Les amours du temps passé

By Charles Monselet

The Project Gutenberg EBook of Les amours du temps passé, by Charles Monselet

This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
whatsoever.  You may copy it, give it away or re-use it under the terms of
the Project Gutenberg License included with this eBook or online at
www.gutenberg.org.  If you are not located in the United States, you'll have
to check the laws of the country where you are located before using this ebook.

Title: Les amours du temps passé

Author: Charles Monselet

Release Date: February 5, 2020 [EBook #61318]

Language: French


*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES AMOURS DU TEMPS PASSÉ ***




Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed
Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
produced from images generously made available by the
Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)










  LES AMOURS
  DU
  TEMPS PASSÉ

  PAR
  CHARLES MONSELET

  PARIS
  MICHEL LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS
  RUE AUBER, 3, PLACE DE L'OPÉRA

  LIBRAIRIE NOUVELLE
  BOULEVARD DES ITALIENS, 15, AU COIN DE LA RUE DE GRAMMONT

  1875
  Droits de reproduction et de traduction réservés




MICHEL LÉVY FRÈRES, ÉDITEURS

OUVRAGES

DE

CHARLES MONSELET

Format grand in-18


  LES AMOURS DU TEMPS PASSÉ.                    1 vol.
  LES ANNÉES DE GAIETÉ (_sous presse_).         1 --
  L'ARGENT MAUDIT (_2e édition_).               1 --
  LES FEMMES QUI FONT DES SCÈNES.               1 --
  LA FIN DE L'ORGIE.                            1 --
  LA FRANC-MAÇONNERIE DES FEMMES.               1 --
  FRANÇOIS SOLEIL.                              1 --
  M. DE CUPIDON.                                1 --
  M. LE DUO S'AMUSE.                            1 --
  LES MYSTÈRES DU BOULEVARD DES INVALIDES.      1 --
  LES ORIGINAUX DU SIÈCLE DERNIER.              1 --
  LES SOULIERS DE STERNE.                       1 --


D. Thiéry et Cie.--Imprimerie de Lagny.




LES AMOURS

DU

TEMPS PASSÉ




LE POULET




I

LA TOILETTE


L'Aurore gantée de rose avait depuis longtemps ouvert les portes de
l'Orient,--mais elle n'avait point réussi à percer le double rempart de
rideaux qui ceignait l'alcôve de M. le chevalier de Pimprenelle. M. le
chevalier avait passé la nuit au pharaon, et il avait perdu sur parole;
ce qui fait que, vers la pointe de midi, le dépit et la fatigue aidant,
il ronflait encore de façon à faire rougir le vieux Tithon lui-même,--si
le vieux Tithon et M. le chevalier n'eussent eu déjà toute honte bue.

A deux heures de l'après-dîner cependant, M. de Pimprenelle fit un
mouvement et étendit le bras hors de la couverture. Il agita une petite
sonnette placée auprès de lui, et dont la voix vibrante alla rappeler
dans l'antichambre aux devoirs de sa charge un grand laquais qui
lutinait une camériste.

La porte s'ouvrit aussitôt.

--Monsieur le chevalier a sonné? demanda le laquais en se présentant
respectueusement.

--Sans doute, La Brie, sans doute.

--Monsieur le chevalier désire quelque chose?

--Peut-être, La Brie, peut-être.

--Monsieur le chevalier n'a qu'à parler.

M. de Pimprenelle bâilla à diverses reprises et finit par se retourner
péniblement.

--D'abord, drôle,--dit-il en se mettant sur son séant,--j'ai à vous
fustiger d'importance. Depuis un mois que vous êtes à mon service, je
vous ai toujours vêtu du plus beau drap de Lodève et galonné de soie
nonpareille; je vous donne le plumet et le point d'Espagne; enfin j'ai
pour vous toutes les indulgences imaginables,--et vous vous comportez,
vertubleu! comme un grison de dévote ou un laqueton de bourgeois!

La Brie ouvrit de grands yeux et parut ne pas comprendre.

--Çà,--poursuivit le chevalier en lui donnant sa jambe à chausser,--que
signifie la façon dont vous m'aviez accommodé hier? De quelle sorte
étais-je accoutré? D'où sortaient mes manchettes? de quel goût était mon
ruban? Savez-vous bien que j'avais quasi la prestance d'un écornifleur
ou d'un clerc aux gabelles, et que mon ami le vicomte d'Ambelot m'en a
ri au visage pendant une heure de soleil?--Vertuchoux! prenez-y garde,
mons La Brie; vous êtes un faquin à trente-six carats, et, à la première
incartade nouvelle, je vous chasse!

Rouge de confusion, La Brie tenta de balbutier quelques paroles
d'excuses.

--Je puis attester à monsieur le chevalier que c'est M. d'Ambelot qui se
trompe... votre ruban était du meilleur air et vos malines sortaient de
chez Persac.

--Vous êtes un sot en trois lettres. Je vous dis que l'on se moque
partout de mes étoffes: dans la rue, on me défigure comme un sauvage de
la foire, et à l'Opéra mes senteurs ne portent à la tête de personne. Je
suis outré!

--Monsieur le chevalier m'a tant de fois répété qu'il ne voulait point
passer pour un petit-maître... que je croyais... je supposais...

M. de Pimprenelle sauta à bas du lit.

--Cordieu! dit-il, me pensez-vous assez belître, par hasard, pour aller
m'occuper moi-même de ces colifichures? Non, par la sambleu! je ne
prétends point être un petit-maître, mais je ne veux pas non plus faire
sauver les gens jusqu'au fond de la Cochinchine. Un petit-maître,
moi!... qu'est-ce que cela?

--Monsieur le chevalier a parlé? dit La Brie, essoufflé, en lui passant
sa robe de chambre.

--Je te demande, triple butor, ce que c'est qu'un petit-maître? Voilà
plus de quinze jours qu'on m'éclabousse les oreilles de ce mot.

--Monsieur le chevalier veut rire?

--C'est possible, monsieur La Brie.

--Un petit-maître--dame!--c'est un joli petit homme.

--Un joli petit homme... En es-tu bien sûr?

--Je ne me permettrais pas de mentir à monsieur le chevalier.

--Et qu'est-ce qu'un joli petit homme?

--Oh! oh! c'est... Je ne sais pas.

--Comment! maroufle!...

Le valet de chambre se hâta d'ajouter:

--Mais pour peu que monsieur le chevalier tienne à le savoir, j'ai
quelque part un livre...

--Un livre?

--Que votre intendant m'a prêté pour y copier des bouquets à Chloé.

--Vraiment! Et que dit ce livre?

La Brie, enchanté de trouver une occasion de rentrer en grâce, fouilla
dans ses poches--et en ôta un petit volume relié qu'il tendit à son
maître.

--Pouah! s'écria le chevalier, tire vite, cela sent le vieux parchemin.

--Monsieur le chevalier ne veut donc plus savoir?

--Si, morbleu! mais lis toi-même.

La Brie commença:

    Un joli petit homme est celui qui se pique
    De chanter le premier les airs de du Bousset,

--Du Bousset?... chercha le chevalier, c'est sans doute comme qui dirait
Colasse ou Campra... Les airs de du Bousset... Tra la, tra la, la.

        --Qui n'a point d'or dans son gousset,
    Mais des points, des rubans, autant qu'une boutique;
    Bien peigné, bien chaussé, qui fait pas de ballets.

--Qui fait pas de ballets... Tiens, regarde cet entrechat, La Brie...
une, deux... C'est la chaconne.--Est-ce tout? fit-il en s'asseyant sur
une duchesse et croisant les jambes.

    --Toujours parle à l'oreille et vous dit qu'il vous aime;
        Qui vous fait lire des poulets
        Qu'il s'écrit souvent à lui-même;
    Qui sait...

--Arrête! arrête! s'écria le chevalier de Pimprenelle... _Qui vous fait
lire des poulets qu'il s'écrit souvent à lui-même..._ Voilà une pensée
très-ingénieuse, et ce poëte doit être un garçon d'esprit, ou je me
trompe fort... _Qu'il s'écrit souvent à lui-même_, c'est
charmant!--Comprends-tu bien, au moins, La Brie?

La Brie continua d'un air imperturbable:

    --Qui sait quel grand seigneur a dîné chez Rousseau,
        Quelle femme s'est enivrée;
    Qui fait bien un ragoût, connaît un bon morceau...

--_Qui vous fait lire des poulets... qu'il s'écrit souvent à
lui-même_;--qu'il s'écrit souvent à lui-même! en vérité cela vaut de
l'or.

                --... Connaît un bon morceau,
    Et de toute la cour distingue la livrée;
    Mieux fourni de tabac qu'on ne l'est au bureau,
    Donnant le choix du pur ou de la boîte ambrée...

--_Des poulets... qu'il s'écrit à lui-même_, c'est divin!--La Brie, tu
trouveras cet auteur et tu lui donneras cinquante pistoles de ma
part.--Des poulets... qu'il s'écrit!--La Brie, je veux être aujourd'hui
un petit-maître.

--Cela est facile à monsieur le chevalier.

--N'est-il pas vrai?

--Justement le tailleur de monsieur vient de lui apporter son superbe
habit couleur boue de Paris.

--J'espère qu'il n'aura pas oublié les points et les rubans... autant
qu'une boutique, tu sais. D'abord, je veux des manchettes de chez
Abricotine et du ruban de Cochina, aux _Traits Galants_. Quant à ma
coiffure, tu iras chercher Lorry.--Ah diable! comment prendrai-je ma
perruque?

--Si monsieur le chevalier me permettait de lui soumettre mon avis, il
choisirait une perruque en queue de veau ou en nid de pie... C'est ce
qui se porte maintenant de plus miraculeux.

--Tu crois? Dès demain, j'arbore les ajustements de mode, les vestes à
franges et en découpures. Je veux aussi troquer mon équipage: voilà six
mois bientôt qu'on me voit la même dormeuse. Il me faut un vis-à-vis à
sept glaces, avec des chevaux fringants et des harnais pomponnés. Alors
j'éblouirai la canaille par le peuple de mes chiens et de mes coureurs,
par le bataillon de mes valets et par la forêt de cannes sans laquelle
je prétends ne plus faire un pas désormais. Pour commencer, je congédie
Picard et j'achète à Thorigny son cocher Ventre-à-Terre, à cause de ses
moustaches.

--En attendant, pour peu que monsieur le chevalier veuille bien se
donner la peine de jeter les yeux sur ce miroir, il verra que rien n'est
comparable à la richesse de son habit et surtout à la manière dont il
est porté.

--Flatteur! dit M. de Pimprenelle en se carrant avec complaisance. Le
fait est que je sais donner une tournure aux moindres choses, un
déhanché élégant, un dandinement de bon ton, qui... là...--Est-ce que je
représente véritablement à tes yeux un petit-maître?

--Mieux que cela, répondit La Brie.

--Tu crois donc que je n'aurai point de peine à éclipser Verval ou le
petit Nérigean? Au fait, cet habit me dispensera d'avoir de l'esprit
aujourd'hui.--La Brie, tu iras tout de suite prévenir Tonton la danseuse
que je soupe ce soir avec elle; je tiens à ce qu'elle me voie sous les
armes, cette pauvre petite. En passant, je recruterai quelques
amis.--Voyons, j'ai bien tout retenu, n'est-ce pas? Récapitulons. Les
airs de du Bousset... tra la, la...--Bien peigné, bien chaussé, qui fait
pas de ballets... Je marcherai en sautillant, comme cela.--La boîte
ambrée, la voilà.--Qui vous parle à l'oreille... qui fait des ragoûts...
qui donne à lire des billets.--Ah! mon Dieu! et moi qui oubliais cet
article: _qui vous fait lire des poulets qu'il s'écrit souvent à
lui-même_... étourdi! une idée aussi belle.--La Brie!

--Plaît-il, monsieur le chevalier?

--Tu oubliais le plus important... le poulet!

--Quel poulet?

--Voyons; mets-toi à cette table et prends la plume.

--Monsieur le chevalier va donc dicter?

--Sans doute. Mais la fièvre m'étrangle si je sais quoi m'écrire! Il
faudrait quelque chose dans le genre élégiaque et vaporeux. Commençons
toujours:--Monsieur le chevalier... non, c'est trop intime.--Mon cher
chevalier, c'est plus bienséant.

--«Mon cher chevalier.»

--Diable! voici l'embarrassant; attends un peu.--«Mon cher chevalier,
je...»--Barbouille cela en pattes de mouche.--«Je vous attends ce
soir...» Ouf!

--«Ce soir.»

--Corbacque! tes doigts vont plus vite que ma parole. Si nous fourrions
un mari là-dedans, qu'en dis-tu, La Brie? Cela serait bien plus
original--et plus vraisemblable.

--Je ne vois pas, en effet, pourquoi monsieur le chevalier s'en
priverait.

--C'est juste. Va donc pour le mari:--«Mon mari est à la
campagne...»--Ici, il y aurait besoin de quelque métaphore galante,
troussée avec esprit et relevée en pointe, comme _votre rigueur_, _belle
Eglé_, ou bien _douce Philis_...

--«Mon mari est à la campagne.»

--A la campagne, bon. Écris. «L'amour, qui fait commettre tant de
fautes...» Jette un pâté à cet endroit; cela joue la passion. Y
es-tu?... «L'amour, qui fait commettre tant de fautes, me dicte cette
nouvelle imprudence.» Bien, très-bien!

--«Imprudence.»

--«A ce soir! mon Pimprenelle adoré, à ce soir!»--Bravo! Maintenant,
signe.

--De quel nom?

--Ma foi, je ne sais pas. Invente, forge un nom de femme; je m'en
rapporte à toi. Surtout n'oublie pas le paraphe.

--C'est fait.

--A présent, saupoudre de quelques grains d'or, plie en quatre, écris
mon adresse... et apporte-moi ce poulet ce soir, chez Tonton, au
dessert, d'un air énormément mystérieux.--Ah! ah! _qui vous fait lire
des poulets... qu'il s'écrit à lui-même!_

--Ah! ah!

--Tiens! vous riez, vous aussi, maître La Brie?

--Excusez-moi, monsieur le chevalier... c'est que... c'est plus fort que
moi.

--Mon Dieu! ne te gêne pas, mon garçon, ris tant que tu voudras.

--Ah! ah! ah!

--Ah! ah! ah!




II

L'OPÉRA


M. le chevalier de Pimprenelle riait encore au milieu de la rue.--Après
être descendu chez un baigneur renommé, où il se fit ambrer des pieds à
la tête, il se dirigea vers le Palais-Royal et y fit deux ou trois tours
de promenade, en attendant l'heure de l'Opéra. Lorsqu'il eut assez
longtemps regardé les femmes sous le nez, dit des gaillardises aux
bouquetières et promené son épée dans les jambes des passants, il se
disposait à sortir du jardin,--quand il aperçut un petit abbé de sa
connaissance, qui s'empressa de venir à lui avec de grandes
démonstrations de tendresse et qui se prit à passer familièrement son
bras sous le sien.

--Eh! c'est l'abbé Goguet, s'écria le chevalier; gageons, fripon, que
vous sortez de chez Belinde ou de chez Zenéide?

--Baste! vous gagneriez doublement; je viens de chez toutes les deux.

--L'abbé, c'est le ciel qui vous envoie. Comment trouvez-vous mon habit?

--Magnifique.

--Et mes rubans?

--Incomparables.

--Vous avez le goût sûr... Avez-vous soupé?

--Fi donc! avant dix heures?

--Alors je vous emmène: nous souperons ensemble avec Tonton, dans ma
petite maison du faubourg.

Et ils prirent tous les deux la route de l'Opéra, non sans s'être
arrêtés à maintes reprises dans les cabarets qui se trouvaient sur leur
passage, et sans avoir rendu tous les coups de coude des sous-traitants
et des petits robins dont on était alors accablé.--Une fois arrivés, ils
allèrent se placer sur un des bancs disposés le long des coulisses,
l'abbé après avoir essuyé les quolibets des comédiens, et le chevalier
en s'inclinant devant les félicitations sans nombre que lui attirait son
habit neuf. On jouait ce soir-là les _Indes galantes_, pastorale en
quatre entrées, de Fuzelier et de Rameau. Une des nymphes subalternes
les plus en vogue, la petite Tonton, dont avait parlé le chevalier de
Pimprenelle, remplissait là-dedans le rôle d'une jeune vierge péruvienne
et devait mimer un pas nouveau composé tout exprès pour elle par
Despréaux, le plus habile joueur de saqueboute de son temps. Pendant que
l'abbé Goguet et le chevalier de Pimprenelle, après avoir fait quelque
fracas de leurs lorgnettes et de leurs montres, étaient occupés à
guigner les femmes des loges avancées, sans plus se soucier de la pièce
qu'on représentait,--ils se virent accostés par un Mondor à la face
rubiconde, coiffé d'une perruque volumineuse, et qui se carrait d'un air
d'importance en s'appuyant sur une haute canne de bois des îles. Ce
personnage les salua avec toute la majesté que comportait sa riche
encolure et s'assit lourdement à côté d'eux, en promenant ses gros yeux
effarés sur le groupe des danseurs qui remplissait la scène. C'était le
protecteur actuel et déclaré de Tonton.

Dès qu'il l'aperçut au bord de la rampe, un énorme sourire serpenta sur
toute la largeur de sa figure; il se balança sur son banc d'un air de
satisfaction, et fit grincer deux ou trois fois sa tabatière, en
toussant et soufflant de manière à couvrir la musique de l'orchestre.--A
ce bruit insolite, Tonton se retourna et ne put dissimuler une violente
envie de rire, qui lui fit manquer un entrechat et excita les murmures
des habitués du parterre. A partir de ce moment, sa danse demeura sans
effet sur le public, et ce fut en dépit de la mesure qu'elle acheva le
pas de caractère où ses partisans l'attendaient pour la juger.--L'acte
fini, elle passa, toute rouge de colère, au milieu des rangs
silencieusement moqueurs de ses rivales, et se hâta de remonter dans sa
loge,--suivie du Mondor, du petit collet et du chevalier de Pimprenelle,
qui traversèrent bruyamment le théâtre en emboîtant le pas derrière
elle. Tonton étouffait de rage; elle gravit quatre à quatre l'escalier
étroit, sans faire attention à leurs compliments de condoléance. Arrivée
à la porte de sa loge, elle se retourna vivement, et la première chose
qu'elle aperçut fut la grosse figure du Mondor, dont l'expression de
douleur comique l'eût peut-être désarmée en toute autre circonstance.
Mais Tonton avait trop sur le coeur sa récente humiliation, et, lui
attribuant une partie de sa défaite,--elle lui poussa brusquement la
porte sur le nez.

Le pauvre financier resta deux minutes étourdi. Avant qu'il fût remis de
son émotion, l'abbé Goguet et le chevalier de Pimprenelle avaient fait
volte-face et descendu quelques marches de l'escalier.

--Oh! oh! dit le chevalier, la petite a sa migraine ce soir, à ce qu'il
me semble.

--Mais... je crois que oui... balbutia piteusement le Mondor.

--Baste! cela ne sera rien, répliqua l'abbé. Il faut parlementer, voilà
tout.

--C'est cela, parlementez, mon cher.

En conséquence, le Mondor approcha son oeil du trou de la serrure, et
d'une voix qu'il s'efforça de rendre aussi pateline qu'il lui fut
possible:

--Tonton, ma petite Tonton... il ne faut pas m'en vouloir; ouvre-moi,
mon bouchon!

Rien ne répondit.

--Tonton, continua-t-il d'un ton dolent, il y a en bas M. le chevalier
de Pimprenelle qui nous fait l'honneur de nous inviter à souper dans sa
petite maison, avec l'abbé Goguet. Tu te rappelles Goguet, ton bon ami?

Même silence.

Le Mondor eut un moment d'hésitation au bout duquel il parut faire un
effort sur lui-même:

--Tonton, mon petit nez... tu sais cette désobligeante que tu désirais
tant, avec cette livrée bleu-de-ciel? eh bien, tu l'auras demain matin.
Hein?

Il n'y eut pas un mouvement.--Le financier suait à grosses gouttes. Au
bas de la rampe, le chevalier et l'abbé se tenaient les côtes de
rire.--L'abbé, pour se donner une contenance, chantonnait entre ses
dents un couplet qui courait les ruelles:

          L'autre jour, près d'Annette,
          Un gros berger joufflu,
              Lurelu,
          La rencontrant seulette,
          En riant l'aborda,
              Lurela...

--Tonton... Tonton, tu m'as demandé hier un de mes grands laquais; je te
donnerai Saint-Jean--et puis Jasmin... tu entends?

La danseuse entendit sans doute, mais elle n'en montra rien. Le Mondor
laissa tomber ses bras d'un air désespéré.

--Tonton, adieu. Je m'en vais, Tonton. Tu ne me reverras plus, Tonton.

Et il se disposait en effet à descendre lentement l'escalier, lorsque
ses regards tombèrent sur ses deux compagnons qui l'examinaient d'un air
railleur.

--Ferme! lui cria le chevalier.

--Encore! dit l'abbé.

Il réfléchit. Puis, armé de résolution, il remonta vers la loge; mais
cette fois il y frappa avec assurance et d'une main de maître.

--Allons! se dit-il. Tonton, je t'achèterai une folie à Chantilly ou à
Meudon. Tu y donneras des fêtes toutes les semaines, et tes amies
Cléophile et Guimard en sécheront de jalousie.--Partons!

La porte s'était ouverte.

--Partons! dit la danseuse.




III

LA PETITE MAISON


Le carrosse du Mondor brûlait le pavé; au bout de dix minutes, il
s'arrêta devant une maison dont l'architecture n'offrait rien de
particulièrement remarquable.--M. le chevalier de Pimprenelle, ayant mis
pied à terre, s'empressa d'offrir sa main à Tonton pour l'introduire
dans ce galant séjour. L'abbé suivait, donnant le bras au
financier.--Ils traversèrent ainsi un vestibule de forme circulaire,
voûté en calotte, avec des lambris couleur de soufre tendre et des
dessus de porte peints par Dandrillon.--Tonton regarda l'un d'eux, qui
représentait Hercule dans les bras de Morphée, réveillé par l'Amour.--La
salle à manger qui venait ensuite était carrée et à pans. Elle était
tendue de gourgouran gros vert et terminée dans sa partie supérieure par
une corniche d'un profil élégant, surmontée d'une campane sculptée
enfermant une mosaïque en or. Le parquet était de marqueterie mêlée de
bois de cèdre et d'amarante; les marbres de bleu turquin.--Autour de la
salle, douze trophées décorés par Falconet représentaient en relief les
attributs de la chasse, de la pêche, des plaisirs de la table et de
l'amour. De chacun d'eux sortaient autant de torchères portant des
girandoles à six branches, qui éblouissaient.

Tonton loua beaucoup le goût exquis du chevalier de Pimprenelle,--avec
le désir secret de piquer l'amour-propre du gros Mondor.

--Voyez donc, lui dit-elle, comme ces fleurs font admirablement bien
dans ces jattes de porcelaine bleue, rehaussées d'or. En vérité, il n'y
a que M. le chevalier de Pimprenelle pour posséder le goût de toutes ces
choses.

L'épais Turcaret allait sans doute répliquer avec quelque aigreur,
lorsqu'il fut interrompu par l'arrivée de deux nègres prodigieusement
laids qui entrèrent, l'aiguillette au bras, et allèrent se placer
silencieusement de chaque côté de la porte. Le chevalier frappa sur un
panneau, et, du milieu du plancher s'éleva tout à coup une table
richement servie, autour de laquelle prirent place les conviés.--Ces
féeries gastronomiques, comme on le sait, avaient été mises à la mode
par le régent et s'étaient continuées jusque sous le règne de Louis
XV.--Pendant un quart d'heure environ, on n'entendit que le tintement
des fourchettes d'argent et le babil du champagne dans le cristal. Le
Mondor et l'abbé mangeaient comme quatre, le chevalier buvait comme
douze; il n'y avait que Tonton qui ne buvait ni ne mangeait, parce
qu'elle redoutait l'embonpoint.

Vers le milieu du repas, alors que les langues commençaient à se délier,
on entendit du bruit soudain dans l'antichambre; et un nègre vint se
pencher discrètement à l'oreille du chevalier de Pimprenelle.

--Eh bien! faites entrer, répondit-il avec insouciance.

--Ouais!... qu'est-ce que cela signifie? demanda le Mondor en essayant
de cligner l'oeil d'un air malin.

--Je l'ignore. C'est ce maraud de La Brie qui veut à toute force me
parler.

En ce moment, La Brie parut sur le seuil de la salle: il semblait
hésiter et n'oser faire un pas. Sa main tenait un petit billet qu'il
cherchait à dissimuler avec une affectation visible et qu'il tendait de
loin au chevalier. C'était un adroit coquin que ce La Brie!

--Allons, que me veux-tu? demanda M. de Pimprenelle sans paraître
s'apercevoir de rien.

La Brie redoubla sa pantomime.

--Parle vite.

--C'est que...

--Hein?

--C'est... un billet.

--Un billet? Ventrebleu! y avait-il besoin de tant de mystère pour dire
cela? Et de qui est-il, ce billet?

--C'est un laquais cerise qui me l'a remis.

--Malpeste! Lisez-moi donc un peu cela, l'abbé.

--Comment, vous voulez que je...

--Vous savez bien, mon cher, que j'ai la vue basse; et puis cela nous
égayera davantage.

--Hum! dit l'abbé en flairant le papier sur tous les côtés.

--Voyons! voyons! dit Tonton avec impatience.

--Ah oui! voyons, répéta le Mondor, qui ne cessait pas de manger.

L'abbé Goguet brisa le cachet et commença la lecture à haute voix:

  «Mon cher chevalier,

  «Je vous attends ce soir. Mon mari est à la campagne.--L'amour, qui
  fait commettre tant de fautes, me dicte cette nouvelle imprudence!--A
  ce soir, mon Pimprenelle adoré, à ce soir!»

--Très-joli! ravissant! s'écria le Mondor; ce scélérat de chevalier est
couru de toutes les femmes.

--Et la signature? demanda Tonton.

--Recevez nos compliments, ajouta l'abbé.

Le chevalier de Pimprenelle sourit à son jabot avec une fatuité
complaisante.

--Au fait, la signature? répéta le Mondor, épanoui.

Une vive expression de surprise anima tout à coup les traits de l'abbé,
qui balbutia avec quelque embarras:

--Mais... je ne sais si je dois... s'il convient ici...

--Allons donc! fit le chevalier en haussant les épaules.

--Pourtant... insista le lecteur.

--Si! si! la signature! vociférèrent les trois convives.

Tonton s'était précipitée sur le papier et l'avait enlevé rapidement aux
mains de l'abbé.

Elle jeta ce nom:

--... «Louise d'Obligny.»

Il y eut un moment de silence, semblable à celui qui suit un coup de
foudre. Le financier avait bondi sur sa chaise: en moins d'une minute,
son visage avait passé par les tons les plus divers, depuis le pourpre
jusqu'au violet, depuis le blanc le plus mat jusqu'au noir le plus
abyssin. Il parvint enfin à se lever de son siége, et après des efforts
inouïs pour ouvrir la bouche:

--Ma femme! s'écria-t-il.




IV

LE DESSERT


Dire ce qu'éprouva le Mondor est impossible. Il avait d'abord, sous le
coup de sa première stupeur, roulé dans sa tête les projets de vengeance
les plus extravagants, les coups d'épée les plus furibonds. Il s'était,
en idée du moins, baigné dans une mare de sang et avait pourfendu à lui
seul une demi-douzaine de chevaliers. Cette petite débauche
d'imagination dura peu de minutes,--le temps de se souvenir des deux ou
trois derniers duels de M. de Pimprenelle. Il n'en fallut pas davantage
pour éteindre le beau feu du Mondor. Tout à l'heure c'était de la
flamme, un moment après ce n'était plus que de la braise.

Il retomba sur sa chaise.

--L'abbé... dit-il en soufflant péniblement, donnez-moi à boire.

L'abbé lui versa du tokay avec un affectueux empressement. Le financier
but son verre d'un seul trait, puis il se mit à regarder en silence le
chevalier.

--Ainsi, monsieur, reprit-il lorsque ses sens furent un peu rassis,
c'est donc vous l'heureux mortel sur qui madame d'Obligny dispense
aujourd'hui ses faveurs?

Le chevalier écarquilla les yeux.

Il était resté la bouche béante depuis le commencement de cette scène;
son premier mouvement avait été de se retourner vers La Brie,--mais le
valet de chambre avait jugé prudent de s'esquiver; c'était la première
fois qu'il voyait le Mondor, et sans doute il ne le connaissait pas de
nom. Le chevalier demeura donc seul avec lui-même, accablé de ce qui se
passait autour de lui, et promenant un regard inexprimable de Tonton à
l'abbé et de l'abbé au Mondor. Nous ne lui ferons pas cependant
l'outrage de croire qu'il avait des remords ou des scrupules; mais ce
que nous affirmerons en toute sûreté de conscience, c'est qu'il était
réellement étonné;--et il y avait si longtemps que rien ne l'étonnait
plus, qu'il lui fallut quelques instants avant de recouvrer l'habitude
de cette sensation.

La brusque interpellation du financier le rappela à lui. Il examina le
poulet qu'il tenait entre les doigts, le tourna, le retourna, et, en fin
de compte, le tendit à M. d'Obligny en lui disant:

--Ma foi! voyez vous-même... peut-être reconnaîtrez-vous l'écriture de
madame d'Obligny.

--Laissez donc, répondit celui-ci: est-ce que je me suis jamais occupé
de ces griffonnages-là!--L'abbé, donnez-moi à boire.

L'expédient honnête du chevalier tomba ainsi complétement. Il se vit
dans la nécessité de pousser jusqu'au bout l'aventure.

--Alors, monsieur, dit-il, disposez de moi quand bon vous semblera. Je
demeure à vos ordres.

--C'est bien, chevalier. Ceci ne doit point nous empêcher d'achever le
repas.--A moins, poursuivit le Mondor en souriant d'un air forcé, que
votre belle ne s'impatiente trop. Mais rassurez-vous, fit-il en portant
ses regards sur la pendule, ce n'est point l'heure encore où elle se
retire dans ses appartements.--Et d'ailleurs, j'y pense, n'avons-nous
pas, parbleu! mon carrosse? Puisque nous suivons tous deux la même
route, j'aurai le plaisir de vous déposer au lieu de votre destination.

Le chevalier de Pimprenelle l'écoutait sans comprendre.

--Je crois qu'il a presque de l'esprit ce soir, murmura l'abbé à
l'oreille de Tonton.

--Il faut que le vin que tu lui sers soit diantrement bon,
répondit-elle.

--Allons, Goguet! s'écria le Mondor, qui n'avalait plus que de travers,
chantez-nous quelque chose... mais là, du gai, du drôle; vous savez...
La derideri deridera!

--Bon! bon! je comprends, dit l'abbé en achevant la bouteille de tokay.
Attention!

Et il entonna d'une voix aiguë, mais affreusement enrouée, les couplets
amphigouriques suivants, sur l'air populaire: _Un chanoine de
l'Auxerrois_.

        Le vin généreux que j'ai pris
        Vient de ranimer mes esprits;
          Messieurs, point de chicane;
        Turlututu, chapeau pointu,
        Je vais vous faire un impromptu
          Rempli de coq-à-l'âne.

        Cupidon s'est fait maréchal,
        Et ce dieu ne s'y prend pas mal:
          Lise est son domicile.
        Il met sa forge dans ses yeux,
        Puis en fait jaillir mille feux
          Qui brû...

--Assez! exclama impérieusement le Mondor en frappant du poing sur la
table, vous faites souffrir monsieur le chevalier.--Fi! la vilaine voix!
D'ailleurs, ne voyez-vous pas qu'il a hâte de partir? N'est-ce pas,
chevalier?

Le chevalier de Pimprenelle se leva en silence:

--Labranche, dit-il à un des laquais, prévenez le cocher de M. d'Obligny
qu'il ait à nous quérir.

--Dis donc, d'Obligny... fit l'abbé aviné, sais-tu que tu n'es guère
honnête, d'Obligny?

Le financier le repoussa violemment.

--Allons, passe devant, ivrogne!

L'abbé s'effaça contre la muraille en grommelant, précédé par Tonton.

A la porte, il y eut un dernier échange de civilités entre le chevalier
de Pimprenelle et M. d'Obligny. Après quoi, tous les quatre remontèrent
en voiture.

--Chez ma femme! cria le Mondor au cocher.




V

LE DRAME


Cette fois, le trajet fut silencieux. Chacun des personnages emportés
par cette voiture était agité de pensées si confuses et si incohérentes,
qu'il n'aurait su que dire en prenant la parole. Quelquefois, la lueur
soudaine d'un réverbère passait,--illuminant les acteurs de cette scène
étrange, et les montrant fantastiquement groupés dans une ellipse
rougeâtre. Assise devant lui, la danseuse pinçait les genoux du petit
collet, qui ronflait à tue-tête et se retournait à chaque coup d'ongle
avec des soubresauts d'Encelade.--Tous les deux représentaient le côté
bouffon de ce drame après boire, qui avait commencé dans une loge
d'actrice, et qui allait se dénouer dans une alcôve conjugale.

La tête doucement renversée sur les coussins du carrosse, les jambes
croisées, la main dans son gilet,--le chevalier de Pimprenelle
réfléchissait au bizarre et à l'imprévu de sa situation, sans toutefois
songer aux moyens d'en sortir. Il semblait, au contraire, trouver un
certain plaisir à s'enfoncer davantage au sein des complications qui
l'attendaient. Semblable à ces malades singuliers qui, par un esprit de
contradiction inexplicable, s'acharnent à raviver une douleur
demi-éteinte, et goûtent une sorte de jouissance dans l'excès de leurs
propres maux,--il se plongeait et se roulait avec délices dans les
difficultés qu'il s'était créées lui-même. Comment cela finirait-il? Il
l'ignorait et il voulait l'ignorer. Il était à la fois son acteur et son
spectateur. Il se regardait faire d'un air curieux, et il se promettait
de rire beaucoup de ce qui allait lui arriver.

Ce qu'il y avait là-dedans de plus clair pour lui, c'est que M.
d'Obligny le conduisait chez sa femme.

Il avait plusieurs fois entendu parler de madame d'Obligny comme d'une
personne fort belle et parfaitement à la mode. En cela son valet de
chambre s'était ponctuellement conformé à ses intentions.--Lui-même
n'était pas sûr de ne l'avoir point rencontrée dans quelque salon; mais
ce jour-là elle lui était si bien sortie de la mémoire qu'il lui aurait
été tout à fait impossible de déterminer la nuance de ses cheveux.

Un moment, il eut la pensée de se renseigner auprès du mari.

Mais en levant les yeux, il en eut une compassion réelle. Ses mains
étaient crispées autour de sa haute canne; son haleine se dégageait mal
de ses poumons oppressés; ses gros yeux regardaient sans voir à travers
la vitre humide de sa respiration. Il était évident que le financier se
trouvait en proie à l'un de ces cauchemars moraux sans exemple jusqu'à
présent dans son existence alourdie par la sensualité. Non pas que
madame d'Obligny lui tînt tellement au coeur qu'il ne pût se défendre à
son égard d'un reste de tendresse; non pas que sa vertu se fût toujours
présentée à ses yeux avec des rayonnements également purs; mais il y
avait dans la façon dont cette nouvelle injure lui avait été révélée
quelque chose de si spontané et de si inattendu, que le mari le plus
cuirassé des deux mondes en eût été terrifié comme d'une poudre
fulminante qui serait tout à coup partie sous son nez.

Aussi, lorsque le marche-pied de la voiture s'abaissa devant l'hôtel, le
chevalier éprouva-t-il un dernier sentiment charitable;--et au moment où
il se levait pour descendre, le corps plié en deux par la courbe de la
voiture, il se retourna vers le Mondor et lui dit:

--Tenez, financier, si vous voulez m'en croire, nous remettrons la
partie à un autre jour, et nous pousserons jusque chez Tonton pour
terminer de sabler du champagne; quitte ensuite, demain matin, à nous
couper réciproquement la gorge, si tel est votre bon plaisir.

Le financier eut un frisson. Mais il s'était trop avancé.--Pour unique
réponse, il se leva avec effort derrière le chevalier, qui se décida à
mettre pied à terre, disant à part lui:

--Maintenant, advienne que pourra!

Au coup de marteau qui alla ébranler l'hôtel jusque dans ses plus
intimes profondeurs, un laquais se présenta sur le seuil, tenant un
flambeau de cire.

--Où est madame? lui jeta à la figure M. d'Obligny.

--Madame vient de se retirer dans sa chambre à coucher, répondit le
laquais.

--Éclairez-nous.

Puis, ils montèrent l'escalier, de compagnie. A la porte de
l'antichambre, ils rencontrèrent une soubrette qui les regarda d'un air
ahuri et fit mine de leur barrer le passage.

--Eh bien! Céphise, qu'est-ce que c'est? Ta maîtresse est-elle donc ce
soir tellement agitée par ses vapeurs qu'elle ait donné l'ordre de ne
laisser pénétrer personne auprès d'elle?--Tu sais bien pourtant qu'une
telle consigne ne saurait atteindre M. le chevalier de Pimprenelle.

La suivante fixa le nouveau venu.

--C'est bon, mon enfant, tu feras ton métier d'étonnée un autre jour. En
attendant, va-t'en prévenir madame de notre arrivée,--entends-tu?

--C'est que... monsieur... balbutia-t-elle, madame vient de renvoyer sa
femme de chambre, et j'ignore... je ne sais...

--Tiens, coquine! fit le Mondor avec impatience en lui jetant une
bourse; entre et annonce-nous.

La suivante obéit en poussant un soupir. Elle revint, au bout de cinq
minutes, introduisant M. d'Obligny et M. le chevalier de Pimprenelle.

M. le chevalier tira, avant d'entrer, un petit miroir de sa poche,--et
répara du mieux qu'il lui fut possible les incongruités que les cahots
de la voiture avaient occasionnées à sa perruque en queue de veau.




VI

LA CHAMBRE A COUCHER


Je passerai sous silence la description de la chambre à coucher de
madame d'Obligny.--Il suffira de savoir que c'était un réduit délicieux,
très-élégamment et très-richement orné,--trop richement peut-être,--mais
on ne doit pas perdre de vue que nous sommes chez un financier. L'or
brillait de toutes parts, amorti par le velours. Deux bougies seulement
brûlaient, odorantes, sur un guéridon.

Madame d'Obligny, en galant déshabillé de nuit, lisait, étendue dans une
chaise longue et les pieds chaussés de ravissantes petites mules satin
et argent. Un mantelet de mousseline claire enveloppait négligemment une
taille divine. Un désespoir couleur de rose, agréablement noué sous le
menton, couronnait un battant-l'oeil sous lequel ses regards se
faisaient plus tendres et moins perçants. Ses mouches et son rouge
étaient sortis. Ainsi accommodée, au milieu du luxe qui resplendissait
autour d'elle,--à cette heure nocturne,--elle était belle à troubler la
raison d'un saint ou d'un mari. C'était une grande et blonde femme, aux
yeux langoureux, à la peau blanche, au bras irréprochablement sculpté.
Sa pose était magnifique, quoiqu'un peu molle.

Elle releva doucement le front, au bruit que fit en entrant son mari,
accompagné du chevalier de Pimprenelle; mais elle garda le livre qu'elle
tenait à la main, et se contenta de saluer avec un sourire. Rien sur son
gracieux visage ne peignait le moindre trouble, n'indiquait la moindre
altération.

M. d'Obligny se sentit comme interdit à la vue de ce calme parfait,--de
cette solitude parfumée et silencieuse. Il promena ses yeux autour de
lui. Un moment il crut avoir rêvé, et il eut honte de son rêve. Par
malheur, il réussit à s'arracher à cette illusion consolante, et,
s'approchant de sa femme:

--Mille excuses, madame, lui dit-il d'une voix qu'il tenta de rendre
railleuse, si je viens vous déranger de votre lecture. Je n'ai pu
résister au désir de vous amener--moi-même--M. le chevalier de
Pimprenelle... que voici.

Le chevalier s'inclina respectueusement.

--Savez-vous bien, madame, continua le financier, que c'est au plus mal
à vous de nous dérober de la sorte vos amis, surtout quand il se fait
que ce sont précisément les nôtres? Sans le hasard qui m'a livré cette
heureuse découverte, jamais secret d'État n'eût été mieux gardé des deux
parts.

Madame d'Obligny contempla tour à tour son mari et le chevalier. Puis
elle posa le volume sur le guéridon, et, croisant les mains, elle dit
machinalement:

--Ah! monsieur est un de mes amis?

Le chevalier, qui regardait les peintures, s'inclina pour la deuxième
fois.

--Figurez-vous, poursuivit M. d'Obligny après une pause de muette
indignation, la rencontre la plus originale, la plus extravagante qu'il
soit possible d'imaginer, n'est-ce pas, chevalier?--Nous soupions ce
soir dans sa petite maison, une maison charmante, sur ma parole,
lorsqu'au beau milieu du dessert, un grand maladroit de
valet...--Comment nommez-vous ce butor, chevalier? Est-ce que vous
n'allez pas le faire bâtonner un peu, en rentrant?

--Certes! murmura le chevalier de Pimprenelle en fermant le poing.

--Lorsque cette espèce, dis-je, nous remet sans crier gare, au milieu de
nos brocards et de nos plaisanteries indiscrètes, devinez quoi, madame?

--Je ne devine pas, monsieur, répondit sèchement la jeune femme.

--Parbleu! je le crois bien, pensa le chevalier, qui se mordit la lèvre.

--Votre poulet!

--Mon poulet?...

--Tenez, madame, le voici encore--un peu chiffonné, il est vrai--c'est
qu'il a passé par plusieurs mains avant de me revenir.

Madame d'Obligny tendit le bras avec effort et approcha lentement le
papier de la bougie.--Pendant qu'elle en faisait la lecture à voix
basse, le financier, blême de fureur, l'examinait avec une surprise sans
pareille. Nulle inquiétude ne s'était manifestée sur le visage de sa
femme, aucun nuage n'avait passé sur son front pur, pas un signe n'avait
altéré la parfaite harmonie de ses traits. C'était l'impassibilité
personnifiée, l'immobilité faite chair.--Quand elle eut fini de lire, un
sourire erra sur ses lèvres, et elle se prit à regarder plus
attentivement le chevalier de Pimprenelle.

Le chevalier s'inclina pour la troisième fois.

--Eh bien! madame? s'écria le mari d'un air tragique, en essayant,--mais
en vain,--de croiser ses bras sur son énorme poitrine.

--Eh bien! monsieur? attendit-elle.

--Avouez que cette aventure est au moins curieuse.

--Très-curieuse, en effet, répéta-t-elle sans détacher les yeux de
dessus le chevalier.

--C'est inimaginable, se dit celui-ci; elle n'éclate pas comme je devais
m'y attendre; qu'est-ce que cela cache donc?

--Certes, reprit M. d'Obligny,--en lâchant cette fois les guides à sa
verve maritale,--je n'ignorais pas que, depuis bientôt trois semaines,
un homme s'introduisait tous les soirs par la porte dérobée de
l'hôtel,--que cet homme, qui avait gagné l'un après l'autre tous mes
gens, était reçu par vous dans ce même appartement où, en cas d'éveil,
il pouvait trouver un refuge dans ce cabinet de toilette;--que cet homme
enfin avait été plusieurs fois aperçu sortant d'ici à la pointe du
jour... Mais, par la maugrebleu! madame, j'avoue que j'étais loin de
songer à M. le chevalier de Pimprenelle,--et que j'eusse plutôt incliné
pour mon jeune cousin, le vicomte de Trublay!

La jeune femme était devenue, à ces mots, d'une pâleur de marbre, et un
tremblement nerveux agita son corps.

--Permettez! permettez! s'écria le chevalier, qui avait écouté
attentivement, et dont les oreilles tintaient au cliquetis de ces
dernières paroles;--qu'est-ce que vous dites donc là, s'il vous plaît?
Vous confondez...

Un regard de madame d'Obligny, prompt comme l'éclair, vint clouer sur sa
bouche la suite de son apostrophe.

--Que voulez-vous dire? demanda le Mondor.

--Recommencez-moi mon histoire, mon cher. Voyons. D'abord, dites-vous,
je m'introduis tous les soirs dans votre hôtel par une porte dérobée.

--Oui. Germain m'a tout avoué.

--Bon. Ensuite, je suis reçu ici par...

--Le nierez-vous peut-être?

--Mais... je ne dis pas, reprit-il après avoir regardé madame
d'Obligny.--Et enfin, je me cache, au besoin, dans un cabinet attenant
sans doute à cette chambre, n'est-ce point?

--Celui-ci.

--Ah! ah! fit le chevalier en se dirigeant de ce côté; je ne suis pas
fâché de reconnaître un peu les localités...

La financière l'avait suivi jusque-là avec une anxiété croissante;--et
au moment où, s'approchant d'un air curieux, il poussa du doigt le
bouton qui ouvrait le mystérieux cabinet, elle s'élança vers lui avec un
cri d'effroi.

Le chevalier referma la porte,--mais il avait eu le temps d'apercevoir
dans l'ombre un quatrième personnage.

--Ne craignez rien, madame, dit-il galamment; nous n'ignorons pas qu'un
cabinet de toilette est comme un sanctuaire, où la déesse et ses grands
prêtres ont seuls le droit de présence.

Puis, se retournant vers M. d'Obligny, dont l'accablement paralysait
toutes les facultés:

--Vous êtes parfaitement renseigné, monsieur, et je vois que rien
n'échappe à votre oeil vigilant. Il est donc inutile d'empêcher plus
longtemps le repos de madame, qui me permettra de prendre congé d'elle
et de vous.

--Ainsi, s'écria le Mondor d'un ton désespéré et comme pour qu'il ne lui
restât plus un seul doute sur son malheur;--ainsi vous avouez, madame,
avoir écrit ce billet au chevalier? Vous reconnaissez votre écriture;
c'est bien vous qui avez tracé ces lignes coupables?...

--Oui, monsieur.

A son tour, le chevalier de Pimprenelle ne put retenir une exclamation
de surprise.--Il regarda fixement la jeune femme, dont une faible
rougeur vint colorer la joue, et qui baissa les yeux non sans quelque
marque de confusion.

--Allons, pensa-t-il, je vois ce que c'est; je paye pour M. le vicomte
de Trublay; c'est là une femme d'esprit ou je ne m'y connais pas--et je
m'y connais.

Et il fit quelques pas en arrière pour se retirer.

Le financier, sortant enfin de sa pétrification absolue, reprit son
chapeau sur l'ottomane où il l'avait posé en entrant, passa sa canne de
sa main droite dans sa main gauche, et saluant sa femme avec toute la
gravité dont il était capable:

--J'espère, madame, lui dit-il, qu'après le retentissement que cette
affaire court risque d'avoir sous peu de jours, vous comprendrez la
nécessité d'aller passer quelque temps en Touraine, au sein de votre
famille. Une rupture à l'amiable et sans bruit nous épargnera les tracas
toujours inséparables d'une action judiciaire.

Madame d'Obligny,--bien vite remise de son émotion de tout à
l'heure,--n'eut pas un geste, pas un mouvement qui trahît sa pensée.
Elle resta belle et froide.

--Pour nous deux, chevalier, reprit-il avec un effort, c'est une affaire
à vider sur un autre terrain. Nous nous reverrons.

