The Project Gutenberg eBook of La rive d'Asie
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Title: La rive d'Asie
Author: Claude Anet
Release date: November 24, 2025 [eBook #77330]
Language: French
Original publication: Paris: Bernard Grasset, 1927
Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Polona digital library)
*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA RIVE D'ASIE ***
CLAUDE ANET
LA
RIVE D’ASIE
PARIS
BERNARD GRASSET
61, RUE DES SAINTS-PÈRES
1927
DU MÊME AUTEUR
Voyage idéal en Italie, _épuisé_.
Petite Ville (Bernard Grasset, éditeur).
Les Bergeries, _épuisé_.
La Perse en Automobile, _épuisé_.
Notes sur l’Amour, _épuisé_.
La Révolution russe de mars 1917 à juin 1918, 4 volumes (Payot éditeur).
Ariane, Jeune Fille russe (Bernard Grasset, éditeur).
Quand la Terre trembla (Bernard Grasset, éditeur).
L’Amour en Russie (Bernard Grasset, éditeur).
Les 144 Quatrains d’Omar Khayyam, _en collaboration avec Mirza Muhammed
Kasvini, épuisé_.
Feuilles persanes (Bernard Grasset, éditeur).
Tsar Saltan, _traduit de Pouchkine, décoré et illustré par N.
Gontcharova, épuisé_.
Notes sur l’Amour, _avec des dessins de Pierre Bonnard, gravés sur bois
par Y. Mailliez_ (G. Crès, éditeur).
Théâtre, 1er vol. (_Mademoiselle Bourrat_.--_La fille perdue_) (Bernard
Grasset, éditeur).
La Fin d’un Monde (Bernard Grasset, éditeur).
Suzanne Lenglen (Kra éditeur).
IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE: DIX-NEUF EXEMPLAIRES SUR MONTVAL (CANSON
ET MONTGOLFIER), NUMÉROTÉS MONTVAL 1 A 15 ET I A IV; DIX-NEUF
EXEMPLAIRES SUR ANNAM DE RIVES, NUMÉROTÉS ANNAM 1 A 15 ET I A IV;
VINGT-SIX EXEMPLAIRES SUR VÉLIN D’ARCHES, NUMÉROTÉS ARCHES 1 A 20 ET I A
VI; SEIZE EXEMPLAIRES SUR OR TURNER, NUMÉROTÉS OR TURNER 1 A 12 ET I A
IV; CENT DIX EXEMPLAIRES SUR VÉLIN PUR FIL LAFUMA, NUMÉROTÉS VÉLIN PUR
FIL 1 A 100 ET I A X; SEPT EXEMPLAIRES SUR RONSARD GRIS LOUIS MULLER,
NUMÉROTÉS RONSARD 1 A 5 ET I ET II.
TOUS LES EXEMPLAIRES CI-DESSUS
SONT RÉIMPOSÉS IN-4º TELLIÈRE
ET ENFIN NEUF CENT DIX EXEMPLAIRES SUR ALFA SATINÉ FRANÇAIS, FORMAT
IN-SEIZE DOUBLE COURONNE, CONSTITUANT PROPREMENT ET AUTHENTIQUEMENT LA
PREMIÈRE ÉDITION, NUMÉROTÉS ALFA 1 A 880 ET I A XXX.
Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour
tous pays.
Copyright by Claude Anet, 1927
PREMIÈRE PARTIE
I
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
... J’ai été un adolescent précoce et timide. A l’heure où je goûtais
les _Géorgiques_ et où Virgile, avant Lucrèce, donnait une forme antique
aux émotions confuses qu’éveillait en moi le spectacle de la nature, je
sentis les premières fièvres d’un sang tumultueux. Je ne courais pas
après une jeune paysanne, mais je poursuivais Galatée sous les saules.
Elle fuyait et me laissait déçu. Plus heureux lorsque je rêvais, je
serrais une nymphe dans mes bras et mêlais mes membres maladroits aux
siens. J’étais élevé à la campagne, sans camarades. Le moindre lycéen
aurait pris en pitié mon inexpérience. Sain et fort jusqu’à l’excès, je
courais, je nageais, je montais à cheval; je me fatiguais sans parvenir
à calmer l’ardeur qui me dévorait.
Ma mère vivait fort à l’écart dans sa propriété. Elle voyait le plus
souvent des amies de son âge qui ne faisaient guère attention à moi, ni
moi à elles. Parfois arrivait de Paris une femme jeune, élégante, parée.
Que de désirs elle éveillait en ce grand garçon qui restait immobile et
muet, assis dans un coin! Elle causait avec ma mère, et cependant, à
distance, je prenais possession d’elle. Alors je la déshabillais sans
crainte, je l’étendais nue sur un divan, nos vies se confondaient.
Mais quand, à son départ, je l’accompagnais jusqu’à sa voiture, je ne
savais que dire. La robe dont elle était vêtue l’isolait comme une
armure magique que l’on ne peut toucher sans tomber foudroyé. Comment
imaginer que je pourrais la lui enlever? Comment croire que cette dame
convenable et mondaine, amie de ma mère, je la verrais en chemise et en
pantalon, que j’entourerais sa taille de mon bras, que ma main inexperte
s’approcherait d’un sein délicatement fleuri? Elle m’adressait la
parole. Gêné même dans mes regards, je me détournais n’osant répondre.
J’avais quatorze ans...
Je me souviens avec terreur de cette époque où la sève montait en moi si
violemment que j’en étais ébranlé. Je luttais, j’essayais de me dominer
sans y réussir et ce combat contre nature me laissait irritable, abattu,
dégoûté de tout.
Ma mère, si attentive aux moindres variations de ma santé, ne se doutait
pas de la crise que je traversais. Elle se faisait mille soucis; un coup
de froid, une courbature, au plus léger malaise, elle demandait le
médecin. Qu’était une migraine ou un rhume comparé à la tempête qui me
secouait?
Il aurait fallu qu’une femme me prît par la main. Aucune ne s’occupa de
ce garçon poussé trop tôt, gauche d’allure, à la voix changeante.
Avec les jeunes filles, je ne ressentais pas le même trouble. Auprès
d’elles, j’étais libre, empressé, ardent à plaire. La sensualité si
pesante à mes heures de solitude ne m’accablait plus lorsque j’étais en
leur compagnie. Pourtant nous échangions des caresses charmantes;
c’étaient des serrements de mains, un bras passé sous un autre, parfois
des baisers dérobés, mais surtout mille paroles tendres, une sympathie
entière, un mouvement vif de cœur à cœur. Je garde un souvenir délicieux
de ces heures innocentes, fraîcheur d’un bain pur qui calme de lourdes
fièvres.
Les jeunes filles, je les voyais surtout dans la belle saison, car nous
habitions un pays assez âpre en hiver, mais où l’été amenait des
visiteurs. Les maisons du voisinage s’ouvraient, c’était soudain un
bruit bien inattendu de fête.
Ma mère, malgré son goût pour l’isolement, avait conservé ses relations,
moins pour elle que pour moi.
Je préparais la première partie de mon baccalauréat quand nous apprîmes
que la propriété la plus voisine de la nôtre, inhabitée depuis
longtemps, avait été achetée par des étrangers. Les étrangers, c’étaient
pour nous des gens d’une autre province. Ceux-ci venaient du Midi et
s’appelaient Maure. Je leur rêvai tout aussitôt une ascendance
sarrasine. Grand émoi dans le pays, car on gardait chez nous une
méfiance un peu paysanne envers les inconnus. Qu’étaient ces Maure? Les
verrait-on? On sut bientôt que M. Maure était avocat et qu’il ne
passerait jamais beaucoup de temps aux Ormeaux qu’il avait acquis. L’été
venu, il y installa sa femme et ses enfants, et repartit.
Peu de temps après, Mme Maure fit une visite à ma mère. Nous étions à
causer devant la maison sous les lauriers-roses et les orangers, lorsque
Mme Maure et sa fille aînée parurent.
Mme Maure était une femme d’une quarantaine d’années, assez forte, assez
commune, mais bonne et simple. Telle je la jugeais au premier jour,
telle elle fut lorsque je la connus davantage. Comme on voit, elle ne
trompait pas son monde et se livrait tout de suite.
Derrière elle, sa fille... Par quel miracle apercevons-nous au premier
coup d’œil jeté sur un être dont la vie va se mêler, ne serait-ce qu’un
instant, à la nôtre, tout ce à quoi nous donnons du prix?
Au moment même où Mlle Maure descendit la première des marches qui
mènent du salon à la terrasse, je savais déjà qu’elle était dans sa
taille moyenne parfaitement proportionnée, que les membres s’attachaient
souples au corps, que les pieds étaient étroits, les mains allongées,
les poignets fins, la tête petite, les dents éblouissantes, et les yeux
noirs riants et les plus doux du monde.
Henriette Maure avait seize ans,--mon âge,--jeune fille déjà, alors que
je restais encore un adolescent mal dégrossi. Elle était aimable et
bonne, pareille en cela à sa mère; en elle, rien que de naturel et de
simple, même sa coquetterie qui paraissait involontaire et qui l’était,
sans doute. Il semblerait qu’à vivre dans l’intimité de cette charmante
fille,--car nous fûmes intimes dès le premier jour,--j’aurais dû
m’éprendre d’elle et que des sentiments si forts et longtemps sans objet
allaient enfin trouver à qui s’offrir. Mais non, Henriette n’était pour
moi qu’une amie, la plus tendre des amies, et dans mes rêves, ce n’est
pas elle qui apparaissait.
La propriété des Maure jouxtait la nôtre; d’une maison à l’autre, à
peine dix minutes. Le sentier qui y conduisait longeait d’abord un
champ, puis traversait un petit bois de chênes où coulait le ruisseau
qui séparait nos terres. Je franchissais le pont, j’étais chez nos
voisins. La maison était ancienne et sans prétention. Aux heures
chaudes, Mme Maure se réfugiait sous les tilleuls de la cour. Elle me
gardait un instant, s’informant de la santé de ma mère, des gens du
pays. Puis elle me disait:
--Je vous ai assez retenu, Philippe, allez vers la jeunesse. Elle est
là-bas.
Là-bas, c’était un bosquet où les bouleaux au tronc blanc mariaient la
grâce flexible de leurs branches aux masses lourdes des sapins. J’y
retrouvais Henriette, avec quelques cousines ou amies qui passaient
l’été chez les Maure. Et des jeunes gens étaient là. De quoi
parlions-nous? de ce qui occupe les pensées des adolescents. Nos propos
étaient parfois d’une singulière hardiesse, mais comme pour la pure
Iphigénie «l’innocence habitait dans nos cœurs». C’était une cour
d’amour platonique et sans expérience. Des couples se formaient. Un de
nos voisins, un garçon de dix-neuf ans, au visage pâle, boutonneux et
âpre, qui préparait à Paris l’école polytechnique était épris
d’Henriette qui se moquait de lui.
Je ne la quittais guère. Elle m’avait élu son ami. Et de l’ami, elle
faisait un confident, me contraignant à un rôle que, certes, je n’aurais
pas choisi. Mais, par une singulière contradiction, je paraissais me
plaire dans le caractère qu’elle me prêtait. J’affectais d’être
supérieur aux faiblesses du cœur; je feignais de croire que l’amitié est
au-dessus de l’amour, d’essence plus rare, et qu’entre deux êtres tels
que nous, seule elle peut porter d’abondantes moissons. Ainsi je me
trompais moi-même.
Cependant une admiration si vive avait quelque peine à se concilier avec
l’amitié, et si j’avais été plus clairvoyant j’aurais compris que
c’était de bien autre chose qu’il s’agissait. Je lui faisais mille
compliments de tout ce que j’aimais en elle, je lui prenais les mains...
Et je n’avais pas envie de la serrer contre moi et de poser mes lèvres
sur sa bouche souriante!
Bien mieux, de son consentement, avec son appui et sa complicité, je
courtisais une de ses cousines, ravissante fille aux cheveux d’or, au
teint plus délicat que la fleur du pêcher. Gertrude était timide et
rêveuse, Henriette prompte et hardie. Lorsque nous étions tous trois
ensemble, Henriette parlait pour sa cousine et ne cessait de la taquiner
à mon sujet, la menaçant de me dire ce que Gertrude n’osait m’avouer
elle-même. Gertrude rougissait et levait sur Henriette des beaux yeux
suppliants.
Une fois, à la fin du jour, nous étions assis sur la mousse au pied d’un
sapin, Henriette m’assura que les cheveux dénoués de sa cousine étaient
admirables.
--Que ne la voyez-vous, disait-elle, lorsqu’elle s’agenouille pour sa
prière, le soir, en chemise de nuit!
--Mais, Henriette..., soupirait Gertrude.
--Ses cheveux tombent alors jusque sur ses jambes. Elle est baignée de
lumière. Il faut que Philippe les voie, ajouta-t-elle, il le faut... et,
d’un geste rapide, elle enleva les deux épingles qui soutenaient les
épaisses torsades de cheveux.
Ils s’écroulèrent. Malgré les protestations de Gertrude, Henriette
voulut me les faire toucher. J’y plongeai mes deux mains. Je sentis
leurs mille caresses subtiles à fleur de peau.
Gertrude maintenant restait immobile, comme engourdie.
--Mais, Philippe, embrassez-la, dit Henriette, je ne vous regarde pas.
Je me penchai vers la jeune fille, cherchant sa bouche. Elle détourna la
tête et mes lèvres ne rencontrèrent que sa joue rougissante.
Telle était l’atmosphère dans laquelle nous vivions.
* * * * *
L’automne arriva trop vite. Une à une les maisons du voisinage se
fermèrent et les Maure annoncèrent leur départ. Gertrude et sa mère les
devançaient de quelques jours. Henriette, feignant de s’attendrir sur le
malheur de notre séparation, nous ménagea une dernière entrevue. C’était
dans une partie du bois assez écartée où nous aimions à nous réfugier.
J’y trouvai Gertrude seule, hésitante, voulant fuir. Je la retins, je la
rassurai, je lui demandai si elle m’oublierait vite, s’il y avait pour
moi une place dans son cœur, et quel souvenir elle garderait des heures
que nous avions passées ensemble.
Par un dédoublement curieux, je m’aperçus, en ce moment où d’autres
préoccupations semblaient devoir m’absorber, que ma voix prenait pour
prononcer ces mots une douceur persuasive et touchante que je ne lui
connaissais pas, une qualité musicale qui m’émut moi-même. Et je parlais
autant pour me plaire que pour gagner Gertrude.
Celle-ci ne fut pas insensible à l’accent de la mélodie que je lui
murmurais et je vis bientôt l’effet produit, moins par mes paroles que
par le ton sur lequel elles étaient dites. Elle me serra les mains, ses
yeux s’emplirent de larmes, elle pencha la tête sur mon épaule.
Je couvris de baisers sa figure humide de pleurs. Je trouvai du charme à
ces baisers, mais, faut-il l’avouer? ces caresses échangées m’émurent à
peine. Ma curiosité y était plus intéressée que mes sens. Et mon cœur
restait de glace...
Deux jours plus tard, j’allai chercher Henriette pour une dernière
promenade. Elle partait le lendemain. Par un besoin de secrète harmonie,
nous choisîmes non pas les bois où souvent avaient retenti les éclats de
rire de notre bande folle, mais une plaine morne que dominait une
colline et qui avait été longtemps un marécage. Aujourd’hui des fossés
la traversant en drainaient les eaux. Elle était nue et triste, quelques
touffes de ronces épineuses seules y poussaient. Le ciel gris, bas,
plein des brumes de l’automne, s’appuyait sur le fin clocher d’une
église au sommet du coteau. Dans les champs, on brûlait les feuilles et
les tiges des pommes de terre. Les fumées traînaient et ne s’élevaient
qu’avec peine. Longtemps nous marchâmes sans parler. Enfin Henriette
rompit le silence.
--Dire que je regretterai même cette pauvre plaine lorsque je serai à la
ville. Je vous envie de rester ici.
Je ne répondis pas. Je venais de comprendre que rien dans ce pays qui
m’était cher n’aurait plus de charme pour moi du jour où Henriette
l’aurait quitté. La surprise de ce sentiment nouveau, la pensée de
l’isolement où le départ d’Henriette me laisserait, me serrèrent le cœur
au point que je fus obligé de m’arrêter.
Elle s’arrêta aussi et me regarda. Que lut-elle dans mes yeux? Il me
parut qu’elle pâlissait. Elle se mordit la lèvre, puis, avec un
mouvement d’épaule que je ne sus comment interpréter, elle dit:
--Il faut rentrer.
Le lendemain elle partit, me laissant désespéré et fou de joie.
J’aimais!
L’ivresse d’un premier amour suffit à remplir une âme moins enflammée
que ne l’était la mienne. Le monde transformé s’éclaira d’une lumière
inconnue; je sentis s’agiter en moi la force qui anime la nature; je fus
enfin une parcelle vivante de l’antique et toujours jeune univers. Mes
livres participèrent de cet enchantement. Je les avais lus avec les yeux
de l’esprit; ma sensibilité cette fois-ci s’émut. Les romans me
racontèrent mon histoire; les livres de science eux-mêmes me parlaient
un langage que je comprenais pour la première fois. C’est alors que mon
professeur me mit entre les mains l’_Origine des espèces_, de Darwin, et
je n’oublie pas l’émotion que j’en éprouvai. Je crus voir s’ouvrir les
portes longtemps fermées du temple. Les secrets m’étaient révélés de la
vie qui palpite, identique, en tous les êtres. Et, au même moment, je
découvrais que l’amour seul vaut de vivre et qu’il serait désormais mon
maître. Mais sa tyrannie, sous laquelle tant d’âmes faibles succombent,
ne m’effrayait pas. Elle me donnait, au contraire, un désir plus fort
d’agir, je voulais maintenant exceller en mille choses; j’entendais
dominer. Je me jetai dans l’étude, non pas tant par le goût d’apprendre
et de m’enrichir ainsi que pour me prouver à moi-même ma puissance. Au
collège où je venais d’entrer, j’obtins cet hiver-là de mémorables
succès. Mon professeur s’étonnait de mon ardeur et me prédisait un
succès certain au baccalauréat qui, à la fin de l’année, terminerait mes
études secondaires.
Mais Henriette?... Chose étrange, j’étais exalté à ce point que je ne
souffrais pas de son absence. Ne lui devais-je pas la magique
transformation que j’avais subie? Sans doute, je désirais la revoir; je
lui parlais comme si elle avait été présente; son souvenir ennoblissait
chaque heure de ma vie. Mais je me créais de si merveilleux bonheurs
qu’à la lettre je n’avais pas le temps de pleurer sur notre séparation.
L’image que je me formais de mon amie était à ce point parfaite que
peut-être l’Henriette réelle, si elle m’était apparue, n’aurait pas
rempli exactement la place et le rôle que je réservais à l’Henriette de
mes rêves.
Nous nous écrivions. Mais comment traduire mes sentiments dans des
lettres qui pouvaient être lues par d’autres? Comment lui écrire ce que
je ne lui avais pas dit lorsqu’elle était près de moi? Ses lettres
étaient, il faut l’avouer, décevantes, tant ce qu’elles exprimaient
était éloigné du langage que je lui prêtais à distance.
Par ailleurs, je ne souffrais plus autant du malaise mystérieux et
redoutable qui m’avait si cruellement accablé depuis deux ans, la
fraîcheur de mon amour avait fait disparaître les fièvres malignes de la
puberté.
L’hiver, le printemps passèrent; je ne comptais pas les jours qui me
séparaient d’Henriette, je vivais avec elle sous la lampe près du poêle,
dans les champs durcis par le froid ou sous les vertes frondaisons.
L’été me la ramènerait.
Vers le début de juin ma mère tomba malade; elle fut longtemps retenue à
la chambre. Elle y était encore quand je partis pour passer mes examens
à l’université voisine. Lorsque j’en revins, elle sortait de
convalescence et les médecins l’envoyaient aux eaux. Elle était trop
faible pour que je pusse songer à l’y laisser aller seule.
Elle pensait que la nouvelle de ce déplacement me serait agréable et
qu’il me plairait de quitter, presque pour la première fois, nos
campagnes.
Mais je ne songeais qu’à Henriette. Ses yeux riants ne rencontreraient
pas les miens lorsqu’elle arriverait dans le pays! Je lui envoyai une
lettre désolée, la plus explicite de toutes celles que je lui avais
écrites. J’annonçais mon retour au mois d’août, je la suppliai de ne pas
m’en vouloir...
II
Aux eaux, des habitudes nouvelles me furent une distraction. Pourtant je
ne voulais pas me l’avouer. Lorsque j’étais avec ma mère, je ne cessais
de regretter le confort, le calme délicieux de notre demeure, de me
plaindre de l’impossibilité d’être seuls dans le va-et-vient du grand
hôtel où nous habitions. Cependant je trouvais un charme singulier à ce
coudoiement de tant de personnes inconnues, à ces rapides coups d’œil
échangés avec des étrangers, à la vie en commun qui mêlait nos plaisirs
et nos occupations, aux repas au restaurant, à la danse, le soir.
J’avais déclaré vouloir vivre en sauvage. Je n’étais pas à X... depuis
quarante-huit heures que je jouais au lawn-tennis, que j’étais de toutes
les parties, que je dansais chaque nuit. Je faisais tout avec fièvre
comme si j’eusse voulu m’étourdir et oublier. Quoi?
Je remarquai dès le premier jour une jeune femme qui mangeait à une
table voisine de la nôtre. Ses yeux étaient sombres et elle semblait
désireuse d’en voiler l’éclat en tenant ses paupières à moitié baissées.
Elle me parut avoir environ trente ans. Ma mère lui en donna plus
généreusement quarante. Dans son visage pâle d’un ovale allongé ses
lèvres plus rouges que celles des femmes que nous avions l’habitude de
voir attiraient mes regards. J’eus la curiosité de savoir son nom. Elle
s’appelait la comtesse de Francheret. J’avais lu ce nom dans les
journaux mondains de Paris. A X..., Mme de Francheret n’appartenait à
aucune des coteries où se groupaient les baigneurs. Ses manières, sa
distinction, la solitude où elle vivait, le prestige aussi de sa classe
sociale, voilà des motifs d’intérêt pour un jeune provincial jamais
sorti de chez lui. Je me mis donc à l’observer, peut-être trop
directement. Voulut-elle me faire sentir que je manquais aux
convenances? Deux ou trois fois, elle me fixa d’une façon pénétrante.
Vers cinq heures, elle s’asseyait près de la cour de tennis où nous
jouions. Les spectateurs étaient nombreux qui suivaient nos parties.
Elle se tenait à l’écart. Pourtant il était rare, lorsque je levais les
yeux sur elle, que je ne surprisse pas les siens.
Quelques jours passèrent ainsi. J’aurais voulu l’approcher, lui parler,
mais je ne savais comment m’y prendre. Elle vint heureusement à mon
secours.
Une fin d’après-midi, comme je descendais du tennis pour aller à la
douche, je dépassai Mme de Francheret. Elle se tourna à demi vers moi et
m’adressa la parole de la façon la plus simple, comme si nous nous
connaissions depuis longtemps.
--Vous avez chaud, me dit-elle.
Tout en marchant nous continuâmes à causer. La nouveauté de la situation
eût pu m’être gênante. Mais, par bonheur, je ne pensai pas à moi.
Sa voix avait une certaine gravité qui me plut.
Les jours suivants nous nous rencontrâmes encore. Elle paraissait
écouter sans ennui ce que je racontais de moi-même, de notre vie
provinciale, de mes plans incertains et magnifiques. Elle parlait peu,
mais ses paroles, lorsqu’on y réfléchissait, prenaient un sens plus
profond que celui qu’elles présentaient tout d’abord. Elle ne causait ni
de littérature, ni d’art, mais elle semblait connaître les gens et les
choses mieux qu’il n’est accoutumé. Enfin son regard, dont elle était
ménagère, ajoutait du poids à ses paroles.
--Que vous êtes jeune! disait-elle souvent.
Nous ne nous voyions jamais que dans les jardins et, le soir, au salon,
où elle s’installait avec ma mère.
Un jour, après déjeuner, je me rendis pour la première fois chez elle.
Elle était légèrement souffrante et m’avait fait demander un livre. Elle
occupait, sur la cour d’entrée célèbre par ses arbres centenaires, un
appartement composé d’un salon minuscule et d’une chambre. Je la trouvai
couchée sur une chaise longue, vêtue d’un blanc peignoir de dentelles.
Les ormeaux jetaient leur ombre entre les persiennes à moitié closes; on
entendait le bruit confus des conversations à quelques pieds au-dessous
de nous.
--Asseyez-vous là, me dit-elle, montrant un fauteuil tout proche.
Une fois assis, moi, qui étais à l’ordinaire si bavard, je n’eus rien à
dire, je n’avais aucune idée, aucune volonté. Le silence ne me pesait
pas. Un parfum de je ne sais quoi flottait dans l’air. Je regardai Mme
de Francheret. Elle rêvait, un bras relevé sur le dossier de la chaise
longue. Je voyais les chairs pleines et ambrées par où le bras s’attache
à la poitrine qui se soulevait lentement à chaque respiration. Sa bouche
s’entr’ouvrait comme pour un sourire. J’oubliai que je me trouvais à
côté de la comtesse de Francheret. C’était une femme qui était là près
de moi. Et nous étions seuls.
Sans plus y réfléchir, je pris sa main et j’eus la hardiesse de la
porter à mes lèvres. Elle me laissa faire.
--Que vous êtes jeune! dit-elle encore. C’est délicieux!
Elle m’attira vers elle; je sentis l’odeur de sa tiède gorge, et ses
deux bras se nouèrent autour de mon cou.
Quand je sortis de sa chambre, une heure plus tard, j’étais un homme.
La joie que j’aurais pu prendre dans les bras de Mme de Francheret avait
été gâtée par la peur de lui paraître novice. Un adolescent craint le
ridicule. N’eût-il pas été plus simple de lui dire: «Je ne sais rien, je
me remets entre vos mains; soyez vraiment ma maîtresse.» Mais on ne
gagne la simplicité que par des chemins longs et difficiles. Je pensais:
«Elle s’est aperçue, sans doute, de mon inexpérience. Demain, elle se
moquera de moi; elle ne voudra plus me voir. Et moi-même, comment la
regarderai-je?»
Mais, en même temps, j’étais gonflé de joie. Je connaissais enfin la
réalité de ce monde féminin dont le mystère m’avait longtemps troublé.
Ma première impression, celle qui ne devait point s’évanouir, je la
traduisis par ces mots de la Bible: «L’œuvre de chair.» J’avais
participé à une œuvre de chair, cela et rien de plus. Pour un garçon qui
avait vécu dans les livres et dans de romanesques enchantements, la
nouveauté était grande. Je sentais aussi que l’incomplète joie de cette
première rencontre serait transformée bientôt en un bonheur plus
complet, qu’il y avait un point de perfection à atteindre, et j’étais
bien décidé à y arriver au plus vite.
Pas un instant, je n’eus l’idée que j’avais commis une infidélité envers
Henriette. Henriette vivait sur un plan différent. Elle habitait le
palais que mon imagination lui avait bâti. Mme de Francheret m’avait
invité dans une demeure plus terrestre. Je ne songeai même pas à me
demander si j’aimais mon initiatrice. Aimer, c’était penser tendrement à
une personne, chercher à la voir, lui parler, deviner les moindres
nuances de ses sentiments, s’émouvoir à son seul souvenir. Un regard
d’elle, c’était assez pour être heureux; se sentir maître de son âme, y
régner sans partage, la félicité suprême.
Pour Mme de Francheret, présente ou absente, je ne ressentais aucune de
ces émotions. Lorsque je pensais à elle, des images précises se levaient
devant mes yeux, et quelles images! Je sentais sa chair contre ma chair
et le désir m’agitait de renouveler ces obscures et violentes
sensations.
Désormais je passai mes après-midi dans l’appartement de Mme de
Francheret. Je ne montais au tennis, un peu las, qu’à la fin de la
journée. J’eus bientôt perdu la gêne des premiers jours. Déjà je me
croyais naïvement un maître...
La seule ombre à mon bonheur, où la chercher? Dans la facilité avec
laquelle je l’avais acquis. J’étais assez sot pour ne pas estimer à son
prix une victoire qui ne m’avait rien coûté. «Je suis l’amant, me
disais-je, de cette femme charmante et qui appartient à la meilleure
société, mais sans doute a-t-elle l’habitude de satisfaire ses moindres
caprices. J’étais là; elle m’a pris. Moi absent, un autre l’eût
possédée.»
La manière d’être de Mme de Francheret n’était pas faite pour me donner
une trop haute idée de moi-même. Nous étions toujours dans des rapports
simples. Personne ne prenait moins de plaisir à jouer la comédie. Elle
n’affecta aucun remords, aucune crainte; elle ne se crut pas obligée de
chercher des excuses à ce que d’autres appellent leur faute; elle
n’essaya pas de me faire croire qu’elle avait cédé à un sentiment
irrésistible. Avec une aisance parfaite (seule, pensais-je, une grande
dame--Balzac!--a cette inimitable liberté), elle m’invita à des jeux que
j’ignorais et m’en apprit la douceur. Une semaine ne se passa pas sans
que je lui avouasse que j’étais arrivé neuf dans ses bras.
Elle sourit.
--Croyez-vous que j’aie pu l’ignorer? dit-elle.
Elle m’apprit bien d’autres choses encore, et surtout le prix du secret.
Hors de sa chambre, elle me traitait comme un étranger, et je
m’émerveillais de ce changement à ses yeux si naturel... Il n’y avait
alors, entre nous, aucune familiarité, pas un mot équivoque, pas un
regard trop appuyé. Je la voyais au restaurant, ou au salon, le soir,
causant avec ma mère, à son aise, libre, distante, et je ne pouvais
m’imaginer que cette même femme je l’avais eue quelques heures
auparavant nue entre mes bras, que je connaissais les parties les plus
secrètes de son corps. Et je l’en admirai davantage.
Nous vécûmes ainsi pendant deux semaines. Puis il fallut nous quitter.
Le dernier jour où je fus chez elle, je lui dis:
--Comment pourrai-je me passer de vous?
--Bien mieux que vous ne le croyez, me répondit-elle. Ce que je vous ai
donné, d’autres vous l’offriront. Elles y mettront plus de façons sans
doute et moins de franchise. J’ai été la première, vous ne m’oublierez
pas. Peut-être nous reverrons-nous à Paris puisque vos études vous y
appellent. Les choses ne seront pas là-bas ce qu’elles ont été ici. Il
est des folies délicieuses qu’on doit se refuser. Vous étiez en
vacances, moi aussi. Maintenant la vie régulière reprend. Au moment de
partir, vous donnerai-je un conseil? La différence de nos âges me le
permet. Défendez-vous en amour des choses vulgaires qui ont vite fait de
gâter les jeunes gens. Vous vous plairez toujours dans la société des
femmes. Ne croyez pas, comme quelques-uns, qu’il faille être sincère
avec elles. Sachez leur mentir, ne serait-ce que pour les amuser. La
plupart demandent à être trompées; il est bon d’y mettre quelques
manières. Voilà mon conseil. Et en voici un second. Ne croyez pas à
l’irréparable. Il y a, cher ami, fort peu de choses irréparables...
Elle ne m’en avait jamais tant dit. Ainsi me fit-elle participer à sa
sagesse humaine au moment où nous nous séparions. Je quittai les eaux
avec un beau sujet de méditations et les souvenirs tout proches d’un
passé déjà plein de volupté.
III
J’eus le loisir d’y penser plus longuement que je ne l’aurais voulu. Au
lieu de rentrer, nous allâmes passer quinze jours sur une plage dans le
sud de la Bretagne. Les médecins avaient ordonné ce repos à ma mère
avant le retour au foyer.
J’en fus moins affligé qu’on ne le croirait. J’étais encore tout étonné
de mon aventure et, malgré mon désir de revoir celle que j’aimais
toujours, j’éprouvais le besoin de mettre un intervalle entre le moment
où j’avais quitté Mme de Francheret et celui où je retrouverais
Henriette. On se plaît à raconter dans les romans qu’une fois séparé
d’une femme que l’on a aimée charnellement on découvre, peu à peu, qu’on
lui est attaché par d’autres liens aussi. Rien de semblable ne m’arriva.
J’aimais Henriette, et Mme de Francheret m’avait attaqué là où Henriette
n’avait jamais régné. Je savais un gré infini à Mme de Francheret de
m’avoir révélé la nature et l’agrément des rapports entre l’homme et la
femme. Je n’oubliais pas les heures passées près d’elle, mais, par un
phénomène bizarre, elle m’incitait à penser à Henriette et à voir
celle-ci sous un jour nouveau. Grâce à Mme de Francheret, mon amour pour
Henriette quitta les sphères éthérées où il se mouvait et prit une forme
sensuelle. C’était Henriette et non Mme de Francheret que je tenais dans
mes bras pendant mes rêves. C’était le corps frais et juvénile de mon
amie que je pressais à l’heure où le désir suscitait devant moi des
images voluptueuses.
