Les manieurs d'argent à Rome jusqu'à l'Empire

By Antonin Deloume

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Title: Les manieurs d'argent à Rome jusqu'à l'Empire

Author: Antonin Deloume

Release date: June 29, 2024 [eBook #73948]

Language: French

Original publication: Paris: Ernest Thorin, 1892

Credits: Laurent Vogel and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LES MANIEURS D'ARGENT À ROME JUSQU'À L'EMPIRE ***






  LES
  MANIEURS D’ARGENT
  A ROME

  JUSQU’A L’EMPIRE

  LES GRANDES COMPAGNIES PAR ACTIONS DES PUBLICAINS
  LES FINANCIERS MAITRES DANS L’ÉTAT.--LES MILLIONS DE CICÉRON
  LES ACTIONNAIRES.--LE MARCHÉ.--LE JEU

  SOUS LA RÉPUBLIQUE

  PAR
  ANTONIN DELOUME
  PROFESSEUR A LA FACULTÉ DE DROIT DE TOULOUSE

  ÉTUDE HISTORIQUE

  DEUXIÈME ÉDITION
  CORRIGÉE ET AUGMENTÉE

  Ouvrage couronné par l’Académie française
  Et par l’Académie des sciences morales et politiques


  PARIS
  ERNEST THORIN, ÉDITEUR
  7, RUE DE MÉDICIS, 7

  1892




DU MÊME AUTEUR:


Principes généraux du droit international en matière criminelle, 1882.
In-8º (_Épuisé_).


TOULOUSE.--IMP. A. CHAUVIN ET FILS, RUE DES SALENQUES, 28.




PRÉFACE DE LA DEUXIÈME ÉDITION


Nous avons fait à cette nouvelle édition, des corrections nombreuses et
d’importantes additions. Notre premier travail exigeait que nous
prissions ce soin.

Le bon accueil qu’avait bien voulu lui faire l’Institut d’abord, et
bientôt après, le public, ne pouvait nous empêcher de voir ce qu’il y
avait à retoucher.

On nous permettra de donner une explication très simple à cet égard.

En présence du caractère nouveau et peut-être hardi de nos affirmations,
nous crûmes qu’il serait prudent de leur donner, aux yeux du public et à
nos propres yeux, des garanties. Nous avions attribué un sens précis,
une portée très élevée et très positive à des mots sur lesquels les
latinistes passaient, depuis des siècles, en traduisant à la lettre et
sans y arrêter leur attention; nous affirmions même que l’illustre M.
Nisard et le savant M. Leclerc avaient cru bien à tort, devoir corriger
le texte de Cicéron, et que c’était, non pas le texte latin, mais eux
qui se trompaient; il nous fallait chercher une entière sécurité
au-dessus de nous-mêmes[1].

  [1] Voir notamment _infra_, p. 116, note 192.

Pour cela, nous songeâmes naturellement aux deux grandes académies, à la
haute compétence desquelles se rattachait notre ouvrage. Mais les délais
des concours s’écoulent vite, et nous fûmes obligé de hâter
l’impression, plus que nous ne l’aurions voulu, afin de prendre rang et
date parmi les publications de l’année où nos recherches nous semblaient
être arrivées à un résultat.

Telle est l’origine du mal, c’est-à-dire des fautes d’exécution. A la
vérité, nous avions atteint le but, puisque notre œuvre a été soutenue,
dès les premiers jours de son existence, par des approbations qui
pouvaient très légitimement nous inspirer confiance dans l’avenir.

Nous avons donc présenté notre livre, simultanément, à l’Académie
Française et à l’Académie des sciences morales et politiques, ainsi que
d’autres, avant nous, l’avaient déjà tenté, à plusieurs reprises, avec
succès.

Suivant l’usage consacré, nous indiquerons dans cette préface les
résultats des concours Thérouanne et Le Dissez de Pénanrun, dans chacun
desquels a été couronné l’ouvrage que nous offrons aujourd’hui au public
soigneusement revu.

A l’Académie française, M. le Secrétaire perpétuel mettait en relief
l’intérêt historique et moral de notre étude, dans un rapprochement très
honorable, mais aussi très périlleux, et aux dangers duquel nous nous
étions exposé nous-même, par le choix de notre titre: _Les manieurs
d’argent à Rome_. «Ce que M. Oscar de Vallée avait fait pour notre
société», disait le rapport général de M. Doucet, au sujet du concours
Thérouanne, «M. Antonin Deloume vient aujourd’hui de le faire pour
l’ancienne société Romaine... Il nous montre les manieurs d’argent, dans
les convulsions suprêmes de la république, devenant maîtres de tout, de
la justice, des finances et des suffrages du peuple. Il arrive enfin à
cette conclusion, dont il faut faire son profit, que les mœurs et la
constitution de la société romaine ont péri ensemble, ruinées par
l’invasion subite de la richesse, par l’influence corruptrice des
grandes fortunes mal gagnées, trop vite, à tout prix.» L’ouvrage fut
couronné sur les conclusions motivées du plus illustre de nos historiens
français contemporains, M. Duruy, dans un concours très nombreux.

A l’Académie des sciences morales et politiques, on a le précieux
avantage d’obtenir plus que le rapport de la séance solennelle. Le
_Compte rendu des travaux de l’Académie_ publie le rapport de la
commission spécialement désignée pour préparer le jugement de chaque
concours. On connaît ainsi, les appréciations émanant directement de
juges particulièrement compétents en la matière, et choisis en vue de ce
résultat. On y trouve la critique détaillée des ouvrages, à côté de
l’éloge. Que l’éminent rapporteur du concours Le Dissez de Penanrun en
1890, nous permette de le remercier pour notre part, de l’éloge et de la
critique.

Quelle inappréciable fortune c’eût été pour nous, de connaître dans le
détail, les explications et les avis formulés devant l’Académie
française, et de joindre ainsi les enseignements de M. Duruy, à ceux de
son confrère des sciences morales.

Quant aux critiques, nous avions été les premiers à nous les adresser à
nous-même, elles ne touchent en rien au fonds, et nous en indiquions
tout à l’heure le sens: nous nous sommes surtout attaché à en tirer
profit.

Mais M. Perrens a bien voulu ajouter des appréciations dont nous avons
le droit d’être fier, et qui sont assurément faites pour attirer sur
notre travail ou pour lui confirmer la bienveillance du public.

«Cette part faite à la critique», dit le rapport spécial de la
commission, «il ne reste qu’à louer dans ce livre savant, clair,
instructif, intéressant, agréable même, et surtout, nous le répétons à
dessein, original.

»L’auteur s’est proposé d’écrire l’histoire et de déterminer le rôle des
finances dans le monde romain aux derniers siècles de la république. Il
avait à montrer que la puissance de Rome, colossale en politique, ne
l’était pas moins en finance. Il avait à marquer l’influence progressive
de la richesse dans la législation et dans les mœurs tant privées que
publiques, puis l’œuvre financière et politique des manieurs d’argent et
la suite des événements qui la concernent. Cette tâche il l’a remplie à
la satisfaction de ses plus autorisés lecteurs. Il met en lumière le
fait singulier de sociétés puissantes qui se multiplient presque à
l’infini, qui accomplissent les grandes œuvres de l’État, qui prennent
rang dans l’_existimatio_ avant les ordres politiques eux-mêmes, au
point que les hommes dont elles se composent sont appelés, quoique
n’ayant pas de fonctions officielles, _maximi_, _ornatissimi_,
_amplissimi_, _primi ordinis_, et tout cela disparaissant du souvenir,
ne laissant aucune trace, ni dans les historiens qui ne les ont pas vus
à l’œuvre ni dans ce que nous appelons le droit classique...

»... D’où la nécessité de relire les auteurs anciens pour y chercher ce
que d’autres, dont la pensée se portait ailleurs, pouvaient bien n’y
avoir pas remarqué, et de lire les modernes qui ont le plus et le mieux
fouillé les siècles de la République: Plaute, Cicéron, Horace, Juvénal
et tant d’autres vieux Romains; MM. Mommsen, Marquardt, Laboulaye,
Duruy, Belot, et tant d’autres récents historiens de Rome, telle était
la littérature à parcourir d’un esprit vigilant, sans négliger, bien
entendu, les textes législatifs et les documents historiques, qui
restaient le principal et plus solide fondement de l’édifice à
construire.

»Avec autant de perspicacité que de soin et de patience, M. Deloume a pu
établir ainsi, sans contestation possible, qu’il y avait à Rome, aux
deux derniers siècles de la République, un nombre vraiment incroyable de
sociétés financières qui s’étaient subitement et presque en même temps
constituées de tous les côtés à la fois, pour se faire adjuger les
entreprises sans nombre de l’État. Ce sont ces publicains de qui les
_Pandectes_ ont dit plus tard: _Publicani sunt qui publico fruuntur_, et
qu’il ne faut pas confondre avec les _negotiatores_ ou trafiquants. Il y
eut de ces sociétés pour les travaux de toute espèce concédés à
l’adjudication, pour les transports et fournitures, pour chacun des
impôts si nombreux. Elles se composaient de deux sortes de membres, les
_socii_ ou associés en nom, et les _participes_ ou _affines
conductionis_, actionnaires ayant des parts aliénables entre vifs,
variables dans leur valeur vénale, mentionnées sur les registres de la
Société, transmissibles par voie de transfert, réunissant en somme les
principaux caractères de l’_action_ dans nos sociétés modernes.

»Les publicains voyaient se multiplier autour d’eux, dès le temps de
Polybe, les petits capitalistes ardents à prendre des intérêts dans leur
vaste cercle d’affaires. Constituées en personnes morales, autorisées à
s’étendre indéfiniment quant au nombre et à la durée, ces compagnies
avaient leur administration centrale établie ou tout au moins
représentée à Rome dans la personne de leur _magister_ ou directeur.
Indépendantes les unes des autres, ayant chacune sa sphère propre de
spéculations, elles devinrent, avec le temps, dans l’État un ordre assez
puissant pour absorber en entier l’ordre équestre, pour supplanter le
Sénat, pour devenir maître de la justice, et aussi, naturellement, et
avant même tout le reste, des suffrages populaires, d’où tant
d’abominables lois achetées à prix d’argent et qui assuraient au crime
l’impunité.

»Ces sociétés dominatrices avaient à Rome un marché public avec des
groupes divers d’intermédiaires et de capitalistes attachés à ces
groupes, avec une foule d’habitués sans scrupules, de joueurs audacieux,
souvent _decocti_ ou décavés, comme nous dirions aujourd’hui. Ajoutez
des courriers qui venaient sans cesse renseigner les publicains sur les
affaires du monde entier, et qu’employaient au besoin proconsuls et
généraux.

»Dans cette multitude d’agents d’affaires et d’hommes d’argent qui
s’agitent autour des publicains, qui les servent et s’en servent, M.
Deloume fait une place à part aux _argentarii_ ou banquiers, vrais
manieurs d’argent, d’or, de monnaies, de valeurs d’échange, dont ils
trafiquaient sans relâche. On les appelait _Græculi_ ou _Græci_, nom
qui, en ce sens peu flatteur, a traversé les siècles. Ces grecs de tous
pays sont, sur les bords du Tibre, légion et plus que légion. Ils ne
forment pas, cependant, comme les publicains, un État dans l’État, parce
qu’ils restent des spéculateurs privés, l’État s’étant réservé le droit
d’accorder ou de refuser la liberté d’association, et la loi romaine du
droit commun sur les sociétés empêchant les institutions de crédit de
prendre leur plein essor.

»L’ouvrage nous montre les banquiers dans l’exercice de leurs multiples
fonctions: contrôle et change des monnaies métalliques, avances de
fonds, placements, dépôts réguliers et irréguliers, mandats de payement,
contrats de change, moyens de poursuite, actions civiles et
prétoriennes. Nous les suivons dans leurs comptoirs et leurs comptes
courants, dans leurs livres et leurs écritures, jusque dans leurs
faillites. Ne pouvant constituer que des sociétés de personnes, et
n’ayant pas, comme ces publicains qui les dominent de si haut, la
personnalité civile, ils voient réduite la portée de leurs opérations,
et réduit aussi, par conséquent, leur rôle dans les vicissitudes de la
République romaine.

»On trouverait parmi eux des étrangers, des affranchis et même des
esclaves. Le nombre de leurs charges ne devait pas être limité, et ces
charges étaient considérées comme une valeur transmissible. Ils ne
pouvaient échapper aux traits malins de la satire et surtout de la
comédie, qui, peu tendre aux financiers, les traite comme Lesage fait
les traitants et Molière les médecins; mais ils n’en jouissaient pas
moins de cette sorte de considération qu’obtient si aisément la
richesse. Ils recevaient des particuliers et même de l’État des missions
de confiance. Publicains et banquiers avaient non une «Bourse», mais
plusieurs, dans ces basiliques dont l’intérieur n’était pas sans
ressemblance avec notre Bourse de Paris, et où ils faisaient toutes
choses, spéculations et commerce, adjudication des travaux et
entreprises politiques, préparation des affaires, procès à juger et tout
le reste.

»En indiquant, comme nous venons de le faire d’après notre auteur,
l’organisation des publicains et des banquiers à Rome, nous avons laissé
de côté presque une moitié de son ouvrage, celle où il suit les uns et
les autres dans l’histoire, depuis les guerres puniques jusqu’à
l’empire; mais il est nécessaire de dire au moins que ce tableau
historique de la vie financière chez ce peuple conquérant est d’un réel
intérêt. L’originalité n’y est guère moindre que dans la première
partie, car elle consiste surtout dans un effort continu pour établir
les analogies du système industriel et financier de la République
romaine avec les procédés et le fonctionnement de nos grandes compagnies
modernes. Si ces investigations avaient été étendues aux périodes
intermédiaires, il eût été facile de montrer des analogies non moins
frappantes avec les institutions et les mœurs financières de certaines
villes au moyen âge, notamment en Italie.

»L’écueil de ce rapprochement pouvait être de forcer les ressemblances
et d’altérer ainsi la vérité. M. Deloume a su naviguer assez habilement
pour ne pas compromettre la fortune de son livre. Les mots modernes
qu’il accole aux mots anciens ne choquent point, parce qu’ils les
éclairent sans les remplacer. Les faits d’aujourd’hui comparés aux faits
d’autrefois nous font très vivement sentir dans son unité le génie de la
spéculation se perpétuant à travers les âges et laissant de temps à
autre, après bien des éclipses, retrouver par les savants ses
manifestations les plus oubliées.»

De très nombreuses revues de droit, d’histoire, de littérature, en
France, en Belgique, en Italie, en Angleterre notamment, et de grands
journaux de Paris ou de la province, nous ont consacré des articles
étendus, tous de nature à nous maintenir dans nos vues.

On a pu nous adresser des observations utiles et justes, mais personne,
que nous sachions, n’a soulevé de doute, ni sur les procédés jusqu’ici
restés inaperçus et les œuvres colossales des grandes compagnies par
actions, dont nous avons tracé l’histoire, ni sur la portée économique,
morale ou juridique de nos démonstrations.

On ne nous aurait pas reproché d’être resté sommaire sous le rapport
juridique, si l’on avait observé que nous annonçons une deuxième étude,
faite spécialement à ce point de vue; nous n’en avons dit, à dessein,
que ce qui était nécessaire pour la clarté de notre thèse historique et
nous avons pris le soin de le rappeler plusieurs fois.

Nous avons pu d’ailleurs, faire déjà progresser notre œuvre
d’exploration sur ces matières peu étudiées et qui méritent cependant de
l’être. Nous continuerons certainement nos recherches par des travaux
ultérieurs; nous sentons bien que nous n’avons fait qu’ébaucher une
œuvre difficile. Mais nous avons en tout cas, la ferme espérance que
d’autres trouveront, après nous, surtout dans les auteurs anciens, moins
dans les inscriptions, des documents précieux pour reconstituer
l’histoire de la fin de la république romaine sous un aspect intéressant
et nouveau.

C’est ainsi, qu’indépendamment de conclusions pratiques nouvelles que
semblaient nous dicter les événements actuels, nous avons pu ajouter
quelques faits qui n’avaient pas été signalés et qui sont d’un grand
intérêt à notre point de vue. Après avoir parlé, dans notre première
édition, des jeux du Forum sur le cours variable des actions des grandes
compagnies, nous avons pu démontrer directement, dans une nouvelle
partie de cette étude, que ces jeux de bourse concentrés auprès des deux
Janus, cessèrent tout d’un coup, lorsque furent supprimés les titres
échangeables et les valeurs mobiles sur lesquelles on y spéculait, avec
la même passion et les mêmes résultats inattendus que dans nos bourses
modernes.

Auguste dispersa les grandes compagnies de publicains, supprima les
actions, seuls titres aliénables, et les joueurs de bourse disparurent
en même temps pour toujours de la place publique. Cela devait être, nous
dira-t-on. Seulement il manquait des preuves directes. Nous les avons
recherchées avec confiance, et nous les avons vu ressortir, à n’en pas
douter, de l’étude attentive des écrivains latins antérieurs et
postérieurs à l’établissement de l’empire. Nous pourrons donc invoquer
ce fait avéré, et curieux en lui-même, non plus comme une conséquence
probable, mais comme une nouvelle confirmation de la vérité de notre
thèse historique toute entière.

De même, nous avions signalé l’état des mœurs et les institutions
politiques de Rome, comme particulièrement propres à développer les
grands mouvements de finance, et aussi les excès abominables de la
féodalité d’argent qui s’organisait peu à peu.

Il nous restait à montrer un cas particulier d’application, dans lequel
nous pussions mettre en relief les réalités de la pratique; il fallait
appuyer nos démonstrations sur un exemple. Nous l’avons trouvé dans la
personne de l’un des plus grands hommes de ce temps.

Nous pensons, en effet, avoir établi que Cicéron, durant toute sa vie
publique, avait gagné, tour à tour, et dépensé aussitôt, d’innombrables
millions; et que toutes ces sommes prodigieuses, qui ne faisaient que
passer dans ses mains, il n’avait pu se les procurer honnêtement,
suivant ses propres déclarations, que dans les opérations des
Publicains, dans les spéculations sur les fonds publics, _publicis
sumendis_.

Nous avons consacré à la démonstration de ce fait, dans cette nouvelle
édition, une étude approfondie qui nous attirera, peut-être, de sévères
critiques. On nous rendra du moins cette justice, que nous avons fait le
possible, pour conserver à l’homme généreux, à l’artiste raffiné, au
moraliste parfois inspiré, à l’écrivain merveilleux qui nous a fourni
les plus précieux documents de cette histoire, au magistrat patriote, à
l’illustre orateur enfin, l’auréole d’admiration sympathique, malgré
tout, dont les siècles ont environné sa mémoire.

Cicéron, du reste, sera sans cesse présent, par ses écrits ou par les
actes de sa vie, dans cette histoire des manieurs d’argent, qui ne
commence guère à Rome, qu’avec les agitations financières et politiques
des Gracques, pour s’arrêter brusquement à la chute des vieilles
libertés civiques, dont la mort sanglante du grand orateur fut le
signal.

Antonin DELOUME,

Professeur à la Faculté de droit de Toulouse.




LES

MANIEURS D’ARGENT

A ROME

JUSQU’A L’EMPIRE




APERÇU GÉNÉRAL DU SUJET

        «Auctoritas nominis in publicanis subsistit.»

        (Pline.)

        «Unde regnarent judiciariis legibus... nisi ex avaritia... nam
        vectigalia...»

        (Festus.)


I

Dans sa belle étude sur la vie privée de Cicéron, M. Gaston Boissier a
écrit: «La richesse était une des plus grandes préoccupations des gens
d’alors, comme de ceux d’aujourd’hui, et c’est par là peut-être que ces
deux époques, qu’on a pris tant de fois plaisir à comparer, se
ressemblent le plus[2].»

  [2] _Cicéron et ses amis_, II, I, p. 83, 7e édit. Hachette, Paris,
    1884.

Rien ne nous paraît plus vrai que cette constatation d’un caractère,
pourtant, nouveau.

Quand on examine de près les mœurs des trois derniers siècles de la
république romaine, on s’aperçoit que la passion de l’argent vint
exercer sur les hommes et les choses de ce temps, une influence
périlleuse, qui semble agiter aussi nos sociétés modernes, à tous les
degrés, de la base au sommet.

Mais ce qui peut paraître particulièrement surprenant, c’est que ce soit
par des moyens de spéculation en tout semblables à ceux de nos
financiers modernes, que les vieux Romains de la république aient
organisé leurs plus vastes opérations, et, en même temps, satisfait
leurs passions affreusement cupides, deux ou trois siècles avant notre
ère. «Le crédit?» écrivait un homme très autorisé, en rendant compte de
notre travail[3], «les Romains l’avaient connu, et surtout l’avaient
exploité vingt siècles avant nous. Les grandes compagnies par actions?
Vous les retrouvez vivantes, agissantes et florissantes dans ces
sociétés de publicains organisées par l’État, se maintenant sous son
patronage, portant même son étiquette officielle (_publicum_),
intéressant toutes les fortunes privées et jusqu’aux petites épargnes de
la plèbe à leurs spéculations, qui se rattachaient directement
elles-mêmes au trésor de l’État. La commandite? Elle existait aussi,
dans l’antiquité, sous la forme de ces actions ou _partes_, dont il est
si souvent question dans Cicéron, avec tous les caractères qui y sont
attachés de nos jours... L’agiotage et les jeux de bourse? A quoi donc,
si ce n’est à cela même, se rapporteraient les textes des auteurs latins
qui nous parlent si souvent de ruines subites ou de fortunes faites tout
d’un coup au Forum, et du danger des naufrages entre les deux Janus?
N’avez-vous pas lu, dans tel discours de Cicéron, la description d’une
de ces paniques du Forum, qui semblent dater d’hier... Il n’est pas
jusqu’à nos banquiers et nos agents de change, dont on ne reconnaisse
l’équivalent dans ces _Argentarii_ ou _Trapezitæ_, qui tenaient caisse
ouverte au _Forum_ d’abord, et dans les _Basiliques_ ensuite.»

  [3] _Le Correspondant du 10 déc._, 1890, p. 934. Article de M.
    d’Hugues, professeur à la Faculté des lettres de Dijon.

C’est, en effet, par les mêmes associations de capitaux, par le jeu des
mêmes responsabilités, par des combinaisons identiques au fond, que les
Romains de la république surent opérer d’immenses mouvements de
finances, exécuter des travaux gigantesques et merveilleux sur tous les
points du monde connu, et, en même temps aussi, accomplir d’affreuses
exactions et réaliser de scandaleuses fortunes.

On dirait que l’homme est condamné à recommencer sans cesse son œuvre,
qu’il doit repasser toujours par les mêmes sillons, sur cette terre
qu’il arrose de ses sueurs, tantôt dans l’emportement de ses passions et
de ses luttes, tantôt dans les nobles et paisibles efforts du travail
fécond de tous les jours.

Il ne faudrait pourtant pas nier le progrès, ni désespérer de
l’humanité. L’humanité se dirige péniblement à travers des alternatives
d’ombre et de lumière, mais elle avance, sans paraître découragée par
ses hésitations, par ses erreurs ou par ses chutes. Elle tombe, mais
c’est pour se relever, et reprendre énergiquement sa marche ascendante
vers le grand inconnu.

Chez les Romains, l’amour affolé des richesses, fruit dangereux de la
conquête, commença l’œuvre de dissolution du foyer familial, que
l’influence de l’Orient et la plaie croissante du divorce vinrent
achever. C’est par là, que l’ancienne société courut vers sa ruine.
L’aristocratie de l’argent s’introduisit en souveraine dans le
gouvernement de l’État; elle dirigea tout, en s’emparant de la justice
et des lois. On a répété, dans une circonstance récente, que la
_tyrannie judiciaire_ a perdu, chez nous, la révolution; c’est par le
même procédé que les publicains finirent par exercer, eux aussi, leur
domination dissolvante. Les historiens de Rome l’ont dit eux-mêmes:
_Unde regnarent judiciariis legibus._

A la vérité, les Romains furent arrêtés dans cette course vers les
abîmes; mais ils le furent par une longue suite de despotes absolus,
dont quelques-uns devaient être de véritables monstres et qui
absorbèrent tout en eux.

Ils avaient encouru la peine de leurs entraînements et de leurs crimes;
ils la subirent comme un peuple dégradé et déchu, surtout dans les
premiers temps, par le fait des gouvernements qu’ils méritaient,
c’est-à-dire par la main sanglante d’un Tibère, ou de ce Caligula, qui
instituait son cheval consul, ou des Néron et des Domitien.

Telle est la logique et la justice de l’histoire.

Grâce à Dieu, nous n’avons pas, sans doute, mérité de tomber aussi bas.
Tout n’est pas encore à vendre, comme à Rome, dans notre vieux pays de
France. _Di omen avertant!_ Que les dieux écartent ces présages!

Il semble, cependant, qu’il y ait pour nous, plus que des rapprochements
piquants ou curieux à faire, devant un pareil spectacle. C’est un homme
politique, un député en vue, M. Camille Pelletan, qui écrivait naguère:
«Nous nous croyons la nation démocratique par excellence, et aucun pays
n’a livré un pouvoir plus exorbitant à cette féodalité d’argent qui sera
le grand danger de l’avenir. Maîtresse du crédit par la banque, du
trésor par les emprunts, des routes et canaux par les grandes
compagnies, elle dispose à son gré de la fortune publique.» On écrivait
à Rome des choses semblables sur les publicains.

Les Romains furent nos ancêtres illustres, les chefs glorieux, malgré
tout, de nos races latines, et ce sont eux que nous allons retrouver
dans le récit de ces frappantes analogies financières, comme si, à
certains égards, une lacune de vingt siècles s’était inopinément comblée
entre leur temps et le nôtre.

Au reste, tout ce qui touche ce grand peuple est digne de nos
préoccupations.

Lorsque l’empereur Napoléon III publia sa vie de César, on discuta et
l’on prit parti sur son livre, comme on l’aurait fait sur les événements
de la politique du moment. C’est, certainement, la personnalité de
l’auteur qui mit en éveil ces polémiques, et qui fut incontestablement
pour la plus grande part dans les opinions diverses, ou même dans les
passions que l’œuvre suscita dans toute la presse contemporaine. Mais
les analogies de la politique, du droit et des préoccupations publiques
étaient si frappantes, entre le présent et le passé, qu’on ne pouvait
guère, même abstraction faite des considérations personnelles, prendre
parti pour ou contre César, sans se prononcer en même temps pour ou
contre les actes de celui qui en avait écrit l’histoire.

C’est que la nature humaine reste toujours la même, avec ses grandeurs
et ses bassesses, ses passions égoïstes et ses vertus, ses mobiles, tour
à tour intéressés et généreux. Or, c’est là ce qui constitue l’objet des
lois écrites et non écrites qui régissent la société dans tous les
temps; c’est, malgré tous les progrès réalisés, le fond toujours
persistant, bien que perfectible, de l’histoire des peuples et de leur
civilisation.

Où peut-on mieux voir le jeu de ces ressorts si divers, et, cependant,
toujours si semblables à eux-mêmes, que dans l’histoire, de jour en jour
mieux connue, de ce peuple qui fut le plus énergique, et devint, par ses
propres forces, le plus puissant et le plus riche qui ait jamais été?
Rome ancienne a attiré, sur sa longue existence, l’attention des grands
esprits de tous les temps, et ses quatorze siècles de gloire ont
concentré sur elle, les regards étonnés ou craintifs de toutes les
nations. Quel spectacle instructif peut présenter aux économistes et aux
philosophes, aussi bien qu’aux législateurs et aux juristes, ou même aux
simples observateurs quelque peu attentifs, l’étude de ces institutions
se développant, depuis les humbles débuts de la Rome du Capitole,
jusqu’à s’étendre sur l’univers entier!

C’est dans cet esprit que l’on a tenté de reconstituer en des synthèses
vivantes, la religion, la cité, la famille, les castes, la propriété,
les finances, les rapports d’obligations; et dans cette œuvre de
reconstitution, les lettres, l’histoire et le droit se sont rapprochés,
pour se prêter un mutuel concours de forces nouvelles.

Le savant auteur de l’_Histoire des chevaliers_, qui consacra son
existence laborieuse à approfondir l’histoire romaine, M. Émile Belot,
mort récemment membre de l’Institut, osait écrire cependant en 1885:
«Des critiques qui unissent le goût littéraire à l’érudition, ont pu
faire revivre quelques personnages remarquables parmi les contemporains
de Cicéron, d’Auguste ou des autres empereurs. Ce sont là des points
brillants sur un fond obscur. Ce qui échappe, c’est ce que le peuple
romain a de plus original et de plus intime: ce sont les ressorts
secrets de sa politique, le jeu de ses institutions, les rapports
mutuels de ses classes, c’est-à-dire la physiologie de ce grand corps
dont les savants ne nous font connaître que le squelette, et les
littérateurs quelques traits vivants, mais épars[4].»

  [4] _De la révolution économique et monétaire qui eut lieu à Rome au
    milieu du troisième siècle avant notre ère, et de la classification
    générale de la société romaine avant et après la première guerre
    punique_. Paris, 1885.

Ces lignes paraîtront peut-être, à beaucoup de personnes, entachées de
pessimisme, ou de sévérité pour les illustres devanciers de l’auteur; il
nous semble, cependant, que M. Belot les a justifiées en partie par ses
recherches, et que même elles restent encore vraies, à l’égard du rôle
que les financiers n’ont cessé de jouer, pendant les trois derniers
siècles de la république romaine.

Montesquieu nous a laissé quelques mots lumineux sur cette
extraordinaire puissance et sur les maux qu’elle devait engendrer. Mais
il semble avoir voulu ne jeter qu’en passant, un éclair de son pénétrant
génie, sur cet élément, si considérable pourtant, du monde romain. MM.
Duruy et Mommsen ont fait sentir, dans de remarquables passages de leurs
grandes œuvres historiques, le mouvement et les influences souvent
prédominantes de ces publicains, de ces manieurs d’argent. Bossuet avait
vu et signalé tout cela, lorsque, résumant tout en un mot, il avait dit,
dans son _Histoire universelle_: «L’argent faisait tout à Rome[5].»
C’est ce que nous chercherons à montrer, se réalisant dans la pratique
de la constitution, des mœurs et des lois romaines[6].

  [5] Bossuet, _Discours sur l’histoire universelle_, IXe Époque.

  [6] Montesquieu, ainsi que MM. Mommsen, Duruy et les autres éminents
    historiens de Rome, avaient l’idée assurément très haute et très
    nette de cet état de choses, mais aucun d’eux ne l’a, nulle part,
    présentée dans un tableau d’ensemble. On trouve éparses, dans leurs
    œuvres, des observations du plus grand intérêt, au point de vue des
    idées que nous nous proposons de développer nous-même dans cette
    étude; c’est pourquoi nous aurons fréquemment recours à ces
    autorités, en citant, par extraits, les observations habituellement
    brèves, mais très caractérisées parfois, qui nous ont soutenu
    pendant toute la durée de notre travail.


II

Nous ne voulons pas parler de ces immenses usures bien connues, dont le
souvenir étonne, et qui soulevèrent à plusieurs reprises les révoltes de
la plèbe. C’étaient là des actes privés, très simples en eux-mêmes, qui
se traitaient le plus souvent directement, isolément, de capitaliste à
emprunteur, et ne se rattachaient à la vie publique de l’État que par
leur généralité ou par les protestations que provoquaient leurs abus.
Les lois sur l’usure ont été souvent étudiées et nous n’avons pas à y
revenir.

Nous ne dirons à ce sujet qu’un mot: c’est qu’il ne faut pas se faire
d’illusion sur les vertus romaines. Ce furent des vertus civiques de
dévouement à la patrie et de courage, qui enfantèrent des prodiges. Mais
à côté d’elles vinrent se placer, par une sorte de contraste, ou plutôt
comme conséquences morales de ce que ces énergies avaient d’excessif et
de déréglé, le dédain de la vie et des souffrances d’autrui, poussé,
envers les ennemis et les esclaves, jusqu’à la plus affreuse cruauté, et
aussi une rapacité, une passion du gain, un culte de la richesse, qui se
portèrent systématiquement et légalement jusqu’aux derniers excès,
surtout envers les provinciaux.

On abandonne toute illusion à cet égard, lorsqu’on voit ce que se
permirent les hommes jouissant du plus grand renom d’austérité et de
vertu parmi les anciens, et cela peut suffire pour indiquer ce que
durent faire les citoyens moins illustres: ce sera Caton l’ancien,
distribuant ses capitaux à d’innombrables emprunteurs et les pressurant
sans pitié; Sénèque poussant aussi loin que possible ses indignes
usures[7]; Brutus prêtant à 48 pour 100, et Scaptius, son agent, tenant
assiégés dans la salle de leurs délibérations les sénateurs de
Salamine[8], qui ne lui payent pas ses créances, les y cernant avec une
troupe de cavaliers empruntée au proconsul, et, dans cette nouvelle
espèce de siège, faisant mourir de faim cinq sénateurs[9]; Pompée usant
de ses armes et de son autorité pour trafiquer, dans tout l’Orient, avec
les villes obligées de lui emprunter, et surtout de lui rendre,
augmentés d’intérêts énormes, ses millions. On disait de lui: «Tu vois
les os des rois desséchés et vidés de leur moelle[10].» Les trafiquants
d’argent inondaient les provinces, et nous verrons les simples soldats
eux-mêmes, dans les pays qu’ils étaient en train de conquérir ou qu’ils
occupaient, se faire usuriers, avec l’argent dont ils avaient garni leur
ceinture, au départ ou pendant leur séjour.

  [7] Dion Cassius, LXII, 2.

  [8] Salamine, en Chypre.

  [9] Cic., _Ad att._, VI, 2. Édit. Nis., 261; de Laodicée, 704, 50.

  [10] «Ossa vides regum vacuis exsuta medullis.» V. Belot, _Histoire
    des chevaliers romains depuis les Gracques_, p. 155.