--A votre aise, monsieur, fit le chevalier en tourmentant son jabot.

La financière se leva pour reconduire les deux visiteurs. A la porte de
sa chambre, elle s'inclina une dernière fois devant le chevalier de
Pimprenelle en lui lançant un éloquent regard qui semblait dire:

--Comptez sur ma reconnaissance.

A quoi M. le chevalier de Pimprenelle répondit par un sourire d'une
impertinence victorieuse, et qui pouvait se traduire par ces mots:

--Je l'espère bien.

Au bas de l'escalier, M. le chevalier remonta dans le carrosse qui
l'attendait,--et se fit reconduire chez lui, après avoir reconduit la
danseuse. Quant à l'abbé Goguet, il fut impossible de l'arracher de la
place où il s'était pelotonné et où il ronflait comme une trompette
marine. Il passa donc la nuit dans la voiture.

La voiture passa la nuit dans l'écurie.




VII

LE DÉNOUMENT

      Pourquoi nous marier,
      Quand les femmes des autres
      Se font si peu prier
      Pour devenir les nôtres?

  COLLÉ.


C'était le lendemain.

--Une lettre pour monsieur, dit La Brie.

--Donne, belître, fit le chevalier de Pimprenelle.

Le chevalier décacheta et lut ce qui suit:

  «Mon cher chevalier,

  »Je sais tout.--Ce matin, madame d'Obligny est entrée sur la pointe du
  pied dans mon cabinet. Elle tenait à la main ce fameux poulet que vous
  savez, et elle le posa devant moi sans mot dire. Puis elle prit une
  plume sur mon pupitre et traça quelques lettres à côté de la
  signature. L'écriture était différente. Je tombai de mon haut.

  »--Fi! monsieur, me dit-elle; ne voyez-vous pas que c'était une
  comédie imaginée avec M. le chevalier de Pimprenelle pour vous guérir
  de votre sotte jalousie?

  »Savez-vous, mon cher, que vous êtes l'un et l'autre de parfaits
  comédiens? J'en suis encore délicieusement étourdi. Acceptez un
  million d'excuses et venez dîner ce soir avec nous.--Madame d'Obligny
  vous en prie.

  »D'OBLIGNY.»

Le chevalier sourit et mit la lettre dans sa poche.

Mais il n'alla pas chez le Mondor--parce qu'il rencontra sur son chemin
le vicomte de Trublay qui lui proposa un coup d'épée.

M. le chevalier de Pimprenelle en eut pour huit jours de lit,--au bout
desquels, par malheur pour la moralité de ce conte, il se rendit, sans
encombre, à une nouvelle invitation du financier--et de la financière.

Ce conte se passera donc de moralité.




LES PETITS JEUX

LETTRE DU VIEUX CHEVALIER DE PINPARÉ, TOMBÉ EN ENFANCE

A MA PETITE NIÈCE ANTOINETTE


Chère petite masque,--je le répète souvent avec regret: on s'ennuie à
mourir dans les salons modernes. Il n'y a pas jusqu'aux jeux innocents
qui ne soient mélancoliques, guindés, surveillés, enfin du dernier
bourgeois, comme nous disions jadis. On en est resté au suranné _Portier
du couvent_ et à l'éternel _Baiser sous le chandelier_. Çà, qu'on me
ramène chez le duc de Penthièvre!

Il faut, ma friponne Antoinette, que tu réformes tout cela. Et justement
je viens de retrouver, au fond de mon secrétaire en bois de
Sainte-Lucie, un imperceptible portefeuille de maroquin ayant appartenu
à ta grand'mère. Spirituelle et gracieuse mémoire, ombre couronnée de
fleurs! Ce petit livre était celui où elle inscrivait les gages déposés
entre ses mains par les joueurs de ses mardis et de ses vendredis.

A la première page, je lis:

M. de Champcenetz, une tabatière;

Madame de Breteuil, une agrafe en diamants;

M. Dorat-Cubières, un pois chiche;

M. l'abbé Souchot, un médaillon, un dé à coudre, un noeud de rubans et
une jarretière;

Mademoiselle de Chamorin, un éventail;

M. Mardelles, ses deux montres.

Ce petit livre m'a rajeuni de quarante ans, de cinquante ans; j'y ai
revu, comme dans un miroir enchanté, tous les visages aimés de cette
époque lointaine, qui comptait tant d'aimables visages; j'ai cru en
entendre sortir, comme d'un coquillage où s'agitent les bruits de la
mer, des paroles et des chants tels que je n'en entends plus--depuis que
j'ai cessé de jouer à tous les jeux.

Ceux qu'on nomme les _Petits jeux_ particulièrement menacent de
disparaître peu à peu; je sais bien que les gens sévères ne trouveront
pas grand mal à cela; moi-même je regretterai médiocrement le
_Corbillon_ et la _Cassette_; des questions comme celles-ci ne m'ont
jamais paru fort réjouissantes: «Je vous vends ma cassette; que
voulez-vous qu'on y mette?--Une noisette, une allumette, une assiette,
une cuvette, une sonnette, etc.»

Je ferai également bon marché du gothique _Pied de boeuf_: une, deux,
trois, quatre, cinq, six, sept, huit, neuf, je tiens mon pied de boeuf.
J'y renoncerai, malgré la jolie chanson qu'il a inspiré à Panard:

    Je rêvais l'autre jour
    Qu'avec vous et l'Amour
    Je jouais sur l'herbette...

Mais j'allais avoir trop de mémoire.

Ce que je voudrais défendre,--en dehors, bien entendu, de certains
petits jeux vieux comme le monde et qui dureront autant que lui, tels
que: les _Quatre coins_, prétexte à tant de charmants tableaux, la _Main
chaude_, _Petit bonhomme vit encore_, _Tirez-lâchez_;--ce que je demande
du moins la permission de regretter tout haut, ce sont ces
divertissements ingénieux qui étaient la joie et le sourire ravissant de
nos réunions d'il y a... ne comptons plus; ce sont les jeux de
l'_Avocat_, de la _Volière_, des _Métamorphoses_, du _Secrétaire_, de
cent autres encore vers lesquels mon esprit s'est retourné ce matin
pendant que je parcourais les tablettes de ta grand'mère.

Je te les envoie, ces tablettes, ma chère nièce; et, de ma grosse et
tremblante écriture, j'y joins quelques notes qui t'intéresseront
peut-être. Si elles ne t'intéressent pas, mon Dieu, je ne regretterai
point le temps que j'ai mis à les rassembler, car j'aurai vécu deux ou
trois heures dans le passé; j'aurai foulé une fois de plus d'un pas
attendri le gazon de mon adolescence; je me serai donné une dernière
fête, comme ce pauvre Brummel, qui, sur la fin de sa vie, retiré dans
une modeste chambre de Calais, allumait chaque soir une trentaine de
bougies et faisait--réception imaginaire!--annoncer par son domestique
les plus grands noms de l'Angleterre. Moi, ce ne sont pas des lords et
des pairs que j'évoque; ce sont de petites figures espiègles, de
mignonnes têtes poudrées, des joues rougissantes et qui se tendent pour
subir leur punition, des robes couleur du jour que l'on dirait sorties
de l'armoire des fées, des éclats de rire argentins, des chuchotements
qui annoncent des conspirations, et des regards, ah! des regards comme
on n'en voit plus,--surtout depuis que ma vue est devenue si basse.

Le nom de mademoiselle de Saint-Graverand, inscrit à la deuxième page,
me rappelle un incident qui tourna à sa confusion. C'était une personne
admirablement belle que mademoiselle de Saint-Graverand, mais elle avait
une dose de simplicité qui la rendait le plastron de nos amusements. Ce
soir-là, au nombre de huit ou dix personnes, nous jouions à: _J'aime mon
amant par A_.

Ta céleste grand'mère avait dit:--J'aime mon amant par A, parce qu'il
est affable; je le nourris d'amandes, je l'envoie à Avignon, je lui fais
présent d'un aérostat, et je lui donne un bouquet d'anémones.

Madame de Serrière:--J'aime mon amant par A, parce qu'il est agaçant, je
le nourris d'alouettes, je l'envoie à Antioche, je lui fais présent d'un
anthropophage, et je lui donne un bouquet d'absinthe.

Mademoiselle Gay, une brune des plus engageantes:--J'aime mon amant par
A, parce qu'il est audacieux, je le nourris d'abricots, je l'envoie à
Antibes, je lui fais présent d'une arbalète, et je lui donne un bouquet
d'aubépine.

Quand ce fut au tour de mademoiselle de Saint-Graverand, voici les
paroles qu'elle prononça:--J'aime mon amant par A, parce qu'il est
_ardi_...

Je te laisse à deviner nos éclats de rire.

Il est juste de dire que cette délicieuse niaise prenait une revanche
éclatante dans la _Clef du jardin du roi_, où elle était servie par une
merveilleuse volubilité. C'est un exercice de mémoire, qui tire son
origine, je crois, d'une chanson populaire. «Je vous vends la clef du
jardin du roi,» voilà le commencement;--et voici la fin, qui fera
comprendre tout le mécanisme du jeu: «Je vous vends le seau qui a
apporté l'eau qui a éteint le feu qui a brûlé le bâton qui a tué le
chien qui a dévoré le chat qui a mangé le rat qui a rongé la corde qui
tient à la clef du jardin du roi.»

Tu t'étonneras sans doute de ce qu'une tête blanche comme moi ait gardé
le souvenir de ces enfantillages. J'ai vu passer bien des événements
dont il ne me reste plus aujourd'hui qu'une image confuse; j'ai oublié
les noms d'une grande quantité de mes amis, j'ai oublié les serments
qu'on m'a faits et ceux que j'ai pu faire, j'ai oublié des joies, des
désespoirs, des heures d'orgueil suprême;--mais jamais je n'ai oublié ce
couplet, que je peux répéter encore, sans hésitation, comme à quinze
ans:

    Celui-là n'est point ivre qui trois fois dira:
    Blanc, blond, bois, barbe grise, bois,
    Blond, bois, blanc, barbe grise, bois,
      Bois, blond, blanc, barbe grise.

Ce qui surnage pour moi au-dessus des temps philosophiques, guerriers et
parlementaires que j'ai traversés, c'est le jeu de _Berlurette_, de
_Chiquette_, de _Berlingue_, du _Capucin_, de la _Pantoufle_ et du
_Chnif-chnof-chnorum_. Le plus clair de mon expérience, c'est _Vive
l'amour, l'as a fait le tour!_

Quelque temps avant la révolution, j'ai joué au _Colin-Maillard à la
silhouette_ avec le jeune M. de Chateaubriand, dont la destinée devait
être si étonnante. Peut-être ignores-tu ce que c'est que cette sorte de
Colin-Maillard; alors imagine-toi un rideau transparent devant lequel
chacun passe à son tour en faisant des grimaces et des contorsions
risibles. Il faut que celui qui est placé derrière le rideau devine la
personne qui passe. Les hommes mettent quelquefois des bonnets de femme
et des mantelets, pour n'être point reconnus. J'ai vu aussi des jeunes
gens monter à califourchon l'un sur l'autre; cela formait les groupes
les plus plaisants du monde.--Le dernier de tous, M. de Chateaubriand se
dessina, lent et sévère, sur le rideau. Il fut immédiatement reconnu. Ce
jeune Breton n'avait pas du tout l'instinct du _Colin-Maillard à la
silhouette_, mais pas du tout.

Il n'en était pas de même de M. l'évêque d'Autun; son enjouement et son
esprit faisaient merveille. Au jeu des _Comparaisons_, il s'entendit
ainsi interpeller par la grasse madame de Chessy:

«--A quoi me comparez-vous?

--Je vous compare à une pincette, lui répondit-il.

--Oh! oh! se récria l'auditoire.

--Sans doute; la pincette attise le feu... comme madame; voilà pour la
ressemblance. La pincette, en attisant le feu, s'échauffe... tandis que
madame reste toujours froide; voilà la différence.»

Pour ce qui est de moi, si j'ose prendre rang après des noms si fameux,
je puis dire que j'excellais particulièrement à la _Sellette_, aux
_Propos interrompus_ et aux _Devises_. Mon apprentissage fut assez long
toutefois, et je me vis dans les premiers temps en butte à maintes
mystifications. Au _Pince sans rire_ entre autres, qui consiste à se
présenter à tour de rôle devant une personne élue et à se laisser pincer
par elle soit le menton, soit le nez, soit les joues, soit le front; au
_Pince sans rire_, dis-je, je fus bafoué de la plus complète façon: mon
pinceur, devant qui j'étais le dernier à passer, avait frotté deux de
ses doigts à un bouchon brûlé, sans que je m'en fusse aperçu; il me
traça de grandes virgules noires sur la figure. Je retournai à ma place:
toute la compagnie riait, et je riais comme toute la compagnie, sans
savoir pourquoi. Les choses furent poussées si loin qu'on me laissa
sortir dans cet état; mon cocher me regarda avec stupeur, mais, croyant
à une gageure, il ne m'avertit de rien et me conduisit à la
Comédie-Italienne, où j'avais l'habitude de finir mes soirées. Là
seulement les éclats de rire qui m'accueillirent à mon entrée me
donnèrent quelque soupçon: je tirai mon petit miroir; à peine y eus-je
jeté les yeux que je reculai épouvanté.

Je dois avouer que le jeu du _Pince sans rire_ n'est souvent pas du goût
de tout le monde.

Quelques-uns lui préfèrent, et je suis de ceux-là, le jeu de la
_Toilette_, où chacun représente un objet d'ajustement; le jeu de _M. le
curé_, qui met en scène tout le personnel d'une paroisse: carillonneur,
bedeau, chantre, enfant de choeur; celui de _Combien vaut l'orge?_
demande à laquelle les joueurs doivent répondre successivement,
dans un ordre convenu, et avec la plus grande prestesse:
Comment?--diable!--peste!--vingt sols;--s'il vous plaît?--c'est bien
cher, etc.

Les mots à deviner et les choses à chercher ont aussi leur intérêt. Que
de fois ne m'a-t-on pas fait chercher une épingle au son du violon; plus
j'approchais de l'objet caché, plus le musicien jouait fort; plus je
m'en éloignais, plus son jeu se ralentissait. Une fois, c'était Viotti
qui tenait le violon; nous demeurâmes dans le ravissement pendant une
demi-heure; j'oubliais de chercher l'épingle, et lorsque je l'eus
aperçue, je détournai vite les yeux, afin de prolonger les accords du
célèbre artiste.

Quand Viotti manquait, c'était un sifflet que nous nous faisions passer
et dans lequel nous soufflions de temps en temps, en chantant:

    Il est passé par ici,
    Le furet du bois, mesdames;
    Il est passé par ici,
    Le furet du bois joli.

Il fallait saisir l'instrument entre les mains du siffleur, ce qui
n'était pas facile;--on l'attacha un jour derrière M. Petit-Radel, et
chacun vint y souffler en tapinois. Lui de se retourner brusquement, et
nous de nous enfuir. Cela recommença quinze ou vingt fois, au bout
desquelles il finit par se donner au diable et par nous demander merci.

Je m'arrête à mon tour. Chère enfant, tu liras d'autres noms, inconnus
ou célèbres, tous à demi effacés, sur ce portefeuille qui a dormi si
longtemps dans les tiroirs de mon reliquaire mondain. Avant qu'ils
s'effacent tout à fait, ils auront vu du moins, ces amis de l'adorée qui
fut ta grand'mère, se fixer sur eux tes yeux profonds et purs; regarde
bien alors cette poussière du crayon, et si tu la vois s'animer tout à
coup comme sous un souffle inconnu, ne t'étonne pas, Antoinette: c'est
que l'âme du souvenir aura passé pour un instant dans ces pages.




LES PASSE-TEMPS DE M. DE LA POPELINIÈRE




I


L'aventure de la cheminée tournante a rendu M. de la Popelinière
immortel. Son argent, ses relations et ses écrits ne l'avaient rendu
simplement que fameux. Il ne serait peut-être pas facile aujourd'hui de
reconstruire cette physionomie de financier romanesque, pompeux, despote
et dévoré surtout par la passion du bel esprit. Les points de
comparaison avec des types de notre époque nous manqueraient presque
absolument.

La Popelinière a composé beaucoup de prose et de vers. D'abord,
c'étaient ses propres comédies qu'il faisait représenter sur son
théâtre, où naturellement on les trouvait fort bien tournées; nous
croyons qu'elles sont toutes restées manuscrites. Deux ouvrages
seulement de la Popelinière ont été imprimés, _Daïra_ et les _Tableaux
des Moeurs du temps_. Ce sont deux raretés bibliographiques.

_Daïra_ parut pour la première fois en 1760; c'est un volume grand
in-8º, tiré à très-peu d'exemplaires, vingt-cinq, assure-t-on. Les
aventures qui y sont racontées ne sortent pas du cadre ordinaire des
romans musulmans; on y rencontre cependant quelques situations
pathétiques et un certain art de composition. Bien que la Popelinière
eût alors soixante-huit ans, et que sa femme adultère fût morte depuis
plusieurs années, il ne put s'empêcher, dans les premières lignes de
_Daïra_, d'exhaler un reste de colère contre celle qu'il avait tant
aimée, contre cette petite-fille de Dancourt, qui avait hérité de son
grand-père l'esprit et la légèreté.

«Si je voulais, dit-il, rappeler ici la fatale année de ma vie où je me
suis vu réduit à quitter mes amis, ma famille, ma chère patrie, pour me
retirer dans les déserts, il faudrait développer les intrigues secrètes,
les manoeuvres impies par lesquelles une femme a pu parvenir à renverser
un homme d'honneur. Mais je suis le même homme toujours; et s'il a plu
au ciel de terminer la vie de cette femme criminelle, je ne la regarde
plus sur cette terre que comme la pincée de poussière que je serre en
mes doigts. Je lui pardonne, Dieu m'en est témoin, je lui pardonne tous
les maux, tous les tourments qu'elle m'a causés; je ne veux pas même
étendre ce sentiment plus loin, de peur qu'il ne s'y répandît malgré moi
quelques lumières sur des événements déjà connus, dont on a toujours
profondément ignoré les causes, et qui peut-être exciteraient à les
rechercher...

»Je préviens donc que si j'emploie le loisir que je trouve dans ma
retraite à rassembler les choses qu'on va lire, ce n'est que parce
qu'elles n'ont aucun rapport avec moi; je préviens que rien ne m'est
plus étranger que toute l'histoire que je vais écrire,» etc., etc.

Quoi qu'il en dise, on sent que la blessure est toujours saignante chez
le pauvre financier. Cette sensibilité sera plus tard une excuse au
cynisme et aux écarts que nous aurons à reprendre en lui; cela ne
s'applique pas à _Daïra_, qui n'a rien de bien galant, malgré la
réputation que les catalogues lui ont faite, et quoique la scène se
passe dans le sérail d'Alep. Une seconde édition en fut publiée l'année
suivante en vue du public[1].

  [1] _Daïra_, histoire orientale en quatre parties. A Amsterdam, et se
    trouve à Paris, chez Bauche, libraire, quai des Augustins, _A
    l'Image Sainte-Geneviève_; 2 vol. petit in-12.

Les _Tableaux des Moeurs du temps dans les différents âges de la vie_
sont bien autrement importants. La découverte qu'on en fit, après la
mort du fermier général, excita un scandale assez plaisamment raconté
dans les _Mémoires secrets_, à la date du 15 juillet 1763. Nous citons
l'article: «Tout le monde sait que M. de la Popelinière visait à la
célébrité d'auteur; on connaissait de lui des comédies, des romans, des
chansons, etc.; mais on a découvert depuis quelques jours un ouvrage de
sa façon qui, quoique imprimé, n'avait point paru: c'est un livre
intitulé _Les Moeurs du siècle_, en dialogues. Il est dans le goût du
_Portier des Chartreux_. Ce vieux libertin s'est délecté à faire cette
production licencieuse. Il n'y en a que trois exemplaires existants. Ils
étaient sous les scellés. Un d'eux est orné d'estampes en très-grand
nombre; elles sont relatives au sujet, faites exprès et gravées avec le
plus grand soin. Il en est qui ont beaucoup de figures, toutes
très-finies. Enfin, on estime cet ouvrage, tant pour sa rareté que pour
le nombre et la perfection des tableaux, plus de vingt mille écus.

«Lorsqu'on fit cette découverte, mademoiselle de Vandi, une des
héritières, fit un cri effroyable, et dit qu'il fallait jeter au feu
cette production diabolique. Le commissaire lui représenta qu'elle ne
pouvait disposer seule de cet ouvrage, qu'il fallait le concours des
autres héritiers; qu'il estimait convenable de le remettre sous les
scellés jusqu'à ce qu'on eût pris un parti; ce qui fut fait. Ce
commissaire a rendu compte de cet événement à M. le lieutenant général
de police, qui l'a renvoyé à M. de Saint-Florentin. Le ministre a
expédié un ordre du roi, qui lui enjoint de s'emparer de cet ouvrage
pour Sa Majesté; ce qui a été fait.»

Depuis lors, il s'écoula un assez long espace de temps, pendant lequel
on n'entendit plus parler de ce mystérieux exemplaire. Le _Manuel du
Libraire_, de Brunet, dit qu'il passa en Russie; il le signale dans le
catalogue des livres précieux du prince Michel Galitzin, _Moscou_, 1820.
«Unique exemplaire (ce sont les termes du catalogue), imprimé sous les
yeux et par ordre de M. de la Popelinière, fermier général, qui en fit
aussitôt briser les planches; ouvrage érotique, remarquable par vingt
miniatures de format in-4º, dont seize en couleur et quatre au lavis, de
la plus grande fraîcheur et du plus beau faire, représentant des sujets
libres. M. de la Popelinière est peint sous divers points de vue et
d'après nature, dans les différents âges de la vie. C'est un ouvrage
d'un prix infini, par cela même qu'il est le _nec plus ultrà_ de ce que
peuvent produire le luxe et une imagination déréglée. Un vol. gr. in-4º,
rel. en mar. r.» Brunet ajoute: «Cinq ans après la publication de ce
catalogue, les livres précieux du prince Galitzin furent envoyés à Paris
pour y être livrés aux enchères publiques. Les _Tableaux des Moeurs du
temps_ faisaient partie de cet envoi; mais, ayant été vendu à l'amiable
et à très-haut prix à un amateur français, cet ouvrage n'a pas dû être
compris dans le catalogue des livres du prince russe, publié pour la
vente qui s'est faite le 3 mars 1825.»

Il y a six ou sept ans, les _Tableaux des Moeurs du temps_ appartenaient
à M. J. Pichon, président de la société des bibliophiles, qui en avait
refusé trois mille francs[2]. Nous sommes loin, comme on voit, de
l'estimation des _Mémoires secrets_. On dit que quelques dessins ont
disparu. Quant aux deux autres exemplaires, nous ne savons où ils ont
passé; peut-être ont-ils été détruits.

  [2] _Les Tableaux des Moeurs du temps_ sont aujourd'hui la propriété
    d'un Anglais domicilié à Paris, M. Frédéric Hankey, dont le cabinet
    est un des plus somptueux qui existent.

Nous indiquerons l'ordonnance de l'ouvrage de M. de la Popelinière, et
nous en donnerons des extraits qui, sans alarmer la morale, initieront
nos lecteurs à quelques-unes des habitudes de la vie privée au XVIIIe
siècle.




II


Les _Tableaux_ comprennent dix-sept dialogues, qui donnent l'histoire de
la jeunesse et du mariage de mademoiselle Thérèse de Se..., jeune
personne du meilleur monde.


PREMIER DIALOGUE.--MÈRE CHRISTINE, MAÎTRESSE DES NOVICES ET DES
PENSIONNAIRES DU COUVENT DE ***; MADEMOISELLE DE SE..., PENSIONNAIRE
SOUS LE NOM DE THÉRÈSE.

La mère Christine surprend Thérèse à sa toilette et lui reproche sa
coquetterie; elle cherche à la retenir au couvent, en lui montrant les
écueils de la société.


DEUXIÈME DIALOGUE.--THÉRÈSE, LA GOUVERNANTE.

La gouvernante de Thérèse vient lui annoncer qu'on la marie avec le
comte de ***.--Le comte de ***! s'écrie Thérèse; je n'en ai jamais ouï
parler. Comment est-il fait?

LA GOUVERNANTE.--La femme de chambre de madame, à qui madame dit tout et
qui ne me cache rien, m'a assuré que c'est un homme de grand mérite.

THÉRÈSE.--Ah! je t'entends; c'est un vieux.

LA GOUVERNANTE.--Non; c'est un homme revenu de la première jeunesse, et
voilà tout.

THÉRÈSE.--Où penses-tu qu'il cherche à me voir? Je ne voudrais pas que
ce fût à l'église; il ne me distinguerait jamais dans ce choeur, parmi
trente pensionnaires que nous sommes. N'y aurait-il pas moyen d'inspirer
à ma chère maman de me faire venir dîner chez elle? M. le comte pourrait
m'y voir à son aise, sans faire semblant de rien. Je t'assure bien que,
pour moi, j'aurai l'air d'être sur tout cela d'une ignorance profonde,
et qu'il ne se douterait seulement pas que j'eusse jamais entendu parler
de lui.

LA GOUVERNANTE.--C'est-à-dire qu'il vous verrait gambader, sauter au cou
de votre maman, avec votre gaieté et votre vivacité ordinaires.

THÉRÈSE.--Assurément.

LA GOUVERNANTE.--Eh! voilà précisément ce qu'il ne faut pas.

THÉRÈSE.--Quoi! est-ce que tu veux que je me contraigne?

LA GOUVERNANTE.--Oui, oui, et beaucoup. Vous ne connaissez pas les
hommes: ce sont de drôles d'animaux. Nous ne les servons jamais si bien
qu'en les trompant, parce qu'ils voient ordinairement la plupart des
choses tout de travers; et presque tout dépend de leur première
impression. Un extérieur animé, une démarche légère, des yeux qui se
laissent aller, ne leur plaisent pas à propos de mariage; cela semble
leur annoncer pour l'avenir une femme vive, inconstante, volage. Mais un
maintien composé, un air timide et des regards abattus, mettent d'abord
un prétendu à son aise, en ce qu'il lui semble qu'une fille qui se
présente ainsi reconnaît déjà sa dépendance et lui réserve l'honneur de
triompher de sa modestie.

THÉRÈSE.--C'est donc à dire, ma bonne, qu'il faut que je m'étudie sur
tout cela, jusqu'à ce que le mariage soit fait?

LA GOUVERNANTE.--Oui, vraiment, mademoiselle.

THÉRÈSE.--Mais le lendemain?

LA GOUVERNANTE.--Oh! le lendemain, ce sera une autre paire de manches;
nous verrons cela.

La gouvernante achève de coiffer Thérèse.


TROISIÈME DIALOGUE.--MADAME DE SE..., THÉRÈSE.

Madame de Se... ne précède que de quelques minutes le comte de ***. Elle
confirme les paroles de la gouvernante et donne à sa fille, sur la
fortune de son futur, des détails où se trahissent les côtés positifs de
la Popelinière:--C'est un homme de bonne maison; il n'a que trente-huit
ans, il jouit des biens de feu son père. Ces biens, dont j'ai vu l'état,
consistent en deux fort belles terres situées dans le Périgord, en
rentes sur la ville et en actions. Tout cela lui compose plus de
cinquante mille livres de rente, sans compter une maison à lui, bien
étoffée, et où rien ne manque.--Vous êtes financier, monsieur Josse!


QUATRIÈME DIALOGUE.--M. LE COMTE DE ***, MADAME DE S..., THÉRÈSE.

_Présentation._--Tenez, monsieur, voulez-vous m'en croire? abrégeons les
révérences et surtout les compliments, qui vous mettraient tous deux
fort mal à votre aise. Voilà ma fille que je vous présente au travers
d'une grille; on vous a dit, dans le monde, qu'elle était si belle! Eh
bien, voilà pourtant tout ce que c'est.

Ainsi parle, en femme d'esprit, madame de Se..., et le comte de riposter
de son mieux. Thérèse se laisse baiser la main par la fenêtre du
parloir, et l'on fixe à huitaine le jour des noces.


CINQUIÈME DIALOGUE.--AUGUSTE, THÉRÈSE.

Jusque-là l'oreille la plus inquiète ne trouverait pas à reprendre un
mot à ces entretiens. Mais il ne va pas en être ainsi désormais, et
notre analyse sera maintes fois obligée de s'abstenir. Voici, par
exemple, mademoiselle de Ri..., appelée Auguste par ses camarades;
mademoiselle Auguste est une égrillarde, qui en sait long sur la vie de
couvent; nous ne la suivrons pas dans ses révélations indiscrètes. Le
bout des cornes du satyre commence à percer chez la Popelinière.


SIXIÈME DIALOGUE.--LE MARQUIS, THÉRÈSE, AUGUSTE.

Le marquis est un petit échappé de collége, cousin de mademoiselle
Auguste. On tire le verrou, et l'on joue à la main chaude. _Proh pudor!_


SEPTIÈME DIALOGUE.--THÉRÈSE, LA GOUVERNANTE.

LA GOUVERNANTE.--Enfin, mademoiselle, le voilà, ce grand jour! Il faut
songer à vous habiller.

THÉRÈSE.--Ah! ma bonne, je n'en ai pas dormi de toute la nuit. Cela me
trouble l'esprit. Je frémis en pensant que ce soir même un homme va
m'emmener chez lui pour y vivre selon ses volontés. Eh! qui sait si j'y
serai bien ou mal, et comment les choses tourneront!

LA GOUVERNANTE.--Vos réflexions ne sont pas hors de saison: j'ai appris
des particularités...

THÉRÈSE.--Ah! ma bonne, qu'est-ce qu'on t'a dit? Apprends-moi vite!

LA GOUVERNANTE.--C'est quelque chose qui ne vous plaira pas, et qu'il
est bon, je crois, pourtant, que vous sachiez.

THÉRÈSE.--Eh bien? eh bien donc?

LA GOUVERNANTE.--C'est que monsieur le comte de *** a une maîtresse.

THÉRÈSE.--Une maîtresse! Ah! que dis-tu?

LA GOUVERNANTE.--Oui, qu'on dit même être fort jolie.

THÉRÈSE.--Ah! ma bonne, il ne m'aimera sûrement point, et je serai
malheureuse!... Et quelle est donc cette maîtresse, qu'on dit si jolie?

LA GOUVERNANTE.--Une demoiselle de l'Opéra, et c'est là le fâcheux.

THÉRÈSE.--Comment? Explique-toi donc.

LA GOUVERNANTE.--C'est qu'il fait pour elle de fort grosses dépenses; et
vous ne savez pas encore que des demoiselles de l'Opéra sont des
ruine-maisons.

THÉRÈSE.--Ma bonne, que m'apprends-tu? J'en suis confondue. Quoi!
monsieur le comte, qui, depuis huit jours, vient au couvent m'assurer de
sa tendresse et me marquer ses empressements, monsieur le comte est un
homme à maîtresse?... Ah! que vais-je devenir?

LA GOUVERNANTE.--Quelquefois ce n'est pas un si grand malheur: c'est
suivant le caractère des gens. Il y en a qui ont des maîtresses et qui
ont le bon esprit d'en dédommager leurs femmes par de grands égards et
de bonnes façons; mais il y en a aussi que ces sortes d'amours ne
rendent que plus insupportables dans leur domestique. A tout prendre, il
en revient toujours une petite consolation, parce qu'en général les
femmes ont beaucoup plus de liberté avec ces hommes-là qu'avec ceux qui
prétendent faire ce qu'on appelle un bon ménage.


HUITIÈME DIALOGUE.--MADAME DE SE..., LA COMTESSE.

Le mariage a eu lieu. Thérèse est devenue la comtesse, et c'est sous ce
nom qu'elle sera désignée dorénavant. Elle fait à sa mère ses
confidences de nouvelle mariée. La mère rit beaucoup.


NEUVIÈME DIALOGUE.--MONSIEUR LE COMTE DE ***, CHONCHETTE.

Nous sommes introduits chez cette demoiselle de l'Opéra, dont il vient
d'être parlé. Il y a un mois que le comte ne l'a vue; la scène est
très-bien faite. Ce sont d'abord des reproches, des menaces, et puis de
l'attendrissement.

CHONCHETTE.--Nous passions d'heureux moments, avouez!

LE COMTE.--Il est vrai.

CHONCHETTE.--Vous voilà, à cette heure, avec une femme; en êtes-vous
mieux?

LE COMTE.--Ma foi, non!

Le comte lui promet de lui continuer sa pension, et pour faire la paix
il lui passe un diamant au doigt. En outre, il lui donne cinquante louis
pour achever de payer un meuble en vraie perse. Ce n'est pas tout.

CHONCHETTE.--Attendez donc! vous êtes si pressé de me quitter! Tenez,
remplissez au moins ma tabatière avant de partir; je n'aime de tabac que
le vôtre... Ah! petit père, la belle boîte que vous avez là! elle est,
Dieu me pardonne, de pierre précieuse. Que je la voie donc! Qu'elle est
bien montée! C'est admirable!

LE COMTE.--C'est une pierre d'émeraude; ma mère m'en a fait présent
l'autre jour.

CHONCHETTE.--Je n'aimerais point ces sortes de tabatières-là pour mon
usage; on croit toujours que ça va se casser. Cependant... Il me vient
une idée: ce serait que vous voulussiez bien me la prêter seulement pour
ce soir, afin de m'en donner des airs à souper. Au moins, ne comptez pas
que je veuille vous la garder plus de vingt-quatre heures, car je n'en
ai que faire, moi.

LE COMTE.--Mais, ma petite, puisque tu n'en as que faire!

CHONCHETTE.--Ah! c'est-à-dire, monsieur, que vous avez peur de me la
confier; que vous craignez que je ne la casse, ou même que je ne la
garde. Vous avez raison, monsieur, d'en user de cette manière; cela
m'apprendra à vivre, je vous le promets.

LE COMTE.--Tiens, folle, prends-la; garde-la deux jours si tu veux.

CHONCHETTE.--Non, monsieur, vous êtes dans la défiance.

LE COMTE.--Ce n'est pas cela, c'est que je suis embarrassé; que dire à
ma mère, qui voit que je m'en sers depuis qu'elle me l'a donnée? Mais tu
la veux pour t'en divertir ce soir, et je te la confie de tout mon
coeur.

CHONCHETTE.--Non, monsieur, je suis trop vive et trop étourdie; elle se
casserait entre mes mains.

LE COMTE.--Je compte bien que tu y prendras garde... Serre-la dans ta
poche.


DIXIÈME DIALOGUE.--CHONCHETTE, MINUTTE.

Minutte est une élève de Chonchette, une petite niaise que celle-ci
s'attache à dégourdir; l'interrogatoire qu'elle lui fait subir est assez
curieux.

--Comment ton robin en agit-il avec toi? lui demande-t-elle.

MINUTTE.--Mais... pas trop bien.

CHONCHETTE.--As-tu toujours ce lit de serge?

MINUTTE.--Mon Dieu, oui, mademoiselle.

CHONCHETTE.--Et cette vilaine tapisserie de Bergame?

MINUTTE.--Mon Dieu, oui! Il me promet bien du damas; mais ça ne vient
pas.

CHONCHETTE.--Il faut le quitter; qu'est-ce que ça signifie?

MINUTTE.--Il dit que son père ne lui donne point d'argent.

CHONCHETTE.--Belle raison! Il faut qu'il en emprunte.

MINUTTE.--Ainsi fait-il; mais il ne trouve pas tout ce qu'il voudrait,
parce que, dit-il, on n'a point de confiance aux jeunes gens.

Chonchette propose à Minutte de prendre du café au lait avec elle.

MINUTTE.--Très-volontiers.

CHONCHETTE.--Mon laquais est en commission, mais n'importe... Hé! ma
mère!...

LA MÈRE.--Eh ben! qu'est-ce qui gnia?

CHONCHETTE.--Faites-nous du café au lait tout à l'heure.

Nous nous trouvons en présence de cette terrible mère de courtisane, la
même dans tous les temps, et que la Popelinière a dû rencontrer bien des
fois, en effet, sur le chemin de ses folies amoureuses. Le _qu'est-ce
qui gnia_ et le café au lait nous rapprochent des caricatures de Daumier
et des vaudevilles du Palais-Royal. Ce n'est qu'une indication, mais
elle est précise et brûlante.


ONZIÈME DIALOGUE.--MADEMOISELLE AUGUSTE DEVENUE MADAME DE RASTARD;
MADAME DODO.

A présent, c'est au tour de la marchande à la toilette, madame Dodo, qui
vient proposer à madame de Rastard, encore au lit, des pommades de
Naples et de Florence, avec des essences de cédrat et de bergamote à
l'ambre, des fleurs d'Italie et mille brimborions. Revendeuse à la
toilette, au XVIIIe siècle on savait ce que cela voulait dire; aussi
madame Dodo ne tarde-t-elle pas à faire connaître le principal objet de
sa visite: il s'agit d'un rendez-vous à accorder, et madame de Rastard,
dont nous avons laissé entrevoir les moeurs complaisantes, consent à se
rendre le lendemain soir dans un petit jardin dont la porte
s'entr'ouvrira sur les onze heures.


DOUZIÈME DIALOGUE.--MADAME DE RASTARD VÊTUE EN GARÇON, MADAME DODO.

Suite du précédent. Dans le jardin.


TREIZIÈME DIALOGUE.--MADAME DE RASTARD, TOUJOURS VÊTUE EN GARÇON ET
COUCHÉE SUR L'HERBE; LE BEAU-FILS DE MADAME COPEN, DÉGUISÉ AVEC LES
HABILLEMENTS DE SA BELLE-MÈRE.

Impossible à indiquer.


QUATORZIÈME DIALOGUE.--LA COMTESSE DE ***, MONTADE.

Nous revenons à Thérèse, c'est-à-dire à madame la comtesse; son mari est
sorti, et l'ami de la maison arrive. Jeune, beau, et suffisamment
éloquent pour combattre les scrupules d'une pensionnaire à demi
émancipée par le mariage, M. de Montade n'a pas de peine à supplanter le
comte de ***, toujours absent, toujours courant. Néanmoins, il n'en est
encore qu'aux menues faveurs; on lui permet de ramasser le soulier et de
baiser le pied.--Si vous saviez, dit-il, quand je vous entends courir
sur votre parquet, combien le bruit clair de vos mules est doux à mon
oreille! Quand je la prends, cette mule, que je vous la mets ou vous
l'ôte, il me prend une sorte de saisissement presque égal à celui que
l'on sent quelquefois quand on rencontre, sans y penser, du velours sous
sa main, ou quand on cueille une pêche couverte de son duvet.

Quoi qu'il en soit, Montade se laisse petit à petit emporter par son
amour; et, dans une scène habilement conduite, plus humaine et plus
pratique que les scènes de Crébillon fils, il finit par manquer de
respect à madame la comtesse. C'est dans ce moment qu'on entend le mari
frapper à la porte, selon la coutume éternelle.

--Mon mari! s'écrie-t-elle; je suis perdue! il nous soupçonnera...
Seyez-vous dans ce fauteuil... ne bougez pas... prenez un livre et lisez
tout haut.


QUINZIÈME DIALOGUE.--MONTADE, LE COMTE ET LA COMTESSE DE ***.

Le comte entre, comme un mari de l'époque et de toutes les époques,
joyeux, se frottant les mains; il dit bonjour à Montade, il s'informe du
livre qu'on lit. C'est _Gulliver_.--Oh! oh! j'en fais cas; il renferme
une bonne philosophie et déguisée fort plaisamment.

Cependant, au bout de quelques tours dans la chambre, il trouve que sa
femme fait un très-maussade visage à Montade; il l'en réprimande
durement.--Madame, avez-vous la fièvre chaude? Que veut dire ceci?
Qu'est-ce que monsieur vous a fait? Prétendez-vous le rebuter de venir
ici, comme vous avez rebuté déjà cinq ou six de mes anciens amis et de
mes plus intimes?

La querelle se prolonge ainsi pendant un quart d'heure; après quoi, avec
ce tact particulier aux époux, le comte de *** force sa femme à
embrasser Montade. Tous les trois passent dans la salle à manger, où le
souper est servi.


SEIZIÈME DIALOGUE.--LA COMTESSE, MONTADE.

Montade triomphe entièrement de la comtesse.


DIX-SEPTIÈME DIALOGUE.--LA COMTESSE, MADAME DE RASTARD.

Ce dialogue, le dernier, est le plus curieux et le plus spirituellement
observé au point de vue des véritables moeurs du temps. Les deux
anciennes amies de couvent échangent des confidences sur leur position
nouvelle et sur leurs relations dans le monde.

--A propos, vous savez _qu'on vous donne_ Montade? dit madame de Rastard
à la comtesse.

Celle-ci se défend de son mieux, mais sans succès; et madame de Rastard
lui apprend qu'elle figure déjà sur _des listes_.

LA COMTESSE.--Comment! sur des listes?

MADAME DE RASTARD.--Eh! vraiment, oui. Est-ce qu'ils ne font pas tous
des listes vraies ou fausses des femmes qui leur ont passé par les
mains?

LA COMTESSE.--Quelle perfidie!

MADAME DE RASTARD.--Eh! bons dieux! ne me suis-je pas vue, moi, sur
celle d'un petit agréable à qui je n'avais seulement pas donné ma main à
baiser?

LA COMTESSE.--Mais sur quoi en faisait-il au moins voir l'apparence?

MADAME DE RASTARD.--Sur quoi? sur trois ou quatre lettres qu'il m'avait
écrites, en présence peut-être de quelque ami, mais auxquelles pourtant
je n'avais fait nulle réponse; sur l'air libre et dégagé avec lequel il
était venu chez moi; sur un ton de plaisanterie et de familiarité que je
lui passais sans y prendre garde; que sais-je? sur quelques soupers où
on l'avait vu se faire de la maison et servir tout le monde, comme si je
l'eusse chargé de faire les honneurs de ma table.

Voici un autre trait, fort plaisant, et qu'on chercherait vainement
ailleurs que dans l'ouvrage de la Popelinière.

LA COMTESSE.--Cela me rappelle que j'ai remarqué dernièrement un de ces
petits messieurs-là, au balcon de l'Opéra, qui ne cessa point de me
regarder et de me fixer pendant tout le temps du spectacle, et que j'en
fus même embarrassée.

MADAME DE RASTARD.--Eh bien, pendant qu'il vous faisait cet honneur-là,
il en faisait peut-être lorgner une autre par son valet de chambre, avec
une lettre passionnée à cette autre femme, pour lui persuader que c'est
par un excès de discrétion et de réserve qu'il n'a pas osé se faire
remarquer en la lorgnant lui-même; de façon qu'elle lui sera fort
redevable d'avoir été lorgnée par son valet.

Plus loin, l'experte madame de Rastard demande à la comtesse si elle a
un habit d'homme.

LA COMTESSE.--Un habit de cheval? Non, je n'en ai point.

MADAME DE RASTARD.--Tant pis; il faut vous en faire faire incessamment:
habit, veste et culotte. Je vous enverrai mon tailleur.

LA COMTESSE.--Mais je n'aime guère à monter à cheval.

MADAME DE RASTARD.--Ni moi non plus, mais qu'est-ce que cela fait? On
s'habille toujours, on fait un tour d'allée; c'en est assez pour
descendre et pour demeurer le reste du jour dans ce déguisement, dont
les hommes sont fous.

LA COMTESSE.--Mettez-vous cet habit-là souvent?

MADAME DE RASTARD.--Sans doute. On en est cent fois plus jolie et plus
piquante. Si vous rencontriez madame d'E... dans cet équipage, indolente
et langoureuse comme vous la voyez dans son état naturel, vous ne la
reconnaîtriez point du tout. Avec sa taille dégagée, ses cheveux tressés
de rubans jaunes, son petit chapeau à plumet retapé, ce n'est plus une
femme, c'est un petit garçon, joli à manger, et qu'on prendrait pour un
petit vicieux, tant elle devient vive et hardie.

Avant de s'en aller, madame de Rastard prête à la comtesse un petit
volume intitulé _Histoire de Zaïrette_.

C'est par cette histoire, assez étendue, que se terminent les _Tableaux
des Moeurs du temps_. Il y est encore question de l'Orient et des
sérails. Zaïrette est «fille de la Fortune et de l'Amour, c'est-à-dire
d'un homme opulent et d'une actrice de théâtre.» Ce sont les expressions
de la Popelinière; elles nous donnent à penser qu'il pourrait bien y
avoir quelque petite vengeance sous ce récit. S'agirait-il d'une fille
de mademoiselle Gaussin, la _Zaïre_ de Voltaire?

De Paris, où elle est née, Zaïrette, par une suite d'aventures
romanesques, se trouve transportée dans l'empire du Karakatay pour
servir aux amusements de l'empereur Moufhack. Ces amusements, ou plutôt
ces orgies, sont rendus avec une ardeur et un soin qu'on ne saurait
concevoir. Mais le but est dépassé: la lassitude et le dégoût s'emparent
du lecteur et l'empêchent de prendre à cette accumulation de fresques
licencieuses l'intérêt que lui avaient arraché les _dialogues_.




BIBLIOTHÈQUE GALANTE


Les catalogues ont quelque chose en eux d'irritant, non pour le
bibliophile, mais pour le simple amateur, pour le public. Ils excitent
au plus haut point la curiosité, et ils ne la satisfont pas. Ils
précisent le titre d'un livre, la date de sa publication, ils ajoutent
même: _Fort piquant_, ou _rarissime_, mais c'est tout. De sorte que
celui à qui, pour une cause ou pour une autre, échappe un ouvrage
longtemps poursuivi ou convoité, peut se trouver pendant des années
entières en proie aux tortures de l'inconnu. Nous avons essayé de faire
comprendre comment nous désirerions que fût rédigé un catalogue.

L'époque que nous avons choisie est la fin du XVIIIe siècle, d'abord
parce que c'est celle que nous avons le plus étudiée, ensuite parce que
c'est celle qui offre l'amas le plus considérable de livres bizarres et
presque ignorés aujourd'hui. Nous nous sommes borné aux romans, genre de
production voué fatalement à tous les caprices de la mode; et surtout
aux romans anonymes, qui, écrits en dehors de bien des conventions,
souvent aussi des bienséances, décèlent plus que tous les autres les
courants d'idée d'un siècle. Toute cette période enragée de volupté et
d'esprit, comprise entre _Angola, histoire indienne_, et _Aline et
Valcour, roman écrit à la Bastille_, nous avons tâché de la faire
revivre dans la plupart de ses oeuvres satiriques et clandestines, mais
possibles.

Il ne faut jamais que la manifestation imprimée d'un homme, quelle
qu'elle soit, se perde entièrement. Tout ce qui peut s'analyser ou
s'extraire d'un ouvrage galant, nous l'avons analysé, nous l'avons
extrait. Après cela l'ouvrage peut s'épuiser, disparaître, il n'en
restera que ce qui devait en rester. Les esprits chercheurs iront bien
encore au delà, mais la masse des lecteurs n'aura plus à s'inquiéter de
ces matières, et ceux que tourmentent les titres des livres (il y en a
beaucoup) seront apaisés.

Crébillon fils, Voisenon, du Laurens, sont connus suffisamment, ou
peuvent l'être. Il devenait donc inutile de mentionner le _Hasard du
coin du feu_, le _Sultan Misapouf_, le _Compère Mathieu_, etc. Ce n'est
que tout autant qu'un roman est obscur ou rare que nous l'admettons dans
notre _Bibliothèque_. Nous ne vulgarisons pas, nous initions.




