Voyages en France pendant les années 1787, 1788, 1789

By Arthur Young

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1787-1788-1789, by Arthur Young

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Title: Voyages en France pendant les années 1787-1788-1789

Author: Arthur Young

Release Date: April 5, 2005 [EBook #15556]

Language: French


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Arthur Young



VOYAGES EN FRANCE
PENDANT LES ANNÉES
1787, 1788, 1789



(1792)



D'après l'édition de 1882 (GUILLAUMIN ET Cie, LIBRAIRIES)
Traduit par M. H. J. LESAGE.



Table des matières

PRÉFACE DE L'AUTEUR
INTRODUCTION
VOYAGES EN FRANCE PENDANT LES
ANNEES 1787, 1788 ET 1789
   JOURNAL
   ANNÉE 1788
   ANNÉE 1789
   RETOUR D'ITALIE
   ANNÉE 1790






PRÉFACE DE L'AUTEUR

Il est permis de douter que l'histoire moderne ait offert à
l'attention de l'homme politique quelque chose de plus intéressant
que le progrès et la rivalité des deux empires de France et
d'Angleterre, depuis le ministère de Colbert jusqu'à la révolution
française. Dans le cours de ces cent trente années tous deux ont
jeté une splendeur qui a causé l'admiration de l'humanité.

L'intérêt que le monde entier prend à l'examen des maximes
d'économie politique qui ont dirigé leurs gouvernements est
proportionné à la puissance, à la richesse et aux ressources de
ces nations. Ce n'est certainement pas une recherche de peu
d'importance que celle de déterminer jusqu'à quel point
l'influence de ces systèmes économiques s'est fait sentir dans
l'agriculture, l'industrie, le commerce, la prospérité publique.
On a publié tant de livres sur ces sujets, considérés au point de
vue de la théorie, que peut-être ne regardera-t-on point comme
perdu le temps consacré à les reprendre sous leur aspect pratique.
Les observations que j'ai faites il y a quelques années en
Angleterre et en Irlande, et dont j'ai publié le résultat sous le
titre de Tours, étaient un pas, dans cette voie qui mène à la
connaissance exacte de l'état de notre agriculture. Ce n'est pas à
moi de les juger; je dirai seulement qu'on en a donné des
traductions dans les principales langues de l'Europe, et que,
malgré leurs fautes et leurs lacunes, on a souvent regretté de
n'avoir pas une semblable description de la France, à laquelle le
cultivateur et l'homme politique puissent avoir recours. On
aurait, en effet, raison de se plaindre que ce vaste empire, qui a
joué un si grand rôle dans l'histoire, dût encore rester un siècle
inconnu à l'égard de ce qui fait l'objet de mes recherches. Cent
trente ans se sont passés; avec eux, l'un des règnes les plus
glorieux les plus fertiles en grandes choses dont l'on ait gardé
la mémoire; et la puissance, les ressources de la France, bien que
mises à une dure épreuve, se sont montrées formidables à l'Europe.
Jusqu'à quel point cette puissance, ces ressources s'appuyaient-
elles sur la base inébranlable d'une agriculture éclairée, sur le
terrain plus trompeur du commerce et de l'industrie? Jusqu'à quel
point la richesse, le pouvoir, l'éclat extérieur, quelle qu'en fût
la source, ont-ils répandu sur la nation le bien-être qu'ils
semblaient indiquer? Questions fort intéressantes, mais résolues,
bien imparfaitement par ceux qui ourdissent au coin du feu leurs
systèmes politiques ou qui les attrapent au vol en traversant
l'Europe en poste. L'homme dont les connaissances en agriculture
ne sont que superficielles ignore la conduite à suivre dans de
telles investigations: à peine peut-il faire une différence entre
les causes qui précipitent un peuple dans la misère et celles qui
le conduisent au bonheur. Quiconque se sera occupé de ces études
ne traitera pas mon assertion de paradoxe. Le cultivateur qui
n'est que cultivateur ne saisit pas, au milieu de ses voyages, les
relations qui unissent les pratiques agricoles à la prospérité
nationale, des faits en apparence insignifiants à l'intérêt de
l'État; relations suffisantes pour changer, en quelques cas, des
champs fertiles en déserts, une culture intelligente en source de
faiblesse pour le Royaume. Ni l'un ni l'autre de ces hommes
spéciaux ne s'entendra en pareille matière; il faut, pour y
arriver, réunir leurs deux aptitudes à un esprit libre de tous
préjugés, surtout des préjugés nationaux, de tous systèmes, de
toutes ces vaines théories qui ne se trouvent que dans le cabinet
de travail des rêveurs. Dieu me garde de me croire si heureusement
doué! Je ne sais que trop le contraire. Pour entreprendre une
oeuvre aussi difficile je ne me fonde que sur l'accueil favorable
obtenu par mon rapport sur l'agriculture anglaise. Une expérience
de vingt ans, acquise depuis que ces essais ont paru, me fait
croire que je ne suis pas moins préparé à les tenter de nouveau
que je ne l'étais alors. Il y a plus d'intérêt à connaître ce
qu'était la France, maintenant que des nuages qui, il y a quatre
ou cinq ans, obscurcissaient son ciel politique a éclaté un orage
si terrible. C'eût été un juste sujet d'étonnement si, entre la
naissance de la monarchie en France et sa chute, ce pays n'avait
pas été examiné spécialement au point de vue de l'agriculture. Le
lecteur de bonne foi ne s'attendra pas à trouver dans les
tablettes d'un voyageur le détail des pratiques que celui-là seul
peut donner, qui s'est arrêté quelques mois, quelques années, dans
un même endroit: vingt personnes qui y consacreraient vingt ans
n'en viendraient pas à bout; supposons même qu'elles le puissent,
c'est à peine si la millième partie de leurs travaux vaudrait
qu'on la lût. Quelques districts très avancés méritent qu'on y
donne autant d'attention; mais le nombre en est fort restreint en
tout pays, et celui des pratiques qui leur vaudraient d'être
étudiés plus restreint encore. Quant aux mauvaises habitudes, il
suffit de savoir qu'il y en a, et qu'il faut y pourvoir, et cette
connaissance touche bien plutôt l'homme politique que le
cultivateur. Quiconque sait au moins un peu, quelle est ma
situation, ne cherchera pas dans cet ouvrage ce que les privilèges
du rang et de la fortune sont seuls capables de fournir; je n'en
possède aucun et n'ai en d'autres armes, pour vaincre les
difficultés, qu'une attention constante et un labeur persévérant.
Si mes vues avaient été encouragées par cette réussite dans le
monde qui rend les efforts plus vigoureux, les recherches plus
ardentes, mon ouvrage eût été plus digne du public; mais une telle
réussite se trouve ici dans toute carrière autre que celle du
cultivateur. Le non ulus aratro dignus honos ne s'appliquait pas
plus justement à Rome au temps des troubles civils et des
massacres, qu'il ne s'applique à l'Angleterre en un temps de paix
et de prospérité.

Qu'il me soit permis de mentionner un fait pour montrer que,
quelles que soient les fautes contenues dans les pages qui vont
suivre, elles ne viennent pas d'une assurance présomptueuse du
succès, sentiment propre seulement à des écrivains bien autrement
populaires que je ne le suis. Quand l'éditeur se chargea de
hasarder l'impression de ces notes et que celle du journal fut un
peu avancée, on remit au compositeur le manuscrit entier afin de
voir s'il aurait de quoi remplir soixante feuilles. Il s'en trouva
cent quarante, et, le lecteur peut m'en croire, le travail auquel
il fallut se livrer pour retrancher plus de la moitié de ce que
j'avais écrit, ne me causa aucun regret, bien que je dusse
sacrifier plusieurs chapitres qui m'avaient coûté de pénibles
recherches.

L'éditeur eût imprimé le tout; mais l'auteur, quels que soient ses
autres défauts, doit être au moins exempt de se voir taxé d'une
trop grande confiance dans la faveur publique puisqu'il s'est
prêté aux retranchements, aussi volontiers qu'il l'avait fait à la
composition de son oeuvre.

Le succès de la seconde partie dépendait tellement de l'exactitude
des chiffres, que je ne m'en fiai pas à moi-même pour l'examen des
calculs, mais à un instituteur qui passe pour s'y connaître, et
j'espère qu'aucune erreur considérable ne lui sera échappée.

La révolution française était un sujet difficile, périlleux à
traiter; mais on ne pouvait la passer sous silence. J'espère que
les détails que je donne et les réflexions que je hasarde seront
reçus avec bienveillance, en pensant à tant d'auteurs d'une
habileté et d'une réputation non communes qui ont échoué en
pareille matière. Je me suis tenu si éloigné des extrêmes que
c'est à peine si je puis espérer quelques approbations; mais je
m'appliquerai à cette occasion, les paroles de Swift: «J'ai, ainsi
que les autres discoureurs, l'ambition de prétendre à ce que tous
les partis me donnent raison; mais, si j'y dois renoncer, je
demanderai alors que tous me donnent tort; je me croirais par là
pleinement justifié, et ce me serait une assurance de penser que
je me suis au moins montré impartial et que peut-être j'ai atteint
la vérité.»



INTRODUCTION


Il y a deux manières d'écrire les voyages: on peut ou enregistrer
les faits qui les ont signalés, ou donner les résultats auxquels
ils ont conduit. Dans le premier cas, on a un simple journal, et
sous ce titre doivent être classés tous les livres de voyages
écrits en forme de lettres. Les autres se présentent ordinairement
comme essais sur différents sujets. On a un exemple de la première
méthode dans presque tous les livres des voyageurs modernes. Les
admirables essais de mon honorable ami, M. le professeur Symonds,
sur l'agriculture italienne, sont un des plus parfaits modèles de
la seconde.

Il importe peu pour un homme de génie d'adopter l'une ou l'autre
de ces méthodes, il rendra toute forme utile et tout enseignement
intéressant. Mais pour des écrivains d'un moindre talent, il est
d'une importance de peser les circonstances pour et contre chacun
de ces modes.

Le journal a cet avantage qu'il porte en soi un plus haut degré de
vraisemblance, et acquiert, par conséquent, plus de valeur. Un
voyageur qui enregistre ainsi ses observations, se trahit dès
qu'il parle de choses qu'il n'a pas vues. Il lui est interdit de
donner ses propres spéculations sur des fondements insuffisants:
s'il voit peu de choses, il n'en peut rapporter que peu; s'il a de
bonnes occasions de s'instruire, le lecteur est à même de s'en
apercevoir, et ne donnera pas plus de créance à ses informations
que les sources d'où elles sortent ne paraîtront devoir en
mériter. S'il passe si rapidement à travers le pays qu'aucun
jugement ne lui soit possible, le lecteur le sait; s'il reste
longtemps dans des endroits de peu ou de point d'importance, on le
voit, et on a la satisfaction d'avoir contre les erreurs soit
volontaires, soit involontaires, autant de garanties que la nature
des choses le permet, tous avantages inconnus à l'autre méthode.

Mais, d'un autre côté, de grands inconvénients leur font contre-
poids, parmi lesquels vient au premier rang la prolixité, que
l'adoption du journal rend presque inévitable. On est obligé de
revenir sur les mêmes sujets et les mêmes idées, et ce n'est
certainement pas une faute légère d'employer une multitude de
paroles à ce que peu de mots suffiraient à exprimer bien mieux.
Une autre objection sérieuse, c'est que des sujets importants, au
lieu d'être groupés de manière à ce qu'on puise en tirer des
exemples ou des comparaisons, se trouvent donnés comme ils ont été
observés, par échappées, sans ordre de temps ni de lieux, ce qui
amoindrit l'effet de l'ouvrage et lui enlève beaucoup de son
utilité.

Les essais fondés sur les principaux faits observés, et donnant
les résultats des voyages et non plus les voyages eux-mêmes, ont
évidemment en leur faveur ce très grand avantage, que les sujets
traités de la sorte sont réunis et mis en lumière autant que
l'habileté de l'auteur le lui a permis; la matière se présente
avec toute sa force et tout son effet. La brièveté est une autre
qualité inappréciable, car tous détails inutiles étant mis de
côté, le lecteur n'a plus devant lui que ce qui tend à
l'éclaircissement du sujet: quant aux inconvénients, je n'ai nul
besoin d'en parler, je les ai suffisamment indiqués en montrant
les avantages du journal; il est clair que les avantages de l'une
de ces formes seront en raison directe des inconvénients de
l'autre.

Après avoir pesé le pour et le contre, je pense qu'il ne m'est pas
impossible, dans ma position particulière, de joindre le bénéfice
de l'une et de l'autre.

J'ai cru qu'ayant pour objet principal et prédominant
l'agriculture, je pourrais répartir chacun des objets qu'elle
embrasse en différents chapitres, conservant ainsi l'avantage de
donner uniquement les résultats de mes voyages.

En même temps je me propose, afin de procurer au lecteur la
satisfaction que l'on peut trouver dans un journal, de donner sous
cette forme les observations que j'ai faites sur l'aspect des pays
parcourus et sur les moeurs, les coutumes, les amusements, les
villes, les routes, les maisons de plaisance, etc., etc., qui
peuvent, sans inconvénient, y trouver place. J'espère le contenter
ainsi sur tous les points dont nous devons, en toute sincérité,
lui donner connaissance pour les raisons que j'ai indiquées plus
haut.

C'est, d'après cette idée que j'ai revu mes notes et composé le
travail que j'offre maintenant au public.

Mais voyager sur le papier a aussi bien ses difficultés que gravir
les rochers et traverser les fleuves. Quand j'eus tracé mon plan
et commencé à travailler en conséquence, je rejetai sans merci une
multitude de petites circonstances personnelles et de
conversations jetées sur le papier pour l'amusement de ma famille
et de mes amis intimes. Cela m'attira les remontrances d'une
personne pour le jugement de laquelle je professe une grande
déférence. À son avis, j'aurais absolument gâté mon journal par le
retranchement des passages mêmes qui avaient le plus de chance de
plaire à la grande masse des lecteurs. En un mot, je devais
abandonner entièrement mon journal ou le publier tel qu'il avait
été écrit: traiter le public en ami, lui laisser tout voir et m'en
fier à sa bienveillance pour excuser ce qui lui semblerait futile.
C'est ainsi que raisonnait cet ami: «Croyez-moi, Young, ces notes,
écrites au moment de la première impression, ont plus chance de
plaire que ce que vous produirez à présent de sang-froid, avec
l'idée de la réputation en tête: la chose que vous retrancherez,
quelle qu'elle soit, eût été intéressante, car vous serez guidé
par l'importance du sujet; et soyez sûr que ce n'est pas tant
cette considération qui charme, qu'une façon aisée et négligée de
penser et d'écrire, plus naturelle à l'homme qui ne compose pas
pour le public. Vous-même me fournissez une preuve de la rectitude
de mon opinion. Votre voyage en Irlande (me disait-il trop
obligeamment) est une des meilleures descriptions de pays que
j'aie lues: il n'a pas eu cependant grand succès. Pourquoi? Parce
que la majeure partie en est consacrée à un journal de fermier que
personne ne voudra lire, quelque bon qu'il puisse être à
consulter. Si donc vous publiez quelque chose, que ce soit de
façon qu'on le lise, ou bien abandonnez cette méthode, et tenez-
vous-en aux dissertations en règle. Souvenez-vous des voyages du
docteur *** et de madame ***, dont il serait difficile de tirer
une seule idée; ils ont été cependant reçus avec applaudissements;
il n'est pas jusqu'aux sottes aventures de Baretti, parmi les
muletiers espagnols, qui ne se lisent avec avidité.»

La haute opinion que j'ai du jugement de mon ami m'a fait suivre
son conseil; en conséquence, je me hasarde à offrir au public cet
itinéraire, absolument tel qu'il a été écrit sur les lieux, priant
le lecteur, qui trouvera trop de choses frivoles, de pardonner, en
réfléchissant que l'objet principal de mes voyages se douve dans
une autre partie de celle oeuvre, à laquelle il peut recourir dès
maintenant, s'il ne veut s'occuper que des objets d'une plus
grande importance.



VOYAGES EN FRANCE PENDANT LES ANNEES 1787, 1788 ET 1789

JOURNAL

15 mai 1787. - Il faut qu'un voyageur traverse bien des fois le
détroit qui sépare, si heureusement pour elle, l'Angleterre du
reste du monde, pour cesser d'être surpris du changement soudain
et complet qui s'est fait autour de lui lorsqu'il débarque à
Calais. L'aspect du pays, les gens, le langage, tout lui est
nouveau, et dans ce qui paraît avoir le plus de ressemblance, un
oeil exercé n'a pas de peine à découvrir des traits différents.

Les beaux travaux d'amélioration d'un marais salant, exécutés par
M. Mourlon (de cette ville), m'avaient fait faire sa connaissance,
il y a quelque temps, et je l'avais trouvé si bien renseigné sur
plusieurs objets importants, que c'est avec le plus grand plaisir
que je l'ai revu. J'ai passé chez lui une soirée agréable et
instructive. - 165 milles.

Le 17. -- Neuf heures de roulis à l'ancrage avaient tellement
fatigue ma jument, que je crus qu'un jour de repos lui serait
nécessaire; ce matin seulement j'ai quitté Calais. Pendant
quelques milles le pays ressemble à certaines parties du Norfolk
et du Suffolk; des collines en pente douce, quelques maisons
entourées de haies au fond des vallées, et des bois dans le
lointain. Il en est de même en s'approchant de Boulogne. Aux
environs de cette ville, je fus charmé de trouver plusieurs
châteaux appartenant à des personnes qui y demeurent
habituellement. Combien de fausses idées ne recevons-nous pas des
lectures et des ouï-dire? Je croyais que personne en France, hors
les fermiers et leurs gens, ne vivait à la campagne et mes
premiers pas dans ce royaume me font rencontrer une vingtaine de
villas. -- Route excellente.

Boulogne n'est pas désagréable; des remparts de la ville haute, on
embrasse un horizon magnifique, quoique les eaux basses de la
rivière ne me le fissent pas voir à son avantage. On sait
généralement que Boulogne est depuis fort longtemps le refuge d'un
grand nombre d'Anglais à qui des malheurs dans le commerce ou une
vie pleine d'extravagances ont rendu le séjour de l'étranger plus
souhaitable que celui de leur propre patrie. Il est facile de
s'imaginer qu'ils y trouvent un niveau de société qui les invite à
se rassembler dans un même endroit. Certainement, ce n'est pas le
bon marché, car la vie y est plutôt chère. Le mélange de dames
françaises et anglaises donne aux rues un aspect singulier; les
dernières suivent leurs modes, les autres ne portent pas de
chapeaux; elles se coiffent d'un bonnet fermé et portent un
manteau qui leur descend jusqu'aux pieds. La ville a l'air d'être
florissante; les édifices sont en bon état et soigneusement
réparés; il y en a quelques-uns de date récente, signe de
prospérité tout aussi certain, peut-être, qu'aucun autre. On
construit une nouvelle église sur un plan qui nécessitera de
grandes dépenses. En somme, la cité est animée, les environs
agréables; une plage de sable ferme s'étend aussi loin que la
marée. Les falaises adjacentes sont dignes d'être visitées par
ceux qui ne connaissent pas déjà la pétrification de la glaise;
elle se trouve à l'état rocheux et argileux que j'ai décrit à
Harwich. (Annales d'Agriculture) -- 24 milles.

Le 18. -- Boulogne, où se trouvent des collines opposées à la
distance d'un mille, forme un charmant paysage; la rivière
serpente dans la vallée, et s'étend, en une belle nappe, au-
dessous de la ville, avant de se jeter dans la mer, que l'on
aperçoit entre deux falaises, dont l'une sert de fond au tableau.
Il n'y manque que du bois; s'il s'en trouvait un peu plus, on
aurait peine à imaginer une scène plus agréable. Le pays
s'améliore, les clôtures deviennent plus fréquentes, quelques
parties se rapprochent beaucoup de l'Angleterre. Belles prairies
aux environs de Boubrie (Pont-de-Brique); plusieurs châteaux.
L'agriculture ne fait pas l'objet de ce journal, mais je dois
noter, en passant, qu'elle est certainement aussi misérable que le
pays est bon. Pauvres moissons, jaunes de mauvaises herbes!
Cependant le terrain est resté tout l'été en jachère, bien
inutilement. Sur les collines non loin de la mer, les arbres en
détournent leurs cimes dépouillées de feuillage, ce n'est donc pas
au vent du S.-O. seul qu'on doit attribuer cet effet. Si les
Français n'ont pas d'agriculture à nous montrer, ils ont des
routes; rien de plus magnifique, de mieux tenu, que celle qui
traverse un beau bois, propriété de M. Neuvillier; on croirait
voir une allée de parc. Et, certes, tout le chemin, à partir de la
mer, est merveilleux: c'est une large chaussée aplanissant les
montagnes au niveau des vallées: elle m'eût rempli d'admiration si
je n'eusse rien su des abominables corvées, qui me font plaindre
les malheureux cultivateurs auxquels un travail forcé a arraché
cette magnificence. Des femmes que l'on voit dans le bois,
arrachant à la main l'herbe pour nourrir leurs vaches, donnent au
pays un air de pauvreté.

Longé près de Montreuil des tourbières semblables à celles de
Newbury. La promenade autour des remparts de cette ville est très
jolie; les petits jardins des bastions sont curieux. Beaucoup
d'Anglais habitent Montreuil; pourquoi? Il n'est pas aisé de le
concevoir; car on n'y trouve pas cette animation qui fait le
charme du séjour dans les villes. Dans un court entretien avec une
famille anglaise retournant chez elle, la dame, qui est jeune et,
je crois, agréable, m'assura que je trouverais la cour de
Versailles d'une splendeur surprenante. Oh! qu'elle aimait la
France! Comme elle aurait regretté son voyage en Angleterre, si
elle ne se fût pas attendue à en revenir bientôt! Comme elle avait
traversé tout le royaume, je lui demandai quelle en était la
partie qui lui plaisait le mieux; la réponse fut telle qu'on la
devait attendre d'aussi jolies lèvres: «Oh! Paris et Versailles!»
Son mari, qui n'est plus si jeune, me répondit: «La Touraine.» Il
est très probable qu'un fermier approuvera plutôt les sentiments
du mari que ceux de la femme, malgré tous ses attraits. -- 24
milles.

Le 19. -- J'ai dîné, ou plutôt je suis mort de faim, à Bernay, où,
pour la première fois, j'ai rencontré ce vin dont j'avais entendu
si souvent dire en Angleterre qu'il était pire que la petite
bière. Pas de fermes éparses dans cette partie de la Picardie, ce
qui est aussi malheureux pour la beauté de la campagne
qu'incommode pour sa culture. Jusqu'à Abbeville, pays uni, mal
plaisant, il y a beaucoup de bois, qui sont fort grands, mais sans
intérêt. Passé près d'un château nouvellement construit, en craie;
il appartient à M. Saint-Maritan. S'il avait vécu en Angleterre,
il n'aurait pas élevé une belle maison dans cette situation, ni
donné à ses murs l'air de ceux d'un hôpital.

Abbeville passe pour contenir 22 000 âmes; c'est une ville
ancienne et mal bâtie; beaucoup de maisons sont en bois et me
paraissent les plus antiques que je me souvienne avoir vues; il y
a longtemps qu'en Angleterre leurs soeurs ont été démolies. J'ai
visité la manufacture de Van-Robais, établie par Louis XIV, et
dont Voltaire et d'autres ont tant parlé. J'avais à prendre ici
beaucoup d'informations sur la laine et les lainages, et, dans mes
conversations avec les manufacturiers, je les ai trouvés grands
faiseurs de politique et très violents contre le nouveau traité de
commerce avec l'Angleterre. -- 30 milles.

Le 21. -- Même pays plat et ennuyeux jusqu'à Flixcourt. -- 15
milles.

Le 22 -- De la misère et de misérables moissons jusqu'à Amiens;
les femmes sont au labour avec un couple de chevaux pour les
semailles d'orge. La différence de coutumes entre les deux nations
n'est nulle part plus frappante que dans les travaux des femmes:
en Angleterre, elles vont peu aux champs, si ce n'est pour glaner
et faner, parties de plaisir ou de maraude bien plus que travaux
réguliers; en France, elles tiennent la charrue et chargent le
fumier. Les peupliers d'Italie ont été introduits ici en même
temps qu'en Angleterre.[1]

Une affaire remarquable dont Picquigny a été le théâtre fait le
plus grand honneur à l'esprit tolérant des Français. M. Colmar,
qui est juif, a acheté, du duc de Chaulnes, la seigneurie et les
terres comprenant la vicomté d'Amiens, en vertu de quoi il nomme
les chanoines de la cathédrale. L'évêque s'est opposé à l'exercice
de ce droit; un appel a porté la discussion devant le Parlement de
Paris, qui s'est prononcé pour M. Colmar. La seigneurie immédiate
de Picquigny, sans ses dépendances, a été revendue au comte
d'Artois.

Vu la cathédrale d'Amiens, que l'on dit bâtie par les Anglais;
elle est très grande et magnifique de légèreté et de richesse
d'ornementation. On y disposait une tenture noire avec baldaquin
et des luminaires pour le service du prince de Tingry, colonel du
régiment de cavalerie en garnison dans la ville. Ce spectacle
était une affaire pour les bourgeois, il y avait foule à chaque
porte. On me refusa l'entrée; mais, quelques officiers ayant été
admis, donnèrent des ordres pour laisser passer un monsieur
anglais; je me trouvais déjà à une certaine distance lorsqu'on me
rappela, en m'invitant, avec beaucoup de politesse, à entrer, et
me faisant des excuses sur ce qu'on ne m'avait pas d'abord reconnu
pour Anglais. Ce ne sont là que de bien petites choses, mais elles
montrent un esprit libéral et doivent être notées. Si un Anglais
reçoit des attentions en France, parce qu'il est Anglais, point
n'est besoin de dire la conduite à tenir envers un Français en
Angleterre. Le Château-d'Eau, ou machine hydraulique qui alimente
Amiens vaut la peine d'être vu, mais on n'en pourrait donner une
idée qu'au moyen de planches. La ville contient un grand nombre de
fabriques de lainages. Je me suis entretenu avec plusieurs
maîtres, qui s'accordaient entièrement avec ceux d'Abeville pour
condamner le traité de commerce. -- 15 milles.

Le 23. -- D'Amiens à Breteuil, pays accidenté, des bois en vue
pendant tout le chemin. -- 21 milles.

Le 24. -- Campagne plate, crayeuse et ennuyeuse presque jusqu'à
Clermont, où elle s'améliore, s'accidente et se boise. Jolie vue
de la ville et des plantations du duc de Fitzjames, au débouché de
la vallée. -- 24 milles.

Le 25. -- Les environs de Clermont sont pittoresques. Les coteaux
de Liancourt sont jolis et couverts d'une culture que je n'avais
pas vue auparavant, mélange de vignes (car la vigne se présente
ici pour la première fois), de jardins et de champs: une pièce de
blé, une autre de luzerne, un morceau de trèfle ou de vesces, un
carré de vignes, des cerisiers et d'autres arbres à fruits plantés
çà et là, le tout cultivé à la bêche. Cela fait un charmant
ensemble, mais doit donner de pauvres produits. Chantilly! La
magnificence est son caractère dominant, on l'y voit partout. Il
n'y a ni assez de goût, ni assez de beauté pour l'adoucir: tout
est grand, excepté le château et il y a en cela quelque chose
d'imposant. Je mets à part la galerie des batailles du grand Condé
et le cabinet d'histoire naturelle, bien que riche en beaux
échantillons, très habilement disposés; il ne contient rien qui
mérite une mention particulière; pas une salle ne serait regardée
comme grande en Angleterre. L'écurie est vraiment belle et
surpasse en vérité de beaucoup tout ce que j'ai pu voir jusqu'ici:
elle a 580 pieds de long, 40 de large, et renferme quelquefois 240
chevaux anglais. J'avais tellement l'habitude de retrouver, dans
les pièces d'eau, l'imitation des lignes sinueuses et irrégulières
de la nature, que j'arrivais à Chantilly prévenu contre l'idée
d'un canal; mais la vue de celui d'ici est frappante, elle
m'impressionna comme les grandes choses seules le peuvent faire.
Ce sentiment résulte de la longueur et des lignes droites de l'eau
s'unissant à la régularité de tous les objets en vue.

C'est, je crois, lord Kaimes qui dit que la portion du jardin
contiguë au château doit participer à la régularité des bâtiments;
dans un endroit, si somptueux, cela est presque indispensable.
L'effet, ici, est amoindri par le parterre devant la façade, dans
lequel les carrés et les petits jets d'eau ne correspondent pas à
la magnificence du canal. La ménagerie est très jolie et montre
une variété prodigieuse de volailles de toutes les parties du
monde; c'est un des meilleurs objets auxquels une ménagerie puisse
être consacrée; ceci et le cerf de Corse prit toute mon attention.
Le hameau renferme une imitation de jardin anglais; comme ce genre
est nouvellement introduit en France, on ne doit pas user d'une
critique sévère. L'idée la plus anglaise que j'aie rencontrée est
celle de la pelouse devant les écuries: elle est grande, d'une
belle verdure et bien tenue, preuve certaine que l'on peut avoir
d'aussi beaux gazons dans le nord de la France qu'en Angleterre.
Le labyrinthe est le seul complet que j'aie vu, et il ne m'a pas
laissé de désir d'en voir un autre: c'est le rébus du jardinage.
Dans les sylvae, il y a des plantes très rares et très belles. Je
souhaite que les personnes qui visitent Chantilly et qui aiment
les beaux arbres n'oublient pas de demander le gros hêtre; c'est
le plus, beau que j'aie vu, droit comme une flèche, n'ayant pas, à
vue d'oeil, moins de 80 à 90 pieds de haut, 40 jusqu'à la première
branche, et 12 de diamètre à 5 pieds du sol.

C'est, sous tous les rapports, un des plus beaux arbres qui se
rencontrent en aucun lieu. Il y en a deux qui s'en rapprochent
sans l'égaler. La forêt de Chantilly, appartenant au prince de
Condé, est immense et s'étend fort loin dans tous les sens; la
route de Paris la traverse pendant dix milles dans la direction la
moins étendue. On dit que la capitainerie est de plus de cent
milles en circonférence, c'est-à-dire que dans cette
circonscription les habitants sont ruinés par le gibier, sans
avoir la permission de le détruire, afin de fournir aux plaisirs
d'un seul homme. Ne devrait-on pas en finir avec ces
capitaineries?

À Luzarches, ma jument m'a paru incapable d'aller plus loin; les
écuries de France, espèces de tas de fumier couverts, et la
négligence des garçons d'écurie, la plus exécrable engeance que je
connaisse, lui ont fait prendre froid. Je l'ai laissée, en
conséquence, jusqu'à ce que je l'envoie chercher de Paris, et j'ai
pris la poste pour cette ville. J'ai trouvé ce service plus
mauvais, et même, en somme, plus cher qu'en Angleterre. En chaise
de poste, j'ai voyagé comme on voyage en chaise de poste, c'est-à-
dire, voyant peu, ou rien. Pendant les dix derniers milles, je
m'attendais à cette cohue de voitures qui près de Londres arrête
le voyageur. J'attendis en vain; car le chemin, jusqu'aux
barrières, est un désert en comparaison. Tant de routes se
joignent ici, que je suppose que ce n'est qu'un accident. L'entrée
n'a rien de magnifique; elle est sale et mal bâtie. Pour gagner la
rue de Varenne, faubourg Saint-Germain, je dus traverser toute la
ville, et le fis par de vilaines rues étroites et populeuses.

À l'hôtel de Larochefoucauld, j'ai trouvé le duc de Liancourt et
ses fils, le comte de Larochefoucauld et le comte Alexandre, ainsi
que mon excellent ami, M. de Lazowski, que tous j'avais eu le
plaisir de connaître dans le Suffolk. Ils me présentèrent à la
duchesse d'Estissac, mère du duc, et à la duchesse de Liancourt.
L'agréable réception et les attentions amicales que me prodigua
toute cette généreuse famille étaient de nature à me laisser la
plus favorable impression... -- 42 milles.

Le 26. -- J'avais passé si peu de temps en France que tout y était
encore nouveau pour moi. Jusqu'à ce que nous soyons accoutumés aux
voyages, nous avons un penchant à tout dévorer des yeux, à nous
étonner de tout, à chercher du nouveau en cela même où il est
ridicule d'en attendre. J'ai été assez sot d'espérer trouver le
monde bien autre que je le connaissais, comme si une rue de Paris
pouvait se composer d'autre chose que de maisons, les maisons
d'autre chose que de brique ou de pierre; comme si les gens qui
s'y trouvent, parce qu'ils n'étaient pas des Anglais, eussent dû
marcher sur la tête. Je me déferai de cette sotte habitude aussi
vite que possible, et porterai mon attention sur le caractère
national et ses dispositions. Cela mène tout naturellement à
saisir les petits détails qui les expriment le mieux; tâche peu
aisée et sujette à beaucoup d'erreurs.

Je n'ai qu'un jour à passer à Paris, et il est employé à faire des
achats. À Calais, ma trop grande prévoyance a causé les
désagréments qu'elle voulait empêcher: j'avais peur de perdre ma
malle si je la laissais à l'hôtel Dessein; pour qu'on la mît à la
diligence, je l'envoyai chez Mouron. Par suite, je ne l'ai pas
trouvée à Paris, et j'ai à me procurer de nouveau tout ce qu'elle
renfermait, avant de quitter cette ville pour les Pyrénées. Ce
devrait être, selon moi, une maxime pour les voyageurs, de
toujours confier leurs bagages aux entreprises publiques du pays,
sans recourir à des précautions extraordinaires.

Après une rapide excursion avec mon ami, M. Lazowski, pour voir
beaucoup de choses, trop à la hâte pour en avoir quelque idée
exacte, j'ai passé la soirée chez son frère, où j'ai eu le plaisir
de rencontrer M. de Boussonet, secrétaire de la Société royale
d'agriculture, et M. Desmarets, tous deux de l'Académie des
sciences. Comme M. Lazowski connaît bien les manufactures de
France, dans l'administration desquelles il occupe un poste
important, et comme ces autres messieurs se sont beaucoup occupés
d'agriculture, la conversation ne fut pas peu instructive, et je
regrettai que l'obligation de quitter Paris de bonne heure ne me
laissât pas l'espérance de retrouver une chose aussi agréable pour
moi que la compagnie d'hommes dont la conversation montrait la
connaissance des intérêts nationaux. Au sortir de là, je partis en
poste, avec le comte Alexandre de Larochefoucauld, pour
Versailles. afin d'assister à la fête du jour suivant (Pentecôte).
Couché à l'hôtel du duc de Liancourt.

Déjeuné avec lui, dans ses appartements, au palais, privilège
qu'il tient de sa charge de grand maître de la garde-robe, une des
principales de la cour de France. Là, je le trouvai au milieu d'un
cercle de gentils-hommes, entre autres le duc de Larochefoucauld,
célèbre par son goût pour l'histoire naturelle; je lui fus
présenté, car il se rend à Bagnères-de-Luchon, où j'aurai
l'honneur d'être de sa compagnie.

La cérémonie du jour était causée par le cordon bleu dont le roi
devait donner l'investiture au duc de Berri, fils du comte
d'Artois. La chapelle de la reine y chanta, mais l'effet fut bien
mince. Pendant le service, le roi était assis entre ses deux
frères, et semblait, par sa tenue et son inattention, regretter de
n'être pas à la chasse. Il eût tout aussi bien fait que de
s'entendre prêter un serment féodal, ou quelque autre sottise de
ce genre, par un enfant de dix ans. À la vue de tant de pompeuses
vanités, j'imaginai que c'était là le Dauphin, et m'en informai
d'une dame fort à la mode, assise près de moi, ce qui la fit me
rire au nez, comme si j'avais été coupable de la bêtise la plus
signalée; rien ne pouvait être plus offensant; car ses efforts
pour se retenir ne marquaient que mieux l'expression de son
visage. Je m'adressai à M. de Larochefoucauld afin de savoir
quelle grosse absurdité m'était échappée à mon insu; c'était de
croirez-vous? Parce que le Dauphin, comme tout le monde le sait en
France, reçoit le cordon bleu en naissant.

Était-il si impardonnable à un étranger d'ignorer une chose
d'autant d'importance dans l'histoire du pays que la bavette bleue
donnée à un marmot au lieu d'une bavette blanche?

Après cette cérémonie, le roi et les chevaliers se dirigèrent en
procession vers un petit appartement où le roi dîna; ils saluèrent
la reine en passant. Il parut y avoir plus d'aisance et de
familiarité que d'apparat dans cette partie de la cérémonie; Sa
Majesté qui, par parenthèse, est la plus belle femme que j'aie vue
aujourd'hui, reçut ces hommages de façons diverses. Elle souriait
aux uns, parlait aux autres, certaines personnes semblaient avoir
l'honneur d'être plus dans son intimité. Elle répondait froidement
à ceux-ci, tenait ceux-là à distance. Elle se montra respectueuse
et bienveillante pour le brave Suffren. Le dîner du roi en public
a plus de singularité que de magnificence. La reine s'assit devant
un couvert, mais ne mangea rien, elle causait avec le duc
d'Orléans et le duc de Liancourt qui se tenait derrière sa chaise.
C'eût été pour moi un très mauvais repas, et si j'étais souverain,
je balayerais les trois quarts de ces formalités absurdes. Si les
rois ne dînent pas comme leurs sujets, ils perdent beaucoup des
plaisirs de la vie; leur situation est assez faite pour leur en
enlever la plus grande partie; le reste, ils le perdent par les
cérémonies vides de sens auxquelles ils se soumettent. La seule
façon confortable et amusante de dîner serait d'avoir une table de
dix à douze couverts, entourée de gens qui leur plairaient; les
voyageurs nous disent que telle était l'habitude du feu roi de
Prusse.

Il connaissait trop bien le prix de la vie pour la sacrifier à de
vaines formes ou à une réserve monastique.

Le palais de Versailles, dont les récits qu'on m'avait Ils avaient
excité en moi la plus grande attente, n'est pas le moins du monde
frappant. Je l'ai vu sans émotion; l'impression qu'il m'a laissée
est nulle. Qu'y a-t-il qui puisse compenser le manque d'unité? De
quelque point qu'on le voie, ce n'est qu'un assemblage de
bâtiments, un beau quartier pour une ville, non pas un bel
édifice, reproche qui s'étend à la façade donnant sur le parc,
quoiqu'elle soit de beaucoup la plus remarquable. La grande
galerie est la plus belle que je connaisse, les autres salles ne
sont rien; on sait, du reste, que les statues et les peintures
forment une magnifique collection. Tout le palais, hors la
chapelle, semble ouvert à tout le monde; la foule incroyable, au
travers de laquelle nous nous frayâmes un chemin pour voir la
procession, était composée de toutes sortes de personnes,
quelques-unes assez mal vêtues, d'où je conclus qu'on ne
repoussait qui que ce soit aux portes. Mais à l'entrée de
l'appartement où dînait le roi, les officiers firent des
distinctions, et ne permirent pas à tous de s'introduire pêle-
mêle.

Les voyageurs, même de ces derniers temps, parlent beaucoup de
l'intérêt remarquable que prennent les Français à ce qui concerne
leurs rois, montrant par la vivacité de leur attention non
seulement de la curiosité, mais de l'amour. Où, comment et chez
qui l'ont-ils découvert? C'est ce que j'ignore. -- Il doit y avoir
de l'inexactitude, ou bien le peuple a changé, dans ce peu
d'années, au delà de ce qu'on peut croire.

Dîné à Paris; le soir, la duchesse de Liancourt, qui paraît être
la meilleure des femmes, m'a mené à l'Opéra, à Saint-Cloud, où
nous avons aussi visité le palais que la reine fait bâtir; il est
grand, mais je trouve beaucoup à redire dans la façade. -- 20
milles.

Le 28. -- Ma jument étant assez remise pour supporter le voyage,
point essentiel pour un aussi pauvre écuyer que moi, j'ai quitté
Paris avec le comte de Larochefoucauld et mon ami Lazowski, et me
suis mis en chemin pour traverser tout le royaume jusqu'aux
Pyrénées. La route d'Orléans est une des plus importantes de
celles qui partent de Paris; j'espérais, en conséquence, que ma
précédente impression du peu d'animation des environs de cette
ville serait effacée; elle s'est au contraire confirmée: c'est un
désert, comparé aux approches de Londres.

Pendant dix milles nous n'avons pas rencontré une diligence; rien
que deux messageries et des chaises de poste en petit nombre; pas
la dixième partie de ce que nous aurions trouvé près de Londres à
la même heure.

Connaissant la grandeur, la richesse et l'importance de Paris, ce
fait m'embarrasse beaucoup. S'il se confirmait plus tard, il y
aurait abondance de conclusions à en tirer.

Pendant quelques milles on voit de tous côtés des carrières, dont
on extrait la pierre au moyen de grandes roues. La campagne est
variée; il y faudrait une rivière pour la rendre plus agréable aux
yeux. On a, en général, des bois en vue; la proportion du
territoire français, couvert par cette production en l'absence de
charbon de terre, doit être considérable, car elle est la même
depuis Calais. À Arpajon, petit château du duc de Mouchy, rien ne
le recommande à l'attention. -- 20 milles.

Le 29. -- Contrée plate jusqu'à Étampes, le commencement du fameux
Pays de Beauce. Jusqu'à Toury, chemin plat et ennuyeux, deux ou
trois maisons de campagne en vue, seulement. -- 31 milles.

Le 30. -- Plaine unie, sans clôtures, sans intérêt et même
ennuyeuse, quoique l'on ait partout en vue des villages et de
petites villes; on ne trouve pas réunis les éléments d'un paysage.
Ce Pays de Beauce renferme, selon sa réputation, la fine fleur de
l'agriculture française; sol excellent, mais partout des jachères.
Passé à travers la forêt d'Orléans, propriété du duc de ce nom,
c'est une des plus grandes de France.

Du clocher de la cathédrale d'Orléans, la vue est fort belle. La
ville est grande; ses faubourgs, dont chacun se compose d'une
seule rue, s'étendent à près d'une lieue. Le vaste panorama qui se
déroule de toutes parts est formé par une plaine sans bornes, à
travers laquelle la magnifique Loire serpente majestueusement;
c'est un horizon de quatorze lieues parsemé de riches prairies, de
vignes, de jardins et de forêts. Le chiffre de la population doit
être élevé; car, outre la cité, qui contient près de 40 000
habitants, le nombre de villes plus petites et de villages qui se
pressent dans cette plaine est assez grand pour donner au paysage
beaucoup d'animation. La cathédrale, d'où nous observions cette
scène grandiose, est un bel édifice; le choeur en fut élevé par
Henri IV. La nouvelle église est jolie, le pont de pierre superbe;
c'est le premier essai en France de l'arche plate, qui y est
maintenant en vogue. Il a neuf arches et mesure 410 yards de long
sur 45 pieds de large. À entendre certains Anglais, on supposerait
qu'il n'y a pas un beau pont dans toute la France; ce n'est, je
l'espère, ni la première, ni la dernière erreur que ce voyage
dissipera. On voit amarrés aux quais beaucoup de barges et de
bateaux construits sur la rivière, dans le Bourbonnais, etc.;
chargés de bois, d'eau-de-vie, de vin et d'autres marchandises,
ils sont démembrés à leur arrivée à Nantes et vendus avec la
cargaison. Le plus grand nombre est en sapin. Entre Nantes et
Orléans, il y a un service de bateaux partant quand il se trouve
six voyageurs à un louis d'or par tête; on couche à terre; le
trajet dure quatre jours et demi. La rue principale conduisant au
pont est très belle, pleine d'activité et de mouvement, car on
fait ici beaucoup de commerce. On doit admirer les beaux acacias
épars dans la ville. -- 20 milles.

Le 31. En la quittant, on entre dans la misérable province de
Sologne, que les écrivains français appellent la triste Sologne.
Les gelées de printemps ont été fortes partout dans le pays, car
les feuilles de noyers sont noires et brûlées. Je ne me serais pas
attendu à ce signe certain d'un mauvais climat de l'autre côté de
la Loire; la Ferté-Lowendahl, plateau graveleux couvert de
bruyères. Les pauvres gens qui cultivent ici sont métayers, c'est-
à-dire que, n'ayant pas de capital, ils reçoivent du propriétaire
le bétail et la semence, et partagent avec lui le produit;
misérable système qui perpétue la pauvreté et empêche
l'instruction.

Rencontré un homme employé sur le chemin, qui est resté quatre ans
prisonnier à Falmouth; il ne semble pas garder rancune aux
Anglais, bien qu'il n'ait pas été satisfait de la façon dont on
l'avait traité. Le château de la Ferté, appartenant au marquis de
Coix, est très beau; on y trouve de nombreux canaux, de l'eau en
abondance. À Nonant-le-Fuzellier, singulier mélange de sables et
de flaques d'eau; clôtures nombreuses, maisons et chaumières en
bois, à murs d'argile ou de briques, couvertes, non pas en
ardoises, mais en tuiles, quelques-unes en bardeaux, comme dans le
Suffolk; rangées de têtards dans les haies, excellente route, sol
sableux. L'aspect général du pays est boisé; tout concourt à
produire une ressemblance frappante avec plusieurs parties de
l'Angleterre; mais la culture en est si différente, que la moindre
attention suffit à détruire cette apparence. -- 27 milles.

Le 1er Juin. -- Même pays malheureux jusqu'à la Loge; les champs
trahissent une agriculture pitoyable, les maisons la misère.
Cependant le sol serait susceptible de grandes améliorations, si
l'on savait s'y prendre; mais c'est peut-être la propriété de
quelques-uns de ces êtres brillants qui figuraient dans la
cérémonie de l'autre jour à Versailles. Que Dieu m'accorde de la
patience quand j'aurai à rencontrer des pays aussi abandonnés, et
qu'il me pardonne les malédictions qui m'échappent contre
l'absence ou l'ignorance de leurs possesseurs. Entré dans la
généralité de Bourges et bientôt après dans une forêt de chênes,
appartenant au comte d'Artois; les arbres se couronnent avant
d'atteindre une taille convenable. Ici finit la Sologne pauvre. Le
premier aspect de Verson (Vierzon) et de ses alentours est très
beau: une vallée majestueuse s'ouvre à vos pieds; le Cheere (Cher)
la suit, et l'oeil le retrouve plusieurs fois pendant quelques
lieues; un soleil brillant faisait resplendir ses eaux comme une
chaîne de lacs sous les ombrages d'une vaste forêt. On aperçoit
Bourges sur la gauche. -- 18 milles.

Le 2. -- Passé le Cher et la Lave. Ponts bien construits; belles
rivières formant, avec les bois, les maisons, les bateaux, les
collines adjacentes, une scène animée.

Vierzon. -- Plusieurs maisons neuves, édifices en belle pierre; la
ville semble florissante et doit sans doute beaucoup à la
navigation. Nous sommes actuellement en Berry, pays gouverné par
une assemblée provinciale; par conséquent, les routes sont bonnes
et faites sans corvées.

La petite ville de Vatan s'occupe surtout de filature. Nous y
avons bu d'excellent vin de Sancerre, généreux, haut en couleur,
d'une saveur riche, à 20 sous la bouteille; dans la campagne, il
n'en coûte que 10. Horizon étendu aux approches de Châteauroux. Vu
les manufactures. -- 40 milles.

Le 3. -- Nous sommes tombés, à environ 3 milles d'Argenton, sur un
paysage admirable, malgré sa sévérité: c'est une vallée étroite
entre deux rangs de collines boisées, se resserrant, de façon à
être embrassées d'un coup d'oeil, pas un acre de sol uni, sauf le
fond, que sillonne une petite rivière baignant les murs d'un vieux
château placé à droite, de façon pittoresque; à gauche une tour
s'élève au-dessus des bois.

Argenton. -- J'ai gravi les rochers qui surplombent la ville, et
une scène délicieuse s'est offerte à mes regards: la vallée, qui a
1/2 mille de large, 2 ou 3 de long, fermée, à l'une de ses
extrémités, par des collines, à l'autre par Argenton et les vignes
qui l'entourent, présente des traits assez abruptes pour former un
ensemble pittoresque; dans le fond, la rivière serpente
gracieusement au milieu d'innombrables enclos d'une charmante
verdure.

Les vénérables ruines d'un château, situées près du spectateur,
sont bien faites pour éveiller les réflexions sur le triomphe des
arts de la paix sur les ravages barbares des âges féodaux, alors
que chacune des classes de la société était plongée dans le
désordre, et les rangs inférieurs dans un esclavage pire que celui
de nos jours.

De Vierzon à Argenton, plaine unie et semée de bruyères. Pas
d'apparence de population, les villes mêmes sont distantes. Pauvre
culture, gens misérables. Par ce que j'ai pu voir, je les crois
honnêtes et industrieux; ils paraissent propres, sont polis et ont
bonne façon. Je pense qu'ils amélioreraient volontiers leur pays,
si la société dont ils font partie était réglée par des principes
tendant à la prospérité nationale. -- 18 milles.

Le 4 -- Traversé une suite d'enclos, qui auraient eu meilleure
apparence si les chênes n'avaient perdu leurs feuilles, par suite
des ravages d'insectes dont les toiles pendent encore sur leurs
bourgeons. Il en repousse de nouvelles. Traversé un cours d'eau
qui sépare le Berry de la Marche; on voit aussitôt paraître les
châtaigniers; ils s'étendent sur les champs, et donnent la
nourriture du pauvre.

De beaux bois, des accidents de terrain, mais peu de signes de
population. On voit aussi des lézards pour la première fois. Il
semble y avoir une corrélation entre le climat, les châtaigniers
et ces innocents animaux. Ils sont très nombreux, quelques-uns ont
près d'un pied de long. Couché à la Ville-au-Brun. -- 24 milles.

La campagne devient plus belle. Passé un vallon où les eaux d'un
petit ruisseau, retenues par une chaussée, forment un lac,
principal ornement de ce tableau délicieux. Ses rives ondulées et
les éminences couvertes de bois sont pittoresques; de chaque côté,
les collines sont en harmonie; l'une d'elles, couverte maintenant
de bruyères, peut se transformer en une pelouse pour l'oeil
prophétique du goût. Rien ne manque, pour faire un jardin
charmant, qu'un peu de soin.

Pendant seize milles, le pays est de beaucoup le plus beau que
j'aie vu en France. Bien clos, bien boisé; le feuillage ombreux
des châtaigniers donne aux collines une éclatante verdure, comme
les prairies arrosées (que je vois ici pour la première fois
aujourd'hui) la donnent aux vallées. Des chaînes de montagnes
lointaines forment l'arrière-plan du tableau dont elles rehaussent
l'intérêt. La pente qui mène à Bassines offre une superbe vue; et,
à l'approche de la ville, le paysage présente un mélange
capricieux de rochers, de bois et d'eaux.

Le long de notre route vers Limoges, nous avons rencontré un
second lac artificiel entre deux collines; puis des hauteurs plus
sauvages coupées de jolis vallons; un autre lac plus beau que le
précédent, avec une belle ceinture de bois; nous avons ensuite
passé une montagne revêtue d'un taillis de châtaigniers, d'où se
découvrait un horizon comme je n'en avais pas encore vu, soit en
France, soit en Angleterre, très accidenté, tout couvert de
forêts, et bordé de montagnes éloignées. Pas une trace
d'habitation humaine; ni village, ni maison, ni hutte, pas même
une fumée indiquant la présence de l'homme; scène vraiment
américaine, où il ne manquait que le tomahawk du sauvage. Halte à
une exécrable auberge, appelée Maison-Rouge, où nous projetions de
passer la nuit; mais, après examen, les apparences furent jugées
si repoussantes, et il nous vint de la cuisine un rapport si
misérable, que nous reprîmes le chemin de Limoges. La route,
pendant tout ce trajet, est vraiment superbe, bien au delà de ce
que j'ai vu en France ou autre part. -- 44 milles.

Le 6. -- Visité Limoges et ses manufactures. C'était certainement
une station romaine, et il y reste encore quelques traces de son
antiquité. Elle est mal bâtie, les rues sont étroites et
tortueuses, les maisons hautes et d'un aspect désagréable; les
gros murs sont en granit ou en bois, revêtus avec des lattes et du
plâtre, ce qui épargne la chaux article très cher ici, car on
l'amène de douze lieues de distance; toits garnis de tuiles, très
avancés et presque plats; preuve certaine que nous sommes hors de
la région des neiges.

Le plus bel édifice public est une fontaine dont l'eau, amenée de
trois quarts de lieue par un aqueduc voûté, passe à soixante pieds
sous un rocher pour arriver à l'endroit le plus élevé de la ville,
d'où elle tombe dans un bassin de quinze pieds de diamètre, taillé
dans un seul bloc de granit; de là elle se rend dans des
réservoirs garnis d'écluses, que l'on ouvre pour l'arrosage des
rues ou en cas d'incendie.

L'antique cathédrale est en pierre; on y voit des arabesques
sculptées avec autant de légèreté, de délicatesse, d'élégance, que
ce que fait l'orgueil des maisons modernes décorées dans le même
style.

L'archevêque actuel s'est bâti un grand et beau palais, et son
jardin est la chose la plus remarquable de Limoges, car il domine
un paysage dont la beauté a peu d'égales; ce serait perdre son
temps d'en donner d'autre description que juste ce qu'il faut pour
engager les autres voyageurs à le voir. La rivière serpente dans
une vallée entourée de coteaux, qui présentent l'assemblage le
plus animé et le plus riant de villas, de fermes, de vignes, de
prairies en pente, de châtaigneraies, s'harmonisant avec un tel
bonheur, qu'il en résulte un spectacle vraiment délicieux. Cet
évêque est un ami de la famille du comte de Larochefoucauld; il
nous invita à dîner et nous reçut largement.

Lord Macartney, amené en France après la prise des Grenadines,
passa quelque temps avec lui: il y eut un exemple de politesse
française à l'égard de Sa Seigneurie, qui montre l'urbanité de ce
peuple: l'ordre était venu de la Cour de chanter le Te Deum, juste
le jour où lord Macartney devait arriver. Sentant ce que des
démonstrations de joie publique, pour une victoire qui avait
enlevé sa liberté à cet hôte distingué, auraient de pénible pour
lui, l'évêque proposa à l'intendant de remettre la cérémonie à
quelques jours plus tard, afin qu'elle ne le surprît point à
l'improviste; ce que fut convenu, et fait ensuite de manière à
montrer autant d'attention pour les sentiments de lord Macartney
que pour les leurs propres. L'évêque me dit que lord Macartney
parlait mieux français qu'il ne l'aurait cru possible à un
étranger, s'il ne l'avait entendu; mieux que beaucoup de Français
bien élevés.

La place d'intendant ici a été illustrée par un ami de l'humanité,
Turgot, dont la réputation, bien gagnée dans cette province, le
fit mettre à la tête des finances du royaume, comme on le peut
voir dans son intéressante biographie, écrite par le marquis de
Condorcet avec autant d'exactitude que d'élégance. La renommée
laissée ici par Turgot est considérable. Les magnifiques chemins
que nous avons suivis, si fort au-dessus de tout ce que j'ai vu en
France, comptent parmi ses bonnes oeuvres; on leur doit bien ce
nom, car il n'y employa pas les corvées. Le même patriote éminent
a fondé une société d'agriculture; mais dans cette direction, où
les efforts de la France ont presque toujours été malheureux, il
n'a rien pu faire, des abus trop enracinés lui barraient le
chemin. Comme dans les autres sociétés, on s'assemble, on fait la
conversation, on offre des prix et on publie des sottises. Il n'y
a pas grand mal à cela; le peuple, ne sachant pas lire, est bien
loin de consulter les mémoires qu'on écrit. Il peut voir
cependant, et si une ferme lui était présentée digne d'être
imitée, il pourrait apprendre. Je demandai, entre autres choses,
si les membres de cette société avaient des terres, d'où l'on pût
juger s'ils connaissaient eux-mêmes ce dont ils parlaient; on m'en
assura, cependant la conversation m'éclaira bientôt là-dessus. Ils
ont des métairies autour de leurs maisons de campagne, et se
considèrent comme faisant valoir, se faisant justement un mérite
de ce qui est la malédiction et la ruine du pays. Dans toutes mes
conversations sur l'agriculture depuis Orléans, je n'ai pas trouvé
une personne qui sentît le mal dérivant de ce mode de fermage.

Le 7. -- Les châtaigneraies cessent une lieue avant Pierre-
Buffière, parce que, dit-on, le sol est un granit très dur; on
ajoute aussi à Limoges que sur ce granit il ne vient ni vignes, ni
blé, ni châtaignes, bien que ces plantes prospèrent quand il se
désagrège; il est vrai que le granit et les châtaignes nous
apparurent à la fois à notre entrée dans le Limousin. La route est
incomparable, et ressemble plutôt aux allées bien tenues d'un
jardin qu'à un grand chemin ordinaire. Vu pour la première fois de
vieilles tours; elles semblent nombreuses dans ce pays. -- 33
milles.

Le 8. -- Spectacle extraordinaire pour l'oeil d'un Anglais:
plusieurs bâtiments, trop bien construits pour mériter le nom de
chaumières, n'ont pas une vitre. À quelques milles sur la droite
se trouve Pompadour, haras royal; il y a des chevaux de toutes
races, mais principalement des arabes, des turcs et des anglais.
Il y a trois ans, on importa quatre étalons arabes coûtant
soixante-douze mille livres (3 149 L.). Le prix d'une saillie
n'est que de trois livres, au bénéfice du palefrenier; les
propriétaires peuvent vendre leurs poulains comme ils l'entendent,
mais lorsque ceux-ci atteignent la taille voulue, les officiers du
roi jouissent d'un privilège, pourvu qu'ils donnent le prix offert
par d'autres. On ne monte pas ces chevaux avant six ans. Ils
pâturent tout le jour; la nuit on les renferme par crainte des
loups, une des grandes plaies du pays. Un cheval de six ans, haut
de quatre pieds six pouces, se vend soixante-dix liv. st.; on a
offert quinze liv. st. d'un poulain d'un an. Passé Uzarche; dîné à
Douzenac; entre cet endroit et Brives, rencontré le premier champ
de maïs ou blé de Turquie.

La beauté du pays, dans les 34 milles qui séparent Saint-Georges
de Brives, est si variée, et sous tous les rapports si frappante
et de tant d'intérêt, que je n'entreprendrai pas une description
minutieuse; je remarquerai seulement, d'une manière générale, que
je doute qu'il y ait en Angleterre ou en Irlande quelque chose de
comparable. Ce n'est pas que, dans le Royaume-Uni, une belle vue
ne rompe çà et là l'uniformité ennuyeuse de tout un district, et
ne récompense le voyageur; mais il n'y a pas cette rapide
succession de paysages, dont bon nombre seraient fameux en
Angleterre par la foule de curieux qu'ils attireraient. Le pays
est tout en collines et en vallées; les collines sont très hautes,
elles seraient chez nous des montagnes si elles étaient désertes
et revêtues de bruyères; la culture, qui s'étend jusqu'au sommet,
les amoindrit à l'oeil. Leurs formes sont très variées: elles se
renflent en dômes superbes; elles se dressent en masses abruptes,
enserrant des gorges profondes (glens); elles s'étendent en
amphithéâtres de cultures que l'oeil suit de gradin en gradin; à
de certains endroits se trouvent amoncelées mille et mille
inégalités de terrain; dans d'autres, la vue se repose sur des
tableaux de la plus douce verdure. Ajoutez à ceci le riche
vêtement de châtaigneraies que la main prodigue de la nature a
jeté sur les pentes. Soit que les vallées ouvrent leur sein
verdoyant pour que le soleil y fasse resplendir les rivières qui
s'y reposent, soit qu'elles se resserrent en sombres gorges,
livrant à peine passage aux eaux qui roulent sur leurs lits de
rochers, éblouissant l'oeil de l'éclat des cascades, toujours le
paysage est rempli d'intérêt et de caractère. Des vues, d'une
beauté singulière, nous rivaient au sol; celle de la ville
d'Uzarche, couvrant une montagne conique surgissant du milieu d'un
amphithéâtre de forêts, les pieds baignés par une magnifique
rivière, n'a point d'égale en son genre. Derry (Irlande) y
ressemble, mais les traits les plus beaux lui manquent. De la
ville elle-même, et un peu après l'avoir passée, on jouit de
délicieuses scènes formées par les eaux. À la descente de
Douzenac, on a également un horizon immense et magnifique. Il faut
y joindre le plus beau chemin du monde, parfaitement construit,
parfaitement tenu: on n'y voit pas plus de poussière, de sable, de
pierres, d'inégalités que dans l'allée d'un jardin; solide, uni,
formé de granit broyé, tracé toujours tellement de façon à dominer
le paysage, que si l'ingénieur n'avait pas eu d'autre but, il ne
l'eût pas fait avec un goût plus accompli.

La vue de Brives, prise des hauteurs, est si attrayante, que l'on
s'attend à trouver une charmante petite ville; l'animation des
alentours confirme cet espoir; mais en entrant le contraste est
tel, qu'il vous en dégoûte entièrement. Les rues étroites, mal
bâties, tortueuses, sales, puantes, empêchent le soleil et presque
l'air de pénétrer dans les habitations; il faut en excepter
quelques-unes sur la promenade. -- 34 milles.

Le 9. -- Nous entrons dans une nouvelle province, le Quercy,
partie de la Guyenne; elle n'est pas, à beaucoup près, si belle
que le Limousin, mais en revanche, elle est beaucoup mieux
cultivée, grâce au maïs qui y fait merveilles. Passé devant
Noailles; sur le sommet d'une haute colline, on voit le château du
duc de ce nom. Nous avons quitté le granit pour le calcaire, et
perdu du même coup les châtaigniers.

En descendant à Souillac, on jouit d'une vue qui doit plaire à
tout le monde: c'est une échappée sur un délicieux petit vallon,
encaissé entre des collines très abruptes; de sauvages montagnes
font ressortir la beauté de la plaine couverte de cultures,
ombragée çà et là de noyers. Rien ne semble pouvoir surpasser
l'exubérance de ce fonds.

Souillac est une petite ville florissante, qui compte quelques
gros négociants. Par la Dordogne, rivière navigable huit mois de
l'année, on reçoit du merrain d'Auvergne qu'on exporte à Bordeaux
et Libourne, ainsi que du vin, du blé et du bétail; on importe du
sel en grande quantité. Impossible pour une imagination anglaise
de se figurer les animaux qui nous servirent à l'hôtel du Chapeau-
rouge: des êtres appelés femmes par la courtoisie des habitants de
Souillac, en réalité des tas de fumier ambulants. Mais ce serait
en vain qu'on chercherait en France une servante d'auberge
proprement mise. -- 34 milles. Le 10. -- Passé la Dordogne sur un
bac, parfaitement arrangé aux deux extrémités pour l'entrée et la
sortie des chevaux, sans qu'on soit obligé, comme en Angleterre,
de les battre outrageusement pour les décider à y sauter: le
contraste des prix n'est pas moindre; pour un whisky anglais, un
cabriolet français, un cheval de selle et six personnes, nous ne
payâmes que 50 sous (2/1). En Angleterre, sur ces exécrables bacs,
j'ai payé une demi-couronne par roue, et au grand risque de rompre
les jambes des chevaux. La rivière coule dans une vallée très
profonde entre deux rangs de collines élevées: la vue qui s'étend
loin, rencontre partout des villages ou des habitations isolées;
l'apparence d'une nombreuse population. Les châtaigniers viennent
ici sur le calcaire, contrairement à la maxime limousine.

Passé Payrac, rencontré beaucoup de mendiants, ce qui ne m'était
pas encore arrivé. Partout le pays, filles et femmes n'ont ni bas,
ni souliers; les hommes à la charrue n'ont ni sabots, ni bas à
leurs pieds. Cette pauvreté frappe à sa racine la prospérité
nationale, la consommation du pauvre étant d'une bien autre
importance que celle du riche: la richesse d'un peuple consiste
dans la circulation intérieure et sa propre consommation; on doit
donc regarder comme un mal des plus funestes, que les produits des
manufactures de lainage et de cuir soient hors de la portée des
classes pauvres. Cela nous rappelle la misère de l'Irlande.
Traversé Pont-de-Rodez et gagné un terrain élevé, d'où nous
jouissons d'un immense panorama de chaînes de montagnes, de
collines, de pentes douces, de vallées, s'échelonnant l'une
derrière l'autre dans toutes les directions; peu de bois, mais de
nombreux arbres disséminés. On embrasse distinctement au moins
quarante milles, sur lesquels pas un acre n'est de niveau; le
soleil, sur le point de se coucher, en éclairait une partie et
montrait un grand nombre de villages et de fermes éparses. Les
monts d'Auvergne, à une distance de cent milles, ajoutaient à
l'effet.

Passé près de plusieurs chaumières, fort bien bâties en pierre et
couvertes en tuiles ou ardoises, cependant sans vitres aux
fenêtres: y a-t-il apparence qu'un pays soit florissant quand la
préoccupation principale est d'éviter la consommation des objets
manufacturés? Un autre signe de misère que je remarque, pendant
tout le chemin, depuis Calais jusqu'ici, ce sont ces femmes qui
vont ramasser dans leur tablier de l'herbe pour leurs vaches. --
30 milles.

Le 11. -- Vu pour la première fois les Pyrénées, à la distance de
150 milles. -- Pour moi qui n'avais aperçu de montagnes qu'à 60 ou
70 milles au plus, j'entends celles de Wicklow, au sortir
d'Holyhead, le coup d'oeil était intéressant. L'oeil, en quête de
nouveaux objets, finissait toujours par se reposer là. Leur
grandeur, leurs cimes neigeuses, les deux royaumes qu'elles
partagent, le but de notre voyage que nous savions y trouver,
rendent bon compte de cet effet. Vers Cahors, le pays change et
prend un aspect sauvage; cependant partout on voit des maisons, et
un tiers des terres est en vignes.

Ville laide; les rues ne sont ni larges ni droites; la nouvelle
route est une amélioration. Le principal objet du commerce d'ici
sont les vins et les eaux-de-vie. Le vrai vin de Cahors, dont la
réputation est grande, provient d'une suite d'enclos très
rocailleux, situés sur une chaîne de collines en plein sud; on
l'appelle vin de Grave, parce qu'il vient sur un sol de gravier.
Dans les années d'abondance, le prix du bon vin ici ne dépasse pas
le prix du fût; l'année dernière, il se vendait 10/6 la barrique,
ou 8 d. la douzaine. On nous en servit, aux Trois-Rois, de trois à
dix ans; ce dernier à raison de 30 sous (2/3) la barrique;
excellent, généreux, montant, sans être capiteux, et, à mon goût,
bien meilleur que nos Porto. Il me plut tellement que j'établis
une correspondance avec M. Andoury, l'aubergiste.[2] La chaleur de
ce pays suffit à la production de ce vin très fort. Voici le jour
le plus brûlant que nous ayons encore eu.

Après Cahors la montagne s'élève si brusquement qu'on la croirait
près de culbuter dans la ville. Les feuilles de noyers ont été
noircies par les gelées d'il y a quinze jours. En questionnant,
j'ai appris que les mois de printemps sont sujets à ces gelées,
et, quoique les seigles en soient quelquefois brûlés, on connaît à
peine la rouille du froment; preuve décisive contre la théorie qui
fait des gelées la cause de ce fléau. Il est rare qu'il tombe de
la neige. Couché à Ventillac. -- 22 milles.

Le 12. -- Par leur forme et leur couleur, les maisons des paysans
ajoutent à la beauté de la campagne: elles sont carrées, blanches,
ont des toits presque plats, et peu de fenêtres. Les paysans sont
pour la plupart propriétaires. Le tableau immense des Pyrénées se
déploie devant nous dans des proportions d'étendue et de hauteur
vraiment sublimes: près de Perges, la vue d'une riche vallée, qui
semble s'étendre jusqu'au pied des montagnes, est une scène
splendide; on ne voit qu'une vaste nappe de culture, parsemée de
ces maisons blanches si bien bâties; l'oeil se perd dans une
vapeur qui s'arrête au pied de la magnifique chaîne, dont les
sommets, couverts de neige, se découpent de la façon la plus
hardie. Le chemin de Caussade est bordé de six rangées d'arbres,
dont deux de mûriers, les premiers que j'aie vus. Ainsi nous avons
donc presque atteint les Pyrénées avant de rencontrer une culture
que quelques-uns voudraient introduire en Angleterre! Le fond de
la vallée est tout à fait plat; la route est bien construite, et
faite principalement de gravier. Montauban est une ville ancienne
mais non pas mal bâtie. Il y a de belles maisons, bien qu'elles ne
forment pas de belles rues. On la dit populeuse; le mouvement qui
y règne en est la preuve. La cathédrale est moderne, d'une assez
bonne construction, mais lourde. Le collège, le séminaire,
l'évêché et le palais du premier président de la Cour des Aides
sont de beaux édifices; ce dernier est grand, avec une entrée trop
fastueuse. Promenade bien située, sur le plus haut des remparts,
embrassant cette admirable vallée, ou plutôt cette plaine, une des
plus riches de l'Europe, bornée d'un côté par la mer, de l'autre
par les Pyrénées, dont les masses sublimes, amoncelées les unes
sur les autres et couvertes de neige, déploient une étonnante
variété d'ombres et de lumières, naissant de leurs formes abruptes
et de l'immensité de leurs proportions. Cet amphithéâtre, de cent
milles de diamètre, a la majesté de l'Océan, l'oeil s'y perd:
horizon presque infini de cultures; ensemble animé et confus de
parties infiniment variées, se fondant par degrés dans la
lointaine obscurité, d'où sort l'imposant chaos des Pyrénées, dont
les cimes argentées s'élèvent par delà les nuages. J'ai rencontré
à Montauban le capitaine Plampin, de la marine royale; il était
avec le major Crew, qui vit avec sa famille dans une maison qu'il
a achetée ici. Il nous en fit courtoisement les honneurs; elle est
délicieusement placée, à la sortie de la ville, devant un très
beau paysage; leur obligeance m'éclaira sur certains points, dont
leur résidence ici les faisait bons juges. La vie est à bon
marché; on nous nomma une famille, dont on supposait le revenu de
1 500 louis par an, et qui vivait sur le pied de 5 000 l. st. en
Angleterre. La cherté et le bon marché relatifs des différents
pays est un sujet de considérable importance, mais d'une analyse
difficile. Comme, à mon avis, les Anglais sont beaucoup plus
avancés que les Français dans les arts usuels et les manufactures,
l'Angleterre doit être le pays où il fait le moins cher vivre. Ce
que nous observons ici, c'est l'habitude de moins dépenser; chose,
très différente. -- 30 milles.

Le 13. -- Traversé Grisolles: les chaumières sont, les unes bien
bâties, mais sans vitres aux fenêtres, les autres sans autre
ouverture que la porte. Dîné à Pompinion (Pompignan), au Grand-
Soleil, auberge excellente, où le capitaine Plampin, qui nous
avait accompagnés, prit congé de nous. Violent orage; j'avais
trouvé cette pluie plus forte que ce que je connaissais en
Angleterre; mais en nous remettant en route pour Toulouse, je fus
immédiatement convaincu qu'il n'en était pas tombé de semblable
dans le royaume car la désolation répandue sur la scène, qui nous
souriait dans son abondance peu d'heures auparavant, faisant mal à
voir.

Partout la détresse; les belles moissons de blé sont tellement
couchées, que je doute qu'elles se relèvent jamais, d'autres
champs sont si inondés, qu'on ne sait, en les regardant, si l'eau
ne les a pas toujours occupés. Les fossés, rapidement comblés par
la boue, avaient débordé sur la route et porté du sable et du
limon au travers des récoltes.

Traversé les plus beaux champs de blé que l'on puise voir nulle
part. L'orage a donc été heureusement partiel. Passé à Saint-
Jorry; route superbe, sans surpasser celles du Limousin. Jusqu'aux
portes de Toulouse, c'est le désert; on ne rencontre pas plus de
monde que si l'on était à cent milles de toute cité. -- 31 milles.

Le 14. -- Visité la ville, qui est très ancienne et très grande,
mais non peuplée à proportion; les édifices sont de briques et de
bois, et, par suite, de triste apparence. Toulouse s'est toujours
enorgueilli de son goût pour les beaux-arts et la littérature. Son
université date de 1215, et ses prétentions font remonter la
fameuse Académie des Jeux floraux jusqu'à 1323; elle possède aussi
une Académie royale des sciences, et une autre de peinture,
sculpture et architecture. L'église des Cordeliers a des caveaux,
dans lesquels nous descendîmes, et qui ont la propriété de
préserver les cadavres de la corruption; on en montre que l'on dit
avoir cinq cents ans.

Si j'avais un caveau bien éclairé, qui conservât l'air et la
physionomie, aussi bien que la chair et les os, j'aimerais à y
voir tous mes ancêtres, et ce désir serait, je le suppose,
proportionné, à leur mérite et à leur renommée; mais la tombe
ordinaire, avec sa voracité, est préférable à celle-ci qui
conserve des difformités cadavéreuses et perpétue la mort.
Toulouse n'est pas sans objet plus intéressants que des églises et
des académies: il y a le nouveau quai, les moulins à blé et le
canal de Brienne. Le quai est très long, bel ouvrage sous tous les
rapports; les maisons qu'on doit bâtir seront régulières comme
celles qui existent déjà, d'un style massif et sans élégance. Le
canal de Brienne, ainsi appelé du nom de l'archevêque de Toulouse,
depuis premier ministre et cardinal, a été destiné à joindre à
Toulouse la Garonne et le canal de Languedoc, qui se réunissent à
deux milles de cette ville. La nécessité de cette jonction vient
de ce que la navigation est impossible dans la ville, à cause des
barrages établis pour les moulins à blé. Il communique au fleuve
par une voûte qui passe sous le quai; une écluse le met de niveau
avec le canal de Languedoc. Sa largeur permet à plusieurs barges
de passer de front. Ces entreprises ont été bien conçues, et leur
exécution est vraiment magnifique; mais la magnificence surpasse
le besoin; tandis que le canal de Languedoc est très animé, celui
de Brienne est un désert.

Nous vîmes, entre autres choses à Toulouse, la maison de M. du
Barry, frère du mari de la célèbre comtesse. Grâce à certaines
manoeuvres qui prêteraient à l'anecdote, il parvint à la tirer de
l'obscurité, puis à la marier avec son frère, et en fin de compte
à se faire par elle une assez jolie fortune. Au premier étage se
trouve l'appartement principal, composé de sept à huit pièces,
tapissé et meublé avec un tel luxe, qu'un amant enthousiaste
disposant des finances d'un royaume, pourrait à grand'peine
répéter sur une échelle un peu large ce qui se trouve ici en
proportion modérée. Pour qui aime la dorure il y en a à satiété,
tellement que pour un Anglais cela paraîtrait trop brillant. Mais
les glaces sont belles et en grand nombre. Salon très élégant
(toujours à l'exception des dorures); j'ai remarqué un arrangement
d'un effet très agréable: c'est un miroir devant les cheminées, au
lieu des différents écrans dont on se sert en Angleterre; il
glisse en avant et en arrière dans le mur. Il y a un portrait de
madame du Barry, qui passe pour ressemblant; si vraiment il l'est,
on pardonne les folies faites par un roi pour l'écrin d'une telle
beauté! Quant au jardin, il est au-dessous de tout mépris, si ce
n'est comme exemple des efforts où peut entraîner l'extravagance:
dans l'espace d'un acre sont entassées des collines en terre, des
montagnes de carton, des rochers de toile; des abbés, des vaches
et des bergères, des moutons de plomb, des singes et des paysans,
des ânes et des autels en pierre; de belles dames et des
forgerons, des perroquets et des amants en bois; des moulins à
vent, des chaumières, des boutiques et des villages, tout, excepté
la nature.

Le 15. -- Rencontré des montagnards qui me rappelèrent ceux
d'Écosse; je les avais vus pour la première fois à Montauban, ils
portent des bonnets ronds et plats et de larges culottes: «La
cornemuse, les bonnets bleus, le gruau d'avoine, se trouvent tout
aussi bien, dit Sir James Stuart, en Catalogne, en Auvergne et en
Souabe que dans le Lochaber.» Beaucoup de femmes ici vont sans
bas; j'en ai rencontré revenant du marché avec leurs souliers dans
leurs paniers.[3] La vue des Pyrénées est si nette, on distingue si
bien les contrastes de lumière et d'ombre sur la neige que l'on
serait tenté de réduire à quinze les soixante milles qui nous en
séparent. -- 30 milles.

Le 16. -- À partir de Toulouse nous avons vu, de l'autre côté de
la Garonne, une rangée de hauteurs qui a pris hier de plus en plus
de régularité; ce sont, sans aucun doute, les ramifications les
plus lointaines des Pyrénées, qui s'étendent dans cette immense
vallée jusqu'à Toulouse, mais pas plus loin. On s'approche des
montagnes, la culture couvre les étages inférieurs, le reste
semble être boisé; chemins toujours mauvais. Rencontré plusieurs
charrettes, toutes chargées de deux pièces de vin posées tout à
fait à l'arrière sur le train: comme les roues de derrière sont
beaucoup plus hautes que celles de devant, on voit que ces
montagnards ont plus de bon sens que John Bull. Les roues sont
toutes cerclées en bois.

Ici, pour la première fois, j'ai vu des festons de vignes, courant
d'arbre en arbre dans des rangées d'érables; on les conduit au
moyen de liens de ronces, de sarments ou d'osier. Elles donnent
beaucoup de raisins, mais le vin en est mauvais. Traversé Saint-
Martino (St-Martory), puis un village composé de maisons bien
bâties, sans une seule vitre. -- 30 milles.

Le 17. -- Saint-Gaudens est une ville en train de s'embellir:
beaucoup de maisons neuves, avec quelque chose de plus que du
confort. Vue extraordinaire de Saint-Bertrand; on arrive tout d'un
coup sur une vallée assez enfoncée pour que l'oeil n'en perde ni
un buisson, ni un arbre; la ville se presse sur une éminence
autour de sa grande cathédrale: on l'eût bâtie tout exprès pour
rehausser le pittoresque du paysage, qu'on ne l'eût su mieux
placer. Les montagnes s'élèvent orgueilleusement tout autour,
faisant un cadre rustique à ce délicieux petit tableau.

Passé la Garonne sur un nouveau pont d'une seule belle arche, en
calcaire bleu compacte. Dans toutes les haies, des néfliers, des
pruniers, des cerisiers, des érables, servent d'appui à la vigne.
Halte à Lauresse, après quoi nous touchons presque aux montagnes,
qui ne laissent qu'une étroite vallée, dont la Garonne et la route
occupent une partie. Immense quantité de volaille; dans tout ce
pays on en sale la plus grande partie et on la conserve dans de la
graisse. Nous goûtâmes de la soupe faite avec une cuisse d'oie
ainsi conservée, elle était loin d'être aussi mauvaise que je m'y
serais attendu.

Les moissons d'ici sont arriérées et trahissent le manque de
soleil; il n'y a pas à s'en étonner, car nous suivons depuis
longtemps les bords d'une rivière très rapide, et quoique nous
soyons encore dans la vallée, nous devons avoir atteint une grande
altitude. Les montagnes deviennent de plus en plus intéressantes.
Aux yeux d'un homme du nord, elles sont d'une beauté singulière;
on sait l'aspect sombre et désolé qu'offrent les nôtres, ici le
climat les couvre de verdure, les plus hautes cimes que nous ayons
en vue sont boisées; la neige ne se trouve que sur des chaînes
plus élevées.

Quitté la Garonne à quelques lieues avant Sirpe (Cierp) où elle
reçoit la Neste. La route de Bagnères suit cette rivière dans une
étroite vallée, à la naissance de laquelle est bâtie Luchon, terme
de notre voyage, qui a été pour moi un des plus agréables que
j'aie entrepris: mes compagnons avaient la bonne humeur et le bon
sens indispensables aux voyageurs pour retirer d'une telle
expédition et plaisir et profit.

Après avoir traversé le royaume et fréquenté pas mal d'auberges
françaises, je dirais généralement qu'elles sont, en moyenne,
supérieures à celles d'Angleterre sous deux rapports, inférieures
sous tout le reste. Nous avons été mieux traités sans aucun doute,
pour la nourriture et la boisson que nous ne l'eussions été en
allant de Londres aux Highlands d'Écosse, pour le double du prix.
Mais si on ne regarde pas à la dépense, on vit mieux en
Angleterre. La cuisine ordinaire en France a beaucoup d'avantages;
il est vrai que si on n'avertit pas, tout est rôti outre mesure;
mais on donne des plats si variés et en tel nombre, que si les uns
ne vous conviennent pas, vous en trouverez sûrement d'autres à
votre goût. Le dessert d'une auberge de France n'a pas de rival en
Angleterre; on ne doit pas non plus mépriser les liqueurs. Si nous
avons quelquefois trouvé le vin mauvais, il est en général bien
meilleur que le porto de nos hôteliers. Les lits de France
surpassent les autres, qui ne sont bons que dans les premiers
hôtels. On n'a pas non plus le tracas de voir si les draps sont
mis à l'air, sans doute par rapport au climat. Hors cela, le reste
fait défaut. Pas de salle à manger particulière, rien qu'une
chambre à deux, trois et quatre lits. Vilain ameublement, murs
blanchis à la chaux ou papier de différentes sortes dans la même
pièce, ou encore tapisseries si vieilles, que ce sont des nids de
papillons et d'araignées; un aubergiste anglais jetterait les
meubles au feu. Pour table, on vous donne partout une planche sur
des tréteaux arrangés de façon si commode, qu'on ne peut étendre
ses jambes qu'aux deux extrémités. Les fauteuils de chêne, à siège
de jonc, ont le dossier tellement perpendiculaire, que toute idée
de se délasser doit être abandonnée. On dirait les portes
destinées autant à donner une certaine musique qu'à laisser entrer
le monde; le vent siffle à travers leurs fentes, les gonds sont
toujours grinçant, il entre autant de pluie que de lumière par les
fenêtres; il n'est pas aisé de les ouvrir, une fois fermées; ni
une fois ouvertes, aisé de les fermer.

L'inventaire des ustensiles d'une auberge de France ne doit faire
mention ni de têtes-de-loup, ni de balais de crin, ni de brosses.
De sonnettes, il n'en est pas question, il faut brailler après la
fille, qui, lorsqu'elle paraît n'est ni propre ni bien habillée,
ni jolie. La cuisine est noire de fumée; le maître est
ordinairement aussi cuisinier; moins on voit ce qui s'y fait, plus
il est probable que l'on conservera d'appétit, mais ceci n'a rien
de particulier à la France. Grande quantité de batterie de cuisine
en cuivre, quelquefois mal étamée. La politesse et les attentions
envers leurs hôtes semblent rarement aux maîtresses de maison un
des devoirs de leur état. -- 30 milles.

Le 28. -- Après dix jours passés dans le logement que les amis du
comte de Larochefoucauld nous ont procuré, il est temps de prendre
note de quelques particularités de notre manière de vivre ici.
M. Lazowski et moi nous avons occupé deux belles pièces au rez-de-
chaussée, ayant chacune un lit, plus une chambre de domestique
pour 4 livres (3/6) par jour. Nous sommes si peu habitués en
Angleterre à habiter dans nos chambres à coucher que l'on trouve
singulier qu'en France on ne se tienne nulle part ailleurs; c'est
ce que j'ai vu dans toutes les auberges, c'est ce que fait ici
tout le monde sans différence de rangs. Ceci m'est nouveau: notre
coutume anglaise est bien plus commode et bien plus agréable. Mais
j'attribue cette habitude à l'économie française.


Le lendemain de notre arrivée, je fus présenté à la société
Larochefoucauld avec laquelle nous vivons; elle se compose du duc
et de la duchesse de Larochefoucauld, fille du duc de Chabot; de
son frère, le prince de Laon; de la princesse, fille du duc de
Montmorency; du comte de Chabot, autre frère de la duchesse de
Larochefoucauld; du marquis d'Aubourval; ce qui, en comptant mes
deux compagnons et moi-même, fait un total de neuf convives au
dîner et au souper. Un traiteur nous prend 4 livres par tête pour
les deux repas, composés: à dîner, de deux services et un dessert;
à souper, d'un service et de dessert, le tout bien garni des
fruits de saison; on paye le vin à part, 6 sous (3 d.) la
bouteille. Ce n'est qu'avec difficulté que le palefrenier du comte
a pu trouver une écurie. Le foin ne vaut guère moins de 5 l. st.
par tonne; l'avoine est à peu près au même prix en Angleterre,
mais moins bonne; la paille est chère et si rare que souvent les
chevaux se passent de litière.