Aussi vit-on, au septième siècle, un chevalier romain criblé de dettes,
armer ses esclaves et tuer ses créanciers. Ce fut le commencement d’une
guerre servile. Quelque temps après, c’est un magistrat intègre,
Sempronius Asellio, qui est massacré à Rome par les prêteurs d’argent,
pour avoir voulu les rappeler au respect des lois. On pourrait citer
dans l’histoire romaine, un grand nombre d’actes de violences privées ou
même de révoltes publiques, ayant pour origine les excès de l’usure et
du trafic.

Tous ces faits sont assurément de nature à caractériser les mœurs
romaines, au point de vue spécial de notre étude, et nous y reviendrons
fréquemment; mais nous ne nous y arrêterons pas; ce ne sont là que des
actes de relations privées et des contrats ordinaires, ou bien ils sont
tellement en dehors des règles du droit, qu’il nous suffira d’en donner
quelques exemples sans commentaires.

Nous n’insisterons pas davantage, sur les exactions formidables des
généraux et des gouverneurs de provinces. Ceci n’est plus du droit
d’aucune espèce; c’est la violence et le crime tolérés par un état
vainqueur, qui n’a de considération que pour les siens et pour lui-même.


III

Ce que nous nous proposons d’étudier ici, ce sont les affaires de
spéculations légalement organisées; celles où l’argent circule dans des
mains diverses, souvent exemptes de scrupules, et à la plupart
desquelles il laisse quelque trace de son passage; c’est la grande
industrie, la haute spéculation. Ce sont surtout ceux qui les
pratiquaient, que nous nous proposons d’examiner de près.

Notre entreprise peut paraître nouvelle à quelques égards, ou hardie, ou
même exagérée et aventureuse; nous voulons du moins qu’on puisse
facilement la connaître toute entière. C’est ce qui motivera cet aperçu
général du sujet, précédant nos démonstrations, et de nature peut-être à
attirer sur les développements ultérieurs, l’intérêt du lecteur
bienveillant.

Il est d’abord un fait de très grande portée en politique, tout au
moins, et par lequel le monde des affaires romaines se distingue du
nôtre, c’est que les grandes opérations financières et industrielles
dont nous avons à parler, ne purent jamais s’accomplir à Rome, qu’avec
l’autorisation de l’État, ou plutôt par sa délégation et à son profit.
Il n’exista jamais à Rome de grande société commerciale indépendante.
Par esprit politique ou par instinct, l’État romain trouva le moyen de
se réserver à lui seul, la possibilité d’entreprendre les spéculations
qui exigeaient du temps et de l’argent, c’est-à-dire toutes les grandes
opérations industrielles ou financières. Le procédé qu’il prit fut très
simple; il n’autorisa que ceux qui traitaient avec lui, par
adjudication, à s’organiser en sociétés durables et étendues. Les
adjudicataires de l’État s’appelèrent les publicains, parce que les
affaires financières et les entreprises de l’État s’appelaient
_Publica_.

Seules, les sociétés de publicains purent constituer, en qualité de
concessionnaires d’un gouvernement absorbant et exclusif, des
associations avec la survivance de la société à la personne des
associés, avec la transmissibilité du droit social de chacun à ses
héritiers, par suite de décès, avec la personnalité civile, et même, on
peut l’affirmer aujourd’hui sans hésitation, avec une organisation très
semblable à celles de nos grandes sociétés par actions[11].

  [11] Voy. Accarias, _Précis de droit romain_, 3e édit., t. II, p. 521:
    «Ce sont plutôt ici les capitaux que les personnes qui s’unissent.»

Toutes les autres sociétés furent maintenues, de parti-pris, par des
lois appuyées sur les mœurs politiques de Rome, dans un état
d’instabilité qui leur enlevait la possibilité de se hasarder dans toute
œuvre de quelque durée et de quelque importance. Le _Jus fraternitatis_,
le droit fraternel, qui en était le principe dominant, avait pour
conséquences: la dissolution de la société à chaque décès d’associé, la
renonciation volontaire permise à chacun, et d’autres causes de
dissolution exclusives de tout esprit de suite, qui obligeaient
naturellement le nombre des associés à n’être que très restreint,
condamnant ainsi leurs ressources à rester modestes et, par suite, leurs
entreprises à demeurer sans étendue.

C’est ce qui fait, sans doute, que le droit commercial et le droit
maritime des Romains ne se sont pas développés. Toutes les grandes
entreprises sont restées forcément dans les mains de l’État et dans
celles des publicains, fermiers des impôts et de tous les grands travaux
publics.

On peut induire de cette organisation de fait, ce que dut être
l’importance de ces manieurs d’argent, tant que l’État s’en servit sans
méfiance, les soutint même dans tous leurs excès; à l’époque des grandes
conquêtes de la République; au moment où toutes les richesses de
l’univers vinrent affluer à Rome, et alors qu’ils étaient les
intermédiaires obligés de l’État en toutes choses.

«Ils constituèrent bientôt», dit Mommsen, «une classe de fermiers
d’impôts et de fournisseurs, croissant tous les jours en nombre et en
fabuleuse opulence, et ils conquirent rapidement le pouvoir dans l’État
qu’ils semblaient ne faire que servir. L’édifice de leur ploutocratie
choquante et stérile n’est pas sans analogie avec celle des modernes
spéculateurs de la Bourse.» Nous verrons que les écrivains anciens
autorisent, si même ils ne dépassent pas, l’énergie de ces paroles, qui
peut surprendre au premier abord.

Nous aurons donc à nous occuper presque exclusivement des publicains.
Seulement, pendant les siècles où nous allons les suivre, nous
prouverons que tout le monde est rattaché, de près ou de loin, à leurs
affaires.

Nous parlerons aussi, mais plus sommairement, des banquiers. Ce sont des
manieurs d’argent que, sur plusieurs points importants, la loi a soumis
à un régime spécial, et qui durent être utilisés par les publicains.

Pour les publicains, comme pour les banquiers, les affaires se
centralisaient au forum ou dans les basiliques: c’était leur bourse.

L’histoire des publicains de Rome, de leurs entreprises et des sociétés
puissantes qu’ils ont constituées se cantonnera pour nous, dans les
trois siècles qui précédèrent la venue de Jésus-Christ. C’est à cette
période, qui fut celle des grandes opérations financières des Romains,
que nous bornerons notre étude sur les banquiers et la bourse, aussi
bien que sur les publicains. Les Évangiles nous parlent de ces derniers
à plusieurs reprises; mais leur nom, à cette époque, était loin d’être
en honneur, et l’institution commençait à décliner.

Le rôle qu’ils ont joué dans l’histoire fut cependant de telle
importance, que la classe des chevaliers fut absorbée tout entière, sous
la république, par celle des publicains, et qu’on les confondit l’une
avec l’autre, dans le langage usuel, pendant les septième et huitième
siècles de Rome. Polybe affirme même que, dans cette période
mouvementée, à peu près toutes les fortunes privées, et jusqu’aux
petites épargnes de la plèbe, étaient intéressées dans leurs
spéculations, qui se rattachaient elles-mêmes directement au trésor de
l’État.

En vérité, on ne pouvait guère comprendre, avant le siècle dernier, une
pareille assertion. On la prenait, sans doute, pour une exagération, ou
une image de rhétorique dont il ne fallait pas tenir compte.

Burmann, en 1724, en faisait, avec une honnêteté parfaite, le sincère
aveu, pour lui et pour tous ses prédécesseurs, dans son savant livre sur
les _Vectigalia_, qui fait encore autorité. «Certainement», disait-il,
«ni Goveanus ni Abramus n’ont pu discerner (_extricare_) ce qu’il y a
sous ces mots (_de parts très chères_; _partes carissimas_), et
assurément je n’y vois guère plus clair.»

Aujourd’hui qu’il n’existe guère de patrimoine où l’on ne puisse trouver
quelques titres d’_obligations_ ou d’_actions_ des grandes compagnies,
des _partes_, chères ou à bon marché, suivant les cours, le mot devient
aussi clair que possible. Mais ne serait-ce pas le cas de répéter, à la
vue de ces antécédents lointains et si longtemps interrompus de nos
mœurs du dix-neuvième siècle, ce que l’on disait déjà avant le temps des
Romains: «Rien n’est nouveau sous le soleil[12].»

  [12] _Nil sub sole novi._

En effet, ce que font, de notre temps, les grandes compagnies
financières, industrielles, et de transport par terre ou par mer, d’une
part, et ce que faisaient, d’autre part, les fermiers généraux de
l’ancien régime, pour la perception des impôts, et bien plus encore,
tout cela était le lot des publicains, organisés, eux aussi, en
compagnies, qui opéraient comme celles de nos jours, sur d’immenses
valeurs en argent ou en nature.

C’est par voie d’adjudication aux enchères, que les publicains se
disputaient la ferme des impôts, très nombreux et très importants en
Italie, et surtout en province, ainsi que celle des revenus du domaine
de l’État. Ils spéculaient, en outre, sur l’exécution de ces travaux
publics, dont les ruines grandioses nous sont parvenues à travers les
siècles; sur les mines de toutes sortes; sur les carrières; sur les
salines; sur les entreprises de transports et de fournitures pour les
armées; et même parfois sur la construction de ces voies romaines, qui
partaient de la cité reine pour rayonner, comme nos chemins de fer ou
nos routes, sur tous les points du monde conquis.

Ce procédé de l’adjudication publique, employé partout où il était
possible, jusqu’à l’époque de l’Empire, se rattachait, par ses principes
de liberté et de responsabilité personnelle, aux traditions des temps
anciens, et il conservait, en même temps, la haute main de l’État sur
toutes choses.

Mais en empêchant de se constituer toutes grandes sociétés, autres que
celles des publicains, on concentrait sur celles-ci toutes les
convoitises de la spéculation, et, par suite, tous les capitaux que l’on
pouvait désirer. Ce système de monopole au profit de l’État et de ses
entreprises, qui devint un danger pour l’État lui-même, ne tomba
pourtant dans les abus de la force et dans les actes violents vis-à-vis
des faibles que lorsque les anciennes mœurs firent place à la licence et
à cette cupidité maladive qui fit tout oublier.


IV

Pour réaliser leurs immenses entreprises, il fallait aux publicains de
grands capitaux. Mais que peuvent quelques fortunes privées, même
réunies, lorsqu’il s’agit de centaines de millions à faire manœuvrer,
souvent à des milliers de lieues de distance, et de tous les côtés à la
fois, pour les besoins de la guerre ou les splendeurs de la paix?

Quand un despote n’absorbe pas tout en lui-même, dans un État, hommes et
richesses, comme le firent les rois de l’Orient, et après eux, les
empereurs romains, le grand public seul est assez fort pour répondre à
de pareils besoins.

Un mot de Polybe vient tout éclairer: chacun avait voulu avoir sa part
dans les spéculations adjugées aux publicains; et, comme nous dirions de
notre temps, les émissions répandaient les _actions_, sous le nom de
_partes_, dans toutes les classes de la société. On souscrivait en
proportion de ses moyens, quand l’affaire paraissait bonne et était bien
lancée[13].

  [13] Voir: _Polybii historiarum reliquiæ_, lib. VI, nº 17. Editio F.
    Didot. Græce et latine. Paris, 1859. Voir aussi Cicéron,
    _Paradoxes_, VI, II. Édit. Nisard, 1869, t. I, p. 559, et la
    démonstration _in extenso_ de ce fait, _infra_: chap. II, sect. Ire,
    §§ 1 et 2.

Aussi le fait de l’adjudication des impôts ou des grands travaux
prenait-il, à chaque échéance, le caractère et l’importance d’un
événement populaire. Les historiens ont parlé avec détail, à plusieurs
reprises, des incidents qui s’y rattachaient, et nous verrons les plus
hauts personnages, Caton le Censeur notamment, et César lui-même, se
préoccuper comme d’une chose grave, de la réduction ou de la résiliation
des adjudications demandées par les sociétés de publicains. Nous
constaterons que c’est par ses attributions de pouvoirs à cet égard, que
le Sénat a conservé l’un de ses principaux moyens d’influence sur le
peuple; et Cicéron nous parlera des sociétaires pour les impôts de
Sicile, par exemple, comme d’une foule importune que les administrateurs
de la compagnie, complices de Verrès, devaient quelquefois tenir en
respect, _multitudine sociorum remota_.

Rien de grand, en effet, dans un état normalement organisé, ne peut être
entrepris sans le concours des petits capitalistes, parce qu’ils sont le
nombre, et que le nombre seul peut donner à l’association une puissance
indéfinie.

Or, en vertu d’une sorte de loi économique ou morale, qui nous paraît
indéniable, _a priori_, tout cela devait mener, forcément, à
l’organisation des parts sociales par _actions_. Pour peu que l’on
veuille y réfléchir, avant même d’en constater l’existence dans les
textes, la division du capital social par _actions_, s’impose à
l’esprit, comme une nécessité inéluctable de ces grands mouvements de
fonds, comme une pratique pour ainsi dire naturelle, à laquelle les
publicains ont dû être conduits par la force des choses.

Qu’on nous permette ici quelques observations de simple bon sens, sur
cette conception si merveilleuse par ses effets, si peu compliquée en
elle-même, si prompte à se multiplier à l’infini là où elle pénètre, et
que l’on a mis pourtant des siècles à découvrir chez les Romains, et
puis à retrouver chez les modernes, pour l’appliquer ensuite, au milieu
de nous, en toutes matières.

D’abord, ce qui caractérise normalement l’_action_, c’est que les
risques de l’associé sont limités à une somme fixe[14]. Or, quel est, en
réalité, celui de ces petits bourgeois dont le concours est si
absolument nécessaire pour réunir des millions, qui voudrait
compromettre tout son avoir présent et à venir, dans les chances et la
responsabilité solidaire d’une entreprise dont il lui est impossible de
mesurer l’étendue? Il consentira à sacrifier quelques économies
péniblement réalisées et bien comptées, en vue d’un bénéfice
indéterminé, dont on a fait miroiter l’image prestigieuse à ses yeux;
mais exposer comme associé en nom, même les rudes épargnes de l’avenir,
confier à l’avance le sort de tout ce que l’on pourra lentement amasser,
par les sacrifices incessants de l’économie journalière, à des gens
qu’on ne connaît pas, et dont on ne peut qu’entrevoir les affaires;
c’est à quoi le petit bourgeois romain, ou même le capitaliste prudent
des temps anciens, auraient consenti, moins assurément, que leurs
congénères de tous les temps. Espérances indéterminées, mais avec des
risques nettement fixés, voilà ce qu’il faut offrir si l’on veut attirer
en masse le nombreux public qui cache son épargne, et le rassurer, en le
séduisant par l’appât du gain.

  [14] La question, autrefois soulevée chez nous, est aujourd’hui
    définitivement tranchée par la jurisprudence et la doctrine dans ce
    sens.

On y arriva de fait, nous le verrons, en créant des parts divises et
exemptes de la responsabilité applicable aux sociétaires du droit
commun.

Mais, en outre, et c’est là son caractère essentiel, l’_action_ est
cessible à tout instant; c’est ce qu’il faut accorder encore aux petits
et même aux gros capitalistes, dont on veut avoir les sous d’or ou les
humbles sesterces. Sous l’influence de préoccupations diverses, ni l’un
ni l’autre ne voudraient abandonner indéfiniment leur argent. Ils
consentent bien à le livrer, mais en se conservant la possibilité de le
reprendre avant la fin de la société, soit pour éviter à temps des
dangers éventuels, soit pour hâter la réalisation des profits déjà
effectués, soit pour d’autres raisons plus puissantes encore.

L’un, le pauvre, qui a porté son épargne, peut avoir besoin de la
reconquérir sans retard, parce que le travail baisse, que le crédit est
épuisé autour de lui, et qu’il faut satisfaire aux nécessités de tous
les jours. L’autre, le riche, peut entrevoir un meilleur emploi de ses
capitaux en immeubles ou en spéculations nouvelles; ou bien des
informations personnelles l’ont effrayé, il les lui faut tout de suite,
et rien ne doit être capable de l’arrêter dans son désir de les mettre à
l’abri. Il ne se laisserait plus prendre, en tout cas, dans des affaires
qui auraient, une fois seulement, immobilisé indéfiniment ses
ressources, exposé malgré lui son argent, ou entravé ses nouvelles
espérances de gain.

Or, la Compagnie peut-elle s’engager à rendre à tout venant ces fonds
dont elle se sert? Pourquoi les aurait-elle empruntés alors? Il faut
bien qu’elle les garde, pour continuer ses opérations à long terme[15].

  [15] On sait avec quelles précautions la loi de 1867 a cherché à
    rendre cela possible dans les sociétés à capital variable (Loi du 24
    juillet 1867, art. 48). Dans les sociétés ordinaires, en Droit
    français comme en Droit romain, la retraite de l’un des associés
    devient un cas de dissolution.

Mais le capitaliste saura trouver un procédé bien simple: il regardera
autour de lui, cherchera des gens qui lui enviaient son titre de
sociétaire, il leur cédera ce titre moyennant finance; et voilà tout le
monde, acquéreurs et vendeurs satisfaits, en même temps que la société,
qui est, par le fait même, dégagée de tout souci à cet égard.

Ce procédé si naturel, si impérieux parfois, de la cession, auquel, ni
le respect des principes du droit, ni la résistance opiniâtre des
jurisconsultes ne purent faire obstacle dans les rapports paisibles de
la vie, comment ne se serait-il pas présenté, imposé par la force, dans
les agitations violentes du monde des spéculateurs romains.

Les textes du Digeste et du Code sont formels en ce qui concerne la
transmissibilité des parts à suite de décès; c’est une disposition
réservée aux seules sociétés vectigaliennes ou de publicains. Cette
dérogation absolue aux règles de la société ordinaire n’est que le
complément de la transmissibilité entre-vifs qui caractérise l’_action_.
Elle persista, même lorsque l’usage des _actions_ transmissibles
(_partes_) eut disparu de la pratique. Elle indique combien étaient
sorties de la loi commune et des principes rigoureux du droit, ces
sociétés de publicains que les empereurs ont systématiquement détruites
en grande partie, ou transformées, et dont les règles ne nous sont, par
suite, arrivées que confuses et tronquées, dans les traités du
Bas-Empire.

Limitation des responsabilités, espérances indéterminées dans les
bénéfices, réalisation immédiate des avances par la cession possible à
tout instant, transmissibilité à suite de décès, c’est ce qui
caractérise l’_action_, sans laquelle les grandes opérations ne peuvent
s’accomplir. Les Romains en firent des parts inégales parfois, _partes_,
_particulas_, _magnas partes_, dit Cicéron, mais des parts sociales
cessibles, et subissant l’influence des événements, dans le cours de
leur valeur variable: _Partes carissimas_, dit encore Cicéron, l’homme
de la politique et du droit[16]. Et pour qu’il n’y ait pas de doute sur
le sens de ces mots, le texte porte que c’est à un certain moment, _illo
tempore_, que les _partes_ étaient fort chères. C’est bien du cours
actuel et variable du titre qu’il s’agit donc, et non d’une créance
fixe, en argent ou en nature, comme on a pu le croire autrefois.
Asconius, Tite-Live, Valère-Maxime nous parlent aussi de ces _partes_,
et des _participes_ qui les possèdent, sans être des _socii_ véritables.

  [16] Cicéron, _In Vat._, XII.


V

A Rome, les garanties personnelles ont toujours eu une importance
prédominante, et c’est pour cela, sans doute, que les sociétés anonymes
n’y ont jamais été connues, quoi qu’on ait osé en dire[17]. Nous croyons
pouvoir démontrer, au contraire, que des procédés analogues à ceux de la
commandite par _actions_ y ont été pratiqués très largement, pendant
plusieurs siècles, et dans des opérations financières ou industrielles,
certainement aussi vastes que les plus grandes entreprises de nos jours.

  [17] Troplong, _Préface du Traité des Sociétés_. E. Frignet, _Histoire
    de l’Association commerciale depuis l’antiquité jusqu’au temps
    actuel_, ch. I, p. 56. Maynz, _Cours de droit romain_, I, § 21, p.
    423, nº 12.

La commandite, tout en maintenant la responsabilité personnelle et
solidaire du commandité, permet au commanditaire de dissimuler plus
facilement son nom et ses spéculations; c’est une raison pour qu’elle
réussisse dans les pays où les préjugés aristocratiques, les marques
distinctives extérieures dans la vie ordinaire et la morgue hautaine ou
dédaigneuse de tous les instants, défendent aux classes privilégiées le
trafic et les affaires.

Même après l’établissement de l’empire, qui avait asservi l’ancien
esprit aristocratique, on distinguait encore à Rome les classes de la
société, non seulement par les rangs qui leur étaient réservés au
théâtre et au cirque, mais par les costumes, par les harnais des
chevaux, plaqués d’argent pour les nobles, par les bijoux et même les
hochets que portaient les enfants des patriciens, des chevaliers ou du
peuple, en cuir pour les uns, en or pour les autres[18].

  [18] Voyez, pour les détails, à ce sujet: Mommsen, t. IV, 46; III, XI.
    Duruy, _Des Gracques à Auguste_, p. 52. Dion Cass., XLV, 16.

Il dut se produire à Rome ce qui s’était fait dans notre ancien régime,
où la commandite avait, en effet, été incontestablement utilisée pour
ménager les préjugés aristocratiques des nobles, qui voulaient spéculer
sans déroger.

Si nous voulons faire un dernier rapprochement avec la pratique du droit
moderne, nous remarquerons que les sociétés de publicains, reconnues et
autorisées par l’État, avec qui elles traitaient, jouissaient, par ce
fait, de la personnalité juridique; ajoutons que les obligations
auxquelles elles devaient se soumettre étaient fixées d’avance et
rendues publiques, avant l’adjudication, par ce que l’on appelait: la
_Lex Censoria_, sorte de cahier des charges des adjudicataires.


VI

Cette œuvre financière et industrielle des publicains couvrait le monde
entier, et venait, avec une précision, une exactitude de comptabilité et
une régularité absolues, se centraliser à Rome. Les livres de compte des
Romains étaient des chefs-d’œuvre de régularité; ils étaient tenus avec
une sorte de soin religieux resté dans les traditions, même quand ils
avaient pour objet de distribuer entre les citoyens, le produit des
fraudes et des rapines faites en province ou partout ailleurs.

Pendant toute la durée de la République, les grandes compagnies
s’entendaient, correspondaient entre elles, se mettaient en relations
journalières au Forum par leurs agents supérieurs, et souvent agissaient
de conserve, en vue de leur intérêt commun.

Ce furent ces innombrables et puissantes sociétés en commandite par
actions, comme les sociétés anonymes de notre temps, qui convièrent le
peuple à participer aux grandes entreprises de l’État. Les actionnaires
s’appelaient _participes_.

Les _partes_, plus ou moins chères suivant les moments et les
circonstances, subissaient l’influence des événements, comme le faisait
aussi très fréquemment et très brusquement, au dire des historiens
romains, le taux très mobile des intérêts, au Forum. Nous avons, sur ce
dernier point, les renseignements les plus précis. C’était une sorte de
cours du change très mouvementé.

Comment la pensée de spéculer sur ces variations incessantes dans le
marché, ne serait-elle pas venue à l’esprit de ces Romains qui faisaient
argent de tout, à ces raffinés en toutes choses, altérés de richesses.

De là aux jeux de bourse surexcités par les chances de la guerre ou les
éventualités de la paix toujours incertaines à Rome, il n’y avait qu’un
pas à faire. Nous établirons que les Romains de toutes les classes, les
chevaliers surtout, les publicains, les riches qui passaient leur vie au
Forum, au milieu des banquiers et des agents financiers de toutes
catégories, l’avaient promptement et largement franchi. Ils avaient
pratiqué, très anciennement, le jeu et les spéculations hasardeuses sous
toutes leurs formes.

Comment pourrait-on expliquer, sans cela, les textes des écrivains
latins qui nous parlent des ruines subites ou des fortunes faites tout
d’un coup au Forum, et du danger des naufrages si fréquents entre les
deux Janus. Il y a aussi des passages de poètes ou de comiques, qui nous
dépeignent des hommes courant du matin au soir sur la place publique,
préoccupés du seul souci de feindre l’honnêteté et de tromper autrui;
d’autres écrits nous présentent enfin le jeu comme un vice général, dont
les enfants eux-mêmes sont atteints en apprenant à parler. Nous
retrouverons dans les discours de Cicéron la description de paniques sur
le marché de Rome, qui semblent se passer de nos jours, et qui se
rattachaient, comme aujourd’hui, soit aux événements politiques, soit
aux mouvements des denrées importées, soit aux affaires des grandes
compagnies de publicains.

Il n’y a eu au fond, qu’une différence essentielle entre ces procédés
anciens de la spéculation et notre temps, c’est la concentration à Rome,
entre les mains de l’État, de toutes les grandes opérations
industrielles et financières de l’univers; tandis que nous pouvons, en
principe, constituer où il nous plaît de grandes sociétés indépendantes.
Cela put nuire à la marche de ces entreprises et favoriser leurs abus,
mais c’est ce qui permit à l’État de les transformer presque toutes d’un
seul coup. C’est ainsi que la toute-puissance impériale put faire
disparaître presque complètement, en un instant, les grandes compagnies,
les actions, les financiers et les spéculateurs enrichis, lorsqu’elle
les considéra comme des obstacles à son gouvernement.


VII

Mais en même temps que l’État républicain voulait rester le maître de
tout, sous l’influence des mœurs anciennes et de ses propres pratiques
administratives, il faisait le moins possible directement et par
lui-même. Il comptait sur la puissance d’initiative de l’intérêt privé;
il eut le mérite de savoir en user par des intermédiaires nés
spontanément autour de lui, les grandes compagnies avec leurs
actionnaires.

C’est par elles qu’il put, presque subitement, organiser les entreprises
les plus imprévues et les plus étonnantes, à mesure que se développaient
les immenses richesses de toutes natures, que la conquête accumulait
sous son domaine souverain.

Il suscita et entretint le feu de la spéculation dans ces âmes romaines,
de tout temps passionnées pour le gain. Ainsi, il eut à sa disposition,
le mécanisme, et la force qui devaient pourvoir à tous ses besoins et à
tous ses caprices.

Mais lorsque l’homme développe dans le monde moral, aussi bien que dans
le monde physique, une force nouvelle, il faut avant tout qu’il s’assure
les moyens d’en rester le maître; sinon, un jour pourra venir, où mieux
vaudra pour lui la détruire, que de rester exposé à ses effets
inconscients et à ses périls.

Par le fait même de cette organisation merveilleusement prompte, et
féconde dans ses résultats, l’État avait fait surgir à ses côtés, une
puissance redoutable, un corps de financiers richissimes, pénétrant par
des ramifications infinies dans le peuple, et qui pouvaient s’imposer,
quand cela lui convenait, dans la direction de ses affaires intérieures
et extérieures. Cette puissance collective était agissante et habile,
mais sans hauteurs de vues, parce qu’elle était dominée par les
considérations d’intérêt matériel, et par l’amour de l’argent; elle
était, d’ailleurs, de sa nature, difficile à maîtriser.

Elle était d’autant plus forte, avec le concours de tous ses
participants et intéressés, qu’elle avait à son service le vieux système
du vote direct des lois dans les comices populaires. Elle put en
certains cas, très probablement, constituer les comices, comme on
compose, de nos jours, certaines assemblées d’actionnaires en vue du
vote. C’est la seule manière d’expliquer les abominations qui y furent
législativement consacrées pendant près d’un demi-siècle, sous le
couvert des lois judiciaires, au profit des publicains et de leurs
affiliés. Ces spéculateurs éhontés, ces nouveaux enrichis au luxe
insolent, ne devaient pas inspirer de sympathies désintéressées autour
d’eux, même parmi les citoyens, et ils n’auraient pas pu acquérir les
suffrages nécessaires pour innocenter tous leurs crimes, si une grande
partie de ces suffrages ne leur eût appartenu d’avance.

Il y eut là, il faut en convenir, une manifestation saisissante de ce
que peuvent les forces de l’association spontanée et libre, sous un
régime où l’initiative individuelle, quoique passant par les mains de
l’État, eut tant d’action, que l’on ne tarda pas à tomber, par une
réaction violente, jusqu’à l’absorption de toutes choses entre les mains
d’un seul.

Notre savant maître et prédécesseur, M. Humbert, dit dans son _Essai sur
les finances et la comptabilité publique chez les Romains_[19], «qu’il
est permis de rechercher les premières notions de la science financière,
chez le peuple le plus calculateur, le plus exact et le plus politique
de l’antiquité.»

  [19] Paris, Thorin, éditeur, 1887.

Il faut ajouter, à notre point de vue, que, pendant plus de trois
siècles, la soif de l’or et la fièvre de la spéculation envahirent
toutes les classes de cette société qui se corrompait, et vinrent se
joindre au désordre des mœurs, aussi bien qu’aux vices d’une
constitution devenue trop étroite, pour amener les heures
d’asservissement et de décadence.


VIII

Les financiers de Rome, c’est-à-dire les publicains et les banquiers,
ont été, pendant près de trois siècles, infiniment plus maîtres de la
politique intérieure, de la guerre et de la paix, que ne le sont en
général les plus grandes puissances financières contemporaines.

Cette affirmation pourrait paraître exagérée, si on devait juger des
choses de l’antiquité, comme on le fait de celles de notre temps, où
l’on trouve, en effet, l’influence de l’argent, déjà si considérable et
parfois même si pesante, dans la politique particulièrement. Mais les
points de vue doivent être absolument différents, à cause de la
diversité de la constitution et des mœurs, c’est-à-dire à raison des
procédés employés, en politique comme en finance, et de leurs
conséquences naturelles.

Au surplus, ce que nous désirons avant tout, c’est de ne pas encourir le
reproche, très grave à nos yeux, de hausser le degré d’importance de
ceux dont nous écrivons l’histoire, et de voir trop en eux et par eux.
Celui-là ne saurait inspirer confiance, qui, en étudiant les
institutions humaines, se laisse aveugler par les détails et perd le
juste sentiment de l’ensemble des choses. Il ne faut pas même être
suspecté de cette tendance fâcheuse. C’est pourquoi, dans cet aperçu,
ainsi que dans le cours de notre étude, pour caractériser l’œuvre et le
rôle des publicains d’une manière générale et dans son ensemble, ce sont
les paroles mêmes de ceux qui les ont vus de près que nous emprunterons.
Nous nous bornerons à étudier le développement et l’explication d’un
état de fait qu’ils affirment, à ce sujet, avec une surprenante et
unanime énergie.

C’est, au dire des écrivains de l’antiquité, l’attribution du pouvoir
judiciaire aux chevaliers, par la loi de Caius Gracchus, qui porta à son
plus haut degré l’autorité déjà très grande des publicains. Appien
déclare que, «_dès lors, les chevaliers eurent l’autorité, le Sénat eut
simplement l’honneur..._» _D’un seul coup on abolit la puissance du
Sénat[20]._ Florus dit: «_C’est par l’effet des lois judiciaires qu’il
devait régner... Le pouvoir judiciaire déplacé, c’était les fonds
publics, c’est-à-dire le patrimoine de l’État supprimé[21]._» C’est
Pline qui dit encore: «_Auctoritas nominis in publicanis subsistit._»
Bien d’autres textes de la plus indubitable valeur parlent le même
langage, qui ne saurait, dans de pareilles conditions, passer pour une
série d’images de rhétorique, mais qui doit indiquer une chose réelle et
effective. Nous transcrirons intégralement les plus importants de ces
textes, lorsque le moment sera venu[22].

  [20] «Ὅτι ἀθρόως τὴν Βουλὴν καθῃρήκοι.» Et Appien ajoute: «La vérité
    de cette parole de Gracchus s’affirma de plus en plus par la suite
    des événements.» _Bell. civ._, I, XXII.

  [21] «_Unde regnarent judiciariis legibus... translata judiciorum
    potestas, vectigalia, id est imperii patrimonium supprimebat._»

  [22] Voy. _infra_, chap. III, sect. I, § 2, 3e, _Lois judiciaires_.

Nous comprendrons, dès lors, Mommsen affirmant «que les publicains
conquirent le pouvoir dans l’État, qu’ils semblaient ne faire que
servir»; et l’on sent bien que Montesquieu se mettait en présence des
textes anciens, lorsqu’il écrivait: «Tout est perdu lorsque la
profession lucrative des traitans parvient encore, par ses richesses, à
être une profession honorée..., et une chose pareille détruisit la
République romaine... Le traitant n’est pas le législateur, mais il le
force à faire des lois[23].» A Rome, ils eurent les finances de l’État
entre leurs mains, et on les laissa ajouter la justice à leur autorité
de fait.

  [23] _Esprit des Lois_, liv. XIII, ch. XIX.

Les publicains devinrent maîtres des affaires intérieures de l’État; ils
le furent aussi de ses relations extérieures. On peut dire qu’ils
dirigèrent même la marche des armées. Les historiens modernes les moins
prévenus constatent plus sûrement, de jour en jour, qu’à partir de la
première guerre punique jusqu’à l’Empire, Rome n’a peut-être pas fait
une seule conquête dont la cause déterminante n’ait été l’intérêt de ses
affaires commerciales et financières.

Sans doute, même dans les années de leur toute-puissance, bien des faits
les plus importants dans la haute politique sont restés en dehors de
leur action; et il ne faut pas les considérer comme ayant été réellement
le pouvoir dirigeant en toutes choses, malgré les affirmations absolues
que nous venons de rapporter. Ils n’intervenaient, en d’autres termes,
que s’ils croyaient avoir intérêt à le faire; seulement, ils
choisissaient leurs hommes, ils préparaient les événements, et puis, ce
qu’ils n’avaient pas _in actu_ ils l’avaient _in habitu_, et ils en
avaient conscience. Ce système fonctionna légalement, sans interruption,
et intégralement, depuis les Gracques jusqu’à Sylla.