Je n’ai gardé de ces semaines aucun autre souvenir. Les gens qui
m’entouraient étaient-ils vivants? Ils allaient et venaient comme des
ombres. Je faisais de longues promenades sur la digue à l’heure où le
soleil couchant borde de nacre le sable humide. Des enfants jouaient,
des jeunes femmes passaient vêtues de robes claires. Je ne les voyais
pas, je ne voyais bercée au jeu des vagues molles dont les crêtes
d’argent s’irisaient dans les vapeurs du crépuscule, qu’Henriette, et
quelle Henriette! non pas la fille que j’avais connue près de sa mère
sous les ombrages de nos campagnes, mais une Vénus adolescente endormie
au bord des flots.
Nous nous écrivions. Que dire par lettre à une déesse? Je ne savais
trouver le ton. J’étais grandiloquent et confus. En échange, je recevais
quelques cartes postales, assez insignifiantes, à la vérité. Henriette
paraissait de triste humeur. Pourtant sa maison était pleine d’amis. Le
cercle joyeux de l’an dernier s’était reformé. Seul j’y manquais!
Au début de septembre enfin, nous rentrâmes. A mesure que l’heure
approchait où je devais revoir Henriette je m’inquiétais. Je brûlais de
devancer les jours, de courir à elle, de me jeter à ses genoux et, au
même temps, une douloureuse appréhension me serrait le cœur. Je
craignais de cette rencontre je ne sais quel choc, quelle blessure
insupportable. J’aurais voulu retarder une minute attendue avec tant de
fièvre.
Nous arrivâmes un matin. A la fin de l’après-midi je me rendis chez Mme
Maure. De loin, je la vis sous les tilleuls près de la vieille maison.
Rien n’avait changé depuis un an. Henriette devait être à quelques pas
de là. L’émotion de la sentir si voisine me fit chanceler. Je m’arrêtai,
j’étais essoufflé moins par la rapidité de ma course que par la violence
des sentiments qui se heurtaient en moi. Je compris pour la première
fois et d’un seul coup--ainsi, la nuit, un éclair illumine les prés et
les champs, et montre au voyageur le chemin dont il s’est écarté--que le
roman magnifique que j’avais vécu depuis l’automne passé s’était déroulé
dans mon imagination, que je l’avais créé à moi seul, qu’Henriette en
ignorait encore le premier mot... Un instant, je pensai à retourner sur
mes pas, à différer une entrevue si hasardeuse. Mais j’eus honte à
l’idée de reculer. Je me repris et avançai vers Mme Maure.
Elle me fit l’accueil le plus aimable. Après s’être informée longuement
de la santé de ma mère, elle me dit:
--Comme vous avez grandi, Philippe! Vous voilà un homme, maintenant. Et
cette pointe de moustache! Qu’allez-vous faire?
Je parlai de mes projets assez incertains. J’irais à Paris pour
continuer mes études à la Sorbonne sans doute et à l’école de droit,
mais je ne désirais être ni professeur, ni avocat et ne savais ce que
serait ma carrière... Cependant, je pensais à Henriette absente,
alternativement avec terreur et avec joie. Où était-elle?
Une demi-heure passa. J’entendis un bruit dans l’allée.
C’était Henriette et Gertrude, accompagnées par le polytechnicien de
l’an dernier.
Henriette me parut grandie; elle restait mince, un peu maigre, mais le
corsage de sa robe se gonflait légèrement et ses hanches se dessinaient
plus pleines. Son visage n’avait pas changé, son teint hâlé par l’été
faisait paraître les dents plus blanches et je retrouvai, dans les yeux
riants et doux, le feu que j’aimais. Auprès d’elle, magnifique
contraste, Gertrude était éblouissante de fraîcheur blonde. Toutes deux
vêtues de clair, elles venaient enlacées et joyeuses. Le printemps de ma
vie s’avançait au-devant de moi.
Gertrude rougit, mais l’accueil que me fit Henriette ne trahit aucune
gêne. Elle ne me cacha pas le plaisir qu’elle avait à me revoir et me
gronda gentiment de mon retard. Elle me demanda qui j’avais rencontré
aux eaux et à la mer. Rien de plus amical et de plus naturel que cette
conversation, mais elle était si éloignée de celles que j’avais tenues
avec la même Henriette pendant mes promenades solitaires que j’en restai
glacé. Je m’efforçai de découvrir dans ses propos un mot à double
entente destiné à moi seul. Je ne le trouvai pas. Pourtant il me parut
qu’à deux ou trois reprises elle me regardait avec un peu d’étonnement.
Sur elle-même elle ne dit rien.
Charles-Henri (le polytechnicien) se chargea de m’apprendre quels
avaient été les amusements de la saison. Rappelant des incidents que
j’ignorais, il fit rire les filles en les évoquant et s’arrangea de
façon que je me sentisse un étranger parmi eux. Cela me déplut.
Lorsque je partis, Henriette et Gertrude décidèrent de m’accompagner.
Mais Charles-Henri ne les laissa pas seules et, quand nous nous
séparâmes à la lisière du petit bois de chênes, je n’avais pu échanger
une phrase avec Henriette sans témoins.
Je ne fus pas plus heureux les jours qui suivirent. Je vis mon amie,
mais entourée de sa cousine, de Charles-Henri, d’allants et de venants.
Elle était le centre lumineux de notre cercle. Charles-Henri violemment
épris ne la quittait point. Je ne fus pas longtemps avant de comprendre
qu’il montait la garde auprès d’elle et qu’il ferait l’impossible pour
m’empêcher de la joindre. Gertrude, sans dessein, j’imagine, le
secondait. Elle semblait ne vivre que par Henriette, toujours à ses
côtés, le bras autour de la taille. Si elle était séparée de sa cousine,
ses yeux restaient attachés sur Henriette. Vis-à-vis de moi, elle
observait une certaine réserve; elle s’effarouchait vite et lorsqu’en
plaisantant je voulus reprendre les propos de l’an passé, elle eut un
mouvement de retraite.
Malgré Charles-Henri, malgré Gertrude, je ne désespérais pas d’arriver à
Henriette, mais, à ma grande surprise, je constatai que c’était chez
elle que je trouverais l’obstacle le plus difficile. Elle apportait une
attention toujours égale à ne pas rester seule; et si, profitant d’un
incident heureux, je réussissais à écarter ses deux gardiens, elle ne me
laissait pas choisir le thème de la conversation et, d’un mot, la
ramenait à des banalités. Après une semaine ou deux de tentatives
infructueuses, j’étais exaspéré.
Tour à tour, j’imaginais ou qu’Henriette avait deviné que j’avais fait
mon école d’homme, qu’elle soupçonnait un danger à se lier avec moi et
qu’elle cherchait à m’éviter, ou, plus simplement, que je lui étais
devenu indifférent.
Suivant que j’adoptais l’un ou l’autre de ces partis, je décidais ou de
m’imposer à elle ou de la fuir. Je déclarais alors que je ne la
reverrais plus, que j’avais été victime de mon imagination, que je me
trouvais en face d’une fille incapable d’éprouver les grands sentiments
que je lui avais prêtés. Cette farouche résolution ne durait que
l’espace d’un matin. Il n’y eut pas de jour où je ne décidasse de
rompre; il n’y en eut pas un qui ne me vît près d’Henriette.
Et cependant le temps coulait, bientôt viendrait octobre et le départ.
J’eus l’idée, empruntée sans doute à mes lectures, d’éveiller sa
jalousie. Je fis la cour à Gertrude; j’y déployai beaucoup d’application
et, au bout de quelque temps, Gertrude parut y être sensible. Mais sa
cousine veillait et comme un jour, moitié plaisantant, moitié sérieux,
j’adressais à Gertrude des propos tendres et lui baisais la main,
Henriette intervint assez brusquement disant que les jeux permis naguère
ne l’étaient plus aujourd’hui.
Je fus surpris du ton vif sur lequel elle parla et qui était bien
éloigné de celui que nous employions. Rentré chez moi et en y
réfléchissant, il me parut que cette nouvelle attitude d’Henriette avait
quelque chose de flatteur pour mon amour-propre.
Le lendemain, je la trouvai de méchante humeur. Je cessai de flirter
avec Gertrude. Mais Henriette ne s’apaisa pas. «Peut-elle sérieusement
m’en vouloir, me demandais-je, de ce qui n’est qu’un jeu?» Mais elle ne
me laissa pas lui poser la question.
Je devins irritable. Elle me contredisait pour un rien. Nous échangions
des phrases aigres. Les jours qui fuyaient ajoutaient à mon énervement.
Une fois, sur un mot un peu plus piquant, elle eut soudain les yeux
pleins de larmes. Troublé à cette vue, je me précipitai vers elle. Nous
étions seuls, mais à une douzaine de pas sa mère brodait sous les
tilleuls. Henriette me repoussa vivement et, sans me donner le temps de
m’excuser, rentra dans la maison.
Pendant quarante-huit heures, je ne la vis point. Lorsque nous nous
retrouvâmes, elle ne paraissait pas se souvenir de cette scène pénible.
La première semaine d’octobre commença. Les Maure partaient le 10. Le
temps était d’une admirable douceur et la lune dans son second quartier
permettait de prolonger encore les soirées en plein air. Un jour, une
amie à nous s’invita à dîner. Ma mère envoya un mot à Mme Maure pour lui
demander de venir avec sa fille et sa nièce. Le soir, je fus surpris de
voir arriver Mme Maure et Henriette seules. Gertrude un peu souffrante
s’était couchée. «Enfin, pensai-je, j’aurai l’explication attendue
depuis si longtemps.» Mais, après dîner, Henriette refusa de quitter le
salon pour s’asseoir avec moi sur la terrasse. A la demande de ma mère,
elle fit de la musique, puis resta près des dames et je fus obligé de
l’y rejoindre.
J’étouffais de fureur. En moi-même, j’avais déjà rompu avec Henriette,
je ne reverrais de ma vie cette fille insensible. Qu’elle parte et sans
retard! Cependant je m’absorbais dans un silence farouche.
Vers dix heures, nos visiteurs se levèrent. L’amie de ma mère offrit à
Mme Maure et à sa fille de les ramener en voiture. Mme Maure, fatiguée,
accepta. Mais le vieux coupé, très étroit, n’avait que deux places et
Henriette, par politesse, se crut obligée de dire:
--Nous allons vous gêner beaucoup, madame.
Alors, par une décision subite, je m’avançai, pris la main d’Henriette
dans l’obscurité et, la lui serrant fortement pour empêcher toute
résistance, je dis à Mme Maure:
--Je raccompagnerai Henriette. Nous serons là presque aussitôt que vous.
Henriette, stupéfiée par la pression de ma main, hésita avant de parler.
Déjà Mme Maure de la voiture me jetait:
--Si cela ne vous ennuie pas de la ramener, il sera excellent pour elle
de marcher un peu. Elle est si paresseuse.
La voiture partit nous laissant seuls sur les marches du perron.
Tout de suite, le long de l’allée qui menait au bois, nous fûmes dans
l’ombre fraîche du soir.
Nous ne parlions pas, nous allions côte à côte sans nous toucher. Le
silence, à se prolonger, pesa comme une menace. Pour rien au monde, je
ne l’aurais rompu. J’étais plein de colère; je me souvenais de l’étrange
manière d’être d’Henriette depuis ma rentrée; elle m’avait froissé; elle
me devait des excuses... Je marchais la tête droite, les yeux fixés
devant moi.
Henriette fut la première à ne pouvoir supporter l’hostilité silencieuse
qui était entre nous. A un détour du chemin--nous avions déjà franchi la
moitié de la distance qui séparait nos deux maisons--elle se tourna pour
m’interroger du regard. Je vis à la clarté de la lune ses yeux inquiets.
Bouleversé par la supplication muette que j’y lus, je glissai mon bras
sous le sien. Le contact de ma main sur sa chair suffit à opérer un
prodige. L’irritation qui nous avait dressés l’un contre l’autre fondit
comme neige d’avril au soleil; des rapports naturels, confiants, heureux
s’établirent sans que nous eussions échangé une parole. Je sentis
qu’Henriette gagnée m’appartenait. Nous arrivions au bois de chênes. Je
la conduisis jusqu’au banc où cent fois nous nous étions reposés au
cours de nos promenades. Elle me suivit sans opposer de résistance. Je
m’assis près d’elle, je la pris dans mes bras,--la nuit était
complice--je me penchai sur son visage pâle, je vis ses yeux m’implorer,
et sous la pression de mes lèvres sa bouche s’entr’ouvrit.
* * * * *
Nous eûmes une semaine entière pour épuiser notre bonheur. Henriette,
transformée, montra la bravoure d’une femme. Elle n’essaya pas de
dissimuler ses sentiments. Nous étions ensemble à chaque heure. Je la
voyais le matin, l’après-midi, même le soir. Elle inventait mille ruses
pour se débarrasser de Charles-Henri. Quant à Gertrude, elle en fit sa
complice, et cela sans hésitation, sans se demander si sa cousine en
souffrirait, sans se soucier d’être jugée par elle. Elles sortaient à
deux; dès qu’elles m’avaient retrouvé, Henriette s’éloignait avec moi,
la priant de nous attendre. Parfois elle l’appelait en riant: Brangaine.
Un jour, devant Gertrude, elle risqua une caresse hardie. Celle-ci
rougit, puis pâlit, mais se tut.
Nous vivions ainsi comme en dehors du temps. La date approchait qui
l’emmènerait, elle, à Marseille, moi, à Paris. Nos jours étaient
comptés, nous ne les comptions pas. Nous ne parlions ni de la
séparation, ni des moyens de nous retrouver. Jamais il n’y eut gens plus
acharnés à se satisfaire du présent. Pas une minute, Henriette n’eut
l’idée qu’elle goûtait d’un fruit défendu. Elle m’aimait. Cherche-t-on
des excuses à l’amour? A ses yeux, il n’était pas besoin de se
justifier.
La séparation vint. Je vis Henriette disparaître en voiture au détour du
chemin, ne cachant pas ses larmes.
Je restai seul une semaine encore. Je ne sentais pas mon isolement. Le
prix de mon bonheur était-il diminué parce que je l’avais perdu? j’étais
déjà enclin, sans que je pusse en analyser les motifs avec précision, à
considérer toutes choses par rapport au développement de mon
individualité. Plus tard, quand mes lectures s’étendirent, je me trouvai
d’illustres frères dans la littérature européenne. A ce moment, ce
sentiment en moi ne devait rien à l’imitation, j’aurai bientôt à en
fournir une preuve.
Ainsi la séparation me fut adoucie par la joie orgueilleuse de constater
que j’étais capable d’éprouver une grande passion et aussi de la faire
naître chez autrui. Je n’eus, du reste, pas la plus légère fatuité à
voir que j’avais triomphé d’Henriette; je n’en avais pas ressenti non
plus à éprouver que Mme de Francheret avait du goût pour moi. Une
obscure, mais juste idée de la fatalité qui nous mène m’empêcha toujours
de m’attribuer à mérite ce dont je n’étais redevable qu’à un sort
heureux.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Six mois après, j’appris par une lettre de ma mère qu’Henriette se
mariait avec un riche industriel de Marseille, gaillard à tout poil,
grand coureur de filles et de cabarets, six pieds de haut, le verbe
fort.
Je ne lus pas cette lettre sans un serrement de cœur. Henriette dans les
bras d’un rustre! La vilaine image!
Je m’efforçai, à l’exemple des stoïciens dont les doctrines alors
m’enchantaient, de raisonner, pour l’amortir, sur le coup reçu. «Je me
suis trompé moi-même, me disais-je. Voilà une expérience salutaire à ton
début dans la vie. Ne mets pas à l’avenir les femmes sur un plan trop
élevé. Elles ne sont jamais qu’à mi-hauteur et plus près de la terre que
du ciel.»
Mais cette leçon de sagesse avait un arrière-goût d’amertume qui fut
longtemps à s’effacer.
* * * * *
J’étais alors un étudiant mal débrouillé dans les rues étroites de
Paris. Ma jeunesse me paraissait médiocre. Pourtant que n’en
attendais-je pas? Je croyais arriver à la période la plus heureuse de
mon âge. Après l’existence mesquine d’une petite ville de province, je
serais entraîné par la vie tumultueuse, riche et multiple de Paris. Je
n’aurais qu’à me laisser porter par le courant.
Il me fallut déchanter. Je n’ai de ces années que des souvenirs confus,
souvent pénibles. En guerre avec moi-même, incertain de la voie que je
suivrais, je cherchais avidement des vérités qui fussent miennes.
J’avais de la fierté; je n’aurais avoué à personne--me l’avouais-je à
moi-même?--mon désarroi. Au lieu de crier au secours je prenais un air
détaché, un ton distant, je paraissais indifférent et supérieur. J’étais
haïssable, sans doute, mais comment demander à un jeune homme passionné,
qui ne sait ce qu’il est, en qui combattent mille désirs contraires,
d’être simple et naturel, alors qu’il ne s’est pas encore trouvé.
Peut-être la cause véritable de ce malaise est-elle dans la jeunesse
même, âge difficile dont chacun connaît à des degrés divers les heurts
et les cahots. Nous les oublions. La mémoire assoiffée d’idéal--le bon
vieux temps!--a bientôt fait de transformer la lumière grise ou orageuse
qui baigne nos jeunes années en une aube éblouissante. On a comparé la
jeunesse au printemps, non sans raison, car elle en connaît les ciels
brouillés, les giboulées où neige, pluie et soleil se mêlent, les
brusques morsures du froid, les gelées meurtrières d’une nuit d’avril,
et aussi les caresses, presque insupportables tant elles sont subites,
de l’atmosphère, la vie qui repart sur un rythme trop rapide, le complot
universel de la nature qui vous entraîne dans son branle frénétique. Il
faut être fort déjà pour supporter ces contrastes et ces véhémences. Si
l’on se tue, c’est entre dix-huit et vingt-deux ans.
Dans un état si trouble, aimer était hors de question. Le souvenir de
l’expérience faite avec Henriette était toujours vivant. Je ne voulais
pas m’avouer la déception ressentie. Pourtant je regardais les femmes
d’un œil un peu méprisant; je plaignais leur fragilité. Je les
recherchais, mais même entre leurs bras je ne m’abandonnais point.
J’allais ainsi, comme tout jeune homme, de liaison en liaison, ne me
prenant à personne. Si j’eus des bonnes fortunes, je ne sus pas en
profiter. J’appris par expérience une chose banale, c’est que l’homme
peut pratiquer l’amour indéfiniment sans ressentir l’amour. J’avais des
maîtresses, je ne les aimais pas. J’avais des amies, encore des jeunes
filles, je ne les possédais point. On me croyait hardi, j’étais timide;
on m’enviait, je me faisais pitié. Je voulais paraître, à vingt-deux
ans, maître de moi. Maître de quoi? de pas grand chose.
Les femmes à portée de ma main me semblaient--peut-être avais-je là des
trésors qu’aveugle je ne voyais pas?--indignes d’attention. La conquête
de la plus belle princesse du monde, du cœur le plus haut, de l’âme la
plus pure, tels étaient mes rêves d’alors. J’étais sec et sans illusion
dans le présent, chimérique pour l’avenir. Mais ce désir ardent en mon
jeune cœur a eu de lointaines et merveilleuses conséquences et le mot de
Gœthe est vrai que je me répétais souvent: «Ce que tu as désiré avec
force au temps de ta jeunesse, tu l’auras en abondance dans ton âge
mûr.»
Pourtant, si médiocre que je fusse, on m’accueillait avec faveur dans
quelques maisons. Je me déplaisais, mais des femmes et des filles se
plaisaient à ma compagnie. Un plus avisé en eût tiré des avantages. Je
ne m’en souciais point. Emporté par mes rêveries, je n’abaissais pas mes
regards vers le sol. Je pensais à la grande passion que je rencontrerais
un jour. Pouvais-je imaginer qu’elle eût une origine obscure et qu’elle
trouvât peu à peu vie et force dans les éléments, de médiocre prix à mes
yeux, dont j’étais entouré? Elle m’apparaîtrait éblouissante, casquée
d’argent, armée de pied en cap, comme Minerve à l’heure de sa naissance.
Il ne me fallait rien de moins qu’un miracle.
En l’attendant, je me distrayais de mon mieux. Je disais en plaisantant:
je pelote avant partie.
Je n’étais que contradiction et système. Au vrai, je n’aimais déjà que
les jeunes filles, je les ai toujours aimées. Mais je ne savais ce qui
m’attirait vers elles. Il m’a fallu la leçon d’une tragique expérience
pour voir clair en moi. Je n’ai compris que plus tard pourquoi, seules,
elles pouvaient me rendre heureux. Pour l’instant je vivais dans les
sophismes et l’erreur. Je pensais que par une lente évolution elles
seraient un jour capables d’aimer et dignes d’être aimées, mais il ne me
venait pas à l’esprit de hâter leur transformation. Je leur donnais
rendez-vous dix ans plus tard lorsqu’elles pénétreraient dans le monde
de la passion où elles n’étaient que postulantes. Avec un pédantisme
incroyable, j’avais fixé l’âge de l’amour entre vingt-cinq et
trente-cinq ans. Avant, inexpérience; après, ressorts déjà usés! Ainsi,
peu sûr de moi, j’échafaudais d’absurdes théories et leur accordais de
la valeur.
* * * * *
Une des maisons agréables où je fréquentais alors était celle de Mme
Saint-Aignan. Son mari, mort depuis quelques années, avait travaillé
près du baron de Hirsch aux chemins de fer orientaux. En Turquie, elle
s’était fait des relations internationales et voyait une société mêlée.
Ce sont les plus agréables. Elle avait à peine passé la quarantaine. Sa
fille Isabelle, née à Constantinople, venait d’avoir quinze ans. Elles
étaient toutes deux belles, toutes deux charmantes, mais en dehors de
l’âge où j’enfermais si sottement l’amour. Plus libre d’esprit, j’eusse
fait la cour à la mère enjouée ou à la fille grave, et peut-être
eussé-je réussi. Isabelle, avec ses yeux étroits et longs, son front
petit, un visage ovale, ressemblait à une Vierge byzantine. Où
avait-elle pris ses traits? Pas à sa mère, à coup sûr, blonde, bien en
chair, aux yeux bleus. Et la photographie de M. Saint-Aignan le montrait
normand des pieds à la tête. Il y avait là un de ces phénomènes si
complexes de l’influence du milieu qui, parfois, s’exerce de façon
surprenante sur une femme jeune, jolie, courtisée et sensible. Quoi
qu’il en soit, Isabelle Saint-Aignan paraissait parmi nous d’une autre
race. Je me pris d’amitié pour elle, mais la traitais plus en enfant
qu’en jeune fille.
J’aimais à la faire parler de Constantinople qu’elle avait quitté à six
ans. L’Orient m’attirait. Tout jeune, je ne supportais pas les plats
récits de Mme de Ségur, née Rostopchine, mais avec une belle histoire
orientale on faisait de moi ce qu’on voulait. Si on discutait chez
Isabelle de la vie turque, elle était la seule à n’avoir pas d’opinion.
Elle gardait pour elle le trésor des souvenirs précieux qu’elle avait
rapportés de là-bas; mais j’avais gagné sa confiance et bientôt elle me
fit partager ses impressions de naguère, fraîches et vives dans sa
mémoire.
Elle me racontait la vie indolente du Bosphore, les promenades en
caïque, les rencontres sur l’eau, l’appel d’une guitare au fond d’un
jardin qu’envahit le crépuscule, le calme des mosquées nues. Plus que
tout l’intéressait l’existence dans les harems où sa mère quelquefois
l’avait menée en visite chez des dames turques. Un monde de serviteurs
s’empressait autour de ces femmes recluses par goût plus que par
contrainte, servantes noires ou blanches, vieux hommes ridés à la voix
enfantine, pleins de politesse. C’était un endroit enchanté, loin de
l’agitation et des orages... Isabelle me disait aussi les barques et les
paquebots qui montent et descendent sans cesse le Bosphore.
--Nous habitions une maison au ras de l’eau avec un jardin plein de
fleurs. Parfois, une goélette passait dans la nuit tout proche la côte.
Je ne voyais pas le remorqueur, mais j’entendais une respiration
haletante et j’imaginais que c’était celle du génie qui la tirait. Elle
glissait ainsi mystérieusement, voiles pliées, à quelques pieds du lit
où, enfant, je cherchais le sommeil. Elle m’emportait dans des contrées
plus belles d’être lointaines.
Cette fille sauvageonne, à peine grandie, ne venait pas à vous; il
fallait la chercher. L’ombre lui plaisait mieux que la lumière. Mais sa
mère avait eu des succès et n’entendait pas renoncer au rôle de femme
brillante. Pour moi, je préférais la fille défendue à la mère permise.
Je les rencontrais souvent. Mme Saint-Aignan me regardait avec
sympathie. Je n’étais pas très observateur à ce moment-là, pourtant il
me parut qu’Isabelle voyait sans plaisir les avances, oh! bien
innocentes, que me faisait sa mère. Un jour, elle sortit un peu
brusquement du salon où Mme Saint-Aignan me taquinait sur une comédienne
connue dont elle me croyait l’amant. La porte claqua derrière Isabelle.
--Qu’a donc cette petite? demanda Mme Saint-Aignan.
L’été nous sépara. Les séparations avaient toujours pour moi quelque
chose de définitif. Je n’aimais pas assez mes amis d’un jour ou d’une
saison pour me souvenir d’eux longtemps. Je ne voulais pas me fixer.
J’avais soif de changement. A la rentrée d’automne, je fus entraîné dans
des cercles nouveaux.
* * * * *
Ma mère avec qui j’étais dans une grande intimité ne comprenait rien à
mon genre de vie. Elle venait à Paris un mois en hiver et nous passions
mes vacances ensemble. Elle regardait les choses de l’amour avec sérieux
et se méfiait de ceux qui n’y voient qu’un amusement sans conséquence.
C’étaient des gens «à qui on ne pouvait se fier», des personnes «qui
finiraient mal». Elle ne les admettait pas volontiers auprès d’elle,
comme si l’atmosphère dans laquelle ils se mouvaient lui eût été
irrespirable. Et voilà que son fils, le fils qu’elle chérissait et dont
elle était fière, ce fils intelligent et réfléchi dont on lui faisait
des compliments, qui avait mené à bien des études difficiles, ce fils
affectueux, tendre et raisonnable en toutes choses, ce fils avait, de
son aveu même, une façon d’être incroyablement légère avec les femmes.
Il les recherchait, les prenait et ne les gardait pas. Il en parlait
comme de charmantes petites bêtes à qui on distribue alternativement
caresses et claques.
Comment ne pas en concevoir de l’inquiétude? Elle se rassurait en
pensant qu’il n’y avait là qu’une crise peu durable. Je m’éprendrais
d’une jeune fille dont je ferais ma femme. J’aurais des enfants qu’elle,
grand’mère, bercerait sur ses genoux. Mais, pleine de sagesse, voyant
que le moment n’en était pas venu, elle gardait le silence.
* * * * *
Cependant je sortais, j’allais dans le monde, dans tous les mondes. Où
que je me trouvasse, une seule idée m’occupait: «Y rencontrerai-je la
femme que je pourrais aimer?» Les gens que je connaissais n’avaient rien
à m’offrir. A peine échangeais-je avec eux quelques reparties polies et
indifférentes. J’étais tout à la chasse, à la chasse de l’inconnue. Le
plus souvent un coup d’œil me fixait. Je haussais les épaules.
Mais, parfois, j’apercevais à distance une femme d’une silhouette
ravissante. Le cœur battant, je l’étudiais avec plus de soin qu’un
médecin n’examine un malade, avec plus de sérieux qu’un avare ne compte
son argent. «Elle est grande, me disais-je, elle a la taille ronde et
flexible, les épaules larges, le dos plat, les jambes longues. Le cou
est élevé, les yeux grands, le visage délicat et plein à la fois, le
menton bien dessiné, les lèvres sont fermes, les dents nettes et
régulières. Il y a en elle quelque chose de grave qui va jusqu’à l’âme.
Ce n’est pas un animal que je veux aimer, mais un être tendre et
passionné qui saura pleurer sur mon cœur.» Je m’avançais, presque
tremblant. Soudain je m’arrêtais... Qu’avais-je vu? Les ailes des
narines un peu trop remontées. Je reculais, furieux.
Je voulais plaire, je voulais être aimé, et peut-être, j’y réussissais.
Mais je jouais «au jeu dangereux» avec le seul désir de gagner la
partie. Mon bonheur était dans la lutte et la victoire, non dans la
possession.
DEUXIÈME PARTIE
I
J’approchais pourtant sans le savoir de la fin de cette période de
sécheresse et mon cœur dont je n’avais connu qu’il existait qu’à
l’époque déjà lointaine où j’aimais Henriette se réveilla d’un long
sommeil. Je le croyais mort avant qu’il eût vécu. Je pensais que, comme
tant d’autres, comme presque tous les autres, je n’étais pas fait pour
aimer et que l’élan inoubliable de mon adolescence marquerait et
l’aurore et le crépuscule de ma sentimentalité. Mais, en secret, avec
patience et dissimulation, le sort m’avait préparé péniblement pendant
les années arides de ma jeunesse pour un autre destin.
J’imagine un croyant qui a gardé une âme d’enfant pure et naïve. Voici
les ténèbres et le silence du Vendredi saint. Il étouffe d’angoisse; il
est seul, sans secours, sans espérance sur la terre qu’emplit l’ombre.
Si ces heures se prolongent, il mourra, lui aussi. Le samedi de Pâques,
il est debout à l’aube, et regarde monter le soleil dans le ciel.
Lorsque le soleil passe le zénith, une vibrante nouvelle traverse les
airs. Je veux qu’il en ait désespéré jusqu’au moment de l’entendre.
Peut-être cette année-ci Christ est-il définitivement mort, peut-être ne
reviendra-t-il jamais. Mais non, le battement solennel d’une cloche lui
annonce qu’une fois encore le miracle s’est produit. «Dig, ding, don!»
Christ est ressuscité! «Dig, ding, don!» Est-il assez de cloches pour le
crier à travers les campagnes et sur les toits pressés des villes? «Dig,
ding, don!» La lumière est rendue au monde! Il pleure, mais c’est de
joie. «Je suis sauvé!» dit-il.
A la première palpitation de mon cœur de jeune homme, je me dressai,
comme ivre, tenant à peine debout. «Hors du tombeau! m’écriai-je. Et moi
aussi, je vivrai!»
On voit que je n’avais pas fréquenté impunément les romantiques. Mais je
n’avais que vingt-cinq ans et, si éloigné que je sois à l’ordinaire de
la prosopopée, un peu de grandiloquence m’était permise en cette
occasion.
Revenons au ton simple de ce récit.
Ce n’est pas au hasard que Christ est ressuscité au printemps. Un dieu
ne peut renaître qu’avec la verdure. Et c’est en cette même saison
trouble et passionnée que je rencontrai Mme de Sées.
A la fin d’une après-midi d’avril, je descendais le boulevard
Saint-Germain à la hauteur de la rue des Saints-Pères. Devant moi une
femme marchait, ni grande ni petite, mais de si harmonieuses proportions
que je la remarquai. Je m’amusais à chercher qui elle pouvait être. La
mise simple et correcte disait pourtant, par quelques détails bien
importants aux yeux d’un parisien, la province. Des souliers assez forts
et mieux faits pour fouler un sentier au long d’un champ de luzerne que
l’asphalte d’un trottoir de Paris chaussaient un joli pied. La jupe
était un peu trop ample. Le chapeau ne venait pas de la rue de la Paix.
Néanmoins le tout était de bon goût et porté avec une distinction
indéniable. Je me décrivis à moi-même le visage qui m’était caché. Il
devait être jeune, le nez un rien court, presque retroussé, les yeux
vifs et spirituels. Et j’eus soudain envie de faire la connaissance de
ce nez-là et de voir au-dessus de quelle bouche il se trouvait.
A ce moment, le hasard me vint en aide. Une lettre glissa de la main de
l’inconnue et tomba doucement. Je la ramassai, hâtai le pas et abordai
la jeune femme en lui tendant ce qu’elle avait perdu.
Étonnée, elle s’arrêta, me regarda, et aussitôt je compris l’absurdité
de mes imaginations. La femme qui m’était révélée avait un visage de
statue antique, un nez droit, une bouche petite et arquée. Mais cela, je
le vis à peine, car ce que j’aperçus tout de suite, et seulement, et que
je n’oublierai jamais, ce fut deux grands yeux couleur de pervenche, des
yeux pensifs, mélancoliques, qui disaient l’existence d’une âme
soigneusement gardée contre les bassesses du monde, des yeux tels qu’on
aurait pu les rencontrer au fond d’un couvent, dans une demeure toute
baignée de spiritualité, mais qu’on ne s’attendait guère à voir en plein
boulevard de Paris dans le tapage des automobiles et des tramways. Le
choc qu’ils me donnèrent fut si fort que j’en restai stupide. Le chapeau
à la main, incapable de dire un mot, je rendis la lettre à sa
propriétaire. J’entendis un «merci, monsieur» prononcé par une voix
grave, et déjà je me sauvais dans la plus grande confusion, plein de
colère contre moi-même. Il me fallut quelques minutes pour me remettre
et je crois bien que je ne repris mes esprits qu’à la hauteur de la rue
du Bac. Je me demandai alors avec effroi quelle impression j’avais dû
produire. Par ma sottise j’avais laissé perdre l’occasion de faire la
connaissance d’une femme qui ne ressemblait à aucune autre.
