Project Gutenberg's Les rues de Paris, (1/2), by M. Bathild Bouniol This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Les rues de Paris, (1/2) Author: M. Bathild Bouniol Release Date: March 23, 2010 [EBook #31746] Language: French *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES RUES DE PARIS, (1/2) *** Produced by Adrian Mastronardi, Jean-Adrien Brothier and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) LES RUES DE PARIS TOME PREMIER OUVRAGES DU MÊME AUTEUR. =La France héroïque=, vies et récits dramatiques d'après les chroniques et les documents originaux, 3e édit. 4 vol. in-12 10 fr. »» =Les Marins Français=, suite et complément de la France héroïque, 2 fort vol. in-12 6 fr. »» =Les Combats de la vie=, 2e édit. 4 vol. 8 fr. »» =À l'Ombre du Drapeau=, 3e édit. 4 vol. in-12. 2 fr. »» =Le Soldat=, chants et récits, 3e édit. 1 vol. in-18 2 fr. 60 =La filleule d'Alfred=, 2e édit. 1 vol. in-12 2 fr. »» =La Caverne de Vaugirard=, 1 vol. 2 fr. »» =Quand les Pommiers sont en fleurs=, 1 vol. 2 fr. »» =La joie du Foyer=, (3e édit.) 1 vol. in-18 1 fr. 50 =Les Soirées du Dimanche=, (2e édit.) 1 vol. 1 fr. 50 =La Femme=, ses vertus et ses défauts, (Tiré des écrits du P. Caussin), fort vol. 3 fr. 50 =Je Politique=, (Récits et Portraits). 1 vol. 3 fr. 50 CAMBRAI.--IMP. DE RÉGNIER-FAREZ, PLACE-AU-BOIS, 28. LES =RUES DE PARIS= BIOGRAPHIES, PORTRAITS, RÉCITS ET LÉGENDES, PAR M. BATHILD BOUNIOL TOME PREMIER. PARIS BRAY ET RETAUX, LIBRAIRES-ÉDITEURS RUE BONAPARTE, 82. 1872 (Droits de traduction et de reproduction réservés.) PRÉFACE LA FRANCE ET PARIS. Cet ouvrage pourrait aussi bien s'appeler le _Livre d'or_ de la France et un peu de l'Europe, car il comprend dans les Biographies plusieurs de ces hommes illustres qui, nés dans une autre contrée, par leur renom universel ne sauraient plus être considérés par nous comme des étrangers, et que Paris semble avoir adoptés comme siens en inscrivant leurs noms sur ses murailles. Ainsi a-t-il fait pour Raphaël, Michel-Ange, Titien, Beethoven, Mozart, etc., ces représentants fameux de l'art dont la gloire appartient au monde entier. Notre livre se compose de deux parties fort distinctes: la première renferme les Biographies développées des personnages célèbres qui ont donné leur nom à telle ou telle des rues de Paris, et dont la vie offre un intérêt particulier en même temps qu'un utile enseignement. Cette Galerie comprend tous les genres d'illustrations, mais surtout les illustrations pacifiques, prélats et simples prêtres, orateurs sacrés et profanes, poètes, littérateurs, médecins, artistes, savants, artisans, etc., et aussi des guerriers, mais en petit nombre, et qui n'avaient pu trouver place dans la _France héroïque_ ou les _Marins Français_. Ce livre, qui contraste ainsi avec les précédents, n'offrira pas, croyons-nous, un moins vif intérêt par la continuelle variété des épisodes et des caractères. Cet intérêt ne pourra que s'augmenter par notre Seconde Partie qui rappelle, dans l'ordre alphabétique, les rues dont l'origine plus ou moins ancienne offre des particularités curieuses et sur lesquelles les nombreux ouvrages par nous consultés ont pu nous renseigner. On a dû passer sous silence, pour ne pas grossir inutilement le volume, les rues dont l'origine était inconnue, comme celles dont la dénomination toute banale n'avait pas besoin d'explication: rue de _l'Église_, rue du _Chemin de Fer_, etc. Nous avons fait de même pour les désignations ayant à nos yeux un caractère transitoire et qui tiennent à nos vicissitudes politiques, hélas! trop fréquentes. Dans ce Dictionnaire, pour être plus complet, nous avons fait figurer, avec la date de la naissance et de la mort, et quelquefois un commentaire, les noms des personnages célèbres à des titres divers et qui, pour un motif ou pour un autre, n'avaient pu prendre place dans les Biographies. Quant aux Saints et Saintes en si grand nombre qui, grâce à la piété de nos pères, ont donné leurs noms aux rues de Paris, nous avons dû, pour ne pas grossir outre mesure ce recueil, nous borner à quelques-uns des plus célèbres entre ceux dont la France s'honore. L'hagiographie d'ailleurs n'avait point été jusqu'alors le but de nos études, et pareils sujets ne se doivent pas traiter à la légère. Nous n'avons rien négligé en un mot pour que ce nouvel ouvrage, littérairement et historiquement, ne fût en rien inférieur aux précédents; et nous espérons pour lui, Dieu aidant, le même et favorable accueil du public. Au moment de déposer la plume, à l'esprit nous revient un curieux passage d'un écrivain célèbre, passage cité plus d'une fois sans doute, mais qui nous paraît intéressant à reproduire sauf réserves; car de récents et lamentables événements lui donnent un caractère singulier d'actualité: «Je ne veux pas oublier ceci, dit Montaigne, que je ne me mutine jamais tant contre la France que je ne regarde Paris de bon oeil: elle a mon coeur dès mon enfance; et m'en est advenu comme des choses excellentes; plus j'ai vu depuis d'autres villes belles, plus la beauté de celle-ci peut et gagne sur mon affection: je l'aime par elle-même, et plus en son être seul que rechargée de pompe étrangère: je l'aime tendrement, jusques à ses verrues et à ses taches: _Je ne suis Français que par cette grande cité_, grande en peuples, grande en félicité de son assiette, mais surtout grande et incomparable en variété et diversité de commodités, la gloire de la France et l'un des plus nobles ornements du monde. Dieu en chasse loin nos divisions! Entière et unie, je la trouve défendue de toute autre violence: je l'advise que de tous les partis le pire sera celui qui la mettra en discorde; et ne crains pour elle qu'elle-même; et crains pour elle certes autant que pour autre pièce de cet État. Tant qu'elle durera, je n'aurai faute de retraite où rendre mes abbois; suffisante à me faire perdre le regret de tout autre retraite.» Sauf le passage souligné, volontiers on applaudit à cette opinion de l'auteur des _Essais_ sur Paris, mais sans l'aimer d'une tendresse aussi exclusive. On ne peut se dissimuler qu'à ce tableau flatteur il soit un revers de médaille indiqué d'ailleurs par Montaigne, et qui en certains temps diminue beaucoup le charme de la résidence dans Paris: c'est cet esprit d'inquiétude, cette fièvre d'agitation qui, depuis les grandes commotions populaires, comme s'expriment les chroniques, du règne des Valois, semble endémique dans la capitale, battue soudain par les vents d'orage, et attristée même par les plus tragiques scènes. Inutile d'entrer à ce sujet dans des détails qui nous exposeraient à des redites; il suffira d'ajouter que, depuis près d'un siècle surtout, la grande ville, où l'on trouve tant à louer et admirer au point de vue des arts, des lettres et des sciences, comme aussi des oeuvres du dévouement et de la charité, si multipliées et si florissantes, trop souvent ne s'est pas tenue assez en garde contre de fatals courants et, par une initiative téméraire, qui s'imposait violemment à la France, elle a mis en péril les destinées de notre cher pays. Aussi, quoique Paris nous tienne fort au coeur, il ne saurait être pour nous toute la patrie, nous faire oublier et dédaigner cette noble France qui nous est d'autant plus chère qu'elle a plus souffert. Car combien n'aime-t-on pas davantage une mère qu'on voit éprouvée et malheureuse! Aussi, c'est à la France à bien dire que notre ouvrage est consacré pour la meilleure partie, puisque le plus grand nombre de ces Illustres dont on lira les Biographies naquirent dans des villes ou villages de la province, et parfois leur vie s'y est écoulée tout entière. Plusieurs du moins, après de longues années passées dans les agitations de la grande cité, sont revenus mourir au lieu de leur naissance. Comme tel glorieux poète, ils ont voulu dormir leur dernier sommeil sous le ciel où fut leur berceau, reposer près de la vieille église où, dans la candeur de l'enfance, ils avaient prié, à l'ombre de ce clocher ou mieux de cette croix sainte qui leur était, en fermant les yeux, un gage assuré du suprême réveil! ....... Non! ne m'élevez rien! Mais près des lieux où dort l'humble espoir du chrétien, Creusez-moi dans ces champs la couche que j'envie, Et ce dernier sillon où germe une autre vie! ............... Là, sous des cieux connus, sous ces collines sombres, Qui couvrirent jadis mon berceau de leurs ombres, Plus près du sol natal, de l'air et du soleil, D'un sommeil plus léger j'attendrai le réveil[1]. En terminant, nous dirons avec un vieil auteur[2]: «Et supplie et requière tant humblement que je puis, à tous ceux qui le verront et orront, que si aucune chose y a digne de répréhension ou correction, il leur plaise, en suppléant à mon ignorance, de moi avoir et tenir pour excusé, attendu que ce qui par moi a été fait, dit et rédigé par écrit, l'ai fait le mieux et le plus véritablement que j'ai pu et sans aucune faveur, pour recordation et mémoire de choses dessus dites.» [1] Lamartine: _Milly ou la Terre natale_. [2] Lefèvre de Saint-Remy: _Mémoires_, de 1407 à 1435. LES RUES DE PARIS LE CARDINAL D'AMBOISE I «Le cardinal d'Amboise, sans avoir eu au degré suprême toutes les vertus qui ont signalé les évêques du premier âge de l'Église, en eut toutefois qui, dans tous les temps, feront désirer des prélats qui lui soient comparables. Il réunit d'ailleurs toutes les qualités sociales et politiques qui font les ministres et les citoyens précieux. Magnifique et modeste, libéral et économe, habile et vrai, aussi grand homme de bien que grand homme d'État, le conseil et l'ami de son roi, tout dévoué au monarque et très-zélé pour la patrie, ayant encore à concilier les devoirs de légat du Saint-Siége avec les priviléges et les libertés de sa nation, les fonctions paternelles de l'épiscopat avec le nerf du gouvernement et le caractère même de réformateur des ordres religieux avec le tumulte des affaires et la dissipation de la cour; partout il fit le bien, réforma les abus et captiva les coeurs avec l'estime publique.» (Bérault.) Tel est le magnifique éloge qu'on a fait du premier ministre de Louis XII, éloge mérité d'après les auteurs contemporains. Le roi d'ailleurs, qui se montra si digne d'un tel ministre et mit tant d'empressement à seconder ses vues, ne doit y rien perdre dans notre estime, au contraire; la sincère amitié qui unit jusqu'à la fin le prince et son ministre, les recommande tous deux à la postérité. Le cardinal ne fut pas seulement un éminent homme d'État, il lui fallut, pour certains actes de son ministère, et pour accomplir certaines réformes en particulier, une énergie de caractère voisine de l'héroïsme. «Il fit, dit Legendre, pour rétablir la discipline parmi les troupes, des ordonnances si sévères et les fit exécuter avec tant de fermeté que, pendant tout son ministère, loin de se plaindre des gens de guerre, les provinces à l'envi demandaient qu'on leur en envoyât pour consommer les denrées qu'ils payaient à prix raisonnable et en argent comptant. Les gens de justice étaient d'autres sangsues qui n'avaient pas moins dévoré la substance du peuple. Les procès ne finissaient point... Le juge, d'intelligence avec le praticien, multipliait la procédure, ce qui ruinait les parties en frais. La prévention ou l'intérêt, et le plus souvent la faveur, décidaient trop souvent dans les affaires; aussi, le nouveau roi (Louis XII), qui était juste et équitable, établit, par l'avis du premier ministre, un tribunal supérieur sous le titre de _Grand Conseil_ où l'homme sans protection, qui aurait peine à avoir justice, devant les tribunaux ordinaires, contre gens d'un trop grand crédit, pût avoir aisément recours et où ses plaintes fussent jugées avec autant de diligence que d'équité[3].» C'était là une excellente institution et qui témoigne, à la gloire de Georges d'Amboise, de son esprit d'équité comme de sa haute prévoyance. Par malheur, quoique répondant à de si légitimes besoins, ayant, si l'on peut s'exprimer ainsi, sa racine dans les entrailles même de la justice, elle ne paraît avoir eu qu'une courte durée, laissant toute grande ouverte la porte aux abus, à l'arbitraire, aux injustices, qui contribuèrent pour une large part à amener et précipiter dans la suite les catastrophes où s'engloutit la monarchie. Ces sages mesures, dont le cardinal avait pris l'initiative, furent complétées par d'autres ordonnances non moins utiles et qui longtemps servirent comme de code national. Pourtant, quoique justes et sages, elles soulevèrent de vives oppositions, particulièrement parmi les écoliers et les régents de l'Université qui se prétendaient lésés dans leurs priviléges. Non contents de déclamer contre le ministre et contre le roi lui-même, par eux attaqués, insultés dans des libelles répandus à profusion, ils se préparaient audacieusement à passer de la parole à l'action, et une sédition eût éclaté sans la prudente fermeté du ministre. L'approche de quelques troupes que conduisait le roi en personne fit réfléchir les mutins. La clémence acheva ce que la peur avait commencé. Le roi, entré dans Paris, se hâta de calmer les craintes, et le cardinal d'Amboise, déclara en son nom que Sa Majesté voulait bien oublier les insolentes étourderies des écoliers, les emportements sans doute irréfléchis des régents, et les injures même que les uns et les autres s'étaient permises contre lui, mais qu'on y prît garde, car une autre fois, il n'y aurait pas de pardon! --Vive le roi! vive le cardinal! s'écrièrent à l'envi les écoliers et leurs maîtres qui ne laissaient pas d'avoir une grande peur à la vue des lances et des hallebardes, et ne regrettaient pas de se sentir rassurés. --Vive notre bon roi! vive le cardinal, son glorieux ministre! criaient avec un enthousiasme plus sincère et un entraînement plus réel les bons bourgeois et gens du peuple, grandement reconnaissants au prince comme à son ministre, des mesures relatives aux impôts qui avaient signalé les débuts du règne. Car le roi, faisant remise du don de joyeux avènement, avait de plus voulu que toutes les dépenses du sacre fussent acquittées sur les revenus de ses domaines particuliers. Puis aussitôt après, le ministre diminua d'un dixième les impôts à recouvrer, et continua toujours depuis à les réduire tant qu'ils fussent aux deux tiers de ce qu'ils étaient d'abord. Malgré les charges résultant des guerres et des coûteuses expéditions auxquelles le roi se laissa entraîner, Georges d'Amboise sut, par de sévères économies, compenser le déficit et n'eut jamais besoin de rétablir les impôts supprimés. On comprend que cette tutélaire administration ait rendu populaire le ministre qui n'était pas moins cher à la France qu'à son roi, heureux toujours de se rappeler que non-seulement d'Amboise, sous le règne précédent, avait partagé sa disgrâce, mais que le frère de celui-ci, le cardinal d'Albi, aumônier de la régente, avait fortement contribué pour sa part à faire mettre en liberté le duc d'Orléans (Louis XII). Aussi le prince, rentré en faveur, s'était empressé de faire nommer Georges d'Amboise à l'archevêché de Rouen, et devenu roi, il le choisit pour son principal ministre et obtint pour lui le chapeau de cardinal. II Georges d'Amboise accompagna Louis XII, lors de ses expéditions en Italie, expéditions que tout probablement il désapprouvait, mais dont il eut en vain essayé de détourner le roi, non moins entraîné par sa noblesse que par la passion des aventures et le désir du renom militaire. La conquête du Milanais assurée, le cardinal s'efforça de faire aimer le nouveau gouvernement en introduisant dans le pays des institutions sages, modelées sur celles établies en France. Elles auraient dû suffire à assurer pour jamais la soumission des Italiens, sans la mobilité naturelle à ces peuples qui se montraient dès lors ce qu'on les a vus presque toujours. «Tant que les troupes françaises occupaient l'Italie, ils paraissaient humbles et soumis; mais dès qu'elles avaient tourné le dos, ils secouaient le joug et fomentaient des troubles,» dit un historien du temps. Le cardinal en eut bientôt la preuve. Après avoir établi à Milan pour gouverneur le maréchal Trivulce (choix malheureux d'ailleurs), il retourna en France. Mais à peine avait-il repassé les monts qu'il apprenait la révolte des Milanais, qui cernaient Trivulce réfugié dans la citadelle. D'Amboise, à la tête d'une armée que commande la Trémouille, redescend en Italie, et les bourgeois de Milan, autant effrayés et humbles qu'ils s'étaient montrés plus présomptueux d'abord, se hâtent d'envoyer à sa rencontre une députation pour faire leur soumission et implorer merci. Le cardinal, qui voulait donner une leçon aux rebelles, passe sans répondre aux envoyés autrement que par un regard sévère, puis il fait son entrée dans la ville au milieu des troupes en armes, formidable cortége! et va se loger à la citadelle. Sur tout son passage, on criait: _Grâce! grâce! miséricorde!_ Mais son visage impassible ne laissait rien deviner de ses sentiments. Seulement, il fit dire aux notables bourgeois que le vendredi suivant, trois jours après, ils eussent à se réunir dans la cour de l'Hôtel de ville pour y entendre leur sentence. Est-il besoin de dire l'anxiété de tous pendant ces trois jours d'attente où il n'était permis à personne de sortir de la ville, et avec quelles terreurs les pauvres bourgeois se rendirent le vendredi au lieu indiqué? Ils n'eurent pas lieu d'être rassurés en voyant au dehors les troupes fermant toutes les avenues et la cour de l'Hôtel de ville elle-même garnie de soldats à l'air menaçant, tandis que, sur une sorte de haut tribunal, apparaissait le cardinal, assis et entouré de tous les officiers de la justice civile et militaire. Terrifiés, à cette vue, ils tombent à genoux tendant les mains à la façon des suppliants. Le cardinal, naturellement doux et humain et qui avait peine à contenir son émotion, leur ordonna de se relever et d'une voix qu'il s'efforçait de rendre sévère, leur reprocha leur rébellion, menaçant des plus terribles châtiments en cas de récidive, mais pour cette fois il annonça que tout était pardonné. On imagine la joie de ceux qui l'écoutaient et dont témoignaient les cris et les vivats des plus bruyants s'ils n'étaient pas fort sincères. --Vive la France! vive le roi, le grand roi! le bon roi! Vive le très-illustre cardinal, le meilleur des ministres, auquel nous devons nos biens et nos vies! etc. Georges d'Amboise, étourdi de ces acclamations qu'il estimait à leur valeur, fut reconduit par la foule dans son palais au bruit des vivats et sous une pluie de fleurs. La paix rétablie dans le Milanais, dont il avait changé le gouverneur, le cardinal revint en France où, dans l'année 1504, une famine et une épidémie, qu'on eut à déplorer en même temps, lui donnèrent l'occasion de montrer une fois de plus sa prudence comme sa charité. Ainsi qu'autrefois, le ministre du Pharaon d'Égypte, il prit si bien ses mesures qu'encore que le blé eût manqué en France, le peuple n'eut que peu à souffrir de la disette. Quant à l'épidémie, que les historiens du temps, selon leur coutume, qualifient du nom de peste: «Si le mal fut grand, dit Legendre, le remède fut prompt par les secours continuels que le roi envoya aux lieux infectés et par les précautions qu'on prit pour en préserver ceux qui ne l'étaient pas. Et ainsi il s'attira d'infinies bénédictions de la part des peuples.» À la suite d'un nouveau voyage en Italie, lors de la révolte des Génois, le cardinal, âgé de cinquante ans à peine, tomba malade à Lyon où il dut s'arrêter. Il succomba au bout de quelques jours, pleuré du peuple et du roi qui, pendant les années qu'il lui survécut, ne cessa de regretter son conseiller fidèle et son sage ami. On a reproché et ce semble avec quelque raison au cardinal d'Amboise d'avoir désiré la tiare, ambition qui lui dicta plusieurs fausses démarches: «Mais, dit un écrivain, comme l'ambition de Louis XII fut toujours subordonnée à l'honneur, celle du cardinal d'Amboise fut toujours excitée par l'espérance de faire plus de bien... On peut croire qu'un homme qui ne se démentit pas un instant dans la plus haute prospérité, s'il souhaitait, comme on l'a dit d'être pape, c'était pour travailler à améliorer les moeurs de la chrétienneté.» (Fiévée). Au reste, si le cardinal eut dans cette circonstance à se reprocher quelque faiblesse, il s'en repentit humblement. Il jugeait, avec des yeux complétement dessillés, l'illusion des grandeurs et les vanités de la terre, celui qui, sur ce lit de douleur, d'où il ne devait pas se relever, répétait si volontiers au bon frère qui le soignait: «Ah! frère Jean, frère Jean! Que n'ai-je été toute ma vie comme vous frère Jean!» Georges d'Amboise, comme Louis XII, avait reçu du peuple le beau surnom de: _Père du Peuple!_ [3] Histoire du cardinal d'Amboise. JACQUES AMYOT «Jacques Amyot dit de lui-même, écrit le savant abbé Le Boeuf, qu'il était né à Melun, le 30 octobre 1513, de parents plus avantagés du côté de la vertu que de celui de la fortune. Il ne déclare point la profession dont était son père, Nicolas Amyot, mais ses commensaux le tenaient pour le fils d'un petit marchand de bonneterie: ce qui s'accorde avec Rouillard, qui dit que ce marchand vendait des bourses et des aiguillettes. Lorsqu'il eut appris les premiers rudiments à Melun, il alla à Paris, où il continua ses études de grammaire, servant de domestique à quelques écoliers d'un collége qu'il n'a jamais nommé. Sa mère, Marguerite d'Amour ou des Amours, avait soin de lui envoyer chaque semaine un pain par les bateliers de Melun. L'avidité d'apprendre le poursuivant jusque dans la nuit, il avait recours à la lumière que pouvaient fournir quelques charbons embrasés, et il s'en servait au lieu de chandelle ou d'huile, tant était grande alors son indigence. Avec ces faibles secours pour les premiers commencements il ne laissa pas d'atteindre les classes supérieures.» Tels furent, d'après la Notice écrite avec autant de conscience que de bonhomie par l'abbé Le Boeuf, les débuts de Jacques Amyot, représentés par divers biographes, sous des couleurs trop romanesques. Devenu, en suivant les cours de Jean Evagre Remois, au collége du cardinal Lemoine, un excellent helléniste, ayant étudié pareillement la poésie, l'éloquence, la philosophie, J. Amyot partit pour Bourges, à l'âge de 19 ans, afin d'étudier le droit civil avec un jeune homme qui fut depuis avocat célèbre au Parlement. À Bourges, où il prenait la qualité de maître-ès-arts, Amyot se rencontra avec Jacques Colin, lecteur ordinaire du roi et abbé de St-Ambroise, qui, prompt à apprécier son mérite, le choisit pour précepteur de ses neveux et lui fit obtenir en même temps une chaire de professeur des langues latine et grecque, dans l'Université dont la ville à cette époque était fière. Les loisirs assez grands, paraît-il, que lui laissait son double emploi, Amyot les consacrait aux travaux littéraires qui devaient plus tard le rendre célèbre et faire de lui un des personnages importants de l'état. Cependant au temps de sa plus grande prospérité, Amyot n'hésitait pas à dire que les dix ou douze années qu'il avait passées à Bourges, obscur professeur, mais tout entier aux lettres, avaient été le plus heureux temps de sa vie. C'est alors qu'après avoir traduit le roman grec de _Théagène et Chariclée_, il commença la traduction de Plutarque et quelques vies des hommes illustres furent publiées avec une dédicace à François 1er. D'après Rouillard, au contraire, c'est le roman de _Théagène et Chariclée_ qu'il fit présenter au roi, «lequel l'eut si agréable que l'abbaye de Bellozane étant venue à vaquer par le trépas de Vatable, ou Guestabled, très célèbre professeur du roi en la langue hébraïque, icelui roi la lui donna comme au digne successeur d'un si brave devancier.» La version de Rouillard paraît plus vraisemblable encore qu'il semble assez singulier de récompenser par une abbaye la traduction d'un ouvrage qui n'est rien moins qu'édifiant, mais dans les idées du temps, il s'agissait d'un livre grec et l'on ne voyait là, même François 1er, que l'érudition. Si bien encouragé cependant, Amyot s'était mis avec ardeur à la traduction de Plutarque; lorsqu'il la jugea assez avancée, il fit un voyage en Italie pour consulter les manuscrits des plus célèbres bibliothèques et conférer avec les savants illustres que l'Italie comptait en fort grand nombre. Après son retour, le cardinal de Tournon qu'il avait connu à Rome, «ayant appris que le roi souhaitait un précepteur pour ses fils les ducs d'Orléans et d'Anjou, présenta Amyot à Henri II qui lui donna cette charge dont il jouit le reste de son règne et sous celui de _François II_.» Le loisir, que lui laissaient ses fonctions de précepteur lui permit de terminer la translation en français des _Vies des hommes illustres_ qui parut avec une dédicace à Henri II. La traduction des _OEuvres morales_ de Plutarque ne put être achevée que sous le règne de Charles IX (connu auparavant sous le nom de _duc d'Orléans_), à qui l'ouvrage fut dédié. Le jeune roi n'avait pas besoin de cette circonstance pour se rappeler son précepteur, car dès le lendemain du jour de son avènement, (6 décembre 1560), il le fit son grand aumônier et le nomma aussi conseiller d'état et conservateur de l'Université de Paris. Il lui donna de plus l'abbaye de Roches au diocèse d'Auxerre et celle de Saint-Corneille, de Compiègne. «Le prince, dit le digne abbé Le Boeuf, l'appelait son maître lorsqu'il voulait lui parler familièrement; mais il lui fit aussi quelquefois des reproches, par exemple sur sa trop grande frugalité, en ce que pouvant faire bonne chère, il se contentait souvent de manger des langues de boeuf.» Quelques années après, l'évêché d'Auxerre étant venu à vaquer par la mort du cardinal de la Bourdaisière «Charles IX, qui désirait ardemment l'avancement de son maître, (c'est le nom qu'il lui donnait toujours),» voulut que Jacques Amyot lui succédât. Celui-ci, ayant reçu les bulles de Rome, se fit sacrer et, avec l'assentiment du roi, partit bientôt après pour Auxerre où il arriva au mois de mai 1571. Amyot était alors âgé de cinquante-huit ans; il avouait lui-même qu'il n'était ni théologien ni prédicateur, n'ayant presque étudié que des auteurs profanes. Mais il les laissa dès lors pour s'occuper assiduement de la lecture de l'Écriture Sainte et de celle des pères grecs et latins. La Somme de Saint Thomas d'Aquin lui devint si familière qu'il la possédait presque en entier. Il hésita longtemps à monter en chaire «parce qu'il se défiait beaucoup de ses forces et que la faiblesse de sa voix lui inspirait peu de courage», cependant malgré ses craintes, il réussit parfaitement au gré de ses auditeurs «et prêcha dans un style si clair et si châtié et en même temps si enrichi de sentences, que les savants sortaient de la prédication bien plus éclairés qu'ils n'y étaient arrivés et les ignorants n'en revenaient point sans être instruits de leurs devoirs et rendus meilleurs qu'auparavant.» L'église d'Auxerre, comme plusieurs autres du diocèse, avait beaucoup souffert des spoliations des huguenots. Le nouvel évêque, comme il s'y était engagé par avance vis-à-vis des chanoines, fit don à la sacristie de la cathédrale de divers ornements dont elle avait le plus grand besoin, manquant même du nécessaire; il n'épargna rien ensuite pour rendre au choeur son ancien lustre; les chaires des chanoines furent refaites à neuf aussi bien que le trône épiscopal. Les grilles qui entouraient le sanctuaire et que les profanateurs avaient arrachées et emportées furent remplacées. Amyot fit don encore à son église d'un nouveau jeu d'orgues qui fut construit par le frère Hilaire, religieux de Notre-Dame-en-l'Ile à Troyes venu exprès pour la confection des tuyaux. Une grande partie du vitrail cassé par les calvinistes, fut aussi réparée aux dépens de l'évêque. Ces bienfaits et beaucoup d'autres auraient dû rendre le prélat cher à son clergé comme à ses ouailles; il en fut ainsi les premières années, mais lors de l'explosion des passions populaires, soulevées par les guerres religieuses, tout fut oublié, la calomnie aidant. À Auxerre et dans le diocèse le parti de la Ligue était dominant. Amyot que Henri III, en succédant à son frère, s'était plu à maintenir dans ses fonctions de grand aumônier, en l'appelant aussi son maître, se rendait de temps en temps à la cour pour les fonctions de sa charge. Il se trouvait malheureusement à Blois lors de l'assassinat de Guise. Ce crime auquel il était complètement étranger, qu'il n'avait pas hésité à blâmer même dès qu'il en avait eu connaissance en le qualifiant «un cas si énorme qu'il n'y avait que le pape seul qui en pouvait absoudre» des gens passionnés et violents, comme il s'en rencontre toujours dans les grandes commotions populaires, voulurent qu'Amyot en eût été complice. Un certain Claude Trahy, gardien des cordeliers à Auxerre, le publia partout et même dans la chaire déclarant que non-seulement l'évêque et grand aumônier avait connu par avance l'attentat projeté, mais qu'il l'avait conseillé et que, le meurtre accompli, il avait donné au prince l'absolution sacramentelle. Ces calomnies n'eurent que trop d'écho dans la ville où le cordelier jouissait d'un certain crédit et il réussit à prévenir absolument le populaire et même une partie de la bourgeoisie contre l'évêque que Trahy haïssait parce que les jésuites lui avaient été préférés pour la direction du collége. Amyot averti cru prudent d'ajourner son retour et d'attendre que, par la réflexion, le calme se fit dans les esprits et il ne se mit en route que plusieurs mois après, vers le temps du carême. Mais les ennemis du prélat avaient continué par leurs discours et même par des prédications d'entretenir l'irritation et, le mercredi saint, lorsqu'Amyot rentra dans sa ville épiscopale, il courut par deux fois risque de la vie; lui-même nous l'apprend dans le mémoire qu'il crut devoir écrire pour se justifier. «La pistole (pistolet) lui fut présentée à l'estomac par plusieurs fois et il y eut plusieurs coups d'arquebuse tirés, de sorte qu'il fut obligé pour se sauver la vie d'entrer promptement dans la maison d'un chanoine et passer de celle-là dans une autre, pour faire perdre sa trace à ceux qui le poursuivaient.» Sa crainte était d'autant mieux fondée que sur la place de St-Étienne il avait pu voir et entendre un émissaire du cordelier qui, armé d'une hallebarde, criait à pleine gorge: «Courage, soudard, messire Jacques Amyot est un méchant homme, pire que Henri de Valois. Il a menacé de faire pendre notre maître Trahy; mais il lui en cuira.» L'influence du cordelier et de ses adhérents fut telle que l'évêque ne put officier dans la cathédrale et même il dut s'abstenir d'assister aux offices dans les jours les plus solennels; ses ennemis prétendaient et avaient fait croire qu'il était excommunié et suspendu _à divinis_ comme ayant communiqué avec le roi et pour d'autres motifs qu'on ne précisait point. Pour ramener à l'obéissance les opposants soit du peuple, soit du clergé, il ne fallut rien moins que des lettres d'absolution en forme signées du cardinal Cajetan, avec défense au chapitre comme au frère Trahy de molester désormais leur évêque. Ces lettres, datées de Paris (6 février 1509), mirent fin à la persécution et le prélat, après avoir été félicité par cinq membres du chapitre au nom de leurs collègues, se vit réintégré dans toutes ses fonctions et n'eut plus à souffrir de nouvelles épreuves; aussi se fit-il un devoir comme un plaisir de résider dans son diocèse, ce qui lui fut d'autant plus facile que, par la mort de Henri III, tous ses liens avec la cour se trouvaient rompus. «Il commença donc, dit l'abbé Le Boeuf, à ne plus s'occuper que des fonctions spirituelles, et dès le 7 mars, jour des Cendres, il reprit son ancien usage de prêcher, sans paraître déconcerté ni ému par tout ce qui était arrivé depuis un an, sans employer les invectives ni les déclamations contre personne; ce qui parut digne d'admiration à ceux qui ne le connaissaient pas encore parfaitement. Mais son secrétaire, continuateur de sa vie, dit que, quoiqu'il fût enclin à la colère, cependant il se retenait facilement; il n'était aucunement vindicatif, et ne savait ce que c'était que de reprocher à personne les anciennes fautes. Il passait pour mélancolique, sévère et d'un abord difficile; mais il ne paraissait tel qu'à ceux qui le voyaient rarement. Il était franc, candide, ingénu, ouvert, parlait librement et sans flatterie, ne déguisant point aux grands ni aux princes leurs propres défauts.» Son biographe nous apprend aussi «qu'il aimait la musique et qu'étant dans son palais épiscopal, il ne rougissait» point de chanter sa partie avec des musiciens. Un fait assez curieux et qu'il ne faut pas oublier, c'est que l'invention du bizarre instrument, si longtemps en usage dans les paroisses sous le nom de _serpent_, fut due à l'un des chanoines d'Auxerre vers 1590. Amyot, dont la constitution était robuste, vécut jusqu'à l'âge de quatre-vingts ans où, miné par une fièvre lente, il succomba le 6 février 1593, dans les sentiments d'une grande piété. Rouillard nous donne à propos de ses obsèques ce détail intéressant: «Comme on le voulut enterrer au devant du maître-autel de son église cathédrale, et qu'on vînt à fouiller, on y trouva une sépulture de pierre, vide, en laquelle autrefois avait été posé le corps d'une comtesse d'Auxerre, nommée Mathilde, peut-être Mathilde ou Mahaut de Courtenay, comtesse d'Auxerre environ l'an 1300; et là fut déposé le corps d'icelui évêque, avec beaucoup de cérémonies, pompes et honneurs funèbres.» En outre de ce qui revenait à ses héritiers naturels, Amyot fit un assez grand nombre de legs pieux; il laissa en particulier cinq cents livres à l'hôpital d'Auxerre. Il n'est pas exact d'ailleurs qu'on ait trouvé chez lui beaucoup d'argent ainsi que l'ont prétendu des biographes qui écrivaient longtemps après sa mort et dont les assertions ont été trop facilement acceptées. D'abord, en devenant évêque, il avait résigné la plus grande partie de ses bénéfices. À une certaine époque, sans doute, grâce à la munificence des rois ses anciens élèves, et aux émoluments de ses hauts emplois, il était devenu presque riche, mais les premiers tumultes de la Ligue naissante, en outre de la persécution dont on a parlé, lui firent essuyer de grandes pertes qu'on évalue au minimum, à cinquante mille écus. Aussi au mois d'août 1509, écrit-il au duc de Nevers: «Me trouvant, pour le présent, le plus affligé, détruit, et ruiné pauvre prêtre qui soit, comme je crois, en France... le tout pour avoir été officier et serviteur du roi; étant demeuré nu et dépouillé de tous moyens; de manière que je ne sais plus de quel bois (comme l'on dit) faire flèche, ayant vendu jusqu'à mes chevaux pour vivre; et pour accomplissement de tout malheur, cette prodigieuse et monstrueuse mort[4] étant survenue, me fait avoir regret à ma vie.» Et précisément, ces épreuves, si pénibles qu'elles fussent, étaient envoyées au digne évêque pour le détacher de ce qui passe et aussi lui servir d'une sorte d'expiation pour sa préoccupation longtemps trop exclusive (comme on l'a vu), des études profanes. Mais nous appartient-il de l'en blâmer nous qui lui devons tant de travaux d'une utilité si grande au point de vue littéraire, et en particulier ces _Vies des Hommes illustres_, dont la traduction, par le mérite du style, est devenue un livre original. Grâce au bon Amyot, comme l'appelait Bernardin de St-Pierre, et à sa langue facile, colorée, abondante et qui jaillit à grands flots de la meilleure source gauloise, le _bon_ Plutarque est pour nous tout français et ses héros, grecs et romains, nous sont familiers autant que ceux de notre pays, voire les contemporains. Pour les lettrés et les hommes de savoir et d'étude, ce livre est une mine qu'on ne se lasse pas de fouiller assuré d'y trouver toujours quelques nouveau filon. Pour d'autres lecteurs et en particulier pour les jeunes gens, la traduction d'Amyot ne serait pas toujours sans inconvénient; car dans sa langue hardie, qui d'ailleurs était celle de son temps, il use peu des périphrases, et certains détails de moeurs, qui ne sont point à l'honneur des Grecs et des Romains, nous sont présentés dans toute leur nudité. Cet inconvénient, qui tient à la consciencieuse fidélité du traducteur comme à la langue qu'il parlait, nous ne pouvions le dissimuler et néanmoins nous trouvons, que c'est avec toute raison qu'Amyot a pu dire, en parlant de son livre, dans son excellente épître _aux lecteurs_: «Si nous sentons un plaisir singulier à écouter ceux qui retournent de quelque lointain voyage, racontant les choses qu'ils ont vues en étrange pays, les moeurs des hommes, la nature des lieux, les façons de vivre différentes des nôtres: et si nous sommes quelquefois si ravis d'aise et de joie, que nous ne sentons point le cours des heures, en oyant deviser un sage, disert et éloquent vieillard, en la bouche duquel court un flux de langue plus doux que miel, quand il va récitant les avant ures qu'il a eues en ses verts et jeunes ans, les travaux qu'il a endurés et les périls qu'il a passés: combien plus devons-nous sentir de ravissement, d'aise et d'ébahissement de voir en une belle, riche et véritable pointure d'éloquence, les cas humains représentés au vif, et les variables accidents que la vieillesse du temps a produits dès et depuis l'origine du monde, les établissements des empires, ruines des monarchies, accroissements ou anéantissements des royaumes, et tout ce qui oncques a été de plus émerveillable par l'univers? le tout représenté si vivement qu'en le lisant nous nous sentons affectionnés, comme si les choses n'avaient pas été faites par le passé, ains (_mais_) se faisaient présentement et nous en trouvons passionnés de joie, de pitié, de peur et d'espérance, ni plus ni moins presque que si nous étions sur le fait, sans être en aucune peine ou danger, ains avec le contentement qu'apporte la récordation en sûreté des maux que l'on a autrefois endurés.» Ailleurs il dit plus éloquemment encore: «Au demeurant, quant à ceux qui vont disant que le papier endure tout, s'il y en a aucuns qui à fausses enseignes usurpent le nom d'historiens, et qui par haine ou faveur offensent la majesté de l'histoire, en y mêlant quelque mensonge, cela n'est point la faute de l'histoire, ainsi des hommes partiaux qui abusent indignement de ce nom pour déguiser et couvrir leur passion: ce qui n'adviendra jamais si celui qui écrit l'histoire a les parties qui lui sont nécessairement requises pour mériter le nom d'historien, qu'il soit dépouillé de toute affection, sans envie, sans haine ni flatterie, versé aux affaires du monde, éloquent, homme de bon jugement, pour savoir discerner ce qui se doit dire et ce qui se doit laisser, et ce qui nuirait plus à déclarer qu'il ne profiterait à reprendre et condamner; attendu que sa fin principale doit être de servir au public, et qu'il est comme un greffier, tenant registre des arrêts de la cour et justice divine, les uns donnés selon le style et portée de notre faible raison naturelle, les autres procédant de puissance infinie et de sapience incompréhensible à nous par-dessus et contre tout discours d'humain entendement, lequel ne pouvant pénétrer jusques au fond des jugements de la divinité, pour en savoir les motifs et les fondements, en attribue la cause à ne sais quelle fortune, qui n'est autre chose que fiction de l'esprit de l'homme s'éblouissant à regarder une telle splendeur et se perdant à sonder un tel abîme, comme ainsi soit que rien n'advient, ni ne se fait sans la permission de Celui qui est justice même et vérité essentielle, devant qui rien n'est futur ni passé et qui sait et entend les choses casuelles nécessairement. Laquelle considération enseigne aux hommes de s'humilier sous sa puissante main, en reconnaissant qu'il y a une cause première qui gouverne supernaturellement, d'où vient que ni la hardiesse n'est pas toujours heureuse, ni la prudence bien assurée.» Si la prose d'Amyot est excellente, exquise, on ne saurait en dire autant de sa poésie. Dans ses récits il lui arrive assez souvent de citer les poètes, et par un scrupule regrettable, le consciencieux traducteur croit ne pouvoir le bien faire qu'à l'aide du mètre et de la rime. Mais ses vers, les plus hétéroclites du monde, tout en se conformant à la prosodie pour la mesure, sont de ceux qu'aucun vrai poète n'oserait avouer. Pourtant on sent qu'ils ont dû coûter horriblement à leur auteur, et que sur chacun d'eux, bourré de chevilles, il aura, selon l'expression vulgaire, mais énergique, il aura sué sang et eau. Quelle différence avec sa prose si coulante et si savoureuse! Mais: Pour lui Phébus est sourd et Pégase est rétif! Le bon Amyot eut eu besoin sous ce rapport de prendre conseil de son royal élève Charles IX, dont les vers charmants à Ronsard sont dignes du poète. L'art de faire des vers, doit-on s'en indigner, Doit être à plus haut prix que celui de régner. Tous deux également nous portons des couronnes; Mais roi, je les reçois, poète, tu les donnes. Ton esprit enflammé d'une céleste ardeur Éclate par soi-même et moi par ma grandeur. Si du côté des dieux je cherche l'avantage, Ronsard est leur mignon et je suis leur image. Ta lyre, qui ravit par de si doux accords, T'assure les esprits dont je n'ai que les corps; Elle t'en rend le maître et te sait introduire Où le plus fier tyran ne peut avoir d'empire. [4] Celle de Henri III, son bienfaiteur. ANDRIEUX Andrieux (François-Guillaume-Jean-Stanislas), né à Strasbourg, le 6 mai 1759, est connu surtout par des comédies, la pièce des _Étourdis_ entre autres, et des contes en vers et en prose dont quelques-uns sont charmants. Qui n'a lu le _Meunier sans souci_? Par malheur, plusieurs de ces récits ne sont point des plus louables, soit pour le fond, soit pour la forme: ainsi, l'_Épître au Pape_ (1790); la _Querelle de saint Roch et de saint Thomas_ (1792); la _Bulle d'Alexandre VI_ (1802). Tout cela se sent trop de l'esprit du temps, de l'esprit du dix-huitième siècle dont le poète partageait les préjugés. Il est juste de dire que ces pièces, parues dans divers recueils périodiques de l'époque, n'ont point été comprises par Andrieux dans la collection de ses oeuvres. «Professeur pendant trente années au Collége de France, dit un biographe[5], il a formé plusieurs générations d'hommes qui, en diverses carrières, ont illustré la France. Il fut jugé intègre, législateur sans ambition, poète aimable, joyeux auteur.» C'est de lui ce beau vers inspiré par Ducis, son ami: L'accord d'un beau talent et d'un beau caractère. Andrieux mourut à Paris, le 9 mai 1833. Quoique déjà malade, il se refusait à quitter sa chaire: --Un professeur doit mourir en professant, répondait-il au médecin qui lui parlait de repos. C'est mon seul moyen d'être utile maintenant: qu'on ne me l'enlève pas; si on me l'ôte, il faut donc me résoudre à n'être bon à rien. --Vous y périrez! --Eh bien! c'est mourir au champ d'honneur. «Sa parole était simple, spirituelle, malicieuse quelquefois, jamais maligne et toujours empreinte d'une exquise urbanité», a dit M. Berville dans sa notice... «Nul ne contait mieux, ne lançait mieux une saillie, ne relevait mieux son discours par le charme du débit et par la vivacité d'une pantomime expressive..... Aussi deux heures avant la leçon, toutes les places étaient prises.» Cependant ni l'indépendance ni la fermeté ne manquaient au besoin à son caractère. Après avoir fait partie du Conseil des Cinq-Cents (1798), membre du Tribunat (1800), il fit dire de lui au premier Consul: «Il y a dans Andrieux autre chose que des comédies.» Un jour, Bonaparte se plaignant devant lui des hostilités du Tribunat, qui se montrait souvent opposé aux actes de son administration, Andrieux répondit avec son fin sourire: «Vous êtes de la section de mécanique (à l'Institut), et vous savez qu'on ne s'appuie que sur ce qui résiste.» Rendu à la vie privée par la suppression du Tribunat (19 août 1807), Andrieux s'en consola en disant: «J'ai rempli des fonctions importantes que je n'ai ni désirées ni demandées, ni regrettées; j'en suis sorti aussi pauvre que j'y étais entré, n'ayant pas cru qu'il me fût permis d'en faire des moyens de fortune et d'avancement. Je me suis réfugié dans les lettres, heureux d'y retrouver un peu de liberté, de revenir tout entier aux études de mon enfance et de ma jeunesse, études que je n'ai jamais abandonnées, mais qui ont été l'ordinaire emploi de mes loisirs, qui m'ont procuré souvent du bonheur et m'ont aidé à passer les mauvais jours de la vie.» Ces _mauvais jours_ ils étaient pour Andrieux la conséquence de la suppression de son emploi, car sans fortune et père de famille, ayant à sa charge, avec de jeunes enfants, une mère et une soeur, il se trouvait dans une situation fort difficile. C'est alors que Fouché, ministre de la police, qui en fut instruit, l'ayant fait venir, lui offrit une place de censeur en ajoutant: --On ne peut craindre avec moi que la censure dégénère en inquisition. Ce ne sera qu'une censure _anodine_. Je ne prétends nullement comprimer la pensée: les idées libérales se sont réfugiées dans mon ministère. --Tenez, citoyen ministre, répondit Andrieux, mon rôle est d'être pendu, non d'être bourreau. Et il sortit. À quelque temps de là eut lieu la proclamation de l'Empire. Un matin, une voiture à la livrée impériale s'arrête devant la modeste habitation dont Andrieux était un des locataires. Un personnage en descend, devant lequel la porte s'ouvre, et, à la grande surprise d'Andrieux, on annonce: --Son Altesse le prince Joseph Napoléon! Collègue d'Andrieux au Corps législatif, et d'habitude assis près du futur académicien avec lequel il aimait à s'entretenir, Joseph, dans la prospérité, ne l'avait point oublié. Allant à lui de l'air le plus affectueux et serrant sa main, il lui dit: «Il me tombe sur les bras une grande fortune, il faut que mes amis m'aident à en faire bon usage.» Andrieux fut nommé bibliothécaire du prince avec 6,000 francs d'appointements; puis membre de la Légion d'honneur; deux ans après, il devint bibliothécaire du Sénat et professeur de grammaire et belles-lettres à l'École polytechnique. En 1814, il fut nommé professeur de littérature au Collége de France. Andrieux n'oublia jamais à qui il était redevable de son heureuse situation. Le portrait de Joseph avait la place d'honneur dans son cabinet, et tous les ans ses lettres venaient témoigner de sa fidèle et pieuse gratitude en portant au bienfaiteur le souvenir de l'obligé. Dans le _Dialogue entre deux journalistes sur les mots Monsieur et Citoyen_ (1797), Andrieux parle ainsi de lui-même. Mon esprit n'admet rien qui soit exagéré, Et j'ai même eu l'affront qu'on me crût modéré. On peut juger par ces deux vers de la nature de son talent et l'on ne s'étonnera pas si nous ajoutons, qu'aujourd'hui la forme chez lui paraît un peu démodée. [5] _Biographie Universelle_ D'ASSAS ET DESILLES I D'ASSAS. D'Assas (chevalier), natif du Vigan, était capitaine au régiment d'Auvergne. Pendant la nuit du 15 au 16 octobre 1760, il commandait près de Closter-Camp, en Westphalie, une garde avancée. Sorti vers l'aube pour inspecter les postes, il tomba tout à coup au milieu d'une division ennemie qui se glissait silencieusement à travers les bois pour surprendre l'armée française endormie dans ses campements. Le capitaine d'Assas se voit aussitôt entouré; les épées et les baïonnettes se croisent sur sa poitrine, en même temps qu'une voix à l'accent impérieux et menaçant murmure à ses oreilles: --Pas un cri, pas un mot, ou vous êtes mort! Se taire cependant pour d'Assas c'était compromettre le salut de l'armée française que l'ennemi ne pouvait manquer de surprendre. Le chevalier l'a compris et il n'hésite pas; d'une voix éclatante qui retentit dans les plus lointaines profondeurs du bois et que l'écho porte soudain aux avant-postes français, il s'écrie: --À moi, d'Auvergne, voilà l'ennemi! À l'instant, il tombe la poitrine criblée de blessures, il tombe, mais en tournant les yeux vers le ciel dont la justice ne refuse jamais sa récompense à l'héroïque accomplissement du devoir. Et sur la terre après lui, avec ce magnanime exemple qui égale s'il ne les surpasse les traits les plus sublimes de l'antiquité trop vantée, d'Assas laissait un renom immortel; car tant que la France sera la France, tant que dans nos armées le patriotisme et le dévouement seront en honneur, le souvenir du héros de Closter-Camp fera palpiter les coeurs généreux. D'Assas n'avait point de fortune; une pension de 1,000 livres fut assurée à sa famille. Cette pension, la Révolution, qui parlait si haut de patriotisme, eut l'indignité de la supprimer, mais les terroristes balayés, elle fut rétablie. II DESILLES. Au nom de d'Assas, il nous semble juste d'associer celui de Desilles, beaucoup moins populaire, et qui cependant méritait de conserver la célébrité dont il a joui naguère, mais trop peu de temps. Car le dévouement de Desilles ne fut pas moins admirable, sinon plus admirable que l'héroïsme de d'Assas, puisqu'il fut conseillé par la réflexion, et se produisit dans des circonstances singulièrement difficiles et douloureuses. Comme on l'a dit, plût à Dieu qu'il eût eu alors un plus grand nombre d'imitateurs! Après la fédération du 14 juillet 1790, l'armée, ce fut le grand malheur de l'époque, se vit travaillée par l'esprit d'insubordination. À Nancy, notamment, la garnison, composée de trois régiments, ceux du _Mestre-de-Camp_, de _Châteauvieux_ et de _Roi-Infanterie_, se mit en pleine révolte. Desilles (Antoine-Joseph-Marc), né à Saint-Malo le 7 mars 1767, et par conséquent âgé de vingt-trois ans seulement, était officier dans le dernier de ces régiments, mais absent par suite d'un congé. À peine a-t-il appris ce qui se passe à Nancy que, malgré les larmes de sa mère et de ses soeurs tourmentées de cruels pressentiments, il repart en poste pour sa garnison et vient rejoindre sa compagnie dans l'espérance de la ramener ou de la maintenir dans le devoir, tout au moins d'empêcher les violences et les excès. Le 31 août, le marquis de Bouillé, à la tête de troupes peu nombreuses, mais sur lesquelles il pouvait compter, se présente devant la place. Avant d'en venir à l'_ultima ratio_, il voulut essayer des négociations qui paraissaient devoir aboutir, lorsque les meneurs, inquiets de voir les dispositions meilleures de la populace et des soldats, s'efforcèrent de raviver la sédition, et par des calomnies et des mensonges, les provoquèrent à commencer les hostilités. --Feu, feu, sur ces brigands! balayez-nous cette canaille! criaient-ils aux artilleurs qui se tenaient mèche allumée devant une pièce chargée à mitraille, tandis qu'on voyait s'avancer, l'arme au bras, croyant tout arrangé, l'avant-garde de Bouillé, composée de gardes nationaux et de Suisses. Un artilleur, trop docile à la voix des furieux, approche du canon la mèche enflammée, qu'un officier, Desilles, lui arrache des mains, en même temps qu'il se précipite devant la bouche du canon en criant d'une voix vibrante: --Mes amis, à quoi pensez-vous? ne tirez pas! ce sont des braves comme vous, des compatriotes, des frères! L'Assemblée nationale les envoie; voulez-vous désobéir, déshonorer notre drapeau? Vaines supplications! on l'arrache violemment du canon, mais il se précipite aussitôt sur une pièce de vingt-quatre à laquelle on allait mettre le feu et s'asseoit sur la lumière en se cramponnant des deux mains au bronze et murmurant: --Non, non, vous me tuerez plutôt! Au nom de la France, mes amis, ne permettez pas cette guerre fratricide, impie... Il n'achève pas. Quatre coups de feu partis de divers côtés, l'atteignent à la fois! Tombé du canon, foulé aux pieds, menacé par les baïonnettes, il est enlevé tout sanglant par un brave garde national du nom de Hoener, qui lui fait un rempart de son corps. «Cependant, dit Bouillé dans ses _Mémoires_, les canons partent et jettent par terre cinquante ou soixante hommes de l'avant-garde; le reste, suivi des grenadiers français, se précipite avec furie sur les canons, ils s'en emparent ainsi que de la porte de Stainville que ces canons défendaient,» et facilitent le passage aux troupes. L'insurrection put ainsi être réprimée. Cependant le jeune Desilles, transporté dans une maison voisine, vit poser le premier appareil sur ses blessures qu'on jugeait des plus graves, mais non pas peut-être mortelles. Illusion, hélas! après six semaines de souffrances cruelles, il succomba (17 octobre 1790), consolé du moins sur son lit de douleur par les espérances chrétiennes et par des témoignages universels de sympathie. Le roi Louis XVI lui avait fait remettre la croix de chevalier de Saint-Louis, en même temps que l'Assemblée nationale, par l'organe de son président, lui adressait ses félicitations. De Saint-Malo, pareillement une députation arrivait pour témoigner à Desilles des sentiments de ses compatriotes. D'un bout de la France à l'autre, l'écho faisait retentir son nom, acclamé avec enthousiasme, mais autour duquel bientôt le silence se fit, quand tonnèrent les refrains de la _Carmagnole_ et du _Ça ira_ et que le peuple égaré, frénétique, prodiguant ses bravos à de monstrueuses apothéoses, conduisait un Marat au Panthéon pour le précipiter plus tard à l'égout. Pour en revenir à Desilles, on regrette que les _Mémoires de Bouillé_ consacrent si peu de lignes à son sublime dévouement. «Des soldats, qui n'avaient pas suivi leurs drapeaux, se prennent de querelle avec mon avant-garde composée de Suisses. Ils veulent faire feu sur elle de plusieurs pièces de canon chargées à cartouches qu'ils avaient placées à l'entrée de la porte. Un jeune officier du régiment du roi, nommé Desilles, les arrête quelque temps. Il se met devant la bouche du canon, ils l'en arrachent; il s'assied sur la lumière d'un canon de vingt-quatre, ils le massacrent...» Et c'est tout, mais ce n'est pas assez assurément! On a peine à comprendre qu'un ancien chef d'armée passe aussi rapidement, je pourrais dire légèrement, sur ce sublime épisode. On s'étonne que, dominé par je ne sais quelle préoccupation, il n'ait pas eu davantage à coeur de mettre en relief et de glorifier, pour l'exemple, l'héroïsme de ce martyr de l'honneur et de la discipline militaire. Voici de la même époque à peu près, un trait d'autant plus admirable que son auteur est resté volontairement inconnu. Un grenadier garde-française sauve de la mort son chef dont le peuple croyait avoir beaucoup à se plaindre. «Grenadier, quel est ton nom? demande le duc de Châtelet reconnaissant. --Colonel, répond le soldat, mon nom est celui de tous mes camarades. Nous nous appelons: le Régiment.» HUGUES AUBRIOT Non seulement le nom de ce célèbre prévôt de Paris a été donné à l'une des rues nouvelles de la capitale mais sa statue est une de celles qui décorent la façade de l'Hôtel de Ville. Ces honneurs, Aubriot les mérite, d'après les historiens, en dépit de graves reproches qui pèsent sur sa mémoire. Venu de Dijon, où il était né, à Paris, et recommandé par le duc de Bourgogne, Philippe le Hardi, son seigneur, il se fit remarquer du roi Charles V qui, satisfait de ses premiers services, le nomma, vers 1364, prévôt et capitaine de Paris. Dans ce poste considérable, qu'il occupa durant dix-sept années, Aubriot témoigna d'une activité rare et d'un caractère énergique et résolu, trop même parfois peut-être. Non-seulement il fit exécuter des travaux en grand nombre pour la défense comme pour la salubrité de la capitale, mais à ces travaux il employa de gré ou de force les vagabonds et les malfaiteurs si nombreux dans la ville depuis les troubles du règne précédent. Grâce à une police sévère et vigilante, les voleurs disparurent et les bourgeois honnêtes ne craignirent plus de s'aventurer, même le soir, dans les rues de la capitale. Les tapages des écoliers de l'Université, trop enclins parfois à abuser de leurs priviléges, durent cesser, mais le prévôt, dans la répression des abus, ne tint pas assez compte des droits établis, des exigences du temps et montra parfois plus de passion que de prudence. Il fit défense aux marchands de vendre ou de prêter des armes aux écoliers, sans sa permission expresse; mais de plus, pour arrêter les incursions de ces derniers, il construisit, au bout du pont Saint-Michel, le petit Châtelet, dans lequel il fit creuser deux cachots qu'il appelait par dérision le clos _Bruneau_ et la _rue de Fouarre_. L'Université, traitée plusieurs fois avec peu d'égards par le prévôt, vit là, et pas à tort, sans doute, une nouvelle injure à son adresse, et la perte d'Aubriot fut résolue. Pour son malheur, malgré ses grandes qualités comme administrateur, Aubriot n'avait pas su se concilier l'estime des honnêtes gens par une vie exemplaire et bien au contraire. Tout en faisant la part des exagérations, il ne semble pas douteux qu'il y eut trop de vérité dans les accusations si graves qui s'élevèrent de divers côtés à la fois contre lui, et que nous trouvons reproduites dans le _Laboureur_ et Jean Juvénal des Ursins, écrivains contemporains. Voici ce que nous lisons dans l'_Histoire de Charles VI, roi de France_, par le dernier: «Hugues Aubriot, natif de Bourgogne, lequel, par le moyen du duc d'Anjou, fut fait prévôt de Paris, estoit et si avoit un grand gouvernement des finances. Il fit plusieurs notables édifices à Paris, le pont Saint-Michel, les murs de devers la bastille Saint-Antoine, le Petit-Chastelet et plusieurs autres choses dignes de grande mémoire. Mais, sur toutes choses, avoit, en grande irrévérence les gens d'église, et principalement l'Université de Paris. Et tellement que secrètement on fit enqueste de son gouvernement et de sa vie qui estoit très-orde et deshonneste en toute ribaudise, à decevoir femmes, et ne croyoit point le saint sacrement de l'autel, et s'en moquoit et ne se confessoit point et estoit un très mauvais catholique. En plusieurs et diverses hérésies estoit encouru et ne craignoit aucune puissance pour ce qu'il estoit fort en la grâce du roy et des seigneurs. Toutefois fut fort poursuivi par l'Université et gens d'église, tellement qu'on le prit et emprisonna-t-on, et à la fin fut content de se rendre prisonnier ès prisons de monsieur l'evesques de Paris. Et fut examiné sur plusieurs points, lesquels il confessa, et fut trouvé par grands clercs à ce cognoissans qu'il estoit digne d'être brûlé. Mais à la requeste des princes, cette peine lui fut relaschée, et seulement aux parvis Notre-Dame fut publiquement presché et mitré par l'Évêque de Paris, vestu en habit pontifical, et fut déclaré en effet estre de la loy des Juifs et contempteur des sacrements ecclésiastiques et avoir encouru les sentences d'excomuniement qu'il avoit par longtemps contemnées et méprisées. Et le condamna-t-on à estre perpétuellement en la fosse au pain et à l'eau.» Il fut enfermé dans un des cachots de cette même Bastille qu'il avait fait construire; de là, dit-on, transféré dans les prisons de l'évêque de Paris. Mais l'année suivante (1382), lors de l'insurrection populaire, dite des Maillotins, il fut délivré «et vinrent (les mutins), aux prisons de l'évêque de Paris, et rompirent tout, et délivrèrent ceux qui estoient, et mesmement Hugues Aubriot, qui estoit condamné comme dit est; et lui fut requis qu'il fust leur capitaine, lequel le consentit mais la nuit s'en alla... Et le lendemain vinrent à l'hostel de Hugues Aubriot, et le cuidoient (pensaient) trouver pour le faire leur capitaine. Et quand ils virent qu'il n'y estoit pas, furent comme enragés et desplaisans, et commencèrent à entrer en fureur, et vouloient aller abattre le pont de Charenton.» Aubriot, qui n'avait eu que le tort d'exagérer le principe d'autorité et qui à aucun prix ne voulait jouer le rôle de Marcel et se faire chef de révoltés, ayant quitté Paris dans la nuit même de sa délivrance, se retira dans son pays natal à Dijon, et il y mourut peu de temps après, 1382 ou 1383.--D'après sa conduite dans cette dernière période de sa vie, on peut croire que son repentir était sincère et qu'il y persévéra jusqu'à la fin. SYLVAIN BAILLY I Bailly, célèbre comme savant avant la Révolution est aujourd'hui connu surtout par sa fin tragique. À peine âgé de vingt-quatre ans[6], il comptait déjà parmi les astronomes distingués. Élu membre de l'académie des sciences à l'âge de vingt-sept ans (1763), il devint plus tard membre de l'académie française, (1783) et deux ans après de celle des inscriptions et belles-lettres. Ces distinctions, il les devait à ses publications littéraires et scientifiques encore que les dernières surtout aux yeux des juges compétents aient aujourd'hui perdu beaucoup de leur valeur. «Bailly par des études opiniâtres avait acquis beaucoup d'instruction; mais il avait le jugement faux ou du moins sujet à s'égarer en poursuivant des systèmes qui ne sont fondés sur rien de précis. Son _Histoire de l'astronomie_ est un véritable roman de physique dont le but est de faire le monde très vieux contrairement aux écrivains, sacrés et profanes, qui en ont déterminé l'âge, en opposition, d'ailleurs avec l'aspect du globe et les découvertes de la géologie. Qui pourra concevoir en effet la possibilité d'une révolution qui aura transporté la Sibérie des régions équinoxiales aux régions polaires; qui trouvera comme lui dans les Samoyèdes les pères des sciences et des arts? Son histoire de l'astronomie indienne n'est pas moins remplie de paradoxes, il en est de même des _Lettres de l'Atlantide_ et sur l'origine des sciences. Aussi, tout en reconnaissant en lui de l'imagination, de la science et le talent d'écrire, les savants de son temps appelèrent ses systèmes astronomiques: Les _Rêveries de Bailly_[7]». La réputation d'honnêteté de Bailly le fit nommer, en 1786, membre de la commission chargée d'inspecter les hôpitaux. Le rapport de Bailly choisi par ses collègues pour tenir la plume, n'est pas le moins intéressant de ses ouvrages, quoiqu'il attriste profondément par la révélation d'un état de choses qui nous semble aujourd'hui monstrueux. D'abord quand les commissaires se présentent à l'Hôtel-Dieu afin d'examiner par eux-mêmes l'établissement où les abus leur avaient été particulièrement signalés, la porte leur est refusée. «Nous avions besoin de divers éléments, nous les avons demandés, aussi bien qu'une personne qui pût nous guider et nous instruire; _nous n'avons rien obtenu_.» «Quelle était donc l'autorité, dit Arago[8], qui se permettait ainsi de manquer aux plus simples égards envers des commissaires investis de la confiance du roi, de l'académie et du public? Cette autorité se composait de divers administrateurs (le type, dit-on, n'est pas entièrement perdu) qui regardaient les pauvres comme leur patrimoine, qui leur consacraient une activité désintéressée mais improductive; qui souffraient impatiemment toute amélioration dont le germe ne s'était pas développé dans leur tête ou dans celles de quelques hommes philanthropes par naissance ou par privilége d'emploi.» Malgré ce mauvais vouloir, la commission put remplir sa mission: «ce qu'elle fit avec une conscience qui n'avait d'égale que sa patience et sa fermeté.» Quelques extraits seulement du rapport de Bailly, analysé par Arago, suffiront pour montrer si la susceptibilité des administrateurs était légitime. «En 1786, on traitait à l'Hôtel-Dieu les infirmités de toute nature.... tout était admis, mais aussi tout présentait une inévitable confusion. Un malade arrivant était souvent couché dans le lit et les draps du galeux qui venait de mourir. »L'emplacement réservé aux fous étant très restreint, deux de ces malheureux couchaient ensemble. Deux fous dans les mêmes draps! L'esprit se révolte en y songeant. »Dans la salle St-François, exclusivement réservée aux hommes atteints de la petite vérole, il y avait quelquefois, faute de place, jusqu'à six adultes ou huit enfants dans un lit qui n'avait pas 1 mètre 1/2 de large. »Les femmes atteintes de cette affreuse maladie se trouvaient réunies, dans la salle Ste-Monique, à de simples fébricitantes; celles-ci étaient livrées comme une inévitable proie à la hideuse contagion dans le lieu même où, pleines de confiance, elles avaient espéré recouvrer la santé. »Les femmes enceintes, les femmes en couche étaient également entassées pêle-mêle sur des grabats étroits et infects. »... Dans l'état habituel, les lits de l'Hôtel-Dieu, des lits qui n'avaient pas 1 mètre 1/2 de large, contenaient quatre et souvent six malades; ils y étaient placés en sens inverse: les pieds des uns répondaient aux épaules des autres; ils n'avaient chacun pour leur quote-part que 25 centimètres.... Aussi se concertaient-ils, tant que leur état le permettait, pour que les uns restassent levés dans la ruelle pendant une partie de la nuit, tandis que les autres dormaient. »... Tel était l'état normal de l'ancien Hôtel-Dieu. Un mot, un seul mot dira ce qu'était l'état exceptionnel (en temps d'épidémie); alors on plaçait des malades jusque sur les ciels de ces mêmes lits où nous avons trouvé tant de souffrances, tant de légitimes malédictions...» Combien d'autres détails non moins tristes, par exemple, relatifs à la salle des opérations et sur lesquels nous glissons pour ne pas trop attrister le lecteur. À qui, d'ailleurs, imputer la longue durée de cette organisation vicieuse, inhumaine? «à la vulgaire toute puissance de la routine, à l'ignorance!» s'écrie Arago s'appuyant des conclusions de Bailly qui dit avec tous les ménagements que la circonstance exigeait: «L'Hôtel-Dieu existe peut-être depuis le VIIe siècle, et si cet hôpital est le plus imparfait de tous, c'est parce qu'il est le plus ancien. Dès les premiers temps de cet établissement, on a cherché le bien, on a désiré s'y tenir, et la constance a paru un devoir. De là, toute nouveauté utile a de la peine à s'y introduire; toute réforme est difficile; c'est une administration nombreuse qu'il faut convaincre; c'est une masse énorme qu'il faut remuer.» L'énormité de la masse à remuer ne découragea pas les commissaires de l'Académie. Aussi, grâce à leur énergique persistance, les choses changèrent, nos hôpitaux furent réformés, transformés, et c'est avec toute justice et vérité qu'Arago a pu dire naguère: «Chaque pauvre est aujourd'hui couché seul dans un lit, et il le doit principalement aux efforts habiles, persévérants, courageux de l'Académie des sciences. Il faut que le pauvre le sache et le pauvre ne l'oubliera pas.» Hélas! il fut trop prompt à l'oublier, au contraire, en ce qui concerne Bailly du moins, dont la triste destinée prouve une fois de plus quel fond il faut faire sur la popularité, avec la terrible mobilité des multitudes, si promptes à subir toutes les influences, et qui, elles aussi, tournent au moindre vent. Bailly en fit la cruelle expérience et combien ne dut-il pas regretter souvent d'avoir cédé, qui sait à quelle tentation fatale d'ambition? au lieu de se contenter de la gloire modeste de savant et de lettré, à l'exemple de son maître l'astronome Lacaille dont on a dit qu'il était le calculateur le plus courageux et l'observateur le plus zélé, le plus actif, le plus assidu qui ait jamais existé, «et avec cela» doux, simple, gai, égal avec ses amis; l'intérêt ni l'ambition ne le tentèrent jamais; il sut se contenter de peu, sa probité faisait son bonheur, les sciences ses plaisirs, et l'amitié ses délassements.» II L'impression que Bailly avait reçue de sa visite dans les hôpitaux et la constatation trop facile des énormes abus qui, par le laps du temps, s'y étaient introduits, tout probablement contribuèrent à l'entraîner vers les «opinions nouvelles» comme on disait à la veille de la révolution. Dans l'ordre social aussi, beaucoup d'abus existaient qui appelaient l'oeil investigateur et la sollicitude de l'homme d'état s'il s'en fut rencontré alors un digne de ce titre soit dans les conseils de la couronne soit dans l'assemblée réunie d'abord sous le titre d'États généraux. Mais, parmi les honnêtes gens, il ne se trouvait guère que des utopistes ou des hommes à idées fausses, et politiquement peu pratiques comme Bailly, entraînés tout d'abord par un zèle sincère, mais non pas peut-être exempt de vanité et de présomption, à des exagérations dont ils comprirent la portée plus tard, s'ils la comprirent, et qui, par leur téméraire confiance, ne devaient pas tarder à tout compromettre. Lors de la convocation des États généraux, Bailly, nommé d'abord grand électeur, fut élu député de Paris le 12 mai et le langage qu'il tint à cette occasion d'après ses _Mémoires_, prouve les sentiments qui l'animaient: «La nation doit se souvenir qu'elle est souveraine et maîtresse de tout ordonner..., ce n'est pas quand la raison s'éveille qu'il faut alléguer d'anciens priviléges et des préjugés absurdes... je louerai les électeurs de Paris qui les premiers ont conçu l'idée de faire précéder la Constitution française de la Déclaration des droits de l'Homme.» C'était faire un peu vite bon marché de toute autorité même la plus légitime et l'on sent trop dans ce langage le bourgeois gonflé de sa soudaine importance qui faisait dire à Bailly avec un étonnement naïf, en entrant, le 21 avril, dans la salle des Feuillants: «Je crus respirer un air nouveau et je regardai comme un phénomène d'être quelque chose dans l'ordre politique par ma seule qualité de citoyen.» Le 3 juin 1789, Bailly fut nommé doyen ou président des communes. Lors de la séance royale du 23, Louis XVI qui, avec tant de grandes vertus, manquait de la première qualité de l'homme d'État, la décision, termina son discours en disant: «Je vous ordonne, messieurs, de vous séparer tout de suite.» Les membres des deux premiers ordres pour la plus grande partie, s'inclinant devant cette expression de la volonté royale, se retirèrent pendant que les députés des communes restaient tranquillement à leurs places. Le grand maître des cérémonies l'ayant remarqué, s'approcha de Bailly, et lui dit: --Vous avez entendu l'ordre du roi, monsieur. --Je ne puis pas ajourner l'assemblée sans qu'elle ait délibéré, répondit Bailly. --Est-ce bien là votre réponse et dois-je en faire part au roi? --Oui, monsieur! répliqua le président, et s'adressant aussitôt aux députés qui l'entouraient: «Il me semble, dit-il, que la Nation assemblée ne doit pas recevoir d'ordre.» Ce langage ne peut étonner de la part de celui qui, trois jours avant, présidait la fameuse séance dite du Jeu de Paume. Le surlendemain de la prise de la Bastille, Bailly, venu de Versailles à Paris, comme membre de la députation envoyée pour rétablir l'ordre, fut proclamé d'enthousiasme maire de Paris, en même temps que Lafayette était nommé commandant général de la garde nationale. Bailly, toujours un peu naïf, dit au sujet de cette nomination: «Je ne sais pas si j'ai pleuré, je ne sais pas ce que j'ai dit; mais je me rappelle que je n'ai jamais été si étonné, si confondu et si au-dessous de moi-même. La surprise ajoutant à ma timidité naturelle devant une grande assemblée, je me levai, je balbutiai quelques mots qu'on n'entendit pas, que je n'entendis pas moi-même, mais que mon trouble plus encore que ma bouche rendit expressifs. Un autre effet de ma stupidité subite, c'est que j'acceptai _sans savoir de quel fardeau je me chargeais_[9]». Le nouveau maire de Paris, en effet, le jour même de sa nomination put constater «que d'une visite faite à la halle et chez tous les boulangers, il résultait que les approvisionnements en grains et farines seraient entièrement épuisés en trois jours. Le lendemain tous les préposés à l'administration des farines avaient disparu.» Ce fut là, pendant les deux années que Bailly resta en fonctions, sa continuelle et pénible préoccupation, celle de veiller à l'approvisionnement d'une population de 800,000 âmes que le besoin pouvait pousser aux derniers excès alors surtout que l'ignorance, la prévention portaient si facilement la multitude à croire qu'il y avait calcul, dessein prémédité de l'affamer. Mais quoi! ce n'était pas seulement prévention résultant de l'ignorance; car cette détestable calomnie, Marat, l'ennemi acharné de Bailly, ne se lassait pas de la répéter dans sa feuille immonde. Chaque matin aussi, sur tous les tons, l'infâme répétait: _Que Bailly rende ses comptes!_ alors que la probité du maire de Paris devait être à l'abri de tout soupçon. Dans l'Assemblée nationale même, ces odieuses provocations trouvaient des échos et du haut de la tribune (le 15 juillet 1789) Mirabeau laissait tomber ces paroles qu'Arago qualifie si justement d'incendiaires: «Henri IV faisait entrer des vivres dans Paris assiégé et rebelle, et des ministres pervers interceptent maintenant les convois destinés pour Paris affamé et soumis.» Néanmoins ce ne fut qu'après la fuite du roi, à Varennes, que la popularité de Bailly parut sérieusement atteinte. On l'accusait, ainsi que Lafayette, de complicité tout au moins indirecte dans le départ. De là, dans Paris, travaillé par les meneurs, une effervescence croissante, de violentes et continuelles agitations qui aboutirent à l'émeute du 17 juillet 1791, au Champ de Mars où une foule immense s'était donné rendez-vous devant l'autel de la Patrie, pour signer la pétition réclamant la déchéance de Louis XVI. Le maire de Paris, tous les moyens de conciliation épuisés, voyant que la réunion prenait un caractère de plus en plus menaçant, après avoir demandé les ordres de l'Assemblée, convoque la garde nationale, et à la tête de la municipalité, se présente devant la foule qu'il somme à plusieurs reprises, mais inutilement de se retirer. Il fallut avoir recours à la force, le drapeau rouge est déployé, les gardes nationaux font usage de leurs armes, le sang coule, et l'émeute se disperse en laissant sur le carreau un certain nombre de victimes, nombre qui, comme toujours, fut exagéré. Dès lors c'en était fait de la popularité de Bailly qui trois mois après, quittant la mairie (12 novembre 1791), se retira d'abord à Chaillot, puis à Nantes; mais là, chose triste à dire, le pouvoir central, alors aux mains des Girondins, le mit en surveillance et une lettre de Roland, ministre de l'intérieur, lui annonça que le gouvernement lui retirait le logement que, depuis cinquante ans, sa famille occupait au Louvre. En même temps on l'obligeait à payer une somme de 6,000 livres, à titre d'indemnité, pour le loyer de l'hôtel qu'il avait occupé comme maire de Paris. C'était pour lui la ruine et il ne s'acquitta qu'en vendant sa bibliothèque et sa maison de Chaillot. Et les temps menacèrent bientôt de devenir pires par la prédominance, dans l'Assemblée, des partis violents. Aussi l'un de ses amis, M. de Casaux, offrit à Bailly, le supplia même, de prendre passage à bord d'un petit bâtiment qu'il avait frété pour sa famille: «Nous nous rendrons d'abord en Angleterre, lui dit M. de Casaux; si vous le préférez, nous irons passer notre exil en Amérique. N'ayez aucun souci, j'ai de la fortune; je puis sans me gêner pourvoir à toutes les dépenses. Il est sage de fuir une terre qui menace de dévorer ses habitants.» Bailly, malgré les instances de sa femme, refusa: «Depuis le jour, répondit-il, où je suis devenu un personnage public, ma destinée se trouve invariablement liée à celle de la France; jamais je ne quitterai mon poste au moment du danger. En toute circonstance, la patrie pourra compter sur mon dévouement. Quoiqu'il doive arriver, je resterai.» Le 6 juillet 1793, Bailly quittait Nantes pour aller habiter Melun où Laplace, son ami, lui avait offert l'hospitalité. Par malheur, peu de jours avant, une division de l'armée révolutionnaire était venue occuper la ville. Bailly, reconnu en arrivant par un soldat, fut sommé par celui-ci de le suivre à la mairie. Mis en état d'arrestation, puis, par un ordre du comité du salut public, conduit à Paris et écroué à la Force, il en sortit quelque temps après, sous bonne escorte, cité comme témoin dans le procès de Marie Antoinette. Mais sa conduite, dans cette circonstance, ne fut pas celle qu'espéraient, le jugeant d'après eux, les ennemis de la reine. Non-seulement il s'inclina devant elle avec l'air du profond respect, mais en entendant certaines imputations odieuses de l'acte d'accusation, il ne put retenir le cri de son indignation et qualifia, comme elles le méritaient, ces exécrables calomnies. Cet acte courageux, qui effaçait bien des fautes, ne lui fut pas pardonné par les hommes de la Terreur. Un mois après, traduit devant le tribunal révolutionnaire, il fut condamné à périr sur l'échafaud. Ramené à la conciergerie, où il resta pendant deux jours encore, Bailly conserva son calme et sa fermeté, et par son langage même, on peut croire que revenu de bien des illusions, désabusé de beaucoup d'erreurs, il se préparait sérieusement à la mort. Quelques-uns de ses compagnons de captivité, se plaignant avec amertume et dans un langage qui semblait trahir une sorte de regret d'être restés honnêtes: «Consolez-vous, leur dit-il, il y a une si grande distance entre la mort et l'homme de bien et celle du méchant que le vulgaire n'est pas capable de la mesurer.» Le 12 novembre eut lieu l'exécution, cette exécution qui est un des épisodes les plus lamentables de nos annales, mais qu'il faut rappeler pour la leçon de tous et afin que l'horreur et l'épouvante que soulèvent de telles atrocités en rendent à tout jamais le retour impossible. Parmi les nombreuses versions qui ont été données de ce tragique évènement, nous choisirons de préférence celle de François Arago dont le témoignage n'est pas suspect; car, après une enquête minutieuse, tout en s'étudiant à rester impartial, par un motif sans doute honorable, il cherche à diminuer plutôt qu'à augmenter l'horreur de la scène: «La vérité, la stricte vérité, dit-il, n'était-elle pas assez déchirante? Fallait-il, sans preuves d'aucune sorte, imputer à la masse le cynisme infernal de quelques cannibales?... Je prouverai qu'en rendant le drame un peu moins atroce je n'ai sacrifié que des détails imaginaires, fruits empestés de l'esprit de parti: «Midi venait de sonner. Bailly adressa un dernier et tendre adieu à ses compagnons de captivité, leur souhaita un meilleur sort et, suivant le bourreau sans faiblesse comme sans forfanterie, monta sur la fatale charrette, les mains attachées derrière le dos. Notre confrère avait coutume de dire. «On doit avoir mauvaise opinion de ceux qui n'ont pas, en mourant, un regard à jeter en arrière.» Le dernier regard de Bailly fut pour sa femme. Un gendarme de l'escorte recueillit avec sensibilité les paroles de la victime et les reporta fidèlement à la veuve. Le cortége arriva à l'entrée du Champ de Mars, du côté de la rivière, à une heure un quart. C'était la place où, conformément aux termes du jugement, on avait élevé l'échafaud. La foule aveuglée qui s'y trouvait réunie, s'écria avec fureur que la terre sacrée du Champ de la Fédération ne devait pas être souillée par la présence et par le sang de celui qu'elle appelait un grand criminel; sur sa demande, j'ai presque dit, sur ses ordres, l'instrument du supplice fut démonté, transporté pièce à pièce dans un des fossés, et remonté de nouveau. Bailly resta le témoin impassible de ces effroyables préparatifs, de ces infernales clameurs. Pas une plainte ne sortit de sa bouche. La pluie tombait depuis le matin; elle était froide, elle inondait le corps et surtout la tête nue du vieillard. Un misérable s'aperçut qu'il frissonnait, et lui cria: «_Tu trembles Bailly?