Les états de Languedoc font bâtir un grand établissement de bains,
contenant des cabinets séparés avec baignoire, une vaste salle
commune et deux galeries où l'on peut se promener à l'abri du
soleil et de la pluie. Il n'y a actuellement que d'horribles
trous. Les patients sont enfoncés jusqu'au cou dans une eau
sulfureuse, bouillante, que l'on croirait destinée, ainsi que la
caverne de bêtes sauvages d'où elle sort, à donner plus de
maladies qu'elle n'en guérit.

On y a recours pour des éruptions cutanées. La vie y est monotone.
Les baigneurs et les buveurs d'eau ne vont à la source que vers
cinq heures et demie, six heures du matin, mais mon ami et moi
parcourons déjà les montagnes, en admirant les scènes grandioses
et sauvages que l'on y rencontre à chaque pas. La région des
Pyrénées tout entière est d'une nature et d'un aspect tellement
différents de ce que j'avais encore vu, que ces excursions
m'intéressent au plus haut point. La culture est d'une grande
perfection, surtout en ce qui regarde les prairies arrosées; nous
recherchons le paysans qui nous paraissent les plus intelligents
et nous nous entretenons longuement avec ceux qui entendent le
français, ce que tous ne font pas, car le langage du pays est un
mélange de catalan, de provençal et de français. Ceci, avec
l'examen des minéraux (sujet pour lequel le duc de Larochefoucauld
aime à nous tenir compagnie, étant lui-même très versé dans cette
branche de l'histoire naturelle) et la revue des plantes que nous
connaissons, nous fait employer très agréablement notre temps. La
course du matin achevée, nous revenons nous habiller pour le
dîner, à midi et demi, une heure; puis on visite alternativement
le salon de madame de Larochefoucauld ou celui de la comtesse de
Grandval, les seules dames logées assez grandement pour recevoir
toute notre compagnie. Personne n'est exclu; comme le premier soin
de tout arrivant est de faire le matin une visite à ceux qui l'ont
précédé, que cette visite est rendue, tout le monde se connaît à
ces réunions, qui durent jusqu'à ce que la fraîcheur du soir
permette de faire une promenade. Il n'est question que de cartes,
de tric-trac, d'échecs et quelquefois de musique; mais les cartes
dominent: point n'est besoin de dire que je m'absentais souvent de
ces assemblées, que je trouve aussi mortellement ennuyeuses en
France qu'en Angleterre. Le soir, la compagnie se sépare pour la
promenade jusqu'à huit heures et demie, on soupe à neuf; ensuite
vient une heure de conversation dans la chambre d'une de ces
dames, et c'est le meilleur moment de la journée, car la causerie
y est libre, vive et pleine d'abandon; on ne l'interrompt que les
jours du courrier, alors le duc reçoit de tels paquets de journaux
et de pamphlets que nous devenons tous de sérieux politiques. Tout
le monde est couché à onze heures. Dans cet ordre du jour il n'y a
rien de plus gênant que l'heure du dîner; c'est une conséquence de
ce qu'on ne déjeune pas, car la toilette étant de rigueur, il faut
être de retour de toute excursion matinale à midi. Cette seule
chose, lorsqu'on s'y tient, suffit à exclure toutes recherches,
sauf les plus frivoles. En coupant la journée exactement en deux,
on rend impossible toute affaire demandant sept ou huit heures
d'attention non interrompue par les soins de la toilette ou des
repas, soins que l'on accepte volontiers après de la fatigue ou un
travail quelconque. En Angleterre nous nous habillons pour le
dîner, et avec raison, le reste du jour étant consacré au loisir,
à la conversation, au repos; mais le faire à midi, c'est trop de
temps perdu. À quoi est bon un homme en culottes et en bas de
soie, le chapeau sous le bras et la tête bien poudrée? -- À faire
de la botanique dans une prairie arrosée? -- À gravir les rochers
pour recueillir des échantillons minéralogiques? -- À parler
fermage avec le paysan et le valet de charrue? -- Non, il n'est
propre qu'à s'entretenir avec les dames, ce qui certainement en
tout pays, mais surtout en France où leur esprit est très éclairé,
forme un excellent emploi du temps; seulement on n'en jouit jamais
aussi bien qu'après une journée passée à un exercice actif ou à
une recherche animée; à quelque chose qui ait élargi la sphère de
nos conceptions, ou ajouté au trésor de nos connaissances. Je suis
conduit à faire cette remarque, parce que l'habitude de dîner à
midi est générale en France, excepté chez les personnes de haut
rang à Paris. On ne saurait l'attaquer avec trop de sévérité ni
trop de ridicule, parce qu'elle est contraire à toute vue de la
science, à tout effort vigoureux, à toute occupation utile.

Vivre, comme je le fais, avec des personnes considérables du
royaume, est une excellente occasion pour un voyageur désireux de
connaître les coutumes et le caractère d'une nation. J'ai toute
raison d'être satisfait de l'expérience, car elle me fait jouir
constamment des avantages d'une société libre et polie, dans
laquelle prévaut, éminemment, une condescendance invariable, une
douceur de caractère, ce que nous appelons en anglais good temper;
elles viennent, je le crois au moins, de mille petites
particularités sans nom, qui ne sont pas le résultat du caractère
personnel des individus, mais apparemment de celui de la nation.
Outre les personnes déjà nommées, nous avons encore dans nos
réunions: le marquis et la marquise de Hautfort (d'Hautefort); le
duc et la duchesse de Ville, la duchesse est une des meilleures
personnes que je connaisse; le chevalier de Peyrac; M. l'abbé
Bastard; le baron de Serres; la vicomtesse Duhamel; Ies évêques de
Croire (Cahors?) et de Montauban; M. de la Marche; le baron de
Montagu, célèbre joueur d'échecs; le chevalier de Cheyron et
M. de Bellecombe, qui commandait à Pondichéry, et fut pris par les
Anglais. Il y a aussi une demi-douzaine de jeunes officiers et
trois ou quatre abbés.

S'il m'était permis, d'après ce que j'ai vu là, de hasarder une
remarque sur le ton de la conversation en France, j'en louerais la
parfaite convenance, bien qu'en la trouvant insipide. Toute
vigueur de pensée doit tellement s'effacer dans l'expression, que
le mérite et la nullité se trouvent ramenés à un même niveau.
Châtiée, élégante, polie, insignifiante, la masse des idées
échangées n'a le pouvoir ni d'offenser ni d'instruire; là où le
caractère est si effacé, il y a peu de place pour la discussion,
et sans la discussion et la controverse, qu'est-ce que la
conversation? L'humeur facile et la douceur habituelle sont les
premières conditions de la société privée; mais l'esprit, les
connaissances, l'originalité, doivent rompre cette surface
uniforme par quelques saillies de sentiment; sans cela l'entretien
n'est qu'un voyage sur une plaine sans fin.

La vallée de Larbousse, dans laquelle Luchon se trouve, est avec
son cadre de montagnes la plus grande de toutes les beautés
rustiques que nous avons à contempler. La chaîne qui la borde au
nord est déboisée mais couverte de cultures; aux trois quarts de
sa hauteur, un grand village est perché sur une côte si escarpée,
que le voyageur inexpérimenté tremble que le village, l'église et
les habitants ne culbutent dans la vallée. Des villages ainsi
juchés, comme l'aire d'un aigle, sont très communs dans les
Pyrénées, qui paraissent prodigieusement peuplées. La hauteur de
la montagne, à l'ouest de la vallée, est étonnante. Les prairies
arrosées et les cultures en occupent plus du tiers. Une forêt de
chênes et de hêtres forme au-dessus une superbe ceinture, plus
haut il n'y a que de la bruyère, plus haut encore, de la neige. De
quelque point qu'on la contemple, cette montagne est imposante par
sa masse, magnifique par sa verdure. La chaîne de l'est est d'un
caractère différent: il y a plus de variété de cultures, de
villages, de forêts, de gorges et de cascades. Celle de Gouzat,
qui met un moulin en mouvement en tombant de la montagne, est
d'une beauté romantique; et rien ne lui manque de ce qu'il faut
pour la rehausser. Il y a des détails dans celle de Montauban que
Claude Lorrain eût reproduits sur sa toile, et la vue prise du roc
au châtaignier, est vive et animée. Au sud, notre vallée se
termine d'une manière remarquable; la Neste jette d'incessantes
cascades sur les rochers qui semblent lui opposer une éternelle
résistance. L'éminence, au centre d'une petite vallée sur laquelle
est une vieille tour, forme un site sauvage et romantique; le
grondement des eaux s'harmonise avec les montagnes, dont les
forêts sourcilleuses perdues dans la neige, donnent une grandeur
imposante, une majesté sombre à cette scène, et semblent élever
entre les deux royaumes une barrière infranchissable aux armées.
Mais que peuvent les rochers, les montagnes et les neiges contre
l'ambition humaine? Les ours se retirent dans les tanières de
leurs bois, les aigles nichent sur leurs rocs. Tout est grand; la
sublimité de la nature, avec une majesté imposante, remplit l'âme
de terreur; l'esprit est comme enchaîné à ces lieux, et
l'imagination, malgré tout son pouvoir, ne cherche rien au delà:
elle rend plus sourds les mugissements des cascades et revêt les
bois d'une teinte plus sombre.

Il faut du temps pour visiter un semblable pays. Le climat est tel
ou du moins a été tel depuis que je suis à Bagnères-de-Luchon, que
l'on ne peut guère compter plus d'un beau jour sur trois. Les
nuages, arrêtés et déchirés par les montagnes, déversent
incessamment leur contenu. Du 26 juin au 2 juillet, nous eûmes une
pluie abondante qui dura soixante heures sans interruption. Les
montagnes, quoique proches, étaient cachées jusqu'à la base par
les nuages. Elles n'arrêtent pas seulement ceux qui flottent dans
l'atmosphère, mais semblent pouvoir en produire: vous voyez de
légères vapeurs s'élever des gorges, s'amasser le long des pentes,
s'accroître par degrés, jusqu'à ce qu'elles forment des nuées
assez lourdes pour reposer sur les hauts sommets, ou autrement
jusqu'à ce qu'elles soient emportées avec les autres dans
l'atmosphère.

Parmi les maîtres de cette immense chaîne, les premiers en
dignité, à l'égard du mal qu'ils font, sont les ours. Il y en a de
deux espèces: carnivores et frugivores; les dégâts de ces derniers
surpassent ceux de leurs plus terribles frères. Ils viennent la
nuit ravager les grains, surtout le sarrasin et le maïs, et sont
d'un goût si délicat dans le choix des épis, qu'ils renversent et
gâtent infiniment plus qu'ils ne mangent. Les carnivores attaquent
le gros bétail aussi bien que les moutons; on ne peut laisser les
troupeaux la nuit au pâturage. Quand ils sortent, c'est sous la
garde d'un berger armé d'un fusil et accompagné de chiens grands
et forts; le soir, tout le long de l'année, on les ramène aux
étables. Quelquefois des boeufs s'égarent et courent risque d'être
dévorés. Les ours les attaquent en leur sautant sur le dos, ils
les forcent à baisser la tête, puis les déchirent avec leurs
ongles dans une étreinte effroyable. On fait, chaque année, des
battues, plusieurs paroisses associant leurs efforts. Une ligne de
chasseurs resserre peu à peu le bois où se trouve l'ours. Les ours
sont gras en hiver, une bonne pièce vaut alors trois louis. Jamais
ils n'attaquent les loups, mais plusieurs loups poussés par la
faim attaqueront un ours et le dévoreront. On ne voit ici les
loups qu'en hiver. En été ils se retirent dans les endroits des
Pyrénées les plus déserts, les plus éloignés des habitations;
c'est la terreur des troupeaux de moutons, comme par tout le reste
de la France.

Dans le premier projet de notre tour aux Pyrénées, se trouvait une
excursion en Espagne. Notre hôte de Luchon avait déjà auparavant
procuré des mulets et des guides à des personnes se rendant à
Saragosse et à Barcelone pour affaires. Sur notre demande, il
écrivit à Vielle, première ville espagnole au delà des montagnes,
qu'on envoyât trois mules et un guide parlant français. Quand ils
arrivèrent, au jour fixé, nous nous mîmes en route.[4] (Voir, pour
les détails, Annales d'Agr., t. VIII, p. 193.)

21 Juillet. -- Retour. -- Quitté Jonquières, où la figure et les
manières des habitants vous feraient croire qu'il n'en est pas un
qui ne soit contrebandier; nous arrivons à une superbe route que
le roi d'Espagne a ordonné de faire. Elle commence aux piliers
marquant la frontière des deux monarchies et se joint à la route
française: elle est magnifiquement construite. Nous prenons congé
de l'Espagne pour rentrer en France; le contraste est frappant.
Lorsque l'on passe la mer de Douvres à Calais, les apprêts et les
embarras d'une traversée conduisent graduellement l'esprit a
l'idée du changement; mais ici, sans franchir une ville, une
barrière, un mur même, vous entrez dans un nouveau monde. Une
superbe chaussée, faite avec la solidité et la magnificence qui
distinguent les grandes routes françaises, prend la place des
misérables chemins de Catalogne, encore tels que la nature les a
tracés; de beaux ponts sont jetés sur les torrents qu'il fallait
passer à gué. Nous nous trouvions tout à coup transportés d'une
province sauvage, déserte et pauvre, au milieu d'un pays enrichi
par l'industrie de l'homme. Tout tenait le même langage et nous
disait en termes sur lesquels on ne pouvait se méprendre, qu'une
cause puissante et active produisait ces contrastes, trop évidents
pour être méconnus. Plus on voit, plus, selon mon opinion, on est
conduit à penser qu'il n'y a qu'une influence toute-puissante qui
stimule le genre humain -- le gouvernement. D'autres produisent
des exceptions et des nuances: celle-ci agit avec une efficacité
permanente et universelle. L'exemple présent est remarquable; car
le Roussillon est en fait une partie de l'Espagne: les habitants
sont Espagnols de langage et de coutumes; mais ils sont soumis à
un gouvernement français.

Nous laissons la chaîne des Pyrénées dans le lointain. Rencontré
des bergers parlant catalan. Sur la route, les cabriolets sont
espagnols. On bat le grain comme de l'autre côté des montagnes.
Les auberges et les maisons sont les mêmes. Gagné Perpignan; là je
me suis séparé de M. Lazowski. Il retournait à Luchon, tandis que
j'avais arrangé un tour dans le Languedoc, pour finir la saison. -
- 15 milles.

Le 22. -- Le duc de Larochefoucauld m'avait donné une lettre pour
M. Barri de Lasseuses, major d'un régiment à Perpignan, qui,
disait-il, s'entendait en agriculture, et serait charmé de
s'entretenir avec moi sur ce sujet. J'allai chez lui le matin,
mais, comme c'était dimanche, il passait la journée à sa maison de
campagne de Pia, à une lieue environ. Je me rôtis en m'y rendant à
travers des vignobles pierreux. Monsieur, madame et mademoiselle
de Lasseuses m'accueillirent avec une grande politesse. Je leur
expliquai que le motif de mon voyage n'était pas de courir à
l'étourdie comme le troupeau des voyageurs vulgaires, mais
d'examiner l'agriculture, afin d'imiter ce que j'y pourrais
trouver de bon et d'applicable à l'Angleterre. On applaudit
beaucoup ce dessein; le major dit que c'était un motif de voyage
vraiment digne de louanges; qu'il était étonnant que cela fût si
peu commun, et se fit fort d'assurer qu'il n'y avait pas un seul
Français en Angleterre poussé par la même raison. Il me pria de
passer la journée avec lui. La vigne était la plus importante de
ses cultures. Mais le peu qu'il avait de terres arables était tenu
selon la singulière coutume de cette province. Il me montra un
village appelé Rivesaltes qu'il me dit produire un des plus fameux
vins de France; je trouvai au dîner que cette réputation était
juste. Retourné le soir à Perpignan, après une journée fort
instructive. -- 8 milles.

Le 23. -- Pris la route de Narbonne. Passé près de Rivesaltes. De
la montagne jaillit la plus grande source que j'aie rencontrée.
Otterspool et Holywell ne sont auprès que des bulles de savon.
Elle fait tourner un moulin dès sa naissance, c'est plutôt une
rivière qu'une source. Traversé une plaine unie, dévastée, sans
arbres ni maisons ni village pendant un espace considérable;
certes le plus vilain pays que j'aie vu en France. Le grain est
foulé aux pieds des mules, comme en Espagne. Dîné à Séjeen
(Sigean) au Soleil, bonne auberge neuve, où je rencontrai par
hasard le marquis de Tressan. Il me dit qu'il fallait que je fusse
un singulier original de voyager aussi loin sans autre but que
l'agriculture; il n'avait jamais vu ni entendu rien de pareil;
mais il m'approuvait beaucoup et souhaitait d'en pouvoir faire
autant.

Les routes sont d'admirables travaux. J'ai passé une tranchée,
dans le roc vif qui facilite une descente, elle coûte 90 000 liv.
(3 937 l. st.) pour quelques centaines de yards. Les trois lieues
et demie de Sigean à Narbonne coûtent 1, 800 000 liv. (78 750 l.
st.). On a fait des folies, des sommes énormes ont été employées
au nivellement des pentes les plus douces. Les chaussées sont en
remblai, avec un mur de soutènement de chaque côté, formant une
masse artificielle solide, traversant les vallées à la hauteur de
six, sept et huit pieds, et n'ayant pas moins de cinquante pieds
de large. Il y a un pont d'une seule arche dont la chaussée est
vraiment quelque chose d'admirable; nous n'avons pas en Angleterre
l'idée d'une telle route. La circulation n'exigeait cependant pas
de semblables efforts, un tiers de la largeur est battu, l'autre
sert à peine, il pousse de l'herbe sur le reste. Pendant 36 milles
je n'ai croisé qu'un cabriolet, une demi-douzaine de charrettes et
quelques bonnes femmes menant leur âne. Pourquoi cette
prodigalité? En Languedoc, il est vrai, les corvées n'existent
pas; mais il y a de l'injustice à exiger une contribution qui n'en
diffère que peu. On procède par tailles, et dans la répartition
les terres nobles sont si favorisées, tandis que l'on charge au
contraire tellement les terres de roture, que près d'ici 120
arpents dans le premier cas ne payent que 90 livres, alors que 400
autres, qui proportionnellement devraient 300 livres, sont taxées
à 1 400 livres. À Narbonne, le canal qui se joint à celui du
Languedoc mérite attention; c'est un très bel ouvrage, qui, dit-
on, sera terminé le mois prochain. -- 36 milles.

Le 24. -- Des femmes sans bas, beaucoup même sans souliers; mais
si leurs pieds sont pauvrement couverts, il leur reste la superbe
consolation de les poser sur une chaussée grandiose; la nouvelle
voie a cinquante pieds de large, plus cinquante autres déblayés
pour lui faire place.

Les vendanges peuvent à peine égaler l'animation et le mouvement
universel du dépiquage que présentent les villes et les villages
du Languedoc. Les gerbes sont empilées grossièrement autour d'une
aire où un grand nombre de mules et de chevaux trottent en cercle;
une femme tient les rênes, une autre ou bien une ou deux petites
filles activent la marche avec des fouets; les hommes alimentent
l'aire et la nettoient; d'autres vannent en jetant le grain en
l'air pour que les déchets soient emportés. Personne ne reste
inoccupé et chacun s'emploie de si bon coeur qu'on dirait les gens
aussi joyeux de leurs travaux, que le maître de ses tas de blé. Le
tableau est singulièrement animé et joyeux. Je m'arrêtais souvent
et je descendais de cheval pour examiner ces travaux; toujours on
me traita courtoisement, et mes voeux pour que les prix fussent
bons pour le fermier sans l'être trop pour le pauvre, furent
toujours bien reçus. Cette méthode avec laquelle on se passe de
granges, dépend absolument du climat: depuis mon départ de
Bagnères-de-Luchon jusqu'ici, en Catalogne, en Roussillon, en
Languedoc, je n'ai pas vu de pluie, mais un ciel toujours clair et
un soleil brûlant; la chaleur n'était nullement étouffante et,
pour moi, nullement désagréable. Je demandai si l'on n'était pas
quelquefois surpris par la pluie; c'est bien rare, me dit-on, et
alors, après une violente averse, vient un soleil ardent qui a
bientôt fait de tout sécher.

Le canal de Languedoc est la chose la plus remarquable de cette
province. La montagne qu'il traverse de part en part est isolée au
milieu d'une grande vallée et à un demi-mille seulement de la
route. C'est une oeuvre grandiose et merveilleuse, d'environ trois
toises de largeur et creusée sans le secours de puits d'aérage.
Quitté le chemin et traversé le canal que je suis jusqu'à Béziers;
neuf écluses font descendre l'eau de la montagne pour l'amener à
la ville. Superbe ouvrage! Le port est assez large pour porter
quatre grandes barques de front, la plus grande jaugeant de 90 à
100 tonnes. Beaucoup étaient amarrées au quai, d'autres en
mouvement, signes d'affaires très actives. Voici la plus belle
chose que j'aie vue en France. Ici, Louis XIV, tu es vraiment
grand! -- Ici, d'une main généreuse et bienfaisante, tu dispenses
à ton peuple le bien-être et la richesse! -- Si sic omnia, ton nom
eût été, à juste titre, couvert de vénération. Pour cette réunion
des deux mers, moins d'argent fut dépensé que pour assiéger Turin
ou se saisir de Strasbourg comme un voleur. Un tel emploi des
revenus d'un grand royaume est la seule manière louable dans un
monarque de conquérir l'immortalité; les autres ne font revivre
leur nom qu'au milieu de ceux des incendiaires, des brigands, des
fléaux de l'humanité. Le canal traverse la rivière pendant environ
une demi-lieue, séparé d'elle par des murs qui sont couverts en
temps d'inondation; il prend ensuite la direction de Sète. Dîné à
Béziers. Sachant que M. l'abbé Rozier, le célèbre éditeur du
Journal Physique, actuellement en train de publier un dictionnaire
d'agriculture, très renommé en France, faisait valoir une ferme
près de Béziers, je demandai à l'hôtel le chemin de sa maison. On
me dit qu'il avait quitté Béziers depuis deux ans, mais que de la
rue on pouvait voir sa maison; on me la montra d'une espèce
d'esplanade qui donnait d'un côté sur la campagne ajoutant qu'elle
appartenait à un M. de Rieuse qui avait acheté la terre de l'abbé.
Il me semblait, en visitant la ferme d'un homme célèbre par ses
écrits, que je me mettais en état de mieux saisir, à la lecture de
son livre, ses allusions au sol, à l'exposition et aux autres
circonstances.

Je fus fâché d'entendre, à table d'hôte, jeter du ridicule sur
l'agriculture de l'abbé Rozier, en prétendant qu'il avait beaucoup
de fantaisie, mais rien de solide; on se moquait surtout de son
idée de paver une vigne. Je fus enchanté d'avoir connaissance
d'une telle expérience, qui me parut trop remarquable pour ne pas
la voir. Il arrive ici à l'abbé, comme fermier, ce qui arrivera
sûrement à tout homme qui se départ des errements de ses voisins;
car il n'est pas dans la nature des paysans d'admettre parmi eux
quelqu'un qui pense pour eux. Je m'enquis de la raison qui lui
avait fait quitter le pays, et on me répondit par une curieuse
anecdote. L'évêque de Béziers voulait, avec l'argent de la
province, ouvrir une route qui menât à la porte de sa maîtresse;
comme cette route passait sur les domaines de l'abbé, il
s'ensuivit une telle querelle que M. Rozier se vit forcé de
quitter la place. Voici un joli trait de gouvernement: un homme
forcé de vendre son bien et de s'éloigner du pays par des
galanteries d'évêques, avec les femmes des voisins, je suppose,
car il n'y en a pas d'autres à la mode en France... Laquelle de
mes voisines pousserait l'évêque de Norwich à ouvrir une route sur
ma ferme et à me forcer de vendre Bradfield? Je donne mon autorité
pour cette anecdote: des bavardages de table d'hôte, ayant autant
de chances d'être faux que de se trouver véridiques; mais, après
tout, les évêques du Languedoc ne sont certainement pas des
prélats anglais. -- M. de Rieuse me reçut poliment et satisfit à
mes réponses comme il put, car il ne savait guère des systèmes de
l'abbé que ce qu'en rapportait la voix publique et ce qu'en
montrait la ferme elle-même.

Quant aux vignes pavées, il n'y avait rien de semblable: le conte
doit provenir d'un clos de ceps de Bourgogne que l'abbé fit
planter d'une façon nouvelle, les plaçant en arc dans un trou
qu'il recouvrit seulement de pierres à fusil au lieu de terre, ce
qui réunit très bien. Je parcourus la ferme, admirablement située
sur le penchant et le sommet d'une hauteur qui domine Béziers, sa
riche vallée, ses cours d'eau et un bel horizon de montagnes.

Béziers a une belle promenade; les Anglais commencent à préférer
cette ville à Montpellier à cause de l'air. Pris le chemin de
Pézenas. Il gravit une colline d'où l'on découvre la Méditerranée.

Dans tout ce pays, surtout dans les bois d'oliviers, la cigale
fait retentir son cri constant, aigu, monotone; on ne saurait
imaginer de compagnie plus odieuse, Pézenas domine un très beau
pays, une vallée de six à huit lieues toute cultivée; mélange de
vignes, de mûriers, d'oliviers, de villas et de fermes éparses,
beaucoup de belles luzernes, le tout encadré de collines cultivées
jusqu'au sommet. Au souper, à table d'hôte, nous fûmes servis par
une fille sans bas ni souliers, d'une laideur repoussante, et
sentant plus fort, mais non pas mieux que roses. Il y avait
cependant un chevalier de Saint-Louis et deux ou trois marchands,
à en juger par les apparences, bavardant avec elle très
familièrement: à un repas de fermiers, dans le marché le plus
pauvre et le plus écarté de l'Angleterre, un tel animal ne serait
souffert ni par le maître dans sa maison, ni par les hôtes dans
leur salle à manger. -- 32 milles.

Le 25. -- Magnifique viaduc accompagnant un pont long de plus d'un
mille, large de dix yards, haut de huit à douze pieds; de six en
six yards de chaque côté s'élèvent des colonnes en pierres; c'est
un ouvrage prodigieux. Je ne sais rien d'aussi remarquable pour le
voyageur que les routes du Languedoc: nous n'avons pas en
Angleterre l'idée de tels efforts; c'est superbe, splendide. Si je
pouvais aussi bien chasser de mon esprit le souvenir des taxes
injustes qui les soutiennent, j'admirerais sans cesse la
magnificence déployée par les États de cette province. Cependant
la police est très mauvaise, car je rencontre à peine un
charretier qui ne soit pas endormi.

Suivi la route de Montpellier, à travers une délicieuse campagne,
sur une autre immense chaussée soutenue par des murs; elle est
large de dix yards et haute de huit à douze pieds, longeant le
bord de la mer. Passé à Pijan et près Frontignan et Montbazin,
dont les vins sont si célèbres. Les environs de Montpellier, dans
un rayon d'une lieue, sont charmants et bien plus coquets que tout
ce que j'ai vu en France. Des villas bien bâties, propres, aisées,
paraissant être la propriété de personnes riches, sont répandues à
profusion dans toute la campagne. Ce sont, en général, de jolis
bâtiments carrés, dont quelques-uns sont très spacieux.
Montpellier, qui semble plutôt une capitale qu'une ville de
province, couvre une colline s'élevant avec hardiesse. L'entrée
vous réserve une désillusion par ses rues étroites, mal bâties,
tortueuses, mais très peuplées et pleines de l'animation des
affaires; il n'y a cependant pas de manufactures considérables;
les principales sont celles de vert-de-gris, de foulards, de
couvertures, de parfums et de liqueurs.

La grande curiosité pour l'étranger, c'est une promenade ou une
place (car on y trouve les caractères de l'un et de l'autre) qu'on
appelle le Pérou (Peyrou). Un magnifique aqueduc, à trois rangs
d'arches, alimente la ville avec les eaux d'une montagne éloignée;
c'est un très bel ouvrage; un château d'eau les reçoit dans un
bassin circulaire, d'où elles tombent dans un réservoir extérieur
pour fournir aux besoins de la ville et aux jets d'eau qui
rafraîchissent l'air d'un jardin placé plus bas, le tout dans une
belle esplanade très élevée au-dessus du reste de la ville et
entourée d'une balustrade et d'autres décorations en pierre; au
centre se trouve une belle statue équestre de Louis XIV. Il y a
dans cet ouvrage d'utilité publique un air de vraie grandeur qui
me fit plus d'impression que quoi que ce soit à Versailles. La vue
aussi est singulièrement belle. Au sud, l'oeil se promène avec
délices sur une riche vallée parsemée de villas et se terminant à
la mer. Au nord s'étend une chaîne de hauteurs en culture. D'un
côté, la magnifique chaîne des Pyrénées va se perdre dans le
lointain, de l'autre, les neiges éternelles des Alpes brillent au-
dessus des nuages. C'est un des spectacles les plus sublimes que
l'on puisse contempler, lorsqu'un ciel clair permet de l'embrasser
dans son ensemble. -- 32 milles.

Le 26. -- La foire de Beaucaire met en mouvement tout le pays;
j'ai rencontré beaucoup de charrettes chargées, et neuf diligences
allant ou revenant. -- Hier et aujourd'hui sont les jours les plus
chauds que j'aie sentis; nous n'avions rien de semblable en
Espagne. -- Les mouches sont plus désagréables encore que la
chaleur. -- 30 milles.

Le 27. -- L'amphithéâtre de Nîmes est un édifice merveilleux,
montrant combien les Romains savaient adapter ces lieux aux
abominables fêtes auxquelles ils étaient destinés. La bonne
disposition d'un théâtre pouvant recevoir sans embarras 17 000
personnes, sa masse, la manière inébranlable dont ces énormes
pierres sont posées sans ciment, les ravages du temps, et plus
encore des barbares qui l'ont à peine entamé dans les révolutions
de seize siècles, tout captive l'attention.

J'ai visité hier la Maison-Carrée, je l'ai revue ce matin et deux
fois dans la journée: c'est, sans comparaison, l'édifice le plus
léger, le plus élégant, le plus charmant que j'aie jamais vu.
Quoiqu'il n'ait aucune masse qui surprenne, ni aucune magnificence
extraordinaire qui éblouisse, le regard ne peut s'en détacher. Il
y a dans les proportions une harmonie magique qui charme les yeux.
Aucun détail ne ressort par une beauté particulière, c'est un tout
parfait de grâce et de symétrie Quelle infatuation des architectes
modernes, de dédaigner la pure et élégante simplicité pour élever
ces chefs-d'oeuvre d'extravagance et de lourdeur si communs en
France! Le Temple de Diane, comme on l'appelle, les bains
dernièrement restaurés et la promenade, forment les parties d'un
même tableau qui orne magnifiquement la cité. Par malheur pour
moi, on avait retiré l'eau des bains et des canaux pour les
nettoyer. Les pavés (mosaïques) romains sont fort beaux et très
bien conservés.

L'hôtel du Louvre, excellente maison, vaste et commode, où j'étais
descendu à Nîmes, ressemblait, depuis le matin jusqu'à la nuit,
autant à une foire que le champ de Beaucaire lui-même.

Je dînais et soupais à table d'hôte; le bon marché de ces tables
convient à mes finances et l'on peut y étudier les habitudes du
pays; nous étions de vingt à quarante à chaque repas, compagnie
mêlée de Français, d'Italiens, d'Espagnols et d'Allemands, avec un
Grec et un Arménien. On me dit qu'il y avait à peine une nation
d'Europe ou d'Asie qui n'ait pas son représentant à cette grande
foire, principalement pour le commerce des soies grèges, dont il
se fait des affaires de millions en quatre jours; on y trouve
également tous les autres produits du monde.

À propos de cette nombreuse table d'hôte, je dois noter un fait
dont j'ai été souvent frappé: l'humeur taciturne des Français.
J'arrivai dans ce royaume, m'attendant à avoir constamment les
oreilles rompues par la vivacité et la volubilité infinie de ces
gens, que tant de personnes ont décrits, au coin de leur feu en
Angleterre, sans doute. À Montpellier, quoiqu'il y eût quinze
personnes à table parmi lesquelles plusieurs dames, il me fut
impossible de leur faire rompre ce silence inflexible par plus
d'un monosyllabe, et la société ressemblait plutôt à une assemblée
de quakers muets qu'à la réunion des deux sexes chez un peuple
fameux par sa loquacité. Ici il en était de même à chaque repas,
aucun Français n'ouvrait la bouche. Aujourd'hui, à dîner,
désespérant des gens de cette nation, et dans la peur de perdre
l'usage d'un organe dont ils semblaient si peu disposés à se
servir, je m'assis à côté d'un Espagnol, et comme j'arrivais
récemment de son pays, je le trouvai en humeur de parler et assez
communicatif. Nous eûmes, à nous seuls, plus de conversation que
les trente autres personnes.

Le 28. -- Parti de bon matin pour le pont du Gard, en traversant
une grande plaine couverte, vers la gauche, de vastes plants
d'oliviers au milieu de beaucoup de rochers arides. À première
vue, je fus désappointé, je me figurais quelque chose d'autrement
grandiose, mais je découvris bientôt mon erreur, et restai
convaincu, après l'avoir examiné de plus près, qu'il ne lui manque
aucune des qualités qui commandent l'admiration. C'est un travail
prodigieux; la grandeur et la solidité massive de l'architecture,
qui peut encore défier deux ou trois mille ans, unies à
l'incontestable utilité de l'entreprise, nous donnent une haute
idée de la hardiesse qui l'a fait exécuter, pour fournir aux
besoins d'une ville de province: la surprise cesse toutefois en
voyant que ce furent les nations enchaînées qui fournirent au
travail. Sur le chemin de Nîmes, j'ai rencontré beaucoup de
marchands de retour de la foire; chacun portait un tambour
d'enfant attaché à son porte-manteau; j'avais trop ma petite-fille
en tête pour ne pas les aimer, pour cette preuve d'attention
envers leurs enfants; mais pourquoi un tambour? N'y a-t-il pas
assez d'esprit militaire dans ce royaume, où eux-mêmes sont exclus
des honneurs, de la considération et des bénéfices venant du
sabre? J'aime beaucoup Nîmes; et si les habitants étaient le moins
du monde au niveau de leur ville, je la préférerais comme
résidence à la plupart, si ce n'est à toutes les villes de France
sous le rapport du théâtre, point fort important, on dit que
Montpellier l'emporte. -- 24 milles.

Six lieues de pays très désagréable jusqu'à Sauve; vignes et
oliviers. Le château de M. Sabattier se remarque dans une contrée
si sauvage; il a enclos une partie de sa propriété de murs en
pierres sèches, planté beaucoup de mûriers et d'oliviers qui
semblent jeunes et bien venants, surtout bien défendus, cependant
le sol est si pierreux, qu'on n'y voit pas de terre: quelques-uns
de ses murs ont quatre pieds d'épaisseur, l'un même atteint douze
pieds sur cinq de hauteur, d'où il semble qu'il prenne à tâche
d'enlever les pierres, amélioration sur laquelle j'ai des doutes.
Il a bâti trois ou quatre nouvelles fermes; je suppose qu'il a
l'intention de résider sur ses terres pour les mettre en bon état.
J'espère qu'il n'a aucune charge dont les vains tracas puissent le
détourner d'une conduite aussi honorable pour lui que bienfaisante
pour le pays. Au sortir de Sauve, j'ai été très frappé de voir au
grand espace qui ne paraissait être qu'un amas d'énormes rochers,
enclos et planté avec le soin le plus industrieux. Chacun a un
mûrier, un olivier, un amandier, un pêcher ou quelques vignes
répandus çà et là; de sorte que le terrain forme le plus bizarre
mélange de plantes et de quartiers de roches que l'on puisse
concevoir. Les habitants de ce village méritent d'être encouragés
pour leur industrie, et, si j'étais ministre, ils le seraient. Ils
changeraient bientôt en jardins les déserts qui les entourent. Un
tel centre d'agriculteurs actifs, qui transforment leurs rochers
en une scène de fertilité, parce que, je le suppose, ces rochers
leur appartiennent, feraient de même pour les solitudes
environnantes, en vertu du même principe tout-puissant. Dîné à
Saint-Hippolyte avec huit marchands protestants, retournant chez
eux, dans le Rouergue, après la foire de Beaucaire. Comme nous
partîmes en même temps, je voyageai dans leur compagnie et je sus
d'eux plusieurs choses dont je désirais être informé; ils
m'apprirent aussi que les mûriers s'étendent au-delà du Vigan,
mais là et surtout à Milhau les amandiers prennent leur place et
sont très abondants.

Mes amis de Rouergue me pressèrent de les accompagner à Milhau et
à Rodez, m'assurant que le bon marché était si grand dans leur
province, que je serais tenté de me fixer quelque temps parmi eux.
Je pourrais trouver à Milhau un logement garni, composé de quatre
pièces ordinaires, de plain-pied, pour 12 louis par an, et vivre
avec ma famille, si je la faisais venir, dans la plus grande
abondance, pour 100 louis; il y avait des familles nobles, vivant
d'un revenu de 50 et même de 25 louis. De tels récits, considérés
au point de vue de la politique, ont leur intérêt; ce bon marché
contribue, d'un côté au bien-être des individus; de l'autre, à la
prospérité, à la richesse, à la puissance du royaume. Si je
rencontrais beaucoup d'exemples semblables ou d'autres directement
opposés, il deviendrait nécessaire d'y réfléchir plus longuement.
-- 30 milles.

Le 30 -- En sortant de Ganges, je fus surpris de rencontrer le
système d'irrigation le plus avancé que j'aie vu en France; je
passai ensuite près de montagnes fort escarpées, parfaitement
cultivées en terrasses. Grandes irrigations à Saint-Laurent;
paysage d'un grand intérêt pour le fermier. Depuis Ganges jusqu'à
la rude montagne que j'ai traversée, la course a été la plus
intéressante que j'aie faite en France; les efforts de l'industrie
les plus vigoureux; le travail le plus animé. Il y a ici une
activité qui a balayé devant elle toutes les difficultés et revêtu
les rochers de verdure. Ce serait insulter au bon sens que d'en
demander la cause: la propriété seule l'a pu faire. Assurez à un
homme la possession d'une roche nue, il en fera un jardin; donnez-
lui un jardin par bail de neuf ans, il en fera un désert.
Montadier, sur une rude montagne couverte de buis et de lavande,
est un village de mendiants, avec une auberge qui me fit presque
reculer. Je trouvai, mangeant du pain noir, des espèces de coupe-
jarrets dont le visage avait un tel air de galères, que je croyais
entendre le bruit de leur chaîne. Je les regardai aux jambes et ne
pus m'empêcher d'imaginer qu'il vaudrait mieux qu'ils ne fussent
pas libres. Il y a une sorte de physionomie si horriblement
mauvaise, qu'il est impossible de s'y tromper. J'étais seul et
sans aucune arme. Jusqu'alors, il ne m'était pas à l'idée
d'emporter des pistolets; à cette heure j'eusse été fort aise d'en
avoir. Le maître de l'auberge, qui semblait cousin-germain de ses
hôtes, me donna avec difficulté un mauvais pain, qui cependant
n'était pas noir. Ni viande, ni oeufs, ni légumes, et du vin
exécrable; pour ma mule, ni avoine, ni foin, ni paille, ni
fourrage vert; par bonheur la miche était grosse, j'en pris un
morceau et coupai le reste en tranches pour mon ami le quadrupède
espagnol, qui le mangea d'un air reconnaissant; l'aubergiste
grognait. Descendu par une route sinueuse excellente à Maudières,
où un pont d'une arche est jeté sur le torrent. Passé Saint-
Maurice et traversé une forêt détruite, au milieu des troncs
d'arbres. Descente de trois heures sur une route superbe, tranchée
dans la montagne jusqu'à Lodève, ville sale, laide, mal
construite, avec d'étroites rues tortueuses, mais très peuplée et
fort industrieuse. Bu d'excellent vin blanc léger, à 5 sous la
bouteille. -- 36 milles.

Le 31. -- Traversé la montagne par un affreux chemin et gagné Beg
de Rieux (Bédarieux), qui partage avec Carcassonne la fabrication
des londrins pour le commerce du Levant. -- Grands espaces
incultes jusqu'à Béziers. J'ai rencontré aujourd'hui dans un
marchand français de bonne mine, un exemple d'ignorance qui m'a
surpris. Il m'avait harassé par une foule de questions saugrenues,
et me demandait, pour la troisième ou quatrième fois, de quel pays
j'étais. Je lui dis que j'étais Chinois. -- Combien y a-t-il
d'ici? Deux cents lieues, répliquai-je. Deux cents lieues! Diable!
C'est un grand chemin! -- L'autre jour un Français me demanda,
après que je lui eus dit que j'étais Anglais, si nous avions des
arbres dans mon pays. -- Quelquefois, lui répondis-je. -- Et des
rivières? -- Oh! Pas du tout. -- Ah! Ma foi, c'est bien triste.[5]
Cette ignorance incroyable, quand on la compare aux lumières si
universellement répandues en Angleterre, doit être attribuée,
comme tout le reste, au gouvernement. -- 40 milles.

1er août. -- Quitté Béziers pour me rendre à Capestang, par la
montagne Percée. Traversé plusieurs fois le canal de Languedoc et
de grands terrains incultes avant d'arriver à Pléraville. On voit
les Pyrénées en plein sur la gauche, et leurs derniers contreforts
ne sont qu'à quelques lieues. À Carcassonne, on me mena voir une
fontaine d'eau bourbeuse et la porte des Casernes; mais je fus
plus satisfait de quelques grandes maisons de manufacturiers, qui
marquaient de la richesse. -- 40 milles.

Le 2. -- Faujours (Fargeaux), couvent considérable, avec une
longue ligne de bâtiments très élevés.

Le 3. -- À Mirepoix, on bâtit un pont magnifique à sept arches
plates, chacune de 64 pieds d'ouverture, qui coûtera 1, 8000 000
livres (78 758 l. st.). Voilà douze ans qu'on y travaille; il en
faudra encore bien deux pour le finir. Le temps, depuis quelques
jours, a été aussi beau que possible, mais très chaud;
aujourd'hui, la chaleur était si désagréable, que je me suis
reposé à Mirepoix depuis midi jusqu'à trois heures; il faisait un
soleil si brûlant, qu'il m'en coûta beaucoup de faire un demi-
quart de mille pour voir le pont. Des myriades de mouches me
dévoraient, et je pouvais à peine supporter un peu de clarté dans
ma chambre. Le cheval me fatiguant, je cherchai un véhicule
quelconque pour ces grandes chaleurs, c'est ce que j'avais fait à
Carcassonne; mais on ne put m'en procurer d'aucune sorte. En se
rappelant que Carcassonne est une des villes manufacturières les
plus considérables de France, comptant 15 000 âmes, que Mirepoix
est loin d'être sans importance, et que cependant on n'y peut
trouver de voiture d'aucune espèce, combien un Anglais doit
s'estimer heureux des facilités de tout genre, universellement
répandues dans son pays, où je ne crois pas qu'il y ait une ville
de 1 500 âmes dans laquelle on ne puisse avoir, en un moment, une
chaise de poste et de bons chevaux. Quel contraste! Ceci confirme
le fait déduit du peu de mouvement sur les routes près de Paris.
La circulation est presque nulle en France. La chaleur était telle
que je quittai Mirepoix presque malade: c'est de beaucoup le jour
le plus chaud que j'aie éprouvé. L'air paraissait enflammé des
rayons ardents qui rendaient impossible de diriger les regards
même à bien des degrés de distance de l'orbe radieux flamboyant
alors dans les cieux. Traversé un autre beau pont de trois arches;
puis, une contrée boisée, ce qui ne m'était pas arrivé depuis
longtemps. Vignes nombreuses autour de Pamiers, qui est situé au
centre d'une belle vallée, sur le bord d'une jolie rivière. La
ville elle-même est remarquablement laide et mal bâtie; et quelle
auberge! Adieu, monsieur Gascit; si le sort m'en départ encore une
comme la vôtre, que cela me soit compté en rémission de mes
péchés! -- 28 milles.

Le 4. -- Un peu après, au sortir d'Amons (du Mas d'Azil), on a le
spectacle extraordinaire d'une rivière sortant d'une caverne; au
revers de la montagne, on voit l'autre caverne par où elle entre;
la montagne est percée. Dans beaucoup de pays, il y a de ces
exemples de rivières souterraines. À St-Géronds (St-Girons),
descendu à la Croix-Blanche, le plus exécrable réceptacle de
saleté, de vermine, d'impudence et de vol qui ait jamais exercé la
patience ou blessé les sentiments d'un voyageur! Là préside une
sorcière décrépite, le démon de la brutalité. Je me couchai (je ne
dis pas que j'aie dormi) dans une chambre au-dessus de l'écurie,
dont les vapeurs étaient les moins désagréables des parfums
qu'exhalait ce hideux bouge. On ne put me servir que deux oeufs
gâtés, pour lesquels seulement je dus payer vingt sous. L'Espagne
ne m'a rien présenté qui égalât ce cloaque, dont un porc anglais
se détournerait avec horreur. Mais toutes les auberges depuis
Nîmes sont misérables, excepté celles de Lodève, de Ganges, de
Carcassonne et de Mirepoix. Saint-Géronds paraît avoir de 4 à
5 000 âmes. Pamiers en contient près du double. Quelle peut être,
entre ces centres de population et d'autres, la circulation,
encouragée par de semblables auberges? Certains écrivains ont
regardé de telles remarques comme dictées purement par la vivacité
des voyageurs; cela montre leur ignorance. Il y a une donnée
politique dans ces petites observations. Nous ne pouvons demander
que tous les registres de France soient ouverts pour trouver
quelle est la circulation dans ce royaume; le politique doit donc
le préjuger de choses à sa portée et parmi celles-ci, la
circulation sur les grandes routes, et la disposition des maisons
établies pour la réception des voyageurs nous disent et le nombre
et la qualité de ces voyageurs. J'entends les gens du pays, que
les affaires ou les plaisirs appellent hors de chez eux; car,
s'ils ne sont pas assez nombreux pour entretenir de bonnes
auberges, ce ne seront certes pas ceux qui viennent de loin qui le
feront: on le voit par la détestable hospitalité offerte même sur
le grand chemin de Londres à Rome. Au contraire, allez en
Angleterre, dans des villes de 1 500, 2 000 ou 3 000 habitants,
tout à fait en dehors de la circulation comme moyen de ressource,
et n'ayant à attendre presque aucun voyageur, vous y trouverez
cependant des auberges bien tenues par du monde propre et
convenable, de bons meubles, une civilité cordiale; si vos sens ne
sont pas flattés, au moins ne seront-ils blessés par rien; et, si
vous demandez une chaise de poste et un couple de bons chevaux, ce
qui ne coûte pas moins de 80 liv. st., vous l'aurez à votre
disposition pour vous mener où bon vous semblera, malgré la lourde
taxe qui les grève. N'y a-t-il pas des conclusions politiques à
tirer de ce contraste? Cela prouve qu'il y a assez de
communications entre les villes anglaises pour soutenir de telles
maisons. Les clubs des habitants, les visites de leurs amis et de
leurs parents, les parties de plaisir, les marchés, les rapports
avec la capitale et les autres centres, forment les bonnes
auberges; et quand elles n'existent pas dans un pays, c'est qu'il
n'a pas le même mouvement, ou que ce mouvement entraîne moins de
richesse, moins de consommation, moins de bien-être. Dans cette
tournée en Languedoc, j'ai traversé un nombre incroyable de
magnifiques ponts et de superbes chaussées. Cela ne prouve que
l'absurdité et l'oppression du gouvernement. Des ponts de 70 à
80 000 l. s., et d'immenses chaussées pour réunir des villes sans
auberges autres que celles décrites ci-dessus, paraît une grande
erreur. Cela n'est pas à l'usage seul des habitants, le quart seul
leur suffirait; c'est donc un faste que l'on déploie aux yeux des
voyageurs. Mais quel voyageur, au milieu de la saleté d'un
cabaret, blessé par tous les sens, ne condamnera une aussi vaine
folie, et ne souhaitera moins d'apparente splendeur et plus de
bien-être réel. -- 30 milles.

Le 5. -- Jusqu'à Saint-Martory, suite d'enclos bien cultivés. --
Depuis plus de cent milles, les femmes vont sans souliers, même
dans les villes; à la campagne, beaucoup d'hommes font de même.

La chaleur, hier et aujourd'hui, est aussi intense qu'auparavant;
il est hors de propos de chercher à voir clair dans les
appartements; tout doit être clos, ou il n'y en a pas d'assez
frais; en passant d'une chambre éclairée dans une autre, noire,
quoique toutes deux au nord, on éprouve une fraîcheur bien
différente; mais aller de là sur une terrasse couverte, c'est
comme si on entrait dans un four. On m'a conseillé, aujourd'hui,
de ne pas bouger avant quatre heures. De dix heures du matin à
cinq heures de l'après-midi, la chaleur rend tout exercice
pénible, et les mouches sont une vraie plaie d'Égypte. Plutôt le
froid et les brouillards de l'Angleterre qu'une telle chaleur, si
elle devait durer! Les gens du pays me disent que cette intensité
a atteint son terme ordinaire, quatre ou cinq jours, et que même,
dans les mois les plus brûlants, il fait beaucoup plus frais qu'à
présent. Pendant deux cent cinquante milles, je n'ai rencontré que
deux cabriolets et trois misérables choses semblables à notre
vieille chaise de poste anglaise à un cheval; pas un gentilhomme;
beaucoup de négociants, comme ils s'appellent, avec deux ou trois
porte-manteaux en croupe: rareté de voyageurs surprenante! -- 28
milles.

Le 6. -- Rejoint mes amis à Bagnères-de-Luchon, très aise de me
reposer un peu au sein de ces fraîches montagnes, après une si
brûlante tournée.

Le 10. -- Notre société n'étant pas encore prête à retourner à
Paris, je résolus d'employer les dix ou douze jours qui restaient
à visiter Bagnères-de-Bigorre et Bayonne, et de revenir rejoindre
mes compagnons à Auch sur le chemin de Bordeaux. Cela conclu, je
montai ma jument anglaise et pris un dernier congé de Bagnères-de-
Luchon. -- 28 milles.

Le 11. -- Paré près d'un couvent de Bernardins, dont le revenu est
de 30 000 livres; il est situé, dans un vallon qu'arrose un
charmant ruisseau aux eaux cristallines; des hauteurs, boisées de
chênes, l'abritent en arrière. -- Arrivé à Bagnères, qui contient
peu de choses remarquables, mais que l'on fréquente beaucoup à
cause de ses eaux. Visité la vallée de Campan, dont j'avais
entendu faire de grands récits, et qui a cependant surpassé mon
attente. Elle diffère entièrement de celles que j'ai vues dans les
Pyrénées ou en Catalogne. Les traits en sont autrement disposés.
En général, les pentes cultivées des montagnes sont divisées en
enclos; ici, elles restent ouvertes. La vallée elle-même est une
nappe unie de cultures et de prairies arrosées, parsemée de
nombreux villages et de maisons isolées. Les montagnes de l'est
sont sauvages, escarpées, rocheuses, et ne nourrissent que des
moutons et des chèvres. Elles forment le trait le plus saillant de
ce tableau par leur contraste frappant avec celles de l'ouest qui
déploient une admirable succession de moissons et de verdure, sans
haies ni fossés, coupée seulement par les lignes de division des
propriétés et les canaux, amenant aux basses région, les eaux des
sommets; leurs pentes offrent l'aspect de la plus riche et la plus
luxuriante végétation. Çà et là s'éparpillent quelques bouquets de
bois que le hasard a groupés avec un merveilleux bonheur pour
jeter de la variété. La saison, en mélangeant l'or des blés mûrs
avec le vert des prairies, colorait vivement ce paysage, qui est
en somme, pour les formes et les teintes, le plus exquis dont nos
yeux se soient récréés. -- Pris le chemin de Lourdes; on y tient
garnison dans un château bâti sur le roc, rien que pour garder les
prisonniers d'État envoyés ici par lettres de cachet. On en
connaît sept ou huit qui y sont; il y en a eu jusqu'à trente à la
fois, arrachés par la main impitoyable d'une jalouse tyrannie, du
sein des douceurs de la famille, enlevés à leurs femmes, à leurs
enfants, à leurs amis, et condamnés pour des crimes ignorés d'eux,
peut-être pour leurs vertus, à languir dans ce séjour de douleur
et à y mourir de désespoir! O liberté! Liberté! Et ce gouvernement
est encore, après le nôtre, le plus doux de ceux d'Europe. Les
décrets de la Providence semblent avoir permis à la race humaine
d'exister, sous condition de servir de proie aux tyrans, comme
elle a fait les pigeons pour les vautours. -- 35 milles.

Le 12. -- Pau est une ville considérable, ayant un Parlement et
une manufacture de toile, mais elle est plus célèbre comme lieu de
naissance d'Henri IV. J'ai vu le château, et on m'a montré, comme
à tous les voyageurs, la chambre où Henri IV vint au monde et
l'écaille de tortue qui lui servit de berceau. Influence des
talents sur la postérité! Voici une grande ville, mais je doute
que rien y amenât l'étranger s'il n'y avait pas ce souvenir
favori.

En prenant la route de Moneng (Moneins), je suis tombé sur une
scène si nouvelle pour moi en France, que j'en pouvais à peine
croire mes yeux. Une longue suite de chaumières bien bâties, bien
closes et confortables, construites en pierres et couvertes en
tuiles, ayant chacune son petit jardin entouré d'une baie d'épines
nettement taillée, ombragé de pêchers et d'autres arbres à fruits,
de beaux chênes épars dans les clôtures, et çà et là de jeunes
arbres traités avec ce soin, cette attention inquiète du
propriétaire, que rien ne pourrait remplacer. De chaque maison
dépend une ferme, parfaitement enclose; le gazon des tournières
dans les champs de blé est fauché ras, et ces champs communiquent
ensemble par des barrières ouvertes dans les haies. Les hommes
portent des bonnets rouges comme les montagnards d'Écosse.
Quelques parties de l'Angleterre (là où il reste encore de petits
Yeomen) se rapprochent de ce pays de Béarn, mais nous en avons
bien peu d'égales à ce que je viens de voir dans ma course de
douze milles de Pau à Moneng. Il est tout entre les mains de
petits propriétaires sans que les fermes se morcèlent assez pour
rendre la population misérable et vicieuse. Partout on respire un
air de propreté, de bien-être et d'aisance qui se retrouve dans
les maisons, dans les étables fraîchement construites. Dans les
petits jardins, dans les clôtures, dans la cour qui précède les
maisons, jusque dans les mues de volailles et les toits à porcs.
Peu importe au paysan que son porc soit mal abrité, si son propre
bonheur tient à un fil, à un bail de neuf ans. Nous sommes en
Béarn, à quelques milles du berceau d'Henri IV. Serait-ce de ce
bon prince qu'ils tiennent tant de bonheur? Le génie bienveillant
de cet excellent monarque semble régner encore sur le pays: chaque
paysan y a la poule au pot. -- 34 milles.

Le 13. -- L'agréable tableau d'hier se déroule encore devant nos
yeux: beaucoup de petites propriétés, toutes les apparences du
bonheur champêtre. Navarreins est une petite ville murée et
fortifiée, ayant trois rues principales, qui se coupent à angle
droit, et une petite place. Des remparts on domine une belle
campagne. La fabrication de la toile est très répandue. Jusqu'à
Saint-Palais, le pays est le plus souvent enclos, et, en général,
par des haies admirablement venues et soigneusement coupées. -- 25
milles.

Le 14. -- Pris un guide de Saint-Palais pour me conduire à quatre
lieues de là, à Auspan (Hasparren). Jour de foire, la place est
remplie de fermiers; j'ai vu la soupe qu'on leur préparait:
c'était une montagne de tranches d'un pain de couleur peu
ragoûtante, une grande masse de choux, de la graisse et de l'eau,
et pour quelques vingtaines de personnes, à peu près autant de
viande qu'en eussent mangé six fermiers anglais, en grognant
contre leur hôte pour sa parcimonie. -- 26 milles.

Le 15. -- Bayonne est de beaucoup la plus jolie ville que j'aie
vue en France: non seulement les maisons sont en pierre et bien
bâties, mais les rues sont larges, et il y a beaucoup de vides
qui, sans former de places régulières, sont d'un bon effet. La
rivière est large, beaucoup de maisons lui font face, ce qui, du
pont, forme une belle perspective. La promenade est charmante; les
allées d'arbres, dont les têtes se croisent en berceau, donnent un
ombrage délicieux dans ce climat brûlant. Le soir elle était
remplie de personnes de bonne mine; les femmes de ce pays sont les
plus belles que j'aie vues en France. Sur mon chemin, depuis Pau,
j'ai rencontré, ce qui est bien rare dans ce royaume, des
paysannes jolies et proprement mises; dans la plupart des
provinces, un travail dur leur gâte la taille et le teint. La
fleur de la santé sur les joues d'une fille de campagne
convenablement habillée n'est pas la moindre beauté d'un paysage.
Loué une chaloupe pour voir l'endiguement à l'embouchure. L'eau en
se répandant détériorait le port; le gouvernement, pour la
retenir, fait élever un mur d'un mille de long sur la rive N., et
au S. un autre de moitié cette longueur. Il est large de dix à
vingt pieds, et haut d'environ douze ou quinze pieds. Vers le
goulet il a vingt pieds d'épaisseur, et les pierres sont reliées
ensemble par des crampons de fer. On enfonce actuellement des
pilotis en pin de seize pieds de longueur pour les fondations.
C'est, en somme, un travail qui exigera de grandes dépenses, mais
d'une grande magnificence et d'une grande utilité.

Le 16. -- Dax n'est pas précisément sur la route d'Auch; mais
j'étais résolu à voir le fameux désert appelé les Landes de
Bordeaux, sur lequel j'avais tant lu de choses, et dont on m'avait
tant parlé. On m'assura qu'en suivant cette route j'en
traverserais au moins douze lieues. Il s'étend presque jusqu'aux
portes de Bayonne, mais quelques endroits cultivés s'y montrent
pendant une ou deux lieues. Ces landes forment une zone sableuse,
couverte de pins que l'on exploite régulièrement pour la résine.
Les historiens rapportent que, lors de leur expulsion d'Espagne,
les Morisques demandèrent à la cour de France l'autorisation de
coloniser et de défricher ces landes, ce que la cour leur refusa,
au mécontentement général. Puisqu'il paraissait impossible aux
Français de s'y fixer, ne valait-il pas mieux les abandonner aux
Maures qu'à la solitude? -- À Dax, il y a au centre de la ville
une source chaude fort remarquable. Elle sourd en abondance du
fond d'un large bassin revêtu de maçonnerie: elle est bouillante,
n'a aucune saveur, on la dit dépourvue de toute espèce de minéral.
On ne l'emploie qu'à laver le linge. En toutes saisons elle reste
toujours la même et pour la quantité et pour le degré de chaleur.
-- 27 milles.

Le 17. -- Traversé une région blanche comme la neige et dont le
terrain est tellement désagrégé, que le vent l'emporte; il y a
cependant, grâce à un sous-sol de terre forte et blanche comme la
marne, des chênes de deux pieds de diamètre. Passé trois rivières
très propres à l'irrigation et dont on ne tire aucun parti.

Le duc de Bouillon a de vastes domaines dans ce pays. En quelque
temps et en quelque lieu que ce soit, si vous voyez des terres
abandonnées, bien qu'elles soient susceptibles d'améliorations, il
suffit, dites qu'elles appartiennent à un grand seigneur. -- 29
milles.

Le 18. -- Comme les prix sont, dans mon opinion, généralement
assez élevés en France, la sincérité veut que je donne, quand je
les rencontre, des exemples du contraire. À la Croix-d'Or, à Aire,
on me servit de la soupe, des anguilles, du pain blanc, avec des
petits pois, un pigeon, un poulet et des côtelettes de veau, plus
un dessert composé de biscuits, de pêches, de pêches-abricots et
de prunes, un verre de liqueur et une bouteille de bon vin, le
tout pour quarante sous (vingt p.): je payai pour ma jument
l'avoine 20 sous, et le foin dix sous. À Saint-Sever, le jour
d'avant, j'avais eu un semblable souper. Tout à Aire était bon et
propre, et chose extraordinaire, j'avais un salon pour moi seul,
et la fille qui me servait était fort convenable et mise avec
soin. Il avait plu si fort deux heures avant mon arrivée, que mon
surtout de soie était traversé; ma vieille hôtesse ne s'en pressa
pas davantage de me faire du feu. Pour souper j'eus le souvenir de
mon dîner. -- 35 milles.

Le 19. -- Beek (Vic) semble une florissante petite ville à en
juger par les maisons qui s'y construisent. La Clef-d'Or est une
nouvelle auberge, grande et bien tenue.

Une observation générale que je puis faire sur les deux cent
soixante-dix milles qui séparent Bagnères-de-Luchon d'Auch, c'est
que tout, à quelques exceptions près, est enclos, et que les
fermes sont dispersées ça et là, au lieu d'être groupées en villes
comme dans beaucoup d'autres provinces françaises. Je n'ai presque
pas rencontré de châteaux modernes; en général, ils sont d'une
rareté surprenante. Je n'ai pas vu non plus de voiture de maître,
pas un cavalier qui semblât un gentilhomme en train de faire des
visites à ses voisins. En somme, pas de noblesse. À Auch, mes amis
se trouvaient au rendez-vous, prêts à partir pour Paris. La ville
n'a presque ni industrie, ni commerce; elle ne se nourrit que des
revenus de la campagne. Il y a beaucoup de nobles dans la
province, mais trop pauvres pour vivre ici: si pauvres en vérité,
que quelques-uns d'entre eux labourent leurs champs eux-mêmes; il
pourrait bien se faire qu'ils soient pour la société des membres
plus estimables que les sots et les fripons qui les tournent en
ridicule. -- 31 milles.

Le 20. -- Fleuran (Fleurance); on y trouve de belles maisons.
Contrée populeuse jusqu'à La Tour (Lectoure), évêché dont nous
avons laissé le titulaire à Bagnères-de-Luchon. Situation
pittoresque à l'extrémité d'une rangée de collines. -- 20 milles.

Le 22, -- Par Leyrac, à travers une campagne très belle, nous
arrivons à la Garonne, qu'un bac nous fait traverser. La rivière a
un quart de mille de large et paraît animée par le commerce. Un
grand chaland passait chargé de cages à volaille. La consommation
de la grande ville de Bordeaux se fait sentir aussi loin que la
rivière est navigable. Cette riche vallée se continue parfaitement
cultivée jusqu'à Agen; mais elle n'a plus la beauté des environs
de La Tour.

Si de nouvelles constructions sont un indice sûr de l'état
florissant d'une ville, Agen prospère. L'évêque s'est bâti un
superbe palais dont le centre est de bon goût; le raccordement
avec les ailes est moins heureux. -- 23 milles.

Le 23. -- La route d'Aiguillon suit une vallée riche et de bonne
culture; beaucoup de chanvre, toutes les paysannes y sont
employées. Beaucoup de fermes propres et bien bâties sur de
petites propriétés; tout le pays est très peuplé. Vu le château du
duc d'Aiguillon, dont la situation dans la ville n'est pas selon
nos idées rurales, mais en France une ville est l'accessoire
obligé d'un château; il en était ainsi autrefois dans la plus
grande partie de l'Europe; il semblait résulter du pacte féodal
que le grand seigneur garderait ses esclaves le plus possible à sa
portée, comme on bâtit ses écuries près de la maison. Cet édifice,
qui est considérable, a été bâti par le duc actuel; il le
commença, il y a une vingtaine d'années, lorsqu'il resta exilé ici
pendant huit ans. Grâce à ce bannissement, l'édifice s'éleva
majestueusement; le corps de bâtiment fut fait, et les ailes
détachées presque achevées. Mais à peine eut-on révoqué la
sentence que le duc courut à Paris, d'où il n'est pas revenu
depuis; en conséquence, tout est arrêté. C'est ainsi que l'exil
seul force la noblesse de France à ce que les Anglais font par
plaisir: résider sur leurs domaines et les embellir. Une grande
magnificence, c'est la construction d'un théâtre élégant et
spacieux, qui remplit une des ailes. L'orchestre contient vingt-
quatre musiciens payés et défrayés de tout par le duc, quand il
est ici. Ce luxe agréable et de bon goût, à portée des grandes
fortunes, est général en Europe, l'Angleterre exceptée; les grands
propriétaires y préfèrent des chevaux et des chiens à tous les
plaisirs qu'on peut retirer du théâtre. Tonnance (Tonneins.) -- 25
milles.

Le 24. -- Quantité de belles maisons de plaisance, nouvellement
bâties, bien construites et accompagnées de jardins, de
plantations, etc., etc.; autant d'effets de la richesse de
Bordeaux. Le peuple d'ici, comme le Français en général, mange peu
de viande; à Leyrac, on ne tue que cinq boeufs par an; dans une
ville anglaise de même importance, il en faudrait deux ou trois
par semaine. La vue est superbe du côté de Bordeaux pendant
plusieurs lieues; on découvre la rivière en cinq ou six endroits.
Gagné Langon et bu de son excellent vin blanc. -- 32 milles.

Le 25. -- Traversé Barsac, fameux aussi par ses vins. On laboure
maintenant avec les boeufs entre les rangées de ceps, opération
qui suggéra à Jethro Tull l'idée de sarcler les blés avec la houe
à cheval. Population dense et nombreuses villas pendant tout le
chemin. À Castres la campagne devient plate et sans intérêt.
Arrivé à Bordeaux, à travers un village continuel. -- 30 milles.

Le 26 -- Malgré tout ce que j'avais lu et entendu sur le commerce,
la richesse et la magnificence de cette ville, mon attente fut
grandement surpassée. Paris n'y répondit en rien, car on ne
saurait le comparer à Londres; mais il ne faut pas mettre
Liverpool en parallèle avec Bordeaux. La chose principale, que
l'on m'avait le plus vantée, est ce qui m'a frappé le moins: je
veux dire le quai, remarquable seulement par sa longueur et
l'activité dont il est le théâtre, choses que l'étranger
n'apprécie guère, si la beauté y fait faute. Les maisons qui le
bordent sont régulières, sans grandeur ni élégance. C'est une
berge boueuse, glissante, sans pavés par intervalles, embarrassée
de tas de boue et de pierres; on y amarre les alléges servant à
charger et décharger les navires, qui ne peuvent s'approcher de ce
qui devrait être un quai. On y trouve toute la saleté et les
ennuis du commerce sans l'ordre, l'arrangement, la grandeur d'un
beau port. Barcelone est unique à cet égard. En m'avançant jusqu'à
blâmer les bâtiments qui bordent la rivière, il ne faut pas
supposer que ce soit le tout; la demi-lune placée sur la même
ligne est bien mieux. La place royale, avec une statue de Louis XV
au centre, est très belle; les maisons qui l'encadrent ont de la
régularité et un grand air. Mais le quartier du Chapeau-Rouge est
réellement magnifique, composé de beaux hôtels construits, comme
le reste de la ville, en pierre de taille blanche. Il confine au
Château-Trompette, qui occupe près d'un demi-mille du rivage. Ce
fort a été acheté au roi par une compagnie de spéculateurs, qui
l'abattent dans l'intention d'y tracer une place et plusieurs rues
avec dix-huit cents maisons. J'ai vu les plans, et si on les
exécute, ce sera le plus beau développement qu'ait reçu aucune
ville en Europe. La peur que le roi ne revienne sur son marché a
fait suspendre ce grand travail.

Le théâtre, bâti il y a environ dix ou douze ans, est de beaucoup
le plus magnifique de France. Je n'ai rien vu qui en approche. Cet
édifice est isolé et couvre un espace de trois cent six pieds sur
cent soixante-cinq; un portique de douze colonnes corinthiennes
occupe la façade principale tout entière. De ce portique on se
rend, par un superbe vestibule, non seulement aux différentes
parties du théâtre, mais encore à une salle de concert ovale, fort
élégante, et à des salons de promenade et de rafraîchissement. Le
théâtre lui-même est de grande dimension et forme uni segment
d'ellipse. La troupe pour la comédie, la tragédie, l'opéra, le
ballet, l'orchestre, etc., donne une idée de la richesse et du
luxe de cette ville. On m'a assuré qu'il a été payé de 30 à 50
louis par soirée à une actrice favorite de Paris. Larrive, le
premier tragédien de la capitale, est maintenant ici à raison de
500 livres (21 l. st 12 sch. 6 p.) par soirée, plus deux
bénéfices. Dauberval, le danseur, et sa femme (mademoiselle
Théodore, de Londres) sont engagés comme maître de ballet et
première danseuse, aux appointements de 28 000 livres (1, 225 l.
st.); on joue tous les jours, sans excepter le dimanche, comme
partout en France. La vie des négociants ici est très somptueuse.
Leurs maisons d'habitation et leurs magasins sont sur un grand
pied. Grands dîners, souvent servis en vaisselle plate; le pis est
un gros jeu, et la chronique scandaleuse parle de commerçants
comme entretenant ces dames du chant et de la danse, à un taux
fort dangereux pour leur crédit. Ce théâtre, qui fait tant
d'honneur au goût de Bordeaux pour les plaisirs, fut élevé à ses
frais, moyennant 270 000 livres.

Le nouveau moulin à farine et qui marche par les marées, qu'une
compagnie vient de construire, mérite d'être visité. Un grand
canal creusé sous le bâtiment et revêtu de murs en pierres de
taille, de quatre pieds d'épaisseur, reçoit la marée montante et
la jette sur les roues; de là d'autres canaux également soignés la
mènent à un réservoir d'où, en s'écoulant aux reflux, elle produit
encore du mouvement. Trois de ces canaux passent sous le bâtiment,
qui contient vingt-quatre paires de meules. Ces travaux sont
admirablement exécutés pour la solidité et la durée. On estime la
dépense à huit millions de livres (350 000 l. st); je ne saurais
croire que l'on aventurât ainsi une pareille somme. De combien une
à machine à vapeur, pour faire le même ouvrage, eût été plus
économique, c'est ce que je ne rechercherai pas; mais je
craindrais que les moulins ordinaires de la Garonne, qui n'exigent
pas de si énormes dépenses pour marcher, n'arrivent, par le cours
habituel des choses, à ruiner la compagnie.

Les constructions s'élevant dans tous les quartiers de la ville
indiquent sa prospérité à ne pouvoir s'y méprendre. Dans les
faubourgs on fait de nouvelles rues, d'autres sont déjà tracées et
en partie bâties. Elles se composent en général de petites ou de
médiocres habitations, pour les commerçants de classe inférieure.
Toutes sont en pierre blanche, et, une fois finies, ajoutent
beaucoup à la beauté de la ville. Je me suis enquis de la date de
ces nouvelles rues: elles ne remontent pas à plus de quatre ou
cinq ans, c'est-à-dire à la paix; et de la couleur de la pierre
des constructions immédiatement antérieures, on voit que cette
activité avait cessé pendant la guerre. Depuis la paix elle est
plus grande que jamais. Quelle satire du gouvernement des deux
royaumes, de permettre que dans l'un les préjugés des
manufacturiers et des marchands, dans l'autre la politique double
d'une cour ambitieuse, précipitent les deux nations dans des
guerres éternelles qui arrêtent tous les travaux utiles et
répandent la désolation la où les efforts privés tendaient à
appeler le bonheur. Les loyers qui s'élèvent tous les jours, comme
ils l'ont fait beaucoup depuis la paix, malgré les constructions
en train de se faire ou achevées, se joignent à la hausse des
denrées; on se plaint qu'en dix ans la vie a augmenté de 30 %. Il
n'y a pas de preuve plus frappante de progrès en prospérité.

Le traité de commerce avec l'Angleterre était un sujet trop
intéressant pour ne pas attirer notre attention; nous posâmes les
questions nécessaires. On le regarde ici d'une bien autre façon
qu'à Abbeville et à Rouen: pour les Bordelais, c'est une sage
mesure également profitable aux deux pays. Nous n'insisterons pas
ici sur le commerce de cette ville.

On alla deux fois voir Larrive remplir ses deux rôles principaux
du prince Noir, dans Pierre le Cruel, de M. du Belloy, et de
Philoctète; il me donna une très haute idée du Théâtre-Français.
Excellents hôtels, entre autres l'hôtel d'Angleterre et celui du
Prince des Asturies; nous trouvâmes à ce dernier tout ce que l'on
peut souhaiter, mais avec des contrastes que l'on ne saurait trop
condamner: ainsi nous avions un appartement très élégant, on nous
servait en vaisselle plate; mais les lieux d'aisance étaient le
même temple d'abomination que l'on eut trouvé dans les boues d'un
village.

Le 28. -- Quitté Bordeaux; traversé la rivière sur un bac qui
emploie vingt-neuf hommes et quinze bateaux; on l'afferme 18 000
l. par an (787 l. st.). La Garonne offre un beau coup d'oeil, elle
est deux fois aussi large que la Tamise à Londres; le nombre de
grands vaisseaux qui y sont ancrés en fait, je suppose, le plus
riche tableau maritime dont la France puisse se vanter. Nous
gagnons la Dordogne, fort belle rivière encore, quoique très
inférieure à la Garonne; nous la passons sur un bac affermé 6.000
liv. Gagné Cavignac. -- 20 milles.

Le 29. -- Barbezieux, au milieu d'une belle campagne variée
d'aspect et boisée; le marquisat, ainsi que le château, appartient
au duc de Larochefoucauld, que nous y avons rencontré; il le tient
du fameux Louvois, le ministre de Louis XIV. Dans les trente-sept
milles compris entre la Garonne, la Dordogne et la Charente, par
conséquent au milieu des marchés les plus importants de la France,
il est incroyable que l'on rencontre autant de terres incultes;
c'est ce qui m'a frappé le plus dans cette excursion. Beaucoup de
ces terrains appartenaient au prince de Soubise, qui n'en voulait
rien céder. Il en est de même chaque fois que vous tombez sur un
grand seigneur; eût-il des millions de revenus, vous êtes sûr de
trouver sa propriété déserte. Celles du prince et celles du duc de
Bouillon sont des plus grandes de France, et tous les signes que
j'ai aperçus de leur grandeur sont des bruyères, des landes, des
déserts, des fougeraies. Visitez leur résidence où qu'elle soit,
et vous les verrez probablement au milieu des forêts très peuplées
de cerfs, de sangliers et de loups. Ah! Si pour un jour j'étais le
législateur de la France, comme je ferais sauter les grands
seigneurs![6] Soupé avec le duc; l'assemblée provinciale de
Saintonge devant se réunir bientôt, il reste pour la présider.

Le 30. -- Pays crayeux, bien boisé, sans clôtures; les approches
d'Angoulême sont charmantes, la Charente embellit ces campagnes
qu'elle arrose; elle est navigable ici. -- 25 milles.

Le 31. -- Passé Angoulême, on ne voit guère que des vignes; puis
vient une forêt, propriété de la duchesse d'Anville, mère du duc
de Larochefoucauld; à Verteuil, un château appartenant à cette
même dame, bâti en 1459, et où nous trouvâmes tout ce qu'un
voyageur peut désirer de l'hospitalité la plus large. L'empereur
Charles-Quint y fut reçu par Anne de Polignac, veuve de François
II, comte de Larochefoucauld, et ce prince déclara tout haut
«n'avoir jamais été en maison qui sentît mieux sa grande vertu,
honnêteté et seigneurie que celle-là.» Il est parfaitement tenu,
complètement réparé, meublé entièrement et en bon ordre, ce qui
mérite d'être loué, quand on songe que la famille passe rarement
ici plus de quelques jours chaque année possédant d'autres
châteaux, et bien plus considérables, en différentes provinces du
royaume. Si ces égards, pour les intérêts de ceux qui suivront,
étaient plus communs en France, nous n'aurions pas le triste
spectacle de tant de manoirs ruinés. Dans la galerie se trouve une
suite de portraits depuis le dixième siècle; on voit, par l'un
deux, que ce fut une demoiselle de Larochefoucauld qui acquit ce
domaine en 1470. Le parc, la forêt et la Charente forment un
délicieux ensemble[7] cette rivière abonde de carpes, de tanches et
de perches; il est aisé en tout temps d'y pêcher de 50 à 100
couples de poissons pesant de trois à dix livres chacune; on nous
servit à souper une paire de carpes, les meilleures, sans
exception, que j'aie jamais goûtées. Si je plantais ma tente en
France, ce serait sur les bords d'une rivière donnant de
semblables poissons. Rien ne vous agace davantage à la campagne
que d'avoir en vue soit lac, soit rivière, soit la mer, et de se
passer de poisson à dîner, comme c'est souvent le cas en
Angleterre. -- 27 milles.

1er septembre. -- Caudec (Condac), Ruffec, Maisons-Blanches et
Chaunay. Dans le premier de ces endroits, un très beau moulin à
farine construit par le feu comte de Broglie, frère du maréchal de
ce nom, un des officiers les plus capables et les plus actifs de
l'armée française. Ses entreprises, comme particulier, portent
toutes l'empreinte d'une sollicitude nationale: ce moulin, une
forge et un projet de navigation ont prouvé qu'il était disposé à
tous les efforts nécessaires au bien du pays, selon les idées en
vogue, c'est-à-dire en toutes choses, excepté dans la seule qui
eût été efficace, l'agriculture pratique. Le jour s'est passé, à
quelques exceptions près, dans un pays pauvre, triste et
désagréable. -- 35 milles.

Le 2. Le Poitou selon ce que j'en vois, est une vilaine et pauvre
province, pour laquelle on n'a rien fait. Elle semble manquer de
communications, de débouchés, de mouvement de toutes sortes, et
elle ne produit pas en moyenne la moitié de ce qu'elle devrait
produire. Le Bas-Poitou est bien meilleur et plus riche.

Arrivé à Poitiers, une des villes les plus mal construites que
j'aie vues en France; très vaste, irrégulière, ne contenant
presque rien de remarquable, sauf la cathédrale; elle est bien
bâtie et fort bien tenue. La plus belle chose de la ville, sans
contredit, c'est la promenade, la plus grande que j'aie vue; elle
occupe un terrain considérable, a des allées sablées et tenues
très soigneusement. -- 12 milles.

Le 3. -- Jusqu'à Châtellerault, le pays est blanchâtre, crayeux,
ouvert et peu peuplé, quoiqu'il n'y manque pas de maisons de
plaisance. La ville a l'animation, grâce à sa rivière qui se jette
dans la Loire. La fabrique de coutellerie est considérable: à
peine étions-nous arrivés, que notre appartement fut rempli de
femmes et de filles de manufacturiers, ayant chacune sa boîte de
ciseaux, de couteaux, de joujoux, etc.; et elles pressaient de
leur acheter avec une sollicitude si polie, que quand même rien ne
vous eût été nécessaire, on ne pouvait laisser tant d'instances
infructueuses. Il faut remarquer ici que, quoique les produits
soient à bon marché, le travail est à peine divisé: des ouvriers,
sans aucun rapport entre eux, font tout pour leur propre compte,
sans autre aide que celui de leur famille. -- 25 milles.

Le 4. -- Campagne plus riante, parsemée de châteaux jusqu'aux
Ormes, où on s'arrêta pour visiter la résidence que s'y est
construite feu le comte de Voyer-d'Argenson. C'est un bel édifice
en pierre, flanqué de deux ailes considérables pour les communs et
la réception des étrangers: on entre par un vestibule très
convenable, au bout duquel se trouve le grand salon, pièce
circulaire en marbre extrêmement élégante et parfaitement meublée;
dans le petit salon, des peintures représentent les quatre
victoires remportées par les Français dans la guerre de 1744; on
voit ici, dans chaque appartement, une forte tendance à imiter les
modes et le mobilier anglais. Cette retraite charmante appartient
maintenant au comte d'Argenson, le dernier comte, celui qui l'a
fait élever, avait formé avec le duc de Grafton actuel le projet
d'une partie très agréable. Le duc devait venir, avec ses chevaux
et sa meute, passer ici quelques mois en compagnie de certains de
ses amis. L'idée en était venue d'une proposition de chasser les
loups de France avec les limiers anglais pour le renard. Rien
n'était mieux combiné, car il y a place aux Ormes pour une
nombreuse société; mais la mort du comte mit tout à néant. C'est
une sorte d'échange entre la noblesse des deux royaumes, que je
m'étonne de ne pas voir pratiquer quelquefois; cela varierait très
agréablement la monotonie de leur vie et produirait quelques-uns
des avantages des voyages de la façon la plus convenable. -- 23
milles.

Le 5. -- Pays plat, ennuyeux, mais la plus belle route que j'aie
vue en France; il est impossible qu'il y en ait qui la surpasse,
du moment qu'il ne s'agit pas, comme, en Languedoc, de faire des
prodiges, mais tout simplement d'employer avec art d'admirables
matériaux. Il y a partout des châteaux dans cette partie de la
Touraine, mais les fermes et les chaumières sont clair-semées,
jusqu'à ce que l'on vienne en vue de la Loire, dont les rives
semblent ne former qu'un seul village. Le Val peut avoir trois
milles de largeur; c'est une suite de prairies que le soleil a
roussies.

L'entrée de Tours, par une avenue nouvelle, bordée de grandes
maisons de taille blanche, aux façades régulières, est vraiment
magnifique. Cette superbe rue, large et bordée de trottoirs des
deux côtés, coupe la ville en ligne droite, se dirigeant vers le
nouveau pont, de quinze arches plates, ayant chacune 75 pieds
d'ouverture. C'est un noble effort pour l'embellissement d'une
ville de province. Il reste encore à bâtir quelques maisons dont
les façades seules sont achevées. Des révérends pères, satisfaits
de leur ancien logis, ne veulent rien dépenser pour l'exécution du
plan des architectes de Tours; on les devrait bien dénicher, s'ils
s'obstinent dans leur refus, car rien de plus ridicule que ces
façades sans maisons. De la tour de la cathédrale on a une vue
fort étendue; mais pour un fleuve aussi considérable que la Loire,
et que l'on vante comme le plus beau d'Europe, sa beauté est bien
compromise par une si grande largeur d'écueils et de bancs de
sable. Il y a dans la chapelle du vieux palais de Louis XI, le
Plessis-lès-Tours, trois tableaux méritant l'attention des
voyageurs: une Sainte Famille, une Sainte Catherine et une
Hérodiade; ils me semblent du plus beau siècle de l'art italien.
La promenade est belle, longue et admirablement ombragée par
quatre rangées d'ormes majestueux et élancés, qui n'ont point
d'égaux pour abriter contre un soleil brûlant; il y en a une autre
courant parallèlement sur le vieux rempart qui domine les jardins
adjacents. Mais ces promenades, si longtemps l'orgueil des
habitants, sont devenues des objets de pitié: le corps de ville a
mis les arbres en vente, et l'on assure qu'ils seront abattus
l'hiver prochain. On ne s'étonnerait pas qu'une corporation
anglaise sacrifiât la promenade des dames pour une plus grande
abondance de tortue, de venaison et de madère; mais que les
Français montrent aussi peu de galanterie, c'est inexcusable.

Le 9. -- Des petits accès ressentis par le comte de
Larochefoucault à son arrivée ici, et qui nous avaient empêchés de
continuer notre route, se sont tournés le second jour en fièvre
déclarée. On appela le meilleur médecin de la ville, et sa méthode
me plut beaucoup, car il eut peu de recours aux médicaments,
beaucoup d'attention à ce que la pièce fût fraîche et bien aérée,
et sembla s'en remettre presque entièrement à la nature de se
débarrasser de ce qui la gênait. Qui est-ce donc qui dit que la
différence est grande entre un mauvais et un bon médecin, mais
qu'il y en a bien peu entre un bon médecin et pas du tout?

Entre autres excursions, je me suis promené à cheval du côté de
Saumur, sur les bords de la Loire, et j'ai trouvé le même pays
qu'auprès de Tours; mais les châteaux ne sont ni si nombreux, ni
si beaux. Là où les collines de craie s'avancent
perpendiculairement sur le fleuve, elles présentent le plus
singulier assemblage d'habitations extraordinaires; car un grand
nombre de maisons sont creusées dans le roc, maçonnées sur la
façade; des trous à la partie supérieure leur servent de cheminée,
de sorte que souvent vous ne savez d'où sort la fumée qui s'élève
devant vous. En quelques endroits, ces maisons sont étagées les
unes au-dessus des autres. Certaines font un joli effet avec leur
petit coin de jardin. Elles sont en général occupées par les
propriétaires eux-mêmes, mais beaucoup sont louées 10, 15 et 20
liv. par an. Les gens auxquels je parlai semblaient contents de
leurs habitations pour la salubrité et le bien-être; preuve de la
sécheresse du climat. En Angleterre, il n'y aurait guère d'autres
habitants que les rhumatismes. Promenade à pied au couvent des
bénédictins de Marmoutiers, dont le cardinal de Rohan,
actuellement ici, est abbé.