I

L'ENFANTEMENT DE JUPITER, OU LA FILLE SANS MÈRE

Deux parties. A Amsterdam, 1743.


«Je ne prends point pour modèle de l'histoire de ma vie la sage
_Paméla_, qui avait père et mère, ni la prude _Cécile_, qui se console
aisément de découvrir l'un et l'autre au sein d'une union illustre, mais
illégitime; je ne prends point pour original ni la _Paysanne_ à vertus
postiches, ni la _Marianne_ au vernis philosophique; la vérité ne me
plaît que dans la nudité. Trois femmes du faubourg Saint-Marceau, à
Paris, se sont disputé entre elles la gloire de m'avoir donné le jour.
L'une était une vivandière, veuve de garnison, blanchisseuse de son
métier; l'autre, une domestique galante d'un vieux maître d'hôtel retiré
du service; la dernière enfin, et celle qui m'a élevée, était ravaudeuse
de profession, tenant une cuisine volante à côté d'un de ces petits
arsenaux de gardes-françaises que le vulgaire appelle _corps de garde_,
mais dont le bel esprit et l'oreille délicate ne peuvent souffrir
l'expression. Elle s'appelait Margot, mais elle était bien mieux connue
sous celui de _madame des Pelotons_, qu'elle se donnait.» Par ce début,
on jugera de l'allure entière de l'ouvrage et des moeurs un peu basses
qu'il met en jeu. Néanmoins on y remarque une certaine verve d'intrigue,
beaucoup de naturel dans les figures, une franchise de ton qui est mieux
que de la trivialité, qui est peut-être de l'observation. En ce qui
concerne les expressions, elles n'ont rien qui puisse faire sonner
l'alarme à la pudeur et sont aussi chastes que dans _Manon Lescaut_.

Junon (le nom surprend dans une fille de ravaudeuse) est une jolie
petite personne, blonde sans être fade, l'oeil bien ouvert, _le nez bien
tiré_, les dents du plus bel émail du monde; il fait beau la voir dans
ses ajustements du dimanche, c'est-à-dire coiffée d'un _cabriolet_
charmant, avec un fichu de gaze, un collier de cailloux du Médoc et une
paire de mitaines de soie à jour, avec les bracelets à boucles pour les
retenir au bras. Il n'y a donc rien de surprenant à ce qu'elle ait donné
dans l'oeil d'un beau soldat nommé _l'Amour_; cette intrigue serait même
poussée grand train, s'il ne survenait un heureux changement dans la
fortune de madame des Pelotons: un de ses adorateurs, le père supposé de
l'héroïne, est nommé sergent de compagnie, et il croit de sa nouvelle
dignité de tenir à la ravaudeuse le discours suivant, plein de couleur
et d'empire:

«--Déterminez-vous, madame, à quitter cette chambre; je viens de louer
un très-bel appartement, au troisième étage, dans la rue de la
Mortellerie, qui est composé de deux chambres et d'un petit cabinet. Je
l'ai fait tapisser, l'une de la plus belle bergame que j'ai trouvée chez
les fripiers du faubourg Saint-Antoine; l'autre est meublée de ces
jolies tapisseries de la Porte; ce sera là notre salle de compagnie, et
le cabinet attenant sera la chambre de ma petite Junon. Il ne faut plus
parler de parties de guinguette, mais de ces repas que l'on fait venir
de chez le traiteur; nous ne serons pas loin de la _Clef d'Argent_, où
l'on est fort bien traité à vingt-cinq sols par tête. Ne parlez plus de
jouer à la boule, à l'_as qui court_ et à tous ces jeux qui ne se jouent
que dans les maisons obscures; mais à la _briscambille_ et au _bonhomme_
au liard la fiche. Vous aurez l'habit de taffetas en été, le damas en
hiver; surtout soyez bien chaussée, et que vos bas ne tombent pas sur
vos talons.»

Cela vaut une harangue de Nestor.

Dans ce nouvel équipement, la famille des Pelotons s'en va demeurer chez
un M. Ruinard, procureur, qu'elle gruge à qui mieux mieux. Il y a là,
décrites avec une science amusante, des ripailles bourgeoises qui
sentent la fricassée, le ratafia, l'eau-de-vie d'Andaye. M. Ruinard
laisse pieds et ailes aux mains de nos aventurières, qui s'envolent de
là dans une sphère plus élevée, sinon plus pure. Junon fait tant et si
bien qu'elle épouse un chevalier du Catel; mais la famille du chevalier
fait casser cette union disparate. Comme un mari est cependant
indispensable à l'héroïne pour couvrir son commerce de galanterie, elle
convole en secondes noces avec le comte de la Fère, un drôle assez bien
représenté dans ce peu de lignes: «Un grand jeune homme bien fait, les
plus beaux yeux du monde, s'énonçant d'un air un peu à la grenadière,
mais qu'un ton un peu soutenu déconcertait, filant l'amour à la
romanesque, souvent entreprenant, singe des petits-maîtres, se vantant
de sa bravoure, mais qu'une épée nue aurait fait rentrer dans le néant,
racontant ses aventures, se croyant aimé des femmes, les apostrophant
par leur nom, surnom et qualité, sans avoir jamais parlé à aucune, d'un
génie fort borné et mari commode; d'ailleurs peu ou point fortuné,
traînant son talon rouge dans les boues de Paris.»

Et puis des enlèvements, un voyage en Hollande, un séjour au couvent,
des scènes de jeu, la police et la Conciergerie; vous connaissez le
roman aussi bien que moi. En ce temps-là on ne savait pas ce que c'était
que l'action _une_ et charpentée; Le Sage lui-même ne le savait pas; on
ne faisait que des récits d'aventures, se modelant en cela sur le train
réel de la vie. Un détail assez original dans _L'Enfantement de Jupiter_
(je ne sais pas trop pourquoi cela s'appelle _L'Enfantement de
Jupiter_!), c'est l'histoire d'un conseiller qui est amoureux seulement
du coude de Junon, et qui, pour se procurer le délice de le voir et de
le baiser de temps en temps, fait en six mois une dépense de vingt-cinq
mille livres; encore remarquez que, de l'avis même de Junon, ce coude
est fort pointu, et que lors de la première manifestation des fantaisies
du conseiller, elle le lui avait poussé si fort contre les dents qu'elle
lui en avait ébréché trois ou quatre.

Au milieu de ce terrain malsain, on rencontre, comme je l'ai dit et
comme on l'a vu, des parties bien traitées, surtout celles qui sont
relatives aux gens de finance. On se divertit principalement aux façons
galantes d'un fermier général qui transporte dans une déclaration les
expressions de ses calculs: «--Ah! million de mon âme! fonds le plus
précieux! trésor admirable! chiffre charmant! que vos droits de présence
charment mon coeur! Aimez-moi un peu, tarif séduisant. Jamais prise de
corps contre nos fraudeurs ne m'a tant flatté que me flatterait celle
que j'imposerais sur votre adorable total!»

D'après la marotte des romanciers d'alors, qui infligeaient toujours un
dénoûment moral, quelque forcé qu'il fût, à leurs productions, et qui
prétendaient faire ressortir un enseignement de leurs écarts, Junon,
après avoir brillé au premier rang des constellations suspectes de
Paris, se retire définitivement _du monde_ et va achever une existence
dégagée de soucis dans une maison de campagne où elle ne reçoit plus que
quelques voisins, son avocat et M. le curé.

Quelques critiques des systèmes de Jean-Jacques Rousseau sur l'éducation
se mêlent étrangement à cet ouvrage, qui a pour auteur Huerne de la
Mothe.

Dans le catalogue de Pixérécourt (1838), page 169, nº 1263, se trouve
mentionné un livre intitulé: «_Histoire nouvelle de Margot des Pelotons,
ou la Galanterie naturelle._ Genève, 1776; deux parties en un vol
in-8º.» Il est supposable que c'est le même que _L'Enfantement de
Jupiter, ou la Fille sans mère_.




II

MÉMOIRES TURCS

Avec l'histoire galante des principaux personnages qui composaient la
suite de Saïd-Effendi, ambassadeur extraordinaire du Grand Seigneur,
pendant leur séjour en France, par Achmet-Dely-Azet, bacha à trois
queues. Deux parties; à Paris, lus et approuvés par l'approbateur
général du Grand Seigneur, et réimprimés par ordre de Sa Hautesse; 1743,
titre noir et rouge.


La première moitié de ces mémoires se passe en Turquie, la seconde en
France; cette seconde moitié est la plus piquante, en ce qu'elle traite
de nos usages et qu'elle raille assez agréablement notre frivolité.
Citons cette sortie contre les _paniers_:

«Zulime ne pouvait se résoudre à mettre un panier, malgré toute la bonne
grâce qu'on prétend que cela donne au beau sexe. Comme nous étions à
disputer à ce sujet, un jeune abbé frisé par les mains des Grâces entra;
cet homme divin nous fut d'un grand secours. Il commença par faire le
panégyrique des paniers en des termes qui engagèrent Zulime à se laisser
enfin emprisonner dans ce triple cercle.--Mais il me semble que je ne
pourrai passer nulle part, disait-elle.--Vous vous tournerez de côté,
madame, reprenait l'abbé, ou, embrassant votre panier comme une idole,
vous le ferez passer le premier et vous entrerez ensuite. Quand vous
serez obligée de vous asseoir en compagnie, si ce sont des messieurs qui
se trouvent à vos côtés, vous jetterez sans façon votre panier sur leurs
genoux, en sorte qu'on ne voie que trois têtes et leur buste sortir d'un
même corps. Si ce sont des dames et que l'appartement soit petit, pour
lors les paniers se croisent et l'on est environ un quart d'heure à les
arranger: la duchesse couvre la comtesse, la comtesse éclipse la
marquise, et ainsi de suite. Voilà l'usage.»

Malgré quelques passages dans ce ton, je ne me rends pas compte de
l'engouement dont les _Mémoires turcs_ furent longtemps l'objet. Le
nombre des éditions s'est élevé à plus de douze. Je serais tenté
d'attribuer cette vogue à une _Épître dédicatoire à mademoiselle Duthé_,
que l'auteur ajouta sur les éditions suivantes, et qui est effectivement
un joli morceau de persiflage.

Un des épisodes de la première partie a fourni à Dumaniant le sujet
d'une comédie en un acte et en vers, représentée en 1787 sur le théâtre
du Palais-Royal, et intitulée _La Loi de Jatab, ou le Turc à Paris_.
Cette pièce était jouée par Michelot, Bordier, Saint-Clair, mademoiselle
Forest et Dumaniant lui-même.

L'auteur des _Mémoires turcs_ est Godard d'Aucour, fermier général.




III

GRIGRI

Histoire véritable traduite du japonais en portugais, par
Didaque-Hadeczuca, compagnon d'un missionnaire à Yendo, et du portugais
en français par l'abbé ***, aumônier d'un vaisseau hollandais, dernière
édition, moins correcte que les premières. Épigraphe: «_Ridiculum acri
fortius et melius magnas plerumque secat res._ HOR. lib. 1, sat. 10.»
Deux parties; à Nangazaki, de l'imprimerie de Klnporzenkru, seul
imprimeur du très-auguste Cubo, l'an du monde 59749.


Je ne sais pas si je suis conformé autrement que mes lecteurs, mais il
me semble que toute l'énorme fantaisie déployée dans ce titre est chose
bien répugnante, bien indigeste. Telles furent pourtant les formules
adoptées après la vogue des romans turcs et chinois de Crébillon le
fils, qui lui-même avait donné, mais plus sobrement, dans ce système de
plaisanterie. Grigri est un adolescent timide qui brigue la main de la
reine Amétiste. Pour le faciliter dans ses prétentions, une fée, sa
marraine, lui a fait cadeau d'une montre merveilleuse qui sonne toutes
les fois qu'il s'apprête à dire quelques sottises, et d'un anneau qui
lui serre le doigt toutes les fois qu'il est sur le point d'en faire. On
voit d'ici les scènes embarrassées et comiques qui découlent de ce point
de départ. _Grigri_ serait d'une lecture supportable, si la chasse à
l'ingénieux n'y était pas poursuivie avec une persistance qui n'aboutit
souvent qu'au forcé et à l'inintelligible. Ce défaut enlève toute portée
aux situations un peu libres que l'auteur a prétendu y représenter.




IV

THÉMIDORE

La Haye, 1745.


Pimpante fantaisie, que M. Jules Janin nous a rendue un jour dans la
_Revue de Paris_, commentée et abrégée sous le titre de _Rosette_.
_Thémidore_ est écrit avec une plume de véritable gentilhomme,
frétillante, parfumée, à demi mythologique, effleurant tout et dépassant
le pastiche à force de bel air et d'impertinente individualité. Cela ne
se raconte guère; tout au plus peut-on déranger quelques colifichets,
quelques brins de cet échafaudage riche et mignon. Essayons d'un
portrait:

«Rozette était sans paniers, avec le plus beau linge du monde, une
chaussure fine et une jambe dont elle savait tirer mille avantages.--Le
président dort, s'écria-t-elle, veillons! Et puisque le dessert a été
réservé pour mon arrivée, tâchons qu'il n'en reste rien. Nous suivîmes
son avis. Une heure se passa à badiner, à faire partir des bouchons, à
casser des verres et quelques porcelaines. C'est le goût de ces femmes.
Depuis le départ des officiers pour l'armée, elles se plaisent dans les
soupers où l'on fait carillon; elles trouvent un esprit infini à briser
un miroir ou une table, à jeter des chaises par les fenêtres. Rozette et
Argentine firent l'amusement du repas par une infinité de chansons plus
jolies les unes que les autres, qu'elles débitaient à l'envi. Laurette
excitait à boire et faisait circuler la joie avec la mousse qu'elle
excitait dans les verres.»

Ces petites phrases, dont la plus étendue ne comporte jamais six lignes,
brillantes, mesurées, faites de mots choisis et dont aucun ne sort de la
situation, ces petites phrases caractérisent on ne peut mieux le genre
de littérature érotique et de courte haleine dont nous nous occupons.
L'esprit, la volupté, la seconde jeunesse, ne s'expriment effectivement
qu'à petits traits délicats et précis; ils fuient la grande période
cadencée, le tour abondant et orné d'incidentes.

Le lendemain de ce _carillon_, Thémidore, qui est un jeune conseiller au
parlement, se fait descendre de carrosse à deux pas du Luxembourg, et
arrive en chaise à porteurs chez la divine Rozette. Il la trouve coiffée
en négligé, avec un désespoir couleur de feu, un corset de satin blanc
et une robe brodée des Indes.

Comme il sait qu'elle aime à faire des noeuds, il lui offre une navette
garnie d'or; ce cadeau et une cour empressée finissent par fléchir
Rozette, qui n'est prude que par accès. La lune de miel de ces deux
amants s'éternise pendant quarante-huit heures, au bout desquelles le
père de Thémidore, inquiet de ne pas le voir rentrer, se décide à mettre
la police en mouvement. On retrouve d'abord le fiacre qui l'a conduit,
et, sur les indications qu'on arrache à son ivresse, on arrive après
trois jours dans une petite maison à grande porte jaune du quartier de
l'Estrapade, où Thémidore et Rozette oubliaient le cours des heures.

«L'Aurore, montée sur son char de pourpre et d'azur, ouvrait dans
l'Orient les portes du jour, et les oiseaux commençaient leurs concerts
amoureux,» lorsqu'un commissaire et un exempt ébranlent de leurs coups
redoublés la grande porte jaune. Thémidore essaye vainement de la
résistance; il est ramené par le commissaire à la maison paternelle,
pendant que l'exempt, escorté du guet, conduit Rozette à Sainte-Pélagie.

On pourrait croire, d'après cet épisode, que le roman va tout à coup au
larmoyant; mais on est bientôt détrompé. Thémidore accorde cependant
quelques jours à sa douleur; il fait les choses en conscience et va
jusqu'à repousser la nourriture qu'on lui offre. Après quoi, il demande
des consolations aux filles de boutique de madame Fanfreluche, cour
Dauphine; puis à une noble demoiselle picarde, mademoiselle des
Bercailles; ensuite à une jeune veuve, la dévotion même, qui a de
l'esprit, du bien, des grâces, et qui répand dans tout le Marais la
bonne odeur de sa charité. «Elle avait eu la bonté de me mener aux
sermons du père Regnault, à ces sermons qui se prêchent aux extrémités
de Paris, et pour lesquels on choisit exprès une petite église, afin d'y
faire foule.» Thémidore se laisse conduire partout; mais le lieu qu'il
affectionne le plus particulièrement, c'est le boudoir de la dévote. Il
y revient sans cesse, et la description qu'il en donne justifie
pleinement sa prédilection.

«Un matin, quoique en robe du Palais, j'allai lui rendre visite,
excusant mon habillement sur la passion que j'avais de lui faire ma
cour. Elle me reçut à sa toilette; les dévotes en ont une moins
brillante que celle des coquettes du monde, mais mieux composée. Les
odeurs qui remplissaient les boîtes n'étaient pas fortes et en grande
quantité, mais elles répandaient un parfum suave qui embaumait
légèrement la chambre. Son linge de nuit, garni d'une petite dentelle,
était travaillé avec goût; sa robe de perse, son jupon de satin piqué,
ses bas extrêmement fins, ainsi que sa chaussure, enfin tout son
déshabillé accompagnait bien sa taille et sa figure. Tandis qu'on nous
préparait le chocolat, je m'approchai d'elle et cueillis mille baisers
sur ses belles mains.»

On ne niera pas le fini et le voluptueux de ces détails. Thémidore est
un jeune homme qui entre dans la vie et qui s'imagine souvent que le
plaisir est une découverte de son invention. Au milieu de ses
occupations, il n'oublie pas la séduisante Rozette; il emprunte à un
abbé de ses amis, docteur en Sorbonne, une soutane, un manteau long, un
rabat, et, ainsi déguisé, il s'introduit auprès d'elle dans le parloir
Saint-Jean. La pauvre fille commençait à faire d'assez tristes
réflexions sur les conséquences des lunes de miel illicites. Il finit
par obtenir son élargissement, sous promesse de ne plus avoir de
relations avec elle. «Depuis ce temps, cher marquis, selon que je l'ai
promis à mon père, je ne l'ai point vue d'habitude, excepté les quinze
premiers jours. Cette fille est rentrée en elle-même, j'ai contribué à
son arrangement. Comme elle avait une douzaine de mille francs, elle
s'est établie et a épousé un marchand de la rue Saint-Honoré, riche,
sans enfants, qui l'a prise pour compagne. Elle est maintenant attachée
à son commerce et heureuse avec son mari. C'est une union de gens qui
ont vu le monde. Je la vais visiter quelquefois et je suis avec elle
comme avec une amie; je l'estime même assez pour ne plus lui parler de
galanterie.»

Ce dénoûment fort tranquille et de la plus naïve immoralité est
entièrement dans les moeurs du XVIIIe siècle.

L'auteur est Godard d'Aucour, mieux inspiré que dans les _Mémoires
turcs_. Le président Dubois, s'étant reconnu à quelques traits de
_Thémidore_, fit mettre le libraire (Mérigot) à la Bastille, n'y pouvant
mettre l'auteur.




V

MÉMOIRES DE M. DE VOLARI, OU L'AMOUR VOLAGE ET PUNI

Deux parties, à la Haye, 1746.


Livre bête comme chou. M. de Volari aime Finette, la nièce d'un petit
ecclésiastique; après l'avoir rendue mère, il la quitte pour une
donzelle dont il a fait la rencontre en Provence. Un jour qu'il trouve
cette belle occupée sur le seuil de l'auberge à regarder les passants,
il lui décoche ce madrigal longuement et péniblement enroulé: «En
vérité, madame, vous n'avez guère de charité pour votre prochain;
l'amour, qui est en embuscade dans vos beaux yeux, va blesser de ses
traits tous ceux qui passeront par ici. Soyez plus généreuse, et pour ne
pas faire des maux que vous ne voudriez sans doute pas guérir, profitez
de la beauté du jour et venez respirer avec moi l'air de la promenade
hors des portes de la ville.» On a beau s'appeler M. de Volari, il me
semble qu'une telle phrase ne doit point être facile à prononcer; et,
pour ma part, je ne m'engagerais point, même avec un petit manteau bleu
de ciel sur l'épaule, à la débiter tout d'une haleine.

Néanmoins, ce style fait impression sur la _belle inconnue_, qui, après
quelques façons, se laisse insensiblement conduire dans un petit bois
«qui semblait avoir été créé pour le mystère.» Mais au lieu des Amours
et des Ris dont M. de Volari espère y trouver le cortége, il n'aperçoit
qu'un farouche Espagnol, tyran de la dame, qui les a suivis en donnant
tous les signes de la plus sourde rage. M. de Volari tue ce Fabricio et
demeure avec l'aventurière sur les bras. Ils voyagent, ils se racontent
mutuellement leur histoire, et ils se font raconter celle des gens avec
qui ils nouent connaissance. Ce procédé pourrait se continuer à
l'infini, il faut donc savoir quelque gré à l'auteur de l'avoir
restreint à deux volumes. Qu'on ne s'étonne point d'ailleurs de la
piètre invention de ces romans-voyages, uniformément coulés dans le même
moule; à toutes les époques, il se produit sept ou huit ouvrages
destinés à servir de patron à toute une génération écrivassière. Au
dix-huitième siècle, ces ouvrages typiques s'appellent _Gil Blas_, _les
Lettres persanes_, _Manon Lescaut_, _Candide_, _Clarisse Harlowe_ et _le
Paysan perverti_; ils ont engendré tout ce qui s'est produit après eux.




VI

LE NOVICIAT DU MARQUIS DE ***, OU L'APPRENTI DEVENU MAITRE

Deux parties (titre rouge); à Citer (_sic_), en l'année 1747; avec
approbation de Vénus.


L'extrême rareté de cet ouvrage suffirait à faire douter de son
existence, s'il ne se trouvait pas en ma possession. Ce n'est point un
trésor d'ailleurs; sans être complétement insignifiant, il a le tort
plus grave d'être ennuyeux. Une bourgeoise de trente-cinq ans, une
actrice et une femme du monde se chargent à tour de rôle de l'éducation
du marquis de ***, qui n'en devient pas plus _maître_ pour cela. Un
certain mérite de pittoresque dans le portrait ne rachète point le
manque absolu d'intérêt qui domine dans ces deux parties, lesquelles
n'ont aucun dénoûment et laisseraient croire à une troisième, si le mot
_fin_ n'était là pour détruire toute illusion à cet égard.




VII

LE GRELOT, OU LES ETC., ETC., ETC.

Dédié à moi. Deux parties. Ici, à présent.


Ce grelot est un grelot véritable, attaché à la personne d'un jeune
prince de la façon la plus incommode et la plus nuisible à ses bonnes
fortunes. Sur ce thème scabreux sont brodés, d'une main délurée et
agile, des épisodes à la gaieté desquels il est difficile de résister
longtemps, bien qu'ils soient monotones et presque toujours prévus. Le
_Grelot_ est calqué, quant au style, sur _Angola_; le caractère
_italique_, surabondamment employé, sert à indiquer les tours de phrases
à la mode et les façons précieuses du langage des petits-maîtres.

Auteur: Barret, homme grave à ses heures, et traducteur de Cicéron.

Le _Grelot_ a été publié pour la première fois en 1754; il a ensuite
trouvé place dans la _Bibliothèque amusante_ (Londres), format Cazin.




VIII

CONFESSION GÉNÉRALE DU CHEVALIER DE WILFORT

A Leipsik, 1758; 1 vol.


A la manière de tous les romans intitulés _Confessions_ ou _Mémoires_,
l'ouvrage débute ainsi: «Tu veux donc absolument, charmante amie, que je
te fasse un récit sincère de toutes mes aventures, avant que l'hymen
nous unisse? J'y consens; mais de toutes mes folies la plus grande est
sans contredit celle de te les raconter.» Cette déclaration faite,
Wilfort nous apprend qu'il doit le jour aux intrigues d'un major de
place et d'une bouquetière flamande; mis de bonne heure au collége, il
ne le quitta que pour entrer dans un régiment de cavalerie où il avait
obtenu une lieutenance. «Le service n'occupe pas toujours un officier:
on se dissipe au jeu, au spectacle, chez les coquettes, chez les
demi-libertines, chez celles qui le sont tout à fait; on cherche à tuer
le temps. J'avais du goût pour la lecture, mais on ne lit pas toujours.
Je fis comme faisaient les autres.»

Faire comme faisaient les autres, c'est pour Wilfort escalader un
couvent de nonnes, porter le trouble dans les familles des bourgeois,
s'attarder dans les festins, casser les lanternes des rues. Une affaire
d'honneur avec un mari mal commode le force, au milieu de ces désordres,
à prendre en poste le chemin d'Espagne; grâce aux bons offices du
secrétaire de l'ambassadeur de France, il est reçu chez le duc de
Silvia, en qualité de gouverneur du marquis son fils, âgé de douze ans.
Wilfort, comme tous les héros des romans légers, a la beauté d'Apollon
unie aux grâces d'Antinoüs; il ne tarde pas à faire une vive impression
sur la duchesse, et particulièrement sur sa fille Floride, à qui il
s'est chargé de donner des leçons de français. Ici se reproduit cette
éternelle scène que les romans et la vie réelle n'ont pas encore
épuisée:

«Un jour que j'étais seul dans le cabinet de Floride et qu'elle
expliquait cet endroit de _Télémaque_ où l'amour d'Eucharis est exprimé
avec des traits si naturels, j'eus l'imprudence de lui demander si cette
lecture était de son goût et si elle en apercevait toute la
délicatesse.--Oui, monsieur, me répondit-elle; je lis ce livre avec
beaucoup de plaisir; depuis que mon père me l'a donné, je ne le quitte
qu'avec regret et je le reprends toujours avec empressement. Dans le
couvent de Lisbonne où j'étais, j'ai lu plusieurs romans, mais je donne
à celui-ci la préférence; il m'a touchée plus que les
autres.--Oserai-je, lui dis-je avec émotion, vous demander quels sont
les endroits qui vous frappent le plus? Elle me fit réponse que le
morceau qu'elle expliquait actuellement renfermait bien des
beautés.--Mais, repris-je, ne trouvez-vous pas qu'il est un peu trop
tendre et qu'il serait capable d'allumer dans un jeune coeur un feu qui
fait en peu de temps beaucoup de progrès?--Vous m'étonnez,
s'écria-t-elle en riant; je n'aurais jamais cru qu'un cavalier français
pût blâmer un livre si bien écrit.--Pardonnez-moi, lui dis-je fort
déconcerté, si je me suis mal énoncé; loin de blâmer le livre que vous
lisez, je pense que l'auteur ne pouvait traiter son sujet avec plus de
retenue.--Ainsi, reprit avec un sourire moqueur mon écolière, vous avez
donc prétendu par votre question connaître si mon âme est sensible? Je
n'osais parler; animé de cette passion que j'étouffais depuis si
longtemps, je la regardais, et mes yeux avouaient ma défaite.»

Fénelon! à quoi devais-tu servir!

Malgré tous les soins qu'il se donna pour empêcher la duchesse de Silvia
et Floride d'être jalouses l'une de l'autre, Wilfort ne put y réussir;
accorder la préférence à la fille ou à la mère, c'était s'exposer à la
vengeance de celle qui se serait crue méprisée. Dans la crainte d'une
goutte de poison ou d'un coup de poignard, cet amant trop favorisé prit
le parti de se sauver en Portugal. Là, non moins incorrigible que par le
passé, il séduisit successivement deux filles d'un avocat chez lequel il
logeait, une veuve toute confite en piété nommée Célie, une autre
encore, madame Hortense, marchande d'étoffes de soie; mais cette
dernière, à laquelle il avait eu la gaucherie de promettre le mariage,
n'entendit pas aisément raison et tira de lui une vengeance cruelle. «Un
soir, à dix heures, je fus pris dans mon lit, lié comme un criminel, et
conduit, après plus d'une demi-heure de marche, dans un séjour dont
l'entrée me fit trembler. On me mit dans une petite chambre où les
grilles, les verrous et les clefs n'étaient pas épargnés. Un frère
dominicain m'apprit que j'étais prisonnier de la sainte Inquisition,
m'avertit de prendre en patience cette petite affliction et de me
soumettre à la nécessité.»

Le conseil était sage, Wilfort le suivit. Après vingt mois et quatorze
jours de captivité, les portes s'ouvrirent devant notre galant, qui, se
trouvant sans ressources (les geôliers l'avaient débarrassé, au moment
de son arrestation, de douze doubles louis qui étaient dans ses poches)
et ne sachant plus où donner de la tête, promena son désespoir jusqu'à
Florence, où il crut ne pas pouvoir mieux faire que de s'associer avec
les comédiens du grand-duc. «C'est là, dit-il en terminant sa
_Confession générale_, c'est là, ma chère Babet, que j'ai eu le bonheur
de te voir. Ton père, chef de la troupe, n'a pas voulu me recevoir sans
avoir auparavant éprouvé mes talents pour le théâtre. J'ai représenté
dans l'_Andromaque_ de Racine. Tu jouais le rôle d'Hermione et moi celui
de Pyrrhus; je me voulais du mal de feindre pour Andromaque une
préférence que mon amour te donnait. Tu m'as écouté, Babet; je t'ai plu,
cher et charmant objet d'une ardeur qui surpasse toutes celles que j'aie
jamais ressenties; tu n'as pas dédaigné le présent de mon coeur. A vingt
ans vertueuse, ce qui est un miracle chez les actrices, tu m'as reçu
comme amant, comme époux. Épris des mêmes flammes, nés l'un pour
l'autre, qui pourrait nous désunir et troubler un hymen préparé par les
amours mêmes, qui sont garants de notre constance et de notre félicité?»




IX

LE ROMAN DU JOUR

Pour servir à l'histoire du siècle. Deux parties; à Londres, 1754.


Ce roman est le plus étonnant du monde, en ce sens que les peintures
galantes qu'il offre au début sont interrompues soudain par des
discussions théologiques et des expériences d'alchimie. Tout à l'heure
il ne s'agissait que de madame Saint-Farre, charmante en robe de
taffetas bleu, sur sa chaise longue; de la comtesse de Liges, en corset
de nuit et en jupe de mousseline brodée; de madame Damonville, jeune
veuve très-sujette aux distractions; maintenant il s'agit des jésuites,
de la pierre philosophale, des schismes d'Orient et d'Occident, et cela
pendant un demi-volume. L'auteur, dont le but me paraît difficile à
comprendre, si tant est qu'il ait eu un but, cite sans propos Alciat,
Paul Diacre, Jornandès, Eneas Sylvius dans son _Histoire de Bohême_,
Rodolphe Hospinianan, Dumase dans la _Vie de Marcelle_, OEcolampade,
Faustus Socinus, Léon l'Isaurien et Ezydès, roi des Arabes. On dirait un
savant à qui l'on a enjoint, en guise de pensum, d'écrire un roman
gaillard, et qui, sa tâche terminée, revient avec délices à ses études
dogmatiques.




X

BIBLIOTHÈQUE DES PETITS-MAITRES

Ou Mémoire pour servir à l'histoire du bon ton et de l'extrêmement bonne
compagnie, avec cette épigraphe: «_Quid rides? Fabula de te narratur._»
Au Palais-Royal, chez la petite Lolo, marchande de galanteries, à la
Frivolité. 1762.


De l'esprit, et du meilleur; de la malice à fleur d'eau, de l'érudition
dissimulée avec grâce, du raisonnement: voilà ce qui compose ce livre,
agréable de tous points. Je considère comme un chef-d'oeuvre, et comme
le spécimen le plus étourdissant de la littérature des boudoirs, la
notice sur l'abbé de Pouponville, qui termine le volume.

    Ange-Rose-Farfadet,
    Abbé de Pouponville,
    Le mignon des Grâces,
    La fleur des Beaux-Esprits,
    La perle des Petits-Maîtres,
    La coqueluche des femmes,
    L'élixir de la galanterie,
    La quintessence de la gentillesse,
    La fine crème des compagnies, etc., etc.

«M. l'abbé de Pouponville était poupon dans tout. Il naquit pouponnement
dans une coulisse d'une pouponne de l'Opéra et du céleste chevalier de
Muscoloris, seigneur de Pomador, Ambresée et autres lieux. Il annonça ce
qu'il devait être. A peine avait-il deux mois, qu'on remarquait déjà
dans ses gestes enfantins un bon goût exquis; il tétait si joliment, si
mignonnement, que c'était un ravissement pour sa nourrice. S'il
pleurait, c'était avec une douceur infinie; s'il criait, c'était une
espèce de mélodie cadencée dont le charme délicieux passait jusqu'au
coeur. Alors un déluge de pralines et de bonbons de toutes sortes
l'inondait de toutes parts; il était choyé, caressé, dorloté, baisé,
léché, presque étouffé. Dès l'âge de dix ans, ses qualités précieuses
commencèrent à se développer. Quelle vivacité! que d'agréments! quelle
bouche pour sourire et mignarder! quels yeux pour languir et brûler! Il
fit ses études avec une rapidité incroyable: la lecture d'_Angola_, des
_Bijoux indiscrets_, du _Sopha_, des _Matines de Cythère_ et autres
livres orthodoxes, lui apprit autant de théologie qu'il en faut pour
triompher des coeurs dans les ruelles. Aussi fut-il bientôt en
possession de subjuguer toutes les femmes. On ne saurait croire combien
un petit collet donne d'accès auprès du sexe. Avec un rabat de la
première faiseuse, un teint miraculeux, une voix flûtée, des lèvres d'un
incarnat et d'une fraîcheur à faire envie, un _assassin_ placé dans les
règles les plus étroites de la mode, quelle vertu aurait pu résister à
des armes pareilles?

»Lorsque, échappé d'un tête-à-tête galant, l'abbé de Pouponville montait
dans la chaire de vérité, il avait l'air d'un chérubin adonisé. Un texte
pris des endroits les plus voluptueux du Cantique des cantiques
annonçait un exorde délicieux, suivi d'un discours en deux petites
parties aussi lestes que divinement bien tournées. Il était couru de
toutes les femmes du bon ton. La morale qu'il leur débitait était celle
des poëtes et des romanciers, déguisée sous une nuance légère de
spiritualité. Il peignait tout en miniature, jusqu'au péché et à
l'enfer. C'étaient la vie et la conversion de Madeleine, la Samaritaine,
la Femme adultère, _amore langueo_, je languis d'amour. Aussi les
petites-maîtresses s'écriaient au sortir du sermon:--Ce Pouponville est
un prédicateur sans pareil! un organe insinuant! des gestes à ravir! un
air mouton! un sourire supérieurement fin! un persiflage décent, tel
qu'il convient aux gens du beau monde! des descriptions à faire pâmer!
S'il prêchait plus souvent, il ferait déserter tous les spectacles. Non,
je n'ai jamais eu tant de plaisir à l'Opéra qu'aux sermons de cet
aimable Pouponville!

»C'est de lui que nos jeunes abbés ont hérité des belles manières qui
les distinguent: la coutume de se faire coiffer à double et triple rang
de boucles, de prendre un morceau de sucre candi au bout de chaque
période un peu longue, d'avoir un mouchoir ambré qu'on laisse tomber au
moins deux fois par séance pour voir l'empressement des femmes à le
ramasser; de promener amoureusement ses regards sur une assemblée
brillante de beautés à demi voilées, pour se concilier leur attention.

»En un mot, c'était un phénomène digne d'être proposé pour modèle aux
élégants en tout genre. Cependant la prédication lui fut très-fatale. Un
horrible vent coulis, venu d'une porte inexactement fermée, lui ôta tout
à coup la voix et la respiration. Un pli qu'il aperçut à son rabat lui
donna de nouvelles vapeurs qui le firent malade à périr. Il s'évanouit:
pour le faire revenir, on eut l'incongruité de lui présenter de l'eau de
la Reine qui ne venait pas de chez la petite marchande, la seule qui pût
en avoir de bonne. Ce troisième coup le bouleversa. Enfin, pour comble
de malheur, un malotru de médecin, habillé comme aurait pu l'être
Hippocrate ou Gallien, en habit noir et sans dentelles, vint lui tâter
le pouls. Il ne put digérer ce trait de la dernière maussaderie; le
coeur lui souleva, et l'abbé de Pouponville rendit son âme mignonne, en
demandant si l'on avait apporté ses souliers brodés et sa nouvelle
ceinture à glands d'or. On l'ouvrit: on ne lui trouva ni cervelle ni
cervelet. Une légère quantité d'une substance neigeuse et fondante au
moindre trait lui en tenait lieu. Toutes les fibres et fibrilles du
cerveau étaient d'une ténuité, d'une finesse, d'une exilité bien
au-dessous de celle d'un fil d'araignée. Son coeur, d'une petitesse
extraordinaire, avait les deux branches de l'aorte extrêmement étroites;
les anatomistes attribuèrent à cette contraction la facilité prodigieuse
qu'avait notre Adonis à _vaporer_, s'évanouir, défaillir, périr presque
à chaque moment. Son sang ressemblait à de l'eau rose, et sa chair était
tendre et délicate comme celle des Zéphyrs.

»Il avait ordonné par son testament que l'on garnît sa bière de coton
parfumé, ce à quoi l'on ne manqua pas. Un de ses adeptes lui fit ériger
par reconnaissance un mausolée élégant: c'était une table de toilette
très-richement garnie de bougeoirs, de miroirs, de boîtes, de bijoux, de
pâtes, de parfums, de rouge, de blanc, d'éponges et d'eaux de senteur.»

A cette nécrologie spirituelle est jointe une nomenclature des
principaux ouvrages composant la bibliothèque de l'abbé de Pouponville.
Ils sont tout à fait en harmonie avec le caractère de leur propriétaire:

«_Traité de l'attaque et de la défense des ruelles_, avec les plans et
figures nécessaires pour l'intelligence du livre.

»_Les Statuts et règlements de l'ordre élégantissime du papillonnage,
persiflage, rossignolage, chiffonnage, fredonnage, franc-bavardage_,
etc., par l'urbanissime et superlicocantiosissime Zéphirofolet; 100 vol.
in-folio.

»_Les Étrennes de 1759, ou les Mouches garnies de brillants._ L'auteur,
Mouchero-Moucheroni, noble Vénitien, a fait voir que ce n'est pas à
Paris seul que se font les belles inventions. Son livre est rempli de
savantes recherches sur les mouches et leur antiquité: une mouche que
portait Hélène, et qui relevait infiniment sa beauté, rendit Pâris
amoureux et causa la guerre de Troie. Leurs noms: la friponne, la
badine, la coquette, l'assassine, l'équivoque, la galante, la doléante,
le soupir. Leurs positions: à la pointe de l'oeil, à la lèvre, au
menton, près de la fossette des grâces. Leurs formes: en lune, en
comète, en croissant, en étoile, en navette. 2 vol. in-12.

»_La Raison des femmes_, livre blanc, par un célèbre _rieniste_ des
espaces imaginaires.

»_La Toilette ambulante_, par le juif Benjamin Fafefifofullina.

»_L'Art de dématérialiser les petits-maîtres allemands, hollandais,
russes et chinois_, par le petit-maître Mignonet, chef de l'ordre,
marquis de Plumeblanche, Teintmignard, Vermillon, etc., etc.

»_Les Berloques, ou les Grelots de la Folie_, par la marquise de Clicli.

»_L'Encyclopédie perruquière_, complète depuis 1740 jusqu'en 1760, ce
qui fait 7,300 cahiers. On en donne deux chaque jour: celui du matin
traite de l'attirail de la petite toilette; celui du soir regarde
l'accommodage en forme. L'infatigable Friso-Cometti en est l'auteur. Il
fait aussi des sourcils postiches, à l'air de chaque visage, et les
attache d'une manière invisible.

»_Le Véritable Maître à tousser, cracher, prendre du tabac, éternuer_;
avec un _Traité du nazillement provençal_, minauderie de fraîche date.

»_Dissertation philosophique sur les 365 sortes de poudres_, une pour
chaque jour de l'année, avec leurs vertus miraculeuses, par Jean-Farine
Leblanc.

»_Les Orgies d'Amathonte_, et en général tous les opéras comiques
jusqu'à 1760. Recueil complet.»

Cet amusant volume est clos par une série de pensées, détachées de
l'_Esprit de M. l'abbé de Pouponville_; c'était alors la mode de publier
l'_Esprit_ de monsieur un tel, l'_Esprit_ de madame une telle. L'auteur
de la _Bibliothèque des Petits-Maîtres_ n'a eu garde de laisser passer
cette mode sans la railler à sa façon, qui est la bonne. Voici une des
pensées de son abbé; elle est incomparable et eût fait tomber à la
renverse Gentil-Bernard, Dorat et Boufflers: «--Le médecin céleste que
Pamoisor! il a guéri ma levrette grise et mon perroquet amazone. Je veux
lui donner un bijou précieux: c'est le portrait de ma dernière maîtresse
d'hier. Qu'en ferais-je aujourd'hui?»




XI

TANT PIS POUR LUI, OU LES SPECTACLES NOCTURNES

1764, deux parties, sans indication de ville ni de librairie.


Un amant à la recherche de sa maîtresse, que des parents barbares
dérobent à tous les yeux, fait rencontre, au bord d'une fontaine, de la
fée Almanzine, qui lui offre une ceinture magique destinée à le rendre
invisible. Il parcourt une partie des maisons de Cythéropolis et assiste
à diverses scènes tour à tour plaisantes et tragiques, qui rappellent,
mal à propos pour l'auteur anonyme de ce livre, la marche du _Diable
boiteux_. Enfin, après avoir visité les promenades, les théâtres, les
petites maisons, il finit par retrouver l'objet de sa flamme... entre
les bras d'un Génie de qui la fée Almanzine avait tout lieu de se croire
adorée. «Qu'on ne pense pas que je m'occupai à lui faire des reproches;
on ne les emploie d'ordinaire qu'avec celles pour qui l'on conserve
encore de la tendresse. Je rentrai chez moi, je l'ose dire,
tranquillement. Heureux si j'avais gardé la précieuse ceinture! J'aurais
pu la prêter quelquefois à un petit-maître, fier de lui-même et de tout
ce qu'on dit de son mérite en sa présence; à des hommes follement épris
d'une beauté qu'ils ne voient jamais qu'au sortir d'une longue toilette;
et alors, combien de gens eussent été désabusés qui ne le seront
jamais!»




XII

LES ERREURS INSTRUCTIVES, OU MÉMOIRES DU COMTE DE ***

Trois parties. A Londres, et se trouve à Paris, chez Cuissard,
Pont-au-Change, et Prault, quai de Conti; 1765.


L'auteur, dans une épître dédicatoire à M. L. M. D. L. S. D'O., explique
ainsi la poétique de son oeuvre: «L'intérêt peut être excité de deux
manières: tantôt on laisse voir le but vers lequel tendent les
personnages principaux, et, au moyen d'incidents amenés avec art, on
éloigne le dénoûment; tantôt on répand l'intérêt sur différents
personnages, et alors on ne doit être jugé que sur la manière plus ou
moins adroite de lier les épisodes au sujet. Cette dernière forme est
celle que j'ai prise.» Peut-être eût-il mieux fait dans ce cas d'adopter
la première, car l'intérêt qu'il a répandu dans les _Erreurs
instructives_ est mesuré à des doses tellement imperceptibles, que le
lecteur n'arrive qu'à grand'peine à la fin des trois parties.

Le jeune comte de *** adore une religieuse du _couvent voisin_; après
plusieurs mois d'une cour assidue au parloir, elle lui glisse un petit
billet lui enjoignant de se trouver à neuf heures et demie du soir dans
un chemin creux qui borde l'extrémité du saint enclos. «Je m'y rendis. A
peine y étais-je arrivé que j'entendis marcher assez près de moi. Comme
le lieu était absolument écarté, je me tins sur mes gardes en cas
d'attaque; mais au lieu d'un ennemi, c'était un ange tutélaire que je ne
connaissais pas, et qui pourtant m'intimida beaucoup en me demandant
quel nom je portais. Je le dis sans me faire prier. Aussitôt, me
montrant une échelle de corde attachée au mur, et me prenant par la
main:--Montez, monsieur, me dit-il, montez promptement, pendant que
personne ne passe. Je voulus connaître mon conducteur et savoir par qui
il avait appris que je devais franchir le mur, mais il me pressa de
monter d'un air assez brusque, en me disant que je l'apprendrais dans
peu. Je fis ce qu'il souhaitait. La voix de ma chère Rosalie frappa
bientôt mes oreilles: elle me disait d'une voix basse de prendre garde
de tomber. A peine fus-je dans l'enclos que j'aurais désiré en être bien
loin, à l'aspect d'une religieuse que je vis assise à quelques pas; je
marquai mes craintes à Rosalie, qui ne fit qu'en rire. Pendant ce temps,
la personne qui m'avait fait monter descendit à son tour, de façon que
nous nous trouvâmes quatre dans le verger des religieuses. Je m'aperçus
bientôt que l'amour nous y rassemblait tous.»

L'heure de la séparation ayant sonné, chacun reprend le chemin par où il
est venu, en se promettant de se revoir le lendemain; une fois dehors,
le comte de *** veut de nouveau remercier son compagnon nocturne, mais
il est immédiatement interrompu par ces paroles:--Monsieur, parlons bas,
ou plutôt ne parlons point; le mystère ne doit pas avoir trop de tous
ses voiles; et lorsque des personnes estimables daignent exposer pour
nous leur honneur et leur tranquillité, nous devons être jaloux de leur
conserver ces deux choses. Le comte de *** ne trouve rien à répondre à
ces mots, et se contente de saluer. Mais le lendemain, il a le bonheur
de sauver ce galant homme d'un guet-apens que lui avaient tendu trois
coquins armés, et dès lors l'amitié la plus étroite commence à se former
entre M. de Verzy et le comte de ***.

Le morceau le plus piquant des _Erreurs instructives_, et celui en même
temps qui est écrit avec le plus de vérité, c'est l'histoire de la
journée d'une femme capricieuse. Nous allons essayer de le transporter
sous les yeux du lecteur, en lui demandant grâce pour ce que quelques
lacunes laisseront supposer d'immodeste. «Un matin, je fus voir une
présidente fort jeune, mariée à un homme fort vieux:--Que vous venez à
propos, me dit-elle; je vais prendre le chocolat. M. de N*** vient de
partir pour la campagne; il n'y a point à reculer: engagé ou non, vous
dînerez avec moi et me tiendrez compagnie tout le jour. J'acceptai
l'offre, mais j'avais un rôle difficile à remplir. La présidente était
de ces femmes qui seraient bien embarrassées de dire ce qui leur plaît;
de ces femmes qui veulent et qui ne veulent plus dans le même instant,
qui parlent avant que de penser, et qui oublient aussitôt qu'elles
viennent de parler.

»Quand nous eûmes pris le chocolat, elle me dit qu'elle allait passer à
sa toilette; voyant que je me disposais à la suivre:--Où venez-vous? me
dit-elle d'un air irrité; vous imaginez-vous que je vais m'habiller en
votre présence? Un jeune homme! Si mon mari venait à le savoir! Et quand
il ne le saurait même pas? Lisez, amusez-vous; dans une heure au plus
tard je reviens. Comme je vis que malgré mes instances elle s'obstinait
à me refuser, je pris un livre et je m'assis. A peine avais-je lu six
lignes qu'on vint me dire que madame la présidente me demandait:--J'ai
réfléchi, dit-elle en me faisant asseoir à côté de sa table, que je
pouvais vous admettre ici accompagnée de mes femmes; mais si j'apprends
jamais que vous soyez indiscret...--Ah! madame, m'écriai-je d'un air
touché, pouvez-vous avoir un pareil soupçon!