_--_Mon ami, j'ai froid_, répondit avec douceur la victime.» Ce furent ses dernières paroles. «Bailly descendit dans le fossé, où le bourreau brûla devant lui le drapeau rouge du 17 juillet; il monta ensuite d'un pas ferme sur l'échafaud. Ayons le courage de le dire, lorsque la tête de notre vénérable confrère tomba, les _témoins soldés_ que cette affreuse exécution avait réunis au Champ de Mars, poussèrent d'infâmes acclamations.» Maintenant faut-il croire à ces _témoins soldés_ dont parle Arago dans son désir d'innocenter «ce qu'on appelle la populace»? Faut-il croire à l'intervention de personnes riches et influentes dans les scènes d'une inqualifiable barbarie du Champ de Mars? M. Arago n'obéit-il point à une idée préconçue, aux exigences de sa position et au mot d'ordre d'un parti quand il dit du ton le plus affirmatif: «Ce n'est point aux malheureux sans propriétés, sans capital, vivant du travail de leurs mains, aux prolétaires qu'on doit imputer les incidents déplorables qui marquèrent les derniers moments de Bailly. Avancer une opinion si éloignée de la vérité, c'est s'imposer le devoir d'en prouver la réalité.» Et à l'appui de ces paroles il rapporte l'exclamation échappée à Bailly, après sa condamnation, suivant le dire de Lafayette: «Je meurs pour la séance du Jeu de Paume et non pour la funeste journée du Champ de Mars.» Mais comment admettre ces audaces de la réaction, en pleine terreur, quand pour satisfaire une haine posthume, elle s'exposait à tant de périls? Comment admettre pareille supposition malgré les invraisemblances, plutôt que ces égarements funestes, ces délires de la multitude trop facile à tromper quand on l'excite dans le sens de ses passions, quand elle est prise de la fièvre homicide en dépit de ses naturels et généreux instincts? N'est-il pas dans notre révolution trop d'exemples, hélas! de ces effroyables vertiges! Étaient-ils soldés ceux qui battaient des mains sur le passage de Charlotte Corday, conduite à l'échafaud, sur le passage de Marie Antoinette, de Madame Élisabeth, de Beauharnais, de Custines, d'André Chénier et de tant d'autres illustres victimes? Était-ce pour le salaire, qui fut si minime, que _travaillaient_ les égorgeurs de septembre, les assassins des Carmes, etc., que le peuple, le vrai peuple d'ailleurs hautement renie et regarde comme des monstres? Maintenant, pour ne pas laisser le lecteur sous une impression trop douloureuse, en regard de ces lugubres pages, mettons-en une qui repose et console, «qui élève l'âme et remplisse le coeur de douces émotions.» Après la mort de son mari, Madame Bailly se trouva dans une position qui était plus que la gêne au point qu'elle fut heureuse de se voir inscrite au bureau de charité de son arrondissement, grâce aux sollicitations pressantes du géomètre Cousin, membre de l'Académie. Maintes fois on vit cet homme éminent traverser tout Paris, ayant sous le bras le pain, la viande et la chandelle destinés à la veuve d'un illustre confrère. Voici qui n'est pas moins touchant. Après le 18 brumaire, de Laplace fut nommé ministre de l'intérieur. Le soir même, 21 du mois, il demandait une pension de 2,000 francs pour Madame Bailly. Le premier consul l'accorda aussitôt, en ajoutant comme condition expresse que le premier trimestre serait payé d'avance et sur le champ. «Le 22, de bonne heure, une voiture s'arrête dans la rue de la Sourdière (où demeurait la veuve de Bailly); madame de Laplace en descend, portant à la main une bourse remplie d'or. »Elle s'élance dans l'escalier, pénètre en courant dans l'humble demeure, depuis plusieurs années témoin d'une douleur sans remède et d'une cruelle misère; Madame Bailly était à la fenêtre: «Ma chère amie, que faites-vous là de si grand matin? s'écrie la femme du ministre.--Madame, repartit la veuve, j'entendis hier les crieurs publics, et je vous attendais.[10]» Qu'ajouter à de telles paroles? il faut se taire et admirer. [6] Il était né à Paris, le 15 septembre 1736. [7] _Encyclopédie catholique._ [8] Éloge de Bailly. [9] Mémoires de Bailly. [10] François Arago.--Éloge de Bailly. BEAUJON Beaujon (Nicolas), né à Bordeaux en 1718, successivement banquier de la cour, receveur-général des finances de la généralité de Rouen, conseiller d'État à brevet, avait acquis, dans ces différentes positions, une fortune considérable qu'il dépensait généreusement. C'est ainsi qu'au mois de juillet 1784, fut par lui fondé l'hospice qui porte son nom, mais dans un but fort différent du but actuel. En effet, cet établissement construit, d'après les ordres de Beaujon, par l'architecte Girardin et doté d'une rente annuelle de 25,000 livres, était destiné à douze garçons et douze filles orphelins et nés dans le faubourg. Ils y étaient nourris, vêtus, instruits depuis l'âge de six ans jusqu'à douze, époque à laquelle on leur donnait 400 livres pour l'apprentissage du métier qu'ils avaient choisi. Des soeurs de la Charité dirigeaient l'éducation des filles; celle des garçons était confiée aux frères de la doctrine chrétienne. Mais, lors de la révolution, l'État s'empara de l'établissement dont il changea la destination en faisant de l'asile un hôpital pour les malades. C'était méconnaître les intentions du fondateur, qui n'était plus là pour protester, mort pendant l'année 1786. N'ayant point d'enfants, par son testament, Beaujon voulut faire des heureux avec les trois millions dont se composait sa fortune qu'il divisa en un grand nombre de legs particuliers. Le célèbre banquier put ainsi trouver de précieuses jouissances dans ses immenses richesses dont pour lui-même il ne faisait que médiocrement usage. Dans les dernières années de sa vie surtout, son état d'infirmité habituelle ne lui permettait même plus la promenade, et une maladie chronique de l'estomac le condamnait au régime de vie le plus sévère. Il n'en recevait pas moins à sa table, largement servie, chaque jour quelques amis ou des artistes; mais pendant que les joyeux convives savouraient à l'envi les mets délicats, dégustaient les vins fins, les liqueurs et le café, l'amphytrion, un peu mélancolique sans doute, devait se borner à l'eau claire et à la panade, à moins qu'il ne préférât le laitage. Quelle amère dérision dans la possession même de ces trésors que lui prodiguait la fortune, si M. de Beaujon n'eut trouvé une noble compensation et une satisfaction délicieuse dans cette libéralité qui s'épanchait si largement en bienfaits dont plusieurs, comme on l'a vu, ont survécu au donateur et, après des siècles peut-être, feront bénir sa mémoire! BEETHOVEN (LOUIS VAN) Contrairement à ce qui arriva pour Mozart et pour beaucoup d'autres, l'instinct musical ne se révéla point chez Beethoven tout d'abord. Un de ses compagnons d'enfance, M. Baden, dont le témoignage positif infirme les récits de plusieurs biographes, raconte qu'il fallut user de violence pour lui faire commencer l'étude de la musique, et que, pendant les premiers temps, plus d'une fois il fut battu parce qu'il refusait de se mettre au piano. M. Baden d'ailleurs ajoute, qu'une fois ces premiers dégoûts surmontés, merveilleux furent les progrès du jeune Louis dans cet art pour lequel il se passionna bientôt et qui devait si fort l'absorber, témoin cette anecdote: Beethoven entre un jour chez un restaurateur pour dîner. Il prend la carte des mets du jour pour choisir ce qui lui convient, mais au même instant, une idée musicale se présente à sa pensée. Vite il saisit son crayon et retournant la carte, il écrit sous la dictée de son inspiration et couvre de notes la page blanche qu'il met ensuite dans sa poche. Alors revenu à lui et voyant le garçon s'approcher, il tire sa bourse et demande ce qu'il doit: «Vous ne devez rien, monsieur, puisque vous n'avez pas dîné. --Comment, je n'ai pas dîné! En êtes-vous bien sûr? --Très-sûr, monsieur, et mieux que moi vous devez le savoir. --Alors c'est différent, donnez-moi quelque chose. --Que désirez-vous? --Ce que vous voudrez. Mais n'anticipons point et revenons de quelques pas en arrière, car la jeunesse de l'illustre maître offre quelques particularités dignes d'intérêt. Beethoven (Louis) naquit à Bonn, sur le Rhin, le 10 décembre 1770, d'une famille originaire de Hollande, ce qui explique la particule _Van_ qui précède le nom de l'illustre compositeur. Beethoven apprit de son père, dès l'âge de cinq ans, les premiers principes de la musique. Son maître de piano fut Vander Eden, organiste de la cour, qui de lui-même offrit ses conseils et, en véritable artiste, donna gratuitement ses leçons. Après sa mort arrivée en 1782, son successeur Neefe ne se montra pas moins bienveillant; il est vrai que l'enfant, attirant déjà l'attention publique par ses rares dispositions, lui était recommandé par l'électeur Maximilien d'Autriche. Neefe n'hésita pas à initier de suite son élève aux grandes conceptions de Bach et Haendel, et l'enthousiasme de l'enfant fut tel que, non content d'exécuter sur le piano ces admirables compositions, il voulut s'essayer à les imiter, tout ignorant qu'il fût des règles de l'harmonie, et composa plusieurs morceaux (sonates et chansons) où se trahit surtout son inexpérience et qu'il désavoua plus tard comme l'oeuvre indigne d'un débutant. Vers l'année 1786 ou 1787, il fit un voyage à Vienne dans le seul but de voir Mozart, dont il admirait passionnément la musique. Après avoir lu la lettre d'introduction et de recommandation, Mozart dit au visiteur de se mettre au piano et d'improviser. Le brillant et la sûreté de l'exécution firent croire au maëstro que ce qu'il entendait était appris de mémoire, et il ne put dissimuler ce soupçon au jeune homme. Celui-ci, un peu piqué, dit avec vivacité: «Eh bien! donnez-moi vous-même un thème, celui que vous voudrez. --Soit, reprit Mozart, ajoutant en à-parté: je vais bien t'attraper. Et au bout de quelques instants, il remettait à Beethoven un sujet de fugue hérissé de difficultés et qui pour un débutant offrait plus d'un piége. Mais le jeune artiste sut les deviner, et ce thème presque impossible il le développa avec tant de force, de verve, de génie, que Mozart, confondu, se leva doucement, et se glissant sur la pointe du pied dans la pièce voisine, dit à des amis qui s'y trouvaient: «Faites attention à ce jeune homme, vous en entendrez parler quelque jour.» Après la mort de son père, (1792) Beethoven quitta la ville de Bonn, qui lui offrait trop peu de ressources, et se rendit de nouveau à Vienne, mais avec la pensée, cette fois, de s'y fixer. Il n'y retrouva plus Mozart, mais la Providence lui ménageait un protecteur plus puissant et non moins zélé dans la personne du prince Lichnowsky, «un de ces nobles seigneurs, dit Fétis[11], comme on en rencontrait alors en Autriche et dont la générosité ne connaissait pas de bornes pour l'encouragement des hommes de talent.» Passionné pour la musique, il accueillit Beethoven avec une bonté parfaite, lui assura une pension de 600 florins et voulut qu'il demeurât dans son hôtel. La princesse partageait les goûts de son mari et ne témoigna pas moins de bienveillance à l'artiste, profondément reconnaissant, mais qui, de l'aveu de son ami Schindler, ne savait point assez maîtriser les inégalités de son caractère et les brusqueries de son humeur: «Personne n'était moins aimable que lui dans sa jeunesse,» et la princesse, qui savait faire la part de la faiblesse humaine, eut plus d'une fois à l'excuser auprès de son mari, moins porté à l'indulgence pour ces fugues de l'artiste. Beethoven, apprécié alors surtout comme exécutant et improvisateur, successivement fit connaître et jouer plusieurs grandes compositions, entre autres la Symphonie en _ut majeur_, la Symphonie en _ré_, et le grand Septuor, qui étendirent sa réputation au loin. Ces divers ouvrages, composés dans un intervalle de 10 ans, de 1790 à 1800, appartiennent à sa première manière, moins personnelle, et dans laquelle, malgré le mérite incontestable, se trahit l'influence d'Haydn et de Mozart pour lesquels, à cette époque, l'artiste professait une admiration enthousiaste. Beethoven, sans nul souci de la vie matérielle, et sûr du lendemain, jouissait paisiblement de ses succès, en rêvant des oeuvres nouvelles, d'un caractère plus original et plus puissant, lorsque tous-à-coup, hélas! il vit se couvrir des plus sombres nuages cet horizon que l'espérance peignait de si riantes couleurs et déroulait avec d'immenses et ravissantes perspectives. Faibles et ignorants que nous sommes! Qui de nous n'est porté à envier, comme des mortels fortunés entre tous, les privilégiés du génie et de la gloire, en oubliant trop facilement que, par une loi mystérieuse, qui tient à un dessein profond de la Providence, ils sont presque toujours aussi les prédestinés du malheur. La couronne de lauriers sur leur front s'entrelace à la couronne d'épines. Cette organisation supérieure, mais d'autant plus délicate qui les tire hors de pair, les rend aussi plus vulnérables à la douleur; ils ressemblent à ces pics élevés dont le sommet tout d'abord attire la foudre. Et puis, comme l'a dit admirablement un poète contemporain, malheureux lui surtout par sa faute, la souffrance, qui fait vibrer en eux les cordes intimes, est d'ordinaire la source la plus féconde d'inspiration: Rien ne nous rend si grand qu'une grande douleur. Mais, pour en être atteint, ne crois pas, ô poète, Que ta voix ici-bas doive rester muette. Les plus désespérés font les chants les plus beaux, Et j'en sais d'immortels qui sont de purs sanglots. ................. Quand ils parlent ainsi d'espérances trompées, De tristesse et d'oubli, d'amour et de malheur, Ce n'est pas un concert à dilater le coeur. Leurs déclamations sont comme des épées; Elles tracent dans l'air un cercle éblouissant; Mais il y pend toujours une goutte de sang[12]. Son protecteur le plus généreux étant venu à mourir, (1801) Beethoven perdit sa pension alors que la guerre qui troublait l'Allemagne diminuait beaucoup ses autres ressources. Il habitait alors avec ses deux frères, chargés de tous les détails de la vie commune, afin que l'artiste ne fût en rien distrait de son travail; mais tout probablement sa bourse supportait seule la dépense. Aussi la gêne, dont il a souffert par malheur presque toute sa vie, ne devait pas être moindre à cette époque que plus tard, quand en envoyant à Ries une sonate pour la vendre à Londres, il écrivait: «Cette sonate a été écrite dans des circonstances bien pénibles; car il est triste d'être obligé d'écrire pour avoir du pain. C'est là où j'en suis maintenant.» Dans une autre lettre d'une date plus récente, il dit encore: «Si je n'étais pas si pauvre et obligé de vivre de ma plume, je n'exigerais rien de la Société Philharmonique; mais dans la position où je me trouve, il faut que j'attende le prix de ma symphonie.» La situation toujours précaire de Beethoven ne lui permit pas de se marier ainsi qu'il résulte d'une lettre écrite à son ami Wegeler en 1801: «Mon infirmité me poursuit partout comme un spectre; fuyant les hommes, je devais paraître misanthrope, ce que pourtant je suis peu. Ce changement a été produit par une aimable et charmante fille (Mlle Julie de Guicciardi) qui m'aime et que j'aime aussi. Voilà depuis deux ans quelques moments de bonheur et c'est la première fois que je sens que le mariage pourrait me rendre heureux. Mais, hélas! elle est au-dessus de mon rang; de plus il m'est impossible dans ce moment de songer à me marier, il faut que je travaille à me faire un sort.» Le mariage donc ne se fit point et l'artiste eut le chagrin de voir celle qu'il aimait en épouser un autre, le comte de Gallenberg. Ce ne fut pas encore là pourtant sa plus grande douleur: elle lui vint de l'infirmité, cruelle surtout pour un musicien, dont il avait ressenti les premières atteintes dès l'année 1798, et qui fit des progrès trop rapides. Car, par une lettre de Beethoven à Wegeler, sous la date du 29 juin 1800, on voit que sa surdité avait pris un caractère grave. Cependant le pauvre artiste, qui en éprouvait une sorte d'humiliation, s'efforçait de dissimuler son infirmité, favorisé en cela par la connivence inconsciente de ses amis attribuant à sa distraction habituelle ce défaut d'audition. Ries, son élève, fut deux ans avant de s'en apercevoir. Un jour qu'il se promenait avec Beethoven, en traversant un bois, il entendit les sons d'une flûte dont un berger jouait non sans talent. Ravi de cette mélodie champêtre, Ries se tourna vers le maître pour lui demander ce qu'il en pensait, mais quelle ne fut pas sa surprise quand Beethoven, après avoir prêté attentivement l'oreille, lui dit avec un accent douloureux qu'il n'entendait rien, rien.... Tout le reste de la promenade, il fut silencieux et Ries fit de vains efforts pour l'arracher à sa pénible préoccupation. Tous les remèdes ordinaires épuisés, et la médecine avouant presque son impuissance, l'illustre maëstro dut s'affermir de plus en plus dans cette conviction désolante pour lui que son mal était incurable. Ce qu'il souffrit alors, lui-même nous l'apprend par la peinture qu'il a faite de son état, dans une espèce de testament, écrit en octobre 1802, et dont le brouillon s'est retrouvé dans ses papiers après sa mort. «Ô hommes qui me croyez haineux, intraitable ou misanthrope, et qui me représentez comme tel, combien vous me faites tort! Vous ignorez les raisons qui font que je vous parais ainsi. Dès mon enfance, j'étais porté de coeur et d'esprit au sentiment de la bienveillance: j'éprouvais même le besoin de faire de belles actions; mais songez que, depuis six années, je souffre d'un mal terrible qu'aggravent d'ignorants médecins.... Pensez que, né avec un tempérament ardent, impétueux, capable de sentir les agréments de la société, j'ai été obligé de m'en séparer de bonne heure et de mener une vie solitaire. Si quelquefois je voulais oublier mon infirmité, oh! combien j'en étais durement puni par la triste et douloureuse épreuve de ma difficulté d'entendre. Et cependant il m'était impossible de dire aux hommes: _Parlez plus haut, criez, je suis sourd!_ Comment me résoudre à avouer la faiblesse d'un sens qui aurait dû être chez moi plus complet que chez tout autre, d'un sens que j'ai possédé dans l'état de perfection.... Vivant presque entièrement seul, sans autres relations que celles qu'une impérieuse nécessité commande, semblable à un banni, toutes les fois que je m'approche du monde, une affreuse inquiétude s'empare de moi; je crains à tout moment d'y faire apercevoir mon état.» Voilà, il faut en convenir, un étrange amour-propre! On ne doit rougir que de ses fautes et de ce qui mérite le blâme. Mais pourquoi cette honte pour ce qui n'était qu'un malheur, fait pour éveiller la sympathie et la commisération chez tout homme de coeur? Quoique Beethoven eût déjà composé l'admirable oratorio du _Christ au Mont des Oliviers_, il semble qu'à cette époque l'illustre artiste ne pût être protégé contre la tentation du désespoir par la croyance religieuse, chez lui ébranlée ou à l'état vague; il n'arriva que plus tard, par la réflexion et la lecture, à la sérénité de la foi et même à une sorte de mysticisme qui donne un caractère particulier à ses derniers ouvrages. Sans nul doute, au temps dont nous parlons, cette sublime consolation lui manquait, puisqu'il en vint à écrire: «Pourtant lorsque, en dépit des motifs qui m'éloignaient de la société, je m'y laissais entraîner, de quel chagrin j'étais saisi quand quelqu'un, se trouvant à côté de moi, entendait de loin une flûte et que moi je n'entendais rien!... J'en ressentais un chagrin si violent que _peu s'en fallait que je ne misse fin à ma vie_. L'art seul m'a retenu; il me semblait impossible de quitter le monde avant d'avoir produit tout ce que je sentais devoir produire. C'est ainsi que je continuais cette vie misérable, oh! bien misérable avec une organisation si nerveuse qu'un rien peut me faire passer de l'état le plus heureux à l'état le plus pénible. Patience! c'est le nom du guide que je dois prendre et que j'ai déjà pris; j'espère que ma résolution sera durable jusqu'à ce qu'il plaise aux Parques impitoyables de briser le fil de ma vie. Peut-être éprouverai-je un mieux, peut-être non; n'importe, je suis résolu à souffrir. Devenir philosophe dès l'âge de vingt-huit ans, cela n'est pas facile, moins encore pour l'artiste que pour tout autre.» Chose étonnante et merveilleuse puissance du génie! au milieu de ces cruelles souffrances physiques et morales, le travail de l'artiste n'avait été que peu interrompu; car, dans cette période, nous le voyons composer _Fidelio_, opéra en deux actes, le seul qu'il ait fait, la cantate d'Adélaïde, la _Symphonie héroïque_, dont le succès fut immense, etc. Les biographes allemands racontent que Beethoven avait eu l'intention d'abord d'appeler son oeuvre _Bonaparte_; mais en apprenant un matin que le premier consul s'était fait proclamer empereur, il changea le titre en celui de «_Symphonie héroïque_ pour célébrer, suivant son expression, le souvenir d'un grand homme.» _La Symphonie héroïque_ commence la seconde période de la vie artistique de Beethoven, celle pendant laquelle il produisit ses oeuvres les plus remarquables, dont les beautés restent accessibles à tous, encore que, grandioses et originales, elles attestent, avec le génie de l'invention, la connaissance la plus étendue de toutes les ressources de l'art. De cette époque datent la quatrième symphonie en _fa_, dite _Symphonie pastorale_, un merveilleux chef-d'oeuvre; puis des concertos, des sonates, des quatuors, etc. Tous ces morceaux furent successivement exécutés dans les concerts que l'artiste donnait de temps en temps à Vienne et dont le produit était son principal et presque son unique revenu, revenu souvent insuffisant. Aussi, en 1809, le roi de Westphalie, Jérôme Napoléon, lui ayant fait offrir la place de maître de sa chapelle avec un traitement de 7,000 francs, il inclinait à accepter. Mais trois des amateurs les plus distingués de Vienne, l'archiduc Rodolphe, le prince Lobkowitz et le comte de Kinsty, se réunirent pour conserver à l'Autriche l'artiste qui faisait sa gloire, et ils promirent, s'il consentait à rester, de lui assurer par contrat une pension annuelle de 4,000 florins. Profondément touché de ces témoignages éclatants de sympathie, Beethoven accepta et déclara se fixer pour toujours à Vienne, ou plutôt en Autriche, car, la plus grande partie de l'année, il résidait dans le village de Baden à quelques lieues de la capitale. Peu d'années après malheureusement, la création du papier monnaie en Autriche diminua presque de moitié la pension de l'artiste qui, par d'autres complications fâcheuses et douloureuses, vit empirer sa situation. Son frère aîné mourut après avoir été longtemps malade de la poitrine et comme Beethoven l'écrit à Ries: «Je puis dire que, pour le soulager, j'ai dépensé environ, 10,000 florins.» Ce frère laissait un fils que l'artiste, nommé tuteur par le testament, après un procès pénible et dispendieux soutenu contre la veuve, une méchante femme, à ce qu'il paraît, fit élever avec sollicitude. Malheureusement le neveu répondit mal à la tendresse de son oncle qu'il contrista par le scandale de ses déréglements. En dépit de sa bonne intention, Beethoven, fût-ce à son insu, n'avait-il point cédé à un sentiment égoïste, lorsqu'il voulut séparer l'enfant de sa mère, et ne s'exagéra-t-il point l'indignité de celle-ci? Au milieu de ces soucis, et malgré les obstacles résultant de sa surdité, l'artiste continuait de produire des chefs-d'oeuvre; il semble que l'isolement fut une des causes de la fécondité de son génie. «Séparé du monde extérieur par son infirmité, dit Fétis[13], la musique n'existait plus pour lui qu'au dedans de lui-même. Sa vie d'artiste tout entière était renfermée dans ses méditations, et c'était troubler le seul bonheur dont il pût encore jouir que de les interrompre.» Il composait le plus souvent en marchant; le mouvement du corps semblait favoriser l'activité de son génie. Ses longues promenades dans Vienne l'avaient fait connaître aux habitants des plus humbles quartiers, et l'admiration mêlée de respect qu'inspirait l'artiste n'était pas le privilége des classes élevées. Dès qu'il paraissait dans le faubourg, tout bas on murmurait, dans la boutique comme dans l'échoppe ou l'atelier: _Voilà Beethoven!_ et l'on raconte que, certain jour, une troupe de charbonniers, courbés sous leurs lourds fardeaux, s'arrêtèrent respectueusement pour le laisser passer. À dater de l'année 1811, les séjours de Beethoven à la campagne se prolongèrent de plus en plus, et, dans ses longues promenades comme dans la solitude du cabinet, sans négliger son art, il s'occupa beaucoup d'études et de lectures historiques et philosophiques qui, dans l'opinion de Fétis, influèrent sur la direction de ses travaux. «Insensiblement et sans qu'il s'en aperçût, ces études donnèrent à ses idées une légère teinte de mysticisme qui se répandit sur tous ses ouvrages, comme on peut le voir par ses derniers quatuors; sans qu'il y prît garde, son originalité perdit quelque chose de sa spontanéité en devenant systématique... Les redites des mêmes pensées furent poussées jusqu'à l'excès... La pensée mélodique devint moins nette, etc.» Ces défauts ne pourraient-ils pas plutôt s'attribuer à la surdité croissante qui ne permettait pas à l'artiste de se rendre compte des détails de son oeuvre, quand il ne pouvait guère juger que par l'intellect de ce qui s'adresse sans doute à l'âme, à l'intelligence, mais par l'intermédiaire obligé de l'ouïe? D'ailleurs les partisans zélés de Beethoven, le professeur Marx de Berlin par exemple[14], contestent vivement cette appréciation du génie de l'artiste par M. Fétis, dans ce qu'il appelle sa troisième manière. Pour eux il y a toujours progrès dans la carrière du maître. Je ne suis pas compétent pour décider entre ces deux opinions auxquelles il faut en ajouter une troisième, celle de M. Oulibicheff, qui admire presque exclusivement la première manière de Beethoven, estimant les deux autres une décadence progressive; mais évidemment il se trompe. Ce qui d'ailleurs ne fait pas de doute c'est que l'admiration du public dans toute l'Allemagne, peu préoccupée de ces distinctions, ne fit que s'accroître, et à chaque production nouvelle renchérissait sur son enthousiasme. En 1824, on exécuta à Vienne la composition de _Mélusine_ «oeuvre colossale, comme l'appelle M. Dieudonné-Denne-Baron[15]. À la fin de la cérémonie, l'admiration qu'elle avait excitée dans la salle éclata par un tonnerre de bravos; Beethoven était le seul qui ne les entendît pas. L'une des cantatrices, Mlle Unger, le prit par la main et, le tournant vers le public, lui montra les applaudissements qui redoublaient au milieu de l'attendrissement général.» Deux ans après, l'illustre maëstro n'existait plus. Les désordres de son neveu l'affligeaient profondément; la pensée lui vint de faire entrer ce jeune homme dans un régiment, et, quoique malade, il se rendit à Vienne dans ce but. Mais à peine arrivé, il dut s'aliter atteint d'une fluxion de poitrine que compliquait l'hydropisie dont il souffrait antérieurement. Au bout de quelques mois, son état était désespéré. «Lui-même, dit le biographe déjà cité d'après Ries et Spindeler, connaissait son état et disait tranquillement: _Plaudite, amici, comædia finita est_.» La foule encombrait les abords de sa demeure; les plus grands personnages se faisaient inscrire à sa porte. Le bruit du danger qu'il courait s'était répandu avec rapidité; il parvint bientôt à Weimar où se trouvait le célèbre pianiste et compositeur Hummel qui partit aussitôt pour venir à Vienne se réconcilier avec Beethoven qui s'était brouillé avec lui quelques années auparavant: l'entrevue des deux maîtres fut touchante au delà de toute expression. Le 24 mars au matin, Beethoven demanda les sacrements qu'il reçut avec une profonde piété. Hummel entra dans sa chambre; Beethoven ne parlait plus, cependant il parut se ranimer, il reconnut Hummel, une dernière étincelle brilla dans ses yeux; il serra la main de son ancien ami, et lui dit: «N'est-ce pas, Hummel, que j'avais du talent?» Ce fut sa dernière parole, l'agonie commença et le 26, à six heures du soir, le grand artiste expirait. Beethoven avait fini de vider ce calice d'amertume infinie dont il lui avait fallu payer sa gloire. Peu de destinées ont été plus douloureuses; mais on ne peut se dissimuler que, la surdité à part, le caractère de l'artiste fut pour quelque chose, pour beaucoup même, dans ses ennuis. «Bon, généreux et porté à l'obligeance, simple et naïf, dit M. Fétis, il était complètement étranger à toute manoeuvre, car il avait autant de justice que de noblesse dans l'âme, et l'on peut affirmer que la pensée d'une action mauvaise envers quelqu'un n'est jamais entrée dans son esprit.» Mais enclin à l'orgueil, et comme le personnage de la comédie «nerveux en diable et voulant pouvoir se mettre en colère» il céda trop facilement aux emportements de son humeur qui faisait explosion par instants avec une violence dont lui-même ne se rendait pas compte. À une soirée musicale chez le comte de Browne, qui réunissait dans ses salons l'élite de la capitale, Beethoven et Ries (son élève) devaient jouer un morceau à quatre mains. Ils avaient déjà commencé lorsque le jeune comte de P..., placé à l'entrée du salon, troubla le silence en parlant à une dame de la société. Après quelques efforts inutiles pour faire cesser cette conversation, Beethoven, arrêtant sur le clavier les mains de Ries, se leva brusquement et dit tout haut: «_Für solche schweine spiele ich nicht_: Je ne jouerai pas devant de semblables pourceaux.» Qu'on s'imagine la rumeur causée par cet incident. «Tout autre que Beethoven, dit Anders, aurait été mis à la porte.» À plusieurs reprises les vivacités de son humeur le brouillèrent avec son orchestre. «Beethoven, repoussé de la salle et désirant néanmoins entendre son oeuvre à la répétition[16], fut obligé de rester dans l'antichambre et l'affaire ne s'arrangea que longtemps après[17].» Dominé par ses frères qui l'exploitaient et excitaient, par un calcul égoïste, les défiances auxquelles il était porté par sa surdité: «Il se brouillait facilement avec ses amis et il n'en est pas un seul avec lequel il n'ait été en froid une ou plusieurs fois.... Mais aussi, dès qu'on parvenait à l'éclairer sur l'origine ou le sujet de la mésintelligence, il était le premier à avouer son tort; non-seulement il en demandait pardon, mais il faisait tout ce qui était en son pouvoir pour le réparer.» Se faisant une fausse idée de l'indépendance, lui dont la faiblesse subissait à la maison un si misérable joug, il ne savait pas assez se plier dans le monde aux exigences de la vie sociale. Le prince Lichnowski, l'un de ses Mécènes les plus zélés, lui avait offert sa table régulièrement servie à quatre heures; Beethoven accepta d'abord; mais bientôt cette régularité lui devint à charge. «Quoi! s'écria-t-il en se plaignant à quelques amis, faudra-t-il toujours rentrer chez moi à trois heures et demie pour me raser et faire ma toilette? C'est insupportable, je n'y tiendrai plus.» Et il préféra manger chez le restaurateur. Dans les salons de l'archiduc Rodolphe, son élève, il ne put davantage s'astreindre à l'étiquette. Fatigué des continuelles observations qu'on lui faisait à ce sujet, un jour, devant tout le monde, il aborde l'archiduc et lui dit: «Prince, je vous estime, je vous vénère autant que qui que ce soit; mais l'observation de tous ces détails d'une gênante et minutieuse étiquette qu'on s'obstine à vouloir m'apprendre, c'est pour moi la mer à boire. Je prie Votre Altesse de m'en dispenser.» L'archiduc sourit et donna l'ordre de ne plus inquiéter l'artiste à ce sujet: «Laissez-le faire, ajouta le prince; que voulez-vous, il est comme cela!» Vivant plus qu'aucun autre, par suite de son infirmité, dans le monde idéal, l'artiste était, pour cela même, très facilement dupe de son imagination et manquait du sens pratique, fruit de l'expérience et de la raison, qui doit nous conseiller incessamment dans la conduite de la vie. Profondément religieux de coeur, il restait trop, par respect humain peut-être, dans la théorie; aussi la vérité n'avait-elle point sur son caractère l'influence qu'on eût dû en attendre. D'ailleurs, ses moeurs étaient pures et Schindeler va jusqu'à dire que «Beethoven, malgré les tentations nombreuses auxquelles il fut exposé, sut, tel qu'un demi-Dieu, conserver sa vertu intacte.... Il traversa la vie avec une pudeur virginale sans avoir jamais eu une faiblesse à se reprocher[18].» M. Oublichieff, le savant biographe russe, s'il se trompe le plus souvent dans son appréciation du génie de l'artiste, me paraît avoir mieux jugé l'homme: «Fabuleux ou impossible, dit-il, partout ailleurs, c'est en Allemagne seulement que Beethoven, nature allemande par excellence, pouvait devenir ce qu'il fut: un homme de bien, d'intelligence et de savoir, un homme vertueux, allais-je dire, si le mot n'était tombé en désuétude--un philosophe de l'école de Zénon, mais constamment dominé par la fantaisie et _n'écoutant presque jamais le sens pratique_. Il avait le sentiment le plus élevé de tous les devoirs moraux, mais il en faisait une application que la vie réelle ne comporte point. Ses moeurs furent toujours d'une pureté irréprochable; elles étaient même austères et claustrales, et cette austérité il eût voulu l'étendre aux pièces de théâtre et aux opéras. Des discours licencieux lui inspiraient la même horreur que la licence en action; et entrer, avec la vérité stricte et littérale, dans une de ces compositions sans lesquelles les hommes ne sauraient vivre ensemble, équivalait pour lui au mensonge et à la trahison. Il se dévoua au bonheur de ceux qu'il aimait, mais il prétendit qu'on fût heureux comme il l'entendait, sans examiner si cette manière d'être heureux ne trouvait pas des obstacles dans les circonstances ou même dans les élans les plus irrésistibles du coeur humain. Il désirait ardemment aussi le bonheur de l'humanité; mais ce voeu auquel rien de ce qui existait ou avait existé ne lui paraissait répondre, il en demanda l'accomplissement aux rêves politiques les plus absurdes. Le vrai et le beau étaient les dieux de Beethoven, mais s'il demeura toujours fidèle d'intention à leur culte, il ne lui arriva pas moins de tomber dans le péché involontaire parce qu'un orgueil, supérieur à son intelligence et à son génie même, lui fit voir qu'il avait sur le beau et le bien des notions plus justes que tous les hommes pris ensemble[19].» Encore que, dans ce remarquable passage, on puisse et doive trouver qu'il y a parfois exagération, il ne nous en paraît pas moins certain que, pour faire contre-poids aux fougues de l'artiste et maintenir toujours l'équilibre dans cette merveilleuse organisation, il eût suffi d'une plus grande dose d'humilité. Le musicien ne pouvait y perdre assurément et combien l'homme, au milieu de ses épreuves, n'y aurait-il pas gagné pour le repos et la tranquillité de sa vie! _Comædia finita est!_ N'est-ce pas plutôt _tragædia_ qu'il eût fallu dire et une tragédie noyée dans les larmes à défaut de sang. Quand on la suit, jusqu'au dernier acte, jusqu'au dévouement suprême, à travers ses péripéties navrantes, n'est-on pas tenté de s'écrier avec le poète des _Méditations_ et des _Harmonies_: Heureuse au fond des bois la source vive et pure! Heureux le sort caché dans une vie obscure! Quoi qu'il en soit, il est bien que, dans Paris, une inscription rappelle le souvenir de ce nom glorieux, puisque nous devons au grand artiste une reconnaissance particulière. «C'est au génie de Beethoven, dont nous venons de caractériser l'oeuvre grandiose et patriotique, que la France doit sans contredit de comprendre mieux chaque jour la poésie intime de la musique instrumentale. Il fallait le peintre dramatique de la _Symphonie héroïque_, de celle en _ut mineur_ et de la symphonie en _fa_, pour initier l'élite de la société française aux beautés d'un art mystérieux qui semble se refuser comme la lumière à toute analyse immédiate et n'avoir d'autre loi que le caprice des sons[20].» [11] _Biographie des musiciens._ [12] A. de Musset: _La nuit d'août_. [13] _Biographie des musiciens._ [14] _Ludwig Van Beethoven, Leben und Schaffen (vie et travaux de Beethoven)_--Berlin 1819, 2 vol. in-8. [15] Notice sur Beethoven, dans la _Biographie nouvelle_. [16] Ce serait plutôt _voir_ qu'il faudrait dire. [17] Anders:--_Détails biographiques sur Beethoven_, d'après Wegeler et Ries. [18] Schindeler.--_Vie de Beethoven_, Munster 1845. «La meilleure source de renseignements certains que l'on puisse consulter,» d'après Scudo. [19] Beethoven, _ses critiques et ses glossateurs_, par M. Oublichieff; in-8º, 1857, Leipsik et Paris. [20] Scudo: _Critique et littérature musicales_. T. 1er. BELSUNCE ET ROZE. I BELSUNCE. Quel nom méritait mieux d'être rappelé à la postérité que celui du grand Évêque dont le souvenir est resté si glorieusement populaire! Il n'en fut point ainsi du chevalier Roze, non moins admirable, non moins héroïque dans les mêmes circonstances et pourtant à peu près inconnu du plus grand nombre des lecteurs, et à plus forte raison de ceux qui ne lisent pas. Aussi c'est un devoir comme un plaisir pour nous de ne point séparer ces deux noms unis dans une même pensée de dévouement, et qui vivront à jamais dans le coeur des Marseillais reconnaissants. «À Belsunce, dit très-bien un historien, la gloire d'avoir représenté en face du danger le prêtre chrétien et le clergé français; au chevalier Roze la gloire d'avoir déployé ce genre de courage qui ne manque pas plus à l'armée française quand, au lieu de soldats ennemis, ce sont les fléaux de la nature qu'on lui donne à combattre pour le bien de l'humanité[21].» Parlons de Belsunce d'abord. Henri-François-Xavier de Belsunce de Castelmoron, naquit au château de la Force dans le Périgord, le 4 décembre 1671, d'Armand de Belsunce, marquis de Castelmoron, baron de Gavaudan, etc. Après avoir fait ses études à Paris au collége de Louis-le-Grand, il en sortit pour entrer dans la Compagnie de Jésus où, pendant plusieurs années, il enseigna avec distinction la grammaire et les humanités. «Appelé par la Providence à une plus haute destination, dit M. l'abbé Jauffret, de Metz[22], il sortit de cette compagnie en conservant toujours pour elle l'estime la mieux méritée, la plus vive reconnaissance et la plus tendre affection.» Nommé par le roi à l'abbaye de La Réole puis à celle de Notre-Dame-des-Chambons, et grand vicaire de l'évêque d'Agen, il fut appelé, le 19 janvier 1709, à remplacer à Marseille le pieux prélat dont la mort récente laissait le siége vacant. On n'en pouvait choisir un plus digne, d'après le témoignage que lui rendait un orateur, écho fidèle des jugements contemporains: «Je vois, dit M. Maire, chanoine de l'église cathédrale de Marseille, dans son Oraison funèbre de Belsunce, je vois un épiscopat de plus de quarante-cinq ans, dont tous les moments ont été occupés et sanctifiés par le zèle le plus ardent, le plus vif et le plus infatigable.... Je le vois... à la tête des fidèles ministres qu'il a choisis pour ses coopérateurs, il se charge du travail le plus pénible. Il prêche tous les jours et souvent jusqu'à quatre fois par jour; il prépare le peuple à recevoir les sacrements de la réconciliation et de la communion; il porte le pain eucharistique dans les maisons et dans les hôpitaux, et il lui arrive souvent de le distribuer, lui seul dans une matinée, à plus de 4,000 personnes.» Ses revenus passaient pour la plus grande partie en aumônes, et lui-même dans le secret, autant qu'il lui était possible, il se plaisait à visiter les familles pauvres pour leur prodiguer les secours en tous genres avec les sages conseils et les paternelles exhortations. Mais ce fut surtout lorsque Marseille se vit désolée par le plus terrible des fléaux, La peste, puisqu'il faut l'appeler par son nom[23], que la charité, que le dévouement de Belsunce éclata d'une façon non moins touchante qu'admirable, et rendit son nom illustre à jamais. Dans les premiers jours du mois de mai de l'année 1720, un navire venu de l'Orient (Syrie) apportait le germe fatal. Plusieurs de ses passagers déposés au lazaret ayant succombé, le mal se propagea bientôt avec une effrayante rapidité, surtout quand il eut franchi la limite des _infirmeries_, et jeta dans la ville la consternation et la stupeur. Sous le coup de la première épouvante, beaucoup même des citoyens notables ou des fonctionnaires prirent la fuite. «On n'oublia rien, dit l'abbé Jauffret, pour persuader à l'Évêque que l'intérêt de la religion et celui de son peuple exigeaient qu'il mît ses jours à couvert. «À Dieu ne plaise! répondit-il, que j'abandonne un peuple dont je suis obligé d'être le père. Je lui dois et mes soins et ma vie, puisque je suis son pasteur.» Aussitôt il assemble les curés et les supérieurs des communautés, qui s'étaient dévoués comme lui au service des pestiférés; il leur donne ses instructions en applaudissant à leur zèle, et lui-même, le premier, intrépide, infatigable, il saura donner l'exemple du dévouement, d'un dévouement qui n'aura pas un instant non pas de défaillance mais seulement d'hésitation pendant les longs mois que dura la contagion. Pour savoir ce que fut celle-ci il faut lire ce qu'en dit le courageux pontife dans son mandement du 22 octobre 1720, dont nous détachons seulement ce passage si terriblement éloquent: «... Sans entrer dans le secret de tant de maisons désolées par la peste et la faim, où l'on ne voyait que des morts et des mourants, où l'on n'entendait que des gémissements et des cris, où des cadavres, que l'on n'avait pu faire enlever, pourrissant depuis plusieurs jours auprès de ceux qui n'étaient pas encore morts et, souvent dans le même lit, étaient pour ces malheureux un supplice plus dur que la mort même! Sans parler de toutes les horreurs qui n'ont pas été publiques, de quels spectacles affreux, vous et nous, pendant près de quatre mois, n'avons-nous pas été et ne sommes-nous pas encore les tristes témoins? Nous avons vu, pourrons-nous jamais nous en souvenir sans frémir et les siècles futurs pourront-ils y ajouter foi? nous avons vu tout à la fois toutes les rues de cette ville bordées des deux côtés de morts à demi pourris, si remplies de hardes et de meubles pestiférés jetés par les fenêtres que nous ne savions où poser les pieds! toutes les places publiques, toutes les portes des églises traversées de cadavres entassés, et en plus d'un endroit mangés par les chiens sans qu'il fût possible, pendant un nombre considérable de jours, de leur procurer la sépulture!... Nous avons vu, dans le même temps, une infinité de malades devenus un objet d'horreur et d'effroi pour les personnes mêmes à qui la nature devait inspirer pour eux les sentiments les plus tendres et les plus respectueux, abandonnés de ce qu'ils avaient de plus proche, jetés inhumainement hors de leurs propres maisons, placés sans aucun secours dans les rues parmi les morts dont la vue et la puanteur étaient intolérables.... Nous avons vu les corps de quelques riches du siècle enveloppés d'un simple drap et confondus avec ceux des plus pauvres et des plus misérables en apparence, jetés comme eux dans de vils et infâmes tombereaux et traînés avec eux sans distinction à une sépulture profane, hors de l'enceinte de nos murs; Dieu l'ordonnant ainsi pour faire connaître aux hommes la vanité et le néant des richesses de la terre et des honneurs après lesquels ils courent avec empressement... Cette ville enfin, dans les rues de laquelle il y a peu de temps on avait de la peine à passer par l'affluence ordinaire du peuple qu'elle contenait, est aujourd'hui livrée à la solitude, au silence, à l'indigence, à la désolation, à la mort.» Mais quelle est la cause première du fléau et de tous les malheurs qu'il entraîne à sa suite? L'homme apostolique, malgré sa compassion pour ceux qui souffrent, ne peut se la dissimuler, et la tendresse paternelle ne saurait étouffer sur ses lèvres le cri de la vérité. Écoutons: «N'en doutons pas, mes très-chers frères, c'est par le débordement de nos crimes que nous avons mérité cette effusion des vases de la colère et de la fureur de Dieu. L'impiété, l'irréligion, la mauvaise foi, l'usure, l'impureté, le luxe monstrueux se multipliaient parmi vous: la sainte loi du Seigneur n'y était presque plus connue; la sainteté des dimanches et des fêtes profanée; les saintes abstinences ordonnées par l'Eglise et les jeûnes également indispensables violés avec une licence scandaleuse, les temples augustes du Dieu vivant devenus pour plusieurs des lieux de rendez-vous, de conversation, d'amusements; des mystères d'iniquité étaient traités jusqu'au pied de l'autel, et souvent dans le temps du divin sacrifice; le Saint des saints était personnellement outragé dans le très-saint Sacrement par mille irrévérences et par une infinité de communions indignes et sacriléges!... si donc nous éprouvons combien il est terrible de tomber entre les mains d'un Dieu en courroux, si nous avons le malheur de servir d'exemple à nos voisins et à toutes les nations, n'en cherchons point la cause hors de nous.» Ce langage paraîtra peut-être sévère à quelques-uns aujourd'hui, mais il ne semblait que juste à ceux qui l'entendaient. Ils savaient d'ailleurs ce qu'il en coûtait pour parler ainsi à leur saint évêque qu'ils avaient vu, qu'ils voyaient sans cesse donner l'exemple de l'absolu dévouement, comme il avait fait naguère de toutes les vertus. Son zèle, disent à l'envi les historiens, son zèle le multiplie en quelque sorte; on le voit parcourir les rues à travers des monceaux de cadavres infectés; il entre dans les maisons dont la puanteur est extrême; il y réconcilie les pécheurs couchés avec des morts sur le même lit, les console, les encourage et sacrifie tout à la douceur inexprimable de les voir mourir chrétiens. Les secours spirituels qu'il prodiguait aux malades étaient d'autant plus précieux qu'ils ne tardèrent pas à devenir rares par la mort d'un grand nombre de prêtres qui, dans l'exercice de leurs périlleuses fonctions, avaient trouvé sous ses yeux le martyre et la couronne de la charité... En même temps, il répand entre les mains des pauvres, tourmentés par la famine, tout ce qu'il a d'argent. Il se prive du nécessaire pour fournir à leurs besoins. Il se montre partout où le danger l'appelle; Partout où le fléau semble le plus affreux, Il vole, et ses secours sont au plus malheureux, a dit admirablement le poète[24]. Afin qu'aucun ne fût oublié, il réunit tous les indigents qui se présentent dans une vaste enceinte où, pendant plusieurs mois, chaque jour, il leur rend visite pour leur distribuer ou leur faire distribuer les secours dont ils ont besoin. Le fléau cependant continuant ses ravages, le pieux prélat, convaincu que de Dieu seul on pouvait obtenir la cessation d'une telle calamité, résolut de consacrer, par un voeu solennel sa personne et son diocèse au Sacré-Coeur de Jésus. Ce fut dans ce but qu'il publia le Mandement dont nous avons donné plus haut un extrait, et il fixa au 1er novembre, jour de la Toussaint, la célébration de cette fête qui se fit avec les cérémonies les plus augustes. Dès le matin, le son des cloches, silencieuses depuis quatre mois, vint réjouir les Marseillais dont les coeurs se réveillèrent à la foi comme à l'espérance. Toutes les églises se trouvant fermées depuis longtemps, le prélat fit dresser un autel au bout du Cours. Il s'y rendit processionnellement à la tête de son clergé, marchant la tête et les pieds nus, la corde au cou et la croix entre les bras. Après avoir prononcé l'amende honorable, suivie d'une exhortation des plus pathétiques, souvent interrompue par les larmes et les sanglots des assistants, il prononça à voix haute, la formule de la consécration du diocèse au Sacré-Coeur, puis enfin célébra solennellement le Saint-Sacrifice. Le peuple, agenouillé sur la place et dans les rues voisines, s'unissait du fond du coeur à son évêque, et le rayonnement des visages au milieu du deuil témoignait de la confiance de tous dans ces invocations suprêmes. Cette espérance ne fut point trompée; à dater de ce jour, la contagion commença visiblement à décroître et Marseille sembla renaître. On avait craint que la réunion de tant de personnes sur un même point n'amenât une recrudescence du fléau, il n'en fut rien; la maladie avait perdu toute sa force et si quelque étincelle de la contagion parut se montrer encore, elle s'éteignit aussitôt. Pour récompenser le zèle du prélat, le Roi, dans l'année de 1746, le nomma à l'archevêché de Laon, la seconde pairie de France; mais Belsunce ne put se résigner à se séparer de ses ouailles qui lui étaient devenues plus chères que jamais et que désolait la nouvelle de son départ. Quelques années après, il refusa pareillement l'archevêché de Bordeaux, en déclarant qu'il voulait mourir au milieu de son troupeau, comme il fit en effet plus tard. Car, pendant une longue suite d'années, il continua d'édifier les pieux fidèles par l'exemple de ses vertus comme aussi de les éclairer, en les prémunissant contre les erreurs en vogue, jansénisme ou philosophisme, par ses instructions pastorales si remarquables et bien dignes de celui qu'on désignait partout sous le nom du _saint et savant évêque de Marseille_. Après Clément XIII qui l'avait décoré du pallium, Benoît XIII, dans un bref du 13 décembre 1751, lui adressait ses félicitations dans les termes suivants: «Nous vous regardons comme notre joie et notre couronne, et comme la gloire et le modèle des pasteurs de toutes les églises. Nous craignons même de diminuer plutôt que d'augmenter l'éclat de vos vertus pastorales en ajoutant de nouveaux éloges à ceux que vous avez mérités et que vous ont si justement donnés nos prédécesseurs. Nous sommes persuadé qu'il n'y a personne qui ne connaisse votre nom et qui ne le célèbre par de justes éloges.» Ce langage est la meilleure réponse qu'on puisse opposer aux assertions de certains biographes modernes, entre lesquels on s'étonne de trouver le rédacteur de la _Biographie universelle_, et qui ne sont que l'écho des jansénistes, «lesquels, dit l'_Encyclopédie catholique_, lui ont fait un crime d'être resté attaché aux saines doctrines de l'Église; mais ce n'est pas d'eux qu'il faut apprendre à juger Belsunce; c'est dans ses oeuvres qu'il s'est peint, dans ses _Instructions pastorales_, qui toutes se distinguent par une piété douce et tendre, que ceux mêmes qui l'ont accusé d'intolérance sont forcés de reconnaître.» Entre ces éloquents écrits, on cite tout particulièrement le _Traité de la bonne mort_ et les deux discours sur la _Prédestination_ et sur la _Grâce_, qui, d'après l'abbé Jauffret, «placent leur auteur au rang de nos plus illustres docteurs.» Supérieure cependant, peut-être, me semble l'instruction sur l'_Incrédulité_, où je n'ai que l'embarras du choix entre les passages éloquents. Je me borne à deux courtes citations: «Ce n'est plus en secret, c'est ouvertement et avec une hardiesse étonnante que l'incrédulité se montre sans voile et que partout elle proclame impunément ses dogmes pernicieux. Peu contente de proposer furtivement et sans dessein quelques difficultés détachées et indépendantes les unes des autres, comme elle le faisait autrefois, elle forme aujourd'hui des systèmes pleins à la vérité d'absurdités, de contradictions, mais présentés sous les couleurs les plus capables de tromper et d'entraîner dans l'erreur les faibles et les ignorants, et de faire illusion à tous ceux dont les coeurs sont déjà séduits par leurs passions.... Des coeurs déjà subjugés ou violemment sollicités par leurs passions désirent que les systèmes mis sous leurs yeux soient véritables, et plus ils le désirent plus aussi sont-ils portés à les admettre comme certains.» Plus loin nous lisons: «Parce qu'un homme a le tort de ne pas croire en Dieu, nous dit un fameux sceptique, faut-il l'injurier?»--Voilà sans doute bien de l'urbanité, bien de la charité, bien de la modération mais malheureusement il n'en fait paraître que pour les incrédules. Il est bien éloigné de garder les mêmes ménagements lorsqu'il parle de ceux qui, connaissant les dangers des passions dont il est le panégyriste, travaillent à les affaiblir et voudraient pouvoir les éteindre. Il s'abandonne à leur égard à toute la vivacité de son tempérament et à toute l'amertume de son faux zèle; il ne craint plus de manquer d'urbanité et de blesser la charité en leur attribuant le _comble de la folie_ et les traitant de _forcenés_.» Ces pages ne semblent-elles pas écrites d'hier, et à l'adresse de certains journalistes, toujours prompts à crier contre l'intolérance, mais peu soucieux de prêcher d'exemple; car ils ne se font aucun scrupule, à l'occasion, et même sans occasion, d'attaquer, calomnier, injurier les catholiques, les prêtres, les évêques, et le Pape lui-même, le Pape surtout. Belsunce, lorsqu'il parlait avec cette vigueur apostolique, était déjà presque octogénaire et cette parole prophétique était en même temps un adieu. Après avoir joui longtemps d'une santé des plus robustes, le 4 juin 1755, il succombait à une atteinte de paralysie suivie d'apoplexie. Quoique privé de la parole, il conserva toute sa connaissance, et par ses regards et par des signes témoignait encore de sa résignation et de sa piété. Après avoir reçu les saintes onctions, il s'endormit du sommeil des justes. Est-il besoin de dire la solennité de ses funérailles et l'affluence d'un peuple immense accouru des points les plus éloignés du diocèse et qui par ses larmes attestait sa vénération et ses regrets? À voir ce deuil on eût dit autant de fils autour du cercueil du plus tendre des pères. II ROZE. Roze (Nicolas, dit le chevalier), était né à Marseille en 1671, la même année que Belsunce, d'une honnête famille de négociants. Ses parents le destinaient à suivre la même carrière et, ses études terminées, il se rendit, en 1696, à Alicante, royaume de Valence, pour y prendre la direction d'une maison de commerce fondée par son frère aîné. Il ne trompa point la confiance de ce dernier et fit preuve d'autant de prudence que d'intelligence, quoique porté d'ailleurs par ses goûts plutôt vers la carrière des armes que vers le commerce. Aussi lorsqu'après l'avènement de Philippe V, petit-fils de Louis XIV, l'Espagne eut à lutter contre une coalition qui porta la guerre jusque dans l'intérieur du pays même envahi par l'armée des alliés, Roze, en bon Français qu'il était, ne put résister à son ardeur guerrière qu'aiguillonnait le patriotisme. Levant à ses frais deux compagnies, infanterie et cavalerie, il se mit à leur tête et repoussa plusieurs détachements ennemis qui s'étaient avancés jusque sous les murs d'Alicante. Cette ville, à quelque temps de là, fut assiégée par des forces considérables, et le gouverneur, qui avait pu apprécier le courage de Roze comme sa capacité militaire, lui confia le commandement du château que le jeune Français défendit avec une glorieuse opiniâtreté, en ne consentant à capituler qu'après avoir épuisé toutes ses munitions et provisions. Souffrant encore d'une blessure reçue pendant le siége, Roze revint dans sa patrie pour achever de se guérir. Dès qu'il fut suffisamment rétabli, il partit pour Versailles où il se rendait d'après une invitation expresse du roi Louis XIV qui, en le félicitant de sa bravoure et de son zèle patriotique, lui remit la croix de Saint-Lazare avec le bon d'une gratification de 10,000 livres. Peu après (1707), Roze repartit pour l'Espagne et il se distingua entre les plus braves à la bataille d'Almanza. Chargé d'une mission secrète pour Alicante dont les Anglais s'étaient emparés, il fut fait prisonnier et ne recouvra sa liberté que lors de l'échange général. Revenu à Marseille, il y demeura jusqu'à sa nomination comme consul à Modon, dans la Morée. Après trois années de séjour en Orient, de graves intérêts de famille le rappelèrent en France, en 1720, et, coïncidence remarquable, il entrait dans le port de Marseille en même temps que le vaisseau qui apportait, comme nous l'avons dit, le germe fatal du fléau dont les ravages devaient être si terribles. Roze, ou mieux le chevalier Roze, comme on l'appelait dès lors, avait fait preuve sur les champs de bataille d'autant d'intrépidité que de sang-froid, mais qu'était ce courage auprès de celui qu'il allait déployer sur ce nouveau théâtre et qui fait de lui, bien mieux que les plus célèbres exploits, un incomparable héros? Car enfin, sur les champs de bataille, pour oublier le péril ou le mépriser, pour se montrer brave et très-brave, à moins d'un tempérament malheureux, il ne faut en quelque sorte que se laisser aller et céder à la nature. Tout vous excite et sert d'aiguillon. Le bruit des instruments guerriers, l'odeur de la poudre, l'exemple des camarades, l'ardeur patriotique et les rêves de gloire, en outre de la grande pensée du devoir, tout contribue à élever l'homme au-dessus de lui-même, et l'exaltant par l'enthousiasme, à lui donner cette force surhumaine qui fait qu'après la victoire, le vaillant soldat, tout le premier, s'étonne de ce qu'il a pu accomplir pendant cette ivresse à la fois sublime et terrible du combat, où l'escalade d'une muraille à pic, sous le feu des batteries croisant leurs feux, ne fut qu'un jeu pour son audace. Mais il n'en va pas ainsi en face de ce danger bien autrement formidable qui résulte d'une épidémie, d'une contagion, éclatant avec violence et qui dure des semaines, des mois, des années parfois. Là, nulle prévoyance possible, nul espoir de lutter même à armes inégales contre un ennemi qui, à toute heure de nuit comme de jour, vous menace, à tout instant peut vous atteindre, qu'on sent partout quoique partout insaisissable et invisible, mais révélant à chaque pas sa présence par les plus effroyables coups. Et rien ici qui vous excite quand tant de choses au contraire semblent faites pour décourager: la panique générale, la terreur de ceux qui fuient comme de ceux qui restent, l'horreur et le spectacle menaçant de tant de morts soudaines et funestes: _Luctus ubique pavor et plurima mortis imago!_ Certes, pour rester calme et intrépide dans de telles circonstances, il faut une force d'âme peu commune; il faut cette héroïque sérénité que donne à l'homme de bien la conscience d'un grand devoir à remplir sous l'oeil de Dieu avec la certitude que s'il succombe, victime ou plutôt martyr de son dévouement, la récompense ne lui manquera pas là-haut, mourût-il ignoré des hommes pour lesquels il a donné sa vie. Ce genre de courage, le plus difficile quoique pas toujours le plus apprécié de la foule, fut celui du chevalier Roze, d'autant plus admirable en cela que son dévouement était tout spontané, tout volontaire, et que, n'ayant dans la ville aucune position officielle, rien ne l'obligeait à y rester; comme tant d'autres, à la première nouvelle du péril, il pouvait s'éloigner. Mais tout au contraire, bien différente fut sa conduite. La peste se déclare, aussitôt il se met à la disposition de ces courageux citoyens dont les noms, comme on l'a dit, ne doivent jamais s'oublier: le gouverneur Viguier, les échevins J.-B. Estille, J.-P. Moustier, J.-B. Audimar et B. Dieudé. On connaissait le courage de Roze, qui avait fait ses preuves comme militaire; on savait ou plutôt on pressentait son énergie; aussi, pendant que l'on divise la ville en cent cinquante districts confiés à différentes personnes pour veiller aux besoins les plus pressants, il est nommé seul commissaire pour le quartier populeux dit de la Rive-Neuve, depuis l'Arsenal jusqu'à l'abbaye de Saint-Victor. Roze à l'instant se rend à son poste, l'un des plus périlleux, le plus périlleux peut-être. Par ses soins, un hôpital est établi sous les voûtes de la Corderie pour y recevoir et soigner les pestiférés qu'on présente. Aux indigents, il prodigue avec les secours son argent sans s'inquiéter s'il lui sera rendu. Il veille aux inhumations comme au transport des malades; mais le fléau va croissant; les places publiques, les rues, les maisons, les navires même dans le port regorgent de cadavres. Le chevalier de Rancé, commandant des galères, accorde des secours d'hommes et, chaque matin, trois échevins montent à cheval pour présider à cette dangereuse besogne de l'enlèvement des morts; le quatrième, étant retenu à l'hôtel-de-ville pour l'expédition des affaires d'urgence, le chevalier Roze se trouve là toujours pour le remplacer. De vastes fosses ont été creusées dans la campagne, et grâce à l'héroïque dévouement comme à l'infatigable activité de ces hommes de coeur, chefs et soldats, travaillant sans relâche, même la nuit à la lueur des torches, la ville, au bout de quelques jours, put être déblayée, les monceaux de cadavres gisant dans les rues ayant été successivement enlevés. Mais il est un endroit dans la ville qu'il semble comme impossible d'aborder, quoiqu'il soit un foyer de pestilence dont les émanations putrides, quand le vent souffle de la mer surtout, portent par toute la cité de nouveaux germes de contagion: c'est l'esplanade de la _Tourette_ s'étendant depuis le fort Saint-Jean jusqu'à l'église de la Major, et où sont entassés plus de _douze cents_ cadavres, se putréfiant sous les ardents rayons du soleil, et dont les plus récents gisent là depuis plus de trois semaines. Le terrain ne permet pas de creuser des fosses dans le voisinage, et toutefois, comment se risquer à remuer cet effroyable charnier pour transporter les restes au travers de la ville? À la suite d'un conseil tenu chez le gouverneur, Roze, qui s'était offert le premier comme toujours, se rend seul à la Tourette. Bravant la puanteur intolérable, il traverse l'esplanade, en escalant les cadavres, et arrive à l'extrémité du rempart du côté de la mer. Là il découvre au pied de la muraille des bastions construits anciennement et abandonnés. Bientôt il a pu s'assurer qu'ils sont vides à l'intérieur et très-profonds sous les quelques pieds de terre qui ferment l'entrée. Voilà les immenses tombeaux dont il avait besoin et que lui offre un heureux hasard. Mais point de temps à perdre, car le projet, s'il n'était immédiatement réalisé, deviendrait peut-être inexécutable. Roze retourne à l'Hôtel-de-Ville, où sa proposition ne trouve que des approbateurs. Le lendemain, dès le matin, les bastions sont défoncés et déblayés. Le chevalier, alors suivi de ses ouvriers, composés d'une compagnie de soldats et d'une centaine de forçats fournis par le commandant des galères, remonte dans la ville et se dirige vers la _Tourette_. Sur la place de _Linche_ il arrête sa troupe, fait distribuer du vin à ses hommes et les encourage par de mâles paroles, sans leur dissimuler toutefois le péril et l'horreur surtout du spectacle qui les attend. Quoique avertis cependant, en approchant de l'esplanade, les plus hardis reculent repoussés par l'odeur méphitique, malgré les mouchoirs imbibés de vinaigre dont, par l'ordre du chevalier, ils ont pris soin de se ceindre la tête. Roze, toujours tranquille, sinon impassible, voit leurs hésitations qui peuvent, si l'on n'en triomphe pas, devenir de la terreur panique. Il comprend que les paroles ne suffisent point et qu'il faut davantage, qu'il faut l'exemple. Il saute à bas de son cheval, s'avance au milieu de l'esplanade, et saisissant par les jambes le premier cadavre qui se trouve à sa portée, il le traîne jusqu'au rempart, le soulève et le précipite dans le bastion béant. À cette vue, un frémissement parcourt la foule, un cri, le même cri, expression d'admiration et d'enthousiasme, sort de la poitrine de tous. --Vive Roze! Vive le chevalier! La peur qui paralysait les plus hardis, s'est évanouie comme par enchantement. Les soldats et les autres à l'envi se précipitent sur l'esplanade et le chevalier, profitant de cet élan, dirige si habilement leurs efforts que dans un temps assez court, tous les cadavres étaient enlevés et lancés dans les bastions, puis recouverts de chaux et de terre. Cela avait lieu, le 16 septembre 1720. Par une espèce de miracle, Roze qui semblait, comme Belsunce, couvert d'un bouclier céleste: Sous l'aile du Seigneur, le prélat vénérable Dans le commun fléau demeure invulnérable; Roze en fut quitte pour une légère indisposition; mais les pauvres forçats et les braves soldats, à l'exception de deux ou trois, au bout de quelques jours, avaient succombé, en rendant à la ville un immense, un inappréciable service. Le chevalier resta jusqu'à la fin intrépide, infatigable au poste du péril et ce fut seulement lorsque toute trace d'épidémie eut disparu, qu'il songea à prendre quelque repos et à se démettre de ses fonctions. «Comme on a pu le remarquer dans l'histoire de plusieurs illustres bienfaiteurs de l'humanité, dit M. Paul Autran[25], le chevalier Roze avait si peu compté sur l'éclat de la renommée comme récompense de ses belles actions, qu'il ne songea nullement à exploiter à son profit la popularité qu'il s'était acquise. Il rentra dans l'obscurité. Quant à la récompense que son dévouement avait si bien méritée, il est vrai de dire qu'il ne semble pas qu'on ait rien fait de ce qu'on aurait dû faire en sa faveur après la cessation de la peste. Dans les actes de la famille, il ne porte que le titre modeste de capitaine d'infanterie, à la suite de la garnison de Marseille. Mais qu'importe! plus de richesses et d'honneur n'auraient rien ajouté à sa gloire.» Et là haut assurément, la récompense et des plus belles ne manqua point à ce héros, qui fut lui aussi un héros chrétien, car la religion seule peut exalter jusqu'à la sublime abnégation d'un tel dévouement. D'ailleurs Roze eut aussi, même ici-bas, une première et douce récompense. C'est à tort que des écrivains, Marmontel et Lacretelle entre autres, ont affirmé qu'il mourut dans l'indigence. Parti en 1722 de Marseille pour se rendre à Paris, d'après l'invitation de quelques amis, le chevalier dut s'arrêter au hameau de Gavotte, près de Septêmes, par suite d'un accident arrivé à sa voiture. Dans la maison qui lui donna l'hospitalité, se trouvait une jeune et aimable personne, Mlle Labasset qui, pleine d'admiration pour son dévouement, s'estima heureuse (quoiqu'il ne fût ni jeune ni riche) de lui offrir sa main et avec elle sa fortune assez considérable. Roze, tout désintéressé qu'il fût, en acceptant la première, ne put refuser la seconde. Le mariage se fit dans une chapelle dépendant de la paroisse de Pennes; et Roze, au lieu de continuer son voyage, revint à Marseille, où il vécut dans la retraite, content du bien qu'il pouvait faire et de la joie qu'il trouvait dans un paisible et charmant intérieur. Marmontel se trompe encore quand il dit que sa fille, à cause de sa pauvreté, se fit religieuse. Il mourut, sans laisser d'enfants, le 2 septembre 1733, à l'âge de soixante-deux ans, et nul doute qu'il ait reçu à son heure suprême la bénédiction de son évêque, qui devait lui survivre tant d'années encore. On peut affirmer pareillement sans crainte de se tromper que, malgré le silence qui depuis un temps s'était fait autour de sa gloire, la mort de Roze fut un deuil pour tous ses concitoyens et que la ville entière voulut assister à ses funérailles. [21] Portraits et Histoire des hommes utiles.--1835-1836. [22] OEuvres choisies de Belsunce.--Tome 1er.--1822. [23] La Fontaine. [24] Millevoye. _La Peste de Marseille_ (poème). [25] _Éloge de Roze_, par Paul Autran.. BÉRANGER Peu d'hommes ont joui de leur vivant d'une pareille popularité, d'une telle renommée, mais qui ne devaient lui survivre que très diminuées, et cela fort justement d'ailleurs.--«Il a créé dans notre littérature, dit un judicieux critique, un genre qui n'existait pas avant lui, la chanson lyrique ou l'ode chantée. Son style est toujours (non pas, certes) pur, correct, élégant, son vers souvent inspiré. Lorsqu'il veut chanter les malheurs ou les gloires de la patrie, il élève et entraîne. Il sait aussi exprimer des sentiments plus tendres, et faire vibrer les fibres du coeur. Toutefois, même sous le rapport littéraire, il a été trop vanté. Comme chansonnier il manque de gaîté; son rire est amer et n'a ni l'abandon ni l'entrain de celui de Désaugiers, son émule. Comme poète lyrique, il manque de souffle; il a de l'inspiration, mais une inspiration qui dure peu et ne va guère au-delà de la première ou de la seconde strophe. Les épithètes oiseuses ou redondantes prennent trop souvent la place de la pensée; les chevilles même n'y sont pas rares. Les refrains seuls sont toujours heureux et viennent se graver d'eux-mêmes dans la mémoire. À tout prendre, Béranger est un poète, un vrai poète, mais qui doit plus encore à l'art et au travail qu'à la nature. Ses contemporains l'ont placé au premier rang, mais la postérité plus juste le fera descendre au second (voire même au troisième) qui seul lui appartient.» Ce qui est par dessus tout regrettable et déplorable, c'est que, dans les oeuvres du chansonnier, se rencontrent, et nombreuses, des pièces licencieuses, irreligieuses, cyniquement impies, ou qui sont empreintes des passions politiques et des haines injustes de l'époque. Pourtant ce n'était point un sentiment violent qui les avait dictées à l'auteur, s'il est vrai qu'il ait répondu à des amis lui conseillant de retrancher ces chansons: «Je m'en garderais bien, ce sont celles-là qui servent de passeport aux autres.» Cette parole, que rapporte la _Biographie universelle_ de Feller, serait tellement blâmable et coupable qu'on incline à douter de son authenticité. Le biographe nous dit d'ailleurs: «Pendant les dernières années de sa vie, Béranger montra des sentiments meilleurs que ceux qu'il avait eus jusque-là; s'il n'était pas croyant encore, il parlait de la religion avec respect; il tenait à rappeler qu'il avait toujours été spiritualiste. Il avait conservé des relations avec sa soeur qui était religieuse, et depuis longtemps retirée dans un couvent où elle priait et expiait pour son frère; il s'était mis aussi en relation avec le curé de sa paroisse qu'il chargeait de distribuer ses aumônes; car, quoique peu riche, il était bienfaisant. Lorsque sa dernière heure approcha, le prêtre et la religion vinrent au chevet du malade et furent bien reçus; il sortit de sa bouche des paroles sympathiques, chrétiennes même, et l'on peut croire qu'un retour à Dieu plus complet et plus consolant aurait eu lieu si de malheureux amis (quels amis que ceux-là!) n'étaient intervenus pour l'empêcher.» Sa mort eut lieu à Paris, le 16 juillet 1857, à l'âge de 77 ans; il était né dans cette même ville le 19 août 1780 comme lui-même le dit dans la chanson intitulée le _Tailleur et la Fée_. Dans ce Paris plein d'or et de misère, En l'an du Christ mil sept cent quatre-vingt, Chez un tailleur, mon pauvre vieux grand-père, Moi, nouveau né, sachez ce qui m'advint: Rien ne prédit la gloire d'un Orphée À mon berceau qui n'était pas de fleurs; Mais mon grand-père, accourant à mes pleurs, Me trouve un jour dans les bras d'une fée; Et cette fée, avec de gais refrains, Calmait le cri de mes premiers chagrins. Le bon vieillard lui dit, l'âme inquiète: «À cet enfant quel destin est promis?» Elle répond: «Vois-le, sous ma baguette, Garçon d'auberge, imprimeur et commis. Un coup de foudre ajoute à mes présages[26]. Ton fils atteint va périr consumé; Dieu le regarde, et l'oiseau ranimé Vole en chantant braver d'autres orages. ........... Tous les plaisirs, sylphes de la jeunesse, Éveilleront sa lyre au sein des nuits.» Le vieux tailleur s'écrie: «Eh quoi! ma fille Ne m'a donné qu'un faiseur de chansons! Mieux jour et nuit vaudrait tenir l'aiguille Que, faible écho, mourir en de vains sons. --Va, dit la fée, à tort tu t'en alarmes; De grands talents ont de moins beaux succès. Ses chants légers seront chers aux Français, Et du proscrit adouciront les larmes.» Cette pièce, l'une des meilleures inspirations de Béranger, est en quelque sorte une auto-biographie du poète comme aussi en même temps un spécimen remarquable de son talent, ce qui nous a fait la citer pour la plus grande partie. Vanité de la gloire humaine! Béranger à peine dans la tombe, en dépit de ses funérailles si magnifiques, le silence, précurseur de l'oubli, se fit autour de l'idole. L'ombre descendit sur la statue debout encore sur le piédestal, mais devant laquelle la foule passait de plus en plus rapide et froide, indifférente, parfois dédaigneuse. Dans les rangs mêmes de ceux qui s'étaient montrés les plus prodigues de louanges, il se trouvait des aristarques, M. Pelletan, par exemple, pour discuter, presque contester le talent, le caractère même du poète, et nous étonner par la sévère impartialité de leurs jugements. Aussi maintenant qui lit Béranger, et combien se vend-il, bon an, mal an, de ses ouvrages? [26] L'auteur fut frappé de la foudre dans sa jeunesse. BERTHOLLET I Peu de temps avant le 9 thermidor, un dépôt graveleux, trouvé au fond de quelques barriques d'eau-de-vie, donna lieu à une grave accusation contre un fournisseur qui, dit-on, voulait empoisonner les soldats. On confie à un chimiste, déjà célèbre, l'analyse du liquide. Tout semblait prouver qu'on cherchait un coupable afin de s'emparer des richesses du fournisseur. L'examen du liquide confirme cette présomption et le chimiste, n'écoutant que le devoir et la conscience, n'hésite pas à faire un rapport favorable. Appelé bientôt après devant le Comité du salut public, il est soumis à un interrogatoire qui n'était rien moins que rassurant. --Es-tu sûr de ce que tu dis? lui fut-il demandé d'un ton menaçant. --Très-sûr, répond avec calme le savant. --Ferais-tu sur toi-même l'épreuve de cette eau-de-vie. Le chimiste, sans répondre, emplit un verre du liquide et l'avale d'un trait. --Tu es bien hardi. --Moins que je ne l'étais en écrivant mon rapport. L'accusation fut abandonnée, grâce à l'intrépide fermeté du savant qui, dans une autre circonstance, fit preuve encore du sang-froid le plus étonnant. C'était pendant l'expédition d'Égypte: un jour, que pour certaines recherches, il remontait le Nil dans une barque, tout à coup, sur le rivage, parurent des Mameluks, et sur la barque plut une grêle de balles. Pendant que les rameurs faisaient force de rames dans l'espoir d'échapper, on vit le savant en question occupé à remplir ses poches des pierres, servant à lester l'embarcation. --Et que faites-vous là? lui dit un autre voyageur. --Vous le voyez, répondit-il, je prends mes précautions pour couler plus vite, afin de n'être pas mutilé par ces barbares. La barque cependant put échapper au péril, et ceux qui la montaient arrivèrent sains et saufs au port. Or, le savant qui, sans y songer, donnait à nos braves soldats des leçons de courage, c'était Berthollet, l'homme illustre dont Cuvier put dire à juste titre: «Témoin des événements les plus surprenants, porté par eux dans des climats lointains, élevé à de grandes places et à des dignités éminentes, tout ce monde extérieur est peu de chose pour lui en comparaison de la vérité. Particulier, académicien, sénateur, pair de France, il n'existe que pour méditer et pour découvrir. La science fait naître à chaque instant dans ses mains de ces procédés avantageux, de ces industries fructueuses qui enrichissent les peuples; mais ce n'est point pour ces applications faciles qu'il la poursuit, c'est pour elle seule. Dans l'invention la plus utile, il ne voit qu'un théorème de plus, et dans ce théorème qu'un échelon d'où il s'efforce d'apercevoir et d'atteindre un théorème plus élevé[27].» En effet, cet homme illustre à qui la chimie, au commencement de ce siècle, fut redevable d'immenses progrès, ne songea jamais à tirer parti de ses découvertes qu'il eût pu tenir secrètes, sans que personne l'en eût blâmé. Le chlore ne lui valut qu'un ballot de toiles blanchies par son procédé; encore sa délicatesse hésitait-elle à accepter, alors que les Anglais auraient plus volontiers encore offert de le prendre pour associé; ce qui eût été pour lui toute une fortune. «Personne n'ignore aujourd'hui ce que c'est qu'une blanchisserie berthollienne. On dit même dans les ateliers, _bertholler_, _berthollage_: on y entretient des ouvriers que l'on y appelle des _bertholleurs_. Rien ne met plus authentiquement le sceau au mérite d'une découverte. C'est la seule récompense qu'en ait tirée l'auteur, et il n'en désira point d'autre.» Pourtant, à cette époque antérieure à la Révolution, il n'était point riche quoique arrivé à une position déjà fort honorable, prix de sa laborieuse persévérance. II Berthollet (Claude-Louis), d'une famille originaire de la France, mais expatriée, naquit à Talloire, à deux lieues d'Annecy, le 9 octobre 1748. Il appartenait par sa mère, Philiberte Donier, à une des familles nobles de la Savoie: son père était châtelain du lieu. Rien ne fut négligé pour l'éducation de l'enfant, quoique la fortune des parents fût médiocre. Après quelques années passées au collége d'Annecy, il fut envoyé à celui de Chambéry, et termina ses études classiques au collége des Provinces de Turin. Les plus brillantes carrières semblaient ouvertes à sa jeune ambition, mais son goût pour les sciences lui fit préférer la médecine. Reçu docteur en 1768, il vint quelques années après à Paris, trouvant que dans la province les ressources lui manquaient pour l'étude vers laquelle il se sentait plus particulièrement entraîné, celle de la chimie. Il ne se trompait pas; mais arrivé à Paris, où il ne connaissait personne et la bourse assez peu garnie, il ne tarda pas à se trouver dans l'embarras. La pensée lui vint alors de s'adresser au célèbre médecin génevois Tronchon, son compatriote, qui, prévenu par son air franc et ouvert et par la tournure sérieuse de son esprit, lui fit le meilleur accueil et devint bientôt pour lui comme un père. Afin de lui assurer d'abord une existence tranquille, il le recommanda au duc d'Orléans qui le nomma l'un de ses médecins, en même temps qu'il faisait mettre à la disposition du jeune savant son laboratoire de chimie, dans lequel volontiers le prince se renfermait pour expérimenter avec l'habile préparateur Guettard, son maître comme celui de son père. Rien ne pouvait être plus précieux pour Berthollet, qui comprit aussitôt qu'il avait trouvé sa voie, ce qui lui fut confirmé par l'illustre Lavoisier, dont il fit connaissance quelque temps après. Plusieurs Mémoires publiés successivement par lui de 1776 à 1780 et «empreints, dit M. Parisot, de cette sagacité, de cette finesse, de cette étendue dont plus tard il devait présenter aux savants le modèle accompli,» attirèrent l'attention de l'Académie des sciences qui le nomma adjoint chimiste à la place de Bucquet (15 avril 1780), et cinq ans après, l'admit au nombre de ses membres. Il continua dès lors avec plus de zèle que jamais ses expériences et ses publications, et en 1787, de concert avec Guyton de Morveau, Lavoisier et Fourcroy, il s'occupa de la refonte de la terminologie scientifique, qu'ils réussirent à faire prévaloir. «Comparé au langage extravagant que la chimie avait hérité de l'art hermétique, dit Cuvier, ce nouvel idiome fut un service réel rendu à la science, et contribua à accélérer l'adoption de nouvelles théories.» En 1789, dans le tome II des _Annales de chimie_, notre savant publia, sous le titre de: _Blanchiment des toiles avec l'acide muriatique oxygéné_, le résultat de ses expériences relatives au chlore, «une découverte, dit Parisot, qui l'eût rendu _dix fois millionnaire_, s'il eût voulu l'exploiter à son seul profit.» D'autres découvertes également utiles suivirent celle-là. On dut par exemple à Berthollet un moyen nouveau de conserver l'eau douce pour les navigations de long cours, en faisant brûler l'intérieur des tonneaux destinés à la contenir. Berthollet, depuis longtemps était devenu Français par des lettres de naturalisation qu'il avait été heureux d'obtenir. Aussi, ce ne fut pas en vain, qu'en 1792, devant les menaces de la plus formidable coalition, la France fit appel au patriotisme de son fils d'adoption. De tous les points de l'horizon, au Nord, au Midi, à l'Est, à l'Ouest, des légions ennemies envahissaient notre territoire et la France n'avait à leur opposer que des conscrits auxquels manquaient, avec l'habitude des armes, les munitions et le matériel de guerre. Mais, grâce à Berthollet et à son ami Monge, aidés par un petit bataillon de chimistes choisis par eux, on trouva sur notre sol même tout ce qu'on s'était trop habitué à demander à l'étranger: le soufre, le salpêtre, l'airain; dès lors les produits de nos fabriques et de nos arsenaux suffirent à la prodigieuse consommation de quatorze armées. Aussi, n'est-on que juste, en reconnaissant et proclamant que la France, sauvée alors de l'invasion et du démembrement, ne dut pas moins ce bonheur au zèle infatigable de nos savants qu'à l'héroïque dévouement des soldats combattant et mourant aux frontières. Pendant l'année 1791, Berthollet fut envoyé en Italie par le Directoire comme président de la commission chargée du choix des objets d'art les plus précieux qui devaient être transportés à Paris. La noble conduite de Berthollet dans ces circonstances lui valut l'estime du général en chef Bonaparte, qui, plein d'admiration pour sa science comme pour son caractère, résolut dès lors de se l'attacher. Seul il connut à l'avance le secret de l'expédition d'Égypte, dont il fit partie pour le plus grand avantage de la science comme de l'armée. Pendant l'insurrection du Caire, ce fut à son courage et à sa présence d'esprit que les membres de l'Institut durent de conserver avec la vie tous les trésors scientifiques recueillis jusqu'alors. Quand, après la levée du siége de Saint-Jean-d'Acre, la peste se déclara dans le camp français, il n'hésita point à s'associer à Larrey pour reconnaître, dès les premiers symptômes, la présence du fléau et indiquer les mesures qui pourraient rendre la contagion moins terrible. Monge, tombé malade, dut la vie à ses soins fraternels. Lorsqu'on fut de retour en France, Bonaparte n'oublia pas les services rendus par notre savant, qui, membre du Sénat conservateur après le 18 brumaire, fut ensuite nommé comte, grand officier de la Légion d'honneur, grand'croix de l'ordre de la