enfin, en quatrième lieu, des troubles cardiaques si
complexes, chez une vieille femme, qu’Herlinge lui-même demeurait
perplexe, tant est délicate et infirme l’investigation du médecin dans
les altérations organiques du cœur!

Le premier cas et le dernier surtout passionnaient Thérèse. Le matin,
après la visite, elle revenait au lit de la malade, son stéthoscope à la
main. Silencieuse, elle la découvrait d’un geste, échancrait la chemise,
mettait à nu la poitrine où les seins déformés ne faisaient plus que
deux plis de chair molle; elle repoussait le gauche du doigt, et
appliquait sur le thorax blanc le disque noir de son appareil. Des
minutes entières, l’oreille appliquée à l’orifice du stéthoscope, elle
auscultait minutieusement. Sur la table centrale, les externes, qui
analysaient des urines, plaisantaient entre eux. La religieuse
gourmandait l’infirmière. L’élève pharmacien parcourait la salle, de lit
en lit, pour la vérification de ses fiches. La novice arrivait à son
tour, poussant devant elle la table roulante qui portait les assiettes
et la soupière de bouillon, avec un monceau de viande de cheval
écrasée... Et Thérèse s’obstinait à percevoir les souffles
contradictoires de ce cœur mystérieux, ravagé, déformé, affolant la
circulation par ses incohérences d’organe à demi détruit qui vit encore.
L’après-midi, à la contre-visite, elle revenait au lit de la vieille,
s’acharnant à palper, à ausculter, à percuter. La pauvre femme laissait
parfois échapper un soupir d’humeur et de lassitude. Thérèse posait le
stéthoscope sur la cinquième côte gauche, y collait son oreille, puis,
se redressant, elle recouvrait la malade et s’éloignait; ni l’une ni
l’autre n’avait échangé une parole.

Mais, dès que l’interne pénétrait dans son laboratoire, le souvenir de
Fernand Guéméné la hantait de nouveau. Elle le revoyait dans cette
étroite pièce, haletant de passion et de tendresse, lui disant avec
douceur des choses troublantes. Elle le revoyait sur le quai aux Fleurs,
tentant pour la conquérir une concession dernière. Et elle méditait le
programme de cette vie en partie double qu’il lui avait proposée:
continuer ses études, n’abandonner qu’à demi ses projets,--poursuivre,
en un mot, sa carrière aux côtés de cet homme si bon, se donner par
amour, être aimée, demeurer une femme de science tout de même...

                   *       *       *       *       *

Ce matin-là, Herlinge, à la visite, diagnostiqua définitivement «une
myocardite sans lésions valvulaires». Thérèse triomphait: la veille,
précisément, elle avait relevé des observations qui correspondaient à ce
diagnostic, et elle le dit à son père.

Il y avait là vingt-cinq ou trente médecins venus pour assister à la
leçon du maître, et parmi eux, très pâle sous ses bandeaux d’un noir
bleu, avec ses longs sourcils sombres, sa robe de deuil
irréprochablement coupée, la doctoresse Lancelevée qui demanda la
permission d’ausculter la malade; Thérèse lui tendit le stéthoscope. Les
externes, en blouse blanche, entouraient le lit; vers le pied se
pressaient les médecins en redingotes noires, tenant tous leur haut de
forme du même geste; la sœur du service était reléguée par cette foule
au lit voisin; et le docteur Herlinge, la main gauche passée dans la
ceinture de son tablier blanc, la toque noire un peu en arrière sur son
épaisse chevelure grise, l’œil acéré sous le lorgnon, décrivait, en
phrases brèves, la déformation anatomique du cœur lésé.

Dans le silence religieux de la salle, où vibrait seule la parole du
clinicien, un bruit de bottines retentit: les têtes se retournèrent vers
la porte, et l’on vit arriver, de son pas indolent et balancé, achevant
de boutonner sa blouse, la petite externe russe Dina Skaroff, toujours
en retard. Herlinge cessa de parler, fixa sur elle son regard aigu et
sévère. Il n’aimait point que tous les externes ne l’eussent pas précédé
à la visite. Elle rougit.

Le maître reprit son explication; puis à brûle-pourpoint:

--Mademoiselle Skaroff, dites-moi quels bruits vous entendez là.

A se voir interrogée devant tout le monde, Dina rougit encore davantage.
Madame Lancelevée lui passa le stéthoscope. La jeune fille écouta une
seconde, plus palpitante que la malade, puis, timidement, hasarda:

--J’entends un souffle extra-cardiaque.

--Eh bien, vous y êtes en plein! s’écria Herlinge, éclatant de rire. Un
souffle extra-cardiaque? Je vous conseille, mademoiselle, de potasser un
peu votre auscultation.

Il avait voulu la prendre en défaut pour lui faire expier son retard.
Elle s’écarta du lit, décontenancée, pâlissante, les yeux plus brillants
encore que de coutume; elle était frêle et touchante dans sa honte,
étrangère, isolée parmi tous ces hommes, le cœur gros d’envie de
pleurer, comme une petite fille.

--Mon cher maître, interrompit un tout jeune médecin, délibérément, le
souffle extra-cardiaque, je l’ai perçu hier, d’une façon très distincte.

C’était un grand blond, à la moustache fine, aux yeux vacillants
derrière le lorgnon. On s’étonna de sa hardiesse, car il tenait tête au
grand Herlinge, ce que personne n’eût osé faire. Nerveux et fringant
dans sa petite taille, Herlinge se redressa.

--Sacrebleu, mon ami, je voudrais bien savoir si c’est le bruit de galop
que vous appelez ici extra-cardiaque!

La discussion s’engagea, aride et subtile, entre le savant et le jeune
médecin qui, bravement, ne se dérobait pas. Dina Skaroff le regardait
avec amitié, se sentant défendue par lui. Elle le connaissait un peu
depuis qu’elle le voyait au cours d’Herlinge: il venait de fonder, rue
Saint-Séverin, une clinique gratuite pour les maladies de cœur; il
s’appelait Pautel; de lui, elle ne savait pas autre chose. Penché
maintenant près du maître, il promenait sa main sèche et longue sur la
chair enflée de la vieille femme; et celle-ci, la tête en arrière sur
l’oreiller, la bouche béante, subissait l’examen, passive: on eût dit un
simulacre d’autopsie.

La visite se prolongeait. Madame Lancelevée, belle et fatale, suivait
avidement la discussion, dont se désintéressaient peu à peu les hommes.
Thérèse Herlinge donnait des signes d’impatience. Ses yeux ne quittaient
pas l’horloge, une sorte de coucou dont le cadre noir tranchait sur
l’intense blancheur de la muraille, près de la porte. La pensée de cet
enterrement auquel, la veille, elle avait résolu d’assister, ne la
quittait pas.

«Mais l’heure passe! se disait-elle, en suivant la marche de l’aiguille,
l’enterrement est à dix heures, à Saint-Séverin. Mon père n’a jamais
tant fait traîner sa visite...»

Et l’on voyait ses doigts nerveux et impatients se jouer dans les
cordons de son tablier d’interne, pendant que ses yeux, incessamment, se
levaient sur l’horloge. Quand l’aiguille eut atteint dix heures cinq,
n’y tenant plus, elle posa la main sur l’épaule de mademoiselle Skaroff.

--Dina, lui dit-elle à voix basse, prenez ma place, voulez-vous? Je ne
puis rester ici davantage. On enterre, ce matin, la tante de Guéméné. Il
m’est impossible d’éviter cette cérémonie. Si mon père me demande, vous
lui direz la cause de mon brusque départ.

--C’est bien, fit Dina résignée. Mais, vous savez, il est dur, votre
père!...

Alors, sans bruit, toute à sa hâte passionnée, avec la crainte d’être
rappelée, Thérèse Herlinge, dans le blanc de sa blouse, fila comme une
ombre vers la porte, le long de la rangée des lits, et disparut.

Dans une petite garde-robe étroite, contiguë à la salle, elle se dévêtit
de sa blouse et de son tablier, apparut toute noire dans sa robe
traînante, mit son chapeau et sortit.

                   *       *       *       *       *

Mais l’horloge de sa salle retardait. Quand la jeune fille entra dans la
vieille église ténébreuse, le service touchait à sa fin. Le catafalque
brasillait dans l’obscurité du lieu, et le prêtre, en chasuble noire
chamarrée d’argent, tournait lentement autour pour l’absoute, pendant
qu’un grand silence s’était fait dans les chants liturgiques. A droite,
la masse sombre des hommes se tenait debout, compacte et solennelle. Sur
des crânes luisants et lisses, de vieux médecins, les cierges mettaient
des reflets. Moins nombreuses, à gauche, les femmes étaient
agenouillées. Thérèse aperçut tout de suite la grosse tête aux frisons
blonds de madame Adeline tournée vers elle: la doctoresse lui faisait
signe qu’une place se trouvait libre à ses côtés. La pauvre femme, qui
avait dû s’acquitter de ses visites de quartier avant l’enterrement,
venait également d’arriver, à pied, haletante. Elle s’épongeait le front
et disait à Thérèse, avec son ordinaire vulgarité:

--Ah! ma chère, je sue!...

Thérèse, qui de la piété enseignée par sa mère n’avait gardé qu’un
déisme imprécis et respectueux, s’agenouilla, mais elle ne savait pas
prier. Elle pensait peu à la morte; elle cherchait des yeux Guéméné,
sans le découvrir, de l’autre côté du catafalque.

Presque aussitôt, d’ailleurs, commença la débandade de l’assistance. Et
ce fut à la sortie, auprès du veuf, que Thérèse vit soudain Fernand
Guéméné. Ils se regardèrent tous deux avec une sorte d’angoisse; elle
lui tendit la main, qu’il serra sans chaleur, cérémonieusement.
Jusque sous le portail dentelé, jusque dans l’étroite rue des
Prêtres-Saint-Séverin, Thérèse gardait, par tous ses membres, un petit
tremblement.

--Venez, venez, ma chère, voici une voiture vide.

Et madame Adeline, officieuse, la fit entrer, presque de force, dans un
de ces carrosses de deuil dont la file s’avançait lentement devant le
portail. Elles y étaient à peine installées, y arrangeant encore leurs
jupes, qu’un visage hâve, presque funèbre dans l’encadrement d’une barbe
souple peu cultivée, apparut à la portière.

--Y a-t-il une place pour moi?

Et il pénétrait en même temps dans la voiture, qu’il emplissait d’une
odeur d’absinthe, tandis que Jeanne Adeline s’écriait sans façon:

--Tiens! ce grand fou de Morner! y a-t-il longtemps qu’on ne l’avait
vu!... Vous connaissiez les Guéméné?

Les yeux vagues et ternes dans sa face ravagée, le nouveau venu murmura
d’un air indifférent:

--Moi? non; mais, en passant je trouve ce convoi... Alors plutôt que de
prendre un fiacre pour aller à Ménilmontant, où j’exerce à présent, je
me paye une berline, et voilà!... Ça me fait quarante sous de plus dans
ma poche... D’ailleurs, je suis flapi.

Thérèse Herlinge connaissait Morner, que ses parents invitaient
quelquefois au nom d’une ancienne et lointaine amitié familiale; ce qui
n’empêcha pas madame Adeline de faire les présentations:

--Le docteur Morner... Mademoiselle Herlinge, la fille du maître,
interne à l’Hôtel-Dieu.

A ce moment, un quatrième personnage, apercevant Morner, dont il était
l’ami, escalada le marchepied et prit la dernière place de la voiture,
en saluant ces dames avec une cérémonie marquée. Celui-ci était assez
connu dans le monde médical, sous le nom de docteur Gilbertus,
pseudonyme dont il signait des articles vaguement scientifiques dans les
journaux parisiens. C’était un beau brun au teint mat, à la longue barbe
noire, et qui affectait un air de gravité triste. Il s’était soustrait
aux difficultés de la clientèle en se consacrant, dans la presse, aux
puissantes réclames pharmaceutiques, sous couleur de vulgarisation
scientifique.

--Eh bien! s’écria l’amusante Jeanne Adeline, qui retrouvait partout des
amis, et que son heureux sans-gêne mettait partout à l’aise, ça marche,
docteur, les _Granules hépatiques_?

Et elle éclatait de rire, malicieusement, toute secouée par les cahots
de la voiture qui s’était mise en marche, lentement.

Ces _Granules hépatiques_, dont elle parlait, avaient fait récemment le
sujet de trois chroniques successives, signées Gilbertus. Il y passait
en revue les divers traitements des maladies du foie, et terminait par
un discret conseil favorable aux granules du professeur Philindor.

Gilbertus parut très contrarié de cette allusion. Il avait fini par se
prendre au sérieux, encouragé d’ailleurs par ses succès. Le public le
lisait en effet comme un oracle, enchanté d’apprendre à si bon compte la
pathologie de ses reins, de son foie, de ses poumons ou de son cœur,
selon que Gilbertus préconisait une spécialité diurétique, purgative,
pectorale ou stimulante. Grâce à ses articles, les gens du monde
parlaient aujourd’hui couramment de cirrhose, d’emphysème, d’adhérences,
de dégénérescences, d’érythème... Lui-même soignait sa prose
jalousement, la rendait, en même temps, élégante et accessible à tous.

--De nos jours, dit-il fort sérieux, caressant de ses doigts gantés sa
belle barbe fine, de nos jours, qui n’a pas le foie atteint? Il n’y aura
jamais assez d’hygiène dans le public; nous ne cessons de le répéter.

On vit Morner hausser les épaules. Les joues creuses, les pommettes
saillantes hors du cadre des favoris châtains, l’air acariâtre, il
regardait la Seine, qu’on passait à ce moment. Le corbillard, avec ses
cinq panaches, oscillait déjà là-bas, sur le quai de la rive droite. Le
cortège s’acheminait vers le Père-Lachaise, où la morte, Parisienne de
naissance, devait être inhumée dans un caveau de famille.

Morner, impatient, tira sa montre:

--Ils vont comme des tortues... Enfin, j’ai le temps!...

--Alors vous exercez là-haut, à Ménilmontant? demanda curieusement la
doctoresse.

--Oui, j’ai loué deux pièces près du Père-Lachaise: un cabinet et un
salon. Et j’y donne, tous les jours, de midi à trois heures, des
consultations à ces idiots d’alcooliques... Oh! ce n’est pas que ce soit
malin: ils gobent tout... Et puis, nous sommes loin de la clientèle
bourgeoise qui exigerait presque votre état civil, la production de
votre livret de mariage, et pour le moins trois enfants, afin de
constater votre respectabilité. Non, ils ne font pas tant les
difficiles. Mais ce métier! quarante sous la consultation! Et ces sales
ouvriers, ces femmes en cheveux qui défilent dans mon cabinet en
réclamant de moi, avec une niaiserie béate, la guérison de leurs
stupides maladies!... Comme si la médecine, ça existait!...

De nouveau, avec humeur, il haussa les épaules. Thérèse Herlinge,
ardente néophyte de son art, dévorée d’un zèle passionné pour la
science, s’indignait silencieusement.

Elle éprouvait aussi un malaise dans ce milieu étrange, entre la
vulgaire Jeanne Adeline, cette doctoresse demeurée sage-femme, débitant
par tranches son savoir, dans ses visites à deux francs, et ces deux
hommes, médecins de pacotille, l’un faisant commerce de son titre dans
la réclame, l’autre, effréné noceur, prolongeant jusqu’après quarante
ans, dans les brasseries, sa vie d’étudiant, forcé par la faim à
l’exercice de cette médecine qu’il détestait et niait, triste comme un
prêtre qui continuerait de célébrer, ayant perdu la foi.

Ce dernier poursuivit:

--Oh! j’ai un truc. Il faut vivre. Ce n’est pas avec leurs quarante sous
de raccroc qu’ils me feraient manger. Ma foi, c’est de bonne guerre:
quand on tient un client, il faut en sortir ce qu’on peut! Alors, j’ai
mes plaques.

--Vos plaques? interrogea l’aristocratique Thérèse, avec un léger
frémissement de dédain.

--Mais oui, les plaques électriques, vous savez bien: ça prend beaucoup
dans Ménilmontant. Je traite à forfait. A tous ces dégénérés
alcooliques, qui font, sans exception, de la cirrhose ou de la
dilatation d’estomac, je dis: «Voulez-vous être guéri dans un an, ou
dans six mois, même dans trois?» Trois mois c’est dur, car c’est le
traitement quotidien, à trois francs la séance, pour la pose des
plaques; mais il y en a toujours qui marchent.

Très digne, méprisant, la tête haute, Gilbertus déclara:

--Ça, mon cher, c’est dégoûtant!

Morner eut un rire amer; une grimace nerveuse crispa sa face tiraillée
de rides.

--Et tes granules? et tes élixirs? et la caféine que monsieur Herlinge,
le père de Mademoiselle, administre à ses sujets, et toute la
thérapeutique imbécile que la clientèle aveugle, malgré la faillite
évidente de la médecine, s’acharne à réclamer de nous, est-ce que ce
n’est pas la même fumisterie? Alors, qu’est-ce que je fais de plus ou de
moins que mes confrères?

Dans un geste d’assentiment, madame Adeline leva ses deux petites mains
courtes que l’embonpoint avait envahies les premières. Mais Gilbertus se
récria:

--Ah! pardon, il y a thérapeutique et thérapeutique. Je sais des remèdes
logiques, fruits de longues et intelligentes recherches, et d’autres
qui, connus depuis une haute antiquité, subissent des transformations,
des perfectionnements de leurs propriétés curatives.

--Niez-vous aussi la physiologie, docteur? demanda Thérèse, dont la voix
s’altérait d’indignation hautaine.

--Oh! la physiologie, elle commence d’exister; mais à quoi nous
avance-t-elle? Savons-nous refaire du sang dans le cas d’une anémie
pernicieuse? Et devant une septicémie, que fait le médecin qui voit le
sang circuler dans l’organisme, pareil à un poison, sinon d’attendre que
ce sang, par ses propres énergies, se soit renouvelé? Et quand une plaie
se cicatrise, pouvez-vous y faire naître le demi-quart d’une cellule? Si
un malade a un bacille dans la peau, vous savez bien qu’il le garde:
tant pis si sa machine n’en triomphe pas, car ce n’est pas le médecin
qui l’en débarrassera!...

--Ah! dit Jeanne Adeline, en proie à une pensée profonde, ça serait trop
facile, si ça s’écrasait comme un pou...

Incommodée par la chaleur, elle glissait son mouchoir roulé, imbibé
d’antiseptiques, sous les plis gras de son menton. Tous, dans la
voiture, forçaient la voix pour dominer le fracas des vitres agitées. La
doctoresse reprit, de son contralto masculin:

--Morner n’a pas tout à fait tort; plus on va dans le métier, plus on
voit qu’on ne peut pas grand’chose. Et puis, qui croire parmi les
maîtres? Boussard dit blanc, Artout dit noir. Tous deux ont l’air
d’avoir raison, et, en attendant, le malade nous glisse entre les mains,
comme cette pauvre femme que nous conduisons au cimetière... Et vrai!
voir mourir des créatures de cette sorte, se dire qu’on est médecin, et
n’être pas capable de les prolonger seulement huit jours! Ah! ce n’est
pas gai!... La tumeur était là, nous la sentions sous nos doigts, et
nous étions autour du lit, le mari, Artout et moi, comme trois
imbéciles, à regarder le mal empirer... Ah! elle est jolie, la médecine!
Tenez, je suis comme Morner, je n’y crois plus. Il n’y a qu’une science
vraie: l’anatomie... Là, pas d’erreur. Un nez n’est pas une fesse. Un
point, c’est tout.

Elle s’arrêta, heureuse d’avoir, dans sa trivialité loquace, déchargé
son cœur des amertumes, des dégoûts entassés par le métier excédant
qu’elle faisait. Et comme Morner, de son air de viveur méditatif,
l’observait, intéressé par le type de cette bonne camarade joviale, elle
recommença:

--Et figurez-vous que Lucie, ma fille aînée, qui n’a pas douze ans,
donne aussi dans ces idées médicales. Mais, j’y mets bon ordre! Pauvre
chou! la lancer dans cette vie de chien que mène sa mère, non, non! Je
la caserai dans les Postes, comme dame employée, ou dans les modes... Si
l’on pouvait trouver pour les femmes une profession qui les laisserait
travailler chez elles, ça serait le rêve. Regardez-moi: est-ce que j’ai
une maison, un intérieur, ce que toutes les femmes aiment, enfin, un
petit coin gentil où rester tranquille quand l’envie vous en vient?
Toujours dehors, mangeant à la diable, volée par mes bonnes, à peine si
je vois mes enfants, qui s’élèvent comme ils peuvent... Et un mari au
milieu de tout cela, vous croyez peut-être que c’est facile à retenir,
quand sept nuits sur dix je suis dehors, appelée pour des accouchements,
des faux croups, que sais-je encore? Adeline est de bonne composition,
mais tout le jour il trime sur ses registres, là-bas, à l’économat de la
Pitié, et tout de même il aimerait bien une maison qui ne soit pas un
restaurant, pas un hôtel meublé... Ah! mes amis, ça manque de poésie,
voyez-vous, le foyer de la doctoresse. Des médecins, certes il en faut,
puisque le malade en réclame, qu’il y en a toujours eu; mais on aura
beau dire, c’est l’affaire des hommes.

Thérèse demeurait impassible dans l’ombre de la voiture. Elle entendit
Gilbertus, galant, se récrier:

--Comment, madame, vous parlez ainsi devant mademoiselle Herlinge, quand
nous présageons tous pour elle un si brillant avenir?

--Oh! pour mademoiselle Herlinge, c’est différent, dit Jeanne Adeline.

Elle voulait distinguer par là entre leurs conditions, sachant bien que
la jeune fille trouvait dans la science un luxe de plus et se le pouvait
offrir, toujours libre de le rejeter si cet agrément devenait une
contrainte; tandis que, pour elle, la science était le gagne-pain.
Sage-femme diplômée quand elle avait épousé Adeline, elle avait décidé,
pour améliorer la situation du ménage, de passer le doctorat. Son
courage et sa mémoire merveilleuse le lui avaient obtenu, et c’était au
milieu de ce surmenage, entre sa course aux étages dans les sombres
immeubles de la rue Dauphine, et ses consultations dans le petit
entresol de la rue de Buci, qu’elle avait encore trouvé le temps de
mettre au monde ses quatre enfants, réalisant, par un tour de force, ce
prodige d’être à la fois, dans la société, une femme et un homme.

--Me voici arrivé, s’écria Morner, je file.

Les voitures montaient au pas l’avenue de la République; il dit adieu,
ouvrit la portière, sauta sur la chaussée et disparut. Gilbertus, alors,
le jugea d’un mot:

--Un brave garçon, mais pas sérieux.

Lui l’était suprêmement. Il cherchait aussi à se rapprocher de ses
grands confrères, et, dans ce dessein, manifestait près de la fille
d’Herlinge un empressement admiratif; mais, comme les voitures
franchissaient la porte du Père-Lachaise, Thérèse déclara que, dans le
cimetière, elle désirait suivre l’enterrement à pied.

--C’est un principe chez moi, déclara-t-elle.

Et elle s’en fut, heureuse d’échapper à une compagnie dont les propos la
choquaient.

Hâtant le pas, elle vint rejoindre le petit groupe des personnes qui
montaient, silencieuses et fatiguées, l’avenue principale. Il ne se
composait guère que d’hommes. En avant, près du veuf, Fernand menait le
deuil. C’était un de ces matins d’août où l’on sent une menace
d’automne; un peu de brume s’attardait dans l’air; déjà quelques arbres
avaient jauni. L’avenue s’élevait, de terrasse en terrasse, jusqu’à la
chapelle dont le fronton grec se profilait sur le bleu léger du ciel. A
droite et à gauche, mornes façades d’une rue ensommeillée, s’étageaient,
blancs et divers, les monuments des morts illustres. Et, parmi cette
froide bordure de marbres et de statues, un arbuste frêle balançait
doucement sa ramure pleureuse aux feuilles pâles: c’était le saule de
Musset,--toute la poésie d’une époque, le romantisme même, une élégie,
une gloire se survivant...

Thérèse avait le cœur serré de mélancolie; la conversation qu’elle
venait d’entendre sans vouloir en faire cas agitait maintenant en elle
des doutes, des incertitudes. D’irréfutables vérités y avaient été dites
sur l’impuissance médicale, et Jeanne Adeline l’avait plus troublée
encore par la sincérité de ses doléances... Ah! comme celle-là soupirait
douloureusement vers le foyer tranquille et paisible de la mère de
famille, de l’épouse!

Et voici que, tout autour de Thérèse, conspiraient des évocations
d’amour intime, puissant et absolu. D’abord, ce veuf dont l’attitude
hypnotisait tous les regards par son expression de douleur, attirait ses
yeux aussi, et sa pensée se fixait sur lui tandis que, d’un pas lent,
comme en un cauchemar, il suivait le funèbre véhicule scintillant
d’argent qui lui emportait sa compagne. Là-bas, entre deux niveaux des
terrasses, apparaissait, dans son architecture terrible et simple, le
Monument aux Morts, de Bartholomé. Une porte y était figurée sur les
ténèbres de l’au-delà, et un couple nu, déjà sorti de la vie, la
franchissait enlacé dans une noble et amoureuse union. Les deux beaux
corps de pierre polie se détachaient sur l’ombre où ils entraient. De
loin, du bas de l’avenue, de la grille même, on les apercevait déjà,
précis et purs, glorifiant superbement, dans un geste unique, l’Amour et
la Mort.

Et Thérèse voyait encore Guéméné, s’en allant près du veuf, veuf lui
aussi d’un rêve qu’elle n’avait pas voulu réaliser, pleurant peut-être
la compagne qu’elle n’avait pas voulu devenir. Alors, sa tristesse se
fit étrangement tendre et douce.

On inhuma madame Guéméné, selon ses volontés dernières, dans un vieux
caveau situé dans le plus ancien quartier du cimetière et où dormaient
tous ses parents. C’était un coin plein d’ombre et de mystère. Des
cyprès gigantesques y avaient poussé sans ordre, comme au hasard, et un
lierre épais, somptueux, envahissant, s’y déroulait magnifique, nivelant
les pierres tumulaires, grimpant aux troncs, aux colonnes grecques des
tombeaux en ruine, s’accrochant en draperies funéraires aux urnes
verdies de mousse. Puis les hêtres énormes, plantés au grand siècle dans
ce parc des Jésuites, formaient un dais de feuillage, sous lequel
régnait une lumière verte. Et l’on n’entendait rien, que le piétinement
de la foule, et le pas alourdi des hommes lugubres, apportant pesamment
leur incommode fardeau.

L’assistance, avec cette curiosité avide de la douleur d’autrui, si
étrange et si humaine, dardait les yeux sur le veuf. Il fut admirable de
retenue et de dignité: il regardait toujours le cercueil, rien que cela;
et quand le cercueil eut disparu, il regarda l’affreux abîme où
s’engloutissait sa compagne,--mais il déçut la foule en lui dérobant ses
larmes.

Thérèse s’était approchée de la tombe; elle se tenait maintenant auprès
de Guéméné. Il ne l’avait pas vue. Subitement il la devina, et de
nouveau leurs regards se croisèrent. Le jeune homme était livide, le
visage défait. Elle attendait un mot de lui; un subtil instinct
l’avertissait qu’il allait lui parler, mais il demeura impénétrable.

A peine risquait-il un coup d’œil furtif vers Thérèse, dont le profil
princier se détachait sur le fond de sombre verdure. Elle avait la grâce
et la noblesse d’une fine statue, mais une émotion soulevait d’un
souffle fort sa poitrine, et, sous son chapeau noir aux ailes légères,
elle était indiciblement triste et troublante.

Fernand Guéméné la retrouva encore, un moment après: quand elle lui
serra la main, dans le monotone défilé des condoléances, il sentit la
première pression de vraie pitié.

Comme il s’apprêtait à prendre place près du veuf, dans la voiture de
deuil, celui-ci le repoussa doucement:

--Merci, mon petit, laisse-moi seul maintenant.

Et la voiture fila devant lui, le laissant là si désemparé qu’il
demeura, quelques secondes, immobile. Puis, dans la crise morale qu’il
traversait, l’idée d’une marche au grand air le séduisit tout à coup. Le
trajet, pour revenir chez lui à travers le quartier du Temple, n’était
pas considérable: il résolut de rentrer à pied.

Déjà il s’était engagé dans l’avenue de la République, où la pente douce
et longue, la descente sans fatigue, donnaient à son pas un mouvement
berceur qui endormait son mal. Les tramways de la banlieue parisienne
glissaient avec fracas sous le fil électrique, et les étincelles bleues
crépitant sur les rails amusaient la douleur du jeune homme. Soudain il
vit une femme cheminant près de lui: c’était Thérèse. Elle aussi
descendait à pied, seule. Leur trajet était le même. Il hésita. Il y
eut, dans l’allure de la jeune fille, un ralentissement; ce fut, chez
tous les deux, la même indécision.

Brusquement, Fernand salua, quitta le trottoir, et sauta dans un tramway
en marche.

                   *       *       *       *       *

Quand il arriva chez lui, une heure sonnait à Notre-Dame. Son domestique
l’avertit que le déjeuner était servi, et que trois clientes
l’attendaient.

--Merci, dit-il, j’ai pris mon repas en route.

Et il passa tout de suite dans son cabinet.

Sur la table de travail, parmi d’autres photographies, se trouvait un
groupe d’internes dans le fond duquel on reconnaissait, revêtue de sa
blouse, Thérèse Herlinge.

--Pourquoi conserver ce souvenir excitant? prononça-t-il à mi-voix, dans
une apparence de grand calme.

Et, tranquillement, saisissant le carton, il le mit en morceaux. Un à
un, les fragments tombèrent. Il les poussa du pied jusque dans la
cheminée. Puis, tirant méthodiquement une allumette de sa boîte, il la
coula tout enflammée sous les débris de l’image. Alors, se raidissant,
il ouvrit la porte de la salle d’attente pour introduire la première
malade. C’était une bouchère rhumatisante, qui lui montra sa main sèche,
déformée par les douleurs. Il voulut prendre et palper ces phalanges
enflées et tordues, mais un tel tremblement agitait ses doigts qu’il ne
put étudier la déformation articulaire. Il fit un violent effort pour
réprimer sa nervosité: ce fut en vain. Et, au moment de rédiger en
ordonnance le régime alimentaire qu’il prescrivait à l’arthritique,
voici que sa plume impuissante se refusait à former les mots. Il lui
fallut une réaction de toute sa volonté pour achever d’écrire.

La cliente partie, il se précipita vers le foyer, fouilla les cendres.
Qu’avait-il fait! Pourquoi donc avoir détruit ce cher visage qui, depuis
des mois, dans un tête-à-tête mystique, rompait sa solitude, qui lui
souriait finement, comme une autre Thérèse plus pitoyable, consentant à
demeurer sa silencieuse compagne de travail? Quelle stupidité que sa
prétendue force, et quel orgueil y dominait! Brûler cet unique
souvenir!...

Parmi les fragments de la photographie noircis et racornis par le feu,
apparaissaient des coins blancs de tabliers d’internes, un morceau
d’arbre intact, et aussi la figure de Pautel, le médecin blond aux yeux
vacillants sous le lorgnon. Parfois le papier calciné s’effritait quand
Fernand le déroulait. Tout à coup, minuscule et un peu jauni par la
flamme, le visage de Thérèse, tranché au col, se trouva sous ses doigts.
Il la possédait enfin, la précieuse relique! Avec des soins délicats, il
la coucha dans le creux de sa main, et, pendant de longues minutes,
immobile et frémissant, il la contempla...

Il ne reprit ses consultations que beaucoup plus tard. Les clients
s’étaient accumulés dans la salle d’attente; six heures allaient sonner
quand il expédia le dernier. Il parcourut alors le registre où son
domestique écrivait les visites à faire, et, n’y voyant aucun cas
urgent, il se dit souffrant et se mit au lit. On ferma les volets, sur
son ordre, dans la grande chambre carrée qu’il occupait au troisième
étage.

La nuit vint; il ne dormait pas encore, bien qu’il se fût tourné vers la
muraille. Quand, d’un mouvement fiévreux, il changea de côté,
distinctement, sur le fauteuil voisin de la fenêtre, il vit Thérèse
assise, vêtue de la robe noire qu’elle portait le matin, coiffée du
chapeau de paille aux ailes légères. L’hallucination était si nette
qu’il reconnaissait parfaitement, dépassant le col de broderie noire, le
mince liséré blanc d’un petit faux col masculin qu’elle portait
d’habitude. Seul, le visage restait empli d’ombre, et les yeux,
agrandis, obscurs, cernés d’un halo, s’attachaient à lui, fixement.

--Thérèse! ne put-il s’empêcher de prononcer à mi-voix, est-ce vous?

Sa voix lui fit peur, à résonner ainsi, sans écho, dans la chambre. Il
se tut. Mais, devant ce fantôme, sa passion lui gonflait le cœur: il
craignait que l’hallucination ne disparût; il la retenait comme on
retient un rêve très doux, par un grand effort de l’imagination, et il
se mit à lui dire des choses caressantes, follement, se figurant que
Thérèse était sa femme, et qu’elle se trouvait ici, chez eux.

Tout à coup il sonna fébrilement, demanda de la lumière, sa glace à
main, de l’eau à boire; il se mirait avec inquiétude, examinant ses
prunelles, cherchant du strabisme.

--Léon, demanda-t-il au domestique, ne me trouvez-vous rien
d’extraordinaire dans le visage?

--Non, monsieur.

--J’ai bien, dans les yeux, l’expression ordinaire?

--Oui, monsieur.

--Lorsque je vous regarde, est-ce que je ne louche pas?

--Non, monsieur.

--Merci, Léon... Ah! encore un mot; dites-moi, n’ai-je pas laissé un
vêtement sur le fauteuil, là, près de la fenêtre?

--Il n’y a rien sur le fauteuil, monsieur.

--C’est bien; vous pouvez me laisser maintenant.

--Monsieur est-il souffrant? monsieur n’a-t-il pas besoin que je veille
un peu?...

Guéméné eut une douceur à sentir la nuance d’affection servile qui était
dans cette phrase. Mais il congédia le valet de chambre, gardant
seulement deux fortes lampes allumées dans la pièce.

                   *       *       *       *       *

Le lendemain, en se levant, très pâle, les membres endoloris, il nota,
comme chaque matin, sur son carnet, les indications du registre. Il but
un peu de thé, et, avant de sortir, se pencha un moment à la fenêtre.

Deux pigeons gris, soyeux, plumeux et gras, avaient posé leur nid entre
deux branches, dans l’arbre le plus voisin. La femelle couvait pour la
seconde fois. Le mâle, qui chassait sur l’eau, revint au gîte, d’un vol
lourd et tournant. A son approche, elle se souleva, légère, tout en
plumes: il lui donna sa pâture, d’un seul jet dans le gosier; puis, de
son joli bec rose, pareil à un bijou de corail, il lui fourragea le cou,
tendrement, et elle dodelinait la tête, avec une grâce exquise. Un amour
ingénu était entre ces deux petites bêtes ailées, posées comme par
miracle au-dessus du fleuve mouvant. Les grands peupliers d’Italie, aux
feuilles tremblantes, frissonnaient. Guéméné descendit, l’air étrange.

Sur le seuil de la porte en cintre située un peu de travers dans la
bâtisse du XVIIIe siècle, il hésita un instant. Puis un geste violent
lui échappa:

--A quoi bon, dit-il, puisque je ne puis plus!...

Dix minutes plus tard, dans l’Hôtel-Dieu, il montait au service
d’Herlinge. Au laboratoire de Thérèse, il frappa. Une infirmière
passait:

--Mademoiselle Herlinge est en bas, monsieur.

--C’est bon. Voulez-vous lui dire que quelqu’un l’attend ici?

Lorsque Thérèse ouvrit la porte, elle vit Fernand abattu, la tête entre
ses mains, à sa propre place, les coudes sur sa table de travail.

--Vous voulez me parler, Guéméné? fit-elle d’une voix très altérée.

Elle fut émue bien davantage quand il laissa voir ses traits défaits.
Et, tout de suite, par loyauté, pour couper court à toute équivoque:

--Vous savez, tout ce que nous avions dit ensemble l’autre jour, je l’ai
ressassé dans mon esprit... et dans mon cœur... et j’ai bien compris,
définitivement, mon pauvre Guéméné, l’impossibilité de vous sacrifier
mon art.

--Je ne vous demande plus rien! prononça-t-il, brisé. Le bonheur même,
je ne m’en soucie plus, pourvu que vous veniez dans ma vie... mais
venez-y Thérèse!

Il tendit les bras. Une tristesse l’accablait, qui endeuillait ces
fiançailles. Mademoiselle Herlinge, elle, triomphait. C’était son rêve
complet se réalisant: des larmes de tendresse lui montèrent aux yeux.

Il ajouta:

--Je ne peux plus vivre sans vous avoir... au moins un peu!

Le dard du chalumeau ronflait toujours sous l’étuve où fermentaient des
bouillons de culture. Sur la table, près du microscope, des fragments
d’une matière blanchâtre étaient préparés, pièces anatomiques extraites
d’un endocarde à la dernière autopsie. Une violente odeur d’iodoforme
emplissait l’étroit laboratoire. Thérèse Herlinge tremblait et
pâlissait; l’amour passa dans ses yeux troubles; Fernand s’avança vers
elle. Ils s’étreignirent.




DEUXIÈME PARTIE




I


Noir et discret, avec un ronflement doux de machine aristocratique,
l’automobile d’Artout descendait l’avenue Kléber, emportant dans cette
nuit de janvier, silencieuse et bleuâtre, le maître et madame
Lancelevée, qu’il reconduisait chez elle, à Passy, après une
consultation.

--On ne vous a pas vue ce matin, ma chère, au mariage de la petite
Herlinge...

Madame Lancelevée eut un demi-sourire. Tout, chez elle, était
involontairement apprêté. Elle n’avait que trente-quatre ans, mais son
peu d’abandon accusait davantage. Une longue redingote de drap retombait
sur sa robe noire; elle portait la rosette violette.

--Cher maître, dit-elle après un instant de réflexion, mademoiselle
Herlinge ne m’a pas demandé conseil lorsqu’elle a décidé de se marier.
Elle a bien fait. Elle ne se serait pas rangée à mon avis.

--Oui, oui, je sais, fit Artout très amusé, le célibat des doctoresses,
c’est votre religion, à vous!

--Non, pas ma religion, mais un principe extrêmement simple et
rationnel, que je professe ouvertement devant toutes les jeunes
étudiantes. Ouvertement aussi serais-je allée à l’encontre de mon
principe, si j’avais assisté au mariage de l’une d’elles: c’est pourquoi
je me suis abstenue. Je lui souhaite néanmoins tout le bonheur possible,
sachant bien, hélas! qu’elle ne le trouvera pas.

--Allons donc! Ce sera une petite femme délicieuse.

Artout était un homme de soixante ans, puissant et rasé, au profil
bourbonien, d’une majesté épiscopale.

Sa main de chirurgien, épaisse et large, mentait à toute la tradition
professionnelle qui veut les doigts déliés et maigres; mais elle avait
une réputation établie de force et de maîtrise; une sorte de légende
l’entourait, et l’on songeait, en la voyant, aux opérations
merveilleuses du grand homme, à ses coups de bistouri fameux dans
l’Europe entière, à sa sûreté tranquille pour manier le scalpel au plein
des organes vitaux, comme un artiste un crayon ferme. Toute sa valeur
illustre était dans sa main, dans la vigueur calme de cette main de
rustre, qui avait sauvé tant de vies humaines, et, d’un geste habituel,
dans le noir du coupé, il la posait en parlant sur la pomme d’or de sa
canne, comme un outil sacré qu’on respecte et qu’on soigne. D’ailleurs,
il connaissait sa propre puissance, et cela était apparent dans ses
attitudes, dans son port de tête. La supériorité dont il était conscient
faisait que, parmi ses confrères moins fameux, il distinguait peu entre
les hommes et les femmes. Il ne dédaignait pas de patronner Jeanne
Adeline, comme il eût aidé un médecin chargé de famille; il prisait le
talent de madame Lancelevée; pour Thérèse Herlinge, il l’avait poussée
sans hésitation dans la carrière, persuadé qu’elle y tiendrait l’emploi
avec autant d’honneur qu’un homme. Puis, Artout, célibataire, avait
conservé pour les femmes, en général, cette sympathie légèrement
sentimentale du vieux garçon, qui les recherche, les estime,
s’illusionne même à leur égard, tourmenté d’un besoin inassouvi
d’affections familiales.

--Mais oui, poursuivit-il devant le sourire persistant et froid de la
doctoresse, je l’ai connue toute gosse, cette petite Herlinge: elle est
débordante de vie, elle aimera son mari passionnément.

--Si elle l’avait aimé passionnément, mon cher maître, elle aurait,
selon le désir qu’il en avait, quitté sa profession pour lui complaire.
Elle ne l’a pas fait; elle s’est réservée en se mariant: donc elle ne
s’est donnée qu’à demi, donc Guéméné ne lui suffisait pas... Je ne suis
qu’une vieille fille rebelle à l’amour; mais j’ai pensé et j’ai vu; et
je vous le dis: ce sont de vilains atouts que ces prémisses dans le jeu
conjugal.

--Ta ra ta ta! Vous parlez comme une salutiste, comme une vestale de
marbre que vous êtes. La petite Herlinge ne se fût pas contentée de ce
rôle, et, laissez-la faire, elle se tirera de celui qu’elle assume ce
soir, tout en faisant un jeune médecin dont j’augure beaucoup, car elle
a de l’étoffe.

--Avant cinq ans, déclara la sibylline personne, ce sera le divorce.

Elle dissimulait une sorte de joie intérieure à prononcer, en ce soir de
noces, le mot sinistre. On eût dit qu’à s’imaginer la nuit d’amour
s’apprêtant à cette heure dans la petite maison de l’île Saint-Louis,
derrière les sèches ramures des peupliers d’Italie, avec le fleuve
d’argent et de nacre noire coulant sous les fenêtres nuptiales, une
inquiétude la troublait, elle qui s’était volontairement sevrée de tout
mystère semblable.

--Alors, ma chère, il ne vous suffit pas de vous montrer impitoyable
pour vos amoureux: vos belles confrères sont aussi frappées d’avance?...

--Je fus, pour mes amoureux, plus pitoyable qu’il n’y parut, mon cher
maître. La plupart sont consolés; ils ne le seraient point de s’être
enchaînés à une épouse de hasard, qui n’eût guère été pour eux qu’une
maîtresse défendue et fugitive.

--Vous dites: «La plupart sont consolés...» J’en connais un qui vous
pleure toujours. C’est le petit Bernard de Bunod. Sa mère vous exècre,
depuis le jour où il s’est écrié devant elle: «Je me tuerai!...»

Un rire d’incrédulité tranquille passa entre les lèvres mi-closes de
madame Lancelevée; et ce fut toute sa réponse. Artout regardait à la
dérobée cette étrange femme qui, parlant des hommes épris d’elle,
pouvait dire: «la plupart». Elle avait été, en effet, fort aimée et de
façon singulière: son beau corps et le feu tragique de ses prunelles
sourdement passionnées avaient appelé le grand amour, en même temps que
sa volonté infrangible d’être heureuse autrement s’y était refusée. On
sentait aujourd’hui, dans son visage un peu fané, comme la fatigue
secrète de luttes profondes et une certaine dureté victorieuse. Elle
vieillissait. Depuis quatorze années, elle avait laissé derrière elle,
échelonnées dans sa jeunesse, des passions mortes; un jeune homme, de
cinq ans moins âgé qu’elle, ce Bernard de Bunod qu’elle avait soigné
dans une angine diphtéritique, s’acharnait à l’aimer sans espoir. Mais
la vie de la doctoresse, que favorisait et dédommageait magnifiquement
la gloire, était maintenant faite, agréable, complète et apaisée. Elle
en avait oublié bien d’autres; ce pâle enfant gâté, habitant chez sa
mère, en «fin de race», ne comptait plus.

Artout reprit:

--Celui-là est sincère; sa faiblesse recherche votre force.

L’automobile eut une palpitation de forge, étouffée, réprimée, puis
ralentit doucement jusqu’à ce que sa vitesse s’éteignît et mourût dans
un arrêt à peine perceptible. Madame Lancelevée était chez elle.

--Je suis libre, fit-elle, je suis heureuse.

Déjà la porte de son petit hôtel s’ouvrait: la femme de chambre, une
jolie Anglaise au tablier brodé, se tenait sur le seuil, souriante; une
clarté tiède régnait dans le vestibule; au rez-de-chaussée, derrière les
flots de guipure des rideaux transparents, on voyait, baigné d’une
lumière rose, le confort de la salle à manger où l’attendait son repas.
Elle le prendrait solitaire et silencieuse, mais dans une paix parfaite.
Sa sagesse avait été d’éliminer de ses ambitions la multiplicité des
bonheurs et d’en convoiter un seul: celui d’être une femme d’exception,
docte et célèbre. Aujourd’hui, célèbre et docte, très appelée pour la
médecine d’enfants dans le monde politique, avec son diagnostic lent,
mais sûr, qui la faisait traiter en égale par ses grands confrères
masculins, elle avait réalisé son rêve unique, et elle vivait égoïste,
satisfaite et sans regrets.

Et, comme l’auto rebroussait chemin pour le ramener chez lui, Artout
pensait:

«Pourquoi pas des femmes comme celle-là? Elles ont le droit, après tout,
de choisir ce célibat commode où s’épanouit sans contrainte leur
cerveau. Ce n’est pas, il est vrai, absolument naturel, mais leur nombre
demeurera toujours restreint, et il en restera encore assez pour le
mariage et la maternité... Cette Lancelevée a-t-elle raison? la
femme-médecin doit-elle être une vierge-penseuse?»

Et il comparait cette doctoresse chercheuse, toujours en études, à
l’infatigable Jeanne Adeline, trimant jour et nuit pour gagner à ses
quatre enfants quelques pièces de quarante sous. Les journaux illustrés
donnaient de la première une photographie bien typique, prise dans son
laboratoire de bactériologie; et c’était sous cette figure que le public
se la représentait. Artout imaginait l’autre courant à ses visites
qu’elle bâclait afin d’en faire davantage en une heure, s’en référant
pour tous les cas à son infaillible mémoire, à ses livres de pathologie
admirablement sus mais qui dataient de quinze ans. Madame Lancelevée
poursuivait noblement sa carrière scientifique; Jeanne Adeline
s’exténuait, s’étant donnée, malgré sa personnalité petite, à des
fonctions multiples et complexes.

«Alors, pensait Artout secrètement ébranlé dans ses convictions, dans
son amour de la santé et de la vie, alors la formule définissant le cas
social de ces créatures nouvelles serait donc: «_Ni mari ni
enfants_?...»

A cette même heure, Fernand Guéméné ouvrait à sa femme la porte de sa
maison.

Leur amoureuse émotion était douce et silencieuse. Thérèse, avec un
tremblement léger, dit en entrant:

--Oh! c’est joli ici!

Le porche avait été orné de fleurs, de plantes vertes; les domestiques
s’avançaient pour une muette bienvenue; l’escalier de la vieille maison
aux petits carreaux rouges ouatés de tapis, se développait à angles
droits jusqu’au premier étage où se trouvait la salle à manger avec la
table servie. Lorsque Thérèse entra, devant cette lumière, cette table
aux deux couverts, l’éclat des cristaux, des verreries, de l’argenterie
et des fleurs rares, elle eut un nouveau cri de joie:

--Et c’est _chez moi_, cela!

Elle admirait le service, complimenta l’intelligente femme de chambre,
et, se tournant vers son mari:

--Fernand, vous me ferez tout voir tout de suite votre fumoir, votre
cabinet, le mien... le mien surtout: pensez que j’en suis encore à me
demander quel effet y font mes meubles Empire!

Ç’avait été son désir de jeune fille un peu singulière, très détachée
des choses pratiques, de tout ce qui ne concernait pas ses études:
laisser à Fernand le soin d’aménager à son gré le logis de leur amour. A
peine avait-elle donné, de-ci de-là, quelques indications sur ses goûts,
choisi ses meubles de travail, se réservant la surprise de les revoir
dans l’élégance raffinée de l’installation.

Et elle le précédait, dans sa robe sombre et soyeuse, dont les
frou-frous faisaient, par la maison de Guéméné, une musique féminine et
gaie.

Au premier, c’était, avec la salle à manger, le fumoir minuscule et un
petit salon de repos pour Thérèse, tendu de perse mauve. Au
second,--car, dans l’étroite maison, pour passer d’une pièce à l’autre,
il fallait souvent gravir un étage,--étaient situés les deux cabinets de
travail de ce ménage moderne. Guéméné s’était contenté du plus sombre,
celui dont l’unique fenêtre ouvrait sur une cour, tandis qu’il
abandonnait à sa femme la pièce de la façade, d’où l’on voyait les
arbres, la Seine, et, sur la rive opposée, la perspective oblique du
quai aux Fleurs. Ainsi, dans ce ménage spécial, à l’encontre de nos plus
constantes mœurs familiales, la profession du mari déjà se trouvait
amoindrie et sacrifiée au bénéfice d’un autre intérêt, plus souverain...

Les yeux de Thérèse devinrent humides; elle saisit la main de son mari.

--Mon ami, vous m’avez laissé cette pièce: je suis très émue... Vous
l’occupiez jusqu’ici cependant... vous me disiez comme on y était
bien...

--C’était votre place, Thérèse: l’autre n’était pas digne de vous.

Ses yeux rêveurs posaient sur elle un regard de passion tranquillisée.
Elle y était enfin véritablement, dans cette maison qu’elle hantait
autrefois de son ombre inquiétante, elle y entrait pour toujours, et la
propriété du jeune homme sur elle commençait rien que de la voir ici.

--Comme le travail me sera bon près de vous! dit Thérèse.

Elle jouissait d’attendre cette vie heureuse et complète dont cet
appartement, si bien fait pour l’étude, symbolisait la belle ordonnance,
avec sa bibliothèque, son large bureau d’acajou aux chimères dorées, son
fauteuil de travail, puis le lit d’examen pour les malades, le
microscope tout monté devant la fenêtre, et la porte complice, la porte
favorable, s’ouvrant sur le cabinet voisin, qui permettait à l’étudiante
l’appel murmuré vers son jeune mari... Tous ses rêves se réalisaient,
et, par surcroît, celui qu’elle n’avait pas voulu faire. Elle serait la
femme savante et célèbre, selon ses vœux, et, de plus, à ses heures,
elle se délecterait dans cet amour qu’elle n’avait pas souhaité.

Et déjà elle se voyait docteur, recevant ici ses malades. Il existe,
dans ces sortes d’audiences, une royauté morale qu’elle ambitionnait
depuis sa prime jeunesse. Elle serait à son fauteuil de bureau, et de
grandes dames lui amèneraient leurs enfants délicats, avec une humilité,
une supplication inexprimées, tout ce qui passe dans les yeux de ceux
qui souffrent, devant le mystérieux pouvoir du médecin.

--Thérèse, rappela discrètement Guéméné, notre petit souper nous attend
depuis bien longtemps...

Elle le regarda; elle lui revenait de très loin, de si loin que,
retrouvant, avec la vue de ce jeune époux, la solennité délicieuse de
l’heure, elle lui sourit...

--Et là-haut? demanda-t-elle.

--Là-haut, reprit le jeune homme avec une piété, une religion, là-haut,
c’est notre chambre... mais je vous assure, Thérèse, qu’il faut
descendre souper.

Ils s’attablèrent avec un ravissement naïf qui les faisait se sourire
sans cesse, les yeux pleins de toutes les tendresses qu’ils ne se
disaient pas. Cette entrée dans la vie commune était impressionnante et
calme. Ces deux beaux êtres de raison ne s’étaient pas unis sans de
profondes et inquiètes réflexions sur l’avenir. Et, les serments
échangés délibérément, ils semblaient palpiter encore du tourment de
l’incertitude. Seraient-ils heureux?... Et ils se pénétraient l’un
l’autre, gardant cette question muette, impitoyable, au fond de leurs
prunelles passionnées.

Les domestiques les épiaient furtivement, Fernand demanda:

--Quel jour décidez-vous de partir pour Genève?

Ils mangeaient à peine et, instinctivement, affectaient une paix qu’ils
ne possédaient pas. Thérèse répondit:

--Partir... mais si je vous disais, cher ami, que je n’y tiens guère...
Cette Suisse, cette Italie, ces hôtels... j’ai vu ça tant de fois aux
vacances, avec mes parents! J’abhorre le chemin de fer, et je déteste
n’être pas chez moi... Partir, quand j’aurai goûté la douceur tranquille
de cette petite maison, à quoi bon? Pour suivre un usage?...

--Je désirais beaucoup, dit Guéméné fermement, faire ce voyage avec
vous; maintenant, vous déciderez.

On servit des fruits glacés; Thérèse, en les coupant du bout de sa
fourchette, reprenait:

--Faut-il vous avouer mon rêve?... Eh bien, ce serait de rester
gentiment ici, de commencer tout de suite notre vraie vie. Vous me
pardonnez d’être un peu méthodique, n’est-ce pas? J’aime la règle
définitive, qui fixe les habitudes une fois pour toutes: c’est pourquoi,
sans doute, je déteste les voyages. Et tenez, dès demain je voudrais
inaugurer le programme de notre nouvelle existence, reprendre mon
service à l’Hôtel-Dieu...

--Votre résolution d’achever vos deux ans d’internat est irrévocable?

--Absolument irrévocable, cher Fernand, je vous l’ai dit vingt fois
déjà. Je ne suis pas mûre pour la consultation, et puis rien ne remplace
l’hôpital; ce sont mes années les plus intéressantes que j’y passe. Ah!
l’internat! je le regretterai trop pour n’en point profiter avidement,
autant qu’il m’est loisible. Depuis mes quinze jours de congé, je
m’ennuie de ma salle.

Fernand eut un tressaillement léger et ne desserra pas les lèvres. Ce
fut un peu timidement que Thérèse ajouta:

--Si vous le vouliez, j’y retournerais lundi.

--Mais, Thérèse, reprit-il, vous êtes maîtresse de vos actes. Vous savez
bien que je ne ferai jamais un geste pour entraver la liberté d’une
femme telle que vous.

Il avait frémi en parlant. Tout le dévouement de son amour était dans
cette phrase, où il faisait céder son besoin viril de domination et ses
volontés tenaces. Thérèse le contemplait avec douceur. Cet homme, qui
savait plus qu’elle, en qui elle devinait une supériorité réelle, un
instinct médical plus puissant, lui sacrifiait ses préférences,
amoureusement, simplement. Elle eut un mouvement de tendresse, la rançon
de ses exigences, et, l’entraînant dans le petit salon meublé pour elle,
seule devant lui, avec un abandon d’enfant:

--Cher Fernand, vous ne vous renoncerez pas toujours pour moi, je veux
que ce soit mon tour quelquefois. Je suis une femme comme une autre,
j’aspire à vous rendre heureux... je vous aime...

Il tremblait de bonheur; sur son épaule s’appuyait ce beau front
lumineux de l’étudiante, réceptacle sacré d’une si pure intelligence. Le
don d’une telle femme était grand. Guéméné s’enorgueillissait dans son
amour. Mais Thérèse, qu’une émotion plus profonde envahissait, se
confessait, se dévoilait toute:

--Oui, une femme comme une autre, capable d’aimer puérilement. Ma vie
spéciale m’a mis un masque: il fallait que je fusse ainsi, vous savez
bien, rigide et impénétrable. Mais croyez-vous que j’aie toujours ignoré
les faiblesses, les découragements, les lassitudes? Parfois--je ne l’ai
jamais avoué--le travail m’exténuait; mon corps même fléchissait après
les dures matinées, les trois heures que je passais debout, dans la
salle, et, l’après-midi, je devais me raidir à l’amphithéâtre, pour la
dissection. Alors j’étais triste, et je ne savais pourquoi. Aujourd’hui
la solitude d’autrefois s’éclaire, je la comprends: ma vie était rude et
sans amour. Je ne me suis jamais confiée à personne. Je m’enfermais dans
mon orgueil. Fernand, je ne suis qu’une simple étudiante qui vous
chérit. J’aime ma vie laborieuse, malgré ses rudesses; vous m’aiderez à
la supporter plus vaillamment.

Une ivresse le prenait à découvrir enfin, sous la froide figure de
vierge cérébrale, la tendre jeune fille qu’il pressentait. C’était
l’union éperdue de leurs deux âmes, précédant l’autre union.

--Oh! Thérèse, murmurait-il à son tour, pardonnez-moi d’avoir voulu vous
soustraire à votre magnifique destinée. J’étais fou. Mais c’est pour
vous que j’existe, pour le double développement de votre cœur et de
votre cerveau. Je m’y consacrerai. A votre cœur je donnerai la chaude
atmosphère d’un culte; à votre cerveau superbe, la liberté de s’épanouir
complètement dans votre art. Non, vous n’êtes pas une simple étudiante,
mais une femme rare et précieuse, une lumière. Vous aurez les livres,
les congrès, les cours, les cliniques, les laboratoires et la liberté
souveraine, et, par-dessus tout, l’amour absolu de votre mari.

Leurs mains fiévreuses se cherchèrent et s’enlacèrent, et ils se turent,
n’ayant pas besoin de mots pour se comprendre. Une larme tomba des yeux
de Thérèse, qui s’écarta pour soulever la perse des rideaux.

Le fleuve, dans la nuit, n’apparaissait plus que comme un mouvement noir
aux reflets nacrés, vacillants. Féeriques et scintillants, les
bateaux-mouches y glissaient en silence, minces nefs chargées de lumière
qui coupaient l’onde obscure en y versant un fourmillement de feux.
Devant les fenêtres, les arbres du quai, sombres et énormes, ajoutaient
encore au mystère des choses.

Longtemps les deux amants regardèrent ensemble, sans le voir, ce coin du
vieux Paris, archaïque et muet. Leurs pensées paresseuses s’éteignaient
dans un grand trouble; ils attendaient un subtil signal... Quand le
cartel d’or, pendu à la muraille, sonna dix heures, Thérèse murmura,
simple et tendre:

--Montons, _veux-tu_?




II


Le matin arriva où Guéméné, partant à l’heure accoutumée pour ses
visites, conduisit sa femme à l’Hôtel-Dieu. Ils se séparèrent à
l’entrée. Thérèse gagna son service, se dévêtit dans l’antichambre,
passa la blouse et le tablier.

Elle apparut comme naguère dans le cadre de la porte vitrée, parcourant
tous les lits d’un regard circulaire. La sœur de la salle, une
religieuse jeune encore, aux yeux ardents sous la cornette, vint à elle
en souriant, car une étrange sympathie liait ces deux femmes si
dissemblables, que leurs conceptions divergentes avaient cependant
amenées à suivre le même sillon, côte à côte. Elles se serrèrent les
mains. La religieuse, à peine plus âgée que la jeune femme, professe
depuis cinq ans seulement, apportait à ses fonctions une charité
brûlante. On la voyait encore s’émouvoir et pleurer devant les agonies.
Elle avait en même temps des gestes d’amante et de mère, pour mille
petits soins superflus qu’elle donnait à ses malades. Fille simple et
ignorante, elle s’appliquait à une grande perfection pour l’amour de
Jésus, s’attachait à ne pas ressentir les ingratitudes, réprimait ses
impatiences, ses antipathies envers certains malades,--choses subtiles
que les femmes connaissent si bien,--et s’efforçait principalement, sans
y réussir toujours, à la vertu suprême qui est l’amour de tous, sans
distinction.

--Ah! mademoiselle Herlinge!... je veux dire madame, venez voir mon
pauvre dix-sept! je la croyais sauvée, et puis mademoiselle Skaroff m’a
dit hier qu’elle lui trouvait de la broncho-pneumonie... j’ai mis déjà
vingt-cinq ventouses ce matin.

C’était une typhique, une servante de dix-huit ans, qu’avant son congé
Thérèse avait eue en mains, au début de la fièvre. Cette pneumonie,
l’écueil des convalescences en pareil cas, piqua la curiosité de la
jeune femme: elle vint en hâte au lit 17, suivie de la religieuse qui
l’épiait anxieusement. Thérèse échancra la chemise et, l’oreille collée
sur cette poitrine brûlante, aux battements désordonnés, ausculta
longuement; puis, de ses doigts légers promenés sur tout le thorax, elle
percutait de la base des poumons au sommet. La malade, une belle fille
forte et épaisse, secouée par la souffrance, luttait visiblement de
toute sa nature vigoureuse contre l’insidieuse infection: une infime
lésion, localisée en un point de ses poumons larges et puissants de
paysanne. Le drame était obscur et terrible. Dans ce beau corps jeune,
toutes les forces de la vie s’étaient levées et combattaient, mais
Thérèse comprit que c’était en vain. Elle se redressa et dit:

--Il y a un foyer...

La religieuse, au regard de la jeune femme, devina tout espoir perdu;
elle murmura:

--Pauvre petite, si heureuse de guérir, de reprendre son travail, de
vivre!...

Et toutes deux, la sœur de charité et la femme-médecin,--un type qui
disparaît et l’autre qui commence,--poussées au même chevet par des
vocations différentes, se penchaient vers la typhique. Muettes,
également anxieuses et graves, elles semblaient, devant ce cas,
pareillement impressionnées. Entre elles cependant il y avait un monde:
dans cette même jeune fille que leur disputait la mort, celle-ci n’avait
vu que la maladie, celle-là que la malade.

De nouveau la porte s’ouvrit. Dina Skaroff parut. Elle remplaçait
Thérèse depuis quatre semaines, et s’imposait un effort pour être chaque
matin, à huit heures et demie, présente dans sa salle.

Maigriote et fatiguée, dans sa blouse blanche qui laissait voir sa
pauvre robe à rayures rouges et ses souliers portant deux pièces cousues
sur les orteils, elle sourit à son amie, et, dans ce français qui lui
tendait tant de pièges:

--Déjà revenue! oh! vous n’êtes pas demeurée longtemps dans le rêve...

--Il n’y a pas de rêve, Dina, fit Thérèse, il n’y a que de la vie.

--Il y a les deux, reprit Dina, et l’un meilleur que l’autre.

Et ses yeux de jais, se creusant, parurent sans fond dans son mince
visage.

--Avez-vous au moins un peu travaillé en mon absence? demanda la jeune
femme, à qui son bonheur, sa fortune et sa cérébralité plus vigoureuse
donnaient une supériorité sur la Russe.