Le 10. -- Le comte étant remis, grâce à la nature ou au docteur
tourangeau, nous nous mettons en route. On chemine jusqu'à
Chanteloup, sur une digue qui défend des inondations un espace
considérable. Ce pays offre moins d'intérêt que je ne m'y serais
attendu sur les rives d'un grand fleuve. Visité Chanteloup, la
retraite de feu le duc de Choiseul. Elle est située sur une
élévation, à quelque distance de la Loire, qui en hiver ou après
de grandes crues peut orner le paysage, mais que l'on voit à peine
maintenant. Le rez-de-chaussée de la façade se compose de sept
pièces: la salle à manger d'environ 30 pieds sur 20, et le salon
de 30 sur 33; la bibliothèque, de 72 sur 20; elle vient d'être
ornée par le possesseur actuel, le duc de Penthièvre, de très
belles tapisseries des Gobelins. Dans le parc, sur une colline
dominant un vaste horizon, le duc a fait bâtir une pagode de 120
pieds de haut en mémoire des personnes qui l'ont visité dans son
exil. Leurs noms sont gravés sur des tablettes de marbre fixées au
mur de la première pièce. Le nombre et le rang de ces personnes
font honneur au duc et à elles-mêmes. L'idée était heureuse. La
forêt qui s'étend à nos pieds est très grande, elle passe pour
avoir onze lieues de large; des avenues la sillonnent menant à la
pagode. Du vivant du duc, ces clairières présentaient l'animation
dévastatrice d'une grande chasse entretenue si libéralement,
qu'elle a ruiné le propriétaire et fait passer le domaine dans les
dernières, mains auxquelles je voudrais le voir: celles d'un
prince du sang. Les seigneurs ont une malheureuse préférence à
s'entourer de forêts, de sangliers et de chasseurs, au lieu de
fermes propres et bien cultivées, de chaumières avenantes et de
gais paysans. Par cette manière de signaler sa magnificence, on
garderait moins de forêts, on dorerait moins de dômes, on
élèverait moins de colonnes superbes; mais à leur place on aurait
des édifices pleins de bien-être, d'aisance et de félicité; on
récolterait les expressions d'une vive gratitude, au lieu de la
chair des sangliers; on verrait la prospérité publique fondée sur
sa base la plus sûre, le bonheur privé. Une chose montre que le
duc ne manquait pas de mérite comme fermier, c'est une belle
vacherie: une plate-forme centrale règne entre deux rangs de
mangeoires pour 78 bêtes, une autre étable en contient un peu
moins, une troisième est destinée aux veaux. Il importa 120 vaches
suisses très belles, qu'il montrait tous les jours à sa société,
car elles ne sortaient jamais. J'ajouterai à cela la bergerie, la
mieux construite que j'aie vue en France, et il me semble avoir
aperçu de la pagode une partie de la ferme mieux traitée et
labourée que dans le pays; il aura donc amené probablement des
laboureurs étrangers. Il y a du mérite en cela, mais grande part
en revient à l'exil. Chanteloup n'eût jamais été ni bâti, ni
arrangé, ni meublé, si le duc fût resté à Versailles. Il en a été
de même avec le duc d'Aiguillon. Les ministres eussent envoyé le
pays à tous les diables, avant d'avoir élevé de tels édifices ou
formé de tels établissements, si on ne les avait chassés de la
cour. Visité, à Amboise, les aciéries fondées par le duc de
Choiseul. La vigne est la principale culture. -- 37 milles.

Le 11. -- Blois, vieille ville dans une jolie situation sur la
Loire, beau pont de pierre de onze arches. On visite le château,
les souvenirs historiques qu'il renferme l'ayant rendu fameux. On
nous fit voir la salle du conseil et la cheminée devant laquelle
se tenait le duc de Guise quand un page du roi vint lui dire de se
rendre près de celui-ci, la porte où il fut poignardé, la
tapisserie qu'il relevait déjà pour pénétrer dans le cabinet, la
tour où l'on jeta son frère, et un trou dans le donjon de Louis
XI, sur lequel le guide nous raconta plusieurs histoires
effrayantes, du même ton que son collègue, le gardien de l'abbaye
de Westminster, récite sa monotone histoire des tombeaux. Le
meilleur résultat du spectacle des lieux ou des murs témoins
d'actions généreuses, pleines d'audace, d'importance, est
l'impression qu'ils font sur l'esprit ou plutôt sur le coeur de
celui qui les contemple, car c'est une émotion de sentiment plutôt
qu'un effort de réflexion. Les meurtres ou exécutions politiques
accomplis dans ce château, quoique non sans intérêt, ont été
infligés et soufferts par des hommes qui n'ont droit ni à notre
amour, ni à notre vénération. Les temps et les hommes nous
inspirent également le dégoût. Un fanatisme et une ambition, l'un
et l'autre sombres, perfides et sanglants, ne permettent aucuns
regrets. De tels hommes n'étaient propres sans doute qu'à de
telles rivalités. Quitté la Loire et passé à Chambord. Grande
quantité de vignes, poussant très bien, sur un mauvais sable que
le vent agite. Que mon ami Le Blanc serait heureux si ses plus
maigres dunes de Cavenham lui donnaient annuellement 100 douzaines
de bon vin par acre! Embrassé d'un coup d'oeil 2 000 acres de ces
vignes.

Visité le château royal de Chambord, bâti par François 1er, ce
prince magnifique, et habité par feu le maréchal de Saxe. On
m'avait beaucoup parlé de ce château, et il a surpassé mon
attente. Il donne une grande idée de la splendeur de François 1er.
En comparant les époques et les ressources, Louis XIV et son
ancêtre, je préfère infiniment Chambord à Versailles. Les
appartements en sont vastes, nombreux et bien distribués.
J'admirai particulièrement l'escalier de pierre au centre du
bâtiment, qui, étant en ligne spirale double, renferme deux
escaliers distincts, l'un au-dessus de l'autre, de façon que deux
personnes peuvent monter ou descendre à la fois sans se voir. Les
quatre appartements des combles, à voûtes de pierre, ne sont pas
de moindre goût. Le comte de Saxe en avait transformé un en un
charmant théâtre, très commode. On nous montra l'appartement
occupé par ce grand capitaine et la chambre où il mourut. Si ce
fut ou non dans son lit, c'est un problème laissé, à résoudre aux
fureteurs d'anecdotes. Le bruit commun en France est qu'il fut
atteint au coeur dans un duel avec le prince de Conti, venu tout
exprès, et que l'on prit le plus grand soin de le cacher au roi
Louis XV, car son amitié pour le maréchal était si vive, qu'il eût
certainement banni le prince du royaume. Plusieurs pièces ont été
arrangées au goût du jour, soit par le maréchal, soit par les
gouverneurs qui lui ont succédé. Dans l'une d'elles se voit un
beau portrait de Louis XIV à cheval. Près du château sont les
quartiers du régiment de 1 500 chevaux, formé par le maréchal, et
que Louis XV lui donna, en fixant Chambord pour garnison, tant que
son colonel y résiderait. Il vivait ici sur un grand pied, vénéré
de son souverain, comme de tout le royaume. Le château n'est pas
bien situé, il est trop bas et sans la moindre perspective; du
reste le pays en général est si uni, qu'il serait difficile d'y
découvrir une éminence. De la plate-forme on découvre un horizon
dont les trois quarts sont couverts par le parc ou forêt; le mur
qui l'entoure renferme 20 000 arpents remplis à profusion de toute
sorte de gibier. De grandes clairières sont ou incultes, ou en
bruyères, ou mal cultivées; je ne pouvais m'empêcher de penser
que, si jamais il prenait au roi de France l'idée d'établir une
ferme-modèle sur le système de récoltes-racines suivi en
Angleterre, c'était ici qu'il le fallait faire. Qu'il donne le
château pour résidence au directeur et à son monde, que l'on
convertisse en étables les casernes qui ne servent plus à rien
maintenant, et les profits du bois suffiront à l'achat du bétail
et à la mise en oeuvre de toute l'entreprise. Quelle comparaison y
a-t-il entre l'utilité d'un tel établissement et celui qu'à bien
plus grands frais on a fait ici d'un haras, qui ne peut produire
par sa tendance que du mal? J'ai beau recommander de semblables
institutions; on ne s'en est jamais occupé nulle part, et jamais
on ne s'en occupera, jusqu'à ce que l'humanité soit régie par des
principes absolument contraires à ceux d'à présent, jusqu'à ce que
l'on pense que le progrès d'une agriculture nationale demande
autre chose que des académies et des mémoires. -- 35 milles.

Le 12. -- À deux milles du port, nous avons tourné la grande route
d'Orléans. Un vigneron nous a informés ce matin que la gelée avait
été assez forte pour faire du mal au raisin; et je dois dire que,
depuis quatre ou cinq jours, le ciel a été constamment clair, le
soleil brillant, mais qu'il a soufflé un vent de nord-est si
froid, que l'on eût dit nos journées claires d'avril en
Angleterre; nous n'avons pas quitté nos surtouts de toute la
journée. Dîné à Clarey (Cléry) et visité le tombeau de ce tyran,
si habile et si sanguinaire, Louis XI: il est en marbre blanc; le
roi est représenté à genoux, implorant, je suppose, pour ses
bassesses et ses meurtres, un pardon qui, sans doute, lui fut
promis par ses prêtres. Arrivé à Orléans. -- 30 milles.

Le 13. -- Ici mes compagnons, pressés d'arriver aussitôt que
possible à Paris, ont pris la route directe; comme je l'avais déjà
parcourue, j'ai préféré celle de Fontainebleau par Petivier
(Pithiviers). Un de mes motifs pour cette résolution était de voir
Denainvilliers, résidence de feu le célèbre M. du Hamel, le lieu
des expériences d'agriculture, qu'il a rapportées dans plusieurs
de ses ouvrages. Étant tout près à Petivier, j'y allai à pied pour
le plaisir de parcourir des terres dont j'avais si souvent entendu
parler, les regardant avec une sorte de vénération classique. Son
homme d'affaires, qui conduisait la ferme, étant mort, je ne pus
recueillir beaucoup de renseignements sur lesquels on pût se fier.
Il en eût été autrement si M. Fougeroux, le propriétaire actuel,
ne s'était trouvé absent. J'examinai le sol, point capital dans
toutes les expériences dont il y a des conclusions à tirer; je
pris aussi quelques notes d'agriculture usuelle. Ayant appris, de
l'ouvrier qui me guidait, que les instruments en usage, du temps
de M. du Hamel, existaient encore dans un grenier, j'allai avec
plaisir les voir, et je trouvai, autant que je me le rappelle,
qu'ils avaient été parfaitement représentés dans les planches qui
en ont été données par leur ingénieux auteur. Je fus satisfait de
les voir mis en réserve jusqu'à ce qu'un autre fermier voyageur,
aussi enthousiaste que moi-même, contemple les vénérables reliques
d'un génie bienfaisant. Il y a un poêle et une étuve à sécher les
grains, également décrits par lui; dans une haie derrière la
maison, une collection d'arbres exotiques très curieux, en bon
état, et le long des chemins, près du château, plusieurs avenues
de frênes, d'ormes et de peupliers ont été plantées par M. du
Hamel. J'éprouvai un plaisir encore plus grand de trouver que
Denainvilliers n'était pas un domaine insignifiant: de vastes
terrains, un château de bonne apparence, avec offices, jardin,
etc., tout ce qui annonce la fortune, prouvent que si cet
infatigable auteur a échoué dans quelques-unes de ses entreprises,
la cour ne s'en est pas moins honorée en le récompensant, et on ne
le laissa pas, comme tant d'autres, chercher dans l'obscurité le
prix que l'industrie obtient de ses propres efforts. Quatre milles
avant Malsherbes (Malesherbes), de beaux arbres ont été plantés de
chaque côté de la route par M. de Malsherbes (Malesherbes); c'est
un effort remarquable pour embellir un pays plat. Pendant plus de
deux milles, ce sont des mûriers; ils se joignent à ces
magnifiques plantations de Malsherbes, qui comprennent une grande
variété des arbres les plus curieux importés en France. -- 36
milles.

Le 14. -- Après trois lieues dans la forêt de Fontainebleau, je
suis arrivé dans cette ville, et j'ai visité le château auquel
plusieurs rois ont tellement ajouté, qu'il n'est plus aisé de
faire la part de François 1er, son fondateur. Il n'a pas si bon
air que Chambord. C'était une résidence favorite des Bourbons,
cette famille de Nemrods. Parmi les appartements que l'on montre,
ceux du Roi, de la Reine, de Monsieur et de Madame sont les
principaux; la dorure semble l'ornement en vogue, mais, dans le
boudoir de la reine, elle est parfaitement employée et avec une
extrême élégance. La décoration de cette délicieuse petite
retraite est exquise, et rien ne peut surpasser le goût des
ornements qu'on y a prodigués. Dans ce palais, les tapisseries de
Beauvais et des Gobelins se montrent à leur avantage. Je remarquai
avec plaisir que la galerie de François 1er avait été conservée
dans son ancien état jusqu'aux chenets, qui sont ceux dont se
servait ce monarque. Le jardin est insignifiant, et il ne faut pas
comparer le grand canal (comme on l'appelle) avec celui de
Chantilly. Dans l'étang proche du palais, il y a des carpes aussi
grosses et aussi apprivoisées que celles du prince de Condé. Mon
hôte pensa sans doute qu'il ne faut pas que l'on visite gratis les
résidences royales, car il me fit payer 10 livres un dîner qui ne
m'aurait pas coûté plus de moitié à l'hôtel de l'Étoile et de la
Jarretière à Richmond. Gagné Meulan (Melun). -- 34 milles.

Le 15. -- Traversé, sur un espace considérable, la royale forêt de
chênes de Sénart. Aux environs de Montgeron, champs sans clôtures,
produisant avec la récolte autant de perdrix qu'il en faut pour la
manger, car le nombre en est énorme. On peut compter en moyenne
une couvée pour deux acres, outre certaines places favorites où
elles foisonnent beaucoup plus. À Saint-George-Villeneuve, la
Seine surpasse la Loire en beauté. Rentré à Paris en renouvelant
mon observation, qu'on ne trouve pas sur les routes qui y
aboutissent le dixième du mouvement des environs de Londres.
Descendu à l'hôtel de Larochefoucauld. -- 20 milles.

Le 16. -- Accompagné le comte à Liancourt. -- 38 milles.

J'y allais faire une visite de trois ou quatre jours; mais toute
la famille s'employa si bien à me rendre l'endroit agréable sous
tous les rapports, que j'y ai passé plus de trois semaines. À
environ un demi-mille se trouvait une suite de collines en grande
partie abandonnées. Le duc de Liancourt l'a dernièrement convertie
en jardin anglais, avec bosquets, allées sinueuses, bancs de
verdure et tonnelles. Le site est très heureux. Des sentiers ornés
suivent le bord des pentes, pendant trois ou quatre milles, les
vues qu'ils offrent sont agréables, dans quelques endroits elles
ont de la grandeur. Près du château, la duchesse a fait construire
une ménagerie et une laiterie d'un goût charmant. Le boudoir et
l'antichambre sont fort jolis, le salon élégant; la laiterie elle-
même est tout en marbre. Dans un village près de Liancourt, le duc
a fondé une manufacture de toiles et de tissus mêlés, fil et
coton, qui promet de rendre de grands services; on y compte 25
métiers, et on se prépare à en monter d'autres. La filature pour
ces métiers emploie un grand nombre de bras, qui autrement
seraient inoccupés; car, bien que la contrée soit populeuse, il
n'y a aucune espèce de manufactures. De tels efforts méritent
d'être loués hautement. À ceci se rattache un excellent projet du
duc pour donner à la génération nouvelle des habitudes
d'industrie. Les filles pauvres sont reçues dans une institution
où on leur apprend un métier: on leur enseigne la religion, la
lecture, l'écriture et le filage du coton; elles y restent jusqu'à
l'âge de se marier, et on leur donne alors pour dot une portion
déterminée de leurs gains. Il y a aussi un autre établissement
(pour lequel je me récuse) destiné à former les orphelins de
l'armée à être soldats. Le duc a élevé pour eux de grands
bâtiments parfaitement aménagés. Le tout est dirigé par un digne
et intelligent officier, M. Leroux, capitaine de dragons et croix
de Saint-Louis, qui surveille tout lui-même. Le nombre des enfants
est maintenant de 120, tous en uniforme. Mes idées ont maintenant
pris une tournure que je suis trop vieux pour changer: j'aurais
mieux aimé voir 120 garçons élevés à la charrue, dans des
principes meilleurs que ceux d'à présent; mais, il faut l'avouer,
l'établissement est fait dans un but d'humanité, et la conduite en
est excellente.

Je reconnus à Liancourt la fausseté des idées que je m'étais
faites, avant mon voyage en France, d'une maison de campagne dans
ce royaume. Je m'attendais à n'y voir qu'une copie de la capitale,
toutes les formes assommantes de la ville, moins ses plaisirs;
mais je me détrompai. La vie et les occupations ressemblent
beaucoup plus à celles d'une résidence de grand seigneur anglais
que l'on ne se l'imaginerait ordinairement. On trouve le thé
servi, si l'on veut descendre déjeuner; puis la promenade à
cheval, la chasse, les plantations, le jardinage, mènent jusqu'au
dîner, que l'on ne sert qu'à deux heures et demie, au lieu de
l'ancienne habitude de midi; la musique, les échecs, ainsi que les
autres passe-temps ordinaires d'un salon de compagnie et une
bibliothèque de sept ou huit mille volumes permettent d'employer
agréablement les loisirs qui restent. On voit que la façon de
vivre est en grande partie la même dans les différents pays
d'Europe. Il faut ici que les ressources de l'intérieur soient
très nombreuses; car, avec un tel climat, on ne peut compter sur
celles du dehors; la quantité de pluie qui tombe est incroyable.
J'ai remarqué que pendant vingt-cinq ans, en Angleterre, je n'ai
jamais été retenu à la maison par la pluie; il peut tomber une
forte averse, qui dure plusieurs heures; mais saisissant le
moment, on peut se permettre un tour de promenade, soit à pied,
soit à cheval. Depuis mon séjour à Liancourt, nous avons eu une
pluie incessante, si forte, que je ne pouvais aller du château au
pavillon du duc sans courir le risque d'être traversé. Il est
tombé pendant dix jours plus d'eau, j'en suis sûr, si on avait pu
la mesurer, qu'il n'en tombe jamais en Angleterre pendant un mois.
C'est une mode nouvelle, en France, que de passer quelque temps à
la campagne: dans cette saison et depuis plusieurs semaines Paris
est comparativement désert. Quiconque a un château s'y rend, les
autres visitent les plus favorisés. Cette révolution remarquable
dans les habitudes françaises est certainement le meilleur emprunt
fait à notre pays, et son introduction avait été préparée par les
enchantements des écrits de Rousseau. L'humanité doit beaucoup à
cet admirable génie, chassé, de son vivant, de pays en pays avec
autant de fureur qu'un chien enragé, grâce à cet ignoble esprit de
superstition qui n'a pas encore reçu le dernier coup.

Les femmes du premier rang, en France, rougiraient, à présent, de
laisser allaiter leurs enfants par d'autres, et les corsets, qui
si longtemps torturèrent, comme encore en Espagne, le corps de la
pauvre jeunesse, sont universellement bannis. Le séjour à la
campagne n'a pas encore produit d'effets aussi remarquables, mais
ils n'en sont pas moins sûrs et n'amélioreront pas moins toutes
les classes de la société.

Le duc de Liancourt, devant présider l'assemblée provinciale de
l'élection de Clermont se rendit à la ville pour plusieurs jours
et m'invita au dîner de l'assemblée, où se devaient trouver
plusieurs agriculteurs en renom. Ces assemblées, proposées depuis
de si longues années par les patriotes français et surtout par le
marquis de Mirabeau, le célèbre ami des hommes; reprises par
M. Necker, et jalousées par certaines personnes ne voyant pas de
gouvernement meilleur que celui sur les abus duquel se fondait
leur fortune, ces assemblées, dis-je, m'intéressaient au plus haut
point. J'acceptai l'invitation avec plaisir. Il s'y trouvait trois
grands cultivateurs, non pas propriétaires, mais fermiers.
J'examinai avec attention leur conduite en face d'un grand
seigneur du premier rang, d'une fortune considérable et très haut
en l'estime du roi; à ma grande satisfaction ils s'en tirèrent
avec une aisance et une liberté fort convenables quoique modestes,
d'un air ni trop dégagé ni trop obséquieux pour être en désaccord
avec nos idées anglaises. Ils émirent leur opinion librement et
s'y tinrent avec une confiance convenable. Un spectacle plus
singulier était la présence de deux dames au milieu de vingt-cinq
à vingt-six messieurs; une telle chose ne se ferait pas en
Angleterre. -- Dire que les coutumes françaises l'emportent à cet
égard sur les nôtres, c'est affirmer une vérité qui saute aux
yeux. Si les femmes sont éloignées des réunions où l'entretien
doit rouler sur des sujets plus sérieux que ceux qu'on traite
d'ordinaire dans la conversation, elles resteront dans
l'ignorance, ou bien se jetteront dans les extravagances d'une
éducation exagérée, pédante, affectée, en un mot rebutante chez
elles. L'entretien d'hommes s'occupant de choses importantes est
la meilleure école pour une femme.

La politique, dans toutes les sociétés que j'ai vues, roulait
beaucoup plus sur les affaires de Hollande que sur celles de
France. Tout le monde parlait d'apprêts pour une guerre avec
l'Angleterre; mais les finances françaises sont dans un tel
désordre, que les mieux informés la déclarent impossible. Le
marquis de Vérac, dernier ambassadeur à La Haye (envoyé, disent
les politiques anglais, pour soulever une révolution), a passé
trois jours à Liancourt. On peut croire qu'il se montrait prudent
au milieu d'une compagnie si mêlée; mais il ne faisait pas mystère
de ce que cette révolution qu'il était chargé de provoquer en
Hollande pour changer le stathouder ou réduire son pouvoir, avait
été depuis longtemps combinée et tramée de manière à défier toutes
chances mauvaises, si le comte de Vergennes n'eût compromis cette
affaire, à force de manoeuvres pour se rendre nécessaire au
cabinet de Versailles. Ceci s'accorde avec les idées de quelques
Hollandais, hommes de sens, à qui j'en avais parlé.

Pendant mon séjour à Liancourt, mon ami Lazowski m'accompagna dans
une petite excursion de deux jours à Ermenonville, chez M. le
marquis de Girardon (Girardin). Nous passâmes par Chantilly et
Morefountain (Mortfontaine), maison de campagne de
M. de Mortfontaine, prévôt des marchands de Paris. On m'avait dit
qu'elle était arrangée à l'anglaise. Il y a deux parties bien
distinctes: l'une est un jardin sillonné de sentiers sinueux et
orné d'une profusion de temples, de bancs, de grottes, de
colonnes, de ruines et que sais-je encore? J'espère que les
Français qui n'ont point vu notre pays ne prendront point ceci
comme échantillon du goût anglais, qui en diffère autant que le
style régulier du siècle passé. L'autre, dont l'eau forme le
principal ornement, a une gaieté, une vie, qui contrastent bien
avec les collines sombres et tristes qui l'encadrent, et que revêt
une solitude propre au pays environnant. On a fait beaucoup ici,
et peu s'en faut que l'on ait atteint la perfection que le pays
comporte.

Gagné Ermenonville à travers une autre partie de la forêt du
prince de Condé, qui confine aux jardins du marquis de Girardin.
Cet endroit est devenu fameux depuis la résidence et la mort du
malheureux et immortel Rousseau, dont chacun ici connaît la tombe,
et l'on s'y rend de toutes parts. Il a été décrit, et on en a
gravé les principales vues; en faire une nouvelle description ne
causerait que de l'ennui. Je me contenterai d'une ou deux
observations qui ne me semblent point avoir été faites par
d'autres. Les deux lacs et la rivière présentent trois points de
vue différents. On nous montra d'abord celui qui est si fameux par
la petite île des Peupliers, dans laquelle repose ce qu'il y avait
de périssable dans cet extraordinaire et inimitable écrivain. Ce
paysage est parfaitement conçu et exécuté. Le lac a de quarante a
cinquante acres; des collines l'entourent de deux côtés, de hautes
futaies ferment les autres de façon à l'isoler entièrement. Les
restes du génie que nous avons perdu impriment à cette scène un
caractère mélancolique auquel les ornements siéraient peu; aussi
n'y en a-t-il que quelques-uns. C'était par une soirée calme que
nous le visitions. Le soleil, en se couchant, allongeait les
ombres sur le lac, et le silence semblait reposer sur les eaux
qu'aucun souffle ne ridait, comme le dit un poète, je ne sais
lequel. Les hommes illustres à qui est dédié le temple des
Philosophes, et dont les noms sont gravés sur ses colonnes, sont:
Newton, Lucem; Descartes, Nil in rebus inane; Voltaire, Ridiculum;
Rousseau, Naturam; et, sur une autre colonne non terminée: Quis
hoc perficiet? L'autre lac est plus grand; il remplit tout le fond
de la vallée autour de laquelle s'élèvent des collines sauvages,
de rochers ou de sable infertile, ou nues ou revêtues de bruyères;
quelques endroits sont boisés, d'autres parsemés de genièvres. Le
caractère est ici celui d'une nature sauvage, l'art s'est caché
autant qu'il était compatible avec un accès facile. Une rivière
forme l'autre tableau, en serpentant au milieu d'une pelouse
partant de la maison, parsemée de bouquets de bois. Le terrain est
trop plat pour faire un heureux effet, nulle part on ne le voit à
son avantage.

Le lendemain matin, nous allâmes d'Ermenonville à Brasseuse,
résidence de madame du Pont, soeur de la duchesse de Liancourt.
Quelle fut ma surprise de trouver un grand agriculteur dans cette
vicomtesse! Une dame, une Française, assez jeune encore pour
goûter tous les plaisirs de Paris, vivant à la campagne et
s'occupant de ses terres, c'était un spectacle inattendu. Elle
fait probablement plus de luzerne que qui que ce soit en Europe,
250 arpents. Elle me donna, avec un agrément et une simplicité
charmante, des détails sur ses luzernières et sa laiterie: mais ce
n'est les ici le lieu d'en parler. Retourné à Liancourt par Pont,
où l'on passe l'eau sur trois arches soutenues de façon originale,
chaque culée consistant en quatre piliers, avec un chemin de
halage sous l'une des arches; la rivière et navigable.

La chasse était un des amusements du matin auxquels je prenais
part à Liancourt. Pour le cerf, les chasseurs forment autour du
bois une ligne qu'ils vont toujours resserrant, et il est rare que
plus d'une seule personne puisse tirer; c'est plus ennuyeux qu'on
ne saurait aisément se l'imaginer; comme la pêche à la ligne, une
attente incessante et un désappointement perpétuel. La chasse aux
perdrix et au lièvre est presque aussi différente de ce qui se
pratique en Angleterre. Nous nous y livrions dans la belle vallée
de Catnoir (Catenoy), à cinq ou six milles de Liancourt.

On se mettait en file, à 30 yards environ l'un de l'autre, ayant
chacun derrière soi un domestique avec un fusil chargé tout prêt
pour quand on aurait fait feu: de cette façon, nous parcourions la
vallée en travers, forçant le gibier à se lever devant nous.
Quatre ou cinq couples de lièvres et une vingtaine de couples de
perdrix formaient les trophées de la journée. Cette chasse a pour
moi peu de charmes de plus que celle du cerf à l'affût. Le
meilleur résultat pour moi de cet exercice en campagne, c'est
l'entrain du dîner qui couronne le jour. Pour en jouir, il ne faut
pas que la fatigue ait été trop grande. Un excès de gaîté après un
excès d'exercice est une affectation propre à de jeunes écervelés
(je me rappelle bien d'en avoir été de mon temps); mais quelque
chose au delà de la modération met l'excitation du corps à
l'unisson de celle de l'esprit, et la bonne compagnie est alors
délicieuse. Dans de telles occasions, nous revenions trop tard
pour le dîner; on nous en servait un exprès, pour lequel nous ne
faisions autre toilette que de changer de linge; ce n'était pas
alors que le champagne de la duchesse avait le moins de bouquet.
Un homme n'est pas bon à pendre qui ne sait boire un peu trop le
cas échéant; mais prenez-y garde: revenez-y par trop souvent et
que cela tourne en réunions bachiques, la fleur du plaisir se
fane, et vous devenez un de nos chasseurs de renard d'autrefois.

Un jour que nous dînions ainsi à l'anglaise, buvant à la charrue,
à la chasse, à je ne sais quoi, la duchesse de Liancourt et
quelques-unes de ses dames vinrent par partie nous visiter. Ce
pouvait être pour elles l'occasion de trahir leur malignité, en
cachant à peine sous les sourires leur mépris pour des façons
étrangères; il n'en fut rien, elles ne manifestèrent qu'une
curiosité enjouée, un plaisir naturel à voir les autres gais et
heureux. «Ils ont été de grands chasseurs aujourd'hui, disait
l'une. Oh! Ils s'applaudissent de leurs exploits. -- Ont-ils bu en
l'honneur du fusil? disait l'autre. Ils ont bu à leurs maîtresses
certainement, ajoutait une troisième. J'aime à les voir en gaîté,
il y a là quelque chose d'aimable dans ceci.» Il semblera peut-
être superflu de prendre note de semblables bagatelles; mais
qu'est-ce que la vie, les bagatelles mises de côté? Elles
caractérisent une nation mieux que les grandes affaires. Au
conseil, dans la victoire, dans la défaite, dans la mort,
l'humanité, je le suppose, est toujours et partout la même. Les
riens font plus de différence, et le nombre est infini de ceux qui
me donnent l'idée de l'excellent naturel des Français. Je n'aime
ni un homme ni un écrit montés sur des échasses et vêtus de
cérémonie. Ce sont les sentiments de tous les jours qui donnent la
couleur à notre vie, et qui les goûte le mieux a le plus de
chances d'atteindre le bonheur. Mais, bien à mon regret, il est
temps de quitter Liancourt. Pris congé de la bonne duchesse, dont
l'hospitalité et la bienveillance ne doivent pas être de sitôt
oubliées. -- 51 milles.

Les 9, 10 et 11. -- Revenu par Beauvais et Pontoise à Paris, où je
viens pour la quatrième fois. Je m'y confirme dans l'idée que les
routes de la banlieue sont des déserts en comparaison de celles de
Londres.

Par quel moyen cette ville se relie-t-elle à la campagne? Les
Français doivent être le peuple le plus casanier du globe; une
fois en place, il ne leur doit pas même venir l'idée d'en bouger;
ou bien il faut que les Anglais soient le plus remuant de tous les
peuples et trouvent plus de plaisir à passer d'un endroit à
l'autre que de jouir de la vie en aucun. Si la noblesse française
ne se rendait dans ses terres que sur l'ordre de la cour, les
routes ne seraient pas plus solitaires. -- 25 milles.

Le 12. -- Mon intention était de loger en garni; mais, en arrivant
à l'hôtel de Larochefoucauld, j'ai trouvé ma bonne duchesse aussi
hospitalière à la ville qu'à la campagne; elle m'avait fait
préparer un appartement. La saison est si avancée, que je ne
resterai à Paris que le temps nécessaire pour voir les monuments
publics. Cela s'arrangera bien avec mes visites à quelques savants
pour lesquels j'ai des lettres de recommandation, et me laissera
la soirée pour les nombreux théâtres de cette ville. Dans mes
notes, après un coup d'oeil rapide sur ce que je vois d'une cité
aussi connue en Angleterre, il m'arrivera de décrire plutôt mes
idées et mes sentiments que les objets en eux-mêmes; qu'on se le
rappelle bien, je me propose de dédier ce journal négligé bien
plus aux riens qu'aux choses d'une importance réelle. Des tours de
la cathédrale, on embrasse tout Paris. C'est une grande ville,
même pour ceux qui ont vu Londres du haut de Saint-Paul. Sa forme
circulaire lui donne un grand avantage; la clarté de son ciel, un
plus grand encore. Il est maintenant si pur, qu'on se croirait en
été. Les nuages de fumée de charbon de terre qui enveloppent
toujours Londres empêchent de bien distinguer la grandeur de la
capitale, mais je la crois excéder Paris au moins d'un tiers. Le
Parlement est défiguré par une porte dorée de mauvais goût et de
grands toits à la française. L'hôtel des Monnaies est un bel
édifice, et la façade du Louvre une des plus élégantes du monde,
parce que (pour l'oeil au moins) ils ne sont pas couverts d'un
toit; sitôt que paraît le toit, le bâtiment en souffre. Je ne me
rappelle pas un seul édifice renommé par sa beauté (ceux où il y a
des dômes exceptés) dans lesquels la toiture ne soit si plate,
qu'on ne l'y aperçoive point ou à peine. Quel oeil avaient donc
les artistes français pour charger tant d'édifices de combles dont
l'élévation est destructive de toute beauté? Chargez le Louvre de
ceux qui défigurent le Parlement ou les Tuileries, que deviendra-
t-il? Passé la soirée à l'Opéra, que j'ai cru un beau théâtre
jusqu'à ce que l'on m'ait dit qu'il avait été bâti en six
semaines; alors ce ne fut plus rien pour moi, supposant qu'il
devait crouler dans six ans. L'idée de durée est une des plus
essentielles à l'architecture; quel plaisir donnerait une belle
façade en carton peint? On donnait l'Alceste de Gluck avec
mademoiselle Saint-Huberty, la première chanteuse, une excellente
actrice. Quant à la mise en scène, aux costumes, aux décors, au
ballet, ce théâtre bat Haymarket tout à plat.

Le 14. -- Traversé Paris pour voir M. Broussonnet, secrétaire de
la Société d'agriculture, rue des Blancs-Manteaux; il est en
Bourgogne. Visité M. Cook, de Londres, qui attend ici la saison
pour montrer au duc d'Orléans son drill plough[8]; voilà une idée
française d'améliorer l'agriculture de cette façon. On doit savoir
marcher avant d'apprendre à danser. Il y a de l'agilité dans les
cabrioles, et même on peut y mettre de la grâce; mais pourquoi en
faire? Il a beaucoup plu aujourd'hui, il est presque incroyable,
pour une personne habituée à Londres, combien les rues de Paris
sont sales et le danger qu'il y a à les parcourir; la plupart
manquent de trottoirs. La table était très garnie; il s'y trouvait
quelques politiques, et on a causé de l'état présent de la France.
L'opinion générale semble être que l'archevêque ne pourra tirer le
pays de sa situation actuelle; les uns prétendent qu'il lui en
faudrait la volonté, d'autres, le courage, d'autres encore, la
capacité. Certains ne le croient attentif qu'à son propre intérêt;
suivant les autres, les finances sont trop dérangées pour être
rétablies par aucun système, hors la réunion des états généraux du
royaume, et une telle assemblée ne peut se faire sans provoquer
une révolution dans le gouvernement. Tous s'accordent à pressentir
quelque chose d'extraordinaire, et l'idée d'une banqueroute est
loin d'être rare. Mais qui aura le courage de s'en charger?

Le 14. -- Abbaye des Bénédictins de Saint-Germain, piliers de
marbre africain, etc., etc. -- C'est la plus riche de France;
l'abbé a 300 000 livres (13 125 l. st.). La patience m'échappe,
quand je vois disposer de tels revenus comme on le faisait au
dixième siècle et non selon les idées du dix-huitième. Quelle
magnifique ferme on créerait avec le quart seulement de cette
rente! Quels navets, quels choux, quelles pommes de terre, quels
trèfles, quels moutons, quelle laine! Est-ce que tout cela ne vaut
pas mieux qu'un prêtre à l'engrais? Si un actif fermier anglais
était derrière cet abbé, il ferait plus de bien à la France, avec
moitié de sa prébende, que la moitié des abbés du pays avec toutes
les leurs. Passé près de la Bastille, autre objet propre à faire
vibrer dans le coeur de l'homme d'agréables émotions. Je mis en
quête de bons cultivateurs, et à chaque coin je me heurte contre,
des moines et des prisons d'État. -- À l'Arsenal, pour voir
M. Lavoisier, ce célèbre chimiste dont la théorie, anéantissant le
phlogistique, a fait autant de bruit que celle de Stahl, qui
l'établissait. Le docteur Priestley m'avait donné pour lui une
lettre de recommandation. Dans la conversation, je parlai de son
laboratoire; il m'y a donné rendez-vous pour mardi. Revenu par les
boulevards à la place Louis XV, qui n'est pas, à proprement
parler, une place, mais la magnifique entrée d'une grande ville.
Les façades des deux édifices qu'on vient d'y élever sont
parfaites. L'union de la place Louis XV avec tes Champs-Élysées,
le jardin des Tuileries et la Seine lui donne un aspect de
grandeur et d'élégance; c'est la partie la mieux bâtie et la plus
agréable de Paris; on n'est pas dans la boue, et l'on respire
librement. Mais, certes, la plus belle chose que j'aie encore vue
à Paris, c'est la Halle aux blés, immense rotonde; la couverture,
entièrement en bois, sur un nouveau système de charpente,
demanderait, pour en donner une idée, quelques planches
accompagnées de longues explications; la galerie a 150 pas de
circonférence, par conséquent autant de pieds de diamètre: à sa
légèreté, on la dirait suspendue par des fées. Des grains, des
haricots, des pois et des lentilles sont emmagasinés et vendus sur
l'aire centrale; la farine est mise sur des plates-formes de bois
dans les divisions qui entourent cette aire. On arrive par des
escaliers tournants enlacés l'un dans l'autre, à de grandes salles
pour le seigle, l'orge, l'avoine, etc. Le tout est si bien conçu
et si admirablement exécuté, que je ne connais pas, en France ou
en Angleterre, un monument qui le surpasse. Et si l'appropriation
de toutes les parties aux exigences du service, l'adaptation de
chacune à sa fin spéciale, unies à cette élégance qui ne demande
aucun sacrifice de l'utilité et cette magnificence résultant de la
solidité et de la durée, si ces conditions, dis-je, sont celles de
l'excellence d'un édifice public, je n'en connais pas un qui
l'égale. On ne peut y faire qu'un reproche, sa situation; on
l'aurait dû mettre sur le quai pour y décharger les bateaux sans
recourir au transport par terre. Le soir, à la Comédie italienne,
beau bâtiment, tout le quartier est régulier et nouvellement
construit: c'est une spéculation privée du duc de Choiseul, dont
la famille y a une loge à perpétuité. On jouait l'Amant jaloux. Il
y a une, jeune cantatrice, mademoiselle Renard, dont lit voix est
si suave, que, chantant en italien et selon la méthode italienne,
elle ferait une charmante artiste.

Visite la tombe du cardinal de Richelieu; noble production du
génie, la plus belle statue de beaucoup que j'aie vue. On ne peut
souhaiter rien qui soit plus aisé et plus gracieux que l'attitude
du cardinal, ni une plus grande expression que celle de la science
en larmes. Dîné au Palais-Royal avec mon ami. Le monde y est bien
mis, les repas propres, bien préparés et bien servis: mais ici,
comme partout ailleurs, il faut payer bon pour de bonnes choses;
ne l'oublions pas, payer peu une chose mauvaise n'est point un bon
marché. Le soir, à la Comédie française, l'École des Pères, pièce
lamentable, genre larmoyant. Ce théâtre, le principal de Paris est
un bel édifice avec un portique superbe. Après les salles
circulaires de France, comment supporter nos trous oblongs et mal
agencés de Londres?

Le 16. -- Rendez-vous citez M. Lavoisier. Madame Lavoisier,
personne pleine d'animation, de sens et de savoir, nous avait
préparé, un déjeuner anglais au thé et au café; mais la meilleure
partie de son repas, c'était, sans contredit, sa conversation,
soit sur l'Essai de M. Kirwan sur le Phlogistique, qu'elle est en
train de traduire, soit sur d'autres sujets qu'une femme de sens,
travaillant avec son mari dans le laboratoire, sait si bien rendre
intéressants. J'eus le plaisir de visiter cette retraite, théâtre
d'expériences suivies par le monde scientifique. Dans l'appareil
pour les recherches sur l'air, rien ne frappe autant que la partie
destinée à brûler l'air inflammable et vital et à condenser l'eau;
c'est une machine admirable. Trois vaisseaux sont tenus en
suspension par des index qui accusent immédiatement leurs
variations de poids; deux d'entre eux, aussi grands que des demi-
barils, contiennent de l'air inflammable, le troisième de l'air
vital; un tube de communication le met en rapport avec les autres,
qui lui envoient leur contenu pour le brûler, par des arrangements
trop complexes pour être décrits sans le secours de planches. On
voit que la perte de poids des deux airs, indiquée par leurs
balances respectives, est égale à chaque moment au gain du
troisième vaisseau, dans lequel l'eau se forme ou se condense, car
on ne sait pas encore si cette eau se forme au moment même ou bien
se condense. Si elle est exacte (ce que je ne saurais trop dire),
c'est une magnifique invention. M. Lavoisier me dit, lorsque j'en
louai la construction: «Mais oui, Monsieur, et même par un artiste
français!»[9] d'un ton qui semblait admettre leur infériorité
générale par rapport aux nôtres. On sait que nous avons une
exportation considérable d'instruments de précision pour toutes
les contrées de l'Europe, et la France entre autres. Et ceci n'est
pas d'hier, car l'appareil qui servit aux académiciens français à
mesurer un degré du cercle polaire avait été fait par M. G.
Graham[10]. M. Lavoisier nous montra un autre appareil formé d'une
machine électrique dans un ballon pour expérimenter les effets de
l'électricité dans différents milieux. La cuve à mercure est
considérable, elle contient 250 lb.; son réservoir est aussi très
grand, mais je ne trouvai pas ses fourneaux si bien calculés, pour
obtenir de hautes températures, que certains autres que j'avais
vus. Je fus enchanté de le voir magnifiquement logé et avec toutes
les apparences d'une fortune considérable. Cela satisfait
toujours; les emplois de l'État ne sont jamais en meilleures mains
qu'en celles d'hommes qui dépensent ainsi le superflu de leurs
richesses. À voir l'usage qu'on fait de l'argent, on croirait que
c'est lui qui contribue le moins à l'avancement des choses
vraiment utiles à l'humanité; la plupart des grandes découvertes
qui ont élargi l'horizon de la science ont été obtenues par des
moyens en apparence sans proportions avec leurs fins, par les
efforts énergiques d'esprits ardents sortant de l'obscurité et
rompant les liens de la pauvreté, peut-être de la misère. -- Hôtel
des Invalides; le major de l'établissement eut la bonté de m'en
faire les honneurs. Le soir, visite à M. Lomond, jeune mécanicien
très ingénieux et très fécond, qui a apporté une modification au
métier à filer le coton. Les machines ordinaires filent trop dur
pour de certaines fabrications; celle-ci donne un fil lâche et
mou. Il a fait une découverte remarquable sur l'électricité: on
écrit deux ou trois mots sur un morceau de papier; il l'emporte
dans une chambre et tourne une machine renfermée dans une caisse
cylindrique, sur laquelle est un électromètre, petite balle de
moelle de sureau; un fil de métal la relie à une autre caisse,
également munie d'un électromètre, placée dans une pièce éloignée;
sa femme, en notant les mouvements de la balle de moelle, écrit
les mots qu'ils indiquent; d'où l'on doit conclure qu'il a formé
un alphabet au moyen de mouvements. Comme la longueur du fil n'a
pas d'influence sur le phénomène, on peut correspondre ainsi a
quelque distance que ce soit: par exemple, du dedans au dehors
d'une ville assiégée, ou pour un motif bien plus digne et mille
fois plus innocent, l'entretien de deux amants privés d'en avoir
d'autre. Quel qu'en puisse être l'usage, l'invention est fort
belle. M. Lomond a plusieurs autres machines curieuses, toutes
oeuvres de ses propres mains; le génie de la mécanique lui semble
naturel. -- Le soir à la Comédie française; Molé jouait dans le
Bourru bienfaisant; l'art ne saurait atteindre à une plus grande
perfection.

Le 17. -- Visite à M. l'abbé Messier, astronome du roi et de
l'Académie des sciences; visité l'exposition de l'Académie de
peinture au Louvre. Pour un beau tableau d'histoire dans nos
expositions de Londres, il y en a ici dix: c'est beaucoup plus
qu'il n'en faut pour contre-balancer la différence entre une
exposition annuelle et une bisannuelle. Dîné aujourd'hui dans une
société dont la conversation a été entièrement politique. La
Requête au Roi de M. de Calonne a paru; tout le monde la lit et la
discute. On semble cependant généralement d'accord que, sans se
décharger lui-même de l'accusation d'agiotage, il a jeté sur les
épaules de Monseigneur l'archevêque de Toulouse, premier ministre
actuel, un fardeau non petit, et que celui-ci doit se trouver dans
un singulier embarras pour repousser cette attaque. Mais l'un et
l'autre sont condamnés par tous et en bloc, comme absolument
incapables de faire face aux difficultés d'une époque si critique.
Toute la compagnie semblait imbue de cette opinion, que l'on est à
la veille de quelque grande révolution dans le gouvernement, que
tout l'indique: les finances en désordre, avec un déficit
impossible à combler sans l'aide des états généraux du royaume,
sans que l'on ait une idée précise des conséquences de leur
réunion: aucun ministre soit au pouvoir, soit au dehors, ayant
assez de talents pour promettre d'autres remèdes que des
palliatifs; sur le trône, un prince dont les dispositions sont
excellentes, mais à qui font défaut les ressources d'esprit qui
lui permettraient de gouverner par lui-même dans un tel moment;
une cour enfoncée dans le plaisir et la dissipation, ajoutant à la
détresse générale au lieu de chercher une position plus
indépendante; une grande fermentation parmi les hommes de tous les
rangs qui aspirent à du nouveau sans savoir quoi désirer, ni quoi
espérer; en outre, un levain actif de liberté qui s'accroît chaque
jour depuis la révolution d'Amérique: voilà une réunion de
circonstances qui ne manquera pas de provoquer avant peu un
mouvement, si quelque main ferme, de grands talents et un courage
inflexible ne prennent le gouvernail pour guider les événements et
non pas se laisser emporter par eux. Il est remarquable que jamais
pareille conversation ne s'engage sans que la banqueroute n'en
soit le sujet; on se pose à son propos cette question curieuse:
Occasionnerait-elle une guerre civile et la chute complète du
gouvernement? Les réponses que j'ai reçues me paraissent justes;
une telle mesure, conduite par un homme capable, vigoureux et
ferme, ne causerait certainement ni l'une ni l'autre. Mais,
essayée par un autre, elle les amènerait très probablement toutes
les deux. On tombe d'accord que les états ne peuvent s'assembler
sans qu'il en résulte une liberté plus grande; mais je rencontre
si peu d'hommes qui aient des idées justes à cet égard, que je me
demande l'espèce de liberté qui en naîtrait. On ne sait quelle
valeur donner aux privilèges du peuple; quant à la noblesse et au
clergé, si la révolution ajoutait quelque chose en leur faveur, je
suis d'avis qu'elle ferait plus de mal que de bien.[11]

Le 18. -- Les Gobelins sont sans aucun doute, la première
manufacture de tapisseries du monde; un roi peut seul en soutenir
de pareilles. Le soir, vu la Métromanie, cette incomparable
comédie de Piron, très bien jouée. Plus je vois le théâtre
français, plus je l'aime, et je n'hésite pas un moment à le
préférer de beaucoup au nôtre. Auteurs, acteurs, édifices, mise en
scène, décors, musique, ballets, prenez le tout en masse, il n'y a
rien d'égal à Londres. Nous avons certainement quelques brillants
de première eau; mais, tout mis en balance, ce n'est pas le
plateau de l'Angleterre qui l'emporte. J'écris ce passage d'un
coeur plus léger que je ne le ferais s'il me fallait donner la
palme à la charrue française.

Le 19. -- Charenton près Paris, visité l'École vétérinaire et la
ferme de la Société royale d'agriculture. M. Chabert, le directeur
général, nous a reçus avec la plus cordiale politesse; j'avais eu
le plaisir de connaître en Suffolk M. Flandrein, son second et son
gendre. Ils me montrèrent tout l'établissement vétérinaire; il
fait honneur au gouvernement de la France. Fondé en 1766, on y
ajouta une ferme en 1783 et quatre nouvelles chaires, deux
d'économie rurale, une d'anatomie et une de chimie. On m'informe
que M. Daubenton, qui est à la tête de la ferme avec un traitement
de 6 000 livres par an, professe l'économie rurale, surtout en ce
qui regarde les moutons dont un troupeau est gardé pour
démonstration. Il y a une vaste salle, bien aménagée pour la
dissection des chevaux et autres animaux; un grand cabinet où sont
conservées dans l'esprit-de-vin les parties les plus intéressantes
de leur corps et aussi celles qui montrent l'effet des maladies.
C'est une grande richesse. Cet établissement et un autre semblable
près de Lyon ne demandent (sauf les additions de 1783) que la
somme modérée de 60 000 livres (2, 600 liv. st.), comme il résulte
des écrits de M. de Necker; d'où il paraîtrait (comme dans
beaucoup d'autres cas) que ce qui est le plus utile est aussi ce
qui coûte le moins. On y compte à présent cent élèves de toutes
les provinces de France comme de tous les pays de l'Europe,
excepté I'Angleterre, étrange exception quand on voit la grossière
ignorance de nos vétérinaires, et que tous les frais pour
entretenir un jeune homme ici ne sont que de 100 louis par an
pendant les quatre années que dure le cours. Quant à la ferme,
elle est sous la direction d'un grand naturaliste, haut placé dans
les académies, et dont le nom est célèbre par toute l'Europe pour
son mérite dans les branches supérieures de la science. Attendre
une pratique sûre de telles gens dénoterait en moi bien peu de
connaissance de la nature humaine. Ils croiraient probablement au-
dessous d'eux et de leur position dans le monde d'être bons
laboureurs, bons sarcleurs de navets, bons bergers; je trahirais
par conséquent mon ignorance de la vie, si j'exprimais la moindre
surprise d'avoir trouvé cette ferme dans un tel état, que j'aime
mieux l'oublier que la décrire. Vu le soir un champ cultivé avec
beaucoup plus de succès, mademoiselle Saint-Huberti dans la
Pénélope de Piccini.

Le 20. -- J'ai été à l'École militaire, établie par Louis XV pour
l'éducation de cent quarante jeunes gens de la noblesse; de
semblables institutions sont ridicules et injustes. Donner de
l'éducation au fils d'un homme qui ne peut la lui donner lui-même,
c'est une grande injustice, si on ne lui assure dans la vie une
situation qui réponde à cette éducation. Si vous la lui assurez,
vous détruisez l'effet de l'éducation, parce que le mérite seul
doit donner cette certitude de parvenir. Si, au contraire, vous le
faites pour des gens qui ont le moyen, vous chargez le peuple, qui
ne l'a pas, pour alléger le fardeau de ceux qui seraient en état
de le porter, et c'est ce qu'on est sûr de voir arriver dans de
tels établissements.

Passé la soirée à l'Ambigu-Comique, joli petit théâtre entouré de
beaucoup d'ordures. Tout le long des boulevards, des cafés, de la
musique, du bruit et des filles; de tout, hormis des balayeurs et
des réverbères. Il y a un pied de boue, et dans certains endroits
pas une lumière.

Le 21. -- M. de Broussonnet étant revenu de Bourgogne, j'ai eu le
plaisir de passer chez lui une couple d'heures très agréables.

C'est un homme d'une rare activité, possédant une grande variété
de connaissances usuelles dans toutes les branches de l'histoire
naturelle, et il parle très bien l'anglais. Il est difficile de
voir un homme plus propre que M. de Broussonnet pour le poste de
secrétaire de la Société royale.

Le 22. -- Course au pont de Neuilly, qui passe pour le plus beau
de France; c'est de beaucoup le plus beau que j'aie vu. Il se
compose de cinq arches plates, en style florentin, toutes d'égale
ouverture, construction incomparablement plus élégante et plus
frappante que nos arches de différentes grandeurs. Nous avons vu,
ensuite la machine de Marly, qui ne fait plus maintenant la
moindre impression. L'ancienne résidence de madame du Barry est
sur le coteau, juste au-dessus de cette machine. Elle s'est bâtie,
au bord de la pente dominant le paysage, un pavillon meublé et
décoré avec beaucoup d'élégance. Il y a une table exquise en
porcelaine de Sèvres. J'ai oublié le nombre de louis qu'elle
coûte. Les Français à qui j'ai parlé de Luciennes se sont récriés
contre les maîtresses et les extravagances avec plus de violence
que de raison, à mon sens. Qui, en conscience, refuserait à son
roi le plaisir d'une maîtresse, pourvu que le jouet ne devînt pas
une affaire d'État? Mais Frédéric le Grand avait-il une maîtresse;
lui faisait-il bâtir des pavillons, et les meublait-il de tables
de porcelaine? Non; mais il avait un tort cinquante fois plus
grand. Mieux vaut qu'un roi courtise une jolie femme que les
provinces de ses voisins. La maîtresse du roi de Prusse lui a
coûté cent millions sterling et cinq cent mille hommes, et, avant
que le règne de cette favorite ne soit passé, elle peut en coûter
encore autant. Les plus grands génies et les plus grands talents
pèsent moins qu'une plume, si la rapine, la guerre et la conquête
en sont les suites.

Saint-Germain. -- Fort belle terrasse. J'ai trouvé ici
M. de Broussonnet, et nous sommes allés dîner, avec M. Breton,
chez le maréchal duc de Noailles, qui a une belle collection de
plantes curieuses. J'y ai vu le plus beau sophora japonica que je
connaisse. -- 10 milles.

Le 10. -- Une lettre de M. Richard m'a fait entrer dans le jardin
anglais de la reine à Trianon. Il contient environ cent acres,
arrangés d'après les descriptions que l'on nous donne des jardins
chinés, d'où l'on suppose que vient notre style. Il a plus de la
manière de sir W. Chambers que de M. Brown;[12] plus d'art que de
nature; cela sent plus le faste que le bon goût. On concevrait
difficilement une chose que l'art peut placer dans un jardin, qui
ne soit pas dans celui-ci. On y voit des bois, des rochers, des
pelouses, des lacs, des rivières, des îles, des cascades, des
grottes, des promenades, des temples, de tout, jusqu'à un village.
Plusieurs parties sont très jolies et bien exécutées. La seule
chose à reprendre est l'entassement, erreur qui a conduit à une
autre, celle de sillonner la pelouse par trop de sentiers sablés,
erreur commune à presque tous les jardins que j'ai vus en France.
Mais la gloire du petit Trianon, ce sont les arbres et arbrisseaux
exotiques. Le monde entier a été heureusement mis à contribution
pour l'orner. On en trouve qui sont à la fois et beaux et curieux
pour charmer les yeux de l'ignorance et exercer la mémoire des
savants. Parmi les édifices, je citerai le Temple de l'Amour comme
vraiment élégant.

Versailles, encore une fois. En parcourant l'appartement que le
roi venait de quitter depuis un quart d'heure à peine, et qui
portait les traces du léger désordre causé par son séjour, je
m'amusais de voir les figures de vauriens circulant sans contrôle
dans le palais, jusque dans la chambre à coucher; d'hommes dont
les haillons accusaient le dernier degré de misère; et cependant
j'étais seul à m'ébahir et à me demander comment diable ils
s'étaient introduits. Il est impossible de n'être pas touché de
cet abandon négligent, de cette absence de tout soupçon. On aime
le maître de maison qui ne se sent pas blessé de voir, en arrivant
à l'improviste, son appartement ainsi occupé; s'il en était
autrement, tout accès serait bien défendu. C'est encore là un
trait de ce bon naturel qui me semble si visible partout en
France. Je désirais voir l'appartement de la reine, mais on ne me
le permit pas. «Sa Majesté y est-elle? -- Non. -- Alors pourquoi
ne pas le visiter aussi bien que celui du roi? --Ma foi, monsieur,
c'est une autre chose!» Parcouru les jardins ainsi que les bords
du grand canal, m'étonnant profondément des exagérations des
écrivains et des voyageurs. On trouve de la magnificence du côté
de l'Orangerie, mais nulle part de la beauté; seulement quelques
statues ont assez de mérite pour qu'on souhaite de les voir à
l'abri. Comme dimension, le canal ne dit rien aux yeux, et il
n'est pas en si bon état qu'un abreuvoir de ferme. La ménagerie
est bien, mais n'a rien de grand. Que ceux qui veulent conserver
des créations de Louis XIV l'impression qu'ils ont prise dans les
écrits de Voltaire aillent voir le canal du Languedoc, et non
Versailles. -- 14 milles.

Le 24. -- Visité, en compagnie de M. de Broussonnet, le cabinet
royal d'histoire naturelle et le jardin botanique, qui est arrangé
dans un très bel ordre. Ses richesses sont bien connues, et la
politesse de M. Thouin, effet de son aimable caractère, donne à ce
jardin des charmes qui ne viennent pas seulement de la botanique.
Dîné aux Invalides avec M. de Parmentier, le célèbre auteur de
tant d'écrits économiques, surtout sur la boulangerie de France. À
une quantité considérable de connaissances usuelles, il joint
beaucoup de ce feu et de cette vivacité pour lesquelles sa nation
est renommée, mais que je n'ai pas trouvés aussi souvent que je
m'y attendais.

Le 25. -- Paris. Cette grande ville me parait, de toutes celles
que j'ai vues, la dernière qu'une personne de fortune modeste
devrait choisir pour résidence. Elle est à ce point de vue
considérablement inférieure à Londres. Les rues sont très
étroites, encombrées par la foule, boueuses pour les neuf
dixièmes, et toutes sans trottoirs. La promenade, qui à Londres
est si agréable et si aisée que les dames s'y livrent chaque jour,
est ici un travail, une fatigue, même pour un homme, par
conséquent chose impossible à une femme en toilette. Les voitures
sont nombreuses, et le pis c'est qu'il y a une infinité de
cabriolets à un cheval, menés par les jeunes gens à la mode et
leurs imitateurs, également écervelés, avec tant de rapidité que
cela devient un danger et rend les rues périlleuses à moins
d'incessantes précautions. Un pauvre enfant a été écrasé et
probablement tué devant nos yeux, et j'ai été plusieurs fois
couvert des pieds à la tête par l'eau du ruisseau. Cette mode
absurde de courir les rues d'une grande capitale sur ces cages à
poules vient de la pauvreté ou d'un esprit de misérable économie:
on n'en saurait parler trop sévèrement. Si nos jeunes nobles
allaient à Londres, dans les rues sans trottoirs, du train de
leurs frères de Paris, ils se verraient bientôt et justement
rossés de la bonne façon et traînés dans le ruisseau. Ceci rend le
séjour difficile pour les personnes et surtout pour les familles
qui n'ont pas le moyen d'avoir une voiture; commodité tout aussi
chère ici qu'à Londres. Les fiacres, remises, etc., y sont
beaucoup plus laids que chez nous, et pour des chaises, il n'y en
a plus, elles seraient renversées à tout moment.[13]

À cela se rapporte aussi la nécessité pour toutes les personnes
peu aisées de s'habiller en noir, avec des bas également noirs;
cette couleur sombre, en société, n'est pas si odieuse que la
démarcation qu'elle trace entre un homme riche et un autre qui ne
l'est pas. Avec l'orgueil, l'arrogance et la dureté des Anglais
riches, elle ne serait pas supportable; mais le bon naturel
dominant du caractère français adoucit toutes ces causes
malencontreuses d'irritation. Les logements en garni, sans être
aussi bons de moitié que ceux de Londres, sont considérablement
plus chers. Si, dans un hôtel, vous ne prenez pas toute une
enfilade de pièces, il vous faudra monter trois, quatre et cinq
étages, et vous contenter en général d'une chambre avec un lit. On
conçoit, après l'horrible fatigue des rues ce qu'a de détestable
une pareille ascension. Vous avez beaucoup à chercher avant de
vous faire accepter comme pensionnaire dans une famille, ainsi
qu'on le fait habituellement à Londres, et cela se paye bien plus.
Les gages de domestiques sont à peu près les mêmes. On doit,
regretter ces désavantages de Paris[14], car autrement je le tiens
pour le séjour à préférer par ceux qui aiment la vie des grandes
villes. Il n'y a nulle part de meilleure société pour un homme de
lettres ou un savant. Leur commerce avec les grands, qui, s'il
n'est pas sur le pied d'égalité, ne doit pas avoir lieu du tout,
est plein de dignité. Les gens du plus haut rang se tiennent au
courant de la science et de la littérature et envient la gloire
qu'elles donnent. Je plaindrais volontiers l'homme qui croirait
être bien reçu dans un cercle brillant à Londres, sans compter sur
d'autres raisons que son titre de membre de la Société royale. Il
n'en serait pas de même à Paris pour un membre de l'Académie des
sciences, il est assuré partout d'un excellent accueil. Peut-être
ce contraste vient-il en grande partie de la différence de
gouvernement des deux pays. La politique est suivie avec trop
d'ardeur en Angleterre pour permettre que l'on s'occupe dignement
du reste; que les Français établissent un gouvernement plus libre,
ils ne tiendront plus les académiciens en si haute estime, en face
des orateurs qui soutiendront les droits et la liberté dans un
libre parlement.

Le 28. -- Quitté Paris par la route de Flandre. M. de Broussonnet
a eu l'obligeance de m'accompagner jusqu'à Dugny, pour me montrer
la ferme d'un agriculteur très capable, M. Cretté de Palluel. À
Senlis, j'ai pris la grand'route; à Dammartin, j'ai rencontré par
hasard M. du Pré du Saint-Cotin. M'entendant parler culture avec
un fermier, il se présenta comme un amateur, me donna un aperçu de
plusieurs expériences qu'il avait faites sur ses terres en
Champagne, et me promit quelque chose de plus détaillé, en quoi il
a fait honneur à sa parole. -- 22 milles.

Le 29. -- Traversé Nanteuil, où le prince de Condé a un château;
Villers-Cotterets, au milieu d'immenses forêts appartenant au duc
d'Orléans. Les récoltes de ce pays sont, en conséquence, celles de
princes du sang, c'est-à-dire, des lièvres, des faisans, des cerfs
et des sangliers. -- 26 milles.

Le 30. -- Soissons paraît une pauvre ville, sans manufactures,
vivant surtout du commerce des blés qui, d'ici, s'en vont par eau
à Paris et à Rouen. -- 25 milles.

Le 31. -- Coucy est magnifiquement situé sur une colline, avec une
belle vallée serpentant à ses pieds. J'ai vu à Saint-Gobain, au
milieu de grands bois, la fabrique des plus grandes glaces du
monde. J'eus la bonne fortune d'arriver une demi-heure avant le
coulage du jour. Passé La Fère. Gagné Saint-Quentin, dont les
grandes manufactures me prirent mon après-midi tout entière.
Depuis Saint-Gobain, les toitures d'ardoises sont les plus belles
que j'aie vues en aucun pays. -- 30 milles.

1er novembre. -- Près de la Belle-Anglaise, j'ai fait un détour
d'une demi-lieue pour voir le canal de Picardie, dont on m'avait
beaucoup parlé. De Saint-Quentin à Cambrai, le pays s'élève
tellement, qu'il a fallu creuser un tunnel à une profondeur
considérable au-dessous de plusieurs vallées aussi bien que des
collines. Dans l'une de ces vallées se trouve un puits avec
escalier voûté pour le visiter. Je comptai 134 marches avant de
trouver l'eau, et comme cette vallée est beaucoup au-dessous des
vallées adjacentes, on peut en conclure l'étonnante profondeur de
ce canal. Sur la porte d'entrée se lit l'inscription suivante:
L'année 1781, M. le comte d'Agay étant intendant de cette
province, M. de Laurent de Lionni étant directeur de l'ancien et
nouveau canal de Picardie, et M. de Champrosé inspecteur, Joseph
II, Empereur, Roi des Romains, a parcouru en bateau le canal
souterrain depuis cet endroit jusques au puits n° 20, le 28, et a
témoigné sa satisfaction d'avoir vu cet ouvrage en ces termes: «Je
suis fier d'être homme, quand je vois qu'un de mes semblables a
osé imaginer et exécuter un ouvrage aussi vaste et aussi hardi.
Cette idée m'élève l'âme.» Ces trois messieurs mènent ici la danse
dans un style très français. Le grand Joseph suit humblement leurs
traces; et quant au pauvre Louis XVI, aux frais duquel tout fut
fait, ces messieurs ont certainement pensé qu'après celui d'un
empereur, aucun nom ne pouvait marcher avec les leurs. Les
inscriptions des monuments publics ne devraient porter d'autres
noms que celui du roi, dont le mérite a patronisé l'oeuvre, et de
l'artiste dont le génie l'a exécutée. Quant à la cohue des
intendants, directeurs et inspecteurs, qu'elle aille au diable!
Ici le canal est large de 10 pieds et haut de 12, entièrement
taillé dans une roche crayeuse renfermant des lits de cailloux
siliceux (pierre à fusil), sans maçonnerie. On n'a fini comme
modèle qu'une petite longueur de 10 toises, elle a 20 pieds en
tous sens. Cinq mille toises sont déjà faites de la manière que
j'ai dite, toute la partie souterraine, quand le tunnel sera
entièrement percé, comptera 7 020 toises (de six pieds chaque), ou
9 milles anglais environ. La dépense s'élève déjà à 1, 200 000
liv. (52 500 l. st.), pour le compléter il faudra 2 500 000 liv.
(109 375 l. st.), ce qui donne un total de 4 millions. Il est fait
par puits; l'eau n'a que 5 ou 6 pouces de hauteur à présent.
Depuis l'administration de l'archevêque de Toulouse, ce grand
travail a été arrêté entièrement. Quand nous voyons de tels
ouvrages languir faute de fonds, nous devons en toute raison nous
demander: «Quels sont donc les services auxquels on pourvoit?» et
conclure que chez les rois, les ministres et les nations,
l'économie est la première des vertus: sans elle le génie est un
feu follet, la victoire un vain bruit, la splendeur d'une cour un
vol public.

Visité les manufactures de Cambrai. Ces villes de la frontière de
Flandre sont bâties dans le vieux style; mais les rues sont
belles, larges, bien pavées et bien éclairées. Point n'est besoin
de remarquer que toutes sont fortifiées, et que chaque pied de
terre de cette région s'est rendu glorieux ou infâme (selon les
sentiments particuliers du spectateur) par beaucoup de guerres les
plus sanglantes qui aient affligé et épuisé la chrétienté.
Chambre, repas et service excellent à l'hôtel de Bourbon. -- 22
milles.

Le 2. -- Arrivé par Bouchain à Valenciennes, autre vieille ville
qui, comme le reste des cités flamandes, montre plutôt une
opulence ancienne qu'une richesse actuelle. -- 18 milles.

Le 3. -- Orchies. -- Le 4. -- Lille; il y a dans sa banlieue plus
de moulins à vent pour l'extraction de l'huile de colza qu'on n'en
peut voir en aucun endroit du monde. On traverse moins de ponts-
levis et d'ouvrages fortifiés ici qu'à Calais: la grande force de
cette place est dans ses mines et autres souterraines. Passé la
soirée au spectacle.

Je fus surpris du cri de guerre qui s'élève contre notre pays.
Tous ceux à qui j'ai parlé prétendent que sans aucun doute ce sont
les Anglais qui ont amené une armée prussienne en Hollande, et que
la France a de justes et nombreuses raisons qui la poussent à la
guerre. Il est assez aisé de découvrir l'origine de toute cette
violence; c'est le traité de commerce, que l'on exècre ici comme
le coup le plus fatal porté aux manufactures du pays. Ces gens
sont dans les vraies idées du monopole, tout prêts à jeter 21
millions de leurs concitoyens dans les misères certaines de la
guerre, plutôt que devoir l'intérêt, de ces 24 millions de
consommateurs prévaloir sur celui des manufacturiers. Rencontré
dans la ville beaucoup de petites charrettes traînées par un
chien; le propriétaire de l'une d'elles me dit, ce qui me paraît
difficile à croire, que son chien tirerait 700 livres pendant une
demi-lieue. Les roues sont très hautes par rapport à l'animal, en
sorte que son poitrail est beaucoup au-dessous de l'essieu.

Le 6. -- Au sortir de Lille, un pont en réparation me fit suivre
les bords du canal, sous les ouvrages de la citadelle. Ils sont
très nombreux et parfaitement placés sur une éminence en pente
douce, entourée de marais peu profonds, faciles à inonder.
Traversé Armentières, grande ville pavée. Couché à Mont-Cassel. --
30 milles.

Le 7. -- Cassel occupe le sommet de la seule hauteur qui soit en
Flandre. On répare le bassin de Dunkerque, si fameux dans
l'histoire par une hauteur que l'Angleterre aura payée cher. Je
place sur une même ligne d'arrogance nationale Dunkerque,
Gibraltar et la statue de Louis XIV, sur la place des Victoires.
Il y a beaucoup d'ouvriers à ce bassin; une fois fini, il ne
tiendra que vingt à vingt-cinq frégates, ce qui, pour un regard
non expérimenté, semble un objet indigne de la jalousie d'une
grande nation, à moins qu'elle ne soit jalouse de corsaires.

Je m'informai de l'importation des laines d'Angleterre; on me la
donna comme tout à fait insignifiante. Je remarquai qu'en sortant
de la ville, mon petit porte-manteau fut aussi scrupuleusement
examiné que si je venais de débarquer avec une cargaison de
marchandises prohibées; à un fort à deux milles de là, ce fut de
même. Dunkerque étant un port franc, la douane est aux portes. Que
penserons-nous de nos manufacturiers, qui dans leur demande de
lois sur la laine, d'infâme mémoire, amenèrent du quai de
Dunkerque à la barre de la Chambre des lords un certain Th.
Wilkinson, qui jura que la laine passe à Dunkerque sans que l'on
demande ni une entrée ni un droit avec deux douanes qui se
contrôlent l'une l'autre, et où l'on fouille jusqu'à un porte-
manteau. C'est sur un semblable témoignage que notre législateur,
selon le véritable esprit du boutiquier, menaça, par un acte
d'amendes et de peines de toutes sortes, les producteurs de laine
anglais. -- Promenade à Rosendal, près de la ville, où M. Le Brun
me montra fort obligeamment ses travaux d'amélioration des dunes.
Sur les chemins, on a bâti un grand nombre de jolies petites
maisons ayant chacune son jardin et un ou deux champs enclos où
l'industrie a tiré parti du sable blanc et mouvant des dunes. La
baguette magique de la prospérité a changé le sable en or. -- 18
milles.

Le 8. -- Quitté Dunkerque et son excellente auberge du Concierge;
je n'en ai pas trouvé d'autres en Flandre. Passé à Gravelines,
qui, à mon oeil inexpérimenté, sembla la plus forte place que
j'aie encore vue; au moins ses ouvrages apparents sont plus
nombreux que dans les autres.[15] Si Gengis-Khan ou Tamerlan
avaient trouvé des villes comme Lille et Gravelines sur leur
chemin, où seraient leurs conquêtes et leur destruction du genre
humain? -- Arrivé à Calais! Ici se termine mon voyage, qui m'a
donné beaucoup de plaisir et plus d'instruction que je ne
m'attendais à en rapporter d'un royaume moins bien cultivé que le
nôtre. Ç'a été le premier que j'aie fait à l'étranger, et il m'a
confirmé dans l'opinion que, si nous voulons bien connaître notre
propre pays, il faut que nous voyons quelque peu les autres. Les
nations se jugent par comparaison, et on doit mettre au rang des
bienfaiteurs de l'humanité les peuples qui ont le mieux établi la
prospérité publique sur la base du bonheur privé. M'assurer du
degré atteint par les Français dans cette voie a été un des motifs
de mon voyage. C'est une enquête qui s'étend loin et n'est pas peu
complexe; mais une seule excursion est trop peu de chose pour que
l'on y ait pleine confiance. Il faut que je revienne encore et
encore avant de me hasarder à conclure. -- 15 milles.

Descendu chez Dessein, où j'ai attendu trois jours le paquebot et
un vent favorable. (Le duc et la duchesse de Glocester étaient au
même hôtel et dans le même cas.) Un capitaine se conduisit envers
moi de pauvre façon: il me trompa pour s'engager avec une famille
qui ne voulait recevoir personne sur le même bord. Je ne demandai
pas même à quelle nation appartenait cette famille. -- Douvres,
Londres, Bradfield; je ressens plus de plaisir à donner à ma
petite-fille une poupée de France qu'à voir Versailles.
ANNÉE 1788

Le long voyage que j'avais fait en France l'année précédente me
suggéra une foule de réflexions sur l'agriculture et sur les
sources et le développement de la prospérité nationale dans ce
royaume. Malgré moi ces idées fermentaient dans ma tête, et tandis
que je tirais des conclusions relativement aux circonstances
politiques de ce grand pays, dans ce qui touche à l'agriculture,
j'arrivais à chaque moment à trouver l'importance qu'il y aurait à
faire du tout un relevé exact, autant qu'il est possible à un
voyageur. Poussé par ces raisons, je me déterminai à essayer de
finir ce que j'avais si heureusement commencé.

Juillet 30. -- Quitté Bradfield et arrivé à Calais. -- 161 milles.

Août 5. -- Le lendemain pris la route de Saint-Omer. Passé le
Sans-Pareil, ce pont qui sert à deux cours d'eau à la fois; on l'a
loué au-delà de son mérite, il coûte plus qu'il ne vaut. Saint-
Omer contient peu de choses remarquables; il en contiendrait
encore moins s'il était en moi de guider les parlements
d'Angleterre et d'Irlande; pourquoi forcer les catholiques à
chercher à l'étranger une mauvaise éducation, au lieu de leur
permettre de fonder des institutions chez nous, où on les
élèverait bien? La campagne se montre plus à son avantage du
clocher de Saint-Bertin. -- 25 milles.

Le 7. -- Le canal de Saint-Omer s'élève par une suite d'écluses.
Aire, Lillers, Béthune, villes bien connues dans l'histoire
militaire. -- 25 milles.

Le 8. -- Le pays change: ce n'est qu'une plaine, admirable chemin
sablé de Béthune, jusqu'à Arras. Rien dans cette dernière ville,
si ce n'est la grande et riche abbaye du Var, qu'on ne voulut pas
me laisser voir: ce n'était pas le jour ou quelque prétexte aussi
frivole. La cathédrale n'est rien. -- 17 milles 1/2.

Le 9. -- Jour de marché; en sortant de la ville, j'ai rencontré
une centaine d'ânes au moins, chargés les uns d'une besace, les
autres, d'un sac, mais en général de toutes choses peu pesantes en
apparence; la route fourmillait d'hommes et de femmes. C'est
véritablement un marché abondamment pourvu, mais une grande partie
du travail du pays se perd, au temps de la moisson, pour fournir
aux besoins d'une ville qui, en Angleterre, serait nourrie par la
quarantième partie de ce monde. Toutes les fois que je vois
bourdonner cet essaim d'oisifs dans un marché, j'en infère, une
mauvaise et trop grande division de la propriété. Ici, mon seul
compagnon de voyage, ma jument anglaise, me révèle par son oeil un
secret, non des plus agréables: elle se fait aveugle et le sera
bientôt. Elle a la fluxion périodique, mais notre imbécile de
vétérinaire à Bradfield m'avait assuré qu'elle en avait encore
pour plus d'un an. Il faut convenir que voilà une de ces agréables
situations dans lesquelles peu de personnes croiront qu'on se
mette volontiers. Ma foy! C'est bien un échantillon de ma bonne
veine; ce voyage n'est guère qu'une corvée que d'autres se font
payer pour l'entreprendre sur un bon cheval, moi je paye pour le
faire sur un aveugle; pourvu que je ne paye pas en me cassant le
cou. -- 20 milles.

Le 10. -- Amiens. M. Fox a couché ici hier, et la conversation à
table d'hôte était fort amusante: on s'étonnait qu'un si grand
homme voyageât si simplement. Je demandais quel était son train?
Monsieur et madame[16] étaient dans une chaise de poste anglaise,
la fille et le valet de chambre dans un cabriolet; un courrier
français faisait tenir prêts les chevaux de relais. Que leur faut-
il de plus que ces aises et ce plaisir? La peste soit d'une jument
aveugle! Mais j'ai travaillé toute ma vie; lui, il parle.

Le 11. -- Gagné Aumale par Poix; entré en Normandie. -- 25 milles.

Le 12. -- De là à Neufchâtel par le plus beau pays que j'aie vu
depuis Calais. Nombreuses maisons de campagne appartenant aux
marchands de Rouen. -- 40 milles.

Le 13. -- Ils ont bien raison d'avoir des maisons de campagne pour
sortir de cette grande et vilaine ville, puante, étroite et mal
bâtie, où l'on ne trouve que de l'industrie et de la boue. En
Angleterre, quel tableau de constructions neuves offre une ville
manufacturière florissante! Le choeur de la cathédrale est entouré
par une magnifique grille de cuivre massif. On y montre les
tombeaux de Rollon, premier duc de Normandie, et de son fils; de
Guillaume Longue-Epée; de Richard Coeur de lion, et de son frère
Henry; du duc de Bedford, régent de France; d'Henry V, qui en fut
roi; du cardinal d'Amboise, ministre de Louis XII. Le tableau
d'autel est une Adoration des bergers par Philippe de Champaigne.
La vie à Rouen est plus chère qu'à Paris; aussi les gens, pour
ménager leur bourse, doivent-ils se serrer le ventre. À la table
d'hôte de la Pomme-du-Pin nous étions seize pour le dîner suivant:
une soupe, environ 3 livres de bouilli, une volaille, un canard,
une petite fricassée de poulet, une longe de veau d'environ 2
livres, et deux autres petits plats avec une salade; prix 45 sous,
plus 20 sous pour une pinte de vin; en Angleterre, pour 20 d. (40
sous), on aurait un morceau de viande qui, littéralement, pèserait
plus que tout ce dîner! Les canards furent nettoyés si vivement,
que je ne mangeai pas la moitié de mon appétit. De semblables
tables d'hôte sont parmi les choses bon marché de France!

Parmi toutes les réunions sombres et tristes, la table d'hôte
française occupe le premier rang; pendant huit minutes, un silence
de mort; quant à la politesse d'entamer conversation avec un
étranger, on ne doit pas s'y attendre. Nulle part on ne m'a dit un
seul mot qu'en réponse à mes questions, Rouen n'a rien de
particulier à cet égard. Le parlement est fermé, et ses membres
relégués depuis un mois dans leurs maisons de campagne, pour refus
d'enregistrer une nouvelle contribution territoriale. Je
m'informai beaucoup du sentiment public, et vis que le roi
personnellement, depuis son voyage ici, est plus populaire que le
parlement, auquel on attribue la cherté générale. Rendu visite à
M. d'Ambournay, auteur d'un traité sur la préférence à donner à la
garance verte sur la garance sèche; j'ai eu le plaisir de causer
longuement avec lui sur différents sujets d'agriculture qui
m'intéressaient.

Le 14. -- Barentin. Traversé une forêt de pommiers et de poiriers.
Le pays vaut mieux que les fermiers. Yvetot, plus riche encore,
mais misérablement cultivé. -- 21 milles.

Le 15. -- Même pays jusqu'à Bolbec; les clôtures me rappellent
celles de l'Irlande: ce sont de hauts et larges talus en terre,
avec des haies, des chênes et des hêtres en très bon état. Depuis
Rouen, il y a une multitude de maisons de campagne qui me fait
plaisir à voir; partout des fermes et des chaumières, et, dans
toutes les filatures de coton. De même jusqu'à Harfleur. Les
approches du Havre-de-Grâce indiquent une ville très florissante:
les coteaux sont presque entièrement couverts de petites villas
nouvelles; on en élève de plus nombreuses; quelques-unes sont si
près l'une de l'autre, qu'elles forment presque des rues. La ville
aussi s'agrandit considérablement. -- 30 milles.

Le 16. -- Il n'est pas besoin d'informations pour s'apercevoir de
la prospérité de cette ville; impossible de s'y méprendre: il y a
plus de mouvement, de vie, d'activité que n'importe où j'aie été
en France. On a loué dernièrement, pour trois ans, à raison de 600
liv. par an, une maison prise à bail pour dix ans, en 1779, à
raison de 240 liv., sans aucun pot-de-vin; il y a douze ans, on
l'aurait eue pour 24 liv. Le goulet, formé par une jetée, est
étroit; mais il s'élargit en deux bassins oblongs, encombrés de
plusieurs centaines de navires. Le commerce occupe tous les quais;
tout y est hâte, confusion et animation. On dit qu'un vaisseau de
50 peut y entrer, peut-être en ôtant ses canons. Ce qui vaut
mieux, ce sont des navires marchands de 500 et 600 tonneaux.
L'état du port a cependant donné de l'inquiétude: si on n'y eût
pris garde le goulet se serait vite ensablé, mal qui va
s'accroissant, et sur lequel on a consulté beaucoup d'ingénieurs.
Le manque d'eau pour chasser ce que la mer apporte est si grand,
qu'on a entrepris, aux frais du roi, un magnifique ouvrage, un
vaste bassin, séparé de l'Océan par un mur, ou bien plutôt l'Océan
lui-même a été emprisonné dans une maçonnerie solide de 700 yards
de long, 5 de large, et dépassant de 10 ou 12 pieds le niveau de
la haute marée; et deux autres murs extérieurs, longs de 400
yards, larges de 3 yards, laissant entre eux un espace de 7 yards
qu'on remplit de terre. On espère, au moyen de ce bassin, obtenir
assez d'eau pour nettoyer le port de toute obstruction. C'est un
travail qui fait honneur au pays.

La Seine, vue de cette jetée, est remarquable; elle a cinq milles
de largeur; de hautes terres forment son horizon sur la rive
opposée, et les falaises de craie qui s'ouvrent pour lui laisser
porter son énorme tribut à l'Océan sont grandes et pittoresques.

Rendu visite à M. l'abbé Dicquemarre, le célèbre naturaliste, chez
qui j'ai eu le plaisir de rencontrer mademoiselle Le Masson Le
Golft, auteur de quelques ouvrages agréables, entre autres
l'Entretien sur le Havre, 1781, quand il ne comptait que 25 000
âmes. Le lendemain, M. de Reiseicourt (Récicourt), capitaine au
corps royal du génie, pour lequel j'avais des lettres de
recommandation, me présenta à MM. Hombert, qui prennent rang parmi
les plus notables négociants de France. On dîna dans une de leurs
maisons de campagne, en nombreuse société, de façon très
somptueuse. Les femmes, les filles, les cousins et les amis de ces
messieurs ont beaucoup d'enjouement, de grâce et d'instruction.
L'idée de les quitter si tôt ne me revenait nullement, car leur
société me semblait devoir rendre un plus long séjour très
agréable. Il n'y a pas de mauvais penchant à aimer des gens qui
aiment l'Angleterre, où ils ont été pour la plupart. -- Nous avons
assurément en France de belles, d'agréables et de bonnes choses;
mais on trouve une telle énergie dans votre nation!

Le 18. -- Passé à Honfleur sur le paquebot, bateau ponté, qu'un
fort vent du nord fit franchir ces 7 1/2 milles en une heure. Le
fleuve était plus houleux que je croyais qu'un fleuve pût l'être.
Honfleur est une petite ville très-industrieuse, avec un bassin
rempli de navires, parmi lesquels des négriers (Guinea-men) aussi
forts qu'au Havre.

Visité, à Pont-Audemer, M. Martin, directeur de la manufacture
royale de cuirs. Je vis huit ou dix Anglais employés là (il y en a
quarante en tout). L'un d'eux, du Yorkshire, me dit qu'on l'avait
trompé pour le faire venir. Bien qu'ils fussent largement payés,
la vie est très chère, au lieu d'être bon marché, comme on le leur
avait donné à entendre. -- 20 milles.

Le 19. -- Pont-l'Évêque. En approchant de cette ville, la campagne
devient plus riche, c'est-à-dire qu'il y a plus de pâturages;
l'ensemble en est singulier; ce sont des vergers entourés de haies
si épaisses et si bonnes, quoique composées d'osier avec quelques
épines, que le regard peut à peine les pénétrer: beaucoup de
châteaux épars, dont quelques-uns sont beaux, mais un chemin
exécrable. Pont-l'Évêque est dans le pays d'Auge, célèbre par la
grande fertilité de ses pâturages. Gagné Lisieux à travers la même
riche contrée; haies admirablement plantées; le sol est divisé en
nombreux enclos et très boisé. Descendu à l'hôtel d'Angleterre,
nouvel établissement propre et bien monté; j'y fus parfaitement
traité et servi. -- 26 milles.