Réunion, etc. «Heureusement pour la science, dit Parisot, il ne se laissa ni éblouir, ni absorber par des fonctions aussi élevées, aussi importantes. Toujours il conserva sa simplicité et son goût pour la retraite et l'étude.» Les revenus de ses emplois, et en particulier de la sénatorie de Montpellier, étaient dépensés au profit de la science et servaient à l'entretien d'un magnifique laboratoire, toujours ouvert aux étrangers comme aux amis et surtout à de nombreux élèves que l'illustre maître voyait avec plaisir s'exercer sous ses yeux aux préparations les plus délicates. Mais la générosité de Berthollet l'ayant entraîné, il dut enfin s'apercevoir que son budget des recettes et dépenses se soldait par un déficit; résolu tout aussitôt à rétablir l'équilibre, mais sans détriment pour la science, il établit dans sa maison l'économie la plus sévère, et vendit chevaux et voitures. On avertit l'Empereur, qui, tout aussitôt, mande Berthollet aux Tuileries. Après quelques reproches bienveillants relativement au silence gardé par le savant sur sa situation critique, Napoléon lui dit: «Souvenez-vous que j'ai toujours 100,000 écus au service de mes amis.» Et cette somme fut remise le lendemain à Berthollet, qui, tout occupé de ses expériences et confiné pour ainsi dire dans son laboratoire, n'en sortait que bien rarement pour se rendre aux Tuileries, et ne se montra pas plus courtisan. On ne pourrait assurément que l'en louer si toujours il s'en fût tenu là. Mais on regrette d'avoir à ajouter qu'en 1814, cédant, paraît-il, aux conseils de son ami Laplace, il vota la déchéance de Napoléon en se ralliant au gouvernement provisoire. Lui convenait-il d'agir ainsi après les témoignages d'affectueuse estime dont l'Empereur, qui l'appelait son chimiste et son ami, n'avait pas été pour lui avare? Berthollet se devait à lui-même de rester à l'écart, et de n'accepter rien des gouvernements qui devaient succéder à l'Empire. Mais, pour être juste, il ne faut pas dissimuler que son caractère, sinon son intelligence, avait reçu un grand ébranlement par suite de la terrible catastrophe qui, en 1812, lui enleva son fils unique, dont la mort fut des plus tragiques. «Dès lors, toute gaîté fut perdue pour lui. Pendant le peu d'années qu'il survécut, son air morne et silencieux contrastait péniblement avec ses habitudes antérieures; on ne le vit plus sourire; quelquefois, une larme s'échappait malgré lui...» Cuvier ajoute: «Sa dernière maladie a été de celles qui surprennent et désespèrent la médecine: un ulcère charbonneux, venu à la suite d'une fièvre légère, l'a dévoré lentement pendant plusieurs mois, mais sans lui arracher un mouvement d'impatience. Cette mort, qui arrivait à lui par le chemin de la douleur, dont, comme médecin, il pouvait calculer les pas et prévoir le moment, il l'a envisagée avec autant de constance que les souffrances du désert ou les menaces des barbares.» Berthollet a laissé de nombreux travaux scientifiques fort loués par Parisot, Cuvier, Mongellaz, etc., mais dont l'énumération, pas plus que l'appréciation ne peuvent entrer dans notre cadre. C'est l'homme plus encore que le savant que nous avons tenu à faire connaître, par des motifs qu'il n'est pas besoin d'indiquer à nos lecteurs. [27] Cuvier, _Notices historiques_, tome II. BOSSUET I Dois-je l'avouer? Oui, je dois le dire, le confesser hautement pour l'instruction et l'exemple de la jeunesse, je n'étais plus un adolescent, depuis longtemps déjà sorti des bancs du collége, pourtant je nourrissais contre l'illustre évêque de Meaux les plus étranges préventions, d'autant moins excusables que j'en jugeais par ouï dire; dans ma folle témérité, j'osais nier son génie sans avoir rien lu que quelques bribes de ses ouvrages, et encore avec des idées préconçues, avec le parti pris de n'y pas trouver ce qu'y voyaient, ce qu'y admiraient tous les autres. On croit ainsi, à un certain âge, faire preuve d'indépendance en ayant l'air de ne pas penser comme tout le monde. Quand je lisais, dans les manuels de rhétorique et ailleurs, les éloges prodigués à l'_aigle de Meaux_, volontiers je haussais les épaules, car à cet aigle je trouvais, moi, une médiocre envergure et tout au plus j'accordais qu'il fût un passereau. J'avais appris en vain par coeur les _Oraisons funèbres_, mauvais moyen à la vérité de faire goûter les chefs-d'oeuvre par l'écolier auquel le travail souvent pénible de la mémoire dérobe le sens de beautés que faute d'expérience, il avait déjà bien de la peine à saisir. Les comprît-il parfaitement, à force de les relire et de les ressasser pour retenir le mot à mot, il ne tarde pas à se blaser tout à fait sur les passages les plus sublimes et quelquefois irrémédiablement, pour la vie. Du moins, en ce qui me concerne, ai-je éprouvé qu'il a fallu de longues années avant que ces auteurs latins ou français, et je dis les meilleurs et ceux-là surtout, trop appris par coeur dans la jeunesse, retrouvassent pour moi le charme de la nouveauté et que j'y découvrisse ces détails admirables, cette grâce ou cette majesté que tant de fois j'avais entendu vanter naguère, sans y croire autrement que sur parole et sous bénéfice d'inventaire. Ainsi m'arriva-t-il pour Virgile, pour Boileau, Corneille, La Fontaine, Racine et tout particulièrement pour Bossuet contre lequel, qui sait pourquoi? ma prévention était plus opiniâtre, peut-être parce que je le connaissais moins que les autres. En outre des _Oraisons funèbres_, je n'avais guère lu que le _Discours sur l'Histoire universelle_, et précisément à l'époque où, par la complète ignorance des choses de la vie, on se passionne pour les sottes inventions du roman. Aussi le volume de Bossuet m'avait médiocrement intéressé, et par le souvenir quelconque que j'en gardais, je restais un admirateur singulièrement tiède du grand écrivain, et même, à parler rondement, je ne l'admirais pas du tout, me gênant peu pour le dire. Bien au contraire, avec cette outrecuidance et cet aplomb qui sont le propre du jeune homme d'autant plus tranchant qu'il ignore davantage, je mettais une sorte de vanité, vanité sotte, à dénigrer l'homme illustre, et je parlais de son génie avec une irrévérence dont le seul ressouvenir me fait aujourd'hui monter la rougeur au front. La contradiction d'hommes sensés, d'hommes graves, juges compétents, ne faisait que m'exaspérer, et me pousser à multiplier les sottises et les blasphèmes. «Ce temps dura son temps,» comme s'exprime Lacordaire; après quelques années, m'éclairant par l'expérience, et moins affolé des lectures frivoles, je commençai par l'étude, par la réflexion, à prendre goût aux vraies beautés littéraires, à rectifier mon jugement faussé, à revenir sur mes préventions, sans être entièrement raisonnable toutefois, particulièrement à l'égard de Bossuet, peut-être, à cause de la fameuse _Histoire Universelle_, lue ou plutôt feuilletée en temps inopportun et à laquelle je gardais rancune et par contre coup à son auteur. Or, certain soir que, devant un homme respectable, à qui je dois être reconnaissant à toujours du service qu'il me rendit alors, je m'exprimais sur le compte de Bossuet écrivain en termes assez lestes et le qualifiais comme je ne ferais pas maintenant tel de nos plumitifs à la douzaine, je fus interrompu vivement quoique pourtant sans humeur par l'auditeur en question qui me dit: «Je ne puis m'empêcher de vous l'avouer, mon jeune ami, ce langage m'afflige pour vous; je le comprendrais à peine chez un lycéen ennuyé du pensum et de la retenue. Mais vous n'en êtes plus là, Dieu merci? Excusez-moi de vous le dire, pour en parler sur ce ton, il faut que vous ne connaissiez pas ou connaissiez bien peu celui que vous attaquez. --Comment donc! j'ai appris par coeur ses _Oraisons funèbres_; j'ai lu, il n'y a pas longtemps encore, son _Histoire universelle_, qui franchement me paraît au-dessous de sa réputation; je n'ai pu même aller jusqu'au bout tout d'une haleine au moins. --Sans doute, comme vous faisiez pour les romans de Walter Scott ou de Cooper? --Je ne dis pas non. --Mais maintenant qu'il n'en est plus ainsi, que les oeuvres de pure imagination sont appréciées par vous à leur valeur, et que votre esprit s'étant mûri, vous prenez goût à des choses tout à la fois plus sérieuses et plus littéraires, je m'étonne de cette obstination, dans ce qui n'est pour moi qu'un déplorable préjugé. --Préjugé? --Oui, préjugé! car chez vous, mon ami, je ne puis croire que ce soit défaut d'intelligence. Mais vous en reviendrez, je n'en doute pas, quand vous aurez consenti à étudier les pièces du procès, et que vous pourrez vous prononcer en connaissance de cause. Tenez, sans être prophète, je ne crains pas d'affirmer que si, quelque jour, il vous tombe sous la main par exemple un recueil des _Sermons_ de Bossuet (pour moi son oeuvre capitale quoique peut-être pas la plus populaire), la lumière se fera et votre opinion, sur l'homme incomparable, changera du tout au tout. --Si jamais cela arrive.... --Je n'en fais pas l'ombre d'un doute: plus tôt ou plus tard, vous penserez de Bossuet ce qu'en pensait un homme qui, lui aussi, avait du génie et n'est point suspect de... gallicanisme, l'illustre Joseph de Maistre. Il n'a pas craint de dire à propos d'une citation du sermon sur l'_Amour des Plaisirs_, par Bossuet: «_Cet homme dit ce qu'il veut; rien n'est au-dessous ni au-dessus de lui._» --C'est de Maistre qui a dit cela? --Lui-même dans le deuxième entretien des _Soirées de Saint-Pétersbourg_. Mais dans ses lettres il s'exprime en termes bien plus énergiques encore! «Cet homme, dit-il, est mon grand oracle. Je plie volontiers sous cette trinité de talents qui fait entendre à la fois dans chaque phrase un logicien, un orateur et un prophète.» Se peut-il un langage plus décisif? --Voilà qui donne à réfléchir, car de Maistre, depuis que j'ai lu, je ne sais où, ses fameuses pages sur le bourreau comme celles sur la guerre, est pour moi un écrivain de premier ordre et dont le jugement mérite grande considération. Aussi vous me donneriez la tentation.... D'aventure, auriez-vous dans votre bibliothèque l'ouvrage en question et vous serait-il possible de me le prêter? --Parfaitement, j'ai là, sur ce rayon, à droite, quatre volumes compactes des _Sermons choisis_ de Bossuet. Vous pouvez les emporter et les lire tout à loisir. J'ai bon espoir, ou plutôt j'ai la certitude qu'avant la fin du premier volume vous ne penserez pas autrement que moi sur le grand orateur et que vous ferez hautement votre peccavi, trop heureux de le faire. --Nous verrons bien! Grand merci toujours pour le prêt des volumes que je garderai le moins longtemps qu'il me sera possible. --Gardez-les tout le temps nécessaire à votre édification.... littéraire. On ne lit pas cela comme un roman ou un volume de poésies. Il vous faut toujours bien quelques semaines.» Or, moins de huit jours après, je rapportais les quatre volumes. «Quoi! déjà! me dit l'ami presque avec l'accent du reproche. Est-il donc possible que vous ayez pris si peu goût à cette lecture et qu'elle vous ait lassé si vite? --Bien au contraire, elle m'a surpris, ravi, enthousiasmé jusqu'à l'extase, jusqu'au délire. Bossuet est aussi pour moi maintenant le sublime orateur, l'incomparable écrivain; et si j'ai quelque regret, c'est qu'on ne songe pas à lui élever dans sa ville épiscopale une statue, je serais des premiers à souscrire. Ah! mon ami, que je vous remercie de me l'avoir fait connaître! Quel homme! quel homme! qui dit tout ce qu'il veut dire, en effet, et comme il le veut. Ô la merveilleuse, l'inimitable éloquence, inimitable parce qu'elle joint à la solidité du fond la beauté de la forme, d'une forme d'autant plus admirable qu'elle dédaigne toute recherche, et qu'elle fait tout naturellement à la pensée un vêtement splendide! Quelle profondeur et quelle élévation! Quelle puissance et quelle majesté! Quelle ample et royale faconde! Ce style, plus plein encore de choses que de mots, s'épanche à larges ondes, en flots impétueux, comme le fleuve des Cordillières jaillit de la source intarissable. Merci mille fois, merci de m'avoir conduit par la main et un peu malgré moi à la découverte de trésors que je m'obstinais à méconnaître et dans lesquels je me promets de puiser hardiment sans crainte de jamais les tarir. Si je vous rapporte ces volumes, c'est qu'après lecture des deux premiers, j'ai couru chez le libraire pour me procurer l'ouvrage que j'ai acheté bel et bien sur mes économies. Ce sont là de ces livres qu'il faut avoir à soi, assuré qu'on est de pouvoir les lire et relire dix fois plutôt qu'une. Que n'ai-je la boîte de cèdre dans laquelle Alexandre renfermait l'_Iliade_, j'y mettrais, moi, l'oeuvre de Bossuet et la placerais aussi sous mon chevet! --Et là, là, doucement, mon ami! Je ne dis pas que vous exagériez maintenant dans la louange; mais je crains l'excès de cet enthousiasme si soudain parce que la réaction peut être à redouter. --Non, non, certes non! Ne vous troublez pas de ce souci. Mon enthousiasme ne sera point un feu de paille parce qu'il ne vient pas de la surprise. Je ne crois pas qu'il y ait présomption de ma part à affirmer, à jurer que je penserai toujours de même et que vous ne me verrez pas, fût-ce après dix ans, après vingt ans, me refroidir. Je ne m'étais point trop avancé et il n'y avait point témérité dans ces affirmations. Je ne me suis jamais lassé de la lecture ou plutôt de l'étude de ces admirables sermons dans lesquels je découvrais sans cesse des beautés nouvelles. Quel moraliste et quel poète à la fois que ce puissant orateur et dans lequel on ne sait ce qu'il faut admirer le plus ou l'enchaînement logique du discours ou l'énergie et la vérité des tableaux, ou la profondeur des pensées et la force des expressions! On n'aurait que l'embarras du choix pour les citations. Quelle étonnante et fidèle peinture par exemple que celle qu'il nous fait de la vie et des illusions ou occupations qui jusqu'à la fin nous amusent! II «Considérez, je vous prie, à quoi se passe la vie humaine. Chaque âge n'a-t-il pas ses erreurs et sa folie? Qu'y a-t-il de plus insensé que la jeunesse bouillante, téméraire et mal avisée, toujours précipitée dans ses entreprises, à qui la violence de ses passions empêche de connaître ce qu'elle fait? La force de l'âge se consume en mille soins et mille travaux inutiles. Le désir d'établir son crédit et sa fortune; l'ambition et les vengeances, et les jalousies, quelles tempêtes ne causent-elles pas à cet âge? Et la vieillesse paresseuse et impuissante, avec quelle pesanteur s'emploie-t-elle aux actions vertueuses! combien est-elle froide et languissante! combien trouble-t-elle le présent par la vue d'un avenir qui lui est funeste! »Jetons un peu la vue sur nos ans qui se sont écoulés; nous désapprouverons presque tous nos desseins, si nous sommes juges un peu équitables; et je n'en exempte pus les emplois les plus éclatants, car, pour être les plus illustres, ils n'en sont pas pour cela les plus accompagnés de raison. La plupart des choses que nous avons faites, les avons-nous choisies par une mûre délibération? N'y avons-nous pas plutôt été engagés par une certaine chaleur inconsidérée, qui donne le mouvement à tous nos desseins? Et dans les choses mêmes dans lesquelles nous croyons avoir apporté le plus de prudence, qu'avons-nous jugé par les vrais principes? Avons-nous jamais songé à faire les choses par leurs motifs essentiels et par leurs véritables raisons? Quand avons-nous cherché la bonne constitution de notre âme? quand nous sommes-nous donné le loisir de considérer quel devait être notre intérieur, et pourquoi nous étions en ce monde? Nos amis, nos prétentions, nos charges et nos emplois, nos divers intérêts que nous n'avons jamais entendus, nous ont toujours entraînés; et jamais nous ne sommes poussés que par des considérations étrangères. Ainsi se passe la vie, parmi une infinité de vains projets et de folles imaginations; si bien que les plus sages, après que cette première ardeur qui donne l'agrément aux choses du monde est un peu tempérée par le temps, s'étonnent le plus souvent de s'être si fort travaillés pour rien[28]». A-t-on mieux que Bossuet déchiffré l'insatiable convoitise qui, de même qu'une autre non moins terrible passion, jamais ne dit: c'est assez! _asser!_ _asser!_ «Premièrement, chrétiens, c'est une fausse imagination des âmes simples et ignorantes, qui n'ont pas expérimenté la fortune, que la possession des biens de la terre rend l'âme plus libre et plus dégagée. Par exemple on se persuade que l'avarice serait tout à fait éteinte, que l'on n'aurait plus d'attache aux richesses, si l'on en avait ce qu'il faut. Ah! c'est alors, disons-nous, que le coeur qui se resserre dans l'inquiétude du besoin, reprendra sa liberté tout entière dans la commodité et dans l'aisance. Confessons la vérité devant Dieu: tous les jours, nous nous flattons de cette pensée; mais certes nous nous abusons, notre erreur est extrême. C'est une folie de s'imaginer que les richesses guériront l'avarice, ni que cette eau puisse étancher cette soif. Nous voyons par expérience que le riche, à qui tout abonde, n'est pas moins impatient dans ses pertes que le pauvre à qui tout manque; et je ne m'en étonne pas: car il faut entendre, messieurs, que nous n'avons pas seulement pour tout notre bien une affection générale, mais que chaque petite partie attire une affection particulière; ce qui fait que nous voyons ordinairement que l'âme n'a pas moins d'attache, que la perte n'est pas moins sensible dans l'abondance que dans la disette. Il en est comme des cheveux qui font toujours sentir la même douleur, soit qu'on les arrache d'une tête chauve, soit qu'on les tire d'une tête qui en est couverte: on sent toujours la même douleur à cause que chaque cheveu ayant sa racine propre, la violence est toujours égale. Ainsi, chaque petite parcelle du bien que nous possédons tenant dans le fond du coeur par sa racine particulière, il s'ensuit manifestement que l'opulence n'a pas moins d'attache que la disette, au contraire, qu'elle est du moins en ceci, et plus captive, et plus engagée, qu'elle a plus de liens qui l'enchaînent et un plus grand poids qui l'accable[29]». Quoi de plus éloquent et en même temps de plus vrai que ce morceau sur les passions! «Si vous regardez la nature des passions auxquelles vous abandonnez votre coeur, vous comprendrez aisément qu'elles peuvent devenir un supplice intolérable. Elles ont toutes en elles-mêmes des peines cruelles, des dégoûts, des amertumes. Elles ont toutes une infinité qui se fâche de ne pouvoir être assouvie; ce qui mêle dans elles toutes des emportements qui dégénèrent en une espèce de fureur non moins pénible que déraisonnable. L'amour impur, s'il m'est permis de le nommer dans cette chaire, a ses incertitudes, ses agitations violentes, et ses résolutions irrésolues et l'enfer de ses jalousies. _Dura sicut infernus simulatio_: et le reste que je ne dis pas. L'ambition a ses captivités, ses empressements, ses défiances et ses craintes, dans sa hauteur même qui est souvent la mesure de son précipice. L'avarice, passion basse, passion odieuse au monde, amasse non-seulement les injustices, mais encore les inquiétudes avec les trésors. Eh! qu'y a-t-il donc de plus aisé que de faire de nos passions une peine plus insupportable en leur ôtant, comme il est très juste, ce peu de douceur par où elles nous séduisent, et leur laissant seulement les inquiétudes cruelles et l'amertume dont elles abondent.... «Je ferai sortir du milieu de toi le feu qui dévorera tes entrailles» dit le prophète. Je ne l'enverrai pas de loin contre toi, il prendra dans ta conscience, et ses flammes s'élanceront du milieu de toi, et ce seront tes péchés qui le produiront. Le pensez-vous chrétiens, que vous fabriquiez en péchant l'instrument de votre supplice éternel? Cependant vous le fabriquez. Vous avalez l'iniquité comme l'eau; vous avalez des torrents de flammes[30]». Quelle sublime ironie et quelle profondeur dans ces quelques lignes à l'adresse des ambitieux dont les évènements, conduits par une mystérieuse providence, déjouent si facilement et si continuellement les desseins! _Et nunc reges intelligite!_ «En effet, considérez, chrétiens, ces grands et puissants génies; ils ne savent tous ce qu'ils font: Ne voyons-nous pas tous les jours manquer quelque ressort à leurs grands et vastes desseins, et que cela ruine toute l'entreprise? L'évènement des choses est ordinairement si extravagant, et revient si peu aux moyens que l'on y avait employés, qu'il faudrait être aveugle pour ne pas voir qu'il y a une puissance occulte et terrible qui se plaît à renverser les desseins des hommes, qui se joue de ces grands esprits qui s'imaginent remuer tout le monde, et qui ne s'aperçoivent pas qu'il y a une raison supérieure qui se sert et se moque d'eux comme ils se servent et se moquent des autres[31]». Voici maintenant sur la souffrance une page merveilleusement consolante pour les infortunés et qu'ils ne sauraient trop méditer et relire! «Oui, je le dis encore une fois, les grandes prospérités ordinairement sont des supplices et les châtiments sont des grâces. «Car qui est le fils, dit l'Apôtre, que son père ne corrige pas?».... Il n'est pas à propos que tout nous succède; il est juste que la terre refuse ses fruits à qui a voulu goûter le fruit défendu. Après avoir été chassés du paradis, il faut que nous travaillions avec Adam, et que ce soit par nos fatigues et nos sueurs que nous achetions le pain de vie.--Quand tout nous rit dans le monde, nous nous y attachons trop facilement; le charme est trop puissant et l'enchantement trop fort. Ainsi, mes frères, si Dieu nous aime, croyez qu'il ne permet pas que nous dormions à notre aise dans ce lieu d'exil. Il nous trouve dans nos vains divertissements, il interrompt le cours de nos imaginaires félicités, de peur que nous ne nous laissions entraîner aux fleuves de Babylone, c'est-à-dire au courant des plaisirs qui passent. Croyez donc très certainement, ô enfants de la nouvelle alliance, que lorsque Dieu vous envoie des afflictions, c'est qu'il veut briser les liens qui vous tenaient attachés au monde, et vous rappeler à votre patrie. Le soldat est trop lâche qui veut toujours être à l'ombre; et c'est être trop délicat que de vouloir vivre à son aise et en ce monde et en l'autre.... Ne t'étonne donc pas, chrétien, si Jésus-Christ te donne part à ses souffrances, afin de t'en donner à sa gloire[32]». Dans le sermon sur les _Obligations de l'état religieux_, il est sur le mariage plusieurs pages que j'ai lues d'abord avec une sorte de stupeur et dans lesquelles, aujourd'hui encore, j'inclinerais à trouver quelque exagération quoique avec un fond de vérité. Mais la franchise de l'expression, comme la profondeur de l'observation, et l'éloquente réalité de certains détails m'avaient frappé, et je n'ai pu résister à la tentation de cette nouvelle citation encore qu'un peu longue. «Demandez, voyez, écoutez: que trouvez-vous dans toutes les familles, dans les mariages même qu'on croit les mieux assortis et les plus heureux, sinon des peines, des contradictions, des angoisses? Les voilà ces tribulations dont parle l'Apôtre; il n'en a point parlé en vain. Le monde en parle encore plus que lui; toute la nature humaine est en souffrance. Laissons-là tant de mariages pleins de dissensions scandaleuses; encore une fois, prenons les meilleurs: il n'y paraît rien de malheureux; mais pour empêcher que rien n'éclate, combien faut-il que le mari et la femme souffrent l'un de l'autre! »Ils sont tous deux également raisonnables, si vous le voulez: chose étrangement rare, et qu'il n'est pas permis d'espérer; mais chacun a ses humeurs, ses préventions, ses habitudes, ses liaisons. Quelques convenances qu'ils aient entre eux, les naturels sont toujours assez opposés pour causer une contrariété fréquente dans une société si longue: on se voit de si près, si souvent, avec tant de défauts de part et d'autre, dans les occasions les plus naturelles et les plus imprévues, où l'on ne peut point être préparé; on se lasse, le goût s'use, l'imperfection rebute, l'humanité se fait sentir de plus en plus; il faut à toute heure prendre sur soi, et ne pas montrer tout ce qu'on y prend; il faut à son tour prendre sur son prochain, et s'apercevoir de sa répugnance. La complaisance diminue, le coeur se dessèche; on se devient une croix l'un à l'autre: on aime sa croix, je le veux; mais c'est la croix qu'on porte. Souvent on ne tient plus l'un à l'autre que par devoir tout au plus, ou par une estime sèche, ou par une amitié altérée et sans goût, et qui ne se réveille que dans les fortes occasions. Le commerce journalier n'a presque rien de doux: le coeur ne s'y repose guère; c'est plutôt une conformité d'intérêt, un lien d'honneur, un attachement fidèle, qu'une amitié sensible et cordiale. Supposons même cette vive amitié: que fera-t-elle? où peut-elle aboutir? Elle cause aux deux époux des délicatesses, des sensibilités, des alarmes. Mais voici où je les attends: enfin, il faudra que l'un soit presque inconsolable à la mort de l'autre; et il n'y a point dans l'humanité de plus cruelles douleurs que celles qui sont préparées par le meilleur mariage du monde. »Joignez à ces tribulations celle des enfants, ou indignes et dénaturés, ou aimables mais insensibles à l'amitié; ou pleins de bonnes et de mauvaises qualités, dont le mélange fait le supplice des parents; ou enfin heureusement nés et propres à déchirer le coeur d'un père et d'une mère qui dans leur vieillesse voient, par la mort prématurée de cet enfant, éteindre toutes leurs espérances. Ajouterai-je encore toutes les traverses qu'on souffre dans la vie par les voisins, par les ennemis, par les amis même, les jalousies, les artifices, les calomnies, les procès, les pertes de biens, les embarras des créanciers! Est-ce vivre? Ô affreuses tribulations, qu'il est doux de vous voir de loin dans la solitude![33]» Voilà certes qui doit consoler un peu le célibataire contristé de son isolement, et qui ne semble pas fait pour encourager à l'hymen! Mais le grand moraliste chrétien, s'il donne la préférence à la vie la plus parfaite, ne dissimule pas que l'état religieux, lui aussi, a ses épreuves, ses peines, ses tentations contre lesquelles on ne saurait être trop en garde. Ô la page étonnante que celle-ci choisie entre plusieurs autres: «Mais pendant que les enfants du siècle parlent ainsi, quel est le langage de ceux qui doivent être enfants de Dieu? Hélas! ils conservent une estime et une admiration secrète pour les choses les plus vaines, que le monde même, tout vain qu'il est, ne peut s'empêcher de mépriser. Ô mon Dieu, arrachez, arrachez du coeur de vos enfants cette erreur maudite. J'en ai vu, même de bons, de sincères dans leur piété, qui, faute d'expérience, étaient éblouis d'un éclat grossier. Ils étaient étonnés de voir des gens, avancés dans les honneurs du siècle, leur dire. «_Nous ne sommes point heureux!_» Cette vérité leur était encore nouvelle, comme si l'Évangile ne la leur avait pas révélée, comme si leur renoncement au monde n'avait pas dû être fondé sur une pleine et constante persuasion de sa vanité. «Oh! qu'elle est redoutable cette puissance des ténèbres qui aveugle les plus clairvoyants! C'est une puissance d'enchanter les esprits, de les séduire, de leur ôter la vérité même, après qu'ils l'ont crue, sentie, aimée. Ô puissance terrible, qui répand l'erreur, qui fait qu'on ne voit plus ce qu'on voyait, qu'on craint de le revoir, et qu'on se complaît dans les ténèbres de la mort..... On promet à Dieu d'entrer dans cet état de nudité et de renoncement; on le promet et c'est à Dieu: on le déclare à la face des saints autels; mais après avoir goûté le don de Dieu, on retombe dans le piége de ses désirs. L'amour-propre, avide et timide, craint toujours de manquer: il s'accroche à tout, comme une personne qui se noie se prend à tout ce qu'elle trouve, même à des ronces et à des épines pour se sauver. Plus on ôte à l'amour-propre, plus il s'efforce de reprendre d'une main ce qui échappe à l'autre. Il est inépuisable en beaux prétextes; il se replie comme un serpent, il se déguise, il prend toutes les formes; il invente mille nouveaux besoins, pour flatter sa délicatesse et pour autoriser ses relâchements. Il se dédommage en petits détails des sacrifices qu'il a faits en gros: il se retranche dans un meuble, dans un habit, un livre, un rien qu'on n'oserait nommer; il tient à un emploi, à une confidence, à une marque d'estime, à une vaine amitié. Voilà ce qui lui tient lieu des charges, des honneurs, des richesses, des rangs que les ambitieux du siècle poursuivent: tout ce qui a un goût de propriété, tout ce qui fait une petite distinction, tout ce qui console l'orgueil abattu et resserré dans des bornes si étroites, tout ce qui nourrit un reste de vie naturelle, et qui soutient ce qu'on appelle le moi; tout cela est recherché avec avidité. On le conserve, on craint de le perdre; on le défend avec subtilité, bien loin de l'abandonner; quand les autres nous le reprochent, nous ne pouvons nous résoudre à nous l'avouer à nous-mêmes: on est plus jaloux là-dessus qu'un avare ne le fut jamais de son trésor. «Ainsi la pauvreté n'est qu'un nom, et le grand sacrifice de la piété chrétienne se tourne en pure illusion et en petitesse d'esprit. On est plus vif pour des bagatelles que les gens du monde ne le sont pour les plus grands intérêts; on est sensible aux moindres commodités qui manquent: on ne veut rien posséder, mais on veut tout avoir, même le superflu, si peu qu'il flatte notre goût: non-seulement la pauvreté n'est point pratiquée, mais elle est inconnue. On ne sait ce que c'est que d'être pauvre par la nourriture grossière, pauvre par la nécessité du travail, pauvre par la simplicité et la petitesse du logement, pauvre dans tout le détail de la vie.» Le lecteur n'aura point regret à ces citations encore que multipliées; il les préférerait certainement à une notice forcément écourtée, qui dans ces proportions réduites se trouve partout, mais dont pourtant nous ne croyons pas pouvoir nous dispenser comme on le verra plus loin. Bossuet est surtout dans ses écrits, en outre _du Discours sur l'Histoire universelle_ et les _Sermons_, dans l'_Histoire des Variations_, le _Commentaire sur les Évangiles_, les _Élévations sur les Mystères_, etc, etc, et aussi dans ses _Lettres_ où son génie, dans la spontanéité et la familiarité du style épistolaire, garde sa grandeur et sa sublimité[34]. Même dans l'abandon de la correspondance intime qui semble devoir le retenir sur la terre, plus d'une fois l'Aigle tout à coup prend son vol qui l'emporte vers les hauteurs, et là, planant dans l'espace et s'élevant toujours, il apparaît de loin aux regards éblouis encore l'astre-roi qu'il fixe incessamment de sa prunelle immobile. III Terminons, comme nous l'avons promis, par quelques détails biographiques: Bossuet (Jacques Bénigne) naquit à Dijon, le 27 septembre 1627, d'une famille de magistrats. Il avait six ans lorsque son père, nommé conseiller au parlement de Metz nouvellement institué, alla s'établir dans cette ville, mais en laissant ses deux fils au collége de Dijon dirigé par les Jésuites. Bossuet quitta cette maison neuf ans après, envoyé par ses parents à Paris, comme pensionnaire au collége de Navarre dont le grand maître était Nicolas Cornet, célèbre par son savoir et sa piété, et qui, prompt à distinguer son nouvel élève, le prit en grande affection. Dès l'année suivante, Bossuet «soutenait sa première thèse et avec un tel éclat, dit la _Biographie universelle_ de Michaud, qu'on parla de lui à Paris comme d'un prodige. On voulut le voir à l'hôtel de Rambouillet. Le comte de Feuquières l'y amena, et là, pour essayer cette abondance de pensées et cette facilité d'expression dont il semblait doué, on l'invita à composer un sermon. Au milieu de cette assemblée des plus beaux esprits de France, Bossuet prononça, après quelques instants de réflexion, un sermon qui fut accueilli par l'admiration générale.» En 1652, Bossuet fut ordonné prêtre, après une retraite qu'il fit sous la direction de Saint Vincent de Paul, qui devint dès lors son ami et l'admit à ses conférences du mardi où l'on traitait de tout ce qui a rapport au ministère ecclésiastique. Le vénérable Cornet, dont l'affection pour Bossuet n'avait fait que s'accroître, voulait le faire nommer à sa place grand maître du collége de Navarre auquel la munificence de Mazarin permettait de donner de nouveaux et grands développements. Mais Bossuet se jugea trop jeune pour une pareille tâche et, malgré tous les motifs qui semblaient devoir le retenir à Paris, il alla se fixer près de sa famille à Metz. Nommé chanoine de la cathédrale, il se livra avec zèle aux devoirs du ministère et particulièrement à la prédication. La foule se pressait à ses sermons qui déterminèrent parmi les protestants de nombreuses conversions. Appelé fréquemment à Paris pour les affaires du chapître, il prêcha et avec un grand succès dans cette ville, particulièrement un Avent et un Carême devant le roi et la reine mère; il prononça aussi plusieurs panégyriques, entre autres celui de Saint Paul qui fut fort remarqué. Vers la même époque, parut le beau livre de l'_Exposition de la Doctrine catholique_, composé d'abord à l'intention de Turenne et qui aida fort à sa conversion. En 1669, Bossuet devint évêque de Condom; deux mois après, il prononçait l'oraison funèbre d'Henriette d'Angleterre, l'un de ses chefs-d'oeuvre. Nommé l'année suivante précepteur du Dauphin, il accepta ces nouvelles fonctions, mais en se démettant de son évêché et ne voulut, comme indemnité, qu'un modeste bénéfice. C'est alors que furent composés, pour l'instruction du Dauphin, quelques-uns des meilleurs ouvrages de l'auteur, le _Discours sur l'Histoire universelle_, la _Politique tirée de l'Écriture sainte_, le _Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même_. En 1781, l'éducation du jeune prince étant terminée, le roi, pour récompenser Bossuet, le nomma évêque de Meaux. «Il embrassa dès lors avec zèle les devoirs de l'épiscopat, il reprit la prédication pour les fidèles de son diocèse.... Son éloquence avait laissé de longs souvenirs et une tradition de respect et d'admiration pour son troupeau. Il s'occupa sans cesse d'instructions pastorales, de pieuses recommandations; il composa des prières et un catéchisme qui depuis a été généralement adopté; lui-même l'enseignait quelquefois aux petits enfants[35].» Dans la regrettable assemblée du clergé de 1782, réunie à Paris par la volonté du roi, en opposition au pape, Bossuet, lors de la séance d'ouverture, prononça un sermon sur l'_Unité de l'Église_ «ayant surtout pour but de montrer qu'on ne songeait point à s'en écarter. Mais, dit le biographe déjà cité, ce discours se sent un peu de l'embarras où se trouvait Bossuet à la fois si soumis et si dévoué aux deux puissances et _contraint_ à combattre l'une au nom de l'autre.» Pourquoi contraint? L'illustre orateur n'aurait-il pas pu et dû, dans cette circonstance, conserver vis-à-vis de la royauté l'indépendance et la franchise dont il avait fait preuve en d'autres temps relativement à la conduite privée du roi. On sait que, condamnant avec un saint courage ses liaisons adultères, plus d'une fois il obtint de Louis XIV la cessation du scandale; par malheur trop fréquente était la rechute. Au milieu de ses sollicitudes pastorales, Bossuet continuait la rédaction et la publication de ses ouvrages, et en particulier sa polémique avec les protestants, qui n'eurent pas une réponse sérieuse à opposer à l'_Histoire des Variations_, le chef-d'oeuvre du genre. Puis vint, à propos de la trop célèbre Madame Guyon, l'affaire du quiétisme dans laquelle Bossuet, ayant complètement raison quant au fond, ne sut pas toujours tempérer dans la forme l'emportement de son zèle. Dans sa polémique avec Fénelon qu'on vit, si prompt à reconnaître son erreur et à se condamner lui-même après la décision venue de Rome, Bossuet, trop souvent passionné et violent, ne se souvint pas assez des égards dus à un ancien ami, et son langage comme son attitude, qui contrastaient si fort avec la modération de son adversaire, lui firent tort dans l'esprit de beaucoup de personnes. On l'accusait de dureté et d'orgueil, quand il ne paraît avoir cédé qu'à l'impatience de la contradiction et à l'ardeur de son zèle dans des questions dont il s'exagérait, ce semble, l'importance par une certaine tendance à la sévérité contrastant avec la modération de son langage vis-à-vis des messieurs du Port Royal. C'est aller trop loin et exagérer d'une autre façon que d'insinuer, comme l'ont fait quelques-uns, qu'il inclinait vers leurs doctrines. À propos de la polémique dont il est parlé plus haut, racontons une anecdote qui prouve les sentiments dont Bossuet était animé et la vivacité passionnée de ses convictions. «Qu'auriez-vous fait si j'avais soutenu M. de Cambrai? lui demanda Louis XIV un jour. --Sire, répondit Bossuet, j'aurais crié vingt fois plus haut.» L'évêque de Meaux touchait à sa soixante-seizième année et son intelligence n'avait point faibli, sa santé semblait robuste encore, lorsqu'il ressentit tout à coup les premières et douloureuses atteintes de la maladie (la pierre) à laquelle il devait succomber le 12 avril 1704, à Paris, où il se trouvait. De cette ville son corps fut ramené à Meaux et enterré dans la cathédrale après des funérailles solennelles. «Aujourd'hui, dit Michaud, l'on peut plus franchement prononcer que, parmi les hommes éloquents, aucun ne l'a été à la manière de Bossuet. Jamais l'éloquence ne fut plus dégagée de tout artifice, de tout calcul: c'est une grande âme qui se montre à nu et qui entraîne avec elle. Les mots, l'art de les disposer, l'harmonie des sons, la noblesse ou le vulgaire des expressions, rien n'importe à Bossuet; sa pensée est si forte que tout lui est bon pour l'exprimer.» [28] Sermon sur _la Loi de Dieu_. [29] _Sermon sur l'Impénitence finale._ [30] Sermon sur la _Nécessité de la Pénitence_. [31] Sermon sur la _Loi de Dieu_. [32] Sermon sur l'_Utilité des souffrances_. [33] _Sur les obligations de l'état religieux._ [34] Entre ses ouvrages nous ne mentionnons pas même pour mémoire: _La Défense de l'Église Gallicane_, ouvrage posthume apprécié par J. de Maistre à sa juste valeur, et fort suspect puisqu'il fut publié, sur une copie de provenance équivoque, et quarante ans après la mort de Bossuet qui, à un certain moment, paraît-il, avait qualifié les quatre propositions en termes plus que sévères, au risque de se condamner lui-même. [35] _Biographie universelle._ BOURDALOUE I Celui qu'on a si bien nommé le _Prince des Orateurs_, n'est pas un artiste à la façon de Cicéron par exemple, avant tout préoccupé de l'art de bien dire, de cadencer la phrase et d'arrondir savamment la période. Bourdaloue veut convaincre plus encore que plaire, parce qu'il obéit à une conviction forte et que chez lui tous les actes et la vie entière sont en harmonie avec ses paroles. Il se prêche lui-même et met toujours l'exemple à côté de la leçon. Je ne sais rien de plus touchant, de plus admirable que ce que les biographes nous racontent des derniers temps de sa vie. Au comble de la célébrité, alors que les contemporains, le roi Louis XIV et les personnages les plus illustres lui demandaient conseil et que son nom était dans toutes les bouches, il disait, d'après ce que nous apprend le Père Martineau, son confrère: «Dieu m'a fait la grâce de connaître le néant de ce qui brille le plus aux yeux des hommes, et il me fait encore celle de n'en être point touché.» Un autre jour, il disait encore: «être si profondément convaincu de son incapacité pour tout bien que, malgré tous ses succès, il avait beaucoup plus à se défendre du découragement que de la présomption.» En sorte que rien n'était plus remarquable, comme l'écrit Villenave, au milieu de tant de gloire que tant d'humilité[36]. Aussi n'aspirait-il qu'à se faire oublier et il lui tardait de pouvoir s'ensevelir dans la solitude pour se préparer à la mort. Il en fit la demande au Père provincial «qui ne put consentir à priver la Société de celui qui en faisait le principal ornement.» Bourdaloue, pour cette fois se résigna; mais l'année suivante, il écrivit au général une longue lettre pour le supplier de lui accorder ce qu'il n'avait pu obtenir du Père provincial. «Il y a cinquante-deux ans dit-il, que je vis dans la Compagnie, non pour moi mais pour les autres; du moins plus pour les autres que pour moi. Mille affaires me détournent et m'empêchent de travailler, autant que je le voudrais, à ma perfection qui néanmoins est la seule chose nécessaire. Je souhaite de me retirer et de mener désormais une vie plus tranquille: je dis plus tranquille afin qu'elle soit plus régulière et plus sainte. Je sens que mon corps s'affaiblit et tend vers sa fin. J'ai achevé ma course et plût à Dieu que je pusse ajouter: J'ai été fidèle! Je suis dans un âge où je ne me trouve plus guère en état de prêcher. Qu'il me soit permis, je vous en conjure, d'employer uniquement pour Dieu et pour moi-même ce qui me reste de vie, et de me disposer par là à mourir en religieux. La Flèche, ou quelque autre maison qu'il plaira aux supérieurs (car je n'en demande aucune en particulier pourvu que je sois éloigné de Paris), sera le lieu de mon repos. Là, oubliant les choses du monde, je repasserai devant Dieu toutes les années de ma vie dans l'amertume de mon âme. Voilà le sujet de tous mes voeux.» Bourdaloue est tout entier dans cette admirable lettre; aussi j'ai tenu à la donner tout au long et non par extraits seulement comme ont fait la plupart des biographes. Il se montre bien là tel que nous le dépeint son confrère, le Père Bretonneau: «Cependant Bourdaloue, en pensant aux autres, ne s'oubliait pas lui-même; au contraire, ce fut par de fréquents retours sur lui-même qu'il se mit en état de servir si utilement les autres.... Ses succès ne l'éblouirent point et ses occupations ne l'empêchèrent pas de veiller rigoureusement sur sa conduite. D'autant plus en garde qu'il était plus connu et dans une plus haute considération... Étroitement resserré dans les bornes de sa profession, il joignait aux talents de la prédication et de la direction des âmes le véritable esprit religieux.... Il ne s'épargnait en rien également prêt pour qui que ce fut et se faisant tout à tous. Dans ce grand nombre de personnes de la première distinction dont il avait la conduite, bien loin de négliger les pauvres et les petits, il les recevait avec bonté; il descendait avec eux, dans le compte qu'ils lui rendaient de leur vie, jusques aux moindres particularités; et plus sa réputation et son nom leur inspiraient de timidité en l'approchant, plus il s'étudiait à gagner leur confiance, et à leur faciliter l'accès auprès de lui. Il ne se contentait pas de ce bon accueil. Il les allait trouver s'ils étaient hors d'état de venir eux-mêmes[37].» Et avec cela chez cet homme vraiment apostolique: «un dévouement inviolable au service de l'Église, et une soumission entière aux puissances ecclésiastiques et à ses supérieurs.» Il le prouva bien dans cette circonstance; car le général, ayant fait à sa demande une réponse toute favorable, il se disposait à partir. Mais, d'après le désir exprimé par ses supérieurs immédiats, il crut devoir retarder de quelques semaines, et dans l'intervalle, par suite des remontrances venues de Paris, une seconde lettre arriva de Rome qui révoquait la permission donnée. Bourdaloue n'insista pas, prompt à se soumettre à l'ordre de ses supérieurs dans lequel il vit l'expression de la volonté du ciel. Il reprit ses fonctions avec un nouveau zèle, et même avec plus d'activité et d'ardeur que jamais, prêchant, enseignant, confessant, et il ne put être arrêté par un rhume opiniâtre dont il souffrait depuis plusieurs semaines. Mais, à la suite d'un sermon qu'il avait prêché pour une prise d'habit, il se sentit plus indisposé. Le dimanche, jour de la Pentecôte (11 mai 1704), il dut se mettre au lit et une fièvre maligne interne se déclara avec les symptômes les plus alarmants. Quoiqu'il se fît peu d'illusion sur son état, il insista auprès du médecin pour savoir la vérité toute entière. On satisfit à son désir, et avant même que le docteur eût fini de parler, le malade dit: «C'est assez, je vous entends: il faut maintenant que je fasse ce que j'ai tant de fois prêché et conseillé aux autres.» Dès le lendemain, après s'être préparé par une confession de toute sa vie à recevoir les derniers sacrements, «il entra lui-même, dit le Père Bretonneau, témoin oculaire sans doute, dans tous les sentiments qu'il avait inspirés à tant de moribonds. Il se regarda comme un criminel condamné à mort par l'arrêt du ciel. Dans cet état, il se présenta à la justice divine. Il accepta l'arrêt qu'elle avait prononcé contre lui et qu'elle allait exécuter: «J'ai abusé de la vie, dit-il en s'adressant à Dieu: je mérite que vous me l'ôtiez et c'est de tout mon coeur que je me soumets à un si juste châtiment.» D'après ce que nous lisons ailleurs, il dit à ceux qui l'entouraient: «Je vois bien que je ne puis guérir sans miracle; mais que suis-je pour que Dieu daigne faire un miracle en ma faveur? Que sa sainte volonté s'accomplisse aux dépens de ma vie s'il l'ordonne ainsi; qu'il me sépare de ce monde où je n'ai été que trop longtemps et qu'il m'unisse pour jamais à lui!» Avec une entière tranquillité d'esprit et comme s'il pouvait encore compter sur de longs jours, il mit en ordre les papiers dont il était dépositaire. Puis, se souvenant de ses nombreux et illustres amis, «il désira qu'on leur apprît qu'il regardait sa séparation d'avec eux sur la terre comme une partie du sacrifice qu'il faisait à Dieu de sa vie.» Il s'entretint ensuite quelque temps avec son directeur, et alors un mieux s'étant manifesté, ses confrères et amis reprirent quelque espérance. Mais, dans la soirée, un violent accès de fièvre survint, bientôt suivi du délire et l'agonie commença. Le lendemain mardi, 13 mai, vers cinq heures du matin, il expira. Bossuet l'avait précédé de quelques semaines dans la tombe (12 avril 1704.) II Bourdaloue était dans la soixante-douzième année de son âge, né à Bourges, le 20 août 1632, l'année même où le pape Urbain VIII approuvait la Congrégation des Prêtres de la Mission, fondée par Saint Vincent-de-Paul. Bourdaloue, qui reçut au baptême le prénom de Louis, entra, dès l'âge de quinze ans, dans la Compagnie de Jésus. Il passa par tous les exercices, employant les dix-huit premières années de noviciat, soit à ses propres études, soit à professer la rhétorique, la philosophie, la théologie. Quelques sermons qu'il eut occasion de prêcher révélèrent sa véritable vocation à ses supérieurs qui le destinèrent dès lors à la prédication. Après s'être fait entendre en province avec un grand succès, il vint à Paris et prêcha tout d'abord dans l'église de la maison professe avec un éclat extraordinaire. Également aimé des grands, du peuple et des savants, il attirait une foule prodigieuse; sa réputation croissait d'un sermon à l'autre; plus on l'entendait, plus on voulait l'entendre. Le roi Louis XIV le goûtait tout particulièrement, et, après l'avoir entendu, depuis l'Avent de l'année 1670, plusieurs Avents et plusieurs Carêmes, il le redemandait toujours en disant: «J'aime mieux ses redites que les choses nouvelles d'un autre.» Sa courageuse franchise même ne le refroidissait pas. On raconte qu'un jour Bourdaloue, ayant prêché devant le roi, celui-ci lui dit: «Mon père, vous devez être content de moi; madame de Montespan est à Clagny. --»Oui, sire, répondit le prédicateur, mais Dieu serait plus satisfait si Clagny était à soixante-dix lieues de Versailles.» On conçoit après cela que madame de Sévigné pût écrire: «Jamais prédicateur n'a prêché si hautement ni si généreusement les vérités chrétiennes.... Le Père Bourdaloue frappe comme un sourd, disant des vérités à bride abattue, parlant à tort et à travers contre l'adultère.» La même madame de Sévigné disait à sa fille: «_Je m'en vais en Bourdaloue_,» comme elle eût dit: «_Je m'en vais en cour_,» et ne laissait échapper aucune occasion d'entendre le célèbre prédicateur, témoin cette anecdote: Bourdaloue devait prêcher une passion que madame de Sévigné avait déjà entendue avec sa fille l'année précédente: «Et c'était pour cela, dit-elle, que j'en avais envie; mais l'impossibilité m'en ôta le goût. Les laquais y étaient dès mercredi; et la presse était à mourir.» On ne saurait s'en étonner quand on lit aujourd'hui ces sermons, les premiers de ce genre, et dont le Père Bretonneau dit avec raison: «Il avait dans un éminent degré tout ce qui peut former un parfait prédicateur. Il reçut de la nature un fonds de raison qui, joint à une imagination vive et pénétrante, lui faisait trouver d'abord dans chaque chose le solide et le vrai... Ses divisions justes, ses raisonnements suivis et convaincants, ses mouvements pathétiques, ses réflexions judicieuses et d'un sens exquis, tout va à son but.... Persuadé que le prédicateur ne touche qu'autant qu'il intéresse et qu'il applique, et que rien n'intéresse davantage et n'attire plus l'attention qu'une peinture sensible des moeurs où chacun se voit lui-même et se connaît, il tournait là tout son discours.» Il suffit de citer ces admirables sermons sur le _Mariage_, le _Choix_, _d'un état_, les _Divertissements du monde_, l'_Hypocrisie_, la _Prière_, les _Devoirs envers les domestiques_ etc., dans lesquels abondent, avec les solides raisonnements, les observations et les conseils pratiques, les réflexions d'une étonnante sagacité et tous ces portraits admirables de relief et de vie d'une vérité si prodigieuse quoique on ne pût reconnaître les modèles et qui faisaient dire à madame de Termes: «Il est inimitable et les prédicateurs qui l'ont voulu copier sur cela n'ont fait que des marmousets.» Quoique admirable par la solidité des raisonnements et la victorieuse logique, Bourdaloue savait aussi parler au coeur, témoin ce qu'écrivait madame de Maintenon, à l'occasion d'un sermon prêché devant Louis XIV et sa cour. «Il a parlé au Roi sur sa santé, sur l'amour de son peuple, sur les craintes de la cour; il a fait verser bien des larmes; il en a versé lui-même: c'était son coeur qui parlait à tous les coeurs.» Quand aujourd'hui la lecture seule de tant de pages éloquentes nous frappe d'une façon si vive et nous émeut si profondément, qu'on imagine ce que ce devait être quand ces mêmes choses étaient dites au milieu du silence solennel d'un immense et religieux auditoire, et tombaient des lèvres de Bourdaloue: «Le feu dont il animait son action, dit le Père Bretonneau, sa rapidité en prononçant, sa voix pleine, résonnante, douce et harmonieuse, _tout était orateur en lui_, et tout servait à son talent.» On conçoit après cela que Bossuet ait pu dire dans la candeur de sa modestie: «Cet homme sera éternellement notre maître en tout.» N'oublions pas ce mot encore d'un des contemporains de Bourdaloue et qui prouve que, dans l'estime de tous, chez lui la vertu égalait le talent: «Sa conduite, disait on, est la meilleure réponse que l'on puisse faire aux _Lettres Provinciales_.» [36] Notice sur Bourdaloue. Édition de 1812. 16 volumes in-8º. [37] Préface du Père Bretonneau dans la première édition des _Sermons de Bourdaloue_. BREGUET «Les perfectionnements apportés par Breguet dans cette partie de la mécanique à laquelle il avait consacré ses veilles, ont eu pour résultat de donner à la France la première horlogerie de l'Europe, au dire de tous ceux qui ne sont pas Anglais. Ses perfectionnements s'étendent à toutes les branches comme à toutes les parties de l'art. C'est à lui qu'on doit, sinon la première idée, du moins l'usage commode des montres perpétuelles qui se remontent d'elles-mêmes par le mouvement qu'on leur donne en les portant.... C'est Breguet qui, pour garantir de fractures le pivot du balancier, en cas de choc violent ou de chute de la montre, imagina le parachute qui préserve le régulateur de toute atteinte; invention précieuse surtout pour les montres de poche. C'est lui qui, le premier, fabriqua des cadratures de répétition d'une disposition plus sûre, laissant plus de place pour les autres parties du mécanisme, etc., etc. Mais c'est surtout aux sciences exactes, à l'astronomie, à la physique et à la navigation, que Breguet, en multipliant les moyens de calculer les _minima_ les plus délicats de la durée avec la dernière exactitude, a rendu des services inappréciables.» Ainsi s'exprime M. Val. Parisot, qui, par ses connaissances spéciales, a su, mieux que nous ne pourrions le faire, mettre en relief les services rendus par cet artisan illustre dont le nom, resté justement populaire, est une preuve nouvelle que la gloire ne dédaigne personne, et se plaît à récompenser tous les genres de mérite. À ce titre, Breguet, comme Jacquard, comme Richard Lenoir, mérite une place dans notre galerie, d'autant plus que chez lui le caractère de l'homme était à la hauteur du talent, du génie de l'artiste; c'est M. Parisot qui n'hésite pas à lui donner ce titre, et qui songerait à le lui contester? «Breguet, dit M. Villenave, était recherché dans les premières classes de la société où il comptait plusieurs amis. On a dit de lui qu'il avait toujours conservé la naïveté de la jeunesse et même celle de l'enfance; qu'il voyait tout en beau, excepté ses ouvrages; qu'en lui, tout était égal, uni, simple; qu'il était timide sans être jamais embarrassé; qu'on trouvait des rapports entre lui et le bon La Fontaine; qu'il n'avait jamais voulu quitter sa petite et modeste maison où la fortune était venue le trouver; qu'il était toujours prêt à être utile aux artistes; que tous étaient heureux autour de lui, et lui plus que les autres. On raconte qu'étant devenu un peu sourd sans être susceptible, il disait, quand on riait de quelque quiproquo: _Dites-le-moi, que je rie aussi_, ce qu'il ne manquait pas de faire.» Breguet (Abraham-Louis), naquit à Neufchatel en Suisse, le 10 janvier 1747, d'une famille d'origine française. Enfant, il paraissait d'une intelligence paresseuse, et ses maîtres augurèrent assez mal de son peu de goût pour la grammaire française et latine. Tout jeune encore, il perdit son père, et sa mère s'étant remariée à un horloger, celui-ci, voyant le peu de fruit que l'enfant tirait de la fréquentation du collége, résolut de le garder à la maison pour l'occuper aux travaux de son état. Cette vie sédentaire ne sembla point d'abord, plus que l'autre, agréable à l'enfant, doué d'une extrême vivacité; peu à peu, cependant, les combinaisons mécaniques l'intéressèrent et il devint apprenti des plus zélés. Son beau-père, cependant, qui voulait faire de lui un ouvrier émérite, l'emmena à Paris et le plaça chez un célèbre horloger de Versailles pour qu'il achevât de se perfectionner dans son art et, en effet, au bout de peu d'années, Abraham-Louis était le premier ouvrier de l'atelier; intelligent autant que laborieux et rangé. Quoique à peine sorti de l'adolescence, il se trouvait père de famille, ayant, par la mort précipitée de son beau-père et de sa mère, une jeune soeur à élever et établir! Son salaire de chaque jour devait seul suffire à toutes les charges; et non-seulement le jeune ouvrier réussit à équilibrer son budget, mais il put faire quelques économies et trouver du loisir pour suivre un cours de mathématiques, car il avait compris que la connaissance des sciences exactes lui devait être singulièrement utile ou plutôt indispensable. Son professeur était l'abbé Marie, savant distingué, que les rares dispositions de l'élève, comme sa bonne conduite, intéressèrent et qui ne fut pas avare pour lui de ses précieux enseignements. Il n'est pas douteux qu'ils contribuèrent beaucoup à développer le génie du jeune Breguet dont la réputation, comme habile horloger, date de cette époque et depuis ne fit que s'accroître. Un jour le duc d'Orléans se trouvait à Londres, dans l'atelier de l'horloger Arnold, connu dans toute l'Europe, et renommé comme le premier dans son art. Le prince tira sa montre, et, la montrant à Arnold, lui demanda ce qu'il en pensait. L'horloger, après l'avoir ouverte et examinée avec grande attention, non sans témoigner plusieurs fois de son étonnement, la rendit au visiteur en disant: --Vous avez là, monseigneur, un chef-d'oeuvre, et ce Breguet est, dans notre partie, un maître, mais un maître qu'au plus tôt je veux connaître, et dont il me tarde de serrer la main.» En effet, laissant là son atelier et ses travaux commencés, et, embrassant sa famille, Arnold s'embarqua pour le continent, et quelques jours après, il arrivait à Paris. Un matin, Breguet, averti par la sonnerie du timbre, voit entrer dans son atelier un étranger qui, le sourire aux lèvres et la main tendue, lui dit: --Mon cher confrère, j'ai vu tout récemment à Londres, dans la main d'une altesse française, une montre fabriquée par vous et que j'ai admirée comme un chef-d'oeuvre. Aussi ai-je passé le détroit tout exprès pour faire votre connaissance et vous adresser moi-même mes félicitations; je suis Arnold, de Londres. Qu'on juge de la stupéfaction comme de la joie de Breguet à cette visite si inattendue pour lui, car, même au temps de ses plus grandes prospérités, il était resté fort modeste. «Malgré tant de titres incontestables à la gloire et à la renommée, cet homme éminemment moral, qui rendait justice à tous, excepté à lui-même, jusqu'à s'étonner de la régularité de ses instruments, _doutait de sa propre réputation_, même en présence des étrangers qui s'honoraient de lui en fournir le témoignage[38].» Profondément touché des témoignages d'estime et de sympathie que lui donnait Arnold, il s'efforça de le reconnaître de son mieux par son accueil, et lorsque le confrère repartit pour l'Angleterre, il lui confia son fils aîné qu'il devait, deux années après, mais sans l'avoir prévu, aller rejoindre. La révolution éclata, Breguet, tout entier à son art, resta complètement étranger à la politique; mais à cause de sa célébrité, et sans doute aussi de sa réputation d'honnête homme, il n'en fut pas moins classé parmi les suspects. Par bonheur, grâce à quelques-uns de ses clients, alors très-influents, il put éviter la prison et il lui fut permis de quitter la France. Il passa, avec sa famille, en Angleterre, où sa situation ne laissait pas que d'être critique et de le préoccuper. Il se voyait tout au moins dans la nécessité, afin de s'assurer le pain quotidien, d'abandonner ses savantes recherches pour redevenir un simple ouvrier, lorsqu'un ami généreux, témoin de ses perplexités, lui dit: --À Dieu ne plaise, que vous abandonniez l'art pour le métier. Continuez vos importants travaux, dont le résultat pour moi est d'autant moins douteux que votre fils aîné peut s'y associer. D'ailleurs, n'ayez souci du lendemain ni pour votre famille ni pour vous; voici qui vous rassure pour l'avenir. Et l'excellent ami, M. Desnay-Flyche, présentait à Breguet un portefeuille rempli de banknotes, qu'après s'être longtemps défendu, le Français dut accepter. C'est ainsi que, pendant les deux années de son exil dans la Grande-Bretagne, Breguet eut toute sécurité pour ses recherches. Aussi, quand il lui fut permis de rentrer en France, riche de nouvelles connaissances et devenu le premier dans son art, il put en peu de temps, aidé d'ailleurs par le secours de ses amis, relever ses établissements détruits, dont la prospérité alla toujours en augmentant. Sa vie dès lors s'écoula paisible et heureuse. Il devint successivement horloger de la marine, membre du bureau des longitudes, et en 1816 remplaça Carnot à l'Institut. En 1823, il fit partie du jury d'examen pour les produits de l'industrie. Après avoir rempli ces fonctions momentanées avec le zèle et la conscience qu'il apportait à tout, il se remit à son grand ouvrage sur l'horlogerie, qu'il avait hâte de voir terminé, comme par un secret pressentiment. Car un matin, peu d'instants après s'être assis à son bureau, il tomba foudroyé par une attaque d'apoplexie. «Le talent de Breguet, dit M. Parisot, n'était point exclusivement restreint à l'art auquel il fit faire des pas si prodigieux. Il imagina le mécanisme léger et solide des télégraphes établis par Chappe; il créa un thermomètre métallique d'une sensibilité au-dessus de tout ce qui est connu, surtout pour le développement instantané du calorique, etc.» On ne peut trop regretter qu'il ait laissé inachevé son _Traité de l'Horlogerie_, dans lequel toutes ses découvertes devaient être consignées et qui eût renfermé, en particulier, beaucoup de faits intéressants sur la transmission du mouvement par les corps qui restent eux-mêmes en repos. [38] _Encyclopédie des gens du monde._ LA BRUYÈRE. (JEAN DE) On n'a sur La Bruyère aucuns détails biographiques; «On ne connaît rien de sa famille, dit Suard l'académicien, et cela est fort indifférent; mais on aimerait à savoir quel était son caractère, son genre de vie, la tournure de son esprit, dans la société; et c'est ce qu'on ignore aussi.» D'Olivet, dans son _Histoire de l'Académie_, n'est pas absolument de cet avis puisqu'il nous dit: «On me l'a dépeint comme un philosophe qui ne songeait qu'à vivre tranquille avec des amis et des livres; faisant un bon choix des uns et des autres; ne cherchant ni ne fuyant le plaisir, toujours disposé à une joie modeste et ingénieux à la faire naître; poli dans ses manières et sage dans ses discours; craignant toute sorte d'ambition même celle de montrer de l'esprit.» De son côté Boileau nous dit[39], mais à la date du 18 mai 1787, l'année même de la publication des _Caractères_ et quelque temps auparavant sans doute: «Maximilien (La Bruyère) m'est venu voir à Auteuil, et m'a lu quelque chose de son _Théophraste_. C'est un fort honnête homme et à qui il ne manquerait rien si la nature l'avait fait aussi agréable qu'il a envie de l'être. Du reste, il a de l'esprit, du savoir et du mérite.» L'éloge semble maigre, mais la lecture du livre, dont il ne connaissait que des fragments, sans doute ouvrit les yeux à Despréaux puisqu'il devint bientôt un des partisans zélés de La Bruyère et contribua beaucoup, avec Bossuet et Racine, à le faire entrer à l'Académie où le moraliste fut reçu six ans après la publication des _Caractères_, c'est-à-dire en 1693. On a remarqué qu'il fut le premier académicien qui, dans son discours, ait fait l'éloge des confrères vivants, Bossuet, La Fontaine et Despréaux. On ne sait plus rien de lui ensuite, si ce n'est la date de sa mort arrivée en 1696[40]. Ce silence des contemporains n'est-il pas des plus étonnants quand il s'agit d'un homme à qui son livre avait fait sans nul doute bien des ennemis et dont il semble que les Mémoires du temps auraient dû particulièrement s'occuper? Il faut que sa vie tout à fait retirée, la réserve de son caractère, peut-être la crainte aient tenu la curiosité à distance. Mais si La Bruyère est ignoré comme homme, l'écrivain jouit d'une assez belle notoriété «et le livre des _Caractères_, qui fit beaucoup de bruit dès sa naissance», n'a rien perdu pour nous de ses mérites, et il compte au premier rang des livres classiques. Ce n'est pas d'ailleurs le livre de tout le monde et qu'on puisse goûter à tous les âges. Il exige une certaine maturité d'esprit et une connaissance du monde qui permette d'apprécier la sagacité des observations. Je me rappelle que, jeune homme encore, un volume des _Caractères_ m'étant tombé dans les mains, tout en appréciant tels ou tels passages, certaines façons de s'exprimer qui me semblaient vives, ingénieuses, originales, le plus souvent, mon inexpérience me rendait hésitant; je m'étonnais ayant peine à comprendre et assez semblable à un homme qui entendrait parler une langue étrangère dont quelques mots seulement lui seraient familiers. Je pourrais encore me comparer à celui qui, voyant un portrait peint par un maître, mais sans connaître l'original, pourrait admirer l'habileté des procédés, le talent de facture, mais serait inapte à se prononcer quant à la ressemblance. Dans mon ignorance du monde, je jugeais ce La Bruyère un peu bien enclin à la médisance, et montrant trop l'humanité par les côtés qui ne la font ni aimer ni estimer. Pour un chrétien sincère tel qu'il paraît avoir été d'après le chapitre justement vanté des _Esprits forts_, je le trouvais en général fort peu charitable, très hardi et même téméraire dans certains de ses jugements soit sur les hommes, soit sur les choses. À part le chapitre cité plus haut, on dirait que ce moraliste, qui avait lu l'_Évangile_ et l'_Imitation_, écrit avec la plume de Théophraste ou Sénèque, une plume dont la pointe est d'or, de diamant même, mais singulièrement affilée et qui peut faire des blessures mortelles mieux que le meilleur stylet italien. Encore ne semble-t-il pas que, pareille à la lance d'Achille, elle sut toujours guérir les blessures qu'elle aurait pu faire. La Bruyère dit excellemment: «Quand une lecture vous élève l'esprit et qu'elle vous inspire des sentiments nobles et courageux, ne cherchez pas une autre règle pour juger l'ouvrage, il est bon et fait de main d'ouvrier.» Très bien! mais si je ne craignais de paraître téméraire, j'exprimerais le doute que telle soit l'impression qui résulte le plus habituellement de la lecture des _Caractères_ et non pas plutôt une disposition railleuse, ironique, sarcastique, un sentiment de dédain et de mépris pour l'humanité. Le tort du moraliste précisément, c'est de s'adresser trop à l'esprit, à l'intelligence, et, dans son livre il n'y a pas assez pour le coeur. J'ajouterai qu'en certains endroits, quand il s'agit de sujets chatouilleux, qui se rencontrent dans l'étude des passions, le moraliste, en témoignant de sa sagacité comme observateur, ne fait pas toujours assez preuve de discrétion; dans le chapitre sur _les Femmes_ entre autres, il est telle phrase qu'on aurait plaisir à effacer, sûr de l'approbation du sexe, celle-ci par exemple: «Il y a peu de femmes si parfaites qu'elles empêchent un mari de se repentir, du moins une fois le jour, d'avoir une femme, ou de trouver heureux celui qui n'en a point.» La Bruyère, au reste, je le répète, n'est point le livre des jeunes gens et moins encore des demoiselles. Après ces réserves, appréciant les procédés de l'écrivain, je n'hésiterai pas à dire avec Suard: «Ce n'est pas seulement par la nouveauté et la variété des mouvements et des tours que le talent de La Bruyère se fait remarquer; c'est encore par un choix d'expressions, vives, figurées, pittoresques; c'est surtout par ses heureuses alliances de mots, ressource féconde des grands écrivains dans une langue qui ne permet pas, comme presque toutes les autres, de créer ou de composer des mots, ni d'en transplanter d'un idiome étranger..... En lisant avec attention les _Caractères_, il me semble qu'on est moins frappé des pensées que du style; les tournures et les expressions paraissent avoir quelque chose de plus brillant, de plus fin, de moins inattendu que le fond des choses mêmes; et c'est moins l'homme de génie que le grand écrivain que j'admire.» Il semble en effet que La Bruyère, pas toujours exempt de recherche, soit un ouvrier, non, un artiste merveilleusement habile dans l'art de bien dire et préoccupé surtout du désir de donner tout son relief à la pensée par l'expression. C'est un artiste, aussi voyons-nous qu'il excelle dans les portraits; ils abondent dans son livre ou plutôt dans sa galerie, et touchés avec une largeur de pinceau en même temps qu'une délicatesse qui font que, tout en conservant, dans une certaine mesure, quelque air de ressemblance avec le type original et premier, ils ne sont point de simples copies, mais par des traits ajoutés et empruntés à divers modèles, nous saisissent par «cet ensemble de vérité idéale et de vérité de nature qui constituent la perfection des beaux arts.» Dirai-je cependant qu'on voudrait chez l'écrivain plus de spontanéité, plus d'abandon; une phrase qui se détendit parfois et où l'on ne sentît pas autant le savant et studieux arrangement. On aimerait que La Bruyère se souvînt un peu davantage du conseil de Régnier: Les négligences sont ses plus grands artifices. Le livre de La Bruyère est dans toutes les bibliothèques; aussi faut-il être sobre de citations. Quelques passages suffiront. «Il y a dans l'art un point de perfection comme de bonté et de maturité dans la nature: celui qui le sent et qui l'aime a le goût parfait; celui qui ne le sent pas et qui aime en deçà et au delà a le goût défectueux. Il y a donc un bon et un mauvais goût et l'on dispute des goûts avec fondement. «Il y a autant d'invention à s'enrichir par un sot livre qu'il y a de sottise à l'acheter; c'est ignorer le goût du peuple que de ne pas hasarder quelquefois de grandes fadaises.» «Un beau visage est le plus beau de tous les spectacles; et l'harmonie la plus douce est la voix de celle que l'on aime.» «Être avec les gens qu'on aime, cela suffit: rêver, leur parler, ne leur parler point, penser à eux, penser à des choses plus indifférentes, mais auprès d'eux, tout est égal.» «Certains poètes sont sujets dans le dramatique à de longues suites de vers pompeux, qui semblent forts, élevés et remplis de grands sentiments. Le peuple écoute avidement, les yeux élevés et la bouche ouverte, croit que cela lui plaît, et à mesure qu'il y comprend moins, l'admire davantage: il n'a pas le temps de respirer, il a à peine celui de se récrier et d'applaudir. J'ai cru autrefois, et dans ma première jeunesse que ces endroits étaient clairs et intelligibles pour les acteurs, pour le parterre et l'amphithéâtre; que leurs auteurs s'entendaient eux-mêmes et qu'avec toute l'attention que je donnais à leur récit, j'avais tort de n'y rien entendre: _je suis détrompé_.» À l'appui de cette observation nous citerons une curieuse anecdote racontée par Fontenelle dans la vie de Corneille. On lit ces quatre vers dans la 1re scène du IIe acte de la tragédie de: _Tite et Bérénice_: Faut-il mourir, madame; et, si proche du terme, Votre illustre inconstance est-elle encor si ferme Que les restes d'un feu que j'avais cru si fort Puissent dans quatre jours se promettre ma mort? L'acteur Baron qui, lors de la première représentation, faisait le personnage de Domitian et qui, en étudiant son rôle, trouvait quelque obscurité dans ces quatre vers, crut son intelligence en défaut et en alla demander l'explication à Molière, chez lequel il demeurait. Molière, après les avoir lus, avoua qu'il ne les entendait pas non plus: «Mais attendez, dit-il à Baron, M. Corneille doit venir souper avec nous aujourd'hui, et vous lui direz qu'il vous les explique.» Dès que Corneille arriva, le jeune Baron alla lui sauter au col comme il faisait ordinairement parce qu'il l'aimait, et ensuite il le pria de lui expliquer les vers qui l'embarrassaient: «Je ne les entends pas trop bien non plus, dit Corneille, mais récitez-les toujours, tel qui ne les entendra pas les admirera.» Une citation encore, mais celle-ci faite dans un sentiment tout autre que pour les précédentes: «On a dû faire du style ce qu'on a fait de l'architecture. On a entièrement abandonné l'ordre gothique que _la barbarie avait introduit pour les palais et pour les temples_; on a rappelé le dorique, l'ionique et le corinthien; ce qu'on ne voyait plus que dans les ruines de l'ancienne Rome, devenu moderne, éclate dans nos portiques et dans nos péristyles. De même, etc.» Ce passage, ou plutôt cette diatribe malheureuse contre notre admirable architecture gothique, et qu'on a plusieurs fois, non sans raison, reprochée à La Bruyère depuis le retour à de meilleures idées, pèse sur sa mémoire; il est un bel exemple de la tyrannie des préjugés contemporains. [39] Lettre à Racine. [40] Il était né à Dourdan en 1639. Il venait d'acheter une charge de trésorier de France à Caen, lorsque Bossuet le fit venir à Paris pour enseigner l'histoire à M. le Duc, (fils du prince de Condé). BUGEAUD Dans la _France héroïque_ se trouve une biographie développée du maréchal Bugeaud, duc d'Isly. Mais depuis cette publication a paru une très-remarquable étude sur l'illustre guerrier en tête du livre aujourd'hui si connu du général Trochu et qui a pour titre: _L'Armée Française_ en 1867, 20e édition. Nous n'avons pu nous refuser au plaisir de détacher quelques pages au moins de ce beau travail. L'auteur dédie son livre à Bugeaud en le qualifiant: «mon vénéré maître.» Pourquoi faut-il que l'élève, amené à passer de la théorie à la pratique ne se soit pas mieux souvenu des leçons et des exemples de ce maître si prompt à l'action et que les Arabes, dans leur langue imagée, avaient surnommé: _El Kébir_, le maître de la fortune! Imaginez Bugeaud gouverneur de Paris pendant le siége, quelle autre eût été la défense! M. de Moltke ne serait pas peut-être aujourd'hui si triomphant? Venons aux citations. «Si dans l'étude de la carrière du maréchal, dit le général Trochu, on s'arrête de parti pris, comme l'ont fait longtemps les adversaires politiques, au sans façon des attitudes, à de certaines faiblesses, à des contrastes souvent très-heurtés, à des témérités indiscrètes et hasardées, on juge partialement et on juge mal. Ses débuts dans la vie et dans le monde, l'ardeur de ses convictions, les excitations de la lutte expliquaient surabondamment ces écarts du moment où dominaient, à ne pouvoir s'y méprendre, la bienveillance et la bonhomie. Mais comment ne pas s'incliner devant la sincérité de son patriotisme, la fermeté de son incomparable bon sens, l'ampleur de ses vues, la richesse de son expérience, la simplicité véritablement antique de ses habitudes et de sa vie?» «Le maréchal Bugeaud écrivait et parlait avec une remarquable facilité, avec une éloquence entraînante, inégale quelquefois, toujours originale, pittoresque, imagée. Sa parole, quand il haranguait les troupes sous l'empire d'une grande passion et d'une grande conviction, atteignait à des hauteurs imprévues. Lequel d'entre nous n'a encore la mémoire et l'âme remplie de ce discours digne de Tacite par la grandeur des aperçus et par la sobriété du langage, où il nous annonça, le soir du 13 août, 1844, dans l'Ouerdefou, à la lueur des torches, sa ferme résolution de livrer bataille le lendemain à Isly. Les soldats saisis d'enthousiasme bordaient les escarpements des deux rives, et quatre cents officiers, pressés au fond de l'étroite vallée, acclamaient, palpitants, leur général dont la haute taille et la voix retentissante dominaient toutes les tailles et toutes les voix. Quelle grande scène militaire!... Nous fûmes tous persuadés, entraînés. Nous vîmes se resserrer étroitement entre notre chef et nous, sous l'influence de cette parole qui prouvait la victoire, des liens de solidarité et de confiance qui disaient assez ce que serait la journée du lendemain.» On sait que le maréchal avait pris pour devise: _Ense et Aratro_, voici à quelle occasion: Après le glorieux combat de l'Hôpital-sous-Conflans (28 juin 1815) où avec dix-sept cents hommes d'infanterie, il battit un corps autrichien de six mille hommes, «emportant avec lui l'honneur d'avoir combattu le dernier pour la défense du territoire, il revit les bois de la Dordogne et ses foyers. C'est alors que commença pour lui cette seconde carrière où l'attendaient d'autres luttes et d'autres efforts, où il dut reconquérir par la plus persévérante économie, un _champ après l'autre_, comme il le disait souvent, le domaine paternel passé en des mains étrangères. L'agriculture, où il ne tarda pas à exceller, devint la passion de sa vie et il y apporta les aptitudes, les vues pratiques, le rare bon sens qu'il avait naguère montré dans les armées. «.... Je ne sais rien de plus caractéristique et de plus attachant que cette évolution de trente ans dans l'existence du maréchal, qui commence au camp de Boulogne comme simple soldat, le ramène à travers cent actions d'éclat dans les champs de la Piconerie, l'y fixe quinze ans, et le rejette pour le reste de sa vie, dans la lutte politique et dans l'armée.» Après les évènements de 1830, en effet, Bugeaud, rappelé à l'activité fut envoyé, en même temps par les électeurs à la Chambre des députés. Plus tard, il partit pour l'Algérie dont il devint par la suite gouverneur-général, et rendit à la colonie et à la France d'inappréciables services à la fois général habile et éminent administrateur. «La persévérance des efforts, l'éclat des moyens, la grandeur des résultats, forcèrent ses plus ardents contradicteurs à s'incliner devant l'homme et devant les services rendus. Les récits des soldats rentrant dans leurs foyers le firent populaire. À un mouvement particulier des épaules, ils avaient deviné, dans ce général en chef, le grenadier qui avait autrefois porté comme eux le havre-sac. Son attentive sollicitude pour leurs besoins, ses ménagements pour leurs fatigues, sa résolution dans le danger, sa bonhomie, le leur avaient rendu cher. Ils l'appelaient affectueusement «le père Bugeaud» comme autrefois les vétérans de Louis XIV appelaient Catinat «le père la Pensée.» Bugeaud était né en 1784, dans la Dordogne; engagé en 1804, dans les vélites du camp de Boulogne, il était caporal à Austerlitz (2 décembre 1805). Maréchal de France et duc d'Isly, après la bataille de ce nom (14 août 1844), il mourut en 1849 et couronna sa vie si glorieuse par une fin admirablement chrétienne. CAFFARELLI Il est des noms plus populaires, sans doute, que celui-ci, et cependant qui fut plus digne de sympathie et d'estime que ce héros dont son consciencieux historien, de Gérando, disait, en dédiant son livre aux instituteurs de la jeunesse française: «La mémoire de Caffarelli doit vous être chère. Personne plus que lui n'honora les fonctions touchantes auxquelles vous consacrez votre vie; il voulut s'y associer. Vous trouverez en lui un ami, _vos élèves y trouveront un modèle_. Puissent nos enfants être nourris dans la méditation de semblables exemples! Puissent-ils s'accoutumer de bonne heure à répéter avec transport le nom de nos grands hommes!... Je n'ai pu que tracer la vie de Caffarelli; c'est à vous qu'il appartient d'en faire l'éloge et d'achever mon ouvrage; ou plutôt vous aurez fait bien plus que moi. Il devra à votre zèle la gloire dont il était le plus digne, celle d'avoir fait naître de nouvelles vertus par l'exemple des siennes. «Placé par un heureux concours de circonstances au milieu de tous ceux qui ont approché Caffarelli, dit plus loin l'écrivain, j'ai entendu ce concert unanime et touchant de témoignages qui lui sont universellement rendus; je l'ai entendu peut-être du point le plus favorable et le plus propice pour en recueillir l'ensemble. Les regrets de l'amitié sont le plus beau monument que puisse conserver pour nous l'histoire de celui qui n'est plus; c'est un monument que j'ai consulté; j'y ai trouvé empreinte l'image de ses vertus... J'espère d'ailleurs que plus cet essai est étranger à toutes prétentions littéraires, mieux on y reconnaîtra le seul hommage rendu à la vérité par la droiture. Je n'ai pas eu d'autre motif, d'autre but que celui de transmettre aux âmes honnêtes l'émotion salutaire et douce que ces images ont fait passer dans mon coeur[41].» Caffarelli du Falga (Louis-Marie-Joseph-Maximilien), était né à Falga, dans le Haut-Languedoc (13 février 1756). Élevé à l'école de Sorrèze, il en sortit pour entrer dans le corps royal du génie dont il devint bientôt l'un des officiers les plus distingués. Quoique appartenant à une arme spéciale, «le jeune officier comprenait que les sciences exactes, lorsqu'elles absorbent seules toute l'attention de l'esprit, l'épuisent souvent par une habitude trop continuelle de l'analyse et que, le fixant plus sur des signes que sur des idées, elles arrêtent le développement des facultés méditatrices; mais associées en lui à un heureux mélange d'études, plus variées et plus riches de faits, elles reçurent par ce rapprochement même une utilité nouvelle. Les sciences morales donnaient le mouvement à ses idées; les sciences mathématiques les réglèrent. Celles-ci fortifièrent sa raison pendant que celles-là nourrissaient sa curiosité et exaltaient sa pensée.» Très-bien! Voilà des paroles que les jeunes gens ne sauraient trop méditer. Continuons: «Il était remarquable, sans doute, de voir un jeune militaire dans l'âge des plaisirs, placé sur une scène bruyante et entouré de tant de séductions, se livrer à des occupations aussi sérieuses. Cependant, elles ne donnèrent rien de sauvage ou de brusque à son humeur; elles ne l'enlevèrent point au commerce de ses camarades et de ses amis. Il sut, au contraire, y répandre tous les charmes qui naissent de l'égalité du caractère, de l'affabilité et de cet abandon naturel qui obtient la confiance en la prévenant... Caffarelli s'acquit donc l'affection et l'estime de tous ses camarades et de ceux-là mêmes dont les habitudes présentaient plus d'oppositions avec les siennes. Dans ce nombre, il en trouva aussi qui surent les goûter, les partagèrent et s'unirent à lui par les plus étroits rapports!» Mais le jeune officier fut arraché brusquement à ses chères occupations par une terrible nouvelle, celle de la maladie de sa mère, la plus tendre des mères qui, d'après ce qu'on lui écrivait, était à toute extrémité. Le coeur navré, il accourut pour recueillir son dernier soupir et lui fermer les yeux, comme il avait fait pour son père quelques années auparavant. Il avait consolé sa mère mourante non-seulement par sa présence et ses soins affectueux, mais encore, mais surtout par la promesse qu'il serait lui, l'aîné, le tuteur, le père de ses frères et soeurs, au nombre de huit et dont plusieurs étaient fort jeunes encore. Il tint parole; il fit plus même. En sa qualité d'aîné, les lois lui assuraient plus de la moitié de l'héritage; il ne voulut point profiter de cet avantage, et déclara que le patrimoine serait partagé par portions égales entre tous. Il mit donc tout en commun ou plutôt, comme on l'a dit, il se réserva pour sa part toutes les privations et toutes les fatigues... Il pourvut à tous les besoins, et réglant l'administration du patrimoine, il en accrut la valeur par de sages améliorations. Il avait dû faire, momentanément du moins, à ses devoirs de père de famille le sacrifice de sa carrière militaire et remettre pour un temps son épée au fourreau en devenant l'intendant de la fortune commune et aussi l'instituteur, le professeur des orphelins. Mais, dans son amour du bien, cette tâche ne lui suffisait pas, d'après ce que nous apprend l'historien contemporain. «Surpassant encore le célèbre exemple qu'a donné en Prusse un seigneur bienfaisant (de Rochow), en créant dans ses terres des établissements réguliers d'instruction, il voulut lui-même devenir l'instituteur des enfants de son village. Chaque soir, après le travail des champs, on le vit au milieu d'eux leur donner des leçons de lecture, d'écriture et d'arithmétique; il s'attachait particulièrement à leur enseigner la première des sciences, celle du vrai bonheur, en leur apprenant à aimer la vertu. Ses domestiques avaient part à ses instructions. Il ne se laissa ni rebuter par les fastidieux détails qu'elles entraînaient, ni détourner par ses autres affaires ou par ses propres études. Il associait ses frères à ses touchantes fonctions, il les faisait jouir des douceurs qu'il leur devait; et sa vie se partageait ainsi entre l'accomplissement des devoirs modestes et sublimes qui appartiennent à une bienfaisance éclairée et les sentiments de la nature.» Cependant, le congé de Caffarelli, prolongé à diverses reprises, enfin expiré, il dut rejoindre sa compagnie à Cherbourg. Bientôt la révolution éclata, le jeune du Faya se montra sympathique à quelques-unes des idées nouvelles qui devaient amener, dans sa conviction, la réforme de graves abus. Mais, d'ailleurs, il sut toujours se défendre de l'exagération et témoigna hautement en toute occasion de son horreur pour les violences et les excès, fût-ce même au péril de sa vie; en voici la preuve: Lors du décret rendu par l'Assemblée législative, le 10 août, et qui prononçait la déchéance du Roi, Caffarelli se trouvait, en qualité d'adjoint à l'état-major, à l'armée du Rhin, que commandait Biron. «Il opposa seul aux commissaires une résistance énergique et motivée,» protestant contre le décret qu'il déclarait injuste et inconstitutionnel. Il ajoutait que, quant à lui, jamais il ne pactiserait avec les factieux et les anarchistes. Destitué pour cet acte courageux par les commissaires, il s'enrôla comme simple soldat dans une compagnie de grenadiers; exclu par suite d'un décret de l'Assemblée ordonnant à tous les officiers suspendus de s'éloigner de la frontière, il revint à Paris. À peine arrivé, il se vit emprisonné; mais, comme par miracle, oublié dans la prison, et non traduit devant le tribunal révolutionnaire, il recouvra sa liberté après une détention de quatorze mois.