--Beaucoup travaillé. J’ai revu en un mois tout mon premier tome de
pathologie. Maintenant, je sais que je serai reçue au concours
d’internat.

--Tiens, mais pourquoi pas! fit Thérèse, incrédule.

Une agitation se propageait dans la salle, à l’approche de la visite.
Par les grandes baies cintrées, pareilles à des fenêtres de chapelle, la
lumière entrait largement. On parlait bas. Il y avait partout comme les
apprêts d’un rite. Les malades avaient sur l’oreiller des dodelinements
nerveux de la tête. Certaines procédaient à leur toilette. Les unes,
assises, chuchotaient entre elles; d’autres se plaignaient, comme
impatientes d’une délivrance certaine. Et cette salle était, en effet,
presque un temple dont on attendait le prêtre.

Un à un, les externes arrivaient. Puis, parmi eux, l’on vit entrer la
redingote noire d’un médecin. C’était Pautel, le jeune docteur de la rue
Saint-Séverin, qui suivait assidument la clinique d’Herlinge, voulant se
spécialiser dans les maladies cardiaques. Toujours il était là un des
premiers, et ses yeux, vacillants sous le lorgnon, cherchaient tout de
suite dans la salle Dina Skaroff. Ils n’échangeaient pas un mot de toute
la visite, mais Dina se sentait indéfiniment suivie par ces yeux indécis
et illisibles dans cette figure maigre d’homme blond. Elle lui avait
plu; elle le savait. Mais, pauvre, seule, étrangère, perdue dans cet
immense Paris dont elle ne connaissait rien, hormis cette salle
d’hôpital et son restaurant de la rue Berthollet,--par contre, très
instruite du tempérament français, qui effrayait sa nature un peu
prude,--elle se dérobait et tremblait comme une chétive bête traquée.

Herlinge, ponctuel, entra, comme neuf heures sonnaient au coucou noir de
la muraille blanche. Son visage parcheminé, aux yeux bleus, s’éclaira
d’un sourire en retrouvant ici la présence de sa fille. Il lui lança un:

--Ton mari va bien, mignonne.

Et, tout de suite, traînant après lui sa cohorte de médecins et
d’étudiants, il vint au premier lit. Mais il y eut vers Thérèse un
mouvement de curiosité: on regardait beaucoup cette jeune épousée qui,
en pleine lune de miel, à cette heure où, dans le grand bouleversement
de leur vie intérieure, incertaines et désorientées, les plus fières
perdent toute quiétude et toute paix, venait tranquillement,
laborieusement, reprendre sa tâche. Madame Lancelevée, au premier rang,
la dévisageait. Il y avait aussi là Gilbertus qui, ne faisant ni
consultation ni clientèle, suivait assez volontiers les cours d’hôpitaux
«pour se conserver la main». Irréprochablement vêtu, le faux col à la
mode faisant valoir sa barbe de bel Assyrien, il cueillait sur les
lèvres d’Herlinge les concises phrases scientifiques, ces mots
pittoresques qui font fortune en médecine, ces mots qu’on imprime dans
les traités de pathologie, et qu’il allait servir à ses lecteurs béats,
dans son prochain article. Hâve et flétri, Morner l’accompagnait, venu
sans raison, sans but, dans un moment d’ennui, à l’heure où les
estaminets sont vides. Il écoutait d’une oreille distraite les subtiles
dissertations du maître sur un cas d’insuffisance aortique: l’érudition
n’avait rien à faire avec ses plaques électrisées. Puis, autour de
ceux-ci, s’amassaient les redingotes d’autres médecins, jeunes ou vieux,
médecins de province même, ayant fait le voyage de Paris pour entendre,
une fois dans leur vie, le grand Herlinge. Et c’était encore les vestons
des étudiants qui, venus des plus lointains hôpitaux de la ville,
passaient tous, à tour de rôle, par cette clinique, avant leurs examens,
dans l’espoir de saisir, par hasard, une «colle» d’Herlinge. Plus
timidement, derrière, se tenait un groupe d’étudiantes russes
misérablement vêtues, qui se penchaient, avides, craignant d’être
frustrées d’un mot de la leçon. Et pesamment, derrière le frêle petit
homme blanc à la toque noire, de lit en lit, la masse se déplaçait,
accomplissant par toute la salle--groupe de graves et pieux fidèles--les
stations d’un étrange chemin de croix.

A la fin, Thérèse appela à mi-voix:

--Mademoiselle Skaroff!... Où est donc mademoiselle Skaroff?

La religieuse, à son tour, cherchant des yeux la jeune fille dans la
foule qui se disloquait, répéta:

--Mademoiselle Skaroff! c’est madame Guéméné qui veut vous parler.

Mais Pautel, flegmatique, souriant à demi, répondit d’une voix lente et
douce:

--Mademoiselle Skaroff est partie.

Furtive, prudente comme un pauvre animal poursuivi, invisiblement elle
s’était dérobée. On la cherchait encore que, sans bruit, avec l’angoisse
d’être rappelée, elle se hâtait aux dernières marches de l’étage. Puis
elle fuyait par le corridor des entrées, traversait le parvis
Notre-Dame, et s’acheminait, sans oser détourner la tête, vers sa
chambre meublée de la rue Cujas.

Et c’était presque toujours ainsi qu’elle quittait l’hôpital, depuis que
dans la rue, de loin, Pautel, un jour, l’avait suivie. Elle avait peu
d’estime pour les jeunes hommes français, pour ces étudiants si
différents de ses compatriotes, qui ne pouvaient guère voir une femme
isolée et faible sans la convoiter. Sentimentale mais raisonneuse, comme
ceux de sa race, elle n’entendait pas perdre, dans une mesquine aventure
d’amour où se fût laissé entraîner une midinette, la paix qui jusqu’ici
lui avait tenu lieu de bonheur. C’est pourquoi, bien que Pautel lui plût
et la troublât, elle en avait peur et le méprisait comme un séducteur de
jeunes filles pures.

                   *       *       *       *       *

Elle fut à onze heures dans sa petite mansarde du sixième, meublée pour
étudiants, rue Cujas. Le plafond était incliné et se courbait vers la
muraille tapissée d’un papier bleu. Le portrait de Tolstoï, découpé dans
un journal, y était épinglé à côté d’un crucifix et d’une chromo
représentant la tsarine. Devant la lucarne, assez spacieuse, qu’elle
avait encadrée--sans nulle intention macabre--de quelques humérus,
tibias, maxillaires, temporaux et autres fragments de squelettes pendus
à des clous par des ficelles rouges, s’étalait le désordre de sa table
chargée de livres. Sans ôter son chapeau, elle s’assit à une table et
crayonna tout de suite son résumé de la leçon d’Herlinge. Puis, dans le
tiroir, elle prit un minuscule coffret de fer, dont la clef tintait
toujours au fond de sa poche. Elle l’ouvrit. Il y restait deux pièces
d’or, l’une de dix francs, l’autre de vingt. On était au 15. Ces deux
pièces étaient toute sa fortune jusqu’à la fin du mois. Elle prit la
plus grosse et s’achemina vers la rue Berthollet.

Dina Skaroff était la fille d’un petit mercier de Pétersbourg, dont le
commerce avait sans cesse périclité. Elle avait deux jeunes frères, et
trois grandes sœurs employées dans les beaux magasins de la capitale.
Dina ne voulait pas végéter toute son existence. Élevée tant bien que
mal dans une petite pension de faubourg, elle s’instruisit elle-même
jusqu’à passer avec succès cet examen de fin d’études qui est, en
Russie, le baccalauréat des jeunes filles. Puis elle partit un jour pour
Paris, avec un vol de ces «oiseaux de passage», pour la plupart jeunes
Israélites farouches que rejettent les universités, que la France
recueille et instruit, et qu’une migration reporte à la neige natale,
avec un titre de doctoresse qu’elles échangent contre un diplôme
national pour exercer la médecine là-bas.

Son père, à demi ruiné, lui faisait une pension de quatre-vingts francs
par mois, sur lesquels il lui fallait payer son restaurant, sa chambre,
ses inscriptions et ses toilettes. Elle ne se jugeait pas mal partagée:
elle connaissait des compatriotes qui, touchant cinq francs de moins par
mois, se tiraient d’affaire. Bravement, elle avait pris son parti des
feutres à vingt-neuf sous, achetés dans les bazars. Mais ses petits
pieds maigres, à force de courses incessantes à l’École, à l’hôpital, au
restaurant, usaient en quelques semaines le mauvais cuir de ses
bottines, et c’était de ces horribles chaussures qu’elle avait été
parfois un peu honteuse, jusqu’à les dissimuler d’instinct sous ses
robes qui ne valaient pas beaucoup plus cher. Et elle avait d’abord
travaillé au delà de ses forces, amèrement, âprement, pour vaincre un
jour cette misère et conquérir sa place à la vie, comme tout le monde.
Après les premières années d’études et l’assimilation de la technique
sèche, elle commençait de prendre à son métier un intérêt captivant et
souverain. Ce goût nouveau la consolait comme si la science seule avait
eu pitié jusqu’ici de cette jeune vie effroyablement austère. La
médecine l’amusait, maintenant, comme elle disait.--Elle vivait de bœuf
bouilli, portait des jupes de coton, exhibait crânement sa misère, mais
sans ostentation d’ascétisme, et vraiment désintéressée de ces choses,
en enfant très simple qui venait de découvrir dans son travail des joies
profondes.

                   *       *       *       *       *

Ce jour-là, il était un peu plus de midi quand, arrivée rue Berthollet
où régnait un absolu silence le long des hautes façades tristes, elle
ouvrit la porte vitrée du petit restaurant russe, et franchit les deux
marches en contre-bas.

Une bouffée de chaleur humaine lui vint de cette salle grouillante,
taverne blanche et lumineuse où, pêle-mêle entassés, les hommes et les
femmes mangeaient voracement, avec un cliquetis de fourchettes. Un
aspect farouche attristait tous ces visages affamés. Au contraire de ce
qu’on voit d’habitude dans le moindre restaurant parisien, l’apparition
de cette femme jolie et gracieuse ne fit bouger aucune tête; pourtant il
y avait là, mêlés à quelques robes misérables, une trentaine de jeunes
hommes à la chevelure épaisse, aux pommettes dures, aux yeux ardents.
Mais c’était dans l’inconnu que, tout en se gorgeant de pain, ils
semblaient voir.

Au milieu des tables, un étroit passage était ménagé. Dina s’y glissa. A
peine sa mince personne y trouvait-elle place; et elle se hâtait,
poussée par l’appétit de ses vingt-deux ans mal nourris. Çà et là, des
mains s’offraient, qu’elle serrait sans rien dire: mains musclées et
chaudes d’adolescents, mains fiévreuses de rêveurs nihilistes, mains de
jeunes filles, négligées, aux ongles coupés trop ras. Et ainsi elle
gagna la cuisine, où deux femmes s’affairaient, près des fourneaux, à
remplir des assiettes tendues.

Sur une table, Dina choisit un verre, un couteau, une fourchette d’étain
et une grosse assiette de faïence qu’elle se fit garnir de macaroni pour
quatre sous; on y ajouta, pour six sous, une portion de bœuf bouilli,
et, pour deux sous, un morceau de pain. Elle paya de sa pièce d’or, et,
ayant ramassé la monnaie avec un soin minutieux, elle se mit en quête
d’un coin de table où poser son couvert. A ce moment, deux très jeunes
gens, en qui l’on devinait des étudiants, s’étant levés, on lui fit un
signe et elle prit leur place.

Un beau garçon pâle, aux habits de velours, à la tignasse frisée, était
assis près d’elle. Il lisait, en mangeant, une brochure de Tolstoï, dont
le portrait, semblable à celui qu’on voyait chez Dina, était accroché à
la muraille au-dessus de lui. Le texte de la brochure était en français;
avec un crayon, le jeune homme écrivait dans les marges des annotations
en russe, et les faisait lire à son voisin de droite; et tous deux, à
mi-voix, échangeaient leurs impressions. Un froissement de papier leur
fit tourner la tête: c’était, derrière eux, une femme aux cheveux coupés
courts, aux yeux fous, coiffée d’une sorte de chapeau d’homme, qui
faisait circuler des libelles; et, de table en table, des regards
s’allumaient, et un souffle de conspiration passa sur toute la salle où
de tranquilles étudiantes, aux prunelles douces de Slaves, continuaient
de mâcher, en rêvant, leur bouilli coriace.

La porte s’ouvrit: Dina, machinalement, leva la tête. Pautel était
debout sur le seuil. Il hésita une seconde, cherchant quelqu’un des
yeux; puis il descendit les deux marches.

Dina tressaillit et pâlit. Il venait donc la poursuivre jusqu’ici? Elle
pensait juste, car, apercevant la place demeurée libre à côté d’elle,
Pautel vint s’y asseoir. Une colère fit blêmir la jeune fille. Comment!
alors qu’elle se réfugiait d’instinct parmi ses frères, dans ce cénacle
chaste où toute femme arrivant était regardée comme une sœur, ce
Français en quête d’aventure osait l’y rejoindre!... Oh! il avait envie
d’elle: cela ne se voyait que trop. Et si elle cédait, cela durerait un
an, dix-huit mois au plus, dans quelque chambre meublée, témoin de tant
d’amours semblables, au fond d’un hôtel suspect! Puis quand il l’aurait
arrachée à ses études, dissipée, troublée, chavirée, le moment viendrait
pour lui de songer au mariage riche, gage du bel avenir, et il la
laisserait derrière lui, son goût au travail perdu, ses livres oubliés,
sans courage pour reprendre la lutte...

--Mademoiselle Skaroff... fit doucement le jeune homme.

Et elle avait beau se raidir, il y avait dans cette voix une caresse,
quelque chose d’indéfinissable qui lui était délicieux.

--Vous m’avez bien reconnu, mademoiselle Skaroff! répéta Pautel, plus
tremblant qu’elle-même.

--Oui.

--C’est bien ici le fameux restaurant russe, n’est-ce pas?

--Oui.

--J’en étais très curieux, figurez-vous!... alors, comme j’avais un
malade, pas très loin, je suis entré en passant. Vos compatriotes ne
m’en voudront pas?

--Non.

Et, comme elle le voyait attendre le service, elle se décida--car enfin
il était un peu chez elle ici--à l’avertir charitablement:

--On ne viendra pas: il faut que vous alliez là-bas, au fond. Vous
prendrez une assiette et vous demanderez les choses qu’on mange
aujourd’hui.

Il la remercia et suivit ses instructions. Dina sentait augmenter son
trouble. Elle se disait qu’il y avait tout de même de la noblesse et de
la bonté dans ce jeune médecin débutant, qui fondait une clinique
gratuite pour ces gens du demi-peuple que l’hôpital refuse, pour ces
petits employés à qui le médecin coûte trop cher. Et une grande douceur,
en dépit d’elle-même, lui venait aussi, à cette pensée que, dans
l’immense et cruel Paris qui l’écrasait sous son indifférence, quelqu’un
l’aimait, pensait à elle, désirait son amour comme une grande faveur.

Il revint s’asseoir à côté d’elle, une tranche de bifteck saignant dans
son assiette, et avec son bel appétit d’homme sain et actif, il commença
de couper la viande dure. Alors, Dina trouva très bon de ne pas manger
toute seule, de sentir vibrer près d’elle une âme qui ne s’exprimait
pas, de respirer comme un parfum de tendresse. Elle lui savait gré de ne
rien dire; elle avait redouté une scène d’aveux, et voilà qu’il gardait
un silence inexplicable.

--Vous n’aimez pas le vin? demanda-t-il seulement, lorsqu’il la vit
saisir la carafe et remplir son verre.

--Non, répondit-elle fièrement, je n’aime pas le vin.

Le contenu de son assiette s’achevait. Elle avait faim encore: son
voisin de gauche, le beau garçon pâle aux habits de velours, était
parti, laissant du pain sur la table; elle prit ce reste, le dévora,
tout en faisant de son macaroni de minuscules bouchées.

--Vous ne prenez pas autre chose? demanda encore Pautel d’une voix
qu’elle ne lui connaissait pas.

--Je n’ai plus faim, répondit-elle.

Son macaroni achevé, elle garda dans la main ce gros croûton qu’elle
cachait et dont elle portait à ses lèvres de petits morceaux,
furtivement, pour que Pautel ne vît point qu’elle mangeait son pain sec.
Derrière la mousseline des rideaux, les ombres des passants glissaient
plus fréquentes sur le trottoir. Tout à coup, nerveusement, Pautel ôta
son lorgnon et se mit à l’essuyer du coin de sa serviette, puis,
repoussant son assiette brutalement:

--C’est immangeable! gronda-t-il, comment pouvez-vous...

Il s’arrêta. Autour d’eux, les jeunes filles, les étudiants aux longs
cheveux, les conspirateurs aux libelles, les mystérieux rêveurs que la
Sibérie hante, étaient allés avec de petites soucoupes acheter leur
dessert, et ils savouraient maintenant--les plus riches avec du thé, les
plus pauvres avec du pain--les pruneaux cuits ou les abricots tapés qui
leur tenaient lieu de confitures. Lorsque les soucoupes pleines
circulèrent, Dina les suivit des yeux involontairement.

--Vous n’aimez pas cela? demanda sourdement Pautel.

--Non, je n’aime pas cela.

Et, les poings crispés, il observait son profil, sa jolie joue creusée
sous la pommette, sa tempe délicate et anémiée que voilait à demi la
touffe noire du bandeau. C’était avec cette nourriture qu’elle
préparait--fournissant onze heures de travail quotidien--le concours
d’internat! Puis il examina sa jaquette sans doublure, sa pauvre robe de
pilou, sous lesquelles son frêle corps devait rester transi, l’hiver,
malgré sa marche allègre par les rues.

Dina, comme si elle avait senti un bien-être nouveau, s’attardait ici
après le repas. Partir lui coûtait. Elle s’alanguissait, ne pensait à
rien. Pautel ne l’inquiétait plus; au contraire, ce muet voisinage lui
était agréable. Et vaguement elle le revoyait, six mois auparavant,
prenant fièrement sa défense, à la clinique, contre Herlinge lui-même...
Une horloge, exactement semblable à celle de l’Hôtel-Dieu, sonna une
heure: elle tressaillit; que faisait-elle ici? Et elle eut peur, non
plus de Pautel, mais d’elle-même, de son propre cœur, du grand vide de
sa vie, et du vertige qu’elle éprouvait soudain devant l’abîme de sa
solitude.

On eût dit que pour se lever de table elle ramassait toutes ses forces;
il y eut dans sa personne une lassitude et un effort pitoyables, dans
ses yeux sombres, une immense mélancolie. Mais elle se vainquit, secoua
sa jupe d’où tombèrent les miettes, salua Pautel froidement, et il la
vit partir de son allure dansante, dans son étroite jaquette noire et sa
jupe à raies rouges... Et il aurait voulu un coin obscur, un jardin
retiré, un désert, pour dégonfler son cœur, pour laisser aller les
larmes dont il étouffait, larmes de tristesse, de pitié et d’amour, car
il était sûr maintenant de l’aimer toujours, et il répétait entre ses
dents:

--Oh! la brave petite fille!... la brave petite!...




III


Comme pour lui laisser voir, par les larges baies vitrées du salon, les
feuillages, les statues, les oiseaux de ce Luxembourg qu’elle adorait,
l’oncle Guéméné avait placé au fond de la pièce le portrait de sa femme.
Un mystère régnait ici, éternisant la présence de la morte. Le métier à
broder demeurait encore près de la cheminée, avec les soies pendantes et
une aiguille fixée par la rouille dans le cœur d’un œillet. Et sur le
tapis, à cet endroit, la laine un peu décolorée gardait encore
l’empreinte de deux pantoufles fines qui s’y étaient posées, lors des
longues heures de travail. Les choses semblaient attendre son retour,
inlassablement. Souvent, avec une discrétion pieuse, on ouvrait la
porte. Le veuf entrait d’un pas assourdi. Il demeurait oisif, les mains
jointes, à contempler le métier, le piano, la glace. On aurait dit qu’il
la voyait penchée sur son aiguille, qu’il entendait le piano vibrer
encore de ses mélodies, qu’il la retrouvait dans l’eau fidèle du miroir.
Et, pendant ce temps, le portrait semblait le regarder de ses belles
prunelles, passionnées et tendres. Elle y était peinte assise,
souriante, toute jeune femme, avec une coiffure légèrement démodée.

Un après-midi de mars, on introduisit Fernand et Thérèse. Eux aussi
entraient sans bruit, sur la pointe du pied, parlant bas comme dans une
église. Le veuf, dans la pénombre, lisait d’anciennes lettres couvertes
d’une écriture longue et penchée. La lumière vive des baies ensoleillées
n’atteignait que de biais son visage osseux, ses cheveux en brosse
devenus blancs. Il releva la tête, reconnut le jeune ménage:

--Mes enfants!

Thérèse s’était prise d’affection pour ce parent, si émouvant dans sa
douleur, et qui gardait du roman fini comme un rayonnement glorieux. Ce
prestigieux amour conjugal, qui l’avait tenu douze années aux genoux
d’une femme, étonnait l’étudiante; elle éprouvait une pitié infinie
devant son chagrin. Elle lui offrit son front à baiser. Il demeurait
étrange et lointain, comme à mi-chemin entre les vivants et la compagne
disparue. Là-haut, entre les moulures d’or mat du cadre, celle-ci
présidait, s’imposait silencieusement. Fernand, qui craignait d’entamer
une conversation intime toujours prête à devenir douloureuse, se mit à
louer l’agrément de cette maison, en admira la disposition, la comparant
à la sienne. Il parla de l’île Saint-Louis, si voisine, et que son air
de noblesse surannée recule en plein XVIIIe siècle. Il voulait échapper
à l’obsession de la morte, mais c’étaient d’inutiles efforts. Elle
demeurait ici, elle s’y survivait. Les choses évoquaient la discrète et
tendre femme qui les avait touchées de ses beaux doigts amaigris. Les
yeux des jeunes gens erraient, sans le vouloir, du métier à broder au
piano muet, du piano à ce portrait si émouvant où elle souriait,
énigmatique. Mais c’était surtout dans le cœur du malheureux amant
qu’elle était demeurée vivante. Il n’était occupé que d’elle. Il avait
soif d’en parler.

--Oui, dit-il, on est bien ici; ma pauvre amie aimait cet appartement,
et je me suis souvenu de son goût en m’y fixant pour toujours. On a fait
l’impossible là-bas, en Bretagne, pour m’y retenir; mais je ne pourrais
pas quitter la ville où elle a voulu dormir, où je retrouve les
souvenirs des dernières semaines passées ensemble. Sa place fut
longtemps ici, dans ce fauteuil qu’on traînait auprès de la fenêtre.
Quand elle dut cesser de marcher, elle suivait encore avec joie, de son
lit, les aspects changeants du jardin... Alors, vous comprenez ce qu’il
est devenu pour moi, ce jardin...

Il était résigné, vaincu, parlait avec douceur, sans une larme. Sept
mois de douleur avaient triomphé en lui des premières forces du
désespoir. Seulement on voyait ses paupières fripées, ses yeux dont
l’éclat était mort. Il reprit:

--D’ailleurs, ma pauvre amie avait désiré que je demeure ici pour
exercer. Ç’a été sa suprême prière. Elle voulait que je vécusse encore,
après elle, et elle a tracé lucidement le programme de mon existence. Je
m’y suis soumis... Ma chère Thérèse, voyez-vous, c’était une de ces
femmes par qui un homme se laisse guider sans honte, aimantes et
dévouées jusqu’à l’immolation absolue, et dont la conscience lumineuse
et pure s’élève comme une flamme, à mesure qu’elles semblent s’anéantir
dans le dévouement et dans l’amour. Je ne fus devant elle qu’un
disciple. Ah! notre vie était belle!...

Thérèse, la gorge contractée, sentait venir des larmes. Elle leva les
yeux sur le portrait, curieuse de cette créature extraordinaire qui se
survivait superbement dans l’impérissable passion de cet homme
vieillissant. Et elle vit soudain en cette image comme la figure
allégorique d’un amour supérieur. Mais qu’était donc au juste cette
femme, pour avoir fait de son mari un être d’exception, rien qu’en
l’aimant?

Fernand Guéméné, la voix altérée par l’émotion, prononça, un peu
surpris:

--Vous exercez?...

Il savait le veuf dans l’aisance, et combien modeste était son train de
vie. De plus, son chagrin aurait expliqué une retraite prématurée.

--Oh! je ne fais pas de consultation... un peu de clientèle dans le
quartier...

Il avait rougi, à dire cette chose qu’il cachait. On le devina: il
soignait les pauvres. Puis, voyant son secret surpris, il se hâta de
prévenir toute louange:

--C’était son dernier désir... Elle m’a fait sentir là un devoir...
D’ailleurs, le travail est bon; la pauvre amie le savait bien.

Fernand regardait sa femme amoureusement; Thérèse lui sourit: ils
s’entendirent tous deux dans la belle réalité de leur amour vivant et
joyeux. Eux aussi connaissaient une tendresse singulière et passionnée,
et, devant cette admirable Thérèse, sa beauté, son intelligence dont la
hauteur avait fléchi dans l’amour, le jeune mari sentit une fierté. Son
roman aussi était précieux et rare; lui aussi s’était uni à une femme
d’exception. Mais Thérèse demeurait envieuse de la morte, de son pouvoir
qui, après la mort, ne mourait pas. Avec sa subtilité d’homme en dehors
de la vie, qui voit les êtres de recul, le veuf eut le sens de cette
complicité des heureux amants, grisés de vivre, en face de ce règne des
Ombres où lui se complaisait. Il s’efforça pour dire:

--Mais parlons de vous, mes enfants, votre bonheur m’est cher. Je vois
votre pudeur charitable à me le taire: n’ayez pas peur, je ne crois pas
être devenu méchant; j’aime votre amour...

Fernand répliqua, tout palpitant:

--Oui, nous sommes heureux...

Il était religieux et touchant; la proximité de Thérèse le faisait
vibrer; il l’avait regardée en parlant; sa phrase eut l’ampleur d’un
cantique.

Pour être plus aimable, l’oncle, s’essayant à sourire, dit encore:

--Et je pense que la médecine ne compte plus beaucoup pour ma nièce?...

Mais Thérèse, qui avait l’orgueil de son fort équilibre et se flattait
de mener de front si bellement sa vie amoureuse et son existence
cérébrale, se récria:

--Je n’ai jamais tant travaillé, au contraire! A huit heures, le matin,
je suis à l’hôpital; je reste dans mon service jusqu’à onze heures et
demie. Alors mon mari et moi, nous nous retrouvons pour déjeuner.
L’après-midi, je travaille chez moi ou je vais à l’amphithéâtre; à
quatre heures, j’ai ma contre-visite... Et encore, je ne parle pas de
mes travaux pratiques, qui me retiennent parfois des heures dans mon
petit laboratoire!... Mes soirées mêmes ne sont pas libres: déjà je
pense à ma thèse. J’étudie, en ce moment, le développement des
altérations cardiaques dans les maladies infectieuses. Fernand est tout
proche de moi, il lit les revues scientifiques, en fumant, dans son
cabinet qui est voisin du mien; la porte reste ouverte, nous pouvons
causer, au besoin, à distance.

Le veuf ne souriait plus; il la regardait avec une pénétration étrange,
et son visage, empreint de résignation, s’était attristé. Sans doute, il
imaginait les soirées laborieuses de ce ménage médical, l’existence
double, les deux personnalités puissantes bien distinctes, avec cette
cloison séparant leurs deux foyers de vie. «A distance», avait dit
Thérèse. Et il songeait à son propre bonheur, à la douceur des veillées
intimes passées naguère près de sa femme, qui brodait auprès de lui,
sous la même lampe.

--Ainsi, ne put-il retenir, vous vous voyez fort peu...

--Avec quel plaisir aussi l’on se retrouve! dit la jeune femme gaiement.
Nous sommes des sages, voyez-vous, nous ne gaspillons pas le plaisir
d’être ensemble; nous le savourons à petites gouttes, comme une liqueur
précieuse et mesurée.

Mais Fernand, plus fin, à qui n’avait pas échappé le sentiment de ce
grand expert des choses du cœur, défendit sa femme:

--Thérèse est une nature si complète qu’elle peut donner toute son
activité cérébrale à des études pénibles, et n’en garder que plus
fraîche et plus vive l’activité de son cœur. Elle trouve encore, ce
qu’elle ne vous dit pas, le temps de me faire une maison agréable.

Le veuf se tut. Il étudiait curieusement les jeunes époux; mais Thérèse
surtout lui semblait inquiétante. Il ne la comprenait pas encore. Il
aurait voulu la retenir, l’observer davantage, cette compagne d’un homme
qu’il aimait paternellement; mais on aurait dit que la jeune femme,
sentant cet examen, se dérobait.

--Cher oncle, dit-elle affectueusement, il me faut vous quitter.
Rappelez-vous que je suis encore étudiante: le travail m’appelle à la
salle, là-bas. Voici déjà l’heure de la contre-visite. Je vais partir.
Mais si Fernand vous restait?... Tu serais heureux, n’est-ce pas, cher
ami, de demeurer un peu ici?

--Mes enfants, dit Guéméné (et il regardait Thérèse avec une fixité
singulière), ne vous séparez pas, ne vous séparez jamais par votre
faute. Lorsqu’on est marié, autant qu’on le peut, il faut lier ses vies.
Souvenez-vous de ce mot-là...

                   *       *       *       *       *

Sur le boulevard, Thérèse et Fernand se serrèrent l’un contre l’autre,
d’instinct, sans rien dire. Cette visite les avait troublés. Ils
ressemblaient aux fidèles qui sortent d’une église où de grands exemples
de foi les ont avertis de leur tiédeur. La dernière phrase du veuf
surtout: «Il faut lier ses vies», tourmentait la jeune femme. Lier ses
vies, c’était donc la formule du grand amour, puisqu’elle était tombée
des lèvres, passionnées encore, de cet héroïque amant. Lier ses vies...
mais était-ce abdiquer son «moi», s’abîmer dans l’autre être, ne plus
exister?... Et tout à coup, elle se souvenait de ce qu’elle était:
Thérèse Herlinge, l’interne des hôpitaux de Paris. Un ressaut de vanité
la redressa au bras de son mari. A ce simple médecin de quartier,
dépourvu de célébrité, elle avait immolé son nom glorieux, donné sa
personne, son amour; elle se sentait généreuse. Et puis, comme elle le
chérissait tout en gardant sa personnalité entière! Et avec plus
d’abandon, elle s’appuya sur son bras en marchant.

--Cher Fernand! murmura-t-elle avec délices.

--Comment trouves-tu mon oncle? interrogea le jeune homme.

--Singulier et mystérieux, répondit-elle, c’est l’homme qui vit avec une
morte.

Ils frôlaient la grille du musée de Cluny; on apercevait son grand pan
de maçonnerie gallo-romaine, puis l’abside gracieuse de la chapelle. Une
verdure naissante commençait à garnir certains arbres, au milieu
desquels des fragments gothiques,--arceaux, ogives éparses, frêles
colonnettes aux astragales légères,--servaient de perchoirs à des
moineaux bruyants.

--Bonjour, Guéméné!

Coiffé du haut de forme, svelte dans sa redingote longue étroitement
boutonnée, Pautel était devant eux. Il sortait de sa clinique de la rue
Saint-Séverin.

--J’ai à vous parler, dit-il quand il eut salué Thérèse; c’est mon
destin qui me jette sur votre passage. Peut-être madame Guéméné, en me
rendant un grand service, va-t-elle prêter à ce destin une forme
charmante. Ni plus ni moins, il s’agit de cela.

--Qu’as-tu, Pautel? demanda Guéméné, égayé par le trouble où il voyait
soudain ce garçon flegmatique, je ne te connaissais pas tant de
mythologie!

--Je n’ai rien; je suis très calme; je n’ai jamais si bien su ce que je
voulais: il en résulte une grande tranquillité d’esprit. J’ai résolu
d’épouser une femme que j’aime. Quand on a pris un tel parti et qu’on
voit nettement sa vie s’étendre devant soi, droite, bien tracée, tout
atermoiement fini, toute incertitude disparue, eh bien, mon cher, on a
l’état d’âme plutôt agréable.

--Surtout quand la femme est jolie! dit Guéméné.

--Et qu’elle a les vertus de Dina! ajouta Thérèse en éclatant de rire.

Pautel s’effara:

--Comment savez-vous?

--Comment je sais, mon pauvre ami! Mais ce n’est que trop clair: depuis
que vous fréquentez le service, vous tournez sans cesse autour d’elle,
vous n’avez d’yeux que pour ses bandeaux noirs, et on vous voit, quand
elle s’écarte, rajuster, comme par un tic, votre binocle, pour suivre
plus longtemps sa petite blouse blanche dans la salle.

L’air était tiède; Guéméné proposa d’aller s’asseoir dans le square:

--Pautel va nous raconter ses amours.

--J’adore ces histoires-là, fit Thérèse, mais à quelle heure serai-je à
l’hôpital?

Ils prirent trois chaises sous le portique isolé qui dresse au centre du
jardin le triple feston de ses grands arceaux. Quelques vieux messieurs
lisaient leur journal sur les bancs voisins. Parmi les troncs rugueux et
puissants des hêtres, s’élevaient les fûts lisses et légers des blanches
colonnes éparses. Une longue et mince vierge du XIIIe siècle ressemblait
à un étroit pilier, strié de plis.

--J’épouserai mademoiselle Skaroff, si elle y consent, dit Pautel,
affectant plus d’assurance qu’il n’en possédait réellement. J’ai
longuement observé cette jeune fille; son caractère m’a séduit; je crois
que nous serons heureux ensemble: elle est douce et sérieuse. C’est la
femme en qui on ne se lasse pas de trouver une amie.

--Dina! mon cher, surenchérit Thérèse, vous en êtes fou, cela se devine
sous votre calme; mais, si vous la connaissiez comme je la connais, vous
l’aimeriez dix fois plus encore.

Pautel fit tomber son lorgnon, qu’il essuya rêveusement; ses yeux de
myope, indécis, errèrent dans le vague; puis il demanda:

--Puis-je vous prier d’être mon intermédiaire près d’elle, madame?

Thérèse s’empressa:

--Mais très volontiers, Pautel, très volontiers! Je la verrai demain,
après la visite: voulez-vous déjeuner chez nous pour fêter le résultat?

--Oh! le résultat!... dit Pautel, sans joie.

--Voyons, vieux, ne te tourmente pas, reprit Guéméné en lui frappant sur
l’épaule; si elle refusait, ce ne serait plus la bonne et sympathique
fille que l’on sait... Elle, ne pas t’aimer, cette petite antilope
farouche, avec ses beaux yeux quêteurs d’amour, ses yeux méfiants et
tendres qui disent toute la misère de son isolement, allons donc!...
N’est-ce pas, Thérèse?

A vrai dire, sa femme et lui prenaient un peu à la légère cette histoire
d’amour. Un seul amour les préoccupait, leur semblait grand, complet,
éblouissant: le leur. Mais par amitié ils feignaient de s’intéresser
vivement à celui du jeune homme, et Thérèse allait gentiment répondre,
quand Pautel, assez embarrassé de ce qui lui restait à demander, se
libéra de tout d’un seul mot,--un mot dont il ne prévoyait pas la portée
sur les deux époux:

--Crois-tu qu’elle lâchera sa médecine?

Au fond du jardin romantique, par ce crépuscule de mars, ces trois
discrets personnages parlaient de l’amour à voix basse, sans que nul
passant prît garde à eux. Sur les pelouses se dressaient--fragments
précieux et informes--des ruines de sculptures grignotées par le temps;
le lierre en avait revêtu quelques-unes, et c’étaient alors de vivantes
architectures somptueuses et délicates, des monuments géométriques de
verdure à la secrète ossature de pierre. Au loin, défendant la grille
close, les deux grands lions ailés, tout bronzés de mousse, veillaient.

Thérèse et Fernand se regardèrent. Comment! encore une fois le pénible
problème surgissait devant eux! Ce cas de conscience les avait déjà fait
assez souffrir cependant, et, à ce seul souvenir, un doute se réveillait
dans leurs âmes. Les yeux de Thérèse disaient à son mari: «Êtes-vous
donc tous complices, pour conspirer ainsi contre notre liberté et notre
gloire? N’est-ce donc point assez de vous abandonner notre cœur, de vous
donner nos caresses, et vous faut-il posséder jusqu’à notre cerveau, que
vous forcez jusqu’à ce dernier retranchement notre individualité plus
qu’à demi conquise?» Et les yeux de Fernand, avec mélancolie, disaient à
sa femme: «Tu vois, tu vois! lui aussi la veut toute. Je n’étais donc
pas un monstre!...» Mais ce furent en eux d’obscures sensations que les
moindres paroles eussent déformées.

Thérèse dit en riant:

--Pourquoi voulez-vous l’arracher à sa médecine, la pauvre petite?

--Oh! balbutia Pautel, un peu gêné par le propre cas de madame Guéméné,
c’est une conception à moi: je ne me vois pas le mari d’une
femme-médecin. Vous êtes trop fortes pour nous, vous nous écrasez de
votre sapience; je serais horriblement humilié d’en savoir moins que ma
femme... Et puis, j’ai des idées bourgeoises sur le mariage.

--Mon cher ami, déclara Guéméné avec une chaleur naïve, nous n’avons pas
le droit de demander à nos femmes une pareille abdication. Elles sont et
restent, après tout, maîtresses de leur vie. Nous leur proposons de
s’associer à nous, mais nous ne devons pas exiger d’elles l’immolation.
Ce sont des compagnes, et non des esclaves, que nous souhaitons. Il faut
respecter leur vie intellectuelle, la protéger, la défendre, au besoin;
mais l’étouffer! ah! par exemple, ce serait odieux!

Et Thérèse à son tour:

--Jamais, jamais une véritable étudiante ne voudra renoncer à sa
carrière, même pour l’amour. Dina, aujourd’hui, se passionne pour son
métier. Il y a toujours dans nos études une époque d’enchantement où,
les premières difficultés surmontées, on fait d’enthousiasme la grande
plongée dans la science. Elle l’a faite. Je la suis de très près. Depuis
quelques semaines, elle travaille avec une ferveur qui la transfigure.
Littéralement, elle boit ses livres.

--D’ailleurs, reprit Guéméné gaiement, j’ai bien acquis, ce me semble,
le droit de parler de ces choses: vois l’exemple vivant que nous sommes.
J’ai assez admiré ma femme, en l’épousant, pour lui reconnaître le droit
d’exister dans la société, au même titre que moi. Nous savons nous aimer
malgré la similitude de nos fonctions. Nous sommes les époux nouveaux;
nous inaugurons une ère, mais dans la douceur et la béatitude.

--Et l’ennui, dit Thérèse, ce perfide serpent des bons ménages, est
d’avance vaincu. Croyez-moi, dans le mariage, il est bon que le travail
occupe la femme.

--C’est vrai, dit Pautel, qui les avait écoutés avec une docilité
parfaite et d’un air converti; mais, madame Guéméné, demandez donc tout
de même à votre amie si, pour m’épouser, elle veut bien redevenir une
femme d’autrefois.

Pautel était un homme du Nord, froid, réfléchi et insondable. Thérèse
eut une pointe d’humeur devant cette obstination tranquille.

--Vous êtes buté, je le vois. Ne comptez pas sur moi pour plaider votre
cause, mon pauvre ami; ce n’est pas moi qui conseillerai à Dina une
mauvaise action: or, ce que vous demandez est une mauvaise action.

Et, se levant, elle boutonna sa jaquette, rajusta ses gants pour partir;
et elle scandait fièrement, nerveuse et offensée:

--Une mauvaise action, vous entendez!

Guéméné sourit amoureusement en la regardant. Elle lui semblait une
Minerve orgueilleuse et charmante, et si femme, toujours, dans ces
colères puériles et irraisonnées! Par un mouvement d’humeur, elle
s’était écartée des deux hommes. Ceux-ci se levèrent, à leur tour.
Guéméné, se retournant alors vers Pautel, le vit blêmir. Il en eut pitié
et dit:

--Allons, vieux, du calme! Qu’importent ces discussions? Si elle t’aime,
tout est gagné.

--Oui, mais si elle ne m’aime pas, je suis fichu.

--Écoutez, Pautel, dit Thérèse qui revint vers lui, un peu apaisée, je
veux bien me résigner à la démarche que vous attendez de moi, mais
j’hésite à en prendre seule la responsabilité. Demain je ne dirai rien à
Dina lors de la visite, je l’amènerai déjeuner chez nous, et c’est dans
notre nid, dans l’atmosphère de notre foyer, de notre heureuse intimité
conjugale, qu’elle apprendra votre amour, et quel sacrifice vous exigez
d’elle.

Et, après une poignée de main de bonne camarade, elle le laissa rêver
dans ce square où le pépiement des oiseaux devenait assourdissant. Elle
s’en allait triomphante au bras de son jeune mari. Guéméné l’entendit
murmurer tendrement, à la cadence de leur marche à deux:

--Oh! Fernand! Fernand! merci des choses que tu as dites. Je vois enfin
que tu m’as comprise. Ah! je sais, moi, ce qu’est le bonheur!

Il la sentait frémir d’émotion à son bras, et elle marchait ainsi,
ardente, vibrante et passionnée, vers l’hôpital sombre dont ils
apercevaient maintenant le portique, de l’autre côté de l’eau. Elle
réalisait bien l’idéal de la femme nouvelle. Le labeur cérébral n’était
rien à son cœur ni à sa jeunesse. Cette étudiante, âpre au travail,
demeurait la plus caressante des épouses, la plus câline. Quand ils
eurent passé le Petit Pont, traversé le Parvis, ils se dirent adieu sur
le seuil de l’hôpital. De la scène précédente, ils avaient gardé un peu
de fièvre. Thérèse débordait de reconnaissance pour la chaude profession
de foi de son mari. Tout à coup, dans un geste de passion mi-impulsif,
mi-délibéré, elle le prit à l’épaule, et là, sur ce seuil de la porte
béante, en plein Paris et en plein jour, la fille du célèbre Herlinge,
avançant les lèvres, baisa au front, devant tous les passants, le
modeste docteur Fernand Guéméné.




IV


Dina Skaroff, depuis quatre ou cinq semaines, travaillait éperdument.
L’époque du concours d’internat approchait. Elle redoutait surtout
l’épreuve écrite de pathologie, et relisait ses livres; mais c’était
maintenant avec un entrain plein d’agrément qu’elle étudiait. Elle se
sentait savoir. Quand, feuilletant ses traités, elle voyait se dérouler,
à la volée des pages, comme en un panorama, le lamentable ensemble de
toutes les misères humaines dont les planches en couleur étalaient
crûment les figures, l’orgueil la prenait de posséder en sa mémoire déjà
toutes ces images. Les souvenirs sanglants d’autopsie, l’âcre odeur des
amphithéâtres, les aspects répugnants du mal, le dégoût, la pitié même,
tout se transformait: la médecine devenait un grand poème; les maladies,
des manœuvres mystérieuses de la cellule organique; la thérapeutique,
une réaction contre l’ennemi dans cette microscopique épopée. La
noblesse des mots de science, incolores, tout ce vocabulaire impassible
et froid, achevait l’idéalisation des horreurs pathologiques, dans ce
cerveau délicat de jeune fille. Elle connaissait les processus de tous
ses microbes, comme un bon rhétoricien la marche des armées dans chacun
des combats de l’Iliade. Et l’espoir de conquérir peu à peu cette
autorité médicale, devant laquelle, un jour, toute une clientèle
s’inclinerait, mettait quelquefois une étincelle de plaisir dans les
yeux de cette pauvre fille ignorée.

Sa matinée se passait à l’hôpital. A midi, elle avalait un déjeuner
hâtif chez quelque marchand de vin, au fond d’une de ces ruelles qui
éternisent le vieux Paris, autour de Saint-Séverin: au restaurant russe
de la rue Berthollet, on ne l’avait plus revue. A deux heures, elle
était au travail. A six heures, elle allumait le réchaud à alcool et
dînait de deux œufs et d’une tasse de thé. Puis, le travail l’absorbait
de nouveau. Les yeux ardents, les pommettes en feu, elle veillait tard
dans la nuit.

Ainsi qu’il arrive toujours, elle trouvait le bonheur là où délibérément
elle avait voulu le prendre. Elle en venait à oublier l’émotion vive
qu’elle avait eue à déjeuner près de Pautel, dans ce lieu où, par
prudence, elle n’était plus retournée. Même aujourd’hui, à se rappeler
par hasard ces minutes orageuses, uniques dans sa vie, elle avait le
vertige; bien vite elle en chassait alors le souvenir. Que serait-il
advenu d’elle si Pautel, ce jour-là, lui avait demandé son amour!...

Mais aussi comme elle s’était ressaisie! Quelle vigueur le travail
infuse à ceux qui s’y consacrent! Elle se glorifiait d’une telle
domination sur elle-même. Cette science, qui l’avait sauvée, lui
inspirait une étrange tendresse; elle alla, dans son imagination exaltée
de Slave, jusqu’à prêter une figure à cette tutélaire et maternelle
médecine, son refuge. Un soir, elle saisit un livre de thérapeutique et
se mit à le baiser avec une sorte de passion.

Cependant, autour d’elle, dans ce Quartier Latin tout frémissant de vie,
de jeunesse et de plaisir, l’amour ruisselait par les rues, pareil à un
grand fleuve dont elle remontait le cours, fièrement. Aux portes des
brasseries, quand se nouaient les couples pour les promenades
crépusculaires, Dina plaignait les femmes et méprisait ces jeunes
Français qui s’en jouaient. Elle ne concevait que l’amour éternel, avec
la fidélité intransigeante à un seul être.

Or, un soir, en revenant de la Faculté, au coin du boulevard et de la
rue Cujas, elle vit deux amants s’embrasser. Le jeune homme, un grand
étudiant blond en béret, lui tournait le dos, mais sa sentimentale et
jolie maîtresse apparut à Dina, le temps d’un éclair, avec un visage
voluptueux, comme en extase. Et Dina, s’enfermant dans sa petite chambre
du sixième qu’elle avait regagnée en hâte, s’accouda devant ses livres
et sans goût au travail pleura longtemps. La vie était si triste!...

                   *       *       *       *       *

La vie était bien triste, mais ce matin de mars bien joyeux, le
lendemain, quand, à huit heures et demie, la jeune fille descendait le
boulevard Saint-Michel pour se rendre à l’Hôtel-Dieu. Sa lourde
serviette sous le bras, sa jaquette usée serrant sa taille frêle, elle
allait vite, sans rêves, sévèrement. Pourtant, les arbres du boulevard
avaient de gros bourgeons gonflés de sève; les cris de Paris montaient
gaiement; les arroseurs municipaux inondaient la chaussée d’où
s’élevait, sous les gouttelettes, une buée printanière, et là-bas, sur
le ciel bleu, la Sainte-Chapelle, aérienne et dorée, se découpait avec
sa flèche fuselée qu’allumait le soleil. Dina prit à droite le quai
Saint-Michel. Notre-Dame lui apparut, gigantesque, offrant au couchant
son portail géométrique hérissé de gargouilles.

Dina passa le seuil de l’Hôtel-Dieu et gravit l’escalier.

Thérèse Guéméné l’avait devancée et l’attendait dans le laboratoire. Il
n’y avait encore dans la salle qu’un seul interne, procédant à l’examen
des malades qui lui étaient dévolus. Au passage, Thérèse arrêta Dina
qu’elle guettait depuis longtemps. Elles se serrèrent la main.

--Ça va?

--Ça va, merci.

Une minute, Thérèse regarda l’étrangère avec attendrissement. L’effort
contre son cœur, contre sa débilité naturelle, avait creusé, à la
longue, un masque douloureux sur son joli visage. A la savoir si fort
aimée, secrètement, par ce bon garçon de Pautel, Thérèse se réjouissait
comme d’une équité miraculeuse de la vie. Elle méritait tant d’avoir sa
part de bonheur, elle aussi, la pauvre petite Dina, si solitaire, si
misérable, si courageuse!

--Vous faites des choses intéressantes? demanda la jeune fille à
l’interne.

--Oh! rien d’extraordinaire; c’est toujours ma thèse que je travaille.

Dina se préparait à passer au vestiaire pour endosser sa blouse. Thérèse
la retint:

--Dites-moi, mon mari voudrait vous parler... oui, vous parler d’une
colle de Boussard... C’est au sujet de votre concours... Voulez-vous
déjeuner avec nous?

--Avec vous? répéta Dina.

--Oui... chez nous, on causera mieux.

Dina réfléchit, un instant. Jusqu’ici, les études communes, les mêmes
séances à l’hôpital, la camaraderie, avaient nivelé les inégalités entre
l’élégante fille du maître Herlinge et la petite étudiante russe aux
jupes de pilou. A cette invitation, elle se ressaisit, se remémora sa
misère, gaiement:

--Déjeuner en ville, ma chère! y pensez-vous? Regardez comment je suis
mise. Je vais être le scandale de votre valet de chambre.

Et secouant les plis de sa robe amincie par l’usage, elle découvrit
bravement ses bottines rapiécées:

--On n’exhibe pas _ça_, reprit-elle. A l’hôpital, j’ai ma blouse; mais
dans votre salon...

Thérèse, plus attendrie encore, l’embrassa en disant:

--Vous êtes charmante. Vous êtes la petite déesse Hygie, fille
d’Asclêpios, notre dieu à tous. Vous ne tenez dans votre main ni la
coupe ni le serpent, mais de belles connaissances qui feraient de vous
une grande guérisseuse, si vous deviez continuer jusqu’au bout votre
carrière... normalement... Croyez-vous donc que je ne serai pas honorée
de recevoir chez moi un confrère de votre valeur? Il faudrait en France
beaucoup de travailleuses comme vous, Dina, pour imposer enfin la
femme-médecin.

Toutes deux poursuivaient leur pensée chère. La Russe dit gravement:

--Le jour où je pourrai gagner ma vie..., l’élégance, je m’en ficherai!
mais j’aurai des robes confortables.

Elles prolongèrent toutes deux leur rêve, quelques secondes; Thérèse
souhaitait l’émancipation glorieuse de l’«intellectuelle»; Dina, des
visites à deux roubles pour s’acheter un manteau de drap comme madame
Lancelevée.

--Au lit 7, il y a une entrante pour vous, Dina, dit enfin la jeune
femme; écoutez donc son cœur avant que mon père arrive. Vous serez
interrogée.

Dina Skaroff pénétra dans la salle, ausculta sa malade. Quand Herlinge
entra, suivi de ses auditeurs, elle leva les yeux pour s’assurer que
Pautel ne suivait pas la clinique. Il n’y venait plus que rarement.
Chaque mercredi, Dina redoutait de le voir. Pourtant, toutes les fois
que s’ouvrait la porte vitrée, elle y jetait un regard furtif, croyant
le voir apparaître, et elle palpitait.

Tant que dura la visite, elle fut très gaie. Herlinge l’interrogea sur
le cas de l’entrante. Hardiment elle prononça le mot de myocardite; il
concordait avec le diagnostic du maître.

--Expliquez vos raisons, mademoiselle Skaroff, dit l’homme célèbre qui
faisait trembler jusqu’aux vieux docteurs.

Elle fit crânement sa démonstration. L’invitation des Guéméné lui
donnait de l’assurance. Elle s’en faisait fête comme une enfant. Et
puis, si, à l’épreuve orale du concours d’internat, elle tombait sous la
griffe de Boussard, ce serait très utile de connaître l’un de ces
traquenards favoris que les étudiants attribuent à leurs examinateurs,
sous le nom de «colles». Souvent les professeurs s’inspirent en
l’occurrence de cas singuliers fournis par leur clientèle; on parlait,
ces temps-ci, dans le monde médical, d’une cure retentissante opérée par
Boussard, dans la famille d’un souverain étranger: un enfant royal guéri
d’une maladie d’oreilles. Sans doute la confidence de Guéméné porterait
sur cette question devenue chère au maître.

                   *       *       *       *       *

Après le départ d’Herlinge, Thérèse et Dina s’habillèrent ensemble.
L’une, prenant pour glace la vitre du laboratoire, fixa par cinq
épingles son petit chapeau foncé aux plumes touffues et légères;
l’autre, insouciante, assujettit d’un coup, sur ses deux touffes de
cheveux crêpés, le grand feutre décoloré, sans un ruban, qui écrasait sa
petite taille.

Elles gagnèrent l’île Saint-Louis, causant d’une autopsie qu’on avait
faite l’avant-veille dans un autre service, et à laquelle Thérèse avait
assisté. Elle disait:

--Des poumons microscopiques, ma chère, gros comme cela, et un petit
rein de poupée, des organes en miniature, quoi!... et il avait trente
ans!

--Avez-vous déjà rencontré ces organes infantiles? demanda Dina,
subitement intéressée.

Car, à l’opposé des jeunes hommes qui, aux heures de loisir, s’évadent
joyeusement des questions médicales, les femmes s’y enferment, acharnées
à s’instruire.

Mais elles furent interrompues. Devant elles, venait un homme chétif, au
pardessus râpé, menant une bande de quatre enfants turbulents: deux
garçons et deux filles.

--Tiens! c’est monsieur Adeline! s’écria Thérèse, qui avait connu, à
l’économat de la Pitié, le mari de la doctoresse.

Il leva le bras pour saluer cérémonieusement, et l’on vit dépasser, sous
sa manche élimée, sa manchette de huit jours. Thérèse aimait ce ménage
laborieux, où la femme donnait un bel exemple à ceux qui prêchent
l’incompatibilité entre la profession médicale et les devoirs d’épouse.
Elle s’arrêta pour serrer la main au «bon monsieur Adeline». C’était
dans cette poétique rue du Cloître qui file sous les contreforts noircis
de Notre-Dame. Là-haut s’alignaient une profusion de cathédrales
minuscules, chaque contrefort supportant la sienne. Les deux Adeline
aînés grimpèrent aux grilles; leurs sœurs, mal élevées, en firent autant
malgré leurs robes. Le père raconta:

--Nous sortons de la Morgue, tels que vous nous voyez. C’est déjà les
vacances de Pâques; il faut bien distraire un peu les enfants! Ils
avaient envie d’aller là. On ne sait vraiment que faire d’eux. Ce n’est
pas ma pauvre Jeanne qui peut s’en charger: voilà trois accouchements
qu’elle fait en trois jours,--je devrais dire en trois nuits,--et hier
soir le docteur Artout lui a encore télégraphié. A cette heure, elle
donne le chloroforme dans une opération d’appendicite... Artout favorise
plutôt madame Lancelevée, c’est clair; mais il demande tout de même
Jeanne de temps en temps: eh bien, madame Guéméné, c’est comme un fait
exprès, son petit bleu arrive toujours quand ma femme doit faire un
accouchement dans la nuit! Alors elle repart le matin sans avoir pris le
moindre repos.

--Le chloroforme est plus avantageux dans le quartier de l’Étoile qu’un
accouchement rue Dauphine, dit Thérèse; madame Adeline devrait, dans ce
cas-là, sacrifier le second au premier.

L’employé de l’économat prit un air confidentiel:

--Entre nous, madame Guéméné, si l’on était sûr du docteur Artout,
Jeanne laisserait bien un peu sa clientèle, qui est si mauvaise!... mais
quand le docteur Artout vient chercher ma femme, c’est que l’autre, la
doctoresse Lancelevée, lui manque. Dans ces conditions-là, il importe de
ne pas négliger la clientèle, qui est sûre, au moins, elle.

Il s’interrompit pour distribuer quelques taloches qui détachèrent des
grilles, comme par miracle, les quatre enfants: les petites filles
s’étouffèrent de rire, les garçons recommencèrent à grimper.

--Allons, allons! il faut rentrer, dit le père; la rue de Buci est loin,
et moi, je dois être à deux heures à mon bureau... Ah! madame, ces
vacances! ces vacances!...

Le pauvre homme faisait peine. Il redevint mystérieux et, se penchant
vers Thérèse, le bord de son chapeau contre sa bouche pour étouffer ses
paroles, il murmura:

--Le pire est que la bonne les bat, quand ils sont seuls à la maison.

Il rassembla sa bande, lui fit saluer ces dames. Thérèse, en le
quittant, dit en guise de consolation:

--Bah! ils se portent bien et ils sont gentils...

Adeline était un homme de quarante-quatre ans, modeste, tranquille,
résigné. Son linge fripé, la poussière que retenaient les bords de son
chapeau, le mauvais état de ses vêtements, tout trahissait le désordre.
Il subissait avec douceur son abandon, et, dans leur ménage désorganisé,
c’était sa femme qu’il plaignait. Dina Skaroff restait rêveuse; Thérèse
prononça:

--Je ne m’explique pas la gêne dans laquelle ces Adeline semblent vivre,
car enfin le mari et la femme possèdent chacun une situation...

                   *       *       *       *       *

Elles passaient le pont Saint-Louis. L’étroite façade du petit hôtel
apparaissait derrière les arbres, avec la porte en cintre posée
légèrement de biais dans l’alignement.

--Je suis contente, Dina, de vous montrer ma maison, dit Thérèse.

Dina songeait qu’un jour, à Pétersbourg, elle aussi aurait la sienne,
des domestiques auxquels, comme Thérèse, elle confierait le soin de sa
vie matérielle, et un cabinet de consultation où les dames de
l’aristocratie entreraient avec déférence. Et même, comme madame Guéméné
l’introduisait dans le petit salon du premier, aux claires tentures de
perse, elle demanda:

--Faites-moi voir votre cabinet, voulez-vous?

Car elle se proposait de meubler le sien, là-bas, à la mode parisienne.

--Excusez-moi un instant, répondit Thérèse, il faut maintenant que je
surveille mon déjeuner...

Elle affectait un grand souci de son ménage, comme en ont parfois les
toutes jeunes mariées. Sa maison, de même que celle des Herlinge, se
composait de trois domestiques: cuisinière, valet et femme de chambre.
L’homme était Léon, qui servait déjà le docteur avant son mariage.
Thérèse avait amené chez elle la cuisinière de ses parents, Rose, qui
restait maîtresse absolue de l’organisation intérieure. La nécessité
pour la jeune femme d’être avant neuf heures à l’hôpital lui ôtait tout
loisir de donner des ordres le matin. Néanmoins, pour appuyer sa thèse
de la compatibilité entre ses devoirs domestiques et ceux de sa
profession, à peine revenue de l’Hôtel-Dieu, elle se rendait à la
cuisine et se faisait dire les menus de la journée, à l’extrême
contrariété de la vieille servante.

Ce jour-là, il y eut même un léger orage. Dina, qui attendait dans le
petit salon mauve, en perçut les échos. Une minute plus tard, Thérèse
revenait et, sans pouvoir dissimuler son mécontentement:

--Cette Rose est insupportable; voici un déjeuner auquel mon mari ne
goûtera pas! On dirait qu’elle a choisi tout exprès les plats qu’il
déteste le plus: des côtelettes à la purée d’oignons,--ce qui le ferait
fuir,--de la langouste,--pour laquelle il n’a jamais pu vaincre sa
répugnance,--et du poulet chaud: or, dix fois je l’ai dit à Rose,
Fernand ne mange le poulet que froid.

Puis se reprenant:

--Pardon, Dina, je dois vous sembler ridicule, mais, quand on est marié,
voyez-vous, ces choses-là prennent une grande importance; une femme qui
aime son mari doit s’inquiéter de son bien-être matériel, n’est-ce pas?

--Je ne vous trouve pas ridicule; je pense seulement que, pour des
femmes comme nous, c’est difficile d’être mariées.

--Comment, difficile? pas du tout, ma chère! Tout ce contretemps est
imputable à ma vieille servante qui a oublié mes recommandations tant de
fois répétées... Je me flatte d’être une bonne épouse, au contraire, et
une bonne interne par-dessus le marché!

Quelqu’un montait l’escalier: Thérèse sourit de joie. Le docteur
rentrait. Il ouvrit la porte, serra très fort la main de Dina, et,
câlinement, étreignit sa femme. Les visites de la matinée l’avaient
exténué:

--Je meurs de faim!

Et l’on devinait son plaisir à retrouver sa maison jolie, le déjeuner
prêt et sa femme si tendre. Mais Thérèse, désolée, s’écria:

--Ah! mon pauvre chéri! mon pauvre chéri!

--Qu’y a-t-il?

Et, comme on passait à la salle à manger, elle lui expliqua les erreurs
de Rose; elle récita tout le menu malencontreux: la purée d’oignons, la
langouste, le poulet chaud...

Un vrai désappointement, une expression de colère, puis une résignation
maussade se reflétèrent tour à tour sur la physionomie de Guéméné. Dina
l’entendit murmurer ce mot qu’il n’avait pu retenir:

--Ah zut!

Puis il rit de sa propre déconvenue, et, voyant le chagrin de Thérèse:

--Allons, allons, ce n’est rien; je mangerai des hors-d’œuvre. Qu’on me
mette des œufs.

Une fois à table, Dina, qui se tenait cérémonieusement, demanda:

--Vous vouliez me dire une colle de Boussard?

Fernand ouvrit les yeux, répéta:

--Une colle de Boussard?

--Oui, dit Thérèse, tu sais... pourquoi nous avons fait venir Dina!...

Alors ils se regardèrent; ils regardèrent Dina, et rirent tous les deux
comme des enfants. Puis ils se rejetèrent l’un à l’autre le devoir de
parler:

--Dis-lui tout, Fernand.

--Mais non, c’est ton affaire, c’est ton affaire.

Et l’étrangère les interrogeait, de ses belles prunelles défiantes et
tendres, agrandies par l’étonnement.

Thérèse ayant éloigné le valet de chambre sous un prétexte futile, son
mari dit enfin:

--Mademoiselle Skaroff... vous êtes très aimée par un de mes amis...

A ce moment, Thérèse l’interrompit:

--Oui, ma petite Dina, la voilà, cette fameuse colle de Boussard!... Il
n’est nullement question de lui, mais d’un autre qui est fou de vous,
absolument fou, ma chérie, et c’est pour vous faire subir une demande en
mariage que nous vous avons invitée... Dites-moi, Dina, voulez-vous vous
marier?

Sur la nappe, les deux mains de Dina étaient retombées un peu
tremblantes, mais elle demeurait impassible. Thérèse eût voulu la
deviner: elle était impénétrable. La jeune femme alors se rappela une
comparaison de son mari: «les beaux yeux d’antilope de mademoiselle
Skaroff». Souvent, petite fille, au Jardin d’Acclimation, elle avait
caressé les jolies bêtes familières, qui, hautaines et mélancoliques,
lui prenaient délicatement, au bout des doigts, de menues bouchées de
pain. Les antilopes avaient, pour la regarder, des yeux mystérieux et
doux où l’enfant ne savait trop que lire:--l’amitié, le dédain ou
l’indifférence?--L’âme des étrangères est parfois aussi énigmatique pour
nous que celle de nos frères inférieurs.

