A travers la Russie boréale

By Charles Rabot

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Title: A travers la Russie boréale

Author: Charles Rabot

Release date: February 5, 2025 [eBook #75299]

Language: French

Original publication: Paris: Hachette, 1894

Credits: Laurent Vogel, Pierre Lacaze and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This book was produced from images made available by the HathiTrust Digital Library.)


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A TRAVERS

LA RUSSIE BORÉALE

[Illustration: M. CHARLES RABOT EN COSTUME DE ROUTE.]




  CHARLES RABOT


  A TRAVERS

  LA RUSSIE BORÉALE


  OUVRAGE CONTENANT 61 GRAVURES


  [Illustration]


  PARIS
  LIBRAIRIE HACHETTE ET Cie
  79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79


  1894
  Droits de traduction et de reproduction réservés.




A TRAVERS

LA RUSSIE BORÉALE




CHAPITRE I

DE PÉTERSBOURG A KAZAN

 Routes conduisant à la Petchora.--Le Volga.--Mouvement de la
 navigation.--Iaroslav.--Vologda.--Nijni-Novgorod.--Les populations
 finnoises du Volga.--Les Bulgares.--Lutte des Finnois contre les
 Russes.--La colonisation slave.--Les Tatars.


Qui a bu boira, affirme un proverbe; qui a voyagé voyagera, pourrait-on
dire non moins justement. Revenu depuis dix mois du Grönland,
l'inaction me pesait. La nostalgie des pays du Nord m'avait pris, de
ces pays où j'ai passé heureux tant d'étés dans le désert des montagnes
et dans le silence des forêts. Elles sont si belles, si grandioses, ces
solitudes mortes, si étranges dans leur fugitive parure d'éclatantes
colorations, qu'elles laissent toujours l'envie cuisante de les revoir.

Après avoir exploré la Laponie, mes recherches m'avaient conduit
en 1885 sur les bords de la mer Blanche. Pour continuer les études
d'histoire naturelle et d'ethnographie commencées dans ces voyages,
il me restait à aborder les régions situées à l'est de cette mer: le
bassin de la Petchora, l'Oural septentrional et la Sibérie.

Avant la relation de notre exploration, indiquons rapidement l'aspect
de ces pays.

La Petchora, que nous proposons de descendre jusqu'aux abords du cercle
polaire, est un des fleuves les plus grandioses d'Europe. La longueur
de son cours est évaluée à 1 483 kilomètres[1] et la superficie de
son bassin aux deux tiers de celle de la France. Seuls le Volga, le
Don et le Dnièpr ont un développement supérieur. Ce vaste territoire,
comme toute la zone boréale de l'ancien continent, présente deux
aspects très différents. Le long de la côte de l'océan Glacial s'étend
l'immense solitude des _toundras_, vastes plaines dépouillées d'arbres,
marécageuses, continuant dans l'intérieur du continent l'uniformité de
la mer qu'elles bordent. En arrière de ce désert commence la grande
forêt de la Russie septentrionale. Sur des milliers de kilomètres
s'étend une futaie ininterrompue d'arbres verts. A la monotonie aride
de la _toundra_ fait suite une uniformité verte, non moins triste et
non moins poignante. Par le paysage, par la nature de ses produits et
par la rigueur de son climat, le bassin de la Petchora appartient déjà
au nord asiatique, et avec juste raison un naturaliste anglais a donné
à cette région le surnom de Sibérie européenne. Vous passez l'Oural,
un instant le pays devient intéressant par le spectacle de montagnes
pittoresques, puis, de l'autre côté de la chaîne, vous retombez dans
une plaine pareille à celle du versant européen, avec la même forêt et
de mêmes grands fleuves. Dans le bassin de l'Obi comme dans celui de la
Petchora, partout c'est le même aspect. Vous parcourez des centaines
de kilomètres et il vous semble toujours être au même endroit. C'est
l'infini en monotonie. Tout l'intérêt du voyage est dans l'étude des
habitants.

[Footnote 1: Strelbitzky.]

N'ayant rien appris de la civilisation, les indigènes de ces régions
boréales offrent le spectacle de l'existence menée par nos ancêtres
préhistoriques. En examinant les instruments en os qu'ils fabriquent,
on comprend ceux que les fouilles mettent au jour dans nos pays,
et à la lumière de cette comparaison les objets de l'âge de la
pierre perdent leur anonyme. Pour mieux comprendre l'homme des temps
géologiques, nous irons une fois de plus étudier les primitifs, les
Zyrianes de la Petchora et les Ostiaks de l'Oural. Dans la nature, tout
se modifie, les animaux, les pierres, les plantes; l'homme sauvage seul
ne change pas.

Une fois le plan de l'exploration approuvé par le Ministre de
l'instruction publique, je sollicitai les bons offices du gouvernement
impérial. Le succès d'une expédition en Russie dépend de la qualité de
vos recommandations; avec l'appui des fonctionnaires tout devient aisé,
sans leur concours les difficultés restent invincibles. A la demande
du service des missions scientifiques toujours soucieux d'assurer le
succès de ses collaborateurs, le gouvernement impérial voulut bien
m'accorder son appui. En même temps, la Société de Géographie de
Saint-Pétersbourg me promit son puissant patronage avec une amabilité
dont je lui garde une profonde reconnaissance. Que MM. de Séménov
et Gregoriev, président et secrétaire général de cette importante
association scientifique, veuillent bien agréer ici l'expression de
mes remerciements. A leurs judicieux conseils et à leur bienveillante
intervention je dois la réalisation de mon programme.

Pour atteindre la Petchora, trois routes s'offrent au choix du voyageur.

La première part d'Arkhangelsk, passe par Pinéga, Mézène, et débouche
dans la Petchora à Oust-Zylma. D'Arkhangelsk à Oust-Zylma, le pays et
les indigènes sont peu intéressants, et à partir de cette dernière
ville on doit remonter la Petchora à contre-courant pour atteindre
l'Oural: d'où fatigues et perte de temps.

La seconde route a pour point de départ Vologda; elle suit la Soukona,
puis la Vytchégda jusqu'à Oust-Syssoltsk, traverse ensuite une région
marécageuse sur une mauvaise chaussée. Avec les lourds bagages que
l'on traîne avec soi au début d'un voyage, cet itinéraire n'est guère
pratique.

La troisième route est tracée par le Volga[2], puis par la Kama et
ses affluents jusqu'à Tcherdine. Ces rivières forment une partie de
la grande artère commerciale de la Russie et amènent le plus aisément
du monde à 300 kilomètres seulement de la vallée supérieure de la
Petchora. Et cette dernière distance est facilement parcourue sur des
cours d'eau, puis sur un étroit portage. Cette route est la plus facile
et en même temps la plus intéressante de toutes celles aboutissant à
la Petchora. Vous traversez la partie active de la Russie et au milieu
de ce mouvement vous rencontrez des populations figées dans un passé
vieux de plusieurs siècles. Les indigènes de la Russie orientale
ont conservé leurs costumes archaïques, leurs usages particuliers,
même leurs pratiques païennes. Il y a là des gens intéressants, dont
l'étude est une introduction nécessaire à celle des Zyrianes et des
Ostiaks, leurs cousins germains. Pour toutes ces raisons, je me
décidai à prendre la route du Volga, et le 19 juin 1890 je quittai
Saint-Pétersbourg, à destination de Rybinsk, par le chemin de fer de
Moscou.

[Footnote 2: Suivant l'usage français nous écrivons le Volga. En russe,
on sait que le nom de ce fleuve est, au contraire, féminin.]

Après vingt-trois heures de route, nous arrivons à destination. Autour
de la gare une grande plaine mélancolique; pas un mouvement de terrain
indiquant le voisinage d'un fleuve. Nous montons en voiture, traversons
au galop la ville, puis tout à coup nous voici sur le bord d'un énorme
trou rempli d'eau. La terre est fendue là brusquement en une large
crevasse au fond de laquelle traîne une rivière. C'est le Volga.

Le fleuve est tout obstrué d'énormes chalands et le bleu du ciel rayé
de centaines de mâts. On dirait une forêt ébranchée poussée au milieu
de l'eau. Nous nous embarquons, le vapeur part et la file des bateaux
s'allonge toujours; on la croit terminée et un peu plus loin elle
recommence. Au delà du port le paquebot croise des remorqueurs tirant
une escadrille de pesantes barques; après apparaissent de longs trains
de bois avec de petites maisonnettes et une nombreuse population,
hameaux flottant à la surface du fleuve, puis ce sont des barges aux
formes lourdes et massives comme devait en avoir l'arche de Noé. Sans
cesse, jour et nuit, la procession de bateaux monte le Volga, apportant
les blés de la Russie centrale, le sel et les poissons de la Caspienne,
les fers de l'Oural, les denrées de la Sibérie et de la Perse, les
marchandises du Nord et du Midi. En moyenne, chaque année, 14 000
bateaux montés par 300 000 hommes circulent sur le haut fleuve pendant
les six mois de navigation. Comme une marée montante, l'Asie pénètre
par le Volga à travers la Russie jusqu'à 300 kilomètres de Pétersbourg.
Spectacle absolument nouveau pour nous autres Occidentaux; la vue de ce
mouvement donne la sensation d'une autre partie du monde, vous devinez
l'approche de l'Asie.

Quelques heures après avoir quitté Rybinsk, je débarquai à Iaroslav
pour me rendre le lendemain à Vologda. Mon itinéraire sur la Petchora
traversant la partie orientale de l'immense gouvernement dont cette
ville est le chef-lieu, on m'avait recommandé d'aller présenter mes
devoirs au gouverneur. De Iaroslav à Vologda c'est un voyage de 300
kilomètres, une simple excursion pour les Russes, habitués à ne compter
les distances que par 1 000 kilomètres.

Le trajet se fait par un chemin de fer à voie étroite. Un seul train
par jour circule dans chaque sens, la vitesse du convoi est de 19
kilomètres à l'heure, jugez du trafic du pays et de l'agrément du
voyage.

Après avoir roulé pendant onze heures avec une lenteur de sommeil,
j'aperçois tout à coup au bout d'une plaine trente-cinq tours, dômes
et minarets qui émergent du sol comme de la pleine mer. C'est Vologda.
Pour 18 000 habitants la ville compte 54 églises. C'est une des plus
fortes proportions que l'on trouve en Russie, où Dieu sait si les
églises sont nombreuses.

Les villes russes, il faudrait toujours les regarder de loin, et ne
jamais y entrer. A distance, leur panorama d'églises multicolores les
fait paraître magnifiques; lorsque vous y pénétrez, vous n'y trouvez
qu'un grand village.

Vologda est située sur les bords de la Vologda, affluent de la
Soukona qui se jette elle-même dans la Dvina du Nord. De Vologda à
Arkhangelsk, ces rivières forment une voie fluviale parcourue par des
paquebots pendant la belle saison. Souvent la baisse des eaux arrête
la navigation; aux personnes qui voudraient entreprendre ce voyage on
doit par suite conseiller de le faire au plus tard dans la première
quinzaine de juillet.

Le gouverneur de Vologda me fit un fort aimable accueil. Il eut la
bonté de me remettre un _otkrytyilist_, c'est-à-dire une lettre
générale de recommandation pour les autorités de la province, et
de prescrire l'envoi d'un _ouriadnik_ (gendarme de campagne) à ma
rencontre sur la Petchora. La présence de ce soldat aurait pour effet
d'aplanir toutes difficultés s'il s'en présentait.

De retour à Iaroslav, je continuai ma route sur le Volga. Jusqu'à
Nijni-Novgorod la navigation dure trente-cinq heures.

Toujours la même impression. Le paysage n'est pas grandiose, il ne
frappe pas, mais à chaque instant, l'attention est attirée par une
scène amusante ou par un motif de croquis gai ou curieux.

Au coucher du soleil le panorama devient extraordinaire. Sur un ciel
pourpre s'enlèvent en vigueur les églises éparses dans la campagne. Les
dorures des dômes semblent en feu, et à travers les croisillons des
campaniles apparaissent des pans de ciel rouge comme de gros cierges
allumés appliqués sur les murailles blanches.

Le 25 juin au matin, voici Nijni-Novgorod, cette ville fameuse dont le
nom éveille dans l'imagination une fantasmagorie de scènes pittoresques.

Le soleil est de feu, le ciel d'un bleu éclatant, et partout des
blancheurs vibrantes. Devant nous se dresse une colline de remparts,
de tours, de clochetons et de minarets, tout cela d'un relief
extraordinaire sous la lumière éblouissante. A droite c'est une plaine
de maisons basses, dominée par une énorme cathédrale rouge, étincelante
d'or et de reflets métalliques; autour, deux fleuves, le Volga et
l'Oka, larges chacun d'un kilomètre, et peuplés de bateaux.

Devant le port, les rues sont sales, mal pavées, bordées de
constructions en briques badigeonnées à la chaux. Nulle part un magasin
de quelque apparence, nulle part un restaurant ayant bon air; rien que
des échoppes et des cabarets. Ici nous sommes dans la partie active de
Nijni et l'on pourrait se croire dans un faubourg. A part les luxueux
étalages de Pétersbourg et de Moscou, je n'ai vu en Russie aucun
magasin comparable à ceux de nos plus modestes villes de province. Ne
croyez pas pourtant ces boutiques mal approvisionnées: telle échoppe
d'aspect misérable renferme pour des centaines de mille francs de
marchandises.

Partout l'animation est grande. Dans la foule, peu ou point de
chapeaux, rien que des casquettes. Voici des marchands, tout de
noir vêtus, avec une grande et ample lévite, des _moujiks_ avec la
traditionnelle chemise rouge, des Tatars coiffés de bonnets en peau de
mouton, des marchands de poissons secs, d'autres chargés de chapelets
de biscuits, des mendiants déguenillés, des nonnes, et au milieu de
cette cohue un va-et-vient incessant de _drochki_ et de véhicules
bizarres. En Russie, quiconque a quelques sous en poche va en voiture.

Sur la presqu'île entre le Volga et l'Oka, est située la ville de
la foire. A ce mot de foire, ne vous représentez pas un fouillis
pittoresque de baraques, d'échoppes et de cirques en plein vent. Rien
de plus banal que cette ville, un vaste damier de maisons basses
disposées au rez-de-chaussée en magasins, avec des églises, des hôtels,
des restaurants de toute catégorie, des théâtres, des cafés-concerts
et le reste. Pour le moment, tout est désert. C'est un quartier habité
seulement quelques semaines, et le reste du temps abandonné.

La foire est ouverte le 25 juillet, par un service divin, et close
officiellement le 6 septembre; mais l'évacuation des marchandises n'est
guère achevée avant le 20.

Le chiffre des affaires qui se traitent à Nijni pendant cette période
d'un mois et demi varie de 625 à 750 millions de francs. C'est, comme
on le sait, le principal événement dans la vie économique de la Russie.
A Irbit, dans la Sibérie occidentale, au mois de février, se tient une
seconde foire, moins importante, mais encore très fréquentée.

De Nijni rayonnent de nombreuses lignes de navigation sur le Volga et
ses affluents. Quatre compagnies font le service jusqu'à Astrakane;
trois vont à Perm par la Kama, une à Oufa par la Kama et la Bielaya,
une également à Viatka par la Kama et la Viatka. Enfin, de Nijni des
vapeurs remontent l'Oka jusqu'à Riazane. Ces différentes rivières qui
s'embranchent sur le Volga, comme des rameaux sur un tronc, portent
la vie à un territoire dont la superficie est triple de celle de la
France. Sans le Volga, la Russie aurait été un désert fermé à la
colonisation.

Tous les vapeurs du Volga et de la Kama font escale à Kazan; j'avais
donc le choix. La meilleure compagnie est celle de Caucase et Mercure.
Ses steamers du type américain offrent le luxe et le confort des
grands paquebots. Ces superbes vapeurs sont commandés, m'a-t-on dit,
par des officiers de la marine impériale, un gage de sécurité dont les
gens prudents ne doivent pas faire fi. La navigation sur le Volga est
souvent dangereuse en automne lorsque les eaux sont basses. Pendant mon
séjour en Russie, plusieurs naufrages suivis de morts d'hommes ont eu
lieu sur ce fleuve.

Pour me rendre à Kazan, je pris la compagnie Samoliote qui a le service
de la poste.

Le prix du passage de Nijni à Kazan, pour une distance de 400
kilomètres, est seulement de 6 roubles; en payant le prix de deux
billets, j'ai la jouissance exclusive d'une spacieuse cabine établie
sur le pont. En Russie les tarifs des transports sont très bas et
calculés en raison inverse des distances. Ainsi de Nijni à Perm,
pour un voyage de 1 700 kilomètres, il n'en coûte en troisième que 3
roubles, 9 francs au cours d'alors.

A partir de Nijni-Novgorod le paysage est indifférent. Le Volga devient
large de 1 000 à 1 500 mètres, avec des eaux jaune sale. La rive droite
présente généralement des escarpements, rebords du ravin creusé par
le fleuve; à gauche, ce ne sont qu'îles de sable, prairies et terres
basses.

Aux environs de Nijni commence la région finnoise. Le bassin moyen
du Volga est une mosaïque de races. Grande route ouverte entre la
Russie centrale et l'Asie, ce fleuve a été suivi par les peuples qui
marchaient vers l'Occident et ceux qui voulaient s'ouvrir le chemin
de l'Orient. Chaque invasion a amené dans le pays une race nouvelle,
et chaque race s'est ensuite établie au milieu de ses voisins. Vous
trouvez ainsi côte à côte des Finnois, des Tatars et des Russes. Chacun
de ces différents peuples n'est point cantonné dans un territoire
nettement délimité: à côté d'un groupe finnois vous rencontrez un
village tatar et au milieu des Musulmans des Russes. Comme de puissants
torrents, les grands courants des invasions passées par la vallée
du Volga ont rompu la masse compacte des populations primitives, et
de l'ancien niveau humain il ne reste que des témoins pareils à ces
collines isolées au milieu des plaines, vestiges d'antiques formations
géologiques.

Dans la région que nous traversons, le substratum ethnique a été formé
par les Finnois et par les Bulgares. Ce dernier peuple a aujourd'hui
disparu; mais grand a été son rôle, et durable a été son influence sur
les populations. Il a constitué le premier centre de civilisation dans
la Russie orientale.

Les Bulgares habitaient la région de Kazan et probablement s'étendaient
dans la vallée inférieure de la Kama. Les ruines de Bolgar, leur
capitale, se trouvent près du village Ousspenskoyé, sur la rive gauche
du Volga, à 7 kilomètres du fleuve, un peu en aval de son confluent
avec la Kama.

Le moine Nestor, le Grégoire de Tours de la Russie, mentionne
simplement les Bulgares. Tous les renseignements que nous possédons sur
ces anciens habitants de la vallée du Volga viennent des Arabes, avec
lesquels il a été en contact dès le Xe siècle.

Les Bulgares étaient un peuple commerçant, en possession du monopole
des échanges entre l'Europe et l'Asie centrale, comme l'ont
aujourd'hui les Russes. Aux Arabes ils fournissaient les marchandises
du Nord, et aux Finnois celles d'Asie, que ceux-ci transportaient
ensuite en Occident.

Du pays des Bulgares pour parvenir dans l'Europe occidentale, les
marchandises d'Orient suivaient deux routes différentes. Une partie
remontait la Kama, puis, par l'intermédiaire des Permiens, descendait
la Dvina ou la Petchora et atteignait l'océan Glacial, d'où les
Normands les transportaient par mer en Occident. La découverte de
monnaies sassanides, indo-bactrianes, koufiques, anglo-saxonnes,
germaniques, et d'objets indous ou chinois dans la vallée de la Kama
a permis de jalonner cet ancien itinéraire du commerce de l'Orient.
La seconde route était tracée par le haut Volga et exploitée par les
Mériens, les ancêtres des Tchérémisses. Par cette voie les produits de
l'Asie parvenaient à Novgorod.

Les Normands sont venus jusqu'à Bolgar. Heyd n'hésite pas à reconnaître
des Scandinaves dans de prétendus marchands russes descendus en bateaux
par le Volga[3].

[Footnote 3: «Ce nom (de Russe), qu'ils se donnaient eux-mêmes,
leur stature haute et élancée, leurs usages singuliers que décrit
Ibn Fosslan pour les avoir vus lui-même en 920, tout cela démontre
suffisamment, écrit le savant historien, qu'il ne s'agit pas ici de
ces tribus slaves auxquelles le nom de Russes n'a été donné que par
la suite des temps, mais de tribus scandinaves.» Heyd, _Histoire du
commerce du Levant au moyen âge_. Leipzig. Harrassowitz.]

Des traces d'influence scandinave sont encore aujourd'hui
reconnaissables chez les Tchérémisses, comme nous l'expliquerons plus
loin. Il faut donc agrandir considérablement vers l'est la zone de
pénétration des anciens Normands.

Les Bulgares vendaient aux Arabes des nattes en écorce de tilleul,
industrie encore actuellement répandue dans la vallée du Volga, du miel
et de la cire fournis par les Finnois, grands éleveurs d'abeilles,
de l'ambre venu des bords de la Baltique par l'intermédiaire des
Scandinaves et des Mériens, enfin de l'ivoire de mammouth et des
fourrures du Nord apportés par les Permiens. Ce dernier commerce prit
une très grande importance après que Zobeïda, femme d'Aroun al-Raschid,
eut mis à la mode en Orient les pelisses de zibeline et d'hermine. Il y
a dix siècles, comme aujourd'hui, la mode était souveraine. Les Arabes
achetaient en outre des peaux de loutres, de castors, de martes et
de renards noirs. Ce dernier article était expédié jusqu'en Espagne.
En échange de ces pelleteries, les Asiatiques apportaient à Bolgar
des pierres précieuses, des perles de verre, des étoffes de soie, des
bijoux et probablement aussi des kauris (_Cypræa moneta_) qui leur
venaient des Indes par caravanes. Dès cette époque les Finnois du Volga
employaient ce coquillage comme bijoux[4]. Enfin, les habitants de la
vallée moyenne du Volga expédiaient du blé dans le nord-ouest de la
Russie. En 1229, les Bulgares sauvèrent la Russie sousdalienne d'une
famine terrible par leurs envois de céréales.

[Footnote 4: Dans les tombes des Mériens, le comte Ouvarov a trouvé des
_kauris_.]

Le commerce n'attirait pas seul les Arabes sur le Volga; les curieux
y venaient aussi pour jouir du spectacle, absolument étrange pour
les Orientaux, d'un pays où, durant l'été, une pâle clarté prolonge
le crépuscule jusqu'à l'aurore. La longueur du jour en été et sa
brièveté en hiver sont mentionnés par tous les auteurs arabes comme
des phénomènes absolument extraordinaires[5]. Suivant la pittoresque
expression du savant colonel Yule, Bolgar était pour le monde arabe ce
qu'est Hammerfest pour les touristes du XIXe siècle.

[Footnote 5: Voir la _Géographie d'Edrisi_, traduite par Jaubert, 1840,
et _Voyages d'Ibn Batoutah_.]

Frappé par la haute civilisation des Arabes, Almas, fils de Silkah,
roi de Bolgar, envoya à Bagdad en 921 des ambassadeurs chargés de lui
amener des savants versés dans l'étude du Coran et des architectes
pour élever des mosquées et des forteresses. Le khalife répondit à
sa demande en lui envoyant Sohoussen el-Rassi et Akmed ibn Fosslan,
celui-là même qui nous a laissé de précieux renseignements sur Bolgar.

Almas se convertit[6] à l'islamisme, ses sujets suivirent son exemple,
et jusqu'en 1573 la vallée moyenne du Volga fit partie du monde
musulman. C'est la région la plus septentrionale où ait pénétré
l'influence arabe. Avec le zèle des néophytes, les Bulgares essayèrent
de faire des prosélytes parmi les Slaves, et tentèrent de convertir
à leur foi Vladimir, qui devait introduire parmi ses sujets le
christianisme byzantin.

[Footnote 6: D'après la chronique de Kaswing, la conversion des
Bulgares à l'islamisme n'aurait eu lieu que dans la première moitié
du XIIe siècle; suivant Ibn Fosslan, elle remonterait à 922. Cette
dernière date nous paraît la plus vraisemblable. Edrisi, qui vécut
dans la première moitié du XIIe siècle, mentionne déjà à cette époque
l'existence d'une grande mosquée à Bolgar.]

D'après les historiens arabes, Bolgar est restée une bourgade, une
sorte de station de nomades[7] jusqu'en 1236, époque à laquelle elle
fut prise par les Tatars, conduits par Souboudaï Bagadour. Alors
commence une période tatare dans l'histoire du pays. Elle ne fut
pas dépourvue de prospérité, et de cette époque datent peut-être les
édifices dont les ruines subsistent aujourd'hui. A cette date les
Bulgares semblent être arrivés à un degré de civilisation supérieur à
celui auquel étaient parvenus les Russes. Sous la direction des Arabes
ils étaient devenus des architectes habiles et les princes de Sousdalie
les appelaient dans leurs États pour y construire des palais et des
églises. En 1300 Bolgar fut de nouveau prise par les Tatars. Pour punir
les habitants d'avoir oublié les préceptes du Coran, les envahisseurs
saccagèrent la ville et massacrèrent en partie la population. Ce fut le
coup de grâce; désormais Kazan, fondé au milieu du XIIIe siècle par un
neveu de Gengis Khan, allait prendre dans la vallée du Volga la place
de Bolgar.

[Footnote 7: Saveljew, _Ueber den Handel der Wolgaischen Bulgaren im
neunten und zehnten Jahrhundert_. Erman's Archiv, VI.]

A quelle race appartenaient ces Bulgares? C'est une question très
controversée. D'après certains auteurs, les Bulgares seraient des
Finnois; une nombreuse population appartenant à cette race ne se
trouve-t-elle pas encore dans le pays; suivant d'autres, ils seraient
les ancêtres des Slaves. Les crânes découverts à Bolgar présentent
une grande analogie avec ceux des _tumuli_ du gouvernement de
Moscou datant du VIIIe au Xe siècle et qui sont attribués aux
Slaves[8]. M. Chpilevsky voit au contraire dans les Tatars de Kazan
et les Tchouvaches les descendants des Bulgares, les uns avec le
caractère plus spécialement turc, les autres avec le caractère plus
particulièrement finnois[9].

[Footnote 8: Maliev.]

[Footnote 9: Rambaud, _le Congrès de Kazan_, in _Revue scientifique,
1879_. A cet excellent article nous avons fait de nombreux emprunts
pour ce résumé historique.]

Profonde a été l'influence exercée par les Bulgares sur les populations
finnoises. Ils leur ont appris l'art de construire des maisons,
l'agriculture et l'industrie pastorale. Ils ont été les premiers
éducateurs des Tchérémisses.

Si les Bulgares ont aujourd'hui disparu, fondus dans les autres races,
en revanche très nombreuses sont restées les populations finnoises dans
la région du Volga. Leur effectif peut être évalué à 1 500 000, et sur
ce nombre 594 000 appartiennent au gouvernement de Kazan. Ces Finnois
sont désignés sous le nom de Finnois du Volga, pour les distinguer de
ceux de la Baltique et du groupe permien. On les divise en trois races:
les Mordvines, les Tchérémisses et les Tchouvaches, ces derniers plus
ou moins métissés suivant les régions.

Sur la rive droite du Volga sont établis les Mordva ou Mordvines,
dans les gouvernements de Nijni-Novgorod, Penza, Simbirsk et Saratov.
Rittich évalue leur nombre à 791 954, Maïnov à 1 148 800. Ils ont été
profondément modifiés par l'influence russe. Au témoignage de Maïnov,
pas moins de 300 000 Mordvines ont complètement oublié leur langue
maternelle et ne parlent plus aujourd'hui que le russe[10].

[Footnote 10: Ignatius, _les Peuples Finno-Ougriens_. Journal de la
Société de statistique de Paris, 1886, no 2.]

Au nord et au nord-est des Mordvines habitent les Tchérémisses.
Leur nombre est également assez difficile à fixer, les évaluations
présentent des différences de 70 000. Certains documents évaluent le
chiffre de ces Finnois à 329 364[11], d'autres à 259 745[12].

[Footnote 11: _Kalendar Voljskago Viestnika na 1883 god._ Kazan, 1888.]

[Footnote 12: Ignatius, _loc. cit._ Ce chiffre est également adopté par
M. Sommier (_Note di viaggio_, Florence, 1889).] A notre avis, leur
effectif doit être au moins de 300 000.

Cette population est fractionnée en trois groupes d'inégale
importance. Sur la rive droite du Volga, autour de Kosmodémiansk et
de Tchéboksari, se trouve, à côté des Tchouvaches, un îlot comptant
42 000 individus[13]. Ce sont les _Tchérémisses de montagnes_, ainsi
appelés en raison de la nature élevée de la rive qu'ils habitent,
par opposition aux _Tchérémisses des prairies_, établis sur la rive
gauche ordinairement basse. Au nord-est, dans le triangle dessiné par
le Volga, la Vétlouga et la Viatka, à cheval sur les gouvernements
de Kazan, de Kostroma et de Viatka, se rencontre le groupe le plus
compact de ces Finnois. Ils sont là environ 183 000[14]. 5 460 habitent
en outre le gouvernement de Nijni-Novgorod. Le troisième groupe
tchérémisse se trouve plus à l'est, complètement isolé, dans l'Oural et
le gouvernement d'Oufa. Il compte de 50 000 à 70 000 individus.

[Footnote 13: J.-N. Smirnov, _Tchérémissis_, Kazan, 1889.]

[Footnote 14: _Id. ibid._]

La dispersion actuelle des Tchérémisses est le résultat d'un exode de
ce peuple vers le nord-est.

La vallée moyenne de l'Oka et la rive droite du Volga jusqu'à la Soura
ont été le berceau primitif des Tchérémisses[15]. L'arrondissement
de Sousdal (gouvernement de Vladimir) est le territoire le plus
occidental où des traces de ces Finnois aient été constatées[16]. Dans
le gouvernement de Nijni-Novgorod, de nombreux noms de lieu dont le
sens ne peut être expliqué que par la langue tchérémisse témoignent
de l'ancienne occupation du pays par ce peuple. Au XVIe siècle, des
Tchérémisses étaient encore établis dans les limites de cette province.

[Footnote 15: _Id. ibid._]

[Footnote 16: Dans le gouvernement de Vladimir se trouvent deux
villages portant le nom caractéristique de Tchérémisk.]

Sous la poussée des Mordvines, ces Finnois quittèrent les vallées de
l'Oka et de la Soura et partirent à la recherche de nouvelles terres.
Un groupe, passant le Volga, remonta la Vétlouga, pour se diriger vers
la Viatka. Une autre fraction du peuple tchérémisse longea la rive
droite du Volga, puis traversa le fleuve et alla s'établir dans le nord
du gouvernement actuel de Kazan.

A la fin du XVe siècle, les Tchérémisses avaient atteint la région
qu'ils occupent actuellement, laissant sur la rive droite du Volga une
arrière-garde, aujourd'hui fortement entamée.

Cette migration s'est effectuée par étapes, et dans chaque étape les
émigrants ont séjourné longtemps.

Les traditions des Tchérémisses ont conservé le souvenir de ces
déplacements. Les habitants du district de Tsarévokoktchaïsk racontent
que leurs ancêtres étaient originaires de la vallée de la Soura, et
ceux du district de Kosmodémiansk que leurs pères habitaient jadis à
l'ouest de cette rivière dans le gouvernement de Nijni-Novgorod. Très
caractéristique est la prière des Tchérémisses du gouvernement de
Kostroma dans laquelle ils demandent aux dieux de leur donner autant
de blé qu'il y a de sable dans le Volga. Cette invocation remonte sans
aucun doute au temps reculé où les ancêtres de la population actuelle
habitaient les bords du fleuve[17].

[Footnote 17: Cet historique des migrations de peuple tchérémisse est
résumé d'après l'excellent ouvrage de M. Smirnov, _Tchérémissis_, que
nous aurons souvent l'occasion de citer.]

Du noyau tchérémisse refoulé au nord du Volga se détacha au XVIIe
siècle un groupe nombreux envoyé par le gouvernement russe pour
coloniser le pays des Bachkirs. Telle a été l'origine de l'îlot
tchérémisse du gouvernement d'Oufa.

Dans la vallée du Volga, sur la rive droite du fleuve, à côté
des Tchérémisses, habitent les Tchouvaches. Les auteurs ne sont
pas d'accord sur la place de cette race dans les classifications
ethnologiques; les uns la regardent comme un rameau turc modifié par
l'influence finnoise; les autres, comme des Finnois _tatarisés_. Comme
nous le dirons plus loin en détail, autour de Tsevilsk les Tchouvaches
ont assez bien conservé le caractère finnois; ceux qui habitent plus
au sud ont, au contraire, adopté la civilisation turque. L'effectif de
cette race est évalué à 550 000, disséminés dans les gouvernements de
Kazan, Simbirsk et Saratov. Le groupe le plus important massé autour de
Tsevilsk compte environ 450 000 individus.

En bloc les Finnois du Volga peuvent être évalués actuellement à 1 500
000. A cet effectif, si on ajoute le groupe permien, c'est-à-dire les
Votiaks, les Permiaks et les Zyrianes, puis les Caréliens et les Lapons
du gouvernement d'Arkhangelsk, enfin les Finnois de Finlande et ceux
des provinces Baltiques, on arrive à un total de 4 millions et demi de
Finnois établis dans la Russie septentrionale. Au milieu de la grande
masse slave, ces différentes races sont aujourd'hui éparses comme
des îlots témoins d'un continent disparu, mais aux premiers âges de
l'histoire elles formaient un groupe compact et continu de l'Oural à la
Baltique.

Au nord, les Tchoudes Zavolotskaïens, les ancêtres des Caréliens
actuels, reliaient le groupe permien à celui de Finlande. D'un autre
côté, dans le bassin du haut Volga, les Finnois étaient rattachés à
leurs congénères des bords de la Baltique par des peuples aujourd'hui
disparus, les Vesses, les Muroniens et les Mériens dont l'origine
finnoise a été mise en lumière par les belles recherches des savants
russes, notamment du comte Ouvarov. Les Vesses étaient établis autour
du Bielozero, dans cette région aux eaux indécises, qui commande
l'accès du bassin du Volga et de celui de la Dvina. Les Muroniens,
dont le nom s'est conservé jusqu'à nos jours dans celui de la ville de
Murom, occupaient la vallée de l'Oka; entre ces deux peuples habitaient
les Mériens, les ancêtres des Tchérémisses[18] dans les gouvernements
de Iaroslav et de Vladimir, autour du lac de Péréslav et de Rostov; de
ce centre ils rayonnaient dans les gouvernements de Moscou, de Tver,
de Kostroma, de Nijni-Novgorod, de Riazane et de Toula. Ainsi, toute
la Russie septentrionale et une grande partie de la Russie centrale,
notamment la région voisine de Moscou, le centre actuel du monde slave,
ont été occupées par des races finnoises, à une époque relativement
rapprochée[19].

[Footnote 18: Dans un fort intéressant mémoire (_Sur la parenté ou les
rapports des Mériens et des Tchérémisses_, en russe) M. T. Smirnov
démontre l'étroite parenté des deux peuples à l'aide de la philologie,
ainsi que l'avait déjà indiqué Castren. Comme les Tchérémisses actuels,
les anciens Mériens portaient des vêtements ornés de galons et en guise
de bijoux des colliers de monnaie (Ouvarov).]

[Footnote 19: Veské, _Slaviano-finskiia koultournyia otnochéniia po
dannim yazika_, Kazan, 1890.]

Dans cette partie de l'Empire des tsars s'est produit un phénomène
ethnologique semblable à celui dont l'Allemagne du Nord a été le
théâtre. De même que les Slaves, habitants primitifs du Brandebourg et
de la Prusse, ont été absorbés par les Allemands, de même les Finnois
d'une partie de la Russie ont disparu sous la pression des Slaves.
Longtemps on a pensé que cette substitution d'une race à une autre
s'était produite pacifiquement, qu'il y avait eu lente infiltration
d'un peuple dans l'autre. L'étude des anciens documents montre, au
contraire, que les premiers rapports des Slaves et des Finnois furent
loin d'être pacifiques. Entre les envahisseurs et les envahis, les
luttes furent très vives. Lorsque les Novgorodiens pénétrèrent dans
le pays des Tchoudes Zavolotskaïens, ils rencontrèrent une résistance
acharnée des indigènes. En 1078, Gleb Sviatolovitch, prince de
Novgorod, fut tué dans une rencontre avec ces Finnois. Le peuple a
conservé dans ses légendes le souvenir des combats soutenus par les
indigènes contre les envahisseurs[20].

[Footnote 20: Dans le gouvernement de Vologda, des excavations portent
le nom caractéristique de _poghibelnitsy_ (mot à mot: endroit où
l'on meurt). Au-dessus de ces trous les Tchoudes élevaient, au moyen
de troncs d'arbres, des terre-pleins et du haut de ces forteresses
se défendaient énergiquement. La lutte devenait-elle inégale, ils
coupaient les pieux qui soutenaient l'édifice et s'ensevelissaient
sous les décombres, préférant la mort à l'esclavage, absolument comme
des héros de l'antiquité. _Annuaire du gouvernement de Vologda. Lieux
dits._ Livre très intéressant.]

Les Mériens résistèrent également aux Novgorodiens. Les noms de
localités dont les racines évoquent des idées de guerre et de carnage,
très nombreux dans la région occupée jadis par ce peuple, témoignent
de ces luttes. Leurs descendants les Tchérémisses, aujourd'hui si
paisibles, alliés aux Tatars, ont vigoureusement résisté aux Russes.
Après la chute de Kazan ils reconnurent la suprématie de Moscou; mais
cette soumission fut de courte durée. En 1572 eut lieu un premier
soulèvement. La répression énergique qui suivit ne découragea pas
les Finnois; dix ans, puis vingt ans plus tard, ils se révoltèrent
de nouveau. Un demi-siècle seulement après la prise de Kazan, les
Tchérémisses acceptèrent définitivement la domination russe. Encore, de
temps à autre, des séditions éclatèrent-elles. En 1609 par exemple, ils
incendièrent le ville de Tsévilsk[21].

[Footnote 21: J.-N. Smirnov, _loc. cit._]

Une fois la résistance des populations finnoises brisée, les colons
russes arrivèrent; à leur contact les allogènes se fondirent et
perdirent jusqu'au souvenir de leur origine et de leur nationalité.

Deux conditions particulières ont favorisé la colonisation russe en
pays finnois. Tout d'abord la nature même de la région. Les peuples
qui habitent des plaines résistent moins que les montagnards à
l'assimilation. D'autre part, le paysan russe est un merveilleux colon.
Il n'a pas grandes prétentions, le brave moujik, il ne se présente pas
comme le représentant orgueilleux d'une race supérieure, il n'affiche
aucun mépris pour les races inférieures au milieu desquelles il
vit. Son état social diffère peu de celui de ses voisins: autant de
conditions qui facilitent la fusion. Avec quelle rapidité s'est faite
cette fusion, une fois les premières luttes terminées, une légende
mordvine en témoigne dans une histoire naïve. Le grand-prince de
Sousdal, Georges II, le fondateur de Nijni-Novgorod, descendait le
Volga, racontent les Mordvines, lorsqu'il vit sur une montagne de la
rive droite les indigènes occupés à sacrifier à leurs dieux. A la vue
du cortège princier, les anciens de la peuplade envoyèrent de suite des
jeunes gens offrir au maître de la viande et de la bière. En route,
les envoyés mangèrent et burent l'offrande destinée au grand-prince et
en place lui présentèrent de la terre et de l'eau. Georges considéra
ce présent comme le signe de la soumission des indigènes et continua
sa route. Dans les endroits où il jetait une pincée de cette terre, il
naissait un bourg russe; là où il en jetait une poignée, surgissait une
ville. Ainsi, conclut la légende, la terre des Mordvines fut soumise
aux Russes[22].

[Footnote 22: A. Rambaud, d'après M. Melnikov, _loc. cit._, in _Revue
scientifique_, 17 mai 1879.]

La fusion des deux races slave et finnoise a marqué les Russes d'une
empreinte profonde, indélébile, à la fois physique et morale. Les
Scythes, les ancêtres des Slaves, d'après le professeur Bogdanov,
avaient le crâne allongé. A mesure que l'on approche de l'époque
actuelle, cette forme se modifie, et aujourd'hui les crânes courts
dominent parmi les Russes. D'après M. Sommier, le savant voyageur
italien, dont les travaux sur l'ethnologie de la Russie font autorité,
cette modification ostéologique provient en partie de l'union des
Slaves aux Finnois[23].

[Footnote 23: S. Sommier, _Un Estate in Siberia_. Lœscher, Florence,
1885.]

Tous les voyageurs sont d'accord pour reconnaître aux Finnois un
entêtement invincible. Quand ils ont dit non, inutile d'insister, on
perdrait son temps[24]. Dans l'amalgame des deux races les Slaves ont
hérité de cette ténacité dans les entreprises qui fait leur gloire et
leur force sur les champs de bataille.

[Footnote 24: S. Sommier, _Note di viaggio_. Florence.]

A côté des Finnois, les Tatars forment un élément important dans la
population du gouvernement de Kazan. Sous le nom de Tatar, les Russes
désignent les différentes tribus de race turque et de religion
musulmane établies sur le territoire européen de l'empire. Dans leur
bouche, Tatar est synonyme de Mahométan. Actuellement l'effectif de ces
croyants dans la Russie d'Europe est d'environ deux millions et demi,
un million et demi dans le bassin du Volga et le reste en Crimée.

Les Tatars sont les débris des invasions mongoles restés sur le
sol russe. Séparés de leurs vainqueurs par la religion et par
l'organisation de la famille, les vaincus ne se sont point fondus avec
leurs nouveaux maîtres et dans la formation de la nationalité russe
n'ont point constitué un élément aussi important que les Finnois.

Cependant leur influence n'a pas été sans importance sur les Slaves.
Sur les populations finnoises du Volga, elle a été beaucoup plus
marquée. Dans cette partie de l'Europe s'est produit un phénomène
d'assimilation semblable à celui qui se passe aujourd'hui en Afrique,
où les Musulmans élèvent les peuplades fétichistes à un état de
civilisation relativement supérieur. Les Tatars ont été les premiers
éducateurs des populations finnoises.

Les différentes tribus de race turque éparses dans la Russie ont des
origines très diverses; aussi pour les reconnaître a-t-on l'habitude
de joindre à la dénomination générique de Tatars le nom de la région
où ils sont établis. On distingue ainsi les Tatars de Riazane,
d'Astrakane, de Kazan, etc.

Les Tatars de Kazan sont des Turcs mélangés d'éléments mongols. On
observe surtout des yeux bridés et des pommettes saillantes dans les
classes inférieures; les gens aisés ont, au contraire, un type aryen
assez marqué, dû à des unions fréquentes avec des coreligionnaires
boukhares[25]. Ces musulmans se donnent le nom de Bourgarliks; dans
leur pensée ils seraient les descendants des anciens Bulgares. Ce sont,
pour la plupart, des gens intelligents, sobres, honnêtes, économes et
de relations sûres. Leur force musculaire est très grande, et sous
ce rapport plusieurs portefaix tatars jouissent d'une réputation
légendaire. Tous ont les oreilles très écartées de la tête, déformation
produite par l'usage de lourds bonnets en peau de mouton.

[Footnote 25: Sommier, _Note di viaggio_.]

Le gouvernement de Kazan ne renferme pas moins de 638 000 Tatars,
la plupart établis dans la partie nord-est de la province. Dans les
arrondissements de Mamadyche, Tétiouche et Tsarévokoktchaïsk, ils se
trouvent en nombre supérieur aux Russes.

Mieux que toute description, une courte statistique fait ressortir le
kaléidoscope des races établies autour de Kazan. A côté des 638 000
Tatars vous rencontrez 850 000 Russes et 594 400 Finnois appartenant à
trois tribus distinctes. Ajoutez à cela quelques milliers d'Allemands,
de Polonais et de Juifs. Il y a là comme un résumé vivant des
principales populations de l'Empire.




CHAPITRE II

KAZAN

 L'Asie en Europe.--Progrès de l'industrie russe.--Climat de Kazan.--Le
 faubourg tatar.--Vêtement des Tatars.--Politique des Russes à l'égard
 des musulmans; ses résultats.


Dix-huit heures après avoir quitté Nijni, le vapeur entre dans une
immense plaine. Plaine d'eau à droite, animée par le va-et-vient
incessant de vapeurs; plaine de verdure à gauche, brouillée d'une buée
de chaleur. Dans cette brume, sur une colline violette lointaine,
apparaît Kazan.

En débarquant vous avez une sensation d'Asie. Sur la berge grouille
une foule de portefaix tatars, de mendiants déguenillés, de femmes en
jupes roses, jaunes ou vertes; un arc-en-ciel humain tremblote devant
vos yeux. Foule autour d'échoppes en plein vent garnies de fruits
éclatants de coloration, foule autour de véhicules bizarres avec
leurs _douga_ multicolores placées comme des diadèmes au-dessus de la
tête des chevaux, foule sur les pontons, devant les magasins, autour
des cabarets; partout une multitude affairée et gesticulante, avec
des bonnets en peau de mouton, des calottes, des casquettes, des
_kaftans_ noirs ou bleus, et des touloupes grises de crasse.

[Illustration: Scène dans une rue de Kazan.]

Vous débarquez et aussitôt vingt bras se disputent vos bagages; vous
fuyez ces importuns, pour tomber au milieu de mendiants qui tâchent
d'émouvoir votre pitié par de profondes révérences et par des signes
de croix. C'est un tumulte et un coudoiement auxquels vous n'échappez
qu'en sautant en voiture.

Le _drojki_ roule lentement sur une épaisse couche de poussière,
tourne un coin de rue, et au bout d'une plaine luisante de flaques
d'eau vous apercevez sur une colline un hérissement de clochetons, de
tours, de minarets, de coupoles, tout cela blanc et brillant, comme une
cristallisation de sucre candi sur un ciel bleu. On a la vision d'une
cité d'Orient.

Sept kilomètres séparent Kazan du Volga, sept kilomètres de bouts de
ville et de campagne entremêlés de flaques d'eau.

La route suit la Kazanka, gravit un monticule, et nous voici à Kazan,
où Mme Vieuille, propriétaire de l'hôtel de France, nous fait le
meilleur accueil.

M. Mislavsky, professeur agrégé à la Faculté de médecine, me réserve
également la plus cordiale réception; grâce à son inépuisable
obligeance et à son amabilité de tous les instants, Kazan est resté un
de mes meilleurs souvenirs de voyage. A un autre titre, M. Mislavsky
a droit à toute ma reconnaissance. Je ne pouvais songer à mettre à
exécution mes projets d'exploration sans le concours d'un Russe, et
avant mon arrivée cet excellent ami avait eu la bonté de m'assurer pour
le reste du voyage la société d'un jeune étudiant de l'Université,
M. Alexis Carlovitch Boyanus. Vigoureux, intelligent, débrouillard,
plein d'entrain, avec cela très bien élevé, Boyanus a été pour moi un
agréable compagnon autant qu'un précieux collaborateur, et ce serait
injustice de ma part de ne pas rapporter en grande partie à son zèle
le succès de l'expédition. Le meilleur éloge que je puisse faire de
lui, c'est qu'après avoir voyagé trois mois ensemble nous nous sommes
quittés et nous sommes restés bons amis.

Kazan est la ville la plus importante de la Russie orientale, avec une
population de 142 000 habitants[26], une industrie prospère de cuirs et
de savon, et une université importante.

[Footnote 26: D'après le recensement de 1886.]

Kazan se compose de trois parties, la ville russe, le Kremlin et le
faubourg tatar. La principale artère, la Vosskressenskaya, est une
large rue bordée de maisons basses; au bout se trouve l'Université, un
magnifique établissement scientifique dont les laboratoires spacieux
exciteraient l'envie de nos savants. Sous le rapport de la bâtisse
administrative, la Russie n'est pas en retard, loin de là. L'Université
de Kazan compte des professeurs dont le nom fait autorité dans toute
l'Europe, et sous leurs auspices se publie un important périodique[27].

[Footnote 27: _Troudy obchtchestva estestvoïspytatéleï pri
imperatorskom Kazanskom ouniversitetié._]

Non loin de l'Université est installée, dans un joli bâtiment en bois
de style russe, une fort curieuse exposition. Depuis plusieurs années
les différentes provinces de la Russie organisent à tour de rôle des
expositions régionales du plus haut intérêt. La première impression
en parcourant les galeries bien remplies est celle de la puissance
et de la vitalité de l'industrie nationale. Depuis dix ans, les
progrès réalisés sont considérables, surtout dans les articles de
luxe. Actuellement la Russie peut se suffire à elle-même et bientôt
pourra faire concurrence aux autres pays sur les marchés du monde. Le
bas prix de la main-d'œuvre lui assure dès aujourd'hui un avantage
marqué. Les amateurs de pittoresque regretteront cependant l'abandon
du style indigène pour les dessins et les formes occidentales. Les
modèles d'orfèvrerie viennent de France; les cuillers à thé russes,
si recherchées à Paris, sont ici dédaignées par la mode. Maintenant
également plus de ces pittoresques cotonnades si originales de
dessin et de couleurs, dont la vue était un plaisir pour les yeux;
actuellement les filateurs moscovites ne reproduisent plus que les
scènes banales de nos mauvais papiers peints.

J'aurais volontiers passé toute la journée à l'exposition, mais sous
ces bâtiments en bois la chaleur était étouffante. Pendant mon séjour à
Kazan le thermomètre ne s'éleva pas au-dessus de +27° et la température
moyenne ne dépassa pas +20°, la chaleur aurait donc été très
supportable, si les maisons avaient offert un peu de fraîcheur. Mais
dans ce pays où, l'hiver, la température s'abaisse à -34°, toutes les
précautions sont prises contre le froid et non contre le soleil. Les
doubles fenêtres de ma chambre étaient fixées aux murs, hermétiquement
closes; pour aérer la pièce on ne pouvait ouvrir qu'un petit carreau.
Avec cela point de persiennes; par suite la chambre a toujours la
température d'une serre chaude. De plus les maisons sont couvertes de
feuilles de tôle, qui n'entretiennent pas précisément le frais dans les
habitations.

[Illustration: Scène dans une rue de Kazan.]

A cette époque, Kazan, comme toute la région du Volga moyen et
inférieur, est une fournaise. Un mois plus tard, le thermomètre
s'élevait, à l'ombre, à +37°,6, et à 9 heures du soir marquait encore
+30°,2. En juillet 1890, la température moyenne s'est élevée à +24°.

Par de pareils temps le seul endroit agréable est le bain, d'autant
qu'en Russie ces établissements sont installés avec un confort inconnu
dans nos pays. Vous avez la jouissance de deux pièces, une étuve avec
baignoire et appareil à douches et à côté un salon avec des divans.
Vous pouvez rester là tout le temps que vous voulez, y habiter même;
personne ne viendra vous importuner. Toute la nuit, l'établissement est
ouvert et vous y trouvez à boire, à manger et le reste. Les bains sont
les cafés de la Russie.

Le principal monument de Kazan est le Kremlin. Le Kremlin n'est point,
comme on le croit généralement, le palais des tsars à Moscou; chaque
ville importante, comme Nijni, comme Kazan, a son Kremlin, qui est
la forteresse de la ville. Place de défense, il est naturellement
toujours situé sur la hauteur, et ses remparts renferment tout ce qui
doit être mis à l'abri de l'ennemi, les églises, les trésors, les
administrations. A Kazan, c'est une ville dans une ville, avec des
cathédrales, des monastères et des palais. L'enceinte est formée par un
mur en briques, crépi à la chaux, hérissé de tours et de créneaux à la
lombarde; par-dessus cette fortification émerge un fouillis de dômes,
de clochers, d'édifices pittoresques dominé par un minaret bizarre. On
dirait un gigantesque bonnet de magicien posé sur le sol ou une énorme
lunette placée à terre par le gros bout. C'est la tour de Soumbeka,
remontant, croit-on, à la domination des khans musulmans. D'après la
légende, la princesse tatare Soumbeka se serait précipitée du sommet
du minaret au moment de l'entrée des Russes dans Kazan, pour ne pas
survivre à la honte de la défaite. Le fait est, paraît-il, inexact; la
prétendue héroïne serait morte trois ans avant la prise de la ville,
mais, en dépit des historiens, la légende vit toujours dans la mémoire
des indigènes. Quelle chose maussade, l'histoire, elle veut effacer
tous les actes qui embellissent la vie des peuples.

Du Kremlin et de la ville russe une pente rapide conduit à la ville
tatare. Les descendants des anciens maîtres du pays sont aujourd'hui
relégués dans un faubourg.

Ici nous sommes en Orient. Dans les rues une foule aux longs vêtements
flottants, bariolée de couleurs criardes et partout des enseignes en
caractères arabes; les minarets des mosquées complètent l'illusion.
Mais c'est un Orient peu pittoresque. Rien que des maisons en briques,
sans décoration et sans style. A l'intérieur comme à l'extérieur, les
mosquées ne présentent non plus aucun intérêt. Avec leurs grands murs
nus, leur haute chaire en bois, très simple, leur grand jour cru, elles
ressemblent à des temples protestants.

Au point de vue politique, les Tatars de Kazan sont particulièrement
intéressants pour les Français.

A étudier ces musulmans et le régime qui leur est appliqué par le
gouvernement impérial il y a pour nous matière à enseignement. Les
Russes ont fait une expérience dont nous pourrions profiter pour
l'administration de l'Algérie. Depuis que l'opinion publique se
préoccupe de l'avenir de notre grande colonie africaine, ni les
rapports, ni les beaux discours, ni les livres n'ont manqué pour
éclairer notre jugement. Sur ce sujet tout le monde se croit compétent
et chacun a sa recette pour assurer le bonheur de l'Algérie. D'après
les uns, on doit encourager la colonisation européenne, dépouiller et
refouler l'Arabe; selon les autres, la sécurité de la colonie ne peut
être assurée que par l'assimilation des indigènes, et pour arriver à ce
résultat n'a-t-on pas proposé de leur accorder le suffrage universel,
et un brave sénateur est tout étonné que l'Arabe ne veuille pas de ces
droits du citoyen. Un grain de mil ferait mieux son affaire. Ce serait
certes un recueil drolatique que celui de toutes les réformes proposées
pour donner la prospérité à l'Algérie et pour tenter l'assimilation
des Arabes. C'est que tout cela n'est que rêveries de gens ignorant
les populations primitives. Nos réformateurs jugent les musulmans
avec leurs idées d'hommes civilisés et avec leur cerveau brouillé de
théories politiques.

Voyons les Tatars de Kazan.

De ces musulmans les uns sont agriculteurs, les autres commerçants.
Les premiers, nous a-t-il paru, cultivent leurs terres aussi bien
que les Russes. Ceux de ces Turcs adonnés au commerce sont gens fort
industrieux. La plupart des marchands ambulants qui grouillent dans les
rues et sur les ports des villes du Volga sont des Tatars. Grâce à leur
esprit d'économie, un certain nombre d'entre eux s'élèvent au-dessus
de la condition de colporteurs; à Kazan, plusieurs musulmans sont des
commerçants notables, possesseurs d'une fort jolie fortune. Par leur
travail ces Turcs peuvent monter dans la hiérarchie sociale tout comme
les autres races.

D'autre part, ces mahométans comprennent notre civilisation et
se montrent susceptibles de culture intellectuelle. Les fils de
quelques riches marchands suivent les cours de l'Université, et tous
les préparateurs de cet important établissement scientifique sont
des Tatars. Et ces braves gens exercent leurs fonctions avec une
intelligence et un zèle auxquels les professeurs russes sont unanimes à
rendre hommage.

Le clergé musulman n'est pas non plus réfractaire à nos idées et
quelques-uns de ses membres sont des savants. Un _mollah_ a pris part
au congrès archéologique de Kazan en 1877 et y a lu un mémoire sur
l'histoire de Bolgar et de Kazan. Sous ce rapport, l'anecdote suivante
me paraît significative. Accompagné de M. Mislavski, je photographiais
un jour autour d'une mosquée, lorsque survint un _mollah_. On me
présente à lui et on lui explique le but scientifique de mon voyage.
Le prêtre musulman m'invite alors à venir le lendemain à la mosquée et
à prendre une vue de l'intérieur pendant la prière. «Cela intéressera,
ajouta-t-il, les Parisiens de voir la manière dont nous prions.» La loi
de Mahomet défend aux fidèles de laisser reproduire l'image de leurs
traits, et pour cette raison la photographie n'est pas vue par eux d'un
bon œil. Le brave _mollah_, il est vrai, avait tourné la difficulté,
car ce ne fut pas précisément la figure qu'exposèrent à l'objectif
les croyants en prière. C'était du reste un homme fort intelligent,
instruit, et très au courant de l'action de la France dans les pays
musulmans.

Chez ces mahométans aucun fanatisme religieux. Ce sont des gens qui
professent le mahométisme, absolument comme d'autres sont catholiques
ou protestants. Enfin, au contact des Russes, une des principales
barrières qui séparent l'Islam de notre civilisation est tombée.
La plupart de ces Tatars sont monogames, et dans la petite colonie
musulmane de l'Université les femmes ont la même situation que dans
notre société. Ne croyez pas que ces mahométans ont renoncé à la
polygamie par économie, même les gens riches n'ont pour la plupart
qu'une femme. Un soir, au Jardin d'été, je vis arriver un général
donnant le bras à une sémillante petite femme très bien habillée,
C'était M. et Mme Schamyl. Le fils de l'adversaire implacable des
Russes, de l'Abd-el-Kader du Caucase, est général dans l'armée
impériale; après avoir épousé la fille d'un riche négociant tatar, il
vit ici paisiblement. Mme Schamyl circule, le visage découvert, coiffée
d'une petite capote et est habillée par une couturière française.

A tous ceux qui déclarent les musulmans incapables de comprendre nos
idées, à tous les faiseurs de plans d'organisation pour l'Algérie, je
conseille un voyage à Kazan. Comme l'a dit très justement le capitaine
Binger, dont personne ne peut méconnaître la haute compétence en cette
matière, «dans les couvées soumises directement à l'influence des idées
européennes, celles-ci affaiblissent considérablement le sentiment
religieux, transforment et modernisent l'Islam[28]».