Le 20. -- Caen. Le chemin gravit une hauteur qui domine la riche
vallée de Corbon, la plus fertile du pays d'Auge. Elle est remplie
de beaux boeufs du Poitou, et se ferait remarquer dans le
Leicester et le Northampton. -- 28 milles.

Le 21. -- Le marquis de Guerchy, que j'avais eu le plaisir de voir
en Suffolk, était colonel du régiment d'Artois, en garnison ici;
j'allai lui rendre visite; il me présenta à la marquise. Comme la
foire de Guibray allait avoir lieu et qu'il s'y rendait lui-même,
il me fit remarquer que je ne pouvais rien faire de mieux que de
l'accompagner car cette foire était la deuxième de France. J'y
consentis; en chemin, nous passâmes par Bon pour dîner avec le
marquis de Turgot, frère aîné du contrôleur général si justement
célèbre; lui-même est auteur de quelques mémoires sur les
plantations, publiés dans les Trimestres de la Société royale de
Paris. Il nous fit voir, en nous les expliquant, toutes ses
plantations; il se glorifie surtout des plantes étrangères, et
j'eus le chagrin de m'apercevoir qu'il songeait un peu moins à
leur utilité qu'à leur rareté. Ce travers n'est pas peu commun en
France, non plus qu'en Angleterre. Je voulais, à chaque moment de
cette longue promenade, amener la conversation des arbres sur la
culture; je fis même plusieurs efforts, mais en vain. On passa le
soir au théâtre, jolie salle; on donnait Richard Coeur de lion; je
ne pus m'empêcher de remarquer le grand nombre de jolies femmes.
N'y a-t-il pas un antiquaire qui attribue la beauté, chez les
Anglaises, au sang normand, ou qui pense, comme le major Jardine,
que rien n'améliore autant les races que de les croiser; à lire
ses agréables voyages, on ne croirait pas qu'il y en ait aucune
nécessité, et cependant, en regardant ces filles et en entendant
leur musique, on ne saurait douter de son système. Soupé chez le
marquis d'Ecougal, à son château, à la Fresnaye. Si ces marquis de
France n'ont pas de beaux produits en blés et en navets à me
montrer, ils en ont de magnifiques d'une autre nature, de belles
et élégantes filles, portraits charmants d'une agréable mère; rien
qu'à la première rougeur, je déclarai la famille tout aimable; ces
dames sont enjouées, gracieuses, intéressantes; j'aurais voulu les
mieux connaître, mais c'est le destin du voyageur d'entrevoir des
occasions de plaisir pour les quitter aussitôt. Après souper,
tandis qu'on jouait aux cartes, le marquis m'entretint de choses
qui m'intéressaient. -- 22 milles 1/2.

Le 22. -- On vend, à cette foire de Guibray, pour 6 millions
(262 500 l. st.); à Beaucaire, le montant est de 10. J'y trouvai
une quantité considérable d'articles anglais, de la quincaillerie
en entrepôt: des draps et des tissus de coton. -- Une douzaine
d'assiettes communes en imitation française, bien moins bonnes que
les nôtres, valent 3 et 4 liv.; je demandai au marchand (un
Français), si le traité de commerce ne serait pas nuisible avec
une telle différence. «C'est précisément le contraire, Monsieur;
quelque mauvaise que soit cette imitation, on n'a encore rien fait
d'aussi bien en France; l'année prochaine on fera mieux, nous
perfectionnerons, et enfin nous l'emporterons sur vous.» Je le
crois bon politique; sans concurrence, aucune fabrication ne
progresse. Une douzaine d'anglaises, à filets bleus ou verts, 5
livres 5 sous. Revenu à Caen dîné avec le marquis de Guerchy,
lieutenant-colonel, le major de son régiment, et leurs femmes,
nombreuse et charmante société. Visité l'abbaye des Bénédictins,
fondée par Guillaume le Conquérant. Superbe édifice, massif,
solide, magnifique, avec de grands appartements et des escaliers
de pierre dignes d'un palais. Soupé avec M. du Mesnil, capitaine
au corps du génie, pour lequel j'avais des lettres; il m'a
présenté à l'ingénieur chargé du nouveau canal qui amènera à Caen
des navires de 3 à 400 tonneaux, bel ouvrage à ranger parmi ceux
qui font honneur à la France.

Le 23. -- M. de Guerchy et l'abbé de *** m'ont accompagné à
Harcourt, résidence du duc d'Harcourt, gouverneur de Normandie et
du Dauphin. On me l'avait donné comme ayant le plus beau jardin
anglais de France; Ermenonville ne lui laisse pas ce rang, quoique
le château y soit moins beau. Trouvé enfin un cheval pour essayer
de poursuivre mon chemin un peu moins en Don Quichotte; il ne me
convint pas, il bronchait à chaque pas, était cher, et on
demandait le prix d'un bon; nous continuerons ensemble, mon
aveugle ami et moi. -- 30 milles.

Le 24. -- Bayeux; la cathédrale a trois tours, dont une est très
légère, très élégante et richement sculptée.

Le 25. -- Passé à Isigny, sur la route de Carentan, un bras de mer
qui est guéable. En arrivant dans cette dernière ville, je me
trouvai si mal par suite, je crois, de rhumes négligés, que j'eus
peur de tomber malade; je m'en ressentais dans tous mes membres,
j'étais accablé d'une pesanteur générale. Je me couchai de bonne
heure, et une dose de poudre d'antimoine provoqua chez moi une
transpiration qui me soulagea assez pour reprendre mon voyage. --
23 milles.

Le 26. -- Valognes; de là jusqu'à Cherbourg le pays est très boisé
et ressemble au Sussex. Le marquis de Guerchy m'avait prié de
rendre visite à M. Doumerc, cultivateur très entreprenant, à
Pierre-Buté près Cherbourg; je le fis; mais M. Doumerc était à
Paris; cependant son régisseur M. Baillio mit une grande
courtoisie à me montrer et à m'expliquer tout. -- 30 milles.

Le 27. -- Cherbourg. J'avais des lettres de recommandation pour
M. le duc de Beuvron, qui commande la ville, le comte de Chavagnac
et M. de Meusnier, de l'Académie des sciences, traducteur des
voyages de Cook; le comte est à la campagne. J'avais tant entendu
parler des fameux travaux entrepris pour faire ici un port, que je
ne voulais pas attendre un moment de plus pour les voir: le duc
m'accorda un laissez-passer; je pris un bateau et me fis conduire
à travers le port artificiel formé par les fameux cônes. Comme ce
voyage peut être lu par des personnes n'ayant ni le temps, ni le
désir de chercher dans d'autres livres la description de ces
travaux, je ferai en quelques mots une esquisse des intentions qui
y ont présidé et de l'exécution qui a suivi. De Dunkerque jusqu'à
Brest la France n'a pas de port militaire; encore le premier ne
peut-il recevoir que des frégates. Cette lacune lui a été fatale
plus d'une fois dans ses guerres avec notre pays, dont la côte
plus favorisée offre non seulement, l'embouchure de la Tamise,
mais aussi la magnifique rade de Portsmouth. Afin d'y remédier, on
a conçu le projet d'une digue jetée en travers de la rade ouverte
de Cherbourg. Mais la formation d'une enceinte capable d'abriter
une flotte de guerre eût demandé une muraille si étendue, si
exposée à de fortes marées, que la dépense eût été beaucoup trop
grande pour que l'on y pensât, la réussite trop douteuse pour oser
l'entreprendre. On renonça donc à une jetée régulière, et on en
adopta une partielle. Pour la former, on éleva dans la mer, sur
toute la ligne que l'on voulait couvrir, des colonnes isolées en
charpente et en maçonnerie, assez fortes pour résister à la
violence de l'Océan; elles en brisent les vagues et permettent
d'établir une digue de l'une à l'autre. Ces colonnes ont reçu de
leur forme le nom de cônes; elles ont 140 pieds de diamètre à la
base, 60 pieds au sommet, et 60 pieds de hauteur verticale;
enfoncées de 30 à 34 pieds, elles sont couvertes au reflux des
plus hautes marées. Construits en chêne avec toutes les garanties
de force et de solidité, ces énormes tonneaux à large base
étaient, une fois terminés, chargés d'autant de pierres qu'il en
fallait pour les couler; chacun pesait alors 1 000 tonnes (de
2 000 livres). Afin de les faire flotter jusqu'à destination, on
attachait tout autour avec des cordes 60 pièces vides de 10 pipes
chaque, de nombreux vaisseaux les remorquaient en présence
d'innombrables spectateurs. Au signal convenu, toutes les cordes
sont coupées à la fois et l'énorme pilier s'engloutit; il est
alors rempli de pierres par des bateaux que l'on tient prêts
chargés, et on le recouvre de maçonnerie. La capacité de chacun,
jusqu'à 4 pieds de la surface seulement, est de 2 500 toises
cubiques de pierre. Un nombre immense de navires sont ensuite
occupés à construire de l'un à l'autre une chaussée de pierre, que
l'on voit à marée basse au temps de la quadrature (neap tides). 18
cônes selon un certain projet, et 33 selon un autre, compléteront
ce travail, qui ne laissera que deux passes, commandées par deux
très beaux forts nouvellement construits, le fort Royal et le fort
d'Artois, parfaitement bien approvisionnés, dit-on, car on ne les
laisse pas voir, et munis d'un four à boulets rouges. Le nombre de
cônes dépend de l'espacement qui doit régner entre eux. J'en
trouvai huit finis et la charpente de deux autres sur le chantier;
mais tout est arrêté par l'archevêque de Toulouse, grâces à ses
plans de futures économies. Les quatre cônes dernièrement
submergés, étant très exposés, sont maintenant en réparation; on
les a trouvés trop faibles pour résister à la furie des tempêtes
et aux coups de mer par les vents d'ouest. Le dernier de tous est
le plus endommagé: plus on avance, plus il en sera ainsi; ce qui a
fait croire à plusieurs habiles ingénieurs que le tout n'aboutira
pas si l'on ne dépense pour le reste des sommes qui suffiraient à
épuiser le revenu d'un royaume. Ce qu'il y a déjà de fait suffit à
donner depuis quelques années à Cherbourg un nouvel aspect: il y a
des maisons et jusqu'à des rues neuves, aussi l'annonce de la
cessation des travaux a-t-elle été fort mal reçue. On dit qu'on y
employait 3 000 ouvriers, y compris les carriers. Ces huit cônes
seuls et la levée qui les accompagne ont rendu parfaitement sûre
une partie considérable du port projeté. Deux vaisseaux de 40 y
sont à l'ancre depuis 18 mois, par forme d'expérience, et
quoiqu'il y ait eu d'assez fortes tempêtes pour éprouver le tout
rigoureusement, et même, comme je l'ai dit, endommager beaucoup
trois des cônes, ces vaisseaux n'ont pas ressenti la plus légère
agitation; sans rien ajouter de plus, c'est déjà un refuge pour
une petite flotte. Si l'on continue, on devra construire des cônes
plus fort, peut-être plus grands, et donner bien plus d'attention
à leur solidité, on devra voir aussi s'il ne faut pas les
rapprocher davantage: en tous cas la dépense sera presque double,
mais toute dépense disparaît devant l'importance d'avoir un port
de refuge si bien situé en cas de guerre avec l'Angleterre; cette
importance est immense, au moins aux yeux des habitants de
Cherbourg.

Je remarquai, en traversant le port, que, tandis qu'en dehors de
la digue la mer eût été bien rude pour un canot, elle était tout à
fait paisible en deçà. Je montai sur deux de ces cônes, dont l'un
portait cette inscription: «Louis XVI, sur ce premier cône échoué
le 6 Juin 1784, a vu l'immersion de celui de l'est, le 23 juin
1786.»

En somme, le projet est grandiose et ne fait pas peu d'honneur à
l'esprit d'entreprise de la génération actuelle en France. Une
grande marine y est une idée favorite (que ce soit à tort ou à
raison, c'est une autre question). Maintenant ce port fait voir
que, quand ce grand peuple entreprend des travaux semblables, il
sait trouver des génies audacieux pour en dresser le plan, et
d'habiles ingénieurs pour le mettre à exécution d'une manière
digne de ce royaume. Le duc de Beuvron m'avait invité à dîner mais
je réfléchis que, si j'acceptais, il me faudrait la journée du
lendemain pour voir les verreries; je mis en conséquence les
affaires avant les plaisirs et, demandant à ce gentilhomme une
lettre qui m'en ouvrît l'entrée, j'y allai à cheval dans l'après-
midi. Elles sont à environ trois milles de Cherbourg. M. de Faye,
le directeur, m'expliqua le tout de la façon la plus obligeante.

Il ne faut pas s'arrêter à Cherbourg plus que le strict
nécessaire. On m'y écorcha plus scandaleusement que dans aucune
autre ville de France. Les deux meilleurs hôtels étant pleins, je
fus forcé d'aller à la Barque, vilain trou, à peine meilleur qu'un
toit à pourceaux, où, pour une misérable chambre toute malpropre,
deux soupers se composant d'un plat de pommes, d'un peu de beurre,
un peu de fromage plus quelques rogatons trop mauvais pour y
toucher, et un pauvre dîner, on m'apporta un compte de 31 liv. (1
l. 7 s. 1 d.); on ne se contentait pas de me mettre la chambre à 3
liv. la nuit, mais on comptait encore l'écurie pour mon cheval,
après d'énormes items pour l'avoine le foin et la paille. C'est un
abus qui ternit le caractère national. Je montrai, en passant,
cette note à M. Baillio, qui cria au scandale; il me dit qu'il ne
fallait pas s'en étonner: ces gens, qui se retiraient du commerce,
se faisaient une règle d'écorcher leurs hôtes de la bonne façon.
Que personne ne passe à Cherbourg sans faire d'avance le prix de
tout, jusqu'à la litière et à la stalle de son cheval, jusqu'au
sel, au poivre et à la nappe de sa table. -- 10 milles.

Le 28. -- Retourné à Carentan, et, le 29, gagné, par un beau pays,
bien enclos, Coutances, capitale du Cotentin. On y construit en
terre d'excellentes habitations, de belles granges, et même des
maisons à trois étages et d'autres bâtiments considérables. Cette
terre (la plus convenable à cet emploi, est une glaise riche et
noire) est pétrie avec de la paille; après l'avoir étendue sur le
terrain en couche épaisse d'environ 4 pouces, on la coupe en
carrés de 9 pouces que l'on prend sur une pelle pour les donner au
maçon qui fait le mur; à chaque couche de 3 pieds, on laisse,
comme en Irlande, sécher le mur, afin de pouvoir le continuer. Sa
largeur est d'environ 2 pieds; on fait dépasser d'un pouce en
plus, pour couper cela ras, couche par couche. Si on les
badigeonnait comme en Angleterre, ces murs feraient aussi bon
effet que nos murs en lattes et en plâtre, et dureraient
davantage. Dans les belles maisons, les encadrements des portes et
des fenêtres sont en pierre. -- 20 milles.

Le 30. -- Beau paysage formé par la mer, les îles de Chaussey à 5
lieues de distance, Jersey, que l'on distingue clairement à 40
milles, et Granville, qui se montre sur un cap élevé. La beauté de
cette ville disparaît quand on y entre: c'est un trou laid,
étroit, sale et mal bâti. Aujourd'hui, jour de marché, on y voit
cette foule d'oisifs commune en France. La baie de Cancale
s'étendant à droite et le rocher conique de Saint-Michel s'élevant
brusquement de la mer, portant un château au sommet, forment un
ensemble très pittoresque. -- 30 milles.

Le 31. -- Entré en Bretagne par Pont-Orsin (Pontorson). La
propriété semble être plus divisée que je ne l'ai vue jusque-là.
Dans la ville épiscopale de Doll (Dol) une longue rue tout entière
n'a pas de carreaux; chétive apparence! Le début en Bretagne me
donne l'idée d'une bien pauvre province. -- 22 milles.

Le 1er septembre. -- Combourg. Le pays a un aspect sauvage; la
culture n'est pas beaucoup plus avancée que chez les Hurons, ce
qui paraît incroyable au milieu de ces terrains si bons. Les gens
sont presque aussi sauvages que leur pays, et leur ville de
Combourg est une des plus ignoblement sales que l'on puisse voir.
Des murs de boue, pas de carreaux, et un si mauvais pavé que c'est
plutôt un obstacle aux passants qu'un secours. Il y a cependant un
château, et qui est habité. Quel est donc ce M. de Chateaubriand,
le propriétaire, dont les nerfs s'arrangent d'un séjour au milieu
de tant de misère et de saleté? Au-dessous de ce hideux tas
d'ordures se trouve un beau lac entouré de hais bien boisées. Au
sortir d'Hédé, beau lac appartenant à M. de Blassac, intendant de
Poitiers; superbes bois aux alentours. Avec un peu de soin, on
ferait de ceci un tableau délicieux. Il y a un château, des
fenêtres duquel on ne voit que quatre rangées d'arbres, rien de
plus, selon le style français. Dieu du goût, faut-il que le
possesseur de ce château soit aussi celui de cet admirable lac! Et
cependant M. de Blassac a fait à Poitiers la plus belle promenade
de France! Mais le goût de la ligne droite et celui de la ligne
sinueuse sont fondés sur des sentiments et des idées aussi
séparés, aussi distincts que la peinture et la musique, la poésie
et la sculpture. Le lac est poissonneux; il y a des brochets de 36
liv., des carpes de 24, des perches de 4 et des tanches de 5.
Jusqu'à Rennes, même confusion bizarre de déserts et de cultures;
pays moitié sauvage, moitié civilisé. -- 31 milles.

Rennes est bien bâtie et a deux belles places, surtout celle de
Louis XV, où se trouve sa statue. Le Parlement étant en exil, on
ne peut voir la salle des séances. Le jardin des Bénédictins,
appelé le Tabour, est remarquable; mais ce qu'il y a de plus
curieux à Rennes maintenant, c'est, aux portes de la ville, un
camp formé par quatre régiments d'infanterie et deux de dragons,
sous le commandement d'un maréchal de France, M. de Stainville. Le
mécontentement du peuple, qui avait amené ces précautions, venait
de deux causes: la cherté du pain et l'exil du Parlement. La
première est fort naturelle; mais ce que je ne puis entendre,
c'est cet amour pour le Parlement; car tous ses membres sont
nobles comme ceux des états, et nulle part la distinction entre la
noblesse et les roturiers n'est si tranchée, si insultante, si
oppressive, qu'en Bretagne. On m'assura, cependant, que la
population avait été poussée par toutes sortes de manoeuvres et
même par des distributions d'argent. Les troubles présentaient une
telle violence, avant que le camp ne fût établi, que la troupe fut
incapable de maintenir l'ordre. M. Argentaise, pour lequel j'avais
des lettres, eut la bonté de me servir de guide pendant les quatre
jours que je passai ici. Il fait bon marché vivre à Rennes, et
cela me frappe d'autant plus, que je sors de Normandie, où tout
est à un prix extravagant. La table d'hôte, à la Grande-Maison,
est bien tenue: à dîner il y a deux services abondamment pourvus
d'excellents mets, et un très grand dessert bien composé; à souper
un bon service, un fort morceau de mouton et un délicieux dessert.
Chaque repas se paye, avec le vin ordinaire, 40 sous; pour 20 sous
en plus, vous avez de très bon vin; l'entretien du cheval 30 sous;
en tout cela ne fait (avec du vin de choix) que 6 livres 10 sous
par jour ou 5 shill. 10 ds. Cependant on se plaint que le camp a
fait hausser tous les prix.

Le 5. -- Montauban. Les pauvres ici le sont tout à fait; les
enfants terriblement déguenillés, et plus mal peut-être sous cette
couverture que s'ils restaient tout nus; quant aux bas et aux
souliers, c'est un luxe hors de propos. Une charmante petite fille
de six à sept ans, qui jouait avec une baguette et souriait, avait
sur elle de tels haillons, que mon coeur s'en serra: on ne
mendiait pas, et quand je donnai quelque chose, on me parut plus
surpris que reconnaissant. Le tiers de ce que j'ai vu de cette
province me paraît inculte et la presque totalité dans la misère.
Quel terrible fardeau pour la conscience des rois, des ministres,
des parlements, des états, que ces millions de gens industrieux,
livrés à la faim et à l'oisiveté par les exécrables maximes du
despotisme et les préjugés non moins abominables d'une noblesse
féodale! Couché au Lion-d'Or, affreux bouge. -- 20 milles.

Le 6. -- L'aspect est le même jusqu'à Brooms (Broons); mais près
de cette ville il devient plus agréable, le terrain étant plus
accidenté.

Lamballe. -- Plus de cinquante familles nobles passent l'hiver
dans cette petite ville et vivent sur leurs biens en été. Il y a
probablement autant d'extravagance et de sottise, et, pour ce que
j'en sais, autant de bonheur dans leurs cercles que dans ceux de
Paris. Ici et là on ferait bien mieux de cultiver ses terres et de
donner du travail aux malheureux. -- 30 milles.

Le 7. -- Le pays change immédiatement au delà de Lamballe. Le
marquis d'Urvoy, que j'ai connu à Rennes, et qui possède un beau
domaine à Saint-Brieuc, m'avait donné une lettre pour son
intendant; celui-ci y a fait honneur. -- 12 milles 1/2.

Le 8. -- Jusqu'à Guingamp; contrée sombre couverte d'enclos. Passé
Châteaulandren (Chatelaudren) et entré en Basse-Bretagne: on
reconnaît au premier coup d'oeil un autre peuple. On rencontre une
quantité de gens n'ayant d'autre réponse à vos questions que: «Je
ne sais pas ce que vous dites», ou: «Je n'entends rien.» Entré à
Guingamp par des portes, des tours, des fortifications qui
paraissent de la plus vieille architecture militaire: tout annonce
l'antiquité et est en parfait état de conservation. L'habitation
des pauvres gens est loin d'être si bonne: ce sont de misérables
huttes de boue, sans vitres, presque sans lumière; mais il y a des
cheminées en terre. J'en étais à mon premier somme à Belle-Isle
quand l'aubergiste vint à mon chevet et tira le rideau en faisant
tomber une pluie d'araignées, pour me dire que j'avais une jument
anglaise superbe, et qu'un seigneur voulait me l'acheter. Je lui
jetai à la tête une demi-douzaine de fleurs d'éloquence française
pour son impertinence; alors il jugea prudent de nous laisser en
paix, moi et les araignées. Il y avait grande partie de chasse. Ce
doivent être des chasseurs de première force que ces seigneurs
bas-bretons pour arrêter leur admiration sur une jument aveugle. À
propos des races de chevaux en France, cette jument m'avait coûté
23 guinées lors de la cherté des chevaux en Angleterre, et en
avait été vendue 16 quand ils étaient un peu meilleur marché: on
peut s'en faire une idée; cependant on l'admira, et beaucoup, et
souvent pendant ce voyage, et en Bretagne elle rencontra rarement
d'égale. Cette province, et la même chose arrive en Normandie, est
infestée de mauvaises rosses d'étalons, perpétuant la malheureuse
race que l'on rencontre partout. Le vilain trou qui s'intitule la
Grande-Maison est la meilleure auberge d'une station de poste sur
la grande route de Brest; des maréchaux de France, des ducs, des
pairs, des comtesses, etc., etc., doivent s'y être arrêtés de
temps à autre, selon les accidents auxquels on est sujet dans les
longs voyages. Que doit-on penser d'un pays qui, au XVIIIe siècle,
n'a pas de meilleurs abris pour les voyageurs! -- 30 milles.

Le 9. -- Morlaix est le port le plus singulier que j'aie vu. Dans
une vallée juste assez large pour contenir un beau canal, on voit
deux quais et deux rangées de maisons; en arrière s'élève la
montagne, abrupte et boisée d'un côté, semée de jardins, de roches
et de broussailles de l'autre; l'effet en est charmant et
romantique. Commerce assez lourd à présent, mais très florissant
pendant la guerre. -- 20 milles.

Le 10. -- Jour de foire à Landivisier (Landivisiau), ce qui me
donne l'occasion de voir réunis nombre de Bas-Bretons et de leurs
bestiaux. Les hommes portent de larges culottes, plusieurs ont les
jambes nues, et la plupart sont en sabots; ils ont les traits
fortement accentués comme les Gallois, et un air moitié énergique,
moitié nonchalant; ils sont grands de taille, larges de poitrine
et carrés d'épaules. Les femmes, même jeunes, sont tellement
ridées par la fatigue, qu'elles perdent l'air de douceur naturel à
leur sexe. Le premier coup d'oeil les fait reconnaître pour
absolument différents des Français. N'est-ce pas un miracle de les
retrouver ainsi, avec leur langage, leurs moeurs, leurs costumes,
après treize cents ans de séjour sur cette terre? -- 35 milles.

Le 11. -- J'avais des lettres de personnes fort recommandables
pour d'autres personnes aussi très recommandables de Brest, à
l'effet de m'obtenir l'entrée des arsenaux. Ce fut en vain.

M. le chevalier de Tredairne fit en ma faveur des instances très
pressantes auprès du commandant: mais l'ordre de ne laisser
pénétrer qui que ce fût, Français ou étranger, était trop strict
pour qu'on osât l'enfreindre, à moins que sur un avis exprès du
ministre de la marine, rarement donné, et auquel on n'obéit qu'à
contre-coeur. M. Tredairne me dit que cependant lord Pembroke
l'avait visité, il y avait peu de temps, en vertu d'une telle
dépêche; et lui-même fit la remarque, voyant bien qu'elle ne
m'échapperait pas, qu'il était singulier de montrer ce port à un
général anglais, gouverneur de Portsmouth, pour en refuser la vue
à un fermier. Il m'assura cependant que le duc de Chartres n'avait
pas été plus heureux ces jours passés. La musique de Grétry, qui,
sans avoir de largeur, est franche et même élégante, n'était pas
de nature à me mettre de bonne humeur; le théâtre donnait Panurge.
Brest est une ville bien bâtie, à belles rues régulières, et le
quai, avec ses vaisseaux de ligne et ses autres navires, a
beaucoup de cette vie et de ce mouvement qui animent les ports de
mer.

Le 12. -- Retourné à Landerneau. Le maître du Duc-de-Chartres, la
meilleure auberge et la plus propre de l'évêché, vint me dire
qu'il y avait là un monsieur, un homme comme il faut, et que le
dîner serait meilleur si nous le prenions ensemble: De tout mon
coeur. C'était un noble Bas-Breton, avec une épée et un misérable
petit bidet très agile. Ce seigneur ignorait que le duc de
Chartres de l'autre jour fût autre que celui qui était dans la
flotte de M. d'Orvilliers. Pris la route de Nantes. -- 25 milles.


Le 13. -- Pays plus accidenté jusqu'à Châteaulin; le tiers en est
inculte. Région bien inférieure au Léon et à Tréguier; aucun
effort, aucune marque d'intelligence; tout près cependant du grand
marché de Brest et sur un bon terrain. Quimper, quoique ce soit un
évêché, n'a de remarquable que sa promenade, une des plus belles
de France. -- 25 milles.

Le 14. -- En sortant de Quimper, on voit un peu plus de culture,
mais ce n'est que pour un instant. Déserts, déserts et déserts.
Arrivé à Quimperlay (Quimperle). -- 27 milles.

Le 15. -- Même aspect sombre jusqu'à Lorient, mais quelques traces
de culture et beaucoup de bois. Lorient était si plein de badauds
venus pour assister au lancement d'un vaisseau de guerre, que je
ne trouvai à l'Épée-Royale ni lit pour moi, ni place pour mon
cheval. Au Cheval-Blanc, misérable trou, je plaçai mon compagnon
au milieu de vingt autres empilés comme des harengs en caque; mais
moi je n'obtins rien. Le duc de Brissac, avec sa suite, ne fut pas
plus heureux. Si le gouverneur de Paris ne put sans peine trouver
à coucher dans Lorient, il ne faut pas s'étonner des obstacles que
rencontra A. Young. J'allai sur-le-champ remettre mes lettres. Je
trouvai M. Besné, négociant, chez lui; il me reçut avec une
cordialité sincère, préférable à un million de cérémonies, et,
lorsqu'il sut ma position, il m'offrit, dans sa maison, une
hospitalité que j'acceptai. Le Tourville, de quatre-vingt-quatre
canons, devait être lancé à trois heures; on remit au lendemain, à
la grande joie des aubergistes, heureux de retenir un jour encore
cet essaim d'étrangers. J'aurais voulu que le vaisseau les
étranglât, car je n'avais en tête que ma pauvre jument, exposée
toute la nuit au milieu des rosses de Bretagne. Cependant une
pièce de douze sous au valet d'écurie la mit considérablement à
l'aise. La ville est moderne et régulière; les rues partent en
divergeant de la porte, et sont coupées à angle droit par
d'autres, larges, bien bâties et bien pavées: beaucoup de maisons
ont vraiment bon air. Mais ce qui fait l'importance de Lorient,
c'est l'entrepôt du commerce des Indes, qui renferme les navires
et les magasins de la Compagnie. Ces derniers sont réellement
grandioses, et annoncent la royale munificence dont ils tirent
leur origine. Ils ont plusieurs étages, sont construits en voûte,
d'un grand style et d'une immense étendue. Mais il leur manque, au
moins à présent, comme à tant d'autres superbes établissements en
France, la vigueur et le mouvement d'un commerce actif. Les
affaires ici semblent insignifiantes. Trois vaisseaux de quatre-
vingt-quatre, le Tourville, l'Éole et le Jean-Bart, et une frégate
de trente-deux sont en chantier. On m'assura qu'il n'avait fallu
que neuf mois pour la construction du Tourville. Le port a de la
vie; quinze vaisseaux de ligne stationnés ici à l'ordinaire,
quelques navires de la Compagnie des Indes et d'autres marchands,
en font un agréable tableau. Une belle tour ronde en pierre
blanche, de cent pieds de haut, légère et gracieuse dans ses
proportions, et portant une balustrade au sommet, sert aux vigies
et aux signaux. Mon hôte est un homme simple et franc, avec
quelques idées originales qui lui donnaient plus d'intérêt; il a
une charmante fille, qui me distrait par son chant, qu'elle
accompagne sur la harpe. Le lendemain matin, le Tourville
descendit à flot au bruit de la musique des régiments et des
acclamations de milliers de spectateurs. Quitté Lorient, arrivé à
Hennebont. -- 7 1/2 milles.

Le 17. -- Traversé, en allant à Auray, les dix-huit milles les
plus pauvres que j'aie encore vus en Bretagne. Bonnes maisons de
pierre, couvertes d'ardoises, mais sans vitres. Auray a un petit
port et quelques sloops, ce qui donne toujours de la gaieté à une
ville. Jusqu'à Vannes, campagne variée, mais les landes dominent.
Vannes n'est pas sans importance, mais son port et sa promenade en
font la principale beauté.

Le 18. -- Musiliac (Muzillac). On a en vue Belle-Isle et les îles
plus petites d'Hédic (Haëdic) et d'Honat (Houat). Si Musiliac ne
peut se vanter d'autre chose, il le peut au moins de son bon
marché. J'eus pour dîner deux bons poissons plats, des huîtres, de
la soupe, un beau rôti de canard, avec un ample dessert consistant
en raisin, poires, noix, biscuits et liqueur, une pinte
d'excellent bordeaux; ma jument, outre le foin, reçut trois quarts
de peck (soit 7 litres) d'avoine, pour 56 sous; 2 sous à la fille
et autant au garçon, font en tout 3 fr. Jusqu'à la Roche-Bernard,
des landes, des landes, des landes! La hardiesse des rives de la
Vilaine la rend pittoresque, il n'y a pas d'ennuyeuses plaines;
elle a les deux tiers de la largeur de la Tamise à Westminster, et
serait égale à quelque rivière que ce soit si ses bords étaient
boisés; mais ce ne sont que les déserts du reste du pays. -- 33
milles.

Le 19. -- Fait un détour sur Auvergnac, château du comte de La
Bourdonnaye, pour lequel j'avais une lettre de la duchesse
d'Anville; c'était la personne qui pouvait le mieux me renseigner
sur la Bretagne, ayant été pendant vingt-cinq ans premier syndic
de la noblesse. On aurait à plaisir amoncelé les pentes et les
rochers, que l'on aurait eu peine à faire un plus mauvais chemin
que ces cinq milles; si j'eusse pu mettre autant de foi que les
bonnes gens de campagne dans deux morceaux de bois attachés
ensemble, je me serais signé; mais mon aveugle ami, avec une
sûreté de pied incroyable, m'amena sain et sauf à travers de tels
endroits; sans mon habitude journalière du cheval, j'aurais
tremblé d'abord, quand même ma monture aurait eu d'aussi bons yeux
que ceux d'Éclipse; car je suppose qu'un beau coureur, sur la
vélocité duquel tant d'imbéciles étaient prêts à aventurer leur
argent, devait avoir des yeux aussi bons que ses jambes. Un tel
chemin desservant plusieurs villages et le château de l'un des
premiers seigneurs du pays montre quel doit être l'état de la
société; pas de communications, de voisinage; aucune des occasions
de dépenses naissant de la compagnie, une vraie retraite pour
épargner ce qu'on dépensera dans les villes. Le comte me reçut
avec beaucoup de politesse; je lui exposai mes motifs et mon plan
de voyage, qu'il voulut bien louer avec chaleur, exprimant sa
surprise que j'aie entrepris une aussi grosse affaire que l'examen
de la France sans être encouragé par mon gouvernement. Je lui
expliquai qu'il connaissait très peu ce gouvernement, s'il
supposait qu'il donnerait un schelling pour une entreprise
agricole ou pour son auteur; qu'il importait peu que le ministre
fût whig ou tory, que le parti de la charrue n'en comptait pas un
dans ses rangs; qu'enfin l'Angleterre, qui comptait plusieurs
Colberts, n'avait pas un Sully. Ceci nous mena à une conversation
intéressante sur la balance de l'agriculture, de l'industrie et du
commerce, et les moyens de les encourager. En réponse à ses
questions, je lui fis comprendre quels sont leurs rapports en
Angleterre et comment notre culture florissait à la barbe des
ministres, par la seule protection que la liberté civile donne à
la propriété; que, par conséquent, sa situation était pauvre en
regard de ce qu'elle eût été, si on lui avait donné les mêmes
secours qu'au commerce et à l'industrie. J'avouai à M. de La
Bourdonnaye que sa province ne me semblait rien avoir que des
privilèges et de la misère. Il sourit, me donna quelques
explications importantes; mais jamais noble n'approfondira cette
question comme elle le devrait être, car c'est à lui que sont
départis ces privilèges; au peuple la pauvreté. Il me fit voir des
plantations très belles et très florissantes qui l'abritent
complètement de chaque côté, même du sud-ouest, quoique si près de
la mer. De son jardin on voit Belle-Isle et les autres, et un
petit roc qui lui appartient. Il me dit que le roi d'Angleterre le
lui prit après la victoire de sir Edw. Hawkes, mais que Sa Majesté
voulut bien le lui laisser après une nuit de possession. -- 20
milles.

Le 20. -- J'ai pris congé de M. et de madame de La Bourdonnaye,
très charmé de leur courtoisie et de leurs amicales attentions.
Des collines près de Saint-Nazaire on a une belle vue de
l'embouchure de la Loire; mais des rives trop basses lui enlèvent
l'air de grandeur que des promontoires élevés donnent au Shannon.
À droite, à l'infini, se gonfle le sein de l'Atlantique. Savinal
(Savenay) est le séjour de la misère. -- 33 milles.

Le 21. -- Rencontré un essai d'amélioration au milieu de ces
déserts, quatre bonnes maisons de pierre et quelques acres
recouverts de pauvre gazon, qui cependant avaient été défrichés;
mais tout cela est redevenu presque aussi sauvage que le reste. Je
sus ensuite que cette amélioration, comme on l'appelle, avait été
tentée par des Anglais aux frais d'un gentilhomme qu'ils avaient
ruiné aussi bien qu'eux-mêmes. Je demandai comment on s'y était
pris. Après un écobuage, on avait fait du froment, puis du seigle,
puis de l'avoine. Et toujours, toujours il en est ainsi! Les mêmes
sottises, les mêmes bévues, la même ignorance; et puis tous les
imbéciles du pays ont été dire, comme ils le disent encore, que
ces déserts ne sont bons à rien. À mon grand étonnement je vis,
chose incroyable, qu'ils s'étendaient jusqu'à trois milles de la
grande ville commerciale de Nantes: voilà un problème et une leçon
à méditer, mais pas à présent. Après mon arrivée, je suis allé de
suite au théâtre, construit tout récemment en belle pierre
blanche. La façade a un superbe portique de huit colonnes
corinthiennes fort élégantes; quatre autres en dedans séparent ce
portique d'un vestibule majestueux. À l'intérieur, ce n'est qu'or
et peinture, le coup d'oeil d'entrée me frappa grandement. La
salle est, je crois, deux fois aussi grande que celle de Drury-
Lane et cinq fois plus magnifique. Comme c'était un dimanche, la
salle était comble. Mon Dieu! m'écriai-je intérieurement; est-ce à
un tel spectacle que mènent les garennes, les landes, les déserts,
les bruyères, les buissons de genêt et d'ajonc et les tourbières
que j'ai traversés pendant 300 milles? Quel miracle que toute
cette splendeur et cette richesse des villes en France n'aient
aucun rapport avec l'état de la campagne! Il n'y a pas de
transitions graduelles: la médiocrité aisée et la richesse, la
richesse et la magnificence. D'un bond vous passez de la misère à
la prodigalité, de mendiants dans leur hutte de boue à
Mademoiselle Saint-Huberti, dans des spectacles splendides à 500
liv. par soirée (21 liv. st. 17 sh. 6 d.). La campagne est
déserte, ou si quelque gentilhomme l'habite, c'est dans quelque
triste bouge, pour épargner cet argent, qu'il vient ensuite jeter
dans les plaisirs de la capitale. -- 20 milles.

Le 22. -- Remis mes lettres. -- Autant que le comporte
l'agriculture, mon objet principal, je dois acquérir toutes les
notions sur le commerce que je puis obtenir des négociants, car il
est facile d'avoir d'utiles renseignements en abondance sans poser
de questions, qui mettront la personne interrogée dans l'embarras,
et même sans en poser aucune. M. Riédy se montra très civil et
satisfit à beaucoup de mes demandes; je dînai une fois avec lui et
vis avec plaisir la conversation se tourner sur le sujet important
de la situation respective de la France et de l'Angleterre dans le
commerce, particulièrement celui des Antilles. J'avais aussi une
recommandation pour M. Espivent, conseiller au Parlement de
Rennes, dont le frère, M. Espivent de la Villeboisnet, est un des
notables négociants d'ici. On ne saurait être plus obligeant que
ces deux messieurs; leur conduite envers moi fut pleine
d'attention et de cordialité: ils rendirent mon séjour en cette
ville à la foi instructif et agréable. La ville a, dans ses
nouvelles constructions, un signe de prospérité qui ne trompe
jamais. Le quartier de la Comédie est magnifique, toutes les rues
sont en pierre de taille et se coupent à angle droit. Je ne sais
si l'Hôtel de Henri IV n'est pas le plus beau de l'Europe: celui
de Dessein, à Calais, a de plus grandes dimensions; mais il n'est
ni construit, ni distribué, ni meublé comme celui-ci, que l'on
vient d'achever. Il revient à 400 000 livres, avec le mobilier
(17 500 liv. st.), et se loue 14 000 1. (6121. st. 10 sh.) par an,
la première année ne comptant pas. Il y a 60 lits de maître et une
écurie pour 25 chevaux. Les appartements de deux pièces, très
convenables, se payent 6 liv. par jour; une belle pièce 3 liv. Les
commerçants ne donnent que 5 liv. pour le dîner, le souper, le vin
et la chambre, et 35 sous pour leur cheval. C'est sans comparaison
le premier des hôtels où je suis descendu en France; il est de
plus très bon marché. Situé sur une petite place, près du théâtre,
de manière aussi commode pour le plaisir et le commerce que le
peuvent souhaiter ceux qui recherchent l'un ou l'autre. Le théâtre
a coûté 450 000 liv., et se loue aux comédiens 17 000 l. par an;
plein, il donne 120 louis d'or. Le terrain de l'hôtel a été acheté
9 liv. le pied carré; dans quelques quartiers de la ville, il se
vend jusqu'à 15 liv. Cette valeur du terrain conduit à donner aux
maisons une hauteur qui en enlève la beauté. Le quai n'a rien de
remarquable, le fleuve est embarrassé d'îles; mais plus loin, du
côté de la mer, s'élève une longue file de maisons régulières. Une
institution commune aux grandes villes commerciales de France,
mais florissant particulièrement à Nantes, c'est une chambre de
lecture, ce que nous appellerions un book-club, qui ne se défait
pas de ses livres, mais en forme une bibliothèque. Il y a trois
salles: une pour la lecture, une pour la conversation, la dernière
pour la bibliothèque. En hiver on y trouve un bon feu et des
bougies (de cire). Messieurs Espivent eurent la bonté de
m'accompagner dans une excursion sur l'eau, pour voir
l'établissement de M. Wilkinson, pour forer les canons, situé dans
une île de la Loire en aval de Nantes. Jusqu'à la venue de ce
célèbre manufacturier anglais, on ignorait en France cette méthode
de fondre les canons massifs pour les roder ensuite. L'appareil de
Wilkinson, pour quatre canons, mû par des roues hydrauliques, est
maintenant en oeuvre; mais on vient de construire une machine à
vapeur avec un nouvel appareil pour en forer sept de plus.
M. de la Motte, qui a la direction du tout, nous montra aussi un
modèle de cette machine de 6 pieds de long, 5 de haut sur 4 ou 5
de large, qu'il mit en mouvement devant nous, en faisant un petit
feu sous une chaudière qui ne dépasse pas les dimensions d'une
grande théière. C'est une des machines que j'aie vue qui aient le
plus d'intérêt pour un physicien voyageur.

Nantes est aussi enflammé pour la cause de la liberté qu'aucune
ville de France; les conversations dont je fus témoin m'ont fait
voir l'incroyable changement qui s'est opéré dans l'esprit des
Français, et je ne crois pas possible pour le gouvernement actuel
de durer un demi-siècle de plus, si les talents les plus éminents
et les plus courageux ne tiennent le gouvernail. La révolution
d'Amérique en entraînera une autre en France, si le gouvernement
n'y prend garde.[17]

Le 23. -- Un des douze prisonniers de la Bastille est arrivé ici;
c'était le plus violent de tous, et sa détention a été loin de lui
apprendre à se taire.

Le 25. -- Ce n'est pas sans regrets que j'ai quitté une société à
la fois intelligente et agréable, et il me serait pénible de ne
pas espérer au moins de revoir MM. Espivent. Il y peu de chances
pour que je revienne à Nantes; mais s'ils retournaient une seconde
fois en Angleterre, j'ai la promesse de leur visite à Bradfield.
Le plus jeune d'entre eux a passé, avec lord Shelburne à Bowood,
une quinzaine qu'il se rappelle avec beaucoup de plaisir; le
colonel Barré et le docteur Priestley s'y trouvaient en même
temps. Jusqu'à Ancenis, tout est en enclos; nombreuses villas
pendant les sept premiers milles. -- 22 1/2 milles.

Le 26. -- Tableau des vendanges. Je ne l'avais jamais vu avant
aussi bien qu'ici; les fortes pluies de l'automne dernier en
faisaient un triste spectacle. À ce moment de l'année, tout est
vie et activité. Les alentours sont divisés en nombreux enclos par
de belles haies. Superbe vue de la Loire, du dernier village de
Bretagne; il y a une grande barrière qui traverse le chemin, et
des douanes pour la visite de tout ce qui vient de là. La Loire
prend ici les proportions d'un grand lac; des bois l'environnement
sur chaque rive, ce qui est rare pour ce fleuve. Des villes, des
clochers, des moulins à vent, un bel horizon, de charmantes
campagnes, couvertes de vignobles, donnent à ce fleuve autant de
gaieté qu'il a de noblesse. Entré en Anjou par d'immenses
prairies. Traversé Saint-Georges et pris la route d'Angers. Après
avoir perdu la Loire de vue pendant dix milles, je la retrouve
dans cette ville. Des lettres de M. de Broussonnet m'attendaient;
mais ce monsieur n'avait pu savoir dans quelle partie de l'Anjou
résidait le marquis de Tourbilly. Il m'était si important de
trouver la ferme où ce gentilhomme a fait les admirables
défrichements décrits dans son Mémoire sur ce sujet, que je me
déterminai d'y aller, à quelque distance que ce fût de mon chemin.
-- 30 milles.

Le 27. -- Parmi mes lettres j'en avais pour M. de la Livonière,
secrétaire perpétuel de la Société d'agriculture d'Angers; je le
trouvai à sa maison de campagne, à deux lieues d'ici; lorsque
j'arrivai, il était à table avec sa famille; comme il n'était pas
midi, je pensais avoir évité cette maladresse; mais lui-même et
madame prévinrent mon embarras par leurs instances cordiales de
les imiter, et, sans faire le moindre dérangement d'aucune sorte,
me mirent tout d'un coup à mon aise, devant un dîner médiocre,
mais assaisonné de tant de laisser-aller et d'entrain, que je le
trouvai plus à mon goût que les tables le plus splendidement
servies. Une famille anglaise à la campagne, de même rang, et
prise de même à l'improviste, vous recevrait avec une politesse
anxieuse et une hospitalité inquiète: après vous avoir fait
attendre que l'on change en toute hâte la nappe, la table, les
assiettes, le buffet, le bouilli et le rôti, on vous donnerait un
si bon dîner, que, soit crainte, soit lassitude, personne de la
famille ne trouverait un mot de conversation, et vous partiriez
chargé de voeux faits de bon coeur de ne vous revoir jamais. Cette
sottise, si commune en Angleterre, ne se voit pas en France: les
gens y sont tranquilles chez eux et font tout de bonne grâce.

M. de la Livonière s'entretint longuement de mon voyage, qu'il
loua beaucoup; mais il lui sembla extraordinaire que ni le
gouvernement, ni l'Académie des sciences, ni celle d'agriculture
ne m'en payent au moins les frais. Cette idée est tout à fait
française: ils ne comprennent pas qu'un particulier quitte ses
affaires ordinaires pour le bien public sans que le public le
paye, et il ne m'entendait pas non plus quand je lui disais qu'en
Angleterre, tout est bien, hors ce que fait le gouvernement. Je
fus très contrarié qu'il ne pût m'indiquer la demeure de feu le
marquis de Tourbilly; car il serait fâcheux de traverser la
province sans la trouver, pour m'entendre dire après qu'à mon insu
j'en suis passé à quelques milles. Retourné le soir à Angers. --
20 milles.

Le 28. -- La Flèche. Le château de Duretal, appartenant à la
duchesse d'Estissac, s'élève fièrement au-dessus de la petite
ville de ce nom et sur les bords d'une belle rivière, dont les
pentes, exposées au midi, sont couvertes de vignes. Le pays est
gai, sec et d'un séjour agréable. J'ai demandé à plusieurs
messieurs la résidence du marquis, toujours en vain. Ces trente
milles de chemin jusqu'à La Flèche sont superbes; il est sablé,
uni et tenu dans un ordre admirable. La Flèche est une jolie
petite ville, propre et assez bien bâtie sur la rivière qui passe
à Duretal, et que les bateaux remontent jusqu'ici; mais le
commerce est insignifiant. Mon premier soin en arrivant ici, comme
partout ailleurs en Anjou, fut de m'enquérir du marquis. Je
persistai jusqu'à ce que j'appris qu'il y avait à peu de distance
de La Flèche un endroit appelé Tourbilly, mais qui n'était pas mon
affaire, car on n'y connaissait pas de marquis de Tourbilly, mais
un marquis de Galway qui tenait ce domaine de son père. Ceci
m'embarrassait de plus en plus, et je renouvelai mes recherches
avec tant de ténacité, que bien du monde crut que j'en avais perdu
la tête à moitié. À la fin je rencontrai une dame âgée qui résolut
la difficulté: elle m'assura que le domaine de Tourbilly, à quinze
milles de La Flèche, était bien ce que je cherchais; qu'il
appartenait à un marquis de ce nom, lequel lui semblait, en effet,
avoir écrit quelques livres; que ce marquis était mort insolvable,
et sa propriété avait été achetée par le père du marquis de Galway
actuel. Je n'en demandai pas davantage et me décidai à prendre un
guide le lendemain matin pour visiter les restes de ces travaux,
puisque je ne pouvais voir leur auteur. La mention de sa mort en
état d'insolvabilité me fit beaucoup de peine; c'était un mauvais
commentaire à son livre, et je prévoyais que quiconque je
rencontrerais à Tourbilly n'aurait que des risées pour une
agriculture qui avait ruiné le domaine où on l'avait mise en
pratique. -- 30 milles.

Le 29. -- Ce matin, j'ai exécuté mon projet. Le paysan qui me
servait de guide étant doué de deux bonnes jambes, il me conduisit
à travers les bruyères dont le marquis parle dans son Mémoire.
Elles paraissent sans bornes, et l'on me dit que je pourrais
voyager bien des jours sans voir autre chose; quel champ
d'amélioration pour créer, non pas pour perdre des domaines. À la
fin, nous arrivâmes à Tourbilly, pauvre hameau composé de quelques
maisons éparses dans une vallée entre deux hauteurs encore
incultes ou couvertes de bruyères. Le château est au milieu; on y
arrive par de belles avenues de peupliers. Je ne puis décrire
aisément la curiosité inquiète que je ressentais en visitant
chaque coin de la propriété: il n'y avait pas une baie, un arbre,
un buisson, qui n'eût pour moi de l'intérêt. Longtemps avant
d'avoir pu me procurer l'original du Mémoire sur les
défrichements, j'en avais lu la traduction dans l'Agriculture de
M. Mill, dont c'était, à mon avis, la partie la plus intéressante,
et m'étais résolu, si jamais j'allais en France, de visiter des
travaux dont la description m'avait fait tant de plaisir. Je
n'avais ni lettre ni recommandation pour le propriétaire actuel,
le marquis de Galway. En conséquence, je lui exposai simplement ce
fait, que j'avais lu avec tant de plaisir le livre de
M. de Tourbilly, que je désirais vivement voir les choses qui y
sont rapportées. Il me répondit sur-le-champ en bon anglais, me
reçut avec une politesse si cordiale et de telles expressions
d'estime pour l'objet de mon voyage, qu'il me mit parfaitement à
l'aise avec moi-même, et par suite avec tout ce qui m'entourait.
Il commanda un déjeuner à l'anglaise et donna des ordres pour
qu'un homme nous accompagnât dans cette excursion. Je désirai que
ce fût le plus vieil ouvrier du temps de feu le marquis. Je fus
satisfait d'apprendre qu'il y en avait un qui l'avait servi dès le
commencement des travaux. À déjeuner, M. de Galway me présenta son
frère, qui, lui aussi, parle anglais; il regretta de ne pouvoir me
faire connaître madame de Galway; mais elle était en couches. Il
me fit ensuite l'histoire de l'acquisition de ce château par son
père. Son arrière-grand-père s'était établi en Bretagne du temps
que Jacques Il fuyait le trône; plusieurs membres de la famille
vivent encore dans le comté de Cork, près de Lotta. Son père
s'était rendu fameux dans cette province par son habileté
agricole, et en récompense d'améliorations faites sur les landes,
les états lui avaient donné dans Belle-Isle une vaste étendue, qui
appartient encore à son fils. Ayant appris que le marquis de
Tourbilly était entièrement ruiné, et que ses biens d'Anjou
allaient être vendus par les créanciers, il les examina, et
trouvant la terre susceptible d'être amendée, acheta Tourbilly
pour 15 000 louis d'or, marché fort avantageux, bien qu'avec le
domaine il ait aussi acheté quelques procès. Il y a environ 3 000
arpents presque contigus, la seigneurie de deux paroisses, avec la
haute justice, etc., etc., un beau château, vaste et commode, des
communs très complets, et beaucoup de plantations, oeuvres de
l'homme célèbre dont je m'enquérais. Je respirais à peine en
arrivant à l'histoire de la ruine d'un si grand innovateur. «Vous
êtes malheureux qu'un homme se soit ruiné par cet art que vous
aimez tant.» C'était la vérité. Mais il me remit à mon aise en
m'annonçant que cela ne serait jamais arrivé si le marquis se fût
contenté de faire valoir et d'améliorer ses domaines. Un jour,
comme il cherchait de la marne, sa mauvaise étoile lui fit
découvrir une veine de terre parfaitement blanche, ne donnant pas
d'effervescence avec les acides. Il crut avoir du kaolin, montra
sa terre à un fabricant, qui la déclara excellente. Son
imagination s'enflamma; il crut changer Tourbilly en une grande
ville en y créant une manufacture de porcelaine. Il entreprit tout
à ses frais, éleva les bâtiments, réunit tout ce qu'il fallait
hors le capital et le savoir-faire. À force d'essais, il fit de la
bonne porcelaine, fut volé par ses agents et ses ouvriers, puis
ruiné. Une savonnerie qu'il établit également, ainsi que plusieurs
procès à propos d'autres biens, contribuèrent aussi à sa perte;
ses créanciers saisirent le domaine, en lui permettant de
l'administrer jusqu'à sa mort. C'est alors qu'il fut vendu. La
seule partie de ce récit qui diminua mes regrets fut que, bien que
marié, il n'avait pas laissé d'enfants; de sorte que ses cendres
dormiront en paix sans être avilies par une postérité misérable.
Ses ancêtres avaient acquis ce bien par mariage dans le
quatorzième siècle. M. Galway réitéra ses assurances que les
améliorations du marquis ne lui avaient porté aucun préjudice;
elles ne furent ni bien exécutées, ni assez largement conduites
par lui; mais elles donnèrent plus de valeur au domaine, et jamais
on n'avait dit qu'elles lui eussent causé la moindre difficulté.
Je ne puis m'empêcher de noter ici la fatalité qui semble
poursuivre les gentilshommes campagnards lorsqu'ils veulent
s'occuper d'industrie ou de commerce. Je n'ai jamais vu, en
Angleterre, un propriétaire foncier, avec l'éducation et les
habitudes qu'entraîne cette qualité, s'adonner à l'une ou à
l'autre sans être infailliblement ruiné, ou, du moins, sans faire
des pertes; soit que les idées et les principes du commerce aient
en eux quelque chose qui répugne aux sentiments qui doivent
découler de l'éducation, soit que le peu d'attention que les
gentilshommes campagnards donnent ordinairement aux petits
bénéfices et aux petites économies, qui sont l'âme du commerce,
leur rendent le succès impossible; quelle qu'en puisse être la
cause, le fait est tel; il n'y en a pas un sur un million qui
réussisse. L'amélioration de leurs terres est la seule spéculation
qui leur soit permise; et quoique l'ignorance en rende l'essai
dangereux quelquefois, cependant ils y courent moins de risques
que dans toute autre tentative. Le vieux laboureur, dont le nom
est Piron (aussi propice, je pense, à la culture qu'à l'esprit),
étant arrivé, nous sortîmes pour parcourir ce que je regardais
comme une terre classique. Je m'arrêterai peu sur les détails: ils
font bien meilleure figure dans le Mémoire sur les défrichements
qu'à Tourbilly. Les prairies, même près du château, sont encore
bien inégales; en général, tout est assez grossièrement fait; mais
les peupliers dont le marquis parle dans ses Mémoires sont bien
venus, et font honneur à son nom; ils ont soixante à soixante-dix
pieds de haut et un pied de circonférence; les saules sont aussi
beaux. Que n'étaient-ce des chênes, pour garder aux fermiers
voyageurs du siècle à venir le bonheur que j'éprouve en
contemplant ces peupliers plus périssables. Les chaussées près du
château doivent avoir causé un travail très difficile. On néglige
les mûriers. M. de Galway père, n'aimant pas cette culture, en a
détruit beaucoup; mais il en reste encore quelques centaines. On
m'a dit que les pauvres gens du pays avaient obtenu jusqu'à 25
liv. de soie; mais personne n'en fait plus maintenant. Près du
château, 50 ou 60 arpents de prairies ont été drainés et amendés;
il y a des joncs à présent: toutefois, c'est encore très bon pour
le pays. À côté, il y a un bois de pins de Bordeaux, semés il y a
trente-cinq ans, valant actuellement 6 ou 7 liv. le pied. Je
traversai la partie tourbeuse produisant les grands choux dont il
fait mention; elle touche à un fonds très étendu et susceptible de
beaucoup d'améliorations. Piron m'apprit que le marquis a écobué
environ 100 arpents, et qu'il y parquait 250 moutons. À notre
retour au château, M. de Galway, voyant à quel agriculteur
enthousiaste il avait affaire, fouilla ses papiers pour y trouver
un manuscrit du marquis, entièrement de sa main, dont il eut la
bonté de me faire présent, et que je conserverai parmi mes
curiosités agricoles. La réception courtoise de M. Galway, la
chaleur amicale avec laquelle il entrait dans mes vues, et son
désir de m'aider à les réaliser m'eussent décidé à me rendre à son
invitation de passer quelques jours avec lui si je n'avais craint
que l'état de madame de Galway ne rendit inopportune cette visite
inattendue. Je pris congé le soir et retournai à La Flèche par une
route différente de celle que j'avais suivie le matin. -- 25
milles.

Le 30. -- Immenses bruyères jusqu'au Mans. On m'assura à Guerces
qu'elles ont 60 lieues de tour, sans grandes interruptions. Au
Mans j'eus la mauvaise chance de ne pas trouver M. Tournai,
secrétaire de la société d'agriculture. -- 28 milles.

Le 1er octobre. -- Vers Alençon, la campagne forme un contraste
avec celle que j'ai traversée hier; bonne terre, bien enclose,
passablement cultivée et marnée, de bons bâtiments, route superbe
en pierre noire, probablement ferrugineuse, qui se tasse bien. --
Près de Beaumont, on voit des vignes sur les hauteurs: ce sont les
dernières qu'on rencontre en marchant au nord. Tout le pays est
bien arrosé par des rivières et des cours d'eau; cependant il n'y
a pas d'irrigations. -- 30 milles.

Le 2. -- Jusqu'à Nonant, 4 milles de beaux herbages, pâturés par
des boeufs. -- 28 milles.

Le 3. -- De Gacé vers Bernay. Passé à Broglie, château du maréchal
duc de Broglie, qui est entouré d'une telle quantité de haies
tondues, doubles, triples et quadruples, que ce travail doit faire
vivre la moitié des pauvres de cette petite ville. -- 25 milles.

Le 4. -- Quitté Bernay, où, comme en bien d'autres endroits du
pays, il y a beaucoup de murs de terre, formés d'une glaise rouge
et grasse, couverts en chaume au sommet et soutenant de beaux
arbres fruitiers: modèle à suivre dans notre pays, où la pierre et
la brique sont chères. Arrivé dans une des plus riches contrées de
la France et même de l'Europe. Il y a peu de vues plus belles que
celle d'Elbeuf, quand on vient à la découvrir de la hauteur qui la
domine: la ville est à vos pieds, dans la vallée; la Seine d'un
côté offre un beau bassin parsemé d'îles boisées, et un cirque
immense de collines, couvertes par une forêt, encadre le tout.

Le 5. -- Rouen. L'hôtel-Royal fait opposition à cette hideuse
tanière de fripons et d'insolents, la Pomme de pin. Au théâtre, le
soir: il n'est pas, je pense, aussi grand que celui de Nantes, et
surtout il ne lui est pas comparable pour l'élégance et le luxe:
il est sombre et malpropre. La Caravane du Caire de Grétry: la
musique, quoiqu'il y ait un peu trop de choeurs et de tapage,
contient quelques passages tendres et agréables. Je la préfère à
tout ce que j'ai entendu de ce célèbre compositeur. Le lendemain
matin, j'allai visiter M. Scanegatty, professeur de physique dans
la Société royale d'agriculture; il me reçut avec politesse. Une
salle fort grande est garnie d'instruments de mathématiques et de
physique et de modèles. Il m'expliqua quelques-uns de ces
derniers, particulièrement un four pour le plâtre qu'on apporte
ici en grandes quantités de Montmartre. Visité MM. Midy, Roffec et
compagnie, les plus grands négociants en laines du royaume. Ils
eurent la bonté de me faire voir une grande variété de laines de
toutes les parties de l'Europe et de me permettre d'en prendre des
échantillons. Le jour suivant, au matin, j'allai à Darnetal, chez
M. Curmer, qui me montra sa fabrique. Retourné à Rouen et dîné
avec M. Portier, directeur général des fermes, pour lequel j'avais
une lettre du duc de Larochefoucauld. La conversation tomba entre
autres choses sur le manque de nouvelles rues à Rouen en
comparaison du Havre, de Nantes et de Bordeaux. On remarqua que,
dans ces dernières villes, un négociant s'enrichit en dix ou
quinze ans et fait bâtir. Ici c'est un commerce d'économie, dans
lequel la fortune est longue à venir et ne permet pas les mêmes
entreprises. À table, tout le monde s'accorda sur ce point que les
pays de vignobles sont les plus pauvres de France. J'objectai le
produit par arpent, qui est de beaucoup supérieur à celui d'autres
terres; on maintint le fait comme généralement admis et reconnu.
Passé la soirée au théâtre. Madame Dufresne me fit grand plaisir;
c'est une excellente actrice, qui ne charge jamais ses rôles et
vous fait ressentir ce qu'elle ressent elle-même. Plus je vois le
théâtre français, plus je suis forcé de reconnaître qu'il
l'emporte sur le nôtre par le grand nombre de bons acteurs, la
rareté des mauvais, et la très grande quantité de danseurs,
chanteurs et gens dont dépend le théâtre. Dans les passages que
l'on applaudit, je remarque, chez les spectateurs français, cette
générosité qui bien des fois en Angleterre m'a fait aimer mes
compatriotes. Nous nous laissons trop entraîner à notre penchant
haineux contre les Français. Pour moi, je vois bien des raisons
pour les estimer: en attribuant beaucoup de fautes à leur
gouvernement, peut-être trouverons-nous dans le nôtre la cause de
notre grossièreté et de notre mauvais caractère.

Le 8. -- Mon projet, pendant quelque temps, avait été de retourner
tout droit de Rouen en Angleterre, car la poste m'avait causé de
cruelles inquiétudes. Je n'avais reçu aucune lettre de ma famille
depuis un certain temps, quoique j'eusse souvent écrit de manière
pressante. Ces lettres étaient envoyées à une personne à Paris,
qui devait me les faire tenir; mais, soit négligence, soit toute
autre raison, elles ne venaient pas, tandis que celles adressées
dans les villes où je passais m'arrivaient régulièrement; je
craignais que quelqu'un ne fût malade chez moi et qu'on ne voulût
pas me mander de mauvaises nouvelles, lorsque ma position ne me
laissait pas moyen d'y porter remède. Le désir que j'avais
d'accepter l'invitation de la duchesse d'Anville et du duc de
Larochefoucauld, à la Roche-Guyon, prolongea cependant mon voyage,
et je me mis en route pour cette nouvelle excursion. La vue du
chemin au-dessus de Rouen est vraiment superbe: à l'une des
extrémités de la vallée, la ville et le fleuve qui l'arrose, tout
parsemé d'îles boisées; à l'autre, deux grands canaux embrassant
un archipel tantôt cultivé, tantôt en pâturage; autour une
magnifique ceinture de forêts. Passé par Pont-de-l'Arche, dans ma
route sur Louviers; j'avais des lettres pour M. Decretot, le
célèbre manufacturier, qui me reçut avec une bonté pour laquelle
il devrait y avoir une autre expression que celle de courtoisie.
Il me fit voir sa fabrique, la première du monde certainement, si
la réussite, la beauté des tissus et une invention inépuisable
pour répondre à tous les caprices de la fantaisie, sont des
mérites à une telle supériorité. Rien n'égale les draps de vigogne
de M. Decretot, à 110 francs l'aune (4 l. st. 16 sh. 3 d.). Il me
montra aussi sa filature de coton, dirigée par deux Anglais. Près
de Louviers se trouve une manufacture de plaques de cuivre pour le
doublage des vaisseaux de la marine royale; c'est encore une
colonie d'Anglais. Je soupai avec M. Decretot, et passai la soirée
en compagnie de dames fort aimables. -- 17 milles.

Le 9. -- Vernon par Gaillon. Riches terres labourables dans la
vallée. Parmi la liste que j'ai prise il y a longtemps des choses
à voir en France, se trouvaient la plantation de mûriers et la
magnanerie du maréchal de Belle-Isle à Bissy près Vernon; les
nombreux essais de la Société des Arts de Londres, pour introduire
la soie en Angleterre, donnaient un grand intérêt aux entreprises
semblables tentées dans le nord de la France. Je fis en
conséquence toutes les recherches nécessaires pour m'éclairer sur
les résultats d'essais aussi méritoires. Bissy est un beau domaine
acheté à la mort du duc de Belle-Isle par le duc de Penthièvre,
qui ne connaît qu'un seul plaisir, celui d'habiter successivement
les nombreuses terres qu'il possède dans toutes les parties de la
France. Il y a de la raison dans ce goût: moi-même j'aimerais à
avoir une vingtaine de fermes, depuis la Huerta de Valence
jusqu'aux Highlands d'Écosse, à les visiter et à les faire valoir
tour à tour. Passé la Seine à Vernon, franchi de nouveau les
collines de craie, puis fait une nouvelle ascension pour gagner la
Roche-Guyon, l'endroit le plus singulier que j'aie vu. Madame
d'Anville et le duc de Larochefoucauld m'accueillirent d'une façon
qui m'aurait fait trouver de l'agrément au milieu d'un marais. Ce
fut aussi pour moi un très grand plaisir d'y retrouver la duchesse
de Larochefoucauld, avec laquelle j'avais passé des heures si
agréables à Luchon; excellente femme, douée de cette simplicité de
caractère que font disparaître ordinairement l'orgueil de famille
et la morgue du rang. L'abbé Rochon[18], célèbre astronome de
l'Académie des sciences, et quelques autres personnes, donnaient à
la Roche-Guyon, avec l'entourage domestique et le luxe d'un grand
seigneur, l'aspect exact de la résidence d'un de nos pairs
d'Angleterre. L'Europe se ressemble tellement, qu'en visitant des
maisons d'un revenu de 15 à 20 000 l., on trouve la vie bien plus
la même que ne s'y attendrait un jeune voyageur. -- 23 milles.

Le 10. -- Voilà certainement le plus singulier endroit où je me
sois trouvé. On a coupé le roc perpendiculairement pour faire
place au château. La cuisine, qui est très grande, de vastes
caves, d'immenses celliers (magnifiquement remplis, par
parenthèse) et des offices sont taillés dans le roc vif, et n'ont
en brique que la façade; le château est large et contient 38
pièces. La duchesse actuelle a ajouté un beau salon de 48 pieds de
long, bien proportionné, avec quatre belles tapisseries des
Gobelins, et aussi une bibliothèque bien garnie. On me montra
l'encrier du fameux Louvois, ministre de Louis XIV, en m'assurant
que c'était celui dont s'était servi le roi pour signer la
révocation de l'édit de Nantes, et je suppose aussi, l'ordre pour
Turenne d'incendier le Palatinat. Ce marquis de Louvois était
grand-père des deux duchesses d'Anville et d'Estissac, dont toute
la fortune leur est revenue, ainsi que celle de leur propre
famille, branche de la maison de Larochefoucauld, d'où elles
tirent, je le pense, leur caractère qui n'a rien de celui des
Louvois. L'appartement principal communique par une terrasse avec
des sentiers qui serpentent le long de la montagne. Comme dans
tous les châteaux français, il y a une petite ville et un grand
potager, qu'il faudrait enlever pour le mettre d'accord avec nos
idées anglaises. Bissy est de même; chez le duc de Penthièvre il y
a devant la maison une pente douce avec un ruisseau dont on
pourrait se servir pour créer une pelouse; ici, exactement à la
même place, s'étend un immense potager avec assez de murs pour une
forteresse. Les pauvres se creusent, comme en Touraine, des
maisons dans la craie, qui ont une apparence singulière: il y a
deux rues, l'une au-dessus de l'autre; on dit ces demeures saines,
chaudes en hiver, fraîches en été; d'autres pensent, au contraire,
que la santé des habitants en souffre. Le duc eut la bonté
d'ordonner au régisseur de me renseigner sur l'agriculture du
pays, et de voir tout le monde qu'il faudrait pour éclaircir tous
les doutes. Chez un noble de mon pays on eût, à cause de moi,
invité à dîner trois ou quatre fermiers, qui se seraient assis à
table à côté de dames du premier rang. Je n'exagère pas en disant
que cela m'est arrivé cent fois dans les premières maisons du
Royaume-Uni. C'est cependant une chose que, dans l'état actuel des
moeurs en France, on ne verrait pas de Calais à Bayonne, excepté
par hasard chez quelque grand seigneur ayant beaucoup voyagé en
Angleterre[19], et encore à condition qu'on le demandât. La
noblesse française n'a pas plus l'idée de se livrer à
l'agriculture, ou d'en faire un objet de conversation, excepté en
théorie, comme on parlerait d'un métier ou d'un engin de marine,
que de toute autre chose contraire à ses habitudes, à ses
occupations journalières. Je ne la blâme pas tant de cette
négligence que ce troupeau d'écrivains absurdes et visionnaires
qui, de leurs greniers dans la ville, ont, avec une impudence
incroyable, assez inondé la France de satires et de théories, pour
dégoûter et ruiner toute la noblesse du royaume.

Le 12. -- Quitté avec regrets une société où j'avais tant de
raisons de me plaire. -- 35 milles.

Le 13 -- Même pays jusqu'à Rouen. La première apparition de cette
ville est soudaine et frappante; mais la route, faisant un zigzag
pour descendre plus doucement la côte, présente à l'un de ces
coudes la plus belle vue de ville que j'aie jamais contemplée. La
cité avec ses églises, ses couvents et sa cathédrale, qui s'élève
fièrement au milieu, remplit la vallée. Le fleuve présente une
belle nappe, traversée par un pont, avant de se diviser en deux
bras qui enceignent une grande île couverte de bois; le reste du
paysage, parsemé de verdure, de champs cultivés, de jardins et
d'habitations, achève ce tableau en parfaite harmonie avec la
grande cité qui en forme l'objet principal. Visité M. d'Ambournay,
secrétaire de la Société d'agriculture, absent alors de mon
premier passage; nous eûmes un entretien très intéressant sur
l'agriculture et les moyens de l'encourager. J'appris, de cet
ingénieux savant, que sa méthode de l'emploi de la garance verte,
qui fit il y a quelques années tant de bruit dans le monde
agricole, n'est à présent nulle part en pratique; ce n'est pas
qu'il ne persiste à la croire bonne. Le soir, à la comédie,
mademoiselle Crétal, de Paris jouait Nina: c'est la plus grande
fête que m'ait donnée le théâtre en France. Elle s'en acquitta
avec une expression inimitable, et une tendresse, et une naïveté,
et une élégance qui s'emparaient de tous les sentiments du coeur,
contre lesquels la pièce a été écrite. Sa physionomie est aussi
gracieuse que sa figure est belle; dans son jeu rien n'est de
trop, elle suit en tout la simplicité de la nature. La salle était
comble; des guirlandes de fleurs et de lauriers jonchèrent le
théâtre; ses camarades la couronnèrent; mais elle, elle retirait
modestement de sa tête chaque couronne que l'on essayait d'y
placer. -- 20 milles.

Le 14. -- Pris la route de Dieppe. Vallée couverte de prairies
bien irriguées; on fait les foins. Couché à Tôtes. 7 milles et
demi.

Le 15. -- Dieppe. J'ai eu le bonheur de trouver le paquebot prêt à
mettre à la voile. Je suis monté à bord avec ma pauvre compagne
aveugle dont le pied est si sûr. Je ne la remonterai probablement
jamais; cependant tous mes sentiments répugnaient à ce que je la
vende en France. Sans y voir elle m'a porté en toute sécurité
pendant plus de 1500 milles; pour le reste de sa vie elle ne
connaîtra d'autre maître que moi; si je le pouvais, ce voyage
serait son dernier travail; mais j'en suis sûr, elle labourera
encore de bon coeur pour moi à la ferme.

Le débarquement dans la jolie petite ville neuve de
Brighthelmstone (Brighton) fait un plus grand contraste avec
Dieppe, qui est vieux et sale, qu'il n'y a entre Douvres et Calai;
à l'auberge du Château, je me suis cru un instant dans le pays des
fées; mais l'enchantement se fit payer cher. Passé la journée
suivante chez lord Sheffield, où je ne vais de fois sans en
remporter autant de plaisir que d'instruction. J'aurais voulu
profiter un peu du cercle du soir à la bibliothèque; mais quelques
mots, dits au hasard dans la conversation, se joignant à mon
manque de lettres en France, je me mis en tête qu'un de mes
enfants était mort pendant mon absence; je partis à la hâte le
lendemain matin pour Londres, où j'eus le plaisir de voir le peu
de fondement de mes alarmes; on m'avait écrit, mais rien ne
m'était arrivé. -- Bradfield. -- 202 milles.
ANNÉE 1789

Mes deux précédents voyages m'avaient fait traverser la moitié
ouest de la France dans toutes les directions, et les
renseignements reçus en les accomplissant m'avaient donné autant
de connaissance des méthodes générales de culture, du sol, de son
aménagement, de ses productions, qu'on pouvait en avoir sans
pénétrer dans chaque localité, sans vivre longtemps dans
différents endroits, manière d'examiner qui, pour un royaume comme
la France, demanderait plusieurs générations, et non plusieurs
années. Il me restait à visiter l'Est. Le grand espace formé par
le triangle dont Paris, Strasbourg et Moulins sont les sommets, et
la région montagneuse au sud-est de cette dernière ville, me
présentaient sur la carte un vide qu'il fallait combler avant
d'avoir de ce royaume une idée telle que je me l'étais proposée.
Je me déterminai à ce troisième voyage afin d'accomplir mon
dessein; plus j'y réfléchissais, plus il me paraissait important;
moins aussi il me semblait avoir de chance d'être exécuté par ceux
que leur position mettait mieux à même que moi d'achever
l'entreprise. La réunion des états généraux de France qui
s'approchait me pressait aussi de ne pas perdre de temps; car
selon toutes les probabilités humaines, cette assemblée doit
marquer l'ère d'une nouvelle constitution qui produira de nouveaux
effets, suivis, selon que j'en juge, d'une nouvelle agriculture;
et tout homme avide d'une science politique réelle aurait à
regretter de ne pas connaître le pays où se montrait sur son
déclin ce soleil royal dont nous avions presque vu l'aurore. Les
événements d'un siècle et demi, en comptant le règne éclatant de
Louis XIV, rendront à jamais intéressantes pour l'humanité les
origines de la puissance française, surtout afin de connaître sa
situation avant l'établissement d'un gouvernement meilleur; car il
n'y aura pas peu d'intérêt à comparer les effets du nouveau
système et ceux de l'ancien.

Le 2 juin. -- Londres. Le soir, représentation de la Generosita
d'Alessandro de Tarchi; il signor Marchesi y déploya sa puissance
et chanta un duo qui, pour quelques moments, me fit oublier tous
les moutons et les porcs de Bradfield. Je fus cependant plus
charmé ensuite en soupant chez mon ami le docteur Burney, où je
rencontrai miss Burney. Qu'il est rare de voir à la fois deux
personnes auxquelles un grand renom n'enlève rien de leur
amabilité privée: combien en voyons-nous, de gens célèbres, avec
qui nous n'aurions jamais le désir de vivre. Parlez-moi seulement
de ceux qui, à de grands talents, joignent des qualités qui nous
fassent souhaiter de rester avec eux portes closes.

Le 3. -- Je n'entends bruire à mon oreille que les récits de la
fête donnée hier par l'ambassadeur d'Espagne. La plus belle fête
du temps présent est celle que dix millions d'hommes se donnent à
eux-mêmes.

La fête de la raison et le trop-plein de l'âme, le vif sentiment
de coeurs que la reconnaissance fait battre pour le danger commun
auquel on a échappé et l'espérance avide de la continuation d'un
bonheur commun. Rencontré le comte de Berchtold chez M. Songa;
c'est un homme plein de bon sens et de vues profondes. Pourquoi
l'empereur ne le rappelle-t-il pas pour en faire son premier
ministre? Le monde ne sera jamais bien gouverné tant que les rois
ne connaîtront pas leurs sujets.

Le 4. -- Arrivé à Douvres par la diligence avec deux négociants de
Stockholm, l'un Suédois, l'autre Allemand, qui vont jusqu'à Paris.
J'ai plus de chance de tirer quelque utilité de leur conversation
que de la cohue d'une diligence anglaise. -- 72 milles.

Le 5. -- Passage à Calais. Quatorze heures de réflexion dans un
véhicule qui ne laisse à personne la faculté de réfléchir. -- 21
milles.

Le 6. -- Nous avions dans la voiture un Français et sa femme; une
institutrice française venant d'Irlande, pleine d'une affectation
et d'une extravagance qu'elle n'avait pas prises sûrement parmi
les siens, et un jeune homme tout novice, son compatriote, qu'elle
tâchait d'éblouir par ses grands airs et ses grâces. Le mari et la
femme mirent en évidence un paquet de cartes, afin, disaient-ils,
de bannir l'ennui du voyage; mais ils s'arrangèrent aussi de façon
à soulager de cinq louis notre jeune compagnon. C'est la première
fois que j'ai été dans une diligence française, ce sera la
dernière: elles sont détestables. Couché à Abbeville. -- 78
milles.

Tous ces gens, à l'exception du Suédois, se croient très enjoués
parce qu'ils sont très bruyants; ils m'ont étourdi de leurs
chansons; j'ai eu les oreilles tellement rebattues d'airs
français, que j'aurais presque préféré faire la route les yeux
bandés sur un âne. Je perds patience en semblable compagnie. Voilà
ce que les Français appellent de la gaieté, et non pas une
véritable émotion du coeur; ils ne disent mot ou ils chantent;
pour de la conversation, ils n'en ont aucune. Le ciel m'afflige
d'une jument aveugle, plutôt que d'une autre diligence! Après
avoir passé la nuit aussi bien que le jour sur le chemin, nous
arrivâmes à Paris à neuf heures du matin. -- 102 milles.

Le 8. -- Visite à mon ami Lazowski, pour savoir où était le
logement que je lui avais écrit de me louer; mais ma bonne
duchesse d'Estissac ne lui a pas permis de faire cette commission.
Je trouvai dans son hôtel un appartement tout préparé pour moi. --
Paris est à présent dans une telle fermentation, à propos des
états généraux tenus à Versailles, que la conversation est
absorbée par eux. On ne parle pas d'autre chose. Tout est
considéré, et à juste titre, comme important, dans une telle phase
de la destinée de vingt-cinq millions d'hommes. Il y a maintenant
une discussion sérieuse, pour savoir si les représentants
s'appelleront communes ou tiers état; eux-mêmes se donnent
constamment ce premier titre, que la cour et la noblesse rejettent
avec une sorte de crainte, comme s'il recouvrait un sens dangereux
à approfondir. Mais ce sujet est de peu d'importance en regard
d'un autre qui a retenu, pendant quelque temps, les états dans
l'inaction, le mode de vérification des pouvoirs, séparément ou en
commun. La noblesse et le clergé sont pour le premier, mais les
communes s'y refusent avec fermeté: la raison qui fait qu'on
s'attache aussi obstinément à une chose en apparence assez légère
est qu'elle peut, par la suite, décider la manière de tenir
séance, en chambres séparées ou en une seule assemblée. Ceux
qu'échauffe l'intérêt du peuple déclarent qu'il sera impossible de
réformer quelques-uns des plus grands abus de l'État, si la
noblesse, siégeant à part, peut mettre à néant les voeux du
peuple, et que donner un tel veto au clergé serait plus absurde
encore. Si, au contraire, par la vérification des pouvoirs en
commun, les trois ordres se trouvent réunis, le parti populaire
pense qu'il ne restera pas de puissance capable de les séparer. La
noblesse et le clergé prévoient le même résultat et ne veulent pas
en conséquence s'y prêter. Dans ce dilemme, il est curieux
d'examiner les sentiments du jour. Ce n'est pas mon affaire
d'écrire des mémoires sur ce qui se passe, mais mon attention se
porte à saisir, autant que je le peux, l'opinion qui prévaut dans
le moment. Pendant mon séjour à Paris, je verrai toute sorte de
monde, depuis les politiques du café, jusqu'aux meneurs des états,
et l'objet principal de notes rapides, comme celles que je jette
sur le papier, sera de reproduire les impressions sur l'heure:
plus tard, en les comparant avec les événements qui auront lieu,
j'en retirerai tout au moins une distraction. Le fait le plus
saillant du jour, c'est qu'aucune idée de communauté de périls et
d'intérêts ne semble unir ceux qui, divisés, se trouvent
incapables de résister au danger commun, naissant de la conscience
qu'aura le peuple de sa force en face de leur faiblesse. Le roi,
la cour, la noblesse, le clergé, l'armée et le parlement sont à
peu près dans la même situation. Tous voient, avec une égale
frayeur, les idées de liberté qui circulent aujourd'hui. Seul, le
roi, pour des raisons très simples à qui connaît son caractère, se
tourmente peu, même des circonstances qui touchent le plus
intimement son pouvoir. Chez les autres, ce sentiment du danger
est commun, et ils s'uniraient s'il se trouvait un homme de talent
qui le leur rendît facile, afin de se passer tout à fait des
états. -- Les communes elles-mêmes considèrent cette union hostile
comme plus que probable. On peut en avoir la preuve dans cette
idée, qui va gagnant chaque jour du terrain, que si les deux
autres ordres continuaient à confondre leurs intérêts dans une
chambre, ce serait une nécessité pour le tiers de se poser
hardiment comme la représentation du royaume tout entier, puis
d'appeler la noblesse et le clergé à venir prendre place dans son
sein, et s'ils s'y refusaient, d'expédier sans eux les affaires.
Toutes les conversations d'aujourd'hui roulent sur ce sujet, mais
les opinions sont plus divisées que je ne m'y serais attendu. Il y
en a qui haïssent le clergé si cordialement, que, plutôt que de le
voir former une chambre à part, ils hasarderaient un système
nouveau, si dangereux qu'il fût.

Le 9. -- Les boutiques où se débitent les brochures font des
affaires incroyables. Je suis allé au Palais-Royal pour voir les
nouvelles publications et m'en procurer un catalogue complet.
Chaque heure en produit une. Il en a paru treize aujourd'hui,
seize hier, et quatre-vingt-douze la semaine dernière. Nous nous
imaginons quelquefois que les magasins de Debrett ou de Stockdale
à Londres sont encombrés, mais ce sont des déserts à côté de celui
de Dessin et quelques autres ici, où l'on a peine à se faufiler de
la porte jusqu'au comptoir. Il en coûtait, il y a deux ans, de 27
à 30 liv. par feuille pour l'impression; c'est maintenant de 60 à
80 liv. Le besoin de lire des brochures politiques s'est tellement
étendu, dit-on, dans la province, que toutes les presses de France
sont également occupées. Les 19/20es de ces productions sont en
faveur de la liberté; elles sont ordinairement très violentes
contre les ordres privilégiés; j'en ai retenu aujourd'hui beaucoup
de cette espèce qui ont de la réputation; mais lorsque je me suis
enquis d'autres d'opinion contraire, j'ai trouvé, à mon grand
étonnement, qu'il n'y en avait que deux ou trois d'assez de mérite
pour être connues. N'est-il pas étonnant que, tandis que la presse
répand à foison des principes excessivement niveleurs et même
séditieux qui renverseraient la monarchie si on les appliquait,
rien ne paraisse en réponse, et que la cour ne prenne aucune
mesure contre la licence extrême de ces publications. Il est aisé
de concevoir l'esprit que l'on éveille de la sorte chez le peuple.
Mais les cafés du Palais-Royal présentent des scènes encore plus
singulières et plus étonnantes: non seulement l'intérieur est
comble, mais une foule patiente se presse aux portes et aux
fenêtres, écoutant à gorge déployée certains orateurs qui, montés
sur une table ou sur une chaise, haranguent chacun son petit
auditoire. On ne se figure pas aisément l'avidité avec laquelle
ils sont écoutés et le tonnerre d'applaudissements qu'ils
reçoivent pour toute expression plus hardie ou plus violente que
d'ordinaire contre le gouvernement. Je n'en reviens pas que les
ministres souffrent de tels nids, de telles pépinières de sédition
et de révolte, répandant à toute heure chez le peuple des
principes qu'il leur faudra bientôt combattre avec vigueur, et
dont il semble que ce soit une sorte de folie de permettre
actuellement la propagation.