--Comment s’appelle votre ami? demanda tout d’abord la jeune fille.

--C’est Pautel, ma chère... vous savez bien, Pautel qui venait si
souvent à la clinique...

--Ah! fit Dina.

Et ce fut tout. On vit un sourire sur ses lèvres, ses paupières
s’abaissèrent, un peu de pâleur marqua ses joues. Elle ne répondait pas.
Évidemment, elle avait reçu là un grand coup, et toute son âme en était
remuée. Elle regrettait, sans doute, à ce moment, la solitude de sa
mansarde où elle eût pu savourer sans contrainte le mal délicieux de son
émotion. Ici, elle se faisait illisible.

--Il vous aime bien, dit Guéméné.

Elle reprit:

--Alors il veut que je sois sa femme?

--Il mérite vraiment que vous lui donniez un peu de bonheur,
mademoiselle Skaroff. J’estime beaucoup Pautel; c’est l’homme le plus
dévoué que je connaisse; il est bon, très bon.

Le buste de Dina se souleva lentement; malgré son effort pour les
maîtriser, deux larmes perlèrent à ses cils, et un éclair de tendresse
héroïque, presque sauvage, jaillit de ses prunelles profondes.

--Oui, il est bon!... murmura-t-elle ardemment.

L’amour, si longtemps repoussé, entrait en elle victorieusement,
l’envahissait, la transfigurait en une minute. La faible antilope
traquée, qui redoutait le chasseur, reconnaissait enfin le pasteur
bienfaisant; elle trouvait le gîte sûr, la protection et les caresses.

--Oh! je suis heureuse! fit-elle, sans plus de phrases. J’étais si lasse
d’être seule!

Elle ne gouvernait plus son émotion et s’en excusa près de ses hôtes.
Fernand et Thérèse, attendris, gardaient le silence. La simplicité de
cette pauvre fille les touchait religieusement; c’était une joie de lui
voir ce naïf bonheur d’être aimée, succédant à la détresse cachée de
toute sa jeunesse.

Thérèse se pencha vers elle:

--Nous vous aimons bien, ma petite amie, votre bonheur nous rend
heureux. (Et elle lui prit la main.) Vous serez donc la femme de
Pautel... Mais cet excellent camarade, qui a des idées toutes
particulières sur le mariage, vous demande un sacrifice que vous ne
ferez certainement pas.

--Ma religion, peut-être? demanda Dina.

Car elle était orthodoxe pratiquante, et il y avait là une singularité
que plusieurs de ses camarades avaient remarquée.

--Non, déclara Thérèse, votre médecine.

--Ah! fit encore Dina, sans plus manifester son sentiment.

Tous les trois se turent. Dina méditait. L’action de l’amour opérait en
cette âme, encore enfantine en dépit d’une certaine maturité. Thérèse
observait son amie; mais Guéméné surtout, se rappelant ses propres
angoisses, attendait avec inquiétude la réponse de la jeune fille. Le
valet de chambre, revenu, passait un plat; sa présence mettait une gêne
entre les convives. Dina coupait un blanc de poulet dans son assiette.
Le domestique parti, elle se redressa. Guéméné tressaillit.
Qu’allait-elle dire? La passion professionnelle l’emporterait-elle sur
son féminin désir de complaire à celui qui l’avait choisie?

--Sa demande ne m’étonne pas, dit-elle enfin.

--Mais, Dina, repartit vivement la jeune femme, je pense que vous allez
réfléchir...

--C’est tout réfléchi. S’il n’avait pas demandé cela, c’est moi qui le
lui aurais proposé.

--Comment! s’écria Thérèse indignée, votre science, votre art, tout ce
que vous avez acquis, la femme que vous êtes enfin, tout s’évanouit,
tout s’efface devant le vœu égoïste d’un homme!...

--C’est bien le moins, commença la jeune fille, oui, c’est bien le
moins. Je suis pauvre et je ne suis pas belle, j’ai des robes de
mendiante, je passe dans les rues sans que nul se retourne, personne ne
m’a jamais remarquée. Pautel est riche, il est apprécié, et l’on dit
qu’il a un brillant avenir; il est libre, heureux, dans son pays; il
pouvait faire un beau mariage, et c’est moi qu’il prend. Il ne sera plus
libre, il sera moins riche, parce qu’il aura une femme; le brillant
avenir lui deviendra difficile, car je ne lui apporterai pas les hautes
relations qui le facilitent. Et quand il me demande d’être toute à lui,
je refuserais... Non, non, c’est trop naturel, ce qu’il veut là.

--Naturel? reprit Thérèse qui s’exaltait, dites injuste plutôt! Une
femme, dans le mariage, n’a-t-elle pas le droit d’exister encore
individuellement, de parachever son développement, de suivre ses goûts,
d’affirmer sa personnalité, enfin? Doit-elle renoncer, mariée, à la vie
que, jeune fille, elle avait conçue?

--Cela fait bien des droits, répliqua la douce Dina, mais n’a-t-elle pas
aussi des devoirs, la femme? Moi, je lui en vois beaucoup, et, en me
mariant, je les accepte tous et je les aime. Je crois que nous ne sommes
point pareilles à l’homme; nous ne sommes près de lui que des
«assistantes», comme on dit en Russie; toute notre raison d’être est là:
l’aider à vivre, à être heureux...

--Des esclaves, alors? fit Thérèse, boudeuse.

--Oh! je n’emploie pas de si grands mots: je dis «épouse», tout
simplement; cela signifie que la femme qui porte ce titre s’est vouée à
un homme. Dit-on: «vouée» ou «dévouée», en français, dans ce cas-là?

Le docteur était fort agité:

--Mais, mademoiselle Skaroff, une femme-médecin peut être toute dévouée
à son mari! Je suis heureux pour Pautel de votre générosité; il vous
saura gré d’avoir déféré à son désir; mais laissez-moi croire cependant
que l’exercice de la médecine n’est pas pour empêcher la femme de
remplir avec dévouement ses devoirs d’épouse.

Il n’avait pas achevé de parler que la porte se rouvrait pour le
service; mais ce ne fut point Léon qui entra. Rose, la vieille
cuisinière, le bonnet en arrière découvrant ses bandeaux gris, grande,
épaisse sous son caraco flottant que serrait le tablier bleu, apportait
elle-même la langouste. Son embonpoint lui faisait tenir le plat en
avant, presque à bras tendus; elle le déposa sur la table, d’un air
digne et offensé, en déclarant:

--J’ai voulu venir m’excuser près de Monsieur. Il paraîtrait que j’ai
fait un déjeuner contraire aux goûts de Monsieur: Monsieur peut croire
que j’en ai bien du regret, d’autant que Madame, dans sa contrariété, a
été dure pour moi. Je ne puis pourtant pas deviner les goûts de
Monsieur. Selon Madame, on m’aurait dit autrefois de ne jamais faire de
langouste ni de poulet chaud, mais un ordre vous est vite parti de la
tête. Monsieur Herlinge, lui, pourrait le dire: quand je servais chez
les parents de Madame, jamais monsieur Herlinge n’a eu un mot à me dire
sur la cuisine, si ce n’est pour un petit compliment, un jour ou
l’autre. Mais aussi, là, c’était bien différent: madame Herlinge donnait
tous les ordres, elle était toujours là, on savait ce qu’on avait à
faire...

Guéméné l’arrêta net:

--C’est bien, Rose, la cause est entendue, n’y revenons plus.

Mais Thérèse avait rougi, comme si son honneur même eût été attaqué.

--Ces vieux domestiques sont intolérables! dit-elle en haussant les
épaules. Celle-ci, pour avoir servi dix ans chez ma mère, se croit tout
permis. Il me sera impossible de la conserver.

Puis, voyant l’assiette vide de son mari:

--Ah! mon pauvre chéri! mon pauvre chéri! comme je suis ennuyée de te
voir si mal déjeuner!

Et, comme un silence pénible pesait dans la salle à manger, Dina, qui
suivait le cours de ses pensées, crut faire une diversion heureuse en
racontant:

--Nous avons rencontré tout à l’heure ce bon monsieur Adeline qui
promenait ses enfants. Savez-vous dans quel endroit il les avait
conduits? A la Morgue, docteur, à la Morgue!

Elle riait encore en songeant à l’air embarrassé de «ce bon monsieur
Adeline» traînant avec lui sa bande indisciplinée. Il avait pris sur son
déjeuner le temps de cette excursion macabre, faite à la diable, entre
deux expéditions à l’économat de la Pitié. Affolé par les espiègleries
des quatre écoliers en vacances, il ressemblait à ces veufs maladroits
et pitoyables qu’on voit parfois chargés d’enfants. Contraints,
misérables, ignorants des gestes de la mère, ils s’efforcent de la
remplacer, mais sans atteindre à sa subtile adresse féminine; ils y
perdent même le rôle de leur paternité normale et deviennent un parent
neutre, tour à tour violent et faible, dépourvu d’autorité.

--Oui, reprit mademoiselle Skaroff, on dirait un veuf. Sa femme est là
pourtant, et si excellente, la pauvre doctoresse! Mais voilà, son métier
la surmène. Appelée au dehors à toute heure, le jour, la nuit, comment
pourrait-elle encore s’occuper régulièrement du bien-être des siens.

--Une femme-médecin n’a pas quatre enfants, aussi! s’écria Thérèse, que
ce tour de la conversation irritait sourdement.

Une crispation passa sur le visage de Guéméné, qui tordit
silencieusement sa moustache. Il avait pâli. L’éventualité d’une
maternité pour Thérèse--souhaitée par le mari, redoutée par la
femme--était une question épineuse dans le jeune ménage. D’un commun
accord ils évitaient d’en parler, et les circonstances faisaient
jusqu’ici que l’enfant, cette cause latente de désaccord, demeurait pour
la jeune femme un péril menaçant mais lointain; elle s’habituait à le
moins craindre à mesure que le temps s’écoulait sans lui donner ce qu’on
nomme «des espérances».

--Moi, déclara Dina, j’adore les enfants.

--Nous sommes des êtres de famille, dit Guéméné rêveusement. C’est un
instinct puissant que notre désir d’une descendance. On veut se
continuer dans la vie, malgré la mort, créer des sujets d’affections
nouvelles. Le cœur a, comme la chair, ses besoins inéluctables.

--Avec quatre diables comme ceux des Adeline, fit en riant la jeune
Russe, une femme doit avoir ses désirs de tendresse largement comblés,
et cette bonne doctoresse, j’en suis sûre, se passerait volontiers
d’exercer la médecine.

--C’est extraordinaire, Dina, comme vous en parlez légèrement de cette
médecine pour laquelle je vous croyais tant de ferveur! dit Thérèse. Je
vous ai vue, ce matin, en pleine passion de travail; une heure passe, et
vous en voici détachée.

Dina réfléchissait tout haut:

--J’aimais mon métier; c’était bien juste: je ne pouvais avoir foi qu’en
lui. Il était ma sauvegarde. Il devait me nourrir. Je m’étais donnée à
lui. C’était mon mari, à moi: comprenez-vous? Mais, quand je trouve ce
qu’une femme désire toujours le plus, l’amour, ah! je serais folle de me
montrer récalcitrante. Ne trouvez-vous pas?...

On sonna en bas, à la porte d’entrée. Guéméné regarda sa montre.

--Une heure, dit-il; la consultation! Tant pis, les clients attendront.
Aujourd’hui, je déjeune au dessert.

Mais, au bout d’un instant, Léon entra:

--C’est monsieur le docteur Pautel qui voudrait parler à Monsieur.

Thérèse et son mari sourirent. Le docteur dit:

--Pautel vient me demander une consultation; il est très malade... Si
vous montiez la lui donner, mademoiselle Skaroff?... Pour le cas dont il
s’agit, vous serez la plus habile.

--Ma première consultation, alors! fit Dina en se levant de table.

Elle était pâle et radieuse; sous les deux touffes de ses cheveux
crêpés, ses beaux yeux passionnés et doux s’allumèrent superbement
lorsqu’elle reprit:

--Et la dernière...

C’était l’ivresse de son sacrifice amoureux qui, de cette fille pauvre,
dans sa robe misérable et usée, faisait à ce moment une incomparable
femme. Tranquille et sereine, elle secoua, de son geste ordinaire, les
miettes de sa jupe, et s’en fut vers la porte, de son allure dansante.
Avant de disparaître, elle sourit à ses amis qui expliquèrent:

--Au second étage, la porte à droite... vous le trouverez là... Nous
vous laissons aller seule.

--Dans cinq minutes, vous viendrez me rejoindre, fit-elle.

Le docteur et sa femme achevèrent le repas en silence. Un trouble les
avait saisis. Tous deux songeaient au mystère de ces belles fiançailles
qui s’accomplissaient en ce moment sous leur toit. Elles étaient
joyeuses, calmes et sans nuage; et ils pensaient aux leurs qui avaient
été mélancoliques. Cette étrange Dina s’en était allée à l’oblation de
sa gloire, de sa science, de sa personnalité, de tout son «moi», enfin,
avec une simplicité de petite fille. Des comparaisons pénibles
s’imposaient à l’esprit de Thérèse et de Fernand.

--Montons-nous? demanda le mari.

--Laissons-les encore un peu, dit Thérèse.

                   *       *       *       *       *

Une demi-heure plus tard, ils ouvrirent la porte du cabinet de Fernand.
Pautel avait les yeux rougis sous le cristal du lorgnon. Dina portait
encore sur ses joues délicates la flamme et l’orgueil du premier baiser,
et tous deux se tenaient par la main, naïvement, comme les fiancés du
peuple. Guéméné et sa femme se répandirent en félicitations. Le tableau
était singulièrement banal de ce garçon flegmatique et de cette fiancée
en robe de pilou, qui s’étaient joint les mains comme dans une
photographie campagnarde. Dina Skaroff n’était plus qu’une insignifiante
jeune fille destinée à vivre dans le sillage de son compagnon. La petite
Princesse de Science qui, tant de mois, avait promené par les hôpitaux
parisiens l’austérité de sa blanche livrée d’externe, les promesses de
son talent, s’effaçait dans l’ombre d’un homme. Les médecins ne la
verraient plus; elle glisserait lentement dans un abîme d’oubli. Thérèse
trouvait cela triste comme un enterrement, mais elle s’efforça à des
propos d’élémentaire courtoisie.

--Vous avez de la chance, Pautel; oui, vous avez de la chance!... Et
vous, Dina, vous ne tirez pas non plus le mauvais numéro... Allons, vous
ferez un gentil ménage... n’est-ce pas, Fernand?

Elle se retourna pour chercher des yeux son mari: Guéméné avait disparu.
Elle allongea la tête vers la pièce contiguë, son cabinet de travail; il
était vide.

--Où donc est Fernand? répéta-t-elle.

Puis, prenant ce prétexte pour offrir aux amoureux un nouveau
tête-à-tête, elle redescendit à la salle à manger en appelant son mari.
Les domestiques desservaient la table: ils croyaient Monsieur là-haut.
Sans savoir pourquoi, Thérèse eut au cœur une légère angoisse. Elle
remonta deux étages si vite qu’elle s’essouffla un peu.

Fernand était dans leur chambre, debout devant la fenêtre. Il haletait,
les poings fermés, tout frémissant.

--Qu’as-tu? mon Dieu! qu’as-tu? s’écria-t-elle, effrayée.

Il ne répondit pas. Elle vit ses traits convulsés. Il la prit dans son
bras, la faisant ployer sous son étreinte et, les yeux terriblement
tristes, il dit, étouffant presque:

--Moi aussi, je t’aurais voulue toute!




TROISIÈME PARTIE




I


En juin, l’événement dont parla tout le monde médical fut l’élection de
Boussard à l’Académie des sciences. Il avait à peine quarante-six ans.
Ses livres de thérapeutique, et surtout son dernier ouvrage, _la
Thérapeutique des Maladies du Rein_, lui avaient ouvert l’Institut. On
ne savait au juste pourquoi il était le dieu des jeunes. L’Association
des Étudiants lui vota un bronze d’art. A l’École de Médecine,
l’après-midi, quand les jeunes gens, sortant de la dissection, se
formaient en groupes dans la petite cour intérieure, son nom volait sur
toutes les bouches, et l’on entendait ces exclamations admiratives,
propres à l’adolescence:

--Un type épatant, mon cher!

--Sacré Boussard!

Ils n’en disaient généralement pas davantage, mais ils étaient béants
d’enthousiasme, et l’admiration se propageait.

Boussard trouvait chez ses grands collègues une sympathie plus
raisonnée. Tous lui firent fête, et les Herlinge donnèrent en son
honneur un dîner de dix-huit couverts, dans leur appartement de l’avenue
Victor-Hugo.

Thérèse et son mari, ce soir-là, furent en retard. La robe que la jeune
femme s’était commandée pour la circonstance n’arrivait pas. En rentrant
de l’hôpital, à cinq heures, après la contre-visite, Thérèse dut envoyer
sa femme de chambre chez la couturière. Celle-ci s’affairait à finir les
manches; elle s’excusa: «Madame Guéméné, aussi, n’était pas une cliente
ordinaire; elle avait manqué trois essayages: il avait fallu s’en tirer
tant bien que mal!...» Un fiacre attendait à la porte. On y fit monter
deux ouvrières avec la robe inachevée qu’elles faufilèrent sur Thérèse,
posant des épingles de droite et de gauche pour assujettir les plis.
C’était une simple tunique de soie vert bronze, à reflets. Le beau corps
de Thérèse s’y moulait superbement. La jeune femme riait, disant qu’elle
travaillait dix heures par jour et qu’essayer des robes n’était point
son fait. Et le mari, en habit, tout ganté, la regardant, riait aussi,
amoureusement.

Quand ils entrèrent dans le salon des Herlinge aux trois fenêtres
ouvrant sur l’avenue, quatorze personnes déjà présentes y mettaient un
bourdonnement indistinct et une chaleur parfumée de bal. Aussitôt il y
eut un arrêt dans les conversations. On se levait, les mains se
tendaient; Thérèse était dévisagée, pour la singularité de son cas
d’interne mariée, pour sa jeune gloire, car sa réputation de
travailleuse était établie. Tant de figures bougeant, papillotant devant
elle, lui causèrent tout d’abord un éblouissement; mais la fine et
sombre silhouette de madame Lancelevée, qui se remarquait toujours dans
n’importe quelle assemblée, attira son attention. Puis ce fut Artout,
dont la forte carrure, les soixante ans dominateurs et le verbe haut
affirmaient tout de suite aussi la personnalité. Il lui frappa doucement
sur l’épaule, comme à un jeune camarade, disant d’une voix qui retentit
dans tout le salon:

--Eh bien! pas encore de bébé?

Et, en vieil accoucheur, il lui scrutait la taille d’un air grave. Au
même moment, le visage mat et la belle barbe assyrienne du docteur
Gilbertus se profilèrent derrière lui. Le vulgarisateur de la science
moderne, à force d’intrigues, réussissait à se faire inviter maintenant
aux dîners des Herlinge. Il prenait des poses solennelles d’acteur. Son
habit n’avait pas un pli. Tout le laborieux effort médical de l’époque
semblait enfermé sous son front blême. Thérèse s’amusa de voir ce génial
charlatan faire si bonne figure dans ce milieu scientifique. Comme il la
saluait en silence, pour plus de dignité, une toilette rouge se dressa
près d’elle: élégante et bien coiffée, Dina Pautel était là, qui riait
de n’avoir pas été reconnue tout de suite. Et, comme Thérèse se disait
troublée par la multiplicité de ces figures, la jeune mariée protesta:

--Non, non, vous ne m’aviez pas reconnue; j’ai quelque chose de changé:
c’est ma robe.

Elle prononçait: «quelque chose»; elle était délicieuse et exotique dans
cette soie rouge, avec le flamboiement de ses yeux tendres sous ses
touffes de cheveux crêpés. L’étudiante russe était loin maintenant. Avec
le feutre dépourvu de garnitures et la jupe de pilou, s’en était allé
son mystère de jeune «cérébrale». Mais, dans l’amoureux marché qu’avait
été son mariage, elle oubliait son sacrifice pour évaluer seulement
l’apport de son mari.

--Il est là-bas, à l’autre bout du salon, dit-elle à Thérèse; le
voyez-vous, avec monsieur Guéméné et Janivot, à gauche de la cheminée?

La jeune femme aperçut en effet la tête blonde et le lorgnon de Pautel
dans un groupe de médecins où s’agitait le docteur Herlinge, très animé
par une discussion avec Janivot, l’aliéniste. Artout se tenait à
l’écart; il avait entraîné dans l’embrasure d’une fenêtre le jeune
Bernard de Bunod, grand garçon pâle, aux membres maigres, aux yeux fous;
et, pour détourner son attention de la doctoresse Lancelevée, que son
regard ne quittait pas, il cherchait l’un après l’autre tous les potins
médicaux à lui conter: «Ce Janivot n’était qu’un bluffeur. Sa maison de
santé de Passy ne se maintenait que grâce à des prix fabuleux: soixante
francs par jour, sans compter les suppléments. L’audace de cet homme
avait fait sa célébrité. Au demeurant, ce n’était qu’un médicastre...»

Madame Herlinge, à ce moment, s’écriait:

--Huit heures un quart! et Boussard n’arrive pas!

Elle s’inquiétait d’un certain _risotto_, enrichi d’écrevisses et de
truffes, qu’elle avait elle-même surveillé et qui serait manqué si l’on
ne dînait pas à l’heure. C’était une grande femme de cinquante ans,
froide et distinguée, à qui ses bandeaux d’un blond fané donnaient un
âge ambigu. Elle avait les yeux ternes, parlait généralement à voix
basse, avec de subtils coups d’œil sur tout son salon pour s’assurer du
bien-être de ses moindres invités. Elle occupait une bergère auprès de
la belle madame de Bunod, femme altière, aux cheveux blancs, à la
rigueur protestante. Une jeune femme en toilette sombre était assise un
peu plus loin et se tenait silencieuse auprès de son mari, un
cachectique d’une effrayante pâleur. Personne ne leur avait adressé la
parole. Leur qualité de «clients» les isolait dans cette réunion
médicale qui ne comptait que des initiés. Madame Herlinge s’aperçut de
leur délaissement et fit un signe à sa fille, dont s’étaient emparées
Dina et madame Lancelevée.

--Viens donc, Thérèse, que je te présente à madame Jourdeaux.

Et elle eut un intraduisible accent d’orgueil maternel pour prononcer:

--Ma fille, madame Guéméné, interne à l’Hôtel-Dieu.

Les deux jeunes femmes se pénétrèrent d’un regard. Elles étaient
également belles, de même âge, de même taille; mais l’une s’épanouissait
dans le bonheur; l’autre, physionomie douce et résignée, traînait
jusqu’ici son malheureux mari que dévorait, vivant, la plus horrible des
infections internes: le cancer.

On entendit madame Lancelevée qui prononçait près du piano:

--Boussard? Je le connais à peine. Je ne l’ai vu que rarement.

Dans l’embrasure de la fenêtre, Artout avait saisi par le poignet le
jeune Bernard de Bunod et s’entêtait à l’occuper de ses bavardages:

--Ce Morner que vous apercevez là-bas, droit comme un terme, à côté de
Guéméné _senior_, avait une autre étoffe que Janivot. Ses vices l’ont
gêné. Il exploite petitement les plaques électriques dans je ne sais
quel quartier populeux des faubourgs, tandis que Janivot pressure les
riches neurasthéniques dans son établissement morticole de Passy. Mais
Morner, sans l’alcool et sans la flemme, serait devenu quelqu’un. Il a
été mon élève. Il promettait.

Très absent, à mi-chemin toujours entre la réalité qui l’entourait et la
vie du souvenir où il retrouvait sa compagne, l’oncle Guéméné, à
l’extrémité du salon, voyait impassiblement se nouer et se dénouer les
groupes. Il était venu par tendresse pour Thérèse qui l’en avait prié,
espérant le distraire. Rien de commun n’existait plus entre lui et le
monde. Ses traits las, ses épaules affaissées, exprimaient un souverain
détachement. Mais, lorsque son regard se fut posé sur le malade, il alla
vers lui, comme attiré par une passion de pitié. Alors le silencieux
Jourdeaux devint loquace: il savait son interlocuteur médecin, et se
hâta d’accuser un cancer du foie; se flattant d’intéresser un
professionnel, il s’offrit comme un «cas», raconta ses misères avec
prolixité et, tout en parlant, le malheureux, de sa main blême et
décharnée, se caressait l’hypocondre machinalement.

Les yeux du veuf, indifférents et froids, prirent une douceur
extraordinaire, et, tandis qu’ils se fixaient sur ceux du malade:

--Un cancer, monsieur?... Et qui vous l’a dit?... Quel médecin peut
diagnostiquer sûrement un cancer du foie?

--J’ai lu des livres de médecine, j’ai fait des rapprochements faciles!
soupira le pauvre homme.

--Et si dans un an vous étiez guéri? demanda gravement l’oncle Guéméné,
avec des réticences et une autorité où il y avait un infini de
compassion.

Un éblouissement, quelque chose d’indicible passa sur le visage
cadavérique de Jourdeaux. Debout devant lui, Eugène Guéméné le dominait.
Avec ce fol espoir de vie, il avait répandu un fluide étrange de bonheur
chez ce condamné; il lui paraissait grand et puissant comme un dieu. Il
dit encore:

--J’ai rencontré un cas semblable au vôtre, monsieur; en dépit de tous
les pronostics, le malade est aujourd’hui guéri. Les médecins...

Guéméné n’acheva pas. Tout le monde s’était tu; il y eut par tout le
salon comme une solennité soudaine. Le veuf, se retournant, vit entrer
un homme chauve, grand et frêle, qui vint lentement saluer la maîtresse
de maison. C’était Boussard.

Herlinge, Artout, Janivot, s’avancèrent pour lui serrer la main: ce fut
une débandade générale. Avec une déférence très marquée, les jeunes,
Pautel et Guéméné, le saluèrent. Puis il y eut des présentations. Madame
Lancelevée, devant qui le grand homme s’était incliné, rejeta de côté sa
traîne molle de velours noir, et se recula au fond du salon pour
rejoindre la timide Dina qui était demeurée dans l’ombre; elles
reprirent leur causerie interrompue:

--Et vous ne regrettez rien, chère madame, vous êtes heureuse?

--Oh! oui, bien heureuse... Il me remercie chaque jour, et je lui dis
que cela n’en vaut pas la peine.

Boussard ajusta son monocle, enveloppa la doctoresse d’un rapide coup
d’œil, et, se penchant vers Artout:

--N’était-elle pas en 98 externe à Beaujon, dans votre service, et
n’est-ce pas elle que, pour son insensibilité, son calme léthargique,
vos élèves appelaient «Morphine»?

--Justement! reprit Artout en réprimant un sourire. C’est une femme de
valeur. Je la tiens en grande estime. Il ne faut plus blaguer les
doctoresses, mon cher...

On avait annoncé le dîner; madame Herlinge dit:

--La doctoresse Adeline n’est pas encore arrivée; mais elle m’a priée de
ne pas l’attendre.

Alors elle prit le bras d’Artout, Boussard offrit le sien à Thérèse qui,
dans le trajet du salon à la salle à manger contiguë, trouva le moyen
d’entamer avec l’illustre confrère une conversation médicale. Le maître
de maison conduisit madame de Bunod. S’approchant de son gendre, madame
Herlinge lui glissa un nom à l’oreille:

--Madame Jourdeaux... là-bas...

Fernand Guéméné chercha des yeux et joignit la triste jeune femme. Elle
avait à peine posé la main sur la manche de son habit qu’elle lui
demandait:

--Vous êtes le gendre de madame Herlinge, vous êtes docteur, n’est-ce
pas, monsieur?

Et, sur la réponse de Guéméné, elle se sentit en confiance tout de
suite. Ces malheureux Jourdeaux, avec une même âpreté de désespérés, se
raccrochaient à tout ce qui portait un titre médical. Les Herlinge les
avaient connus, l’an dernier, à Vichy, où madame Herlinge s’était vite
intéressée à la sympathique jeune femme, qui eût fait des platitudes
pour gagner son amitié. Madame Jourdeaux semblait absorbée par un
sentiment unique: la pitié pour son mari. Le ruissellement des lumières
dans la salle à manger, l’éclat des fleurs rares, la blancheur de cette
longue table neigeuse, la fine dorure des porcelaines, l’argenterie, les
cristaux, les fruits monstrueux, toute cette gaieté de fête répandue
dans l’atmosphère de la salle ne parut pas l’atteindre. Dans le
tournoiement des convives en quête de leurs places, elle chercha son
malade et le découvrit à l’extrémité opposée, entre Janivot et madame
Lancelevée. Aussitôt, avant même qu’on fût assis, dans le bruissement
des robes que les femmes foulaient entre les chaises, elle le désigna
d’un geste à Guéméné:

--Voilà mon pauvre mari, là-bas, docteur.

Madame Herlinge s’était assise; elle avait Artout à sa gauche et
Boussard à sa droite; le maître de maison se trouvait entre madame de
Bunod et la doctoresse Lancelevée. Les hommes étant plus nombreux que
les femmes, un bloc de quatre médecins occupait un des bouts de la
table. C’étaient Janivot, Pautel, Gilbertus et Morner,--qu’on invitait
de temps en temps, ses parents, de vieux amis de province, l’ayant jadis
recommandé aux Herlinge.

On servit le potage. Peu à peu, couvrant le choc amorti des cuillers, le
bruit des propos s’enfla. On entendait la grosse voix d’Artout qui,
ayant perçu quelques mots scientifiques échangés entre madame Jourdeaux
et Fernand Guéméné, s’écria:

--Ces gens du monde sont étonnants! Avec tout ce qu’ils apprennent
maintenant, nous sommes fichus. Ma parole, ils nous collent sans cesse;
ils connaissent avant nous leurs maladies, ils se permettent de les
discuter et nous donnent au besoin des consultations sur leur état. On
devrait interdire aux revues la publication de ces articles de
physiologie ou de thérapeutique où se délecte la clientèle... Alors,
quoi? qu’est-ce qui nous reste, si nos malades en savent autant que
nous?

Un peu effrayée, la douce madame Jourdeaux leva sur lui ses sombres yeux
de brune; mais le brave homme riait, malgré son air terrible: aussitôt,
rassurée, elle reprit avec Guéméné l’histoire du mal dont souffrait son
mari. Fernand se penchait vers elle, l’écoutait complaisamment, la
questionnait même. Herlinge et madame de Bunod, répondant à la sortie
d’Artout, défendaient au contraire l’utilité de la clairvoyance et du
savoir chez le malade.

--En étiez-vous plus avancés, docteur, demanda la froide femme aux
cheveux blancs, quand le client, interrogé par vous, déclarait que «ses
nerfs se nouaient sur son estomac» ou bien «qu’il sentait là une barre
de fer»?

Sous ses bandeaux blancs, les diamants de ses oreilles étincelaient. Sa
manche courte laissait voir au coude, dans un flot de valenciennes, la
rondeur de son bras nu, encore beau. Des opales, un gros rubis serti de
brillants, une émeraude à facettes, des gemmes de toutes couleurs
scintillaient à ses doigts déformés de rhumatisante. Et elle surveillait
sans cesse, à la dérobée, son fils, le pâle jeune homme qui, un peu plus
loin, rêvait silencieusement.

Boussard, le héros du jour, parlait peu. Thérèse avait en vain tenté
d’entamer avec lui, sur les altérations du cœur, un entretien précieux
pour elle. Il ne s’y prêtait guère. Elle alla même jusqu’à lui confier
le secret de sa thèse. Il dit seulement:

--Ah! ah! très curieux... Je vous félicite, madame.

Et il se renferma dans sa méditation. Il venait d’être frappé
cruellement dans sa vie conjugale. Son divorce était pendant. On le
disait très affecté. Il possédait d’ailleurs une de ces intelligences
sans éclat, mais insondable, comparable à l’un de ces puits dont la
surface est étroite, terne, obscure, mais l’eau pure et la profondeur
ignorée.

Entre lui et madame Lancelevée assise en face, un étroit vase de verre
portait de minces tiges d’héliotrope. Il étendit la main et le déplaça.
Une seconde, librement, ils se contemplèrent. La doctoresse était très
belle, ce soir. Sous l’arc magnifique de ses sourcils, elle avait les
yeux bougeants, changeants, inquiets et tragiques. Janivot, s’adressant
à Pautel, lui demanda:

--Quel âge peut-elle avoir?

On passait le poisson, quand le rire de Jeanne Adeline éclata derrière
la portière. Elle entra en ôtant ses gants, grasse, blonde et frisée, se
moquant de toute cérémonie; et, comme les hommes se levaient, elle agita
ses mains potelées qui sentaient encore le savon antiseptique:

--Non! non! tout le monde assis ou je m’en vais!

Elle prit la place que lui avait ménagée à côté d’Artout madame
Herlinge, qui ne redoutait point, pour l’aimable bonhomme, les
gauloiseries de la dame. Le valet de chambre lui apporta son potage.
Elle conta ses douze visites de l’après-midi, sa course rue de Buci,
chez elle, pour «se nettoyer».

--Et me voilà! finit-elle. Encore ai-je pris un sapin pour être moins en
retard.

Et tout le monde eut la même idée: celle des trente-cinq sous de son
fiacre annulant une visite parmi les douze de l’après-midi.

Alors la conversation, devenant générale, tomba sur les femmes-médecins.
Certes le métier dépassait presque les forces d’une femme; ces
guérisseuses nouvelles faisaient preuve d’une énergie, d’une volonté
totalement inconnues des générations précédentes. Le bout de la table,
où cinq hommes se trouvaient côte à côte, fit grand tapage. Gilbertus,
galant, déclarait que nulle autre mission ne convenait mieux à la femme;
la doctoresse était pour lui l’incarnation moderne de la sœur de
charité. Le pauvre Jourdeaux, placé près de madame Lancelevée, fit
effort pour dire «combien ce devait être encourageant d’être soigné par
les dames». Mais Janivot, au contraire, impudemment, devant ces jeunes
femmes, ses «confrères», criait à l’abomination. A cause de leur lobe
frontal moins volumineux, les femmes ne pouvaient rivaliser avec l’homme
dans les carrières scientifiques. Ces êtres nerveux, frémissants et
vibrants, feraient tort à la science, la compromettraient. Puis la
femme, dogmatique par nature, capable d’enregistrer en son cerveau un
enseignement, s’y enferme étroitement, incapable de l’élargir, de
l’adapter à un cas nouveau, rationnellement, par déductions logiques.

--Elles s’assimilent des livres, clamait-il dans la rumeur de toute la
table, en dépit des protestations indignées de Thérèse, elles
n’inventent jamais rien. Or le vrai médecin doit être un inventeur
inlassable, toujours en éveil.

--Il a raison! cria comiquement la doctoresse Adeline, en applaudissant
de ses deux mains grasses levées au-dessus de son assiette; il a raison:
regardez-moi un peu, vous tous qui protestez, et dites-moi donc quelle
figure je fais près de monsieur Artout!

--Des sœurs de charité! Gilbertus, vous me la baillez belle! continua
Janivot, excité par l’animation de tous les convives. Mais demandez donc
à ces dames si la curiosité, chez elles, n’a pas toujours été plus forte
que la sensibilité. Demandez-leur si elles s’émeuvent, demandez-leur si
elles pleurent, demandez-leur surtout pourquoi elles soignent et si la
seule pitié humaine les a conduites là où elles sont.

--Bravo! fit très haut madame de Bunod qui haïssait la doctoresse
Lancelevée pour la passion qu’elle avait inspirée à son fils.

Artout riait à pleine gorge, en donnant des coups de poing sur la table.
Cette hardie mercuriale, jetée sans vergogne à la face des doctoresses
présentes, lui semblait très crâne, très amusante, l’enchantait. Et il
ne réfutait rien, laissait la verve de Janivot s’écouler, jouissait de
l’ébahissement général. Le maître Herlinge paraissait beaucoup moins
satisfait. Son œil bleu s’allumait d’un reflet dur dans son visage
parcheminé. Il était fier de sa fille, et ces propos, loin de l’égayer,
l’irritaient secrètement.

--A la Présidence, on ne partage pas votre opinion, mon cher! dit-il
enfin: on y accorde la plus absolue confiance à madame Lancelevée.

Des parfums de viandes grillées, de gibier épicé, aromatisé aux baumes
violents, s’épandaient dans l’air. La chaleur des lumières développait
l’odeur capiteuse des corolles épanouies; les gâteaux et les crèmes
fleuraient la vanille sucrée. Et, pendant que le brouhaha des voix
s’élevait plus confusément, le valet de chambre des Herlinge, important
et gourmé, tournait autour de la table, promenant deux bouteilles
poussiéreuses dont il glissait les goulots, discrètement, entre les
convives, en laissant tomber ces mots à intervalles réguliers:

--Château-Lafitte... Pommard...

Alors Artout, avançant la tête pour rencontrer le regard de Janivot,
s’écria sur un ton qui dérida tout le monde:

--Pour ce qui est du lobe frontal, mon bon, je mets celui de ces dames
diablement au-dessus de certains lobes masculins, vous savez...

Et Boussard, qui n’avait rien dit encore, ajouta de sa voix lente et
sympathique aux femmes:

--Près de l’enfant elles sont parfaites, avant la naissance, pendant et
après. Nous découvrons parfois en elles d’admirables auxiliaires. Moi,
je leur rends hommage.

Et, comme s’il eût été intimidé, l’homme célèbre, ayant parlé, but une
gorgée d’eau.

--Oh! reprit l’aliéniste, craignant d’avoir été trop loin, à toute règle
il est des exceptions; témoin ces dames, ici présentes: ce n’est pas
seulement par leur beauté qu’elles m’intéressent.

Boussard redressa son crâne nu, ses tempes chauves qui semblaient polies
dans la substance des divines statues; ses yeux gris, penseurs et doux,
firent le tour des convives. On sentait qu’il allait parler; un silence
presque religieux s’était fait, que ponctuait l’appel monotone:

--Château-Lafitte... Pommard...

--Il y a ici, dit-il enfin, une jeune femme dont je sais l’histoire.
C’était une confrère, travailleuse et vaillante, qui touchait à
l’internat, une étrangère, si je m’en souviens... On me l’avait
signalée. Elle n’est plus étudiante. Elle a épousé l’un des nôtres et
lui a donné cette marque d’amour de renoncer à toute ambition, à toute
vanité. Cette jeune femme a été très grande; ce qu’elle a fait devait
être très difficile.

Madame Herlinge, se penchant vers Boussard, lui désigna là-bas, entre
Bernard de Bunod et l’oncle Guéméné, Dina qui souriait, rouge de
plaisir. Ses yeux tendres d’antilope se fixèrent sur Pautel, et elle
répétait comme le premier jour:

--Eh! c’était bien le moins; oui, c’était bien le moins...

Alors chacun renchérit sur Boussard, et toute l’attention se porta sur
Pautel qui eut véritablement là une minute de triomphe. Énigmatique,
avec son regard de myope sous le chatoiement du lorgnon, il était celui
à qui tout un glorieux avenir de femme avait été sacrifié. Sa clinique
de la rue Saint-Séverin, où il soignait les cardiaques, avait déjà fait
quelque peu parler de lui; mais combien plus cette amoureuse histoire,
cette poétique et sensationnelle conquête de la femme savante
redescendue pour lui des sommets de la science dans la vie obscure des
bonnes épouses! Il avait comme hérité toute sa gloire. En s’éteignant,
la petite étoile qui se levait dans ce monde de science avait laissé à
l’astre ami une splendeur.

Il dit, avec cet aplomb joyeux que donne le grand bonheur:

--J’espère aimer assez ma femme pour qu’elle ne regrette rien.

Alors Boussard, se tournant vers Thérèse, lui dit, presque à voix basse:

--Ne voyez pas un blâme, chère madame, dans mon admiration pour le
sacrifice de cette jeune étudiante. Vous y viendrez.

--Y venir, moi! jamais, docteur! s’écria Thérèse avec un entêtement
passionné, jamais!

Fernand souffrait. L’apothéose dont Pautel, en plein dîner d’apparat,
venait d’être le héros lui suggérait un retour sur lui-même. Son bonheur
conjugal lui semblait diminué de tout celui de son camarade. Il n’avait
rien obtenu, lui, pas une concession, pas le moindre renoncement. Et la
gêne qu’il éprouvait soudain d’être présent à cette ovation, prouvait
bien le défaut initial de son union. Maintenant il percevait, par
lambeaux de phrases, ce que Thérèse disait à Boussard sur la condition
de la doctoresse mariée, sur les droits de l’épouse et les droits
professionnels de la femme. Il sentait son ardeur à défendre ses
théories, sa révolte à l’idée qu’on pût la croire capable, elle aussi,
d’accepter le joug sous lequel se nivellent toutes les amantes. Une
colère étreignait le mari. Ce fut à ce moment qu’il apprécia mieux sa
douloureuse voisine. Il ne l’avait pas trouvée fort intelligente
jusqu’ici. Il jugeait même de mauvais goût cette consultation indiscrète
que, depuis le commencement du repas, elle lui arrachait bribe à bribe,
comme s’il avait pu, avec des mots, lui guérir son mari. Mais la douce
jeune femme, devinant peut-être, par une délicate intuition, ce qu’il
endurait, commença:

--Le docteur Boussard ne dit pas tout. Une femme doit se trouver bien
heureuse d’être assez aimée pour qu’on l’épouse malgré tous ses devoirs
professionnels, qui font si peur aux maris, d’ordinaire!

Puis elle conta que, deux ans auparavant, elle avait aperçu à Vichy
mademoiselle Herlinge. Combien elle l’avait admirée! Ah! un homme devait
être fier d’une telle épouse. Quelle belle association conjugale!...
Elle aurait tant aimé être médecin, elle, pour soigner son pauvre
mari!... Et ses yeux cherchaient, à l’autre bout de la table, Jourdeaux
qui, de tout le dîner, n’avait pris que quelques gouttes de lait.

Madame Herlinge ne se mêlait guère aux conversations; elle écoutait
d’une oreille distraite, mangeait à peine. Ses yeux gris, furtivement,
surveillaient ses dix-sept convives; elle scrutait leur assiette, leur
verre, leur pain, jusqu’à leur physionomie; et l’expression de
sensualité qu’ils laissaient voir, quand passait un met plus exquis,
flattait secrètement son orgueil. Le valet et la femme de chambre
avaient à leur tour les yeux fixés sur les siens; de ses prunelles,
secrètement, elle leur donnait des ordres: c’était entre la maîtresse et
les domestiques une télégraphie mystérieuse. Un bien-être s’ensuivait
pour les invités. Le service se faisait comme par enchantement. Herlinge
était ravi. Il tirait vanité de ses dîners autant que de ses diagnostics
célèbres. On en causait en ville; c’était sa supériorité sur Boussard
qui, le surpassant en talent, en hardiesse, en initiatives
scientifiques, n’aurait pu, dans son intérieur disloqué d’homme sans
foyer, tenir une table comparable à celle-ci. Lorsqu’on s’exclama sur la
succulence du risotto, il rayonna. Ce fut le dédommagement des soucis,
des peines, des courses, des préoccupations et des fatigues que, depuis
huit jours au moins, madame Herlinge s’était infligés.

On s’excitait: la table devenait bruyante. Il y eut un désaccord entre
Artout, Herlinge et Janivot d’une part, Boussard, de l’autre, sur la
sérothérapie de la tuberculose. Les trois premiers niaient la valeur du
vaccin de singe appliqué à l’homme; Boussard, au contraire, citait des
faits probants. Audacieusement, Thérèse se mit de son côté. Jeune et
ardente, elle poussait la foi dans les sérums à un plus haut degré que
ses aînés. Elle éleva la voix; on se tut pour l’écouter; les yeux
allumés, belle de foi, de sincérité, d’enthousiasme, elle tint tête à
Janivot, à son père, au vieil Artout lui-même. D’ailleurs, elle pouvait
bien le dire: du sérum de singe, elle s’en était procuré, grâce à un
camarade de l’Hôtel-Dieu, préparateur à la Faculté; elle en avait
injecté à un joli lapin blanc; elle s’en serait injecté à elle-même et,
après cela, elle aurait pris la maladie, par inoculation, comme on se
fait une piqûre d’éther, sans sourciller...

Boussard l’appuyait; il émettait des arguments moins tapageurs, plus
logiques, fondés sur les analyses sanguines; il affirmait, avec
certaines réserves, l’identité du terrain chez l’homme et le
chimpanzé... Ses dires étayaient ceux de la jeune femme, donnaient à ce
plaidoyer féminin des apparences de force. C’était le rêve de toute son
adolescence que Thérèse réalisait: discuter avec les savants, les égaler
dans le raisonnement, leur faire reconnaître et accepter sa
personnalité.

Alors, encouragée, elle parla de sa thèse. Elle y avait sacrifié une
jeune chatte dont elle se servait pour ses expériences de laboratoire.
C’était, croyait-elle, un fait unique. Elle montra sa main griffée en
plus d’un endroit; elle avait de ces vanités de charmeuse de panthères;
on la félicita de sa bravoure. Et, comme elle voyait tous ces médecins
captivés, elle raconta ses inoculations de scarlatine à des cobayes, à
des rats, à des lapins: tous mouraient à intervalles différents, selon
l’espèce; la chatte avait survécu. Par un traumatisme habile, elle avait
provoqué chez cette bête une lésion du cœur, une endocardite consécutive
à la scarlatine, Depuis, elle essayait une thérapeutique nouvelle. Cela,
c’était son secret.

Victorieusement, elle regardait Janivot. Oserait-il maintenant affirmer
l’insuffisance de son lobe frontal? Madame Lancelevée restait
silencieuse. Il y avait en elle quelque chose d’étrange, ce soir.
Certains la pensèrent jalouse du succès qu’on faisait à Thérèse. Artout,
en effet, clamait à pleine voix que «cette petite Guéméné l’épatait
carrément». Gilbertus, hyperbolique, ne se gênait pas pour déclarer que
«ce cerveau de femme détenait peut-être les grands mystères
scientifiques de demain». Morner trouvait amusant qu’une femme
travaillât à ce point. Madame de Bunod complimenta le père. L’excellente
Jeanne Adeline, très animée, disait à Fernand Guéméné, son voisin de
gauche:

--Ah! c’est beau! c’est beau! votre femme est une gaillarde, mon cher!

Et Boussard la complimenta:

--Vous donnez un bel exemple aux jeunes hommes, madame.

La doctoresse Lancelevée possédait aussi son laboratoire. Elle
pratiquait la bactériologie. Le public ne la connaissait guère que
d’après ce portrait où on la voyait en blouse blanche, devant une table
chargée de fioles, et tenant dans ses mains un cobaye apeuré. Elle
aurait eu fort à dire en l’occurrence. Elle se tut. On la crut vexée.
Seul Bernard de Bunod, blême et les dents serrées, qui n’avait pas cessé
de considérer Boussard, devina pourquoi, ce soir, l’impénétrable femme
semblait étrange.

Le dessert venait de s’achever; on passait au salon pour le café. Le cas
de Thérèse occupait toujours les convives. Les femmes secouaient avec
des bruits de soie leurs jupes froissées. Les hommes s’empressaient,
déplaçaient les sièges, offraient leur bras. Madame Jourdeaux abandonna
celui de Guéméné pour courir à son malheureux mari, prendre de ses
nouvelles. Fernand, demeuré seul, observait sa femme: elle discutait
avec Boussard, rayonnante de fierté, satisfaite, épanouie. Artout,
penché près de madame Herlinge, lui parlait évidemment de sa fille; et
il avait ce geste de se tapoter le front, qui disait tout ce que Thérèse
avait «là». Sous sa froideur, la mère exultait. Guéméné la vit sonner la
femme de chambre, lui donner un ordre. La domestique revint apportant
une élégante cassette. Alors madame Herlinge, l’ouvrant, exhiba des
cahiers de Thérèse, enfant. Son orgueil maternel l’entraînant, elle alla
jusqu’à lire à haute voix, pour un petit cercle qui comprenait Artout,
madame de Bunod, les Jourdeaux, Pautel et l’oncle Guéméné, un devoir de
style qu’avait écrit Thérèse, à huit ans, sur cette maxime: «Tout ce qui
brille n’est pas or.» On s’émerveilla.

Après le café, les hommes s’en allèrent fumer dans le cabinet
d’Herlinge. La question de la sérothérapie fut de nouveau agitée.
L’éternel écueil, dans cette science, était l’impossibilité de tâtonner,
d’expérimenter sur le véritable terrain: l’homme. La nécessité de
recourir à des vaccinations d’à côté retardait indéfiniment le succès.
On cita des médecins qui s’étaient inoculé à eux-mêmes les toxines.
Pautel émit l’idée que les criminels pourraient être condamnés à servir
de champ d’expérience, ce qui fut chaudement controversé. Les uns
trouvaient à cette conception une horreur «moyen-âgeuse», les autres
auraient aimé que ces rebuts de la société fussent, en périssant, utiles
au bien commun. Puis de nouveaux points de casuistique médicale furent
passés en revue. La fumée des cigares obscurcissait la pièce. Les livres
de la bibliothèque, les dos de chagrin rouge, la toile bise des
brochures scientifiques, le vert bronze des in-folio, n’apparaissaient
plus qu’à travers une gaze bleuâtre. Le bruit des voitures, sur
l’avenue, entrait par la fenêtre ouverte. Dans un pan de l’espace on
apercevait, dessiné par quatre points d’or scintillants, le gigantesque
alpha qu’inscrit au ciel Cassiopée. Boussard, d’une mentalité subtile,
parlait des piqûres de morphine qui précipitent le dénouement des
agonies douloureuses. Avait-on le droit d’y consentir? Lui connaissait,
à ce sujet, de grands troubles. Quand la morale et l’humanité entrent en
conflit, que peut décider l’incertaine conscience?

--... Et je cède à l’humanité, continuait-il de sa voix sourde d’homme
modeste. Délibérément je donne la mort, offensant l’impitoyable morale,
mais choisissant de commettre l’acte dont je souffre seul, plutôt que de
tolérer les douleurs du moribond.

Janivot jugeait la question beaucoup plus simple:

--Il suffit de n’être pas une brute, disait-il; lorsqu’on peut abréger
des souffrances, on n’y va pas par quatre chemins.

A son tour, Artout parla des avortements. En sa qualité d’accoucheur, il
professait ce qu’on pourrait appeler la religion de l’enfantement. Pour
lui, l’enfant représentait une puissance inviolable, l’humanité de
demain. Ce vieux célibataire, à l’austérité proverbiale, apparaissait
comme un créateur de vies, comme le prêtre de la fécondité, avec son
geste coutumier de présenter, d’offrir à l’existence les nouveau-nés. Il
voulait la pullulation de la race, l’humanité toujours plus grouillante,
submergeant la terre. Et quand on lui demandait pourquoi, il répondait
superbement:

--Il y a des lois secrètes qui dépassent notre raison.

Mais Pautel prétendait qu’à la mère il ne faut pas hésiter, le cas
échéant, à sacrifier l’enfant, car la mère est aussi l’épouse, la
créature accomplie, parachevée... Et il finit par discuter avec passion,
ayant inconsciemment devant les yeux sa chère Dina qu’il savait
enceinte.

Ensuite les médecins se racontèrent leurs souvenirs de jeunesse. L’oncle
Guéméné, qui avait fait ses études à la Pitié, rappela des anecdotes.
Alors chacun apporta la sienne. L’un après l’autre, les hôpitaux de
Paris furent évoqués: Lariboisière, qui ressemble à une usine
suburbaine; Beaujon, triste et resserré dans le faubourg Saint-Honoré;
Saint-Antoine, mi-moderne et mi-antique, avec son air de couvent
restauré; la Salpêtrière aux allées somptueuses, palais royal de
l’hystérie; puis Tenon, l’hôpital nouveau, avec ses cloîtres où l’on
voit cheminer, pareils à des moines blancs, les escouades d’étudiants
suivant leur chef. Et ce furent encore Laënnec, pittoresque et
archaïque, avec le clocher léger de sa chapelle; la Charité, célèbre par
les fresques de sa salle de garde gothique; l’Hôtel-Dieu, solennel et
imposant, avec les galeries superposées qui enclosent sa cour
intérieure... Morner lui-même devint loquace. Gilbertus, fourrageant sa
barbe noire, daigna s’égayer.

Dans cette animation d’hommes qu’excitait le tabac, Fernand Guéméné se
taisait. Comme s’il eût étouffé dans la pièce, il était allé s’asseoir
sur le rebord d’une fenêtre. L’esprit loin des causeurs, il mâchonnait
un cigare, préoccupé d’une idée qui lui était venue tout à l’heure,
tandis que sa femme discourait. Une rougeur lui montait au front; une
émotion lui serrait la gorge. Il ne percevait rien des propos qui
s’échangeaient autour de lui; mais toujours il entendait Thérèse, hardie
et assurée, prouver sa valeur, raconter ses recherches, étaler ses
succès, se placer, malgré ses vingt-cinq ans, parmi les illustres. Et il
se disait: «Que peut-elle bien penser de moi? en quelle estime me
tient-elle?...»

En effet, qu’était-il, lui? Un modeste et insignifiant médecin de
quartier, pas davantage. Comme elle figurait bien, tout à l’heure, près
de Boussard, ce prince de science que les journalistes allemands
venaient interviewer des plus lointaines villes de la Pologne
prussienne! Elle avait osé contredire Artout. Elle avait réduit au
silence Janivot, l’aliéniste opulent. Mais lui, quel pauvre personnage
jouait-il ici?

Son sang affluant au cerveau lui martelait les tempes. Il se sentait la
tête pesante. Il prenait soudain conscience de son intellectualité
saine, active, mais que nulle ambition n’avait jusqu’alors exaltée. Le
coup de fouet de l’humiliation avait provoqué au fond de son être un
sursaut d’orgueil offensé. Serait-il donc toujours un petit garçon près
de Boussard, et, pour Herlinge, pour tous, «le mari de la
doctoresse»?...

Et il aspirait longuement l’air plus frais qui venait de l’avenue.

Il pensait ne jouir ici que d’une médiocre considération, ce dont il ne
s’était jamais soucié avant ce soir, dans sa belle imprévoyance de
modeste. Un désir ardent de notoriété s’éveillait en lui. Il contempla
Boussard, qui fumait sous le lustre, et l’envia. Il envia jusqu’aux
soixante ans majestueux d’Artout, contre lesquels il eut troqué sa
jeunesse pour s’imposer à Thérèse, en maître. Mais que faire?... Il
s’imaginait que, le jour où il serait célèbre, elle s’inclinerait!
L’aimait-elle seulement? Savait-on!... Et il eut des larmes qu’il cacha
en regardant au dehors.

Lorsqu’on rentra au salon, les Jourdeaux se retiraient. La belle et
malheureuse jeune femme se précipita vers Guéméné. Il lui avait
décidément inspiré une confiance extraordinaire. Elle le supplia:

--Oh! docteur, je vous en prie, faites-moi l’honneur de soigner mon
mari, venez l’examiner demain. Vous m’avez dit ce soir des choses qui
m’ont frappée. Je suis convaincue que vous verrez dans son cas ce que
d’autres n’y ont pas vu.

Guéméné sourit, hésitant. Le mari, à son tour, s’approcha:

--Je sais bien que mon compte est réglé, dit-il avec un essoufflement;
cependant, si l’on essayait un nouveau traitement... Oh! ce que vous
voudrez, docteur, je m’en remets à vous.

Guéméné le regarda; un éclair luit dans ses yeux. Puis il dit, en notant
sur son carnet l’adresse des Jourdeaux, boulevard Saint-Martin:

--Je suis très flatté, monsieur, croyez-le...

                   *       *       *       *       *

Dans le coupé qui les ramenait, sa femme et lui, il dit à Thérèse:

--Tu ne sais pas? Les Jourdeaux m’ont demandé. Ils ont la certitude que
je vais guérir ce malheureux. Que penserais-tu de moi si je réussissais
pareille cure?

Thérèse, se rejetant au fond de la voiture, éclata de rire:

--Guérir un cancéreux, mon pauvre chéri! es-tu fou?




II


L’été s’annonçait très chaud. Pareille à une gigantesque corbeille de
verdure posée sur les eaux, l’île Saint-Louis apparaissait de loin, dans
la fournaise des quais, comme une oasis de fraîcheur. Mais les peupliers
d’Italie l’entouraient d’une épaisseur de feuillage qui l’étouffait. La
Seine, baignée de soleil, reflétait sur les façades son fourmillement de
feu: elle semblait rouler un métal en fusion. La maison des Guéméné,
tournée de biais vers le couchant, se trouvait une des plus éprouvées
par l’ardeur de la saison. Le soleil la dévorait implacablement. Dès le
matin, il la caressait de rayons obliques. A midi, il l’embrasait au
point de craqueler la peinture des murailles. A quatre heures, il se
présentait de face au-dessus des tours Notre-Dame, entrant à pleines
fenêtres, dardant jusqu’au fond des chambres. Et il continuait alors de
descendre lentement dans le ciel parisien, sans faire grâce à l’étroite
façade d’un rayon. A sept heures, à huit heures du soir, il était encore
là-bas, très lointain, toujours en vue, filtrant au travers des
peupliers touffus; et de petites lunes dansaient sur la tapisserie des
murailles. Sans trêve aussi, passaient les bateaux-mouches dont l’hélice
battant l’eau faisait un bruit de moulin. Les pigeons voletaient autour
des arbres; on les entendait, au crépuscule, roucouler dans les
branches.

Fernand Guéméné parcourait l’île en tous sens. Tantôt à pied, tantôt en
fiacre, il passait le pont Louis-Philippe, le pont Marie, ou bien le
pont de la Tournelle pour gagner la rive gauche. Et, dans les escaliers
obscurs de ces maisons du vieux Paris, il grattait des allumettes pour
ne point trébucher. La clientèle, en cette saison, l’exténuait. Il était
surmené, à bout d’endurance. Des images de Bretagne le hantaient. Il
voyait sans cesse des landes fleuries de jaune, ou bien un clocher
cornouaillais, posé sur une tour carrée à galerie. C’étaient encore des
bois de chênes, frais et druidiques; ou une grotte bleue, béante sur
l’Océan. Partir! il en rêvait la nuit; et il se réveillait, le matin, au
bruit des camions roulant sur le quai aux Fleurs, en face.

Il avait confié à Thérèse ce désir maladif, cette obsession des
vacances. Mais elle, acharnée à ses études, l’avait conjuré, avec les
plus tendres caresses, de lui accorder encore un délai: cette thèse la
passionnait trop; elle n’aurait jamais le courage d’en interrompre la
préparation. Encore six semaines, et les expériences seraient terminées.
A ce moment, elle achèverait ses observations cliniques. On pourrait
alors songer à se reposer un peu.

Elle était si peu impérieuse, réclamait avec tant de douceur son droit
au travail, qu’un scrupule prenait Guéméné. Il craignait d’être injuste
envers Thérèse. Le respect dû à l’œuvre de cette femme d’exception
dominait son viril appétit de commandement. D’ailleurs, il s’était
déterminé à céder, tant que de graves raisons lui manqueraient pour
revendiquer son autorité.

Juillet passa. Thérèse ne quittait plus guère maintenant son laboratoire
de l’Hôtel-Dieu. Sa salle contenait quatre vieilles femmes qui servaient
abondamment son étude sur les cœurs. L’une d’elles mourut. L’autopsie
allait être merveilleuse. Thérèse la fit seule, avec un véritable
enthousiasme. L’examen du cœur lésé fut très long. Elle dut envoyer un
garçon de l’hôpital prévenir chez elle qu’elle déjeunerait à la salle de
garde. L’état indescriptible où elle se trouvait alors, souillée de
sang, des ongles jusqu’aux coudes, ne lui permit même pas d’écrire un
mot à son mari.

Son laboratoire grouillait maintenant de bêtes de toutes sortes. Les
souris blanches, sur une étagère s’agitaient dans cinq bocaux remplis
d’une ouate blanche comme elles-mêmes. Des rats au museau rose
grattaient nerveusement les parois de verre d’un aquarium. Entre les
quatre pieds d’une table, on avait logé la boîte des cobayes. La
plupart, inoculés et malades, se roulaient en boules de fourrure fauve.
D’autres, sains et vifs, s’asseyaient dans la paille et, de leurs
minuscules pattes de devant, avec un petit air têtu et sérieux,
faisaient leur toilette. Cinq beaux lapins gras grignotaient des
carottes dans une cage, sous l’étuve, et la jolie chatte cardiaque
dormait en rond, au fond d’une corbeille.

Thérèse cultivait des bacilles dans du bouillon, dans du lait, dans du
suc de pommes de terre. Des liquides troubles, équivoques, dans des
fioles de toutes formes, peuplaient ses étagères. Ses doigts déliés et
souples de jeune patricienne, faits pour diriger les fils emmêlés des
dentelles, les soies, les fuseaux, les aiguilles des féminines adresses,
se jouaient dans ces flacons terribles, lourds de toxines et de fléaux
humains. Elle maniait ainsi, jouissant de sa formidable puissance, la
fièvre typhoïde, la pneumonie, la scarlatine, la diphtérie, jusqu’aux
monstres invisibles de la tuberculose. Elle se sentait posséder la mort.

Son travail lui offrait de tels plaisirs qu’elle ne pouvait s’en
arracher. Sous la direction de son père, elle soigna une cardiaque par
la glace et obtint des résultats inespérés. Elle ne quittait plus cette
femme, ne voulait céder à aucun autre le soin de poser la glace et le
stéthoscope, tour à tour, sur ce thorax haletant. Elle notait aussitôt
les observations en vue de sa thèse, dont l’élaboration, du coup, fit un
grand pas. A cette époque, l’Hôtel-Dieu l’absorbait à un tel point
qu’elle prit l’habitude de déjeuner, presque chaque jour, à la salle de
garde. Chez elle, ce repas lui causait une perte de temps: Fernand ne
rentrait parfois de ses visites qu’à une heure de l’après-midi: elle
l’attendait, oisive, rongeant son frein à l’idée de ses travaux
suspendus. La causerie qui prolongeait le dessert, ensuite, ne lui
permettait pas de rentrer à l’hôpital avant deux heures et demie. A
déjeuner sur place, elle gagnait, calcula-t-elle, deux heures chaque
jour. Elle redoutait pourtant que ce nouvel arrangement ne peinât son
mari. Mais Guéméné ne fit aucune objection, ne montra nul
mécontentement. Il acquiesçait volontiers à toutes ses exigences depuis
le dîner des Herlinge. Elle s’en apercevait et crut que l’attitude des
grands confrères envers elle l’avait influencé. Elle s’en glorifia,
s’imaginant avoir désormais plus d’importance aux yeux de Fernand.