Je n’oubliais pas les yeux de pervenche; je les revoyais aux moments les
plus inattendus. Parfois, ils me regardaient alors que j’allais
m’endormir; parfois, ils brillaient devant moi quand j’étais dans les
bras d’une femme. Cela prit le caractère d’une obsession, tant et tant
que je me décidai à faire tous mes efforts pour retrouver la passante
dont le souvenir me troublait à ce point. Je me lierais avec elle, elle
serait ma maîtresse, car j’étais assuré de jouir d’un bonheur sans
pareil auprès de celle qui possédait des yeux si beaux. Me voici donc à
arpenter le boulevard Saint-Germain vers la fin du jour; mon inconnue
devait habiter ce quartier puisqu’elle venait jeter ses lettres à la
poste qui se trouve presqu’en face de la rue Saint-Guillaume.
Je ne suis pas patient mais je goûtais bien du plaisir au poste d’affût
que j’avais choisi. Quel chasseur a connu les émotions que j’éprouvais
alors! Dans ces heures d’attente, mon imagination trouvait à chaque
minute à s’occuper le plus agréablement du monde. On se représente celle
que l’on aime (oui, déjà!) arrivant vers vous. On l’aborde, elle
s’effare; on a un mot qui, à la fois, la rassure et la touche. Voilà un
pas de fait et quel pas décisif! Enivré de ce premier succès, on devient
spirituel (comment ne pas l’être dans un moment pareil!); elle sourit,
elle est perdue... Ainsi, je m’amusais sur le trottoir du boulevard
Saint-Germain, attentif cependant aux mille circonstances de la vie
multiple qui m’entourait, causant avec la marchande de fleurs arrêtée
derrière sa petite voiture (ah! puisse l’inconnue me voir--elle me
reconnaîtra--au moment où j’achète ce bouquet de violettes!). Les
journaux du soir paraissaient. J’apprenais en plein air la victoire de
Myrmidon dans le Grand steeple, la chute du ministère prussien, la
baisse du Rio-tinto, l’arrivée prochaine de S. M. Édouard VII, et ces
nouvelles à cette heure me semblaient toutes sur le même plan et sans
intérêt.
Et voici qu’un beau jour, j’aperçus venant à moi la femme aux yeux de
pervenche. Je la reconnus aussitôt bien qu’elle ne portât ni la robe ni
les souliers un peu lourds de notre première rencontre. A côté d’elle
marchait un homme de taille moyenne, sans élégance, le teint coloré, les
cheveux fades, l’air bonasse et vide. Il avait une serviette noire sous
le bras. Personne (sauf moi) n’aurait cherché à savoir son âge, tant il
était insignifiant. Je le mis au hasard entre trente et quarante ans. A
la façon tranquille dont il parlait ou se taisait, c’était le mari, il
n’y avait pas à en douter.
Je fus presque déçu à le trouver tel. Comment les yeux de pervenche
avaient-ils pu se poser sur un homme si peu attrayant? Mais déjà mon
imagination fournissait à la femme que j’aimais mille excuses valables:
mariage forcé, convenances de famille, ne pas attrister un père ou une
mère âgés qu’un refus tuerait et qui veulent voir avant de mourir leur
fille unique (et sans argent) en mains sûres. Et je me représentais la
scène où cette Iphigénie avait été sacrifiée, ses larmes à l’autel.
Comme elle me paraissait plus grande maintenant!
Cependant je suivais à distance le couple si mal assorti. Il prit la rue
des Saints-Pères, la remonta, traversa la rue de Sèvres, enfila celle du
Cherche-Midi et finalement disparut sous la porte cochère d’une vieille
maison. Au fond d’une vaste cour, deux petits hôtels anciens
s’élevaient. Je vis l’homme tirer une clef de sa poche. J’en savais
assez.
Je ne m’adressai pas au concierge un louis à la main. D’abord mon
caractère est tel que je ne puis supporter un refus et cela m’a causé
mille embarras. Ensuite parce que, si enflammé que je fusse, j’étais
plein de prudence et de ruse (je n’avais pas lu en vain les Chroniques
italiennes de Stendhal). Et, certain déjà que j’étais de revenir dans
cette maison en qualité de visiteur et d’invité, je ne voulais pas nous
compromettre, elle et moi--comme cet «elle et moi» me plaisait!--aux
yeux de son concierge.
Je rentrai donc, ouvris un annuaire mondain et en moins d’une minute j’y
trouvai la notice suivante: «M. Charles de Sées, conseiller référendaire
à la Cour des comptes et Madame, née de Clairville, 45, rue du
Cherche-Midi.» Tout cela sentait sa Normandie à plein nez.
Les Sées ne devaient pas être très répandus, car il me fallut une
quinzaine de jours pour récolter quelques renseignements sur eux.
J’appris qu’ils fréquentaient une bonne compagnie provinciale. On
continue ainsi, dans certains coins retirés du faubourg Saint-Germain,
une existence assez semblable à celle que l’on mène à Angoulême ou à
Bayeux. Des ressources limitées, un certain goût de sagesse aussi, des
habitudes anciennes de réserve et presque de timidité, empêchent de se
mêler à la société brillante de Paris à laquelle on appartient, mais une
fois l’an on se montre pourtant au bal célèbre que donne la veille du
Grand Prix, en son bel hôtel de la rue Saint-Dominique, la marquise de
la Charité-Plessis, votre cousine. Une partie de l’année se passe dans
ce qu’on a conservé de terres; on y pratique la plus stricte économie. A
Paris, on se lie peu; on se méfie des figures nouvelles; on reste entre
soi, on reçoit rarement, avec une grande simplicité, et la conversation
roule plutôt sur les nouvelles de sa province que sur les derniers
scandales du monde parisien.
Tous ces détails que me donna un camarade m’enchantèrent. Je me
persuadai qu’en vertu d’une harmonie préétablie, Mme de Sées avait été
créée pour être aimée par moi. En elle, aucune dissipation, aucune
frivolité. L’amour qu’elle n’avait jamais connu serait le drame de sa
vie. Elle y apporterait la ferveur d’âme, si rare à Paris, mais qui
anime encore des existences provinciales plus recluses. J’étais un homme
maintenant, je pouvais affronter les orages de la passion.
Me voici donc pénétrant lentement dans un monde nouveau et assez fermé.
Mon ami me guidait. J’allai à des matinées dansantes où je ne
connaissais personne; j’entendis de la médiocre musique de chambre. Je
bus du mauvais thé chez de vieilles dames qui avaient des terres entre
Caen et Lisieux. J’acceptais ces corvées d’une humeur excellente. La
poursuite et ses imprévus m’amusaient. Jamais je ne m’étais donné tant
de mal pour la conquête d’une femme.
Ma patience fut enfin récompensée. Je me trouvai un soir vers sept
heures en face de Mme de Sées dans le plus désuet des salons de la rive
gauche. Elle était assise près d’une fenêtre ouverte sur un étroit et
calme jardin. Une branche de lilas montait jusqu’à elle, lui offrant ses
fleurs. Des oiseaux se pourchassaient dans les arbres que traversaient
les derniers rayons du soleil. Où étions-nous? Pas à Paris, bien sûr.
Je savais ce que je voulais dire à Mme de Sées. J’y avais pensé cent
fois; ses réponses même je les avais prévues, et mes répliques
triomphantes. Elle leva sur moi ses beaux yeux pervenche... et je ne
retrouvai pas un mot de ce que j’avais préparé. Mais peut-être mon
embarras me servit-il mieux auprès d’elle que ne l’eût fait un excès
d’assurance. Toujours est-il que, quand nous nous quittâmes, j’avais la
permission d’aller la voir la semaine suivante.
Un mois plus tard, à force d’ingéniosité et de désir de plaire, j’étais
devenu intime dans la maison. Je parlais à M. de Sées de la carrière
diplomatique qui serait la mienne; j’étais pour lui un jeune homme
distingué et d’avenir.
Avec Mme de Sées, où en étais-je? Je gagnais lentement du terrain, mais
l’instinct, mon seul guide, m’avertissait qu’il ne fallait rien brusquer
et qu’une parole imprudente pouvait me perdre.
Du reste, pourquoi me hâter? J’avais un délicieux plaisir à voir presque
quotidiennement Mme de Sées et à faire peu à peu sa connaissance plus
approfondie. En elle aucune dissimulation, aucune feinte, aucun désir
non plus de jouer un personnage, de s’adapter au ton et aux manières à
la mode dans telle ou telle société. Elle restait elle-même sans effort,
franche, saine, modérée, avec un caractère à ne prendre au sérieux que
les choses morales et un penchant marqué pour la vie spirituelle.
Pieuse, d’une piété agissante, mais qui ne s’affichait point, elle
pensait à Dieu chaque jour, mais n’en parlait pas à chaque heure. Elle
était aussi naturellement bonne qu’elle était belle, c’est-à-dire avec
simplicité, sans chercher à en tirer avantage et sans en concevoir de
l’orgueil. Un peu de gravité dans l’esprit ne l’empêchait pas d’être
gaie et son rire, s’il était rare, en acquérait plus de prix.
Elle avait épousé toute jeune Charles de Sées de douze ans plus âgé
qu’elle. Les familles étaient anciennement liées et le mariage arrangé
depuis longtemps. Le ménage eut une seule fille, Geneviève, que je ne
voyais guère à Paris.
Les Sées avaient un cercle assez restreint de relations et il n’était
pas facile d’y être admis. J’eus bientôt une alliée en Mme de Sées qui
avait pris du goût pour moi. Il ne s’agissait dans son esprit que
d’amitié, cela va de soi, mais enfin je lui plaisais, elle aimait à me
voir. Elle me trouvait très «gentil» et me le disait. Mais je n’étais
pas un bon catholique, je n’étais même plus catholique du tout. Ah!
cela, c’était affreux! Un garçon bien élevé, fils d’une mère pieuse, et
qui n’allait pas à l’église! Se perdre! et donner un mauvais exemple!
--Je serai votre catéchumène, disais-je.
Sur ce point, on ne plaisantait pas. Mme de Sées parlait sérieusement de
ces choses sérieuses. Et cependant ses beaux yeux pervenche
s’attachaient sur les miens pour mieux me convaincre. Je ne voulais pas
laisser tomber une aussi agréable discussion et faisais quelques
objections de doctrine. Elle les réfutait sans peine, car peut-être n’en
voyait-elle pas la portée. Puis, elle m’enveloppait d’un regard plein de
bonté et disait:
--Votre heure viendra, je n’ai pas d’inquiétude à votre sujet.
Savait-elle pourquoi j’étais près d’elle? Sans doute. Est-il une femme
si pure, si droite soit-elle, qui s’y trompe? Mais elle ne voyait pas le
danger et goûtait le plaisir, à ses yeux innocent, de m’avoir pour ami.
Je ne l’entraînerais pas dans des sentiers dangereux, c’est elle qui me
ramènerait dans le droit chemin. Elle eût été bien étonnée si je lui
avais dit que l’amitié n’était pas possible entre une femme comme elle
et un homme comme moi. Mais, je ne le lui disais pas. Le temps n’était
pas venu de l’éclairer sur les mouvements secrets de son cœur.
Je prolongeais ainsi ce moment plein de charme. Notre intimité
grandissante m’apportait chaque jour des joies nouvelles. Je
m’interrogeais, ravi. Était-ce bien l’amour que je ressentais?--Oui, je
ne pouvais m’y tromper. C’en étaient les premières et irrésistibles
atteintes. Je notais les symptômes qui confirmaient mon infaillible
diagnostic: une fièvre légère colorait les rêveries auxquelles je
m’abandonnais. Parfois mon cœur battait plus vite; parfois j’oubliais
Mme de Sées pendant quelques instants; lorsque ma pensée revenait à
elle, c’était avec la force d’un torrent qui déborde ses digues. Je la
pressais sur ma poitrine, je la couvrais de baisers, je voyais ses yeux,
ses yeux inoubliables, se noyer de bonheur.
J’étais si sûr de l’aimer, j’étais si sûr qu’elle serait un jour à moi,
que je rompis avec ma maîtresse,--rompre n’est pas le mot juste, on ne
rompt que des liens, il n’y en avait pas ici, des habitudes agréables,
rien de plus--et je commençai à connaître ce dangereux état de chasteté
si propre à enflammer l’imagination. J’eus enfin des visions
voluptueuses comme saint Antoine dans son désert.
Je ne laissai rien paraître à Mme de Sées de l’ardeur qui était en moi.
Nous avions de longues conversations dont pas une phrase, pas un
sous-entendu ne pouvait l’alarmer. Qui nous eût écoutés sans nous
regarder nous eût pris pour les meilleurs amis du monde. Charles de Sées
entrait-il dans la chambre où nous nous trouvions, pas le moindre
embarras; nous continuions notre propos sur le même ton sans être
obligés d’y changer un mot. Quelquefois la gaîté nous prenait, une gaîté
quasi-enfantine. Ah! nos bons rires d’alors, nos bons rires de
camarades!
Eh bien, au même temps, cette camarade si chère, cet être pur et droit
qui se livrait naïvement, je déployais une ruse diabolique pour le faire
tomber dans mes bras. _All’s fair in love and war_, dit un proverbe
anglais. Cet attentat froidement combiné m’apparaissait--ô magie de la
passion!--comme la chose la plus glorieuse du monde, car l’amour est une
guerre, plus perfide et traîtresse qu’aucune autre, cruelle comme toutes
les guerres, et que l’on mène sans pitié contre qui? non contre un
ennemi prévenu, armé et fortifié, mais contre une aimable femme chez qui
l’on dîne, avec qui l’on vit sur le pied de paix, que l’on comble
d’égards et de prévenances. Je paraissais un ami loyal, et cependant je
ne cessais de dresser des plans, de tendre des pièges, de chercher une
tactique qui, poursuivie avec une patiente et implacable rigueur,
amènerait la bonne, et pieuse, et chaste Madeleine de Sées, nue dans mon
lit.
* * * * *
L’été vint, il ne nous sépara pas. Les Sées partirent pour la propriété
des parents de Madeleine entre Bayeux et la mer. Je découvris, aussitôt,
que des amis m’appelaient à Arromanches voisin. Ma mère, un peu
fatiguée, ne voulut pas me rejoindre sur une plage normande et froide.
Elle m’attendrait, la seconde quinzaine d’août, à la maison. J’eus un
instant de remords en pensant que je la privais, déjà âgée, de nos
vacances en commun. C’était la première fois que je lui faussais
compagnie. Mais j’étais emporté dans une autre direction; je suivis Mme
de Sées.
Pas un jour qui ne nous réunît, au bord de la mer couleur d’ardoise sur
laquelle fuyaient les voiles blanches des bateaux de Port-en-Bessin, ou
sur les falaises dans les hautes herbes qu’inclinait le vent, ou chez
ses parents en pleine campagne. Elle aimait à marcher; nous faisions
souvent à pied par les chemins bordés de haies la lieue qui sépare
Orville d’Arromanches.
Il y avait près de trois mois que je connaissais Mme de Sées et tour à
tour je m’émerveillais des progrès de notre intimité et me lamentais des
lenteurs et des atermoiements que subissait mon amour.
J’avais pourtant franchi une difficile étape: je ne cachais plus mes
sentiments. Un soir, avant de quitter Paris, une occasion s’était
offerte dont j’avais profité. Mme de Sées, qui ne savait pas encore que
je la retrouverais à Arromanches, montrait un peu de tristesse à l’idée
de la séparation. Dans la pièce même où son mari et des amis jouaient au
bridge, je me mis à parler de l’amour sur un ton mi-plaisant,
mi-sérieux. Je disais qu’on ne sait comment il vient aux gens, et
parfois d’une façon si soudaine qu’on n’a, à la lettre, pas le temps de
faire «ouf!»
--Comme vous avez de l’expérience! interrompit Mme de Sées.
--Il suffit d’une fois, repris-je, pour devenir très savant. Si cela
vous amuse, je vous raconterai comment cela m’est arrivé. J’ai suivi un
jour une femme dans la rue--(Je note ici que nous n’avions jamais causé
de cette première rencontre. J’entendais choisir mon heure. Surprise
lorsque je lui avais remis la lettre boulevard Saint-Germain, Mme de
Sées ne m’avait même pas regardé. Souvent, plus tard, je la taquinai à
ce sujet car elle croyait maintenant m’avoir reconnu aussitôt que je lui
avais été présenté. Ces grandes discussions finissaient par des
baisers).--Et je m’amusais à imaginer quelle pouvait être sa figure.
Tout à coup, désireux de voir si la réalité répondait à mes
imaginations, sous un prétexte quelconque, je l’abordai. Je découvris
alors un jeune visage si beau et des yeux--ils avaient vraiment la
couleur des vôtres!--si touchants que je perdis contenance. Je ne sus
que dire et m’enfuis. Voilà comment l’amour me prit en pleine rue dans
le tapage des automobiles et des tramways.
Mais Mme de Sées sans vouloir s’arrêter à cette dernière phrase fit un
retour en arrière et me demanda:
--Sous quel prétexte abordez-vous les femmes dans la rue, mauvais garçon
que vous êtes?
--Et le hasard, dis-je, le comptez-vous pour rien? Les femmes
n’ont-elles pas un mouchoir, un sac, un paquet quelconque qui peut
tomber? N’arrive-t-il pas qu’on va mettre son courrier à la boîte et
qu’une lettre vous glisse de la main devant le bureau de poste?
Mme de Sées n’était pas assez maîtresse d’elle-même pour cacher sa
surprise. Elle resta immobile, les yeux fixés sur moi, sa jolie bouche
bée, attendant ce que j’allais dire.
Mais je n’eus garde d’ajouter un mot. Je tournai court, me levai et pris
congé d’elle, lui laissant matière à penser pour le reste de la soirée,
et plus sans doute.
Les jours suivants, j’évitai toute allusion à ce que j’avais dit. Mais
le temps aidant, j’y revins. N’y aurait-il pas eu hypocrisie chez Mme de
Sées à feindre d’ignorer mes sentiments et duplicité de ma part à
prétendre les tenir secrets? Pour faire l’aveu de mon amour, je trouvais
habile de professer la pureté, que rien ne saurait souiller, de Mme de
Sées. Elle pouvait m’écouter sans risques, hélas!
A l’aide de ces sophismes ingénieux, nous eûmes bientôt pour thème
presque unique de nos conversations ce qui, au début de notre liaison,
semblait devoir rester toujours caché. Quelle est la femme qui soit
insensible à la grandeur de l’amour qu’elle inspire? Elle voit son image
transportée dans un pays merveilleux qu’elle n’a jamais habité et où,
croit-elle, jamais elle ne pénétrera. Elle le visite ainsi, en pensée
seulement et, imagine-t-elle, impunément. On lui offre un concert
délicieux qui peu à peu gagne l’âme, puis le cœur.
Il va de soi qu’au début mes discours étaient, en effet, tels que la
femme la plus honnête eût pu les entendre. Mais bientôt des propos plus
profanes s’y glissèrent; on entrevit sous le voile qui les recouvrait
encore l’ardeur de sentiments tout terrestres. Mais cela par une pente
si douce, si insensible que l’on n’aurait su à quel moment intervenir
pour m’arrêter.
Je m’étonnais de mon adresse à un début dans cette carrière difficile.
Mais, adolescent encore, n’avais-je pas découvert déjà, quand j’étais
épris d’Henriette, que l’amour est une exaltation de l’être et qu’au
lieu de m’abaisser, il m’élevait au-dessus de moi-même. Je trouvais
alors, comme un grand capitaine à l’heure critique, l’ingéniosité
nécessaire, l’audace, un coup d’œil plus sûr.
Que de surprise pourtant à voir se confondre en moi des états que je
croyais contradictoires! J’aimais à la folie et je calculais avec
froideur; je paraissais être dans les nuages et cependant, pour tout ce
qui pouvait me servir, j’agissais de la façon la plus précise, la plus
efficace. Je multipliais les attaques qui me donneraient un cœur qu’il
fallait conquérir d’abord. Il est des femmes pour qui un geste mis en sa
place vaut les plus belles déclarations. Mme de Sées n’était pas de
celles-là; je ne la gagnerais que par le sentiment.
Transporté de bonheur à la voir faiblir peu à peu, je ne perdais pas mon
sang-froid. Je surprenais un regard qui se posait tendrement sur moi, un
sourire heureux. Elle avait des moments de gaîté et d’éclat qui
étonnaient jusqu’à son mari, homme doué de peu d’esprit d’observation. A
d’autres jours, renfermée en elle-même, elle paraissait éloignée de cent
lieues. Je notais avec soin ces passages subits de la joie à la
tristesse; je savais que l’une et l’autre la rapprochaient également du
but où nous nous rencontrerions.
Il y eut entre nous une scène assez étrange et qui éclaira soudain la
route où nous étions engagés. Quand Mme de Sées venait en voiture à
Arromanches, elle amenait sa fille Geneviève qui avait alors cinq ans. A
Paris, je la voyais à peine; elle me regardait d’un œil méfiant. En
vacances, je m’efforçai de la gagner et j’y réussis vite, bien qu’elle
conservât toujours envers moi un rien de coquetterie féminine. Les jeux
sur le sable, les bains en commun, firent de nous de grands amis. Mme de
Sées semblait contente de me voir avec sa fille. Dans les longues heures
que nous passions sur la plage, l’enfant ne cessait d’aller d’elle à moi
et de moi à elle, et je me plaisais à imaginer qu’elle était chargée de
porter des messages muets de l’un à l’autre.
Un jour, courant après elle, je la pris et l’enlevai de terre.
--Gagné, m’écriai-je, je t’embrasse!
--Non, non, dit l’enfant riant et se débattant, je ne veux pas.
Je l’embrassai pourtant sur ses bonnes joues fermes qui avaient le goût
du sel marin. Elle m’échappa et s’enfuit vers sa mère qui la serra
contre elle et la couvrit de baisers. Il me parut que Mme de Sées y
mettait comme de l’emportement et la pensée me vint tout à coup qu’elle
cherchait sur le visage de sa fille la trace encore fraîche de mes
lèvres.
J’accompagnai Mme de Sées jusqu’à Orville, mais, tout au long du trajet
nous restâmes silencieux.
* * * * *
Cette scène équivoque et passionnée, je ne l’oubliai pas et je crus
sentir qu’elle vivait aussi dans la mémoire de Mme de Sées. Dès ce jour,
nos rapports changèrent. Nous ne nous regardions plus de la même façon;
nous étions comme les complices d’une même faute. Mme de Sées d’un
caractère si égal pourtant avait sans raison des moments d’impatience.
Parfois, elle me brusquait; repentante aussitôt, elle venait à moi avec
tant de douceur et de soumission que le cœur soudain me fondait de
tendresse. Nous éprouvions le besoin d’être plus près l’un de l’autre,
d’établir entre nous un contact physique, si innocent fût-il.
Madeleine--c’est à partir de ce moment que je l’appelai ainsi, lorsque
nous étions seuls--laissait un instant sa main dans la mienne. J’y
appuyai plus longuement mes lèvres en la quittant. Elle me frôlait,
quand elle passait près de moi, par inadvertance, sans doute; mais, à
travers la robe, je sentais sa hanche effleurer ma hanche, et je
frémissais.
Il y eut une soirée chez des voisins. Nous y allâmes. J’avais dansé déjà
avec Madeleine, mais cette fois-ci j’imaginais la prendre dans mes bras
pour la première fois et j’eus le courage de le lui dire. Elle s’arrêta,
je la vis chanceler. Je la conduisis près d’une fenêtre ouverte sur
l’ombre.
--Philippe, dit-elle, ne continuez pas... Je vous aime comme une sœur
aime son frère. Rien n’est plus beau au monde. J’ai tant d’amitié pour
vous, plus peut-être qu’il n’est permis, mais de l’amitié seulement...
Je ne puis vous écouter!
Elle divaguait ainsi, et moi, penché sur elle, touché jusqu’aux larmes
par l’accent de ses paroles, je l’assurais que je serais toujours tel
qu’elle désirait que je fusse.
J’étais sincère. Et je l’étais aussi deux jours plus tard dans une
situation bien différente où j’agis contrairement à ce que je venais de
promettre. Mais que sont les paroles entre deux êtres qui s’aiment?
Malgré leurs serments de sagesse, leurs corps continuent à se désirer et
veulent s’unir.
Le lendemain Madeleine ne descendit pas à Arromanches. Je lui en voulus.
L’après-midi, je montai jusqu’à Orville. Je n’y rencontrai que Charles
de Sées revenant de la pêche. Sa femme un peu souffrante garderait la
chambre. Le jour suivant, je trouvai Madeleine sur la terrasse devant la
maison avec sa mère et sa fille. Elle me parut fatiguée; ses yeux
étaient plus beaux d’être légèrement cernés. La conversation à trois fut
languissante. Au coucher du soleil, Mme de Clairville déclara que
craignant la fraîcheur et la rosée elle rentrait avec la petite
Geneviève. Nous restâmes seuls en un pesant tête-à-tête. Des domestiques
passaient autour de nous. On entendit la voix de M. de Sées qui, de la
chambre où il travaillait à un rapport pour la Cour des comptes,
demandait à sa femme comment elle se portait.
J’étais silencieux, mais prolongeai volontairement mon silence, car je
savais que Madeleine ne pouvait le supporter et, momentanément, pour des
raisons obscures mais puissantes, je la considérais comme une ennemie et
voulais la faire souffrir. Tel est l’impitoyable va-et-vient de l’amour
entre la tendresse et la cruauté. Seuls ceux qui ne l’ont pas connu
imaginent des amants élégiaques qui ne soupirent que de bonheur. La vie
de ceux qui aiment est, au contraire, sans cesse heurtée, la joie et la
douleur s’y mêlent étrangement, le désir de plaire et la volonté de
blesser se succèdent en une minute, et le visage véritable de l’amour,
si on l’entrevoit sous le masque qu’il porte, ce pauvre visage, tout
éclairé d’un ravissement surhumain, est sillonné par les rides profondes
qu’y creusent chaque jour l’inquiétude, la jalousie et le souci.
Un mot de Madeleine tout à coup m’apaisa.
--Voulez-vous faire quelques pas avant le dîner? dit-elle, en me
regardant avec douceur.
Elle se leva et je la suivis. J’étais heureux maintenant. Le monde
m’appartenait. Il me semblait qu’après avoir perdu Madeleine, je venais
de la regagner pour toujours. Pourtant que s’était-il passé? Rien, un
regard qui m’était cher s’était posé sur moi. Il n’en faut pas
davantage.
Nous prîmes une allée qui menait à un bouquet de hêtres. Lorsque nous y
arrivâmes, la lumière sous les arbres était déjà plus rare. Le tronc
d’un bouleau apparaissait clair au milieu du taillis.
--Les nymphes ont habité jadis ce bois, dis-je. Elles le hantent encore
à l’heure où tout est calme et parfois y dansent à la clarté des
étoiles. Restons ici et peut-être les verrons-nous surgir dans le
crépuscule qui s’obscurcit. Mais il ne faut pas parler.
Nous nous assîmes au bord du chemin. A quelque distance, les lumières
s’allumaient dans la maison. Des brouillards légers flottaient sur les
prairies; on entendait au loin le meuglement d’une vache qui voulait
rentrer à l’étable.
Le beau visage de Madeleine peu à peu se noyait d’ombre. Elle portait
une robe de mousseline blanche si légère que, clignant des yeux, je
m’imaginais qu’elle était vêtue d’une de ces brumes qui se levaient
lentement de la terre humide. Je me plaisais ainsi à m’halluciner et
l’hallucination à laquelle je me prêtais devint si forte que j’oubliai
bientôt où je me trouvais, dans quel parc de quelle demeure, et qui
j’étais, et qui était la femme assise près de moi dans sa robe tissée
des vapeurs du soir. Changé en un jeune satyre, je guettais l’arrivée de
la nymphe que je désirais. Cette nymphe, soudain, je la découvris à côté
de moi presque immatérielle. Rêvais-je?... Je tendis vers elle une main
hésitante; je la touchai--elle avait un corps vraiment! elle n’était pas
un fantôme créé par mon imagination!--et dans un mouvement irrésistible,
je m’en emparai. A la seconde où Madeleine fut dans mes bras, je revins
à la réalité. C’était bien son cou délicat que je couvrais de baisers
entrecoupés par ces seuls mots:
--Je t’aime! je t’aime!
La surprise du choc, sa violence, l’empêchèrent d’abord de se défendre.
Puis, gagnée par la douceur des caresses inattendues, un instant elle
s’oublia et mes lèvres s’unirent aux siennes. Mais, aussitôt, elle
s’arracha à mon étreinte.
--Qu’avez-vous fait, Philippe? dit-elle sans colère, mais sur un ton qui
me glaça.
J’étais à ses pieds, la suppliant de me pardonner.
--Il n’y a que moi de coupable, continua-t-elle. Vous êtes libre, je ne
le suis pas. Maintenant tout est fini.
* * * * *
Le sens de ces mots terribles «tout est fini», je ne le compris que les
jours suivants. Je ne devais plus voir Madeleine seule. La présence de
sa fille ne lui paraissant pas suffisante, elle faisait en sorte que son
mari ou sa mère fussent en tiers avec nous. Elle descendit moins souvent
à Arromanches.
Quelques jours passés ainsi suffirent à me faire perdre la raison. Loin
d’elle, j’accusais Madeleine tour à tour de froideur et de coquetterie.
Si elle m’avait aimé, elle aurait pardonné le mouvement de folie auquel
j’avais cédé. A qui donc allait l’amour que je ressentais enfin dans sa
grandeur? à une femme incapable d’en comprendre la beauté et qui n’était
faite que pour de médiocres bonheurs bourgeois. Eh bien, qu’elle vécût
entre son mari, personnage ridicule en somme, et sa fille! Ma place
n’était pas près d’elle! A d’autres moments, je pensais qu’elle s’était
amusée de moi. Elle avait voulu entendre, pour s’en moquer sans doute,
le langage de la passion. Maintenant qu’elle avait eu les accords
désirés, elle arrêtait un concert qui ne l’intéressait plus. Détestable
jeu! Je méditais mille projets contraires: il faudrait bien qu’elle me
reçût seul; je lui dirais alors ce que j’avais sur le cœur. Non, mieux,
je partais sans la revoir... Ou bien, je prenais une maîtresse éclatante
avec qui je m’affichais sous ses yeux... Et, d’autres fois, je ne
pensais qu’à la gagner encore à force de tendresse et de soumission.
Vivre dans son ombre, ne la quitter jamais, je ne demandais rien de
plus.
J’allais ainsi d’une idée absurde à l’autre lorsqu’une lettre arriva qui
mit fin à mes hésitations.
Une vieille amie de la famille m’écrivait que la santé de ma mère lui
causait quelques inquiétudes. Elle me conseillait de ne pas tarder à
rentrer; ma présence redonnerait, sans doute, des forces à la malade. Le
ton de cette lettre trop volontairement rassurant m’inquiéta, au
contraire de ce qu’en attendait ma correspondante. Je lus entre les
lignes plus qu’elle ne voulait en cacher peut-être. Je vis ma mère
perdue et décidai de la rejoindre sans un jour de délai.
J’avais un train du soir à Bayeux; j’envoyai mes valises à la gare par
l’omnibus de l’hôtel, car j’avais résolu de passer à Orville et de m’y
rendre à pied.
J’aime tant la marche et le plein air qu’il est bien peu de chagrins qui
ne soient adoucis par leur influence salutaire. Au milieu de ma course,
déjà, j’étais plus rassuré: ma mère avait une santé parfaite; elle
pouvait être souffrante, elle n’était pas malade; je la garderais de
longues années encore. Tranquille de ce côté, je me tournai vers
Madeleine. Je le fis avec un rare sang-froid; j’examinai notre situation
de la façon la plus détachée, comme s’il se fût agi de quelqu’un
d’autre. J’avais douté de Madeleine et, lorsque le doute s’insinue dans
un cœur passionné, il y fait des ravages. Il m’apparut que ce départ
inopiné me fournissait le moyen d’avoir une certitude et que, grâce à
lui, je pourrais forcer Madeleine à ne me rien cacher. Il fallait agir
brusquement et observer avec une lucide attention l’effet de mes
paroles.
La pluie me tenait compagnie sur le chemin, et j’y prenais plaisir. A
Orville, je trouvai Madeleine au salon. Elle était debout près d’un
secrétaire à deux corps, occupée à chercher quelque papier dans un
tiroir. Sans se déranger de sa besogne, elle me reçut aimablement comme
à son ordinaire. Mais moi, m’étant placé entre elle et la fenêtre de
façon à la voir en plein jour, je lui dis en appuyant sur les mots et du
ton le plus indifférent qui se pût:
--Je viens vous dire adieu; je quitte Arromanches ce soir et n’y
reviendrai pas.
