La vie et la mort de M. de Tournèves

By Charles Derennes

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Title: La vie et la mort de M. de Tournèves

Author: Charles Derennes

Release date: September 17, 2024 [eBook #74434]

Language: French

Original publication: Paris: Bernard Grasset, 1907

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque municipale de Lyon (SJ B 753/123))


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA VIE ET LA MORT DE M. DE TOURNÈVES ***





  CHARLES DERENNES

  La vie et la mort
  de
  M. de Tournèves


  LES ÉDITIONS NOUVELLES,
  A PARIS, CHEZ BERNARD-GRASSET,
  49, RUE GAY-LUSSAC
  1907




DU MÊME AUTEUR:


  L’Enivrante angoisse, poèmes (chez Ollendorff).
          1904.

  La Tempête, poèmes (chez Ollendorff).
          1906.

  L’Amour fessé, roman (au Mercure de France).
          1906.

  Le Peuple du Pôle, roman (au Mercure de France).
          1907.


EN PRÉPARATION

  La Chasse du Clair de Lune, roman.




IL A ÉTÉ TIRÉ:

20 exemplaires sur papier de Hollande numérotés de 1 à 20




A A.-FERDINAND HEROLD


        C’est au lycée, mon cher ami,--et voici bien cinq ans,
        déjà,--que j’écrivis _M. de Tournèves_. Il y paraît, peut-être,
        mais je n’en chéris pas moins ce premier né. Vous en fûtes
        quelque peu le parrain, puisque, dès cette époque, une
        excellente revue me fit, grâce à vous, la joie de l’accueillir.
        Il vous revient, par conséquent, de droit. Mais je voudrais
        aussi que votre nom placé en tête de ce petit conte signifiât
        l’estime où je tiens un lettré charmant et l’affection que je
        porte à un ami parfait.

        Ch. D.




  En l’âme imaginons avoir ne sçay quoy de subtil et celeste, et
  souventes foys nous complaisons en nobles resveries; et toutes foys
  demourons les piés en fange, au tant que porcs et aultres vilaines
  bestes...

  Montaigne.




I


Au printemps de 1796, Monsieur le vicomte de Tournèves revint des Iles.

Du trois-mâts où gesticulait, se démenait et criait le capitaine de
Loges, écarlate en sa familière colère, il débarqua gaillardement sur le
quai Nantois avec ses sacs d’or, ses singes et ses négresses. Il ne
savait où il irait, en attendant d’acheter le château qui abriterait sa
retraite; comme il la voulait délicieuse, il entendait ne point se
presser, afin de mieux choisir. Le capitaine lui parla d’un oncle à lui,
de bonne naissance et de grand âge, qui ne refuserait pas d’offrir pour
quelque temps l’hospitalité à un gentilhomme comme M. de Tournèves, non
plus qu’à ses sacs d’or. Ceux-ci furent hissés à grand’peine sur une
voiture. Le capitaine appela un jeune maraud déguenillé et fort mal en
point qui baguenaudait au soleil, puis le pria de s’atteler à la voiture
et de la conduire où on lui dirait, pour quoi il aurait un écu; le
maraud ayant assuré qu’il n’en aurait point la force, si on ne lui
donnait deux écus au moins, il obtint aussitôt des injures et des coups
de botte, ce qui le décida.

Derrière lui marchaient M. de Tournèves et le capitaine, au bras l’un de
l’autre et appuyés sur leurs hautes cannes d’ébène. M. de Loges, rude le
plus souvent et malgracieux, savait, quand il voulait, être bénin et
courtois. M. de Tournèves était son plus vieil ami. Ils avaient le même
âge, et leurs destinées s’étaient ressemblées singulièrement; de
compagnie, au temps du roi Louis, ils avaient couru les brelans et les
filles et s’étaient trouvés ruinés à peu près à la même époque. Avec ce
qui lui restait, M. de Loges était parti pour l’Amérique; M. de
Tournèves avait préféré se marier. Cela ne lui avait point réussi. Il
n’avait pu s’accoutumer à sa femme qui était riche, mais acariâtre,
avaricieuse et laide en surcroît. Un beau jour, le vicomte prit sa canne
à pommeau d’argent, sa perruque la mieux accommodée, et sortit, après
avoir baisé la main de Mme de Tournèves, comme d’habitude. Il ne rentra
pas le soir, non plus le lendemain. Il était parti pour les Antilles
avec M. de Loges, sur un des bâtiments à l’aide desquels celui-ci
transportait depuis quelque temps des produits divers d’un monde à
l’autre, à grand renfort de jurons.

Dès son arrivée M. de Tournèves acheta sur le conseil de son ami une
usine à fabriquer du rhum; il ne la paya point, car il possédait pour
toute fortune sa canne à pommeau d’argent et une petite tabatière d’or.
M. de Loges répondit de lui. Le vicomte fabriqua donc du rhum. Il en
profita pour en boire beaucoup, mais en vendit encore davantage. Au bout
de deux ans, il régnait sur un peuple nombreux de noirs. Il les battait
fortement et ils lui étaient dévoués. Il prit tout à fait les mœurs du
pays, et se réjouit de voir que, la maréchaussée n’y existant point, il
lui était facile d’agir véritablement avec la désinvolture d’un
gentilhomme. Le vendeur de l’usine étant mort, son fils, qui était de
mère quarteronne, vint demander à M. de Tournèves de bien vouloir penser
à régler le dû; mais, sans doute, M. de Tournèves croyait qu’il ne
devait que des coups à un homme de couleur; il lui en fit distribuer
copieusement par ses gens; l’autre comprit qu’il avait eu tort et se le
tint pour dit.