--Employé quelque temps dans les bureaux du comité militaire, il obtint de retourner à l'armée du Rhin, commandée maintenant par Kléber qui, plus d'une fois, eut occasion de l'apprécier, mais surtout en septembre 1793, au passage du fleuve, près de Dusseldorf. Peu de temps après, Caffarelli fit preuve du même sang-froid intrépide sous les yeux d'un autre non moins bon juge, l'héroïque Marceau. Lors du passage de la Nahe, près de Creutznach, Caffarelli commandait une manoeuvre, quand un boulet de canon lui brisa la jambe gauche; l'amputation reconnue nécessaire, le blessé la subit avec une fermeté stoïque et vit, sans un soupir, emporter la pauvre jambe mutilée que devait remplacer une jambe de bois. À peine l'opération terminée, «il demanda du papier, et, de sa main propre, écrivit au général Marceau une lettre détaillée sur les moyens qu'il jugeait les plus propres à contenir l'ennemi. Son héroïsme obtint la récompense la plus digne de lui; son conseil fut suivi et le détachement fut sauvé.» Le vaillant soldat guéri, malgré l'embarras de la jambe de bois, n'en continua pas moins le service d'activité. Lors de l'expédition d'Égypte, choisi tout d'abord par Bonaparte comme un des officiers les plus capables, il fut chargé de la direction en chef du génie. En outre de ce qui concernait ces fonctions, il chercha, dit un biographe, à s'assurer tous les moyens de transporter les éléments de notre industrie dans la colonie nouvelle, soit pour satisfaire aux besoins de l'armée, soit pour accélérer cette civilisation des peuples orientaux qui était, dans cette expédition, sa pensée dominante. Durant toute cette campagne laborieuse autant que pleine de périls, il donna l'exemple du courage, de l'abnégation, du dévouement héroïque; et cependant, au dire de quelques historiens (entre lesquels il ne faut point compter Gérando), Caffarelli n'était pas populaire dans l'armée parce qu'on l'accusait d'être l'un des auteurs de l'expédition. Les soldats soulageaient leur mauvaise humeur par une plaisanterie d'ailleurs assez innocente, murmurant, lorsqu'ils voyaient passer le général traînant sa jambe de bois: «Celui-là se moque bien de ce qui arrivera, il est toujours sûr d'avoir un pied en France.» D'un autre côté, Caffarelli était l'objet d'une haine particulière de la part des indigènes qui, le voyant diriger tous les travaux, le regardaient comme un personnage des plus influents. Lors de la révolte du Caire, il courut risque de la vie; sa maison fut mise au pillage, et l'on y brisa tous les instruments de mathématiques et d'astronomie apportés d'Europe à grands frais. Le lendemain, les amis de Caffarelli lui témoignant leurs regrets de la perte irréparable pour lui de ces trésors et des précieux matériaux qu'il avait réunis déjà, il répondit simplement: L'armée et l'Égypte ont été sauvées! Caffarelli, comme Kléber, ne devait pas revoir la France. Au siége de Saint-Jean-d'Acre, il se trouvait, pour son service, dans un poste des plus périlleux. Renversé de son cheval et foulé aux pieds à plusieurs reprises, toujours il se relevait, obstiné à commander, lorsqu'une balle lui fracassa le coude. L'amputation, cette fois encore, fut jugée nécessaire; elle semblait avoir réussi; mais le chagrin que le blessé ressentit de la mort d'un officier, son ami, comme lui transporté à l'ambulance, provoqua une réaction fatale que toute la science des médecins fut impuissante à conjurer, et Caffarelli succomba le 27 avril 1799. Dans l'ordre du jour du lendemain on lisait: «Il emporte au tombeau les regrets universels; l'armée perd en lui un de ses chefs les plus braves, l'Égypte un de ses législateurs, la France un de ses meilleurs citoyens, les sciences un homme qui y remplissait un rôle célèbre.» Ce témoignage, à la vérité officiel, prouve que le général était mieux apprécié par les soldats qu'on a pu le penser d'après les paroles rapportées plus haut. Mais voici qui le prouve mieux encore: le désir de reconnaître par lui-même un des points les plus importants de la géographie de l'Orient, avait engagé Bonaparte à se rendre à Suez (4 nivôse an VII), avec Monge, Berthollet, Costal et du Falga Caffarelli. On avait traversé la mer Rouge, près de Suez, à un gué praticable seulement pendant la marée basse. Au retour, la marée commençant à monter, on dut prendre un autre chemin en s'éloignant du rivage. Mais par une erreur du guide, on s'égara au milieu de marais profonds, entre lesquels donnait passage seulement un sentier fort étroit. Plusieurs des chevaux trébuchèrent et s'enfoncèrent dans la bourbe, d'où il fut impossible de les retirer. Il en fut ainsi de celui que montait Caffarelli qui, à cause de sa jambe, n'ayant pu descendre à temps, courait le plus grand danger. Deux guides (soldats) du général en chef, l'aperçoivent et s'efforcent d'arriver jusqu'à lui. «Mes amis, leur crie Caffarelli, il n'y a aucun moyen de se dégager d'ici, éloignez-vous et n'enlevez pas trois hommes à la patrie lorsque vous pouvez en sauver deux.» Ces généreuses paroles, au lieu de décourager les braves soldats, ne font qu'exalter leur dévouement. Ils continuent intrépidement d'avancer, et par des efforts presque surhumains, parviennent à sauver la vie au général, cette vie qui promettait encore de si grandes choses; mais qui, pour le malheur de la France, devait bientôt toucher à son terme. La _Vie_ ou l'éloge de Caffarelli par de Gérando, le document le plus important comme le plus sûr de tous ceux que nous avons pu consulter, fut lue deux années seulement après la mort du général, devant la seconde classe de l'Institut national (12 messidor an IX). Là, comme ailleurs, régnaient encore les préjugés dominant à la fin du siècle précédent, et qui avaient amené tant de catastrophes. Aussi l'historien, qui devait être moraliste chrétien si distingué, se montra-t-il fort discret relativement aux convictions religieuses de son héros. Mais le peu qu'il en dit suffit pour relever encore Caffarelli à nos yeux, parce que ce passage, explicite déjà dans sa brièveté, nous permet de penser davantage: «Une personne avait fixé son coeur, mais ne répondit point à ses espérances. Dès ce jour, il renonça à l'hymen et chercha sa consolation dans les soins qu'il prit de sa famille. Mais vivant dans le célibat, il y conserva des moeurs pures. «... L'absolu scepticisme répugnait à son coeur. Il aimait à rapporter l'ensemble des phénomènes de l'univers à l'influence d'une cause bienfaisante et sage, dans laquelle il trouvait réalisées ces idées du meilleur absolu qui étaient le terme ordinaire de sa pensée et sous la protection de laquelle il plaçait les destinées de la vertu. Il aimait à étendre au delà des confins étroits de la vie la carrière de ses espérances. Son âme avait, si l'on peut s'exprimer ainsi, un besoin immense de l'avenir. Le trait dominant de son caractère était un désir ardent du bonheur des hommes, une sorte de générosité impatiente qui allait au devant de tout ce qui était bon et utile, et ne pouvait jamais se satisfaire.» Pour un tel homme, malgré le malheur des temps, l'Évangile ne dut pas être toujours un livre fermé, et l'on peut croire assurément que sur son lit de douleur, à l'heure suprême, le héros tournait ses regards vers le ciel pendant que la prière du chrétien s'échappait de ses lèvres. [41] De Gérando. _Vie de Caffarelli_; in-8º, 1801. DE LA CHAISE Cette rue s'appela d'abord chemin de la _Maladrerie_, puis rue des _Teigneux_, noms qui lui furent donnés à cause d'un hôpital s'élevant sur l'emplacement occupé ensuite par l'hospice des _Petits Ménages_, monument, non, bâtiment qui lui-même va disparaître, car les démolisseurs sont à l'oeuvre et paraissent pressés d'en finir. On n'aura point à le regretter, si surtout à la place de ce vaste mais peu gracieux édifice, ayant un peu l'extérieur d'une prison, nous voyons s'épanouir le beau square que promet l'ancien jardin de l'établissement. De la rue on apercevait à travers la grille deux ou trois allées d'arbres magnifiques, et l'on n'eût pas demandé mieux parfois que de se reposer sous leur ombrage[42]. Comment et à quelle époque la rue, dite des Teigneux, prit-elle le nom de la _Chaise_? Nous l'ignorons. Ce dernier nom lui vient-il d'une enseigne ainsi qu'un historien l'affirme, ou du célèbre Jésuite qui fut pendant tant d'années le confesseur de Louis XIV? Cette version me paraît préférable, d'abord comme la plus naturelle; puis parce qu'elle rappelle le souvenir d'un homme qui, dans le poste le plus difficile qui fut jamais, fit preuve d'un mérite peu ordinaire, soit que la prudence chrétienne, ce que nous inclinons à croire, ait dicté sa conduite; soit, comme l'ont prétendu ses ennemis, qu'elle fut le résultat des calculs de la politique et d'une merveilleuse habileté. François d'Aix de la Chaise, petit neveu du père Cotton, confesseur de Henri IV, né au château d'Aix, le 25 août 1624, était fils de Georges d'Aix, seigneur de la Chaise, et de Renée de Rochefort. Sa rhétorique terminée au collège de Roanne, il entra comme novice chez les Jésuites. Après deux années de préparation, chargé tour à tour du cours d'humanités et du cours de philosophie, il professa avec éclat, à ce point que ses leçons furent imprimées en 1661, sous ce titre: _Abrégé de mon cours de philosophie_[43]. Nommé supérieur de la province de Lyon, il fut, sans doute par le conseil de l'Archevêque de cette ville, Villeroi, frère du maréchal, choisi comme confesseur du roi Louis XIV, en remplacement du père Terrier, qui venait de mourir. «Jusque-là, dit un biographe, le Père La Chaise avait vécu à plus de cent lieues de la cour. Il y parut au commencement de 1675 et s'y montra simple et aisé dans ses manières, poli et prévenant sans affectation. Tous les suffrages se réunirent bientôt en sa faveur.» Cette unanimité dans la bienveillance ne devait pas être de longue durée; car, jeté au milieu de toutes les intrigues de la cour comme des complications et des difficultés suscitées tour à tour et presque coup sur coup par les passions du roi, l'affaire du jansénisme, celle du quiétisme, la révocation de l'édit de Nantes, la déclaration de 1682, etc: «Quelque avis qu'il embrassât, dit le biographe déjà cité, il se faisait des ennemis et il lui arriva plus d'une fois de déplaire également aux partis opposés.» Le biographe exagère et le bon Père ne tint pas autant qu'il l'affirme la balance égale entre les opinions, à moins qu'elles ne fussent indifférentes au point de vue de la conscience. Mais ce qui doit surtout lui mériter nos éloges, c'est que, chargé, par suite de sa position, de la feuille des bénéfices, il s'attachait à ne faire que de bons choix. Il donna aux missions une grande impulsion. Les jansénistes, dont l'hostilité l'honore, l'accusaient de favoriser les passions du roi; le fait est qu'il travailla avec persévérance à ruiner l'influence de Mme de Montespan et qu'il y parvint. Après la mort de la reine, il crut sage de conseiller et de bénir le mariage du roi avec Mme de Maintenon, qui, dit-on, ne lui pardonna pas de s'être opposé à la publicité de cette union restée morganatique; il semblait difficile que la veuve de Scarron fût déclarée officiellement reine de France. Dans sa lettre au cardinal de Noailles (8 octobre 1708), Mme de Maintenon pourtant rendait au père La Chaise cette justice: «Qu'il avait osé _louer_, en présence du roi, _la générosité et le désintéressement de Fénelon_.» Il ne craignait pas d'ailleurs de dire la vérité au roi et même assez rudement parfois, d'après ce que racontait Louis XIV lui-même, après la mort du père La Chaise: «Je lui disais quelquefois: «_Vous êtes trop doux!_--Ce n'est pas moi qui suis trop doux, répondait-il, _c'est vous, sire, qui êtes trop dur_.» Le roi cependant ne voulut jamais consentir à ce qu'il prît sa retraite bien que, devenu plus qu'octogénaire, le père La Chaise la demandât; mais y mit-il assez d'insistance? «Il lui fallut porter le fardeau jusqu'au bout. La décrépitude et les infirmités ne purent l'en délivrer. Sa mémoire s'était éteinte, son jugement affaibli, ses connaissances brouillées, et Louis XIV se faisait apporter ce cadavre pour dépêcher avec lui les affaires accoutumées.» Ainsi s'exprime Saint-Simon, si peu favorable aux Jésuites. Plus loin il ajoute: «Désintéressé en tout genre quoique fort attaché à sa famille; facile à revenir quand il avait été trompé, et ardent à réparer le mal que son erreur lui avait fait faire; d'ailleurs judicieux et précautionné, il ne fit jamais de mal qu'à son corps défendant. Les ennemis même des Jésuites furent forcés de lui rendre justice et d'avouer que c'était un homme de bien, honnêtement né et très-digne de remplir sa place.» Sa conduite, à l'égard de ses nombreux ennemis, en est la meilleure preuve: «Libelles, couplets satiriques, histoires scandaleuses, dit M. de Chantelauze, ne cessèrent de l'assaillir de toutes parts durant tout le cours de son ministère. Bien qu'il eût en main un pouvoir qui dût inspirer de sérieuses craintes à ses ennemis, il ne se vengea de leurs calomnies en toute occasion que par le silence. Plusieurs puissantes cabales s'élevèrent sourdement contre lui pour le supplanter: il eut l'habileté de les découvrir à temps et de les déjouer sans en tirer vengeance et sans faire le moindre éclat.» Le chancelier d'Aguesseau, un contemporain du père La Chaise et très-prévenu contre les Jésuites, dit aussi de lui: «Le père La Chaise était un _bon gentilhomme_, qui aimait à vivre en paix et à y laisser vivre les autres; capable d'amitié, de reconnaissance, et bienfaisant.» Ce _bon gentilhomme_, comme dit assez singulièrement le célèbre magistrat, était brave à l'occasion, témoin ce passage d'une lettre de Boileau à Racine, datée de Mons, à l'époque du siége: «J'ai oublié de vous dire que, pendant que j'étais sur le mont Pagnotte, à regarder l'attaque, le R. P. de La Chaise était dans la tranchée et même tout près de l'attaque pour la voir plus distinctement. J'en parlais hier à son frère (capitaine des gardes) qui me dit tout naturellement: _Il se fera tuer un de ces jours_. Ne dites rien de cela à personne, car on croirait la chose inventée, et elle est très-vraie et très-sérieuse.» Le P. La Chaise mourut à Paris, le 20 janvier 1709, à l'âge de quatre-vingt-cinq ans. Il était membre de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, et se montrait fort assidu aux séances. Les Jésuites avaient acheté, en 1626, non loin de Paris, une maison de campagne appelée la Folie-Regnault, qu'ils nommèrent plus tard le _Mont-Louis_, en l'honneur du roi. Cette résidence que Louis XIV fit embellir et agrandir, par considération pour son confesseur, devint une villa fort agréable, comme on dirait aujourd'hui, où volontiers le père La Chaise aimait à venir se reposer et se distraire en compagnie de ses confrères. Aussi lorsque sous l'Empire, ce terrain fut converti en cimetière, le funèbre enclos prit le nom de _La Chaise_. Quand on songe qu'en soixante années au plus, le cimetière de l'Est, continuellement agrandi, est devenu l'immense nécropole que nous voyons, on ne peut s'empêcher de dire avec le refrain de la ballade allemande: _Les morts vont vite_. [42] Ces arbres, à l'exception de trois ou quatre, ont été abattus l'an dernier, pendant le siége. [43] 2 petits vol. in-folio, à Lyon. CHARLEMAGNE Nous ne saurions raconter ici la vie du grand Empereur, si célèbre dans les chroniques et les épopées du moyen-âge, d'autant plus que nous l'avons fait ailleurs assez longuement[44] et que nous n'aimons point à nous répéter. Sauf quelques exceptions d'ailleurs, les récits de guerre n'entrent point dans notre nouveau cadre. Mais nous trouvons, dans le vieux chroniqueur presque contemporain, connu sous le nom de moine de Saint Gal, un très-curieux épisode et qui nous semble avoir le mérite d'être parfaitement de circonstance avec la folie des moeurs actuelles. Nous reproduisons donc, tout au long, en le traduisant du latin, ce récit original et si fort empreint de ce qu'on appelle la couleur locale. Un certain jour de fête, après la célébration de la messe, l'Empereur dit aux siens: «Ne nous laissons point engourdir dans un repos qui nous mènerait à la paresse; allons chasser jusqu'à ce que nous ayons pris quelque venaison.» La journée cependant était pluvieuse et froide, Charles portait comme à l'ordinaire un vêtement de peau de brebis de peu de valeur. Arrivant de Pavie, dont les marchands vénitiens avaient fait comme l'entrepôt du commerce de l'Orient, les grands au contraire étaient parés, ainsi qu'aux jours de fête, d'habits magnifiques en étoffes légères et moelleuses, ornées de plumes d'oiseaux de Phénicie et de plumes de paon, d'autres fois enrichies ou surchargées de fourrures, de pourpre de Tyr, et même de franges faites d'écorces de cèdre. L'Empereur ayant donné immédiatement le signal du départ, tous durent se mettre en chasse dans ce costume, et galoper tout le jour à travers les fourrés, les buissons et les ronces où les brillantes mais peu solides étoffes laissèrent maints lambeaux; elles furent en outre transpercées par la pluie, tachées par la boue comme par le sang des bêtes fauves tuées pendant la chasse. Puis au retour, comme les courtisans, tout honteux de leurs habits déchirés et flétris, grelottant aussi par le froid, se hâtaient de descendre de cheval pour courir changer de vêtements, l'Empereur, qui voulait que la leçon fût complète, dit d'un ton bref: «Inutile de changer d'habits avant l'heure du coucher; ceux-ci sècheront mieux sur nous.» Alors chacun, plus soucieux de son corps que de sa parure, s'empresse pour trouver un foyer où se réchauffer. Mais la chaleur du feu acheva de détériorer les minces étoffes et les légères fourrures qui, toutes grippées et plissées, se collaient sur les membres et le soir achevèrent de se gâter quand il fallut les retirer. Cependant l'Empereur avait donné l'ordre que tous, le lendemain, se présentassent devant lui avec le costume de la veille. On pense ce qu'il était. Il fallut obéir pourtant, mais non sans grande honte pour les illustres personnages, si fiers naguère de leurs vêtements superbes et chèrement payés qui maintenant, insuffisants à les couvrir, ressemblaient avec leurs trous et leurs taches aux haillons du pauvre. Charles alors, souriant non sans quelque malice, dit à l'un des serviteurs de sa chambre: «Frotte un peu notre habit dans tes mains et apporte-nous-le.» Le serviteur fit ce qui lui était ordonné. L'Empereur aussitôt, prenant de ses mains et montrant le vêtement redevenu parfaitement propre et où l'on ne remarquait ni tache, ni déchirure, s'écria: «Ô les plus fous des hommes! Quel est maintenant le plus précieux et le plus utile de nos habits? Est-ce le mien que je n'ai acheté qu'un sou ou les vôtres si peu solides et qui vous ont coûté tant de livres pesant d'argent?» Les courtisans, interdits et silencieux, baissaient la tête et la rougeur de leurs visages attestait leur confusion. [44] _France héroïque_, t. Ier. CHATEAUBRIAND I «On n'est plus assez juste pour Chateaubriand tant vanté naguère!» écrivait un jour avec toute raison notre excellent confrère et ami Léon Gautier. Le temps est loin, hélas! où un poète républicain adressait à l'auteur du _Génie du Christianisme_ cette épître qui n'est pas assurément l'une des pièces les moins remarquables de la _Némesis_: .... Aussi quand tu parus dans ton vol triomphant, Fils du Nord, le Midi t'adopta pour enfant. Oh! Dieu t'avait créé pour les sublimes sphères, Où meurt le bruit lointain des mondaines affaires; Il te mit dans les airs où ton vol s'abîma Comme le grand condor que vénère Lima: Oiseau géant, il fuit notre terre profane, Dans l'océan de l'air il se maintient en panne; Là, du lourd quadrupède il contemple l'abri, L'aigle qui passe en bas lui semble un colibri, Et noyé dans l'azur comme une tache ronde, On dirait qu'immobile il voit tourner le monde. C'était là ton domaine alors, que revenant Des huttes du Sachem sur le vieux continent, Tu t'élevas si haut d'un seul bond que l'Empire Un instant s'arrêta pour écouter ta lyre. Le monde des beaux-arts à peine renaissant Se débattait encore dans son limon de sang; Ce chaos attendait ta parole future; Tu dis le _fiat lux_ de la littérature. Quelques années après, un illustre orateur, du haut de la chaire de Notre-Dame, adressait au même poète un hommage plus solennel encore quoique en moins de paroles: «... Et tant d'autres que je ne veux pas nommer, pour ne pas approcher trop près des grands noms de l'époque; car, si j'en approchais, pourrais-je m'empêcher de saluer cet illustre vétéran, ce prince de la littérature française et chrétienne, sur qui la postérité semble avoir passé déjà tant on respire dans sa gloire le parfum et la paix de l'antiquité.» Ce langage dans la bouche de Lacordaire étonnerait sans doute aujourd'hui que, provoquée surtout par les _Mémoires d'Outre tombe_, la réaction s'accentue si énergiquement et ne reste pas toujours dans la juste mesure. Du grand écrivain si l'on ne se tait pas, on parle presque avec le ton du dédain, et cela de jeunes Messieurs tout fiers d'écrire, au courant de la plume et sans râture dans le journal en vogue, la chronique quotidienne et qui croient bien dans le for intérieur que feu Chateaubriand ne leur va pas à la cheville. Le chantre des _Martyrs_! bath, un phraseur et qui avait l'ingénuité de croire que les écrits, dignes de ce nom, ne s'improvisent pas, que: La méditation du génie est la soeur; que les grandes pensées ne sauraient se passer de la nouveauté et de la splendeur de la forme. Quoique on prétende aujourd'hui, Chateaubriand n'est pas le premier venu dans la république des lettres et il a laissé bon nombre de pages qui sont des plus belles de notre langue et que ne doit pas dédaigner la postérité. Dans le _Génie du Christianisme_ en particulier, si l'auteur avec un grand appareil scientifique, se montre parfois médiocre docteur, faible théologien, polémiste arriéré; si, comme critique littéraire, il laisse à désirer par exemple lorsqu'il s'emporte à des louanges tellement hyperboliques pour B. Pascal dont «les Pensées tiennent plus du Dieu que de l'homme;» il n'est que juste de reconnaître que beaucoup de chapitres, tout le livre en particulier relatif à l'histoire naturelle, _Instinct des Oiseaux_, _Migrations des Oiseaux_, _des Plantes_ etc., n'ont rien perdu de leur fraîcheur et de leur éclat. Il y a là un souffle puissant, un parfum de grâce et de poésie dont l'âme se sent doucement pénétrée comme d'une rosée céleste. Il en est de même de bien des pages qu'un chrétien seul pouvait écrire et dans lesquelles vibre l'accent de la conviction, le chapitre sur l'_Extrême-Onction_ entre autres, ceux relatifs aux _Missions_, etc. Sans doute on peut reprocher parfois à l'auteur dans son meilleur langage un peu trop d'alliage et le mélange de locutions profanes; mais qui sait si ce n'était point une nécessité de l'époque et si, pour être compris de son siècle, il ne fallait pas ce style parfois un peu bariolé et qui s'efforce le plus possible de dérober aux regards ce que Bossuet appelle éloquemment «la face hideuse de l'Évangile?» Pour juger sainement du livre et tenir compte à l'auteur de tout le bien qu'il a produit, il faut se rappeler dans quelles circonstances il parut et quel était l'état général des esprits au lendemain du XVIIIe siècle et de la Révolution. Voici à ce sujet et comme indication sûre, d'après un témoin oculaire, ce qui se passait en 1797 ou 1798 dans l'atelier du peintre David: «Il arriva qu'un des élèves, en racontant une histoire bouffonne, y mêla à plusieurs reprises le nom de Jésus-Christ. La première fois, Maurice ne dit rien, seulement sa physionomie devint sévère; mais lorsque le conteur eut répété de nouveau le nom sacré, alors les yeux du chef de la secte des penseurs s'enflammèrent, et Maurice fit taire le mauvais plaisant en lui imposant impérieusement silence. L'étonnement des élèves parut grand; mais il ne fut exprimé que sur la physionomie de chacun qui resta muet. Maurice était sujet à des colères très-vives, mais qui duraient peu; il avait d'ailleurs du tact, et en cette occasion, il sentit la nécessité de justifier par quelques paroles la hardiesse de la sortie qu'il venait de faire: «--Belle invention vraiment, dit-il en continuant de peindre, que de prendre Jésus-Christ pour sujet de plaisanterie! Vous n'avez donc jamais lu l'_Évangile_ tous tant que vous êtes? L'_Évangile_! c'est plus beau qu'Homère, qu'Ossian! Jésus-Christ au milieu des blés, se détachant sur un ciel bleu! Jésus-Christ disant: «_Laissez venir à moi les petits enfants!_» Cherchez donc des sujets de tableaux plus grands, plus sublimes que ceux-là! Imbécile, ajouta-t-il en s'adressant avec un ton de supériorité amicale à son camarade qui avait plaisanté, achète donc l'_Évangile_ et lis-le avant de parler de Jésus-Christ.» «Il faut le répéter, de telles paroles, dites à cette époque et dans un lieu tout à fait public, eussent certainement excité de la rumeur et pu compromettre la sûreté du harangueur. Tous les élèves le sentirent bien; car lorsque Maurice eut cessé de parler, il y eut un intervalle de silence assez long pendant lequel tout le monde se consulta du regard pour savoir comment on prendrait la chose. «Le brave Moriès trancha la difficulté: «_C'est bien cela, Maurice!_» dit-il d'une voix ferme; et à peine ces mots eurent-ils été prononcés que tous les élèves crièrent à plusieurs reprises: _Vive Maurice_! «On aurait tort de croire cependant que, dans le sentiment généreux que fit éclater cette jeunesse, il entrât des idées de piété. À l'atelier de David, comme par toute la France alors, on était et l'on affectait surtout d'être très-indévot.» C'est à ce moment là même ou bientôt après, que parut le livre de Chateaubriand et l'on sait avec quel immense succès. Il fallait pour cela qu'il parlât au siècle une langue que celui-ci pût tout d'abord comprendre, qui lui fût sympathique bien loin de l'effaroucher, ce qui n'empêche pas que cette langue riche, imagée, colorée, brillantée, mais parfois trop humaine, n'ait fréquemment aussi la vraie note chrétienne, capable de faire sur le lecteur une heureuse impression, plus sans doute qu'on ne veut l'admettre aujourd'hui. Il nous semble que le livre, débarrassé du fatras scientifique et soi-disant théologique, et allégé par quelques autres retranchements, pourrait être grandement utile encore. Dans nul autre peut-être de ses ouvrages, Chateaubriand ne fut mieux inspiré, moins obsédé de préoccupations étrangères ou personnelles, et l'on sent à l'énergie de son accent, à la vivacité de sa foi, qu'il était dans toute la ferveur du néophyte et sous le coup encore du douloureux événement qui l'avait frappé comme un coup de foudre en déterminant sa conversion ainsi que lui-même l'a proclamé dans une page éloquente: «Ma mère, dit-il, après avoir été jetée à soixante-douze ans dans les cachots où elle vit périr une partie de ses enfants, expira sur un grabat où ses malheurs l'avait reléguée. Le souvenir de mes égarements répandit sur ses derniers jours une grande amertume. Elle chargea, en mourant, une de mes soeurs de me rappeler à cette religion dans laquelle j'avais été élevé. Ma soeur me manda les derniers voeux de ma mère; quand la lettre me parvint au delà des mers, ma soeur elle-même n'existait plus; elle était morte aussi des suites de son emprisonnement. Ces deux voix sorties du tombeau, cette mort qui servait d'interprète à la mort, m'ont frappé; je suis devenu chrétien; je n'ai point cédé, j'en conviens, à de grandes lumières surnaturelles; ma conviction est sortie de mon coeur; j'ai pleuré et j'ai cru.» L'_Itinéraire de Paris à Jérusalem_ est un livre des plus remarquables et dans lequel on sent la conviction comme aussi sans doute dans les _Martyrs_ encore que Chateaubriand, dominé par ses souvenirs ou ses préjugés classiques, ait fort enguirlandé, enjolivé, poétisé le paganisme de la décadence qui fait trop belle figure en vérité à côté du christianisme de l'âge d'or ou de l'âge héroïque. Puis dans tel chapître, l'épisode de Velléda par exemple, le langage des passions terrestres, des passions coupables, fait explosion avec trop de violence et ce n'est pas à tort que Feller a dit: Un reproche assez grave a été fait à Chateaubriand; dans le tableau qu'il fait des passions, ses peintures sont si voluptueuses qu'elles ne peuvent être mises sans danger sous les yeux de la jeunesse et qu'elles seraient même capables de troubler l'âge mûr et la vieillesse.» Reproches qui peuvent et doivent s'adresser à _Réné_, _Atala_, les _Martyrs_, la _Vie de Rancé_. Dans des livres même sérieux pour le fond comme pour la forme, les _Études et Discours historiques_ par exemple, l'illustre écrivain, qu'on ne saurait excuser parfois de témérité, quant à ses appréciations des faits politiques ou religieux, n'est pas toujours assez discret dans ses peintures ou ses citations, qu'il s'agisse des moeurs des païens ou de celles de telle période de notre histoire. On ne saurait l'excuser par exemple de sa complaisance à citer tout au long, à propos du règne de Henri III, un immonde épisode qu'il copie textuellement dans Brantôme, (_Les Femmes galantes_). Ces passages risqués et ces témérités de langage sont d'autant plus regrettables que le livre est en général écrit de la meilleure plume du maître, qu'il abonde en portraits étonnants de relief, en tableaux saisissants, en réflexions et commentaires vraiment éloquents. II La politique a beaucoup, et trop même, préoccupé Chateaubriand, par l'entraînement d'illusions généreuses sans doute, mais il faut bien le reconnaître aussi, par la passion de la popularité, par le vain désir de jouer un grand rôle, d'être un personnage important dans l'État: Ton âme, insatiable aux choses du moment, Redemandait toujours un nouvel aliment. Quand ton char eut touché la borne de l'arène, Tu voulus réunir dans ta main souveraine La palme politique et celle des beaux-arts. Chateaubriand croyait sans doute, comme il le disait, n'écouter que la voix du patriotisme quand c'était surtout un sentiment personnel, égoïste qui lui soufflait ses résolutions et lui dictait plus d'une fausse démarche. «M. de Villèle, dit Feller, lui obtint le ministère des affaires étrangères; mais Chateaubriand ne croyait lui devoir aucune reconnaissance pour tant de bons offices: la domination du premier ministre lui devenait insupportable, il prit la résolution de le supplanter, et l'on ne peut s'empêcher de blâmer sa conduite à cette époque. M. de Villèle lui était sans doute infiniment inférieur comme écrivain, mais il lui était de beaucoup supérieur comme homme d'état; pour le renverser, Chateaubriand descendit à des manoeuvres peu dignes de lui..... Contre son intention sans doute, les coups qu'il avait portés à M. de Villèle étaient retombés sur le gouvernement et contribuèrent à décider la chute de la Restauration.» Dans la brochure intitulée: _De la Restauration et de la Monarchie élective_, publiée en 1831, on lit cette phrase entre autres: «Je suis bourbonnien par honneur, royaliste par raison et conviction, républicain par goût et par caractère.» L'homme qui parlait et qui agissait ainsi se croyait de bonne foi un grand homme d'État et s'étonnait et s'indignait qu'on ne le prît pas au sérieux. Il ne semble pas douteux que cette personnalité, si fortement accusée dans les _Mémoires d'Outre-tombe_, n'ait été le grand malheur et aussi le tort de Chateaubriand qui eût dû apporter plus de désintéressement dans l'accomplissement de sa glorieuse tâche et donner à ses nobles labeurs leur véritable but dans lequel sa propre gloire ne vînt que comme une préoccupation secondaire, dernière, et non principale, comme l'affirme un de ses admirateurs, M. Loménie: «Paraître sous un beau jour devant la postérité, voilà la pensée dominante de toute la vie de Chateaubriand.... Il n'hésite jamais à _tout sacrifier_, non-seulement des intérêts ou des ambitions, mais peut-être aussi quelquefois des convenances et des devoirs du moment, à cette constante préoccupation de l'avenir.» Cela est d'autant plus étrange, d'autant plus inexplicable que, sincèrement et au plus profond de son coeur, Chateaubriand était chrétien et d'un christianisme non pas seulement spéculatif et théorique. Pourtant ce grand esprit, cette sublime intelligence, cette haute expérience même ne suffirent pas à l'éclairer dans la pratique, à faire tomber ce fatal bandeau que l'orgueil avait épaissi sur ses yeux à lui révéler ce qu'il avait proclamé plus d'une fois lui-même comme une vérité certaine, élémentaire, à savoir que l'humilité, que l'oubli plus ou moins complet de soi-même est la vertu essentielle du fidèle et que la religion seule peut et doit nous l'inspirer. Par l'obsession de cet orgueil étrangement naïf, et ces travers de son esprit, en dépit de son génie, l'illustre écrivain ne fit ni aux autres ni à lui-même tout le bien qu'il eût pu, et s'il faut l'avouer même, il fit à eux comme à lui, plus d'une fois, quelque mal. Comme nous l'avons dit, dans la plupart de ses ouvrages, il est un certain nombre de passages, de pages même qu'on s'étonne d'y lire, et que la main d'un chrétien, s'il les avait écrites dans la fièvre du travail, n'aurait pas dû hésiter, après réflexion, à effacer. Pour lui-même, l'illustre poète, faute d'une règle de conduite assez ferme, en écoutant trop, ce semble, les entraînements de l'ambition et d'autres, a vu souvent sa vie troublée par l'inquiétude, empoisonnée par les cruels déboires, par les déceptions amères, bouleversée même par des orages. Par les mêmes motifs, et faute sans doute d'avoir fait à la préoccupation religieuse la plus large part dans sa vie, ses dernières années furent désolées par cet ennui morne, par ces incurables et, sous certains rapports, inexcusables tristesses à l'état de phénomène et dont plusieurs témoins oculaires nous font de si prodigueux récits. Madame de Bawr dit dans ses _Mémoires et Souvenirs_: «Comment donc devînt-il si indifférent à tant de gloire? Hélas! il ne put supporter la perte de sa jeunesse. Sans qu'il fût atteint d'aucune infirmité, d'aucune souffrance grave, il était si malheureux de vieillir que rien ici-bas n'excita plus son intérêt, ne lui apporta plus de joie. Cette mélancolie de caractère, dont son ardente imagination lui donna des accès auxquels nous devons _Réné_ et tant d'autres belles pages, devint une tristesse habituelle. La tête penchée, l'oeil abattu, il restait immobile et silencieux au milieu de ses amis et de ses admirateurs sans prendre plus de part à ce qui se disait autour de lui qu'il n'en prenait aux plus grands évènements du monde. Pensait-il à ses belles années? Dans ce cas il faut croire que le brillant souvenir de la jeunesse ajoutait encore à sa peine. Quelles que fussent les idées qui venaient assombrir son visage, il était douloureux de voir ce beau génie sous le poids d'un malheur sans remède et de voir s'éteindre le feu d'une vie de gloire et d'amour dont la flamme ne se ranimait que par instants.» M. Loménie n'est pas moins affirmatif: «Il croyait peu, il est vrai, au génie de ses contemporains et à la durée de leur gloire, mais il doutait presque autant de son génie et la crainte d'être enseveli dans le commun naufrage des réputations de son siècle et de manquer le but de sa vie, _faisait le tourment secret de ses derniers jours_... Le sentiment religieux, quoique très vif dans cette âme d'artiste, ne fut jamais assez fort pour lui faire prendre résolûment en mépris la destinée de son nom. «Tant que la veillesse ne lui fit point trop sentir ses atteintes, il résista de son mieux aux impulsions de ce caractère malheureux... Mais plus tard, cette caducité, si odieuse à sa poétique imagination, le fit s'abandonner tout entier à une profonde et incurable mélancolie. À mesure que ses facultés faiblissaient, il se repliait sur lui-même et, ne voulant pas qu'on vît son esprit subir comme son corps la pression des années, il s'imposait le silence et ne parlait presque plus[45].» La biographe ajoute cependant en façon de correctif: «_L'auteur du Génie du Christianisme_ n'a certainement pas échappé à la grande infirmité de notre époque. Il a eu sa part, et une assez forte part d'égoïsme et d'orgueil. Mais ceux qui ont pu l'étudier de près dans sa vieillesse, à cet âge où les traits de caractère deviennent, comme les traits du visage, plus accentués et plus saillants, ceux-là savent tout ce qui se mêlait de noblesse d'âme et de sincère défiance de soi-même à cet égoïsme et à cet orgueil qu'engendrent les séductions de la gloire.» Pour être juste et comme circonstance atténuante, faudrait-il ajouter que chez le poète cet état douloureux autant que singulier pouvait tenir à je ne sais quelle disposition physique et maladive, à une lacune dans l'organisation. L'admirable Joubert, dans cette étonnante lettre du 21 octobre 1803, où le Chateaubriand, qui sera pour tant d'autres une énigme incompréhensible, se trouve, nombre d'années à l'avance, si bien déchiffré, et l'on peut dire, percé à jour, Joubert nous dit en propres termes: «Un fonds d'ennui, qui semble avoir pour réservoir l'espace immense qui est vacant entre lui-même et ses pensées exige perpétuellement de lui des distractions qu'aucune occupation, aucune société ne lui fourniront jamais à son gré et auxquelles aucune fortune ne pourrait suffire, s'il ne devenait tôt ou tard sage et réglé. Tel est en lui l'homme natif...» Citons de cette lettre quelques passages encore non moins instructifs que curieux: «Il est certain qu'il a blessé dans son ouvrage des convenances importantes, et que même il s'en soucie fort peu, car il croit que son talent s'est encore mieux déployé dans ces écarts. «Il est certain qu'il aime mieux les erreurs que les vérités dont son livre est rempli, parce que ces erreurs sont plus siennes, il en est plus l'auteur. «.... Il a, pour ainsi dire, toutes ses facultés en dehors, et ne les tourne point en dedans. Il ne se parle point, il ne s'écoute guère, il ne s'interroge jamais, à moins que ce ne soit pour savoir si la partie inférieure de son âme, je veux dire son goût et son imagination, sont contents, si sa pensée est arrondie, si ses phrases sont bien sonnantes, si ses images sont bien peintes, etc., observant peu si tout cela est bon; c'est le moindre de ses soucis. «Il parle aux autres, c'est pour eux seuls et non pas pour lui qu'il écrit; aussi c'est leur suffrage plus que le sien qu'il ambitionne, et de là vient que son talent ne le rendra jamais heureux, car le fondement de la satisfaction qu'il pourrait en recevoir est hors de lui, loin de lui, varié, mobile, inconnu. «Sa vie est autre chose. Il la compose, ou pour mieux dire, il la laisse s'arranger d'une toute autre manière. _Il n'écrit que pour les autres et ne vit que pour lui._ Il ne songe point à être approuvé, mais à se contenter. Il ignore même profondément ce qui est approuvé dans le monde ou ce qui ne l'est pas. «Il n'y a songé de sa vie et ne veut point le savoir. Il y a plus: comme il ne s'occupe jamais à juger personne, il suppose aussi que personne ne s'occupe à le juger. Dans cette persuasion, il fait avec une pleine et entière sécurité ce qui lui passe par la tête, sans s'approuver ni se blâmer le moins du monde.» Cette lettre, qu'on a le regret de ne pouvoir citer en entier, atteste chez son auteur une sagacité de coup d'oeil qui tient de la divination, et vient à l'appui, ce semble, des considérations présentées plus haut. Il n'a manqué à Chateaubriand, pour son propre bonheur et même pour sa gloire devant la postérité, qu'une pratique plus conforme à sa théorie. Quoiqu'il en soit, il résulte de là pour qui sait réfléchir, un grand enseignement, une leçon formidable et salutaire: c'est que les dons de l'intelligence pas plus que les richesses matérielles ne sont un présent gratuit; il faut les recevoir de la main de Dieu, quand ils nous viennent, avec une profonde gratitude, mais aussi avec tremblement par la crainte d'en user mal et que l'orgueil ou la vanité ne nous les rende fatals alors même qu'ils profiteraient aux autres. Si le succès couronne nos efforts, si la gloire entoure notre nom de son auréole, si nous devenons célèbres, tâchons de rester modestes, d'être de plus en plus humbles, en pensant que, par nous-même, nous ne sommes rien, nous ne pouvons rien, et que cette petite flamme qu'on appelle le génie, un souffle peut l'éteindre quand il n'a pas dépendu de nous de l'allumer. Cette fugitive lueur, c'est le feu sacré venu du ciel, mais un mensonge de la Fable à tort prétendit que Prométhée avait pu dérober aux dieux la mystérieuse étincelle. Si nous ne pouvons être tout à fait indifférent aux murmures caressants de la renommée, aux douces joies d'un triomphe mérité, efforçons-nous d'épurer nos intentions, de travailler, de lutter, de souffrir pour le vrai bien, pour le vrai beau en vue de la récompense la plus sublime et des espérances d'une sainte immortalité. Chateaubriand (Réné) était né à Saint-Malo en 1768, il mourut à Paris en 1848, au lendemain de la révolution de février, aussi disparut-il de la scène sans faire plus de bruit que le moindre des littérateurs en temps ordinaire. Il est enterré, comme on sait, sur un rocher qui s'élève au milieu des flots, non loin de sa ville natale. Lui-même s'était inquiété longtemps à l'avance de se préparer une tombe à part et dans un mode qui ne fût point banal. S'il y eut là encore quelque calcul de la vanité, celle-ci s'est méprise; car maintenant les pèlerins deviennent rares de plus en plus sur l'ilot. Ceux qui parfois encore y abordent, ne sont guère que de pauvres matelots, ignorant le nom de grand homme et qui ne s'arrêtent pas là d'habitude pour déposer des couronnes, mais pour faire sécher leurs filets. [45] Loménie.--_Biographie des contemporains par un homme de rien._ CHAUVEAU-LAGARDE Cet homme éminent, l'une des gloires les plus pures du barreau moderne, peut et doit être proposé en exemple aux jeunes stagiaires comme aux avocats en renom; car il réunit toutes les vertus qui rendent cette profession si admirable quand on l'exerce comme elle devrait toujours s'exercer. Véritablement éloquent, de «cette éloquence qui est l'âme même,» comme a dit si bien le père Lacordaire, et dont, en effet, les inspirations venaient du coeur, Chauveau-Lagarde ne montrait pas pour ses clients moins de zèle que de désintéressement, et plus d'une fois il leur ouvrit sa bourse, bien loin d'accepter des honoraires. À ces vertus il joignait le courage qui ne reculait pas devant l'accomplissement d'un devoir pour lui sacré, fut-ce au péril de sa vie. Né à Chartres, le 21 janvier 1756, Chauveau-Lagarde (Claude-François) était fils d'un modeste artisan récompensé, ce qui n'arrive pas toujours, des sacrifices bien lourds qu'il s'était imposés pour son éducation, par les succès de l'enfant au collége d'abord, puis par ceux du jeune homme au barreau. Car, avant 89, Chauveau-Lagarde comptait déjà parmi les avocats distingués au Parlement, et les évènements politiques vinrent ouvrir à son talent une nouvelle et plus glorieuse carrière, quand par le triomphe des violents montagnards, jacobins, maratistes, hébertistes, la Révolution, qui avait éveillé tant d'espérances cruellement déçues, fut devenue le régime abominable de la Terreur. Alors que la guillotine, par décret spécial, se dressait en permanence (moins le couperet, retiré tous les soirs) sur la place dite aujourd'hui de la Concorde, la profession d'avocat exposait à de grands périls et, pour les éviter ou les braver, il ne fallait pas moins de courage que d'habileté. Chauveau-Lagarde eut l'un et l'autre, et souvent il ne craignit pas de disputer obstinément à Fouquier-Tainville ses victimes. Plus d'une fois, trop rarement au gré de son désir, il eut le bonheur de les lui arracher comme il fit du général Miranda, acquitté grâce à l'éloquente plaidoirie de son défenseur. Il fut moins heureux pour d'autres, pour Brissot, pour Charlotte Corday; mais celle-ci, condamnée à l'avance, pouvait-elle être sauvée «quand, dit un historien, son héroïsme se glorifiait de ce qu'on lui imputait à crime.» Aux questions du président, lorsqu'elle comparut devant le tribunal, elle répondit: «Oui, c'est moi qui ai tué Marat. --Qui vous a poussée à ce meurtre? --Ses crimes. --Quels sont ceux qui vous l'ont conseillé? --Moi seule; je l'avais résolu depuis longtemps; j'ai voulu rendre la paix à mon pays. --Croyez-vous donc avoir tué tous les Marat? --Hélas! non, reprit-elle. Comment défendre une prévenue qui s'accusait ainsi elle-même? «Chauveau-Lagarde, dit M. Durozoir, sans démentir ni son caractère, ni l'opinion qu'il s'était formée comme citoyen ou comme homme de l'assassinat de Marat» (blâmable au point de vue de la stricte morale), sut remplir noblement sa mission d'humanité. Il prononça en faveur de l'accusée un court mais émouvant plaidoyer, en s'efforçant, chose à peu près impossible d'ailleurs, d'appeler l'indulgence des juges sur sa cliente entraînée, disait-il, comme malgré elle, par le fanatisme et l'exaltation politique. Mais ici il fut interrompu par Charlotte Corday qui, dans un langage énergique, rétablit les faits et maintint le caractère véritable selon elle de son acte accompli, après mûre réflexion, dans la plénitude de la raison et avec une volonté tranquille et résolue, par pur dévoûment à la patrie. Du reste, elle se plut à rendre justice au zèle de son défenseur, et la condamnation prononcée, elle lui dit: «Vous m'avez défendue, Monsieur, d'une manière délicate et généreuse; c'était la seule qui pût me convenir; je vous en remercie et je veux vous donner une preuve de mon estime. On vient de m'apprendre que tous mes biens sont confisqués: je dois quelque chose à la prison, je vous charge d'acquitter cette dette.» Chauveau-Lagarde s'empressa d'accomplir ce pieux devoir, et avant même que Charlotte quittât la prison pour être conduite à l'échafaud, toujours calme, toujours forte et courageuse, mais revenue de quelques-unes de ses illusions d'après ce fragment d'une lettre à Barbaroux: «Quel triste peuple pour fonder une république! On ne conçoit pas ici qu'une femme inutile, dont la plus longue vie n'est bonne à rien, puisse s'immoler de sang-froid à son pays.» La pauvre jeune _héroïne_ n'eût pas dû ignorer que l'assassinat jamais n'a rien fondé, et qu'_une vie n'est jamais inutile, n'est jamais trop longue_, lorsqu'elle est remplie par la pratique des humbles et pieuses vertus et des obscurs dévoûments qui sont l'honneur de la femme, jeune fille où mère de famille. Quelques mois après l'exécution de Charlotte Corday, Chauveau-Lagarde fut choisi d'office par le tribunal pour défendre une autre et plus illustre accusée, l'infortunée Marie-Antoinette. «Quelques personnes, dit Chauveau-Lagarde lui-même dans sa brochure si intéressante relative au procès[46], ont vanté le prétendu courage qu'il nous fallut (à M. Tronçon-Ducoudray et à moi) pour accepter cette tâche à la fois honorable et pénible: elles se sont trompées. Il n'y a point de vrai courage sans réflexion. Nous ne songeâmes pas même aux dangers que nous allions courir. Je partis à l'instant pour la prison, plein du sentiment d'un devoir si sacré, mêlé de la plus profonde amertume.» Puis il reprend avec un accent où le coeur se trahit, où l'on sent cette vivacité de souvenirs du témoin oculaire ému, attendri: «La chambre où fut renfermée la Reine était alors divisée en deux parties par un paravent. À gauche en entrant était un gendarme avec ses armes; à droite, on voyait dans la partie occupée par la Reine, un lit, une table, deux chaises. Sa Majesté était vêtue de blanc avec la plus extrême simplicité. «..... En abordant la Reine avec un saint respect, mes genoux tremblaient sous moi; j'avais les yeux humides de pleurs; je ne pus cacher le trouble dont mon âme était agitée, et mon embarras fut tel, que je ne l'eusse éprouvé jamais à ce point si j'avais eu l'honneur d'être présenté à la Reine et de la voir au milieu de sa cour, assise sur un trône, environnée de tout l'éclat de sa couronne. «Elle me reçut avec une majesté si pleine de douceur, qu'elle ne tarda pas à me rassurer par la confiance dont je m'aperçus bientôt qu'elle m'honorait à mesure que je lui parlais et qu'elle m'observait.» De cette confiance d'ailleurs le défenseur sut se montrer digne. «Je lus avec elle son acte d'accusation. À la lecture de cette oeuvre d'enfer, mois seul je fus anéanti. La Reine sans s'émouvoir, me fit des observations,» insistant sur l'inanité de l'accusation fondée sur cette prétendue _conspiration contre la France_, d'accord avec les ennemis de l'extérieur et de l'intérieur. Les pièces annexées à l'acte d'accusation pourtant étaient en si grand nombre, qu'il semblait impossible, dans le peu de temps qui restait, d'en prendre connaissance. L'avocat obtint, non sans peine, de la Reine qu'elle fît une demande à la Convention pour qu'il lui fût accordé un délai rigoureusement nécessaire. La note fut remise à Fouquier-Tainville qui promit de la communiquer à l'Assemblée; mais il n'en fit rien, on n'en fit qu'un usage inutile, puisque, le lendemain matin, dès huit heures, ainsi qu'il avait été annoncé, les débats commencèrent, _ils durèrent pendant vingt heures consécutives_. «Il faut avoir été présent, dit Chauveau-Lagarde, à tous les détails de ce débat trop fameux pour avoir une juste idée du beau caractère que la Reine y a développé;» «plus occupée des autres que d'elle-même, comme l'a écrit M. de Montjoie; elle mit tous ses soins à ne compromettre aucune des personnes qui lui avaient été attachées.» «..... La Reine fut, dans son procès, comme elle l'avait toujours été durant le cours de sa vie, admirable de bonté. En voici d'ailleurs comme preuve quelques traits que j'ai recueillis dans ses réponses: «On lui reproche d'avoir, avec le Roi, _trompé le peuple_: »Elle répond: «Que sans doute le peuple _a été trompé_; qu'il l'a même été _cruellement_; mais que ce n'est assurément ni par le Roi, ni par elle qui l'ont toujours _également aimé_. »On reprochait à la Reine d'avoir entretenu, avant la Révolution, des rapports politiques avec le roi de Bohème et de Hongrie (Joseph II). »Elle répond: «Qu'elle n'a jamais entretenu avec son frère que des rapports d'amitié et point de politique; mais que si elle en avait eu de ce genre, _ils auraient été tous à l'avantage de la France_. »On l'accuse d'avoir constamment nourri avec le Roi le projet de détruire la liberté, en remontant sur le trône, à quelque prix que ce soit. »Elle répond: «Que le Roi et elle n'avaient pas besoin de remonter sur le trône, puisqu'ils y étaient qu'ils n'avaient, au reste, jamais désiré rien autre chose que _le bonheur de la France_; et qu'il leur aurait suffi que la _France fût heureuse_ pour qu'ils le fussent eux-mêmes.» Toutes les autres et si nombreuses questions faites à l'illustre accusée avaient le même caractère de puérilité odieuse ou d'absurdité ridicule; et toujours elle sut répondre avec autant de dignité que d'à-propos. Mais qu'importait au tribunal! que lui importait la plaidoierie des avocats dont Chauveau-Lagarde dit modestement: «Sans doute quelque talent que déploya M. Tronçon-Ducoudray dans sa plaidoierie et quelque zèle que je pouvais avoir mis dans la mienne, nos défenses furent nécessairement au-dessous d'une telle cause, pour laquelle toute l'éloquence d'un Bossuet ou d'un Fénelon n'aurait pu suffire ou serait restée du moins impuissante.» «... Ce que je puis dire, d'ailleurs, c'est que ni la présence des bourreaux devant lesquels un mot, un geste, une réticence pouvaient être un crime, ni l'appareil épouvantable de la mort dont nous étions environnés, ne nous ont fait oublier nos obligations; mais qu'au contraire nous combattîmes avec chaleur, avec énergie et de toutes nos forces, tous les chefs d'accusation, et que _nous plaidâmes pendant plus de trois heures_.... Il ne faut pas que les étrangers puissent croire que, dans les temps horribles où la Reine et Mme Élisabeth ont été assassinées, elles aient péri sans défense; ou, ce qui serait la même chose, pour ne pas dire plus affreux encore, que les Français qui furent chargés de les défendre n'aient pas senti toute l'importance de la mission qui leur était confiée.» «... J'avais ainsi plaidé pendant près de deux heures, j'étais accablé de fatigue; la Reine eut la bonté de le remarquer et de me dire avec l'accent le plus touchant: «Combien vous devez être fatigué, M. Chauveau-Lagarde: je suis bien sensible à toutes vos peines.» «Ces mots qu'on entendit autour d'elle ne furent point perdus pour les bourreaux... La séance fut un instant suspendue avant que M. Tronçon-Ducoudray prît la parole. Je voulus en vain me rendre auprès de la Reine: un gendarme _m'arrêta sous ses propres yeux_. M. Tronçon-Ducoudray, ayant ensuite plaidé, _fut arrêté de même en sa présence_; et de ce moment, il ne nous fut plus permis de lui parler.» Voilà ces temps, ces affreux temps que, de nos jours encore, certains écrivains, par une aberration de la folie ou du crime, osent excuser, que dis-je? justifier, glorifier, et si l'on en croyait leur langage, qu'on peut croire une misérable forfanterie, voudraient nous ramener! Les défenseurs revirent la Reine de loin seulement lorsqu'ils entrèrent, toujours escortés par les gendarmes, pour le prononcé de l'arrêt. «Cet horrible arrêt, dit Chauveau-Lagarde, nous ne pûmes l'entendre sans en être consternés; la Reine seule l'écouta d'un air calme... Ce calme ne l'a point abandonnée jusqu'à ses derniers moments. Rentrée à la prison et avant de s'endormir dans la sécurité de sa conscience, du sommeil des justes, elle écrivit à Mme Élisabeth la lettre que la Providence vient de révéler au monde, et qui est un monument éternel de l'inébranlable fermeté d'âme ainsi que de l'inépuisable bonté de coeur qu'elle avait manifestée durant tout le cours du procès.» Les deux courageux avocats, après avoir été fouillés et longuement interrogés sans qu'on trouvât rien à leur charge, furent laissés cependant dans la prison: «moins occupés de ce que nous allions devenir, dit la _Notice historique_, que de l'épouvantable issue de cet horrible procès. Quand on nous mit en liberté... _la Reine n'existait plus_.» Sept mois après, Chauveau-Lagarde fut averti par un message de Mme Élisabeth, qu'il était choisi pour la défendre. C'était la veille même du jugement (9 mai 1794). Tout aussitôt, il courut à la prison, mais on ne lui permit pas de communiquer avec son auguste cliente. Fouquier-Tainville, par une exécrable perfidie, motiva le refus d'autorisation sur l'ajournement du procès qui ne devait pas avoir lieu de sitôt; et le lendemain matin, en entrant dans la salle des séances du tribunal, Chauveau-Lagarde avait la douleur d'apercevoir «Mme Élisabeth environnée d'une foule d'autres accusés, sur le haut des gradins où on l'avait placée tout exprès la première pour la mettre plus en évidence.» L'acte d'accusation fut plus absurde et plus odieux, s'il était possible, que celui dirigé contre la Reine: on en jugera par ces deux griefs principaux: «La complicité dans la conspiration du Roi et de la Reine contre la nation.--Les secours donnés par elle (Madame) aux blessés du Champ-de-Mars qu'elle avait pansés de ses propres mains.» «Accusation monstrueuse, dit éloquemment Chauveau-Lagarde, et bien digne de ces temps d'irréligion et d'immoralité où ce qui paraissait le plus criminel à ces pervers était précisément ce qu'il y a de plus sacré parmi les hommes.» La princesse, en présence de ces assassins à gages affublés de la toge du juge, fut admirable de fermeté et ne montra pas moins de présence d'esprit que de dignité dans ses réponses. Bien que son défenseur n'eût pu conférer avec elle, et que le débat n'eût duré qu'un instant, Chauveau-Lagarde prit la parole et se montra à la hauteur de sa mission, en établissant d'abord que l'acte d'accusation n'avait aucune base sérieuse et que les faits allégués ne prouvaient rien autre chose que la bonté de coeur de Madame et l'héroïsme de son amitié. «Après avoir développé ces premières idées (lisons-nous dans la _Notice historique_), je finis en disant: qu'au lieu d'une défense je n'aurais plus à présenter pour Mme Élisabeth que son _apologie_; mais que, dans l'impuissance où j'étais d'en trouver une qui fût digne d'elle, il ne me restait plus qu'une seule observation à faire, c'est que la princesse, qui avait été à la cour de France _le plus parfait modèle de toutes les vertus, ne pouvait être l'ennemie des Français_.» À ces paroles prononcées avec l'énergique accent de la conviction, le président du Tribunal, Dumas, s'emporta jusqu'au délire de la fureur, en reprochant avec une brutalité sauvage et impie à l'avocat «de _corrompre la morale publique_ en ayant l'audace de parler des vertus de l'accusée.» «Il fut aisé de s'apercevoir que Mme Élisabeth qui, jusqu'alors, était restée calme et comme insensible à ses propres dangers, fut émue de ceux auxquels je venais de m'exposer: et après avoir, comme la Reine, entendu sans s'émouvoir son arrêt de mort, comme la Reine, elle a consommé paisiblement le grand sacrifice de sa vie.» Après l'audience, Dumas, toujours frénétique, proposa au tribunal de faire arrêter l'avocat. On ne l'osa pas encore cependant, parce qu'on voulait avoir l'air de laisser la liberté aux défenseurs tant qu'ils existaient, et ils ne furent supprimés que deux mois après «comme les fauteurs salariés de la tyrannie, dit le rapport à ce sujet, voués par état à la défense des ennemis du peuple.» Bientôt après, 1er juillet, Chauveau-Lagarde, arrêté à la campagne, à vingt lieues de Paris, fut amené par des gendarmes à la prison de la Conciergerie. L'ordre d'arrestation portait «qu'il serait traduit sous trois jours au tribunal révolutionnaire pour y être jugé, attendu _qu'il était temps que le défenseur de la Capet_ (sic) _portât sa tête sur le même échafaud_.» Mais le prisonnier eut le bonheur d'être oublié dans cette foule de victimes que le tribunal immolait sans relâche: «Je ne réclamai point, dit-il, je gagnai du temps, et après quarante jours de captivité, je fus mis en liberté dix jours après la mort de Robespierre et de Payan qui m'avait fait arrêter.» Libre, le courageux avocat reprit avec la même indépendance l'exercice de sa profession. En 1797, nous le voyons défendre, devant une commission militaire, l'abbé Brottier, accusé de conspiration royaliste. Sous l'Empire, à force de démarches et de persévérance, il obtient la grâce du lieutenant-colonel espagnol Darguines, que son éloquence n'avait pu faire absoudre. Sous la Restauration, à laquelle ses sympathies étaient acquises, un proscrit, le général Bonnaire, ne fit pas en vain appel à son dévouement; et ce fut grâce à Chauveau-Lagarde, sans doute, que la déportation, au lieu de la peine capitale, fut prononcée en présence des charges sérieuses qui pesaient sur l'accusé, «coupable au moins, dit M. Leroy, d'une grande faiblesse dans des circonstances graves, et que la prudence comme le sang-froid avaient abandonné.» La noble indépendance de son caractère ne nuisit point à Chauveau-Lagarde parmi les esprits élevés de son parti. La duchesse d'Angoulême fit au défenseur de sa mère et de sa tante l'accueil le plus bienveillant et lui dit avec un accent ému: «_Depuis longtemps je connais vos sentiments_.» Pourtant il semble que le gouvernement de la Restauration qui, parfois, avec les intentions les meilleures, circonvenu par l'intrigue ou la passion, se montrait trop avare de ses faveurs pour les vrais dévouements, ne reconnut point, autant qu'il eût dû, les services de Chauveau-Lagarde, et ce fut presque tardivement que celui-ci fut appelé à siéger à la Cour de cassation. Il reçut de plus la décoration de la Légion d'honneur et des titres de noblesse. L'illustre avocat, d'ailleurs, jouissait depuis longtemps de la plus belle des récompenses, l'estime universelle, méritée par une vie sans tache. Dirai-je aussi aux yeux de tous les gens de bien, cette gloire, cet incomparable honneur d'avoir pu défendre, au péril de sa vie, deux des plus augustes victimes de la Révolution. «Qu'y a-t-il, en effet, de plus admirable que cette princesse... qui, toujours reine, toujours mère, toujours épouse, toujours elle-même, a su finir, comme Louis XVI, par demander à Dieu la grâce de ses bourreaux..... Quant à Mme Élisabeth de France, ne s'est-elle pas aussi, par son angélique résignation, élevée comme au-dessus de l'humanité même[47]?» Chauveau-Lagarde mourut en chrétien, il n'est pas besoin de le dire, à Paris, le 24 février 1841, ne laissant qu'une fortune modeste et bien inférieure à celle que son grand talent et sa réputation pouvaient lui faire acquérir s'il n'eût point été aussi désintéressé. Depuis longues années dans la tombe l'avait précédé l'autre défenseur de Marie-Antoinette, Tronçon-Ducoudray, mort, victime de son dévouement, à Synnamarie, où il avait été déporté. [46] _Notice historique sur les procès de la reine Marie-Antoinette et de Madame Élisabeth_; in-8º, 1816. [47] _Notice historique sur le procès de la Reine_, etc. QUELQUES MOTS SUR LA CHEVALERIE[48] «On place ordinairement l'institution de la chevalerie à l'époque de la première croisade, dit Chateaubriand, quoiqu'elle remonte à une date fort antérieure. Elle est née du mélange des nations arabes et des peuples septentrionaux, lorsque les deux grandes invasions du Nord et du Midi se heurtèrent sur les rivages de la Sicile, de l'Italie, de la Provence, et dans le centre de la Gaule,» ce qui ferait remonter l'institution à la seconde moitié du VIIIe siècle, mais son existence officielle, si l'on me permet cette expression, ne date guère que du XIe siècle et ce n'est qu'à cette époque qu'on la voit régulièrement organisée. »Mais, dit l'historien déjà cité, on a eu tort de vouloir faire des chevaliers _un corps_ de chevalerie. Les cérémonies de la réception du chevalier, l'éperon, l'épée, l'accolade, la veille des armes, les grades de page, de damoiseau, de poursuivant, d'écuyer, sont des usages et des institutions militaires qui remplaçaient d'autres usages et d'autres institutions tombées en désuétude; mais ils ne constituaient pas un corps de troupes homogène, discipliné, agissant sous un même chef, dans une même subordination. Les ordres religieux chevaleresques ont été la cause de cette confusion d'idées; ils ont fait supposer une chevalerie historique _collective_, lorsqu'il n'existait qu'une chevalerie individuelle. Au surplus, cette chevalerie fut délicate, vaillante, généreuse, et garda l'empreinte des deux climats qui la virent éclore; elle eut le vague et la rêverie du ciel noyé des Scandinaves, l'éclat et l'ardeur du ciel pur d'Arabie.» Dans ces temps si différents des nôtres, où la guerre était en quelque sorte l'état normal de la société, où la police, à vrai dire, n'existait point, le but avoué du chevalier, sa mission glorieuse autant qu'utile, était la protection du faible, de la femme, de la veuve, comme de l'orphelin. La terre a vu jadis errer des paladins; Ils flamboyaient ainsi que des éclairs soudains, Puis s'évanouissaient, laissant sur les visages La crainte et la lueur de leurs brusques passages, Ils étaient dans des temps d'oppression, de deuil ............. Les spectres de l'honneur du droit, de la justice; Ils foudroyaient le crime, ils souffletaient le vice; On voyait le vol fuir, l'imposture hésiter, Blêmir la trahison, et se déconcerter Toute puissance injuste, inhumaine, usurpée, Devant ces magistrats sinistres de l'épée... a dit admirablement le poète. Le dévouement aux dames, l'inviolable fidélité à la parole jurée, la défense du prêtre, du religieux, du pèlerin, du berger gardant son troupeau, ou du laboureur piquant ses boeufs, tels étaient les devoirs du chevalier, et auxquels il s'engageait par des serments solennels. Comme, au reste, pendant longtemps, à ces devoirs la plupart se montrèrent généreusement fidèles, l'institution rendit à la civilisation d'immenses services, dont les peuples lui furent reconnaissants. Aussi, quoique disparue depuis des siècles, elle a laissé, ainsi qu'on l'a dit, «des traces ineffaçables de son souvenir dans nos moeurs, dans nos idées, dans notre langage, dans les rapports de famille, et dans le droit des gens.» Mais on ne peut dissimuler pourtant que, par l'exaltation de certains sentiments, la chevalerie, celle surtout qu'on appelait la _chevalerie errante_, fut entraînée à des écarts qui précipitèrent sa décadence, écarts qu'aujourd'hui nous avons peine à croire, tant sont prodigieuses ces exagérations, dont plusieurs, tout probablement, furent des actes de folie véritable qui conduiraient maintenant leur auteur à Charenton. Il y eut alors chez certains chevaliers un étrange amalgame des pratiques de la religion avec la fidélité, on pourrait dire, la dévotion à la _Dame de leurs pensées_, dont le culte devenait une espèce d'idolâtrie à la fois superstitieuse et fanatique. Car le chevalier prenait les couleurs de sa dame, subissait avec une humble soumission ses dédains, ses caprices, si déplaisants qu'ils fussent; bien plus, il l'invoquait à l'heure du combat, même à l'heure de la mort. C'est à cette divinité terrestre qu'il rapportait toute la gloire de ses exploits. On voyait, pour citer quelques exemples, tel chevalier qui, pour expier un tort souvent imaginaire, s'arrachait un ongle, se coupait même un doigt, qu'il envoyait en témoignage de repentir à la belle offensée. Un autre se couvrait un oeil d'un bandeau et se condamnait à ne pas y voir pendant un laps de temps considérable. Qu'auraient fait de plus les faquirs de l'Inde? Un troisième parcourait le monde costumé d'une façon ridicule, en Vénus, en Junon, par exemple, mais d'ailleurs armé de la lance, et, sous son vêtement féminin, couvert de l'armure, il forçait tous les chevaliers qu'il rencontrait à rompre une lance en l'honneur de sa dame. D'autres, et nullement pour l'amour du ciel, s'imposaient des jeûnes excessifs, de longues et pénibles retraites dans les lieux les plus déserts, les bois et les rochers, en s'exposant à toutes les intempéries des saisons, comme fit l'_Orlando furioso_, d'après un poète trop célèbre. L'Église dut plus d'une fois intervenir pour réprimer ces excès, et il ne fallut pas moins que sa haute et sainte autorité et sa fermeté pour y réussir, en tournant cette fiévreuse exaltation vers le bien, ce qui donna naissance aux ordres religieux et militaires, ou du moins servit à leur développement. La vie du chevalier était soumise à des règles comme à des épreuves, lors de ses débuts; un noviciat assez long précédait d'ordinaire la réception, qui se faisait de la façon la plus solennelle et avec des cérémonies à la fois graves et touchantes dont le jeune chevalier devait se souvenir à jamais. Parfois cependant, vu la nécessité pressante, dans le déclin de l'institution surtout, la chevalerie se conférait sur la brèche, dans la tranchée d'une ville assiégée ou sur le champ de bataille. C'est ainsi qu'à Marignan, François Ier voulut être armé chevalier de la main de Bayard. «Bayard, mon ami, lui dit-il d'après un vieil auteur, je veux être aujourd'hui fait chevalier par vos mains; car avez vertueusement, en plusieurs royaumes et provinces, combattu contre plusieurs nations... Donc, mon ami, dépêchez-vous.» »Alors prit son épée Bayard, et dit: «Sire, autant vaille que si estais Roland ou Olivier, Godefroy ou Baudouin, son frère. »Et puis après, cria hautement l'épée en la main droite: «Tu es bienheureuse d'avoir aujourd'hui, à un si beau et puissant roi, donné l'ordre de la chevalerie. Certes, ma bonne épée, vous serez moult bien comme relique gardée, et sur toutes autres honorée, et ne vous porterai jamais si ce n'est contre Turcs, Sarrasins et Mores.» «Et puis fait deux sauts, et après remet au fourreau son épée.» Pour la chevalerie, existait la dégradation, à laquelle on était condamné pour crime de félonie, et qui s'accomplissait avec des circonstances qui la rendaient terrible. On faisait monter le coupable sur un échafaud dressé tout exprès en place publique. Là, on brisait sous ses yeux les deux pièces de son armure; son écu, le blason gratté, était attaché à la queue d'une cavale pour être traîné par les rues. Le héraut d'armes outrageait, par toutes les injures que l'imagination pouvait lui fournir, le misérable, fou de honte et de douleur. Les prêtres alors récitaient les vigiles funèbres, terminées par les malédictions du psaume 108. Puis quelqu'un demandait par trois fois le nom du dégradé, et par trois fois le héraut répondait: «_Nescio!