Lui se résignait, avait une arrière-pensée et s’adonnait, sans qu’elle
le questionnât, à un travail excessif. Sans négliger sa clientèle, en
effet, il avait entrepris des recherches au laboratoire de thérapeutique
expérimentale de l’École. Août survint, plus torride encore que juillet.
Les Herlinge exploraient l’Écosse, Artout était en Suisse, Boussard en
Norvège. Des affiches illustrées, sur tous les murs, évoquaient les
voyages. On voyait des bateaux fumants, des trains en partance, des
sites riants, des montagnes roses parmi les nuages, des paysannes
bretonnes, la mer. Des mots, en gros caractères, devenaient obsédants:
«Billets... Billets d’aller et retour... Billets d’excursions... Billets
de bains de mer...» L’impossibilité de s’en aller lui faisait
l’atmosphère plus suffocante, la fatigue plus lourde, le désir de fuir
Paris plus tenace. Et il allait de client en client, les épaules
voûtées, l’air las; puis, trois fois par semaine, passant le Petit Pont,
il gagnait la rive gauche, et, par le boulevard Saint-Michel, l’École de
Médecine. Là, il s’enfermait dans les grands laboratoires sonores, où le
soleil s’engouffrait par les baies immenses.

Le soir, il retrouvait sa femme au dîner. L’un et l’autre, fatigués, se
plaignaient de la chaleur. Au crépuscule, ils s’accoudaient à la
fenêtre, cherchant un peu de fraîcheur. Mais la muraille frissonnante
des peupliers d’Italie faisait un grand rideau tendu devant l’air libre:
on suffoquait. Ni elle ni lui n’osaient parler de voyages: tous deux y
songeaient, cependant; ils se serraient l’un contre l’autre, sans rien
dire, passionnés et muets comme des amants aux rencontres hâtives.

Les lampes allumées, ils reprenaient le labeur, chacun à son bureau,
dans des pièces différentes Le sommeil les unissait encore, harassés
tous les deux, vaincus. Dès le matin, leurs vies divergeaient de
nouveau.

Un soir, Guéméné rentra souffrant. Il ne se plaignit pas. Il connaissait
trop les soucis professionnels de Thérèse, si différents des menues et
tendres inquiétudes domestiques qui préoccupent une simple épouse. Il se
mit seulement au lit plus tôt que de coutume, se tâtant le pouls, les
yeux sur son chronomètre.

Le lendemain, trois cas intéressants l’attendaient du côté de la
Bastille et, de plus, il devait voir Jourdeaux qu’il soignait
assidument. Il sortit à l’heure ordinaire, mais une telle faiblesse le
prit, en fiacre, qu’il dut donner l’ordre au cocher de rebrousser
chemin. A dix heures, il rentrait chez lui, les jambes chancelantes,
sentant des vertiges, des nausées, des frissons. L’idée lui vint de la
fièvre typhoïde: il chercha les prodromes des jours précédents. Pour
monter l’escalier il lui fallut se tenir à la rampe. Le valet de chambre
venait à lui; Guéméné ne put dire que deux mots:

--Mon lit...

Alors il pensa que Thérèse n’était pas là, qu’elle ne serait pas là de
tout le jour; et il eut une impression poignante d’abandon. Quand il fut
couché, la vieille Rose entra dans sa chambre. En le voyant si mal, elle
voulut aller avertir Madame à l’Hôtel-Dieu, mais il s’y opposa par une
pudeur d’amant insuffisamment aimé, qui met sa fierté dans une
discrétion douloureuse. Puis l’amer plaisir de mettre en faute celle qui
n’avait rien voulu lui sacrifier le tentait. D’ailleurs, l’importance
des travaux de sa femme rendait très difficile ce dérangement soudain:
les études de laboratoire ne se prennent ni ne se quittent à
l’improviste. Si elle revenait à contre-cœur, sans pouvoir cacher une
pointe d’humeur, quel supplice pour lui!...

Et il déclara aux domestiques n’avoir là qu’un abattement causé par la
fatigue.

C’était le premier malaise qu’éprouvait sa vigoureuse santé depuis son
mariage. Il souffrit de sa solitude, avec des excès, des outrances de sa
sensibilité déchaînée. Il rêvait d’une maladie légère, subie près d’une
Thérèse toute à lui. Elle glisserait dans la chambre à pas assourdis,
lui offrirait des tisanes et des sirops avec les gestes amoureux qui
exaltent. Elle le calmerait par sa seule présence, ses sourires
apaisants, sa vision aperçue dans la glace, son silence. Par instants,
même, il se figurait la voir à son chevet,--et rien: elle était loin,
l’oubliant à distiller des virus dans des fioles.

Il l’appela, lui suggéra de revenir, croyant à une télépathie
merveilleuse. Des afflux de sang lui battaient aux oreilles; le tic tac
de la pendule en accompagnait le rythme en mesure. Un affreux ennui le
saisit: il essaya de dormir. S’étant réveillé après un bref
assoupissement, il se crut à la fin de l’après-midi: la pendule marquait
une heure vingt. Dès lors, de cinq minutes en cinq minutes, il regardait
l’heure. Dans l’intervalle, il dénombra les fleurs de la tapisserie et y
découvrit des figures fantastiques. Il prit sa température, fit de
mémoire des opérations arithmétiques, s’assujettit à nommer mentalement
tous les muscles de l’homme: les douleurs de tête le terrassèrent.

Il fut près de faiblir, d’envoyer chercher Thérèse, puis se gourmanda.
En consentant à l’épouser étudiante, n’avait-il pas pris l’engagement de
respecter son métier?... Pouvait-il attendre d’elle cette dévotion
intégrale, apanage de la femme uniquement consacrée à son foyer? Non!
C’était une associée dont il ne devait pas gêner l’œuvre. Il fallait
bien s’habituer à cette conception un peu spéciale du mariage. Mais que
serait-ce, le jour où elle deviendrait médecin? Le mari compte-t-il près
de la clientèle d’une doctoresse?

Son esprit, malgré ses efforts, revenait toujours à Thérèse. Il
l’imaginait à ses côtés: les beaux cheveux noirs s’étalaient sur
l’oreiller, encadrant le visage aux minces narines; sous les cils
mi-clos, la nacre de la sclérotique glissait doucement. Et il rappelait
ses traits avec désespoir, comme s’il l’avait perdue... Ensuite une
rancune l’irrita contre elle. Quel amour parcimonieux était le sien!
Comme elle se réservait, ne donnant d’elle que le strict nécessaire,
marchandant le reste, vivant ailleurs, se refusant à la fusion
complète!... Et il récapitula toutes les menues peines, les chagrins
minimes, cruels et innombrables, qu’elle lui avait causés depuis sept
mois... Alors il tomba dans une tristesse mortelle: jamais il ne serait
heureux, sa vie était manquée...

A six heures, la porte s’ouvrit brusquement; Thérèse entra essoufflée,
affolée, toute blanche:

--Mon chéri! mon chéri! qu’as-tu?

Il se souleva sur l’oreiller, la serra contre lui. Dans sa joie de la
retrouver, il oubliait les phrases qu’il voulait lui dire.

Quand ils furent las de baisers, elle lui demanda, se désolant:

--Pourquoi ne m’avoir pas fait prévenir? l’hôpital est à deux pas...

Il répondit:

--Je voulais m’aguerrir, apprendre à me passer de toi. Mais je ne peux
pas, Thérèse, je ne peux pas...

La jeune femme frémissait: la plainte de son mari pénétrait en elle. Il
ne réclamait rien pourtant, ne formulait pas un désir, ne précisait pas
une volonté. Mais elle se raidissait comme s’il avait cherché à lui
prendre de force sa liberté, et qu’elle dût se défendre. Il était jaloux
de sa médecine, elle le voyait chaque jour; et cette susceptibilité d’un
amour exclusif l’offensait moins qu’elle ne la flattait. Quelle force il
faut à une femme pour lutter sans cesse contre le vœu inexprimé, la
prière latente du mari qu’elle adore!... Elle possédait deux vies,
également surabondantes, passionnées, intenses: la vie amoureuse,
épanouie au foyer, et l’autre, la vie intellectuelle, qu’elle menait
magnifiquement dans l’atmosphère de l’hôpital. Lui retrancher une de ces
existences, c’eût été faire d’elle la plus misérable des créatures.
Fernand y travaillait cependant: il voulait tuer l’autre vie, celle de
là-bas, avec ses jouissances, ses exercices d’énergie, ses ambitions.
C’était une guerre cruelle, mais il ne se passait pas de jour qu’il ne
la poursuivît par un mot, une attitude, ou une plainte comme celle qui
venait de lui échapper. Et Thérèse frissonnait de peur, car, chaque
fois, à ces désirs muets correspondait en elle un élan de générosité, un
autre désir de sacrifice qu’une réflexion refrénait. Ne faiblirait-elle
pas un jour, cependant? Résisterait-elle jusqu’au bout malgré les
pièges, les trahisons de son propre cœur?...

Fernand fut guéri, le lendemain, de ce qui n’était qu’un accès de
fièvre. Thérèse dut encore le quitter, à l’heure de la visite; mais,
deux heures plus tard, elle était de retour. Elle le retint au lit. Elle
lui dit tendrement:

--Allons en Bretagne, veux-tu? Partons tout de suite.

Il la regarda, surpris:

--Et ta thèse?... et ta malade en observation?... et tes massages du
cœur?...

--Mon chéri, s’écria-t-elle, comme emportée par une indignation secrète,
toutes ces choses m’importent-elles à un moment où je vois ta santé
compromise? Ma thèse m’inquiète peu, va, lorsque tu souffres. Quant à ma
malade, c’était, il est vrai, un cas bien intéressant, mais je me
passerai d’elle... et personne ne s’apercevra de ce trou dans mes
observations.

Guéméné buvait ces paroles d’affectueux renoncement: il fut ivre de
joie. Il trouvait magnifique le dévouement de Thérèse; à peine osait-il
l’accepter.

--O mon amie, mon amie! disait-il en lui baisant les mains, suis-je
digne de toi?

Elle exultait. Enfin l’on verrait si elle était une mauvaise épouse!
Elle aussi savait se sacrifier. Pour elle aussi, son mari tenait la
première place; et l’on cesserait peut-être maintenant de lui jeter, à
toute occasion, par des allusions discrètes, voilées ou perfides,
l’exemple de Dina...

Ils passèrent à la mer le mois de septembre. Sur cette plage à la fois
chaotique et paisible de Morgat, qu’ils choisirent, Guéméné connut un
bonheur de rêve. Ses inquiétudes, ses tourments, cessèrent. Pourquoi
s’être méchamment irrité contre Thérèse? N’était-elle pas l’idéale
compagne, prête à s’oublier pour lui, à se dévouer, à négliger à son
profit les plus attrayantes études? Ils ne se quittaient pas, se
chérissaient d’un amour joyeux d’adolescents, qui allait des baisers au
sourire. Devant eux, la baie de Douarnenez se creusait en un cirque
énorme. Ils se promenaient enlacés sur le sable fin de la grève,
s’embrassaient au fond des grottes, dans les chemins creux, sur les
routes même; et les Crozonnaises, dont la coiffe est un réseau fin
serrant les cheveux, s’arrêtaient au bord des fossés pour voir cheminer
ce beau couple amoureux.

Mais, vers la fin, Thérèse fut prise d’une nostalgie de l’hôpital.
L’idée de sa thèse l’obsédait comme une obligation qu’on n’a pas
remplie. Elle se préoccupait de ses cultures, de ses études, de ses
animaux. Qu’étaient devenus la chatte grise, le lapin blanc, les
cobayes?... Le premier octobre au matin, elle était à l’Hôtel-Dieu.

Alors commença pour elle une période de travail fiévreux, incessant. Au
cours de sa dernière année d’internat, elle voulait acquérir toutes les
connaissances que la pratique, dans les hôpitaux, peut donner à des
étudiants sérieux; et elle se résolut à changer de service. Elle alla
chez Boussard, à la Charité. La distance qui sépare l’île Saint-Louis de
la rue Jacob lui causa un surcroît de fatigue: le déjeuner à la maison
dut être supprimé définitivement. Elle partait le matin, ne rentrait
plus jamais que le soir. De plus, comme ses études bactériologiques
nécessitaient des expériences sur les chiens, et que le laboratoire
exigu du service de Boussard ne permettait pas d’y garder de si gros
animaux, elle dut aller travailler à l’École. Le second jour, elle y
rencontra son mari, dans l’escalier. Elle eut un cri de surprise:

--Que fais-tu ici?

Et ce fut là, sur une marche du large escalier de l’École, que,
badinement, dans la joie de cette apparition imprévue de sa femme, il
lui révéla en quelques mots son secret. Le cas de Jourdeaux le
préoccupait fort; il voyait, lui, dans le cancer une infection. Il
cherchait...

--Quoi? demanda Thérèse, incrédule.

--N’importe, dit-il, si je trouve!

De ce jour, le hasard renouvela quelquefois leurs rencontres. Elles
étaient brèves. Ils s’embrassaient entre deux fenêtres, furtivement,
échangeaient quelques propos rapides, se séparaient, puis, à quelques
mètres l’un de l’autre, se retournaient encore pour se sourire; et leurs
pas résonnaient sur le plancher des immenses vestibules nus. Elle se
rendait aux salles de pathologie; lui, à celles de thérapeutique.

La clinique de Boussard passionnait Thérèse. Cet homme insondable,
marmoréen, acquérait, au lit des malades, une suave éloquence. La jeune
femme ne croyait pas ignorer tant de choses qu’elle apprenait de lui sur
l’art des diagnostics, choses non écrites dans les livres, toute une
science inédite, personnelle, résultat de ses observations, de son
propre génie médical, et qui, passant dans un élève bien préparé,
faisait encore de celui-là un maître. Boussard reforgeait Thérèse, la
préparait magistralement à la carrière. Elle se rendait chaque jour à
son service avec la légèreté de cœur d’une femme qui court au plaisir.

Un matin, au lever, une syncope la cloua au pied du lit. Fernand
s’effraya, la soutint, appela les bonnes. On s’empressa; mais elle
congédia les deux femmes et, revenue à elle, demeurait livide, avec une
intraduisible expression de chagrin au fond de ses yeux humides.

--Tu souffres? demanda Fernand, affolé.

Elle dit non, d’un signe.

--Mais tu es malade, Thérèse! Que peux-tu bien avoir?

--Je sais ce que c’est, dit-elle; cette syncope m’a renseignée.

Elle s’abattit dans le fauteuil, les mains pendantes sur son peignoir,
avec un découragement indicible; puis, de ses yeux, des larmes
jaillirent, coulèrent lentement, plus abondantes à mesure qu’une pensée
plus intense, plus nette, aiguisait son regard.

--Thérèse! cria Fernand.

Éperdument elle se leva, lui jeta les bras au cou, pleurant, sanglotant,
disant sa peine avec une douceur où se cachait un passionné reproche.

--Tu l’as voulu, mon pauvre chéri, tu l’as voulu! Nous étions si bien
sans cet enfant! Nous nous suffisions, étant tout l’un pour l’autre.
Maintenant que de troubles, quel bouleversement!

Guéméné, se raidissant, lui prit les poignets, et, impérieusement:

--Ne pleure pas, Thérèse! Je suis heureux, moi!

Il tremblait, la contemplait avec religion, répétait:

--Un enfant! un enfant de toi! notre enfant!... il est créé, il vit...
Tu ne comprends donc pas? Mais nous sommes immortels, désormais, nous
nous perpétuons; il sera toi, il sera nous, il prolongera notre vie...
Un enfant de toi... quel mystère! oh! Thérèse, il me semble que je te
chéris plus fort à savoir que tu es mère... Tu es mère, Thérèse, mère!

Il s’exaltait à considérer sa femme, comme si elle était la première à
porter dans ses flancs une descendance; il disait des mots sans suite et
ressemblait à un homme ivre. Mais elle s’offensa de cette joie
impétueuse:

--Tu n’as pas une pensée pour moi, dans ton orgueil naïf de procréateur.
Tu ne sens donc pas l’envolement de tous mes rêves, et ce que cet
événement fait de moi qui portais tant d’idées, de projets, de
désirs!... Est-ce que je ne suis pas plus intéressante que cet être à
peine formé qui te donne des tressaillements d’instinct paternel?...
Suis-je l’individu libre qui a le droit de choisir sa vie, de
l’accomplir, ou un instrument passif soumis au génie de l’espèce, simple
anneau dans la chaîne humaine?... Certes je l’aimerai, cet enfant qui va
naître, je ne suis pas un monstre, je l’aimerai forcément, comme une
bête aime son petit. Mais il n’était pas, il y a quelques jours, je ne
le désirais pas, j’avais arrangé mon avenir. Mon année de travail devait
être magnifique. Ma thèse s’élaborait; elle aurait fait quelque bruit,
m’eût lancée. J’achevais ainsi mes quatre ans d’internat; ce stage fait,
qui m’empêchait, plus tard, d’être chef de service dans un hôpital
d’enfants? L’obstacle est venu, il est créé, comme tu le dis si
fièrement! Il me faut donner ma démission d’interne: de quoi vais-je
être capable pendant cette maladie de neuf mois?... Et après, ce sera
commode, l’établissement, la clientèle, avec cet enfant, la nourrice...

--La nourrice! dit Guéméné vivement; tu ne le nourriras même pas?

--Ah! non, pas ça! reprit-elle avec force. Neuf mois, passe encore, mais
pas trente-six!

Guéméné se redressa, et, la défiant:

--Quand je consens à accoucher une femme de ma clientèle, c’est à
condition qu’elle s’engage à nourrir, si elle le peut.

--Eh bien! dit Thérèse, la voix altérée, je prendrai Artout.

Elle ne pleurait plus, était retombée dans le fauteuil, frémissante,
incapable de résister à cet écroulement de ses espérances. Lui marchait
à grands pas dans la chambre. Un silence, le silence de leur premier
désaccord grave, pesait entre eux, les séparait comme une épaisse
muraille.

--Dire que tu n’as pas eu un mot de pitié! fit enfin Thérèse, amèrement.

Il s’arrêta. La colère faisait trembler, sous sa moustache, les coins de
sa bouche.

--De la pitié, parce qu’heureuse, aimée, jeune et saine, tu t’épanouis
normalement dans la maternité?... Est-ce que tu t’aviliras du fait
d’enfanter? Est-ce une déchéance?... Tu te refuses à être un instrument
au service des forces de la vie, mais discute-t-on les lois de la
nature? «Il y a des lois secrètes qui dépassent notre raison, dit
Artout, on ne regimbe pas contre elles à moins d’être amoral...» En
vérité, je me demande quels êtres vous devenez, vous les cérébrales, les
amazones nouvelles, si vous ne voulez plus être des femmes!

Elle dit lentement:

--J’étais indépendante, tranquille et joyeuse, ma volonté seule était
mon guide; je ne relevais que de moi-même; mais j’ai consenti au
servage... Ah! je comprends maintenant madame Lancelevée!...

Puis, levant les yeux sur son mari et sentant combien elle le faisait
souffrir, elle fondit en larmes de nouveau.

--Pardonne-moi, mon ami, pardonne-moi! supplia-t-elle en lui tendant les
bras. (Et il lut en elle une telle détresse qu’il s’apaisa et la
plaignit enfin.) Oublie ces mots que j’ai dits: je ne regrette rien, je
t’aime. Seulement, comprends-le, je souffre beaucoup de renoncer à des
projets qui m’étaient si chers.

Il pardonna, repris d’une tendresse passionnée pour cette femme
d’exception en laquelle se représentaient désormais pour lui deux
amours. Mais il demeurait irrémédiablement triste. Traditionnaliste,
ayant au plus haut degré le sentiment de la famille, il pensait au
ménage anormal qu’était le sien, si différent de celui qu’il avait rêvé.
Quelle erreur avait été son mariage!

--Ma pauvre Thérèse! soupira-t-il seulement, ma pauvre Thérèse!...

Et il ne disait pas l’immense mélancolie qui l’accablait. Résigné, avec
l’endurance de ceux de sa race, il se contenterait de son demi-bonheur;
il travaillerait.

D’ailleurs, les précautions que sa femme devait prendre à présent et qui
la retiendraient à la maison allaient momentanément la lui rendre. Cette
idée, jointe à l’orgueil de sa paternité, le rassérénait. Il alla
lui-même à la Charité pour voir Boussard et l’avertir de ce qui, du jour
au lendemain, forçait la jeune interne au repos. Guéméné rencontra
l’homme célèbre comme celui-ci descendait, avec ses élèves, de la salle
des femmes dans celle des hommes; et, sans attendre, en plein corridor,
il lui dit à l’oreille la grande nouvelle. Boussard, qui avait été son
maître ici même, sourit, lui serra la main, le félicita.

--Et surtout, dit-il, pas d’études pendant la grossesse!... D’ailleurs,
mon cher, vous avez une femme délicieuse: c’est une prodigieuse
intelligence, elle faisait mon admiration depuis que je l’avais dans mon
service. Voilà que, grâce à cet enfant, vous en jouirez davantage. La
médecine se passera plus aisément d’elle que le bébé. Parions qu’une
fois ses couches faites, elle n’ouvrira plus un livre.

Guéméné, très fermement, répliqua:

--Ma femme n’abandonnera jamais sa médecine, je le sais. D’ailleurs
j’estime n’avoir pas à le lui demander.

Il ne remarqua pas le léger mouvement de Boussard. Il le vit seulement
plus pâle encore que de coutume, d’une gravité triste, avec sa blouse
d’hôpital, le tablier, le faux col trop haut qui dressait sa tête
chauve, où de rares cheveux blonds grisonnaient en couronne.

Son divorce avait été prononcé deux semaines auparavant. A quarante-six
ans, il se retrouvait seul, libre, sans foyer, avec le désir d’une vie
sentimentale à refaire, le besoin d’une compagne, tout ce qui trouble
enfin vingt ans plus tôt les jeunes hommes; mais, par surcroît, il
endurait aujourd’hui la fatigue de l’expérience, la perte des illusions,
la mort de tout enthousiasme.

Depuis cinq mois une femme s’était imposée à son esprit. Elle suivait
assidument ses cours, ses conférences, sa clinique de l’hôpital même,
et, absente, l’obsédait encore de son image. C’était la doctoresse
Lancelevée qui, au dîner des médecins, chez les Herlinge, avait produit
sur lui une si forte impression. A cette impression persistante, il
cédait ou résistait, selon les jours. L’étrange était qu’elle et lui
semblaient avoir reçu de cette même rencontre la même commotion. La
mystérieuse femme paraissait le rechercher. Ils n’avaient point échangé
une parole. Ils continuaient à se troubler l’un l’autre, à distance,
pareils à ces fiers animaux entre qui un duel va s’engager, qui de loin
se provoquent, se défient, avancent, reculent, se mesurent, s’observent,
se fuient, se bravent, pendant qu’une passion sourde et l’impatience de
l’assaut enflent leurs flancs.

Boussard se défendait de songer au mariage. Instinctivement, il tenait à
garder, si près encore du divorce, la décence et comme le deuil d’un
passé défunt. Cet homme grave aurait menti à tout son tempérament en se
précipitant dans une nouvelle union au lendemain d’une rupture
douloureuse. Imperturbable, il continuait sa vie scientifique. Nul ne
connut l’orage qui gronda en lui pendant ces mois de lutte. D’ailleurs
il n’entendait point épouser une doctoresse. Il comprenait Pautel, mais
non pas Guéméné; c’est pourquoi, devant ce mari si respectueux des
droits de sa femme, il n’avait pu réprimer tout à l’heure un
tressaillement léger de révolte.

Ce jour-là, on attendait Guéméné chez les Jourdeaux: il ne s’attarda pas
à la Charité, sauta dans un fiacre, se fit conduire boulevard
Saint-Martin. Madame Jourdeaux, en peignoir de laine, brodait auprès du
lit de son mari. Leur enfant, le petit André, trop sage pour ses cinq
ans, alignait des dominos sur le tapis de la chambre; et le médecin, qui
regardait cet homme guetté par la mort, dévoré par la cachexie,
endolori, désespéré, entre cette belle jeune femme dévouée et ce bambin
maladivement tranquille, l’envia...




III


--Eh bien! ma chère, ça y est. Un garçon... énorme... huit livres... le
papa en crève d’orgueil... Elle est solide, la petite Guéméné: elle a
rondement mené la chose... Comme c’est le 24 juin, on l’appellera Jean.

Artout entrait familièrement dans le cabinet de madame Lancelevée, où il
venait à son heure, à sa fantaisie, toujours bien reçu. En même temps
fier et las de sa besogne qui le tenait, raconta-t-il, depuis quatre
heures du matin, il choisit un fauteuil et s’y laissa tomber lourdement,
le haut de forme sur son genou, rejetant en arrière sa forte tête
bourbonienne. Près de lui, la mince forme noire de la doctoresse restée
debout, prenait une sveltesse de jeune fille. Il y avait en elle comme
une ironie juvénile et glorieuse tandis qu’elle regardait son maître.

--Le soleil ne vous gêne pas? demanda-t-elle, je puis baisser les
stores.

--Non, non, la lumière, c’est la santé. Et puis je me sens content, j’ai
besoin de gaieté... et sacrebleu! je ne sais comment vous faites, mais
c’est gai dans cette grande pièce à maladies.

Le cabinet de consultation de madame Lancelevée dominait par trois
fenêtres le boulevard de Montmorency. La table de gynécologie s’étendait
au milieu. Une toile cirée peinte en clair, qu’un coup d’éponge
rafraîchissait quotidiennement, tendait les murailles. Des fauteuils
cannés meublaient les angles. Une bibliothèque occupait le fond. Le
bureau, avec le téléphone, se dressait entre deux portes, l’une ouvrant
sur l’escalier, l’autre donnant accès au salon d’attente. Une simple
mousseline voilait les fenêtres. La lumière entrant à profusion
éclairait ce cabinet à la manière d’une clinique antiseptique et
confortable. Il n’était guère qu’une heure et demie; la consultation ne
commençait qu’à deux heures: ce délai avait tenté le bonhomme pressé de
venir, après un déjeuner hâtif, lancer à la doctoresse, comme un défi,
l’annonce de cette heureuse naissance.

--Vous souvenez-vous, ma chère, de m’avoir, dès le premier soir, si bien
prédit leur divorce? En attendant, voici toujours un enfant de fait...
et rond, dodu, bien membré, je vous prie de le croire!... La petite
Guéméné avait des yeux grands comme cela pour le regarder. On le lui a
mis, tout nu, près des lèvres: elle lui a planté, en pleine poitrine, un
de ces baisers comme son mari n’en a jamais reçu, je parie!... Et vous
direz ce que vous voudrez, j’ai vu des femmes à toutes les phases de
leur vie; celle-là, je l’ai suivie depuis l’enfance; je l’ai connue
petite fille, adolescente, au début de sa vocation médicale, puis
rêveuse, fiancée, amoureuse, jeune mariée... ma chère, il n’y a qu’une
minute où la femme devienne vraiment, complètement, intégralement femme;
c’est celle où on lui met sous les yeux le petit qu’elle a fait. Ah! ce
que signifie alors son regard, et le rayonnement de ce visage, et
l’intensité de ce premier baiser, tout ce qu’elles y mettent, tout ce
qu’elles y font passer, et cette transformation subite qui les fait
mères, d’un coup... moi à chaque accouchement d’une primipare, je guette
cela, j’en jouis, que ce soit à l’hôpital, au lit d’une faubourienne
étique, ou près d’une cérébrale comme cette petite Guéméné.

La doctoresse s’assit en riant devant Artout.

--Mais, cher maître; à qui le dites-vous! C’est aussi ma fonction de
présenter les petits tout nus à leur maman. Il y a là un joli tableau,
je vous l’accorde, mais je l’ai déjà noté. Où voulez-vous en venir?

--A vous dire vos vérités: rien ne me donne tant d’humeur que de voir
une femme de votre sorte, bâtie comme vous l’êtes, taillée pour dix
maternités, vigoureuse, belle, supérieure, une favorisée de l’espèce
enfin, se refuser au mariage et au devoir de la famille à fonder.

--Mais, mon cher maître, vous m’accorderez bien le droit de posséder mes
raisons!

--Elles ne valent rien... Êtes-vous heureuse, d’abord?

Ce coup, porté tout droit, la surprit.

--Mais... mais oui, balbutia-elle, très heureuse!

--Non, ce n’est pas vrai.

Une inquiétude passa sur le froid visage de la doctoresse; ses prunelles
oscillèrent.

--Pourquoi dites-vous cela?

--Parce que je connais les femmes. Vous en particulier, ma chère, avec
votre nature, votre santé, votre équilibre, vous devez être pleine de
besoins inassouvis... Dire qu’on ne voit ici pas un chat, pas une
perruche à flatter, rien de ce qui trompe la sentimentalité des femmes
seules, classiquement!...

--J’ai mon métier, je vous l’ai dit cent fois.

--Allons donc! votre métier! Quand vous m’opposez cet argument, je songe
à ce prince affamé qu’on voit, dans une légende, attablé devant des mets
d’or massif. Vous aussi vous avez faim, comme les autres, d’une
tendresse substantielle, du bonheur dans l’amour. Et vous vous êtes
offert, pour vous rassasier... des tomes de pathologie!... Je suis sûr
qu’il y avait des trésors dans votre cœur!

--Il y a dans mon cœur ce que j’y ai mis, dit-elle fièrement.

--Moi, ma chère, je ne vais pas chercher midi à quatorze heures; je vois
les choses tout bêtement. Vous êtes, en dépit de votre puissant cerveau,
une fille saine et normale. Je viens de pénétrer dans le ménage d’une
femme de votre sorte qui a donné à son mari le plus beau garçon du
monde, malgré son métier, malgré sa cérébralité. Hier, j’ai rencontré
Bernard de Bunod toujours aussi épris de vous. Ma foi, c’est bien
simple, je fais un rapprochement et je me dis qu’après tout, puisque ce
jeune homme vous offre son nom, sa grosse fortune, son romantique amour,
vous feriez peut-être, en même temps qu’une bonne action, une pas
mauvaise affaire, en imitant l’exemple de Thérèse Herlinge... Ce Bunod
est intelligent, d’esprit fin, et un peu de bonheur vous aurait vite
campé un gaillard là où on ne voit aujourd’hui qu’un pâle
neurasthénique... Franchement, est-ce qu’un tel amour ne finit point par
vous émouvoir un peu? Vous n’êtes cependant pas une statue de marbre!

Elle répondit lentement, scandant ses phrases:

--Une femme-médecin n’a pas de cœur, une femme-médecin n’a pas de sens,
une femme-médecin n’est pas une femme. Les mères de famille le savent si
bien que madame de Bunod m’a remis entre les mains ce grand garçon, avec
la confiance religieuse des autres quand elles conduisent à de jeunes
confesseurs leurs filles adolescentes. Entre la clientèle et nous est
une convention tacite, vénérable, intangible: nous ne sommes plus que
des médecins, il n’y a plus devant nous que des malades. Nous possédons
un honneur plus délicat, plus subtil que les autres femmes. Sans avoir
prononcé de vœux, nous devons passer dans la vie, rigides, impassibles,
comme des nonnes sévères. Un noviciat brutal nous a fait violence, a tué
en nous toute imagination féminine. La famille, par mille artifices
tendres, nous avait formé une âme ignorante et enfantine, et, d’un coup,
brutalement, avec la précision scientifique, on nous a montré la vie
dans tout son réalisme. Il n’y a plus en nous ni mystère, ni rêve, ni
poésie. On nous a comme desséchées; et nous avons tout vu, tout entendu,
tout connu. Nous ne sommes plus ni nerveuses, ni sensibles, ni pudiques,
ni même impressionnables; et notre force est faite de tout ce qui nous
manque. Nous avons acquis le droit de pénétrer partout; près d’un malade
nous sommes toujours à notre place; nous pouvons sonder toutes les
misères, entendre toutes les confessions; et, quand je soigne par hasard
un garçon de cet âge, l’homme, c’est moi. Vous voudriez maintenant que,
dans l’exercice de ma profession, j’aille m’éprendre du premier client
qui devient amoureux de moi, comme une doctoresse de vaudeville? Ce
serait vraiment trop vite justifier la critique amère que les vieilles
convenances profèrent contre nous. Non, non! nous devons ignorer, au
chevet d’un homme, que d’aventure nous pourrions l’émouvoir. Autrement,
que deviendrait la confiance des mères qui nous appellent près de leurs
fils, des femmes qui, devant nous, découvrent la poitrine de leurs maris
pour l’auscultation?

Elle se redressait, voulant paraître imperturbable et glacée. Elle n’en
était que plus belle. Ses pommettes enflammées, ses yeux passionnés, les
palpitations de son corsage, tout démentait cette théorie de l’être
neutre qu’elle se disait. Artout répétait:

--Vous êtes étonnante, vous êtes étonnante. C’est curieux.

Puis au bout d’un instant, avec la simplicité des gens de science pour
qui la vérité ne s’enveloppe jamais d’équivoques hypocrites:

--Voyons, vous, femme d’une absolue franchise, vous n’avez jamais
souhaité l’amour? Vous ne regrettez jamais rien? Tous vos besoins
affectifs sont morts?

--Non, dit-elle lentement, ils ne sont pas morts.

Puis, les bras croisés, les yeux à terre, indiciblement forte:

--Ils se réveillent quelquefois.

--Et alors?

--Je les rendors en travaillant.

Il l’écoutait surpris; jamais elle ne lui avait livré autant d’elle-même
au cours de cette sempiternelle discussion qu’ils avaient tant de fois
recommencée. Sollicitée par cet appel à sa franchise qu’avait fait son
vieux maître, elle se crut même obligée à s’expliquer davantage.

--Vous pensez bien, reprit-elle, que cette personnalité dont je fais
montre est factice, et que les satisfactions dont je me contente sont
très relatives. J’ai choisi cette vie de science, je la voulais
parfaite; j’en ai d’avance écarté les obstacles, et les plus dangereux
de tous: le mariage et la famille. Mais quand je dis: «Une femme-médecin
n’a pas de cœur, une femme-médecin n’a pas de sens», je parle seulement
des apparences qui doivent assurer la dignité professionnelle, car
derrière cette froide façade qu’il nous faut exhiber, il y a une vraie
femme qui pâtit, qui aurait su aimer...

--Alors, dit Artout un peu ému, il y a eu des drames dans votre passé?

--Non, mais des tristesses quelquefois. Parmi les hommes qui m’ont
aimée, presque tous voulaient faire de moi leur femme. A cela je
n’aurais jamais consenti. Les autres ne m’inspiraient ni l’attrait ni
l’estime nécessaires pour que je pusse faire, honnêtement et noblement,
le don de ma personne.

--Vous ne vous êtes jamais demandé quelle conduite vous auriez tenue si
le dominateur, votre idéal, l’homme qu’on aime, enfin, s’était
présenté?...

--Si! répondit-elle, avec sa loyauté presque téméraire. Et je sais que
je l’aurais aimé.

--A la bonne heure! voilà où la belle énigme que vous êtes, s’explique,
se comprend. Ah! ma petite, je vous aime mieux ainsi, capable de
sacrifier, pour une tendresse, toutes vos fières théories...

--Pardon, mon cher maître, je ne me serais jamais amoindrie, abaissée
jusqu’à devenir une inutile, une oisive, en quittant la carrière qui m’a
faite _moi_, et je n’aurais pas non plus oublié mon principe de
l’incompatibilité du mariage avec notre profession. Demeurant ce que je
suis, la doctoresse Lancelevée, j’aurais aimé cet homme librement, sans
chaîne, sans contrat.

--Oh! oh! dit le vieux chirurgien, comme vous y allez!...

--Je pousse mon principe jusqu’à ses dernières conséquences, tout
simplement. Je vous scandalise? Quel mal ferais-je pourtant en devenant,
par amour, la maîtresse d’un honnête homme? Je ne relève que de
moi-même, je ne reconnais pas d’autres règles que celles de ma
conscience; je ne m’occupe pas des conventions. Est-ce au monde à créer
une loi morale? Ma logique et ma raison sont de taille à me guider: en
qui aurais-je confiance plus qu’en moi-même? Aux gens qui
s’effaroucheraient je ne reconnais pas d’autorité pour me dicter ma
conduite.

--Mais, mais, ma petite, interrompit Artout, si tous pensaient comme
vous, savez-vous que nous aurions une étrange société? chacun s’en
rapportant à soi, celle-ci se permettant un amant, celle-là deux ou
trois, selon la forme de sa conscience; pas de principe universellement
reconnu; autant de morales que d’individus, celui-ci l’ayant étroite,
celui-là très large; tous infiniment respectables d’ailleurs, des êtres
nobles, s’étant fait des règles de vie... Diable! diable! nos mœurs et
notre civilisation inclineraient dangereusement vers celles de nos amis
les bons toutous. Tenez, je suis peut-être un vieillard poncif, mais je
me suis toujours défié du _moi_, de son exagération; certes, j’ai
raisonné, mais sans jamais faire fi du sens commun, des traditions, et
toujours en corrigeant mes conceptions personnelles--il est si humain de
se tromper!--par les conceptions générales de ma race et de mon époque.
Or il y a une organisation, le mariage, état conforme à l’hérédité, à
notre tempérament, à l’ordre public. Je ne cesse de le prôner. Pourquoi
je me permets d’en parler, moi, vieux garçon? Oh! c’est bien simple, je
l’ai toujours désiré. Mais jusqu’à trente-cinq ans j’ai travaillé en
forcené; à cet âge-là, ma situation était faite, j’ai cherché ma
compagne: on m’a offert mariage sur mariage. Mais je voulais toujours
plus beau! je rêvais du grand amour, j’attendais la femme unique, celle
qui vous prend pour la vie. Vous comprenez: un brin de romantisme ayant
persisté en moi, malgré toutes mes dissections, je repoussais le mariage
d’argent, je repoussais le mariage de raison, j’attendais la compagne
idéale, et j’ai vieilli ainsi sottement, l’attendant toujours, et ne
l’ayant jamais trouvée, dévoré d’ailleurs par la clientèle. Et
maintenant j’ai des regrets. Mieux vaut un amour médiocre qu’une vie
solitaire; je serais grand’père à présent, je connaîtrais bien des
joies.

Le brave homme avait un petit tremblement dans la voix, ses puissantes
épaules se soulevèrent. Il continua:

--Je me console en mettant au monde les petits des autres. Ça me fait
comme une immense paternité.

Et, s’étant redressé, il étendait ses gros bras, ses mains célèbres,
d’un geste si large qu’il semblait couvrir ainsi, majestueusement, une
génération tout entière.

Celle qu’à l’École on appelait autrefois «Morphine» demeurait pensive,
puis articula doucement, pour revenir à son propre cas:

--Quelle différence morale voyez-vous entre le mariage et la liaison?

--La liaison est d’ordre privé, presque toujours secrète, comme
infamante. Le mariage s’affirme publiquement, fièrement. C’est l’union
reconnue de tous, ratifiée par la société.

--Cette ratification n’a aucune portée morale.

--La liaison est éphémère, le mariage durable.

--Et le divorce, qu’en faites-vous?

--Le divorce, le divorce, mon Dieu, ce n’est qu’une exception.

--Mais, mon cher maître, tout le monde divorce aujourd’hui, plutôt deux
fois qu’une! Alors, quoi! Quand une femme, dans une réunion, peut se
rencontrer avec trois hommes et se dire qu’à tous les trois elle a
appartenu, en légitime mariage d’ailleurs, et selon l’exigence de la
société, je me demande quelle est la valeur morale de cette
légalisation, et je ne trouve pas odieux du tout de m’en affranchir...
Tenez, il faut être de bonne foi et l’avouer, il n’y avait qu’un mariage
qui eût une signification: le mariage religieux, indissoluble, sacré,
qui _unissait_ les époux par un acte mystique, irrévocable, tandis que
l’acte légal les _enchaîne_, tout simplement. J’ai été religieuse
autrefois; j’ai connu cette conception, j’ai admis l’inviolabilité des
alliances humaines, scellées par Dieu, le mystère des chairs unifiées,
le sacrilège du divorce. Maintenant que j’ai repoussé les dogmes, rejeté
la loi divine, il me faudrait accepter son simulacre dans une morale
humaine qui ne résiste pas au raisonnement? Non, non! la loi religieuse
s’expliquait au moins par Dieu; je ne crois plus qu’en moi, en ma
conscience: en toute loyauté, je ne vois rien de répréhensible dans le
fait d’être l’amante d’un homme élu. Et je vous certifie que, si je
rencontre jamais un homme qui sache se faire aimer de moi, comme je ne
voudrais ni l’épouser, ni m’embarrasser d’une famille, je n’aurais
aucune honte à lui appartenir en dehors de toute convention.

Artout riait, trouvait cette déclaration très crâne, admirait la
bravoure et la sincérité de cette jeune femme si hardie, si inquiétante
aussi. Mais il finit par lui dire qu’en se refusant à fonder un foyer,
en se donnant hors des lois sociales, elle commettait, à tout le moins,
ce qu’il nomma plaisamment un «péché laïc»...

Plusieurs fois la sonnette avait retenti. Les clients s’amassaient dans
le salon d’attente. Cette proximité de sa clientèle communiquait à la
doctoresse plus d’assurance et plus de domination: le sens de sa valeur.
Et comme Artout lui citait une fois de plus l’exemple de Thérèse Guéméné
devenue mère, alliant sa vie sentimentale, ses devoirs sociaux de femme
et sa médecine, elle s’écria:

--Et le bébé, que va-t-il devenir? Va-t-elle maintenant s’établir,
exercer? Le choix s’impose: ou ses malades, ou son enfant. Je ne
comprends guère une jeune mère qui trotterait par les rues, du matin au
soir. Impossible d’allaiter le petit, en tout cas. Voyez-vous un enfant
chez moi, mon cher maître? Cinq personnes attendent actuellement ma
consultation; je soigne en ville sept jeunes femmes, trois enfants; je
puis être demandée sans délai à l’autre bout de Paris; demain je donne
le chloroforme avec vous, rue Montaigne; j’attends d’ici huit jours
trois accouchements; j’ai en cours des études bactériologiques très
sérieuses, mon laboratoire me prend trois heures, chaque matinée; je
déjeune demain avenue Marigny; après-demain j’ai un concert chez une
jeune malade...

Et, ne pouvant retenir un rire de triomphe qui la faisait cependant
moins orgueilleuse, plus femme:

--Vous voudriez que, par-dessus le marché, j’eusse des enfants!

Il se leva pour céder la place aux consultants, et, tendant la main à la
jeune femme:

--Adieu, Phénomène!

Puis, à la porte, paternellement:

--Je vous souhaite le grand amour... qui vous vaincra!

Restée seule, la doctoresse demeura debout, au milieu de la grande pièce
blanche; ses yeux fixes s’adoucirent, elle murmura en elle-même:

«Le grand amour... Pourquoi pas?»

Et, songeant qu’un jour peut-être Boussard serait ici, devant elle,
disant pour elle seule des mots qui révéleraient son âme inconnue, elle
s’étonna de sentir en elle-même tant de trouble et de douceur.

Mais aussitôt, reprenant son masque glacial, elle ouvrit la porte du
salon d’attente et commença de recevoir ses clientes.




IV


Thérèse, qui avait passé son doctorat au début de l’année, s’ennuyait de
sa longue oisiveté, brûlait de réaliser enfin la vie rêvée, de
s’établir. Sa belle et robuste constitution regimba plusieurs jours
contre les artifices médicaux et s’obstinait à produire ce lait maternel
dont on ne voulait pas. Sa santé en souffrit. Cependant Fernand avait
choisi une nourrice. Quand il l’eut amenée, qu’il présenta cette mamelle
épaisse de plébéienne à la petite bouche du bébé, Thérèse, qui
l’observait de son lit, le vit blêmir. Elle aussi en avait bien quelque
chagrin.

--Que veux-tu, mon pauvre chéri! murmura-t-elle, il le fallait.

Il la regarda, les yeux si mornes, si froids, qu’elle se tut; et elle
retomba dans le creux de l’oreiller avec une peur légère d’être moins
armée pour n’avoir pas cédé, cette fois, enfin.

Pendant longtemps cette nourrice, en tiers entre elle et lui, fut une
cause de crispations douloureuses. Lui ne pouvait voir téter son fils
sans souffrir. Thérèse évitait son regard. Puis l’habitude consolatrice
vint peu à peu, pacifia tout. D’ailleurs le bébé prospérait. Chaque
jour, le papa le pesait, fier de ses reins potelés qui s’élargissaient,
de sa poitrine rose, saillante. Riant de bonheur, il l’asseyait tout nu
sur sa paume; une béatitude semblait envahir le petit être: Guéméné
s’épanouissait, s’imaginant donner à son fils, déjà, un grand plaisir.
Thérèse, pour serrer l’enfant contre sa poitrine, avait des transports
muets de tendresse. Elle le baisait des minutes entières, sans se
lasser. Il y avait de la pitié dans son amour; elle le jugeait
malheureux d’être si petit, si faible, si impuissant. Elle imaginait des
souffrances qu’il n’endurait pas, pour la joie de les apaiser. Quand
elle se leva, qu’elle descendit à son cabinet, elle l’y promenait sans
cesse dans ses bras, craignant toujours qu’il ne s’ennuyât. S’il
arrêtait sur elle ces prunelles de nouveau-né où il y a tant de mystère,
elle devenait haletante, croyant deviner une entente intraduisible dans
leurs deux regards croisés. A peine Fernand revenu de courses, aux
repas, pendant toutes les soirées, les conversations roulaient sur lui:

--Quand bébé sera grand...

Elle aurait voulu qu’il eût un an, qu’il prononçât quelques mots.
Guéméné jouissait déjà de ses vagues lueurs d’intelligence. Il ne
désirait pas brusquer les choses; ce lent éveil de son fils à la vie
l’intéressait, le passionnait, le satisfaisait; il l’aimait dans le
présent plus encore que dans l’avenir.

                   *       *       *       *       *

En août, Thérèse étant complètement rétablie, les Guéméné reprirent le
chemin de Morgat, où ils avaient laissé de si délicieux souvenirs l’an
passé. Ils les y retrouvèrent. Fernand revivait toutes les phases de son
roman. Deux années déjà s’étaient écoulées depuis leurs fiançailles, et
au bout de ce temps la persistance de leur tendresse avait quelque chose
de glorieux, de vainqueur. La beauté de sa femme l’émouvait toujours
autant; il avait toujours la même soif de ses caresses. Certes son amour
avait subi une crise: Thérèse lui avait paru indomptable, presque dure,
en refusant de nourrir l’enfant. Il ne le lui aurait pas avoué, il se le
cachait à lui-même, mais, à ce moment-là, de grandes ténèbres avaient
envahi son cœur: une tristesse glacée, ce qui doit enfin succéder à un
immense bonheur évanoui. Puis sa passion, vigoureusement, l’avait
repris. Il ne penserait plus à ce lait tari de force, à son désir
inutile, à son principe de l’allaitement par la mère prêché partout,
méconnu dans sa propre maison. Thérèse était ainsi, volontaire,
exceptionnelle,--si supérieure!--et il savait bien qu’il pourrait subir
d’elle les pires chagrins et l’aimer encore. D’ailleurs, il était
heureux. Quand il la voyait bercer l’enfant, leur substance à tous deux,
il se sentait communier avec elle: c’était la cohésion définitive de
leurs chairs, le contentement absolu de tous ses besoins, la paix dans
l’ordre familial.

Souvent, sur la grève, il renvoyait la nourrice; et tous trois
demeuraient devant la mer. Thérèse avait son petit sur les genoux.
Guéméné ne disait rien; un bien-être le remplissait; le sentiment d’une
propriété plus complète le leurrait quand il contemplait sa femme.
C’était elle qui l’arrachait par un mot à son engourdissement béat:

--Dès mon retour à Paris, j’irai voir Boussard...

Ou bien:

--J’écrirai demain pour commander une table de gynécologie à mettre dans
mon cabinet...

                   *       *       *       *       *

Ce retour à Paris devait clore la période de cette paix provisoire. Ils
n’y étaient pas revenus depuis huit jours qu’une jeune femme, envoyée
par Artout, vint consulter madame Guéméné. Elle souffrait d’un mal
interne. De cinq ans plus âgée que la doctoresse, mère de trois enfants,
élégante, riche, instruite, elle fut, devant Thérèse, confiante,
soumise, déférente. En l’examinant, celle-ci tremblait un peu, perdit
visiblement de son assurance, fut prise de doutes, de scrupules, pensa
la renvoyer chez Artout sans avoir rien découvert. Puis elle se
ressaisit, recommença l’examen, jugea le mal bénin.

--Eh bien, docteur? demanda la malade, angoissée.

Une griserie saisit Thérèse. Ce titre de «docteur», qu’on lui donnait
pour la première fois, lui causait un vertige. Voilà donc qu’elle tenait
enfin ce prestige convoité depuis dix ans, le pouvoir de dire les mots
qui navrent ou qui vivifient, l’autorité devant laquelle les plus fiers
s’inclinent!

Les premières paroles qui marquèrent ses débuts furent un verdict
apaisant qui tranquillisa la jeune femme. C’était d’un excellent augure.
Elle était bonne, il lui fut doux de dissiper toute inquiétude chez sa
cliente, de pouvoir dire:

--Ce n’est rien.

Mais il fallait commencer dès maintenant un traitement: elle écrivit une
ordonnance. Elle se sentait l’égale d’Artout, de Boussard. Ayant
recommandé le lit, elle promit d’aller voir sa nouvelle cliente tous les
huit jours.

De ce moment, s’ouvrit sa brillante carrière de doctoresse. Une dame du
voisinage lui amenait, deux jours plus tard, son enfant malade. Elle fut
demandée dans les hôtels du quai d’Anjou. Boussard, qui était surmené,
commença de lui passer quelques accouchements. Au bout de six semaines,
sa première cliente, absolument rétablie, vint en compagnie de son mari
la remercier; les deux jeunes gens paraissaient pleins de joie. Thérèse
jouissait de leur enthousiasme, de leur admiration pour sa science. On
ne voulait plus qu’elle pour soigner les trois enfants.

Elle choisit trois jours par semaine pour sa consultation, les lundi,
mercredi et vendredi. Elle éprouvait une anxiété légère quand en
approchait l’heure, craignait qu’il ne vînt personne, tremblait de ne
pas réussir. L’affluence de malades qu’elle constatait chez son mari lui
causait de l’envie. Quand les clients arrivaient, le valet de chambre
posait la question:

--Le docteur ou la doctoresse?

Quelquefois les malades, des femmes, venues pour Guéméné, se
déterminaient soudain à la consulter, et passaient dans le cabinet de
gauche au lieu d’entrer dans celui de droite.

Thérèse, radieuse alors, pensait:

«Une fatigue de moins pour mon pauvre Fernand!...»

Au fond, le fait d’enlever un cas à son mari la rendait glorieuse.
D’ailleurs on se prit vite pour elle d’un certain engouement. Les femmes
du monde trouvent assez «à la mode» d’avoir pour médecin une doctoresse.
Celle-ci demeurera longtemps encore un être d’exception, un objet de
curiosité. La réputation de madame Guéméné gagna la rive gauche; elle
eut des clientes rue de Varennes, rue de Bourgogne, et c’était un
anachronisme vivant que cette jeune et moderne Princesse de Science
franchissant le porche des vieux hôtels du faubourg, traversant la cour
d’honneur des pompeuses maisons historiques de l’île Saint-Louis,
pénétrant dans ces hautes chambres à trumeaux, là où vécurent, aimèrent
et moururent jadis tant de princesses ignares et indolentes, ses sœurs
aînées.

On l’entourait d’égards, d’attentions, de respect. On lui montrait une
sympathie extraordinaire; on la pressait d’invitations de toutes sortes.

--Et mon bébé! disait-elle toujours pour motiver ses refus.

Il avait maintenant cinq mois, de grands yeux noirs pareils à ceux de
Thérèse, savait accomplir, sur la prière de sa nourrice, quatre ou cinq
mignardises avec ses mains déjà fortes et fermes de beau petit gars
vigoureux. Il reconnaissait bien sa mère, quoique la voyant fort peu--il
dormait chaque soir quand elle rentrait;--mais il préférait son père et
donnait à la seule vue de sa barbe des marques d’une joie excessive.

Madame Herlinge, la grand’mère, le déclarait fort avancé pour son âge. A
la vérité, il dénotait déjà un excellent caractère, vif et gai; le
moindre objet brillant provoquait dans ses bons yeux de tout petit, des
admirations, des extases.

Guéméné, quelquefois, suffoquait de bonheur en le regardant; mais,
bientôt après, un déchirement le martyrisait lorsque, Thérèse partie, il
devait s’en aller aussi et laisser l’enfant à la garde de la nourrice.
Durant les premiers mois, le bébé avait au moins dormi dans leur
chambre; il advenait maintenant qu’un coup de téléphone dérangeât
Thérèse au milieu de la nuit, quand le docteur lui-même était dehors. On
dut alors remettre, chaque soir, l’enfant à la «remplaçante». La jeune
doctoresse, passionnée pour son œuvre, s’y absorbait tout entière: son
mari lui en voulait de ne concevoir aucune inquiétude. Verrait-il se
réaliser ses craintes d’autrefois: sa femme, que le métier prenait de
plus en plus, allait-elle en faire l’exclusive préoccupation de sa vie?
Il la blâmait silencieusement. Il aurait souffert davantage si, à cette
époque, la profession elle-même ne lui avait offert tout à coup un
puissant dérivatif.

D’un tempérament modeste, un peu taciturne, il poursuivait dans le
secret ses études au laboratoire de thérapeutique expérimentale, à
l’École de Médecine. Nul ne savait, dans son entourage, qu’il cherchait
le sérum du cancer. Pendant des mois de patience, il l’avait cependant
cultivé sur du bouillon de mamelle de vache, ce micrococcus mystérieux
que son génie scientifique avait depuis longtemps pressenti. Puis,
ç’avait été le travail d’inoculation: les cancers, les tumeurs de types
variés reproduites chez des cobayes, des lapins, des rats blancs.
Simultanément, il poursuivait le traitement palliatif chez le malheureux
Jourdeaux, combattant la cachexie, s’acharnant à le conserver vivant
pour le jour où triompherait sa thérapeutique de laboratoire... Et ce
jour était venu. En atténuant la virulence des toxines, par un dosage
lentement tâtonné de sels chimiques, il avait constitué un sérum. Sur
sept lapins inoculés, quatre avaient pris le cancer; chez trois d’entre
eux, l’injection du sérum avait déterminé la résorption de la masse
cancéreuse; le quatrième seul avait péri. Sur treize cobayes cancéreux,
il avait obtenu trois cicatrisations complètes, cinq disparitions de
l’intoxication générale; cinq avaient succombé.

Ce fut alors qu’il inaugura sur Jourdeaux la méthode des piqûres.

Un soir, il revint triomphant; il s’était attardé boulevard
Saint-Martin, où il allait tous les jours, et, à peine arrivé,
saisissant Thérèse aux épaules:

--Tu sais, je guéris Jourdeaux!

La jeune femme le regarda, puis sourit:

--Mon pauvre ami, quelle plaisanterie!

--Je ne plaisante pas; j’ai trouvé le sérum antinéoplasique.

Elle pâlit un peu, interloquée par l’énormité de cette déclaration qui
l’atteignait brutalement, elle médecin, sceptique et avertie, défiante
des victoires trop tôt proclamées. Alors Guéméné, froidement, en homme
qui se possède, énuméra les changements survenus chez son malade depuis
les trois semaines du traitement sérothérapique. La cachexie semblait
disparaître; il y avait augmentation de poids; la digestion se faisait
ou commençait de se faire et les douleurs hépatiques diminuaient, ce qui
attestait l’arrêt du processus cancéreux. La jeune femme connaissait
trop la sincérité de son mari pour douter de semblables affirmations.

--Mais, dit-elle, chagrine, tu ne m’avais jamais parlé sérieusement de
ces travaux!

--Nous pouvons si rarement causer! reprit le jeune mari, exhalant, cette
fois, tout un arrière-fond de rancune; tu as déjà tant de soucis
personnels!... Puis je n’étais pas sûr de réussir. La chance donne de
l’importance à mes études; un insuccès les eût rendues risibles.
Moi-même, je ne savais pas leur vraie valeur. Tu les aurais critiquées
sévèrement. Tu ne peux pas être une petite compagne naïve, s’extasiant
devant les moindres idées de son mari... Tu as d’ailleurs ta vie en
dehors de moi, et je ne pouvais te faire subir mes états d’âme, mes
découragements, mes transes, mes obsessions, tout ce qui m’a secoué
depuis quinze mois sans que je te le dise.

Elle se mit à pleurer:

--On dirait vraiment que je ne t’aime pas! Qu’as-tu à me reprocher? Tu
m’as dissimulé ton œuvre, et me donnes tort, maintenant?

Mais il la quitta et demanda son fils. Les pères savent qu’un jour leurs
enfants les jugent. Guéméné songeait déjà au temps où son fils, devenu
jeune homme, l’admirerait. Et il l’embrassait follement, heureux de lui
avoir préparé, en l’appelant à la vie, cette atmosphère de grandeur, de
gloire, où l’enfant cheminerait désormais dans son sillage.

Thérèse éprouva des sentiments singuliers. Son mari fit un rapport sur
le cas de Jourdeaux. Artout, Boussard, Herlinge, les grands chirurgiens,
discutèrent chaudement sa découverte. On parla de lui dans toutes les
académies européennes. Ce n’était pas encore l’éclatant succès, établi
par la multiplicité des expériences concluantes, mais comme une
étincelle de célébrité jaillie dans l’obscurité du jeune médecin. Et
Thérèse eut des tristesses, des abattements. Sa carrière lui semblait
petite. Et elle pensait au retentissement qu’aurait pu avoir aussi sa
thèse, si son bébé n’était pas venu interrompre les études qu’elle
commençait si brillamment. Tout s’était réduit à une humble contribution
aux recherches sur l’_État du cœur dans les maladies infectieuses_,
sujet banal auquel tant d’autres s’étaient attaqués avant elle.
L’importance soudaine de Fernand l’amoindrissait. A peine se
différenciait-elle, dans la pratique médicale, d’une madame Adeline:
pénétrant seulement dans des intérieurs plus luxueux, elle soignait
comme elle, comme une sage-femme diplômée et intelligente, les organes
féminins. Parfois elle songeait au laboratoire de la doctoresse
Lancelevée...

Elle interrogea son mari sur les Jourdeaux: alors il devint loquace. Ce
ménage où il passait, chaque jour, au moins quelques minutes, lui était
devenu familier; il ne trouvait pas de mots pour peindre le dévouement
de l’incomparable jeune femme. Elle avait été pour lui le plus puissant
auxiliaire. C’était elle qui l’avait soutenu dans ses longues
expériences. Un jour, las, découragé, il souhaitait de tout abandonner;
elle l’avait supplié de lutter encore, de chercher toujours.

--Tu l’avais donc mise au courant de tes travaux? demanda Thérèse.

Il le fallait bien. Détestant le charlatanisme, il n’avait pas cru
devoir cacher ses tâtonnements. Et quand il avait vu madame Jourdeaux se
cloîtrer définitivement pour ne plus quitter le pauvre malade, renoncer
à tout plaisir, à toute distraction, à toute sortie, cette immolation
d’épouse, cette lutte suprême contre la mort l’avaient stimulé comme ne
l’eussent fait aucun désir de gloire, aucun intérêt scientifique.
Véritablement, c’était pour le cas personnel de Jourdeaux qu’il avait
accompli jusqu’au bout son laborieux effort.

                   *       *       *       *       *

En janvier, l’enfant tomba malade. La nourrice déclara:

--Ce sont les dents.

Il ne cessait de crier faiblement, sur un ton angoissant, pénétrant et
si plaintif qu’on avait envie de s’enfuir à l’entendre. Et le père et la
mère passèrent la soirée, la nuit jusqu’à l’aube, penchés sur lui,
blêmes, crispés, échangeant d’une voix sourde des mots techniques,
nommant l’une après l’autre les affections infantiles. Les domestiques
coururent chez le pharmacien. On fit vomir l’enfant, on le baigna. La
nourrice dit:

--Oh! voici cinq ou six jours qu’il ne tétait plus beaucoup.

--Malheureuse! s’écria Thérèse, vous ne m’aviez pas prévenue!

--Déranger Madame pour si peu, je n’ai pas osé... surtout que Madame n’a
pas grand temps à elle!

Il était raidi, allongé sur les genoux de sa mère qui soutenait la
petite tête dans le creux de sa main. Il avait les paupières béantes;
ses yeux roulaient doucement comme des globes de nacre; il se plaignait
toujours. Thérèse, toute contractée, défigurée par la douleur, le
regardait. Guéméné debout, haletait; des larmes coulaient le long de ses
joues, se perdaient dans sa barbe. A cinq heures du matin, il murmura:

--Je ne sais plus rien; je ne suis plus capable d’avoir une idée.

Sa femme conseilla:

--Téléphone à madame Lancelevée: elle fait de la médecine d’enfants.

Une heure après, la doctoresse arrivait sans bruit, sans paroles,
discrète comme une ombre. Elle se dévêtit d’une pelisse de fourrure qui
l’enveloppait, prit le bébé qu’elle mit tout nu et dont elle examina la
peau sous la lampe.

Thérèse avait les yeux rivés à son masque impassible; elle espérait lire
dans ces traits calmes un diagnostic rassurant. Peut-être une
clairvoyance dont la mère n’était plus capable avait-elle démêlé un
simple malaise dans la crise de l’enfant.

Mais la doctoresse sortit avec la nourrice, qu’elle alla interroger dans
la chambre voisine. Guéméné, après quelques minutes, les rejoignit;
quand il entra, la nourrice, en corset, se tenait debout près de madame
Lancelevée qui l’auscultait.

--Que trouvez-vous? interrogea-t-il.

--Rien, dit impérieusement la doctoresse.