Le vicomte vit tous les jours prospérer ses affaires et son
contentement. Les années coulèrent vite, molles et fleuries. Parfois, M.
de Loges apparaissait, tandis que son brick faisait relâche, pavillons
déployés, dans la rade ensoleillée de la ville, Puis, de trois ans, on
ne le revit plus. Enfin, un jour, M. de Tournèves trouva son laquais en
larmes: un blanc était venu, qui lui avait rudement tiré les oreilles
pour ne s’être pas assez profondément incliné à son approche. M. de
Tournèves adjoignit un grand coup de pied à cette correction méritée,
puis se dirigea vers le port, assuré que le capitaine était là. Il
reconnut de loin sa haute taille et ses jurons. Ils s’embrassèrent et
partirent pour la maison blanche que venait de faire construire M. de
Tournèves sous les cocotiers aux palmes flexibles et les bananiers dont
les feuilles immenses s’agitaient comme des éventails à la moindre
brise.

Parmi les cris des perroquets et les conversations gazouillantes des
nègres, le vicomte interrogea son ami sur ce qui se passait en France:
il avait entendu parler de choses surprenantes, auxquelles il ne croyait
pas. Le capitaine le tira de son erreur: la canaille avait pris les
armes, on avait fort bien tué le Roi et tous les gens de qualité qu’on
avait pu trouver. Cette révolution, comme on disait, avait eu les plus
fâcheuses conséquences; le pays était triste, ruiné, les mauvais lieux
étaient fermés, et l’on ne voyait plus de jolies filles. Le vicomte
demanda au capitaine s’il avait entendu parler de Mme de Tournèves.
Celui-ci répondit que non et ajouta:

--On l’aura sans doute tuée, comme les autres.

--C’est probable, dit M. de Tournèves, car elle portait mon nom, qui est
illustre.

M. de Tournèves se félicita d’autant plus de ne point être resté en
France. D’ailleurs, il ne regrettait pas son pays et ne pensait guère à
y revenir. Il avait laissé pousser sa barbe et adopté des vêtements en
coutil blanc, à galons d’or: il allait, vénéré comme un roi, parmi ses
noirs, la mine réjouie, l’haleine fleurant le rhum, la jambe leste, la
main prompte; peu à peu, cependant, il se faisait plus doux avec les
esclaves; il était charmé par leur douceur et leur humilité souriante,
leurs âmes enfantines et inoffensives. M. de Tournèves n’était pas cruel
avec les animaux; des chiens et des singes gris nombreux fraternisaient
en sa maison, luisants et grassement nourris. Il finit par considérer
les nègres comme des singes d’espèce inférieure et, dès lors, ne les
accabla plus du mépris qu’il professait à coups de rotin vis-à-vis de la
canaille humaine.

Aussi bien, il commençait à n’être plus insensible au charme des femmes
du pays; déjà il avait été forcé de leur accorder une ardeur inimitable
aux jeux d’amour. Il devint amateur, rechercha avec soin les beautés
bronzées; il vit que, toutes jeunes, elles avaient des dents
éblouissantes, les seins étrangement fermes et droits, et des yeux
éloquents; leur charme était incontestable, et M. de Tournèves le
reconnut; il apprécia leurs naïves attitudes lascives, et leur souplesse
de jeunes bêtes; il peupla sa maison des plus belles filles qu’il trouva
dans l’île, et se réjouit de ressembler de plus en plus au Grand Turc:
il avait son pouvoir illimité et, comme lui, un sérail; il en fit les
honneurs au capitaine, à sa première escale; celui-ci applaudit fort à
l’idée et goûta l’exotique parfum des fleurs de ce jardin où,
libéralement, il lui avait été permis de cueillir celles qui lui
plairaient. Le plaisir intense que retirait le vicomte de ses multiples
amours avec les noires fut cause que sa reconnaissance s’étendit à leur
race. Au respect que son nom et sa fortune lui attiraient vint se mêler
la réputation louangeuse d’une peu commune bénignité. M. de Tournèves
s’en réjouit doucement en son égoïsme.

Un jour, le capitaine se trouvant dans l’île, M. de Tournèves était
assis avec lui sous la véranda, parmi les fleurs; les singes grimpaient
autour d’eux, guignant les pâtisseries qu’ils mangeaient nonchalamment,
le rhum qui brillait sur leur table, pailleté d’or, dans les fioles à
long col, et leurs verres remplis de vins de France. Le vicomte avoua
que peu à peu sa belle sérénité l’abandonnait. Il se sentait des
roideurs dans les membres, et avait remarqué récemment la blancheur
clairsemée de ses cheveux. M. de Loges se reconnut sans peine une âme
pareille à celle de son ami; les embruns des mers le fatiguaient et il
n’était plus assez jeune pour courir toute l’année au gré des vents; sa
poitrine devenait faible, il ne jurait plus qu’à voix enrouée.
Mélancoliquement, ils s’aperçurent que l’âge venait. Par contraste, ils
évoquèrent leur jeunesse, les mémorables parties de brelan et les fins
soupers chez les filles. Ils furent nostalgiques et émus. M. de
Tournèves secoua les cendres de sa courte pipe de terre rouge, sans
pouvoir en faire autant de celles qui s’amoncelaient sur son cœur.

--Monsieur, dit-il au capitaine, je ne regrette pas la vie que j’ai
menée aux Iles. Mais j’étais venu ici pour m’enrichir. Il me semble que
je n’y ai point failli. Il ne me reste donc plus qu’à retourner en
France. Avez-vous une place pour moi sur votre brick?