[Footnote 28: Binger, _Islamisme, Esclavage et Christianisme_, Société
d'Éditions scientifiques. Paris, 1891.]

Cette assimilation des musulmans de la Russie orientale s'est faite
tout naturellement. Le gouvernement impérial ne s'est point mis en
frais d'imagination pour choisir une politique à l'égard des Tatars.
Son système consiste simplement à les traiter avec justice.

[Illustration: Intérieur d'une mosquée pendant la prière.]

Après la conquête et au XVIIIe siècle, un certain nombre de mahométans
furent convertis par force au catholicisme grec. Il y a encore une
cinquantaine d'années, les fonctionnaires s'efforçaient de faire du
prosélytisme parmi les Tatars. La haute autorité de l'empereur a mis
fin à ces persécutions. Le résultat obtenu n'était pas du reste très
satisfaisant; de l'avis de tous, les Tatars convertis ont une moralité
bien inférieure à celle de leurs frères restés musulmans. Aujourd'hui
les musulmans ne sont plus inquiétés, ils sont traités par les pouvoirs
civils et judiciaires sur le même pied que les Russes, et pour obtenir
justice et protection auprès des fonctionnaires, la nationalité
tatare n'est point un motif d'infériorité. Mais l'agent le plus actif
d'assimilation a été le paysan russe. Le brave moujik ne regarde pas
le musulman comme un être inférieur, pour lui ce n'est pas un ennemi,
comme l'Arabe pour le colon français; il n'affiche à son égard ni
mépris ni convoitise et jamais il n'aurait l'idée de le maltraiter pour
le seul plaisir de faire le mal, comme ces Algériens qui ne manquent
pas d'envoyer un coup de fouet aux Arabes qu'ils rencontrent dans la
campagne. Les Russes appartenant aux classes élevées sont unanimes à
rendre hommage aux qualités des Tatars. A leurs yeux ce sont des sujets
russes au même titre que les autres, mais seulement professant une
religion différente.

Et ne croyez pas cette assimilation superficielle. J'ai entendu un
Tatar déplorer l'exécution du major Panitza dans les mêmes termes
qu'aurait pu le faire un panslaviste. Les Russes ont su communiquer
leurs sentiments politiques à leurs sujets musulmans de Kazan.

Cette assimilation des Tatars a une importance politique de premier
ordre. La Russie orientale ne compte pas moins de trois millions de
mahométans, Tatars, Bachkirs, Kirghizes, et ces mahométans sont en
relations suivies avec les foyers de fanatisme musulman de l'Asie
centrale. Supposez la guerre sainte éclatant dans la Transcaspie, ne
pourrait-elle pas avoir son contre-coup jusque sur les bords du Volga,
si par une sage politique le gouvernement impérial ne s'était assuré de
la fidélité de ses sujets tatars?




CHAPITRE III

EXCURSION AU PAYS DES TCHÉRÉMISSES

 Aspect de la contrée.--Costumes et architecture tchérémisses.--Traces
 d'influence scandinave.--Industries.--Mariage.--Art indigène.


Jusqu'ici notre voyage a été une promenade en bateau à vapeur;
maintenant nous abandonnons les routes battues pour aller visiter les
populations finnoises des environs de Kazan.

Nous commençons par les Tchérémisses, et, le 1er juillet, nous
partons pour Parate, village occupé par ces Finnois à 35 verstes de
Kazan. Très amusant notre véhicule, une _plétionka_, le type de voiture
le plus répandu dans cette partie de la Russie. Une grande corbeille en
osier; point de ressorts ni de sièges; en place une épaisse couche de
foin sur laquelle s'étendent les voyageurs.

Au sortir de la ville, un mouvement étrange et coloré de voitures, de
cavaliers, de piétons. C'est un va-et-vient de personnages rouges,
noirs, blancs, jaunes, en relief sur un ciel bleu vibrant de lumière.

[Illustration: Village de Parate.]

La route court à travers de grandes plaines fertiles cernées dans
le lointain par une raie de collines violettes; paysage à larges
horizons dont la vue laisse l'impression vague de la mer. Au-dessus
de la nappe jaune des céréales émergent des poteaux rouges surmontés
d'images sacrées, emblèmes des saints protecteurs des moissons. Sous
l'aveuglante lumière ils brillent comme des miroirs à alouettes et
constellent de paillettes lumineuses l'étendue tranquille des blés.

De distance en distance s'ouvre un ravin à moitié rempli d'eau.
La voiture dégringole au fond de la crevasse, passe à gué, puis
remonte péniblement l'autre versant. Par-dessus ces ravins existent
bien des ponts, mais l'été, l'administration les barre, dans une
pensée d'économie. En temps d'inondation seulement ils sont livrés
à la circulation. Pour le moment, ces passerelles ont cependant une
utilité. Au milieu de la plaine brûlée par le soleil elles forment un
abri ombreux. En ces journées de juillet, la température devient ici
étouffante, une chaleur blanche et sèche.

Après plusieurs heures de route, voici le village de Parate, moitié
russe, moitié tchérémisse. Aucune différence extérieure ne distingue
les maisons tchérémisses des _isbas_ russes. Toutes sont construites
sur le même plan, on dirait une cité ouvrière. Dans la longue rue
circulent des êtres étranges tout de blanc vêtus; à la lueur mourante
du crépuscule, on croit voir passer des fantômes. Ce sont des
Tchérémisses qui rentrent des champs.

A la vue de ces gens, la première impression est celle de l'étonnement,
d'un étonnement profond dont la sensation persiste encore au moment
où j'écris ces lignes. Depuis le Volga nous avons été préparés par
des transitions lentes à l'impression d'Asie que nous a laissée
Kazan, mais ici le saut est si brusque, si profond que nous en sommes
abasourdis. D'un des centres les plus importants de l'Empire, nous
sommes tombés tout d'un coup au milieu d'une population primitive. Ici
nous sommes, semble-t-il, à mille lieues de Kazan, hors de la Russie,
hors d'Europe. Costumes, langue, religion, tout chez ces Tchérémisses
est différent de chez les Russes. Il y a là deux races juxtaposées,
étrangères l'une à l'autre, l'une qui suit le mouvement de la
civilisation, l'autre figée dans un passé de plusieurs siècles.

Très simple est le costume des Tchérémisses: pour les hommes, un
pantalon et une blouse en toile blanche[29], des souliers en écorce,
et en place de bas des morceaux de toile ou de drap. Non moins
sommaire est le costume des femmes: un petit caleçon en toile blanche
(_iolache_) que prolongent des jambières également en toile ou en
drap noir (_chtré_), serrées autour des mollets par des cordelettes
en écorce, enfin une longue chemise blanche (_toghour_), fermée sur
la poitrine par une fibule en cuivre et serrée à la taille par une
ceinture. Ce vêtement très simple devient un des plus pittoresques que
l'esprit féminin ait inventés par les ornements curieux dont il est
garni. Toutes les blouses des femmes sont chamarrées de broderies et
couvertes de colliers, de plastrons, d'écharpes, de pièces de monnaie
et de coquillages. Tout cela n'est ni gracieux, ni élégant, mais
l'effet est absolument extraordinaire.

[Footnote 29: Les chemises des hommes sont ornées d'un petit liséré de
broderies.]

Là malheureusement comme partout ailleurs, la civilisation a amené
la décadence de l'art indigène. Les cotonnades russes pénètrent
chez ces Finnois, et sous l'empire d'idées religieuses absurdes,
les femmes tchérémisses tendent à abandonner les ornements de leur
costume national. Les convertis regardent comme un péché de porter
des vêtements brodés[30]. Et ces idées ne trouvent que trop de crédit
parmi les indigènes, au grand préjudice du pittoresque. A Parate et
dans les environs, les broderies forment un dessin géométrique, une
série de denticules serrés, disposé par bandes autour de l'ouverture
de la poitrine, sur les manches, et au bas de la robe; elles sont
en fil de coton, et de couleur carmin foncé. Les jours de fête, les
femmes endossent des chemises à broderies rouges rehaussées de vert.
Dans d'autres districts, la soie est employée à la place du coton[31].
Pendant l'hiver, hommes et femmes sont vêtus de longs _kaftans_
tissés par eux. Dans les grandes circonstances, les femmes endossent
un manteau de drap noir orné d'un large col rabattu garni de rubans
d'argent, de pièces de monnaie et de coquillages.

[Footnote 30: Smirnov, _loc. cit._]

[Footnote 31: _Ibid._]

A Parate et dans les villages environnants, la coiffure des femmes est
une longue serviette étroite, brodée, flottant autour du cou et fixée
sur la nuque par un ruban passant sur le sommet de la tête. Cette
coiffure, appelée _charpane_, n'est portée que par les femmes mariées;
les jeunes filles vont nu-tête, la chevelure divisée derrière la tête
en deux tresses garnies de vieux boutons, de morceaux de cuivre, de
coquillages (_kauris_) et de pièces de monnaie.

[Illustration: Femmes Tchérémisses.]

Les Tchérémisses ont emprunté le _charpane_ à leurs voisins d'au delà
du Volga, les Tchouvaches, aussi ne l'observe-t-on qu'aux environs
de Kazan. Dans la partie ouest du district de Tsarévokoktchaïsk et
dans les districts de Vétlouga et de Iaransk, les Finnoises portent
une énorme coiffure en écorce de bouleau recouverte d'une serviette
brodée, semblable à un shako de caricature. En avançant vers l'est,
on rencontre chez les Tchérémisses une autre coiffure, qui a le
nom euphonique de _chienaschiavouchio_ suivant M. Sommier, ou de
_chimachobitch_ d'après M. Smirnov, réservé, comme le _charpane_,
aux femmes mariées. C'est une longue serviette en forme de bonnet de
police, dont une corne se trouve au-dessus du front et dont la partie
postérieure descend très bas dans le dos. Les femmes de cette région
divisent également leur chevelure en deux tresses, l'une cachée sous
la _chienaschiavouchio_, l'autre entortillée sur le front en forme de
corne pour soutenir la pointe du bonnet. Cette coiffure répond à une
superstition; dans les clans tchérémisses établis près de l'Oural, les
femmes mariées ne doivent laisser voir leur chevelure à aucun homme de
leur race[32].

[Footnote 32: Sommier, _Note di viaggio_, Florence, 1889.]

Le costume des femmes tchérémisses est rehaussé d'ornements formés de
pièces de monnaie et de ces jolis coquillages des mers de l'Inde connus
sous le nom de _kauris_ ou de _porcelaine_ (_Cypræa moneta_)[33].
Ces Finnoises portent au cou et sur la tête leur fortune entière,
100, 150 ou 200 francs, quelquefois même plus. Tout l'argent qu'elles
parviennent à économiser, elles en garnissent leurs vêtements. Les
femmes sont des tirelires ambulantes, et ce n'est que pressées par
la plus extrême nécessité qu'elles se décident à détacher de leurs
colliers quelques pièces, les vieilles surtout, qui ont à leurs yeux la
valeur de talismans. Il n'est pas rare de trouver sur une Tchérémisse
des monnaies très anciennes. Pour un antiquaire, ces femmes offrent
l'intérêt d'un cabinet de médailles. C'est du reste le seul qu'elles
présentent. Parmi les cinq ou six cents femmes tchérémisses que j'ai
vues, pas une n'était jolie, même passable.

[Footnote 33: Une des écharpes que j'ai acquises est bordée de _Cypræa
moneta_ var. _icterina_, d'après la détermination de M. Dautzenberg.]

Autour de la nuque les femmes mariées suspendent au _charpane_
une chaînette de verroterie, chargée de pièces de 20 _kopeks_
(_bouïgoltsia_). A celle que j'ai achetée, il y avait pour 18 francs
de numéraire. Leurs boucles d'oreilles sont également formées de trois
pièces de 20 kopeks. En outre, quelques femmes s'accrochent le long
des joues des paquets de fil de cuivre ou d'argent recourbés à leur
extrémité; leur visage se trouve ainsi armé d'une paire de griffes. Qui
s'y frotte s'y pique. D'autres se parent de larges cercles de métal;
la quincaillerie est à la mode dans le pays. De plus, celles qui en
ont les moyens portent autour du cou des colliers et des plastrons de
pièces d'argent. Outre les pièces d'argent, les femmes tchérémisses
emploient les kauris (_Cypræa moneta_) comme ornements[34].

[Footnote 34: Les kauris sont récoltés dans l'océan Indien, surtout aux
Maldives et sur la côte orientale d'Afrique aux environs de Zanzibar,
puis de là expédiés principalement aux Indes et sur la côte du golfe de
Guinée. Au pied de l'Himalaya les femmes du Sikkim ornent leur costume
de ce coquillage. Telle est du reste la demande de cet article qu'en
une seule année il a été importé en Angleterre 60 000 kilogrammes de
kauris; la majeure partie a été réexpédiée aux nègres du golfe de
Benin.]

L'usage de mollusques appartenant au genre _Cypræa_ comme bijou
ou comme monnaie remonte à une haute antiquité. Une cyprée a été
découverte dans les ruines de Babylone, et dès les temps préhistoriques
les Finnois de la Russie orientale ont fait servir ce coquillage à
l'ornementation de leurs vêtements. Dans les _tumuli_ des anciens
Mériens, le comte Ouvarov a découvert deux kauris.

Les jeunes filles tchérémisses portent des colliers de cyprées, et en
grande toilette les femmes mariées se parent de deux larges écharpes
entièrement bordées de ces petits coquillages. Les ceintures, les
plastrons, les tresses des cheveux, sont également ornés de kauris.
Représentez-vous ces chemises blanches, chamarrées de broderies
délicatement nuancées, étincelantes de reflets argentins, toutes
brillantes de nacre, et vous comprendrez que ce costume si simple
devient un des plus curieux que l'ingéniosité féminine ait imaginés.

Dès notre arrivée à Parate, nous nous occupons d'acheter des vêtements
et des ornements, mais au début les transactions sont lentes. On se
défie de nous. Même ici, près d'une grande ville, les Tchérémisses sont
d'une sauvagerie extraordinaire. La venue d'un étranger leur inspire
plus d'appréhension qu'au Lapon ou à l'Eskimo du Grönland. Russes et
Tchérémisses vivent pourtant en bonne harmonie et entre les deux races
des unions se produisent. D'autre part le gouvernement essaie d'élever
ces Finnois au niveau des paysans slaves. Des écoles sont ouvertes dans
lesquelles l'enseignement est donné en tchérémisse, en même temps la
connaissance du russe vulgarisée. Néanmoins un certain nombre d'hommes
et la plupart des femmes ignorent cette langue. De longtemps la fusion
entre les deux races ne sera pas obtenue.

Le paysan russe auquel nous demandons l'hospitalité nous reçoit
cordialement. «La France est amie de notre empereur», dit-il à
Boyanus, et en amis il nous accueille. Dans ces campagnes n'arrive
aucun journal, aucun bruit du monde extérieur, néanmoins par une lente
infiltration les sentiments de sympathie pour notre pays ont pénétré
jusque dans les masses les plus profondes du peuple russe.

[Illustration: Tchérémisse aux champs.]

Nous dînons frugalement d'œufs et de fraises, arrosés d'excellent
thé, puis nous nous couchons sur le plancher recouvert d'une toile
caoutchoutée. Désormais pendant plusieurs mois ce sera notre lit.
Au début il semble bien un peu dur, mais après quelques jours
d'accoutumance nous y dormirons à poings fermés. En même temps nous
mangerons avec nos doigts et nous n'éprouverons plus le besoin de nous
laver. Nous aurons perdu toutes les habitudes des gens civilisés; nous
serons redevenus des primitifs comme les Tchérémisses. La civilisation
est un vernis très léger, qui s'écaille rapidement.

Le lendemain, visite de plusieurs villages tchérémisses.

Toujours le même paysage: de grandes plaines déchirées de vallons
d'érosion. Au printemps, lors de la fonte des neiges, ces ravins sont
agrandis par le ruissellement, et l'été chaque orage augmente encore
leur largeur aux dépens des champs environnants. Dans cette région,
les eaux produisent des effets de dénudation comme dans les Alpes.
Maintenant au fond de ces ravins il n'y a plus qu'un maigre ruisseau
alimenté par des sources. Souvent leur débit, insuffisant pour donner
naissance à un cours d'eau, ne forme que quelques mares boueuses. Nulle
part ailleurs on ne trouve d'eau. Pour cette raison tous les villages
sont construits sur le bord de ces ravins. Quelques-uns de ces vallons
ont une profondeur de 15 à 20 mètres. Sur aucun point de leurs pentes
n'apparaît la roche en place.

Nous traversons un village tchérémisse; à quelques kilomètres de là, un
second, habité par des Tatars; un peu plus loin, une bourgade russe.
Très pittoresque est le village musulman d'Ourasli avec sa petite
mosquée en bois perchée sur une colline. Si elle n'était surmontée du
croissant, on la prendrait pour une modeste église de nos campagnes.
Bientôt après voici une église grecque, et tout près de là un bois
sacré où les Finnois viennent faire des sacrifices. Sur un espace de
quelques kilomètres vous rencontrez des représentants de trois races
et des zélateurs de trois religions différentes, et tout ce monde vit
dans la plus parfaite harmonie, païens, musulmans, catholiques grecs.
Ces pauvres gens, que l'on traite de barbares, donnent aux nations
civilisées l'exemple de la tolérance religieuse.

[Illustration: Mosquée d'Ourasli.]

A midi, nous arrivons dans un village entièrement habité par des
Tchérémisses. Même aspect qu'à Parate, mais ici les constructions sont
plus typiques.

Chaque maison renferme deux habitations, une d'hiver et une d'été
(_kouda_). La _kouda_ est une construction spéciale aux Finnois de
cette région. C'est un cube surmonté d'un cône. A cette baraque en
bois ne se trouvent que deux ouvertures, la porte et, dans le toit, un
trou pour laisser passer la fumée du foyer établi entre des pierres au
milieu de l'unique pièce de la maison. A l'intérieur, le long des murs,
sont établis des bancs et des étagères garnies d'ustensiles de cuisine.

Quelques fermes renferment des spécimens encore plus anciens de
l'architecture indigène. Vous voyez dans un coin de l'aire un appareil
conique de perches dressées au-dessus d'un trou. Actuellement cette
construction sert de séchoir pour les céréales; on allume du feu dans
la cavité, et sur les perches on entasse les gerbes. Dans le cours des
âges cet édicule a changé de destination, primitivement il servait
d'habitation, c'est le premier abri imaginé par les Tchérémisses,
comme au reste par toutes les autres tribus finnoises. Examinez les
_kota_ des Finlandais, les huttes et les tentes des Lapons, les
_tchioumes_ des Ostiaks, toutes dérivent du même type primitif de
construction: un cône formé de perches dressées; le revêtement de ces
diverses habitations seul diffère suivant les régions et les races. Les
Tchérémisses ont appris des Turco-Mongols l'art d'élever des maisons;
avant, ils vivaient l'hiver dans des trous surmontés d'un toit couvert
de terre.

Les Tchérémisses, comme tous les Finnois et les Russes, ont l'habitude
de prendre chaque semaine un bain de vapeur, et toute habitation
comporte une étuve. Très simple en est l'installation: une méchante
baraque en bois, des bancs et un tas de pierres amoncelées au-dessus
d'un fourneau. Pour produire la vapeur on fait rougir ces pierres, sur
lesquelles on jette de l'eau. Dans ces _hammams_ primitifs, le massage
est remplacé par des flagellations avec de petits bouquets de branches
de bouleau et des aspersions d'eau froide.

[Illustration: Cuiller tchérémisse.]

Dans le mobilier tchérémisse signalons un tabouret dont le siège est
fait de lanières d'écorce. On le trouve également chez les Tchouvaches
et les Zyrianes. A noter également des cuillers en bois ornées
sur le manche de figures d'animaux, qui ont au plus haut degré le
cachet norvégien. A l'exposition de Kazan, la collection tchérémisse
renfermait des sièges formés d'un cylindre en bois, des plats également
en bois, avec des têtes d'animaux et des anses relevées, tous objets
présentant la plus frappante ressemblance avec les produits de
l'industrie scandinave. Les Scandinaves qui fréquentaient les marchés
de Bolgar ont laissé des traces évidentes de leur séjour parmi les
populations du Volga.

Le village où nous nous trouvons, comme tous ceux que nous avons
visités, grouille de marmaille. Les Tchérémisses sont très prolifiques;
les familles de neuf enfants ne sont pas rares, et d'autre part la
mortalité infantile est moindre parmi eux que chez les Russes. Depuis
1811 la population tchérémisse a augmenté de 30 pour 100 dans la
région au nord de Kazan[35].

[Footnote 35: Smirnov, _loc. cit._]

Les Tchérémisses sont un peuple d'agriculteurs. Ils sont en outre
grands éleveurs d'abeilles. La cire est employée à la fabrication des
bougies nécessaires pour les cérémonies religieuses et une partie du
miel à celle d'une boisson fermentée appelée _piouré_. Une superstition
bizarre défend aux Finnois de vendre des essaims[36].

[Footnote 36: _Id._, _ibid._]

Aux produits de l'agriculture, les Tchérémisses ajoutent ceux de la
chasse et de la pêche. Ils poursuivent principalement les palmipèdes,
le lièvre et l'écureuil, dont ils vendent la peau aux Tatars. Lors
de notre voyage (1890), la dépouille de ce petit ruminant valait 20
kopeks, soit environ 60 centimes. Les Finnois du Volga emploient
aujourd'hui le fusil; au commencement du siècle, un grand nombre se
servaient encore d'arcs et de flèches. Dans un village tchérémisse, M.
Smirnov a acquis une flèche terminée par une gibbosité dans laquelle
était fixée, suppose-t-il, une pointe en pierre[37].

[Footnote 37: Sans doute une flèche destinée à la chasse des animaux
à fourrure et arrondie pour ne pas endommager les peaux, comme en
emploient les Ostiaks.]

Très curieuse est leur embarcation. Un simple tronc d'arbre creusé dont
les bords sont exhaussés par deux planches. Les pirogues des Indiens ne
sont pas plus primitives.


Le lendemain nous quittons définitivement Parate pour aller visiter un
village païen situé très loin dans la campagne, à l'écart des chemins
battus.

[Illustration: Cithare tchérémisse.]

A notre arrivée, tout le monde est en liesse, un mariage va être
célébré prochainement, le fiancé est venu rendre visite à sa future
épouse et pour fêter cet heureux événement bon nombre de gens ont
bu plus que de raison, le fiancé tout le premier. L'eau-de-vie joue
un rôle très important dans la conclusion des mariages et c'est par
des libations que la jeune fille marque son consentement à l'union
projetée. Dans l'arrondissement de Vétlouga, raconte M. Smirnov,
lorsqu'un jeune homme a fait choix d'une femme, il se rend à son
domicile accompagné d'un compère, le _svatoune_ (littéralement:
épouseur, marieur), chargé de débattre les conditions de l'hymen.
Tous deux sont munis de bouteilles. «Nous sommes venus faire boire
la fille», disent-ils aux parents en entrant dans leur maison; en
même temps le jeune homme présente à la jeune fille une bouteille de
_vodka_ (eau-de-vie de grain). Consent-elle à l'union, elle accepte
la bouteille et en offre immédiatement une rasade au jeune homme.
Celui-ci lui présente à son tour un verre, et une fois qu'elle a bu, la
jeune fille régale ses parents et le _svatoune_. C'est maintenant à ce
dernier de parler, mais, avant d'entamer la discussion des questions
d'intérêt, nouvelles libations. Quand tout est conclu, la fiancée
reconduit son futur époux dans la cour en lui offrant de nouveau à
boire, juste à ce moment de la cérémonie nous arrivons. La fiancée
accompagne toute souriante le jeune homme à sa _pletionka_; évidemment
c'est un mariage d'inclination, le futur est complètement ivre.

Dans cette région, depuis un siècle tous les indigènes sont monogames.
Actuellement, seuls les Tchérémisses des arrondissements de
Krasnoufimsk (gouvernement de Perm) et de Birsk (gouvernement d'Oufa)
possèdent des harems, encore la plupart n'ont-ils que deux femmes. A
ces deux femmes et aux enfants qui en sont issus la coutume reconnaît
des droits égaux.

Chez les Tchérémisses, le mariage était encore opéré au XVIIIe siècle
par le rapt. Aujourd'hui cette coutume barbare n'est plus pratiquée que
par les Tchérémisses orientaux, qui, moins soumis à l'influence slave,
ont mieux conservé les anciens usages. Généralement il y a accord
préalable entre le ravisseur et la jeune fille; parfois cependant se
produisent de véritables rapts accompagnés de violence et suivis de
tentatives de suicide de la part de la jeune fille violentée.

Sous l'influence musulmane, cette pratique sauvage a été remplacée
presque partout par l'achat de la jeune fille. Le futur époux achète
sa fiancée, comme il achèterait une tête de bétail. Ici le prix d'une
femme, le _kalim_, varie de 5 à 100 roubles, quelquefois moins: des
filles pauvres sont cédées par leurs parents pour quelques bouteilles
d'eau-de-vie. Que la future soit jolie ou laide, qu'elle ait ou non
toutes les qualités d'une bonne maîtresse de maison, peu importe
pour la fixation du _kalim_. Tout dépend de la fortune du futur et
des conditions qu'il pose pour la dot. Est-il riche et peu exigeant,
d'autre part les parents désirent-ils se débarrasser de leur fille, le
_kalim_ sera naturellement de faible valeur.

[Illustration: Femmes tchérémisses au puits.]

Actuellement la vente de la fiancée n'est plus qu'un symbole exprimant
le consentement des parties, et le _kalim_ est rendu au futur sous
forme de dot. Cette dot consiste en vêtements, ornements, pièces
d'argent et quelquefois en animaux domestiques.

Chez les Tchérémisses convertis, les mariages sont naturellement
célébrés à l'église, mais la cérémonie est toujours suivie de pratiques
païennes. Dans l'arrondissement de Kosmodémiansk, au retour de
l'église, les époux sont conduits dans la _kouda_. Là, au bout d'une
baguette pointue, on leur offre un gâteau consacré à l'esprit de la
maison, et chacun doit en manger un morceau. M. Smirnov, auquel nous
empruntons ce renseignement, voit dans cette coutume l'admission de
l'épouse au culte des dieux de la maison dans laquelle elle entre. A
l'appui de cette explication, il cite un autre usage. Une fois arrivée
dans sa nouvelle demeure, l'épouse revêt de suite les vêtements de
femme mariée et va puiser de l'eau, accompagnée de toutes les jeunes
filles du cortège. Avant de remplir ses seaux, elle lance dans la
fontaine trois perles de verre ou une pièce de monnaie, pour bien
disposer en sa faveur l'esprit de l'eau, qui pourrait lui jeter quelque
maléfice, à elle étrangère.

Les Tchérémisses ont une civilisation primitive qui leur est propre.
Dans les arts du dessin, les broderies exécutées par les femmes sont,
comme nous l'avons dit plus haut, des chefs-d'œuvre d'ornementation.
Ces travaux d'aiguille, aussi chatoyants par l'harmonie des teintes
que par la vivacité des couleurs, décèlent de véritables artistes, et
les pauvres Finnoises n'emploient jamais de modèles. Ces broderies
sont le produit de leur imagination et chaque district a ses dessins
particuliers. Les ornements de la chemise servent ainsi en quelque
sorte de passeport aux femmes tchérémisses en indiquant leur lieu
d'origine. De plus, ces Finnois ont su inventer des instruments de
musique, une cithare, une cornemuse et un tambour. Les accords que les
Tchérémisses tirent de ces instruments sont loin d'être harmonieux:
ils chantent en majeur et l'accompagnement est en mineur[38]. Une fois
les musiciens en train, cela devient un bacchanal épouvantable: aussi
chaque fois qu'un orchestre tchérémisse se faisait entendre, fallait-il
entraver avec soin les chevaux qui se trouvaient dans la cour.

[Footnote 38: Sommier, _loc. cit._]

Après avoir passé toute la journée au milieu des Tchérémisses païens,
nous repartons le soir même pour Kazan. Une agréable fraîcheur a
succédé à la chaleur étouffante de la journée et c'est plaisir
de courir la campagne à la rapide allure des excellents chevaux
russes. Doucement bercés par le mouvement de la _pletionka_, nous
nous endormons bientôt pour ne nous réveiller qu'aux portes de
Kazan. A ce moment le soleil se lève radieux dans un ciel d'un bleu
merveilleusement nuancé. Les dômes, les campaniles multicolores
étincellent de lumière, leur masse enveloppée d'une légère gaze de
vapeurs matinales semble flotter en l'air; dans le demi-réveil, cette
vision semble un rêve.




CHAPITRE IV

LE PAGANISME EN EUROPE

 La religion tchérémisse.--Ses dieux.--Prière tchérémisse.--Bois
 sacrés.--Clergé tchérémisse.--Sacrifices.--Fêtes religieuses.--Rites
 funéraires.


La région que nous venons de parcourir, située aux portes d'une des
plus grandes villes de la Russie, est un des derniers centres de
paganisme demeurés en Europe. Aujourd'hui encore la vallée moyenne
du Volga renferme pour le moins un million de païens. En dépit des
efforts du clergé longtemps appuyés par le pouvoir séculier, la
plupart des Tchérémisses sont restés fidèles à la religion de leurs
ancêtres. Officiellement ils ont bien été convertis et vous voyez un
grand nombre d'entre eux porter autour du cou la croix comme de bons
orthodoxes et assister aux exercices du culte, mais cela ne les empêche
pas de sacrifier en cachette aux faux dieux. Même chez les convertis
persistent les anciennes croyances; dans leurs idées religieuses,
les saints du paradis orthodoxe ont simplement pris place à côté
des divinités de l'Olympe indigène, et en leur honneur ils font des
sacrifices pareils à ceux qu'ils offraient jadis à leurs divinités.
Catholicisme et paganisme se trouvent ainsi intimement mêlés dans les
idées des Tchérémisses. Un très grand nombre d'entre eux sont restés
païens, et demeurent attachés à leurs antiques croyances. Ces Finnois
sont d'ailleurs sceptiques sur les avantages du catholicisme grec.
Un Tchérémisse de l'Oural, auquel M. Sommier vantait les pompes de
l'église orthodoxe, lui répondit: «Ma foi, je ne tiens pas à changer de
religion; avec leurs chants et leurs cierges les Russes n'obtiennent
pas davantage de leurs dieux que nous n'en obtenons des nôtres par des
sacrifices dans les bois[39]».

[Footnote 39: _Note di viaggio._]

Vis-à-vis des étrangers les Tchérémisses sont naturellement très
réservés pour tout ce qui concerne leur religion. Ils nous ont
cependant conduits dans leurs bois sacrés, mais se sont bornés à de
vagues explications sur leurs croyances. Les quelques renseignements
que nous avons recueillis nous ont montré le grand intérêt de ce sujet
peu connu; et pour compléter le tableau de la vie des Tchérémisses
esquissé dans le chapitre précédent, nous avons emprunté à deux
ouvrages russes la description des cérémonies religieuses de ces
Finnois. Les détails qui suivent sont extraits soit de la belle étude
du professeur J.-N. Smirnov[40], à laquelle nous avons fait déjà de
nombreux emprunts, soit de la traduction, due au regretté M. Dozon,
d'une brochure publiée sur ce sujet par le curé Iakovliev[41].

[Footnote 40: Le travail de M. Smirnov n'a pas été traduit.]

[Footnote 41: _Cérémonies religieuses et coutumes des Tchérémisses_,
par A. Dozon.--Recueil de textes et de traductions, publié par les
professeurs de l'École des langues orientales vivantes à l'occasion du
VIIIe Congrès international des orientalistes, tenu à Stockholm en
1889, t. II. Paris, 1889.]

Les Tchérémisses ont passé successivement par les trois phases
habituelles du développement des conceptions religieuses: le
fétichisme, l'animisme et l'anthropomorphisme.

Le vocable _iouma_, employé aujourd'hui pour désigner les divinités,
signifie au sens propre le ciel. La voûte céleste était donc
primitivement l'objet des adorations de ces Finnois, et ce n'est que
plus tard, par extension, que ce mot a été appliqué aux divinités. Ce
nom plus ou moins modifié est commun à toutes les langues finnoises;
ce culte remonte donc vraisemblablement à l'époque lointaine où les
différentes tribus finnoises, aujourd'hui éparses, étaient réunies dans
la même région au pied de l'Altaï.

De l'adoration des phénomènes naturels et du fétichisme grossier, les
Tchérémisses ont passé par une lente évolution à l'animisme. Leurs
croyances actuelles conservent des traces du culte primitif. Encore
aujourd'hui ils adorent les pierres, les montagnes, les arbres, mais
à toutes ces choses inanimées ils supposent un esprit, et c'est à cet
esprit qu'ils adressent leurs hommages.

Dans leurs idées, un génie bienfaisant habite les arbres, et un
faisceau de branches préserve une maison de tout mauvais sort.

Chez ces Finnois peu de manifestations du culte des animaux. Un seul
exemple est cité par M. Smirnov. Dans l'arrondissement de Krasnoufimsk
(gouvernement de Perm), pour obtenir la guérison d'un malade, on
attache dans la partie la plus haute de la _kouda_ un sac renfermant
les débris d'un animal domestique auquel on adresse des prières. Ce
sac devient une relique.

A côté de cet animisme se rencontrent, dans les croyances des
Tchérémisses, des traces d'anthropomorphisme. Ils croient le tonnerre
et l'éclair des frères inséparables et leur donnent pour compagnon
le vent. De plus ils représentent les dieux du froid et du givre
sous les traits de vieillards et de vieilles femmes. D'autre part, à
leurs divinités ils donnent les titres de mère, de grand-père, leur
attribuant en quelque sorte une organisation familiale semblable à la
leur. Suivant toute probabilité, les prédications des missionnaires
grecs et surtout le culte des icones, qui tient une si large place dans
le catholicisme orthodoxe, ont développé l'anthropomorphisme chez ces
Finnois.

Les Tchérémisses reconnaissent deux catégories d'esprits: des dieux
(_iouma_) et des génies (_keremet_).

Vivant dans la dépendance immédiate des éléments, ces Finnois croient
les forces brutes de la nature au service d'êtres surnaturels. Le
froid, le vent, la pluie, obéissent, croient-ils, à des esprits, et de
ces êtres surnaturels dépend leur bien-être. A titre d'exemple, voici
quelques-unes de leurs divinités: le grand dieu du jour brillant, le
grand dieu du jour «matériel», les grands dieux créateurs du soleil,
de la lune et des étoiles, le grand dieu souverain des vents, l'aïeul
du givre, les grands souverains de l'eau, de la terre, des récoltes,
le grand dieu multiplicateur des abeilles, et l'on pourrait continuer
ainsi pendant longtemps. Le Panthéon des Tchérémisses des prairies
ne comprend pas moins de 140 divinités. Parmi ces dieux, nous devons
signaler le grand dieu du tsar et le créateur du dieu du tsar. En
l'honneur de l'Empereur les Tchérémisses leur adressent des prières et
accomplissent des sacrifices.

Ces 140 divinités ne portent pas toutes le titre de dieu (_iouma_),
les unes ont celui de mère (_ava_), de grand-père et de grand'mère
(_koubaï_, _kougozaï_), de maître de maison (_ia_, _oza_), de souverain
(_one_) et de créateur (_pouïrcho_).

La hiérarchie entre tous ces dieux n'est pas clairement établie; sur
ce point, les Tchérémisses ont des idées très vagues, et, suivant les
localités, telle ou telle divinité porte le nom de mère ou de _iouma_.
D'après M. Smirnov, les _ioumas_ seraient supérieurs à tous les autres.

«Les dieux, croient les Tchérémisses, ont à leur disposition les
forces qui rendent les hommes heureux ou malheureux, et pour se les
rendre favorables les fidèles doivent leur faire des prières et des
sacrifices[42].» C'est en somme l'égoïsme érigé en religion. Dans
leurs prières, aucune règle de morale; leur seule préoccupation est
d'assurer leur bien-être et la sauvegarde de leurs propriétés. Les
fonctions qu'ils supposent aux dieux sont à cet égard particulièrement
significatives. Une certaine divinité, _Kioudourtché-kougou-iouma_,
donne la pluie, la fertilité et garde les animaux domestiques. Si on
néglige de lui faire des sacrifices, elle fait périr le bétail et
détruit les moissons par la sécheresse et la grêle. _Toulkougou-iouma_
protège les maisons de l'incendie: de là nécessité de lui faire
des offrandes pour se garder du feu. Un dieu qu'il faut également
bien traiter est celui des vents; sans cela, gare les récoltes. On
pourrait multiplier les exemples. La prière suivante[43] est à cet
égard caractéristique. C'est le «Donnez-nous notre pain quotidien» des
Tchérémisses, et lors de chaque cérémonie ils répètent cette longue
oraison:

[Footnote 42: Smirnov, _loc. cit._]

[Footnote 43: Dans cette prière nous avons suivi presque en tous points
la version de M. Dozon, nous bornant à quelques modifications de détail
d'après la leçon donnée par M. Smirnov. Les nombreuses répétitions
contenues dans cette oraison sont particulières, comme on sait, à la
poésie finnoise.]

«Au grand dieu nous offrons un pain entier. Nous versons une canette
pleine de bière, nous allumons un grand cierge d'argent en l'honneur
du grand dieu. Nous demandons au grand dieu: la santé, l'accroissement
de la famille et du bétail, une belle récolte, la santé et l'union de
la famille. Que le grand dieu entende notre prière et nous accorde la
prospérité demandée.

«Dans cette espérance, nous envoyons le bétail paître en liberté dans
les champs; grand dieu bon! donne au bétail santé et tranquillité. Dieu
grand et bon! dispense au bétail nourriture et boisson abondantes.

«Quand nous envoyons le bétail dans les champs, grand dieu! garde-le
des vents nuisibles, des ravins profonds, de la boue profonde, du
mauvais œil et de la mauvaise langue, des maléfices du sorcier, de tous
les ennemis de son repos, des loups, des ours et de tous les animaux de
proie.

«Dieu grand et bon! rends prolifique le bétail stérile, rends gras les
animaux maigres, rends plantureux les pâturages. Dieu grand et bon!
rends-nous heureux en multipliant toute espèce de bétail.

«Quand, à l'époque où commencent les travaux du printemps, nous
sortirons dans les champs pour labourer, et lorsque nous sèmerons,
grand dieu! rends larges les racines des grains, solides leurs tiges,
et leurs épis pleins comme des boutons d'argent. Grand dieu! donne à
ces blés des pluies chaudes, des nuits calmes, préserve-les du froid
et des grêles glacées et des ouragans; préserve-les de la sécheresse,
grand dieu!»

La prière contient ensuite une longue série d'invocations au dieu pour
lui demander une bonne récolte, et abondance en pain, abeilles, miel,
gibier et poissons. Après cela, le dieu est supplié d'accorder assez
de nourriture, une fois les contributions payées, pour manger avec
tous les parents et soixante-dix familles amies. Les fidèles demandent
également au dieu de protéger le transport de leurs marchandises contre
les brigands tatars et russes et de leur faire rencontrer au bazar des
marchands vendant à bon marché et achetant cher.

La fin de la prière est particulièrement poétique:

«Dieu grand et bon! nous implorons de toi l'abondance en abeilles.
Rends fortes les ailes des abeilles. Quand elles vont volant par la
rosée du matin, fais qu'elles rencontrent des fruits excellents.
Lorsque, dans la cour de la maison, nous établirons des ruches,
multiplie les abeilles, et accorde-leur abondance de miel. Alors que,
marchant dans la forêt, nous suivrons les marques laissées par nos
grands-pères et nos arrière-grands-pères (pour découvrir les ruches
sauvages), nous grimperons en sautant à la façon du pivert, nous nous
laisserons dévaler après avoir recueilli des rayons de miel aussi gros
que des miches de pain; donne aux abeilles abondance.

«Dieu grand et bon! quand nous sortirons dans la plaine, là tu as
des coqs de bruyère, là tu as des gelinottes, là tu as toute sorte
d'oiseaux, fais-nous-les rencontrer, accorde-nous abondance d'oiseaux.
Dieu grand et bon! de même que le soleil brille, que la lune se lève,
que la mer, quand le flot a monté, demeure pleine; de même accorde-nous
abondance en toute sorte de blés, abondance de famille, abondance de
bétail, abondance de monnaie et d'argent, toute espèce d'abondances
accorde-nous.

«Aide-nous à rire en gazouillant comme l'hirondelle, en étendant nos
jours comme la soie, en jouant à la façon de la forêt (?) en nous
réjouissant à la façon des montagnes (?).

«Nous sommes jeunes et la jeunesse est étourdie. Peut-être ce qu'il
fallait dire d'abord nous l'avons dit à la fin, et ce qu'il fallait
dire en dernier nous l'avons dit d'abord; donne-nous raison et
intelligence, politesse, santé, paix.

«Aide-nous à vivre bien, maintiens notre vie dans le bien-être, ajoute
beaucoup d'années à notre vie.»

Les bois sont les temples des Tchérémisses. A certaines parties des
forêts et à certains bosquets, ils attribuent un caractère sacré, et
c'est là qu'ils célèbrent leurs principales cérémonies. Dans ce choix
se révèle l'esprit poétique commun à toutes les races finnoises. Une
belle futaie n'est-elle pas le plus magnifique des temples? Dans ces
bois sacrés, défense de couper un arbre, même une branche, et si
quelque chrétien vient à transgresser cette prescription, il court de
grands risques.

Lorsqu'un bois sacré a été profané, un sacrifice purificatoire est
immédiatement accompli. On apporte dans le sanctuaire une volaille
domestique, et on la torture jusqu'à ce que mort s'ensuive. Après
l'avoir plumée et fait cuire, on la jette sur le brasier en appelant
sur le coupable la malédiction divine: «Découvre celui qui a abattu
cet arbre, crient les Tchérémisses, et donne-lui la mort comme à cet
oiseau».

Au cours de notre excursion nous avons visité deux sanctuaires
tchérémisses. L'un était une belle futaie de tilleuls et de chênes,
perchée sur une colline au-dessus d'un vallon plein de fraîcheur. Un
poète n'eût pas mieux choisi, dans ces campagnes brûlées, une retraite
pour y rêver. Sur la lisière du bois était planté un poteau surmonté
d'une image orthodoxe protectrice des récoltes. A côté s'ouvrait au
milieu de la futaie un étroit sentier à moitié embroussaillé. Nous
nous y engageons; à peine avons-nous fait quelques pas que voici le
sol couvert d'ossements d'animaux domestiques, notamment de crânes
de moutons et de veaux. Aux arbres du sentier sont suspendues des
boîtes en écorce de bouleau et de tilleul renfermant des ossements.
Un jeune chêne porte la dépouille d'un lièvre, offrande de quelque
chasseur. Cette allée d'_ex-voto_ conduit à une clairière qui forme
le sanctuaire. Devant un chêne à moitié mort se trouve un foyer sur
lequel on a fait récemment brûler les os d'un animal; la tête est
encore intacte. Au tronc de l'arbre sont fixés deux petits cierges, et
à toutes les branches voisines sont accrochées des offrandes comme sur
les bords du sentier. Un peu plus loin se trouve une seconde clairière,
pareille à la première.

Le second lieu sacré que j'ai visité était un bouquet de tilleuls et
de sapins, isolé dans les champs, à quelques centaines de mètres d'un
village. Au milieu était disposé un foyer surmonté d'une traverse pour
supporter les marmites destinées au repas sacré.

De même que dans la plupart des religions il existe des temples et
des oratoires particuliers, pareillement les Tchérémisses ont des bois
où ils accomplissent les sacrifices publics, et d'autres réservés à
l'usage des familles.

Quand un Tchérémisse se marie, il plante dans la forêt plusieurs arbres
qu'il consacre à différents dieux. Ainsi se forment les bosquets
particuliers.

Il y a d'autre part une seconde division à signaler dans ces lieux
sacrés. Les uns sont consacrés aux dieux, les autres aux esprits
(_keremet_). Aux yeux des indigènes ce serait un sacrilège d'invoquer
les _keremet_ et même de prononcer leurs noms dans un bois réservé à
l'adoration des _ioumas_.

La plupart des voyageurs donnent à ces sanctuaires le nom de _keremet_,
confondant ainsi le temple avec le dieu. Cette expression est du reste
comprise des indigènes dans ce sens. D'après Iakoliev, les Tchérémisses
les appelleraient _jumo oto_ (bosquet divin) et, suivant M. Smirnov,
_kiouçote_.

Les _kiouçotes_ ne sont pas réservés spécialement à tel ou tel dieu,
on y célèbre des cérémonies en l'honneur de toutes les divinités
indistinctement. Mais généralement quelques arbres sont consacrés à
certains dieux. Les différentes cérémonies religieuses, prières et
sacrifices, sont accomplies sous la direction de vieillards (_karte_)
qui ont en quelque sorte, dans la société tchérémisse, le caractère de
prêtres. Ils récitent les prières, invoquent les dieux et président
les sacrifices; ils ont des aides appelés _ousso_, chargés de tuer les
animaux. Pour chaque fête et pour chaque dieu, la population élit un
_karte_ particulier.

Le vendredi est le jour consacré au culte par ces Finnois.

Dans la religion tchérémisse comme dans toutes celles qui ne
relèvent pas du rationalisme, l'offrande, croient les fidèles, est
le plus sûr moyen de gagner la protection des dieux, et pour obtenir
l'accomplissement de leurs vœux, les Finnois accomplissent des
sacrifices en l'honneur des divinités. Naturellement l'offrande est en
rapport avec l'importance du désir dont on sollicite la réalisation,
et la place occupée par le dieu dans la hiérarchie divine. Ainsi
aux _ioumas_ on offre un cheval, au _pouïrcho_ un bœuf, à la mère
du _iouma_ une vache, le _skatché scoukché_ doit se contenter d'un
canard ou d'une oie. Pour que le sacrifice ait l'effet voulu, il est
nécessaire que le dieu auquel il est offert manifeste auparavant son
acceptation, et afin de préjuger les intentions divines, les fidèles
procèdent à deux épreuves. Si du plomb en fusion, en tombant, dessine
grossièrement la silhouette de l'animal que l'on a l'intention
d'abattre, c'est que le sacrifice est agréable. Dans le bois, avant
de tuer la victime, on l'asperge d'eau en prononçant la prière
suivante: «Grand dieu! secoue l'animal qui t'est offert, regarde-le
et accepte-le maintenant qu'il est purifié de toute impureté». Si la
bête se trémousse au contact de l'eau versée sur elle, le sacrifice
est agréé par les dieux. Demeure-t-elle impassible, on recommence
l'opération; si pendant cinq ou six aspersions, l'animal est toujours
resté immobile, on va en chercher une autre. Le noir est, croient les
indigènes, désagréable aux dieux et jamais on ne sacrifie un animal de
cette couleur. Les Tchérémisses du gouvernement d'Oufa augurent de la
direction de la fumée du brasier allumé pour la cérémonie si l'offrande
est agréable. La fumée monte-t-elle droit vers le ciel, le dieu accepte
le sacrifice; il le refuse si, au contraire, elle se répand au-dessus
du sol.

[Illustration: Femmes tchérémisses battant le blé.]

La cérémonie religieuse consiste en un repas sacré. L'animal est abattu
par l'_ousso_, puis cuit et mangé par les assistants. En l'honneur
du dieu on fait simplement brûler quelques petits morceaux de chair
et les os. Jadis les Tchérémisses offraient l'animal entier à la
divinité, maintenant ils sont devenus plus économes. Au lieu de faire
la dépense d'une tête de bétail, les fidèles se contentent souvent
d'apporter au dieu quelques morceaux du bœuf ou de la vache abattu
pour la consommation. Dans quelques districts même le sacrifice a
lieu simplement en effigie. En place d'un cheval ou d'une vache, les
Tchérémisses offrent à leurs divinités des gâteaux ayant la forme de
ces animaux. Durant l'agape sacrée, les fidèles boivent de l'hydromel,
de la bière et de l'eau-de-vie, et la cérémonie religieuse devient
bientôt une beuverie répugnante.

Le récit d'un savant russe, M. Kouznetzov, qui a pu assister à une
fête célébrée en l'honneur des ancêtres, n'est guère édifiant: «Sur
une natte d'écorce, étendue par terre à côté du bûcher, écrit-il, se
trouvait une auge remplie d'énormes quartiers de viande de cheval
bouillie, à côté étaient déposés un sac de sel et deux ou trois grands
pains. Aussitôt arrivés, les Tchérémisses puisaient à pleines mains des
morceaux de viande qu'ils avalaient en quelques minutes. L'appétit des
indigènes était pantagruélique; les quartiers de cheval et les pains
disparaissaient rapidement et en même temps les fidèles lampaient sans
arrêter. Aussi lors de pareilles fêtes plusieurs assistants tombent-ils
malades et souvent vont rejoindre dans l'autre monde ceux dont ils
célébraient la commémoration par ce festin.»

Plusieurs explications de ces sacrifices ont été proposées. D'après
certains auteurs, les Tchérémisses croient que les dieux mènent
dans un autre monde la même existence que les hommes ici-bas et par
suite qu'ils ont besoin d'animaux domestiques. En tuant un cheval ou
une vache, l'âme qu'ils supposent à cette bête rendra aux divinités
les mêmes services que l'animal sur cette terre. D'après d'autres
auteurs, ces sacrifices sont accomplis pour assurer l'alimentation des
divinités. Les dieux, tout comme les hommes, ont besoin de nourriture,
et les Tchérémisses se croient obligés de subvenir à leurs besoins.
Chaque fois qu'ils prennent un repas dans les champs ou à la maison,
ils jettent à terre un morceau pour les dieux. Mais à ces êtres
surnaturels l'arome des mets suffit pour satisfaire leur appétit;
dans les sacrifices importants, les fidèles mangent donc la chair de
l'animal. Les Finnois ont une casuistique digne d'un peuple très élevé
en civilisation.

Les hommes supposent toujours aux dieux leurs défauts, et quoique les
Tchérémisses m'aient paru honnêtes, ils n'ont pas une très grande
confiance dans la loyauté de leurs divinités. Aussi, de crainte
qu'après un sacrifice les _ioumas_ ne soient pas satisfaits et
redemandent de nouvelles victimes, le _karte_ s'écrie en s'adressant
aux dieux: «Ne dites pas maintenant que vous avez bu et mangé sans
savoir qui vous l'offrait». A cet effet on suspend à un arbre du bois
sacré une image en plomb représentant l'animal sacrifié, destinée à
attester que la divinité avait manifesté à l'avance son acceptation.
C'est la quittance du sacrifice. Si après cela le dieu tourmente le
fidèle pour obtenir une nouvelle offrande, il n'a point à se préoccuper
de cette demande. Il est en règle vis-à-vis de lui.

Les cérémonies religieuses des Tchérémisses sont publiques ou privées.
Les solennités publiques sont organisées par la commune entière et tous
les habitants y participent. Lorsque des calamités ravagent le pays,
des cérémonies extraordinaires sont célébrées pour apaiser les dieux.

«En pareille circonstance, écrit M. Dozon, on cherche parmi les
vieillards quelqu'un qui aurait eu en songe une révélation. Après avoir
convoqué les autres vieillards de sa commune, il leur fait savoir que,
d'après un avertissement reçu en rêve, les Tchérémisses, pour mettre
fin à la calamité qui les afflige, doivent s'assembler et offrir à tels
et tels dieux telles et telles victimes. Les anciens, obéissant à cette
manifestation divine, supputent la dépense nécessaire, en répartissent
le montant par villages et par maisons, fixent le jour de la solennité
et y convoquent les habitants.»

Les fêtes communales sont: celle du printemps, l'_aga-païrem_, le
_çurem_, la fête des récoltes, celle de l'esprit de la terre et celle
des morts. Ces cérémonies sont l'occasion de réunions populaires, très
nombreuses. A ces solennités parfois assistent 6 ou 7 000 Tchérémisses
venus de tous les environs. Le nombre des animaux sacrifiés est
naturellement en rapport avec le nombre des fidèles. En 1879, rapporte
M. Smirnov, lors d'une fête, pas moins de 300 têtes de bétail ont été
abattues.

La fête du printemps (_kugeçy_, d'après Iakoliev; _Chochoum-païrem_,
d'après M. Smirnov) se célèbre dans les maisons vers la Pâques grecque
et dure deux jours. Deux _kartes_ et le maître de maison jettent dans
le poêle des gâteaux et de la bière, après avoir dit une prière. Une
nouvelle oraison est ensuite récitée, après quoi les trois compères
vident un pot de bière et avalent un morceau de crêpe.

Ils invoquent ensuite toute la série des dieux, en recommençant chaque
fois les mêmes rites; jugez si, après ces libations, prêtres et fidèles
ne doivent pas être plus qu'émus, et on n'est encore qu'au début de la
fête. Les prières terminées, les _kartes_ bénissent le maître et la
maîtresse de maison, en prononçant les paroles suivantes: «Puisse le
grand dieu bon, le grand dieu de la Pâques, le grand destinateur du
sort, nous accorder nombreuse famille, santé, paix, accroissement du
bétail, et abondance de toute sorte; que la mère de l'abondance, la
mère des récoltes, du blé, vous apporte l'abondance d'au delà du Volga,
d'au delà des montagnes, d'au delà de la mer; soyez riches, ayez neuf
fils et sept filles, que votre bétail se multiplie, que votre maison
soit riche, ayez beaucoup de bâtiments, que le dieu vous comble de
toute espèce d'abondance! Vivez de nombreuses années, demeurez en vie
jusqu'à ce que vos cheveux blanchissent et vos barbes soient grises!»

Après cette bénédiction, le maître et la maîtresse de maison boivent
un nouveau pot de bière, et tous les assistants les imitent. Cette
libation générale est suivie d'une seconde, puis les _kartes_
prononcent une dernière oraison. Toute l'assemblée se transporte
ensuite dans une autre maison où la même cérémonie recommence. Cette
solennité bachique se continue dans une douzaine d'habitations, et
l'ivresse est générale.

Le lendemain a lieu un repas composé de viande de cheval, le mets le
plus apprécié des Tchérémisses; après cela suivent des divertissements
avec musique et danse. Les assistants se partagent en couples en
ayant soin que jamais un mari ne soit associé à sa femme, puis chacun
successivement marche une sorte de pas en buvant et en jetant de la
bière.

La deuxième fête communale est celle de la charrue, l'_aga-païrem_.
Elle est célébrée en l'honneur des dieux dont le concours assure une
bonne récolte, tels que les dieux du soleil, de la lune, des étoiles.
La cérémonie a lieu dans les champs et consiste comme les autres
en ripailles. Tous les fidèles réunis, on fiche en terre des pieux
auxquels on suspend des lanternes allumées, puis on met le feu à un
bûcher. D'après Iakoliev, la cérémonie de l'_aga-païrem_ se compose
des mêmes rites que celles décrites plus haut. Les prières achevées,
les vieillards et les _kartes_ s'assoient sur un banc que l'on dresse
pour la circonstance, et sur un second vis-à-vis du premier les femmes
des prêtres. «Les hommes apportent aux _kartes_ un pot de bière, et
déposent devant chacun d'eux un œuf, une crêpe, un pâté et un échaudé;
les femmes offrent les mêmes victuailles aux femmes des _kartes_.»

A cette occasion, dans le district de Tsarévokoktchaïsk, les femmes
mariées depuis le dernier _aga-païrem_ sont bénies par les _kartes_.
Au plus âgé de ces vieillards elles offrent chacune un broc de bière
et deux œufs. Après que le bonhomme a appelé sur elles la protection
des dieux, celui-ci leur remet à son tour des œufs, qu'elles mettent
sur leur sein, sans doute comme symbole de la fécondité. Tout le monde
retourne ensuite en cortège au village, et s'en va de maison en maison.
A la porte de chaque habitation la procession est reçue par le chef de
famille, ce dernier offre au _karte_ différentes victuailles, puis le
prêtre bénit le maître de la maison; après cela, nouvelle collation,
et l'on continue ainsi de maison en maison, jusqu'à ce que tous les
fidèles soient ivres morts. La fête dure cinq jours, et pendant tout ce
temps la bombance est générale.

Par le récit de toutes ces libations on comprend que les Tchérémisses
se montrent réfractaires à la religion grecque, dont une des
principales règles est l'abstinence.

Durant ces festins, les jeunes garçons jouent sur les aires avec des
œufs rouges; ce jeu, pensent-ils, a la vertu de faire croître les
grains de blé et de les rendre pleins comme des œufs.

Une troisième fête est célébrée en automne pour remercier les dieux de
la récolte et invoquer leur secours à la chasse.

Un peu plus tard, en octobre ou novembre, chaque village sacrifie un
bœuf à l'esprit de la terre afin qu'il accorde l'abondance l'année
suivante.

D'après Iakoliev, les Tchérémisses célèbrent du 21 au 25 décembre une
fête pour demander aux dieux la multiplication du bétail. Les indigènes
forment sur l'aire de petits monticules de neige qui sont censés
représenter des monceaux de blé, puis sur la table de leur maison des
tas de pièces d'un kopek pour figurer une fortune considérable. Après
cela les enfants vont secouer les pommiers couverts de neige en criant
qu'il tombe une quantité de fruits, puis pénètrent dans la bergerie.
«Puissent les brebis mettre bas deux agneaux et se multiplier!»
disent-ils en touchant le sabot de chaque brebis, et ces paroles,
croient les Tchérémisses, assurent la multiplication du bétail.

Au repas de famille on sert de petits pâtés de viande dans lesquels ont
été introduits des kopeks et des licols minuscules. Un pâté avec une
pièce de monnaie présage la fortune, et l'assistant qui a un gâteau
avec un licol pense être assuré d'une grande richesse en bétail.

Après une des fêtes de l'été a lieu la cérémonie de l'expulsion du
_chaïtan_ (diable), le _sourem_. Les indigènes frappent à coups de
bâton les murs de l'habitation, pour en expulser le mauvais génie.
Une fois le diable sorti de la maison, ils allument de grands feux
par-dessus lesquels ils sautent pour débarrasser leurs vêtements
du mauvais esprit. Afin de faire sortir le _chaïtan_ de terre ils
enfoncent des couteaux en terre. Dans le district de Tsarévokoktchaïsk
les enfants frappent avec des fouets le mobilier de l'habitation. Par
ce bruit on espère mettre en fuite les diables et les obliger à se
réfugier dans la forêt voisine. Inutile d'ajouter que pour pareille
peine les gamins reçoivent des friandises; sans une agape, point de
cérémonie au pays des Tchérémisses.