Elle chancela sous le coup; ses yeux inquiets m’interrogèrent pour
savoir si je voulais la mettre à l’épreuve et si, une fois de plus, je
jouais un jeu cruel. Mais je m’endurcis; je n’en avais pas fini avec ma
victime. Le souvenir était encore vivant de tant d’heures déchirées
vécues dans la solitude, de mes doutes, de mes tourments et je
continuai:
--Soyez heureuse, je ne troublerai plus la tranquillité qui vous est
chère.
A voir sa pâleur, son désarroi, son regard surtout, ce regard désespéré
de quelqu’un qui se noie et qui cherche si personne n’est là pour le
sauver, je mesurai enfin la place que je tenais dans sa vie. Je
l’emplissais tout entière et Madeleine, incapable à cette heure de
dissimuler, montrait à nu son cœur qui ne battait que pour moi. Elle
restait là, presque inconsciente, ne me voyant pas. Pourtant elle dit
encore:
--Partir!...
J’étouffais de pitié. D’un mot je la secourus:
--Ma mère est malade...
A peine avais-je parlé que Madeleine, oubliant sa souffrance pour ne
penser qu’à la mienne, vint à moi:
--Comme je vous plains! mon pauvre Philippe.
Elle me prit une main et la garda dans les siennes maternelles. J’étais
faible et sans courage. Je désirais être consolé. Et au même temps je
frémissais de désir à sentir si proche le corps de Madeleine... Je me
repris et d’une voix qui tremblait un peu, je dis seulement:
--Ah! que j’ai de la peine à vous quitter!
Et je m’enfuis.
* * * * *
Ma mère s’était arrangée de son mieux pour me recevoir.
Au premier coup d’œil je compris qu’on ne m’avait pas alarmé en vain; sa
bonne et pâle figure était ravagée par les souffrances d’un mal
invisible; et dans le regard doucement attaché sur moi, je lisais une
interrogation: «Qu’est-ce qu’il pensait de sa vieille maman, ce grand
garçon qui arrivait là presqu’à l’improviste?»
Le grand garçon fit du mieux qu’il put et s’écria avec courage:
--Quand on a une mine comme ça, on n’effraie pas les gens!
Et deux gros baisers sonnèrent sur des joues amaigries.
Commença une vie dont l’amère monotonie était faite de douleur pour ma
pauvre maman, d’inquiétude pour moi, et de mensonge de moi à elle. Je la
savais perdue, une tumeur qui ne pardonne pas la minait plus
profondément chaque jour. Cependant, nous faisions, avec une gaîté
feinte, mille projets. Une fois la crise passée (ce n’était qu’une
crise), nous partions vers la fin de l’automne pour le midi; le soleil
rendrait vite des forces à la convalescente. Il faudrait acheter une
petite maison sur la côte provençale; à l’âge de ma mère, les
brouillards de l’hiver et la froidure de nos campagnes ne lui valaient
rien. Ainsi parlions-nous. Mais ses yeux démentaient les paroles et je
croyais entendre ces mots qui ne pouvaient être prononcés:
--Je sais bien que tu me trompes, mon cher garçon, mais je te suis
reconnaissante de tes mensonges.
La présence continuelle d’un être qui est torturé dans sa chair ne vous
laisse point de paix et vous met le cœur à vif. On voudrait s’endurcir
contre l’inévitable; par moment, on songe même à fuir, puisque nous
savons que la mort est nécessaire et que nous y sommes tous condamnés.
Pendant ces longues heures de veille, je me souvenais d’une boutade que
j’avais dite un jour: «Être garde-malade, c’est une profession et ce
n’est pas la mienne. Je n’aime point le spectacle de la souffrance,
tonique pour ceux à qui de rudes contrastes sont nécessaires; je n’ai
pas besoin pour trouver du plaisir à ma vie de regarder le malheur des
autres.»
Mais il s’agissait de ma mère dont la douleur usait l’un après l’autre
les liens qui l’attachaient à ce monde; c’était elle, si choyée
toujours, si entourée, qui allait entreprendre le voyage que chacun fait
seul et dont personne ne revient. Comment la quitter à ce moment?
Impuissant à la secourir, j’adoucissais pourtant sa grande misère; je
lui donnais le reste de bonheur qu’elle pouvait goûter encore: avoir son
fils à son chevet avant de fermer les yeux pour s’assoupir, le retrouver
là quand elle les rouvrait un peu plus tard.
Les jours passaient lentement.
Je recevais une lettre quotidienne de Madeleine. Ce cœur généreux ne
supportait pas que j’eusse de la peine loin d’elle. Il fallait que, même
à distance, elle me soutînt. Elle trouvait là l’occasion permise de me
montrer la place que je tenais dans ses pensées et je sentais bien,
malgré la réserve voulue, qu’elles m’appartenaient toutes. Madeleine y
mettait, sans le savoir certes, une tendresse infinie. C’étaient des
caresses lointaines d’âme à âme, mais, suivant les heures, je les
transposais sur un plan plus terrestre. Elle avait quitté Orville «où
elle laissait tant de souvenirs chers»; octobre la ramènerait à Paris
«où elle m’avait connu». J’étais présent partout. Il fallait que notre
séparation, disait-elle aussi, nous fût une occasion de méditer sur la
voie dangereuse que nous avions prise. Les desseins de Dieu étaient
visibles ici, Il voulait nous sauver. A l’avenir, nous devrions nous
abstenir de la moindre allusion à des sentiments défendus. Et cependant
ce lui était une occasion d’en parler encore. Je voyais qu’elle se
surveillait en m’écrivant; elle s’efforçait de me donner l’idée que le
calme s’était fait en elle, mais, parfois, un tournant de phrase, un
mot, montraient que le feu brûlait sous la cendre où elle cherchait à
l’ensevelir. Et comment me cacher sa tristesse?
Dans mes lettres qu’elle n’était pas seule à lire, sans doute, je ne lui
parlais que de ma mère et des heures affreuses que je passais loin
d’elle (j’allais jusqu’à cette équivoque!). A certains jours où la vie
que je menais avait raison de mes nerfs, je me désespérais du silence
auquel j’étais contraint. Elle croirait que je l’oubliais (les hommes
sont inconstants, était un de ses thèmes favoris; elle contrastait
l’amour éternel de Dieu aux amours changeantes de ses créatures), et peu
à peu s’éloignerait de moi. A cette pensée, je frémissais de fureur
impuissante. Et voilà qu’un matin où je traversais une de ces crises, le
courrier m’apprit que M. de Sées avait été envoyé à Bordeaux pour une
inspection. Sans réfléchir un instant, j’écrivis à Madeleine une lettre
passionnée où je lui disais avec une netteté effrayante que, quoi
qu’elle pensât, quoi qu’elle fît, je l’aimerais toujours et qu’il
n’était ni en son pouvoir ni au mien de détruire le sentiment qui nous
unissait.
Cette lettre resta sans réponse. Mais le ton de Madeleine devint plus
triste encore. Je me désolais. Que faire? Je ne pouvais plus écrire
maintenant en cachette; j’aurais voulu lui demander pardon, l’assurer
que je serais au retour tel qu’elle le désirait. Je me rongeais de
souci.
Et cependant, à côté de moi, un grand drame muet se hâtait lentement
vers sa fin dans la douleur et dans l’angoisse. Sous l’étreinte de la
souffrance ma mère faiblissait. Elle prenait des stupéfiants qu’elle
supportait mal. Elle avait de longues heures de somnolence. Lorsqu’elle
se réveillait, elle me parlait avec clarté de ses affaires qu’elle avait
mises en bon ordre; elle me donnait d’utiles conseils. Quelle que fût sa
faiblesse, je répondais toujours qu’il serait temps de causer de cela
plus tard, que rien ne pressait. J’étais accablé par l’obligation de
mentir jusqu’au bout et de sourire alors que le cœur me manquait.
Elle mourut dans mes bras après une longue agonie. Je la menai au
cimetière où reposaient les miens. J’étais sans forces, je me sentais
seul au monde; j’avais besoin de la tendresse de Madeleine. Je partis
pour Paris le lendemain de l’enterrement.
J’avais écrit à mon amie un mot sur une feuille volante jointe à la
lettre que tous pouvaient lire, la suppliant de venir l’après-midi chez
moi. Dans l’état où j’étais, elle comprendrait que je ne pouvais la voir
en présence d’indifférents.
* * * * *
Des lettres m’attendaient sur mon bureau de la rue de Commailles; il n’y
en avait point de Madeleine. Je m’engourdis, les pieds au feu, dans mon
cabinet de travail. Les livres me regardaient comme un étranger et
n’avaient rien à me dire. Plus tard, passant devant une glace, j’aperçus
mon visage. Je ne l’avais pas vu depuis longtemps, on peut se raser
chaque matin devant un miroir et ne pas se connaître. Tout à coup je
m’apparus et m’étonnai: j’avais une expression qui m’était étrangère.
J’approchai, les yeux étaient creusés, le teint brouillé, des rides plus
profondes se marquaient au front. Comment Madeleine me trouverait-elle?
Je haussai les épaules. Cela n’avait aucune importance, rien n’avait de
l’importance. J’occupai le reste de la matinée à mettre mes papiers en
ordre. Je répondis à des lettres d’affaires. Je faisais tout
machinalement, le cerveau vide.
Après déjeuner, je m’étendis sur le divan et pris un journal. Il me
tomba des mains, je dormis d’un sommeil lourd.
Un coup de timbre me réveilla en sursaut. Je courus à l’antichambre.
Personne; j’avais rêvé. Il était trois heures. Madeleine ne viendrait
pas.
Pourquoi viendrait-elle, après tout? Elle restait avec Dieu qui
emplissait ses pensées. Qu’avait-elle besoin de moi? Qu’étais-je pour ce
regard qui se perdait dans l’éternité divine? Un accident insignifiant,
négligeable. Je réfléchissais ainsi, le front appuyé à la fenêtre,
regardant les arbres dénudés du jardin appartenant à l’hôtel Carafa. Ma
pensée se détachait peu à peu du monde où j’avais vécu. Faut-il donc se
torturer pour la possession d’une femme? N’est-il pas des pays où l’on
ignore les passions stériles qui nous déchirent? Déjà je faisais le
projet de quitter l’Europe, ses brouillards, ses pluies, son agitation.
L’Asie, colosse immobile, de loin me souriait. Des songes à l’ombre des
platanes où passent parfois des femmes voilées, une volupté sans fièvre,
une vie sans combat, rempliraient les jours monotones et toujours
nouveaux de mon bonheur. L’image de ma petite amie Isabelle m’apparut.
Avait-elle encore ce visage étroit sous les cheveux dorés? Elle me
plaisait naguère. Le seul nom de Constantinople prononcé par elle
m’avait emmené jusque sur la rive d’Asie. Qu’était-elle devenue? Par
quelle fatalité ne pouvais-je rester attaché à ceux près de qui j’étais
heureux?
Quatre coups sonnèrent à la chapelle des Pères de la mission. Je laissai
Isabelle et le Bosphore, je rentrai en Europe pour mettre une bûche dans
la cheminée.
J’étais surpris de me trouver si calme. J’en compris la raison: je
n’attendais rien. Seule l’incertitude est anxieuse. Or une suite de
raisonnements glacés avaient mis le doute en fuite.
Si Madeleine m’aimait, m’étais-je dit, qui aurait pu la retenir? Mais,
en mon absence la religion, travailleuse infatigable, me l’avait
enlevée. Elle ne me verrait plus. Elle était pieuse, elle était sage,
elle avait raison de ne pas venir. Quoi de pire que de mettre face à
face une femme indifférente et un homme qui ne l’est pas. Et, même si
elle était ma maîtresse, quel avenir devant nous? Elle n’abandonnerait
ni sa fille ni son mari, car elle était bonne mère et, d’autre part, les
liens du mariage étaient, à ses yeux, sacrés. Il fallait donc accepter
l’inévitable.
Cela m’était d’autant plus facile que dans l’état d’apathie où je me
trouvais, rien ne pouvait réveiller la souffrance en moi. Je partirais.
Le temps de régler les affaires de la succession de ma mère--cinq ou six
semaines--et je demanderais un poste en Orient.
Je me parlais ainsi pour me cacher ma misère. Cependant les heures
passaient. Par une décision soudaine, je résolus de faire avant dîner
quelques courses urgentes et m’habillai en hâte. Madeleine? Que m’était
Madeleine? Qu’étais-je pour elle?
Le timbre de l’antichambre retentit: «C’est elle!» pensai-je, mais je ne
bougeai pas... La porte de mon cabinet s’ouvrit et Madeleine entra.
Sans doute était-elle venue poussée par la seule bonté de son cœur, du
moins le croyait-elle, car elle était incapable de chercher à se duper.
Elle accomplissait ainsi, magnifiquement, une des sept œuvres de la
Miséricorde: _aegros visitare_. N’étais-je pas un malade? N’avais-je pas
besoin d’elle? Et voilà qu’au moment où elle franchit le seuil, un
sentiment qu’elle voulait oublier, ou qu’elle croyait mort, se réveilla
soudain. Elle s’arrêta et rougit, ne comprenant plus pourquoi elle était
là.
Mais ses yeux rencontrèrent mon visage, le parcoururent, cherchant les
miens et n’osant s’y fixer. A lire sur ma figure pâlie le cycle de
douleurs que j’avais traversé, elle s’émut. Elle hésita un instant. Nous
n’étions plus, l’un en face de l’autre, que deux malheureux longtemps
séparés et qui, toutes barrières tombées, se retrouvent. La pitié fit ce
que l’amour n’aurait osé accomplir. Madeleine ne dit rien; elle vint à
moi et, simplement, m’attira vers elle... La tête enfouie sur sa
poitrine, je pleurai comme un enfant.
--Mon petit, mon petit, disait-elle, comme il a de la peine!
Ces mots si tendres, loin d’arrêter mes larmes, les firent couler avec
plus de force encore. Je trouvais à les répandre une singulière volupté.
Par cette voie s’en allait le chagrin accumulé durant tant de jours
d’angoisse. Je n’essayai pas de me reprendre; je ne m’excusai pas de la
faiblesse que je montrais. Rien n’était plus naturel, rien n’était plus
délicieux que de pleurer dans les bras de Madeleine, sur son cœur
pitoyable.
Secouée par mes sanglots jusqu’au fond d’elle-même, elle me caressait et
me parlait à la fois. Le doux murmure de sa voix à lui seul était un
baume. Que disait-elle? Tout et rien. C’était le sublime balbutiement
des femmes qui deviennent mères pour bercer le chagrin des hommes.
Sous ce flot tiède de mots sans suite, je ne sentais plus ma souffrance.
Serrés l’un contre l’autre, nous nous étions assis sur le divan. La nuit
était venue dans la chambre et nous enveloppait. Je ne pleurais plus; je
restais, apaisé maintenant, dans l’asile que m’offrait Madeleine. Son
sang battait tout près du mien, la chaleur de son corps me pénétrait. Je
l’avais dans mon étreinte, à demi couchée sous moi. Une blouse légère
séparait seule ma bouche de son sein et mes lèvres avides qui le
pressaient crurent le sentir frémir.
Madeleine s’était tue. Son silence en faisait-il ma complice?
Savait-elle que j’allais la prendre? M’attendait-elle? Ou bien
n’était-elle plus, brisée par tant d’émotions, qu’une femme lasse,
incapable de se battre? Je ne raisonnai pas davantage, je n’étais que
désir qui brûle. Mes lèvres remontèrent du sein jusqu’à l’épaule dont
elles suivirent le contour et, soudain, elles rencontrèrent la chair
fraîche du cou derrière l’oreille. A ce contact, Madeleine tressaillit.
Elle s’efforçait de m’écarter. Elle me suppliait:
--Que faites-vous?... Laissez-moi!
--Ne dis rien, je t’en prie, murmurai-je passionnément. Je t’aime, je ne
sais que cela.
Déjà ma bouche trouvait la sienne. Elle s’abandonna.
II
Si j’avais cru que la possession de Madeleine mettrait fin à la période
troublée que nous venions de traverser et que nous connaîtrions
maintenant une ère enchantée où nos cœurs et nos sens goûteraient une
égale satisfaction, je me serais trompé. Commença une vie déchirée et
tragique. Madeleine était mariée.
Avant qu’elle fût ma maîtresse, la présence de M. de Sées n’était qu’une
gêne; elle était aujourd’hui une souffrance. Je ne me préoccupais guère
jusqu’alors de la vie que menaient les femmes assez aimables pour me
recevoir dans leur intimité. Se prêtaient-elles à d’autres qu’à moi?
Cela était vraisemblable, mais sans intérêt. Cette question se posait au
sujet de Madeleine. Il y avait là quelque chose que je n’osais regarder
en face, mais que je ne pouvais éviter. Je ne supportais pas l’idée que
la chair de Madeleine, que les parties les plus secrètes de son corps,
que tout ce que j’avais gagné au prix de tant de luttes et de douleurs
servissent de plein droit au plaisir de son mari, qu’il n’eût qu’à y
porter la main pour en jouir. Il y avait de quoi se casser la tête
contre les murs et je chassais, furieux, ces visions empoisonnées. Elles
revenaient... Finalement je voulus savoir de Madeleine elle-même quels
étaient les rapports entre elle et son mari. Le malheur est qu’en ces
matières on n’ose pas laisser voir sa misère. On est torturé, la honte
vous étouffe et l’on prend un ton indifférent, de simple curiosité, on a
la force de sourire, alors qu’on retient des cris de rage.
Madeleine devina-t-elle la peine que j’endurais? Elle n’en montra rien.
Elle agit, inconsciemment peut-être, avec une merveilleuse adresse et
trouva pour me rassurer les mots les plus propres, les plus efficaces.
Elle transposa le débat du terrain de la chair à celui des sentiments,
mais toujours d’une façon indirecte, objective en quelque sorte, comme
s’il s’agissait de choses quasi-historiques, dont on ne se souvient
presque pas, et non de la plus brûlante, de la plus actuelle des
questions. Il ressortait de ces conversations sans suite, dans
lesquelles je prenais ici et là un bout de phrase qui touchait à ma
préoccupation présente, qu’elle n’avait jamais eu pour M. de Sées qu’une
affectueuse estime, qu’ils étaient déjà de vieux mariés,--la seule idée
que Charles de Sées l’avait prise jeune fille était déplaisante à
l’extrême, mais, dans la presse et le conflit où j’étais avec, devant
moi, tant de soucis plus urgents, je l’écartai. Madeleine risqua même
une fois que Charles était de santé délicate, à d’autres jours (ah! cela
ne m’intéressait pas!) que leurs habitudes étaient bien différentes. Il
avait besoin de peu de repos; elle sommeillait depuis longtemps
lorsqu’il entrait dans la chambre. Le matin (je ne demandais rien), le
matin, il se levait de bonne heure et courait à ses dossiers. Tels
furent les multiples renseignements que j’obtins d’elle, sans en avoir
l’air, à diverses reprises, et dont elle composa, pour endormir ma
jalousie, un narcotique. On en arrivait à se demander quand un ménage
ainsi réglé avait eu l’occasion de faire un enfant.
Mais j’étais jeune, je voulais à toute force être heureux, je ne
demandais qu’à laisser l’habile infirmière panser sans paraître y
toucher ma blessure secrète.
Du reste, d’autres sujets non moins immédiats me réclamaient. Je croyais
Madeleine à moi, mais non, rien n’était acquis, tout restait disputé,
et, combattant à côté de Madeleine, je rencontrai un nouvel adversaire,
et de taille! Dieu. Je sentais sa présence invisible dans les batailles
que je livrais pour garder un bien que j’avais conquis et qui pourtant
ne m’appartenait pas. Parfois, Il l’emportait et Madeleine, en larmes,
m’échappait pendant un jour ou deux. D’autres fois j’arrachais la
victoire à mon divin antagoniste. Madeleine, cédant au désir qui la
poussait, ne résistait plus. Elle se donnait alors avec une sorte de
fureur sauvage; une femme se révélait inconnue d’elle-même. Elle
oubliait sa religion, son Dieu, ses devoirs. Ce n’était pas elle qui se
serait écriée, comme Mme de Krüdner dans les bras de son amant: «O Dieu,
je te demande pardon de l’excès de mon bonheur!» Ivre de volupté, elle
me faisait gémir sous la morsure de ses baisers. Ces brefs et
dionysiaques emportements étaient suivis d’une longue repentance.
Madeleine semblait se réveiller d’un profond sommeil; hagarde, elle me
voyait et ne me connaissait point. Elle quittait le lit où je
m’assoupissais accablé de fatigue et, prête en un clin d’œil, elle
sortait sans que j’eusse le temps de la retenir, ses seuls mots sur le
seuil étant: «Il faut que je parte!»
Lorsque je la retrouvais, elle était calme et distante. Si je me
permettais une allusion à notre dernier rendez-vous, elle ne m’entendait
pas, comme si j’usais d’un langage qui lui était étranger. A la voir
ainsi, je finissais par croire que j’avais été le jouet d’un rêve.
Mais, le plus souvent, les choses se passaient d’autre sorte. Madeleine
me suppliait de l’épargner. Écrasée par le remords, elle était humble et
pressante: «Regarde ce que je suis, disait-elle, et prends pitié de moi.
Je dois me battre, et contre toi! Mais tu sens bien que c’est
impossible, mon aimé. Où trouverais-je la force de te faire de la peine?
Je suis faible, viens-moi donc en aide... Nous ne pouvons vivre dans le
péché. Ce ne sont pas des raisons humaines que je t’oppose. Tu les
vaincrais trop facilement, mais il y a Dieu! Tu peux Lui céder sans
honte puisqu’Il me réclame.»
Elle était si sincère dans son remords, si touchante dans ses larmes que
je me laissais émouvoir. Nous prenions alors les plus sages résolutions.
Les rendez-vous rue de Commailles étaient interdits. Malgré la saison,
nous nous rencontrions en plein air et courions les quartiers éloignés.
Les tours de Notre-Dame nous virent penchés, couple fervent, au-dessus
de Paris. Le cèdre du Liban nous offrit au Jardin des plantes la
protection de ses branches pendant une averse. Le Luxembourg trop voisin
où jouait la petite Geneviève nous était défendu, mais un jour, comme
elle gardait la chambre à cause d’un rhume, nous nous y rendîmes. La
température était clémente, nous nous assîmes au soleil devant
l’Orangerie, dans l’endroit que l’on appelle la Petite Provence. Nous
n’avions causé en nous promenant que de sujets étrangers à notre amour.
Madeleine était rassurée, presque heureuse. Nous étions amis, enfin! Que
désirer de plus? Elle imaginait, peut-être, que cette accalmie serait
durable et que, sans aucun sacrifice de notre part, elle me garderait
près d’elle comme un frère très cher. Ses beaux yeux me regardaient avec
confiance. Elle ne doutait pas de moi. A la voir caresser complaisamment
ces chimères, j’eus un mouvement d’humeur que je réprimai vite. Nous
restâmes silencieux. Des bambins couraient autour de nous; des nourrices
promenaient leurs bébés endormis. Mes yeux allaient d’eux à Madeleine,
et tout à coup une idée me vint que je ne pus chasser. Au même moment,
Madeleine me voyant soucieux me demanda à quoi je pensais.
Je réfléchis encore une minute, puis je lui dis en la fixant:
--Madeleine, je voudrais avoir un enfant de toi.
Elle tressaillit; son visage changea aussitôt d’expression. J’y lus de
l’inquiétude et peut-être aussi un autre sentiment qu’elle ne s’avouait
pas, de l’orgueil. Mais, l’inquiétude l’emporta. Elle voulut m’arrêter.
Je ne lui en laissai pas le loisir et continuai:
--Oui, j’aimerais te confier un germe précieux que tu garderais
longtemps dans ton ventre si doux, que tu nourrirais de ton sang, que tu
mettrais au jour, et qui serait toi, et qui serait moi. Il me semble que
le destin qui nous a réunis trouvera sa fin nécessaire lorsque d’un si
grand amour naîtra un enfant beau et fier pour nous perpétuer.
Madeleine me regarda comme si elle voulait aller jusqu’au fond de mes
pensées. En un instant, sa tranquillité avait disparu. Était-ce une
nouvelle épreuve que je tentais? Allais-je l’assaillir à l’improviste
alors qu’elle était sans défense? Elle comprit qu’une fois de plus elle
s’était trompée. Cela la rassura sur ma sincérité, mais son trouble s’en
accrut. Cet appel si humain toucha en elle un point douloureux qu’elle
m’avait tenu secret. Ses yeux s’emplirent de larmes qu’elle n’essayait
pas de me cacher et qui tombaient une à une lentement sur son col de
fourrure où elles disparaissaient. Ce fut sa seule réponse.
Ma sortie intempestive dont je n’avais pas calculé les effets eut le
triste résultat d’ajouter un sujet nouveau de chagrin à ceux qui
affligeaient déjà Madeleine. Dans son esprit que la lutte soutenue
depuis le jour de notre rencontre avait rendu craintif, l’idée
s’implanta qu’elle ne pouvait me rendre heureux, qu’elle ne me donnerait
pas les joies si naturelles (et qui m’étaient nécessaires, elle venait
de l’apprendre) de la paternité. Elle se crut un obstacle au
développement normal de ma vie.
Ainsi, aux redoutables devoirs dont elle était comptable envers Dieu et
envers elle-même, se joignaient des devoirs non moins impérieux envers
moi. C’était trop pour un cœur tendre. Elle gravissait un calvaire, se
déchirant aux ronces du chemin, les yeux fixés sur le sommet où Dieu
l’appelait, terrifiée à l’idée que si elle regardait en arrière elle
verrait l’amant dont elle essayait de se détacher. Elle touchait enfin
au terme de sa course, n’en pouvant plus de fatigue et de souffrance;
elle faisait un faux-pas; d’un seul coup, elle roulait jusqu’au bas de
la pente qu’elle avait eu tant de peine à monter, et cette chute
l’amenait à nouveau, amoureuse meurtrie et sanglotante, dans mes bras.
C’étaient alors quelques jours de plaisirs passionnés. Elle venait à moi
matin et après-midi et, le soir encore, nous étions ensemble chez elle
ou chez des amis. La rue de Commailles l’attirait irrésistiblement.
Parfois, elle m’avertissait que de nombreuses courses et visites la
retiendraient l’après-midi entière. Mais, voilà qu’avant trois heures,
elle se trouvait, surprise, à ma porte où ses pieds, en dépit
d’elle-même, ses pieds joyeux et libres l’avaient conduite. Mi-indignée,
mi-riante, elle s’étonnait de son aventure.
--Tu ne m’attendais pas, disait-elle (elle me tutoyait alors), et
pourtant tu n’étais pas sorti.
--Je t’attends toujours, répondais-je.
--Ah! monstre que j’aime, comme tu me connais!
Et c’étaient des baisers éperdus.
Ou bien elle disait:
--Et si j’avais trouvé une femme ici! Peut-être bien que tu me trompes
après tout. Avec les hommes, sait-on jamais? Je ne suis pas une
maîtresse bien gaie ni bien savante dans l’art de plaire. Mais telle que
je suis, je te veux tout entier, je ne te partage pas.
Elle me serrait contre elle à m’étouffer.
Puis l’excès de la passion la ramenait face à elle-même. Elle regardait
son péché avec horreur, elle courait à l’église. Elle y puisait des
forces fraîches pour recommencer la lutte contre elle et contre moi.
L’hiver passa ainsi dans la fièvre. J’ai toujours aimé à me sentir
d’aplomb, les pieds bien calés sur le sol. Mais, cette fois-ci, j’avais
perdu l’équilibre. J’allais à droite, à gauche, au gré du vent. Lorsque
j’avais le loisir de réfléchir, je me demandais: «Qu’est-ce que ce
mélange de coups et de baisers? Est-ce là ce qu’on appelle l’amour?
Est-ce là ce que j’ai tant désiré? Qu’on se batte avant la possession,
je le comprends. Mais, après, cela n’a plus de sens. Où sont les _beati
possidentes_?... Pourquoi, diable, me suis-je épris d’une femme mariée?
Elle est tout de même à son mari, si rarement que ce soit. Quelle
saleté! Et je le supporte! Elle est pieuse, en outre! Belle
complication! Il est évident que la religion n’a pas à s’occuper de
notre bonheur terrestre puisque, pour elle, nous ne sommes ici-bas qu’en
transit vers l’éternité.
Mais que me restait-il à moi qui ne croyais plus à des récompenses ou à
des punitions supra-terrestres? Au nom de doctrines que je ne partageais
pas, j’étais privé du seul bien qui m’importât.
Dans ma colère, je m’en prenais, cela va de soi, à Madeleine. Je ne lui
faisais pas de reproches, je n’éclatais pas en cris et en
récriminations. Cela n’était pas dans ma manière. J’étais sec, froid,
sarcastique, haïssable. Je l’attaquais dans sa foi, je discutais avec
elle apparemment de la façon la plus objective, comme pour l’amour de la
seule vérité mais au fond poussé par un désir mal contenu de lui porter
un coup douloureux, de me venger de ce qu’elle me faisait souffrir.
Madeleine redoutait ces attaques insidieuses. Mais elle était assez
femme pour savoir d’où venait la violence secrète qui m’animait. Elle me
plaignait et redoublait de douceur. Il faut reconnaître, du reste, que
dans cette lutte sourde je ne gagnais pas un pouce de terrain. Madeleine
croyait comme elle respirait. Je ne la troublais donc en aucune manière
dans le domaine qui était à elle. Jamais elle n’était embarrassée pour
me répondre. Mes arguments ne la touchaient point. Les siens
n’arrivaient pas jusqu’à moi. Nous nous battions sur des plans
différents et arrivions à ce résultat paradoxal de nous blesser sans
nous atteindre. Le dogme à ses yeux se suffisait. Je me souvenais d’un
curé entendu à l’heure du catéchisme, alors que je visitais une des plus
vieilles églises gothiques de l’Ile-de-France: «Mes enfants, disait-il,
le mystère de la Sainte-Trinité est un mystère, par conséquent je ne
puis vous l’expliquer. Acceptez-le donc tel qu’il est.» Ce raisonnement
qui se rapproche de celui de Hegel: «Il faut comprendre
l’incompréhensible comme tel», m’avait paru définitif. C’était celui de
Madeleine. Elle passait ainsi d’un pied léger par-dessus les difficultés
où achoppent les pauvres rationalistes.
Mais, bientôt lassé d’un absurde combat, j’abandonnais ces discussions.
Je me reprochais mes efforts pour détruire les croyances de Madeleine,
besogne assez basse et indigne de moi. Par un brusque revirement, je lui
laissais voir que je ne restais pas insensible à l’admirable
construction qu’avait élevée l’Église, forte maison, en vérité, dont les
murs ont soutenu plus d’un assaut sans faiblir.
Madeleine me regardait, osant à peine en croire ses oreilles. Quoi, je
n’étais pas l’ennemi de l’Église que je lui avais paru! Son cœur se
dilatait de joie. Elle me prenait la main et, d’un ton assuré, disait:
--Philippe, il y aura une place pour vous dans cette maison. Je l’ai
demandé à Dieu; il me l’a promis.
Tant que duraient ces périodes de détente, je ressentais une grande
pitié pour Madeleine. Qu’avais-je fait d’elle? Jusqu’au jour de notre
rencontre, elle n’avait navigué que sur de calmes rivières, se laissant
aller paresseusement au fil d’une eau connue, dans un pays monotone il
est vrai, entre des rives un peu plates, mais ombragées et agréables. Et
voici que je l’entraînais en pleine mer; le vent sifflait autour d’elle,
la foudre tombait, les vagues furieuses menaçaient de l’engloutir. Elle
n’avait qu’un refuge en ce péril extrême: elle priait.
Je la prenais par la main, je lui parlais tendrement; je feignais de me
laisser convaincre; peut-être même et pour quelques instants, je
partageais ses vues chimériques sur une amitié possible.
Ces accalmies étaient brèves, car j’étais homme, et jeune, et j’aimais.
J’exigeais autre chose, nous recommencions à nous battre.
Le printemps était venu. A mesure que nous approchions de Pâques,
Madeleine montrait plus d’inquiétude. Comment arriverait-elle à la
grande fête religieuse de l’année? Comment recevoir la sainte communion?
Déjà Noël lui avait causé de vives angoisses. Il avait fallu se mettre
bien avec Dieu, comme elle disait. Une brouille passagère entre nous
avait rendu cette réconciliation plus facile. Pendant les quelques jours
où elle fuyait la rue de Commailles, elle avait couru chez son
confesseur. Le remords la consumait; elle reçut l’absolution. Mais,
cette fois-ci, irait-elle dire au même prêtre qu’elle était retombée
dans son péché, qu’elle y vivait depuis trois mois? Une âpre lutte se
livrait en elle. Je le voyais à l’altération de son humeur, au trouble
de son regard, à la fièvre qui colorait son beau visage. Elle n’était
pas femme à ruser avec le devoir, à trouver un subterfuge ingénieux pour
franchir cette passe difficile et comme, toute à la violence du
sentiment présent, elle avait la mémoire et l’imagination courtes, elle
pensait que sa décision serait sans appel et commanderait l’avenir. La
rupture nécessaire la désespérait. Elle oubliait que cent fois elle
m’avait quitté et que cent fois elle était retombée dans mes bras.