--J’allais vous en proposer une. D’ailleurs, Monsieur, nous qui
accomplîmes ensemble nos premiers combats, nous prendrons ensemble notre
retraite. Me voici suffisamment fortuné. Je me fais aménager en mon pays
une maison où je compte terminer mes jours. Je vous félicite d’imiter
mon exemple.

Peu de temps après, M. de Tournèves quittait l’île, escorté jusqu’au
brick d’une foule de nègres en pleurs; mais il ne put se décider à se
séparer de son sérail, et l’emporta avec ses singes et ses sacs d’or. Et
c’est ainsi qu’après vingt-cinq ans d’exil fortuné et deux mois de
traversée, la mer ayant été belle, M. de Tournèves débarqua
gaillardement sur le quai Nantois avec ses sacs d’or, ses singes et ses
négresses, et revit la terre de France, sans émotion.




II


M. de Tournèves et M. de Loges suivaient, au bras l’un de l’autre et
appuyés sur leurs hautes cannes d’ébène, le maraud geignant et soufflant
qui halait la voiture à travers la ville, prenant les rues qu’ils lui
indiquaient. Derrière eux venaient les négresses, en leurs costumes
bariolés de jaune et de rouge, curieuses et attentives, se poussant du
coude, se pinçant les unes les autres et pouffant de rire sans raison;
une d’elles était chargée des singes; elle en tenait un par la main et
celui-ci en tenait un autre et ainsi de suite; ils se hâtaient gravement
sur leurs pattes courtes et agiles; parfois l’un d’eux houspillait son
voisin, et c’étaient d’un bout à l’autre de la file des cris aigus, des
colères violentes et rapides que la vue d’un fouet calmait
immédiatement. Cramponnée au cou de la négresse, la guenon Gothon, qui
était près de mettre bas, tournait vers les autres singes ses petits
yeux larmoyants et douloureux, en poussant de faibles gémissements
auxquels répondait la bande fraternelle apitoyée. Les passants
regardaient avec ahurissement l’étrange cortège: la barbe et les
vêtements de coutil galonnés d’or de M. de Tournèves faisaient
sensation. Les têtes se retournaient. Les enfants suivaient. Les chiens
jappaient de loin après les singes.

Le maraud, sur l’ordre de M. de Loges, s’arrêta; M. de Tournèves
s’arrêta aussi, et ses négresses et ses singes l’imitèrent. On était
devant un grand hôtel d’apparence triste. Le capitaine s’approcha de la
porte, saisit vigoureusement et laissa lourdement retomber le heurtoir.
Un petit laquais en piètre livrée vint ouvrir. Devant les étranges et
inopinés visiteurs la stupéfaction le cloua au sol, les yeux
écarquillés, la bouche bée. Un soufflet de M. de Loges le tira de son
extase:

--Va dire à M. et Mme de Landerray que le capitaine est revenu.

Tout le monde entra dans un vaste corridor humide et obscur, et on
attendit M. de Landerray.

Il vint. C’était un petit vieillard chétif, à perruque falote et à
regards ternes; il avait vécu dans les livres, étudiant les monuments
antiques et les inscriptions, plein d’un grand ressentiment contre la
destinée, car, étant pauvre, il n’avait jamais pu visiter la Grèce et
l’Italie, où ses pensées rôdaient perpétuellement. Sa tristesse était
accrue par la tristesse voisine de Mme de Landerray; celle-ci, qui avait
nom Herminie, était une masse de chairs paralysées, qui restait tout le
long des jours écroulée dans un fauteuil bas, suçant de la réglisse, et
geignant sans fin ou marmottant des prières, on ne savait trop.
L’arrivée du capitaine et le train qu’il menait dans la maison
augmentaient l’amertume de M. de Landerray, et les gémissements
douloureux ou pieux de la malade en devenaient plus aigus. Cette
fois-là, en voyant les compagnons de route que M. de Loges s’était
adjoints, M. de Landerray laissa tomber le long de son corps ses bras
maigres, et son visage devint terreux.

--Monsieur, avait dit le capitaine, voici mon ami le vicomte de
Tournèves. Il revient des Iles et je ne doute point que, jusqu’à ce
qu’il soit pourvu d’une demeure, vous ne lui offriez, pour l’amour de
moi, l’hospitalité...

Et le capitaine, désignant du doigt les négresses et les singes, ajouta,
hautain:

--Ainsi qu’à ses gens.

Heureusement M. de Tournèves pria son hôte de bien vouloir veiller à ce
qu’on mît en lieu sûr les sacs qu’on venait de déposer près de lui, car
ils étaient pleins d’or. Le petit vieux eut un sourire aimable, mal à
l’aise sur son visage, et accabla le vicomte de courtoisies
inexpérimentées. Il voyait déjà ses poches remplies par la générosité
reconnaissante de M. de Tournèves; déjà une équipe nombreuse de
travailleurs fouillait sous ses ordres le sol hellène et la terre
latine, et déjà surgissait devant ses yeux ravis le grimoire familier
d’une inscription ou la blancheur souple, harmonieuse et nue d’une
déesse ou d’un dieu.

On installa les négresses dans une chambre, les singes dans une autre:
la vieille chambrière de Mme de Landerray, Dorothée, conjura par de
nombreux signes de croix les puissances assurément terribles de ces
démons mâles et femelles, petits et grands, velus et noirs, criards et
rieurs qui envahissaient la demeure taciturne, studieuse et dévote. Par
les soins intéressés de M. de Landerray, le capitaine et surtout le
vicomte furent proprement logés.