La fête est suivie d'une course de chevaux.

Une cérémonie publique annuelle a lieu pour renouveler les rameaux
protecteurs des maisons. Un soir de printemps, tous les hommes du
village montent à cheval, vont de maison en maison recueillir les vieux
bouquets et partent ensuite les jeter dans les champs. Après quoi ils
se dirigent vers la forêt, coupent des branchages et les rapportent au
village où a lieu la distribution. Une fois munie de son rameau, chaque
maison se trouve désormais à l'abri du mauvais esprit.

Outre ces fêtes périodiques, ont lieu des cérémonies publiques à des
intervalles indéterminés. Ce sont des ripailles offertes aux frais du
_mir_[44] en l'honneur des dieux, des morts, des eaux, du feu, de la
terre, et de l'argent.

[Footnote 44: Commune.]

Les cérémonies religieuses privées sont celles relatives au mariage
et à la mort des membres de la famille ou celles célébrées pour
l'obtention d'un vœu particulier. Ainsi lorsqu'un Tchérémisse voit que
son blé a mauvaise apparence, il fait une offrande à une des divinités
protectrices de l'agriculture.

C'est également aux _keremets_ que sont offerts la plupart des
sacrifices domestiques. Pour obtenir la guérison d'un malade on
fait, par exemple, un sacrifice à un de ces esprits. En pareille
circonstance, nous a-t-on raconté, on promet au _keremet_ de brûler
des fagots en son honneur. C'est une superstition partagée par bien
des peuples qui se croient plus élevés en civilisation que les
Tchérémisses. «Les _keremets_, écrit M. Dozon, jouissent d'un crédit
égal à celui des dieux et il est assez difficile de reconnaître en quoi
leur culte diffère de celui rendu aux dieux.»

Une des principales cérémonies domestiques est le sacrifice annuel fait
à l'esprit de la maison. Après les travaux d'automne, on dépose dans le
souterrain de l'habitation des aliments en priant l'esprit de rendre la
maison heureuse.

A la même époque, le jour où l'on mange les premiers pains faits
avec de la farine nouvelle, pour remercier le soleil d'avoir mûri la
récolte, le chef de famille procède à une petite cérémonie. Il s'en va
dans la cour et, se tournant vers le soleil, élève au-dessus de la tête
un plat rempli de pain.

Avant le mariage a lieu un petit sacrifice; une fois les parties
d'accord relativement au _kalim_, elles jettent quelques-uns des
gâteaux apportés par le fiancé dans un feu allumé à cet effet.

Les funérailles et le culte des morts sont également l'occasion de
cérémonies bachiques.

Le cadavre, préalablement lavé et revêtu d'habits propres, est déposé
dans une bière percée d'une petite ouverture, sans doute pour que
l'esprit du mort puisse respirer. Sur des tombes de Lapons russes nous
avons également observé une petite fenêtre analogue à celle ménagée
dans la bière tchérémisse[45]. Pour ces primitifs la tombe est une
demeure. Dans le cercueil on dépose des morceaux de toile, de petites
bougies en cire, une écuelle dans laquelle on place quelques morceaux
de crêpe et dans laquelle on verse de l'eau-de-vie, en prononçant les
paroles suivantes: «Que cette crêpe arrive jusqu'à toi, ne pars pas
sans boire ni manger, toi qui as faim».

[Footnote 45: Si le corps n'est pas enfermé dans une bière, la tombe
est percée d'une petite fenêtre. (S. Sommier, _Note di viaggio_.)]

Au moment où le cortège quitte la maison mortuaire, une poule est
égorgée. Avant de le descendre en terre, on coiffe le mort d'un
bonnet, on lui met des gants et on dépose sur sa poitrine trois
crêpes et une pièce d'un kopek, en disant: «Que cet argent te serve
à acheter la terre». Dans les idées des Tchérémisses le mort doit
mener dans un autre monde la même existence qu'ici-bas, croyance
fort ancienne que l'on retrouve chez les peuples de l'antiquité.
D'après des renseignements donnés à M. Sommier par un Tchérémisse de
Kosmodémiansk, cet argent serait destiné à acheter le juge siégeant
dans l'autre monde. Les pelles qui ont servi à creuser la tombe et les
cordes employées à descendre le cercueil sont abandonnées sur le lieu
de sépulture. Si le mort est un enfant, on dépose son berceau sur la
tombe.

De retour à la maison, tous les assistants se mettent à table. A ce
festin un membre de la famille vêtu des défroques du mort représente
le défunt. Pendant ce repas et tous ceux qui suivent quarante jours
durant, une écuelle contenant une petite portion des aliments servis
sera placée en l'honneur de celui que la famille a perdu[46].

[Footnote 46: Nous retrouverons la même coutume chez les Ostiaks. Voir
plus loin, p. 237.]

En mémoire du défunt trois autres cérémonies ont lieu le troisième, le
septième et le quarantième jour après le décès. Cette dernière est la
plus importante. Au coucher du soleil, la famille se rend à la tombe,
dépose sur le sol un pain, y répand de l'eau-de-vie et invite le mort à
se rendre à la fête préparée en son honneur.

De retour à la maison, les membres du cortège crient à la personne
venue au-devant d'eux: «Nous ramenons comme convive un tel, faites-lui
bon accueil, invitez-le à entrer dans l'habitation». Immédiatement
on appelle le mort en le priant de venir prendre place au festin
préparé. Aussitôt les convives à table, le _karte_ allume une chandelle
près de l'écuelle du défunt, puis verse des aliments et du liquide
dans l'écuelle de celui en l'honneur duquel a lieu la cérémonie, en
prononçant les paroles suivantes: «Que ce régal, nourriture et boisson,
arrive jusqu'à toi; puisses-tu avoir beaucoup à boire et à manger».
Après cela les voisins viennent apporter en l'honneur du défunt
différentes victuailles, et chaque fois le _karte_ nomme au mort la
personne qui lui fait ce cadeau. Pendant ce temps les musiciens jouent
de la cornemuse et de la harpe.

Une fois le repas terminé, les convives vont briser dans la cour
l'écuelle du défunt. Cela fait, un individu qui en a reçu mandat du
mort avant d'expirer, revêt ses habits et reste dehors sur l'escalier
pendant que les autres rentrent. Lui donnant alors le nom du mort, on
l'invite à venir festoyer. «Après avoir passé la nuit, ajoute-t-on, tu
repartiras demain à l'aube.» Une nouvelle agape recommence, pendant
laquelle le représentant du défunt est traité comme le défunt lui-même
l'était de son vivant. La fête se termine par des danses.

Outre ces rites funéraires, les Tchérémisses ont trois fêtes en
l'honneur des morts; toutes trois consistent en ripailles. Les
cérémonies mortuaires n'éveillent chez ces Finnois aucune idée triste;
leur seule ambition ici-bas est un pain quotidien abondant, et aux
morts comme à leurs dieux ils supposent les mêmes désirs et les mêmes
besoins. Leur culte est, en un mot, celui de l'estomac.




CHAPITRE V

LES TCHOUVACHES

 La poussière en Russie.--Architecture tchouvache.--La foire
 de Tsévilsk.--Costume des Tchouvaches.--Visite à un lieu de
 sacrifice.--Croyances et superstitions des Tchouvaches.


A quatre heures du matin nous sommes à Kazan. Quelques heures de
sommeil et nous voici de nouveau frais et dispos avec le projet de
partir le soir même pour le pays des Tchouvaches.

Le principal groupe de ces Finnois est cantonné sur la rive droite du
Volga dans les arrondissements de Tsévilsk et de Tchéboksari. En amont
de Kazan, sur la rive droite du Volga, derrière une mince ligne de
colonies russes, ces Finnois forment un noyau compact de plus de 500
000 individus.

De Kazan à Tchéboksari c'est un petit voyage de 120 verstes par le
Volga. A minuit nous sommes au port, mais point de vapeur. Une,
deux heures se passent, rien ne vient. En France, les voyageurs
pesteraient, interrogeraient les employés et s'emporteraient contre
l'administration. Ici tout le monde reste calme et résigné, le Russe
a l'habitude d'attendre. La nuit est magnifique, une de ces nuits
d'Orient chaudes et lumineuses avec une grosse lune toute jaune. Devant
nous s'ouvre le large fossé noir du fleuve, ponctué de fanaux. On
dirait une ville flottante. Pas un souffle de vent, un air mort; de
la berge sablonneuse sortent des bouffées de chaleur comme d'un feu
souterrain. Parfois au milieu du grand silence un clapotement d'eau
amorti, fugitif, comme un demi-réveil après un profond sommeil. On a la
sensation du repos de toutes choses après la cuisson de la journée. A
trois heures le paquebot arrive et de suite nous embarquons.

Dès dix heures du matin la chaleur est accablante, avec un vent
desséchant. A 1 heure de l'après-midi, +32° à l'ombre avec une pression
de 749. Pendant notre séjour dans cette région le baromètre est resté
très bas; la chaleur n'en était que plus sensible. Dans ma cabine,
située à l'ombre et bien ventilée, couché sur le sofa, je sue comme une
fontaine.

Dans l'après-midi, arrivée à Tchéboksari (5 000 habitants, tous
Russes), sans intérêt, comme toutes les petites villes de Russie. A
la maison de poste on nous donne un bouge pour déposer nos bagages;
nulle part ici il n'existe d'auberge de campagne, comme dans nos pays
de l'Europe occidentale. Quand nous sortons, le patron ferme la porte
avec un cadenas et nous en remet la clé. On ne se fie pas à l'honnêteté
du voisin. Depuis mon arrivée en Russie, que d'histoires de voleurs ne
m'a-t-on point racontées: à croire les indigènes, on serait exposé à
chaque instant à être dévalisé; en cela comme en beaucoup de choses il
faut faire une part très large à l'exagération slave. La Russie vaut
mieux que ne le disent les Russes.

Le soir même nous partons en _plétionka_, conduits par un Tchouvache.
Pas brillant notre attelage, deux pauvres biques qui s'en vont
trottinant, sans rien de l'allure vive habituelle aux chevaux russes.
«Plus vite!» crions-nous à notre cocher tchouvache, et le bonhomme de
nous expliquer en mauvais russe que ses chevaux ont déjà fourni une
trotte de 85 kilomètres et que pour arriver au gîte il leur reste à
parcourir 21 kilomètres. Pour toute nourriture pendant cette longue
étape les pauvres bêtes n'ont brouté qu'un peu d'herbe sur les bords de
la route. «On n'a faim que lorsqu'on a l'habitude de manger», ajoute
philosophiquement notre automédon.

Ici bêtes et gens sont d'une résistance surprenante. Aussi facilement
qu'ils absorbent des repas pantagruéliques, les Russes se serrent le
ventre. Repus ou à jeun, ils marchent avec une égale endurance. Pendant
toute une journée un cavalier galopera; un morceau de pain et quelques
verres de thé suffiront à sa nourriture, et sa monture se contentera
d'un peu d'herbe. Le cheval russe est le meilleur cheval du monde et le
Russe l'Européen le plus endurci à la fatigue et aux privations. Jugez,
par suite, de la force de l'armée: c'est le meilleur instrument de
guerre existant actuellement.

Aujourd'hui les exploits de nos grands-pères pendant les guerres de
la Révolution et de l'Empire nous sont un sujet d'étonnement. Leurs
marches rapides à travers l'Europe, leur résistance à la faim et aux
privations de tout genre, donnent l'idée d'une autre virilité que la
nôtre. Tout cela nous paraît extraordinaire à nous autres affaiblis par
le bien-être. Le peuple russe laisse la même impression. Ce sont des
gens d'il y a un siècle, habitués, comme nos grands-pères, dès leur
enfance à tous les efforts de la vie physique.

Toujours le même aspect, des plaines largement ondulées, couvertes de
moissons. On passe un boursouflement et de l'autre côté c'est le même
spectacle. Pays quelconque, sans caractère, qui pourrait aussi bien
se trouver en France qu'en Russie. Seule la poussière est spéciale
à cette partie de l'Europe. Sur ces terres très légères, le moindre
vent soulève des tourbillons de fines particules. Aujourd'hui le ciel
en est gris; lorsque ces nuages tombent, on est aveuglé et suffoqué.
En Russie, il existe deux éléments supplémentaires: la poussière et
la boue. Qui n'a vu que nos pays ne peut se faire une idée de leur
importance dans l'Europe orientale.

Le pays est très habité. Comme les Tchérémisses, les Tchouvaches vivent
en de petits hameaux épars au milieu des plaines. Quinze, vingt maisons
entourées par des plantations de bouleaux, toujours sur le bord d'un
ravin où traîne un ruisseau vaseux. En dehors de ces ruisselets, point
d'eau dans la plaine.

Notre étape se termine au village tchouvache d'Abachévo. Dans chacune
des bourgades situées en dehors des routes postales, il y a une maison
dont le propriétaire a charge de loger les voyageurs. Cette hospitalité
est très simple, cependant le logement est beaucoup plus propre que
dans les affreux cabarets des petites villes. La maison où nous avons
pris gîte se distingue même sous ce rapport; les bancs et la table de
la chambre principale ont été lavés et les murs grattés. Notre hôte,
du reste, a des habitudes de propreté étonnantes pour un Tchouvache:
s'étant noirci les mains avec du charbon, il se lave immédiatement.

Très simple l'habitation tchouvache: une maisonnette en bois précédée
d'un petit perron couvert d'un toit à deux auvents. Au milieu un
couloir ouvrant à gauche sur un magasin à blé, à droite sur la chambre
de famille, occupée en grande partie par le poêle russe traditionnel.
Devant la maison, une cour rectangulaire bordée de hangars, d'étables,
de magasins, et séparée de la rue par une clôture. Derrière chaque
habitation s'étend un jardin. C'est en somme la même architecture que
chez les Tchérémisses.

[Illustration: Village d'Abachévo.]

Le lendemain, en route pour Tsévilsk. A quelques kilomètres d'Abachévo,
la plaine verse dans un fond où se trouve Tsévilsk. De loin la ville
est signalée par une nuée de poussière produite par le mouvement de la
foire. Il y a là 5 à 6 000 Tchouvaches réunis sur un espace de quelques
hectares. Chaque matin, des villages environnants arrivent en foule
les indigènes; ils s'amusent là toute la journée, et, le soir venu,
retournent chez eux pour recommencer le lendemain jusqu'à la fin de la
fête. C'est le même spectacle que dans nos pays: des animaux que l'on
vend et que l'on achète, des lignes de baraques où l'on débite de la
cotonnade, des verroteries, de la ferraille, de l'épicerie, etc., enfin
des chevaux de bois.

Autour de l'appareil, foule compacte. Il y a d'abord les gens qui se
donnent le luxe de faire un tour sur la mécanique, puis il y a ceux
qui, moyennant finance, ont été admis dans l'enceinte d'une palissade
au plaisir de contempler les heureux de cette terre montés sur les
chevaux de bois, enfin, par derrière, une masse compacte regarde ceux
qui voient quelque chose.

Mais bientôt nous faisons concurrence aux saltimbanques. Nous
installons les appareils de photographie et invitons les assistants à
venir poser. De tous côtés on accourt; pour maintenir l'ordre autour de
nous, l'aide de deux agents de police n'est pas de trop.

Comme le montrent les photographies ci-contre, les costumes des
Tchouvaches présentent une très grande ressemblance avec ceux des
Tchérémisses. Le vêtement des hommes est le même, et celui des femmes
ne diffère de ceux que nous avons vus de l'autre côté du Volga que par
des détails d'ornementation.

[Illustration: Tchouvaches de Tsévilsk.]

Les femmes tchouvaches ont, comme les Tchérémisses, un costume
masculin, un petit pantalon et une chemise-jupe en toile, généralement
blanche, ornée de broderies en soie rouge et de rubans également
rouges, du moins aux environs de Tsévilsk[47]. Toutes portent un
tablier bordé dans le bas de broderies multicolores. Très curieuse
est leur coiffure. Pour les jeunes filles, c'est une toque en cuir,
agrémentée de dessins géométriques formés de perles de verre de
différentes couleurs avec une garniture de petits disques d'argent
simulant d'anciennes monnaies. Une jugulaire chargée de pièces d'argent
maintient la coiffure. Les femmes mariées ont la nuque et le cou
enveloppés d'une serviette (_sorbane_) assez semblable au _charpane_
tchérémisse et dont les deux pans tombent dans le dos comme ceux d'une
écharpe. Par-dessus, les riches portent un bonnet cylindrique orné de
disques d'argent et de pièces de monnaie, auquel est suspendue par
derrière une longue bande d'étoffe garnie aussi de pièces d'argent. Sur
certaines de ces coiffures il y a pour 300 francs de numéraire, et les
femmes aisées en ont bien pour une somme égale autour du cou et sur la
poitrine. Toutes ont un collier de pièces d'argent, et, attachée au col
de la chemise, une bande d'étoffe garnie de numéraire, enfin sur la
poitrine un ou deux plastrons couverts de petits disques ou de vieilles
pièces d'argent. Ajoutez à cela d'autres colliers et des pendeloques de
_kauris_ ou de perles de verre, ballottant sur la poitrine et dans le
dos. Pour terminer la description des toilettes tchouvaches signalons
la ceinture des femmes, ornée sur les côtés de glands en laine rouge,
de _kauris_, et garnie à la chute du dos d'une sorte de croupière. Sur
les hanches les élégantes attachent de longs cordonnets chargés de
morceaux de cuivre, très bruyants. Lorsque marchent des femmes parées
de ces singuliers bijoux, vous croiriez qu'on remue un magasin de
vieille ferraille. Jugez de l'aspect pittoresque de la foire avec tous
ces costumes bizarres.

[Footnote 47: Du temps de Pallas, les broderies étaient rouges,
bleues ou noires. Aujourd'hui encore les couleurs varient suivant les
districts.]

[Illustration: Tchouvaches de Tsévilsk.]

Hommes et femmes sont grands et vigoureux. Tous laissent l'impression
d'une race vivace. Beaucoup de femmes ont conservé le type finnois bien
accusé. Ici du moins les Tchouvaches paraissent s'être peu mêlés aux
Tatars. On nous montre cependant dans la foule des métis tchouvaches
tatars que l'on appelle ici Metchériaks[48]. Des unions ont lieu
également entre ces Finnois et les paysans russes. Dans le voisinage
des villes, les Tchouvaches abandonnent leurs costumes pour adopter
les vêtements de leurs voisins slaves, les différences extérieures
s'effacent ainsi peu à peu entre les races, et lentement Russes et
Finnois se fondent ensemble au grand dommage du pittoresque. Le jour de
la fusion complète est heureusement encore éloigné.

[Footnote 48: Les Metchériaks sont une petite tribu turque de la Russie
orientale.]

Dans la soirée nous quittons Tsévilsk pour aller passer la nuit dans
un hameau voisin. L'_ispravnik_, d'une obligeance parfaite, nous fait
accompagner par un agent de police parlant tchouvache. Précaution qui
n'est point inutile: parmi les indigènes, l'usage du russe n'est pas
encore très répandu, beaucoup d'hommes le comprennent à peine et la
plupart des femmes n'en entendent pas un mot.

[Illustration: Femmes tchouvaches vues de dos.]

Excité par la présence du gendarme, notre cocher enlève ses chevaux
et en vingt-cinq minutes nous fait parcourir sept kilomètres. C'est
plaisir de galoper à travers ces plaines à la douce fraîcheur du soir.
Il semble que vous reveniez à la vie après la prostration de la journée
étouffante; cela fait l'effet d'un bain.

Dès notre arrivée au village, s'ouvre un marché très actif. Nous
achetons des _sorbanes_, des chemises de femme, des ceintures, des
ornements, des bonnets, bref toute une collection ethnographique.
Ces transactions nous permettent de faire connaissance avec les
Tchouvaches et nous servent en quelque sorte de préambule pour arriver
à la question principale. Aux environs du village se trouve un lieu de
sacrifice où les indigènes vont faire leurs dévotions et il s'agit de
décider quelque habitant à nous y conduire.

Les Tchouvaches ont été convertis au catholicisme grec. Mais sur eux
comme sur les Tchérémisses cette conversion n'a pas produit grand
résultat. En fait, le plus grand nombre de ces indigènes sont restés
fidèles à leurs anciennes croyances, et sur cette rive du Volga on
compte pour le moins encore 500 000 païens.

L'administration civile connaît les pratiques idolâtres des
Tchouvaches, mais fort sagement se désintéresse de tout prosélytisme
parmi ces païens. Ce serait inutilement exciter des haines et retarder
l'assimilation de la population.

La promesse d'un pourboire et les représentations énergiques de l'agent
eurent promptement raison des scrupules d'un indigène, et bientôt sous
sa conduite nous voici en route pour le sanctuaire. Le guide nous
fait marcher à travers un petit bois, afin de dissimuler notre marche
aux Tchouvaches qui travaillent dans la plaine. Évidemment il redoute
quelque mauvais traitement si ses coreligionnaires viennent à apprendre
notre visite. Le bonhomme retrouve seulement son sang-froid lorsqu'il
voit que nous nous bornons à photographier le lieu du sacrifice, sans
toucher à quoi que ce soit.

Ce lieu de sacrifice est situé à un kilomètre et demi du village, dans
un large et profond ravin parsemé de taillis de chênes[49]. C'est une
réunion de cuisines en plein vent. Il y a d'abord un grand échafaudage
long de 10 mètres, garni de 29 crochets en bois pour suspendre les
marmites; en dessous, on voit les traces encore fraîches de 41 foyers.
A côté se trouvent deux autres échafaudages beaucoup moins longs,
l'un garni de deux crochets, l'autre d'un seul, sans doute des autels
particuliers.

[Footnote 49: D'après Pallas, les lieux de sacrifice des Tchouvaches
seraient toujours situés au milieu de bouquets d'arbres et dans le
voisinage d'une source ou d'un ruisseau.]

Les femmes, nous a-t-on dit, n'assistent pas aux grands sacrifices, à
moins qu'elles ne soient veuves et qu'elles n'aient point de fils âgé
pour les représenter à la cérémonie. Si le renseignement est vrai, ce
serait un emprunt aux idées musulmanes.

Comme leurs voisins tchérémisses, les Tchouvaches sont animistes, leur
imagination peuple le monde extérieur d'esprits dont l'homme doit
s'assurer le concours pour vivre heureux et dans l'abondance, et le
moyen employé pour se concilier la faveur de ces êtres surnaturels est
de leur faire des sacrifices.

Nous n'avons vu aucune représentation anthropomorphe de ces divinités
et nous ignorons s'il en existe. Au congrès archéologique de Kazan en
1878 fut présentée une idole tchouvache, «une simple planchette de
bois, grossièrement taillée à la hache, sans aucune trace de dessin».
C'était la représentation du dieu Melym-Khousia, adoré aux environs de
Tchéboksari. Melym-Khousia habitait jadis chez les Tchérémisses sur
la «montagne qui produit du miel», raconte M. A. Rambaud[50]. Un beau
jour il quitta sa demeure pour aller s'établir sur la rive droite du
Volga, au village de Masslovoya, chez un Tchouvache ancien soldat,
nommé Ivan. En homme avisé, Ivan tira un fructueux parti de l'honneur
que lui faisait le dieu. Il lui accorda l'hospitalité, et aussitôt de
tous les environs les indigènes vinrent implorer Melym-Khousia. Pour
s'assurer son secours, les uns lui offraient de l'argent, les autres
de la volaille, toutes offrandes qu'Ivan n'avait garde de laisser
perdre, c'était autant de boni pour lui. Quand le zèle des fidèles
devenait moins ardent, le rusé compère s'en allait faire des tournées
aux environs, menaçant les habitants de la colère de Melym-Khousia,
s'ils ne le traitaient pas mieux. Et les Tchouvaches d'accourir et
Ivan de faire de bonnes affaires. Le dieu indigène faisait ainsi une
concurrence très préjudiciable à un sanctuaire orthodoxe voisin dédié
à saint Nicolas. Personne ne venait plus implorer le saint grec, et
un beau jour la police avertie vint saisir le dieu tchouvache et
le transporta de son sanctuaire au musée ethnographique de Kazan.
L'histoire date de la fin de 1870.

[Footnote 50: _Le Congrès de Kazan_, in _Revue scientifique_.]

[Illustration: Lieu de sacrifice tchouvache.]

La religion des Tchouvaches comporte des fêtes publiques[51] et des
cérémonies privées; toutes consistent en ripailles. Dans les grandes
solennités ou pour obtenir la réalisation d'un désir qui leur tient
au cœur, les indigènes immolent des chevaux et du gros bétail; pour
les petits sacrifices ils tuent des volailles, principalement des
oies. Jamais ils n'immolent de porcs; à leurs yeux c'est un animal
impur. Avant de procéder au sacrifice, raconte Pallas[52], les fidèles
soumettent l'animal à plusieurs épreuves pareilles à celles en usage
chez les Tchérémisses, pour s'assurer que le dieu accepte l'offrande.

[Footnote 51: D'après Pallas, en septembre a lieu un sacrifice pour
remercier les dieux de la récolte.]

[Footnote 52: _Voyages de M. P. S. Pallas en différentes provinces de
l'Empire russe et dans l'Asie septentrionale_, traduits de l'allemand
par M. Gauthier de la Peyrence. Paris, 1789.]

Les Tchouvaches mettent en pratique le dicton: charité bien ordonnée
commence par soi-même. Ils mangent la chair des victimes sacrifiées et
en l'honneur des dieux se contentent de faire brûler les os. Dans les
cérémonies publiques la direction du culte, si l'on peut s'exprimer
ainsi, et la charge d'immoler les animaux appartiennent à des prêtres
appelés _iomzi_, dont la situation paraît équivalente à celle des
_kartes_ chez les Tchérémisses. En tous temps le _iomzi_ jouit d'un
certain prestige auprès de ses compatriotes, joignant au sacerdoce les
professions de rebouteur et de charlatan.

Les fêtes publiques portent le nom de _simik_; elles durent
généralement plusieurs jours. Un jour les habitants d'un village
sacrifient et de tous les environs on vient prendre part à l'agape
sacrée, puis le lendemain c'est au tour d'un autre hameau de régaler
les hommes en l'honneur des dieux. Les différents villages s'offrent
ainsi une série de tournées.

Pendant toute la durée des fêtes, les Tchouvaches ne doivent pas
travailler, même en cas d'urgence. Ceux qui transgressent cette défense
risquent une correction; il y a quelques années, un indigène aurait
été tué pour n'avoir point respecté cette coutume. Du 24 au 29 juin les
indigènes célèbrent une grande fête. Quelque temps auparavant, le jeudi
qui précède la Trinité du calendrier russe, a lieu la commémoration des
morts. La cérémonie consiste en ripailles et beuveries; ce jour-là,
nous disait l'_ispravnik_ de Tsévilsk, le cimetière devient un cabaret.

[Illustration: Chaise tchouvache.]

Les sacrifices privés sont faits en vue d'obtenir la guérison d'un
malade ou à l'occasion des principaux événements de la vie domestique,
naissance, mariage. Ainsi, après que la demande du jeune homme a été
agréée par la jeune fille, celui-ci rend grâce aux dieux, en faisant un
petit sacrifice à la première bifurcation qu'il rencontre sur sa route.
Il répand, par exemple, sur le sol de l'eau-de-vie.

Voici maintenant une recette de médecine populaire qui nous a été
communiquée par les Tchouvaches. Elle remplace pour eux les pastilles
Géraudel. Si elle n'est pas efficace, elle se recommande par sa
simplicité. Êtes-vous enrhumé, vous n'avez qu'à jeter des œufs dans un
puits et vous êtes débarrassé de votre toux.

Tous les peuples d'origine finnoise ont pour l'ours une sorte de
vénération et supposent à cet animal un pouvoir surnaturel. Les
Tchouvaches partagent ces superstitions et attribuent aux excréments de
maître Martin le pouvoir de purifier l'endroit où il les dépose. Aussi,
lorsque des saltimbanques promènent dans la campagne quelques-uns de
ces animaux, ne manquent-ils pas de les faire entrer dans la cour de
leurs habitations.

Chez les Tchouvaches nous n'avons observé qu'un seul instrument de
musique, une cithare pareille à celle des Tchérémisses. Leur danse
consiste en sautillements accompagnés de battements de mains.

Le 7 juillet, nous revenons sur le Volga à Soundéri, ou Marjinskii,
petite ville située en aval de Tchéboksari. En attendant le vapeur qui
doit nous transporter à Kazan, nous allons visiter Kakchamar, village
habité par des Tchérémisses de montagnes, bien qu'il soit situé sur la
rive des prairies.

On traverse en bac le Volga, divisé en deux bras par un îlot constitué
de fines particules sablonneuses, puis on court à travers une riante
campagne fraîche et ombreuse. Les habitants de Kakchamar ne présentent
aucune différence appréciable avec les Tchérémisses que nous avons vus
jusqu'ici, ils nous semblent seulement avoir plus subi l'influence
russe que leurs congénères des environs de Tsarévokoktchaïsk. Les
broderies qui ornent les vêtements des femmes sont sans art et sans
caractère.

Nous passons une partie de la nuit sur le ponton de Soundéri à
attendre le vapeur. C'est demain grande fête à Kazan. Tous les ans à
pareille époque, on transporte la célèbre image de Notre-Dame de Kazan
d'un couvent situé aux environs de la ville, dans l'une des églises du
Kremlin, où elle demeure quelque temps. Cette icone jouit d'une grande
réputation dans toute la Russie, et de très loin une foule de fidèles
vient assister à la procession. Lorsque le paquebot arrive à Soundéri,
il est déjà bondé d'une foule de pèlerins.

Le lendemain, à notre arrivée à Kazan, une foule compacte garnit
les talus des remparts du Kremlin le long desquels doit passer la
procession. De loin la masse rouge des femmes fait l'effet d'un immense
champ de coquelicots. Il est neuf heures du matin et le cortège ne
passera qu'à midi, néanmoins tout le monde attend calme et résigné,
sous un soleil ardent de 35° à 40° et sous une pluie de poussière!

Aujourd'hui nous voyons Kazan sous un de ses mauvais côtés. La
poussière tombe dru, comme une ondée; au lieu d'eau c'est du sable qui
tombe du ciel.

J'aurais vivement désiré voir le défilé de la procession, mais pour
cela il eût fallu rester tête nue sous un soleil flamboyant. Je
n'assistai qu'à la fin de la cérémonie, et bien m'en prit: à plus de
200 mètres de la procession il fallait se découvrir, et à l'ombre le
thermomètre s'élevait à +27°. Néanmoins aucun des pieux assistants ne
paraissait s'apercevoir de la chaleur. La foi protège de tout!

Avec cette foule de fidèles, impossible de trouver un coin dans
un hôtel. Le bon Latif, le préparateur de M. Mislavsky, m'offrit
l'hospitalité dans son sous-sol de l'Université sur un canapé en bois.
Ce fut ma première bonne nuit en Russie et le lendemain j'étais frais
et dispos pour le voyage de Perm.




CHAPITRE VI

LES PERMIAKS

 La Kama.--Perm.--Les Permiaks.--Costumes et habitations de ces
 indigènes.


Les plaines ensoleillées de Kazan et leur grouillement multicolore
de races diverses sont maintenant loin de nous. Nous avons quitté la
région asiatique du Volga pour nous diriger vers Tcherdine, point de
départ de notre exploration projetée dans le bassin de la Petchora.

De Kazan à Tcherdine c'est une navigation de 1 400 kilomètres, la
distance de Paris à Dantzig. On descend le Volga sur une centaine de
verstes, et le reste du trajet se fait par son affluent, la Kama,
presque aussi important que le fleuve lui-même.

En Russie, les fleuves, comme toutes choses d'ailleurs, sont hors de
proportions avec ce que nous sommes habitués à voir. La Kama, par
exemple, est d'un tiers plus longue que le Rhin, et de simples rivières
telles que ses affluents, la Bielaya et la Viatka, ont un développement
de cours dépassant celui de la Loire et de la Seine.

Tour à tour, suivant les saisons, chaussées de glace ou «chemins qui
marchent», ces grands cours d'eau sont les principales routes du
pays; mais leurs variations rapides du régime en rendent la viabilité
précaire. Après la débâcle qui a lieu en mai, la fonte des neiges
détermine une inondation considérable; les rivières deviennent des
mers d'eau douce. A cette époque le Volga est large d'une vingtaine
de kilomètres, puis l'eau baisse rapidement, elle tombe pour ainsi
dire, et dès le milieu d'août la navigation devient très difficile. A
notre retour de Sibérie, au milieu de septembre, à la suite d'un été
particulièrement sec, les vapeurs, même ceux de faible tonnage, ne
circulaient sur le Volga et la Kama que très difficilement; partout
ailleurs les services étaient interrompus.

Sur la Kama, dont le bassin s'étend très loin dans les régions humides
du nord, pareille baisse des eaux est accidentelle, elle est au
contraire habituelle sur les autres fleuves de la Russie orientale.
Toutes les conditions nécessaires au maintien d'un débit abondant font
défaut dans cette région; le sol sablonneux facilite les infiltrations,
les pluies sont rares, et sous le soleil ardent de l'été l'évaporation
est considérable.

Dans la vallée de la Kama, toujours des paysages boisés avec des fuites
d'horizons lointains, bleuis par la masse des arbres. Ce ne sont plus,
comme dans nos régions, des paysages limités, donnant la sensation
de quelque chose de précis, de borné, ici c'est l'infini. Le sol est
plus accidenté qu'aux environs de Kazan, des collines lointaines
apparaissent, et la rive droite est formée de terrasses sablonneuses ou
argileuses hautes en certains endroits d'une quarantaine de mètres.
A la base de ces escarpements sourdent des sources dont le suintement
détermine dans l'épaisseur de la masse argileuse la formation de petits
canons et de ravins. Ailleurs elles produisent des éboulements. Le lent
travail de ces veines d'eau souterraines contribue à élargir le lit de
la Kama aux dépens des terres environnantes.

Depuis les temps historiques le cours inférieur de la Kama s'est
déplacé de plusieurs kilomètres vers l'ouest. Près du village de
Sergievskoé, situé sur la rive gauche de la rivière, et voisin de son
embouchure dans le Volga, se trouve, à une distance de 10 kilomètres
de la rive actuelle, un hameau appelé Vieille Kama. D'après M.
Maltsev, «l'aspect des lieux indique l'emplacement d'un ancien lit
de rivière: toute la dépression est occupée par des buissons et des
plantes marécageuses; la berge de gauche se prolonge jusqu'à la ville
de Spassk, bâtie près des ruines de l'ancienne Bolgar[53]». Certains
auteurs arabes rapportent d'ailleurs que la Kama coulait près de
Bolgar, qui en est actuellement distant d'une vingtaine de kilomètres
à vol d'oiseau. L'étude du terrain confirme les documents historiques,
la plaine située au nord des ruines de Bolgar est constituée par des
alluvions[54].

[Footnote 53: Rambaud, _le Congrès de Kazan_, in _Revue scientifique
du_ 3 mai 1879.]

[Footnote 54: _Ibid._]

[Illustration: Remorqueur sur la Kama.]

Sur la Kama la navigation est beaucoup moins active que sur le
Volga, bien que ce soit la route principale de Sibérie. Cette
immense dépendance de l'empire russe n'a pas encore une grande
importance économique. La Sibérie si riche et si fertile dans sa
partie méridionale, comme nous l'exposerons plus loin, n'exporte
en Europe qu'une très faible partie de ses produits, faute de voies
de communication, et la Russie n'expédie au delà de l'Oural qu'une
petite quantité de marchandises. Sur la Kama nous croisons seulement
quelques vapeurs; fréquemment nous rencontrons d'immenses trains de
bois, véritables îles flottantes. Les produits des vastes forêts sont
expédiés dans la région des steppes.

Ce pays laisse l'impression d'un désert. De loin en loin, un village de
masures noires dominé par le hérissement multicolore d'une église. Avec
leurs dômes verts ou leurs cinq clochetons bleus, et leurs murailles
blanches, ces églises donnent de la valeur au paysage sans intérêt. Ce
sont les points d'orgue du tableau.

Tous les trois ou quatre cents kilomètres, une ville ou plutôt ce
qu'on est convenu d'appeler une ville en Russie, Tchistopol, Sarapoul,
chef-lieu d'un vaste district habité par les Votiaks, une des peuplades
finnoises du groupe permien. Après une navigation de soixante heures
nous sommes à Perm, au terme de la première partie du voyage.

Nous voici à l'extrémité orientale de l'Europe, au seuil de l'Asie. Si
l'on tient compte de sa position par rapport à l'Oural, Perm est la
dernière ville d'Europe; mais, comme le dit très justement M. Cotteau,
pour démontrer que la domination de la Russie s'étend à la fois sur
l'Europe et l'Asie, le gouvernement impérial n'a tenu aucun compte
des limites naturelles acceptées de tout temps par les géographes[55]
et a fait passer à l'est de l'Oural, au commencement de la plaine
sibérienne, la frontière orientale de la province de Perm.

[Footnote 55: E. Cotteau, _De Paris au Japon à travers la Sibérie_.
Hachette, 1883.]

[Illustration: Marché de Perm.]

Très gai l'aspect de la ville, avec la gare monumentale du chemin
de fer de l'Oural construite dans un joli style oriental, à côté un
superbe palais étale ses colonnades et son fronton, plus loin des
églises élèvent leurs dômes pittoresques, tout cela disséminé au milieu
de la verdure devant le large fleuve. Derrière cette rangée d'édifices
il n'y a qu'un village.

Aujourd'hui, 12 juillet, température étouffante. A une heure de
l'après-midi, le thermomètre marque à l'ombre +25° et la pression est
seulement de 741. Il y a six semaines, à la fin de mai il gelait la
nuit. Ici la température peut descendre à -36° et s'élever à +30°.
En 1890, pendant trois mois seulement, en juin, juillet et août, le
thermomètre ne s'est point abaissé au-dessous du point de congélation.
Le 5 septembre, s'est produite la première gelée.

Le lendemain, départ de Perm. Nous nous embarquons de nouveau sur la
Kama à destination de Tcherdine avec le projet de faire en route une
escale pour visiter les Permiaks.

Au delà de Perm, paysage très pittoresque. Tantôt les berges
s'escarpent en hautes terrasses couronnées de bois, tantôt elles
s'abaissent, découvrant de riantes perspectives de champs cultivés et
de forêts. Par endroits dans ce cadre de verdure la rivière s'élargit
en forme de lac, d'un bord à l'autre la distance est bien d'un
kilomètre, et nous sommes ici à plus de 200 lieues de l'embouchure de
la Kama!

Le soleil est éclatant, le ciel d'un bleu immaculé; n'importe ce
rayonnement de lumière aveuglante, la masse compacte des arbres verts
donne au pays un aspect septentrional; si on ne sent pas encore la
fraîcheur du nord, on la devine. Le pays est plus joli, plus agréable
à l'œil que la vallée du Volga, mais il étonne moins. C'est une contrée
comme une autre.

_14 juillet._--A sept heures du matin nous débarquons à la station de
Pogevo, située à proximité de la région occupée par les Permiaks.

Les Permiaks appartiennent à la grande famille finnoise, et constituent
le groupe permien avec les Votiaks de la Kama et les Zyrianes de la
Petchora.

Ce seraient, au témoignage des historiens, les plus anciens habitants
du nord-est de la Russie[56]. Ils auraient apporté de l'Altaï l'art
d'exploiter les mines, et des traces d'excavations que les indigènes
attribuent aux Tchoudes légendaires seraient l'œuvre des anciens
Permiaks[57]. Mais, comme le fait très justement observer M. Deniker,
les anthropologistes n'ont point comparé leurs crânes à ceux des
Tchoudes; par suite, la parenté entre les deux peuples n'a pu être
établie avec certitude.

[Footnote 56: Deniker, _Esquisse anthropologique des Permiaks_ (compte
rendu de l'ouvrage de M. Maliev, in _Archives slaves de biologie_.
Paris, 1887, t. III, fascicule 3).]

[Footnote 57: Des trous de mines attribués aux Tchoudes se rencontrent
dans la vallée supérieure de la Tchoussovaya, autour des sources de la
Sosva et sur les bords du Vagran (cercle de Bogoslov). Les traces de
ces exploitations ont été trouvées près des gisements actuellement les
plus riches. (Aspelin, _De la civilisation préhistorique des peuples
permiens_. Leyde, 1879.)]

D'après le dernier recensement (1885), les Permiaks seraient au
nombre de 90 000, la plupart établis dans la partie septentrionale du
gouvernement de Perm (arrondissements de Solikamsk et de Tcherdine). En
dehors de ces circonscriptions, on en trouve une dizaine de mille dans
le gouvernement de Viatka (arr. de Slobodsk et de Glasov) et quelques
petits clans sporadiques dans l'Oural.

Dans le gouvernement de Perm, un des groupes permiaks les plus compacts
occupe la longue vallée de l'Inva, tributaire de droite de la Kama.
En poussant dans cette direction nous espérons trouver une population
caractéristique.

A Pogevo nous louons une _pletionka_ et maintenant fouette cocher!
Malgré l'heure matinale, la chaleur est déjà très forte, pas un souffle
d'air et sur la route blanche le soleil tape ferme.

A neuf heures du matin nous voici à Maïlkora (distance: 18 kilomètres,
grand village de 5 000 habitants aggloméré autour d'un haut fourneau
appartenant au prince Demidov. Nous changeons de voiture et de chevaux,
puis repartons aussitôt pour Kouproz. Nouvelle étape de 22 kilomètres,
parcourue en 2 heures 15 minutes.

A deux kilomètres au delà de Maïlkora commence la région habitée par
les Permiaks. A première vue ces indigènes se distinguent des Russes
par la couleur bleue de leur costume. Le bleu est la couleur favorite
de ces Finnois. Hommes et femmes portent des vêtements de cette teinte,
et leurs ustensiles de ménage sont également presque tous barbouillés
de cette couleur. Les Finnois de Finlande, établis dans la Norvège
septentrionale, partagent cette prédilection des Permiaks pour le
bleu[58].

[Footnote 58: Friis, _En Sommer i Finmarken_. Kristiania.]

Bien que nous suivions une route fréquentée, tous les indigènes ne
parlent pas russe, la plupart des femmes ignorent cette langue.
L'assimilation est donc encore loin d'être complète.

[Illustration: Maison et types permiaks.]

A signaler chez les Permiaks leurs maisons, très différentes de
celles des Russes. Elles sont beaucoup plus hautes que les _isbas_.
Quelques-unes ont deux étages, constructions que l'on ne trouve
chez les Russes que dans des villages riches. L'habitation permiake
caractéristique, la _kirkou_, ne comporte qu'un étage, situé à quatre
ou cinq mètres au-dessus du sol. On y accède par un perron de deux
ou trois marches couvert, puis par un escalier appliqué le long de
la façade et également surmonté d'un toit. Au sommet de cet escalier
se trouve un carré entouré de bancs, où les indigènes aiment à se
reposer. La porte d'entrée conduit dans un couloir sur lequel ouvrent
les deux pièces de l'habitation. Par derrière s'étend une cour couverte
surmontée d'un grenier.

A midi, nous arrivons à Kouproz littéralement abrutis par l'ardeur du
soleil et nous décidons d'attendre la fraîcheur pour nous remettre en
route.

Le _smotritel_ (maître de poste), interrogé par Boyanus sur les
mœurs des indigènes, affirme avec hauteur qu'«il ne va pas au bois».
Traduisez qu'il ne fait plus de sacrifices païens. Mais s'il a renoncé
aux faux dieux, sa réponse autorise à croire que d'autres les adorent
encore en cachette. Sur ce point, impossible d'avoir une réponse
précise du bonhomme. En tous pays, des paysans ne vont pas trahir leurs
secrets devant des étrangers.

Dès le XIVe siècle, les Permiaks ont été convertis par saint Stéphane,
évêque de la Permie. A cette époque les indigènes manifestaient une
hostilité marquée contre les Slaves et repoussaient avec énergie
toutes les nouveautés importées dans le pays par les étrangers.
«Ils rejetaient particulièrement l'emploi des caractères russes,
qui n'avaient servi jusqu'alors qu'à transmettre des ordres
tyranniques[59].» Pour vaincre ces répugnances, saint Stéphane créa
une liturgie en langue indigène et un alphabet avec des caractères
depuis longtemps en usage dans le pays et qui, paraît-il, présentent
une grande ressemblance avec les runes scandinaves. D'après certains
archéologues russes, cet apôtre aurait composé des livres sacrés
à l'aide de ces caractères, mais en dépit des recherches les plus
minutieuses on n'a réussi jusqu'ici à découvrir aucun de ces documents.

[Footnote 59: A. Rambaud, _le Congrès de Kazan_, in _Revue
scientifique_, 2e série, 8e année, no 46.]

Quoique convertis depuis cinq siècles, les Permiaks ont conservé
certaines pratiques païennes. L'Église grecque a adopté ces cérémonies
en en modifiant simplement le sens. Au lieu d'être organisées en
l'honneur des dieux du paganisme finnois, elles sont maintenant
consacrées aux saints du paradis orthodoxe. La principale consiste
dans le sacrifice de taureaux de trois ans. Elle se célèbre le 30
août, jour des saints Florus et Laurus, devant une ancienne chapelle
à eux consacrée et située au village de Bolchaïa-Kotcha (district de
Tcherdine). Quelle que soit la distance à laquelle il demeure de ce
sanctuaire, le Permiak qui a fait un vœu ne recule jamais devant le
voyage. Un de ces Finnois désire-t-il obtenir la guérison d'un malade,
écarter quelques malheurs de sa famille, il jure de sacrifier un
taureau si son souhait se réalise. La victime doit être âgée de trois
ans au moment du sacrifice et ne présenter aucun défaut.

Avant la cérémonie, les pèlerins allument des cierges devant les
images sacrées de la chapelle et suspendent, autour du christ de
l'iconostase, des rouleaux de toile en guise d'ex-voto. Une fois le
signal du sacrifice donné par le carillon de l'oratoire, aidé de ses
parents et amis, chacun s'occupe à lier les jambes de son taureau et
à le coucher par terre, mais à celui qui a prononcé le vœu incombe
l'obligation de frapper la victime. Pour cela les Permiaks se servent
d'un mauvais petit couteau, et souvent ce n'est qu'après de longs
efforts qu'ils réussissent à immoler l'animal. Le spectacle devient
atroce, les malheureuses bêtes blessées se débattent, essaient de se
relever, beuglent, aspergent de sang les assistants, et les environs de
la chapelle deviennent un champ de carnage immonde.

Les animaux abattus sont immédiatement dépecés. Les têtes sont offertes
à la chapelle et entassées par le bedeau dans un petit hangar voisin de
l'édicule sacré. Au pope on réserve les filets, aux pauvres on donne la
poitrine, et le reste de la viande est incontinent cuit et mangé par
les assistants. La cérémonie religieuse se transforme en une ripaille
générale et en une beuverie répugnante[60]. Ainsi le christianisme des
Permiaks ne diffère guère du paganisme des Tchérémisses. Les croyances
des deux peuples sont identiques, l'étiquette seule diffère.

[Footnote 60: Ces renseignements sur les pratiques païennes des
Permiaks sont empruntés à un fort intéressant travail de feu M.
Malakhov, publié dans le _Bulletin de la Société ouralienne d'amateurs
des sciences naturelles_, t. II, liv. I. Ekaterinbourg, 1887.]

Au témoignage de Maliev, les Permiaks vénèrent encore de petites idoles
en métal, représentant des oiseaux, un ours, l'animal sacré des anciens
Finnois, et des figurines humaines. A Koudimgkor une femme nous a vendu
plusieurs de ces fétiches, pour lesquels elle ne paraissait pas avoir
une grande vénération.

A six heures moins un quart, nous quittons Kouproz, en route pour
Koudimgkor, situé à 59 kilomètres de là. Maintenant que la chaleur
est passée, l'étape est charmante. On traverse de grands bois pleins
de fraîcheur et d'aromes balsamiques, puis des prairies et des champs
cultivés, gagnés depuis peu aux dépens de la forêt. Des troncs
carbonisés indiquent un défrichement récent par le procédé du brûlage
commun à tous les Finnois. Au sommet d'un plissement de la plaine se
découvre un panorama extraordinaire. Deux lignes d'ondulations molles
encadrent une plaine infinie, un horizon de mer derrière lequel le
globe du soleil disparaît rouge et net comme en plein océan. Lentement
la lumière jaune du couchant blanchit, puis jusqu'à l'aurore une pâle
clarté remplit le ciel. Ni jour, ni nuit, cette lueur qui semble tomber
d'une lune démesurée. Sous cette lumière mourante les traits du paysage
restent précis, les lointains s'agrandissent, la forêt devient toute
violette. Au-dessus de la rivière fument des brouillards blancs; la
terre semble morte, on a la vision d'un paysage planétaire, d'un monde
inanimé, la sensation de quelque chose d'extra-terrestre.

De loin en loin, des hameaux de deux ou trois maisons perdues au milieu
des champs. La population est ici plus disséminée que dans les régions
de race slave. Les Permiaks recherchent l'isolement, comme tous les
Finnois.

A Koudimgkor, déception complète. Les habitants de ce village, que
l'on nous avait représentés comme les Permiaks les plus caractérisés,
ressemblent à tous ceux rencontrés sur la route. Les femmes portent le
_sarafane_ russe et de leur ancien costume n'ont conservé qu'un petit
bonnet en étoffe orné de dessins en verroterie. Seuls quelques enfants
sont vêtus d'une blouse bleue bordée de petites broderies rouges. Les
Permiaks, tout au moins dans la région visitée par nous, semblent avoir
perdu l'art de la broderie. En chemin nous n'avons pu acheter que trois
ceintures tissées par les indigènes; l'une verte, rehaussée de rouge,
est d'un dessin charmant.

Jadis les Permiaks ont été des artistes en orfèvrerie, mais cet art
indigène paraît également perdu, et aujourd'hui il est difficile d'en
trouver des spécimens. A Koudimgkor nous avons pu cependant acheter une
paire de boucles d'oreilles d'un travail très soigné.

Ces indigènes vivent de l'élevage du bétail et d'agriculture. Comme les
Finnois de Finlande, ils emploient la faucille pour couper le foin.
C'est un des rares instruments qu'ils aient conservé de leurs ancêtres.

[Illustration: Boucle d'oreilles permiake.]

A Koudimgkor comme dans tous les autres villages, la population
enfantine est très nombreuse. Les Permiaks sont une race très
prolifique. D'après Maliev, en deux ans, de 1883 à 1885, leur
proportion par rapport aux Russes dans le district de Solykamsk a monté
de 48,91 pour 100 à 51,11. L'effectif de chaque famille serait de
6,61, nombre supérieur à celui des Russes habitant dans le voisinage
(5,27). Cet accroissement rapide des Permiaks est dû en partie à la
liberté laissée aux jeunes filles. Chez ce peuple comme chez les
Eskimos du Grönland, les hommes paraissent tenir en médiocre estime
la virginité de leurs fiancées. D'après une vieille coutume, au
moment de la célébration du mariage, la future épouse, si elle est
encore vierge, doit déposer un ruban rouge sur les pages de l'évangile
ouvert. Or, dit-on, deux ou trois jeunes filles seulement sur cent
sont en droit d'accomplir ce rite. Comme excuse on allègue que les
femmes permiakes ne se marient guère avant vingt-cinq ans. Après le
mariage elles rachètent, dit-on, leurs erreurs passées par une conduite
exemplaire[61].

[Footnote 61: Deniker, _loc. cit._]

Les indigènes de Koudimgkor nous affirmèrent qu'un peu plus loin au
nord habitaient des Permiaks peu modifiés par l'influence russe. Depuis
les plaines du Volga nous connaissions ce racontar. Dans le pays des
Tchérémisses, lorsque nous demandions aux indigènes de nous indiquer un
village habité par des païens, ils nous parlaient toujours de hameau
plus éloigné, et dès que nous arrivions à cet endroit les habitants
étaient unanimes à affirmer que nous devions aller plus loin pour
trouver des indigènes intéressants. Maintenant l'été avance, il n'y a
plus de temps à perdre, et, comme demain un vapeur à destination de
Tcherdine passe à Pochevo, nous parcourons en une nuit les vingt-cinq
lieues qui nous séparent de la Kama.

Le 16 juillet, à neuf heures du matin, nous nous embarquons de nouveau;
le lendemain matin voici enfin Tcherdine, le point de départ de notre
exploration projetée dans le bassin de la Petchora. Pour y arriver nous
avons dû traverser toute l'Europe de l'ouest à l'est et parcourir 6 000
kilomètres. Nous sommes maintenant plus près des frontières de Chine
que de France.




CHAPITRE VII

DE TCHERDINE A LA PETCHORA

 La Kolva.--La Vogoulka.--Les moustiques.--Les embâcles de bois.--Le
 portage entre Vogoulka et Petchora.--Les Zyrianes.


Tcherdine est une petite ville de 4 000 habitants, pittoresquement
perchée au-dessus de la vallée de la Kolva. Ici pour la première fois
depuis Kazan, changement de décors dans le paysage. Au loin, derrière
une immensité bleue de forêts, s'élève la haute cime du Poloudov Kamen
(524 m.), dernier renflement de l'Oural. Au milieu de la platitude
générale elle fait l'effet d'une île élevée sortant de la mer. Depuis
Perm nous suivons le pied de l'Oural, ici pour la première fois nous
l'apercevons.

A Tcherdine commence notre exploration. Désormais plus de routes ni de
moyens réguliers de transport. A travers la région déserte qui s'étend
jusqu'à la Petchora, sur une distance de 300 kilomètres, le chemin est
tracé par un long réseau de rivières tributaires de la Kama. C'est
d'abord la Kolva, puis la Vitcherka et la Bérésovka, ensuite la Ielovka
et enfin la Vogoulka. Ce dernier cours d'eau conduit les barques à
six kilomètres seulement de la Volosnitsa, affluent navigable de la
Petchora. De la Kama à la Petchora s'étend ainsi une ligne navigable
presque continue, grande route naturelle ouverte au milieu de ces
solitudes.

Au moment de notre arrivée à Tcherdine, un des principaux négociants de
la ville, M. Souslov, allait mettre en route un vapeur pour conduire
deux ingénieurs à la Petchora; avec une amabilité dont nous ne
saurions lui être trop reconnaissant, il nous offre le passage sur son
steamer et l'hospitalité dans sa maison. Inconnus, nous sommes partout
accueillis en amis.

A sept heures du soir nous partons pour Kamgort en _pletionka_, village
à 21 kilomètres au nord de Tcherdine, où habite M. Souslov et où est
mouillé son vapeur.

Dans ce pays de hiérarchie, où chacun est étiqueté sous une rubrique,
M. Souslov appartient à la classe des paysans, mais ne croyez pas
du tout que ce soit un laboureur. En France il serait un bourgeois
important et compterait parmi les notables du pays. Le jour encore
lointain où se formera en Russie une classe moyenne, c'est parmi ces
paysans aisés et intelligents qu'elle se recrutera. Beaucoup sont
gens d'initiative et ne craignent pas de se lancer dans de grandes
entreprises fécondes pour le développement de la Russie. Un simple
paysan du gouvernement d'Orembourg n'a-t-il pas installé un des
premiers centres de l'industrie russe dans le Turkestan, tout comme
M. Souslov crée ici une importante route commerciale? Et on pourrait
multiplier les exemples de cette activité.

Chez M. Souslov une réception enthousiaste nous attend, une vraie
réception russe. Pendant quatre heures on boit et on mange sans arrêt.
Pour pouvoir répondre aux politesses des habitants, un voyageur doit
avant tout avoir la tête solide.

A une heure du matin, départ. Des brumes légères fument au-dessus de la
Kolva et noient les contours de la forêt. Par endroits la silhouette
noire d'un grand sapin perce le brouillard avec des airs de fantôme
grandi par la réfraction, puis tout redevient blanc, diaphane, aérien
comme si l'on naviguait au milieu des nuages.

_18 juillet._--Continuation de la navigation sur la Kolva. La rivière
coule claire et rapide entre de jolies collines boisées. Çà et là la
masse verdâtre des pins est noircie par des bouquets de _cembro_,
les premiers que nous ayons observés; à côté de ces taches foncées
blanchissent comme une neige légère des plaques de lichen de rennes.
A onze heures du matin, arrêt à Vetlane pour une excursion à Neyrop,
village situé à 4 kilomètres de la Kolva.

Neyrop est une localité historique. Sur l'ordre de Boris Goudounov,
l'oncle de Michel Romanov fut conduit ici et enfermé dans un trou qui
fut muré par-dessus lui. L'air et le jour n'arrivaient au prisonnier
que par une petite ouverture à travers laquelle les enfants lui
faisaient parvenir des vivres. Une chapelle a été érigée au-dessus du
caveau; on y conserve pieusement les lourdes chaînes dont était chargé
le malheureux prince[62].

[Footnote 62: Ces chaînes pèsent, paraît-il, 48 kilogr.]

Plusieurs maisons sont construites sur le type des habitations
permiakes (_kirkou_) de Koudimgkor, et pour couper le foin les
indigènes se servent de la faucille. L'élément finnois forme évidemment
ici une bonne part de la population, comme du reste dans tout
l'arrondissement de Tcherdine, mais aujourd'hui les habitants ont perdu
le souvenir de leur origine et se disent Russes.

[Illustration: La Kolva.]

A Vetlane, la rive gauche de la Kolva s'élève en un bel escarpement
calcaire haut de 60 à 80 mètres; à trois kilomètres de là, même
accident de terrain sur la rive droite. La rivière coule ici dans une
sorte d'étranglement. C'est la première fois, depuis notre entrée en
Russie, que nous observons la roche en place.

A six heures du soir, le vapeur abandonne la Kolva pour s'engager
dans son affluent de gauche, la Vitcherka. Sur cette rivière peu ou
point de courant et partout une profondeur relativement grande. Près
du confluent il y a, me dit-on, six mètres d'eau. Sur la Kolva, au
contraire, des bancs rendent la navigation difficile. La Vitcherka,
large d'une dizaine de mètres, coule tantôt entre des marais, tantôt
entre des terrasses de sable et d'argile. Le long de ces berges se
produisent des glissements qui entraînent dans l'eau des bouquets
d'arbres. A chaque instant le vapeur croise des bois flottants ou évite
des amoncellements d'arbres tombés des rives.