Nos constitutions politiques, tout imparfaites qu’elles soient, offrent,
par leur mécanisme régulier et parfois complexe, des garanties
essentielles, bien connues, depuis la proclamation du principe de la
séparation des pouvoirs, et l’adoption du régime représentatif, mais
dont les Romains n’avaient pas la notion. Il faut songer qu’à une époque
où tout se faisait à Rome par le Sénat et les comices, les publicains
furent maîtres du Sénat par leurs tribunaux criminels toujours
menaçants, et qui, en permettant tous les abus et tous les crimes à
leurs amis, frappaient systématiquement sans scrupule ni pitié leurs
adversaires; ils furent maîtres des comices par leur influence
personnelle, par l’argent, lorsque les comices furent à vendre, et par
les très nombreux suffrages de leurs actionnaires, qui formaient
aisément la majorité pour élire des magistrats ou faire des lois,
puisque tout le monde, à peu près, suivant Polybe, avait un intérêt dans
les adjudications. C’est là ce que veulent dire incontestablement,
Appien, Florus et Pline, en parlant de leur règne, et de cette puissance
nouvelle qui a brisé celle du Sénat, dès qu’elle leur a été transférée.

L’aristocratie de naissance et l’aristocratie de la fortune, réunies
primitivement sur la tête des mêmes grands personnages, dans les mêmes
familles, se modifièrent; il y eut les riches d’un côté, la _nobilitas_
de l’autre, qui ne cessèrent de se disputer le pouvoir. L’État y perdit
son antique autorité, sa force morale, son esprit de suite, ses
traditions nationales, et la liberté. L’aristocratie de naissance
succomba la première dans la lutte; elle fut remplacée par une noblesse
de fait, _nobilitas_, qui gravitait autour du Sénat, qui, «bien que
sortie du peuple, n’en tenait pas moins le peuple en souverain mépris»,
et qui dut tomber à son tour devant les spéculateurs enrichis et les
publicains.

Cicéron qui, dans ses plaidoiries ou dans ses lettres, nous donne le
reflet exact de la vie politique et des préoccupations du grand monde de
Rome, parle bien plus souvent et avec beaucoup plus de déférence
soumise, qu’on ne le ferait de nos jours, malgré tout, de ces
spéculateurs, de ces financiers, de ces publicains, qui semblent être
constamment présents à son esprit.

Il n’a garde de les oublier, lorsqu’il veut, par exemple, constater
l’état des mœurs ou de la politique dans une contrée. Il les met sans
cesse en relief, parce qu’ils sont devenus un élément considérable, dans
la vie du monde romain. Il les nomme la Fleur des chevaliers, les hommes
du premier ordre, la sécurité et l’honneur de l’État[24].

  [24] On pourra voir, dans le chapitre que nous avons spécialement
    consacré à l’opinion de Cicéron sur les publicains, le langage
    enthousiaste dans lequel il s’exprime parfois sur leur compte.

Quel est enfin le financier moderne dont on pourrait dire ce que Cicéron
disait d’un chevalier, dont la situation n’avait cependant rien de très
extraordinaire aux yeux des Romains, de ce Rabirius qui était poursuivi
devant les tribunaux de Rome, après avoir trafiqué, avec un de ses amis,
Gabinius, du trône des Ptolémées? C’était le fils d’un riche et puissant
publicain, _fortissimus_ et _maximus publicanus_, il est vrai, mais il
n’avait pas d’autre titre aux grandeurs. Et Cicéron, comme s’il parlait
de la chose la plus simple, dit qu’il fut, en effet, un riche
actionnaire des sociétés vectigaliennes, «_magnas partes habuit
publicorum_», et puis il ajoute, sans changer pour ainsi dire de ton, et
au courant de la phrase: il prêta aux nations, «_credidit populis_.» Il
le fit souvent, sans doute; ce pluriel négligemment employé l’indique.
En même temps, il engageait ses biens dans plusieurs provinces, il
faisait crédit aux rois, «_in pluribus provinciis ejus versata res est;
dedit se etiam regibus_»; autrefois même, il avait prêté de grosses
sommes à celui qui régnait à Alexandrie, à Ptolémée Aulète, «_huic ipsi
Alexandrino grandem jam antea pecuniam credidit_.» Mais il était
généreux, il ne cessait pas d’enrichir ses amis; il leur confiait des
missions, il leur distribuait des actions, «_mittere in negotium, dare
partes, re augere, fide substentare_.» Un autre publicain de la même
époque disait: «J’ai plus d’or que trois rois[25].»

  [25] Cicéron, _Pro Rabirio_. Horace, _Sat._, II, 1, 16.

Quand on songe aux liens étroits, aux traditions de solidarité
politique, religieuse et mondaine, qui rattachaient entre eux les
membres des diverses castes, en lutte pour obtenir le pouvoir dans la
cité, on peut entrevoir le degré d’autorité que dut atteindre cet ordre
de chevaliers, groupé en sociétés très unies, monopolisées par l’État,
où les financiers de la force de Rabirius et de Gabinius étaient loin
d’être des exceptions, vers la fin de la République. L’histoire de la
domination romaine en Orient est pleine de faits du genre de ceux que
nous venons de citer.

Par malheur, personne ne parait aux dangers que peut amener après elle
la prépondérance imprévoyante de la richesse, tout entière aux résultats
du présent, et, presque aussi indifférente aux grandes traditions de la
patrie, dans le passé, qu’à ses intérêts supérieurs pour l’avenir.

A l’exemple de Montesquieu, E. Laboulaye a, très nettement, fait
ressortir cet état de choses, dont nous avons déjà redit les périls. «En
laissant les richesses du monde», dit-il, «s’accumuler en quelques
mains, le Sénat ne s’aperçut pas qu’il créait dans l’État une faction
qui, un jour, et avec une force irrésistible, se disputerait Rome
elle-même comme une proie à dévorer[26].» A vrai dire, le Sénat avait
souvent pressenti le danger; il résista énergiquement, parfois même
habilement, mais il n’était plus soutenu par les grandes traditions
populaires des premiers temps, et il fut vaincu par la force même des
mœurs, et le vice d’institutions politiques surannées. Voilà les graves
enseignements de l’histoire, et la sanction des faits.

  [26] _Essai sur les lois criminelles des Romains_, p. 8.


IX

Sous l’Empire, un certain nombre d’impôts restent encore soumis au
régime du fermage; mais les publicains qui continuent à lever ces
impôts, ainsi que les entrepreneurs des travaux de l’État, passent sous
la surveillance et l’autorité incessante des agents du gouvernement.
Auguste s’efforce de reconstituer les anciennes traditions religieuses,
familiales et sociales; mais, avant tout, il veut être le maître. Dès
lors, les publicains ne formeront plus un ordre puissant, ils seront
diminués de toutes façons, par le rôle auquel on les réduira, et par la
qualité des personnes parmi lesquelles ils se recruteront. Ce sont des
riches sans considération, et particulièrement des affranchis, qui se
feront publicains. Auguste a détruit cette puissance rivale, avec
laquelle il ne voulait pas avoir à compter.

C’est ce qui explique comment les sociétés vectigaliennes perdent toute
leur ancienne importance à partir de cette époque; elles sont obligées
de se borner désormais, à l’accomplissement de l’entreprise qu’elles
exploitent sous l’œil des agents impériaux. Ce n’est plus le temps de
ces _partes carissimas_ que l’on retrouvait dans toutes les fortunes,
sous la République; il n’en est guère plus question sous l’Empire.

Nous l’avons dit, l’organisation de la commandite et des _actions_
n’ayant jamais pu être pratiquée que par les adjudicataires de l’État,
on comprend qu’une réforme radicale ait été possible au gouvernement
d’Auguste. Elle ne l’eût pas été, sans doute, si cette sorte de monopole
n’eût pas été observé en droit et en fait. La force du courant eût
emporté toutes les digues, comme cela aurait lieu aujourd’hui, si on
voulait tenter un semblable retour en arrière, et proscrire l’_action_.

Sous les empereurs, le rôle financier aussi bien que le rôle politique
des chevaliers est désormais effacé pour toujours, et c’est pourquoi
nous nous arrêterons; nous n’aurions plus le même intérêt à suivre les
publicains dans la modeste et obscure carrière que l’Empire leur a
tracée. D’ailleurs, l’intérêt scientifique diminue lui-même, dans les
rares textes qui leur sont consacrés à l’époque classique, et ces textes
ont été l’objet de recherches consciencieuses et savantes qui ne
laissent plus rien à glaner[27].

  [27] Voir notamment les nombreuses inscriptions relatives à des agents
    de la douane, rapportées dans l’ouvrage de M. Cagnat, _Les impôts
    indirects_; Vigié, _Des douanes dans l’Empire romain_; Marquardt,
    Humbert, etc., _op. cit., passim_.


X

Tout cet organisme compliqué s’est donc évanoui pour longtemps, avec la
république romaine. Ces énormes mouvements de finances, ces passions
effrénées pour le jeu, ces hautes conceptions de la spéculation, ces
ruines, ces fortunes colossales et soudaines, tout cela, condamné par
ses excès mêmes à disparaître avec les rouages usés de l’ancienne
constitution, absorbé et détruit par la puissance despotique des
Empereurs devenus maîtres de tout dans l’État, n’avait pas eu le temps
de se réorganiser, sous les ténèbres de la barbarie, ni à travers les
divisions sans cesse guerroyantes de la féodalité.

Les Lombards, les juifs, les commerçants des côtes maritimes, en
réédifièrent les premiers fondements, au moyen âge. Le mouvement amené
par les croisades y avait poussé, avec les grands ordres religieux ou de
chevalerie qui en étaient sortis[28]. Law tenta follement de le
rétablir, d’un seul coup, en France.

  [28] Voy. Léopold Delisle, _Opérations de banque des Templiers_.
    Champion, édit. Paris, 1889, Voir aussi: Vavassour, _Louis XIV
    fondateur d’une société par actions_. Paris, Marchal et Billard,
    1889. Pauliat, _Louis XIV fondateur de la Compagnie des Indes_.
    Troplong, dans sa préface du _Traité des sociétés_, signale, parmi
    celles de nos plus anciennes sociétés par actions, les plus
    anciennes peut-être en France, les Sociétés des moulins du Bazacle
    et du Château de Toulouse. Elles datent du treizième siècle. Les
    associés s’appelaient des _pariers_, et les dividendes des
    _partages_. C’est le souvenir, ou, plus probablement, le
    renouvellement instinctif des noms des sociétés de publicains:
    _partes_, _participes_. Le terrain n’était pas assez prêt, pour que
    l’institution se répandît avec l’élan qui lui est naturel dans des
    circonstances favorables; mais lorsque le mouvement se produisit, il
    le fit avec sa fougue ordinaire, au dix-huitième siècle. Voy.
    Troplong, _Traité des sociétés_, préface, p. LXXIV.

M. Oscar de Vallée, dans son livre sur les Manieurs d’argent[29], a
retracé, sous une forme magistrale, l’histoire des spéculations
financières. Il a reproduit les pensées austères et les paroles
flétrissantes de Juvénal, sur la puissance de l’or dans la société
romaine. Il a jugé d’une voix autorisée les désordres financiers de
Louis XIV, et condamné, avec l’appui de d’Aguesseau, l’un de ses
ancêtres préférés dans la famille judiciaire française, les aventures
ruineuses, l’orgueil impudent et les passions affolées de Law et de la
régence. Il a su séparer, dans le commerce de l’argent et des titres, ce
qui constitue le jeu et la fraude, de ce qui est la spéculation légitime
sur le crédit et les grandes entreprises.

  [29] _Les Manieurs d’argent_, études historiques et morales
    (1720-1857). Paris, Michel-Lévy, 1858.

Depuis lors, que de chutes, mais aussi quels admirables résultats se
sont réalisés, à l’aide de ces procédés bienfaisants de l’association,
qui s’ingénie à opérer de merveilleuses concentrations de forces, et
surtout, par ces ressorts si simples de l’_action_, qui laisse
incessamment confiées à la vigilance de chacun, la sécurité et
l’indépendance de ses capitaux.


XI

Nous l’avons dit, nos savants historiens et nos grands jurisconsultes du
passé n’ont pas eu le sentiment exact de cette organisation financière,
qu’ils ne pouvaient pas deviner. Devant la simplicité des principes, et
même en présence du récit des faits, ils n’ont pas pu en entrevoir
l’énormité. Est-ce que les écoles italiennes du moyen âge, est-ce que
les grands jurisconsultes de la Renaissance ou des temps plus modernes,
ont pu soupçonner, sous les textes qu’ils étudiaient, parfois même avec
la puissance du génie, la merveilleuse hardiesse de ces mouvements de la
spéculation publique et privée, qui ne laissent dans la science du droit
que des traces légères de leurs procédés hâtifs d’exécution? Il faut
voir ces choses, pour en avoir le sentiment exact.

Les historiens et les romanistes de premier ordre en France, en
Allemagne, en Italie, éclairés par les faits contemporains, ont
profondément ressenti dans ces derniers temps, avec Mommsen,
l’impression qui résulta de cet état de choses, mais sans y insister
plus que lui. Nous voudrions en faire ressortir la réalité jusque dans
ses détails, et signaler les analogies de ce système industriel et
financier de la République romaine, avec les procédés et le
fonctionnement de nos grandes compagnies modernes ou de nos finances
d’État.

Assurément les ressemblances sont plus frappantes dans les détails
juridiques, et dans les procédés d’organisation ou de contrôle, que dans
le caractère spécial des événements qui se rattachent à l’œuvre de ces
sociétés. Cela tient à la différence des mœurs publiques de ces temps si
séparés l’un de l’autre; nous devons nous en féliciter, mais aussi nous
tenir en garde.

On ne peut pas reprocher, heureusement, à nos grands spéculateurs, les
abominables tyrannies des publicains en province; dix-neuf siècles de
christianisme ont laissé leur trace dans l’âme des générations. On n’a
pas non plus, sans doute, à redouter, au même degré, leurs ambitions
politiques ou leurs prétentions au gouvernement; enfin, grâce à Dieu,
nous n’avons plus de fermiers généraux. Mais on retrouve, avec une sorte
de surprise et de satisfaction de l’esprit, les mêmes phénomènes
juridiques et économiques renaissant logiquement, à vingt siècles de
distance. C’est l’esprit d’association qui communique le même
merveilleux essor à l’activité et à la puissance de l’homme.

Dans le monde moderne comme à Rome, le mouvement d’association, en se
développant largement, a porté, partout où il s’est fait sentir, cette
vie des affaires, étonnamment active et admirablement féconde, qui
s’étendra à l’infini dans l’avenir, si elle sait se moraliser en
progressant. Il lui manquait, chez les Romains, le droit d’initiative
libre, un contre-poids politique et un frein moral, et c’est ce qui en a
fait un élément de dissolution et de ruine pour la république.

Dans les deux civilisations, c’est assurément ce procédé si simple et si
modeste en lui-même, de l’_action_, de la petite part sociale, qui a
démocratisé et subitement agrandi le domaine des spéculations élevées.

C’est l’_action_ qui a fourni, par d’innombrables affluents des forces
indéfinies au travail humain. C’est elle qui a mis à la portée de tous,
et offert aux plus humbles épargnes, une part dans les bénéfices des
plus hautes combinaisons industrielles ou financières. C’est encore par
elle, si elle est sagement réglée, que l’esprit d’association pourra
répandre, comme autrefois, dans les premiers temps à Rome, _usque ad
unum_, son influence bienfaisante et progressive.

C’est ce que les publicains et les financiers romains avaient été amenés
à comprendre et à utiliser, dans les combinaisons de leurs vastes
entreprises.

Mais ce qui est particulièrement intéressant à constater, pour nous,
c’est que la grande spéculation s’est manifestée à Rome avec tous les
phénomènes sociaux qui la caractérisent de nos jours. La féodalité de
l’argent dont on nous menace s’était développée jusqu’à courber la ville
éternelle sous son joug avilissant, et ces crises redoutables qui, par
instant, semblent ébranler l’État lui-même, y faisaient également sentir
leurs secousses inattendues.

«Qu’on ne s’étonne pas», dit Mommsen, «en voyant cette tour de Babel
financière, fondée sur la supériorité colossale de Rome, et non sur des
bases simplement économiques, s’ébranler tout à coup, par l’effet de
crises politiques et chanceler comme ferait de nos jours notre système
de papier d’État. L’immense détresse qui se déchaîna sur les
capitalistes romains à la suite de la crise italo-asiatique (ann.
664-90), la banqueroute de l’État et des particuliers, la dépréciation
générale de la terre et des actions dans les sociétés, voilà des faits
constants qui sautent aux yeux[30].»

  [30] _Histoire romaine_ (traduction Alexandre), t. VI, p. 27.--Voir
    Cicéron, _Pro lege Manilia_.

N’en déplaise à l’illustre écrivain allemand, malgré les différences
réelles qu’il constate, malgré la décentralisation légale, sinon
effective des temps modernes, et la liberté de l’association sous toutes
ses formes, les crises financières ne sont, ni pour son pays, ni pour le
nôtre, des tristesses dont les Romains aient gardé le monopole; et les
ressemblances peuvent être retrouvées encore, de notre temps, jusque
dans ces alternatives de déchéances effroyables ou d’heureuse fortune.
On a trouvé, exprès pour cela, un mot expressif, aujourd’hui répandu
dans tous les pays et emprunté à la langue même du grand historien.

Nous nous proposons, dans ce travail, de tracer l’histoire et de fixer
le rôle, resté jusqu’ici à peu près inaperçu, des manieurs d’argent,
publicains et banquiers, dans le monde économique et politique de leur
époque.

Si les circonstances nous le permettent, nous essaierons de déterminer
exactement, plus tard, les matières sur lesquelles ont porté les
opérations ou les entreprises de ces financiers aventureux. Nous
pourrons examiner ensuite et analyser les procédés juridiques de la
haute finance, particulièrement les droits, les obligations, et le
fonctionnement légal des associations de publicains, de banquiers et de
manieurs d’argent de toutes sortes, à la bourse de Rome républicaine,
c’est-à-dire, au Forum et dans les Basiliques.




LES

MANIEURS D’ARGENT

A ROME

JUSQU’A L’EMPIRE




ÉTUDE HISTORIQUE


Les Romains ne nous ont laissé aucun livre, ni même aucune dissertation,
sur les publicains ou les manieurs d’argent. Tout ce qui se rattache à
cette classe de citoyens, qui joua un rôle si important pendant plus de
trois siècles, doit être recueilli dans les paroles que les historiens,
les poètes, les orateurs ou les juristes ont consacrées, fréquemment,
sans doute, mais presque toujours incidemment, aux financiers, aux
travaux publics, et à la perception de l’impôt. C’est donc un tableau
qu’il faut reconstituer dans son ensemble, avec des documents très
épars, mais heureusement assez nombreux, dans les écrits antérieurs à
l’empire. Ceux qui sont d’une date ultérieure sont presque muets,
parfois inexacts, et c’est probablement pour cela, que les publicains
n’ont pas été placés par les historiens et surtout par les juristes, au
rang que leur mériterait l’influence qu’ils ont exercée autour d’eux,
jusqu’à Auguste.

Les publicains sont les manieurs d’argent, les spéculateurs qui, avec
les banquiers et les magistrats concussionnaires, enrichis dans les
provinces soumises, ont été longtemps les véritables maîtres de
l’univers.

Pour mettre au jour leur œuvre politique et financière, expliquer leur
action sociale, la comprendre sans s’en étonner, il faut caractériser le
milieu dans lequel ils ont vécu, déterminer les traditions, les
doctrines, les lois et les mœurs ploutocratiques, avec l’appui
desquelles ils ont déployé leurs excès et leur puissance. C’est ce que
nous allons essayer d’abord; nous arriverons ensuite, directement, aux
publicains et aux banquiers eux-mêmes.

Ils se développèrent vers l’époque des guerres puniques, sur un sol qui
semblait progressivement se préparer pour eux. Ils apparurent, et
l’ivraie ne tarda pas à absorber le bon grain.




CHAPITRE PREMIER.

INFLUENCE PROGRESSIVE DE LA RICHESSE DANS LA LÉGISLATION ET DANS LES
MŒURS ROMAINES, JUSQU’AUX PREMIERS TEMPS DE L’EMPIRE.


Ce qui fit la force et la grandeur du peuple romain, ce fut: l’austérité
de ses mœurs primitives; le culte de sa religion profond et sincère,
jusqu’à en mêler les pratiques à tous les événements de la vie, au foyer
et dans l’État; la fidélité à la foi jurée; la vigoureuse organisation
de la famille, autour de laquelle rayonnaient les lignes indéfinies de
la _Gens_ fidèle; la persistance héréditaire dans les traditions de
vertu civique et de dévouement à la patrie; ce furent enfin l’amour
passionné et l’orgueil du nom de la cité romaine, dans le passé, le
présent et l’avenir, allant parfois jusqu’à excuser tout, à légitimer
tout, pendant la guerre, comme au sein de la paix.

Les caractères énergiques et les talents se perpétuaient, à travers les
générations, dans ces vigoureuses familles des temps anciens, à la sève
puissante, à l’âme forte, où l’obéissance au chef ne se discutait pas,
où l’abnégation s’élevait souvent, et presque naturellement, jusqu’à
l’héroïsme. «Tout Claudius était réputé fier, tout Scipion belliqueux,
tout Mucius jurisconsulte[31].»

  [31] Rodière, _Les grands jurisconsultes_, liv. I, ch. I, § 5, p. 33.
    Toulouse, Privat, édit. 1874.

Le respect des ancêtres allait jusqu’à en faire des dieux; jusqu’à leur
élever des autels, où la famille venait prier en commun, suivant les
rites; où la jeune fille portait, tous les matins, les fleurs
nouvelles[32]; où l’adolescent et l’homme fait allaient chercher, pour
les difficultés de la vie, de la force d’âme, des conseils et des
exemples.

  [32] Ce fait est rapporté comme un trait de mœurs traditionnel, dans
    les plus anciennes pièces de théâtre de Rome.

C’est pour cela que les Romains ont pu établir solidement leur
domination sur le monde, sans se presser; non par le fait d’un seul
homme de génie, comme Alexandre, Charlemagne ou Napoléon, dont l’œuvre
hâtive ne pouvait être qu’éphémère; non en vertu d’un plan préconçu;
mais par des progrès mesurés, incessants, accomplis très souvent, sous
la conduite des _negotiatores_, qui devançaient en éclaireurs les
armées, dans les pays à conquérir. Ils étaient soutenus surtout par les
traditions nationales, religieusement transmises d’âge en âge, dans la
vie privée, comme dans la conduite de l’État.

«Les Romains», dit M. Humbert, «étaient nés pour créer l’administration
comme la jurisprudence; jamais peuple ne fut à la fois plus traditionnel
et plus progressif[33].» Supérieurs en cela, au grand capitaine qui
faillit les détruire à Cannes, ils surent vaincre, et ils surent ensuite
profiter de la victoire.

  [33] Humbert, _Essai sur les finances et la comptabilité publique chez
    les Romains_, I, p. 9.

Ils célébrèrent, dans tous leurs actes, les gloires d’un passé que leurs
écrivains ont voulu placer au-dessus des lois ordinaires de la nature.
Sous l’inspiration des mêmes sentiments, ils construisirent des
monuments dont la grandeur était destinée à affirmer la puissance du
peuple-roi dans l’avenir, et qui devaient, par leur inébranlable
solidité, consacrer à jamais sa mémoire.

C’étaient là les nobles et beaux côtés de la race romaine. Il serait
injuste de les méconnaître ou de les atténuer. C’est par eux, il faut se
hâter de le dire, que les événements extraordinaires de cette phase de
l’histoire de l’humanité, qui appartient à Rome, conservent leur logique
et leur moralité.

Ces traditions d’abnégation personnelle, austères et énergiques jusqu’à
l’excès, étaient faites, non pas, sans doute, pour rendre la nation
heureuse par les joies du présent, mais pour conserver et augmenter ses
forces, comme font, dans une armée, la discipline et la fidélité aux
enseignes. Elles se maintinrent tant que les patriciens restèrent les
plus puissants, en restant les plus riches, avec leurs patrimoines
restreints et leurs pratiques à la fois religieuses et autoritaires; et
aussi tant que les richesses et les mœurs de l’Orient ne furent pas
venues troubler les esprits et amollir les âmes.

Nous retrouverons dans les actes des publicains, quelques traits
rappelant les grands souvenirs du patriotisme antique; mais c’est sous
un autre aspect, d’ordinaire, qu’ils vont se montrer à nous. Les
préoccupations de l’intérêt matériel finirent par se substituer à tous
les grands sentiments que contenaient en elles les anciennes traditions.

C’est que les Romains, même des plus beaux âges, n’étaient pas seulement
avides de gloire; leur ambition n’a jamais été pleinement désintéressée,
ni uniquement chevaleresque. Il est, au contraire, établi, avec
certitude, qu’ils furent toujours attachés à la richesse, jusqu’à la
passion; qu’ils conquirent d’abord pour piller[34], et qu’à l’époque de
leur puissance, l’esprit d’économie, se transformant en cupidité sans
frein, ils ne s’arrêtèrent que rarement, si ce n’est pas calcul, devant
les spoliations les plus violentes et les plus injustes.

  [34] Voy. Montesquieu, _Grandeur et décadence des Romains_, chap. I et
    IV. Cic., _Pro Lege Manilia_, XXII.--_De Rep._, II, XXXIV, V, I.

Cette passion de l’argent se manifesta constamment dans leurs usages
privés, aussi bien que dans leur vie publique, dans leurs principes et
leurs constitutions politiques, non moins que dans leurs lois
civiles[35]. Elle était trop profondément enracinée au cœur des Romains,
pour ne pas se retrouver au fond de presque toutes leurs lois.

  [35] Voy. un très intéressant article intitulé: _Du rôle de la
    richesse dans l’ancienne Rome sous la République_, par A. Geffroy,
    de l’Institut. _Revue des Deux-Mondes_, 1er juin 1888, p. 528.




SECTION PREMIÈRE.

De la richesse dans les lois d’ordre privé.


Quant aux rapports privés, d’abord, les garanties et les effets de la
propriété, le droit des créanciers contre leurs débiteurs, les
privilèges effectifs de la fortune, en un mot la richesse, tout cela
est, à Rome, l’objet de lois écrites ou de coutumes, dont la rigueur
jalouse ne recule pas, même devant les plus rudes conséquences
pratiques. On peut affirmer qu’aucun peuple civilisé n’a jamais poussé
aussi loin, ni les faveurs dont jouirent, chez les Romains, ceux qui
avaient le bonheur de posséder, ni la dureté implacable, dans les
sanctions du droit.

La propriété immobilière, très probablement inaliénable dans le très
ancien Droit[36], considérée comme émanant de l’État, interprète
lui-même de la divinité, fut, dès l’origine, placée sous la protection
vigilante du dieu Terme. On sait que celui qui, de sa charrue, effleure
le champ voisin, commet un sacrilège: _Sacer esto[37]._ Il sera condamné
à périr, lui et ses bœufs.

  [36] L’_heredium_, propriété immobilière de la famille, était
    probablement inaliénable ou au moins l’aliénation n’en était permise
    qu’en cas de nécessité. Voy. Gérardin, _Nouv. Revue historique_,
    janv.-févr. 1889, p. 9. Labbé, même revue, 1887, p. 4, et Cuq,
    _Eod._, 1886, p. 537.

  [37] «_Et ipsum et bovos sacros esse._» Festus, vº _Terminus_. Voir
    l’Étude de M. Bénech, _Le respect des Romains pour la propriété,
    Mélanges de droit et d’histoire_, publiés sous les auspices de
    l’Académie de législation. Paris, Cotillon, 1867.

Il en est à peu près de même pour la propriété mobilière. Le voleur est
condamné à l’esclavage, flagellé, précipité du haut de la roche
Tarpéienne; il peut être tué s’il se laisse surprendre. Le temps est
venu adoucir ces lois redoutables; mais il a fallu pour cela le travail
des siècles.

La loi des Douze Tables a dû mettre un frein à la cruauté des
créanciers; elle a limité le poids des chaînes dont on peut charger un
débiteur, et a fixé la quantité de nourriture qui lui est due. Cette
loi, qui, toute barbare qu’elle est, constitue un progrès et qui fut
entourée d’une sorte de culte, permet encore que l’on conduise le
débiteur en justice, _obtorto collo_; et si la prison n’amène pas le
payement, par lui ou par d’autres, on le vendra comme esclave, hors de
Rome, _trans Tiberim_; à moins que les créanciers ne préfèrent se
partager ses membres sanglants[38], _Partes secanto_.

  [38] Voy. Giraud, _Les Nexi_ (_Mémoires de l’Académie des sciences
    morales et politiques_, t. V).

On a contesté que la loi eût autorisé cette œuvre sanguinaire, sur le
cadavre de celui qui n’a eu, quelquefois, que le tort d’être insolvable;
on a voulu voir dans ces mots, un symbole du partage des biens; mais
comme les historiens romains les moins suspects, lorsqu’il s’agit de
médire de leur race, s’indignent au souvenir de ces rigueurs, on ne
saurait douter du sens de cette horrible disposition, que l’on trouve,
d’ailleurs, dans d’autres lois anciennes[39].

  [39] Tab. III, _Nov. Enchiridium_ de Giraud, qui cite les autorités.
    Aulu-Gelle appelle cette disposition du droit, _horrificam
    atrocitatis_.

On sait que les exigences d’une usure éhontée furent souvent la cause
des révoltes de la plèbe; qu’il fallut régler ou même proscrire, par des
lois répétées, le prêt à intérêt; que les dettes furent la raison
déterminante de la retraite du peuple sur le mont sacré, aussi bien que
de la conspiration de Catilina[40], tant était âpre et dure la cupidité
des prêteurs d’argent dans l’ancienne Rome.

  [40] Salluste, _Catilina_, 33. Voy. aussi Tite-Live, II, 23 et 24 avec
    la peinture animée des plaintes de la plèbe contre la cruauté des
    créanciers, et VI, 14, 18, 31, 32, 35. Cic., _De Republica_, II,
    XXXIII et XXXIV.

On demandait un jour à Caton l’Ancien, comment il était permis de
s’enrichir, et ce Romain des temps antiques se bornait à vanter les
bienfaits de l’agriculture. Son interlocuteur, insistant, lui demanda si
on ne pouvait pas placer son argent à intérêt; _quid fœnerari?_ Caton
répondit, en prenant l’air indigné: Et pourquoi pas tuer son homme
alors? «_Tum Cato, quid hominem inquit occidere[41]._»

  [41] Cicéron, c., _De officiis_, II, 1.

Cette réponse contenait une dissimulation, assurément fort grave, car il
est avéré que Caton fit l’usure dans de vastes proportions. Son génie
des affaires le porta même à trouver un moyen nouveau de garantir son
argent, en forçant cinquante de ses débiteurs à acheter ensemble
cinquante navires, et à les exploiter dans la forme d’une véritable
commandite par intérêt. Un texte de Plutarque, dont nous donnerons le
détail dans la suite, ne permet aucun doute à cet égard[42]. C’est là,
très probablement, le premier exemple de commandite nettement rapporté
dans l’histoire.

  [42] Plutarque, _Caton l’Ancien_.

Sénèque prêchait, en philosophe, le mépris des richesses, pendant qu’il
épuisait la Bretagne par ses usures[43].

  [43] Val. Max., IV, VIII, 2; Dion Cass., LXII, II; Burman, _op. cit._,
    IX, p. 129.

Enfin, Cicéron, qui, en parlant de son prédécesseur en Cilicie, disait:
«On eût cru qu’une bête féroce eût passé par là», donnait la main aux
vastes exploitations de Pompée, ménageait celles des publicains, et
tirait lui-même, en douze mois, de sa province, _Salvis legibus_, deux
millions deux cent mille sesterces[44].

  [44] _Épît. famil._, V, 20; voy. aussi d’Hugues, _Une province romaine
    sous la République_, p. 312. Paris, Didier, 1876. Voir, pour les
    détails sur les richesses et les lois réglant l’usure, les
    indications précises fournies par Marquardt, p. 64 et suiv.
    _L’organisation financière_, trad. Vigié. Paris, Thorin, 1888.

Nous ne nous étonnerons pas, dès lors, des immenses fortunes que nous
verrons s’entasser dans les coffres des chevaliers; mais avant de passer
aux résultats, continuons à indiquer, en quelques mots, les procédés
suivis dans la vie privée de Rome pour les obtenir.

L’un des traits les plus curieux et les plus caractéristiques des mœurs
de ce peuple, qui fut rude au travail, et qui resta, même quand il
devint oisif, toujours âpre au gain, c’est le soin religieux avec lequel
il tenait ses comptes.

La tenue des registres domestiques, avec leur brouillon (_adversaria_),
leur grand livre (_codex_), leurs pages du doit et de l’avoir (_accepti
et depensi... utraque pagina_), le respect religieux avec lequel on
tenait ces livres au courant, pour y accomplir les formes du contrat
_litteris_, ou pour les produire en justice, tout cela rentre dans le
domaine des études élémentaires du Droit romain. Nous n’en parlons, ici,
que pour constater que cette tenue de livres s’imposait, non pas
seulement aux négociants, comme de nos jours, mais à tout le monde. A
Rome, où le commerce est déconsidéré, chaque chef de famille tient
cependant ses comptes avec un soin minutieux, et dont beaucoup de nos
commerçants auraient lieu de s’étonner peut-être. Encore, au temps de
Cicéron, c’était un fait inouï qu’un plaideur osât présenter en justice
son livre brouillon, et qu’un père de famille qui se respectait, n’eût
pas son _codex accepti et depensi_ dans l’ordre le plus parfait[45].

  [45] Pline l’ancien, II, 9; Cicéron, _Verr._, II, 1, 23.--Nous
    verrons, d’ailleurs, plus bas, que les registres des banquiers,
    comme la pratique de leurs opérations, furent soumis à des règles
    spéciales.

Dans tous les actes de la vie civile et particulièrement dans les
contrats, les liens juridiques ne s’établissent que lorsqu’on est bien
sûr du fond, par la netteté de la forme; mais alors, ce lien produit
tous les effets que lui attribue une logique inexorable.