Ils sortirent. M. de Tournèves se fit habiller au goût du jour. Il se
trouva le visage rajeuni sous la perruque, tombée sa barbe grise, et se
reconnut grand air avec son col haut, son chapeau élevé et étroit en
croissant de lune, sa redingote ample et son pantalon vert pâle que
serraient au mollet des bottes de cuir verni.

M. de Tournèves et M. de Loges se promenèrent ensuite sur le mail; ils
admirèrent les femmes, apprécièrent les modes antiques et les péplums
indiscrets qui dévoilaient aimablement un sein de neige ou une jambe
parfaite; ils reniflèrent des parfums aigus et frôlèrent des démarches
coquettes; deux jeunes personnes aux rires frais accueillirent leurs
œillades, et consentirent sans trop de peine à les emmener chez elles.
Ils y firent porter du cabaret voisin un repas succulent, ayent fort
goûté du reste certains autres mets qui, au préalable, avaient satisfait
leur gourmandise. Le balthazar se prolongea avant dans la nuit, et ne
cessa point que n’eût été bue la dernière des nombreuses bouteilles dont
M. de Loges avait fait sauter les goulots, un à un, du tranchant d’un
couteau, habilement.

Ils ne rentrèrent qu’à l’aube, vacillants et vagues, comme les étoiles
qui pâlissaient et s’éteignaient dans le ciel frissonnant et mouillé.
Ils riaient fort et parlaient haut. Ils ouvrirent la porte avec peine,
et tombèrent plusieurs fois dans l’escalier; leurs chutes renversèrent
un guéridon; il supportait une urne antique, honneur du musée
scientifique de M. de Landerray; elle se brisa à grand fracas. Le
vieillard apparut, blême, et manqua de s’évanouir en constatant le
désastre; la chambrière Dorothée sortit de chez elle, terrifiée. M. de
Loges et M. de Tournèves étaient couchés à plat ventre sur les débris de
l’urne. Ils vomissaient lentement, avec des hoquets graves. Des bruits
divers et lamentables emplirent la maison. Aux gémissements de Mme de
Landerray réveillée, aux cris de terreur de Dorothée, aux balbutiements
coléreux et timides du savant, aux hoquets des ivrognes se mêlaient les
cris des singes, compatissant aux douleurs de la guenon Gothon, qui
accouchait.

Depuis, des scènes semblables troublèrent perpétuellement le silence
mélancolique de l’hôtel, et la perspective d’un cadeau généreux ne
consolait guère M. de Landerray, d’autant qu’elle restait, en somme,
hypothétique: quand il laissait entrevoir à M. de Tournèves la gloire
qu’il y aurait pour un homme riche à favoriser les progrès de la
science, celui-ci lui prêtait une oreille polie, mais distraite. Les
deux amis, au retour de leurs promenades nocturnes, réveillaient
régulièrement tout le monde et causaient de considérables dégâts; les
singes s’échappaient, rôdaient, maraudaient, poursuivaient les volailles
dans la basse-cour et, quand ils en avaient saisi une, se réjouissaient
grandement de la plumer vivante. Un jour, l’un d’eux entra dans la
chambre de Mme de Landerray, la tira par le bas de sa robe et, l’ayant
considérée avec gravité, lui pissa tranquillement contre les jambes; la
pauvre dame poussa des cris déchirants et s’évanouit. Depuis, elle vit
sans cesse en imagination des singes autour d’elle et tomba dans la plus
noire mélancolie. D’autre part, Dorothée s’était aperçue que les
négresses s’introduisaient nuitamment chez ces messieurs; elle conçut
une horreur profonde de ces commerces, qui lui paraissaient presque
choquer la nature; ses signes de croix devinrent plus fréquents, et elle
finit par ne plus sortir de chez sa maîtresse, craignant de rencontrer,
obscure dans l’ombre des couloirs, une de ces créatures équivoques, qui
avaient des rires de démons, l’impudeur des sorcières, et la noirceur du
Diable.

Le ciel prit pitié de M. de Landerray au delà de ses espérances. Il
possédait une propriété depuis longtemps abandonnée, à côté de celle
qu’avait achetée M. de Loges. Celui-ci, ayant emmené M. de Tournèves un
jour qu’il allait surveiller ses ouvriers, lui montra dans les arbres un
toit d’ardoise, que surmontait une girouette mal équilibrée.

--Voici, Monsieur, le château de la Guénardière: il appartient à M. de
Landerray. J’ai réfléchi que vous pourriez lui acheter ce domaine, et
qu’ainsi vous seriez mon voisin; cela me charmerait, j’espère que vous
n’en doutez point. Je pense, d’ailleurs, qu’on vous le laisserait à bon
prix, et qu’à peu de frais vous en pourriez faire une habitation
charmante.

M. de Tournèves s’éprit de l’idée et s’en ouvrit à M. de Landerray.
Celui-ci accepta aussitôt les conditions de l’achat, supputant qu’avec
les dix mille écus que lui proposait le vicomte il pourrait partir pour
la Grèce. Il reçut la somme immédiatement et, tandis que, pour la tacite
joie de la maison, M. de Tournèves se dirigeait vers la Guénardière, il
fit ses préparatifs de départ.

Mais, à quelques jours de là, une statue de marbre lui tomba sur la
tête, tandis qu’il voulait l’atteindre sur le dernier étage de sa
bibliothèque. Il chut avec elle et, comme elle, ne se releva pas. Ainsi
mourut M. de Landerray, qui n’avait pas eu de chance dans sa vie.