Le lendemain matin, nous rencontrons une équipe d'ouvriers occupés à
débarrasser la rivière des arbres qui l'obstruent. Pour créer une voie
commerciale facile entre la Kama et la Petchora, le ministre des voies
et communications fait procéder en ce moment au curage de la Vitcherka
et de ses affluents et sous-affluents.

[Illustration: La caravane sur la Bérésovka.]

Toujours le même paysage, des bois marécageux au milieu desquels la
rivière circule comme une avenue couverte d'eau. Plus loin la Vitcherka
s'élargit en un lac, le Tchoussovskoé ozero. Au bout de la nappe
d'eau on ne voit qu'une mince bande de terre verte qui a l'air de
flotter entre le ciel et l'eau, tellement le pays est plat. De tous
côtés, des saulaies avec des marais, des terres tremblantes; tout cela
reluisant de lumière sous un ciel magnifique. Ce paysage laisse la même
impression de grandeur triste que la campagne romaine.

Au delà du Tchoussovskoé ozero, mauvaise nouvelle: la profondeur de la
Bérésovka diminue rapidement, on n'avance plus que très lentement, en
sondant à l'avant avec une perche. A un moment, le vapeur est obligé
de stopper, il n'a plus sous la quille que quelques centimètres d'eau.
Il faut maintenant poursuivre le voyage dans les canots que nous avons
pris en remorque, et d'ici le portage la distance est, affirment les
indigènes, de 100 kilomètres; 100 kilomètres à parcourir à la rame, au
milieu de marais!

Nous empilons en hâte les bagages dans les canots, et maintenant aux
avirons. D'une embarcation à l'autre les équipages s'excitent par
des plaisanteries et par des cris, c'est à qui prendra la tête de la
flottille, puis quand, essoufflés, les vainqueurs ralentissent leur
vitesse, d'autres plus ménagers de leurs forces repartent de plus bel
et essaient de les dépasser. Tout le monde alors de rire et de hurler.
Le paysan russe n'est ni triste ni silencieux, comme on le représente
généralement. C'est que la plupart des voyageurs l'ont vu dans les
villes ou sur les vapeurs du Volga. Discret et timoré, le moujik se
tient sur la réserve dans ce milieu qui lui est étranger, mais voyagez
avec lui à la campagne, il devient un compagnon enjoué et agréable.

Encore des marais, des saulaies, ou bien une terrasse sablonneuse
couverte par la forêt sans fin d'arbres verts.

Dès que le soleil baisse, de ces marécages s'élèvent des nuées de
moustiques. Autour de chacun de nous une centaine de ces insectes,
pour le moins, susurrent leur musique énervante. Les bateliers
s'enveloppent la tête de mouchoirs et nous nous coiffons de
moustiquaires américaines, grands filets en tarlatane tendus sur des
ressorts, en forme de nasses à poisson; des gants épais et des bottes
complètent l'équipement. Impossible de laisser à découvert la moindre
partie du corps et nécessité absolue de fermer hermétiquement toutes
les ouvertures des vêtements; avec la température lourde que nous
supportons il serait pourtant si agréable d'avoir la figure à l'air!
En dépit de la chaleur, pendant des semaines, jour et nuit, en plein
air comme dans les maisons il faudra conserver la moustiquaire sur
la tête. Avec cela il n'est pas très facile de manger. Avant de se
mettre quelque chose sous la dent c'est toute une manœuvre. Il faut
d'abord écarter les insectes d'un coup de mouchoir, relever ensuite
prestement le voile et avaler à la hâte un gros morceau. Quelle que
soit la rapidité des mouvements, des moustiques réussissent toujours à
se glisser sous le filet; pour chaque bouchée vous pouvez compter sur
deux ou trois piqûres au moins. Notez que nous sommes maintenant à la
fin de juillet et que depuis une quinzaine les moustiques ont diminué.
En pleine saison qu'est-ce que cela doit être?

Dans la soirée nous rencontrons une barge, habitation flottante de
l'ingénieur chargé des travaux de curage. A bord les plus minutieuses
précautions sont prises pour arrêter les moustiques: partout ce ne sont
que doubles portes, portières de mousseline et moustiquaires, devant
l'entrée fume un feu tourbeux; mais bien souvent, paraît-il, tout cela
devient inutile.

L'installation des ouvriers est très curieuse. Ces pauvres gens ont
pour gîtes de véritables habitations de troglodytes. Dans la hauteur de
la berge sablonneuse ils ont creusé des cavités auxquelles on accède
par un trou garni d'un linteau en bois pour soutenir le plafond et
fermé par une nappe en écorce de tilleul. Ces abris, d'un usage courant
en Russie, doivent être une survivance de l'époque préhistorique dans
ces pays où les cavernes manquent par suite de l'absence de la roche
en place à la surface du sol. Les Tchoudes, répandus jadis dans la
région forestière du nord, habitaient des trous creusés en terre;
dans le gouvernement d'Arkhangelsk, des cavernes de ce genre sont
très fréquentes et portent encore aujourd'hui le nom de _Tchoudskiia
pechtcheri_[63] (cavernes des Tchoudes).

[Footnote 63: Alex. G. Schrenk, _Reise nach dem Nordosten des
europäischen Russlands durch die Tundren der Samoyeden zum Arktischen
Uralgebirge_. Dorpat, 1848, vol. I, p. 372.]

A minuit, nous arrivons à Oust-Ielovka, hameau situé à l'embouchure
de la Ielovka dans la Bérésovka. Rien que des entrepôts appartenant à
des marchands de Tcherdine et un magasin de farines où les indigènes
viennent s'approvisionner pendant l'hiver. Actuellement Oust-Ielovka
n'est occupé que par une famille, seuls habitants rencontrés depuis le
Tchoussovskoé ozero sur une distance d'une vingtaine de kilomètres,
et leurs plus proches voisins demeurent à 60 kilomètres de là, au
portage entre la Petchora et la Vogoulka. Après un maigre souper nous
nous étendons sur le plancher d'une chambre surchauffée par le poêle
de la maison. Impossible d'aérer, à cause des moustiques, et sur les
planches qui nous servent de lit grouillent des troupes compactes de
punaises. Bast! en comparaison du moustique, la punaise est un insecte
sympathique.

Nous sommeillons trois heures, puis de nouveau en route. A quelques
centaines de mètres d'Oust-Ielovka voici la Vogoulka, affluent de la
Ielovka, le dernier rameau du réseau fluvial que nous remontons. Un
méchant ruisseau sans profondeur, large de quelques mètres, égout des
tourbières environnantes. Pas de vue; à droite, à gauche, des marais,
des fourrés de bouleaux et de saules, précédant la grande forêt sèche
de conifères, le _bor_, comme l'appellent les Russes. Pas un habitant,
pas un animal, pas un oiseau, c'est une solitude morne, poignante avec
le ciel nuageux d'aujourd'hui.

Aucun souffle d'air, et une chaleur grise, humide, accablante. A midi
T. = + 29°. Par un temps pareil et dans ces marécages les moustiques
deviennent terribles. Nos voiles sont insuffisants à nous protéger,
et, pour chasser les essaims les plus compacts, nous devons allumer
un feu fumeux dans la marmite au fond de l'embarcation. Pas d'autre
alternative, ou se laisser piquer sans trêve ni merci ou passer à
l'état de jambon. Pour allumer ces feux, les indigènes recueillent des
champignons poussés sur le tronc des bouleaux; en brûlant ils dégagent
une odeur pénétrante qui a, dit-on, la vertu d'éloigner les moustiques,
mais aujourd'hui on a beau activer le feu, la fumée paraît avoir perdu
toute vertu.

A chaque instant les canots touchent ou sont arrêtés par des
amoncellements de souches et de branches mortes. Comme la Witcherka
et la Bérésovka, la rivière est encombrée d'arbres. D'après les
renseignements que m'a donnés un membre de la mission occupée au
curage de ces rivières, seulement en deux points de la Bérésovka on
n'aurait pas retiré moins de 27 000 mètres cubes de bois mort. Un
grand nombre de cours d'eau de la Sibérie et du nord-est de la Russie
présentent de pareilles embâcles. Ahlqvist raconte[64] avoir employé
vingt-quatre heures pour parcourir 11 kilomètres sur une rivière du
versant oriental de l'Oural encombrée d'arbres morts. A 40 kilomètres
de son embouchure, la rivière Pich, affluent de droite de la Petchora,
devient inaccessible aux barques par suite d'embarras d'arbres. En
1847, l'expédition d'Hoffmann fut arrêtée par des enchevêtrements de
bois sur le Volok, affluent de l'Ilytche, conduisant à un portage entre
cette rivière et le Potcherem. Ne pouvant détruire cette barricade
par la hache ou le feu, l'expédition dut battre en retraite[65]. De
pareils embarras existent également, sur une échelle beaucoup plus
grandiose, dans le bassin du Mississipi et dans la région forestière du
Canada. Un cours d'eau de ce dernier pays porte le nom caractéristique
de Rivière des Barricades. Au commencement du siècle, l'Atchafalaya,
l'Ouachita, affluents du Mississipi, étaient complètement cachés par
des amas d'arbres sur une grande partie de leur cours; en plusieurs
endroits on pouvait les traverser sans reconnaître qu'on franchissait
des rivières[66]. Dans la région que nous parcourons, ces débris de
végétaux n'atteignent point une puissance aussi considérable, mais ils
occupent parfois une surface assez étendue, relativement à l'importance
des cours d'eau. Au milieu de ces marais les rivières changent
souvent de cours, et, sur les différents lits qu'elles abandonnent
successivement, laissent des amas d'arbres, que les tourbes viennent
ensuite recouvrir. L'étude de ces dépôts serait d'un grand intérêt pour
la question si importante de la formation de la houille.

[Footnote 64: Ahlqvist, _Unter Wogulen und Ostjaken_. Helsingfors,
1885.]

[Footnote 65: Hofmann, _Der nördliche Ural und das Küstengebirge
Pae-Choi_. Saint-Pétersbourg, 1856, vol. II, p. 69.]

[Footnote 66: Reclus, la Terre, d'après Lyell, _Second Visit to the U.
S._]

A une heure de l'après-midi, arrêt pour laisser reposer les bateliers.
Voilà huit heures que ces braves gens travaillent énergiquement. Les
équipages préparent une sorte de thé avec des feuilles de fraisier
pendant que nous faisons cuire un canard abattu la veille. Avec deux
branches fourchues, et la baguette en fer de ma carabine Gras, la
broche est installée, on la tourne cinq ou six fois et le volatile est
rôti suivant les règles de l'art, sur les bords de la Vogoulka.

A quatre heures, en route de nouveau. La Vogoulka, devenue très
étroite, coule sous une charmille de saules: cela serait idyllique
sans les moustiques et sans l'humidité qui nous envahit. Nous sommes
littéralement dans l'eau: pluie sur le dos, jambes dans l'eau, qui
remplit les embarcations plus ou moins disloquées par de nombreux
échouages, et avec cela bénédiction continuelle que les bateliers nous
envoient avec les gaffes.

A six heures, nous arrivons au lieu dit Vechtomorskaya Pristane.
L'agent de police et deux hommes débarquent pour aller chercher les
chevaux à la station située sur le portage entre la Vogoulka et
la Petchora et les amener ensuite à Poupavaïa Pristane, point où
s'arrêtent les embarcations. Désireux de me dégourdir les jambes,
je me joins à eux. Il y a, dit-on, une piste, les gens affirment la
connaître, et ce sera plaisir de se promener dans la forêt, après être
resté quatorze heures en canot; de plus, à cette heure de la journée,
on peut trouver du gibier, et le garde-manger est maintenant une grosse
préoccupation.

Nous traversons péniblement un large marais; au bout les guides
paraissent hésitants, et dix minutes après s'arrêtent, ils ont perdu
la piste. Nous tournons dans tous les sens, sans trouver aucune trace.
Nous sommes bel et bien égarés, point de soleil, point de boussole, de
tous côtés la forêt uniforme, et avec cela pas de vivres. Pour nous
tirer de là, il faut rejoindre à tout prix la Vogoulka et ensuite la
suivre jusqu'à ce que nous ayons rattrapé nos compagnons. Mais allez
donc retrouver, au milieu de ces marais, un ruisseau à moitié caché
sous les arbres. Chacun de nous avance dans une direction donnée en
restant toujours à portée de voix et en scrutant soigneusement le
terrain. Une heure se passe en recherches longues et pleines d'anxiété;
rien n'est signalé et le découragement s'empare de nos gens. L'agent
de police se trouve mal; tout à coup un cri: un éclaireur vient de
découvrir enfin la Vogoulka. Nous sommes sauvés, mais l'émotion a été
grosse.

Le long de la rivière, point de sentier, il faut passer des saulaies
coupées de fondrières, traverser de hautes herbes, sauter des trous,
escalader des amas d'arbres déracinés enchevêtrés les uns dans les
autres, partout des fossés masqués par la verdure, et pourtant personne
ne tombe et ne fait de faux pas. En pareille circonstance il y a des
grâces spéciales. En outre, au milieu de ces marais pensez si les
moustiques sont nombreux, et pas moyen de porter de moustiquaires.
Après une heure et demie de cet exercice gymnastique nous rejoignons
nos compagnons et bientôt arrivons à Poupavaïa Pristane, trempés comme
si nous étions tombés à l'eau, et couverts de boutons comme si nous
avions eu la petite vérole.

A Poupavaïa Pristane la Vogoulka n'est séparée de la Volosnitsa,
affluent navigable de la Petchora, que par une langue de terre, basse,
large de 6 kilomètres. A travers la forêt, une large tranchée a été
pratiquée, et une sorte de route construite pour permettre de traîner
les embarcations d'une rivière à l'autre. Au milieu de l'isthme habite
un paysan russe chez lequel on trouve des chevaux nécessaires pour
effectuer les transports à travers le portage. A peine débarqué, un
ingénieur part à la recherche de cet ermite pendant que le reste
de la troupe établit le bivouac. Un grand feu est allumé; tout le
monde s'étend autour, le nez dans la fumée pour se protéger contre
les moustiques et l'humidité des marais. A chaque minute les chevaux
peuvent arriver et dans cette pensée on n'ose mettre la marmite sur
le feu. On a faim pourtant et toutes les demi-heures on prend une
collation ou une tournée pour combattre l'humidité et passer le temps.
Après neuf heures d'attente, à six heures du matin arrivent les
véhicules destinés au transport des bagages, sous la conduite d'un
cocher bancal. Le bonhomme est coiffé d'une casquette rouge, et dans le
dos lui pend un énorme foulard écarlate, le tout destiné à écarter les
moustiques. Les insectes, affirment les indigènes, fuient les étoffes
de couleur rouge ou blanche; le noir, au contraire, les attirerait.

La station est située à trois kilomètres seulement de Poupavaïa
Pristane, deux pauvres maisonnettes perdues dans la solitude de la
forêt.

Après un somme sur le plancher, nous nous remettons en marche. Au lieu
de gagner la Volonitsa, nous prendrons à gauche à travers bois pour
arriver directement à la Petchora à Iaktchinskaya Pristane.

Les bagages sont chargés sur deux traîneaux (_narte_) en bois dont le
siège est très élevé, les seuls véhicules capables de circuler sur ces
terrains spongieux. Trois chevaux sont attelés en flèche à une _narte_,
deux seulement à l'autre, puis la caravane se met en selle.

Le sentier que nous suivons est large tout au plus d'un mètre, coupé de
racines d'arbres. N'importe, on trotte toujours; à droite et à gauche
émergent des troncs d'arbres sur lesquels on s'empalerait si le cheval
tombait, mais les chevaux russes ont le pied sûr comme les mulets des
Alpes. Bientôt le sol devient tremblant devant un ruisseau fangeux, en
guise de pont on a jeté en travers deux madriers, et sans broncher,
les montures traversent ce passage scabreux. Un peu plus loin, nos
bêtes tendent le cou vers le sol, le flairent bruyamment, puis avancent
avec précaution un pied après l'autre; la terre est couverte d'une
belle herbe drue et haute, on dirait un petit pré bien gras. Le cheval
fait encore quelques pas, et patatras le voilà dans la vase jusqu'aux
jarrets. Ce pâturage fleuri cache une abominable fondrière, et il y
en a comme cela quatre ou cinq échelonnés le long de la route. Cela
distrait de la monotonie du paysage.

Un grand vide se fait à travers la forêt. Un incendie, allumé
probablement par la foudre, a dévasté les bois, traçant une vaste
clairière; des troncs calcinés gisent étendus avec des airs de
squelettes grimaçants; le sol brûlé par le feu a une teinte de lèpre;
au-dessus de petits tas de charbon s'élèvent des fumerolles bleues,
comme la buée d'un encens. De pareils accidents sont très fréquents
dans ces régions; chaque été, en Russie et en Sibérie, des incendies
détruisent des milliers d'hectares de forêts.

[Illustration: DE LA PETCHORA A L'OB

Feuille 1

Croquis à la Boussole du Cours de la Petchora par Ch. RABOT

1890.]

La terre s'enfle légèrement; un boursouflement du sol de trois ou
quatre mètres marque la ligne de partage des eaux entre le bassin de la
Kama et celui de la Petchora, entre les tributaires de la Caspienne et
ceux de l'océan Glacial; au delà nous traversons à gué la Volonitsa.

Encore quelques marais fangeux, puis le sol se raffermit, les bois
s'éclaircissent, la lumière devient plus vive. Au bout de l'avenue
apparaît une grande allée bleue, c'est la Petchora, large comme la
Seine à Paris, ici à plus de 1 300 kilomètres de son embouchure.
Quel plaisir de contempler ce paysage égayé par le mouvement de
l'eau courante après être resté trois jours dans une forêt morne et
indifférente.

Iaktchinskaya Pristane, situé sur la rive droite du fleuve et non
sur la rive gauche, comme l'indiquent les cartes, semble de loin un
bourg important. Vous arrivez et quel n'est pas votre étonnement d'y
trouver la solitude la plus absolue. Nulle part âme qui vive, toutes
les maisons sont fermées, pour le moment une seule est habitée.
Iaktchinskaya Pristane est simplement un lieu de foire et l'entrepôt du
commerce de la Petchora. Cette localité est occupée seulement au moment
du marché et à l'époque des transports, le reste du temps elle n'est
habitée que par le gardien des magasins.

Le commerce sur la Petchora a beaucoup plus d'importance qu'on ne
serait tenté de le croire au premier abord. Dans cet immense bassin
fluvial, grand à peu près comme la France, vit une centaine de mille
d'habitants qui ne communiquent avec le reste du monde que par ce
fleuve. Chasseurs et pêcheurs, ils ont besoin de céréales, que ne
produit point la terre qu'ils habitent, et d'objets manufacturés,
qu'ils ne savent point fabriquer. En échange ils donnent des
pelleteries et du poisson. Les négociants de Tcherdine ont en quelque
sorte le monopole des affaires sur les bords de la Petchora. En
décembre et janvier les marchandises sont transportées par terre
à Iaktchinskaya Pristane, puis aux premiers jours de mai, après
la débâcle, chargées sur des barques qui vont les disperser dans
l'immense rameau fluvial dont la Petchora est le tronc. Vers le 15
août, une partie de cette flottille, la _caravane de printemps_,
comme on l'appelle, remonte à Iaktchinskaya Pristane, rapportant le
poisson pris par les Zyrianes après la débâcle; les autres bateaux, la
_caravane d'automne_, reviennent dans les premiers jours d'octobre,
principalement avec des cargaisons de saumons. Toutes ces marchandises
restent renfermées dans les magasins du port jusqu'à l'époque où le
traînage permet de les conduire facilement à Tcherdine.

Pendant l'hiver 1881-1882, de Iaktchinskaya Pristane on a expédié sur
la Kama et de là dans la Russie 900 tonnes de divers poissons et 32
tonnes et demie de saumon. Cette année-là, cette dernière pêche n'avait
pas été heureuse, d'ordinaire elle produit de 130 à 160 tonnes de ce
poisson, particulièrement estimé par les gourmets russes[67].

[Footnote 67: Ermilov, _Poïzdka na Petchorou_. Arkhangelsk. 1888.]

A la fin de décembre se tient à Iaktchinskaya Pristane une foire
importante. On y vient même d'Arkhangelsk, située à plus de 800 lieues
de là. C'est principalement un marché de fourrures. Les indigènes
apportent les produits de leur chasse en paiement des marchandises
qu'ils ont reçues à crédit l'été précédent, et en même temps font
de nouveaux achats. Tout ce commerce se fait sans argent, par troc,
absolument comme au Xe siècle, du temps que les Bulgares trafiquaient
avec les Permiens. Depuis neuf siècles les mœurs des habitants ne
se sont pas modifiées. D'autre part les transactions ne sont pas
libres. Étant toujours débiteurs des marchands, les Zyrianes cèdent
toutes leurs pelleteries à leurs créanciers pour les rembourser de
leurs avances. Un étranger leur offrirait-il de leurs marchandises
un meilleur prix que leur acheteur attitré, ils refuseraient de la
lui céder, de crainte de perdre crédit chez leurs prêteurs. Les
marchands de Tcherdine tiennent ainsi la population de la Petchora
dans une dépendance complète. Naturellement ces négociants cotent
très haut leurs marchandises, 8 à 10 roubles (24 à 30 francs) les 16
kilogrammes de farine de seigle, et très bas celles des indigènes, de
manière à faire pencher toujours la balance en leur faveur. Profiter
de la naïveté et de l'ignorance des races inférieures pour les voler,
n'est-ce pas ce qu'on appelle en langage noble leur apporter les
bienfaits de la civilisation? D'année en année le Zyriane s'endette
ainsi de plus en plus. Presque tous les habitants des bords de la
Petchora sont débiteurs des gens de Tcherdine et quelques-uns même pour
des sommes importantes, 2 à 3 000 francs, un joli denier pour des gens
qui n'ont ni sou ni maille. Ces pratiques commerciales sont du reste
générales dans le Nord. En Sibérie, à la foire d'Obdorsk les marchands
russes emploient les mêmes procédés à l'égard des Ostiaks et des
Samoyèdes, et les Norvégiens agissent de même à l'égard des Lapons. En
tout pays l'homme civilisé a les mêmes appétits.

A Iaktchinskaya Pristane nous rencontrons l'_ouriadnik_ Eulampy
Arseniev Popov. D'après les ordres que le gouverneur de Vologda a eu
l'amabilité de donner, il doit nous accompagner sur la Petchora, non
point que les indigènes soient malveillants, mais afin de nous épargner
tout ennui pour le recrutement des rameurs. Par suite de circonstances
imprévues, Popov nous a accompagnés jusqu'en Sibérie. Dans la mesure de
ses moyens, ce brave homme a été pour moi un auxiliaire très précieux,
et je ne saurais trop rendre hommage à son intelligence et à sa
profonde honnêteté. Popov était Zyriane et avait toutes les qualités de
sa race.

Maintenant la route s'ouvre facile. Nous n'avons qu'à nous laisser
tranquillement porter par la Petchora et bientôt nous arriverons en vue
de l'Oural. C'est une nouvelle navigation de plus de cent cinquante
lieues, facile et agréable sur ce beau fleuve.

Le soir de notre arrivée à Iaktchinskaya Pristane, nous nous remettons
en marche, et le lendemain matin à trois heures nous atteignons le
hameau d'Oust-Pojeg[68].

[Footnote 68: Mammaly, en langue zyriane.]

De suite Boyanus va demander l'hospitalité dans la maison que l'on
nous dit être la plus propre. Le _khozaïne_[69], quoique troublé dans
son sommeil, ne nous en reçoit pas moins très amicalement. Ces braves
paysans font toujours mon admiration. Vous arrivez chez eux au beau
milieu de la nuit, vous bouleversez tout leur intérieur, et toujours
ils se montrent aimables et empressés. La complaisance et la douceur
sont le fond de leur caractère. Notre hôte nous abandonne deux pièces.
Le mobilier en est sommaire: une table, des bancs, un lit formé de
planches clouées au mur. Point de literie, nos couvertures et la tente,
étendues sur le bois, la remplacent. Par-dessus nous disposons une
grande tente moustiquaire, et à la porte de la chambre est allumé un
feu fumeux dans un vase; grâce à ces précautions nous serons à l'abri
des moustiques. Voilà la quatrième nuit que nous passons sans sommeil,
je vous laisse à penser si nous dormons à poings fermés.

[Footnote 69: Maître de maison.]

Le village d'Oust-Pojeg[70] est situé sur la rive gauche de la
Petchora, à 700 mètres environ en aval du confluent de la rivière
Pojeg[71], dans une boucle du fleuve.

[Footnote 70: 98 habitants, tous Zyrianes.]

[Footnote 71: La carte de l'état-major russe (feuille 124) place à
tort Oust-Pojeg sur la rive droite de la Petchora et en amont de
l'embouchure du Pojeg.]

Durant notre séjour à Oust-Pojeg, tout le temps un beau soleil et
une température élevée, trop élevée même à notre gré. Le 26 juillet,
de neuf heures du matin à huit heures du soir, le thermomètre s'est
maintenu à + 26° à l'ombre; le matin au soleil, il marquait + 33°. Pour
un pays froid c'est un peu chaud. Avec une pareille température les
maisons de bois deviennent des fours, et impossible de les ventiler,
sans risquer de laisser pénétrer des essaims de moustiques. L'excès
de chaleur est, après tout, préférable aux morsures de ces maudits
insectes.

[Illustration: Départ des faneuses d'Oust-Pojeg.]

Sur la Petchora, comme sur le Volga, l'intérêt du voyage est dans
l'étude de la population. Les Zyrianes, que nous rencontrons pour la
première fois, à Oust-Pojeg, ne sont ni aussi primitifs ni aussi
originaux que les Tchérémisses et les Tchouvaches, mais n'en sont pas
moins intéressants par certains côtés.

Leur civilisation est plus élevée que celle des Finnois du Volga, mais,
vivant au milieu de forêts vierges, sous un climat qui interdit pour
ainsi dire toute culture, ils ont dû rester à l'état de chasseurs,
tandis que leurs cousins germains des environs de Kazan, habitant des
pays plus favorisés, sont devenus agriculteurs.

Les Zyrianes sont disséminés dans la partie orientale des gouvernements
d'Arkhangelsk et de Vologda, ainsi que dans l'extrême nord du
gouvernement de Perm[72]. Quelques clans sporadiques se trouvent en
outre en Sibérie dans le bassin inférieur de l'Obi.

[Footnote 72: Oust-Pojeg se trouve à la frontière de ce dernier
département.]

Ces indigènes habitent de petits villages égrenés le long des cours
d'eau. Les groupes les plus compacts se rencontrent dans la vallée
supérieure de la Petchora[73], sur les rives de son affluent l'Ischma,
et de la Witchegda, tributaire de la Dvina, enfin dans la partie
supérieure du Mezen et de la Vachka. Ischma est la capitale des
Zyrianes. D'après les statistiques, sujettes à caution ici plus que
partout ailleurs, l'effectif de ces Finnois serait de 95 000[74],
disséminés sur un territoire immense[75].

[Footnote 73: La carte ethnographique de Rittich indique à tort la
haute vallée de la Petchora comme habitée par des Russes. Depuis
Oust-Pojeg jusqu'à Oust-Chtchougor, la population n'est composée que de
Zyrianes.]

[Footnote 74: Ermilov, _loc. cit._]

[Footnote 75: Les statistiques ci-jointes des trois communes (_volost_)
de Troïtskoïé Petchorskoïé, Savinoborskoïé, et Oust-Chtchougor, qui
constituent le territoire que nous avons traversé en descendant la
Petchora, montrent la dispersion de la population dans cette région.]

[Illustration: Zyrianes.]

Liste des localités habitées dans le volost (canton) de Troïtskoïé
Petchorskoïé.

                                                          Têtes imposables.

  Village paroissial de Troïtskoïé Petchorskoïé (_siélo_)      280
       _Derevnia_ Oust-Ilytch                                   45
           --     Poktchinskaïa                                144
           --     Skoliapovskaïa                                47
           --     Kodatchinskaïa                                42
           --     Soïvinskaïa                                   13 *
           --     Porog                                          4
           --     Pilia Stav                                    10 *
           --     Griché Stav                                    8 *
           --     Oust-Liaga                                    15
           --     Koghil-Oust                                    9 *
           --     Maximovo                                       9 *
           --     Mort Ior                                       7 *
           --     Gord Mou                                      15 *
           --     Sariou-Oust                                   20 *
           --     Kodatchdinekost                                7
           --     Iag-ty-di                                      2 *
           --     Marko-Lasta                                    3 *
                                                               ---
                                                               680

Les localités marquées d'un astérisque sont situées sur les bords de
l'Ilytch, les autres sur les rives de la Petchora.

Cette statistique est établie d'après le dernier recensement, qui
remonte à une dizaine d'années. Actuellement la population du district
s'élève à 2 101 (936 hommes, 1 165 femmes).


Liste des localités habitées dans le volost de Savinoborskoïé.

                          Distance en verstes
                             au chef-lieu
                            de la commune.  Hommes.  Femmes.

  Village parois de Savinoborskoïé            53       76
     _Derevnia_  Mitrofanovskaïa      63      31       55
        --       Ovinino              50      17       24
        --       Evtyghinskaïa        40      12       12
        --       Taïninskaïa          25      30       36
        --       Rémino               15      11       10
        --       Pyrédinskaïa          7      59       78
        --       Kouzdibomskaïa       20      35       49
        --       Doutovo              30      28       20
        --       Lemty                40      24       40
        --       Lemty-boj            47      37       38
        --       Colonie Viatskii     35       1        1
                                             ---      ---
                                             338      439

Tous ces villages et hameaux sont situés sur les bords de la Petchora.

Liste des localités dans le volost d'Oust-Chtchougor.

                                           Hommes.   Femmes.

  Village paroissial d'Oust-Chtchougor       67        65
    _Derevnia_ Lébiajskaïa                    4         5
        --     Voukhtylskaïa                  5        10
        --     Podtcherskaïa                128       136
        --     Boïarskii Iag                 20        16
        --     Oust-Soplias                  12        22
        --     Oust-Voïa                     12        17
        --     Bérézovka                     20        29
        --     Pozorika                      60        80
        --     Boris Dikost                  33        34
                                            ---       ---
                 Population actuelle        361       475

Toutes ces localités sont situées sur les bords de la Petchora.

Les villages avec une église portent en russe le nom de _siélo_ et les
autres celui de _derevnia_.

Les Zyrianes, du moins tous ceux que nous avons rencontrés, soumis
depuis des siècles à l'influence slave, sont presque complètement
russifiés. Sous ce rapport ils peuvent se comparer à leurs voisins
les Caréliens, néanmoins chez eux le sentiment de leur individualité
ethnique reste vivant. Quand vous les interrogez sur leur nationalité,
ils vous répondent toujours avec un sentiment d'orgueil qu'ils sont
Zyrianes.

Ces indigènes sont très proches parents des Permiaks, et ne forment
en réalité avec eux qu'une seule et même population. La division des
Finnois établis dans les hauts bassins de la Kama et de la Petchora,
en deux races distinctes, les Zyrianes et les Permiaks, est absolument
arbitraire. Les deux populations parlent une langue presque semblable,
présentent les mêmes caractères physiques, enfin, dans leur idiome,
se donnent le même nom. En langue indigène Zyrianes et Permiaks
s'appellent _Komy mort_ (peuple de la Kama), preuve évidente que les
premiers ont habité jadis la vallée de la Kama à côté des seconds et
ont ensuite émigré vers le nord. D'après Sjögren, le nom de Zyrianes
dériverait du vocable finnois _syrjä_, signifiant limite ou frontière:
ce serait donc la tribu établie aux confins de la région, étymologie
que confirme la topographie.

Les Zyrianes les plus caractérisés que nous ayons rencontrés sont les
habitants d'Oust-Pojeg. L'usage de la langue russe leur est encore peu
familier, aux femmes surtout.

A l'inverse de ce que l'on observe généralement, seuls les hommes
ont conservé en partie le costume national. L'été, tous sont vêtus
d'un pantalon et d'une blouse-chemise en toile blanche. L'hiver, ils
endossent un long et épais _kaftan_ blanc et par-dessus un _louzane_,
lorsqu'ils vont à la chasse. Ce dernier vêtement, spécial aux Zyrianes,
est un plastron double tombant par devant et par derrière jusqu'à la
ceinture, autour de laquelle il est fixé par des courroies, et qui
laisse les bras complètement libres. Figurez-vous une très longue
bavette carrée descendant jusqu'au ventre. Le _louzane_ est en
laine grossière, décorée de raies noires et blanches; dans le dos
est appliquée une courroie servant à porter la hache du chasseur. A
Oust-Chtchougor des gamins d'une quinzaine d'années étaient vêtus de
blouses en toile blanche munies d'un capuchon pour les préserver des
moustiques, semblables à l'_anourak_ des Eskimos.

L'hiver, les indigènes sont coiffés d'un bonnet, présentant le même
dessin que le _louzane_. L'été, la plupart ont la casquette noire des
Russes. Les Zyrianes sont chaussés de bottes basses en cuir, qu'ils
confectionnent eux-mêmes. Comme les Tchérémisses et les Tchouvaches, en
place de chaussettes ils s'entourent les pieds de morceaux de toile,
et, ainsi que les Lapons, mettent une couche de joncs sur la semelle de
leurs bottes[76].

[Footnote 76: Ces chaussures portent le nom de _kom_, vocable que l'on
peut rapprocher du mot lapon _komager_, employé par ce dernier peuple
pour désigner les mocassins.]

[Illustration: Maison de bains zyriane.]

Toutes les femmes portent le _sarafane_. Pour les travaux de la
maison elles endossent souvent un caraco en grosse toile carmin
foncé. En hiver les indigènes portent des bas et des gants en laine
de différentes couleurs, dessinant des denticules et des losanges
d'un effet très agréable à l'œil. C'est la seule trace d'art indigène
observée chez les Zyrianes.

Les habitations zyrianes (_kerka_) présentent une très grande
ressemblance avec celles des Permiaks. C'est la même architecture et la
même disposition intérieure: deux pièces occupant chacune une moitié
de la maison, et ouvrant sur un vestibule (_posvod_) auquel accède un
escalier couvert, accoté à la façade; par derrière, une cour surmontée
d'un grenier. Les pièces de l'habitation sont généralement divisées
jusqu'à mi-hauteur en deux parties par une cloison. Quelques maisons
ont un type moins particulier; en place d'escalier, elles ont un simple
perron de trois ou quatre marches et sont situées par suite à une
moindre hauteur au-dessus du sol.

[Illustration: Zyriane.]

Chaque habitation a une maison de bains[77] (_poulchiane_) et une
glacière, une cave profonde pour conserver le laitage et le poisson
frais. Comme type de construction spécial à cette région nous devons
également signaler un magasin isolé au-dessus du sol par quatre ou
six piliers pour tenir les provisions à l'abri des rongeurs. C'est la
même architecture que celle du _stabbur_ norvégien. En été, lors de
la fenaison et de la pêche, les Zyrianes s'absentent souvent durant
plusieurs semaines. Pour se mettre à l'abri pendant ces excursions ils
édifient des appentis en écorce de bouleau, appelés _tchioume_. Les
différentes constructions zyrianes sont, bien entendu, en bois. Elles
sont d'abord plus chaudes que celles en pierre, et dans tout le pays on
ne trouve pas le moindre affleurement rocheux.

[Footnote 77: Très simple est la maison de bains: un petit vestibule
garni de bancs, puis une pièce également bordée de bancs et d'une sorte
d'estrade élevée.]

Les habitants d'Oust-Pojeg et en général les Zyrianes de la Petchora
supérieure sont tour à tour, suivant les saisons, agriculteurs,
chasseurs ou pêcheurs. Sous un climat aussi rude que celui de
cette région la culture ne fournit que des ressources précaires et
insuffisantes. Survienne une gelée en août, la récolte est perdue;
même dans les bonnes années, elle ne peut donner le pain quotidien aux
indigènes, et les pauvres gens mourraient de faim l'hiver si la chasse
et la pêche ne leur fournissaient les moyens d'acheter de la farine aux
marchands de Tcherdine.

[Illustration: Paysage de la haute Petchora et piège à prendre les coqs
de bruyère.]

A Oust-Pojeg et dans la vallée supérieure de la Petchora, on cultive
quelques carrés de seigle, d'orge[78], de pommes de terre, de choux et
de raves[79]. Les instruments aratoires employés par les Zyrianes sont
la charrue à bêche[80] (_soka_) et une herse avec dents en bois. Aux
produits de cette agriculture primitive les indigènes ajoutent ceux de
l'élevage du bétail. Ils ont des chevaux, des vaches, des moutons, mais
point de chèvres ni de porcs[81]. A Oust-Pojeg une vache vaut environ
50 francs, un cheval 100 francs, une brebis 3 fr. 50 à 5 francs, une
poule 1 fr. 50 et un chien de chasse de 12 à 18 francs. Jugez par ces
prix de la valeur de l'argent dans ce désert.

[Footnote 78: Dans le bassin de la Petchora, la limite septentrionale
des céréales passe un peu au-dessous de 66° de lat. N. A Oust-Oussa,
l'orge vient à maturité et quelquefois le seigle (Schrenk, _Reise nach
dem Nordosten des europäischen Russlands_, etc. Dorpat, 1848 et 1854).
Dans le _volost_ d'Oust-Chtchougor il n'y a cependant aucune culture.]

[Footnote 79: Le village possède 70 hectares et demi de terres
cultivables.]

[Footnote 80: Instrument également en usage dans la vallée du Volga.]

[Footnote 81: Statistique du bétail dans les cantons de Troïtskoïé
Petchorskoïé, de Savinoborskoïé et d'Oust-Chtchougor (1889):

                            Bêtes à
                            cornes.   Chevaux.   Moutons.

  Troïtskoïé Petchorskoïé    587        357       1 167
  Savinoborskoïé             476        229       1 191
  Oust-Chtchougor            340        214       1 605
]

Jadis la chasse procurait aux Zyrianes le plus clair de leur revenu,
mais aujourd'hui le gibier a, paraît-il, beaucoup diminué, surtout les
lagopèdes. Ces oiseaux, racontent les indigènes, ont été poussés vers
le nord par les vents du sud, qui, affirment-ils, soufflent depuis
plusieurs années, et ont été noyés dans l'océan Glacial[82].

[Footnote 82: Ermilov, _loc. cit._]

Actuellement un bon chasseur tue par an: 150 écureuils, 100 gelinottes
et 200 coqs de bruyère[83]. Un assez joli tableau! A l'écureuil
surtout, les Zyrianes font une guerre acharnée; la dépouille de ce
rongeur constitue le principal article de leurs échanges avec les
marchands russes. Dans la région de la Petchora, cette peau est pour
ainsi dire l'unité monétaire. Demandez à un indigène le prix d'une
denrée ou d'un objet, le plus souvent il vous répondra tant de peaux
d'écureuil, et ce n'est qu'après avoir longtemps réfléchi qu'il vous
indiquera sa valeur en argent.

[Footnote 83: Ermilov, _loc. cit._]

Statistique des produits de la chasse en 1889.


TROÏTSKOÏÉ PETCHORSKOÏÉ.

                                                Valeur en roubles.

  Écureuils                               12 000   2 520
  Autres animaux à fourrure
    (hermines, zibelines, lièvres, ours)     539     427
  Gelinottes                              10 000   2 000
  Autres oiseaux                           1 000     200


SAVINOBORSKOÏÉ.

  Écureuils                                3 600     680
  Autres animaux à fourrure
    (hermines, zibelines, lièvres, ours)      13      91
  Gelinottes                               4 000     800
  Autres oiseaux                             415     130


OUST-CHTCHOUGOR.

  Écureuils                                2 115   1 830

Il y a deux périodes de chasse: l'une en automne, du commencement
d'octobre au milieu de décembre, et l'autre au printemps, de février à
avril.

Les Zyrianes sont très habiles tireurs, bien que leurs fusils ne soient
pas précisément du dernier modèle. Celui figuré ci-après montre l'état
de l'armurerie sur les bords de la Petchora. Pour faire tomber le chien
on doit déclencher un os accroché à un clou. L'hiver l'armement du
chasseur est complété par une paire de patins à neige[84].

[Footnote 84: Ces patins mesurent une longueur de 1m,62 et une largeur
de 0m,145. Ils sont donc très différents des _ski_ norvégiens, longs
parfois de 3 mètres et larges de 7 centimètres.]

Les Zyrianes capturent le coq de bruyère à l'aide de pièges qui
écrasent l'oiseau. Dans le but de ménager la poudre, denrée rare et
chère dans ces pays, ils ont imaginé une grande variété de ces engins,
d'une ingéniosité remarquable[85]. Les habitants de quelques villages
disposent sur le bord des cours d'eau des nids artificiels afin de
récolter des œufs de palmipèdes. Quelquefois ils les font couver par
des poules et se procurent ainsi des canards domestiques.

[Footnote 85: Un grand nombre de ces pièges sont figurés dans l'ouvrage
d'Hoffmann, _Der Nördliche Ural und das Küstengebirge Pae-Choi._]

[Illustration: Fusil zyriane.]

Une chasse curieuse est celle faite aux palmipèdes lors de la mue.
Trois ou quatre chasseurs montés dans des barques descendent une
rivière en pourchassant devant eux les canards incapables de s'envoler.
Rencontrent-ils un affluent, les Zyrianes l'explorent également et en
chassent les oiseaux vers le gros de la bande, resté dans le cours
d'eau principal. La descente de la rivière dure quelquefois plusieurs
jours; pour ne pas amaigrir les oiseaux par la fatigue, les chasseurs
les laissent reposer la nuit dans des endroits qu'ils ont au préalable
reconnus. Une fois arrivés à l'embouchure du cours d'eau, les Zyrianes
poussent la troupe de volatiles vers un immense filet disposé à cet
effet sur la rive et les obligent à s'y engouffrer. Par ce moyen on
peut capturer de 1 500 à 2 000 oiseaux[86].

[Footnote 86: Schrenk, _loc. cit._, p. 264.]

La pêche la plus lucrative sur les bords de la Petchora est celle
du saumon. Les habitants d'Oust-Pojeg en prennent de 200 à 240
kilogrammes, valant de 4 à 10 roubles les 16 kilogrammes[87]. Elle
se fait de la fin de juin à septembre; les autres poissons[88] sont
capturés au printemps et en automne[89]. Les Zyrianes pêchent au
flambeau, tendent des filets fixes[90], ou obstruent les rivières par
des barrages de filets au milieu desquels ils placent des nasses en
osier. Comme les Lapons et les Finnois de Finlande, ils emploient, en
place de flotteurs, des palettes en bois et des morceaux d'écorce de
bouleau et, en guise de plombs, des pierres enveloppées d'écorce ou des
morceaux d'argile cuite.

[Footnote 87: Les 16 kilogrammes de _S. lavaretus_ valent 2 roubles.]

[Footnote 88: Ces espèces sont: le _Salmo lavaretus_, le _C.
Leucichthys_ Gylden, le _S. Thymallus_, la perche, le brochet, la lotte
commune, le _Thymallus vexillifer_, l'_Acerina cernua_ et le _Squalius
grislagine_ L.]

[Footnote 89: Produits de la pêche en 1889.

                                                       Valant.
  Volost de Troïtskoïé Petchorskoïé   1 920 kilogr.   216 roubles.
  Volost de Savinoborskoïé            2 680   --      360   --
  Volost d'Oust-Chtchougor            1 600   --
]

[Footnote 90: Ces filets portent le nom de _koulam_ et ont une longueur
moyenne de 5 mètres.]

Dans le nord du bassin de la Petchora, sur les _toundras_ riveraines
de l'océan Glacial, un certain nombre de Zyrianes sont pasteurs de
rennes et par suite astreints à la vie nomade[91]. Dans le district
de Poustosersk ils possèdent les troupeaux les plus nombreux, qu'ils
ont acquis aux dépens des Samoyèdes. Au delà de l'Oural nous avons
rencontré plusieurs de ces Finnois propriétaires de milliers de rennes,
qu'ils faisaient garder par des Ostiaks.

[Footnote 91: La plupart sont originaires d'Ischma. Ils vivent dans
des tentes, couvertes l'été d'écorce de bouleau et l'hiver de peaux de
renne.]

Les Zyrianes forment une population vigoureuse et intelligente,
particulièrement douée pour le commerce. Durant l'hiver un grand
nombre vont trafiquer avec les Ostiaks au delà de l'Oural. Dans ces
transactions ils affirment leur supériorité intellectuelle par un
manque complet de scrupules. L'acheteur se présente toujours avec des
bouteilles d'eau-de-vie; une fois le vendeur enivré, il lui donne, en
échange de belles fourrures, de la ferraille clinquante, très appréciée
des Ostiaks. Il vend par exemple 1 fr. 50 des boutons en cuivre qui
valent bien un centime. Dans les idées de ces Finnois comme de beaucoup
de gens civilisés, le commerce c'est le vol autorisé. Mais entre eux
et avec les voyageurs, les Zyrianes sont d'une scrupuleuse honnêteté.
Chez ces indigènes l'usage des serrures est inconnu, tout est ouvert à
tout venant et jamais rien n'est pris. La langue zyriane n'aurait même,
dit-on, aucun vocable pour désigner l'idée de vol. Dans les cabanes
situées sur le bord des rivières ils placent en évidence des vivres à
la disposition des passants, et ceux qui en ont besoin les prennent
après en avoir déposé scrupuleusement le prix habituel.

Privés pour ainsi dire de toute communication avec les pays
manufacturiers, les Zyrianes fabriquent eux-mêmes leurs ustensiles de
ménage. Le bois et l'écorce sont les seules matières premières qu'ils
aient à leur disposition; aujourd'hui encore le fer est rare et cher
dans ce pays. C'est l'âge du bois. Les assiettes et les tasses sont
en pin; avec l'écorce du bouleau les indigènes confectionnent des
sacs, des seaux, des bouteilles servant de salières, des cordes et des
corbeilles. Leur mobilier présente une très grande analogie avec celui
des Finnois de Finlande.

[Illustration: Plat zyriane.]

[Illustration: Plat zyriane.]

[Illustration: Salière zyriane.]

Chez les Zyrianes, aucune trace de paganisme. Depuis longtemps ils
ont été convertis au catholicisme grec; un grand nombre appartiennent
toutefois aux sectes dissidentes. Dans ces pays sans voies de
communication le _raskol_ a trouvé un asile à peu près inviolable
contre la persécution. Certain village habité par des vieux-croyants se
trouve à plus de 230 kilomètres de l'église paroissiale, et sur toute
cette distance pas de route. Les schismatiques peuvent ainsi vivre dans
la paix la plus complète. En tout pays les déserts sont l'asile de la
liberté.




CHAPITRE VIII

LA PETCHORA

 Description générale du fleuve.--Importance historique de cette
 région.--La Permie et la Iougrie.--Commerce des Arabes et des
 Byzantins dans ces régions.--La Petchora route d'exportation
 pour le commerce de l'Orient.--Les Normands.--Traces d'influence
 scandinave relevées chez les Permiaks et les Zyrianes.--Arrivée des
 Novgorodiens.--Les Anglais à l'embouchure de la Petchora.--Avenir de
 la région de la Petchora.


La Petchora, que nous allons descendre jusqu'aux abords du cercle
polaire, prend sa source dans l'Oural par 62° 11, de lat. N. Jusqu'au
confluent de la Volosnitsa elle coule torrentueuse entre des berges
percées de grottes: d'où son nom de Petchora. Petchora est la forme
slavone du vocable russe _Pechtchéra_ (caverne)[92]. Cette partie du
fleuve, appelée Petite Petchora, n'est point navigable[93].

[Footnote 92: Schrenk, _loc. cit._]

[Footnote 93: D'après J.-Ch. Stuckenberg (_Hydrographie des russischen
Reichs_, IIe vol. Saint-Pétersbourg, 1884), la Petite Petchora
s'étendrait jusqu'au confluent de la Mouïlva.]

Au delà de la Volosnitsa commence la Grande Petchora. Dans sa partie
supérieure elle n'est accessible aux barges que lors des hautes eaux
du printemps. Plus en aval, en été, la navigation n'est pas non plus
toujours facile. Entre Troïtskoïé Petchorskoïé et Oust-Chtchougor,
notre vapeur échoua à différentes reprises, bien qu'il fût à fond plat.
Le milieu d'août est l'époque des plus basses eaux; dans les premiers
jours de septembre, le niveau remonte sous l'influence des pluies
d'automne.

Durant cinq mois, dans la partie méridionale du bassin et seulement
pendant quatre dans la région nord, la navigation est possible. A
Iaktchinskaya Pristane, la débâcle se produit à la fin d'avril ou au
commencement de mai, et dès les premiers jours d'octobre le fleuve se
recouvre de glace. Sept mois d'hiver, deux mois et demi de froid, et
dix semaines d'été, tel est le climat de cette région. Certaines années
le thermomètre ne reste toujours au-dessus de zéro que pendant deux
mois, en juillet et août. Durant la courte période estivale la chaleur
s'élève à + 26°, et en hiver le froid atteint - 44°. L'écart entre les
températures extrêmes est de 70°!

A la fonte des neiges la Petchora éprouve une crue considérable. A
Iaktchinskaya Pristane, le niveau des eaux resserrées entre de hautes
berges s'élève d'une quinzaine de mètres; à Oust-Pojeg, où la rivière
est très large, la hauteur de la crue ne dépasse guère 6 à 7 mètres et
à Troïtskoïé Petchorskoïé 5 à 8 m. 50.

A la fin de l'époque quaternaire la Petchora a eu, comme les autres
rivières du nord, un débit beaucoup plus considérable qu'aujourd'hui.
Sur tout le cours du fleuve une ligne presque continue de deux
terrasses marque les variations de niveau subies par le fleuve depuis
cette période géologique[94]. La position et la hauteur de ces
anciennes berges sont très variables. A Iaktchinskaya Pristane, sur
la rive gauche, à 10 mètres au-dessous de la surface normale de la
plaine, est située une terrasse dominant d'une dizaine de mètres la
berge actuelle du fleuve. A Oust-Pojeg, sur la rive droite, la plus
haute terrasse atteint 35 mètres, la plus basse s'élève seulement de 6
à 7 mètres au-dessus des eaux. A Troïtskoïé Petchorskoïé, la première
ligne d'ancien niveau sur laquelle est bâti le village se trouve à
une douzaine de mètres au-dessus du fleuve; la seconde, surmontée par
l'église, est plus élevée d'une vingtaine de mètres. A Podcherem, les
deux terrasses se trouvent respectivement à 10 et 20 mètres au-dessus
du niveau actuel. La hauteur des terrasses semble donc croître à mesure
que l'on avance vers le nord.

[Footnote 94: Sur la Kolva et la Poza, Schrenk signale également
l'existence de deux terrasses très nettes situées de 100 à 200 ou 300
«brasses» l'une de l'autre.]

Dans la région de la Petchora que nous avons parcourue, nous n'avons
point observé la prédominance d'une berge élevée sur la rive droite,
comme dans les vallées des grands fleuves de Sibérie coulant dans
une direction voisine du méridien. En maints endroits la rive droite
de la Petchora est basse tandis que sur le bord opposé s'élèvent de
hautes terrasses. Sur la berge basse s'étend généralement à une petite
distance du fleuve une suite de nappes d'eau marécageuses formant une
ligne de fausses rivières.

Depuis Iaktchinskaya Pristane jusqu'à Oust-Chtchougor, nulle part nous
n'avons reconnu la présence de la roche en place. Partout les berges
sont constituées par des sables renfermant des strates de graviers. Par
endroits ces sables plus ou moins agglutinés par un ciment ferrugineux
prennent l'aspect de grès.

Aujourd'hui inutile et à l'écart du grand mouvement des échanges, le
bassin de la Petchora a été jadis un des centres commerciaux les plus
importants de l'Europe et une des principales voies historiques de la
Russie. Dans cette région actuellement délaissée ont passé les peuples
les plus divers. Par le sud sont venus les Arabes, par le nord les
Normands, et plus tard ce grand fleuve et ses affluents de droite ont
conduit les Slaves en Sibérie avant la conquête de Iermak.

A ces mouvements de peuples la nature avait elle-même tracé la route.
Examinez une carte, et au premier coup d'œil vous êtes frappé par
l'enchevêtrement des divers bassins fluviaux de la Russie orientale.
Entre les affluents du Volga et ceux de la Dvina ou de la Petchora,
nulle part une colline, nulle part un relief du sol; partout des terres
basses à travers lesquelles il est facile de traîner un canot d'une
rivière à l'autre, partout des isthmes étroits, de ces _portages_ qui
ont été les voies historiques de la Russie. Dans le Nord russe comme
au Canada, les portages ont tracé les voies à la colonisation. A
l'existence de ces isthmes les régions inclinées vers l'océan Glacial
doivent leur union au grand empire slave. Sans cette particularité
topographique, les immensités du gouvernement d'Arkhangelsk auraient
été fermées à l'influence russe et seraient restées un désert pareil
aux parties les plus reculées de la Sibérie.

Dans le nord du gouvernement de Perm, entre le bassin de la Caspienne
et les grands fleuves tributaires de l'océan Glacial, trois portages
établissent des communications: celui entre la Vogoulka et la
Petchora, que nous avons suivi, celui des Keltma, aboutissant à la
Dvina[95], et l'isthme séparant un affluent de la Bérésovka d'un
tributaire de la Vitchegda. D'autre part, en de nombreux points, les
affluents de la Petchora et de la Dvina se rejoignent presque et
permettent de passer sans trop de difficultés d'un bassin dans l'autre.

[Footnote 95: Sous le règne de la grande Catherine fut décidé et sous
celui d'Alexandre Ier fut creusé un canal unissant ces deux cours
d'eau. L'exécution de ce travail a été particulièrement importante pour
l'histoire naturelle en permettant le mélange de la faune du Volga à
celle du nord. Par cette voie les sterlets ont pénétré dans le bassin
de la Dvina. (Schrenk, _loc. cit._)]

Si bien desservie qu'elle fût par des routes naturelles, la région de
la Petchora n'aurait point eu d'histoire sans sa prodigieuse richesse
en animaux à fourrure. Dans l'immense forêt qui couvre le pays,
zibelines, loutres, martres, petit-gris, renards noirs, blancs ou
bleus, pullulaient jadis plus nombreux alors qu'aujourd'hui et Dieu
sait pourtant s'ils y sont encore abondants. Ces animaux, les indigènes
les poursuivaient avec acharnement, comme le font de nos jours les
Zyrianes, pour se procurer les pelleteries, qu'ils vendaient ensuite
aux peuples du nord et du midi. Aux produits de la chasse les habitants
de la région de la Petchora ajoutaient d'autres fourrures, qu'ils se
procuraient chez les peuplades établies plus au nord et à l'est de
l'Oural. De très bonne heure les Finnois de la Petchora ont traversé
l'Oural septentrional et sont allés commercer dans le bassin de l'Obi.

Dans les premiers documents de l'histoire russe les régions
septentrionales d'Europe et d'Asie portent les noms de Permie et de
Iougrie.

Durant le moyen âge et même durant une partie des temps modernes, ces
contrées passaient pour un Eldorado septentrional. C'était le pays des
fourrures comme, il y a quelques années, les territoires voisins de
la baie d'Hudson, et, de tous les côtés, les peuples les plus divers
venaient y chercher de précieuses pelleteries: les Arabes, les Mongols,
les Byzantins, les Normands, les Novgorodiens.

Du temps de la splendeur de Bolgar les marchands arabes qui
venaient trafiquer sur le Volga pénétrèrent dans la Permie[96]. Les
renseignements contenus dans les géographes musulmans montrent qu'ils
ont eu connaissance de la région de la Petchora et même de la partie
la plus septentrionale. Le pays des Ténèbres, d'Ibn Batoutah, situé à
quarante jours de Bolgar, est évidemment cette contrée.

[Footnote 96: Près de Perm, des monnaies arabes et koufiques ont été
découvertes.]

La réputation de la Permie devint rapidement universelle. Les
annalistes byzantins et slaves comme les géographes arabes relatent
tous la prodigieuse richesse de ces pays du Nord en fourrures
précieuses. Le récit de Marco Polo montre d'autre part les relations
des Mongols avec les peuples de la Iougrie.

Par l'intermédiaire des Novgorodiens les riches pelleteries de la
Permie et de la Iougrie arrivaient jusqu'à Byzance, et d'autre part de
magnifiques produits de l'art grec parvenaient aux Permiens[97].

[Footnote 97: Dans le gouvernement de Perm, des fouilles ont mis à jour
de superbes vases en argent du style byzantin le plus pur. (Aspelin,
_loc. cit._)]

En même temps que les Permiens commerçaient avec les pays d'Orient, ils
entretenaient des relations suivies avec les Normands que leur humeur
aventureuse avait conduits jusqu'à la mer Blanche. Dans les _sagas_
scandinaves ces Finnois sont désignés sous le nom de Bjarmes et leur
pays sous celui de Bjarmland. Le Bjarmland comprenait tout le nord-est
de la Russie, le littoral de la mer Blanche, le bassin de la Dvina et
de la Petchora et une partie de la vallée de la Kama. Sous un même nom,
les Norvégiens désignaient le pays des Tchoudes Zavolotskaïens et la
Permie des annalistes slaves. Dans les anciens documents scandinaves,
la mer Blanche porte le nom de Gandvig et la Dvina celui de Wimr.

Les Normands remontèrent la Dvina et, soit par les portages de la
Poza, soit par ceux de la Vitchegda, atteignirent la Petchora et la
région avoisinant la Kama. Eux aussi étaient attirés dans cette région
lointaine de la Russie par le désir de se procurer de belles fourrures.
Outre les pelleteries, les Scandinaves achetaient dans le Bjarmland
des marchandises d'Orient que les Permiens recevaient des Arabes et
des Bulgares. Bientôt à travers ces solitudes s'ouvrit une route
d'exportation pour le commerce de l'Asie. Les Permiens transportaient
les marchandises à travers la région des portages, puis descendaient
la Petchora ou la Dvina pour les remettre aux Scandinaves, qui les
portaient ensuite dans l'Europe occidentale[98]. La plus grande partie
de ce trafic devait se faire par la Dvina en empruntant le portage des
Keltma et celui entre la Bérésovka et le Nem, de préférence à la route
beaucoup plus longue de la Petchora. Alors comme aujourd'hui, c'était
de Tcherdine que partaient les caravanes de marchandises destinées aux
Normands. Sur la Dvina l'entrepôt de ce commerce était Kolmogor[99],
l'_Holmgaard_ des Scandinaves, situé à 47 milles de la mer Blanche, à
une petite distance en aval du confluent de la Pinéga.