Les mêmes mesures de prudence et d’organisation sévère, se manifestent
par rapport au patrimoine et au régime des biens dans les familles. Le
patrimoine de tous est placé sous la direction unique, absolue, du
_pater familias_, et chacun s’y intéresse, pourtant, comme à une
copropriété que protègent les lois civiles et religieuses.

C’est dans le même esprit que sont conçues les lois sur les successions
_ab intestat_, d’abord seules admises, à l’exclusion de toute
disposition testamentaire.

C’est encore une vérité élémentaire, que la tutelle perpétuelle des
femmes, celle des mineurs, la curatelle, furent des mesures, non de
protection pour les personnes, mais des garanties pour la conservation
des biens dans les familles[46]. Le Droit féodal a dit: «_Ne doit mie
garder l’agnel, qui doit en avoir la pel._» Chez les Romains, ce sont
les héritiers présomptifs qui veillent sur les biens des incapables[47].
Ce ne sont pas les fous furieux que l’on interdit, mais les prodigues,
parce que l’on considère leur genre de faiblesse comme le plus dangereux
pour le salut du patrimoine.

  [46] «C’est en s’inspirant de cette idée», observe M. Gérardin, «qu’on
    a dit qu’à leur début, la tutelle et la curatelle avaient été des
    droits pour les tuteurs et non pas des charges.» _Nouv. Revue
    historique_, janvier-février 1889, p. 3. Article sur la tutelle et
    la curatelle dans l’ancien droit romain.

  [47] Il est vrai que le tuteur n’a pas de plein droit la garde de la
    personne. Mais, en fait, rien ne prouve qu’on ne la lui confiât pas
    ordinairement.

Un père, un mari, peuvent abandonner _ex noxe_ leur enfant ou leur femme
à celui qui, par le fait de ces derniers, a subi un dommage. «Tu me
coûterais, par ta faute, plus que tu ne vaux», pouvait dire le père, le
grand-père ou le mari; «j’aime mieux te donner toi-même que de réparer,
en payant, les torts que tu as causés.» La femme et l’enfant passaient
alors à l’état d’esclaves (_in mancipio_) de la partie lésée; mais il
n’y avait rien à débourser, et la loi déclarait le chef libéré de toute
responsabilité. Il livre le coupable, et garde l’argent pour lui et le
reste de sa famille; voilà le droit paternel, que la loi a établi sur
les descendants et les femmes _in manu_, comme sur les esclaves.

Le régime dotal lui-même, avec ses garanties exorbitantes, est un des
symptômes de ces mœurs réalistes, où l’on veut que les femmes
reprennent, à tout prix, leur dot: _Propter quas nubere possint._ A
défaut, on rendra au père, si sa fille meurt avant lui, la dot qu’il a
donnée, _ne et filiæ amissæ et pecuniæ damnum sentiret_, dit simplement,
presque brutalement, le texte du Digeste.

L’abolition réitérée des dettes à suite des séditions, et les lois
agraires, se rattachent assurément au même ordre de sentiments et
d’idées; je n’en parlerai cependant ici que pour mémoire, parce que ce
sont là des faits accidentels ou des mesures politiques; et je ne veux
signaler, dans cette revue rapide du Droit privé, que les actes légaux
de la vie civile.

Mais je ne saurais oublier, dans ce tableau, le trait le plus sombre,
l’esclavage, les _servi_, ces pauvres êtres humiliés, ennemis vaincus ou
enfants nés dans les _ergastula_ infects. On sait de quel horrible
trafic ils furent l’objet, sous l’influence des mœurs venues de
l’Orient. Quant aux mœurs antiques, il suffit, pour les stigmatiser à
cet égard, de rappeler les atroces paroles de Caton sur l’économie
agricole et sur les esclaves devenus vieux, dont il faut, d’après lui,
se défaire à tout prix[48].

  [48] V. Wallon, _Histoire de l’esclavage dans l’antiquité_, t. II,
    part. II, chap. III.

Tout cela est, assurément, bien connu, mais il n’est pas sans intérêt de
grouper ces dispositions, qui se soutiennent mutuellement, et forment un
vigoureux système économique.

Telle est la rude harmonie des lois civiles. Le Droit prétorien se
chargera de l’adoucir; il le fera lentement, d’abord, poussé par
l’influence persistante de la pratique, par les suggestions de l’équité
naturelle, plus forte que la logique des textes, et, plus tard, sous les
sages et vivifiantes inspirations de la morale chrétienne.

Assurément, on le voit bien, il serait difficile de trouver dans
l’histoire juridique des peuples, nous ne dirons pas seulement un pareil
ensemble de mesures protectrices du patrimoine privé, mais, même
isolément et avec leur rigueur savante, la plupart des dispositions
spéciales, que nous venons de voir reliées en un redoutable faisceau.

Tout prend de l’importance, quand il s’agit d’affaires d’argent, chez ce
peuple qui fut toujours calculateur, méthodique, et, comme l’a dit un
écrivain autorisé, absolument carré[49], jusque dans l’accomplissement
de ses rapines. Ce fut là, sans aucun doute, une des causes de
l’admirable perfection des détails de son droit privé, en certaines
matières.

  [49] Belot, _Histoire des chevaliers_, chap. VI. Geffroy, _loc. cit._,
    p. 530.

En résumé, tout manifeste, dans le Droit civil de la Rome ancienne, un
amour des richesses instinctif, profond et systématiquement réalisé.

La propriété, les créances, les dettes, les contrats, les comptes, les
garanties de payement, la direction du patrimoine familial, tout y prend
un caractère de vigueur singulière, qui semble se refléter dans la
vieille formule quiritaire: _Suum cuique._

Celui qui touche au champ d’autrui subira la mort du sacrilège; celui
qui vole, on le tue; celui qui ne veut pas payer ses dettes, on le
charge de chaînes, on le jette en prison dans les affreux _ergastula_
des esclaves, on le vend, ou on se partage son cadavre; l’enfant, ou la
femme, ou l’esclave qui a causé à autrui un dommage, on l’abandonne à la
cupidité du plaignant; les usuriers poussent leurs excès légaux jusqu’à
provoquer des révolutions; c’est partout la mort ou l’esclavage, les
lourdes chaînes et les cachots qui assurent la possession des biens
acquis, suivant les règles d’un droit impitoyablement appliqué.

Lorsque ces rigueurs barbares s’adouciront, la cupidité traditionnelle
n’y perdra rien; on sera moins rude pour défendre le bien acquis,
l’ancien esprit d’économie sera oublié, dédaigné même; mais on
s’enrichira, par tous les moyens «et par tous les crimes», des
dépouilles du monde entier.




SECTION II.

De la richesse dans les lois d’ordre public et politique.


La législation politique des Romains devait se conformer à ces tendances
et à ces principes, si profondément gravés dans les mœurs de leur vie
privée. L’amour égoïste de l’argent finit par l’emporter, là aussi, sur
les vertus civiques, qui lui faisaient un contrepoids bien nécessaire.

La prépondérance de la fortune se manifesta, en effet, de bonne heure
dans leurs constitutions, et ne cessa de continuer sa marche progressive
jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à l’absorption de toutes choses dans
le pouvoir impérial.

Le premier progrès, dans le sens de l’égalité politique, fut un progrès
au profit de l’argent, car il consista à passer d’une aristocratie de
naissance exclusive et despotique, au régime d’une aristocratie
ploutocratique et militaire, plus accessible, mais toujours très
privilégiée.

Il n’y a peut-être jamais eu de constitution qui ait poussé plus loin
que celle de Servius Tullius, le souci des privilèges politiques et
militaires au profit de la fortune. On le sait, le classement des
citoyens y est minutieusement réglé par degrés, à raison de leurs
patrimoines, et le vote de chacun y a plus ou moins de portée, suivant
sa richesse actuelle.

Assurément, dans cette constitution, comme dans toutes celles où la
ploutocratie apparaît, le privilège accordé à l’argent se rattache aux
qualités intellectuelles et sociales que la fortune implique ou suppose,
en les rendant plus faciles à réaliser. Mais la rigoureuse et
persistante application de ces idées à Rome, a quelque chose de si
particulier, qu’il nous semble exister là un trait de mœurs à signaler,
et une cause première à mettre en relief.

Lorsque la constitution de Servius Tullius s’efface, le rôle politique
de la fortune ne disparaît pas pour cela. Les censeurs divisent les
tribus en sections électorales, où les voix des riches ont encore la
prédominance sur celles de la multitude.

Cette influence de l’argent est si incontestablement admise dans la
politique romaine, que Cicéron établissait ce qui suit comme hors de
contestation, en discutant une loi judiciaire: «Pour choisir un juge, il
faut avoir égard à la fortune autant qu’au mérite personnel[50].» Et
Sénèque, plus explicite, disait après lui: «C’est le cens qui élève un
homme à la dignité de sénateur; c’est le cens qui distingue le chevalier
romain de la plèbe; c’est le cens qui, dans les camps, amène les
promotions; c’est d’après le cens qu’on choisit un juge au Forum[51].»

  [50] Cicéron, _Philippiques_, I, 8.

  [51] Sénèque, _Controverses_, II. Voy. aussi Belot, _La révolution
    économique et monétaire_, etc., _loc. cit._

Le cens est la base de presque toutes les lois judiciaires,
particulièrement de celles dont nous aurons à parler, comme intéressant
les publicains, par le choix de ceux qui pouvaient être appelés à les
juger. C’est un des points les plus curieux de leur histoire et de
l’histoire de la politique romaine tout entière.

César restait fidèle aux mêmes principes, en constituant avec ses
centurions une chevalerie militaire jouissant des privilèges politiques.
Il leur donnait, avec le grade, le rang équestre, le droit de porter
l’anneau d’or, et leur faisait en même temps une libéralité en argent,
qui les mettait au niveau de leur classement. Les empereurs
renouvelèrent ce système, que les nations modernes ont, à leur tour, vu
reparaître aux époques des grandes conquêtes[52]. A Rome, on constitua,
parallèlement, une hiérarchie civile sur des bases semblables.

  [52] Belot, _Histoire des chevaliers_, p. 287 et suiv. César, _De
    bello gall._, II, 7, 8, 10; _De bello civ._, I, 77. Ovide, _Am._,
    III; _El._, VIII. Martial, _Épigr._, VI, 58. Cicéron, _Verr._, II,
    lib. III, 80. Suétone, _Caligula_, 38.

Enfin quand la démagogie militaire vint porter le trouble dans les
comices et supprimer les vieilles institutions, soit par la fraude
éhontée, soit à l’aide de la corruption et de la vénalité pratiquées
ouvertement, l’argent exerça, par la force des choses, une puissance
plus effective et plus absolue que jamais.

C’est qu’en effet, l’organisation politique des Romains aurait dû se
modifier avec le temps. Établie pour une petite cité où régnaient des
traditions respectées et des mœurs austères, elle devint bientôt tout à
fait insuffisante. Les grandes magistratures livrées au suffrage des
comices, les lois votées directement par le peuple, furent fatalement
l’occasion de désordres et de scandaleux trafics. Ni le sentiment
patriotique, ni celui de l’importance des actes qu’ils avaient à
accomplir par leurs votes, ne devaient pouvoir soustraire les besogneux
et les gens sans principe, qui allaient en se multipliant tous les
jours, à l’influence des riches en quête de suffrages. Les privilèges
accordés légalement à la fortune, et la puissante organisation des
spéculateurs, ne pouvaient qu’augmenter encore ces dangers.

Tels étaient, dans les lois politiques anciennes, les vices qui devaient
s’aggraver avec la décadence des mœurs, avec l’avilissement de la plèbe
et ses développements imprévus, enfin avec l’accroissement des
richesses, dont les publicains et les ambitieux de toutes les classes
savaient user et abuser sans scrupules.




SECTION III.

Prépondérance croissante de la richesse dans l’opinion et dans les
résultats pratiques de la vie publique.


On a dit que les Romains dédaignaient le commerce, ils furent en effet,
à raison de leurs origines, un peuple de laboureurs et de guerriers qui
garda longtemps ses principes, mais qui sut prendre, avec les préjugés
nationaux, les accommodements inspirés par l’utilité pratique.

C’est ainsi que Cicéron considérait comme très nécessaire, de ne pas
confondre les divers genres de commerce. «La place d’un homme libre
n’est pas dans une boutique», disait-il. «Le commerce ne convient qu’aux
esclaves, s’il se fait en petit; mais il se relève, lorsqu’il se fait en
grand, qu’il apporte dans un même pays les productions du monde entier,
qu’il les met à la portée du grand nombre et garde toujours une parfaite
loyauté[53].» Cicéron songeait certainement, en écrivant ces lignes, à
ses chers publicains[54]. Il a même des mots gracieux pour les
spéculateurs retirés des affaires, ses plus vieux amis sans doute, qui,
arrivés au port, se reposaient en regardant le large[55]. L’ordre
sénatorial seul se voyait éloigné du commerce par les lois, mais, de
plus en plus, sauf quelques héroïques exceptions, souvenirs du vieux
temps, il se rattrapait, par la pratique d’une usure éhontée, et par les
scandaleux profits des magistratures provinciales; du reste, il ne tarda
pas à se transformer complètement, ainsi que nous allons le voir.

  [53] _De officiis_, I, XLII. Montesquieu, _Esprit des lois_, liv. XXI,
    ch. XIV: Du génie des Romains pour le commerce, et chapitres
    suivants.

  [54] D’Hugues, _loc. cit._: _Une province romaine sous la République_,
    p. 101.

  [55] «_Atque etiam si satiata quæstu, vel contenta potius, ut sæpe, ex
    alto in portum, ex ipso portu in agros se possessionesque tulerit,
    videtur jure optimo posse laudari._» Cicéron, _De officiis_, I,
    XLII.

Ces mœurs, à la fois aristocratiques et rarement désintéressées, ont
souvent donné lieu à des rapprochements curieux entre les Romains et les
Anglo-Saxons de notre temps; rapprochements qui, sous bien d’autres
rapports, et parfois pour les actes les plus sages et les traditions les
plus honorables de la vie publique, se justifient étonnamment.

A l’époque qui doit nous occuper, la plèbe, de plus en plus indépendante
et nombreuse, s’était mise au travail; le temps des frumentaires
paresseux n’était pas encore arrivé; les chevaliers surtout, qui avaient
quelques avances et que les préjugés aristocratiques n’arrêtaient pas,
s’enrichissaient par les entreprises ou les fermages de l’État dont ils
se rendaient adjudicataires. L’or des vaincus entrait sans mesure dans
les coffres des _negotiatores_ et des publicains.

Les patriciens de race fidèles aux anciennes mœurs, dont le nombre
diminuait tous les jours, étaient réduits aux seuls bénéfices de
l’agriculture; ils furent débordés de toutes parts.

Ils abandonnaient, après des résistances héroïques et des prodiges
d’habileté, chaque jour un nouveau privilège à la plèbe. Leurs
patrimoines perdaient leur valeur relative, et les droits enlevés à la
naissance, la fortune les conquérait par le fait des mœurs, autant que
par celui des lois. Le siège de l’autorité et de l’influence se
déplaçait ainsi; il passait par la logique des événements, non moins que
par celle de la constitution, des patriciens aux riches, aux _homines
novi_. La morale de l’intérêt menaçait de n’être plus tempérée par les
traditions de famille et de race.

Aussi, on a pu appliquer aux assemblées politiques de Rome, ce que M.
Guizot a écrit de celles de l’Angleterre: «Dans un des premiers
parlements du règne de Charles Ier, on remarquait avec surprise que la
Chambre des communes était trois fois plus riche que la Chambre des
lords. La haute aristocratie ne possédait plus et n’apportait à la
royauté, qu’elle continuait d’entourer, la même prépondérance dans la
nation. Les simples gentilshommes, les francs-tenanciers, les bourgeois,
uniquement occupés de faire valoir leurs terres, leurs capitaux,
croissaient en richesse, en crédit, s’unissaient chaque jour plus
étroitement, attiraient le peuple entier sous leur influence, et, sans
éclat, sans dessein politique, s’emparaient en commun de toutes les
forces sociales, vraies sources du pouvoir[56].» Le savant écrivain de
l’_Histoire des chevaliers_ a pu avec raison reproduire ce passage de
Guizot, en le donnant comme le frontispice de son chapitre sur les
publicains.

  [56] Belot, _Histoire des chevaliers_, chapitre VI: _Les
    Publicains_.--Guizot, _Discours sur l’histoire de la Révolution
    d’Angleterre_, p. 12; cf. _Révolution d’Angleterre_, et Duruy,
    _Histoire des Romains_, XV, § 1er, t. I, p. 470, note 1.--Mommsen,
    _Droit public romain_, t. VI, 2e partie (trad. Girard), p. 47 et
    suiv., 57 et suiv., 109 et suiv.

A Rome la révolution fut plus complète encore qu’en Angleterre. Les
éléments constitutifs de la grande assemblée se modifièrent jusque dans
leur personnel; le patriciat perdit successivement tous les postes
d’honneur qui lui avaient appartenu de droit, dans le gouvernement de
l’État.

Des trois castes qui constituaient le _populus_, la noblesse de race fut
celle qui, au nom de la religion et du droit, eut l’autorité la plus
large, la plus incontestée pendant les premiers siècles. Mais elle se
modifia dans ses éléments constitutifs. Le patriciat se fondit dans
l’ordre sénatorial et la _nobilitas_; il perdit son prestige et vit le
pouvoir s’échapper, en fait, de ses mains. Ce furent les riches, même de
race plébéienne, qui se partagèrent les honneurs et le pouvoir. «Il se
fit alors», dit M. Duruy[57], «une scission parmi ceux qui avaient le
cens équestre. Les uns, fils de sénateurs, ne songèrent qu’à succéder
aux honneurs de leurs pères: c’étaient les nobles. Les autres, d’origine
obscure, et repoussés des charges comme hommes nouveaux, se jetèrent
dans les fermes et les travaux publics: ce furent les publicains.»

  [57] Duruy, t. II, p. 56. Voy. Mommsen, _Droit public romain_, VI, 2e
    partie, 47 et 68. Cic., _De Rep._, XXXIV.

C’est l’ordre des chevaliers ou des publicains qui prendra, dès lors,
l’influence dans les affaires. C’est la classe composée presque
exclusivement des enrichis, des hommes nouveaux, _homines novi_,
l’aristocratie d’argent, qui spéculera, qui gagnera et qui dirigera
tout, à l’exclusion de la _nobilitas_ déconsidérée. _Auctoritas nominis
in publicanis subsistit._

La plèbe, le troisième ordre, ne commença à exercer une influence
persistante et normale qu’avec les Gracques; elle grandit en luttant
contre le Sénat et les chevaliers: mais ses triomphes furent tardifs et
éphémères. Ils conduisirent la République rapidement à la démagogie.

L’histoire des publicains correspond, sinon à la plus belle époque de
l’histoire romaine[58], du moins à la plus grande, par les résultats
obtenus; celle des immenses travaux, des riches conquêtes, de la liberté
politique et de la suprême éloquence.

  [58] Voir les réserves graves de Mommsen, au début du chapitre de son
    _Histoire romaine_, consacré à cette période.

Durant tout ce temps, la lutte politique des partis ne cessa pas un
instant dans Rome; mais ce fut le parti des financiers qui eut presque
constamment l’avantage sur les deux autres, à dater des guerres puniques
jusqu’à la démagogie militaire des guerres civiles. Nous avons vu le
mouvement se manifester par les actes législatifs de l’ordre politique,
dans la précédente section de ce chapitre, nous en trouvons ici la
réalisation et l’explication dans les faits.

On vit alors se multiplier comme par enchantement, surtout après la
soumission de Carthage, les signes certains des grands mouvements dans
les affaires. Les banquiers, très anciens à Rome, étendent leurs
opérations; ce sont des changeurs, et surtout des intermédiaires entre
spéculateurs. C’est par eux que l’argent circule, sous forme de billets,
de Rome vers la province et réciproquement. Il en existait déjà, au
quatrième siècle, qui tenaient leurs tables au Forum, plus tard ce fut
dans les basiliques.

L’État prit des mesures financières, signalées par les auteurs qui se
sont occupés de l’histoire économique de Rome. On empêchait l’argent de
se porter sur un point donné, ou bien de sortir d’Italie; on s’efforçait
de favoriser les prêts faits à Rome et de donner à la capitale des
avantages sur la province. On s’occupait spécialement des juifs bien
connus partout, et particulièrement en Italie, par leurs affaires
d’argent.

Le crédit public recevait de brusques secousses, au Forum et dans les
basiliques, par suite des événements, même les plus lointains. On le
sait, de tout temps, la prospérité des finances a directement dépendu de
la politique, parce qu’il n’y a pas de crédit possible s’il n’y a pas de
sécurité dans l’État. «Faites-moi de la bonne politique, et je vous
ferai de bonnes finances», disait un habile ministre, aux Chambres
françaises. Ce fut fréquemment la donnée de Cicéron et des autres hommes
politiques de Rome, devant le Sénat, chargé d’équilibrer le budget et de
diriger la politique extérieure[59]. En réalité, c’étaient les
préoccupations pécuniaires qui dominaient tout, la direction des
guerres, comme les actes de la paix.

  [59] Cicéron, _Pro lege Manilia_ très spécialement.

La richesse était entrée à Rome par d’autres mains que celles des
spéculateurs. Les généraux et les proconsuls faisaient de scandaleuses
fortunes aux dépens des provinciaux, et l’argent qu’ils rapportaient de
leurs déprédations jouait aussi son rôle dans la politique pratique du
Forum. Quelles que soient, en effet, les sources qui l’ont amené, c’est
par lui qu’on arrive aux fonctions publiques et aux honneurs. On ne le
dissimule pas, les votes sont à vendre[60]. Il y a sur le Forum des
boutiques, où le prix d’achat est affiché. Vainement on édicte, en
595-159, une loi qui punit les acheteurs de voix, et ensuite d’autres
lois pour punir les concussionnaires. Les suffrages continuent à se
vendre, et, dans les hautes fonctions, ce que l’on voit comme
rémunération des peines prises et des dépenses parfois colossales de
l’élection, c’est l’exploitation, en perspective, d’une province, pour
la désignation de laquelle on saura se rendre le sort favorable[61]. Les
soldats eux-mêmes promettaient, à prix d’argent, le triomphe à leurs
généraux, comme plus tard ils leur vendront l’empire[62].

  [60] Voy. _La corruption électorale chez les Romains_, par É. Labatut,
    vice-président au tribunal civil de Toulouse. Thorin, éditeur,
    Paris. Cicéron parle de dix paniers d’argent apportés par Verrès, de
    Sicile à destination des électeurs des comices. Verr., I, VIII.

  [61] Voy. Duruy, _Hist. des Romains_, t. II, p. 73 et suiv.

  [62] Voy. notamment Mommsen, _Hist. rom._, t. IV, p. 86, qui rapporte
    que Lucius Paulus, le vainqueur de Pydna, faillit se voir refuser le
    triomphe, pour n’avoir pas assez tôt accordé à ses soldats ce qu’ils
    lui demandaient.

«On pilla les provinces pour acheter les comices, on acheta les comices
pour piller les provinces; la République se trouva ainsi engagée dans un
cercle sans issue, jusqu’à ce qu’elle tombât épuisée entre les mains
d’Auguste...[63]»

  [63] E. Laboulaye, _Lois criminelles des Romains_, p. 164.

Les candidats aux grandes charges empruntaient, s’ils n’étaient pas déjà
immensément riches, pour pouvoir suffire aux frais de leurs élections,
et lorsque leur avenir politique paraissait assuré, ils trouvaient très
facilement du crédit. On savait que les bénéfices du proconsulat les
rendraient aisément solvables et peut-être même les porteraient à
témoigner une généreuse reconnaissance, au moment du retour.

C’est par eux qu’ont été construits les cirques, les riches basiliques,
les temples somptueux, les plus beaux monuments de la Rome républicaine,
et qu’ont été données, en vertu d’engagements pris d’avance quelquefois,
les fêtes fastueuses pour lesquelles l’univers entier était mis à
contribution. Ce sont là encore des faits bien connus. Nous nous bornons
à les signaler, ainsi que nous l’avons fait pour les lois, comme des
traits essentiels, dans les vues d’ensemble que nous voulons indiquer.

Après les conquêtes de la Grèce et de l’Asie, notamment, l’or avait
afflué tout à coup dans Rome. M. Duruy a dit justement, en étudiant
cette époque: «L’or est comme l’eau des fleuves; s’il inonde subitement,
il dévaste; qu’on le divise en mille canaux où il circule lentement, et
il porte partout la fécondité et la vie[64].» Rien n’est plus frappant
dans l’histoire de Rome.

  [64] Duruy, II, chap. XIX. Salluste, _Catilina_, V, VI, X, XII; Vell.
    Pat., II, 2; Florus, III, 13. Voir l’intéressant et judicieux
    discours préliminaire de l’_Histoire des révolutions romaines_ de
    Vertot. L’esprit et l’inutilité des lois somptuaires est bien
    indiqué dans cet ouvrage, très vieilli d’ailleurs.

Il serait aisé de multiplier les exemples de prodigalités, en vue
desquelles les généraux vainqueurs ruinaient les provinces conquises.
Mais plus redoutables encore en cela, pour leur patrie, ils venaient y
porter, avec les richesses mal acquises, la corruption des mœurs[65].

  [65] Appien, _Bel. civ._, liv. II, 26. Plut., _Cæs._, 29; _Pomp._, 58.

César, pour se faire des partisans, donna au consul Paul-Émile près de 8
millions de francs; à Curius, tribun du peuple, 12 millions pour
acquitter ses dettes[66], car nos faillites et nos liquidations sont
encore peu de chose, à côté des dettes personnelles de ce temps; à
Marc-Antoine, son lieutenant dans les Gaules, 12 millions[67]; il avait
aussi payé ses propres dettes, qui se montaient à 5 millions[68]. «Il
fit établir pour le peuple de Rome, un Forum entouré de portiques en
marbre et décoré d’une villa publique; l’emplacement seul avait coûté
100 millions de sesterces, plus de 20 millions de francs. Pour que sa
gloire et son influence fussent partout présentes, il décorait les
villes d’Italie, d’Espagne, des Gaules, de Grèce et d’Asie-Mineure, tout
comme si l’empire eût déjà été son patrimoine. Aux rois, il envoyait en
don des milliers de captifs; aux provinces, il donnait, sans consulter
le peuple ni le Sénat, tous les secours dont elles avaient besoin.» Ces
dons, et bien d’autres, ne l’empêchèrent pas de demeurer puissamment
riche. Cicéron dit un jour publiquement au Sénat, que César, qui avait
en ce moment, en Gaule, une armée de cinquante mille hommes, aurait pu
la solder avec ses seules ressources[69]; mais qu’elles étaient
légitimement son bien, et que c’était à la République à payer les armées
de ses généraux.

  [66] Vell. Pat., II, 48.

  [67] App. _Ibid._

  [68] App., _Ibid._ Plut., _Cæs._, 11.

  [69] Cic., _Prov. consul._, 11; _Pro balbo_, 27.--Voy. Dezobry, _Rome
    au siècle d’Auguste_, III, p. 388. Duruy, _Hist. des Romains_, II,
    chap. XXVI et suiv.

Pompée avait fait construire un théâtre où quarante mille spectateurs
pouvaient contenir; dans les premières fêtes qu’il y donna, figurèrent
des éléphants et d’autres animaux de toute espèce en grand nombre; cinq
cents lions y furent tués[70]. Gaius César faisait apporter les bêtes
féroces aux jeux, dans des cages d’argent. Æmilius Scaurus bâtit pour
quatre-vingt mille spectateurs, un théâtre soutenu par trois cent
soixante colonnes de marbre et orné de trois mille statues d’airain[71].
Tout cela, avec la valeur artistique qu’y apportaient les Grecs, laisse
bien en arrière ce que nous appelons les splendeurs modernes. On sait,
malheureusement, quelle était la source de ces richesses.

  [70] Plut., _In Pomp._, 54.

  [71] Voy., sur ce point et sur le luxe de cette époque, Duruy, t. II,
    chap. XX.

Antoine ayant accepté toutes les flatteries hyperboliques des Grecs, se
laissa fiancer par eux à Minerve; mais il se hâta ensuite de réclamer la
dot de la déesse, qu’il ne voulut pas prendre à moins de 10 millions de
drachmes (8,694,400 francs). Cette plaisanterie juridique dut déplaire,
sans doute, aux esprits raffinés de l’Attique; les Romains avaient, si
on les compare aux Grecs, l’imagination sèche et courte, mais ils
avaient des goûts pratiques et peu de sensibilité dans l’âme, surtout à
l’égard des étrangers.

La plupart de ces abus étaient, au reste, non seulement tolérés, mais
encouragés par l’esprit public. Il fallait bien qu’un consulaire
s’enrichît aux dépens des provinces, pour l’honneur du peuple romain
lui-même. Comment admettre que celui qui avait commandé au peuple-roi,
rentrât, comme au vieux temps, dans sa modeste maison, et se confondît
dans la foule venue à Rome, de tous les points de l’univers.

Pendant ce temps, les publicains, plus riches que des rois, prêtaient
aux peuples, bouleversaient des empires par leur argent, continuaient
leurs exactions, et gardaient, le plus possible, leur part de
gouvernement. Nous verrons plus loin tous ces faits se dérouler
logiquement dans l’ordre des époques[72].

  [72] _Infra_, chap. III: Suite chronologique des événements de
    l’histoire romaine concernant les publicains et les banquiers
    (_Histoire externe_).

«On faisait mille crimes», écrit Montesquieu, «pour donner aux Romains
tout l’argent du monde.»

Déjà, de son temps, Caius Gracchus disait au Sénat: Il y a ici trois
camps: dans le premier on est à vendre, dans le second on est vendu à
Nicomède, mais dans le troisième on est plus habile, on reçoit de toutes
les mains et l’on trompe tout le monde[73].

  [73] Aulu-Gelle, II, 10. Mommsen, V, p. 67, note.

Jugurtha, le roi numide, s’était écrié en quittant Rome: «O ville
vénale, et qui périra bientôt si elle trouve un acheteur[74]!» Il avait
prophétisé juste. La démagogie n’eut bientôt plus pour mobile que la
violence et la cupidité. Trois siècles après, par une sorte de retour
vers le passé, les soldats mettaient l’autorité impériale elle-même à
l’encan, et trouvaient des acquéreurs solvables.

  [74] «_O urbem venalem! et mature perituram, si emptorem invenerit_»
    (Sall., _Jugurtha_, 35).




SECTION IV.

La religion, les beaux-arts, la vie privée et le luxe des chevaliers.


Tout s’enchaîne dans les mœurs et dans les lois des grands peuples. Les
Romains des premiers temps, instinctivement utilitaires, avaient tout
fait, d’abord, en vue de la puissance de leur race; la religion avait dû
naturellement se prêter à ces tendances habilement patriotiques de la
cité encore barbare.

«Je trouve cette différence entre les législateurs romains et ceux des
autres races», dit Montesquieu, «que les premiers firent la religion
pour l’État et les autres l’État pour la religion[75].» Cela est
parfaitement vrai, sinon dans les détails extérieurs du culte, du moins,
dans l’esprit général qui en dominait toujours les pratiques
incessantes.

  [75] Montesquieu, _Dissertation sur la politique des Romains dans la
    religion_.

M. Gaston Boissier, qui n’admet certainement pas la donnée historique de
Montesquieu d’une manière absolue, puisqu’il indique très savamment les
origines italiennes et grecques des croyances romaines, affirme
cependant que: «jamais peuple n’a été préoccupé autant que les Romains
de l’importance et des droits de l’État: ils lui ont tout sacrifié»,
dit-il, «leurs vieilles habitudes et leurs sentiments les plus chers.»
Plus loin, il ajoute: «La religion des Romains devait sembler aux Grecs
la création la plus originale d’un peuple pratique et sensé, qui avait
réussi à discipliner toutes les forces de l’homme, même les plus
déréglées et les plus rebelles, et à les tourner vers un but unique, la
grandeur de l’État[76].»

  [76] _La religion romaine d’Auguste aux Antonins_, I, p. 11 et 34,
    introduction, ch. 1er. Polybe, VI, 56.

Il ne faut donc pas s’étonner que la religion ait changé de caractère à
Rome, non seulement sous l’influence des mœurs privées, mais encore par
l’effet de la politique; elle s’effaça presque complètement, lorsque le
patriotisme traditionnel fut remplacé dans les âmes, par l’ambition
personnelle et la soif de l’or.

En harmonie avec la pensée dominante, la religion romaine, à l’exemple
des mœurs et des lois, avait, dès ses origines, placé la richesse à peu
près au-dessus de tout, en ce monde. Plaute disait: «Quand on est aimé
des dieux, on fait toujours de bons profits», et M. Boissier conclut
avec raison que dans cette religion, «ce n’est pas, comme dans le
christianisme, le pauvre qui est l’élu du Seigneur, c’est le riche[77].»

  [77] G. Boissier, _Religion romaine_, t. I, p. 22, introd., ch. 1er.
    Plaute, _Curculio_, IV, 2, 45.

La richesse finit logiquement par l’emporter sur le terrain religieux,
comme sur tous les autres. On lui avait donné partout le premier rang;
elle arriva à tout asservir.

Les cérémonies du culte étaient devenues, à la fin de la république, à
peu près uniquement le luxe des fêtes officielles, ou le passe-temps des
classes aristocratiques et riches, qui n’aimaient à faire revivre les
mœurs anciennes, que pour se parer de leurs souvenirs. L’indifférence
absolue pour les pratiques religieuses avait envahi cette société
travaillée par le scepticisme philosophique, ou rabaissée par
l’entraînement des passions[78]. On laissait les édifices sacrés se
dégrader dans l’abandon. Auguste, qui voulait rétablir les anciennes
croyances, dut dépenser de nombreux millions pour la restauration de
quatre-vingt-deux temples consacrés aux dieux et aux déesses, à Rome
seulement. Quelques-uns de ces beaux édifices commençaient à tomber en
ruine[79]. Par la volonté des empereurs, le paganisme reprit, en effet,
quelque vogue pendant les deux premiers siècles, comme si les sentiments
religieux devaient naturellement reparaître, au moment même où le règne
de l’argent venait de toucher à sa fin.