Elle revint près de l’enfant. Alors Guéméné et Thérèse essayèrent de
discuter scientifiquement avec elle. Mais elle coupa court à ces propos,
comme une femme qui ne veut point parler. Puis elle décida qu’il fallait
demander Boussard au téléphone. Tout à coup un sanglot affreux ébranla
Thérèse: sans retenue, sans décence, elle s’abandonnait à son désespoir,
couvrait son fils de baisers, pleurant, criant qu’on devait l’empêcher
de mourir, et elle l’appelait d’une façon si déchirante: «Mon Nono! mon
Nono!...» que des larmes vinrent aux yeux de la doctoresse.

--C’est la nourrice qui l’a tué: elle l’a empoisonné, n’est-ce pas, elle
l’a empoisonné?

--Non, déclara fermement madame Lancelevée, ne dites pas cela, madame.

A sept heures, la porte s’ouvrit. Boussard apparut: il était accouru
dans le minimum de temps nécessaire. Avec cette allure nonchalante,
presque ondulante, que lui donnait sa haute taille, il traversa la
chambre, voyant à peine madame Lancelevée, et vint à Thérèse. Il
s’agenouilla, examina l’enfant, et il penchait sur lui ses tempes aux
méplats de marbre, aux rares cheveux grisonnants.

--Je voudrais vous parler en particulier, vint lui dire tout bas madame
Lancelevée.

Et, comme Guéméné se préparait à les suivre, elle le repoussa doucement.

Alors, dans la pièce contiguë où le jour commençait à blanchir les
guipures des rideaux, ils se trouvèrent en tête à tête. Ils se
considérèrent un instant, les paupières palpitantes, et cette minute de
silence fut si étrange, si tragique, qu’ils eurent conscience aussitôt
de se troubler mutuellement, de s’attirer l’un l’autre, et de résister
encore, comme si l’heure n’était pas venue... Et il en allait toujours
ainsi. Ils s’étaient vus à la clinique de la Charité,--où elle venait
parfois, sans fausse pudeur, chercher sa présence;--à son cours,--où
avec l’orgueil de sa franchise, elle se plaçait au premier rang de
l’amphithéâtre.--Ils s’étaient rencontrés dans la clientèle, où elle
l’avait appelé en consultation. Jamais un mot, une attitude n’avait
démenti leur froideur. Mais, à chaque fois, en dépit de tout, l’emprise
réciproque se renforçait. Il l’éblouissait par son génie; elle le
dominait par son mystère. Rigides l’un devant l’autre, pareils à des
statues, ils se regardaient en face, se défiant presque.

--Mon cher maître, dit-elle, il y a dans ce ménage un point délicat dont
je voulais vous avertir. Mon confrère madame Guéméné, pour se livrer
plus aisément à sa profession, a pris une nourrice; j’ai su, par des
indiscrétions, que ce fut contre le gré de son mari... Or il se pourrait
aujourd’hui que cette nourrice ne fût pas tout à fait étrangère à la
maladie de l’enfant. Je l’ai confessée. Elle m’a avoué qu’étant très
fatiguée, certains jours, elle calmait l’appétit vigoureux du bébé par
du lait coupé d’eau. J’ai demandé si cette eau était bouillie: «Presque
toujours», m’a-t-elle répondu. Ce «presque» en dit long... D’autre part,
elle a nourri en province, il y a trois ans, un enfant qui est mort à
treize mois d’une méningite tuberculeuse.

--Ah! fit Boussard, comme plus attentif encore.

--Je le sais, mon cher maître, vous avez noté de ces cas inexpliqués
d’infection due au lait de femme. Bref, le pauvre bébé--vous le pensez
comme moi--ne peut guérir; les malheureux parents ont perdu pour le
moment toute faculté de diagnostic, ils ignoreront peut-être la vérité;
je crois un devoir d’humanité de la leur taire. Songez, en effet, au
sujet de désaccord que deviendrait entre eux la mort de leur enfant,
s’ils pouvaient l’imputer à cette nourrice! Quel remords pour ma jeune
confrère, quel reproche dans la douleur de son mari!... Évitons,
voulez-vous? qu’ils soupçonnent cette femme.

--Ils ne la soupçonneront pas, madame, et je vous remercie de la
précaution que vous avez prise en m’en avertissant.

Et ce fut tout. Cérémonieux et impénétrables, ils retournèrent près de
l’enfant malade. Le père et la mère souffraient en silence. Le bébé ne
se plaignait plus. De temps à autre, un sanglot de Thérèse éclatait.
Guéméné restait morne, les bras noués. Le docteur Boussard et madame
Lancelevée, témoins de cette convulsion soudaine de douleur qui agitait
ce ménage amoureux, songeaient tous deux au secret qui les unissait, et
chacun d’eux savait qu’ils y songeaient ensemble. La théorie du célibat
des doctoresses triomphait. Celle-ci avait imprudemment voulu allier sa
maternité et sa profession masculine: le pauvre bébé mourait victime de
cette présomption. Madame Lancelevée avait dit: «Entre son enfant et son
métier il lui faudra choisir.» Aujourd’hui, elle regardait Boussard avec
ce calme d’une femme qui déjà, en pensée, appartient à un homme; et
voici que devant eux se plaçait, comme un avertissement, comme une
menace, le douloureux tableau de ces époux désespérés, qui justifiait
d’avance son principe de l’amour sans contrat, sans famille...

Bientôt Herlinge, le grand-père, accourut. L’oncle Guéméné vint aussi.
Et ils étaient là six médecins renommés, chercheurs, penseurs et
savants, qui entouraient, impuissants, l’agonie du petit être.

Elle dura jusqu’au soir. Après quelques légers spasmes, il expira sur
les genoux de sa mère, très doucement, comme une flamme qu’on souffle.
La grand’mère, pour les soins funèbres, prit le petit cadavre. Fernand
étouffa un gémissement. Thérèse, éperdue, lui tendit ses bras vides: il
hésita une seconde avant de s’y jeter. La femme et le mari restèrent
longtemps enlacés, sans une caresse, sans une parole, sans une larme...

                   *       *       *       *       *

Il ne proféra jamais un reproche; jamais il ne rappela l’allaitement
mercenaire de leur enfant ni son tragique échec; ils ne s’expliquèrent
jamais sur ce sujet, mais un doute pénible continua de planer entre eux.
Elle et lui regrettaient ensemble ce lait maternel qu’on avait tari, ces
soins qu’elle avait refusés au pauvre bébé. Ces pensées se glissaient
dans toutes leurs paroles, dans tous leurs regards. Guéméné ne cessait
de dire, à propos de tout:

--Si notre pauvre Nono était là!...

Lui qui se confinait dans le présent, quand il possédait encore son
bébé, lui qui faisait fi des rêves d’avenir, jouissant de cette âme
nébuleuse du troisième, du cinquième mois, imaginait aujourd’hui son
enfant à sept ans, à dix, à quinze, à dix-huit... Et il le pleurait
comme si, d’un coup, il avait perdu des fils de tous ces âges. Il
l’avouait maintenant, c’était pour cet enfant surtout qu’une ambition
l’avait mordu. Et il refusait de retourner au laboratoire:

--Ah! si mon pauvre Nono était encore là!...

Sa rancune contre Thérèse croissait. Par dignité, par pitié aussi, il
lui cachait ses méditations continuelles. Comme il l’avait suppliée
pourtant de nourrir leur enfant! Le jour où, devant ses seins gonflés,
il avait présenté le pauvre petit avec une dernière prière, elle avait
eu un geste si cruel! «Je t’en prie, mon ami, n’insiste pas.» Il la
trouvait très coupable.

Peu à peu, ils évitèrent de causer de leur chagrin. Ils n’avaient plus
ni effusion ni échanges. Thérèse souffrait atrocement de cette froideur:
il le constata et s’en réjouit. Il aurait voulu se détacher d’elle
complètement. Mais quand il rentrait, le soir, harassé, las d’avoir tout
le jour ruminé son amertume, et qu’il retrouvait cette belle et triste
épouse que la douleur faisait plus vibrante, plus sensible, ses griefs
s’évanouissaient, et il sentait sa passion l’enchaîner encore à elle,
comme autrefois.

Cependant l’amélioration dans l’état de Jourdeaux n’avait pas continué.
Fernand retournait, chaque jour, boulevard Saint-Martin. La bonne et
tendre jeune femme comprenait sa peine. Il lui parlait de son bébé mort.
Parfois elle pleurait en l’écoutant.




QUATRIÈME PARTIE




I


Un Paris ténébreux, muet et vide, s’endormait aux abords du fleuve par
cette chaude nuit de mai. Guéméné, rentrant à pied chez lui, cheminait
tristement le long du quai aux Fleurs. Toute la gaieté, toute la
vitalité de la ville avaient reflué vers les quartiers du plaisir. La
Seine silencieuse coulait dans le réseau des rives multiples que lui
font les deux îles. Les vagues se chevauchaient, lourdes et noires. Les
lumières des rives, des ponts, des bateaux, s’y reflétaient en longues
chenilles de feu qui se tortillaient à fleur d’onde. A gauche, sur le
velours sombre du ciel, s’enlevait la silhouette de l’Hôtel de Ville,
avec les découpures géométriques de son faîte ouvragé. Par ses
innombrables vitres éclairées, le monument rappelait ces cartes postales
illustrées, nacrées et transparentes, qui figurent les édifices
d’Allemagne, la nuit. En face, la pointe de l’île Saint-Louis, avec ses
hauts soutènements de maçonnerie, coupait l’eau, pareille à l’avancée
d’une forteresse. Le feuillage touffu des peupliers d’Italie qu’elle
porte voilait la façade des maisons. C’était une masse obscure, immobile
dans la nuit sans brise.

Guéméné pensait au malheureux Jourdeaux dont il revenait de constater le
décès. Il le revoyait sur son lit funèbre, réduit, desséché, ayant
épuisé avant de mourir jusqu’aux moindres ressources vitales de son
organisme. Alors le souvenir de ses recherches remontait à l’esprit du
jeune homme. Voilà donc à quoi tant d’études, tant d’espoirs, tant
d’orgueil aboutissaient! Il s’était fait fort de guérir le malade,
pourtant; il en avait exprimé l’assurance devant Boussard, devant
Thérèse, devant la pauvre jeune femme elle-même. Et tout à l’heure, dans
la chambre mortuaire, appelé par elle, il avait comparu aussi impuissant
que les autres médecins, humilié par la faillite de son remède, diminué,
vaincu. Toute l’amertume de l’échec, il l’avait goûtée, quand les belles
et douces prunelles de madame Jourdeaux s’étaient levées sur lui si
tristement. Il s’était trompé; le sérum antinéoplasique n’existait pas.
Il avait eu beau l’annoncer vaniteusement, son traitement du cancer
avortait comme les méthodes de ses devanciers. Ses guérisons de
laboratoire devaient être attribuées à une erreur préalable de
diagnostic. Il n’avait jamais rien découvert.

--A quoi bon tant de fatigues! murmura-t-il, découragé.

Et il se rappela ses longues séances dans les laboratoires de l’École,
ses cultures, l’interminable travail du microscope, les inoculations,
les observations, les atermoiements, les attentes, les angoisses, puis
les pressentiments du succès, les violentes secousses de bonheur qu’il
avait connues à la résorption du cancer chez ses animaux, cette lente
approche du triomphe dont il aspirait déjà l’atmosphère, jusqu’à
l’effondrement de tout dans cette mort de Jourdeaux. Paris lui-même,
dont il avait rêvé la conquête, se retirait de lui; l’âme de la ville
désertait ce quartier paisible et silencieux comme un coin de province,
où le bruit de ses pas éveillait des échos. Paris se reculait là-bas, sa
vie courait le long des boulevards lumineux, ronflait avec les
orchestres, étincelait avec les femmes de plaisir, palpitait dans les
théâtres, s’affinait dans les salons, et une nuée rousse se tendait dans
le ciel, comme un velum glorieux, au-dessus de cette fête immense dont
un bruit sourd arrivait jusqu’ici.

Et Guéméné suivait humblement le trottoir du quai désert. Un dégoût
infini l’abreuvait. Il se sentait inutile, incapable. Dans sa lutte de
médecin contre le mal, une algue infime avait eu raison de lui; il
n’avait pas su la vaincre; elle demeurait victorieuse, invulnérable,
prête encore à faire des milliers de victimes. Il se dit:

«Je ne tenterai plus rien.»

La vision de Jourdeaux l’obsédait, celle aussi de la jeune veuve en
larmes: il se jugeait un pauvre homme. L’obscurité de ce quartier
convenait à sa mortification. Et il marchait plus vite vers la grande
masse noire des arbres qui le cacherait: il aurait voulu se terrer, se
dérober lui-même à la honte torturante de l’insuccès.

Soudain, derrière les touffes énormes de frondaisons, une lumière lui
apparut: ce devait être sa maison, les carreaux éclairés du cabinet de
Thérèse. Une douceur l’inonda. Thérèse! Est-ce qu’il n’avait pas
toujours, pour le dédommager de ses peines, cette chère et belle
compagne?

Il oublia tout, se hâta, franchit le pont Saint-Louis, lien des deux
îles. Déjà il voyait ces bras enlaçants, cette épaule amie où il
poserait sa tête douloureuse, ces lèvres qui l’exhorteraient tendrement.
Et, songeant aux mois derniers qui ne lui rappelaient aucun souvenir
d’intimité, aucun échange de cette amitié passionnée dont il avait connu
le délice autrefois, il s’analysa. L’aimait-il encore? Il lui sembla
l’avoir trop délaissée depuis la mort de leur enfant. Sous l’habitude
amoureuse qui l’enchaînait toujours aussi voluptueusement à Thérèse,
qu’était devenue la noble union intellectuelle de la première année?
Vaguement il se crut coupable: la crise qu’il endurait le portait à
s’accuser, à confesser tous les torts.

Enfin il fut au quai Bourbon. La seule vue de leur porte gonfla son cœur
d’une émotion suave. Il pressa le pas, joyeux comme un homme qui va vers
sa fiancée. Ce fut avec fièvre qu’il fit retomber le marteau de la
porte, comme si elle devait résister, refuser de s’ouvrir, lui dérober
les consolations de Thérèse, lui défendre cette amitié, cette compassion
d’épouse dont il avait un tel besoin.

--Madame est là-haut? demanda-t-il à Léon.

--Non, monsieur: Madame est partie à cinq heures pour un accouchement.
Madame pense que ce sera très long et fait dire à Monsieur de ne pas
l’attendre avant minuit.

Guéméné se raidit, blêmit, refoula sa colère, et vint s’attabler seul
pour le repas froid qui demeurait servi dans la salle à manger. La
vieille Rose les avait quittés depuis longtemps en déclarant que le
service n’était pas possible chez de semblables «patrons». Depuis son
départ, plusieurs cuisinières s’étaient succédé, traitant Madame et
Monsieur comme des clients qu’on nourrit tant bien que mal, constituant
avec les femmes de chambre une association occulte pour l’exploitation
de la maison où l’on était maîtresses. Thérèse se savait volée, et,
comme elle s’acharnait toujours, pour le principe, à une apparente
surveillance de son intérieur, elle emportait la clef de telle ou telle
armoire, au hasard, condamnant son mari à se priver, en son absence,
tantôt de linge de table, tantôt de fruits, tantôt de liqueurs.

Fernand qui, d’ordinaire, par une passivité naturelle, une force secrète
de caractère, supportait stoïquement ces petits contretemps domestiques,
en souffrit ce soir étrangement. Il les additionnait, cherchait en sa
mémoire, supputant ces ennuis minimes qu’il avait subis depuis deux ans.
La femme de chambre eut un air d’ironie malicieuse pour dire que le
dessert était sous clef. Cruellement il sentait son triste ménage jugé
par les domestiques. Sa mélancolie s’en accrut. Il monta s’enfermer dans
son cabinet. Le ridicule le poursuivait jusque dans sa propre maison.

Il se remit à méditer sur sa découverte manquée. Il s’assit à sa table
de travail, tout seul, comme ces tristes célibataires qui rêvent d’une
femme près de qui épancher leur cœur. Malheureux et solitaire, il ne
l’était pas moins qu’eux; mais il y avait dans sa peine, à lui, le
surcroît d’un abandon. Là où il avait espéré faire, dans les bras de sa
femme, la confidence bienfaisante, l’aveu de son découragement, l’appel
à la tendre énergie de cette amie si forte, il s’anéantit
silencieusement, la tête entre ses mains, et pleura seul.

Alors il regretta d’avoir épousé cette fière et dure camarade qui lui
refusait le dévouement. Il se rappela leur enfant qui vivrait encore
peut-être si elle l’eût allaité, et sa faim inassouvie de paternité
ranima toutes ses rancunes. Il souhaita mourir. A minuit, Thérèse
n’était pas encore revenue, et il désirait son retour tout en la
maudissant. Une simple jeune fille lui aurait donné le bonheur; et il se
remémorait celles qu’il avait connues; mais la volupté de certains
souvenirs attachés à l’amour de Thérèse rendait impossible l’attrait des
autres femmes. Et il s’en alla chercher des vestiges d’elle en
franchissant la porte qui séparait leurs deux cabinets.

Il considéra son fauteuil de travail, sa table, sa plume, ses journaux,
cet aspect scientifique du mobilier, la physionomie spéciale de cette
pièce qui donnait l’idée d’une puissante existence cérébrale. Et il
aurait voulu tout détruire, briser le bureau, la table de gynécologie,
le microscope, brûler les journaux et les livres, en jeter au fleuve les
débris et les cendres, anéantir tout ce qui lui enlevait sa femme, et
l’emporter, elle, dans un désert, dépouillée de tout prestige et de tout
diplôme, misérable, domptée, humiliée, pour la dominer, la posséder, se
rassasier d’elle.

Il l’attendait avec une fièvre, une colère croissantes. Vers trois
heures du matin, au jour naissant, il s’assoupit là, dans un fauteuil. A
six heures, le bruit d’une porte qu’on ouvrait le fit sursauter. Thérèse
était devant lui, toute fraîche sous sa voilette, fleurant l’humidité
matinale, frissonnant un peu dans sa jaquette de drap; et ce retour de
l’épouse, au petit matin, le soin qu’elle prenait d’assourdir le bruit
de ses bottines, tout avait un air clandestin, malséant, qui rappelait
les romans d’adultère.

--Tu ne t’es pas couché! s’écria-t-elle.

Il la regardait froidement. Elle lui paraissait comme une étrangère. Il
lui répondit:

--Je t’attendais.

Elle ne remarqua pas tout d’abord l’étrangeté de son attitude. Elle
semblait en proie à une grande agitation; une gloire l’environnait, et,
avec une loquacité extraordinaire, elle raconta l’accouchement dont elle
venait d’obtenir le succès. C’était dans la Cité, à dix minutes d’ici.
Le médecin, un tout jeune débutant, parlait de sacrifier l’enfant pour
sauver la mère, quand, Dieu merci, le père avait pensé à envoyer
chercher la doctoresse...

--Et l’enfant vit! s’écriait-elle victorieuse, un beau petit de neuf
livres, et la mère se porte à merveille. Je crois que le mari m’aurait
embrassée!

Exaltée par la reconnaissance de ses clients de hasard, par la fatigue
nerveuse de cette nuit sans sommeil, elle rayonnait, et son orgueil
éclatait enfin devant son mari. Il comprit d’un coup comme eût été mal
choisi ce moment pour avouer le triste résultat de ses travaux, quand
elle exultait encore de sa réussite. Elle n’était pas de ces compagnes
de toutes les heures, capables de se modeler un état d’âme sur l’état
d’âme de l’époux, se faisant pour lui et à son gré joyeuses ou
chagrines, selon son humeur. Le _moi_ de Thérèse, trop vigoureux,
ignorait ces souplesses, ces subtils renoncements. Elle avait sa vie
indépendante, et se montrait heureuse ou préoccupée, sans s’inquiéter
des confidences à recevoir.

Guéméné eut un mauvais rire:

--Ah! oui, tu sauves les enfants des autres!

Les yeux gais de la jeune femme, pleins de plaisir, passèrent au sombre
subitement.

--Que veux-tu dire?

Et ils se contemplaient cruellement, sans que l’un ou l’autre eût le
courage de préciser l’affreuse allusion. Mais Thérèse n’avait jamais
reçu pareille offense. Elle demeurait toute pâle, les yeux humides,
résistant aux larmes. Alors Fernand, qui la devinait, eut un grand
frisson, et l’appela d’une voix lointaine, profonde, douloureuse:

--Thérèse! Thérèse!

Elle lui demanda, toute raidie:

--Que me veux-tu?

--Ah! ce que je te veux! fit-il avec un geste de découragement.

Il y eut entre eux un nouveau silence. Ils croisaient des regards
soupçonneux. Le malentendu établi traîtreusement dans leur ménage depuis
la mort de leur bébé allait dégénérer en crise, avec l’éclat d’un feu
qui couva trop longtemps. Thérèse tremblait; elle ne savait pourquoi.
Elle souleva le rideau, regarda les chalands qui glissaient sous ses
fenêtres, à fleur d’eau, sans bruit. Fernand s’approcha d’elle, et, tout
bas:

--Aie pitié de notre bonheur. Notre bonheur sombre, Thérèse, je le sens;
nous sommes en danger. Notre bonheur était beau, rare, précieux: veux-tu
le sauver? Y tenais-tu? L’as-tu connu quand nous le possédions, le
pleurerais-tu si tu le perdais? M’aimes-tu assez pour être généreuse? Je
ne veux rien te cacher, ma pauvre amie: mon cœur, sans que je le
veuille, s’irrite contre toi. Je souffre depuis que nous nous aimons;
j’ai souffert par toi, en plein bonheur, toujours davantage. Et tant de
douleurs se sont accumulées en moi qu’aujourd’hui elles m’étouffent; je
ne peux plus continuer cette existence, et ma terreur, c’est que je vois
des liens se briser entre nous... Thérèse, un jour, déjà, j’ai réclamé
le sacrifice que tu n’as pas consenti. A ce moment, nous n’étions pas
encore mariés. L’heure était moins tragique. Aujourd’hui nous avons
derrière nous deux années de vie commune, il y a entre nous des choses
que rien ne peut effacer: nous nous sommes aimés, Thérèse. Une faillite
de notre amour serait atroce. Tu comprends ce que je demande de toi?...

--Oui, dit-elle, je comprends.

Il était haletant. Elle se roulait dans les plis du rideau comme dans un
voile. Enfin elle déclara:

--J’estime que, sur un coup de tête de ta part, je n’ai pas à me
sacrifier. Oh! je pressens la vérité: tu te lasses de m’aimer. Que
serait-ce si ma présence te devenait fastidieuse, et que me resterait-il
alors, sans ton amour et sans mon métier?

--Et si je voulais, moi, que tu ne fusses plus médecin?... Ne suis-je
pas le maître?

Elle répéta plusieurs fois, suffoquée:

--Le maître?... le maître?...

A ce mot imprévu, elle s’était redressée. Elle s’affolait comme une
lionne à qui l’on mettrait un mors. Tous ses nerfs crispés, ardente,
révoltée, elle bravait son mari sans répondre.

--Ne t’offense pas, Thérèse, dit Guéméné avec plus de douceur; par
«maître», j’ai entendu tout simplement celui de nous deux chez qui la
volonté a le plus de droits. Car enfin, quand deux volontés unies
entrent en conflit, ne faut-il pas qu’une d’elles cède? La nature, qui a
fait l’homme le plus fort, qui met partout l’esprit de direction dans le
cerveau du mâle, semble indiquer que ce n’est pas au mari à faiblir. Tu
étais une femme d’exception: j’ai souvent imposé silence à ma volonté
pour respecter la tienne. Je ne l’ai point fait par lâcheté, mais à
force de me posséder, au contraire, et dans la mesure où j’ai cru le
devoir. Aujourd’hui notre amour est en péril: je veux le préserver. Je
veux que tu te soumettes. Je veux que tu restes ici, à garder ce foyer
qui menace ruine; j’ai le droit de l’ordonner; j’en ai l’obligation
même.

--Mais enfin, que se passe-t-il donc? s’écria-t-elle, pourquoi guetter
mon retour, m’assaillir ainsi qu’une proie, profiter de ma fatigue, de
mon épuisement, pour mieux me vaincre?

--Thérèse, confessa-t-il à voix très basse, avec une espèce de honte,
nous nous détachons l’un de l’autre...

--Ah! dit-elle en se tordant les mains, tu ne m’aimes plus, mon pauvre
Fernand!

Les sanglots la prirent; elle tomba sur un siège proche, en se cachant
le visage. Il s’émut à la voir, il s’attendrissait sur elle maintenant,
sur la douleur qu’il lui causait. L’envie lui vint de rétracter ses
paroles, de s’agenouiller devant elle. Puis il devina que ces larmes
étaient encore une manifestation de son inflexibilité, qu’elle
s’obstinerait, que demain elle recommencerait de s’écarter du foyer, lui
de souffrir.

--Écoute, Thérèse, lui dit-il avec une fermeté passionnée, car il
concevait en même temps de la rancune et de l’amour pour cette belle et
fuyante compagne, écoute: Jourdeaux est mort; le rêve qui me soutenait
s’est évanoui. Certes la mort d’un de mes malades me consterne toujours
et me déprime, et dix fois, vingt fois, je suis rentré ici le cœur serré
sous cette espèce d’anathème que nous lancent les veuves, les mères ou
les filles désolées quand nous n’avons pas fait le miracle de rendre à
la santé un moribond. Tous les médecins connaissent cette heure pénible
qui leur fait désirer plus fort leur maison, la vie intime, le contraste
d’une joie succédant aux scènes d’horreur. Ainsi revenais-je vers toi,
ces jours-là, affamé de ta présence, de ta gaieté sereine, de la douceur
que tu pouvais me verser dans l’âme. Le plus souvent tu faisais toi-même
tes visites, ou bien tes préoccupations professionnelles te reculaient
très loin de moi. Je ne me plaignais pas et je tâchais de supporter tout
seul cet accablement qu’il est si doux aux hommes de partager avec leur
femme. Mais hier soir, Thérèse, j’ai senti tout s’écrouler autour de
moi. Mes travaux de toute une année ont été vains, mes ambitions
s’anéantissent comme crèvent des bulles d’air, ma prétendue découverte
tombe dans le ridicule; je suis un homme fini. Rien ne me reste que toi.
Alors j’arrive ici comme on gagne un refuge; instinctivement je tends
les bras vers toi, qui m’apparais la seule raison de vivre; je viens
mendier tes caresses, tes baisers, et je ne te trouve pas! Et ma nuit se
passe à t’attendre. Ah! comment n’as-tu pas entendu, où que tu fusses,
si lointaine et si étrangère même, comment n’as-tu pas entendu l’appel
de tout mon être à ton amour! Vois-tu, trop souvent tu m’as manqué aux
heures où je défaillais d’un besoin de tendresse; trop souvent j’ai
compris que tu n’existais pas pour moi, mais seulement pour ta médecine.
Jamais tu n’as eu à mon égard ces petits soins qui font que, dans sa
femme, un homme trouve un peu de sa mère; ma maison fut une sorte de
restaurant, et je n’ai pas senti, comme ton père, par exemple, l’amour
de ma compagne jusque dans les plats qu’on me servait... Une compagne?
Mais as-tu donc été la mienne? Qu’avons-nous de commun? Les repas?
N’est-ce pas un hasard quand nos deux clientèles nous permettent de les
prendre ensemble? Nos soirées? Le plus souvent tu t’enfermes chez toi
avec tes journaux de médecine, tes brochures, et je travaille seul, en
songeant à ces ménages qui n’ont qu’une lampe, où le même abat-jour
abrite le front de l’homme qui lit et celui de la femme qui brode.
Avons-nous des causeries, des promenades? A peine si nous dormons l’un
près de l’autre, car combien de fois la sonnerie du téléphone vient-elle
m’enlever la seule joie que tu me laisses: la présence de ton corps
endormi!... Et je suis dans la vie effroyablement seul, déçu par un
mirage de bonheur qui me fuit sans cesse. Nous sommes entrés dans le
mariage avec un idéal différent, car je rêvais de me lier, et toi de te
délier; j’y apportais un amour fou, toi un don parcimonieux. M’as-tu
assez reproché la naissance de notre pauvre petit! Ai-je alors
suffisamment souffert! et par toi, Thérèse, toujours par toi! Si tu
l’avais voulu, peut-être qu’aujourd’hui...

Il n’acheva pas; une crispation l’arrêta. Il gémit sa phrase éternelle:

--Si du moins j’avais encore notre pauvre Nono!...

--Oh! que tu es cruel!... dit Thérèse sourdement.

--Je t’aime encore, pourtant, reprit Guéméné, je t’aime si fort que je
voudrais t’emporter au bout du monde, et je me contenterais d’un toit de
paille, avec des racines comme nourriture, pourvu que je te possède
entièrement. En vérité, je te chéris aussi passionnément que le premier
jour, mais du fond de mon âme monte contre toi un reproche si violent
que je ne puis le taire. Ah! ce n’est pas ainsi qu’une épouse se donne,
et tiens, en ce moment, quand je te vois impassible, sans un mot, sans
un émoi devant ce que j’endure, sans une concession, implacable enfin,
ma colère se mêle à mon amour, je ne lis plus en moi, je voudrais te
briser; je ne sais plus... je ne sais plus!...

Elle s’effraya de le voir à ce point ravagé; tout son amour se réveilla;
elle l’entoura de ses bras, sans raisonner, sans réfléchir; elle
murmura:

--Fernand!... comme tu me méconnais!

Alors ils s’enlacèrent, frémissants. Tout semblait illusion hormis la
puissante passion qui les unissait. Cependant, ce qui les jetait ainsi
l’un à l’autre, éperdus, c’était l’épouvante, le sentiment d’une ruine
imminente, la prescience du danger. Elle répéta:

--Mon ami, tu méconnais ma tendresse. Pour ne pas s’exprimer toujours en
cajoleries petites ou niaises, est-elle moins forte, moins grande? Je
t’aime lucidement, avec toute mon intelligence, tout mon cœur. Ma
condition de femme cérébrale, en développant mon âme virilement, l’a
faite capable d’un amour supérieur. Je le dis sans orgueil, peu d’hommes
sont aimés plus noblement, plus absolument que toi. Qu’importe si je
n’ai pas de mes mains, comme ma pauvre maman le fait chez elle, tourné
les sauces, si j’ai omis de surveiller le pot-au-feu? Que sont, pour des
gens de notre sorte, ces petits détails matériels? L’immense affection
que je te porte, en doutes-tu? Elle est d’une essence précieuse, elle
nous élève plus haut que les autres époux, elle nous met au-dessus des
extases banales et sottes. Avoue que bien souvent mon énergie au
travail, à ton insu, t’a toi-même entraîné mieux que les étreintes
amollissantes. Mon pauvre chéri, défais-toi donc des vieux préjugés,
apprends à comprendre l’épouse nouvelle.

Mais lui grondait:

--Il n’y a pas d’épouse nouvelle; il y a l’amante éternelle dont les
hommes rêvent, pour qui le moindre geste d’amour est saint, pour qui la
tendresse devient une religion exclusive qui communique à tous les actes
le caractère d’un rite! C’est la plébéienne faisant avec respect la
soupe de son homme. C’était la belle «tantine», cette admirable amie de
mon pauvre oncle, qui, des journées entières, feuilletait un livre pour
trouver à lui lire, le soir, un joli sonnet. Les hommes, Thérèse, ont
besoin de leur femme, comme les enfants de leur mère. Ton métier fait de
toi une subtile adultère: il te prend les douceurs, les abandons, les
intimités que tu me dois, et j’en suis jaloux comme d’un amant que tu
aurais. Tu vas m’accuser d’égoïsme, mais j’ai de ta présence, de tes
soins, de ton dévouement, une voracité animale; et je suis ainsi parce
que je t’aime. Donne-toi toute, je t’en supplie, je le veux!

Elle se raidit dans ses bras.

--Tu me tues, Fernand! murmura-t-elle épuisée.

Il répétait:

--Je le veux; ferme ta porte aux gens qui viennent te consulter, renonce
à ta clientèle, demeure dans notre maison, que je t’y trouve toujours;
sois mon amie, ma confidente, mon soutien, mon bonheur, et non pas mon
martyre.

--Mais je ne peux pas, pleurait-elle, je ne peux pas! Ce que tu me
demandes là est insensé. Que ferais-je de mon temps, comment
supporterais-je mon désœuvrement? Pense à l’ennui terrible, à l’ennui
dévorant qui me prendrait. Ma vie était si pleine, si heureuse!...

Il lui saisit le bras, disant rudement

--Et si j’en venais à te haïr?...

--Oh! Fernand!

Elle voulait se dégager, mais il la tenait par les poignets en lui
répétant ardemment, les yeux fous:

--Choisis, choisis!...

Elle était blême, défigurée, elle supplia:

--Laisse-moi, laisse-moi; je te promets... de réfléchir. Donne-moi
quinze jours, je te promets... d’essayer... Je n’en peux plus.

Elle était en vérité à bout de forces; il en eut pitié; il dut l’aider à
regagner leur chambre, la mit au lit avec des soins muets, sans
desserrer les lèvres. Quand elle fut endormie, il resta longtemps debout
à la contempler.

Lorsqu’ils se retrouvèrent face à face, après les tristes aveux qu’ils
s’étaient faits, un trouble les saisit, mais ils ne parlèrent pas de
l’acte nécessaire. Thérèse avait demandé quinze jours de méditation
avant de se résoudre: il lui accorda ce délai sans rien laisser paraître
de son inquiétude. D’ailleurs, la clientèle le reprit. Il s’essayait à
mieux goûter son métier, à y chercher un apaisement. Il lui vint un
souci d’être meilleur, d’apporter à ses malades de la bonté, de la
compassion. Mais une lassitude immense brisait tous ses élans. Il
pensait:

«Jamais je ne me relèverai de mon échec!»

Ses journées lui semblaient interminables. Il s’aperçut enfin que le
pauvre Jourdeaux lui manquait. L’habitude contractée depuis dix-huit
mois de passer quotidiennement boulevard Saint-Martin laissait dans ses
occupations, maintenant qu’il n’y retournait plus, un vide étrange.
Quand arrivaient cinq heures, il lui semblait que la douce jeune femme
en peignoir de laine l’attendait toujours au chevet du malade: et
c’était comme si, désormais, cette heure eût été de trop dans son
après-midi.

Ses travaux en cours, au laboratoire de l’École, demeurèrent en l’état;
on ne l’y revit plus; la paraffine fondait dans les étuves; les cobayes
néoplasiques moururent; le mystérieux microbe sommeillait dans des
flacons, au sein d’un bouillon jaune. Guéméné chassait le souvenir de
tant d’espoirs déçus. Sa réputation néanmoins s’était étendue. On lui
amena plusieurs cancéreux, en le priant d’appliquer le traitement de son
sérum. Il voulut refuser, déclara ne posséder encore aucune certitude.
Mais ce jeune médecin inspirait une extraordinaire sympathie. On le
supplia davantage. Pour contenter les malades, il tourna la difficulté
en leur injectant en trois fois quelques gouttes d’_Aqua fontis_, se
réservant de refuser plus tard les honoraires. Le plus étonnant fut
qu’il y eut amélioration dans leur état. Guéméné soupira:

--Voilà bien la science!

Il observait sa femme, cherchait à deviner ses pensées: elle demeurait
illisible. Un chagrin noir l’envahit. Si elle l’avait assez aimé pour
lui sacrifier sa profession, sa générosité ne se serait-elle pas
déterminée dès le premier jour? Une grande froideur régnait entre eux;
ils évitaient le tête-à-tête. La nuit, elle s’endormait à ses côtés en
soupirant. Quand il donnait sa consultation en même temps qu’elle, il se
redressait parfois pour écouter les échos de sa voix qui lui arrivaient,
assourdis, de la pièce voisine: alors elle semblait animée, brillante,
dominatrice; on la sentait s’épanouir dans son atmosphère véritable. Il
devint de nouveau scrupuleux, craignit d’avoir outrepassé, peut-être,
ses droits de mari, d’en avoir au moins abusé en exigeant un pareil
renoncement. Un dérivatif efficace l’eût aidé à se résigner; mais la
médecine ne l’intéressait plus; les recherches sérothérapiques lui
paraissaient vaines. Il pensait à son bébé qui aurait eu un an à cette
époque. Il soupirait:

--Ah! si mon pauvre Nono était là!...

Un soir, à cinq heures, machinalement, avec l’idée qu’il devait une
visite à la veuve, il se rendit boulevard Saint-Martin. Comme Madame
n’avait pas encore recommencé à recevoir, on l’introduisit dans la
chambre du défunt où elle brodait, près de la fenêtre, tandis que son
petit garçon jouait par la chambre. Ses beaux traits empreints de
douceur s’étaient reposés depuis qu’elle avait cessé d’être
garde-malade; elle sourit à Guéméné; André courut se jeter dans les bras
de son grand ami le docteur qui le serra convulsivement, ayant envie de
pleurer en embrassant cet autre petit, joli et bon comme eût été le
sien.

--Le pauvre enfant! dit simplement la mère avec tristesse.

Puis elle ajouta:

--Il s’ennuyait de vous, docteur: tous les jours, il vous demandait à
l’heure où vous aviez coutume de venir autrefois.

Guéméné, à la dérobée, regarda le lit où naguère gisait l’agonisant, et
qu’il voyait pour la première fois recouvert d’une étoffe assortie aux
tentures. Madame Jourdeaux devina ses pensées, et comme, dans les
circonstances les plus poignantes, son simple esprit ne savait exprimer
qu’en lieux communs ce qu’elle éprouvait, elle murmura:

--Que d’amertume dans la vie!

Son sort apparaissait plus sombre, plus dur, par contraste avec la
lumineuse sérénité de sa physionomie aimante. Isolée, sans appui, veuve
à vingt-huit ans, elle avait l’air d’une recluse dans le béguinage
silencieux de cette chambre, où elle brodait éternellement près de la
fenêtre donnant sur une vaste cour. L’amour dont elle entourait
Jourdeaux n’avait jamais été fait que de pitié et de dévouement; elle
avait conservé intacte une virginité d’âme qui laissait à son visage un
aspect de candeur. Elle aurait ressemblé à une religieuse si le
sentiment maternel ne s’était trahi en elle, à chaque instant, par une
expression passionnée à la seule vue de son enfant.

Elle ne voulait pas imiter ces clients qui se croient, quand leur malade
a succombé, dégagés de toute gratitude envers le médecin. Sans chercher
de phrase:

--Jamais je n’oublierai les soins dont vous avez comblé mon pauvre mari,
docteur. Je sais comme vous avez travaillé pour le sauver. Il fallait
que son mal fût vraiment incurable pour n’avoir pas cédé. Oh! non, je
n’oublierai jamais... vivrais-je cent ans...

--Mais je n’ai rien fait, dit Guéméné, qui éprouvait une consolation à
faire montre de son découragement devant cette douce jeune femme, témoin
de tous ses efforts inutiles; voyez, je ne vous ai pas rendu votre
malade. J’ai entrevu le remède, je vous en ai follement fait luire
l’espoir. Ah! j’y croyais bien moi-même, à ce succès que je vous
promettais. Un autre que moi le recueillera.

--Non, non, pas un autre, répliqua-t-elle, vous chercherez encore, pour
de nouveaux malades, vous trouverez.

Il avoua qu’il avait complètement abandonné ses travaux. Alors elle
s’écria:

--Comment! ce n’est pas possible! Mais vous n’avez pas le droit de faire
cela! Vous possédez vraiment le génie du savant. Dieu a mis en vous ces
belles facultés pour le bien des malades: c’est un grand devoir pour
vous de les exercer! Je sens que vous réussirez: j’en suis sûre. Je vois
déjà ces milliers de misérables qui attendent leur salut de médecins
pareils à vous, et à qui vous pouvez rendre le bonheur. Vous étiez
peut-être à la porte de la vérité. Peut-être ne manquait-il à votre
sérum qu’un rien pour agir contre cet affreux cancer. Oh! docteur, il ne
faut pas vous arrêter en route!

Il la laissait aller, trouvant très doux d’être réconforté de la sorte
par cette simple femme dépourvue de toute science, qui ne comprenait
même rien à ses travaux, et ne parlait avec tant de chaleur qu’à force
de confiance en lui. Elle ne le convainquait pas, elle le berçait. Il
jouissait de cette admiration, de cette foi, sans juger naïfs des propos
dont il ne sentait que la ferveur.

--Et puis, finit-elle, ne nous abandonnez pas! Depuis mon malheur,
l’idée de l’hérédité de ce mal m’obsède... Dites-moi, est-ce que le
petit n’est pas menacé?

--Mais non, dit Guéméné, mais non, aucunement!

--Oh! je sais, vous vous refusez à m’alarmer si vite... Mais j’ai peur
cependant... Est-ce qu’on ne peut pas prémunir un pauvre petit enfant
contre cette chose horrible? est-ce qu’il n’y a rien à faire?... Oh! il
me semble, à moi, que si j’étais médecin, je trouverais!... On me l’a
bien vacciné contre la petite vérole. Ça devrait être de même pour
toutes les affections.

Et elle appela:

--André!

L’enfant quitta ses jeux et, câlin, vint se frotter contre les genoux de
sa mère, dont il avait le visage blanc, grave et délicieusement doux. Il
était si sage, si docile, si peu gênant, que tout le monde l’aimait.
Guéméné s’attendrissait à le contempler; il s’amusait à manier dans les
siennes les petites mains molles et fraîches, se retenant parfois pour
ne pas les baiser, se rappelant _l’autre_ qui aurait eu cet âge, un
jour...

--Est-ce qu’il n’y a rien à faire? supplia la mère, éperdument, cette
fois.

Guéméné ne répondait pas, regardait l’enfant qui se mit à dire:

--Tu reviendras encore, est-ce pas?

--Oui, mon petit, répondit Fernand, je reviendrai certainement.

Et madame Jourdeaux vit ses yeux humides. La charmante femme, si
pénétrante dans son ignorance, comprit qu’il pensait à son bébé mort, et
renvoya le petit André par délicatesse. Puis elle parla de son mari,
comme pour voiler sous son crêpe de veuve l’éclat de son bonheur
maternel.

Guéméné sortit comme renouvelé de cette maison familière. Il lui sembla
que des portes fermées devant lui s’ouvraient tout à coup, lui offrant
un large espace où cheminer désormais. Le vaccin du cancer! quel but!
Serait-ce trop de toute une vie pour y atteindre? Et, dût-il échouer,
qu’importait, s’il avait labouré pour l’autre génération le champ du
travail!... Pendant le trajet du retour, son cerveau excité fit mille
combinaisons. Il pensait à de nouveaux sels de quinine pour traiter et
modifier ses toxines. Une envie le saisit de revoir son laboratoire. Des
idées lui venaient en foule.

Il rentra: Thérèse était à la maison; il la trouva dans la lingerie du
troisième, entourant de lacets roses des piles branlantes de serviettes
fraîches. Elle était pâle et défaite. Il n’y prit point garde, demanda
même étourdiment:

--Tiens! tu ne fais pas de visites aujourd’hui?

--Non, dit-elle, je me repose.

Elle avait le ton saccadé, fiévreux. Sans réfléchir, il eut d’instinct
un regard satisfait sur l’armoire énorme où s’alignaient, comme en une
bibliothèque de linge, les blancs in-folio des draps, les in-octavo des
taies d’oreiller, les in-dix-huit des serviettes. Cet aspect neigeux,
harmonieux, bien ordonné, qui s’établissait sous les gestes de sa femme,
l’emplissait d’aise; mais, sans plus s’attarder, il passa dans son
cabinet et rouvrit le tiroir où dormaient depuis deux mois ses notes de
laboratoire.

                   *       *       *       *       *

Le jour suivant, à l’heure du déjeuner, il vit Thérèse en peignoir, qui
revisait dans la salle à manger le livre graisseux de sa cuisinière.
Alors il s’étonna, se troubla. Mais ce fut bien autre chose quand il
l’entendit donner cet ordre à la femme de chambre:

--Vous ne recevrez personne pour moi aujourd’hui. Vous direz que je suis
souffrante, que l’on s’adresse à Monsieur.

Il tressaillit. Entendait-il bien? L’acte nécessaire était-il accompli
déjà? Cédait-elle?

Dès qu’ils furent seuls, tout tremblant, il s’approcha, lui dit à
l’oreille, très bas:

--Explique-moi...

Il était radieux, triomphait presque, s’attendait à une explosion de
tendresse. Mais la jeune femme se défendit contre tout abandon:

--Attends trois jours; ne me demande rien; laisse-moi, veux-tu?

Puis, comme il s’écartait avec une indicible expression de tristesse,
elle ajouta:

--Ah! mon pauvre chéri! que tu me tortures!

Ce fut une plainte poignante dans la bouche de cette orgueilleuse
Thérèse qui s’efforçait au déchirement décisif, avec une loyauté, une
sincérité absolues. La lutte durait depuis deux semaines. Ses nuits en
étaient obsédées; elle voyait en rêve des femmes couchées, agonisantes,
qui la suppliaient de les guérir; mais une force secrète la liait: elle
ne pouvait faire un pas vers les malheureuses.

Fernand lui paraissait agir avec dureté en exigeant d’elle cette
abdication. Mais elle le chérissait si profondément qu’elle envisagea de
bonne foi le renoncement, dans la crainte de perdre son amour. Plus le
temps avançait, moins elle savait que résoudre. Jamais son métier ne lui
avait semblé plus beau. Elle soignait une jeune fille atteinte d’une
scarlatine infectieuse, et voici que la malade arrivait à la
convalescence après qu’on avait perdu tout espoir. Thérèse goûtait,
comme une ivresse, le triomphe de cette guérison, la reconnaissance des
parents, cette autorité qui la faisait comme une reine au chevet de
cette autre femme, plus jeune, sauvée par elle de la mort. Partout on
l’adulait, on l’aimait, on la glorifiait. Elle travaillait
prodigieusement, parcourait toute la presse médicale, se refaisait une
thérapeutique dans les livres nouveaux que Boussard venait de publier.
La science s’élargissait toujours devant elle. Toujours curieuse, avide
d’en savoir davantage, elle continuait de fréquenter les hôpitaux,
passait sa matinée tantôt à la maternité de Beaujon, dans le service
d’Artout, tantôt aux Enfants-Malades, tantôt chez Boussard, à la
Charité. Elle apportait à l’exercice de sa profession la passion la plus
noble, la plus intelligente. Elle menait une vie effrénée de pensée, de
recherches. Ses maîtres, quelle que fût leur opinion sur la
femme-médecin en général, l’admiraient; elle sentait partout leur
sympathie, leur aide. Un jour que madame Herlinge lui demandait:
«N’as-tu pas un grand chagrin, comme ton père, lorsque tu perds un
malade?» elle avait pu répondre: «Mais, maman, je n’ai _jamais_ perdu un
malade!...» Cette activité, ce tourbillon intellectuel la faisaient
pleinement heureuse. Le souvenir douloureux de la mort de son bébé,
qu’elle pleurait souvent, disparaissait dans le cercle affolant de ses
préoccupations grisantes. Et c’était à tout cela qu’il fallait
s’arracher. Son mari l’aimait moins, il l’avouait, et cette confession
épouvantait la jeune femme; mais sauverait-elle leur amour menacé en lui
sacrifiant son art avec toutes les satisfactions qu’elle en tirait? Et
elle avait voulu tenter une concluante expérience, se plonger dans une
retraite de trois jours, anticiper sur l’acte nécessaire, s’essayer à la
vie calme, monotone et effacée de celles qui gardent le foyer. C’est
alors que, sous un prétexte de santé, elle avait décidé d’écarter la
clientèle trois jours durant, pour se cloîtrer chez elle.

D’abord, elle crut être en prison. Elle avait beau s’astreindre à toutes
sortes de travaux et revisions domestiques, surveiller un grand
branle-bas auquel furent conviées les deux servantes, sa maison qu’elle
n’avait point appris à aimer lui fut maussade, étroite et ennuyeuse. Les
meubles n’y avaient point cette figure amie que les femmes très
sédentaires prêtent aux leurs. Elle était un peu chez elle comme en
«garni»: les choses n’avaient point commerce avec elle, lui demeuraient
étrangères. Elle se réfugia dans sa chambre. Elle y regarda le lit, la
très belle armoire bretonne de Guéméné, les sièges, le tapis dont
l’usure imperceptible disait les glissements matinaux du jeune ménage,
mais elle ne vit point le mystère muet, immense et troublant que
certaines femmes découvrent dans l’incomparable solitude de la chambre.
L’eau dormante de la glace, la mousseline des rideaux, le repos,
l’immobilité des choses dans l’attente des époux que la nuit réunira, la
poésie de ce silence, rien ne la remua, rien ne la toucha. Une seule
pièce était vraiment sienne ici, son cabinet. Le second jour, elle s’y
enferma.

Mais elle y revenait comme une âme errante reviendrait dans la vie, avec
défense d’en jouir. Et ce fut si triste de retrouver étalés devant elle
ces journaux, ces livres prohibés, la table de gynécologie, où peut-être
jamais plus elle n’exercerait sa puissance, le microscope, le fauteuil,
tout ce qui deviendrait inutile bientôt, qu’elle faiblit. Un long soupir
de souffrance l’ébranla, elle se jeta contre son bureau, le front dans
les mains, sanglotant comme la plus simple femme.

«Jamais je ne pourrai, jamais!» pensait-elle, terrifiée.

Le lendemain, qui était le jour décisif, le cruel dilemme qu’avait posé
Fernand la serrait de plus près, l’oppressait davantage. L’oisiveté à
laquelle on voulait la condamner lui causait un mortel effroi. Elle
comprenait de plus en plus l’impossibilité du sacrifice demandé. Alors
elle se souvint de Dina Skaroff, cette petite amie étrange, si lointaine
et inconcevable, qui avait accompli dans un tendre sourire ce même acte
devant lequel aujourd’hui toutes ses forces à elle défaillaient.

Pautel, en dehors de sa clinique des maladies du cœur, rue
Saint-Séverin, exerçait boulevard Arago, où il avait installé son
poétique ménage. Thérèse et Dina ne se voyaient plus guère, sauf aux
dîners des Herlinge. Chacune suivait le cours de sa vie. Celle de madame
Pautel ne lui permettait pas de nombreuses visites.

Thérèse trouva la maison, pareille à un petit ermitage, nichée au fond
d’un jardin aux odorantes bordures d’œillets blancs. Un rideau fut
soulevé à l’une des fenêtres, et, derrière la vitre, les lourds bandeaux
de Dina, son gracieux visage, apparurent. Puis elle arriva sur le
perron, en secouant gaiement sa simple robe de chambre rouge.

--Je n’ai pas _bésoin_ de m’habiller pour vous, n’est-ce pas, ma chère?

C’était une Dina bourgeoise, un peu épaissie, la farouche antilope
apprivoisée. Épanouie dans le bonheur, elle était devenue rieuse,
satisfaite, nonchalante. Elle aimait le bien-être du peignoir, portait
des pantoufles, et, tout en recevant son amie, surveillait d’un regard
furtif l’étroite buanderie du jardin, où la bonne d’enfant, près d’une
lessiveuse automatique, savonnait le linge de la petite Sonia. Elle
introduisit la doctoresse dans la salle à manger, disant que le salon
n’était pas «fait». Une savoureuse odeur de bouillon gras y venait de la
cuisine: des paperasses, des registres, encombraient la table: Dina
expliqua qu’elle tenait la comptabilité de Pautel. La pièce était
spacieuse, tendue de jolies tapisseries modernes, confortablement
meublée. Les bois fleuraient l’encaustique. Deux pipes du docteur
salissaient la cheminée. Des journaux en désordre s’accumulaient sur le
buffet, et le fauteuil à bascule, tourné de biais, semblait réservé pour
quelqu’un, attendre son maître, se refuser aux visiteurs. Une glycine
fleurie de lourdes grappes mauves enguirlandait la fenêtre ouverte.

--Vous rappelez-vous le temps de l’Hôtel-Dieu? s’écria joyeusement Dina,
comme c’est loin, n’est-ce pas?

Thérèse, assise, rêveuse, les yeux mi-clos, étudiait curieusement la
singulière métamorphose accomplie chez l’étrangère.

--Oui, je vous revois dans la salle, sous votre blouse, le stéthoscope à
la main, parlant de bruits extra-cardiaques ou d’insuffisance mitrale...
Ma petite Dina, vous avez changé!...

--Dieu merci!... Ça n’était pas drôle, ce temps-là, vous savez.

Thérèse demanda:

--Alors, vous ne regrettez rien? Vous n’éprouvez pas un immense
désœuvrement, la sensation d’un vide?

--Comment, ma chère! mais c’était naguère que le vide existait dans ma
vie. Maintenant tout est comblé. Je suis heureuse, pleinement
satisfaite, et pas désœuvrée du tout, je vous assure: tenez, depuis ce
matin je n’ai pas eu le temps de m’habiller!

--Oui, dit Thérèse, mais quelle différence aussi entre vos occupations
actuelles et celles d’autrefois! Il me semble que l’existence a dû
perdre pour vous une partie de son charme, de son intérêt.

--Et mon mari? s’écria la jeune femme, et mon enfant? n’ai-je pas là des
intérêts assez puissants pour me faire aimer l’existence? Certes, je
mordais bien à mon métier; il m’amusait, à la fin, et je m’y donnais
toute. C’était guérir surtout qui me paraissait beau; guérir les pauvres
vieillards, leur accorder quelques années de délai; guérir les enfants,
les rendre sains, forts, aptes au bonheur. Et aussi déchiffrer les
maladies comme des rébus, pénétrer la physiologie, la chimie humaine; et
ces abominables ennemis de notre race, les infiniment petits qui nous
dévastent, les étudier pour savoir les déjouer un jour, apporter enfin
sa modeste contribution au grand labeur médical: tout cela c’était très
bon. Mais aimer son mari, se consacrer à son bonheur, lui faire une
maison et une famille, c’est meilleur. Le métier, voyez-vous, c’est un
moyen, mais pas une raison d’être. Il vous suffit tant qu’on est jeune
fille, parce qu’alors on n’a rien de mieux à faire; mais, après, on est
pris par des sentiments si forts!... Ah! ma chère, je serais bien
étonnée que, plus d’une fois, vous-même n’ayez pas eu envie de jeter au
feu vos parchemins de doctoresse.

--Je crois que je ne le pourrais jamais, fit Thérèse troublée. J’aurais
trop peur de l’ennui.

--L’ennui!

Et Dina éclata de rire. Pour détromper Thérèse, elle conta l’emploi de
ses journées. Les soins de sa petite l’occupaient fort longtemps, chaque
matinée: car, ajoutait-elle, il serait inadmissible qu’une doctoresse
manquée n’appliquât pas, au moins, les règles de l’hygiène dans
l’éducation de ses enfants. C’étaient tour à tour les bains, les
douches, les massages, la gymnastique élémentaire; elle voulait que sa
Sonia fût une belle et saine fille. Ensuite elle mettait la main à la
pâte, aidait les servantes dans leur travail, savait au besoin frotter
un meuble:

--Mon mari aime à se mirer dans les bois cirés! disait-elle naïvement.

Il adorait la cuisine russe: quand il était fatigué, rien ne lui
excitait l’appétit comme un plat de chez elle. Ah! qu’il fallait se
dépêcher, les jours qu’elle voulait descendre à l’office! Mais ce qui
compliquait sa vie, c’est que le docteur l’employait souvent à sa
clinique de la rue Saint-Séverin. Oh! certes, elle n’y jouait pas un
bien grand rôle, mais enfin Pautel pouvait utiliser ses connaissances;
elle y faisait un peu de pharmacie, des massages, des frictions; elle se
retrempait dans l’atmosphère d’autrefois, c’était pour elle un vrai
plaisir. Enfin, il fallait s’astreindre aux visites que le docteur
jugeait utiles, celles aux femmes des grands confrères, celles aux gens
du monde. Pour tout cela, son mari désirait qu’elle fût bien habillée,
et, comme on était économe, elle marchandait ses chapeaux de-ci, de-là,
souvent chez quatre ou cinq modistes, avant de déterminer son choix.
Malgré tout, à six heures, chaque soir, elle rentrait à la maison.
Pautel le voulait ainsi, tenant à la joie d’apercevoir son sourire dès
qu’il ouvrait la porte. Alors elle ne s’appartenait plus; on riait un
peu ensemble, on causait; puis, c’était le repas, la vérification des
comptes. Parfois le pauvre ami se trouvait si fatigué qu’il restait là,
sur son fauteuil, béat, somnolent, et elle lisait à haute voix les
journaux de médecine: il fallait bien qu’il fût au courant...

Et la tendre femme, qui croyait ainsi conter son histoire, ne disait pas
autre chose que l’existence de celui auquel éperdument elle s’était
vouée. Elle s’épanouissait à son ombre, s’y développait, y trouvait le
bien-être, pareille à ces plantes fragiles qui ne peuvent prospérer qu’à
l’abri d’un arbre vigoureux.

Chose étrange, cette sorte de bonheur indigna Thérèse, au lieu de la
tenter. Elle s’exagéra la vulgarité d’une telle vie, n’en voulut point
comprendre l’harmonie tranquille, unie et douce. La belle abnégation qui
mettait toute cette charmante Dina, si spirituelle et instruite, au
service d’un homme, la révoltait.

«C’est l’abandon de toute dignité intellectuelle, un véritable suicide!»
pensa-t-elle.

Et elle quitta son amie avec une nervosité légère qui la crispa, la fit
paraître froide. Retenue par une excellente intention, elle avait
négligé de parler de ses succès, de sa carrière noblement remplie, de
même qu’un riche, par délicatesse, tait sa fortune devant un indigent.
Elle ne se doutait pas que, restée sur le perron enguirlandé de glycine,
Dina la suivait des yeux avec ce regard attristé qu’on a pour les gens
dont on a percé la secrète misère. Et pendant que la doctoresse,
rêveuse, s’éloignait sur le boulevard Arago, en murmurant: «Pauvre
Dina!» l’heureuse jeune femme, rentrant dans sa maison pour retrouver sa
fille endormie, savourait sa propre félicité en songeant tout haut:
«Pauvre Thérèse!»

                   *       *       *       *       *

Le soir, quand Guéméné rentra, sa femme ne savait comment lui annoncer
sa détermination. La visite de l’après-midi l’avait définitivement
éclairée. S’embourgeoiser comme Dina? elle s’y refusait; elle était
lucide maintenant, comprenait par quelles fibres la tenait son métier,
et quelle déchéance subirait sa personnalité si elle cessait d’être
médecin. Il lui semblait cependant que les silences de Fernand
l’interrogeaient; l’anxiété qu’elle voulait voir en lui la torturait. Le
faire souffrir, quel supplice! Dès qu’ils furent seuls, après le repas,
elle tomba dans ses bras, brisée par la lutte.

--Mon ami chéri, murmurait-elle avec passion, pardonne-moi,
pardonne-moi, je t’en conjure!

--Te pardonner?

--L’acte que tu m’as demandé aurait requis de l’héroïsme, Fernand. Je
t’assure que je me suis essayée au renoncement: je n’en suis pas
capable. Ah! je t’aime bien pourtant...

--Ma pauvre Thérèse, reprit Guéméné avec une grande douceur, je n’ai
jamais entendu te martyriser. J’ai peut-être même été trop loin, l’autre
jour, avec mes exigences. Essaye seulement, je t’en prie, de donner
moins à ta médecine et plus à ton mari... Veux-tu?

La condescendance si affectueuse qu’il y avait dans ces paroles inonda
Thérèse de reconnaissance. Ainsi, non seulement il ne la haïssait pas
pour sa résistance, mais il en venait à la comprendre, presque à
l’approuver. Elle n’avait pas de mots pour le remercier; il la sentit
trembler de bonheur sur sa poitrine. Elle jura de le chérir plus que
tout, de ne plus voir dans son métier qu’un passe-temps secondaire, de
soigner sa maison, de rétrécir sa clientèle, de consacrer ses soirées à
la vie commune. Ainsi se trouverait rassasiée, une fois de plus, sa
double avidité de tendresse et de gloire; sans sacrifice, sans rançon,
elle serait heureuse totalement... Mais, comme elle faisait à son mari
les promesses les plus raisonnables, les plus rassurantes pour l’avenir,
il se dégagea peu à peu de son étreinte.

--Où vas-tu? demanda-t-elle toute déçue, nous ne passons pas la soirée
ensemble?

Elle avait imaginé comme un soir de fiançailles, de longues rêveries à
la fenêtre, pendant qu’à travers les petites feuilles noires,
frissonnantes, ils regarderaient couler le fleuve... Mais, avec un
dernier baiser, Guéméné prononça:

--Je vais chez madame Jourdeaux... Elle m’a fait dire, cet après-midi,
que son petit n’était pas très bien.




II


Le petit André Jourdeaux fit une de ces fièvres lentes, insidieuses,
inquiétantes, propres à l’enfance. On craignit une méningite. Le docteur
venait matin et soir. Quand tout danger fut écarté, l’enfant demeura
languissant. Guéméné continuait ses visites. C’était la seule
distraction de madame Jourdeaux. Elle passait les longues heures de
l’après-midi dans sa chambre, à broder auprès d’une fenêtre qui dominait
une cour intérieure. Le sage petit homme, installé dans le grand lit de
sa mère, découpait des images. Madame Jourdeaux tirait son aiguille;
vers cinq heures, le docteur arrivait. André rougissait de plaisir; le
beau visage placide et blanc de la jeune femme avait un sourire. On
s’approchait du lit: on causait de l’enfant, de sa température, de son
alimentation. Il y avait, près du fauteuil de la brodeuse, une chaise
dont Guéméné avait pris l’habitude. C’était le mois de juillet; la
chaleur était accablante: le médecin s’asseyait, exténué.

--Comme vous semblez las! lui dit un jour la douce femme, en le
considérant avec pitié.

--Je suis un peu fatigué, dit Fernand.

Elle disparut, revint au bout d’une minute, suivie de sa femme de
chambre qui portait un plateau garni d’une collation: bouillon froid,
vin sucré, petits fours. Avec timidité elle lui proposa de se
rafraîchir. Mais il accepta presque vivement, avoua qu’il souffrait
précisément de la faim, ayant, ce jour-là, fort mal déjeuné en l’absence
de sa femme. Complaisamment elle le regardait manger; puis, comme il
achevait ce goûter, elle lui dit en baissant la voix d’un air secret:

--Madame Guéméné doit être fort occupée, n’est-ce pas?

--Oui, fort occupée...