[Footnote 98: Rasmussen, _Essai historique et géographique sur le
commerce et les relations des Arabes et des Persans avec la Russie et
la Scandinavie durant le moyen âge_. Journal de la Société asiatique,
t. V, 1824. «Les marchandises, en remontant le Volga et la Kama,
étaient transportées de la Bulgarie à Tcherdine, ancienne ville
commerciale sur la Kolva. Les Bjarmiens apportaient les produits de
l'Asie méridionale et ceux de leur propre pays à la Petchora et à
la mer Glaciale; ils recevaient en échange des fourrures pour les
habitants de l'Asie méridionale. Là ils trouvaient les Scandinaves qui
faisaient voile pour le Bjarmland, c'est-à-dire la Permie, maintenant
le pays d'Arkhangel.»]

[Footnote 99: Le premier document faisant mention de cette localité
est une lettre du grand-duc Ivan Ivanovitch (1355-1359) au poradnik
(gouverneur de la Dvina), mais, bien avant l'arrivée des Russes dans
cette région, il y avait là un établissement florissant fréquenté par
les Scandinaves et les Permiens. _Early Voyages and Travels to Russia
and Persia by Anthony Jenkinson_, etc. Printed for the Hakluyt Society,
vol. I, p. 23, n. 1.]

Le premier texte relatif aux incursions des Normands dans la mer
Blanche est le récit du voyage d'Othère, accompli au IXe siècle, que
nous a conservé le roi d'Angleterre Alfred dans sa version du livre
de Paul Orose, _De miseria mundi_. Mais bien avant cette date, dès le
IIIe siècle, les Scandinaves auraient atteint la mer Blanche[100]. Si
Othère a eu l'honneur d'être considéré comme le découvreur de cette
région, cela tient à ce que, plus heureux que d'autres aventuriers,
la relation de son expédition a été préservée de l'oubli grâce au roi
Alfred.

[Footnote 100: J.-Ch. Stuckenberg, _loc. cit._]

Les voyages des Normands au Bjarmland n'eurent pas toujours un
caractère pacifique. Sur les bords de la mer Blanche comme ailleurs,
les Scandinaves se comportèrent souvent en pirates et rançonnèrent les
populations. La _saga_ d'Harald Haarfager (IXe siècle) mentionne,
par exemple, une grande victoire remportée par Eirik Haraldson sur
les Bjarmes, et sous Olaf le Saint un certain Thore pilla l'idole de
Iumala, la divinité des Bjarmes, statue couverte d'or et d'argent,
racontent les légendes.

A partir de 1217 les Scandinaves cessèrent leurs voyages dans le
Bjarmland, et, de cette époque jusqu'au voyage de l'Anglais Chancelor
en 1553, la mer Blanche et la Dvina cessèrent d'être une des routes
d'exportation de la Russie.

Les expéditions des Normands sur les bords de la mer Blanche sont
un fait historique certain, attesté par de nombreux documents, mais
aucun texte ne mentionne leur pénétration jusqu'au centre de la Permie
et l'existence d'une ancienne route de commerce entre Tcherdine et
Kolmogor. Tchoulkov, Storch, Strahlenberg, Rasmussen, H. Muller,
Sjögren, pour ne citer que les principaux historiens, relatent tous
les relations des Permiens avec les Scandinaves par la Dvina ou la
Petchora, sans citer, il est vrai, aucune preuve[101]. Récemment
l'archéologue finlandais Aspelin a révoqué en doute ce fait qui
semblait acquis, sans, lui aussi, fournir la démonstration de son
opinion. Dans cette discussion l'ethnographie vient au secours de
l'histoire; en l'absence de documents écrits, les traces d'influence
scandinave relevées par nous chez les Permiaks et les Zyrianes
permettent d'affirmer que les Normands ont pénétré jusque dans la
Permie méridionale. Les Permiens ont eu avec eux des relations assez
fréquentes pour que des unions aient pu se produire et qu'ils aient
adopté une partie de la civilisation scandinave.

[Footnote 101: Tchoulkov, _Geschichte des Russischen Commerzes_, IV, 6,
p. 405, 407.]

Les Permiaks, par exemple, ont des salières en bois, en forme
d'oiseau, présentant une grande analogie de forme avec des ustensiles
du même genre que fabriquent encore aujourd'hui les paysans
scandinaves. D'autre part, chez les Zyrianes on trouve des bâtons
couverts de signes géométriques servant de calendriers, offrant une
grande similitude avec les anciens calendriers norvégiens. Sur celui
figuré ci-contre d'après la gravure insérée dans le travail de M.
Kouznetzov[102], les jours de la semaine sont indiqués par un trait
horizontal, les dimanches par une croix, les jours de jeûne par un
trait oblique, les dimanches pour lesquels le jeûne est prescrit par
une croix oblique, et les fêtes par des points[103].

[Footnote 102: H.-J. Kouznetsov, _Priroda i jiteli vostotchnago
sklona sievernago Ourala_, in _Izviéstia imperatorskago rousskago
geografitcheskago obchtchestva_, t. XXII, 1887. Saint-Pétersbourg.]

[Footnote 103: Le calendrier reproduit ci-contre indique les fêtes
suivantes: 1er août (jour du Sauveur), 6 août (Transfiguration), 15
août (l'Assomption), 29 août (la Décapitation de saint Jean-Baptiste),
1er septembre (fête de saint Simon le Stylite), 8 septembre
(Nativité de la Vierge), 14 septembre (Érection de la Croix) (les
dates sont celles du vieux style). Les autres mois sont tracés sur les
différentes faces du bâton. Les jours écoulés sont indiqués par une
entaille.]

[Illustration: Salière permiake.--D'après une photographie exécutée sur
l'original (Mus. Guimet) et communiquée par la _Revue Encyclopédique_. ]

[Illustration: Calendrier zyriane.]

Enfin les affinités anthropologiques des Zyrianes actuels et des
Norvégiens[104] ont été mises en évidence par M. Sommier. De l'avis
de ce savant voyageur les Zyrianes sont des Finnois germanisés par
l'influence normande.

[Footnote 104: S. Sommier, _Un Estate in Siberia_. Florence, 1883.]

Les portages qui relient le bassin de la Dvina à celui de la Petchora
ont conduit les Slaves dans cette dernière région.

A la fin du IXe siècle ou au commencement du Xe, les Novgorodiens
pénétrèrent dans le bassin de la Dvina, habité par les Tchoudes
Zavolotchskaïens, et de là s'avancèrent vers le pays des fourrures
situé plus à l'est, dont l'existence leur avait été révélée par les
Finnois du Volga. Pour se procurer de précieuses pelleteries ils
avaient été jusque-là obligés de les acheter aux Bolgares; en gens
avisés, ils préféraient les obtenir eux-mêmes.

Dès le commencement du XIe siècle les Slaves atteignirent la Petchora
et tentèrent de traverser l'Oural pour atteindre la fameuse Iougrie.
En 1032, ils essayèrent de franchir les «Portes de Fer», mais furent
battus par les Iougriens. Parmi les historiens, l'identification de ce
passage a fait l'objet de longues discussions ennuyeuses, comme toutes
les dissertations de ce genre. Suivant les uns, ce nom s'appliquerait
au détroit de Vaïgatche, qui sépare l'île de ce nom du continent,
d'après les autres, et c'est l'explication la plus plausible, il
désigne une passe de l'Oural, peut-être celle formée par la vallée de
Chtchougor[105].

[Footnote 105: A une petite distance du confluent de la Petchora et de
la Chtchougor, se rencontre un défilé appelé encore aujourd'hui les
Portes de Fer (Ouldor-Kyrta en zyriane). D'après Sjögren, le passage
dont il est question ici serait situé, au contraire, beaucoup plus à
l'ouest, entre la Syssola et la Vodtcha.]

A la fin du XIe siècle, en 1096, la région de la Petchora était
tributaire de Novgorod; quelques années plus tard la Iougrie le devint
également; mais cet établissement fut de courte durée. Moins d'un
siècle plus tard, en 1187, les indigènes se soulevèrent et massacrèrent
les représentants de la grande république non seulement dans la
Iougrie, mais encore dans les pays à l'ouest de l'Oural septentrional,
jusque dans le Zavolotche. Désormais, pendant bien des années, ces
régions furent perdues pour Novgorod. En 1193, la république fit une
nouvelle tentative infructueuse pour rétablir son autorité dans ces
pays. Cet insuccès ne découragea pas les Novgorodiens, et, en 1264,
la Iougrie et le «volost de la Petchora» étaient redevenus leurs
tributaires[106].

[Footnote 106: S. Sommier, _Sirieni, Ostiacchi e Samoiedi dell'Ob_.
Florence, 1887.]

Après la soumission de Novgorod à Ivan le Grand, la Iougrie dut payer
tribut aux princes de Moscou, mais ce ne fut pas sans résistance de la
part des indigènes. En 1465 et 1483, Ivan envoya des armées au delà de
l'Oural. La seconde expédition passa les monts, probablement par le
seuil d'Iékatérinebourg, prit la ville de Sibir, descendit l'Irtich,
puis l'Ob et ne se retira qu'après avoir obtenu la soumission des
Ostiaks. L'année suivante, les princes iougriens vinrent à Moscou
présenter leurs hommages au Grand-Prince[107]. Cette armée fraya la
route que devait suivre Iermak un siècle plus tard.

[Footnote 107: S. Sommier, _ibid._]

En 1499 eut lieu une troisième expédition en Iougrie. L'armée, forte
de 4 000 hommes, tous montés sur des patins, partit des bouches de la
Petchora, le 21 novembre, et, après deux semaines de marche, atteignit
l'Oural. Au passage des monts elle culbuta une troupe de Samoyèdes et
atteignit bientôt sur la haute Sygva la place forte de Liapine, dont
elle s'empara. Divisés en deux corps, les envahisseurs se rendirent
maîtres successivement de plus de quarante places fortifiées en faisant
un grand nombre de prisonniers. L'autorité du grand-prince de Moscou
était définitivement établie dans la Iougrie.

Pour arriver à Liapine, l'armée russe remonta la vallée de la
Chtchougor. Pendant le moyen âge cette route a été très fréquentée;
c'est le seul passage de l'Oural mentionné par Herberstein. Par cette
voie passait le commerce entre la Moscovie et la Iougrie, et les Slaves
pénétraient en Sibérie jusqu'à l'Obi. A la fin du XVIe siècle, une
fois que Iermak eut franchi l'Oural central, la vallée de la Chtchougor
fut peu à peu abandonnée. La dépression par laquelle passe aujourd'hui
le chemin de fer de Perm à Tioumen devint la grande route de Sibérie,
et les passages du nord ne servirent plus qu'aux chasseurs indigènes et
aux nomades. La région de la Petchora cessa d'être la voie du transit
entre la Russie et les pays à fourrures de l'Asie septentrionale.

A cette époque, une nouvelle période d'activité s'ouvre pour la Russie
septentrionale. En 1553, l'Anglais Chancelor atteignait la mer Blanche
et par la Dvina arrivait à la cour d'Ivan le Grand. Des relations
commerciales et diplomatiques s'établirent bientôt par cette voie
entre le tsar et la reine d'Angleterre. Comme au temps des Normands,
la Dvina devint la grande route du commerce entre le nord de l'Europe
et les pays d'Orient. Par cette voie septentrionale les premiers
Anglais pénétrèrent en Asie centrale. En 1557, Jenkinson, employé de la
_Muscovy Company_, compagnie anglaise fondée pour exploiter le commerce
de la Russie, gagna la mer Blanche, de là, par la Dvina, le Volga et la
Caspienne parvint à Samarcande.

Des Français prirent également part au commerce de la mer Blanche. En
1580, un certain Jehan Sauvage, marchand de Dieppe, visita Vardö en
Norvège et les ports de la mer Blanche, Kolmogor et Saint-Nicolas[108].
Six ans plus tard, le tsar Féodor, successeur d'Ivan le Terrible, dans
une lettre à Henri III[109], concède aux marchands français le droit
de «fréquenter avec toute espèce de marchandise le havre de Colmagret
(Kolmogor)». L'année suivante fut signé un traité de commerce entre le
tsar et des marchands parisiens, très avantageux pour ces derniers.
Nos compatriotes avaient le droit de venir commercer «avecq navires à
Colmogrote (Kolmogor), à Neufchateau de Arconge (Arkhangelsk), Volgueda
(Vologda)», etc., «en payant seullement la moitiée des droicz moinz de
ce que payent les austres estrangers en toutes noz villes susdites».

[Footnote 108: Monastère situé sur l'emplacement actuel d'Arkhangelsk.]

[Footnote 109: _Recueil des instructions données aux ambassadeurs
et ministres de France depuis les traités de Westphalie jusqu'à la
Révolution française._--Russie, avec une introduction et des notes, par
Alfred Rambaud, t. I. Paris, 1890.]

Une fois en possession de la majeure partie du commerce de la mer
Blanche, la _Muscovy Company_ voulut pousser plus loin et atteindre le
pays à fourrures dont ses agents entendaient parler à Kolmogor et à
Arkhangelsk.

En 1611, elle envoya un navire commandé par le capitaine James Vadun à
l'embouchure de la Petchora.

Le commerce du pays parut aux marins anglais plein de promesses. «Que
n'avons-nous des représentants à Poustosersk, à Oust-Zylma, à Perm,
écrivait Richard Finch, agent de la Compagnie à Thomas Smith, président
de cette association, nous ferions d'excellentes affaires en achetant
en hiver des pelleteries[110].» Deux membres de l'expédition, Josias
Logan et William Persglove, hivernèrent à Poustosersk; trois ans plus
tard, William Goosden, second du navire, y passa également un hiver.

[Footnote 110: _Reise und Aufenthalt den Engländer im Petchora-Lande,
in den Jahren 1611-1615_, in Alexander G. Schrenk, _loc. cit._ vol. II.]

Les renseignements recueillis par les représentants de la _Muscovy
Company_ sont très intéressants. Ils nous montrent qu'à cette époque la
navigation était très active sur la Petchora et sur l'océan Glacial.
Chaque été, un grand nombre de bateaux partaient de Kolmogor, Mezen,
Poustosersk à destination de Mangazeï, situé dans l'estuaire de
l'Obi. Tous ces bâtiments se rendaient dans la baie de Kara, puis de
là atteignaient l'Obi, en traversant la presqu'île de Ialmal par des
portages.

Une fois que les Russes furent parvenus à la Baltique et à la mer
Noire, la Russie septentrionale perdit toute importance économique. La
route de la Dvina fut délaissée et la Petchora ne servit plus qu'au
commerce local. Grâce à l'heureuse initiative de M. Souslov, ce beau
fleuve redeviendra bientôt une des voies d'exportation de la Russie
orientale comme aux temps des Normands. Sous la direction de cet homme
intelligent, un chemin de fer à voie étroite sera, dans quelques
années, construit à travers l'étroite langue de terre séparant les
affluents de la Kama de la Petchora. Une fois sur ce dernier fleuve,
les marchandises seront transportées par des vapeurs jusqu'à l'océan
Glacial. M. Souslov possède déjà trois steamers sur la Petchora, un sur
la Kolva et un navire de mer qui, en 1889, a transporté à Pétersbourg
des marchandises de cette région.

Le gouvernement russe, comprenant toute l'importance de l'entreprise,
fait approfondir les tributaires de la Kama aboutissant au chemin
de fer projeté, la Vitcherka et la Bérésovka. Lorsque ces travaux
seront terminés, la Petchora, cette belle artère fluviale jusqu'ici
inutile, servira à transporter à peu de frais une partie des blés du
Volga et des produits de l'Asie centrale jusqu'à l'océan Glacial, où
pendant quatre mois et demi la navigation est ouverte avec le reste de
l'Europe. En même temps, comme nous l'expliquerons plus loin en détail,
M. Sibiriakov a fait ouvrir une route à travers l'Oural pour exporter
en Europe les produits du bassin de l'Obi. C'est bien à tort que l'on
n'attribue aucune importance économique à la Russie septentrionale. On
croit toujours cette région couverte de neiges éternelles et la mer
qui la borde encombrée de glaces. Dans l'état actuel, la Russie n'a
pas, au contraire, de meilleure côte que celle de la Laponie, toujours
ouverte à la navigation, et la Petchora est le seul fleuve permettant
de conduire facilement les produits de la Russie orientale à la mer.




CHAPITRE IX

DESCENTE DE LA PETCHORA D'OUST-POJEG A OUST-CHTCHOUGOR

 Les rapides.--La forêt.--Un village zyriane.


Après un arrêt de quatre jours à Oust-Pojeg, nous reprenons notre
navigation sur la Petchora, toujours en canot; dans ces pays c'est le
seul moyen de locomotion.

Le temps est magnifique, le ciel bleu comme sur les bords de la
Méditerranée, et une lumière rutilante fait étinceler de reflets
métalliques les aiguilles des pins. Dans tout l'espace rayonne une
clarté aveuglante. Pour se garantir de la chaleur, une ombrelle devient
même nécessaire. A 2 h. 30 du soir, le thermomètre s'élève à + 33°.

Sous cette splendeur d'été c'est plaisir de naviguer sur ce beau
fleuve, doucement porté par le courant. Pas un être vivant, pas un
bruit, pas une sensation violente, tout est uniforme et silencieux,
et ce calme des choses mortes endort l'être entier. Isolé du monde,
vous n'avez ici ni tracas, ni ennui; vous vivez tranquille dans une
animalité heureuse. Du soleil et des vivres, avec cela la béatitude est
parfaite en voyage.

Mais soudain voici une sourde rumeur d'eau en mouvement: nous
approchons des _porog_ (rapides). Le fleuve clapote bruyamment contre
des pierres, puis dévale en tourbillons sur une distance de 200 mètres.
L'équipage s'arrête quelques minutes pour examiner le passage: c'est
qu'il ne faut pas heurter quelque caillou, et maintenant en avant! Les
bateliers donnent à l'embarcation une vitesse supérieure à celle du
courant afin de pouvoir gouverner; en quelques secondes le tourbillon
est franchi.

Cinq kilomètres plus loin, nouveau rapide un peu plus difficile que le
précédent, puis deux autres petits courants, et nous arrivons au hameau
de Porog, situé à 20 kilomètres d'Oust-Pojeg.

Partout le même paysage: la forêt, toujours la forêt, composée en
majeure partie de mélèzes et de sapins. Le bouleau et le pin sont moins
abondants, et le _cembro_ rare. Tous ces bois, qui se trouvent dans
d'excellentes conditions d'exploitation, ont été à peine entamés par la
hache des bûcherons. Pour le jour où les forêts de la Russie centrale
seront complètement défrichées, il y a là une précieuse réserve.

Aux différentes heures du jour, la belle lumière du Nord donne à ces
bois des teintes diverses. Uniforme dans ses lignes, le paysage devient
varié dans ses aspects. Le soir, à la clarté du crépuscule, on se
croirait dans le pays chanté par les ballades des poètes; le large
fleuve coule sans bruit, et par toute la nature règne un silence qui
fait sentir la solitude.

A 11 heures du soir, nous abordons à une île boisée, la première que
nous ayons rencontrée sur la Petchora (Ielovik Ostrov en russe, Voradi
en zyriane)[111]. Le campement est installé sur une plage. L'air tiède
est embaumé des aromes de la forêt, et une lune éclatante argente le
paysage. Sans les moustiques, comme on aimerait à rêver aux étoiles
dans ce calme! mais ces maudits insectes gâtent le plaisir du voyage.

[Footnote 111: Glossaire topographique zyriane: _Di_, île; _Io_,
cours d'eau navigable; _Ieul_, ruisseau non navigable; _Chor_, petit
ruisseau; _Ti_, lac; _Kirta_, escarpement; _Iag_, forêt sèche; _Niour_,
marais; _Kocht_, rapide; _Kouzlane_, section d'une rivière sans
courant; _Is_, pic dépassant la limite supérieure de la végétation
forestière; _Parma_, montagne de forme arrondie en partie couverte de
forêts.]

Le lendemain, à 11 heures seulement, départ après un violent orage.
Température: + 24°. On ne grelotte pas précisément dans les pays du
Nord.

Toujours la forêt; de loin en loin une cabane inhabitée, et aux coudes
principaux du fleuve des croix grecques tortillent leurs branches
bizarres avec des airs macabres. En passant devant ces croix, les
Zyrianes ont l'habitude de déposer un caillou en guise d'ex-voto
(Schrenk).

Dans la soirée nous arrivons à Oust-Ilytch, village bâti, comme son nom
l'indique[112], à l'embouchure de l'Ilytch dans la Petchora. L'affluent
est aussi important que le fleuve, et après avoir reçu ses eaux, la
Petchora double de largeur.

[Footnote 112: _Oust_, embouchure en russe.]

Oust-Ilytch compte environ 180 habitants, tous Zyrianes[113].

[Footnote 113: 32 maisons. Nombre des animaux domestiques du village:
100 vaches, 100 chevaux, 200 moutons.]

Le lendemain 28 juillet, continuation de la navigation sur la Petchora.
A 10 kilomètres d'Oust-Ilytch, on rencontre le hameau de Laga.
Population: 25 à 30 habitants. Sur la distance de 127 kilomètres qui
sépare Oust-Pojeg de Troïtskoïé, Porog, Oust-Ilytch et Laga sont les
seules localités habitées, et le chiffre des indigènes ne dépasse pas
230. A droite et à gauche de la Petchora, c'est la solitude sur des
centaines de kilomètres.

[Illustration: _Tchioume_ zyriane.]

Dans la journée nous rencontrons des faucheurs zyrianes. Pour augmenter
leur provision de fourrage ils sont venus faner une clairière ici, à
plus de 15 kilomètres de leur habitation. Les indigènes connaissent
tous les bouts de prairies naturelles épars au milieu des bois et n'ont
garde de perdre leur produit.

Aujourd'hui point de soleil. La forêt de pins a un air de cimetière.
Pendant dix heures nous naviguons dans une tristesse oppressante; le
soir, les lourds nuages s'étirent en longues banderoles et un ciel
pur apparaît rempli d'une lumière mourante. Plus de vent, plus de
clapotement d'eau; dans ce silence agrandi par le vague de la lueur
crépusculaire, au fond de l'horizon violet, se dresse une rangée
de collines, pareille dans son isolement à une chaîne de montagnes
superbes. Sur ces monticules brille comme un phare la coupole dorée
d'une église; à la nuit tombante, cette lumière nous guide vers
Troïtskoïé (_Mouïlva_ en zyriane), où se termine notre étape.

Dans ce désert, Troïtskoïé passe pour une capitale, c'est un _siélo_,
c'est-à-dire un village paroissial[114], et le chef-lieu d'un _volost_,
circonscription correspondant à peu près à notre canton.

[Footnote 114: Les villages sans église sont appelés en russe
_derevnia_.]

Le village est divisé en deux parties. Sur la rive droite de la Mouïlva
se trouve le faubourg, habité par des dissidents, et de l'autre côté la
principale agglomération, formée par les orthodoxes. Les deux quartiers
présentent le même désordre: c'est un fouillis de constructions
bâties sans plan, au hasard. Les Zyrianes paraissent avoir l'horreur
des alignements, si chers aux Russes.

[Illustration: Troïtskoïé Petchorskoïé (_Mouïlva_).]

A Troïtskoïé, plus de 300 kilomètres nous séparent encore
d'Oust-Chtchougor, terme de notre navigation sur la Petchora. Une
pénible navigation à la rame ne constitue pas précisément une partie
de plaisir, surtout sur un cours d'eau monotone comme la Petchora.
Aussi quelle n'est pas notre satisfaction d'apprendre qu'un vapeur va
descendre le fleuve jusqu'à Poustosersk et que nous pourrons y prendre
passage.

[Illustration: Magasin syriane.]

Le 29 juillet dans la soirée, nous nous embarquons, et, le 1er août,
à une heure du matin, nous arrivons à Oust-Chtchougor, où la plus
aimable hospitalité nous est donnée à la factorerie de M. Sibiriakov.
Sur ce long trajet, partout le même paysage: la forêt monotone,
avec de rares villages espacés à de grandes distances. Un des plus
importants, celui de Podtcherem, se trouve sur la rive droite de la
Petchora, au confluent même de la Podtcherem, et non sur la berge
gauche, ainsi que l'indique la carte de l'état-major russe. Les seules
distractions du voyage sont les fréquents échouages du vapeur.




CHAPITRE X

NAVIGATION SUR LA CHTCHOUGOR.--TRAVERSÉE DE L'OURAL SEPTENTRIONAL

 Les passes de l'Oural.--La route Sibiriakov.--Les rapides de la
 Chtchougor.--Ascensions dans l'Oural.


Arrivé à Oust-Chtchougor, il nous restait à accomplir la partie la plus
difficile du voyage, la traversée de l'Oural septentrional.

[Illustration: La Petchora à Oust-Chtchougor.]

Développé en éventail dans sa partie sud, entre les tributaires de la
Kama et les affluents des grands fleuves sibériens, l'Oural s'amincit
à mesure qu'il s'étend vers le nord. Dans la région où nous nous
trouvons, son épaisseur est faible, bien que ce soit précisément là
que se dressent les points culminants de la chaîne septentrionale, le
Sabli-Is et le Telpos-Is. Des premiers mamelons élevés au-dessus de la
vallée de la Chtchougor aux derniers renflements dominant la plaine
sibérienne, la distance ne dépasse guère 100 kilomètres, et nulle part
une arête abrupte. Partout de hautes collines isolées par de larges
dépressions, partout le passage serait facile sans d'immenses marais.
Les marais, voilà la grosse difficulté dans l'Oural septentrional.
Sur des distances énormes vous ne rencontrez pas un pouce de terre
ferme. D'Oust-Chtchougor à l'Oural s'étend une forêt marécageuse
large d'une trentaine de lieues, coupée de profondes rivières. Quel
obstacle présentent à la marche ces marécages, voici un fait qui le
prouvera mieux que toute description. Il y a quelques années, à la
suite d'un automne pluvieux, la grande route impériale construite à
travers l'Oural méridional de Perm à Tioumen devint impraticable;
les voitures restaient enlizées dans la boue, et à Iékatérinebourg,
la grande ville de la région, les rues formaient des bourbiers où
les passants risquaient de se noyer. Les communications étaient si
dangereuses que les établissements d'instruction publique durent être
fermés. Iékatérinebourg est situé dans une partie sèche de l'Oural.
Jugez ce que peut être l'état du sol dans la région où nous sommes,
sans chemin et couverte en tous temps de marais! L'été, les marécages
empêchent pour ainsi dire toute communication entre les deux versants
de la chaîne septentrionale. L'hiver seulement, une fois ces terres
tremblantes solidifiées par la gelée et recouvertes d'une épaisse
couche de neige, leur traversée devient facile. Dans les pays du
nord, l'hiver est la période d'activité, la saison des transports et
des foires. Sur la neige durcie par le froid, patineurs et traîneaux
glissent alors rapidement, sans danger de s'embourber ou d'être arrêtés
par les rivières. Terre et eau ne forment plus qu'une nappe cristalline
dure et résistante.

[Illustration: DE LA PETCHORA A L'OB

Feuille 2

Croquis à la Boussole du Cours de la Petchora de la Chougor et de la
Sygva par Ch. RABOT

1890.]

Pour le naturaliste, l'été est, au contraire, l'époque des voyages.
Le précepte qui recommande de parcourir en hiver les pays froids a
été inventé par des gens sédentaires. Quel travail pourrait faire
un voyageur alors que le sol est recouvert d'un uniforme linceul!
Impossible d'exécuter le moindre relèvement topographique. Sous
l'épais manteau de neige, allez donc distinguer un lac, une rivière, de
la terre ferme! Allez donc faire des collections d'histoire naturelle
alors que le sol est enfoui sous la neige!

A travers les marécages de l'Oural les seules routes praticables sont
celles tracées par les cours d'eau. Prenez une carte, vous voyez que
les sources de la Petchora et de ses tributaires de droite ne sont
distantes que de quelques kilomètres des cours d'eau sibériens. Partout
les affluents de la Petchora ne sont séparés de ceux de l'Obi que par
des isthmes étroits. Entre les deux versants de la chaîne s'étendent
des lignes d'eau presque continues, routes naturelles d'Europe en Asie.

Des sources de la Petchora à l'océan Glacial, l'Oural septentrional est
ainsi traversé par quatre passages principaux.

Le plus méridional suit le cours supérieur de la Petchora et conduit
dans la haute vallée de la Sosva.

Plus au nord, l'Ilytch, puis son tributaire, l'Iogra-Laga, amènent
également près des sources de la Sosva.

Le troisième et le plus important de ces passages est formé par la
Chtchougor et débouche dans la haute vallée de la Sygva, sous-affluent
de l'Obi.

Enfin, à la limite méridionale des _toundras_, l'Oussa permet
d'atteindre soit le Voïkar, soit le Sob, affluents de l'Obi.

Ces différents passages ont été pratiqués de bonne heure par les
indigènes et les Russes, comme nous l'avons expliqué au chapitre
précédent.

Aujourd'hui, grâce à l'heureuse initiative de M. Sibiriakov, ils
pourront devenir un des débouchés de la Sibérie.

Dans le chapitre précédent je citais l'exemple de M. Souslov, qui
travaille à créer une nouvelle route d'exportation pour les produits de
la Russie orientale; voici maintenant un négociant qui, depuis quatorze
ans, consacre les revenus d'une immense fortune à ouvrir des débouchés
au commerce de Sibérie. C'est qu'en Russie l'initiative privée est
grande et qu'en matière de colonisation les Russes n'attendent pas
l'impulsion du gouvernement. A cet égard nous pourrions prendre d'eux
d'excellentes leçons.

La Sibérie n'est pas du tout un vaste désert de neige comme on le
croit généralement. Tout au contraire, elle renferme des immensités
d'une merveilleuse fécondité; c'est même une des plus belles régions
agricoles de la terre: mais, faute de voies d'exportation, ses produits
sont jusqu'ici restés inutiles. A la création pour ces richesses de
routes vers la mer M. Sibiriakov consacre libéralement une partie de
ses énormes revenus. Tout d'abord, après les explorations du célèbre
Nordenskiöld dans l'océan Glacial, le généreux Sibérien essaya
d'établir des communications maritimes entre les ports d'Europe et
l'embouchure du Iénisséi. Le succès ne répondit pas aux efforts. Les
glaces brisèrent ou arrêtèrent les navires. M. Sibiriakov sacrifia sans
résultat plusieurs millions dans l'entreprise. Pour un nabab comme
lui, la perte était légère. Immédiatement il dirigea ses recherches
d'un autre côté et s'occupa de tracer une route à travers l'Oural
septentrional, reliant le bassin de l'Obi à celui de la Petchora. Sur
le versant asiatique, par l'Obi, puis par la Sosva et la Sygva, des
vapeurs arrivent facilement à Liapine, à 40 kilomètres seulement de
la base des montagnes. De là à la Petchora la distance à vol d'oiseau
n'est que de 200 kilomètres, dont 70 ou 80 en montagnes. C'est à
travers cette région que M. Sibiriakov a fait ouvrir une route.

Les premiers travaux furent exécutés en partant d'Oranez sur la
Petchora, mais ce tracé fut bientôt abandonné pour un second à travers
la vallée de la Chtchougor. La route part du port Sibiriakov, situé
sur la rive droite de la Petchora, à une petite distance du confluent
de la Chtchougor, et de là rejoint Liapine. Malheureusement dans
cette région, montagnes et forêts ne forment qu'un immense marécage.
Impossible d'établir une chaussée, impossible par suite de faire passer
une voiture. Aussi M. Sibiriakov a, dit-on, l'intention d'abandonner
cette route et d'en faire construire une troisième, dans la vallée de
l'Ilytch, où le terrain est plus sec. Telle quelle, la voie tracée a
néanmoins une grande importance comme route d'hiver. L'été, des vapeurs
amènent des marchandises de Sibérie par la Sygva[115] jusqu'à Liapine,
puis, dès que les terres tremblantes sont raffermies par la gelée et
recouvertes d'un macadam de neige, elles sont conduites sur les bords
de la Petchora, d'où, l'été suivant, elles peuvent être exportées en
Europe par mer.

[Footnote 115: La baisse rapide des eaux arrête très tôt la navigation
sur cette rivière. En 1890, dès le 10 août, Liapine n'était plus
accessible qu'à des barques.]

Durant l'hiver de 1886, 640 tonnes de marchandises ont été amenées de
Sibérie à la Petchora par la voie d'Oranez, et, l'hiver 1889-1890, 247
tonnes par la nouvelle route. Maintenant que les travaux sont achevés
dans la vallée de la Chtchougor, le mouvement commercial augmentera
d'année en année. Pour le bassin de la Petchora, cette voie est dès
aujourd'hui d'une utilité capitale. Par la Chtchougor les céréales
arrivent facilement et à bon marché dans cette région. Grâce à ce
ravitaillement, la disette n'y est plus à craindre. Une nombreuse
population, jusque-là exposée aux souffrances de la famine, est assurée
maintenant du pain quotidien, d'autant plus qu'en généreux philanthrope
M. Sibiriakov vend le blé importé à prix coûtant. Avant l'ouverture de
la route le sac de blé (144 kilog.) valait 40 francs; aujourd'hui il
n'est plus payé que 25 francs[116].

[Footnote 116: Les frais de transport de Tobolsk à la factorerie
Sibiriekov sur la Petchora (dist. 2 500 kil. environ) sont de 35 kopeks
par _poud_ (1 fr. 25 par 16 kil., en évaluant le rouble à 3 fr., cours
aujourd'hui beaucoup trop élevé, 1892). Ermilov, _loc. cit._]

[Illustration: La forêt près d'Oust-Chtchougor.]

M. Sibiriakov ne borne pas sa généreuse activité à ces grands travaux
d'utilité publique, c'est de plus un bienfaiteur éclairé des sciences,
et à un grand nombre d'expéditions scientifiques il a apporté dans une
large mesure le concours de ses libéralités. Est-il besoin de rappeler
que, de concert avec le roi de Suède et M. Oscar Dickson, il a fait
les frais de la mémorable expédition de la _Véga_? Aussi, informé
par l'aimable gouverneur de Tobolsk, le général Troïnitsky, de mon
arrivée prochaine dans l'Oural, ce généreux mécène expédia à ses agents
l'ordre de me donner la plus large hospitalité dans ses factoreries et
d'envoyer au-devant de moi la caravane nécessaire pour la traversée des
montagnes. Sans ce bienveillant concours, le passage aurait été une
très grosse opération, peut-être même eût-il été impossible.

Le 31 juillet, à trois heures du matin, nous débarquons à la factorerie
Sibiriakov d'Oust-Chtchougor. La journée est employée à des recherches
d'histoire naturelle et à l'organisation de la caravane pour remonter
la Chtchougor jusqu'à Volokovka, au centre de l'Oural, la route étant
en ce moment impraticable. Le 1er août, à six heures du soir, nous
quittons le village avec un équipage de quatre vigoureux gaillards.
Notre embarcation est une _lodka_, grande baleinière surmontée à
l'arrière d'une petite cabine en forme de cercueil comme celle des
gondoles vénitiennes. Cette cahute, longue de 2 m. 10 et large de 0
m. 90, sera notre habitation pendant plus d'une semaine. Les caisses
de bagages entassées dans l'intérieur forment le lit; en avant se
trouve le salon, un petit espace demeuré libre autour d'une grande
boîte servant de table. Devant la porte, sur une large pierre plate,
brûle un feu fumeux pour écarter les moustiques. En somme, excellente
installation.

A peine entrée dans la Chtchougor, la _lodka_ est repoussée par un
courant de foudre. La rivière, large comme le grand bras de la Seine
autour de la Cité, dévale avec une rapidité vertigineuse. Aussitôt deux
hommes sautent à terre et halent le canot à la cordelle, pendant que
le reste de l'équipage demeuré à bord pousse avec des gaffes. C'est
ainsi que nous remonterons toute la Chtchougor! De son embouchure
à Volokovka, la rivière a partout un cours aussi torrentueux; pour
avancer contre ce tourbillon, point d'autre ressource que de haler le
canot. Dans les endroits faciles on parcourt 3 kilomètres à l'heure.
Plus haut, en travers du courant, des amoncellements de blocs forment
digue, et par les brèches la masse d'eau se précipite tumultueuse.
Jusqu'à Volokovka il y a bien une douzaine de ces rapides. Pour les
traverser, l'équipage lance l'embarcation au milieu du torrent;
de toutes leurs forces les haleurs tirent la corde pendant que
les bateliers restés à bord étayent le canot avec leurs gaffes.
L'embarcation avance de 2 à 3 mètres au prix d'efforts inouïs. Aussitôt
les bateliers quittent leur premier point d'appui pour en prendre un
second en amont. On avance ainsi par échelons comme un gymnaste qui
s'élève à la force du poignet sur le revers d'une échelle. Si une
perche cassait ou si le câble se rompait, nous serions infailliblement
roulés et noyés par ce courant irrésistible. La vie, dit-on, tient à un
fil: la nôtre tenait à une corde en écorce.

_2 août._--Le paysage devient intéressant. La Chtchougor coule tantôt
en plaine, tantôt en des cluses profondes entre de beaux escarpements
rocheux couronnés de forêts[117]. Les berges sont constituées par des
calcaires et des schistes qui doivent être rapportés à l'étage permien.
Les schistes renferment de nombreuses empreintes de plantes fossiles;
les échantillons que nous avons rapportés sont malheureusement
indéterminables, les plantes ayant dû séjourner longtemps dans l'eau
avant de se déposer, d'après les renseignements que M. Zeiller,
ingénieur au corps des mines, a eu l'obligeance de me donner après
examen de ces fossiles.

[Footnote 117: Dans cette région dominent le sapin et le bouleau.]

Dans la matinée nous passons les hautes falaises calcaires
d'Ouldor-Kirta (Portes de Fer[118]). Le soir, derrière la masse
bleuâtre des bois, apparaît au loin un gros nuage violet étendu
au-dessus de la forêt: c'est l'Oural. Désormais nous ne le perdrons
plus de vue.

[Footnote 118: Hauteur: 30 à 50 m.]

[Illustration: Sur la Chtchougor]

A dix heures du soir, halte. Pendant quatorze heures les hommes ont
halé l'embarcation, et ce long et pénible effort nous a fait seulement
avancer de 8 _tchiumkoss_[119], soit 40 kilomètres. La nuit, un ours
vient rôder autour du campement. Le feu du bivouac l'a éloigné. Quel
dommage! depuis dix ans que je parcours les régions arctiques, jamais
je n'ai pu tirer ni même apercevoir un de ces animaux.

[Footnote 119: _Tchiumkoss_, mesure de longueur employée par les
Zyrianes, valant 5 kilomètres d'après les renseignements qui nous ont
été donnés. D'après Schrenk, cette mesure serait également en usage
chez les Tchérémisses, les Tatars et les Votiaks. Sur les bords de la
Petchora et de la Chtchougor, les _tchiumkoss_ sont marqués par les
accidents topographiques, coudes ou embouchures d'affluent.]

_3 août._--Temps magnifique. A deux heures le thermomètre s'élève à
+ 22°,8. Nous passons devant le confluent du Patek-Io, l'affluent le
plus important de la Chtchougor[120], et, dans la journée, atteignons
la Chour-Kirta, goulet semblable à l'Ouldor-Kirta. Au delà, la rivière
s'élargit en un petit lac d'une merveilleuse transparence. Partout
la Chtchougor est limpide comme un cristal[121]. A travers ses eaux
vertes, profondes en certains endroits d'une dizaine de mètres et même
plus, les moindres accidents du fond restent visibles. Passé ce joli
paysage, voici deux tourbillons terribles dont la traversée nous donne
pas mal de tablature (Syrankocht et Tarachimkocht). Après cet effort le
campement est établi.

[Footnote 120: C'est un affluent de droite, il serait navigable sur une
longueur de 190 kilomètres.]

[Footnote 121: Sur une distance de plusieurs kilomètres en aval de
l'embouchure, les eaux de la Chtchougor ne se mélangent pas avec celles
de la Petchora; deux bandes d'eau, l'une claire, l'autre trouble,
s'écoulent côte à côte.]

[Illustration: La Chour-Kirta]

Notre équipage, composé de Zyrianes, est admirable d'énergie et
d'endurance. De solides gaillards, ces Finnois! quatorze heures
durant ils pataugent dans l'eau, puis, le soir venu, sans même prendre
le temps de sécher leurs vêtements, ils s'endorment sous une tente,
vêtus simplement d'une chemise et d'un pantalon en toile, et les nuits
sont très fraîches. Avec cela une nourriture frugale de poisson et
de pain noir. De même que tous les Finnois, ce sont de très habiles
bateliers. Parmi eux comme parmi les Lapons et les Caréliens du
gouvernement d'Arkhangelsk, la marine russe trouverait d'excellentes
recrues pour les équipages de la flotte.

Encore deux rudes journées (4 et 5 août), et le 6 nous arrivons au pied
de la Peutchétiouk Parma, un gros mamelon situé sur la rive gauche
de la rivière. Immédiatement nous partons en faire l'ascension. J'ai
hâte de gravir un sommet pour discerner les traits du pays; avec cette
épaisse forêt qui couvre tout, impossible de distinguer la véritable
position des accidents de terrain.

Du haut de la Peutchétiouk Parma (490 mètres) le panorama est très
étendu, tout en longueur, comme une vue en ballon. Vers l'ouest, à
perte de vue, une immensité bleue de forêts ponctuée de lambeaux
miroitants de la Chtchougor, puis lentement la plaine s'accidente de
collines rondes à pentes douces, comme une mer gonflée par les longues
ondulations d'une grosse houle. En arrière, sublime dans son isolement,
se dresse le puissant massif du Telpos-Is, le plus haut sommet de cette
partie de l'Oural. Une des plus fières montagnes que j'aie jamais vues,
cette cime superbe, avec ses sommets dentelés dressés à plus de 1 600
mètres à pic. Dans tout ce vaste territoire, étalé à nos pieds comme
une carte en relief, pas une maison, pas même une hutte, nulle part un
habitant. D'Oust-Chtchougor à Chekour-Ia-Paoul, situé de l'autre côté
de l'Oural, sur une distance de 250 kilomètres, deux fois seulement
nous avons rencontré des hommes: cette forêt infinie d'arbres verts
est une solitude poignante, funèbre. Une fois la position des points
saillants du paysage relevée, nous dévalons rapidement pour rejoindre
la lodka.

En approchant du Telpos-Is, le paysage devient grandiose. Au milieu
de cette belle nature, la navigation semble moins pénible; le
magnifique panorama fait oublier les fatigues du voyage. Et pourtant,
à mesure que nous avançons, les difficultés augmentent. Nous passons
trois rapides pour arriver dans une sorte de lac encombré d'îles
marécageuses, où débouche une rivière importante, le Gloubnik-Io. Les
bateliers s'égarent au milieu de ce dédale. Nous passons là plus d'un
mauvais quart d'heure à faire des routes diverses, à nous échouer et
déséchouer; et quand les hommes retrouvent enfin le chemin, la nuit est
venue. Juste devant nous s'étend une belle plage; on ne saurait trouver
meilleur emplacement pour le bivouac. De longtemps nous n'avons eu un
lit aussi moelleux.

La nuit est tiède[122] et lumineuse. Le sommet du Telpos-Is scintille
comme une étoile qui serait tombée sur terre, et tout au bout de
la plaine, sur la lueur jaune du crépuscule, des montagnes isolées
arrondissent leurs dômes bleus dans le calme profond du soir. Pas un
bruit, on a l'impression du repos. Autour du feu nous restons longtemps
à causer: on se sent si bien dans cet isolement et dans ce silence!

[Footnote 122: Température, à 9 heures du soir, + 12°.]

_7 août._--A quatre heures du matin nous sommes debout. Il serait
pourtant agréable de dormir sous ce gai soleil! On boit le thé, et
les bateliers reprennent la cordelle. Cinq heures plus tard, voici le
Dourni-Porog, le rapide le plus redoutable de toute la Chtchougor.
Figurez-vous un bout de torrent alpin encombré de blocs et de fonds
pierreux. Après une heure de travail nous arrivons à l'embouchure du
Dourni-Yeul, dont la vallée, disent nos gens, conduit au sommet du
Telpos-Is.

Dans la mythologie indigène, le Telpos-Is est le séjour de l'Eole
zyriane, et en passant au pied de ce pic, les bateliers, obéissant à
la même superstition que les marins, défendent de siffler et de crier,
de crainte d'attirer le vent. Telpos-Is signifie en langue zyriane la
pierre du nid du vent. Les naturels regardent cette montagne comme
inaccessible. Dès que vous approchez du sommet, le diable déchaîne une
tempête et vous culbute dans les précipices. Un Samoyède ayant voulu
gravir ce pic malgré les remontrances des Zyrianes fut, paraît-il, mis
en pièces par le vent. Chez nos bateliers la curiosité l'emporta sur
la crainte, et trois d'entre eux n'hésitèrent pas à nous accompagner
sur le Telpos-Is. Nous traversons un marais, puis un bout de forêt,
pour arriver à des monceaux d'énormes blocs éboulés. Le vallon du
Dourni-Yeul est une ruine, la montagne semble avoir été disloquée par
un tremblement de terre. Au milieu de cette désolation luit un petit
lac vert; plus haut blanchit un petit névé dont la surface adhérente au
sol est une plaque de glace. Plus loin, entre les traînées de pierres
s'étendent de petites alpes ponctuées de fleurs éclatantes, puis la
grande solitude recommence, grise, nue et morte, s'élevant par étages
en grosses vagues de pierres. Derrière se dresse l'arête maîtresse
du Telpos-Is comme une lame de couteau ébréchée. Nous avançons jusqu'à
l'altitude de 849 mètres, lorsque soudain le sommet se coiffe de gros
nuages et une lourde pluie d'orage éclate. Rapidement le temps se fait,
comme disent les marins, apportant d'épaisses brumes. La pluie tombe
à torrents, la retraite devient nécessaire. Au même moment, de toutes
les pierres et de toutes les herbes se lèvent des nuées de moustiques.
En quelques secondes nous sommes noirs de ces insectes. Impossible de
mettre la moustiquaire. Sur ces blocs branlants il faut ne pas avoir
les yeux brouillés par le mouvement du voile.

[Illustration: Le Telpos-Is.]

Avec des mouchoirs nous nous couvrons le cou, la partie la plus
sensible du corps; lorsque nous trouvons une pierre solide, nous
nous arrêtons une minute pour nous flageller la figure et faire une
confiture de moustiques. Pendant une heure les souffrances sont
atroces. Chose extraordinaire, en bas dans le marais les insectes sont
beaucoup moins nombreux. Dans la soirée nous arrivons à la lodka. Après
pareille expédition, combien semble agréable notre misérable cabanon!
Là-dessous on est à l'abri de la pluie, et un bon feu fumeux éloigne
les moustiques. Nous nous séchons, puis mangeons un souper frugal. Des
vêtements secs et un morceau de pain, c'est la félicité parfaite en
exploration.

_8 août._--Continuation de la navigation; le temps est encore
aujourd'hui brumeux, donc inutile de tenter l'ascension du Telpos-Is.
Après notre mésaventure les Zyrianes sont plus que jamais persuadés de
l'inaccessibilité de la montagne.

Encore un rapide difficile. Au delà s'ouvre une large vallée ombreuse,
bordée de montagnes chauves[123] doucement ondulées. On dirait un
coin du Jura. Avec ses forêts, ses eaux claires et ses profils mous et
fuyants, cette partie de l'Oural rappelle la Franche-Comté. Partout
il y a de l'air dans le paysage, nulle part ces encaissements et ces
enchevêtrements de montagnes entassées les unes contre les autres qui
écrasent et arrêtent la perspective comme dans les Alpes.

[Footnote 123: La limite supérieure des forêts est située à environ 100
mètres au-dessus de la rivière et la neige descend très bas.]

La rivière fait un coude et nous amène dans une plaine cernée de
montagnes. Nous arrivons au terme de notre navigation à la station
de la Volokovka[124], située au confluent de cette rivière et de la
Chtchougor[125].

[Footnote 124: Le Nak-Sory-Ia des Ostiaks, d'après Hoffmann.]

[Footnote 125: De Volokovka au port Sibiriakov, sur la Petchora, la
distance est de 98 kilomètres par la route et de 243 par la rivière,
d'après les renseignements fournis par les bateliers.]

La station se compose de deux maisons en bois. Le mobilier en est
sommaire: dans un coin le traditionnel poêle russe, deux lits de camp,
une table et un banc. Pour l'Oural, c'est du luxe.

Sur l'ordre de M. Sibiriakov, un _iamchtchik_ (postillon) nous attend
ici depuis un mois avec quatre chevaux.

Volokovka est un des plus jolis coins que j'aie vus dans les montagnes
du Nord. Tout à l'entour, de belles eaux courantes, de magnifiques
forêts de sapins et de bouleaux, des montagnes agréables à l'œil; avec
cela, abondance de gibier. Ce serait un charmant séjour d'été sans les
moustiques; heureusement une baisse subite de la température les a fait
disparaître. Pour toujours nous sommes débarrassés de ces insectes
acharnés.




CHAPITRE XI

LA TRAVERSÉE DE L'OURAL

 Les marais.--Ascension dans l'Oural.--Première rencontre avec les
 Ostiaks.--Arrivée à Liapine.


Pendant deux jours, temps brumeux et pluvieux. Une fois les collections
d'histoire naturelle terminées, je prends la résolution de partir
immédiatement pour la Sibérie. Notre provision de pain est d'ailleurs
finie, et maintenant nous devons nous contenter d'une pâte noire, mal
cuite, dont les chiens bien élevés ne voudraient pas.

Le 10 août, la caravane se met en marche. Boyanus et moi sommes à
cheval; les bagages sont chargés sur des traîneaux samoyèdes (_narte_),
attelés chacun d'un cheval qui porte en outre son conducteur.

La route suit la vallée de la Volokovka; c'est une simple tranchée à
travers la forêt. De macadam, pas plus trace que sur les autres voies
de Russie; le sol forme le chemin, et ici quel sol! Dans les pays du
Nord, les routes sont des pistes plus ou moins larges, presque toujours
marécageuses en été et praticables seulement l'hiver, lorsque le sol,
raffermi par la gelée, est couvert de neige.

[Illustration: Traversée de l'Oural.]

A quelques centaines de pas de la Chtchougor, je sens mon cheval se
dérober sous moi; j'ai la sensation brusque de me sentir engloutir, et
en même temps je vois les montures de mes compagnons plonger dans la
vase jusqu'à mi-jambes. Nous avançons sur une marmelade de terre, et
sous la moindre pression elle cède. Avec les chevaux et les traîneaux
lourdement chargés, jugez du pataugis. En certains endroits, les bêtes
enfoncent jusqu'au ventre.

Partout une boue noire, partout des flaques d'eau, partout des
tourbières. On va au pas au gré de sa monture, toujours prêt cependant
à la faire changer de direction pour éviter les arbres. Merveilleux
mon petit cheval! jamais il ne fait un faux pas sur ce sol mouvant,
jamais il ne butte contre les racines entre-croisées. Voit-il son
devancier patauger, vite il se jette à droite ou à gauche; aperçoit-il
une plaque suspecte, il la flaire bruyamment pour s'assurer de sa
solidité. Cette intelligente petite bête sait que partout où il n'y a
point de végétation, la fondrière est plus liquide et elle choisit en
conséquence sa route. En plein marais elle a toujours soin de mettre
le pied sur les touffes saillantes de plantes palustres, l'expérience
lui a appris que ce sont les seuls points solides du terrain. Par la
pratique de l'Oural ces chevaux sont devenus quelque peu géologues.

La traversée d'un marais fangeux donne les mêmes sensations qu'une
navigation en canot sur une mer houleuse. Le cheval monte, s'abaisse
comme l'embarcation sur la vague. En pareil cas, il faut lâcher les
étriers, serrer ferme les genoux, empoigner solidement la crinière
d'une main et de l'autre tenir les rênes, prêt à enlever la monture en
cas de faux pas.

[Illustration: La Volokovka.]

Pour nous reposer de ces fondrières nous passons et repassons à
gué la Volokovka. Nous la traversons seize fois. Le lit caillouteux
de la rivière est résistant; en le suivant on est beaucoup plus au
sec que dans le marais: là, pas de crainte de tomber dans quelque
bourbier inattendu. En certains endroits, les berges sont escarpées;
les chevaux attelés aux traîneaux font un petit saut en avant, puis,
une fois à l'eau, donnent un coup de collier, et, patatras, la _narte_
tombe de tout son poids dans le torrent. Tant pis pour les plaques
photographiques!

Le paysage est pittoresque, avec une magnifique forêt encadrée de
jolies montagnes, mais nous n'avons pas le loisir de l'admirer; tout
le temps il faut avoir l'œil ouvert pour éviter une chute dans le
bourbier, se garer d'un arbre ou d'une branche. Enfin, nous voici dans
une sorte de cirque, aux sources de la Volokovka.

Une pente rapide sur un terrain solide conduit à un petit plateau (494
mètres), le point de partage des eaux entre le bassin de la Petchora et
celui de l'Obi, la frontière de l'Asie. Nous poussons un joyeux hourra
en l'honneur de la vieille Europe que nous quittons, et en avant! Mais
aussitôt le tangage recommence. Le plateau culminant du passage est une
vaste tourbière dans laquelle les chevaux restent enlizés. Ils semblent
marcher sur une éponge gonflée d'eau. C'est une des plus mauvaises
parties de la route. Sur ce sol jaune, des bouleaux morts tortillent
leurs branches blanches avec des silhouettes de squelettes. Cela a un
air de mort, de terre sans vie, de cimetière de la nature.

Le plateau verse dans un ravin et nous arrivons à la station de
Pérévalski. Pour parcourir 27 kilomètres nous n'avons pas employé moins
de sept heures, et pas une halte en route. Une rude étape!

La station se compose d'une baraque humide, que nous remplissons à nous
quatre. La cassine s'incline comme un château de cartes prêt à tomber;
ce sol ne peut rien porter.

[Illustration: Station de Pérévalski.]

Le lendemain, avant de poursuivre notre route, nous allons gravir la
Pérévalski-Sobka, une des croupes dominant l'entonnoir où nous nous
trouvons. Toujours le même aspect: d'abord la forêt, puis, les derniers
arbres dépassés[126], rien que des pierres. Sur un point seulement, un
peu au-dessous du sommet, la roche apparaît en place: partout ailleurs
ce n'est qu'une ruine.

[Footnote 126: Limite supérieure de la végétation forestière de l'Oural
dans les vallées de la Chtchougor et de la Sygva: Peutchétiouk Parma,
490 mètres; Telpos-Is, vallon de Dourn-yeul, 315 et 397 mètres (limite
supérieure des bouleaux, 556 mètres); Pérévalski-Sobka, 481 mètres
(limite supérieure des bouleaux, 566 mètres).]

Devant nous l'Oural présente une profonde dépression; il y a là un
aplatissement de relief, comme un gâteau soufflé manqué.

Plus loin, vers le nord, le terrain se relève pour former un massif
alpin; quel est son nom? Impossible de le savoir; pour notre guide,
tout cela c'est l'inconnu, un pays anonyme, l'Oural; impossible d'en
tirer aucun renseignement.

Vers l'est, c'est-à-dire vers la Sibérie, la chaîne tombe à pic; au
delà de la Pérévalski-Sobka quelques collines, et après cela une
étendue plane sans limites, on dirait la mer. De ce côté, l'Oural n'est
pas précédé de contreforts comme sur le versant européen.

A trois heures, nous sommes de retour à la station; à quatre heures, en
selle, et en route! Toujours des marais, puis des monceaux de pierres
éboulées sur lesquels glissent nos chevaux. Ici la marche est encore
plus lente qu'au milieu des marécages. Les montures n'osent mettre
le pied sur une pierre qu'après l'avoir flairée pour s'assurer de sa
solidité.

Nous suivons une vallée ombreuse entre de belles collines boisées.
Cette partie de l'Oural est la chaîne la plus pittoresque que j'aie
vue: partout de petits coins frais et riants. Aujourd'hui l'étape est
courte, 17 kilomètres seulement, et, à sept heures du soir, la caravane
arrive à la station de Sartonninka.

_11 août._--Nous mangeons la dernière bouchée de la pâte noire décorée
par les Zyrianes du nom de pain. Il faudra donc atteindre ce soir
Liapine, et nous en sommes éloignés de 49 kilomètres. A partir d'ici
la route devient, dit-on, meilleure et l'on change les traîneaux contre
de petites charrettes.

Nous suivons un large abatis pratiqué au milieu de la forêt. Le terrain
monte et descend en longues ondulations. Tout à coup, à un détour, au
bout de la longue avenue apparaît l'infinie nappe violette de la plaine
sibérienne, toute brillante de lumière. Telle on voit la Lombardie
du sommet des Alpes. Après cette vision, plus rien que la forêt
marécageuse toujours pareille à elle-même.

A huit heures trente du soir, 15 kilomètres nous séparent encore de
Liapine et la nuit vient, et nous avons faim. L'estomac est l'organe
le plus exigeant et en même temps le plus important: il détermine
les belles comme les mauvaises actions, la joie comme la tristesse:
aujourd'hui il nous donne un regain d'énergie. Nous abandonnons les
bagages à la garde de Popov, puis Boyanus et moi lançons nos chevaux,
résolus à arriver coûte que coûte le soir même à Liapine.

Après une heure de trot, voici enfin du sable, un sol résistant, on
redouble l'allure et nous atteignons le village ostiak de Chekour-Ia:
un tas de misérables huttes posées sur le bord d'une rivière.