  [78] _Eod._, p. 51, 60 et 70, introd., ch. II.

  [79] Inscript. d’Ancyre. Mommsen, _Res gestæ divi Augusti_, p. 60. G.
    Boissier, _Religion romaine_, t. I, p. 84 et 85, livre 1er, ch. 1er.
    Marquardt, _Le Culte chez les Romains_, 3e période, traduction de
    notre cher et savant collègue M. Brissaud, t. I, p. 86. Paris,
    Thorin, éditeur, 1890.

Ce qui était resté des anciens rites était devenu, dès les débuts de
l’influence grecque, très sensualiste, et même, en certaines
circonstances, choquant jusqu’à l’obscénité; tout répondait au culte
effréné du plaisir et de la matière qui le procure.

Et comme les arts sont le reflet exact, non seulement des goûts, mais
aussi des tendances humaines, ils suivirent la même voie. Le goût
moderne ne s’y est pas trompé. Si l’on veut, de nos jours, construire
une bourse ou une maison de banque, on ne songe pas, assurément, à y
commettre les doux charmes de l’ogive gothique; on fait instinctivement,
de l’édifice, un temple grec ou romain.

Par une transformation que le temps et les événements ont produite à
bien d’autres égards, quelques églises de la Rome contemporaine ont
conservé le nom, d’origine grecque, des basiliques, et leurs formes
architecturales. Le culte catholique ne nous semble pas répondre à ces
ordonnances rectilignes et à ces harmonies plastiques, belles
assurément, mais privées des pénombres graves et mystérieuses des
cathédrales du moyen âge, et des plus belles églises de la Renaissance.
La basilique ancienne représentait bien ce qu’elle devait être: la
continuation du Forum, où l’on parlait d’affaires et de plaisir.

Les statues de bronze et de marbre, les belles colonnades, les monuments
somptueux se multiplièrent indéfiniment dans les quartiers riches de
Rome. Si l’on en croit les restitutions que nous en ont faites les
archéologues et les artistes, le Forum, à l’avènement d’Auguste, devait
présenter dans son ensemble, un amas de temples, de basiliques, de
riches statues, de superbes portiques, disposés sans beaucoup d’ordre.
Tout cela fait penser au luxe dispendieux, mais voyant et parfois
indiscret, des gens trop vite enrichis.

«Les Romains eurent des arts», dit M. Viollet le Duc, «parce qu’ils
comprenaient que les arts doivent exister dans tout État civilisé;
c’était une affaire de convenance, non de conviction comme chez les
Grecs et les Égyptiens... Voilà pourquoi, quand ils en usèrent, ils le
firent souvent sans mesure... Quant à lui, le Romain ne demande qu’une
chose, c’est que son œuvre soit romaine, qu’elle soit un signe de
grandeur et de puissance[80].»

  [80] Viollet-le-Duc, _Entretiens sur l’architecture_, 3e entretien, p.
    93.

Le patriotisme héroïque des ancêtres avait cédé la place, dans le cœur
de ces nouveaux citoyens, à l’orgueil égoïste de la fortune. Il fallut
l’empire pour humilier ces vanités malfaisantes; il fallut le culte
scientifique et le respect du droit privé, pour rectifier les esprits
agités; il fallut surtout le christianisme, pour relever les âmes
avilies par le vice d’abord, et ensuite par la servitude politique.

Les Grecs ont été les artistes de Rome, et c’est à eux, presque
exclusivement, que l’on doit les belles œuvres de sculpture, dont les
Romains décoraient leurs places publiques ou leurs solides monuments.
Par eux pénétra aussi dans les esprits, l’amour des lettres. «La muse au
vol rapide vint visiter la nation sauvage de Romulus[81].» Mais c’est
par eux aussi que les procédés malhonnêtes se sont introduits dans les
usages privés et les spéculations de Rome. Ils ont servi
d’intermédiaires et d’agents, aux mœurs dépravées qui venaient de leur
pays. Ils ont trafiqué de leur vieille expérience, pour initier les
rudes et belliqueux laboureurs, devenus riches, à tous les raffinements
du luxe et des vices du monde de l’Orient déjà usé.

  [81] Aul. Gel., XVII, 21, 45. G. Boissier, _La Religion romaine_,
    Introd., chap. I, p. 46.

Les chevaliers, enrichis par leurs grandes spéculations et leurs
entreprises lointaines, aussi bien que les patriciens gorgés de l’or de
leurs proconsulats, connurent, comme nos financiers modernes et plus
encore, toutes les recherches de la vie opulente. Il ne faut pas arriver
à l’époque de Mécène, d’Horace et d’Auguste, pour voir apparaître les
villas somptueuses des environs de Rome ou de Naples, avec leurs belles
eaux courantes, leurs cascatelles, leurs épais ombrages, leurs
splendides horizons ménagés à plaisir[82]. Au sixième siècle de Rome, on
suit déjà les stations balnéaires pleines de charmes, dans la montagne,
ou sur les rivages d’une mer admirable, avec leurs excursions bruyantes
et coûteuses, leurs spectacles et leurs jeux. Depuis la seconde guerre
punique, les _scorta_ s’étaient multipliées comme les mouches quand il
fait très chaud; ce sont les expressions mêmes de Plaute. Elles se
tenaient surtout, avec les _lenones_, autour des _argentariæ_, là où se
pratiquait le maniement de l’argent et de l’or, au Forum[83].

  [82] Voir, pour les détails sur les fortunes privées à Rome, Duruy,
    _Histoire des Romains_, t. I, chap. XIX.

  [83] Plaute, _Truculent._, I, 1, 45:

        «Nam nunc lenonum et scortorum plus est fere
        Quam olim muscarum est, quom caletur maxime.»

Le nombre des esclaves attachés au service de la maison se compte par
centaines, et nous ne pouvons pas, par ce que nous voyons autour de
nous, nous faire une idée du luxe devenu de bon ton à Rome, avec les
mœurs asiatiques[84].

  [84] Voy. Wallon, _Histoire de l’esclavage_, t. II, part. II, chap.
    III. G. Boissier, _Religion romaine_, t. II, p. 343, liv. II, ch.
    IV: Les esclaves.

Cicéron, le plus illustre, sinon le plus fidèle représentant de la
classe bourgeoise et provinciale, de l’ordre des chevaliers, chevalier
lui-même par son origine, nous parle dans ses lettres de tout cela,
comme de choses ordinaires et passées dans les mœurs. Sa correspondance,
particulièrement celle qu’il entretint avec son ami Atticus et son frère
Quintus, est pleine de détails curieux à ce sujet. Arrêtons-nous-y un
instant, c’est la vie de la haute finance, l’existence que menaient les
chevaliers et les publicains distingués.

Tour à tour avocat très occupé, orateur politique, consul, homme très
influent au Sénat, proconsul et général d’armée en Cilicie, il a su se
constituer, comme les autres, un riche patrimoine. Il est propriétaire;
il place des fonds en dépôt chez les publicains, avec lesquels il est en
relations constantes d’affaires ou d’amitié.

Il n’a pas tardé à avoir sa maison de Rome, que le peuple démolit en un
jour de colère. Il en avait plusieurs autres. Il a acheté et
somptueusement meublé de nombreux domaines qu’il possède simultanément
en Italie, qu’il habite tour à tour, et d’où il correspond avec ses amis
et ses alliés politiques. Il réside tantôt à sa villa de Cumes, tantôt
sur ses terres de Pouzzoles, ou dans sa maison de Pompéi, ou dans celle
de Formies, ou de Clusium, ou du lac Lucrin, ou encore dans celle
d’Arpinum, sa ville natale; il marchande des terrains un peu partout et
les achète à sa fantaisie. Il va se reposer aux bains de Naples ou de la
voluptueuse Baïa, dont Martial disait: «_Penelope venit; abit
Helene[85]._ Elle vint Pénélope et s’en retourna Hélène.»

  [85] Martial, I, 62.

Pour son séjour favori de Tusculum, il commande en Grèce des statues de
marbre et de bronze, et passe en revue les divinités dont les images
conviendront à sa bibliothèque ou à sa salle de jeux. Il ne veut,
dit-il, ni les Bacchantes, ni Mercure, ni Mars, quoiqu’il ait été homme
d’affaires à la ville, et proclamé _imperator_ par ses soldats, dans les
camps de sa province d’Asie; ce qu’il veut d’habitude, c’est avoir chez
lui une salle dans le genre des gymnases de la Grèce, et beaucoup de
livres grecs et latins. Il choisit, pour ses villas, des mosaïques, des
colonnes du plus beau marbre, aménage lui-même ses appartements d’hiver
et d’été, dont il dirige l’orientation et le coup d’œil en vue des
diverses saisons. C’est ainsi qu’on ouvrait, pour le plaisir des yeux,
de larges avenues dans les forêts environnantes, afin d’apercevoir à
l’horizon, les montagnes, les monuments, les temples de marbres
richement colorés, et les portiques de la ville voisine ou de Rome
elle-même. Les juristes savent que les Romains, toujours processifs,
même quand il s’agissait de leurs goûts artistiques, fraudaient, parfois
avec leurs acheteurs, et plaidaient ensuite avec eux sur la beauté des
aspects que leurs domaines pouvaient offrir, près des rivages de la
mer[86].

  [86] Cic., _De offic._, III, 4.

On oubliait peut-être un instant, dans ces lieux charmants, le tumulte
des comices, et les luttes ou les affaires du Forum, les épées cachées
sous les toges pendant les assemblées populaires, le sang versé dans les
rues, et jusque sur les degrés même du Capitole, sans respect de
l’inviolabilité des tribuns, ni de la pourpre consulaire, ni de la
sainteté des monuments consacrés aux dieux.

Cicéron se séparait ainsi parfois des préoccupations du barreau et de la
tribune aux harangues, témoin de ses triomphes oratoires; il allait
souvent aussi aux beaux jardins de son gendre Crassipès. Il parlait grec
chez lui ou dans ses lettres, quand il voulait avoir des souvenirs
aimables, être poétique ou plaisant. Il vivait sans trop de contrainte,
entouré de l’affection des siens et particulièrement de celle de Tullia,
sa fille bien-aimée, et de son petit Cicéron, qu’il faisait instruire
sous ses yeux, mais à la vérité sans succès, dans l’art de l’éloquence;
il soignait l’éducation de ses esclaves favoris.

Il avait pour hôtes ou pour voisins des amis, spécialement des jeunes
gens, parfois Pompée, Crassus, Marius; il raconte lui-même, qu’il amena
une fois avec lui, de Baïes à Naples, Anicius, dans une litière à huit
porteurs, avec une escorte de cent hommes armés, et rit de l’impression
que produisit ce déploiement de forces inusité, sur son ami[87].

  [87] _Ad Quint._, II, 10, (633-655).

Ainsi passait le temps. On causait gaiement, on déridait même assez
facilement jusqu’à Trébatius, le grave jurisconsulte; on organisait des
parties de pêche à la mer et dans les lacs, des repas champêtres, des
excursions; on allait aux spectacles, aux jeux et aux fêtes de la ville
voisine; on expédiait des courriers et on en recevait; on dissertait et
l’on riait des mets nouveaux ou des surprises de la température.

Et dans le cours rapide de cette vie de plaisir et de luxe, le maître du
logis trouvait encore le temps de se recueillir, de lire les œuvres des
littérateurs et des poètes, de composer des vers, d’écrire
d’innombrables lettres et de savants livres de philosophie. Sans doute,
il préparait aussi ses discours, sous l’inspiration de cette nature si
riche d’elle-même, et si belle de tous les raffinements de l’art et de
la fortune.

Telle était, avec moins d’art, de goût et d’esprit assurément, mais avec
la même opulence, la vie de beaucoup de ces publicains, de ces
banquiers, de ces _negotiatores_ enrichis des dépouilles du monde, plus
portés à la dépense, évidemment, que les vieux magistrats ou les
patriciens de Rome.

Comme aujourd’hui peut-être, ces hommes nouveaux aimaient le luxe
brillant, plus encore que les douceurs de la vie intime; ils étaient
arrivés tout à coup aux plus étonnantes faveurs de la fortune, et
c’étaient des Italiens amoureux des modes de la Grèce. Les Romains de
l’antiquité allaient disparaître pour toujours.




SECTION V.

La fortune de Cicéron.


En suivant, dans ses détails, l’existence très coûteuse de Cicéron, on
est porté à se demander, comment le fils du pauvre chevalier d’Arpinum a
pu suffire à toutes les dépenses que nous venons d’indiquer, et à bien
d’autres, encore plus extraordinaires dont nous allons parler avec plus
de précision.

M. Gaston Boissier, notamment, s’est posé cette question délicate[88].
Il y a répondu avec l’autorité qui s’attache à sa science, et avec son
talent élevé d’historien des mœurs romaines. Sa bienveillance
respectueuse pour le grand orateur lui a fait trouver des explications
ingénieuses et vraies, mais qui nous paraissent incomplètes; on dirait
qu’il a craint de trop insister.

  [88] _Cicéron et ses amis_, II, 1.--Voy. aussi Tyrrel (_The
    correspondance of Tullius Cicero_, introd., p. 34. Dublin, 1855),
    qui arrive aux mêmes conclusions que M. Boissier; Hild, _Junii
    Juvenalis satira septima_. Paris, 1890, p. 55, et Drumann,
    _Geschichte Roms_, t. VI, § 106, p. 381.

Nous sommes tenus, par la nature même de notre étude, à mettre moins de
discrétion dans la vérification des comptes, si nous l’entreprenons; et
certes nous manquerions à notre devoir, en négligeant un document de
cette valeur sur les mœurs financières des riches de Rome, si ce
document existe. Or, nous l’avons assez complet, actif et passif, dans
ce qui nous reste de l’énorme correspondance de Cicéron; discutons-le.

En entreprenant ce travail, quelque peu difficile, nous ne voudrions,
pour rien au monde, être accusé d’intentions malveillantes, ni de
préventions systématiques, ni surtout d’esprit de dénigrement. Nous
n’aimons pas à voir «déshabiller les grands hommes», et ce n’est pas
cela que nous cherchons à faire, par la publication de cette étude
spéciale.

Cicéron ne partagea ni les vices odieux, ni surtout les crimes communs
aux riches de son temps, et c’est un hommage par lequel nous nous
plaisons à commencer cette énumération des actes de sa vie. On y
trouvera assurément beaucoup de choses à blâmer, mais l’appréciation des
œuvres humaines ne doit être faite, en pure justice, que d’après les
circonstances auxquelles se sont trouvés mêlés ceux qui les ont
accomplies. C’est déjà un haut mérite pour Cicéron, d’avoir su résister
au torrent qui entraînait, autour de lui, tant de grands esprits dans
les abus même les plus honteux, dans les dilapidations cyniques, les
spoliations effrénées et violentes, souvent jusqu’à la cruauté. Beaucoup
de choses, que nous considérons, avec raison, comme tout à fait
condamnables, étaient regardées comme absolument innocentes et licites,
dans le monde que nous allons pouvoir examiner de près; il ne faut donc
pas se montrer trop sévère à leur sujet.

Nous plaçons ici, du reste, cette étude de mœurs, bien plus en vue de
l’époque de Cicéron, qu’en vue de l’homme lui-même, quelque intéressant
qu’il puisse être.

A l’égard de ce grand esprit, nous aimerons à respecter ce qui est
respectable, au milieu des faiblesses humaines, et nous continuerons à
admirer, sans réserve, ce qui doit être admiré dans le génie supérieur
du moraliste et dans la merveilleuse éloquence de l’orateur.

Pour plus de clarté, nous ne parlerons guère, dans le relevé des
chiffres, que par francs, et non par sesterces, et même, la plupart du
temps, par millions de francs. Bien que Cicéron ne fût pas l’un des plus
opulents citoyens de son temps, sa fortune nous permet, cependant, de
compter en prenant pour base, très souvent, cette respectable unité[89].

  [89] On aurait tort de croire que la valeur du franc fut très
    différente chez les Romains, de ce qu’elle est chez nous
    aujourd’hui. C’est par le prix des denrées ordinaires qu’on peut
    faire la comparaison. Or, de nombreux documents établissent que les
    prix étaient à peu près les mêmes que de nos jours. Le tarif de
    Dioclétien est l’un des plus précis parmi ces documents curieux;
    quoiqu’il soit postérieur à l’époque où nous nous plaçons, c’est là
    que nous empruntons les quelques détails suivants: La livre de bœuf,
    0 fr. 80 cent.; de jambon, 2 fr. Le litre de vin ordinaire, 0 fr. 80
    cent.; de bière, 0 fr. 40 cent. La journée de cultivateur, 2 fr. 60;
    de maçon, 5 fr.; de boulanger, 5 fr.; au garçon de bain, 0 fr. 20
    cent., etc. On le voit, le million d’alors valait bien, pour le
    peuple, au moins celui d’aujourd’hui. Voy. _Étude_ de M. G. Humbert,
    _Recueil de l’Académie de législation_, 1868, p. 447, et les
    nombreux travaux publiés sur les finances et l’économie politique
    des Romains. Dureau de la Malle, Mommsen, Marquardt, etc. Voyez
    _supra_, notre bibliographie.

Il eut infiniment plus de fortune qu’on ne le croit généralement, et
cependant il ne fut pas riche, de son propre avis, parce qu’il eut
beaucoup de fantaisies. Comme il le dit lui-même, «c’est l’homme qu’on a
coutume d’appeler riche et non sa caisse. C’est le besoin qui est la
mesure des richesses... Celui qui désire beaucoup est pauvre[90].»

  [90] _Parad._, VI.

La vérité est qu’il eut beaucoup d’argent, qu’il l’aima et le rechercha,
non comme un avare, pour lui-même, mais pour le besoin qu’il avait de le
dépenser inconsidérément et sans mesure. C’est ce que nous allons
constater, pendant toute la durée de sa vie[91].

  [91] On peut lui appliquer, au moins en partie, cette phrase qu’il
    écrivait, en philosophe, dans les _Tusculanes_: «Etenim quæ res
    pecuniæ cupiditatem afferunt, ut amori, ut ambitioni, ut quotidianis
    sumptibus copiæ suppetant: quum procul ab iis omnibus rebus absit,
    cur pecuniam magnopere desideret, vel potius curet omnino?»
    _Tuscul._, V, XXXII.

Tâchons de déterminer d’abord son actif, par ses immeubles, par ses
biens de toute nature, et surtout par l’argent dont il a disposé, dans
la dernière moitié de son existence très agitée. Ce premier travail
fait, nous chercherons à remonter jusqu’aux origines de ces surprenantes
richesses. Mais assurément nous ne saurons pas tout.

En premier lieu, les immeubles: Cicéron a eu pendant la plus grande
partie de son âge mûr, simultanément huit ou dix villas en Italie, dont
quelques-unes étaient somptueuses. Celle de Tusculum et celle de Formies
notamment, devaient valoir beaucoup d’argent, car, à son retour de
l’exil, il trouvait dérisoire que le Sénat ne lui ait alloué, pour les
réparations à faire, que cinquante mille francs pour Formies et cent
mille pour Tusculum[92].

  [92] _Ad. attic._, IV, 2; octobre 697-57. On peut voir l’énumération
    d’un grand nombre de ces immeubles et des objets de luxe qui s’y
    trouvaient, dans le _Geschichte Roms_ de Drumann, t. VI, §§ 107 et
    108. Le Clerc indique les villas d’Antium, Astura, Arpinum, Cumes,
    Formies, Pouzzoles, Pompéi et Tusculum.

Il avait en même temps aussi, cinq ou six maisons de grande valeur, dans
les beaux quartiers de Rome. L’une d’elles lui avait coûté près de un
million[93], une autre plus de quatre cent mille francs. Le Sénat lui
avait alloué quatre cent mille francs pour la reconstruction
(_superficies_) de celle que le peuple avait détruite[94].

  [93] _Ad fam._, V, 6; Aulu-Gelle, _N. A._, XII, 12. Voy. Hild, _loc.
    cit._

  [94] _Ad. att. eod._ Ces maisons n’étaient pas assurément les plus
    belles de Rome; Claudius avait acheté plus de trois millions celle
    de Scaurus, qui était située sur le Palatin, comme l’une de celles
    de Cicéron, celle que ce dernier avait achetée à Crassus. Pline,
    _Hist. Nat._, XXXVI, 15-24. Ascon., _Ad. Cic. mil. arg._, 70.

Nous pouvons ajouter enfin à cette liste de grands immeubles, sur
plusieurs desquels on connaît de curieux détails, et dont on montre
encore de belles ruines, «les petites maisons (_diversoria_) que les
grands seigneurs achetaient sur les principales routes pour s’y reposer,
quand ils allaient d’un domaine à l’autre[95].»

  [95] G. Boissier, _loc. cit._

Voilà donc d’importantes valeurs assurément: quinze ou seize riches
immeubles, d’autres disent une vingtaine[96], dans le même patrimoine,
ceci n’est certes pas chose commune, même dans la Rome des anciens
temps.

  [96] Hild, _loc. cit._ V. Le Clerc parle de dix-huit immeubles
    auxquels rien ne devait manquer, puisque Cicéron les appelle les
    _délices de l’Italie_. _Vie privée et litt. de Cic._, 2e édit., p.
    314, t. I des œuvres traduites.

Si on pouvait exactement évaluer chacun de ces biens, on devrait compter
déjà sûrement par millions. Les quelques maisons ou villas au sujet
desquelles nous avons pu donner des chiffres certains, en représentent,
à elles seules, au moins trois ou quatre. La valeur totale des autres
s’élevait beaucoup plus haut. Or, pendant toute la période de son
existence que nous étudions, on peut affirmer que Cicéron n’a guère
modifié sa fortune immobilière, que pour l’accroître. Les détails
abondent dans la correspondance, à ce sujet, et ils ont été
soigneusement relevés par les historiens contemporains, en France et en
Allemagne. Nos renseignements sont donc, jusqu’ici, parfaitement
authentiques.

Passons aux meubles et aux dépenses de luxe, de fantaisie ou d’ambition
politique. Ici, les chiffres vont monter sensiblement, sur le dernier
point surtout: les dépenses d’ambition politique. Rien, de notre temps,
ne peut nous en donner une idée, même approximative, malgré les
surprises qu’amène avec lui parfois, notre suffrage universel, à cet
égard.

Cicéron fut sans cesse ou avocat ou homme politique, quelquefois les
deux en même temps, mais il fut aussi, artiste et amateur par accès. Il
avait acheté, à certaines époques, de nombreux et remarquables objets
d’art pour orner ses principales villas. En 687-67, notamment, il ne
mettait aucune mesure à ses fantaisies. Il écrivait à Atticus, en Grèce,
de lui envoyer des statues de marbre et de bronze, des objets précieux
de toute espèce, le plus qu’il pourrait et le plus vite possible. «_Et
signa et cetera quam plurimum quam primumque mittas[97]._» Voilà ma
passion, ajoutait-il. Lentulus m’offre ses vaisseaux pour le transport,
et tu peux avoir confiance en ma bourse. «_Arcæ nostræ confidito._» On
pouvait aller très loin dans cette voie dispendieuse. Le mandat était
pressant, et n’avait pas de limite. Mais, en ce moment-là, c’était
l’amateur opulent qui ne comptait pas, et payait.

  [97] _Ad. att._, I, 4, 8 et 9 (687-67).

En 699-55, il faisait venir encore des statues; cette fois il en
commandait avec plus de réserve. Il venait «d’ajouter des exhèdres à son
joli portique de Tusculum»; alors, c’était la peinture qui lui plaisait
surtout, pour orner ses demeures[98]. Pline parle d’une table de citre
ou thuya, que Cicéron avait payée un million de sesterces (200,000
francs). C’était la première qu’on eût vue à Rome[99]. On peut avoir par
là une idée du reste.

  [98] _Ad. fam._, VII, 23 (695-55).

  [99] Pline, _Hist. Nat._, XIII, 15.

D’autre part, et ceci même est à noter, plusieurs de ses lettres
familières témoignent hautement qu’il aimait aussi les plaisirs des
grands repas, du moins dans les dernières années brillantes de sa vie à
Rome. Il les goûtait à la fois en causeur spirituel et en gourmet
raffiné[100].

  [100] Dans les premières années de sa vie publique, il avait,
    paraît-il, l’estomac délicat, et redoutait les repas copieux, mais
    il en fut différemment plus tard; plusieurs lettres à ses amis
    l’indiquent, pendant ses périodes de prospérité, depuis la fin du
    septième siècle surtout. Cic., _Ad fam._, VII, 26; IX, 15, 24, 26.

Or, nous savons quel luxe y déployait, parfois follement, le grand monde
de Rome. La vaisselle d’or et d’argent ciselé, les animaux et les
poissons les plus chers ou les plus rares, les musiciens, les danseurs
et les beaux esclaves de tous les pays, en faisaient ordinairement les
frais. C’était, entre amphitryons, une rivalité dans les raffinements,
au sujet de laquelle les perles fondues dans un acide et mêlées à la
nourriture, restent comme un trait caractéristique, parmi les souvenirs
classiques de chacun de nous.

«Sa porte», dit V. Le Clerc, «était ouverte aux étrangers qui lui
paraissaient dignes de quelque distinction par leur mérite, et à tous
les philosophes de l’Asie et de la Grèce. Il en avait constamment
plusieurs auprès de lui, qui faisaient partie de sa famille et qui lui
furent attachés dans cette familiarité pendant toute leur vie[101].»

  [101] _Œuvres complètes de Cicéron_, t. I, vie privée et littéraire,
    2e éd., p. 311. Cic., _De natura Deorum_, I, 3.

Il se faisait accompagner, même dans ses voyages à travers l’Italie, du
nombreux personnel d’esclaves et de licteurs, qu’il considérait comme
nécessaires à sa dignité[102].

  [102] F. Antoine, _La Famille de Cicéron_, Terentia, p. 23. Extrait
    des _Mémoires de l’Académie des sciences de Toulouse_, 1889. Cic.,
    _Ad Att._, XI, 13, 4.

Et cependant l’ambition devait coûter bien plus encore à l’homme
politique, que ses goûts mondains ou ses fantaisies d’artiste.

A cet égard, nous avons d’abord les indications générales que nous
fournissent, d’une manière certaine, les usages du temps. La
correspondance intime nous a conservé, de plus, quelques traits qui nous
indiqueront comment il procédait personnellement en cette matière.

Ainsi nous ne savons pas, sans doute, quel fut exactement le chiffre de
ses dépenses pour les candidatures aux grandes charges de la préture et
du consulat, et cependant on peut affirmer que ce chiffre fut
formidable, parce qu’il l’était forcément pour tout le monde à cette
époque. Et après le succès, il fallait aussi payer au peuple ces jeux
publics qui exigeaient encore des millions.

Cicéron n’a aucune illusion à cet égard; il faut, à son avis, être très
riche pour s’aventurer sur ce terrain, car il écrit au sujet de Milon,
qui avait eu pourtant beaucoup d’argent, que ce dernier ne pouvait pas
se permettre ces libéralités trop au-dessus de ses moyens. «_Quia
facultates non erant[103]._»

  [103] _Ad. Quint._, II, 8 (nov. 700-54). Plutarque (_Vie de Cicéron_,
    VIII), rapporte que «les Siciliens lui amenèrent, pour les jeux de
    son édilité, beaucoup d’animaux de leur île, et lui firent de
    nombreux présents. Il ne profita point de leur bonne volonté pour
    s’enrichir, et ne s’en servit que pour faire baisser le prix des
    vivres».

Au surplus, son frère Quintus le lui écrivait dans sa note sur la
candidature au consulat: «Il faut faire les choses magnifiquement; c’est
la condition indispensable du succès; il faut donner des banquets
privés, et aussi des banquets publics aux tribus réunies[104]. Aie
soin», ajoutait ce frère très avisé, «que ta candidature soit pleine de
pompe, et illustre, et splendide, et populaire, et qu’elle ait un éclat
et une dignité suprêmes[105].»

  [104] «_Est in conviviis... et passim et tributim._» Quintus, _De
    petit. consul._, XI.

  [105] «_Ut pompæ plena sit, ut illustris, ut splendida, ut popularis,
    ut habeat summam speciem et dignitatem._» _Eod._, XIII.

Il subit, quant à lui, vaillamment, ces épreuves qui eussent été
redoutables pour une caisse moins bien garnie que la sienne, et
peut-être pour lui-même aussi, en d’autres moments. Il fit son devoir de
magistrat avec facilité, sans doute, car il ne s’en alarma ni ne s’en
plaignit nullement.

Il lui arrivait cependant bien souvent, de se montrer inquiet sur l’état
de ses ressources. Il eut évidemment des crises financières aiguës à
traverser parfois; il en sortait, du reste, ordinairement à sa
satisfaction.

Il y eut, en effet, des hauts et des bas incroyables dans cette fortune
de prodigue impressionnable, littérateur ou artiste et, en tout cas,
imprévoyant. Nous allons en juger par la suite.

Lors de son exil, dans les années agitées de sa carrière politique, en
596-58, il s’était vu ruiné du jour au lendemain. Sa correspondance
devient alors vraiment attristante. On n’y trouve plus, pendant quelques
mois, que des lamentations, des larmes, des remords de n’avoir pas été
plus habile. Il s’attendrit sur tout et sur tous, sur sa fille
particulièrement et aussi sur son fils, et même sur sa femme Terentia.
Il se demande comment il pourra venir à leur aide, comment il fera
lui-même pour vivre.

Son exil terminé, on le voit reprendre tout à coup et d’une manière
étonnante, un nouvel et puissant essor, dans cette carrière quelque peu
tourmentée, qui fut cependant heureuse, le plus souvent.

Dès son retour, en effet, il recommence à construire, il achète de
nouvelles terres, de nouveaux objets d’art pour ses domaines, édifie des
portiques, construit des terrasses et des bains dans ses villas; il
invite chez lui les plus grands personnages, Marius notamment[106].
C’est à cette époque qu’il fait circuler l’un de ses hôtes dont nous
avons parlé, sur une litière à huit porteurs, accompagnée de cent hommes
armés. En avril 698-56, il écrit à Quintus qu’il bâtit à trois endroits
à la fois, et qu’il remet à neuf tout ce qui lui appartient, enfin qu’il
vit plus largement que jamais[107].

  [106] Voir, en ce sens, de nombreux détails dans les lettres des
    années 698, 699 et 700 à Quintus ou à Atticus. Il s’occupait aussi
    des villas de son frère absent; on ne distingue pas toujours très
    bien desquelles il s’agit, dans ses lettres à Quintus. Ce qui en
    ressort, c’est qu’il y avait de très beaux immeubles dans la fortune
    des deux frères.

  [107] _Ad. Quint._, II, 6, an. 698-56.

Deux ans après, la baisse semble être revenue. Au mois de février de
l’an 700-54, il raconte à Atticus qu’il vient d’écrire à César, pour
plaisanter sur leur situation financière à l’un et à l’autre, assez peu
brillante, paraît-il, en ce moment. Mais à peine sept mois se passent,
et voilà qu’en octobre de la même année, il fait une confidence très
inattendue à ce même Atticus: il lui apprend d’un ton très dégagé et
incidemment, en finissant une très longue lettre, que deux amis de
César, lui-même et Oppius, «_me dico et Oppium_», viennent de dépenser
douze millions de francs, soixante millions de sesterces pour agrandir
une basilique du Forum, dont l’aspect lui plaisait beaucoup. Il craint
les admonestations affectueuses d’Atticus, et comme il ne veut pas
recevoir d’observations dans la réponse à cette surprenante missive, il
écrit à son ami: «Je te permets d’être écrasé de cette nouvelle:
_dirumparis licet..._, mais les propriétaires du terrain n’ont pas voulu
traiter à meilleur marché. Ce sera magnifique. _Efficiemus rem
gloriosissimam[108]._» On ne sait pas ce que répondit Atticus.

  [108] Toutes les éditions de Cicéron que nous avons consultées, et
    toutes les traductions sont d’accord sur ce chiffre énorme:
    _Sexcenties_, HS, soixante millions de sesterces. _Contempsimus
    Sexcenties_, HS.--_Ad attic._, IV, 16, édit. Nisard, lettre 155, t.
    V, p. 160.--Le Clerc, t. XVIII, p. 443.--Édit. Panckoucke, t. XIX,
    trad. de Golbery, lettre 149.--Tyrrel, _The correspondence of
    Tullius Cicero_, vol. II.--Billerbeck, _Lettres annotées_, t. I, p.
    513. Et cela ne l’empêchait pas de songer peu après à offrir un
    portique, προπύλαιον, à l’académie d’Athènes, _Ad att._, VI, 1.

Il dut être fort étonné, dans tous les cas, lui, le confident des
inquiétudes de la veille. Cicéron devait bien donner au moins la moitié
de la somme, puisqu’il insistait sur son nom, _me dico_; et s’il
donnait, après une période de gêne, six millions au peuple, il devait
bien en garder au moins autant pour lui-même. C’étaient donc,
probablement, douze ou quatorze millions qui lui étaient arrivés assez
vite, dans le temps qui sépare le mois de février du mois d’octobre.
Douze ou quatorze millions inopinément acquis en quelques mois! il
s’était produit évidemment de bonnes aubaines[109].

  [109] Dans le courant de cette année 700-54, il ne plaida pas une
    seule fois, ou du moins, pas une de ses plaidoiries n’est
    mentionnée; il ne prononça qu’un discours au sénat sur les dettes de
    Milon, mais il fut nommé augure. V. Le Clerc, t. I, _Tableau
    chronol. de la vie de Cicéron_ (700-54).

Au fond, cette dépense soudaine n’était pas tout à fait désintéressée,
il y avait sûrement une arrière-pensée d’ambition, dans cette largesse
vraiment royale. Bientôt après, en effet, en 704-50, on voit l’illustre
citoyen se préparer à des sacrifices du même genre, mais bien plus rudes
encore pour sa caisse, et dont cette fois le but direct est déclaré.