Le 10. -- Tout conspire à rendre l'époque présente critique pour
ce pays: la disette est terrible; à chaque instant, il arrive des
provinces des nouvelles d'émeutes et de troubles, on appelle la
force armée pour maintenir l'ordre sur les marchés. Les prix dont
on parle sont les mêmes que j'ai trouvés à Abbeville et à Amiens,
cinq sous (deux deniers et demi) la livre de pain blanc; celle de
pain bis, dont se nourrissent les pauvres, de trois sous et demi à
quatre sous. Ce taux est au delà de leurs moyens et occasionne une
grande misère. À Meudon, la police, c'est-à-dire l'intendant, a
ordonné que personne n'achetât de froment sans prendre à la fois
une égale quantité d'orge. Quelle ridicule et stupide
réglementation que celle qui met obstacle à l'approvisionnement du
marché, afin qu'il soit mieux approvisionné; qui montre au peuple
les appréhensions du gouvernement, créant par là des frayeurs et
faisant hausser les prix que l'on voudrait voir baisser. J'ai
causé de ceci avec quelques personnes instruites, qui m'ont assuré
que le prix est, comme d'ordinaire, trop élevé par rapport à la
demande, et qu'il n'y aurait pas eu de disette réelle si M. Necker
avait laissé tranquille le commerce des grains; mais que ses édits
restrictifs, purs commentaires de son livre sur cette matière, ont
plus contribué à élever le cours que tout le reste. Il me paraît
clair que les violents amis des communes ne sont pas mécontents de
cette cherté, qui seconde grandement leurs vues et leur rend un
appel aux passions du peuple plus facile que si le marché était
bas. Il y a trois jours, le clergé a imaginé une proposition très
insidieuse: c'était d'envoyer aux communes une députation pour
leur soumettre l'idée d'un comité des trois ordres, qui s'occupât
de la misère du peuple et délibérât sur les moyens d'amener une
baisse. Ceci eût conduit à la délibération par ordre et non par
tête, et devait, conséquemment, être rejeté; les communes se
montrèrent aussi habiles: dans leur réponse, elles prièrent et
supplièrent le clergé de venir les joindre dans la salle commune
des états pour délibérer. On ne le sut pas plus tôt à Paris, que
le clergé en devint doublement un objet de haine, et que les
politiques du café de Foy se demandèrent si les communes n'avaient
pas le droit d'appliquer, par un décret, les biens de cet ordre au
soulagement de la détresse du peuple.

Le 11. -- J'ai beaucoup vu de monde aujourd'hui et ne puis
m'empêcher de remarquer qu'il n'y a pas d'idées arrêtées sur les
meilleurs moyens de faire une nouvelle constitution. Hier, l'abbé
Sieyès a fait une motion dans les communes pour déclarer
formellement aux ordres privilégiés que, s'ils ne veulent pas se
réunir à eux, ils procéderont sans leur assistance à l'expédition
des affaires nationales; les communes y ont adhéré avec un
amendement insignifiant. On parle beaucoup des conséquences de
cette mesure, et aussi sur ce qui pourrait arriver du refus des
deux autres ordres de délibérer en commun, de leur protestation
contre ce qui se ferait sans eux, et de leur appel au roi pour
obtenir la dissolution des états et leur reconstitution sous une
forme plus favorable à l'arrangement des difficultés présentes.
Dans ces discussions excessivement intéressantes, on s'appuie,
d'un côté, sur un prétendu droit naturel idéal et chimérique; de
l'autre, on se garde de présenter aucun projet de garanties, rien
qui assure le peuple d'être à l'avenir mieux traité qu'il ne l'a
été jusqu'ici; ce serait cependant absolument nécessaire. Mais la
noblesse défend les principes des grands seigneurs avec lesquels
je m'entretiens; absurdement entichée de ses vieux privilèges,
quelque lourds qu'ils soient pour le peuple, elle ne veut pas
entendre parler de céder, à l'esprit de liberté, rien au delà de
l'égalité des taxes foncières, qu'elle tient pour tout ce que l'on
peut raisonnablement demander. Le parti populaire, d'autre part,
semble faire dépendre toute liberté de l'absorption des classes
privilégiées par les communes au moins pour faire la constitution.
Quand je représente que, si l'on admet une fois l'union des
ordres, aucun pouvoir ne sera capable d'arriver à la séparation
ensuite, et qu'en pareil cas la constitution ne sera guère bonne
si elle n'est mauvaise tout à fait, on me répond toujours que le
premier point, pour le peuple, est d'avoir le pouvoir de faire le
bien, et que ce n'est pas un argument valable que de dire qu'il en
peut mal user. Parmi ces gens règne l'idée commune que tout ce qui
tend à constituer un ordre à part, comme notre Chambre des lords,
n'est pas en harmonie avec la liberté. Ce qui me paraît
parfaitement extravagant et sans fondement aucun.

Le 12. -- À la réunion de la Société royale d'agriculture, à
l'Hôtel-de-ville, en qualité d'associé, je pris part au vote et
reçus un jeton. C'est une petite médaille donnée aux membres
présents à la séance, pour leur rappeler l'objet de leur
institution; il en est de même à toutes les académies royales,
etc., ce qui fait au bout de l'année une dépense excessive et
ridicule; car que faudrait-il attendre d'hommes qui ne s'y
rendraient que pour recevoir leur jeton? Quel qu'en fût le motif,
il y avait beaucoup de monde; près de trente membres étaient
présents, entre lesquels Parmentier, vice-président, Cadet de
Vaux, Fourcroy, Tillet, Desmarets, Broussonnet, secrétaire, et
Creté de Palieul, dont j'ai visité la ferme il y a deux ans, le
seul agriculteur pratique de la Société. Le secrétaire lit les
titres des mémoires présentés, et en fait un compte rendu
sommaire; mais on n'en donne lecture que s'ils offrent un intérêt
particulier. Les membres communiquent ensuite leurs mémoires ou
leurs rapports; et quand il y a une discussion, c'est sans ordre,
tous parlent à la fois comme dans une conversation animée. L'abbé
Raynal a offert un prix de 1200 liv. (52 l. st. 10 s.) pour
récompenser quelque service important, et on me demanda pourquoi
on devrait l'accorder. «Employez-les, dis-je, à encourager
l'introduction des turneps.» Mais tous me le représentèrent comme
impossible; ils ont essayé tant de fois, le gouvernement l'a fait
de son côté sans résultat; cela leur paraît une chose dont il faut
désespérer. Je ne dis pas que l'on n'avait fait jusqu'ici que des
sottises et que le vrai moyen de réussir était de tout défaire
pour recommencer. Je n'assiste jamais à aucune Société
d'agriculture, soit en France, soit en Angleterre, sans me
demander, à part moi, si même bien dirigées elles font plus de
bien que de mal; c'est-à-dire si les avantages que l'agriculture
nationale en retire ne sont pas plus que balancés par le préjudice
qu'elles causent en détournant l'attention publique d'objets
importants, ou en revêtant ces objets importants de formes
frivoles, qui les font dédaigner. La seule société réellement
utile serait celle qui, dans l'exploitation d'une grande ferme,
offrirait un parfait exemple à l'usage de ceux qui y voudraient
recourir, qui se composerait, par conséquent, d'hommes pratiques;
reste maintenant la question de savoir si tant de bons cuisiniers
ne gâteraient pas la sauce.

Les idées du public sur les grandes affaires de Versailles
changent chaque jour, chaque heure. On paraît croire à présent que
les communes ont été trop loin dans leur dernier vote, et que
l'union de la noblesse, du clergé, de l'armée, du parlement et du
roi les écrasera. On parle de cette union comme se préparant; on
dit que le comte d'Artois, la reine et le parti qui prend son nom
s'arrangent à cet effet, pour le moment où les démarches des
communes demanderont d'agir avec vigueur et ensemble. L'abolition
du parlement passe chez les meneurs populaires pour une mesure
essentiellement nécessaire; parce que, tant qu'ils existent, ce
sont des tribunaux auxquels la cour peut recourir, si elle avait
l'intention de menacer l'existence des états généraux; de leur
côté, ces grands corps ont pris l'alarme et voient avec un profond
regret que leur refus d'enregistrer les ordonnances royales a créé
dans la nation une puissance non seulement hostile, mais encore
dangereuse pour eux-mêmes. On sait aujourd'hui partout que, si le
roi se débarrassait des états et gouvernait sur des principes tels
quels, tous ses édits seraient reçus par tous les parlements. Dans
ce dilemme et l'appréhension de ce jour, on se tourne beaucoup
vers le duc d'Orléans, comme chef, mais avec une défiance générale
très visible: on déplore sa conduite, on regrette de ne pouvoir
compter sur lui dans des circonstances difficiles; on le sait sans
fermeté, redoutant fort d'être éloigné des plaisirs de Paris; on
se rappelle les bassesses auxquelles il descendit il y a longtemps
afin d'être rappelé d'exil. On est cependant tellement au
dépourvu, qu'on s'arrange de lui; le bruit qui s'est répandu qu'il
était déterminé d'aller, à la tête d'une fraction de la noblesse,
se joindre aux communes pour vérifier ensemble les pouvoirs, a
causé beaucoup de satisfaction. On tombe d'accord que s'il avait
quelque peu de fermeté, avec son énorme revenu de 7 millions (306,
204 l. st.) et les 4 175 000 l. en plus qui lui feront retour à la
mort de son beau-père le duc de Penthièvre, il pourrait tout, en
se mettant à la tête de la cause populaire.

Le 13. -- Visité le matin la Bibliothèque royale de Paris, que je
n'avais pas encore vue. C'est un vaste local, magnifiquement
rempli, comme tout le monde sait. Tout est combiné pour la
commodité des lecteurs: il y en avait 60 ou 70. Au centre des
salles, des cages de verre renferment des modèles d'instruments de
différents arts que l'on garde pour la postérité; ils sont à
l'échelle exacte des proportions; on y voit entre autres ceux qui
servent au potier, au fondeur, au briquetier, au chimiste, etc.,
etc., et un très grand relief de jardin anglais, pauvrement conçu,
qui a été ajouté dernièrement. Dans tout cela, pas une charrue,
pas un iota d'agriculture; il serait cependant bien plus aisé et
infiniment plus utile de représenter une ferme que ce jardin. Je
ne fais pas de doute que dans bien des cas il n'y ait une utilité
très grande à conserver exactement ces modèles; je le vois
clairement, au moins pour la culture; pourquoi n'en serait-il pas
ainsi pour les autres arts? Cela a toutefois un tel air de joujoux
que je ne répondrais pas que, si ma petite fille eût été ici, elle
n'eût pleuré pour qu'on les lui donnât. Visité la duchesse
d'Anville, chez qui je me suis trouvé avec l'archevêque d'Aix,
l'évêque de Blois, le prince de Laon, le duc et la duchesse de
Larochefoucauld (j'avais connu ces trois derniers à Bagnères de
Luchon), lord et lady Camelford, lord Eyre, etc., etc.

Toute la journée je n'ai entendu parler que d'inquiétudes sur ce
que cette crise des états va produire. L'embarras du moment est
extrême. Tout le monde convient qu'il n'y a pas de ministère. La
reine se rapproche du parti des princes, dont le comte d'Artois
est le chef, et ils sont si hostiles à M. Necker que la confusion
touche au dernier degré. Mais le roi, qui personnellement est le
plus honnête homme du monde, n'a d'autres souhaits que de faire le
bien. Cependant, dénué de ces qualités dominantes qui mettent
l'homme à même de prévoir les difficultés et de les éviter, il ne
sait à quels conseils se vouer.

On dit que M. Necker tremble pour son pouvoir, et il circule sur
son compte des anecdotes peu à son avantage, et probablement
fausses: il aurait intrigué pour se faire bien venir de l'abbé de
Vermont, lecteur de la reine, dont l'influence est grande dans les
choses dont il veut bien se mêler: c'est peu croyable, car ce
parti est excessivement contraire a M. Necker, et l'on raconte
même qu'il y a deux jours, le comte d'Artois, madame de Polignac
et quelques autres rencontrant madame Necker dans le jardin privé
de Versailles, où ils se promenaient, s'abaissèrent jusqu'à la
siffler. S'il y avait la moitié de vrai là-dedans, il est clair
que le ministre devrait se retirer au plus vite. Tous ceux qui
adhèrent à l'ancienne constitution, ou plutôt à l'ancien
gouvernement, le regardent comme leur ennemi mortel, disant, avec
raison, qu'à son entrée aux affaires il aurait pu tout ce qu'il
aurait voulu, le roi et le royaume étaient entre ses mains; mais
que les erreurs dont il s'est rendu coupable, par faute de plans
bien arrêtés, ont été cause de tout le mal qu'on a éprouvé depuis.
Ils l'accusent hautement de la réunion des notables, comme d'une
fausse démarche qui n'a rien produit que de mauvais, et ils
ajoutent que c'était une folie de laisser le roi se rendre aux
états généraux avant que leurs pouvoirs fussent vérifiés, et les
mesures nécessaires prises pour conserver la séparation des
ordres, surtout après avoir accordé le doublement du tiers. Il
aurait dû nommer des commissaires pour recevoir la vérification
avant d'admettre personne. Ils lui reprochent, en outre, d'avoir
fait tout cela par une excessive et insupportable vanité, qui lui
faisait croire que ses connaissances et sa réputation lui
laisseraient la direction des états. Le portrait d'un homme tracé
par ses ennemis doit nécessairement être chargé; mais voici de ses
traits dont chacun ici reconnaît la vérité, quelque joie maligne
qu'il éprouve des erreurs de son caractère. Les amis les plus
intimes de M. Necker soutiennent que c'est de bonne foi qu'il a
agi et qu'il est en principe partisan du pouvoir royal aussi bien
que de l'amélioration du sort du peuple. La pire chose que je
connaisse de lui, est son discours pour l'ouverture des états;
c'était une belle occasion qu'il a perdue: aucune vue grandiose ou
magistrale, aucune détermination des points sur lesquels devait
porter le soulagement du peuple, ni des nouveaux principes de
gouvernement qu'il fallait adopter; c'est le discours que l'on
attendrait d'un commis de banque de quelque habileté. À ce propos
il y a une anecdote qui vaut qu'on la rapporte; il savait que son
organe ne lui permettrait pas de le lire dans une si grande salle
et devant une si nombreuse assemblée; en conséquence, il avait
averti M. de Broussonnet, de l'Académie des sciences et secrétaire
de la Société royale d'Agriculture, de se tenir prêt à le
remplacer. Il avait assisté à une séance annuelle générale de
cette Société, où M. de Broussonnet avait lu un discours d'une
voix puissante, entendue distinctement à la plus grande distance.
Ce Monsieur le vit plusieurs fois pour prendre ses instructions et
s'assurer qu'il entendait bien les changements faits même après
que le discours eut été fini. Il se trouvait avec lui la veille de
la séance d'ouverture, à neuf heures du soir; le lendemain, quand
il revint, il trouva le manuscrit chargé de nouvelles corrections
que M. Necker avait faites en le quittant; elles portaient
principalement sur le style, et montraient combien il attachait
d'importance à la forme; il eût mieux fait, à mon avis, de se
préoccuper davantage des idées. Cette petite anecdote me vient de
M. de Broussonnet lui-même. Ce matin trois curés de Poitou se sont
joints aux communes pour la vérification de leurs pouvoirs et ont
été reçus avec des applaudissements frénétiques; ce soir à Paris
on ne parle de rien autre chose. Les nobles ont discuté toute la
journée sans arriver à une conclusion et se sont ajournés à lundi.

Le 14. -- Visité le Jardin du Roi, où M. Thouin a eu la bonté de
me montrer quelques petites expériences qu'il avait faites sur des
plantes qui promettent beaucoup pour les cultivateurs, surtout le
lathyrus biennis et le melilotus siberica[20], que l'on vante
beaucoup comme fourrages; tous deux sont bisannuels, mais durent
trois ou quatre ans si on les coupe avant qu'ils aient monté en
graine (l'Achillea siberica et un astragalus réussissent assez
bien).[21] Le chanvre de Chine a produit des graines parfaites, ce
qu'il n'avait pas encore fait en France. Plus je vois M. Thouin,
plus je l'apprécie; c'est un des hommes les plus aimables que je
connaisse.

M. Vandermonde m'a fait voir, avec une politesse et un
empressement infinis, le Conservatoire royal des machines. Ce qui
m'a frappé davantage, est la machine de M. Vaucanson pour faire
une chaîne. On me dit que M. Watt, de Birmingham, l'a beaucoup
admirée, ce qui paraît ne pas déplaire à mes compagnons. Une autre
pour denter les roues de fer. Il y a un hache-paille, d'après un
original anglais, et le modèle d'une grotesque charrue destinée à
marcher sans chevaux: ce sont les seules machines agricoles.
Plusieurs inventions très ingénieuses pour tordre la soie, etc.,
etc. Théâtre-Français, le Siège de Calais, par M. de Belloy, pièce
médiocre, mais populaire. Les meneurs ont décidé, pour demain, de
faire déclarer illégales toutes les taxes levées sans
l'autorisation des états, mais de les voter immédiatement pour un
certain terme, soit pour deux ans, soit pour la durée de la
session actuelle des états. Ce projet est très approuvé des amis
de la liberté: c'est très certainement une mesure raisonnable,
fondée sur des principes justes, et qui jettera la cour dans un
grand embarras.

Le 15. -- Voici un beau jour, tel que jamais on n'en eût attendu
de pareil en France il y a dix ans. Il devait y avoir une
discussion importante sur ce que, dans notre Chambre des communes,
on appellerait l'état de la nation. Mon ami, M. Lazowski, et moi,
nous étions à Versailles à huit heures du matin. Nous allâmes
immédiatement à la salle des états pour nous assurer de bonnes
places dans la galerie. Il y avait déjà quelques députés et un
auditoire assez nombreux. Le local est trop grand; seuls les
organes de stentor ou les voix du timbre le plus clair peuvent se
faire entendre; cependant les dimensions mêmes de la salle, qui
peut contenir deux mille personnes, donnent de la majesté à la
scène. Elle était vraiment pleine d'intérêt. Le spectacle des
représentants de vingt-cinq millions d'hommes, à peine sortis des
misères de deux cents ans de pouvoir absolu, et appelés aux
bienfaits d'une constitution plus libre, s'assemblant sous les
yeux du public, auquel les portes étaient ouvertes, ce spectacle,
dis-je, était bien fait pour raviver toute flamme cachée, toute
émotion d'un coeur libéral, pour me faire bannir toute idée que ce
peuple s'était montré trop souvent hostile envers le mien, et pour
me raire reposer les yeux avec plaisir sur le splendide tableau du
bonheur d'une grande nation, de la félicité des millions d'hommes
qui n'ont point encore vu le jour. M. l'abbé Sieyès ouvrit les
débats. C'est un des principaux zélateurs de la cause populaire;
il ne pense pas à modifier le gouvernement actuel, qui lui paraît
trop mauvais pour être modifié en rien; mais ses idées tendent à
le voir renversé, car il est républicain et violent; c'est la
réputation qu'on lui fait généralement, et il la justifie assez
par ses pamphlets. Il parle sans grâce et sans éloquence, mais il
argumente très bien; je devrais dire: Il lit, car il lisait, en
effet, un discours préparé. Sa motion, ou plutôt sa série de
motions, tendait à faire déclarer aux communes qu'elles se
considéraient comme l'assemblée des représentants reconnus et
vérifiés de la nation française, en admettant le droit de tous les
députés absents (de la noblesse et du clergé) d'être reçus parmi
eux sur vérification de leurs pouvoirs. M. de Mirabeau parla, sans
le secours d'aucunes notes, pendant près d'une heure, avec une
chaleur, une animation, une éloquence qui lui donnent droit au
titre d'orateur. Il s'opposa, avec une grande force de
raisonnement, aux mots reconnus et vérifiés de la motion de l'abbé
Sieyès, et proposa à la place le nom de représentants du peuple
français, puis avança les résolutions suivantes: qu'aucune autre
assemblée ne pût arrêter par un veto l'effet de leurs
délibérations: que tous les impôts fussent déclarés illégaux et
concédés seulement pour la durée de la présente session et non au
delà; que les dettes du roi fussent reconnues par la nation et
payées sur des fonds à ce destinés. On l'écouta avec attention et
on l'applaudit beaucoup. M. Mounier, député du Dauphiné, homme de
grand renom et qui a aussi publié quelques brochures très bien
reçues du public, fit une motion différente: de se déclarer les
représentants légitimes de la majorité de la nation; d'adopter le
vote par tête, et non par ordre; de ne jamais reconnaître aux
représentants du clergé et de la noblesse le droit de délibérer
séparément.

M. Rabaud-Saint-Étienne, protestant du Languedoc; auteur, lui
aussi, d'écrits sur les affaires présentes, homme de talent
considérable, parla à son tour pour émettre les propositions: que
l'on se proclamât les représentants du peuple de France, que les
impôts fussent déclarés nuls, qu'on les accordât seulement pour la
durée de la session des états; que la dette fût vérifiée et
consolidée et un emprunt voté. Ce qui fut fort approuvé, sauf
l'emprunt que l'assemblée rejeta avec répugnance. Ce député parle
avec clarté et précision, et ne s'aide de ses notes que par
intervalles. M. Barnave, un tout jeune homme, de Grenoble,
improvisa avec beaucoup de chaleur et d'animation; quelques-unes
de ses phrases furent d'un rythme si heureux, et il les prononça
de façon si éloquente, qu'il en reçut beaucoup d'applaudissements;
plusieurs membres crièrent bravo! Quant à leur manière générale de
procéder, elle pèche en deux endroits: on permet aux spectateurs
des tribunes de se mêler aux débats par leurs applaudissements et
d'autres expressions bruyantes d'approbation, ce qui est d'une
grossière inconvenance, et a même son danger; car s'ils peuvent
exprimer leur approbation, ils peuvent en conséquence exprimer
leur déplaisir, c'est-à-dire siffler, aussi bien que battre des
mains; ce qui, dit-on, s'est produit plusieurs fois: de la sorte
ils domineraient les débats et influenceraient la délibération. En
second lieu, il n'y a pas d'ordre parmi les députés eux-mêmes; il
y a eu plus d'une fois aujourd'hui une centaine des membres debout
à la fois, sans que M. Baillie (Bailly) pût les ramener à l'ordre.
Cela dépend beaucoup de ce qu'on admet des motions complexes;
parler dans une même proposition de leur titre, de leurs pouvoirs,
de l'impôt, d'un emprunt, etc., etc., paraîtrait absurde à des
oreilles anglaises, et l'est en effet. Des motions spéciales
fondées sur des propositions simples, isolées, peuvent seules
produire de l'ordre dans les débats, car on n'en finit pas lorsque
500 membres viennent tous motiver leur approbation sur un point,
leur dissentiment sur un autre. Une assemblée délibérante ne
devrait procéder aux affaires qu'après avoir établi les règles et
l'ordre à suivre dans ses séances, ce qu'on fera seulement en
prenant le règlement d'autres assemblées expérimentées, en
confirmant ce que l'on y trouve d'utile, en modifiant le reste
selon les circonstances. Comme je pris ensuite la liberté de le
dire à M. Rabaud-Saint-Etienne, on aurait pu prendre dans le livre
de M. Hatsel le règlement de la Chambre des communes, on aurait
ainsi épargné un quart du temps. On leva la séance pour le dîner.
Nous dînâmes nous-mêmes chez M. le duc de Liancourt, au Palais, où
se trouvèrent 20 députés. J'étais à côté de M. Rabaud-Saint-
Etienne, et j'eus avec lui une longue conversation; tous parlent
avec une égale confiance de la chute du despotisme. Ils prévoient
bien que l'on fera des tentatives très pernicieuses contre la
liberté, mais ils croient l'excitation de l'esprit populaire trop
grande maintenant pour pouvoir être domptée désormais. En voyant
que le débat actuel ne pouvait arriver aujourd'hui à une
conclusion, que toutes les probabilités sont contraires à ce qu'il
se termine même demain, à cause du grand nombre d'orateurs qui
veulent y prendre part, je suis retourné le soir à Paris.

Le 16. -- Dugny. 10 milles de Paris. J'y suis allé en compagnie de
M. de Broussonnet, pour voir M. Creté de Palieul, le seul
cultivateur pratique de la Société d'agriculture,
M. de Broussonnet, dont personne ne peut surpasser le zèle pour
l'honneur et les progrès de l'agriculture désirait que je voie les
cultures et les améliorations d'un homme si haut placé parmi les
agriculteurs de France. Nous sommes allés d'abord chez le frère de
M. Creté, qui tient à présent la poste. Il a 140 chevaux. On
visita sa ferme, et il nous montra des avoines et des froments
très beaux en somme, quelques-uns même d'une qualité supérieure;
mais je dois avouer que ma satisfaction eût été plus grande si ses
écuries n'avaient pas été remplies dans une vue toute différente
de la ferme. Il est inutile de chercher un système de rotation en
France. M. Creté sème deux, trois et jusqu'à quatre fois du blé
blanc dans la même pièce. À dîner, je causai beaucoup avec les
deux frères et quelques cultivateurs du voisinage sur ce sujet, et
je leur recommandai soit les turneps, soit les choux, suivant le
sol, pour rompre leur succession de froments. Chacun d'eux,
excepté M. de Broussonnet, se prononça contre moi. «Pouvons-nous
faire du blé après les navets et les choux?» Certes, et avec
succès, si vous essayez sur une petite étendue; mais cela est
rendu impraticable par le temps qu'il faut pour consommer la plus
grande partie de cette récolte. «Cela nous suffit, si nous ne
pouvons faire du blé après les racines; elles ne valent rien pour
la France.» Cette idée est partout à peu près la même en ce
royaume. Je leur dis alors qu'ils pourraient n'emblaver que la
moitié de leurs terres et être cependant de bons cultivateurs.
Ainsi, par exemple: 1° des fèves; 2° du blé; 3° des lentilles; 4°
du blé; 5° du trèfle; 6° du blé; cela leur convint mieux, bien que
leur méthode leur parût plus profitable. La chose la plus
intéressante dans leur culture est la chicorée (Chicorium
intybus). Je fus satisfait de voir que M. Creté de Palieul en
avait aussi bonne opinion que jamais, que son frère l'avait
adoptée, et qu'elle réussissait très bien dans leurs fermes et
celles de quelques voisins. Je ne vois jamais cette plante sans me
féliciter d'avoir voyagé pour quelque chose de plus que pour
écrire dans un cabinet, sans me dire que son introduction en
Angleterre serait assez pour que l'on dît d'un homme que ce n'est
pas en vain qu'il a vécu. J'en parlerai plus tard, ainsi que des
expériences de M. Creté.

Le 17. -- Toutes les conversations roulent sur la motion de l'abbé
Sieyès, que l'on croit devoir être votée, bien qu'on lui préfère
celle du comte de Mirabeau. Mais sa réputation le paralyse: on le
soupçonne d'avoir reçu 100 000 livres de la reine; bruit aveugle,
improbable. S'il était vrai, sa conduite serait très différente;
mais quand un homme n'a pas été exempt des plus grandes erreurs
(pour parler modérément), les soupçons l'accompagnent sans cesse,
quoiqu'il soit aussi innocent de ce qui les cause que le plus pur
de leurs patriotes. Ce bruit en éveille d'autres; ainsi que c'est
à son instigation qu'il a publié ses anecdotes sur la cour de
Berlin, et que le roi de Prusse, informé de cette publication, a
fait répandre par toute l'Allemagne les Mémoires de madame de la
Mothe. Voilà les histoires éternelles, les soupçons et les
absurdités pour lesquelles Paris a toujours été si fameux. On voit
aisément toutefois, par la tournure de la conversation, même sur
le sujet le plus ridicule, pourvu qu'il soit d'intérêt public,
jusqu'où va la confiance en certains hommes, et sur quoi elle est
fondée. Dans toutes les sociétés, quelle que soit leur
composition, vous entendez vanter les talents du comte de
Mirabeau; c'est le premier écrivain, c'est le premier orateur de
France. Il ne pourrait cependant compter sur six votes de
confiance dans les états. Ses écrits toutefois se répandent par
tout Paris et dans les provinces; il a publié un Journal des
états; mais quelques numéros furent d'une telle force, d'une telle
témérité, que le gouvernement lui imposa silence par ordre exprès.
On attribue ce coup à M. Necker, dont la vanité était blessée au
vif par le peu de cérémonie avec lequel on le traitait. Tel était
le nombre des souscripteurs, que j'ai entendu mettre à 80 000 liv.
(3 500 l. st.) par an le profit de M. de Mirabeau. Depuis cette
suppression il publie, une ou deux fois par semaine, un petit
pamphlet répondant au même but de donner un compte rendu des
débats; il y met pour titre: 1re, 2e, 3e Lettres du comte de
Mirabeau à ses commettants. Quoique pleins de violence, de
sarcasme et de sévérité, la cour, arrêtée sans doute par ce titre,
n'a pas trouvé à propos de les suspendre. Il y a de la faiblesse
et de la lâcheté à prohiber ainsi une seule publication, parmi
tant d'autres qui font gémir la presse, et dont la tendance
manifeste est de renverser l'état de choses actuel. D'un autre
côté, c'est folie et aveuglement de permettre que de pareils
pamphlets circulent dans tout le royaume, même par les soins du
gouvernement, entre les mains duquel sont les postes et les
diligences: il n'y a rien qu'on n'en doive attendre. -- Passé la
soirée à l'Opéra-Comique: de la musique italienne, des paroles
italiennes, des chanteurs italiens, et des applaudissements si
continus, si enthousiastes, que les oreilles françaises doivent
faire de rapides progrès. Qu'aurait dit Jean-Jacques s'il avait vu
un tel spectacle à Paris!

Le 18. -- Hier, en conséquence de la motion amendée de l'abbé
Sieyès, les communes ont décrété: qu'elles prendraient le titre
d'Assemblée nationale; que se considérant comme en activité,
toutes taxes étaient illégales, mais que leur levée serait
accordée pour le temps de la session; qu'enfin elles procéderaient
sans délai à la consolidation de la dette et au soulagement de la
misère du peuple. Ces mesures donnent bon espoir aux partisans
extrêmes d'une nouvelle constitution; mais je vois évidemment,
parmi les personnes de sens plus rassis, une grande appréhension
que cette démarche n'ait été trop précipitée. C'est une violence
dont la cour peut se saisir comme prétexte et tourner au préjudice
du peuple. Le raisonnement de M. de Mirabeau contre ces mesures
était très fort et très juste: Si je voulais employer, contre les
autres motions les armes dont on se sert pour attaquer la mienne,
ne pourrais-je pas dire à mon tour: De quelque manière que vous
vous qualifiiez, que vous soyez les représentants connus et
vérifiés de la nation, les représentants de vingt-cinq millions
d'hommes, les représentants de la majorité du peuple, dussiez-vous
même vous appeler l'Assemblée nationale, les états généraux,
empêcherez-vous les classes privilégiées de continuer des
assemblées que Sa Majesté a reconnues? Les empêcherez-vous de
prendre des délibérations? Les empêcherez-vous de prétendre au
veto? Empêcherez-vous le roi de les recevoir, de les reconnaître,
de leur continuer les mêmes titres qu'il leur a donnés jusqu'à
présent? Enfin, empêcherez-vous la nation d'appeler le clergé, le
clergé, la noblesse, la noblesse?

À la Société royale d'agriculture, où j'ai voté comme tout le
monde, pour élire le général Washington membre honoraire. Cette
motion avait été faite par M. de Broussonnet, à qui j'avais
présenté le général comme un excellent fermier avec lequel j'avais
eu une correspondance sur ce sujet. L'abbé Commerel, qui était
présent, me donna une petite brochure de lui sur un nouveau sujet:
le Chou à faucher, et un sac en papier plein de semence.

Le 19. -- Accompagné M. de Broussonnet chez M. Parmentier à
l'hôtel des Invalides, où nous avons dîné. Il y avait là un
président du Parlement, un Mailly, beau-frère du chancelier,
l'abbé Commerel, etc. Je l'ai noté, il y a deux ans, M. Parmentier
est le meilleur des hommes, et, comme on peut le voir par ses
écrits, s'entend mieux que tout autre en ce qui regarde la
boulangerie. Après le dîner, promenade à la plaine des Sablons
pour voir les pommes de terre que la Société y cultive et ses
préparations du sol pour les navets; je n'en dirai que ceci
seulement: que je souhaite de voir mes frères se tenir obstinément
à leur agriculture scientifique, laissant la pratique à ceux qui
s'y connaissent. C'est une chose bien triste, pour des
cultivateurs savants, que Dieu ait créé une peste semblable au
chiendent (triticum repens)!

Le 20. -- Des nouvelles! Des nouvelles! Chacun s'étonne de ce
qu'il aurait dû s'attendre à voir arriver: un message du roi aux
présidents des trois ordres, les prévenant qu'il les réunirait
lundi, et des gardes françaises, avec la baïonnette au bout du
fusil, placées à chaque porte de la salle des états pour empêcher
qui que ce soit d'entrer, sous prétexte des préparatifs pour la
séance royale. La manière dont s'est exécuté cet acte de violence
mal inspiré a été aussi mal inspirée que l'acte lui-même.
M. Bailly n'avait reçu d'autre avertissement qu'une lettre du
marquis de Brézé, et les députés se réunirent à la porte de la
salle sans savoir qu'elle fût fermée. On ajouta ainsi, de gaieté
de coeur, des formes provoquantes à une mesure suffisamment
odieuse et inconstitutionnelle par elle-même. On prit sur les
lieux une noble et ferme résolution: ce fut de se transporter
immédiatement au Jeu de Paume, et là l'assemblée tout entière
s'engagea, par serment, de ne se séparer que de son propre
mouvement, et de se considérer et d'agir comme Assemblée nationale
partout où la violence et les hasards de la fortune pourraient la
chasser; les prévisions étaient si menaçantes, que des exprès
furent envoyés à Nantes annonçant la nécessité où se verrait peut-
être l'assemblée de chercher un refuge dans quelque ville
éloignée. Ce message et la fermeture de la salle des états sont le
résultat de conciliabules très longs et très fréquents tenus en
présence du roi, à Marly, où il a été plusieurs jours sans voir
personne, et où l'on n'admettait, même les officiers de la cour,
qu'avec un soin et une circonspection extrêmes. Les frères du roi
n'ont pas place au conseil; mais le comte d'Artois suit sans cesse
les délibérations et en fait part à la reine dans de longues
conférences qu'ils ont ensemble. À la réception de ces nouvelles à
Paris, le Palais-Royal fut en feu: les cafés, les magasins de
brochures, les galeries et les jardins étaient remplis par la
foule; l'inquiétude se voyait dans tous les yeux; les bruits que
l'on faisait courir prêtant à la cour des intentions de la
dernière violence, comme si elle avait résolu d'anéantir tout ce
qui, en France n'appartenait pas au parti de la reine, étaient
d'une absurdité incroyable; mais rien n'était trop ridicule pour
la foi aveugle de la populace. Il était cependant curieux de voir,
parmi les personnes de classe plus élevée (car je fis plusieurs
visites après l'arrivée de ces nouvelles), l'opinion reprocher à
l'Assemblée nationale (comme elle s'appelait) d'avoir été trop
loin, d'avoir avec trop de précipitation, de violence, adopté des
mesures que la masse du peuple ne soutiendrait pas. Nous pouvons
conclure de là que si la cour, instruite de ces dernières
démarches, poursuit un plan ferme et habile, la cause populaire
aura peu de raisons de s'en louer.

Le 21. -- II est impossible, dans un moment si critique, de
s'occuper a autre chose que de courir de maison en maison demander
des nouvelles et de noter les idées et les opinions qui ont le
plus de cours. Le moment actuel est, entre tous, celui qui
contient en germe les futures destinées de la France. La
résolution par laquelle les communes se sont déclarées Assemblée
nationale, indépendamment des deux autres ordres et du roi lui-
même, en rejetant toute possibilité de dissolution, est la prise
de possession de tous les pouvoirs du royaume. Elles se sont
toutes d'un coup transformées dans le Long-Parlement de Charles
1er. Il n'est pas besoin de perspicacité pour s'assurer que, si
une telle prétention n'est pas mise à néant, le roi, les grands
seigneurs et le clergé sont a jamais dépouillés de leur part de
pouvoir. On ne doit pas souffrir de l'armée ou d'un parlement une
démarche aussi audacieuse et destructive de l'autorité royale
comme des intérêts qu'elle attaque directement. Si l'on n'y met
obstacle, tous les autres pouvoirs tomberont devant celui des
communes. Avec quelle anxieuse inquiétude ne doit-on pas attendre
la décision de la couronne pour savoir si elle se montrera ferme
dans cette occasion, sans se départir du système de liberté
absolument nécessaire en ce moment. Tout bien considéré, c'est-à-
dire connaissant le caractère des gens au pouvoir, il ne faut
espérer ni plan bien arrêté, ni ferme exécution. Passé la soirée
au théâtre. Madame Rocquère (Raucourt) jouait la Reine dans
Hamlet; on se figurera aisément comment la pièce de Shakespeare a
été mise en pièces; le talent admirable de l'actrice lui rendait
cependant un peu de vie.

Le 22. -- J'arrivais à Versailles, à six heures du matin, afin
d'être, prêt pour la séance royale. Nous déjeunions avec le duc de
Liancourt quand on nous apprit que le roi l'avait remise à demain.
Hier il y a eu une séance du conseil, qui s'est prolongée jusqu'à
minuit; Monsieur et le comte d'Artois y assistaient: chose
extraordinaire et attribuée à l'influence de la reine, le comte
d'Artois, l'adversaire constant des plans de M. Necker, s'est
opposé à son système et a obtenu de faire remettre la séance de
vingt-quatre heures, pour qu'il y ait aujourd'hui conseil en
présence du roi. En sortant du château, nous allâmes chercher les
députés; il courait plusieurs versions sur le lieu de leur
réunion. Nous vîmes d'abord les Récollets; ils y avaient été, mais
s'y trouvant peu commodément, ils s'étaient rendus à Saint-Louis,
où nous les suivîmes; nous arrivâmes à temps pour voir M. Bailly
ouvrir la séance et lire la lettre du roi, ajournant la séance
royale à demain. L'aspect de celle assemblée était extraordinaire:
une foule immense se pressait en dedans et autour de l'église;
l'inquiétude des regards, la variété d'expression causée par la
différence des opinions et des sentiments, imprimaient aux visages
de tout le monde un caractère que je n'avais jamais vu auparavant.
La seule affaire d'importance que l'on traita, et qui dura jusqu'à
trois heures, fut la réception du serment et de la signature de
quelques députés absents au Jeu de Paume, et la réunion de trois
évêques et de cent cinquante députés du clergé, qui vinrent faire
vérifier leurs pouvoirs et furent accueillis par de tels
applaudissements, de telles acclamations de la foule, que l'église
en retentit. Apparemment les habitants de Versailles, au nombre de
60 000, sont, jusqu'au dernier, dans les intérêts des communes:
ceci est remarquable, car cette ville est nourrie par le palais,
et si la cour n'y est pas populaire, on peut supposer ce qu'en
pense le reste du royaume. Dîné avec le duc de Liancourt au
Palais: il s'y trouvait beaucoup de noblesse et de députés des
communes, entre autres le duc d'Orléans, l'évêque de Rhodez,
l'abbé Siéyes, et M. Rabaud-Saint-Etienne.

Voici un des exemples les plus frappants de l'impression que
produisent les grands événements sur les hommes de classes
diverses. Dans la rue et dans l'église Saint-Louis, il y avait une
telle inquiétude sur chaque visage, que l'importance du moment se
lisait dans les physionomies. Toutes les formes de civilité
ordinaires étaient négligées; mais parmi les personnes du rang
bien plus élevé avec lesquelles je m'assis à table, la différence
me frappa. Il n'y avait pas, dans trente convives, cinq personnes
dans la figure desquelles on pût deviner qu'il se passait quelque
chose d'extraordinaire; la conversation fut même plus indifférente
que je ne l'aurais cru. Si elle l'avait été complètement, il n'y
aurait rien eu d'étonnant; mais on fit, avec la plus grande
liberté, des observations qui furent reçues de façon à prouver
qu'on ne les trouvait pas déplacées. N'aurait-on pas cru, dans ce
cas, à une plus grande énergie de sentiments et d'expressions, à
une plus grande vivacité dans un entretien sur cette crise qui
nécessairement devait remplir toutes les pensées? Cependant chacun
mangeait, buvait, se promenait, souriait avec une négligence qui
me confondait: je ne revenais pas de tant de froideur. Il y a
peut-être une certaine nonchalance devenue naturelle aux gens de
bonne société par suite d'une longue habitude, et qui les
distingue du vulgaire: celui-ci a, dans l'expression de ses
sentiments, mille rudesses qu'on ne retrouve pas à la surface
polie de ceux dont les manières ont été adoucies, sinon usées par
le frottement de la société. Cette remarque serait injuste dans la
plupart des cas; mais, je le confesse, le moment actuel, le plus
critique, sans aucun doute, que la France ait traversé depuis la
fondation de la monarchie, puisque le conseil qui doit décider de
la conduite du roi est assemblé, ce moment aurait motivé une tout
autre tenue. La présence et surtout les manières du duc d'Orléans
y pouvaient être pour quelque chose, mais pour bien peu; ce ne fut
pas sans un certain dégoût que je lui vis plusieurs fois montrer
un esprit de mauvais aloi et un air moqueur qui, je le suppose,
font partie de son caractère; autrement il n'en eût rien paru
aujourd'hui. À en juger par ses façons, l'état des affaires ne lui
déplaît pas. L'abbé Siéyès a une physionomie remarquable: son oeil
vif et toujours en mouvement pénètre la pensée des autres, mais se
tient soigneusement sur la réserve, pour ne pas livrer la sienne.

Autant cette figure a de caractère, autant celle de Rabaud-Saint-
Étienne a de nullité; elle lui fait tort cependant, car ses
talents sont incontestables. On semble d'accord que si le comte
d'Artois l'emporte dans le conseil, M. Necker, le comte de
Montmorin et M. de Saint-Priest se retireront; en ce cas, la
rentrée triomphale de M. Necker aux affaires est inévitable. -- Ce
soir. -- Le plan du comte d'Artois est accepté; le roi le
déclarera demain dans son discours; M. Necker a offert sa
démission, que le roi a refusée. On se demande maintenant quel est
ce plan.

Le 23. -- Le grand jour est passé: dès le matin Versailles
semblait rempli de troupes; vers dix heures, on forma la haie dans
les rues avec les gardes françaises, quelques régiments suisses,
etc. La salle des états était entourée, des sentinelles postées à
tous les passages et à toutes les portes; aucune autre personne
que les députés n'était admise. Ces préparatifs militaires étaient
mal entendus, car ils semblaient trahir l'odieux et l'impopularité
des mesures que l'on allait proposer, et l'attente, peut-être la
crainte, d'un mouvement populaire. On déclarait, avant que le roi
eût quitté le château, que ses projets étaient hostiles à la
nation par la force qui paraissait les escorter. C'est cependant
le contraire qui a eu lieu: on connaît les propositions; ce plan
avait du bon, on accordait beaucoup au peuple sur des points
essentiels, et cela avant que les états eussent pourvu aux
difficultés de finances qui les ont fait réunir, en leur laissant
ainsi plein pouvoir de faire ensuite, dans l'intérêt de la nation,
ce que les circonstances auraient permis; il semble qu'ils eussent
dû accepter, moyennant quelques garanties pour leur future
réunion, sans laquelle rien n'est assuré; mais comme une courte
négociation peut aisément amener cela; je crains que les députés
ne se rendent conditionnellement. L'emploi de la force armée,
quelques imprudentes tentatives du parti royal, pour agir sur la
constitution intérieure, et la réunion des états, jointe à la
mauvaise humeur qu'ils avaient eu le temps de couver depuis trois
jours, empêchèrent les communes d'accueillir le roi avec des
acclamations. Le clergé et quelques nobles crièrent «Vive le roi!»
mais les trois quarts de l'assemblée firent contraste par leur
silence. Il paraît qu'on était résolu d'avance à ne souffrir
aucune violence, car lorsque le roi fut parti, le clergé et la
noblesse s'étant retirés, le marquis de Brézé attendit
qu'obéissant aux ordres de la couronne, le tiers se rendît aussi
dans la salle préparée pour lui; puis s'apercevant que personne ne
bougeait, -- Messieurs, dit-il, vous connaissez les intentions du
roi. Un silence de mort s'ensuivit, et alors les talents
supérieurs s'emparèrent de cet empire, devant lequel disparaissent
toutes les autres considérations. Les yeux de l'assemblée entière
furent tournés sur le comte de Mirabeau, qui, à l'instant,
répondit au marquis de Brézé: «Oui, monsieur, nous avons entendu
les intentions qu'on a suggérées au roi, et vous qui ne sauriez
être son organe auprès des états généraux; vous qui n'avez ni
place, ni voix, ni droit de parler, vous n'êtes pas fait pour nous
rappeler son discours. Cependant pour éviter toute équivoque et
tout délai, je vous déclare que si l'on vous a chargé de nous
faire sortir d'ici, vous devez demander des ordres pour employer
la force, car nous ne quitterons nos places que par la puissance
de la baïonnette.» Sur quoi, ce fut un cri unanime de «Tel est le
voeu de l'assemblée.» On confirma sur-le-champ les arrêtés pris
antérieurement, et sur la motion du comte de Mirabeau, on déclara
l'inviolabilité de la personne des députés, aussi bien hors de
I'assemblée que dans son sein, et fut réputé infâme et traître
quiconque ferait contre eux une tentative.

Le 24. -- La fermentation à Paris passe toute conception; toute la
journée il y a eu dix mille personnes au Palais-Royal; on avait
apporté ce matin un récit très complet des événements d'hier, qui
a été lu et commenté à la foule par plusieurs des meneurs
apparents de petites sociétés. À ma grande surprise les
propositions du roi n'ont rencontré qu'un dégoût universel. Il ne
disait rien d'explicite sur le retour périodique des états; il
regardait comme une propriété tous les vieux droits féodaux. Ceci
et le changement de l'équilibre de la représentation, dans les
assemblées provinciales, est ce qui cause le plus de répugnance.
Mais au lieu d'espérer et de tendre vers des concessions
ultérieures sur ces points, afin de les faire mieux concorder avec
les voeux de la majorité, le peuple semble saisi d'une sorte de
frénésie, repoussant tout moyen terme, et insister sur l'absolue
nécessité de la réunion des ordres, afin que, tout pouvoir passant
au tiers, il puisse effectuer ce qu'on appelle la régénération du
royaume:mot favori, auquel on n'attache aucun sens bien précis, et
que l'on explique vaguement par la réforme générale de tous les
abus. On croit aussi beaucoup à la démission de M. Necker, et on
semble s'y attacher plus particulièrement qu'à des points d'une
bien autre importance. Il est clair pour moi, d'après les
conversations et les harangues dont j'ai été le témoin, que les
réunions permanentes du Palais-Royal, qui arrivent à un degré de
licence et à une furie de liberté à peine croyables, s'unissant
aux innombrables publications incendiaires que chaque heure a vues
naître, depuis l'assemblée des états, ont tellement enflammé les
désirs du peuple, et lui ont donné l'idée de changements si
radicaux, que rien ne le satisferait maintenant de ce que
pourraient faire ou le roi ou la cour. En conséquence, il serait
de la dernière inutilité de faire des concessions, si on n'est pas
fermement résolu non-seulement à les faire observer par le roi,
mais aussi à maintenir le peuple, en s'occupant en même temps de
rétablir l'ordre. Mais la pierre d'achoppement de ce projet, comme
de tous ceux que l'on peut imaginer, comme chacun le sait et le
crie dans les carrefours, c'est la situation des finances qu'il
n'est guère possible de restaurer que par un secours libéral,
accordé par les états, ou par une banqueroute. Il est de notoriété
publique que ce point a été chaudement débattu en conseil.
M. Necker a prouvé que la banqueroute était inévitable, si l'on
rompait avec les états avant que les finances ne fussent en ordre,
et la terreur d'une telle mesure, que pas un ministre n'oserait
prendre sur soi, a été la grande difficulté qui s'est opposée aux
projets de la reine et du comte d'Artois. On a eu recours à un
moyen terme, par lequel on espère se gagner un parti dans la
nation et dépopulariser assez les députés pour s'en débarrasser
ensuite; cette attente sera infailliblement trompée. Si du côté du
peuple on avance que les vices d'un gouvernement suranné rendent
nécessaire l'adoption d'un système nouveau, et qu'il n'y a que les
mesures les plus vigoureuses qui soient susceptibles de mettre la
nation en possession des bienfaits d'un gouvernement libre, on
réplique, de l'autre côté, que le caractère personnel du roi doit
éloigner toute crainte de voir employer la violence; que, sous
quelque régime que ce soit, l'état des finances doit être réglé ou
par le crédit ou par la banqueroute, qu'il faut temporiser pour
gagner, dans les négociations, ce que la force mettrait en
question; qu'en poussant les choses à l'extrême, on s'expose à une
coalition des autres ordres avec l'armée, le parlement et même
cette partie prépondérante du peuple qui désapprouve les excès.
Quand à tout cela on ajoute la possibilité de jeter le pays dans
une guerre civile, avec laquelle on est si familiarisé que son nom
est sur toutes les lèvres, nous devons avouer que, si les communes
refusent obstinément ce qui leur est proposé, elles exposent
d'immenses bienfaits assurés aux hasards de la fortune, qui peut-
être les fera maudire par la postérité, au lieu de faire bénir
leur mémoire comme celle de vrais patriotes qui n'avaient en vue
que le bonheur de leur pays. Les oreilles me bourdonnaient de
politique depuis quelques jours, j'allai m'en refaire à l'Opéra-
Italien. Rien ne valait pour cela la pièce que l'on donnait: la
Villanella rapita, de Bianchi, composition vraiment délicieuse.
Croirait-on que ce même peuple qui naguère n'estimait d'un opéra
que les danses et n'entendait que des orages de cris, suit
maintenant avec passion les mélodies italiennes, les applaudit
avec goût et avec enthousiasme, et cela sans qu'elles empruntent
le secours d'un seul pas! La musique est charmante, élégamment
enjouée, légère et gracieuse; il y a, pour la signora Mandini et
Vigagnoni, un duo de premier mérite. La Mandini est une cantatrice
qui vous fascine: sa voix n'est rien; mais sa grâce, son
expression, son âme, s'harmonisent dans une exquise sensibilité.

Le 25. -- La conduite de M. Necker est sévèrement critiquée, même
parmi ses amis, aussitôt qu'ils sortent d'un certain monde. On
assure positivement que l'abbé Siéyès, MM. Mounier, Chapelier,
Barnave, Turgot, Tourette, Rabaud et autres chefs de partis se
sont presque mis à ses genoux pour qu'il insiste à faite accepter
sa démission, dans la conviction que sa retraite jetterait plus
que toute autre chose le parti de la reine dans des difficultés
infiniment plus graves et plus embarrassantes. Mais sa vanité a
prévalu sur leurs efforts pour lui faire prêter l'oreille aux
paroles insidieuses de la reine, qui a l'air de lui demander grâce
et lui fait croire que lui seul est capable de maintenir la
couronne sur la tête du roi. En même temps qu'il se prête à ces
manoeuvres, contrairement à l'intérêt des amis de la liberté, il
brigue les applaudissements de la populace de Versailles d'une
manière déplorable. Pour aller chez le roi et pour en revenir, les
ministres ne traversent jamais la cour à pied; ce dont M. Necker
s'avisa, quoiqu'il ne l'eût pas fait dans des temps plus
tranquilles, afin de provoquer les louanges, de s'entendre appeler
le Père du peuple, et de traîner sur ses traces une foule immense
qui l'acclame. Presque au même moment que la reine, dans une
entrevue privée, parlait à M. Necker, ainsi que je l'ai dit, elle
recevait les députés de la noblesse, en appelait à leur honneur
pour soutenir les droits de son fils qu'elle leur présentait,
montrant clairement que, si les projets du roi n'étaient pas
vigoureusement soutenus, la monarchie était perdue et la noblesse
engloutie. Tandis que le tumulte soulevé par M. Necker faisait
retentir le château, le roi, se rendant en voiture à Marly,
n'était accueilli que par un lugubre et morne silence, et cela,
après avoir accordé au peuple et à la cause de la liberté plus
qu'aucun de ses prédécesseurs. Telle est la foule, telle
l'impossibilité de la satisfaire dans un moment comme celui-ci,
lorsque l'imagination exaltée pare toutes les chimères des
couleurs enchanteresses de la liberté. Je suis très curieux
d'apprendre le résultat des délibérations qui ont suivi les
premières protestations des communes contre la violence militaire
employée d'une façon à la fois si injustifiable et si peu
judicieuse. Si les propositions du roi étaient venues après le
vote des subsides, et à propos de quelques questions moins
importantes, ce serait autre chose; mais les présenter avant
d'avoir un shilling de voté, ou une mesure prise pour sortir de
cet embarras, change l'affaire du tout au tout. Le soir, la
conduite de la cour est inexplicable et inconséquente: tandis que
par la séance royale on avait tout fait pour maintenir la
séparation des ordres, on a permis à une grande partie du clergé
de se réunir aux communes. Le duc d'Orléans, à la tête de
quarante-sept membres de la noblesse, fait de même: et, autre
preuve de l'instabilité des conseils de la cour, les communes se
sont maintenues dans la grande salle des états, malgré l'exprès
commandement du roi. Le fait est que la séance royale était
contraire à ses sentiments personnels, et que ce n'est qu'avec
beaucoup de difficulté que le conseil la lui avait fait adopter;
aussi, lorsqu'à chaque instant il devenait de plus en plus urgent
de donner des ordres efficaces pour le maintien du système
proposé, il fallut, de nouveau, livrer bataille sur chaque point,
et le projet ne fut que mis en train sans que l'on y persistât.
Voilà ce qu'on en dit, et c'est probablement la vérité. On voit
aisément que mieux aurait valu, pour mille raisons, ne pas prendre
cette mesure, car le gouvernement a perdu tout prestige et toute
énergie, et le peuple va se montrer plus exigeant que jamais.
Hier, à Versailles, la populace a insulté, et même maltraité, les
membres du clergé et de la noblesse connus par leurs efforts pour
maintenir la séparation des ordres. L'évêque de Beauvais a reçu à
la tête une pierre qui l'a presque assommé.[22] On a brisé toutes
les fenêtres chez l'archevêque de Paris, et il a dû changer de
logement; le cardinal de Larochefoucauld a été hué et sifflé. La
confusion est si grande, que la cour ne peut compter que sur les
troupes; encore dit-on maintenant d'une manière positive que, si
ordre est donné aux gardes françaises de faire feu sur le peuple,
ils refuseront. Cela n'étonne que ceux qui ne savent pas combien
ils sont las des mauvais traitements, de la conduite et des
manoeuvres du duc du Châtelet, leur colonel; tant les affaires de
la cour ont été mal menées sous tous les rapports, tant elle a été
malheureuse dans le choix des hommes dont dépendent le plus sa
sûreté et même son existence! Quelle leçon pour les princes qui
souffrent que de vils courtisans, des femmes, des bouffons,
s'emparent d'un pouvoir qui n'offre de sécurité qu'entre les mains
de l'habileté et de la prudence. On affirme que ces troubles ont
été machinés par les meneurs des communes, et quelques-uns payés
par le duc d'Orléans. La confusion du ministère est au comble. --
Le soir, Théâtre-Français: le Comte d'Essex et la Maison de
Molière.

Le 26. -- Chaque moment semble apporter au peuple une nouvelle
ardeur; les réunions du Palais-Royal sont plus nombreuses, plus
violentes et plus audacieuses que jamais, et dans la réunion des
électeurs, convoqués à Paris pour envoyer une députation à
l'Assemblée nationale, grands comme petits ne parlaient de rien
moins que d'une révolution dans le gouvernement et de
l'établissement d'une libre constitution. Ce qu'on entend par
libre constitution n'est pas difficile à deviner: c'est la
République; car les doctrines du temps y tendent de plus en plus
chaque jour; on dit toutefois que l'État doit conserver la forme
monarchique ou que, du moins, il y a besoin d'un roi. On est
étourdi dans les rues par les colporteurs de pamphlets séditieux
et de relations d'événements chimériques dont la commune tendance
est de maintenir le peuple dans la frayeur et l'incertitude. Il
n'y a pas d'exemple d'une nonchalance, d'une stupidité pareilles à
celles de la cour. Le moment demanderait la plus grande décision;
et hier, pendant que l'on discutait s'il serait doge de Venise ou
roi de France, le roi était à la chasse! Jusqu'à onze heures du
soir, et comme nous en avons été informés ensuite, presque
jusqu'au matin le Palais Royal a présenté un spectacle curieux. La
foule était prodigieuse; on faisait partir des pièces d'artifice
de toutes sortes, et tout l'édifice était illuminé; les
réjouissances se faisaient pour célébrer la réunion du duc
d'Orléans et de la noblesse aux communes; elles se joignaient à la
liberté excessive ou plutôt à la licence des orateurs populaires.
Ce bruit, cette agitation, les alarmes excitées un peu auparavant,
ne laissent pas respirer la foule et la préparent singulièrement
pour exécuter les projets, quels qu'ils soient, des meneurs de
l'Assemblée: elle est entièrement contraire aux intérêts de la
cour; des deux côtés, même aveuglement, même infatuation. Tout le
monde comprend aujourd'hui que le projet de la séance royale est
hors de question. Au moment que les communes, averties par la
circonstance insignifiante de leur réunion dans la grande salle
des états, ont soupçonné, de l'hésitation, elles ont méprisé les
autres ordres du roi, les ont regardés comme non avenus et ne
méritant aucune considération jusqu'à ce qu'on les appuyât par des
moyens dont on ne voyait pas trace. Elles ont érigé en maxime que
leur droit s'étendait sur beaucoup plus de choses que n'en a
mentionnées le roi; qu'en conséquence, elles n'accepteront aucune
commission du pouvoir, mais évoqueront tout à elles comme leur
appartenant. Beaucoup de personnes avec lesquelles je m'en suis
entretenu paraissent n'y rien voir d'extraordinaire; mais il me
semble pour moi que de telles prétentions sont également
dangereuses et inadmissibles, et menant tout droit à une guerre
civile, le comble de l'égarement et de la folie, quand les
libertés publiques pourraient certainement être assurées sans
recourir à de telles extrémités. Si les communes revendiquent
toute autorité, quelle puissance y a-t-il dans l'État, hors les
armes, pour repousser leurs empiétements? Elles excitent chez le
peuple des espérances sans bornes; si l'effet ne les suit pas,
tout sera dans le chaos: le roi lui-même, quelles que soient sa
nonchalance, son apathie, son indifférence pour le pouvoir,
prendra l'alarme un jour ou l'autre, et prêtera l'oreille à des
projets auxquels il ne donnerait pas à présent un moment
d'attention. Tout semble indiquer fortement un grand désordre et
des troubles intérieurs, et fait voir qu'il eût été plus sage
d'accepter les ordres du roi: c'est dans cette idée que je quittai
Paris.

Le 27. -- On dirait que l'affaire est terminée et la révolution
complète. Le roi, effrayé par les mouvements populaires, a défait
son oeuvre de la séance royale en écrivant aux présidents de la
noblesse et du clergé se joindre avec leurs ordres aux communes,
donnant ainsi le démenti à ses ordres antérieurs. On lui a
représenté que la disette est si grande dans toutes les parties du
royaume, qu'il n'y avait pas d'excès auxquels le peuple ne fût
capable de se porter; qu'à moitié mort de faim il écouterait
toutes les objections et se tenait, sur le qui-vive pour tous les
mouvements; que Paris et Versailles seraient infailliblement
brûlés; qu'en un mot tous les malheurs suivraient son obstination
à ne pas se départir du plan de la séance royale. Ses
appréhensions l'emportèrent sur les conseils du parti qui l'avait
dirigé ces derniers jours, et il prit celle décision dont
l'importance est telle qu'il ne saura plus maintenant ni où
s'arrêter, ni quoi refuser. Sa position dans la réorganisation du
royaume sera celle de Charles 1er, spectateur impuissant des
résolutions efficaces d'un Long-Parlement. La joie excitée par cet
acte a été infinie, et l'Assemblée se mêlant au peuple s'est
empressée de se rendre au château; les cris de: Vive le roi!
Auraient pu s'entendre de Marly. Le roi et la reine se montrèrent
aux balcons et furent reçus par des clameurs enthousiastes, ceux
qui dirigeaient ce mouvement connaissant bien mieux la valeur des
concessions que ceux qui les avaient faites. J'ai parlé
aujourd'hui avec plusieurs personnes, et parmi elles plusieurs
nobles, non sans m'étonner de leur voir entretenir l'idée que
cette union n'est que pour la vérification des pouvoirs et la
confection de la constitution, nouveau terme qu'ils ont adopté
comme si leur nouvelle constitution était un pudding que l'on
fasse d'après une recette. Je leur ai demandé en vain où est le
pouvoir qui les séparera ensuite si les communes n'y veulent pas
consentir, chose probable, puisque cet arrangement met toute
l'autorité dans leurs mains. J'ai fait appel en vain, pour les
persuader, au témoignage des chefs de l'Assemblée qui, dans leurs
pamphlets font bon marché de la constitution anglaise, parce que
le pouvoir de la couronne et des lords y restreint de beaucoup
celui des communes. Le résultat me paraît si évident qu'il n'y a
aucune difficulté à le prédire: tout pouvoir réel passera
désormais aux communes. Après avoir excité les espérances du
peuple dans l'exercice qu'elles en feraient, elles seront
incapables de s'en servir avec modération; la cour ne se résignera
pas à se voir lier les mains; la noblesse, le clergé, les
parlements et l'armée, menacés d'anéantissement, se réuniront pour
la défense commune; mais comme un tel accord demande du temps pour
s'établir, ils trouveront le peuple armé, d'où une guerre civile
sanglante devra suivre. Cette opinion, je l'ai manifestée plus
d'une fois sans trouver quelqu'un qui s'y ralliât.[23] À tout
hasard, le vent est tellement en faveur du peuple, et la conduite
de la cour est si faible, si indécise, si aveugle, qu'il arrivera
peu de chose que l'on ne puisse dater de ce moment. De la vigueur
et du savoir-faire eussent tourné les chances du côté de la cour,
car la grande majorité de la noblesse du royaume, le haut clergé,
les parlements et l'armée soutenaient la couronne; son abandon de
la seule marche qui assurât son pouvoir laisse place à toutes les
exigences. Le soir, les feux d'artifice, les illuminations, la
foule et le bruit ont été croissants au Palais-Royal: la dépense
doit être énorme, et cependant personne ne sait de source certaine
par qui elle est supportée. On donne dans les boutiques autant de
pétards et de serpenteaux pour douze sous qu'on en aurait eu pour
cinq livres en temps ordinaire. Nul doute que ce ne soit aux frais
du duc d'Orléans. On tient ainsi le peuple dans une perpétuelle
fermentation, toujours assemblé, toujours prêt à se jeter dans les
hasards lorsqu'il y sera appelé par les hommes auxquels il a
confiance. Naguère il aurait suffi d'une compagnie de Suisses pour
étouffer tout cela, a présent il faudrait un régiment mené avec
vigueur; dans quinze jours, c'est à peine si une armée y réussira.
Au théâtre, mademoiselle Contat m'a enchanté dans le Misanthrope
de Molière. C'est vraiment une grande actrice, réunissant
l'aisance, la grâce, le port, la beauté, à l'esprit et à l'âme.
Molé a joué Alceste d'une manière admirable. Je ne prendrai pas
congé du Théâtre-Français sans lui donner encore une fois la
préférence sur tout ce que j'ai vu.

Je quitterai Paris, toutefois, heureux de l'assurance que les
représentants du peuple ont sans conteste dans leurs mains le
pouvoir d'améliorer tellement la constitution du pays, que
désormais les grands abus y soient, sinon impossibles, au moins
d'une extrême difficulté à établir; que, par conséquent, ils
fonderont une liberté politique entière, et s'ils y réussissent,
qu'ils mettront à profit mille occasions de doter leurs
compatriotes du bienfait inappréciable de la liberté civile.
L'état des finances place en fait le gouvernement sous la
dépendance des états et assure ainsi leur périodicité. D'aussi
grands bienfaits répandront le bonheur chez vingt-cinq millions
d'hommes, idée noble et encourageante qui devrait animer tout
citoyen du monde, quels que soient son état, sa religion, son
pays. Je ne me permettrais pas un instant de croire que les
représentants puissent jamais assez oublier leurs devoirs envers
la nation française, l'humanité, leur propre honneur, pour que des
vues impraticables, des systèmes chimériques, de frivoles idées
d'une perfection imaginaire, arrêtent leurs progrès et détournent
leurs efforts de la voie certaine pour engager dans les hasards
des troubles les bienfaits assurés qu'ils ont en leur puissance.
Je ne concevrai jamais que des hommes ayant sous la main une
renommée éternelle, jouent ce riche héritage sur un coup de dés,
au risque d'être maudits comme les aventuriers les plus effrénés
qui aient jamais fait honte à l'humanité. Le duc de Liancourt
ayant une collection de brochures, puisqu'il achète tout ce qui se
publie sur les affaires présentes, et entre autres les cahiers de
tous les districts et villes de France pour les trois ordres, il y
avait pour moi un grand intérêt de parcourir tous ces cahiers,
dans la certitude d'y trouver l'énumération des griefs des trois
ordres et l'indication des améliorations à apporter au
gouvernement et à l'administration. Les ayant tous parcourus la
plume à la main pour en faire des extraits, je quitterai Paris
demain.

Le 28. -- M'étant pourvu d'un cabriolet français (ce qui répond à
notre gig) et d'un cheval, je me mis en route après avoir pris
congé de mon excellent ami M. Lazowski, dont l'inquiétude sur le
sort de son pays m'inspirait autant de respect pour son caractère
que les mille attentions que chaque jour je recevais de lui
m'avaient donné de raisons pour l'aimer. Ma bonne protectrice, la
duchesse d'Estissac, eut la bonté de me faire promettre de revenir
chercher l'hospitalité dans son hôtel, au terme du voyage que
j'allais entreprendre. Je ne me souviens pas du nom de l'endroit
où je dînai en allant à Nangis; mais c'est une station de poste, à
gauche, un peu à l'écart de la route. Il n'y avait qu'une mauvaise
chambre avec des murailles nues. Le temps était froid et le feu me
manquait; car, à peine fut-il allumé, qu'il fuma d'une façon
insupportable. Cela me mit d'effroyable humeur. Je venais de
passer quelque temps à Paris, au milieu de l'ardeur, de l'énergie
et de l'animation d'une grande révolution; dans les moments que ne
remplissaient pas les préoccupations politiques, je jouissais des
ressources de conversations libérales et instructives, de
l'amusement du premier théâtre du monde, et les accents
enchanteurs de Mandini m'avaient tour à tour consolé ou charmé
pendant des instants trop fugitifs. Le brusque changement de tout
cela contre une chambre d'auberge, et d'auberge française,
l'ignorance de chacun sur les événements d'alors qui le
regardaient au plus haut point, la circonstance aggravante de
manquer de journaux avec une presse bien plus libre qu'en
Angleterre, formaient un tel contraste que le coeur me manqua. À
Guignes, un maître de danse ambulant faisait sauter avec sa
pochette quelques enfants de marchands; pour soulager ma
tristesse, j'assistai à leurs plaisirs innocents, et je leur
donnai, avec une munificence grande, quatre pièces de douze sous
pour acheter un gâteau, ce qui les remplit d'une nouvelle ardeur;
mais mon hôte, le maître de poste, fripon hargneux pensa que,
puisque j'étais si riche, il en devait avoir sa part, et me fit
payer neuf livres dix sous pour un poulet maigre et coriace, une
côtelette, une salade et une bouteille de mauvais vin. Une si
basse et si pillarde disposition ne contribua pas à me remettre de
bonne humeur. -- 30 milles.

Le 29 -- Nangis. Le château appartient au marquis de Guerchy, qui,
l'an dernier, à Caen, m'avait fait promettre, par ses instances
amicales, de passer quelques jours ici. Une maison presque remplie
d'hôtes, dont quelque-uns fort agréables, l'ardeur de
M. de Guerchy pour la culture, et l'aimable naïveté de la marquise
sur ce point comme sur ceux de la politique et de la vie commune,
étaient ce qu'il fallait pour me relever. Mais je me trouvai dans
un cercle de politiques avec lesquels je ne pus m'accorder que sur
une chose, les souhaits d'une liberté indestructible pour la
France; quant aux moyens de l'obtenir, nous étions aux pôles
opposés. Le chapelain du régiment de M. de Guerchy, qui a ici une
cure et que j'avais connu à Caen, M. l'abbé de ..., se montrait
particulièrement très porté pour ce que l'on appelle la
régénération du royaume, impossible d'entendre par cela, suivant
ses explications, autre chose qu'une perfection théorique de
gouvernement, douteuse à son point de départ, risquée dans son
développement et chimérique quant à ses fins. Elle m'a toujours eu
l'air suspect, parce que tous ses avocats, depuis les meneurs de
l'Assemblée nationale dans leurs pamphlets jusqu'aux messieurs qui
me faisaient actuellement son panégyrique, affectaient tous de
faire bon marché de la constitution anglaise en ce qui touche à la
liberté. Comme elle est, sans aucun doute et selon leurs propres
aveux, la meilleure que le monde ait encore vue, ils déclarent en
appeler de la pratique à la théorie, chose très admissible
(toutefois avec précaution) dans une question de science; mais
qui, pour l'établissement de l'équilibre des nombreux intérêts
d'un grand royaume, des garanties de la liberté de vingt-cinq
millions d'hommes, me partait être le comble de l'imprudence, la
quintessence de l'égarement. Mes arguments roulaient sur la
constitution anglaise: «Acceptez-la, disais-je, en bloc; c'est
l'affaire d'un tour de scrutin; votre représentation égale et
réelle pour tous a fait disparaître sa plus grande imperfection;
quant au reste, dont l'importance est minime, modifiez-la, mais
prudemment; car ce n'est qu'ainsi que l'on touche à une charte
qui, dès son établissement, a procuré le bonheur à une grande
nation, la grandeur à un peuple que la nature avait fait petit,
mais qui, à force de copier humblement ses voisins, s'est rendu
dans un siècle le rival des nations les plus illustres dans ces
arts qui embellissent la vie humaine, et maître de toutes dans
ceux qui contribuent à son bien-être.» On louait mon attachement à
ce que je pensais être la liberté; en répondant que le roi de
France ne devait pas apposer son veto à la volonté de la nation,
que l'armée devait être entre les mains des provinces, et cent
idées également absurdes et impraticables.

Tels sont cependant les sentiments que la cour a tout fait pour
répandre dans le pays, car, la, postérité le croira-t-elle?
Pendant que la presse fourmillait de publications incendiaires
tendant à prouver les bienfaits d'un chaos théorique et d'une
licence spéculative, on n'a pas employé un seul écrivain de talent
à réfuter leur doctrine, en vogue et à les confondre; on ne s'est
pas donné la moindre peine pour faire circuler des oeuvres d'une
autre couleur. À ce propos, je dois dire que quand la cour vit que
les états ne pouvaient plus être convoqués sous leur ancienne
forme, qu'il fallait en conséquence procéder à de grandes
innovations, elle aurait dû prendre notre constitution pour
modèle, rassembler le clergé et la noblesse dans une seule chambre
et mettre un trône pour le roi quand il s'y fût rendu; réunir tes
communes dans une autre salle, puis faire vérifier par chacune
d'elles les pouvoirs de ses membres Dans le cas d'une séance
royale, on aurait invité les communes à paraître à la barre de la
chambre haute, où des sièges leur eussent été préparés. Dans
l'édit de leur constitution, le roi aurait dû copier l'Angleterre
assez pour éviter ces discussions préliminaires sur les formes à
suivre dans les débats, qui, en France, ont pris deux mois et
laissé aux imaginations ardentes du peuple le temps de travailler.
De telles mesures auraient permis de faire face, dans les
meilleures conditions possibles, aux changements ou événements
imprévus qui seraient venus à se produire.

Le château de mon ami est considérable et mieux bâti qu'on ne le
faisait en Angleterre à la même époque, il y a deux cents ans; je
crois que cette supériorité était générale en France dans tous les
arts. On y était, j'en suis presque sûr, du temps de Henri IV,
bien plus avancé que nous pour les villes, les maisons, les rues,
les chemins, bref en toute chose. Grâce à la liberté, nous sommes
parvenus à changer de rôle avec les Français. Comme tous les
châteaux que j'ai vus dans ce pays, celui-ci touche à une ville;
il en forme même une extrémité; mais l'arrière-façade, donnant sur
de belles plantations, sans aucune vue de bâtiments, a tout à fait
l'air de la campagne. Le marquis actuel a formé là une pelouse
avec des sentiers sablés et sinueux, et d'autres embellissements
pour l'encadrer. On y fait les foins, et le marquis, M. l'abbé et
quelques autres montèrent avec moi sur la meule pour que je leur
montrasse à l'arranger et le tasser. Des politiques aussi ardents,
quelle merveille que la meule n'ait pas pris feu! -- Nangis est
assez près de Paris pour que le peuple s'occupe de ce qui s'y
passe; le perruquier qui m'accommodait ce matin m'a dit que chacun
était résolu à ne pas payer les taxes si l'Assemblée l'ordonnait
ainsi. «Mais les soldats, n'auront-ils rien à dire? -- Non,
monsieur, jamais; soyez assuré comme nous que les soldats français
ne tireront jamais sur le peuple, et puis le feraient-ils, que
mieux vaut mourir d'une balle que de faim.» Il me traça un affreux
tableau de la misère du peuple: des familles entières étaient dans
le plus grand dénûment; ceux qui ont de l'ouvrage n'en retirent
pas le profit nécessaire à les nourrir; beaucoup d'autres,
trouvent même de la difficulté à se procurer cet ouvrage. Je
demandai à M. de Guerchy si c'était vrai; effectivement. Les
magistrats ont défendu à la même personne d'acheter plus de deux
boisseaux de blé dans le même marché, par crainte d'accaparement.
Le sens commun montre que ces mesures tendent directement à
accroître le mal, mais il est inutile de discuter avec des
personnes dont les idées sont irrévocablement arrêtées.
Aujourd'hui, jour de marché, j'ai vu le froment se vendre sous
l'empire de ces règlements; un piquet de dragons se tenait au
centre de la place pour prévenir les troubles. D'ordinaire le
peuple se querelle avec les boulangers, prétendant que le prix
qu'ils demandent est au-dessus du cours; de ces mots il passe aux
voies de fait, soulève une émeute et se sauve emportant sans
bourse délier et le blé et le pain. C'est ce qui est arrivé à
Nangis et en plusieurs endroits; la conséquence fut que boulangers
et fermiers refusèrent de s'y rendre jusqu'à ce que la disette fût
à son comble; alors les céréales durent s'élever à un taux énorme,
ce qui augmenta le mal et nécessita vraiment la présence des
soldats pour rassurer les pourvoyeurs du marché. J'ai interrogé
madame de Guerchy sur les dépenses de la vie; notre ami M. l'abbé
était de cette conversation, et il en résulte que pour habiter un
château comme celui-ci, avec six domestiques mâles, cinq
servantes, huit chevaux, entretenir un jardin, etc., etc., tenir
table ouverte, recevant quelque société, sans jamais aller à
Paris, il faut environ mille louis de revenu. En Angleterre, ce
serait deux mille. Il y a donc entre les modes de vie, et non pas
entre le prix des choses, cent pour cent de différence. Il y a des
gentilshommes qui vivent ici pour 6 à 8000 liv. (262 à 320 liv.
st.) avec deux domestiques, deux servantes, trois chevaux et un
cabriolet; en Angleterre, il y en a qui mènent le même train, mais
ce sont des prodigues.

Parmi les voisins qui visitaient Nangis se trouvaient M. Trudaine
de Montigny et sa jeune et jolie femme. Ils ont un beau château à
Montigny et un domaine donnant un revenu de 4000 louis. Cette dame
était une demoiselle de Cour-Breton, nièce de M. de Calonne; elle
avait dû épouser le fils de M. de Lamoignon, mais elle y avait la
plus grande répugnance. Trouvant que les refus ordinaires ne lui
servaient de rien, elle se résolut à en donner un qui ne laissât
aucune réplique: elle se rendit à l'église, selon les ordres de
son père, mais là elle répondit un non solennel au lieu du oui
qu'on attendait; elle s'en fut ensuite à Dijon, d'où elle ne
bougea pas; le peuple la salua de ses acclamations pour avoir
refusé de s'allier avec la cour plénière; partout on loua très
fort sa fermeté. Il y avait aussi M. de la Luzerne, neveu de
l'ambassadeur de France à Londres, qui voulut bien m'informer dans
un anglais pitoyable qu'il avait pris des leçons de boxe de
Mendoza. Personne ne serait bien venu à dire qu'il a voyagé sans
profit. Est-ce que le duc d'Orléans, lui aussi, aurait appris à
boxer? Mauvaises nouvelles de Paris; le trouble s'accroît; les
alarmes sont telles que la reine a fait appeler le maréchal de
Broglie dans le cabinet du roi; il y a eu plusieurs conférences;
le bruit court qu'une armée va être réunie sous son commandement.
Cela peut être indispensable, mais quelle triste conduite que d'en
être arrivé là!

2 juillet. -- Meaux. M. de Guerchy a eu la bonté de me reconduire
jusqu'à Coulommiers; j'avais une lettre pour M. Anvée Dumée. De
Rosoy à Maupertuis, le pays est varié par des bois, animé par des
villages et des fermes isolées se répandant çà et là comme auprès
de Nangis. Maupertuis semble avoir été la création du marquis de
Montesquiou, qui possède ici un très beau château construit
d'après ses propres plans, un grand jardin anglais fait par le
jardinier du comte d'Artois et la ville; tout cela est son oeuvre.
Le jardin m'a fait plaisir à voir. On a tiré bon parti d'un cours
d'eau assez fort et de plusieurs sources jaillissant sur le
domaine; elles ont été bien dirigées, et l'ensemble fait preuve de
goût. L'application d'une de ces sources au potager est
excellente: elle circule en zigzag sur un canal pavé, formant de
temps en temps des bassins pour l'arrosement; on pourrait très
aisément la conduire alternativement sur chaque planche, comme en
Espagne. C'est une suggestion d'une utilité réelle pour ceux qui
créeront des jardins en pente, car l'arrosage au moyen d'arrosoirs
ou de seaux est misérable, comparé à cette méthode infiniment plus
efficace. Je ne reprocherai à ce jardin que d'être trop près de la
maison, d'où l'on ne devrait rien avoir en vue que des gazons et
quelques bouquets d'arbres. Une plantation convenable pourrait
cacher la route. Celle-ci, du reste, jusqu'à Coulommiers, a été
admirablement construite en pierres cassées fin comme du gravier,
sous les ordres de M. de Montesquiou, et en partie à ses frais.
Avant d'en finir avec ce gentilhomme, j'ajouterai que sa famille
est la seconde de France, et même la première selon ceux qui
admettent ses prétentions, car elle croit remonter aux d'Armagnac,
descendance incontestable de Charlemagne. Le roi actuel, quand il
signait des actes se rapportant à cette famille, et semblant
admettre ce fait ou y faire allusion, remarquait que, par sa
signature, il reconnaissait un de ses sujets comme de meilleure
maison que lui-même. Mais on s'accorde généralement à laisser le
premier rang aux Montmorency, d'où sortent les ducs de Luxembourg
et de Laval et le prince de Robec. M. de Montesquiou est député
aux états, un des quarante de l'Académie française, à cause de
quelques écrits qu'il a publiés, et en outre premier officier de
Monsieur, frère du roi, ce qui lui vaut 100 000 liv. par an (4375
l. st.). Dîner avec M. et madame Dumée: la conversation, comme
dans toutes les villes de province, ne roule presque que sur la
cherté des grains. Il y avait eu marché hier, et émeute malgré la
présence des troupes; le blé vaut 46 liv. (2 l. 3 d.) le septier
ou demi-quarter, quelquefois plus. -- Meaux. -- 32 milles.

Le 3. -- Meaux ne se trouvait guère sur mon chemin, mais le
district qui l'entoure, la Brie, est si célèbre pour sa fertilité,
que je ne pouvais passer sans la voir. J'avais des lettres pour
M. Bernier, grand fermier du pays, à Chauconin, près Meaux, et
pour M. Gibert, de Neufmoutier, grand cultivateur qui a fait,
comme son père, une fortune considérable dans l'agriculture. Le
premier n'était pas chez lui; je trouvai le second très
hospitalier et très disposé à me fournir tous les renseignements
que je désirais. Il a élevé une maison belle et commode avec des
bâtiments d'exploitation conçus largement et solidement
construits. J'étais heureux de voir une telle fortune due tout
entière à la charrue. Il ne me laissa pas ignorer qu'il était
noble, exempt de tailles, et jouissait du privilège de la chasse,
son père ayant acheté la charge de secrétaire du roi; mais, homme
sage ayant tout, il vit en fermier. Sa femme apprêta la table, et
son régisseur, la fille de laiterie, etc., etc., prirent place
avec nous. Voilà de vraies façons campagnardes; elles sont très
convenables et ne menacent pas, comme les airs à prétention de
petits gentilshommes, de dévorer une fortune pour satisfaire à une
fausse honte et à de sottes vanités. La seule chose à laquelle je
trouve à redire, c'est la construction d'une habitation bien au
delà de sa manière de vivre, et qui ne peut avoir pour effet que
d'induire un de ses successeurs à des dépenses qui dissipent ses
épargnes et celles de son père. Cela serait sûr en Angleterre; en
France, il y a moins de danger.

Le 4. -- Gagné Château-Thierry en suivant le cours de la Marne. Le
pays est agréablement varié, et offre assez d'accidents de terrain
pour former toujours tableau, s'il s'y trouvait des haies.
Château-Thierry est magnifiquement placé sur cette rivière. Il
était cinq heures quand j'y arrivai, et dans un moment si plein
d'intérêt pour la France et même pour l'Europe, je désirais lire
un journal. Je demandai un café; il n'y en avait pas dans la
ville. On compte ici deux paroisses et quelques milliers
d'habitants, et il n'y a pas un journal pour le voyageur dans un
moment où tout devrait être inquiétude! Quel abrutissement, quelle
pauvreté, quel manque de communications! À peine si ce peuple
mérite d'être libre; le moindre effort vigoureux pour le maintenir
en esclavage serait couronné de succès. Celui qui s'est habitué à
voir, en parcourant l'Angleterre, la circulation rapide et
énergique de la richesse, de l'activité, de l'instruction, ne
trouve pas de mots assez forts pour peindre la tristesse et
l'abrutissement de la France. Tout aujourd'hui j'ai suivi une des
plus grandes routes à trente milles de Paris; je n'ai cependant
pas vu de diligence; je n'ai rencontré qu'une voiture de personne
aisée et rien davantage qui y ressemblât. -- 30 milles.

Le 5. -- Mareuil. La Marne, large d'environ vingt-cinq perches
anglaises, coule à droite dans une riche vallée. Le pays est
accidenté, souvent agréable; des hauteurs on en a une belle vue de
la rivière. Mareuil est la résidence de M. Leblanc, dont
M. de Broussonnet m'avait parlé fort avantageusement, surtout par
rapport à ses moutons d'Espagne et à ses vaches de Suisse. C'était
lui aussi sur lequel je comptais pour mes renseignements touchant
les fameux vignobles d'Épernay, qui produisent le meilleur
champagne. Quel fut mon désappointement quand j'appris de ses
domestiques qu'il était allé à neuf lieues de là pour ses
affaires: «Madame Leblanc y est-elle? -- Non, elle est à Dormans.»
Mes exclamations de dépit furent interrompues par l'arrivée d'une
fort jolie jeune personne qui n'était autre que mademoiselle
Leblanc. «Maman sera ici à dîner, et papa ce soir; si vous lui
voulez parler, veuillez bien l'attendre.» Quand la persuasion
prend d'aussi gracieuses formes, il n'est pas facile de lui
résister. Il y a dans la manière de faire les choses un tour qui
vous y laisse indifférent on vous y fait prendre intérêt.
L'enjouement naturel et la simplicité de mademoiselle Leblanc me
firent attendre patiemment le retour de sa mère, en me disant à
part moi: «Vous ferez, mademoiselle, une excellente fermière.»
Madame Leblanc approuva la naïve hospitalité de sa fille, et
m'assura que son mari arriverait le lendemain de bon matin; car
elle lui dépêchait un exprès pour ses propres affaires. Le soir,
nous soupâmes avec M. B..., mari d'une nièce de M. Leblanc, qui
demeure dans le même village. Si l'on ne fait qu'y passer, Mareuil
semble un hameau de petits fermiers entouré des chaumières de
leurs ouvriers, et la première idée qui vienne, c'est la tristesse
qu'il y aurait à y être banni pour la vie. Qui croirait y
rencontrer deux familles à leur aise? Trouver dans l'une
mademoiselle Leblanc chantant en s'accompagnant sur le sistre;
dans l'autre la jeune et belle madame B ... jouant sur un
excellent piano-forte anglais? Nous avons comparé le prix de la
vie en Champagne et en Suffolk: cent louis dans le premier pays en
valent cent quatre-vingts dans l'autre, ce que je crois exact. À
son retour, M. Leblanc a satisfait à toutes mes demandes de la
façon la plus obligeante et m'a donné des lettres pour les
propriétaires des crus les plus célèbres.