III


Le parc de la Guénardière plut à M. de Tournèves. Depuis longtemps, nul
jardinier n’était passé par là; la nature avait rendu leur liberté aux
sèves fantasques, et laissait la terre vivre à son gré sa vie violente
et silencieuse. Les rosiers étaient redevenus sauvages, et enlaçaient de
pousses hardies les branches des arbres voisins; le buis des bordures
avait grandi, débordant sur les allées herbeuses; dans les parterres,
les fleurs s’étaient reproduites d’elles-mêmes, dessinant sur les
pelouses de nouveaux parterres imprévus et charmants; les bassins et les
canalisations s’étaient brisés; l’eau se répandait çà et là en
ruisselets, surgissait en sources, s’étalait en étangs où nageaient de
vieux cyprins déteints et paresseux. Les arbres qu’on ne taillait plus
s’étaient épaissis, couvraient la maison d’un berceau feuillu; le lierre
vivace étreignait les murs, glissait sur les marches du perron, comme
une cascade immobile, verte et sombre. M. de Landerray avait aimé à
placer dans son parc des statues de divinités antiques: à présent, sous
les jets d’eau, les sirènes qu’écaillaient les lichens semblaient
vivantes, et vivants aussi dans les bosquets les sylvains qui se
veloutaient sournoisement d’une toison de mousses dorées.

M. de Tournèves se plut à retrouver dans cette effusion de la nature
redevenue sauvage un peu de la grandeur désordonnée des forêts vierges
qu’il avait vues en son séjour aux Iles. Il lui sembla que ses négresses
et ses singes seraient en leur place à la Guénardière, et il se réjouit
à l’avance de cette harmonie inopinée. Il se contenta de faire réparer
la maison et de la meubler confortablement. Il eut des jardiniers, mais
pour le verger seulement, car il était friand de fruits; il ne voulut
point se rendre à leur prière de ratisser les allées du parc, de
corseter ses naïades et de peigner décemment les chevelures des nymphes
bocagères.

M. de Tournèves vécut en sage; il jouissait avec sérénité de sa vie et,
soucieux de la prolonger, car elle lui paraissait belle, il la réglait
philosophiquement; il tempérait même sa paillardise et sa gourmandise,
ce qui faisait dire à M. de Loges, en manière de plaisanterie, que son
voisin finirait moine. M. de Tournèves le laissait parler, et souriait
d’une façon entendue et satisfaite. Il s’astreignait bénévolement à une
régularité d’horloge, surveillait la façon dont on préparait les plats
qu’on lui servait, et la teinte de ses urines. Au saut du lit, il
prenait un lavement de mauve, puis, la tête au chaud en une calotte de
drap exotique où étaient brodés des colibris et des feuilles de
bananiers, il s’asseyait avec soin sur un vase de nuit de forme bizarre,
rapporté aussi des Antilles et qui, peint d’oiseaux et de fleurs du
pays, ressemblait quelque peu au couvre-chef familier de M. de
Tournèves. Devant lui, son singe favori, le jeune François, fils de
Gothon, qui ne le quittait pas, le regardait attentivement, et ses yeux
allaient tour à tour de la calotte qui protégeait la tête de son maître
à celle où se dissimulait son visage inférieur. Apparemment son esprit
établissait des relations mystérieuses entre ces deux objets.

M. de Loges, de goûts moins sédentaires, allait souvent à Nantes, et
parfois ses bordées le conduisaient jusqu’à Paris. Il en revint un jour
avec la mine radieuse de quelqu’un qui en a de bien bonnes à conter:

--Monsieur, dit-il au vicomte, j’ai à vous donner des nouvelles de votre
fils.

M. de Tournèves resta stupéfait et leva les bras au ciel. M. de Loges
continua:

--J’étais, il y a huit jours, chez une femme où la société parisienne
fréquente assidûment. J’y rencontrai un jeune homme de bonnes manières
et d’aimable tournure, qu’on me présenta; je fus surpris, je l’avoue,
quand j’entendis son nom: M. de Tournèves. Je m’attablai avec lui dans
le salon de jeu; il me gagna deux cents louis. Après quoi, je crus
pouvoir me permettre de lier conversation avec lui; je lui dis que
j’avais connu aux Iles un gentilhomme qui portait son nom. M. de
Tournèves m’écoutait attentivement; quand il sut la date où vous aviez
quitté la France, son attention s’accrut. Je cessai de parler; il
réfléchit quelque peu et se contenta de dire: «Ce M. de Tournèves est
mon père, sans nul doute.» Je lui contai ce que vous étiez devenu, et
notre amitié. Nous causâmes alors longuement; il m’apprit qu’il était né
sept mois après votre départ. Il est marié, et fort bien; j’ai vu sa
femme, qui est des plus jolies. Je vous félicite, Monsieur, de votre
fils et de votre bru. Nous nous sommes quittés les meilleurs amis du
monde. M. le chevalier m’a dit en prenant congé: «Veuillez faire savoir
à mon père que je serais curieux de le connaître autrement que par le
mal que Mme de Tournèves, ma mère, m’en a dit.» Rassurez-vous, Monsieur,
Mme de Tournèves, votre épouse, est morte.

M. de Tournèves trouva l’aventure amusante; puis sa joie se teinta
légèrement d’émotion. Il se fit sur-le-champ apporter son écritoire, et
dépêcha une lettre à son fils, le priant de venir à la Guénardière sitôt
qu’il pourrait. Cela fait, il congédia M. de Loges, car c’était l’heure
où il avait accoutumé de faire la sieste, et il s’endormit
tranquillement.