»Tandis qu'on la coiffait, son sein était légèrement découvert; je
m'amusai à coller mes lèvres sur le miroir dans l'endroit où il était
réfléchi.--Que faites-vous? me dit-elle d'un air embarrassé.--Je m'amuse
avec une ombre.--Finissez, continua-t-elle en posant la main sur sa
glace, cela me déplaît.--En vérité, madame, vous êtes inconcevable de
vouloir me ravir jusqu'à l'apparence du bonheur. Alors, je vais me
l'approprier, repris-je en tirant un miroir de poche; ce miroir est à
moi, et je puis sans vous offenser, je pense, regarder ce qu'il
représente. En même temps je l'appliquai sur sa glace. Ses femmes ne
purent s'empêcher de rire assez haut; cette innocente liberté irrita
madame de N***; elle les regarda de travers et leur ordonna de se
retirer.» Cette scène est ingénieuse et très-jolie; Marivaux l'eût
signée avec plaisir.

Resté seul avec la présidente, le comte de *** pousse si loin la
galanterie qu'elle le menace plusieurs fois de sonner. Il porte
habilement l'entretien sur le grand âge du président, sur ses
infirmités, sur sa figure repoussante. «N'attaquez pas mon mari,
dit-elle en prenant ce sérieux artificiel que les femmes connaissent si
bien.--Madame, bien loin de l'attaquer, répondis-je, j'ai transporté sur
lui tout le respect que je vous dois et je n'ai réservé pour vous qu'une
tendresse...--Vous perdez la raison; comment! vous ne me respectez
pas?--Il est pour chaque personne des respects différents, repris-je;
celui qu'on a pour les personnes constituées en dignité est un devoir;
pour certaines autres, c'est une politesse; mais, pour une femme aussi
charmante que vous, c'est un culte, un hommage que l'amour nous force de
rendre.»

Cette conversation, que nous abrégeons, se tient pendant le dîner; la
présidente, qui est femme de table, verse du vin de Champagne au comte
de ***. Après le dessert, on passe dans le boudoir, où un canapé semble
convier au repos; la présidente s'assied, le comte lui fait lecture des
_Mémoires turcs_, qu'il vient de trouver sur une chaise. «Quelle
froideur! s'écria-t-elle après avoir écouté les quinze premières pages;
passez, passez, cela est capable de me donner des frissons.» Toujours
obéissant, le comte saute plusieurs feuillets et arrive à un passage
singulièrement expressif; la dame se renverse sur le canapé, elle feint
de dormir. Il y a, dans une nouvelle d'Alfred de Musset intitulée _Les
Deux Maîtresses_, une situation absolument identique; nous y envoyons
ceux de nos lecteurs qui ne se contentent pas des réticences, et qui
veulent toujours savoir la fin des choses.

Les boutades de la présidente semblent avoir cessé; elle se fait aux
petits soins auprès du comte; elle veut qu'il soupe avec elle. «Il était
juste qu'un excès de tendresse récompensât les excès d'impertinence que
j'avais été obligé de supporter. L'important était de trouver les moyens
de rentrer la nuit sans être aperçu. Madame de N*** me montra une petite
porte d'où l'on descendait, par un escalier dérobé, dans une salle basse
dont les fenêtres donnaient sur la rue.--J'ouvrirai moi-même la fenêtre,
dit-elle; il ne vous sera pas difficile d'y monter; venez-y à onze
heures. Je fus exact au rendez-vous. Elle ne tarda pas à paraître.--Mon
cher, me dit-elle à basse voix, j'ai réfléchi sur la promesse que je
vous avais faite; mais, en vérité, je ne puis l'exécuter. Si mon mari
allait revenir, où en serais-je? Je la donnai au diable de bon coeur,
et, voyant qu'elle me souhaitait le bonsoir, je m'éloignai, furieux.
J'allais perdre la fenêtre de vue, lorsqu'on me rappela.--Ne vous en
allez pas, me dit-elle, montez; mon mari serait arrivé, s'il avait eu
intention de revenir; mes femmes couchent un peu loin de moi, mon
appartement est clair, nous laisserons les volets ouverts pour être
avertis du temps où il faudra vous retirer; montez vite.

«Je grimpai avec promptitude, crainte qu'il ne reprît à ce Protée
femelle un caprice semblable au premier. Elle avait laissé la porte de
sa chambre ouverte, en descendant; je montais derrière elle en la tenant
par la main, lorsque, à la moitié de l'escalier, elle se rejeta
brusquement entre mes bras en s'écriant:--Je vois mon mari dans ma
chambre! Nous redescendîmes avec précipitation. La présidente tremblait,
j'étais interdit; enfin elle était prête à sauter par la fenêtre avec
moi, lorsque, ayant prêté l'oreille fort longtemps, je n'entendis aucun
bruit dans son appartement; j'eus même la hardiesse de monter quelques
marches pour me rendre plus certain, et apercevant sur un sopha une robe
avec une coiffe au-dessus, je ne doutai plus qu'elle n'eût pris ses
propres habillements pour son mari. Mais, quand il fallut la faire
monter, ce fut une autre scène: elle me dit d'abord qu'elle ne s'était
point trompée et que c'était bien son mari qu'elle avait vu en robe de
chambre et en bonnet de nuit sur le sopha; qu'elle le connaissait mieux
que moi. J'eus encore une seconde comédie, après l'avoir convaincue du
contraire avec mille peines.--C'est donc un avertissement, me
disait-elle; peut-être mon mari arrivera-t-il cette nuit; j'ai la
tristesse dans le coeur, laissez-moi.

«Il y avait de quoi perdre l'esprit avec cette femme, et il ne fallait
rien moins que sa beauté pour me retenir. Cependant, bon gré, mal gré,
je la fis monter dans sa chambre; elle eut encore l'inhumanité ou plutôt
la folie de vouloir visiter des papiers qu'une parente lui avait donnés
en dépôt, afin de voir s'il n'en manquait aucun. Ils étaient dans un
petit coffre. Je pris la liberté de lui représenter que, dès qu'on
n'avait pas enlevé le coffre et qu'elle le trouvait fermé, cela devait
lui tenir lieu de la visite qu'elle voulait faire. J'en eus pour toute
réponse que l'on ne pouvait être trop exact à remplir ses devoirs;
pensée sentimentale placée si à propos que je pensai éclater de rire.
Après quoi, elle changea de ton et se mit à pleurer de toutes ses forces
de l'infidélité qu'elle allait faire à un mari qui l'adorait. Je voulus
interrompre sa complainte, ce fut inutilement: toutes mes ruses, toutes
mes caresses n'aboutirent à rien. Excédé, furieux, ou, pour ainsi dire,
enragé de ses vertiges, je pris mon chapeau, malgré les efforts qu'elle
fit alors pour me retenir, bien résolu de ne la revoir de ma vie.»

Il faut convenir que cette historiette est narrée avec cette bonhomie
qui décèle la chose arrivée. On n'invente pas aussi bien, ni aussi
juste. Malheureusement c'est la seule drôlerie des _Erreurs
instructives_.




XIII

LE ZINZOLIN

Jeu frivole et moral, avec cette épigraphe: «_Ludendo pingimus._» A
Amsterdam, chez les libraires associés, 1769.


Ce nom singulier avait servi d'abord à désigner une couleur charmante,
qui, dès son apparition, éclipsa le lilas et le vert pomme qui régnaient
souverainement avant elle; il n'était pas permis de porter autre chose
que des étoffes _zinzolin_ et des échelles de ruban _zinzolin_. Plus
tard, ce nom fut appliqué à un jeu de cartes qui se jouait à quatre
personnes, et dont les termes principaux étaient: le _vertugadin_, la
_rocambole_, les _sigisbés_, etc. Il devint de mode alors pour les
petites-maîtresses de s'écrier à tout propos, avec une pointe de
zezaiement que le mot tendait à introduire: «_Z'ai fait auzourd'hui un
Zinzolin zarmant._» Peut-être était-il possible de bâtir sur le Zinzolin
un roman agréable, ou tout au moins une peinture des manies et des
ridicules de la société joueuse du XVIIIe siècle. L'auteur n'en a pas
jugé ainsi: il s'est contenté d'écrire une digression capricieuse, qui a
toutes les prétentions à l'esprit, à la légèreté, à la galanterie, et
qui en est pour toutes ses prétentions.

Attribué à Luneau de Boisjermain ou à Toustain de Lormery.




XIV

CLÉON

Rhéteur cyrénéen, traduit de l'italien. A Amsterdam. 1770.


C'est un ouvrage à _clef_, comme les _Mille et une Faveurs_ du chevalier
de Mouhy, comme le _Prince Apprius_. Ces sortes de productions
équivalent au jeu du casse-tête chinois; et il faut être doué d'une
patience toute spéciale pour découvrir, par exemple, que _Nasiralo_
signifie la Raison, _Mentegiu_ le Jugement, ainsi de suite. Bizarre
littérature! Tout est figuré dans _Cléon_, tout prend un corps et un
nom, comme dans cette description extravagante du visage d'une femme. Le
morceau est d'un genre unique; nous le donnons en entier; mais, plus
humain que l'auteur, nous plaçons la clef à côté de l'énigme.

«La façade est occupée, au premier étage, par le chancelier, grand
orateur (_la langue_), qui porte la parole en toute occasion et qui
donne les ordres nécessaires. L'on aurait une entière confiance en lui,
si sa trop grande vivacité et son indiscrétion ne donnaient de justes
sujets de s'en défier. Pour y mettre un frein, on a jugé à propos de lui
prescrire des bornes qu'il ne peut passer; il est environné d'une
balustrade d'ivoire (_les dents_) du plus bel aspect; de plus, il a deux
voisins (_les oreilles_) qui ne le quittent jamais. Espions continuels
et attentifs au moindre bruit, ils ramassent les nouvelles et les lui
rapportent à mesure qu'ils les entendent. De peur d'en échapper aucune,
ils sont toujours aux écoutes par leur fenêtre ou sur l'escalier de
leurs portes. Le parfumeur (_le nez_), à cause de son mérite étonnant, a
son logement au milieu du deuxième étage, dans la saillie à deux ailes
soutenue d'une seule colonne. C'est lui qui a donné la vogue à l'eau de
miel, à l'eau de Chypre, etc. Les gardes du corps (_les yeux_) sont dans
les mansardes, au troisième; on les a placés à la partie la plus élevée,
pour découvrir de plus loin; les voyageurs ne manquent guère de les
consulter, c'est l'étoile polaire qui les guide: s'ils sont de bon
augure, on peut s'en rapporter à eux et continuer sa route. Ces gardes
savent imprimer des signes certains à leur fourrure en demi-cercle sous
laquelle ils sont à couvert, pour donner l'ordre dont ils sont chargés
et manifester leurs volontés particulières. Ce langage est d'une
expression, d'une énergie dont les discours du chancelier n'approchent
pas.»

On ne peut aller plus loin en fait de mauvais goût. _Cléon_ est rare et
n'a jamais été réimprimé.




XV

LE SOUPÉ DES PETITS-MAITRES

Ouvrage moral en deux parties, à Londres.


Cela commence ravissamment: «Il est onze heures du matin; un abbé, assez
semblable à une poupée de quatre pieds de haut, sourit aux dernières
épreuves d'une brochure de sa composition. Il s'applaudit d'avoir fait
une épître en vers, et se promet de la faire servir pour toutes les
femmes. Il la relit avec complaisance, ordonne à son laquais de voler
chez son imprimeur, de faire tirer vite quelques exemplaires et de les
lui apporter au Palais-Royal. Il se met à sa toilette, cache artistement
sa petite bosse dans les plis d'un manteau de soie, est content de lui,
et se trouve en état de figurer au lever de quelque jolie femme.

»Déjà il traverse la rue de Richelieu, quand un déluge d'eau de senteur,
dont tout le quartier est parfumé, lui fait lever la tête; il voit avec
surprise qu'il est jour chez la comtesse de ***. Il monte chez elle, on
l'annonce; Vénus lui sourit, il se croit Adonis.»

Le _Soupé des Petits-Maîtres_, on le devine par le titre, est une partie
fine où chacun raconte son histoire. Les personnages s'appellent Persac,
Saint-Val, le Président, la Bouquetière, la Marchande, la Danseuse, etc.
Tout cela est gai et mené vivement.

«Vous connaissez la belle Sophie? Quelques personnes la placent au rang
des beautés vaporeuses; pour moi, je sais qu'en femme sensée elle ne
satisfait ses goûts et ses caprices que lorsqu'elle est tranquille du
côté de l'intérêt. Un tableau qui est dans son boudoir, et que le
peintre a malignement imaginé d'après le caractère et les aventures de
la dame, va vous la peindre entièrement. Sophie est représentée devant
son pupitre, pinçant de la guitare; un militaire est à sa droite,
donnant du cor; un petit abbé occupe la gauche avec sa flûte, et un
financier est vis-à-vis, jouant de la poche[3]. On lit sur le haut du
papier de musique: _Concert à trois_. Le lourd Midas, qui avait demandé
à l'Apelle moderne un tableau de fantaisie, a payé fort chèrement
celui-ci, sans en avoir jamais deviné l'allégorie; le militaire, l'abbé
et la belle n'ont eu garde de l'en instruire.»

  [3] _Pochette_, petit violon. L'auteur aura voulu jouer sur les mots.

Nous regrettons de ne pouvoir mettre sous les yeux du lecteur
quelques-unes de ces peintures couleur de rose, que l'on dirait touchées
par Baudouin; mais on comprendra l'impossibilité où nous sommes par les
titres seuls des chapitres: _La Petite maison._--_Le Bain._--_Les Vers à
soie._--_Deux bonnes fortunes manquées; comment?_--_L'Actrice de
province raconte son histoire._--_Attrapez-moi toujours de
même!_--_L'Amour est un futé matois_, etc., etc.

Vers le commencement de l'Empire, le _Soupé des Petits-Maîtres_ a été
réimprimé chez Didot en très-jolie petite édition, dont quelques
exemplaires sur beau papier de Hollande ont paru dans les ventes.




XVI

LES FAIBLESSES D'UNE JOLIE FEMME, OU MÉMOIRES DE MADAME DE VILFRANC

Deux parties, à Amsterdam, et se trouve à Paris, chez Belin, libraire,
rue Saint-Jacques, vis-à-vis celle du Plâtre. 1779.


Il n'y a de réellement amusant là-dedans que l'histoire d'un malheureux
cordon de sonnette engagé par hasard sous l'oreiller de madame de
Vilfranc, et qui fait apparaître à chaque minute une servante qu'on se
défend d'avoir appelée. Nous ne pouvons nous expliquer davantage. En
dehors de quelques licences timidement indiquées, les _Faiblesses d'une
Jolie Femme_ trahissent de grandes visées au romanesque. L'auteur est ce
fécond et trop fécond Nougaret, qui, sans avoir fait aucune espèce
d'études, s'est livré à tous les genres de littérature, et est mort, la
plume à la main, à plus de quatre-vingts ans.




XVII

LES CONFIDENCES RÉCIPROQUES, OU ANECDOTES DE LA SOCIÉTÉ DE MADAME DE
B***

Trois parties, avec frontispice, sans indication de lieu ni de date.


Ce sont des récits assez vulgaires, rehaussés tantôt par un air de
sentiment, tantôt par un air de libertinage. La troisième partie,
intitulée _Les Faits et gestes du vicomte de Nantel_, a été réimprimée
séparément en 1818 sous ce nouveau titre: _Ma vie de garçon._ Il s'agit
encore une fois d'un grivois imberbe qui s'introduit dans un couvent de
filles sous l'habit d'une soeur converse. Le XVIIIe siècle ne sortait
pas de là, et l'Empire, à son tour, a perpétué cette traduction venue en
ligne directe du comte Ory.




XVIII

LES SONNETTES, OU MÉMOIRES DE M. LE MARQUIS D***

Deux parties, avec frontispice.


Les _Sonnettes_ sont tout à fait de la famille du _Grelot_, mais ce
dernier leur est infiniment préférable. Elles sont dédiées à un M. le
D*** (le Dru), serrurier de son état, dont une enseigne curieuse par sa
naïveté fit la réputation et même la fortune. Il ne nous est pas permis
d'en reproduire le texte, qui d'ailleurs court les _ana_ et est dans la
mémoire de tous les vieillards. Quatre ou cinq intrigues dominées par un
amour sérieux et couronnées par un mariage, il n'y a pas d'autres sujets
dans les _Sonnettes_, desquelles on pouvait attendre un plus joyeux
carillon.

Auteur: Guiart de Servigné.

Dans l'édition de la Bibliothèque amusante (1781), les _Sonnettes_ sont
suivies de l'_Histoire d'une comédienne qui a quitté le spectacle_ et de
l'_Origine des bijoux indiscrets_, conte.

Une grossière spéculation de librairie a fait reparaître en 1803 _les
Sonnettes_ avec ce nouveau titre: _Félix, ou le Jeune amant et le Vieux
libertin._ Des noms y sont changés; les chapitres y ont des titres
ridicules.




XIX

FÉLICIA, OU MES FREDAINES

Avec cette épigraphe: «_La faute en est aux dieux qui me firent si
folle._» Deux volumes, à Amsterdam, 1784.


La vivacité de quelques tableaux ne doit pas nous empêcher de rendre
justice à l'une des plus charmantes productions que la décadence du
XVIIIe siècle ait inspirées, coquette débauche de sentiment et d'esprit,
esquisse folâtre des dernières ruelles à la mode, accentuée plus
littérairement que le long roman de Louvet. _Félicia_ a été rééditée à
l'infini et dans tous les formats, avec un grand luxe de gravures. Ce
sont encore des mémoires, mais des mémoires aussi rapides et aussi
mutins qu'on peut le désirer.

«Je vais passer et repasser mes folies en parade, avec la satisfaction
d'un nouveau colonel qui fait défiler son régiment un jour de revue, ou,
si vous voulez, d'un vieil avare qui compte et pèse les espèces d'un
remboursement dont il vient de donner quittance.»

Félicia naquit comme Vénus, de l'écume des flots, c'est-à-dire qu'elle
reçut le jour sur un bâtiment corsaire, au milieu des horreurs d'un
combat naval. Un bourgeois d'Italie, nommé Sylvino, l'adopta pour sa
fille et lui fit donner une éducation complète. Née sous un astre
brûlant, elle manifesta de bonne heure les plus tendres dispositions, et
un petit maître de danse faillit lui faire tourner la tête, alors
qu'elle n'avait guère plus de quatorze ans. Mais l'amour, qui veillait
sur elle, lui réservait de plus hautes destinées. Le chevalier
d'Aiglemont parut: c'était un Adonis de dix-neuf ans, d'une taille
svelte, que faisait ressortir un uniforme d'officier aux gardes. Il
arriva un matin, pendant que Félicia prenait une leçon de clavecin. La
_leçon de clavecin_! Que de fois la peinture et la gravure se sont
emparées de ce sujet!

«Déjà savante, je touchai une sonate difficile qui m'était assez
familière; mais la présence du chevalier me jeta dans un trouble si
grand, je perdis à tel point l'attention, que je m'embrouillai et mis le
maître de fort mauvaise humeur. Il n'eût pas été fâché de briller par le
talent de son écolière aux yeux d'un homme qu'il connaissait pour un
excellent amateur de musique. Le maître jouait une partie de
violon.--Donnez, monsieur, lui dit l'aimable chevalier, je vais
accompagner, et vous aiderez mademoiselle à se remettre. A peine il tint
le violon que cet instrument rendit des sons délicieux. Nous reprîmes la
sonate du commencement; jamais je n'avais si bien touché. D'Aiglemont
accompagnait avec une justesse, une expression, qui me mettaient hors de
moi. Mon jeu faisait sur lui la même impression; je l'entendais de temps
en temps soupirer; le délire de son âme prêtait de nouvelles beautés à
son exécution, de nouvelles grâces à sa figure.»

De sonate en sonate, l'heureux d'Aiglemont subjugua le coeur de la jeune
Félicia. Ce fut lui qui la forma et qui la produisit. Il eut pour
successeur un aimable prélat, type aujourd'hui disparu, et dont à ce
titre le portrait doit trouver place dans ces pages: «Monseigneur était
d'une figure intéressante, petit-maître à l'excès, aussi pétulant que
lorsqu'il était officier, toujours gai, content et bouillant d'esprit;
il paraissait de dix ans plus jeune qu'il n'était. Amateur universel,
poésies, lettres, spectacles, arts, sciences, talents, plaisirs, modes,
folies, tout était de son ressort.» Le prélat emmena dans son diocèse sa
nouvelle conquête et lui donna une cour de hobereaux. Cette liaison
mourut avec les roses d'automne. Félicia, qui grandissait à vue d'oeil,
demanda des chevaux pour Paris, et partit; mais elle comptait sans une
poignée de sacripants qui arrêtèrent sa berline sur la grande route, et
qui certainement lui eussent fait un très-dur parti sans l'intervention
miraculeuse d'un charmant jouvenceau, lequel, armé d'une épée, chargea
tous ces gueux à la fois, et donna ainsi à la maréchaussée le temps
d'arriver.

Ce libérateur tombé du ciel s'appelait Monrose; quoique passablement
grand, il n'avait pas encore atteint son troisième lustre. Il s'était,
la veille, échappé du collége, et allait un peu à l'aventure, ne sachant
rien de la vie et des _orages du coeur_. Ce fut Félicia qui, à son tour,
se chargea de cette éducation. «Beautés qui rêvez une adoration pure,
s'écrie-t-elle, c'est à l'âge de Monrose qu'il faut prendre les hommes,
si vous voulez respirer un moment leur encens délicat; un moment,
entendez-vous! Car bientôt ces coeurs si francs, si sensibles,
participent à la contagion générale, et vous devenez les dupes de ceux
que vous croyez duper. On se lasse d'entretenir l'illusion de votre
orgueil; les adorateurs s'enfuient en se moquant; vous demeurez rongées
de regrets et couvertes de ridicule.» Un peu plus loin, elle dévoile
tout son système de conduite dans ces quelques lignes: «Monrose prononça
mille serments à mes genoux avec l'enthousiasme de la passion et du
respect. Cependant je me souciais fort peu d'être adorée; cela ne m'a
jamais flattée, j'ai toujours souhaité COURT AMOUR ET LONGUE AMITIÉ.»
Peut-être cette profession de foi est-elle d'une philosophie outrée et
invraisemblable sur des lèvres de vingt ans; les femmes d'alors ne
raisonnaient pas avec la froideur de Félicia; elles se piquaient toutes
au contraire de cette exaltation répandue par la _Nouvelle Héloïse_ et
les romans anglais. Les plus libertines savaient, dans leurs caprices,
conserver cette teinte de sensibilité qui est un des caractères les plus
distincts de l'époque. On se doutait à peine que l'on fût corrompue; on
n'aimait peut-être pas, mais au moins on croyait aimer, on voulait aimer
surtout, ce qui a un côté méritoire. Aussi je crois que ces mots: _Je ne
me souciais pas d'être adorée, cela ne m'a jamais flattée_, sont tout à
fait hors nature,--d'autant plus que Félicia les dément à chaque
instant.

Ses amours avec le beau Monrose remplissent la première moitié du second
volume; mais bientôt les infidélités qu'il accumule avec la plus grande
candeur du monde la forcent à lui donner un suppléant. Ce suppléant est
un riche Anglais du nom de Sidney, ingénieux comme tous les Anglais et
sybarite à la dernière puissance. On lit avec étonnement la description
très-minutieuse de la maison de plaisance qu'il s'est fait arranger au
bord de la Seine. D'abord, ce sont deux statues qui servent de limites à
ses domaines, et qui ont cela de particulier qu'elles se tournent le
dos. L'une regarde le côté par où l'on arrive, et représente la
Défiance; elle est debout, élancée, l'oeil furieux; à côté d'elle, un
dogue semble vouloir se ruer sur les passants; sur la table du piédestal
on lit: _Odi profanum vulgus._ L'autre statue, qu'on ne voit en face
qu'en revenant, est assise et figure l'Amitié; son regard et son geste
témoignent du déplaisir qu'elle a de voir partir les hôtes de lord
Sidney; un épagneul est sur ses genoux. Au bas sont gravés ces mots:
_Redite cari._

Mais cela est le moins curieux. Voici qui vaut davantage. Le noble lord,
qui raffole de tout ce qui est fantastique et mystérieux, s'amuse
pendant la nuit à faire des niches à ceux qui couchent dans son château.
Pour cela, son architecte a pratiqué sous chaque appartement une espèce
d'entre-sol ignoré et des dégagements autour de chaque alcôve. Des
escaliers pratiqués dans l'épaisseur des murailles communiquent à tous
les étages, où des postes d'observation sont ménagés dans des corridors,
matelassés de toutes parts et percés de petits trous dans les ornements
des trumeaux. Lorsque Sidney veut s'introduire dans une chambre, il n'a
qu'à pousser un panneau à coulisse exécuté dans la perfection; il peut
aussi donner la sérénade à ses locataires, au moyen de certains tubes
qui circulent du haut en bas de la maison et s'adaptent à tous les
chevets. Ces tubes lui servent également à entendre ce qui se dit chez
lui, et souvent à y répondre. On sait que la plupart de ces inventions
pleines de perfidie sont renouvelées de Denys le tyran, qui en faisait
une application moins inoffensive que lord Sidney. Il n'y a pas
longtemps encore que Grimod de la Reynière, le spirituel gourmand et
l'humoriste, les avait réalisées à son tour dans son château de
Villers-sur-Orge, près de Longjumeau.

Le roman de _Félicia_ est tout en épisodes, il fait mouvoir une
multitude de personnages; nous ne pouvons qu'indiquer les jalons
principaux. L'élément dramatique finit par prendre le dessus, et après
des complications précipitées, l'héroïne épouse pour la forme un vieux
comte. Du reste, tout le monde épouse au dénoûment: lord Sidney épouse
une certaine Zeïla, perdue, retrouvée et toujours adorée; le d'Aiglemont
des premiers chapitres épouse une petite personne de couvent. Il n'y a
que Monrose qui n'épouse pas, mais, en compensation, il retrouve sa
famille et entre dans les mousquetaires, où il ne tarde pas à devenir
capitaine.

Nous avons beaucoup abrégé; mais si de tels livres ne supportent pas
d'analyse, ils comportent du moins les citations. Entre plusieurs, nous
choisissons la peinture très-vivante de deux originaux: un président de
province et son gendre. C'est Félicia qui parle: «Exacte au rendez-vous,
je les trouvai tous deux dans la grande allée du Palais-Royal; ils
m'attendaient, assis et entourés d'une jeunesse désoeuvrée qui se
divertissait de la manière dont ils étaient accoutrés. Le beau-père
avait, en dépit de la saison, un antique habit de drap pourpre à
paniers, orné d'une grande quantité de boutons et de boutonnières; cette
parure devait avoir été de son temps du plus grand effet; la veste était
d'une riche étoffe or et argent, mais dont le fond crasseux et les
bouquets débrochés trahissaient le grand âge. La culotte, pareille à
l'habit, était un peu plus neuve. Des bas roulés, de vastes souliers, la
perruque à la brigadière, l'immense chapeau brodé d'argent sous le bras,
l'épée imperceptible et la longue canne à bec de corbin complétaient le
costume du bon président.--Le sieur de la Caffardière ne lui cédait pas
l'honneur d'être mis le plus bizarrement. Ayant perdu presque tous ses
cheveux, il était coiffé d'une fausse _grecque_ huppée, placée de
travers, et de deux boucles empâtées dont la pommade fondait au soleil.
Une petite bourse dont le sac vide badinait à deux doigts d'une nuque
allongée meublait le derrière de la tête. L'habit était de camelot bleu
de ciel, avec un large galon mal festonné; la veste en basin, ornée
d'une frange trop longue, battait sur les genoux. Il avait une culotte
de velours noir et des bas de soie couleur de chair, des souliers plats
décorés d'une antique boucle dont l'éclat éblouissait tous les yeux, un
petit chapeau avec un plumet sale. Quant à l'épée, elle réparait par son
excessive longueur l'extrême petitesse de celle du beau-père. En un mot,
ces messieurs étaient à montrer pour de l'argent.»

Le crayon ne ferait pas mieux pour ces deux caricatures; et afin
d'achever le portrait de ce président, lequel est un homme excellent,
très-fort sur la basse de viole, nous recommandons ces lignes
expressives: «Cet homme, que le feu d'un demi-génie fort actif avait
desséché, ressemblait beaucoup à une momie habillée à la française. De
grands traits chargés, de gros yeux brusques, saillants, bordés de
fossés creux, une bouche plate, un nez aquilin et un menton pointu,
donnaient au personnage une physionomie folle, mais spirituelle et
passablement bonne; et, sans le ridicule frappant dont cet honnête
président était verni de la tête aux pieds, on se fût accoutumé
volontiers à sa pittoresque laideur.»

L'auteur de _Félicia_ est le chevalier de Nercyat, de qui nous nous
occuperons un jour.




XX

L'ÉTOURDI

A Lampsaque, 1784.


Il faut être doué d'une effronterie rare pour copier l'introduction
entière du _Soupé des Petits-Maîtres_, l'aventure des deux religieuses
dans la _Confession générale de Wilfort_, une anecdote de lanterne
magique aussi connue que l'enseigne de M. le Dru, et oser baptiser le
tout du nom de _L'Étourdi_. L'audacieux arrangeur de cette compilation,
qui n'a pu être cependant assez crédule pour rêver l'impunité, pousse
l'amour-propre jusqu'à s'avouer, dans une note, l'auteur d'un _Almanach
de Nuit_ pour l'année 1776. Je me souviens d'avoir eu entre les mains
cet almanach, signé du chevalier des R.....s, et avoir été rebuté par le
ton de sottise qui y règne d'un bout à l'autre.




XXI

MA JEUNESSE

Quatre parties.


«Ce fut un mardi que, sortant de l'Opéra, encore extasié des attitudes
légères de nos Terpsichores, mes pas me conduisirent au jardin du
Palais-Royal, où, bientôt après, je vis arriver un objet enchanteur qui
depuis longtemps fixait mes désirs. Léonore (c'était son nom de guerre)
était parée élégamment; sa taille et son maintien frivole ne laissaient
rien à souhaiter; ses regards volaient de toutes parts et annonçaient le
désir de plaire, souvent la certitude d'y réussir. Affectant toujours de
passer à côté d'elle, mes regards enflammés, accompagnés chaque fois
d'un sourire, la forcèrent de rompre un silence qui lui pesait sans
doute autant qu'à moi.--Ai-je donc quelque chose de ridicule, me
dit-elle, qui vous oblige, monsieur, à m'observer de la sorte? Ma
réponse fut prompte, en lui disant:--Le sourire, mademoiselle, est
presque toujours l'effet du plaisir.» Cette entrée en matière ne se
soutient pas longtemps; les amours deviennent vulgaires et même
mélodramatiques: à Léonore succèdent Lise, Ninon, Ursule, Sézine,
Victoire, Bibiane. Et puis, l'éternel couvent! les éternelles nonnes!
avec cette différence que le héros, au lieu de se travestir en femme ou
en abbé, s'habille en médecin, ce qui est aussi vieux, mais moins
amusant. _Ma Jeunesse_, dont le style est inégal, se fait lire avec
impatience; c'est trop de quatre parties: on n'est pas jeune pendant si
longtemps, ou bien on l'est davantage.




XXII

MONROSE, OU LE LIBERTIN PAR FATALITÉ

Suite de FÉLICIA, par le même auteur, quatre parties. Paris, 1795.


De nouveaux personnages ajoutés à ceux que nous connaissons recommencent
une série d'orgies, pourvue du même genre d'attrait que la première.
L'abbé de Saint-Lubin, la baronne de Liesseval, Mimi, madame de
Flakbach, Armande, Floricourt, Senneville, placés pour ainsi dire sous
le commandement de Félicia et de Monrose, vont passer la saison d'été
dans une délicieuse terre située à quelques lieues de Paris; ils n'y
couronnent point de rosières, comme on le pense bien; ils se contentent
de jouer la comédie,--_Les Fausses Infidélités_, par exemple,--et de
chasser tout le jour dans les bois, souvent même le soir. De temps à
autre, comme dans _Félicia_, le drame intervient brusquement et se
prolonge quelquefois dans une proportion fatigante; l'auteur s'en
aperçoit, mais seulement vers la fin du quatrième volume: «Je conviens
avec vous, dit-il, cher lecteur, que la marche de toutes ces aventures
n'est pas ordinaire. Ce mélange singulier de vertu, de faiblesse, de
sentiment, de caprice, ces brusques transitions de la tristesse au
plaisir, du plaisir au remords, du courroux à l'attendrissement, tout
cela est de nature à vous ballotter peut-être désagréablement, si vous
avez l'habitude et le goût de ces scènes uniformes où chaque acteur
conserve son premier masque d'un bout à l'autre de son rôle. La plupart
de mes personnages sont à moitié purs et à moitié atteints d'une
corruption dont il est bien difficile de se garantir au sein des
capitales, quand on y apporte des passions et d'assez grands moyens de
les satisfaire. De là, tant de disparates. L'histoire de mes acteurs est
celle des trois quarts des mondains de tous les pays de l'Europe.»

Il faut remarquer dans _Monrose_ un individu italien qui pourrait bien
avoir servi de modèle à Balzac pour son ou sa Zambinella, dans le petit
roman de _Sarrazine_.




XXIII

LES ALMANACHS GALANTS


C'étaient de petits livres in-32, très-coquets, dorés sur tranche et
fermés par un stylet qui servait à écrire sur un certain nombre de pages
blanches ménagées à la fin de chaque volume. Le texte était composé
habituellement de chansons et de maximes d'amour, avec des gravures pour
tous les mois. Voici une liste des almanachs pour l'année 1789 qui se
trouvaient chez le libraire Langlois fils, rue du Marché-Palu, au coin
du Petit-Pont:

    _Le Nanan des curieux._
    _L'Affaire du moment._
    _Le Portefeuille des femmes galantes._
    _L'Almanach bien fait._
    _L'Almanach sans titre._
    _Le Petit Chou-Chou._
    _Les Hymnes de Paphos._
    _On ne veut que celui-là._
    _Pierrot-Gaillard._
    _Merlin-Bavard._
    _Les Fastes de Cythère._
    _La Récolte des petits riens._
    _Le Loto magique._
    _Le Plaisir sans fin._
    _Mon petit savoir-faire._
    _Le Grimoire d'amour._
    _Les Mois à la mode, ou l'An des plaisirs._

Sauf quelques-uns, ces petits livres de poche ne dépassent pas le
badinage. La plupart sont d'une ingénuité grotesque, comme dans le
dialogue suivant, extrait des _Mois à la mode_.

Un batelier conduit deux messieurs et deux dames au parc de Saint-Cloud,
le jour de la fête.

  UN MONSIEUR.--L'air est pur aujourd'hui, et je crois que nous ne
  risquons rien, mesdames, de vous promettre une belle journée.

  LES DAMES.--Le temps paraît assez sûr, mais vous savez qu'il est comme
  les hommes, c'est-à-dire inconstant.

  LE MONSIEUR.--Ah! mesdames, je ne saurais prendre cela pour moi.

  UNE DES DAMES.--Cependant, s'il ne faisait pas beau aujourd'hui, que
  diriez-vous?

  LE MONSIEUR.--Je dirais, madame, qu'en votre compagnie on ne saurait
  jamais essuyer de mauvais temps; et ces lieux, si enchanteurs qu'ils
  puissent être, n'auraient aucun appas pour nous s'ils ne recevaient
  leur principal ornement de votre présence.


AIR: _La plus belle promenade._

    Le séjour le plus aimable
    N'aurait point d'attraits sans vous;
    L'antre le plus effroyable
    Plaît par des objets si doux.
    Triste Paris! tu nous lasses,
    Et ces lieux plaisent beaucoup
    Quand on amène les Grâces
    A la fête de Saint-Cloud.

C'est fort innocent.




XXIV

L'ODALISQUE

Ouvrage traduit du turc par Voltaire. A Constantinople, chez Ibrahim
Bectas, imprimeur du grand visir, auprès de la mosquée de Sainte-Sophie.
Avec privilége de sa Hautesse et du Muphti. 1796. In-32 de
soixante-quinze pages, sur papier fort, quatre gravures avec renvois aux
pages correspondantes.


Le nom de Voltaire couvre impudemment une spéculation scandaleuse et des
épisodes sans esprit. On lit dans un _Avis de l'éditeur_ placé au début:

«Voltaire a composé cet ouvrage à quatre-vingt-deux ans. Le manuscrit
nous a été remis par son secrétaire intime, ce qui nous autorise à
assurer l'authenticité de ce que nous annonçons. On verra qu'il nous
aurait été facile de faire disparaître quelques expressions énergiques,
mais une froide périphrase n'aurait pas aussi bien rendu l'expression du
personnage. Au surplus, nous pensons qu'il faut respecter un grand homme
jusque dans les écarts de son imagination.»

Il est impossible de se laisser prendre à ce piége vulgaire;
l'_Odalisque_ est un récit absolument dépourvu d'intérêt. Zéni est une
petite fille que l'on élève pour la couche du Sultan; un eunuque, nommé
Zulphicara, devient amoureux d'elle; de là, des descriptions de sérail,
des scènes de jalousie. Ce n'est pas autre chose que cela.

Sur la page du titre, au milieu d'un cadre de fleurs et d'oiseaux, un J,
un F et un M majuscules sont entrelacés. Ce chiffre nous fait supposer
que l'éditeur de l'_Odalisque_ pourrait bien être Jean-François Mayeur,
assez coutumier de ces indignes supercheries.




XXV

ÉLÉONORE, OU L'HEUREUSE PERSONNE

A Paris, chez les marchands de nouveautés, an VII. Un volume in-32 de
deux cent dix pages, avec un frontispice et deux gravures.


Un _sylphe_ accorde à une jeune novice de couvent la faculté d'être tour
à tour homme et femme, aujourd'hui Éléonor et demain Éléonore. Les
aventures qui en résultent sont peu nombreuses et n'attestent qu'une
médiocre invention; mais le style est facile et quelquefois gracieux.




XXVI

LES APHRODITES

A Lampsaque, 1703. Huit numéros ou cahiers in-8º de quatre-vingts pages
chacun environ. Une gravure à chaque cahier.


Ce recueil n'est pas seulement rare, il est introuvable. L'auteur est ce
même M. de Nercyat à qui les fastes du badinage doivent _Félicia_ et
_Monrose_; mais ici le badinage est poussé plus loin que dans ces
romans. Les _Aphrodites_ sont une association de personnes des deux
sexes, association qui n'a d'autre but que le plaisir. Des femmes de la
cour, des abbés, des princes, de riches étrangers, des ex-nonnes,
paradent dans une série de tableaux dont la nature trop exclusive
restreindra nécessairement nos citations. Nous le regrettons, au point
de vue de l'esprit et du style, deux qualités que M. de Nercyat possède
à un rare degré; que ne les a-t-il déployées dans des livres avouables!
Il a surtout une science et une aisance de dialogue on ne peut plus
remarquables, et qui ne se sont jamais manifestées plus abondamment que
dans les _Aphrodites_. Il jargonne comme les petits-maîtres de
Marivaux.--Voici, par exemple, un comte qui revient du Manége, et qui,
après s'être répandu en plaisanteries contre le nouvel _ordre de choses_
et la manie des _constitutions_, demande à déjeuner.

  CÉLESTINE.--Que prendrez-vous, monsieur le comte?

  LE COMTE.--Une croûte grillée avec un peu de vin d'Espagne.

  CÉLESTINE.--On va vous servir à l'instant. (_Elle disparaît et revient
  un moment après avec un plateau._)

  LE COMTE.--Quoi! c'est vous-même, belle Célestine, qui prenez la
  peine...

  CÉLESTINE.--Pourquoi pas, monsieur le comte? on a toujours du plaisir
  à servir quelqu'un d'aimable.

  LE COMTE.--Ah! ce joli compliment met le comble à vos attentions. (_Il
  la débarrasse du plateau._) Si vous vouliez, charmante Célestine, que
  ce déjeuner devînt délicieux pour moi, vous mouilleriez ce verre de
  vos lèvres de rose, et, buvant après vous, je croirais recevoir un
  baiser.

  CÉLESTINE.--Voilà qui est d'une galanterie bien quintessenciée!
  Pourquoi demander de ma part un baiser par ricochet, quand je puis
  vous en donner plutôt deux directement?

  LE COMTE, _les prenant avec transport_.--En vérité, Célestine, vous
  surpassez tout ce qui vient ici!

  CÉLESTINE.--Chut! chut! songez que nous avons quelque part certaine
  duchesse, et...

  LE COMTE.--Bon! Laissons, mon coeur, ces subtilités de délicatesse. Si
  vous m'aimiez un peu...

  CÉLESTINE.--Nous ne nous connaissons point, pourquoi vous
  aimerais-je?--Vous êtes joli cavalier, pourquoi ne vous aimerais-je
  pas?

  LE COMTE.--Elle est divine! Il y a un siècle, belle enfant, que tu me
  trottes en cervelle; mais tu as précisément une de ces sorcières de
  mines qu'il faut chasser de son imagination comme la peste, si l'on ne
  veut pas s'enfiévrer.

  CÉLESTINE.--Pourquoi, s'il vous plaît, me chasser si fort? Sachez que
  j'aime beaucoup, moi, qu'on se passionne un peu pour mon petit mérite,
  etc., etc.

Tout ce babil amuse, et atteste un écrivain de race. Après le dialogue,
le portrait. Celui-ci plaira par sa minutie charmante:

  «VIOLETTE. Délicieuse brune. Elle est coiffée à l'enfant avec un ruban
  vert autour de ses cheveux à peine poudrés, et vêtue d'un peignoir
  garni de mousseline rayée par-dessus une chemise en toile de Hollande.
  Tendron pétillant de fraîcheur et de santé; petit front à sept
  pointes; yeux médiocrement grands, mais volcaniques; larges prunelles
  noires; sourcils tracés comme au pinceau. Fossettes aux joues et au
  menton; couleurs d'une extrême vivacité; joli méplat au bout d'un
  petit nez en l'air. Dents courtes, merveilleusement rangées et de
  l'émail le plus sain. Légère dose d'embonpoint. Petons et menottes du
  plus agréable modèle.»

Il y a dans les _Aphrodites_ quelques parties dramatiques et même
fantasmagoriques:--l'histoire d'un baronnet qui se fait suivre partout
de l'image de sa défunte maîtresse, en cire, de grandeur naturelle;--les
jalousies, les fureurs sentimentales et la mort d'un comte de
Schimpfreich;--mais ce sont des parties faibles et hors de leur place.
En outre, M. de Nercyat ne perd jamais l'occasion de donner son coup de
griffe aux événements et aux hommes de la Révolution.

Reliés, les _Aphrodites_ forment deux beaux volumes grand in-8º,
très-soignés d'impression, avec des _errata_ à la suite de chaque
cahier. Les gravures sont d'une exécution supérieure.




XXVII

LE DOCTORAT IN-PROMPTU

1788. Un volume in-32 de cent vingt pages, avec deux gravures, par le
même.


Ce sont deux lettres adressées par une jeune dame, nommée Érosie, à son
amie Juliette, et datées de Fontainebleau. En allant rejoindre à la cour
le vieux baron de Roqueval, auquel sa main est promise, Érosie raconte
de quelle façon elle a fait la rencontre et la conquête du petit vicomte
de Solange, jouvenceau _céleste_, qui voyage accompagné de son
pédagogue. Un _Avis des éditeurs_ s'exprime de la sorte:

  «Un valet d'auberge, chargé de jeter dans la boîte la première de ces
  lettres, et supposant, d'après le volume, qu'elle pouvait contenir
  quelque chose de mystérieux, la porta chez un jeune homme attaché en
  sous-ordre à l'un des bureaux ministériels. Ce commis, abusant de la
  circonstance, ouvrit le paquet; mais, au lieu de secrets d'État, il
  n'y trouva que des folies, qu'il transcrivit pour son amusement. Cette
  copie, qui a circulé, nous est parvenue, et c'est d'après elle que
  nous avons imprimé.»

Écrit avec légèreté.




XXVIII

LA GALERIE DES FEMMES

Collection incomplète de huit tableaux recueillis par un amateur.
Épigraphe: «_L'amour est le roman du coeur, et le plaisir en est
l'histoire._ Beaumarchais, _Folle Journée_.» A Hambourg. 1790. 2 vol
in-12, le premier de cent soixante-dix pages, et le second de cent
cinquante-quatre.


Ces tableaux ont pour titres: _Adèle, ou l'Innocente_; _Elisa, ou la
Femme sensible_; _Eulalie, ou la Coquette_; _Déidamie, ou la Femme
savante_; etc. Ils sont écrits avec une finesse incomparable. Que si
vous y trouvez trop de mythologie, prenez-vous-en au Directoire et à ses
modes transparentes. Le quatrième tableau s'annonce ainsi:

  «LETTRE DE ZULMÉ _au chevalier d'Arnance_.--J'irai ce soir incognito
  voir _Armide_ et le ballet de _Psyché_. Ma loge sera fermée à tout le
  monde si le chevalier d'Arnance ne se compte pour personne.»

  «RÉPONSE.--Quelque opinion modeste qu'on ait de soi, il faut bien se
  compter pour quelque chose lorsqu'on a le bonheur d'être aperçu de
  vous. J'irai voir _Armide_ et _Psyché_.»

C'est très-dégagé, n'est-ce pas? Plus loin, le portrait de cette Zulmé
offre de jolis traits: «Elle ne faisait rien comme les autres: une autre
le faisait mieux et plaisait moins. Penchait-elle la tête, levait-elle
un bras, avançait-elle le pied, on était ému. Il suffisait qu'elle
regardât pour qu'on se crût aimé. Dans la poursuite du plaisir, Zulmé
n'oubliait rien de ce qui peut le rendre plus vif et plus durable. C'est
ainsi qu'elle ménageait avec soin sa réputation, pour avoir toujours ce
sacrifice à faire.» J'ai noté, en outre, quelques détails d'ameublements
et de costumes: «Déidamie était vêtue d'une légère simarre de crêpe bleu
de ciel, nouée d'une ceinture de pourpre, le cou et le bras nus, sa
belle chevelure emprisonnée dans des bandelettes et rassemblée avec une
grâce antique sur le sommet de la tête.»

Étonnerons-nous beaucoup de monde en disant que la _Galerie des Femmes_
est le début anonyme de M. de Jouy, alors jeune et fringant
_incroyable_? Plus tard, le diable devait se faire _ermite_; plus tard
aussi, il devait faire rechercher et détruire avec le plus grand soin
les exemplaires de cette érotique fantaisie. Ah! mais, nous étions
là!--Quérard n'a pas mentionné la _Galerie des Femmes_ dans la _France
littéraire_; on ne la trouve signalée, sans nom d'auteur, que dans le
catalogue de Marc, libraire à Paris (1819).