Le 7. -- Épernay, vins fameux. J'étais recommandé à M. Parétilaine
(Parctelaine), un des plus grands négociants d'ici, qui, avec deux
autres messieurs, eut la bonté d'entrer dans de grands détails sur
le profit et le produit des vignes. L'hôtel de Rohan est très bon;
je m'y régalai, pour quarante sous, d'une bouteille d'excellent
vin mousseux, que je bus à la prospérité de la vraie liberté en
France. -- 12 milles.

Le 8. -- Aï. Petit village non loin de la route de Reims, très
fameux par ses vins. J'avais une lettre pour M. Lasnier, qui a
soixante mille bouteilles de champagne dans ses caves. Par
malheur, il n'était pas chez lui. M. Dorsé en a de trente à
quarante mille. Tout le long du chemin, la moisson avait mauvaise
apparence, non point à cause d'une forte gelée, mais des froids de
la semaine dernière.

Arrivé à Reims à travers les cinq milles de forêts couronnant les
hauteurs qui séparent le vallon d'Épernay de la grande plaine de
Reims. Le premier coup d'oeil de cette ville, au moment où l'on
commence à descendre, est magnifique. La cathédrale s'élève d'un
air majestueux, et l'église Saint-Remy termine noblement la ville.
Ces aspects de cités sont communs en France; mais, à l'entrée,
vous ne trouvez plus qu'une confusion de ruelles étroites, sales,
tortueuses et sombres. À Reims, c'est autre chose, les rues sont
presque toutes droites, larges et bien bâties; elles vont de pair
avec tout ce que je connais de mieux sous ce rapport, et l'hôtel
de Moulinet est si grand et si bien servi, qu'il ne détruit pas le
plaisir causé par les choses agréables que l'on a vues, en
provoquant des sensations toutes contraires chez le voyageur, ce
qui est trop souvent le cas dans les hôtels français. On me servit
à dîner une bouteille d'excellent vin. Je suppose que l'air
condensé (fixed air) est bon pour les rhumatismes, car j'en
ressentais quelques atteintes avant d'entrer dans cette province,
mais le champagne mousseux les a fait complètement disparaître.
J'avais des lettres pour M. Cadot aîné, grand manufacturier et
propriétaire d'une vigne étendue qu'il cultive lui-même; à ces
deux titres, je devais faire fond sur lui. Il me reçut très
courtoisement, répondit à mes demandes et me montra sa fabrique.
La cathédrale est grande, mais me frappe moins que celle d'Amiens;
elle est cependant richement sculptée, et a de beaux vitraux. On
me montra l'endroit où les rois sont couronnés. On entre dans
Reims et on en sort par de superbes portes de fer très élégantes;
pour ces décorations publiques, ces promenades, etc., etc., les
villes de France sont bien supérieures à celles d'Angleterre. Fait
halte à Sillery, pour visiter les propriétés du marquis de ce nom;
c'est un des plus grands propriétaires de vignes de toute la
Champagne: il en a 180 arpents. Ce ne fut qu'en y arrivant que je
sus que ce gentilhomme était le mari de madame de Genlis[24];
j'appelai toute mon effronterie à l'aide, pour me présenter au
château s'il y avait quelqu'un: je n'aurais pas voulu passer
devant la porte de cette femme, que ses écrits ont rendue si
célèbre, sans lui rendre visite. En conscience, la Petite Loge où
je couchai est une assez mauvaise auberge, sans que cette
réflexion en vînt décupler les ennuis; toutefois, l'absence de
monsieur et madame mit fin à mes inquiétudes et à mes souhaits. Le
marquis est aux états généraux. -- 28 milles.

Le 9. -- Traversé jusqu'à Châlons un pauvre pays et de pauvres
récoltes. M. de Broussonnet m'avait recommandé à M. Sabbatier,
secrétaire de l'Académie des sciences; mais il était absent. À
l'auberge, l'officier d'un régiment en route sur Paris m'adressa
la parole en anglais. -- Il l'avait, dit-il, appris en Amérique,
damme! Il avait pris lord Cornwallis, damme! Le maréchal de
Broglie était nommé commandant en chef d'une armée de 50 000
hommes, réunie autour de Flétris, il le fallait; le tiers état
perdait la tête, il avait besoin d'une salutaire correction; ne
veulent-ils pas établir une république, c'est absurde! -- Pardon,
répliquai-je, pourquoi donc vous battiez-vous en Amérique? Pour le
même motif, ce me semble. Ce qui était bon pour les Américains,
serait-il si mauvais pour les Français? -- Aye, damme! Vous voulez
vous venger, vous autres Anglais! -- Certainement, ce n'est pas
une mauvaise occasion. Pourrions-nous suivre un meilleur exemple
que le vôtre? -- Il me questionna ensuite beaucoup sur ce qui se
pensait et se disait chez nous de ces affaires: et j'ajouterai que
j'ai rencontré chez presque tout le monde cette même idée: «Les
Anglais doivent bien jouir de notre confusion.» On sent vivement
qu'on le mérite. -- 12 1/2 milles.

Le 10. -- Ove (Aauve). -- Traversé Courtisseau, petit village avec
grande église et un beau cours d'eau que l'on ne songe pas à
utiliser pour les irrigations. Maisons à toits plats et saillants
comme ceux que l'on voit de Pau à Bayonne. Sainte-Menehould.
Affreuse tempête après un jour d'une chaleur dévorante, la pluie
était si forte, que c'est à peine si je pus trouver l'abbé Michel,
auquel j'étais recommandé. Chez lui, les éclairs incessants ne
nous laissaient pas moyen de nous entretenir, car toutes les
femmes de la maison vinrent se réfugier dans la chambre où nous
nous tenions, sans doute pour chercher la protection de l'abbé;
aussi pris-je le parti de m'en aller. Le vin de Champagne, qui
valait 40 sous à Reims, vaut 3 fr. ici et à Châlons; il est
exécrable, voilà qui met fin à mon traitement pour les
rhumatismes. -- 25 milles.

Le 11. -- Traversé les Islettes, ville (je devrais dire amas de
boue et de fumier), avec un aspect nouveau qui semble, ainsi que
la physionomie des gens, indiquer une terre non française. -- 25
milles.

Le 12. -- En montant une côte à pied pour ma jument, je fus
rejoint par une pauvre femme, qui se plaignit du pays et du temps;
je lui en demandai les raisons. Elle me dit que son mari n'avait
qu'un coin de terre, une vache et un pauvre petit cheval:
cependant il devait comme serf à un seigneur un franchard (42 lb.)
de froment et trois poulets, à un autre quatre franchards
d'avoine, un poulet et un sou, puis venaient de lourdes tailles et
autres impôts. Elle avait sept enfants, et le lait de la vache
était tout employé à la soupe. -- Mais pourquoi, au lieu d'un
cheval, ne pas nourrir une seconde vache? -- Oh! Son mari ne
pourrait pas rentrer si bien ses récoltes sans un cheval, et les
ânes ne sont pas d'un usage commun dans le pays. On disait, à
présent, qu'il y avait des riches qui voulaient faire quelque
chose pour les malheureux de sa classe; mais elle ne savait ni qui
ni comment. Dieu nous vienne en aide, ajouta-t-elle, car les
tailles et les droits nous écrasent... -- Même d'assez près on lui
eût donné de 60 à 70 ans, tant elle était courbée et tant sa
figure était ridée et endurcie par le travail; elle me dit n'en
avoir que 28. Un Anglais qui n'a pas quitté son pays ne peut se
figurer l'apparence de la majeure partie des paysannes en France:
elle annonce, à première vue, un travail dur et pénible; je les
crois plus laborieuses que les hommes, et la fatigue plus
douloureuse encore de donner au monde une nouvelle génération
d'esclaves venant s'y joindre, elles perdent, toute régularité de
traits et tout caractère féminin. À quoi attribuerons-nous cette
différence entre la basse classe des deux royaumes? Au
gouvernement. -- 23 milles.

Le 13. -- Quitté Mar-le-Tour (Mars-la-Tour) à 4 heures du matin;
le berger du village sonnait son cor, et rien n'était plus drôle
que de voir chaque porte vomir ses moutons et ses porcs,
quelquefois des chèvres; le troupeau se grossissant à chaque pas.
Moutons misérables et porcs à dos géométriques, formant de grands
segments de très petits cercles. Il doit y avoir ici abondance de
communaux; mais, si j'en juge par les animaux, ils doivent être
terriblement surchargés. -- Une des villes les plus fortes de
France, on passe trois ponts-levis; l'eau que l'on a à discrétion
joue un aussi grand rôle que les ouvrages fortifiés. La garnison
ordinaire est de 10 000 hommes, elle est plus faible maintenant.
Visité M. de Payen, secrétaire de l'Académie des sciences; il me
demanda mon plan, que je lui expliquai; puis il me remit à quatre
heures après midi à l'Académie, où il y avait séance, en me
promettant de me présenter à quelques personnes qui répondraient à
mes questions. Je m'y trouvai: c'était une réunion hebdomadaire.
M. Payen me présenta aux membres, et ils eurent la bonté de
délibérer sur mes demandes et d'en résoudre plusieurs, avant de
procéder à leurs affaires privées. Il est dit dans l'Almanach des
Trois-Évechés, 1789, que cette Académie a l'agriculture pour but
principal; je feuilletai la liste des membres honoraires pour voir
quels hommages elle avait rendus aux hommes de ce temps qui ont le
plus servi cet art. Je trouvai un Anglais, Dom Cowley, de Londres.
Quel peut être ce Dom Cowley? -- Dîné à table d'hôte avec sept
officiers, de la bouche desquels, dans un moment si décisif et
quand la conversation est aussi libre que la presse, il n'est pas
sorti une parole dont je donnerais un fétu; ils n'ont pas abordé
de sujet plus important qu'un habit ou un petit chien. Avec eux il
n'y a qu'absurdité et libertinage; avec les marchands, un silence
morne et stupide. Prenez tout en bloc, vous trouverez plus de bon
sens en une demi-heure en Angleterre qu'en six mois en France. Le
gouvernement! Toujours, en tout, le gouvernement! -- 15 milles.

Le 14. -- Il y a un cabinet littéraire à Metz, dans le genre de
celui que j'ai décrit à Nantes, mais sur une moins grande échelle;
tout le monde y est admis pour lire ou causer, moyennant 4 sous
par jour. Je m'y rendis en hâte et trouvai les nouvelles de Paris
fort intéressantes, tant celles que donnaient les journaux que
d'autres que je tins d'un monsieur que j'y rencontrai. Versailles
et Paris sont environnés de troupes: il y a déjà 35 000 hommes;
20 000 sont en marche; on rassemble un grand parc d'artillerie, et
tout se prépare pour la guerre. Cette concentration a fait hausser
le prix des vivres, et le peuple ne distingue pas aisément les
achats pour le compte de l'armée de ceux qu'il croit faits pour le
compte des accapareurs. Le désespoir s'empare de lui, aussi le
désordre est extrême dans la capitale. Un monsieur, d'un jugement
excellent, et très considéré, à en croire les égards qu'on avait
pour lui, déplorait de la façon la plus touchante la situation de
son pays dans un entretien que nous eûmes à ce sujet; il considère
la guerre civile comme inévitable. «Il n'y a pas à en douter,
ajoutait-il, la cour, ne pouvant s'accorder avec l'Assemblée,
voudra s'en débarrasser; la banqueroute s'ensuivra, puis la
guerre, et ce n'est qu'avec des flots de sang qu'on peut espérer
établir une libre constitution: il faut cependant qu'elle
s'établisse, car le vieux gouvernement est rivé à des abus
désormais insupportables. Il convenait avec moi que les
propositions de la séance royale, quoique loin d'être tout à fait
satisfaisantes, pouvaient cependant servir de base à des
négociations qui eussent assuré par degrés «tout ce que l'épée,
même la plus triomphante, peut conquérir. La bourse est tout;
habilement tenue avec un gouvernement nécessiteux comme le nôtre,
elle obtiendrait de lui tout ce que l'on souhaite. Quant à la
guerre, Dieu sait ce qu'il en sortira; son bonheur même peut nous
ruiner: la France peut, aussi bien que l'Angleterre, nourrir un
Cromwell dans son sein.»

Metz est la ville où j'ai vécu au meilleur marché sans exception.
La table d'hôte est de 36 sous, y compris du bon vin à discrétion.
Nous étions dix, et nous avions deux services et un dessert de dix
plats chacun et abondamment fournis. Le souper est le même; je le
faisais chez moi avec une pinte de vin et un grand plat
d'échaudés, pour 10 sous; mon cheval me coûtait en foin et avoine,
25 sous; mon logement rien; le total de ma dépense journalière
s'élevait à 71 sous, soit 2 sh. 11 1/2 d.; en soupant à table
d'hôte, c'eût été 97 sous, ou 4 sh. 1/2 d. outre cela, une grande
politesse et un bon service. C'était au Faisan. Pourquoi les
hôtels où l'on vit à meilleur marché en France sont-ils les
meilleurs? -- De Metz à Pont-à-Mousson, route pittoresque. La
Moselle, qui est une belle rivière, coule dans la vallée entre
deux rangs de hautes collines. Non loin de Metz se trouvent les
restes d'un ancien aqueduc faisant traverser la Moselle aux eaux
d'une source; les paysans se sont bâtis des maisons sous les
arches placées de ce côté. À Pont-à-Mousson, M. Pichon, subdélégué
de l'intendant pour lequel j'avais des recommandations, me reçut
fort honnêtement, satisfit à mes recherches, ce qu'il était, par
sa position, plus à même de faire que qui que ce soit, et il me
fit voir les choses intéressantes de la ville. Il y en a peu:
l'École militaire, pour les fils de gentilshommes sans fortune, et
le couvent de Prémontré, dont la superbe bibliothèque a 107 pieds
de long sur 25 de large. On me présenta à l'abbé, comme une
personne ayant quelque connaissance de l'agriculture. -- 17
milles.

Le 15. -- J'arrivais à Nancy avec de grandes espérances, car on me
l'avait donnée comme la plus jolie ville de France. Je pense
qu'après tout elle n'usurpe pas sa réputation en ce qui touche à
la construction, à la direction et à la largeur des rues. Bordeaux
est plus grandiose, Bayonne et Nantes plus animées; mais il y a
plus d'égalité à Nancy; presque tout en est bien, et les édifices
publics sont nombreux. La place Royale et le quartier qui y touche
sont superbes. -- Des lettres de Paris! Tout est en désordre! Le
ministère est changé, M. Necker a reçu le commandement de quitter
le royaume sans bruit. L'effet sur le peuple de Nancy a été
considérable. J'étais avec M. Willemet quand ses lettres
arrivèrent, les curieux ne désemplissaient pas la maison; tous
s'accordèrent à regarder ces nouvelles comme fatales et devant
occasionner de grands troubles. -- Quel en sera le résultat pour
Nancy? -- La réponse fut la même chez tous ceux à qui je fis cette
question: Nous sommes de la province, il nous faut attendre pour
voir ce que l'on fait à Paris; mais il y a tout à craindre du
peuple, parce que le pain est cher; il est à moitié mort de faim,
prêt par conséquent à se jeter dans tous les désordres. -- Tel est
le sentiment général; ils sont presque autant intéressés que
Paris, mais ils n'osent pas bouger; ils n'osent pas même se faire
une opinion jusqu'à ce que Paris se soit prononcé; de sorte que,
s'il n'y avait pas dans les débats une multitude affamée, personne
ne penserait à remuer. Ceci confirme ce que j'ai souvent noté, que
le déficit n'eût pas produit de révolution sans le haut prix du
pain. Cela ne montre-t-il pas l'importance infinie des grandes
villes pour la liberté du genre humain? Sans Paris, je doute que
la révolution actuelle, qui se propage rapidement en France, eût
jamais commencé. Ce n'est pas dans les villages de la Syrie ou du
Diarbékir que le Grand Seigneur entend murmurer contre ses
décrets, c'est à Constantinople qu'il se voit obligé à des
ménagements et à de la prudence même dans le despotisme.

M. Willemet, professeur de botanique, me montra le jardin dont la
condition trahit le manque d'argent. Il me présenta à M. Durival,
qui a écrit sur la vigne, il me donna un des traités de ce
monsieur, avec deux brochures composées par lui-même, sur des
sujets de botanique. Il me conduisit aussi chez M. l'abbé Grand-
père, amateur d'horticulture; celui-ci, aussitôt qu'il sut que
j'étais Anglais, se mit en tête le caprice de me présenter à une
dame de mes compatriotes, à laquelle il louait la plus grande
partie de sa maison. Je me révoltai en vain contre l'inconvenance
de cette démarche; l'abbé n'avait jamais voyagé, il croyait, que,
s'il se trouvait aussi éloigné que moi de son pays (les Français
ne sont pas forts en géographie), il se sentirait heureux de
rencontrer un Français, de même cette dame devait éprouver les
mêmes sentiments en voyant un Anglais dont elle n'avait jamais
entendu parler. Il nous entraîna et n'eut de cesse qu'après être
entré dans l'appartement, C'est à la douairière lady Douglas que
je fus ainsi présenté, elle se montra assez bonne pour pardonner
cette indiscrétion. Il n'y avait que peu de jours qu'elle était
là, avec deux belles jeunes personnes, ses filles; elle avait un
superbe chien de Kamtchatka. Les nouvelles que ses amis de la
ville venaient de lui communiquer l'affectaient beaucoup; car elle
se voyait selon toute apparence forcée à quitter le pays, le
renvoi de M. Necker et la formation du nouveau ministère, devant
occasionner d'assez terribles mouvements pour qu'une famille
étrangère; y trouvât des ennuis sinon des dangers. -- 18 milles.

Le 16. -- Toutes les maisons de Nancy ont des gouttières et des
tuyaux en étain, ce qui rend la promenade dans les rues très
commode et très agréable; c'est aussi, au point de vue de la
politique, une consommation utile. Nancy et Lunéville sont
éclairées à l'anglaise, au lieu d'avoir, ces réverbères suspendus
au milieu de la rue communs aux autres villes de France. Avant de
terminer ce qui a rapport à mon séjour ici, je veux mettre le
voyageur en garde contre l'hôtel d'Angleterre, à moins qu'il ne
soit grand seigneur et n'ait d'argent à n'en savoir que faire. On
me demanda 3 livres pour la chambre, autant pour un mauvais dîner;
le souper, se composant d'une pinte de vin et d'une assiette
d'échaudés que je payais 10 sous à Metz, on me le compta 20 sous.
Enfin, je fus si peu satisfait, que je transportai mes quartiers à
l'hôtel des Halles, où à table d'hôte, en compagnie d'officiers de
fort bonnes manières, j'avais pour 36 sous deux beaux services, un
dessert et une bouteille de vin, chambre 20 sous. L'hôtel
d'Angleterre, cependant, est supérieur comme apparence, c'est le
premier de la ville. Arrivé le soir à Lunéville. Les environs de
Nancy sont très jolis. -- 17 milles.

Le 17. -- Lunéville étant le séjour de M. Lazowski, père de mon
excellent ami, que l'on avait prévenu de mon voyage, j'allai lui
rendre visite. Il me reçut non seulement avec courtoisie, mais
avec une façon hospitalière que je commençais à croire inconnue
dans cette partie du royaume. J'avais été, depuis Mareuil, si
déshabitué de ces attentions cordiales, qu'elles éveillèrent en
moi une foule d'agréables sentiments. Mon hôte m'avait fait
préparer un appartement; il me fallut l'occuper, et il me fallut
promettre de passer quelques jours en vivant avec la famille, à
laquelle je fus présenté, particulièrement à M. l'abbé Lazowski,
qui avec l'empressement le plus obligeant se chargea de me faire
les honneurs du pays En attendant le dîner, nous visitâmes
l'établissement des orphelins, qui est bien entendu et bien
dirigé. Il faut une semblable institution à Lunéville, qui n'ayant
pas d'industrie, se trouve, par conséquent, très pauvre. On
m'assura que la moitié de la population, c'est-à-dire 10 000
personnes, se trouve dans le dénûment. La vie est à bon marché.
Une cuisinière se paye deux, trois et quatre louis; une femme de
chambre sachant coiffer, trois ou quatre louis; une femme à tout
faire, un louis. On paye de seize à dix-sept louis de loyer pour
une belle maison, neuf louis pour des appartements de quatre à
cinq pièces ou cabinets. Après le dîner nous rendîmes visite à
M. Vaux, dit Pomponne, ami intime de M. Lazowski; là aussi la
cordialité se joignit à la politesse pour me faire accueil. Il me
pressa tellement de dîner chez lui le lendemain, que, n'eût été
une indisposition qui m'a tenu tout le jour, j'aurais accepté rien
que pour jouir de la conversation d'un homme de sens droit et
d'esprit cultivé, qui, bien qu'avancé en âge, conserve de
l'entrain et le talent de rendre sa société agréable pour tout le
monde. La chaleur d'hier a été après quelques coups de tonnerre,
suivie d'une nuit fraîche: sans le savoir, je me suis endormi avec
les fenêtres ouvertes et j'ai pris froid, selon que m'en a averti
une douleur générale dans les membres. Je me lie aussi vite et
aussi aisément que qui que ce soit, grâce à mon habitude de
voyager; mais je n'aime pas à me mêler aux étrangers quand je me
sens malade; c'est ennuyant, on s'en attire trop d'égards, on
cause trop de dérangements. Ceci me fit refuser les instances
obligeantes de M.M. Lazowski et Pomponne et aussi d'une Américaine
très jolie et d'agréable humeur que je rencontrai chez ce dernier.
Son histoire est singulière, quoique fort naturelle. C'est une
miss Blake, de New-York. Ce qui l'amena à la Dominique, je
l'ignore, mais son teint ne souffrit pas du soleil des tropiques.
Un officier français, M. Tibalier, lors de la conquête de l'île,
la fit sa prisonnière, puis devint bientôt le sien, en tomba
amoureux, l'épousa, ramena sa captive en France et l'établit à
Lunéville, lieu de sa naissance. Le régiment dont il est major
étant en garnison dans une province éloignée, elle se plaint de
n'avoir pas vu son mari six mois dans deux ans. En voilà quatre
qu'elle habite Lunéville, et la société de trois enfants l'a
réconciliée avec une vie qui était toute nouvelle. M. Pomponne,
qui, m'assura-t-elle, est le meilleur des hommes, reçoit tous les
jours moins pour sa propre satisfaction que pour la distraire.
Lui-même est, comme cet officier, un exemple d'affection pour sa
ville natale; attaché à la personne de Stanislas dans un emploi
honorable, il a beaucoup vécu à Paris parmi les grands, dans la
société intime des ministres; mais l'amour du natale solum l'a
ramené à Lunéville, où depuis longues années il vit aimé et
respecté, au milieu d'une élégante bibliothèque dans laquelle les
poètes ne sont pas oubliés, n'ayant pas lui-même peu de talent à
traduire en vers fort agréables les sentiments qu'il éprouve.
Quelques couplets de lui placés sous le portrait de ses amis sont
coulants et bien tournés. J'aurais eu grand plaisir à rester
quelques jours à Lunéville; deux maisons m'y offraient une
hospitalité cordiale et charmante; mais le voyageur a ses misères:
tantôt des contrariétés qui surviennent au moment du plaisir,
tantôt un plan arrêté qui ne lui permet pas de se détourner de son
sujet.

Le 18. -- Héming. Pays sans intérêt. -- 28 milles.

Le 19. -- Saverne (Alsace). Le pays continue le même jusqu'à
Phalsbourg, petite ville fortifiée sur les frontières. Les
Alsaciennes portent toutes des chapeaux de paille aussi grands
qu'en Angleterre; ils abritent la figure et devraient abriter
quelques jolies filles, mais je n'en ai pas encore vu une. Il y a,
en sortant de Phalsbourg, des huttes misérables qui ont cependant
et cheminées et fenêtres; mais les habitants paraissent des plus
pauvres. Depuis cette ville jusqu'à Saverne ce n'est qu'une
montagne avec des futaies de chênes; la descente est rapide, la
route en zigzags. À Saverne je pus me croire vraiment en
Allemagne: depuis deux jours le changement se faisait bien sentir;
mais ici, il n'y a pas une personne sur cent qui sache un mot de
français. Les appartements sont chauffés par des poêles; le
fourneau de cuisine a trois ou quatre pieds de haut, plusieurs
détails semblables montrent qu'on est chez un autre peuple.
L'examen d'une carte de France et la lecture des historiens de
Louis XIV ne m'avaient pas fait comprendre la conquête de l'Alsace
comme le fit ce voyage. Franchir une haute chaîne de montagnes,
entrer dans une plaine, qu'habite un peuple séparé des Français
par ses idées, son langage, ses moeurs, ses préjugés, ses
habitudes, cela me donna de l'injustice d'une telle politique une
idée bien plus frappante que tout ce que j'avais lu, tant
l'autorité des faits surpasse celle des paroles. -- 22 milles.

Le 20. -- Arrivé à Strasbourg, en traversant une des plus belles
scènes de fertilité et de bonne culture que l'on puisse voir en
France; elle n'a de rivale que la Flandre, qui la surpasse
cependant. Mon entrée à un moment critique pensa me faire casser
le cou; un détachement de cavalerie sonnant ses trompettes d'un
côté, un autre d'infanterie battant ses tambours de l'autre, et
les acclamations de la foule, effrayèrent tellement ma jument
française, que j'eus peine à l'empêcher de fouler aux pieds
Messieurs du tiers état. En arrivant à l'hôtel, j'ai appris les
nouvelles intéressantes de la révolte de Paris: la réunion des
gardes françaises au peuple, le peu de confiance qu'inspiraient
les autres troupes, la prise de la Bastille, l'institution de la
milice bourgeoise, en un mot le renversement complet de l'ancien
gouvernement. Tout étant décidé à cette heure, le royaume
entièrement aux mains de l'Assemblée, elle peut procéder comme
elle l'entend à une nouvelle constitution; ce sera un grand
spectacle pour le monde à contempler dans ce siècle de lumières,
que les représentants de vingt-cinq millions d'hommes, délibérant
sur la formation d'un édifice de libertés comme l'Europe n'en
connaît pas encore. Nous verrons maintenant s'ils copieront la
constitution anglaise en la corrigeant, ou si, emportés par les
théories, ils ne feront qu'une oeuvre de spéculation: dans le
premier cas, leurs travaux seront un bienfait pour la France; dans
le second, ils la jetteront dans les désordres inextricables des
guerres civiles, qui, pour se faire attendre, n'en viendront pas
moins sûrement. On ne dit pas qu'ils s'éloignent de Versailles; en
y restant sous le contrôle d'une foule armée, il faudra qu'ils
travaillent pour elle; j'espère donc qu'ils se rendront dans
quelque ville du centre, Tours, Blois ou Orléans, afin que leurs
délibérations soient libres. Mais Paris propage son esprit de
révolte, il est ici déjà: ces troupes qui ont manqué me jouer un
si mauvais tour sont placées pour surveiller le peuple, que l'on
soupçonne. On a déjà brisé les vitres de quelques magistrats peu
aimés, et une grande foule est assemblée qui demande à grands cris
la viande à 5 sols la livre. Il y a parmi eux un cri qui les
mènent loin: Point d'impôts et vivent les états.» Visité
M. Hermann, professeur d'histoire naturelle en cette université,
pour lequel j'avais des lettres. Il a répondu à quelques-unes de
mes questions, m'adressant pour les autres à M. Zimmer, qui, ayant
pratiqué l'agriculture un peu de temps, s'y entendait assez pour
donner de bons renseignements. -- Vu les édifices publics et
traversé le Rhin pour entrer un peu en Allemagne; mais rien ne
marque que l'on change de pays; l'Alsace est allemande; c'est à la
descente des montagnes que ce passage se fait. La cathédrale a un
bel aspect extérieur; le clocher, si remarquable par sa beauté, sa
légèreté et son élévation (c'est un des plus hauts de l'Europe),
domine une plaine riche et magnifique, au milieu de laquelle le
Rhin, grâce à ses nombreuses îles, ressemble plutôt à une suite de
lacs qu'à un fleuve. -- Monument du maréchal de Saxe, etc., etc.
Je suis très embarrassé à cause de mon voyage à Carlsruhe,
résidence du margrave de Bade: il y a longtemps que je m'étais
promis de le faire, si jamais j'en venais à cent milles; la
réputation du margrave m'aurait fait désirer d'y aller. Il a
établi dans une de ses grandes fermes M. Taylor de Bifrons en
Kent, et les économistes dans leurs écrits parlent beaucoup d'une
expérience entreprise selon leurs plans physiocratiques, qui,
quelque absurdes qu'en fussent les principes, montrait beaucoup de
mérite chez ce prince. M. Hermann m'a dit aussi qu'il a envoyé une
personne en Espagne pour acheter des béliers afin d'améliorer la
laine j'aurais souhaité que ce fût quelqu'un qui s'y entendît ce
qu'il ne faut guère attendre d'un professeur de botanique. Ce
botaniste est la seule personne que M. Hermann connaisse à
Carlsruhe; il ne peut, par suite, me donner de recommandation, et
M. Taylor ayant quitté le pays, il me paraît impossible à moi,
inconnu de tout le monde, de m'aventurer dans la résidence d'un
prince souverain. -- 22 1/2 milles.

Le 21. -- J'ai passé une partie de ma matinée au cabinet
littéraire à lire dans les gazettes et les journaux les détails
sur les affaires de Paris; je me suis aussi entretenu, avec
quelques personnes sensées et intelligentes, sur la révolution
présente.


L'esprit de rébellion a éclaté dans diverses parties du royaume,
partout la disette a préparé le peuple à toutes les violences: à
Lyon, il y a eu d'aussi furieux mouvements qu'à Paris; dans
plusieurs autres villes, il en est de même; le Dauphiné est en
armes, la Bretagne ouvertement soulevée. On croit que la faim
poussera les masses aux excès et qu'il en faut tout craindre, au
moment où elles découvriront d'autres moyens de subsistance qu'un
travail honnête. Voilà de quelle conséquence il est pour chaque
pays, comme pour tous, d'avoir une saine législation sur les
grains, législation assurant au cultivateur des prix assez élevés
pour l'encourager à s'attacher à cette culture, et préservant par
là le peuple des famines. Je suis fixé quant à Carlsruhe; le
margrave étant à Saw (Spa), je n'ai plus à m'en préoccuper. -- Le
soir. -- J'ai assisté à une scène curieuse pour un étranger, mais
terrible pour les Français qui y réfléchiront. En traversant la
place de l'Hôtel-de-Ville, j'ai trouvé la foule qui en criblait
les fenêtres de pierres, malgré la présence d'un piquet de
cavalerie. La voyant à chaque minute plus nombreuse et plus
hardie, je crus intéressant de rester pour voir où cela en
viendrait, et grimpai sur le toit d'échoppes situées en face de
l'édifice, objet de sa rage. C'était une place très commode.
Voyant que la troupe ne répondait qu'en paroles, les perturbateurs
prirent de l'audace et essayèrent de faire voler la porte en
éclats avec des pinces en fer, tandis que d'autres appliquaient
des échelles d'escalade. Après un quart d'heure, qui permit aux
magistrats de s'enfuir par les portes de derrière, la populace
enfonça tout et se précipita à l'intérieur comme un torrent, aux
acclamations des spectateurs.

Dès ce moment, ce fut une pluie de fenêtres, de volets, de
chaises, de tables, de sofas, de livres, de papiers, etc., etc.,
par toutes les ouvertures du palais, qui a de soixante-dix à
quatre-vingts pieds de façade; il s'ensuivit une autre de tuiles,
de planches, de balcons, de pièces de charpente, enfin de tout ce
qui peut s'enlever de force dans un bâtiment. Les troupes, tant à
pied qu'à cheval, restèrent impassibles. D'abord elles n'étaient
pas assez nombreuses pour intervenir avec succès; plus tard, quand
elles furent renforcées, le mal était trop grand pour qu'on pût
faire autre chose que garder les approches sans permettre à
personne de s'avancer, mais en laissant se retirer ceux qui le
voulaient avec leur butin.[25] On avait mis, en même temps, des
gardes à toutes les issues des monuments publics. Pendant deux
heures, je suivis les détails de cette scène en différents
endroits, assez loin pour ne pas craindre les éclats de
l'incendie, assez près pour voir écraser devant moi un beau garçon
d'environ quatorze ans, en train de passer du butin à une femme,
que son expression d'horreur me fait croire être sa mère. Je
remarquai plusieurs soldats avec leurs cocardes blanches au milieu
de la foule, qu'ils excitaient sous les yeux des officiers du
détachement. Il y avait aussi des personnes si bien vêtues, que
leur vue ne me causa pas peu de surprise. Les archives publiques
furent entièrement détruites; les rues environnantes étaient
jonchées de papiers c'est une barbarie gratuite, car il s'ensuivra
la ruine de bien des familles, qui n'ont rien de commun avec les
magistrats.

Le 22. -- Schelestadt. À Strasbourg et par tout le pays où j'ai
passé, les femmes portent leurs cheveux relevés en toupet sur le
sommet de la tête, et nattés derrière en natte circulaire de trois
pouces d'épaisseur, très bien arrangés, pour prouver qu'elles n'y
passent jamais le peigne. Je ne pus m'empêcher d'y voir le nidus
de colonies vivantes, et elles n'approchaient pas de moi (la
beauté n'est pas leur fort), qu'une démangeaison imaginaire ne me
fît me gratter la tête. Dans ce pays tout est allemand, sitôt que
vous sortez des villes; les auberges ont de vastes salles
communes, avec plusieurs tables toujours servies, où se mettent
les différentes sociétés, riches comme pauvres. La cuisine aussi
est allemande: on appelle schnitz[26] un plat composé de lard et de
poires à la poêle; on dirait d'un mets de la table de Satan, mais
je fus bien étonné en y goûtant de le trouver plus que passable. À
Schelestadt, j'eus le plaisir de rencontrer le comte de
Larochefoucauld, le régiment de Champagne, dont il est le second
major, étant en garnison ici. On ne saurait avoir des attentions
plus cordiales que les siennes, elles me rappelaient celles en
nombre infini que j'avais reçues de sa famille; il me mit en
relations avec un bon fermier, qui me donna les renseignements
dont j'avais besoin. -- 25 milles.

Le 23. -- Journée agréable et tranquille, passée avec le comte de
Larochefoucauld; nous avons dîné en compagnie des officiers du
régiment: le colonel est le comte de Loménie, neveu du cardinal
actuel de ce nom. Soupé chez mon ami: il s'y trouvait un officier
d'infanterie, Hollandais qui a beaucoup vécu dans les Indes
Orientales et parle anglais. Ce jour m'a ravivé; la compagnie de
personnes instruites, libérales, bien élevées et communicatives, a
été le remède à la sombre apathie des tables d'hôte.

Le 24. -- Gagné Isenheim par Colmar. Le pays est entièrement plat;
on a les Vosges tout près sur la droite, les montagnes de Souabe à
gauche, et entre les deux on en voit paraître une chaîne dans
l'éloignement, vers le sud. La grande nouvelle à la table d'hôte
de Colmar était curieuse: la reine avait formé le complot, qu'elle
était à la veille d'exécuter, de faire sauter l'Assemblée par une
mine, et au même moment d'envoyer l'armée massacrer Paris tout
entier. Un officier français qui se trouvait là se permit d'en
douter, et fut à l'instant réduit au silence par le bavardage de
ses adversaires. Un député l'avait écrit, ils avaient vu la
lettre, il n'y avait pas d'hésitation. Sans me laisser intimider,
je soutins que c'était une absurdité visible au premier coup
d'oeil, rien qu'une invention pour rendre odieuses des personnes
qui, à mon avis, le méritaient, mais non certes par de pareils
moyens. L'ange Gabriel serait descendu tout exprès et se serait
mis à table pour les dissuader, qu'il n'aurait pas ébranlé leur
foi. C'est ainsi que cela se passe dans les révolutions: mille
imbéciles se trouvent pour croire ce qu'écrit un coquin. -- 25
milles.

Le 25. -- À partir d'Isenheim, le pays s'accidente et devient
meilleur jusqu'à Béfort; mais il n'y a ni clôtures, ni maisons
disséminées. Grands troubles à Béfort; hier la populace et les
paysans ont demandé aux magistrats les armes en magasin; il
étaient de trois à quatre mille. Se voyant refuser, ils ont fait
du bruit et ont menacé de mettre le feu à la ville; alors on a
fermé les portes. Aujourd'hui le régiment de Bourgogne est arrivé
pour maintenir l'ordre. M. Necker vient de passer ici pour
retourner de Bâle à Paris; quatre-vingts bourgeois l'escortaient à
cheval, et les musiques de régiment l'ont accompagné pendant qu'il
traversait la ville. Mais la période brillante de sa vie est
terminée: depuis sa rentrée au pouvoir jusqu'à l'assemblée des
états, il a eu dans ses mains le sort de la France et des
Bourbons, et, quelle que soit l'issue de la confusion présente,
cette confusion lui sera reprochée par la postérité, puisqu'il
pouvait donner aux états la forme qui lui plaisait. Il pouvait,
par un décret, établir deux chambres, ou trois, ou une; il pouvait
organiser quelque chose qui eût abouti certainement à la
constitution anglaise: rien ne lui manquait; c'était la plus belle
occasion pour élever un édifice politique qu'un homme eût jamais
eue; les plus grands législateurs de l'antiquité n'en connurent
jamais de semblable. Selon moi, il l'a manquée complètement, et
abandonné aux vents et aux flots ce qui aurait dû recevoir de lui
et l'impulsion et la direction. J'avais des lettres pour
M. de Bellonde, commissaire de guerre; je le trouvai seul: il
m'invita à souper, disant qu'il me ferait rencontrer des personnes
bien informées. Lorsque je revins, il me présenta à madame de
Bellonde et à un cercle d'une douzaine de dames et de trois ou
quatre jeunes officiers; lui-même quitta le salon pour se rendre
auprès de madame la princesse de quelque chose, qui se sauvait en
Suisse. J'envoyai de bonne heure la compagnie au diable, car je
vis du premier coup d'oeil, sur quoi elle avait tant de
renseignements à me donner. Il y avait dans un coin une petite
coterie autour d'un officier arrivant de Paris: ce monsieur voulut
bien nous répéter ensuite que le comte d'Artois et tous les
princes du sang, excepté Monsieur et le duc d'Orléans, toute la
famille Polignac, le maréchal de Broglie et un nombre infini de
gens de la première noblesse, s'étaient enfuis du royaume, que
d'autres les imitaient chaque jour, et qu'enfin le roi, la reine
et la famille royale se trouvaient à Versailles, dans une position
aussi dangereuse qu'alarmante, sans confiance aucune dans les
troupes, et, en réalité, prisonniers. Voici une révolution
effectuée comme par magie: il ne reste debout dans le royaume que
les Communes; il n'y a plus qu'à voir quels architectes elles
feront, maintenant qu'il faut élever un édifice au lieu de celui
qui a si merveilleusement croulé. On annonça que le souper était
servi; comme je ne me pressai pas de quitter le salon avec les
autres personnes, je restai seul en arrière; j'en fus frappé, et
je me trouvai dans une singulière position que j'avais cherchée,
pour voir si elle m'arriverait. Je pris alors mon chapeau en
souriant, et sortis tout droit de la maison. On me rejoignit au
bas de l'escalier; mais je parlai d'affaires, de plaisirs ou de
quelque autre chose, ou de rien du tout, et retournai en hâte à
l'hôtel. Je n'aurais pas rapporté ceci si le moment n'en
fournissait l'excuse; les inquiétudes et les distractions du jour
doivent remplir la tête d'un homme; quant aux dames, que peuvent
penser les dames de France d'un homme qui voyage pour la charrue?
-- 25 milles.

Le 26. -- Pendant les 20 milles jusqu'à l'Isle-sur-Doubs la
campagne ne varie pas beaucoup; mais après cela, à Baume-les-
Dames, ce n'est plus que montagnes et rochers, beaucoup de bois et
de jolis tableaux formés par la rivière qui coule au bas. Tout le
pays est dans la plus grande agitation; dans l'une des petites
villes où je passai, on me demanda pourquoi je n'avais pas la
cocarde du tiers état. On me dit que c'était ordonné par le tiers
et que, si je n'étais pas un seigneur, je devais obéir. «Mais
supposons que je sois un seigneur, et après, mes ami? -- Après, me
répliqua-t-on d'un air farouche, la corde; car c'est tout ce que
vous méritez!» Il devenait évident que la plaisanterie n'était
plus de mise; jeunes garçons et jeunes filles commençaient à
s'assembler, signe ordinaire en tous temps et en tous lieux de
quelques tristes scènes; si je ne m'étais pas déclaré Anglais, et
dans l'ignorance de cet ordre, je ne m'en serais pas tiré à si bon
marché. J'achetai immédiatement une cocarde, mais la friponne qui
me la vendit la piqua si mal, qu'elle tomba à la rivière avant que
j'eusse gagné l'Isle, où je courus encore le même danger. Il était
inutile de me dire Anglais; j'étais un seigneur déguisé peut-être,
mais certainement un coquin de première volée. En ce moment, un
prêtre arriva dans la rue, une lettre à la main; le peuple
s'amassa autour de lui, et il lut à haute voix des nouvelles de
Béfort, sur le passage de M. Necker, avec quelques traits généraux
de la situation de Paris, et des assurances que la position du
peuple s'améliorerait. Quand il eut fini, il exhorta la foule à
s'abstenir de toute violence et l'engagea à ne pas se bercer de
l'idée que les impôts disparaîtraient entièrement, comme s'il
avait la conviction que cet espoir devenait général.

On m'entoura de nouveau quand il se fut retiré, on se montra
soupçonneux, menaçant; la position ne me semblait rien moins que
plaisante, surtout lorsque quelqu'un proposa de s'assurer de moi
jusqu'à ce que des personnes connues se portassent mes cautions.
J'étais sur le perron de l'hôtel, je demandai à dire quelques
mots. Pour leur prouver que j'étais bien Anglais, comme je l'avais
dit, je désirais expliquer une particularité des taxes dans mon
pays, qui servirait de commentaire à ce qui avait été avancé par
M. l'abbé, et que je ne croyais pas absolument juste. Il avait
avancé, qu'il fallait que les impôts fussent acquittés comme on
l'avait fait jusque-là; qu'ils dussent être payés, il n'y a pas de
doute, mais non pas comme ils l'ont été, car on pourrait imiter en
ceci l'Angleterre. Nous avons, messieurs, un grand nombre de taxes
qui vous sont inconnues en France; mais le tiers état, les pauvres
n'en sont pas chargés; ce sont les riches qui payent; toute
fenêtre est imposée, mais seulement quand la maison en a plus de
six; la terre du seigneur paye les vingtièmes et les tailles, et
non pas le jardin du petit propriétaire; le riche paye pour ses
chevaux, ses voitures, ses domestiques, pour la permission de
chasser les perdrix de son domaine; le pauvre fermier en est
exempt; bien mieux, le riche, en Angleterre, contribue au
soulagement du pauvre. Vous voyez donc bien que si, suivant
M. l'abbé, il doit toujours y avoir des taxes parce qu'il y en a
toujours eu, cela ne prouve pas qu'elles doivent être levées de
même; notre manière anglaise serait bien meilleure. Pas un mot de
ce discours qui ne fût approuvé par mes auditeurs; ils parurent
penser que j'étais un assez bon diable, ce que je confirmai en
criant: Vive le tiers sans impositions! Ils me donnèrent alors une
salve d'applaudissements et ne me troublèrent pas davantage. Mon
mauvais français allait à peu près de pair avec leur patois.
J'achetai cependant une autre cocarde, que je fis attacher de
façon à ne plus la perdre. Le voyage me plaît moitié moins dans un
moment de fermentation comme celui-ci; personne n'est sûr de
l'heure qui va suivre. -- 35 milles.

Le 27. -- Besançon. Au-dessus de la rivière, le pays est
montagneux, couvert de rochers et de bois; on y trouve quelques
beaux points de vue. J'étais arrivé depuis une heure à peine,
quand je vis passer devant l'hôtel un paysan à cheval suivi d'un
officier de la garde bourgeoise; son détachement, aux cocardes
tricolores, en précédait un autre de fantassins et de cavaliers
pris dans l'armée. Je demandai pourquoi la milice (qui compte ici
1, 200 hommes, dont 200 toujours sous les armes) prenait ainsi le
pas sur les troupes royales. «Par cette excellente raison, me fut-
il répondu: les troupes seraient attaquées et massacrées par la
populace, tandis qu'elle ne résistera pas à la garde bourgeoise.»
Ce paysan, riche propriétaire dans un village où il se commet
beaucoup de pillages et d'incendies, était venu chercher une
sauvegarde. Les dégâts faits du côté des montagnes et de Vesoul
sont aussi nombreux que repoussants. Bien des châteaux ont été
brûlés, d'autres livrés au pillage, les seigneurs traqués comme
des bêtes fauves, leurs femmes et leurs filles enlevées, leurs
papiers et leurs titres mis au feu, tous leurs biens ravagés; et
ces abominations n'ont pas atteint seulement des personnes
marquantes, que leur conduite ou leurs principes avaient rendues
odieuses, mais une rage aveugle les a étendues sur tous pour
satisfaire la soif du pillage. Des voleurs, des galériens, des
mauvais sujets de toute espèce, ont poussé les paysans aux
dernières violences. Quelques personnes m'informèrent à table
d'hôte que des lettres reçues du Mâconnais, du Lyonnais, de
l'Auvergne, du Dauphiné, etc., rapportaient des faits semblables
et la crainte où l'on était qu'ils ne se reproduisissent par tout
le royaume. La France est incroyablement en arrière pour ce qui
touche aux communications. Depuis Strasbourg jusqu'ici, je n'ai
pas pu voir un journal. Ici, j'ai demandé le cabinet littéraire,
il n'y en a pas; les gazettes, on les reçoit au café. C'est très
aisé à répondre, mais moins aisé à trouver. Il n'y avait que la
Gazette de France, pour laquelle, en ce moment, un homme sensé
n'eût pas donné un sou. J'allai dans quatre autres maisons; les
unes n'avaient pas même le Mercure; au café Militaire, le Courrier
de l'Europe remontait à une quinzaine, et des personnes à l'air
respectable s'entretiennent maintenant des nouvelles d'il y a deux
ou trois semaines, et montrent clairement par leurs discours
qu'elles ne savent rien de ce qui se passe. Dans toute la ville de
Besançon, je n'ai trouvé ni le Journal de Paris, ni aucun autre
donnant le détail des séances des états; c'est cependant la
capitale d'une province grande comme une demi-douzaine de nos
comtés anglais et contenant 25 000 âmes, et, ce qui est étrange à
dire, la poste n'y vient que trois fois par semaine! Dans un
moment où il n'y a ni droit de timbre ni censure, comment
n'imprime-t-on pas à Paris un journal pour les provinces, en ayant
soin d'en prévenir par des affiches et des placards le public
auquel il serait destiné! On croit en province que les députés
sont à la Bastille, tandis que la Bastille est démolie; et le
peuple, dans son erreur, pille, brûle et dévaste. Cependant,
malgré cette ignorance honteuse, on voit tous les jours aux états
des hommes qui se disent fiers d'appartenir à la première nation
de l'Europe, au plus grand peuple de l'univers! Croient-ils donc
que ce sont les assemblées politiques ou les cercles littéraires
d'une capitale qui constituent un peuple, et non la diffusion
rapide des lumières parmi des esprits préparés par l'habitude du
raisonnement à recevoir la vérité et à en faire l'application? Que
cette affreuse ignorance de la masse sur ses intérêts soit
l'oeuvre de l'ancien gouvernement, personne n'en doutera. Si, ce
qu'il y a de grandes raisons de croire, la noblesse dans toute la
France est traquée comme en Franche-Comté, il est curieux de voir
cet ordre entier souffrir pareille proscription, comme un troupeau
de moutons, sans opposer la moindre résistance. Cela confond de la
part d'un corps qui a sous la main une armée de 150 000 hommes;
sans doute, une partie de ces troupes se révolterait; mais on doit
cependant bien compter que les 40 000, peut-être 100 000 nobles de
France, pourraient remplir la moitié des rangs de l'armée royale
d'hommes qui leur seraient unis par une communauté d'idées et
d'intérêts. Mais il n'existe ni réunions, ni associations entre
eux, ni relations avec les soldats; ils ne savent pas chercher
sous les drapeaux un refuge pour défendre leur cause ou la venger;
heureusement pour la France, ils tombent sans lutte et meurent
sans qu'on les frappe. Ce mouvement universel de l'intelligence,
qui, en Angleterre, transmet avec la rapidité de la foudre, d'un
bout du royaume à l'autre, la moindre émotion ou la moindre
alarme, ne se retrouve pas en France. Aussi peut-on dire, et peut-
être avec vérité, que la chute du roi, de la cour, des pairs, des
nobles, de l'armée, de l'Église et des parlements, est due aux
suites mêmes de l'esclavage dans lequel ils ont tenu le peuple;
que c'est, par conséquent, un juste salaire plutôt qu'un
châtiment. -- 18 milles.

Le 28. -- Hier, à table d'hôte, quelqu'un raconta comment on
l'avait forcé à s'arrêter à Salins, faute d'un passeport, et les
ennuis qu'il y avait eu à subir. Je trouvai donc nécessaire de
m'en procurer un, et me rendis pour cela au bureau, dans la maison
d'un M. Bellamy, avocat, avec qui j'eus la conversation suivante:

«Mais, Monsieur, qui me répondra de vous? Est-ce que personne ne
vous connaît? Connaissez-vous quelqu'un à Besançon? -- Non,
personne; mon dessein, était d'aller à Vesoul, d'où j'aurais eu
des lettres; mais j'ai changé de route à cause de ces tumultes. --
Monsieur, je ne vous connais pas, et si vous êtes inconnu à
Besançon, vous ne pouvez avoir de passeport. -- Mais voici mes
lettres; j'en ai plusieurs d'autres villes de France; il y en a
même d'adressées à Vesoul et à Arbois: ouvrez-les et lisez-les, et
vous trouverez que je ne suis pas inconnu ailleurs, bien que je le
sois à Besançon. -- N'importe, je ne vous connais pas; il n'y a
personne ici qui vous connaisse, ainsi vous n'aurez point de
passeport. -- Je vous dis, Monsieur, que ces lettres vous
expliqueront... -- Il me faut des gens, et non pas des lettres,
pour m'expliquer qui vous êtes; ces lettres ne me valent rien. --
Cette façon d'agir me paraît assez singulière; apparemment que
vous la croyez très honnête; pour moi, Monsieur, j'en pense bien
autrement. -- Eh! Monsieur, je ne me soucie de ce que vous en
pensez. -- En vérité voici ce qui s'appelle avoir des manières
gracieuses envers un étranger; c'est la première fois que j'ai eu
affaire avec ces messieurs du tiers état, et vous m'avouerez qu'il
n'y a rien ici qui puisse me donner une haute idée du caractère de
ces messieurs-là. -- Monsieur, cela m'est fort égal. -- Je
donnerai, à mon retour en Angleterre, le détail de mon voyage au
public, et assurément, Monsieur, je n'oublierai pas d'enregistrer
ce trait de votre politesse, il vous fait tant d'honneur et à ceux
pour qui vous agissez! -- Monsieur, je regarde tout cela avec la
dernière indifférence.»

Le ton de mon interlocuteur était encore plus insolent que ses
paroles; il feuilletait ses paperasses de l'air véritablement d'un
commis de bureau. Ces passeports sont des choses nouvelles
d'hommes nouveaux, avec un pouvoir tout neuf; cela montre qu'ils
ne portent pas trop modestement leurs nouveaux honneurs. Ainsi il
m'est impossible, sans donner de la tête contre le mur, de voir
Salins ou Arbois, où M. de Broussonnet m'a adressé une lettre;
mais il me faut courir la chance et gagner aussi vite que possible
Dijon, où le président de Virly me connaît pour avoir passé
quelques jours à Bradfield, à moins qu'en sa qualité de président
et de noble le tiers état ne l'ait déjà assommé. Ce soir au
spectacle: misérables acteurs; le théâtre, construit assez
récemment, est lourd; le cintre, qui sépare la scène de la salle,
ressemble à l'entrée d'une caverne, et la ligne de l'amphithéâtre
rappelle les contorsions d'une anguille blessée; l'air et les
manières des gens ici ne me reviennent pas du tout, et je voudrais
voir Besançon englouti par un tremblement de terre plutôt que de
consentir à y vivre. La musique, les hurlements et les grincements
de l'Épreuve villageoise de Grétry, pièce détestable, n'eurent pas
le pouvoir de me remettre de bonne humeur. Je ne prendrai pas
congé de la ville de Besançon, dans laquelle je désire bien ne
plus jamais remettre les pieds, sans dire qu'il y a une belle
promenade, et que M. Artaud, l'arpenteur, auquel je m'adressai
pour avoir des informations, sans avoir pour lui de lettre de
recommandation, s'est montré très franc et très poli à mon égard.
Il m'a donné tout sujet d'être satisfait par ses réponses à mes
questions.

Le 29. -- Jusqu'à Orechamp (Orchamps), le pays est sévère, plein
de beaux bois et de rochers; cependant il ne plaît pas; il en est
comme de ces gens dont les qualités sont estimables, mais que
cependant nous ne saurions aimer. Pauvre culture aussi. Au sortir
de Saint-Vété (Saint-Wit), riant paysage, formé par la rivière qui
revient sur ses pas à travers la vallée qu'animent un village et
quelques maisons éparses çà et là: la plus jolie vue que j'aie
rencontrée en Franche-Comté. -- 23 milles.

Le 30. -- Le maire de Dôle est de même étoffe que le notaire de
Besançon; il n'a pas voulu me délivrer de passeport; mais comme
son refus n'était pas accompagné des airs importants de l'autre,
je le laisse passer. Pour éviter les sentinelles, je fis le tour
de la ville.

Auxonne. -- Traversé la Saône, belle rivière bordée de prairies
d'une admirable verdure; il y a des pâturages communaux pour un
nombre immense de bétail; les meules de foin sont sous l'eau. Beau
pays jusqu'à Dijon, quoique le bois y fasse défaut. On m'a demandé
mon passeport à la porte; sur ma réponse, deux mousquetaires
bourgeois m'ont conduit à l'Hôtel de ville, où j'ai été interrogé:
comme on a vu que j'avais des connaissances à Dijon, il me fut
permis d'aller chercher un hôtel. Je joue de malheur: M. de Virly,
sur qui je comptais le plus en cette ville, est à Bourbonne-les-
Bains, et M. de Morveau, le célèbre chimiste, que je croyais avoir
des lettres pour moi, n'en a aucune, et quoiqu'il m'ait reçu fort
convenablement quand je me donnai comme son collègue à la Société
royale de Londres, je me sentis très mal à mon aise: il m'a
cependant prié de revenir demain matin. On me dit que l'intendant
d'ici s'est sauvé, et que le prince de Condé, gouverneur de
Bourgogne, est passé en Allemagne; on assure positivement, et sans
façon, que tous deux seraient pendus s'ils revenaient; de telles
idées n'indiquent pas une grande autorité de la garde bourgeoise,
instituée pour arrêter les excès. Elle est trop faible pour
maintenir l'ordre. La licence et l'esprit de déprédation, dont on
parlait tant en Franche-Comté, se sont montrés ici, mais non pas
de la même façon. Il y a à présent, dans cet hôtel (la Ville de
Lyon), un monsieur, noble pour son malheur, sa femme, ses parents,
trois domestiques et un enfant de quelques mois à peine, qui se
sont échappés la nuit presque nus de leur château en flammes; ils
ont tout perdu, excepté la terre. Cependant ces malheureux étaient
estimés de leurs voisins; leur bonté aurait dû leur gagner l'amour
des pauvres, dont le ressentiment n'était motivé par rien. Ces
abominations gratuites attireront la haine contre la cause qui les
a suscitées: on pouvait bien reconstituer le royaume sans recourir
à cette régénération par le fer et le feu, le pillage et
l'effusion du sang. Trois cents bourgeois montent la garde tous
les jours à Dijon: ils sont armés par la ville, mais non payés par
elle; ils ont aussi six pièces de canon. La noblesse a cherché son
seul refuge parmi eux; aussi, plusieurs croix de Saint-Louis
brillent dans les rangs. Le Palais des États est un vaste et
superbe édifice, mais il ne frappe pas en proportion de sa masse
et de ce qu'il a coûté. Les armes des Condé prédominent et le
salon est appelé la salle à manger du Prince. Un artiste de Dijon
y a peint un plafond et un tableau de la bataille de Senef; il a
choisi le moment où le grand Condé est jeté à bas de son cheval;
les deux ouvrages sont d'une bonne exécution. Tombe du duc de
Bourgogne, 1404. -- Tableau de Rubens à la Chartreuse. On vante la
maison de M. de Montigny, mais on refuse de la laisser voir, parce
que sa soeur y habite maintenant. En somme, Dijon est une belle
ville; les rues, quoique anciennes, sont larges, très bien pavées,
et, ce qui n'est pas commun en France, garnies de trottoirs. -- 28
milles.


Le 31. -- Rendu visite à M. de Morveau, qui, fort heureusement, a
reçu ce matin, de M. de Virly, une lettre de recommandation pour
moi avec quatre lettres de M. de Broussonnet; mais M. Vaudrey, de
Dijon, auquel l'une d'elles est adressée, se trouve absent. Nous
eûmes une conversation sur ce sujet si intéressant pour tous les
physiciens, le phlogistique. M. de Morveau combat vivement son
existence; il regarde la dernière publication du docteur Priestley
comme fort en dehors de la question, et me déclare qu'il tient
cette controverse pour aussi décidée que celle de la liberté en
France. Il me montra une partie de son article: Air pour la
Nouvelle Encyclopédie, qui va se publier bientôt; il pense y avoir
établi au delà de toute discussion la doctrine des chimistes
français sur sa non-existence. Il me pria de revenir le soir pour
me présenter à une dame aussi instruite qu'aimable, et m'invita à
dîner pour le lendemain. Après l'avoir quitté, je me mis à courir
les cafés; mais croirait-on que dans cette capitale de la
Bourgogne, je n'en trouvai qu'un où je puisse lire le journal!
C'était sur la place, dans une maison de chétive apparence, où je
dus l'attendre pendant une heure. Partout on est désireux de
savoir les nouvelles, sans qu'il y ait moyen de satisfaire sa
curiosité; on se fera une idée de l'ignorance où l'on vit de ce
qui se passe par le fait suivant. Personne, à Dijon, n'avait
entendu parler du sac de l'Hôtel de ville de Strasbourg; quand je
me mis à en parler, on fit cercle autour de moi; on n'en savait
pas un mot; cependant voilà neuf jours que c'est arrivé; y en eût-
il eu dix-neuf, je doute qu'on eût été mieux renseigné. Si les
nouvelles véritables sont longues à se répandre, en revanche on
est prompt à savoir ce qui n'est pas arrivé. Le bruit en vogue à
présent, et qui obtient crédit est que la reine a été convaincue
d'un complot pour empoisonner le roi et Monsieur, donner la
régence au comte d'Artois, mettre le feu à Paris et faire sauter
le Palais-Royal par une mine! Pourquoi les différents partis des
états n'ont-ils pas des journaux, expression de leurs sentiments
et de leurs opinions, afin que chacun connaisse, ainsi les faits à
l'appui de son opinion et les conséquences que de grands esprits
en ont tirées. On a conseillé au roi bien des mesures contre les
états, mais aucun de ses ministres ne lui a parlé de
l'établissement des journaux et de leur prompte circulation, pour
éclairer le peuple sur les points faussement présentés par ses
ennemis. Quand de nombreuses feuilles paraissent opposées les unes
aux autres, le peuple cherche à y démêler la vérité, et cette
recherche seule l'éclaire; il s'instruit et ne se laisse plus
tromper si aisément. -- Rien que trois convives à table d'hôte,
moi et deux gentilshommes, chassés de leurs domaines, à en juger
par leur conversation; mais ils ne parlent pas d'incendie. Leur
description de cette partie de la province d'où ils arrivent,
entre Langres et Gray, est effrayante: il y a eu peu de châteaux
brûlés, mais trois sur cinq ont été pillés, et leurs,
propriétaires sont heureux de s'enfuir du pays la vie sauve. L'un
d'eux, homme très judicieux et bien renseigné, croit que les rangs
et les privilèges sont abolis de fait en France, et que les
membres de l'Assemblée ayant eux-mêmes peu ou point de propriétés
foncières, les attaqueront et procéderont à un partage égal. Le
peuple s'y attend; mais, que cela soit ou non, il considère la
France comme absolument ruinée. «Vous allez trop loin, répliquai-
je, la destruction des rangs n'implique pas la ruine. -- J'appelle
ruine, me dit-il, une guerre civile générale ou le démembrement du
royaume; selon moi, les deux sont inévitables; peut-être pas pour
cette année, mais pour l'autre ou celle d'après. Quelque
gouvernement que ce soit, fondé sur l'état actuel des choses en
France, ne pourra résister à des secousses un peu vives; une
guerre heureuse ou malheureuse l'anéantira.» Il parlait avec une
profonde connaissance de l'histoire et tirait ses conclusions
politiques de façon très rigoureuse. J'ai rencontré peu d'hommes
comme lui à table d'hôte. -- On peut croire que je n'oubliai pas
le rendez-vous de M. de Morveau. Il m'avait tenu parole; madame
Picardet est à sa place au salon comme dans le cabinet d'étude;
femme d'une simplicité charmante, elle a traduit Scheele de
l'allemand et une partie des ouvrages de M. Kirwan de l'anglais;
c'est un trésor pour M. de Morveau, car elle peut soutenir sa
conversation sur des sujets de chimie aussi bien que sur d'autres,
soit agréables, soit instructifs. Je les accompagnai à leur
promenade du soir. Madame Picardet me dit que son frère,
M. de Poule, était un grand fermier, qu'il avait semé beaucoup de
sainfoin, dont il se servait pour l'engraissement des boeufs; elle
m'exprima ses regrets de ce qu'il fût trop occupé des affaires de
la municipalité pour pouvoir m'accompagner à sa ferme.

1er août. -- Dîné avec M. de Morveau, M. le professeur Chaussée et
M. Picardet. Ç'a été un beau jour pour moi. La grande et juste
réputation qu'a M. de Morveau d'être non seulement le premier
chimiste de France, mais aussi l'un des plus célèbres dont
l'Europe se fait honneur, suffisait à me faire désirer sa
compagnie; mais je goûtais encore le charme de trouver en lui un
homme sans affectation, libre de ces airs de supériorité trop
communs chez les personnes de renom, et de cette réserve qui voile
aussi bien leurs talents que les faiblesses qu'ils veulent cacher.
M. de Morveau est un homme affable, enjoué, éloquent, qui, dans
tous les rangs de la société, se serait fait rechercher pour
l'agrément de son commerce. Dans ce moment même, avec la
révolution en marche, sa conversation roulait presque entièrement
sur la chimie. Je le pressai, comme je l'avais déjà fait pour le
docteur Priestley et M. Lavoisier, de diriger un peu plus ses
recherches vers l'application de sa science à l'agriculture, lui
représentant qu'il y avait là un magnifique champ d'expériences,
où les découvertes ne lui manqueraient pas. Il en convint, en
ajoutant qu'il n'avait pas le temps de suivre cette carrière. On
voit, par son entretien, que ses vues se dirigent toutes sur
l'absurdité du phlogistique, sauf quelques travaux pour
l'établissement d'une nomenclature. Tandis que nous étions à
dîner, on lui apporta une épreuve de la Nouvelle Encyclopédie,
dont la partie chimique est imprimée à Dijon, pour sa convenance.
Je pris la liberté de lui dire qu'un homme capable de concevoir
une série d'expériences décisives sur les questions scientifiques,
et d'en tirer les conclusions utiles, devrait être entièrement
voué à ces travaux et à leur publication, et que, si j'étais roi
de France, je voudrais que cette occupation fût pour lui si
fructueuse, qu'il n'en cherchât pas d'autre. Il se mit à rire et
me demanda, puisque j'étais si amateur de manipulations, si
hostile aux écrits, ce que je pensais de mon ami le docteur
Priestley? En même temps, il expliqua aux deux autres convives
combien ce grand physicien avait d'ardeur pour la métaphysique et
la théologie militante. Il y aurait eu cent personnes à table, que
ce sentiment eût été unanime. M. de Morveau parla toutefois avec
une grande estime du talent de mon ami pour la partie,
expérimentale: qui ferait autrement en Europe? Je réfléchis
ensuite sur les occupations qui empêchaient M. de Morveau
d'appliquer la chimie et l'agriculture; il trouve bien cependant
du temps pour écrire dans le volumineux recueil de Panckoucke.

Je pose en principe que personne ne peut acquérir une renommée
durable dans les sciences naturelles autrement que par les
expériences, et qu'ordinairement plus un homme manipule et moins
il écrit, mieux cela vaut; ou, pour mieux dire, plus sa renommée
sera de bon aloi; ce que l'on gagne à écrire a ruiné bien des
savants (ceux qui connaissent M. de Morveau sauront bien que ceci
ne le regarde pas; sa position dans le monde le met hors de
cause). L'habitude d'ordonner et de condenser les matières, de
disposer les faits de façon à faire ressortir rigoureusement les
conclusions qu'ils sont destinés à établir, est contraire aux
règles ordinaires de la compilation. Il y a par tous pays des
compilateurs très capables et très dignes de considération, mais
les expérimentateurs de génie devraient se placer dans une autre
classe. Si j'étais souverain, ayant, par conséquent, le pouvoir de
récompenser le mérite, du moment où je saurais un homme de génie
engagé dans une telle entreprise, je lui offrirais le double de ce
qui aurait été convenu avec l'éditeur pour le détourner et le
remettre dans une voie où il ne trouve pas de rivaux. Quelques
personnes trouveront cette opinion fantasque de la part d'un homme
qui, comme je l'ai fait, a publié tant de livres; mais elle
passera pour naturelle, au moins dans cet ouvrage dont je
n'attends aucun profit et dans lequel, par conséquent, il y a
beaucoup plus de motifs pour être concis que pour s'étendre en
dissertations.

La description du laboratoire de ce grand chimiste montrera qu'il
ne reste pas inactif; il y a consacré deux vastes salles
admirablement garnies de tout le nécessaire. On y trouve six ou
sept fourneaux divers, parmi lesquels celui de Macquer est le plus
puissant, des appareils si compliqués et si variés, que je n'en ai
vu nulle part de semblable; enfin une collection d'échantillons
pris dans les trois règnes de la nature, qui lui donne un air tout
à fait pratique. De petits bureaux avec ce qu'il faut pour écrire
sont épars çà et là, comme dans la bibliothèque, c'est d'une
commodité très grande. Il suit maintenant une série d'expériences
eudiométriques, principalement à l'aide des instruments de Fontana
et de Volta. À son avis, ces expériences méritent toute confiance.
Il garde son air nitreux dans des bouteilles fermées de bouchons
ordinaires, ayant soin seulement de les renverser, et l'air
résultant est toujours le même, pourvu qu'on se serve des mêmes
matériaux. L'expérience qu'il fit devant nous pour déterminer la
proportion d'air vital d'une partie de l'atmosphère est très
simple et très élégante. On met un morceau de phosphore dans une
cornue de verre, dont l'ouverture est bouchée par de l'eau ou du
mercure; puis on l'allume au moyen d'une bougie; la diminution du
volume occupé, par l'air indique combien il renfermait d'air vital
selon la doctrine antiphlogistique. Une fois éteint, le phosphore
bout, mais ne s'enflamme plus. M. de Morveau a des balances faites
à Paris, qui, chargées de 3 000 grains, accusaient une différence
de poids de 1/20e de grain, une pompe à air à cylindres de verre
dont l'un a été cassé et réparé, un système de lentilles ardentes
selon le comte de Buffon, un vase à absorption, un appareil
respiratoire avec de l'air vital dans un vase et de l'eau de chaux
dans l'autre, enfin une foule d'instruments nouveaux très
ingénieux pour faciliter les recherches sur l'air selon les
récentes théories. Ils sont si nombreux et en même temps si bien
adaptés à leur fin, que cette sorte d'invention semble être la
partie principale du mérite de M. de Morveau. Je voudrais qu'il
suivît l'exemple du docteur Priestley, qu'il publiât les figures
de ses appareils, cela n'ajouterait pas peu à son immense
réputation si justement méritée, et aurait aussi cet avantage
d'engager d'autres expérimentateurs dans la carrière qu'il a
entreprise. Il eut la bonté de m'accompagner dans l'après-midi à
l'Académie des sciences; la réunion se tenait dans un grand salon,
orné des bustes des hommes célèbres de Dijon: Bossuet, Fevret, de
Brosses, de Crébillon, Piron, Bouhier, Rameau, et enfin Buffon.
Quelque voyageur trouvera sans doute dans l'avenir qu'on y aura
joint celui d'un autre homme qui ne le cède à aucun des
précédents, le savant par qui j'avais l'honneur d'être présenté,
M. de Morveau. Dans la soirée nous allâmes de nouveau chez madame
Picardet, qui nous emmena à la promenade. Je fus charmé d'entendre
M. de Morveau remarquer, à propos des derniers troubles, que les
excès des paysans venaient de leur manque de lumières. À Dijon, on
avait recommandé publiquement aux curés de mêler à leurs sermons
de courtes explications politiques, mais ce fut en vain; pas un ne
voulut sortir de sa routine. Que l'on me permette une question:
Est-ce qu'un journal n'éclairerait pas plus le peuple que vingt
curés? Je demandai à M. de Morveau si les châteaux avaient été
pillés par les paysans seuls, ou par ces bandes de brigands que
l'on disait si nombreuses. Il m'assura qu'il avait cherché très
sérieusement à s'en assurer, et que toutes les violences à sa
connaissance, dans cette province, venaient des seuls paysans; on
avait beaucoup parlé de brigands sans rien prouver. À Besançon, on
m'avait dit qu'ils étaient 800; mais comment 800 bandits qui
auraient traversé une province auraient-ils rendu leur existence
problématique? C'est aussi bouffon que l'armée de M. Bayes, qui
marchait incognito.

Le 2. -- Beaune. On a, sur la droite, une chaîne de coteaux
couverts de vignobles; à gauche, une plaine unie, ouverte et par
trop nue. À Nuits, petite ville sans importance, quarante hommes
sont de garde tous les jours; à Beaune ils sont bien plus
nombreux. Muni d'un passeport signé du maire de Dijon et d'une
cocarde flamboyante aux couleurs du tiers états j'espère bien
éviter toutes difficultés, quoique le récit des troubles dans les
campagnes soit si formidable, qu'il paraisse impossible de voyager
en sûreté. -- Fait une halte à Nuits pour me renseigner sur les
vignobles de ce pays si renommé en France et dans toute l'Europe,
et visité le Clos de Vougeot; cent journaux de terre bien entourés
de murs et appartenant à un couvent de Bernardins. Qui surprendra
ces gens-là à faire un mauvais choix? Les endroits qu'ils
s'approprient montrent l'attention scrupuleuse qu'ils portent aux
choses de l'esprit. -- 22 milles.

Le 3. -- En sortant de Chagny, où je quittai la grande route de
Lyon, je suis passé près du canal de Chanlaix (Charolais); ses
progrès sont bien lents; c'est qu'une entreprise vraiment utile
peut bien attendre, tandis que, s'il se fût agi du forage des
canons ou du doublage des vaisseaux de ligne, il y a longtemps
qu'elle serait achevée. Moncenis, vilain pays, mais assez
singulier. C'est là que se trouve l'une des fonderies de canons de
M. Wilkinson; j'en ai déjà décrit une située près de Nantes. Les
Français disent que cet actif Anglais est beau-frère du docteur
Priestley, par suite ami de l'humanité, et que c'est pour donner
la liberté à l'Amérique qu'il leur a montré à forer les canons.
L'établissement est très considérable; on y compte cinq cents à
six cents ouvriers, sans y comprendre les charbonniers; cinq
machines à vapeur servent à faire aller les soufflets et à forer;
on en construit une sixième. Je causai avec un ouvrier anglais de
la cristallerie; ils étaient plusieurs autrefois, il n'en reste
plus que deux. Il se plaignit du pays, disant qu'il n'y avait rien
de bon que le vin et l'eau-de-vie, et je ne doute pas qu'il en fît
bon usage. -- 25 milles.

Le 4. -- Arrivé à Autun par un affreux pays et par d'affreux
chemins. Pendant les sept ou huit premiers milles l'agriculture
fait pitié. Après, les clôtures ne cessent pas jusqu'auprès
d'Autun, où elles laissent quelques interruptions. De la hauteur
qui domine la ville on découvre une grande partie des plaines du
Bourbonnais. Visité le temple de Janus, les remparts, la
cathédrale, l'abbaye. Les rumeurs sur les brigands, les pillages
et les incendies sont aussi nombreuses que par le passé; quand on
sut que je venais de traverser la Bourgogne et la Franche-Comté,
huit ou dix personnes vinrent à l'hôtel me demander des nouvelles.
La bande des brigands s'élève ici à 1 600. On fut très surpris de
mon incrédulité à cet égard, car j'étais désormais convaincu que
ces désordres étaient dus à la rapacité des paysans. Mes auditeurs
ne partageaient pas cette croyance; ils me citèrent nombre de
châteaux brûlés par ces bandes; mais l'analyse de ces récits ne
tardait pas à faire voir leur peu de fondement. -- 20 milles.

Le 5. -- L'extrême chaleur d'hier m'a donné la fièvre, et je me
suis réveillé avec le mal de gorge. J'étais tenté de perdre ici un
jour à me soigner; mais nous sommes tous assez sots pour jouer
avec ce qui nous importe le plus: un homme qui voyage aussi en
philosophe que je suis obligé de le faire, n'a en tête que la
frayeur de perdre son temps et son argent. À Maison de Bourgogne,
il me sembla entrer dans un nouveau monde; non seulement le chemin
bien sablé est excellent, mais le pays est tout bois et enclos.
Nombreuses collines aux contours allongés, ornées d'étangs. Depuis
le commencement d'août, le temps a été clair, splendide et
brûlant: trop chaud pour ne pas gêner un peu vers midi; mais comme
il n'y a pas de mouches, peu m'importe. C'est là un caractère
distinctif. En Languedoc, les chaleurs que je viens de passer sont
accompagnées de myriades de mouches, j'en avais souffert. Bien
m'en prenait d'être malade à Maison de Bourgogne; un estomac sain
n'y eût pas trouvé de quoi se rassasier; c'est cependant une
station de poste. Arrêté le soir à Lusy, autre poste misérable. --
N. B. Dans toute la Bourgogne, les femmes portent des chapeaux
d'hommes, à grands bords; ils sont bien loin de faire autant
d'effet que ceux en paille de mode chez les Alsaciennes. -- 22
milles.

Le 6. -- En route dès quatre heures du matin pour Bourbon-Lancy,
afin d'éviter la grande chaleur. Pays toujours le même, enclos,
affreusement cultivé, susceptible cependant d'étonnantes
améliorations. Si j'y possédais un grand domaine, je ne serais pas
long, je pense, à faire ma fortune: le climat, les prix, les
routes, les clôtures, tout me viendrait en aide, excepté le
gouvernement. D'Autun jusqu'à la Loire, se déroule un magnifique
champ pour les améliorations, non point par les opérations
coûteuses du dessèchement et de la fumure, mais par la simple
substitution de récoltes mieux appropriées au sol. Quand je vois
un aussi beau pays si pitoyablement cultivé par des métayers
mourant de faim, au lieu de prospérer sous des fermiers riches, je
ne sais plus plaindre les seigneurs, quelque grandes que soient
leurs souffrances d'aujourd'hui. J'en rencontrai un à qui
j'expliquai ma manière de voir: il prétendait parler agriculture;
voyant que je m'en occupais aussi, il me dit qu'il avait le Cours
complet de l'abbé Rozier, et que, suivant ses calculs, ce pays
n'était bon qu'à faire du seigle. Je lui demandai si lui et l'abbé
Rozier savaient distinguer les mancherons de la charrue de l'âge?
À quoi il me répondit que l'abbé était un homme de grand mérite,
beaucoup d'agriculteur. -- Traversé la Loire sur un bac; elle
présente le même triste lit de galets qu'en Touraine. Entré dans
le Bourbonnais; même pays coupé d'enclos; le chemin, formé de
sable, est très beau. À Chavannes-le-Roi, l'aubergiste, M. Joly,
m'informa qu'il y avait trois fermes à vendre près de sa maison,
qui est neuve et bien construite. Mon imagination travaillait à
transformer cette auberge en bâtiment d'exploitation et j'en étais
déjà aux semailles de navets et de trèfle, quand M. Joly ajouta
que si je voulais aller seulement derrière l'écurie, je verrais à
peu de distance les deux maisons dépendantes de ces domaines; le
prix était, pour le tout ensemble, de 50 à 60 000 livres (1 625 l.
st.). On aurait ainsi une superbe ferme. Si j'avais vingt ans de
moins, j'y penserais sérieusement; mais telle est la vanité de
notre vie: il y a vingt ans, par mon manque d'expérience, une
telle spéculation eût causé ma ruine; maintenant l'expérience est
venue, mais l'âge avec elle, et je suis trop vieux. -- 27 milles.

Le 7. -- Moulins paraît être une pauvre ville, mal bâtie. Je
descendis à la Belle-Image, mais je m'y trouvai si mal que je
changeai pour le Lion-d'Or qui est encore pire. Cette capitale du
Bourbonnais, située sur la grande route d'Italie, n'a pas une
auberge comparable à celle du petit village de Chavannes. Pour
lire le journal j'allai au café de madame Bourgeau, le meilleur de
la ville; j'y trouvai vingt tables pour les réunions; quant au
journal, j'aurais pu tout aussi bien demander un éléphant. Quel
trait de retard, d'ignorance, d'apathie et de misère chez une
nation! Ne pas trouver dans la capitale d'une grande province, la
résidence d'un intendant, et au moment où une assemblée nationale
vote une révolution, un papier qui dise au peuple si c'est
Lafayette, Mirabeau ou Louis XVI qui est sur le trône! Assez de
monde pour occuper vingt tables et assez peu de curiosité pour
soutenir une feuille! Quelle impudence et quelle folie! Folie de
la part des habitués, qui n'insistent pas pour avoir au moins une
douzaine de journaux; impudence de la maîtresse de maison qui ose
ne pas les avoir. Un tel peuple eût-il jamais fait une révolution,
fût-il jamais devenu libre? Jamais, pour des milliers de siècles.
C'est le peuple éclairé de Paris, au milieu des brochures et des
publications, qui a tout fait. Je demandai pourquoi on n'avait pas
de journaux. «Ils sont trop chers,» me répondit-elle, en me
prenant vingt-quatre sous pour une tasse de café au lait et un
morceau de beurre de la grosseur d'une noix. «C'est grand dommage
qu'une bande de brigands ne campe pas dans votre établissement,
madame.» Parmi les lettres que j'ai dues à M. de Broussonnet, peu
m'ont été aussi utiles que celle qui m'adressait à M. l'abbé de
Barut, principal du collège de Moulins. Il se pénétra vivement de
l'objet de mon voyage et fit toutes les démarches possibles pour
me satisfaire. Nous allâmes d'abord chez M. le comte de Grimau,
lieutenant général du bailliage et directeur de la Société
d'agriculture de Moulins, qui voulut nous garder à dîner. Il
paraît avoir une fortune considérable, du savoir, et son accueil
est très bienveillant. On parla de l'état du Bourbonnais; il me
dit que les terres étaient plutôt données que vendues, et que les
métayers sont trop pauvres pour bien cultiver. Je suggérai
quelques-uns des modes à suivre pour y remédier; mais c'est perdre
son temps d'en parler en France. Après le dîner, M. de Grimau
m'emmena à sa maison de campagne, tout près de la ville; elle est
bien située et domine la vallée de l'Allier. -- Des lettres de
Paris: elles ne contiennent rien que des récits certainement
effrayants sur les excès qui se commettent par tout le royaume, et
particulièrement dans la capitale et sa banlieue. Le retour de
M. Necker, qu'on croyait devoir tout calmer, n'a produit aucun
effet.

On remarque dans l'Assemblée nationale un parti violent dont
l'intention arrêtée est de tout pousser à l'extrême, des hommes
qui ne doivent leur position qu'aux violences de l'époque, leur
importance qu'à la confusion des choses; ils feront tout pour
empêcher un accord qui leur donnerait le coup mortel: élevés par
l'orage, le calme les engloutirait. Parmi les personnes auxquelles
me présenta M. l'abbé de Barut se trouve M. de Gouttes, chef
d'escadre. Pris par l'amiral Boscawen à Louisbourg en 1758, il fut
emmené en Angleterre, où il étudia notre langue dont il lui reste
encore quelque souvenir. J'avais dit à M. l'abbé qu'une personne
riche de mon pays m'avait chargé de chercher une bonne acquisition
en terres: sachant l'intention du marquis de vendre un de ses
domaines, il lui en parla. Celui-ci me fit alors une telle
description de ce bien, que, quoique je fusse à court de temps, je
ne crus pas perdre une journée en l'allant voir, d'autant plus
qu'il n'y a que 8 milles de Moulins, et que le marquis devait
venir me prendre en voiture. À l'heure dite, nous partions, en
compagnie de M. l'abbé Barut, pour le château de Riaux, situé au
milieu des terres que l'on m'offrit à des conditions telles, que
jamais je ne fus plus tenté de faire une spéculation. C'était bien
moi que cela regardait; car je n'ai pas le moindre doute que la
personne qui m'avait donné cette commission, comptant trouver ici
un séjour de plaisance, dût en être bien dégoûtée depuis les
troubles. C'était, en somme, un marché beaucoup plus beau que je
ne me l'imaginais, et confirmant la maxime de M. de Grimau, qu'en
Bourbonnais les terres sont plutôt données que vendues. Le château
est vaste et bien construit, ayant, au rez-de-chaussée, deux
belles salles pouvant contenir trente personnes, et trois autres
plus petites; au premier, dix belles chambres à coucher, et, sous
les combles, des mansardes fort convenablement arrangées; des
communs de toute espèce bien bâtis, à l'usage d'une nombreuse
famille, des granges assez grandes pour tenir la moitié des gerbes
du domaine, et des greniers assez vastes pour en recevoir tout le
grain. Il y a aussi un pressoir et des celliers pour en garder le
produit dans les années les plus abondantes. La position est
agréable, sur le penchant d'une hauteur; la vue, peu étendue, mais
très jolie; tout le pays ressemble à ce que j'ai décrit jusqu'ici:
c'est une des plus charmantes régions de la France. Tout près du
château se trouve une pièce de terre d'environ cinq à six arpents,
bien entourée de murs, dont la moitié est en potager et fournit
beaucoup de fruits de toute espèce. Douze étangs sont traversés
par un petit cours d'eau qui fait tourner deux moulins loués 1 000
liv. (43 l. 15 sh.) par an. Les étangs approvisionnent la table du
propriétaire de carpes, de tanches, de perches et d'anguilles de
première qualité, et donnent, en outre, un revenu régulier de
1 000 liv. Vingt arpents de vignobles, avec des chaumières pour
les vignerons, produisent d'excellent vin tant rouge que blanc;
des bois fournissent aux besoins du château pour le combustible,
et enfin neuf terres, louées à des métayers pour la moitié du
produit, rapportent 10 500 liv. (459 l. st. 7 sh. 6 d.), soit en
tout, pour revenu brut des fermes, des moulins et du poisson,
12 500 liv. Sa surface, autant que j'en ai pu juger par le coup
d'oeil et les notes que j'ai recueillies, peut dépasser 3 000
arpents ou acres contigus et attenant au château. Les charges,
comme impôts personnels, réparations, garde-chasse (car on jouit
de tous les droits, seigneuriaux, haute justice, etc.), intendant,
vin extra, etc., se montent environ à 4 400 liv. (192 l. st. 10
sh.). Le produit net est donc, par an, de 8 000 liv. (350 l. st.).
On en demande 300 000 liv. (12 125 l. st.); mais pour ce prix on
cède l'ameublement complet du château, toutes les coupes de bois,
évaluées, pour le chêne seulement, à 40 000 liv. (1, 750 l. st.),
et tout le bétail du domaine, savoir: 1 000 moutons, 60 vaches, 72
boeufs, 9 juments et je ne sais combien de porcs. Sachant très
bien que je trouverais à emprunter sur ce gage tout l'argent
nécessaire à l'acheter, ce ne fut pas peu de chose pour moi de
résister à cette tentation. Le plus beau climat de la France, de
l'Europe peut-être; d'excellentes routes, des voies navigables
jusqu'à Paris; du vin, du gibier, du poisson, tout ce que l'on
peut désirer sur une table, hors les fruits du tropique; un bon
château, un beau jardin, des marchés pour tous les produits; par-
dessus tout 4 000 acres de terres tout encloses, capables de
rapporter quatre fois davantage en peu de temps et sans frais, n'y
avait-il pas là de quoi tenter un homme comptant vingt-cinq ans de
pratique constante de l'agriculture convenable à ce terrain? Mais
l'état des choses, la possibilité de voir les meneurs de la
démocratie à Paris abolir, dans leur sagesse, la propriété ainsi
que les rangs, la perspective d'acheter avec ce domaine ma part
d'une guerre civile, m'empêchèrent de m'engager sur le moment;
cependant je suppliai le marquis de ne vendre à personne avant
d'avoir reçu mon refus définitif. Quand j'aurai à faire un marché,
je souhaite avoir affaire à un homme comme le marquis de Gouttes.
Sa physionomie me plaît: à un grand fonds d'honneur et de probité
il joint la facilité de rapports et la courtoisie de ses
compatriotes, et l'apparence digne venant de son origine noble et
respectable ne lui ôte rien de ses dispositions aimables. Je le
regarde comme un homme du commerce le plus sûr dans toutes les
occasions. Je serais resté un mois dans le Bourbonnais si j'avais
voulu visiter toutes les terres à vendre. À côté de celle de
M. Gouttes, il y en a une appelée Ballain, que l'on fait 270 000
liv. M. l'abbé Barut ayant pris rendez-vous avec le propriétaire,
me mena, dans l'après-midi, voir le château et une partie des
terres. Le pays est partout le même et cultivé de même. Il y a à
Ballain huit fermes, que le propriétaire garnit de gros bétail et
de moutons; les étangs donnent aussi un beau produit. Le revenu
est à présent de 10 000 liv. (437 l. st. 10 sh.); le prix de
260 000 (11, 375 l. st.); plus 10 000 liv. pour le bois: c'est la
rente de vingt-cinq années. Près de Saint-Pourçain s'en trouve une
autre de 400 000 liv. (17 500 l. st.), dont les bois, s'étendant
sur 170 acres, rapportent 5 000 liv. par an; le vin des 80 acres
de vignes est si bon qu'on l'envoie à Paris. La terre est propre à
la culture du froment et en partie emblavée; le château est
moderne, avec toutes les aisances. On m'a parlé de bien d'autres
propriétés encore. Je crois qu'on pourrait se créer en Bourbonais,
à présent, un des domaines les plus beaux et les mieux arrondis de
l'Europe. On m'informe qu'il y a maintenant en France plus de
6 000 domaines à vendre. Si les choses vont toujours du même pas,
ce ne seront plus des domaines, ce seront des royaumes qu'on
parlera d'acheter, et la France elle-même sera mise à l'encan.
J'aime un système politique qui inspire assez de confiance pour
donner de la valeur aux terres et qui rend les hommes si heureux
sur leurs domaines, que l'idée de s'en défaire soit la dernière
qui leur vienne. Retourné à Moulins. -- 30 milles.