La pensée qu’il avait été proclamé _Imperator_ par ses soldats en
Cilicie le poursuivait; il voulait, comme d’autres généraux victorieux,
goûter les joies de la gloire militaire; il voulait obtenir les honneurs
du triomphe, dans ces rues, sur ces places, au milieu de ces masses du
peuple encore tout animées des souvenirs de son éloquence. Les lauriers
de la tribune et de la barre ne lui suffisaient plus.

En conséquence, il s’agite, se démène, pour obtenir cette consécration
solennelle de succès guerriers, qui avaient en effet, besoin sans doute
d’être consacrés; mais surtout il se prépare à subvenir aux dépenses
fastueuses de cette solennité triomphale. Il annonce à Atticus qu’il a
donné l’ordre à Terentia, de verser entre ses mains les sommes
nécessaires pour les préparatifs du triomphe espéré: «_Me quidquid
possem nummorum ad apparatum sperati triumphi ad te redacturum[110]._»
Il est probable que cela fut fait.

  [110] _Ad attic._, VII, 1; 704-50.

On fut intraitable, à la vérité, pour les prétentions militaires du
grand orateur. Le triomphe ne fut pas accordé. Mais ce que nous voulons
relever ici, c’est que sans avoir rien rapporté de sa province, comme
les autres généraux qui obtenaient le même honneur, et après la donation
d’octobre 54, il se sentait cependant de force à supporter les énormes
dépenses de la fête publique à laquelle il devait contribuer pour une
large part.

C’était encore un de ses moments de grande opulence, un mouvement de
hausse très prononcé dans l’état de ses fonds. Cela ne devait pas durer.

Bien peu après avoir ainsi traité somptueusement toutes choses, et bien
que les dépenses prévues n’eussent pas été faites, le pauvre grand homme
retombait, en effet, en proie à ses inquiétudes financières, et
recommençait à se plaindre dans ses lettres aux parents et aux amis.

Mais qu’on se rassure, la fortune ne tarde pas à se montrer de nouveau
clémente, car ses fantaisies coûteuses reparaissent, s’aggravent même,
et il ne sait pas plus y résister, au moment de toucher à la
soixantaine, que dans les années de la jeunesse[111].

  [111] Il faut observer, d’ailleurs, pour être tout à fait exact, que
    ses plaintes coïncident quelquefois, avec des dépenses de fantaisie
    qu’on a peine à comprendre, en un pareil état. C’est ce qu’il
    faisait notamment pour le domaine de Phamea et pour la villa de
    Frusino, en mars 607-47. Pendant qu’il affirmait n’avoir plus de
    quoi tenir son train de maison à Brindes, et ne plus pouvoir
    conserver ses licteurs d’_Imperator_ et sa valetaille, il donnait
    l’ordre de reprendre cette dernière villa qu’il avait vendue fort
    cher avec pacte de rachat, quelque temps avant. Voir F. Antoine, _La
    famille de Cicéron: Terentia_, p. 20 et 23, _loc. cit._ Cicéron, _Ad
    attic._, XII, 18, 36, 43.

En 709-43, ce sont des jardins qu’il lui faut dans Rome. Il ne peut plus
profiter des jardins charmants de son ancien gendre Crassipès; il lui en
faut d’autres, pour s’isoler dans sa tristesse, et aussi en vue de
l’avenir, pour ces années de la vieillesse, dont il avait si éloquemment
parlé dans son traité. Le voilà donc écrivant avec insistance et à
plusieurs reprises à Atticus, qu’il lui faut des jardins sans tarder,
lui donnant l’ordre d’acheter à tout prix ceux qui sont à vendre,
fussent-ils les plus beaux de Rome; et l’on sait ce que coûtaient, aux
Romains de ce temps, ces magnifiques séjours de luxe, théâtres de leurs
fêtes et de leurs plaisirs. «Ne te préoccupe pas du prix, lui dit-il.
_Nec tamen ista pretia hortorum pertimueris... Quanti quanti, bene
emitur quod necesse est[112]._» Coûte que coûte, il faut acheter ce qui
nous est nécessaire. En ce moment-là, Cicéron avait dans sa caisse, en
espèces, 120,000 francs, 600,000 sesterces, qui auraient servi, sans
doute, à payer un premier acompte.

  [112] _Ad attic._, XII, 23; mars 709.

Après la mort de sa fille bien-aimée Tullie, c’est-à-dire vers la même
époque, ses fantaisies changent de caractère, mais elles peuvent devenir
encore plus désastreuses pour sa bourse, s’il n’a pas de puissants
moyens à sa disposition. Il est dans la désolation, il faut qu’il
associe le monde entier et la postérité elle-même à sa douleur
paternelle; douleur très sincère du reste et très touchante, quoique
très expansive, comme tous ses grands sentiments et ses impressions
incessantes de toutes natures.

Il ne renonce pas à ses jardins, bien au contraire, mais il a un autre
désir, désir sacré cette fois: «_Me majore religione obstrictum puto._»

Pour sa fille chérie, dit-il, un tombeau ne saurait suffire, il faut lui
construire un temple. «_Fanum fieri volo[113]._» Pas un édicule ou une
simple chapelle, mais un temple qui lui assure la «religion de la
postérité.» Les règlements fixent la dimension des tombeaux, cela ne
peut lui convenir, c’est, comme il le dit, une apothéose qu’il veut
faire, ἀποθέωσιν. C’est une folie, une extravagance, il le sait bien,
_error_, _ineptiæ_, _stultitia_, τῦφος, mais peu importe, il faut
commencer tout de suite[114].

  [113] _Ad attic._, XII, 17, 36, 43.--F. Antoine, _loc. cit._:
    _Tullia_, p. 31.

  [114] _Ad attic._, XII, 36, avril 709: «_Fanum fieri volo... sepulchri
    similitudinem effugio, non tam propter pœnam legis studeo, quam ut
    maxime assequar ἀποθέωσιν... ut posteritas habeat religionem._»

«On voit que Cicéron prétendait rendre à sa fille», dit le savant abbé
Mongault, «les mêmes honneurs que l’on rendait à Bacchus, à Hercule...
et qu’ainsi, ce _Fanum_ qu’il voulait lui bâtir était un véritable
temple... Il avait chargé Atticus de faire marché pour des colonnes de
marbre de Chio, qui était un des plus beaux marbres de la Grèce; par là
on peut juger qu’il se proposait de faire un monument magnifique[115].»

  [115] _Hist. de l’Académie des inscriptions et belles-lettres_, t. I,
    p. 678 et 684. _Mémoire sur le Fanum de Tullia_, par l’abbé
    Mongault, membre de l’Académie. Cic., _Ad att._, XII, 1, 9.

Ce n’est pas tout encore. «Dans ce temps si fécond en talents», écrit-il
toujours à Atticus, «je veux, autant que je le pourrai, consacrer la
chère mémoire de ma fille bien-aimée par tous les genres de monuments.
Je ferai donc appel aux écrivains les plus éminents de la Grèce et de
l’Italie pour la célébrer dans leurs œuvres, et cependant, hélas! tout
cela n’apportera peut-être qu’une aggravation à ma douleur[116].»

  [116] _Ad attic._, XII, 18.

C’est là surtout, dans cet appel fait aux grands talents, à tous les
lettrés en renom du siècle, et, plus encore, dans la construction de ce
temple édifié pour la postérité, qu’il aurait fallu verser les sesterces
à flots. Or, certainement, Cicéron n’aurait pas plus songé, cette fois
que les autres, à entreprendre ces manifestations extraordinaires de son
chagrin, s’il n’avait pas été en mesure de suffire aux frais, car il est
avéré qu’il s’est toujours mis en règle avec tout le monde.

Les épreuves politiques et ensuite la mort l’empêchèrent, sans doute, de
réaliser ces somptuosités suprêmes.

Dans les derniers temps de sa vie, en finance comme en politique, la
chance avait dû tourner pour cet homme, qui semble avoir servi de jouet
à la fortune. La force de caractère indispensable pour dominer les
tourmentes de la démagogie militaire et en tirer profit lui faisait
défaut. Il fut meurtri et emporté par un courant trop violent pour son
tempérament d’artiste. Il dut s’appauvrir aussi, car il épousa, un an
avant sa mort, à soixante-trois ans, une toute jeune fille fort riche,
dont il venait d’être le tuteur et dont les biens étaient encore entre
ses mains; on dit qu’il fit cette dernière folie, surtout pour payer des
dettes devenues trop pressantes.

Nature honnête et bien intentionnée, il devait, par l’effet des troubles
du temps, commettre des fautes, provoquer même des haines violentes
autour de lui; il dut se sentir accablé de tous les genres de
tristesses, avant de mourir sous les poignards de ses ennemis.

Il avait fait, à une certaine époque, de nombreuses affaires avec un
homme qui, sous ce rapport comme sous bien d’autres, devait le laisser
fort en arrière, avec Jules César, dont il était tantôt créancier et
tantôt débiteur. Il était en comptes avec lui, et l’on sait avec quel
sans façon César traita, toute sa vie, les affaires d’argent. Peut-être
la politique était pour quelque chose encore, dans ce va-et-vient de
finances entre ces deux hommes illustres. Chez César, c’était le
désordre et les folles prodigalités en permanence; pour celui-ci, les
millions se comptaient par dizaines, et, à certains moments, les
créanciers par centaines. Les relations d’argent avec un pareil
personnage ne devaient pas être exemptes de danger, en devenant
fréquentes: avant son arrivée à la toute-puissance, il était hasardeux
de traiter avec un financier de ce genre.

On ne dit pas que Cicéron y ait gagné quelque chose, on ne dit pas non
plus qu’il y ait perdu. De ce côté, la politique devait tourner plus mal
encore pour l’orateur, que les questions d’argent[117].

  [117] Drumann, _op. cit._, §§ 107 et 108, donne des détails sur
    quelques affaires faites avec d’autres personnages. Nous nous
    bornons à signaler ici, que ce sont ou des prêts, ou des emprunts,
    ou des restitutions, qui n’offrent, pour nous, d’intérêt, que par
    leur importance. Il s’agit presque toujours de centaines de mille,
    ou bien de millions de sesterces. V. notamment Aul.-Gel., _N. att._,
    XII, 12. Cic., _Ad fam._, V, 6, 20; XII, 23. _Ad Att._, I, 13; VI,
    1, 9; XI, 11, 13; XII, 13, 25; XIV, 16; XV, 20.

L’administration intérieure de sa maison pouvait-elle, du moins, tendre
à diminuer l’effet de toutes ces fantaisies accumulées? Bien au
contraire. C’était, qu’on nous permette cette comparaison de
circonstance, un nouveau tonneau des Danaïdes.

Sa femme Terentia, qui n’était pas toujours aimable pour lui, dirigea
seule, pendant plus de trente ans, son ménage; il lui reprochait de
gaspiller son argent, d’en détourner pour elle de grosses sommes; il
l’accusa même, à plusieurs reprises, de l’avoir ruiné à son profit. Il
finit, du reste, par divorcer, et Terentia, au dire de saint Jérôme,
ainsi que d’autres historiens autorisés, fut chercher successivement
trois époux, parmi les ennemis les plus irréconciliables de l’homme qui
avait longtemps illustré sa vie[118].

  [118] F. Antoine, _loc. cit._: _Terentia_, p. 31.

En même temps, il était indignement volé aussi par ses intendants, et
par celui même de sa femme, Philotimus, qu’il appelait l’admirable
fripon, _mirus_ φυράτης[119]. L’argent sortait de chez lui de tous les
côtés à la fois.

  [119] F. Antoine, _loc. cit._: _Tullia_, p. 29.

Enfin, ses enfants ne furent guère, pour ce père infortuné, que des
occasions de grosses dépenses et de tristesses. Sa fille Tullia, qu’il
aimait tendrement, se maria trois fois, divorça deux, et fut
complètement ruinée par son troisième mari, Dolabella, affreux débauché,
qui l’avait épousée pour sa fortune, en escomptant les bénéfices du
proconsulat de Cilicie. Elle fut obligée de le quitter étant enceinte.
Elle mourut après être retombée à la charge de sa famille, âgée de
trente ans à peine[120].

  [120] _Ad. attic._, VIII, 1.

Ce fut encore bien pire de la part de Marcus son fils. Celui-ci,
trouvant très insuffisants les 20,000 francs par an qu’on lui envoyait
pour vivre à Athènes, encore tout jeune, fit de grosses dettes. «La
seule renommée dont il se montra fier par la suite, fut d’être le plus
grand buveur de son temps[121].» Il paraît pourtant s’être relevé par
ses succès militaires et sa mort courageuse.

  [121] G. Boissier, _loc. cit._ Dion Cassius, liv. XLVI, 18 et suiv.

Mais, de plus, si on en croit Dion Cassius, Cicéron aurait été aussi
trop facile pour lui-même, et les mœurs de ses dernières années, au
moins, n’auraient pas été sans reproches. «Qui ne voit, en effet, ces
fins manteaux que tu portes?» lui dit Calenus, d’après Dion, dans un
discours au Sénat; «qui ne sent l’odeur de tes cheveux blancs peignés
avec tant de soin? Qui ne sait que ta première femme, celle qui t’avait
donné deux enfants, tu l’as répudiée, et que tu en as pris une autre à
la fleur de l’âge, bien que tu fusses décrépit, afin d’avoir sa fortune
pour payer tes dettes? Celle-là même, tu ne l’as pas gardée, afin de
posséder sans crainte Cerellia, avec laquelle tu as commis l’adultère,
bien qu’elle te surpasse en âge, autant que te surpassait en jeunesse,
la vierge que tu avais épousée...[122]»

  [122] Dion Cassius, _eod._ Cicéron recommande très chaudement cette
    femme à Servilius dans une lettre; elle avait, elle aussi, des
    affaires, des créances et même des immeubles en Asie: «_Cerelliæ,
    necessariæ meæ, rem, nomina, possessiones asiaticas commendavi tibi
    præsens in hortis tuis quam potui diligentissime._» _Ad famil._,
    XIII, 72, 708-46.

Il fallait beaucoup d’argent pour tenir tête à tous ces désordres,
auxquels rien n’aurait manqué vers la vieillesse, rien, s’il faut encore
croire ce dernier trait.

Assurément les revenus ne pouvaient pas suffire, même pour les dépenses
ordinaires d’une pareille maison. Aussi, nous n’en parlons qu’en dernier
lieu et simplement pour mémoire. Cicéron, qui entretient constamment
Atticus de ses comptes, ne s’occupe, d’ailleurs, que très incidemment de
ses revenus, tant pour l’argent que pour les immeubles. Il demande
parfois ce qu’on peut bien faire du produit de ses terres[123].

  [123] Peut-être est-ce de lui-même qu’il entend parler lorsqu’il dit
    dans ses paradoxes à Brutus: «Je n’ai que cent mille sesterces
    (vingt mille francs) de revenu...» Mais il y dit beaucoup d’autres
    choses, qui sont bien plus conformes à ses principes qu’à la réalité
    des faits. (_Parad._, VI.) N’est-ce pas de sa main qu’a été écrit au
    même ouvrage, cet éloge de l’économie et de la simplicité de mœurs,
    pour lesquelles il n’eut que des admirations très peu pratiques:
    «_Non esse cupidum, pecunia est, non esse emacem, vectigal est:
    contentus vero suis rebus esse, maximæ sunt certissimæque divitiæ._»

Nous avons ainsi terminé le relevé de cette singulière fortune; il est
nécessaire de nous résumer et de conclure, sur ce premier point.

Avec ces seuls renseignements, et nous ne connaissons pas, certainement,
tout ce qui est passé par ces mains toujours ouvertes, on peut cependant
imaginer les sommes fabuleuses dont Cicéron a dû disposer, à certains
moments.

Au total, toutes ces libéralités de candidat, de sénateur, de grand
magistrat ou d’_Imperator_; toutes ces dépenses d’ambitieux ou
d’artiste; tous ces immeubles somptueux à Rome et en Italie; tous ces
objets d’art; toutes ces fantaisies insensées, auxquelles il faut
ajouter des sommes considérables en dépôt ou en comptes dans les
provinces, et dont nous allons parler en détail, tout cela représente
des valeurs énormes, passées au compte de ce patrimoine de Romain du
grand monde.

Les évaluations sur cet ensemble ne peuvent être évidemment que très
hasardées, et nous ne savons à quel chiffre maximum on pourrait
s’arrêter. Mais il nous est permis de prendre, pour fixer nos
raisonnements, un chiffre minimum. Les sommes que nous venons
d’énumérer, en parcourant la seconde moitié de la vie de Cicéron,
doivent atteindre au moins 30 millions de francs, à notre avis, 150
millions de ces sesterces, que l’on voit incessamment reparaître, dans
les lettres à Atticus, ou à d’autres.

Cinq ou six millions en immeubles, six ou huit donnés en une fois au
peuple, en voilà déjà douze ou quatorze d’incontestables, sans compter
ce que Cicéron dut garder, en cette circonstance, pour son propre usage;
les autres valeurs ou avances pour la politique sont assurément bien
supérieures à ce premier chiffre. Et avec tout cela, il entreprend les
plus grosses dépenses, en recommandant à ses mandataires de ne pas
compter: _ne pertimueris ...... arcæ fidito_. Qu’on accepte donc notre
chiffre; nous ne le présentons, d’ailleurs, que comme un à peu près, en
vue seulement de simplifier notre démonstration.

Il faut observer, au surplus, que ce chiffre de trente millions n’est
pas très considérable, eu égard à la fortune des grands personnages de
ce temps. Il se serait élevé bien plus haut, si le proconsulat eût été
pour Cicéron ce qu’il était pour d’autres.

Mais quel que soit le chiffre exact, encore avait-il fallu trouver le
moyen de se procurer tout cet argent. Il y avait des multitudes de
pauvres à Rome, et certainement tout le monde ne savait, et ne pouvait,
pas plus que chez nous, y faire fortune. Nous le redisons, l’argent
valait, à très peu près, ce qu’il vaut actuellement; et il fallait
savoir le gagner.

Or, Cicéron était arrivé à Rome sans grandes ressources. Son père,
simple chevalier à Arpinum, n’était pas riche. Dion Cassius dit même que
c’était un pauvre foulon très misérable[124].

  [124] V. Dion Cassius, liv. XLVI, nº 4 et suiv., qui fait dire à
    Calenus que Cicéron a passé son enfance couvert de haillons. A la
    vérité, Dion Cassius est suspect, et il n’a pas connu Cicéron, ni vu
    de près les mœurs de son temps, puisqu’il n’a écrit qu’à la fin du
    deuxième siècle de Jésus-Christ. D’ailleurs, Cicéron et son frère
    Quintus ont été voyager pour s’instruire en Grèce et en Asie dans
    leur jeunesse, avant d’avoir pu gagner de l’argent à Rome; il
    fallait bien que leur père ait eu le moyen de pourvoir à ces avances
    improductives.

D’où venaient-ils donc ces millions, dont on ne saurait nier
l’existence? C’est ce qui nous reste à examiner, et c’est, à notre point
de vue, la question vraiment intéressante.

Il paraît qu’on se la posait déjà, même autour du grand orateur; les
ennemis de l’homme politique en forçaient, dit-on, le chiffre, afin de
susciter des doutes fâcheux.

On est porté à répondre au premier abord, que, jusqu’à quarante ans,
Cicéron fut un avocat très occupé, qu’il plaida pour des rois étrangers
et de riches citoyens; or, il est certain qu’il est des pays et des
époques où la carrière du barreau peut devenir fort lucrative.

Malheureusement, la loi Cincia, vigoureusement soutenue par
l’intraitable Caton, avait été votée en vue de soutenir les mœurs
anciennes, et n’était pas encore tombée en désuétude.

Cette loi défendait absolument aux avocats de recevoir des honoraires de
leurs clients[125]. Aussi Quintus, en s’adressant à son frère, ne
parle-t-il de ses plaidoiries nombreuses, que comme d’un moyen de se
donner de la popularité, et nullement comme d’une carrière où l’on
puisse faire fortune. C’est sous le même aspect, que Cicéron lui-même,
au _de Officiis_, présente les choses sans aucune affectation. Il
devient même plus formel en ce qui le concerne[126], dans une
circonstance où il n’avait aucun intérêt à dissimuler la vérité[127].
Nous allons préciser.

  [125] Cette loi, ou plutôt ce plébiscite de l’an 550-204, était si peu
    tombé en désuétude au temps de Cicéron, que plus de deux cents ans
    après, Paul en écrivait un _Commentaire_ dont certains extraits
    figurent au Digeste, et discutait les moyens pratiqués de son temps,
    pour le tourner (l. 29, D., I, 3, _de Legibus_). C’est surtout sous
    l’empire que, suivant l’expression de M. Accarias (I, p. 788, 4e
    édit.), le barreau «n’étant plus une occupation aristocratique et un
    acheminement aux honneurs», on fit de la plaidoirie une profession.
    Et, néanmoins, le principe de la prohibition de toucher des
    honoraires était tellement dans l’esprit des lois romaines, que,
    sous Claude, on s’occupa de maintenir cette disposition de la loi
    Cincia en vigueur. Certainement, même à cette époque, la _cognitio
    extraordinaria_, dont parle le Digeste, n’existait pas. Caracalla et
    Septime Sévère se préoccupaient encore de cette loi, pendant que
    Paul faisait le commentaire de son texte trois fois séculaire (V.
    Grellet-Dumazeau, _Le barreau romain_, et l’étude de M. Massol au
    _Recueil de l’Académie de législation de Toulouse_, 1878-79, p. 41).
    Qu’importait aux grands personnages, ou aux hommes de talent, comme
    Cicéron, de plaider quelques années gratuitement. En une seule année
    de proconsulat, ou autrement, ils pouvaient gagner, s’ils le
    voulaient, des millions par dizaines. Ils n’avaient aucun mérite à
    escompter ainsi l’avenir assuré à tous les préteurs et consuls
    sortant de charge, ou aux généraux d’armée; le tout était de devenir
    populaire et de se faire élire aux comices. Assurément, les grands
    avocats étaient, à Rome, les moins portés de tous à se faire payer
    par leurs clients, tant que durèrent les élections par le peuple aux
    grandes charges annuelles de l’État. Ils partaient pour leurs
    provinces très endettés, et puis ils rendaient avec usure à ceux qui
    leur avaient fait un crédit très intéressé. Tel ne fut cependant pas
    le cas de Cicéron; mais son talent lui suscita de bonne heure des
    amis dévoués et des relations fécondes dans le monde de la
    finance.--Quintus, _De petitione consulatus_, IX. Plutarque (_Vie de
    Cicéron_, VII) dit: «On s’étonnait qu’il ne reçût aucun présent,
    aucun honoraire pour ses plaidoiries.» Voy. aussi _Vie politique de
    Cicéron_, par Le Clerc, d’après Middleton, t. I, 1er supplément.

  [126] _Ad fam._, VII, 1, _vid. infra_.

  [127] Quintus, _De petit. consul._, 5, 9. Cicéron, _De officiis_, II,
    20.

Gagna-t-il du moins quelque argent, avec les nombreux livres qu’il
écrivit, et dont quelques-uns sont d’immortels chefs-d’œuvre? Ses livres
ne pouvaient lui rapporter que beaucoup moins encore. L’industrie des
libraires était pratiquée à peine, on faisait copier les ouvrages que
l’on voulait avoir par des esclaves, et l’on ne connaissait pas du tout
les habiles éditeurs[128]. Cependant, Cicéron vendait ses œuvres, il en
parle une fois dans ses lettres à Atticus; il a, peut-être, retiré de là
quelques sommes qui durent être sans importance[129].

  [128] G. Boissier, _eod._

  [129] Cicéron remercie Atticus d’avoir bien vendu son _Ligarius_.
    «_Ligarianam præclare vendidisti. Post hæc quidquid scripsero, tibi
    præconium deferam._» _Ad attic._, XIII, 12.

Il est vrai qu’il avait été proconsul en Cilicie, _Imperator_ même;
mais, plus honnête que ses collègues, il n’avait rapporté de sa
province, du moins c’est lui qui le raconte, que quatre cent quarante
mille francs environ, légitimement gagnés en une année, _salvis
legibus_, et sagement économisés.

Or, il ne faut même pas inscrire cette ressource comme effective, à son
actif, car elle lui fut enlevée par un homme très puissant en ce moment,
et sans scrupule, par Pompée, chez les publicains d’Éphèse auxquels
Cicéron les avait confiés, sans doute pour qu’ils les missent dans leurs
entreprises. Celui-ci ne réclama même pas; il accepta facilement cette
petite mésaventure qui parut ne pas le gêner, en ce moment: «_Quod ego
sive æquo animo sive iniquo fero[130]._» Quelques jours après, du reste,
il était au mieux avec Pompée qui ne lui avait rien rendu.

  [130] _Ad. fam._, V, 20, 705-49.

Le proconsulat de Cilicie ne fut donc pas ce qu’on pouvait en espérer.
Il ne produisit rien.

Enfin, la dot de Terentia, sa première femme, n’avait pas été très
considérable: environ 80,000 francs suivant les uns, 111,000 suivant
d’autres, et quelques immeubles de valeur moyenne; mais il dut rendre le
tout, lors du divorce, et nous avons vu qu’alors, les biens de sa jeune
pupille, devenue sa seconde femme, furent employés à régler de
l’arriéré. Où donc est la vérité? Nous n’avons pas beaucoup avancé
encore.

Nous avons reconnu que M. Gaston Boissier trouve dans sa bienveillance
naturelle des explications judicieuses et justes. Il ne met à la charge
de Cicéron qu’une illégalité, quelques fraudes à la loi Cincia, et
quelques dissimulations, de peur, peut-être, de trouver plus mal que
cela.

Mais nous ne pouvons pas nous déclarer complètement édifiés par ces
explications, et nous allons dire pourquoi.

M. Boissier fait remarquer d’abord, ainsi que bien d’autres écrivains,
que la loi Cincia sur les honoraires ne devait être qu’imparfaitement
observée, surtout par des clients comme ceux qu’a eus parfois Cicéron,
et qu’il dut lui arriver quelques bonnes fortunes de ce côté. Il
l’indique sûrement, à l’égard de la maison de Crassus, que Cicéron
acheta avec l’argent de ses amis, ce dernier le reconnut à peu près,
lui-même, par un sourire muet au Sénat. Voilà, en effet, qui est admis,
pour une de ses maisons de ville; mais il en avait, en sus, quatre ou
cinq des plus belles.

Un de ses clients, Pœtus, lui donna aussi de beaux livres; mais il en
avait déjà en grande quantité, venus de divers pays, de Grèce notamment.
Atticus avait de la marge. «_Arcæ fidito._»

D’ailleurs, il ne faut rien exagérer. Tous les clients ne sont pas
également généreux, même dans les pays où c’est un devoir de régler ses
avocats. Mais une loi défendant de payer les plaidoiries devait servir
beaucoup de petits calculs. Elle devait calmer, chez beaucoup de
clients, après l’audience, ces sentiments exubérants qui la précèdent
parfois, ces protestations énergiques de dévouement si communes dans le
cabinet de l’avocat, au moment où on va se rendre devant les juges pour
plaider le procès, et auxquelles succède trop souvent un silence
persistant et ingrat, même quand les honoraires constituent une dette.

Nous avons vu ce qu’en pensait Quintus. Cicéron lui-même déclare
incidemment, mais très nettement, dans une lettre à Marius, que ses
plaidoiries ne lui rapportent pas d’argent. S’il avoue, en souriant,
avoir reçu quelques sommes, elles ont eu à ses yeux peu de valeur et
surtout elles ne tiraient pas à conséquence. «Maintenant», dit-il vers
la fin de sa carrière, «puisque l’ardeur de l’âge et l’ambition ne sont
plus rien pour moi, je n’ai aucun fruit à attendre de mon travail.
_Neque enim fructum laboris expecto._» Il n’avait donc jamais eu à
compter sur un résultat matériel, c’est-à-dire sur des honoraires
sérieux et soutenus[131].

  [131] _Ad. famil._, VII, I (669-55). Martial plaisante sur la misère
    des avocats de son temps (III, 32). Lorsque Suétone (_Cic._, 29) et
    Tacite parlent de discours payés, il ne s’agit pas de plaidoiries,
    mais de harangues politiques. Voy. Hild, _op._ et _loc. cit._, et
    aussi aux vers 122 et 124, notes sur _les abus des avocats sous
    l’empire_. Nous ne parlons ici que de l’époque voisine de la loi
    Cincia, du temps de la république et des comices populaires.

On voit bien, de même, d’après ce qu’il dit dans le discours _pro
Plancio_, que la plaidoirie n’avait pas pour but de gagner de l’argent
et que normalement elle n’en procurait pas. Chez nous les avocats ne
reprochent pas à leurs confrères de repousser les clients et de se
décharger comme d’un fardeau, des causes qui leur viennent, sans
distinguer s’il s’agit de pauvres ou de riches. C’est cependant ce
qu’exprime Cicéron. «Vous me reprochez d’avoir défendu trop de clients;
vous pourriez me soulager de ce soin, et plût aux dieux que vous en
eussiez la volonté, vous et tant d’autres qui évitent le travail. Mais à
force d’examiner les causes, vous les rejetez presque toutes; et elles
refluent vers nous, qui ne pouvons rien refuser aux malheureux et aux
opprimés.» Ce n’est assurément pas là le langage des temps actuels,
parce que les bases sur lesquelles est organisé notre barreau sont
absolument différentes. Au surplus, nous voyons Plutarque affirmer que
Cicéron ne reçut aucun présent ni aucun honoraire pour ses
plaidoiries[132].

  [132] V. les autres détails donnés en note ci-dessus, p. 74 et 77.

On plaidait pour se faire un nom au Forum, et arriver ainsi aux grandes
magistratures. Les traditions de l’ancien patronage aristocratique
étaient d’ailleurs en ce sens, et expliquent la pensée de Caton, et le
but de la loi Cincia.

En résumé, il est bien venu, de certains clients généreux, quelques
centaines de mille francs, peut-être même quelque million, illégalement
et à la dérobée, et aussi de beaux cadeaux en livres et objets d’art. On
peut l’admettre. Mais de grosses sommes à jets continus, suffisantes
pour combler, toujours à point, même au temps où l’avocat n’exerçait
plus, les vides qui se creusaient, pour diverses raisons, à toutes les
étapes de cette longue carrière, c’est ce qui ne nous paraît pas
possible. Nous pouvons en croire, à peu près complètement, Quintus,
Cicéron lui-même, et enfin ce qu’en rapporte Plutarque.

Il ne faut pas oublier, au surplus, que Quintus, arrivé pauvre à Rome
comme son frère, et qui n’avait pas comme lui de riches clients, avait
pourtant comme lui de belles villas, dont Cicéron surveillait les
embellissements pendant son absence. On ne peut pas dire pour Quintus,
que la fortune était le produit de ses plaidoiries, et cependant, pour
lui aussi, la fortune était venue. Il y avait donc, pour les deux
Cicéron, d’autres moyens de s’enrichir.

Quant aux suffrages, et aux discours ou aux actes politiques, il faut
rendre cette justice à notre orateur, qu’il ne les a jamais vendus pour
de l’argent. Du moins on ne le lui a jamais reproché sérieusement, et on
n’aurait pas manqué de le faire, s’il eût seulement éveillé quelque
soupçon à cet égard[133].

  [133] Voir toutefois Plutarque, _Cic._, IX, et l’_Invective attribuée
    à Salluste_.

Les clients pouvaient, à la vérité, tourner la loi Cincia d’une autre
façon. A Rome, on instituait fréquemment de simples amis héritiers, ou
on leur laissait des legs; c’était un usage que l’on devait pratiquer
naturellement, en vue d’exprimer sa reconnaissance, pour des services
gratuitement rendus; et Cicéron acquit souvent, par ses plaidoiries, le
droit d’en bénéficier. Cette forme de la gratitude chez le client est
encore louable, quoique moins méritoire de sa part, et moins sûre pour
l’avocat.

En effet, il a relevé le compte exact de ce qu’il a touché, sa vie
durant, de ce chef; c’est quatre millions en tout[134].

  [134] _Ad attic._, XVI. V. quelques détails dans Marquardt, _op.
    cit._, § 106.

Mais les autres vingt ou vingt-cinq millions, d’où sont-ils donc venus?
C’est ce que nous pouvons nous demander encore, car ils ne sont arrivés
ni d’Arpinum, ni de Cilicie, ni de chez le libraire, ni même, du moins
de son aveu, de chez les clients.

Et d’abord, ce qu’il nous paraît urgent d’affirmer de plus fort ici,
pour dissiper tous les doutes, c’est que Cicéron ne fut ni un
concussionnaire, ni un dilapidateur, ni un usurier. Tous ceux qui ont
étudié de près la vie de cet homme si naturellement juste, qui l’ont
jugé, comme nous, dans ses innombrables lettres, c’est-à-dire d’après
nature, sont d’accord à cet égard. Malgré quelques insinuations, peu
autorisées d’ailleurs, tous ses biographes lui rendent ce témoignage,
auquel nous tenons à nous associer, pour l’honneur du grand personnage,
non moins que dans l’intérêt de notre thèse.

Ce n’est pas, nous pouvons l’affirmer, dans les concussions,
malheureusement si fréquentes autour de lui, qu’il a cherché sa fortune.
S’il l’eût fait, c’est surtout dans sa province proconsulaire, en
Cilicie, qu’il en eût trouvé l’occasion. Or, c’est là que M. d’Hugues
l’a spécialement étudié dans son remarquable ouvrage: _Une province
romaine sous la République_, et il n’y est pas question d’une sorte
d’honnêteté relative seulement, mais «de son intégrité, de son
désintéressement, de sa délicatesse pointilleuse qui devait lui servir
de règlement[135].» Le même auteur ajoute, en divers autres passages de
son beau livre, «que la Cilicie eût dû bénéficier de l’administration
excellente d’un homme tel que Cicéron, si grand à la fois par le génie
et par le cœur... Ce fut le plus humain, le plus intelligent des
hommes... Et qui donc a jamais mis en doute la modération et le
désintéressement de Cicéron... N’y a-t-il pas, de la part de certains
historiens, quelque maladresse à lui faire une gloire de n’avoir pas
volé comme tant d’autres? Le vrai mérite n’était pas tant de s’abstenir
soi-même, que d’obliger les autres à suivre cet exemple. Quelques bottes
de foin qu’il eût pu réquisitionner, chemin faisant, auraient fait moins
de mal à la province que l’insigne mollesse de sa conduite à l’égard
d’Appius Claudius... Il sortit de sa province, comme il y était entré,
les mains nettes[136].» C’était bien _salvis legibus_, comme il le dit
lui-même.