XXIX

LES QUATRE MÉTAMORPHOSES

Poëmes. A Paris, de l'imprimerie de Plassan, l'an VII de la République
(1799)


Ici nous nous trouvons en présence d'un véritable chef-d'oeuvre, dont on
a singulièrement exagéré l'immoralité. Fruit de la fantaisie païenne du
Directoire, ce poëme, ou plutôt ces poëmes n'ont rien de l'afféterie
particulière à cette époque; dès les premiers vers, il est aisé de
s'apercevoir que leur origine remonte à la plus pure et à la plus
puissante antiquité. Les grâces de convention, qui se retrouvent à des
degrés inégaux chez Dorat, Bernard, Malfilâtre, Colardeau, Bertin (nous
faisons quelques réserves à l'égard de Parny), et qui sont l'essence
même du XVIIIe siècle, disparaissent d'une façon absolue des _Quatre
Métamorphoses_. Ce travail n'a pas été, sur le moment, apprécié comme il
aurait dû l'être; son succès ne lui est venu que de la curiosité et du
scandale. Les érudits ont souri, mais eux aussi se sont arrêtés à la
superficie du livre; car, il le faut bien avouer, les érudits, ces
porte-lumières, ces éclaireurs du passé, sont quelquefois privés du sens
poétique. Ils ont signalé le pastiche, mais le côté créateur leur a
échappé presque complétement; après avoir fait la part à Virgile, à
Horace, à Pétrone, et même à Ausone, ils ont oublié de faire la part à
l'auteur français, sculpteur délicat de ce camée, digne d'agrafer la
ceinture d'une Vénus nouvelle.

Les _Quatre Métamorphoses_ forment un in-quarto de soixante-huit pages,
papier-carton, caractères de toute beauté. L'auteur est Lemercier, ce
novateur dramatique, plus vigoureux et plus original que Ducis, un
_chercheur_, comme on dirait aujourd'hui, qui a cherché et trouvé un
beau drame antique, _Agamemnon_, et quelques comédies d'un caractère
étrange: _Plaute_, _Pinto_, _Christophe Colomb_. Au milieu de sa
jeunesse, de sa réputation littéraire et de ses succès dans une société
vêtue de gaze, il consacra une année à parfaire--dirai-je dans le
silence du boudoir?--le badinage des _Quatre Métamorphoses_.
Beaumarchais, à qui Lemercier communiqua son manuscrit, s'en
enthousiasma justement; ce fut lui qui conseilla la magistrale édition
in-quarto.

Publiées sans nom d'auteur, les _Quatre Métamorphoses_ ne se retrouvent
plus aujourd'hui que dans quelques bibliothèques d'amateurs. Par une
analyse et des extraits, nous allons en conserver ici tout ce qui peut
être lu. Elles se composent de quatre petits poëmes distincts et d'une
étendue à peu près égale, rimés en alexandrins: _Diane_, _Bacchus_,
_Jupiter_, _Vulcain_. Une introduction, que nous donnons tout entière,
trahit les scrupules du poëte et le montre s'efforçant d'atténuer ses
torts envers la morale, à l'aide d'exemples fameux qu'il groupe en
stances aussi spirituelles que paradoxales:

    Minerve, as-tu flétri ces maîtres du Parnasse
    Qui chantèrent des dieux les plaisirs clandestins?
    As-tu puni Phébus, que charmait leur audace,
    Et qui joignit son luth à leurs chants libertins?
    Parle: as-tu fait rougir l'antique Mnémosyne
    Consacrant Jupiter égaré par l'Amour?
    L'affront d'Io, d'Europe, et l'impure origine
    Des frères immortels que Léda mit au jour?
    Le difforme Centaure enlevant Déjanire?
    Myrrha goûtant l'inceste au lit du vieux Cinyre?
    Hermaphrodite épris de son sexe douteux;
    Et Saturne, en coursier, hennissant pour Phillyre,
    Et le docte Chiron, monstre né de leurs feux?
    Au chantre de Téos tu pardonnas Bathylle,
    Et le jeune Alexis au modeste Virgile.
    Ton courroux, ô déesse! est-il si dangereux?
    --Non, me dis-tu: je hais cette âpre tyrannie
    Qui s'arme injustement d'hypocrites rigueurs;
    Les transports de l'esprit n'accusent point les coeurs.
    Je ris des fictions où se plaît le génie.
    Ainsi parle Minerve: elle fuit, et ma voix
    Célèbre en liberté, sur les monts d'Aonie,
    Bacchus, Amour, ses feux, ses erreurs et ses lois.

Voilà le lecteur prévenu. Mais qui pourrait s'arrêter après cet aimable
exorde! Le feuillet est vite tourné, et l'on entre dans le premier
poëme: _Diane_. Puisqu'il s'agit d'amour, Endymion ne saurait être loin;
aussi l'aperçoit-on, en effet. L'innocent berger des montagnes de la
Carie repose, endormi, comme la peinture nous l'a toujours uniformément
représenté, dans une grotte inconnue au soleil. Trois nymphes, Olphée,
Aglaure et Doris, fuyant les ardeurs du jour, s'arrêtent à le
contempler. Peu à peu, s'enhardissant, l'une d'elles imprime un baiser
sur ses cheveux noirs; l'autre prend plaisir à l'enchaîner avec des
fleurs; la troisième lui lance en riant des noisettes.

    Cependant le berger, agité par leurs cris,
    Dans les bruyants éclats dont leur gaîté s'amuse,
    Reçoit d'un lent réveil la lumière confuse.

Il se réveille enfin tout à fait; il les voit, mais sans trouble, et
rappelant à lui son chien et son troupeau: «Ménades, laissez-moi,
dit-il; cessez vos piéges, et retournez vers l'impur satyre!» Les
nymphes en fureur crient vengeance, et le dieu des jardins, qui les
entend, promet de les exaucer. Le dieu des jardins est puissant; mais
Diane multiplie ses métamorphoses pour veiller sur Endymion. Non
contente de descendre vers lui, le soir, sur une nue pâle, elle emprunte
pendant le jour la forme de la chèvre Amalthée:

    L'oeil inquiet, la corne en arcs se recourbant,
    La barbe en double tresse à ses genoux tombant.

Cette dernière métamorphose lui est fatale; le dieu des jardins (nous
continuons à ne pas l'appeler par son nom) la reconnaît, et, à son tour,
il apparaît en bélier. A cet endroit du poëme, l'action atteint son plus
haut degré d'intérêt, mais il serait difficile à notre plume d'en suivre
les épisodes: ils deviennent trop hardis. C'est dommage. Diane est
vaincue, voilà le dénoûment, et elle remonte dans le ciel cacher une
rougeur dont Endymion ignorera toujours le secret.

Nous aurons notre analyse plus complète et plus aisée avec _Bacchus_,
qui représente, selon nous, le morceau éclatant de l'ouvrage.

    Bacchus veut dans Athène enseigner ses mystères;
    Il fuit du Cithéron les rochers solitaires,
    Qui, troublés par les cris des filles d'Agénor,
    De hurlements sacrés retentissent encor.
    Palès, Faune et Priape, égypans et bacchantes,
    Nymphes des eaux, des bois, Satyres, Corybantes,
    Les flambeaux, ou le thyrse, ou la coupe à la main,
    De leur foule bruyante inondent le chemin.
    Les uns mêlent leurs cris aux chansons phrygiennes,
    Et la flûte sonore aux danses lydiennes;
    D'autres frappent les airs et les monts reculés
    Du son des chalumeaux à leur haleine enflés.
    Là, du Céphise au loin s'ébranle le rivage
    Aux longs accents aigus que pousse un cor sauvage,
    Et des cercles d'airain sous les coups résonnants
    Le bruit se fait entendre à mille échos tonnants.

    Plus loin, en se roulant, la Ménade enivrée
    Montre de doux appas sous une peau tigrée
    Qui revêt son épaule et flotte au gré des vents,
    Cachant ses ongles d'or en de longs plis mouvants.

    L'onagre appesanti porte le vieux Silène;
    A pas lourds et tardifs il descend dans la plaine.
    Les Nymphes, enlaçant leurs thyrses en berceau,
    Ombragent de son corps l'immobile fardeau.
    De ses yeux incertains la flamme est presque éteinte;
    Et les bourgeons vermeils dont sa figure est peinte
    En allument les traits, doucement égayés
    Par les vapeurs du vin où ses sens sont noyés.

Arrivé sous les murs d'Athènes, Bacchus voit se diriger au-devant de lui
une double file de vierges; elles apportent les présents du roi Pandion.
La plus belle de toutes, Érigone, fille d'Icare, marche à leur tête:
elle offre au dieu un vase d'or enlevé autrefois à Vulcain par Cécrops,
et où l'habile ouvrier a retracé les combats de Gnide. Bacchus reçoit le
vase, et déjà sa lubricité a désigné Érigone pour victime.

Pandion arrive à son tour, suivi des principaux citoyens d'Athènes; le
sage Pandion veut présider aux fêtes qui se préparent.

    Lui-même aux yeux des Grecs, sur les trépieds dorés,
    Brûle en l'honneur du dieu les parfums consacrés,
    Choisit dans ses troupeaux, jeune et riche espérance,
    Un bouc, signe fécond d'amour et d'abondance,
    Le frappe de la hache, et le porte, luttant,
    Aux autels dont le feu le dévore à l'instant.
    Et de vin et de lait versant un doux mélange:
    «Puissant fils de Sémèle, ô Dieu de la vendange!
    »Viens étaler la pourpre et l'or de tes raisins.
    »De tous soins dégagés, libre de noirs chagrins,
    »L'homme chante l'ivresse où ton nectar le noie
    »Et respire l'audace, et l'amour, et la joie!
    »Tu règnes au delà des fleuves et des mers;
    »C'est toi qui, t'égarant sur les sommets déserts,
    »Des prêtresses en foule à ta suite hurlantes
    »Enlaces les cheveux de couleuvres sifflantes.
    »Ami des chants de paix et des cris belliqueux,
    »Tu te plais dans la guerre et tu chéris les jeux;
    »Et lorsqu'au noir séjour, dont il garde l'entrée,
    »Te reconnut Cerbère à ta corne dorée,
    »Ses aboyantes voix grondèrent sans courroux,
    »Et de sa triple langue il flatta tes genoux.»

Ce discours terminé, les fêtes commencent. On se répand dans les bois
d'ifs et de pins; les torches s'allument aux mains des bacchantes et
sèment leurs étincelles à travers les branchages. Un enfant blond,
coloré d'une flamme vermeille, est entraîné et roulé sur le gazon: c'est
l'Amour, qu'ont enivré les Thyades. Plus loin, un satyre poursuit
Euchalie, frappée du thyrse et les yeux égarés par les fruits de la
vigne; elle fuit, et deux charmants vers marquent son passage:

    Son cothurne, tissu de fleurs à peine écloses,
    Laisse voir ses talons plus vermeils que les roses.

D'autres nymphes se dessinent sur les masses sombres du feuillage;
formes précises, contours voluptueux mais arrêtés. L'une d'elles:

    Son front, coiffé des crins d'un monstre de Némée,
    Est ombragé des dents dont sa gueule est armée;
    Et leur ivoire affreux, leurs débris menaçants,
    Relèvent la douceur de ses yeux ravissants.

La peinture ne ferait pas mieux. Toute la bacchanale est conduite avec
cette sûreté de verve. Des points lumineux, des rimes inattendues,
jaillissent à chaque instant de l'alexandrin maîtrisé. Les tableaux et
les épisodes se multiplient, rappelant tour à tour le Corrége et
l'Albane, et plus souvent encore Rubens. Écartez plutôt ces feuilles, et
voyez:

    Silène, au loin couché, dormait sous de vieux chênes.
    Un nectar bu la veille avait enflé ses veines;
    Sa couronne tombait pendante sur son sein;
    L'anse d'un vase usé s'échappait de sa main.

N'est-ce pas que cela semble attendre le graveur? Les cent détails de
cette oeuvre artiste n'en font cependant pas perdre de vue le groupe
principal: la lutte amoureuse d'Érigone et de Bacchus, terminée par la
métamorphose du dieu en berceau de vigne.

    Imprudente! elle court, à ses fruits attirée,
    Et, par sa prompte course et ses feux altérée,
    S'abreuve à ses raisins et pend à ses rameaux...
    Mais tel qu'on voit le lierre embrasser les ormeaux,
    Telle aussitôt la vigne, amante d'Érigone,
    De ceps entrelacés l'enchaîne et l'environne.

_Jupiter_, le troisième poëme du volume, ne peut guère être raconté. En
voici l'épigraphe: ... _Rapti Ganymedis honores_ (Virgil. _Æneid._ lib.
I, v. 28). L'auteur, indiscrètement inspiré, commence par y dépeindre la
chute d'Hébé au festin de l'Olympe. L'abandon de Junon, la mélancolie de
Narcisse, et finalement la métamorphose de Jupiter en aigle,
métamorphose qui lui sert à enlever le jeune fils de Tros, surpris sur
l'Ida, tels sont les éléments de ce poëme, aussi mouvementé que les
autres, mais moins fertile en images riches et belles.

Les côtés dramatiques de Lemercier se développent dans _Vulcain_; la
figure charbonnée et rude de ce pauvre dieu est bien rendue. Plus de
roses, plus de lèvres pâmées au bord des coupes, plus d'éclats de rire
au détour des bois. A la place, un boiteux, un travailleur de nuit et de
jour, un butor qui est marié et qui est jaloux,--une vraie nature
d'homme enfin, au milieu de tous ces dieux goguenards et bellâtres.
Disons, puisque l'occasion s'en présente, combien il excite notre pitié,
ce Vulcain toujours occupé à plaider en adultère, mais non en
séparation, et de qui se moque continuellement et si injustement une
mythologie sans coeur. Il est la seule réelle passion dans ce ciel
d'opéra, la seule colère touchante. Quand les autres s'occupent à manger
de l'ambroisie ou s'amusent à faire battre des Troyens contre des Grecs,
il pleure ou serre les poings. Et comme il est absurde dans ses
vengeances! comme on sent le martyr jusque dans cette invention
désespérée des filets! Nous le plaignons de tout notre coeur; et après
Voltaire, qui s'en est moqué, ce nous est une satisfaction de voir
l'auteur des _Quatre Métamorphoses_ prendre au sérieux ce malheureux
forgeron.

Pour début, une description des antres de Lemnos nous le montre tout
noir de fumée et de cendre, gourmandant ses cyclopes, Bronte, Pyracmon,
Stérope aux bras nerveux. Éole fait aller la forge avec son souffle. Le
marteau retentit sur l'airain et sur l'or; des trépieds sont jetés
pêle-mêle avec l'égide de la déesse de la guerre, où l'on voit gravées
la Fuite, la Peur et la Gorgone. Les murs du palais déroulent en
merveilleux lambris l'enfance difforme du dieu, sa chute violente dans
l'Océan, et le fauteuil aux ressorts perfides qu'il fabriqua pour
enchaîner les efforts de Junon.

    Tandis qu'autour de l'âtre où le fer étincelle,
    Des Calybes fumants il excite le zèle,
    Il aperçoit un arc, un carquois, et des dards
    Restés sur une enclume et sur la terre épars.
    «Sont-ce là vos travaux, Cyclopes infidèles?
    »Vous forgez à l'Amour ces flèches criminelles
    »Dont ma perfide épouse, au mépris de sa foi,
    »A trop souvent armé ses charmes contre moi!»
    Il dit, et jette au loin les flèches détestées.

Le drame s'agite et ne demande qu'à ouvrir les ailes. Vulcain apprend
les rendez-vous de Vénus et d'Adonis; il s'emporte, et cette fois jure
de se venger effroyablement:

              ... Dépouillant et sa forme et ses traits,
    Vulcain n'est plus un dieu, c'est l'horreur des forêts,
    C'est un tigre! il s'apprête à dévorer sa proie.
    Cet espoir fait briller, aux rayons de la joie,
    L'opale de son oeil farouche et flamboyant.
    Ses flancs marqués de feux et son dos ondoyant,
    Sa rage tout à coup muette ou rugissante,
    Aux rochers du Liban vont porter l'épouvante.

Cette irruption de la passion dans les _Quatre Métamorphoses_ fait
merveille: le vers se durcit, l'image se rougit, le poëte des Atrides se
révèle. Vulcain se rue à travers les amours bocagères de sa femme; il
renverse Adonis, il le terrasse et le broie. On conçoit que la volupté
n'a que faire ici; le poëme pourrait être cité en entier.

Après avoir dissipé les ombres sanglantes du drame, l'auteur termine par
ce tableau délicieux:

    Mais l'Orient s'allume, et déjà tu t'éveilles,
    Aurore! Au pur éclat de tes couleurs vermeilles
    Se dorent les vapeurs fuyant à tes regards.
    Ta main a soulevé le voile des brouillards.
    Des côteaux éclairés tu domines le faîte;
    Et des lis sous les pieds, des roses sur la tête,
    De perles rayonnante, humide encor de pleurs,
    Tu t'avances; tes pas font éclore les fleurs.

    Enflammez mes esprits d'un aimable délire,
    Muses, et pardonnez aux crimes de ma lyre.

Ce pardon s'est fait attendre longtemps. Des contemporains se sont
dressés sur les ergots de la morale. Le petit libraire Colnet, dans son
mauvais et pédantesque volume, _les Étrennes de l'Institut national, ou
la Revue littéraire de l'an VII_, a déploré vivement «cet écart d'un
jeune homme qui a donné aux amateurs de la scène française les plus
belles espérances.» A côté de cela, Colnet choisit et cite les morceaux
les plus scabreux.--L'auteur anonyme du _Tribunal d'Apollon_ (an VIII),
mal informé, croyons-nous, a attribué la publication des _Quatre
Métamorphoses_ à la _nécessité de vivre_. «On ne vit pas de gloire,
dit-il, on ne paye pas son loyer avec un récit de Théramène. Les repas
se succèdent si rapidement, tandis qu'on élabore lentement une oeuvre
dramatique!» Le pamphlétaire se trompe: ce petit poëme a coûté plus de
temps et de soins à Lemercier qu'une longue tragédie.

Un des bons recueils d'alors, aujourd'hui très-consulté, _la Décade
philosophique, littéraire et politique_, trouva des paroles plus sensées
dans son numéro du 20 germinal an VII: «C'est un tour de force qui,
mettant à part toute considération morale, peut intéresser les
littérateurs et tend à _repoétiser_ notre langue, devenue trop timide.»
Le fait est qu'on rencontre dans les _Quatre Métamorphoses_ des tours de
phrases qui, jugés comme extrêmement audacieux sous le Directoire, parce
qu'ils étaient extraits trop brutalement du filon des mines grecque et
latine, défrayent aujourd'hui le vocabulaire usuel de la réaction
païenne.

Nous sommes un peu surpris que l'auteur des _Feuilles d'automne_, qui
occupe à l'Académie le fauteuil de Lemercier, n'ait pas appuyé
davantage, dans son discours de réception, sur ce côté très-intéressant
des mérites de son prédécesseur.




DESFORGES




I


Un des plus beaux magasins de Paris était, il y a cent ans environ, le
magasin de porcelaines situé rue du Roule, et ayant pour enseigne: _Au
Balcon des deux Lions blancs_. Cette maison, dont le chef jouissait
d'une réputation de loyauté et de bonhomie incontestable, devait donner
le jour à l'un des plus aimables libertins du XVIIIe siècle,
Pierre-Jean-Baptiste Choudard-Desforges, qui fut un poëte et un
romancier toutes les fois que l'amour lui en laissa le loisir. Son
histoire peut se raconter derrière l'éventail, et ceux de nos
contemporains qui voudront bien y prêter l'oreille souriront peut-être à
ce récit considérablement abrégé des folies d'un autre âge et d'une
autre littérature.

Le temps est loin où nous comparions les femmes à des fleurs, et où M.
de Saint-Luce se faisait précéder par une botte de roses chez
Fanchon-la-Vielleuse, tout exprès pour avoir l'occasion de lui dire: _Je
vous rends à vous-même._ Dans ce temps-là, nous n'avions pas assez
d'encens pour les femmes, que les auteurs les mieux à la mode
qualifiaient de déesses, de déités, de nymphes, d'Hébés et de Vénus,
qu'ils plaçaient dans des nuages, une harpe à la main, et qu'ils
ornaient de flottantes écharpes. Nous n'avions pas alors abandonné
seulement aux tout jeunes lycéens le culte des médaillons, des rubans
volés et gardés sur le coeur, des lettres aux demi-mots effacés par les
larmes, et des violettes séchées entre les pages de _La Nouvelle
Héloïse_. Une femme était à nos yeux le chef-d'oeuvre de la création, et
les madrigaux fleurissaient sur nos lèvres à son approche. Aujourd'hui
que lord Byron, le jardin Mabille et beaucoup de romans modernes ont
remplacé notre respect d'autrefois par un scepticisme insolent, il m'a
semblé qu'une étude enjouée de la galanterie, telle que la comprenaient
et la pratiquaient nos pères, ne viendrait pas hors de propos.

Choudard-Desforges fut un enfant de l'amour: ainsi le voulait son
étoile. L'honnête marchand de porcelaines, dont la cécité en matière
conjugale paraît avoir toujours été des plus complètes, comptait trop
sans les amis de sa maison, et particulièrement sans le médecin de sa
femme, séduisant Esculape, qui faisait les blessures qu'il guérissait.
Mme Desforges n'était pas précisément jolie, mais elle était avenante,
spirituelle et _faite au tour_, un mot du temps, comme nous en
rencontrerons beaucoup dans le cours de cet article. Le médecin ne put
la voir sans l'aimer, et l'aimer sans la voir. Mais notre héros ne s'en
appela pas moins Desforges, bon gré mal gré. _Pater est quem nuptiæ
demonstrant._

Son enfance ne se signala par aucun événement remarquable. Il fut élevé
à dix-sept lieues de Paris, dans un village voisin de Chartres, où il
eut pour distraction première le spectacle des amours de _Monsieur
Lindor_ et de _Mademoiselle Lucile_, lesquels étaient, sauf votre
respect, deux gros vilains cochons marrons. Plus tard, on le mit au
collége de Beauvais, rue Saint-Jean-de-Beauvais, aujourd'hui l'une des
rues les plus tristes et les plus malpropres de Paris. Au collége, le
jeune Desforges eut l'avantage de compter au nombre de ses professeurs
le joli petit abbé Delille, qui s'occupait déjà de sa traduction des
_Géorgiques_, et que les écoliers avaient surnommé entre eux
l'_Écureuil_ ou le _Sapajou_, car il possédait tout à la fois la grâce,
la gentillesse, la vivacité et la malice de l'un et de l'autre. L'abbé
Delille était fort bien fait, et aimait assez un beau bas de soie noire
autour de sa jambe fine et bien tournée. Du reste, presque aussi enfant
que ses élèves, il se faisait un plaisir et même un mérite de se mettre
avec eux sur le pied d'égalité, et tout n'en allait que mieux.

Je ne dirai pas que Choudard-Desforges fit de grands progrès dans les
langues grecque et latine. Il approchait déjà de la _fulminante_ époque
des passions, pour lui emprunter un de ses mots expressifs. Qu'on se
représente un blond un peu châtain, d'une taille moyenne mais bien
proportionnée, d'une figure fraîche, colorée, douce et assez
significative; très-svelte, très-vif, très-agile, et passablement
adroit. Ajoutez à cela une complexion vigoureuse et le tempérament
sanguin dans toute la force du terme. Pour le moral, espiègle comme un
singe, colère comme un dindon, friand comme un chat, étourdi comme un
hanneton, paresseux comme une marmotte, vaniteux comme un paon. Tel
était Desforges à l'âge de quatorze ans.

Son premier amour fut le meilleur, le plus simple et le plus touchant,
du reste comme presque tous les premiers amours; il eut pour objet une
jeune fille encore naïve, et ne dura que juste le temps qu'il faut pour
parfumer l'âme sans y laisser regret ni repentir. Dans la nombreuse
galerie des femmes que nous allons parcourir, il nous arrivera de
rencontrer bien souvent la passion, le caprice, la volupté, mais nous
retrouverons rarement la grâce et les enchantements du point de départ.
C'est comme un pastel bien tendre et bien ingénu qui précéderait en un
musée les opulences de la peinture vénitienne.

On saura que M. Desforges père, homme très-actif et d'un caractère
très-entreprenant, joignait à son brillant commerce de porcelaines un
immense magasin de fleurs artificielles, tant pour les modes que pour
les desserts. Son atelier était composé d'une trentaine d'ouvriers,
hommes et femmes, parmi lesquels se trouvaient des fillettes fort jolies
et fort gaies, une surtout, mademoiselle Manon, petit ange façonné par
les mains des Grâces. De beaux cheveux d'un blond cendré tombaient en
désordre sur son front blanc et ouvert, qui surmontait deux grands yeux
bleus d'une sérénité angélique. Le nez fin, la bouche petite, le menton
à fossette, tout cela formait une tête charmante posée sur un corps de
quinze ans.

Toutes les Manon ne sont pas des Manon Lescaut, heureusement pour elles
et pour nous. La Manon de Desforges se contentait d'être une mignonne
petite fille, amoureuse et bien douce. Il semble que les poëtes et les
peintres du XVIIIe siècle aient emporté avec eux la recette de ces
impalpables créatures, toutes calquées sur l'Accordée de village, avec
des roses sur les joues et des bluets dans les yeux, comme on a dit;
jolie et remuante population de ravaudeuses et de bouquetières en belles
petites coiffes blanches, en jupons à raies, montées sur des mules à
hauts talons; monde coquet dont Moreau le jeune a dessiné le dernier
sourire, et dont le Cousin Jacques a noté le dernier soupir.

Manon ne fit que passer dans le coeur de Desforges; mais c'est égal,
j'aime mieux, pour la poésie du récit, qu'il ait dû son initiation
amoureuse à cette innocente en cheveux blonds qu'à une douairière rusée,
minotaure en paniers et en poudre de Chypre. Au moins ses premières
sensations ont été franches, et, si plus tard la voix des sens doit
seule s'élever chez lui, nous nous souviendrons que cet homme eut un
coeur et qu'il aima la première fois.

Pauvre Manon! elle dura ce que durent les vacances, l'espace d'un mois
ou deux; puis vint la rentrée des classes: Desforges retourna à ses
livres, et Manon retourna à ses fleurs artificielles. Ce que devint
Manon, que nous importe? Sait-on jamais ce que devient notre première
maîtresse, lorsqu'elle ne redevient pas notre dernière? Je crois
pourtant que l'on maria Manon et que Manon se trouva très-heureuse
d'être mariée.

Desforges, ce fut autre chose. Son esprit avait été mis en éveil par
cette première et facile intrigue. Sur son petit matelas de collége, il
se surprenait à rêver de plus hautes et de plus romanesques amours; il
voyait passer en songe des _beautés_ que le pinceau d'un faible mortel
ne saurait rendre (toujours style du temps); il aspirait après quelque
grande dame inconnue; il dévorait, à la clarté de la lune, les histoires
intéressantes de madame de Tencin et de l'abbé Prévost. Si bien que son
bon génie le prit à la fin en pitié, et lui envoya une aventure telle
qu'il la souhaitait.

Le dortoir du collége de Beauvais donnait d'un côté sur la cour de
récréation et de l'autre sur la rue des Carmes. Or, une nuit que le
printemps tenait Desforges éveillé, il entendit soudainement une voix
charmante,--voix de femme!--qui semblait partir d'une maison située
précisément vis-à-vis de la fenêtre près de laquelle il couchait. Cette
voix chantait l'ancien air du _Confiteor_ sur ces paroles alors en
vogue:

    Mon père, je viens devant vous,
    Avec une âme repentante, etc.

Desforges sauta doucement hors de son lit et s'avança vers la fenêtre de
la rue des Carmes. La nuit était trop profonde pour qu'il distinguât
quelqu'un. Mais la voix continuant, il n'en fallut pas davantage pour
donner des ailes à sa jeune imagination. Dès lors il ne respira plus que
pour ce fantôme invisible, et ce fut avec l'impatience d'un esprit de
quinze ans qu'il attendit le lever de l'aurore, afin de prendre
connaissance de la demeure qui renfermait la nouvelle dame de ses
pensées. Il aperçut un jardin carré d'un quart d'arpent à peu près, dont
le mur, tapissé en certaines parties de vigne vierge, s'élevait dans la
rue des Carmes à une hauteur de quinze à seize pieds. Le corps de logis,
qui paraissait très-vieux, avait trois étages, sans compter un grenier.
Ces premières observations recueillies, Desforges chercha, toute la
journée, mille prétextes pour aller et venir dans le dortoir, en se
flattant de l'espérance de voir le mystérieux objet,--le XVIIIe siècle
appelait les femmes des _objets_!--qui remplissait déjà sa pensée tout
entière. A l'heure du goûter, seulement, il lui fut donné de satisfaire
sa curiosité. Étant monté à sa chambre, il vit dans le jardin d'en face
une jeune femme d'environ vingt à vingt-un ans, vêtue d'une robe
blanche. De beaux cheveux noirs se répandaient négligemment par boucles
sur ses épaules et étaient rattachés au-dessus du front par un ruban
ponceau, qui formait diadème. Sa taille, haute et très-bien prise, était
svelte et déliée, sa démarche aisée et noble. Elle se promenait un livre
à la main; de temps en temps elle lisait, d'autres fois elle levait au
ciel des yeux d'un éclat incroyable. Un tel spectacle était bien fait
pour troubler la cervelle pétulante de Desforges. A un moment où la
dame, sans doute bien innocemment, dirigeait son regard vers la fenêtre
du collége, il se hasarda à la saluer; elle lui rendit son salut en
rougissant, _ce qui la rendit belle comme un ange_. Par malheur, la
cloche sévère vint interrompre cette agréable distraction, et Desforges
dut rentrer en classe pour n'exciter aucun soupçon; mais il employa tout
le temps de l'étude à chercher un moyen de faire avec cette adorable
voisine une plus ample connaissance.

Entre le quartier et le dortoir, il y avait un corridor assez long qui
aboutissait à une chambre donnant également sur la rue des Carmes. Cette
chambre, où les élèves allaient se faire poudrer les jours de congé, fut
celle que Desforges choisit cette nuit même pour y établir ses
batteries, aussitôt qu'il se fut assuré du sommeil général. Vers onze
heures, une petite toux se fit entendre, avant-courrière de la chanson
tant désirée; et, de même que la veille, les notes argentines et
larmoyantes du _Confiteor_ s'élevèrent dans le silence de l'ombre. A
peine la jeune femme eut-elle achevé son dernier couplet, que Desforges,
tâchant d'affermir sa voix, qu'il avait jolie, lui répondit sur le même
air:

    Si j'avais pu, sans m'enflammer,
    Écouter une voix si tendre;
    Si j'avais pu, sans vous aimer,
    Vous entrevoir et vous entendre,
    Serait-ce, hélas! un si grand tort?
    Vaudrait-il un _Confiteor_?

Pour un écolier de quinze ans, ce n'était déjà pas si mal trouvé. Le
plus grand silence succéda à ces paroles qui avaient été chantées à
demi-voix, mais de manière cependant à pouvoir être entendues. Il
tremblait que sa hardiesse n'eût été désapprouvée, lorsque la belle, sur
un ton plus bas, termina par ce couplet consolant:

    Allez en paix, ma fille, allez, etc.

Ce fut le signal de sa retraite. Choudard-Desforges l'entendit sortir du
jardin et fermer les portes derrière elle. Le coeur délicieusement ému,
il regagna son dortoir sur la pointe du pied, et, comme la nuit
dernière, l'amour fit la ronde autour de ses yeux pour les empêcher de
se clore.

Le lendemain, même manége. Mais cette fois il ne fut plus question de
l'air accoutumé: la jolie voisine chanta tout du long, avec un charme
inexprimable, la romance du _Maître en droit_, alors dans sa nouveauté
et qui jouissait d'une vogue prodigieuse. C'était l'air si adroitement
enclavé, longtemps après cette aventure, dans _Le Barbier de Séville_:

    Tout me dit que Lindor est charmant.

Comme cette romance ne laissait pas d'avoir une certaine étendue, elle
donna le loisir à Desforges de chercher une réponse dans le répertoire
qu'il connaissait, et il s'arrêta à ce morceau de _On ne s'avise jamais
de tout_;

    Je ne puis voir l'aimable Lise,
    En vain mes yeux cherchent les siens.
    Amour, souris à l'entreprise
    Qui doit serrer nos doux liens.

Une répétition bien marquée du premier vers de la romance

    Tout me dit que Lindor est charmant, etc.,

fut la réponse.

Le son animé de la voix, la lenteur avec laquelle on se retira, les
petits accès de toux qui se manifestèrent, et auxquels Desforges
répondit en toussant un peu lui-même, tout cela persuada à ce dernier
que l'affaire était en bon train, et qu'il pouvait risquer les grands
coups. Risquer les grands coups, c'était écrire. Il écrivit donc, et
l'on connaît le prototype de ces sortes de lettres: «Qui que vous soyez,
ange du ciel, qui êtes venu au secours d'un coeur né pour la tendresse,
jetez l'oeil de l'indulgence sur ce coeur enivré de vos charmes!»
Lorsqu'il eut noirci suffisamment de pages sur ce rhythme, il s'avisa,
pour faire parvenir sa missive, d'un moyen tout à fait digne d'un
écolier: il décousit un des côtés de sa balle à jouer et y glissa la
lettre entre laine et peau; puis, au moment du goûter, c'est-à-dire à
l'heure où son inconnue se promenait, après l'avoir saluée d'un air
significatif, il fit voler la balle dans son jardin. La réponse ne se
fit pas attendre. Un vieux domestique vint demander à parler à M.
Desforges et lui remit son jouet, soigneusement recousu, mais
enveloppant un papier tout rempli d'une écriture fine et serrée. On
connaît aussi le genre de ces réponses: «Qu'avez-vous fait, cruel et
trop intéressant jeune homme? Pourquoi venir troubler la paix qui
commençait à renaître dans un coeur longtemps malheureux?»

Nous nous dispenserons de suivre plus loin cette intrigue, qui eut
d'ailleurs, comme toutes les intrigues de Choudard-Desforges, le
dénoûment heureux qu'elle devait avoir. La chanteuse de la rue des
Carmes était une jeune veuve qui s'ennuyait, madame Herminie de K... La
veille du jour où elle et lui convinrent d'un rendez-vous, on les
entendit chanter en duo avec beaucoup d'expression ce joli air de Dorval
dans ce même opéra de _On ne s'avise jamais de tout_:

    Amour, achève ton ouvrage,
    Amène Lindor en ces lieux!
    Sur nos transports jette un nuage
    Qui les dérobe à tous les yeux...

Eh bien! voilà ce qui me confond et qui m'a perpétuellement confondu
dans les histoires galantes de ce XVIIIe siècle! c'est de voir tous ces
petits bonshommes encore barbouillés de confitures, ces Faublas, ces
Monrose, ces Desforges, tous ces séducteurs de quinze ans, au menton
lisse comme des demoiselles, se comporter en affaires d'amour avec
l'aplomb imperturbable des plus vieux et des plus éreintés maréchaux de
France. Je ne sais où ils vont puiser leur langage toujours _de feu_, ni
chez quel confiseur ils commandent leurs compliments; mais tout cela est
horrible d'expérience, et ce qui est le pire, c'est que cela réussit
toujours! En vérité, ces charmants petits scélérats, dont on ne trouve
plus aujourd'hui le souvenir que dans les vaudevilles à
travestissements, paraissent avoir été les derniers Français de la
tradition frivole: tête à l'évent, jambe moulée, esprit superficiel, et
le reste.

Voyez plutôt notre héros: comme il vole de conquête en conquête! Quel
Don Juan bourgeois que ce jeune M. Choudard, l'enfant du marchand de
faïence! Notez bien que, pour ne pas trop vous humilier, j'ai
l'attention de laisser de côté une foule d'amourettes, et entre autres
certaines aventures avec _une dévote_, femme d'environ trente-six à
trente-huit ans, d'un blond fade, mais d'un attrayant embonpoint.
J'oublie également à dessein une demoiselle Juliette, camériste vingt
fois plus avancée que les femmes de chambre de Marivaux, appétissante
coquine au fichu de laquelle manquaient bien des épingles. Je vous fais
grâce de l'éternelle et inévitable histoire de couvent, au rendez-vous
donné à la grille du parloir, des murs escaladés, de l'échelle de corde
et de la voiture qui attend _à vingt pas_. Je glisse sur de dangereuses
leçons de musique données à mademoiselle Adélaïde, et sur l'accord
parfait qui s'ensuivit. Je fais semblant de ne pas voir mademoiselle
Thérèse, la petite dentellière de la rue du Renard, non plus que
mademoiselle Ursule et mademoiselle Morisse. En conscience, il faudrait
épaissir trop de gaze autour de ces épisodes compromettants, et j'y
renonce.




II


Mais l'auteur? commence-t-on à dire; nous ne voyons pas venir l'auteur
au milieu de tout cela. Le fait est que jusqu'à présent la vocation
littéraire de Desforges,--si vocation il y eut,--ne s'était autrement
révélée que par quelques bouquets à Chloris et deux ou trois tragédies
dignes du feu. A sa sortie du collége, on essaya d'en faire un médecin;
il se laissa faire; mais sur le chemin des écoles, et particulièrement
dans la rue de la Bucherie, il y avait de si agaçants minois aux vitres
des fenêtres! Bref, la seule cure qu'il entreprit fut celle de M. Bibi,
un très-aimable chat qui avait les reins fracturés. M. Bibi appartenait
à une ravissante Génoise, femme d'un consul de France à Alicante.

Au bout de quelques mois, M. et madame Desforges, s'apercevant que leur
fils ne serait jamais bien apte à déchiqueter des muscles, scier des
crânes, injecter des artères, le mirent chez le peintre Vien, où il ne
tarda pas à faire connaissance avec plusieurs jeunes gens de mérite,
mais où il ne fit aucune connaissance avec la peinture. Il coûta trois
mois d'école et ne prit guère plus de trois leçons, occupé qu'il était à
courir les jeux de paume et à hanter les spectacles de société. Son père
voulut confier à sa canne le soin de lui faire entendre raison;
Desforges esquiva l'entretien; mais, à partir de ce moment, la bourse
paternelle lui fut hermétiquement fermée. Puis, après la bourse, ce fut
la maison. De sorte qu'un matin, il se trouva sur le pavé, avec un gros
sou dans sa poche pour toute fortune. Il donna le gros sou à un pauvre
qui l'importunait.

Au XVIIIe siècle, à Paris, il était rare qu'un beau garçon mourût de
faim, et nous avons laissé à entendre que Choudard-Desforges aurait pu
remplacer l'Antinoüs sur son piédestal. Cependant, ce ne fut ni
mademoiselle Adélaïde, ni mademoiselle Thérèse, ni mademoiselle Juliette
qui vinrent à son secours; ce fut un brave musicien qui lui donna des
ariettes à copier. On comprend qu'il ne gagna pas gros à ce métier,
illustré par tant d'infortunes célèbres: aussi fut-il bientôt obligé de
vendre l'habit de son grand-père maternel, un magnifique habit noisette
à boutons d'or. Il ne lui resta plus que l'habit de son aïeul paternel,
c'est-à-dire un vieil habit de noces en peluche bleue avec des olives,
et un haut-de-chausses cramoisi doublé de peluche de soie blanche; la
teinture de l'habit était si bonne qu'elle gâtait son linge, ses mains,
son menton et tout ce qu'elle approchait. Le surplus de son trousseau se
composait de trois chemises, de deux paires de bas de soie, d'une
demi-douzaine de cols de basin rayé à carton, et de deux épées, l'une
d'acier et l'autre de deuil. Des souliers à boucles et un petit chapeau
rond bordé, campé crânement sur le bord d'une oreille rubiconde,
complétaient son ajustement d'une modestie à peine suffisante, mais
rehaussé par cette assurance et cet aplomb que donnent toujours les
avantages extérieurs.

Ce fut dans ce mince équipage qu'il s'avisa de courtiser la poésie.
Costume oblige. Il s'y prit d'abord un peu moins bien qu'avec les
fillettes, mais enfin il fit ce qu'il put, et, dans sa petite chambre à
quatre francs par mois, rue Saint-Honoré, il rima quelques
opéras-comiques dont il n'a conservé plus tard que les titres. Il y
avait déjà près d'un an qu'il vivait de la sorte, lorsqu'un matin il fut
éveillé en sursaut.--Qui est là? demanda-t-il.--Ouvre, c'est
moi.--Desforges reconnaît la voix de sa mère; il passe à la hâte une
mauvaise robe de chambre et court ouvrir. Madame Desforges, dont les
yeux fatigués annoncent des larmes récentes, tombe sur un siége. Elle
garde un morne silence.--Qu'avez-vous? s'écrie-t-il en lui prenant les
mains et en l'interrogeant avec la plus vive sollicitude.--Mon ami, il y
a deux jours que ton père n'a mangé.--Grand Dieu!--Ses ouvriers, qui ne
sont point payés depuis longtemps, refusent de travailler. Toutes nos
ressources sont épuisées. J'ai recours à toi, mon enfant.--Ah! ma mère!
ne perdons pas une minute... Desforges s'habille et sort. Où va-t-il?
partout, chez ses amis, chez ses ennemis, chez les indifférents; il bat
la moitié de Paris sans succès: il se désole, il s'essouffle, et enfin
il revient le coeur plein de douleur et les mains vides de secours.
Accablé de lassitude et de besoin, il entre chez un traiteur de la rue
des Boucheries, où il prenait ses repas de temps en temps.

Une jeune et jolie fille, nommée Louison, y remplissait l'office de
servante. Jusqu'à ce jour il n'avait existé entre elle et Desforges
qu'une innocente réciprocité de politesses. Elle s'avança vers lui le
sourire sur les lèvres, mais ce sourire disparut aussitôt qu'elle se fut
aperçue de sa tristesse.--Vous ne seriez pas bien dans la salle, lui
dit-elle; venez dans un cabinet. Il la suivit.--Que voulez-vous pour
dîner?--Je n'ai pas faim, Louison. Il mentait; mais comment dîner sans
argent? La jeune servante lut probablement son embarras dans ses
regards, car, ne tenant aucun compte de sa réponse, elle lui apporta un
potage d'un parfum délicieux. Pendant qu'il se laissait aller à la
tentation, elle le questionna avec intérêt. Desforges refusa longtemps
de répondre; mais enfin, trahi par sa sensibilité, il avoua le profond
dénûment de son père. Louison croisa les mains, pâlit et s'écria:--Ah!
mon Dieu! est-il possible? pas mangé depuis deux jours! Et ses yeux se
remplissent de larmes, elle prend la main de Desforges et la presse
contre son coeur.--Attendez-moi! s'écria-t-elle, comme saisie d'une
subite inspiration. Et la voilà partie. Quand elle revient, elle est
toute rouge, toute hésitante; elle pose sur la table un gant de peau
blanche, et elle veut s'enfuir. Desforges l'arrête.--Qu'est-ce que
c'est, Louison?--Laissez-moi, j'ai affaire.--Louison!--Je voudrais être
plus riche, dit-elle, mais ne refusez pas ces cent écus... Cette fois ce
fut à Desforges à s'élancer vers la jeune servante, à s'emparer de ses
deux mains et à les couvrir des plus tendres baisers!

Le marchand de porcelaines fut secouru, grâce à cette noble et généreuse
fille; mais, comme on n'a pas de peine à le deviner, un plus doux
sentiment remplaça bientôt la reconnaissance dans le coeur de
Choudard-Desforges. Tant de dévouement eût-il pu le trouver insensible?
Cependant une délicatesse que l'on appréciera le tenait en respect
auprès de Louison, et le service même qui avait rapproché leurs âmes
était précisément ce qui élevait entre eux une barrière. Pendant huit
jours il ne fut préoccupé que d'une seule idée: rembourser Louison, afin
de pouvoir l'aimer tout à son aise et d'en être aimé à coeur que
veux-tu. Dans ces réflexions, comme il passait rue Mazarine, l'idée lui
vint d'entrer à la paume tenue par Masson. Une grande partie
s'arrangeait: il manquait un joueur. Masson, le voyant arriver,
s'écrie:--Voilà notre homme!--De quoi s'agit-il?--De primer avec
monseigneur le duc d'Orléans. C'était une partie de cinq cents louis.
Desforges dit tout bas à Masson:--Je ne joue pas d'argent.--Allez
toujours, et tenez vingt-cinq louis; en cas de perte, il ne vous en
coûtera rien; si vous gagnez, vous aurez un quart dans le pari.--A la
bonne heure! La partie se fait; Desforges était d'une jolie seconde
force d'amateur; le duc d'Orléans et lui gagnent en trois parties deux
mille louis qu'ils emportent tout de suite, et deux cents louis de pari,
parce qu'on avait poussé en voyant la veine de leur côté. C'était donc
cinquante louis qui revenaient à Desforges pour son quart. Il était
modestement occupé à se chauffer dans la chambre des joueurs, lorsqu'un
page vint lui dire que Monseigneur le demandait. Desforges se rend à
cette invitation.--Vous avez parfaitement joué, monsieur, lui dit le duc
d'Orléans; je serais enchanté que vous fussiez de nos parties toutes les
fois que vos affaires vous le permettront. Ensuite, s'approchant d'une
table couverte de rouleaux d'or, il en prend un, et le lui mettant dans
la main:--Puisque vous m'avez fait gagner deux mille louis, ce n'est pas
trop, je pense, de vous en offrir le vingtième, que je vous prie
d'accepter.

La joie de Desforges peut aisément se passer de commentaires. Voler chez
Louison, et du plus loin qu'il l'aperçut lui crier:--Un cabinet! ce fut
l'affaire de moins de dix minutes. Louison obéit sans comprendre, et le
même cabinet de l'autre jour les reçut tous les deux; là, sans autre
forme de procès, Desforges l'embrassa de toutes ses forces, et, vidant
ses poches plus chargées qu'elles ne le furent jamais depuis:--Tiens!
vois, mon ange, comme tu m'as porté bonheur! voilà ce que je viens de
gagner.--Pas possible!--Très-possible! Vite, Louison, un bon déjeuner!
du mâcon vieux, un pâté de Lesage... tout ce que tu voudras! Je
t'invite. Louison n'en revenait pas, elle ouvrait ses grands yeux et
riait. Desforges fit claquer encore deux baisers sur sa joue de pêche,
et l'on se mit à table. Oh! qu'ils sont jolis, ces déjeuners de
tourtereaux! La petite nappe blanche resplendissait comme neige, les
bouteilles au col élancé avaient le bouchon sur l'oreille; et dans les
assiettes coloriées il se faisait un gentil remuement de couteaux et de
fourchettes, interrompu par des regards brillants d'amour. On but à la
santé du duc d'Orléans et à la santé de Louison, on chanta le beau temps
qu'il faisait et les beaux jours que l'on avait à vivre. Un rayon de
soleil entré par hasard faisait danser dans un coin les atomes d'or du
plancher. Gracieux tableau! Le poëte et la servante n'avaient qu'un
verre à tous deux, mais c'était le verre où l'on ne boit qu'à de rares
intervalles, c'était le verre du bonheur!