Le 10. -- Quitté Moulins, où les propriétés à vendre et les
projets de fermage avaient chassé de mon souvenir Maria et le
peuplier, ne laissant pas même de place pour le tombeau de
Montmorency. Après avoir payé une note extravagante pour les murs
de boue, les tentures de toiles d'araignées et les odieuses
senteurs du Lion-d'Or, je tournai la tête de ma jument vers
Chateauneuf, sur la route d'Auvergne. Le fleuve donne de
l'agrément au paysage. Je trouvai l'auberge pleine de bruit et
d'activité. Monseigneur l'évêque était venu pour la Saint-Laurent,
fête de la paroisse; comme je demandais la commodité, on me pria
de faire un tour dans le jardin. Ceci m'est arrivé deux ou trois
fois en France. Je ne les soupçonnais pas, auparavant, d'être
aussi bons cultivateurs; je suis peu fait pour dispenser cette
sorte de fertilité mais Monseigneur et trente prêtres bien gras
doivent sans doute, après un dîner qui a demandé les talents
réunis de tous les cuisiniers du voisinage, contribuer amplement à
la prospérité des oignons et des laitues de M. le maître de poste.
Saint-Poncin (Saint-Pourçain). -- 30 milles.

Le 11. -- Arrivé de bonne heure à Riom, en Auvergne. Près de cette
ville, le pays devient pittoresque; une belle vallée bien boisée
s'étend sur la gauche, entourée de tous côtés par les montagnes,
dont la chaîne de droite présente des lignes hardies. Une partie
de Riom est jolie; la ville tout entière est bâtie en lave tirée
des carrières de Volvic, point excessivement intéressant pour le
naturaliste. La plaine que j'ai traversée pour arriver à Clermont
est le commencement de la fameuse Limagne d'Auvergne, qui passe
pour la province la plus fertile de France: c'est une erreur, j'ai
vu des terres plus riches, soit dans les Flandres, soit en
Normandie. Elle est aussi unie que la surface d'un lac au repos;
les montagnes sont toutes volcaniques, et, par suite, de formes
très pittoresques. Vu en passant à Montferrand et à Clermont des
irrigations qui frapperont le regard de tout agriculteur. Riom,
Montferrand et Clermont sont toutes les trois bâties sur le sommet
de rochers. Clermont, au centre d'une contrée excessivement
curieuse, entièrement volcanique, est bâti et pavé en lave; c'est,
dans certaines de ses parties, un des endroits les plus mal bâtis,
les plus sales et les plus puants que j'aie rencontrés sur mon
chemin. Il y a des rues qui, pour la couleur, la saleté et la
mauvaise odeur, ne peuvent se comparer qu'à des tranchées dans un
tas de fumier. L'infection qui corrompt l'air dans ces ruelles
remplies d'ordures, quand la brise des montagnes n'y souffle pas,
me faisait envier les nerfs des braves gens qui, pour ce qui m'en
parut, s'en trouvent bien. C'est la foire; la ville est pleine, la
table d'hôte également. -- 25 milles.

Le 12. -- Clermont ne mérite qu'en partie les reproches que j'ai
adressés à Moulins et à Besançon; il y a une salle à lecture chez
M. Bovares (Beauvert), libraire; j'y trouvai plusieurs journaux et
écrits périodiques; mais ce fut en vain que j'en demandai au café;
on me dit cependant que les gens sont grands amateurs de politique
et attendent avec impatience l'arrivée de chaque courrier. La
conséquence est qu'il n'y a pas eu de troubles; ce sont les
ignorants qui font le mal. La grande nouvelle arrivée à l'instant
de Paris de la complète abolition des dîmes, des droits féodaux,
de chasse, de garenne, de colombier, etc., etc., a été reçue avec
la joie la plus enthousiaste par la grande masse du peuple, et en
général par tous ceux que cela ne blesse pas directement.
Quelques-uns même, parmi ces derniers, approuvent hautement cette
déclaration; mais j'ai beaucoup causé avec deux ou trois
personnages de grand sens qui se plaignent amèrement de la
grossière injustice et de la dureté de ces déclarations, qui ne
produisent pas leur effet au moment même. M. l'abbé Arbre, auquel
j'étais recommandé par M. de Brousonnet, eut non seulement la
bonté de me communiquer les renseignements d'histoire naturelle
qu'il avait recueillis lui-même dans les environs de Clermont,
mais aussi il me fit connaître M. Chabrol, amateur très ardent de
l'agriculture, qui me mit au courant de tout ce qui y touchait
avec le plus grand empressement.

Le 13. -- Royat, près de Clermont. Dans les montagnes volcaniques
qui l'entourent et qui ont tant occupé les esprits ces années
passées, il y a des sources que les physiciens représentent comme
les plus belles et les plus abondantes de France; on ajoutait que
les irrigations environnantes méritaient qu'on les visitât; cela
m'engagea à prendre un guide. Quand la renommée parle de choses
que ne connaissent pas ceux qui la répandent, on est sûr de la
trouver exagérée: les irrigations se réduisent à une pente de
montagne convertie par l'eau en prairie passable, mais à la grosse
et sans entente de l'affaire. Celles de la vallée, entre Riom et
Montferrand, sont bien au-dessus. Les sources sont abondantes et
curieuses: elles sortent, ou plutôt jaillissent en sortant des
rochers en quatre ou cinq courants dont chacun peut faire tourner
un moulin; c'est dans une caverne, un peu plus bas que le village,
qu'elles se trouvent. Il y en a beaucoup d'autres une demi-lieue
plus haut; au fait, elles sont si nombreuses qu'il n'y a pas de
rocher qui en soit dépourvu. Je m'aperçus au village que mon guide
ne connaissait pas du tout le pays, je pris donc une femme pour
m'indiquer les sources d'en haut: à notre retour elle fut arrêtée
par un soldat de la garde bourgeoise (car ce misérable village,
lui-même, a sa milice nationale), pour s'être faite, sans
permission, le guide d'un étranger. On la conduisit à un monceau
de pierres, appelé le château: quant à moi, on me dit qu'on
n'avait que faire de moi; cette femme seulement devait recevoir
une leçon qui lui enseignât la prudence à l'avenir. Comme la
pauvre diablesse se trouvait dans l'embarras à cause de ma
personne, je me décidai sur-le-champ à la suivre pour la faire
relâcher, en attestant son innocence. Toute la populace du village
nous accompagna, ainsi que les enfants de cette femme, qui
pleuraient de crainte que leur mère ne fût emprisonnée. Arrivés au
château, on nous fit attendre un peu, puis on nous introduisit
dans la salle où se tenait le conseil municipal. On entendit
l'accusation: tous furent d'accord que, dans des temps aussi
dangereux, lorsque tout le monde savait qu'une personne du rang et
du pouvoir de la reine conspirait contre la France, de façon à
causer les plus vives alarmes, c'était pour une femme un très
grand crime de se faire le guide d'un étranger, surtout un
étranger qui avait pris tant de renseignements suspects: elle
devait aller en prison. J'assurai qu'elle était complètement
innocente, car il était impossible de lui prêter aucun mauvais
dessein. J'avais vu les sources inférieures: désireux de visiter
les autres je cherchais un guide, elle s'était offerte, elle ne
pouvait avoir d'autre espérance que de rapporter quelques sols
pour sa pauvre famille. Ce fut alors sur moi que tombèrent les
interrogations. Puisque mon but n'était que de voir les sources,
pourquoi cette multitude de questions sur le prix, la valeur et le
revenu des terres? Qu'est-ce que cela avait à faire avec les
sources et les volcans? Je leur répondis que ma position de
cultivateur en Angleterre me faisait prendre à ces choses un
intérêt personnel; que s'ils voulaient envoyer prendre des
informations à Clermont, ils pourraient trouver des personnes
respectables qui leur attesteraient la vérité de ce que
j'avançais. J'espérais que l'indiscrétion de cette femme (je ne
pouvais l'appeler une faute) étant la première qu'elle ait
commise, on la renverrait purement et simplement. On me le refusa
d'abord, pour me l'accorder ensuite, sur ma déclaration que si on
la menait en prison, je l'y suivrais en rendant la municipalité
responsable. Elle fut renvoyée après une réprimande, et je repris
mon chemin sans m'étonner de l'ignorance de ces gens, qui leur
fait voir la reine conspirant contre leurs rochers et leurs
sources; il y a longtemps que je suis blasé sur ce chapitre-là. Je
vis mon premier guide au milieu de la foule qui l'avait accablé
d'autant de questions sur moi que je lui en avais posé sur les
récoltes. Deux opinions se balançaient: la première, que j'étais
un commissaire, venu pour évaluer les ravages faits par la grêle;
l'autre, que la reine m'avait chargé de faire miner la ville pour
la faire sauter, puis d'envoyer aux galères tous les habitants qui
en réchapperaient. Le soin que l'on a pris de noircir la
réputation de cette princesse aux yeux du peuple est quelque chose
d'incroyable, et il n'y a si grossières absurdités, ni
impossibilités si flagrantes qui ne soient reçues partout sans
hésitation. -- Le soir, théâtre. On donnait l'Optimiste: bonne
troupe. Avant de quitter Clermont, je noterai qu'il m'est arrivé
de dîner ou souper cinq fois à table d'hôte en compagnie de vingt
à trente personnes, marchands, négociants, officiers, etc., etc.
Je ne saurais rendre l'insignifiance, le vide de la conversation.
À peine un mot de politique, lorsqu'on ne devrait penser à autre
chose. L'ignorance ou l'apathie de ces gens doit être
inimaginable; il ne se passe pas de semaine dans ce pays qui
n'abonde d'événements qui seraient discutés et analysés en
Angleterre par les charpentiers et les forgerons. L'abolition des
dîmes, la destruction des gabelles, le gibier devenu une
propriété, les droits féodaux anéantis, autant de choses
françaises, qui, traduites en anglais six jours après leur
accomplissement, deviennent, ainsi que leurs conséquences, leurs
modifications, leurs combinaisons, le sujet de dissertations pour
les épiciers, les marchands de chandelles, les marchands d'étoffes
et les cordonniers de toutes nos villes; cependant les Français
eux-mêmes ne les jugent pas dignes de leur conversation, si ce
n'est en petit comité. Pourquoi? Parce que le bavardage privé
n'exige pas de connaissances. Il en faut pour parler en public, et
c'est pourquoi ils se taisent: je le suppose au moins, car la
vraie solution est hérissée de mille difficultés. Cependant,
combien de gens et de sujets dans lesquels la volubilité ne
provient que de l'ignorance? Enfin, que l'on s'explique le fait
comme on voudra, pour moi il est constant et n'admet pas le
moindre doute.

Le 14. -- Issoire. Le pays est rendu pittoresque par la quantité
de montagnes coniques qui s'élèvent de tous les côtés. Quelques-
unes sont couronnées de villes, sur d'autres s'élèvent des
forteresses romaines; l'idée que tout cela est le produit d'un feu
souterrain, quoique remontant à des âges bien trop éloignés pour
qu'il en reste aucun témoignage que l'oeuvre elle-même, cette idée
tient constamment l'attention en éveil. M. de l'Arbre m'a donné
une lettre pour M. de Brès, docteur en médecine à Issoire; je
trouvai celui-ci au milieu de ses concitoyens réunis à l'Hôtel de
ville, pour entendre la lecture d'un journal. Il me conduisit au
fond de la salle et me fit asseoir près de lui: le sujet de la
lecture était la suppression des ordres monastiques et la
conversion des dîmes. Je remarquai que les auditeurs, parmi
lesquels il y en avait de la plus basse classe, étaient très
attentifs; tous paraissaient approuver ce qu'on avait dit des
dîmes et des moines. M. de Brès, qui est un homme de grand sens,
m'emmena à sa ferme, à demi-lieue de la ville, sur un terrain
d'une richesse admirable; comme toutes les autres fermes, celle-ci
est aux mains d'un métayer. Soupé ensuite chez lui en bonne
compagnie; la discussion politique a été fort animée. On parlait
des nouvelles du jour, on semblait disposé à approuver
chaleureusement les dernières mesures; je soutins que l'assemblée
ne suivait aucun plan régulier; elle avait la rage de la
destruction sans le goût qui fait édifier de nouveau: si elle
continuait ainsi, détruisant tout et n'établissant rien, elle
jetterait à la fin le royaume dans une telle confusion, qu'elle-
même n'aurait plus assez de pouvoir pour ramener l'ordre et la
paix; on serait sur le bord de l'abîme, ou de la banqueroute, ou
de la guerre civile.

-- Je hasardai mon avis que, sans une chambre haute, il ne peut y
avoir de constitution solide et durable. Ce point fut très
débattu, mais c'était assez pour moi que la discussion fût
possible, et que de six ou sept messieurs il s'en trouvât deux
pour adopter un système si peu au goût du jour que le mien. -- 17
milles.

Le 15. -- Jusqu'à Brioude, la campagne offre toujours le même
intérêt. Le sommet de chacune des montagnes d'Auvergne est
couronné d'un vieux château, d'un village ou d'une ville. Pour
aller à Lampde (Lempdes), traversé la rivière sur un grand pont
d'une seule arche. Là j'ai rendu visite à M. Greyffier de
Talairat, avocat et subdélégué, pour lequel j'avais une
recommandation; il a eu la bonté de répondre avec soin à toutes
mes demandes sur l'agriculture des environs. Il s'enquit beaucoup
de lord Bristol, et apprit avec plaisir que je venais de la même
province. Nous bûmes à la santé de ce seigneur avec du vin blanc
très fort, très goûté par lui et conservé depuis quatre ans au
soleil. -- 18 milles.

Le 16. -- En route de bonne heure pour éviter la chaleur dont je
m'étais senti légèrement incommodé; arrivé, à Fix. Traversé la
rivière sur un bac, tout près d'un pont en construction, et monté
graduellement dans un district d'origine volcanique où tout a été
bouleversé par le feu. À la descente près de Chomet (la
Chaumette), on remarque, à côté du chemin à droite, un amas de
colonnes basaltiques; ce sont de petits prismes hexagones très
réguliers; à gauche, dans la plaine, s'élève Poulaget
(Paulhaguet). Fait halte à Saint-Georges, où je me procurai un
guide et des mules pour visiter la chaussée basaltique de Chilliac
(Chilhac), qui ne vaut certes pas qu'on se dérange. À Fix, j'ai vu
un beau champ de trèfle, spectacle qui n'avait pas réjoui mes
yeux, je crois, depuis l'Alsace. Je demandai à qui il appartenait:
à M. Coffier, docteur en médecine. J'entrai chez lui pour obtenir
quelques renseignements qu'il me donna très courtoisement en me
permettant de parcourir presque toute sa ferme. Il me fit présent
d'une bouteille de vin mousseux fait en Auvergne. Je lui demandai
le moyen de visiter les mines d'antimoine à quatre heures d'ici;
mais il me dit que l'on était si enragé dans les environs et qu'il
y avait eu dernièrement de si grands excès, qu'il me conseillait
d'abandonner ce projet. À en juger par le climat et par les bois
de pin, l'altitude doit être assez grande ici. Depuis trois jours
je fondais de chaleur; aujourd'hui, quoique le soleil soit
brillant, je suis aussi à mon aise qu'un jour d'été en Angleterre.
Il ne fait jamais plus chaud, mais on se plaint de l'intensité du
froid de l'hiver; l'année passée, il y a eu seize pouces de neige.
L'empreinte des volcans est marquée partout; les édifices et les
murs de clôture sont en lave, les chemins formés de lave, de
pouzzolane et de basalte: partout on remarque I'action du feu
souterrain. Il faut cependant faire des réflexions pour
s'apercevoir de la fertilité du sol. Les récoltes n'ont rien
d'extraordinaire; quelques-unes même sont mauvaises, mais aussi il
faut considérer la hauteur. Nulle part je n'ai vu de cultures à
cette altitude; le blé vient sur des sommets de montagnes où l'on
ne chercherait que des rochers, du bois ou de la bruyère (erica
vulgaris). -- 42 milles.

Le 17. -- Les 15 milles de Fix au Puy en Velay sont du dernier
merveilleux. La nature, pour enfanter ce pays tel que nous le
voyons, a procédé par des moyens difficiles à retrouver autre
part. L'aspect général rappelle l'Océan furieux. Les montagnes
s'entassent dans une variété infinie, non pas sombres et désolées
comme dans d'autres pays, mais couvertes jusqu'au sommet d'une
culture faible à la vérité. De beaux vallons réjouissent l'oeil de
leur verdure; vers le Puy, le tableau devient plus pittoresque par
l'apparition de rochers les plus extraordinaires que l'on puisse
voir nulle part.

Le château de Polignac, d'où le duc de ce nom prend son titre,
s'élève sur l'un d'eux, masse énorme et hardie, de forme presque
cubique, qui se dresse perpendiculairement au-dessus de la petite
ville rassemblée à ses pieds. La famille de Polignac prétend à une
origine très antique; ses prétentions remontent à Hector ou
Achille, je ne sais plus lequel; mais je n'ai trouvé personne en
France qui consentît à lui donner au delà du premier rang de la
noblesse, auquel elle a assurément des droits. Il n'est peut-être
pas de château ni mieux fait que celui-ci pour donner à une
famille un orgueil local; il n'est personne qui ne sentît une
certaine vanité de voir son nom attaché depuis les temps les plus
anciens à un rocher si extraordinaire; mais si je joignais sa
possession au nom, je ne le vendrais pas pour une province.
L'édifice est si vieux, sa situation si romantique, que les âges
féodaux vous reviennent à l'imagination par une sorte
d'enchantement; vous y reconnaissez la résidence d'un baron
souverain, qui à une époque plus éloignée et plus respectable,
quoique également barbare, fut le généreux défenseur de sa patrie
contre l'invasion et la tyrannie de Rome. Toujours, depuis les
révolutions de la nature qui l'ont vu surgir, cette masse a été
choisie comme une forteresse.

Nos sentiments ne sont pas aussi flattés de donner notre nom à un
château que rien ne distingue au milieu d'une belle plaine par
exemple; les antiques souvenirs des familles remontent à un âge de
profonde barbarie où la guerre civile et l'invasion emportaient
les habitants du plat pays. Les Bretons des plaines d'Angleterre
se virent chassés jusqu'en Bretagne; mais, retranchés derrière les
montagnes du pays de Galles, ils y ont persisté jusqu'à
aujourd'hui. À environ une portée de fusil de Polignac, il y a un
autre rocher aussi remarquable, quoique moins grand. Dans la ville
du Puy il s'en trouve un autre assez élevé et un second
remarquable par sa forme de tour, sur lequel est bâtie l'église
Saint Michel. Le gypse et la chaux abondent, les prairies
recouvrent de la lave; tout, en un mot, est le produit du feu ou a
subi son action, Le Puy, jour de foire, table d'hôte, ignorance
habituelle. Plusieurs cafés, dont quelques-uns considérables, mais
pas de journaux. --15 milles.

Le 18 -- En sortant du Puy, la montagne que l'on monte pour aller
à Costerous, pendant quatre ou cinq milles, offre une vue de la
ville bien plus pittoresque que celle de Clermont. La montagne
avec sa ville conique, couronnée par son grand rocher et ceux de
Saint-Michel et de Polignac, forme un tableau singulier. La route
est superbe, toute en lave et en pouzzolane. Les pentes qui y
touchent semblent se transformer en prismes basaltiques pentagones
et hexagones; les pierres servant de bornes sont des fragments de
colonnes basaltiques. Pradelles, auberge tenue par les trois
soeurs Pichot, une des plus mauvaises de France. Étroitesse,
misère, saleté et ténèbres. -- 20 milles.

Le 19. -- Les forêts de pins sont très grandes près de Thuytz
(Thueyts); il y a des scieries, une roue d'engrenage qui, poussant
les pièces de bois, dispense d'employer un homme à cette besogne;
c'est un grand progrès sur ce qui se fait aux Pyrénées. Passé près
d'une magnifique route neuve sur le versant d'immenses montagnes
de granit, des châtaigniers se voient partout, étendant une
verdure luxuriante sur des roches nues où il n'y a pas de terre.
On sait que ce bel arbre aime les sols volcaniques; il y en a de
remarquables, j'en mesurai un de quinze pieds de circonférence à
cinq pieds du sol; beaucoup ont de neuf à dix pieds, avec une
hauteur de cinquante à soixante pieds. À Maisse (Mayres), la belle
route fait place à une autre route presque naturelle, qui traverse
le rocher pendant quelques milles; mais elle reprend environ 1/2
mille avant Thuytz; elle égale tout ce que l'on peut voir. Formée
de matériaux volcaniques, elle a quarante pieds de largeur, sans
un caillou; c'est une surface de niveau cimentée par la nature. On
m'assura qu'un espace de 1 800 toises, soit 2 milles 1/2, avait
coûté 180 000 liv. (8250 liv.). Elle conduit, comme d'habitude, à
une misérable auberge, mais l'écurie est large, et sous tous les
rapports, l'établissement de M. Grenadier surpasse celui des
demoiselles Pichot. Les mûriers font ici leur apparition, et avec
eux les mouches; c'est le premier jour où je m'en sois trouvé
incommodé. À Thuytz, je me proposais de passer un jour pour aller
à quatre milles de là visiter la Montagne de la Coup au Colet
d'Aiza,[27] dont M. Faujas de Saint-Fond a donné une vue
remarquable dans ses Recherches sur les volcans éteints. Je
commençai mes dispositions en me procurant un guide et une mule
pour le lendemain. À l'heure du dîner, le guide et sa femme
vinrent me trouver et semblèrent désapprouver mes projets par les
difficultés qu'ils élevaient à chaque moment; comme je les avais
questionnés sur le prix des vivres et d'autres choses, je suppose
qu'ils me regardaient comme suspect, et me crurent de mauvaises
intentions. Je tins bon cependant; on me dit alors qu'il fallait
prendre deux mules. «Très bien, ayez-en deux!» Ils revinrent; il
n'y avait pas d'homme pour conduire; à cela venaient s'ajouter de
nouvelles expressions de surprise sur mon désir de voir des
montagnes qui ne me regardaient en rien. Enfin, après avoir fait
des difficultés à tout ce que je disais, ils me déclarèrent tout
uniment que je n'aurais ni mule ni guide, et d'un air à ne me
laisser aucun espoir. Environ une heure après, vint un messager
très poli du marquis de Deblou, seigneur de la paroisse, qui,
ayant su qu'il y avait à l'auberge un Anglais très désireux de
visiter les volcans, me proposait de faire une promenade avec moi.
J'acceptai son offre avec empressement, et prenant sur-le-champ la
direction de sa demeure, je le rencontrai en chemin. Je lui
expliquai mes motifs et les difficultés que j'avais rencontrées;
il me dit alors que mes questions avaient inspiré les soupçons les
plus absurdes aux gens du pays, et que les temps étaient si
critiques, qu'il me conseillait de m'abstenir de toute excursion
hors de la grande route à moins qu'on ne montrât de l'empressement
à me satisfaire en cela. Dans un autre moment, il eût été heureux
de me conduire lui-même; mais à présent, on ne saurait avoir trop
de prudence. Impossible de résister à de telles raisons; mais
quelle mortification de laisser sans les voir les traces
volcaniques les plus curieuses du pays! Car dans le dessin de
M. de Saint-Fond, les contours du cratère sont aussi distincts que
si la lave coulait encore. Le marquis me montra alors son jardin
et son château, au milieu des montagnes; derrière se trouve celle
de Gravenne, volcan éteint selon toutes probabilités quoique le
cratère soit difficile à distinguer. En causant avec lui et un
autre monsieur sur l'agriculture, et particulièrement sur le
produit des mûriers, ils me citèrent une petite pièce de terre
qui, par la soie seule, donnait chaque année 120 liv. (5 liv. st.
5 s.); comme elle était près du chemin, nous y entrâmes. Sa
petitesse me frappa comparée à son produit; je la parcourus pour
voir ce qu'elle contenait, et j'en pris note dans mon
portefeuille. Peu après, à la brune, je pris congé de ces
messieurs et rentrai à l'auberge. Mes actions avaient eu plus de
témoins que je n'imaginais, car à onze heures, une bonne heure
après que je m'étais endormi, un piquet de vingt hommes de la
milice bourgeoise, armés de fusils, d'épées, de sabres et de
piques, entra dans ma chambre et entoura mon lit selon les ordres
du chef, qui me demanda mon passeport mais qui ne parlait pas
anglais. Il s'ensuivit un dialogue trop long pour être rapporté;
je dus donner mon passeport, puis, cela ne leur suffisant pas, mes
papiers. On me déclara que j'étais sûrement de la conspiration
tramée par la reine, le comte d'Artois et le comte d'Entragues
(grand propriétaire ici), et qu'ils m'avaient envoyé comme
arpenteur pour mesurer leurs champs, afin d'en doubler les taxes.
Ce qui me sauva fut que mes papiers étaient en anglais. Ils
s'étaient mis en tête que ce nom était pour moi un déguisement,
car ils parlent un tel jargon, qu'ils ne pouvaient s'apercevoir à
mon accent que j'étais étranger. Ne trouvant ni cartes, ni plans,
ni rien que leur imagination pût convertir en cadastre de leur
paroisse, cela leur fit une impression dont je ne jugeai qu'à
leurs manières, car ils ne s'entretenaient qu'en patois. Voyant
cependant qu'ils hésitaient encore, et que le nom du comte
d'Entragues revenait souvent sur leurs lèvres, j'ouvris un paquet
de lettres scellées, en disant: «Voici, Messieurs, mes lettres de
recommandation pour différentes villes de France et d'Italie,
ouvrez celle qu'il vous plaira, et vous verrez, car elles sont
écrites en français, que je suis un honnête fermier d'Angleterre,
et non pas le scélérat que vous vous êtes imaginé.» Là-dessus,
nouveau débat qui se termina en ma faveur, ils refusèrent d'ouvrir
mes lettres, et se préparèrent à me quitter. Mes questions si
nombreuses sur les terres, mon examen détaillé d'un champ après
que j'avais prétendu n'être venu que pour les volcans, tout cela
avait élevé des soupçons qui, me firent-ils remarquer, étaient
très naturels lorsque l'on savait à n'en pouvoir douter que la
reine, le comte d'Artois et le comte d'Entragues conspiraient
contre le Vivarais. À ma grande satisfaction, ils me souhaitèrent
une bonne nuit et me laissèrent aux prises avec les punaises qui
fourmillaient dans mon lit comme des mouches dans un pot de miel.
Je l'échappai belle, c'eût été une position délicate d'être jeté
dans quelque prison commune, ou au moins gardé à mes frais jusqu'à
ce qu'un courrier envoyé à Paris apportât des ordres, moi payant
les violons. -- 20 milles.

Le 20. -- Mêmes montagnes imposantes jusqu'à Villeneuve-de-Berg.
La route, pendant un demi-mille, passe au-dessous d'une immense
masse de lave basaltiques, offrant différentes configurations et
reposant sur des colonnes régulières; au centre s'avance un grand
promontoire. La hauteur, la forme, le caractère volcanique, pris
par toute cette masse, présentent un spectacle magnifique aux yeux
du vulgaire comme à ceux du savant. Au moment d'entrer à Aubenas,
me trompant sur la route, qui n'est qu'à moitié finie, il me
fallut tourner: c'était un terrain en pente et il y a rarement de
parapets. Ma jument française a le malheur de reculer trop tout
d'un coup, quand elle s'y met; elle ne s'en fit pas faute en ce
moment et nous fit rouler, la chaise de poste, elle et moi, dans
le précipice; la fortune voulut qu'en cet endroit la montagne
offrît une sorte de plate-forme inférieure qui ne nous laissa
tomber que d'environ 5 pieds. Je sautai de la voiture et tombai
sans me faire de mal; la chaise fut culbutée et la jument jetée
sur le flanc et prise dans les harnais, ce qui la retint de tomber
de soixante pieds de haut. Heureusement elle resta tranquille;
elle se serait débattue que la chute eût été imminente. J'appelai
à mon aide quelques chaufourniers qui consentirent à grand'peine à
se laisser diriger, en abandonnant chacun son plan particulier
d'où il n'aurait pu résulter que du mal. Nous retirâmes d'abord la
jument, puis la chaise fut relevée et la plus grande difficulté
fut de ramener l'une et l'autre sur la route. C'est le plus grand
risque que j'aie jamais couru. Quel pays pour s'y casser le cou!
Rester six semaines ou deux mois au Cheval blanc d'Aubenas,
auberge qui serait le purgatoire d'un de mes pourceaux, seul, sans
un parent, ni un ami, ni un domestique, au milieu de gens dont il
n'y a pas un sur soixante qui parle français! Grâces soient
rendues à la bonne Providence qui m'en a préservé! Quelle
situation! J'en frémis plus en y réfléchissant que je ne faisais
en tombant dans le précipice. Je donnai aux sept hommes qui
m'entouraient un petit écu de trois livres qu'ils refusèrent,
pensant avec sincérité que c'était beaucoup trop. J'ai fait
réparer mes harnais à Aubenas et visité, sans sortir de la ville,
des moulins pour le dévidage de la soie qui sont considérables.

Villeneuve-de-Berg. -- J'ai été traqué immédiatement par la milice
bourgeoise. Où est votre certificat? Puis la difficulté ordinaire:
qu'il ne contenait pas de signalement. Pas de papiers? La chose
était, disaient-ils, de grande importance, et chacun d'eux parlait
comme s'il se fût agi d'un bâton de maréchal. Ils m'accablèrent de
questions et finirent par me déclarer suspect, ne pouvant
concevoir qu'un fermier de Suffolk vînt voyager dans le Vivarais.
Avait-on jamais entendu parler de voyages entrepris par intérêt
pour l'agriculture? Il fallait emporter mon passeport à l'Hôtel de
ville, assembler le conseil permanent et mettre un homme de
faction à ma porte. Je leur répondis qu'ils pouvaient faire ce que
bon leur semblait, pourvu qu'ils ne m'empêchent pas de dîner,
parce que j'avais faim; ils se retirèrent. À peu près une demi-
heure ensuite, un homme de bonne mine, croix de Saint-Louis, vint
me faire quelques questions très polies et ne sembla pas conclure
de mes réponses qu'il y eût en ce moment de conspiration très
dangereuse entre Marie-Antoinette et A. Young. Il sortit en me
disant qu'il espérait que je n'aurais à rencontrer aucune
difficulté. Une autre demi-heure se passa et un soldat vint me
prendre pour me conduire à l'Hôtel de ville, où le conseil était
assemblé. On me posa de nombreuses questions, et j'entendis
quelquefois s'étonner qu'un fermier anglais voyageât si loin pour
observer l'agriculture, mais d'une manière convenable et
bienveillante; et quoique ce voyage parût aussi nouveau que celui
de ce philosophe ancien qui faisait le tour du monde monté sur une
vache et se nourrissant de son lait, on ne trouva rien
d'invraisemblable dans mon récit, mon passeport fut signé, on
m'assura de tous les bons offices dont je pourrais avoir besoin,
et ces messieurs me congédièrent en hommes bien élevés. Je leur
contai la façon dont j'avais été traité à Thuytz, ils la
condamnèrent fortement. Saisissant l'occasion, je leur demandai où
se trouvait Pradel (Pradelles), terre d'Olivier de Serres, le
fameux écrivain français sur l'agriculture du temps d'Henri IV. On
me fit voir sur-le-champ par la fenêtre sa maison de ville, en
ajoutant que Pradelles était à moins d'une demi-lieue. Comme
c'était une des choses que j'avais notées avant de venir en
France, je ne fus pas peu satisfait de ces renseignements. Pendant
cet interrogatoire, le maire m'avait présenté à un monsieur qui
avait fait une traduction de Sterne; à mon retour à l'auberge je
vis que c'était M. de Boissière, avocat général au parlement de
Grenoble. Je ne voulus pas quitter cette ville sans connaître un
peu une personne qui s'était distinguée plus d'une fois par sa
connaissance de la littérature anglaise: j'écrivis donc un billet
où je lui demandai la faveur de m'accorder un entretien avec un
homme qui avait fait parler à notre inimitable auteur la langue du
peuple qu'il aimait tant. M. de Boissière vint immédiatement,
m'emmena chez lui, me présenta à sa femme et à quelques amis, et
comme je montrais beaucoup d'intérêt pour ce qui avait rapport à
Olivier de Serres, il me proposa une promenade à Pradelles. On
croira aisément que cela entrait trop bien dans mes goûts pour
refuser, et j'ai rarement passé de soirée plus agréable. Je
contemplais la demeure de l'illustre père de l'agriculture
française, de l'un des plus grands écrivains sur cette matière qui
eussent alors paru dans le monde, avec cette vénération que ceux-
là sentent seuls qui se sont adonnés à quelques recherches
particulières et dont ils savourent en de tels moments les plus
exquises jouissances. Je veux ici rendre honneur à sa mémoire,
deux cents ans après ses efforts. C'était un excellent cultivateur
et un excellent patriote, et Henri IV ne l'eût pas choisi comme
l'agent principal de son grand projet de l'introduction de la
culture des mûriers en France, sans sa renommée considérable,
renommée gagnée à juste titre, puisque la postérité l'a confirmée.
Il y a trop longtemps qu'il est mort pour se faire une idée
précise de ce que devait être la ferme. La plus grande partie se
trouve sur un sol calcaire; il y a près du château un grand bois
de chênes, beaucoup de vignes et des mûriers en abondance, dont
quelques-uns sont assez vieux pour avoir été plantés de la main
vénérable de l'homme de génie qui a rendu ce sol classique. Le
domaine de Pradelles, dont le revenu est d'environ 5 000 livres
(218 liv. st. 15 sh.), appartient à présent au marquis de Mirabel,
qui le tient de sa femme, descendante des de Serres. J'espère
qu'on l'a exempté de taxes à tout jamais; celui qui, dans ses
écrits, a posé les fondements de l'amélioration d'un royaume,
devrait laisser à sa postérité quelques marques de la gratitude de
ses concitoyens. Quand on montra, comme on me l'a montrée, la
ferme de Serres à l'évêque actuel de Sisteron, il remarqua que la
nation devrait élever une statue à la mémoire de ce grand génie:
le sentiment ne manque pas de mérite, quoiqu'il ne dépasse pas en
banalité l'offre d'une prise de tabac; mais si cet évêque a en
main une ferme bien cultivée, il lui fait honneur. Soupé avec
monsieur et madame de Boissière, etc., et joui d'une agréable
conversation. -- 21 milles.

Le 21. -- M. de Boissière, voulant avoir mon avis sur les
améliorations à faire dans une ferme qu'il avait achetée à six ou
sept milles de Berg, sur la route de Viviers, où j'allais, il
m'accompagna jusque-là. Je lui conseillai d'en enclore bien une
partie chaque année, finissant avec soin la chose commencée avant
de passer à une autre, ou de ne pas s'en mêler du tout; puis je le
prémunis contre l'abus de l'écobuage. Je crains cependant que son
homme d'affaires ne l'emporte sur le fermier anglais. J'espère
qu'il aura reçu la graine de navets que je lui ai envoyée. Dîné à
Viviers et passé le Rhône. L'arrivée à l'Hôtel de Monsieur, grand
et bel établissement à Montélimart, après les auberges du Vivarais
où il n'y a que de la saleté, des punaises et des buffets mal
garnis, ressemblait au passage d'Espagne en France: le contraste
est frappant, et je me frottai les mains d'être de nouveau dans un
pays chrétien, chez les milords Ninchitreas et les miladis Bettis
de M. Chabot[28] -- 23 milles.

Le 22. -- Ayant une lettre pour M. Faujas de Saint-Fond, le
célèbre naturaliste, auquel le monde doit plusieurs ouvrages
importants sur les volcans, les aérostats et d'autres sujets de
l'étude de la nature, j'eus la satisfaction d'apprendre, en le
demandant, qu'il était à Montélimart, et de voir, en lui rendant
visite, un homme de sa valeur bien logé et paraissant dans
l'aisance. Il me reçut avec cette politesse franche qui fait
partie de son caractère, et me présenta sur-le-champ à M. l'abbé
Bérenger, qui est un de ses voisins de campagne et un excellent
cultivateur, et à un autre monsieur qui partage les mêmes goûts.
Le soir, il m'emmena faire visite à une dame de ses amies adonnée
aux mêmes recherches, madame Cheinet, dont le mari est membre de
l'Assemblée nationale; s'il a le bonheur de rencontrer à
Versailles une dame aussi accomplie que celle qu'il a laissée à
Montélimart, sa mission ne sera pas stérile et il pourra
s'employer mieux qu'à voter des régénérations. Cette dame nous
accompagna dans une promenade aux environs, et je fus enchanté de
la trouver excellente fermière, très habile dans la culture, et
tout à fait disposée à répondre à nos questions, particulièrement
sur la culture de la soie. La naïveté de ce caractère et
l'agréable conversation de cette personne avaient un charme qui
m'aurait rendu délicieux un plus long séjour ici; mais la
charrue!...

Le 23. -- Accompagné M. Faujas à sa terre de l'Oriol (Loriol), à
15 milles nord de Montélimart; il est en train de bâtir une belle
maison. Je fus content de voir sa ferme monter à 280 septerées de
terre; ma satisfaction eût été plus grande si je n'y avais pas
trouvé un métayer. M. Faujas me plaît beaucoup; la vivacité,
l'entrain, le phlogistique de son caractère ne dégénèrent pas en
légèreté ni en affectation; il poursuit obstinément un sujet, et
montre que ce qui lui plaît dans la conversation, c'est
l'éclaircissement d'un point douteux par l'échange et l'examen
consommé des idées qui s'y rapportent, et non pas cette vaine
montre de facilité de parole qui n'amène aucun résultat. Le
lendemain, M. l'abbé Bérenger vint avec un autre monsieur passer
la journée; on alla visiter sa ferme. C'est un excellent homme,
qui me convient beaucoup; il est curé de la paroisse et préside le
conseil permanent. Il est à présent enflammé d'un projet de réunir
les protestants à son église, et il nous parla avec bonheur du
pouvoir qu'il avait eu de leur persuader de se mêler comme des
frères à leurs concitoyens dans l'église catholique pour chanter
le Te Deum, le jour des actions de grâces générales pour
l'établissement de la liberté; ils y avaient consenti par égard
pour son caractère personnel. Sa conviction est ferme que chaque
parti cédant un peu et adoucissant ou retranchant ce qu'il y a de
trop blessant pour l'autre, ils pourront parvenir à un complet
accord. Cette idée est si généreuse que je doute qu'elle convienne
à la multitude, indocile à la voix de la raison, mais soumise à
des futilités et à des cérémonies, et attachée à sa religion en
raison des absurdités qu'elle y trouve. Il n'y a pas pour moi le
moindre doute que la populace anglaise serait plus scandalisée de
voir délaisser le symbole de saint Athanase, que tout le banc des
évêques dont les lumières pourraient être une réflexion exacte de
celles de la Couronne. M. l'abbé Bérenger vient d'achever un
mémoire pour l'Assemblée nationale, dans lequel il propose son
projet d'union des deux églises, et il a l'intention d'y ajouter
une clause pour faire autoriser le mariage des prêtres. Il lui
semblait évident que l'intérêt de la morale et celui de la nation
demandaient que, cessant de rester isolé, le clergé partageât les
relations et les attachements de ses concitoyens. Il faisait voir
combien était triste la vie d'un curé de campagne, et, flattant
mes goûts, il avançait que personne ne pouvait se livrer a la
culture sans l'espoir de voir ses travaux continués par ses
héritiers. Il me montra son mémoire, et je vis avec grand plaisir
la bonne harmonie qui régnait entre gens des deux confessions,
grâce, sans doute, à d'aussi bons curés. Le nombre des protestants
est très considérable dans ce pays. Je l'engageai fortement à
mettre à exécution son plan de mémoire sur le mariage, en
l'assurant que, dans les circonstances actuelles, le plus grand
honneur reviendrait à tous ceux qui soutiendraient ce mémoire,
qu'on devait considérer comme la revendication des droits de
l'humanité violemment et injurieusement déniés au grand détriment
de la nation. Hier, avec M. Faujas de Saint-Fond, nous sommes
passés près d'une congrégation de protestants, assemblés comme des
druides sous cinq ou six beaux chênes, pour offrir leurs actions
de grâces au Père qui leur donne le bonheur et l'espérance. Sous
un semblable ciel, quel temple de pierre et de ciment pourrait
égaler la dignité de celui-ci que leur a préparé la main du Dieu
qu'ils révèrent? Voici un des jours les mieux remplis que j'aye
passés en France: nous avons dîné longuement et en fermiers, nous
avons bu à l'anglaise au progrès de la charrue, et nous avons si
bien parlé agriculture que j'aurais voulu avoir mes voisins de
Suffolk pour partager ma satisfaction. Si M. Faujas de Saint-Fond
vient en Angleterre, je le leur présenterai avec plaisir. --
Retourné le soir à Montélimart. -- 30 milles.

Le 25. -- Traversé le Rhône au château de Rochemaure. Ce château
s'élève sur un rocher de basalte, presque perpendiculaire,
décelant, par sa structure prismatique, son origine ignée. Voyez
les Recherches de M. Faujas. L'après-midi, gagné Pierrelatte au
milieu d'un pays stérile et sans intérêt, bien inférieur aux
environs de Montélimart. -- 22 milles.

Le 26. -- Il ne devient guère meilleur du côté d'Orange; une
chaîne de montagnes borde l'horizon sur la gauche, on ne voit rien
du Rhône. Dans cette dernière ville, on voit les ruines d'un
édifice romain de 60 à 80 pieds de haut, que l'on prend pour un
cirque; d'un arc de triomphe, dont les beaux ornements n'ont pas
tout à fait disparu, et, dans une maison pauvre, un beau pavé très
bien conservé, mais inférieur à celui de Nîmes. Le vent de bise a
soufflé très fort ces derniers jours, sous un ciel clair,
tempérant les chaleurs, qui sans lui seraient accablantes. Je ne
sais si la santé des Français s'en accommode, mais il a sur la
mienne un effet diabolique, je me sentais comme prêt à tomber
malade, le corps dans un malaise nouveau pour moi. Ne pensant pas
au vent, je ne savais à quoi l'attribuer, mais la coïncidence des
deux choses me fit voir leur rapport comme probable; l'instinct,
en outre, beaucoup plus que la raison, me fait m'en garder autant
que possible. Vers quatre ou cinq heures, le matin, il est si âpre
qu'aucun voyageur ne se met en chemin. Il est plus pénétrant que
je ne l'aurais imaginé; les autres vents arrêtent la
transpiration, celui-ci semble vous dessécher jusqu'à la moelle
des os. -- 20 milles.

Le 27. -- Avignon. Soit pour avoir vu ce nom si souvent répété
dans l'histoire du moyen âge, soit les souvenirs du séjour des
papes, soit plus encore la mention qu'en fait Pétrarque. Dans ses
poèmes, qui dureront autant que l'élégance italienne et les
sentiments du coeur humain, je ne saurais le dire, mais
j'approchais de cette ville avec un intérêt, une attente, que peu
d'autres ont excité en moi. La tombe de Laure est dans l'église
des Cordeliers; ce n'est qu'une dalle portant une image à moitié
effacée, et une inscription en caractères gothiques; une seconde
fixée dans le mur montre les armes de la famille de Sade.
Incroyable puissance du talent quand il s'emploie à décrire des
passions communes à tous les coeurs! Que de millions de jeunes
filles, belles comme Laure aussi tendrement aimées, qui, faute
d'un Pétrarque, ont vécu et sont mortes dans l'oubli! Tandis que
des milliers de voyageurs, guidés par ces lignes impérissables,
viennent, poussés par des sentiments que le génie seul peut
exciter, mêler leurs soupirs à ceux du poète qui, a voué ces
restes à l'immortalité! J'ai vu dans la même église un monument au
brave Crillon, j'ai visité aussi d'autres églises et d'autres
tableaux; mais à Avignon, c'est toujours Laure et Pétrarque qui
dominent. -- 19 milles.

Le 28. -- Visite au père Brouillony, visiteur provincial, qui,
avec, la plus grande obligeance, me mit en rapport avec les
personnes les plus capables en agriculture. De la roche où s'élève
le palais du légat, on jouit d'une admirable vue des sinuosités du
Rhône; ce fleuve forme deux grande îles, arrosées et couvertes,
comme le reste de la plaine, de mûriers, d'oliviers et d'arbres à
fruits, les montagnes de la Provence, du Dauphiné et du Languedoc
bornant l'horizon. J'ai été frappé de la ressemblance des femmes
d'ici avec les Anglaises. Je ne pouvais d'abord me rendre compte
en quoi elle consistait; mais c'est dans la coiffure: elles se
coiffent d'une manière tout à fait différente des autres
Françaises.[29] Une particularité plus à l'avantage du pays, c'est
qu'on ne porte pas de sabots, je n'en ai pas vu non plus en
Provence. Je me suis souvent plaint de l'ignorance de mes
commensaux à table d'hôte, c'est bien pis ici: la politesse
française est proverbiale, mais elle n'est certainement pas sortie
des moeurs de ceux qui fréquentent les auberges. On n'aura pas,
une fois sur cent, la moindre attention pour un étranger, parce
qu'il est étranger. La seule idée politique qui ait cours chez ces
gens-là est que, si les Anglais attaquent la France, il y a un
million d'hommes armés pour les recevoir; et leur ignorance ne
semble pas distinguer un homme armé pour défendre sa maison de
celui qui combat loin de sa terre natale. Sterne l'a bien
remarqué, leur compréhension surpasse de beaucoup leur pouvoir de
réfléchir. Ce fut en vain que je leur fis des questions comme les
suivantes: Si une arme à feu, rouillée, dans les mains d'un
bourgeois en faisait un soldat? Quand les soldats leur avaient
manqué pour faire la guerre? Si jamais il leur avait manqué autre
chose que de l'argent? Si la transformation d'un million d'hommes
en porteurs de mousquets le rendrait plus abondant? Si le service
personnel ne leur semblait pas une taxe? Si, par conséquent, la
taxe payée par le service d'un million d'hommes aiderait à en
payer d'autres plus utiles? Si la régénération du royaume, en
mettant les armes à la main a un million d'hommes, avait rendu
l'industrie plus active, la paix intérieure plus assurée, la
confiance plus grande et le crédit plus ferme? Enfin je les
assurai que, si les Anglais les attaquaient en ce moment, la
France jouerait probablement le rôle le plus malheureux qu'elle
ait connu depuis le commencement de la monarchie. «Mais,
poursuivais-je, l'Angleterre, malgré l'exemple que vous lui avez
donné dans la guerre d'Amérique, dédaignera une telle conduite;
elle voit avec peine la constitution que vous vous faites, parce
qu'elle la croit mauvaise; mais, quoi que vous établissiez,
Messieurs, vous n'aurez de vos voisins que des voeux de réussite,
pas un obstacle.» Ce fui en vain, ils étaient persuadés que leur
gouvernement était le meilleur du monde, que c'était une monarchie
et non une république, ce que je contestai; que les Anglais le
croyaient excellent et qu'ils aboliraient très certainement leur
chambre des lords; je les laissai se complaire dans un espoir si
bien fondé. Arrivé le soir à Lille (Lisle), dont le nom s'est
perdu dans la splendeur de celui de Vaucluse. Impossible de voir
de plus belles cultures, de meilleures irrigations et un sol plus
fertile que pendant ces seize milles. La situation de Lille est
fort jolie. Au moment d'y entrer, je trouvai de belles allées
d'arbres entourées de cours d'eau murmurant sur des cailloux; des
personnes parfaitement mises étaient réunies pour jouir de la
fraîcheur du soir, dans un endroit que je croyais être un village
de montagnes. Ce fut pour moi comme une scène féerique. «Allons,
disais-je, quel ennui de quitter ces beaux bois et ces eaux
courantes pour m'enterrer dans quelque ville sale, pauvre, puante,
étouffant entre ses murs, l'un des contrastes les plus pénibles à
mes sentiments!» Quelle agréable surprise! L'auberge était hors de
la ville, au milieu de ce paysage que j'avais admiré, et, de plus,
une excellente auberge. Je me promenai pendant une heure au clair
de la lune, sur les bords de ce ruisseau célèbre, dont les flots
couleront toujours dans une oeuvre de mélodieuse poésie. Je ne
rentrai que pour souper, on me servit les truites les plus
exquises et les meilleures écrevisses du monde. Demain je verrai
cette fameuse source. -- 16 milles.

Le 29. -- Les environs de Lille m'enchantent; de belles routes
plantées d'arbres qui en font des promenades partent de cette
ville comme d'une capitale, et la rivière se divise en tant de
branches et conduites avec tant de soins, qu'il en résulte un
effet délicieux, surtout pour celui dont l'oeil sait reconnaître
les bienfaits de l'irrigation.

Fontaine de Vaucluse, presque aussi célèbre, que celle d'Hélicon
et à juste titre. On traverse une vallée que n'égale pas le
tableau qu'on se fait de Tempé; la montagne qui se dresse
perpendiculairement présente à ses pieds une belle et immense
caverne à moitié remplie par une eau dormante, mais limpide; c'est
la fameuse fontaine; dans d'autres saisons elle remplit toute la
caverne et bouillonne comme un torrent à travers les rochers; son
lit est marqué par la végétation. À présent l'eau, ressort, à 200
yards plus bas, de masses de rochers, et, à très peu de distance,
forme une rivière considérable détournée immédiatement par les
moulins et les irrigations. Sur le haut d'un roc, auprès du
village, mais au-dessous de la montagne, il y a une ruine appelée
par le peuple le château de Pétrarque, qui, nous dit-on, était
habité par M. Pétrarque et madame Laure.

Ce tableau est sublime; mais ce qui le rend vraiment intéressant
pour notre coeur, c'est la célébrité qu'il doit au génie. La
puissance qu'ont les rochers, les eaux et les montagnes de
captiver notre attention et de bannir de notre sein les insipides
préoccupations de la vie ordinaire, ne tient pas à la nature
inanimée elle-même. Pour donner de l'énergie à de telles
sensations, il faut la vie prêtée par la main créatrice d'une
forte imagination: décrite par le poète ou illustrée par le
séjour, les actions, les recherches ou les passions des grands
génies, la nature vit personnifiée par le talent, et attire
l'intérêt qu'inspirent les lieux que la renommée a consacrés.

Orgon. -- Quitté le territoire du pape en traversant la Durance.
J'ai visité l'essai de navigation de Boisgelin, ouvrage entrepris
par l'archevêque d'Aix. C'est un noble projet parfaitement exécuté
là où il est fini; pour le faire, on a percé une montagne sur une
longueur d'un quart de mille, effort comparable à ce qu'on n'a
jamais tenté dans ce genre. Voilà cependant bien des années qu'on
n'y travaille plus, faute d'argent. -- Le vent de bise a passé; il
souffle sud-ouest maintenant, et la chaleur est devenue grande; ma
santé s'en est remise à un point qui prouve combien ce vent m'est
contraire, même au mois d'août. -- 20 milles.

Le 30. -- J'avais oublié de remarquer que, depuis quelques jours,
j'ai été ennuyé par la foule de paysans qui chassent. On dirait
qu'il n'y a pas un fusil rouillé en Provence qui ne soit à
l'oeuvre, détruisant toute espèce d'oiseaux. Les bourres ont
sifflé cinq ou six fois à mes oreilles, ou sont tombées dans ma
voiture. L'Assemblée nationale a déclaré chacun libre de chasser
le gibier sur ses terres, et en publiant cette déclaration absurde
telle qu'elle est, bien que sage en principe, parce qu'aucun
règlement n'assure ce droit à qui il appartient, a rempli, me dit-
on partout, la France entière d'une nuée de chasseurs
insupportables. Les mêmes effets ont suivi les déclarations
relatives aux dîmes, taxes, droits féodaux, etc., etc. On parle
bien dans ces déclarations de compensations et d'indemnités, mais
une populace ingouvernable saisit les bienfaits de l'abolition en
se riant des obligations qu'elle impose. Parti au lever du jour
pour Salon, afin de voir la Crau, une des parties les plus
curieuses de la France par son sol, ou plutôt à cause de son
manque de sol, car elle est couverte de pierres fort semblables à
des galets: elle nourrit cependant de nombreux moutons. Visité les
améliorations que M. Pasquali tente sur ses terres; il entreprend
de grandes choses, mais à la grosse: j'aurais voulu le voir et
m'entretenir avec lui, malheureusement il n'était pas à Salon.
Passé la nuit à Saint-Canat. -- 40 milles.

Le 31. -- Aix. Beaucoup de maisons manquent de vitres aux
fenêtres. Les femmes portent des chapeaux d'homme, mais pas de
sabots. Rendu visite à Aix à M. Gibelin, que les traductions des
ouvrages du docteur Priestley et des Philosophical transactions
ont rendu célèbre. Il me reçut avec cette politesse simple et
avenante naturelle à son caractère; il paraît être très affable.
Il fit tout en son pouvoir pour me procurer les renseignements
dont j'avais besoin, et il m'engagea à l'accompagner le lendemain
à la Tour d'Aigues, pour voir le baron de ce nom, président du
parlement d'Aix, pour lequel j'avais aussi des lettres. Ses essais
dans les Trimestres de la Société d'agriculture de Paris prennent
rang parmi les écrits les plus remarquables sur l'économie rurale
que cette publication contienne.

Le 1er septembre. -- Tour d'Aigues est à 20 milles nord d'Aix, de
l'autre côté de la Durance, que nous passâmes dans un bac. Le
pays, auprès du château, est accidenté et pittoresque et devient
montagneux à 5 ou 6 milles de là. Le président me reçut d'une
façon très amicale; la simplicité de ses manières lui donne une
dignité pleine de naturel: il est très amateur d'agriculture et de
plantations. L'après-midi se passa à visiter sa ferme et ses beaux
bois, qui font exception dans cette province si nue. Le château,
avant qu'il eût été incendié par accident en grande partie, doit
avoir été un des plus considérables de France; mais il n'offre
plus à présent qu'un triste spectacle. Le baron a beaucoup
souffert de la révolution; une grande étendue de terres,
appartenant autrefois absolument à ses ancêtres, avait été donnée
à cens ou pour de semblables redevances féodales, de sorte qu'il
n'y a pas de comparaison entre les terres ainsi concédées et
celles demeurées immédiates dans la famille. La perte des droits
honorifiques est bien plus considérable qu'elle ne paraît, c'est
la ruine totale des anciennes influences. Il était naturel d'en
espérer quelque compensation aisée à établir, mais la déclaration
de l'Assemblée nationale n'en alloue aucune, et l'on ne sait que
trop dans ce château que les redevances matérielles que
l'Assemblée avait déclarées rachetables se réduisent à rien, sans
l'ombre d'une indemnité. Le peuple est en armes et très agité dans
ce moment. La situation de la noblesse dans ce pays est terrible:
elle craint qu'on ne lui laisse rien que les chaumières épargnées
par l'incendie, que les métayers s'emparent des fermes sans
s'acquitter de la moitié du produit, et qu'en cas de refus, il n'y
ait plus ni lois ni autorité pour les contraindre. Il y a
cependant ici une nombreuse et charmante société, d'une gaieté
miraculeuse quand on songe aux temps, à ce que perd un si grand
seigneur, qui a reçu de ces ancêtres tant de biens, dévorés
maintenant par la révolution. Ce château superbe, même dans sa
ruine, ces bois antiques, ce parc, tous ces signes extérieurs
d'une noble origine et d'une position élevée, sont, avec la
fortune et même la vie de leurs maîtres, à la merci d'une populace
armée. Quel spectacle! Le baron a une belle bibliothèque bien
remplie, une partie est entièrement consacrée aux livres et aux
brochures publiés sur l'agriculture dans toutes les langues de
l'Europe. Sa collection est presque aussi nombreuse que la mienne.
-- 20 milles.

Le 2. -- M. le président avait destiné cette journée à une visite
à sa ferme dans les montagnes, à 5 milles environ, où il possède
une vaste étendue de terrain et l'un des plus beaux lacs de la
France, mesurant 2 000 toises de circonférence et 40 pieds de
profondeur. Sur ses bords se dresse une montagne composée de
coquilles agglomérées de façon à former une roche, malheureusement
elle n'est pas plantée, les arbres sont l'accompagnement forcé de
l'eau. La carpe atteint 25 livres et les anguilles 12 livres. Dans
le lac du Bourget, en Savoie, on pèche des carpes de 60 livres. Un
voisin, M. Jouvent, très au courant de l'agriculture du pays, nous
accompagna et passa le reste du jour au château. J'obtins de
précieux renseignements de M. le baron, de ce monsieur et de
M. l'abbé ***, j'ai oublié son nom. Le soir je parlai ménage avec
une des dames, et j'appris entre autres choses que les gages d'un
jardinier sont de 300 livres (13 l. st. 2/6 d.), de 150 livres (7
l. st.) pour un domestique ordinaire, de 75 à 90 livres (3 l. st.
18/9 d.) pour une cuisinière bourgeoise, de 60 à 70 livres (3 l.
st. 1/3 d.) pour une bonne. Une belle maison bourgeoise se loue de
7 à 800 livres (35 l. st.). -- 10 milles.

Le 3. -- Pris congé de l'hospitalier baron de la Tour d'Aigues et
retourné à Aix avec M. Gibelin. -- 20 milles.

Le 4. -- Jusqu'à Marseille il n'y a que des montagnes, mais
beaucoup sont plantées de vignes et d'oliviers, l'aspect cependant
est nu et sans intérêt. La plus grande partie du chemin est dans
un état d'abandon scandaleux pour l'une des routes les plus
importantes de la France; à de certains endroits deux voitures n'y
sauraient passer de front. Quel peintre décevant que
l'imagination! J'avais lu je ne sais quelles exagérations sur les
bastides des environs de Marseille, qui ne se comptaient pas par
centaines, mais par milliers. Louis XIV avait ajouté à ce nombre
en construisant une forteresse, etc. J'ai vu d'autres villes en
France où elles sont aussi nombreuses, et les environs de
Montpellier, qui n'a pas de commerce extérieur, sont aussi soignés
que ceux de Marseille; cependant Montpellier n'a rien de rare.
L'aspect de Marseille au loin ne frappe pas. Le nouveau quartier
est bien bâti, mais le vieux, comme dans d'autres villes, est
assez mal bâti et sale; à en juger par la foule des rues, la
population est grande, je n'en connais pas qui la surpasse sous ce
rapport. Je suis allé le soir au théâtre; il est neuf, mais sans
mérite, et ne peut marcher de pair avec ceux de Bordeaux et de
Nantes. La ville elle-même est loin d'égaler Bordeaux, les
nouvelles constructions ne sont ni si belles, ni si nombreuses, le
nombre des vaisseaux si considérable, et le port lui-même n'est
qu'une mare à côté de la Garonne. -- 20 milles.

Le 5. -- Marseille ne mérite en aucune façon le reproche que j'ai
si souvent fait à d'autres villes de manquer de journaux. J'en
trouvai plusieurs au café d'Acajon, où je déjeunai. Distribué mes
lettres, qui m'ont valu des renseignements sur le commerce, mais
j'ai été désappointé de n'en pas recevoir une que j'attendais pour
me recommander à M. l'abbé Raynal, le célèbre écrivain. Ici, comme
à Aix, le comte de Mirabeau est le sujet des conversations de
table d'hôte; je le croyais plus populaire, d'après les
extravagances que l'on a faites pour lui en Provence et à
Marseille. On le regarde simplement comme un fort habile
politique, dont les principes sont ceux du jour; quant à son
caractère privé, on ne s'en mêle pas, en disant que mieux vaut se
servir d'un fripon de talent que d'un honnête homme qui en est
dépourvu. Il ne faut pas entendre par là, cela se conçoit, que
M. de Mirabeau mérite une semblable épithète. On le dit possesseur
d'un domaine en Provence. Ce renseignement, je l'observai sur le
moment, me causa un certain plaisir; une propriété, dans des temps
comme ceux-ci, est la garantie qu'un homme ne jettera pas partout
la confusion pour se donner une importance qui lui serait refusée
à une époque tranquille. Rester à Marseille sans connaître l'abbé
Raynal, l'un des précurseurs, incontestablement, de cette
révolution, eût été par trop mortifiant. N'ayant pas le temps
d'attendre de nouvelles lettres, je résolus de me présenter moi-
même. L'abbé était chez son ami M. Bernard. Je lui expliquai ma
situation, et avec cette aisance et cette courtoisie qui annoncent
l'usage du monde, il me répondit qu'il se sentirait toujours
heureux d'obliger un homme de mon pays, puis, me montrant son ami:
«Voici, Monsieur, me dit-il, une personne qui aime les Anglais et
comprend leur langue.» En nous entretenant sur l'agriculture, que
je leur dis être l'objet de mon voyage, ils me marquèrent tous les
deux une grande surprise qu'il résultât de données
vraisemblablement authentiques, que nous importions de grandes
quantités de froment au lieu d'en exporter comme nous le faisions
autrefois. Ils voulurent savoir, si le fait était exact, à quoi on
devait l'attribuer, et l'un d'eux, en recourant au Mercure de
France pour un état comparatif des importations et des
exportations de blé, le lut comme une citation tirée de M. Arthur
Young. Ceci me donna l'occasion de leur dire que j'étais ce Young,
et fut pour moi la plus heureuse des présentations. Impossible
d'être mieux reçu et avec plus d'offres de services le cas
échéant. J'expliquai le changement qui s'était fait sous ce
rapport par un très grand accroissement de population, cause qui
agissait encore avec plus d'énergie que jamais. Notre conversation
se tourna ensuite sur l'agriculture et l'état actuel des affaires,
que tous deux pensaient aller mal: ils ne craignaient rien tant
qu'un gouvernement purement démocratique, une sorte de république
pour un grand pays comme la France. J'avouai alors l'étonnement
que j'avais ressenti tant de fois de ce que M. Necker n'ait pas
assemblé les états sous une forme et avec un règlement qui
auraient conduit naturellement à l'adoption de la constitution
d'Angleterre, débarrassée des taches que le temps y a fait
découvrir. Sur quoi M. Bertrand me donna un pamphlet qu'il avait
adressé à l'abbé Raynal, dans lequel il proposait de transporter
dans la constitution française certaines dispositions de celle
d'Angleterre. M. l'abbé Raynal fit remarquer que la révolution
d'Amérique avait amené la révolution française; je lui dis que,
s'il en résultait la liberté pour la France, cette révolution
avait été un bienfait pour le monde entier, mais bien plus pour
l'Angleterre que pour l'Amérique. Ils crurent que je faisais un
paradoxe, et je m'expliquai en ajoutant que, selon moi, la
prospérité dont l'Angleterre avait joui depuis la dernière guerre
surpassait, non seulement celle d'aucune période de son histoire,
mais aussi celle de tout autre pays en aucun temps, depuis
l'établissement des monarchies européennes; c'est un fait prouvé
par l'accroissement de la population, de la consommation, du
commerce maritime, du nombre de marins; par l'augmentation et les
progrès de l'agriculture, des manufactures et des échanges; en un
mot, par l'aisance et la félicité croissantes du peuple. Je citai
les documents publics sur lesquels je m'appuyais, et je m'aperçus
que l'abbé Raynal, qui suivait attentivement ce que je disais ne
connaissait en aucune façon ces faits curieux. Il n'est pas le
seul, car je n'ai pas rencontré une personne qui les connût.
Cependant ce sont les résultats de l'expérience la plus curieuse
et la plus remarquable dans le champ de la politique, que le monde
ait jamais vu: un peuple perdant un empire, treize provinces, et
que cette perte fait croître en bonheur, en richesses, en
puissance! Quand donc adoptera-t-on les conclusions évidentes de
cet événement merveilleux que toutes possessions au-delà des mers
sont une cause de faiblesse, et que ce serait sagesse d'y
renoncer? Faites-en l'application en France., à Saint-Domingue, en
Espagne, au Pérou, en Angleterre, au Bengale, et remarquez les
réponses que vous recevrez. Cependant, je ne doute pas de ce fait.
Je complimentai l'abbé sur sa généreuse donation de 1 200 liv.
pour fonder un prix à la Société d'agriculture de Paris; il me dit
qu'il en avait été remercié, non point à la manière usuelle par
une lettre du secrétaire, mais que tous les membres avaient signé.
Son intention est de faire de même pour les Académies des sciences
et des belles-lettres; il a déjà donné pareille somme à l'Académie
de Marseille comme un prix à décerner pour des recherches sur le
commerce de cette ville. Il nourrit ensuite le projet de
consacrer, quand il aura suffisamment fait d'épargnes, 1 200 liv.
par an à l'achat, par les soins de la Société d'agriculture, de
modèles des instruments de culture les plus utiles que l'on
trouvera en pays étranger, principalement en Angleterre, afin d'en
répandre l'usage en France. L'idée est excellente et mérite de
grands éloges, cependant on peut douter que l'effet réponde à tant
de sacrifices. Donnez l'instrument lui-même au fermier, il ne
saura pas comment s'en servir et aura trop de préjugés pour le
trouver bon; il se donnera encore bien moins la peine de le
copier. De grands propriétaires, répandus dans toutes les
provinces et faisant valoir les terres avec l'enthousiasme de
l'art, appliqueraient volontiers ces modèles, mais je crains qu'on
n'en trouve aucun en France. L'esprit et l'occupation de la
noblesse doivent prendre une tournure moins frivole avant qu'on en
arrive là. On m'approuva de recommander les navets et les pommes
de terre, mais la France manque de bonnes espèces, et l'abbé me
cita une expérience que lui-même avait faite en employant, pour
faire du pain, des pommes de terre anglaises et provençales: les
premières avaient donné un tiers de plus en farine. Entre autres
causes de la mauvaise culture en France. Il compta la prohibition
de l'usure; à présent, les personnes de la campagne qui ont de
l'argent le renferment au lieu de le prêter pour des
améliorations. Ces sentiments font honneur à l'illustre écrivain,
et je fus heureux de le voir accorder une partie de son attention
à des objets qui avaient accaparé la mienne, et plus encore de le
voir, quoique âgé, plein d'animation et pouvant vivre encore bien
des années pour éclairer le monde par les productions d'une plume
qui n'a jamais servi qu'au bonheur du genre humain.

Le 8. -- Cuges. Pendant trois ou quatre milles, la route circule
entre deux rangs de bastides et de murs; elle est en pierre
blanche qui donne une poussière incroyable; à vingt perches de
chaque côté, les vignes semblaient poudrées à blanc. Partout des
montagnes et des pins rabougris. Vilain pays sans intérêt; de
petites plaines sont couvertes de vignes et d'oliviers. Vu des
câpriers pour la première fois à Cuges. À Aubagne, on m'a servi à
dîner six plats assez bons, un dessert et une bouteille de vin
pour 24 sous, cela pour moi seul, car il n'y a pas de table
d'hôte. On ne s'explique pas comment M. Dutens a pu appeler la
poste aux chevaux de Cuges, une bonne auberge, c'est un misérable
bouge; j'avais pris sa meilleure chambre, il n'y avait pas de
carreaux aux fenêtres. -- 21 milles.

Le 9. -- En approchant de Toulon, le pays se change en mieux, les
montagnes sont plus imposantes, la mer se joint au tableau, et une
certaine gorge entre des rochers est d'un effet sublime. Les neuf
dixièmes de ces montagnes sont incultes, et malgré le climat ne
produisent que des pins, du buis et de maigres herbes aromatiques.
Aux environs de Toulon, surtout à Ollioules, il y a dans les
buissons des grenadiers avec des fruits aussi gros que des pommes
de nonpareille, il y a aussi quelques orangers. Le bassin de
Toulon, avec ses lignes de vaisseaux à trois ponts et son quai
plein de vie et d'activité, est très beau. La ville n'a rien de
remarquable; quant à l'arsenal, les règlements qui en défendent
l'entrée, sont aussi sévèrement exécutés ici qu'à Brest; j'avais
cependant des lettres, mais toutes mes démarches furent vaines. --
25 milles.

Le 10. -- Lady Craven m'avait envoyé chasser l'oie sauvage à
Hyères (wild-goose chase). On croirait, à l'entendre, elle et bien
d'autres, que ce pays est un jardin, mais on l'a bien trop vanté.
La vallée est magnifiquement cultivée et plantée de vignes et
d'oliviers, au milieu desquels se trouvent aussi des mûriers, des
figuiers et d'autres arbres à fruit. Les montagnes sont un amas de
roches dénudées, ou couvertes d'une pauvre végétation d'arbres
toujours verts, comme des pins, des lentisques, etc. La vallée,
quoique de blanches bastides l'animent de toutes parts, trahit
cependant cette pauvreté du manteau de la nature qui choque l'oeil
dans les pays où dominent les oliviers et les arbres à fruit. Tout
cela paraît sec en comparaison de la riche verdure de nos forêts
du Nord. Les seules choses remarquables sont l'oranger et le
citronnier, qui viennent ici en pleine terre, atteignent une
grande taille, et font admirer chaque jardin par le voyageur qui
se rend dans le Midi; mais l'hiver dernier les a dépouillés de
leurs richesses. Ils ont été en général si maltraités, qu'on a dû
les couper jusqu'au collet, ou au moins les ébrancher
complètement, mais ils jettent de nouveaux scions. Je crois que
ces arbres, même bien portants et couverts de feuilles, pris en
eux-mêmes, ajoutent peu à la beauté du paysage. Renfermés dans des
jardins et entourés de murs, ils perdent encore de leur effet.
Suivant toujours le tour de lady Craven, j'allai à la chapelle de
Notre Dame de Consolation et sur les collines qui mènent chez
M. Glapierre de Saint-Tropez; je demandai aussi le père Laurent,
qui parut très peu flatté de l'honneur qu'elle lui avait fait. On
a une assez jolie vue des hauteurs qui entourent la ville. Les
montagnes, les rochers, les collines, les îles de Porte-Croix
(Portcros), de Porquerolles et du Levant, forment un ensemble
harmonieux. Cette dernière est jointe à la terre ferme par une
chaussée et un marais salant, que dans le pays on appelle une
mare. Les pins qui s'élèvent çà et là ne font guère meilleur effet
que des ajoncs. La verdure de la vallée est en contraste
désagréable avec celle des oliviers. Les lignes du paysage sont
belles, mais pour un pays dont la végétation est la gloire, celle-
ci est pauvre et ne rafraîchit pas l'imagination par l'idée d'un
abri contre un soleil brûlant. Je n'ai pas entendu parler qu'il y
ait de cotonniers en Provence, comme l'avancent certains livres;
mais la datte et la pistache viennent bien, le myrte est partout
spontané ainsi que le jasmin (commune et fruticans). Dans l'île du
Levant se trouvent le Genista caudescens et le Teucrium herbopoma.
À mon retour de la promenade à l'hôtel de Necker, l'hôte m'assomma
d'une liste d'Anglais qui passent l'hiver à Hyères; on a bâti
beaucoup de maisons pour les louer à raison de deux à trois jours
par mois, tout compris, mobilier, linge, couverts, etc., etc.
Beaucoup de ces maisons dominent la vallée et la mer, et je crois
bien que si le vent de bise ne s'y fait pas sentir, on y doit
jouir d'un délicieux climat d'hiver. Peut-être en en est-il ainsi
en novembre, décembre, janvier et février, mais en mars et avril?
L'hiver il y a à l'hôtel de Necker une table d'hôte très bien
servie à 4 liv. par tête. Visité le jardin du roi, qui peut avoir
dix à douze acres, et est rempli de tous les fruits de la région;
sa seule récolte d'orangers a donné l'année dernière 21 000 liv.
(918 l. st. 15). Les orangers ont donné à Hyères jusqu'à deux
louis par pied. Dîné avec M. de Sainte-Césaire, qui a une jolie
maison nouvellement bâtie, avec un beau jardin entouré de murs et
un domaine attenant; il voudrait la vendre ou la louer. Lui et le
docteur Battaile mirent une extrême obligeance à me renseigner sur
ce pays. Retourné le soir à Toulon. -- 34 milles.

Le 11. -- Les préparatifs de mon voyage en Italie m'ont assez
occupé. On m'a souvent répété, et des personnes habituées à ce
pays, que je ne dois pas penser à y aller avec ma voiture à un
cheval. J'aurais à perdre un temps infini pour surveiller les
repas de mon cheval, et si je ne le faisais pas aussi bien pour le
foin que pour l'avoine, on me volerait l'un et l'autre. Il y a en
outre des parties périlleuses pour un voyageur seul, à cause des
voleurs qui infestent les routes. Persuadé par les raisons de gens
qui devaient s'y connaître mieux que moi, je me déterminai à
vendre jument et voiture, et à me servir des vetturini qui
semblent se trouver partout et à bon marché. À Aix on m'offrit 20
louis du tout; à Marseille, 18; de sorte que plus j'allais, plus
je devais m'attendre, à voir le prix baisser pour me tirer des
mains des aubergistes et des garçons d'écurie, qui croyaient
partout que je leur appartenais, je fis promener ma voiture et mon
cheval dans les principales rues de Toulon, avec un grand écriteau
portant à vendre et le prix 25 louis; je les avais payés 32 à
Paris. Mon plan réussit, je les vendis 22, ils m'avaient servi
pendant plus de 1 200 milles; cependant le marché fut bon aussi
pour l'officier qui me les acheta. Il fallut ensuite penser à
gagner Nice; le croirait-on? De Marseille, qui contient 100 000
âmes, comme de Toulon, qui en contient 30 000, sur la grande route
d'Italie par Antibes et Nice, il ne part ni diligence ni service
régulier. Un monsieur, à table d'hôte, m'assura qu'on lui avait
demandé 3 louis pour une place dans une voiture allant à Antibes,
et encore, il avait fallu attendre jusqu'à ce que l'autre place
fût prise pour le même prix. Ceci paraîtra incroyable à ceux qui
sont accoutumés au nombre infini de voitures qui sillonnent
l'Angleterre dans toutes les directions. On ne trouve pas entre
les plus grandes cités de la France les communications existant
chez nous entre les villes secondaires de province: preuve
concluante de leur manque de consommation et d'activité. Un autre
monsieur qui connaissait bien la Provence, et qui avait été de
Nice à Toulon par mer, me conseilla de prendre pour un jour la
barque ordinaire qui fait ce service; je verrais ainsi les îles
d'Hyères: je lui dis que j'avais été à Hyères et visité la côte.
«Vous n'avez rien vu, me dit-il, si vous n'avez pas vu ce petit
archipel et la côte, contemplée de la mer, est ce qu'il y a de
plus beau en Provence. Vous n'aurez qu'un jour de mer, puisque
vous pouvez débarquer à Cavalero (Cavalaire) et prendre des mules
pour Fréjus, et vous ne perdrez rien, puisque toute la route
ressemble à ce que vous connaissez déjà: des montagnes, des vignes
et des oliviers.» Son avis prévalut, et je m'entendis pour mon
passage jusqu'à Cavalero avec le capitaine Jassoire, d'Antibes.

Le 12. -- À six heures du matin, j'étais à bord; le temps était
délicieux, et la sortie du port de Toulon et de se rade
m'intéressa au plus haut point. Il est impossible d'imaginer un
port plus abrité et plus sûr. La partie la plus intérieure semble
artificielle, elle est séparée du grand bassin par un môle sur
lequel est bâti le quai. Il ne peut y entrer qu'un vaisseau à la
fois, mais une flotte y tiendrait à l'aise. Il y a maintenant à
l'ancre, sur deux lignes, le Commerce-de-Marseille, de 130 canons,
le plus beau vaisseau de guerre de la marine française, 17 de 90
canons chacun, et d'autres plus petits. Dans le grand bassin, qui
a 2 ou 3 milles de large, vous vous croyez entouré de tous côtés
par les montagnes, ce n'est qu'au moment d'en sortir que vous
devinez où se trouve l'issue qui le joint à la mer. La ville, les
navires, la haute montagne sur laquelle ils se détachent, les
collines couvertes de plantations et de bastides, s'unissent pour
former un coup d'oeil admirable. Quant aux îles d'Hyères et au
tableau des côtes dont je devais jouir, la personne qui me les
avait vantés manquait ou d'yeux ou de goût: ce sont des rochers
nus où les pins donnent seuls l'idée de la végétation. N'étaient
quelques maisons solitaires et ici et là quelque peu de culture
pour varier l'aspect de la montagne, je me serais imaginé, à cet
air sombre, sauvage et morne, avoir devant les yeux les côtes de
la Nouvelle-Zélande ou de la Nouvelle-Hollande. Les pins et les
buissons d'arbustes toujours verts la couvrent de plus de
tristesse que de verdure. Débarqué le soir à Cavalero, que je
m'imaginais être au moins une petite ville: il n'y a que trois
maisons et plus de misère qu'on ne peut se l'imaginer. On me jeta
un matelas sur les dalles de la chambre, car il n'y avait pas de
lit; pour me refaire de la faim que je venais d'endurer tout le
jour, on ne me donna que des oeufs couvés, de mauvais pain et du
vin encore pis; quant aux mules qui devaient me mener à Fréjus, il
n'y avait ni cheval, ni mule, ni âne, rien que quatre boeufs pour
le labourage. Je me voyais dans une triste position, et j'allais
me décider à remonter à bord quoique le vent commençât à n'être
rien moins que favorable, si le capitaine ne m'avait promis deux
de ses hommes pour porter mon bagage à deux lieues de là, dans un
village où je trouverais des bêtes de somme; cette assurance me
fit retourner à mon matelas.

Le 13. -- Le capitaine m'a envoyé trois matelots, un Corse, le
second à moitié Italien, le troisième Provençal, ne possédant pas
à eux tous assez de français pour une heure de conversation. Nous
nous mîmes en chemin à travers les montagnes, les sentiers
tortueux, les lits de torrents, et nous nous trouvâmes enfin au
village de Cassang (Gassin), sur le sommet d'une hauteur et à plus
d'une lieue d'où nous devions nous rendre. Les matelots se
rafraîchirent; deux d'entre eux avec du vin, l'autre ne voulut
jamais prendre que de l'eau. Je lui demandai s'il se sentait aussi
fort que les autres avec ce régime. «Certainement, me répondit-il,
aussi fort que tout autre homme de ma taille.» Je serais
longtemps, je crois, avant de trouver un marin anglais qui veuille
se prêter à l'expérience. Pas de lait; déjeuné avec du raisin, du
pain de seigle et de mauvais vin. On nous avait donné ce village,
ou plutôt celui que nous avions manqué, comme très triche en
mules; mais le propriétaire des deux seules dont on nous parla
étant absent, je n'eus d'autre ressource que de m'arranger avec un
homme qui, pour 3 livres, me mena à une lieue de là, à Saint-
Tropez, en faisant porter mon bagage sur un âne. En deux heures je
gagnai cette ville, dans une jolie position et assez bien bâtie
sur un beau bras de mer. Depuis Cavalero il n'y a que des
montagnes couvertes, pour les dix-neuf vingtièmes, de pins ou de
misérables arbustes toujours verts. Traversé le bras de mer, qui a
plus d'une lieue de large. Les passeurs avaient servi à bord d'un
vaisseau de ligne et se plaignaient beaucoup des traitements
qu'ils avaient subis, mais en ajoutant que, maintenant qu'ils
étaient libres, ils seraient mieux considérés, et que, en cas de
guerre, les Anglais se verraient payés d'autre monnaie; ils
n'avaient eu devant eux que des esclaves, ils auraient des hommes
maintenant. Débarqué à Saint-Maxime, où j'ai loué deux mules et un
guide pour Fréjus. Mêmes montagnes, mêmes solitudes de pins et de
lentisques; quelques arbousiers vers Fréjus. Très peu de culture
avant la plaine qui y touche. J'ai traversé 30 milles aujourd'hui;
5 sont tout à fait incultes. La côte de Provence présente partout
le même désert; cependant le climat devrait permettre de trouver
sur ces montagnes de quoi nourrir des moutons et du bétail, au
lieu d'y laisser des broussailles inutiles. Il vaudrait bien mieux
que la liberté fît voir ses effets sur les champs qu'à bord d'un
navire de guerre. -- 30 milles.

Le 14. -- Je suis resté à Fréjus pour me reposer, examiner les
environs, quoiqu'ils n'aient rien de beau, et préparer mon voyage
à Nice. Il y a des restes d'un amphithéâtre et d'un aqueduc. En
demandant une voiture de poste, je trouvai qu'il n'y avait rien de
semblable ici; je n'avais d'autre ressource que les mules. Je
m'arrangeai avec le garçon d'écurie (car le maître de poste se
croit trop d'importance pour se mêler de rien), et il revint me
dire que cela ne me coûterait que 12 liv. jusqu'à Estrelles. Un
pareil prix pour 10 milles monté sur une misérable bête, c'était
engageant: j'offris la moitié; le garçon m'assura qu'il m'avait
dit le prix le plus bas et s'en alla croyant me tenir sous sa
griffe. J'allai me promener autour de la ville pour recueillir
quelques plantes qui étaient en fleurs, et, rencontrant une femme
qui menait un âne chargé de raisin, je lui demandai à quoi elle
s'occupait; un interprète me répondit qu'elle gagnait son pain à
rapporter ainsi du raisin. Je lui proposai de porter ainsi mon
bagage à Estrelles (l'Esterel), et lui demandai son prix. 40 sous.
Elle les aura. Le point du jour étant pris pour heure de départ,
je retournai à l'hôtel au moins en grand économiste, épargnant 10
livres par ma marche.