Pas beaux précisément les indigènes: de petits bonshommes ratatinés,
vêtus de peaux sordides, se démenant avec des allures d'orangs. Nous
passons la rivière, les chevaux à la nage, nous en pirogue. En se
mettant ainsi à l'eau après une longue course, tout autre que le
cheval russe prendrait une fluxion de poitrine. Lui, il ne s'en porte
que mieux; comme son maître, il est fait à toutes les endurances. Les
selles sont maintenant mouillées, tant mieux, on n'en sera que plus
solide, et au trot! Il y a bien encore des fondrières, une notamment
où les chevaux patouillent jusqu'au poitrail. _Nitchevo_, comme disent
les Russes, cela ne fait rien, les maisons de Liapine sont en vue.

Brusquement nos montures font un écart: dans l'obscurité, elles
ont distingué un large trou vaseux, un bourbier nous sépare de la
civilisation; on barbote encore une fois, enfin à dix heures vingt du
soir nous atteignons la factorerie de Liapine. Un véritable village. De
vastes magasins, des habitations pour les ouvriers, et une excellente
maison pour le maître. Les agents de M. Sibiriakov nous reçoivent avec
la plus franche cordialité, comme on sait recevoir en Russie.

Une table chargée de victuailles et d'excellents vins envoyés à notre
intention est bientôt dressée. Nous avons des chaises pour nous
asseoir, une lampe nous éclaire. Après les soucis de la vie matérielle
dans le désert, un luxe asiatique. La civilisation a parfois du bon,
mais pour l'apprécier à toute sa valeur il faut avoir peiné dans les
régions mortes de la terre.




CHAPITRE XII

LES OSTIAKS

 Séjour à Liapine.--Le village ostiak de Chekour-Ia.--Habitations,
 costumes et vie des indigènes.--A la recherche des idoles.


Depuis Kazan nous avons parcouru, en commençant par la fin, le livre
vivant de l'histoire de la civilisation. Pas à pas, en visitant les
divers peuples de la Russie orientale, nous avons suivi le cycle
de la lente évolution du progrès humain. Sur les bords du Volga,
des Finnois encore païens nous ont initiés à la vie d'agriculteurs
primitifs. Dans la vallée de la Petchora, nous avons ensuite étudié
chez les chasseurs zyrianes une période plus ancienne du développement
des sociétés. Maintenant, avec les Ostiaks, nous arrivons au chapitre
initial de l'histoire de l'homme. Nous voici au milieu d'une peuplade
de chasseurs et de pêcheurs, frustes de civilisation, armés de flèches
et d'arcs, image vivante de l'homme des premiers âges. En dégringolant
les pentes de l'Oural nous avons sauté dans un passé vieux de centaines
de siècles. Nous retrouvons ici les temps préhistoriques avec ces
primitifs ignorant l'usage du fer, pareils à nos ancêtres des temps
géologiques.

Les Ostiaks sont des Finno-Ougriens, proches parents des Hongrois
et des Finlandais, venus comme eux de l'Altaï, mais restés à l'état
sauvage, tandis que leurs frères d'Europe sont devenus des peuples
civilisés. Leur effectif est d'environ 20 000, dispersés dans le
bassin inférieur de l'Obi[127]. Dans le Sud, le 58° de latitude nord
marque leur limite, et vers le nord ils se mêlent aux Samoyèdes sur
les _toundras_ riveraines de l'océan Glacial. L'habitat des Ostiaks
comprend ainsi la plus grande partie du gouvernement de Tobolsk. Du
confluent de l'Obi et de l'Irtich à Obdorsk ils constituent l'élément
principal de la population. Le long du fleuve ils se trouvent dispersés
par clans entremêlés de quelques colonies russes, mais, à droite
et à gauche de l'Obi, ils deviennent les seuls habitants. Au sud
de Samarovo, dans le district de Sourgout, se rencontre un second
groupe d'Ostiaks, moins important. Un petit nombre seulement habite
les rives du fleuve, la majorité a été refoulée dans les vallées des
affluents de droite. Un troisième groupe, encore moins nombreux, est
dispersé dans la partie sud-ouest du gouvernement de Tobolsk et dans
le nord du gouvernement de Perm. Les hautes vallées de la Konda, de
la Tavda, de la Sosva méridionale et de la Toura renferment quelques
centaines d'Ostiaks très russifiés. Dans le volost de Kochousk se
trouvent les trois clans les plus méridionaux formés par ces indigènes
en Sibérie[128]. Dans le gouvernement de Perm, les districts de
Verkotourié et de Tcherdine contiennent également quelques centaines de
ces allogènes.

[Footnote 127: 19 000 Ostiaks et 4 580 Vogoules, d'après Sommier (_Un
Estate in Siberia_). Cette statistique ne comprend pas les Ostiaks du
Iénisséi, qui appartiennent à une race différente.]

[Footnote 128: Aug. Ahlqvist, _Unter Wogulen und Ostiaken_,
Helsingfors, 1883.]

Comme les Eskimos de l'Alaska, comme les Indiens des États-Unis, et
tous les peuples primitifs vivant en contact de populations plus
élevées en civilisation, les Ostiaks disparaissent. D'année en
année leur effectif décroît. A Midkinskaya iourte, entre Samarovo
et Bielagora, en peu de temps la population est descendue de 27 à
12 individus. D'autre part, dans la vallée inférieure de l'Irtich
ces indigènes, nombreux lors de l'arrivée des Cosaques d'Iermak, ont
aujourd'hui disparu.

Sous la poussée lente et continue de la colonisation russe, les Ostiaks
ont été refoulés vers les régions du nord, où le combat pour la vie est
plus rude et plus pénible. L'étendue de leur terrain de chasse a été
peu à peu restreinte, et peu à peu leurs pêcheries les plus lucratives
ont passé aux mains des Russes. Les ressources des indigènes ont ainsi
progressivement diminué, et cet appauvrissement a eu pour conséquence
naturelle une réceptivité plus grande des maladies.

Déprimés par la misère, les Ostiaks deviennent incapables de résister
aux épidémies. La diphtérie et la variole occasionnent parmi eux de
nombreux décès, que ne compense point une forte natalité. Les femmes
ostiakes sont peu fécondes et une mortalité terrible sévit sur les
enfants. D'après Poliakov[129], elle frapperait les deux tiers et même
les trois quarts des enfants.

[Footnote 129: Poliakov, _Pisma i ottcheti o poutéchéstvii v dolinou r.
Obi_. Pétersbourg, 1877.]

Enfin, de l'avis de tous les voyageurs, la diminution des Ostiaks est
due en grande partie à l'institution du _kalym_. Dans notre société,
les filles, lorsqu'elles se marient, diminuent le patrimoine paternel;
chez les indigènes de l'Obi, elles sont, au contraire, un capital pour
le chef de famille. L'époux achète la jeune fille à son père, usage
évidemment emprunté par les Ostiaks à leurs voisins les Tatars. Le
_kalym_ ou prix de la fiancée se paye en argent, en pelleteries ou en
rennes. Autrefois les jeunes gens qui ne pouvaient réunir le capital
nécessaire à l'acquisition d'une femme, demandaient à l'amour son
puissant secours; s'ils réussissaient à inspirer de tendres sentiments
à une jeune fille, ils l'enlevaient; le rapt rendait le mariage
valable. Depuis quelque temps cette coutume n'est plus suivie; la vente
seule opère le mariage; et comme les jeunes gens assez riches pour
acheter une femme sont rares, le nombre des unions diminue.

D'après M. Sommier, la valeur du _kalym_ varie de 60 à 250 francs. La
plupart des Ostiaks, ne possédant pas une pareille somme, l'empruntent
à des Russes dans des conditions très onéreuses. Pour racheter sa
dette, le malheureux s'engage, par exemple, à livrer à son créancier
les principaux produits de sa chasse ou de sa pêche à moitié prix de
leur valeur jusqu'à concurrence de la somme prêtée. Dans l'aristocratie
indigène, le _kalym_ atteint parfois un capital relativement
considérable. Poliakov cite un _kalym_ comprenant 100 peaux de renards
argentés, 2 de castors, 1 de renard noir, 2 marmites en cuivre, 150
rennes, et 11 mètres d'étoffe rouge. En échange, la fiancée recevait
en dot 15 traîneaux chargés de poisson et de viande, une tente avec
plusieurs couchettes, dont deux garnies de couvertures et draps, 30
clochettes et 15 aunes de courroies en peau d'ours.

Les Ostiaks admettent la polygamie, mais l'institution du _kalym_
en interdit pour ainsi dire la pratique. La misère rend les Ostiaks
vertueux.

Les ethnographes partagent cette population sibérienne en deux races
distinctes: les Ostiaks et les Vogoules, les premiers habitant les
bords de l'Obi, les seconds les pentes de l'Oural.

A mon avis, cette distinction doit être rejetée. Les quelques Slaves
établis dans les vallées de la Sygva et de la Sosva du Nord, comme
les indigènes eux-mêmes, ignorent le nom de Vogoules. Les naturels,
lorsqu'ils parlent russe, se disent Ostiaks, et les pêcheurs russes
ne les connaissent que sous ce nom. Dans leur langue, les aborigènes
n'admettent pas la classification des ethnographes; de la Sygva à
la Tavda, tous se considèrent comme appartenant à un seul et même
peuple, et dans leur idiome se donnent le nom commun de _Manzi_,
qu'ils appartiennent aux tribus ostiakes ou vogoules des savants de
cabinet[130].

[Footnote 130: Sommier, _loc. cit._]

D'autre part, tous les produits de l'industrie des prétendus Vogoules
sont identiques à ceux des Ostiaks de l'Obi. Castren, la principale
autorité en matière d'ethnographie finnoise, reconnaît que les deux
peuples ne sont séparés que par des différences insignifiantes[131].
Enfin, d'après l'anthropologiste russe Maliev, les crânes ostiaks
présentent une ressemblance presque complète avec ceux des Vogoules.
Entre les deux peuples soi-disant distincts il y a identité complète de
type et d'industrie. Rien n'autorise par suite à diviser les indigènes
de la Sibérie occidentale en deux races. Les ethnographes en chambre
ont inventé une population qui n'existe pas.

[Footnote 131: Castren, _Etnologiska Föreläsningar_, Helsingfors, 1857,
p. 136.]

Tous les voyageurs qui ont parcouru l'Oural septentrional partagent
cette opinion. Hoffmann n'hésite pas à affirmer que les Vogoules et
les Ostiaks de Liapine ne forment qu'un seul et même peuple[132].
Avant lui, Müller avait démontré que ces noms avaient seulement une
valeur locale[133]. Plus récemment, M. Sommier, dont la compétence est
absolue, signale également l'identité des Ostiaks et des Vogoules.
Enfin un voyageur russe, M. V. J. Kouznetsov, est arrivé à la même
conclusion, après avoir étudié les «Vogoules» de la Losva et de la
Sosva méridionale.

[Footnote 132: Hoffmann, _Der Nördliche Ural und das Küstengebirge
Pae-Choi_, p. 50.]

[Footnote 133: «A la fin du moyen âge, après que la Iougrie fut devenue
tributaire du grand-duc de Moscou à la suite de l'incorporation de la
république de Novgorod à ses États, à côté de l'ancien nom de Iougrie
apparurent de nouvelles dénominations telles que celles de Wogoules ou
Wogoulitsch et d'Ostiaks. Au début, l'ancien nom se conserva à côté
des nouveaux, puis, avec le temps, ne s'appliqua plus qu'à quelques
localités. Ainsi s'explique comment les noms de Iougrie, de Vogoules
et d'Ostiaks ont été employés les uns pour les autres sans y attacher
d'importance.» (Ferdinand-Heinrich Müller, _Der Ugrische Volksstamm_,
vol. I, p. 112.)]

«Dans cette région, écrit-il, la population se divise en _iassatchny_
(familles soumises au _iassak_, tribut en fourrure), Vogoules et
Ostiaks. Quelle différence existe-t-il entre ces deux derniers groupes
d'indigènes, aucun Russe n'a pu me l'indiquer, et moi-même n'ai
pu le découvrir. Les uns comme les autres parlent la même langue,
habitent des huttes construites sur le même modèle, portent des
vêtements semblables et décorent leurs objets mobiliers des mêmes
ornements[134].» De l'avis de M. Kouznetsov, et c'est également le
nôtre, la seule différence entre les Vogoules et les Ostiaks est que
les premiers ont subi plus profondément l'influence russe que les
seconds.

[Footnote 134: N.-I. Kouznetsov, _Priroda i jiteli vostotchnago
sklona siévernago Ourala_. (_Izviestia Imperatorskago rousskago
geografitcheskago obchtchestva_, t. XXIII, 6, 1887.)]

En faveur de la distinction des races, on a invoqué la différence des
langues. L'argument est spécieux. D'abord les deux idiomes ostiak et
vogoule sont très rapprochés et constituent plutôt deux dialectes
que deux langues. En second lieu, toutes les races peu nombreuses,
dispersées sur de vastes territoires et fractionnées en groupes
isolés, ne maintiennent pas l'unité de leur langue. Ainsi les Lapons
méridionaux, ceux de Röraas, par exemple, ne comprennent pas leurs
congénères du Finmark, et ces derniers, bien que limitrophes de la
presqu'île de Kola, n'entendent pas le dialecte de leurs frères russes.
On ne divise pourtant pas les Lapons en races distinctes. Le même fait
s'observe dans le bassin de l'Obi. La langue ostiake ne comprend,
paraît-il, pas moins de trois dialectes: celui de Liapine, celui de
l'Obi et celui de la Sosva méridionale ou des Vogoules.

Comme le montrent les citations, les savants russes sont d'accord avec
nous pour reconnaître que la classification des Finnois Ougriens de la
Sibérie occidentale en Ostiaks et Vogoules n'est point justifiée.

Après cette discussion, revenons à notre voyage. Nous déjeunons
longuement, en gens déshabitués au luxe d'une table, puis nous allons
visiter le village ostiak de Chekour-Ia[135].

[Footnote 135: Sukker-ia-Paoul de l'Atlas Stieler, Schokurje
d'Ahlqvist. _Paoul_, hameau indigène.]

Figurez-vous une vingtaine de cahutes en bois éparses dans une
clairière. Au centre s'élève un énorme cornet blanc debout sur le sol.
C'est une _tchioume_, le premier abri imaginé par ces primitifs. En
Sibérie, où sur des milliers de kilomètres on ne rencontre pas une
roche, pas même une pierre, les indigènes n'ont pu trouver un gîte
dans des cavernes, comme les habitants préhistoriques de nos pays, et
ont dû improviser des huttes de branchages. Pour ces constructions, le
bois ne leur faisait pas défaut. Ils ont dressé des cônes de perches,
puis les ont recouverts de l'écorce imperméable du bouleau et ont ainsi
obtenu la _tchioume_, le grand cornet dressé au milieu du village. Cet
abri est une survivance des temps préhistoriques. Examinez les tentes
des Lapons, les vieilles huttes (_kota_) des Finnois de Finlande, vous
serez frappé au premier coup d'œil par la similitude absolue de ces
diverses constructions; c'est le même type d'architecture, légèrement
modifié par des influences de milieu. Il n'est donc pas téméraire
d'affirmer que cet abri date de cette époque, vieille de plus de vingt
siècles, où les Finnois, aujourd'hui épars en Europe et en Asie,
vivaient réunis dans la Sibérie méridionale.

[Illustration: _Iourte_ de Chekour-Ia.]

A côté de cette tente se trouvent des constructions moins primitives,
des _iourtes_. Ces baraques, le type le plus perfectionné de
l'architecture ostiake, ne comprennent qu'une seule pièce[136],
précédée d'un petit vestibule. La plus grande partie de la chambre
est occupée par un lit de camp (_paoul_), divisé, dans certaines
habitations, en trois compartiments: l'un réservé au père de famille,
le second au fils aîné, et le troisième aux enfants ou aux pauvres.
Dans les sociétés primitives, tout le monde est charitable, et toujours
ces païens mettent en pratique les principes de l'Évangile, qu'ils
ignorent. Le plus souvent la _iourte_ renferme simplement deux lits de
camp, disposés face à face sur les côtés, et au fond de la pièce un
banc. Sur ces lits et le long des murs sont placés des paillassons,
ornés de dessins géométriques et bordés de peaux de poisson, fabriqués
par les femmes avec des plantes palustres[137]. Les Ostiaks emploient
ces nattes en guise de tapis; usage évidemment emprunté aux Tatars,
lorsque, habitant des contrées plus méridionales, ils se trouvaient en
contact avec les musulmans. Par-dessus cette sparterie sont étendues en
place de matelas de belles peaux de rennes. Le restant du mobilier se
compose d'étagères pour les ustensiles de ménage et de traverses comme
portemanteaux.

[Footnote 136: Cette pièce mesure généralement une longueur de 4 mètres
sur une largeur de 3.]

[Footnote 137: Il y a deux espèces de paillassons, l'un tressé avec des
roseaux, blanc et parsemé de dessins noirs, l'autre en plantes beaucoup
plus fines, jaune et sans ornementation.]

De ces iourtes, les unes servent d'abri en été, les autres
d'habitations d'hiver, et, par suite, présentent des différences de
construction. Dans la iourte d'été, le foyer est placé au centre de la
chambre, entre des pierres, et au toit de la baraque est percé un large
trou servant tout à la fois au passage de la fumée et à l'éclairage de
la maison. Avec une pareille ouverture, la ventilation serait beaucoup
trop complète par des froids de 40 degrés: aussi, dans l'habitation
d'hiver ce foyer est-il supprimé et remplacé par une cheminée en pisé,
dont l'ouverture supérieure peut être fermée par un morceau d'écorce
de bouleau. Cette maisonnette, comme la _tchioume_, est généralement
planchéiée; à défaut d'un parquet primitif, le sol est recouvert d'une
nappe d'écorce de pin.

Une vingtaine d'indigènes seulement se trouvent à Chekour-Ia; pour le
moment, le restant de la population est occupé à la chasse ou à la
garde des rennes sur l'Oural et ne reviendra qu'à la fin de l'automne.
Chekour-Ia est un village d'hiver. A cette époque, le nombre des
habitants s'élève à cent cinquante.

[Illustration: Village de Chekour-Ia.]

Par suite des nécessités de la pêche et de la chasse, les indigènes
sont obligés à de fréquents déplacements. Pour chaque saison ils
ont une habitation dans laquelle tous les ans ils viennent passer un
certain temps. L'hiver, ils résident dans des hameaux situés au milieu
des forêts, et, le reste de l'année, occupent différentes stations sur
les bords des cours d'eau, suivant les besoins de leur industrie.

Pendant que nous visitons leurs maisons, les habitants du village
se sont assemblés. Dieu! qu'ils sont laids, ces petits bonshommes
déguenillés, jaunis par la fumée et par la crasse, avec cela puant le
poisson à 10 mètres à la ronde. Ajoutons, pour les anthropologistes,
que la plupart des Ostiaks de la Sygva et de la Sosva sont châtain
foncé et ont le système pileux peu développé. Un très petit nombre sont
blonds.

L'été, les hommes sont habillés de toile grossière; un pantalon, une
chemise, une longue blouse (_torkyass_), forment toute leur garde-robe;
de coiffure, point; pour chaussure, des bottes en peau de renne
maintenues aux genoux par des cordons attachés à la ceinture comme
les jarretières anglaises. La tige de ces mocassins est tannée, la
semelle seule est garnie de poils, pour assurer la marche. L'hiver,
suivant la rigueur de la température, les indigènes endossent une,
deux ou trois robes en peau de renne les unes par-dessus les autres.
En place de chemise, ils portent alors une longue pelisse, dont le
poil est tourné vers l'intérieur (_malitsa_), et par-dessus, le _gus_,
vêtement de même forme, mais dont la fourrure est extérieure. Leur
vestiaire est complété par la _parka_, une houppelande, également en
peau de renne, plus courte et plus ornée que la _malitsa_. Dans un
pays où la température descend à 50 degrés au-dessous de zéro, les
vêtements doivent fermer hermétiquement. _Gus_ et _malitsa_ n'ont par
suite d'autre ouverture que celle nécessaire au passage de la tête.
Au col est adapté un capuchon et aux manches des gants. Sous sa triple
enveloppe de peaux, l'Ostiak ressemble à un ballot de fourrures.

[Illustration: Hutte (_sasskol_) ostiake.]

Pas très élégant non plus le costume des femmes: une grande rotonde
(_sari_) en peau d'écureuil ou de jeune renne ouverte sur le devant
et laissant voir un pantalon également en peau. Comme les musulmanes,
les femmes ostiakes se voilent et à cet effet portent sur la tête un
grand châle de cotonnade rouge dont elles ramènent les pans. Devant les
étrangers, les femmes peuvent circuler le visage découvert. La coutume
n'est sévèrement observée qu'à l'égard des membres de la famille.
Pratique bizarre, contradictoire, semble-t-il, puisque dans la société
musulmane l'usage du voile a été imposé aux femmes pour protéger leur
vertu contre les entreprises des étrangers. Ici, d'ailleurs, aucune
aventure à redouter: la laideur des femmes ostiakes est la sauvegarde
de leurs maris; sur les deux ou trois cents que nous avons vues, pas
une n'était jolie. Leur chevelure est divisée derrière la tête en deux
longues tresses, et à ces tresses, en guise d'ornements, est suspendue
toute une quincaillerie de vieux boutons en cuivre, de sonnettes
sans battant et de clefs hors d'usage. Dans ce pays, un marchand de
ferraille ferait d'excellentes affaires. Les femmes ostiakes, tout
comme les nôtres, aiment à faire montre d'une belle chevelure, et
celles qui ne sont pas favorisées sous ce rapport usent des mêmes
artifices que nos élégantes. Par d'ingénieux agencements de rubans et
des intercalations de crins, les femmes presque chauves savent donner à
leurs tresses une longueur démesurée.

Le costume féminin est complété par une certaine ceinture (_vorep_)
placée directement sur le corps, sur l'utilité de laquelle il est
inutile de s'étendre dans ce récit.

[Illustration: Berceau ostiak, d'après une photographie exécutée sur
l'original (Musée Guimet) et communiquée par la _Revue Encyclopédique_.]

Vivant au milieu d'immenses forêts et sur le bord de cours d'eau, les
Ostiaks sont un peuple de chasseurs et de pêcheurs très intéressant
à observer. La vie de ces pauvres gens est une représentation exacte
de l'existence de nos ancêtres préhistoriques. Un très petit nombre
d'entre eux, habitant la région à céréales de la Sibérie, ont par suite
pu s'élever à la fonction d'agriculteurs[138].

[Footnote 138: Aux environs de Pelym, Ahlqvist a rencontré un «Vogoule»
agriculteur.]

En été, la pêche est la principale occupation des Ostiaks.

Très simples sont les engins de ces pauvres gens. Leurs pirogues sont
l'enfance de l'art naval: un tronc d'arbre creusé, garni de chaque
côté d'une planche fixée par des courroies. Ces frêles embarcations,
les indigènes les manient avec une pagaie en restant agenouillés ou
en se tenant debout au milieu de l'esquif. Point de bancs: quand le
rameur est fatigué, il s'accroupit, le dos appuyé à une traverse
établie à cet effet à l'arrière de la pirogue. Le moindre mouvement
brusque fait chavirer le canot, mais l'adresse des bateliers est telle
que les accidents sont très rares. Pour naviguer sur ces embarcations
il faut avoir l'assiette du vélocipédiste ou de l'Eskimo dans son
_kayak_. Les femmes tout comme les hommes rament ces pirogues. Leurs
pagaies se distinguent par une certaine recherche d'ornementation. Le
manche, peint en rouge, est découpé de losanges et percé de deux fentes
traversées de petits morceaux de bois qui s'entre-choquent avec un
bruit de castagnettes.

Les indigènes capturent le poisson à l'aide de nattes en osier
qu'ils tendent en travers des rivières. Quelques-uns, plus élevés en
civilisation, emploient des filets.

La région occupée par les Ostiaks est un des plus riches pays de
fourrures de la terre. Du temps de Marco Polo, la réputation de ses
pelleteries s'étendait jusqu'à la Chine. En dépit de la guerre acharnée
qui leur est faite, zibelines[139], petits-gris, renards abondent dans
les forêts vierges de la Sibérie occidentale. La chasse tient par
suite, avec la pêche, la principale place dans l'économie domestique
des indigènes. Ces produits constituent non seulement la meilleure
part de leur alimentation, mais encore leurs moyens d'échange avec
leurs voisins. C'est en fourrures précieuses que les Ostiaks acquittent
leur tribut (_iassak_) aux autorités russes et c'est au moyen de
pelleteries qu'ils acquièrent de la farine, des cotonnades et surtout
de l'eau-de-vie. Dans la vallée de la Sygva, comme sur les bords de la
Petchora, la peau de l'écureuil est l'unité monétaire. Dans le dialecte
«vogoule», le vocable _lin_, qui signifie écureuil, est synonyme de
kopek. Le mot _grivna_ (10 kopecks) se traduit par _lou lin_ (dix
écureuils); un rouble, _set lin_, cent écureuils. Depuis longtemps la
peau de ce petit ruminant a une valeur de beaucoup supérieure au kopek,
aussi, pour éviter toute confusion, les indigènes ajoutent au vocable
_lin_ celui de _doksa_, emprunté aux Tatars, pour bien marquer qu'il
s'agit d'argent et non réellement de pelleteries[140].

[Footnote 139: D'après Poliakov, la zibeline a été exterminée dans la
région comprise entre Beriosov et Obdorsk.]

[Footnote 140: Ahlqvist, _loc. cit._]

Le petit-gris est certainement le mammifère le plus prolifique. Chaque
mois d'été, un couple donne naissance à une douzaine de petits, qui,
à leur tour, deviennent aptes à la reproduction quatre semaines plus
tard. Le célèbre naturaliste russe de Baer a calculé qu'au bout de dix
ans un seul couple de ces mammifères compterait une descendance de sept
milliards d'individus, à condition que tous vécussent pendant ce laps
de temps[141].

[Footnote 141: De Baer, _in_ S. Sommier, _loc. cit._]

L'armement des indigènes est très rudimentaire. Leur engin le plus
perfectionné est le fusil à pierre et tous emploient encore l'arc et
les flèches. Cet arc est fait très ingénieusement de deux minces lames
de bouleau et de cèdre soigneusement collées. Les flèches présentent
plusieurs formes originales; les unes, destinées aux animaux de taille
moyenne, sont armées de pointes en fer bifides, les autres présentent
une fine pointe garnie de barbes. D'autres portent à l'extrémité une
boule en os ou en bois, dont le choc est capable de tuer l'animal sans
endommager la fourrure. Pour capturer le petit-gris et l'hermine, ces
sauvages ont imaginé des pièges très ingénieux, des espèces d'arbalètes
qu'ils fichent en terre sur les pistes suivies par ces animaux. En
passant à travers une ouverture, les pauvres petites bêtes déclenchent
l'arc et se trouvent prises au cou[142].

[Footnote 142: Le piège destiné aux hermines se trouve figuré dans
plusieurs ouvrages. Celui employé pour les écureuils n'a pas encore été
représenté.]

Le seul animal féroce de cette partie de la Sibérie est l'ours. Il y
a quelques années encore, les Ostiaks n'hésitaient pas à l'attaquer à
l'épieu; aujourd'hui ils préfèrent, non sans raison, l'emploi du fusil.
Mais malheur au chasseur maladroit, s'il n'est accompagné de bons
chiens qui maintiennent l'animal pendant qu'il recharge sa mauvaise
arme.

Un autre gros gibier est l'élan, le plus grand quadrupède sauvage
du nord de l'ancien continent. Sa taille atteint celle du cheval.
Abondant dans nos régions à l'époque quaternaire, il ne se trouve plus
aujourd'hui en dehors de la Russie que dans la Prusse orientale et dans
les forêts de la Scandinavie méridionale, où il est protégé par des
lois spéciales.

Cette région est également très riche en gibier à plume. Partout les
coqs de bruyère, les gelinottes, les lagopèdes se rencontrent à chaque
pas. Encore plus nombreux sont les palmipèdes. Cygnes, oies, pingouins
et canards pullulent sur les cours d'eau, les lacs et les marécages.
Ces palmipèdes n'ont pas une grande valeur[143]; à Beriosov, la grande
ville de la région, ils se vendent à peine quelques centimes. Ici la
poudre est une denrée chère; ce serait donc jeter le plomb aux moineaux
que de tirer pareil gibier. Pour le capturer, les Ostiaks dressent sur
le bord des cours d'eau des filets dans lesquels les oiseaux viennent
s'empêtrer la nuit. Avec un pareil engin, deux hommes peuvent en
une séance de guet capturer de 50 à 100 canards[144]. Les plumes et
les peaux de ces oiseaux sont un des articles de commerce du pays,
particulièrement les dépouilles des _Colymbus_, dont le plumage gris
moucheté est recherché par les fourreurs d'Europe. Avec les ailes des
cygnes et des oies, les indigènes confectionnent de grands éventails,
qu'ils emploient comme soufflets ou pour écarter les moustiques.

[Footnote 143: Prix du gibier à Beriosov: lagopède et canard, de 1 à 3
kopeks; oie, 50 kopeks; coq de bruyère, de 8 à 15 kopeks.]

[Footnote 144: Ahlqvist, _loc. cit._]

Les gens de Chekour-Ia ne possèdent aujourd'hui qu'un très petit nombre
de rennes, il y a quelques années une épizootie ayant décimé les
troupeaux[145]. Le plus important compte actuellement 180 têtes[146],
et plusieurs indigènes ont seulement 7 ou 8 animaux. Ici comme en
Laponie, une famille, pour pouvoir vivre entièrement des produits de
l'élevage, doit posséder au moins 300 bêtes. Dans les premiers jours
d'avril, les rennes sont acheminés vers l'Oural, où ils passent la
belle saison sous la garde de pasteurs communaux, si une pareille
expression peut être employée dans une société aussi primitive.
Comme les rennes des Lapons, ceux des Ostiaks sont marqués par leurs
propriétaires d'une entaille à l'oreille.

[Footnote 145: En 1865, une épizootie ravagea la région comprise entre
la Petchora et le Iénisséi, enlevant 150 000 rennes. En 1856, une
semblable épizootie avait déjà tué 10 000 animaux dans le seul district
d'Obdorsk. (Finsch, _Reise nach West-Sibirien im Jahre 1876-1877_.)]

[Footnote 146: Les Ostiaks vivant uniquement de l'élevage du renne sont
aujourd'hui très peu nombreux. Ils appartiennent pour la plupart au
district d'Obdorsk et errent sur les _toundras_ riveraines de l'océan
Glacial.]

Chez les Ostiaks, comme chez la plupart des peuplades circumpolaires,
le renne est un élément important de l'économie domestique. Sa chaude
fourrure fournit le vêtement et la chaussure, et sa chair les fins
morceaux de l'alimentation. De plus, le renne est l'animal de trait par
excellence de ces régions. C'est le chameau des déserts glacés du Nord.
Sans lui, ces immenses solitudes seraient pendant neuf mois de l'année
complètement fermées à l'homme. L'attelage ostiak se compose de deux
rennes attelés de front à un traîneau (_narte_), et dans cet équipage
le voyageur peut parcourir facilement les infinies blancheurs des
plaines neigeuses sibériennes. En passant, signalons aux archéologues
une pièce curieuse du harnachement: un chevêtre en os qui ressemble
singulièrement aux fameux bâtons de commandement préhistoriques.

Cette pièce est un des rares objets en os fabriqués actuellement par
les Ostiaks. Tous leurs ustensiles et armes sont en bois ou en écorce.
Cette population en est à l'âge du bois.

Dans l'industrie primitive des Ostiaks, l'écorce de bouleau remplace la
faïence. C'est la matière première de leur vaisselle. Avec cette écorce
souple et imperméable, ils fabriquent des augettes qui leur servent
de plats, des assiettes, des cuillers, des seaux[147]. Les différents
ustensiles sont ornés de dessins géométriques tracés à la pointe
d'un mauvais couteau. Cette décoration consiste en mosaïques jaunes
et blanches, d'une régularité parfaite, formant un ensemble agréable
à l'œil. Les représentations animales sont rares et toujours d'une
exécution inférieure. Un objet mobilier particulièrement artistique
est un sac en peau de renne servant de nécessaire aux femmes et décoré
d'une mosaïque de fourrures de différentes couleurs. L'art n'est pas le
fruit de l'éducation; autant que les civilisés, les simples en ont la
conception, et l'expression qu'ils savent donner à la manifestation de
leur pensée est plus touchante que celle des gens dont le cerveau a été
déformé par les idées reçues.

[Footnote 147: Le Musée Guimet renferme la série complète des
ustensiles ostiaks. Ce musée contient toute la collection
ethnographique réunie au cours de notre voyage.]

Les Ostiaks ont une notion vague de la propreté. Seuls de tous les
peuples sauvages, ils éprouvent le besoin de s'essuyer les mains.
N'ayant point de linge, ils le remplacent par des fibres de saules.
Soigneusement raclée, cette matière devient souple et floconneuse comme
de l'étoupe. A certaines époques, elle est employée par les femmes pour
leur toilette intime.

Perdus au milieu des déserts, éloignés de tout centre de civilisation,
les Ostiaks vivent heureux dans la plus complète ignorance. La plupart
ne parlent point le russe. Seulement sur les bords de l'Obi, où ils
sont en relations fréquentes avec les Slaves, l'usage de cette langue
leur est familier. Quelques-uns d'entre eux, élevés au monastère de
Kondinsk, dont nous aurons occasion de parler plus loin, savent lire
et écrire. Ceux-là jouissent à cent lieues à la ronde d'une réputation
de savants. Dans leur isolement, les Ostiaks ne sont cependant pas
dépourvus de moyens de communiquer leurs pensées. Ces sauvages ont
su inventer des signes pour matérialiser leurs idées. Ils gravent,
par exemple, des marques de propriété sur leurs engins et ustensiles
et ont imaginé des sortes de caractères, analogues aux croix de nos
paysans illettrés, qu'ils apposent en place de signatures sur les
quelques documents officiels que l'administration exige d'eux[148].
D'autre part, à l'aide de simples incisions tracées sur les arbres ils
expriment de longues phrases. Sur une entaille faite à un tronc de pin,
raconte M. Kouznetsov, vous distinguez un pied d'élan presque informe,
en dessous quelques traits horizontaux, et, à côté, de petites barres
obliques. Pareil dessin signifie qu'un élan a été tué à cet endroit;
le nombre des traits horizontaux indique le nombre des chasseurs, et
les petites barres obliques celui des chiens. Par des hiéroglyphes
analogues les indigènes signalent la capture de tout autre animal. Les
signes ont une signification constante reconnue de tous et ont par
suite la valeur de caractères. C'est l'enfance de l'écriture.

[Footnote 148: L'ouvrage souvent cité du Dr Ahlqvist reproduit
plusieurs spécimens de cette écriture.]

Les Ostiaks ont été convertis au catholicisme grec, mais leur
conversion est purement nominale. Tous continuent comme par le passé à
sacrifier aux faux dieux et à immoler des animaux domestiques dans des
bois sacrés (_keremetes_), devant de grossières idoles.

Dès mon arrivée à Liapine, je me préoccupai de visiter un de ces bois,
mais les Ostiaks veillaient avec un soin jaloux sur leurs divinités,
le prêtre orthodoxe du village ayant fait récemment en grande pompe un
autodafé des idoles qu'il avait pu découvrir.

Dans la journée, après de longues recherches, les guides réussissent
enfin à découvrir un _keremet_ absolument intact, et le lendemain nous
nous mettons en route.

Nous remontons la Sygva. A quelques centaines de mètres de Liapine
elle reçoit une grande rivière dont nos bateliers ignorent le nom.
Au confluent est établie une _tchioume_ où nous faisons halte, dans
l'espérance de dénicher quelque objet d'ethnographie. Et en effet
voici une construction intéressante, une écurie primitive destinée à
mettre les rennes à l'abri des moustiques. C'est un abri en clayonnage,
(_salikol_) couvert en écorce de bouleau, dans lequel deux animaux
peuvent prendre place[149]. Devant l'entrée, complètement ouverte, sont
disposés deux petits feux fumeux destinés à écarter les insectes. La
_tchioume_ est habitée par un _chaman_.

[Footnote 149: Hauteur de l'abri: 1 m. 10; profondeur: 3 m.]

Les _chamans_ ont, dans la société ostiake, la position de prêtres,
et sont considérés comme les intermédiaires entre les dieux et les
hommes. Comme tels, ce sont de véritables diseurs de bonne aventure.
Les naturels leur supposent le don de prédire l'avenir et la capacité
de guérir les maladies. Pour entrer en communication avec les esprits,
les _chamans_ se servent d'un tambour de basque en peau de renne.
Cet instrument sacré et ces croyances sont communs à toutes les
populations ouralo-altaïques. Au milieu du siècle dernier, avant leur
conversion, les Lapons avaient encore des tambours magiques[150] et des
_chamans_. Aujourd'hui les indigènes de la Sibérie septentrionale ont
seuls conservé ces pratiques de sorcellerie.

[Footnote 150: Les rares tambours magiques lapons conservés dans les
musées d'ethnographie sont pour la plupart oblongs et couverts de
dessins grossiers représentant les esprits. Ceux des Ostiaks et des
Samoyèdes sont ronds et sans ornementation. Les _chamans_ les font
résonner à l'aide d'une baguette en os garnie de peau de renne.]

Après une courte navigation, les bateliers nous arrêtent brusquement
devant un bout de forêt. Nous débarquons, et un sentier embroussaillé
nous conduit au _keremet_. Au milieu d'une clairière, une barricade de
pieux surmontés de chiffons, et dans un coin un petit édicule: voilà le
temple et les idoles des indigènes.

Aux âges primitifs, les diverses tribus finnoises ont eu de pareils
sanctuaires. Ainsi les Esthoniens, qui sont aujourd'hui un peuple
civilisé, ont jadis partagé les croyances des Ostiaks. Suivant un
traité d'idolâtrie composé en 1517 par le moine allemand Léonard
Rubenus, ces Finnois consacraient à leurs divinités des arbres élevés
qu'ils décoraient de pièces d'étoffes suspendues aux branches[151].

[Footnote 151: Baudrillart, _Dictionnaire général des eaux et forêts_,
1823 t. I, p. 6.]

[Illustration: Bois sacré ostiak.]

La gravure ci-contre, représentation exacte de ce lieu de sacrifice,
dispense de toute description. On dirait un reposoir, avec d'autant
plus de vraisemblance qu'il est surmonté d'une croix. Une cabane
située à gauche de l'échafaudage de chiffons est construite sur le
même modèle que les _njalla_ des Lapons[152]. Elle est juchée sur
un tronc d'arbre à 1 m. 40 au-dessus du sol; on y accède par une
planche garnie de grossières encoches en guise de marches. Ce cabanon
renferme les images des divinités, deux grosses poupées formées de
guenilles de diverses couleurs enroulées les unes autour des autres. Le
visage du dieu est fait d'un morceau d'étoffe jaune, percé de quatre
trous figurant le nez, les yeux et la bouche. A côté de ces idoles
sont déposés deux paquets de flèches entourés de mouchoirs rouges,
de cordons garnis de bagues en cuivre, et de grelots, un morceau de
schiste micacé que ses facettes brillantes ont dû faire prendre pour
quelque pierre précieuse, enfin des pieds de chevaux. Dans les idées
des Ostiaks, les chevaux sont particulièrement agréables aux divinités,
et lors des grandes fêtes, ils en sacrifient toujours à leurs dieux. A
leurs yeux, le cheval blanc est un animal sacré.

[Footnote 152: Petits magasins épars dans les forêts, où ces nomades
font des dépôts de vivres et d'approvisionnements.]

Généralement les images des dieux ostiaks sont de simples morceaux de
bois grossièrement entaillés en forme de figures humaines. De simples
incisions indiquent les yeux et la bouche. D'après Ahlqvist, la tête
de certaines idoles serait garnie de plaques d'argent ou de plomb. Les
indigènes se procureraient ces métaux par l'entremise des marchands
russes, qui les achèteraient eux-mêmes à la grande foire d'Irbit.

Dans leurs sanctuaires, les Ostiaks déposent en guise d'_ex-voto_ des
fourrures précieuses et des pièces de monnaie. Il y a trois ans, divers
objets en argent, d'une très grande valeur archéologique, provenant
d'un bois sacré, ont été trouvés chez un indigène de Liapine.
C'étaient cinq assiettes, un plat carré et deux tablettes ornées
de gravures figurant des scènes de la vie des naturels. L'une des
plaques représentait un pêcheur et un archer tirant des rennes. Cette
orfèvrerie, d'un fini merveilleux et d'un dessin irréprochable, est,
suivant toute vraisemblance, une œuvre permienne. Ces Finnois ont été
des ouvriers en métaux d'un goût artistique véritablement étonnant.

La présence de pareilles richesses dans un bois sacré est,
croyons-nous, tout à fait accidentelle. Le _keremet_ que nous avons
visité ne renfermait pas un seul objet de valeur. En dépit de leurs
plus minutieuses recherches, nos compagnons russes n'y ont découvert
qu'un vieux kopek. Dans le bois sacré de Mouji, sur les bords de l'Obi,
M. Sommier n'a également trouvé qu'une pièce de monnaie. A Liapine,
Russes et Zyrianes affirment cependant que les _keremets_ contiennent
de véritables fortunes, et plusieurs d'entre eux passent pour avoir
gagné une somme rondelette au métier de détrousseurs d'idoles. Que
dans ces sanctuaires les Ostiaks déposent des fourrures de prix, la
monnaie courante du pays, à cela rien d'extraordinaire, mais ils
ne peuvent guère offrir à leurs divinités des pièces d'argent, par
l'excellente raison que le numéraire est presque inconnu dans ces
régions et que même les roubles-papier ne sont pas communs dans ce
pays où tout le commerce se fait par voie d'échange. En cas de besoin
les Ostiaks reprennent les offrandes faites à leurs divinités un jour
d'abondance. Suivant la pittoresque expression du voyageur russe
Poliakov, les idoles sont les caisses d'épargne des indigènes. Pendant
leurs déplacements ils confient leur fortune à leurs dieux. Tous les
ustensiles et vêtements qu'ils n'emportent pas, ils les déposent sur
des traîneaux qu'ils abandonnent dans les _keremets_.

Les bois sacrés comme celui de Liapine correspondent à nos églises de
village. C'est là que tous les membres d'un même hameau viennent faire
leurs dévotions. Au-dessus de ces _keremets_ existent des sanctuaires
communs à toute la race ostiake, dont la réputation attire de loin une
foule de pèlerins. Aux environs de Troïtski, à une cinquantaine de
kilomètres en aval du confluent de l'Obi et de l'Irtich, habite un dieu
particulièrement vénéré, _Tourom-asler_, le dieu du confluent de l'Obi
et de l'Irtich, d'après Ahlqvist. Tel est le renom de sainteté du lieu,
que des Samoyèdes n'hésitent pas à entreprendre des voyages de plus de
1 000 kilomètres pour venir y implorer les esprits.

A côté de ces divinités publiques, chaque famille a en outre ses dieux
domestiques. Chez les Ostiaks existe la même hiérarchie religieuse
que dans le monde des anciens, et ce n'est pas le seul rapprochement
que nous pourrions faire dans cet ordre d'idées. Les dieux lares sont
figurés soit par une petite poupée appelée _chiongote_, soit par un
caillou dont la forme rappelle vaguement la silhouette de quelque
animal. D'après M. Sommier, les _chiongotes_ sont consacrées aux
parents décédés. Ces sauvages incultes vivant au jour le jour ont des
sentiments qui ne sont généralement développés que chez les populations
plus élevées en civilisation. Ainsi les morts sont de leur part l'objet
d'un culte touchant. Après le décès d'un membre de la famille, les
survivants fabriquent une poupée qui est censée représenter le défunt
et qui est traitée comme le serait le mort de son vivant. Le soir on
la couche sous des peaux, le matin on la lève et on la place devant le
feu. On met devant elle une tabatière, du tabac à fumer, et, lors des
repas, on dépose à ses pieds de la nourriture. D'après Castren, une
autre classe de _chiongotes_ aurait, dans les croyances des indigènes,
des fonctions différentes; elles seraient les dieux protecteurs du
troupeau de rennes, de la santé de la famille du chasseur heureux, et
comme telles, bien entendu, recevraient des offrandes.

Chez les Ostiaks comme chez les Finnois du Volga, les grandes
cérémonies religieuses consistent en un repas sacré. Les indigènes
abattent un animal, un renne ou un cheval, et le mangent devant les
idoles après un simulacre d'offrande aux fétiches. Le _chamane_
barbouille la bouche du dieu de viande et de sang, lui verse ensuite
de l'eau pour le rafraîchir, et, si les fidèles possèdent du _vodka_,
quelques gouttes du précieux liquide terminent le repas symbolique.
La tête et la peau de l'animal sacrifié sont ensuite suspendues aux
arbres. Dans le bois sacré de Liapine, à côté du reposoir, se trouvait
tout un matériel culinaire: une table, une chaise, une cuve, des
écuelles et des cuillers en bois. A un arbre était suspendu un tambour
magique.

La plus haute divinité des Ostiaks est le dieu du ciel, _Tourom_[153],
le souverain maître du monde et des hommes, celui qui, à son gré,
déchaîne la tempête et fait rouler le tonnerre. Dans les croyances
des indigènes ce dieu occupe la même place que Jupiter dans la
mythologie grecque et romaine. Bien que le plus élevé dans la
hiérarchie religieuse des bords de l'Obi, _Tourom_ n'est point l'objet
d'un culte, et en son honneur on ne fait ni sacrifice ni offrande.
Un peuple habitant au milieu des forêts et pour qui la pêche est une
des principales industries a tout naturellement peuplé d'esprits
les bois et les rivières. _Meang_ est le dieu de la forêt, _Koulji_
celui des eaux, et ceux-là sont particulièrement vénérés. Jamais un
Ostiak ne part pour la chasse ou pour la pêche sans leur promettre
une offrande en cas de succès. L'ours est l'objet d'un culte de
la part des indigènes. Les Ostiaks comme tous les autres peuples
finnois manifestent à son égard une crainte superstitieuse. L'animal
s'offenserait, croient-ils, s'ils l'appelaient de son nom, et pour
éviter sa colère ils le désignent sous diverses circonlocutions,
comme du reste les Lapons et les Finnois de Finlande. Toujours ils
le nomment le vieux fils de Tourom. Lorsqu'un ours a été tué, les
Ostiaks célèbrent cet événement par des danses. Cette coutume remonte
à une très haute antiquité. Le _Kalevala_ raconte des réjouissances
analogues en pareille occasion. Jadis l'ours vivait dans les régions
éthérées, mais, bien qu'habitant le «septième ciel», il s'y ennuyait
fort. Sur ses instances, son père le laissa partir pour la terre, à
condition qu'il n'attaquerait jamais les bons, et qu'il serait ici-bas
le représentant de la justice. Vivant ou mort, l'ours voit tout et
sait tout. Pour cette raison les indigènes ont l'habitude de jurer sur
sa patte ou sur sa dent en prononçant ces paroles sacramentelles: «Si
je suis un imposteur, mange-moi». Dans leurs idées ce serment a la
plus haute valeur[154]. Comme fétiches tous les Ostiaks portent à la
ceinture une dent d'ours. Ce morceau d'os a la vertu de préserver des
douleurs dans le dos. En cas de maladie, les naturels raclent la dent
et en avalent de petits morceaux.

[Footnote 153: En langue ostiake, _touroum_ signifie à la fois l'air,
l'espace et dieu. En dialecte vogoule, _tarom_ a la même signification.
(Ed. Sayous, _Des mots communs aux diverses langues finnoises_. Mémoire
manuscrit que le savant professeur de la Faculté de Besançon a eu
l'amabilité de me communiquer.)]

[Footnote 154: Poliakov, _loc. cit._]

Sur les cours d'eau, les caps et les baies des rivières, habitent des
esprits auxquels les Ostiaks ne manquent jamais de sacrifier lorsqu'ils
passent.

Ainsi, un promontoire de l'estuaire du Nadyme, dans la baie de l'Obi,
est le séjour de la divinité Émane. Dans les nuits obscures de l'hiver,
le dieu éclaire d'un feu constant la route suivie par les navigateurs;
il a de plus le pouvoir de changer la direction des vents. Lorsque
nous arrivâmes devant cette pointe, raconte M. Poliakov, le plus vieil
Ostiak de l'équipage remplit une soucoupe d'eau-de-vie, puis regardant
le cap d'un air suppliant, la versa dans l'eau, et jeta ensuite deux
pièces de 10 kopeks et trois bagues de cuivre. Le sacrifice prit fin
après offrande d'une seconde soucoupe jetée avec le même cérémonial que
la première. Après quoi je dus régaler d'eau-de-vie les Ostiaks. Tous
les environs de ce cap sont considérés comme _tabous_[155]. Défense
d'y chasser, d'y cueillir des fruits, et de boire l'eau du fleuve aux
environs.

[Footnote 155: Les arbres des bois sacrés sont également _tabous_.
Défense d'y couper même une branche sous les peines les plus sévères.]

Pour terminer ce long chapitre relatif aux Ostiaks, deux mots sur leur
état moral. Étant encore naïfs, ils sont restés sincères, et, demeurés
à l'écart de la civilisation, ils ont gardé l'honnêteté primitive. Les
Ostiaks ignorent l'usage des serrures. Chez eux tout est ouvert à tout
venant et jamais rien n'est pris.

Que de fois dans nos discussions de politique coloniale n'a-t-on pas
fait sonner haut le prétendu devoir des races supérieures de porter les
lumières de la civilisation aux peuples inférieurs! Ce sont là de pures
déclamations. A notre contact les sauvages prennent tous nos vices sans
acquérir aucune de nos qualités.




CHAPITRE XIII

LA SYGVA ET LA SOSVA

 Descente de la Sygva.--Un clan zyriane.--Un prince ostiak.--Danse des
 indigènes.--Arrivée à Beriosov.


La traversée de l'Oural était la grosse difficulté de l'expédition.
Cette chaîne de montagnes franchie, tout devient désormais facile.
La route s'ouvre maintenant aisée et sans fatigue, tracée par de
larges rivières. Dans les régions du nord, en Europe, en Asie comme en
Amérique, les seules voies de communication sont les cours d'eau. La
Sygva et la Sosva nous conduiront à Beriosov, puis l'Obi nous amènera
à Samorovo, au confluent de ce fleuve et de l'Irtich. Au total, une
navigation à la rame d'environ 1 200 kilomètres.

Notre première étape sera Beriosov, et le 17 août, dans l'après-midi,
nous quittons la factorerie de Liapine. Nous sommes confortablement
installés dans une spacieuse _lodka_ et nous avons des vivres à
discrétion. Pour obéir aux instructions de M. Sibiriakov, ses employés
ont mis à notre disposition toutes les ressources des magasins, et au
gré de ces braves gens nous usons avec trop de discrétion de cette
hospitalité si généreusement offerte. Ils voudraient nous charger
de farine, de sucre, de thé; si nous n'y mettions bon ordre, notre
embarcation deviendrait un entrepôt. Désormais sans souci du vivre ni
du couvert, le voyage sera une partie de plaisir. Boyanus, notre brave
Popov et moi, prenons place dans la lodka; une seconde transporte
un _ouriadnik_ de Beriosov et un interprète ostiak envoyés à notre
rencontre par les autorités impériales. Fonctionnaires et simples
particuliers rivalisent pour rendre facile notre exploration.

A deux heures, l'escadrille appareille et, à une demi-heure de Liapine,
s'arrête pour prendre des rameurs au village de Sarompaoul. Nous irons
ainsi jusqu'à Beriosov de station en station, changeant chaque fois
d'équipe. Les hameaux (_paoul_) sont échelonnés le long de la rivière à
15, 20, 30 kilomètres les uns des autres. Ce sont les seules localités
habitées; à droite, à gauche, s'étend la solitude absolue, la grande
forêt inutile et déserte.

A un kilomètre en aval de Liapine, sur la rive gauche de la Sygva, se
trouvent les ruines très bien conservées d'une forteresse russe. Dès
la fin du XVe siècle, Liapine était une localité importante, et elle
se trouve mentionnée dans les _Notes sur la Russie_ d'Herberstein.
La carte de Sibérie publiée par Strahlenberg[156] (1730) indique
très exactement à Liapine un poste russe sous le nom de _Gorodok
Liapinski_. Les murailles du fort sont encore debout, c'est un
blockhaus en bois, surmonté d'une terrasse d'où les défenseurs
pouvaient répondre aux assaillants.

[Footnote 156: _Nova Descriptio Geographica Tattariæ Magnæ tam
orientalis quam occidentalis in particularibus et generalibus
territoriis una cum delineatione totius imperii Russici imprimis
Siberiæ accurate ostensa._ (Reproduction photolithographique publiée
par la Société suédoise d'anthropologie et de géographie. _Svenska
sällskapet för Antropologi och Geografi. Geografiska Sektionens
Tidskrift_, 1879, vol. I, no 6.)]

A notre grand regret, le manque d'instruments ne nous permit aucune
fouille. L'exploration de ces ruines eût présenté du reste de grosses
difficultés. Dans cette région sibérienne le sol reste éternellement
gelé; à une profondeur de 60 centimètres, le sable est glacé et
prend la consistance de la pierre. Cette zone, constituée uniquement
par des formations arénacées, forme sur des milliers de kilomètres
une gigantesque glacière souterraine, et dans cette couche se sont
conservés presque intacts les débris du mammouth et du rhinocéros à
narines cloisonnées de la période quaternaire. Quelques exemplaires ont
été trouvés encore garnis de chair, dont les chiens des indigènes se
sont régalés.

Le musée de l'Académie Impériale des Sciences à Saint-Pétersbourg
renferme un squelette entier de mammouth. Cet animal, très voisin de
l'éléphant actuel, armé comme lui de deux longues défenses, abondait
dans la Sibérie septentrionale. Aujourd'hui la recherche de l'ivoire
fossile est une des industries les plus lucratives des indigènes
riverains de l'océan Glacial. En moyenne, les Toungouses de la
Léna recueillent annuellement 16 000 kilogrammes d'ivoire fossile,
représentant environ 200 individus; en 1840, Middendorf estimait déjà
à 20 000 le nombre des mammouths dont les dépouilles avaient déjà été
exploitées[157]. A la foire d'Obdorsk, en 1881, furent vendus 570
kilogrammes de dents de mammouth pour la somme de 1 400 roubles[158].
Les déserts de Sibérie ont ainsi gardé dans une intégrité absolue les
documents les plus précieux pour l'histoire de la terre.

[Footnote 157: Lapparent, _les Anciens Glaciers_, Paris, 1892.]

[Footnote 158: Sommier, _loc. cit._]

Par un contraste bizarre, ce sol éternellement gelé porte la plus belle
végétation qui puisse s'épanouir sous le cercle polaire. Partout la
forêt est touffue, les arbres grands et élancés. Une terre vivante
repose sur cette terre morte.

Cette couche glacée exerce une influence considérable sur la nature
de la Sibérie. Imperméable, elle maintient marécageuses les strates
superficielles du sol, et produit ainsi les immenses marais de l'Asie
septentrionale. Cette immense glacière située à quelques centimètres
de profondeur est, de plus, une des causes de la rigueur du climat
sibérien. Durant notre séjour à Liapine, la température était pendant
la journée très agréable avec des maximums de 14°; mais, dès le coucher
du soleil, le thermomètre descendait brusquement à 5 ou 6 au-dessus de
zéro. Un air glacial semblait sortir de terre.


A 4 kilomètres de Liapine, arrêt au village de Sarompaoul, habité par
des Zyrianes.

De l'Oural à l'Obi sont essaimées de petites colonies de ces Finnois
attirés en Sibérie par la richesse des pêcheries et l'appât de gains
commerciaux. Le village de Muji, situé à moitié route entre Obdorsk
et Beriosov, est l'établissement zyriane fixe le plus septentrional
en Sibérie. Ces indigènes ont su monopoliser à leur profit les
transactions de la région; aux Ostiaks ils achètent le produit de leur
chasse et de leur pêche et leur cèdent en échange de la farine et des
objets manufacturés de mauvaise qualité. Intelligents et par conséquent
peu honnêtes, ils réalisent facilement des profits considérables; ils
vendent, par exemple, aux pauvres pêcheurs ostiaks 1 fr. 50 ou 2 francs
de mauvais boutons en cuivre qui ne valent pas 2 sous. Grâce à ces
procédés peu scrupuleux, les troupeaux de rennes, la principale source
de richesse du pays, ont passé peu à peu des mains des Ostiaks dans
celles des Zyrianes. Les indigènes se sont appauvris, et les immigrés
enrichis. Ainsi un des Zyrianes de Chekour-Ia nous a avoué posséder 3
000 rennes, un bon petit capital, cet animal valant de 8 à 28 francs.

Sarampaoul compte une centaine d'habitants, une grande ville dans
ce pays désert! Quelques-uns sont pasteurs de rennes; le plus grand
nombre vit du produit de la pêche, auquel ils ajoutent les ressources
de l'élevage du bétail. Les habitants possèdent un troupeau d'environ
70 vaches. Ces Zyrianes habitent des maisons en bois disposées comme
celles de leurs congénères de la Petchora: un vestibule et des pièces
divisées en trois compartiments par des séparations en bois.

Nous prenons une équipe de rameurs et aussitôt après en route. A
quelques kilomètres en aval nous apercevons une dernière fois l'Oural.
Sur l'horizon jaune du couchant les montagnes bleuâtres se détachent
avec une netteté parfaite. On dirait des découpures bleues collées sur
du papier jaune.

A dix heures du soir, nous arrivons à Kossilok, _paoul_ ostiak, et dans
la matinée du 18, à Lokmouspaoul. A peine débarqués, un Ostiak vient
nous serrer la main avec force démonstrations amicales. Étonnés d'un
pareil sans-gêne de la part d'un indigène, nous allions le repousser,
lorsque l'_ouriadnik_ Reif, faisant office pour la circonstance de
chambellan, nous présente le personnage, Son Altesse Seigneuriale
Dmitri Tcheskine, prince des Ostiaks de la Sygva. Parmi ces sauvages
habillés de peaux se trouvent, comme dans toutes les sociétés, des
familles de noble origine, descendants des anciens souverains du pays.
Aujourd'hui cette aristocratie est bien déchue: les princes ostiaks
ne sont plus que des collecteurs d'impôts, et, d'après M. Sommier,
n'auraient conservé de leurs privilèges politiques que le droit de
jugement pour certains délits commis par les indigènes. Mais, toujours
avisé, le gouvernement de Saint-Pétersbourg a eu soin de s'attacher ces
personnages en leur confirmant leurs titres. Un bout de papier noirci
de caractères indéchiffrables et quelques cachets ont fait l'affaire.