M. le chevalier et sa femme arrivèrent à quelques jours de là. Tout fut
fait pour le mieux. M. de Tournèves les attendait sur le perron, en ses
plus beaux habits; par la porte entr’ouverte apparaissaient dans l’ombre
les robes voyantes, les dents blanches et les yeux brillants des
négresses averties. Les singes se jouaient sur la grille de fer forgé.
Le vicomte accueillit ses enfants avec la meilleure grâce du monde,
baisa la main blanche et potelée de sa bru, et embrassa son fils. M. de
Loges, qui était là, avait fait les présentations. Ensuite le vicomte
offrit son bras à Mme de Tournèves, et on passa dans le salon à manger,
où une collation délicate était servie.

--Monsieur, dit M. de Tournèves à son fils, je suis charmé de vous voir.
Je regrette fort, soyez-en assuré, que feu Mme de Tournèves ait été
cause que notre connaissance ait été ainsi retardée. Il n’y va point de
ma faute, quoi que vous en puissiez penser, vous qui avez le bonheur de
posséder une épouse exquise et qui ignorez combien on est gêné de vivre
perpétuellement avec une femme comme Mme votre mère; car elle était fort
désagréable, sauf le respect que je lui dois pour l’amour de vous.

La femme du chevalier méritait les compliments de M. de Tournèves. Elle
avait la peau d’une blancheur éblouissante, la taille bien prise, une
figure gracieuse et hautaine; son pied nu était délicieux en ses
sandales lacées à la grecque; ses lourds cheveux d’un blond roux
s’échappaient toujours des bandelettes qui voulaient les retenir; elle
avait des regards chaleureux, les narines minces et battantes et des
lèvres toujours entr’ouvertes comme pour attendre des baisers, toutes
choses qui révélaient un tempérament ardent et voluptueux.

On vécut en bonne entente à la Guénardière. M. le chevalier aimait sa
femme et la chasse; il puisait aux exercices de celle-ci l’énergie
nécessaire à satisfaire les exigences de celle-là; tous les matins il
courait les cerfs et les lièvres, mangeait de grand appétit et
conservait, grâce à ce régime, un teint frais et reposé; pourtant il
bataillait en de nocturnes luttes qui devaient être chaudes à en juger
par les yeux de Mme de Tournèves, lesquels étaient singulièrement
brillants et battus, quand elle descendait au matin, alanguie et jolie,
en une ample robe flottante.

En l’absence du chevalier, M. le vicomte tenait compagnie à Mme de
Tournèves. Elle aimait les histoires amusantes et risquées qu’il lui
débitait en une bonne grâce parfaite, et elle était charmée des
attentions perpétuelles, des soins presque amoureux dont il la comblait.
Le matin, il frappait doucement à sa porte; depuis longtemps déjà le
chevalier chassait; M. de Tournèves s’asseyait au chevet de sa bru et
commençait à l’entretenir. Il humait soigneusement l’odeur jeune et
fraîche qui s’exhalait de sa demi-nudité; quand un sein apparaissait
hors de la chemise légère de linon, il ne manquait pas d’exprimer bien
fort la joie qu’il retirait de l’aubaine.

Un jour, un pied blanc délicat et menu s’évada des draps; M. de
Tournèves demanda d’y poser ses lèvres, ce qui lui fut accordé; elles
furent gourmandes et s’attardèrent: on ne s’en fâcha point. La jeune
femme n’était pas insensible à ces mignardises; elle aimait à sentir
rôder les convoitises autour d’elle; elles lui semblaient la preuve la
plus certaine de sa beauté, à laquelle elle tenait, puisqu’elle lui
garantissait des joies dont elle était friande. D’ailleurs, comme le
chevalier comblait ses vœux, elle ne l’aurait trompé pour rien au monde;
mais, avec le vicomte, la galanterie ne pouvait être que plaisante et
badine; elle y prenait donc d’autant plus de plaisir qu’en jouant avec
le feu elle ne croyait point risquer de se brûler.

Quand Mme de Tournèves se levait, M. le vicomte se retirait en
soupirant. Il ne rentrait que lorsqu’il s’entendait appeler. Un jour, il
se trompa, ou prétendit s’être trompé, et entra trop tôt. Mme de
Tournèves était à sa toilette, nue à mi-corps. Les bras relevés, elle
tordait les flots d’or de ses cheveux; M. le vicomte vit en un
éblouissement l’éclat de sa chair, l’ombre soyeuse et duvetée de ses
aisselles, et les pointes fleuries de ses seins cambrés; elle se
retourna; elle tenait entre ses dents lamineuses un peigne d’argent
ciselé: elle ne dit mot, car elle avait peur que le peigne ne s’abîmât
en tombant.

M. le vicomte restait immobile, près de la porte, ne sachant quelle
contenance prendre; il balbutia quelques excuses et se prépara à sortir.
Mme de Tournèves avait fini de nouer ses cheveux; ses mains délivrèrent
sa bouche, qui put parler; elle dit simplement, sans embarras:

--Vous pouvez rester à présent, puisque aussi bien je n’ai plus
grand’chose à vous cacher; asseyez-vous et demeurez coi.

Dès lors, le vicomte assista à la toilette de sa bru. Il en concevait
une volupté intense et amère. Il s’asseyait loin d’elle et la
contemplait, la bouche close et un léger frémissement au coin du nez.
Peu à peu, il osa s’approcher d’elle; il lui tenait le miroir ou
l’aidait à rassembler ses cheveux; il se grisait de leur odeur, et
l’envie contenue de couvrir de baisers la nuque fraîche qu’il avait tout
près de ses lèvres le remplissait d’un tel trouble qu’il n’y voyait
plus, et que, quand il voulait parler, sa voix mourait dans sa gorge.