  [135] G. d’Hugues, _Une province romaine sous la République_, p. 362.

  [136] _Eod._, p. 4, 8, 10, 242, 363. Voir, dans le même sens, Gaston
    Boissier, _loc. cit._

«Il finit son administration», dit V. Le Clerc, «par un trait de
générosité sans exemple avant lui, et qui n’eut pas sans doute beaucoup
d’imitateurs. Comme il avait épargné par son économie un million de
sesterces sur la somme qui lui était assignée pour sa dépense annuelle,
il les remit libéralement au trésor. Ce désintéressement, dit-il, fit
murmurer tous ceux de sa suite, qui s’attendaient à lui voir distribuer
entre eux cet argent. Cependant il ne manqua pas non plus de leur faire
trouver beaucoup d’avantages à l’avoir servi, et les récompenses qu’ils
reçurent de lui furent honorables[137].» C’est toujours la même chose:
des générosités, de grosses dépenses, sans qu’on puisse apercevoir la
source où elles viennent s’alimenter, ni surtout leur attribuer des
origines criminelles.

  [137] V. Le Clerc, _Vie politique de Cicéron_, _in med._--Cic., _Ad
    Att._, VII, 1.

De même il renonça, plus tard, en faveur d’Antoine, au proconsulat de la
riche province de Macédoine qui lui était échue en partage, et ensuite à
celui de la Gaule Cisalpine qu’il abandonna à Q. Metellus.

Il faut donc encore chercher ailleurs.

Drumann, qui a étudié en détail la vie de Cicéron, avec peu de sympathie
à la vérité, comme la plupart de ses compatriotes, mais qui en a analysé
les actes avec un soin méticuleux, s’est, à notre avis, rapproché de la
vérité. Il s’étonne de la fortune de Cicéron; que serait-ce s’il y avait
compté la donation des douze millions faite avec Oppius, dont il paraît
ne s’être pas suffisamment préoccupé. Quand il cherche l’origine de tout
cela, il y ajoute, entre autres sources, l’argent des publicains. Reste
à savoir par quelle voie arrivait cet argent[138]. C’est ce que Drumann
ne nous dit pas.

  [138] _Op. cit._, § 106.

Ce qu’il y aurait de mieux à faire, peut-être, serait d’interroger sur
ce point Cicéron lui-même. Or, il a répondu à la question, du moins en
thèse, et d’une manière générale: «_publicis sumendis_.» Il s’agit
seulement de bien comprendre ces mots, passés jusqu’ici, à peu près
inaperçus.

La démonstration serait plus complète, s’il était possible de prendre le
spéculateur sur le fait. N’en désespérons pas. Il y a des choses de
telle importance dans la vie que, quoi qu’on fasse, on ne parvient
jamais à les dissimuler complètement.

Voici d’abord ses déclarations de principe.

Il ne connaît, quant à lui, que trois moyens de s’enrichir honnêtement:
Le commerce, «_mercaturis faciendis_», le travail, «_operis dandis_» et
enfin «_publicis sumendis_», les opérations sur les adjudications de
l’État, fermes de l’impôt ou entreprises de grands travaux publics[139],
plus clairement les opérations des publicains. Nous demandons qu’on
accepte pour le moment cette traduction. Nous la légitimerons avec toute
son étendue et toute sa portée, dans le sens le plus moderne du mot.
C’est l’un des objets principaux de ce travail[140]. Le public
bénéficiait de ces entreprises, en prenant des actions et en opérant sur
leur valeur variable, comme on le fait de nos jours.

  [139] _Parad._, VI.

  [140] Remarquons, en effet, qu’il n’est pas question ici, seulement de
    ceux qui prennent une part directe à la perception de l’impôt, des
    adjudicataires, des publicains proprement dits, mais des
    spéculateurs qui se multiplient autour d’eux.

    Il s’agit ici d’opérations financières, à la portée du public,
    puisqu’il s’agit d’une ressource ayant un caractère général. On ne
    dirait pas chez nous, que les fonctions d’employé des contributions
    ou des chemins de fer et travaux publics, sont l’une des trois
    uniques sources où le peuple doit trouver ses moyens d’existence, au
    même rang que le commerce et les professions libérales. A ce
    moment-là, ce qu’on a appelé depuis la plaie du fonctionnarisme
    n’existait pas à Rome; elle n’apparut que sous l’Empire. Ce n’est
    donc pas seulement au travail de la perception que ces mots de
    _publicis sumendis_ peuvent s’appliquer ici. Quelques traducteurs
    disent «dans les fermes de l’impôt», c’est vrai, mais pas
    suffisamment compréhensif; il faudrait y ajouter les grands travaux
    publics, et autres spéculations innombrables et d’immense étendue.

Le commerce lui est prohibé comme sénateur; n’en parlons pas.

Le travail est gratuit pour lui comme avocat. La loi Cincia est là; et
il ne considérerait pas comme un procédé honnête et avouable, celui qui
consisterait à violer les lois. Il fallait, dans tous les cas, y mettre
une certaine mesure, comme nous l’avons dit. Ce second procédé ne compte
guère plus que l’autre, pour lui, et nous devons passer encore.

Restent les opérations sur les entreprises des publicains, comme seul
moyen légal et usuel à sa portée.

Or, nous verrons que c’est justement au Forum où il va lui-même tous les
jours de sa vie, que ces opérations se réalisent et se concentrent. Les
publicains richissimes, les directeurs et sous-directeurs de grandes
compagnies par actions s’y réunissent très régulièrement, aux mêmes
endroits, pour y recevoir leurs courriers de province, pour y retrouver
leurs actionnaires et leurs clients, constater le cours des _partes_,
délibérer et donner leurs ordres. On y est en relation avec le monde
entier, et on y fait des affaires avec les correspondants de toutes les
provinces; on s’y ruine ou on y fait des fortunes subites, voilà ce que
nous établirons à n’en pas douter.

Il y avait là une place, auprès des deux Janus, où les naufrages
fréquents des uns servaient à enrichir les autres. Nous expliquerons
amplement tout ce trafic énorme. Là, tous les jours, Cicéron voit les
publicains, il s’y entretient avec eux, comme il a le soin de l’écrire à
son frère Quintus.

Se mêlait-il à ces groupes affairés de financiers que Plaute nous
peindra sous de vives couleurs, ou bien à ces capitalistes entourant les
banquiers à leur place quotidienne, seulement pour causer des événements
du jour, ou plutôt n’était-il pas là pour user, lui aussi et avec eux,
de ce troisième moyen de faire fortune à l’usage des honnêtes gens,
«_Publicis sumendis_»? Que faut-il en penser? Qu’est-ce donc qui aurait
pu l’attirer si assidûment dans ce quartier de la finance, pendant les
périodes, surtout, où il abandonnait la politique pour ne plus s’occuper
que de ses propres affaires[141]?

  [141] Ce qu’il y trouve représenté, il le dit bien: _Honestissimæ et
    maximæ societates_. «Les plus honorables et les plus grandes
    compagnies.» N’est-ce pas le langage moderne? _Ad. Quint._, 693, 61,
    Voy. sur ce point notre étude, _infra_, chap. II, sect. III.

Cherchons encore dans la correspondance. Nous y trouverons que, pendant
une de ces années où les événements le tenaient éloigné des fonctions
publiques, il confiait ce qui suit à Atticus: «Maintenant, j’agis au
Forum, de façon à ce que chaque jour le zèle de nos hommes et nos
_ressources_ aillent en augmentant: _ut opes nostræ augeantur[142]._»
Peut-on traduire ici le mot _opes nostræ_ du texte, par les mots _nos
richesses_, comme on le fait très fréquemment? S’il en était ainsi, il
n’y aurait plus, pensons-nous, aucun doute possible. Cicéron se serait
enrichi au Forum comme les autres financiers s’y enrichissaient, en y
exposant leurs fortunes dans la spéculation. Mais la suite de la phrase
prouve que ce mot doit être pris dans un sens plus général, et c’est
pour cela que nous avons employé, pour le traduire, le mot français
_ressources_.

  [142] Voici ce texte que nous transcrivons dans toute son étendue pour
    qu’on puisse en apprécier la portée: «_Nunc ita nos gerimus, ut in
    dies singulos et studia in nos hominum et opes nostræ augeantur.
    Rempublicam nulla ex parte attingimus. In causis atque in illa opera
    nostra forensi summa industria versamus. Quod egregie non modo iis,
    qui utuntur opera, sed etiam in vulgus gratum esse sentimus. Domus
    celebratur, occurritur, etc._» _Ad. attic._, II, 22 (695-59).

Pourtant ce mot _opes_ ne comprend-il pas ici les résultats matériels,
en même temps que d’autres que l’on peut recueillir au Forum, la
considération, l’influence politique? C’est ce que nous croyons. Le mot
_opes_ doit se référer nécessairement à quelque chose de positif, et,
dans ce moment, Cicéron ne recherchait pas les suffrages de ses
concitoyens. «_Rem publicam nulla ex parte attingimus._»

Il semble, du reste, et c’est un trait curieux de son caractère, toutes
les fois qu’il fait des affaires d’argent plus ou moins honorables, se
réfugier instinctivement à l’abri des mêmes équivoques. On dirait qu’il
veut se tromper lui-même et rester au-dessus des préoccupations
vulgaires. C’est ainsi, qu’à l’occasion de son second mariage, après
avoir avoué, dans une lettre à Plancius, le mauvais état de ses affaires
domestiques et la nécessité d’y mettre ordre, il termine sa phrase en
disant que s’il épouse à soixante-trois ans sa riche pupille, c’est pour
se créer des relations plus fidèles que les anciennes. Il oublie, à
trois lignes de distance, le vrai motif, qui était de remettre ses
affaires à flot. «_Novarum necessitudinum fidelitate contra veterum
perfidiam muniendum putavi_», dit-il; il faut y ajouter la fortune,
qu’il détenait déjà comme tuteur de la jeune fille, et qu’il avait
besoin de garder d’une façon ou de l’autre.

Ce qui nous confirme, d’autre part, dans la pensée que ce sont les
relations d’affaires, et l’argent des publicains, que Cicéron vient
chercher au Forum, c’est l’intérêt tout particulier qu’il manifeste
précisément pour eux et pour les opérations qu’ils y pratiquaient. Dans
une lettre de l’an 708-46, il écrit à Brutus pour lui recommander
Varron; «à peine venu au Forum», dit-il, «Terentius Varron a cherché mon
amitié, cette amitié s’accrut immédiatement par deux raisons qui
devaient redoubler ma sympathie: la première, c’est l’objet de ses
études... la seconde raison, c’est qu’il _s’attacha aussitôt aux
sociétés des publicains_; à la vérité, je ne l’aurais pas voulu, parce
qu’il y fit de grosses pertes, mais cette association dans un ordre qui
se recommande si fort à moi, «_mihi commendatissimi_», rendit notre
amitié plus solide[143]».

  [143] _Ad. fam._, XIII, 10 (708-46).

Il est absolument certain, comme nous le verrons dans un chapitre
spécial, que, non seulement Cicéron était en relations journalières avec
les financiers et particulièrement avec les grands publicains au Forum,
mais qu’il était leur ami et leur protecteur; qu’il leur rendait des
services, en disant que ce n’étaient que des actes de réciprocité et de
reconnaissance; qu’il les appelait _valde familiares, amplissimi, nobis
optime meriti_, et de bien d’autres mots plus expressifs encore, que
nous signalerons dans ses lettres et ses discours.

Il nous paraît résulter de tout cela, que Cicéron ne fut pas associé en
nom, ce qui ne lui était pas permis comme sénateur, mais qu’il dut se
procurer des actions, des _partes_, sur lesquelles il spécula, à Rome et
sur toutes les places où les publicains entretenaient des relations avec
Rome, _ut opes augeantur_, pour accroître ses ressources. Nous verrons,
par la suite, qu’il savait indiquer le prix de ces actions, en tenant
compte de leur valeur à un moment donné, c’est-à-dire au cours du jour.

Cette explication des origines restées jusqu’à ce jour obscures, de la
fortune du grand orateur, nous paraît d’autant plus probable, qu’elle
s’appuie enfin sur un autre fait certain de sa vie, qu’il semble avoir
voulu laisser aussi dans l’ombre.

Nous allons, en effet, terminer l’énumération de ces demi aveux, en
prenant le spéculateur sur le fait, ou du moins en affaires d’argent
avec les publicains, et alors, peut-être, ne restera-t-il plus aucun
doute sur ses relations et ses habitudes financières.

Nous voulons parler des créances considérables et nombreuses qu’il a
eues pendant tout le temps que dura sa correspondance, en province et à
Rome. Cerellia, cette femme âgée à laquelle il s’intéressait tant sur
ses vieux jours, sa _necessaria_, comme lui-même, avait des créances en
Asie, il les recommandait chaleureusement aux soins de ses amis, en même
temps que ses propres fonds.

En mai 703, il s’agit d’une créance de cent soixante-quatre mille
francs[144], en juin, c’est une autre plus modeste, de cinq mille
francs, et puis une autre de cent quatre-vingt mille francs[145]. En
706, il écrit qu’il a à lui, en Asie, une grosse somme, cette fois,
quatre cent quarante mille francs disponibles, deux millions deux cent
mille sesterces en monnaie de cistophores, et qu’on peut en disposer par
billets pour payer ce qu’il doit à Rome[146]. Il était en ce moment dans
les plus grands embarras: «_Quibus acerbissime afflictor._» Sur tout cet
argent, il ne donne, dans ses lettres, aucune explication, pas même à
Atticus; on dirait qu’il affecte sur cette matière de ne s’exprimer
jamais qu’à demi-mot. Il n’expliquait pas davantage à Atticus comment
lui venait tout cet autre argent que, si souvent, il le chargeait de
dépenser en le priant de ne pas compter.

  [144] _Ad. attic._, V, 5 (mai 703). _Explicatum sit illud_, HS, XX et
    DCCC.

  [145] _Ad. attic._, V, 9 (juin 703). Maxime de XX et DCCC: _Cura ut
    sciamus._

  [146] _Ad. attic._, XIX, 1 (février 706-48). Il est vrai que cette
    somme de 2,200,000 sesterces se trouve numériquement la même que
    celle qui lui a été enlevée par Pompée chez les publicains d’Éphèse.
    On a conclu, sans donner des preuves, que c’était ce que Pompée lui
    avait pris à Éphèse qui lui restait dû deux ou trois ans plus tard,
    dans une ville d’Asie, qu’il ne désigne pas. Mais rien, si ce n’est
    la similitude des chiffres, n’autorise cette conclusion, et on ne
    voit pas comment, si Pompée lui a enlevé cette somme (_abstulisse_),
    elle s’y trouve encore; ou bien, s’il l’a rendue, comment il ne l’a
    pas rendue à Rome, où il doit l’avoir emportée, et où il est dans
    les termes de la meilleure amitié, en ce moment, avec Cicéron qui,
    du reste, en avait fait son deuil, nous l’avons vu. En tout cas, que
    ces sommes soient distinctes, ou qu’il y ait une somme unique, ce
    que nous ne pensons pas, c’est chez les publicains d’Asie et par
    leur caisse que passent ces millions de sesterces, ce qui est pour
    nous le fait capital. Restent, d’ailleurs, les autres créances
    énormes de Cicéron, et celles aussi que Cerellia possède en Asie, et
    sur lesquelles veille son ami.

L’argent qui lui était ainsi dû, ou qui lui revenait, n’était pas de
l’argent placé à intérêts; ce n’est pas sous cet aspect que Cicéron le
présente dans ses lettres. Il faut, d’ailleurs, à notre avis, lui rendre
cette justice, qu’il ne se livrait pas à l’usure, comme le faisaient
beaucoup de ses contemporains les plus célèbres; du moins rien ne
l’indique. Nous savons même qu’il avait refusé, en province, de faire
des entreprises équivoques, dans lesquelles sa femme Terentia avait
voulu l’engager.

Mais ce qui n’est pas douteux, c’est que ces grands publicains et ces
riches banquiers du Forum, qu’il voit tous les jours, sont eux-mêmes en
relations d’affaires avec tous les pays de l’univers, surtout avec la
province d’Asie, _tam opima et fertilis_, la première de toute la terre
«_pour les publicains_[147].» Par l’intermédiaire de ces derniers, on
peut avoir des créanciers et des débiteurs partout.

  [147] _Pro lege Manilia_, VI et VII.

Comment cela pouvait-il se faire? Le discours _pro lege Manilia_ nous
l’apprendra en détail. Pour faire nommer Pompée, l’ami des publicains,
général en chef de la guerre contre Mithridate en Asie, Cicéron
démontre, avec la plus grande éloquence, au Sénat et au peuple, qu’il
faut se hâter de mettre en sûreté les valeurs de tous genres apportées
par les publicains dans cette province; et ce qu’il faut sauvegarder
aussi, ajoute-t-il, c’est l’argent, ce sont les sommes énormes que _les
citoyens de Rome_, les plus honorables chevaliers, y ont _engagées_ dans
les entreprises vectigaliennes: «_Quorum magnæ res aguntur in vestris
vectigalibus exercendis occupatæ._» Nous reviendrons en détail sur tous
ces faits que nous pouvons invoquer légitimement ici, parce que nous les
établirons sûrement à la place qui leur est réservée dans notre
travail[148].

  [148] _Eod._ Voy. le chap. III, sect. I, § 6: _Les publicains en
    Asie_.

C’est bien chez les publicains aussi, nous l’avons vu, chez les
publicains d’Éphèse, que Cicéron avait remis personnellement, en
passant, le produit de ses économies proconsulaires. Évidemment les
publicains étaient ses hommes d’affaires, il était leur client.

Avons-nous à rechercher maintenant comment quatre cent quarante mille
francs en cistophores étaient dus, un peu plus tard, à notre orateur, à
l’honorable chevalier et d’autres grosses sommes à Cerellia, dans cette
même province d’Asie, que continuaient à exploiter les publicains, avec
l’argent venu de Rome?

C’était pour Cicéron et aussi pour sa vieille _necessaria Cerellia_, ou
bien des dividendes à toucher sur place, ou bien le prix d’actions, de
_partes_, vendues sur le lieu même, et payables en monnaie du pays; car,
pour ces raisons de détail ou pour d’autres, les rapprochements que nous
faisons s’imposent, et les preuves nous semblent faites.

Il avait donc peut-être déjà, en l’année 687-67, des motifs tout
personnels de dire dans sa chaude harangue: «Protégez-les donc ces
publicains qui nous sont si précieux.» Il se servait même d’un mot plus
expressif, plus caractéristique de son impressionnabilité ordinaire:
«_Qui nobis fructuosi sunt._» Fructueux, dirons-nous, non pas seulement
à raison des impôts qu’ils perçoivent pour l’État et des grandes
entreprises qui leur sont adjugées, mais fructueux aussi pour les
particuliers: «_Quod ad multorum civium pertinet._»

Le fait vient donc éclairer la déclaration de principes de l’auteur des
paradoxes, sur les trois moyens de faire fortune de son temps. Il
pratiquait le moyen resté à sa disposition: «_Publicis sumendis_», et
comptait par centaines de mille francs, par millions de sesterces, ce
qui lui en revenait très souvent d’un seul coup.

Nous répugnerions à affirmer que Cicéron ait aidé la fortune en sachant
trop sûrement prévoir la baisse, ou vendre trop à propos des _partes
carissimas_, des actions en hausse. A-t-il abusé, par exemple
quelquefois, de ses informations officielles ou autres, au profit des
grands publicains pour partager leurs bénéfices ou même pour opérer sur
des valeurs sur lesquelles il pouvait prévoir une brusque variation? On
peut se le demander.

Sa haute situation de consulaire et de sénateur influent, le mettait à
même d’être toujours bien informé des nouvelles politiques. Il fut
assurément au courant des moindres nouvelles apportées des provinces par
les courriers d’État, _tabellarii_, et des premiers instruits, à partir
du moment où il fut nommé augure. Or, par une coïncidence singulière, on
peut remarquer qu’il fut élevé à ces hautes fonctions sacerdotales et
politiques dans le courant de l’année 700-54, c’est-à-dire pendant cette
année précisément où, besogneux en février, il donnait, en octobre, six
ou huit millions au peuple, où il songeait ensuite à offrir un portique
pour l’Académie à Athènes, et puis réunissait d’autres millions en vue
de son triomphe[149].

  [149] Il se considérait bien comme étant, par situation, au courant
    des questions d’État, lorsqu’il disait, au point de vue des affaires
    publiques: «Itaque in hac custodia, et tanquam in specula, collocati
    sumus... Equidem non deero: monebo, prædicam, denuntiabo, testabor
    semper deos hominesque quid sentiam...» Philip., VII, 7. Nous ne
    pouvons nous empêcher de remarquer particulièrement qu’en cette
    année (700-54), il était, en sa qualité d’augure, mis au courant de
    toutes les nouvelles reçues par les magistrats, auxquels il devait
    prêter son ministère, spécialement dans les comices, où il pouvait
    prononcer la fameuse formule «_altero die_» pour en faire ordonner
    le renvoi. Il pouvait donc prévoir les influences qui devaient se
    produire sur le marché, dès l’arrivée des _tabellarii_, des
    courriers d’État. Cette observation a d’autant plus de gravité, que,
    d’une part, il n’est fait mention d’aucune plaidoirie prononcée par
    lui pendant cette année, et que, d’autre part, il ne devait pas
    avoir à compter sur les produits de ses travaux antérieurs,
    puisqu’il exprimait, peu de temps avant sa bonne fortune, des
    inquiétudes sur sa situation pécuniaire. C’était évidemment une
    aubaine inattendue.

Il pourrait y avoir dans ces dates, de terribles rapprochements à faire,
pour les esprits portés aux observations pratiques. Voyons les choses de
plus près.

Cicéron était sans préjugé en ce qui concernait la dignité de ses
fonctions de pontife. Ce n’était pas par sentiments religieux qu’il les
avait briguées, mais uniquement pour les avantages qu’il en pouvait
retirer; c’est là un fait incontestable.

Était-ce des augures ou des aruspices seulement, qu’il voulait parler,
lorsqu’il redisait complaisamment après Caton: «Que ceux-ci ne pouvaient
se regarder entre eux sans rire.» Il aurait pu le dire également de
tous; et c’était son avis à n’en pas douter. Mais le titre d’augure lui
conférait des honneurs suprêmes avec une influence directe et souveraine
sur les grandes affaires de l’État; il en possédait tous les secrets.

Certes, c’était une action déshonnête que de se faire ainsi le ministre
de pratiques religieuses qu’il considérait comme de grossières
impostures[150]; voulait-il, en outre, en tirer profit? Cela devait lui
paraître assurément moins criminel, que de voler le trésor, ou de piller
les provinces, comme tant d’autres.

  [150] Voir en ce sens tout son traité _de Divinatione_ et spécialement
    sur le mot de Caton, _De Divinatione_, II, 24; _De natura deorum_,
    I, 26. «Les augures et les aruspices étaient proprement les
    grotesques du paganisme», dit Montesquieu. C’est de Cicéron lui-même
    qui était augure que nous apprenons ce qu’il faut en penser. «On en
    avait retenu l’usage pour l’utilité de la République», reprend
    l’auteur de l’_Esprit des lois_. Cela ne nous paraît pas suffisant
    pour justifier Cicéron de s’être fait sciemment le complice de ces
    impostures. Il fut bien plus honnête homme en disant publiquement ce
    qu’il en pensait en 709-45.

Incontestablement, il fréquentait, tous les jours, le monde des
spéculateurs, avant, après, et même pendant la durée de ses plus hautes
fonctions politiques. Nous ne voudrions pas mettre gratuitement à sa
charge des abus ou des indélicatesses, bien à portée de la main
cependant, lorsqu’on possède un secret d’État avant qu’il ait pénétré
dans le public, et qu’on fréquente personnellement le marché tous les
jours. Mais ce que nous affirmons, c’est que tout cela était possible et
même facile à la bourse de Rome, absolument comme dans nos bourses
modernes, à raison de l’influence des événements politiques sur les
affaires. Nous le démontrerons jusqu’à l’évidence par les discours de
Cicéron lui-même[151].

  [151] Voy. notamment le discours _Pro lege Manilia_, et surtout le
    passage que nous transcrivons au chapitre III, sect. I, § 6 de notre
    étude.

Or, les plus graves événements de la guerre des Gaules et la réduction
de Cypre en province romaine, correspondent précisément à cette première
année du pontificat de Cicéron, si fertile en millions, et il avait dû
se produire des variations très brusques et très fréquentes sur le
marché de l’argent au Forum.

Ce sont là les passes périlleuses pour les imprudents, où les gens
avisés font fortune, et l’on peut dire que Cicéron, en ce moment-là, ne
savait que faire de son argent. Il le répandait somptueusement, presque
follement, autour de lui par millions, et il n’avait pas plaidé une
seule fois dans l’année[152].

  [152] Le Clerc (tableau chronologique), _Œuvres de Cic._, t. I.

Nous verrons que la spéculation et le jeu étaient d’ailleurs tout à fait
dans les mœurs des riches de l’époque, particulièrement dans celles des
chevaliers, des bourgeois d’origine, comme Cicéron.

Ce ne sont, disons-le bien, que de simples questions que nous nous
posons sur ces derniers points d’un caractère personnel et délicat; nous
n’avons pas de texte explicite à cet égard.

Comment en aurions-nous, d’ailleurs? En supposant nos conjectures
exactes, Cicéron n’avait aucune raison d’indiquer en détail dans ses
lettres à des amis, ce qui nous préoccupe ici. Et ses comptes avec les
hommes d’affaires ne nous sont pas parvenus. Mais son silence même, sa
discrétion sur les causes de ces prospérités subites et de ces ruines,
qui viennent parfois surprendre Atticus, le conseiller et l’ami, jusqu’à
l’écrasement, sont peut-être une preuve indirecte de plus, à l’appui de
ce que nous pensons sur les soubresauts de cette fortune agitée. Comment
ne dit-il pas tout simplement à son confident d’où lui vient tout cet
argent inespéré, alors qu’il entre avec lui dans tous les détails de ses
affaires infiniment moins importantes?

Malgré les insinuations de ses ennemis, le silence de ceux qui ont parlé
de lui peut certainement s’expliquer de la même façon. Cicéron ne
faisait rien que de très ordinaire en spéculant au Forum, même sur des
millions, par ces temps où l’on était habitué à un maniement de fonds
colossal dans la capitale du monde, et alors qu’on y voyait tous les ans
des proconsuls et des généraux revenant trente et quarante fois
millionnaires, des provinces pour lesquelles, peu de temps avant, ils
étaient partis couverts de dettes.

Au reste, il ne poursuivait ainsi, selon ses propres expressions, que ce
dont il avait besoin pour vivre (_opus esse quæsito_)[153], car ce qu’il
dépensait, c’était pour lui, en quelque sorte, le juste nécessaire. Il
le dit littéralement à propos des beaux jardins qu’il lui faut à la fin
de sa vie. Ne lui avons-nous pas vu écrire à Atticus: «achète-les, coûte
que coûte, ces jardins, même les plus beaux, _quanti quanti_, ne crains
rien pour le prix, _ce qui est nécessaire_ est toujours bien
acheté[154].»

  [153] Paradoxe VI, _eod._

  [154] _Ad. attic._, XII, 23.

Il était facilement arrivé, sans doute, à être de ceux pour qui
l’indispensable, c’est le superflu. Il ne faut pas trop le reprocher à
son tempérament d’artiste, et d’orateur méridional, à ses mœurs, à la
fois grecques et italiennes.

Cicéron nous raconte que, pendant son enfance, on apprenait dans les
écoles à réciter le texte suranné de cette loi barbare des Douze Tables,
abrogée en grande partie, mais que l’on vénérait encore comme une
relique des luttes glorieuses de jadis: «_Discebamus enim pueri XII, ut
carmen necessarium; quas jam nemo discit._» C’était au milieu du
septième siècle.

Quand Cicéron est devenu un homme, ces antiques traditions se sont
effacées pour toujours, «_quas nemo jam discit_», personne n’apprend
plus le vieux texte.

Aussi, par son éducation, est resté en lui quelque chose de ce
patriotisme traditionnel et mystique, de ces scrupules personnels, de
ces points de l’honneur romain que l’on ne retrouve presque plus
désormais, à l’époque des sceptiques et des démagogues.

Alors il est devenu lui-même, avec le temps, le philosophe raisonneur
qui a perdu toute foi aux anciennes croyances, l’homme aux goûts
artistiques qui dépense inconsidérément son patrimoine en vanités ou en
folies. Malgré la délicatesse de sa nature, malgré l’humanité de ses
sentiments, il n’hésite pas à couvrir de son honorabilité, à environner
de tout l’éclat de sa parole, la classe de ces intraitables publicains
qui pressuraient la province, l’épuisaient sans pitié et
s’enrichissaient de la ruine de leurs innombrables victimes.

Enfin, malgré la droiture et la loyauté de sa vie, d’une façon ou de
l’autre, tout le monde est d’accord à cet égard, il permet à ces
publicains reconnaissants, de l’intéresser directement à leurs fortunes
équivoques ou criminelles, pour parer à une partie des frais de sa vie
élégante et coûteuse[155].

  [155] Drumann, _Geschichte Roms_, t. VI, § 106. Tous les auteurs qui
    ont étudié la vie de Cicéron ont été amenés à signaler ces
    rapprochements réitérés entre ses affaires d’argent, et celles des
    publicains.

Ainsi, par une chance heureuse pour l’histoire des faits que nous
étudions, se sont conservés jusqu’à nous, les souvenirs austères du
passé de Rome, confondus dans les détails d’une même existence avec les
mœurs sceptiques, dissolues, réalistes et imprévoyantes des temps
nouveaux.

Nous trouvons, réunis en un point commun, les derniers reflets des
origines glorieuses, et les présages funestes de la fin des libertés
publiques.

On doit pardonner beaucoup à Cicéron, en souvenir de ses chefs-d’œuvre
et aussi à raison du temps dans lequel il a vécu.

Il lui fallait, en vérité, pour devenir tout ce qu’il a su être, ces
millions aussi faciles à perdre qu’à gagner. Sans eux, nous n’aurions
pas eu Cicéron, ou du moins, nous l’aurions eu très différent de ce
qu’il est resté pour nous, par ses œuvres.

Comment aurait-il pu s’élever et vivre de pair, ensuite, avec ces grands
seigneurs de la finance et du patriciat, très inférieurs à lui, de
toutes manières, et bien moins scrupuleux, mais dont la société était
devenue, comme il le pensait, le strict nécessaire, pour sa vie
politique, aussi bien que pour son délicat et merveilleux tempérament
d’écrivain.

C’était un aristocrate par nature, dont le talent aurait été étouffé,
s’il eût été contraint à vivre au milieu des vulgarités et des clameurs
de la plèbe.

Ne soyons pas trop sévères pour ses fautes. La justice de Dieu seule
peut être absolue, parce que, seule, elle peut tout voir, en tenant un
compte exact des difficultés que chaque être a dû rencontrer dans la vie
et des préjugés sous l’empire desquels il a passé son existence. Telle
était déjà la doctrine supérieure professée par l’homme illustre en la
personne duquel nous avons voulu surtout, faire revivre les mœurs de son
temps.

Mais la pensée qui reste dominante en présence de ce grand nom de
Cicéron, c’est que son génie oratoire à pu glorieusement braver les
siècles, et que ses œuvres devront toujours être placées au premier
rang, parmi les plus beaux titres d’honneur de l’esprit humain.

Nous pourrions assurément donner beaucoup d’autres détails sur la vie
privée des Romains de ce temps, sur le luxe somptueux de leurs plaisirs
et de leurs fêtes; tout cela a été si souvent décrit dans des tableaux
très artistiques, très saisissants, que nous ne devons pas y insister
ici.

Dans les affaires de finance, le sentiment moderne de l’honneur a-t-il
avantageusement remplacé la vieille tradition romaine du respect de la
foi promise ou jurée, qui s’était longtemps conservée, au moins dans les
rapports des citoyens, malgré ces enrichissements soudains et ces
opulences d’origines si diverses? C’est ce qui nous semble difficile à
juger.

Il ne faut pas oublier, malgré tout, que ce ne sont pas les hontes de
Rome qui lui ont donné la puissance et la domination sur l’univers; bien
au contraire, c’est par là qu’elle a décliné vers sa chute. C’est le
moment de le redire, l’histoire serait sans logique et sans moralité, si
elle n’avait pas pu relever, en même temps que les vices ou les abus
dont nous venons de parler dans les dernières parties de ce chapitre,
les énergies traditionnelles, la fidélité religieuse à la parole jurée,
la fierté native et le dévouement à la patrie, qui survécurent quelque
temps à la dissolution des mœurs, dans les dernières années de la
République.

Il est temps maintenant d’introduire sur la scène les publicains
eux-mêmes et les banquiers; de les voir, jouant leur rôle dans ce monde
romain qui finit par aimer l’argent par-dessus tout, au milieu de ce
peuple dont nous avons essayé d’indiquer les passions, les caractères
divers, les procédés et les ambitions, dans leurs changements à travers
les siècles.

La suite de ce travail éclaircira, nous l’espérons, beaucoup de choses
que nous n’avons pu qu’indiquer ici.




CHAPITRE II.

L’ŒUVRE FINANCIÈRE ET POLITIQUE DES PUBLICAINS ET DES
BANQUIERS.--HISTOIRE INTERNE.--CENTRALISATION DES AFFAIRES A ROME.