Il n’en dit pas davantage, et ce fut très poignant par la tristesse qui
était en lui et que la subtile femme devina. Il détourna les yeux: elle
l’observait en le plaignant. Elle se l’imaginait manquant de soins,
d’attentions, de prévenances, de tendresse, près de la doctoresse
imposante qu’elle n’aimait pas. Elle se souvenait aussi du dévouement
qu’il avait montré près de Jourdeaux, près du petit André, et, par
reconnaissance, elle aurait voulu le voir très heureux, inondé de joies,
adoré.

Une fois réconforté, Guéméné s’attarda. Ils tinrent tous deux des propos
coupés, indifférents, interrompus par des silences. Le petit garçon
jouait sans bruit dans ses oreillers. Le soleil couchant frappait la
vitre. Des bruits divers annonçant les apprêts du dîner venaient ici des
appartements voisins, dont les cuisines ouvraient sur la même cour
intérieure; des odeurs de potages et de sauces se répandaient dans
l’air. La chambre de madame Jourdeaux était ornée de tentures orange,
dont les reflets avaient pour les yeux une singulière douceur. Une
pendulette dorée, de style Empire, battait son tic tac d’insecte sur la
commode. Des tiges de lis garnissaient un vase blanc. Il régnait dans la
pièce une paix voluptueuse.

Lorsque Guéméné revint, le lendemain, le goûter tout servi l’attendait
près de sa place familière. Il sourit, s’excusa, déclara ne pas vouloir
de telles habitudes. Il s’attabla cependant, saisi d’un bien-être
soudain, savourant ces friandises sensuellement, avec son bel appétit
d’homme jeune, aux côtés de cette femme si sympathique qui demeurait
debout en surveillant son petit repas.

Cette collation, préparée maintenant chaque après-midi pour le docteur,
prit bientôt dans l’esprit inoccupé de madame Jourdeaux une importance
extraordinaire. D’abord elle voulut varier les vins, les gâteaux,
remplacer le bouillon par du thé, puis par du chocolat, inaugurer des
crèmes froides, des gelées, des confitures. Tous ses besoins de
dévouement, développés, nourris, excités si longtemps par la misère de
son mari, inassouvis désormais et sans objet, se portèrent vers cette
jouissance légère qu’elle offrait, comme un minimum de prévenance, à
celui qu’elle aurait voulu combler. Souvent elle sortait le matin,
flânait dans les grandes épiceries, cherchait des fruits de choix,
éprouvait une satisfaction à les payer très cher. Parfois elle
confectionnait elle-même des pâtisseries dont elle trouvait les recettes
dans son journal de modes. La nuit, quand elle se réveillait, elle se
demandait souvent: «Que servirai-je demain au docteur?»

Lui cependant ne soupçonnait guère les attentions, les soucis délicats,
les rêves mêmes, flottant autour de ce guéridon léger qui lui
apparaissait chaque jour, tout dressé, tel que si la charmante femme
n’avait eu pour le créer qu’à donner un coup de la baguette des fées.
Peu accoutumé chez lui à de telles gâteries, il mangeait en gourmand,
sans trop songer même, le plus souvent, à complimenter madame Jourdeaux
qui attendait un mot flatteur et devait se contenter du plaisir qu’elle
lui voyait. Mais, au bout d’une dizaine de jours, le petit André fut
rétabli, se leva, sortit, reprit sa bonne mine.

--Je n’ai plus besoin de revenir, dit Guéméné, voilà l’enfant tiré
d’affaire.

--Alors, demanda-t-elle un peu troublée, où goûterez-vous désormais?

Il ne put s’empêcher de sourire, touché de cette sollicitude naïve qui
lui causait un secret contentement; et il serra la jolie main douce de
la veuve en disant:

--Vous êtes une amie exquise; vous m’avez choyé depuis quelque temps
avec des raffinements qui m’ont rappelé mon enfance, ma maison, les
douceurs maternelles, mes lointaines vacances. Mais c’est fini
maintenant; il me faut être brave, oublier les gâteaux fins, les fruits
confits, les choses délicieuses que vous m’offriez, et courir la
clientèle.

Il riait, mais elle demeurait triste.

--Ah! dit-elle, j’aurais voulu...

Elle n’acheva pas, mais elle le regardait avec une compassion tendre.
Elle pensait qu’il n’était pas heureux, que Thérèse ne le gâtait pas
comme elle l’aurait dû... Elle ajouta seulement:

--Vous reviendrez nous voir quelquefois?

Le petit André s’approcha:

--Oui, oui, tu reviendras, n’est-ce pas?

Alors Guéméné s’attendrit. Son cœur se gonflait aux moindres mots de cet
enfant. Positivement, il lui semblait qu’un jour son petit eût ressemblé
à celui-ci, qui était si sage et si bon! Et il l’enleva dans ses bras,
le serra passionnément, et, brusquement, l’ayant posé à terre, partit,
les yeux pleins de larmes.

Madame Jourdeaux reprit sa place de brodeuse, près de la fenêtre.
Désormais les journées lui furent longues; chaque après-midi, elle
sortait deux heures, pour promener son fils, mais les fins de jour lui
paraissaient insipides. Elle aurait aimé travailler pour le docteur,
ouvrer de ses mains quelque objet qui lui servît, mais que faire? Elle
ne connaissait même pas la maison de l’île Saint-Louis, elle ignorait ce
qui pouvait y être utile.

                   *       *       *       *       *

Thérèse ne poursuivit pas ses études chez Boussard, à la Charité, ni
chez Artout, à Beaujon. Ainsi pouvait-elle achever ses visites dans la
matinée, et demeurer souvent à la maison après sa consultation. Ce
sacrifice lui parut énorme. Elle le fit sentir à son mari plus d’une
fois. Mais, comme des accouchements la réclamaient toujours, à n’importe
quelle heure, et qu’elle continuait, malgré sa bonne volonté, d’être
absente, tantôt le matin, tantôt le soir, tantôt la nuit, il ne
s’estimait pas plus heureux. Elle en conçut une certaine amertume.

--A quoi bon me priver de tout? disait-elle aigrement.

--Je ne sais pas de quoi tu te prives, ripostait Fernand, mais je ne
jouis guère de toi.

La vérité, c’est qu’il aurait fallu restreindre sa clientèle et qu’elle
ne s’y pouvait résoudre. Rien ne lui était plus agréable que de
s’implanter dans une famille, au lieu et place d’un confrère masculin.
Alors elle triomphait. Son charme, sa beauté, sa grande application
séduisaient les malades. Appelée près de Bébé, ou près de Madame, elle
soignait bientôt Monsieur lui-même, et l’on ne voulait plus qu’elle, au
détriment de l’ancien docteur. C’est ainsi que, rue de Grenelle, on lui
confia le grand frère de sa jeune cliente, atteint de scarlatine à son
tour; boulevard Saint-Germain, elle soignait un tuberculeux de
vingt-cinq ans; dans un des hôtels de l’île, où elle avait pénétré comme
accoucheuse simplement, on l’appela bientôt pour le jeune mari, un
cardiaque, tant son mérite inspirait de confiance. Son air d’autorité
était une des causes de son succès. Elle possédait l’inexplicable
ascendant qui donne aux médecins leur puissance. Son sexe ne comptait
plus. Les hommes eux-mêmes subissaient son prestige moral et croyaient
en elle.

Mais Guéméné souffrait de voir se transformer ainsi la clientèle de
Thérèse. Il ne l’eût voulu savoir occupée que de femmes et d’enfants. La
foi en elle des malades masculins la flattait, au contraire: elle se
vantait à son mari de chaque client nouveau. Sourdement et malgré lui,
il frémissait alors d’un sentiment trouble. Quand elle lui revenait, le
soir, un peu lasse, câline, réclamant les douceurs de la tendresse après
celles de la domination, il pensait malgré lui à ces lits d’hommes sur
lesquels, au hasard des visites, elle s’était penchée; il voyait les
auscultations, les percussions, les examens. C’était une sensation
indéfinissable, mais il lui semblait que sa femme rapportait en elle un
souvenir de ces intimités médicales, dans ses yeux, une vision
persistante des nudités entrevues. Il avait l’obsession de ces contacts
scientifiques et en était torturé. Il l’avoua un jour à Thérèse,
découragé de se plaindre toujours sans résultat et ne pouvant cependant
taire ce qu’il endurait. Ces scrupules de mari égayèrent la jeune femme:

--Allons, mon pauvre chéri, il ne te manquait plus que cela! Est-ce que
je te fais des scènes de jalousie à propos de tes clientes? Tu me
verrais sans ombrage, si j’étais mondaine, passer des soirées et des
nuits de bal aux bras d’une vingtaine d’hommes qui m’enlaceraient tour à
tour, et tu t’alarmes à l’idée que je peux m’arrêter au chevet d’un
malade? Mais là je ne suis plus une femme, et il n’y a devant moi qu’une
maladie!

Ce qu’elle arguait était irréfutable: il n’objecta rien. Mais il la
caressait maintenant avec moins de délices à cause des souvenirs qui
s’interposaient entre eux. Elle n’avait plus à ses yeux le même mystère;
elle lui fut moins sacrée, comme si elle eût cessé d’être, pour lui,
cette figure sainte que certains hommes voient dans l’épouse.

                   *       *       *       *       *

Cet été-là, ils voyagèrent en Suisse. Madame Jourdeaux, à qui Guéméné
avait recommandé l’air des montagnes pour le petit André, les y
rejoignit; ils se trouvèrent au même hôtel, qu’elle avait choisi sur les
indications du docteur. Mais la doctoresse intimidait la veuve, qui ne
se livra point. Thérèse la trouva simple d’esprit, et le déclara net à
son mari. Il la défendit chaleureusement:

--Non, non, tu te trompes: ce n’est pas une femme brillante, mais elle
possède une intelligence droite, clairvoyante, un grand bon sens.

Silencieuse, triste malgré son admirable sérénité de visage, madame
Jourdeaux, dans son costume de voyageuse, s’était débarrassée de son
voile de crêpe; elle portait, pour les excursions, un pare-poussière
semblable à celui de Thérèse; elle était de même grandeur, avec la
taille à peine un peu plus forte que madame Guéméné; Fernand la prenait
parfois de loin pour sa femme, et, quand il s’apercevait de sa méprise,
éprouvait, plutôt qu’une gêne, un agrément, comme si ces deux jeunes
créatures semblablement belles, dont l’une lui était tout et l’autre
rien, avaient été intimement parentes, presque sœurs.

On remarquait beaucoup madame Jourdeaux. Quand elle s’asseyait sur la
terrasse de l’hôtel, les hommes s’arrêtaient un peu à l’écart pour la
regarder. Avec la suavité de sa physionomie, elle possédait l’attrait
des femmes qui ont souffert; puis, par-dessus tout, cette candeur
conventuelle qui en faisait un type si particulier. Cet intérêt qu’elle
éveillait n’échappa point à Guéméné: il en fut flatté, sachant quelle
charmante et fidèle amie il avait en elle. Pour lui faire plaisir, il
conduisit le petit garçon sur les routes de la montagne. L’enfant était
joli, curieux, babillait sans cesse, et, quand ils cheminaient côte à
côte, on entendait sa petite voix flûtée à un kilomètre de distance dans
l’air pur et calme; Guéméné, patiemment, répondait à ses questions. Les
passants prenaient le petit pour le fils du docteur, et le pauvre homme
se redressait inconsciemment, dans l’illusion de cette paternité
d’emprunt.

Thérèse trouva là un groupe de riches étudiantes russes qu’elle ne
quittait guère, aimant son métier jusqu’en cette villégiature, le
recherchant, le poursuivant lorsqu’il lui échappait, le ressaisissant en
ses moindres représentants. Et ces dames faisaient bande à part,
causaient de science, dévoraient la presse médicale, discutaient
Boussard, admiraient Artout, dissertaient sur les cas de leurs hôpitaux,
imaginaient des thèses. La doctoresse Guéméné, leur devancière à toutes,
trônait parmi elles, donnait son avis, se faisait écouter, exultait dans
la société de ses jeunes confrères. Pendant ce temps, Fernand promenait
le petit Jourdeaux, errait au bord des lacs, lisait le journal sur la
terrasse. Et madame Jourdeaux, qui brodait sans trêve sur un banc isolé,
rejetant en l’air, d’un mouvement incessant, son aiguille avec son petit
doigt levé, l’observait pourtant, attendrie et mélancolique; elle le
trouvait bien délaissé: quelquefois un soupir la redressait au-dessus de
son ouvrage.

Un matin, les Guéméné reconnurent Boussard à la table d’hôte. Derrière
une corbeille fleurie apparaissaient son buste maigre, sa tête
marmoréenne aux méplats polis, au regard profond et rêveur.

--Tiens! lança Thérèse dans son langage d’étudiante, le patron!

Légèrement myope, il ne les reconnut pas tout d’abord. Mais quand, à la
fin du déjeuner, Thérèse et son mari vinrent en riant le surprendre, il
demeura froid et comme ennuyé de cette rencontre. Avec cette déférence
que, dans le monde savant, les plus modestes ou les plus jeunes
conçoivent toujours pour les anciens et pour les maîtres, le médical
ménage resta dans les limites d’une civilité discrète. Après avoir pris
congé, Thérèse, s’approchant de ses jeunes amies les étudiantes russes,
leur désigna le grand homme:

--Tenez, c’est lui, Boussard!

Avidement, elles le dévisagèrent, comme un dieu qui leur eût été dévoilé
soudain. Et Thérèse s’en fut chercher dans sa malle le dernier tome de
thérapeutique qu’il venait de publier. Penchées les unes sur les autres,
dans le salon de lecture, elles passèrent l’après-midi à feuilleter le
volume que Thérèse commentait doctement.

Le soir, au dîner, des places se trouvèrent libres près de Boussard. Les
Guéméné en auraient volontiers profité; mais, ne s’y sentant pas invités
par le désir du maître, ils s’attablèrent à l’écart. C’était déjà
l’automne, la nuit venait hâtivement: on dînait à la lueur des lustres.
L’or des lambris se reflétait dans les glaces. Les fruits de septembre
cantaloups, concombres, tomates, parfumaient et égayaient les tables.
Une allée et venue de touristes animait le repas; les uns partaient,
d’autres arrivaient. A quelque distance de ses amis, madame Jourdeaux
lissait rêveusement sa serviette. Il se faisait tard, et la salle était
presque vide, quand une voyageuse entra, gracile et lente, en longue
redingote noire, le visage à demi caché sous une épaisse voilette de
chemin de fer. Thérèse tressaillit, reconnaissant bien cette sibylline
apparence, et, se penchant vers son mari, prononça tout bas:

--Madame Lancelevée!

Depuis quelques mois, une légende incertaine régnait dans le milieu
médical à propos de Boussard et de la célèbre doctoresse. Les uns les
croyaient fiancés; d’autres voyaient entre eux une sévère amitié
amoureuse; le plus grand nombre les disait amants. Cette bravoure de la
jeune femme à se montrer partout où il professait, son engouement
visible pour l’enseignement du maître, autorisaient mille commentaires.
Cependant nul ne pouvait se vanter de les avoir surpris ensemble. A
l’amphithéâtre, on ne les avait jamais vus échanger un mot après la
leçon. Thérèse avait toujours défendu sa grande camarade:

--Ce qu’on dit est absurde. Jamais madame Lancelevée ne commettra ce
qu’on appelle une faute. Il n’est pas de femme plus fière ni possédant
plus de dignité, de force morale. Elle ignorera toujours les
entraînements. Je répondrais d’elle plus que de moi!... Quant à son
mariage, il ne peut être de bruit plus faux.

Mais, ce soir-là, interdite, saisie d’étonnement, la doctoresse Guéméné
vit l’autre doctoresse traverser avec sa majesté coutumière la salle à
manger de l’hôtel, et venir prendre, près de Boussard, une place
demeurée vide.

L’homme glacial eut un tressaillement de joie et de surprise. Ils se
serrèrent la main; puis, à mi-voix, madame Lancelevée, retroussant sa
voilette, entama, son indicateur grand ouvert, une longue explication.
Sans doute elle n’était pas si tôt attendue, elle avait brusqué son
voyage...

Boussard chercha des yeux les Guéméné qu’il avait tout à l’heure salués
de loin. Mais, discrètement,--témoins involontaires d’une rencontre que
les intéressés avaient peut-être voulue secrète,--ils s’étaient
esquivés. Une fois dehors, Fernand dit:

--Ce qu’on raconte était donc vrai!

--Jamais! répondit Thérèse, en généreuse amie; madame Lancelevée est la
plus honnête des femmes. Il y a là un simple hasard. Ils se sont trouvés
ici, et voilà tout.

Mais, sans qu’elle l’avouât, le rayonnement de bonheur qui avait éclairé
le froid visage de Boussard à la vue de la voyageuse lui en apprenait
plus que tout le reste sur ce que ces deux êtres mystérieux étaient
venus dérober jusqu’en ce pays. Elle avait beau dire: «Que nous importe!
ces choses ne nous regardent pas»,--l’idée d’une faiblesse possible chez
sa célèbre confrère l’atterrait et la tourmentait. Elle s’efforçait en
vain d’imaginer les plus extraordinaires hypothèses pour interpréter ce
qu’elle ne voulait pas admettre.

Le lendemain matin, comme elle lisait son courrier à la balustrade de la
terrasse, le couple apparut derrière une des portes vitrées qui
commandait un escalier menant aux chambres. Boussard sembla hésiter en
apercevant Thérèse; mais madame Lancelevée, avec son sourire victorieux
et adouci de femme qui aime enfin, lui dit un mot et, hardiment,
s’avança seule vers son amie.

Thérèse rougit. La doctoresse, que Paris n’avait jamais connue qu’en
noir, portait une robe de foulard gris perle, ornée d’un flot de
dentelle princière; et ce simple changement de mise en faisait une femme
nouvelle. Sous l’arc superbe de ses sourcils, ses yeux brillaient de
bonheur; elle serra la main de Thérèse, cordialement, et, avec sa
franchise délibérée:

--Vous êtes étonnée de me voir ici. C’est bien réciproque. J’y suis
venue retrouver le docteur Boussard, pour passer quelques jours avec lui
dans les montagnes.

Et comme Thérèse demeurait incertaine, intimement choquée, et pourtant
largement indulgente, plus déroutée que disposée à traiter en pécheresse
cette noble princesse de science, madame Lancelevée, qui devina son
trouble, sourit. Et, lui reprenant la main, affectueusement:

--Ma petite, est-ce que vous me jugez mal, dites?

Elles se regardèrent toutes deux, loyalement.

--Je ne vous juge pas, répondit Thérèse.

--Cela me suffit, continua la doctoresse. Je vous dis ce qui est. Je ne
me cache pas, ayant toujours agi sans honte. Le docteur et moi, nous
nous aimons depuis deux mois. Le monde l’ignore. D’ailleurs chacun de
nous garde son indépendance et pourtant n’est plus seul dans la vie. Le
docteur Boussard aurait voulu m’épouser. Vous savez, ma chère, ce que je
pense du mariage des femmes-médecins. Nous sommes d’impossibles épouses.
Vous n’êtes qu’une délicieuse exception qui confirmez la règle. Il me
fallait garder ma liberté entière, sans entraves, sans l’arrière-pensée
de celui qui vous attend au foyer. Notre vraie devise, c’est: «Ni mari
ni enfants», je l’ai cent fois répété. Mais lorsqu’on rencontre par
hasard un amour pareil à celui de ce grand et cher amant, on ne le
repousse pas. J’étais maîtresse absolue de mon cœur et de ma personne:
délibérément, avec la pleine conscience de mon acte, je lui en ai fait
le don. Je ne croyais plus au mariage religieux qui a été l’idéal moral
de ma jeunesse, mais je crois moins encore au mariage légal, si
révocable, et qui, n’étant qu’une imitation de l’autre, n’en a pas pu
garder la force. Je vous déconcerte, je le sens; mais, que voulez-vous?
je suis allée jusqu’au bout de ma logique.

Thérèse se reprenait peu à peu. Cette union libre répugnait d’autant
plus à sa délicatesse qu’une personnalité plus haute la pratiquait, en
donnait un troublant exemple, l’érigeait en principe, lui prêtait sa
propre noblesse. Cependant contre ce raisonnement imprévu pas un
argument ne lui venait.

--Si vous m’étonnez, vous savez pourtant, chère amie, que j’admets
toutes les idées. La vôtre me semble un peu subversive; mais vous êtes,
vous aussi, une telle exception!

La douceur de cette jeune confrère, lui faisant si libéralement le
crédit de son estime, en dépit de tout, attendrit la superbe doctoresse.
Elle eut, dans sa transformation amoureuse, le premier abandon que
Thérèse lui eût connu:

--Je suis heureuse! prononça-t-elle ardemment.

Et ses yeux se mouillèrent de larmes...

                   *       *       *       *       *

Ils s’isolèrent dans l’hôtel. Boussard, illisible, enfermait dans le
secret de son cœur cette passion tardive, orageuse et tendre, dont il
chérissait son étrange maîtresse. Elle ne le quittait pas, noyée dans
l’extase de cette révélation de l’amour. On les voyait toujours
ensemble, mais tous deux, sous le même masque impénétrable,
dissimulaient au public tout indice de cette fièvre intérieure qui les
ravageait l’un devant l’autre. Plusieurs Parisiens, parmi les
pensionnaires, les avaient reconnus et les observaient. Madame
Lancelevée demeurait l’austère femme de science dont on se rappelait le
portrait, pris au milieu des fioles de son laboratoire. Et le Boussard
passionné qui ne rêvait plus que d’enlacer sa fière et délicate amie,
paraissait toujours l’homme de marbre au physique indolent et froid.

Cette idylle, que l’âge des amants faisait grave, s’assombrissait
encore, pour Boussard, d’une pensée douloureuse. Il savait que celle
qu’il aimait ne lui appartenait qu’à demi. Demain son métier la
reprendrait. Leurs réunions brèves dépendraient de ses devoirs
professionnels. Il la visiterait comme une amante d’occasion. Elle se
prêtait à lui, mais ne se donnerait jamais entièrement, avec toute la
grandeur généreuse des épouses. Il resterait l’isolé, sans foyer, sans
famille, privé, dans cette union précaire, de tout ce que le cœur des
hommes souhaite en ses secrètes ardeurs affectives. Quand il la
contemplait auprès de lui, pensive, savante, médecin comme lui,
n’ignorant rien de ce que lui-même connaissait du corps humain, il
souffrait dans son âme puissante, et, sous son masque de pierre, une
colère bouillonnait. Il l’eût voulue timide, simple et soumise, ne
sachant rien qu’aimer. Jamais, au plein du scandale de son divorce, il
n’avait été si intimement triste. Ses yeux gris, sans fond, se
creusaient sous l’arcade sourcilière. Parfois, quand il cheminait sur
les routes de la montagne, près de cette indomptable maîtresse qui ne
serait jamais sa compagne, ils croisaient Guéméné promenant l’enfant de
madame Jourdeaux. Les deux hommes se regardaient et se saluaient avec
mélancolie. Tous deux souffraient du même mal, celui qui sera de toute
éternité l’irréductible ennemi de l’homme: l’orgueil de la femme. Puis,
avec une résignation pareille d’êtres aimants, ils continuaient leur
route, l’un près de cette parcimonieuse amante, l’autre tenant par la
main cet enfant d’emprunt.

                   *       *       *       *       *

--Vois donc, mon chéri, dit un jour Thérèse à Fernand, comme tu étais
injuste envers moi! Je t’ai bien livré ma vie tout entière, sans
réserve, sans marchandage, moi. Tu n’auras pas le sort de ce pauvre
Boussard, qui n’a point l’air trop gai pour un amoureux en pleine lune
de miel. La doctoresse l’a formellement déclaré: ils se verront quand
ils le pourront... Oh! c’est une maîtresse femme... Et toi qui te
plaignais!

Guéméné la regarda longuement. Cette belle inconscience l’irrita. Jamais
cette Thérèse ne soupçonnerait les subtiles douleurs dont elle était la
cause. Avec son idéal naïf de la femme intellectuelle mariée, elle était
entrée crânement dans la vie conjugale; et, persuadée de l’excellence de
ses vues, elle continuait de concilier, à travers tous les orages, ses
rêves de gloire et son amour, se croyant très sage pour donner
quelquefois, par habileté, plus à celui-ci qu’à ceux-là.

--Madame Lancelevée, finit-il par dire avec humeur, eut plus de loyauté
que toi, voilà tout.

Thérèse, un peu suffoquée, demanda une explication: une fois de plus, il
dégonfla son cœur, redit ses peines passées, montra quelle duperie avait
été son rôle d’époux. Elle n’avait jamais cherché dans le mariage qu’une
diversion aux fatigues d’un métier qui, seul, était son but, sa raison
d’être. Et il avait beau, par réserve naturelle, par décence, retenir sa
violence, ménager ses termes, il la blessa cruellement.

Alors elle prit l’offensive à son tour:

--J’ai sacrifié, pour une maternité que tu désirais, une thèse qui m’eût
classée au même rang que madame Lancelevée. J’ai renoncé, pour être plus
souvent chez nous, à suivre les cliniques de Boussard, les opérations
d’Artout. J’aurais désiré faire de la médecine aliéniste dans
l’établissement de Janivot: je ne t’en ai pas même parlé, car Passy,
c’était trop loin et tu m’aurais blâmée. Est-ce que je n’aurais pas dû,
cependant, m’adonner aussi à la bactériologie? A défaut d’un laboratoire
chez moi,--que j’aurais eu cependant, sans mon mariage,--n’aurais-je pu
travailler à l’École, devenir quelqu’un, faire quelque chose?... Si je
suis demeurée une doctoresse modeste et ignorée, réduite à me contenter
de la clientèle, ce fut la rançon de mon amour pour toi, car seule, sans
ma maison à tenir, sans le souci de ton bien-être, sans cette grossesse,
sans tes exigences enfin, je compterais un peu aujourd’hui dans le monde
médical.

--Je suis de trop dans ta vie, Thérèse; notre mariage pèse à tes
épaules; je fus l’obstacle à ta gloire: veux-tu redevenir libre?

Elle eut un sourire amer.

--C’est trop tard. Nous sommes mariés pour toujours.

Ils se défièrent, une minute, sans amour, sans plus rien de commun entre
eux qu’une âpre rancune; et, comme le tête-à-tête devenait intolérable,
il la laissa dans cette chambre d’hôtel et s’en fut errer dans un verger
qui s’étendait en pente derrière les cuisines. C’est là que le petit
André Jourdeaux s’amusait. Il élevait des monticules de gravier, y
plantait un brin de buis arraché aux bordures: et cela était un jardin.
Ou bien il se promenait, déjà rêveur, le long des allées, sans jamais
regarder plus haut que les poiriers en espalier qui plaquaient, contre
la muraille décrépie, leur dessin régulier d’arbres généalogiques.

Quand Guéméné parut, le gamin se promenait ainsi à petits pas, sans
secousse, comme les somnambules ou ceux qui font des songes tout
éveillés.

--A quoi penses-tu donc? interrogea le docteur adoucissant sa voix et
s’efforçant de sourire.

L’enfant, intimidé, mordit le bout de son ongle et avoua:

--J’étais, semblant, un explorateur; j’arrivais chez les sauvages, dans
le désert, et peut-être qu’ils allaient me tuer.

Guéméné, dont les nerfs étaient immodérément tendus, le voyait homme
déjà, impérieux, avide, aimant les chimères et le danger, soucieux de la
suprême forme que revêt aujourd’hui l’héroïsme, et redoutant en même
temps la douleur et la mort.

--Cours plutôt, lui dit-il avec un peu de pitié, fais le cheval; tu
penseras plus tard aux choses qui font peur.

Par une singulière transposition sentimentale, il lui semblait chérir ce
petit garçon comme il avait aimé le sien.

--Ça te fait-il plaisir que je coure? demanda l’enfant de sa voix flûtée
et perçante. Alors, tiens!

Et, prenant son élan, il se rua par les allées, ses petits coudes en
l’air, buttant aux bordures, aux cailloux, se jetant au hasard dans le
labyrinthe géométrique que dessinaient les plates-bandes chargées de
fruits. Puis il revint, rouge, à bout de souffle, son bon visage levé
sur son grand ami qu’il pensait avoir ainsi satisfait. Et Guéméné se
sentit touché d’une émotion intense, pour avoir compris tout ce qu’il y
avait eu, dans ce mouvement, de charmante servilité enfantine.

--Tu es un bon petit, un bon petit! répétait-il.

Le sens de sa tragique situation conjugale, le souvenir des mots affreux
que Thérèse avait proférés, le regret de son enfant mort et sa tendresse
pour ce fils d’une amie, se mêlaient, se réduisaient en une seule
impression poignante; il avait des sanglots plein la poitrine. Cependant
la délicieuse et chantante voix murmura:

--Alors tu es content, dis, que j’aie couru?

Un soupir rauque, qu’il ne put retenir, l’ébranla. L’enfant surpris leva
les yeux, le vit pleurer, et une sorte de frayeur s’empara de lui. Il
reprit sa course, mais cette fois vers l’hôtel, gagna la chambre de sa
mère et lui conta que son grand ami avait du chagrin et restait tout
seul à pleurer dans le verger.

                   *       *       *       *       *

Les vacances des Guéméné touchaient à leur terme: le jour suivant, ils
quittaient la station pour regagner Paris. Inconsciente de ce qui se
passait en elle, mais troublée, palpitante, madame Jourdeaux cherchait
le docteur. Elle devinait un drame dans l’âme de Guéméné, voulait le
trouver seul avant son départ, brûlait de lui offrir son amitié
consolatrice.

Elle ne le vit même pas à la table d’hôte, le ménage ayant pris à la
chambre son dernier repas. Et elle questionnait son fils: «Qu’avait dit
monsieur Guéméné? L’avait-il embrassé? Pourquoi ses larmes avaient-elles
coulé?» Mais l’enfant répétait:

--Oh! je ne sais pas... J’étais très sage; il m’a dit de courir: j’ai
couru pour lui faire plaisir... Alors il a pleuré...

Boussard et madame Lancelevée partaient pour une excursion dans la
montagne quand Thérèse et son mari montèrent dans l’omnibus de la gare.
Les Guéméné virent les amants disparaître et reparaître plusieurs fois,
de plus en plus lointains, au caprice des lacets de la route. Ce couple
d’exception, qu’une passion souveraine avait été impuissante à unir
absolument, les hanta. Enfin le train partit, et ils se retrouvèrent
face à face, seuls dans le compartiment.

Thérèse, harcelée de remords, souffrait humblement, en silence. Ce
qu’elle avait osé dire dans une minute d’emportement lui causait
aujourd’hui un regret atroce. Elle se serait avec délice jetée aux
genoux de Fernand; des mots de supplication, de contrition passionnée,
les appels les plus tendres lui venaient aux lèvres, mais elle sentait
trop en son mari un engourdissement, un sommeil de cet amour qu’elle
avait commis le crime de maudire.

«Il me repousserait, pensa-t-elle. J’attendrai.»

Et ce fut dans cette hostilité sourde qu’ils reprirent leur amoureux
logis, niché dans la verdure, à la pointe de l’île archaïque.




III


Fernand aurait voulu pardonner, il ne le put pas; il aurait voulu
oublier, il n’y parvint pas. Et Thérèse fut absoute avec des baisers si
froids qu’ils la meurtrirent.

Elle gémissait devant lui, en se tordant les mains:

--Je n’ai jamais regretté notre amour, je le bénis, je l’aime: des
paroles involontaires m’ont échappé, et c’est tout...

Mais lui la revoyait toujours dans la chambre de l’hôtel, debout,
magnifique et insolente, disant que leur amour avait gâté sa vie. La
colère, il est vrai, avait seule déterminé l’expression d’une telle
pensée, mais la colère, brutalement véridique, n’avait fait que déchirer
un voile et mettre à nu l’idée dissimulée, entretenue peut-être depuis
longtemps. Combien de fois, en secret, Thérèse avait-elle déploré la
perte de sa liberté, l’arrêt de son essor, les entraves mises à ses
ambitions! Et il ne pouvait se défaire de ce soupçon, que souvent, sous
ses caresses, elle avait maudit cette passion gênante et ce mariage dont
elle était la prisonnière.

Alors il redevint aussi morne que pendant les mois de célibat où il
vivait seul, dans cette maison de leur amour. Octobre vint. Ce fut, dans
le carrefour fluide de la rivière, l’animation du marché aux pommes: les
trains qui les amenaient d’Auvergne, de Normandie, de Bretagne, les
déversaient à Charenton; la Seine les prenait là pour les charrier
jusqu’à Paris.

Chaque matin, sous les fenêtres de l’île, des convois de bateaux
passaient, conduits par un remorqueur sifflant et alerte dont la
cheminée noire, automatiquement, saluait les ponts, un à un. Les pommes
d’api joufflues et luisantes, les reinettes ridées et terreuses, les
pâles canada, au teint de citron, s’entassaient au fond des chalands
creux qui glissaient au ras de l’eau, pareils à de longues courges
évidées. Puis, sous le quai de l’Hôtel-de-Ville, ils allaient s’aligner
pour l’hiver. Il en montait, avec les buées de la saison pluvieuse, une
odeur de pulpe mouillée, de paille et de pressoir qui parfumait ce coin
pittoresque.

C’était la quatrième fois que Guéméné voyait reparaître ces choses
immuables et menues des vieilles traditions parisiennes. Mais, chaque
année, des émotions changeantes l’occupaient, tandis que, de sa fenêtre,
il contemplait le passage des pommes. D’abord, ç’avait été en pleine
poésie de fiançailles que, surpris et curieux, il avait noté la vieille
coutume. L’année suivante, il savait son enfant vivant en Thérèse, mais
son bonheur s’attristait déjà des reproches de la jeune femme. Puis,
avec un automne nouveau, les chalands parfumés de fruits étaient
revenus, et ç’avait été une époque radieuse: dans sa profession, ses
succès de laboratoire, le sérum antinéoplasique entrevu, possédé; à la
maison, les sourires de ce petit être avec lequel il se croyait déjà de
muettes, de délicates ententes. Et, depuis, les pommes encore une fois
avaient mûri aux branches des arbres lointains; elles voyageaient
maintenant le long du fleuve, arrivaient ponctuellement avec le retour
de la saison, pour s’offrir au trafic annuel. Mais l’enfant n’était plus
dans la maison refroidie. L’expérience lente et cruelle avait dépouillé
l’épouse imprudente de son pouvoir. Guéméné sentait sa compagne lui
devenir étrangère. Les choses, pour lui, n’eurent plus de poésie.

Alors il se retourna vers les laboratoires de l’École. Une frénésie de
travail s’empara de lui. Il passa des heures penché sur les tables de
chimie qui s’allongeaient dans les salles, devant les immenses baies
vitrées que salissaient les pluies de l’hiver. Boussard lui communiqua
des pièces anatomiques; il isola de nouveau le microbe du cancer. Et,
dans sa blouse blanche, l’œil rivé au microscope, il avait des sursauts,
des tressaillements d’impuissance, devant l’algue entrevue, l’invincible
ennemi.

Puis il préparait des réactions, combinait des sels, produisait, dans
des éprouvettes, des effervescences, procédait au hasard, par
tâtonnements. Parfois Boussard qui passait s’arrêtait un moment, le
regardait faire; sous le monocle, son œil gris avait un éclair; il
allait parler... Puis il continuait sa route, travaillant lui-même dans
la salle voisine.

                   *       *       *       *       *

Un après-midi que Thérèse descendait à pied le boulevard Saint-Germain,
assez préoccupée d’un enfant diphtérique dont elle venait de juger le
cas fort alarmant, au coin de la rue de l’Ancienne-Comédie, madame
Adeline qui sortait de chez elle, pressée, haletante, la reconnut et
l’interpella:

--Que devenez-vous, grand Dieu, ma chère amie! On ne vous voit plus
nulle part.

--Je travaille, fit Thérèse, qui lui sembla grave et comme mûrie,
dépourvue de cette juvénilité patricienne qu’elle avait, après le
mariage, conservée si longtemps.

Madame Adeline ajouta, toujours brutale:

--Dites-moi, est-ce vrai, le bruit qui court, que vous nous lâchez?

--Qui est-ce que je lâche? interrogea Thérèse avec une reprise de sa
fierté nerveuse.

--Mais nous, le corps médical, la médecine enfin!... Ça se dit partout.
Si c’était vrai, ma chère, je vous en ferais un fameux compliment. Vous
en avez les moyens, n’est-ce pas? Votre mari est coté, le papa vous a
mis dans la main une dot qui vous préserve de la visite à quarante sous,
qui vous permet de rester tranquille chez vous, à regarder flamber vos
bûches. Ah! ma petite, j’ai quinze ans de plus que vous et le droit de
parler: eh bien, si j’avais un conseil à vous donner, ça serait de le
justifier, ce potin!

--Je n’ai aucune intention d’abandonner la médecine, dit Thérèse, un peu
froide.

--Alors, c’est tant pis... Ah! je voudrais être dans votre peau, ma
chère. Par moments, ma pauvre tête éclate. C’est trop, c’est trop!... Je
suis à bout de forces!...

Sur son large visage, une telle expression de lassitude apparut que
Thérèse s’en émut:

--Qu’y a-t-il? demanda-t-elle affectueusement.

--Ah! des embêtements chez moi... Je me tue... l’argent ne rentre pas...
et puis, c’est le coulage... et des tracas qu’on ne peut pas dire. Ma
fille Lucie, qui a quinze ans, a lu toute ma bibliothèque médicale. Les
garçons font les paresseux: l’aîné a échoué au concours des bourses; que
vais-je en faire? Est-ce que je peux m’en occuper?

--Mais monsieur Adeline? hasarda Thérèse.

La pauvre femme eut un grand geste de découragement, avec un ricanement
cruel:

--Ah! monsieur Adeline!... oui, monsieur Adeline!...

Elle eut une réticence douloureuse; elle ne voulait pas en dire
davantage et baissa la tête en retenant ses larmes. Puis, relevant les
yeux sur la jeune femme, avec un effort visible pour se ressaisir:

--Allons, assez causé de moi!... Soyez toujours gentille pour votre
mari, ma petite, gâtez-le... Pautel m’a dit qu’il changeait depuis la
mort de votre enfant. J’espère bien que vous allez vous en faire faire
un autre, hein?

Thérèse, habituée à ses grosses indiscrétions maladroites, sourit sans
répondre; la doctoresse continua:

--Il faut des trucs pour retenir les hommes chez eux. Ils réclament un
intérieur gai. Ils ont besoin que nous soyons là... Votre mari est
pareil aux autres, allez! Il serait diablement fier si vous faisiez ce
qu’on a dit de vous. C’est Artout qui ne vous voyant plus le matin à
Beaujon a lancé la nouvelle de votre retraite. Ah! ma chère! j’en étais
contente pour Guéméné... et pour vous aussi.

Puis, lui serrant la main et lui désignant une haute maison de la
vieille rue:

--J’ai un client qui m’attend là, un pauvre alcoolique qui ne me paiera
jamais.

Et elle s’en alla, énergique et consciencieuse, faisant son métier sous
le double aiguillon du besoin matériel et du devoir professionnel qui la
stimulaient également, ponctuelle dans ses visites, en vrai médecin,
distribuant, à qui le demandait, son routinier savoir, sans jamais se
soucier des honoraires.

                   *       *       *       *       *

Le lendemain matin, Thérèse était à Beaujon. Le faux bruit de sa
retraite l’offensait; son honneur lui en semblait touché. Elle voulait
se faire voir dans le service d’Artout, très fréquenté des jeunes
médecins: la légende serait ainsi détruite à sa source. Elle rencontra
le chef à l’entrée de la salle, la toque noire sur sa tête énorme et
noble qu’eût si bien coiffée la mitre, le tablier blanc noué à ses reins
puissants, les manches de la blouse relevées sur ses bras velus, et la
main droite gantée de caoutchouc.

--Ah! voilà donc enfin la doctoresse Guéméné! s’écria-t-il, le visage
épanoui soudain.

Et tout le monde se retourna vers l’élégante et mince jeune femme qui
entrait en jaquette de fourrure, embrassant de son regard, longuement
posé sur chaque lit, toute la salle. Il y avait là trois jeunes
chirurgiens, une dizaine d’élèves, dont trois étudiantes étrangères,
plus deux petites «bénévoles» françaises, accomplissant leur première
année de médecine:--des enfants sorties du lycée depuis quatorze mois,
et qui ressemblaient à deux grandes pensionnaires en sarraus blancs.

Alors Artout, que son gros bon sens de vieux garçon sans clairvoyance
bien aiguisée illusionnait parfois, présenta originalement à ces jeunes
hommes et à ces futures doctoresses la femme-médecin idéale qu’il voyait
en Thérèse:

--Madame Guéméné est un de mes jeunes confrères de talent, et je serais
heureux qu’elle vînt reprendre de temps en temps sa place dans mon
service. Elle serait d’un bel exemple pour ces jeunes filles qui seront
des médecins demain... ou après-demain... car elle représente un type de
femme qui commence. C’est toujours difficile de créer un rôle dans notre
société; madame Guéméné a trouvé la bonne formule, car elle tient le
sien avec une mesure que je vous propose à toutes, mesdemoiselles, si
vous voulez exercer votre profession d’homme sans cesser d’être de
vraies femmes. Voici une doctoresse qui pourra vous apprendre comment on
peut devenir un excellent médecin, tout en faisant à son mari le foyer
le plus charmant, en le rendant l’homme le plus heureux du monde.

Thérèse, dans son contentement, souriait à son vieux maître qui la
comprenait si bien. Pourquoi Fernand ne pouvait-il entendre Artout la
justifier de la sorte! Et son cœur se gonfla de rancune contre celui qui
la meurtrissait en l’aimant d’une façon trop exclusive.

--Madame, reprit Artout qui enfilait le second gant pour l’examen des
malades, je vous convie à une opération très intéressante qui aura lieu
ici demain même. Il s’agit de la femme que vous voyez là-bas, au lit 15.
Mais venez donc l’examiner: il y a un beau diagnostic à faire.

Insidieusement, l’hôpital reprenait Thérèse par toutes les séductions
ensorcelantes qu’ont les milieux d’études pour certains cerveaux avides.
Comme une âme religieuse qui aurait quitté l’église et y
reviendrait,--sensuellement attirée par les griseries de l’encens, des
cierges, de la mystique atmosphère,--l’iodoforme, la sérénité des murs
blancs, l’inconnu de la maladie couchée dans tous ces lits, lui
rappelaient ses ardeurs d’interne, ses plaisirs d’autrefois. D’ailleurs
Artout la tentait: il lui reprochait sa longue absence; on devait, à son
avis, se défier de la routine où vous entraîne le courant journalier de
la clientèle, travailler sans cesse, se tenir toujours en éveil, et pour
cela pratiquer les cliniques. Il lui montra une tumeur étrange. Thérèse
avait reconnu une maladie semblable chez une de ses clientes. La
similitude des deux cas en confirmait le diagnostic. Ils formaient un
sujet précieux. Artout déclara:

--Vous devriez faire un rapport.

Le brave homme voulait que tout son monde travaillât ferme.

Thérèse était reprise. Un élan nouveau l’emportait vers les pures joies
de l’esprit qui ne déçoivent pas. Elle retourna à Beaujon le lendemain,
elle y multiplia ses visites...

Un soir, Guéméné revint dîner plus tard que de coutume; elle était à
table déjà, ayant à travailler dans la soirée et n’ayant pu attendre,
dit-elle pour s’excuser. Son mari ne l’entendit guère.

--J’ai vu Boussard aujourd’hui à son laboratoire, s’écria-t-il à peine
entré, je lui ai montré trois cobayes vaccinés, il y a un mois, avec ce
liquide antinéoplasique que j’appelle «toxiline degré 3». Huit jours
après la vaccination, j’avais inoculé le cancer à ces animaux, au plein
d’une plaie des mamelles. Cet après-midi, Boussard a examiné la plaie
cicatrisée chez tous les trois, il a constaté que leur poids, leur
circulation, leur état général ne présentaient aucune des altérations
prémonitoires de la tumeur maligne; il m’a dit: «Mon cher, je crois que
c’est le succès».

--Mon pauvre ami, répondit la doctoresse incrédule, le cancer n’est
justiciable que du bistouri. Tout cela est prématuré. Ton
micro-organisme est un trop nouveau venu. Sa spécificité n’est nullement
prouvée. Prends garde que tes procédés n’égarent les médecins tout
simplement, et que les malades ne perdent, à des tentatives vaines, le
temps où le salut serait encore possible par l’ablation précoce.

Et elle pensait à son principe, infiniment plus captivant par la
sécurité qu’il offrait: elle parla des tumeurs utérines qu’elle
soignait, du bistouri d’Artout, qu’elle mandait toujours au bon moment,
et qui, tranchant savamment, faisait dans des entrailles palpitantes la
«part du mal».

Mais Guéméné se tut. Son bel enthousiasme de chercheur s’était éteint à
l’accueil glacial de cette épouse que d’autres préoccupations hantaient.
Véritablement, ce soir-là, il avait eu, en revenant à Thérèse avec cet
instinct si fort qui presse l’homme de tout confier à sa compagne, un
regain de confiance affectueuse. D’un mot elle l’avait rendu muet,
gâtant tout le charme de son espoir. Il en aurait pleuré. Peut-être, au
fond, avait-elle raison, et il se souvint de son premier échec: du
malheureux Jourdeaux. Et pourtant Boussard croyait en lui. A cette idée,
il se sentait dans l’âme une gloire mystérieuse et naissante:
n’aurait-il donc personne à qui la confier?

Alors il se rappela la discrète et douce amie qui devait être maintenant
de retour, et l’allégement qu’il éprouva, en pensant que demain il la
reverrait, mesura l’empire bienfaisant que la charmante femme avait pris
sur lui, peu à peu.

                   *       *       *       *       *

Ce fut brodant à sa fenêtre, avec le petit garçon à ses pieds et pour le
moins cent cuirassiers et fantassins de plomb répandus sur le tapis,
autour de ses jupes, qu’il la trouva le lendemain, à l’heure où l’on
n’allume pas encore la lampe. Il arrivait joyeusement, ayant toujours
dans l’âme un écho de cette voix décisive qui avait dit: «Je crois que
c’est le succès!» Mais, à son aspect, les beaux traits placides de la
jeune femme s’altérèrent; elle pâlit, ses paupières battirent, et, de
ses lèvres devenues blanches, elle murmura:

--Eh bien... eh bien... comment allez-vous?

Et elle le regardait douloureusement, ne l’ayant pas revu depuis ce jour
où là-bas, en Suisse, le petit André l’avait laissé pleurant dans le
verger de l’hôtel. Pendant ces six dernières semaines, sa tendre pitié
s’était alimentée, s’était repue de ce souvenir triste qui avait tenu sa
sensibilité dans une émotion constante. Son imagination oisive
s’occupait avec une compassion délicieuse de ce chagrin secret, le
commentait, le devinait, l’amplifiait, lui inventait des causes. Elle en
portait en elle comme un deuil mystique, se refusant aux pensées gaies,
à des réminiscences de musique, à toute distraction futile, par
sympathie pour ce que souffrait l’ami lointain qu’il ne lui était pas
donné de consoler; mais, aujourd’hui qu’enfin il revenait, elle ne
pouvait plus que presser doucement sa main, sans rien lui dire.

Alors, comme si leur intimité eût grandi tout à coup depuis le séjour
commun à l’hôtel, inconsciemment à l’aise près de cette amie, Guéméné
commença:

--J’ose à peine le dire... j’ai faim... je suis venu chercher un des
goûters exquis de cet été...

Il savait la combler de joie en parlant ainsi. Il l’avait comprise, par
une intuition d’homme qui a pâti dans sa sensibilité. Il lui connaissait
les tendres besoins du dévouement féminin, cette soif de répandre du
bien-être autour d’elles qu’ont certaines femmes. Elle se dépensait avec
l’affectueuse activité de la Marthe évangélique. Et, en effet, elle se
leva vivement, s’affaira, perdit d’abord un peu la tête, fourragea les
compotiers, les boîtes à biscuits, envoya une servante à la cave, dressa
les gâteaux dans les assiettes, salit ses mains dans l’office à palper
elle-même les poires qui mûrissaient sur l’étagère, pensa n’en jamais
finir, et revint, au bout de cinq minutes, avec le guéridon qui fleurait
les fruits ambrés et la vanille.

Il se délecta. Elle le regardait, attendrie. Un monde de pensées roulait
en elle. A la fin, elle soupira, les yeux mouillés:

--Pauvre ami!

Et lui aussi s’amollissait dans le bien-être. L’amitié de cette douce
femme faisait comme un manteau enveloppant et chaud autour de son âme
que le foyer trop froid avait lentement glacée. Il ne disait rien, se
laissait bercer, béatement, songeait aux peines multiples que Thérèse
lui avait fait subir, qu’il n’avait jamais confiées à personne, et qui
lui paraissaient plus cruelles aujourd’hui sans qu’il sût pourquoi.

Madame Jourdeaux voulut absolument qu’après le vin, il fumât. Il s’y
refusait en riant, disant que c’était ici une chambre, qu’il n’avait nul
besoin de sa cigarette, que jamais il ne consentirait... Mais elle
insista, se fit si pressante, si suppliante même, qu’il obéit. Elle
était de ces femmes qui se complaisent dans les satisfactions qu’elles
donnent, qui s’ingénient à les créer, à les inventer, et dont la
compagnie devient une volupté à force de douceurs.

Il fuma donc, et ce fut dans le nuage de sa cigarette, un peu alangui et
grisé, qu’il dit:

--Vous avez toujours cru en moi, vous. Toujours vous m’avez poussé au
travail... Aujourd’hui, je suis peut-être à la veille d’un succès. J’ai
convaincu le grand Boussard.

--Ah! fit-elle, non sans tristesse devant la découverte qui venait trop
tard, enfin! enfin!

Elle ne put trouver rien d’autre. Il continua:

--Le vaccin que je cherchais depuis plus de deux ans, je crois l’avoir
trouvé... Hélas! je dis «Je crois.» Est-on sûr jamais? Peut-être
Boussard se trompe-t-il en m’encourageant. Devrait-on même parler de ces
choses avant que la confirmation soit formelle, irrécusable? Ah! si
pourtant cette fois c’était définitif!...

La timide et ignorante femme alors trouva les mots éloquents qui
persuadent:

--C’est définitif, cette fois; je vous le dis. Je ne sais rien, pas même
l’_a b c_ de votre science; mais j’ai quelquefois d’étranges intuitions,
et votre succès, entendez-vous, je le sens, je le vois, comme si déjà
tout le monde de la science vous avait offert la grande apothéose de son
admiration... Et puis quand même... On n’est jamais sûr, dites-vous?
Tant mieux! c’est pour travailler toujours, c’est pour lutter toujours,
c’est pour creuser toujours dans la mine noire des choses ignorées. Rien
ne se perd; aucun effort n’est stérile. A chacune de vos expériences, un
peu de lumière jaillit dans ce qui était ténébreux; à chacune de vos
déceptions, le champ des erreurs se rétrécit, une voie fausse se ferme,
la vraie route se dégage un peu plus, et tel résultat, même négatif,
prend une portée immense... C’est beau, cette œuvre!

Il l’écoutait avec un étonnement délicieux glorifier ce grand labeur
accompli depuis des mois, sans joie pour lui, sans réconfort, sans la
parole amie dont tout créateur a soif. Elle lui versait en une seule
fois tout ce dont il avait manqué depuis les débuts de ses travaux. Et,
pour tout ce qu’il avait enduré dans sa solitude intellectuelle, voulant
maintenant un dédommagement, il provoquait sa charité en exhibant, comme
un mendiant qui montre ses plaies, tout l’arriéré de ses doutes, de ses
transes, de ses découragements.

--Non, non! Trouver, c’est le fait d’un hasard. Il y en a une légion qui
cherchent, et un seul qui trouve: pourquoi serais-je celui-là? J’ai
perdu des heures et des heures encore à ce laboratoire de l’École. J’ai
inventé des réactions chimiques qui n’ont servi à rien, et déterminé
chez tout un peuple de pauvres petites bêtes des souffrances inutiles.
Parce qu’aujourd’hui, grâce à trois cobayes, une démonstration semble se
faire, à quoi suis-je avancé? Ce n’est pas trois animaux qui peuvent
servir à démontrer irréfutablement ma formule; il m’en faut cent, il
m’en faut mille; il me faut dix ans, il me faut ma vie,--une vie de
tâtonnements, de pénibles efforts, après laquelle on dira peut-être de
moi: «Ce fut un fou!»

Elle répliqua, s’exaltant davantage:

--Les grands hommes ne sont pas des fous; le hasard ne fait pas les
grands hommes; ils sont fils des œuvres qu’ils ont accomplies et qui les
consacrent. Oh! ne vous découragez pas, ne vous découragez pas, je vous
en supplie. C’est vous, et pas un autre, qui trouverez. Vous touchez au
succès; demain vous triompherez; ce n’est pas monsieur Boussard qui le
dit, c’est moi, c’est moi.

Sa douceur se changeait en force. Elle ne savait rien; c’était une femme
simple qui se contentait de mots, sans curiosité, sans réflexions
précises. Cependant ces propos, que lui suggérait sa bonté, remontèrent
Guéméné plus que ne l’avaient fait la phrase et l’autorité du grand
Boussard. Il buvait ses paroles, il en fut ivre. Et, la regardant
soudain de ses yeux fiévreux qui plongeaient en elle, avec un soupir
profond sorti de tout le douloureux passé qui dormait en lui:

--Oh! que vous me faites du bien!

Et il ajouta:

--Quand j’aurais de nouvelles déceptions, quand je serai sur le point de
tout abandonner, comme cela m’arrive si souvent, je reviendrai alimenter
mon courage près de l’incomparable amie que vous êtes.

Alors elle comprit que l’altière doctoresse qu’il avait épousée ne
savait pas lui verser la douceur réconfortante des vraies amantes, qu’il
souffrait dans son ménage, comme elle s’en doutait depuis longtemps. Et,
quand il la quitta, elle lui dit en lui étreignant les mains:

--Vous méritiez d’être si heureux!

                   *       *       *       *       *

Dès lors Guéméné fit de tous les actes de Thérèse, à son insu, presque
sans y penser, l’impitoyable critique. Il avait contre elle une
irritation nerveuse. Il l’étudiait, l’épiait, comme s’il eût été bien
aise de la trouver en faute. Elle rédigea un rapport sur la tumeur
insidieuse dont elle avait fait, à Beaujon, l’examen histologique, et
elle envoya cette étude au journal _le Progrès médical_ qui l’inséra.
Fernand crut voir dans ce geste un instinct de rivalité chez sa femme,
comme si Thérèse avait tenu à lutter avec lui de notoriété. Elle
s’exténuait à mener de front sa clientèle et ses cliniques: au lieu
d’admirer cette superbe énergie, il y chercha d’égoïstes efforts de
gloriole. Jamais il n’avait à ce point senti le vide et l’inconfortable
de sa maison sans direction. Il gagnait largement sa vie; les honoraires
de Thérèse affluaient. Leurs revenus, ceux de la jeune femme notamment,
leur eussent déjà donné l’aisance. Mais un si effroyable coulage régnait
dans cet intérieur, que tout s’anéantissait dans le gouffre. Quand vint
la fin de l’année et que les relevés des fournisseurs arrivèrent, les
Guéméné s’aperçurent qu’ils ne possédaient pas les sommes nécessaires au
paiement. Et ils durent, tels des médecins besoigneux, réviser ensemble
les comptes de leur double clientèle, en notant les mauvais payeurs.
Alors, ironique et triomphant, Guéméné fit sentir à Thérèse l’inutilité
de ses gains, de son apport personnel, dans l’effréné désordre du foyer.
Elle-même, dans son bel équilibre ami de la règle et des organisations
fermes, s’effraya de cette constatation. Elle reçut avec soumission les
remontrances de Fernand, ne répondit rien, et, quand elle fut seule à sa
table de travail, pleura en silence.

Lui ne se résignait plus comme autrefois aux repas de hasard, tantôt
soignés et tantôt détestables, qu’il trouvait à la maison, et qu’il
prenait presque toujours seul. Thérèse, aiguillonnée par les craintes
pécuniaires, n’osait plus refuser les accouchements ainsi qu’elle
l’avait fait quelques mois. Comme la plupart des femmes élevées
richement, elle avait de l’économie une idée sinistre et erronée. Elle
entreprit des visites à pied pour décharger son budget de sa voiture au
mois, et conçut en même temps le dérisoire projet d’en faire davantage
en une seule journée. Ce surmenage l’épuisait. Incapable de travailler
le soir, elle tombait harassée sur son lit. Quand Fernand venait l’y
rejoindre, il la regardait, froidement et sans émoi, endormie sur
l’oreiller. La lumière électrique, au-dessus du chevet, éclairait
crûment ce beau visage où la fatigue commençait à creuser des maigreurs.
Elle avait trente ans à peine: il la sentait vieillir; et, dans ce
masque ensommeillé, il lui semblait que quelque chose de viril, de sans
charme, naissait.

Alors il imaginait sa vie écoulée auprès d’une épouse pareille à madame
Jourdeaux. Que de calme! que de douceur! quelle béatitude! Il plaignait
aussi la pauvre jeune femme, sa solitude, le grand vide de son cœur.
L’amitié qui était entre eux suppléerait peut-être au bonheur que ni
l’un ni l’autre n’aurait jamais. Chacun d’eux avait manqué sa vie. Cette
idée le rapprochait encore d’elle; et il l’allait voir plus souvent.

D’ailleurs il ne pouvait plus se passer de cette confidente dans la
fièvre de son labeur. Il avait à tout moment des inquiétudes qui
auraient été puériles si, dans le combat épique livré par ce cerveau
d’homme à l’horrible mal, le moindre détail n’était devenu respectable.
Les trois cobayes en observation continuaient de se bien porter. Chaque
jour, on les pesait: pour quelques grammes de moins dans le poids de
l’un d’eux, Guéméné perdait courage, doutait de son œuvre, courait
boulevard Saint-Martin, comme si l’ignorante et douce femme qu’il y
trouvait eût connu les formules savantes qui dirigent les chercheurs.
Elle possédait, dans sa simplicité, un génie bienfaisant qui apaisait et
vivifiait l’âme du jeune homme.

Ces trois petites bêtes, qu’elle n’avait jamais vues, occupaient aussi
sans cesse l’esprit de madame Jourdeaux. D’autres cobayes avaient bien
été inoculés après une vaccination; mais les trois premiers étaient les
sujets de l’expérience la plus ancienne et sur laquelle posaient toutes
les espérances. Madame Jourdeaux s’attendrissait à leur souvenir, les
caressait en pensée de ses beaux doigts fuselés de brodeuse, parlait
d’eux longuement avec Guéméné.

Il lui dit un jour:

--Ah! comme vous savez donner du bonheur, vous!

--Du bonheur! répéta-t-elle machinalement dans son trouble, du bonheur!

--Sans votre amitié, reprit-il que serais-je devenu!

La pureté de ce mot d’«amitié», qui légitimait leur intimité, donna des
hardiesses à la jeune femme.

--Vous êtes triste, dit-elle, et je vous offre ma sympathie en
reconnaissance de tout ce que vous avez fait pour mon pauvre mari. Je ne
sais pas quelle est votre douleur; je la respecte, je la devine un
peu...

Il se prit la tête dans les mains et se tut.

Elle continua très bas:

--C’est madame Guéméné qui vous fait mal.

De ce jour, ils parlèrent plus librement de cette absente à laquelle ils
ne cessaient l’un et l’autre de penser. Guéméné disait à madame
Jourdeaux les vertus qu’il aurait aimées en sa compagne, et qui étaient
précisément toutes celles de la douce femme. Elle défendait Thérèse,
l’excusait. Il n’en était que plus à l’aise pour se plaindre:

--Vous encouragez mon œuvre, vous, lui disait-il, ma femme, au
contraire, semble prendre à tâche de ruiner toute mon énergie.

--Elle-même travaille trop, expliquait madame Jourdeaux. Il est naturel
à ceux qui ont de graves soucis de se désintéresser des idées chères aux
autres.

--Eh! c’est bien ce que je lui reproche! disait en soupirant le pauvre
homme.

Il s’était fait à la main droite une piqûre anatomique et s’en alarma
pendant quelques jours. Un soir, il pria madame Jourdeaux de renouveler
le pansement. Elle pâlit, trembla un peu, se raidit pour entourer le
doigt blessé d’une longue bandelette. Elle était lente, mais adroite:
elle parut prolonger l’opération à force de soins, de délicatesse. Quand
ce fut fini, elle leva sur son cher docteur ses beaux yeux ardents et
doux. Ils sentaient leur amitié se faire plus étroite, plus suave.

Parfois Guéméné s’abandonnait à des excès de tristesse. Il parlait de
son grand amour que Thérèse avait méconnu. Alors madame Jourdeaux lui
prenait la main, le plaignait tendrement. Puis elle cherchait à
l’électriser par l’appât de la gloire prochaine. Il lui semblait,
disait-elle, abandonner un peu son œuvre, travailler moins, négliger le
laboratoire. Il lui expliquait que ces expériences sur de petits animaux
ne concluaient à rien, qu’il lui faudrait guérir un cancéreux pour
pouvoir proclamer sa méthode à la face du monde. Elle demeurait
songeuse.

Presque tous les jours, il venait maintenant, entre deux visites,
chercher la collation qu’elle tenait prête. Le mois de mars arriva. Déjà
l’on pouvait goûter sans lumière. La demi-obscurité venue de la cour
intérieure suffisait à leur causerie, et leur intimité s’y complaisait.
Guéméné, depuis peu, était retombé dans l’abattement. Il se montrait
morose, irritable, déclarait ne plus croire lui-même à son
vaccin,--cette «toxiline» que Boussard avait patronnée.

--Écoutez, lui dit un jour la douce femme, avec un timbre de voix
extraordinaire, faites ce que je vous demande. J’y crois, moi, à votre
vaccin anticancéreux, j’y crois de toute mon âme, de toutes mes forces,
j’y crois comme à la lumière que je vois, comme à votre loyauté que je
sens. Vous m’avez dit que le terrain des animaux ne suffit pas à vos
expériences: prenez-moi, servez-vous de moi; immunisez-moi par votre
toxiline, puis, après cela, inoculez-moi le cancer; je n’ai pas peur. Je
vous donnerai ainsi la preuve de ma confiance... et aussi de mon amitié.

--Ma pauvre amie! ma pauvre amie! que dites-vous?