Un matin, Mme de Tournèves, prête à descendre, s’aperçut que ses
sandales n’étaient point lacées; elle s’assit sur une chaise longue et
tendit son pied au vicomte. Il s’agenouilla devant elle et enroula les
cordons de soie rose tendre autour de la cheville, puis du mollet de la
jeune femme. Il s’attardait à cette aimable besogne et embrouillait
volontairement les cordons. Mme de Tournèves souriait de sa bouche
humide et mi-close, charmée d’inspirer un désir violent et d’ailleurs
agréablement chatouillée. Le petit singe François qui se trouvait là,
comme d’habitude, regardait la scène de ses yeux narquois,
attentivement, comme s’il avait compris que quelque chose
d’extraordinaire allait se passer.

M. le vicomte ayant jugé que, pour la seconde jambe, son travail était
défectueux, le recommença avec un zèle louable. Quand les cordons furent
noués, ses mains se levèrent, puis se reposèrent tout près d’un genou
rosé. Celle à qui il appartenait ne bougeait pas et souriait toujours.
M. le vicomte pâlit, puis rougit violemment, sa bouche grimaça et des
flammes passèrent dans ses yeux; soudain sa tête disparut, et c’est
alors que Mme de Tournèves sentit des lèvres indiscrètes grimper le long
de ses cuisses, et un souffle désordonné l’échauffer à travers ses
dentelles les plus intimes. Un peu surprise, Mme de Tournèves hésita un
instant si elle succomberait; en une seconde, elle envisagea la
situation, comprit qu’en l’occurrence elle n’avait rien à gagner à une
infidélité, et se décida: elle se souleva rapidement, puis, ayant appuyé
son pied sur la poitrine du vicomte, elle le repoussa, et s’enfuit en un
éclat de rire, tandis qu’il tombait sur son séant, battant l’air de ses
bras effarés, et que le petit singe François, terrifié, bondissait et
grimpait en criant le long d’un rideau.

Seulement, comprenant qu’il lui était difficile à présent de continuer
avec son beau-père le jeu auquel elle avait pris tant de plaisir, Mme de
Tournèves, la nuit suivante, au cours des baisers, confessa à son mari
qu’elle s’ennuyait à la Guénardière et le supplia de rentrer à Paris. M.
le chevalier n’avait rien à refuser à sa femme, en la posture où il
était. Il lui promit qu’il avertirait son père d’un départ prochain.

Il eut lieu trois jours après. M. le vicomte accompagna son fils et sa
bru jusqu’à leur carrosse, la tête basse et des larmes aux yeux. M. le
chevalier fut fort ému de la tendresse que lui manifestait un père si
longtemps méconnu. Dans le fond de son âme, il ne put s’empêcher d’être
sévère pour feu Mme de Tournèves, sa mère, qui avait défavorablement
jugé un homme d’esprit aussi exquis et d’un cœur aussi sensible.




IV


Monsieur le vicomte de Tournèves essaya d’oublier. Il s’efforça de
retrouver sa vie d’autrefois. Pour y reprendre goût, il ne s’en ménagea
plus les plaisirs. Il faisait porter à ses repas les meilleures
bouteilles de sa cave et tâchait d’éprouver encore dans son sérail des
joies qu’il avait jadis appréciées. La saveur du vin ne lui fit point
oublier celle qu’il avait imaginée à une chair blanche et nacrée, où
s’étaient complus ses regards; les beautés de bronze, qu’il étreignait
sans conviction, évoquèrent nettement par contraste une beauté plus
chère, qui était d’ivoire. Il devint taciturne et mélancolique; souvent
il s’enfermait dans la chambre où de si douces et rapides heures
s’étaient écoulées pour lui; il essayait de percevoir encore un peu d’un
parfum qu’il avait aimé; il flairait les draps du lit qu’il n’avait
point voulu qu’on enlevât, et les tentures.

L’ennui s’ajouta naturellement à sa tristesse. Il regretta les
lointaines Antilles et s’irrita de n’y avoir point passé ses dernières
années. Il se remémorait avec un regret cuisant les jours qu’il y avait
vécus, heureux sans arrière-pensée. M. de Loges visitait son ami
fréquemment, essayait de lui rendre courage et de le guérir de cette
étrange et soudaine maladie, dont il ignorait les causes.

--Monsieur, vous me paraissez atteint d’un mal pareil à celui dont la
jeunesse d’aujourd’hui souffre sans raison; on conte qu’un auteur
allemand vient d’écrire un livre si désespérant que les jeunes gens
éprouvent une sorte de joie à se suicider après l’avoir lu. Voilà qui
est bien; mais vous êtes trop vieux, ce me semble, pour être pris de
cette maladie, qui naît chez eux à propos de tout et de rien, même à
propos de l’amour. Si je ne me trompe, ce n’est pas ainsi que nous
l’entendions, et il est bien tard pour changer; ce n’est plus à notre
âge qu’on suit la mode. Croyez-moi, vous avez encore un assez grand
nombre d’années à vivre; veuillez continuer à être heureux; vous êtes
riche et libre: imitez-moi; je pars pour Paris dans quelques jours. Je
vous emmène, si vous le voulez; peut-être la Guénardière a-t-elle sur
vous une fâcheuse influence; vos idées noires resteront accrochées aux
branches du parc et sans doute, au retour, ne les y retrouverez-vous
plus.

Mais M. de Loges partit pour Paris tout seul.