Desforges avait alors vingt-deux ans. Il avait commencé par être pauvre,
puis la pauvreté l'avait cédé à la poésie, et enfin la poésie le céda au
mariage. La gradation était parfaitement observée. Comment ce mariage
arriva, ou plutôt faillit arriver, c'est ce qu'il est facile de savoir.
Mademoiselle Camille, fille d'un des premiers secrétaires de la police,
était une grande brune de seize à dix-sept ans, fort bien faite,
très-mince, haute en couleurs, peau un peu bise, beaux cheveux et belles
dents. Desforges l'avait rencontrée dans le temps de Pâques au concert
spirituel des Associés. Elle lui donna dans l'oeil, il lui donna dans le
coeur; on leur persuada à tous deux qu'ils étaient nés l'un pour
l'autre; et, un soir qu'il s'était attardé à la campagne des parents,
comme il pouvait y avoir danger pour lui à se retirer, on lui fit signer
un bout de promesse de mariage, moyennant quoi il put passer la nuit
sous le même toit que mademoiselle Camille. C'était mettre le loup dans
la bergerie; mais, ma foi! le secrétaire de la police avait quatre
filles à marier, et il n'était pas fâché de se débarrasser de la plus
grande.

Pourtant ce n'était pas tout d'avoir un gendre; encore fallait-il que ce
gendre gagnât sa vie et exerçât une profession quelconque. En attendant
la publication des bans, on obtint pour lui une place de surnuméraire
dans le bureau de M. de Sartine. Dire qu'il s'y plut considérablement
serait aller contre toutes les lois de la vérité. Il appela plus que
jamais la littérature à son secours, et un matin qu'il s'ennuyait dans
son grillage, il se mit à écrire une parade en un acte, qui, commencée à
huit heures, fut terminée à midi. Le fameux Nicolet arriva en ce
moment.--Tiens, lui dit le futur beau-père, prends cette pièce, et
joue-moi cela tout de suite. Il n'y avait pas de réplique: Nicolet
l'emporta, la joua dans la huitaine et en retira un argent immense; pour
Desforges, il n'en eut pas un sou.

Il ne fut pas longtemps à se dégoûter de la police, comme il s'était
dégoûté de la médecine et de la peinture. Cependant, il lui fallait
absolument un état avant d'entrer en ménage, et les parents de sa future
le pressaient de se décider. Choudard-Desforges se décida donc. Confiant
dans les bravos qu'il avait obtenus sur plusieurs scènes de société, il
se fit comédien, et, grâce à la protection de M. de Sartine, il obtint
du maréchal de Richelieu un ordre de début à la Comédie-Italienne.




III


Desforges débuta, le 25 janvier 1769, dans l'emploi de Clairval ou des
amoureux, par les rôles de Nouradin dans _Le Cadi dupé_, et de Colin
dans _La Clochette_. Il fut accueilli du public avec une bienveillance
marquée, et de ce moment il crut avoir mis le doigt sur sa véritable
vocation. A bien réfléchir, en effet, cet homme ne pouvait pas être
autre chose qu'un comédien, et un comédien de la Comédie-Italienne,
c'est-à-dire un Lindor, un Azor, un Lubin, un Blinval, un troubadour à
mollets et à roulades. Il y a une justice et une fatalité. Desforges fit
sa vie publique de ce qui avait été sa vie privée: _il aima_ à
appointements fixes; du reste, réunissant toutes les qualités de son
emploi, il joua souvent au naturel et fut doublement récompensé, dans la
salle et dans la coulisse. Les comédiens ont toujours été d'heureux
personnages, lorsqu'ils ont eu de la figure, de l'esprit et du talent.

Il courut la province, comme tous ceux de ce temps-là; et, comme tous
ceux de ce temps-là, il mena une vie ondoyante et cahotée. A Amiens, il
adora une pâtissière de la rue des Verts-Aulnois; à Compiègne, il se
trouva en rivalité avec Préville du Théâtre-Français, au sujet d'une
figurante _de toute beauté_; à Versailles, il eut un duel et reçut deux
coups d'épée, l'un sur le second os du sternum, l'autre le long de la
première des fausses côtes, ce qui lui occasionna un séjour d'une
huitaine au For-l'Évêque, où on lui donna la chambre de Mongeot, l'amant
infortuné de la Lescombat. Mais alors on n'était pas bon comédien sans
un bout de For-l'Évêque. Dans son _cachot_, Desforges tint table ouverte
et fêta ses maîtresses, anciennes et nouvelles, avec du vin blanc et des
huîtres; et s'il ne s'échappa point avec la fille du concierge, c'est
que probablement l'ordre de sa mise en liberté arriva trop tôt.

Le reste de sa jeunesse se passa sur les grands chemins, en folle et
belle compagnie, tantôt sur des charrettes de paille, tantôt en voitures
de poste, jouant à la foire de Guibrai ou au château de M. de Choiseul,
à Chanteloup: aujourd'hui Montauciel du _Déserteur_, Colin du
_Maréchal_, ou Dorval de _Lucile_, gai compagnon toujours, coeur franc
et désintéressé, tête chaude, santé robuste. Faut-il dire les noms de
toutes celles qu'il a aimées en route, Gabrielle, Eugénie, Claimerade,
Nina, Viviane, comédiennes ou grisettes, bourgeoises affolées, filles
imprudentes? Lui seul a pu se reconnaître au milieu de ce prodigieux
total. «Supposez un bibliomane, écrivait-il plus tard, autrement dit un
homme fou de livres: autant il en voit, autant il en désire, autant il
en acquiert; et lorsqu'ils sont en sa possession, il les feuillette et
les refeuillette jour et nuit jusqu'à ce qu'il les sache sur le bout du
doigt. Quand il est parvenu à cette entière et parfaite connaissance, il
ne lit plus, mais il a une bibliothèque sur les tablettes de laquelle il
les range suivant l'ordre de leur acquisition, de leur possession et de
leur lecture. Tous ces livres sont étiquetés; en outre, il a un petit
livret ou catalogue qu'il consulte en cas de besoin. Eh bien! le
bibliomane, c'est moi; les livres, ce sont les femmes; la bibliothèque à
tant de rayons, c'est le coeur, et le catalogue, la mémoire.»

Caen, Bordeaux, Marseille, reçurent tour à tour cet infatigable trouveur
d'aventures. Dans cette dernière ville, le nombre de myrtes qu'il
cueillit exaspéra à un tel point la jeunesse phocéenne qu'il fut forcé
de résilier son engagement, après avoir mis trois ou quatre fois l'épée
à la main et avoir sollicité vainement la protection des
magistrats.--Parbleu, monsieur, lui répondait-on, soyez Don Juan tout à
votre aise, mais alors ne chantez pas l'opéra!




IV


On s'est beaucoup entretenu vers cette époque d'un horrible événement
arrivé le 28 novembre 1772, et dont Choudard-Desforges se trouva le
témoin. Par une mesure bien peu politique dans une ville bouillante
comme Marseille, on avait annoncé la veille: PAR ORDRE SUPÉRIEUR, la
dix-huitième représentation de _Zémire et Azor_. Or, le public sut, je
ne sais comment, que c'était la femme d'un magistrat, généralement
détestée, qui avait demandé ce spectacle; en conséquence, les jeunes
gens du parterre se promirent une petite vengeance pour le lendemain,
vengeance qui dégénéra en catastrophe épouvantable, comme on va voir, et
dont les papiers du temps n'ont pu donner un récit aussi exact que celui
que nous reconstruisons sur les renseignements de Desforges lui-même.

Le lendemain, en effet, à trois heures, la salle de spectacle était
pleine, ainsi que la rue des Carmes, où elle était située alors. Si
compacte était la foule, que Desforges fut obligé de descendre de son
logement par une fenêtre donnant sur la cour du théâtre, afin de pouvoir
aller s'habiller et se tenir prêt. A l'heure où commence ordinairement
le spectacle, l'orchestre joua l'ouverture, qui fut écoutée en silence;
mais aussitôt que les acteurs parurent sur la scène, les exclamations du
public commencèrent, et voici quel en était le sens:--Vous ne jouerez
point _Zémire et Azor_ aujourd'hui, nous ne voulons point de _Zémire et
Azor_! Trois fois l'ouverture fut recommencée et paisiblement écoutée,
trois fois les acteurs se montrèrent et se virent éconduits. Enfin, la
garde bourgeoise reçut l'ordre d'entrer dans le parterre; mais cette
mesure fut accueillie par une risée unanime, et le parterre chassa
doucement la garde bourgeoise par les épaules. A partir de cet instant,
le tumulte ne fit que s'accroître. Le public s'obstinait à vouloir une
tragédie, les magistrats à la lui refuser. Impatienté de ce débat, qui
menace de se prolonger trop longtemps, un échevin ose prendre sur lui
d'envoyer demander au commandant du château un détachement de deux cents
hommes en armes. Ils arrivent. M. le comte de P***, qui les conduit, les
remet à l'échevin, en lui disant:--Vous m'avez demandé du secours, en
voilà; souvenez-vous qu'il s'agit de vos enfants. Mais celui-ci l'a
écouté à peine: il fait disposer cent hommes dans la rue, et fait entrer
les cent autres dans le parterre par les deux portes.--Mettez les à la
consigne morts ou vifs! Tel est l'ordre barbare qu'il leur donne.

Le public continuait son tapage, ignorant ce qui se passait au dehors...

Cependant les grenadiers, baïonnette au bout du fusil, se sont glissés
dans le parterre, sous la voûte des premières loges, et l'ont cerné.
Soudain, un coup de feu se fait entendre. Il est suivi d'un autre, et
puis d'un autre; bref, on en compte jusqu'à huit distinctement. Le
rideau était levé; Desforges et les autres acteurs se trouvaient en
scène, les balles leur sifflaient aux oreilles. Bientôt, les baïonnettes
se joignant au feu, le sang coule de tous côtés dans le parterre: un
jeune homme, cherchant à s'accrocher à l'amphithéâtre, est percé par
derrière et tombe mourant aux pieds de son bourreau; un autre,
franchissant l'orchestre, arrive sur le théâtre avec la cuisse fendue
depuis le genou jusqu'à la hanche; un autre enfin, un jeune homme de
dix-neuf ans, nommé Rémusat, déjà atteint d'un coup de baïonnette dans
le flanc et d'une balle qui lui avait traversé la mamelle droite et
l'omoplate gauche, se défendait encore, appuyé contre un des piliers du
parterre et sur un de ses genoux. Un scélérat accourt le percer d'un
second coup de baïonnette dans l'aine en disant: «Parbleu! voilà bien
des façons pour mettre un homme comme ça à l'ombre!» Les soldats,
furieux sans savoir pourquoi, chassaient devant eux une foule tremblante
et sans armes. Le carnage ne s'arrêta que grâce à l'intrépidité de M.
d'Onzembrune, capitaine de dragons, qui se précipita, l'épée à la main,
de l'amphithéâtre dans le parterre, et se jeta au devant des grenadiers,
à qui imposa son uniforme. Pour prix de son héroïsme, M. d'Onzembrune,
après avoir été à minuit demander un asile à Desforges, fut obligé de
s'enfuir une heure après pour aller en chercher un plus sûr à Nice.

Telle fut cette soirée atroce, qui laissa des traces profondes dans
l'esprit des Marseillais. On a évalué le nombre des blessés à
quatre-vingt-dix environ; peut-être ce chiffre est-il exagéré; Desforges
ne se prononce pas là-dessus[4].

  [4] Les événements les plus désastreux sont quelquefois accompagnés de
    circonstances burlesques; en voici un exemple. Un bon capitaine
    hollandais qui de sa vie n'était allé à la comédie, y vint ce
    jour-là pour son malheur. Ne se faisant aucune idée d'une chose
    qu'il n'avait jamais vue, il croyait que tout le tumulte auquel il
    assistait était la comédie elle-même; et il ne sortit de son erreur
    qu'au moment où il reçut un coup de feu qui lui cassa la cuisse. Il
    mourut dans la nuit, jurant, maugréant, et ne cessant de dire que
    s'il avait pu croire que tout ce train était sérieux, il aurait tué
    au moins une douzaine de ces forcenés.

Je reviens à mon récit. Peut-être le lecteur a-t-il souvenance d'une
certaine demoiselle Camille, à laquelle notre héros avait bénévolement
signé une promesse de mariage, un soir qu'il était tard et qu'il ne se
souciait que médiocrement de rentrer chez lui. Il faut croire que les
parents de la demoiselle avaient pris cette promesse très au sérieux,
car dans un voyage que Desforges fit à Paris il se vit fort vivement
inquiété pour ce que sa mémoire ne lui rappelait que comme une
bagatelle. Néanmoins il n'y eut aucun moyen de faire entendre raison à
ce mauvais sujet, qui ne se fit pas même un scrupule de rosser le père
de mademoiselle Camille, pour lui apprendre à le laisser en repos. Ce
dernier argument produisit son effet: Choudard-Desforges ne fut plus
disputé au célibat, et, comme il avait fait rire M. de Sartine, il lui
fut permis de partir pour Nantes, où l'attendait un brillant engagement.

Mais cette dernière aventure avait apparemment éveillé en lui certaines
idées de moralité et d'ordre, car, une fois à Nantes, il se maria
réellement et publiquement, à la grande satisfaction de bien des époux.
Quatorze ans et trois mois, un bel oeil bleu, une bouche si petite que
l'envie essayait de lui en faire un défaut; des lèvres fraîches, des
dents de perles qui laissaient passage à un sourire charmant, un menton
rond et potelé, les plus superbes cheveux blonds qu'il soit possible de
voir, telle était Angélique Erbennert, telle était celle que Desforges
avait choisie pour femme. Elle jouait les amoureuses et les ingénues
dans l'opéra-bouffon et dans la comédie. Cette union, toute fortunée à
son aurore, devait plus tard avoir des nuages, par suite du caractère
ombrageux et jaloux de la jeune Angélique, à laquelle il arriva de
tomber à coups de canne sur une ancienne maîtresse de son mari.

C'est à cette époque,--24 octobre 1775,--que les bonnes fortunes
semblent commencer à abandonner Desforges; c'est à cette époque que, par
manière de compensation, il se ressouvient de la poésie, cette ancienne
compagne de sa jeune pauvreté. La poésie, qui ne garde pas rancune à ses
amants infidèles, revint vers le _Colin en chef_ du théâtre de Nantes et
le consola le mieux qu'elle put des bourrasques conjugales. Il avait
alors trente ans. Il se reprit à rimer comme au temps où il n'en avait
que dix-huit et où il ne possédait pour toute fortune que l'habit en
peluche bleue de son grand-père. Malheureusement sa femme était un peu
comme la femme d'Adam Billaut, qui prenait les neuf Muses pour les neuf
maîtresses de son mari. Que de fois il lui fallut redescendre de son
Olympe pour se mêler aux discussions les plus prosaïques et aux
tracasseries les moins justifiées. Mais, hélas! ainsi finissent la
plupart des hommes à bonnes fortunes; la dernière femme est celle qui
venge toutes les autres. Cinq années s'écoulèrent de la sorte, cinq
années de purgatoire, au bout desquelles, après avoir parcouru la moitié
de l'Europe et avoir été attaché trois ans au théâtre impérial de
Saint-Pétersbourg, Desforges revint se fixer pour toujours à Paris,
_traînant l'aile et tirant du pied_.




V


Un soir que sa femme Angélique avait déchaîné sur lui tous les autans de
l'hyménée, Desforges s'assit tristement devant sa modeste table de
travail, et écrivit son chef-d'oeuvre, _la Femme jalouse_, chef-d'oeuvre
de chagrin et d'amertume. Cette comédie,--il avait appelé cela une
comédie!--eut un succès considérable de pleurs et de sanglots. Desforges
la dédia à son véritable père, le docteur Petit, qui ne l'avait jamais
quitté de vue. Ce fut le commencement de sa réputation littéraire, car
nous croyons inutile de parler de ses premiers essais, représentés tant
en province qu'à Paris. D'ailleurs, nous nous mettrons tout de suite à
l'aise avec le lecteur en déclarant que nous n'avons affaire ici qu'à un
écrivain du deuxième et même du troisième ordre.

_La Femme jalouse_, qui, de la Comédie-Italienne passa au répertoire du
Théâtre-Français, se joue encore de loin en loin, et est écoutée avec
faveur. Voici, sur cette pièce, l'opinion de la Harpe, que l'on ne peut
accuser d'indulgence à l'égard des auteurs de son siècle: «C'est un
drame où IL Y A quelque intérêt, ce n'est pas une bonne comédie. IL Y A
dans le sujet un vice radical: la jalousie de la femme est fondée sur
des apparences si fortes et si bien justifiées, qu'IL N'Y A PAS moyen de
lui en faire un reproche. Ainsi le but moral est manqué; mais ces
apparences produisent des situations qui ont de l'effet au théâtre. Le
style est naturel et facile, sans déclamation, sans écarts et sans
jargon; il est vrai qu'IL Y A peu de vers heureux. Les caractères,
d'ailleurs, sont dessinés avec vérité, et la pièce marche bien.» Quoique
écrites dans ce mauvais style qui est particulier à l'auteur du _Cours
de littérature_, ces lignes résument assez notre opinion personnelle.

J'ignore si ce drame corrigea quelques femmes, mais ce que je sais
parfaitement, c'est qu'il ne corrigea pas celle de Desforges. Il l'avait
fait débuter aux Italiens et recevoir à quart de part quelques mois
après ses débuts. «Superbe femme, talent médiocre,» disent les almanachs
du temps. Le seul rôle où elle ait marqué est celui de la comtesse
d'Arles dans _Euphrosine et Coradin_.

Acquis désormais tout entier à la littérature, Choudard-Desforges
composa et fit représenter, dans l'espace de dix-huit ans, une trentaine
de pièces environ. Au nombre des drames que l'on peut citer après _la
Femme jalouse_, n'oublions pas _Tom Jones à Londres_, qui se fait
remarquer par d'intéressantes péripéties et une certaine originalité
d'allures. Desforges a écrit encore une foule d'opéras-comiques, en
compagnie de Grétry, de Philidor, de Jadin; les principaux sont:
_Joconde_, _l'Épreuve villageoise_, _Griselidis_, _l'Amitié au village_,
et _Jeanne d'Arc à Orléans_.

De plus, il a, un des premiers, tracé la voie au mélodrame par sa pièce
intitulée: _Novogorod sauvée_. Voici un compte-rendu que nous trouvons
dans un recueil périodique: «_Novogorod sauvée_ est un de ces ouvrages
dont le premier effet est horrible et repoussant, et que l'on aime à
revoir ensuite, lorsque l'âme, revenue du trouble qu'elle a éprouvé,
permet à l'esprit de se familiariser avec eux. Lorsque cette pièce fut
donnée à Paris pour la première fois, le second acte jeta les
spectateurs dans un état d'anxiété stupide; on sortit du spectacle en
frémissant; la curiosité amena l'affluence; insensiblement on
s'accoutuma à la voir, et l'espoir d'un dénoûment heureux atténua ce que
le noeud pouvait avoir d'atroce... Les costumes ont été exécutés sur les
dessins qu'en a fait faire M. Desforges. Cet écrivain a demeuré trois
ans à Saint-Pétersbourg; ainsi, on peut regarder comme un modèle exact
ses costumes russes.» (_Costumes et Annales_ des grands théâtres de
Paris, par M. de Charmois; année 1788.)

Mais ce qui est vraiment un hasard extraordinaire et joyeux dans son
existence semée de récifs conjugaux, c'est cette grande parade du _Sourd
ou l'Auberge pleine_ qu'il écrivit de verve, en un jour d'ivresse ou
d'oubli bien certainement. _Le Sourd_, donné d'abord au théâtre de
mademoiselle Montansier, passa ensuite sur le théâtre de la Cité, pour
arriver enfin à la Comédie-Française, où il eut sa place à côté du
_Médecin malgré lui_. Baptiste cadet, et Brunet plus tard, se sont fait
une réputation dans le rôle de _M. Dasnières_, qui est devenu un type
comme M. Deschalumeaux et M. Dumolet. Le moment où M. Dasnières dresse
son lit sur une table, se fait des rideaux avec la nappe et des draps
avec les serviettes, se déshabille, se couche et éteint sa chandelle
avec son soulier, ce moment-là, dis-je, étoilé de quolibets grotesques
et de calembours triomphants, soulevait des trépignements d'hilarité par
toute la salle.

Desforges paraît avoir embrassé franchement les principes
révolutionnaires, si l'on en juge du moins par les pièces de
circonstance auxquelles sa plume ne se refusa pas: _la Liberté et
l'Égalité rendues à la terre_, _Alisbelle, ou les Crimes de la
féodalité_, deux opéras composés pour la République, et représentés en
1794. A ces déclamations sans talent nous préférons de beaucoup les
innocents coq-à-l'âne de M. Dasnières. Mais que voulez-vous? Sommes-nous
bien sûrs que Desforges ne cherchait point dans la politique une
distraction à ses infortunes maritales?

Une fois sur cette pente, il est hors de doute que le pauvre homme ne
fût tombé dans le mélodrame le plus sombre. Heureusement pour lui que la
loi du divorce fut décrétée, et qu'il fut, comme on le suppose bien, un
des premiers à bénéficier de cette loi. Son contentement fut tel, qu'il
en composa sur l'heure une comédie intitulée: _les Époux divorcés_, sa
dernière comédie. Après quoi il se remaria avec une veuve pour laquelle
il _soupirait_ depuis longtemps; et le ciel, touché de ses malheurs, lui
fit rencontrer dans ce second hymen la paix qu'il avait si vainement
cherchée.

Quant à madame Angélique Desforges, elle épousa l'acteur Philippe, des
Italiens, qui n'avait pas son pareil dans l'emploi des tyrans et des
_tabliers_.

Échappé aux ongles de cette exigeante personne, la galanterie revint à
Desforges. Il se mit à évoquer ses souvenirs, et, se consolant avec des
fictions de la perte de la réalité, il commença à écrire des romans où,
selon son expression, il _sacrifia à l'autel des Grâces_. On sait ce que
parler veut dire: sacrifier aux Grâces, pour Pigault-Lebrun, c'était
écrire _l'Enfant du carnaval_; pour le général Lasalle, pour Dorvigny,
c'était rivaliser d'audace et de grivoiserie. Choudard-Desforges ne
resta pas au-dessous de ces modèles.

Au fond des vieux cabinets de lecture, sur les derniers et plus hauts
rayons, il existe un ouvrage à peu près délaissé, intitulé _le Poëte_.
Ce livre, dont la réputation n'est pas arrivée jusqu'à la génération
actuelle, rebute assez unanimement, par son titre, la classe frivole des
lecteurs à deux sous le volume. Semblable à un flacon qui, sous une
insignifiante étiquette, cache un poison des plus dangereux, _le Poëte_
recèle, en ses quatre volumes, tout ce que le libertinage du Directoire
enfanta de perfide et de raffiné. Publié pour la première fois en 1798
(4 vol. in-12), sans nom d'auteur, sous la rubrique de Hambourg, il
passa presque inaperçu, ne pouvant soutenir la concurrence avec tant
d'autres oeuvres plus infâmes qui s'étalaient avec impudeur chez les
libraires des galeries de bois, au Palais-Royal. La vente s'en opéra
cependant de manière à en permettre, l'année suivante, une deuxième
édition, en huit volumes in-18, cette fois. Mais, je le répète, le
titre, peu fait pour allécher la foule, en a toujours fort heureusement
circonscrit le succès.

Ce livre, le premier essai de Desforges dans le roman, renferme, en un
cadre évidemment arrangé, les principaux événements de sa vie; il a le
tort très-grave d'y afficher, sous des couleurs souvent scandaleuses,
les personnes de sa famille, et particulièrement sa soeur. En cela
réside l'écueil ordinaire des faiseurs de mémoires et d'autobiographies;
ils se modèlent tous sur Jean-Jacques Rousseau et sur _les Confessions_.
Qu'ils se mettent donc bien dans la tête, ces imprudents et ces
impudents, que ce n'est pas _à cause_ de ses défauts que l'on aime
Jean-Jacques, mais _malgré_ ses défauts, ce qui est bien différent. Or,
pris comme oeuvre littéraire, le livre de Desforges n'a qu'une valeur
absolument relative et toute de curiosité. Son style, d'un abandon
inconcevable, ne se relève par aucune qualité réelle. Il fait un abus
extravagant des métaphores en usage chez l'école licencieuse: tout est
rose, corail, ébène, autel de la volupté, calice, coupe. Un amant n'est
plus un amant, c'est un _sacrificateur_, un _athlète_; une amante
devient une victime, une prêtresse; ses jambes sont deux colonnes, ses
seins deux globes en marbre, en ivoire ou en albâtre; la peau est au
moins du satin ou de la neige.

Ce genre de littérature comporte d'ailleurs une uniformité de scènes qui
suffirait à le rendre insupportable, s'il n'était odieux. Tout est prévu
et bien prévu dans ces rencontres galantes; dès lors l'intérêt
s'évanouit, le charme s'envole; il ne reste à la place qu'un appât
grossier, bon tout au plus pour les gens qui, comme dit Molière, ont _la
forme enfoncée dans la matière_.

Desforges a fait précéder _le Poëte_ d'un avertissement en style
ambitieux, et dont voici le début:

«L'AUTEUR A SES CONTEMPORAINS. Minuit sonne, le 15 septembre expire, ma
cinquante-deuxième année commence. C'était l'époque que j'avais fixée au
travail que j'entreprends aujourd'hui. Quand on a vécu un demi-siècle,
surtout quand on a beaucoup vu, beaucoup observé, beaucoup senti, on
peut parler savamment de la vie et l'on n'a plus grand temps à perdre
pour écrire la sienne.»

Malgré ce que nous en avons dit, il serait injuste cependant de
contester à ce livre des aspects particuliers, un entrain réel, certains
détails de costumes et de lieux, une franchise vraiment engageante, et
çà et là quelques figures célèbres assez bien présentées[5].

  [5] La dernière édition du _Poëte_ a été essayée en 1819, par M. Émile
    Babeuf, qui avait annoncé la publication des oeuvres complètes de
    Desforges, en 22 vol. in-12. Cette édition contient un portrait.

Je ne sais pas quel parfum de licence il y avait alors dans l'air;
toujours est-il que, non satisfait d'avoir produit _le Poëte_, Desforges
lança l'année suivante un ouvrage de la même humeur et de la même
longueur, _les Mille et un Souvenirs, ou les Veillées conjugales_.
C'était trop se complaire dans cette série de peintures. Voici le
raisonnement qu'il faisait à ce propos:

«Un guerrier raconte ses combats, un navigateur ses courses et ses
naufrages, un homme sensible ses peines et ses plaisirs dans la carrière
de l'amour. Aucun de ces conteurs n'est dangereux, et tous les trois
peuvent être utiles. La carrière d'amour, dont je parle en homme qui l'a
parcourue dans toute son étendue, est à la fois un champ de bataille et
un océan tempêtueux. Maintenant que je suis dans un port charmant, à
l'abri de tous les orages, je crois ne pouvoir mieux employer mon loisir
qu'en le consacrant au souvenir de mes innombrables aventures[6].»

  [6] Je remarque en ce moment que le chevalier de Parny s'appelait
    également Desforges, de son nom de famille, bien qu'il n'existât
    aucune autre parenté que celle de l'esprit entre l'auteur de _la
    Guerre des Dieux_ et l'auteur du _Poëte_.

Et ainsi fait-il. _Les Mille et un Souvenirs_ sont l'appendice et le
complément du _Poëte_; sous le nom de Mélincourt, Desforges raconte à sa
seconde femme plusieurs anecdotes tour à tour bouffonnes, amoureuses et
tragiques, auxquelles il s'est trouvé mêlé plus ou moins indirectement.

La seule chose dont je sache réellement gré à Desforges, c'est de s'être
abstenu de nous raconter ses bonnes fortunes en diligence. Après cela,
peut-être n'y a-t-il pas pensé. C'est le seul trait absent de sa
littérature, laquelle résume cependant tous les procédés et toutes les
rengaines de son temps. Un livre badin n'existait pas alors sans une
aventure en diligence; dans la seule légèreté écrite qu'il se soit
permise: _le Dernier Chapitre de mon roman_, Charles Nodier lui-même n'a
pas manqué de tomber dans ce défaut caractéristique.

_Les Mille et un Souvenirs_ furent suivis de trois autres romans sans
aucune valeur; après quoi Desforges cessa complétement d'écrire, ou du
moins de faire imprimer. On était en 1800[7].

  [7] Il convient cependant de remarquer qu'avant d'écrire des romans
    licencieux, Desforges avait essayé de mieux employer son talent.
    Nous avons en notre possession une lettre adressée par lui au
    citoyen Grégoire, représentant du peuple, membre du Conseil des
    Anciens, rue du Colombier, F. G., nº 16; c'est une demande d'emploi:


    «17 Brum. an IV républicain.

    »Enfin, mon cher et digne concitoyen, voici le moment où mes
    espérances peuvent se voir réalisées. On s'occupe sans doute avec
    chaleur de l'organisation de l'Instruction publique, et il me serait
    bien doux de pouvoir enfin payer à ma Patrie mon tribut d'utilité
    dans un genre analogue à mes facultés. Une place de professeur de
    Poésie est celle qui me conviendrait; et comme il y en a un certain
    nombre de désignées spécialement pour cet objet, tous mes voeux
    seraient remplis si je pouvais en obtenir une.

    »Veuillez m'indiquer, mon sage ami, la route à tenir dans cette
    affaire, et ne me refusez pas un suffrage qui ne pourra, d'une part,
    que m'être très-favorable pour le succès de mes vues, et, de
    l'autre, m'élever à la hauteur de mon entreprise par le vif désir
    qu'il m'inspirera de le mériter.

    »Un mot de réponse à votre reconnaissant et bien affectionné
    concitoyen.

    DESFORGES.

    »F. G. rue de Lille, ci-dev. Bourbon, nº 485.»

    Écriture belle et ferme.




VI


Voyez-vous ce vieillard étendu sur une chaise longue, immobile, sans
regard et sans voix, auprès d'une croisée aux rideaux entr'ouverts? Son
front penche, couronné de mèches rares et blanches; sa main pend, sèche
et abandonnée; quelquefois un tremblement passe dans ses jambes
amaigries, et les agite. Une femme est auprès de lui, qui brode en
silence et qui le regarde mourir; car cet homme se meurt, il s'en va
d'épuisement comme Dorat; mais autour de lui les danseuses ne font point
cortége comme autour du poëte décoiffé. Pourtant il fut aussi, lui, un
libertin de poudre et d'épée; lui aussi courut les boudoirs, les salons
et les chambrettes, laissant un peu de son coeur aux mains de toutes les
femmes. Maintenant ce vieillard s'en va, triste, délaissé, au milieu
d'une époque de fanfares et de gloire qu'il ne comprend pas. Le bruit
d'une pendule est le seul qui se fasse entendre dans cette chambre
remplie de mélancolie.

Quelquefois, lorsque sa pensée se réveille, lorsque son cerveau affaibli
sent remonter sa mémoire, il se surprend à murmurer des noms charmants:
Manon, Herminie, Louison, Sainte-Agathe, Ursule! Il voit repasser,
vagues et confus, les événements des jours anciens; de vieux airs lui
reviennent en tête, tels que celui du _Confiteor_; il se reporte dans
cette petite chambre d'auberge où il faisait si beau soleil et où l'on
aimait si bien! Alors un soupir de regret sort de cette poitrine
exténuée, une larme qui brûle tombe et se perd dans les rides de cette
face morne.

Desforges représente complétement la décadence du XVIIIe siècle. Il est
le produit sans ampleur de la Régence, et a en lui le sang mélangé du
duc de Richelieu et de madame Michelin. Il est le type accompli d'une
société qui se déprave à chaque étage. Il porte très-haut une tête sans
cervelle, et il traîne très-bas un coeur généreux. Tous les sentiments
ne lui arrivent que sophistiqués par l'impure philosophie de Du Laurens
et du curé Meslier; ce qu'il nomme _sensibilité_ n'est que la débauche;
il a cette candeur dans le vice, qui ne voit qu'une faiblesse dans une
faute, qu'un oubli dans un crime. Du reste, beau, brillant, ferrailleur,
ainsi que je l'ai montré, tantôt rusé par boutades comme Guzman
d'Alfarache, tantôt naïf comme la rue Grénetat. Tels étaient et tels
devaient être, en effet, ces bâtards de la Régence, qui tranchaient à la
fois sur la bourgeoisie et sur la noblesse. On conçoit que de tels
beaux-fils ne pouvaient guère faire autre chose que des comédiens ou des
auteurs de deuxième ordre.

Si je me suis plutôt appesanti sur sa vie que sur ses oeuvres, c'est que
celles-ci découlent évidemment de celle-là, qu'elles en sont le fruit
direct, et que, dans presque toutes, l'auteur n'est que l'homme raconté.
Sans vouloir faire, à propos de ses romans, un plaidoyer en faveur de la
vertu, qui n'en a pas besoin, je n'ai pu m'empêcher de condamner une
littérature inutile et absurde. Il faut être ou bien pauvre, ou bien
déraisonnable, ou bien corrompu, pour flatter les goûts licencieux d'une
époque frappée de vertige. J'aime à me figurer que Desforges n'était que
pauvre et étourdi.

Desforges expira le 13 août 1806[8].

  [8] Nous sommes bien tenté de considérer comme un ouvrage posthume de
    Desforges les _Mémoires d'un vieillard de vingt-cinq ans_, publié
    sous le nom imaginaire de M. Louis-Julien de Rochemond, à Hambourg,
    en 1809, 5 vol. in-18. C'est tout à fait le style du _Poëte_ et des
    _Mille et un Souvenirs_; ce sont les mêmes procédés de narration, le
    même genre de tableaux, avec une description de Nantes, où Desforges
    a vécu assez longtemps, comme on l'a vu.

    Il paraît d'ailleurs avoir laissé des manuscrits, à en juger par
    cette indication du catalogue d'autographes de la bibliothèque
    Soleinne (appendice au tome troisième):

    DESFORGES (P.-J.-B. Choudard).--L. A. S., in-4, 12 prairial an VI.
    Au citoyen Maradan, libraire. Il lui offre un roman intitulé
    _Kim-Fenin, ou l'Initié, histoire mystérieuse_, et il lui donne le
    sujet d'une gravure pour le quatrième volume du _Poëte_.




CAZOTTE




I

LES ROSES DE FRAGONARD


En ce temps-là il y avait, dans un des appartements les plus tristes de
Paris,--rue Gît-le-Coeur, s'il m'en souvient,--un bonhomme de soixante
ans qui s'appelait Fragonard et qui avait été jadis un peintre à la
mode, comme Boucher, son maître. Il avait vu poser devant lui, et dans
le jour qui lui seyait le mieux, c'est-à-dire aux bougies, toute la
France galante, depuis la France de l'Opéra jusqu'à la France de
Trianon, les deux confins de la galanterie suprême. Il avait été peintre
de sourires exclusivement,--peintre de S. M. la Grâce, _plus belle
encore que la beauté_, selon le dire du poëte; et il avait fait courir
tout le long des boudoirs ces guirlandes de petits Amours vêtus à la
mode de l'Olympe, qui gèlent et s'écaillent aujourd'hui dans les
vitrines du quai Voltaire. Il est vrai qu'alors Fragonard était jeune et
joyeux; c'était surtout un garçon de bonne mine, portant le taffetas
rose comme les Léandre de la Comédie-Italienne, plus galant que le
dernier numéro des _Veillées d'Apollon_, baisant le bout des doigts à la
façon des abbés poupins et pirouettant comme un militaire de paravent.

Pendant trente ans et plus, Fragonard vécut de cette vie brillante et
douce que le règne de Louis XV faisait à tous les artistes mondains. Il
fut grand peintre aussi, lui, dans le sens que le XVIIIe siècle
attachait à ce mot, grand peintre à la manière de Baudouin, de Lancret,
de Watteau, enchanteurs de ruelles, qui ne regardaient ni aux rubans ni
aux fleurs lorsqu'il s'agissait de costumer la Vérité,--pléiade
ravissante, que l'on pourrait appeler les _mignons de l'art_. Que
n'a-t-il pas dépensé de charme et d'esprit dans ce chemin de la faveur
qu'il parcourut d'un pied si léger! Combien de chefs-d'oeuvre naquirent
sous ce pinceau, fait sans doute de quelques brins arrachés aux ailes de
Cupidon! Tous les amateurs connaissent _le Chiffre d'amour_, _le
Sacrifice de la rose_, _la Fontaine_, sujets tendres, qui font à peine
rêver, qui font toujours sourire. Fragonard inventait cela, j'imagine,
dans les soupers galants où on le conviait; et les allégories lui
étaient fournies par ces Claudines d'hier, métamorphosées en Éliantes du
jour par un coup de la baguette dorée de quelques fermiers généraux.

Fragonard vit de la sorte arriver chez lui la renommée et la richesse,
ces deux courtisanes qui s'éprennent si rarement du même homme. Il vécut
avec elles en bonne intelligence jusqu'au jour où la Révolution vint
faire la part mauvaise à tous ceux qui vivaient de poésie peinte ou
écrite, sculptée ou chantée. La Révolution les fit remonter, ceux-là,
dans les mansardes d'où ils étaient descendus, en leur disant: «On n'a
que faire de vous maintenant; voici venir le temps des choses
politiques; restez là.» Imprudent comme tous les beaux-fils prodigues,
le peintre n'écouta pas la Révolution. Il crut que les nymphes et les
dieux étaient éternels en France, à Paris, sous ce ciel d'un blanc de
poudre en été, dans ces hôtels gardés par de si beaux suisses à galons,
dans ces cercles où le tournebroche de l'esprit était incessamment
monté, dans ces bosquets toujours remplis d'amants, dans ces théâtres
toujours remplis d'oisifs. Il crut à l'immortalité du luxe et de l'art,
son compère. Que dire enfin? Il crut aussi un peu à lui-même et à son
talent; c'était une faiblesse bien pardonnable chez un homme qui avait
été aussi longtemps à la mode que Fragonard. Il continua donc à jeter de
tous les côtés ces petits tableaux coquets, ces dessins lavés au bistre,
ces scènes d'enchanteresse perdition où l'amour joue le principal
rôle;--amour qui badine et par qui on se laisse badiner, flamme d'un
quart d'heure qui s'éteindra au bout de cette svelte allée de peupliers,
soupirs qui voltigent sur les lèvres à la façon des papillons, jeux de
l'esprit et du coeur. O Fragonard! cette fois on passa auprès de vos
petits chefs-d'oeuvre, non-seulement sans les voir, mais même sans
vouloir les voir.

Il s'obstina pourtant. Lorsque le peuple tirait le canon contre les
invalides de la Bastille, Fragonard encadrait un _aveu_ dans un boudoir
lilas, le dernier boudoir de ce temps. Lorsque le peuple massacrait les
gardes du corps de Versailles, aux journées des 5 et 6 octobre,
Fragonard chiffonnait la houppelande azurée d'un Tircis dansant sur
l'herbe au son d'un fluet tambourin. Lutte courageuse, mais désespérée!
car nul ne pensait plus à Fragonard. Son monde de marquises et de
petits-maîtres, à présent tremblant et retiré, n'avait plus le coeur aux
fantaisies galantes de son pinceau. Les danseuses? Elles étaient passées
des bras de la noblesse aux bras du tiers état, qui n'entendait que bien
peu de chose aux élégances. Fragonard avait donc l'air de revenir du
déluge avec ses tableaux d'un autre âge; peu s'en fallut même qu'on ne
le traitât de contre-révolutionnaire.

Il se résigna, à la fin; et quand il se vit bien et dûment oublié, il
laissa de côté sa palette, comme font toutes les réputations chagrines
qui ne peuvent travailler qu'aux lueurs du triomphe. Là-dessus, la
Révolution,--qui n'a rien fait à demi,--lui prit sa fortune, comme elle
lui avait pris sa gloire! Au lieu de résister et de se faire emprisonner
pour la peine, il se retira, désolé et bourru, au milieu de quelques-uns
de ses tableaux, dont il se créa une compagnie, la seule qu'il pût
supporter. Ce fut ainsi que l'année 1792 surprit le vieux Fragonard dans
une maison renfrognée de la rue Gît-le-Coeur, où il se laissait aller
solitairement à la mort et à l'oubli.

--S'ils savaient seulement s'habiller! disait-il quelquefois, les jours
qu'il se hasardait à mettre les yeux à sa fenêtre; mais ils ont perdu le
grand secret de l'ajustement. Plus de soie, plus de brocart. Ils ont des
chapeaux américains, des lévites de drap sombre, des souliers sans rouge
au talon. A peine si quelques-uns se font poudrer encore. Les autres
vont les cheveux plats et sales. Et le peuple? Ah! le peuple! qui me
rendra mes petites grisettes au corsage fleuri comme une corbeille?
Qu'elles étaient jolies, et comme cela valait la peine alors d'être
peintre!

Fragonard se lamentait de la sorte ou à peu près, lorsque, le 16 août au
matin, comme il contemplait avec tristesse une très-jolie gravure faite
d'après son tableau du _Serment d'amour_, il entendit frapper à sa porte
d'un doigt timide. Il y avait bien longtemps que l'on n'avait frappé
ainsi à la porte de Fragonard. Le vieux peintre sentit aux battements de
son coeur que tout n'était pas complétement mort en lui. Il alla ouvrir
et vit entrer une jeune personne de seize à dix-sept ans environ; une
ample jupe en mousseline blanche, un mantelet noir attaché par un noeud
de rubans bleus, un autre noeud semblable dans ses cheveux, composaient
toute sa parure. Elle était suivie d'une négresse coiffée d'un madras.

--M. Fragonard? demanda la jeune fille, qui parut un peu surprise de
l'aspect mélancolique de cette chambre.

--C'est moi, répondit-il, ébloui de cette apparition charmante; ou
plutôt c'était moi... Que voulez-vous à Fragonard, mon enfant, et qui
êtes-vous pour vous être souvenue de ce nom, au temps où nous sommes?

La jeune fille détacha le mantelet qui couvrait ses épaules. Ainsi
dégagée, sa taille parut dans toute son idéale perfection. Son teint
jetait de la lumière, et sa figure, d'un bel ovale, avait une expression
ardente et douce à la fois.

--Je suis la fille de M. Cazotte, dit-elle, et je désire que vous
fassiez mon portrait.

Fragonard se ressouvint. Dans les spirituelles compagnies d'autrefois,
il lui était arrivé souvent de rencontrer le fantasque auteur du _Diable
amoureux_, cet enjoué Cazotte, dont le mérite n'est pas apprécié
suffisamment. Il avait causé plusieurs fois avec lui, sur le coin de la
cheminée, à l'heure où le poétique rêveur se plaisait à écarter de la
meilleure foi du monde un pan du voile de l'avenir. Cela avait suffi
pour établir entre eux une liaison, frivole sans doute, mais toutefois
durable dans sa frivolité. Fragonard ne pensait jamais à Cazotte sans
ressentir un petit frisson; cela venait de quelques prédictions
singulières que l'illuminé des salons avait faites au peintre des
boudoirs,--tout en le regardant de ce grand oeil, bleu et ouvert, qui
était bien l'oeil d'un illuminé, en effet.

Mais Fragonard ne connaissait pas la fille de Cazotte. En la voyant
entrer dans sa pauvre cellule, il avait été tenté de la prendre tout
d'abord pour le spectre adoré de madame de Pompadour à quinze ans. Il la
fit asseoir, et lui dit d'un accent ému:

--Soyez bien venue, vous, la fête de mes pauvres yeux; soyez bien venue,
vous qui me rapportez l'éclat et la suavité d'un temps que je pleure
tous les jours avec égoïsme. Ah! mademoiselle Cazotte, je ne vous
attendais pas! Je croyais toute espérance ensevelie pour moi. Savez-vous
que voilà deux années que je vis dans cette solitude de la rue
Gît-le-Coeur, la rue bien nommée! Soyez bénie, vous qui me revenez avec
mes rubans bleus sur votre tête, avec mes roses sur vos joues, avec mes
paillettes dans votre regard! Vous êtes la muse de Fragonard autant que
la fille de Cazotte!

Il pleurait de joie en disant cela; et, comme elle lui rappela qu'elle
était venue pour son portrait:

--Votre portrait? ajouta-t-il, mais ne l'ai-je pas déjà fait cent fois!
Ne le voilà-t-il pas là et là, puis encore là (il montrait ses toiles
accrochées au mur): ici Colinette, et plus loin Cydalise; ici Hébé, et à
côté Léda? N'êtes-vous pas l'idéal que j'ai toujours poursuivi et
quelquefois atteint? Pourquoi voulez-vous que je fasse votre portrait?
le voilà tout fait, emportez-le; jamais je n'ai fait mieux.

Et Fragonard, monté sur une chaise, atteignait un merveilleux petit
tableau où une jeune fille était représentée attachant un billet doux au
cou d'un _chien fidèle_.

Mademoiselle Cazotte, souriant de ce délire, essaya de lui faire
comprendre qu'elle désirait être peinte dans une attitude plus conforme
à ses projets, car c'était à son père qu'elle destinait ce portrait, à
son père de qui les événements politiques pouvaient un jour la séparer.
Fragonard comprit enfin. Mais alors son front s'assombrit et il secoua
douloureusement la tête.

--Hélas! je ne sais plus peindre, murmura-t-il; c'est une mauvaise vie
pour un homme d'inspiration gracieuse et légère que cette vie de guerre
civile! Toujours la fusillade qui vient ébranler les vitres de vos
fenêtres! toujours les fureurs de la multitude! Encore ces jours-ci,
n'ai-je pas eu la tête brisée par l'écho des mitraillades de la place du
Carrousel? Il y a bien longtemps, ma chère demoiselle, que j'ai oublié
mon métier; avec l'âge et avec la Révolution, ma main est devenue
tremblante comme mon coeur. Je ne suis plus un peintre.

--Monsieur Fragonard... dit la jeune fille, en insistant avec un
sourire.

--Vous le voulez donc bien?

--C'est pour mon père.

--Eh bien, répondit-il avec effort, revenez demain; nous essayerons.

Le lendemain, la fille de Cazotte revint dans l'atelier de Fragonard. Il
avait acheté une toile de petite dimension sur laquelle il commença à
tracer ses premières lignes. Mais tout en jetant les yeux sur son
adorable modèle, il s'aperçut que peu à peu ce visage, d'une expression
si brillante, s'obscurcissait sous l'empire d'une inquiétude secrète,
que ce front limpide s'altérait graduellement, que ce regard radieux se
couvrait d'un voile humide. Fragonard, surpris, lui demanda, avec une
sollicitude que son âge autorisait, d'où venait cette préoccupation
chagrine. Mademoiselle Cazotte lui apprit que son père était compromis
dans les événements du 10 août, et que sa correspondance tout entière
avait été découverte dans les papiers du secrétaire de l'intendant de la
liste civile. Heureusement que Cazotte était en ce moment éloigné de
Paris: il habitait, auprès d'Épernay, un petit village dont il était le
maire; peut-être y demeurerait-il inaperçu et à l'abri des
perquisitions.

--Aussitôt mon portrait achevé, dit-elle, ma mère et moi, ainsi que
cette bonne négresse qui nous a accompagnées, nous retournerons le
rejoindre, car il doit être bien inquiet!

Fragonard l'avait écoutée avec attention et en frémissant. Il savait que
l'orage révolutionnaire franchissait les provinces, et il craignait que
la justice du peuple ne regardât pas aux cheveux blancs avant de
s'abattre sur une tête proscrite. Néanmoins, il se garda bien de
communiquer ses craintes à la jeune fille; il essaya, au contraire, de
la rassurer.--Mais le portrait n'avança guère ce jour-là.