Bientôt les cloches de Pâques sonneraient! Elle s’affola.
Un jour que nous goûtions ensemble, elle me demanda de l’accompagner
avant dîner sur la rive droite. Bien qu’elle fût fatiguée, elle voulut
marcher. Nous descendîmes jusqu’à la Seine et traversâmes la cour du
Carrousel. Je pensais qu’elle me menait aux magasins du Louvre et qu’il
n’y avait, en effet, rien de plus important que de se parer pour
me plaire. Mais elle prit la rue Saint-Honoré et la rue
Croix-des-Petits-Champs. Je commençais à comprendre. Quelques minutes
plus tard, nous entrions à Notre-Dame-des-Victoires. L’obscurité de la
nef était traversée par une zone lumineuse qui venait de cent cierges
allumés à droite devant l’autel de la Vierge. Madeleine trouva avec
peine deux chaises libres et me fit signe de m’asseoir près d’elle. Elle
resta longtemps à prier, la tête enfouie dans les mains. Elle était très
légèrement parfumée et ce parfum chargé pour moi de tant de souvenirs se
mariait maintenant à l’odeur voluptueuse de l’encens. Je me baignais
dans ces effluves délicieux, inconscient du lieu où j’étais et du temps
qui coulait. Je regardais le corps agenouillé de ma maîtresse. Je
suivais la ligne souple qui va des épaules aux genoux; elle
s’infléchissait à la taille, s’épanouissait aux hanches pleines et
j’imaginais sous l’étoffe sombre qui la couvrait une chair dont pas un
pouce n’avait échappé à mes baisers.
Madeleine se releva enfin, se signa, et nous sortîmes. Je vis alors
seulement qu’elle avait pleuré.
Il faisait nuit déjà. Je lui offris de prendre une voiture pour la
ramener chez elle, mais elle refusa. Je passai mon bras sous le sien,
elle se dégagea doucement. Elle était absorbée et je ne voulus pas la
distraire de ses méditations. Aussi arrivâmes-nous rue du Cherche-Midi
sans avoir échangé un mot. Au moment de me quitter, elle dit:
--J’ai quelque chose à vous demander, Philippe, mais je ne puis parler
dans la rue.
Ces mots si simples, elle les prononça comme une personne qui revient de
loin, qui n’est pas à la conversation et dont la voix inattendue fait
tressaillir ceux qui l’entendent.
--Venez rue de Commailles, répondis-je. Où serons-nous plus tranquilles?
Où pourrez-vous mieux vous expliquer?
J’employais d’habitude le «tu» qu’elle, au contraire, s’efforçait
maintenant d’éviter. Surpris, j’avais dit involontairement «vous». Elle
s’alarma. Étais-je fâché? C’est avec timidité qu’elle continua:
--Je me suis promis de ne plus venir rue de Commailles.
--Alors renonce à ce que tu as à me demander, fis-je assez sèchement.
--C’est impossible, Philippe, mais soyez bon, je ne peux pas vous voir
en colère. Eh bien, je viendrai demain puisqu’il le faut.
Elle partit sans rien ajouter. Souvent déjà, d’importantes résolutions
m’avaient été annoncées de cette manière. Suivant l’état de mes nerfs,
ou je m’inquiétais sans mesure, ou je restais indifférent. Le ton de
Madeleine était peut-être aujourd’hui plus grave. Mais je n’étais pas
d’humeur à me tracasser et je ne m’en préoccupai pas davantage.
Pour la première fois depuis la mort de ma mère, je sortais ce soir-là.
J’avais accepté de dîner dans une maison agréable où les hommes étaient
riches, et les femmes jolies. En y allant, mon état d’esprit était celui
d’un collégien qui fait l’école buissonnière. J’échappais pendant
quelques heures à l’atmosphère orageuse que j’avais respirée ces mois
derniers. Je me trouvai à table à côté d’une femme que je ne connaissais
que de réputation. Elle avait eu des aventures éclatantes dont elle
s’était tirée à son honneur. Elle était de celles à qui le meilleur
monde auquel elles appartiennent passe tout, alors qu’il se montre d’une
sévérité inexplicable pour d’autres qui en ont fait beaucoup moins. Elle
parlait d’une façon nette et charmante, sans l’ombre d’hypocrisie, mais
avec une certaine élégance qui lui permettait de tout dire. Elle me
plut. Personne ne faisait moins penser à l’amour, mais n’éveillait plus
vivement le désir. Le dîner, le vin de champagne, les fleurs, les
cristaux, la belle argenterie, les femmes décolletées dont pas une qui
n’eût un amant, le ton libre de la conversation, l’impression de vivre
dans un milieu où le mot devoir aurait détonné, mais où celui de plaisir
rendait un son plein, j’étais loin de Madeleine. Appartenaient-ils à la
même ville et à la même civilisation le luxueux hôtel du faubourg
Saint-Honoré où je dînais et l’église obscure, bourdonnante de prières,
où ma maîtresse en larmes avait demandé à Dieu de la séparer de moi? Le
contraste était grand, je le goûtai. Ma belle voisine m’amusa; je ne
l’ennuyai point. Lorsque nous nous quittâmes, il allait sans dire, mais
nous l’avions dit tout de même, que nous nous reverrions.
Rue de Commailles, je retrouvai Madeleine. Mon appartement était rempli
d’elle; je ne pouvais lui échapper: «Qu’a-t-elle à me dire que je ne
sache déjà?» pensai-je et je haussai les épaules. Pourtant je me souvins
de l’accent de sa voix; il me poursuivit jusque dans mon sommeil.
Le lendemain après-midi Madeleine arriva craintive, fatiguée. Je
l’accueillis avec douceur, la rassurai et, bientôt elle aborda, non sans
beaucoup de détours, non sans m’avoir posé mille questions sur mon dîner
de la veille, le sujet qui l’amenait.
Elle m’expliqua une fois de plus qu’elle ne pouvait être à moi. Ses
raisons, je les connaissais depuis longtemps. Mais, par le choix des
mots, par leur simplicité, par l’accent douloureux qui pénétrait son
discours, elle m’émut. Je ne ressentais ni rancune ni colère. Qui
m’était plus cher au monde? Elle possédait mon cœur. Les heures les plus
belles de nos vies s’étaient confondues. Je tenais sa main dans les
miennes et l’écoutais avec une telle sympathie que sa tâche en était
rendue plus facile. Elle montrait beaucoup de courage; elle n’en
manquait pas pour elle. Mais, lorsqu’elle en vint à parler de moi, sa
voix se mit à trembler. Elle eut pourtant la force de me dire qu’elle ne
pouvait faire mon bonheur: il n’y avait aucune issue à notre liaison, je
perdais mes meilleures années, je m’en rendais compte certainement;
elle-même finissait par se prendre en dégoût à voir l’inutilité de ses
remords, pourtant sincères, et la faiblesse qui la faisait retomber dans
le péché. Il lui fallait donc implorer mon aide; une solution lui était
apparue, si claire, si évidente qu’il n’y avait pas à la discuter.
Elle s’arrêta et il y eut un long silence. Rien de plus pitoyable à ce
moment que Madeleine, la tête penchée, les mains tremblantes. Elle me
regarda et ses yeux s’emplirent de larmes. Je n’en pus supporter la vue.
--Madeleine, dis-je plaisantant, car il fallait enlever à cette scène la
pointe de sa douleur, si tu pleures, rien au monde ne m’empêchera de
t’embrasser. Tu vois de quoi je te menace!
Je ne réussis pas à faire sourire ma pauvre amie. Elle hésita, balbutia
et finalement j’appris que je devais prendre une maîtresse.
D’abord je ne fus sensible, je l’avoue, qu’à ce que cette proposition
pouvait avoir de comique. Mais je fus bien vite ramené à d’autres
sentiments. Madeleine sanglotait sur mon épaule. Une fois de plus
j’opposai la grandeur de son amour et la médiocrité du mien. Elle, fière
et jalouse comme je la connaissais, en arriver là! J’eus honte de moi,
je tombai à ses pieds et je lui dis avec une passion qui emportait tout,
que je n’abandonnerais jamais une femme d’un si grand cœur, que je
l’aimerais toujours, et que je préférais souffrir par elle que d’être
heureux auprès d’une autre.
Elle me mit la main sur la bouche pour m’arrêter; je couvris sa main de
baisers. Elle se leva, se défit de moi et, avant que j’eusse pu me
redresser, elle se sauvait en courant.
III
J’ai parlé du déséquilibre où je me trouvais alors. J’en puis fournir
une preuve nouvelle. Au lieu de laisser tomber dans l’oubli l’étrange
conseil de Madeleine et de n’y prêter pas plus d’attention qu’à mille
paroles dites au cours de scènes non moins émouvantes, je me mis à y
penser dès la porte close. Il m’apparut comme l’unique moyen de sauver
Madeleine de la situation désespérée où elle se débattait. C’était un
beau thème à mettre sous forme dialoguée. Au cours d’une soirée
solitaire, mon esprit s’enfiévra; je me montai à un diapason aigu et
composai bientôt un pathétique drame à deux personnages, donnant les
répliques avec une force incroyable pour l’un et l’autre protagoniste.
La conclusion de cette scène fut que je devais me sacrifier pour le
salut de ma victime (Madeleine!). J’allais si loin dans l’absurde que je
finis par m’attendrir sur mon sort pitoyable. Au théâtre on ne
s’embarrasse pas de la vérité des caractères. On exploite une situation
sans s’occuper de la vraisemblance. Ainsi fis-je de bonne foi ce
soir-là.
Au matin, je me réveillai plus calme. Je n’étais pas disposé à
dramatiser, je ressentais un peu de courbature. J’examinai de sang-froid
les arguments enflammés de la veille. Je ne pensais pas à Madeleine,
mais à moi. J’étais las de nos discussions qui renaissaient de leurs
cendres. J’avais voulu connaître les orages de la passion; ils avaient
fondu sur ma tête. Maintenant la tranquillité me paraissait le plus
précieux des biens. Une maîtresse aimable et libre, les plaisirs modérés
de la chair, et surtout la paix du cœur, même au prix de l’indifférence,
voilà quel était l’objet de mes vœux matinaux.
Et soudain passa devant mes yeux l’image de Mme V..., ma belle voisine
de table du faubourg Saint-Honoré. Je revis son sourire, ses dents si
blanches. Savait-elle seulement que nous entrions dans la semaine
sainte?
Pourquoi n’avais-je pas cherché à la joindre plus tôt? Je résolus de
réparer sans retard cet oubli.
Je lui téléphonai (Madeleine n’avait pas le téléphone).
--Me voir?... Mais certainement. Elle était hors de Paris pour la
journée. Le lendemain nous pourrions sortir ensemble.
Le lendemain nous vit, en effet, au bois de Boulogne. Promeneurs
matinaux, nous suivions les allées égayées par les toilettes
printanières des femmes et par leurs chapeaux fleuris. Tout en saluant
maintes personnes nous causions à bâtons rompus, mais, dans ce désordre
apparent, nos propos avaient une suite et allaient à un certain but. Mme
V... n’ignorait pas pourquoi j’étais près d’elle et j’imaginais que, si
elle avait accepté de sortir avec moi, elle ne me voulait pas de mal.
Elle se trouvait, par hasard, libre. Nos accords furent vite conclus et
ne laissaient place à aucune équivoque. Nous avions du goût l’un pour
l’autre, cela et rien de plus; nous partions le cœur léger à la
recherche du plaisir, en amis pleins d’expérience et de sagesse qui, se
trouvant de sexe différent, n’ont pas de raison de se refuser les joies
si naturelles et si saines de la chair. Nous passerions ensemble
quelques heures par semaine, et, sans nous engager davantage, restions
maîtres du reste de notre temps. Tout cela n’avait pas été dit
expressément, mais était entendu avec autant de précision que si nous
l’avions fait rédiger par notaire sur papier timbré.
Quarante-huit heures plus tard, Mme V... dînait chez moi. Bien que nous
fussions seuls et pour cause, cette femme charmante me fit la surprise
d’arriver en toilette de soirée, comme si elle allait au bal après
dîner. Lorsqu’elle entra, parée, éblouissante, endiamantée, chassant,
telle l’aurore, les nuées de la nuit, l’atmosphère un peu sombre de mon
appartement s’éclaira.
Plus tard, pendant que nous prenions le café, elle s’assit sur le divan
et moi à côté d’elle. Pourquoi faut-il qu’alors l’image de Madeleine
m’apparût? A cette même place, j’avais caché ma tête sur son épaule en
un jour inoubliable; je la vis dans mon étreinte, je vis ses beaux yeux
pleins d’effroi et de désir, j’entendis sa voix suppliante, tout cela si
nettement que je m’arrêtai au milieu d’une phrase.
Mme V... me regarda, étonnée. Déjà je m’étais repris. C’était elle seule
maintenant que je serrais dans mes bras.
* * * * *
Des relations si bien réglées avaient peu à redouter du hasard. Jamais
programme ne fut plus exactement rempli que celui que nous avions fixé.
Mme V... venait chez moi deux ou trois fois la semaine, et le plus
souvent pour dîner, mais parfois, vers onze heures seulement, sortant
d’une réception, décolletée, perles et diamants. Elle excellait à créer
ainsi l’illusion qu’elle s’était parée pour me plaire. Riant, je
l’appelais: «Dîner de gala.» Et vraiment toute notre liaison prit ainsi
un air de fête. Elle en avait l’éclat, la gaîté brillante et peut-être
aussi l’artificialité. C’était un à fleur de peau parfaitement réussi.
Nous représentions assez bien les personnages de ces gravures libertines
du XVIIIe siècle qui, en diverses postures, se livrent aux plaisirs de
l’amour, mais qui restent soigneusement frisés et poudrés. En réalité,
il n’y avait dans nos rapports aucun désordre et, par là, il leur
manquait un élément humain. Madeleine faisait vibrer d’autres cordes et
plus profondes.
La religion était venue à son secours. A Pâques, elle avait repris dans
la communion des fidèles la place que rien ne devait lui faire perdre.
Elle y trouvait les forces nécessaires pour supporter son sacrifice.
Je la voyais tous les jours, chez elle ou dehors. La rue de Commailles
était interdite. Nous n’abordions pas certains sujets. Aucune allusion à
l’étrange conseil qu’elle m’avait donné. Me supposait-elle une vie
secrète? Je redoutais qu’elle en parlât. Entière dans ses sentiments, il
devait lui paraître impossible que, renonçant à elle, j’eusse cherché au
sortir de ses bras une autre maîtresse. Mais elle était si lasse de la
lutte soutenue que cette idée ne se présentait même pas à son esprit.
Je jouissais ainsi d’une tranquillité momentanée. Faut-il user son temps
à prévoir l’avenir? Le présent me paraissait agréable. N’était-il pas
excellent d’avoir à la fois Madeleine comme maîtresse de cœur et Mme
V... comme maîtresse de lit? N’étaient-elles pas toutes deux parfaites
dans des rôles qui leur convenaient si bien? Je souhaitais qu’elles
n’eussent jamais la tentation d’en sortir. Je me sentais une âme de
classique, je n’étais pas pour le mélange des genres.
Tels furent les débuts d’une vie à trois dont j’étais le centre. Je la
goûtais seul dans sa plénitude puisque les deux autres personnages
s’ignoraient. J’étais redevenu un homme libre. Rien ne m’enchaînait à
Mme V... Elle savait n’avoir aucun droit sur les heures de mon existence
que je ne passais point avec elle. Elle ne me posait pas une question
indiscrète. Le mot jalousie était entre nous vide de sens. Peut-être
voyait-elle à l’occasion un ami ancien ou récent. Le jour où cette
pensée me vint, je sursautai. Accepterais-je un partage? Je constatai
aussitôt que je n’en serais pas autrement choqué. Ainsi nous n’avions
pas dévié de la ligne que nous nous étions tracée. J’en fus charmé car
le cœur va souvent se fourrer où il n’a que faire.
Madeleine? Elle s’était refusée à moi et, me suppliant de prendre une
maîtresse, m’avait jeté dans les bras de Mme V... Pourtant je lui
cachais ma liaison. A certaines heures, je me reprochais mon silence,
mais craignant qu’elle me sût peu de gré de lui avoir obéi, je désirais
prolonger le calme dont nous jouissions et lui épargner une peine
nouvelle. Elle était, pour l’instant, heureuse à sa manière. La vague de
piété qui l’avait portée à travers ses Pâques la soutenait encore. Elle
croyait avoir gagné un abri sûr; elle respirait largement comme
quelqu’un qui vient d’échapper à un grand péril.
Pas une minute, je n’eus l’intention de rompre avec elle. Des liens
solidement forgés par la joie et par la souffrance nous unissaient. Ils
m’avaient blessé naguère, mais je n’en sentais plus le poids. Pour une
période de temps très brève, tout me parut facile. Je me refusais à voir
ce que la vie que je menais avait d’anormal et de presque monstrueux. Je
me félicitais d’avoir trouvé la solution du problème le plus ardu, celui
de l’amour. Il se résolvait par une équation à deux inconnues. Chercher
le bonheur dans une seule femme, quelle folie! et quel danger! Comment
une femme, si parfaite qu’on l’imagine, satisferait-elle aux multiples
et contradictoires besoins de l’homme? Elles n’étaient pas trop de deux
pour cette tâche et j’étais assuré de pouvoir donner à chacune la part
qui lui revenait.
Je m’enorgueillissais ainsi de ma découverte lorsque, vers le milieu de
mai, j’entendis quelques petits grincements dans la marche d’une machine
que je croyais fort bien réglée. Madeleine commença à m’inquiéter. Les
rapports établis entre nous étant ceux qu’elle avait voulus, elle jugea
d’abord devoir en être contente. Ignorait-elle donc qu’il y avait en
elle une autre femme et que cette femme, tôt ou tard, demanderait, elle
aussi, à être heureuse? Si Madeleine s’en était aperçue, elle ne
l’aurait jamais avoué, car elle était fière. Mais je pense qu’elle ne se
rendait pas un compte exact de ce qui se passait en son cœur. Parfois
elle était triste, parfois elle montrait de l’humeur; je la surpris un
jour les yeux encore humides de larmes. Elle allégua ses nerfs malades,
le climat de Paris; la campagne lui était nécessaire. Au vrai, elle
avait soif de mes caresses.
Elle se croyait si sûre d’elle-même qu’à deux reprises, sous un prétexte
quelconque--elle faisait des courses dans le quartier, ou bien sortant
du Bon marché elle avait été surprise par une averse--elle arriva rue de
Commailles. J’étais à la maison et seul, par hasard. Lorsqu’elle entra,
je tressaillis. Il était sept heures. J’attendais Mme V... d’un moment à
l’autre.
Je ne pus cacher un peu de nervosité. Madeleine le remarqua.
Qu’imagina-t-elle? Je ne sais, mais elle perdit de son assurance.
J’avais déjà recouvré mon sang-froid. Je l’accueillis comme si rien
n’était plus naturel que sa visite. Je lui pris la main, je la gardai,
je lui parlai tendrement. Cependant j’éprouvais un trouble voluptueux à
voir la femme que j’avais aimée, que j’aimais encore, dans le secret de
mon appartement. Elle me quitta bientôt. Je l’accompagnai à la porte, je
passai mon bras autour de sa taille, mais comme eût pu le faire un frère
à sa sœur.
Je pensai à elle deux ou trois fois pendant le dîner en face de Mme
V..., et même un peu plus tard.
Moins d’une semaine après, Madeleine réapparut. Mme V... avait déjeuné
chez moi ce même jour. Il devenait périlleux de les recevoir toutes deux
rue de Commailles. Je donnai à goûter à Madeleine. Je préparai le thé
moi-même sans permettre à ma vieille bonne de nous déranger. Madeleine
me suivait des yeux. Je plaisantais avec elle, j’étais tendre. Elle
avait l’illusion qu’elle se mêlait de nouveau à ma vie, elle était
heureuse.
Elle évita de s’asseoir sur le divan et choisit une petite bergère basse
qu’avait élue quelques heures plus tôt Mme V... Le hasard qui
rapprochait ainsi dans le temps et dans l’espace mes deux amies me fit
sentir combien Madeleine m’était la plus chère. Je pris un coussin et
m’assis près d’elle. Comme nous causions, mon attention fut attirée par
son pied, chaussé d’un soulier découvert sur un bas de soie qui laissait
voir la chair. L’envie me vint de poser ma main sur ce pied. J’y
résistai, mais l’envie revint, plus forte d’avoir été contrariée, et me
harcela. Il me semblait que je m’affirmerais ainsi toujours maître de
Madeleine qui était mienne, après tout, et à qui j’avais accordé
seulement de brèves vacances. Ce que je ferais d’elle, je n’en savais
rien encore, mais je montrerais par là que mes droits n’étaient pas
prescrits. Ce raisonnement était d’une rigueur telle que j’y cédai
aussitôt. Sans cesser de parler, j’avançai la main et la mis sur le pied
de Madeleine.
Ce geste inattendu la surprit, mais, chose curieuse, elle ne retira pas
son pied, elle ne me demanda pas d’enlever ma main, elle fit comme si
rien ne s’était passé. Elle croyait peut-être que nous nous étions
rencontrés involontairement, qu’emporté par la chaleur de la discussion
je ne m’en étais pas aperçu, qu’une remarque donnerait de l’importance à
ma méprise, que le moindre mot nous placerait l’un et l’autre dans une
fausse situation et que, sans paraître prendre garde à cet incident, il
était préférable d’attendre en feignant l’indifférence que je retirasse
ma main.
Le contact établi entre Madeleine et moi se prolongea ainsi bien plus
que je ne l’avais prévu. Chez des gens qui se sont aimés et qui se
fuient, le moindre rappel de la chair se fait entendre fortement. Le
sang de Madeleine battait au bout de mes doigts. Un désir impérieux me
prit de la posséder. Un instant j’hésitai, me demandant si elle
partageait mon désir. Peut-être ses sens plus lents n’étaient-ils pas
encore éveillés. Peut-être acceptait-elle comme dénué de signification
ce qui était devenu pour moi la plus raffinée des caresses. Peu importe,
ma main allait remonter le long de sa jambe lorsque, d’un mouvement
brusque, elle retira son pied.
Je la regardai. Pâle, les yeux fixés sur moi, elle voulait parler et n’y
arrivait pas. Elle froissait dans sa main un petit mouchoir de soie
bleue. Je le reconnus; il appartenait à Mme V... Madeleine l’examinait,
en respirait le parfum comme s’il allait lui apporter des renseignements
sur celle qui l’avait laissé là... Puis elle le jeta vivement loin
d’elle, disant:
--Quel dégoût!
Elle se leva, fit quelques pas vers la porte. Si je l’avais laissée
sortir, elle serait partie sans pouvoir placer un mot, bien qu’elle
brûlât de m’accabler de son mépris et de sa colère. Elle s’arrêta donc,
espérant que je lui fournirais l’occasion de parler. J’étais très jeune,
je perdis la tête; la vue de sa douleur m’émut; je ne supportais pas
l’idée qu’elle s’en allât ainsi, peut-être pour toujours. Égarée, que
lui arriverait-il? elle se ferait écraser;... la rue du Bac menait à la
Seine,... je ne la reverrais jamais!... Je courus à elle et la retins.
Elle se défendit, j’insistai et l’entraînai jusqu’au milieu de la
chambre. Alors elle éclata, j’entendis les reproches les plus violents,
les plus amers dont une femme hors d’elle-même peut vous accabler en
telle occasion. Était-ce Madeleine qui parlait? Hélas! la fureur ramène
nos amoureuses à une commune mesure dans l’absurde et dans
l’incohérence. Ce qui lui tenait le plus à cœur était que je recevais
cette «créature» dans l’appartement où elle, Madeleine, était venue, où
elle venait encore. J’étais donc sans vergogne, comme tous les hommes.
Et moi, à qui elle avait tout sacrifié, pour qui elle avait failli
perdre son âme, je lui donnais pour remplaçante une fille! Seule, une
fille avait un mouchoir de soie si violemment parfumé!... Elle retourna
au mot remplaçante. Était-ce une remplaçante? Ne l’avais-je peut-être
pas eue avant elle, Madeleine? en même temps qu’elle, Madeleine?...
Arrivée à ce point de son discours et se représentant de si noires
trahisons, elle fondit en larmes et devint pareille à une pauvre petite
fille malheureuse, secouée par la douleur et qui ne demande qu’à être
consolée.
Je m’y employai de mon mieux, mais je ne pus user du remède le plus
approprié, c’est-à-dire la prendre dans mes bras, car, lorsque je
l’essayai, elle frissonna et s’écarta. J’en fus réduit à la raisonner, à
lui dire avec douceur un mélange de choses tendres et sensées, à
l’assurer par mille serments que je n’avais jamais aimé qu’elle, qu’elle
tiendrait dans ma vie une place unique, que je ne m’étais résolu à
«cela» (impossible de risquer le mot maîtresse) que parce qu’elle m’en
avait supplié et que, comme elle, je ne voyais pas d’autre moyen de
salut, que j’étais prêt à y renoncer sur le champ pour peu qu’elle me le
demandât, que cela ne me coûterait rien, que je quitterais Paris si elle
le voulait. Je réussis à la calmer. Elle m’écouta, elle me crut et,
lorsqu’elle partit, la blessure qui la faisait souffrir encore n’était
plus empoisonnée.
Je restai étourdi par la violence de cette scène. A la réflexion, je
pensai qu’il était inévitable que Madeleine apprît un jour l’existence
d’une Mme V... ou X... Elle avait chancelé sous le choc. Elle
reprendrait son équilibre et finirait par accepter une situation qu’elle
avait elle-même créée.
Mais moi, continuerais-je à m’en satisfaire? De cette journée
dramatique, un souvenir effaçait presque tous les autres, celui du désir
impétueux qui m’avait poussé vers Madeleine. Sans l’incident du
mouchoir, je la prenais de gré ou de force. J’avais rêvé effusions du
cœur, commerce tendre des âmes. J’étais loin de compte. Que faire
maintenant? Dans mon trouble, je multipliai les rendez-vous avec Mme
V..., espérant y trouver l’apaisement. Mes sens ne prirent pas le
change. Je ne cessai de désirer Madeleine.
Pendant près d’une semaine, je ne la vis pas. Elle n’était pas rue du
Cherche-Midi quand je m’y présentai, ou bien, souffrante, elle ne
pouvait me recevoir. Je m’inquiétai; je supposai le pire. A mon tour, je
devins nerveux, agité; je dormais mal.
Lorsque je la rencontrai enfin, elle était, en apparence tout au moins,
calme et résignée. Mais elle s’alarma de la mine que j’avais. Étais-je
malade? Il fallait me soigner, et sans retard. Connaissant son grand
cœur, je me gardai de la rassurer. Elle me gronda tendrement, elle ne
pensait plus qu’à moi. Finalement elle me fit part, devant son mari,
d’un beau projet qu’elle avait conçu.
Sa fille se remettait à peine d’une bronchite. Les Sées passeraient
Pentecôte prochaine à Orville, ils m’invitaient à les accompagner.
Charles me ramènerait à Paris le mardi; elle ne rentrerait qu’après le
dimanche de la Trinité. La chère créature se promettait de ces courtes
vacances mille félicités innocentes, promenades matinales le long des
prés couverts de rosée, goûter dans les fermes, ô le bon lait tout frais
tiré! soleil sur la plage pour me rendre des couleurs. Je pensai qu’elle
était heureuse aussi à l’idée de m’éloigner de la rue de Commailles.
J’acceptai sans me faire prier.
* * * * *
Nous arrivâmes à Orville au milieu de l’après-midi. Bientôt, la petite
Geneviève s’endormit sur les genoux de sa grand’mère; Charles de Sées
causait agriculture avec M. de Clairville; la pipe à la bouche, ils
allèrent jusqu’à la ferme.
Madeleine montrait un visage apaisé. Elle me souriait et je ne lisais
dans ses yeux que bonté, que douceur. M’avoir à elle seule, loin de
Paris, du matin au soir, était-il un bonheur plus grand? Elle se sentait
en pleine sécurité, et c’est sans arrière-pensée qu’elle accepta d’aller
avec moi à la rencontre de son père et de son mari.
Nous traversions des prés fraîchement coupés; une fine odeur de thym et
de menthe se mêlait à celle de l’herbe qui avait séché toute la journée
au soleil. La beauté de la lumière, le changement si complet de décor
nous avaient comme enlevés à nous-mêmes, nous oubliions nos chagrins
récents, nous n’étions plus que deux êtres jeunes et aimants qui se
promènent au crépuscule dans la campagne. Nous causions de je ne sais
quoi; les mots que nous disions avaient, certes, moins de sens que le
murmure de la brise qui se levait. Avec la nuit elle soufflait de la mer
dont elle nous apportait la fraîcheur. Les arbres s’éveillaient de leur
tiède sommeil diurne et agitaient lentement leurs branches. A cette
heure autrefois les peupliers en bordure de notre parc chuchotaient de
toutes leurs feuilles dorées par les derniers rayons du couchant et je
me répétais alors ces vers magnifiques:
O coteaux d’Erymanthe, ô vallon, ô bocage,
O vent sonore et frais qui troublait le feuillage,
Et faisait frémir l’onde, et sur leur jeune sein
Agitait les replis de leur robe de lin.
Je regardai Madeleine; l’air jouait avec l’écharpe légère qui couvrait
sa poitrine. Ces vers me revinrent à la mémoire; je les lui récitai. La
juste cadence des mots, leur musique l’émurent, et aussi, sans doute, ma
voix et l’accent que j’y mis.
M. de Clairville et Charles de Sées n’étaient pas à la ferme. Nous
rentrâmes, rêvant plus que parlant, indifférents au chemin que nous
suivions. Les ombres des arbres s’allongeaient sur la prairie. Le
hasard,--ou quelque attraction secrète--conduisit nos pas. Ils nous
menèrent au bouquet de hêtres où nous nous étions assis l’an dernier en
un jour pareil à celui-ci. A peine y étions-nous entrés, un flot de
souvenirs nous assaillit avec une telle violence que nous nous
arrêtâmes. Les yeux baissés, je me laissai emporter vers un passé si
récent et pourtant si loin de nous déjà. D’un cœur douloureux, je refis
les étapes trop vite parcourues: la plage où elle cherchait la trace de
mes baisers sur les joues de sa fille, l’heure enfin où, sous ces mêmes
branches, mes lèvres avaient bu à sa bouche, nos luttes, puis la
séparation. Ah! je m’étais trompé en croyant que je pourrais si
facilement me priver d’elle. Et maintenant elle était morte pour moi;
une force supérieure me l’avait ravie; je ne la verrais plus défaillante
de plaisir entre mes bras. Je restais accablé sous de telles pensées.
Appuyée à un arbre, Madeleine était immobile, pâle, perdue en elle-même.
Sentant le poids de mon regard, elle leva la tête. Je ne pouvais parler.
Deux mots pourtant vinrent expirer sur mes lèvres:
--Jamais plus!
Ils arrivèrent jusqu’à elle et y réveillèrent des résonnances profondes
et fortes, car elle frissonna. Je compris qu’elle souffrait comme moi à
évoquer les mêmes images. Je m’approchai, tremblant d’émotion.
--Laissez-moi, Philippe, dit-elle d’un ton pitoyable, je ne suis pas si
forte que vous le croyez.
* * * * *
Après le dîner, Madeleine allégua la fatigue du voyage et monta chez
elle. Je me couchai de bonne heure, mais les mots qu’elle avait dits
chassaient le sommeil. Elle était dans un lit voisin, réveillée elle
aussi, tendue vers moi de tout son être en révolte; puis elle
se levait et s’agenouillait pour prier longuement comme à
Notre-Dame-des-Victoires. Je revis l’église sombre, je respirai l’odeur
d’un parfum profane mêlée à celle de l’encens. Je m’endormis enfin, il
faisait clair déjà.
Je ne la retrouvais qu’à midi. Nous nous asseyions à peine à déjeuner
qu’on apporta un télégramme. Un oncle de Charles de Sées avec lequel il
était peu lié venait de mourir dans une propriété près de Laigle. Il ne
laissait pas d’enfants et l’on demandait son neveu pour les formalités
légales. M. de Sées ne reviendrait que le lundi matin. Je décidai
aussitôt de rentrer à Paris. Mais les parents de Madeleine et Charles
lui-même protestèrent. Pourquoi les priver de ma présence à cause du
bref voyage de M. de Sées? Ils ne l’entendaient pas ainsi. Je leur avais
promis trois jours; ils ne me tenaient pas quitte à moins. Je remarquai
que Madeleine se bornait à appuyer très faiblement les objurgations des
siens. Je me laissai pourtant convaincre. L’après-midi j’accompagnai
Charles jusqu’à Bayeux. Craignant de rester seul avec Madeleine, je
flânai dans la vieille ville et devant la tapisserie de Guillaume le
Conquérant. Je regagnai Orville à pied.