Privé de lui, le vicomte s’abandonna tout entier à ses souvenirs; il en
cultiva passionnément et douloureusement l’amertume. Peu à peu, la
claire image de Mme de Tournèves s’idéalisait en son esprit; il oublia
les charmes charnels qui la lui avaient fait désirer, et ils ne
demeurèrent en sa mémoire que sous l’espèce d’un nimbe de grâce autour
de l’image de l’amour parfait, en laquelle il avait transformé son
souvenir. Alors M. de Tournèves constata que jamais il n’avait éprouvé
en sa vie amoureuse cette passion que l’ardeur même de sa flamme
purifiait; il se persuada facilement qu’il n’avait jamais connu le
bonheur et qu’il n’en avait étreint que l’illusion; il ne songea pas un
seul moment que, si Mme de Tournèves avait cédé, il l’aurait aimée comme
toutes les autres, sans plus.

Il vieillit rapidement, à tel point que M. de Loges ne put retenir, à
son retour, un geste de surprise; il n’échappa point à M. de Tournèves,
qui sourit tristement.

--Monsieur, lui dit M. de Loges, je suis sans doute suffisamment votre
ami pour me croire autorisé à vous demander formellement les causes de
votre mal; je voudrais les connaître, afin de pouvoir vous guérir...

--Tous les êtres, répondit M. de Tournèves, ont en leur cœur de
multiples désirs. Qu’ils prennent bien garde à ne pas en laisser un se
développer au dépens des autres, car s’il était par malheur
irréalisable, ils en souffriraient étrangement. Voyez l’attention avec
laquelle mon singe François contemple mon couvre-chef. Sans doute sa
frêle âme de bête est comme attirée vers ces images, qui représentent
des fruits et des oiseaux d’un pays où il aurait dû vivre, et qu’il
regrette obscurément, sans l’avoir jamais connu. Moi, je vois fort bien
ce que je regrette; je dis «je regrette», car je sais que mon désir est
vain. Vous voyez que j’en meurs. Mais n’essayez pas, Monsieur, de
connaître mon secret; vous n’y réussiriez en aucune façon et vous me
désobligeriez; croyez, malgré tout, que mon amitié pour vous est restée
la même. Adieu, Monsieur, laissez-moi seul avec mes pensées, je veux
dire avec mon unique pensée.

Un jour, dans la chambre où sa bru avait dormi, M. de Tournèves trouva
un livre qu’elle avait sans doute emporté de Paris pour charmer les
ennuis de la route. M. de Tournèves le baisa longuement et l’ouvrit. Ce
livre s’appelait _Paul et Virginie_; dès les premières pages, il fut
charmé de retrouver comme vivants, dans les descriptions d’un pays
lointain, des souvenirs de sa vie passée, qui avait été heureuse, en
somme, puisqu’il avait cru être heureux. Il lut très lentement; sur
chaque phrase, son esprit élaborait sans fin de sentimentales scolies.
Le livre ne le quitta plus; les événements qui s’y déroulaient
teintèrent peu à peu de leur couleur les événements réels, et envahirent
bientôt définitivement l’existence mentale de M. de Tournèves. Il fut
Paul; il s’imagina parcourant avec son amie les paysages familiers des
Iles; ils étaient jeunes, et, sous leur amitié fraternelle, l’aube d’une
tendresse plus douce naissait délicieusement; Virginie avec les cheveux
d’or, les narines minces et les lèvres humides. Chose étrange, il la
voyait souvent se retourner vers lui, nue, avec un peigne d’argent entre
les dents; mais, alors, il baissait modestement la tête et rougissait.

Il arriva, mot par mot, ligne par ligne, après des mois, au passage où
Paul et Virginie se font timidement l’aveu de leur amour. A cette page,
il vit briller comme un signet, un cheveu d’or roux. Il lui marquait, à
n’en point douter, que là était la conclusion nécessaire de l’histoire
et de son rêve. Or il n’avait plus vécu que de son rêve, et maintenant
que ce rêve était fini...

Le soir tombait; le soleil ensanglantait les vitres; la fenêtre
s’entr’ouvrit au vent d’automne; trois feuilles desséchées entrèrent;
l’ombre se glissait sournoisement dans la chambre; la tête de M. de
Tournèves s’inclina; le livre glissa de ses mains, tomba. Le cheveu
d’or, plus léger, voleta quelques instants dans la flamme rougeâtre du
soleil. Monsieur le vicomte de Tournèves était mort.

Alors, doucement, par la porte entr’ouverte, le petit singe François
entra, méfiant et attentif, il s’approcha du corps de son maître, le
flaira, le palpa, sauta sur ses genoux, et attendit. M. de Tournèves ne
bougeait pas. Il s’enhardit, étendit son grêle bras velu, le retira,
l’avança de nouveau, hésita encore, puis, ayant brusquement saisi le
couvre-chef historié de son maître, sauta à terre, épouvanté de son
audace. Mais M. de Tournèves n’avait pas bougé.

Et, rassuré, le petit singe, ayant déposé le couvre-chef sur le
plancher, s’accroupit au-dessus, et, la face grimaçante d’orgueil et de
joie, fit ce que faisait jadis Monsieur le vicomte de Tournèves après
ses matinaux lavements de mauve, assis sur un vase de nuit de même
forme, pareillement orné de colibris et de feuilles de bananiers.




    ACHEVÉ D’IMPRIMER
    le 2 Septembre mil neuf cent sept
    PAR
    BONVALOT-JOUVE
    à Paris
    POUR
    LES ÉDITIONS NOUVELLES







*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA VIE ET LA MORT DE M. DE TOURNÈVES ***


    

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