Et il la regardait, troublé, mais elle poursuivait avec une exaltation
sourde, qui la rendait toute nouvelle:

--Je vous en supplie, ne me refusez pas cela; sans ce moyen, vous me
parviendrez jamais au succès, car il vous faut un terrain humain. Le
voilà, ce terrain humain, tentez-y la grande expérience: oh! je serais
si heureuse, si heureuse!... Je vous assure que je ne tremblerai pas, le
jour où vous me communiquerez le terrible mal... que je connais
pourtant!... J’ai si grande confiance!

Ce jour-là, il sortit de chez elle éperdu, ravagé, et lucide: elle
l’aimait! La pitié, la douceur, la tendresse, le dévouement, elle lui
avait tout donné depuis des semaines. Et voici qu’aujourd’hui,
tourmentée par le désir de l’oblation absolue, elle lui offrait son
corps, non point dans une vulgaire obéissance passionnelle à la loi du
plaisir, mais pour un sacrifice très pur au génie qu’elle croyait voir
en lui. Et cette folie dans le don de soi, cette intrépidité dans
l’immolation, la hauteur où pouvait atteindre cette abnégation d’une
femme aimante, l’éblouissaient. Il frémissait maintenant au seul
souvenir de son visage. Au premier baiser que lui donna Thérèse, il
comprit où était désormais son amour.




CINQUIÈME PARTIE




I


Un soir que Thérèse rentrait lasse de sa journée, accablée par la
précoce chaleur printanière, la femme de chambre frappa à sa porte:

--Que Madame ne défasse pas son chapeau; il y a là une demoiselle qui
voudrait...

La servante n’acheva pas; derrière elle, dans l’escalier, un galop
d’enfant retentissait, et Lucie Adeline, la fille aînée de la
doctoresse, brunette de quinze ans à l’air décidé, entra tout droit,
criant:

--Monsieur Guéméné est-il là? Maman lui demande de venir tout de suite:
il y a Julien, mon petit frère, qui s’est ébouillanté!

--Votre petit frère! ah! mon Dieu! s’écria Thérèse. Il vit encore, au
moins?...

Sans autre réflexion tout d’abord, elle ne pensait qu’à la malheureuse
mère. Mais la fillette reprit:

--Oui, oui. Si monsieur Guéméné est ici, qu’il vienne tout de suite,
tout de suite; je l’emmènerai dans mon sapin.

--Non, répondit Thérèse, un peu stupéfaite de ce que son mari fût appelé
préférablement à elle par madame Adeline, cette confrère qui l’estimait;
monsieur Guéméné ne rentrera que ce soir, mais je suis là, je vais vous
suivre.

--Ah! c’est que maman m’avait dit: «Ramène monsieur Guéméné, je veux
qu’il voie Julien...» Elle n’avait pas parlé de vous. Sans doute qu’elle
n’y avait pas songé, car vous êtes aussi bien médecin que lui... et
qu’elle... Et puis, voyez-vous, elle est drôle, maman: elle trouve
qu’une doctoresse, c’est assez bon pour ses clients, puisqu’elle les
soigne. Mais quand il s’agit de l’un de nous, elle a tout de même plus
confiance dans un homme... C’est bête, mais on est tous comme ça... Ma
foi, madame, moi, je crois que vous en savez aussi long que votre mari.
D’abord, je voudrais aussi être femme médecin...

Pendant ce verbiage, Thérèse, en hâte, devant la glace, avait assujetti
son chapeau, repris sa trousse, son thermomètre, ses gants. La
profession médicale crée, chez ceux qui l’exercent, une admirable
impersonnalité en présence du mal grave. Toute sa pensée bandée vers
l’enfant qu’elle allait secourir, elle sentait à peine l’injure discrète
et voilée qui lui était faite. Ce fut seulement en fiacre, emportée aux
côtés de cette petite fille garçonnière et délibérée, que son
amour-propre s’éveilla et s’offensa. Elle courait à ce chevet où l’on
avait dédaigné de l’appeler, où sa science n’était nullement requise; et
sa dignité se révoltait. L’idée lui vint de rebrousser chemin pour
laisser Jeanne Adeline libre d’appeler quelque autre médecin, puisque
cette singulière doctoresse n’accordait sa confiance qu’aux hommes. Mais
la fillette bavardait toujours:

--Voilà: Julien avait mal à la gorge, et maman avait dit ce matin: «Je
ne veux pas qu’il aille en classe aujourd’hui...» Puis, monsieur Artout
lui ayant téléphoné hier pour le chloroforme à donner dans une
opération, la voilà partie dès neuf heures boulevard de Courcelles. A
midi, je rentre du cours supérieur où je prépare mon brevet: pas de
maman, bien entendu; pas de papa non plus. Pauvre père! il n’avait pas
raté l’apéritif... Alors on déjeune seuls, nous quatre. A une heure et
demie, je retourne à l’école avec ma petite sœur Georgette; Alfred, qui
est externe, s’en va au lycée. Julien reste avec la bonne. Elle devait
aller au lavoir, mais, pour qu’elle puisse surveiller le petit, maman
lui avait recommandé de faire son savonnage à la lessiveuse sur le
fourneau de la cuisine, sans bouger. Ah bien, oui! voilà le savon qui
manque, ou «la carbonade», je ne sais quoi; elle court chez l’épicier,
rue de l’Ancienne-Comédie: l’affaire d’une minute, à ce qu’elle dit.
N’empêche que Julien a le temps de monter sur une chaise, de soulever le
couvercle de la lessiveuse pour voir comment fait l’eau qui sort en
bouillonnant par les petits trous de la pompe. La vapeur l’échaude, il
bondit en arrière, s’accroche à la lessiveuse qui bascule et lui déverse
un grand jet d’eau chaude sur tout le corps... Quand la bonne lui a ôté
ses habits, elle dit que la peau est venue avec!... Dieu merci, maman
est rentrée à quatre heures. Monsieur Artout l’avait retenue à déjeuner
chez lui; elle n’avait pas osé refuser, crainte de le contrarier, car,
comme dit papa, monsieur Artout c’est la «vache à lait» de maman, et
elle le ménage comme le bon Dieu... Moi, je l’aime bien aussi monsieur
Artout; je lui ai dit, un jour, que je voulais faire ma médecine. Il
s’est écrié: «Pourquoi pas?»

--Mais, reprit Thérèse, qui déjà ne pensait plus à sa dignité froissée,
à quelle partie du corps votre petit frère a-t-il été le plus atteint?
Que lui a-t-on fait? L’a-t-on baigné?

--Ah! non, pour sûr! Maman a, je crois bien, perdu la tête, et le pauvre
gosse crie tant dès qu’on le touche!

--Quel âge a-t-il donc, le pauvre enfant?

--Neuf ans, madame, et on lui en donnerait plutôt dix, tant il est
grand!

Le fiacre, qui avait suivi les quais, s’engageait dans l’étroite rue
Dauphine, où un embarras de voitures le retint quelques minutes. Thérèse
revivait les heures où elle avait attendu la mort de son enfant; il lui
semblait éprouver ce qu’endurait la malheureuse doctoresse. Impatiente
d’arriver, elle préparait mentalement plusieurs ordonnances appropriées
aux divers genres de brûlures que pouvait présenter le petit garçon.
C’est à l’hôpital, en chirurgie, plus que dans la clientèle, qu’elle
avait eu occasion d’exercer la thérapeutique spéciale en pareil cas.
Elle se souvint qu’Artout préconisait le sous-nitrate de bismuth, et
Boussard l’acide picrique, aussi exclusivement l’un que l’autre. Enfin
le fiacre s’arrêta devant la noire maison de la rue de Buci dont Jeanne
Adeline occupait l’entresol.

Il y avait, au fond du corridor obscur, un escalier dont le pied
tâtonnant de Thérèse trouva enfin la première marche. La fillette,
reprise par une anxiété qui l’avait quelque peu quittée au cours de sa
promenade, était partie en avant comme une flèche. Familière de
l’escalier noir, elle l’eut gravi en quelques bonds. Thérèse, accrochée
à la rampe, devait chercher chaque marche du bout de sa bottine. Et l’on
sentait, répandue par toute la maison, l’odeur douceâtre, alcaline et
savonneuse, de cette lessive meurtrière qui, sa colère monstrueuse et
stupide passée sur le pauvre enfant, avait continué de bouillonner
doucement sur le fourneau de la cuisine.

N’ayant personne pour l’introduire, car Lucie était déjà au chevet de
son frère, Thérèse se dirigea au hasard des portes ouvertes, traversa
l’étroite salle à manger au tapis rouge tendu sur la table ronde, puis
le salon d’attente minuscule prenant jour sur une cour infecte, un
tronçon de couloir où les jupes de madame Adeline pendaient au
porte-manteau, et elle arriva enfin dans la chambre où l’enfant
geignait, étendu sur son petit lit de fer. La mère, toute contractée,
penchée sur lui, le regardait en pleurant. Quand elle aperçut Thérèse:

--Ah! vous êtes venue!... examinez-le vite. Je n’ai pas une idée à moi.

Et elle restait là immobile, angoissée, le front dans les mains.
Vivement, la jeune femme se déganta, rejeta sur le grand lit drapé de
cotonnade rouge son ombrelle et sa jaquette, et vint dévêtir de sa
chemise le petit garçon, qu’elle soutenait d’un bras sous les omoplates.
Le petit corps nu apparut, nerveux et souple, avec des soubresauts qui
enflaient le thorax mince et maigre. Le côté droit, depuis l’épaule
jusqu’à la cuisse, était marqué de longues traînées rouges, et la peau,
soulevée en boursouflures, formait de grosses perles opalines toutes
gonflées d’eau: l’une d’elles, énorme, à la hanche, ressemblait à un œuf
transparent. Le bras avait été mis à vif lors de l’arrachement des
habits.

Toute émotion oubliée, le sourcil froncé, calme, sûre d’elle-même,
Thérèse parcourait les brûlures de son regard droit, fort et ardent.
Elle recueillait sa science, ses idées, toute sa pensée lucide,
rassemblait, d’un effort viril, ses facultés, en vue de la décision
prompte qui sauve. Le petit garçon se plaignait et pleurait. Chose
étrange, elle n’eut pas vers lui le geste câlin du médecin qui
s’attendrit devant l’enfant malade. Son cerveau seul vivait et agissait.
La femme qui se hausse aux fonctions de l’homme y dépense trop d’énergie
pour gaspiller encore de ses forces en sensibilité. Elle dit, après
avoir vu toute la série des brûlures:

--Celles du bras sont douloureuses, mais sans gravité. Il aurait fallu
percer les phlytcènes de la hanche. Le pauvre enfant doit souffrir
beaucoup. Pourquoi ne pas lui donner un bain avant les pansements?

--Ah! je ne sais plus rien! gémit madame Adeline. Essayez de tout.
Calmez-le.

La domestique alla chercher la baignoire d’enfant, qui était devenue
trop petite pour ce garçon de neuf ans. Lucie déclara que la lessiveuse
était grande et qu’on pourrait y faire tenir son frère accroupi. Le
temps pressait. Peu accoutumée à ces intérieurs de la médiocrité, où
tout fait défaut, Thérèse, qui ne connaissait guère que les hôtels de
l’île Saint-Louis ou la clientèle du faubourg Saint-Germain, ne se
déconcerta pas. Elle parcourut l’entresol exigu où logeait toute la
famille de la doctoresse. Elle vit le cabinet, dont les fenêtres basses,
en cintre, atteignaient au plafond. La table de gynécologie y était
représentée par une chaise longue, en reps vert. La table de travail--un
vieux bureau d’acajou--s’étalait propre et nette, sans le désordre du
journal scientifique qui traîne, du livre nouveau de pathologie que le
médecin a laissé entr’ouvert la veille, des brochures repoussées
pêle-mêle après une lecture rapide; madame Adeline ne lisait pas.
Exténuée par sa clientèle de quartier, ses visites à quarante sous, les
accouchements, la médecine auxiliaire à laquelle Artout l’appelait de
temps en temps, elle s’en tenait à sa science d’il y a vingt ans,
soutenue par son admirable mémoire qui n’avait jamais fléchi. Thérèse
vit les deux pièces exiguës où s’entassaient, filles d’un côté, garçons
de l’autre, les quatre enfants de la doctoresse, puis elle gagna la
cuisine, guidée par l’odeur et le bouillonnement de la lessive. A la
servante qui rechignait pour sortir son linge d’un «si beau bouillon»
elle fit vider la petite chaudière, en surveilla la purification. Et, sa
jupe relevée, elle dictait ses ordres, prévoyait tout, disposait tout,
devinait tout, agissait comme si elle avait tout connu dans cette
cuisine humide, malodorante, où voltigeait, dans un coin sombre, le
papillon jaune d’un bec de gaz, alors que le soleil de mai étincelait
encore au plein air. Ensuite, revenant à ce cabinet de sage-femme des
quartiers pauvres, elle y chercha un bout de papier où, sûre
d’elle-même, de son écriture haute, lisible et nette, elle traça
l’ordonnance. Les camions, les fiacres se croisaient dans la rue avec
les omnibus; les voyageurs d’impériale montraient, à leur passage
cahoté, une brochette de visages hétéroclites atteignant la hauteur des
fenêtres. C’était un fracas, une trépidation ininterrompue qui faisait
vibrer les vitres dans leur châssis, l’encrier, la sébile de verre, et
la bouteille d’acide phénique sur la table. Soudain, dans l’escalier,
une chanson se fit entendre, se rapprocha: c’était une voix d’homme un
peu timide et hésitante, qui chantait. Puis la porte s’ouvrit; la voix
pénétra dans l’appartement: Thérèse perçut le dernier vers lyrique de
l’_Internationale_.

«Ah! pensa-t-elle, voilà monsieur Adeline qui rentre, et si gaiement!...
Quand il apprendra le drame, quelle terrible secousse!...»

Elle aimait bien ce «bon monsieur Adeline», si tranquille, si résigné,
si excellent mari. C’était, à vrai dire, un homme simple, mais sa vie
honnête séduisait Thérèse, et le bel exemple qu’il donnait d’un époux
entièrement docile aux exigences du métier de sa femme le lui rendait
sympathique. Elle se leva vite pour prévenir la terrible émotion qui
attendait le pauvre homme dans sa chambre. Mais, avant elle, la
doctoresse était arrivée, et toutes deux, dans le salon d’attente à demi
obscur, où l’on sentait l’humidité des arrière-cours parisiennes, se
trouvèrent en face d’un homme titubant, le chapeau en arrière, qui
s’affaissa sur une chaise sans pouvoir aller plus loin.

--Il fait chaud, dit-il d’une voix traînante, sans voir Thérèse. Que
Lucie aille m’acheter une canette bien fraîche.

Madame Adeline saisit la main de Thérèse, et l’entraîna aussitôt jusque
dans le cabinet de consultation.

Alors, là, dans cette pièce misérable où elle vendait sa science en
tranches de vingt sous, la pauvre femme que Thérèse avait toujours
connue joyeuse, vaillante, supportant avec plaisir sa prodigieuse vie de
labeur, brave, de bonne humeur, ayant conservé jusque dans la maturité
cette gaieté gauloise du petit monde parisien, s’abandonna, dégonfla son
cœur, dévoila sa secrète misère.

--Vous l’avez vu, murmura-t-elle très bas et sans quitter la main de
cette amie plus heureuse et plus forte, vous l’avez vu. J’avais toujours
caché son vice qui me fait honte, j’ai tenté l’impossible pour qu’on
l’ignore. Chaque jour, il me revient ainsi, quelquefois moins gris, mais
souvent davantage encore. Hier le concierge l’a trouvé couché dans
l’escalier, inerte, et me l’a remonté comme un paquet en le cognant
partout. C’est ignoble... Un homme qui était si sobre autrefois!... Il
me tue, je vous assure, il me tue. D’abord il a bu peu: l’apéritif, avec
ces autres messieurs de l’économat, tout simplement. Mais le goût lui en
est venu plus vif. Il a pris deux absinthes, puis trois, puis quatre. Et
maintenant, c’est le matin, c’est le soir, c’est le jour, c’est la nuit.
Vous venez de le voir, un homme fini! Ainsi vous concevez quel sort est
le mien: mon enfant va mourir, et mon mari m’est devenu un objet de
répulsion.

Ses yeux étaient secs, mais ses cheveux blonds, que l’âge et le
surmenage avaient décolorés, lui retombaient lamentablement défrisés sur
les tempes: elle était vieillie, vaincue, écrasée malgré sa bravoure, sa
vaillante bonne humeur, sa lutte héroïque d’humble femme contre
l’existence. Thérèse s’émut. Les larmes lui vinrent.

--Ma pauvre madame Adeline! dit-elle seulement.

Et, debout devant la doctoresse, lui serrant la main, elle la
considérait avec pitié, avec désolation.

--Le pire, continua celle-ci, c’est que ce désastre de ma maison, j’en
suis la seule cause. Oh! ne vous récriez pas: je sais réfléchir et
comprendre aujourd’hui. Ma vie fut une longue et grande erreur. Je ne
devais pas être médecin; mon devoir était ici, chez moi, à tenir ma
maison, à faire fructifier par l’économie, par la bonne organisation et
le travail ménager, les appointements de petit employé que m’apportait
mon mari. On a trois pièces, on fait soi-même son marché, sa popote, on
raccommode son linge, on garde ses enfants, on choie son homme... Mais
non! je ne me sentais pas plus sotte qu’une autre, j’aimais l’étude et
j’avais l’orgueil du travail cérébral que je pouvais fournir: pourquoi
rester dans l’obscurité pauvre d’un tran-tran tout matériel, quand je me
sentais capable d’entreprendre un chic métier? Et j’entrevoyais une
existence intéressante et distinguée. Il y a vingt ans, ma chère, les
femmes médecins ne couraient pas les rues. C’était une profession
originale qui vous mettait en relief; on parlait de vous dans les
journaux comme d’un cas rare. C’était plus alléchant que de s’enfermer
dans trois pièces à surveiller le pot-au-feu, le mari et les enfants.
J’ai fait un beau rêve, quoi! Il m’a fallu travailler dur, mais cela ne
m’effrayait pas. J’ai passé l’officiat de santé que j’ai converti en
doctorat en subissant cinq examens à la suite...

L’oreille tendue, elle s’interrompait à chaque minute, épiait en même
temps les gémissements de son fils et les extravagances de l’homme ivre
que la bonne menait durement, le forçant à se déchausser, à mettre ses
pantoufles, sous peine de lui retirer sa bouteille de bière. Le petit
garçon finit par s’assoupir tandis que le mari s’abreuvait
tranquillement, somnolent et doux, devant la bouteille, dans la salle à
manger.

La doctoresse reprit:

--Il me révolte, il me répugne; mais je le plains et je lui pardonne.
Pendant dix années, il fut un mari modèle. La vie du malheureux n’était
pas gaie pourtant. A quelque heure qu’il revînt, il trouvait la maison
vide ou envahie par le tapage des enfants indisciplinés. Il m’aimait
bien, et l’on aurait cru que je le fuyais. Il ne récriminait pas,
s’efforçait à me remplacer, peignait les enfants, laçait leurs souliers,
trempait la soupe quand la bonne s’était mise en retard. Et l’on
espérait que les honoraires rentreraient mieux, qu’Artout me prendrait
plus souvent, que la fortune viendrait. Mais Artout s’entichait de
madame Lancelevée, ma consultation grouillait de pauvres femmes, de
bonnes sans place. J’en ai vu qui m’allongeaient dix sous, une fois
l’ordonnance rédigée!... Et quel gâchis dans le ménage! Une domestique à
cinquante francs ne suffisait pas, il fallait lui adjoindre une femme de
ménage, et payer en sus les mois de nourrice des enfants... Et les mois
d’épicerie, de boucherie, que je ne pouvais vérifier! C’est aussi la
viande qu’on laissait gâter dans le garde-manger, le beurre qu’on
gâchait, le café, le sucre, qu’on volait, et je n’avais pas de contrôle,
impossible de parer à ces fuites invisibles de l’argent: il fallait s’en
tirer en préparant des rentrées toujours plus fortes... Ainsi, pour
faire marcher une maison que les domestiques avaient mise sur le pied de
quinze mille francs, je vivais en galérienne. Dieu merci, j’avais un
rude tempérament; mais, de plus en plus, je désertais mon intérieur.
Adeline, lui, était comme veuf. Même la nuit, il ne m’avait pas... Vous
connaissez ça, ma pauvre amie; quelquefois on est à peine dans ses draps
que la sonnette vous réveille... Encore vous, vous pouvez en prendre à
votre aise, tandis que moi!... Avais-je le droit de refuser un
accouchement, dût-il ne me rapporter que quarante francs chez des
pauvres?... Voyez-vous, mieux eût valu pour Adeline que je fusse morte.
Les hommes sont les hommes: il en aurait trouvé une autre... Moi là, il
se résignait, attendait, souffrait et s’ennuyait. Un jour, l’alcool l’a
surpris. Il s’y est peu à peu accoutumé et dès lors a cherché dans
l’ivresse l’oubli de sa solitude et de ses embêtements... Il ne
demandait pourtant qu’à être un brave homme. S’il s’est égaré, la faute
en est à moi. Maintenant le mal est sans remède. Revenir au foyer, m’y
enfermer pour y remettre l’ordre? c’est trop tard. Déjà, là-bas, à
l’économat de la Pitié, les blâmes pleuvent sur Adeline. Indulgemment,
le directeur m’a fait avertir que sa conduite était inconvenante, et
portait atteinte à la dignité de l’administration. Il est en passe de
perdre son emploi. Alors je suis rivée à mon métier, qui sera bientôt le
seul gagne-pain de la famille. Quant à lui, le malheureux, je n’ai qu’à
le laisser sombrer jusqu’au fond, à me désintéresser de lui, sans
pouvoir consacrer seulement une semaine de soins et de sollicitude à un
essai de sauvetage... Et si Julien meurt maintenant, n’aura-t-il pas
été, lui, la seconde victime de mon métier? Savez-vous que c’est
affreux!

Elle était toute blanche. Un grand frisson la secoua; ses yeux, si gais
naguère, exprimaient un désespoir immense. Thérèse, qui avait écouté
cette confession douloureuse avec un intérêt étrange, eut tellement
pitié de la pauvre femme qu’elle la prit à l’épaule, l’embrassa.

--Ma bonne madame Adeline, ne perdez pas courage à ce point! Julien
n’est pas en danger de mort. La brûlure de la cuisse intéresse un peu le
muscle, je le crains, mais le pouls n’est pas mauvais; la température a
peu monté. Après le bain, je lui ferai une piqûre de morphine, puis les
pansements. Je vous en prie, consolez-vous. Vous avez mené la vie la
plus digne, la plus méritoire. Il n’est personne qui ne vous admire...

--Il vaudrait mieux, répondit la pauvre doctoresse, qu’on m’admirât
moins et que j’eusse gardé mon bonheur conjugal.

A ce moment, il se fit dans la salle à manger un bruit de voix hautes et
furieuses. C’était la servante qui gourmandait son maître, et une
dispute s’ensuivait entre eux. Madame Adeline rougit. Elle s’excusa près
de Thérèse et disparut.

La jeune femme, inquiète et émue, resta seule; madame Adeline venait de
la bouleverser. Pour achever d’écrire l’ordonnance, sa main trembla.
Elle pensait à son bébé. Il aurait deux ans maintenant. Elle essayait de
l’imaginer tel qu’il eût été, dans une robe à gros plis, formant de
mignonnes phrases, trottinant à pas menus par toute la maison. Et sa
maternité défunte ressuscitait en désirs imprécis, en tristesses, en
besoins vagues. Elle pensait aussi à son mari qui devenait si froid pour
elle, si lointain, si étranger! Et cet abandon subtil, dont elle avait
la perception nette, lui causa soudain une angoisse.

Elle signa l’ordonnance:

_Docteur Thérèse Guéméné._

Elle se redressait, très lasse, très rêveuse, quand Lucie Adeline entra
en coup de vent:

--L’eau est chaude pour le bain de mon petit frère. Après, on lui fera
des pansements. Je vous regarderai, n’est-ce pas? C’est si joli, si
doux, l’ouate hydrophile! Je voudrais vous aider; me le
permettrez-vous?... Oh! la médecine, la médecine! si vous saviez!...

Elle eut un frissonnement de jeune poulain. Puis, se faisant câline,
avec ce goût qu’ont les adolescentes pour les femmes supérieures, leurs
aînées, qui incarnent à leurs yeux un idéal, elle s’approcha de Thérèse,
lui posa sur l’épaule sa tête brune aux cheveux abondants qu’un ruban
rouge nouait à la nuque:

--Parlez à maman pour moi, dites, madame, je vous en prie! Elle ne veut
pas que je fasse ma médecine. Alors qu’est-ce que je deviendrai?... Un
jour, monsieur Artout a permis que j’aille dans son service à Beaujon.
Oh! quels bons moments j’ai passés! Ça me plaisait tant, tous ces lits,
tous ces malades, tous ces médecins, ces infirmiers! C’était blanc,
c’était propre, ça sentait les remèdes, la pharmacie. Ah! j’aurais voulu
y rester toujours, toujours...

Thérèse, devant cette petite fille frémissante, se rappelait sa propre
adolescence, l’émotion que lui causait l’odeur d’iodoforme rapportée de
l’Hôtel-Dieu dans les vêtements de son père, l’aspect extérieur d’un
hôpital aperçu au passage, dans une rue, la seule vue d’une croix de
Genève, symbole médical. Et elle sentait ces impressions lointaines se
reproduire aujourd’hui dans cette fillette ardente, mordue de ce même
mal terrible et voluptueux de la vocation.

--Je veux être médecin; je veux signer, un jour, des ordonnances, comme
vous: «Docteur Lucie Adeline...» Je veux guérir des gens, devenir
célèbre comme madame Lancelevée. Si l’on m’en empêche, je me tuerai.

Ses yeux lançaient des flammes et se mouillaient de larmes. On devinait
combien pouvait être vif et violent chez cette enfant le désir combattu
dont elle souffrait déjà comme d’une passion mystérieuse. Thérèse se
troubla, s’effraya devant la responsabilité à encourir. Fallait-il, par
un acquiescement tacite, orienter cette jeune fille vers cette science
fascinante qui prend maintenant les femmes, les absorbe, les asservit,
les exige tout entières? Voici qu’un doute s’emparait d’elle, la rendait
craintive, timorée, au moment de hasarder ce conseil qui influencerait
peut-être à jamais Lucie. Elle n’était plus si sûre qu’autrefois que le
bonheur fût là pour une femme. Une incertitude angoissante fermait ses
lèvres...

--Ma petite amie, dit-elle enfin, je vous remercie de votre confiance.
Vous êtes gentille de m’avoir si franchement ouvert votre cœur. Mais que
peut valoir mon avis auprès de celui que vous donne votre mère? Elle a
une longue pratique de la profession que vous voulez embrasser; elle
vous guidera plus sûrement que moi. Elle a payé sa sagesse par des
expériences probantes et cruelles: croyez-la...

--Mais si vous aviez une fille, demanda Lucie, très décontenancée par un
discours qu’elle attendait si peu, vous n’agiriez pas comme maman le
fait à mon égard?

--Si j’avais une fille... reprit Thérèse en hésitant.

Et toute l’histoire de son mariage repassait devant ses yeux. Ses
difficultés conjugales, dont avec une mauvaise foi incessante, elle
n’avait pas voulu convenir, lui apparaissaient évidentes, subitement.
Elle revit la mort de son bébé, les peines multiples de Fernand, la
lente flétrissure de leur amour. Elle se rappela les baisers de glace,
hâtifs, distraits que lui donnait son mari, son regard sans tendresse,
ses sourires forcés, leurs conversations sèches, leurs nuits sans
enlacements...

Et l’assurance de n’être plus aimée lui devint si précise qu’une
contraction physique de son cœur lui donna une douleur insupportable,
tout à coup.

--Si vous étiez ma fille, Lucie, dit-elle, très pâle, je serais bien
indécise, bien troublée devant une telle vocation. Certes la médecine
est une carrière magnifique, mais elle veut des femmes d’exception. Vous
êtes trop jeune encore pour savoir... Tâchez d’écouter votre mère. Si
vous êtes malheureuse, venez me voir, un jour, ma petite amie...

L’enfant eut un geste de désespoir:

--Personne ne me comprend!

Puis, énergique et sachant déjà se vaincre:

--Maintenant, il faut donner le bain à Julien.

Thérèse quitta cette maison, l’âme dans la pire détresse. L’exercice
apaisant de sa profession l’avait un moment calmée. Elle avait baigné le
petit garçon; puis, les ampoules percées, seule avec Lucie, car la mère
n’était plus d’aucun secours, elle avait fait, autour du petit corps si
affreusement endommagé, les pansements habiles qui le tenaient désormais
droit et inflexible dans un blanc maillot d’ouate. Il demeurait certes
en danger, mais elle espérait bien le sauver à force de soins. Pourtant
le contentement de sa puissance, de son œuvre bienfaisante ne persista
pas longtemps. A peine dehors, elle oublia Julien pour ne plus penser
qu’aux poignantes confidences de la doctoresse. Aussitôt le retour sur
elle-même se faisait tout naturellement:

«Comme il est aisé à une femme de perdre son mari!» songeait-elle.

Bien qu’il fût tard, elle se sentait si nerveuse qu’elle décida de
rentrer à pied. L’heure du dîner mettait une agitation excessive dans
ces rues du vieux Paris, où, l’été, la petite vie bourgeoise déborde sur
les trottoirs. Une fièvre poussait sur la chaussée les camions, les
charrettes, les omnibus, parmi lesquels, frêles et légères, filaient des
bicyclettes au grelot grêle. Thérèse se disait:

«Comme c’était bon autrefois d’être si aimée!»

Quand elle laissa la sombre rue Dauphine et son fracas pour déboucher
sur le quai, elle eut la soudaine impression d’un grand silence et d’une
grande lumière. La Cité, qui s’effile sur les eaux comme la proue d’un
navire, étalait ses façades grises du quai des Orfèvres. Bientôt apparut
l’Hôtel-Dieu, et le cœur de Thérèse se serra au souvenir des fiançailles
un peu tristes où elle s’était promise à Fernand si amoureux. La façade
symétrique de Notre-Dame, rosée par le soleil couchant, striée par ses
sculptures, ses colonnades régulières, décorée de sa grande rosace
noire, fermait la perspective. Tout alentour, Thérèse remarqua le vol
des premières hirondelles. Elles tournoyaient en bandes, fendant l’air
de la double faucille de leurs petites ailes. On eût dit des oiseaux
d’acier noir; et le cri métallique qu’elles poussaient en se poursuivant
complétait l’illusion. Thérèse songeait:

«Un jour, je traversais le Parvis avec Fernand, et, sur le seuil de
l’hôpital, je l’ai embrassé. Nous sortions de chez l’oncle Guéméné; il
avait dit, en nous regardant tous deux: «Mes enfants, lorsqu’on est
marié, il faut lier ses vies...»

Sous l’arche minuscule du Petit-Pont, la Seine roulait en ruban mince,
encombrée de chalands où les mariniers vivent en tribus, faisant sécher
leur linge qui claque au vent parmi les barriques et les madriers.
Thérèse répétait rêveusement:

«Lier ses vies...»

La mince nef gothique de la cathédrale s’allongeait au bord de l’eau,
soutenue par des contreforts et des arcs-boutants d’une pierre si
blanchissante qu’elle ressemblait à du marbre vétuste. La verdure
fraîche du square de l’Archevêché s’épanouissait sous l’abside.

Thérèse s’interrogeait:

«Était-ce donc bien sûr que Fernand ne l’aimait plus?... Était-ce même
possible, quand elle le chérissait encore si fortement!»

Elle se hâtait pour le rejoindre plus vite. Ayant franchi le pont, elle
longeait maintenant les bâtiments bas et sinistres de la Morgue, dont le
voisinage inquiétait peu son âme de médecin, familière des
amphithéâtres, ignorante des sensibilités féminines. Des gens de l’Ile,
sur le pont Saint-Louis, la reconnurent et se dirent à l’oreille: «C’est
la doctoresse du quai Bourbon.» Alors Thérèse, sous l’ombrage des
peupliers d’Italie, aperçut sa maison. Et l’idée d’y retrouver Fernand,
de le reprendre par des caresses, de le ressaisir en l’aimant mieux, lui
gonfla le cœur, délicieusement.

--Monsieur est-il à table? demanda-t-elle à la femme de chambre, dès
l’arrivée.

--Monsieur n’est pas encore rentré, madame.

                   *       *       *       *       *

L’habitude de la visite quotidienne chez madame Jourdeaux était devenue
impérieuse pour Guéméné. Il en attendait l’heure, tout le jour, dans une
fièvre secrète, vivant avec l’inquiétude de ne pouvoir ménager son temps
et ses visites médicales en vue de cette visite amoureuse. Il arrivait,
avide de joies nouvelles, anxieux, passionné, ardent. Et il trouvait la
douce femme brodant à la fenêtre, immuablement sereine et tranquille en
apparence, mais plus pâle toujours, plus triste, dévorée du tourment
inconscient qu’elle portait en elle, et que n’apaisait plus ce tendre
commerce d’amitié bénigne et décevante. Alors ils causaient sans
liberté, sans abandon, les yeux fixés sur la pendulette qui réglait la
durée de leurs entrevues hâtives. Ils contenaient leurs propos, leurs
attitudes, se défendaient, contrairement à toute logique, d’une
naturelle intimité, conséquence d’une plus profonde connaissance
mutuelle. Chacun d’eux faisait le même effort pour entretenir, par mille
artifices, cette architecture illusoire d’amitié qui recouvrait, en le
sauvegardant, le sentiment violent qui les unissait. Que cette fragile
tour d’ivoire tombât, et entre eux fût apparue, troublante et nue, la
vérité de leur passion. Et l’heure marchait; Guéméné devait quitter
cette inaccessible amie qui le calmait par ses airs de madone, et le
ravageait par sa secrète et orageuse mélancolie. Il la quittait en
souffrant, plus éloigné d’elle qu’à l’arrivée, affamé d’elle,
malheureux, inassouvi.

Ce soir-là, il était venu dans un état de surexcitation inaccoutumé,
irrité par des causes vagues, mécontent de tout. Elle s’en aperçut:

--Mon ami, lui dit-elle, qu’avez-vous?

Et sa main, si douce d’ordinaire, serra celle de Guéméné avec tant de
nervosité qu’il frémit. Aussitôt, d’instinct, ils s’écartèrent.

--Eh! dit-il, je n’ai rien de plus que chaque jour.

--On vous a fait encore quelque peine chez vous?

La tendre femme n’avait dans le cœur qu’un mauvais sentiment: elle
haïssait Thérèse. Elle s’exaspérait à sa seule pensée, voyait en elle
une créature détestable, maussade, méchante, lui inventait mille
défauts, la jugeait implacablement.

--Non, dit-il, ma femme ne m’a pas fait de peine nouvelle. Thérèse a, je
vous le jure, de très belles qualités, que je reconnais. Elle est bonne,
très attachée à sa conception personnelle du devoir. Elle a compris le
mariage d’une façon égoïste et parcimonieuse, mais ne s’est jamais
départie de ce qu’elle croyait être le bien. Et c’est ce qui fait le
tragique de ma situation. Ma vie, près d’une telle compagne, fut une
longue suite de petites misères. Elle ne m’a jamais causé le grand
chagrin qui délie, qui libère; et je me sens comme une obligation de
l’_affectionner_ encore, de ne pas la briser en lui révélant la ruine de
notre bonheur.

Madame Jourdeaux se redressa lentement au-dessus de la broderie qu’elle
gardait entre ses doigts sans y travailler, et, les paupières
palpitantes, elle dit, avec un air détaché:

--Vous l’aimez encore, mon pauvre ami.

Guéméné éprouvait un scrupule qui l’empêchait d’articuler brutalement
cette phrase: «Je n’aime plus ma femme». C’eût été, lui semblait-il, une
injure trop grossière à la dignité de Thérèse, et une trahison trop
imméritée. Il chercha un détour.

--Après ce qui a été entre nous si longtemps, dit-il en choisissant, en
atténuant ses expressions, il demeure entre les êtres comme une parenté
indélébile, une atmosphère de souvenirs qui peut être aussi froide,
aussi lugubre qu’un tombeau, mais où l’on continue de respirer ensemble.
C’est la pire situation. Les simulacres de l’amour d’autrefois restent
comme autant de mensonges. On s’embrasse, on se sourit, on échange des
pensées, on emploie les anciens termes de tendresse, et l’on se sent
brasser des choses flétries, inertes, des ombres de ce qui fut. Et,
comme rien n’est cassé en apparence, il faut vivre en se contentant de
cela. C’est triste comme la mort...

--On dirait, reprit la douce femme,--et sa voix s’altérait
légèrement--que vous lui reprochez de ne vous avoir pas fait subir de
plus cruels chagrins.

--Peut-être...

--Comme vous êtes inconséquent!

--Non, je suis logique. Si elle avait été foncièrement coupable, je me
serais repris, sans remords; j’aurais refait mon nid... ailleurs.

Il se tut. Elle reprit son aiguille fébrilement, et piqua la batiste
d’un geste saccadé. Ils étaient aussi émus l’un que l’autre, et leurs
yeux avaient beau se fuir, leurs âmes fusionnaient dans le même désir
étouffé de l’union. Le silence dura quelques minutes, puis Guéméné
prononça:

--La journée a été splendide...

Elle dit: «Oui», leva les yeux vers le pan de ciel bleu qu’encadraient
les grands murs de la cour intérieure. Il lui vit des larmes.

--Ce que je fais est stupide! s’écria-t-il. Je viens ici pour tâcher
d’apporter un peu de joie dans votre vie si solitaire et triste: je ne
réussis qu’à vous navrer par l’étalage de ma misère.

Elle eut de cette phrase un dépit inavoué, s’étant toujours imaginé,
dans son besoin de dévouement, qu’il venait quêter du bonheur et non pas
en donner.

--Oui, vous êtes bon; vous me faites des visites de charité, mais toute
mon amitié ne peut vous faire oublier celle qui a été si dure pour vous,
et que vous avez tant chérie, celle que, peut-être encore, sans le
savoir...

Elle n’acheva pas: un sanglot l’étranglait. Jamais la douce et sereine
femme n’avait laissé voir à ce point l’agitation secrète dont elle
souffrait; Guéméné, à ce moment, lut véritablement en elle.

--Mon amie, mon amie, pouvez-vous dire cette chose! reprit-il plus
lucide qu’elle et plus conscient. Vous m’avez fait tant de bien, au
contraire, vous avez mis tant de douceur dans mon existence d’abandonné!

--Est-ce vrai?

Et, quand leurs yeux se rencontrèrent, tous deux rougirent. Ils
commençaient à se craindre l’un l’autre. La porte s’ouvrit. Le petit
André entra. Il venait d’achever ses devoirs et les voulait montrer au
docteur. Sa présence n’irrita ni ne dérangea Guéméné. Cet enfant
représentait pour lui l’autre amour dont il avait été frustré, et il
satisfaisait ses désirs paternels à s’occuper du fils de son amie, à
surveiller ses études, à diriger sa vie. Il avait conseillé que l’on
prît pour lui une Allemande. A son insu, il aimait faire acte d’autorité
dans cette maison qui était pour lui un foyer illusoire, à gouverner
l’enfant, à régenter la mère.

Il examina les pages du cahier, fit quelques observations que le petit
garçon écouta docilement, puis il dit:

--Quand tu auras très bien travaillé, je te conduirai une fois à mon
laboratoire où tu verras toutes sortes de petites bêtes.

L’enfant demanda, de son soprano aigu:

--Y aura-t-il des lézards?

Guéméné se mit à rire, l’enleva, l’assit sur son genou, l’enlaçant d’un
bras, le serrant âprement. La mère poursuivait sa broderie et les
regardait d’un œil oblique. Ils demeuraient silencieux tous les trois,
dans un bien-être paisible, confiants les uns dans les autres. Et
Guéméné se complaisait à ce simulacre d’une famille auquel il se
leurrait par instants.

--Votre cuisine sent bon, dit-il tout à coup d’une voix très émue.
Invitez-moi donc à dîner.

Madame Jourdeaux tressaillit et se redressa:

--Vous voulez dîner ici?

C’était la première fois qu’il en manifestait l’envie. Pour elle, qui
l’avait toujours reçu si tendrement, elle ne lui avait jamais fait une
offre, ne lui disant même pas--tant était sévère sa retenue délicate de
femme--: «Revenez... Restez un peu plus...» Mais à cette demande, elle
ne dissimula pas sa joie. Elle sonna pour qu’on mît un couvert de plus.
Puis le petit André s’étant esquivé:

--Vous ne craignez pas que madame Guéméné ne vous attende longtemps, ce
soir?

--Je l’ai attendue assez souvent, moi! fit-il avec un accent de rancune.

Puis, plus tristement encore, il ajouta:

--J’inventerai quelque chose, un dîner au restaurant entre deux visites
urgentes... Mentir avec des mots, est-ce pire que de mentir avec des
baisers!...

--Pauvre ami! dit-elle avec une tendresse contenue.

Elle reprit son ouvrage, et ils restèrent muets, ne sachant que se dire.

Pendant qu’ils passaient à la salle à manger, le petit André s’approcha
furtivement et glissa un papier roulé dans la poche de son grand ami.
C’était une surprise qu’il lui préparait depuis trois jours, un beau
devoir écrit avec soin, orné d’une dédicace, et noué d’un ruban rose.
L’enfant resta tout tremblant de son acte d’audace. Pendant le reste de
la soirée, il eut les yeux fixés sur cette poche où sans doute le grand
ami porterait la main: alors on verrait bien son étonnement et son
plaisir de trouver cela... Mais ce furent de vaines espérances. Le
docteur ne s’aperçut de rien.

Le dîner fut paisible et doux comme la maison où régnait cette charmante
femme. La présence de la domestique qui servait lui ôta toute intimité.
Guéméné parla de ses expériences de laboratoire. Boussard lui faisait
rédiger une longue communication pour l’Académie, mais des scrupules
l’arrêtaient et sa conscience requérait sans cesse de nouvelles
observations. Il opérait maintenant sur des chiens; il aurait voulu
avoir de gros animaux à sa disposition.

--Ah! disait-il avec lassitude, ce terrain d’expérience, qui échappe
toujours à ceux qui cherchent!

Madame Jourdeaux découpait en tranches, adroitement, un gâteau fourré de
fruits. Sans s’interrompre, elle riposta:

--Je vous ai proposé un terrain dont vous n’avez pas voulu. Il est
toujours à votre disposition. L’expérience serait décisive, cette fois.

Il eut un petit rire qui ressemblait à un sanglot:

--Vous! vous! balbutia-t-il. Je commettrais un crime, et vous seriez ma
victime!

Le couteau tomba des mains de la jeune femme. Il y avait eu dans le ton
de Fernand tant de passion, tant de ferveur, on y sentait si bien cette
idolâtrie un peu timide de l’homme dont l’amour ne s’est pas encore
exprimé, qu’elle crut entendre un aveu. Et ils se sourirent cette fois
avec plus de paix, comme deux nobles êtres très francs qui sont sûrs
l’un de l’autre.

Dès le dessert, il la quitta. Et le bonheur qu’ils avaient eu mourut
dans le tourment de voir encore diverger leurs vies.

Guéméné redoutait toujours ces retours à la maison, et la présence de
Thérèse qu’il retrouvait invariablement souriante, avec son caractère
uni, affable et séduisant dans sa force. C’était maintenant un
soulagement pour lui s’il apprenait, à son arrivée, l’absence de sa
femme. Et il demeurait gêné devant elle, malgré l’honnêteté timorée dont
il faisait preuve, comme si cette loyale Thérèse avait pu lire la
subtile défection de son cœur.

Ce soir, il espérait qu’elle serait au travail, dans son cabinet, et
qu’il s’en tirerait avec un baiser rapide. Mais elle l’attendait dans
leur chambre. Il la trouva très étrange, et vit qu’elle avait pleuré. Il
allait redescendre au second étage, pour y travailler comme tous les
soirs. Elle le retint:

--Fernand, reste un peu, je te prie.

--Que me veux-tu, ma chérie?

Ce mot la consola. D’ailleurs, il montrait près d’elle, ce soir, une
amabilité câline qui lui fit du bien. Ne s’était-elle pas alarmée à
tort? Elle avait rêvé de s’expliquer définitivement avec lui sur
l’indifférence qu’elle lui voyait. Et puis, soudain, ce moyen lui parut
théâtral et superflu. Elle se contenta de lui dire:

--Tu n’as pas pu rentrer dîner?

--Mais non, dit-il en s’efforçant à l’assurance, cela m’a été
impossible, je t’assure. J’étais sur la rive gauche, il se faisait très
tard... J’ai dîné à la brasserie.

--Oh! je ne te fais pas de reproche, mon pauvre ami, reprit-elle avec
une tristesse infinie, je n’en ai pas le droit.

Cette phrase l’étonna tellement sur les lèvres de l’orgueilleuse Thérèse
qu’il la regarda fixement, cherchant à deviner l’énigme cachée sous ces
mots-là. Elle ajouta:

--Si souvent, moi aussi, je t’ai manqué quand tu avais besoin de ma
présence!

Elle ne dit pas l’anxieuse soirée passée ici, dans leur chambre, à
l’attendre, à le désirer, à regretter les joies finies. Cependant son
accent d’humilité triste frappa de nouveau Guéméné. Ce fut comme un
éclair illuminant pour lui, une seconde, le cœur de Thérèse. Il s’accusa
d’avoir pris cette femme autrefois, dans son agréable tranquillité de
vierge cérébrale, d’avoir éveillé dans son âme, avec le bonheur inconnu
de l’amour, des besoins nouveaux, une avidité de tendresse, et de ne les
avoir pas rassasiés. La bonté qui était en lui s’émut. Il eut pitié,
superficiellement, légèrement, de cette belle épouse que, d’une manière
insidieuse et délibérée, il abandonnait. Mais, ce soir, l’idée de vivre
près de l’autre était entrée trop au vif de lui-même: il plaignit sa
femme comme une étrangère qu’on voit souffrir. Il avait déjà de l’homme
adultère les duplicités, les accommodements de conscience.

--Ma pauvre chérie, dit-il en l’embrassant encore, que veux-tu! nos vies
étaient ainsi faites; le lien en était bien lâche...

Elle eut un geste de passion pour l’étreindre, pour le retenir, et lui
un recul qu’elle sentit. Une douleur aiguë la crispa et il la vit se
détourner.

«Après tout, se dit-il pour s’exonérer de tout remords, elle a son
métier qui la consolera...»

Comme il allait se dévêtir, il vida ses poches de la trousse, du
thermomètre, du carnet de visites; un rouleau de papier, noué d’une
faveur rose, tomba par terre.

--Tiens! qu’est-ce que c’est? fit-il tout haut.

Machinalement, par un geste de complaisance féminine, Thérèse le
ramassa, dénoua la faveur. Le papier se déroula: le devoir du petit
André apparut.

--Tu es allé chez madame Jourdeaux? demanda-t-elle.

--Non, non... J’étais sur la rive gauche.

--Alors que veut dire ceci?...

Au bas de la page, en caractères d’un demi-centimètre, Guéméné lut à la
volée:

  Clovis saisit sa francisque, et, frappant le soldat, l’étendit mort à
  ses pieds, en disant: «Souviens-toi du vase de Soissons.»

Et au-dessous:

  A mon grand ami, monsieur Guéméné.

  ANDRÉ JOURDEAUX.

Guéméné se troubla, reprit le papier.

--Ah! je me souviens, c’est la semaine passée, on m’avait fait demander
pour le petit qui était légèrement indisposé. Il a voulu me donner son
devoir; je l’ai gardé dans ma poche depuis ce jour-là.

--Mais, dit Thérèse dont la voix se faisait étrange, le devoir est daté
d’aujourd’hui.

Effectivement, sous le doigt de sa femme qui soulignait les mots, il
aperçut:

_Mercredi, neuf mai._

Elle le pénétra de son beau regard loyal, droit, insoutenable. Elle ne
comprenait rien encore, sinon qu’un mensonge avait été proféré par ce
compagnon de sa vie, en qui elle croyait aveuglément.

--Eh bien, oui! lança-t-il tout à coup, hardiment. Je me suis laissé, ce
soir, retenir à dîner par madame Jourdeaux. J’étais très las; un parfum
de cuisine appétissante m’a tenté. Et, pour ne pas te peiner, j’ai
menti, je t’ai fait croire que des nécessités m’avaient seules éloigné
de toi. Pardonne-moi cette faute, et surtout cette lâcheté, les
premières...

Les yeux de Thérèse s’assombrirent. Son visage s’altéra. Elle ne
répondit rien, ne sachant encore que penser, étourdie par le choc de
cette révélation obscure.

Et ce fut avec une sourde hostilité dans l’âme que, cette nuit-là, ils
dormirent l’un près de l’autre.




II


Thérèse connut dès lors la vie méditative, sournoise, inquiète, des
épouses trahies. Sans rien savoir encore, elle devinait. D’ailleurs, un
fait était certain, Fernand se cachait d’aller chez madame Jourdeaux;
plutôt que de l’avouer, il avait menti. Alors, avec l’âpreté du soupçon,
elle rassemblait ses souvenirs. Depuis le jour où ils avaient connu
cette jeune femme au dîner du docteur Herlinge, Fernand l’avait citée,
admirée, louée même si souvent, qu’aujourd’hui le doute n’était plus
possible. L’an passé, il avait ordonné à madame Jourdeaux, pour son
enfant, le pays où ils se rendaient eux-mêmes. Le séjour dans le même
hôtel n’avait pas été une simple coïncidence: Fernand y avait attiré la
veuve,--Thérèse se le rappelait, à cette heure,--en lui fournissant
toutes les références sur l’établissement. Ne l’aimait-il pas déjà? La
pensée d’être trompée depuis longtemps peut-être envahit Thérèse et
l’atterra. Elle souffrit d’abord dans son estime pour Fernand. Avec la
plénitude de sa confiance, elle avait cru lui voir une âme aussi limpide
que la sienne; mais il la décevait en secret. Cette duplicité chez celui
qu’elle aimait lui fut la plus cruelle douleur. La jalousie proprement
dite ne s’infiltra que plus lentement dans cette âme fière. Mais quand
cette orgueilleuse Thérèse eut bien compris qu’on délaissait une femme
comme elle pour une madame Jourdeaux, elle endura des tourments moins
nobles, plus profonds, plus terribles.

Elle imagina des espionnages indignes: elle irait les surprendre, un
jour; ce serait sa vengeance que leur confusion. Ou bien elle le ferait
suivre et le confondrait d’une autre manière... Et elle ne rêvait pas à
ces différentes formes de revanche au cours de longues heures
d’oisiveté, comme une autre femme, mais pressée, harcelée du matin au
soir par sa tâche virile. Elle emportait sa torture avec elle, et sans
cesse ressassait son chagrin, en fiacre, dans la rue, en franchissant
les portes de ses clientes, en gravissant les étages. Il lui fallait un
effort pour s’en libérer au chevet de ses malades. C’étaient, la plupart
du temps, de jeunes épouses près de qui veillaient des maris anxieux,
dont l’amour se révélait dans les yeux, dans les gestes. Alors
l’impassible doctoresse, supérieure et illisible, de qui la malade
attendait éperdument son salut, frémissait, se sentait faiblir, les
enviait, souffrait, retenait ses larmes.

Elle soignait le petit Adeline avec un zèle acharné, se rendant deux
fois chaque jour rue de Buci pour les pansements, les bains, la
morphine. La morgue légère qu’elle montrait autrefois envers la pauvre
Jeanne Adeline, si triviale avec sa vulgarité de sage-femme populaire,
s’évanouissait dans un sentiment d’égalité douloureuse. Ce lui fut une
compensation à tout ce qu’elle endurait que de rendre à cette mère son
enfant.

Mais, de retour à la maison, elle retrouvait le compagnon déloyal dont
le cœur recélait un mystère, et le chagrin de Thérèse prenait une autre
forme de rancune, de colère, qui, devant son mari, l’angoissait,
l’étouffait.

Pourtant sept jours s’étaient écoulés, et, dans l’obscurité du silence
qui pesait entre eux, elle s’acharnait à chercher, soupçonneuse et
nouvelle, des indices de la vérité. Sa délicatesse fière répugnait aux
reproches, aux injures, aux scènes. L’élévation morale de ces deux êtres
faisait leurs ententes muettes plus tragiques, plus poignantes que les
explications. Parfois, à table, Fernand devinait sur lui le regard de sa
femme qui le sondait. Elle était, dans son chagrin morne, si grande, si
offensée, qu’il se sentait lui-même amoindri, humilié. La réserve
qu’elle gardait faisait la force de Thérèse. Lui tenait dans le drame le
rôle inférieur.

Mécontent de soi, de cette vie fondée sur une équivoque, acculé à
l’impossibilité de se justifier, il retournait chez madame Jourdeaux où
l’attendait une autre équivoque. A quoi bon cette retenue près de son
amie, dont il n’avait pas le bénéfice près de sa femme? Mais, il le
sentait maintenant, s’il avait voilé d’amitié la tendance passionnée qui
les vouait l’un à l’autre, c’était moins en lui scrupule de mari
qu’habileté d’amoureux: il connaissait trop bien la douce femme qu’eût
épouvantée la réalité de l’adultère. Et il lui en voulait de n’être
généreuse qu’à demi. Elle aussi lui gardait une rancune inconsciente de
leur situation sans issue. Ils manifestaient maintenant, l’un et
l’autre, une susceptibilité déraisonnable: elle lui reprochait sa
tristesse qu’elle ne savait plus consoler; il se plaignait du peu de
joie qu’elle prenait à le recevoir. Leurs propos demeuraient tendres;
quelque chose d’aigre et d’amer s’y cachait. Elle lui dit, un jour,
excédée de ces griefs subtils qu’il ne cessait d’énumérer contre elle:

--On dirait que vous vous plaisez à me faire souffrir.

--Et vous! murmura-t-il sourdement.

Elle fut effrayée de ce qu’exprimaient alors les traits de son ami. Elle
balbutia:

--Quoi! je vous fais souffrir, moi! comment? comment?

--Ah! vous ne savez pas... vous ne voyez pas...

Il se prit la tête à deux mains. Une larme tomba, vint s’écraser sur son
genou. Cette vue la bouleversa. Le chagrin de cet homme lui était
intolérable. Sa tendresse vainquit tout. Elle s’approcha doucement, se
pencha, le baisa au front.

C’était la première caresse qu’il reçût d’elle: ses yeux se fermèrent;
il se recueillit.

--O mon amie! mon amie! dit-il tout bas, pénétré d’une douceur sans nom.

Et il leva les bras vers elle; mais déjà elle s’était écartée de lui,
toute blanche, effrayée de ce qu’elle avait osé, tremblante,
frémissante. Cependant, si grand avait été pour lui le prix de ce
premier geste d’amour, venant d’une telle femme, qu’il s’apaisa dans un
bien-être, un contentement absolu. Il la regarda avec une indicible
expression de reconnaissance:

--O mon amie! vous êtes bonne... Merci...

Elle reprit:

--Je voudrais tant mettre un peu de baume dans votre vie!

Mais ensuite leurs entrevues devinrent plus pénibles: madame Jourdeaux
s’était ressaisie, redevenait plus froide, plus réservée que jamais.
Elle gardait près d’elle le petit André durant les visites du docteur.
Guéméné se mit à la juger sévèrement.

Et leurs nerfs tendus continuaient à s’exaspérer chaque jour davantage.

Ce fut à ce moment que Thérèse enfin parla.

Un soir, après le repas, Fernand s’était accoudé à la fenêtre pour
fumer; elle le rejoignit. Plusieurs minutes s’écoulèrent sans qu’elle
ouvrit les lèvres. La nuit ne venait pas encore. Dans les arbres, les
pigeons roucoulaient; les bateaux-mouches, silencieux, glissaient à
fleur d’onde. On entendait seulement, de temps à autre, le
bouillonnement de l’eau sous l’hélice quand l’un d’eux s’arrêtait au
ponton de débarquement. Enfin Thérèse, prononça:

--Fernand, il faut nous expliquer.

--Nous expliquer, répéta-t-il nerveusement.

--Tu le sais, Fernand, notre bonheur a toujours reposé sur une entière
franchise; il faut que notre malheur ne soit pas moins entouré de
lumière. Soyons courageux, mon ami; disons-nous tout, honnêtement.

Et sa voix frémissait, car dans sa fierté outragée elle avait décidé, si
Fernand lui avouait sa trahison, de ne pas demeurer à ce foyer où elle
cessait d’être l’épouse exclusivement choisie et religieusement honorée.
Elle avait résolu de partir, de s’effacer, de rendre à ce compagnon
infidèle la liberté de son inconstance. Mais, ce qu’elle avait déterminé
dans l’indignation, elle ne l’exprimait plus que dans le déchirement, le
brisement de son amour.

Elle reprit:

--Je sais que tu ne m’aimes plus.

--Thérèse, ma pauvre amie!...

--Ne proteste pas. Tes yeux, tes attitudes, toute ton âme dans laquelle
je sais lire, ont été plus sincères que tes mots. Oh! rassure-toi, mon
ami, ce n’est pas une scène que je viens te faire. Nous sommes de force,
l’un et l’autre, à regarder la vérité en face. Je viens raisonner avec
toi de notre misère. Je ne t’accable pas, tu vois. Nous pouvons, en
dehors de l’amour, demeurer deux êtres de bonne foi, capables de
s’entendre encore, sans animosité, sans haine. Nous nous sommes tant
aimés! nous ne pouvons pas nous haïr...

Il s’émut à la voir frémir sous ce calme d’emprunt. Il se sentit aimé
autant, plus peut-être qu’autrefois, par cette belle épouse si noble et
si malheureuse. Mais rien ne vibrait plus en lui que la pitié pour celle
à l’orgueil de qui s’était usé son amour.

--Nous haïr! ma pauvre Thérèse! dit-il avec cette douceur particulière
qu’on a pour les affligés, y penses-tu? Mais tu es toujours mon amie, ma
femme très chère: je sais ce que tu vaux, je ne l’oublie pas. Ai-je été
jamais dur, injuste pour toi? T’ai-je jamais fait du chagrin?...

--Fernand, répliqua-t-elle, plus grave, je te supplie de ne plus t’en
tenir aux artifices des mots. J’ai le droit de te demander cela: car, si
je ne fus pas la compagne que tu rêvais, au moins je n’ai été, moi non
plus, ni méchante ni indigne. Mettons nos âmes toutes nues; parlons dans
l’absolue sincérité. J’aurai le courage de tout entendre. Tu aimes une
autre femme.

Guéméné sentit le mensonge lui devenir impossible en face de Thérèse
désormais. Il se tut. Thérèse crispa ses deux mains sur l’appui de la
fenêtre. Ses yeux se fermèrent une seconde. Ce silence ne lui apprenait
rien qu’elle ne sût déjà, mais confirmait toutes ses déductions
douloureuses, et l’anéantit autant qu’une révélation soudaine. Fernand
l’entendit murmurer:

--Merci de n’avoir pas menti...

Alors il eut un élan, comme si, l’habitude ancienne de la possession le
dominant, il eût craint maintenant de perdre cette femme dont il se
croyait détaché.

--Thérèse, je te jure... tu m’entends, tu me crois... je te jure que,
depuis le jour où j’ai commencé de t’aimer, jusqu’à ce jour, je n’ai
jamais eu d’autre femme que toi. Tu es ma seule compagne. Je suis à toi
comme aux premiers jours de notre union.

Elle plongeait éperdument ses yeux dans les siens:

--Alors... alors... quoi?... je ne comprends plus... Oh! je voudrais te
croire, et il me semble que tu n’es pas sincère. Je m’efforce d’accepter
ce que tu me dis, et je ne le peux pas. Fernand, je te connais trop; tu
as été trop mien pour que je ne te pénètre pas. Je devine en toi une
arrière-pensée que tu dérobes encore.

La nuit était venue. Ils ne paraissaient plus aux passants que deux
ombres noires à une fenêtre perdue parmi tant d’autres. Mais Fernand
pouvait suivre sur le blanc visage de sa femme, presque lumineux dans
l’obscurité, toutes les expressions d’espoir et de douleur qui s’y
reflétaient tour à tour.

--J’ai dit la vérité, reprit-il, torturé par cet interrogatoire. Libre à
toi d’imaginer autre chose.

--Regarde-moi bien en face, Fernand, laisse-moi lire dans tes yeux.
Montre-toi comme je me montre moi-même. Je ne te cache rien de mon cœur,
moi: j’étais venue à toi, ce soir, dans la colère et dans le trouble,
pour une rupture délibérée; il me semblait qu’une femme comme moi ne
devait pas subir de partage, et je voulais te proposer de te quitter...
si je t’étais à charge. Mais ma dignité ne compte plus, ni ma fierté, ni
le sens de ce que je vaux. A me rapprocher de toi, je n’ai plus éprouvé
qu’une chose, c’est que je t’aime, c’est que je te suis attachée plus
tendrement, plus puissamment que jamais. Rien ne pourra me séparer de
toi. Non! non! je ne veux plus partir, te céder, te perdre. Tu es mon
mari bien-aimé jusqu’à la mort: tu peux m’offenser, me trahir,
m’abreuver de peines, je possède l’éternelle fidélité de l’amour vrai
qui ne s’abaisse pas dans la résignation, qui ne s’avilit pas dans
l’humilité, qui ne s’amoindrit pas dans le pardon. Sans doute, tu
t’étonnes de m’entendre parler ainsi, tout orgueil abjuré, toute colère
éteinte, mais en parlant autrement, Fernand, je mentirais, et nous ne
pouvons pas être des époux hypocrites.

--Ma Thérèse!...

--Oui, je suis toujours _ta_ Thérèse, mais tu n’es plus _mon_ Fernand.
Tu aimes une autre femme, et, je l’ai deviné l’autre jour: c’est madame
Jourdeaux.

--Madame Jourdeaux n’est pour moi qu’une amie, au sens le plus pur du
mot. Tu réclames la vérité, la voilà; je te le dis sans serment, sans
formule. Me crois-tu?

--Oui, Fernand, je te crois. Mais je ne suis pas une petite fille qui se
contente d’apparences... Je connais l’âme humaine, et je sais penser...
Madame Jourdeaux est une femme simple mais loyale, que la consommation
d’un amour malhonnête effrayerait... Elle se défend... Ton amie, ton
amie... Voudrais-tu que moi j’eusse un ami qui ne fût pas toi? un ami au
sens le plus pur du mot, dis?