Une irritation sourde m’empêchait de sentir ma lassitude. Madeleine
semblait plus morte que vive. Elle fuyait mon regard, mais, comme je me
détournais d’elle, je vis qu’elle me suivait des yeux. Elle ne prit
aucune part à la conversation pendant le repas. Par une saute d’humeur
que je ne m’expliquai point, je fus assez brillant et amusai les
Clairville. Mais dans tout ce que je disais de général, il y avait une
pointe secrète qui ne pouvait être sentie que par Madeleine, et sentie à
la façon d’un aiguillon qui blesse. Je payai cette dépense de moi-même
par un grand abattement après le dîner. La soirée, heureusement, fut
brève, on se couche tôt à la campagne. Nous fûmes laissés un instant en
tête à tête. Madeleine me dit avec timidité:
--Vous avez l’air fatigué, Philippe.
--Cela n’a pas d’importance, répondis-je en haussant les épaules.
J’étais de nouveau, sans savoir pourquoi, à bout de nerfs et continuai
sèchement:
--Vous auriez mieux fait de me laisser partir.
--Je vous demande pardon, dit-elle humblement, d’une voix si faible que
je l’entendis à peine.
Mme de Clairville rentrait. Peu après, nous nous séparions.
Je redoutais la solitude de ma chambre, et non sans raison. Dès que j’y
fus enfermé, une tempête se déchaîna en moi. La volonté de Madeleine, et
sa volonté seule, créait une situation absurde. Quoi, nous étions tous
deux dans cette maison, libres pour une fois, et nous ne passions pas la
nuit ensemble. Au lieu des rendez-vous hâtifs de Paris où l’on a à peine
le temps de se déshabiller, où l’on se prend montre en main, elle
pouvait s’endormir et se réveiller sous mes baisers, me prodiguer les
siens, sentir même dans son sommeil mon corps contre son corps, et elle
ne venait pas! Bel amour, en vérité, que la religion maîtrisait si
facilement!...
Et si j’allais la surprendre? Elle serait à ma merci. Pour descendre
chez elle, un escalier de bois... Il craquerait. Ses parents, vieilles
gens au sommeil léger, se réveilleraient... Un scandale!
J’étais hors de moi de désir et de fureur. Je poussais les volets,
j’avais besoin d’air pur. Le vent s’était levé et emplissait l’ombre de
son souffle puissant. J’entendais le froissement des branches agitées
dans le bois voisin et le cri d’amour mélancolique et flûté d’un crapaud
au bord d’une mare. Le calme de la campagne nocturne m’apaisa.
Je fermai les volets et me préparai à me coucher. Il était près de
minuit. Refoulant les images et les idées qui m’avaient obsédé, il
fallait dormir... Un craquement du parquet devant ma chambre me rendit
la fièvre. Ah! ah! Madeleine venait enfin! Je savais bien que rien ne la
retiendrait! Il était, parbleu, impossible qu’elle ne vînt pas... D’un
bond, je fus à la porte et l’ouvris... L’obscurité, rien..., j’attendis
encore. Me serais-je trompé sur Madeleine? Étais-je assez fou pour
croire qu’elle m’aimait au point de risquer quelque chose pour moi?...
Je rentrai dans la chambre et m’allongeai sur le fauteuil. Ce dernier
sursaut d’espérance si vite déçue m’avait brisé. Je restais sans force.
Dans l’engourdissement qui me gagnait, j’entendis un grincement de gond,
ah! si léger que d’abord on pouvait s’y méprendre. Mais non, il se
prolongeait, il emplissait la maison. Une porte s’ouvrait!... Je courus
à la mienne et, debout, frémissant, je me mis à écouter comme seul un
amant attendant sa maîtresse sait écouter. Je ne vivais plus que par les
oreilles... Et d’abord le silence, un siècle de silence, les années
s’accumulaient sur moi... puis, soudain, comme au commandement d’un chef
d’orchestre invisible, le bruit d’une marche d’escalier qui gémit sous
la pression d’un pied, car il n’y a pas d’erreur possible, une feuille
de parquet qui joue sous l’influence de la température ne rend pas le
même son qu’une marche d’escalier sur laquelle un pied, même avec mille
précautions, même déchaussé, se pose. Ce bruit me parut vibrer si fort
que je vis du coup maîtres et domestiques alarmés se précipiter hors de
leurs chambres en criant: «Au voleur!...» Rien, une nouvelle onde de
silence interminable; j’étais un vieillard!... je retombai dans mon
fauteuil... Un craquement, tout proche, me rendit la jeunesse. Mais il
m’était impossible de bouger; je n’entendais plus maintenant que le
battement précipité de mon cœur.
Et voilà que ma porte s’ouvrit. Surgie de l’ombre, Madeleine apparut, en
peignoir, les cheveux dénoués, les pieds nus. Elle tremblait un peu, son
visage avait une gravité qui me frappa. Elle vint à moi, mit ses bras
autour de mon cou et, penchant la tête sur mon épaule, elle dit:
--Je mourais loin de toi!
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Je me réveillai en sursaut. Quelle heure était-il?... Madeleine dormait,
à moitié couchée sur moi, la bouche près de la mienne, comme si le
sommeil l’avait surprise au milieu d’un baiser. Dans la demi-obscurité,
je voyais l’arc de ses lèvres un peu gonflées. Il faisait à peine jour.
A travers les rideaux, de la clarté filtrait. Je me levai doucement et,
ne voulant pas frotter une allumette pour allumer la lampe, j’allai à la
fenêtre et entr’ouvris les volets.
Des brumes traînaient sur les prairies qu’argentait la rosée; le vent
était tombé; le soleil devait être au ras de l’horizon, mais caché par
une ondulation du terrain; tout était paix et calme dans la campagne
silencieuse. Je regardai la pendule, elle marquait quatre heures.
Je me retournai vers le lit. La chemise de Madeleine avait glissé,
laissant l’épaule et le sein gauche nus. Qu’elle était belle ainsi et
digne d’être aimée! L’amour l’avait portée jusqu’à ma chambre. J’oubliai
nos âpres combats, j’oubliai ma jalousie, un passé empoisonné. Elle
m’appartenait tout entière; purifiée au feu de la passion, elle n’avait
jamais été la femme d’un autre, elle n’appartiendrait jamais qu’à moi.
Je ne pensais qu’à la douceur de nos étreintes, qu’à jouir d’elle
encore; la nuit n’était pas finie; j’avais soif de ses baisers. Je me
penchai sur son sein et y posai ma bouche. Elle dormait si profondément
qu’elle ne sentit pas mes caresses. Je la pris dans mes bras.
--Mon amour, dis-je, c’est moi!
Engourdie, les yeux clos, flottant entre la veille et le sommeil, elle
m’enlaça, et ses lèvres, ah! certes, elles n’étaient pas réveillées!
balbutièrent un mot jailli de l’inconscient d’elle-même, d’habitudes
empreintes en sa chair par sept années de vie conjugale, un mot qui me
glaça:
--Charles!
Je me relevai brusquement et la repoussai. Elle retomba sur l’oreiller,
et, innocente de ce qu’elle avait dit, continua à dormir. Je restai
immobile, les yeux fixes. D’un mot que je ne pouvais même pas lui
reprocher, elle m’éloignait de cent lieues. Pour se défaire de moi, elle
avait accumulé les arguments les plus touchants; ses supplications et
ses larmes étaient demeurées sans effet; je l’avais poursuivie, je
l’avais eue. Elle avait appelé Dieu à son secours. Il n’était pas
nécessaire d’aller si haut et de se donner tant de mal. Une arme plus
efficace était sous sa main, mais interdite. Au moment du plus grand
péril, Madeleine instinctivement s’en emparait et, sans le vouloir, me
portait un coup mortel. Un seul nom suffit pour me rappeler qu’elle
était à un autre et que ma possession d’elle ne serait jamais que
précaire et partagée. Pour l’oublier, je m’étais grisé de sophismes,
j’avais interprété à ma guise le peu que je savais des rapports existant
entre elle et son mari. Elle ne l’aimait pas, elle ne l’avait jamais
aimé! Eh! qu’importe! C’était lui--Charles!--qui l’avait faite femme.
Elle n’avait connu, ou subi, que ses caresses et lorsque, plus qu’à
moitié endormie, elle sentait une bouche sur son sein, c’était le nom de
son mari qui lui montait aux lèvres.
Je me répétais machinalement: «Impossible! impossible!» Aucune
explication ne devait avoir lieu. Sur quel ton parler à Madeleine
maintenant? que lui dire? Il n’y avait qu’à fuir sans attendre un jour.
Cette idée devint si forte que je me levai et commençai à m’habiller.
Allais-je vraiment sortir de cette maison à la minute? Je m’arrêtai.
Sans plus réfléchir, je m’assis sur le bord du lit où Madeleine n’avait
pas bougé.
Un rayon de soleil presque horizontal franchit la fenêtre.
J’étais las, indifférent, à peine curieux de ce qui se passerait. Quel
démon avait jeté ce nom dans la nuit? Tout arrivait en vertu de forces
obscures qui échappaient à notre contrôle. Elles me chassaient
d’Orville; je n’opposais aucune résistance, je ne me plaignais pas, je
partais.
Ce qui me restait de sentiment, je le dépensai au profit de Madeleine.
J’avais le cœur serré en songeant à elle. Que penserait-elle de mon
départ dont je lui cacherais la cause?... Puis je me détachai du présent
et notre situation m’apparut comme si, des années s’étant écoulées, j’en
raisonnais à distance. Qu’attendre de plus d’un amour condamné à la
mort? Il était brusquement tranché par le couperet de la guillotine,
mais il avait porté tous ses fruits. Madeleine rentrerait dans le
devoir. Elle vivrait entre son mari, sa fille et son Dieu, des jours un
peu gris, un peu ternes, où passerait parfois, tel un éclair qui déchire
la nue, le souvenir éblouissant de son péché.
Ce n’était pas le temps de m’attendrir sur moi-même. Je me raidis,
j’étais décidé à ne pas souffrir. Je n’avais rien à reprocher à
Madeleine. J’étais seul responsable. Mon tort avait été de lui demander
un bonheur qu’elle ne pouvait me donner. Puisque j’étais exclusif et
jaloux, qu’avais-je à faire d’une femme mariée? Si douloureuse que fût
l’épreuve, il fallait en charger mes seules épaules et ne pas gémir sous
le faix.
Je tâchais ainsi--mais y réussissais-je?--de m’endurcir, lorsqu’un
soupir presque enfantin me rappela à l’humanité. Madeleine se réveillait
dans un désordre charmant, rejetait en arrière ses cheveux défaits,
remontait la chemise qui, glissant, l’avait laissée demi-nue, rentrait
sous le drap une jambe qui sortait du lit. Souriante et un peu honteuse,
elle se redressa.
--Philippe, dit-elle.
Je la vis heureuse, confiante, parée des grâces de l’amour et pourtant
avec un rien de confusion dans son regard qui cherchait le mien.
Chassant mes soucis amers, je me penchai vers elle. Elle me prit dans
ses bras et, soudain détendu à la tiédeur de son sein, je sentis mes
yeux se gonfler de larmes. Une d’elles glissa le long de ma joue et
tomba sur l’épaule de Madeleine. Elle pensa, sans doute, qu’après tant
d’épreuves j’étais ému jusqu’à pleurer de joie. Fière de mon amour, elle
me caressait.
--Comme tu m’aimes! dit-elle. Je t’aime aussi.
Nous restions accolés, presque fondus de tendresse. Pourtant je la
tenais pour la dernière fois serrée sur mon cœur et cette pensée
déchirante me la rendait plus chère encore, m’attachait plus étroitement
à elle, car en ce moment le bonheur et la misère se mêlaient en moi de
telle façon que je n’en pouvais discerner les fils inextricablement
noués. Je la couvrais de baisers dont je ne savais si c’était ceux que
l’on échange, un mouchoir à la main, quand on se dit adieu, ou ceux que
la passion prodigue à une maîtresse adorée.
Le bruit d’un volet claquant contre le mur mit fin à nos transports.
Madeleine sursauta.
--Quelle heure est-il? demanda-t-elle.
L’horloge du village répondit en sonnant six coups.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Nous nous retrouvâmes à la messe de dix heures. Madeleine ne leva pas
les yeux sur moi. Après le déjeuner où le malaise entre nous était si
visible que M. et Mme de Clairville eux-mêmes le perçurent, je proposai
par politesse, et certain d’être refusé, une promenade à pied. Je passai
mon après-midi à arpenter les falaises d’Arromanches à Port-en-Bessin.
Orville m’était devenu insupportable. Je ne pensais qu’à fuir avant que
M. de Sées rentrât. Je regagnai la maison tard dans l’après-midi, recru
de chagrin et de fatigue. Je vis Madeleine seule un instant et j’eus
soin de lui montrer un visage rasséréné, sinon heureux. Je lui dis que
je jugeais préférable de m’en aller le lendemain matin. Pour d’autres
raisons que les miennes, elle m’approuva et se chargea d’expliquer mon
départ à ses parents et à son mari.
Le lundi de bonne heure, comme le char-à-bancs qui m’emmenait à Bayeux
sortait de la cour, Madeleine apparut à sa fenêtre. Elle agitait une
écharpe en signe d’adieu. Elle essayait de sourire. Aurait-elle pu
retenir ses larmes si elle avait su que je la quittais pour toujours?
A Paris, je me rendis au ministère des affaires étrangères où je faisais
depuis trois ans un stage. Un poste était vacant à Constantinople. Je
l’obtins. Mes affaires personnelles furent rapidement réglées.
Madeleine prolongeait, du reste, son séjour à Orville. Je lui écrivis
pour lui dire ma décision. Je n’eus pas de peine à mettre dans les mots
que je lui adressai de l’émotion et de la tendresse. Il me suffit de
laisser parler mon cœur encore plein d’elle.
Avant qu’elle rentrât à Paris, je prenais le train pour Marseille, porte
de l’Orient.
TROISIÈME PARTIE
I
Cependant que je réglais ainsi le cours extérieur de ma vie, je restais
en moi-même blessé et douloureux. A Paris pendant les trois semaines qui
suivirent la fatale nuit d’Orville, je me tâtais anxieusement pour
circonscrire l’étendue de ma plaie. Je procédais avec des précautions
inouïes comme un malade qui sait que, s’il fait tel geste, il réveillera
un mal aigu, mais qui dort. Jusqu’à tel point, je ne souffrais pas.
J’explorais la région neutre où je pouvais me mouvoir sans risques.
L’ayant reconnue, je décidai de ne point sortir de cette zone indolore:
«De quoi s’agit-il, en somme? me disais-je. De ne pas penser à
Madeleine? N’est-ce pas une question de volonté? Ne puis-je l’exercer
efficacement? Si Madeleine se présente à mon esprit, chassons-la, quel
que soit l’aspect sous lequel elle apparaisse, quelles que soient les
ruses qu’elle imagine pour me demander audience. En ce moment, elle
n’est pas mon amie; elle ne reviendra près de moi que pour me
tourmenter; avec elle il n’est point de repos.»
Il fallait donc ne pas me perdre dans les rêveries sentimentales où se
plaisent--et s’empoisonnent--les amants malheureux. Je déployais une
énergie incroyable à fuir Madeleine. Où qu’elle se montrât, je lui
tournai le dos, je ne la saluai plus, je la traitai en ennemie. Tous les
moyens m’étaient bons pour me distraire. Je fis de la culture physique,
des muscles se gonflèrent sur mes bras et sur mon torse. Hélas! lorsque
j’étais à demi nu, les haltères à la main, c’est elle qui, silencieuse,
me regardait. Je m’occupai de mes affaires, je dressai des comptes, je
vécus parmi les chiffres. Le total des additions donnait immuablement
Madeleine.
Exaspéré de la vanité de mes efforts, j’adoptai audacieusement un parti
opposé. Je me contraignis à ne penser à rien autre et à la voir
seulement comme la femme de son mari. Je croyais pouvoir me détacher
d’elle par l’évoquer en des postures dégoûtantes. «Le jaloux... est
obligé à joindre en son esprit l’image de la femme qu’il aime aux
parties honteuses et aux excréments d’un autre...» dit Spinoza.
Je me mis ainsi à la torture, mais je ne me dépris point de Madeleine.
Pourtant dans les crises les pires de ma passion, j’eus la force de
résister aux montées subites de désir qui me poussaient à la rejoindre à
Orville où elle était toujours. Quelque chose s’était brisé à jamais;
cela au moins je le voyais clairement.
Au moment de partir j’étais au comble du désespoir. Je n’attendais plus
ma guérison que d’un changement complet de décor et d’habitudes. Y
avait-il encore pour moi un baume en Arabie?
Il ne me fut pas nécessaire d’aller si loin. A peine le pied sur le
bateau, je sentis que commençait une existence nouvelle. Tout me
plaisait, l’agitation du port, le bruit des camions retentissants, les
sifflets, la lumière éblouissante, la légèreté de l’air, sa
transparence, l’azur des flots et du ciel, et même la chaleur d’un midi
méridional tempérée par la brise marine. Mille petits drapeaux préparés
pour le 14 juillet claquaient au vent. Je m’étonnais d’avoir pu vivre
jusqu’ici sous les cieux gris du nord; en les quittant, je laissais
derrière moi, bagage inutile, les années passées, leurs tristesses,
leurs soucis. Ce beau bateau qui filait vers le Levant emportait un être
ardent et fier que rien, désormais, ne pourrait humilier.
C’est avec une véritable ivresse qu’accoudé au bastingage, je regardais
les maisons serrées de Marseille, ses monuments, ses jardins fuir à
l’horizon. Déjà le bateau cherchait son équilibre sur la houle régulière
qui venait du large; de petites vagues écumeuses couraient le long de
ses flancs noirs. Des souvenirs classiques hantaient mon esprit.
Entendrai-je chanter les sirènes? Ah! j’étais décidé à ne pas me couler
de la cire dans les oreilles, à ne pas me faire attacher au mât du
navire.
A cet instant une voix féminine, pleine et riche, prononça mon nom à
quelques pas. Je me retournai vivement.
Une jeune fille était là, grande, mince, le teint ambré, l’expression
grave et douce à la fois. Qui était-ce? Aussitôt, je trouvai. L’ovale du
visage, les yeux étroits, les longs sourcils arqués:
«Isabelle! m’écriai-je. Et pourtant combien changée d’elle-même!»
C’était, en effet, Mlle Saint-Aignan, que je n’avais pas revue depuis
deux ans au moins. Je lui tendis la main et, d’un mouvement rapide,
joyeux, irréfléchi, je passai mon bras gauche autour de sa taille comme
si j’avais peur qu’elle ne m’échappât. Ce geste inattendu pour elle le
fut pour moi plus encore. Lorsque je l’avais quittée, elle était une
enfant fermée et sauvage. Comment pouvais-je reconnaître, dans la jeune
fille qu’elle était devenue, une amie? Comment savais-je tout de suite,
sans un mot échangé, que les liens anciens, plus solides que je ne le
croyais, loin de se rompre avaient pris de la force pendant l’absence?
Et ce ne fut pas la seule chose que j’appris en un espace de temps si
bref. Je m’aperçus que la solitude où j’avais vécu récemment, à laquelle
je m’étais condamné, que je croyais bonne et salutaire, me faisait
horreur, que je n’étais pas destiné à être malheureux et à nourrir des
pensées sombres. Un coup d’œil suffit à dissiper les nuées tristes dont
je m’entourais. Le soleil n’emplissait-il pas le ciel? N’avais-je pas
près de moi une fille souriante? Tout cela en une seconde. On assure que
l’homme qui va mourir voit en aussi peu de temps la longue suite des
jours qu’il a vécus défiler devant ses yeux. Je ne voulais pas mourir,
mais peut-être dans un regard vis-je toute ma vie à venir...
Cependant mon bras gauche restait autour de la taille d’Isabelle.
L’absence de préméditation, l’ingénuité, pouvaient seules excuser ce
geste. Elle le comprit, elle se dégagea non pas brusquement, mais avec
lenteur. Ainsi à la minute où nous nous retrouvions, nous nous montrions
capables d’agir dans des circonstances délicates, et sans nous être
concertés, en parfaite harmonie. Il y eut un instant de silence, puis
commença une vive conversation à bâtons rompus. Que d’événements, petits
et grands, durant une si longue séparation! A nous entendre, à voir
l’intérêt que nous prenions à nos bavardages, il semblait que nous
eussions à nous en raconter pour toute la traversée. Cependant je ne
cessais d’examiner Isabelle, et avec quel sérieux! C’était à croire que
je n’avais jamais vu une jeune fille. Combien me plaisait l’éclat
répandu sur ce visage, sa pureté, sa fraîcheur rayonnante! Et je faisais
peu à peu une merveilleuse découverte: cet éclat, cette fraîcheur, cette
pureté ne pouvaient émaner que d’une jeune fille, ils lui appartenaient
en propre, ils étaient comme la fleur de son corps intact. Je sentais
que seul a du prix ce qui n’a été touché par personne et que le plus
rare, le plus beau présent qu’une femme puisse offrir à un homme est sa
virginité. Le souvenir me traversa, à la façon d’un coup de poignard, de
la nuit où, évoquée par deux lèvres innocentes mais impures, l’ombre de
mon prédécesseur m’avait arraché aux baisers de la femme que j’aimais.
* * * * *
Mme Saint-Aignan et sa fille allaient passer le reste de l’été et
l’automne à Constantinople où les appelaient le soin de leurs affaires
et leur plaisir. Mme Saint-Aignan qui supportait mal la mer ne sortait
pas de sa couchette.
Isabelle fut à moi seul. Nous ne nous quittions point. L’aube nous
trouvait sur le pont que les matelots lavaient à grande eau et les nuits
étaient si douces que nous ne nous décidions pas à regagner nos cabines.
Nous longeâmes la Sicile; puis la mer Ionienne agitée nous berça. Le
lendemain, au petit jour, nous étions ensemble pour voir surgir des
nuées du levant et des flots gris la masse rocheuse du cap Matapan.
Isabelle, dont la culture était peu livresque et en avait à mes yeux
plus de charme, ne partageait que par sympathie l’émotion qu’éveillait
en moi l’idée de débarquer en Grèce.
Lorsque nous fûmes devant Athènes, elle me dit:
--Constantinople est plus beau!
Nous passâmes l’après-midi sur l’acropole. Une lumière ambrée et légère
baignait les marbres des temples, les pierres écroulées à leur pied et,
au loin, les pentes violettes du Lycabète. Isabelle préféra
l’Érechthéion au Parthénon. Dressée le long d’une colonne, le corps
plein, la tête petite aux cheveux ondulés, ne figurait-elle pas une
vivante cariatide? Les Niké du petit musée l’arrêtèrent:
--Elles ont des bras ronds, gros, bien en chair. Ce sont de fortes
filles de la campagne. Mais ce sourire me trouble. Elles n’ont pas l’âme
paysanne.
A Smyrne, premier contact avec l’Orient, Isabelle eut la coquetterie de
paraître voilée presqu’à la façon d’une dame turque. Lorsqu’elle arriva
sur le pont où je l’attendais, je surpris un peu d’inquiétude dans son
regard. La trouvais-je à mon goût? Voilà la seule question qui la
préoccupât. Ainsi s’arrangeait-elle pour me faire comprendre, sans oser
me le dire, qu’elle désirait me plaire.
Dans l’ombre poussiéreuse du bazar, des marchands accroupis au seuil de
leur boutique nous offraient des colliers d’ambre, des étoffes lamées,
des tapis. Une odeur d’épices emplissait l’allée couverte. Par une porte
donnant sur la campagne, des chameaux mélancoliques, roux et désabusés,
montrèrent leur cou pelé et leurs longues dents jaunes.
Des plaisirs variés et purs, un beau décor changeant, la présence
continue d’Isabelle, je souhaitais que ce voyage n’eût pas de fin. Aucun
retour offensif du passé; j’étais guéri. Si je pensais à Madeleine,
c’était sans amertume. Déjà cet amour participait à la grandeur et à la
sérénité des choses mortes. Je ne disais plus: «Si...» Il était un tout
auquel je ne pouvais rien ajouter, dont il ne fallait rien supprimer.
Mes souffrances m’avaient accouché de mon être véritable. Elles étaient
les étapes douloureuses, mais nécessaires, de mon développement. Grâce à
elles, je n’ignorais plus où chercher le bonheur. Celui que je goûtais
aujourd’hui auprès d’Isabelle, ne le devais-je pas aux pleurs versés
dans les bras de Madeleine?
Nous vivions sur ce bateau avec une simplicité et un naturel qu’on
aurait peine à imaginer. Toute idée de ruse, d’artifice, de
dissimulation était aussi éloignée de l’esprit d’Isabelle que du mien.
Pourquoi aurait-elle cherché à jouer un personnage puisqu’à l’instant où
elle m’était apparue elle m’avait séduit en étant elle-même? Pourquoi
aurais-je dressé des plans pour conquérir un cœur qui ne se défendait
pas? Notre entente, nous n’éprouvions aucun besoin de l’exprimer par des
mots, nous en jouissions comme du ciel et de l’air. Nous ne parlions pas
de l’avenir, nous ne faisions pas de projets. Nous ne pensions qu’à nous
connaître plus complètement. Il semblait que la tâche fût infinie à voir
l’ardeur que nous y apportions. Et pourtant ce que nous avions à
apprendre ainsi était secondaire, car la seule chose qui importât, nous
la savions depuis longtemps déjà sans nous la dire. Elle nous avait été
révélée à la minute où nous nous étions retrouvés. Rien n’était capable
d’altérer la certitude que nous avions gagnée alors. Nous savions que
nous serions l’un à l’autre...
Parfois nous causions sérieusement, de Constantinople et de la vie qu’y
menaient, non les Européens mais les Turcs. Dans son langage où les
choses graves et les choses légères s’entremêlaient d’une façon
charmante, Isabelle me disait qu’elle trouvait honorable pour une femme
de ne connaître et de n’aimer qu’un homme: «Je n’en demande pas
davantage», ajoutait-elle en souriant. Elle parlait un peu le turc et me
donnait des leçons avec une application incroyable, comme s’il était
vraiment utile pour ma carrière que je l’apprisse.
Puis soudain, nous redevenions des enfants. Ce n’étaient que jeux,
devinettes, énigmes, rébus, marelle, courses à cloche-pied, shuffle
board. Isabelle était adroite. En un exercice, je triomphais, car
j’étais seul compétiteur. Je me laissais descendre en tournant, les
jambes relevées à angle droit, le long d’une de ces colonnettes minces,
en cuivre, qui soutenaient le pont supérieur. J’arrivais ainsi, tel un
clown, assis à terre après m’être dévidé autour de la colonnette.
L’admiration, l’envie et le rire se disputaient Isabelle ébahie. Le rire
l’emportait.
On conçoit que lorsque Mme Saint-Aignan nous rejoignit à l’entrée de la
mer de Marmara ces folies ne furent plus de mise.
Du reste nous touchions au terme du voyage. Vers la fin de l’après-midi,
nous nous penchâmes, Isabelle et moi, à l’avant du bateau pour voir le
ciel s’embrumer à l’orient. Des poussières grises étaient suspendues
au-dessus de la ville qu’elles nous cachaient. Au crépuscule, elles se
dorèrent dans les rayons du soleil. Une coupole, puis d’autres se
montrèrent et les pointes blanches effilées des minarets montant comme
un cri vers le ciel. Une double ville immense, désordonnée, apparut sur
des collines entre lesquelles coulait un fleuve aux flots bleus. Mille
fenêtres s’illuminèrent aux feux du couchant. Les noirs cyprès des
cimetières fusaient au milieu des maisons basses; des terrasses
surplombaient la Corne d’Or; des palais, des jardins descendaient
jusqu’au bord de l’eau. Le Bosphore était couvert de paquebots et de
barques, le vent enflait les voiles, déchirait les panaches de fumée et
nous les apportait avec les appels rauques des sirènes. Je sentis frémir
dans la mienne qui la tenait enfermée la main d’Isabelle. Nous étions à
Constantinople.
Six semaines plus tard--il n’y avait pas trois mois que j’avais quitté
Orville--notre mariage fut célébré à la chapelle de l’ambassade de
France.
* * * * *
Un homme aime une femme et l’attire à lui. Préparée au bonheur, elle
sait où elle va. Mais Isabelle ignorante!... Riche de cent expériences,
à quoi me servaient-elles? J’avais en face de moi une fille chaste et
vierge! J’étais son mari depuis quelques heures, j’allais être son
amant. Ma rencontre déjà ancienne avec Henriette ne m’avait rien appris.
Cédant tous deux à une poussée violente de l’instinct, Henriette avait
été heureuse en même temps que blessée.
La nuit... Un couple pour la première fois enlacé, un corps qui tremble
et qu’on veut épargner, cette ardeur de l’homme qu’il faut contenir, les
mots tendres qui rassurent, les promesses, tout un balbutiement fervent
et mystérieux, puis le silence, un silence brusquement rompu!... Ah! je
n’oublierai jamais Isabelle meurtrie, confuse et fière, se pressant
contre moi, ses joues humides de larmes, les baisers timides et
maladroits qu’elle me prodiguait. Je la gardai dans mes bras,
j’effleurais doucement cette chair sans histoire où aucun souvenir ne
s’éveillait sous ma main caressante. Isabelle était ma femme. Je
baignais dans la joie, une joie complexe et grave. J’apprenais enfin
pourquoi la nature a mis sur les jeunes filles un sceau. Elles donnent
ainsi l’absolu à un homme qui, comme moi, ne doit être que le premier,
l’unique. Si non, incertitude, déchirement. Isabelle dans le lit nuptial
m’avait montré la voie qui mène à la vie bienheureuse. Ce que je
pressentais depuis la nuit d’Orville trouvait ici sa confirmation. Je me
penchai vers elle, je baisai son front pur. Vaincue par la fatigue, elle
dormait, la tête sur ma poitrine. Son souffle frais et régulier
s’accordait aux mouvements de mon cœur et, le long du mien, son corps
s’allongeait désormais sans crainte.
II
Nous habitions sur la rive d’Asie.
Nous avions trouvé, entre Tchoubouklou et Béikos, une maison turque
isolée au bord du Bosphore dans une position charmante. Mme Saint-Aignan
et ses amis avaient crié à la folie. Mais comment résister au désir de
quitter l’Europe? Isabelle y tenait plus que moi encore. Vivre en Asie,
fût-ce à un mille de Thérapia, était si tentant que nous n’hésitâmes
point. Nous ignorions les conséquences lointaines d’une décision en
apparence anodine.
Notre maison était construite en bois au ras de l’eau; une seule grande
salle tenait tout le rez-de-chaussée du côté du Bosphore. Sur le jardin,
divisé en deux et clos de hauts murs, plusieurs pièces complétaient ce
que nous appelions le sélamlik. Au premier étage, l’appartement des
femmes, une série de petites chambres, regardait la côte d’Europe par
ses fenêtres artistement grillagées de bois. On ne pénétrait dans le
harem qu’avec difficulté. Il fallait franchir cinq portes dont la
seconde se fermait automatiquement quand on ouvrait la première, et
ainsi de suite. Ces précautions enchantaient Isabelle.
--Tu vois, lui dis-je, que je pourrai t’enfermer maintenant.
--Ah! répondit-elle, crois-tu qu’une fois derrière ces portes, j’aurai
jamais envie de m’échapper?
Le harem avait son jardin et, dans le jardin, un pavillon pour les
servantes. Nous étions riches, en outre, d’un hamman et de communs où se
trouvaient la cuisine et le logement des serviteurs.
Nous résolûmes de conserver ces sages divisions et de régler autant que
possible notre vie à la turque. Mais nous étions frileux et installâmes
partout de grands poêles de faïence russes achetés à un de mes collègues
qui rentrait à Saint-Pétersbourg.
Nous avions l’ambition de ne pas introduire des meubles européens dans
notre yali, au moins dans la pièce du rez-de-chaussée où nous nous
tenions. Cela restreignait singulièrement notre choix et nous dûmes nous
borner à mettre le long des murs des divans chargés de coussins, et,
près des divans, les petites tables basses, rondes ou octogonales,
incrustées de nacre, d’écaille, ou d’ivoire, sur lesquelles les Turcs
posent leur tasse de café ou leur cigarette.
Pour cette pièce, nous voulions des tapis anciens, seul et rare luxe de
l’Orient. Ces recherches nous firent courir Stamboul. Bientôt tous les
marchands et courtiers du vieux bazar et de Péra nous connurent.