Son Altesse nous conduit immédiatement dans sa iourte et nous fait
asseoir à ses côtés sur le lit de camp placé à gauche de la porte.
Chaque fois que nous entrons dans une hutte en sa compagnie, toujours
le bonhomme s'installe de ce côté: c'est probablement la place
d'honneur dans le cérémonial ostiak. Le prince ne tarde pas à devenir
très communicatif; il nous tape amicalement sur les genoux, et nous
sourit, tout en se mouchant dans ses doigts. Pour le remercier de cet
excellent accueil, nous lui faisons présent d'un grand foulard de
soie rouge; désireux de ne pas être en reste de politesse avec nous,
immédiatement Son Altesse m'offre une boîte à allumettes en corne de
renne avec son monogramme.

Le prince est vêtu d'une belle _parka_ en peau de renne blanc; pour
le reste, il était aussi sale que ses congénères. Son habitation
ne diffère pas non plus de toutes celles que nous avons visitées
jusqu'ici. Dans le coin de la hutte se trouve une malle russe, que
Dmitri s'empresse d'ouvrir pour en extraire des parchemins. C'est la
chancellerie seigneuriale renfermant les titres nobiliaires. A côté
sont suspendus un vieux sabre de gendarme et une défroque de laquais de
cour, présents du gouvernement impérial.

[Illustration: Dmitri Tcheskine.]

L'aimable accueil du prince n'était pas absolument désintéressé. Son
Altesse ne tarda pas à nous faire part des doléances des indigènes et
à solliciter notre protection. Comme les habitants de tous les pays
du monde, les Ostiaks se plaignent de la lourdeur des impôts, et le
prince nous demande notre appui auprès du gouverneur de Tobolsk afin
d'obtenir une diminution des charges qui pèsent sur ses sujets.

Dans la circonscription de Liapine, 380 Ostiaks sont soumis au
_iassak_; par suite d'une erreur de scribe, les pièces officielles
portent leur nombre à 480, d'où surcroît d'impôt, et Son Altesse serait
très désireuse de soulager les maux de son peuple.

Le prince étant complètement illettré, le brave Popov s'occupe de
rédiger une supplique. La rédaction en est laborieuse, elle dure deux
heures pour le moins; après quoi, Dmitri appose cérémonieusement son
sceau sur la requête.

Pendant ce travail, Boyanus recueille d'intéressants renseignements sur
le commerce des fourrures. Ici la peau de petit-gris vaut de 25 à 50
centimes, celle de zibeline de 10 à 20 francs en moyenne. Dans cette
région le petit-gris est relativement rare; un indigène en capture
au maximum une centaine par an. Sur les bords de la Sosva il est
beaucoup plus abondant; dans cette vallée un bon chasseur peut en tuer
annuellement un millier.

La rédaction de la supplique terminée, nous nous remettons en route.
Pour nous faire honneur, le prince tient absolument à nous accompagner.
Nous avons eu l'imprudence de lui offrir de l'eau-de-vie, et dans
l'espoir de recevoir de nouvelles rasades il désire rester en notre
compagnie le plus longtemps possible. Redoutant la ménagerie qui
grouille sur ses vêtements, nous faisons asseoir le personnage à la
porte de notre petite cabine: mais cette place ne satisfait pas sa
vanité. Pour marquer son rang aux yeux des rameurs et leur prouver que
nous le traitons d'égal à égal, le prince Dmitri rapproche lentement
son siège de l'entrée de la cahute, puis allonge un pied dans
l'intérieur: il n'a pas ainsi l'air d'être à la porte. Peu à peu il
passe une jambe puis une autre, ensuite la tête; finalement le sire
trouve moyen de s'installer complètement dans la pièce. Dmitri, tout
fier de sa ruse, rit sous cape. Lorsque à sa mine réjouie nous éclatons
de rire, le bonhomme ne peut retenir sa joie. Pour lui faire place je
suis obligé de monter sur le toit de l'embarcation.

En passant, signalons la présence sur la rivière de nombreuses mouettes
tridactyles et de guillemots de Brunnich.

Vers cinq heures du soir nous arrivons à une station où nous débarquons
notre compagnon. Avant de nous débarrasser du personnage, nous lui
offrons une collation servie dans des assiettes en fer-blanc et
avec des couverts. Ces ustensiles ne laissent pas d'embarrasser
singulièrement le prince; évidemment la fourchette du père Adam lui
paraît plus commode, mais Son Altesse tient absolument à prendre les
belles manières. Elle a du reste une bien meilleure éducation que les
membres de l'aristocratie ostiake rencontrés par d'autres voyageurs
sur l'Obi. Avant de nous quitter, Dmitri recommande aux indigènes de
nous conduire rapidement, et en fidèles sujets ceux-ci rament avec une
vigueur qui fait notre étonnement.

Dans la soirée nous atteignons Rakmatia Paoul, ayant parcouru environ
60 kilomètres en huit heures. Une bonne étape! Le temps de prendre de
nouveaux rameurs et nous repartons. Le ciel est suffisamment clair la
nuit pour nous permettre de relever le cours de la rivière. En nous
relayant, nous pouvons travailler tout en marchant. C'est, du reste,
plaisir de veiller par ces belles nuits d'automne. Dans le ciel clair
du Nord les étoiles brillent d'un éclat extraordinaire, et au milieu de
l'obscurité les troncs blancs des bouleaux ont l'air d'une assemblée
de fantômes devant lesquels nous défilons. Tout est silencieux. C'est
le calme des choses mortes, et tout l'être est pénétré d'une sensation
infinie de repos.

Comme tous les primitifs, les Ostiaks ont quelques notions
d'astronomie. Ils connaissent la Polaire, l'étoile qui ne bouge pas,
comme ils l'appellent, et sur elle ils se guident lorsque la nuit les
surprend dans ces forêts où il est si facile de s'égarer.

Les Ostiaks divisent l'année en treize mois, qui portent des noms
rappelant les phénomènes naturels ou leurs diverses occupations.
D'après les uns, elle commencerait à l'équinoxe du printemps; d'après
les autres, à celui d'automne[159]. C'est en somme le calendrier
révolutionnaire.

[Footnote 159: Ahlqvist, _loc. cit._]

Maintenant les nuits sont devenues très fraîches. Les indigènes
ne sentent pas cependant cet abaissement de la température. Tous
sont simplement vêtus de toile. Habitués à des froids de quarante
degrés, ils éprouvent sans doute une sensation de chaleur tant que le
thermomètre reste au-dessus de zéro.

[Illustration: DE LA PETCHORA A L'OB

Feuille 3

Croquis à la Boussole du Cours de la Sosva par Ch. RABOT

1890.]

Quelques rameurs portent une longue chevelure flottante sur les épaules
comme les tout jeunes _misses_ anglaises. La plupart la divisent au
contraire derrière la tête en deux nattes entourées d'une cordelière
rouge et ornées à leur extrémité de morceaux d'étoffe. Ces tresses
sont en outre attachées l'une à l'autre sur l'occiput par un cordon
également rouge. Certains indigènes ont des nattes très longues qui
leur descendent parfois jusqu'à la ceinture. Avec cette coiffure
et leur figure imberbe les hommes ne sont pas toujours faciles à
distinguer des femmes. Des jeunes gens surtout ont l'air de jeunes
filles. Tous ont les doigts couverts de bagues en cuivre. A propos
de la parure, signalons un détail intéressant. D'après Ahlqvist, les
femmes «vogoules» se tatoueraient les pieds et les mains de traits
géométriques. Cette ornementation n'est pas en usage dans la région que
nous avons visitée[160].

[Footnote 160: Finsch a observé des tatouages sur une jeune Ostiake
pendant son voyage de Tomsk à Samarovo. (Finsch, _loc. cit._)]

Le lendemain matin, 19 août, nous atteignons la Sosva, grande rivière
qui dans tout autre pays que la Sibérie serait un fleuve important.

Sur la Sosva comme sur la Sygva, toujours le même paysage: une plaine
boisée. Pas d'horizon, la vue est limitée aux deux berges couvertes de
forêts. Si, toutes les trois ou quatre heures, on n'était intéressé
par le spectacle amusant et curieux des stations indigènes, le voyage
serait terrible d'ennui. Ici c'est le grand désert du Nord, triste et
monotone, une terre inutile, fermée à l'homme. Avec cela, l'air est
lourd, on sent un continent derrière soi. Tout est uniforme, le sol
comme l'aspect du pays. Nulle part un rocher, une pierre, partout des
terrasses sablonneuses couronnées de tourbières.

Au delà du confluent de la Sosva et de la Sygva est situé Saxoun
Paoul[161], l'agglomération ostiake la plus importante rencontrée
jusqu'ici: 60 habitants et 12 _tchioumes_. Les _paouls_ des bords
de la Sygva contiennent deux formes particulières d'habitation, la
_tchioume_ carrée et le _sasskol_. Le _sasskol_ forme le passage entre
le simple abri en écorce de bouleau et la maison, entre la _tchioume_
mobile et la _iourte_ fixe. C'est une hutte rectangulaire couverte d'un
toit à deux auvents, faite de perches et de pieux et entièrement garnie
d'écorce. La disposition interne est semblable à celle de la _iourte_.
Cette habitation légère n'est occupée qu'en été. Elle est spéciale aux
Ostiaks de la région ouralienne. Au delà de Sartynia nous ne l'avons
pas observée.

[Footnote 161: Glossaire topographique ostiak: _Saxoun_, embouchure;
_Toump_, île; _Ia_, rivière ou ruisseau.]

A chaque station nous nous arrêtons une ou deux heures. Il faut d'abord
manger; puis, pendant que les indigènes font leurs préparatifs de
départ, nous examinons le mobilier des huttes et étudions la vie des
naturels, si curieuse et si suggestive. Nous avons sous les yeux un
passé vieux de centaines de siècles, l'enfance de l'humanité, alors que
l'homme tirait toutes ses ressources de la chasse et de la pêche.

Une scène amusante est le repas des naturels. Le couvert se compose de
deux augettes en écorce remplies, l'une de poisson bouilli, l'autre
d'huile de poisson et d'un gros pain noir que dédaigneraient les chiens
délicats. Cette huile remplace le beurre dans la cuisine des indigènes.
Autour des deux plats déposés par terre la famille s'accroupit, et
aussitôt commence la pêche des morceaux. Après chaque bouchée, les
convives boivent un petit coup d'huile en guise de rafraîchissement.
Entre temps les indigènes se mouchent avec les doigts, puis, après
cette opération, sans même s'essuyer, attrapent dans le plat un filet
de poisson. Le morceau ainsi assaisonné n'en est que meilleur. Durant
l'été, cette soupe forme pour ainsi dire toute la nourriture des
indigènes. Telle est son importance dans l'économie domestique que le
temps nécessaire à sa cuisson est l'unité de temps la plus courte des
Ostiaks[162].

[Footnote 162: Ahlqvist.]

En hiver, le poisson est également un élément important de
l'alimentation des Ostiaks. A cette époque, ils le mangent soit sec,
soit fumé ou salé, et ils en absorbent d'énormes quantités. Les
indigènes ont un estomac dont la capacité rivalise avec celui des
Eskimos. Ils peuvent avaler jusqu'à vingt ou vingt-cinq livres de
poisson par jour, et dans un seul repas quatre ou cinq coqs de bruyère
avec une bonne portion de poisson sec[163]! Le poisson cru est très
apprécié des indigènes. C'est, paraît-il, un excellent remède contre le
scorbut. A chaque station notre interprète se faisait donner quelques
corégones, qu'il engloutissait incontinent. En un tour de main il
dégageait les filets, s'en remplissait la bouche, puis au ras des
lèvres coupait le morceau.

[Footnote 163: Poliakov et Ahlqvist.]

Jadis la farine était une denrée rare et chère. Depuis l'établissement
des magasins de M. Sibiriakov à Liapine, son prix a subi une baisse
considérable, et maintenant elle entre dans l'ordinaire de chaque
famille. Les ménagères boulangent grossièrement, et dans les grands
jours préparent une bouillie de farine de seigle et de poisson qui est,
paraît-il, excellente.

Comme tous les peuples sauvages, les Ostiaks sont omnivores. Ils
mangent tous les animaux et oiseaux qu'ils abattent, même le renard
et l'écureuil. Un pâté de farine et d'écureuil est considéré comme un
fin morceau. Dans la gastronomie indigène, les deux gibiers les plus
appréciés sont l'élan et le renne. La boisson la plus recherchée est
naturellement l'eau-de-vie, mais sur les bords de la Sygva et de la
haute Sosva elle est rare, heureusement pour la santé des indigènes.
Des Russes les Ostiaks ont pris l'usage du thé, mais, ne pouvant s'en
procurer, le remplacent par des infusions de _Spiræa ulmaria_.

Une fois tout notre monde lesté, en route. Nous voulons arriver ce soir
à Sartynia, le seul village russe de la région, la Capoue de la Sosva
aux yeux des indigènes.

Dans la journée, arrêt à Kokane. Grand mouvement dans le _paoul_. Les
hommes reviennent de la pêche et toutes les femmes sont occupées à
préparer la provision d'hiver. Avec une omoplate de renne en guise
de couteau, elles ouvrent le poisson, puis d'un tour de main rapide
enlèvent l'intérieur, le déposent dans un vase, pour en extraire
l'huile, et enfilent ensuite les deux filets du poisson sur une
baguette. Des échafaudages hauts de plusieurs mètres sont entièrement
chargés de petits poissons brillants[164] comme de l'argent; de loin,
agité par la brise, tout cela scintille comme un énorme miroir à
alouettes.

[Footnote 164: _Coregonus Merkii_ Gün. Les autres espèces de poissons
abondantes dans la Sosva sont le _C. Muksun_, le _C. Syrok_, le _C.
Cavaretus_ Polj et le brochet.]

[Illustration: Omoplate de renne, servant de couteau.]

Encore une station et, à la nuit tombante, nous arrivons à Sartynia,
le premier hameau russe rencontré depuis la Petchora. En quarante-huit
heures nous avons parcouru à la rame 290 kilomètres, d'après les
évaluations des indigènes. Le _starost_ ostiak nous souhaite la
bienvenue et nous conduit dans une excellente maison. Pour la
circonstance, cet Ostiak a revêtu une redingote noire ornée d'une
médaille, cadeau des autorités russes en récompense du zèle avec lequel
il s'est acquitté de ses fonctions pendant je ne sais combien d'années.

Une église, six ou sept maisons, quelques _tchioumes_ dispersés sur le
bord de la rivière au milieu d'une clairière, forment la capitale de la
vallée de la Sosva.

Le lendemain, c'est grande réjouissance parmi les indigènes. Moyennant
une bonne régalade d'eau-de-vie, les habitants nous ont promis une
représentation des danses qu'ils exécutent après la mort de l'ours. De
larges distributions ont mis tout le monde de belle humeur.

Une fois rapporté au village, l'ours, nous raconte-t-on, est placé sur
un banc, après quoi tous les habitants viennent l'embrasser et déposer
sur le cadavre des ornements comme sur une relique vénérée. On passe
des anneaux à ses griffes et on lui entre des pièces de monnaie dans
les yeux. Après cette cérémonie commencent les danses, exécutées par
des hommes la figure couverte d'un masque grossier en écorce de bouleau.

Pas très élégantes, ni très variées ces danses. Un saut rythmé
accompagné de mouvements de bras, de véritables contorsions d'aliénés:
le lecteur en jugera par la photographie instantanée reproduite pages
258 et 259[165].

[Footnote 165: Le personnage de droite est le _starost_, qui, prenant
part à la danse en qualité de dilettante, n'avait pas mis le masque.]

Les naturels exécutent devant nous plusieurs divertissements
chorégraphiques. C'est d'abord la danse de l'homme et du diable. Deux
Ostiaks se poursuivent en sautillant, le diable cherchant à saisir
l'homme. Après commence la danse du bouleau. Au milieu de la pelouse,
un homme qui figure le bouleau se plante immobile, tandis que son
acolyte se trémousse en le battant et en essayant de le renverser.
A la fin, l'arbre s'anime, le danseur recule étonné, puis tombe
dans les bras de son partenaire, en criant: «C'est un homme!» et le
divertissement prend fin. C'est l'art de l'enfance. La représentation
se termine par la danse des chiffons. Comme dans les exercices
précédents, elle ne comporte que deux danseurs, et la seule différence
est qu'ils sautent en agitant des châles[166].

[Footnote 166: Ahlqvist a assisté à une danse de l'ours moins
primitive. Elle débuta par un monologue improvisé par un indigène
masqué. Le bonhomme exalta son courage et son habileté de chasseur,
puis se glorifia d'avoir abattu nombre d'animaux autrement dangereux
que celui qu'il venait de tuer. Par des contorsions grotesques il mima
ensuite, aux rires de l'assistance, l'attitude du chasseur peureux.
Après ce prélude les acteurs représentèrent des scènes de la vie des
indigènes.]

Pendant la durée de la pantomime, un artiste indigène joue de la
_dombra_, cithare à cinq cordes. Ces pauvres gens ont su inventer des
instruments de musique et composer des airs d'une mélancolie profonde!

[Illustration: Danse ostiake.]

[Illustration: Danse ostiake.]

Mises en gaîté par l'absorption de nombreux petits verres, les
femmes consentirent, elles aussi, à nous montrer leurs talents
chorégraphiques. Tout d'abord, elles enfilent les gants de fourrures
adaptés aux manches de leurs robes, puis se couvrent la tête de leurs
châles. Elles semblent prendre à tâche de ne laisser voir aucune partie
de leur visage ou de leur corps. Ainsi attifées, elles ont tout l'air
de grossiers mannequins. Les ballerines commencent par agiter les bras
et le corps, lentement et avec des mouvements langoureux qui nous
rappellent ceux des fameuses danseuses javanaises de l'Exposition
de 1889. Puis, s'animant peu à peu, elles exécutent un pas saccadé
analogue à celui des hommes, toujours en prenant des poses orientales.
Cette danse est accompagnée de chants peu harmonieux dont les paroles
sont improvisées. Les femmes célèbrent ainsi le généreux étranger
qui est venu visiter Sartynia et qui les a libéralement régalées
d'eau-de-vie. Un autre chant est l'éternelle histoire de la femme
délaissée. Un étranger s'était épris d'une jeune indigène, il l'aimait
follement, passionnément; de cet amour naquit un enfant, puis, un beau
jour, le père prit la fuite. Pourquoi s'est-il sauvé? Sur ces mots
finit le chant.

Les femmes ostiakes ne sont pas aussi naïves que pourraient le
faire croire ces dernières paroles. Sur ce sujet, la femme de notre
interprète Siméon nous fit les aveux les plus significatifs. Cette
Ostiake, digne d'une société civilisée, proclamait la liberté des
amours. Elle prenait pour un temps un mari dans un _paoul_, et, lorsque
l'ennui arrivait, elle le quittait pour partir à la recherche d'un
nouvel époux temporaire. L'enfant né de ses relations avec Siméon était
très malade: «S'il meurt, nous dit-elle très naturellement, j'abandonne
mon mari; c'est un propre à rien.»

En voyage la tâche de l'explorateur est aussi variée qu'étendue.
En marche il relève sa route, note toutes les particularités
topographiques et économiques. Aux haltes ne croyez pas qu'il puisse se
reposer. Il doit faire des collections d'histoire naturelle, acheter
des objets d'ethnographie, recueillir des renseignements sur la vie des
indigènes, et tous ces renseignements sont longs à obtenir, et combien
divers!

Ce matin nous observions les divertissements des indigènes,
l'après-midi nous étudions le cimetière. A quelques pas de l'église,
dans le calme éternel de la forêt vierge, sont éparses de petites
caisses en bois, toutes pareilles. Quelques-unes tombent de vétusté,
et l'entre-bâillement des planches laisse apercevoir des armes et des
ustensiles déposés sur la fosse. Les Ostiaks croient à une autre vie,
dans un monde souterrain où les morts mèneraient la même existence
qu'ici-bas. Pénétrés de cette idée, ils placent sur les tombes tous les
objets nécessaires au défunt pour assurer sa subsistance. Le cadavre
est enseveli complètement habillé, avec un arc, des flèches, une
pipe, une tabatière, une cuiller, etc. Dans les idées des indigènes,
l'entrée du monde éternel serait située très loin au nord, au delà
de l'embouchure de l'Obi, en plein océan Glacial. D'ici là le voyage
est long. Pour que le mort puisse effectuer rapidement ce parcours et
puisse ensuite circuler à travers le monde souterrain, on dépose à côté
de la tombe un traîneau, et, après l'ensevelissement, on tue dans le
cimetière le renne favori du défunt. La tête de l'animal est abandonnée
à côté du véhicule[167].

[Footnote 167: Poliakov, _loc. cit._]

Dans la soirée, départ de Sartynia.

21 août.--Dans la matinée, arrivée à Olé-Toump Paoul. Nous y faisons
l'acquisition d'un jouet indigène: un oiseau en bois articulé. Le
mouvement d'un contrepoids abaisse ou relève alternativement la tête ou
la queue. Sur les boulevards les camelots en vendent de pareils. Après
cela niez donc l'ingéniosité et l'intelligence des primitifs.

La Sosva est maintenant divisée en plusieurs bras par de longues
îles couvertes de saulaies. Derrière ces rideaux d'arbres, la rivière
s'épanche en larges marécages boisés. De loin en loin apparaît la berge
sablonneuse. En certains endroits elle est coupée par une passe étroite
donnant accès dans une sorte de lac[168] greffé comme une fistule
sur le tronc de la rivière. Ces nappes d'eau, peu profondes, sont
particulièrement favorables au développement de la tourbe. Beaucoup
de ces _kouria_ sont même déjà séparées de la rivière par des cordons
littoraux constitués par des dépôts végétaux.

[Footnote 168: _Kouria_ en langue indigène; _sor_ en russe.]

[Illustration: Jouet ostiak (d'après une photographie exécutée sur
l'original et communiquée par la _Revue Encyclopédique_).]

22 août.--Un temps brumeux, froid, pluvieux, le _crachin_ du nord. Nous
sommes au milieu d'immenses marais. La Sosva proprement dite est large
de 500 à 600 mètres, et derrière des lignes d'oseraies s'étendent des
marécages larges de 8 à 10 kilomètres[169]. Souvent la rangée d'îles
présente une solution de continuité, et c'est à perte de vue une plaine
de bois inondés. Sur ces marais s'ébattent des milliers de palmipèdes;
si l'on en avait le temps, quelle belle chasse au canard on ferait!

[Footnote 169: Profondeur moyenne, 16 mètres.]

A sept heures du soir nous atteignons la station de Chaïtanskaya, la
dernière avant Bériosov. Déjà on sent le voisinage de la civilisation:
il y a ici des meubles russes et des ustensiles de ménage en métal, du
bétail et des chats.

La pluie cesse, le vent souffle grand frais, et de suite nous
établissons la voilure. La rivière, large de plusieurs kilomètres,
se hérisse de grosses vagues lourdes; lorsque nous nous éloignons de
l'abri protecteur des îles, le canot roule comme en pleine mer, il faut
alors ouvrir l'œil, avec une embarcation pareille à notre _lodka_ et
des mariniers du genre des Ostiaks. Vers onze heures du soir, dans le
lointain apparaissent des lumières: voici Bériosov.

Le débarquement n'est pas facile. La Sosva, soulevée par la tempête,
déferle sur la rive en hautes volutes, et menace de briser les
embarcations. On se croirait en mer. Bientôt des agents de police
arrivent à notre secours et nous conduisent chez le maître d'école, où
un logement nous a été préparé. Le pédagogue nous reçoit en uniforme,
et cérémonieusement nous introduit dans un gentil salon superbement
éclairé. Des lampes, des bougies, comme tout cela paraît drôle après
plusieurs semaines de désert! On étend par terre des matelas, un luxe
inouï pour nous, et pour la première fois depuis quarante-cinq jours
nous nous déshabillons et dormons en gens civilisés.




CHAPITRE XIV

L'OBI

 Bériosov.--Les marais.--L'Obi.--L'Obi route commerciale.--Arrivée à
 Samarovo.


Bériosov, la grande métropole de cette partie de la Sibérie, est une
pauvre petite ville de 1 800 habitants. Sans commerce, elle doit toute
son importance à la résidence des fonctionnaires. C'est le centre
administratif de ces solitudes, le chef-lieu de l'arrondissement
septentrional du gouvernement de Tobolsk. Cet arrondissement plus
étendu que la France ne compte cependant que 8 000 habitants. Jugez par
ces chiffres de l'immensité de la Sibérie et de la faible densité de sa
population.

La ville est sans intérêt, comme toutes les bourgades russes. Des
rues boueuses découpent en rectangles des pâtés de maisons basses et
de cours enceintes de palissades; en avant, un large dépotoir parsemé
de pans de murs et de moellons; au bout, isolées comme des îles, deux
églises. Ces décombres sont les dernières traces d'un incendie qui,
il y a quelques années, a détruit en partie Bériosov. De pareilles
catastrophes sont habituelles dans ces pays: à part quelques édifices
publics, toutes les maisons sont en bois. Les villes sibériennes
flambent comme des boîtes d'allumettes.

Bériosov[170] est situé au confluent de la Vogoulka et de la Sosva, sur
la haute berge de cette dernière rivière. De cette éminence le coup
d'œil est extraordinaire.

[Footnote 170: Liste des stations de poste de Bériosov à Samarovo.

                      Distance   Nombre              Population
      Nom                en        des        /------------------------\
 des stations.        verstes.  habitations.  Hommes.  Femmes.  Enfants. Total

Chaïtanskaya             23         4           16        5        21
Niérémo                                         15        4         6      25
Novaia-Iourta            23         7           10                 10
Lapolevskia              25         9           10       10        15      35
(Lapilski de Sommier)
Argninskaya              15        10           14       15        10      39
Narikarskaya             15        15           34       30        27      91
Pérégriobnaya-Strelka    28        26           70       40        30     140
Kalapanskaia             23                     16        4         6      26
Tcharkali (_sielo_)      22        »            »        »         »       »
Aliechinskaya[A]         20        15           30       20        15      65
Niziamskaya              10        19           46       37        30     113
Kondinsk (_sielo_)       15        »            »        »         »       »
Noviniskaya              25
Bolchoï-Atlim            20        65          172      183               355
Malo-Atlim               20        29           95       97               192
Léoutchinskié            15         9           19       14                33
Karimkar                 20        18           25       22                47
Sosnovskaya              15        11           23       23                46
Kéontchinskaya           15        17           36       36                72
Vorono                   15        »            »        »                 »
Soukoroukovskaya-Iourta  15        10           29       23                52
Soukoroukova (_sielo_)   10        »            »        »                 »
Iélisarova (_sielo_)     20        »            »        »                 »
Bogadaski                25        »            »        »                 »
Troïtski                 15
Bielogora                20
Samarovo (_sielo_)       35
                        ---
     Total              516
]

[Footnote A: Jusqu'à Kondinsk la statistique de la population a été
dressée d'après les renseignements oraux fournis par les indigènes à
Boyanus. A partir de Kondinsk, les chiffres indiqués sont extraits
des documents officiels.] A perte de vue, de l'eau, des îles basses,
des lignes d'oseraies et de saulaies; une immense inondation morne
et pesante, laissant l'impression biblique de la terre après le
déluge. De l'autre côté, des tourbières et des marais. Sous un ciel
gris ce paysage effrayant de tristesse pénètre de découragement et de
désespérance. Au milieu de ces marécages sans fin, on a la sensation de
l'isolement et de la distance.

Ici, à quelques centaines de kilomètres de l'Europe, on est plus
loin que dans une île perdue de l'Océanie; on est séparé de notre
Occident par une largeur de continent. La terre isole, tandis que la
mer unit. Tous les quinze jours seulement la poste apporte à Bériosov
des nouvelles vieilles de plus d'un mois! Ajoutez à cela la rigueur du
climat et vous vous rendrez compte des agréments qu'offre le séjour de
Bériosov.

Les premières gelées se produisent à la fin d'août et les rivières ne
sont dégagées de glace que dans les derniers jours de mai. En décembre,
janvier et février, la température moyenne est de -21°,4 C.; parfois le
thermomètre descend à -56°. Au total, dix mois de froid; en revanche,
pendant le court été sibérien, la chaleur est parfois pénible. A
Bériosov la température peut s'élever à +34°. Vous figurez-vous une
vie avec neuf mois de neige dans le silence le plus absolu du monde
extérieur!

Dans ces conditions, cette localité était désignée d'avance comme lieu
de détention. Actuellement quelques nihilistes y sont internés; mais
au siècle précédent, cette triste bourgade a abrité l'exil de deux
grands personnages de l'histoire de Russie, Mentchikov et Ostermann.
Mentchikov, le favori de Pierre le Grand, devenu régent de l'Empire
pendant la minorité de Pierre II, avait mécontenté la cour par son
ambition et sa hauteur. Il ne rêvait rien moins que de marier sa fille
au jeune tsar, et d'entrer dans la famille impériale, lorsqu'il fut
renversé par une conspiration de palais. Le puissant favori fut exilé
d'abord dans ses terres, puis à Bériosov, où il mourut en 1729. Par
une vicissitude du sort dont l'histoire offre de fréquents exemples,
le comte Ostermann, le président de la commission d'enquête qui avait
condamné Mentchikov, fut à son tour banni dans la même localité où il
avait exilé son rival.

Nous séjournons quarante-huit heures à Bériosov. Après être resté cinq
jours dans une étroite cabine encombrée, on aime à remuer et à se
dégourdir les jambes. Comme partout, les fonctionnaires nous ménagent
la plus cordiale réception. Dès notre arrivée, l'_ispravnik_ et le
docteur viennent nous faire visite et nous invitent à dîner; tout le
monde nous comble de prévenances. Notre estomac proteste bien un peu
contre ces politesses. Dans ces pays glacés, les habitants absorbent,
sans en être incommodés, des quantités considérables d'alcool. Dès que
vous arrivez dans une maison, vite le maître de céans vous offre de
l'eau-de-vie, et à Bériosov les usages de la société vous obligent à en
avaler trois verres. Dans la journée de notre départ nous n'avons pas
bu moins de dix-sept petits verres. En ce pays un voyageur doit pouvoir
porter la toile, comme disent nos marins.

Le 25 août, à une heure du matin, nous quittons Bériosov pour remonter
l'Obi jusqu'à Samarovo, situé près du confluent de ce fleuve et de
l'Irtich. Là nous rejoindrons la grande route postale de Sibérie, et
un vapeur venant de Tomsk nous conduira à Tobolsk. C'est une nouvelle
navigation à la rame de plus de 530 kilomètres, à contre-courant: au
total, huit jours de route au moins.

Pour ce voyage, l'_ispravnik_ a l'amabilité de nous prêter sa lodka,
grande embarcation dans laquelle nous sommes très bien installés. La
barque contient deux cabines: dans l'une, située à l'arrière, le fidèle
Popov trouve place au milieu des bagages; la seconde, longue de 2
mètres, est notre habitation. Le mobilier se compose d'un étroit lit de
camp, où nous couchons tête-bêche, de deux bancs et de deux étagères;
enfin, luxe inouï, la cabine est éclairée par deux petites fenêtres.
Lorsqu'il fera mauvais temps, nous ne serons pas condamnés à vivre dans
un trou noir.

A une heure du matin, nous appareillons. L'air est tiède, le ciel pur
brille d'étoiles, et c'est plaisir de rêver sur le rouf de la cabine.

Dans la matinée, nous nous trouvons dans les _protoks_[171]; de tous
côtés, des saulaies et des oseraies inondées. Aucune vue; on navigue
au milieu de broussailles et d'îles basses qui semblent flotter. On
dirait une terre qui n'a pas été séparée d'avec les eaux. Les cartes
placent le confluent de la Sosva et de l'Obi au nord de Bériosov, mais
bien au sud de ce point les deux fleuves sont déjà réunis et ne forment
qu'une même nappe d'eau divisée par des îles en bras innombrables. Pour
atteindre l'Obi nous remontons ainsi la Sosva jusqu'à la station de
Chaïtanskaya, et de là faisons route à travers les _protoks_. De cette
station à celle de Tcharkali, où nous atteindrons la rive droite du
grand fleuve, nous traversons une inondation large de 125 kilomètres.

[Footnote 171: Petits bras du fleuve.]

[Illustration: Vue prise sur un _protok_ de l'Obi.]

Dans l'après-midi nous arrivons au petit Obi, large de 300 à 400
mètres. Nous le suivons pendant quelque temps, puis nous rentrons dans
les marais. Un archipel de terres basses occupe le milieu du courant,
bordé par deux grands bras, le petit Obi, le long de la rive gauche,
et le grand Obi à droite. Au printemps l'inondation couvre toutes les
îles, et le fleuve devient une mer d'eau douce. A cette époque, en
certains endroits, la largeur de la nappe dépasse 45 kilomètres[172].

[Footnote 172: Sommier, _loc. cit._]

L'Obi est un des fleuves les plus magnifiques de la terre. Issu de
l'Altaï chinois à peu près sous la même latitude que Prague, il se
jette dans l'océan Glacial au-dessus du cercle polaire. D'après
Latkine, la longueur de son cours serait de 3 200 verstes; suivant
d'autres auteurs, elle atteindrait 5 000 kilomètres. A Samarovo, ses
dimensions, déjà considérables, sont doublées par les apports de
l'Irtich, affluent aussi important que le fleuve lui-même. Ce n'est
donc pas sans raison que des géographes considèrent cette dernière
rivière comme le rameau fluvial le plus important du bassin. Ces deux
grandes artères collectent les eaux d'une région dont la superficie est
égale au tiers de celle de l'Europe. Sur toute la terre, seul le bassin
de l'Amazone dépasse en étendue celui de l'Obi.

Comme tous les fleuves russes, l'Obi subit une crue très forte à la
fonte des neiges. A Samarovo, sa hauteur atteint 6 mètres, à Bériosov
5, et à Obdorsk, situé dans le voisinage de l'estuaire, 6,50 d'après
les renseignements fournis à M. Sommier. A cette époque, le volume
d'eau roulé par l'Obi est énorme. D'après Finsch, une seconde crue se
produit à Barnaul en juin et en juillet dans le bas fleuve.

Situé dans la zone boréale, débouchant dans une mer dont le régime des
glaces est encore peu connu, ce fleuve grandiose est resté jusqu'ici
inutile au mouvement des échanges. En moyenne, pendant cent cinquante
jours[173] seulement il est ouvert à la navigation. A Barnaul, l'Obi
est pris par les glaces de la première quinzaine de novembre au
commencement de mai; à Bériosov, durant sept mois.

[Footnote 173: Finsch, _loc. cit._]

Un jour peut-être, malgré la brièveté de sa période de navigabilité,
l'Obi sera une grande route commerciale, et deviendra la voie
d'exportation de la Sibérie Occidentale. La mer de Kara, qui reçoit
les eaux de ce grand fleuve, a eu longtemps la réputation d'une
des plus dangereuses régions de l'océan Glacial. Séparée de la mer
de Barents[174] par la longue digue de la Nouvelle-Zemble et de
l'île Vaïgatch, soustraite par suite à l'influence réchauffante du
Gulf-Stream et des vents du sud-ouest, cette mer était, croyait-on,
toujours obstruée par d'épaisses banquises. D'autre part, les passes
donnant accès dans la mer de Kara, le Matotchkin Char, la Porte de Kara
et le Chougor Char, passaient pour être presque toujours fermées par
les glaces.

[Footnote 174: On donne ce nom à la partie de l'océan Glacial comprise
entre le Spitzberg, la Nouvelle-Zemble et la Norvège septentrionale.]

Les célèbres expéditions de Nordenskiöld ont prouvé cette erreur, et
l'étude des documents antérieurs à confirmé l'expérience de l'illustre
explorateur suédois. La navigation sur la mer de Kara n'est certes
pas aussi facile que sur la Méditerranée, mais elle ne présente pas
d'obstacles insurmontables pour de bons marins, comme on le croyait
encore récemment. Certaines années, cette mer est complètement libre
en été, et dès la fin de juillet des navires ont pu traverser les
détroits sans apercevoir une glace. Très rares sont les étés où les
banquises ont fermé la navigation. En moyenne, d'après les documents
que nous possédons, la traversée de la mer de Kara paraît assurée
à partir du commencement d'août. En 1876, un navire allemand, le
_Neptune_, exécuta en deux mois et demi le voyage aller et retour de
Hambourg à l'embouchure de l'Obi. La même année, un vapeur anglais
accomplissait la même traversée en partant de Newcastle. Dans ces
quinze dernières années, plusieurs bâtiments ont effectué sans encombre
le trajet d'un port d'Europe à l'embouchure de l'Obi. Les quelques
accidents arrivés ont malheureusement eu pour effet de discréditer les
entreprises, et actuellement les négociants de la Sibérie occidentale
semblent avoir renoncé à l'exportation de leurs marchandises par cette
voie. Cet abandon ne nous paraît pas justifié. Les succès obtenus
auraient dû faire oublier les accidents et encourager les efforts. Si
cette navigation doit être reprise, il est absolument indispensable
d'établir dans l'île de Vaïgatch un poste de veilleurs chargés de
surveiller les mouvements des glaces dans la mer de Kara. Moyennant
quelques sacrifices pécuniaires, il ne sera pas difficile de décider
de hardis marins, quelques chasseurs de phoques norvégiens par
exemple, à hiverner sur cette terre. Leurs observations fourniraient
aux capitaines des navires des indications utiles sur la position des
banquises; grâce à ces renseignements la navigation deviendrait moins
hasardeuse. En tous cas, les communications entre l'Obi et l'Europe ne
peuvent être entretenues que par des vapeurs dirigés par de bons marins
habitués aux glaces. Un des grands avantages de cette route commerciale
est l'assurance d'un fret à l'aller et au retour. La Sibérie manque
d'objets manufacturés; toutes les importations y trouvent donc un
débouché rémunérateur. Pour le fret de retour, les capitaines n'auront
que l'embarras du choix. La Sibérie n'est pas du tout ce désert
éternellement glacé et neigeux qu'évoque son nom. C'est au contraire
un pays admirablement fécond. Au sud de Tobolsk s'étend une région
agricole d'une fertilité comparable à celle des fameuses Terres-Noires
de la Russie méridionale, et cette zone s'étend sur des milliers de
kilomètres. Il y a là un immense grenier à blé jusqu'à présent demeuré
inutile. Le jour encore lointain où la Sibérie sera peuplée, elle
deviendra au point de vue agricole les États-Unis de l'ancien continent
et inondera de ses blés notre vieille Europe. Dans un avenir que
l'initiative russe peut singulièrement rapprocher, notre agriculture
sera menacée d'une nouvelle et terrible concurrence par les blés de
Sibérie. Aujourd'hui, bien qu'une très infime portion du pays seulement
soit défrichée, la production de la Sibérie occidentale en céréales est
de beaucoup supérieure à la consommation locale. Transportés par voie
fluviale à l'estuaire de l'Obi, les blés formeraient le principal fret
des navires et dans des conditions de prix très avantageuses. Ajoutez à
cela les produits des forêts vierges, les cuirs, etc.

Pour éviter aux navires de doubler la longue presqu'île de Ialmal
qui proémine comme un long doigt au milieu de la mer de Kara, divers
projets ont été mis en avant. Au XVIe siècle, des bateaux russes
partaient de la Petchora, gagnaient l'extrémité supérieure de la baie
de Kara et, de là, par des rivières et des portages, atteignaient
l'Obi, puis l'embouchure du Tas. Il y a quelques années, on a proposé
le creusement d'un canal entre l'Obi et la baie de Kara. Après étude
du terrain, ce projet a été abandonné. Plus récemment, il a été
question de la construction d'un chemin de fer à travers cet isthme. Ne
connaissant pas la région, je ne puis me prononcer sur sa possibilité,
mais, d'après les renseignements que nous possédons sur la nature du
sol dans ces pays, le terrain n'est guère propice à l'établissement
d'une voie ferrée. D'autre part, la traversée de l'Oural septentrional
nécessiterait le creusement de tunnel ou tout au moins de tranchées.
Enfin les marchandises devraient subir deux transbordements, d'où
une élévation des prix. Or le bon marché est une des conditions
essentielles de la vente des produits de Sibérie sur les marchés
européens.

Les Sibériens fondent aujourd'hui de grandes espérances sur le
Transsibérien, je crains bien qu'ils ne nourrissent de dangereuses
illusions à ce sujet. Le chemin de fer projeté et déjà commencé est,
avant tout, politique et stratégique. Il augmentera et facilitera dans
une singulière mesure les relations entre la Russie et la Chine. Si
un conflit éclatait avec cette puissance, il permettrait de rapides
mouvements de troupes, et cet avantage est de la plus haute importance.

En cas de guerre européenne, la frontière sibérienne-chinoise, longue
de plusieurs milliers de kilomètres, devra être soigneusement observée.
Peut-être les Célestes voudraient-ils profiter de complications
européennes pour créer à la Russie des embarras. Le prince de Bismarck
avait compris avec sa haute intelligence politique l'importance de
la Chine comme facteur dans les luttes entre les diverses nations
occidentales. Le Ministre d'Allemagne à Péking, M. Brandt, avait
employé au service de cette idée sa longue connaissance du pays et des
hommes. Son autorité était grande auprès du Tsong-li-yamen, et, à tort
ou à raison, les Européens établis en Extrême-Orient attribuaient à son
influence une longue portée.

Depuis le traité de Kouldja, les rapports entre la Russie et la
Chine sont bons; mais la sûreté des relations n'est pas précisément
la qualité dominante des Célestes. La construction du Transsibérien
enlèvera à la Russie toute préoccupation de ce côté. A la première
démonstration hostile des Chinois, en quelques jours pourront être
effectués des transports de troupes qui auparavant auraient exigé des
mois. Gouverner, c'est prévoir, dit-on; les hommes d'État russes sont
prévoyants.

D'autre part, considérable sera l'importance économique du
Transsibérien. Les relations commerciales entre la Russie et la Chine,
déjà si suivies, augmenteront dans une large mesure. Le transport des
thés de Kiakhta, qui se fait actuellement par caravanes à travers la
Sibérie, s'effectuera désormais par voie ferrée. Enfin, le chemin
de fer sera la grande route de la colonisation et de la pénétration
européenne en Sibérie. Il agrandira le champ d'exportation des
manufactures russes et élargira le débouché de l'industrie moscovite.
Mais les Sibériens se font illusions s'ils comptent sur cette route
pour expédier en Europe les produits de leurs terres. Le Transsibérien
ne sera jamais une voie d'exportation pour la Sibérie. Il transportera
en Europe l'or et les pierres précieuses; de pareilles marchandises
peuvent supporter sans perte d'énormes taxes de transport. Mais la
principale production du sol, les céréales, sera grevée de frais
beaucoup trop considérables pour une vente avantageuse en Europe.
D'autre part, en admettant même des tarifs très bas, les blés de
Sibérie arriveraient dans la région du Volga et, venant faire
concurrence à ceux de Russie, amèneraient fatalement une baisse. Le
résultat le plus clair de l'opération serait l'appauvrissement du
cultivateur russe.

Le débouché des céréales sibériennes est l'Europe septentrionale:
la péninsule Scandinave, la Finlande, le Danemark, l'Allemagne
du Nord, etc. La condition essentielle de leur placement sur ces
marchés est leur bas prix. Les frais de transport doivent donc être
réduits au minimum et par suite être effectués par eau. Par l'Obi,
puis par l'Oural, la Petchora et la mer Blanche, le blé de Sibérie
arrive déjà en Norvège par la voie d'Arkhangelsk. La route de M.
Sibiriakov augmentera ce mouvement. Mais, longue et nécessitant deux
transbordements, cette voie reste inférieure à celle de la mer de Kara.
De ce côté devraient se tourner les efforts des hommes d'initiative
si nombreux en Russie et en Sibérie. Ils sont habitués à vaincre la
nature. La persévérance aidée de sacrifices pécuniaires triompherait
sans aucun doute des difficultés de navigation dans la mer de Kara.

Après cette longue digression, revenons maintenant au récit de notre
voyage. Dans l'après-midi nous arrivons à la station de Novaïa-Iourta,
située en plein marais: trois ou quatre cassines entourées d'eau.
Depuis quelques jours seulement l'inondation a baissé, et le sol est
resté détrempé et fangeux. Pour arriver aux maisons on avance jusqu'à
mi-jambes dans une boue épaisse et tenace. On dirait une habitation
lacustre des temps préhistoriques.

Les Ostiaks de Novaïa-Iourta, comme ceux de la station précédente
de Niérémo, ont un type mongol accusé. Ils sont noirs, ont la peau
bistre et les yeux fendus obliquement. Des neuf rameurs de Niérémo,
sept présentent des caractères nettement mongoloïdes. Sur la basse
Sosva, dans les _paouls_ voisins de Bériosov, ce type est également
fréquent. Chez les indigènes des bords de l'Obi la couleur noire
paraît dominante, et nous l'observerons jusqu'à la station de
Soukoroukovskaya, la dernière occupée par les Ostiaks. Les Samoyèdes
ont évidemment remonté par la grande route du fleuve et se sont mêlés
aux naturels. Depuis Bériosov une observation même superficielle
révèle des modifications sensibles chez les indigènes. A mesure
que nous avançons vers le sud, les traces d'une influence tatare
se révèlent fréquentes et précises. Les Ostiaks, pendant longtemps
en relations constantes et directes avec les Musulmans, leur ont
emprunté de nombreux usages, tels que celui du voile chez les femmes
et la coutume du _kalym_. Cette influence devient très apparente dans
l'ornementation du vêtement des femmes. Les Ostiakes ont pris de
leurs voisines musulmanes un goût très prononcé pour les parures en
verroterie de couleur. Sur les bords de l'Obi, la perle de verre a une
importance égale à celle du jais en Europe, et les femmes indigènes
savent l'employer à des passementeries aussi chatoyantes de coloris
que régulières de dessin. Rare dans la région de la Sygva et de la
haute Sosva, cette ornementation devient générale dans la vallée de
l'Obi. Presque toutes les femmes portent aux manches et au col de leurs
tuniques de larges garnitures de perles de verre. A leurs tresses
pendent des rubans couverts de cette verroterie, et leurs sandales
comme leurs gants sont ornés de broderies de ce genre.

Depuis Bériosov les Ostiaks sont également profondément modifiés par le
contact des Slaves. Maintenant les _tchioumes_ deviennent rares et les
_iourtes_ moins primitives. Quelques-unes sont des maisons avec deux
pièces garnies de chaises et de tables. D'autre part, les vêtements
en peau de renne sont remplacés par des blouses et des pantalons de
grosse toile en fibres d'ortie. A Novaïa-Iourta, les hommes portent
des chemises par-dessus le pantalon à la mode russe, des _kaftans_ en
guenilles, et bientôt nous verrons des gilets et des casquettes. Comme
chaussures, en place des _pimouï_, des souliers en cuir de cheval, et
un peu plus bas des bottes. Encore quelques années et les Ostiaks de
cette région seront tous vêtus de défroques russes. Dans les _iourtes_,
beaucoup d'ustensiles en métal; l'importance de l'écorce de bouleau
comme matière première diminue. En 1872, le voyageur russe Poliakov
avait trouvé des instruments en pierre chez les indigènes des bords
de l'Obi; en 1882, d'après la description de M. Sommier, les Ostiaks
avaient encore conservé en grande partie leur civilisation primitive;
depuis, la russification a fait des progrès très rapides. En dix ans,
l'état des habitants s'est modifié complètement, et il est à craindre,
pour les ethnographes comme pour les amateurs de pittoresque, que les
Ostiaks de l'Obi n'aient bientôt adopté la civilisation russe. Les
Slaves sont de merveilleux agents d'assimilation; à leur contact, les
races indigènes fondent rapidement. C'est le peuple colonisateur par
excellence.

[Illustration: Village ostiak sur les bords de la Sosva.]

Les Ostiaks de cette région tirent toutes leurs ressources de la pêche.
La chasse est pour eux une occupation secondaire. A mesure que l'on
avance vers le sud, les animaux à fourrures deviennent rares[175]. Ces
indigènes élèvent du bétail et des chevaux[176]. La récolte de foin
étant insuffisante pour l'alimentation de ces animaux durant l'hiver,
pendant cette saison leur nourriture consiste en feuillage desséché
de bouleaux et de saules. A Novaïa-Iourta, la grande curiosité est un
lièvre (_Lepus borealis_) apprivoisé que les indigènes nourrissent avec
du poisson.

[Footnote 175: Dans le _volost_ Kotskaya, au sud de Kondinsk, en 1889,
le rendement de la pêche était de 156 tonnes métriques, pour une
population de 2 280 individus (hommes, femmes et enfants). Celui de la
chasse avait une valeur de 5 000 francs.]

[Footnote 176: Dans le _volost_ de Kondinsk, les indigènes possèdent
535 bêtes à cornes et 850 chevaux; dans celui de Kotskaya, on compte
720 bêtes à cornes et 1140 chevaux.]

Au moment du départ, le ciel gris fond en bruine, la brise se lève
mouillée avec un crachin froid et pénétrant; une tristesse de mort
enveloppe un paysage lugubre. Depuis des semaines nous parcourons
une terre partout pareille; jamais une découverte de pays imposante,
jamais un moment d'admiration, jamais une vue soulevant l'enthousiasme,
jamais une sensation forte, vibrante qui reste dans la mémoire comme un
point lumineux. Toujours une monotonie exaspérante, toujours une même
plaine basse, à moitié submergée. La Sibérie ne laisse aucun souvenir,
rien qu'une impression d'ennui. Sur ce point tous les voyageurs sont
d'accord. «Si vous n'êtes animé par un enthousiasme scientifique, n'y
allez pas», s'écrient en terminant leurs relations deux auteurs, l'un
simple touriste, l'autre savant distingué.

La nuit venue, l'obscurité est profonde, le temps absolument bouché,
comme disent les marins. Le jour, la facilité avec laquelle les Ostiaks
reconnaissent la route au milieu de ce dédale de canaux et d'îles m'est
toujours un sujet d'étonnement. Pour se guider sans boussole à travers
ces terres basses, ces gens doivent posséder la plus merveilleuse
mémoire des localités. Ce soir, la vue dépasse à peine un rayon de
quelques mètres, et pourtant jamais notre barreur ne fait fausse route.
Le bonhomme trouve son chemin sans y voir.

Par un temps pareil, qu'il semble bon et agréable le cabanon de la
_lodka_! Notre habitation mesure 2 mètres de long et 1m,10 de haut.
Mais là nous sommes à l'abri, et, éclairé par deux bougies enfoncées
dans des bouteilles, notre chenil prend un aspect chaud et gai. Tout à
coup, dans le grand silence de la nuit, les rameurs roulent une plainte
rythmée; puis soudain éclate un hurlement furieux, un beuglement de
fauves comme un formidable cri de guerre. En même temps, des branches
battent la muraille de la cabine. Sommes-nous échoués? Mais non, nous
avançons toujours. Et un second cri part plus terrible encore que le
premier. Du coup, Boyanus ouvre la porte de la cabine. Qu'y a-t-il?
Oh rien. Tout le monde rit aux éclats. Le courant est rapide, et pour
se donner du courage et aussi pour s'amuser, les rameurs poussent ces
hurlements! Point de plaisir sans bruit. Toute la nuit notre sommeil
est ponctué de ces rugissements de bêtes.

Le mauvais temps est heureusement de courte durée; le lendemain, le
soleil luit gai et brillant, emplissant l'air d'une douce tiédeur. Ce
sont les derniers sourires de l'été.

Toute la journée du 26, continuation de la navigation au milieu des
_protoks_. Dans la soirée nous atteignons le grand Obi. A lui seul il
forme un fleuve magnifique, large de 2 kilomètres. Après un voyage
de deux jours à travers une uniforme forêt inondée, voici enfin un
paysage nouveau. Au bout de la nappe d'eau, derrière un premier plan
de marécages boisés, blanchit sur la rive droite une haute terrasse
couronnée de forêts. Taillée à pic, elle se dresse en une falaise de
sable et d'argile à une quarantaine de mètres au-dessus de l'eau.
Dans cette platitude, pareil monticule fait l'effet d'une haute cime,
et telle est l'impression générale, que les Russes donnent à cette
terrasse le nom de montagne (_gora_). Gravissez cet escarpement de
sable: au sommet vous trouvez une immense plaine s'étendant sur des
centaines de kilomètres. Cette plaine est le niveau normal du pays, le
fleuve un large fossé creusé dans l'épaisseur du sol, et la _gora_, le
talus de ce fossé. L'escarpement est produit par l'érosion constante
que le fleuve fait subir à la berge. D'après les observations du
célèbre naturaliste russe de Baer, les cours d'eau de notre hémisphère
coulant dans le sens du méridien entament leur rive orientale et
alluvionnent leur rive occidentale par l'effet de la rotation
terrestre. «Une molécule d'eau qui se dirige du sud au nord, écrit
M. de Lapparent qui d'ailleurs ne paraît guère accepter la théorie
de Baer, rencontre, dans sa descente, des régions où la vitesse de
rotation est de moins en moins prononcée; elle doit donc conserver
un excès de vitesse dans le sens où s'accomplit le mouvement diurne de
la terre, c'est-à-dire de l'ouest à l'est, et ce serait cet excès qui
entraînerait de préférence la dégradation des berges orientales.»

[Illustration: Terrasse sablonneuse de la rive droite de l'Obi.]

Ainsi se produit un lent déplacement vers l'est des fleuves sibériens
coulant du sud au nord. Venant sans cesse frapper la rive droite,
les eaux entament d'une manière continue cette berge, en même temps
qu'elles abandonnent le bord opposé. La grande masse de l'Obi coule
ainsi directement à la base de la haute terrasse, tandis qu'à gauche
la berge se trouve partout précédée d'une large zone de terres basses,
produit de l'alluvionnement. Le déplacement de l'Obi vers l'est est un
fait reconnu par les indigènes, comme le prouve le nom de Vieil-Obi
(_Staraïa Obi_) qu'ils donnent concurremment avec celui de Petit-Obi au
bras gauche du fleuve. Cette branche est en effet la plus anciennement
creusée et à une époque antérieure a servi de lit au Grand-Obi.

La berge droite du fleuve, constituée par des terrains détritiques
quaternaires comme toute la Sibérie septentrionale, est très facilement
entamable. Nulle part affleure une assise rocheuse. Partout, de bas en
haut, la _gora_ présente des couches de sable, de graviers et d'argile
empâtant des blocs de pierres[177]. Sur un terrain d'une aussi faible
consistance, l'érosion se produit naturellement avec des proportions
grandioses, et détermine d'énormes éboulements. Poliakov évalue à 256
000 mètres cubes le volume d'une chute de falaise survenue sur la rive
droite de l'Irtich. A 5 verstes au nord de Malo-Atlim, lors de notre
passage, la berge portait les traces d'une rupture fraîche dont la
masse avait dû être considérable.

[Footnote 177: Les assises ne sont pas partout horizontales. En
plusieurs localités, j'ai observé un pendage des couches et des
stratifications entre-croisées.]

Outre le courant du fleuve, les eaux pluviales, les glaces et le vent
contribuent à la dégradation de la falaise. Le ruissellement des eaux
pluviales détermine la formation de profonds ravins. Sur ce terrain
il produit les mêmes effets dévastateurs que les torrents sauvages
dans les Alpes. Au moment de la débâcle, poussés violemment par les
pressions, des blocs battent la terrasse sablonneuse, l'attaquent à
coups de bélier, l'ébranlent; la terre se trouve ainsi préparée à
céder à l'action du courant, lorsqu'elle ne s'éboule pas déjà sous le
choc de ces assauts. L'été, l'air est un agent d'érosion non moins
actif que l'eau. Si ses effets se manifestent dans des proportions
moins grandioses, ils n'en sont pas moins continus. En passant sur ces
falaises, le moindre vent enlève d'énormes quantités de particules
sablonneuses. Par une forte brise un pulvérin s'élève de la _gora_,
et remplit le ciel d'une fumée de poussière. A Samarovo, pendant
une tempête, nous respirâmes du sable. Par les fentes des fenêtres
pénétraient des particules terreuses, et dans l'intérieur des maisons
tous les objets étaient couverts d'une couche arénacée. C'était une
réduction du simoun.

Sous les actions réunies de ces différentes érosions la dégradation
des falaises des fleuves sibériens est très rapide. Depuis la
période historique, qui commence pour la Sibérie au XVIe siècle, le
déplacement des fleuves vers l'est est parfaitement reconnaissable.
Ainsi, à Démiansk, village russe en amont de Samarovo, l'emplacement de
la première église, situé, lors de la construction, sur la rive droite
de l'Irtich, se trouve actuellement sur la rive gauche, et à la place
où fut élevée la seconde, coule maintenant le fleuve. Certaines années,
dans cette localité, la rive droite est rongée sur une largeur de 40
mètres[178].

[Footnote 178: Sommier, _loc. cit._]

Ces diverses érosions jettent dans l'Obi une quantité énorme de
particules arénacées. Pour le thé nous employions l'eau du fleuve,
et chaque fois le fond de nos tasses était rempli d'une couche de
sédiments. La présence de ces sables en suspension donne au fleuve
une couleur jaune très accentuée. Une partie de ces sables sert à
constituer les terres basses comprises entre le Grand et le Petit-Obi.
La formation de ces dépôts est singulièrement facilitée par les
saulaies dont les îles sont couvertes. Au moment de l'inondation, ces
taillis seuls émergent et permettent par suite la fixation rapide des
sédiments.

Le long de la rive droite, à la base de la falaise, on observe une
ligne de blocs que les éboulements ont dégagés des couches arénacées.
La formation de cette murette est due à l'action des glaces au moment
de la débâcle. Sur les bords de tous les cours d'eau et de tous les
lacs de Laponie existent de semblables alignements constitués dans
les mêmes conditions. Lorsque la carapace cristalline se rompt au
printemps, sous la poussée des glaces venant d'amont les glaçons
empiètent sur la rive, repoussent les pierres disséminées et les
accumulent en murettes.