Le 15. -- Moi, mon guide féminin et l'âne, nous cheminâmes
joyeusement à travers la montagne; le malheur était que nous ne
nous entendions pas, je sus seulement qu'elle avait un mari et
trois enfants. J'essayai de connaître si ce mari était bon et si
elle l'aimait beaucoup; mais impossible d'en venir à bout; peu
importe, c'était son âne qui me servait, et non pas sa langue. À
Estrelles, je pris des chevaux de poste: il n'y avait ni ânes, ni
femmes pour les conduire, sans cela je les aurais préférés. Je ne
saurais dire combien est agréable pour un homme qui marche bien,
une promenade de quinze milles quand on en a fait mille assis dans
une voiture. Toujours ce même vilain pays, montagne sur montagne,
ces mêmes broussailles, pas un mille en culture sur vingt. Les
jardins de Grasse font seuls exception, on y fait de grands mais
bien singuliers travaux. Les roses sont la principale culture,
pour la fabrication de l'essence que l'on suppose venir du
Bengale. On dit que quinze cents fleurs n'en donnent qu'une
goutte, vingt fleurs se vendent un sol et une once d'essence 400
livres (17 liv. st. 10 sh.). Les tubéreuses se cultivent pour les
parfumeurs de Paris et de Londres. Le romarin, la lavande, la
bergamote, l'oranger forment ici de grands objets de culture. La
moitié de l'Europe tire d'ici ses essences. La situation de Cannes
est jolie, tout près du rivage, avec les îles Sainte-Marguerite,
où se trouve une affreuse prison d'État, à deux milles en mer, et
à l'horizon, les lignes pittoresques des montagnes d'Estrelles.
Ces montagnes sont de la dernière nudité. Dans tous les villages
depuis Toulon, à Fréjus. Estrelles, etc., j'ai demandé du lait, il
n'y en a pas, même de chèvre ou de brebis; quant au beurre,
l'aubergiste d'Estrelles me dit que c'était un article qui venait
de Nice en contrebande. Grands Dieux! quelles idées nous nous
faisons, nous autres gens du Nord, avant de les avoir connus, d'un
beau soleil, d'un climat délicieux, qui produisent les myrtes, les
orangers, les citronniers, les grenadiers, les jasmins et les
haies d'aloès; si l'eau y manque, ce sont les plus grands déserts
du globe. Dans nos bruyères, nos tourbières les plus affreuses, on
a du beurre, du lait, de la crème: que l'on me donne de quoi
nourrir une vache, je laisserai de bon coeur les orangers de la
Provence. La faute, cependant, en est plus aux gens qu'au climat;
et comme le peuple ne peut pas faire de fautes, lui, jusqu'à ce
qu'il devienne le maître, tout est l'effet du gouvernement. On
trouve dans ces déserts les arbousiers (Arbutus); le laurier-tin
(Laurus tinus), les cistes (Cistus) et le genêt d'Espagne.
Personne à l'auberge, excepté un marchand de Bordeaux, revenant
d'Italie. Nous soupâmes ensemble, et notre entretien ne fut pas
dénué d'intérêt: «il était triste, disait-il, de voir le mauvais
effet de la révolution française en Italie, partout où il avait
passé. -- Malheureuse France!» s'écriait-il souvent. Il me fit
beaucoup de questions et me dit que ses lettres confirmaient mes
récits. Tous les Italiens semblaient convaincus que la rivalité de
l'Angleterre et de la France était finie; la première était
maintenant pleinement à même de se venger de la guerre d'Amérique
par la prise de Saint-Domingue et de toutes les autres possessions
de la France outre-mer. Je lui dis que cette idée était
pernicieuse et tellement contraire aux intérêts personnels des
hommes du gouvernement d'Angleterre, qu'il n'y fallait pas penser.
Il me dit que nous serions merveilleusement magnanimes de ne pas
le faire, et que nous donnerions là un exemple de pureté politique
suffisant à éterniser la partie de notre caractère que l'on
croyait la plus faible: la modération. Il se plaignait amèrement
de la conduite de certains meneurs de l'Assemblée nationale qui
semblaient déterminés à la banqueroute et peut-être à la guerre
civile. -- 22 milles.

Le 16. -- À Cannes, je n'avais pas le choix, ni postes ni
voitures, ni chevaux ni mules de louage: j'en fus réduit à me
rabattre sur une femme et son âne. À cinq heures du matin je
partis pour Antibes. Ces neuf milles sont cultivés, sauf les
montagnes, qui sont désertes en général. Antibes, comme ville de
frontière, est régulièrement fortifiée, le môle est joli et on y
jouit d'une belle vue. Pris une chaise de poste pour Nice; passé
le Var et dit, pour le moment, adieu à la France.[30]
RETOUR D'ITALIE

Le 21 décembre. -- Jour le plus court de l'année pour une
expédition qui eût demandé tout le contraire, le passage du mont
Cenis, sur lequel tant de choses ont été écrites. Pour ceux que la
lecture a remplis de l'attente de quelque chose de sublime, c'est
une illusion aussi grande qu'on en peut trouver dans les romans;
si l'on en croyait les voyageurs, la descente en ramassant sur la
neige se fait avec la rapidité de l'éclair; mon malheur ne me
permit pas de rencontrer quelque chose d'aussi merveilleux. À la
Grande-Croix, nous nous assîmes entre quatre bâtons parés du nom
de traîneau, on y attelle une mule, et un conducteur qui marche
entre l'animal et le traîneau sert principalement à fouetter de
neige la figure du voyageur. Arrivés au précipice qui mène à
Lanebourg (Lans-le-Bourg), on renvoie la mule et on commence à
ramasser. Le poids de deux personnes, le guide s'étant assis à
l'avant du traîneau pour le diriger avec ses talons dans la neige,
est suffisant à mettre le tout en mouvement. Pendant la plus
grande partie de la route, il se contente de suivre très
modestement le sentier des mules, mais de temps en temps, pour
éviter un détour, il prend la droite ligne, et alors le mouvement
est assez rapide pour être agréable. Les guides pourraient
raccourcir de moitié et satisfaire les Anglais avec cette
rapidité, qui leur plaît tant. Actuellement on ne va pas plus vite
qu'un bon cheval anglais au trot. Les exagérations viennent peut-
être de voyageurs qui, passant dans l'été, ont cru les muletiers
sur parole. Voyager sur la neige fait naître assez communément de
risibles incidents; la route des traîneaux n'est pas plus large
que ce véhicule, et quelquefois nous rencontrions des mules, etc.
On se demandait souvent qui céderait le pas, et avec raison, car
la neige a dix pieds de profondeur, et les pauvres bêtes y
regardaient un peu avant de s'engloutir. Une jeune Savoyarde,
montée sur un mulet, fut tout à fait malheureuse; en passant près
du traîneau, sa monture, qui était rétive, trébucha et la jeta
dans la neige; la pauvrette y tomba la tête la première et assez
profondément pour que ses grâces fissent l'effet d'un poteau
fourchu. Les mauvais plaisants de muletiers riaient de trop bon
coeur pour songer à la tirer d'embarras. Si c'eût été une
ballerina italienne, l'attitude n'aurait eu pour elle rien de bien
mortifiant. Ces aventures joviales et un beau soleil firent passer
agréablement la journée, et à Lanebourg nous étions d'assez bonne
humeur pour avaler de bon appétit un dîner qu'en Angleterre nous
eussions fait porter au chenil. -- 20 milles.

Le 22. -- Passé tout le jour dans les hautes Alpes. Les villages
paraissent pauvres, les maisons sont mal bâties, et les gens n'ont
pour leur bien-être que du bois de pin en abondance, encore les
forêts qui le fournissent sont-elles le refuge des loups et des
ours. Dîné à Modane, couché à Saint-Michel. -- 25 milles.

Le 23. -- Traversé Saint-Jean de Maurienne, siège épiscopal;
rencontré tout auprès quelque chose de mieux qu'un évêque, la plus
jolie, ou plus exactement la seule jolie des femmes que nous ayons
vues en Savoie. On nous dit que c'était madame de la Coste, femme
d'un fermier des tabacs; j'aurais été plus content de savoir
qu'elle appartenait à la charrue. Les montagnes se montrent moins
menaçantes, elles s'écartent assez pour offrir à la courageuse
industrie des habitants quelque chose comme une vallée, mais le
torrent, qui en est jaloux, s'en empare avec la violence du
despotisme, et comme ses frères, les tyrans, il ne règne que pour
ravager. Les vignes s'étendent sur quelques pentes, les mûriers
commencent à paraître, les villages deviennent plus grands, mais
ce sont des amas informes de pierres plutôt que des rangées
régulières de maisons. Cependant à l'intérieur de ces humbles
chaumières, au pied de ces montagnes couvertes de neige, où la
lumière ne vient que tardivement et où la main de l'homme semble
plutôt l'exclure que la rechercher, la paix et le contentement qui
accompagnent une vie honnête pourraient, devraient trouver un
asile, si la nature seule y faisait sentir sa misère; le poids du
despotisme peut être plus lourd encore. Par instants la vue est
pittoresque et agréable, des enclos s'attachent aux parois de la
montagne, comme un tableau fixé au mur d'une chambre. Les gens
sont en général mortellement laids et de petite taille. La
Chambre, triste dîner, couché à Aiguebelle. -- 30 milles.

Le 24. -- Aujourd'hui le pays devient bien meilleur, nous
approchons de Chambéri, les montagnes s'éloignent, tout en gardant
leur hauteur imposante, les vallées s'élargissent, les versants se
cultivent, et près de la capitale de la Savoie, de nombreuses
maisons de campagne animent cette scène. Au-dessus de Mal-Taverne
se trouve Châteauneuf, résidence de la comtesse de ce nom. Je fus
indigné de voir au village un carcan avec une chaîne et un collier
de fer, signe de l'arrogance seigneuriale de la noblesse et de la
servitude du peuple. Je demandai pourquoi il n'avait pas été brûlé
avec l'horreur qu'il méritait. Cette question n'excita pas la
surprise comme je m'y attendais, et comme elle l'aurait fait avant
la révolution française. Ceci amena une conversation dans laquelle
j'appris qu'en haute Savoie il n'y a pas de seigneurs; les gens y
sont en général à leur aise, ils ont quelques petites propriétés,
et, malgré la nature, la terre y est presque aussi chère que dans
le pays bas, où les gens sont pauvres et malheureux. «Pourquoi? --
Parce qu'il y a partout des seigneurs.» Quel malheur que la
noblesse, au lieu d'être le soutien, la bienfaitrice de ses
pauvres voisins, devienne son tyran par ces exécrables droits
féodaux! N'y a-t-il donc que les révolutions qui, en brûlant ses
châteaux, la force à céder à la violence ce qu'elle devrait
accorder à la misère et à l'humanité? Nous nous étions arrangés de
manière à arriver de bonne heure à Chambéri, pour visiter le peu
qu'il y a de curieux. C'est le séjour d'hiver de presque toute la
noblesse savoyarde. Le plus beau domaine du duché ne donne pas au
delà de 60 000 liv. de Piémont (3 000 l. st.), mais on vit ici en
grand seigneur pour 20 000 liv. Un gentilhomme qui n'a que 150
louis de revenu veut passer trois mois à la ville; pour y faire
pauvre figure, il doit donc mener une misérable vie pendant les
neuf mois de campagne. Les oisifs voient leur Noël manquée, la
cour n'a pas permis l'entrée de la troupe ordinaire de comédiens
français, craignant qu'ils n'apportassent avec eux, à ces rudes
montagnards, l'esprit de liberté de leur pays. Est-ce faiblesse,
est-ce bonne politique? Chambéri avait pour moi des objets plus
intéressants. Je brûlais de voir les Charmettes, le chemin, la
maison de madame de Warens, la vigne, le jardin, tout, en un mot,
de ce qui a été décrit par l'inimitable plume de Rousseau. Il y
avait dans madame de Warens quelque chose de si délicieusement
aimable, en dépit de ses faiblesses; sa gaieté constante, son
égalité d'humeur, sa tendresse, son humanité, ses entreprises
agricoles, et plus que tout, l'amour de Rousseau, ont gravé son
nom parmi le petit nombre de ceux dont la mémoire nous est chère,
par des raisons plus aisées à sentir qu'à expliquer. La maison est
à un mille environ de Chambéri, faisant face au chemin rocailleux
qui mène à la ville et à la châtaigneraie, située dans la vallée.
Elle est petite, semblable à celle d'un fermier de cent acres,
sans prétentions, en Angleterre: le jardin pour les fleurs et les
arbustes est très simple. Le tableau plaît, on aime à se savoir
près de la ville sans la sentir en rien, comme Rousseau l'a
décrit. Il ne pouvait que m'intéresser et je le vis avec la plus
grande émotion, il me souriait même avec la triste nudité de
décembre. Je m'égarai sur ces collines où Rousseau s'était
certainement promené et qu'il avait peintes de couleurs si
agréables. En retournant à Chambéri, mon coeur était plein de
madame de Warens. Nous avions dans notre compagnie un jeune
médecin, M. Bernard de Modane en Maurienne, homme de bonnes
manières, ayant des relations à Chambéri; je fus fâché de le voir
ignorant de tout ce qui concernait madame de Warens, excepté sa
mort. En me remuant un peu, j'obtins le certificat suivant:

Extrait du registre mortuaire de l'église paroissiale de Saint-
Pierre de Lemens.

«Le 30 juillet 1762 a été inhumée, dans le cimetière de Lemens,
dame Louise-Françoise-Éléonore de la Tour, veuve du seigneur baron
de Warens, native de Vevey, canton de Berne, en Suisse; morte
hier, à dix heures du soir, en bonne chrétienne et munie des
derniers sacrements de l'Église, à l'âge de 63 ans. Elle avait
abjuré la religion protestante il y a trente-six ans, persévérant
depuis dans la nôtre. Elle a fini ses jours au faubourg de Nesin,
où elle vivait depuis environ huit ans, dans la maison de
M. Crépine. Elle avait demeuré auparavant pendant quatre ans au
Rectus, dans la maison du marquis d'Allinge. Elle n'avait pas
quitté cette ville depuis son abjuration.»

«Signé: GAIME, RECTEUR DE LEMENS.»

«Je soussigné, recteur actuel de la paroisse dudit Lemens,
certifie que ceci est un extrait fait par moi, du registre
mortuaire de l'église dudit lieu, sans y avoir ajouté ou retranché
quoi que ce soit, et, après l'avoir colligé, je l'ai trouvé
conforme à l'original. En foi de quoi j'ai signé les présentes à
Chambéri, ce vingt-quatre décembre 1789.

Signé: A. SACHOD, RECTEUR DE LEMENS.»

Le 20 -- Quitté Chambéri avec le regret de ne pas le connaître
davantage. Rousseau fait une agréable peinture du caractère de ses
habitants[31], j'aurais voulu pouvoir l'apprécier. Voici la pire
journée qu'il y ait eu pour moi depuis bien des mois: un dégel
glacial accompagné de pluie et de neige fondue; cependant à cette
époque de l'année où la nature laisse à peine paraître un sourire,
les environs étaient charmants; les vallées, les collines se
mêlent dans une telle confusion, que l'ensemble est assez
pittoresque pour accompagner une scène du désert, et assez adouci
par la culture et les habitations pour produire une beauté
enchanteresse. Tout le pays est enclos jusqu'à Pont-de-Beauvoisin,
première ville de France où nous nous arrêtâmes pour dîner et
passer la nuit. Le passage des Échelles, taillé dans le roc par le
duc de Savoie, est un superbe et prodigieux ouvrage. À Pont, nous
entrons de nouveau dans ce noble royaume, et nous revoyons ces
cocardes de liberté et ces armes dans les mains du peuple, qui,
nous l'espérons, ne serviront qu'à maintenir la paix du pays et
celle de l'Europe. -- 24 milles.

Le 26. -- Dîné à Tour-du-Pin, couché à Verpilière (la
Verpillière). Cette entrée est, sous le rapport de la beauté, la
plus avantageuse pour la France. Que l'on vienne d'Espagne,
d'Angleterre, des Flandres ou de l'Italie par Antibes, rien
n'égale ceci. Le pays est réellement magnifique, bien planté, bien
enclos et paré de mûriers et de quelques vignes. On n'y trouve à
redire que pour les maisons, qui, au lieu d'être blanches et bien
bâties comme en Italie, sont des huttes de boue, couvertes en
chaume, sans cheminées, la fumée sortant ou par un trou dans le
toit ou par les fenêtres. Le verre semble inconnu, et ces maisons
ont un air de pauvreté qui jure avec l'aspect général de la
campagne. En sortant de Tour-du-Pin, nous avons vu de grands
communaux. Passé par Bourgoin, ville importante. Gagné Verpilière.
Ce pays est très accidenté très beau, bien planté et parsemé de
châteaux, de fermes et de chaumières. Un soleil radieux ne
contribuait pas peu à sa beauté. Depuis dix ou douze jours il a
fait, de ce côté des Alpes, un temps magnifique et chaud; dans les
Alpes, et de l'autre côté, dans les plaines de la Lombardie, nous
étions gelés et enterrés dans les neiges. La garde bourgeoise
examina nos passeports à Pont-de-Beauvoisin et à Bourgoin, mais
nulle part ensuite. On nous assure que le pays est parfaitement
calme, on ne monte plus la garde dans les villages, et on ne
recherche plus les émigrés comme cet été. Passé, non loin de
Verpilière, à côté du château de M. de Veau, qui a été incendié;
il est bien situé et adossé à un beau bois. M. Grundy était ici en
août; quelques jours après ces ravages, il y avait encore un
paysan pendu à un arbre de l'avenue, le seul de ceux que la garde
bourgeoise avait saisis pour ces brigandages. -- 27 milles.

Le 27. -- Changement soudain; la campagne, l'une des plus belles
de France, devient plate et sombre. Arrivé a Lyon, et là, pour la
dernière fois, j'ai vu les Alpes. On a du quai le magnifique coup
d'oeil du mont Blanc, que je ne connaissais pas auparavant:
j'éprouve une certaine mélancolie en pensant que je quitte
l'Italie, la Savoie et les Alpes, pour ne les revoir probablement
jamais. Quelle terre peut se comparer à l'Italie pour tout ce qui
la rend illustre! Elle a été le séjour des grands hommes, le
théâtre des grandes actions, la seule carrière où les beaux-arts
aient régné sans partage. Où trouver plus de charmes pour les
yeux, les oreilles, plus de sujets de curiosité? Pour chacun
l'Italie est le second pays du monde, preuve certaine qu'il en est
le premier. Au théâtre: une chose en musique qui m'a trop rappelé
l'Italie par le contraste! Quelle ordure que cette musique
française! Les contorsions de la dissonance incarnée! Le théâtre
ne vaut pas celui de Nantes, encore bien moins celui de Bordeaux.
-- 18 milles.

Le 28 -- J'avais des lettres pour M. Goudard, grand négociant en
soies, et j'étais passé hier chez lui; il m'avait invité à
déjeuner pour ce matin. J'essayai de toutes les façons d'avoir
quelques renseignements sur la manufacture de Lyon, ce fut en
vain: toujours c'est selon ou c'est suivant. Visite à M. l'abbé
Rozier, auteur du volumineux Dictionnaire d'agriculture in-quarto.
Je voulais simplement voir l'homme que l'on élevait aux nues, et
non pas lui demander, selon mon habitude, des notions simples et
pratiques, qu'il ne fallait pas attendre du compilateur d'un
dictionnaire. Quand M. Rozier était à Béziers, il occupait une
ferme considérable; mais en devenant citadin, il plaça sur sa
porte la devise suivante: «Laudato ingentia rura, exiguum colito,»
mauvais excuse pour se passer tout à fait de ferme. Par deux ou
trois fois j'essayai d'amener la conversation sur la pratique,
mais il s'échappa de ce sujet par des rayons tellement
excentriques de la science, que je sentis la vanité de mes
tentatives. Un médecin présent à notre entretien me fit observer
que si je tenais à des choses purement pratiques, c'était aux
fermiers ordinaires qu'il fallait m'adresser, montrant par son ton
et ses manières que cela lui semblait au-dessous de la science.
M. l'abbé Rozier possède cependant de vastes connaissances,
quoiqu'il ne soit pas fermier, et dans les branches où son
inclination l'a poussé, il est célèbre à juste titre: il n'est
éloge qu'il ne mérite pour avoir fondé le Journal de physique,
qui, en somme, est de beaucoup le meilleur qu'il y ait en Europe.
Sa maison est magnifiquement située, en face d'un beau paysage, sa
bibliothèque est garnie de bons livres, et tout chez lui annonce
l'aisance. Visité ensuite M. Frossard, ministre protestant, qui
mit avec un aimable empressement tout ce qu'il connaissait à ma
disposition, et, pour le reste, m'adressa à M. Roland la Platerie
(de la Platière), inspecteur des fabriques de Lyon. Ce monsieur
avait sur différents sujets des notes qui enrichissaient son
entretien, et, comme il ne s'en montrait pas jaloux, j'eus
l'agréable certitude de ne pas quitter Lyon sans emporter ce que
j'y étais venu chercher. M. Roland, quoique déjà assez âgé, a une
jeune et belle femme, celle à qui il adressait ses lettres
d'Italie, publiées ensuite en cinq ou six volumes. M. Frossard
ayant invité M. de la Platerie à dîner, notre entretien recommença
sur l'agriculture, les manufactures et le commerce; nos opinions
étaient à peu près les mêmes, excepté sur le dernier traité, qu'il
condamnait injustement selon moi; la discussion s'engagea. Il
soutenait avec chaleur que la soie aurait dû jouir des avantages
assurés à la France: je lui représentai que l'offre en avait été
faite au ministère français, qui l'avait refusée; j'allai plus
loin, j'osai soutenir que, si cela avait eu lieu, l'avantage
aurait été pour nous, en supposant, suivant les idées ordinaires,
que le bénéfice et la balance du commerce soient la même chose. Je
lui demandai sa raison de croire que la France achèterait les
soies de Piémont et de Chine, et les vendrait à meilleur marché
que l'Angleterre, tandis que nous achetons les cotons de France
pour nos fabriques et nous pouvons, malgré les droits et les
charges, les donner à meilleur compte que ce pays. Ces points et
quelques autres semblables furent discutés avec cette attention et
cette bonne foi qui leur donnent tant d'intérêt auprès des
personnes qui aiment un entretien libre sur des sujets
instructifs. Le point de jonction des deux fleuves, la Saône et le
Rhône, est à Lyon un des objets les plus dignes de la curiosité
des voyageurs. La ville serait sans doute mieux placée sur ce
terrain égal à la moitié de l'espace qu'elle couvre actuellement;
les travaux au moyen desquels il a été conquis sur les fleuves ont
ruiné leurs entrepreneurs. Je préfère Nantes à Lyon. Lorsqu'une
ville s'élève au confluent de deux rivières, on doit supposer que
celles-ci ajoutent à la magnificence du tableau qu'elle présente.
Sans quais larges, propres et bien bâtis, que sont les fleuves
pour les cités, sinon des canaux qui leur apportent la houille et
le goudron? Mettons à l'écart la terrasse d'Adelphi et les
nouveaux bâtiments de Somerset-place, la Tamise contribue-t-elle
plus à la beauté de Londres que Fleetditch tout enterré qu'il est?
Je ne connais rien qui trompe autant notre attente que les villes,
il y en a si peu dont le tracé satisfasse aux exigences du goût!

Le 29. -- Parti de bon matin avec M. Frossard pour visiter une
ferme des environs. Mon compagnon est un champion dévoué de la
nouvelle constitution qui s'établit en France. Justement, tous
ceux de la ville avec qui j'ai parlé représentent l'état des
fabriques comme atteignant la plus extrême misère. Vingt mille
personnes ne vivent que de charités, et la détresse des basses
classes est la plus grande que l'on ait vue, plus grande que l'on
ne pourrait se l'imaginer. La cause principale du mal que l'on
ressent ici est la stagnation du commerce, causée par l'émigration
des riches et le manque absolu de confiance chez les marchands et
les manufacturiers, d'où de fréquentes banqueroutes. Dans une
période où on peut mal supporter un accroissement de charges, on
s'épuise en souscriptions énormes pour le soutien des pauvres; on
ne paye pas pour eux moins de 40 000 louis d'or par an, y compris
le revenu des hôpitaux et des fondations charitables. Mon
compagnon de voyage, désirant arriver au plus tôt à Paris, m'a
persuadé de l'accompagner dans sa chaise de poste, façon de
voyager détestable à mon goût, mais la saison m'y forçait. Un
autre motif: c'était d'avoir plus de temps à passer à Paris pour
observer ce spectacle extraordinaire d'un roi, d'une reine et d'un
dauphin de France, prisonniers de leur peuple. J'acceptai donc, et
nous nous sommes mis en route aujourd'hui après dîner. Au bout de
dix milles nous atteignîmes les montagnes. La campagne est triste,
ni clôtures, ni mûriers, ni vignes, de grandes terres incultes, et
rien qui indique le voisinage d'une grande ville. Couché à Arnas.
Bon hôtel. -- 17 milles.

Le 30. -- En chemin de bon matin pour Tarare, dont la montagne est
moins formidable en réalité qu'on veut bien le dire. Même pays
jusqu'à Saint-Symphorien. Les maisons deviennent plus belles, plus
nombreuses en approchant de la Loire, que l'on passe à Roanne;
c'est déjà une belle rivière, navigable depuis bien des milles, et
conséquemment à une grande distance de son embouchure. Beaucoup
d'énormes bateaux plats. -- 50 milles.

Le 31. -- Belle journée, soleil brillant; nous n'en connaissons
guère de semblable en Angleterre dans cette saison. Les bois du
Bourbonnais commencent après Droiturier. Le pays devient meilleur:
à Saint-Gérand le Puy, il est animé par de jolies maisons blanches
et des châteaux; cela continue jusqu'à Moulins. J'ai cherché ici
mon vieil ami M. l'abbé Barut, et j'ai revu M. le marquis de
Gouttes, à l'occasion de la vente du domaine de Riaux; je désirais
qu'il m'assurât de nouveau de me prévenir avant de s'entendre avec
un autre acheteur; il me le promit, et je n'hésitai pas à me fier
à sa parole. Jamais aucune occasion ne m'a tenté comme celle-ci
d'acquérir une magnifique propriété dans l'une des plus belles
parties de la France et l'un des plus beaux climats de l'Europe.
Dieu veuille, s'il lui plaît de prolonger ma vie, que dans ma
triste vieillesse je ne me repente pas d'avoir repoussé, sans y
penser à deux fois, une offre que la prudence m'ordonnait
d'accepter, tandis que le seul préjugé m'empêchait de le faire. Le
ciel m'accorde la paix et la tranquillité pour le soir de mes
jours, qu'ils se passent en Suffolk ou dans le Bourbonnais! -- 38
milles.
ANNÉE 1790

1er janvier. -- Nevers a un bel aspect, se dressant avec orgueil
sur les bords de la Loire; mais après l'entrée, elle est comme
mille autres villes. Vues de loin, toutes ressemblent à un groupe
de femmes se pressant l'une contre l'autre; vous voyez ondoyer
leurs plumes et étinceler leurs diamants; vous croyez ces
ornements des signes certains de la beauté; mais approchez, vous
reconnaîtrez trop souvent l'argile commune. Vaste panorama au nord
de la montagne qui descend à Pougues et, après Pouilly, beau
paysage où serpente la Loire. -- 75 milles.

Le 2. -- Briare. Le canal annonce les heureux effets de
l'industrie. Nous quittons ici la Loire. Sur toute la route, la
campagne est très variée, sèche en grande partie; des rivières,
des collines, des bois, la rendent fort agréable; mais presque
partout le sol est pauvre. Passé en vue de nombreux châteaux,
parmi lesquels il en a de beaux. Couché à Nemours, chez un
aubergiste surpassant en friponnerie tous ceux que nous avions
rencontrés en Italie comme en France. Notre souper se composait
de: une soupe maigre, une perdrix et un poulet rôtis, un plat de
céleri, un petit chou-fleur, deux bouteilles de méchant vin du
pays et un dessert consistant en deux biscuits et quatre pommes.
Voici la note: Potage 1 l. 10 s. -- Perdrix, 2 l. 10 s. -- Poulet,
2 l. -- Céleri, 1 l. 4 s. -- Chou-fleur, 2 l. -- Pain et dessert,
2 l. -- Feu et appartement, 6 l. -- Total, 19 l. 8 s. Nous eûmes
beau nous récrier sur ce vol, ce fut en vain. Nous insistâmes
alors pour qu'il acquittât sa note, ce qu'il fit de mauvaise grâce
en mettant à l'Étoile, Foulliare. Mais comme, en nous menant à
l'auberge, on ne nous avait pas annoncé l'Étoile, mais l'Écu de
France, nous soupçonnions quelque duperie; effectivement, nous
vîmes, en sortant de la maison pour l'examiner, que l'enseigne
était bien celle de l'Écu, et on nous apprit que le nom de ce
coquin était Roux au lieu de Foulliare. Il ne s'attendait pas à
être ainsi démasqué, non plus qu'au torrent d'injures et de
reproches qui nous échappa sur son infâme conduite; mais il se
sauva à toutes jambes et fut se cacher jusqu'à notre départ. En
bonne conscience, on doit au monde de noter un tel gredin. -- 60
milles.

Le 3. -- Traversé la forêt de Fontainebleau, gagné Melun, puis
Paris. Les soixante postes de Lyon à Paris, équivalant à 300
milles anglais, nous reviennent, y compris les trois louis du
loyer de la chaise (vieux cabriolet français à deux roues) et les
dépenses d'auberge, etc., à 15 liv. st., soit 1 sh. par mille ou 6
d. par mille et par tête. À Paris, je me dirigeai immédiatement
vers mon ancienne demeure, l'hôtel de Larochefoucauld; j'avais
reçu à Lyon une lettre du duc de Liancourt, par laquelle il me
priait de me considérer dans son hôtel comme chez moi, ainsi que
je le faisais du temps de sa regrettable mère, la duchesse
d'Estissac, qui était morte pendant mon voyage en Italie. Je
trouvai mon ami Lazowski en bonne santé, et nous pûmes parler à
gorge déployée de ce qui s'était passé en France depuis mon départ
de Paris. -- 46 milles.

Le 4 -- Après le déjeuner, j'ai fait un tour aux Tuileries, où se
présenta le spectacle le plus extraordinaire que Français ou
Anglais ait vu dans cette ville: le roi se promenant avec un ou
deux officiers de sa maison et un page au milieu de six grenadiers
de la garde bourgeoise. Les portes du jardin étaient fermées, par
respect pour lui, afin d'en exclure toute personne qui n'a pas le
titre de député ou une carte d'admission. Quand il rentra dans le
palais, on les ouvrit pour tout le monde sans distinction, quoique
la reine se promenât encore avec une dame de la cour. Elle aussi
était escortée par des gardes françaises, et de si près, que, pour
n'être pas entendue d'eux, elle devait parler à voix basse. La
populace la suivait, parlant très haut et ne lui marquant d'autre
respect que de lui ôter son chapeau quand elle passait; c'est plus
que je n'aurais cru. Sa Majesté ne paraît pas bien portante, elle
semble affectée et sa figure en garde des traces. Le roi est aussi
gras que s'il n'avait aucun souci. Par ses ordres, on a réservé un
petit jardin pour l'amusement du Dauphin, on y a bâti un petit
pavillon où il se retire en cas de pluie: je le vis à l'ouvrage
avec sa bêche et son râteau, mais non sans deux grenadiers pour
l'accompagner. C'est un joli petit garçon, d'un air très avenant;
il ne passe pas sa sixième année; il se tient bien. Partout où il
va, on lui ôte son chapeau, ce que j'observais avec plaisir. Le
spectacle de cette famille prisonnière (car telle est sa véritable
situation) choque au premier abord; ce serait à bon droit, si,
comme je le crois, il ne le fallait pas absolument pour effectuer
la révolution; mais dans cette nécessité personne ne peut blâmer
le peuple de prendre toutes les mesures en son pouvoir pour
assurer cette liberté saisie par la violence. Il n'y a de
condamnable, dans un tel moment, que ce qui met en danger la
liberté de la nation. Je dois cependant avouer ici mes doutes: je
ne sais si ce traitement de la famille royale doit être regardé
comme une garantie de liberté, ou si, au contraire, ce n'est pas
une démarche fort périlleuse qui expose au hasard tout ce que l'on
a gagné. Je me suis entretenu avec plusieurs personnes
aujourd'hui, et leur ai fait part de mes appréhensions en les
peignant même plus vives qu'elles ne sont en réalité, afin de
connaître leur sentiment; il est évident que l'on est à présent
dans la crainte d'une contre-révolution. Grande partie de ce
danger, sinon le tout, vient de la violence faite à la famille
royale. Avant, l'Assemblée nationale ne répondait que des lois et
de la future constitution, à présent elle a toute la
responsabilité du gouvernement de l'État, du pouvoir exécutif
comme du législatif. Cette situation critique a nécessité des
efforts constants de la milice parisienne. Le grand but de
M. de La Fayette et des autres chefs militaires est d'améliorer sa
discipline et de la former assez pour pouvoir y placer leur
confiance s'il en était besoin pour le champ de bataille. Mais tel
est l'esprit de liberté, même dans les choses militaires, qu'on
peut être officier aujourd'hui et rentrer demain dans les rangs,
méthode qui rend difficile d'atteindre le point que l'on se
propose. L'armée permanente se compose à Paris de 8 000 hommes,
payés 15 sous par jour. Dans ce nombre sont compris les gardes
françaises qui passèrent au peuple à Versailles; il y a également
800 cavaliers, coûtant chacun 1 500 liv. (62 liv. st. 15 sh. 6 d.)
par an, leurs officiers ont la paye double de ceux de l'armée.

Le 5. -- L'adresse présentée hier au roi par l'Assemblée nationale
lui a fait honneur auprès de tous. Je l'ai entendu louer par des
gens de toute opinion. Elle avait trait à la fixation de la liste
civile. On avait arrêté d'envoyer au roi une députation pour le
prier d'en déterminer le montant, en consultant moins son goût
pour l'économie que le sentiment de la dignité dont il convient
d'entourer le trône. Dîné avec le duc de Liancourt, dans les
appartements des Tuileries, qui, au retour de Versailles, lui ont
été assignés comme grand maître de la garde-robe: deux fois la
semaine il donne un grand dîner aux députés, il en vient de vingt
à quarante. On avait fixé trois heures et demie, mais j'attendis
avec quelques députés, qui avaient quitté l'Assemblée, jusqu'à
sept heures, que le duc arriva avec le reste des convives.

Il y a dans l'Assemblée un écrivain de valeur, auteur d'un très
bon livre, dont j'attendais quelque chose au-dessus de la
médiocrité; mais il est plein de tant de gentillesse, que j'en fus
ébahi en le voyant. Sa voix est le murmure d'une femme, comme si
ses nerfs ne lui permettaient pas un exercice aussi violent que de
parler assez haut pour se faire entendre; quand il soupire ses
idées, c'est les yeux à demi fermés; il tourne la tête de côté et
d'autre comme si ses paroles devaient être reçues comme des
oracles, et il a tant de laisser-aller et de prétentions à
l'aisance et à la délicatesse sans avantages personnels qui
secondent ses gentillesses, que j'admirai par quel art on avait
formé un tel ensemble d'éléments hétérogènes. N'est-il pas étrange
de lire avec ravissement le livre d'un auteur, de se dire: Cet
homme est complet, tout se tient chez lui, il n'y a point de cette
boursouflure, de ces niaiseries si communes chez les autres, et de
trouver tant de petitesse!

Le 6, le 7 et le 8. -- Le duc de Liancourt ayant l'intention de
prendre une ferme pour la cultiver selon les principes anglais, il
me pria de l'accompagner, ainsi que mon ami Lazowski, à Liancourt,
pour lui donner mon opinion sur les terres et les moyens
d'accomplir ses projets, ce à quoi je me rendis sur-le-champ. Je
fus témoin d'une scène qui me fit sourire: à peu de distance du
château de Liancourt, il y a un vaste terrain inculte, tout à côté
de la route, et qui appartient au duc. Je vis quelques ouvriers
très occupés à le couper en petites divisions par des haies, à le
niveler, à le défoncer, enfin perdant un travail précieux sur un
terrain qui n'en valait pas la peine. Je demandai à l'intendant
s'il croyait cette dépense utile: il me répondit que les pauvres
de la ville, au début de la révolution, déclarèrent que, faisant
partie de la nation, les terrains incultes, propriétés de la
nation, leur appartenaient; en conséquence, passant de la théorie
à la pratique, ils en prirent possession sans autre formalités et
commencèrent à cultiver; le duc, ne voyant pas leur industrie avec
déplaisir, n'y mit aucun obstacle. Ceci montre l'esprit général et
prouve que, poussé un peu plus loin, ce ne serait pas peu de chose
pour la propriété dans ce royaume. Dans ce cas, cependant, je ne
puis que le louer; car s'il y a une injustice criante, c'est qu'un
homme garde inutilement de la terre qu'il ne veut ni cultiver ni
laisser cultiver aux autres. Les pauvres gens meurent de faim
devant des déserts qui les nourriraient par milliers. Ils sont
sages, et suivent la raison et la philosophie en s'emparant de ces
terrains, et je souhaite de tout coeur qu'une loi permette chez
nous ce qu'ont fait ici les paysans français. -- 72 milles.

Le 9. -- Déjeuné aux Tuileries. M. Desmarets, de l'Académie des
sciences, a apporté un Mémoire présenté par la Société royale
d'agriculture à l'Assemblée nationale, sur les améliorations à
introduire dans l'agriculture; on y signale, entre autres choses,
de plus grands soins à donner aux abeilles, à la panification et à
l'obstétrique. À l'avènement d'un gouvernement libre et patriote,
dont l'agriculture peut espérer des jours d'or, ces objets sont
sans doute d'une extrême importance. Quelques parties de ce
Mémoire méritent vraiment l'attention. Rendu visite à
M. de Nicolaï, mon compagnon de voyage, c'est un homme
considérable; grand hôtel, domestiques nombreux; son père est
maréchal de France et lui-même premier président d'une chambre du
parlement de Paris, la noblesse de cette ville l'avait choisi pour
son représentant aux états généraux, il a décliné cet honneur. Il
m'a invité à dîner dimanche, me promettant d'avoir M. Decrétot, le
célèbre fabricant de Louviers. -- Assemblée nationale. Le comte de
Mirabeau a parlé sur les membres de la chambre des vacations au
parlement de Rennes; il est vraiment éloquent, plein d'ardeur, de
vie, d'énergie, d'impétuosité. Soirée chez la duchesse d'Anville:
il y avait le marquis et la marquise de Condorcet, etc.; on n'a
parlé que de politique.

Le 10. -- Les chefs de l'Assemblée nationale sont: Target,
Chapelier, Mirabeau, Barnave, Volney le voyageur; jusqu'à
l'attaque contre les biens du clergé, l'abbé Sieyès en était; mais
cette mesure lui a tellement déplu, qu'il ne s'avance plus autant
maintenant. Les démocrates violents, qui ont la réputation d'être
si républicains en principe, qu'ils n'admettent pas même la
nécessité politique du nom de roi, sont appelés les enragés. Ils
ont une assemblée à l'église des Jacobins, que l'on nomme le Club
de la Révolution; elle se tient chaque soir dans la même salle où
fut formée la fameuse ligue sous le règne de Henri III, et ils
sont si nombreux que toutes les propositions sont discutées ici
avant d'être portées à l'Assemblée nationale. J'ai rendu visite ce
matin à plusieurs personnes, toutes très dévouées à ce parti et je
leur ai dit que ceci ressemblait trop à une junte parisienne
gouvernant toute la France, pour ne pas devenir à la longue
impopulaire et dangereux. Il m'a été répondu que l'ascendant que
Paris s'était arrogé était absolument nécessaire pour la sûreté de
la nation entière; que si rien ne se faisait que par le
consentement préalable de tous, on perdrait les plus précieuses
occasions, et l'Assemblée serait constamment exposée à une contre-
révolution. On avouait cependant que cela faisait naître de
grandes jalousies, surtout à Versailles, où (ajoutait-on) se
trouvent sans doute les complots qui ont la personne du roi pour
objet.

Il y a là des émeutes fréquentes, sous prétexte de la cherté du
pain, et de tels mouvements sont certainement très dangereux, car
ils ne peuvent éclater si près de Paris sans que le parti
aristocratique de l'ancien gouvernement ne s'efforce d'en prendre
avantage pour les tourner vers un but bien différent de celui
qu'elles s'étaient d'abord proposé. Je remarquai dans toutes les
conversations combien est générale la croyance des menées du vieux
parti pour mettre le roi en liberté. On semble presque persuadé
que la révolution ne sera entièrement consommée que par l'une de
ces tentatives. Il est curieux de voir l'opinion déclarer que, si
l'une d'elles offrait la moindre apparence de succès, le roi la
payerait immanquablement de sa vie; le caractère national est si
changé, non seulement sous le rapport de l'affection envers le
souverain mais aussi de cette douceur et de cette humanité pour
laquelle on l'a si longtemps admiré, que l'on admet cette
supposition sans horreur ni remords. En un mot, la ferveur de la
liberté est maintenant une sorte de rage; elle absorbe toute autre
passion et ne laisse paraître aux regards que ce qui promet
d'assurer cette liberté. Dîné en grande compagnie chez
M. de Larochefoucauld; les dames, les messieurs faisaient
également de la politique. Je dois remarquer un autre effet de la
révolution, qui n'a rien que de naturel, c'est l'amoindrissement
ou plutôt l'anéantissement de l'énorme pouvoir du sexe; auparavant
les dames se mêlaient de tout pour tout gouverner; je vois
clairement la fin de leur règne. Les hommes de ce pays étaient des
marionnettes mues par leurs femmes; au lieu de donner à présent le
ton, elles doivent, dans les questions d'intérêt national, le
recevoir et se résigner à se mouvoir dans la sphère de quelque
chef politique, c'est-à-dire qu'elles sont redescendues au niveau
pour lequel la nature les avait créées; elles en seront plus
aimables et la nation mieux gouvernée.

Le 11. -- On dit que les troubles de Versailles sont sérieux, et
on parle de complots; 800 hommes seraient en marche à
l'instigation d'une certaine personne, pour rejoindre ici certaine
autre personne, dans l'intention de massacrer La Fayette, Bailly
et Necker; chaque moment voit naître les plus sottes rumeurs. Il a
suffi de cela pour que M. La Fayette publie hier une instruction
sur le mode à suivre dans le rassemblement de la milice au cas
d'alarme soudaine. 800 hommes avec deux pièces de canon sont de
garde tous les jours aux Tuileries. Rencontré ce matin quelques
royalistes soutenant que l'opinion publique, dans le royaume,
s'avance rapidement vers un changement complet; que les plus
grands progrès sont dus à la pitié qu'inspire le roi et à
l'improbation de quelques mesures prises dernièrement par
l'Assemblée. Ils disent qu'il serait absurde de rien tenter
maintenant pour le roi, que sa position actuelle fait plus pour sa
cause que toute autre force, le sentiment général de la nation se
déclarant en sa faveur. Ils ne se font pas scrupule de dire qu'un
effort vigoureux et bien concerté le placerait à la tête d'une
puissante armée, à laquelle se joindrait bientôt un grand corps
trop outragé. Je répliquai qu'un honnête homme devait espérer que
cela n'arriverait point; car si une contre-révolution réussissait,
la France gémirait sous un despotisme beaucoup plus lourd
qu'auparavant. Ils n'en voulaient pas convenir; ils croyaient, au
contraire, qu'aucun gouvernement ne serait assuré qu'en donnant au
peuple des droits et des privilèges bien plus étendus que ceux
qu'il possédait sous l'ancienne constitution. Dîné chez mon
compagnon de voyage, M. de Nicolaï; dans la compagnie se trouvait,
suivant la promesse du comte, M. Decrétot, célèbre fabricant de
Louviers, qui m'apprit l'étendue de la détresse présente en
Normandie. Les filatures qu'il m'avait montrées l'année dernière à
Louviers sont arrêtées depuis neuf mois, et le peuple, dans sa
croyance que les machines lui étaient nuisibles, a détruit tant de
métiers, que le commerce est dans une situation déplorable.
Accompagné le soir M. Lazowski à l'Opéra italien. On donnait il
Barbiere di Siviglia, de Paesiello, une des compositions les plus
agréables de ce maître vraiment grand. Mandini et Raffanelli sont
excellents, Baletti a une voix fort douce. Il n'y a pas en Italie
d'opéra-comique comme celui de Paris, la salle est toujours
pleine; cela fera dans la musique française une aussi grande
révolution que celle qui a eu lieu dans le gouvernement. Que
pensera-t-on, dans peu, de Lully et de Rameau? Quel triomphe pour
les mânes de Jean-Jacques!

Le 12. -- Assemblée nationale; suite des débats sur la conduite de
la chambre des vacations au parlement de Rennes. M. l'abbé Maury,
royaliste zélé, a fait un discours très long et très éloquent en
faveur du parlement; sa diction est abondante et précise, il ne se
sert pas de notes. Il a répondu à ce qui avait été demandé par le
comte de Mirabeau quelques jours avant, et il s'exprima avec
véhémence contre son injustifiable appel du peuple de Bretagne à
ce qu'il nomma un redoutable dénombrement. Mieux valait, selon
lui, pour les membres de cette assemblée, passer en revue leurs
principes, leurs devoirs et les fruits de leur soin à respecter
des privilèges des sujets du royaume, que de provoquer un
dénombrement qui livrerait au fer et au feu toute une province.
Par six différentes fois, il fut obligé de s'arrêter à cause du
tumulte tant des tribunes que de l'assemblée; rien ne l'émut, il
attendait froidement le retour du calme et reprenait comme si rien
ne s'était passé. Son discours était très remarquable; les
royalistes l'admirèrent beaucoup, mais les enragés le condamnèrent
comme au-dessous du pire. Personne autre ne parla sans notes: le
comte de Clermont lut un discours où se trouvaient quelques
passages brillants, mais contenant toute autre chose qu'une
réponse à celui qui avait précédé; et en vérité c'eût été
merveille qu'il en fût autrement, ayant été préparé avant que
l'abbé eût pris la parole. Impossible de rendre l'ennui que ce
mode de lecture donne aux séances de cette assemblée. Qui de nous
voudrait rester dans les tribunes de la Chambre des communes, si
M. Pitt devait apporter une réponse écrite à ce que M. Fox aurait
à prononcer avant lui? Un autre mal aussi grand qui en découle,
c'est la longueur des séances, puisqu'il y a dix personnes contre
une qui sera capable de parler impromptu. Le manque d'ordre, la
confusion dominent comme au temps que l'Assemblée siégeait à
Versailles; les interruptions sont longues et fréquentes, et les
orateurs auxquels le règlement refuse la parole ne laissent pas de
la vouloir prendre. Le comte de Mirabeau demanda qu'il lui fût
permis de répondre à l'abbé Maury; le président mit sa proposition
aux voix, et la Chambre fut unanime pour la rejeter, de sorte que
le premier de leurs orateurs n'a pas assez d'influence pour faire
entendre ses explications. Nous n'avons pas l'idée d'un tel
règlement; cependant le grand nombre des membres rend ceci
nécessaire. J'oubliais de dire qu'aux deux extrémités de la salle,
il y a des tribunes entièrement publiques; celles qui occupent les
côtés ne s'ouvrent qu'aux amis des députés qui montrent des
cartes: dans toutes, l'auditoire est fort bruyant, applaudit à
outrance ce qui le charme, va parfois jusqu'à siffler ce qui lui
déplaît, indécence incompatible avec la liberté de discussion. Je
n'attendis pas la fin, et je m'en retournai chez le duc de
Liancourt, aux Tuileries, pour dîner avec sa compagnie habituelle;
il y avait ce soir MM. Chapelier et Desmeuniers (Mounier), qui
tous deux ont présidé l'Assemblée et y tiennent encore une place
éminente; M. Volney, le célèbre voyageur, le prince de Poix, le
comte de Montmorency, etc., etc. En attendant le duc de Liancourt,
qui n'arriva qu'à sept heures et demie, avec la majeure partie des
convives, la conversation roula presque entièrement sur le soupçon
véhément que l'on avait d'envois d'argent faits par l'Angleterre
pour jeter le trouble dans le royaume. Le comte de Thiard, cordon
bleu, qui commande en Bretagne, mentionna ce seul fait que
certains régiments en garnison à Brest, dont la conduite avait
toujours été bonne et sur lesquels on pouvait faire autant de
fonds que sur aucun autre de l'armée, avaient changé tout d'un
coup d'allures, par suite de distributions d'argent considérables.
L'un des députés, demandant à quelle époque cela avait eu lieu, il
lui fut répondu que c'était tout dernièrement; sur quoi il fit
observer immédiatement que cela suivait l'envoi de 1 100 000 liv.
(48 125 l. st.) par l'Angleterre, qui avait occasionné tant de
conjectures et de conversations. Cet envoi, dont on s'était
particulièrement préoccupé, était si mystérieux et si obscur, que
le fait seul avait pu être découvert; toutes les personnes
présentes m'en attestèrent l'exactitude. D'autres n'hésitaient pas
à joindre ces deux rapports et à les croire dépendants l'un de
l'autre. Je fis remarquer que, si l'Angleterre était réellement
mêlée à cette affaire, ce qui me paraissait incroyable, on devait
présumer que c'était dans son propre intérêt ou selon les
intentions supposées de son roi, ce qui se trouvait être alors la
même chose exactement: si on envoyait de l'argent, ce serait donc
pour soutenir un trône menacé et non pas pour en détacher les
fidèles serviteurs. Dans ce cas, ce serait sur Metz que seraient
dirigés les fonds, afin de maintenir les troupes dans leur devoir,
et non pas sur Brest, afin de les corrompre; l'idée serait trop
absurde. Tous semblèrent admettre la justesse de cette remarque,
mais ne s'en tinrent pas moins convaincus des deux faits, qu'ils
fussent ou non en relation entre eux. Au dîner, selon l'usage, la
plupart des députés, surtout les plus jeunes, étaient habillés en
polissons, beaucoup sans poudre et quelques-uns en bottes; quatre
ou cinq au plus avaient une tenue convenable. Que les temps sont
changés! Quand il n'avait rien de mieux à faire, le Parisien du
beau monde était la correction en personne dans tout ce qui touche
à la toilette; on le croyait frivole. Maintenant qu'il a à
s'occuper d'autres choses plus importantes, le caractère léger
qu'on lui prête habituellement disparaîtra. Tout dans ce monde
dépend du gouvernement.

Le 13. -- Il y a eu une grande émotion la nuit dernière parmi le
peuple qui s'est soulevé, dit-on, pour deux motifs: le premier,
pour qu'on lui livre le baron de Besenval afin de le pendre; le
deuxième, pour que le pain soit mis à deux sols la livre. Il le
paye cependant vingt-deux millions de moins par an que le reste du
royaume et il lui faut encore des réductions. L'opinion est qu'on
doit satisfaire le peuple en exécutant un aventurier du nom de
Favras qui se trouve en prison car pour Besenval, les cantons
suisses ont protesté si fermement en sa faveur, qu'on n'oserait le
toucher. La garde a été doublée ce matin de bonne heure, et huit
mille hommes d'infanterie et de cavalerie font des patrouilles
dans les rues. Chacun parle de projets d'enlèvement du roi, on dit
que ces mouvements ne sont pas, non plus que ceux de Versailles,
ce qu'ils semblent être, de simples émeutes, mais l'effet de
menées des aristocrates, qui, s'ils prenaient assez d'importance
pour occuper la milice parisienne, favoriseraient une autre partie
de la conspiration contre le nouveau gouvernement. Nul doute qu'on
ne fasse bien d'être sur le qui-vive; car, bien qu'il n'y ait
actuellement aucun complot, la tentation est si grande, les
probabilités si fortes pour qu'il s'en forme, que la moindre
négligence serait sûre d'en produire. Je me suis trouvé avec le
lieutenant-colonel d'un régiment de cavalerie, venant de ses
quartiers; il dit que tous ses hommes, sans exception, sont à la
dévotion du roi, prêts à marcher et à se montrer comme il
l'ordonnerait, pourvu que cela ne fût pas contre leurs sentiments
d'autrefois. Il ajoutait que cette obéissance n'eût pas été si
grande avant le voyage du roi à Paris; et, selon ce qu'il avait
appris dans ses conversations avec les officiers de différents
corps, il en était de même chez eux. S'il y a des projets sérieux
pour une contre-révolution et l'enlèvement du roi, et que leur
exécution ait été ou soit prévenue à l'avenir, la postérité le
saura probablement mieux que nous. Certes, les yeux de tous les
souverains et de tous les grands dignitaires d'Europe sont fixés
sur la révolution française, ils envisagent avec étonnement, avec
terreur, une situation qui plus tard peut devenir la leur; ils
doivent donc attendre avec anxiété que l'on fasse des efforts pour
étouffer un exemple qui ne manquera pas d'être imité quand les
occasions seront favorables. Dîné au Palais-Royal, en compagnie
choisie, tous politiques, car tous sont Français. On discuta la
question suivante: Les complots, dont il est si généralement
question aujourd'hui, sont-ils réels ou bien inventés et répandus
par les chefs de la révolution, afin d'animer la milice et
d'assurer par elle le gouvernement sur ses nouvelles bases?

Le 14. -- Des complots! Des complots! -- Le marquis La Fayette a
pris hier deux cents personnes sur onze cents qui s'étaient
réunies aux Champs-Élysées. Elles avaient de la poudre et des
balles, mais pas de fusils. On se demande quelles elles peuvent
être, et il n'est pas facile d'imaginer une réponse. Selon les
uns, ce sont des brigands venus à Paris, dans de sinistres
intentions; selon les autres, des gens de Versailles; un troisième
les dit Allemands, mais tous s'accordent à vouloir vous persuader
qu'ils font partie d'un plan de contre-révolution. Les bruits sont
si divers, si contradictoires, qu'il n'y a pas de confiance à y
mettre; on ne doit croire non plus que la dixième partie de ce qui
se dit. Il est singulier, et cela a fait beaucoup parler, que La
Fayette ne s'en est pas fié à l'armée, c'est-à-dire aux huit mille
hommes soldés régulièrement, et dont les gardes françaises forment
une grande partie; mais que pour cette expédition il a pris
seulement la bourgeoisie, ce qui a flatté ces derniers en raison
de ce que les autres en ont eu du dépit. L'heure est grosse
d'événements: il y a une anxiété, une attente, une incertitude
visible dans tous les regards; les hommes même qui sont le mieux
informés et le moins susceptibles de se laisser égarer par les
murmures de la foule, ne semblent pas dégagés de l'inquiétude de
tentatives pour enlever le roi et culbuter l'Assemblée. Beaucoup
croient aisé de faciliter la fuite du roi, de la reine et du
Dauphin, sans danger pour eux, pourvu qu'une armée suffisante soit
prête à les recevoir: les Tuileries sont très favorablement
situées pour un tel dessein. Dans ce cas il s'ensuivrait une
guerre civile, qui aboutirait au despotisme, quel que fût le
vainqueur: par conséquent ce dessein ne saurait venir d'un vrai
patriote. Si j'ai l'occasion de passer mon temps en bonne
compagnie dans cette ville, il faut que j'en donne aussi à
consulter des livres, des manuscrits, que je ne pourrais avoir en
Angleterre; je prends sur la nuit pour faire des extraits. J'ai
aussi des documents publics, dont la copie exige du temps. Qui
veut donner un bon aperçu d'un royaume comme la France, doit être
infatigable dans la recherche des matériaux: eût-il rassemblé ses
pièces avec tout le soin possible, quand il les examine de sang-
froid, pour les arranger, il en trouve beaucoup de peu de valeur
réelle, et plus encore d'une inutilité absolue.

Le 15. -- Visité au Palais-Royal les peintures du duc d'Orléans,
ce qui m'avait été refusé déjà une ou deux fois. On sait que la
collection est très riche en oeuvres des maîtres hollandais et
flamands, dont quelques-unes sont finies avec ce soin minutieux
donné par l'école aux détails d'expression. Mais c'est un genre
peu intéressant lorsque l'on trouve tout auprès les tableaux des
grands artistes de l'Italie; sous ce rapport la collection du
Palais-Royal est une des premières du monde; Raphaël, A. Carrache,
Titien, Dominiquin, Corrège, Paul Véronèse, s'y trouvent réunis.
Le premier morceau de la collection est l'un des plus beaux qui
soient jamais sortis d'un chevalet: ce sont les Trois Maries et le
Christ mort, par A. Carrache; le pouvoir de l'expression ne
saurait aller plus loin. Il y a un Saint Jean, de Raphaël,
semblable à ceux de Florence et de Bologne, et une inimitable
Vierge à l'enfant, du même. Une Vénus au bain et une Magdeleine,
par Titien; une Lucrèce, par André del Sarto; une Léda par Paul
Véronèse, et une autre, par Tintoret; Mars et Vénus et quelques
autres choses, de Paul Véronèse; une femme nue, par Bonieu,
peintre français encore vivant, morceau assez agréable. Quelques
belles toiles de Poussin et de Lesueur. Les appartements
tromperont tout le monde: je n'ai pas vu une belle salle; tout
cela est au-dessous du rang et de l'immense fortune du duc, qui
est le premier propriétaire d'Europe. Dîné chez le duc de
Liancourt; dans la compagnie se trouvait M. de Bougainville, le
célèbre voyageur autour du monde; il est aussi aimable que
judicieux; le comte de Castellane et le comte de Montmorency,
jeunes députés aussi enragés que s'ils s'appelaient Barnave ou
Rabaud.

Dans quelques allusions à la constitution d'Angleterre, je trouvai
que ces messieurs en faisaient bon marché, quant aux libertés
politiques. On discuta sur les idées du moment, les conspirations;
mais on semble s'accorder sur ce point, que, bien que la
constitution puisse être retardée par de tels moyens, il était
maintenant absolument impossible de l'empêcher de se faire. Le
soir, à ce que l'on appelle le Cirque national, au Palais-Royal,
édifice élevé dans le jardin, d'une folie coûteuse et extravagante
au delà de ce qu'on peut imaginer. C'est une grande salle de bal
enfoncée sous terre à moitié de sa hauteur, et comme si cela ne
suffisait pas pour la rendre humide, il y a une rivière qui coule
tout autour et un jardin planté sur le toit; des jets d'eau
jaillissant çà et là en font sans doute une place choisie pour une
soirée d'hiver. Ce qu'a coûté ce bâtiment, projeté, je le suppose,
par quelques amis du duc d'Orléans, exécuté à ses frais, aurait
suffi à l'établissement complet d'une ferme anglaise, bâtiments,
bétail, outillage, récoltes, sur une échelle qui eût fait honneur
au premier souverain de l'Europe; car on eût ainsi changé 5 000
arpents de déserts en jardin. Pour le résultat atteint de cette
manière, je ne saurais trouver les épithètes qu'il mérite. On a
voulu avoir un concert, un bal, un café, un billard, un bazar,
etc, etc., quelque chose dans le genre de notre Panthéon. Il y
avait concert ce soir; mais la salle étant presque vide, c'était,
en somme également froid et sombre.

Le 16. -- La frayeur des complots en est venue jusqu'à alarmer
grandement les meneurs de la révolution. Le dégoût, qui s'étend de
plus en plus sur leurs mesures, vient plutôt de la position du roi
que d'autre chose. Ils ne peuvent, après ce qui s'est passé,
mettre le roi en liberté avant d'avoir achevé la constitution, et
ils craignent également le changement qui s'opère en sa faveur
dans les esprits. Dans cette alternative, on a projeté de
persuader au roi de se rendre à l'Assemblée, de se déclarer
satisfait des mesures qu'elle a prises, et de se montrer comme à
la tête de la révolution en des termes qui excluent toute idée de
contrainte à son égard. Voilà le plan favori; il reste à persuader
au roi de faire une démarche qui, selon toute apparence, lui
enlèvera les avantages que l'esprit général des provinces aurait
pu lui valoir: après une telle déclaration, il doit s'attendre à
voir ses amis seconder les efforts du parti démocratique, en
désespoir de l'efficacité de tout autre principe. On pense arriver
là; si cela se vérifie, ce serait le meilleur projet pour se
débarrasser de la crainte des conspirations. J'ai couru les
librairies, un catalogue à la main, pour rassembler des
publications dont, malheureusement pour ma bourse, je sens le
besoin, afin de connaître sous différents rapports l'état actuel
de la France. Elles sont à présent si nombreuses, surtout en ce
qui touche au commerce, aux colonies, aux finances, aux impôts, au
déficit, etc., sans parler de la révolution elle-même, qu'il faut
plusieurs heures par jour pour en diminuer le nombre à acheter, en
les lisant la plume à la main. La collection que le duc de
Liancourt a rassemblée dès le commencement de la révolution, à la
réunion des notables, est prodigieuse: elle a coûté plusieurs
centaines de louis. Très complète, elle sera par la suite de la
plus grande valeur à consulter dans nombre de questions
intéressantes.

Le 17. -- C'est en vain que l'on a pressé le roi d'accepter le
plan dont j'ai parlé hier. Sa Majesté l'a reçu de façon à laisser
peu d'espoir de le voir adopter: mais le marquis de La Fayette le
soutient si vigoureusement, que, loin de l'abandonner tout à fait,
on le représentera à quelque moment plus favorable. Les royalistes
qui connaissent ce projet (car il n'est pas public) sont enchantés
de son échec. On attribue le refus à la reine. Une autre cause de
grandes inquiétudes pour les chefs de la révolution, ce sont les
rapports que l'on reçoit journellement des provinces, sur la
misère, la faim même qui tourmentent les manufacturiers, artisans,
marins; elles prennent de plus en plus un caractère sombre et
rendent d'autant plus alarmante l'idée d'efforts pour arrêter la
révolution. La seule industrie encore florissante est le commerce
avec les colonies sucrières, et l'idée d'émanciper les noirs, ou
au moins d'en arrêter la traite (idée venue d'Angleterre), a jeté
Nantes, Bordeaux, le Havre, Marseille et les autres villes
intéressées à ce commerce, quoique indirectement, dans une extrême
agitation. Le comte de Mirabeau se dit sûr d'obtenir un vote qui
abolisse l'esclavage; c'est la conversation du jour, surtout parmi
les meneurs, qui disent que la révolution étant fondée sur la
philosophie, et supportée par la métaphysique, un tel projet ne
peut que lui convenir. Mais certainement aussi, le commerce dépend
plus de la pratique que de la théorie, et les planteurs et les
négociants, venus à Paris pour s'opposer à cette mesure, sont
mieux préparés à montrer l'importance de leurs transactions, qu'à
raisonner philosophiquement sur l'abolition de l'esclavage.
Plusieurs brochures ont paru sur ce sujet dont quelques-unes
méritent l'attention.

Le 18. -- J'ai rencontré aujourd'hui à dîner, chez le duc de
Liancourt le marquis de Casaux, auteur du Mécanisme des Sociétés;
malgré toute la chaleur, le feu d'argumentation, la vivacité de
manières qui caractérisent ses écrits, il est très calme dans la
conversation, et n'a que peu de cette effervescence que ses livres
font attendre de lui. Le comte de Marguerite a avancé aujourd'hui
à table, devant près de trente députés, un fait excessivement
grave: parlant du vote sur l'affaire de Toulon, il a soutenu que
plusieurs députés s'en sont fait ouvertement les champions en
prétendant qu'il fallait encore plus d'insurrections. Je regardai
tout autour de moi pour voir venir une réponse: à mon extrême
surprise, personne ne répliqua un mot. Après une pause de quelques
moments, M. Volney, le voyageur, déclara qu'il croyait le peuple
de Toulon dans son droit, et justifiable dans toute sa conduite.
L'histoire de Toulon est connue de tout le monde. Ce comte de
Marguerite a la tête dure, sa conduite est ferme, ce n'est
sûrement pas un enragé. À dîner, M. Blin, député de Nantes,
parlant du club de la Révolution qui se tient aux Jacobins, dit:
«Nous vous avons donné un bon président,» puis il demanda au comte
pourquoi il n'y venait pas. Celui-ci répondit: «Je me trouve
heureux, en vérité, de n'avoir jamais été d'aucune société
politique particulière; je pense que mes fonctions sont publiques
et qu'elles peuvent aisément se remplir sans associations
particulières.» Personne ne répliqua. Le soir M. Decrétot et
M. Blin m'ont mené à ce club des Jacobins: la salle où il se tient
est, comme je l'ai déjà dit, celle où fut signée la fameuse Ligue.
Il y avait plus de cent députés présents, et le président sur son
fauteuil. On me présenta à lui comme l'auteur de l'Arithmétique
politique; alors il se leva, répéta mon nom à l'assemblée, en
demandant s'il éveillait quelques objections: «Aucune.» Voilà
toute la cérémonie, non pas seulement de présentation, mais même
d'élection: car on me dit qu'à présent je puis toujours être admis
en ma qualité d'étranger. On procéda ainsi à dix ou douze autres
élections. On débat dans ce club toute question qui doit être
portée à l'Assemblée nationale, on y lit les projets de lois, qui
sont rejetés ou approuvés après correction. Quand ils ont obtenu
l'assentiment général, tout le parti s'engage à les soutenir. On y
arrête des plans de conduite, on y élit les personnes qui devront
faire partie des comités, on y nomme des présidents pour
l'assemblée. Revenu chez la duchesse d'Anville, où le temps coule
toujours pour moi d'une manière agréable.

L'une des choses les plus amusantes d'un voyage à l'étranger,
c'est le spectacle de la différence des coutumes dans les choses
de la vie usuelle. Sous ce rapport, les Français ont été
généralement regardés en Europe comme ayant fait les plus grands
progrès, et, par suite, leurs manières, leurs coutumes ont été
plus copiées que celles de toute autre nation. Il n'y a qu'une
opinion sur leur cuisine; car, en Europe, tout homme qui tient
table a soit un cuisinier français, soit un de leurs élèves. Je
n'hésite pas à la proclamer bien supérieure à la nôtre. Nous avons
en Angleterre une demi-douzaine de plats vraiment nationaux
surpassant, à mon avis, tout ce que peut offrir la France;
j'entends un turbot à la sauce au homard, du poulet avec du
jambon, de la tortue, un quartier de venaison, une dinde à la
sauce aux huîtres, et puis c'est tout. C'est un vrai préjugé de
mettre le rosbif dans cette liste; car il n'y a pas de boeuf au
monde comme celui de Paris. Sur toutes les grandes tables où j'ai
dîné, il y en avait toujours de magnifiques morceaux. Les formes
variées que les cuisiniers savent donner à une même chose sont
vraiment surprenantes, et les légumes de toutes sortes prennent
avec leurs sauces une saveur dont manquent absolument ceux que
nous faisons bouillir dans l'eau. Cette différence ne se borne pas
à la comparaison d'une grande table en France avec une autre en
Angleterre; elle frappe aussi bien quand on rapproche le menu de
familles modestes dans les deux pays. Le dîner anglais que l'on
offre au voisin, la fortune du pot, composée d'un morceau de
viande et d'un pudding, est une mauvaise fortune en Angleterre; en
France, rien que par le savoir faire, cela donne quatre plats pour
un et couvre convenablement une table. Chez nous on ne s'attend à
un mince dessert que dans une fort grande maison, ou, dans un rang
moins élevé, dans une occasion extraordinaire; en France, c'est
une partie essentielle à toutes les tables, ne consisterait-il
qu'en une grappe de raisin ou une pomme: on le sert aussi
régulièrement que la soupe. J'ai rencontré de nos compatriotes
dans la croyance que la sobriété est telle chez les Français,
qu'un ou deux verres de vin sont tout ce que l'on peut avoir dans
un repas; c'est une erreur. Les domestiques vous versent l'eau et
le vin dans la proportion qu'il vous plaît: devant la maîtresse de
la maison, comme devant quelques amis de la famille, à différents
endroits de la table, il y a de larges coupes remplies de verres
propres pour les vins plus généreux et plus rares, que l'on boit à
rasades assez larges. Dans toutes les classes on trouve de la
répugnance à se servir du verre d'un autre: chez un charpentier,
un forgeron, chacun a le sien. Cela vient de ce que la boisson
commune est l'eau rougie; mais si, à une grande table, comme en
Angleterre, il y avait à la fois du porter, de l'ale, du cidre et
du poiré, il serait impossible de mettre trois ou quatre verres à
chaque place et aussi de les tenir bien séparés et distincts.
Quant au linge de table, on est ici plus propre et mieux entendu;
on n'en a que de grossier pour le changer souvent. Il semble
ridicule à un Français de dîner sans nappe; chez nous on s'en
passe, même chez les gens de fortune moyenne. Un charpentier
français a sa serviette aussi bien que sa fourchette, et, à
l'auberge, la fille en met une propre à chaque place sur la table
servie dans la cuisine pour les plus pauvres voyageurs. Nous
dépensons énormément pour cet article, parce que nous prenons du
linge trop fin; il serait beaucoup plus raisonnable d'en avoir de
plus gros et d'en changer souvent. La propreté est diverse chez
les deux nations: les Français sont plus propres sur eux; les
Anglais, dans leur intérieur, je parle de la masse du peuple et
non pas des gens très riches. Dans tout appartement il se trouve
un bidet aussi bien qu'une cuvette pour les mains; c'est un trait
de propreté personnelle que je voudrais voir plus commun en
Angleterre. Au contraire, les commodités sont des temples
d'abomination, et l'habitude générale, chez les grands comme chez
les petits, de cracher partout dans les appartements est
détestable: j'ai vu un gentilhomme cracher si près de la robe
d'une duchesse que son inattention m'a ébahi.

Quant à ce qui concerne les écuries, chevaux, palefreniers,
harnais et équipages de rechange, les Anglais l'emportent de
beaucoup, Vous voyez en province des cabriolets datant à coup sûr
du siècle dernier; un Anglais, si petite que soit sa fortune, ne
se montrera pas dans une voiture remontant au-delà de quarante
ans: il aimera mieux aller à pied, s'il n'en peut avoir d'autre.
Il est faux de dire qu'il n'y ait pas à Paris d'équipages
complets; j'en ai vu, et plusieurs: la voilure, l'attelage, les
harnais, la livrée ne laissaient rien à désirer, mais le nombre en
est certes de beaucoup inférieur à ce que l'on voit à Londres.
Dans ces dernières années on a beaucoup introduit de voitures, de
chevaux et de grooms anglais.

Nous avons bien dépassé nos voisins pour l'ameublement et
l'arrangement des maisons. L'acajou est rare ici; chez nous on le
prodigue. Quelques-uns des hôtels de Paris sont immenses, par
l'habitude des familles de vivre ensemble, trait caractéristique
qui, à défaut des autres, m'aurait fait aimer la nation. Quand le
fils aîné se marie, il amène sa femme dans la maison de son père,
il y a un appartement tout prêt pour eux; si une fille n'épouse
pas un aîné, son mari est reçu de même dans la famille, ce qui
rend leur table très animée. On ne peut, comme en d'autres
circonstances, attribuer ceci à des raisons d'économie, parce
qu'on le voit chez les plus grandes et les plus riches familles du
royaume. Cela s'accorde avec les manières françaises; en
Angleterre, l'échec serait certain et dans toutes les classes de
la société: ne peut-on conjecturer avec de grandes chances de
certitude que la nation chez laquelle cela réussit est celle qui a
le meilleur caractère. Il n'y a qu'une heureuse disposition qui
puisse rendre agréable et même supportable ce mélange des
familles.

Les Français ont donné le ton à toute l'Europe pendant plus d'un
siècle pour les modes; mais ce n'est pas chez eux, excepté dans
les classes élevées, un sujet de dépenses comme parmi nous où
(pour me servir du terme usuel) les meilleures choses sont plus
répandues dans la masse qu'ici: cela me frappe, surtout par
rapport aux dames françaises de tout rang, dont la toilette ne
coûte pas la moitié de celle des nôtres. On attribue de la
légèreté et de l'inconstance aux Français, c'est une grossière
exagération en ce qui concerne les modes. Elles changent en
Angleterre pour la forme, la couleur, l'assemblage, avec dix fois
plus de rapidité; les vicissitudes de chaque partie de notre
vêtement sont vraiment fantastiques. Je ne vois pas qu'il en soit
de même ici: par exemple, la forme des perruques d'homme n'a pas
varié, tandis qu'il y a eu cinq modes différentes en Angleterre.
Rien ne contribue davantage à rendre les gens heureux qu'une
facilité d'humeur qui les fasse se conformer aux diverses
circonstances de la vie; c'est ce que possèdent les Français, bien
plus que l'esprit capricieux et léger qu'on leur a attribué. Il en
découle pour eux cette heureuse conséquence, qu'ils sont bien plus
exempts que nous de l'extravagance de mener une vie au delà de
leurs moyens. Tous les pays offrent ces tristes exemples dans les
rangs les plus élevés; mais pour un petit noble de province, qui
en France sort de sa sphère, vous en trouverez dix en Angleterre.
L'idée que je m'étais formée de ce peuple par mes lectures s'est
trouvée fausse sur trois points que je croyais prédominants. En
comparant les Français avec les Anglais je m'attendais à un plus
grand penchant à la causerie, à plus de caprices, à plus de
politesse. Je pense, au contraire, qu'ils ne sont pas si causeurs
que nous, n'ont pas tant d'entrain et pas un grain de politesse
davantage. Je parle non pas d'une classe, mais de la grande masse.
Je crois le caractère français incomparablement bien meilleur, et
je me demande si on ne doit pas attendre ce résultat d'un
gouvernement arbitraire, plutôt que d'habitudes de liberté.

Le 19. -- Dernier jour passé à Paris; je l'ai donc employé à
prendre congé de mes amis, parmi lesquels je mets le duc de
Liancourt au premier rang. Je dois aux bons offices, pleins de
politesse, de cordialité, dont ce gentilhomme n'a cessé de me
combler, les instants heureux ou agréables que j'ai passés à
Paris: sa bonté ne s'est pas démentie, et à la fin j'ai dû lui
promettre que, si je revenais en France, je viendrais lui demander
asile dans son hôtel à Paris ou dans son château à la campagne. Je
ne dois pas oublier de dire que, dès le commencement de la
révolution, sa conduite a été droite et ferme. Son rang, sa
famille, sa richesse, son poste à la cour, tout se réunissait pour
en faire un des personnages les plus influents du royaume, et
quand la confusion des affaires publiques rendit nécessaires des
assemblées de la noblesse, son désir de posséder les questions
alors débattues se trouva secondé par cette attention et cette
application exigées, lorsqu'il n'y avait d'importance dans l'État
qu'en raison de la capacité. Dès la première réunion des états
généraux, il a pris le parti de la liberté, et se fût joint tout
d'abord aux députés du tiers, si les ordres de ses commettants ne
l'en eussent empêché. Il leur demanda ou d'y consentir ou de le
remplacer; et en même temps, avec la même loyauté, il déclara que
si ses devoirs envers la nation devenaient incompatibles avec sa
charge à la cour, il la résignerait: acte non seulement inutile,
mais absurde, du moment où le roi se mettait à la tête de la
révolution. En épousant la cause du peuple, il a suivi les
principes de tous ceux de sa race, qui, dans les troubles et les
guerres civiles des siècles passés, se sont toujours opposés aux
mesures arbitraires de la cour. Le monde entier connaît sa
démarche à Versailles auprès du roi, etc. On doit, sans hésiter,
le classer parmi ceux qui ont en la part principale dans la
révolution; mais il a toujours été guidé par des vues
constitutionnelles; il est certain qu'il s'est toujours montré
aussi contraire aux violences inutiles et aux mesures sanguinaires
que les plus dévoués partisans de l'ancien régime. J'ai passé
cette dernière soirée avec mon ami M. Lazowski, tâchant de nous
persuader, lui, de me faire prendre une ferme en France; moi, de
lui faire quitter les troubles de Paris pour la paix de
l'Angleterre.

Du 20 au 25. -- Londres, où je viens d'arriver par la diligence, -
- et, quoique les sièges fussent très bons, je soupirais après un
cheval, la meilleure manière de voyager, après tout. C'était un
contraste assez déplaisant de quitter la meilleure société de
Paris pour la populace qu'on rencontre quelquefois en diligence;
mais l'idée de revoir l'Angleterre, ma famille, mes amis,
adoucissait tout pour moi. -- 272 milles.

Le 30. -- Bradfield. -- Ici s'arrêtent, je l'espère, mes voyages.
Après avoir examiné l'agriculture et les ressources politiques de
l'Angleterre et de l'Irlande, il y avait, à en faire autant pour
la France, un intérêt dont l'importance me fit tenter
l'entreprise. Cependant quelque agréable que soit la perspective
de donner au public le meilleur aperçu de l'agriculture qu'on ait
fait jusqu'à ce jour, je me sens plus heureux encore de l'espoir
de rester désormais dans ma ferme, dans cette calme retraite
convenable à ma fortune et, j'en ai la confiance, d'accord avec
mon caractère. -- 72 milles.

FIN



    [1] Il faut que les choses aient changé depuis A. Young,
car il nous avons vu les Anglaises travailler aux champs, et
même la surprise n'a pas été petite de rencontrer une
paysanne, en robe à trois étages de volants, en train de
sarcler ses navets. En Écosse, où les gens de la campagne
ont conservé le costume qu'exige leur situation, ces
travaux ne nuisent en rien à l'ordre du ménage et à la
bonne tenue de la famille.
    [2] Je lui en demandai depuis une barrique ; mais, soit
que (ce que je ne veux pas croire) il m'en ait envoyé de
mauvais, soit que ce vin soit tombé en de mauvaises
mains ; je n'en sais rien ; mais je compte l'argent qu'il m'a
coûté comme un gaspillage.
    [3] Il en est de même en Écosse, où les femmes du
peuple vont généralement nu-pieds, surtout les servantes
et les ouvrières des manufactures. C'est un spectacle très
commun aux abords des villes où se tiennent les marchés,
que celui de jeunes personnes en chapeau, avec de belles
robes, de beaux châles de Paisley et le boa de rigueur, se
lavant les pieds pour mettre les bas et les souliers qu'elles
ont apportés avec elles.
    [4] Le récit de cette excursion se trouve dans le volume
publié en 1860 sous le titre de Voyages en Italie et en
Espagne pendant les années 1787, et 1789, trad. de
M. Lesage, p. 347 et suiv. Paris, Guillaumin, in-18 de 424 p.
    [5] Je puis renchérir là-dessus, car deux étudiants de
Cambridge avec lesquels j'allais à Londres, me
demandèrent : « Est-ce que la Saxe est en Allemagne ? Est-
ce que le Saxon (peut-être entendaient-ils l'anglo-saxon) y
est le langage usuel ? » - J'en pourrais citer d'autres
exemples venant de personnes des classes moyennes à
Londres, mais ces exemples ne signifient que peu de chose,
et on en trouverait partout. (ZIMMERMANN, traduct.
allem. Berlin, 1791, vol. I, p. 70. Note.)
    [6] Je puis assurer le lecteur que tels étaient alors mes
sentiments.
    [7] Les derniers événements qui sont arrivés me
rendaient désireux de retrancher ce passage et d'autres
semblables ; mais il est plus loyal envers tous de les laisser
tels quels. - Édit. de 1792
    [8] Charrue servant à la fois à ouvrir les sillons à y
semer le grain et à le recouvrir de terre. On en trouve de
nombreuses descriptions avec planches dans l'ouvrage de
Bailey. - ZIMMERMANN (Traduc. all. de ce Voyage, 93.)
    [9] MM. Cannivet et Fortin, à Paris, travaillent d'une
manière parfaite. Ce dernier a fait l'appareil en question. -
ZIMMERMANN.
    [10] Whitehurst, Formation de la terre, 2e édit., p. 26.)
    [11] Je souris, en transcrivant ces lignes, de quelques
appréciations que les événements survenus depuis ont
placées dans un jour très singulier. Je ne change rien à
aucun de ces passages : ils montrent quelle était, avant la
Révolution, sur les sujets les plus importants, l'opinion de
la France ; les événements ne les ont rendus que plus
intéressants. - Juin 1790. (Note de l'Auteur.)
    [12] Brown est connu par toute l'Angleterre par son
talent à dessiner des jardins anglais. On l'appelle
d'ordinaire Brown la Capacité, parce qu'il se sert toujours
de ce mot à la vue d'un terrain où il lui parait possible de
faire quelque chose - ZIMMERMANN.
    [13] L'auteur n'a pas pensé à mentionner les brouettes
ou chaises à deux roues, ou bien ne les a pas remarquées. -
ZIMMERMANN.
    [14] Je me réjouis de donner à l'auteur, en cela comme
dans la plupart de ses remarques sur Paris, une entière
approbation. Moi non plus, je n'ai pas trouvé de ville qui
autant que Paris satisfasse aux besoins des savants. -
ZIMMERMANN.
    [15] Ce sont des fossés, des remparts et des ponts-levis
sans fin. J'aime cette partie de l'art militaire : elle ne
s'occupe que de la défense, et laisse l'odieux de l'attaque au
voisin. (Note de l'Auteur.)
    [16] On sait que C. Fox n'est pas marié. -
ZIMMERMANN
    [17] Il ne fallait pas être grand prophète pour prédire
ceci ; mais les derniers événements ont montré que j'étais
bien loin du compte en parlant de cinquante ans. (Note de
l'auteur.)
    [18] Connu par son voyage à Madagascar, que G.
Forster a traduit en allemand. - ZIMMERMANN.
    [19] J'ai vu cela une fois chez le duc de Liancourt.
(Note de l'auteur.)
    [20] Il y a bien un vicia biennis qui croît en Sibérie et
forme un excellent fourrage, mais pas de lathyrus biennis.
De même, pour le melilotus siberica, à moins que l'on
entende par là le trif. melil. officinalis ou le trif. lupinaster.
(Note de M. Wildenow.) - ZIMMERMANN.
    [21] J'ai depuis cultivé ces plantes sur une petite
échelle, et je leur crois une grande importance. (Note de
l'auteur.)
    [22] Il eût été tué que personne n'en aurait eu grand
regret. Dans une réunion de la Société d'agriculture, à la
campagne, où l'on avait admis des fermiers à la table avec
des personnes de premier rang, cet imbécile n'avait-il pas
fait des difficultés pour prendre place dans une telle
compagnie ! (Note de l'auteur.)
    [23] Je me permettrai de remarquer ici, longtemps
après avoir écrit cette prédiction, que quoiqu'elle ne se soit
pas accomplie, j'étais dans le vrai en la faisant, et que la
suite ordinaire des choses eût amené la guerre civile, à
laquelle tout tendait depuis la séance royale. De même je
persiste plus que jamais à croire qu'il fallait accepter les
propositions offertes. Il n'y avait pas plus à s'occuper de ce
qui est advenu ensuite que de mes chances pour devenir
roi de France. (Note de l'auteur.)
    [24] La marquise de Sillery (Mme de Genlis) s'est fait
en Angleterre comme en Allemagne une grande
réputation : ici je ne l'entends jamais nommer que d'un air
railleur et avec un sourire de malveillance. Elle est la bête
noire des gens de lettres ; (Extrait des lettres d'un
Allemand habitant en Angleterre écrites pendant ses
voyages en France et en Hollande, en 1787, 1790 et 1791. -
Leipzig, DYCK. - 1792.)
    [25] On rejetait la faute sur le général Klinglin (M. le
baron de Klinglin, maréchal de camp du 1er mars 1780),
qui n'avait pas voulu l'empêcher : son émigration semble le
prouver. - ZIMERMANN.
    [26] On appelle schnitzen, sur les bords du Rhin, des
fruits coupés et séchés au four ; on les mange avec du
jambon fumé, en dialecte alsacien dürrfleisch -
ZIMMERMANN.
    [27] Montagne de la Coste, au Coulet d'Ayzac (carte de
Cassini).
    [28] Ici l'auteur n'est pas compréhensible, même pour
ses compatriotes. - ZIMMERMAN.
    [29] Nous avons été, comme vous, frappés de la
ressemblance des femmes d'Avignon avec les Anglaises,
mais elle nous parut venir de leur teint, qui est
naturellement plus beau que celui des autres Françaises,
plutôt que de leur coiffure, qui diffère autant de la nôtre
que de celle de leurs compatriotes. (Note d'une dame de
mes amies.) (Note de l'auteur.)
    [30] Voir pour les trois mois suivants les Voyages en
Italie et en Espagne. Paris, 1860, Guillaumin. In-18 de XII-
424 p.
    [31] « S'il est une petite ville au monde où l'on goûte la
douceur de la vie dans un commerce agréable et sûr, c'est
Chambéri. »





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1787-1788-1789, by Arthur Young

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Foundation as set forth in Section 3 below.

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effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
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that arise directly or indirectly from any of the following which you do
or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
https://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
[email protected].  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at https://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     [email protected]


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit https://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: https://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     https://www.gutenberg.org

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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