C’étaient avec eux des conciliabules sans fin, des rendez-vous
mystérieux, des visites faites à des maisons perdues dans des quartiers
lointains. Nous prenions à cette chasse aux tapis un vif plaisir, nous
ne nous pressions pas d’acheter, la poursuite en elle-même avait son
prix. Chemin faisant, nous trouvions un beau morceau de velours
oriental, une soie brochée, une toile persane peinte à la cire où
brillaient des poussières de mica. Un arbre touffu y était représenté; à
son pied, deux lions s’affrontaient et des oiseaux jouaient au milieu de
ses mille fleurs blanches. Chaque matin, dès notre réveil, deux ou trois
barques attendaient devant notre maison. C’étaient des courtiers qui
nous apportaient quelques merveilles découvertes par eux, un tapis
yordès «sur lequel le sultan Mahomet II lui-même avait prié», un ispahan
miraculeusement conservé pour nous au fond d’un palais, et dont la
fraîcheur faisait dire au marchand: «Il est comme une jeune fille!», un
velours à personnages datant de Chah Abbas. Le yordès avait été refait
hier au bazar, l’ispahan n’avait pas un brin de laine qui fût ancien, le
velours n’était guère plus âgé que moi. Mais les histoires de ces hommes
ingénieux nous amusaient autant que celles des mille et une nuits.
Certains d’entre eux étaient si fins que, voyant le plaisir qu’Isabelle
avait à parler turc, ils affectaient de ne pas savoir le français. Nous
les écoutions en déjeunant dans la salle presque vide. Dès le printemps
les fenêtres étaient ouvertes et l’air frais qui venait du Bosphore
caressait nos pieds nus.
L’hiver fut consacré aux soins de notre installation. L’été revenu, nous
connaissions déjà chaque place, chaque rue, chaque monument de Stamboul,
du château des sept tours au fond mystérieux d’Eyoub, des terrasses si
belles du vieux sérail aux ruines du palais de Constantin. Les mosquées
nous accueillaient, discrets visiteurs; dans tous les quartiers des
échoppes s’ouvraient où nous étions traités en amis.
Avant la nuit, nous remontions le Bosphore en caïque, suivant les plis
et les replis de la rive d’Asie. Nous nous arrêtions à un village qui
paraissait tout entier construit sous le platane trois fois centenaire
qui l’abritait. Un proverbe dit: «Où le Turc a passé, l’herbe ne pousse
plus.» Ce proverbe doit avoir une origine arménienne; je n’avais vu
nulle part au monde de tels arbres. Un petit café était là, où l’eau
chauffait sur des braises. Le cafedgi, vieil homme à la longue barbe
blanche, nous recevait en souverains étrangers débarqués chez lui,
souverain comme nous. Nous ne rentrions que lorsque mille lumières
s’allumaient autour de Thérapia. Du fond de notre obscurité asiatique,
nous jouissions du feu d’artifice que l’on nous offrait.
Notre vie s’arrangeait sans peine. J’allais à l’ambassade le matin par
le bateau qui touche à Galata vers onze heures. Souvent Isabelle venait
m’y chercher en caïque et nous déjeunions dans quelque restaurant turc
de Stamboul. Ou bien elle arrivait au milieu de l’après-midi et nous
regagnions Tchoubouklou par le chemin des écoliers.
Au début, nos rapports avec les Européens se réglèrent simplement, nous
étions de jeunes mariés; on nous laissa tranquilles. Nous arrangions
notre maison; on ne vint pas nous voir. Nous eûmes ainsi huit ou dix
mois de répit où nous prîmes la délicieuse habitude d’être deux et de
nous suffire. Isabelle se nichait dans son bonheur et n’en voulait pas
bouger. Elle regardait la rive d’Europe, admirable spectacle, et se
félicitait chaque jour de n’y point habiter. Sa seule crainte était que
je trouvasse monotones les jours que nous passions ensemble.
--Ne t’ennuieras-tu pas ici? disait-elle, je ne suis qu’une petite
fille, et ignorante. Saurai-je te garder?
De tels propos emplissaient mon cœur de joie. Tout en Isabelle me
plaisait; je ne me lassais pas d’être heureux par elle, gaie ou
sérieuse, bavarde ou taciturne, aimante et tendre toujours, et mienne
absolument.
A Tchoubouklou, elle s’habillait d’étoffes claires et éclatantes à la
façon des dames turques de jadis. Elle glissait ses pieds nus qu’elle
avait fort beaux dans des babouches. Et déjà lorsqu’il fallait mettre
une robe à l’européenne, des bas et se chausser pour sortir, elle
soupirait:
--Tu ne m’aimeras pas ainsi, n’as-tu pas épousé une orientale?
Qu’attends-tu pour m’enfermer derrière les cinq portes du harem?
Elle découvrit au vieux bazar une robe d’honneur boukhare ancienne,
d’une ampleur incomparable, un khalat merveilleux en tapisserie au petit
point où sur un fond grenat s’enlevaient des bouquets de vives fleurs.
Elle m’acheta aussi des sandales persanes, des guivets en fines
cordelettes tressées. J’endossai le khalat qui est le plus confortable
vêtement d’intérieur et chaussai les guivets. Nous nous harmonisions
ainsi avec la décoration de la grande pièce où nous habitions. Parfois
des touristes passaient devant nos fenêtres en canot à pétrole et nous
regardaient curieusement.
--Ils nous prennent pour des Turcs, disait Isabelle enchantée. Mais ils
ignorent, ces nigauds, que si j’étais turque, je ne me laisserais pas
voir.
Sans sortir de chez elle, mais grâce à des relations--les relations,
c’étaient de vieilles femmes voilées qui entraient assez mystérieusement
par l’arrière du jardin--elle avait trouvé un cuisinier turc qu’on
appela, comme il convient, hadji-bachi. Ce hadji-bachi, complété d’un ou
deux garçons de cuisine, m’établit par raison démonstrative la vérité
d’une phrase que m’avait dite à Paris un pacha bien connu.
--Il n’y a que deux cuisines mères, la française et la turque.
Le hadji-bachi avait cent et une manières, toutes excellentes, de
préparer les légumes et le riz, les œufs, la volaille, le poisson,
l’agneau, et, un mois durant, se piquait de ne pas nous faire manger
deux fois le même plat.
Lorsque j’étais absent, Isabelle s’occupait avec ses servantes dont le
nombre n’était pas exactement fixé. La première femme de chambre
répondait au nom de Souzidil, la seconde était Nilfer, les autres
restaient pour moi anonymes. Un jour, c’était une couturière qui dormait
à la maison, parce qu’il était trop difficile de rentrer chaque soir à
Constantinople. Elle finissait par loger chez nous. Peut-on se passer
d’une couturière? Et la couturière pouvait-elle travailler sans une
apprentie?
Deux rameurs étaient attachés au service du caïque, qui aidaient aussi à
leurs moments perdus le jardinier. Un arménien, Agop, servait de valet
de chambre et de maître d’hôtel et se faisait seconder par un de ses
petits compatriotes, Onyk. Toutes les femmes habitaient soit les pièces
de derrière au premier étage, soit un pavillon élevé dans le jardin
dépendant du harem.
Je donne ces détails bien qu’ils puissent paraître de peu d’intérêt,
mais, comme on le verra par la suite, ils ont leur importance et doivent
trouver leur place ici. Cependant le mécanisme d’une vie si différente
de celle que j’avais connue m’amusait et j’y pénétrais sans effort.
J’avais été élevé en province par la plus sage des mères; à la maison,
où tout était calculé et ordonné avec une minutieuse prévoyance, nous
avions trois domestiques qui faisaient en quelque sorte partie de la
famille et, le jeudi, une ouvrière pour la journée. Mais je prenais les
habitudes de l’Orient ou, mieux, je m’y laissais aller mollement. Et
déjà, il me semblait difficile de recommencer un jour l’existence
étroite que l’on mène en Europe. J’aimais d’être entouré de nombreux
serviteurs, de voir passer à l’arrière-plan dans l’ombre du harem des
figures féminines dont je ne savais rien, sinon qu’elles étaient à mes
ordres.
* * * * *
Mais, en face de nous, l’autre rive nous appelait. A la belle saison,
les villas et les hôtels de Thérapia s’étaient remplis. Nous avions des
amis et des relations qui nous réclamaient; en outre, des visites
obligées, toujours remises, à faire. Mes collègues, leurs femmes, me
plaisantaient sur notre lune de miel indéfiniment prolongée. Je voyais
que bientôt nous ne pourrions plus suivre le cours voluptueux et
paisible de nos heures asiatiques.
Il fallut consacrer quelques fins d’après-midi à des devoirs de
politesse. Isabelle en souffrit plus que moi qui avais conservé par mon
service à l’ambassade un contact avec les Européens. Une fois chez les
gens, elle montrait toute la bonne grâce possible, bien qu’elle fût
timide. Mais lorsqu’elle en sortait, c’était un soupir de soulagement.
Notre installation excitait la curiosité. Nous vivions à la turque,
paraît-il. Avions-nous des esclaves? Nous nous étions meublés de la
façon la plus originale.
On demandait à Isabelle quand on la trouvait à la maison. Elle
éludait.--Ne prendrait-elle pas un jour?--Plus tard, répondait-elle. La
seule idée d’avoir «un jour» dans notre yali était absurde.
Et voici qu’un matin nous reçûmes de l’ambassadeur d’Autriche-Hongrie
qui était de nouveau à Péra une invitation à dîner. Un refus était
difficile, quasi-impossible. Mais que de problèmes se posaient à la
pauvre Isabelle! Le temps pouvait se gâter. Il ne fallait pas songer à
se rendre à Constantinople en caïque et à rentrer la nuit. Alors coucher
à Péra! Drame!
Nous avions déjà discuté l’achat d’un canot à pétrole. Isabelle y était
opposée; elle aimait flâner sur l’eau. Court-on le Bosphore à toute
allure dans l’odeur de l’essence? Mais un canot me serait utile pour
aller à Constantinople en hiver quand le service des bateaux à vapeur
est diminué. L’invitation à l’ambassade d’Autriche, qui serait suivie
d’autres, sans doute, nous obligea à prendre un parti. Un canot nous
conduirait à Galata et nous regagnerions facilement la rive asiatique.
Peu de jours après, le petit port de notre yali abritait un canot.
Isabelle le regardait d’un œil hostile. Elle n’en aurait jamais aucun
plaisir. Pourtant il me permettait de rester plus tard chez nous le
matin et me ramenait plus tôt auprès d’elle l’après-midi. Je
m’accoutumai vite, je l’avoue, à ce bateau si rapide qui me transportait
en un clin d’œil, comme le tapis d’un magicien, de Tchoubouklou à
Thérapia ou à Constantinople. Et nous voici, au bout d’un an de mariage,
munis, chacun, de notre bateau!
A mainte reprise pendant l’hiver, Isabelle prétexta une indisposition et
ne m’accompagna pas à des dîners diplomatiques. Rien ne lui paraissait
plus insipide qu’une réunion mondaine; elle prenait les choses au
sérieux et ne savait pas s’adapter au ton frivole qui est de mise dans
un salon. Elle était belle; les hommes l’entouraient et lui faisaient la
cour. Elle le supportait mal. Parfois elle en riait avec moi, parfois
elle s’irritait.
--Qu’est-ce que cette société européenne? me disait-elle. Les femmes,
celles du moins qui sont assez jeunes pour en trouver, ont des amants.
Les maris ne l’ignorent pas, ferment les yeux, et cherchent une
maîtresse à leur goût. Les femmes s’exhibent à moitié nues. Une Turque
appartient à son mari et ne montre son visage à personne. Je connais
l’une et l’autre vie, je préfère la turque.
Mais ma femme, jeune et sage, si elle allait peu sur la rive d’Europe ne
me retenait pas en Asie. Elle savait quels sont les devoirs, les
habitudes et les plaisirs d’un homme. Ceux d’une femme étaient selon
elle si différents qu’elle ne voyait ni l’avantage, ni la possibilité,
de les mêler. Elle m’était reconnaissante de me charger seul des corvées
qui sont généralement communes aux deux sexes. Quand je revenais vers
minuit, elle me fêtait, me demandait mille détails. M’étais-je diverti,
m’étais-je ennuyé? Avais-je une jolie voisine à table? Elle n’acceptait
le monde que raconté par moi. Elle ne montrait aucune jalousie; elle
n’en ressentait point. Elle me voyait heureux près d’elle; j’étais
tendre, je me plaisais en sa compagnie dans ce beau yali qui n’était
qu’à nous. Si j’étais obligé de me mettre en habit de soirée pour
sortir, elle disait que j’étais beaucoup plus beau vêtu de mon khalat
boukhare, et que les guivets persans sont une chaussure plus agréable
que les souliers vernis.
A la maison, les heures lui paraissaient brèves. Même lorsque le mauvais
temps avec l’hiver s’établit, que les vents froids descendaient de la
mer Noire poussant parfois des tourbillons de neige devant eux, que le
Bosphore se hérissait de vagues courtes et dures, Isabelle, condamnée à
passer chez elle des journées entières, ne s’ennuyait pas. A quoi
s’occupait-elle quand je vaquais à mon service? Je ne saurais vraiment
le dire. Elle rêvait ou réfléchissait beaucoup sur les mêmes questions,
opposant la dignité de la vie turque à la légèreté et à l’inconsistance
de la nôtre. Parfois, un écho de ces longues méditations m’arrivait par
un mot qui sonnait juste et allait loin.
Elle s’était liée avec quelques grandes dames égyptiennes ou turques qui
ne sortaient qu’accompagnées et voilées. Elle s’intéressait à tout ce
qui touchait à leur mode d’existence; elle m’en parlait souvent. Ces
dames parfois se plaignaient d’être recluses. Isabelle en était
surprise, car elle les jugeait dignes d’envie. Elle les recevait dans
notre yali; pas un homme ne paraissait.
Un jour, en hiver, revenant de Constantinople, je trouvai Isabelle
causant en turc avec une petite fille accroupie au pied du lit, à la
figure maigre et pâle, l’air sauvage, les yeux noirs farouches. Cette
enfant se leva à mon entrée--elle était plus grande que je ne
croyais--s’inclina, me saisit la main et la porta à ses lèvres. Puis,
elle recula et resta immobile, attendant les ordres d’Isabelle.
--Qu’est-ce que cette fille? demandai-je.
--C’est une petite Circassienne qui est née dans un harem, dit ma femme.
Sa mère est morte. Je l’ai trouvée chez une amie, elle m’a plu. On m’a
offert de la prendre ici. On sait qui nous sommes, que nous avons une
maison et que, près de moi, elle mènera une vie convenable. Elle n’a que
douze ans, mais on me dit beaucoup de bien d’elle. Je saurai l’occuper.
Elle ne nous gênera guère et je la garderai, à moins que tu ne t’y
opposes.
Je me mis à rire.
--Ces choses-là sont de ton domaine, dis-je, et non du mien. Comment
s’appelle cette sauvageonne?
--Djémila, répondit Isabelle. C’est un joli nom.
Elle sut, en effet, «occuper» l’enfant Djémila. Elle lui apprit le
français et en fit une poupée. Elle s’amusait à la parer, à lui tailler
des robes et des pantalons bouffants. Elle l’emmenait dans son caïque,
mais, à l’été déjà, elle ne la laissait plus sortir le visage découvert.
* * * * *
Nos amis européens qui avaient cru à un caprice d’Isabelle, à un désir
passager de jouer à la vie turque, qui n’y voyaient peut-être que le
prétexte inventé par une jeune femme, et amoureuse, pour n’être pas
dérangée au début de son mariage, finirent par comprendre qu’ils
s’étaient trompés. Isabelle était de plus en plus rare à Constantinople.
Quand, par hasard, elle y venait, on la taquinait gentiment sur sa
«turquerie». Elle souriait et ne répondait pas. Elle était si
manifestement heureuse, elle se montrait si certaine de l’excellence de
son choix, que les plaisanteries cessaient bientôt. Tous s’accordaient à
dire qu’elle était charmante et que j’étais un mari privilégié.
Méritais-je un si rare bonheur?
Isabelle, à l’automne, ne put se refuser à entr’ouvrir sa maison de
Tchoubouklou. Elle invita à un goûter les personnes avec qui nous étions
en relation.
Lorsque, rentrant de l’ambassade, j’arrivai à notre yali devant lequel
étaient amarrés de nombreux canots et caïques, et que je pénétrai dans
la grande pièce du rez-de-chaussée, je fus surpris de voir Isabelle
n’être entourée que de femmes. Aucun de mes collègues, aucun des jeunes
gens des banques n’était présent. Toutes ces dames s’extasiaient sur le
goût qui avait présidé à notre installation. Quelques-unes remarquèrent
que notre intérieur ne ressemblait pas à celui des princesses turques
qu’elles visitaient. Chez celles-ci, on trouvait des mobiliers de
mauvais style européen, surchargés de dorures. D’autres déclarèrent,
avec un sourire, que les divans étaient bas et mieux faits pour y être
couché qu’assis. Les cinq portes du harem les enchantèrent. On en parla
longtemps. Je cherchai vainement le maître d’hôtel, Agop, et son second,
Onyk; ils avaient disparu. Mais toutes les femmes d’Isabelle
s’empressaient à servir des sorbets, de la chira qui est un cidre de
raisin léger, de l’aïran, ou petit lait glacé, des glaces, des sirops,
des confitures, des pâtisseries, des bonbons, des noisettes pilées et
des fruits magnifiques. La petite Djémila, que je n’apercevais presque
jamais et qui me parut singulièrement embellie, en pantalon d’étoffe
lamée et en boléro brodé, ne quittait pas sa maîtresse.
On fut unanime à déclarer que la réception était un «succès» et la plus
originale de la saison.
Après le départ de nos hôtes, je dis à Isabelle qu’il était curieux
qu’aucun homme ne fût venu.
--Je n’en ai pas invité, me répondit-elle. Toi seul as le droit d’entrer
dans mes appartements. Ne trouves-tu pas cela mieux ainsi?
continua-t-elle en passant les bras autour de mon cou et en m’offrant
ses lèvres. Le peu que j’ai t’appartient tout entier.
* * * * *
Quelques jours plus tard, nous célébrâmes le second anniversaire de
notre mariage. Les femmes nous apportèrent des fleurs au matin; le
hadji-bachi se surpassa pour le dîner. Le soir, Agop tira un petit feu
d’artifice devant la maison. Le yali était en joie. Je donnai à Isabelle
une parure ancienne en grosses améthystes qu’un juif m’avait trouvée
dans un harem. Elle la porta aussitôt. Cette fête à deux la charmait
plus que tout au monde. Le rêve qu’elle avait caressé depuis son enfance
s’était réalisé.
Tandis qu’elle se préparait pour la nuit, je sortis prendre l’air sur la
terrasse. Après une journée encore chaude, la brise plus fraîche se
levait à peine. En face de moi la rive d’Europe étincelait de mille feux
dont les reflets se mêlaient dans les eaux calmes du Bosphore à ceux des
étoiles.
La date où nous étions, et l’heure, prêtaient à la méditation. Un passé
proche et pourtant lointain me sollicitait; je mesurai le chemin
parcouru en peu d’années. Madeleine y arrêta mes yeux. Comme je l’avais
aimée, avec quel déchirement! Mais comment n’avais-je pas vu tout de
suite qu’un tel amour était condamné à une prompte mort? Comment
avais-je été assez fou pour croire qu’une femme qui ne m’appartenait
point pouvait me rendre heureux?
Isabelle avait écarté de moi jusqu’au souvenir de cette époque troublée.
Sa jeunesse, son corps intact, sa santé morale m’avaient guéri de mes
fièvres anciennes. En laissant derrière moi l’Europe, j’avais quitté la
région des orages. De la rive où ma femme m’avait conduit je regardais
au loin les hommes s’agiter dans des passions sans honneur et sans
sécurité. Quelle sagesse innée en Isabelle! Enfant déjà, quelques-uns de
ses mots m’avaient surpris par leur justesse; elle mettait l’homme et la
femme à la place qu’ils doivent occuper. Depuis notre mariage, Isabelle
s’était peu à peu emparée, avec une industrie merveilleuse, de tout ce
qui, appartenant à une civilisation différente, pouvait servir à
consolider notre union.
Comment imaginer notre existence au bord de la Seine? Comment n’y pas
perdre ce qu’il y avait de précieux entre nous? Les restaurants, les
théâtres, les bals, Isabelle entourée de jeunes femmes vaines, obligée
de les imiter au moins dans leurs toilettes, une existence brillante et
vide! Des hommes l’auraient entourée. Je n’eusse pas supporté qu’on
essayât de la séduire.
Au sein de notre retraite asiatique, aucune dissipation à redouter. Tout
nous ramenait à nous-mêmes. Isabelle ne vivait que pour moi. Le moindre
prétexte, maintenant, lui était bon pour refuser les invitations de
l’autre côté de l’eau. Elle n’agissait pas ainsi par esprit de devoir,
mais dans un mouvement joyeux de l’âme et, si elle se retirait du monde,
c’était pour jouir plus voluptueusement du grand amour qu’elle avait au
cœur.
Au début, peut-être avais-je ressenti à sortir avec elle un puéril
orgueil de propriétaire. Ces bouffées légères de vanité s’étaient vite
évanouies. Aucune pensée mesquine ne pouvait se développer dans
l’atmosphère créée par Isabelle...
Et soudain une question surgit, interrompant le cours serein de mes
méditations: «Quelle sera la fin de tout cela?»
Le ciel me parut s’obscurcir, un vent froid souffla de la mer Noire; je
frissonnai à la seule idée de prévoir un terme à mon bonheur. Je me
retournai; tout était calme dans notre yali endormi. Il y avait encore
de la lumière chez ma femme. Aucun mal ne me viendrait d’elle. Elle ne
changerait pas. Mais moi? Jusqu’ici j’avais été porté de l’une à l’autre
au gré de mes passions. Mon caractère se modifierait-il? Resterai-je
épris jusqu’à la mort d’une même femme? Accepterai-je un établissement
qui durerait autant que nous? Isabelle bâtissait pour toujours. Elle
coupait un à un les liens qui nous attachaient au passé. Jamais elle ne
reviendrait en Europe!... De nouveau, j’eus peur.
Mais je n’étais pas d’humeur à me tourmenter. Le contact de l’Asie déjà
m’amenait à la sagesse. J’écartai doucement l’importune question. Nous
étions heureux dans le présent. Il fallait en remercier le Clément, le
Miséricordieux. Il pourvoirait à l’avenir.
III
Cet été-là--y avait-il trois ou quatre ans que j’étais marié?--fut très
brillant à Constantinople. Quelques yachts ancrèrent devant la Corne
d’or. Nous eûmes la visite d’un parlementaire français, littérateur et
membre de l’Académie. On donna en son honneur des fêtes. Je ne pouvais
me dispenser d’assister à des dîners officiels.
Lassé par la persistance de ses refus, on commençait à ne plus inviter
Isabelle. Elle en était ravie. Elle goûtait chaque jour davantage son
existence recluse. Maintenant elle ne se tenait presque pas au
rez-de-chaussée, trop exposé à la curiosité des passants. Elle habitait
les chambres du premier étage. De celles qui donnaient sur la campagne,
la vue s’étendait au loin et, les jours clairs, jusqu’à la masse élevée
de l’Olympe de Bithynie. C’est là qu’elle m’attendait à la fin de
l’après-midi lorsque je revenais de mon service.
Souvent des collègues à moi profitaient de mon canot pour regagner
Thérapia. Je les y posais avant de rentrer, ou bien ils me ramenaient à
Tchoubouklou et je les faisais conduire jusque chez eux. Voyant qu’ils
ne dérangeaient personne, ils pénétraient parfois dans la grande pièce
vide où Agop, expert en toutes choses de son métier, apportait des
boissons internationales.
Un jour je rapatriai ainsi un secrétaire américain récemment arrivé à
Constantinople avec sa femme. Celle-ci était une Irlandaise d’une
éblouissante couleur. Elle regretta de ne pas faire la connaissance
d’Isabelle, «légèrement souffrante», mais le yali lui plut. Cette salle
nue dont tout le luxe était sur les murs et le parquet lui parut quelque
chose d’«horriblement bien». Il fallait y donner un bal avec fête
vénitienne. Elle allait de-ci de-là, dansant presque, parlant toujours.
Je m’amusais à la regarder. Elle avait une petite tête d’oiseau, mais le
plumage était ravissant. Des cheveux bois d’acajou, un teint qui
obligeait à croire que, dès son enfance, elle avait été uniquement
nourrie de lait et de pétales de roses et que, depuis cette peu
lointaine époque, un dieu, jaloux de préserver l’éclat d’une telle
fraîcheur avait étendu sur elle, où qu’elle allât, une couche de brumes
légères pareilles à celles qui flottent au-dessus de son île natale, un
œil grand, lumineux et doré, une bouche si petite qu’on n’imaginait pas
qu’elle pût servir à autre chose qu’à respirer et qu’on était tout
étonné de la voir absorber en trois gorgées un cocktail. Cette
Irlandaise parfumée avait pour prénom Diane, qu’elle prononçait à
l’anglaise Daiana.
Je racontai cette visite à Isabelle et la fis rire en lui décrivant la
Daiana aux cocktails, ses projets de bal et de fête vénitienne. Isabelle
me demanda beaucoup de détails; il fallut même décrire la toilette de
l’étrangère, ce à quoi j’étais, comme la plupart des hommes, malhabile.
Isabelle ne voulait pas se mêler au monde, mais les échos que je lui en
apportais l’intéressaient encore; elle apprenait ainsi ce qui retenait
mon attention.
* * * * *
J’aimais la vie nocturne du Bosphore. La magnificence du paysage, la
douceur de la température, la beauté des nuits orientales ne cessaient
de m’enchanter.
J’avais plus d’une façon d’en jouir.
Un soir nous étions en caïque, ma femme et moi; nous nous laissions
mollement bercer entre les deux rives, les musiques de Thérapia venaient
mourir jusqu’à nous. De grands bateaux filant vers le nord et l’orient
nous frôlaient. Ils allaient aux ports russes ou turcs de la mer Noire
et les noms que je prononçais à voix haute, Poti qui est aux bords du
Phase, Batoum, Inéboli, Trébizonde, faisaient lever devant nous un
essaim de rêves voyageurs. Je restais à demi couché, Isabelle serrée
contre moi, et, comme tente à notre embarcation, le sombre velours du
ciel piqué d’étoiles. Alors, au milieu de la nuit tiède, dans l’odeur de
ce jeune corps qui m’appartenait, je récitais des vers qui avaient
poussé et mûri sur la vieille terre d’Asie, les quatrains où Khayyam
chante, pour nous le rendre plus précieux, la précarité de notre
bonheur:
O Khayyam, si tu es assis près d’une adolescente sans rides, sois
heureux!
Isabelle ne parlait pas, mais la pression de sa main montrait que chaque
mot des vers admirables du poète avait pour elle un sens et la touchait.
J’étais heureux!
* * * * *
Et je ne l’étais pas moins peut-être, le lendemain, par un soir aussi
beau. Les terrasses illuminées d’un jardin de la côte d’Europe, les
femmes décolletées, les tziganes, du vin, cette atmosphère de fête dont
on se lasse à la respirer continûment, mais à laquelle j’étais fort
sensible quand je sortais de mon yali asiatique, une société aimable et
mêlée, des gens accourus de toutes parts, avides d’épuiser les plaisirs
de ces lieux avant de les quitter demain, la fièvre latente de l’Orient
qui accélère le pouls, voilà ce que je trouvais en quittant Isabelle. Si
obscur que je fusse, j’excitais la curiosité. Ne vivais-je pas à la
turque? Les uns disaient que j’étais jaloux de ma femme au point de
l’enfermer dans un harem. D’autres ajoutaient qu’elle n’y était pas
seule. Aussi me regardait-on plus que je ne le méritais.
Daiana était là. On nous voyait beaucoup ensemble. Elle montrait des
épaules blanches comme neige, elle était souple, légère. J’avais envie
de jouer avec elle comme avec un jeune chat--elle en laissait voir la
langue fine et rose,--de la rouler, de la caresser et finalement de la
prendre sur mes genoux. Nous dansions; j’aimais le parfum qui venait
d’elle et je le lui disais. Parfois elle levait les yeux sur moi, ses
yeux pleins d’une fausse innocence. Un jour, nous étions assis à
l’écart, elle me dit d’un air ingénu, baissant les paupières, exagérant
un peu son accent:
--Voulez-vous de moi dans votre harem?
Elle s’arrêta un instant avant le mot harem.
Le coup était direct.
--Cette cage n’est pas faite pour un bel oiseau comme vous, répondis-je
en plaisantant. La rive d’Europe vous convient mieux.
Tels étaient nos propos pertinents et hardis. Nos silences avaient aussi
leur valeur. Qui m’aurait retenu? Je sentais en moi l’ardeur à réussir
qui m’avait possédé si souvent. Du reste, aucune crainte! Je savais que,
même poussé très loin, ce jeu ne ruinerait pas l’édifice élevé là-bas
sur l’autre rive. La belle Irlandaise était mariée! Merveilleux
antidote, non contre le plaisir, mais contre l’amour.
Lorsqu’au milieu de la nuit, je regagnais notre yali et que le canot
fendait les eaux noires du Bosphore, j’offrais ma tête nue au vent pour
qu’il enlevât l’odeur persistante d’un parfum qui me hantait et,
songeant à celle qui m’attendait dans une chambre close, frémissant à
l’idée de retrouver un corps pur et des joies non adultérées, mon seul
mot à l’homme de la barre était: «Plus vite!»
* * * * *
Je goûtais ces contrastes. Cependant l’été se passait dans la
dissipation. J’appartenais à l’Asie, mais l’Europe essayait de me
reprendre. Elle usait, comme on voit, d’artifices pleins de charme. J’en
sentais l’agrément; j’en niais la force. Aussi je ne me défendais pas.
Isabelle devina-t-elle le danger qui nous menaçait? Elle ne me posait
presque plus de questions sur mes soirées européennes. Pensait-elle que,
l’aimant comme je l’aimais, je ne prendrais pas une maîtresse?
Jugeait-elle au contraire qu’en ma qualité d’homme j’avais droit au
plaisir? Mais qu’était le plaisir à ses yeux? Où étaient ses limites?
Elle ne le connaissait que confondu avec l’amour. Savait-elle qu’il n’en
est pas ainsi pour l’homme?
Au lieu de vivre dans la paix que, sagement, elle me laissait, au lieu
de bénéficier d’un doute qui m’était favorable, je fus pris
d’inquiétude. Bientôt le mutisme d’Isabelle me pesa; j’eusse préféré ses
reproches. Son regard triste semblait fuir le mien. Que se passait-il
derrière ce front fermé? Je n’admettais pas que ce qui m’était un simple
plaisir, plaisir auquel je renoncerais sans peine, fût une cause de
souffrance pour Isabelle.
Un jour enfin, n’en pouvant plus d’incertitude, je parlai. On ne
pénétrait pas chez Isabelle de plain-pied. Elle fuyait les confidences
intempestives. Je lui fis sentir combien je m’affligeais de la voir
préoccupée. Avait-elle des soucis? Jugeait-elle que j’allais trop
souvent le soir sur la rive d’Europe? S’il en était ainsi, je resterais
près d’elle sans lui sacrifier quoi que ce fût. Elle m’assura n’avoir
aucune cause de tristesse. Elle était heureuse et ne demandait rien.
Elle m’était reconnaissante de consentir à m’enfermer dans une maison
isolée, avec une femme recluse à qui le monde faisait horreur. Il était
donc naturel que j’allasse chercher au dehors les distractions qu’elle
me refusait ici. Elle me dit ces choses si touchantes sur un ton de
parfaite simplicité. Isabelle avait l’âme noble. On s’en apercevait en
des moments comme celui-ci où les mots étaient chargés de plus de sens
qu’ils ne paraissaient en contenir.
Je fus ému, mais sourdement irrité aussi. Je cherchais des choses
contradictoires: j’usais de la liberté qui m’était nécessaire et
agréable, mais je supportais mal qu’Isabelle en pâtît. Je lui en voulus
de la douleur qu’elle me cachait et je m’armai contre elle des mots si
généreux qu’elle venait de prononcer. Mais aurais-je toléré son
indifférence?
Et je revenais toujours à la même interrogation: que savait-elle au
juste de mes amusements à Thérapia? Elle avait parlé de «distractions».
Jusqu’où allaient les distractions permises? Elle ne comptait plus
d’amies européennes. Elle ne fréquentait guère que quelques dames
turques de haut rang. Elle était ainsi, croyais-je, à l’abri des
commérages de la colonie étrangère. Pouvais-je supposer--ce que j’appris
beaucoup plus tard--que ma liaison, ou ce qu’on pensait être ma liaison,
avec la belle Daiana occupait la société de Constantinople? Je me suis
toujours fort peu intéressé à la vie secrète des gens. Comment imaginer
que la mienne excitât tant de curiosité? Partout on parlait de nous! Ce
qu’on en disait--invention, calomnie, vérité--est trop dénué d’intérêt
pour que je le rapporte ici. Ces histoires étaient racontées au fond des
harems et l’écho en parvint jusqu’à Isabelle.
Elle eut la force de me le cacher. Elle me témoigna une égale tendresse.
Si je ne m’étais senti coupable envers elle, aurais-je noté un
changement dans son humeur?
L’automne touchait à son terme. La saison de Thérapia perdait de son
éclat. J’allais à l’ambassade. Mais Constantinople est une grande ville;
on y passe inaperçu. Du reste, je ne m’y attardais pas. Je ne quittais
plus Isabelle après dîner. Nous passions à deux des soirées charmantes
et un peu mélancoliques.