_ Je ne connais pas le nom de cet homme; il n'y a devant nous qu'un parjure et un félon.» Tout n'était pas fini pourtant: car, après qu'on avait répandu sur la tête du coupable un bassin d'eau chaude, il était tiré jusqu'au pied de l'échafaud avec une corde. Là, on l'étendait sur une civière en le couvrant d'un drap mortuaire, et dans cet état on le portait à l'église voisine, où le clergé, sur un mode lugubre et lent, psalmodiait à l'intention de cette espèce de cadavre, de ce mort vivant, les prières des défunts. Effrayant spectacle! mais admirable aussi, mais salutaire, qui devait faire sur les esprits, ou plutôt sur les coeurs, une impression ineffaçable et rendre, pour ceux-là surtout qui en avaient été les témoins, la violation du serment presque impossible [48] À propos de l'impasse dit des _Chevaliers_. DE CHEVERUS (LE CARDINAL) De Cheverus (Jean Louis Anne-Madeleine) né à Mayenne, le 28 janvier 1768, d'une ancienne famille de magistrats, «s'est attiré dans les deux mondes, dit M. Delambre, par sa piété et ses vertus, l'estime et l'affection des hommes même les plus opposés à ses croyances; et revenu au sein de sa patrie après trente années d'absence, il a retracé le même spectacle d'une vie pure, apostolique, gagnant tous les coeurs, multipliant les fidèles, par son aimable simplicité et l'inaltérable aménité de son caractère.» «Nous l'avons vu au milieu de nous, écrivait à l'époque de sa mort un pieux ecclésiastique, tel qu'il avait été à Boston et à Montauban, inspirant l'amour par toutes les qualités qui gagnent les coeurs, commandant le respect par les vertus les plus éminentes. Dans sa conduite comme évêque, comme homme privé, il a toujours été égal à lui-même, c'est-à-dire plein d'une haute sagesse, ne s'occupant que de ses devoirs et se conciliant par son zèle, sa prudence, sa douceur, sa charité, sa simplicité, une vénération et une confiance universelles.» Écoutons maintenant le témoignage des protestants. Un journal de Boston, en parlant de M. de Cheverus et de l'abbé de Malignon, s'exprime ainsi: «Ces hommes sont si savants qu'il n'y a pas moyen d'argumenter avec eux; leur vie est si pure et si évangélique qu'il n'y a rien à leur reprocher. Dans un autre numéro du même journal on lit encore: «En voyant de tels hommes, qui peut douter s'il est permis à la nature humaine d'approcher de la perfection de l'Homme-Dieu et de l'imiter de très près.» Une autre fois, c'est un protestant de la ville qui vient trouver l'abbé de Cheverus pour lui dire les larmes aux yeux: «Je ne croyais pas qu'un homme de votre religion pût être un homme de bien; je viens vous faire réparation d'honneur; je vous déclare que je vous estime et vénère comme le plus vertueux que j'aie connu.» Voilà, pris au hasard entre mille, quelques-uns des témoignages publiés ou privés d'admiration et d'estime rendus à ce saint évêque qui fit bénir dans les deux mondes sa charité inépuisable, héroïque parfois, comme sa douceur merveilleuse, et fut dans ce siècle tourmenté un autre St-François de Sales. N'est-ce pas un bonheur d'avoir à raconter, quoique, hélas! trop brièvement, cette vie si pleine et dans laquelle abondent les traits touchants ou sublimes? Heureux si nous pouvons faire passer dans l'âme du lecteur quelques-unes des émotions qui, plus d'une fois, ont remué délicieusement notre coeur, et fait trembler des larmes à nos paupières! Mais c'est trop insister sur l'exorde, venons aux preuves, à savoir aux faits eux-mêmes dont l'éloquence sera bien autrement persuasive que tous les discours. Après avoir fait avec succès ses études classiques au collége de Louis-le-Grand, le jeune Cheverus, aspirant à l'honneur du sacerdoce, étudia la théologie au collége de St-Magloire tenu par les Oratoriens. Ferme dans sa vocation bien que l'avenir fût gros de menaces qui ne devaient que trop tôt devenir des réalités, il fut ordonné prêtre le 18 décembre 1790, lors de la dernière ordination publique qui ait eu lieu à Paris avant la Révolution, alors que déjà l'Église, dépouillée de tous ses biens, la constitution civile du clergé décrétée avec obligation du serment, le prêtre fidèle à ses devoirs se voyait placé entre sa conscience et le martyre. Pour le jeune de Cheverus le choix n'était pas douteux: il refusa le serment, et pendant deux ans, ne s'en dévoua pas moins aux saintes fonctions de son ministère qu'il lui fallait exercer d'ordinaire en secret au milieu de continuelles alarmes. Vers la fin de l'année 1792 cependant, alors que tous les prêtres insermentés se voyaient condamnés à la déportation, l'abbé de Cheverus put, à l'aide d'un passeport, passer en Angleterre. Pour s'y créer des ressources, il entra comme professeur de français dans une pension tenue par un ministre protestant, et, en moins d'une année, il avait appris la langue anglaise dont il ne connaissait pas le premier mot lors de son arrivée dans l'île. Il s'exprimait assez bien déjà pour pouvoir se charger du service d'une chapelle catholique à Londres et même faire des instructions dans la langue du pays. Cependant, par un touchant scrupule, doutant qu'il pût être compris par tous, la première fois qu'il prêcha, après être descendu de chaire, il s'approcha d'un des auditeurs qu'à son extérieur il jugeait devoir être un artisan, et lui demanda: --Pardon, mon ami, j'aurais une petite question à vous faire. --Faites, monsieur, l'abbé, je tâcherai d'y répondre de mon mieux. --Vous assistiez au sermon, je crois. Là, franchement, la main sur la conscience, m'avez-vous toujours entendu, c'est-à-dire compris? Ce n'est pas un compliment que je vous demande. --Monsieur le curé, en toute sincérité, voici ce que je puis vous répondre: votre sermon n'était pas comme ceux des autres, il n'y avait pas un seul mot du dictionnaire, tous les mots se comprenaient tout seuls. Dans le courant de l'année 1795, le jeune prêtre reçut une lettre de l'abbé de Malignon, ancien docteur et professeur en Sorbonne, qui, lors de la Révolution, était passé en Amérique où ses talents et ses vertus, dignement appréciés, trouvaient largement à s'exercer. De Boston qu'ils habitait, il écrivait au jeune de Cheverus, qu'il avait connu naguère en France, pour lui demander de venir l'aider dans l'exercice de son laborieux mais fructueux ministère. L'abbé de Cheverus, assuré que là bas il y avait plus de bien à faire encore qu'en Angleterre où, grâce à la proscription, les prêtres catholiques se comptaient par centaines, partit pour l'Amérique. On pense avec quelles larmes paternelles, le vénérable abbé de Malignon serra dans ses bras et sur son coeur, ce frère ou plutôt ce fils qui lui apportait, dans son lointain exil, avec la joie de sa présence, comme un parfum de la patrie qu'il n'espérait plus revoir. Puis, pour l'apôtre qui déjà commençait à sentir le poids des ans, quel bonheur de pouvoir compter sur le zèle de ce vaillant, de ce savant, de ce vertueux collaborateur, au bout de quelques mois estimé, aimé, apprécié dans la ville à l'égal de lui-même et qu'il savait capable, au besoin, de le suppléer, malgré sa jeunesse, dans les circonstances les plus difficiles! Aussi qu'on juge de son émotion quand un matin arriva un message de l'évêque de Baltimore, qui, instruit par la voix publique des mérites du prêtre français, lui offrait la cure importante de Sainte-Marie à Philadelphie. Mais, sans hésiter d'un instant, l'abbé de Cheverus, tout en remerciant Mgr Carrol dans les termes les plus respectueux comme les plus chaleureux, répondit qu'il ne pouvait, dans aucun cas, se séparer de l'abbé de Malignon qui l'avait appelé en Amérique et était pour lui non pas seulement un vénérable ami, mais un bien-aimé père. Pourtant, à quelque temps de là, il le quittait, à la vérité pour une absence seulement de quelque mois employés à évangiliser les bons Indiens de Passamaquody et de Penobscot, une mission qui fut des plus pénibles au point de vue de la fatigue matérielle, mais dont il fut amplement dédommagé par ces consolations les plus douces au coeur de l'apôtre. «Jamais il n'avait fait encore pareille route» dit l'éloquent auteur[49] de cette _Vie de cardinal de Cheverus_ qu'il n'est plus besoin de recommander: «Une sombre forêt, aucun chemin tracé, des broussailles et des épines à travers lesquelles il était obligé de s'ouvrir un passage et puis, après de longues fatigues, point d'autre nourriture que le morceau de pain qu'ils avaient pris à leur départ; le soir pas d'autre lit que quelques branches d'arbres étendues par terre, et encore fallait-il allumer un grand feu tout autour pour éloigner les serpents et autres animaux dangereux qui auraient pu, pendant le sommeil, leur donner la mort. Ils marchaient ainsi depuis plusieurs jours lorsqu'un matin (c'était un dimanche), grand nombre de voix, chantant avec ensemble et harmonie, se font entendre dans le lointain. M. de Cheverus écoute, s'avance et à son grand étonnement il discerne un chant qui lui est connu, la messe royale de Dumont, dont retentissent nos grandes églises et cathédrales de France, dans nos plus belles solennités. Quelle aimable surprise et que de douces émotions son coeur éprouva! Il trouvait réunis à la fois dans cette scène l'attendrissant et le sublime; car quoi de plus attendrissant que de voir un peuple sauvage, _sans prêtres depuis cinquante ans_, et qui n'en est pas moins fidèle à solenniser le jour du Seigneur; et quoi de plus sublime que ces chants sacrés inspirés par la piété seule, retentissant au loin dans cette immense et majestueuse forêt?» Trois mois s'étaient écoulés au milieu des fatigues et des consolations abondantes de cette heureuse mission, lorsque un message, arrivé non sans peine à l'abbé de Cheverus, le fit revenir en toute hâte à Boston où la fièvre jaune avait éclaté. Le prêtre intrépide, pareil au soldat que le champ de bataille attire, accourut aussitôt au poste du péril, et comme si lui-même il eut été invulnérable, il se prodigua de jour et de nuit, à la fois aumônier, infirmier, ensevelisseur au besoin. Comme quelques amis le blâmaient de se ménager trop peu et de s'exposer même témérairement, il fit cette réponse qu'on eût dû écrire en lettres d'or sur quelque monument de la ville: «Il n'est pas nécessaire que je vive, mais il est nécessaire que les malades soient soignés et les moribonds assistés.» Est-il besoin d'ajouter que ces nouvelles preuves d'un dévouement si souvent héroïque ne firent qu'ajouter à la vénération de tous «catholiques et protestants pour le bon prêtre; en voici une preuve des plus touchantes: »Chose remarquable! dit M. Delambre, dans les repas de cérémonie où les bienséances l'obligeaient à se trouver et où assistaient jusqu'à trente ministres de sectes diverses, c'était toujours lui que le maître de la maison et les ministres eux-mêmes invitaient, _comme le plus digne_, à bénir la table et qui faisait avec le signe de la croix la prière accoutumée de l'Église catholique.» Le nombre des fidèles, grâce à de tels exemples, allant toujours en augmentant, la chapelle devenait insuffisante d'autant plus que nombre de protestants ne se montraient pas moins empressés que les catholiques pour assister aux instructions et même aux offices. L'abbé de Cheverus, afin de répondre aux désirs de ces âmes pieuses, prit courageusement l'initiative d'une souscription ayant pour but la construction d'une église; et le président des États-Unis à cette époque, John Adams fut le premier, quoique protestant, à s'inscrire sur la liste «couverte bientôt des noms les plus honorables protestants aussi bien que catholiques.» L'abbé de Cheverus fit aussitôt creuser les fondations; mais, dans son zèle conseillé par la prudence, quand les sommes par lui reçues se trouvèrent épuisées, il suspendit les travaux et ne permit de les reprendre qu'après avoir touché l'argent nécessaire. Dans un pays où la banqueroute est endémique, il croyait ne pouvoir être trop prudent en n'escomptant point par le crédit un avenir incertain et des ressources éventuelles; car des dettes, s'il n'eût pu tenir à ses engagements, c'était pour son ministère encore plus que pour lui-même la déconsidération et la ruine de toute influence. Dans le courant de l'année 1803, il eut occasion de prouver que chez lui la charité la plus sublime, la compassion la plus tendre s'unissaient à toute la vigueur d'une âme sacerdotale. Deux pauvres Irlandais, condamnés à mort pour un crime dont ils étaient innocents, lui écrivirent de la prison de Northampon pour réclamer le secours de son ministère. La lettre reçue, l'abbé part aussitôt et prodigue à ces infortunés toutes les consolations que lui suggère un coeur attendri par la pitié en même temps qu'exalté par la foi. Le jour fixé pour l'exécution arrive; il est d'usage, paraît-il, aux États-Unis, c'était du moins la coutume à cette époque, de conduire, avant de le mener au milieu du supplice, le condamné à l'église ou au temple pour y entendre une suprême exhortation. L'abbé de Cheverus, monté en chaire, aperçoit au-dessous de lui toute une foule empressée et compacte, composée de femmes surtout, qui venaient attirées par une curiosité blâmable et pour assister aux derniers moments des malheureux condamnés. Alors, enflammé d'une sainte indignation, lui d'ordinaire tout onction et toute douceur, il s'écrie avec le geste véhément et la voix tonnante d'un Bridaine: «Les orateurs sont ordinairement flattés d'avoir un auditoire nombreux et moi j'ai honte de celui que j'ai sous les yeux. Il y a donc des hommes pour qui la mort de leurs semblables est un spectacle de plaisir, et un objet de curiosité? Mais vous surtout, femmes, que venez-vous faire ici? Est-ce pour essuyer les sueurs froides de la mort qui découlent du visage de ces infortunés? Est-ce pour éprouver les émotions douloureuses que cette scène doit inspirer à toute âme sensible? Non sans doute: c'est donc pour voir leurs angoisses et les voir d'un oeil sec, avide et empressé? Ah! j'ai honte pour vous et vos yeux sont pleins d'homicide. Vous vous vantez d'être sensibles et vous dites que c'est la première vertu de la femme; mais si le supplice d'autrui est pour vous un plaisir et la mort d'un homme un amusement de curiosité qui vous attire, je ne dois plus croire à la vertu; vous oubliez votre sexe, vous en faites le déshonneur et l'opprobre.» Ambroise ou Chrysostôme n'aurait pas mieux dit. À de tels élans on reconnaît le grand coeur; et c'est à eux surtout que peut s'appliquer cette belle parole de Lacordaire: «_L'éloquence c'est l'âme même_.» Après cette terrible apostrophe, il n'est pas besoin de dire qu'autour de l'échafaud rares furent les curieux et surtout les curieuses. Personne cependant ne garda rancune au courageux apôtre, et, tout au contraire, ce fut une joie universelle quand, quelques années après, on apprit que l'abbé de Cheverus, promu à l'épiscopat, était choisi pour remplir l'un des quatre nouveaux siéges érigés en Amérique, celui de Boston, diocèse comprenant toute la Nouvelle-Angleterre. Cette haute dignité avait été proposée d'abord à l'abbé de Malignon, qui certes en était digne par ses vertus et par sa science; il en donna la meilleure preuve puisque, dans son humilité, il fit si bien que M. de Cheverus fut nommé à sa place comme plus apte à remplir ces hautes fonctions dans les circonstances actuelles. Le nouvel évêque d'ailleurs ne trompa point l'attente de son ami ni celle de ses ouailles, et sa dignité ne refroidit en rien l'ardeur de son zèle, bien au contraire. Évêque, il resta missionnaire, se faisant tout à tous selon la parole du grand Paul, et continuant d'exercer toutes les fonctions du saint ministère, baptisant, confessant, catéchisant, visitant les pauvres, les malades, et les plus délaissés, les plus abandonnés. Un jour, la vieille domestique qui le servait remarque que Monseigneur, sorti de bonne heure pour se rendre à l'église, rentrait plus tard qu'à l'ordinaire, et sur ses vêtements froissés elle aperçoit des traces de poussière mêlée avec un grossier duvet. Le lendemain et le jour suivant, elle fait la même remarque. Alors, se doutant bien qu'il y avait là quelque touchant mystère de charité, et craignant que son maître ne fût entraîné par son zèle, elle le suit à distance un matin et le voit, dans un faubourg éloigné de la ville, entrer dans une cabane. Elle s'approche, et alors, appuyée contre la cloison, retenant son souffle, elle regarde à travers les planches mal jointes, et que voit-elle? sur un misérable grabat, un pauvre vieux nègre, malade, infirme que l'évêque, agenouillé près de lui, console, encourage, en lui parlant comme un père eût fait à son fils. Après avoir allumé du feu, il le découvre doucement, panse ses plaies, puis il lui fait manger les aliments préparés de ses propres mains, et l'ayant ensuite recouché avec la plus tendre sollicitude, il lui dit adieu en l'embrassant tout inondé des larmes du pauvre noir qui ne trouvait pas de mots pour exprimer sa gratitude, mais ne fut pas aussi muet quand, plus tard convalescent, il s'agit de la publier dans la ville, malgré le silence à lui recommandé par le prélat. Une autre fois, c'est un brave matelot qui, au retour d'un long voyage, trouve, montant son escalier et portant une charge de bois sur l'épaule, le bon évêque auquel, avant de partir, il avait recommandé naïvement sa femme et qui, à défaut d'une soeur de charité, faisait auprès de la pauvre malade les fonctions d'infirmier. On conçoit après des traits pareils, qui se renouvelaient chaque jour, que l'évêque de Boston fût des plus chers à son troupeau. Nombre de gens voulaient au baptême donner à leurs fils le nom de Jean par affection pour leur pasteur. Un jour, celui-ci demandant au parrain selon l'usage quel nom il voulait donner à l'enfant, l'autre répondit: --Jean de Cheverus, évêque. --Comment dites-vous? --Jean de Cheverus, évêque! reprit le brave homme sans sourciller. Le prélat sourit, puis il murmura: --Pauvre enfant, Dieu te garde de jamais le devenir! Ce n'est pas un léger fardeau. Vers la fin de l'année 1818, Mgr de Cheverus eut une grande douleur, il perdit son ami, son père, le bon abbé Malignon. Le chagrin qu'il ressentit de cette perte comme ses fatigues et ses occupations qui s'en accrurent, le défunt n'ayant pu d'abord être remplacé, eurent une action fâcheuse sur sa santé. Son état même devint assez pénible pour qu'il prît conseil des médecins; tous furent d'avis que le climat rigoureux de Boston lui était contraire, à ce point qu'à leur dire un nouvel hiver passé par lui sous ce ciel inclément pourrait être mortel. Qu'on juge des perplexités de l'évêque alors que, dans le même temps, il recevait du roi Louis XVIII l'invitation ou plutôt l'ordre de revenir en France pour y occuper l'un des siéges vacants. M. Hyde de Neuville, dans un récent voyage à Boston, avait vu son compatriote à l'oeuvre et n'avait pu se tenir, après son retour, d'en parler au roi. M. de Cheverus, bien que son coeur fût resté tout français, et qu'il lui semblât doux de revoir la terre natale, ne pouvait se décider pourtant à se séparer de ses enfants d'adoption, et à une lettre plus pressante du grand aumônier, parlant au nom du roi, il répondit «qu'il suppliait Sa Majesté de lui pardonner de faire ce qu'il croyait devant Dieu être de son devoir.» Le refus ne fut pas admis, et le grand aumônier insista dans les termes les plus énergiques précisément alors que les médecins déclaraient le climat de Boston trop rigoureux pour l'évêque. Mgr de Cheverus, dont le coeur était combattu et comme déchiré entre deux partis vers lesquels il inclinait également, se résigna enfin au départ. Dieu sait ce qu'il lui en coûtait et avec quelles larmes il se sépara de son troupeau désolé, après avoir fait don au diocèse et à ses amis de tout ce qu'il possédait, l'église, la maison épiscopale, le couvent des Ursulines, restés sa propriété; il donna aussi ses ornements, jusqu'à ses livres. Il ne se réservait rien et partait plus pauvre qu'il n'était venu. La ville presque entière voulut lui faire cortége à sa sortie des murs, et quarante voitures au moins l'accompagnèrent pendant plusieurs lieues sur la route de New-York. Quand enfin, il fallut se séparer, protestants et catholiques s'agenouillèrent également pour recevoir une dernière fois sa bénédiction. Vers la fin de l'année 1823, Mgr de Cheverus arrivait en France, et la tristesse qu'il ressentait souvent encore à la pensée de ceux qu'il laissait orphelins, s'adoucit peu à peu par la joie de revoir, avec la terre natale, de vieux amis, des parents qui lui faisaient fête, et auxquels il croyait avoir dit un éternel adieu. Présenté au roi lors de son arrivée à Paris, puis nommé à l'évêché de Montauban, après quelques retards provenant de difficultés relatives à l'enregistrement des bulles, il put faire son entrée dans sa ville épiscopale où sa réputation l'avait devancé; aussi catholiques et protestants s'empressèrent à l'envi pour le recevoir et les ministres furent des premiers à venir le saluer. Un trait touchant marqua les débuts de son épiscopat. Il apprit que, dans une ville assez importante de son diocèse, le maire et le curé ne vivaient point en bonne intelligence, mais par la faute surtout du premier. L'évêque va le trouver: «Monsieur, lui dit-il, j'ai un grand service à vous demander; vous me trouverez sans doute indiscret, mais j'attends tout de votre obligeance. --Monseigneur, répond le maire, vous me rendez confus; qu'aurais-je à vous refuser? je serais trop heureux s'il était quelque moyen de vous prouver que je partage les sentiments de respect, d'affection, de vénération pour notre premier pasteur qui remplissent ici tous les coeurs. --Eh bien! reprend aussitôt l'évêque en l'embrassant, le service que j'ai à vous demander c'est d'aller porter ce baiser de paix à votre curé. --Monseigneur, je ne puis pas vous dire: _Non!_ et j'y vais de ce pas.» Ce qui eut lieu en effet et la réconciliation fut complète. L'année suivante, la charité de l'évêque eut à s'exercer sur un plus vaste théâtre. Par suite d'un débordement du Tarn, deux faubourgs de la ville furent envahis, et les habitants chassés de leur domicile quand ils avaient pu fuir. L'évêque, après avoir pendant toute une journée, monté dans une barque, aidé au sauvetage, ouvre son palais aux victimes du fléau dont le nombre s'éleva bientôt à plus de trois cents. Une pauvre femme cependant restait au dehors regardant les fenêtres d'un air désolé. L'évêque l'aperçoit. --Mais pourquoi, demande-t-il à quelqu'un, cette pauvre femme n'entre-t-elle pas comme les autres? Il y a de la place encore, il y en aura toujours. --Elle n'ose pas! fut-il répondu, elle n'est point catholique, mais protestante. --Qu'importe! répond l'homme de Dieu qui descend au plus vite les degrés, traverse la cour, sort dans la rue et s'approchant de l'infortunée: --Entrez, ma fille, entrez, dit-il, et ne craignez rien, je sais ce qui vous arrête. Mais ne sommes-nous pas tous frères dans le malheur surtout? Après de tels actes de bonté, on pense avec quels regrets, moins de deux années après, les fidèles de Montauban virent s'éloigner leur pasteur nommé à l'archevêché de Bordeaux en remplacement de Mgr d'Aviau du Bois-Sanzay, décédé. Les pleurs que faisait verser la mort de ce dernier ne furent point taris, mais ils coulèrent avec moins d'amertume dès qu'on sut le nom de son successeur, accueilli, quoique inconnu de la plupart, comme un père qui revient au milieu de ses enfants, et il fut bien en effet pour tous un père. Après les évènements de 1830, éliminé de la chambre des pairs dont il faisait partie, il apprit que des personnages influents s'employaient activement auprès du gouvernement pour faire comprendre l'archevêque dans une nouvelle promotion. Il fit alors publier dans les journaux une note conçue en ces termes: «Je me réjouis de me trouver hors de la carrière politique. J'ai pris la ferme résolution de ne pas y rentrer et de n'accepter aucune place, aucune fonction. Je désire rester au milieu de mon troupeau, et continuer à y exercer un ministère de charité, de paix et d'union. Je prêcherai la soumission au nouveau gouvernement; j'en donnerai l'exemple, et nous ne cesserons, mon clergé et moi, de prier avec nos ouailles pour la prospérité de notre chère patrie.» Cette sage ligne de conduite n'empêchait point la fidélité à d'anciennes convictions. Lors de la captivité de la duchesse de Berry, Mgr de Cheverus demanda qu'il lui fût permis d'aller lui porter les consolations de son ministère. Et certain jour, il disait aux autorités de la ville pour lui toutes bienveillantes: «Je ne serais pas digne de votre estime si je vous cachais mes affections pour la famille déchue, et vous devriez me mépriser comme un ingrat puisque Charles X m'a comblé de ses bontés.» Lors de l'invasion du choléra en 1832, l'archevêque fit de son palais épiscopal une vaste ambulance dont il était à la fois le grand aumônier et le premier infirmier et au-dessus de la porte d'entrée on lisait en gros caractères: _Maison de secours_. Aussi dans la ville de Bordeaux, ou plutôt dans le diocèse, la satisfaction fut générale quand on apprit que, dans le consistoire du 1er février 1836, le pape avait nommé Mgr de Cheverus cardinal. Lui seul parut ne pas se réjouir, étranger qu'il était à toute pensée d'ambition. Des amis étant venus le féliciter, il leur dit avec un sourire: «Qu'importe d'être enveloppé après la mort d'un suaire rouge ou noir.» Cette parole était-elle l'effet d'un pressentiment? Il avait reçu la barrette dans les premiers jours de mai, et trois mois après, le 19 juillet, il succombait aux suites d'une attaque d'apoplexie et de paralysie, mais non foudroyante, ce qui lui laissa toute sa liberté d'esprit pour se disposer par l'accomplissement des saints devoirs à ce solennel passage auquel il était toujours préparé d'ailleurs, pas n'est besoin de le dire. Le deuil dans le diocèse fut universel parmi les laïques comme parmi ses prêtres que le cardinal accueillait toujours avec une bienveillance si paternelle. Mgr de Cheverus était mort le jour même de la fête de Saint Vincent de Paul dont il rappelait les vertus comme celles de Saint François de Sales, surtout son inaltérable douceur et sa parfaite charité. C'est par cette charité, par la prédication toute puissante de l'exemple qu'il gagnait les coeurs, plus encore que par son éloquence si persuasive pourtant, et qu'il ramena dans le sein de l'Église tant de protestants, parmi lesquels plusieurs ministres. Quelques anecdotes encore à ce sujet: «S'il était permis, disait-il, de ne pas aimer un homme parce qu'il se trompe ou ne voit pas les choses comme nous, la charité serait bannie de la terre, car il n'y a que dans le ciel qu'on ne se trompe pas.» C'était chez lui une règle invariable de ne jamais avoir ni contestation ni dispute avec qui que ce fût: «Pour disputer ou contester, disait-il, il faut être deux et je ne veux me faire le second de personne.» On l'engageait à choisir pour certaines visites pastorales une saison moins rigoureuse: «Ce qui serait plus commode pour moi, répondit-il, serait plus gênant pour les pauvres; c'est à moi à prendre le temps qui leur convient le mieux.» Heureux de rendre service, il disait: «Quel bonheur de pouvoir procurer un moment de jouissance à ses frères! Qu'on est heureux de pouvoir faire un coeur content!» Mais si tolérant, si doux pour le personnes, le cardinal était inflexible sur les principes. Un jour, on vint se plaindre à lui d'un refus de sépulture fait à l'égard d'un homme riche mort, comme il avait vécu, dans le désordre. On blâmait à ce sujet l'intolérance du curé. «L'intolérance, reprit avec force le cardinal, elle est tout entière de votre côté: vous ne pouvez souffrir qu'un prêtre remplisse son devoir et vous le voulez forcer à reconnaître pour catholique un homme dont la vie et la mort ont été anti-catholiques.» Et cependant, comme nous l'avons dit, cette fermeté n'ôtait rien à sa tolérance éclairée, à sa charité. Aussi les protestants, les juifs même, témoignaient pour lui d'une profonde vénération. Le grand rabbin qui, lors de l'arrivée du prélat à Bordeaux, était venu le premier lui faire visite et le complimenter, entretenait avec lui les meilleurs rapports. Un jour, sous le coup d'une grande affliction, la perte d'une fille chérie, il vient trouver l'archevêque pour lui demander des consolations en disant: «Je viens chercher des consolations près du représentant de Jésus-Christ qui pleurait sur Lazare[50].» La mémoire de Mgr de Cheverus est restée en grande vénération dans son diocèse, en voici une preuve à la fois curieuse et touchante. L'anecdote a de plus le mérite d'être inédite. Une bonne dame, qui avait eu de grandes obligations au prélat, arrivée à Bordeaux, en venant de Paris, voulut aller prier sur sa tombe. Le monument se compose, nous a-t-on dit, d'une petite chapelle et d'une pierre tombale. L'étrangère, après être restée agenouillée quelque temps, se sentant fatiguée, avisa près d'un autre monument une chaise laissée là sans doute par quelque visiteuse. Elle se leva, et en l'absence du propriétaire, la prit soit pour se reposer, soit pour s'appuyer à défaut de prie-Dieu et continuer ses _de profundis_. Mais tout à coup une femme du peuple qui priait de l'autre côté, s'approchant, lui dit: --Hé bien! que faites-vous là? --Vous le voyez, j'emprunte un moment cette chaise; je me sentais fatiguée.. --C'est fâcheux! Mais il faut aller vous asseoir ou vous reposer ailleurs. Ici, ce serait manquer de respect à la mémoire du Saint. Pour ma part, je ne le permettrai point. Et sans plus de façon, enlevant la chaise, elle alla la reporter où la dame l'avait prise. [49] Huen-Dubourg (M. l'abbé Hamon, je crois). [50] _Vie du Cardinal de Cheverus_, par M. Huen-Dubourg (Hamon). COCHIN Cette rue, nous la mentionnons seulement pour mémoire, puisque, de création récente, elle a disparu déjà par suite des démolitions. Son nom lui avait été donné en souvenir d'un contemporain, d'un homme de bien, Jean-Denys-Marie Cochin, né à Paris le 14 juillet 1789 (jour de la prise de la Bastille), et qui fut successivement maire, conseiller municipal, député du XIIe arrondissement, administrateur des hospices, du Mont-de-Piété, etc. On lui dut la première salle d'asile et, pour le XIIe arrondissement, des améliorations précieuses: la canalisation de la Bièvre, le grand réservoir de l'Estrapade, l'élargissement des boulevards extérieurs, etc. «Mais les salles d'asile et les écoles gratuites, dit M. Louis Lazare, eurent toujours sa première pensée et ses soins les plus actifs et les plus constants. Il sentait que, pour régénérer une pauvre et ignorante population, il fallait la prendre au berceau; dans de nombreux écrits, il s'efforça d'enseigner aux autres les devoirs qu'il pratiquait si bien.» --Je n'ai qu'un regret, dit-il en mourant jeune encore (18 août 1841), celui de n'avoir pu réaliser tout le bien qui était dans mon coeur! Ce nom de _Cochin_, donné pareillement à l'hôpital presque voisin, rappelle un bienfaiteur de l'humanité, un de ses héros, devrais-je dire, un prêtre vénérable, mort curé de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, le 3 juin 1783. Il était né non loin de cette église, le 17 janvier 1726. Tout enfant, il reçut les éléments de l'instruction du supérieur général des Chartreux, et sa vocation religieuse s'étant manifestée, il fut admis au séminaire de Saint-Magloire, d'où il sortit docteur. Sa science ne le rendit point orgueilleux, et volontiers il laissait ses livres pour la visite des pauvres et des malades. Ses vertus le firent nommer jeune encore (il n'avait pas trente ans) à la cure de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, où son zèle devait se manifester d'une façon si admirable. Dans le courant de l'année 1765, une épidémie de petite vérole éclata dans Paris avec une violence terrible, qui faisait de la contagion un fléau non moins redoutable que la peste ou le choléra, avant que la précieuse découverte de Jenner (la vaccine) fût venue neutraliser ses ravages. La maladie sévissait tout particulièrement sur la paroisse dont était curé le bon abbé Cochin, qui, le jour et la nuit, se dévouait pour le service corporel et spirituel des malades. Ses amis, voyant sa fatigue, s'inquiétèrent; ils lui représentèrent vivement le danger auquel il s'exposait, en ajoutant qu'il serait prudent, qu'il serait sage à lui de laisser le soin de visiter les malades atteints de la variole à ceux de ses vicaires qui déjà avaient subi l'influence de la maladie. --À Dieu ne plaise! répondit le généreux pasteur. Que penseriez-vous d'un soldat qui demanderait son congé en temps de guerre, ou déserterait, par peur du péril, en face de l'ennemi? Il continua de visiter assiduement les malades, et par une sorte de miracle, sans cesse au milieu de cette atmosphère empoisonnée, n'en reçut aucune atteinte. Mais quelques années après, en 1771, dans des circonstances semblables, il n'en fut point de même, et le bon curé, cette fois, obtint presque cette couronne du martyr qu'ambitionnait son dévouement; il tomba malade à son tour de la petite vérole. Les prières sans doute de ses chers paroissiens, de ses enfants, firent violence au ciel, et longtemps entre la vie et la mort, l'abbé Cochin guérit, mais sa santé resta gravement altérée, au point qu'à deux reprises, il voulut se démettre de ses fonctions. La paroisse aussi se ressentit longtemps du passage du fléau, d'autant plus que le faubourg Saint-Jacques était surtout peuplé par des familles d'ouvriers travaillant dans les carrières voisines. Cependant il ne se trouvait point d'hôpital, pas même d'infirmerie dans tout le quartier; il fallait porter les malades, les blessés mêmes à l'Hôtel-Dieu, et trop souvent le transport, avec les retards qu'il entraînait, devenait fatal aux infortunés. Le bon curé s'en émut, et il résolut de doter sa paroisse d'un hospice. Il possédait un patrimoine d'un revenu d'environ 1,500 livres qu'il vendit, et avec cet argent il acheta un terrain sur lequel s'éleva, d'après les plans de l'architecte Viel, son ami, un établissement qui fut appelé, suivant le désir du fondateur, simplement: _Hospice de la paroisse Saint-Jacques-du-Haut-Pas_. Commencé en 1779, l'édifice fut bâti avec rapidité et il était terminé en moins de quatre années, vers 1782, peu de temps avant la mort du zélé pasteur, tranquille sur l'avenir de la fondation, assurée par une dotation de quinze mille livres de revenu due à des âmes charitables. Une circonstance touchante, relative à la pose de la première pierre de cette maison, ne doit pas être oubliée. On ne choisit point, comme il est assez d'usage pour cette solennité, un personnage considérable selon le monde; mais, par une pieuse inspiration du curé, deux pauvres de la paroisse, furent élus à cet effet en assemblée générale de charité comme les plus recommandables par leurs vertus. Non moins instruit que pieux et zélé, l'abbé Cochin trouvait le temps, au milieu des occupations si nombreuses que lui créait la charité, de composer, en outre de ses prônes et instructions, des ouvrages, ayant pour but l'édification, mais dont la publication effrayait sa modestie. «Ce fut avec beaucoup de peine, dit M. A. Biot dans sa Notice, que de son vivant il livra à l'impression quelques opuscules. Il avait recommandé par son testament de ne pas mettre au jour ses manuscrits; ses héritiers jugèrent à propos de ne pas se conformer sur ce point à ses intentions. Le produit de ses oeuvres posthumes fut consacré à l'hospice Cochin.» COLBERT ET LOUVOIS J.-B. Colbert, ministre et secrétaire d'état, contrôleur général des finances sous Louis XIV, né en 1619, mourut en 1683. On sait en quels termes Mazarin mourant recommandait au roi son futur successeur: «Je dois beaucoup à Votre Majesté, mais je crois m'acquitter en lui donnant Colbert.» On sait de même avec quels éloges les contemporains, prosateurs et poètes, parlent de ce célèbre ministre. Son nom revient plus d'une fois dans les _Satires_ de Boileau, mais non pas comme celui de Cotin, Quinault, Bonnecorse, etc., pour servir de jouet au poète railleur, tout au contraire: Et trompant de Colbert la prudence importune, Va, par tes cruautés mériter la fortune, dit Despréaux dans la huitième Satire. Racine, en dédiant «à Monseigneur Colbert» sa tragédie de _Bérenice_, ne lui ménage pas les compliments: «..... Ce qui fait son plus grand mérite (de la tragédie) auprès de vous, c'est, Monseigneur, que vous avez été témoin du bonheur qu'elle a eu de ne pas déplaire à Sa Majesté. «L'on sait que les moindres choses vous deviennent considérables, pour peu qu'elles puissent servir à sa gloire et à son plaisir; et c'est ce qui fait qu'au milieu de tant d'importantes occupations, où le zèle de votre prince et le bien public vous tiennent continuellement attaché, vous ne dédaignez pas quelquefois de descendre jusqu'à nous, pour nous demander compte de notre loisir. «J'aurais ici une belle occasion de m'étendre sur vos louanges si vous me permettiez de vous louer. Et que ne dirais-je point de tant de rares qualités qui vous ont attiré l'admiration de toute la France; de cette pénétration à laquelle rien n'échappe; de cet esprit vaste qui embrasse, qui exécute tout à la fois de grandes choses; de cette âme que rien n'étonne, que rien ne fatigue! «Mais, Monseigneur, il faut être plus retenu à vous parler de vous-même; et je craindrais de m'exposer, par un éloge importun, à vous faire repentir de l'attention favorable dont vous m'avez honoré.» Malgré quelques dissonnances, le concert de louanges en l'honneur du marquis de Louvois, ministre de la guerre et de la marine sous Louis XIV, n'est pas moins bruyant. L'auteur des _Caractères_ lui-même, si rude à tant d'autres, faisant un sujet de louanges pour Louvois de ce qui méritait le blâme peut-être, ne va-t-il pas jusqu'à dire: «De même une bonne tête ou un ferme génie qui se trouve né avec cette prudence que les autres hommes cherchent vainement à acquérir, qui a fortifié la trempe de son esprit par une grande expérience; que, le nombre, le poids, la diversité, la difficulté et l'importance des affaires occupent seulement et n'accablent point; qui par l'étendue de ses vues et de sa pénétration se rend maître de tous les évènements; qui, bien loin de consulter toutes les réflexions qui sont écrites sur le gouvernement et la politique est peut-être de ces âmes sublimes nées pour régir les autres et sur qui ces premières règles ont été faites; qui est détourné par les grandes choses qu'il fait des belles ou des agréables qu'il pourrait lire, et qui, au contraire, ne perd rien à retracer et à feuilleter pour ainsi dire sa vie et ses actions; un homme ainsi fait _peut dire_ aisément et sans se commettre _qu'il ne connaît aucun livre et qu'il ne lit jamais_[51].» Comment s'étonner, après ces citations, que l'éloge de Louvois et plus encore celui de Colbert se trouve comme stéréotypé dans toutes les histoires et qu'on ne tarisse pas sur leur compte, même certains écrivains qui se proclament _libéraux_ et se piquent d'indépendance vis-à-vis des puissances, qualifiant «d'esprit courtisanesque et rétrograde» la réserve et les témoignages de respect pour l'autorité dont ne se croient jamais affranchis les historiens qui savent ne rien sacrifier des principes tout en n'oubliant point, dans leur impartialité, ce qu'ils doivent à la vérité. Nous en trouvons un remarquable exemple dans un auteur que nous avons eu plus d'une fois l'occasion de citer et dont nous reproduisons d'autant plus volontiers les appréciations sur _Colbert_ et _Louvois_ qu'elles différent beaucoup des jugements du plus grand nombre, de la presque totalité (à l'égard de Colbert surtout) des écrivains même monarchiques et conservateurs auxquels le parti pris de la tradition semble avoir fait illusion et dérobé la claire-vue des évènements. Voici comment St-Victor s'exprime sur Colbert: «Il entendait les finances, le commerce, les manufactures et toutes les branches de l'administration intérieure, aussi bien que Louvois entendait la guerre; et pour les administrateurs exclusifs de cette science industrielle qu'il rendit florissante en France plus qu'elle ne l'avait été jusqu'à lui, il n'y eut jamais de plus grand ministre que Colbert. Il faudrait sans doute le louer sans réserve, si, tout en administrant avec cette supériorité qu'on ne peut lui contester, son esprit se fût élevé au-dessus du matériel de son administration, et si, non moins blâmable en ce point que son rival, il n'eût pas, comme lui, cherché à tout abattre sous le despotisme étroit dans lequel leurs basses flatteries avaient renfermé leur maître et dont ils partageaient avec lui, et à l'ombre de son nom, les funestes prérogatives.... Tout ce qui osait résister à ce despotisme sans règles et sans bornes devait être brisé. Ce n'était point assez que Louis XIV eût la plénitude du pouvoir temporel à un degré où aucun roi de France ne l'avait possédé avant lui; il arriva, ainsi que nous l'avons vu, qu'un pape eut l'audace de ne pas se plier à toutes ses volontés; il convint d'apprendre au pouvoir spirituel à quelle distance il devait se tenir du grand _roi_, et comme nous l'apprend Bossuet lui-même, «_les quatre articles sortirent à cet effet des bureaux du surintendant_.» La conduite de Louis XIV, par exemple, conseillé ou mieux influencé, entraîné du côté où il penchait par Colbert, dans l'affaire du duc de Créquy à Rome, comment la comprendre, et surtout, dit très-bien St-Victor, comment l'excuser? «En fut-il jamais de plus dure, de plus injuste, de plus cruelle même et d'un plus dangereux exemple? Quel triomphe pour le roi de France de se montrer plus puissant que le pape comme prince temporel, et sous ce rapport, de ne mettre aucune différence entre lui et le dey d'Alger ou la république de Hollande; de refuser toutes les satisfactions convenables à sa dignité que celui-ci s'empressait de lui offrir à l'occasion d'un malheureux évènement que les hauteurs de son ambassadeur avaient provoqué et dont il lui avait plu de faire une insulte[52]; de violer en lui tous les droits de la souveraineté en le citant devant une de ses cours de justice et en séquestrant une de ses provinces; de le contraindre, par un tel abus de la force, à s'humilier devant lui par une ambassade extraordinaire dont l'effet immanquable était d'affaiblir, au profit de son orgueil, la vénération que ses peuples devaient au Père commun des fidèles et dont son devoir à lui-même était de leur donner le premier l'exemple? Il le remporta ce déplorable triomphe....» «Louvois avait fait de Louis XIV le vainqueur et l'arbitre de l'Europe: Colbert jugea que ce n'était point assez et ne prétendit pas moins qu'à le soustraire entièrement à l'ascendant, de jour en jour moins sensible, que l'autorité spirituelle exerçait sur le souverain. Il n'y réussit point entièrement parce qu'il aurait fallu pour obtenir un tel succès que Louis XIV cessât d'être catholique; mais le mal qu'il fit pour l'avoir tenté fut irréparable.» Néanmoins il ne faut pas dire: «Qu'importe!» à propos du repentir tardif de Colbert tourmenté sur son lit de mort, d'après ce qu'on rapporte, de remords et d'anxiétés qui prouvent qu'en agissant comme on l'a vu, dans l'intérêt de son ambition seule, il faisait violence à sa propre conscience: «Oh! s'écriait-il avec une amère douleur, combien n'étais-je pas aveugle et insensé? Hélas! si j'avais fait pour le Roi du ciel la moindre partie de ce que j'ai fait pour un roi de la terre, si j'avais donné au souci de l'éternité un peu davantage de ce temps prodigué si malheureusement à de vaines sollicitudes, hélas! je serais en ce moment plus tranquille!» Un autre et grand sujet d'inquiétude pour le mourant dut être le ressouvenir de certaines opérations financières, au profit de l'État, sur lesquelles autrefois il avait pu se faire illusion, mais qu'il appréciait comme la probité sévère avait fait dès lors. À Colbert, comme on l'a souvent répété «Louis XIV dut ce rétablissement des finances qui le rendit en peu d'années maître si tranquille et si absolu de son royaume; mais il n'est pas inutile d'observer, pour réduire à sa juste valeur ce qui, au premier coup d'oeil, pourrait sembler un effort du génie, que cette _restauration financière_ ne fût opérée que par un odieux abus de ce pouvoir qui déjà ne voulait plus reconnaître de borne et qu'une _banqueroute_ fut le moyen expéditif que le contrôleur général imagina pour arriver au but qu'il voulait atteindre. Elle fut opérée tout à la fois et sur les engagements de la cour connus sous le nom de _billets d'épargne_ et sur _les rentes de l'Hôtel-de-Ville_[53], par des manoeuvres qui ne peuvent étonner de la part d'un homme dont la conduite envers Fouquet n'offre qu'un tissu de bassesses, de fourberies et de cruautés, mais qui étaient assurément fort indignes de la probité du grand roi. Enfin ce qui eût été difficile pour qui aurait voulu avant tout être juste, se fit très facilement par l'injustice et par la violence.» Le jugement motivé de l'auteur du _Tableau historique et pittoresque de Paris_ sur Louvois (t. 4, 1re partie) ne nous semble pas moins digne d'attention. «Louvois mourut pendant le cours de cette guerre (1692) que son égoïsme cruel et sa basse jalousie avait allumée; et sa mort prévint de quelques instants la disgrâce éclatante que lui préparait son maître désabusé.... On ne peut nier que ce ministre ne possédât à un très haut degré, ainsi que nous l'avons déjà dit, la sagacité et l'activité nécessaires pour saisir l'ensemble et les détails de la vaste administration qui lui avait été confiée, et qu'il ne l'eût perfectionnée de manière à y produire ce qu'on n'aurait pas cru possible avant lui; mais sans parler des guerres injustes et impolitiques dans lesquelles il entraîna Louis XIV, guerres qui creusèrent pour la monarchie un abîme que rien n'a pu combler, et même en ne le considérant que comme ministre de la guerre, ce qui est son beau côté, il est important de remarquer que, sous ce rapport, il fut encore pernicieux à la France en voulant tout soumettre à ce mécanisme administratif qu'il avait si singulièrement perfectionné. _L'ordre du tableau_, dont il fut l'inventeur et qui plut à un monarque absolu dont la politique était de tout niveler autour de lui, éteignit toute émulation, toute ardeur pour le service militaire, _et détruisit l'école des grands capitaines_. Le système de tracer les plans de campagne dans le cabinet et de tenir ainsi les généraux à la lisière acheva ce que l'ordre du tableau avait commencé.» (_Saint-Victor_). Louvois aussi bien que Colbert réussit à confisquer à son profit la meilleure et la plus solide part du pouvoir en persuadant au roi qu'il n'était que le simple exécuteur de ses volontés, quand lui ministre faisait faire au souverain tout ce qu'il voulait et voici comment d'après ce que Saint Simon nous raconte: «Son esprit naturellement petit (nous laissons à Saint Simon la responsabilité de ce langage excessif à notre sens), se plut en toutes sortes de détails. Il (le roi) entra sans cesse dans les deniers sur les troupes, habillement, évolutions, armement, exercice, discipline, en un mot, dans toutes sortes de bas détails; il ne s'en occupait pas moins sur ses bâtiments, sa maison civile, ses extraordinaires de bouche: il croyait toujours apprendre quelque chose à ceux qui en ce genre en savaient le plus, qui recevaient en novices les leçons qu'ils savaient par coeur depuis longtemps. Ces pertes de temps, qui paraissaient au roi avoir tout le mérite d'une application continuelle, étaient le triomphe de ses ministres qui, avec un peu d'art et d'expérience à le tourner, faisaient venir comme de lui ce qu'ils voulaient eux-mêmes, et qui conduisaient le grand monarque selon leurs vues et trop souvent selon leurs intérêts tandis qu'ils s'applaudissaient de le voir se noyer dans les détails.» Saint-Victor, après d'autres considérations qu'il est inutile de reproduire, arrive à cette conclusion: «Colbert et Louvois furent de _grands ministres_ si ce nom peut être donné à d'habiles administrateurs, à des hommes actifs, vigilants, rompus à tous les détails du service dont ils avaient acquis une longue expérience dans les emplois subalternes, capables en même temps d'en saisir l'ensemble avec une grande perspicacité et d'y apporter de nouveaux perfectionnements. Mais si, pour mériter une si haute renommée, ce n'est point assez de se courber vers ces soins matériels et qu'il faille comprendre que les sociétés se composent d'hommes et non de choses, que leur véritable prospérité est dans l'ordre que l'on sait établir au milieu des intelligences; enfin, si _gouverner_ est autre chose qu'_administrer_, nous ne craignons pas de le dire, jamais ministres ne se montrèrent plus étrangers que ces deux personnages si étrangement célèbres à la science du gouvernement; et les jugeant par des faits irrécusables, il nous sera facile de prouver que tous les deux furent funestes à la France et lui firent un mal qui n'a point été réparé.» Encore que ce langage, qui contredit bien des opinions reçues, soit de nature à étonner, il mérite qu'on le prenne en sérieuse considération, car l'écrivain ne se prononce pas à la légère, mais après mûre réflexion et examen consciencieux des faits. On sent que la vérité lui coûte à dire, qu'il blâme à regret, par la force de la conviction et certainement eût préféré, à l'exemple de tant d'autres, n'avoir qu'à applaudir. _Amicus Plato sed amica veritas._ [51] _De l'Homme_: Chap. XXI _des Caractères_. [52] Ses laquais avaient chargé, l'épée à la main, une escouade de Corses qui protégeait les exécutions de la justice. [53] Et ce visage enfin plus pâle qu'un rentier À l'aspect de l'arrêt qui retranche un quartier! a dit Boileau qu'on peut s'étonner de voir approuver pareille mesure. COMBES (MICHEL) Né à Feurs (Loire), le 20 octobre 1787, Combes entra au service comme volontaire en 1803; après avoir servi avec distinction sous l'Empire, il se trouvait chef de bataillon lors du désastre de Waterloo. Resté l'un des derniers sur le champ de bataille, et désespéré de la défaite, il quitta la France, où il ne revint qu'après les évènements de 1830. Rentré dans l'armée comme lieutenant-colonel du 24e de ligne, il fut nommé colonel du 66e en décembre 1831, et ce fut en cette qualité qu'il s'empara de la forteresse d'Ancône. Désavoué, et pas à tort, par son gouvernement, Combes se vit retirer son commandement; mais l'année suivante, remis en activité, il fut fait colonel de la légion étrangère, et quelques mois après, du 47e de ligne. Pourtant un biographe affirme qu'à cette même époque, prenant en dégoût sa carrière, il songeait à demander sa retraite, lorsqu'il fut appelé à faire partie du corps expéditionnaire du général Bugeaud, en Afrique. Sa conduite au combat de la Sicka lui valut la croix de commandeur de la Légion d'honneur. Mais quelle récompense n'eût-il pas méritée par son héroïque dévouement devant Constantine, s'il avait survécu à la victoire? La tranchée ouverte le 12 octobre 1837, l'assaut fut résolu pour le lendemain matin 13. Combes commandait la deuxième colonne d'attaque, à la tête de laquelle il s'élança, sous une grêle de balles, vers la brèche, en criant: «En avant, mes amis, et vive à jamais la France!» Arrivé l'un des premiers au sommet de la brèche, le colonel, quoique blessé assez grièvement au cou, n'en continua pas moins de marcher en avant. Une barricade, à l'abri de laquelle les Arabes faisaient un feu meurtrier, barrait le passage. Comprenant de quelle importance il était de renverser cet obstacle, Combes, montrant du doigt la barricade à ses soldats, s'écrie: «La croix d'honneur est derrière ce retranchement; qui veut la gagner? --Moi!» s'écrie le sous-lieutenant du 47e, Besson, qui, d'un bond, franchit la barricade en entraînant derrière lui ses braves voltigeurs. Presque au même instant, Combes, atteint mortellement, reçoit en pleine poitrine une balle qui lui traverse le poumon. Mais, dominant la douleur par l'énergie de la volonté et préoccupé avant tout de la pensée d'assurer la victoire, il dit aux soldats, qui l'entourent d'un air inquiet: «Ce n'est rien, mes enfants, je marcherai bientôt à votre tête.» Sûr enfin que toute résistance sérieuse a cessé, il quitte la brèche, et d'un pas ferme encore, se rend auprès du commandant du siége pour lui rendre compte du succès décisif des colonnes d'assaut. «La ville ne peut tenir plus longtemps, dit-il avec calme, le feu continue, mais va bientôt cesser; je suis heureux et fier d'être le premier à vous l'annoncer. Ceux qui ne sont pas blessés mortellement pourront se réjouir d'un aussi beau succès, pour moi, je suis satisfait d'avoir pu verser encore une fois mon sang pour ma patrie. Je vais me faire panser,» ajouta-t-il, avec un sourire qui prouvait qu'il ne se faisait pas illusion sur la gravité de sa blessure. En effet, en dépit de sa stoïque fermeté, à quelques pas de là, chancelant et prêt à s'évanouir par la perte du sang, il dut être transporté à l'ambulance où il expira bientôt âgé de cinquante ans seulement. Le gouvernement ordonna que le buste du vaillant soldat ornerait l'une des salles de l'Hôtel-de-Ville de Feurs, où son coeur serait également déposé. Une pension de 2,000 francs fut allouée à sa veuve, à titre de récompense nationale. Entre les noms qu'ont illustrés nos guerres d'Afrique, celui du colonel Combes est assurément l'un des plus glorieux, et l'épisode du siége de Constantine, dans sa simplicité sublime, est l'un des plus admirables que rappellent nos annales militaires. COMMINES Philippe de Commines naquit au château de Commines sur la Lys, à deux lieues de Ménin. Quoique sa famille fût des plus honorables de la province, son éducation, comme il arrivait souvent alors pour les jeunes gentilshommes, fut assez négligée, et souvent il regretta de n'avoir pas appris le latin. En 1464, à l'âge de 19 ans, il entra au service de Charles, comte de Charolais, fils du duc de Bourgogne. «Au saillir de mon enfance, dit-il au livre 1er de ses _Mémoires_, et en l'âge de pouvoir monter à cheval, je hantai à Lisle vers le duc Charles de Bourgogne, lors appelé comte de Charolais, lequel me prit à son service.» L'année suivante, (1465) il se trouvait à la bataille de Monthléry, livrée contre les troupes du roi de France par le comte de Charolais et les seigneurs et princes unis pour faire la guerre à leur Suzerain. «Et fut cette guerre depuis appelée le _Bien Public_, pour ce qu'elle s'entreprenoit sous couleur de dire que c'estoit pour le bien public.» Commines pendant le combat se tenait auprès du prince «et me trouvai ce jour toujours avec lui ayant moins de crainte que je n'eus jamais en lieu où je me trouvasse depuis, pour la jeunesse en quoi j'étais, et que je n'avais nulle connaissance du péril; mais étais ébahi comme nul s'osait défendre contre tel prince à qui j'étais, estimant que ce fut le plus grand de tous les autres. Ainsi sont gens qui n'ont point d'expérience, dont vient qu'ils soutiennent assez d'argus (arguments) mal fondés et avec peu de raisons. Par quoi fait bon user de l'opinion de celui qui dit que: «l'on ne se repent jamais pour parler peu, mais bien souvent de trop parler.» La victoire, après une assez grande effusion de sang, semblait rester indécise, lorsque la retraite du roi, pendant la nuit, fut regardée par les alliés comme l'aveu d'une défaite. Le comte en particulier triomphait d'un succès qui devait être pour son malheur comme l'historien en fait la remarque: «Tout ce jour demeura encore monseigneur de Charolais, sur le champ, fort joyeux, estimant la gloire être sienne. Ce qui depuis lui a coûté bien cher: car oncques puis il n'usa de conseil d'homme mais du sien propre: et au lieu qu'il était très-inutile pour la guerre paravant ce jour, et n'aimait nulle chose qui y appartint, depuis furent muées et changées ses pensées, car il a continué jusques à sa mort; et par là fut finie sa vie et sa maison détruite; et si elle ne l'est du tout, si est-elle toute désolée.» Commines, devenu chambellan de Charles le Téméraire, qui avait succédé à son père Philippe comme duc de Bourgogne, se trouvait à Péronne lors de l'entrevue du duc avec le roi de France; Louis XI, s'était pris à son propre piége en se mettant à la discrétion de celui qu'il espérait tromper. On sait que Charles, ayant acquis la preuve de la trahison du roi qui excitait sous main les Liégeois à la révolte, ordonna de fermer les portes du château et retint le monarque prisonnier. Et dans la première émotion de sa colère, il se fût emporté peut-être aux dernières extrémités, s'il n'eût été retenu par ses conseillers dont était Commines qui réussirent, non sans peine, à réconcilier les deux princes. «Comme le duc arriva en sa présence, la voix lui tremblait, tant il était ému, et prêt de se courroucer. Il fit humble contenance de corps; mais son geste et parole était âpre, demandant au roi s'il ne voulait pas tenir le traité de paix, qui avait été écrit et accordé, et si ainsi le voulait jurer, et le roi lui répondit que oui... Ces paroles éjouirent fort le duc; et incontinent fut apporté le dit traité de paix, et fut tirée des coffres du roi la vraie croix, que saint Charlemagne portait, qui s'appelle la croix de la victoire; et jurèrent la paix; et tantôt furent sonnées les cloches par la ville: et tout le monde fut fort éjoui. Autrefois a plu au roi me faire cet honneur de dire que j'avais bien servi à cette pacification[54].» En effet, dans ses lettres patentes, plus tard Louis XI déclara qu'il avait obligation à Commines, lors de sa détention à Péronne. Louis, qui se connaissait en hommes et qui avait vu Commines à l'oeuvre, ne négligea rien pour se l'attacher, et il y réussit d'autant mieux que le chambellan de Charles, témoin de ses violences, prévoyait que, dans un temps plus ou moins éloigné, ce caractère fougueux et emporté causerait sa ruine. Aussi ne se fit-il pas trop prier pour l'abandonner et passer au service de Louis XI (1472). Charles, furieux, ordonna la confiscation de tous ses biens, mais le roi s'empressa de dédommager Commines, par le don de riches seigneuries; en outre des terres de Bran et Brandon, en Poitou, il lui donna la principauté de Talmont et les seigneuries de Curzon, Aulonne, Chasteau-Gontier et les Chaulmes dans le même pays. En 1474, Commines reçut encore en toute propriété la seigneurie de Chaillot près Paris et celle de la Chèvre en Poitou; l'année suivante, il épousa Hélène de Chambres qui lui apportait en dot la seigneurie d'Argenton et plusieurs autres. Créé sénéchal du Poitou en 1477, Commines se trouvait l'un des personnages les plus importants du royaume et l'un des familiers du roi qu'il eut plusieurs fois l'honneur de recevoir dans son château. On s'explique ainsi que, comblé par le prince de tant de bienfaits, il ne le juge pas avec la même sévérité que la plupart des autres historiens et glisse sur les côtés fâcheux de son caractère sans les dissimuler entièrement. Je trouve donc qu'il y a exagération dans ce jugement de certains biographes: «Il est vrai que Commines, le serviteur le plus fidèle et le plus habile de Louis XI, fut aussi le plus dévoué pour tous les actes injustes, cruels et perfides que l'histoire reproche à ce monarque. «... Il a été beaucoup loué; mais ce qu'on ne peut approuver, c'est le sang-froid avec lequel il parle des actes les plus iniques et les plus révoltants..., il est vrai que des actes auxquels il ne fut pas toujours étranger n'ont pu exciter son indignation. Aussi n'y a-t-il pas plus de leçons de morale à tirer de ses _Mémoires_ qu'il n'y en a à prendre dans sa vie publique[55].» Ces affirmations sont assurément beaucoup trop absolues, et il est tel passage des _Mémoires_ qui semble les contredire entièrement, celui-ci par exemple relatif à la mort du connétable de saint Paul livré au roi par le duc de Bourgogne: «Il n'était nul besoin au dit duc, qui était si grand prince, de lui donner une sûreté pour le prendre; et fut grande cruauté de le bailler où il était certain de la mort, et pour avarice. Après cette grande honte qu'il se fit, il ne mit guère à recevoir du dommage. Et ainsi, à voir les choses que Dieu a faites de notre temps, et fait chacun jour, semble qu'il ne veuille rien laisser impuni; et peut-on voir évidemment que ces étranges ouvrages viennent de lui; car ils sont hors des oeuvres de nature, et sont des punitions soudaines; et par espécial contre ceux qui usent de violence et de cruauté, qui communément ne peuvent être petits personnages, mais très-grands de seigneurie ou d'autorité de prince.» (Liv. IV.) À propos de la mort du duc de Bourgogne tué sous les murs de Nancy, il dit encore: «et périt lui et sa maison, comme j'ai dit, au lieu où il avait consenti par avarice de bailler (livrer) le connétable, et peu de temps après. Dieu lui veuille pardonner ses péchés! je l'ai vu grand et honorable prince, et autant estimé et requis de ses voisins, un temps a été, que nul prince qui fut en chrétienté ou par aventure plus. Je n'ai vu nulle occasion pour quoi plutôt il dût avoir encouru l'ire de Dieu, que de ce que toutes les grâces et honneurs qu'il avait reçus en ce monde, il les estimait tous être procédés de son sens et vertu sans les attribuer à Dieu comme il devait.» (Liv. V.) Commines n'approuve pas, bien s'en faut, la conduite que tint le roi après la mort du duc, et ses procédés injustes vis-à-vis de l'héritière légitime Marguerite: «Mais nonobstant qu'il fût ainsi hors de toute crainte, Dieu ne lui permit pas de prendre cette matière qui était si grande, par le bout qu'il la devait prendre.... pour joindre à sa couronne toutes ces grandes seigneuries, où il ne pouvait prétendre nul bon droit; ce qu'il devait faire par quelque traité de mariage ou les attraire à soi par vraie et bonne amitié, comme aisément il le pouvait faire.... Mais par aventure Notre Seigneur ne lui voulut pas de tous points accomplir son désir, pour aucunes raisons que j'ai dites, ou qu'il ne voulait point qu'il usurpât sur ces pays du Hainaut pour ce qu'il n'y avait aucun titre.» Voici maintenant comment Commines nous parle de Louis XI dans les derniers temps de sa vie: «Le roi s'en retourna à Tours (1481), et s'enfermait fort, et tellement que peu de gens le voyaient; et entra en merveilleuse suspicion de tout le monde; et avait peur qu'on ne lui ôtât ou diminuât son autorité. Il recula de lui toutes gens qu'il eut accoutumés, et les plus prochains qu'il eut jamais.... Mais ceci ne dura guères; car il ne vécut point longuement; et fit de bien étranges choses.» «Notre Roi était en ce Plessis, avec peu de gens, sauf archers, et en ces suspicions dont j'ai parlé; mais il y avait pourvu; car il ne laissait nuls hommes, ni en la ville, ni aux champs dont il eut suspicion; mais par archers les en faisait aller et conduire. Il semblait mieux, à le voir, homme mort que vif, tant était maigre; ni jamais homme ne l'eût cru. Il se vêtait richement, ce que jamais n'avait accoutumé par avant.... Il faisait d'âpres punitions, pour être craint, et de peur de perdre obéissance; car ainsi me le dit lui-même. Il renvoyait officiers et cassait gens d'armes, rognait pensions, et en ôtait de tous points. Et me dit, peu de jours avant sa mort, qu'il passait temps à faire et à défaire gens.. et le faisait de peur qu'on ne le tînt pour mort.» «... Mais tout ainsi qu'à deux grands personnages qu'il avait fait mourir de son temps (dont de l'un fit conscience à son trépas, et de l'autre non, ce fut du duc de Nemours, et du comte de Saint-Paul) fut signifiée la mort par commissaires députés à ce faire, lesquels commissaires en briefs mots leur déclarèrent leur sentence et baillèrent confesseur pour disposer de leurs consciences, en peu d'heures qu'ils leur baillèrent à ce faire; tout ainsi signifièrent à notre roi, les dessus dits, sa mort en brièves paroles et rudes, disant: «Sire, il faut que nous nous acquittions, n'ayez plus d'espérance en ce saint homme (l'ermite Paul), ni en autre chose; car sûrement il est fait de vous; et pour ce pensez à votre conscience, car il n'y a nul remède...» «Quelle douleur lui fut d'ouïr cette nouvelle et cette sentence? Car oncques homme ne craignit plus la mort.... Faut revenir à dire qu'ainsi comme de son temps furent trouvées ces mauvaises et diverses prisons, tout ainsi avant mourir, il se trouva en semblables et plus grandes prisons, et aussi plus grande peur il eut que ceux qu'il y avait tenus. Laquelle chose je tiens à très grande grâce pour lui et pour partie de son purgatoire. Et l'ai dit ici pour montrer qu'il n'est nul homme de quelque dignité qu'il soit qui ne souffre ou en secret ou en public, et par espécial ceux qui font souffrir les autres.» Ce langage n'est pas assurément d'un homme habitué «à ne voir et considérer les actes les plus iniques que comme des moyens de succès et ne les juger que par les résultats[56]». La conclusion de ce sixième livre n'est pas moins admirable et le prédicateur dans la chaire ne s'exprimerait pas autrement. «Or, voyez-vous la mort de tant de grands hommes en si peu de temps, qui tant ont travaillé pour s'accroître et pour avoir gloire, et tant en ont souffert de passions et de peines, et abrégé leur vie; et par aventure leurs âmes en pourraient souffrir.... N'eut-il pas mieux valu à eux, et à tous autres princes, et hommes de moyen état, qui ont vécu sous ces grands, et vivront sous ceux qui règnent, élire le moyen chemin en ces choses. C'est à savoir, moins se soucier, et moins se travailler, et entreprendre moins de choses, et plus craindre à offenser Dieu, et à persécuter le peuple, et leurs voisins, et par tant de voies cruelles que j'ai assez déclarées par ci-devant, et prendre des aises et plaisirs honnêtes? Leurs vies en seraient plus longues. Les maladies en viendraient plus tard, et leur mort en serait plus regrettée, et de plus de gens, et moins désirée, et aurait moins à douter (craindre) la mort. Pourrait-on voir de plus beaux exemples pour connaître que c'est peu de chose que de l'homme; et que cette vie est misérable et briève et que ce n'est rien des grands; et qu'incontinent qu'ils sont morts, tout homme en a le corps en horreur et vitupère? et qu'il faut que l'âme sur l'heure se sépare d'eux et qu'elle aille recevoir son jugement? Et à la vérité, en l'instant que l'âme est séparée du corps, jà la sentence en est donnée de Dieu, selon les oeuvres et mérites du corps, laquelle sentence s'appelle le jugement particulier.» (Liv. VI). Ce langage n'est pas celui du politique, mais du chrétien amené à la saine appréciation des choses par les malheurs d'autrui et aussi par sa propre et douloureuse expérience. Celle-ci ne manqua pas à Commines; car, après la mort de Louis XI, devenu suspect à la régente par suite de ses relations avec le duc d'Orléans (depuis Louis XII), il fut arrêté et pendant plus de deux années retenu dans une étroite prison, (bien étroite) pendant huit mois surtout, puisque c'était une de ces fameuses cages de fer imaginées par Louis XI: «Il avait fait de vigoureuses prisons, comme cages de fer et autres de bois, couvertes de plaques de fer par le dehors et par le dedans avec terribles ferrures de quelques huit pieds de large et de la hauteur d'un homme et un pied de plus. Le premier qui les dévisa (essaya) fut l'évêque de Verdun qui, en la première qui fut faite, fut mis incontinent et y a couché quatorze ans. Plusieurs l'ont maudit, et moi aussi qui en ont tâté sous le roi de présent (Charles VIII) l'espace de huit mois.» Rendu à la liberté, Commines retrouva en partie son crédit et fut chargé de plusieurs missions importantes par Charles VIII auquel il rendit de grands services pendant l'expédition d'Italie. Mais sous le successeur de ce prince, sous Louis XII, pour qui Commines s'était naguère si fort compromis, il ne fut aucunement employé, et vécut (qui sait pourquoi?) dans une sorte de disgrâce, ce qui lui permit d'ailleurs d'achever tout à loisir la rédaction de ses _Mémoires_. Il mourut, en 1509, dans son château d'Argenton. La première édition des _Mémoires_, in-fol. fut publiée à Paris en 1523. [54] _Commines._ Liv. II. [55] _Biographie nouvelle._ [56] _Nouvelle Biographie._--_Encyclopédie des gens du monde._ LA CONDAMINE ET JENNER «On peut dire de La Condamine, écrivait naguère le judicieux M. Biot, que le trait saillant de son caractère, la cause principale de ses succès dans les sciences, dans les lettres et dans le monde, fut la curiosité, mais une curiosité active, unie à des qualités solides, telles que l'ardeur, le courage et la constance dans les entreprises[57]!» Delille, de son côté, nous dit dans son _Éloge de La Condamine_, «un des plus beaux morceaux de prose que ce grand poète ait écrits», comme s'exprime Biot qui n'exagère pas: «Sa passion dominante fut cette curiosité insatiable. Ce doit être celle de ce petit nombre d'hommes destinés à éclairer la foule, et qui, tandis que les autres s'efforcent d'arracher à la nature ses productions, travaillent à lui dérober ses secrets. Sans ce puissant aiguillon, elle resterait pour nous invisible et muette; car elle ne parle qu'à ceux qui l'appellent; elle ne se montre qu'à ceux qui cherchent à la pénétrer; elle ensevelit ses mystères dans des abîmes, les place sur des hauteurs, les plonge dans les ténèbres, les montre sous de faux jours. Et comment parviendraient-ils jusqu'à nous, sans la courageuse opiniâtreté d'un petit nombre d'hommes qui, plus impérieusement maîtrisés par les besoins de l'esprit que par ceux du corps, aimeraient mieux renoncer à ses bienfaits que de ne pas les connaître, ne les saisissent pour ainsi dire que par l'intelligence, et ne jouissent que par la pensée? Cette qualité, dis-je, fut dominante chez M. de La Condamine; elle lui rendait tous les objets piquants, tous les livres curieux, tous les hommes intéressants.» De cette curiosité qui, chez notre savant, était une violente passion, on cite des exemples singuliers, mais que le caractère de l'homme nous rend vraisemblables. Agé de dix-huit ans à peine[58], au sortir du collége, il alla servir comme volontaire au siége de Roses (1719) où tout d'abord sa curiosité lui faillit être fatale. Désireux d'observer l'effet d'une batterie, il monta sur une hauteur, et, armé d'une lunette d'approche, il se mit à regarder, mais tellement absorbé par sa préoccupation qu'autour de lui les boulets tombaient comme grêle sans qu'il eût l'air de s'en apercevoir. C'était sur lui cependant qu'on tirait de la ville, un certain manteau de couleur écarlate qu'il portait, servant de point de mire aux artilleurs. Heureusement que du camp un officier supérieur vit le péril et envoya au jeune homme l'ordre de descendre. Dans un voyage qu'il fit bien des années après (1737) en Italie, La Condamine eut occasion de visiter le trésor de Gênes. On lui montra un grand vase d'une seule émeraude connu sous le nom de _sacro cattino_, regardé comme une relique et qui, de plus, pouvait être une ressource dans les besoins pressants... La Condamine doutait que le vase, vu sa grandeur, fût réellement une émeraude, et, pour s'en assurer et éprouver sa dureté, il allait tenter de le rayer, lorsqu'on le prévint et le vase lui fut retiré des mains. Autre anecdote que rapporte Biot, mais qu'il est difficile de ne pas croire apocryphe: «Dans un petit village, sur les bords de la mer, on lui montrait un cierge que l'on entretenait toujours allumé, et l'on ajoutait que, s'il venait à s'éteindre, le village serait tout aussitôt englouti par les flots. «Êtes-vous bien sûr de ce que vous dites? demanda La Condamine au cicerone; et comme celui-ci répondit qu'il n'en doutait point: «Eh bien! reprend l'académicien, nous allons voir, et aussitôt il souffle sur le cierge qu'il éteint. On n'eut que le temps de le dérober à la fureur du peuple en le faisant échapper par une issue secrète et lui recommandant de quitter le village au plus vite.» Voici qui paraît plus vraisemblable: un jour qu'il se trouvait près de Mme de Choiseul pendant qu'elle écrivait une lettre, il se pencha, soit distraction, soit indiscrétion, comme pour regarder. Mme de Choiseul s'en aperçut, et continuant néanmoins d'écrire, elle ajouta: «Je vous en dirais bien davantage si M. de La Condamine n'était pas derrière moi, lisant ce que je vous écris.» La leçon était méritée encore que La Condamine protestât bien haut de son innocence en disant: «Ah! madame, rien n'est plus injuste, et je vous assure que je ne lis pas.» On raconte que, lors de l'exécution du régicide Damiens, condamné à être écartelé, c'est-à-dire tiré à quatre chevaux, La Condamine, afin que rien ne lui échappât des détails du supplice, s'était mêlé aux valets du bourreau. Comme les archers voulaient le faire retirer, l'exécuteur le prit sous sa protection en disant, et paraît-il, sans aucune intention ironique: --Laissez monsieur, c'est un amateur. Supposé vraies ces anecdotes, on peut, dans une certaine mesure, excuser La Condamine en disant avec Delille: «On a prétendu que cette curiosité, précieuse dans le savant, ressemblait quelquefois à l'indiscrétion dans l'homme de société; mais ces petits torts, qu'on remarque dans un homme ordinaire, s'éclipsent dans un homme célèbre, par la considération des avantages que retire la société de ses défauts mêmes; et c'est peut-être le louer encore que d'avouer qu'il porta cette passion à l'excès.» Après la campagne dont nous avons parlé, La Condamine voyant la paix signée se dégoûta de la carrière militaire qui ne répondait plus à son besoin d'activité, et donnant sa démission, il entra comme adjoint chimiste à l'Académie des sciences. Fût-ce en cette qualité qu'il obtint de s'embarquer sur l'escadre de Duguay-Trouin, avec laquelle il parcourut les côtes de l'Asie et de l'Afrique? Il visita la Troade en particulier et fit un séjour de plusieurs mois à Constantinople. II De retour à Paris, il apprit qu'à l'Académie on s'occupait d'un grand projet de voyage à l'équateur ayant pour but de déterminer la grandeur et la figure de la terre. Il demanda tout aussitôt à faire partie de l'expédition, et connu du comte de Maurepas, il ne contribua pas peu à rendre le ministre tout favorable à l'entreprise et à accélérer les préparatifs. La Condamine partit avec deux autres membres de l'Académie, Bouguer et Godin, plus savants peut-être que leur confrère, sans lequel cependant l'expédition eût échoué; car ce furent son courage, sa gaieté, sa présence d'esprit, qui soutinrent les deux autres au milieu des difficultés d'une tâche des plus ardues et des rudes épreuves d'un voyage qui ne dura pas moins de dix années. Voici ce que Delille nous apprend: «Si nous plaignons l'astronome dans nos villes, imaginez ce que dut éprouver M. de la Condamine dans ces contrées lointaines. Pour le bien peindre, il faudrait les couleurs, je ne dis pas de l'éloquence, mais de la poésie même; et je ne sais si je pourrai me défendre d'employer quelquefois son langage; du moins ici le merveilleux n'a pas besoin de fiction. Aux travaux fabuleux de cet Ulysse banni par la colère des Dieux, cherchant sa patrie sur terre et sur mer, et échappant aux enchantements de la cour de Circé, on peut opposer sans doute les travaux réels de M. de La Condamine, s'arrachant aux délices de la capitale, fuyant sa patrie pour chercher la vérité, traversant de vastes déserts, souvent abandonné de ses guides, escaladant des montagnes inaccessibles jusqu'à lui, menacé d'un côté par les masses de neige suspendues à leur sommet, de l'autre par la profondeur des précipices, marchant sur des volcans plus terribles cent fois que ceux de notre continent, respirant de près leurs exhalaisons, quelquefois même entendant gronder ces foudres souterrains et voyant des torrents de soufre sillonner ces neiges antiques que n'avaient point effleurées les feux de l'équateur... Tandis qu'il sondait le volcan de Pitchincha, il voyait s'enflammer, à sept lieues de distance, celui de Coteau Paxi, sur lequel il observait quelques jours auparavant; et peut-être sans cet éloignement, dont sa curiosité s'indignait, sans doute entraîné par elle, et trop digne émule de Pline, il lui aurait ressemblé dans sa mort, comme il l'avait imité dans sa vie. »À d'incroyables dangers se joignaient d'incroyables fatigues: mesurer la toise en main une base immense; chercher à travers des rochers, des ravins, des abîmes, les points de ses triangles; replanter vingt fois, sur des monts escarpés, des signaux, tantôt enlevés par les Indiens, tantôt emportés par les ouragans; passer plusieurs nuits sous des tentes chargées de frimas, quelquefois arrachées par les vents; essuyer la cruelle alternative et des plus accablantes chaleurs dans la plaine, et du froid le plus âpre dans les montagnes; voilà quelle fut sa vie pendant sept ans entiers.» Plus loin Delille nous dit encore: «Je ne vous le représenterai point, après un trajet de cinq cents lieues sur la rivière des Amazones, ce fleuve immense, large de cinquante lieues à son embouchure, s'enfonçant dans la rivière du Para large de trois lieues, échouant contre un banc de vase, obligé d'attendre sept jours les grandes marées, remis à flot par une vague plus terrible que celle qui l'avait fait échouer, et sauvé par où il devait périr; je ne vous peindrai pas les tempêtes qu'il essuya, les nations inconnues qu'il traversa, tous les dangers enfin menaçant ses jours, tandis que lui, tranquille observateur, seul au milieu de ces déserts, avec trois Indiens, maîtres de sa vie, tenait toujours le baromètre, la sonde et la boussole.» La Condamine a publié de son voyage une relation intéressante, quoique à la façon d'un résumé. Nous détachons de ce volume quelques pages qui prouvent, avec le talent d'observation de l'auteur, que son style ne manque ni d'agrément ni de facilité: «_Pont suspendu._--Je rencontrai sur ma route plusieurs rivières qu'il fallut passer sur des ponts de cordes d'écorce d'arbre, ou de ces espèces d'osiers qu'on appelle _lianes_ dans nos îles de l'Amérique. Ces lianes, entrelacées en réseau, forment d'un bord à l'autre une galerie en l'air, suspendue à deux câbles de la même matière, dont les extrémités sont attachées sur chaque bord à des branches d'arbre. Le tout ensemble présente le même aspect qu'un filet de pêcheur, ou mieux encore, un hamac indien qui serait tendu d'un côté à l'autre de la rivière. Comme les mailles de ce réseau sont fort larges et que le pied pourrait passer au travers, on tend quelques roseaux dans le fond de ce berceau renversé pour servir de plancher. On voit bien que le poids seul de tout ce tissu, et plus encore le poids de celui qui y passe, doit faire prendre une grande courbure à toute la machine, et si l'on fait attention que le passant, quand il est au milieu de sa carrière surtout lorsqu'il fait du vent, se trouve exposé à de grands balancements, on jugera aisément qu'un pont de cette espèce, quelquefois de plus de trente toises de long, a quelque chose d'effrayant au premier coup d'oeil... Cependant ce n'est pas encore là l'espèce de pont la plus singulière ni la plus dangereuse qui soit en usage dans le pays.» Voici le portrait que l'auteur nous fait des indigènes indiens: «J'ai cru reconnaître en tous un même fonds de caractère, l'insensibilité en fait la base; je laisse à décider si on la doit honorer du nom d'apathie, ou l'avilir par celui de stupidité. Elle naît sans doute du petit nombre de leurs idées, qui ne s'étend pas au-delà de leurs besoins. Gloutons jusqu'à la voracité, quand ils ont de quoi se satisfaire; sobres, quand la nécessité les y oblige, jusqu'à se passer de tout sans paraître rien désirer; pusillanimes et poltrons à l'excès, si l'ivresse ne les transporte pas; ennemis du travail, indifférents à tout motif de gloire, d'honneur ou de reconnaissance; uniquement occupés de l'objet présent et toujours déterminés par lui; sans inquiétude pour l'avenir; incapables de prévoyance et de réflexion, se livrant quand rien ne les gêne à une joie puérile qu'ils manifestent par des sauts et des éclats de rire immodérés, sans objet et sans dessein; ils passent leur vie sans penser et ils vieillissent sans sortir de l'enfance dont ils conservent tous les désirs.» Ce portrait du sauvage, dessiné d'après nature, d'après l'original, ne ressemble guère à celui que Jean-Jacques traçait de fantaisie à la même époque, pour justifier ses folles théories. Le passage de La Condamine était fait pour l'embarrasser et le contrarier, surtout à cause de la conclusion qui contredit si formellement le système du philosophe de Genève: «L'homme naît bon, c'est la société qui le déprave.» Or La Condamine répond: «On ne peut voir sans humiliation combien l'homme _abandonné à la simple nature_, privé d'éducation et de société, _diffère peu de la brute_.» De courageux missionnaires cependant s'étaient dévoués à la rude tâche d'évangéliser ces populations dégradées et de faire des hommes de ces brutes. Notre voyageur dut aux bons pères de grands secours et se plaît à le reconnaître. «J'étais attendu à Borja par le R. P. Magnin, missionnaire jésuite, en qui je trouvai toutes les attentions et prévenances que j'aurais pu espérer d'un compatriote et d'un ami.» «Le missionnaire (portugais) de Saint-Paul, dit-il ailleurs, prévenu de notre arrivée, nous tenait prêt un grand canot équipé de quatorze rameurs avec un patron. Il nous donna de plus un guide portugais et nous reçûmes de lui et des autres religieux de son ordre, chez qui nous avons déjeuné, un traitement qui nous fit oublier que nous étions au centre de l'Amérique de 500 lieues de terre habitées par des européens[59].» Pendant que La Condamine, ne pensant qu'à la science, explorait les Cordilières du Pérou, les habitants du pays le croyaient occupé sur ces montagnes à découvrir de l'or. Or, «au moment où il se préparait à revoir sa patrie et à lui porter les vérités qu'il avait conquises, on lui enlève une cassette qui renfermait ses journaux et l'argent destiné pour son voyage. Il fait publier sur-le-champ qu'il consent à perdre la somme entière, pourvu qu'on lui rende ses papiers. La condition fut acceptée, et, malgré la perte d'une somme considérable, il crut en effet avoir retrouvé son trésor[60].» Son courage égalait son désintéressement. Dans son voyage du Levant, plutôt que de livrer au cadi de Baffa un dépôt d'argent qui lui avait été confié, on le vit se défendre contre soixante hommes, braver les coups de fusil, le canon même, enfin traîné devant le cadi, lui en imposer par sa fermeté, lui arracher des excuses par ses menaces; en un mot faire respecter les droits de la propriété dans le pays des usurpations et ceux de la liberté dans le séjour de l'esclavage. Après dix années d'absence, La Condamine revit l'Europe où il ne tarda pas à publier le résultat de ses observations. Mais ce Mémoire fut attaqué violemment par Bouguer avec lequel, pendant le voyage, s'était brouillé La Condamine. Celui-ci, dans sa réponse plus malicieuse que passionnée, mit les rieurs de son côté, ce qui lui donna gain de cause. III On eût cru qu'après tant de fatigues, La Condamine devait éprouver le besoin du repos, mais la dispute avec Bouguer à peine terminée, nous le voyons partir pour l'Italie; il est vrai, qu'en outre de la curiosité du touriste, un motif particulier le portait à entreprendre ce voyage. Il voulait voir Rome et surtout le Souverain-Pontife dont l'accueil fut pour lui des plus bienveillants. Benoit XIV fit à La Condamine cadeau de son portrait en l'interrogeant longuement sur ses voyages, et il lui accorda avec bonne grâce la dispense que le savant sollicitait afin de pouvoir épouser une de ses parentes. Cette démarche, pour le dire en passant, prouve que La Condamine n'était point tout à fait un sceptique à la façon de certains de ses confrères de l'Académie. Du reste, il en fut récompensé, Delille nous l'atteste: «Sa plus douce consolation, c'était l'attachement de sa digne épouse. Si jamais l'hymen est respectable, c'est surtout lorsqu'une femme jeune adoucit à son époux les derniers jours d'une vie immolée au bien public. La sienne aimait en lui un mari vertueux; elle respectait un citoyen utile. Cette impétuosité inquiète qui, dans M. de La Condamine, ressemblait quelquefois à l'humeur, loin de rebuter sa tendresse, la rendait plus ingénieuse. Elle le consolait des maux du corps, des peines de l'esprit, de ses craintes, de ses inquiétudes, de ses ennemis et de lui-même; et ce bonheur, qui lui avait échappé peut-être dans ses courses immenses, il le trouvait à côté de lui dans un coeur tendre, qui s'imposait, par l'amour constant du devoir, ces soins recherchés qu'inspire à peine le sentiment passager de l'amour.» La Condamine, spirituel, aimable, célèbre par ses longs voyages, jouissant dans le monde d'une grande réputation comme savant, écrivant avec correction, souvent même avec élégance, semblait tout naturellement désigné au choix de l'Académie, qui, en effet, l'admit dans son sein en 1760. Son discours de réception se distingue par la clarté et la simplicité avec laquelle contrastait le ton solennel de Buffon, d'ailleurs très-éloquent dans la brièveté. «Sa réponse n'a que deux pages, nous dit Biot, mais ces deux pages, écrites avec génie, porteront plus loin le nom de La Condamine que tous ses ouvrages n'auraient pu faire.» À l'occasion de cette séance, on fit circuler une épigramme assez malicieuse que quelques-uns attribuent à La Condamine lui-même: La Condamine est aujourd'hui Reçu dans la troupe immortelle; Il est bien sourd: tant mieux pour lui; Mais non muet: tant pis pour elle. Cette surdité, gagnée par le voyageur dans ses courses au sommet des Cordilières, lui fut une cruelle épreuve, aggravée dans les dernières années par une paralysie qui ne lui permettait presque plus aucun mouvement. Dans cet état, ne pouvant plus se rendre à l'Académie, il se faisait lire le compte-rendu des séances et les Mémoires les plus intéressants. Il apprit par l'un d'eux qu'un jeune chirurgien venait de proposer une opération très-hardie et nouvelle pour une des maladies dont il souffrait. Aussitôt il le fait appeler et l'invite à tenter sur lui-même une nouvelle expérience. --Mais, dit le praticien, je puis avoir le malheur de ne pas réussir. --Que cela ne vous inquiète pas, monsieur; je suis vieux et malade; on dira que la nature vous a mal secondé. Tout au contraire, si vous me guérissez, je rendrai moi-même à l'Académie un compte exact de votre procédé, et cela vous fera, je crois, grand honneur. Le jeune homme consent, l'opération a lieu, mais ce qui n'arrive guère d'habitude, le malade, trouvant qu'il était trop expéditif, lui disait: «Allez donc plus doucement, monsieur, je vous prie, qu'importe que je souffre un peu davantage! L'important est que je voie et puisse bien me rendre compte de votre procédé, afin de faire mon rapport à l'Académie.» La Condamine n'eut pas cette satisfaction. Il succomba aux suites de cette opération, supportée avec un courage qui ne l'abandonna pas jusqu'à la fin, en dépit de ses souffrances. On aime à voir Delille ajouter: «Le même enthousiasme et la même curiosité qui lui avaient fait si souvent exposer sa vie, ont avancé sa mort; il l'a vue s'approcher, je ne dis pas avec intrépidité, mais j'oserais presque dire avec distraction. Ce n'était point l'incrédulité stupide, qui cherche à s'étourdir sur ce dernier moment, c'était l'inattention d'un homme ardent, dont l'âme se prend et s'attache, jusqu'au dernier soupir, à tout ce qui l'environne, qui se hâte de vivre, et dont l'activité n'a fini qu'avec lui.» Mais cette préoccupation excessive, on peut l'espérer, ne le détourna point absolument des pensées de l'éternité, et «sa curiosité, pour parler comme Bossuet, ne languit pas sur ce seul point.» Parmi les nombreux ouvrages de La Condamine, il s'en trouve plusieurs relatifs à l'_inoculation_ de la petite vérole, pratique qu'il s'efforça de propager, mais depuis si heureusement remplacée par la vaccine. Quand on lit, dans les historiens du temps, les ravages causés par la terrible maladie qui, souvent devenant épidémique, enlevait en quelques jours des villages entiers, on se sent plein d'une reconnaissance profonde pour Jenner qu'on n'hésite pas à placer au premier rang des bienfaiteurs de l'humanité. «Il est juste de dire, avec M. Renauldin, que c'est en France, dans l'année 1781, que l'idée première de la possibilité du transport d'une éruption de la vache sur l'homme a eu lieu, que cette idée, émise par un Français (M. Rabaut-Pommier) devant un médecin anglais, a été communiquée par ce dernier à Jenner, son compatriote, qui, ensuite appliquant toute son attention à ce fait, aurait consulté les traditions populaires du pays où il exerçait la médecine et aurait appris que depuis longtemps on y connaissait cette propriété qu'avait la maladie de la vache, non-seulement de se communiquer à l'homme, mais encore de le préserver de la petite vérole.» «Ainsi, continue M. le docteur Husson[61], la vaccine était connue avant que Jenner s'en fût sérieusement occupé, et sans rien ôter au mérite du docteur anglais qui a étudié, approfondi, expérimenté et fait connaître tout ce qui est relatif à la vaccine, notre patrie peut réclamer sa part dans cette heureuse invention... dont l'idée mère et première a été donnée par un Français, et dont l'étude et la juste appréciation ont été, même de l'aveu de nos voisins d'outre-Manche, plus vigoureusement suivies parmi nous que parmi eux.» Chaptal, lorsqu'il était ministre de l'intérieur, y contribua tout particulièrement, et l'on ne saurait donner trop d'éloges à son zèle. Il n'est pas inutile d'ajouter que Jenner, à l'honneur de l'Angleterre, fut magnifiquement récompensé. Le parlement, par deux fois, lui vota des remercîments publics et unanimes en lui accordant le 2 juin 1802, à titre de récompense nationale, une somme de dix mille livres sterling, et en 1807 une autre somme de vingt mille livres, auxquelles il faut ajouter cinq cents livres données par le roi (total, 762,500 fr.). Le chancelier d'Angleterre dit à cette occasion: «La Chambre peut voter pour le docteur Jenner telle récompense qu'elle jugera convenable; elle recevra l'approbation unanime, parce que cette récompense a pour objet la plus grande ou l'une des plus importantes découvertes que la société ait faites depuis la création du monde.» De telles paroles font honneur à l'homme d'État qui les prononçait, comme à la haute assemblée qui savait les comprendre et s'y associer par l'unanimité de ses applaudissements. D'ailleurs le dévouement et le zèle désintéressés de Jenner méritaient ces récompenses; car après avoir refusé une place lucrative dans l'Inde par attachement pour son frère et pour sa patrie, il alla s'établir à Berkeley (comté de Glocester), lieu de sa naissance (17 mai 1749), pour y exercer la chirurgie. Là, mis sur la trace de la découverte qui devait immortaliser son nom, il consacra plusieurs années à des recherches, à des observations, des expériences nécessaires pour s'assurer avec une entière certitude des propriétés bienfaisantes de la vaccine. Sa conviction formée et devenue inébranlable, il dut se résigner à quitter sa paisible vallée de Glocester pour aller habiter Londres «où, dit M. Renauldin[62], il consacra tout son temps à donner aux médecins les instructions dont ils pouvaient avoir besoin pour le succès de la vaccination, et à entretenir avec l'étranger une immense correspondance, laquelle devint même tellement étendue, qu'il fut forcé d'en demander l'interruption à cause des frais énormes qu'elle lui occasionnait.» L'indemnité dont nous avons parlé le dédommagea amplement de ces généreuses dépenses. Riche, grâce à la munificence nationale, il n'en continua pas moins jusqu'à la fin de sa vie, avec le même zèle, ses études et ses recherches, tout occupé de la pensée d'étendre les applications de la vaccine à certaines autres affections éruptives, à la coqueluche, etc. Devenu veuf en 1815, il se retira avec son fils et sa fille à Berkeley, où il mourut subitement d'apoplexie, dans sa bibliothèque, le 26 janvier 1823. Ses enfants, quoique vivant près de lui, arrivèrent seulement pour lui fermer les yeux. Trois années après (1826), on érigeait à Jenner une statue en marbre blanc, dans l'église de Glocester. [57] _Notice sur La Condamine_, par Biot. [58] Il était né à Paris le 28 janvier 1701. [59] _Abrégé d'un voyage dans l'Amérique méridionale._--in-8º.