Une autre conséquence de la dégradation de la berge, et celle-là
très importante, est la chute dans le fleuve de masses considérables
d'arbres. Les glissements de la falaise entraînent dans l'Obi des pans
de forêts que les eaux emportent jusqu'à l'océan Glacial et que les
courants marins dispersent ensuite sur les terres polaires sous forme
de bois flotté. Cette destruction des forêts par les fleuves est un
des phénomènes les plus actifs de la zone boréale russe. Nous l'avons
observé sur tous les nombreux cours d'eau parcourus pendant cette
exploration, mais sur aucun il ne se produit avec une amplitude plus
grande que sur l'Obi. Je ne crois pas donner un chiffre exagéré en
évaluant en moyenne le volume des débris ligneux épars sur la berge
droite à un mètre cube par 10 mètres courants de rive. La distance
de Bériosov à Samarovo est de 546 kilomètres. Par suite, le cube des
bois jonchant la rive droite sur cette distance sera de 534 063 mètres
cubes, et ce chiffre est un minimum. Toutes les îles sont parsemées de
bois flotté; il n'est pas un point des rives où l'on n'en trouve.

D'autre part, le Iénisséi, la Léna et toutes les autres rivières de
Sibérie apportent dans l'océan Glacial un volume de bois non moins
considérable. Jugez, par suite, de l'énorme masse de bois flotté
fournie par les fleuves sibériens. Une fois en mer, les troncs sont
poussés vers l'est par un courant côtier le long du littoral nord
de l'Asie. Arrivés dans les parages de la Terre de Wrangel, ces
bois sont ensuite chassés par un autre courant vers le nord-ouest,
c'est-à-dire en sens inverse de la direction qu'ils ont suivie
jusque-là. L'existence de ce courant a été révélée par la dérive de la
_Jeannette_. Pendant deux ans le bâtiment, retenu prisonnier dans une
banquise, fut entraîné au nord des îles de la Nouvelle-Sibérie par un
mouvement des eaux constant analogue à celui qui porta le _Tegetthoff_
vers la Terre François-Joseph. Au delà des îles de la Nouvelle-Sibérie
la marche de ce courant a été mise en lumière par un curieux cas de
flottage. En 1881, la _Jeannette_ se perdit à soixante milles au nord
de l'archipel de la Nouvelle-Sibérie. Quel ne fut pas l'étonnement deux
ans et demi plus tard, lorsque des épaves authentiques de ce bâtiment
furent retrouvées sur un glaçon à l'extrémité sud-ouest du Grönland. Le
bloc avait été apporté là par le grand courant polaire qui, après avoir
longé la côte orientale du Grönland et doublé le cap Farvel, vient se
perdre dans le détroit de Davis. Depuis longtemps ce courant avait été
constaté, mais son origine était toujours demeuré inconnue. Le flottage
des épaves de la _Jeannette_ permet d'établir son trajet en quelque
sorte expérimentalement. Complétée par les renseignements que l'on
possédait déjà sur le mouvement des eaux autour de la Nouvelle-Zemble
et du Spitzberg, cette découverte révélait le point de départ du
courant polaire grönlandais. Sans aucun doute il est la continuation du
courant des îles de la Nouvelle-Sibérie. Au delà de cet archipel les
eaux poursuivent leur marche vers le nord-ouest, passent au nord de la
Terre François-Joseph et du Spitzberg, dans le voisinage du pôle, puis
redescendent vers le sud le long de la côte est du Grönland[179]. Les
bois flottés suivent cet itinéraire. Par des dérivations du courant
une partie est poussée vers le Spitzberg et la Terre François-Joseph;
la plus grande partie arrive au Grönland où elle échoue; le restant,
chassé au sud du cap Farvel par les vents est ensuite entraîné par le
Gulf-Stream de nouveau vers le Spitzberg et la Nouvelle-Zemble. Les
troncs échoués sur les côtes du Grönland sont soigneusement recueillis
par les indigènes pour la fabrication de leurs armes et de leurs
embarcations. Ce sont les seuls bois qu'ils puissent se procurer. Ainsi
finalement les produits des forêts de Sibérie servent à l'industrie des
Eskimos.

[Footnote 179: C'est sur l'existence de ce courant que compte M. Nansen
pour atteindre le Pôle. Le célèbre voyageur norvégien a, comme on sait,
quitté l'Europe, il y a quelques mois, en route pour les îles de la
Nouvelle-Sibérie. De là il pense gagner le Pôle, poussé par le courant.]

Nous voici maintenant sur le Grand Obi. Représentez-vous une large
plaine d'eau bordée à l'est par une muraille verte égratignée de larges
taches jaunes. De distance en distance, de profonds ravins déchirent la
_gora_ comme des entailles au couteau, et par toutes ces coupures la
forêt descend pareille à une inondation verte au-dessus de l'inondation
bleue des eaux. Poussée par six vigoureux rameurs, la _lodka_ avance
rapidement sous la pâleur jaunâtre du couchant. Dans le grand calme
enveloppant du soir, une sensation d'infini vous pénètre. Vers l'ouest,
à perte de vue, les terres confondues avec les eaux deviennent une
immensité océanique. A l'horizon apparaît simplement une petite raie
verte toute basse. On a une illusion de mer.

Désormais nous suivrons la rive droite du fleuve. De ce côté notre
première étape est le village de Tcherkali (_siélo_), où un artiste
indigène nous donne un concert. Les Ostiaks de l'Obi ont imaginé une
harpe à neuf cordes métalliques dont la forme rappelle grossièrement
celle d'un oiseau. La caisse résonnante forme le corps, la hampe le
cou, et le sommet figure la tête. D'où le nom de _liebed_ (cygne) donné
par les Russes à cet instrument. La harpe de David devait être aussi
primitive. A la tête de l'instrument pendent de petites guenilles,
cadeaux des danseuses à l'artiste; le nombre de ces morceaux de drap
permet de juger à l'avance la virtuosité du harpiste. Aux premiers
accords tous les indigènes se rassemblent autour de notre canot, leur
figure s'illumine, pour quelques minutes ils semblent oublier leur
pénible existence. L'air est triste, poignant; dans le calme du soir il
monte comme une plainte de ces pauvres gens dont la vie est faite tout
entière de souffrances et de privations.

Le lendemain, à travers la grisaille de l'horizon pluvieux perce un
campanile blanc, puis le classique toit vert des églises grecques et un
bloc de cassines sales. Nous arrivons au village russe de Kondinsk, la
localité la plus importante entre Bériosov et Samarovo. Il est situé
sur la rive montagneuse, et pour en permettre l'ascension un escalier
en bois a dû être construit. Le village doit toute son importance à
un monastère fondé dans un but de prosélytisme parmi les indigènes.
Quelques jeunes Ostiaks et Samoyèdes y sont élevés par les moines;
arrivés à l'âge d'homme, les néophytes sont renvoyés parmi leurs
congénères avec mission d'y répandre les lumières de la religion et de
la civilisation. L'institution, m'a-t-on assuré, n'a pas donné de très
bons résultats.

Les Russes de Kondinsk tirent leurs principales ressources de la pêche.
Pour l'exercice de cette industrie, ils emploient les mêmes engins que
les Ostiaks. Comme eux, ils montent des pirogues qu'ils manient avec
une adresse extraordinaire, et, comme eux, emploient de petits filets
tendus sur un bâton et maintenus perpendiculairement dans l'eau par
un poids en pierres. Ce peson est le seul objet en pierre que nous
ayons observé en Sibérie. Au contact des Russes, les survivances
préhistoriques disparaissent rapidement. A mesure que nous avançons
vers le sud, à part le type ethnique, les différences s'effacent entre
les Slaves et les Ostiaks. Le lendemain, à Malo-Atlim, nous voyons les
dernières _tchioumes_, et désormais tous nos rameurs sont vêtus de
défroques russes.

[Illustration: Poids de filet en pierre (d'après une photographie
exécutée sur l'original et communiquée par la _Revue Encyclopédique_).]

Nous continuons à suivre la rive droite. Toujours la même impression.
Par endroits l'immensité océanique des _protoks_ donne l'illusion de la
mer. A perte de vue ce sont de grandes trouées d'eau scintillante de
lumière avec une mince raie verte à l'horizon.

Dans l'après-midi, en arrivant à une station, un aigle se lève des
oseraies et va se percher tout près sur le toit d'une _iourte_
ruinée. Vite la carabine, des cartouches, et j'avance lentement en me
défilant soigneusement. Me voici à bonne portée, je lâche mon coup
de fusil, l'oiseau tombe et en même temps toute la bande des Ostiaks
arrive sur moi menaçante et hurlante: je venais d'abattre un aigle
apprivoisé, tout comme Tartarin avait tué un lion mendiant. Le premier
moment d'émoi passé, les cris s'apaisent de suite à la promesse d'un
dédommagement pécuniaire. N'ayant pas encore appris l'art de rançonner
les voyageurs, les Ostiaks se montrèrent plus accommodants que les
Arabes de Daudet. Pour deux roubles cinquante kopeks, le propriétaire
de l'oiseau se déclara très satisfait. Dès lors, le bonhomme s'attache
à nos pas, il tourne autour de nous en marmottant d'un air souriant;
enfin, s'enhardissant, il nous propose de tirer un second aigle non
moins apprivoisé, moyennant finances bien entendu. Sans attendre notre
réponse il part à la recherche de son volatile et bientôt l'apporte
par les pattes, ni plus ni moins qu'un vulgaire dindon. Boyanus se
laisse tenter par les qualités de l'oiseau et nous l'embarquons dans la
_lodka_ de Reif.

_29 août._--Dans la matinée nous traversons le grand Obi pour
suivre la rive gauche. A sept heures, nous arrivons à la station de
Kéoutchinskaya.

A la station suivante, à Vorono, tous les hommes sont partis à la
pêche, ils reviendront très tard, et pour ne pas nous faire attendre,
leurs femmes les remplacent. Plusieurs emmènent leurs nourrissons; pas
gênants, les marmots: on les fourre sous les bancs dans les boîtes en
écorce qui leur servent de berceaux. Quand leurs cris deviennent trop
gênants, la mère prend une bouteille pleine de lait de vache, s'en
emplit la bouche, puis insuffle le liquide à son enfant.

L'étape est heureusement courte, 15 verstes, puis voici les _iourtes_
de Soukoroukova, la dernière station ostiake.

Avec regrets nous nous séparons de ces pauvres gens. Après un mois
passé au milieu d'eux, vivant presque de leur vie, nous nous sommes
pris à les aimer. Leur douceur, leur honnêteté, leur bonne volonté
attachent, et toujours nous garderons au cœur une sympathie profonde
pour ces humbles, pour ces malheureux qui se débattent étouffés par
la civilisation. A Soukoroukova ils sont tombés au dernier degré de
la pauvreté. Tous sont vêtus de haillons sordides et leurs misérables
cassines s'affaissent avec un air de mort.

A deux kilomètres de la station, en rangeant une saulaie inondée, l'œil
vigilant de Popov découvre un magnifique aigle immobile, perché dans
le taillis. Celui-là n'est point apprivoisé, mais pour ne pas prendre
son vol à notre passage, très certainement il doit souffrir d'une
indigestion. A vingt mètres je lui envoie une balle. L'oiseau tombe
percé de part en part. Telle est la ténacité de la vie chez l'aigle
que, lorsque nous voulons le ramasser, il se débat vigoureusement et,
renversé sur le dos, se défend du bec et des serres. Pour le tuer, un
homme doit lui appuyer pendant dix minutes le talon de la botte sur
l'épine dorsale. Une magnifique pièce cet aigle; son envergure mesure 2
m. 20.

Deux heures de navigation et nous arrivons au village de Soukoroukova,
situé en plein marais. Je ne sais s'il a été fondé par l'administration
ou par de simples particuliers. Mais que cet établissement émane de
l'initiative officielle ou particulière, en tout cas l'emplacement a
été singulièrement choisi. Bâti au milieu de l'archipel, sur une langue
de terre basse, le village est chaque année complètement inondé par la
crue du printemps. Les rues sont transformées en canaux, et pendant
plusieurs semaines Soukoroukova devient une petite Venise boréale.
Cette année les eaux n'ont baissé qu'à la fin de juillet; aujourd'hui
encore les rues sont à moitié remplies par de larges mares, et la rive
à laquelle nous accostons est une fondrière. Sur cette bourbe le
débarquement serait impossible sans l'aide des habitants. Dès qu'ils
aperçoivent notre _lodka_, les naturels accourent avec des planches
et en quelques minutes installent un débarcadère. Le caractère russe
a un fond de bonté et d'obligeance véritablement touchant. L'immense
majorité de ces paysans sont de bons et braves gens.

A une journée radieuse succède une nuit superbe, chaude et lumineuse.
Pas un nuage, pas un souffle de vent, nous glissons sans bruit sur un
étroit canal au milieu de la forêt silencieuse. A travers le feuillage,
la lumière blanche de la pleine lune ruisselle; des morceaux de rives
prennent l'aspect de taches de neige, et la nappe d'eau s'émaille de
plaques d'argent changeantes. Et partout un silence de choses mortes
donnant la sensation du désert. Telles ces belles nuits d'amoureux
chantées par les poètes. Pour rendre l'impression plus poignante, les
rameurs entament un chœur russe si plein d'une douce mélancolie que
les larmes nous montent aux yeux. Des heures et des heures on reste
sur le toit de l'embarcation, enveloppé par la poésie profonde de
la nature, bercé par cette musique pénétrante. Et quand se fait le
jour pâle de l'aurore, de tous ces bois mouillés sortent des buées
floconneuses, légères, transparentes. Au milieu de ces fumées blanches,
des pans de forêt paraissent puis disparaissent avec des brusqueries
de lanterne magique; la nature entière prend un aspect de rêve, de
vague, d'inexistant. Puis soudain le soleil se montre lentement, bien
lentement, avec des alternatives de lumière et d'obscurité; les vapeurs
tourbillonnent, s'envolent comme aspirées, et la vision prend fin.

Nous déjeunons sur une île. Partout de grosses souches apportées par
l'inondation et que la crue prochaine remportera. La forêt a ici
un aspect plus méridional; peu ou point de conifères, les arbres à
feuilles caduques dominent; sous la tiède chaleur du soleil on a
l'impression du Midi. Derniers sourires de la nature sibérienne avant
le long engourdissement de l'hiver. En dépit des apparences, les
premiers froids sont proches et déjà les oiseaux émigrent. Tous les
jours nous observons de nombreux passages d'oies en route vers le sud.

Dans l'après-midi, au bout d'une longue plaine herbeuse, apparaît
le village de Troïtskoïé, signalé de loin par la tache blanche de
son église: un horizon de prairies basses découpées de canaux, des
troupeaux de vaches et de chevaux paissant tranquillement; un aspect de
plantureuse Hollande.

Entre tous les Russes de Sibérie que nous avons vus, les habitants
de Troïtskoïé se distinguent par leur énergie et leur fierté avec un
air d'indépendance qui ne déplaît point. Dispersés sur d'immenses
territoires, les indigènes sentent ici moins la main de l'autorité que
dans la Russie d'Europe, et ne pouvant guère compter sur l'intervention
de l'État, ils ont pris l'habitude d'une plus grande initiative. Ces
gens-là réunissent toutes les qualités du colon.

Au delà de Troïtskoïé, très loin dans l'horizon bleui par la buée
d'eau, une longue strate blanchâtre indique la terrasse de la rive
droite. La plaine d'eau et de terres noyées s'élargit vers l'est. Nous
voici en vue du confluent de l'Obi et de l'Irtich, presque au terme
de notre voyage. Une dernière fois, à Bielagora, nous changeons les
rameurs et en route pour Samarovo. Le vent souffle grand frais, et
immédiatement la voile est hissée. Sous la poussée de la brise, la
_lodka_ avance rapidement; au petit jour, Samarovo est en vue. De la
rive gauche de l'Obi les _protoks_ nous ont conduit dans l'Irtich. Non
moins grandiose que l'Obi est l'Irtich. L'affluent est aussi large que
le fleuve lui-même; à perte de vue c'est une plaine d'eau et de marais.
On dirait deux bras de mer marchant l'un vers l'autre pour unir leur
immensité.

A cinq heures et demie du matin, nous accostons au _pristane_[180]
de Samarovo. Moment de satisfaction indicible, notre exploration
est terminée et bien terminée. En voyage, après la joie du départ,
la plus grande est celle du retour. On revoit alors en rêve toutes
les péripéties de l'expédition; les incidents ennuyeux, les tracas
s'oublient, et il ne reste plus dans la mémoire que le souvenir
des grands spectacles de la nature, de cette vie solitaire pleine
d'émotions fortes et d'impressions violentes. L'imagination pare tout
de ses vives couleurs, et à la pensée des contrées parcourues l'esprit
est traversé d'un rayonnement. Dans la tristesse de l'existence, les
souvenirs des voyages sont la joie des mauvais jours. Ils rappellent
les temps heureux où la vie était faite d'insouciance, dans le
bien-être qu'éprouvent tous les gens forts au milieu des déserts de la
nature.

[Footnote 180: Port.]




CHAPITRE XV

LA GRANDE ROUTE DE SIBÉRIE

 Samarovo.--L'Irtich.--Tobolsk.--En _tarentass_.--Le chemin de fer
 Transouralien. A travers la Russie.


Quel jour passera un vapeur à destination de Tobolsk? Telle est notre
première question en débarquant. Peut-être aujourd'hui, peut-être
demain, peut-être dans cinq jours. En tout cas, nous devons nous armer
de patience, d'autant que la localité est absolument dépourvue de
charme. Pour abri nous avons une baraque dont le seul défaut est le
manque absolu de fenêtres. A cela près on y est à couvert; de plus
mauvais gîtes ne sont pas rares. Une seule chose, et d'importance,
nous inquiète: nos provisions sont épuisées, le cabaretier établi
au _pristane_ ne vend que de l'eau-de-vie; d'autre part, le village
de Samarovo est éloigné de plus de 2 kilomètres. Aux portes de la
civilisation nous risquons de mourir de faim.

Les bagages débarqués, nous nous acheminons prestement vers Samarovo
pour aller demander un peu de nourriture à Semtzov. Semtzov, qui est
un simple paysan enrichi, est la providence des voyageurs dans ces
parages. A tous, à Poliakov comme à Finsch, à Ahlqvist comme à Sommier,
il a libéralement prêté les embarcations nécessaires pour le voyage de
l'Obi. Il suffit d'expliquer à ce brave homme notre embarras, et de
suite il nous offre de prendre tous nos repas chez lui. Cette cordiale
et franche hospitalité est un des traits du caractère russe, et chez
ces simples paysans elle vaut d'autant plus par la sûreté des relations.

Enfin, après trois longues journées d'attente, le vapeur arrive,
mais au moment de la délivrance la maladresse du capitaine nous fait
craindre une nouvelle détention. La brise souffle en bourrasques du
nord; incapable de manœuvrer dans de pareilles conditions, le capitaine
approche simplement de la rive et détache un canot à terre. Boyanus
saute aussitôt à bord pendant que je fais embarquer nos nombreux colis
dans une _lodka_. Mais dès que l'embarcation a rallié, le paquebot se
remet en marche, me laissant sur la rive avec les bagages et avec les
deux _ouriadniks_.

Me voilà condamné à attendre je ne sais combien de temps le passage
d'un nouveau steamer dans cette bourgade sans intérêt. Le vapeur file
toujours, il va disparaître lorsque soudain il s'arrête, vire de bord
et se dirige de nouveau vers le _pristane_, où il accoste bientôt sans
la moindre difficulté. Je suis sauvé grâce à l'énergie de Boyanus. Cet
excellent ami a tenu rigoureusement tête au capitaine et l'a obligé
à revenir en arrière. Ce moment d'émoi passé, nous pouvons goûter en
toute quiétude les avantages de la civilisation. Après deux mois passés
dans la cahute d'une _lodka_, on éprouve une agréable sensation à se
trouver dans un salon confortable, bien éclairé, et après deux mois
d'un régime de tapioca, de poisson et de conserves une table passable
semble un luxe oriental. Et pourtant nous regrettons notre vie sauvage.

Sur les bords de l'Irtich le paysage est aussi ennuyeux que sur l'Obi.
A droite une haute plaine sablonneuse, et partout la forêt. A partir
de Démiansk l'aspect de la vallée devient moins sévère. Nous entrons
dans la région des céréales; autour des villages s'étendent des champs
cultivés, mais les villages sont rares et, partant, les cultures peu
étendues.

Après trois jours de navigation voici enfin Tobolsk. A ce nom sonore
plein de souvenirs historiques vous vous représentez une grande et
belle ville, quelque chose comme une merveilleuse cité asiatique des
contes des _Mille et une Nuits_. Et de fait Tobolsk a fort bon air.
Sur une hauteur, un fouillis de remparts et d'églises s'élève en
masse architecturale et pittoresque dominant une plaine de baraques.
Nous débarquons et ici, comme à Vologda, comme à Iaroslav, comme dans
toutes les villes russes, ce bel aspect masque un grand village. Dans
le chef-lieu de la Sibérie occidentale les voyageurs ne trouvent pas
même une auberge, rien que des bouges infects aussi repoussants que les
_iourtes_ ostiakes! Un hôtel, à qui servirait-il? nous répond-on. Seuls
s'arrêtent à Tobolsk les voyageurs qui ont des parents et des amis dans
la ville, et ils logent chez ces parents et ces amis. Pendant notre
séjour, l'aimable gouverneur, le général Troïnitsky, nous installa dans
l'appartement d'un de ses amis absent pour le moment et nous offrit
l'hospitalité de sa table. Sans cela nous aurions été forcés de dresser
notre tente dans quelque coin de prairie et de faire la popote en plein
vent comme des Bohémiens.

En toutes occasions, le général Troïnitsky s'efforçait d'aplanir toutes
les difficultés devant nous, et son accueil chaud et cordial restera un
de nos meilleurs souvenirs de Sibérie.

Comme presque toutes les cités bâties sur le bord d'un fleuve,
Tobolsk est divisée en haute et basse ville. En haut est le Kremlin,
gardant dans son enceinte de remparts la cathédrale et les bâtisses
administratives. A ce quartier perché sur la falaise élevée de l'Irtich
conduit une large avenue planchéiée, ouvrage des prisonniers suédois
du temps des guerres de Charles XII. Elle conduit à un petit square
orné d'une statue de Iermak. Le morceau est plus que médiocre, mais la
pensée qui a présidé à son érection n'est pas banale. Le conquérant
de la Sibérie est placé en face de l'immense plaine de l'Irtich, et
le paysage grandiose donne la vie à ce bronze sans expression. Cette
terre infinie, dont l'extrémité se perd dans la brume de l'horizon,
ce continent illimité, voilà son apport à la patrie, à lui ce brigand
qui, s'il n'avait assuré un empire à son tsar, aurait été pendu haut et
court. Combien elle est suggestive l'histoire du conquérant sibérien!
Ici, comme en Australie, une bande d'écumeurs et de détrousseurs de
grands chemins a agrandi leur patrie d'un des plus vastes empires
du monde. Examinez, du reste, toutes les importantes entreprises
coloniales: presque toutes n'ont-elles pas été conduites par des gens
qui aujourd'hui n'auraient pu être candidats au prix Montyon? Pour
de pareilles expéditions il faut le goût des aventures et l'esprit
d'initiative. Les vagabonds ne sont-ils pas des gens qui ont ces
qualités à un degré incompatible avec les lois de la société?

A Tobolsk nous apprenons une nouvelle désagréable: par suite de la
baisse des eaux la navigation est interrompue sur la haute Tobol,
affluent de l'Irtich, conduisant à Tioumen, tête de ligne du chemin de
fer transouralien.

Pour gagner cette ville nous devrons faire le trajet en _tarentass_.
Ce sera pour nous l'occasion d'expérimenter ce mode de locomotion. Le
_tarentass_ et la Russie! l'un évoque l'autre, et notre voyage serait
incomplet sans une excursion dans cette fameuse voiture. Avec son
obligeance habituelle, le général Troïnitsky organise notre course,
et, pour nous épargner l'ennui d'un changement de véhicule à chaque
station, nous prête aimablement le sien. Représentez-vous une sorte de
barque solidement fixée à un chariot non moins solide monté sur quatre
roues. En avant, un siège pour deux personnes; dans la barque, point de
banquettes, simplement, comme dans la _plétionka_, une épaisse couche
de foin pour remplacer les ressorts et sur laquelle s'allongent les
voyageurs. Le véhicule n'est pas précisément léger; pour le traîner à
une allure rapide, quatre chevaux sont nécessaires.

Le 8 septembre, à dix heures trente du matin, nous quittons Tobolsk;
les dernières maisons de la ville dépassées, les chevaux partent à fond
de train. Sur la route excellente et absolument plate, le _tarentass_
vole pour ainsi dire. En une heure trois quarts nous parcourons 27
kilomètres et demi, encore avons-nous perdu pour le moins dix bonnes
minutes à la traversée de l'Irtich en bac. A midi quinze, nous arrivons
à la station de Karatchine; en vingt minutes les chevaux sont changés,
et maintenant au triple galop. En une heure quarante-cinq nous
franchissons une distance de 31 kilomètres, soit près de 18 kilomètres
à l'heure: c'est le record de vitesse dans notre course de Tobolsk à
Tioumen.

Partout le pays est constitué de terres noires très fertiles. Seulement
autour des villages, le sol est cultivé pour la consommation locale. Le
manque de débouchés rend inutile de plus abondantes récoltes.

Toute la journée et toute la nuit nous galopons ainsi, mais, à mesure
que nous avançons, les voyageurs deviennent plus nombreux et, partant,
les haltes plus longues. A une station nous attendons les chevaux
pendant deux heures. Enfin, à trois heures de l'après-midi, nous
faisons notre entrée à Tioumen, ayant ainsi parcouru 277 kilomètres en
vingt-neuf heures.

Tioumen est une gentille petite ville de 15 000 habitants environ,
très importante au point de vue commercial. C'est le lieu de transit
entre l'Europe et la Sibérie. Située sur la Toura, à l'extrémité
ouest du réseau des voies fluviales de la Sibérie occidentale, elle
est en même temps en communications faciles avec le bassin du Volga
et de la Kama par le chemin de fer transouralien. Malheureusement,
souvent en automne, comme cette année, la baisse des eaux interrompt
la navigation sur la Tobol et oblige le commerce à de coûteux
transbordements et transports par terre. D'autre part, le chemin de
fer Ouralien débouchant dans la vallée de la Kama qui est sans voie
ferrée, cette route n'est pratique qu'en été. Lorsque le Transsibérien
sera construit, il est donc probable, pour ces raisons, que le chemin
de Tobolsk à Perm par Tioumen sera abandonné pour un autre plus
avantageux, déjà en partie existant. A travers l'Oural méridional vient
d'être construite une ligne débouchant en Sibérie à Slata-Oust. Cette
voie est reliée par Samara et le pont de Sizerane au restant du réseau
russe. Lorsqu'elle aura été poussée d'autre part jusqu'à l'Irtich,
en toutes saisons, la Sibérie se trouvera en relations constantes et
rapides avec la Russie d'Europe. Ce sera l'embranchement européen du
Transasiatique. A Tioumen existe un petit musée très intéressant par sa
collection d'objets chinois et hindous découverts dans l'Oural.

Le soir même, nous prenons le chemin de fer, et le lendemain à midi
nous arrivons à Iékaterinebourg. Cette ville est le chef-lieu d'un
important district minier. Dans un rayon de trente ou quarante lieues
à la ronde, c'est-à-dire aux environs, comme disent les Sibériens,
se trouvent de très riches gisements de minerais et de minéraux
précieux. A Iékaterinebourg sont installés une fonderie d'or et un
atelier de polissage des marbres appartenant à la couronne. A notre
point de vue, beaucoup plus intéressant est le musée très riche en
objets préhistoriques provenant de _tumuli_ attribués aux Tchoudes
énigmatiques. Dans cette belle collection je remarque une pierre
enveloppée d'écorce de bouleau identique à celles que les Ostiaks
emploient encore aujourd'hui comme pesons pour leurs filets. Elle a été
trouvée à une profondeur de 7 à 10 mètres dans les sables aurifères
recouverts d'une couche de tourbe épaisse d'une dizaine de mètres.
C'est généralement entre ces deux formations que se rencontrent les
objets préhistoriques. Tous ces matériaux ont été réunis par les
soins de la _Société ouralienne d'amateurs des sciences naturelles._
Cette société locale rend de grands services à la science, et son
bulletin contient une foule de documents intéressants sur cette région
ouralienne. Le succès de cette publication appartient en grande partie
au zèle de son secrétaire, M. Clerc. Le nom de ce modeste savant est
très connu des voyageurs sibériens; tous ont pu apprécier la cordialité
de son hospitalité et l'étendue de son savoir.

Nous aurions bien voulu accepter l'aimable offre de M. Clerc de faire
en sa compagnie une excursion archéologique aux environs, mais le temps
presse, et le lendemain nous reprenons le chemin de fer. La voie ferrée
suit la base de l'Oural. Rien dans le paysage n'indique le voisinage
d'une chaîne de montagnes; le terrain est doucement mamelonné avec de
belles forêts et de frais vallons; cela me rappelle la Suède centrale.
Voici Nijni-Tagilsk, les fameux établissements métallurgiques et
miniers du prince Demidov, puis la station Asiatskaya, suivie de celle
d'Ouralskaya, située au point culminant du seuil: 600 mètres seulement.
Le train descend ensuite à Européiskaya. La chaîne est traversée
sans que, pour ainsi dire, nous nous en soyons aperçus. L'Oural est
simplement ici un large renflement entre l'Europe et l'Asie.

Le 12 au matin, nous arrivons à Perm, et aussitôt nous poursuivons
notre route vers Pétersbourg.

Le 27 septembre, enfin, nous arrivons à Abo, à l'extrémité occidentale
de la Finlande, pour nous embarquer à destination de Stockholm. En
deux semaines j'ai traversé la Russie dans toute sa largeur, encore la
lenteur de la navigation sur les rivières à moitié asséchées m'a-t-elle
fait perdre pas mal de temps et ai-je dû m'arrêter plusieurs jours à
Kazan et à Pétersbourg pour remercier les autorités russes de leur
constant appui si bienveillant.

Me voici maintenant sur la Baltique. Avec quelle volupté j'aspire
ses effluves salins forts et tonifiants. Après trois mois de vie dans
l'intérieur du continent, j'ai soif de la mer. Là-bas, en Sibérie,
il me semblait respirer un air pourri, vicié par tous les milliers
de poitrines qui l'avaient goûté avant moi. J'étais asphyxié et la
fraîcheur de la brise marine me fait renaître. Dans cet air vivifiant
je repasse tous les incidents du voyage, toutes les impressions fortes
de la vie sauvage, et le souvenir donne à ces réalités d'hier le charme
de la vision. Les voyages ne sont-ils pas des rêves vécus?




APPENDICE

HISTOIRE NATURELLE


ZOOLOGIE

Au cours de ce voyage dans la Russie boréale, comme pendant mes
précédentes explorations dans les régions arctiques, mes recherches ont
eu principalement pour objet la récolte des animaux inférieurs. C'est
ainsi que dans chacune des localités visitées je me suis préoccupé
avant tout d'exécuter des pêches au filet fin dans les nappes d'eau et
de recueillir des arachnides, des coléoptères et des mollusques.


I. PÊCHES AU FILET FIN.

Des pêches ont été exécutées dans trois régions différentes de la
Russie: 1º aux environs de Kazan; 2º dans les bassins supérieurs de
la Kama et de la Petchora et dans la vallée de la Chtchougor; 3º en
Sibérie dans la haute vallée de la Sygva.


_1º Région de Kazan._

J'ai d'abord exploré le Kabane, fausse rivière située au pied de la
haute terrasse de la rive gauche du Volga, à 4 ou 5 kilomètres de ce
fleuve, dans le faubourg tatar de Kazan. Les lacs marécageux, dont
l'ensemble a reçu le nom de Kabane, sont peu profonds.

En visitant les Tchérémisses du district de Tsarévokoktchaïsk, j'ai
exécuté des pêches dans toutes les nappes situées dans les ravins de
la pêche. (Pour la formation et la situation de ces nappes, voir plus
haut, p. 55.) La plus importante est le Tchernoïé-Ozero.


_2º Région de la Kama, de la Petchora et de la Chtchougor._

Pendant mon excursion à travers la vallée de l'Inva, des pêches ont été
exécutées dans de fausses rivières de la région. De même en traversant
le Tchoussovskoïé-Ozero, formé par la Bérésovka. Au point exploré,
ce lac marécageux avait une profondeur de 2 mètres. La Petchora,
comme nous l'avons dit, est bordée de fausses rivières marécageuses
situées de 5 à 12 mètres au-dessus du fleuve et à une distance de
5 à 600 mètres de la berge. J'ai pêché dans ce bassin à Oust-Pojeg
et à Oust-Chtchougor, enfin dans des mares éparses dans la forêt au
confluent de la Chtchougor et de la Volokovka (160 mètres). Enfin,
aux environs de Chékour-Ia-Paoul j'ai exploré également des fausses
rivières.

En résumé, sauf le Tchernoïé-Ozero et le Tchoussovskoïé-Ozero, nulle
part je n'ai rencontré un véritable lac. Presque toutes ces fausses
rivières, bordées de tourbières et de vase, étaient d'accès très
difficile; en approchant de la rive, j'enfonçais parfois jusqu'aux
genoux. D'autre part, le manque d'embarcation sur ces bassins limitait
l'exploration à la région riveraine.

Les produits de mes pêches, comme ceux rapportés de mes précédents
voyages, ont été étudiés par deux savants spécialistes, MM. Jules de
Guerne et Jules Richard, et publiés par eux dans le _Bulletin de la
Société de Zoologie de France_ (t. XVI). A ce travail j'emprunte le
tableau suivant donnant la détermination des espèces recueillies et
leur distribution dans la région visitée.

+----------------------+----------+------------------------------+---------+
|                      |  KAZAN   |          KAMA-               | SIBÉRIE |
|                      |          |          PETCHORA-           |         |
|                      |          |          CHTCHOUGOR          |         |
|                      |----------|------------------------------|---------|
|                      |Ka | Envi |Val | Tchous  | Oust  | Volo  | Chekour |
|                      |ba | rons |lée |  sovs   |-Pojeg,| kovka.| -Ia-    |
|                      |ne |   de |l'  | koïé-O. |etc.   |       |  Paoul. |
|                      |   | Kazan|Inva|         |       |       |         |
+----------------------+---+------+----+---------+-------+-------+---------+
|   Copépodes.         |   |      |    |         |       |       |         |
|                      |   |      |    |         |       |       |         |
|_Cyclops fuscus_      |   |      |    |         |       |       |         |
| Jurine               |   |      |    |         |   +   |       |         |
| -- _tenuicornis_     |   |      |    |         |       |       |         |
|  Claus               |   |      |    |         |   +   |       |         |
|-- _annulicornis_     |   |      |    |         |       |       |         |
|   Sars               | + |      |    |         |       |       |         |
|-- _viridis_ var.     |   |      |    |         |       |       |         |
|   _gigas_ Claus      |   |      |    |         |   +   |   +   |         |
|  -- _Leuckarti_      |   |      |    |         |       |       |         |
|   Sars               | + |      |    |         |   +   |       |    +    |
|-- _oithonoides_      |   |      |    |         |       |       |         |
|     Sars             | + |  +   |    |         |       |       |         |
|--_strenuus_ var.     |   |      |    |         |       |       |         |
| _abyssorum_ Sars     | + |      |    |         |       |       |         |
|  -- _serrulatus_     |   |      |    |         |       |       |         |
|     Koch             | + |      |    |         |   +   |       |    +    |
|  -- _macrurus_       |   |      |    |         |       |       |         |
|     Sars             |   |  +   |    |         |   +   |       |         |
|  -- _diaphanus_      |   |      |    |         |       |       |         |
|     Fischer          |   |      |    |         |   +   |       |         |
|  -- _fimbriatus_     |   |      |    |         |       |       |         |
|     Fischer          |   |  +   |    |         |       |       |         |
|  -- _sp._ ?          |   |      |    |         |       |   +   |         |
|  -- _sp._ ?          |   |      |    |    +    |       |       |         |
|  -- _sp._ ?          |   |      |    |         |       |       |         |
|(probt.               |   |      |    |         |       |       |         |
|_bicuspidatus_        |   |      |    |         |       |       |         |
|Cl.)                  |   |  +   |    |         |       |       |         |
|_Diaptomus            |   |      |    |         |       |       |         |
|gracilis_             |   |      |    |         |       |       |         |
|Sars                  | + |      |    |         |       |       |         |
|-- _graciloides_      |   |      |    |         |       |       |         |
|   Lilljeborg         |   |      |    |         |       |   +   |         |
| -- _cæruleus_        |   |      |    |         |       |       |         |
|   Fischer            |   |      |    |         |   +   |       |         |
|_Heterocope           |   |      |    |         |       |       |         |
| saliens_             |   |      |    |         |       |       |         |
| Lilljeborg           |   |  +   |    |         |       |       |         |
|-- _appendiculata_    |   |      |    |         |       |       |         |
|   Sars               |   |      |    |         |       |       |    +    |
|                      |   |      |    |         |       |       |         |
|    Cladocères.       |   |      |    |         |       |       |         |
|                      |   |      |    |         |       |       |         |
|_Leptodora            |   |      |    |         |       |       |         |
| Kindti_ Focke        | + |      |    |         |       |       |         |
|_Polyphemus           |   |      |    |         |       |       |         |
| pediculus_ de Geer   |   |  +   | +  |         |   +   |   +   |    +    |
|_Holopedium           |   |      |    |         |       |       |         |
| giberum_ Zaddach     |   |      |    |    +    |       |       |         |
|_Sida crystallina_    |   |      |    |         |       |       |         |
| Fischer              |   |      |    |         |   +   |       |    +    |
|_Daphnella            |   |      |    |         |       |       |         |
| brandtiana_          |   |      |    |         |       |       |         |
| Fischer              | + |   +  |    |         |       |       |    +    |
|_Hyalodaphnia         |   |      |    |         |       |       |         |
| Jardinei_ Baird      | + |      |    |    +    |       |       |         |
|_Daphnia longispina_  |   |      |    |         |       |       |         |
| var. _rectis pina_   |   |      |    |         |       |       |         |
|  Kräyer              |   |      |    |         |   +   |       |         |
|  -- -- var.          |   |      |    |         |       |   +   |         |
| _aquilina_ Sars      |   |      |    |         |       |       |         |
|_Simocephalus         | + |      |    |         |   +   |       |         |
| vetulus_             |   |      |    |         |       |       |         |
| O. F. Müller         |   |      |    |         |       |       |         |
|_Ceriodaphnia         |   |      |    |         |       |       |         |
| rotunda_ Straus      | + |   +  |    |         |       |       |    +    |
|  -- _megops_ Sars    |   |   +  |    |         |       |       |         |
|_Scapholeberis        |   |      |    |         |       |       |         |
| mucronata_           |   |      |    |         |       |       |         |
|  O. F. Müller        | + |   +  |    |         |   +   |   +   |    +    |
|_Macrothrix           |   |      |    |         |       |       |         |
| laticornis_ Jurine   | + |      |    |         |       |       |         |
|_Bosmina              |   |      |    |         |       |       |         |
| cornuta_ Jurine      | + |   +  |    |         |       |       |         |
| -- _obtusirostris_   |   |      |    |         |       |       |         |
|   Sars               |   |      | +  |         |       |       |    +    |
| -- _coregoni_        |   |      |    |         |       |       |         |
|   Baird              | + |      |    |         |       |       |         |
| -- _sp._ ?           |   |      |    |         |       |       |         |
|     (jeune)          |   |      |    |         |       |       |    +    |
|_Eurycercus           |   |      |    |         |       |       |         |
| lamellatus_          |   |      |    |         |       |       |         |
| O. F. Müller         |   |      |    |         |   +   |       |    +    |
|_Camptocerus          |   |      |    |         |       |       |         |
| Lilljeborgi_         |   |      |    |         |       |       |         |
| Schœdler             |   |      | +  |         |       |       |         |
|_Acroperus            |   |      |    |         |       |       |         |
| angustatus_ Sars     |   |  +   |    |         |       |       |         |
|_Alona                |   |      |    |         |       |       |         |
| affinis_ Leydig      |   |      | +  |         |       |       |    +    |
|  -- _costata_        |   |      |    |         |       |       |         |
|    Sars              |   |      |    |         |   +   |       |         |
|  -- _testudinaria_   |   |      |    |         |       |       |         |
|     Fischer          |   |      | +  |    +    |   +   |       |         |
|_Pleuroxus            |   |      |    |         |       |       |         |
|  truncatus_          |   |      |    |         |       |       |         |
|  O. F. Müller        | + |      |    |    +    |       |       |         |
|  -- _excisus_        |   |      |    |         |       |       |         |
|   P. Fischer         |   |      |    |    +    |       |       |         |
|_Chydorus             |   |      |    |         |       |       |         |
|  sphæricus_ Jurine   | + |      |    |         |   +   |   +   |    +    |
+----------------------+---+------+----+---------+-------+-------+---------+


I

Liste des Arachnides recueillis par M. Charles Rabot et déterminés par
M. Eugène Simon[181].

[Footnote 181: _Bulletin de la Société Zoologique de France_, t. XIV.]


I. VALLÉE DE LA PETCHORA

1º Oust-Pojeg (62° lat. N.).

  _Lycosa cinerea_ Fabr.
  _Steatoda bipunctata_ L.


2º Entre Oust-Pojeg et Oust-Chtchougor.

  _Lycosa cinerea_ Fabr.
    --   _cuneata_ Clerck.
  _Pardosa palustris_ L.
  _Tetragnatha extensa_ L.
  _Epeira marmorea_ Cl., _forma principalis_.


II. RÉGION OURALIENNE

1º Vallée de la Chtchougor jusqu'au confluent de la Volokovka.

  _Pardosa ferruginea_ L. Koch.
  _Epeira patagiata_ Cl.
  _Epeira marmorea_ Cl., _forma principalis_.
  _Pachygnatha Listeri_ Sund.
  _Linyphia phrygiana_ L. Koch.
  _Linyphia insignis_ Blackw.
  _Titanoeca sibirica_ L. Koch.
  _Prosthesima subterranea_ C. Koch.
  _Oligolophus_ morio Faler.


2º Oural. Du confluent de la Volokovka à la haute vallée de la Sygva.

  _Pardosa ferruginea_ L. Koch.
  _Linyphia phrygiana_ C. Koch.
  _Lycosa pinetorum_ Thorell.
  _Oligolophus morio_ Fabr.


III. SIBÉRIE

1º Haute vallée de la Sygva. Liapine, à 4 kilom. de Chekour-Ia-Paoul.

  _Epeira marmorea_ Cl., _forma principalis_.
  _Epeira patagiata_ Cl.
  _Tetragnatha extensa_ L.
  _Philodromus histrio_ Latr.


2º Vallée de la Sygva, entre Liapine et le confluent de la Sosva.

  _Epeira cornuta_ Cl.
  _Philodromus emarginatus_ Schrank.
  _Gongylidium rufipes_ L.
  _Calliethera scenica_ Cl.


3º Vallée inférieure de la Sosva.

  _Epeira marmorea_ Cl., _forma principalis_.
  _Epeira cornuta_ Cl.
    --   _patagiata_ Cl.
    --   _Westringi_ Thorell.
  _Tetragnatha groenlandica_ Thorell.
  _Theridion pictum_ Walck.
  _Steatoda bipunctata._
  _Bolyphantes index_ Thorell.
  _Xysticus pini_ Hahn.
  _Philodromus emarginatus_ Schrank.
  _Philodromus aureolus_ Cl.
  _Clubiona erratica_ C. Koch.
  _Prothesima rustica_ L. Koch.
  _Ergane (Hasarius) jalcata_ Cl.


4º Vallée de l'Obi. De Bériosov à Samarovo.

  _Epeira cornuta_ Cl.
  _Tetragnatha groenlandica_ Thorell.
  _Steaboda bipunctata_ L.
  _Gongylidium rufipes_ L.
  _Phalangium Nordenskiöldii_ L. Koch.

Sauf trois espèces (_Phalangium Nordenskiöldii_ L. Koch, _Titanoeca
sibirica_ L. Koch, _Tetragnatha groenlandica_ Thorell), toutes les
autres, d'après M. E. Simon, appartiennent à la faune de l'Europe
centrale, dont l'extension en Sibérie avait déjà été signalée par L.
Koch.


II

Mollusques fluviatiles récoltés par M. Charles Rabot et déterminés par
M. Dautzenberg.


I. PETCHORA


1º Oust-Pojeg.

  _Limnaea ovata_ Drap.
    --    _stagnalis_ L.
    --    _palustris_ Müll.
  _Planorbis albus_ Müll.
  _Valvata piscinalis_ Müll.
  _Pisidium fossarinum_ Clessin.


2º Podcherem.

  _Limnaea auricularia_ L.
  _Ancyclus fluviatilis_ Müll.
  _Pisidium amnicum_ Müll.


II. VALLÉE DE LA CHTCHOUGOR

  _Limnaea ovata_ Drap.
  _Planorbis albus_ Müll.
  _Succinea putris_ F. var? Un seul exemplaire jeune et en mauvais état
  _Helix Schrenki_ Middend.


III. SIBÉRIE

Obi entre Bolschoï--et Malo--Atlim.

  _Limnaea ovata_ Drap.
    --    _palustris._
    --    _peregra_ Müll.
  _Physa fontinalis_ L.
  _Planorbis complanatus_ L.
    --      _spirorbis_ Müll.
  _Bithinia Leachi_ Sheppard.
    --     _Kickxi_ Westendorp.


III

Liste des Hémiptères recueillis par M. Charles Rabot et déterminés par
M. L. Lethierry.

_Notonecta lutea_ Müll.                       Koudimgkor. Vallée de l'Inva.
                                                 Gouv. de Perm.
_Salda pallipes_ Fabr.                        Oust-Pojeg.
_S. pallipis_, var. _dimidiata_ Curt.          --
_Lepyronisa coleoptrata_ L.                   Vallée de la haute Petchora.
_Aradus lugubris_ Fall.                       Oural boréal.
_Neocoris Bohemanni_ Fall.                    Liapine. Sibérie.
_Idiocerus discolor_ Stor.                        --   --


IV

Liste des plantes recueillies par M. Charles Rabot et déterminées par
M. Franchet.


I. PETCHORA


1º Oust-Pojeg (Mammaly).

  _Chenopodium album_ L.
  _Ranunculus polyanthemos_ L.
  _Aconitum Lycoctonum_ L.
    --     _Napellus_ L.
  _Viola bicolor_ L.
  _Vicia cracca_ L.
  _Spiræa Ulmaria_ L.
  _Galium boreale_ L.
  _Erigeron acris_ L.
    --     _elongatus_ L.
  _Antennaria dioica_ Gaertn.
  _Achillæa Millefolium_ L.
  _Tanacetum vulgare_ L.
  _Leucanthemum vulgare_ L.
  _Centaurea Cyanus_ L.
  _Pyrola minor_ L.
  _Myosotis palustris_ With.
  _Veronica spuria_ L.
    --     _chamaedrys_ L.
    --     _peduncularis_ M. Bieb.
  _Rhinanthus minor_ Ehrb.


2º Troïtskoïé-Petchorskoïé (Mouïlva).

  _Dianthus superbus_ L.
  _Nasturtium palustre_ R. Br.
  _Silene inflata_ L.
  _Gnaphalium silvaticum_ var. _norvegicum_.
  _Crepis virens_ L.
  _Rhinantus crista Galli_ L.
  _Allium Schœnoprasum_ L.
  _Agrostis vulgaris_ With.
    --     _alba_ L.
  _Bromus arvensis_ L.


3º Podcherem.

  _Poa annua_ L.


4º Oust-Chtchougor.

  _Arenaria graminifolia_ Sch.
  _Veronica longifolia_ L.
  _Linaria vulgaris_ Mill.
  _Veratrum album_ L.
  _Lythrum Salicaria_ L.
  _Aster alpinus_ L.
  _Artemisia vulgaris_ L.
  _Myosotis palustris_ With.


II. RÉGION OURALIENNE


1º Vallée de la Chtchougor.

  _Ranunculus repens_ L.
  _Trollius europæus_ L.
  _Turritis glabra_ Br.
  _Sagina apetala_ L.
  _Geranium palustre_ L.
  _Hedysarum obscurum_ L.
  _Rubus arcticus_ L.
  _Rosa acicularis_ Lindb.
  _Alchemilla vulgaris_ L.
  _Sedum Rhodiola_ L.
  _Parnassia palustris_ L.
  _Epilobium palustre_ L.
    --      _alpinum_ L.
  _Linnæa borealis_ L.
  _Galium boreale_ L.
  _Valeriana officinalis_ L.
  _Aster sibiricus_ L.
  _Solidago Virgaurea_ L.
  _Achillæa Millefolium_ L.
  _Chrysanthemum bipinnatum_ L.
  _Antennaria dioica_ L.
  _Gnaphalium silvaticum_
    --       var. _norvegicum_.
    --       _supinum_ L.
  _Senecio cacaliæformis_ Schultz.
  _Cirsium heterophyllum_ All.
  _Hieracium alpinum_ L.
  _Campanula rotundifolia_ L.
  _Vaccinium Vitis idæa._
  _Cassiope hypnoides_ D.
  _Loiseuleuria procumbens_ L.
  _Diapensia Lapponica_ L.
  _Trientalis europæa_ L.
  _Pedicularis verticillata_ L.
  _Pedicularis sudetica_ Willd.
  _Euphrasia officinalis_ L.
  _Thymus Serpyllum_ L.
  _Polygonum Bistorta_ L., jusqu'à l'alt. de 900m (Telpos-Is).
  _Polygonum viviparum_ L.
  _Orchis incarnata_ L.
  _Veratrum album_ L.
  _Luzulea spadicea_ D. C., jusqu'à l'alt. de 900m (Telpos-Is).
  _Eriophorum angustifolium_ Roth.
  _Carex saxatilis_ Wahl, jusqu'à l'alt. de 900m (Telpos-Is).
  _Hierochloa borealis_ R., jusqu'à l'alt. de 900m (Telpos-Is).
  _Phleum pratensa_ L.
  _Calamagrostis Halleriana_ D. C.
  _Aira flexuosa_ L.
    --    var. _montana_ jusqu'à l'alt. de 900m (Telpos-Is).
  _Festuca ovina_ L.
  _Equisetum silvaticum_ L.
  _Lycopodium Selago_ L., jusqu'à l'alt. de 900m (Telpos-Is).


2º Pérévalski-Sebka (609m).

  _Tanacetum norvegicum_ L.
  _Saussurea alpina_ D. C.
  _Empetrum nigrum_ L.
  _Slix Lapponum_ L.
  _Eriophorum vaginatum_ L.
  _Carex saxatilis_ Wahl.
  _Calamagrostis Halleriana_ D. C.
    --          _lanceolata_ Rolh.
  _Festuca ovina_ L.


III. SIBÉRIE


1º Vallée de la Sygva.

  _Thalictrum Kemense_ Fr.
  _Ranunculus reptans_ L.
    --       _pusillus_ Ledeb.
  _Nasturtium palustre_ R. Br.
  _Barbarea stricta_ And.
  _Erysimum cheiranthoides_ L.
  _Camelina sativa_ Fries.
  _Brassica Napus_ L.
  _Melandrium dioicum_ L.
  _Agrostemma Githago_ L.
  _Stellaria longifolia_ Muhl.
  _Spiræa Ulmaria_ L.
  _Comarum palustre_ L.
  _Sedum Telephium_ L.
  _Epilobium angustifolium_ L.
    --      _palustre_ L.
  _Cicuta virosa_ L.
  _Linnæa borealis_ L.
  _Achillæa ptarmica_ L.
    --     _Millefolium_ L.
  _Artemisia vulgaris_ L.
  _Gnaphalium uliginosum_ L.
  _Cacalia hastata_ L.
  _Senecio nemorensis_ L.
  _Mulgedium sibiricum_ Less.
  _Cassandra calyculata_ Don.
  _Veronica spuria_ L.
    --     _longifolia._
  _Pedicularis palustris_ L.
  _Scutellaria galericulata_ L.
  _Chenopodium album_ L.
  _Rumex domesticus_ Hartm.


2º Vallée de la Sosva.

  _Erigeron acris_ L.
  _Luzula spadicea_
    --    var. _melanocarpa_ Ledeb.
  _Linaria vulgaris_ Mill.
  _Carex vesicaria_ L.


 Liste des altitudes calculées par M. Chesneau, du Bureau
 cartographique de la Librairie Hachette, d'après les observations
 barométriques de M. Charles Rabot.

                                                               Altitude.

  Maison du _Volok_ entre la Vogoulka et la Volosnitsa      108 mètres.
  Oust-Pojeg                                                 28   --
  Oust-Ilytch (village)                                      28   --
  Confluent de la Petchora et de l'Ilytch                    20   --
  Chtchougor, près du Doronine Porog                         27   --
     --       près de Dadia di                               38   --
     --       près de Klima di                               71   --
     --       Cheur kirta                                    78   --
     --       Badia di                                      128   --
     --       Pied de la Peutchétiouk Parma                 153   --
  Sommet de la Peutchétiouk Parma                           490   --
  Chtchougor, confluent du Dourni Ieul                      159   --
  Petit lac dans la vallée du Dourni Ieul                   414   --
  Confluent de la Chtchougor et de la Volokovka             162   --
  _Thalboden_ de la Volokovka                               397   --
  Point culminant du col de l'Oural entre Europe et Asie    494   --
  Station de Pérévalski                                     360   --
  Sommet de la Pérévalski Sebka                             609   --
  Station de Sartoneninka                                   172   --
  Factorerie de Liapine                                      10   --


Températures observées dans les eaux de la Petchora et de la Chtchougor.

                                           Air.      Eau.

  27 juillet, 3 h. du s., Petchora                 + 22°
  28 juillet, 9 h. mat.,     --           + 21°    + 19°,7
  28 juillet, 2 h. 30,       --             --     + 20°,8
  1er août, 8 h. du s., Chtchougor        + 15°,8  + 17°,2
  2 août, midi,              --           + 18°,4  + 16°,5
  3 août, 8 h. mat.,         --           + 20°,5  + 15°,5
  3 août, 2 h.,              --           + 22°,8  + 16°,8
  4 août, midi,              --             --     + 17°,2
  5 août, 5 h. mat.,         --           + 18°,2  + 15°,2
  8 août,                    --           + 12°,5  + 13°


FIN




TABLE DES MATIÈRES


CHAPITRE I

DE PÉTERSBOURG A KAZAN

Routes conduisant à la Petchora.--Le Volga.--Mouvement de la
navigation.--Iaroslav.--Vologda.--Nijni-Novgorod.--Les populations
finnoises du Volga.--Les Bulgares.--Lutte des Finnois contre les
Russes.--La colonisation slave.--Les Tatars                             1


CHAPITRE II

KAZAN

L'Asie en Europe.--Progrès de l'industrie russe.--Climat de Kazan.--Le
faubourg tatar.--Vêtement des Tatars.--Politique des Russes à l'égard
des musulmans; ses résultats                                           26


CHAPITRE III

EXCURSION AU PAYS DES TCHÉRÉMISSES

Aspect de la contrée.--Costumes et architecture tchérémisses.--Traces
d'influence scandinave.--Industries.--Mariage.--Art indigène           40


CHAPITRE IV

LE PAGANISME EN EUROPE

La religion tchérémisse.--Ses dieux.--Prière tchérémisse.--Bois
sacrés.--Clergé tchérémisse.--Sacrifices.--Fêtes religieuses.--Rites
funéraires                                                             60


CHAPITRE V

LES TCHOUVACHES

La poussière en Russie.--Architecture tchouvache.--La foire
de Tsévilsk.--Costume des Tchouvaches.--Visite à un lieu de
sacrifice.--Croyances et superstitions des Tchouvaches                 83


CHAPITRE VI

LES PERMIAKS

La Kama.--Perm.--Les Permiaks.--Costumes et habitations de ces
indigènes                                                             102


CHAPITRE VII

DE TCHERDINE A LA PETCHORA

La Kolva.--La Vogoulka.--Les moustiques.--Les embâcles de bois.--Le
portage entre Vogoulka et Petchora.--Les Zyrianes                     118


CHAPITRE VIII

LA PETCHORA

Description générale du fleuve.--Importance historique de cette
région.--La Permie et la Iougrie.--Commerce des Arabes et des Byzantins
dans ces régions.--La Petchora route d'exportation pour le commerce de
l'Orient.--Les Normands.--Traces d'influence scandinave relevées chez
les Permiaks et les Zyrianes.--Arrivée des Novgorodiens.--Les Anglais à
l'embouchure de la Petchora.--Avenir de la région de la Petchora      156


CHAPITRE IX

DESCENTE DE LA PETCHORA D'OUST-POJEG A OUST-CHTCHOUGOR

Les rapides.--La forêt.--Un village zyriane                           172


CHAPITRE X

NAVIGATION SUR LA CHTCHOUGOR.--TRAVERSÉE DE L'OURAL SEPTENTRIONAL

Les passes de l'Oural.--La route Sibiriakov.--Les rapides de la
Chtchougor.--Ascensions dans l'Oural                                  180


CHAPITRE XI

LA TRAVERSÉE DE L'OURAL

Les marais.--Ascension dans l'Oural.--Première rencontre avec les
Ostiaks.--Arrivée à Liapine                                           200


CHAPITRE XII

LES OSTIAKS

Séjour à Liapine.--Le village ostiak de Chékour-Ia.--Habitations,
costumes et vie des indigènes.--A la recherche des idoles             209


CHAPITRE XIII

LA SYGVA ET LA SOSVA

Descente de la Sygva.--Un clan zyriane.--Un prince ostiak.--Danse des
indigènes.--Arrivée à Beriosov                                        241


CHAPITRE XIV

L'OBI

Bériosov.--Les marais.--L'Obi route commerciale.--Arrivée à Samarovo  264


CHAPITRE XV

LA GRANDE ROUTE DE SIBÉRIE

Samarovo.--L'Irtich.--Tobolsk.--En _tarentass_.--Le chemin de fer
Transouralien.--A travers la Russie                                   297

APPENDICE                                                             307


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*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK A TRAVERS LA RUSSIE BORÉALE ***


    

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Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
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Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
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state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
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Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
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Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
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and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

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