Pendant cette période troublée où tant de choses étaient mises en
question, Isabelle n’envisagea pas un instant la possibilité de changer
son genre d’existence. Nous avions une maison. Ce fait, en apparence
secondaire, était important aux yeux de ma femme. Elle voyait là quelque
chose de durable, de définitif, de presque sacré qui nous dictait des
habitudes, des devoirs, et, bientôt, nous imposerait des traditions.
Nous n’étions pas des nomades, comme les Européens du Bosphore. Tout
était changeant dans leur vie, tout tendait à se fixer dans la nôtre.
Chaque jour lui apportait une confirmation de l’excellence du choix
qu’elle avait fait en venant habiter la rive d’Asie. Les seuls mots durs
qu’elle se permit étaient à l’adresse des femmes qui se donnent
facilement, montrant ainsi le peu de prix qu’elles mettent à leur
personne. Mais elle n’accusait jamais les hommes; la faute et la honte
restaient aux femmes. Ainsi quoi qu’il arrivât, elle s’attachait
davantage à notre yali de Tchoubouklou.
--Je finirai mes jours ici, dit-elle une fois.
Ces mots avaient quelque chose de pathétique sur les lèvres d’une femme
si jeune. Et comment ne pas remarquer qu’elle disait «je» et pas «nous»?
Bouleversé à de tels accents, je la pris dans mes bras; je l’assurai que
je ne l’abandonnerais jamais et qu’elle avait fondé notre bonheur sur un
roc inébranlable.
* * * * *
Vers ce temps mon chef eut à m’envoyer passer une quinzaine à Paris pour
affaires de service. Ma femme parut indifférente à cette nouvelle.
Pourtant nous ne nous étions pas séparés une nuit. Mais, pleine de sens
et de raison, elle jugeait bonne mon absence de Constantinople en ce
moment; je retrouverais ainsi, pensait-elle, l’équilibre. Il ne fut pas
question pour elle de quitter Tchoubouklou. Elle avait pris racine en
terre d’Asie. L’Orient-express m’emmena donc seul. Le malheur fut que,
sans nous être concertés, l’Irlandaise et son Américain de mari qui
avait un congé de six mois partissent, par le même train vingt-quatre
heures plus tard. Cette coïncidence ne pouvait manquer d’être exploitée.
On raconta que Daiana voyageait avec moi, sans son mari, et qu’elle
occupait, ô cynisme, le coupé voisin du mien.
Isabelle ne m’avait pas accompagné à la gare, sinon elle aurait vu
elle-même la créance qu’il convenait d’accorder à ces bruits. Mais elle
redoutait la cohue de la gare, et d’y afficher sa tristesse. Elle me fit
ses adieux à Tchoubouklou. Ces nouvelles données comme certaines
arrivèrent à notre yali. Isabelle fut atterrée. Jusqu’ici elle avait
choisi de vivre dans le doute: je m’amusais sur la rive d’Europe, je
dansais avec l’Irlandaise, on nous voyait ensemble. Comment empêcher les
langues de se déchaîner? Mais cela prouvait-il que je la rencontrasse en
secret? Notre voyage à deux ne permettait plus, hélas! d’interprétation
favorable. Il fallait accepter l’idée que Daiana était une maîtresse. Le
plaisir qu’Isabelle était prête à m’accorder allait donc jusque-là! Elle
avait souvent tourné autour de cette idée sans oser la regarder en
pleine lumière. Maintenant rien ne restait dans l’ombre. Il y avait de
quoi s’étonner! il y avait de quoi souffrir! Pendant l’été, Isabelle
m’avait trouvé, à chaque fois que je revenais de Thérapia, joyeux et
tendre. Avais-je cessé de l’aimer? Non, certes. Dans l’atmosphère de
notre yali, j’étais tel qu’elle m’avait toujours connu. Que ne
donnerait-elle pour m’avoir encore? Mais j’étais parti, j’avais quitté
Constantinople! Sous d’autres cieux, je l’oublierais! Une aventurière,
experte à séduire les hommes et à se les attacher, m’avait enlevé!
Cependant elle recevait de moi de longues et affectueuses lettres. Elle
ne se rassurait pas et imaginait que je voulais adoucir sa peine. Mais
ces lettres étaient écrites sous les yeux d’une rivale! Est-il pire
tourment? Elle passa près de deux semaines angoissées.
Je revins! avec un peu de retard dû aux lenteurs des bureaux. Elle ne
m’attendait plus. Toute à la joie de me revoir, elle ne fut pas
maîtresse d’elle-même. Ses larmes m’apprirent qu’elle avait cru me
perdre.
Je la consolai sur mon cœur. Mais elle se reprit vite. J’apprenais à
connaître l’admirable caractère de ma femme. Elle n’admettait pas d’être
plainte. Un grand orgueil la soutenait et la poussait à prendre la
responsabilité de notre bonheur. N’était-ce pas elle qui m’avait
entraîné loin du commerce des hommes? Elle avait à prouver que nous
devions être heureux, elle et moi, plus que si nous avions mené la vie
banale qui eût été la nôtre en Europe. Elle n’entendait pas s’avouer
vaincue. Dans l’inquiétude où elle était, elle cherchait les causes de
son échec. Et d’abord elle se reprocha d’avoir suivi trop uniquement ses
goûts et de n’avoir pas pensé aux miens. Lorsqu’au début de notre
mariage, je sortais sans elle, elle craignait, non de me laisser seul au
milieu d’une société brillante, mais de me déplaire en ne m’y
accompagnant pas. Pourtant elle restait à la maison. Elle fit un pas de
plus. Elle comprit qu’eût-elle été avec moi, elle n’aurait pu me
protéger contre certains assauts et qu’il y a dans l’homme le meilleur
(j’étais tel à ses yeux) un élément inconnu, un démon qui, à certains
moments imprévisibles, se réveille et ne s’arrête, pour se satisfaire, à
rien. Quelle menace! Et comment l’écarter?
Elle était soucieuse, taciturne, mais se refusait à me communiquer ses
pensées. Si j’en avais connu le cours douloureux, je l’aurais vite
rassurée en lui disant que pas une minute je n’avais eu l’idée de la
quitter pour suivre la belle et triviale Irlandaise. A mon insu un lent
travail de réflexion s’opérait en elle et l’amenait à me regarder sous
un jour nouveau. «Ce démon vivant dans ma chair, comment le détruire? et
si cela n’était pas en son pouvoir, comment le domestiquer?» Voilà le
thème de ses méditations. Il fallut quelques mois pour que j’en
découvrisse l’aboutissant et je vis alors seulement jusqu’où l’amour et
l’audace, mêlés à la crainte de me perdre, avaient conduit la solitaire
Isabelle.
* * * * *
Un des soirs de cet hiver, comme je rentrais chez moi et qu’avant de
rejoindre Isabelle, je m’occupais un instant au rez-de-chaussée,
j’entendis venant du fond de l’appartement le son grêle d’une guitare.
Ce n’était pas la première fois qu’un des serviteurs se divertissait
ainsi au jardin ou dans le pavillon de la cuisine. Mais il me parut
qu’une main plus savante m’envoyait aujourd’hui des accords et des
modulations que je ne connaissais pas.
Je me mis à la recherche du musicien et arrivai à une petite chambre
éloignée. J’y trouvai le maître d’hôtel Agop, qui ne me savait pas de
retour, assis sur un divan et, à ses pieds, un homme vêtu de noir,
coiffé de la kola persane. Il y avait peu de lumière et je ne distinguai
de lui qu’une figure assez ronde, trouée par la petite vérole. Il tenait
une guitare double. A mon entrée, il s’arrêta, se leva et resta
immobile, les mains croisées sur le ventre. Agop m’expliqua aussitôt que
mirza Ali était un lettré persan de grand mérite. Il l’avait rencontré
naguère à Téhéran. Mirza Ali se rendait en Europe pour examiner dans les
bibliothèques les manuscrits de son pays; il n’était pas sans
ressources, et en chemin séjournait à Constantinople.
Le mirza parlait français. Les yeux baissés, tortillant ses doigts un
peu gros, il me fit un compliment avec tant de finesse naturelle et
acquise, jointe de la façon la plus raffinée à une réserve et à une
grâce respectueuses, que je fus pris pour lui d’une sympathie soudaine
et résolus de ne pas le laisser quitter de sitôt notre yali. Nous
causâmes des poètes persans que je lisais en traduction. Il corrigea
sur-le-champ la version que je donnais de quelques vers et les fit
apparaître dans une beauté nouvelle.
Enchanté de mon mirza, je l’invitai à loger chez moi, où il habitait, je
l’appris plus tard, depuis une semaine.
En dînant, je racontai ma découverte à Isabelle. Tout ce qui venait de
l’Asie, tout ce qui pouvait m’attacher à l’Asie, lui semblait excellent.
Elle voulut voir le mirza et, le repas terminé, elle descendit. Mirza
Ali s’exprimait avec un peu de difficulté. On pensait d’abord qu’il
n’arriverait pas où il voulait aller, mais finalement il trouvait un
chemin inattendu et charmant qui le menait au but. Il évoqua ainsi par
petites touches en apparence insignifiantes et même parfois triviales la
Perse fleurie, cultivée et rare des poètes.
La journée n’était pas achevée que j’avais décidé d’apprendre le persan
sous la direction du mirza. Isabelle approuvait.
Je puis rester longtemps oisif, mais si j’entreprends une chose je m’y
jette avec passion. Me voilà donc plongeant en compagnie du mirza dans
l’étude du persan. Si l’écriture arabe en est difficile pour un
Européen, la langue elle-même est d’une grande simplicité et ne présente
pas plus de complications grammaticales que l’anglaise.
Au bout de quelques semaines, je commençai à lire des vers d’Omar
Khayyam. Alléguant la mauvaise saison et une avarie au moteur du canot,
je n’acceptais pas d’invitations à Péra. Dès le dîner fini je descendais
au rez-de-chaussée où mirza Ali m’attendait. Belles et tranquilles
soirées à la lueur de la lampe, que nous prolongions jusqu’au milieu de
la nuit. Du fond des vergers de l’Irak, une voix persuasive m’appelait.
Ah! je ne pensais point à l’Europe alors! Un rythme nouveau menait mes
travaux et mes jours.
Quand j’étais fatigué, mirza Ali prenait sa guitare persane à double
caisse dont les cinq cordes étaient accordées au quart de ton et, après
des préludes interminables, avançait tout à coup d’une main sûre dans un
thème simple qu’il couvrait aussitôt de mille modulations, le perdait,
le retrouvait, faisant s’épanouir devant mes yeux les arabesques
hardies, folles et précises, des tapis anciens d’Ispahan. Puis c’étaient
de longs silences où nous partions pour des rêveries lointaines et
souvent, lorsque j’en sortais, mirza Ali avait disparu emportant son
tar.
Un jour, c’était le 21 mars--je me souviens que le temps était mauvais
et que la pluie battait les vitres--il m’expliqua, une fois le travail
terminé, qu’à cette date où le printemps apparaît les Persans célèbrent
l’an nouveau, le nôrouz.
--On s’en va alors dans un jardin près de la ville avec un ami, on
récite des vers et l’on joue du tar.
A l’image de ces félicités il se tut. Puis prenant sa guitare, il
improvisa sur le thème du printemps, la vie renaissait sous ses doigts
habiles, je sentais la sève universelle couler dans mes veines. Cela
dura longtemps... Quand je revins à moi, j’étais seul...
L’esprit encore troublé, je poursuivis machinalement des pensées qui
avaient une forme sonore et un rythme. Un bruit de pas léger me fit
tressaillir. Était-ce le printemps qui faisait ainsi magiquement son
apparition à la date fixée?
Je levai la tête. Une fille était là enveloppée du tcharchaf noir dont
les femmes se couvrent pour circuler hors de la partie de la maison qui
leur est réservée. Voyant que j’étais seul, elle le laissa tomber et je
reconnus à ses grands yeux bruns Djémila, la suivante, presque l’amie
d’Isabelle. Il y avait des mois que je ne l’avais aperçue. Parfois elle
accompagnait sa maîtresse en caïque, mais, silencieuse, restait entourée
de voiles. Aujourd’hui je découvrais soudain qu’elle n’était plus une
enfant, mais une de ces adolescentes au visage de lune, une de ces
idoles adorées des poètes que je lisais, une fille belle, enfin, faite
pour l’amour. Ma maison, mystérieuse comme toutes les maisons d’Orient,
recelait un trésor, et je ne le savais pas!
Un instant, je sentis le feu doux de ses yeux sur les miens, puis elle
baissa les paupières et, approchant encore, me tendit une timbale en
argent qu’elle m’apportait.
--O bey effendi, dit-elle, la khanoum a préparé ce verre de chira
qu’elle vous envoie.
Elle parlait un français pur, mais d’une voix dont les sonorités
chantantes n’étaient pas de notre pays.
--Comme te voilà grandie, Djémila! dis-je. Où donc te caches-tu que je
ne te vois jamais!
--Je suis toujours avec la khanoum quand elle est seule, répondit-elle
avec un peu d’orgueil.
Il y eut un silence. Mon esprit flottait, ne s’attachait à rien.
Soudain, sans qu’aucune cause apparente eût motivé cette question, je
demandai:
--Sais-tu que le printemps commence aujourd’hui?
--Je le sais, bey effendi, dit-elle en souriant.
Elle s’inclina et sortit, chargée de mes remerciements à l’adresse de la
khanoum. Derrière elle, un parfum de musc traînait.
Un moment je rêvai, puis sautai sur mes pieds et courus à la fenêtre que
j’ouvris. Changement subit de décor: il ne pleuvait plus; quelques
nuages filaient vers le sud dans un ciel qu’éclairait une lune d’or à
son second quartier. De petites vagues clapotaient sur l’appontement du
yali. Un oiseau de nuit en chasse passa. L’air était froid, mais n’avait
pas l’aigreur de l’hiver. Je respirai à pleine poitrine: «C’est le
printemps, me dis-je, c’est le printemps qui arrive!»
* * * * *
Une heure plus tard, je fis compliment à Isabelle de Djémila.
--Elle est charmante, ajoutai-je. Ne songes-tu pas à la marier?
--Je me passerais difficilement d’elle, répondit ma femme. Et puis
voudrait-elle quitter notre maison?
* * * * *
Les soirs succédèrent aux soirs et, lorsque je travaillais, Djémila
entrait portant une boisson. Parfois mirza Ali était encore là; le plus
souvent elle semblait attendre qu’il fût parti. Sa visite prenait alors
les allures d’un rendez-vous. Pourtant il ne s’y passait rien; je me
bornais à admirer celle qui venait à moi dans la nuit.
Isabelle l’habillait d’une façon ravissante et fantasque. Un jour
Djémila se montrait pareille à l’échanson aux lèvres de rubis d’une
miniature persane. Deux boucles de cheveux passant sous le turban
encadraient son frais et beau visage; elle portait de grandes culottes
larges serrées au cou de pied qu’elle avait fin; une chemisette de tulle
pailleté d’argent enfermait un torse juvénile. Ou bien, elle était vêtue
comme une bayadère hindoue, de pantalons étroits, recouverts d’une ample
robe de mousseline transparente des Indes où passaient des fils d’or.
Des rangs de pierres de couleur lui encadraient les bras, le cou, et
descendaient en bruissant jusqu’aux seins.
Longtemps, je ne causai pas avec elle. Je goûtais le plaisir de la voir
aller et venir dans la pièce à demi éclairée et de regarder ses pieds
nus, délicats fouler mes tapis anciens. Pour qu’elle ne s’en allât pas
tout de suite, je lui demandais de me rendre quelque menu service, de
m’apporter un livre qui était hors de la portée de ma main, ou une boîte
d’allumettes. Accroupie sur les talons, elle me donnait l’objet réclamé.
J’admirais la souplesse animale de ce jeune corps, la courbure de la
croupe, le cintrage des reins tendus.
Mirza Ali maintenant ne partait pas. Il ne montrait pourtant d’aucune
manière qu’il s’intéressât à la visiteuse. Il restait agenouillé, la
guitare à la main. Il ne tournait même pas la tête lorsqu’elle venait.
Je m’étonnais de ce qui paraissait être une faute de tact chez un homme
si fin, si sensible. Il grattait distraitement des accords sur le tar,
en manière de prélude. Djémila, curieuse, écoutait. Mais le mirza n’en
finissait pas de préluder et elle nous quittait, comme si ses ordres
étaient, du moins l’imaginai-je, de ne pas tarder auprès de moi. Peu à
peu je m’habituai à la présence de mirza Ali et n’y prêtai plus
attention.
Une fois, manquant de cigarettes, je demandai à Djémila de m’en chercher
une boîte. Elle en trouva dans la pièce voisine, alluma une cigarette,
puis me la tendit. Cette façon de faire se pratique en Orient, mais elle
n’était pas d’usage chez nous. J’eus un léger battement de cœur en
portant à ma bouche la cigarette qui m’apportait, tiède encore, le
parfum des lèvres de cette belle fille.
Chaque soir, je l’attendais impatiemment. Je tirais ma montre. Je
faisais quelques pas vers la porte... Elle arrivait! Je prenais de ses
mains le verre de chira...
Maintenant tout me retenait dans notre yali, Isabelle semblable à
elle-même, mon travail avec le mirza, cette lente promenade à travers
les jardins fleuris de la pensée persane, la musique d’Asie qui
pénétrait de jour en jour plus profondément en moi, et enfin
l’apparition dans la nuit de l’idole à la taille de cyprès. Que demander
encore? Que pouvait m’offrir la rive d’Europe?
Ne voyais-je pas que je m’attachais insensiblement à la petite Djémila?
Je l’avais regardée d’abord avec curiosité et admiration, un peu comme
une figure détachée d’une miniature persane. Elle avait la noblesse
inimitable de port, le visage fier, candide et voluptueux des
adolescentes qu’ont représentées les peintres de jadis? Mais bientôt un
désir impérieux m’envahit: je ne songeais qu’à jouir d’elle, comme un
homme d’une fille intacte et qui le tente. Cela, et rien de plus. Je ne
perdais pas, ici au moins, mon temps à des rêveries sentimentales.
J’avais fait mes écoles...
Et pourtant je m’inquiétai. Je commençais à me connaître, je savais non
pas ma faiblesse, mais la force avec laquelle un désir nouveau s’empare
de moi et combien il m’est difficile d’y résister. Mais Isabelle? mais
toute ma vie harmonieuse dans ce yali? Risquerai-je de la détruire pour
la satisfaction d’un caprice? J’étais un homme; je devais peser les
conséquences de mes actes. Sans doute, je me permettais beaucoup, mais à
distance, loin de ma femme. Une passade sur la rive d’Europe était sans
importance. Tout restait dans le vague. Étais-je, n’étais-je pas l’amant
de l’Irlandaise? Nulle certitude.--Avoir une maîtresse dans la maison
même où vivait Isabelle à qui j’étais attaché par mille liens que je ne
songeais pas à rompre, la chose était grave. Comment le lui cacher?
Bientôt épiés, nous serions à la merci de l’indiscrétion ou de la
jalousie d’une servante. Isabelle pourrait nous surprendre... Mais le
conflit éternel du drame classique entre le devoir et la passion se
présentait devant mes yeux à travers la fumée d’une cigarette de tabac
turc. Et puis, le plaisir remplaçait la passion. Et ce ciel d’un bleu
d’outre-mer au-dessus de nos têtes! et les beaux nuages dorés qui
venaient du sud! et la douceur de vivre sur ces rives! L’atmosphère ne
prêtait pas au tragique.
Ce qui restait en moi de l’homme ancien eut encore la force de discuter
un jour avec Isabelle la question Djémila. Je lui dis assez sérieusement
qu’il fallait marier cette fille, qu’elle était jolie, qu’il était
inhumain de l’enfermer chez nous et que je me chargeais de lui assurer
une petite dot.
Isabelle me parut attentive au ton de mes paroles; ses yeux étaient
attachés sur les miens; elle me prit la main et la garda. Mais elle
répondit:
--Djémila a du cœur et nous aime. Je l’aime aussi. Ne nous séparons
point d’elle aujourd’hui. Plus tard...
Elle ne conclut pas. Ces mots me touchèrent et, pour un instant,
donnèrent de la force aux scrupules qui m’avaient fait intervenir auprès
d’elle. Et pourtant avec quelle joie--ô contradictions d’un cœur
sincère!--les entendis-je! Djémila ne partirait pas. Pour apaiser ma
conscience, j’insistai. Que risquais-je? je savais maintenant que la
décision d’Isabelle était irrévocable.
* * * * *
Je continuai donc à recevoir la visite nocturne de Djémila. Parfois nous
causions. Sa voix d’une extrême douceur vibrait presque plaintivement
sur les terminaisons en or, en our et en ar. Le français parlé par elle
devenait la plus musicale des langues. Je pensais aux Persans qui
gardent un rossignol en cage. Nous échangions à peu près autant d’idées
que j’en eusse échangé avec un oiseau. Mais que cette conversation, par
ce qu’elle contenait d’inexprimé, par le but inavoué qu’elle visait, me
paraissait intéressante!
--Quel âge as-tu? lui demandai-je un jour.
--Quinze ans, bey effendi.
--Une enfant! conclus-je machinalement.
Rien dans l’aspect de Djémila ne justifiait ce mot. Elle était maigre,
il est vrai, mais, les hanches et les seins développés comme il
convient, et pas plus. Les vers d’un poète né à Constantinople étaient
sur mes lèvres quand je la regardais et me troublaient:
... lorsqu’il a vu son sein
Pouvoir remplir bientôt une amoureuse main.
Sur le coing parfumé le doux printemps colore
Une molle toison intacte et vierge encore.
Le feu sombre de ses yeux si bien dessinés m’évoquait la Témimé de
Firdousi dont le jeune cœur est déchiré d’amour pour Rustem. Pourquoi ma
femme m’envoyait-elle la nuit cette belle adolescente? Je rêvai un
instant. Puis je dis:
--Il est tard pour toi, ma petite, va te coucher.
* * * * *
Un soir, je la retiendrais. Que serait cette Orientale devant le désir
d’un Européen? Tel était maintenant le sujet de mes méditations que
rythmait le tar sous les mains expertes de mirza Ali. Bien qu’elle eût
vécu dans un harem où l’homme est le maître, l’instinct féminin est
constant. Elle était vierge, elle se défendrait pour se faire désirer
avec plus d’ardeur. Puis elle cèderait.
Et après?
Quoi qu’il arrivât, je ne me séparerais pas d’Isabelle. Je ne pourrais
me priver de sa tendresse et de son amour fervent. Je l’avais prise
jeune fille. Comment rester insensible à son charme, à cette pureté
d’âme et de corps qui se conservait miraculeusement à l’abri des hauts
murs de notre yali? Les nuages avaient passé sans laisser d’ombre sur
son cœur. Nous partagions le même lit; le matin, à peine éveillée, son
corps se rapprochait du mien et ses premiers mots étaient: «Ma vie!»
Quand nous étions ensemble, sa seule présence gagnait sa cause. Je
descendais au rez-de-chaussée, elle était désarmée. Djémila emportait la
victoire avant que d’ouvrir la porte.
Mirza Ali s’accroupissait à terre loin de la lampe. Il commençait à
gratter le tar; c’étaient des cadences subtiles, des phrases qui
semblaient monotones, mais, pleines d’une vie ardente, secrète et
passionnée, avaient vite fait de m’emmener dans un pays où, vides de
sens, les mots «fidélité», «foi conjugale», ne se présentaient même pas
à l’esprit.
Vers onze heures, Djémila arrivait. Si légère qu’elle fût, j’entendais
son pas sur les marches de l’escalier. (J’avais écouté naguère le bruit
d’un pas sur un escalier!) Elle venait à moi, la Sulamite, porteuse d’un
philtre. Elle disait les mots attendus:
--O bey effendi, j’apporte un verre de chira que la khanoum vous a
préparé.
Ali effleurait d’une main distraite, mais savante, les cordes tendues,
parfois silencieux, parfois chantant d’une voix sourde qui s’élevait
pour s’apaiser aussitôt et n’être plus qu’un murmure. Voyait-il nos
regards? Devinait-il ce qui se passerait entre nous? Pensait-il que la
musique était pour l’instant nécessaire à ces rendez-vous nocturnes? Je
ne sais. Mais soir après soir,--nous étions maintenant à la fin
d’avril--je trouvais le mirza près d’une fenêtre ouverte sur le
Bosphore, accordant avec soin et nonchalance son instrument.
Nous étudiions quelques vers d’un poète. Mirza Ali m’en expliquait le
sens caché et les correspondances lointaines. Il se perdait ainsi, et
moi avec lui, dans la mysticité. La difficulté qu’il avait à parler le
français--pour les sujets simples nous commencions à causer en
persan--ajoutait au mystère du texte celui de l’interprétation. Il
semblait en savoir plus qu’il ne pouvait exprimer, avoir les clefs d’un
paradis où je ne pénétrais que par sa grâce. J’imaginais aussi qu’une
longue familiarité avec la pensée asiatique lui permettait de lire dans
les êtres des choses dont ils ne soupçonnaient pas encore l’existence. A
suivre les méandres de sa conversation, mon esprit commençait à flotter,
bientôt il s’élevait jusqu’à un point d’où je contemplais la terre sous
un angle nouveau. Jamais homme ne fut plus adroit à vous détacher de
vous-même. Il accomplissait par des moyens différents et qui lui étaient
propres l’œuvre subtile de l’opium. Une fois obtenu le résultat désiré,
il prenait la double guitare et l’essaim des notes s’éveillait sous ses
doigts en apparence malhabiles. Elles semblaient s’envoler au hasard,
sans ordre, sans intention, mais peu à peu se groupaient, formaient des
phrases qui bondissaient en avant, se mêlaient les unes aux autres et,
revenant sur elles-mêmes, tissaient autour de moi une trame harmonieuse
et solide dont les fils m’enlaçaient, ne me laissant ni le goût, ni la
possibilité de fuir.
Paraissait alors Djémila. Elle ne me ramenait pas à une réalité banale.
Elle entrait sans effort dans le cercle magique où le mirza m’avait
conduit. Elle appartenait à un monde enchanté, bien loin de celui où
j’avais vécu, de celui où je vivais quelques heures plus tôt. Tout n’y
était que volupté raffinée pour l’esprit et pour les sens. Mirza Ali
continuait en sourdine, se taisait enfin. Mais une corde résonnait dans
le silence, puis une autre, et la guitare, comme d’elle-même, commentait
à sa manière la situation créée par l’arrivée de Djémila. Un soir, le
mirza m’avait raconté l’admirable scène de l’histoire de Sohrab au
_Livre des Rois_, où Témimé, la fille du roi de Sémengan, visite la nuit
le héros Rustem tandis qu’il dort. Il s’accompagnait alors sur un rythme
que je ne connaissais pas... Et voilà qu’aujourd’hui, au moment où
Djémila entrait, parmi les arabesques compliquées issues de la guitare,
deux accords sonnaient sur le rythme inoubliable, deux accords aussitôt
disparus, qui suscitaient devant mes yeux Témimé au cœur brûlant, Témimé
se glissant auprès de Rustem. Je la voyais dans les bras du héros.
Était-ce Témimé? Était-ce Djémila? Était-ce Rustem? Était-ce moi?
Par de tels sortilèges, le mirza enfoui sous son aba, petite masse
écroulée presque invisible dans l’ombre, nous enchaînait l’un à l’autre.
Où étais-je alors? L’Europe oubliée, j’habitais au cœur de l’Asie; je
succombais à ses enchantements.
* * * * *
Telles furent, ce printemps-là, nos soirées sur le Bosphore. Nous ne
nous hâtions pas vers le dénouement d’une situation qui se développait
d’elle-même, en dehors de notre volonté. J’imaginais assez curieusement
que mirza Ali en savait autant que nous, plus peut-être... Mais sa
présence deviendrait vite une gêne. Ne le sentait-il pas? Pourtant
j’inclinais à croire que je n’aurais pas à le renvoyer et qu’il nous
laisserait lorsqu’il le jugerait nécessaire.
Un soir, je dis insolitement à Djémila en lui montrant une place à côté
de moi:
--Assieds-toi, petite.
Au lieu de s’asseoir sur le divan, elle s’agenouilla à mes pieds.
Mirza Ali s’arrêta de gratter la guitare. Il arrivait qu’il
s’interrompît pour suivre silencieusement sa rêverie. Aussi, sans y
faire attention, je regardai Djémila immobile et son cou flexible que
j’aurais pu caresser. Le hasard voulut que mes yeux fussent tournés vers
la porte et j’aperçus le mirza qui, sans que je l’eusse entendu, en
avait gagné le seuil et l’allait franchir.
--Tu t’en vas? dis-je surpris.
--_Khasté hastam, khan_ (je suis fatigué, seigneur), répondit-il en
persan, puis il disparut.
Déjà Djémila était debout. La façon un peu inquiète dont elle dressa la
tête la fit semblable à une biche effrayée. «Le plus ravissant
animal...» pensai-je.
Elle s’inclinait, les doigts sur le front. Me quitter?... Je tendis la
main et saisis la sienne. Ce geste inattendu--jamais je ne l’avais
touchée--lui fit perdre l’équilibre. Et, comme je ne la lâchais pas,
elle s’abattit à moitié sur le divan, à moitié sur moi. Elle ne put
retenir un frais éclat de rire. Mes lèvres l’arrêtèrent sur sa bouche.
Elle ne résista pas. Je ne rencontrai à la prendre que le seul obstacle
élevé par la nature entre elle et l’homme.
La flamme baissait dans la lampe lorsque je me levai. Djémila, heureuse
et lasse, restait à moitié défaite, le bras gauche, long et délié, passé
derrière la tête. L’épaule un peu maigre était encore d’une enfant. Ses
yeux se posaient librement sur les miens, sans gêne et sans effronterie,
sans honte inopportune, sans rien non plus qui pût laisser entendre que
nous étions complices d’une faute. Nous avions agi selon la nature et
selon les coutumes de sa race. En se donnant, elle n’avait pas trahi sa
maîtresse par les ordres de qui elle descendait près de moi. Sa mission
était de me plaire. Elle y avait réussi.
Comme je la regardais, elle se redressa, rajusta ses vêtements.
--Il est minuit, dit-elle, il faut que je remonte.
Elle s’approcha, me sourit, sa main me caressa légèrement.
* * * * *
Le lendemain matin, comme je causais avec ma femme, je crus la
voir--peut-être m’abusai-je--un peu triste. L’image de Djémila
m’apparut. Sous l’aiguillon du remords je me reprochai de laisser
Isabelle seule trop souvent et lui demandai de venir me chercher à
Constantinople dans l’après-midi. Elle sembla étonnée d’abord de ma
proposition, mais tout de suite charmée, et l’accepta. A l’heure dite,
je la trouvai au ponton de Galata. Pour la première fois, elle était
voilée à la turque; jusqu’alors elle se contentait de se cacher à demi
le visage. Cet arrangement me plut. Le temps était clair. Nous décidâmes
d’aller aux îles des Princes. Le canot filait sur une mer d’azur à peine
ridée par le vent.
A Prinkipo, l’envie nous prit de monter au couvent de Saint-Georges qui
est au sommet de l’île. On y accède par des sentiers rocailleux. Nous
louâmes des ânes et nous voilà le long des chemins bordés de lentisques
et de térébinthes. Nous étions gais et riions de toutes choses comme des
écoliers. Dans ce couvent, il y a une fontaine au pouvoir miraculeux.
Les gens du pays, même les Turcs, y viennent en pélerinage et, faisant
un vœu, mettent sur la face verticale de la pierre qui la surplombe une
pièce de monnaie. Si la pièce reste collée au roc, le vœu est exaucé.
Avec un grand sérieux, Isabelle tira une pièce de son sac et l’appliqua
sur la pierre. La pièce ne tomba pas.
--Qu’as-tu demandé? lui dis-je.
Le visage de ma femme s’éclaira.
--Sois assuré que je ne veux que ton bonheur, répondit-elle, et ses
beaux yeux me fixèrent un peu plus d’un instant.
Nous rentrâmes à Tchoubouklou à la clarté de la lune. Je soupai avec
Isabelle et, comme la nuit était avancée déjà, je ne descendis pas
travailler.
Mais la soirée suivante me ramena Ali, sa guitare, ses chants et, vers
onze heures, l’échanson Djémila. Le mirza--il semblait que tout fût
réglé de façon immuable--pinça les cordes pour la dernière fois
(l’accord de Témimé!) et disparut.
Djémila restait debout attendant mon désir.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Seul, plus tard, avant de rejoindre Isabelle, je m’attardai dans la
pièce silencieuse. L’air était lourd des effluves d’un magnolia épanoui
près de la maison. Et soudain, du fond obscur du passé, des mots
montèrent en moi: «Une volupté sans fièvre.» La terre asiatique tenait
ses promesses. L’amour, le plaisir, il n’y avait ici rien de bas... Et
cette fille neuve...
ACHEVÉ D’IMPRIMER LE
21 AVRIL 1927 PAR
L’IMPRIMERIE FLOCH,
A MAYENNE (FRANCE).
*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA RIVE D'ASIE ***
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