--1745. [60] _Éloge de La Condamine_, par Delille. [61] _Dictionnaire des Sciences médicales._--T. 56. [62] _Biographie universelle._ CORNEILLE (PIERRE) I «Le créateur de l'art dramatique en France, dit Victorin Fabre[63] l'un des hommes qui ont le plus contribué au développement du génie national, et le premier dans l'ordre des temps entre les grands écrivains du siècle de Louis XIV.» En effet, il avait depuis longtemps publié tous ses chefs-d'oeuvre lorsque, en 1664, Racine fit jouer sa première pièce (_les Frères ennemis_). Un intervalle de trente-quatre ans sépare le _Cid d'Andromaque_. Corneille (Pierre) naquit à Rouen, le 6 juin 1606; son père nommé aussi Pierre Corneille, était avocat général à la table de Normandie[64] et il destinait son fils au barreau lorsqu'une aventure racontée par Fontenelle, mais qu'il me paraît inutile de rappeler, révéla au jeune homme sa vocation littéraire, et lui inspira sa première comédie, _Mélite_, jouée non sans succès en 1629. Elle fut suivie de _Clitandre_, _la Veuve_, _la Galerie du Palais_, _la Suivante_, _la Place Royale_, fort bien accueillies par le public qui, par comparaison avec ce qu'on voyait alors sur la scène, trouvait presque des chefs-d'oeuvre ces faibles essais d'un talent qui suivait le goût de son siècle avant de le réformer, ces ébauches informes dans lesquelles déjà cependant se rencontrent des combinaisons ingénieuses, des vers heureux, des traits spirituels. Dans _Médée_(1635), malgré l'horreur et l'invraisemblance du sujet, moins choquant d'ailleurs à l'époque où Corneille écrivait qu'aujourd'hui, le grand tragique se révèle par quelques passages et surtout par le fameux vers: Dans un si grand revers que vous reste-t-il?--Moi! Quoique ces divers ouvrages ne se lisent plus guère, le succès qu'ils eurent alors attira l'attention de Richelieu, visant au rôle de Mécène, et qui volontiers pensionnait des poètes, Bois-Robert, Colletet, Rotrou, l'Étoile qu'il chargeait de mettre en vers les pièces dont il fournissait le canevas[65]. Corneille leur fut adjoint, et pour se concilier ce puissant protecteur, il se résigna, lui aussi, à cette ennuyeuse besogne. Mais, en honnête homme qu'il était, il y mit de la conscience, et trouvant, en certains endroits, le scénario donné par l'éminence, mal combiné, il n'hésita pas à faire les changements nécessaires dont le cardinal eût dû lui savoir gré. Tout au contraire, son amour-propre d'auteur fort chatouilleux s'offensa et il fit à Corneille en termes assez vifs des reproches que le poète ne crut pas devoir prendre en bonne part, ce qui lui valut une admonestation plus sévère du haut personnage. «Vous manquez d'esprit de suite,» lui dit-il entre autres choses, expression qui, à cette époque, signifiait que Corneille n'était pas suffisamment docile ou servile. Le poète, qui avait dans le caractère quelque chose de la fierté romaine, garda le silence; mais le lendemain, prétextant que des affaires de famille le rappelaient à Rouen, il demanda son congé et déclara renoncer à sa pension. Le cardinal prit de l'humeur de cette incartade que les envieux et les flatteurs se plurent à exagérer, et de là son mécontentement que le succès inattendu du _Cid_ ne fit qu'exaspérer. Maintenant faut-il, à l'exemple des biographes, qui nous racontent ces détails, la plupart contestables, faut-il prendre parti complètement pour Corneille et donner tous les torts au ministre? Non, sans doute, Corneille déjà disait de lui-même avec la conscience de son génie: Je sais ce que je vaux et crois ce qu'on m'en dit. Pour me faire admirer, je ne fais point de ligue, J'ai peu de voix pour moi, mais je les ai sans brigue. Je satisfais ensemble et peuple et courtisans, Et mes vers en tous lieux sont mes seuls partisans; Par leur seule beauté ma plume est estimée: Je ne dois qu'à moi seul toute ma renommée; Et pense toutefois n'avoir point de rival, À qui je fasse tort en le traitant d'égal[66]. Il n'eut pas peut-être dans la discussion les ménagements que la situation commandait et dont plus tard il comprit mieux la nécessité. Quoiqu'il en soit, retourné à Rouen, il y fit par fortune la connaissance d'un M. de Châlon, ancien secrétaire de Marie de Médécis, qui lui dit un jour: «Monsieur, vos comédies sont pleines d'esprit; mais permettez-moi de vous le dire, le genre que vous avez embrassé est indigne de vos talents: vous n'y pouvez acquérir qu'une renommée passagère. Vous trouverez, chez les Espagnols, des sujets qui, traités dans notre goût par un esprit tel que le vôtre, produiront de grands effets. Apprenez leur langue; elle est aisée: j'offre de vous montrer ce que j'en sais. Nous traduirons d'abord quelque endroits de Guilhen de Castro.» Corneille accepta et il n'eut qu'à s'en applaudir, car ce fut ainsi qu'il trouva le sujet du _Cid_ accueilli par une explosion d'enthousiasme et des transports dont Pélisson se fait l'écho: «Il est malaisé, dit-il, de s'imaginer avec quelle approbation cette pièce fut reçue de la cour et du public. On ne pouvait se lasser de la voir; on n'entendait autre chose dans les compagnies; chacun en savait quelques parties par coeur; on la faisait apprendre aux enfants, et en plusieurs endroits de la France, il était passé en proverbe de dire: «_Cela est beau comme le Cid._» Maintenant faut-il prendre à la lettre les récriminations des biographes résumées dans ces deux vers de Boileau: En vain contre le _Cid_ un ministre se ligue, Tout Paris pour Chimène a les yeux de Rodrigue. Est-il bien vrai, comme l'affirme M. Victorin Fabre, que ce succès trop éclatant excita contre l'auteur une des persécutions les plus violentes dont l'histoire des lettres et des passions qui les déshonorent ait conservé le souvenir? Rivaux de gloire, amis de cour, tout jette le masque; un ministre tout puissant s'était ligué contre le _Cid_. Sans contester que le succès du _Cid_ ait dû provoquer des jalousies, doit-on voir là le motif unique des critiques dirigées contre la pièce et en particulier de l'attitude de Richelieu qui n'aurait obéi qu'à une misérable rancune? Suivant mon habitude de n'accepter que, sous bénéfice d'inventaire les affirmations des biographes quand elles ne s'appuient pas sur des faits indiscutables, dans cette circonstance, je me permettrai de penser autrement qu'eux relativement au cardinal. Il faut bien le reconnaître aujourd'hui qu'on peut tout dire, le _Cid_, absous par le succès, n'est pas une pièce irréprochable au point de vue de l'art non plus que de la morale quoique disent M. Victorin Fabre et d'autres: «C'était l'un des plus heureux sujets que pût offrir le théâtre; une intrigue noble et touchante, le combat des passions entre elles, et du _devoir_ contre les passions; c'était l'art encore inconnu de disposer, de mouvoir les grands ressorts dramatiques, l'art d'élever les âmes et de toucher les coeurs; en un mot c'était la vraie tragédie.» Ce jugement, stéréotypé pour tous les manuels littéraires, ne peut s'admettre sans réserve. Assurément la pièce du _Cid_ est une conception des plus dramatiques; on y trouve et en nombre des scènes émouvantes, et ces admirables dialogues dont le grand Corneille semble avoir gardé le secret; qui vous enlèvent par la sublime fierté du langage, la force et la vivacité des reparties jetées dans un alexandrin superbe dont le moule est d'airain. Ces merveilles de l'art nul homme de sens et de goût ne les conteste; mais faut-il nier pour cela les longueurs et les fastidieuses redites de ce rôle inutile et ennuyeux de l'Infante? La morale de la pièce mérite un blâme plus sévère encore. Qu'est-ce au fond que ce _devoir_ auquel obéissent les principaux personnages en se sacrifiant eux et les leurs avec une résolution inexorable? Qu'est-ce que «_cet honneur_» qui revient à chaque instant sur leurs lèvres? _L'orgueil_, rien que l'orgueil, un orgueil féroce, qui, foulant aux pieds toute religion, toute morale, estime le pardon des injures une suprême lâcheté, et après un soufflet reçu, ne voit que la vengeance, et prompte, et se juge avili, déshonoré, indigne de vivre si l'affront n'est pas lavé dans le sang. Ces maximes si profondément anti-chrétiennes s'étalent dans les plus beaux vers, triomphent partout dans la pièce qui est, avec la glorification d'une passion amoureuse, celle plus condamnable du duel, et du duel à outrance: Ce bras, jadis l'effroi d'une armée ennemie, Descendait au tombeau tout chargé d'infamie, Si je n'eusse produit un fils digne de moi, Digne de son pays et digne de son roi. Il m'a prêté sa main, _il a tué le comte_, _Il m'a rendu l'honneur_, il a lavé ma honte. S'écrie le père de Rodrigue. Or, ne peut-on pas admettre que Richelieu, cardinal et assez bon théologien, surtout grand homme d'état, ait pris ombrage de tout cela, lui qui comme ministre, combattait avec tant d'énergie ce malheureux préjugé, ce crime du duel qui de son temps avait fait un trop grand nombre de victimes? Quoi d'étonnant à ce qu'il eût été choqué comme d'une atteinte à l'autorité aussi bien qu'à la religion de toutes ces fausses et sauvages maximes, débitées au théâtre avec audace et accueillies par des applaudissements frénétiques, et que tel fut le principal motif de son irritation à l'endroit du _Cid_, bien plutôt qu'une mesquine jalousie littéraire. Cette opinion nous paraît d'autant plus vraisemblable que, tout en déférant à l'Académie le jugement de la fameuse pièce, il rendait justice au mérite du poète, et lui continuait ses libéralités que Corneille «acceptait avec résignation», dit Victorin Fabre, non moins ingénieux et raffiné dans son interprétation que M. L. J. de la _Nouvelle Biographie_ qui voit une ironie à peine dissimulée dans la dédicace si louangeuse des _Horaces_ où Corneille dit à Richelieu: «C'est de votre Éminence que je tiens tout ce que je suis.... Nous vous avons deux obligations très signalées, l'une d'avoir ennobli le but de l'art, l'autre de nous en avoir facilité la connaissance.... J'ai souvent appris en _deux heures_ (dans ses entretiens avec le cardinal) ce que mes livres n'eussent pu m'apprendre en _dix ans_; c'est là que j'ai puisé ce qui m'a valu l'applaudissement du public, ce que j'ai de réputation, dont je vous suis entièrement redevable.» Il y avait trop d'honnêteté dans le caractère de Corneille pour qu'on puisse supposer qu'il ne parlait pas sérieusement, réconcilié de bonne foi avec le cardinal. Il le louait comme on louait alors dans les dédicaces, avec peu de discrétion et de mesure, témoin l'épître[67] au président du parlement de Toulouse, Montauron, comparé à Auguste, un compliment que le magistrat prit en bonne part et ne crut pas payer trop cher par un cadeau de 1,000 pistoles au poète, lequel ne s'en trouva nullement humilié, tout au contraire, car dans les idées du temps, cela faisait honneur à l'un comme à l'autre. _Polyeucte_ succéda à _Cinna_ et ne fut pas moins bien accueilli encore que, dans une lecture faite à l'hôtel de Rambouillet, le cercle des précieuses eût peu goûté ce sujet chrétien, tant, par suite d'une fausse éducation, les idées païennes dominaient les esprits les plus cultivés et ceux-là surtout; car la pièce fut jouée aux applaudissements réitérés d'un parterre enthousiaste. Après la communication officieuse qui lui avait été faite par Voiture témoignant de la désapprobation des dames et messieurs de l'hôtel Rambouillet, Corneille, découragé, aurait retiré sa pièce s'il n'en eût été empêché par un obscur comédien, La Roque, qui en jugea mieux que tous les beaux esprits du temps, et là où ils ne voyaient qu'une déclamation pieuse et ennuyeuse, sut deviner un chef-d'oeuvre. On peut dire, à la décharge de l'hôtel de Rambouillet, que, dans _Polyeucte_, où se voient tant d'admirables scènes, tant de dialogues sublimes, il y avait aussi des choses faites pour déplaire, par exemple le caractère bas de Félix, le zèle pas toujours éclairé de Néarque et de Polyeucte, et comme dit Fontenelle, «on pouvait craindre qu'un homme qui résigne sa femme à son rival ne passât pour un imbécile plutôt que pour un bon chrétien.» Ce ne fut donc pas peut-être «le christianisme qui avait extrêmement déplu» mais l'exagération qui pouvait le montrer sous un jour peu favorable en le rendant odieux ou ridicule. Le _Menteur_, la _Suite du Menteur_, et _Rodogune_ furent jouées avec le même succès que les pièces précédentes de l'auteur. Mais _Théodore_ et _Don Sanche d'Aragon_ réussirent peu, _Perthrarite_ tomba tout-à-fait, et ces trois pièces méritaient leur sort. Le public, formé par Corneille lui-même, en avait bien jugé; mais le poète, on a regret à le dire, ne sut pas se résigner, aveuglé par la fausse tendresse paternelle. «Méconnaissant l'intervalle immense qui séparait ses chefs-d'oeuvre d'un ouvrage si peu digne de lui, dit Villenave[68], il crut voir chanceler dès lors tout l'édifice de sa gloire. Le sentiment amer de l'injustice entra dans son âme ardente et la remplit de douleur; il accusa le public d'inconstance et renonça au théâtre en se plaignant d'avoir «trop longtemps écrit pour être encore de mode.» C'est alors que Corneille entreprit la traduction de l'_Imitation de Jésus Christ_ «travail auquel il fut porté par des pères jésuites de ses amis et par des sentiments de piété qu'il eut toute sa vie», et qui l'occupa plusieurs années. Il n'eut pas à le regretter puisque, outre la satisfaction intime qu'il éprouvait dans une occupation selon son coeur, le livre eut un succès prodigieux «et le dédommagea en toutes manières d'avoir quitté le théâtre. Cependant, si j'ose en parler avec une liberté que je ne devrais peut-être pas me permettre, dit le neveu de Corneille[69], je ne trouve point dans la traduction le plus grand charme de l'_Imitation_, je veux dire sa simplicité et sa naïveté. Elle se perd dans la pompe des vers et je crois même qu'absolument la forme du vers lui est contraire.» Ce jugement, quoique ratifié par la postérité qui a délaissé complètement le livre de Corneille dont il s'était fait naguère tant d'éditions, ce jugement me paraît très-discutable et la traduction de Corneille se rapproche, beaucoup plus que Fontenelle ne semble le croire, des mérites de l'original, outre qu'elle a celui d'une grande fidélité surtout pour une interprétation en vers. Elle n'est point, selon nous, indigne du grand poète comme le pensent trop de gens qui ne la connaissent que par ouï-dire, et ne manque ni de simplicité ni d'onction. Prenons au hasard quelques passages dans les premiers chapitres: Vanité d'entasser richesses sur richesses; Vanité de languir dans la soif des honneurs; Vanité de choisir pour souverains bonheurs De la chair et des sens les damnables caresses; Vanité d'aspirer à voir durer nos jours Sans nous mettre en souci d'en mieux régler le cours, D'aimer la longue vie et négliger la bonne, D'embrasser le présent sans soin de l'avenir, Et de plus estimer un moment qu'il nous donne Que l'attente des biens qui ne sauraient finir. Autre citation: Souvent l'esprit est faible et les sens indociles, L'amour-propre leur fait ou la guerre ou la loi; Mais bien qu'en général nous soyons tous fragiles, Tu n'en dois croire aucun si fragile que toi. La traduction de Corneille ne méritait pas assurément le discrédit dans lequel elle est tombée après sa mort et que le judicieux Victorin Fabre la qualifiât si étrangement «un travail malheureux.» Point du tout malheureux au gré de Corneille qui tira du livre si grand profit pour sa bourse comme pour sa réputation. On pourrait s'étonner après cela qu'il soit revenu au théâtre dont, pendant six années, il avait paru complètement dégoûté, et mieux eût valu qu'il persévérât dans ce sentiment. Ses nouvelles et nombreuses pièces (_Sertorius_ excepté) ne font qu'attester l'affaiblissement de son génie qui ne se révèle plus que par de rares éclairs dans _OEdipe_, la _Toison d'Or,_ _Sophonisbe_, _Othon_, _Surena_, _Attila_, etc. Si médiocre d'ailleurs que soit cette dernière pièce Boileau n'est pas à louer d'avoir fait sur elle une méchante épigramme. On s'explique d'autant moins l'illusion de Corneille à l'endroit de ses dernières tragédies que le sens critique ne lui manquait pas comme on l'a prétendu: «pour démentir une assertion si étrange aux yeux de quiconque a réfléchi, dit Fabre, sur la marche de l'esprit humain, il faudrait renvoyer ceux qui persisteraient à y croire aux préfaces de Corneille et aux examens qu'il a faits de ses pièces.» Mais comme l'a dit un poète: ........ Un père est toujours père, et la tendresse paternelle aveugla Corneille, comme elle fait de beaucoup de parents, sur les défauts de ses enfants tard venus, pour lesquels sa faiblesse fut d'autant plus grande qu'ils semblaient aux autres mal conformés, boîteux ou rachitiques. Peut-être aussi Corneille céda-t-il à l'habitude aussi bien qu'à ces fâcheuses nécessités qui attristèrent sa vieillesse mais qu'il eût pu s'éviter avec un peu plus de prévoyance. «Rien n'était égal, dit Fontenelle, à son incapacité pour les affaires que son aversion; les plus légères lui causaient de l'effroi et de la terreur. Quoique son talent lui eût beaucoup rapporté, il n'en était guère plus riche. Ce n'est pas qu'il eût été fâché de l'être; mais il eût fallu le devenir par une habileté qu'il n'avait pas et par des soins qu'il ne pouvait prendre.» C'est à ce «manque de soins», regrettable et non point au goût du luxe et des folles dépenses qu'il faut attribuer la gêne dont le poète souffrit à diverses époques; car d'ailleurs «Corneille conserva des goûts simples parce que ses moeurs étaient pures», dit très bien Victorin Fabre. Il put avoir des défauts, mais on ne lui connut pas de vices. Il sut goûter les douceurs de la vie domestique et trouver son bonheur dans ses devoirs. Son frère et lui couraient la même carrière; ils avaient épousé deux soeurs, et sans arrangement de fortune, sans partage de succession, les deux ménages confondus ne firent qu'une même famille tant que vécut l'aîné des deux frères.» Cela est assurément à la louange des deux frères comme aussi de leurs femmes; mais sans doute la meilleure part de l'éloge doit revenir à l'illustre poète. Dangeau, en annonçant sa mort d'une façon si brève, lui faisait une épitaphe méritée: «Aujourd'hui est mort le _bonhomme_ Corneille.» _Bonhomme_, oui, c'est-à-dire plein de bonhomie ce grand homme que Fontenelle, qui avait recueilli les traditions de famille, nous dépeint «avec l'humeur brusque et quelquefois rude en apparence, au fond très aisé à vivre, bon mari, bon parent, tendre et plein d'amitié. Il avait l'âme fière et indépendante, nulle souplesse, nul manège.... Il parlait peu même sur la matière qu'il entendait si parfaitement et n'ornait pas ce qu'il disait.» Il en fait naïvement l'aveu dans son _Épître à Pélisson_: Et l'on peut rarement m'écouter sans ennui, Que quand je me produis par la bouche d'autrui. Membre de l'Académie française dès l'année 1647, et vénéré de ses confrères, il était doyen de la compagnie lorsqu'il mourut le 1er octobre 1684, à l'âge de 78 ans. Comme nous l'avons dit ailleurs, il fut enterré dans l'église Saint Roch dont il était l'un des paroissiens, et non des moins fidèles d'après les témoignages contemporains auxquels s'ajoute celui de Fontenelle qui s'en appuie en les confirmant par ce qu'il avait appris de source certaine. «À beaucoup de probité naturelle il a joint, dans tous les temps de sa vie, beaucoup de religion et plus de piété que le commerce du monde n'en permet ordinairement. Il a eu souvent besoin d'être rassuré par des casuistes sur ses pièces de théâtre, et ils lui ont toujours fait grâce en faveur des nobles sentiments qui règnent dans ses ouvrages, et de la vertu qu'il a mise jusque dans l'amour.» II Quels étaient ces casuistes? Je ne sais, mais je doute un peu qu'il s'en soit trouvé de tels, car, quoique le théâtre de Corneille, relativement à ce qui avait précédé et souvent a suivi, puisse paraître épuré, on doit reconnaître, qu'à part quelques exceptions, la morale en est tout humaine, toute mondaine. C'est là même un phénomène qui frappe dans l'oeuvre du grand tragique; chrétien zélé, comme il se montrait dans la pratique de la vie, on s'étonne que l'esprit du christianisme se trahisse si peu d'ordinaire dans ses oeuvres «dramatiques.» Sa vertu c'est la vertu romaine, celle des beaux temps de la république assurément, et telle qu'un Cincinnatus, un Fabius, un Scipion, l'imaginaient et la glorifiaient par la parole et par l'exemple, mais de Corneille, nourri de l'_Évangile_ et de l'_Imitation_, ne pouvait-on pas attendre davantage? On souhaiterait que le grand poète fût tout à la fois _plus national et plus chrétien_. National, tel regret qu'on en ait, il faut bien le reconnaître, il ne l'est pas du tout. Par suite des préjugés du temps, résultant d'une éducation plutôt romaine que française, plutôt républicaine que monarchique, l'idée ne lui vint même pas de traiter un sujet tiré de nos vieilles et glorieuses annales, emprunté à nos précieuses chroniques qu'on ne lisait guère à cette époque. La coalition des pédants, donnant la main aux précieuses, permettait bien encore que le poète, en se conformant aux prétendues règles inventées par Aristote, mît sur la scène un sujet tiré de l'histoire espagnole, mais un sujet puisé dans notre propre histoire, cela eût paru singulier, extravagant. Corneille, si en avant de son siècle par son génie, plutôt que de lutter, afin d'imposer sa volonté, préféra subir le joug, passer sous les fourches caudines, et, malgré le succès du _Cid_, importuné des clameurs opiniâtres de ses adversaires, et du _tolle_ «de la docte cabale d'Aristote,» il abandonna la veine féconde qu'il avait fait soudainement jaillir, pour se vouer presque exclusivement à la tragédie rétrospective dont l'histoire romaine faisait tous les frais. Hâtons-nous de dire que, ce système admis, il en a tiré tout le parti possible; il ne saurait y avoir qu'un cri sur la vigueur et la puissance de ses conceptions, le pathétique de certaines scènes, l'étonnante vérité dans les moeurs et le dialogue, la grandeur des caractères et cet art de ressusciter en quelque sorte les personnages les plus illustres de l'histoire qui parlent aussi bien et mieux qu'ils n'ont dû parler. On ne s'étonne donc pas de ce cri d'admiration échappé à Turenne pendant une représentation de _Sertorius_: «Où donc Corneille a-t-il appris l'art de la guerre?» Aussi, jugeant au point de vue de l'art, on ne peut qu'applaudir La Bruyère quand il dit: «Corneille ne peut être égalé dans les endroits où il excelle; il a pour lors un caractère original et inimitable, mais il est inégal. Ses premières comédies sont sèches, languissantes et ne laissaient pas espérer qu'il dût aller si loin; comme ses dernières pièces font qu'on s'étonne qu'il ait pu tomber de si haut.... Ce qu'il y a en lui de plus éminent c'est l'esprit qu'il avait sublime, auquel il a été redevable de certains vers les plus heureux qu'on ait jamais lus ailleurs, de la conduite de son théâtre, qu'il a quelquefois hasardé contre les règles des anciens, et enfin de ses dénouements; car il ne s'est pas toujours assujetti au goût des Grecs et à leur grande simplicité; il a aimé, au contraire, à charger la scène d'évènements dont il est presque toujours sorti avec succès: admirable surtout par l'extrême variété et le peu de rapport qui se trouve pour le dessein entre un si grand nombre de poèmes qu'il a composés, etc.» Racine, juge des plus compétents, et qu'on aime à voir rendre si pleinement justice à son illustre rival, a dit mieux encore: «Dans cette enfance, ou pour mieux dire, dans ce chaos du poème dramatique parmi nous, votre illustre frère[70], après avoir quelque temps cherché le bon chemin, et lutté, si j'ose ainsi dire, contre le mauvais goût du siècle; enfin, inspiré d'un génie extraordinaire, et aidé de la lecture des anciens, fit voir sur la scène la raison, mais la raison accompagnée de toute la pompe, de tous les ornements dont notre langue est capable... À dire le vrai, où trouve-t-on un poète qui ait possédé à la fois tant de grands talents, tant d'excellentes parties, l'art, la force, le jugement, l'esprit? Quelle noblesse, quelle économie dans les sujets? Quelle véhémence dans les passions! Quelle gravité dans les sentiments! Quelle dignité et en même temps quelle prodigieuse variété dans les caractères! Combien de rois, de princes, de héros de toutes nations nous a-t-il représentés, toujours tels qu'ils doivent être, toujours uniformes avec eux-mêmes, et jamais ne ressemblant les uns aux autres? Parmi tout cela une magnificence d'expression proportionnée aux maîtres du monde qu'il fait souvent parler, capable néanmoins de s'abaisser quand il veut, et de descendre jusqu'aux plus simples naïvetés du comique, où il est encore inimitable. Enfin ce qui lui est surtout particulier, une certaine force, une certaine élévation qui surprend, qui enlève, et qui rend jusqu'à ses défauts, si on peut lui en reprocher quelques-uns, plus estimables que les vertus des autres: personnage véritablement admirable et né pour la gloire de son pays.... La France se souviendra avec plaisir que, sous le règne du plus grand de ses rois, a fleuri le plus grand de ses poètes....» Ainsi s'exprime l'auteur de _Britannicus_, à la vérité dans un discours académique et qui ne permettait guère que l'éloge, outre que, dans la bouche de Racine, on eût trouvé déplacées les réserves que le moraliste, après une large part faite à la louange, ne craint pas d'accentuer en ces termes: «Dans quelques-unes de ses meilleures pièces il y a des fautes inexcusables contre les moeurs; un style de déclamateur qui arrête l'action et la fait languir; des négligences dans les vers et dans l'expression qu'on ne peut comprendre en un si grand homme.» La Bruyère, ce que je ne crois pas, aurait tort de parler ainsi et Racine n'eût pas exagéré quelque peu dans la louange que notre première observation ne nous paraîtrait que mieux fondée. Ce sera pour nous un sujet d'éternel regret que l'impérissable génie de Corneille ne soit guère exercé que sur des sujets en quelque sorte posthumes et d'un intérêt purement rétrospectif. Il ne connaissait pas Shakespeare, mais il avait étudié Calderon, comment la pensée de faire comme celui-ci ne lui fut-elle pas suggérée par la lecture de ces beaux drames empruntés par le tragique espagnol aux annales de son pays et qui doivent à cette circonstance, comme aussi au génie du poète, un intérêt palpitant et en quelque sorte actuel? Comment les superbes pièces: _El Alcade de Zalamea_, l'Alcade de Zalamea, _El Sitio de Breda_, le Siége de Bréda, _El Fenix de Espana_, le Phénix de l'Espagne, etc, et d'autres, quoique d'ailleurs mêlant trop la fantaisie à l'histoire, ne portèrent-elles point Corneille à s'inspirer de la muse patriotique? Imaginez quelqu'un de ces personnages chevaleresques de notre histoire tout autrement grands et admirables que les héros trop vantés de la Grèce et de Rome, un saint Louis, un Duguesclin, une Jeanne d'Arc, un Bayard, évoqué par le génie souverain de Corneille et nous parlant la langue incomparable des _Horaces_, de _Cinna_, de _Pompée_ ou de _Nicomède_, se pourrait-il un plus admirable spectacle et comment croire que les applaudissements auraient manqué à cette glorieuse tentative, faite, (à la vérité bon nombre d'années après) avec un plein succès par un poète[71] dont le talent était bien inférieur au génie de Corneille? Je ne m'étonne pas moins que la connaissance du théâtre espagnol n'ait pas, au point de vue religieux, profité davantage à Corneille encore que je ne conteste pas les reproches que méritent parfois ces poètes catholiques à leur manière et trop à la mode du pays. Cette réserve faite, je n'en dirai pas moins qu'il faut, par suite des préjugés ayant cours de son temps, que Corneille connût de Calderon surtout les pièces dites de _cape_ et _d'épée_, les moins bonnes à notre avis, et n'eut pas feuilleté même ces drames philosophico-religieux, d'une conception si originale et d'une inspiration si haute, malgré les impertinences, les froids bons mots, les lazzis alambiqués et parfois cyniques du _Gracioso_ qui détonnent avec le reste: La _Vida es un sueno_, la Vie est un songe, le _Cisma de Inglaterra_, le Schisme d'Angleterre, _El Magico prodigioso_, le Magicien prodigieux, _Los dos Amantes del cielo_, les deux Amants du ciel, etc. Parlerai-je de ces fameux: _Autos sacramentales_ particuliers à l'Espagne, par exemple, la _Cena de Baltasar_, le Festin de Balthasar, _La primer Flor del Carmélo_, la première Fleur du Carmel, _La Vina del Senor_, la Vigne du Seigneur etc. Se peut-il, s'il n'eût pas ignoré ces oeuvres remarquables, que Corneille n'en fût pas frappé et que, dans l'admiration de cette étonnante poésie, unie à une si prodigieuse richesse d'invention, s'inspirant de tant de traits sublimes, répandus à profusion, et évitant les exagérations de la métaphore et les subtilités du rébus, il n'eût pas multiplié les essais dans le genre de _Polyeucte_? Qu'on ne m'objecte pas que le poète écrivait pour le théâtre et qu'il lui fallait consulter le goût du public, contraire, il le savait, à des tentatives de ce genre? Cette raison n'en devait pas être une pour Corneille, car un génie de sa taille, bien loin de subir les exigences du parterre, ne devait prendre conseil seulement de lui-même, et faire des chefs-d'oeuvre en se résignant à ne pas les voir applaudis de son vivant, sûr que la postérité lui rendrait justice et surtout que la récompense ne lui manquerait pas de la part de Celui qui lui avait prodigué ces dons merveilleux de l'esprit employés si noblement alors que le poète, sincèrement chrétien comme on l'a vu, eût mis davantage ses écrits en harmonie avec sa conduite. «L'usage des sacrements auxquels on l'a toujours vu porté dit, Thomas Corneille, lui faisait mener une vie très-régulière et son plus grand soin était d'édifier sa famille par ses bons exemples. Il récitait tous les jours le bréviaire romain, ce qu'il a fait sans discontinuer pendant les trente dernières années de sa vie.» Et pourtant, contradiction étonnante et presque inexplicable, c'est de cette même époque que M. Taschereau, le dernier historien de Corneille et très-zélé pour sa gloire, nous dit: «Il ne nous est pas échappé que l'amour joue un bien plus grand rôle dans ses derniers ouvrages que dans ceux qui illustrèrent sa carrière. En cela, _il se conformait au goût du temps_; il cherchait à mettre en oeuvre les moyens de succès qui avaient si bien réussi à Racine, et dont il avait pu connaître par lui-même la puissance à la représentation de _Psyché_.» Cela n'est que trop vrai, et l'on a peine à comprendre que, dans la partie la plus importante de son oeuvre, à savoir son théâtre, Corneille se souvienne aussi peu de ce qu'il écrivait excellemment dans la préface de son poème: _Louanges de la sainte Vierge_: «Si ce coup d'essai ne déplaît pas, il m'enhardira à donner de temps en temps au public des ouvrages de cette nature pour _satisfaire_ en quelque sorte l'_obligation que nous avons tous_ d'employer à la gloire de Dieu du moins une partie des talents que nous en avons reçus.» À la bonne heure, et l'on ne saurait mieux dire; mais j'ose penser que le poète eût pu mieux faire; autrement il faudrait s'en prendre au genre lui-même et l'on ne devrait plus du tout s'étonner du jugement sévère porté sur le théâtre par le plus grand nombre des théologiens et des moralistes. Il nous paraît donc regrettable à tous égards que le grand Corneille ait autant subi la tyrannique influence de son époque dont le Misanthrope dit si bien dans sa rude franchise: Le mauvais goût du siècle en cela me fait peur. Terrible mauvais goût puisque nous lui devons tant de fadeurs amoureuses, de tirades à la Céladon qui choquent dans les chefs-d'oeuvre mêmes du poète lequel n'avait pas besoin de ces mesquins agréments. Son génie naturellement moral, sain, viril, aurait bien mieux encore mérité l'éloge que faisait de lui Napoléon à Sainte-Hélène: «La tragédie échauffe l'âme, élève le coeur, peut et doit créer des héros. Sous ce rapport peut-être, la France doit à Corneille une partie de ses belles actions; aussi, messieurs, s'il vivait, je le ferais prince[72].» [63] _Biographie Universelle._ [64] Sa mère s'appelait Marthe de Pesan. [65] Au dire des biographes, mais ce que je crois une pure imagination de leur part. [66] _Poésies diverses.--Excuse à Ariste._ [67] En tête de _Cinna_. [68] _Notice_ en tête des _OEuvres de Corneille_.--Édit. in-8º. [69] Fontenelle. _Notice sur Corneille._ [70] Il s'adressait à Thomas Corneille reçu en remplacement de son frère. [71] De Belloy, auteur du _Siége de Calais_. [72] _Mémorial de Sainte-Hélène_, à la date du 26 février 1816. LE GÉNÉRAL DESAIX I On ne saurait trop, en ce moment, mettre en relief les types de la vertu militaire exaltée par le patriotisme. Desaix en est un, assurément. Né le 14 août 1768, à St-Hilaire-d'Ayat (Auvergne), de Gilbert-Antoine de Veygoux-Desaix et d'Amable de Beaufranchet d'Ayat, il fut mis, dès l'âge de sept ans, à l'école militaire d'Effiat, dont il devint un des plus brillants élèves. Aussi, à peine âgé de quinze ans, il entrait comme sous-lieutenant dans un régiment de Bretagne, où, comme à l'école, il se fit remarquer par sa conduite, qui lui fit donner par ses camarades le surnom de _Caton_ ou le _sage_. Quelques anecdotes à son sujet. «Desaix, simple aide-de-camp encore, revenait d'une de ces promenades solitaires qu'il faisait loin des murs de Landau, contemplant la nature entière et observant avec un goût particulier celui de ses règnes qui a toujours eu le plus d'attrait pour les âmes douces et paisibles. Tout à coup, il voit la campagne et ses végétaux couverts de tourbillons de poussière; il entend des cris et des bruits d'armes. Il court aux lieux d'où ils partent: c'était un choc, c'était un combat entre une forte reconnaissance française et trois escadrons autrichiens. Sans armes, n'ayant qu'une cravache à la main, Desaix se jette au milieu de la mêlée: il est renversé et fait prisonnier. On le dégage, il recommence à combattre, et rentre dans Landau avec la reconnaissance victorieuse et un prisonnier qu'il a fait lui-même[73].» Devant Strasbourg, ses troupes, attaquées par un ennemi très-supérieur en nombre, plient et se retirent. Il se jette au-devant d'elles. --Général, lui crie-t-on, n'avez-vous pas ordonné la retraite? --Oui, répond Desaix, mais c'est celle de l'ennemi. À ce cri d'une âme courageuse, et qui ménageait avec tant de délicatesse la fierté des soldats, ceux-ci, comme dans une manoeuvre d'exercice, se retournent, fondent sur un ennemi qui se croyait déjà vainqueur et ne lui laissent pas même la ressource de la fuite. «Je battrai l'ennemi tant que je serai aimé de mes soldats,» disait Desaix, et il en était adoré. «Au passage du Rhin, en l'an V, l'un des premiers il touche la rive droite du fleuve; et au moment où, avec un petit nombre de soldats, il arrête, désarme ou renverse les bataillons autrichiens, un coup de fusil, qu'il a vu ajuster sur lui, lui perce la cuisse et le blesse grièvement. Cette générosité, qui ne l'abandonne jamais et qui semble le dominer davantage au milieu des scènes de carnage, lui donne la force d'aller jusqu'au soldat autrichien qui a tiré le coup et de le déclarer son prisonnier pour lui sauver la vie: ce n'est qu'alors qu'il fait connaître sa blessure.» Bayard, assurément, ou quelque autre héros chrétien, n'aurait pas fait mieux. Dans le livre assez récent de M. Martha-Becker, neveu de Desaix[74], nous trouvons à glaner bien plus encore que dans l'opuscule de Garat. Quoique appartenant par sa naissance à l'aristocratie, Desaix, dans son patriotisme intelligent, jugea que c'était pour lui un devoir de ne pas quitter son régiment, le 46e de ligne, resté, grâce au corps d'officiers et au bon esprit des soldats, pur de tout excès. Mais, pour tenir à cette résolution, il lui fallut une certaine force d'âme, car son frère et plusieurs membres de sa famille se trouvaient dans l'armée de Condé, et sa mère elle-même, pour laquelle sa vénération était profonde, s'étonnait qu'il ne les eût point imités. Lors d'un congé qu'il vint passer près d'elle, au château de Veygoux, ils eurent à ce sujet une explication: --J'avais cru, dit Mme de Veygoux à son fils, que vous auriez suivi vos frères? --Maman, répondit-il, pouvais-je me séparer de mon régiment quand tous les officiers y sont demeurés? --Votre refus d'émigrer vous portera malheur et fera rejaillir une honte éternelle sur notre famille. Il ne vous reste plus qu'à venir garder nos troupeaux pendant que vos frères combattront pour la défense du trône. L'amertume de ce langage, si pénible pour Desaix dans la bouche de sa mère, avait ébranlé sa conviction, qui était celle du bon sens, lorsqu'une lettre de son frère, tombée d'aventure entre ses mains, en lui montrant sous leur vrai jour la situation faite aux émigrés dits retardataires, raffermit ses résolutions. À la menace faite par une parente de l'envoi d'une quenouille, présent dont on qualifiait les gentilshommes restés en France, il répondit: «Je n'émigrerai à aucun prix, _je ne veux pas servir contre mon pays_; je veux demeurer et avancer dans l'armée; non, jamais je ne serai émigré.» Mais, d'ailleurs, il ne dissimulait pas son aversion et son dégoût pour les violences révolutionnaires, et, après la triste journée du 10 août, blâmée hautement et courageusement par le général Victor de Broglie, dont il était aide de camp, Desaix applaudit à la protestation de celui-ci et le suivit quelque temps dans la retraite. Revenu à l'armée du Rhin où, dans une seule année (1793), par la désastreuse influence des commissaires, se succédèrent neuf généraux en chef, Desaix, quoique dans un poste secondaire, par son infatigable activité, son dévouement pour le soldat, comme son intrépidité, «était devenu l'âme des combats et des combinaisons militaires.» Au mois d'août, il fut promu, sur le champ de bataille même, par les représentants, au grade de général de brigade, et le 21 octobre, il était nommé général de division. Desaix comptait vingt-cinq ans à peine. C'est alors qu'il écrit à sa soeur, restée près de Mme de Veygoux, une lettre admirable qu'on voudrait pouvoir citer tout entière, mais dont nous détacherons au moins quelques passages: «... Je sais combien vous m'êtes attachées, et combien vous désirez qu'il ne m'arrive pas de malheurs. Je t'assure que vous avez bien tort de vous tourmenter si fort; je vais toujours très-bien; ma santé est bonne; ma blessure est entièrement guérie; je n'en attends plus que quelques autres, pourvu qu'elles soient glorieuses et utiles à mon pays. Que j'aurai de plaisir, chère petite soeur, à te présenter mes cicatrices glorieuses! Quand la guerre terrible et effroyable qui ravage et dévaste, qui sépare les amis, sera enfin terminée, simple, ignoré, paisible, content d'avoir contribué à rétablir la paix et à repousser les cruels ennemis, les barbares étrangers qui veulent nous faire la loi, je viendrai près de toi et nous ne nous séparerons plus; nous adoucirons la vieillesse de la bonne maman, nous chercherons à la rendre heureuse... »Je ne crois pas avoir le plaisir de t'embrasser, cette année encore; l'hiver approche et la campagne ne finit pas; elle est bien dure. Plains nos malheureux volontaires couchés à terre, dans la boue jusqu'aux genoux et fatigués d'un service pénible et continuel. Plains-moi aussi, chère soeur, je suis élevé à un grade difficile et pénible, que je n'ai accepté qu'avec le plus grand regret. Je suis général de division et commande l'avant-garde; c'est bien de l'ouvrage pour ton frère que tu sais jeune et pas très-expérimenté..... J'espère que la fortune m'aidera, qu'elle me sourira. Si la victoire me couronnait, j'en déposerais les couronnes entre les mains de maman, comme autrefois je lui donnais celles de lierre que méritait mon assiduité au collége. Je lui suis bien attaché à cette bonne mère; je l'aime au delà de ce qu'on peut dire. Que je voudrais la savoir contente et heureuse! «Je suis bien désolé de voir, au milieu de mes richesses, avec les beaux appartements qu'on m'a donnés, que je ne puisse pas réunir une somme un peu considérable pour l'aider; elle ne m'a pas encore dit qu'elle en eût besoin; je crains qu'elle ne me le cache. Tu sais bien que tu as toujours été la confidente de mon coeur, que je n'ai jamais rien eu de caché pour toi. Eh bien! dis-moi, avez-vous besoin de quelque chose? Parle vite, je serai trop heureux de me priver pour vous offrir tout ce que je possède.» Se peut-il un plus noble coeur, un plus tendre fils, un meilleur frère? Grâce au patriotisme des officiers et des soldats, la campagne de 1793, dont les débuts n'avaient pas été heureux, se termina par des victoires. Desaix, plus que personne avait contribué à ce résultat. Eh bien! à ce moment-là même, par suite d'une dénonciation signée de quelques misérables et partie de l'Auvergne, sa vie fut en péril et il faillit avoir le sort de Custine, son ancien général. Déjà, par suite de cette dénonciation calomnieuse, pesait sur lui la menace d'une arrestation, quand eut lieu la prise d'Haguenau, dont les habitants, aussi bien que ceux des cantons environnants, se sachant assimilés par la prétendue justice révolutionnaire aux émigrés, cherchèrent, au nombre de plus de cinquante mille, leur salut dans la fuite. Desaix recueillit une foule de ces malheureux dans sa division, refusa de les livrer et favorisa leur évasion. Nouvelle dénonciation contre lui. Alors la fureur des révolutionnaires ne connut plus de bornes; malgré les efforts de Pichegru, et même de Saint-Just, l'ordre d'arrêter Desaix est donné et les commissaires de la Convention se présentent pour l'exécuter. Mais soudain un généreux mouvement d'indignation soulève la division tout entière. Les soldats enlèvent le général, et, le plaçant au milieu des rangs, lui font un rempart de leurs corps en disant aux commissaires: «Il ne fallait pas faire la guerre si vous ne vouliez pas nous laisser le général qui nous a toujours menés à la victoire!» Devant cette énergique manifestation, les commissaires durent se retirer, et le général fut sauvé. Mais peu de temps après, Desaix avait à trembler pour sa mère et sa soeur, incarcérées à Riom comme parentes d'émigrés. Non-seulement il sollicite sans relâche en leur faveur, mais il pourvoit à leurs moindres besoins, en envoyant de l'argent au geôlier pour le sucre et le café. Puis il s'efforce de soutenir ou relever le courage des prisonnières. «Console-toi, ma bonne et chère soeur, de ta détention malheureuse! moi-même passionné pour la liberté, passionné pour les combats, je me suis attendu à être privé du plaisir de jouir de tous deux.» Ce ne fut qu'au bout de plusieurs mois cependant que Desaix obtint la mise en liberté des captives qui rentrèrent dans le domaine de Veygoux dont le séquestre avait été en partie levé. Après la campagne de 1795, par suite du manque de vivres, si pénible pour l'armée, qui fit preuve d'une résignation héroïque et d'un admirable esprit de discipline, Desaix eut la satisfaction de signer une trêve nécessaire à nos braves soldats, heureux de pouvoir se refaire dans les cantonnements de l'Alsace et de la Lorraine. Telle était l'affection des troupes pour le jeune général, que le représentant Rivaut écrivait à cette époque au Directoire: «Ce sont toujours les chevaux qui nous manquent. Je vous l'ai dit, si Desaix, qui a habitué les troupes à le voir partout, avait des chevaux assez pour toujours aller, les troupes iraient avec lui au diable.» Pichegru ayant quitté l'armée, Desaix fut chargé par intérim du commandement en chef. Mais la responsabilité qui pesait sur lui l'inquiétait; il fut heureux que Moreau vînt pour l'alléger de ce lourd fardeau, et il reprit avec empressement sa place au second rang. Moreau eut grandement à s'applaudir de son concours dans cette rude campagne, qui commença par le passage du Rhin dans les circonstances les plus difficiles, une marche audacieuse sur Vienne, et se termina par une retraite forcée et cependant des plus glorieuses pour le général en chef. Après l'armistice de Léoben, Desaix, qui s'était pris d'une admiration enthousiaste pour le général en chef de l'armée d'Italie, demanda et obtint une mission qui lui permît d'aller lui rendre visite à Milan. Ils se voyaient pour la première fois, mais tous deux, faits pour se comprendre et s'apprécier, ils se serrèrent la main comme de vieux frères d'armes, et au bout de quelques jours, arrivés à cette intimité d'où résulte la pleine confiance, ils n'avaient plus de secrets l'un pour l'autre. Bonaparte confia à son ami le projet de l'expédition d'Égypte, et Desaix ne doutait pas du succès. Lorsqu'après la signature du traité de Campo-Formio, le Directoire eut nommé Bonaparte général en chef de l'armée rassemblée sur les côtes de l'Océan, qui prenait le nom d'armée d'Angleterre, en chargeant provisoirement Desaix de la commander, celui-ci répondit, heureux de voir son nom associé à celui du vainqueur d'Italie: «Il n'est rien que je craigne d'entreprendre sous ses ordres.» Un mot encore, avant de continuer, sur le voyage de Desaix en Italie. Ce voyage, il l'avait fait avec un tel bonheur, qu'il en rédigea une espèce de journal écrit au courant de la plume, et reflétant ses impressions au jour le jour. En voici quelques-unes. Après une visite à la cathédrale de Milan, il pénètre dans plusieurs couvents, et ses paroles sont grandement à noter pour l'époque: «Pouvais-je ne pas prendre les moines et les bons abbés pour des hommes du ciel descendus chez les hommes corrompus?» Dans le cimetière, à la vue des tombeaux fastueux des nobles, il s'écrie: «Ils ont beau faire, ils ont beau se séparer des autres; après leur mort, ils n'en sont pas moins oubliés et confondus.» Desaix a le goût et l'intelligence des oeuvres d'art, et les musées comme les galeries particulières n'ont pas de visiteur plus enthousiaste. Après avoir admiré les _Titans_ de Jules Romain, il s'écrie: «On passerait sa vie à voir les détails, les Titans renversés, écrasés sous les montagnes, et exprimant la rage, le désespoir, le repentir, le pardon et la douleur.» Devant le buste de l'amiral vénitien Angelo Emo, il dit comme par un soudain pressentiment: «Il mourut après son expédition de Tunis, à la fleur de l'âge, n'ayant pas encore pu faire assez pour être immortalisé et avoir la couronne de lauriers.» Au moment de s'embarquer pour l'Égypte, il s'écria: «Oui, j'en conviens, c'est l'ambition qui me pousse. Elle est noble cette ambition, celle de s'exposer au plus grand des dangers, et risquer la gloire acquise pour en acquérir de nouvelle. On a toujours assez de richesses, on n'a jamais assez de célébrité.» Et il termine en disant: «qu'il aspire _non à la gloire des dévastateurs, mais à celle de bienfaiteur des peuples_.» II On sait le rôle glorieux de Desaix pendant la campagne d'Égypte, et qu'après avoir conquis le Saïd septentrional (Égypte moyenne) et la Thébaïde (haute Égypte) (1798-1799), il y fit bénir son administration tutélaire par les populations indigènes qui, d'une voix unanime, lui décernèrent le beau surnom de _Sultan juste_. Dans l'admiration de la bravoure des soldats comme de leur exacte discipline, des scheiks lui disaient: «Sultan, tu ne devrais pas donner de pain à tes soldats, ils méritent d'être nourris avec du sucre.» On ne s'étonne pas aussi de voir le général en chef écrire à son illustre lieutenant: «Croyez que rien n'égale l'estime que j'ai pour vous, si ce n'est l'amitié que je vous porte.» Lorsqu'à la suite des nouvelles venues d'Europe, Bonaparte eut résolu de quitter l'Égypte, il hésita sur le choix du général à qui il confierait le commandement de l'armée d'Orient. S'il eût consulté celle-ci, nul doute qu'elle aurait désigné Desaix, «le plus capable de tous,» comme Napoléon l'écrivait à Sainte-Hélène, mais en ajoutant: «Il était plus utile en France.» Et Kléber lui fut préféré. En même temps Desaix, par une lettre écrite la veille du départ, était invité à s'embarquer pour l'Europe dans le courant de novembre. Ce ne fut pourtant qu'au mois de janvier (1800) qu'il put effectuer son départ et prendre passage sur un vaisseau neutre, muni en outre d'un sauf-conduit signé par Sidney Smith, en conséquence de la convention d'El-Arish. Malgré ces garanties formelles, dans les eaux de la Sicile, le _Saint-Antoine de Padoue_, sur lequel se trouvait Desaix avec ses deux aides de camp, ayant été rencontré par la corvette anglaise la _Dorothée_, les Français furent retenus prisonniers par les ordres de lord Keith, amiral de la flotte britannique. Lord Keith, par le désir de rabaisser la France dans la personne de ses plus braves soldats, fit offrir au patron du _Saint-Antoine de Padoue_ mille guinées s'il voulait déclarer que les marchandises confisquées sur le bâtiment appartenaient aux passagers. L'honnête marin se refusa énergiquement à ce mensonge, dont la proposition fit dire à Desaix: «Monsieur l'amiral, prenez le navire, prenez nos bagages, nous tenons peu à l'intérêt, mais laissez-nous l'honneur.» Enfin, par l'ordre du gouvernement anglais, qui se refusa à sanctionner une telle iniquité, les prisonniers furent rendus à la liberté, et peu de jours après, ils débarquaient à Toulon. Pendant son séjour forcé au lazaret, Desaix trompa son ennui par une correspondance très-active. Il adressa d'abord à son ancien général en chef, devenu le premier Consul, une dépêche dans laquelle on lit: «Je sais que vous voulez porter la France à son plus haut point de gloire, et cela en rendant tout le monde heureux. Peut-on faire mieux? Oui, mon général, je désire vivement faire la guerre, mais de préférence aux Anglais... Quelque grade que vous me donniez, je serai content; vous savez que je ne tiens pas à avoir les premiers commandements... que je ne les désire pas; je serai avec le même plaisir volontaire ou général. Je désire bien connaître ma situation de suite afin de ne pas perdre un instant pour entrer en campagne. _Un jour qui n'est pas bien employé est un jour perdu._» À sa mère, à sa soeur, il écrit des lettres pleines de la plus touchante effusion et dans lesquelles son coeur s'épanche avec bonheur. Dans une lettre à un ami nous trouvons ces lignes: «J'ai vu bien des pays, l'Égypte, la Syrie, la Grèce, la Sicile, Rome. Que de monuments, que de ruines! J'ai acheté ce plaisir par des peines excessives, des fatigues prodigieuses, des inquiétudes sans nombre, mais j'ai revu la patrie et tout s'est effacé.» Enfin les portes du lazaret sont ouvertes. Desaix ne perd pas un instant pour rejoindre, en Italie, le premier Consul, et «le 11 juin, dit M. Thiers, on vit arriver au quartier général de Stradella, un des généraux les plus distingués de l'époque, Desaix, qui égalait peut-être Moreau, Masséna, Kléber, Lannes, en talents militaires, mais qui, par les rares perfections de son caractère, les effaçait tous.» Bonaparte serra Desaix dans ses bras à plusieurs reprises, et se plut à le montrer à cheval à ses côtés, _comme un gage assuré de la victoire_; il ne se trompait pas. Mais cette victoire, Desaix devait la payer de son sang. On sait toutes les vicissitudes de cette étrange bataille de Marengo, où Mélas, qui se croyait victorieux, fut le vaincu. Un moment cependant, dans l'armée française, on crut tout perdu. Les généraux, formés en cercle autour du premier Consul, le pressent d'ordonner la retraite. Bonaparte s'y refuse en demandant l'avis de Desaix. Celui-ci tire sa montre et dit au général en chef: «Oui, la bataille est perdue; mais il n'est que trois heures, nous avons encore le temps d'en gagner une autre.» À l'instant, l'offensive est reprise à la voix de Bonaparte, qui parcourt le front des régiments en disant aux soldats: «C'est avoir fait trop de pas en arrière; le moment est venu de faire un pas décisif en avant. Soldats, souvenez-vous que notre habitude est de coucher sur le champ de bataille.» Sur toute la ligne, la fusillade et la canonnade recommencent. Une charge, surtout, exécutée par Desaix, décida la victoire. Mais, au moment même où les cavaliers arrivaient sur l'ennemi comme une furieuse avalanche, on vit Desaix chanceler sur son cheval et tomber sans avoir pu proférer une parole, au dire du dernier biographe. Le soir, comme les officiers félicitaient Bonaparte de cette belle journée, il répondit: «Oui, bien belle, si ce soir j'avais pu embrasser Desaix sur le champ de bataille. J'allais le faire ministre, je l'aurais fait prince si j'avais pu.» Savary, depuis duc de Rovigo, l'un des aides de camp de Desaix, nous dit dans le premier volume de ses Mémoires: «Le colonel du 9e léger m'apprit qu'il n'existait plus. Je n'étais pas à cent pas du lieu où je l'avais laissé, j'y courus et le trouvai par terre, au milieu des morts déjà dépouillés, et dépouillé entièrement lui-même. Malgré l'obscurité, je le reconnus à sa volumineuse chevelure, de laquelle on n'avait pas encore ôté le ruban qui la liait. «Je lui étais trop attaché depuis longtemps, pour le laisser là, où on l'aurait enterré, sans distinction, avec les cadavres qui gisaient à côté de lui. Je pris à l'équipage d'un cheval, mort à quelques pas de là, un manteau qui était encore à la selle du cheval; j'enveloppai le corps du général Desaix dedans, et un hussard, égaré sur le champ de bataille, vint m'aider à remplir ce triste devoir auprès du général. Il consentit à le charger sur son cheval et à conduire celui-ci par la bride jusqu'à Garofolh, pendant que j'irais apprendre ce malheur au premier Consul... Il m'approuva et ordonna de faire porter le corps à Milan pour qu'il y fût embaumé[75]». Il n'est pas besoin de dire quelle fut la douleur de la mère et de la soeur de Desaix. Le premier Consul, en témoignant par une lettre à la première de sa profonde sympathie, lui fit remettre le premier quartier d'une pension qui lui était accordée au nom de la patrie reconnaissante. La seconde fut mariée par lui au général Becker, officier très-estimé. Des honneurs singuliers furent rendus à Desaix, dont la tombe se voit au sommet du grand Saint-Bernard. En posant la première pierre du quai qui devait porter ce nom illustre, Lucien Bonaparte prononça ces paroles: «Puisse ce quai avoir une durée aussi longue que la mémoire de Desaix!» Un monument à la gloire du héros et surmonté de son buste orne la place du Châtelet. Voici, d'après Martha Becker, l'épitaphe qui fut faite à Strasbourg pour Desaix: «_Hic jacet hostium terror et admiratio, Patriæ amor et luctus._» [73] _Éloge de Kléber et Desaix_, par Garat (1er vendémiaire, an IX).--1800. In-8º. [74] _Le général Desaix_, 1 vol. in-8º. [75] Savary: _Mémoires_. MATHIEU DE DOMBASLE I L'agriculture produit le bon sens, et un bon sens d'une nature excellente. JOUBERT. Un homme qui n'est pas moins illustre qu'Olivier de Serres et auquel notre patrie ne doit pas moins de reconnaissance pour les services immenses qu'il a rendus à l'agriculture, c'est notre contemporain, Mathieu de Dombasle. Nous regrettions pour le premier l'absence de documents qui permissent d'écrire avec détails sa biographie; et le même regret nous pourrions l'exprimer à propos de Mathieu de Dombasle dont la vie s'est écoulée presque sous nos yeux. Cette vie pourtant offre un intérêt sérieux, quoique peu accidentée, peu remplie d'évènements dans sa plus importante période, tout entière absorbée par un travail dont l'austère régularité avait quelque chose de monastique. L'ordre parfait que M. de Dombasle avait su établir dans la répartition de son temps, le pouvoir sans bornes qu'il exerçait sur lui-même et la rigoureuse attention qu'il mettait à éviter toute cause de distraction lui permettaient de suffire à tout. «Pendant un séjour de vingt ans qu'il passa à Roville, écrivait M. Jules Rieffel, un de ses élèves, directeur de l'institut de Grand-Jouan, il ne fit peut-être pas vingt absences, et, chose admirable, durant cette longue période, sa vie fut réglée, au point de vue du travail, comme on voit les heures distribuées pour la prière dans une communauté de religieux. Cette présence continuelle, cette régularité qu'il avait su s'imposer à lui-même, avant de l'exiger des autres, ne furent pas certainement la moindre cause de ses succès et l'exemple le moins salutaire qu'il donna aux élèves dont la France est aujourd'hui redevable à l'école de Roville.» C'est ainsi que Mathieu de Dombasle, tout en veillant avec tant de sollicitude aux moindres détails de son exploitation devenue la première ferme modèle, en même temps, qu'il initiait ses nombreux élèves à la science agronomique, plus pratique encore que théorique, pouvait suffire aux exigences de son immense correspondance. Après sa mort, on trouva _vingt-et-un_ cartons remplis des lettres adressées de tous les points de la France à Mathieu de Dombasle par des agriculteurs heureux de compter au nombre de ses disciples; _quarante-et-un_ cahiers, chacun d'au moins 150 pages, renfermaient la copie des réponses à ces lettres comme à celles de tant d'illustres étrangers avec lesquels le fermier de Roville était en relations habituelles: Sir John Sinclair, le célèbre fondateur du bureau d'agriculture de Londres; Thaër, si cher à la Prusse, ou plutôt à l'Allemagne, et dont les travaux se lièrent si intimement en France aux premiers progrès de l'école moderne; le vénérable de Fellenberg, le baron de Woght et vingt autres. Mais comment Mathieu de Dombasle avait-il été amené à s'occuper exclusivement d'agriculture? Peut-être avant de parler de Roville, il eût été utile de donner à ce sujet quelques détails puisés surtout dans l'excellente _Notice biographique_, de M. Leclerc-Thouin, lue à la séance publique de la Société royale et centrale d'Agriculture, du 14 avril 1844 et publiée dans le recueil de la dite Société[76]. Ce document, très-complet pour ce qui a trait aux travaux de l'agriculteur, nous donne moins de détails sur l'homme, dont la vie, dans sa plus grande partie, s'écoula, comme nous l'avons dit, paisible et uniforme, et sauf au début ne connut guère les péripéties dramatiques. Christophe Joseph Alexandre Mathieu de Dombasle naquit à Nancy, le 26 février 1777. Sa famille, anoblie par le duc Léopold, était une des plus honorables de l'ancienne Lorraine. Après avoir fait ses premières études sous les yeux de ses parents, il entra, vers l'âge de douze ans, au collége de Saint-Symphorien, de Metz, dirigé par les bénédictins. Ces maîtres, zélés non moins qu'intelligents, constatèrent chez leur élève, avec des habitudes singulières de méditation et de réflexion, une ardeur pour le travail qu'il aurait fallu presque contenir. Aussi les progrès de l'adolescent furent rapides et donnaient les plus grandes espérances lorsque par malheur la Révolution, en chassant les moines de leurs couvents et fermant tous les établissements d'instruction publique, vint arracher le jeune Dombasle à ses études. Revenu dans la maison paternelle, et livré à peu près à lui-même, il partageait son temps entre la culture des beaux-arts, musique, dessin, gravure, et la chasse qu'il aimait de passion. Néanmoins un matin il quitta généreusement tout cela lorsque pour la patrie sonna l'heure des grands périls et que l'étranger envahit la France. Quoiqu'il n'eût pas eu beaucoup à se louer de la Révolution qui lui avait enlevé le titre de grand maître des eaux et forêts, héréditaire dans sa famille, le jeune Dombasle n'hésita pas à s'enrôler comme volontaire et combattit, pendant plusieurs mois en cette qualité, sous les drapeaux de la République. Mais une affection nerveuse dont il fut atteint sans doute à la suite de ses fatigues, et que la petite vérole vint cruellement compliquer, mit sa vie en péril. Lorsque enfin, convalescent, il put quitter l'hôpital, son état de santé était tel que les médecins jugèrent qu'il lui fallait, pour longtemps ou même pour toujours, renoncer au rude métier du soldat et lui délivrèrent son congé. «Cette double circonstance, dit M. Leclerc-Thouin, décida du reste de sa vie, car ce fut alors que s'accrurent chez lui les goûts d'application studieuse et que les facultés intellectuelles prirent, aux dépens de l'agilité et de la force du corps, un développement nouveau. Aux études littéraires, il joignit celles des sciences... La chimie avait surtout appelé son attention... Après avoir abandonné quelques spéculations commerciales peu en harmonie avec ses goûts, il lui dut de pouvoir s'adonner sérieusement à la fabrication du sucre de betterave, et, à cette occasion se livrer à la pratique de l'agriculture qui avait toujours eu pour lui un vif attrait.» Mais au moment même où, sa fabrique, de plus en plus prospère, il commençait à recueillir le fruit de ses efforts, arrivèrent les évènements de 1814. L'invasion russe et la libre introduction des sucres coloniaux, en faisant une concurrence écrasante à ses produits, lui enlevèrent la majeure partie des capitaux considérables qu'il avait versés dans ses usines. Mathieu de Dombasle se trouvait ruiné, mais ruiné si complètement qu'à la mort de son père, il fut obligé d'abandonner la portion de bien qui lui revenait à ses frères et soeurs, tout en restant débiteur envers eux d'une somme assez forte qu'il ne put acquitter que longtemps après. II Loin de perdre courage cependant, il envisagea froidement le désastre dans toute son étendue et confiant dans les ressources qu'il sentait en lui-même et surtout dans les résultats d'un travail intelligent et persévérant, il n'hésita pas, quoique déjà plus jeune (il avait alors trente-huit ans) à recommencer une nouvelle carrière; son penchant comme le bonheur des circonstances le poussèrent, cette fois, exclusivement vers l'agriculture. Un de ses voisins, M. Bertier, riche propriétaire, avait depuis longtemps le désir de transformer sa terre de Roville en école d'agriculture, genre d'établissement qui manquait en France quoique des fermes ouvertes à l'instruction publique existassent déjà dans presque toutes les contrées de l'Europe. M. Bertier sut apprécier Dombasle à sa valeur, et en homme éclairé, en véritable ami de l'agriculture, il proposa un bail à long terme, conçu sur les bases les plus larges, et qui, tout en assurant l'amélioration foncière, garantissait au fermier un intérêt convenable de ses avances et une juste rémunération de ses travaux. Il fournissait de plus pour l'exploitation une part importante du capital complété par d'autres actionnaires qui, réunis en assemblée générale, le 1er septembre, arrêtèrent la nouvelle destination de Roville et nommèrent directeur Mathieu de Dombasle. Celui-ci vint trois mois après, le 4 décembre, s'installer à la ferme, et il travailla dès lors sans relâche à lui acquérir cette célébrité européenne qui a tant contribué, pendant vingt ans, à appeler l'attention publique sur l'agriculture et à propager ses progrès.» La ferme de Roville comptait environ 200 hectares. Malgré la médiocrité du sol, le nouveau fermier sut, au bout de peu d'années, en obtenir d'admirables récoltes, en céréales, maïs, pommes de terre, betteraves, carottes; Mathieu Dombasle en outre améliora la fabrication des instruments aratoires, inventa une charrue qui porte son nom, et livra un grand nombre de ces instruments perfectionnés à l'agriculture. Mais ce qui surtout fit de Roville un établissement important c'est qu'il devint une excellente école d'agriculture où des jeunes gens, envoyés par leurs parents ou par les conseils généraux, se mettaient rapidement en état de diriger eux-mêmes une grande exploitation, grâce à l'habile enseignement du maître. «La pratique du chef d'exploitation, disait souvent Mathieu de Dombasle, est tout intellectuelle quoiqu'elle ait pour objet la direction des opérations manuelles. Connaître et prévenir l'effet de ces opérations, les combiner entre elles et les modifier selon les circonstances, voilà en quoi elle consiste véritablement et voilà pourquoi il s'efforçait de placer les jeunes gens en contact aussi immédiat que possible avec toutes les opérations agricoles, de leur faire suivre en un mot un véritable cours de clinique agricole[77].» Sans nier, et bien au contraire l'utilité de l'instruction puisée dans les livres, Mathieu de Dombasle la déclarait, seule, tout à fait insuffisante. Il comparait avec raison le cultivateur riche seulement en connaissances puisées dans de bons ouvrages à l'homme qui aurait suivi d'excellentes études médicales dans les cours publics, mais qui n'aurait jamais fait sur le corps humain l'application de ces études, et il montrait l'embarras de l'un et de l'autre lorsque, pour la première fois, ils se trouvaient près du lit d'un malade et devant un champ à cultiver.» En 1831, le roi Louis-Philippe, préoccupé de popularité, fit une visite à la ferme de Roville, et témoigna vivement de sa satisfaction au directeur. Dans la même année, l'illustre agronome fut nommé membre de la Légion-d'Honneur, en même temps que le ministre allouait à Roville une assez forte subvention annuelle pour la création de dix bourses de 300 francs chacune, et pour le traitement des professeurs. De ceux-ci Mathieu de Dombasle, pas n'est besoin de le dire, était le premier quoique son enseignement, essentiellement pratique, n'empruntât rien à la forme oratoire. «Cet homme d'une activité, d'une netteté d'esprit si remarquables, cet homme doué d'une si grande énergie pour le travail, était d'une faible constitution et d'une santé débile. Habituellement silencieux, parfois presque taciturne, il conserva jusqu'à ses dernières années, en présence d'un certain nombre d'auditeurs, une timidité dont il avouait que son amour-propre eut plus d'une fois à souffrir, et qui le tourmentait encore à Roville au milieu de ses élèves. Ce n'est que dans l'isolement du cabinet qu'il retrouvait toute la liberté de sa pensée. Là, le travail lui devenait si facile, qu'il avait dès longtemps perdu l'habitude d'écrire. Il dictait sans que presque jamais une rature vînt modifier le premier jet de sa phrase ou interrompre le facile enchaînement de ses idées[78].» Aussi le nombre de ses écrits est considérable. En outre des _Annales de Roville_, publication périodique qui compte 9 volumes in-8º--1824--1837, il a fait paraître un grand nombre de brochures sur les questions à l'ordre du jour: _De la production des chevaux en France; Faits et observations sur la fabrication du sucre de betterave_; etc., etc. Le _Calendrier du Bon Cultivateur_, paru en 1821, eut du vivant de l'auteur sept éditions. À l'expiration de son bail, Mathieu de Dombasle, heureux de la très-modeste aisance qu'il avait su reconquérir (sa fortune ne s'élevait pas à plus de 110,000 francs), vint s'établir à Nancy, sa ville natale, où il comptait de nombreux amis. «Désormais, dit M. Leclerc-Thouin, il allait pouvoir s'occuper tout à loisir de la rédaction de son _Traité général d'Agriculture_, depuis longtemps déjà l'objet de ses méditations et de ses veilles, lorsque tout à coup la nouvelle de sa mort se répandit au milieu de la stupeur générale. Le 19 décembre 1843, il fut atteint d'une toux en apparence catharrale; jusqu'au samedi 23, bien qu'il prît quelques médicaments, il n'interrompit en rien ses occupations ordinaires; mais pendant la nuit, il tomba dans un état de faiblesse qui ne lui permit plus de se livrer à aucun travail d'esprit. Le mercredi 27, à midi, ses facultés intellectuelles et morales s'obscurcirent, et avant trois heures il succomba aux suites d'une affection de coeur qui amena, sans agonie et sans souffrance, une mort que personne n'avait pu juger sitôt prochaine.» La ville toute entière fut dans le deuil. Une souscription s'ouvrit pour élever à l'illustre agronome une statue que l'on voit maintenant sur la place dite de _Mathieu de Dombasle_. Cette statue est en bronze fondue d'après un modèle dû à David d'Angers. Le célèbre agronome est représenté tenant la plume d'une main, de l'autre, la liste de ses principaux ouvrages. À ses pieds se trouve la charrue qui porte son nom. III Quelques mots encore sur Mathieu de Dombasle écrivain. Son style facile et courant, qui se préoccupe moins de l'élégance que de la netteté, dit bien ce qu'il veut dire et ne manque point d'agrément dans sa simplicité qui le rend intelligible au lecteur le moins lettré. Ces qualités recommandent le _Calendrier du Bon Cultivateur_, paru pour la première fois en 1821 et que Mathieu de Dombasle affectionnait particulièrement: «C'était sa première publication agricole, dit l'éditeur de la huitième édition; puis il avait trop de foi dans le bon sens des masses pour n'être pas flatté et frappé en même temps du succès d'un livre qui, sans prôneurs, sans aucun patronage, s'était en moins de vingt ans répandu au nombre de plus de vingt mille exemplaires.» _Le Calendrier du Bon Cultivateur_ forme un gros volume in-12 de plus de 600 pages, rempli d'excellents conseils, d'instructions pratiques, disposées avec méthode et dans l'ordre des saisons, ou mieux des douze mois de l'année. Le livre se termine par une sorte de récit en plusieurs chapitres, ayant pour titre: _La richesse du cultivateur_ ou _les secrets de Jean Benoit_, et dont nous détacherons quelques passages pour faire connaître la manière de l'auteur. L'histoire de Benoit se lit avec un vif intérêt quoique ne rappelant en rien le roman ou la nouvelle, témoin la façon dont l'auteur raconte le mariage de son héros: «Benoit avait le projet de visiter l'Angleterre parce qu'il avait entendu dire que plusieurs parties de ce royaume sont cultivées avec une grande perfection; mais ayant fait connaissance d'une fille qui était en service chez le même maître que lui, il se détermina à l'épouser. Cette fille venait d'hériter d'un de ses oncles qui lui avait laissé une maison et quelques terres, dans un village du pays de Hanovre. Ils partirent ensemble pour aller cultiver leur petit bien..... Comme la femme de Benoit était forte et aussi laborieuse que lui presque, tout cela fut labouré à la bêche et biné de leurs propres mains.» Voilà qui est simple et primitif. Quoiqu'il en soit, à la fin de l'année, grâce à la vente du lait et du beurre, des grains et des fruits, il restait à l'ami Benoit un bénéfice net de 800 francs. «Il aurait bien pu employer cet argent à acheter des terres, car il y en avait alors à vendre à très bon marché et qui lui auraient bien convenu; mais il s'en garda bien parce qu'il s'était imposé la loi de ne jamais acheter de terres que lorsque celles qu'il avait seraient parfaitement amendées, et lorsqu'il aurait du fumier en abondance pour en amender de nouvelles; il savait bien qu'un jour (arpent) de terre bien amendé en vaut deux, et que les terres sans fumier ne paient pas les frais de culture.» Benoit employa ses 800 francs à agrandir son étable ce qui lui permit de doubler le nombre de ses vaches et la quantité de ses produits. Bref, au bout de quatre années, il lui fallait une charrue et même deux pour labourer ses terres. Au bout de vingt années, Benoit était devenu presque riche; mais, comme il arrive si souvent dans le monde, en même temps que la fortune le malheur venait frapper à sa porte. Successivement il perdit sa femme et deux enfants déjà grands, sa joie et sa consolation. «Accablé de tous ces malheurs, le pays où il les avait éprouvés lui devint insupportable; il se détermina à vendre tout ce qu'il avait et à revenir dans son pays natal, pour achever ses jours dans la société de quelques parents qu'il y avait laissés. «Il y a maintenant quatre ans que Benoit revenu en France, s'est fixé à R.....[79] où il est né; il y a acheté une jolie petite maison et un vaste jardin qu'il cultive lui-même, car il lui serait impossible de demeurer oisif. J'habite dans le voisinage de ce brave homme, et jamais je n'éprouve plus de plaisir que lorsque je m'entretiens avec lui.» On n'en doute pas d'après le portrait que l'auteur nous fait du digne homme qu'il est difficile de ne pas croire peint d'après nature. Ne serait-ce pas Mathieu de Dombasle qui s'est ainsi _pourtrait_ lui-même à son insu dans cette honnête homme si sympathique? «Benoit a aujourd'hui soixante-quatre ans; mais il jouit d'une santé parfaite qu'il doit à une vie constamment laborieuse; à peine ses cheveux sont-ils gris et il conserve une vivacité qui ferait croire qu'il n'a que vingt ans. C'est un petit homme assez maigre, mais dont la physionomie est remarquable par le feu du génie qui étincelle dans ses yeux, et par un air de franchise qui prévient en sa faveur aussitôt qu'on le voit. Il a conservé toute la simplicité du costume et des moeurs des cultivateurs du pays qu'il a habité si longtemps; mais dans ses vêtements, dans son ameublement, dans toute son habitation, respire la propreté la plus soignée. «Il parle très peu lorsqu'il se trouve avec des étrangers; mais dans ses entretiens avec les hommes qu'il voit habituellement, il devient très communicatif. On voit surtout qu'il éprouve un vif plaisir à parler d'agriculture: alors il parle beaucoup et longtemps. Cependant on ne se lasse pas de l'entendre, parce qu'il sait beaucoup, qu'il ne parle que de ce qu'il sait bien, et que toutes ses paroles portent le caractère de ce bon sens naturel et de ce jugement exquis et sûr qui ont dirigé toutes les actions de sa vie.» Aussi, que de progrès réalisés dans tout le voisinage, au point de vue agricole, par la seule influence de sa parole et de son exemple! Mais ce n'est pas de ses conseils seulement qu'il est prodigue: «Il donne beaucoup à ses parents et même à quelques étrangers, mais c'est à la condition qu'ils soient actifs, laborieux et probes; les paresseux et les négligents ne sont pas bien venus près de lui: il dit souvent qu'il ne peut mieux faire que d'imiter la Providence qui ne distribue ses dons qu'à ceux qui s'en rendent dignes par le travail. Aide-toi et le Ciel t'aidera. «Des malheurs survenus à un homme industrieux et rangé, sont un titre qui donne des droits certains à sa générosité. C'est ainsi qu'il a sauvé d'une ruine complète un père de famille de son voisinage qui avait éprouvé des pertes énormes dans les invasions.... Benoit le connaissait à peine, mais il a un tact sûr pour juger les hommes; il n'hésita pas à lui avancer une forte somme, et il n'a pas lieu de s'en repentir; car la plus grande partie lui est déjà remboursée, et l'état prospère qu'ont repris les affaires de l'homme qu'il a ainsi aidé est un gage certain pour ce qui lui reste dû. Il s'est acquis un ami qui ne peut parler de lui sans verser des larmes d'attendrissement.» J'ai réservé pour la fin un dernier trait qui achève le portrait: «du brave homme» et qui prouve que Mathieu de Dombasle n'avait jamais oublié les leçons de ses anciens et vénérables maîtres. «Benoit a habité trente ans un pays où le culte catholique n'est pas exercé, et où il n'existe pas de pasteur; cependant il n'a rien perdu de son attachement à la religion, et par sa piété franche et douce, il est aujourd'hui le modèle du canton.» Faut-il s'étonner ensuite que l'ami Benoit ait conquis à l'auteur tant de sympathies dont témoignent les lettres en fort grand nombre qu'il reçut après la publication de son livre? Entre ces lettres dont beaucoup expriment, avec une affectueuse reconnaissance et parfois une éloquente naïveté, les sentiments dont étaient pénétrés les signataires, je n'aurais que l'embarras du choix. Je me bornerai à une seule citation, tirée d'une lettre datée du 24 mai 1827 et curieuse autant que touchante dans sa simplicité pleine de bonhomie: «J'ai lu avec beaucoup de plaisir les secrets de votre ami, J.-N. Benoit. Je désirerais bien l'avoir avec moi, pour quelque temps, dans une propriété que j'exploite à un quart d'heure de cette ville, dans une position des plus agréables, où nous ferions quelque chose de beau; le terrain y est très facile. Aimant l'agriculture autant que vous pouvez l'aimer, ainsi que M. Benoit, je désirerais beaucoup être aidé d'un homme entendu tel que lui, je vous prie de lui en faire part et de me dire ce qu'il en pense.» Pour qu'on pût s'y tromper ainsi certes l'ingénieuse fiction devait s'inspirer beaucoup de la réalité? Mais quel bon sourire dut illuminer la figure de Mathieu de Dombasle quand il lut cette épitre qui témoignait d'une confiance si ingénue et de cette naïve crédulité? [76] Année 1844. [77] Leclerc-Thouin.