Toute la révolte de l’épouse vibrait en elle. Ardente et fiévreuse, elle
haletait, sans larmes, sans soupirs, souffrant plus qu’une autre femme,
en raison même de sa supériorité.

Puis, craignant que les reproches ne vinssent aux lèvres de Fernand,
qu’il ne rappelât le passé, le peu de zèle qu’elle avait apporté à la
garde du foyer, elle se hâta de le prévenir:

--Tu es allé chercher une intimité au dehors; une femme est entrée dans
ta vie, possède ton cœur. Nous autres, nous distinguons moins que les
hommes entre l’adultère de cœur et celui de chair. Ce qui est entre toi
et madame Jourdeaux, je l’ignore, mais je le pressens; c’est le leurre
de l’amoureuse amitié. Fernand, je ne puis te le cacher, cette pensée
suffit à me briser. Tu ne sais pas ce que je souffre! Jamais je n’ai eu
tant de mal...

Elle le vit quitter la fenêtre, elle le suivit; ils se reculèrent
ensemble vers l’ombre plus épaisse du fond de la salle à manger. Ils
demeurèrent debout. Ils pleuraient. Thérèse reprit:

--Tu n’as pas seul tous les torts. Moi aussi, je me sens en faute. Tu
m’avais annoncé le naufrage de ton amour, je t’entends encore me
supplier d’abandonner la médecine. Sans doute, déjà tu te sentais las de
moi. J’ai manqué de force... Ta prière m’avait émue pourtant. Tu
semblais souffrir; tu m’as bouleversée ce jour-là. Mais je n’ai pas pu.
As-tu voulu te venger, dis, Fernand?

--Non...

Et il pensait:

«Elle me revient aujourd’hui qu’elle me voit lui échapper. Mais il est
trop tard.»

Et, se remémorant toutes les misères de sa vie conjugale, la ruine
successive de chacun de ses rêves, ce qu’il avait enduré ici même, lors
de ses repas solitaires, dans cette maison que la gardienne désignée
semblait fuir, il ajouta tout haut:

--J’ai tant souffert par toi!

--Mon ami, dit-elle tristement, je le comprends aujourd’hui parce que je
souffre moi-même. Mais jusqu’ici je n’avais pas expérimenté la
souffrance, et j’ai méconnu tes chagrins. Veux-tu me pardonner?

--Ma pauvre Thérèse, je ne t’en veux pas! Sache bien que maintenant
encore, malgré le trouble, la crise que je traverse, où je ne vois plus
clair en moi-même, je me sens l’être qui t’aime le plus au monde.

Elle comprit l’impossibilité de la franchise invoquée tout à l’heure. La
vérité ne se livrait à elle que par bribes, en ces aveux involontaires
que Fernand corrigeait aussitôt d’une expression affectueuse. Sous peine
d’une brisure nette, elle s’en rendait compte, il ne pouvait dire: «Je
ne t’aime plus». C’était seulement dans une sorte d’ombre consentie
entre eux, et comme voilés l’un pour l’autre, qu’ils pouvaient mener
encore l’existence commune. Les ténèbres où ils demeuraient au fond de
cette salle obscure, ne se voyant qu’à peine, redoutant même la lueur de
la lampe, étaient l’image de leur avenir désormais. Le doute,
l’incertitude, subsisteraient entre eux. Thérèse, oubliant même ses
raffinements de sincérité, se rattachait maintenant avec passion à cette
équivoque qui lui permettait seule de continuer à vivre près de Fernand.

Ils n’avaient plus rien à se dire, et ils restaient cependant dans ce
sombre tête-à-tête, exténués de la lutte, aussi abattus l’un que
l’autre. Ce fut Thérèse qui avoua la première:

--Je suis bien lasse, mon ami.

--Il faut te coucher, ma chérie.

Et elle sentit de nouveau cet accent affectueux, presque fraternel,
qu’il avait en lui parlant.

Ils montèrent ensemble, lentement, accablés par l’indicible tristesse de
leur bonheur fini. Arrivé au seuil de la chambre, Fernand poussa la
porte. Thérèse se recula sur le palier.

--Entre, fit-il distraitement.

--Écoute, Fernand, lui dit-elle, très pâle, les yeux rougis, tu sais que
je te pardonne tout et que je t’aime; mais, après ce que nous avons dit
ce soir, j’ai comme un reste de ma fierté anéantie qui se réveille. Je
te suis soumise en tout, mon ami, mais permets, je t’en prie, permets
que cette nuit je ne dorme pas près de toi.

Sans répondre, il fit un geste de douleur, de résignation, et la vit
pénétrer dans la chambre voisine.

                   *       *       *       *       *

Le lendemain, dès le début de l’après-midi, la vieille servante de
l’oncle Guéméné introduisait Thérèse dans le salon de la morte, où le
portrait, par les larges baies ouvertes, plongeait ses beaux yeux
passionnés dans les verdures du Luxembourg. Cette grande pièce, pareille
à un reliquaire, conservait toujours dans un silence religieux le piano
muet, le métier à broder, le fauteuil au pied duquel demeurait sur le
tapis l’empreinte vague de deux pantoufles. Et Thérèse songeait à ce
jour où elle était venue ici avec Fernand, aux premiers temps de leur
mariage. Tous deux alors tremblaient de bonheur et d’amour rien qu’à se
regarder. Le portrait les dominait superbement, figure d’idéale,
d’impérissable passion. Et Thérèse l’avait enviée, cette femme
mystérieuse, pour son pouvoir, son indéfinissable charme, le merveilleux
roman qu’avait été sa vie amoureuse. Elle s’était dit: «Je veux une
passion semblable. Je veux être aimée comme cette femme. Il me faut la
douceur d’une pareille souveraineté.» Et vraiment, ce jour-là, caressée
par les yeux attendris de Fernand, l’esprit plein de souvenirs
voluptueux, quand elle évaluait le don d’elle-même, la hauteur du
sentiment qui les liait, la noblesse de leurs échanges affectueux, elle
croyait égaler la morte. Mais tandis que le roman mystique et superbe de
la belle «tantine» s’était épanoui dix années et se continuait
miraculeusement au travers des ténèbres mortuaires, qu’était devenu le
sien!

La porte s’ouvrit; le veuf entra.

--Ma chère Thérèse, vous êtes gentille d’être venue me voir. Comment va
Fernand?

Dans sa détresse, elle avait pensé au refuge que seraient pour elle la
bonté, la délicatesse, la magnifique expérience de ce cœur d’homme.
L’oncle Guéméné chérissait Fernand. Elle avait pour lui ce penchant
particulier, filial et doux, de certaines brus pour le père de celui
qu’elles aiment. Puis elle le regardait avec respect, avec piété, comme
la relique vivante de grandes choses passées, l’acteur fatigué d’un
drame admirable. Et, dans cet instant, elle leva sur lui des yeux si
désolés qu’il s’écria:

--Rien de nouveau ne vous amène?... rien de mauvais, au moins?

Elle dit tout bas:

--Si, un grand malheur. La fin de toute notre joie, de tout notre rêve.

Elle avait saisi dans ses mains gantées cette main de vieil homme,
osseuse et sèche, et s’y cramponnait nerveusement, comme si une
toute-puissance y eût tenu qui pouvait la sauver. Et, les yeux clos,
détournant son visage, elle disait encore:

--Écoutez-moi, je vais tout vous conter, tout.

Jamais tant qu’à cette minute-là il ne s’était intéressé à cette jeune
femme, charmante, si nouvelle pour lui, médecin comme lui, menant par
son cerveau une vie semblable à la sienne, mais aussi lointaine
cependant, aussi impénétrable et mystérieuse, aussi secrètement faible
et impressionnable qu’une simple femme. L’imprévu, l’étrangeté de ce cas
social l’avaient toujours un peu épouvanté. Et ce n’était pas sans
inquiétude qu’il avait vu Fernand s’unir à une jeune fille aussi
singulière. Il n’avait pas eu foi dans leur bonheur mal établi à son
gré, et il épiait le jeune ménage d’un regard constant et anxieux. Il
n’avait cependant pas présagé si prompte la catastrophe que Thérèse lui
disait là, en phrases hachées, douloureuses, déchirantes.

Depuis longtemps, elle le sentait bien, Fernand ne trouvait plus de
satisfaction auprès d’elle. C’était venu insensiblement, sans heurts,
sans scènes. Il demeurait toujours bon comme par le passé, ne lui
causait nulle peine, et son cœur s’éloignait d’elle doucement, sans
secousse. Jamais elle ne l’aurait soupçonné. Elle était même
naturellement si confiante, si peu ombrageuse, qu’elle souffrait sans
s’alarmer. Et puis, l’autre soir, un indice tout matériel l’avait rendue
clairvoyante soudain: un feuillet de papier tombé de la poche de
Fernand, glissé là par le petit garçon d’une cliente, avait témoigné
d’une intimité indéniable entre son mari et cette jeune femme. Pour se
disculper d’y être allé, il avait menti. Le mensonge, qu’elle avait
percé à jour, disait, mieux que tout aveu, des relations clandestines
qu’il ne pouvait confesser. L’idée qu’il fût l’amant d’une autre l’avait
jetée, toute une semaine, dans un atroce désarroi. Jamais elle n’aurait
cru qu’une âme humaine pût endurer de pareilles tempêtes; jamais elle
n’aurait imaginé ce tourment avilissant et mauvais de la jalousie. Et
elle s’était tue par prudence, par sagesse, redoutant les entraînements
physiques de la colère qui égare les plus fortes consciences. Et peu à
peu, dans son esprit, s’était arrêtée l’idée de quitter Fernand, par
dignité et aussi, hélas! elle devait bien l’avouer, par vengeance. Mais
hier ils s’étaient expliqués tous deux, et, dans ce rapprochement de
leurs cœurs, ses dispositions avaient bien changé. Chose
incompréhensible, elle aimait encore celui qui la faisait tant souffrir.
La vie sans lui serait intolérable. Elle avait retrouvé, sans savoir
encore si c’était dans sa tendresse ou dans sa raison, une indulgence
pour la faiblesse de ce pauvre ami. D’ailleurs, ils avaient parlé
loyalement, cette femme n’était pas la maîtresse de Fernand. Hélas!
cette délicatesse dans leur sentiment n’était pas rassurante. Elle
témoignait d’un attachement spirituel bien puissant, plus inquiétant
dans sa noblesse qu’un lien physique. Thérèse le sentait bien; si tout
son être se révoltait moins fort à connaître cette réserve, elle en
avait un chagrin plus cruel, plus intime, plus élevé. Ce qui lui était
le plus cher dans la belle âme de Fernand, il l’avait donné à cette
femme. Mais elle espérait encore qu’à force de le chérir elle pourrait
le reprendre, et elle était venue trouver celui que Fernand considérait
comme un père. Elle le suppliait de la conseiller, de les sauver. Lui
avait eu en partage l’amour le plus élevé, le plus grand, le plus rare,
l’amour fait d’ardeur et de tendresse, l’union absolue qui survit à la
mort. Il serait là pour la guider, l’aider à reconquérir Fernand. Ah!
qu’elle aurait voulu ressembler à la belle tantine!...

Le veuf secoua la tête tristement:

--Quelle douleur vous me causez, Thérèse! Ah! pauvres enfants! pauvres
enfants!

Elle s’assit près de lui et continua:

--Cher oncle, je ne suis plus orgueilleuse comme jadis; je ne suis plus
fière de ma personnalité. Fière, hélas! de quoi le serais-je? Je suis
une pauvre femme délaissée qui n’a pas su se faire aimer quatre années
par le compagnon si bon qu’était Fernand. Je puis posséder quelque
savoir, je puis être consciente de mon intelligence: j’ai subi la pire
injure qu’une femme puisse connaître. Ah! je suis bien brisée, allez,
bien soumise; je ne pense plus qu’à mon bonheur perdu: dites-moi ce
qu’il faut faire, je suis prête à suivre la première volonté supérieure
qui voudra bien me secourir. Je suis devenue docile.

--Chère Thérèse, lui dit-il, très attendri, laissez-moi vous donner
d’abord une parole d’espoir. Il n’est pas possible que Fernand ait cessé
d’aimer une femme telle que vous.

Elle vainquit les dernières répugnances de son amour-propre et avoua:

--Ah! il faut que vous sachiez tout; je ne l’ai pas rendu heureux. En me
mariant, j’ai voulu garder ma vie, ma vie indépendante de travailleuse
cérébrale. Il m’a suppliée d’être toute à lui: j’ai refusé. J’ai réservé
de moi ce dont j’avais la vanité ridicule, mon métier de femme
d’exception... Dites, il ne s’est jamais plaint de moi?

--Jamais, Thérèse; j’ai appris par lui à vous apprécier. Quand il
parlait de vous, ses propos étaient si vibrants, si amoureux, que je
vous ai aimée rien qu’à l’entendre!

--Il a souffert beaucoup par moi, cependant. Il me l’a dit. Je n’étais
pas l’épouse qu’il avait rêvée. Nous n’avions pas lié nos vies. Avant
d’être sa femme, j’étais la doctoresse. Il a cherché ailleurs l’amie
qu’il ne trouvait pas en moi, l’amie dévouée que je n’ai pas été. Mais
si maintenant, pour l’amour de lui, je redevenais une femme ordinaire en
renonçant à la pratique de la médecine, croyez-vous qu’il serait touché
et qu’il me reviendrait?

Il la considéra, un instant, avec surprise, tant elle avait exprimé
simplement, en cette phrase banale, l’anéantissement de sa personnalité
altière, son abdication. Il était médecin: il savait quel attrait
passionné retient à cette profession ceux qui l’exercent. Et surtout il
connaissait cette jeune et ardente doctoresse, si impétueusement vouée à
la science.

--Je crois, dit-il d’une voix qui s’altérait un peu, que s’il ne
revenait pas à l’admirable épouse que vous êtes, il cesserait de mériter
toute estime, toute amitié.

--Oh! je ne suis pas admirable, dit-elle; j’imite ces aéronautes qui,
près d’être engloutis, jettent à la mer leur trésor pour que leur ballon
allégé les relève d’un bond vers le bleu... Personne ne songerait à
admirer leur sacrifice. Si avant le danger ils avaient généreusement
abandonné leur trésor à ceux qui le réclamaient, voilà où eût été le
sublime. Ce que je fais n’a rien de sublime aujourd’hui. C’est il y a
quatre ans que j’aurais dû agir ainsi. Peut-être sera-t-il trop tard.

Et elle ajouta ces mots, dépourvus de solennité, qui mettaient fin pour
jamais à sa carrière:

--En vous quittant, je vais passer chez l’imprimeur et je commanderai
des circulaires pour prévenir ma clientèle.

Le veuf se leva, vint à elle, lui étreignit les mains:

--Ma chère Thérèse, merci pour Fernand; il ne vous sera jamais assez
reconnaissant!...

Sa voix s’étranglait; il ne put en dire davantage. Il pénétrait d’un
coup jusqu’au fond de cette âme, un peu méconnue par lui jusqu’ici, et
qu’il n’avait pas osé juger de peur d’être trop sévère. Il comprenait
pour la première fois cette femme d’aujourd’hui, en qui le développement
intellectuel n’a pas aboli les ressources infinies du vrai cœur féminin.
Celle-ci était si simple dans son renoncement, s’y déterminant sans
phrases, comme à un acte minime, qu’il ne put s’empêcher de dire:

--Votre carrière s’annonçait si belle! Ne la regretterez-vous jamais?

--Ah! répliqua Thérèse, que m’importe cette carrière auprès de l’amour
de Fernand!

Dans son cadre d’or pâle, avec ses jolies mains jointes, son attitude si
paisible, ses yeux ardents sous la coiffure légèrement démodée, la morte
semblait la regarder et lui sourire. Entre ces deux femmes, la belle et
douce tantine et la fière doctoresse, entre l’ombre et la vivante, une
complicité intime se faisait; toutes deux s’unissaient dans la même
docilité amoureuse, dans la noble servilité du dévouement absolu. Le
veuf vit le regard de la jeune femme levé sur le portrait, et, reprenant
son mot de tout à l’heure, il lui dit cette phrase, qui fut pour elle la
première gloire de son sacrifice:

--Ma chère Thérèse, vous ressemblez à votre belle tantine.




III


Il y eut cependant chez Thérèse un grand désarroi moral. L’énergie dont
elle était si riche et que son acte inutilisait soudain ne pouvait tarir
tout d’un coup. Ce jour-là, le lendemain et le jour suivant, elle fit
encore quelques visites indispensables dans sa clientèle. Certaines
malades ne pouvaient être quittées inopinément; certains traitements ne
pouvaient être interrompus. A d’autres clientes elle écrivit sa
détermination. Ses domestiques eurent l’ordre de renvoyer les personnes
venues pour la consultation. Elle allégua pour prétexte l’état de sa
santé. Seul Fernand ne sut rien, ne s’aperçut de rien. Elle guettait un
moment favorable pour lui apprendre ce qu’elle accomplissait par amour.
Mais Fernand lui semblait distrait, étrange, lointain; il vivait dans
une sorte de songe. Elle l’observait sans cesse; tous ses efforts se
concentraient pour le deviner. A qui pensait-il dans ces interminables
silences? Quel nom était derrière ce front illisible, quelle image au
fond de ces yeux qui la fuyaient?... D’où revenait-il, quand il rentrait
le soir, rêveur et triste, très absent, l’embrassant avec une sorte de
commisération offensante?... Et elle se taisait toujours, occupait ses
journées un peu désœuvrées à préparer les adresses de ses circulaires.

Quand elles lui arrivèrent de l’imprimerie, sentant l’encre fraîche, et
qu’elle vit par centaines ces petites feuilles volantes, leur rédaction
concise qui rendait publique et irrévocable sa décision, Thérèse eut un
sursaut qui la réveilla douloureusement, comme d’un long sommeil:

  Le Docteur Thérèse Guéméné a l’honneur d’informer M... que, pour des
  raisons de santé, elle cesse d’exercer la médecine.

  Elle prie M... d’agréer, avec ses regrets, etc.

--Comment ai-je pu? murmura-t-elle. Est-ce bien vrai?

Puis l’idée que Fernand s’attendrirait, comprendrait enfin son amour,
pleurerait la trahison dont il était coupable, lui reviendrait dans un
grand élan de passion, lui donna du courage.

Le même jour, Thérèse alla voir sa dernière malade. C’était une jeune
femme atteinte d’une salpingite, et si affaiblie que peu d’espoir
restait de la sauver. Elle s’était prise pour celle qui la soignait
d’une affection capricieuse, ardente, exclusive. Elle lui confiait ses
tristesses intimes, la passion brutale d’un mari qui ne croyait pas à
son mal; elle lui confessait tout, sentant chez la femme-médecin moins
une amitié qu’un ministère sacré fait pour autoriser tous les aveux.
Quand elle apprit la défection de Thérèse, une scène déchirante se passa
au chevet de ce lit. La malade se tordait les mains, pleurait, s’agitait
en dépit de toute prudence, s’écriait:

--Mais vous ne pouvez pas m’abandonner, j’ai besoin de vous! Je ne veux
pas d’un homme pour me soigner. Vous étiez la seule à qui je pusse tout
dire.

Thérèse promit de revenir quelquefois, en amie. Mais elle sortit
bouleversée de cette maison. Insidieusement, et comme par une ruse
suprême pour la retenir, son métier revêtait maintenant le caractère
d’une mission. Elle eut des remords de s’y dérober. N’était-elle pas
infidèle à un grand devoir? La femme-médecin, près de la femme malade,
peut tenir un rôle spécial et précieux. Elle se rappela toutes les
confidences d’épouses qu’elle avait reçues, tous les conseils qu’elle
avait donnés. Avait-elle le droit de déserter?...

Puis quand, le soir, elle retrouva Fernand plus sombre, plus froid, plus
détaché d’elle que jamais, son désespoir fut si vif qu’elle ne
tergiversa plus sur la mission, les devoirs, le rôle spécial d’une femme
qui se sent perdre son mari.

Cependant une timidité l’empêchait toujours de révéler son projet à
Fernand. D’ailleurs elle le voyait peu. Son laboratoire, disait-il,
l’absorbait de plus en plus. Dès le repas, il partait. Leurs nuits se
continuaient solitaires. Thérèse laissa traîner sur sa table la liasse
des circulaires qui n’étaient pas encore envoyées. Fernand jamais plus
n’entrait dans le cabinet de sa femme et ne les vit pas. Thérèse se dit
enfin:

«Demain je ferai l’expédition.»

Auparavant elle voulut prévenir son père. Et comme elle redoutait,
avenue Victor-Hugo, l’explication en famille, avec les questions, les
commentaires, les déductions, les suppositions qu’un tel aveu
comportait, elle décida de se rendre, le lendemain matin, à
l’Hôtel-Dieu, pour rencontrer le docteur Herlinge dans son service.

Alors, comme au temps déjà lointain de son internat, elle s’achemina dès
huit heures et demie vers l’hôpital, par la rue du Cloître, tout le long
de laquelle chacun des contreforts multiples de Notre-Dame élève vers le
ciel une petite cathédrale en miniature, aérienne et fuselée. Quand elle
aperçut le Parvis et, derrière les arbres du trottoir, le portique de
l’Hôtel-Dieu, elle frissonna comme le patient au moment d’une opération
chirurgicale effrayante. C’était un grand coup de sa belle hardiesse de
revoir une dernière fois cet hôpital où elle avait caressé tant de
rêves, remporté ses premiers succès, et d’en faire le théâtre de son
abdication. Mais elle se sentait forte, de la force morne que donne le
chagrin.

L’Hôtel-Dieu était immuable. Dans le corridor d’accès, les étudiants au
pas lourd arrivaient en bandes; des infirmiers vêtus de bleu
s’affairaient; le portier vérifiait les entrées. Thérèse passa, aperçut
les deux cours intérieures superposées en terrasses, avec leurs
galeries, leurs arcades. Aux malades anciens avaient succédé d’autres
malades couchés dans les mêmes lits, avec des maladies pareilles, des
plaintes pareilles, comme identiques éternellement. Et rien n’excitait
chez Thérèse l’appétit violent de son métier comme ce musée de la
pathologie qu’est l’hôpital. Elle aurait voulu s’arrêter à chaque salle,
à chaque cas, s’instruire encore, pénétrer tant de mystères qui
déroutent toujours la science. Quand elle arriva dans le service de son
père, à la salle des femmes, au second étage, l’interne, un grand garçon
blond, lui demanda ce qu’elle désirait.

Mais elle, songeuse, sans répondre, regardait derrière lui, par la porte
entr’ouverte, le petit laboratoire où, tant de mois, elle avait préparé
sa thèse. Elle reconnaissait la forme des flacons, des bocaux, le
microscope, jusqu’à un porte-plume bizarre laissé là par un interne
maniaque, et dont elle se servait toujours. Elle finit par dire:

--Le docteur Herlinge n’est-il pas arrivé?

--Ah! mademoiselle, fit le jeune homme, je ne sais pas à quelle heure le
patron montera chez nous aujourd’hui. Il doit y avoir ce matin, dans un
service du premier étage, un concours pour l’admission d’un chef.
Herlinge est examinateur avec Artout, Durand-Blondet et Boussard...
Trois concurrents sont en présence, dont une dame qui va sans doute
passer. Ce sera la première femme-médecin chef de service. Ça va être
rigolo!

Thérèse vivait si retirée dans son douloureux secret que la candidature
de cette femme, qui faisait quelque bruit à ce moment dans le monde
médical, lui était demeurée inconnue.

--Ah! qui est cette personne? demanda-t-elle, prise d’un intérêt
soudain.

--Oh! dit le jeune homme, riant très irrévérencieusement, un vieux sabot
de la médecine: madame Marie Boisselière, une méridionale.

--Madame Boisselière! fit Thérèse, j’ai entendu parler d’elle, en effet.

Et, comme elle redescendait en remerciant l’interne, celui-ci ajouta:

--Vous ne pourrez pas voir monsieur Herlinge aujourd’hui, mademoiselle;
il est trop affairé par ce concours.

Cependant des voix venaient d’en bas, et Thérèse crut distinguer
l’organe sonore et imposant d’Artout. En effet, un groupe très animé
montait l’étage inférieur, et, sur le vaste palier au plancher noirâtre
du premier, elle se trouva face à face avec son père, qui gesticulait
nerveusement près de Boussard. Artout le suivait avec Durand-Blondet et
un autre chirurgien de l’hôpital; cinq ou six jeunes médecins, venus
pour assister à la visite d’Herlinge, se tenaient silencieux auprès de
leurs grands confrères; puis c’étaient, dans leurs blouses blanches, les
externes du service, parmi lesquels Thérèse retrouva les deux petites
«bénévoles» aperçues à Beaujon, l’automne dernier, et qui venaient de
passer à l’Hôtel-Dieu.

Tout ce monde s’inquiétait de la nomination d’une femme à la fonction de
médecin d’hôpital, fait sans précédent. Les uns récriminaient fort.
Artout était d’avis de chercher à la «coller» par tous les moyens
possibles. Boussard demeurait flegmatique: personne ne pouvait deviner
sa pensée. Herlinge soutenait qu’on devait se conformer à l’usage, et
examiner cette femme en toute impartialité, comme on eût fait pour un
homme. C’était ce qu’il affirmait quand, ses yeux rencontrant sa fille,
son visage s’éclaira et il sourit.

--Te voilà ici, mignonne! tu as voulu assister à l’examen de madame
Boisselière... Ah! si elle tient jusqu’au bout, comme on y compte, ce
sera un beau succès pour votre cause.

--Je ne suis pas venue pour cela, père; j’ai à vous dire un mot: le
temps m’a manqué pour aller avenue Victor-Hugo, j’ai pensé qu’ici...

--C’est bon, c’est bon. Je suis à toi. Une minute...

Frêle, vif, nerveux plus que jamais, il cherchait maintenant l’interne
de ce service pour une visite sommaire des cas à étudier avec les
candidats. Il pénétra dans la salle. Par la porte vitrée on vit sa
petite et maigre silhouette blanche, coiffée de la toque noire, suivre
l’alignement des lits. Sur le palier où étaient demeurés tous les
autres, la discussion reprit, et soudain s’arrêta net, interrompue par
l’arrivée de deux femmes vêtues de noir qui gravissaient l’escalier.
C’était la doctoresse Lancelevée accompagnant son amie mademoiselle
Boisselière.

Celle-ci, une grande femme d’au moins quarante-cinq ans, portait sur ses
cheveux coupés court un chapeau de voyage rappelant les modes
masculines. Un faux col blanc l’étranglait. Une cravate d’homme, dite
régate, tombait sur sa large poitrine. C’était une vieille fille plus
déterminée qu’on ne l’eût aimé, avec de forts traits virils et une lèvre
ombrée qui complétait merveilleusement sa physionomie.

Les «célèbres confrères» vinrent au-devant d’elle avec une courtoisie
très marquée. Boussard, apercevant sa maîtresse, lui sourit de ce
sourire triste et aimant que Thérèse lui avait vu en Suisse. Ils se
rapprochèrent, se serrèrent la main; elle murmura furtivement:

--Aujourd’hui je n’ai pas une minute à moi. Voulez-vous déjeuner demain?
Je n’ai pas de consultation.

Thérèse, très avertie, entendit seule cette phrase dont elle mesura
toute la portée sur le malheureux amant qui l’écoutait, mélancolique.
Elle aimait bien son maître, dont elle disait toujours, dans son
admiration très simple d’élève: «Mon grand Boussard». Elle fut révoltée
de le voir souffrir, sans foyer, sans famille, aux ordres de cette femme
qui ne répondait à sa passionnée tendresse qu’en lui distillant,
capricieusement, quelques gouttes de bonheur. Alors une idée lui vint.
Fière de son sacrifice dont elle sentait tout à coup l’impérieuse
nécessité, elle décida de le publier ici même, en pleine réunion
médicale, non pas comme une désertion qu’on avoue, mais comme une
victoire dont on se glorifie. Il lui plut de proclamer le triomphe de
son cœur sur son cerveau, à la face de cette Lancelevée qui, entre
l’impossible vie conjugale et ce même sacrifice, avait choisi le moyen
terme de l’union libre: le plaisir dans l’amour dépourvu de devoirs.

A cette minute, le docteur Herlinge sortait de la salle suivi de
l’interne. Il était en blouse et en tablier. Artout portait une
redingote, Boussard un veston; Durand-Blondet, en manches de chemise,
tenait sa blouse sur son bras. Les jeunes médecins, à voix basse,
causaient à l’écart de Marie Boisselière, cette ancienne institutrice
sans le sou, venue de Bordeaux à vingt ans, peinant à donner ses leçons,
et s’avisant, un jour, de faire sa médecine pour sortir de sa médiocrité
misérable. Elle portait dans son crâne, solide comme celui d’un homme,
un cerveau masculin. Ses études avaient rondement marché. Ç’avait été
l’une des premières internes des hôpitaux de Paris. Établie, elle avait
vite forcé le succès. Thérèse l’observait à la dérobée. A sa structure
virile, à sa franche laideur, à son évident désir de se masculiniser, on
devinait que l’amour n’avait guère embarrassé sa carrière de cérébrale.
Elle était de celles qui doivent vivre seules, ne compter que sur soi,
sans espoir de rencontrer jamais le mari qui assure l’existence. Et
Thérèse pensait, dans une douceur secrète de bonté, de solidarité, à la
compensation magnifique que la carrière médicale, largement ouverte aux
femmes, serait désormais pour ces sœurs isolées, délaissées et
malheureuses.

Des étudiantes russes, plus pauvres que ne l’était autrefois Dina,
montaient raides et pudiques à l’étage supérieur: du fond de son cœur,
presque tendrement, Thérèse leur souhaita la réussite, la chance, la
fortune. Mais, en reportant les yeux sur les deux petites bénévoles
françaises qui ressemblaient dans leurs blouses à de grandes
pensionnaires en sarraus blancs, et les voyant si blondes, si roses, si
saines, si bien faites pour l’amour, la maternité, la famille,--toutes
ces vieilles choses éternelles de la bourgeoisie française à laquelle
visiblement ces deux jeunes filles appartenaient,--elle eut envie de les
sermonner gravement:

«Petites intellectuelles, jolies et vibrantes, travaillez, occupez à vos
belles études la fougue de votre adolescence; en vue des aléas de la
vie, munissez-vous de ce métier, le plus noble de tous, gagne-pain
magnifique, et consolation suffisante à toutes les solitudes. Mais, si
rien ne s’y oppose, au jour venu, abandonnez-vous aux lois suprêmes qui
font les femmes non point pour elles, mais pour l’époux dont elles
doivent être l’auxiliaire et le bonheur. Ce jour-là, renoncez-vous,
arrachez de vous tout désir de gloire, offrez à celui que vous aimerez
votre lumineuse intelligence qui fera pour lui du foyer le lieu le plus
cher, le plus intéressant, le plus attirant. Donnez-vous toutes...»

--Tu voulais me parler, Thérèse? lui dit Herlinge à cet instant; veux-tu
monter dans mon service?

--Oh! ce que j’ai à vous dire n’est pas un secret, reprit la jeune femme
avec son sourire un peu mystérieux.

Elle regarda les deux petites bénévoles au sarrau de lycéennes, et
madame Lancelevée si fièrement épanouie dans le succès, dans l’amour et
dans l’égoïsme, et Marie Boisselière, la robuste féministe dont elle
bravait les foudres, et Artout, qui allait s’indigner, et «son grand
Boussard», qui lui avait dit, un jour: «Chère madame, vous y viendrez»,
et tous ces jeunes médecins moins chanceux qu’elle qui boudaient un peu
son succès, et ces étudiants dont le nombre grossissait sur ce palier
d’hôpital, et qui arrivaient en chuchotant, se nouant aux reins le
tablier médical. Et comme tous avaient les yeux sur elle:

--Père, je suis venue vous dire que j’abandonne la profession.

--Tu abandonnes la médecine!...

--Oui, je ne suis plus médecin, je n’exerce plus.

Herlinge se redressait, interdit, pensant mal comprendre.

--Cher père, reprit-elle, cela vous étonne. C’est très vrai, pourtant.
Mon mari le désirait depuis longtemps, et je ne m’y décidais pas. Puis
j’ai fini par admettre que vraiment la maison n’était pas bien gaie pour
lui. D’ailleurs, je me suis beaucoup fatiguée, ces derniers mois: je
sens que le repos me fera du bien. Voilà comment j’en suis venue à
l’acte de madame Pautel qui m’avait fort scandalisée dans le temps...

--Ah! cela, ma petite, ne put retenir madame Lancelevée, c’est indigne
de vous!... Je n’aurais pas cru, non, non, je n’aurais pas cru...

L’étrange femme, comme si elle eût été intéressée personnellement dans
la défection de Thérèse, avait blêmi de colère. Mais Artout, le regard
fixé curieusement sur son élève, très intrigué par ce qu’il venait
d’entendre, un peu interloqué tout d’abord, conclut en disant:

--Si madame Guéméné en décide ainsi, c’est qu’elle a raison. J’ai trop
de confiance en elle pour blâmer jamais ses déterminations!...
Pénètre-t-on jamais les secrets d’un jeune ménage? Comme médecin, je
déplore la perte de ma jeune confrère; mais, comme ami, j’applaudis au
parti qu’elle a jugé le meilleur.

--Ah! Madame est le docteur Guéméné? dit farouchement Marie Boisselière.

Elle s’avança, le lorgnon sur ses yeux de myope et toisant Thérèse, avec
son air indélébile de vieille maîtresse d’école, elle ajouta:

--Je regrette de faire connaissance avec Madame dans une telle
circonstance...

Elle en aurait dit plus; mais Boussard, qui n’avait pas encore parlé,
vint à la jeune femme, lui serra la main.

--Moi, je vous félicite, dit-il seulement, de sa voix lente et sans
timbre, mais avec une inflexion si pénétrante que Thérèse en fut toute
remuée.

A ce moment, madame Lancelevée, tournant le dos d’une façon presque
impertinente, prit à part son amie Boisselière, avec laquelle,
ostensiblement, elle se mit à parler médecine.

--Je vais porter la nouvelle à ta mère, disait Herlinge un peu
tristement. Elle sera très surprise, très surprise...

Lui éprouvait un gros chagrin. Il était fier de Thérèse comme certains
hommes le sont de leur fils. Toutes ses ambitions personnelles
satisfaites, il s’en recréait qui concernaient l’avenir de sa fille, et,
s’il était si coulant pour l’admission de Marie Boisselière à
l’Hôtel-Dieu, on disait tout bas que son orgueil paternel voyait là,
pour la doctoresse Guéméné, un précédent de bon augure.

Les petites bénévoles ouvraient de grands yeux à ce coup de théâtre; les
médecins se prenaient de sympathie pour cette belle doctoresse
métamorphosée à leurs regards en simple femme; les étudiants
murmuraient, dans leur «rosserie» amusante:

--Le médecin s’évanouit, la clientèle demeure...

Thérèse jugeait suffisant l’effet qu’elle avait voulu, par une
coquetterie dernière, produire en plein hôpital: elle se retira, non
sans souhaiter bonne chance à la vieille princesse de science, redevenue
«candidate» une fois de plus. Tout le monde demeurait un peu troublé de
la scène. On entendit le pas de la doctoresse se perdre dans le corridor
d’en bas.

Thérèse avait puisé à l’Hôtel-Dieu une persuasion plus forte, plus
joyeuse de son devoir. Elle eut vite fait de rentrer chez elle. Elle
tremblait d’une allégresse intérieure en songeant à ce qui se passerait
bientôt entre elle et Fernand, quand il saurait tout. A peine arrivée,
elle s’assit à sa table de travail, pressée de donner une forme
extérieure à son sacrifice en écrivant les adresses de ses circulaires.
A dénombrer ainsi toute sa clientèle, le sens lui venait plus puissant
de ce qu’elle immolait à son amour. Ce travail lui fut doux.

                   *       *       *       *       *

Fernand rentra vers onze heures du laboratoire et demanda sa femme. Les
domestiques répondirent que Madame travaillait dans son cabinet. Il
ouvrit la porte. Thérèse éprouva l’une des plus vives émotions de sa
vie. Elle se retourna vers son mari. Celui-ci disait:

--Thérèse, j’ai voulu te prévenir que je ne déjeunerai pas ici. On
m’appelle en consultation à Saint-Cloud. Je pars.

Il paraissait nerveux, préoccupé, agité. Thérèse défaillait presque.
Elle lui fit un signe, et, d’une voix tout altérée:

--Viens, viens voir ce que je fais.

Elle eut, à ce moment, l’intuition nette qu’il était possédé par l’image
de «l’autre», qu’il lui échappait définitivement, qu’elle devait tenter
l’assaut suprême.

Son mot de mauvaise humeur la blessa cruellement:

--Quoi? Je suis pressé, tu sais...

Il s’approcha cependant, se pencha sur la table de travail, vit ces
centaines de papiers épars, ne comprit pas tout d’abord. Alors, prenant
une circulaire, elle la lui mit sous les yeux et il lut:

  Le Docteur Thérèse Guéméné a l’honneur d’informer M... que, pour des
  raisons de santé, elle cesse d’exercer la médecine...

Il ne dit rien, resta là immobile, debout, comme hypnotisé par la
feuille volante qui tremblait légèrement dans sa main. Thérèse haletait.
Elle affermit sa voix pour demander:

--Eh bien! mon ami, es-tu content? dis-le-moi. Ce que tu désirais est
fait...

Elle le vit pâlir, et il demeurait silencieux, les traits contractés,
avec cette feuille de papier entre les doigts. Il n’exprimait nulle
joie, nulle satisfaction. Il était seulement atterré et se raidissait
contre une crispation de tout son être.

--Mais parle-moi! s’écria Thérèse. Tu sais maintenant à quel point je
t’aime: c’est comme si j’arrachais un peu de moi-même pour te le donner;
je ne suis plus rien dans la vie, rien que ta femme, je suis à toi
toute, enfin.

--Ma pauvre Thérèse! dit-il péniblement, ma pauvre Thérèse! je suis
effrayé de ce que je t’ai fait faire... Il ne fallait pas... non, non,
il ne fallait pas! c’est un crime!... Tu aimais tant ton métier, tu y
trouvais tant de plaisir! Cette profession te donnait ta personnalité
supérieure, intangible, dont on devait respecter l’intégrité. Ah!
pourquoi as-tu fait cela!

Thérèse se redressa, frémissante:

--Pourquoi? s’écria-t-elle, tu me demandes pourquoi!... Tu ne comprends
pas!

--Si, ma bonne Thérèse, je te comprends, je te remercie; mais...
vois-tu... j’ai une vraie épouvante à penser que tu brises ta vie pour
moi. Il aurait mieux valu, je crois... Enfin, je crains que tu ne
regrettes... je ne voudrais pas faire ton malheur...

--Ainsi, dit-elle en le regardant, pleine d’une indicible tristesse,
c’est tout ce que tu trouves à me dire! Tu ne m’aimes plus, tu donnes
ton cœur à une autre femme, tu m’offenses mortellement, et moi, je ne
cesse pas de te chérir, je me repens des petites peines que je t’ai
causées, et, par amour, je me dépouille de ce qui m’était le plus cher,
je me voue à toi exclusivement, je te jure de renoncer à tout pour
n’exister plus désormais qu’en vue de ton bonheur, et, quand tu me vois
toute saignante encore du sacrifice, tu dis: «Ce n’était pas la
peine!...» Oh! Fernand!

Les sanglots la prirent; elle retomba, le visage dans ses mains, sur sa
table de travail. Voilà donc quelle était sa récompense! Que lui
demeurait-il maintenant?

Fernand se penchait sur elle, avec cette commisération affectueuse qui
était une telle injure à l’amour passionné de la jeune femme. Il
l’appelait doucement:

--Thérèse, ma bonne Thérèse, je suis très touché, je t’assure, très
touché... console-toi...

Elle pleurait comme il n’aurait pas cru que cette fière créature fût
capable de pleurer. Tout son corps secoué de sanglots disait sa
détresse. Elle n’était plus qu’une figure de désespoir, de douleur.
Fernand la contemplait, le cœur serré, plein de pitié et aussi de
rancune pour ce sacrifice trop tard accompli qui ne servait plus à rien,
sinon à lui donner un rôle méprisable. Et, pendant qu’il considérait ce
lamentable spectacle de l’épouse humiliée, brisée, convulsée, l’image
rayonnante de madame Jourdeaux, son sourire, son mystère, régnaient en
lui, l’emplissaient de fièvre, d’une sorte d’extase triomphante. Et il
avait hâte de quitter cette compagne affligeante à voir, cette pièce
triste, cette maison, car tout à l’heure il avait menti; ce n’était pas
à Saint-Cloud qu’il allait, mais boulevard Saint-Martin, où la veuve
avait permis qu’il vînt déjeuner.

--Thérèse, répétait-il, impatient de mettre fin à cette scène, ne me
laisse pas emporter cette impression navrante. Mon confrère m’attend à
la gare, j’ai rendez-vous, je dois partir; mais, je t’en prie, que ton
adieu soit un mot raisonnable. Nous reparlerons de cette carrière trop
aisément quittée... Je ne veux pas que tu sois malheureuse, ma Thérèse,
ma bonne Thérèse!

Il n’obtenait point de réponse et s’irritait en secret sous l’air de
mansuétude auquel il s’efforçait pour ne pas être odieux. A la fin, la
jeune femme, comme après une lutte, se redressa:

--Va, mon ami; tu me retrouveras toujours ici, désormais.

Elle disait cela sans amertume. Cette douceur, où il retrouvait la
suavité de madame Jourdeaux avec ce surcroît de force et de grandeur qui
était en Thérèse, le bouleversa. Elle reçut, sans le repousser, le
baiser qu’il lui donna. Il sortit. A cette minute, Thérèse désespéra de
le reconquérir jamais.

                   *       *       *       *       *

Madame Jourdeaux attendait son ami au salon. C’était la première fois
qu’elle le recevait là. Dans la pièce peu éclairée, elle parut à Fernand
transformée, très belle, très ardente, malgré sa pâleur, son deuil de
veuve qu’elle ne quittait pas et ses lenteurs de religieuse. Lui-même
arrivait, en proie à une surexcitation effrayante. Il lui étreignit les
mains en soupirant:

--Oh! mon amie, mon amie, que j’ai soif de vous!

Une lueur rapide, phosphorescente, passa dans les yeux de la jeune
femme; puis elle demanda:

--Qu’y a-t-il?

--Il y a que je suis dans une situation atroce, je me sens perdu, je ne
vois pas d’issue, je ne sais que devenir. Je voudrais ne plus être, ne
plus penser, me faire un petit enfant comme André, et me mettre sous
votre garde. Chose étrange, vous si douce, mon amie, vous me semblez
détenir une puissance. Vous devez pouvoir me protéger.

Elle dit, en hésitant un peu:

--De toutes mes forces aimantes, en effet, je vous entoure, je vous
enveloppe. Mais qu’est-ce que je puis!

--M’encourager, m’assurer que vous ne m’abandonnerez jamais.

--Oh! vous abandonner, le pourrais-je? C’est comme si l’on me parlait
d’abandonner André. Notre destin nous a rapprochés; je vous ai trouvé si
triste, si malheureux, que moi, votre cadette, plus triste, plus seule
encore que vous, je vous ai adopté dans mon cœur. Votre malheur mettait
en vous comme une faiblesse. Je me suis sentie soudain l’aînée, la plus
forte.

Et, riant puérilement, elle se mit à dire:

--Parfois je me figure avoir deux fils: l’un tout petit, l’autre très
grand, très grand. Et ils me sont également chers... Mais qu’avez-vous
donc aujourd’hui?

Il brûlait d’avouer le trouble nouveau qu’apportait dans sa vie le
renoncement de sa femme; mais la crainte que sa scrupuleuse amie ne vît
désormais dans le retour de Thérèse un obstacle à leur amitié le
retenait. La femme de chambre, en annonçant le déjeuner, lui épargna de
plus longues incertitudes.

Il ne fit guère honneur à ce repas auquel la tendre femme avait apporté
tant de soins pour lui plaire. Les propos qu’ils venaient d’échanger, la
métamorphose qu’il voyait s’opérer en elle, et, par-dessus tout,
l’affligeant souvenir de Thérèse en larmes, la torture qu’il avait
endurée là-bas, le travaillaient sourdement. Certes madame Jourdeaux
devenait plus belle. Il la regardait sans cesse. Le besoin de l’union
absolue grandissait en lui, et, plus conscient qu’elle, il s’apercevait
bien que la même passion, insidieusement, grandissait en son amie.
D’ailleurs quelle existence menait-il entre une femme qu’il n’aimait
plus et une autre qui se dérobait encore? Et là, soudain, à table, il
fit ce rêve d’être ici chez lui, et que c’était sa vraie femme qu’il
contemplait amoureusement, si gracieuse, si bonne, si aimante!

Après le repas, elle lui proposa de retourner au salon.

--Je n’aime pas ce salon cérémonieux, dit-il, et, puisqu’il me reste,
avant mes visites de l’après-midi, un court moment à passer avec vous,
permettez que ce soit dans votre chambre, que je connais, que j’aime
pour son intimité.

La gouvernante étant venue chercher le petit André pour sa leçon, ils
demeurèrent seuls près de la table à ouvrage. A travers la mousseline
des rideaux, on voyait les murailles de la cour intérieure régulièrement
percées par les fenêtres des cuisines. Une traînée oblique de soleil en
avivait la blancheur crayeuse. Sur la commode, la pendulette marquait
deux heures. Son tic tac résonnait seul par la chambre. Madame Jourdeaux
avait orné la pièce de roses mousse et de roses thé, devinant que son
ami, sans doute, choisirait de demeurer ici. Elle voulut prendre sa
broderie. Mais Guéméné dit impérieusement:

--Non, non, ne travaillez pas!

Elle trouva exquis de se soumettre, et laissa retomber son ouvrage.

--Donnez-moi votre main, dit-il encore.

Cette main était grasse et jolie; quelques pierreries étincelaient à
l’annulaire. Guéméné la baisa, la caressa longuement. Puis il l’appuya
sur ses tempes, sur ses cheveux, et il disait âprement:

--Je suis tellement sevré de ces douceurs!

Elle demanda, dans sa délicieuse pitié qui lui semblait sanctifier tout:

--Pauvre ami! votre femme est donc si indifférente pour vous?

--Ah! reprit-il avec cette cynique injustice que donne la passion, ma
femme a séparé ma vie de la sienne. J’ai trente-cinq ans, et le cœur
muré dans un tombeau...

Elle frémit, dégagea sa main et garda le silence. Elle choisit un fil de
soie, chercha son aiguille. Elle tremblait. Ses yeux troublés n’y
voyaient plus.

Alors il implora tout bas:

--Dites-moi: «Je vous aime».

Elle se raidit.

--Non, non, je n’ai pas le droit.

--Quoi! vous n’avez pas le droit! Vous êtes seule, maîtresse de
vous-même, de votre cœur, de votre personne; je vous ai donné toute mon
âme, toutes mes pensées, et je vous porte vivante en moi jour et nuit;
je suis le seul être qui vous chérisse avec cette force, cette
tendresse, et vous n’auriez pas le droit de me donner cette joie:
entendre vos lèvres m’offrir ces deux mots que j’attends, qu’il me faut,
que je veux!

--Oh! mon ami! mon ami! murmura-t-elle épouvantée, calmez-vous, je vous
en supplie. Vous non plus, vous n’avez pas le droit, vous appartenez à
une autre.

--Mais cette autre m’a détaché d’elle par son égoïsme, par sa dureté,
par son orgueil: elle s’est retirée de moi; elle a élevé, de son chef,
une barrière entre nos âmes... Alors je suis condamné à traîner jusqu’au
bout cette existence sans amour, lié à une femme que je n’aime pas! Car
c’est vous que j’aime, mon amie, et depuis si longtemps que l’aveu m’en
étouffe! Je me demande quelle timidité m’a toujours retenu de vous le
dire, quand nous le savions si bien tous les deux.

--Ah! fit-elle, les yeux clos, dans une béatitude profonde, je le savais
oui, je le savais; mais c’est si doux de l’entendre!

--Alors, continua-t-il en se rapprochant d’elle, que je sente encore
votre chère main sur mon front, et vos lèvres; que j’entende les mots de
tendresse qu’on ne me donne plus...

--Fernand! Fernand! supplia-t-elle, je crains de faire mal...

--L’amour est beau, lui dit-il en la prenant entre ses bras, l’amour est
saint. Soyez cette mère jeune et adorable qui guérit tous les chagrins,
soyez l’amie absolue, sans aucune arrière-pensée, sans réticence. Voyez
comme je vous aime entièrement!

Et, cédant enfin, elle lui donna les premiers baisers de passion qu’elle
eût jamais connus. D’ailleurs, ce ne fut qu’une étreinte brève. Elle se
ressaisit et sa conscience timorée s’alarma:

--Partez, maintenant! Vous reviendrez demain; je saurai mieux, je me
posséderai mieux moi-même... Partez, dites, partez! J’ai peur d’André.
S’il était venu!... Vous voyez bien que je fais mal...

Alors il lui demanda de la voir le lendemain, loin d’ici, dans quelque
coin tranquille: le désir lui était venu d’une partie de campagne, comme
s’ils étaient deux tout jeunes gens du petit monde parisien. Elle rougit
d’abord à l’idée de ce rendez-vous. Il l’enlaça, la traita de petite
fille naïve, lui montra combien leur amour était noble. Et ils
commencèrent à discuter l’endroit de leur rencontre. Elle ne se
défendait plus que faiblement, à bout de forces, remettant au lendemain
de lutter avec plus de lucidité, peut-être avec plus de courage, quand
le bruit d’un pas derrière la porte les sépara, les dressa tous les
deux, une légère flamme aux joues.

La domestique entrait, présentant une carte:

--Cette dame voudrait parler à Madame.

Les traits de la jeune femme se contractèrent; mais elle se raidit, et,
avec son beau sang-froid inaltérable, elle dit simplement:

--C’est bon, priez cette dame d’attendre une seconde, j’y vais.

Elle allait parler, hésita, entr’ouvrit deux ou trois fois les lèvres,
et finit par dire à Fernand:

--Vous m’excusez, il faut que je voie cette personne. Partez, mon ami,
tenez... par cette porte... Il s’agit d’une affaire urgente... Je ne
puis faire attendre.

Et, un peu plus nerveuse que de coutume cependant, conservant entre ses
doigts la carte roulée, elle poussait doucement Guéméné vers une porte
qui s’ouvrait directement sur le vestibule d’entrée. Lui la tourmentait
encore au sujet de ce rendez-vous du lendemain.

--Mais où vous retrouverai-je?...

--Je vous écrirai, je vous le promets, avant ce soir...

--Vous promettez?...

Enfin il disparut et, dans le creux de sa main, tremblante, le cœur si
étreint qu’elle respirait à peine, elle relut:

  DOCTEUR THÉRÈSE GUÉMÉNÉ

Une animosité plus violente que jamais lui vint soudain contre la
mauvaise femme qui avait dévasté la vie de Fernand. Et ce sentiment la
domina jusqu’à lui faire affronter bravement, presque insolemment, cette
visite. Elle se disait:

«Voici qu’elle l’espionne maintenant!...»

Ayant rajusté devant une glace les ondulations de ses cheveux, elle s’en
alla au salon, intrépide, prête à tout subir pour celui qu’elle savait
sien à jamais.

                   *       *       *       *       *

Thérèse l’attendait, debout, près du piano. Elle était vêtue de noir.
Mais, de la hautaine image qu’avait gardée madame Jourdeaux, rien ne
subsistait plus qu’une mince jeune femme aux yeux très tristes, sans
arrogance, sans dédain, sans reproches, sans haine.

Un peu timidement, elles s’abordèrent, se pénétrant l’une l’autre avant
d’échanger une parole. Et l’attitude de Thérèse apaisa la tendre femme.

--Vous avez voulu me voir, madame?

--J’ai eu besoin de vous voir, rectifia Thérèse avec un accent de telle
loyauté, un désir si évident de sincérité, que madame Jourdeaux
pressentit dès lors le ton que prendrait l’entretien.

Mais, encore une fois, elles se regardèrent avec défiance, en femmes
ennemies dont la mesure et la réserve ne tiennent qu’à la courtoisie.

Leur commune élévation de cœur, sinon de cerveau, les faisait égales,
dignes l’une de l’autre. Bien plus, elles se ressemblaient: de même
stature, de même taille, avec des robes que la mode de la saison faisait
identiques.

Thérèse enfin parla:

--On a dû vous dire, madame, que j’étais une femme orgueilleuse et
fière, une femme froide, égoïste et dure. Puisque je vous estime assez
pour être venue vous trouver aujourd’hui, je veux que vous m’estimiez
aussi, que vous me connaissiez et me jugiez. Je ne suis pas une femme
orgueilleuse, mais une femme qui souffre. Je vous sais bonne; et je suis
venue vous demander votre aide dans un grand malheur qui me frappe.

--Si je puis vous être utile en quoi que ce soit, madame, mon aide vous
est acquise.

Thérèse, après une pause, reprit avec effort:

--J’ai, madame, une mère excellente à qui je ne dirais pas ce que je
vais vous avouer. Je ne l’ai dit à personne, et c’est pour la première
fois que ces mots, qui me coûtent beaucoup, vont sortir de mes lèvres.
Je veux que vous sachiez cela, tout d’abord, pour comprendre quelle
marque de confiance absolue je vous donne là. Je vous demande la vôtre
en échange.

Madame Jourdeaux perdait son assurance agressive. Elle croyait sentir
encore à son cou les bras de celui qui était le mari de cette femme,
elle croyait entendre ses phrases passionnées, elle se rappelait ses
baisers, son étreinte: elle devenait livide. Elle dit:

--Madame, vous avez toute ma confiance, encore une fois, si je puis vous
rendre service, je suis à vous.

--Il y a quatre ans, continua Thérèse, j’épousais le docteur Guéméné.
J’en avais vingt-cinq; et, si ce n’est plus pour une femme la prime
jeunesse, pour une étudiante qui s’est absorbée dans un travail ardu,
c’est au moins encore une jeunesse sentimentale très neuve, très
inexpérimentée, avec des idées fausses, quelquefois très larges, souvent
très limitées. Je n’avais pas terminé mes études médicales; le docteur
me demanda d’y renoncer: je n’y pus consentir. Nous nous sommes mariés
et nous avons connu un grand bonheur dans l’amour le plus tendre.

Sa voix s’altérait; elle reprit son assurance, d’un effort, et
poursuivit:

--Le docteur est la nature d’homme la plus belle, la plus délicate. Dans
notre ménage, il était le meilleur. Je l’aimais. J’aimais aussi ma
médecine. Il faut aimer son mari uniquement. Je le savais mal; j’aurais
dû me contenter de mon grand bonheur d’épouse, j’ai voulu y joindre
celui que je puisais dans mon métier... Vous voyez, madame, quelle
confession je vous fais... Pendant que je me trouvais heureuse, mon mari
ne l’était pas. Le partage de ma vie a été longtemps sa peine constante.
La punition vint vite. J’avais un beau petit bébé que j’ai perdu,
peut-être--je n’ai jamais eu le courage d’en convenir--par ma faute. Et
le mari que j’aimais... je l’ai perdu aussi.

Elle ferma les yeux, un moment, se recueillit comme pour reprendre la
force de continuer. Et, plus bas, péniblement:

--Voilà l’orgueilleuse et hautaine femme que vous avez devant vous,
madame; elle vous dira toute sa peine et toute son humiliation comme
elle la dirait à l’amie la plus fidèle. Vous pouvez me comprendre, je le
sais, et c’est pourquoi je vous ai choisie. Mon mari, qui a souffert à
son foyer, qui a vu périr son rêve, m’a retiré son cœur et l’a donné à
une autre femme. Cette femme, je la connais, je l’estime, mais je la
juge. Elle m’a pris mon bonheur, elle le tient dans ses mains; peut-être
s’y croyait-elle autorisée par mon peu de soin à le conserver. Mais, que
feriez-vous, madame, si une femme en avait usé pareillement à l’égard de
votre cœur, de votre amour, du mari que vous aimeriez passionnément?

Elles étaient aussi blanches l’une que l’autre, et baissaient la tête
toutes deux.

Madame Jourdeaux dit timidement:

--Peut-être serais-je allée trouver cette autre femme en toute loyauté;
et, si elle n’était pas coupable, si elle n’avait à se reprocher qu’un
sentiment très pur, sans faute, sans tache, elle m’aurait reçue comme
une amie. D’aimer le même homme, nous aurions pu beaucoup souffrir;
mais, moi, je ne l’aurais pas méprisée...

--Oui, dit Thérèse rêveusement, vous auriez eu raison...

Elles se regardèrent. Des larmes jaillirent de leurs yeux.

Thérèse ajouta:

--Je ne suis plus médecin. J’ai voulu donner à celui qui me délaissait
cette preuve suprême d’amour de lui sacrifier la moitié de ma vie. Mais
si petite est maintenant la place que je tiens dans ses pensées qu’à
peine a-t-il pris garde à mon acte. Ainsi le déchirement que j’ai subi,
et que vous ne pouvez comprendre, madame,--car il m’a semblé commencer
de mourir en cessant d’être ce que je fus jusqu’ici,--ce déchirement est
devenu inutile: je n’ai pas reconquis ce cœur qui appartient désormais à
une autre. Pourtant le bonheur n’est pas seulement pour moi au foyer, il
y attend aussi ce compagnon inconstant qui vivra misérable tant qu’il
errera loin de la paix, de l’ordre, de la famille. Si celle qui croit
l’aimer l’aimait véritablement, elle souhaiterait qu’il revînt là.

--Madame, reprit la douce femme en essuyant ses larmes, celle qui aime
votre mari ne vous vaut pas: vous êtes la plus grande, la plus
généreuse, vous êtes celle à qui fatalement il reviendra, car vous
détenez les liens les plus anciens, les plus réels, la souveraineté de
l’épouse. Cette femme regrettera cruellement de vous avoir mal jugée.
Vous verrez, vous verrez, elle disparaîtra, elle s’effacera de la
mémoire même de celui que vous aimez. Vous le posséderez de nouveau tout
entier...

--Est-ce possible? demanda Thérèse.

--Soyez-en certaine, répondit madame Jourdeaux.

Quand elles se dirent adieu, les mains longuement serrées, à la porte,
la veuve demanda:

--Voulez-vous m’embrasser, madame?

Elles s’embrassèrent comme deux sœurs qui ne se reverront jamais.

                   *       *       *       *       *

Le lendemain, Guéméné, tremblant de bonheur, décachetait, à sa table de
travail, la lettre de madame Jourdeaux si fiévreusement attendue depuis
la veille.

Elle disait:

  Mon ami,

  Pardonnez-moi la peine que je vais vous faire. Je me réveille enfin
  d’un long et coupable sommeil. Dieu a permis que ce fût avant d’avoir
  sombré dans le mal.

  Vous êtes uni à une noble femme dont vous avez le devoir de faire le
  bonheur. Si elle a eu quelques torts, ne les avez-vous pas exagérés?
  Examinez-la mieux; examinez-vous: voyez s’il ne reste pas au fond de
  vous-même des racines vivaces de l’amour d’autrefois.

  J’ai un fils qui aura vingt ans quelque jour. Je suis son éducatrice,
  et dois rester pour lui l’idéal du bien. Quelle autorité trouverais-je
  en moi-même si je me laissais aller à une faiblesse inavouable, et que
  lui répondrais-je le jour où il découvrirait dans le passé de sa mère
  le secret qu’il faut traîner jusqu’à la fin, en le cachant avec des
  ruses, des mensonges, une incessante duplicité?

  Entre nous, qu’y a-t-il? Certes un grand amour, l’amitié la plus
  douce, mais aussi un bonheur sans base, établi en dehors de tout
  ordre, de toute loi. Nos destinées, d’elles-mêmes, divergent. Vous
  avez votre femme et j’ai mon fils. Voilà pour chacun de nous les
  assises de l’existence véritable, de la vie morale, du bonheur. Nous
  donner l’un à l’autre, mon pauvre cher ami, aurait été renoncer à
  toute paix, à toute dignité. Notre amour irrégulier aurait fini dans
  l’amertume et dans la honte.

  Il finit aujourd’hui dans des larmes très pures. Vous ne me
  retrouverez pas boulevard Saint-Martin, mon ami: je vais en Lorraine,
  mon pays. J’y rejoindrai mon père, qui habite là-bas très seul. Entre
  ce cher vieillard, mon petit chéri et le souvenir de notre amitié, ma
  vie s’écoulera dans le calme. Pour vous, retournez-vous, de toutes les
  forces de votre volonté, vers la compagne à qui vous avez juré, un
  jour, de l’aimer éternellement.

Deux heures plus tard, alarmée de ne pas le voir sortir, Thérèse entra
dans le cabinet de son mari.

Elle le trouva prostré devant sa table, les tempes dans les paumes, les
yeux rougis, une lettre étalée sur son buvard. Elle devina tout de suite
la vérité: la rupture promise hier, qu’elle n’attendait cependant pas si
prompte, si radicale.

Elle s’approcha, un peu craintive. Certes, elle le comprenait, ce ne
pouvait être encore l’effusion, l’élan passionné qui lui ramènerait son
mari, mais un immense espoir en l’avenir lui venait. Et elle se mit à
murmurer lentement, près de lui:

--Tu as un grand chagrin, Fernand, mais tu n’es pas seul. Une amie est
là qui te consolera. Je suis toute à toi maintenant; tu me trouveras
toujours. La maison te sera douce, va... Que fera-t-on de mon cabinet de
consultation? Peut-être un laboratoire de sérothérapie pour t’épargner
la course quotidienne à l’École. Tu as une œuvre à accomplir, Fernand;
je t’aiderai: tu triompheras. Moi, je serai ta compagne, tout
simplement, ton obscur préparateur, et, comme nous l’avait dit un jour,
délicieusement, Dina Skaroff, «ton assistante».

Guéméné brisé, l’âme malade, se retourna vers Thérèse: il souffrait
encore beaucoup, et s’abandonna à elle comme un blessé.

C’était la saison des nids. Dans les peupliers d’Italie, qui
frissonnaient au-dessus du fleuve, un pigeon gris, à la collerette verte
et soyeuse, becquetait sa femelle de son bec ciselé comme un bijou de
corail rose.


FIN


ÉMILE COLIN ET Cie--IMPRIMERIE DE LAGNY--15773-10-07.






*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK PRINCESSES DE SCIENCE ***


    

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or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or
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Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
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Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
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