Il n'avança guère non plus le 18. Mademoiselle Cazotte, instruite du
décret qui ordonnait la formation d'un tribunal criminel, accourut
épouvantée dans la maison de la rue Gît-le-Coeur. Des pleurs coulaient
sur ses joues; elle essaya de poser cependant. La même désolation
opprimait Fragonard.

--Mademoiselle, disait-il, je n'ai jamais peint que la joie et le
plaisir; je ne sais pas, je n'ai jamais su peindre les pleurs. De grâce,
faites trêve à votre chagrin. Voulez-vous encore des roses autour de
vous? j'en sèmerai autant qu'il vous plaira. Mais, par pitié! ne me
faites pas peindre ces pleurs!

A travers ces souffrances partagées, le portrait s'acheva cependant.
Mademoiselle Cazotte était représentée assise sous un berceau de roses.
Les roses avaient toujours enivré Fragonard. Lors de la dernière séance,
mademoiselle Cazotte vint chez lui, accompagnée de sa mère, une créole
qui avait été parfaitement jolie et qui l'était encore, quoiqu'elle eût
de grands enfants. Elle avait cette grâce négligée des femmes de la
Martinique, et cet accent nonchalant d'enfance et de caresse. Quelque
chose d'étranger se remarquait aussi dans ses vêtements; sa tête était
entourée d'une mousseline des Indes, disposée avec un goût infini. La
mère et la fille remercièrent avec effusion le vieux peintre, qui ne
s'était jamais senti si ému; et, le soir même, elles reprenaient la
route de la Champagne.

--Pourvu qu'elles arrivent à temps! soupira Fragonard.

Et serrant avec soin ses pinceaux dans la grande armoire, il ajouta d'un
ton de voix fort singulier:

--Elles étaient bien rouges, les roses que j'ai amoncelées autour de
cette enfant!




II

UNE MAISON EN CHAMPAGNE


Jacques Cazotte était maire de Pierry, petit village de vignobles à une
demi-lieue d'Épernay. Il habitait une grande maison, composée d'un
rez-de-chaussée et de mansardes, et flanquée de deux ailes qui
n'existent plus. On entrait par une vaste cour entourée d'arbres et
coupée par de nombreuses plates-bandes toutes couvertes de plantes de la
Martinique apportées et multipliées par madame Cazotte. En haut d'un
perron très-élevé, un magnifique perroquet blanc se pavanait sur un
juchoir.--Tel était l'aspect extérieur de cette maison, devenue
aujourd'hui, après plusieurs possesseurs intermédiaires, la propriété de
M. Aubryet, père d'un de nos littérateurs les plus spirituels. Les
jardins et le parc qui en dépendent, quoique encore très-beaux
assurément, n'ont plus l'étendue d'autrefois.

La maison de Cazotte donnait et donne toujours sur la rue principale de
Pierry.

En attendant le retour de sa femme et de sa fille, qu'il avait envoyées
à Paris pour s'enquérir de la réalité des périls qu'il courait, Jacques
Cazotte, resté seul avec son fils Scévole, passait les jours dans la
lecture des livres saints. C'était alors un vieillard de soixante-douze
ans, haut de taille, le regard vif et bienveillant, les dents belles.
Profondément religieux, il savait, quand il le voulait, redevenir un
homme du monde; et son langage, trempé aux plus pures sources de
l'esprit français, charmait les gens de qualité et les gens de science
qui le fréquentaient d'habitude. Célèbre par ses visions, plus célèbre
par ses romans, et entre autres par le _Diable amoureux_, qui est
vraiment un chef-d'oeuvre, il ralliait autour de lui l'estime, la
curiosité, la tendresse, l'admiration, c'est-à-dire tout ce qu'un homme
peut envier pour couronner le déclin de ses ans. C'eût été un heureux
vieillard, si, en face des désastres de son pays, il eût pu conserver ce
rare et précieux sang-froid, ce calme souverain, qui, dans tous les cas,
n'est que le partage de l'égoïsme ou de la philosophie,--deux termes
synonymes en temps de révolution. Par malheur, ou plutôt par bonheur
(c'est comme on veut l'entendre), Cazotte avait une âme impressionnable,
généreusement imbue de l'amour de la patrie, vibrant à toutes ses
gloires et à toutes ses douleurs. Quoique sur le bord de la tombe, il
n'avait pu voir s'avancer les faucheurs révolutionnaires sans essayer de
les combattre; et de sa plume colorée, toujours jeune, emportée et
brillante, il avait aidé au succès du journal de son ami Pouteau,
intitulé: _les Folies du mois, journal à deux liards_. Pouteau était
secrétaire de M. Arnaud de Laporte, intendant de la liste civile. Il
recevait les articles que Cazotte lui envoyait de Pierry.

Cette collaboration, anonyme du reste, comme toutes les collaborations à
cette époque, n'aurait pas suffi à compromettre le maire de Pierry, si,
après la journée du 10 août, les papiers de la liste civile n'eussent
été inventoriés, et si la correspondance tout entière de Cazotte ne fût
tombée, comme nous l'avons dit plus haut, entre les mains de ses ennemis
politiques. Ces lettres, qu'il avait l'habitude de dicter à sa fille
Élisabeth,--lettres excessivement remarquables par la forme, et dont
quelques-unes ont été publiées par les journaux d'alors, contenaient
l'expression sans voile de ses sentiments royalistes. «O Paris!
s'écriait-il, Paris! vaux-tu bien la peine qu'on pleure sur toi! On voit
quelquefois, dans le marais le plus infect, des portions de gaz fixé que
le soleil dore des plus brillantes couleurs du prisme. Voilà ton image.»
Il appelait les Jacobins les _Jacoquins_ et disait: «Nous ne serons
malheureusement délivrés de cette vermine que par la vapeur de la poudre
à canon.»

Cazotte ignorait cette importante et funeste découverte. Sa fille et sa
femme, lorsqu'elles furent de retour à Pierry, tâchèrent de la lui
cacher; mais à leurs embrassements mêlés de larmes, à leurs transes
continuelles, surtout à leurs instances pour l'engager à fuir, à
s'expatrier, comme faisaient désespérément les derniers serviteurs de la
royauté, il devina une partie du danger qui le menaçait.

Mais lui, mû par cette obstination douce des vieillards, il résista à
toutes les prières, disant que s'il devait mourir, il voulait mourir en
France, à son poste comme un soldat, à son autel comme un prêtre.

Un jour cependant que son fils Scévole s'était joint à sa fille et à sa
femme pour le supplier de se rendre à leurs voeux, il parut un instant
ébranlé. Ses yeux se promenèrent avec attendrissement sur ces trois
fronts baignés de larmes; ses bras entourèrent ces trois têtes levées
vers lui; son coeur se prit à battre comme à l'heure des grandes
décisions. Il allait céder peut-être, lorsque tout à coup, s'arrachant à
leurs embrassements, il ouvrit le livre des Machabées, et, comme saisi
d'une inspiration sainte, il lut d'une voix assurée et haute ce passage
où le vieil Éléazar repousse les propositions de ceux de ses amis qui
veulent le soustraire à la mort.

«Mais lui, considérant ce que demandaient de lui un âge et une
vieillesse si vénérables, et ces cheveux blancs qui accompagnaient la
grandeur de coeur qui lui était si naturelle, et la vie innocente et
sans tache qu'il avait menée depuis sa jeunesse, il répondit: En mourant
avec courage, je paraîtrai plus digne de la vieillesse où je suis, et je
laisserai aux jeunes gens un exemple de courage et de patience, au lieu
de chercher à conserver un petit nombre de jours qui ne valent plus la
peine d'être préservés.»

La famille de Cazotte baissa la tête, car il lui semblait être en
présence du vieil Éléazar lui-même; et à partir de ce jour, il ne fut
plus question de fuite entre ces quatre croyants, qui tiraient leur
règle de conduite des exemples de l'Écriture.

Mais la vie n'était pas heureuse à Pierry. Si petit que fût ce village,
si peu d'importance que lui accordassent les dictionnaires
géographiques, il renfermait néanmoins assez de mécontents et d'exaltés
pour fournir un contingent à la révolte populaire. Cazotte était
bienfaisant, mais il était riche ou du moins aisé; il était honnête
homme, mais il aimait le roi et il allait à la messe; ces torts
prévalurent aux yeux de ses administrés, on ne considéra ni son âge ni
les services qu'il avait rendus dans ce coin de terre. Dénoncé à Paris,
dénoncé à Pierry, Cazotte ne pouvait éviter son sort. Il attendait le
malheur, le malheur ne se fit pas attendre.

Un agent de la Commune, gros homme dont le nom est resté inconnu, fut
envoyé à Pierry. Il arriva le matin, suivi de quelques gendarmes et d'un
commissaire d'Épernay. Il trouva une maison calme, en fleurs; le
perroquet était sur son bâton; la négresse travaillait auprès d'une
fenêtre; un petit chien bichon était couché auprès d'elle. L'agent
pénétra jusque dans le salon, où étaient réunis Jacques Cazotte, son
fils, sa femme et sa fille.

--Reconnaissez-vous ces lettres? demanda-t-il au vieillard.

--Oui, monsieur, répondit celui-ci.

Et apercevant le commissaire d'Épernay, qui cherchait à dissimuler sa
présence derrière les gendarmes, il le salua d'un sourire.

--C'est bien, reprit l'agent; vous allez nous suivre, voici le mandat
d'arrêt.

--Monsieur! s'écria Élisabeth, c'était moi qui écrivais pour mon père!

--Eh bien, repartit l'agent étonné, je vous arrête avec lui.

C'était là tout ce que demandait la noble fille. La mère sollicita la
même faveur, elle lui fut refusée; l'agent de la Commune n'était pas
venu pour faire tant d'heureux!

On parcourut la maison, on saisit tous les papiers. La cour était
encombrée de gens du village qui venaient avec une curiosité bête chez
les uns, cruelle chez les autres, assister à l'arrestation de leur
maire.

Après que les scellés eurent été mis partout, Cazotte, qui avait réuni
Élisabeth, Scévole et sa femme dans une suprême et douloureuse étreinte,
ordonna à Jacques, son cocher, d'atteler tout de suite les chevaux à la
voiture. On partit de Pierry à midi environ, et l'on arriva le lendemain
à Paris par la barrière Saint-Martin. Conduits immédiatement à l'hôtel
de ville, où se tenaient les séances permanentes du comité de
surveillance, le père et la fille, après avoir subi un interrogatoire
préalable, furent envoyés à la prison de l'Abbaye-Saint-Germain pour y
attendre que leur procès fût instruit.




III

LE TRIBUNAL DU PEUPLE


Il est, dans notre histoire, cinq ou six dates effrayantes qui se
dressent, semblables à des poteaux, comme pour indiquer les
trébuchements de la civilisation, et qui justifient presque les
omissions du père Loriquet. Les 2, 3 et 4 septembre 1792 appartiennent à
ces dates particulières devant lesquelles la peinture, le roman et le
théâtre reculent épouvantés. Tragédie ignoble, dont les actes ne se
passent que dans des cachots à peine éclairés par la torche et par
l'acier, l'_expédition des prisons_, comme on l'a appelée honnêtement,
est, avec la Saint-Barthélemy, une de nos plus grandes hontes
nationales. Vainement ceux qui placent la loi politique au-dessus de la
loi morale ont plusieurs fois tenté de présenter ces massacres sous un
côté supportable, compréhensible; il y a quelque chose en nous qui
repousse jusqu'à la simple atténuation de tels crimes. Là où l'humanité
disparaît, le patriotisme n'est plus qu'un exécrable mot.

On sait que la prison de l'Abbaye-Saint-Germain, située rue
Sainte-Marguerite, fut la première par laquelle on commença. Après avoir
égorgé--sans jugement--dans la cour dite abbatiale, une vingtaine de
prêtres, la multitude, prise d'un singulier scrupule, imagina d'établir
au greffe de l'Abbaye un _tribunal du peuple_, chargé de donner une
apparence de justice à ces sinistres représailles. L'ancien huissier
Maillard fut élu président par acclamation; il s'adjoignit douze
individus pris au hasard autour de lui. Deux d'entre eux étaient en
tablier et en veste. Quelques-uns des noms de ces juges ont été
conservés: le fruitier Rativeau, Bernier l'aubergiste, Bouvier,
compagnon chapelier, Poirier. Ils s'assirent à une table sur laquelle on
fit apporter, en outre du registre d'écrou, quelques pipes, quelques
bouteilles et un seul verre pour tout le monde. C'était le 2 septembre
au soir.

Cent trente victimes environ furent livrées aux massacreurs par ce
tribunal; quelques détenus furent réclamés par leur section; d'autres
surent exciter la compassion des juges ou réveiller en eux quelques
sentiments d'humanité. C'est à ces ressuscités que nous devons de
connaître la physionomie caverneuse du tribunal de l'Abbaye et les
semblants de formes judiciaires qui furent employées à l'égard de
quelques-uns.--M. Jourgniac de Saint-Méard, particulièrement, a tracé un
vif tableau de l'interrogatoire qu'il eut à subir; son _Agonie de
trente-huit heures_, qui a eu un nombre incalculable d'éditions, est
trop connue pour que nous en détachions quelques passages; il faut
d'ailleurs la lire tout entière, en songeant qu'elle fut publiée peu de
temps après les journées de septembre, et qu'elle reçut l'approbation de
Marat. La relation de l'abbé Sicard et celle de la marquise de
Fausse-Lendry jettent également d'horribles lueurs sur ces événements.
Nous n'indiquons là et nous ne voulons indiquer que les récits des
témoins oculaires, car ce n'est qu'aux témoins oculaires qu'il convient
de se fier en ces monstrueuses circonstances.

Pour ces motifs, nous donnerons accueil dans ces pages à une narration
très-émouvante de madame d'Hautefeuille (Anna-Marie), rédigée sur les
lettres de mademoiselle Cazotte elle-même. On se rappelle les détails de
l'arrestation de l'honnête et aimable vieillard. Sa fille avait obtenu
la permission d'être enfermée, non avec lui, mais dans la même prison;
elle le voyait plusieurs fois par jour. Lorsque arriva l'heure des
massacres et que le tribunal populaire se fut installé au greffe, elle
se mit aux aguets, écoutant avec anxiété les noms des détenus.

Maillard venait de lire sur le registre d'écrou le nom de Jacques
Cazotte.

--Jacques Cazotte!

A ce cri répété deux fois par une voix de stentor, un cri terrible a
retenti dans les cloîtres supérieurs.

Une jeune fille descend précipitamment les marches de l'escalier, elle
traverse la foule comme un nageur intrépide fend les flots; elle pousse
les uns, elle glisse à travers les autres, se fraye un passage de gré,
de force ou d'adresse; elle arrive, pâle, échevelée, palpitante, au
moment où Maillard, après avoir rapidement parcouru l'écrou, venait de
dire froidement:

--A la Force!

On sait que c'était l'expression convenue pour désigner les victimes aux
assommeurs.

La porte s'ouvrait déjà. Deux assassins ont saisi Cazotte et vont
l'entraîner au dehors.

--Mon père! mon père! s'écria la jeune fille; c'est mon père! Vous
n'arriverez à lui qu'après m'avoir percé le coeur.

Et, se précipitant vers lui, de ses bras Élisabeth étreint le vieillard
et le tient embrassé, tandis que, sa belle tête tournée vers les
bourreaux, elle semble défier leur férocité par un élan sublime.

Ce mouvement imprévu avait rendu les bourreaux immobiles; ils écoutaient
avec surprise et curiosité.

--Voici du nouveau, dit une voix; et du dehors on s'approcha.

Le vieillard regardait sa fille avec un indicible amour, la serrait dans
ses bras, baisait ses longs cheveux répandus autour d'elle, et puis
levait ses yeux au ciel comme pour le remercier de lui avoir encore
permis d'embrasser sa noble fille.

--Ange, lui disait-il, charme de ma vieillesse, ange de mes derniers
jours, adieu! Vis pour consoler ta mère; va, va, _Zabeth_, laisse-moi.

--Non, non, je ne te quitte point, et je mourrai là, sur ton sein, si je
ne puis te sauver!

Et la jeune fille s'attachait plus étroitement encore à lui, cherchant à
le couvrir de son corps.

--C'est un aristocrate! cria Maillard d'une voix enrouée; emmenez-le.

--C'est un vieillard sans force et sans défense! reprit la jeune fille;
voyez ses cheveux blancs, vous ne pouvez pas lui faire du mal! Non, non,
c'est impossible! Épargnez mon père, mon bon père!

Ici un homme au bonnet rouge baissa son sabre et s'appuya sur la poignée
en faisant ployer la lame; il semblait incertain.

Au dehors, les bourreaux s'étaient arrêtés, plusieurs même s'étaient
approchés de la porte; ils écoutaient cette enfant. Les accents de sa
voix remuaient leurs coeurs farouches; son appel à des sentiments qui
vivaient encore en eux à leur insu les subjuguait. Quand elle eut fini
de parler, haletante, épuisée, l'un dit:

--Mais ça m'a l'air de braves gens, ça; pourquoi leur faire du mal?

Ces mots opérèrent une réaction.

--Le peuple français n'en veut qu'aux méchants et aux traîtres; il
respecte les braves gens! dit l'homme au bonnet rouge; citoyen Maillard,
un sauf-conduit pour ce bon vieux et pour sa fille.

--Mais j'ai lu l'écrou, criait toujours Maillard; ce sont des
aristocrates endiablés, vous dis-je! ce sont des conspirateurs!

--Allons donc! cette jeunesse, ça ne s'occupe pas des affaires; c'est
une brave fille qui aime bien son vieux père.

--Eh! non, s'écria Maillard; si on les écoutait tous, on n'en finirait
pas; faites-la remonter et conduisez son père _à la Force_.

--Non! non!

--Si!

Élisabeth se sentait mourir en voyant renouveler cette sanglante
discussion; elle se pressa de nouveau sur son père, qui lui disait:

--Va, va, laisse-moi mourir, retire-toi.

--Jamais! répondit-elle.

                   *       *       *       *       *

(Les lettres de mademoiselle Cazotte nous apprennent qu'il s'écoula plus
de DEUX HEURES dans ces terribles débats!...)

                   *       *       *       *       *

Alors l'homme au bonnet rouge, qui désirait accorder les différents
avis:

--Écoutez-moi, petite citoyenne; pour convaincre le citoyen Maillard du
civisme de vos sentiments, venez trinquer au salut de la nation et criez
avec moi: Vive la liberté, l'égalité ou la mort!

De sa main sanglante, il lui tendit un verre dans lequel les égorgeurs
se désaltéraient chacun à leur tour.

Élisabeth prit le verre:

--Oui, je vais boire, dit-elle en détournant les yeux.

Elle tendit sa main pour qu'on lui versât du vin, mais sans cesser
d'entourer son père avec son autre bras, car elle craignait que cette
proposition ne fût une ruse pour l'éloigner de lui.

--Allons, reprit l'homme, après avoir versé: Vive la liberté, l'égalité
ou la mort!

--Vive la liberté, l'égalité ou la mort! répéta la pauvre enfant; et
portant le verre à ses lèvres, elle le vida d'un seul trait.

Il y eut une acclamation générale; les hommes qui l'environnaient
s'écrièrent:

--Il faut les porter en triomphe! Ils méritent les honneurs du triomphe!

Alors tous les spectateurs, hommes et femmes, se mirent sur deux haies;
on apporta deux escabeaux sur lesquels on fit asseoir le père et la
fille, et l'on choisit quatre hommes pour les porter. Ceux-ci, les
élevant à la hauteur de leurs épaules, les emportèrent hors de la cour
de l'Abbaye, aux applaudissements unanimes.

--Place à la vieillesse et à la vertu! s'écriait l'un.

--Honneur à l'innocence et à la beauté!

Un fiacre venait d'amener de nouveaux prisonniers; on y fait monter
Cazotte et sa fille; deux hommes montent avec eux, et le cortége se met
en marche au trot de deux chevaux, suivi d'une foule qui criait sans
relâche:

--Vive la nation! à bas les aristocrates, les prêtres et les
conspirateurs!

                   *       *       *       *       *

Ce fut ainsi qu'on arriva rue Thévenot, où était venue loger madame
Cazotte. Élisabeth, jusque-là si courageuse et si forte, tomba évanouie
dans les bras de sa mère.

D'affreuses convulsions succédèrent à cet évanouissement, et l'on dut
craindre pendant plusieurs jours pour sa vie[9]...

  [9] M. Michelet, dans l'étrange patois de son _Histoire de la
    Révolution française_ (t. IV), a raconté différemment cette
    touchante aventure: «Il y avait, dit-il, à l'Abbaye, une fille
    charmante, mademoiselle Cazotte, qui s'y était enfermée avec son
    père. Cazotte, le spirituel visionnaire, auteur d'opéras-comiques,
    _n'en était pas moins_ très-aristocrate, et il y avait contre lui et
    ses fils des preuves écrites très-graves. Il n'y avait pas beaucoup
    de chances qu'on pût le sauver. Maillard accorda à la jeune
    demoiselle _la faveur d'assister au jugement et au massacre_ (la
    faveur d'assister au massacre!), de circuler librement. Cette fille
    courageuse en profita pour capter la faveur des meurtriers; elle les
    gagna, les charma, _conquit leur coeur_, et quand son père parut, il
    ne trouva plus personne qui voulût le tuer.»

    Cette manière lâchée de raconter un des plus beaux traits de notre
    histoire, et cette mauvaise grâce à reconnaître l'héroïsme chez les
    royalistes, se retrouvent à chaque ligne dans l'historien des
    écoles.




IV

DERNIER MARTYRE


--Respect à la vieillesse et à l'innocence! s'étaient écriés, en
présence de Cazotte et de sa fille, les tueurs de l'Abbaye. On pouvait
croire que c'était aussi la devise de la Commune, lorsqu'un ordre signé
Pétion, Panis et Sergent, expédié le 13 septembre, vint arrêter pour la
seconde fois Jacques Cazotte, «mis hors de l'Abbaye sans avoir subi son
jugement.»

Eh quoi! la Commune cherche à détourner d'elle tout soupçon de
participation aux crimes de septembre, et voilà qu'elle se montre plus
féroce que les égorgeurs eux-mêmes: elle fait arrêter de nouveau et
emprisonner un septuagénaire devant lequel leurs haches rougies
s'étaient abaissées. Le peuple avait acquitté Cazotte; la Commune le
reprit, et le tribunal le reçut des mains de la Commune, donnant ainsi
l'exemple de la violation d'un principe respecté de tous les
jurisconsultes.--Croyaient-ils donc, ces juges sans pitié, que les deux
heures d'angoisses suprêmes subies par Jacques Cazotte devant le
tribunal de Maillard n'étaient pas suffisantes pour expier ses fautes
réelles ou prétendues? Il y a dans cet acharnement après un homme en
cheveux blancs quelque chose de honteusement cruel qui s'explique à
peine; ces raffinements inutiles ne peuvent appartenir qu'à une nation
débordée.

Cazotte ne montra point de surprise. Malgré sa récente
délivrance,--délivrance presque triomphale,--il avait gardé un
pressentiment de sa fin prochaine; témoin le trait suivant:

Après sa sortie de l'Abbaye, ses amis vinrent le féliciter en foule; M.
de Saint-Charles fut du nombre.

--Eh bien, vous voilà sauvé, dit-il en l'abordant.

--Je ne crois pas, répondit Cazotte.

--Comment cela?

--Je serai guillotiné sous très-peu de jours.

--Vous plaisantez, dit M. de Saint-Charles, surpris de l'air
profondément affecté du vieillard.

--Non, mon ami; sous peu de jours, je mourrai sur l'échafaud.

Et comme on le pressait de questions, il ajouta:

--Un moment avant votre arrivée, il m'a semblé voir un gendarme qui est
venu me chercher de la part de Pétion; j'ai été obligé de le suivre.
J'ai paru devant le maire, qui m'a fait conduire à la Conciergerie et de
là au tribunal. Mon heure est venue, mon ami, et j'en suis si convaincu,
que j'ai mis ordre à mes affaires. Voici des papiers importants pour ma
femme; je vous charge de les lui faire tenir et de la consoler.

Naturellement M. de Saint-Charles traita ces pressentiments de rêveries
et ne voulut rien entendre. Il quitta Cazotte, persuadé que sa raison
avait souffert par suite de l'impression des massacres. Mais lorsqu'il
revint quelques jours après, ce fut pour apprendre son arrestation.

Cette fois encore, mais non sans peine, Élisabeth obtint de suivre son
père jusqu'au tribunal, qui commença son audience le matin du 24 pour ne
la terminer que le lendemain au soir. Une multitude immense, composée en
partie de femmes, remplissait l'espace réservé au public; on remarquait
aussi quelques-uns des hommes du 2 septembre qui avaient appuyé auprès
de Maillard et de ses acolytes la mise en liberté de Jacques Cazotte.
Celui-ci avait pour défenseur le célèbre Julienne. Julienne s'est fait
beaucoup connaître sous la Révolution; d'importantes causes lui ont été
confiées. «Ce n'est, dit l'auteur anonyme d'un petit dictionnaire
biographique publié en 1807, ni le talent de Démosthène, ni celui de
Cicéron, ni même celui de Linguet, de Chauveau, de Belard: c'est le
sien. Son style est quelquefois obscur, amphigourique, gigantesque, un
peu _ivre_, si nous pouvons hasarder l'expression; son imagination le
grise. N'importe; malgré ses défauts, qu'il fasse imprimer ce qu'il a
dit pour arracher à la mort Kolli, Beauvoir et beaucoup d'autres, il
obtiendra un rang distingué parmi les gens de lettres.»

--Du courage! dit Julienne à Cazotte au moment de l'ouverture de
l'audience.

Cazotte hocha la tête et répondit, mais de façon qu'Élisabeth ne pût
l'entendre:

--Je m'attends à la mort, et je me suis confessé il y a trois jours. Je
ne regrette pas la vie, je ne regrette que ma fille.

On l'interrogea sur son nom, sur son âge et sur ses qualités. Après
quoi, son défenseur déposa sur le bureau une protestation contre la
compétence du tribunal. Cette protestation était fondée sur ce que
Jacques Cazotte ayant été acquitté et mis en liberté le 2 septembre par
le peuple souverain, on ne pouvait, sans porter atteinte à la
souveraineté de ce même peuple, procéder contre Jacques Cazotte à un
jugement sur des faits pour lesquels il avait été arrêté et ensuite
élargi. C'était de toute évidence. Il fallait respecter les arrêts des
juges populaires ou poursuivre ces mêmes juges, si on ne voulait pas
reconnaître leur autorité. «Peuple, tu fais ton devoir!» Ces paroles
fameuses de Billaud-Varennes et la présence de tant de membres de la
Commune dans les prisons au moment des massacres ne consacraient-elles
pas les tribunaux souverains? Cependant la Commune était la première
aujourd'hui à infirmer les actes de ses représentants; et quels actes
encore? les actes de clémence! Elle ne blâmait pas les bourreaux pour
avoir tué, elle les blâmait pour avoir fait grâce.

Le tribunal crut devoir ne pas s'arrêter à cette protestation et ordonna
qu'il serait passé à la lecture de l'acte d'accusation, daté du 1er
septembre, dressé par Fouquier-Tinville et signé par Perdrix,
commissaire national. Après l'acte d'accusation, il fut donné
connaissance à haute voix de la correspondance intime de Cazotte. Chaque
lettre était suivie d'un interrogatoire par le président Laveaux.

Cazotte répondait avec simplicité et avec précision.

La faiblesse de son organe ayant excité les réclamations des jurés et de
l'accusateur public, le tribunal ordonna que l'inspecteur de la salle
ferait disposer un siége, afin que Cazotte pût être mieux entendu. Au
bout d'un quart d'heure environ, il fut placé tout auprès des jurés,
ayant à sa droite sa fille, et à sa gauche son défenseur.

On le questionna beaucoup sur la secte des Illuminés, à laquelle il
avait appartenu; ce fut pourquoi il demanda _si c'était comme
visionnaire qu'on lui faisait son procès_. Quelques auteurs ont insinué
que Laveaux, qui l'interrogeait, était lui-même un Illuminé de la secte
des Martinistes, et que des signes d'intelligence avaient été échangés
entre eux dès les premiers mots de l'interrogatoire. Cela ne paraît
guère fondé; car Laveaux posa à Cazotte des questions tellement
indiscrètes, qu'on ne comprend pas qu'elles puissent venir d'un frère
d'ordre,--à moins toutefois qu'elles ne tendissent à dérouter les
profanes. Mais, encore une fois, cela me semble étrange. C'est ainsi
qu'il lui demanda les noms de ceux qui l'avaient initié dans la secte
des Martinistes.

--Ceux qui m'ont initié, répondit Cazotte, ne sont plus en France; ce
sont des gens qui séjournent peu, étant continuellement en voyage pour
faire les réceptions. Je sais seulement qu'un de ceux qui m'ont reçu
était il y a cinq ans en Angleterre.

Lorsqu'on arriva à la question religieuse, Cazotte établit qu'il allait
régulièrement à la messe du curé constitutionnel de Pierry.

--Il est singulier, dit le président, que vous alliez à la messe d'un
prêtre auquel vous ne croyez pas.

--Je le fais pour l'exemple, répondit Cazotte, et en ma qualité de maire
de Pierry. Il est vrai que je ne reconnais pas le curé constitutionnel;
mais Judas était à la suite de Jésus-Christ et faisait des miracles
comme les autres apôtres.

Un autre mot qui causa diverses sensations chez les auditeurs, ce fut
celui-ci:

--Qu'entendez-vous, demanda le président, par ces mots: _fanatisme_ et
_brigandages_, souvent répétés dans vos lettres?

--J'entends par fanatisme l'exaltation qui règne dans tous les partis.
Il y a fanatisme dans la liberté quand on passe par-dessus toute
considération humaine.

On lui demanda encore des choses singulières; par exemple, _ce qu'il
pensait de Louis XVI pendant les travaux de la constitution_.

--Je le regarde, répondit-il, comme ayant été forcé dans tout ce qu'il a
fait; mais je ne peux dire s'il a fait bien ou mal, attendu que je ne
suis pas juge du roi.

--Il est bien évident, dit le président, que vous étiez en
correspondance avec les ennemis du dehors, puisque vous assuriez que
dans trente-quatre jours juste la France serait envahie. Pourriez-vous
dire quel était le nom de cet officier général qui, entre autres, vous
avait si bien instruit?

--Me croyez-vous assez lâche pour être le dénonciateur de quelqu'un?
Dussé-je obtenir le prolongement de mes vieux jours, jamais je ne
consentirai à une pareille infamie!

Après quelques autres interrogations, Laveaux, qu'embarrassaient
quelquefois les réponses du vieillard et qu'attendrissaient aussi les
regards suppliants de la jeune fille, dit à Cazotte:

--Vous êtes peut-être fatigué; le tribunal est prêt à vous accorder le
temps nécessaire pour prendre du repos ou quelque rafraîchissement.

--Merci, répliqua Cazotte; je suis très-sensible à l'attention du
tribunal, mais je suis dans le cas de soutenir les débats, grâce à la
fièvre qui me tient en ce moment. D'ailleurs, ajouta-t-il en souriant,
plus tôt le procès sera terminé, plus tôt j'en serai quitte... ainsi que
messieurs les jurés et les juges.

Le procès continua donc.

Une de ses parentes se trouvait désignée dans la correspondance avec
Pouteau; le président l'interpella de déclarer le nom de cette parente.

--Dans l'état où je me trouve, répondit le vieillard, je serais bien
fâché d'y entraîner ma famille.

--Dites-nous du moins ce que vous avez entendu par ces mots d'une de vos
lettres: «Voilà une occasion que le roi doit saisir: il faut qu'il serre
les pouces au maire Pétion et le force à découvrir les fabricants de
piques et ceux qui les soldent.»

--Les lettres que je recevais m'informaient alors qu'il se fabriquait à
Paris cent mille piques. Je ne vis là-dedans qu'un projet de tourner ces
armes contre la garde nationale, qui suffisait pour le service et le
maintien de la tranquillité publique; ces craintes m'étaient transmises
par un ami dont les intentions ne m'étaient pas suspectes. Il se peut
que j'aie été mal informé, mais ce n'est pas ma faute.

Lorsque la liste des lettres fut épuisée,--il y en avait une
trentaine,--et que les débats furent clos, l'accusateur Réal se leva. Il
parla longuement de la bonté, de la franchise et de l'énergie du peuple
depuis la Révolution, des trahisons et des crimes de la cour, de la
perfidie des grands. Il analysa les charges qui pesaient sur l'accusé,
et, s'adressant à lui:

--Pourquoi faut-il que j'aie à vous trouver coupable après
soixante-douze années de loyauté et de vertu? Pourquoi faut-il que les
deux années qui les ont suivies aient été employées à méditer des
projets d'autant plus criminels qu'ils tendaient à rétablir le
despotisme et la tyrannie, en renversant la liberté de votre pays? La
vie que vous meniez à Pierry (il y avait trente-deux ans que Cazotte s'y
était retiré) retraçait les moeurs patriarcales; chéri des habitants,
que vous aviez vus naître, vous vous occupiez de leur bonheur. Pourquoi
faut-il que vous ayez conspiré contre la liberté de votre pays? Il ne
suffit pas d'avoir été bon fils, bon époux et bon père, il faut surtout
être bon citoyen.

«Pendant ce discours, qui dura une heure entière, raconte Desessarts,
les yeux de Cazotte ne cessèrent pas un instant d'être fixés sur
l'accusateur public; mais on y cherchait en vain quelque signe
d'agitation et de trouble: l'impassibilité la plus profonde y était
peinte. Il n'en était pas ainsi de sa fille, dont les alarmes semblaient
recevoir toutes les impressions du discours de Réal, et s'aggraver ou
s'adoucir en proportion des sentiments qu'il exprimait; lorsqu'elle
entendit ses conclusions terribles, des larmes abondantes coulèrent de
ses yeux. Son père lui adressa quelques mots à voix basse qui parurent
la calmer.»

Ce fut alors que Julienne commença sa défense. Il fut éloquent et
sensible, il émut l'auditoire par l'exposé touchant de la vie privée de
l'accusé; il retraça l'affreuse nuit du 2 septembre,--et il demanda si
un homme à qui il ne restait plus que quelques jours à exister auprès de
ses semblables n'était pas digne de trouver grâce aux yeux de la justice
après avoir passé par des épreuves si cruelles; si celui dont les
cheveux blancs avaient pu fléchir des assassins ne devait pas trouver
quelque indulgence auprès des magistrats qu'inspirait l'humanité.

Cette plaidoirie tira des pleurs de toute l'assemblée; Jacques Cazotte
fut peut-être le seul dont elle ne put réussir à entamer le sang-froid
presque divin. Sa fille reprit quelque courage en s'apercevant de
l'effet produit par les paroles de Julienne. Avant la délibération des
jurés, le président demanda à Cazotte s'il n'avait rien à ajouter.
Cazotte argua en peu de mots des mêmes moyens présentés par la
défense:--_Non bis in idem!_ dit-il; on ne peut être jugé deux fois pour
le même fait; j'ai été acquitté par jugement du peuple.

C'était l'heure où le sort du malheureux vieillard allait être décidé.
On fit retirer Élisabeth de la salle d'audience et on la conduisit dans
une des chambres de la Conciergerie, en l'assurant que son père
viendrait bientôt l'y rejoindre. Hélas! elle l'avait vu pour la dernière
fois. Reconnu coupable sur la déclaration des jurés, après vingt-sept
heures d'audience, Jacques Cazotte fut condamné à la peine de mort. En
entendant cet arrêt qui prenait sa tête et confisquait ses biens
(d'après la loi du 30 août), il se retourna machinalement comme pour
bien s'assurer que sa fille n'était pas là;--ce fut le seul moment où
l'on remarqua en lui quelque inquiétude;--mais ne la voyant point, la
sérénité reparut sur son front.

--Je sais, murmura-t-il, que dans l'état des choses, je mérite la mort.
La loi est sévère, mais je la trouve juste.

La parole appartenait au président Laveaux; il en usa pour prononcer la
plus emphatique des exhortations.

--Faible jouet de la vieillesse! s'écria-t-il, victime infortunée des
préjugés, d'une vie passée dans l'esclavage! toi dont le coeur ne fut
pas assez grand pour sentir le prix d'une liberté sainte, mais qui as
prouvé, par ta sécurité dans les débats, que tu savais sacrifier jusqu'à
ton existence pour le soutien de ton opinion, écoute les dernières
paroles de tes juges! puissent-elles verser dans ton âme le baume
précieux des consolations! puissent-elles, en te déterminant à plaindre
le sort de ceux qui viennent de te condamner, t'inspirer cette stoïcité
qui doit présider à tes derniers instants, et te pénétrer du respect que
la loi nous impose à nous-mêmes!... Tes pairs t'ont entendu, tes pairs
t'ont condamné; mais au moins leur jugement fut pur comme leur
conscience; au moins aucun intérêt personnel ne vint troubler leur
décision par le souvenir déchirant du remords; va, reprends ton courage,
rassemble tes forces; envisage sans crainte le trépas; songe qu'il n'a
pas droit de t'étonner; ce n'est pas un instant qui doit effrayer un
homme tel que toi.

A ces mots: _Envisage sans crainte le trépas_, Cazotte, sur qui ce
discours n'avait paru produire aucune impression, leva les mains vers le
ciel et sourit avec béatitude.

Laveaux continua:

--Mais, avant de te séparer de la vie, avant de payer à la loi le tribut
de tes conspirations, regarde l'attitude imposante de la France, dans le
sein de laquelle tu ne craignais pas d'appeler à grands cris l'ennemi...
que dis-je?... l'esclave salarié. Vois ton ancienne patrie opposer aux
attaques de ses vils détracteurs autant de courage que tu lui as supposé
de lâcheté. Si la loi eût pu prévoir qu'elle aurait à prononcer contre
un coupable tel que toi, par considération pour tes vieux ans, elle ne
t'eût pas imposé d'autre peine; mais rassure-toi: si elle est sévère
quand elle poursuit, quand elle a prononcé le glaive tombe bientôt de
ses mains. Elle gémit même sur la perte de ceux qui voulaient la
déchirer. Ce qu'elle a fait pour les coupables en général, elle le fait
particulièrement pour toi. Regarde-la verser des larmes sur ces cheveux
blancs, qu'elle a cru devoir respecter jusqu'au moment de ta
condamnation; que ce spectacle porte en toi le repentir; qu'il t'engage,
vieillard malheureux, à profiter du moment qui te sépare encore de la
mort, pour effacer jusqu'aux moindres traces de tes complots par un
regret justement senti! Encore un mot: tu fus homme, chrétien,
philosophe, _initié_; sache mourir en homme, sache mourir en chrétien;
c'est tout ce que ton pays peut encore attendre de toi.

On était dans la soirée du 25 septembre.

Cazotte fut reconduit à la Conciergerie, où bientôt l'exécuteur se
présenta pour lui couper les cheveux, qu'il avait abondants et
flottants.--Je vous recommande, dit Cazotte, de les couper le plus près
de la tête qu'il vous sera possible et de les remettre à ma fille.

Ensuite il passa une heure avec un prêtre.

Puis il demanda une plume et de l'encre, et il écrivit ces mots: «Ma
femme, mes enfants, ne me pleurez pas, ne m'oubliez pas; mais
souvenez-vous de ne jamais offenser Dieu.»

Le _Moniteur_, qui rendit compte dans les plus grands détails (numéro du
30 septembre) de l'exécution, commence son récit en termes
officiellement indignés: «Le glaive vient encore d'abattre une tête
conspiratrice. Un vieillard de soixante-quatorze ans tramait sur le bord
de sa tombe la perte et l'asservissement de sa patrie. Le ciel était
aussi du complot, si on veut l'en croire; c'est au nom du ciel et pour
la cause du despotisme que Jacques Cazotte entretenait une
correspondance avec les émigrés et des relations avec le secrétaire
d'Arnaud de Laporte, intendant de la liste civile!» Après cette froide
raillerie, le journal-girouette est forcé d'ajouter que «l'inaltérable
sang-froid qu'il a conservé jusque sur l'échafaud, ses cheveux blancs,
et plus encore les larmes de sa fille, qui ne l'a point quitté, ont
intéressé la sensibilité de ceux qui les ont vus.»

Il paraît que la voiture qui conduisait Cazotte s'arrêta deux fois avant
de sortir de la cour du Palais; on raconte qu'il tournait ses regards
vers le peuple dont elle était remplie, et qu'il semblait vouloir lui
parler. Même à un certain moment, il se fit un grand silence, qui fut
rompu tout à coup par ce cri unanime:--Vive la nation! «On ne peut guère
que deviner les motifs de cette circonstance, écrit le _Moniteur_;
peut-être que M. Cazotte, qui avait éprouvé combien la vieillesse et le
respect qu'elle inspire ont de pouvoir sur la pitié du peuple,
nourrissait l'espoir de l'intéresser de nouveau en sa faveur et de
pouvoir échapper à la mort. Mais cette fois le peuple partagea
l'impassibilité de la loi et ne fit aucun mouvement pour arrêter
l'exécution de l'arrêt qu'elle venait de prononcer.»

Ajoutons qu'en marchant au supplice, Cazotte tint presque constamment
ses yeux levés vers le ciel; toutefois on le vit sourire en apercevant
l'échafaud, et c'est là sans doute ce qui fit penser à quelques
personnes qu'il était tombé en enfance. Cette erreur n'a pas besoin
d'être combattue: Cazotte conserva jusqu'au dernier moment son
habituelle sérénité. Avant de livrer sa tête à l'exécuteur, il s'adressa
à la foule de la place du Carrousel et d'un ton de voix qu'il s'efforça
d'élever:

--Je meurs comme j'ai vécu, cria-t-il, fidèle à Dieu et à mon roi!

Ainsi fut guillotiné, à sept heures du soir, celui que le _Patriote
français_ devait appeler le _Marat du royalisme_,--horrible injure à
laquelle ne s'attendait pas ce juste et ce martyr!

                   *       *       *       *       *

Quelques mots sur sa fille sont devenus indispensables au complément de
cette douloureuse trilogie dont nous avons déroulé les actes en
Champagne, au fond des cachots et devant le tribunal du 17 août.
Élisabeth Cazotte, entraînée hors de la Conciergerie par des amis de son
père, vécut longtemps dans les larmes et dans l'isolement. En 1800, elle
épousa M. de Plas, qu'elle avait autrefois connu à Épernay. Mais le
bonheur ne devait pas longtemps couronner de son auréole le front de
cette noble femme. Un an après son mariage, elle mourut dans les
douleurs de l'enfantement, laissant une mémoire bénie.

  Ce récit a été publié pour la première fois, il y a dix ans, dans un
  journal de Paris. A cette époque, le fils de Cazotte écrivit à
  l'auteur une lettre qui se termine par ces mots:

  «En conservant au vénérable Cazotte et à son héroïque fille leur
  touchant caractère, M. Monselet s'est acquis des droits à la gratitude
  du fils aîné de Jacques et des enfants dont sa vieillesse est
  entourée. _Signé_: Jacques-Scévole Cazotte, rue du Cherche-Midi, 44.»

  De tels témoignages sont la meilleure récompense de l'écrivain, auquel
  ils apportent la confirmation d'un travail accompli avec conscience;
  et c'est pour lui un grand bonheur que de se voir rendre par les fils
  la sympathie qu'il a vouée aux pères.




LES DIAMANTS DU GARDE-MEUBLE


Les massacreurs de septembre, en exerçant leur fureur dans les prisons
de Paris, avaient épargné la tourbe entraînée par la misère ou par la
perversité. Les nobles et les prêtres ayant eu le terrible privilége
d'assouvir leur soif sanguinaire, on avait laissé passer entre les
réseaux de l'accusation un grand nombre de détenus ordinaires,
considérés comme du menu fretin.

N'ayant plus le pain de la prison, et jouissant d'une liberté complète,
tant la police était occupée alors à déjouer exclusivement les attentats
contre-révolutionnaires, ces fils adoptifs de la potence cherchaient
quelque grande occasion de signaler leur adresse et d'asseoir leur
fortune. Sous le calme des verrous, plusieurs hommes d'un vrai mérite en
ce genre s'étaient rencontrés et liés d'amitié. Rendus à des loisirs
dangereux, ils discutèrent ensemble l'opportunité de diverses
tentatives; ce groupe de malfaiteurs comptait parmi ses fortes têtes
deux meneurs inventifs et résolus: l'un Joseph Douligny, originaire de
Brescia (Italie), âgé de vingt-trois ans; l'autre Jean-Jacques Chambon,
né à Saint-Germain-en-Laye, âgé de vingt-six ans, et ancien valet de la
maison Rohan-Rochefort.

Un jour ces deux amis, dignes l'un de l'autre, entendirent dans un café
du faubourg Saint-Honoré une conversation qui leur fit naître la pensée
d'un vol gigantesque.

--Je vous le répète, moi, disait un petit vieillard à deux habitués qui
méditaient avec lui chaque ligne d'une gazette, ce ministre Roland est
un pauvre homme, qui cache sous des dehors d'austérité un coeur
accessible aux plus sottes faiblesses; il tolère dans sa maison de
véritables scandales, et sous prétexte qu'il aime sa femme, il se croit
forcé de protéger les gens dont elle s'entoure. Il n'y a pas un poste
qui ne soit occupé par un des favoris de la citoyenne Roland; jusqu'à
cette place de conservateur du Garde-Meuble qui vient d'être donnée à
l'un de ces mendiants!

--Oh! oh! quelle colère! répondit l'un des causeurs en souriant; on voit
bien que tu avais songé à demander pour toi-même cette petite position.

--Pour moi! reprit le vieillard mécontent; je n'ai jamais demandé aucune
faveur, c'est pour cela que je suis indigné contre le conservateur du
Garde-Meuble, un homme qui monte à cheval et qui apprend à danser; qui
n'est jamais, ni jour ni nuit, occupé des devoirs de sa charge. Les
trésors qui lui sont confiés peuvent devenir la proie de quelque filou
entreprenant; on n'aurait qu'à escalader une fenêtre, et tout serait
dit.

--Tout beau! mais les surveillants?

--Ils imitent leur chef, et vont s'enivrer aux barrières...

Chambon et Douligny avaient écouté; et la même cause avait produit chez
eux le même effet; ils échangèrent un regard, et ce regard contenait à
lui seul tout un projet d'une audace extrême. Ils se levèrent
tranquilles comme des bourgeois qui vont porter le reste de leur sucre à
leurs enfants; mais à peine furent-ils dans la rue qu'ils se frottèrent
le nez. Les diplomates habiles entendent avant qu'on leur ait parlé, il
en est de même des voleurs émérites: ils se dirigèrent immédiatement
vers la place de la Révolution, afin de reconnaître le monument contre
lequel ils méditaient une attaque.

Particulièrement réservé aux richesses inhérentes à la couronne de
France, telles que joyaux du vieux temps, cadeaux des nations
étrangères, présents des seigneurs du royaume, le Garde-Meuble contenait
des objets d'une valeur inappréciable; on les avait rangés dans trois
salles et symétriquement enfermés dans des armoires; le public était
admis à les visiter tous les mardis. On y voyait les armures des anciens
rois et paladins, notamment celles de Henri II, de Henri IV, de Louis
XIII, de Louis XIV, de Philippe de Valois, de Casimir de Pologne; et la
plus admirable par le fini du travail, celle que François Ier portait à
la bataille de Pavie.