--_Notice._ [78] _Notice biographique_, par M. Thouin. [79] Roville. DUPUYTREN Dupuytren (Guillaume), naquit à Pierre-Buffière, en Limousin, le 6 octobre 1777. Voici sur sa première enfance des détails assez curieux. On raconte qu'une dame, passant en poste dans les rues de la petite ville, avisa un jeune garçon de l'âge d'environ trois ans dont la gentille figure lui plut tout d'abord. Cette dame n'avait point d'enfant, l'idée lui vint d'enlever celui-ci pour en faire son fils adoptif; et en effet, le bambin séduit par les douces paroles de la dame, peut-être affriandé par la vue de quelques bonbons ou gâteaux, monta dans la voiture qui aussitôt s'éloigna de toute la vitesse des chevaux. Il fallut que le père averti, pour ravoir son enfant, poursuivît la dame jusqu'à Tours. On peut croire cependant que la tendresse du père n'empêchait point de sa part une assez grande négligence, puisque, bon nombre d'années après, nous retrouvons encore l'enfant courant seul les rues de la ville où sa figure intelligente, son air délibéré et surtout la vivacité et l'à-propos de ses réparties frappèrent un capitaine de cavalerie nommé Keffer qui, d'après la légende, le prit en croupe, l'amena à Paris, et le plaça au collége de la Marche dont un sien frère était principal. Des biographes, dont le témoignage paraît plus vraisemblable, disent que le capitaine, avant de se charger de l'éducation du bambin, demanda le consentement des parents qui ne le firent pas attendre. Soit que son protecteur fût mort, soit qu'il se le fût aliéné, le jeune Guillaume, ses classes terminées, revint à Pierre-Buffière, assez incertain sur sa vocation quoiqu'il parût incliner vers la carrière militaire, pourtant sans grand enthousiasme. Mais son père un jour coupa court à ses hésitations en disant: --Tu seras chirurgien. Et, chose remarquable! comme si la décision paternelle l'eût soudain éclairé pleinement sur sa vocation, Guillaume ne manifesta plus aucune incertitude. De retour à Paris, il retrouva, au collége de la Marche, sa chambre d'écolier, commença et poursuivit ses études médicales avec une opiniâtre persévérance, s'aidant tout à la fois des livres et des leçons orales des professeurs en renom, Boyer pour l'anatomie, Vauquelin et Bouillon-Lagrange pour la chimie. Constamment, à ce qu'on raconte, il avait à la bouche cette parole: «Que rien n'est tant à redouter pour un homme que la médiocrité.» Aussi, aiguillonné sans cesse par cette pensée d'ambition qui, à cette époque comme plus tard, fut trop, paraît-il, son mobile, il travaillait avec une ardeur fiévreuse, et lors de la création des écoles de santé (février 1795), il put se présenter pour l'une des six places de prosecteurs mises au concours. Il ne vint qu'au quatrième rang; mais c'était beaucoup déjà pour un adolescent qui comptait dix-huit ans à peine. Néanmoins il s'indigna contre lui-même, ne se pardonnant point de n'avoir réussi qu'à demi; aussi nous le voyons redoubler d'efforts, et, peu d'années après (mars 1801), il était nommé par un vote unanime chef des travaux anatomiques. «Maître de cette position indépendante, dit le docteur Malgaigne, il ne tarda pas à apporter dans le service des dissections une discipline et une activité jusqu'alors inconnues. En quinze mois, il déposa, dans les cabinets de l'École, quarante pièces anatomiques relatives à toutes les parties des systèmes artériel et veineux. Il poursuivait des recherches d'anatomie normales sur les canaux différents, la rate, etc; il multipliait les vivisections, etc.» En même temps, il professait un cours d'anatomie non sans succès quoiqu'il ne pût se dissimuler qu'il restait inférieur à Bichat et plus tard à Laënnec pour la science pathologique. Cette conviction sans doute contribua à le lancer dans une autre direction. Bien que nommé chirurgien de seconde classe à l'Hôtel-Dieu (1802), il s'était jusqu'alors assez peu occupé de chirurgie lorsqu'il fut amené par les circonstances à se vouer presque exclusivement à cette partie si importante de la science médicale. Devenu par le départ de Giraud, chirurgien-adjoint, il gagna à juste titre la confiance du chirurgien en chef Pelletan, qui se reposa sur lui d'une partie importante du service et lui donna ainsi l'occasion de se produire. Sa position était déjà assez honorable pour qu'elle lui permît de faire un mariage avantageux; il épousa Mlle de Sainte-Olive qui lui apportait en dot au moins 80,000 francs. Mais il se brouillait en même temps avec Boyer dont il avait demandé la fille, et qui ne lui pardonnait pas une rupture nullement motivée et aggravée par cette circonstance fâcheuse qu'elle avait eu lieu le jour même fixé pour la signature du contrat. En 1811, Dupuytren obtint, au concours et à l'unanimité des suffrages, la chaire de médecine opératoire vacante par la mort de Sabatier. En 1815, par la retraite un peu forcée de Pelletan, il se trouva chirurgien en chef de l'Hôtel-Dieu, et il se promit bien de ne pas la partager. Le service chirurgical comptait parfois jusqu'à trois cents malades: c'était un travail d'Hercule qui allait peser sur lui seul, il s'y dévoua sans réserve. Tous les jours levé régulièrement à cinq heures, il accomplissait ses visites de 6 à 9 heures, faisait une leçon d'une heure à l'amphithéâtre, donnait ensuite des consultations aux malades du dehors, et quittait rarement l'hôpital avant onze heures; enfin, le soir, il faisait une seconde visite de six à sept heures, et jusqu'en 1825, à peine y manqua-t-il un jour.» Rallié au gouvernement de la Restauration, il fut, lors de l'assassinat du duc de Berry, l'un des premiers appelé auprès du blessé. Faut-il croire à cette anecdote rapportée par quelques biographes et qui serait une des causes, suivant eux, du peu de faveur dont Dupuytren jouit auprès du roi Louis XVIII qui, comme on le sait, se piquait de littérature. Lorsqu'il arriva près du lit de son neveu, le roi dans la crainte d'être entendu du blessé, dit en latin au chirurgien: _Superest-ne spes aliqua salutis?_ Reste-t-il quelque chance de salut? Dupuytren, soit qu'il fût préoccupé, soit qu'il eût en effet oublié tout à fait la langue de l'ancienne Rome, n'eût pas l'air de comprendre et ce fut Dubois qui se chargea de la réponse. Aussi, quoique Dupuytren eût été créé baron au mois d'août, trois années s'écoulèrent avant qu'il fût nommé chirurgien consultant. J'ai peine à croire, d'ailleurs, que Dupuytren, pour se concilier de hautes influences, se soit abaissé, lui si peu dévot alors, jusqu'à ce petit et honteux manége que lui prête un biographe et qui n'eût été que de la misérable hypocrisie. Pendant une messe célébrée à la chapelle du château de Saint-Cloud, Dupuytren laissa tomber avec fracas, au moment de l'élévation, son volumineux Livre-d'Heures garni d'épais fermoirs. Mme la duchesse d'Angoulême dit en levant les yeux: --Voici M. Dupuytren qui perd ses Heures! --Mais qui ne perd pas son temps! murmura le duc de Maillé. Le mot est joli, mais ne paraît point réellement avoir été prononcé, parce que l'occasion n'en fut point donnée par Dupuytren, qui témoigna d'une façon dure, brutale même, son indignation à la personne qui la première, d'après ce qu'il croyait, avait mis en circulation cette petite calomnie. Appelé par cette dame, la duchesse de ***, auprès du lit de sa fille, gravement malade, il entra dans la chambre sans paraître même s'apercevoir de la présence de la mère, sans répondre autrement que par un silence glacial à ses politesses empressées, examina la malade, fit son ordonnance, et sortit comme il était entré, en n'ayant pas l'air de voir la maîtresse de la maison dont les regards, plus encore que les paroles, trahissaient une si terrible anxiété. Charles X, aussitôt après son avènement, parut empressé de dédommager Dupuytren des procédés de son frère, et tout d'abord il le nomma son premier chirurgien. Il usa également de sa haute influence pour écarter les obstacles qui empêchaient qu'il ne fût reçu à l'Institut où la mort de Percy laissait une place vacante. Dupuytren, pour qui les biographes en général se montrent sévères, prouva qu'il comprenait la reconnaissance et de la façon la plus large; car, après la Révolution de 1830, apprenant que le roi Charles X, dans l'exil, se trouvait à la veille de manquer d'argent, il lui écrivit spontanément: «Sire, grâce en partie à vos bienfaits, je possède trois millions, je vous en offre un, je destine le second à ma fille, et je réserve le troisième pour mes vieux jours.» M. Richerand, dans la _Biographie universelle_, nie d'un ton assez aigre ce trait si honorable pour son confrère: «En remontant à la source de cette anecdote, dit-il, on s'est bientôt convaincu qu'elle n'avait aucun fondement: c'était une de ces rumeurs adroitement propagées et qui n'étaient pas inutiles à sa renommée et à ses succès.» Pourtant dans sa _Notice_ publiée ultérieurement[80], M. Malgaigne maintient le fait en s'appuyant du témoignage si considérable de M. Cruveilhier: «Dupuytren, dit-il, écrivit une lettre ainsi rapportée par M. Cruveilhier.» Or, on ne voit point que celui-ci ait démenti l'affirmation. On ne saurait d'ailleurs suspecter Malgaigne de partialité en faveur de Dupuytren, au contraire, car il dit de lui entre autres choses: «Pour réaliser ces idées de suprématie qu'il nourrissait dès sa jeunesse, il sacrifia son repos, sa santé, quelquefois jusqu'à son orgueil. Toute supériorité naissante lui était importune, et ses élèves les plus distingués étaient ceux dont il prenait le plus d'ombrage. Par ses jalousies, par ses noirceurs, il avait fini par éloigner tous ses amis, tous ses collègues; et comme nul ne se fiait plus à lui, il en vint à son tour à se méfier de tous. Il vit partout des ennemis et sous son toit domestique et dans la foule qui se pressait à ses leçons et dans les journaux qui les répétaient, et dans ceux qui ne les répétaient pas; et n'ayant personne à qui confier ni ses joies ni ses peines, il mena vraiment, au comble de la fortune et de la prospérité, la vie la plus misérable.» Formidable exemple pour les ambitieux que celui de cet homme en apparence si favorisé de la fortune, riche à millions; ayant la gloire, ayant la célébrité plus grande qu'il ne l'avait rêvée, et avec tout cela malheureux, misérable, comme dit M. Malgaigne qui continue: «Fier et hautain, il aimait qu'on pliât devant lui-même jusqu'à terre; et cependant par un contraste étrange, il réservait son estime aux caractères indépendants, alors même qu'il les écartait de son entourage, etc.» Il ne se peut guère un jugement plus sévère, et l'on en doit croire assurément l'écrivain dans ce qu'il dit de favorable à Dupuytren auquel comme homme, des biographes accordent davantage. Il faut lire à ce sujet ce que le recueil intitulé: _Portraits et histoire des hommes utiles_, nous apprend de sa bienveillance, de sa bonté vraiment singulière pour les enfants malades près desquels il oubliait ses brusqueries, laissant sa figure d'ordinaire dure, impassible, rigide, se détendre par le plus paternel des sourires. Au milieu d'eux il oubliait ses hauteurs, son amer dédain des hommes qui paraît avoir eu sa principale source dans ce désenchantement résultant de l'expérience, et aussi et davantage peut-être, dans ce triste scepticisme, dans cette misérable incrédulité, alors comme aujourd'hui trop peu rare chez des praticiens même éminents et qui n'en reste pas moins pour nous une aberration incompréhensible. Car, quoi! ne devraient-ils pas avoir toujours présente à l'esprit cette magnifique profession de foi de l'un des plus illustres patriarches de la science, qui, encore armé du scalpel, devant un cadavre dont le thorax et les flancs étaient ouverts, après avoir fait en quelque sorte toucher du doigt à ses nombreux élèves les merveilles de l'organisme, ne pouvait s'empêcher de s'écrier dans un élan de religieux enthousiasme: «Ô Éternel, quel hymne je viens de chanter à ta gloire!» Il ne pensait pas autrement, le savant Ambroise Paré, quand il disait à propos du duc de Guise, je crois: «Je le pansai, Dieu le guérit.» On a peine vraiment à comprendre le médecin, le chirurgien, sceptique, impie, ou seulement indifférent, à moins que ce ne soit par un prodigieux aveuglement, suite de passions viles, ou de préjugés grossiers inculqués par cette première et inepte éducation qu'on reçoit trop souvent dans les colléges, les facultés, les cliniques et qui ne pouvait qu'être pire à l'époque où Dupuytren commença ses études, et après les avoir terminées, obtint ses diplômes. L'orgueil, la vanité aidant, et aussi la dévorante activité de cette vie qui ne permet guère le repos non plus que la réflexion au médecin en vogue, ses préjugés, son indifférence ou plutôt son hostilité persistèrent longtemps. Mais enfin, il vint un jour, il vint une heure, heure à jamais bénie, où d'autres pensées, des pensées pour lui bien nouvelles, bien inattendues, tout à coup étonnèrent, inquiétèrent ce grand esprit; des sentiments qu'il ne connaissait plus, qu'il n'avait jamais connus peut-être, firent soudain palpiter son coeur et dans des circonstances singulières et providentielles. Mais le fait a été si admirablement raconté par un illustre et à jamais regrettable orateur qu'il y aurait présomption à vouloir refaire ce récit où il semble en quelque sorte s'être surpassé lui-même. Je me trouve trop heureux de pouvoir le reproduire tout au long en remettant sous les yeux du lecteur qui m'en saura gré ces pages incomparables. Mon humble prose ne gagnera pas sans doute à pareil voisinage, mais qu'importe! «Notre âge se rappelle encore la célébrité dont jouissait, il y a un quart de siècle, un homme qui avait porté dans les oeuvres de la chirurgie une intrépidité d'âme aussi rare que la précision de sa main. Cet homme, déjà vieux, vit entrer dans son cabinet une figure simple, grave et douce, qu'il reconnut aisément pour un curé de campagne. Après l'avoir entendu et examiné quelques instants, il lui dit d'un ton brusque qui lui était naturel: »--Monsieur le curé, avec cela on meurt. »--Monsieur le docteur, répondit le curé, vous eussiez pu me dire la vérité avec plus de ménagement; car bien qu'avancé dans la vie, il y a des hommes de mon âge qui craignent de mourir. Mais en quelque manière qu'elle soit dite, la vérité est toujours précieuse, et je vous remercie de ne me l'avoir pas cachée.» Puis posant sur la table une pièce de cinq francs préparée d'avance, il ajouta: «Je suis honteux plus que je ne puis le dire de si mal témoigner ma reconnaissance à un homme comme monsieur le docteur Dupuytren: mais je suis pauvre, et il y a bien des pauvres dans ma paroisse; je retourne mourir au milieu d'eux.» »Cet accent parvint au coeur de l'homme que le cri de la douleur n'avait jamais troublé; il se sentit aux prises avec lui-même; et courant après le vieillard qu'il avait repoussé d'abord, il le rappela du haut de sa porte et lui offrit son secours. L'opération eut lieu. Elle touchait aux organes les plus délicats de la vie; elle fut longue et douloureuse. Mais le patient la supporta avec une sérénité de visage inaltérable, et comme l'opérateur étonné lui demandait s'il n'avait rien senti: »--J'ai souffert, répondit-il, mais je pensais à quelque chose qui m'a fait du bien. »Il ne voulait pas lui dire: J'ai pensé à Jésus-Christ, mon Maître et mon Dieu crucifié pour moi; il eût craint de blesser peut-être l'incroyance de son bienfaiteur, et retenant sa foi sous le voile de la plus aimable modestie, il lui disait seulement: J'ai pensé à quelque chose qui m'a fait du bien. À plusieurs mois de là, par un grand jour d'été, le docteur Dupuytren se trouvait à l'Hôtel-Dieu, entouré de ses élèves à l'heure de son service. Il vit venir de loin le vieux prêtre, suant et poudreux, comme un homme qui a fait à pied un long chemin et tenant à son bras un lourd panier. »--Monsieur le docteur, lui dit le vieillard, je suis le pauvre curé de campagne que vous avez opéré et guéri il y a déjà bien des semaines; jamais je n'ai joui d'une santé plus solide qu'aujourd'hui, et j'ai voulu vous en donner la preuve en vous apportant moi-même des fruits de mon jardin que je vous prie d'accepter en souvenir d'une cure merveilleuse que vous avez faite et d'une bonne action dont Dieu vous est redevable en ma personne.» «Dupuytren prit la main du vieillard; c'était la troisième fois que le même homme l'avait ému jusqu'au fond des entrailles.» Dès lors, il n'est point douteux que des pensées d'un ordre tout nouveau préoccupèrent souvent l'illustre docteur encore que son caractère ombrageux, concentré, ait retenu toujours peut-être sur ses lèvres le cri de son angoisse intérieure, l'aveu poignant de ses troubles secrets, de ses doutes, de ses perplexités, qui devaient faire explosion, à la grande stupeur de beaucoup de ses contemporains, par un acte de foi solennel autant que sincère. Voici dans quelles circonstances: atteint d'une pleurésie latente, il ne put douter bientôt, à de certains symptômes, que son état ne fût des plus graves. «On lui proposa la ponction; il accepta d'abord, dit M. Malgaigne, et finit par refuser. »--Que ferai-je de la vie? disait-il, la coupe en a été si amère pour moi! »Il se regarda donc mourir, conservant la plénitude de son intelligence jusqu'au dernier moment. La veille même de sa mort, il se fit lire le journal: »--Voulant disait-il, porter là-haut des nouvelles de ce monde. Il expira le 8 janvier 1835, à trois heures du matin.» Rien de plus dans le récit du docteur. Mais grâce à Dieu, d'après les témoignages les plus authentiques, la mort de Dupuytren n'eut point ce caractère froidement stoïque, sceptique, et les plus précieuses des consolations ne manquèrent pas à son agonie. Écoutons encore le grand orateur. «Enfin, cet homme illustre, le docteur Dupuytren, se trouva lui-même sur son lit de mort, et du regard dont il avait jugé le péril de tant d'autres, il connut le sien. Cette heure le trouva ferme; il avait eut trop de gloire pour regretter la terre et se méprendre sur son néant. Mais la révélation du peu qu'est la vie ne suffit pas pour éclairer l'âme sur sa destinée, et peut-être est-elle le plus grave péril de l'orgueil aux prises avec la mort. Il faut, à ce moment suprême, reconnaître également la misère et la grandeur de l'homme, et si le génie peut de lui-même s'élever jusqu'à sentir sa misère, il ne peut pas en même temps sentir sa grandeur. Ce double secret ne s'unit et ne se manifeste à la fois que dans une clarté qui vient de plus haut que la gloire. Dupuytren la vit venir. En roulant dans les replis de sa mémoire le spectacle des choses auxquelles il avait assisté, parmi tant de figures qui s'abaissaient sous son dernier regard, il en était une qui grandissait toujours, et dont la simplicité pleine de grâce lui rappelait des sentiments qu'il n'avait éprouvés que par elle. Le vieux curé de campagne était demeuré présent à son âme, et il en recevait, dans ce vestibule étroit de la mort, une constante et douce apparition. Messieurs, je ne vous dirai pas le reste: Dupuytren touchait aux abîmes de la vérité, et pour y descendre vivant, il n'avait plus qu'à tomber dans les bras d'un ami. C'est le don que Dieu a fait aux hommes depuis le jour où il leur a tendu les mains du haut de la croix, le don de recevoir la vie d'une âme qui la possède avant nous et qui la verse dans la nôtre parce qu'elle nous aime. Dupuytren eut ce bonheur. Au terme d'une mémorable carrière, il connut qu'il y avait quelque chose de plus heureux que le succès et de plus grand que la gloire: la certitude d'avoir un Dieu pour père, une âme capable de le connaître et de l'aimer, un Rédempteur qui a donné son sang pour nous, et enfin la joie de mourir éternellement réconcilié avec la vérité, la justice et la paix. Messieurs, la Providence gouverne le monde, et son premier ministre vous venez de l'apprendre, c'est la vertu[81].» Dans un petit volume où vu son titre[82] comme la table des chapitres et aussi le nom de l'auteur, je ne m'attendais certes pas à rencontrer de telles pages, j'ai lu tout un récit ayant pour titre: _La mort de Dupuytren_. Là se trouvent les détails les plus curieux relatifs soit à la fameuse opération qui sauva la vie au bon curé, soit aux derniers moments du célèbre chirurgien. Ils offrent, par leur caractère de précision, un commentaire intéressant qui complète dans ce qu'il a d'un peu vague, vers la fin, l'admirable récit du père Lacordaire. Aussi quelques citations ne déplairont pas au lecteur. Voici d'abord ce qui a trait à l'opération: «La maladie était un abcès de la glande sous-maxillaire compliqué d'un anévrisme de l'artère carotide. La plaie était gangrenée en plusieurs endroits..... Dupuytren taillait et tranchait avec le couteau et les ciseaux; ses pinces d'acier sondaient le fond de la plaie et ramenaient des fibres qu'il tordait et qu'il attachait ensuite. Puis la scie enleva en grinçant des fragments cariés du maxillaire inférieur. Les éponges, pressées à chaque instant, rendaient le sang qui coulait à flots. L'opération dura vingt-cinq minutes. L'abbé ne fronça pas le sourcil, mais il était un peu pâle. «--Je crois que tout ira bien, lui dit amicalement Dupuytren. Avez-vous beaucoup souffert? «--J'ai tâché de penser à autre chose, répondit le prêtre.» «...Chaque matin, lorsque Dupuytren arrivait, par une étrange infraction à ses habitudes, il passait les premiers lits et commençait la visite par son malade favori. Plus tard, lorsque celui-ci put se lever et faire quelques pas, Dupuytren, la clinique achevée, allait à lui, prenait son bras sous le sien, et harmonisant son pas avec celui du convalescent, faisait avec lui un tour de salle. Pour qui connaissait l'insouciante dureté avec laquelle Dupuytren traitait habituellement ses malades, ce changement était inexplicable.» Plus inexplicable ou plus admirable, alors que, quelques pages plus haut, l'auteur nous dit: «Poussant jusqu'aux dernières limites ses doctrines de positivisme, Dupuytren s'acharna avec la plus excessive ténacité contre ce qu'il appelait les utopies spéculatives (religieuses), chaque fois qu'il trouva à les combattre sous quelque forme que ce fût. Par degrés son antipathie devint de l'exécration.» Après avoir raconté les visites du bon curé apportant, chaque année, le 6 mai, jour anniversaire de l'opération, à Dupuytren son petit cadeau: «son inévitable panier et ses inévitables poires et poulets,» M. Nadar termine par le récit de la mort du grand chirurgien, récit des plus émouvants dans sa brièveté: »L'amélioration n'était qu'apparente et Dupuytren le sentait bien. Il se voyait mourir et avait compté ses instants. Son caractère devint plus inexpansif et plus sombre à mesure qu'il approchait du terme fatal... Tout à coup il appelle M..., son fils adoptif, qui veillait dans un cabinet voisin. »--M..., lui dit-il, écrivez au curé de ***, près Nemours, vous savez l'adresse: «Mon cher abbé, »Le docteur a besoin de vous à son tour. Venez vite: peut-être arriverez-vous trop tard: »Votre ami, DUPUYTREN.» «Le petit curé accourut aussitôt. Il resta longtemps enfermé avec Dupuytren. Nul ne sait ce que tous deux se dirent; mais quand l'abbé sortit de la chambre du mourant, ses yeux étaient humides, et sa physionomie rayonnait d'une douce exaltation. Le lendemain, Dupuytren appelait auprès de lui l'archevêque de Paris (Mgr de Quelen). »Le jour de l'enterrement.... l'église Sainte-Eustache eut peine à contenir le cortége. Après le service, les élèves portèrent à bras le cercueil jusqu'au cimetière. «Le petit prêtre suivait le convoi en pleurant.» L'auteur ajoute assez étrangement, quoique je ne puisse le regretter, puisque ce langage même donne plus de poids à son témoignage: «Que ceux qui viennent de lire ces lignes n'y veuillent pas avoir une _intention dogmatique_ et ne s'occupent pas d'y chercher la pensée de celui qui les a écrites. Il raconte cette histoire tout simplement comme on la lui a racontée, sans autre dessein de persuader ou d'instruire (et quel mal à cela, honnête Nadar?), parce que c'est une histoire vraie et qu'elle se rattache à un grand nom.» À la bonne heure, et nous en remercions l'historien fidèle, malgré cette réflexion dernière qui pourrait bien, fût-ce à l'insu de l'auteur, avoir été soufflée par le respect humain. Quoi qu'il en soit, voilà certes un mémorable exemple et que feront bien de méditer, non pas seulement les jeunes étudiants, ceux qu'on appelle d'un autre nom dont je m'abstiens parce qu'il ressemble à une injure; mais aussi, mais surtout certains de leurs professeurs, de leurs maîtres, docteurs plus ou moins célèbres, qui, trop oublieux des plus sacrés devoirs, compromettent l'honneur de leur profession, laquelle est aussi un sacerdoce, par des prédications honteuses, sceptiques, matérialistes, athées, alors que de leurs chaires il ne devrait tomber que de graves, disons mieux, de religieuses paroles, «des hymnes à la gloire de l'Éternel.» [80] _Biographie nouvelle_, 1858. [81] Lacordaire: _Conférences de Notre-Dame_. [82] _Quand j'étais étudiant_: in-18, par Nadar. L'ABBÉ DE L'ÉPÉE «Un jour de l'année 1753, suivant toutes les probabilités, une affaire de peu d'importance amena l'abbé de l'Épée dans une maison de la rue des Fossés-Saint-Victor qui faisait face à celle des Frères de la doctrine chrétienne. La maîtresse du logis était absente; on l'introduisit dans une pièce où se trouvaient ses deux filles, soeurs jumelles, le regard attentivement fixé sur leurs travaux à l'aiguille. En attendant le retour de leur mère, il voulut leur adresser quelques paroles; mais quel fut son étonnement de ne recevoir d'elles aucune réponse. Il eut beau élever la voix à plusieurs reprises, s'approcher d'elles avec douceur, tout fut inutile. À quelle cause attribuer ce silence opiniâtre? »Le bon ecclésiastique s'y perdait. Enfin, la mère arrive, le visiteur est au fait de tout. Les deux pauvres enfants sont sourdes-muettes. Elles viennent de perdre leur maître, le vénérable P. Vanin ou Tanin, prêtre de la Doctrine chrétienne de Saint-Julien des Ménétriers à Paris. Il avait entrepris charitablement leur éducation au moyen d'estampes qui ne pouvaient leur être d'un grand secours. En ce moment décisif, un rayon du ciel révèle à l'étranger sa vocation. Sans aucune expérience dans l'art difficile dont il va sonder les profondeurs inconnues, il est déjà tout prêt à se sacrifier. »À partir de ce jour, il remplira auprès des deux infortunées la place que le P. Vanin laisse vide. Après avoir mûrement réfléchi aux moyens par lesquels il pourra remplacer chez elles l'ouïe et la parole, il croit entrevoir, _dans le langage des gestes_, la pierre angulaire que le ciel destine à soutenir l'édifice intellectuel du sourd-muet[83].» Cet homme de bien, ce zélé prêtre, c'était l'abbé de l'Épée, né à Versailles le 25 novembre 1712, fils d'un expert des bâtiments du roi, chrétien pieux qui, de bonne heure, forma l'âme de l'enfant à la vertu; mais cependant, contradiction étrange! par l'instinct de l'égoïsme paternel, il ne vit pas sans répugnance la vocation qui, dès l'âge de dix-sept ans, appelait le jeune homme à l'honneur du sacerdoce. Il fallut à Charles Michel une énergie réelle pour triompher de cette opposition; mais, dit très-bien son biographe: «Il était écrit au ciel que, nouveau pontife du Dieu vivant, il servirait d'intermédiaire entre le Tout-Puissant et les ouailles égarées qui l'attendaient.» Par malheur, l'entêtement de certaines idées, et non plus l'opposition de ses parents, vinrent tout à coup l'arrêter sur le seuil même du temple, et, pendant plusieurs années, le détournèrent de sa vocation pour le jeter dans une autre carrière (le barreau), où ses débuts semblaient lui promettre de brillants succès. Mais, sentant bien qu'il n'était point là dans la voie indiquée par la Providence, il accueillit avec empressement les offres bienveillantes de l'évêque de Troyes, qui, après lui avoir conféré les ordres, le nomma l'un des chanoines de sa cathédrale. Après la mort du digne évêque, l'abbé de l'Épée revint à Paris; l'attitude qu'il prit, dans les trop fameuses discussions entre jansénistes et molinistes, l'exposa aux censures de l'autorité diocésaine, et l'on a regret à dire que ce blâme il le méritait; car, bien qu'il eut signé l'acte d'adhésion à la bulle _Unigenitus_, condamnation du jansénisme, et dans des termes qui attestaient, suivant le biographe, «la droiture de son âme et la pureté de son intention,» il ne put s'abstenir de restrictions qui n'étaient point, à son insu sans doute, dans le même esprit de soumission. Cette faute, il ne faut point la dissimuler; «car, dit très bien l'abbé Bouchet, son génie et sa bienfaisance ne l'ont malheureusement pas mis à l'abri des faiblesses humaines... et quand même nous écririons la vie d'un saint, nous croirions de notre devoir d'historien de chercher et de montrer en lui quelque point vulnérable dans son existence. Le sort des hagiographes, dans leurs vies de saints, est de ne nous montrer que le beau côté de leur héros, ce qui nuit à la vérité historique et en fausse les conséquences morales; car, avec de telles vies, les lecteurs s'imaginent toujours que les saints ne sont pas des hommes comme eux, et qu'eux, lecteurs, étant hommes, ils ne peuvent être saints. »..... Mais notre pénible tâche d'historien une fois remplie, nous ne persistons pas moins à croire que la question de bonne foi et l'immense charité de l'ami des sourds et muets lui auront fait trouver grâce devant Celui qui est le Dieu de vérité, mais qui est aussi et surtout le Dieu de charité: _Deus caritas est_.» Mais précisément on a plus de peine à comprendre que l'abbé de l'Épée, à cette époque de sa vie, parut incliner vers les doctrines outrées du jansénisme, alors que sa piété douce, facile, aimable, ne trahissait rien des allures hautaines et intolérantes de la secte. Le bon abbé avait eu par lui-même la preuve qu'il n'est pas de prédication plus éloquente que celle de la douceur, de la charité, puisque par ces moyens seuls il avait ramené à la vérité le protestant Ulrich, venu du fond de la Suisse pour demander ses conseils, et qui, après quelques entretiens, n'avait pas hésité à abjurer l'hérésie de Calvin, quoi qu'il dût lui en coûter par la suite. En effet, après cet acte courageux, n'ayant pu retourner dans sa famille, il se trouvait à Paris presque réduit à la détresse. L'abbé, devenu son ami et qui souffrait pour le néophyte de cette situation, insistait pour qu'il acceptât, afin de s'en aider, une somme de six cents livres, dont il pouvait disposer: «Vous m'avez enseigné, répondit généreusement Ulrich, combien est agréable au Ciel l'état de l'homme qui travaille en paix dans l'indigence et qui souffre les privations sans murmurer; vous m'avez inculqué vos principes. Après ce don, tous les autres me seraient inutiles; de plus nécessiteux jouiront de vos largesses. J'ai appris de vous à aimer Dieu, mes frères et le travail: je suis riche de vos bienfaits.» Ulrich, d'ailleurs, devait être prophète. L'abbé de l'Épée, en dépit des obstacles venant de lui-même ou du dehors, conduit comme par la main par la Providence dans sa voie véritable, et ramené à sa sainte mission par la circonstance racontée plus haut (la rencontre des deux sourdes-muettes) ne devait plus s'en écarter. Les succès qu'il avait obtenus au moyen du langage des gestes et de cette mimique ingénieuse, sorte de langue universelle que, plus tard, l'abbé Sicard devait compléter, lui attirèrent bientôt d'autres et nombreux élèves. L'attention publique fut éveillée, et cette humble école avait peine parfois à contenir l'affluence des visiteurs, entre lesquels un jour se trouvèrent l'empereur d'Allemagne, Joseph II, et l'ambassadeur de Catherine, l'impératrice de Russie. Ces résultats ne pouvaient que surexciter le zèle de l'abbé qui, vu le nombre toujours croissant des élèves, était incessamment entraîné à développer son établissement. Il possédait, quand il en jeta les premiers fondements, un patrimoine d'environ 7,000 livres de revenu, d'autres disent 12,000, et au bout de quelques années, l'OEuvre avait presque tout absorbé encore qu'il eût eu plus d'une fois recours à la bourse de son digne frère, architecte du roi, et qu'il s'imposât pour tout ce qui le concernait lui-même, la plus stricte économie: «Il se dépouillait, dit M. Berthier, pour couvrir ses enfants d'adoption, et traînait des vêtements usés pour qu'ils en portassent de bons... Durant le rude hiver de 1788, il se refusait même du bois, malgré les infirmités de la vieillesse, et ce ne fut que, vaincu par les instances réitérées de ses élèves en larmes, qu'il renonça à cette privation volontaire. Longtemps encore après, il leur répétait en soupirant: «Mes pauvres enfants, je vous ai fait tort de trois cents livres au moins.» Ne sent-on pas ses yeux se mouiller en lisant de telles paroles, aussi bien que l'admirable lettre dans laquelle il remerciait Joseph II de l'offre qu'il lui faisait de demander pour lui une abbaye au roi de France, et dans le cas d'insuccès de lui en donner une dans son empire? «Je suis confus, Sire, de vos bontés. Si, à l'époque où mon entreprise n'offrait encore aucune chance de succès, quelque médiateur puissant eût sollicité et obtenu pour moi un riche bénéfice, je l'aurais accepté pour en faire servir les ressources au profit de l'Institution. Mais je suis vieux; si Votre Majesté veut du bien aux sourds-muets, ce n'est pas sur ma tête, déjà courbée vers la tombe, qu'il faut le placer, c'est sur l'OEuvre elle-même: il est digne d'un grand prince de la perpétuer pour le bien de l'humanité.» Voici comment le bon prêtre avait fait la connaissance de l'empereur. L'abbé de l'Épée disait d'habitude sa messe de fort bonne heure dans la chapelle Saint-Nicolas, à l'église Saint-Roch, sa paroisse. Un matin, au moment de monter à l'autel, il cherche vainement des yeux l'enfant qui, d'ordinaire, servait la messe; mais bientôt il voit, agenouillé à sa place, un inconnu simplement vêtu, quoique avec un air d'élégance et de distinction, qui, devinant l'embarras du prêtre, s'était offert de lui-même pour suppléer l'absent, ce qu'il fit à l'édification de l'abbé: celui-ci, sa messe et l'action de grâces terminées, remercie l'étranger et l'invite à visiter son établissement. L'inconnu s'empresse d'accepter et, après avoir tout vu de ses yeux, tout examiné à loisir avec l'air du profond intérêt, il quitte la maison en glissant dans les mains de l'abbé un objet enveloppé d'un papier: «Voici, dit-il, un léger souvenir de ma visite.» C'était une magnifique tabatière avec le portrait de l'empereur d'Autriche, enrichi de diamants. L'inconnu était Joseph II lui-même. La tabatière et le portrait ne quittèrent plus, dès lors, la poche de l'abbé, mais je doute qu'il en ait été de même des diamants. Cependant le prince, tout ému encore de sa visite à la maison des sourds-muets, en parla dans les termes les plus chaleureux à sa soeur, la reine Marie-Antoinette, qui voulut à son tour connaître l'établissement et n'en sortit pas moins enthousiasmée. Sans doute elle ne contribua pas peu à appeler sur l'institution l'intérêt de Louis XVI, qui lui accorda, bientôt après, une pension de 6,000 livres sur sa cassette particulière. Il est juste de dire qu'avant cet acte de la munificence royale, le généreux secours du duc de Penthièvre et de plusieurs autres personnes, dans les moments critiques, n'avaient pas manqué à l'OEuvre. Des motifs, tirés de la dignité, ne permirent pas à l'abbé de l'Épée d'accepter les riches présents que Catherine II lui faisait offrir par son ambassadeur; il n'en témoigna pas moins de sa gratitude, demandant qu'on lui envoyât un jeune russe sourd et muet pour l'instruire, afin qu'il pût à son tour devenir l'instituteur des autres infortunés en Russie, où l'on établirait une école comme cela avait eu lieu pour l'Autriche. Maintenant, faut-il avec des biographes appeler un excès de zèle la conduite de l'abbé de l'Épée, dans la mystérieuse affaire du jeune Solar, émouvant épisode, dont s'inspirait quelques années après Bouilly, pour son drame représenté avec tant de succès, et qui n'a pas nui à la popularité de l'abbé de l'Épée. Un jour de l'année 1775, que celui-ci s'était rendu à l'Hôtel-Dieu, «un enfant vêtu d'une casaque grise et coiffé d'un bonnet de coton blanc, costume uniforme de l'hôpital, lui est présenté par la mère Saint-Antoine, chargée du service de la salle. À une seconde visite, cette religieuse conjure l'abbé de le retirer de cette hôpital pour l'instruire. Il l'interroge, les gestes du sourd-muet lui donnent à entendre qu'il appartient à des parents riches, que son père boîtait et qu'il est mort; que sa mère est restée veuve avec quatre enfants,... qu'il y a dans la maison des domestiques et un grand jardin qui rapporte beaucoup de fruits; qu'un cavalier enfin, après l'avoir mené bien loin, l'a abandonné, le visage couvert d'un masque et d'un voile sur la grand'route. Son maintien, son air distingué sous les haillons de la misère, et sa pantomime expressive semblent confirmer cette déposition de l'orphelin» qui, lorsqu'il fut instruit, la confirma par des explications plus précises. De ces explications et des longues et patientes recherches qui suivirent, non sans résultat, l'abbé fut amené à conclure que le sourd-muet, Joseph (nom qu'on lui donna), devait être le fils du comte de Solar, mort naguère, et auquel sa veuve n'avait survécu que peu de temps; et il n'hésita pas à réclamer devant la justice en faveur de son pupille. De là un long et curieux procès qui, à cette époque, passionna l'opinion publique, généralement sympathique à l'abbé de l'Épée, et une lutte avec la famille réelle ou prétendue de l'orphelin, reconnu par quelques-uns de ses parents, mais traité par d'autres d'imposteur. Le Châtelet, saisi de l'affaire, admit les prétentions de Joseph et, par deux fois, lui donna gain de cause. Mais la partie adverse, en appela devant le Parlement; celui-ci supprimé, le procès se trouva suspendu; dans l'intervalle, les deux seuls protecteurs de Joseph, le duc de Penthièvre, qui lui faisait une pension, et l'abbé de l'Épée moururent, ce qu'on attendait peut-être. Deux ans après, l'affaire ayant repris son cours, les plaidoiries entendues, le nouveau Tribunal de Paris (24 juillet 1792) infirma l'arrêt des premiers juges, et déclara Joseph non fondé dans sa demande, en lui interdisant de porter à l'avenir le nom de comte de Solar. Le jeune homme, à qui cet arrêt sans appel ôtait toute espérance, seul maintenant, sans appui, sans amis, prit une résolution énergique; il s'engagea dans un régiment de dragons, partant pour la frontière, et trois mois après il périssait glorieusement sur le champ de bataille. D'autres disent qu'il mourut des suites de ses fatigues dans un hôpital. Tel fut le dénouement de cette aventure étrange, qui reste à toujours une énigme, un problème, ce qui n'empêche pas d'admirer le dévouement du bon abbé, qu'il ait été ou non déçu par les apparences militant, à défaut des preuves décisives, en faveur de son malheureux protégé. Mais les fatigues et les émotions de ce procès, ajoutées à tant d'années de privations et de labeurs, contribuèrent sans doute à hâter la fin du vénérable prêtre qui, le 23 décembre 1789, s'éteignit doucement, au milieu de sa famille adoptive en pleurs, après avoir reçu, dans les sentiments de la plus fervente piété, les derniers sacrements des mains de M. l'abbé Marduel, curé de sa paroisse. Pendant sa maladie on l'entendit plusieurs fois répéter ces touchantes paroles: «Grâce à Dieu, je n'ai jamais commis de ces fautes qui tuent les âmes; mais je suis épouvanté quand je réfléchis combien j'ai mal répondu à une telle faveur d'en haut... Ce sont les grands combats qui font les grands saints; Dieu a tout fait pour mon salut, et je n'ai rien fait qui réponde à l'excellence de sa grâce.» L'humilité de l'abbé de l'Épée lui fermait les yeux sur ses mérites; certes il n'arrivait pas les mains vides devant Dieu celui qui, par ce merveilleux langage, inventé par le coeur plus encore que par le génie, avait ouvert et ouvre encore les portes du Ciel à tant de pauvres âmes qui, sans lui, n'auraient point connu la lumière. L'apôtre infatigable de ces infortunés, longtemps à cause de leur infirmité, traités en parias, ne mérite-t-il pas au moins la même récompense, les mêmes louanges que le courageux missionnaire qui va, par delà les mers et les déserts, porter l'évangile aux pauvres idolâtres? car tels abrutis qu'ils paraissent, grâce à ce don précieux de la parole, ne sont-ils pas moins étrangers encore à toute tradition, à toutes notions concernant la divinité, l'âme, la conscience, que les malheureux sourds-muets, qui, faute de moyens de communication avec les autres hommes, restaient comme murés dans leur complète ignorance? Qu'on juge à ce point de vue supérieur de l'immense bienfait résultant de la découverte de l'abbé de l'Épée[84], qui dans son livre intitulé: _Véritable manière d'instruire les sourds-muets_, va jusqu'à dire: «D'après les exemples contenus dans ce chapitre (XIII), on conviendra sans doute qu'il est possible de faire entendre aux sourds-muets les mystères de notre religion, et qu'ils doivent même les mieux entendre que ceux qui ne les ont appris que dans leur catéchisme[85].» À l'appui de cette affirmation, qui paraît si hardie d'abord, je dirai qu'ayant eu plusieurs fois l'occasion d'entendre, c'est-à-dire de voir les prédications qui se font le dimanche, à Saint-Roch, par un digne successeur de l'abbé de l'Épée, aux sourds-muets, je ne me lassais pas d'admirer l'éloquence naturelle, la vivacité d'accent, l'onction surtout de ce langage des gestes, si expressif, que moi, qui ne le comprenais point dans le détail, je n'en étais pas moins touché profondément, sûr que l'orateur parlait à ses ouailles attentives des choses du ciel, de Dieu, de l'âme et de l'éternité. C'est dans l'église Saint-Roch, où l'abbé de l'Épée fut inhumé, que se trouve le monument élevé à sa mémoire par les sourds-muets reconnaissants. Il est dû au ciseau du sculpteur Préault qui, dans cette circonstance, dit-on, a fait preuve, à son grand honneur, de plus de désintéressement encore que de talent. Une statue de l'abbé de l'Épée, dont une souscription a fait les frais, s'élève également sur une des places de Versailles, où se voit aussi la statue de Hoche, autre gloire de cette noble cité. Par un décret de l'Assemblée nationale, qui ne fut pas toujours si bien inspirée (1791), l'Institution des sourds-muets, reconnue solennellement d'utilité publique, se trouva consolidée. Peu d'années après elle fut, par mesure administrative, transférée dans le vaste local qu'elle occupe aujourd'hui encore. Des fenêtres élevées d'une maison située en face, et que naguère habitait l'un de nos amis, nous avons souvent admiré le beau et grand jardin dont les murs bornent à droite la rue dite de _l'Abbé de l'Épée_. [83] Ferdinand Berthier, sourd-muet. _Vie de l'abbé de l'Épée_, in-8º, 1832. [84] Il est juste de dire que, bien qu'il n'eût pas eu connaissance de leurs ouvrages, l'abbé de l'Épée avait été précédé dans cette carrière de dévouement par les Espagnols Paul Bronet et Ramire, et aussi les Anglais et les Allemands. [85] La _Véritable manière d'instruire les sourds-muets_, in-12, 1784.. FÉNELON I «Dans sa douleur elle (Calypso) se trouvait malheureuse d'être immortelle; etc.» Que de fois et que de fois n'ai-je pas copié cette ritournelle du temps que j'étais écolier, et que de fois, professeur, à mon tour ai-je infligé cet ennui aux pauvres élèves! C'est pour moi un problème dont je cherche vainement la solution, une énigme dont le mot m'échappe, de penser que le _Télémaque_ soit devenu le livre des collégiens concurremment avec _Robinson Crusoé_, et même le livre des bambins, presque des bébés; car j'ai connu plusieurs écoles où l'on avait fait de ce grave volume le livre de lecture à l'usage de la petite classe, soit des enfants qui, ayant appris à épeler dans le Syllabaire, commençaient à déchiffrer couramment la lettre moulée. Fénelon, tout le premier, me paraît s'être mépris à ce sujet quand il dit avoir fait son livre «pour amuser en l'instruisant son élève, le duc de Bourgogne.» Toutefois on peut l'admettre quant au jeune prince dont l'intelligence était singulièrement précoce alors que sa position contribuait encore à la développer plus vite et lui permettait de comprendre bien des choses absolument inintelligibles pour le fils d'un artisan ou d'un petit bourgeois. Ce poème, car, pour la plus grande partie, l'ouvrage, comme l'a dit excellemment Chateaubriand, n'est qu'une épopée écrite en prose harmonieuse, pour être goûté, exige non pas seulement un esprit cultivé, mais déjà une certaine connaissance du monde; nous disons cela surtout pour l'épisode relatif à Eucharis et Calypso, pour celui du roi de Tyr, etc, destinés à prémunir le jeune prince contre certains écueils trop fréquents dans les cours, mais qu'il peut n'être pas sans inconvénient de faire prématurément connaître à d'autres. Les chapitres, j'allais dire, les chants consacrés à Idoménée et à la fondation de Salente, sont faits pour être lus ou plutôt médités moins par des écoliers que par l'historien et l'homme d'état, et je trouve qu'il y a exagération quoique avec un fond de vérité dans ce jugement d'un critique très judicieux d'ailleurs: «Le livre dans son ensemble ne saurait être considéré comme un traité de politique pratique. À côté de maximes très sages on trouve des pensées chimériques et des détails un peu puérils. On sent en le lisant qu'on n'a pas affaire à un homme d'état.» Que dans la pensée de Fénelon, l'ouvrage ait pu être même indirectement une critique du gouvernement de Louis XIV, on ne peut le croire alors que lui-même affirme le contraire en disant: «Je l'ai fait dans un temps où j'étais charmé des marques de bonté et de confiance dont le roi m'honorait.... Je n'ai jamais songé qu'à amuser M. le duc de Bourgogne et qu'à l'instruire en l'amusant par ces aventures sans jamais vouloir donner cet ouvrage au public.» En effet, le livre ne vit le jour du vivant de l'auteur que par «l'infidélité d'un domestique auquel Fénelon avait confié son manuscrit pour en faire une copie. Cette transcription circula clandestinement dans quelques sociétés dès le mois d'octobre 1698, et la curiosité qu'elle fit naître encouragea le copiste à la vendre à un libraire sans désignation d'auteur. La veuve Barbier obtint un privilége et l'ouvrage s'imprimait lorsque, au mois d'octobre 1699, la cour, ayant été informée que le _Télémaque_ était de l'archevêque de Cambrai, fit saisir les exemplaires des feuilles imprimées et prit les mesures les plus sévères pour sa destruction totale.» Elle n'y réussit pas néanmoins; une partie de l'édition fut soustraite à la vigilance des agents, et les exemplaires se répandirent dans le public. Un libraire de La Haye, Moetyens, en profita pour faire réimprimer le livre qui eut à l'étranger comme en France un immense retentissement. La _Bibliothèque Britannique_ de l'année 1743, le constate en ces termes: «À peine les presses pouvaient suffire à la curiosité du public; et quoique ces éditions fussent pleines de fautes, à travers toutes ces taches, il était facile d'y reconnaître un grand maître.» Ce succès prodigieux, qui n'avait pas pour seule et sans doute pour principale cause le mérite du livre, acheva d'indisposer Louis XIV déjà fort mécontent de Fénelon depuis l'affaire du Quiétisme: «Louis XIV ne lui pardonnait pas l'obstination qu'il avait mise à défendre une doctrine où le roi ne voyait que des illusions et des éblouissements de l'esprit qui répugnaient à son bon sens pratique.» La publication du _Télémaque_ qui, par une coïncidence fâcheuse, sous le voile transparent de la fiction, semblait la critique ou plutôt la condamnation sévère de l'administration de Louis XIV, acheva la disgrâce de Fénelon; l'archevêque de Cambrai même put craindre un moment qu'on ne lui créât des difficultés qui le paralyseraient dans l'exercice de son ministère pastoral. Mais cette appréhension n'était point fondée, le roi, faisant taire ses répugnances personnelles, non-seulement laissa toujours liberté pleine et entière au prélat pour tout ce qui concernait le salut des âmes, mais plus d'une fois il l'aida de sa protection. Du reste, Fénelon n'usa jamais de cette protection qu'avec une grande réserve et pour faire le bien, se montrant dans son diocèse le modèle accompli des pasteurs. Revenons au _Télémaque_ qui, en dehors des circonstances indiquées plus haut, méritait son succès par le bonheur de l'invention, la solidité des pensées et surtout le charme du style auquel on ne pourrait reprocher qu'une certaine recherche de la phrase trop fleurie parfois. Cet excès de parure n'est pas le défaut des autres écrits de Fénelon, car dans leur élégance et leur correction, ils se recommandent en général par la sobriété de l'expression et l'auteur n'abuse pas de l'épithète. Pourtant je ne saurais désapprouver les louanges données par Chateaubriand à ce style tout imprégné du parfum de l'antiquité, tout virgilien dans la forme, encore que, dans la pensée, il s'élève jusqu'au plus pur idéal par une inspiration toute chrétienne, témoin ce merveilleux épisode des Champs-Élysées que l'auteur du _Génie du Christianisme_ a tant raison de citer en exemple, car cette admirable prose, dans sa suavité, enchante l'oreille comme les plus beaux vers. «.... Ni les jalousies, ni les défiances, ni la crainte, ni les vains désirs n'approchent jamais de cet heureux séjour de la paix. Le jour n'y finit point, et la nuit avec ses sombres voiles, y est inconnue: une lumière pure et douce se répand autour des corps de ces hommes justes et les environne de ses rayons comme d'un vêtement. Cette lumière n'est point semblable à la lumière sombre qui éclaire les yeux des misérables mortels et qui n'est que ténèbres; c'est plutôt une gloire céleste qu'une lumière: elle pénètre plus subtilement les corps les plus épais que les rayons du soleil ne pénètrent le plus pur cristal: elle n'éblouit jamais; au contraire elle fortifie les yeux et porte dans le fond de l'âme je ne sais quelle sérénité; c'est d'elle seule que ces hommes bienheureux sont nourris; elle sort d'eux et elle y entre: elle les pénètre et s'incorpore à eux comme les aliments s'incorporent à nous. Ils la voient, ils la sentent, ils la respirent; elle fait naître en eux une source intarissable de paix et de joie; ils sont plongés dans cet abîme de délices comme les poissons dans la mer. Ils ne veulent plus rien, ils ont tout sans rien avoir, car ce goût de lumière pure apaise la faim de leur coeur; tous leurs désirs sont rassasiés, et leur plénitude les élève au dessus de tout ce que les hommes vides et affamés cherchent sur la terre: toutes les délices qui les environnent ne leur sont rien parce que le comble de leur félicité, qui vient du dedans, ne leur laisse aucun sentiment pour tout ce qu'ils voient de délicieux au dehors. Ils sont tels que les dieux qui, rassasiés de nectar et d'ambroisie, ne daigneraient pas se nourrir des viandes grossières qu'on leur présenterait à la table la plus exquise des hommes mortels.» Virgile chrétien et écrivant en prose n'aurait dit ni mieux ni autrement, on peut l'affirmer. Mais avant le _Télémaque_, Fénelon avait publié plusieurs ouvrages fort appréciés, et l'un des premiers, son _Traité de l'Éducation des Filles_, qu'on a le tort de ne plus assez lire aujourd'hui; car, à part un petit nombre de passages, il n'a rien perdu de son actualité et de son utilité. Je ne sais pas de livre sur l'éducation qui puisse faire plus de bien, qui soit plus rempli de conseils excellents, de leçons pratiques, d'observations prises sur le vif et d'après la nature. Ce court volume, qui vaut des centaines et des milliers de gros livres, est un trésor d'instructions précieuses dont les mères de famille doivent faire leur _vade mecum_ et que je voudrais voir mettre dans la corbeille de la mariée tout d'abord avant les bijoux et les cachemires. Si je n'écoutais que mes prédilections, je le copierais ici en entier, car tout en est admirable la forme comme le fond, du moins je ne me refuserai pas la joie de quelques citations que personne, j'en suis sûr, ne pensera à regretter, fussent-elles un peu longues. Qui pourrait songer à s'en apercevoir, et pour faire connaître, admirer, aimer Fénelon, comme écrivain et comme homme, vaudront-elles pas mieux que tous mes commentaires et les plus élogieux? Détachons du premier chapitre cette page éloquente: «Le monde n'est point un fantôme; c'est l'assemblage de toutes les familles; et qui est-ce qui peut les policer avec un soin plus exact que les femmes qui, outre leur autorité naturelle et leur assiduité dans leur maison, ont encore l'avantage d'être nées soigneuses, attentives au détail, industrieuses, insinuantes et persuasives? Mais les hommes peuvent-ils espérer pour eux-mêmes quelque douceur dans la vie, si leur plus étroite société, qui est celle du mariage, se tourne en amertume? Mais les enfants, qui feront dans la suite tout le genre humain, que deviendront-ils si les mères les gâtent dès leurs premières années... Il est constant que la mauvaise éducation des femmes fait plus de mal que celle des hommes puisque les désordres des hommes viennent souvent et de la mauvaise éducation qu'ils ont reçue de leurs mères et des passions que d'autres femmes leur ont inspirées dans un âge plus avancé.» Mais voici qui me paraît plus remarquable encore: «L'ignorance d'une fille est cause qu'elle s'ennuie et qu'elle ne sait à quoi s'occuper innocemment. Quand elle est venue jusqu'à un certain âge sans s'appliquer aux choses solides, elle n'en peut avoir ni le goût ni l'estime; tout ce qui est sérieux lui paraît triste, tout ce qui demande une attention suivie la fatigue, la pente aux plaisirs, qui est forte pendant la jeunesse, l'exemple des personnes du même âge qui sont plongées dans l'amusement, tout sert à lui faire craindre une vie réglée et laborieuse.... La piété lui paraît une occupation languissante et une règle ennemie de tous les plaisirs. À quoi donc s'occupera-t-elle? à rien d'utile. Cette inapplication se tourne même en habitude incurable. Cependant voilà un grand vide, qu'on ne peut espérer de remplir de choses solides; il faut donc que les frivoles prennent la place. Dans cette oisiveté, une fille s'abandonne à sa paresse, et la paresse, qui est une langueur de l'âme, est une source inépuisable d'ennuis. ».... Les filles mal instruites et inappliquées ont une imagination toujours errante. Faute d'aliment solide, leur curiosité se tourne en ardeur vers les objets vains, dangereux. Celles qui ont de l'esprit s'érigent souvent en précieuses, et lisent tous les livres qui peuvent nourrir leur vanité; elles se passionnent, pour des romans, pour des comédies, pour des récits d'aventures chimériques, où l'amour profane est mêlé. Elles se rendent l'esprit visionnaire, en s'accoutumant au langage magnifique des héros de roman; elles se gâtent même par là pour le monde; car tous ces beaux sentiments en l'air, toutes ces passions généreuses, toutes ces aventures que l'auteur du roman a inventées pour le plaisir, n'ont aucun rapport avec les vrais motifs qui font agir dans le monde et qui décident des affaires, ni avec les mécomptes qu'on trouve dans tout ce qu'on entreprend. »Une pauvre fille, pleine du tendre et du merveilleux qui l'ont charmée dans ses lectures, est étonnée de ne trouver point dans le monde de vrais personnages qui ressemblent à ces héros: elle voudrait vivre comme ces princesses imaginaires qui sont dans les romans toujours charmantes, toujours adorées, toujours au-dessus de tous les besoins. Quel dégoût pour elle de descendre de l'héroïsme jusqu'au plus bas détail du ménage!» Tout cela est-il assez vrai non moins admirable par la sagacité de l'observation, la force et la délicatesse des pensées que par la propriété des expressions? Quelle pureté de style? c'est un diamant de la plus belle eau enchâssé dans un or très-pur. Je continue à citer quoique un peu au hasard. L'éducation doit se commencer dès la plus tendre enfance: «Si peu que le naturel des enfants soit bon, on peut les rendre ainsi dociles, patients, fermes, gais et tranquilles: au lieu que si on néglige ce premier âge, ils y deviennent ardents et inquiets pour toute leur vie; leur sang se brûle, les habitudes se forment, le corps encore tendre, et l'âme, qui n'a encore aucune pente vers aucun objet, se plient vers le mal; il se fait en eux une espèce de second péché originel, qui est la source de mille désordres quand ils sont plus grands.» «Souvent le plaisir qu'on veut tirer des jolis enfants les gâte; on les accoutume à hasarder tous ce qui leur vient dans l'esprit et à parler de choses dont ils n'ont pas encore des connaissances distinctes.... Ce plaisir qu'on veut tirer des enfants produit encore un effet pernicieux: ils aperçoivent qu'on les regarde avec complaisance, qu'on observe tout ce qu'ils font, qu'on les écoute avec plaisir; par là, ils s'accoutument à croire que le monde sera toujours occupé d'eux.» «.... Il faut donc prendre soin des enfants, sans laisser voir qu'on pense beaucoup à eux. Montrez-leur que c'est par amitié et par le besoin où ils sont d'être redressés que vous êtes attentif à leur conduite, et non par l'admiration de leur esprit. Contentez-vous de les former peu à peu selon les occasions qui viennent naturellement: quand même vous pourriez avancer beaucoup l'esprit d'un enfant sans le presser, vous devriez craindre de le faire; _car le danger de la vanité et de la présomption est toujours plus grand que le fruit de ces éducations prématurées qui font tant de bruit_.» «Laissez jouer un enfant, et mêlez l'instruction avec le jeu; que la sagesse ne se montre à lui que par intervalle et avec un visage riant; gardez-vous de le fatiguer par une exactitude indiscrète. Si l'enfant se fait une idée triste et sombre de la vertu, si la liberté et le dérèglement se présentent à lui sous une figure agréable, tout est perdu, vous travaillez en vain. «Remarquez un grand défaut des éducations ordinaires; on met tout le plaisir d'un côté et tout l'ennui de l'autre: tout l'ennui dans l'étude, tout le plaisir dans les divertissements. Que peut faire un enfant, sinon supporter impatiemment cette règle et courir ardemment après les jeux?» Voici, quant au divertissement lui-même, une précieuse observation: «Quand on ne s'est encore gâté par aucun grand divertissement, et qu'on n'a fait naître en soi aucune passion ardente, on trouve aisément la joie; la santé et l'innocence en sont les vraies sources; mais les gens qui ont eu le malheur de s'accoutumer aux plaisirs violents perdent le goût des plaisirs modérés, et s'ennuient toujours dans une recherche inquiète de la joie. »Les plaisirs simples sont moins vifs et moins sensibles, il est vrai: les autres enlèvent l'âme en remuant les ressorts des passions. Mais les plaisirs simples sont d'un meilleur usage; ils donnent une joie égale et durable sans aucune suite maligne: ils sont toujours bienfaisants; au lieu que les autres plaisirs sont comme les vins frelatés qui plaisent d'abord plus que les naturels, mais qui altèrent et qui nuisent à la santé. Le tempérament de l'âme se gâte, aussi bien que le goût, par la recherche de ces plaisirs vifs et piquants.» II Combien d'autres passages non moins instructifs on pourrait emprunter à cet inestimable petit volume! Que de citations excellentes aussi pourrait nous offrir ce beau et solide _Traité de l'existence de Dieu_, d'une argumentation si serrée, d'un style si ferme, et qui enchante tout à la fois le coeur et l'esprit. En le relisant tout récemment, le crayon à la main, à l'intention de mes lecteurs, j'avais noté, pour la citation, nombre de passages qui multiplieraient plus que de raison les pages de cette étude. Il y faut plus de discrétion d'autant que le volume est de ceux qui se trouvent facilement sous la main et il ne manque dans aucune bibliothèque de famille. Tel regret que j'en aie, je me bornerai donc à la reproduction de deux ou trois passages, au lieu de huit ou dix que j'avais indiqués, celui-ci par exemple: «Tout ce que la terre produit se corrompt, rentre dans son sein et devient le germe d'une nouvelle fécondité. Ainsi elle reprend tout ce qu'elle a donné pour le rendre encore. Ainsi la corruption des plantes et les excréments des animaux qu'elle nourrit la nourrissent elle-même et perfectionnent sa fertilité. Ainsi plus elle donne plus elle reprend; et elle ne s'épuise jamais pourvu qu'on sache, dans sa culture, lui rendre ce qu'elle a donné. Tout sort de son sein, tout y entre et rien ne s'y perd. Toutes les semences qui y retournent se multiplient. Confiez à la terre des grains de blé, en se pourrissant, ils germent, et cette mère féconde nous rend avec usure plus d'épis qu'elle n'a reçu de grains. Creusez dans ses entrailles, vous y trouverez la pierre et le marbre pour les plus superbes édifices. Mais qui est-ce qui a renfermé tant de trésors dans son sein, à condition qu'ils se reproduisent sans cesse? Voyez tant de métaux précieux et utiles, tant de minéraux destinés à la commodité de l'homme.... C'est du sein inépuisable de la terre que sort tout ce qu'il y a de plus précieux. Cette masse informe, vile et grossière, prend toutes les formes les plus diverses; et elle seule donne tour à tour tous les biens que nous lui demandons. Cette boue si sale se transforme en mille beaux objets qui charment les yeux.» L'auteur nous montre ensuite les plantes, herbes, fleurs, arbres, arbustes qui sortent du sol et font à la terre une si admirable parure; puis il continue: «Regardons maintenant ce qu'on appelle l'_eau_. C'est un corps liquide, clair et transparent. D'un côté, il coule, il échappe, il s'enfuit. De l'autre, il prend toutes les formes des corps qui l'environnent, n'en ayant aucune par lui-même. Si l'eau était un peu plus raréfiée, elle deviendrait une espèce d'air, toute la face de la terre serait sèche et stérile. Il n'y aurait que des animaux volatiles: nulle espèce d'animal ne pourrait nager, nul poisson ne pourrait vivre; il n'y aurait aucun commerce par la navigation. Quelle main industrieuse a su épaissir l'eau en subtilisant l'air, et distinguer si bien ces deux espèces de corps fluides? Si l'eau était un peu plus raréfiée, elle ne pourrait plus soutenir ces prodigieux édifices flottants qu'on nomme vaisseaux. Les corps les moins pesants s'enfonceraient d'abord dans l'eau. Qui est-ce qui a pris le soin de choisir une si juste configuration des parties et un degré si précis de mouvement pour rendre l'eau si fluide, si insinuante, si propre à échapper, si incapable de toute consistance; et néanmoins si forte pour porter, et si impétueuse pour entraîner les plus pesantes masses?» Combien d'autres passages non moins intéressants à citer sur le feu, sur l'air, sur les animaux, sur l'homme, etc. «Un homme qui vit sans réflexion ne pense qu'aux espaces qui sont auprès de lui, ou qui ont quelque rapport à ses besoins. Il ne regarde la terre que comme le plancher de sa chambre, et le soleil qui l'éclaire pendant le jour que comme la bougie qui l'éclaire pendant la nuit. Ses pensées se renferment dans le lieu étroit qu'il habite. Au contraire, l'homme accoutumé à faire des réflexions étend ses regards plus loin, et considère avec curiosité les abîmes presque infinis dont il est environné de toutes parts. Un vaste royaume ne lui paraît alors qu'un petit coin de la terre: la terre elle-même n'est à ses yeux qu'un point dans la masse de l'univers; et il admire de s'y voir placé sans savoir comment il y a été mis.» Dans les _Fables_ et les _Dialogues des morts_, Fénelon fait preuve d'un esprit aussi ingénieux qu'agréable et judicieux. Dans les _Lettres spirituelles_, les âmes qui aspirent à la perfection trouvent de précieux conseils donnés avec cet accent de la conviction et cette autorité de la vertu qui prêche d'exemple. Mais cette admirable correspondance, dans sa plus grande partie au moins, ne me semble pas à l'usage des néophytes qu'elle pourrait déconcerter en leur parlant un langage qui ravit avec raison les âmes d'élite et exalte les parfaits. Dans les _Dialogues sur l'Éloquence_, je trouve ce remarquable passage qui peut s'appliquer aux écrivains, poètes, historiens, etc, aussi bien qu'à l'orateur: «Il faut donc que les orateurs ne craignent et n'espèrent rien de leurs auditeurs pour leur propre intérêt. Si vous admettez des orateurs ambitieux et mercenaires, s'opposeraient-ils à toutes les passions des hommes? S'ils sont malades de l'avarice, de l'ambition, de la mollesse, en pourront-ils guérir les autres? S'ils cherchent les richesses en pourront-ils détacher autrui? Je sais qu'on ne doit pas laisser un orateur vertueux et désintéressé manquer du nécessaire: aussi cela n'arrive-t-il jamais s'il est vrai philosophe, c'est-à-dire tel qu'il doit être pour redresser les moeurs des hommes. Il mènera une vie simple, modeste, frugale, laborieuse; il lui faudra peu, ce peu ne lui manquera point, dût-il de ses propres mains le gagner. Le surplus ne doit pas être sa récompense et n'est pas digne de l'être. Le public lui pourra rendre des honneurs et lui donner de l'autorité, mais s'il est dégagé des passions et désintéressé, il n'usera de cette autorité que pour le bien public, prêt à la perdre toutes les fois qu'il ne pourra la conserver qu'en dissimulant et flattant les hommes. Ainsi, l'orateur, pour être digne de persuader les peuples, doit être un homme incorruptible; sans cela son talent et son art se tourneraient en poison mortel contre la république même: de là vient que, selon Cicéron, la première et la plus essentielle des qualités d'un orateur est la vertu. Il faut une probité qui soit à l'épreuve de tout, et qui puisse servir de modèle à tous les citoyens; sans cela, on ne peut paraître persuadé ni par conséquent persuader les autres.» Tout serait à souligner dans cette page qu'on croirait écrite d'hier et à l'intention de tels de nos députés et journalistes qui sûrement ne l'ont point lue ou ne songent guère à en faire leur règle de conduite. Les écrits relatifs à la controverse se recommandent par les mêmes mérites du fond et de la forme, et par cette courtoisie du langage qui trahit à la fois le vrai chrétien et le gentilhomme. Malheureusement, ces ouvrages n'ont plus qu'un intérêt purement rétrospectif puisque presque toutes les questions qui y sont traitées, et qui soulevaient à l'époque des polémiques si ardentes, sont pour nous non pas seulement comme les almanachs de l'autre année, mais comme ceux d'il y a cinquante ans. Le _Jansénisme_ est mort et bien mort, et aussi le _Quiétisme_ qui fournit à l'évêque de Cambrai l'occasion d'un si beau triomphe par l'empressement et la sincérité de sa soumission. On ne peut trop déplorer d'ailleurs que cette malheureuse controverse ait séparé des hommes comme Fénelon et Bossuet, si bien faits, chacun de leur côté, pour se comprendre; et dont l'amitié, malgré la divergence des opinions sur certains points, aurait dû rester indissoluble. La désunion de ces deux grands coeurs et de ces deux sublimes esprits est à jamais regrettable et nous doit être à tous un sujet de graves réflexions. Je regarderais presque comme une témérité de me prononcer entre ces deux illustres qui me sont chers également; toutefois, s'il faut l'avouer, j'inclinerais à croire que Bossuet doit avoir la plus grande part de responsabilité dans la rupture. Je trouve d'ailleurs dans un écrit assez récent une appréciation qui m'a frappé par son cachet d'impartialité et me semble bien près de la vérité. «Avant l'enregistrement du bref à la cour du parlement et dès qu'il eut reçu l'autorisation du roi, Fénelon fit un mandement dans lequel il accepta sa condamnation avec une simplicité et une dignité remarquables. Cette soumission fut généralement admirée; toutefois les protestants et les journalistes en furent mécontents. Vers la fin de sa vie, l'archevêque de Cambrai constata de nouveau sa soumission par un ostensoir d'or qu'il offrit à son église, et qui représentait un personnage symbolique foulant aux pieds plusieurs livres hérétiques sur l'un desquels on lisait ces mots: _Maximes des Saints_. Ainsi finit ce fameux débat dans lequel Bossuet, par intérêt pour la religion qu'il croyait menacée, se montra quelquefois importé, dur et même injurieux, (_Relation du Quiétisme_, 1698). Fénelon n'est pas non plus exempt de reproches. Par égard pour une femme dont la doctrine était généralement réprouvée, il ne paraît pas toujours sincère dans les protestations qu'il prodiguait à ses adversaires. La situation qu'il s'était faite lui créa des difficultés; elle l'obligea par exemple à se défendre par des subtilités qui prouvèrent la souplesse de son esprit, mais qui gâtèrent parfois sa cause. Ces deux prélats y gagnèrent cependant quelque chose: Bossuet une connaissance de la théologie mystique qu'il n'avait point et qui lui servit à corriger ses idées sur la charité; Fénelon, une plus grande circonspection dans la matière extrêmement épineuse de la spiritualité. Si le triomphe de l'un a été glorieux, la défaite de l'autre n'est pas moins digne d'éloges,[86] A. K.» III Maintenant avant de terminer, quelques détails biographiques qui complèteront notre travail. François de Salignac de Lamotte-Fénelon, d'une famille ancienne et illustre, naquit au château de Fénelon, en Périgord (6 août 1651). C'est là qu'il fut élevé sous les yeux de son père également vertueux et instruit et qui ne se sépara pas sans quelque regret de l'enfant ou plutôt de l'adolescent; car celui-ci avait quinze ans lorsqu'il fut envoyé à Paris qu'habitait son oncle, le marquis de Fénelon, pour achever ses études philosophiques et commencer le cours de théologie conformément à sa vocation. Mais l'oncle du jeune Salignac, après l'avoir gardé quelque temps dans son hôtel, craignit pour lui les séductions ou tout au moins les distractions du monde, et il crut prudent de le faire entrer au séminaire de Saint Sulpice, dirigé alors par le savant et vertueux M. Tronson. Fénelon, dans cette sainte retraite, employa les belles années de sa jeunesse aux études théologiques les plus sérieuses et par sa piété comme par son savoir il se montra digne au bout de quelques années de recevoir les ordres sacrés. Dans la ferveur de son zèle, il voulait d'abord se consacrer aux missions lointaines, mais contrarié dans ce dessein par la faiblesse de sa santé comme par l'opposition de sa famille, il se dévoua à un apostolat plus modeste mais non moins utile, l'instruction des _Nouvelles Catholiques_ ou protestantes converties. Les dix années, consacrées par lui à cet obscur ministère, le préparèrent à la composition de son premier ouvrage: de l'_Éducation des Filles_, destiné à la duchesse de Beauvilliers, mère d'une famille nombreuse, et femme du duc de Beauvilliers, devenu l'intime ami de Fénelon. Aussi lorsque en 1689, de Beauvilliers, par les conseils et l'influence de Madame de Maintenon, eut été nommé gouverneur du duc de Bourgogne, fils du Dauphin et petit fils de Louis XIV, il proposa et fit agréer comme précepteur l'abbé de Fénelon. Grâce aux soins assidus et au zèle éclairé de ces deux vertueux amis, secondés par des hommes de bien, choisis par eux, le jeune prince, dont le tempérament violent, les passions précoces, l'orgueil en particulier de bonne heure étrangement développé, pouvaient faire tout craindre, devint par degrés moins indomptable, et après quelques années, étonnant la cour par ses vertus, il promettait dans l'avenir un roi modèle. Au témoignage des contemporains et de Saint-Simon en particulier, la transformation tenait du miracle, et jamais on ne vit mieux qu'en cette circonstance l'influence de l'éducation, d'une éducation forte et chrétienne, sur la nature la plus rebelle. Après les cinq années qu'il avait passées près du jeune prince, Fénelon fut nommé à l'archevêché de Cambrai (1694). Ce choix, tout spontané de la part du roi, prouvait le cas qu'il faisait du précepteur pour lequel d'ailleurs il se sentait plus d'estime que de sympathie. On a dit que les grandes manières de Fénelon, la supériorité de son génie, mises en relief par une élocution facile et brillante, gênaient Louis XIV qui, dans la conversation, s'étonnait qu'on eût un avis trop différent du sien et qu'on ne lui laissât pas toujours l'honneur du premier rôle. Nous doutons que cette explication soit la vraie: ne faudrait-il pas plutôt attribuer les sentiments du roi, sa froideur persévérante qui devint de l'antipathie, à une autre cause, à certain passage d'une lettre écrite, paraît-il, à Madame de Maintenon et dans laquelle, par une regrettable exagération, Fénelon allait jusqu'à dire «qu'il (le Roi) n'avait aucune idée de ses devoirs.» Ce jugement, qui semblait si dur, excessif dans sa forme brève et absolue, dut choquer horriblement Louis XIV, et sans l'excuser, on comprend qu'une telle parole ait eu peine à s'effacer de son souvenir. Par malheur, comme nous l'avons dit plus haut, l'affaire du Quiétisme, les ménagements de l'évêque de Cambrai pour Madame Guyon et enfin la publication du livre des _Maximes des Saints_, dénoncé avec tant de véhémence par Bossuet comme la quintessence de l'hérésie, ajoutèrent coup sur coup aux préventions du roi que l'apparition du _Télémaque_, bientôt après, acheva d'irriter. De ce jour la disgrâce de Fénelon fut complète et sans nul espoir de retour, d'autant plus que Madame de Maintenon, autrefois son amie, n'avait pas été la dernière à l'abandonner. Fénelon souffrit de tout cela, mais surtout de se voir éloigné et presque séparé de son élève le duc de Bourgogne qui le récompensait de son dévouement par une affection tendrement filiale. Au milieu de ces tribulations déjà si pénibles, il eut à supporter une épreuve encore d'un autre genre mais cruelle aussi. Son palais épiscopal devint la proie des flammes et, dans l'incendie, Fénelon perdit sa bibliothèque, ses nombreux manuscrits et des papiers précieux. Admirable pourtant fut sa résignation et aux compliments de condoléance de ses amis, il se contenta de répondre: «Il vaut mieux que le feu ait pris à ma maison qu'à celle d'un pauvre laboureur.» Cette parole était digne de celui qu'on voyait dans son zèle apostolique si plein de condescendance et de sollicitude pour les faibles et les petits et qui s'en allait courir les champs, pendant toute une nuit, pour aider un brave paysan à retrouver sa vache égarée. Touchant épisode qui a si heureusement inspiré la muse d'Andrieux! La charité de Fénelon eut à s'exercer sur un plus vaste théâtre. «Les malheurs de la guerre, dit Villemain, d'après le cardinal de Beausset, amenèrent les troupes ennemies dans le diocèse de Cambrai: ce fut, pour le saint évêque, l'occasion d'efforts et de sacrifices nouveaux. Sa sagesse, sa fermeté, la noblesse de son langage inspiraient aux généraux ennemis un respect salutaire aux malheureuses provinces de Flandre. Eugène était digne d'entendre la voix du grand homme dont il connaissait et admirait le génie.» Pendant le désastreux hiver de 1709, Fénelon trouvait de nouvelles ressources pour nourrir l'armée française en même temps qu'il faisait de son palais un hôpital pour les malades et les blessés. Ce zèle patriotique et chrétien fut apprécié de Louis XIV qui n'en conserva pas moins contre le prélat ses préventions devenues incurables. Vers cette même époque cependant, vu l'âge avancé du roi, une catastrophe imprévue pouvait faire espérer à Fénelon un autre et meilleur avenir. Le grand Dauphin mourut, et son fils, le duc de Bourgogne, l'élève de Beauvilliers et de Fénelon, «se vit tout à coup rapproché du trône et du roi dont il était le confident et l'appui.» C'est alors que l'archevêque de Cambrai, dans la joie d'entrevoir la réalisation possible de ses espérances, écrit à St-Simon ces graves paroles qui résument en peu de mots tous les devoirs de la royauté: «Il ne faut pas que tous soient à un seul; mais un seul doit être à tous pour faire leur bonheur.» Le duc de Bourgogne, devenu roi, aurait-il répondu à l'attente de ses généreux amis, et, avec les intentions les meilleures et de hautes vertus, devait-il triompher de cette timidité et de cette indécision, venant du scrupule, qui l'avaient fait échouer comme général à la tête de l'armée? Dieu le sait qui ne permit pas que se fit l'expérience! Car, peu de temps après, le jeune prince succomba presque subitement aux atteintes d'une maladie dont sa femme, la princesse de Savoie, fut également victime. La douleur de Fénelon fut profonde et de celles pour lesquelles il n'est point de consolations humaines; car il aimait le prince non pas seulement comme son élève, j'allais dire son enfant, mais avec toute l'ardeur de son patriotisme intelligent dont témoignent ses divers mémoires au duc de Beauvilliers et ses écrits politiques. Puis coup sur coup, il se voyait enlever par la mort ses amis les plus chers, ce qui lui faisait écrire avec désolation: «Je ne vis plus que d'amitié et ce sera l'amitié qui me fera mourir.» Parole prophétique, car la mort du duc de Beauvilliers, arrivée sur ces entrefaites, acheva de briser son coeur et, quatre mois après, Fénelon, que rien ne rattachait plus à la terre, allait rejoindre au ciel tous ceux qu'il avait aimés. «Sa mort comme sa vie fut celle d'un grand et vertueux évêque, dit Villemain qui ajoute: Quoique Fénelon ait beaucoup écrit, il ne paraît jamais chercher la gloire d'auteur; tous ses ouvrages furent inspirés par les devoirs de son état, par ses malheurs et ceux de sa patrie. La plupart échappèrent à son insu de ses mains et ne furent connus qu'après sa mort.... On peut remarquer, d'après ses lettres au duc de Bourgogne et la sévérité de ses jugements sur quelques généraux, que Fénelon avait beaucoup de douceur dans le caractère et beaucoup de domination dans l'esprit. Ses idées étaient absolues et décisives, habitude qui semble tenir à la promptitude et à la force de l'esprit.» Cette tendance a dû contribuer à l'éloignement de Louis XIV pour Fénelon et n'était pas faite pour rapprocher de lui Bossuet, génie dominateur et inflexible, avec des formes moins conciliantes. Un contemporain de Fénelon, un maître dans l'art de peindre avec la plume, nous a laissé de l'illustre prélat un portrait remarquable par la vigueur comme par la délicatesse de la touche, et d'autant plus intéressant pour nous que le peintre, on le sait, assez peu des amis de Fénelon, ne cherchait point à flatter son modèle: «Ce prélat était un grand homme maigre, bien fait, avec un grand nez, des yeux d'où le feu et l'esprit sortaient comme un torrent et une physionomie telle que je n'en ai jamais vu qui lui ressemblât, et qui ne pouvait s'oublier quand on ne l'aurait vue qu'une fois; elle rassemblait tout, et les contraires ne s'y combattaient point; elle avait de la gravité et de l'agrément, du sérieux de la gaîté, elle sentait également le docteur, l'évêque et le grand seigneur. Tout ce qui y surnageait, ainsi que dans toute sa personne, c'était la finesse, l'esprit, les grâces, la douceur et surtout la noblesse: il fallait faire effort pour cesser de le regarder. Tous ses portraits sont parlants, sans toutefois avoir pu attraper la justesse de l'harmonie qui frappait dans l'original, et la délicatesse de chaque caractère que ce visage rassemblait; ses manières y répondaient dans la même proportion avec une aisance qui en donnait aux autres, et cet air et ce bon goût, qu'on ne tient que de l'usage de la meilleure compagnie et du grand monde, qui se trouvait répandu de soi-même dans toutes ses conversations.» (_Saint-Simon_). [86] _Nouvelle Biographie._--_Fénelon._ NICOLAS FLAMEL «Flamel l'aîné, écrivain, qui faisait tant d'aumônes et hospitalités, et fit plusieurs maisons où gens de métiers demeuraient en bas, et du loyer qu'ils payaient étaient soutenus pauvres laboureurs en haut.» Voilà ce qu'un auteur à peu près contemporain, Guillebert de Metz, qui écrivait vers 1430, nous dit de ce personnage singulier, «complexe, comme s'exprime M. Vallet de Viriville, et qui par un côté appartient à la biographie et par l'autre touche au roman et à la légende.» On n'est fixé ni sur le lieu ni sur la date de sa naissance, qui, selon toute probabilité et par induction, d'après des faits authentiques, ne saurait remonter au-delà de 1330. Ce qui n'est pas douteux, c'est que Flamel exerça de bonne heure la profession d'écrivain-libraire, laquelle, avant la découverte de l'imprimerie, regardée comme une profession libérale, ne donnait pas moins de considération que de profit. La calligraphie, à cette époque, était à son apogée; le roi (Charles V) et ses frères, Jean, duc de Berry, et Philippe, duc de Bourgogne, ainsi que leur neveu, Louis, duc d'Orléans, faisaient exécuter à l'envi ces magnifiques manuscrits qui sont encore de nos jours l'ornement de nos plus riches bibliothèques. Les docteurs si nombreux de l'Université, d'autre part, multipliaient avec non moins de zèle les livres originaux. Flamel qui, paraît-il, exerçait sa profession plutôt en commerçant, en industriel, qu'en artiste, visant surtout à l'utile, se trouvait déjà dans une position fort satisfaisante, lorsqu'il épousa, par intérêt, sans doute, autant que par amour, une bourgeoise de Paris, la dame Pernelle, deux fois veuve, et qui, possédant quelque bien, accrut l'actif de la communauté, tant par son apport que par ses talents de ménagère, sobre, laborieuse, active, économe, le modèle du genre en un mot. Les époux habitaient d'abord deux modestes échoppes d'écrivain adossées à l'église Saint-Jacques-la-Boucherie. Ces échoppes, rebâties et agrandies, devinrent des maisons, et vis-à-vis, sur un terrain vague acheté par l'écrivain-juré, s'éleva une autre maison plus grande, un véritable _hostel_ tout enrichi au dehors d'histoires (sculptures) et devises peintes ou gravées. Dans cet _hostel_, en sa qualité de calligraphe agrégé et émérite, Me Flamel instruisait dans son art des écoliers externes; d'autres y demeuraient _en bourse_, c'est-à-dire comme pensionnaires. L'argent ainsi lui venait de tous les côtés à la fois, car les manuscrits, copiés par ses élèves les plus habiles, tout probablement se vendaient à son profit, au moins pour une partie. Riches de plus en plus, les deux époux s'honorèrent d'ailleurs par le bon emploi de leur fortune, en faisant construire une arcade au charnier ou cimetière des Innocents, ainsi que le petit portail de l'église en face de leur maison. Quelques années après, Flamel devenu veuf, et qui avait hérité de sa femme, les époux s'étant fait donation mutuelle, était réputé le bourgeois le plus riche de Paris, et cette fortune considérable il ne cessait de l'accroître par son industrie. Il continuait aussi ses libéralités dont le sentiment religieux paraît avoir été le premier, le principal, sinon le seul mobile. Il fit élever une seconde arcade au charnier des Innocents, aida à la construction de nombreuses églises, monastères, maisons de charité, etc., et fit don en outre de dix-neuf calices aux églises ou chapelles. Sans doute un peu de vanité se mêlait à tout cela puisque sur tous ces calices on voyait son chiffre, en même temps que, sur la plupart des monuments, il avait soin de se faire représenter en image ou statue, ainsi que feue Pernelle, son épouse. Mais on ne peut douter cependant, qu'à part quelque ostentation peut-être, la piété, comme nous l'avons dit, ne fût son grand mobile; cette conviction résulte en particulier pour nous de la lecture de son remarquable testament, commençant ainsi: «Par devant, etc... a comparu, Nicolas Flamel, sain de corps et pensée, bien parlant et de bon et vrai entendement, et comme il disait et comme de prime face apparaît, attendant et sagement considérant qu'il n'est chose plus certaine que la mort, ni chose moins certaine que l'heure d'icelle, et pour ce que, en la fin de ses jours, il ne fit et ne soit trouvé importunité sur ce, non voulant de ce siècle trépasser en l'autre intestat, pensant aux choses _celestiaux_ et pendant que sens et raison gouvernent sa pensée; désirant pourvoir au salut et remède de son âme, fit, ordonna et avisa son testament ou ordonnance de dernière volonté, au nom de la glorieuse trinité du Père, du Fils, et du Saint-Esprit, etc.» Suivent les dispositions testamentaires qui sont toutes relatives à des legs pieux et fondations, et ne contiennent pas moins de seize pages petit texte dans le livre de Piganiol de la Force[87], où le testament est cité textuellement et tout au long. Nous savons par là le chiffre de la fortune de N. Flamel, chiffre que la rumeur populaire avait singulièrement exagéré. En effet, «tous les legs désignés pour une fois payés, dit l'abbé Vilain, se réduisent à 1,440 livres parisis ou 1,800 livres tournois, somme qui dans ce temps-ci serait représentée par celle de 12,234 livres 15 sols, et somme qui ne fut payée qu'en sept ans. Quant aux fondations perpétuelles, il resta pour leur acquit à peine 300 livres parisis de rente.» Il y a loin de là, sans doute, à l'énorme richesse que la crédulité populaire attribuait à Nicolas Flamel et dont la source, au dire de tous ou de la plupart, ne pouvait être qu'étrange et mystérieuse. Cette réputation, non seulement survécut à Flamel, mais elle ne fit que s'accroître et pendant longtemps, plus de deux siècles après, même les érudits et les autres discutaient sur l'origine de cette fortune, attribuée par les uns à la découverte d'un trésor caché, par d'autres à celle de la pierre philosophale ou transmutation des métaux d'or pur. Cette opinion même prévalut, appuyée qu'elle était de passages significatifs tirés d'un petit livre sur la science hermétique qu'on disait, mais à tort, écrit par Flamel. Nous voyons qu'en 1742, un écrivain, homme de sens et de mérite, Piganiol de la Force, incline à ce sentiment insinué sinon formulé dans son second volume, quoique plus tard ébranlé, ainsi qu'il l'avoue, par la publication du savant ouvrage de l'abbé Vilain: _Histoire critique de Nicolas Flamel_, etc., il paraisse hésitant et même tout près de se rétracter: «Ce judicieux auteur (l'abbé Vilain), écrit Piganiol, a fait voir par un inventaire très-exact de tout ce que Flamel a eu de biens, que ce prétendu _philosophe_ ne jouissait pas d'une fortune aussi immense que le veulent les alchimistes, et que les dépenses qu'on lui attribue n'étaient pas aussi considérables pour être au-dessus des facultés d'un écrivain (calligraphe) qui était fort occupé dans sa profession et qui, par conséquent, gagnait beaucoup.» C'est l'opinion, aujourd'hui généralement adoptée et que formulait récemment M. Vallet de Viriville: «L'idée qu'on se fait, d'après ces renseignements authentiques, au sujet de Nicolas Flamel, n'est déjà plus celle d'un bourgeois vulgaire. On y voit: un homme sagace, habile au gain, amoureux de sa renommée, imitant la dévote et vaniteuse ostentation des princes de son temps, mais mêlant à ces travers _le zèle du bien, du juste et de l'utile_.» Flamel mourut en 1418; il fut enterré dans l'intérieur de l'église Saint-Jacques-la-Boucherie, à laquelle (n'ayant point d'enfants), il avait légué la meilleure part de sa fortune. En outre des constructions, dont nous avons parlé, Flamel, ayant acquis du prieuré de Saint-Martin-des-Champs, dans le faubourg, un grand terrain, «fit construire en ce lieu, dit M. de Viriville, divers édifices d'un caractère mixte; c'étaient à la fois des institutions utiles, des maisons de rapport et des établissements de charité.» Le produit des locations du rez-de-chaussée, notamment, servait à l'entretien de pauvres laboureurs auxquels l'âge ne permettait plus le travail et qui se trouvaient logés à l'étage supérieur. En récompense de cette charité, on ne leur demandait que de réciter tous les jours un _Pater_ et un _Ave Maria_ à l'intention des pécheurs trépassés. Aussi, sur la façade de la principale maison, dite du _Grand Pignon_, qui subsiste encore rue Montmorency, 51, on lisait en gros caractère cette inscription véritablement touchante: «Nous, hommes et femmes, laboureurs demeurans ou porche (sur le devant) de ceste maison, qui fut faicte en l'an de grâce mil quatre cens et sept (1407), sommes tenus, chascun en droit soy, dire tous les jours une patenostre et j. _Ave Maria_ en priant Dieu que de sa grâce face pardon aus povres pecheurs trespassez. _Amen_.» [87] _Histoire de Paris._ LA FONTAINE (JEAN DE) I Papillon du Parnasse et semblable aux abeilles, À qui le bon Platon compare nos merveilles, Je suis chose légère et vole à tout sujet: Je vais de fleur en fleur et d'objet en objet; À beaucoup de plaisirs je mêle un peu de gloire.[88] A dit La Fontaine de lui-même. Et ailleurs: J'aime le jeu, l'amour, les livres, la musique, La ville et la campagne, enfin tout; il n'est rien Qui ne soit souverain bien, Jusqu'au sombre plaisir d'un coeur mélancolique[89]. Tel fut en effet notre poète quoique d'abord des pensées très différentes aient paru le préoccuper. Né à Château-Thierry (Marne), le 8 juillet 1621, à l'âge de dix-neuf ans, il se crut appelé à la vie religieuse, et voulut entrer à l'Oratoire. Mais, après un séjour de dix-huit mois dans la maison, il reconnut qu'il se trompait sur sa vocation et rentra dans le monde. Son père, qui exerçait à Château-Thierry la charge de maître particulier des eaux et forêts, lui céda son emploi en le mariant avec Marie Héricart, fille d'un lieutenant au baillage de la Ferté-Milon, personne qui joignait à la beauté beaucoup d'esprit[90]. D'après ce qu'affirment les biographes, La Fontaine, n'eut pour ainsi dire point de part à ces deux engagements: on les exigea de lui, et il s'y soumit plutôt par indolence que par goût. Aussi n'exerça-t-il sa charge pendant plus de vingt ans qu'avec indifférence. Et cette indifférence s'accrut avec le goût de plus en plus vif pour la poésie qu'avait éveillé chez La Fontaine, dit-on, l'audition d'une pièce de vers de Malherbe, déclamée avec emphase par un officier en garnison à Château-Thierry. Cette lecture provoqua chez lui une véritable explosion d'enthousiasme. Non-seulement il lut et relut les vers de Malherbe; mais il les apprit par coeur et s'efforça dans ses premiers essais de l'imiter. «Par bonheur, d'utiles conseils lui ouvrirent les yeux, et l'un de ses parents nommé Pintrel, dit Montenault, homme de bon sens qui n'était point sans goût, mit entre ses mains Horace, Virgile, Térence, Quintilien, comme les vraies sources du bon goût et de l'art d'écrire.... À ces livres, La Fontaine joignit ensuite la lecture de Rabelais, Marot, Boccace, l'Arioste.» Pour ces derniers il eût pu mieux choisir et l'influence pernicieuse que ces lectures exercèrent sur le poète n'est que trop visible dans certains de ses ouvrages. C'est à peu près vers cette époque qu'il faut placer un évènement raconté par les contemporains, Louis Racine, d'Olivet, etc et qui prouve, avec la bonhomie originale de La Fontaine, l'influence toute puissante de cet absurde préjugé du faux point d'honneur qui, à cette époque et sous le règne précédent surtout, fit tant de victimes. Dans la circonstance par bonheur, il n'y eut pas de sang répandu, et la querelle finit par un déjeuner où les amis, le verre en main, fêtèrent la réconciliation. Le poète était fort lié avec un ancien capitaine de dragons retiré à Château-Thierry, nommé Poignant, homme franc et loyal, et déjà plus jeune. Tout le temps que Poignant n'était pas au cabaret, il le passait chez La Fontaine, et par conséquent, en l'absence de celui-ci, auprès de sa femme. «Comment, lui dit un voisin médisant, souffres-tu que le capitaine s'installe ainsi chez toi chaque jour? --Et pourquoi n'y viendrait-il pas? répond La Fontaine, c'est mon meilleur ami. --Ce n'est pas ce que dit le public; on prétend qu'il ne va chez toi que pour madame de La Fontaine. --Sottises! mais d'ailleurs que puis-je faire à cela? --Demander satisfaction l'épée à la main pour le tort qui t'est fait dans l'opinion. --J'aviserai, dit La Fontaine. Le lendemain, dès quatre heures du matin, il frappait chez Poignant qu'il réveille. --Lève-toi vite, dit-il, et sortons ensemble pour une affaire importante. --Laquelle? demande Poignant. --Tu le sauras, répond La Fontaine, quand nous serons dehors. Poignant, assez surpris, se lève, s'habille et suit La Fontaine qui, après l'avoir conduit dans un lieu écarté, lui dit de l'air le plus tranquille: --Mon ami, il faut nous battre. --Comment! qu'est-ce que cela veut dire? répond Poignant de plus en plus étonné. Entre nous d'ailleurs la partie n'est pas égale; je suis, un vieux soldat et toi tu n'as jamais tiré l'épée. --N'importe, le public veut que je me batte avec toi; ainsi en garde. Bon gré, mal gré alors, Poignant tire son épée, et dès les premières passes, il fait sauter à dix pas celle de La Fontaine. Alors l'ayant désarmé, il lui demande l'explication de sa conduite et La Fontaine s'empresse de le satisfaire. --Ce sont propos absurdes! dit alors Poignant, et mon âge, mon humeur, comme l'estime que j'ai pour ta femme, l'amitié que j'ai pour toi devaient écarter toute inquiétude, mais puisqu'il est ainsi je proteste que je ne mettrai plus les pieds dans ta maison. --Au contraire, répond La Fontaine en lui serrant la main, j'ai fait ce que le public voulait; maintenant je veux que tu viennes chez moi tous les jours sans quoi nous nous battrons encore.» La Fontaine, venu à Paris en 1654, fut présenté par un de ses parents, Jannart, oncle de sa femme et favori de Fouquet, au surintendant des finances alors tout puissant. Fouquet, qui par goût et sans doute aussi par calcul, se plaisait au rôle de Mécène, fit au poète peu connu encore, une pension dont La Fontaine «tenait compte par une autre pension en vers qu'il lui payait exactement par quartier.» Lors de la disgrâce de Fouquet (1661), disgrâce méritée, La Fontaine auquel la reconnaissance faisait illusion, éleva généreusement la voix en faveur de son protecteur, et composa l'élégie intitulée aux _Nymphes de Vaux_, «alors, dit Walckenaer, toute l'animosité qui existait contre le surintendant se calma.» Jannart, enveloppé dans la disgrâce de Fouquet, fut exilé à Limoges et La Fontaine le suivit par dévouement pour son ami, disent les biographes; mais peut-être aussi par d'autres motifs, parce qu'il était peu pressé de retourner près de sa femme pour laquelle il s'était déjà refroidi sans avoir été jamais fort épris d'ailleurs. De Limoges, il lui écrit: «Vous ne jouez ni ne travaillez, ni ne vous souciez du ménage, et hors le temps que vos bonnes amies vous donnent par charité, il n'y a que les romans qui vous divertissent. Considérez, je vous prie, l'utilité que ce vous serait si, en badinant, je vous avais accoutumée à l'histoire soit des lieux, soit des personnes; vous auriez de quoi vous désennuyer toute votre vie.» Mais, outre que ces remontrances sont faites sur un ton assez peu affectueux, La Fontaine, dans cette même correspondance, par une étrange indiscrétion, fait à sa femme des confidences qui ne sont pas de nature à la flatter. Pendant son voyage, «il avait trouvé, dit-il, trois femmes dans la diligence: Parmi ces trois femmes, il y avait une Poitevine qui se qualifiait comtesse; elle paraissait assez jeune et de taille raisonnable, témoignait avoir de l'esprit; déguisait son nom et venait plaider en séparation contre son mari: toutes qualités d'un bon augure, et j'y eusse trouvé matière de cajolerie si la beauté s'y fût rencontrée; mais je vous défie de me faire trouver un grain de sel dans une personne à qui elle manque.» Se peut-il rien de plus déplacé que ce langage? Mais il semble que La Fontaine n'en eût pas conscience, et ce même homme «le plus singulier qui peut-être ait existé» d'après Walckenaer, fait preuve, bientôt après, d'une sensibilité des plus touchantes. En passant à Amboise où Fouquet avait été renfermé d'abord, La Fontaine voulut voir la chambre qu'avait habitée le prisonnier; «triste plaisir, je vous le confesse, mais enfin je le demandai. Le soldat, qui nous conduisait, n'avait pas la clef; au défaut je fus longtemps à considérer la porte et me fis conter la manière dont le prisonnier était gardé. Je vous en ferais volontiers la description; mais ce souvenir est trop affligeant.... Sans la nuit on n'eut jamais pu m'arracher de cet endroit.» À son retour de Limoges, La Fontaine se rendit à Château-Thierry; il y retrouva la duchesse de Bouillon, Marie-Anne Mancini, nièce de Mazarin, à laquelle il avait été présenté naguère et qui devint dès lors une de ses plus zélées protectrices. «C'était, dit Walckenaer, une brune piquante, plus jolie que belle, vive et même un peu emportée, aimant les plaisirs et animant la conversation par une gaîté spirituelle et des saillies inattendues; elle avait un goût décidé pour la poésie et même elle faisait des vers. Le désir de lui plaire et d'amuser son imagination libre et badine lui inspira, dit-on, ses plus jolis contes, mais malheureusement aussi les plus licencieux.» Qu'une femme et une jeune femme, appartenant à la société la plus élevée, ait pris plaisir à ces tristes produits de la verve libertine du poète et n'ait pas craint d'encourager, d'applaudir ce qu'elle eût dû avoir honte seulement d'écouter, c'est ce qu'on a peine à comprendre. Lorsque la duchesse de Bouillon revint à Paris, elle emmena avec elle La Fontaine qu'elle fit connaître aux membres de sa famille comme à plusieurs personnages importants. La même année (1665), le poète, âgé de 44 ans, publia son premier recueil de _Contes et Nouvelles en vers_ où, quoi qu'on ait dit, le mérite de la forme, mérite fort exagéré, ne suffit pas à racheter l'indignité du fond. II Toutefois, pour être juste, il faut reconnaître que le caractère exceptionnel de La Fontaine permet de croire qu'il ne se rendait pas bien compte à lui-même de la portée si blâmable de son oeuvre. Il s'était lié, vers 1664 ou 1665, avec Molière déjà célèbre, Racine et Boileau qui ne devaient pas tarder à le devenir, et Chapelle «qui n'eut pas le génie de ses quatre amis, mais leur fut supérieur comme homme de société.» Dans une réunion qui eut lieu chez Boileau et où se trouvait un frère de celui-ci, docteur en Sorbonne, l'ecclésiastique se mit à disserter sur Saint Augustin et en fit un éloge pompeux. La Fontaine qui, plongé dans une de ses rêveries habituelles, semblait écouter sans entendre, se réveille tout à coup comme en sursaut pour dire au théologien: «Croyez-vous que Saint Augustin eut plus d'esprit que Rabelais?» Quelque temps interdit, le docteur le regarda de la tête aux pieds et finit par répondre: --«Prenez garde, M. de La Fontaine, vous avez mis un de vos bas à l'envers;» ce qui était vrai. Un autre jour, La Fontaine soupait avec Racine, Despréaux, Molière et Descoteaux, le joueur de flûte. La Fontaine était ce jour là, plus qu'à l'ordinaire, plongé dans ses distractions. Racine et Boileau, pour le tirer de sa léthargie, mais sans pouvoir y réussir, ne lui ménagèrent point les épigrammes au point que Molière trouva que c'était passer les bornes; aussi, dit-il, en _à parte_ à Descoteaux: «Nos beaux-esprits ont beau se trémousser, ils n'effacent pas le bonhomme.» À propos d'à parte, voici une autre curieuse anecdote et parfaitement authentique: «Dans un repas qu'il fit avec Molière et Despréaux, dit Montenault, où l'on disputait sur le genre dramatique, il se mit à condamner les _à parte_. «Rien, disait-il, n'est plus contraire au bon sens. Quoi! le parterre entendra ce qu'un acteur n'entend pas, quoiqu'il soit à côté de celui qui parle?» «Comme il s'échauffait en soutenant son sentiment de façon qu'il n'était pas possible de l'interrompre et lui faire entendre un mot: «Il faut, disait Despréaux, à haute voix tandis qu'il parlait, il faut que La Fontaine soit un grand coquin, un grand maraud!» et répétait continuellement les mêmes paroles sans que La Fontaine cessât de disserter. Enfin l'on éclata de rire; sur quoi revenant à lui comme d'un rêve interrompu: «De quoi riez-vous donc?» demanda-t-il.--Comment! lui répondit «Despréaux, je m'épuise à vous injurier fort haut, et vous ne m'entendez point quoique je sois si près de vous que je vous touche: et vous êtes surpris qu'un acteur sur le théâtre n'entende point un _à parte_ qu'un autre acteur dit auprès de lui?..» Ces distractions parfois si plaisantes de même que la profonde méditation dans laquelle d'autres fois il était absorbé au point de paraître comme insensible n'empêchaient point qu'il fût causeur des plus charmants, convive des plus aimables, s'il se trouvait dans une société de personnes à lui bien connues et dont la présence lui était tout agréable. Ses yeux alors s'animaient, le sourire s'épanouissait sur ses lèvres; «il disait tout ce qu'il voulait, et le disait si bien qu'il enchantait les oreilles les plus délicates.» Cette réputation de merveilleux causeur, que lui avaient valu quelques-unes de ces soirées intimes, le faisait singulièrement rechercher par les gourmets... d'esprit et l'on était plus heureux et plus fier d'annoncer La Fontaine à ses convives que ce fameux Lambert dont nous parlent à l'envi La Bruyère et Boileau. Mais plus d'une fois l'amphytrion et ses amis y furent attrapés, témoin cette anecdote: La Fontaine avait été invité à dîner chez M. Laugeois d'Imbercourt, fermier-général. Racine le fils dit chez M. Le Verrier. Il arriva à l'heure précise, prit place à la table, mangea du meilleur appétit, mais sans répondre autrement que par des monosyllabes ou par le silence aux interrogations du maître de la maison et des conviés. Puis comme, avant la fin du repas, il se levait de table, s'excusant sur la nécessité pour lui de se rendre à l'Académie, on lui fit remarquer qu'il était de bonne heure encore et qu'il avait peu de chemin à faire. «Je prendrai le plus long!» répondit tranquillement La Fontaine et le voilà parti. Une autre fois, «trois de complot, dit Vigneul de Marville[91] par le moyen d'un quatrième qui avait quelque habitude auprès de cet homme rare, nous l'attirâmes dans un petit coin de la ville, à une maison consacrée aux Muses, où nous lui donnâmes un repas pour avoir le plaisir de jouir de son agréable entretien. Il ne se fit point prier; il vint à point nommé sur le midi. La compagnie était bonne, la table propre et délicate, et le buffet bien garni. Point de compliments d'entrée, point de façons, nulle grimace, nulle contrainte. La Fontaine garda un profond silence; on ne s'en étonna point parce qu'il avait autre chose à faire qu'à parler. Il mangea comme quatre et but de même. Le repas fini, on commença à souhaiter qu'il parlât, mais il s'endormit. Après trois quarts d'heure de sommeil, il revint à lui. Il voulait s'excuser sur ce qu'il avait fatigué. On lui dit que cela ne demandait pas d'excuse, que tout ce qu'il faisait était bien fait. On s'approcha de lui, on voulut le mettre en humeur et l'obliger à laisser voir son esprit; mais son esprit ne parut point, il était allé je ne sais où et peut-être alors animait-il ou une grenouille dans les marais, ou une cigale dans les prés, ou un renard dans la tanière; car durant tout le temps que La Fontaine demeura avec nous il ne nous sembla être qu'une machine sans âme. On le jeta dans un carrosse où nous lui dîmes adieu pour toujours. Jamais gens ne furent plus surpris; et nous nous disions les uns aux autres: «Comment se peut-il faire qu'un homme qui a su rendre spirituelles les plus grossières bêtes du monde, et les faire parler le plus joli langage qu'on ait jamais ouï, ait une conversation si sèche, et ne puisse pas pour un quart d'heure faire venir son esprit sur ses lèvres et nous avertir qu'il est là?» C'est que chez le poète cette facilité de caractère en même temps que cette irréflexion, qui le livraient presque sans défense à la curiosité indiscrète, s'unissaient à une impatience singulière de toute contrainte, et d'autant plus difficile à vaincre que lui-même n'en avait pas conscience. Alors, poussé dans ses derniers retranchements, il se tirait d'affaire par une excuse telle quelle, bonne ou mauvaise, il n'importe, mais la première qui lui venait à l'esprit, témoin cette aventure. Lorsque à la suite des premières brouilles, Madame de La Fontaine se fut retirée à Château-Thierry, Racine et Despréaux représentèrent à notre poète que cette séparation n'était pas décente et lui faisait peu d'honneur; ils insistèrent pour un raccommodement. Docile à leurs conseils, La Fontaine partit. En descendant de la diligence de Château-Thierry, il se rendit chez sa femme. «Madame est au salut!» répondit la domestique qui ne le connaissait point. --Ah! fit La Fontaine qui, ennuyé bientôt d'attendre, s'en va rendre visite à un ami lequel l'invite à souper. «La Fontaine bien régalé, comme dit Montenault, s'oublie à table jusqu'à une heure fort avancée et volontiers il accepte l'hospitalité que lui offre son aimable amphytrion. Le lendemain matin, sans plus songer à sa femme, il reprend la voiture publique et revient à Paris. En le voyant de retour, ses amis s'empressent de l'interroger sur les résultats de son voyage: «J'ai été pour voir ma femme, leur dit-il, mais je ne l'ai point trouvée; elle était au salut.» Il faut voir là non, comme l'ont trop répété la plupart des biographes, une distraction un peu forte sans doute, mais bien plutôt l'excuse vaille que vaille d'un homme faible et qui veut à tout prix échapper à une démarche pour lui déplaisante. On ne peut trop regretter cependant, pour le bonheur comme pour le talent de La Fontaine, que cette réconciliation avec sa femme n'ait point eu lieu, et on se l'explique d'autant moins que le ravissant poème de _Philémon et Beaucis_, prouve qu'il était fait pour comprendre le paisible bonheur du foyer domestique. Citons seulement ces quelques vers: Pour peu que des époux séjournent sous leur ombre, Ils s'aiment jusqu'au bout malgré l'effort des ans. Ah! si!... Mais autre part j'ai porté mes présens. Walckenaer dit excellemment: «Oui, La Fontaine, La Fontaine, nous le répèterons après toi: Ah! si le ciel t'avait donné une compagne qui t'eût fait connaître les tranquilles jouissances de la vie domestique, ton imagination n'eût été ni moins gaie, ni moins vive, ni moins spirituelle; mais elle eût été mieux réglée et plus pure. Tes fables seraient toujours l'objet de notre admiration et de nos louanges; mais, dans tes autres écrits, la peinture des plus doux sentiments du coeur, dont tu connais si bien le langage, qui a fait des chefs-d'oeuvre irréprochables du petit nombre de contes où tu l'as employée, aurait remplacé ces tableaux licencieux où tu as outragé les moeurs et quelquefois le dieu du goût. Alors, ô La Fontaine, les satyres n'eussent point mêlé de fleurs pernicieuses parmi les fleurs suaves et brillantes dont les Muses et les Grâces ont tressé ta couronne; et ces vierges du Parnasse ne te reprocheraient point, en rougissant, de les avoir si souvent forcées à se séparer de la pudeur qui doit toujours être leur inséparable compagne. Alors il ne nous faudrait plus soustraire, comme un poison corrupteur, aux regards des jeunes gens et des enfants, une seule des pages du poète de l'enfance et de la jeunesse.» Dans ses _fables_[92] mêmes où se trouvent tant d'incomparables chefs-d'oeuvre, il est çà et là plus d'une tache qu'il faudrait effacer avant de mettre le livre en des mains innocentes. Il n'en serait point ainsi sans doute si La Fontaine, au lieu de s'abandonner lui-même à tous les hasards de l'existence, comprenant mieux ses devoirs d'époux et de père, eût eu près de lui, pour le consoler, une femme sérieuse, une épouse vraiment chrétienne et dont la piété s'inspirât de l'esprit plus que de la lettre. Supposons le poète dans ces conditions de bonheur, de vie chaste et paisible, au lieu de ces vilains contes, de comédies médiocres, ou du fade roman de _Psyché_, nous aurions peut-être un volume de plus de fables exquises et de délicieux poèmes. Cette douce providence du foyer domestique, dira-t-on, ne manqua point à La Fontaine; car on sait qu'une femme non moins distinguée par l'esprit que par le coeur, Madame de la Sablière, voyant le poète si fort ignorant des choses de la vie pratique et par ce motif souvent dans l'embarras, se plut à le recueillir dans sa maison en lui ôtant tout souci du lendemain. Mais à cette époque, femme du monde et trop du monde, la généreuse bienfaitrice n'était pas un Mentor bien sévère pour le génie du poète. Plus tard, lorsque les déceptions amères d'une affection illégitime trahie eurent amené Madame de la Sablière au repentir, sa piété dans ses saintes ardeurs et la pratique assidue des bonnes oeuvres la rendirent presque une étrangère dans sa propre maison. Jusqu'à la fin de sa vie cependant, la noble femme continua de veiller de loin sur l'hôte qui lui fut toujours cher, mais dont elle ne disait plus comme autrefois, après avoir congédié tous les importuns et les domestiques, afin d'être toute à la poésie et à la conversation: «Je n'ai gardé avec moi que mes trois animaux, mon chat, mon chien et mon La Fontaine.» La maison d'où Mme de la Sablière était absente le plus souvent, retenue près du lit d'une pauvre malade à l'hospice des Incurables ou ailleurs, cette maison semblait bien vide à La Fontaine. Presque sexagénaire déjà, il aurait eu plus que jamais besoin d'un intérieur aimable qui le détournât de certaines sociétés dans lesquelles il était entraîné par la facilité de son humeur et l'attrait d'une conversation plus spirituelle que réservée. Pendant l'année 1683, une place se trouva vacante à l'Académie par la mort de Colbert. La Fontaine se mit sur les rangs et, ce qu'on n'eût pas attendu de son indifférence habituelle, «il prit fort à coeur, dit Montenault, le succès de cette affaire et c'est le seul trait d'ambition qu'on puisse remarquer dans le cours de sa vie.» Il se trouvait en concurrence avec Boileau, mais seize voix contre sept témoignèrent de la préférence de l'Académie pour le Bonhomme. Louis XIV, prévenu contre le poète à cause de ses _Contes_, témoigna quelque mécontentement de ce choix, et fit attendre six mois ses ordres pour la réception de La Fontaine. Mais une seconde vacance ayant permis de nommer l'auteur des _Satires_, Louis XIV, lorsqu'il lui fut rendu compte de cette nouvelle élection, dit aux académiciens: «Le choix qu'on a fait de M. Despréaux m'est agréable et sera généralement approuvé. Vous pouvez, ajouta-t-il, recevoir incessamment La Fontaine, il a promis d'être sage.» L'Académie s'empressa de recevoir l'auteur des _Fables_ et tous applaudirent à ce compliment que lui adressa l'abbé de la Chambre alors directeur: «L'Académie reconnaît en vous, Monsieur, un de ces excellents ouvriers, un de ces fameux artisans de la belle gloire, qui la va soulager dans les travaux qu'elle a entrepris pour l'ornement de la France et pour perpétuer la mémoire d'un règne si fécond en merveilles. «Elle reconnaît en vous un génie aisé et facile, plein de délicatesse et de naïveté, quelque chose d'original et qui, dans sa simplicité apparente et sous un air négligé, renferme de grands trésors et de grandes beautés.» «La Fontaine, dit Montenault, fut estimé et chéri de ses confrères parmi lesquels il parut toujours avec cette candeur et cette bonté de caractère qu'on ne peut se donner ni même imiter quand on ne l'a pas; simple, doux, ingénu, plein de droiture, il n'eut jamais la moindre mésintelligence avec aucun d'eux.» III Mais d'ailleurs il resta toujours, pour lui-même et un peu pour les siens[93], aussi étranger à la vie pratique, ayant l'imprévoyance de l'enfant ou de l'homme primitif, et trouvant tout simple, pour faire face aux embarras du moment, de vendre pièce à pièce son patrimoine. Aussi la mort de Mme de la Sablière (1693) fut-elle pour lui un très-grand malheur. «En perdant cette illustre amie, La Fontaine perdit aussi les douceurs de la vie qui lui étaient les plus chères. Son repos et sa tranquillité en furent troublés. Il se vit isolé, et contraint de pourvoir à ses besoins devenus plus sensibles par l'âge et que l'attention et la générosité de sa bienfaitrice lui avaient laissé ignorer pendant une bonne partie de la vie. La nécessité, s'il faut le dire, pensa pour lors l'exiler de sa patrie.» En effet, peut-être il eût cédé aux sollicitations d'amis dévoués, la duchesse de Mazarin, Mme Harvey, veuve de l'ambassadeur, le duc de Devonshère, milord Montaigu, milord Godolphin, qui lui offraient, en Angleterre, par l'entremise de Saint-Evremont, une généreuse hospitalité lorsqu'il tomba gravement malade; lui, qui si longtemps avait joui d'une santé excellente, il fut forcé de s'aliter ce qui dut lui rendre plus pénible la solitude. Mais cette grande épreuve était pour le poète une grâce singulière de la Providence. Quoique nullement impie au fond, tout absorbé par la passion littéraire et cédant aussi à d'autres moins louables entraînements, il avait vécu, chose rare pour l'époque, trop étranger à la pratique religieuse, au point même d'avoir presque oublié les premiers enseignements du christianisme, témoin cette parole adressée par lui au P. Pouget venu avec un ami pour lui rendre visite. «Après les politesses d'usage, dit un biographe, l'ecclésiastique fit tomber insensiblement la conversation sur la religion et sur les preuves qu'on en tire tant de la raison que des Livres Saints. Sans se douter du but de ces discours: «Je me suis mis, lui dit La Fontaine avec sa naïveté ordinaire, depuis quelque temps à lire le _Nouveau-Testament_: je vous assure que c'est un fort bon livre, oui, vraiment, c'est un bon livre. Mais il y a un article sur lequel je ne me suis pas rendu; c'est l'éternité des peines; je ne comprends pas comment cette éternité peut s'accorder avec la bonté de Dieu.» «Le P. Pouget satisfit à cette objection par les meilleures raisons qu'il put trouver dans ce moment; et La Fontaine, après plusieurs répliques fut si content de l'entendre qu'il le pria de revenir. Le P. Pouget ne demandait pas mieux» car il n'était venu que pour cela. Après une suite d'entretiens prolongés avec le jeune et savant ecclésiastique, La Fontaine, pleinement éclairé, voulut faire une confession générale en se résignant aux sacrifices que lui imposait son directeur et de la nécessité desquels il n'avait pas été facile d'abord de le convaincre: un désaveu public de ses contes, puis la promesse de ne pas donner aux comédiens une pièce composée depuis peu et qui avait été fort goûtée par tous les amis du poète. La répugnance qu'éprouvait La Fontaine à céder sur ces deux points lui suggéra plus d'une objection à laquelle le théologien répondit avec sa charité ordinaire, ce qui n'empêcha point, par la contrariété du poète, que la discussion fût parfois assez vive. On sait à ce sujet la réflexion originale de la garde-malade: «Eh! ne le tourmentez pas tant, dit-elle un jour avec impatience au P. Pouget, il est plus bête que méchant.» Et une autre fois, avec un air de compassion: «Dieu n'aura jamais, dit-elle, le courage de le damner.» Enfin, après plusieurs semaines de conférences assidues, La Fontaine reçut le Saint Viatique «avec des sentiments dignes de la candeur de son âme et des vertus du meilleur chrétien.» Plusieurs de ses confrères de l'Académie, sur sa demande expresse, assistaient à la cérémonie, et en leur présence il témoigna hautement d'un profond repentir de ses égarements passés comme de la publication de ses _Contes_, promettant, s'il recouvrait la santé, de ne plus employer ses talents qu'à la composition d'oeuvres morales et pieuses, et il tint exactement parole. Il ne faut pas oublier un noble trait du jeune duc de Bourgogne à peine âgé de onze ans. «De son pur mouvement, dit Montenault, et sans y être porté par aucun conseil, il envoya un gentilhomme à La Fontaine pour s'informer de l'état de sa santé et pour lui présenter de sa part une bourse de cinquante louis d'or. Il lui fit dire en même temps qu'il aurait souhaité d'en avoir davantage; mais que c'était tout ce qui lui restait du mois courant et de ce que le roi lui avait fait donner pour ses menus plaisirs.» Tous ces évènements firent abandonner complètement la pensée du départ pour l'Angleterre; et l'on peut douter que La Fontaine ait jamais songé sérieusement à cet exil, alors qu'il savait avoir en France des amis sur lesquels il pouvait compter. Dès qu'il put sortir, il se dirigea vers la demeure de M. d'Hervard, conseiller au parlement, et qui lui était tout dévoué. Chemin faisant, il rencontra le conseiller qui, avec la plus touchante bonté, lui dit: «Je venais vous chercher, ma femme et moi nous vous offrons l'hospitalité de l'amitié et nous vous prions de venir demeurer avec nous. --J'y allais! répondit La Fontaine avec cette simplicité de la pleine confiance qui ne fait pas moins d'honneur au poète qu'à ses amis. La postérité doit une reconnaissance non moins vive à ceux-ci qu'à Mme de la Sablière puisque, grâce à eux, languissant, presque infirme, pendant les deux années qu'il vécut encore, La Fontaine se vit entouré de toutes les sollicitudes d'une affection presque filiale. Mme d'Hervard, jeune femme encore, fut pour le septuagénaire une garde-malade des plus dévouées. Ce fut dans les bras de ces deux excellents amis que La Fontaine mourut à l'âge de soixante-treize ans (13 mars 1695). Alors seulement on s'aperçut que sous sa chemise le poète pénitent portait un cilice, ce qui fit dire à Racine le fils. Vrai dans tous ses écrits, vrai dans tous ses discours, Vrai dans sa pénitence à la fin de ses jours, Du maître qu'il approche il prévient la justice, Et l'auteur de _Joconde_ est armé d'un cilice. Mais mieux encore que Racine, La Fontaine témoigne des sentiments qui l'animaient par cette lettre qu'il écrivit, un mois à peine avant sa mort, à son ami de Maucroy[94]: «Tu te trompes assurément, mon cher ami, s'il est bien vrai, comme M. de Soissons me l'a dit, que tu me crois plus malade d'esprit que de corps. Il me l'a dit pour tâcher de m'inspirer du courage; mais ce n'est pas de quoi je manque. Je t'assure que le meilleur de tes amis n'a plus à compter sur quinze jours de vie. Voilà deux mois que je ne sors point si ce n'est pour aller un peu à l'Académie, afin que cela m'amuse. Hier, comme j'en revenais, il me prit, au milieu de la rue... une si grande faiblesse que je crus véritablement mourir. Ô mon cher, _mourir n'est rien_; mais songes-tu _que je vais comparaître devant Dieu_? Tu sais comme j'ai vécu. Avant que tu reçoives ce billet, les portes de l'éternité seront peut-être ouvertes pour moi.» Pareille lettre n'a pas besoin de commentaire; et certes nous préférons de beaucoup ce grave et admirable langage à celui que tenait, bien des années auparavant, il est vrai, et sans doute en se jouant, le poète: Jean s'en alla comme il était venu, Mangeant son fonds avec son revenu, Et crut les biens chose peu nécessaire. Quant à son temps bien sut le dispenser; Deux parts en fit, dont il soulait passer L'une à dormir et l'autre à ne rien faire. Voici le portrait que D'Olivet, qui avait vécu avec plusieurs des amis du poète, nous a laissé de La Fontaine et qu'on peut croire plus fidèle que celui de La Bruyère, enclin à exagérer: «À sa physionomie on n'eut point deviné ses talents. Rarement il commençait la conversation, et même pour l'ordinaire, il y était si distrait qu'il ne savait ce que disaient les autres. Il rêvait à tout autre chose sans qu'il pût dire à quoi il rêvait. Si pourtant il se trouvait entre amis et que le discours vînt à s'animer par quelque agréable dispute, surtout à table, alors il s'échauffait véritablement, ses yeux s'allumaient, c'était La Fontaine en personne et non pas un fantôme revêtu de sa figure. «On ne tirait rien de lui dans un tête à tête, à moins que le discours ne roulât sur quelque chose de sérieux et d'intéressant pour celui qui parlait. Si des personnes dans l'affliction s'avisaient de le consulter, non seulement il écoutait avec grande attention, mais, je le sais de gens qui l'ont éprouvé, il s'attendrissait; il cherchait des expédients, il en trouvait; et cet idiot (_sic_), qui de sa vie n'a fait à propos une démarche pour lui, donnait les meilleurs conseils du monde; autant était-il sincère dans le discours, autant était-il facile à croire ce qu'on lui disait. «Une chose qu'on ne croirait pas de lui et qui est pourtant très-vraie, c'est que, dans ses conversations, il ne laissait rien échapper de libre ni d'équivoque. Quantité de gens l'agaçaient dans l'espérance de lui entendre faire des contes semblables à ceux qu'il a rimés; mais il était sourd et muet sur ces matières; toujours plein de respect pour les femmes, donnant de grandes louanges à celles qui avaient de la raison, et ne témoignant jamais de mépris à celles qui en manquaient[95].» Une anecdote encore avant de terminer, anecdote qui nous est racontée par l'auteur de la _Vie de La Fontaine_, mise en tête de l'édition des _Fables_ de l'année 1813. «On aime à voir, comme le dit Walckenaer, aux temps les plus affreux de la Révolution, le nom seul de La Fontaine sauver d'une mort inévitable ses derniers descendants.» Après avoir perdu toute sa fortune par suite des évènements politiques, madame de Marson, arrière-petite fille de La Fontaine, vivait obscurément à Versailles avec son fils et sa fille, et s'occupait de leur éducation, quand on surprit une lettre à elle écrite par un de ses parents émigré. «Mandée au comité révolutionnaire, dit M. Creuzé de Lessert, madame de Marson y comparut accompagnée de ses deux enfants. Il était incontestable qu'elle avait été en correspondance avec un parent proscrit: on lui prononçait son arrestation qui, d'après ce fait alors si criminel, la perdait infailliblement, lorsqu'un des nombreux témoins de cette scène, un homme du peuple qui venait souvent dans sa maison s'écria: «Ô ciel! faire périr une petite fille de La Fontaine, une dame qui élève si bien ses enfants!» «Cette exclamation fit le plus grand effet sur l'assemblée et même sur le comité. Le président, se tournant vers le petit de Marson, alors âgé de dix ans, lui dit: «Que t'apprend-on?» «À cet interrogatoire qui ressemblait fort à celui fait par Athalie, la mère tremblante craignait que son fils n'eût un peu la franchise de Joas; mais heureusement l'enfant répondit: «On m'enseigne à être bon.» «À ce mot si touchant, ces hommes de fer sentirent leurs entrailles s'amollir. On fit encore quelques questions à l'enfant qui y répondit aussi bien: la mère fut renvoyée chez elle et l'affaire assoupie.» Le biographe, qui nous a transmis ce trait touchant, apprécie très-judicieusement l'omission inconcevable que Boileau a faite du Fabuliste dans l'_Art poétique_: «Il ne manque pas à La Fontaine de n'avoir pas été apprécié par Boileau; mais il manque à Boileau de n'avoir pas apprécié La Fontaine.» La Fontaine pour nous est surtout dans ses _Fables_; c'est là qu'il se montre génie original, inimitable, en tant qu'écrivain, si parfois, comme moraliste, il laisse à désirer. Aussi nous comprenons que des esprits judicieux aient paru douter que ses Fables, du moins un certain nombre d'entre elles, puissent être mises sans inconvénient aux mains de la jeunesse. Peut-être même ses chefs-d'oeuvre irréprochables de tout point et qui sont pour nous des joyaux sans prix, des diamants de la plus belle eau: _Le Savetier et le Financier_, _le Lion et le Moucheron_, _le Meunier, son Fils et l'Âne_, _la Laitière et le Pot au lait_, _les Animaux malades de la Peste_, et vingt autres gagneraient à n'être point déflorés en quelque sorte à l'avance parce qu'on les fait apprendre par coeur à l'écolier avant l'âge où, son goût étant formé, il pourrait apprécier le bon sens exquis pour le fond et cet art merveilleux de la forme qui se dérobe sous une si adorable simplicité. [88] _Épître à Madame de la Sablière._ [89] _Psyché._ [90] La Fontaine avait alors 26 ans. [91] _Mélanges._ [92] La première édition, comprenant les six premiers livres, parut en un volume in 4º, chez Claude-Barbin.--1668. [93] Son fils fut élevé par le président Hénault et La Fontaine paraît s'en être assez peu occupé. [94] Maucroy était chanoine de Reims et lié avec La Fontaine depuis l'année 1645. [95] D'Olivet:--_Histoire de l'Académie française._ FROISSARD OU FROISSART Quoique Froissard nous ait souvent parlé de lui dans ses _Chroniques_ comme dans ses _Poésies_, somme toute il nous en apprend peu de chose, et ce qu'il nous en apprend mieux eût valu le plus souvent nous le laisser ignorer; car ces détails ont trait à ses goûts qui ne prouvent guère beaucoup de sérieux dans l'esprit et cette gravité de moeurs qu'exigeait son caractère, puisque Froissart était prêtre. Mais tout probablement ces confidences concernent l'époque où, libre encore de lui-même, il n'était point entré dans les ordres: En mon jouvent (jeunesse), tout tel estoie Que trop volontiers m'esbatoie. Et tel que fui encor le sui.... Très que n'avoie que douze ans Estoie fortement goulousans (désireux) De vésir (voir) danses et carolles, D'oïr ménestrels et parolles, Qui s'appartiennent à déduit, Et de ma nature introduit D'aimer par amour tous ceauls (ceux) Qui aiment et chiens et oiseauls; ......... Et si destoupe mes oreilles, Quand j'oï vin verser de bouteilles, Car au boire prens grand plaisir. Aussi fais en beaux draps vestir, En viande fresche et nouvelle. Violettes en leurs saisons Et roses blanches et vermeilles Voi volontiers, car c'est raison,» «Cette confession est explicite», dit avec raison un biographe qui la donne un peu plus au long et ne s'est pas fait scrupule, comme nous, de reproduire tel ou tel passage qui trahit chez le poète des goûts plus mondains encore. «On voit que la chasse, la musique, les joyeuses assemblées, les danses, la parure, la bonne chère, le vin et les dames tinrent de bonne heure une grande place dans la vie de Froissart. Mais il trouva aussi du temps pour l'étude.» À bien dire cette vie se passa surtout à voyager, non pour le seul plaisir de voir du pays, mais, comme il nous l'apprend, dans un but plus sérieux: «Je cherchai la plus grande partie de la chrétienté, et partout où je venais, je faisais enquête aux anciens chevaliers et écuyers qui avaient été en faits d'armes et qui proprement en savaient parler, et aussi à aucuns herauts de crédence, pour vérifier et justifier toutes matières. Ainsi ai-je rassemblé la haute et noble histoire et matière, et le gentil comte de Blois dessus nommé y a rendu grande peine; et tant comme je vivrai, par la grâce de Dieu, je la continuerai; car comme plus j'y suis et plus y laboure, et plus me plaît; car ainsi comme le gentil chevalier et écuyer qui aime les armes, et en persévérant et en continuant il s'y nourrit parfait, ainsi en labourant et ouvrant sur cette matière je m'habilite et délecte.» Et cette vie nomade, cette éternelle chevauchée à laquelle une curiosité toujours en éveil donnait tant d'attrait, commença pour lui de bonne heure. «Et pour vous informer de la vérité, je commençai jeune dès l'âge de vingt ans; et si suis venu au monde avec les faits et aventures; et si y ai toujours pris grand plaisance plus que de tout autre chose.» Froissart (Jean) était né à Valenciennes, en 1337; autant qu'on peut conjecturer par quelques-uns de ses vers, son père, appelé Thomas, était peintre d'armoiries. Tout jeune, il fut destiné à l'état ecclésiastique qui ne semblait guère pourtant dans le sens de sa vocation; car son humeur vagabonde était celle d'un ancien trouvère. Il n'avait pas vingt ans lorsque «à la prière de son cher et seigneur et maître messire Robert de Namur, chevalier seigneur de Beaufort», il entreprit d'écrire l'histoire de son temps, mais envisagée surtout au point de vue anecdotique et guerrier. La première partie de ses récits ou _chroniques_, ayant un caractère tout rétrospectif (de 1326 à 1340), «était fondée et ordonnée sur celles qu'avait jadis faites et rassemblées vénérable homme et discret seigneur monseigneur Jehan le Bel» chanoine de Saint Lambert de Liége dont le livre manuscrit, retrouvé, il y a quelques années seulement, par M. Polain, archiviste de la province de Liége, a été publié en 1850. La première partie de son travail terminée, Froissart partit pour l'Angleterre afin de faire hommage du dit volume à la reine Philippa de Hainaut, femme du roi Édouard III «laquelle liement et doucement le reçut de lui et lui en fit grand profit... et Dieu m'a donné, dit Froissart, tant de grâce que j'ai été bien de toutes les parties et des hôtels des rois, et par espécial de l'hôtel du roi d'Angleterre et de la noble reine sa femme, Madame Philippa de Hainaut, dame d'Irlande et d'Acquitaine... Ainsi, au titre de la bonne dame et à ses coûtages et aux coûtages de hauts seigneurs en mon temps, je cherchais la plus grande partie de la chrétienté.» En effet, après un court séjour en Angleterre, il revint sur le continent, puis retourna à Londres, l'année suivante (1362) où la reine le fit clerc de sa chapelle, ce qui ne l'obligeait pas sans doute à résidence, car nous le voyons, en 1364, visitant l'Écosse; en 1366, il suit le prince de Galles (Prince Noir) à Bordeaux qu'il quitte pour retourner en Angleterre. En 1368, il passe en Italie avec le duc de Clarence, Lionel, et assiste, à Milan, aux fêtes du mariage de ce prince avec la fille de Galéas Visconti. Libre alors, il visite successivement la Savoie, Bologne, Ferrare, Rome et revient par l'Allemagne en Flandre où il pensait s'embarquer pour l'Angleterre quand la nouvelle de la mort de la reine vint modifier ses projets et il se résolut à demeurer en Flandre. Nommé à la cure de Lestines, il n'exerça que peu de temps le ministère; cette existence sédentaire, toute remplie par des occupations sérieuses, ne convenait aucunement à son humeur vagabonde, et résignant ses fonctions curiales, il se remit à courir le monde. Nous le voyons tour à tour dans le Brabant, la Touraine, le Berry, le Béarn, l'Auvergne, la Hollande, etc, tant qu'enfin, vers 1390, il s'arrête à Chimay. Là, riche de tous les matériaux si divers recueillis par lui dans ses continuelles pérégrinations, il reprit la rédaction de sa _Chronique_, travail qui l'occupa plusieurs années et dont il se délassait par la composition de ses poésies. Il en forma tout un recueil qu'il fit magnifiquement copier, enluminer et relier afin de pouvoir l'offrir au roi d'Angleterre (1394), Richard, fils du prince de Galles et neveu par conséquent d'Édouard III et de Philippa de Hainaut. Le présent, offert par Froissart lui-même venu dans ce but en Angleterre, fut reçu à merveille. «Et voulut voir le roi le livre que j'avais apporté.... Il l'ouvrit et regarda dedans, et lui plut, et plaire lui devait, car il était enluminé, écrit et historié, et couvert de vermeil velours à dix clous d'argent dorés d'or, et roses d'or au milieu et à deux grands fermaux (fermoirs) dorés, et richement ouvrés au milieu de rosiers d'or.... et me fit très bonne chère, pour la cause de ce que de ma jeunesse j'avais été clerc et familier au noble roi Édouard son tayan (oncle) et à Madame Philippa de Hainaut, sa taye (tante); et fus un quart d'an en son hôtel; et quand je me départis de lui, ce fut à Windsor. À prendre congé, il me fit par un chevalier donner un gobelet d'argent doré, pesant deux marcs largement, et dedans cent nobles dont je valus mieux depuis tout mon vivant. _Et suis moult tenu à prier pour lui._» On remarquera cette dernière phrase soulignée par nous à dessein; car elle prouve que, par une contradiction peu rare alors, et qui est, hélas! de tous les temps, le poète historien trouvait moyen d'accommoder et de concilier une vie parfois assez mondaine avec l'esprit religieux. La théorie était parfaite encore que la pratique laissât souvent à désirer. C'est là le caractère de ses ouvrages qui nous charment dans le vieil idiome par la vivacité des tableaux, la vérité des portraits, l'entrain de la narration toujours animée qui reflète si bien la physionomie du siècle, mais sans autre préoccupation, ce semble, que de peindre ce que voit l'auteur et comme il le voit, c'est-à-dire en s'arrêtant aux apparences, à la surface brillante, mais sans trop aller au fond des choses. Lui prêtre, il écrit comme pourrait le faire un lettré du monde, un joyeux et vaillant chevalier. Dans ses _Chroniques_, il faut chercher l'agrément, le plaisir qui résulte de la description pittoresque des moeurs du temps, de la variété des épisodes, de détails curieux contés avec grâce et naïveté, plutôt que la sévère appréciation des faits et ces graves réflexions qui donnent à l'histoire même des temps mauvais sa moralité. Comme l'a dit fort bien un écrivain déjà cité: «En racontant la vie de Froissart, nous avons fait connaître le caractère de son ouvrage; ce n'est pas une histoire sérieuse, à la fois impartiale et nationale, telle que l'a écrite le Religieux de Saint-Denis, c'est un tableau brillant et artificiel du quatorzième siècle... Il est indifférent aux souffrances du peuple et réserve ses complaisants récits pour les combats et fêtes des seigneurs. Il prend également ses héros en Angleterre et en France, mais toujours parmi les nobles, et il ne leur demande que du courage, de la libéralité, l'amour des lettres, fort disposé d'ailleurs à leur pardonner tous les excès. En un mot, une moralité élevée manque tout à fait à ces charmantes peintures[96].» Pourtant dans son Prologue Froissart avait dit excellemment: «.... Je veux traiter et recorder histoire et matière de grande louange. Mais ainsi que je la commence, je requiers au Sauveur de tout le monde, qui de néant créa toutes choses, qu'il veuille créer et mettre en moi sens et entendement si vertueux que ce livre que j'ai commencé je le puisse continuer et persévérer en toute matière que tous ceux et celles qui le liront, verront et orront y puissent prendre esbatement et plaisance et je enchoir en leur grâce.... Donc, pour ainsi atteindre et venir à la matière que j'ai entreprise de commencer, premièrement par la grâce de Dieu et de la benoite Vierge Marie dont tout confort et avancement viennent, je me veux fonder et ordonner sur les vraies chroniques jadis faites et rassemblées par vénérable homme et discret seigneur monseigneur Jehan le Bel, chanoine de Saint-Lambert de Liége, qui grand'cure et toute bonne diligence mit en cette matière.» C'est bien là le langage de l'historien chrétien et cet admirable programme on peut regretter que l'auteur ne s'en soit pas assez souvenu dans le cours de son travail, car le livre ne perdrait certes pas à nos yeux s'il était toujours, comme le voulait Jacques Amyot, «une lecture qui délecte et profite à la fois.» Un esprit plus fortement chrétien donnerait tout autrement d'élévation et de vigueur à la pensée, en même temps qu'une âme plus largement sympathique aux douleurs humaines communiquerait plus souvent à la narration cette grandeur et cette émotion qui rendent si pathétique le récit du dévouement des bourgeois de Calais. Dommage que ce récit soit trop long, car nous aurions eu plaisir à le citer tout entier. Détachons-en quelques pages seulement. «Si (or) vint messire Gautier de Mauny et les Bourgeois de Calais (Eustache de Saint Pierre, Jean d'Aire, Jacques de Vissant, Pierre de Vissant et les deux autres), et descendit en la place et puis s'en vint devers le roi et lui dit: »Sire, voici la représentation de la ville de Calais, à votre ordonnance. «Le roi se tint tout coi et les regarda moult fellement (cruellement), car moult héait (haissait) les habitants de Calais pour les grands dommages et contraires que au temps passé sur mer lui avaient faits. Ces six bourgeois se mirent tantôt à genoux devant le roi, et dirent ainsi en joignant leurs mains: »Gentil sire et gentil roi, veez-nous (voyez-nous) cy six qui avons été d'ancienneté bourgeois de Calais et grands marchands: si vous apportons les clefs de la ville et du chastel de Calais et les rendons à votre plaisir et nous mettons en tel point que vous voyez, en votre pure volonté, pour sauver le demeurant du peuple de Calais, qui a souffert moult de grièvetés. Si veuillez avoir de nous pitié et merci par votre très haute noblesse. »Certes il n'y eut adonc en la place seigneur, chevalier, ni vaillant homme qui se pût abstenir de pleurer de droite pitié, ni qui pût de grand'pièce (de longtemps) parler. Et vraiment ce n'était pas merveille; car c'est grand'pitié de voir homme déchoir, et être en tel état et danger. Le roi les regarda très ireusement (avec colère), car il avait le coeur si dur et si épris de grand courroux qu'il ne put parler. Et quand il parla, il commanda qu'on leur coupât tantôt les têtes[97]. Tous les barons et chevaliers, qui là étaient, en pleurant prièrent si acertes que faire pouvaient au roi qu'il en voulut avoir pitié et mercy; mais il n'y voulait entendre. ».... Adonc fit grande humilité la reine d'Angleterre, qui était durement enceinte et pleurait si tendrement de pitié qu'elle ne se pouvait soutenir. Si se jeta à genoux pardevant le roi son seigneur et dit ainsi: »Ha! gentil sire, depuis que je repassai la mer en grand péril, si comme vous savez, je ne vous ai rien requis ni demandé: or, vous prie-je humblement et requiers en propre don que, pour le fils de Sainte Marie et pour l'amour de moi, vous veuillez avoir de ces six hommes merci. »Le roi attendit un petit à parler et regarda la bonne dame sa femme qui pleurait à genoux moult tendrement; si lui amollia (amollit) le coeur, car envis (malgré soi) l'eut courroucée au point où elle était; si dit: »Ha! dame, j'aimerais trop mieux que vous fussiez autre part qu'ici. Vous me priez si acertes (fort) que je ne le vous ose éconduire (refuser); et combien que je le fasse envis, tenez, je vous les donne, si en faites à votre plaisir. »La bonne dame dit: «Monseigneur, très grand merci.» Lors se leva la reine et fit lever les six bourgeois et leur ôter les chevestres (cordes) d'entour leur cou, et les emmena avec elle en sa chambre et les fit revêtir et dîner tout à l'aise, et puis donna à chacun six nobles, et les fit conduire hors de l'ost (armée) à sauveté.» Tout cela est admirable et, dans les historiens les plus renommés de l'antiquité, je ne sais pas beaucoup d'épisodes qui vaillent celui-ci. Une citation encore, non moins intéressante quoique d'un genre différent: «Vérité fut selon la fame (renommée) qui courait, que le roi de Navarre (Charles-le-Mauvais), du temps qu'il se tenait en Normandie et que le roi de France (Charles V) était duc de Normandie, il le voulut faire empoisonner; et reçut le roi de France le venin; et fut si avant mené que tous les cheveux de la tête lui churent, et tous les ongles des pieds et des mains, et devint aussi sec qu'un bâton, et n'y trouvait-on point de remède. Son oncle, l'empereur de Rome, ouït parler de sa maladie; si (or) lui envoya tantôt et sans délai un maître médecin qu'il avait de lez (près de) lui, le meilleur maître et le plus grand en science qui fût en ce temps au monde, ni que on sût ni connût, et bien le voyait-on par ses oeuvres. Quand ce maître médecin fut venu en France de lez le roi, qui lors était duc de Normandie, et il eut la connaissance de sa maladie, il dit qu'il était empoisonné et en grand péril de mort. Si fit adonc, en ce temps, de celui qui puis fut roi de France, la plus belle cure dont on put ouïr parler; car il amortit en tout ou en partie le venin qu'il avait pris et reçu; et lui fit recouvrer cheveux et ongles et santé, et le remit en point et en force d'homme parmi ce que, tout petit à petit, le venin lui issait et coulait par une petite fistule qu'il avait au bras. Et à son département, car on ne put le retenir en France, il donna une recette dont on userait tant qu'il vivrait. Et bien dit au roi de France et à ceux qui de lez lui étaient: «Si très tôt que cette petite fistule laira (cessera) de couler et sèchera, vous mourrez sans point de remède, mais vous avez quinze jours au plus de loisir pour vous aviser et penser à l'âme. Bien avait le roi de France retenu toutes ces paroles; et porta cette fistule vingt-trois ans, laquelle chose par maintes fois l'avait fort ébahi... Si quand cette fistule commença à sécher et non couler, les doutes (craintes) de la mort lui commencèrent à approcher. Si ordonna, comme sage homme et vaillant qu'il était, toutes ses besognes.» (Froissart: Livre II.) Froissart mourut à Chimay vers 1410. D'après un vieux manuscrit découvert dans cette ville: «Son corps est ensepulturé à Chimay, en la chapelle où sont les fonts baptismaux.» Après sa mort, on fit beaucoup de vers à sa louange, nous citerons seulement une de ces pièces en façon d'épitaphes. HONORARIUM. Gallorum sublimis honos et fama tuorum, Hic, Froissarde, jaces, si modò fortè jaces. Historiæ vivus studuisti reddere vitam, Defuncto vitam reddet at illa tibi. «Froissart, qui fut la gloire et l'honneur des Gaules, gît ici, supposé qu'il soit mort. Vivant, ô Froissart, tu t'étudiais à rendre la vie à l'histoire, et celle-ci, quand tu n'es plus, fait de même pour toi.» Froissart n'était pas seulement prosateur excellent mais aussi poète distingué. D'ailleurs, sa verve s'exerçait trop volontiers, à la façon de Pétrarque, sur les sujets chers alors comme aujourd'hui aux faiseurs de romans et romances. Voici d'une de ses meilleures pièces un fragment comme échantillon de sa manière: Ce fut au joli mois de may, Je n'eus doubtance ni esmai (effroi) Quand j'entray en un jardinet. Il estoit assez matinet, Un peu après l'aube crevant (croissant) Nulle riens ne m'alloit gresvant (pesant), Mès (mais) toute chose me plaisoit Pour le joli temps qu'il faisoit, Et estoit apparent dou (de) faire. ......... Je me tenois en un moment Et pensois au chant des oiseauls, En regardant les arbriseaus, Dont il y avait grant foison, Et estoie sous un buisson Que nous appelons aube-espine Qui devant et puis l'aube espine; Mes la flour (fleur) est de tel (telle) noblesse. Que la pointure petit blesse; ......... Tout envi que là me seoie (seyais) Et que le firmament veoie (voyais) Qui estoit plus clair et plus pur Que ne soit argent ne azur, En un penser je me ravis..... [96] _Biographie Universelle_, article _Froissart_. [97] Quel monstrueux abus de la victoire! La guerre était plus inhumaine alors qu'aujourd'hui. DES GENETTES Tout le monde connaît la belle gravure d'_Hippocrate refusant les présents du roi Artaxercès_, gravure faite d'après le tableau de Girodet-Trioson. Il est dans la vie de notre illustre contemporain Des Genettes, plusieurs traits dignes assurément d'une bien autre admiration et qui, plus encore que le magnanime refus du médecin grec, méritaient d'être popularisés par la peinture et la gravure. Mais en était-il besoin alors que les plus glorieux sont encore dans la mémoire de tous? Qui ne sait par exemple l'héroïque, l'infatigable dévouement de Des Genettes comme médecin en chef de l'armée pendant l'expédition d'Égypte. «À peine arrivé en Égypte, disent les biographes[98], il ne tarda pas à se trouver aux prises avec la peste; cette maladie terrible et mystérieuse, qui semble se propager surtout par l'effroi qu'elle inspire, fut combattue avec un merveilleux succès par le docteur Des Genettes au moyen des plus sages prescriptions hygiéniques, au besoin par une thérapeutique hardie et savante, et toujours en agissant avec force sur le moral des malades et sur l'imagination de tous. À la fin du siège de Saint-Jean d'Acre, lorsque le fléau exerçait de tels ravages dans l'armée de Syrie qu'on voyait défaillir les plus intrépides courages, comprenant qu'un grand exemple était nécessaire pour rendre un peu de calme et de confiance aux soldats que démoralisait la terreur, pour les faire douter au moins du caractère contagieux de la maladie, au milieu de l'hôpital, M. Des Genettes trempa une lancette dans le pus d'un bubon et se fit deux piqûres dans l'aine et près de l'aisselle, expérience incomplète a-t-il dit plus tard, et qui fait seulement voir que les conditions nécessaires pour que la contagion ait lieu ne sont pas déterminées.» Un autre jour, à la suite d'une conversation qu'il avait eue avec Berthollet soutenant que les miasmes pestilentiels se transmettent surtout par la salive, il se rend avec son ami dans la salle des malades. Un de ces derniers, moribonds déjà, voyant approcher de son lit le médecin, se soulève par un suprême effort et lui tend son verre dans lequel restait une partie de la potion ordonnée et demande au docteur de la partager avec lui. «Donnez!» dit Des Genettes qui prend le verre des mains du pestiféré et le vide sans sourciller: «Action, dit le docteur Pariset, qui donna une lueur d'espoir au mourant, mais qui fit pâlir et reculer d'horreur tous les assistants: seconde inoculation, plus redoutable que la première, de laquelle Des Genettes semblait lui-même tenir peu de compte[99].» Mais revenons à l'ordre chronologique et à la biographie. Des Genettes (Réné-Nicolas Dufriche, baron) naquit à Alençon en 1762. Sa famille (les Dufriche et les Valazé) était originaire d'Essée, joli bourg situé entre Seez et Alençon. Il commença ses études classiques au collège de cette dernière ville et les acheva à Paris dans la maison de Sainte-Barbe. Peu de temps après sa sortie, il lui échut un héritage, et cette fortune inespérée lui permit d'employer quelques années en voyages. Après un séjour en Angleterre, il se rendit en Italie où il se lia avec les professeurs les plus distingués des universités, et notamment le docteur Paul Mascagni. Les voyages ne l'avaient pas détourné des études médicales vers lesquelles l'entraînait sa vocation puisque, à son retour en France, il se rendit immédiatement à Montpellier où il fut reçu docteur après un brillant examen. Faut-il croire à l'exactitude du portrait que nous fait de Des Genettes à cette époque un biographe qui, contrairement à tous les autres, paraît assez peu sympathique à l'illustre médecin? «Des Genettes avait alors vingt-sept ans. Bien fait de sa personne, d'un esprit mordant et ironique et d'une physionomie saisissante, libéral par tempérament quoique assez fier de sa gentilhommerie, fort disert, démonstratif et enjoué; peu scrupuleux en fait d'épigrammes et de médisances, faisant le portrait sans atténuer les défauts et joignant le talent du mime à celui du causeur; habile à improviser l'anecdote sans jamais taire ni les dates ni les noms propres, ce qui allait fréquemment jusqu'à la personnalité, Des Genettes fréquentait non-seulement les cercles du monde, mais les personnages haut placés dont sa façon de parler très-accentuée et son verbe élevé aiguillonnaient singulièrement la curiosité et l'attention[100].» J'ai peur qu'il n'y ait dans ce portrait plus de fantaisie et de parti pris que de vérité; dans tous les cas, Des Genettes, corrigé par l'expérience et la réflexion, pensait et surtout agissait bien différemment plus tard lui qui disait dans son _Éloge de Hallé_: «M. Hallé avait des volontés bien prononcées dès que cela devenait nécessaire. Ce n'était point de l'obstination mais du vrai caractère. Quand il entendait médire, il souriait finement et souvent avec dédain; plus souvent il détournait la tête pour se boucher les oreilles. Quand il entendait calomnier des gens de bien, déprécier des services éminents, attaquer les institutions utiles et recommandables, c'était bien autre chose. En effet, lorsqu'il éprouvait des mouvements d'indignation, sa voix s'animait tout à coup, les expressions les plus heureuses accouraient en foule pour seconder sa pressante dialectique, et il s'élevait à une éloquence d'autant plus persuasive qu'elle jaillissait de son coeur.» Voilà certes un noble langage, et qui répond victorieusement à ce qu'on a lu plus haut. Au mois de mars de l'année 1793, Des Genettes, par l'entremise de Thouret, directeur de l'École de santé et dont plus tard il épousa la fille, obtint un brevet de médecin militaire, et tout aussitôt il quitta Paris pour se rendre à son poste en Italie. «Il y passa trois années, servit sous plusieurs généraux, et comme il montra du zèle et surtout de l'humanité, un esprit capable et prompt, un caractère résolu, il obtint bientôt l'estime de ses chefs, la confiance du soldat, le respect même des étrangers, et ce fut de l'assentiment de tous qu'il franchit les grades intermédiaires: dès 1794, c'est-à-dire après une année de service, il était déjà médecin en chef de l'armée.» Ainsi s'exprime le biographe cité plus haut qui, quoique peu disposé, ce semble, à la sympathie, parle comme ses confrères (avec moins de chaleur sans doute) et ne peut se refuser à rendre témoignage à la vérité. Des Genettes se rencontra à Nice avec Bonaparte, plus jeune que lui de quelques années, et qui fut prompt à l'apprécier; car lorsqu'ils se séparèrent, le jeune général lui dit: «Étudiez tous les détails d'une armée; j'en profiterai plus tard, vous aussi.» En effet, l'expédition d'Égypte résolue, Bonaparte nomma Des Genettes médecin en chef de l'armée, et comme on l'a vu déjà, il n'eut point à le regretter. «Dès son entrée dans la contrée nouvelle, dit le docteur Pariset, qui lui-même visita l'Égypte, après avoir réparti ses collaborateurs sur les différents points que devaient occuper nos armes, son premier soin fut de les inviter, par une instruction, à l'étude des lieux, des hommes, des travaux, des aliments, etc. De là sont nées les curieuses topographies et les notes et les mémoires qu'il a publiés dans son ouvrage (_Histoire médicale de l'armée d'Orient_) sous les noms de leurs auteurs; car loin de tenir dans l'ombre les savants et courageux médecins de l'armée d'Égypte, il aimait à les parer de leurs talents, comme il aimait à reconnaître et à proclamer leurs services.» Des Genettes, après le départ de Bonaparte, resta en Égypte avec Kléber, son ami, dont la statue occupa toujours une place d'honneur dans sa bibliothèque. De retour en France seulement vers 1801, il fut nommé médecin en chef de l'hôpital du Val-de-Grâce, puis inspecteur général du service de santé des armées. Envoyé en Espagne en 1805, pour étudier l'épidémie qui, l'année précédente, avait fait de cruels ravages à Cadix, Malaga et Alicante, il suivit les armées françaises en Prusse, en Pologne, en Autriche, «où il fit preuve du plus rare talent joint au plus sincère dévouement» dit Feller. Dans cette désastreuse campagne de 1812, fait prisonnier pendant la retraite, il écrivit à l'empereur Alexandre pour demander sa liberté en invoquant la bienveillance que pourraient lui mériter les services rendus par lui aux blessés de toutes les nations. Alexandre effaça sur la demande le mot _bienveillance_ qu'il remplaça par celui de _reconnaissance_, et Des Genettes, rendu à la liberté, fut reconduit aux avant-postes français avec une garde d'honneur. Alexandre sans doute n'ignorait pas la fermeté dont Des Genettes avait fait preuve tout récemment dans l'intérêt de l'humanité vis-à-vis de l'empereur Napoléon. Celui-ci, après l'entrée des Français dans Moscou, eut l'idée de transformer en caserne un hospice destiné aux Enfants-Trouvés. Des Genettes en est averti; aussitôt il se présente à l'empereur et réclame avec énergie contre la mesure projetée. Sous le coup de son émotion, à ce qu'on raconte, il termine en disant: «Si les soldats prennent la place des malheureux orphelins, que deviendront ces derniers? Ne se trouveront-ils pas sans asile et ne vous exposez-vous pas, sire, à ce que la postérité plus tard parle de vous comme elle fait d'Hérode. --Hérode! répond l'empereur non sans quelque étonnement! Qu'a-t-il à faire ici et à quoi cela pourrait-il ressembler? --Au Massacre des Innocents! reprend hardiment le médecin en chef. --Vous avez raison, dit l'empereur après un court silence. Je vais donner l'ordre que ce projet n'ait pas de suite. Après la bataille de Leipsick, Des Genettes, forcé de se renfermer dans la citadelle de Torgau, ne revint en France qu'au mois de mai 1814. À cause de ses antécédents et par suite de certaines intrigues surtout, sa situation devint difficile et peu s'en fallut que sa chaire de professeur adjoint de physique médicale et d'hygiène à la Faculté ne lui fût enlevée. Louis XVIII cependant, qui ne partageait point les rancunes des bureaux, nomma Des Genettes commandeur de la Légion d'Honneur; et plus tard, en 1819, il voulut qu'il fît partie du conseil de santé des armées, bien que Des Genettes se fût trouvé à Waterloo comme médecin en chef de l'armée et de la Garde impériale. Quelques mois avant la mort de Napoléon, il fut officiellement chargé de désigner les médecins qui devaient se rendre à Sainte Hélène. Ces témoignages réitérés et mérités de confiance permettent de croire que sa destitution en 1823, comme professeur, fut la suite d'un regrettable malentendu comme l'affirment les rédacteurs de la _Nouvelle Biographe générale_, et de l'_Encyclopédie des Gens du monde_, après Rabbe et Boisjolin qui écrivaient en 1834: «Un léger tumulte, fomenté par des individus étrangers à la Faculté eut lieu à l'occasion d'un discours[101] qu'il prononça pour la rentrée de l'École. Ce tumulte, qui certes n'avait rien de séditieux, servit de prétexte à la dissolution momentanée de l'École et à sa réorganisation préparée de longue main[102].» M. Is. Bourdon qui, dans la _Biographie universelle_, comme nous l'avons dit, contrairement aux autres biographes, juge son confrère avec plus de sévérité que de sympathie, contredit Rabbe et Boisjolin dans les termes suivants: «Des Genettes vint ensuite qui, loin de les calmer, ne fit qu'exaspérer les passions haineuses de l'assemblée. Une phrase où l'imprudent orateur faisait allusion à la fin chrétienne du docteur Hallé, fut répétée par lui jusqu'à trois fois en la commentant par des gestes aux marques croissantes d'une improbation scandaleuse. Jamais mauvaise comédie ne mit en jeu tant de sifflets.» Il est difficile de ne pas douter un peu de la parfaite exactitude de ce langage où l'on sent, à travers la formule embarrassée et énigmatique, je ne sais quelle pointe d'aigreur. Cette opinion paraît plus vraisemblable si l'on rapproche le commentaire du passage incriminé tel qu'il se trouve dans le texte original et dans lequel je cherche en vain l'ombre de l'ironie ou de la raillerie. «Nous croirions manquer à la mémoire de M. Hallé (interruption), nous croirions la trahir (interruptions prolongées); vous auriez le droit de me traiter comme un lâche (profond silence et attention générale), si j'appréhendais de dire hautement ici que M. Hallé eut des sentiments de religion aussi sincères que profonds. Comme Pascal, il s'anéantissait devant la grandeur de Dieu; une teinte de l'âme de Fénelon émoussait en lui le rigorisme; et comme il se croyait sans mission pour amener les autres à ses opinions, il se borna à prêcher d'exemple[103].» J'estime que, bien loin d'accuser l'orateur d'_imprudence_, on ne pouvait que le louer de la franchise et de la netteté de son langage. On a d'autant plus lieu de croire qu'il était sincère et que la passion des auditeurs, seule, interprétait son langage en sens contraire, que la conduite de Des Genettes ne le démentit point à l'instant solennel, M. Is. Bourdon lui-même le proclame loyalement: «Quelle qu'eût été son opinion, quinze ans plutôt, sur la foi docile de Hallé, son collègue de chaire, sa fin ne fut ni moins résignée, ni moins exemplaire et chrétienne, tant l'espérance en Dieu, tant la foi sont un rapprochement digne des grands esprits.» En dépit de sa vie agitée et occupée, l'illustre docteur a laissé de nombreux écrits relatifs à la science médicale et aussi des _Mémoires_ dont deux volumes seulement ont été publiés et que sa mort, arrivée en 1837 (2 février), ne lui permit pas de terminer. Il était alors, et depuis 1832, médecin en chef des Invalides. L'empereur l'avait créé baron en 1809 et, «il n'avait garde de l'oublier, lui qui eût renoncé à toute son hygiène plutôt qu'à sa noblesse, il est vrai, fort méritée» dit toujours avec le même accent le rédacteur presque narquois de la _Biographie universelle_ qui ne paraît point du tout désireux d'apporter sa pierre au piédestal de notre héros. Parlant de lui comme professeur, il écrit: «Des Genettes était moins écouté qu'applaudi, car sa mimique était mieux comprise que sa parole. Aux examens il était fier de son latin en effet élégant et facile; et il posait ses questions avec autant d'esprit que d'autorité, toujours plus occupé de l'auditoire que des candidats, et dispensant ceux-ci de toute réponse par de longs et brillants monologues où il excellait. «Laissez-moi parler, leur disait-il, vous gagnerez à vous taire. En parlant, je vous instruis, et préserve votre vanité du remords d'une mauvaise réponse.» «Il était le même à l'Académie toujours personnel et blessant.... Trop conteur pour administrer sagement et pour bien conclure, sa vie entière ne fut pour ainsi dire qu'une longue narration, y compris le temps où il fut maire du 10e arrondissement de Paris.» À ces affirmations ayant un peu l'air d'accusations sous la forme d'épigrammes, mais dont l'exagération même atténue beaucoup la portée, nous opposerons le jugement formulé antérieurement par Rabbe et Boisjolin dont la _Biographie Nouvelle_, l'_Encyclopédie des Gens du monde_, etc, se font les échos: «Nous n'aurions fait connaître que très imparfaitement M. Des Genettes, si nous ne parlions pas de ses talents comme professeur. Ses cours à la Faculté étaient des modèles de clarté et de méthode, pleins d'idées neuves et saillantes. Comme orateur, il se distingue par une familiarité originale et piquante. Dans ses divers discours à la Faculté, dans les discussions journalières de l'Académie de Médecine, il a constamment fait preuve d'une grande sagacité de raisonnement jointe au charme d'une élocution facile et animée. Son langage est remarquable surtout par _cette observation de toutes les convenances, ce tact_ que donnent seules, même à un homme d'esprit, la variété des connaissances et des relations sociales distinguées.» Il y a là, ce semble, l'accent de la vérité, et volontiers on applaudit aux biographes quand ils disent: «Des Genettes a rendu son nom célèbre en France et en Europe par de belles actions, de savants ouvrages, de glorieux services rendus à l'humanité, et par son habileté supérieure dans l'administration hygiénique et médicale des armées.» [98] _Biographie des Contemporains_, _Nouvelle Biographie_, _Biographie de Feller_, _etc._ [99] Pariset--Éloge de Des Genettes. [100] Is. Bourdon.--_Biographie universelle._ [101] _Éloge de Hallé._ [102] _Biographie universelle et portative des Contemporains._ [103] _Éloge de M. Hallé_, in 8º, 1823. GEOFFROY-MARIE Cette rue fut ouverte en 1842 seulement, sur les terrains dits de la Boule-Rouge, appartenant à l'Hôtel-Dieu de Paris, en vertu d'une donation fort ancienne faite par _Geoffroy_ cordonnier à Paris, et _Marie_, son épouse, lesquels, d'après le contrat, à la date du mois d'avril 1261[104], ont cédé _aux pauvres_ de l'Hôtel-Dieu une pièce de terre de huit arpents située vis-à-vis la grange qui est appelée la _Grange-Bataillière_; plus un arpent et demi de vignes, sis en trois pièces dans la censive de Saint Germain-des-Prés (avec réserve de l'usufruit); plus _quarante sols parisis_ de rente annuelle et perpétuelle à prendre sur une maison appartenant auxdits sieur et dame. «En récompense de quoi, dit le contrat, les Frères dudit Hôtel-Dieu ont concédé à toujours auxdits Geoffroy et Marie la participation, comme ils l'ont eux-mêmes, aux prières et aux bienfaits qui ont été faits et se feront à l'avenir au susdit Hôtel-Dieu. Et aussi ont promis lesdits Frères de donner et fournir, en récompense de ce qui précède, auxdits Geoffroy et Marie, pendant leur vie et au survivant d'eux, tout ce qui sera nécessaire pour la _nourriture et l'habillement_ à la manière des Frères et des Soeurs dudit Hôtel-Dieu, quelle que soit leur manière d'être et dans quelque état qu'ils deviennent et se trouvent.» Cet acte est intéressant à rappeler sous plus d'un rapport: il fut passé en plein moyen-âge, dans ces temps si fort décriés et souvent calomniés par certains écrivains de peu de science ou de peu de bonne foi. Il montre la sollicitude dont les _pauvres_, ces membres souffrants de Jésus-Christ, étaient l'objet alors; car ce n'est pas à l'établissement, c'est aux pauvres mêmes, qu'on y soignait et entretenait en grand nombre, qu'est faite la donation; les bons Frères ne sont là que leurs représentants; c'est en leur nom qu'ils acceptent et aux conditions si touchantes qu'on a vues. Cet acte prouve encore que l'aisance, la richesse même, n'étaient point en ce temps, comme on est porté à le croire, le partage uniquement des classes supérieures, de la noblesse en particulier, puisque de petits bourgeois de Paris, en exerçant une industrie assurément des plus modestes, avaient pu acquérir une fortune si considérable même pour l'époque. Une partie de ces terrains, restés la propriété de l'hospice, fut vendue, au mois de novembre 1840, pour la somme énorme de 3,075,800 fr., à MM. Maufra et Pène; ce dernier fut autorisé, par ordonnance royale du 10 janvier 1842, à ouvrir sur cet emplacement une rue nouvelle, dite rue _Geoffroy-Marie_, en souvenir du cordonnier et de sa femme, les anciens et généreux donataires. On ne saurait trop applaudir à cet acte de gratitude pour les deux pauvres bourgeois du treizième siècle, dont le bienfait si considérable, qui n'avait eu d'autre mobile que la charité, remis en lumière et comme rajeuni par la publicité, obtient ainsi après tant d'années sa récompense temporelle, sans préjudice de l'autre bien autrement précieuse et qu'ont reçue dès longtemps sans doute _Geoffroy_ et _Marie_. [104] Sous le règne de Saint-Louis. FIN DU PREMIER VOLUME. TABLE PRÉFACE v Amboise (cardinal d') 1 Amyot 9 Andrieux 22 Assas (d') et Desilles 26 Aubriot 32 Bailly (Sylvain) 36 Beaujon 52 Beethoven 54 Belsunce et Roze 74 Béranger 94 Berthollet 98 Bossuet 107 Bourdaloue 130 Breguet 139 Bruyère (Jean de la) 144 Bugeaud 153 Caffarelli 157 Chaise (La) 167 Charlemagne 173 Chateaubriand 176 Chauveau-Lagarde 191 Chevalerie 204 Cheverus (de) 210 Cochin 229 Colbert 233 Combes (Michel) 243 Commines 246 Condamine (La) 256 Corneille (Pierre) 272 Desaix 293 Dombasle 308 Dupuytren 323 Épée (abbé de l') 339 Fénelon 351 Flamel (Nicolas) 374 Fontaine (Jean de La) 380 Froissart 405 Genettes (Des) 417 Geoffroy-Marie 428 FIN DE LA TABLE DU PREMIER VOLUME. CAMBRAI.--IMPRIMERIE DE A. RÉGNIER-FAREZ, PLACE-AU-BOIS, 28. End of Project Gutenberg's Les rues de Paris, (1/2), by M. Bathild Bouniol *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES RUES DE PARIS, (1/2) *** ***** This file should be named 31746-8.txt or 31746-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/3/1/7/4/31746/ Produced by Adrian Mastronardi, Jean-Adrien Brothier and the Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.