A côté de ces souvenirs presque vivants de l'ancienne splendeur royale,
on remarquait, sombre et menaçant, l'espadon que le pape Paul V portait
lorsqu'il fit la guerre aux Vénitiens; cette arme, longue de cinq pieds,
se montrait, orgueilleuse, à côté de deux bonnes petites épées du grand
Henri. Deux canons damasquinés en argent, montés sur leur affût,
représentaient la vanité du roi de Siam.--Dépôt plus précieux encore,
les diamants de la couronne, contenus dans différentes caisses, étaient
placés dans les armoires du Garde-Meuble. Le _Régent_, le _Sanci_ et le
_Hochet du Dauphin_, formaient les trois astres principaux de ce groupe
d'étoiles. Des tapisseries, des chefs-d'oeuvre d'art en or et en argent,
disposés dans les salles, représentaient également une valeur de
plusieurs millions.

Douligny et Chambon n'ignoraient pas ces détails: aussi furent-ils pris
de fièvre en voyant qu'un tel vol n'était pas impossible. Les poteaux
des lanternes s'élevaient assez près du mur et assez haut pour faciliter
l'escalade par l'une des fenêtres; il n'y avait pas le moindre corps de
garde duquel on eût à se méfier; seulement cette équipée nécessitait le
concours de quelques amis. Le premier auquel ils firent part de leur
audacieux projet fut un nommé Claude-Melchior Cottet, dit le
_Petit-Chasseur_, qui les exhorta à réunir l'élite de la bande,
c'est-à-dire neuf de leurs camarades connus pour leur adresse et leur
courage.

D'après l'interrogatoire de cet homme et d'après la déposition de
plusieurs témoins au procès, il paraît démontré que le premier assaut
tenté contre le Garde-Meuble, dans la nuit du 15 au 16 septembre, ne
rapporta aux douze associés qu'une parfaite connaissance des lieux. Ils
ne purent, vu leur petit nombre et le manque absolu de pinces et de
lanternes, pénétrer par la voie qui leur avait semblé praticable; à
peine leur fut-il permis de s'introduire dans un pauvre petit cabinet où
ils dérobèrent des pierreries de faible valeur. La partie fut remise à
la nuit suivante; mais cette fois Douligny et Chambon décidèrent qu'il
fallait convoquer le ban et l'arrière-ban de leurs troupes. Afin de
procéder par des ruses de haute école, quelques fausses patrouilles de
gardes nationaux circulant autour du Garde-Meuble pendant que les
assaillants se glisseraient vers le trésor, ne leur parurent pas d'une
invention trop mesquine.

Il fut en outre convenu entre les douze coquins qu'on s'adjoindrait
vingt-cinq à trente filous du second ordre, auquel on promettrait une
part du butin; mais afin de n'être pas trahis, on convint de ne les
instruire que lorsqu'on serait sur le terrain. On leur ordonna de
s'habiller en gardes nationaux et de se pourvoir de fusils ou de sabres.
Le rendez-vous était à l'entrée des Champs-Élysées; l'heure était celle
de minuit; chacun fut exact.

Chambon et Douligny arrivèrent sur la place, formèrent de ceux qui
étaient revêtus de l'uniforme une patrouille chargée de rôder le long
des colonnades pour donner à croire aux passants que la police se
faisait exactement. Ils placèrent ensuite à toutes les issues des
surveillants qui devaient donner l'alarme au moindre danger. Comme les
deux chefs traversaient la place après avoir pris toutes leurs
précautions, ils trouvèrent, près du piédestal sur lequel avait été la
statue de Louis XV, un jeune homme de douze à quatorze ans, qui leur
inspira de l'inquiétude. Ils l'abordèrent, l'interrogèrent, et le firent
consentir à rester en sentinelle à cet endroit et à pousser des cris
pour attirer vers lui les personnes qui lui paraîtraient suspectes. On
lui promit une récompense, sans le mettre au fait de l'expédition.

Après toutes ces précautions, Chambon grimpe le long des colonnades, en
s'aidant de la corde du réverbère; Douligny le suit, ainsi que plusieurs
autres. Avec un diamant, on coupe un carreau que l'on enlève et qui
donne la facilité d'ouvrir la croisée par laquelle les voleurs
s'introduisent dans les appartements du Garde-Meuble. Une lanterne
sourde sert à les guider vers les armoires, que l'on ouvre avec les
fausses clefs et les rossignols. On s'empare des boîtes, des coffres, on
se les passe de main en main; ceux qui sont au pied de la colonnade les
reçoivent de ceux qui sont en haut. Tout à coup, le signal d'alerte se
fait entendre. Les voleurs qui sont sur la place s'enfuient; ceux qui
sont en haut se laissent glisser le long de la corde du réverbère.
Douligny manque la corde, tombe lourdement sur le pavé et y reste
étendu. Une véritable patrouille, qui avait aperçu la lumière que la
lanterne sourde répandait dans les appartements, avait conçu des
soupçons. En s'approchant, elle entend tomber quelque chose, elle court,
trouve Douligny, le relève et s'assure de lui. Le commandant de la
patrouille, après avoir laissé la moitié de son monde en dehors, frappe
à la porte du Garde-Meuble, se fait ouvrir, et monte aux appartements
avec ce qu'il a de soldats. Chambon est saisi au moment où il va
s'esquiver; on le joint à son compagnon et l'on envoie chercher le
commissaire.

L'officier public interroge les voleurs, qui, se trouvant pris en
flagrant délit et les poches pleines, avouent avec franchise, mais ne
dénoncent aucun de leurs compagnons. Au même instant, on ramasse sous la
colonnade le beau vase d'or appelé _Présent de la ville de Paris_.

La fausse patrouille, à laquelle la véritable cria: _Qui vive?_ n'ayant
pas le mot d'ordre, crut prudent d'y répondre par la fuite. Elle se
dispersa dans les Champs-Élysées et dans les rues qui y aboutissent. Du
nombre des voleurs qui avaient reçu des boîtes de diamants, deux se
retirèrent dans l'allée des Veuves, firent une excavation au fond d'un
fossé, y enfouirent leur larcin, le recouvrirent de terre et de
feuilles, et se retirèrent tranquillement chez eux. Plusieurs autres
allèrent déposer leur part chez des recéleurs. Le plus grand nombre se
réunit sous le pont Louis XVI, et, après avoir posé un des leurs en
sentinelle au-dessus du pont, ils s'assirent en rond. Le plus important
de la bande fit déposer au centre les coffres volés; il en ouvrit un, y
prit un diamant qu'il donna à son voisin de droite, en prit un autre
pour le suivant, et ainsi de suite. Il avait soin d'en mettre d'abord un
dans sa poche pour lui, et, après avoir fait le tour du cercle, d'en
déposer un autre pour le camarade qui était en sentinelle. Lorsqu'un
coffre était vidé, on passait à un autre. Il était en train de faire la
distribution du dernier, lorsque la sentinelle donna le signal de sauve
qui peut. Le distributeur jeta dans la Seine le reste des diamants à
distribuer, et chacun s'échappa. Plusieurs répandirent, en fuyant, des
brillants qui furent trouvés et ramassés le lendemain par des
particuliers.

Averti des graves événements de la nuit, et comprenant quelles
insinuations perfides ses ennemis en tireraient contre lui, le ministre
Roland se rendit à l'Assemblée vers dix heures du matin et demanda la
parole pour une communication urgente.

--Il a été commis, dit-il, cette nuit, un grand attentat. Ce n'est pas
d'aujourd'hui qu'on s'en occupe. On a volé au Garde-Meuble les diamants
et d'autres effets précieux. Deux personnes ont été arrêtées; leurs
réponses dénotent des gens qui ont reçu de l'éducation et qui tenaient à
ce qu'on appelait autrefois des personnes au-dessus du commun. J'ai
donné des ordres relativement à ce vol.

Les députés frémirent d'indignation; la Montagne fit entendre les
grondements de sa colère. Le ministre, en montrant derrière les
brouillards de Coblentz l'armée royaliste attendant les trésors du
Garde-Meuble pour s'habiller et se nourrir, évitait parfaitement qu'on
songeât au défaut de précautions qui devait retomber sur lui. Quatre
députés, Merlin, Thuriot, Laporte et Lapleigne, furent nommés pour être
présents à l'information.

La nouvelle de cet attentat remua tous les quartiers de Paris: le rappel
fut battu; le ministre de l'intérieur, le maire et le commandant général
se réunirent et prirent des mesures pour garder les barrières; jamais on
n'avait fait tant d'honneur à de simples bandits; il est vrai que jamais
on n'avait vu un vol si considérable. Certaines rues étaient semées de
pierreries, de saphirs, d'émeraudes, de topazes, de perles fines.
Quelques citoyens honnêtes rapportèrent leurs précieuses trouvailles;
mais d'autres patriotes fougueux, qui avaient horreur de tout ce qui
provenait de l'ancien tyran, enfouirent leur épave dans leur paillasse
ou au fond de leur commode, afin que leurs yeux ne fussent pas souillés
par la vue d'un métal impur.

Un pauvre homme, passant dans le faubourg Saint-Martin pour se rendre à
son travail, trouva un de ces diamants et se hâta d'aller le restituer
aux employés du Garde-Meuble. Trois jeunes enfants furent admis à la
barre de l'Assemblée pour y déposer des bijoux que le hasard avait
pareillement mis entre leurs mains. L'Assemblée ordonna que leurs noms
seraient inscrits au procès-verbal. Des cassettes furent encore
retrouvées au Gros-Caillou, rue Nationale et rue de Florentin. Mais de
ces différents traits de probité, le plus éclatant est évidemment
celui-ci: un commissaire monte chez la maîtresse d'un des voleurs; sur
sa cheminée se trouvait un gobelet rempli d'eau-forte, dans lequel elle
avait mis un objet volé, afin d'en séparer l'alliage. Informée de
l'arrivée du commissaire, n'ayant plus le temps de cacher le gobelet,
elle le lance par la fenêtre. Une vieille mendiante passe quelques
minutes après; ses yeux collés sur le pavé rencontrent de petites
étoiles qui brillent dans la boue; elle ramasse par curiosité ces
étincelles inexplicables pour elle, et, à quelques centaines de pas,
elle entre chez un orfévre, qui lui apprend que ce sont des diamants.
Aussitôt elle se rend au comité de sa section, dépose sa trouvaille,
demande un reçu et va mendier son pain.

Joseph Douligny et Chambon, pris en flagrant délit et surabondamment
nantis de pièces de conviction, n'essayèrent pas, comme nous l'avons
dit, de nier leur culpabilité; les premiers interrogatoires que leur
firent subir les juges sous l'inspiration des immenses conjectures du
ministre Roland, durent singulièrement flatter ces coquins (un d'eux,
Douligny, était marqué de la lettre V, voleur); pendant quelques jours
ils espérèrent pouvoir se dire martyrs d'une opinion et victimes de leur
courage. Il y a lieu de croire qu'ils eussent immédiatement nommé leurs
complices s'ils n'avaient tenu à prolonger l'erreur de la justice. Le
jugement rendu contre eux prouve jusqu'à quel point on avait admis les
idées de connivence avec les royalistes; nous citons textuellement cet
arrêt, qui fut rendu le 23 septembre, après une audience continue de
quarante-cinq heures.

«Vu la déclaration du jury de jugement, portant: 1º qu'il a existé un
complot formé par les ennemis de la patrie, tendant à enlever de vive
force et à main armée les bijoux, diamants et autres objets de prix
déposés au Garde-Meuble, pour les faire servir à l'entretien et au
secours des ennemis intérieurs et extérieurs conjurés contre elle; 2º
que ce complot a été exécuté dans les journées et nuits des 15, 16 et 17
septembre présent mois, et particulièrement dans la nuit du dimanche 16
au lundi 17, par des hommes armés qui ont escaladé le balcon du
rez-de-chaussée et premier étage du Garde-Meuble, en ont forcé les
croisées, enfoncé les portes des appartements et fracturé les armoires,
d'où ils ont enlevé et emporté tous les diamants, pierres fines et
bijoux de prix qui y étaient déposés, tandis qu'une troupe de trente à
quarante hommes, armés de sabres, poignards et pistolets, faisaient de
fausses patrouilles autour dudit Garde-Meuble, pour protéger et
faciliter lesdits vols et enlèvements, lesquels ne se sont dispersés,
ainsi que ceux introduits dans l'intérieur, que lorsqu'ils ont aperçu
une force publique considérable et que deux d'entre eux étaient arrêtés;
3º que les nommés Joseph Douligny et J.-J. Chambon sont convaincus
d'avoir été auteurs, fauteurs, complices, adhérents desdits complots et
vols à main armée, et notamment d'avoir, dans la nuit du 16 au 17 de ce
mois, sous la protection desdites fausses patrouilles, escaladé le
balcon dudit Garde-Meuble, d'en avoir brisé et fracturé les croisées,
portes et armoires, à l'aide de limes, marteaux, vilebrequins et autres
outils, de s'être introduits dans les appartements et d'y avoir pris une
grande quantité de bijoux d'or, de diamants et pierres précieuses dont
ils ont été trouvés nantis au moment de l'arrestation; 4º et enfin que,
méchamment et à dessein de nuire à la nation, lesdits J. Douligny et
J.-J. Chambon se sont rendus coupables de tous lesdits délits, le
tribunal, après avoir entendu le commissaire national, condamne lesdits
Douligny et Chambon à la peine de mort.»

Sous le coup de cette sentence, leur caractère se produisit à nu:
troublés, pâles, ils déclarèrent qu'ils feraient des révélations
complètes, si on voulait leur accorder la vie pour récompense. Le
tribunal ne sut comment répondre à cette proposition: le président leur
dit que la Convention seule pouvait statuer sur leur demande.

Pendant ce temps, la police, aux aguets, était parvenue à retrouver,
très-incomplètes encore, quelques traces des coupables qu'elle
cherchait. Un citoyen du nom de Duplain avait déposé au comité de sa
section que, le 16 septembre au soir, dans un café de la rue de Rohan,
il avait entendu deux hommes se quereller au sujet d'un vol de diamants:
l'un reprochait à l'autre sa pusillanimité, qui les avait privés d'une
capture importante; il se consolait néanmoins, espérant, la nuit
suivante, réitérer leur prouesse de manière à n'avoir plus rien à
désirer. A cette déclaration, le citoyen Duplain ajouta le signalement
de l'un des deux hommes, celui qu'il avait pu le mieux voir. On mit des
agents en embuscade dans la rue de Rohan, et, le quatrième jour, on y
arrêta un personnage dont l'extérieur et la physionomie se rapportaient
au signalement donné. Amené au comité de surveillance, cet homme déclara
se nommer Badarel et être natif de Turin; il nia les propos qu'on lui
imputait, se récriant sur des doutes aussi injurieux; mais ayant été
fouillé, il fut trouvé détenteur de plusieurs pierres. Alors il avoua
que le 15 septembre, deux individus, qu'il ne connaissait pas, l'avaient
engagé à se rendre la nuit avec eux sur la place Louis XV, lui disant
qu'il y allait de sa fortune; ils exigèrent simplement qu'il fît le guet
pendant un quart d'heure. Ces messieurs étaient si honnêtes qu'il avait
cru servir des amoureux et non des voleurs. Ils étaient bientôt revenus
auprès de lui, et l'avaient accompagné jusque dans sa chambre, rue de la
Mortellerie, près l'hôtel de Sens. Là, que s'était-il passé tandis qu'il
avait été chercher des rafraîchissements, il l'ignorait; mais le
lendemain, quand il fut seul chez lui, il aperçut des diamants sur la
cheminée, et il fut porté à croire qu'il avait été pendant quelques
heures le compagnon de deux nababs déguisés.

Cette histoire, richement brodée comme on voit, n'abusa pas un instant
les juges instructeurs. Ils mirent Badarel en présence de Douligny et de
Chambon; ceux-ci, désireux d'appuyer leur demande en grâce sur des
faits, ne firent aucune difficulté de reconnaître Badarel.

--Mon pauvre vieux, lui dit Douligny devant le président du tribunal
criminel, il n'y a plus à vouloir rester blanc comme un agneau; nous
sommes pris, nous n'avons d'espoir qu'en la clémence des magistrats, et
cette clémence est subordonnée à nos aveux, à notre sincérité. Tu es
dans un très-mauvais cas; veux-tu obtenir ta grâce d'avance? tu n'as
qu'à te rendre avec le citoyen président sous cet arbre des
Champs-Élysées au pied duquel tu as enfoui cette grande cassette. Dès
que tu l'auras restituée, tu seras sûr de ne plus avoir affaire à des
juges, mais à de vrais amis.

Badarel essaya bien d'envoyer Douligny à tous les diables et de prouver
qu'il ne le connaissait pas, mais sa résistance ne put être de longue
durée. Douligny l'exhorta si bien, lui fit de telles promesses, qu'enfin
ce malheureux consentit à se rendre aux Champs-Élysées avec le
président.

Ce transport de justice eut des résultats considérables; les fouilles
opérées d'après les indications de Badarel firent découvrir 1,200,000
francs de diamants. La procédure recommença avec plus d'acharnement; les
dépositions de Douligny et de Chambon furent jugées si utiles pour
éclairer les recherches et confondre les accusés, que le président du
tribunal criminel se rendit en personne à la barre de la Convention et y
parla en ces termes:--Je crois de mon devoir de prévenir la Convention
que, depuis vendredi 21, la première section du tribunal s'est occupée
sans désemparer de l'interrogatoire de deux voleurs du Garde-Meuble.
Pendant quarante-huit heures ils n'ont voulu donner aucun renseignement;
mais hier, lorsque la peine de mort a été prononcée contre eux, ils
m'ont fait dire qu'ils avaient à faire des déclarations importantes; ils
m'ont demandé ma parole d'honneur que, pour prix de ces aveux, leur
grâce leur serait accordée. Je n'ai pas cru devoir prendre sur moi une
pareille promesse; mais je leur ai dit que s'ils me disaient la vérité,
je porterais leur demande auprès de la Convention nationale; alors le
nommé Douligny m'a révélé toute la trame du complot; il a été confronté
avec un de ses co-accusés non jugé; il l'a forcé de déclarer l'endroit
où étaient cachés plusieurs des effets volés. Je me suis transporté aux
Champs-Élysées, dans l'allée des Veuves; là le co-accusé m'a découvert
les endroits où il y avait des objets très-précieux. N'est-il pas
important de garder ces deux condamnés pour les confronter encore avec
les autres complices? Mais le peuple demande leurs têtes. Que la
Convention rende un décret, qu'elle le rende tout de suite; le peuple la
respecte, il se tiendra toujours dans la plus complète soumission aux
ordres de l'assemblée.»

Ordonner la mort de Douligny et de Chambon, c'eût été tuer deux poules
aux oeufs d'or; chacune de leurs déclarations, ou plutôt de leurs
dénonciations, produisait quelques nouvelles découvertes. La Convention
décida qu'il fallait garder ces deux voleurs pour traquer les autres.

L'un des premiers complices dont ils révélèrent le nom fut le malheureux
juif Louis Lyre; il n'avait pas aidé à commettre le vol, mais il avait
acheté à vil prix une grande quantité de bijoux. Ce malheureux parlait
un français mêlé d'italien qui fit beaucoup rire les juges. Ayant
intégralement payé ses petites acquisitions, disait-il, il ne comprenait
pas qu'on lui réclamât encore quelque chose. Après s'être égayé de son
galimatias, le tribunal le condamna à la peine de mort. On le conduisit
au supplice le 13 octobre, à dix heures. Ne concevant pas qu'une
spéculation heureuse fût considérée comme un crime, il marcha à la mort
avec le courage que donne la paix de la conscience. Monté dans la
voiture, seul avec l'exécuteur, il criait d'une voix très-haute et
très-libre:--Fife la nazion! Il voulut parler au peuple; la cavalerie
essaya de s'y opposer, mais alors la canaille qui accompagnait les
victimes à l'échafaud était souveraine; elle accorda la parole au juif.

--Messious, dit-il, ze mours innozent, ze ne zouis point volour, ze
pardonne à la loi et à mes zouzes.

Mais vu qu'il se faisait tard, le bourreau le pria de se hâter.

En mesurant leurs dénonciations, et en ne les faisant que peu à peu,
Douligny et Chambon espérèrent échapper à la mort, protégés qu'ils
étaient maintenant par la Convention. Conformément à ces calculs, ils
jetèrent quelques jours après une nouvelle proie à la justice. Ce fut
cette fois leur ami Claude-Melchior Cottet, dit _le Petit-Chasseur_.
Arrêté et conduit à la Conciergerie, ce dernier fut convaincu d'avoir
été le sergent recruteur des fausses patrouilles. Dans la nuit du 15 au
16 septembre, il s'était rendu en costume de garde national chez le
nommé Retour, chez Gallois, dit _Matelot_, et chez Meyran; il leur avait
remis des pistolets destinés à protéger l'entreprise. On lui prouva, en
outre, qu'il avait vendu pour 30,000 livres de perles fines. Un témoin,
un nommé Joseph Picard, lequel ne tarda pas à changer son rôle de témoin
contre celui d'accusé, vint déposer qu'étant encore au lit, un matin, le
personnage connu sous le nom de _Petit-Chasseur_ s'était rendu chez lui,
afin d'acheter une paire de bottes. Le marché conclu avec la femme
Picard, l'acheteur l'avait engagée à aller chercher du vin et à lui
rapporter en même temps pour six sous d'eau-forte. Cette commission
faite, Picard avait vu _le Petit-Chasseur_ glisser quelque chose dans
cette eau-forte; mais les commissaires venant au même instant pour
l'arrêter, il jeta le tout dans la rue. Alors il fut facile de
reconnaître que c'étaient des diamants.

Écrasé par les preuves et par les dépositions, Melchior Cottet fut
condamné à la peine de mort. Voyant par quels moyens Douligny et Chambon
avaient obtenu un sursis illimité, il imagina d'avoir recours aux mêmes
ruses, et, en effet, il livra le nom de quelques complices. Mais on
reconnut bientôt qu'il n'avait qu'un but: retarder le jour de son
exécution. On refusa de prêter davantage l'oreille à ses déclarations
interminables. Arrivé au lieu du supplice, il gagna encore deux heures
par une dernière supercherie. Il demanda à se rendre au Garde-Meuble
avec un magistrat, disant qu'il y allait de la fortune de la nation.
Monté dans les salles, il y resta plus d'une heure et demie à parler de
complots imaginaires dont il connaissait, disait-il, tous les secrets.
Mais à la fin la foule impatientée refusa d'attendre plus longtemps le
spectacle qui avait été promis à sa curiosité sanguinaire. En descendant
du Garde-Meuble, _le Petit-Chasseur_ eut beau crier:--Citoyens, je ne
suis pas coupable; intercédez pour moi, intercédez pour moi!--Nul ne fut
accessible à la pitié, et la loi reçut son application.

Grâce aux renseignements fournis par Douligny et Chambon, on arrêta
successivement leurs principaux complices, qui furent condamnés à la
peine capitale. Des femmes et même un enfant, Alexandre, dit _le Petit
Cardinal_, se virent impliqués dans cette affaire, qui prit peu à peu
une telle dimension, que le député Thuriot, l'un des membres de la
commission de surveillance, proposa à la Convention d'autoriser le
déplacement du chef du jury, afin que ce dernier allât dans les endroits
de la France qu'il croirait nécessaires, décernât des mandats d'amener,
et fît des visites domiciliaires. Cette proposition fut rejetée, parce
qu'elle n'assurait pas au procès une marche assez rapide.

S'il faut en croire les révélations de Sergent, consignées dans une
lettre datée de Nice en Piémont, du 5 juin 1834, et adressée à la _Revue
rétrospective_, ce serait à lui qu'on devrait la découverte des
principaux diamants de la couronne. Il raconte que pendant les débats du
tribunal criminel, alors qu'il était administrateur de la police, une
mulâtresse, habituée de la tribune publique des Jacobins, vint le
trouver dans son cabinet.--Que direz-vous, si je vous fais trouver les
diamants? Je le puis, en amenant un homme qui a une révélation à vous
faire. Je voulais le conduire au comité des recherches de l'assemblée
législative, mais il ne veut faire qu'à vous sa déposition; car il vous
a, dit-il, une grande obligation, et c'est par reconnaissance qu'il veut
que ce soit à vous que la patrie doive d'être rentrée dans la possession
de ces richesses.--Amenez-le promptement.

Une heure après, on introduisit dans un des salons du maire, où Sergent
se trouvait seul, un quidam vêtu proprement en garde national; il était
conduit par la mulâtresse.--Voilà celui dont je vous ai parlé, dit-elle,
et elle s'éloigna.--Monsieur l'administrateur, dit cet homme d'une voix
basse, je puis vous faire reprendre tous les diamants de la couronne;
mais il me faut votre parole que vous ne me perdrez pas.--Quoi! lorsque
vous allez rendre un service aussi important, que devez-vous craindre?
ne méritez-vous pas au contraire une récompense?--Je ne puis en avoir
d'autre que celle de ma vie. Dans cette affaire, mon nom ne peut être
prononcé sans risquer de la perdre.--Parlez, dit Sergent surpris, je
vous promets toute ma discrétion.--Vous ne me reconnaissez pas,
monsieur?--Non, je ne vous ai pas vu, je crois, avant cet
entretien.--Ah! monsieur l'administrateur, donnez-moi votre parole de
magistrat que vous ne me livrerez point!--Quel mystère! Révélez, si vous
savez quelque chose de ce vol; seriez-vous complice? Je vous
sauverai...--Non, monsieur, reprit cet homme, je suis ***, le prisonnier
que vous avez visité à la Conciergerie vers la fin du mois d'août, et
que vous avez eu la bonté de faire raser sur sa demande; vous savez que
j'étais condamné à mort pour fabrication de faux assignats, et que
j'attendais alors, quoique sans espoir, l'issue de mon pourvoi en
cassation. Les juges populaires de septembre m'ont mis en liberté, mais
le tribunal peut me faire reprendre.--Eh bien, soyez tranquille, dit
Sergent; voyons, que savez-vous des diamants?

Le quidam entra dans les détails les plus étendus. Une nuit qu'il
feignait de dormir, il avait entendu auprès de lui des gens s'entretenir
en argot du vol fameux. Il ignorait leurs noms, mais il avait appris que
les diamants étaient cachés dans deux mortaises d'une grosse poutre de
la charpente du grenier d'une maison de la rue de ...--Envoyez-y
promptement, ajouta-t-il; ils ne doivent pas être encore enlevés; mais,
je vous supplie, ne parlez pas de moi dans vos bureaux.

Le récit contenu dans la lettre de Sergent est plein de trouble et de
confusion, surtout à l'endroit des dates; nous avons dû souvent
l'élucider. A cette époque de 1834, Sergent, très-avancé en âge, ne
commandait plus à sa mémoire; et d'ailleurs il n'était préoccupé, comme
Barère, que du soin de sa réhabilitation. Cependant sa version coïncide
tout à fait avec le rapport de Vouland, consigné dans _le Moniteur_ du
11 décembre:--Votre comité de sûreté générale, dit Vouland, ne cesse de
faire des recherches sur les auteurs et complices du vol du
Garde-Meuble; il a découvert hier le plus précieux des effets volés:
c'est le diamant connu sous le nom de _Pitt_ ou _Régent_, qui, dans le
dernier inventaire de 1791, fut apprécié douze millions. Pour le cacher,
on avait pratiqué, dans une pièce de charpente d'un grenier, un trou
d'un pouce et demi de diamètre. Le voleur et le recéleur sont arrêtés;
le diamant, porté au comité de sûreté générale, doit servir de pièce de
conviction contre les voleurs. Je vous propose, au nom du comité, de
décréter que ce diamant sera transporté à la trésorerie nationale, et
que les commissaires de cet établissement seront tenus de le venir
recevoir séance tenante.» Ces propositions furent décrétées. Quant à
l'homme dont parle Sergent, il fut seulement présenté à Pétion, qui le
fit partir pour l'armée, où, sur la recommandation du ministre de la
guerre, il entra avec un grade dans un régiment de la ligne. Que
devint-il? Nous l'ignorons. Seulement, plus tard, dans un compte rendu
du tribunal en date du 26 mars 1795, ayant trait à un procès de faux
assignats, on trouve parmi les accusés un nommé Durand, désigné comme
étant celui aux indications duquel on doit la découverte du _Régent_.
Est-ce l'homme de Sergent? On peut le supposer.

Le sort de ce _Régent_ fut assez singulier: au mois d'avril 1796, on
l'envoya en Prusse pour servir de cautionnement à un prêt de cinq
millions. Retiré ensuite des mains des banquiers, il orna la garde de
l'épée consulaire de Bonaparte.

Mais retournons à la procédure du tribunal criminel. Le ministre de
l'intérieur s'occupa, lui aussi, avec une grande énergie, de ce prétendu
complot; il dut bientôt s'apercevoir que l'esprit politique y était
complétement étranger, car il devenait de plus en plus évident que les
acteurs de ce drame nocturne étaient presque tous des malfaiteurs
d'antécédents connus, et qu'ils avaient immédiatement cherché à réaliser
à leur profit leur part du vol. Le ministre recevait lui-même les
citoyens qui avaient des communications à lui faire à ce sujet. Un
joaillier du nom de Gervais vint lui apprendre qu'un homme d'allure
suspecte lui avait offert de lui vendre une bonne partie de diamants. On
comprend avec quel empressement M. Roland pria Gervais de ne pas
effaroucher ce mystérieux client; une somme de 15,000 livres, prise sur
les fonds secrets, fut remise au joaillier, afin qu'il alléchât par
quelques avances le vendeur. Les prévisions se réalisèrent. Moyennant
quelques centaines de louis, le voleur apporta pour plus de 200,000
livres de joyaux. Le marchand se montra de plus en plus satisfait,
jusqu'à l'heure où il n'eut plus rien à attendre de ce superbe filou;
alors la comédie fut terminée et notre homme mis entre les mains de la
justice. Grâce à l'habileté avec laquelle M. Roland avait dirigé cette
opération par l'intermédiaire de Gervais, cette seule capture valut au
trésor un remboursement qu'on évalua à 500,000 livres.

Le jour que l'on vint dissoudre le tribunal du 17 août, c'est-à-dire le
29 novembre 1792, il s'occupait encore de juger un voleur du
Garde-Meuble. On ne permit pas d'achever l'instruction. Le président fit
venir les deux principaux coupables, Chambon et Douligny, et il leur
annonça que le tribunal cessant ses fonctions, il était à craindre pour
eux que le sursis qu'ils avaient obtenu ne fût plus d'aucune force. Il
leur conseilla de se pourvoir en cassation ou de s'adresser à la
Convention nationale. Singulière preuve de la vérité de cet axiome: _Qui
a terme ne doit rien!_ Joseph Douligny et Jean-Jacques Chambon, traduits
devant de nouveaux juges, en furent quittes pour quelques années de
fers. Encore a-t-on prétendu que, dans un des mouvements de la
Révolution, ces misérables trouvèrent le moyen de s'échapper des
prisons.

Quelques jours avant la dissolution du tribunal du 17 août, Thomas
Payne, comparant Louis XVI à Chambon et à Douligny, s'était exprimé de
la sorte au sein de la Convention: «Il s'est formé entre les brigands
couronnés de l'Europe une conspiration qui menace non-seulement la
liberté française, mais encore celle de toutes les nations: tout porte à
croire que Louis XVI fait partie de cette conspiration; vous avez cet
homme en votre pouvoir, et c'est jusqu'à présent le _seul de sa bande_
dont on se soit assuré. _Je considère Louis XVI sous le même point de
vue que les deux premiers voleurs arrêtés dans l'affaire du
Garde-Meuble_: leur procès vous a fait découvrir la troupe à laquelle
ils appartenaient.»

Pendant longtemps on s'obstina encore à voir dans le vol des diamants un
complot politique, à en juger par la teneur d'une sentence du tribunal
révolutionnaire, prononcée le 12 prairial an II, qui condamne à mort le
sieur Duvivier, âgé de soixante ans, ancien commis au bureau de
l'extraordinaire, «pour avoir aidé ou facilité le vol fait, en 1792, au
Garde-Meuble, afin de fournir des secours aux ennemis de la France[10].»
Ce ne fut guère qu'en l'an V qu'on revint un peu de cette prévention.
Par décision du conseil des Anciens, prise dans la séance du 29
pluviôse, 6,000 livres d'indemnité furent accordées à la citoyenne
Corbin, première dénonciatrice des voleurs du Garde-Meuble. Il y a tout
lieu de supposer que cette femme Corbin est la mulâtresse dont il est
question dans le récit de Sergent. «Les recherches de la commission,
ajoute _le Moniteur_, ont mis à même de juger que, quoi qu'en ait dit
autrefois le ministre Roland, le vol du Garde-Meuble n'était lié à
aucune combinaison politique, et qu'il fut le résultat des méditations
criminelles des scélérats à qui le 2 septembre rendit la liberté.» C'est
ce que nous avons posé en commençant.

  [10] Cette procédure s'éternisa pendant tout le cours de la
    Révolution. La veille du jour où l'on arrêta Babeuf, on avait
    condamné aux fers quatre voleurs du Garde-Meuble.

Quoi qu'il en soit, à cette date, l'affaire de ce vol homérique était
loin d'être terminée. Même aujourd'hui elle ne l'est pas encore. La
soustraction des diamants a été évaluée à TRENTE-SIX MILLIONS. En 1814,
il en fut restitué pour cinq millions; l'histoire de cette restitution
est même des plus intéressantes. Il y avait autrefois au Garde-Meuble un
employé subalterne du nom de Charlot, qui était chargé de nettoyer les
bijoux. Après le vol de la nuit du 16 septembre, un de ses amis, un
sans-culotte, vint lui remettre une boîte, en le priant de la garder
jusqu'à ce qu'il vînt la reprendre lui-même. Peu de temps après, Charlot
fut renvoyé, ainsi que toutes les personnes qui faisaient partie de
l'administration du Garde-Meuble sous l'ancienne cour. Il emporta le
dépôt du sans-culotte, qui ne reparut plus. Lassé de l'attendre et
finissant par concevoir des soupçons, il força un jour la serrure du
petit coffre. Un flot de lumière lui sauta aux yeux, et il reconnut
plusieurs diamants de la couronne. L'embarras de ce pauvre diable fut
aussi grand qu'on peut le concevoir; les rapporter, n'était-ce pas
s'exposer à être pris lui-même pour le voleur, ou tout au moins
n'était-ce pas risquer plusieurs mois, plusieurs années de prison
préventive? Dans cette conjoncture, il ne décida rien, ou plutôt il
décida qu'il attendrait les événements; il cacha les diamants et les
garda.

Charlot se retira à Abbeville, sa ville natale; ses moyens d'existence
étaient si bornés, que madame Cordonnier, sa soeur, marchande orfévre
près le marché au blé, lui donna asile; mais le déréglement de Charlot
et son penchant à l'ivrognerie obligèrent sa soeur à le renvoyer. Il
alla alors occuper une très-petite chambre dans un grenier, où il vécut,
pour ainsi dire, des secours que lui accordaient plusieurs personnes de
sa connaissance. Parmi celles qui l'obligeaient le plus fréquemment
était un M. Delattre-Dumontville, qui, quoique fort peu aisé lui-même,
lui prêtait souvent de petites sommes. Charlot se trouvait donc dans le
plus complet dénûment, bien qu'il fût riche comme pas un négociant
d'Abbeville; et il souffrait les horreurs de la faim et du froid à côté
d'une cassette renfermant cinq millions de diamants. Il est vrai que ces
diamants, Charlot ne pouvait en trafiquer sans s'exposer à être reconnu
comme un des voleurs du Garde-Meuble.

La profonde misère de ce millionnaire s'accrut au point qu'il en tomba
mortellement malade. Sentant sa fin très-prochaine, il dit un jour à
Dumontville, qui n'avait pas cessé de lui témoigner beaucoup
d'intérêt:--Ouvre le tiroir de cette table; il y a dedans une petite
boîte qui me fut confiée il y a bien longtemps; prends-la, et si je
meurs, fais-en l'usage que tu voudras. Dumontville s'en alla avec la
boîte qui était fermée par un papier cacheté; le lendemain, lorsqu'il
voulut monter au grenier de Charlot pour savoir de ses nouvelles, on lui
apprit qu'il venait d'expirer. Rien n'empêchait plus Dumontville de
briser le papier cacheté: il fut ébloui, aveuglé. Mais, aussi embarrassé
que Charlot, il n'osa pendant longtemps parler à personne de son trésor;
son seul plaisir était, dans un beau jour, après avoir verrouillé sa
porte, de prendre les diamants dans sa main et de les mouvoir au soleil
pour jouir de leur éclat. Il finit cependant, après bien des hésitations
et des réticences, par s'ouvrir à un de ses parents, M. Delattre, ancien
membre de l'Assemblée législative, et qui avait été chargé autrefois de
faire le recensement des objets volés au Garde-Meuble; il apprit de lui
que les susdits diamants étaient la propriété de l'État. Effrayé de
cette découverte, Dumontville jugea opportun de garder le silence, comme
avait fait autrefois Charlot.

Ce ne fut que lors de la Restauration qu'il se hasarda à solliciter une
audience de M. le comte de Blacas, ministre de Louis XVIII, et à lui
remettre la précieuse cassette. M. le comte de Blacas exalta vivement sa
loyauté, sa fidélité, et le patriotisme pur qui l'avait guidé à
conserver intact ce trésor national pour ne le déposer qu'entre les
mains de ses légitimes possesseurs. Quelques mois après cette entrevue,
Dumontville (il n'était alors qu'un modeste employé des droits réunis)
reçut le titre de chevalier de la Légion d'honneur et le brevet d'une
pension de 6,000 francs.

Cette aventure, qui est racontée longuement par l'abbé de Montgaillard,
représente, jusqu'à présent du moins, le dernier chapitre de cette
procédure romanesque des diamants de la couronne. Je dis _jusqu'à
présent_, car de nos jours plusieurs gens se bercent encore (le
croirait-on?) de l'espoir de retrouver quelques-uns de ces cailloux
miraculeux; bien des plongeons ont été faits dans la Seine sous le pont
Louis XVI, à l'endroit où l'on assure que les voleurs ont jeté une
partie de leur brillant butin; bien des poutres ont été dérangées dans
les greniers des faubourgs. Mais ne peut-on pas comparer ces obstinés
chercheurs d'or à ces pauvres croyants sans cesse préoccupés des
millions de Nicolas Flamel, enterrés on ne sait où, ou bien encore à ces
maniaques qui décousent les vieux fauteuils pour découvrir les trésors
des émigrés?


FIN.




TABLE DES MATIÈRES


                                                                   Pages
  LE POULET. Chapitre Ier.--La Toilette                                1
         II.--L'Opéra                                                 12
        III.--La Petite maison                                        18
         IV.--Le Dessert                                              23
          V.--Le Drame                                                28
         VI.--La Chambre à coucher                                    33
        VII.--Le Dénoûment                                            42

  LES PETITS JEUX.--Lettre du vieux chevalier de Pinparé, tombé en
    enfance, à sa petite nièce Antoinette                             45

  LES PASSE-TEMPS DE M. LA POPELINIÈRE                                55

  BIBLIOTHÈQUE GALANTE                                                79
  Chap. Ier.--L'Enfantement de Jupiter, ou la Fille sans mère         82
         II.--Mémoires turcs                                          88
        III.--Grigri                                                  91
         IV.--Thémidore                                               93
          V.--Mémoires de M. de Volari, ou l'amour volage et puni     99
         VI.--Le Noviciat du marquis de ***, ou l'apprenti devenu
                maître                                               101
        VII.--Le Grelot, ou les etc., etc., etc.                     102
       VIII.--Confession générale du chevalier de Wilfort            103
         IX.--Le Roman du jour                                       108
          X.--Bibliothèque des petits-maîtres                        110
         XI.--Tant-pis pour lui, ou les spectacles nocturnes         118
        XII.--Les Erreurs instructives, ou mémoires du comte
                de ***                                               120
       XIII.--Le Zinzolin                                            129
        XIV.--Cléon                                                  131
         XV.--Le Souper des petits-maîtres                           134
        XVI.--Les Faiblesses d'une jolie femme, ou mémoires de Mme
               de Vilfranc                                           137
       XVII.--Les Confidences réciproques, ou anecdotes de Mme de
                B***                                                 138
      XVIII.--Les Sonnettes, ou mémoires de M. le marquis D***       139
        XIX.--Félicia, ou mes fredaines                              141
         XX.--L'Étourdi                                              150
        XXI.--Ma jeunesse                                            151
       XXII.--Monrose, ou le libertin par fatalité                   153
      XXIII.--Les Almanachs galants                                  155
       XXIV.--L'Odalisque                                            158
        XXV.--Éléonore, ou l'heureuse personne                       160
       XXVI.--Les Aphrodites                                         161
      XXVII.--Le Doctorat impromptu                                  165
     XXVIII.--La Galerie des femmes                                  167
       XXIX.--Les Quatre métamorphoses                               170

  DESFORGES                                                          185

  CAZOTTE. Chapitre Ier.--La rose de Fragonard                       233
         II.--Une maison en Champagne                                245
        III.--Le tribunal du peuple                                  252
         IV.--Dernier martyre                                        261

  LES DIAMANTS DU GARDE-MEUBLE                                       279


D. THIÉRY ET Cie.--IMPRIMERIE DE LAGNY






End of Project Gutenberg's Les amours du temps passé, by Charles Monselet

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES AMOURS DU TEMPS PASSÉ ***

***** This file should be named 61318-8.txt or 61318-8.zip *****
This and all associated files of various formats will be found in:
        http://www.gutenberg.org/6/1/3/1/61318/

Produced by Laurent Vogel and the Online Distributed
Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was
produced from images generously made available by the
Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)

Updated editions will replace the previous one--the old editions will
be renamed.

Creating the works from print editions not protected by U.S. copyright
law means that no one owns a United States copyright in these works,
so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United
States without permission and without paying copyright
royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part
of this license, apply to copying and distributing Project
Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm
concept and trademark. Project Gutenberg is a registered trademark,
and may not be used if you charge for the eBooks, unless you receive
specific permission. If you do not charge anything for copies of this
eBook, complying with the rules is very easy. You may use this eBook
for nearly any purpose such as creation of derivative works, reports,
performances and research. They may be modified and printed and given
away--you may do practically ANYTHING in the United States with eBooks
not protected by U.S. copyright law. Redistribution is subject to the
trademark license, especially commercial redistribution.

START: FULL LICENSE

THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK

To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
distribution of electronic works, by using or distributing this work
(or any other work associated in any way with the phrase "Project
Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full
Project Gutenberg-tm License available with this file or online at
www.gutenberg.org/license.

Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project
Gutenberg-tm electronic works

1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or
destroy all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your
possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a
Project Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound
by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the
person or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph
1.E.8.

1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
even without complying with the full terms of this agreement. See
paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this
agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm
electronic works. See paragraph 1.E below.

1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the
Foundation" or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection
of Project Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual
works in the collection are in the public domain in the United
States. If an individual work is unprotected by copyright law in the
United States and you are located in the United States, we do not
claim a right to prevent you from copying, distributing, performing,
displaying or creating derivative works based on the work as long as
all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope
that you will support the Project Gutenberg-tm mission of promoting
free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg-tm
works in compliance with the terms of this agreement for keeping the
Project Gutenberg-tm name associated with the work. You can easily
comply with the terms of this agreement by keeping this work in the
same format with its attached full Project Gutenberg-tm License when
you share it without charge with others.

1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work. Copyright laws in most countries are
in a constant state of change. If you are outside the United States,
check the laws of your country in addition to the terms of this
agreement before downloading, copying, displaying, performing,
distributing or creating derivative works based on this work or any
other Project Gutenberg-tm work. The Foundation makes no
representations concerning the copyright status of any work in any
country outside the United States.

1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1. The following sentence, with active links to, or other
immediate access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear
prominently whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work
on which the phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the
phrase "Project Gutenberg" is associated) is accessed, displayed,
performed, viewed, copied or distributed:

  This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and
  most other parts of the world at no cost and with almost no
  restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it
  under the terms of the Project Gutenberg License included with this
  eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the
  United States, you'll have to check the laws of the country where you
  are located before using this ebook.

1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is
derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not
contain a notice indicating that it is posted with permission of the
copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in
the United States without paying any fees or charges. If you are
redistributing or providing access to a work with the phrase "Project
Gutenberg" associated with or appearing on the work, you must comply
either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or
obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg-tm
trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any
additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms
will be linked to the Project Gutenberg-tm License for all works
posted with the permission of the copyright holder found at the
beginning of this work.

1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.

1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg-tm License.

1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including
any word processing or hypertext form. However, if you provide access
to or distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format
other than "Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official
version posted on the official Project Gutenberg-tm web site
(www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense
to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means
of obtaining a copy upon request, of the work in its original "Plain
Vanilla ASCII" or other form. Any alternate format must include the
full Project Gutenberg-tm License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works
provided that

* You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
  the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
  you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed
  to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he has
  agreed to donate royalties under this paragraph to the Project
  Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid
  within 60 days following each date on which you prepare (or are
  legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty
  payments should be clearly marked as such and sent to the Project
  Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in
  Section 4, "Information about donations to the Project Gutenberg
  Literary Archive Foundation."

* You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
  you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
  does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
  License. You must require such a user to return or destroy all
  copies of the works possessed in a physical medium and discontinue
  all use of and all access to other copies of Project Gutenberg-tm
  works.

* You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of
  any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
  electronic work is discovered and reported to you within 90 days of
  receipt of the work.

* You comply with all other terms of this agreement for free
  distribution of Project Gutenberg-tm works.

1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project
Gutenberg-tm electronic work or group of works on different terms than
are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing
from both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and The
Project Gutenberg Trademark LLC, the owner of the Project Gutenberg-tm
trademark. Contact the Foundation as set forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
works not protected by U.S. copyright law in creating the Project
Gutenberg-tm collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm
electronic works, and the medium on which they may be stored, may
contain "Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate
or corrupt data, transcription errors, a copyright or other
intellectual property infringement, a defective or damaged disk or
other medium, a computer virus, or computer codes that damage or
cannot be read by your equipment.

1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from. If you
received the work on a physical medium, you must return the medium
with your written explanation. The person or entity that provided you
with the defective work may elect to provide a replacement copy in
lieu of a refund. If you received the work electronically, the person
or entity providing it to you may choose to give you a second
opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If
the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
without further opportunities to fix the problem.

1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO
OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT
LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of
damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
violates the law of the state applicable to this agreement, the
agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or
unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
remaining provisions.

1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in
accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
production, promotion and distribution of Project Gutenberg-tm
electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
or any Project Gutenberg-tm work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg-tm work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at
www.gutenberg.org



Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is in Fairbanks, Alaska, with the
mailing address: PO Box 750175, Fairbanks, AK 99775, but its
volunteers and employees are scattered throughout numerous
locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt
Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to
date contact information can be found at the Foundation's web site and
official page at www.gutenberg.org/contact

For additional contact information:

    Dr. Gregory B. Newby
    Chief Executive and Director
    [email protected]

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular
state visit www.gutenberg.org/donate

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate

Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

Most people start at our Web site which has the main PG search
facility: www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.