Ulpien, dans un texte rapporté au Digeste, nous donne une définition
qui, par la simplicité de sa forme, n’indique guère le rôle important
qu’ont joué les publicains, durant une longue période de l’histoire de
Rome. Il ne faut pas s’en étonner. L’institution avait perdu toute son
activité et sa grandeur à l’époque classique. Elle figure à peine, par
quelques dispositions répressives ou d’exécution, dans les Compilations
de Justinien. Le pouvoir impérial avait, depuis longtemps, absorbé toute
initiative privée.

Le jurisconsulte s’exprime ainsi (L. 1, § 1, D. 39, 4, _de publicanis_):
«_Publicani sunt qui publico fruuntur: nam inde nomen habent, sive fisco
vectigal pendant, vel tributum consequantur: et omnes qui quid a fisco
conducunt recte appellantur publicani._»

Les publicains sont ceux qui traitent avec l’État, pour prendre à ferme
les impôts ou les revenus des terres publiques, pour entreprendre, soit
les fournitures, soit les transports de vivres ou de munitions pour les
armées, soit enfin les grands travaux publics. Dans cette dernière
matière des travaux publics, l’une des plus considérables, garderont-ils
logiquement et effectivement leur nom, quand ils traiteront avec les
cités, ou avec toute autre _universitas_, se rattachant à l’organisation
de l’État? C’est ce que nous aurons à examiner ultérieurement.

Quelle qu’ait été l’étendue de leurs spéculations, et quoique leurs
œuvres financières aient eu pour champ principal d’application les
provinces, il ne faut pourtant pas confondre les publicains avec les
_negotiatores_: ces trafiquants nombreux et pleins d’audace, dont il est
souvent question à l’époque de la République.

Après les guerres Puniques, Rome semble avoir eu conscience de la force
d’expansion qui allait conduire ses armées de victoire en victoire, dans
l’univers entier. Sous l’influence de ce sentiment de fierté nationale,
et animés par la passion du gain, les _negotiatores_ s’étaient répandus
de bonne heure, dans la plupart des provinces que Rome devait soumettre;
avant que les armées n’eussent pénétré dans le pays, ils en avaient déjà
pris possession. Ils étendaient progressivement, des frontières de la
province, jusque dans l’intérieur des terres, par tous les moyens en
leur pouvoir, et par le seul effet de leur énergie personnelle, leur
domination financière et commerciale.

C’est ainsi que l’insurrection des Gaules, par laquelle se termina la
guerre, fut suscitée par les abus ou les déprédations des Romains, déjà
répandus dans tout le Midi, et éclata par le massacre des _negotiatores_
de Genabum[156]. Cicéron rapporte, en effet, que, même avant la
conquête, il ne se déplaçait plus en Gaule un solide, qui ne figurât sur
les registres des citoyens romains[157].

  [156] César, _De bello gall._, VII, III.

  [157] Cicéron, _Pro Fonteio_, I. César signale ce fait que les Belges
    n’avaient pas encore subi l’influence des _mercatores_, lorsqu’il
    arriva dans leur pays.

Et lorsque, en 666-88, les habitants de l’Asie occidentale procédèrent,
sous la direction de Mithridate, à ce massacre de cent cinquante mille
Romains, qui fut le début d’une grande guerre, ils ne se vengeaient pas
seulement des publicains et des proconsuls qui avaient commis leurs
excès dans les provinces déjà conquises, ils égorgeaient dans ces
«Vêpres Asiatiques[158]» les trafiquants italiens qui s’étaient avancés
bien au delà des possessions romaines, à l’abri d’alliances conclues, ou
simplement, soutenus par le prestige de leur race. Il en fut de même en
Afrique; nous retrouverons ces faits, à leur place chronologique dans
l’histoire, et nous les redirons avec plus de détails[159].

  [158] D’Hugues, _loc. cit._, p. 47.

  [159] Salluste, _Jugurtha_, XXVI.

Ces _negotiatores_, comme les publicains eux-mêmes[160], faisaient
souvent des affaires de banque. Cependant, c’est à tort que l’on
confond, parfois même dans les ouvrages les plus autorisés, tous ces
trafiquants, sous le nom commun de banquiers. C’est aller beaucoup trop
loin, et nous devons apporter ici plus de précision dans les termes.

  [160] César, _De bello civ._, III, III, 31, 103; _Vell. Pat._, II, 11.

Occupons-nous d’abord des publicains, nous parlerons ensuite des
banquiers, laissant de côté les _negotiatores_, trafiquants en détail,
dont nous n’aurons à traiter qu’incidemment, et dans leurs rapports avec
les personnages que nous étudions.




SECTION PREMIÈRE.

Les publicains.--Caractères de leurs entreprises.--Personnel de leurs
sociétés.


§ 1er.--Adjudications de l’État.--Leurs débuts.

L’histoire des publicains ne remonte pas à l’époque royale. Elle se
place, presque tout entière, entre les guerres Puniques et Auguste.

De grands travaux furent exécutés pendant la royauté, mais tout donne à
penser que c’était sous la direction des agents de l’État et l’autorité
du roi, que s’exécutaient ces travaux. Un passage de Tite-Live ne peut
laisser aucun doute à cet égard; pas plus que les paroles que
l’historien orateur place, à cette occasion, dans la bouche de
Brutus[161]. On sait, du reste, que les citoyens furent très souvent
requis, même malgré eux, pour construire les solides édifices et les
beaux aqueducs dont les ruines, encore visibles, remontent aux premiers
temps de Rome[162].

  [161] Tite-Live, I, 56; II, 59.

  [162] Tite-Live fait dire à Brutus, pour exciter le peuple à la
    révolte: «_Opifices ac lapicidas, pro bellatoribus factos._»

De même, pour la perception des revenus publics qui, d’ailleurs, ne
devaient pas être considérables, l’adjudication ne dut pas être très
pratiquée sous les rois. Cependant, les terres publiques devaient être
déjà louées, et il est certain que l’exploitation des salines fut donnée
à l’adjudication de très bonne heure.

Quant à des associations organisées pour ces exploitations, il n’en est
question nulle part, à l’égard de l’époque royale.

Il en est à peu près de même, du commencement de la République,
jusqu’aux guerres Puniques, 490-264; ou, du moins, les documents ne sont
ni très clairs, ni très nombreux; et on en est encore à peu près réduit
aux conjectures sur l’œuvre des publicains à cette époque.

Cependant, il résulte de plusieurs textes de Tite-Live, que, dès le
début de l’ère républicaine, les terres conquises en Italie devenaient,
en grande partie, biens du domaine public, et étaient adjugées à des
fermiers moyennant des redevances en nature ou en argent[163].

  [163] Voir les quelques détails donnés à ce sujet par Belot, _op.
    cit._, p. 182; Tite-Live, XXVII, 3, tome II; Mommsen, _op. cit._, t.
    V, p. 409.

Tout, au reste, fut mis en adjudication chez les anciens Romains, les
travaux les plus simples, les patrimoines insolvables, les liquidations
difficiles, et bien d’autres choses plus humbles, si nous en croyons les
_Satires_ d’Horace[164].

  [164]

        Queis facile est ædem conducere, flumina, portus,
        Siccandum cluviem, portandum ad busta cadaver,
        Cunducunt foricas......

        (Horace, _Sat._, III.)

    Voir aussi Horace, _Épît._ II, et Mommsen, t. IV, p. 133.

Il faut reconnaître, d’ailleurs, que d’autres peuples plus anciens
avaient dès longtemps connu la ferme des impôts; elle était pratiquée en
Orient, en Grèce, en Sicile notamment et même en Gaule chez les
Æduens[165], bien avant la conquête. Est-ce aux Grecs ou aux
Carthaginois que ces usages ont été directement empruntés? Nous
répondrons, avec M. Luigi Correra, le dernier qui ait écrit sur cette
matière, que c’est assez difficile à indiquer[166]. Probablement, c’est
à la pratique générale que les Romains se sont conformés. Mais ils
devaient, comme en toutes choses, aller bien plus loin que tous leurs
devanciers.

  [165] César, _De bello gall._, I, XVIII: «Dumnorix complures annos
    portoria, reliquaque omnia Æduorum vectigalia parvo pretio redempta
    habere...»

  [166] _Di alcune imposte dei Romani_. Turin, 1887.


§ 2.--Développements subits de l’industrie, de la spéculation et des
grandes sociétés de publicains.

Les grandes sociétés de publicains ont dû se développer avec une
rapidité étonnante, car, nous le savons, Polybe écrivait peu de temps
après les guerres Puniques, vers 610-144, et de son temps, l’œuvre des
Compagnies avait déjà pénétré partout, avec ses _socii_ et ses
_participes_.

On devrait supposer, en effet, à priori, que ce n’est pas en quelques
années que les mœurs publiques peuvent se transformer ainsi, et qu’il
faut du temps pour que les capitaux d’un peuple très avisé, osent
prendre, avec ensemble, cette direction financière nouvelle, si opposée
par sa nature aux instincts de prudence des vieux Quirites.

C’est que, depuis le troisième siècle avant notre ère, une révolution à
la fois politique et économique avait commencé à Rome, et avait presque
subitement agrandi son œuvre dans tous les sens. M. Belot a consacré une
étude spéciale à l’examen de ces faits, et il en indique l’origine et
les causes. «Les Romains», dit-il, «qui, pendant des siècles, étaient
restés un petit peuple continental, protecteur du commerce de quelques
villes de la côte, comme Circeii, Antium, Terracine, mais enfermé
lui-même dans un horizon étroit, voué à l’agriculture et à la guerre
contre de pauvres montagnards comme les Eques, les Sabins, les Samnites,
les Herniques, se trouva en un demi-siècle transformé en un grand peuple
méditerranéen. Il avait maintenant des ports fréquentés par tous les
marins, des îles, des flottes de guerre et de commerce. Il faillit armer
en 515-239, sous prétexte de délivrer cinq cents marchands italiens
emprisonnés par les Carthaginois, pour avoir porté des armes et des
vivres aux mercenaires révoltés contre Carthage[167].» Et il ne cessait
de grandir merveilleusement.

  [167] Belot, _La révolution économique, etc._, p. 116.

La passion du trafic s’était bientôt développée à un tel point, même
chez la plèbe, que les soldats romains eux-mêmes se faisaient
trafiquants, et prenaient le soin d’emporter de l’argent dans leur
ceinture, en vue de le faire produire, jusque dans les pays lointains où
les amenait la guerre. Lorsque le service leur en laissait le loisir,
ils spéculaient, ils se faisaient _negotiatores_, et ne devaient pas
mettre grand scrupule dans l’exercice de cette profession, qu’ils
cumulaient avec le métier des armes. Tite-Live nous dit cela très
expressément, à propos de l’expédition de Flamininus contre Philippe de
Macédoine: «_Negotiandi ferme causa argentum in zonis habentes_»
(577-177)[168].

  [168] Tite-Live, XXXIII, 29.

Presque tout à coup les valeurs monétaires s’étaient tellement
abaissées, que le prix des objets les plus usuels avait décuplé à
Rome[169].

  [169] Belot, _eod._, 104 et suiv.

La transformation fut, à l’égard du mouvement des fortunes privées,
aussi prompte que complète; il en fut de même pour les grandes affaires,
et tout cela produisit presque instantanément, on le comprend, les plus
graves modifications dans la politique intérieure et extérieure de Rome,
aussi bien que dans les finances publiques.

L’énergie que le soldat est habitué à apporter dans les combats et les
fatigues de la guerre, le citoyen resté à Rome la met alors à s’enrichir
par son travail, ses entreprises, ses relations d’affaires à travers les
mers et les terres nouvelles.

Il ne faut pas confondre, en effet, les Romains de ces temps des
premières conquêtes extérieures, avec ceux des siècles précédents, et
moins encore avec les oisifs, les hommes vicieux et les frumentaires des
siècles qui vont suivre.

Le Romain des sixième et septième siècles, c’est encore l’homme
énergique, de cette race illustre, qui s’élance vers un avenir de gloire
et de richesses inouïes, qui veut que le monde entier se soumette à elle
corps et biens, et qui entend tout conquérir, au dehors comme au dedans,
par l’habileté autant que par la force.

Ces trafiquants hardis, sortis de Rome pour aller chercher fortune au
delà des frontières, et que nous avons vus si entreprenants et si fiers,
ne sont que les émanations de ce centre d’activité de la ville où tout
s’anime de plus en plus, où l’on travaille, où l’on spécule avec la
fièvre que donne la vue de l’or arrivant à flots des provinces
conquises. Tout s’agite et tout s’organise, en vue des résultats
positifs du présent. Mais, il faut bien le dire, l’avenir est menacé,
parce que les vieilles traditions s’effacent de jour en jour.

Cependant, l’État, en s’agrandissant, reste fidèle aux anciens usages:
il donne en adjudication, aux enchères publiques, ses domaines à
exploiter, les mines, les travaux publics, les impôts. Tout ce qui
appartient à l’État, et il garde le plus possible, passe aux mains des
adjudicataires, qui spéculent à sa place et pour leur propre bénéfice.

Or, avec les conquêtes et les immenses rapines de ce temps, tout prend
des proportions démesurées et inattendues.

Il faudra donc, pour répondre aux besoins publics et aux nouvelles
entreprises, constituer des sociétés puissantes, grouper des capitaux.
C’est ce que feront les chevaliers qui ont quelques avances, et qui
veulent courir à la fortune.

Mais cela ne leur suffira bientôt plus; il faudra faire appel à la
petite épargne, qui est le nombre, c’est-à-dire s’adresser au grand
public. On le fera par le seul procédé possible: au moyen de l’action.
C’est à cette époque, sans aucun doute, que l’action est apparue.

Comment pourrait-on en douter, lorsque Polybe nous affirme que, pendant
que les uns entreprennent en leur nom, d’autres font société avec eux
«_cum his societatem habent_», que d’autres, enfin, versent, sous le nom
des associés véritables, de l’argent dans leurs entreprises «_alii horum
nomine bona sua in publicum addicunt_», et que cela comprend le peuple à
peu près tout entier; lorsque, d’autre part, Cicéron nous répète, en des
termes devenus usuels, et déjà mis par nous en relief, qu’il y a là des
_socii participes_, ayant des parts dans les sociétés adjudicataires, et
des parts que l’on transfère, _dare partes_, qui peuvent changer de
valeur et sont susceptibles de hausse et de baisse, ainsi que nous le
disons aujourd’hui.

Mais, on le comprendra, nous avons hâte de préciser à cet égard; nous ne
devons pas, sur ce point essentiel de notre étude, nous contenter de
probabilités et de conjectures. Polybe et Cicéron, par leurs
renseignements très nets, si on les examine attentivement, par leurs
affirmations très autorisées, et parfaitement d’accord avec les autres
indications très nombreuses, qui résultent des écrits ou des faits se
référant à la même période de l’histoire romaine, seront les guides qui
éclaireront le plus sûrement notre route.

Nous n’avons rien à apprendre à personne sur la valeur des écrits de
Cicéron, et nous n’avons pas besoin de l’établir. Dans ses discours,
dans ses plaidoyers et dans ses lettres, on retrouve la vie de Rome
prise sur le fait; c’est là surtout que nous puiserons à pleines mains,
des documents aussi nombreux qu’intéressants sur les publicains et les
banquiers, ses amis les meilleurs, _valde familiares, optimi_.

Quant à Polybe, écrivain grec, et moins généralement pratiqué de nos
jours, il nous a fourni un document spécial et des explications de la
plus haute valeur, sur lesquels nous aurons à fixer toute notre
attention. A raison même de la portée élevée que nous donnerons à ses
déclarations, c’est un devoir pour nous de le montrer sous son vrai
jour; et, par la même raison, c’est à d’autres que nous emprunterons
leurs appréciations sur le mérite de ses œuvres, sur sa compétence comme
écrivain politique, sur son exacte et haute probité comme historien.

Esprit supérieur, il était venu de Grèce pour étudier les mœurs
politiques et militaires de Rome. Il s’était fait connaître dans la
haute société romaine; il avait su s’attirer l’amitié et la confiance
des plus illustres citoyens. Il vécut en relations fréquentes avec
Paul-Émile, avec les Scipions et tous les autres maîtres du jour; il fut
même employé dans des missions difficiles à l’occasion des rapports de
la Grèce avec la grande République. Mommsen en parle avec respect et
admiration; voici ce qu’il en dit: «Les vicissitudes de la fortune lui
avaient montré, mieux qu’aux Romains eux-mêmes, la grandeur historique
de leur capitale... Jamais peut-être il ne s’est rencontré d’historien
réunissant aussi complètement en lui les qualités précieuses de
l’écrivain qui puise à même les sources... Il décrit les pays et les
peuples, il expose leur système politique ou mercantile, et remet à leur
place, trop longtemps négligée, tous les faits multiples et importants
que les annalistes ont laissés au rebut, faute de savoir à quel clou, à
quelle date précise les suspendre... Chez Polybe, quelle circonspection,
quelle persévérance dans l’emploi des matériaux... Jamais ancien ne
l’emporta ici sur lui... L’amour de la vérité était pour lui une seconde
nature[170]...» Fénelon en parle dans le même sens[171]. On raconte que
celui qui devait être le plus puissant génie de notre siècle, Bonaparte,
passait, à le lire et à le méditer, les meilleurs moments de sa vie
solitaire de l’école de Brienne. Cicéron lui-même avait déjà signalé
Polybe comme l’historien le plus digne de foi[172].

  [170] Mommsen, _Histoire romaine_, t. XI, p. 103 et 105.

  [171] «Polybe est habile dans l’art de la guerre et dans la politique;
    mais il raisonne trop, quoiqu’il raisonne très bien. Il va au delà
    des bornes d’un simple historien. Il développe chaque événement dans
    sa cause: c’est une anatomie exacte. Il montre, par une espèce de
    mécanique, qu’un tel peuple doit vaincre un tel autre peuple, et
    qu’une telle paix, faite entre Rome et Carthage, ne saurait
    durer.»--Fénelon, _Lettre à l’Académie_, au chapitre VIII (Projet
    d’un traité sur l’histoire).

  [172] «_Sequamur enim potissimum Polybium nostrum, quo nemo fuit in
    exquirendis temporibus diligentior._» Cicéron, _De Rep._, II, XV.

Appien, Tite-Live, Velleius Paterculus lui-même, n’ont pas pu voir de
près, comme Polybe, ces débuts de la vie nouvelle, au sortir des guerres
puniques, alors que la cité latine commençait à se porter en
conquérante, au delà du sol de l’Italie. Ils ne sont venus que plus
tard, et les années qui les séparent de cette époque du travail de la
première expansion, sont précisément de celles où ne cessèrent pas de se
produire, dans les masses, les transformations les plus inattendues et
les plus profondes. Tout venait d’être changé de leur temps, par un
revirement dans les mœurs qui avait eu les effets d’une révolution. Et
voilà pourquoi ils restent à peu près muets sur des institutions
essentielles jadis, mais bouleversées depuis, et que Polybe nous
explique avec la plus grande clarté, parce qu’elles fonctionnaient
encore sous ses yeux.

C’est ce que M. Laboulaye a observé très justement. «Il est incroyable»,
dit-il[173], «avec quelle rapidité les institutions de la République ont
été oubliées sous l’empire. Parmi les écrivains qui ont vu la
République, Salluste, Tite-Live, Cicéron, tiennent le premier rang;
César est de moindre ressource... Polybe nous donne peu de
renseignements sur le droit criminel; mais pour l’organisation
intérieure de la République, quelles pages, chez les anciens, comme chez
les modernes, sont à comparer à son examen de la constitution romaine.»

  [173] _Essai sur les lois criminelles des Romains_, introduction,
    XVII.

Nous pouvons désormais avancer sûrement, à la suite de deux guides d’une
valeur si haute et si bien établie.

Or, voici comment s’exprime Polybe, en nous décrivant l’organisation
intérieure de Rome: «Il y a un grand nombre de choses qui sont données à
ferme par les censeurs, les entreprises de constructions publiques qu’il
serait difficile d’énumérer, et aussi les revenus de l’État, ceux
établis sur les fleuves, les ports, les jardins, les mines, les champs,
et enfin tout ce qui est l’objet des marchés de l’État. Tout cela est
livré à l’exploitation du peuple, à tel point que _tout le monde_,
peut-on dire, est intéressé à ces adjudications et aux bénéfices que
l’on y réalise. Les uns se portent eux-mêmes directement adjudicataires
devant les censeurs, d’autres cautionnent les adjudicataires, d’autres
font société avec eux, et d’autres, sous leur nom, apportent des fonds à
ces entreprises publiques[174].»

  [174] Polybe, _Hist._, VI, 17. Voici le passage grec de la partie
    essentielle du texte original: «Πάντα χειρίζεσθαι συμβαίνει τὰ
    προειρημένα διὰ τοῦ πλήθους, καὶ σχεδὸν, ὡς ἔπος εἰπεῖν, πάντας
    ἐνδεδέσθαι ταῖς ὠναῖς καὶ ταῖς ἐργασίαις ταῖς ἐκ τούτων. Οἱ μὲν γὰρ
    ἀγοράζουσι παρὰ τῶν τιμητῶν αὐτοὶ τὰς ἐκδόσεις, οἱ δὲ κοινωνοῦσι
    τούτοις, οἱ δ’ ἐγγυῶνται, τοὺς ἠγορακότας, οἱ δὲ τὰς οὐσίας διδόασιν
    ὑπὲρ τούτων εἰς τὸ δημόσιον.»

Ce qui résulte de ce passage, c’est d’abord que l’État, par
l’intermédiaire de ses magistrats et de ses adjudicataires, concentrait
entre ses mains, non seulement toutes les opérations sur les finances
publiques, mais les grandes entreprises de toute nature. Nul autre que
lui, d’ailleurs, n’aurait pu le tenter, parce qu’il réservait à ses
publicains seuls, la possibilité d’organiser des sociétés capables
d’entreprendre les opérations financières ou industrielles de grande
portée. Nous reviendrons spécialement sur cette considération très
importante, en examinant de près le fonctionnement de ces sociétés et de
leurs agents. Nous déterminerons, en même temps, le caractère juridique
de ces grandes associations, et les différents rôles de ceux qui les
constituent. Nous devons les examiner d’abord dans les traits généraux
de leur existence.

Or, ce que nous constatons par la suite du texte de Polybe, c’est que
non seulement ce sont les spéculations de ces sociétés qui se
multiplient dans tous les sens, mais qu’il en est ainsi, surtout, du
nombre de ceux qui y prennent part.

«Tout cela», dit le texte, «est livré à l’exploitation du peuple, à tel
point que tout le monde, peut-on dire, ὡς ἔπος εἰπεῖν, πὰντας, est
intéressé à ces adjudications et aux bénéfices que l’on y réalise.»

A moins de ne tenir aucun compte de ces affirmations formelles, et c’est
ce qu’il n’est pas permis de faire, puisque c’est de Polybe qu’elles
émanent, est-ce que nous ne sommes pas amenés à voir surgir, dans ce
passé lointain, cette foule des petits rentiers, d’actionnaires, par
lesquels vivent aujourd’hui les grandes entreprises, et fonctionne, même
le crédit de l’État?

Les Romains de cette époque, nous ne craignons pas de l’affirmer, nous
avaient évidemment dépassés, dans ce mouvement d’affluence des petits
capitaux vers les grandes entreprises. Quel que soit de nos jours le
nombre des porteurs de titres de toute espèce, y a-t-il un écrivain
exact et sérieux qui oserait, pour en indiquer la multiplicité, se
servir des expressions employées par Polybe pour nous dire, dans le
langage le plus net et le plus simple, ce qui se passait de son temps?

Évidemment, personne ne s’y trompe, ce «_tout le monde_» intéressé dans
les spéculations des publicains, ne doit pas, même pour Rome, être pris
au pied de la lettre. Pour avoir des actions, quelque minimes qu’elles
soient, des _particulas_, il faut avoir réalisé des épargnes, et tout le
monde n’en a jamais été là, à Rome, pas plus qu’ailleurs, dans aucun
temps. Mais, ce que nous pouvons affirmer sûrement, c’est que c’était de
ce côté que se dirigeaient presque tous les capitaux de la classe
moyenne en fermentation, et aussi beaucoup plus qu’elles ne le font chez
nous, pour les valeurs de bourse, les petites épargnes de la plèbe. Le
temps des usures patriciennes provoquant les révoltes sanglantes,
tendait à se transformer, à mesure que l’argent devenait moins rare, et
que les spéculations s’étendaient bien loin des limites de l’_Ager
Romanus_.

Au surplus, le bon sens indique qu’il avait fallu tout cela, ou bien
tout au moins un procédé équivalent, pour répondre aux exigences
nouvelles et immodérées de l’ambition romaine. Polybe va nous fournir,
dans ses observations profondes sur la politique, des documents qui nous
semblent décisifs, pour nous démontrer la diffusion vraiment incroyable
des capitaux de ces sociétés jusqu’au fond de la plèbe, et Cicéron
viendra nous en rendre témoignage à son tour, dans une multitude
d’occasions. Mais avant de consulter ces textes, ne pouvons-nous pas
attester que les choses devaient tout naturellement, pour ainsi dire, se
produire comme elles l’ont fait.

Nous avons insisté sur ces considérations de simple bon sens, dans notre
exposé général du sujet, parce que c’est là ce qui devait y être mis en
relief, comme trait caractéristique et comme résultat certain de cette
étude historique[175]. Quand un peuple, disions-nous à priori, réalise
de vastes opérations où les millions constituent l’élément
indispensable, il n’a à sa disposition que deux procédés, connus et
pratiqués dans l’histoire du monde. Ou bien, il a à sa tête un chef
tout-puissant, qui réunit entre ses mains l’argent de tous ses sujets et
en dispose à son gré. C’est ce que firent, pour accomplir leurs œuvres
gigantesques, les monarques de l’Orient. C’est la réunion des capitaux
par l’oppression et par la contrainte. Ou bien, la concentration doit se
faire par l’association libre des capitaux de tous, et par l’attrait du
bénéfice que chacun espérera en retirer.

  [175] Voy. notre aperçu général du sujet, _supra_. p. 12 et suiv.

Les empereurs romains ont reculé, ils sont revenus au premier procédé;
ils ont fait comme on avait fait avant eux, pour édifier les immenses
travaux des grands empires asiatiques; c’était le despotisme en toutes
choses.

La République romaine avait manié autant d’argent qu’eux, et accompli
d’aussi grandes œuvres, c’est le second procédé qu’elle avait dû
nécessairement employer: la concentration des fonds par le mobile
volontaire de l’intérêt. Or, pour cela, ajoutions-nous, c’est l’action
cessible et limitée dans ses risques qui s’impose. C’est notre procédé
moderne, le seul qui puisse amener l’affluence volontaire de ces grandes
valeurs, divisées en petites fractions innombrables, que l’on n’attire
qu’à la condition de les laisser toujours libres et maîtresses de leurs
mouvements, avec des risques de pertes limités à l’apport et des
espérances de gain indéfinies. Tels sont les _desiderata_ indispensables
aux actionnaires de tous les temps et de tous les pays. Si on n’offrait
pas tout cela, le public refuserait cet argent, qu’il va perdre de vue
en le versant entre des mains à peu près inconnues. Les Romains furent
donc amenés, par la force des choses, à organiser, par actions, la plus
grande partie du capital de leurs immenses sociétés. Il en a été et il
en sera toujours nécessairement ainsi, quand on voudra attirer à soi les
petites et inépuisables épargnes du grand public.

Il fallait bien, d’ailleurs, à un autre point de vue, que ce mouvement
général de l’argent, qui se répandit dans le peuple par l’œuvre des
publicains, se produisît d’une manière ou d’une autre. Comment la classe
moyenne et la plèbe elle-même auraient-elles pu se résigner à ne pas
avoir leur part dans les bénéfices des conquêtes pour lesquelles elles
avaient courageusement versé leur sang? Comment auraient-elles pu
résister au désir d’attirer à elles, quelques parcelles de cet or qui
affluait à Rome de tous côtés, lorsque le moyen venait, pour ainsi dire,
s’offrir de lui-même à chacun, par l’intermédiaire des publicains et de
leurs exploitations lucratives que soutenait l’État?

L’industrie privée était écrasée par le travail des esclaves,
déconsidérée dans l’opinion, mal rémunérée dans ses produits. Les
entreprises de l’État seules pouvaient réaliser les grandes opérations
de l’industrie, du commerce et des finances publiques, parce que,
seules, elles pouvaient, par leur organisation privilégiée, avoir la
durée et l’étendue. La classe moyenne dut naturellement tourner ses
regards et ses convoitises de ce côté. Elle contribua assurément, de sa
personne, à l’œuvre des publicains, car il est certain que, «les
enchères couvertes, les publicains partaient avec une armée d’agents et
d’esclaves pour la province qui leur était livrée[176]»; mais elle
voulut aussi, très légitimement, être associée directement aux
résultats. Elle le fut par les _partes_, en apportant des capitaux qui
se multipliaient à l’envi par des bénéfices incessants, accomplis sans
scrupule, le plus souvent cyniquement, aux dépens des provinces
conquises.

  [176] Duruy, t. II, chap. V.

Les employés libres et citoyens romains étaient probablement presque
tous actionnaires, tout nous autorise à le croire, suivant l’expression
de Valère Maxime au sujet de l’un d’eux: «_particulas habebant[177]._»
Mais le plus grand nombre des actionnaires restait à Rome, employés à
l’administration centrale ou simplement rentiers. Ceux-ci avaient
parfois de grosses parts: «_Magnas partes publicorum habebant[178]._»
Les nobles y avaient aussi des actions importantes, mais secrètes,
suivant l’expression de Mommsen[179].

  [177] Valère-Maxime, VI, 9, nº 7. Cicéron, _Verr._, 2, _passim_.

  [178] Cicéron, _Pro Rabirio_.

  [179] Mommsen, _op. cit._, t. V, p. 58.

Ainsi peut s’expliquer, même pour l’époque où les distributions
publiques ne pouvaient suffire à faire vivre la foule des frumentaires,
ce mot du tribun Philippe, rapporté par Cicéron: «_Non esse in civitate
duo millia hominum qui rem habeant._ Il n’y a pas dans la ville deux
mille hommes qui aient quelque chose[180].» Les grandes fortunes étaient
peu nombreuses, en effet; les immeubles surtout étaient réunis dans le
patrimoine de quelques grandes familles; mais la classe moyenne
bénéficiait des richesses amassées par les publicains, très probablement
elle jouait sur la variation des cours, au Forum et dans les basiliques.

  [180] Cicéron, _De offic._, II, 2.

Par là, et avec la ressource modeste du petit commerce et de la petite
industrie, se soutint quelque temps cette vigoureuse classe moyenne qui
avait fourni des légions à d’innombrables guerres. Cicéron ne le dit-il
pas formellement dans un texte dont nous lui avons fait application à
lui-même[181]? «Il n’y a que trois procédés à la portée de ceux qui ont
besoin de gagner de l’argent honnêtement: le commerce, le travail, et
les adjudications publiques, _publicis sumendis_[182].» Chez tous les
peuples, c’est du commerce ou du travail professionnel que vit la
bourgeoisie; le trait caractéristique pour les Romains, c’est qu’on
ajoute l’œuvre des fermes de l’État, c’est-à-dire les entreprises des
publicains, comme troisième ressource normale du grand public, mise sur
le même rang que les deux autres. C’est la reproduction sous une autre
forme du mot de Polybe, «tout le monde, peut-on dire», est intéressé aux
bénéfices de ces entreprises.

  [181] _Supra_, chap. I, sect. VI, p. 81.

  [182] Paradoxes, VI, II.

Cette classe moyenne était, d’ailleurs, restée plus forte et plus
nombreuse qu’on ne le croit peut-être, puisque, par une merveille de
dignité patriotique ou d’orgueil de race, les prolétaires ne furent
admis dans l’armée que par une innovation de Marius. A cette époque,
cependant, les Romains avaient déjà, depuis longtemps, de nombreuses
armées en campagne, ils avaient étendu leurs victoires en Italie et au
delà des mers, de tous les côtés à la fois, en même temps qu’ils
peuplaient de leurs _negotiatores_ aventureux les terres destinées aux
conquêtes de l’avenir. «_Equites romani milites et negotiatores[183]._»
La classe moyenne s’enrichissait, et elle semblait, par ce fait même,
destinée à décliner plus que tout autre sous l’influence dissolvante des
mœurs nouvelles[184].

  [183] Salluste, _Jugurtha_, 65.

  [184] «Que l’on consulte les listes civiques!» dit Mommsen. «De la fin
    des guerres d’Annibal à l’an 595, le nombre des citoyens va
    croissant, chose qui s’explique facilement par les distributions
    faites tous les jours et sur une grande échelle des terres
    domaniales; après 595, où le cens a donné 328,000 citoyens valides,
    on entre dans une période constamment décroissante; les listes de
    l’an 600 tombent au chiffre de 324,000, celles de 607 tombent à
    322,000, celles de 623 à 319,000; chose déplorable pour une époque
    de paix au dedans et au dehors.» Comment pouvait-il en être
    autrement, dans une société où la famille commençait à se décomposer
    par la plaie toujours envahissante du divorce, et où les traditions
    domestiques étaient supplantées par les vices qui avaient fait périr
    les plus grands peuples de l’antique Orient?

Mais, en dehors de ces considérations générales, de leur nature toujours
un peu vagues, ce qui prouve, jusqu’à l’évidence, que ce mouvement de la
spéculation, dans les entreprises de l’État, fut, au sixième siècle de
Rome et au commencement du septième, aussi général, aussi universel et
aussi important que nous le disons, c’est la suite de ce précieux
chapitre de Polybe, que nous voudrions pouvoir reproduire tout entier
ici, et qui nous donne une idée si merveilleusement exacte de l’état
politique et économique des anciens.

En constatant l’ascendant et l’autorité très effective qu’exerce le
Sénat sur le peuple, Polybe en recherche les causes; or, celle qu’il
place la première de toutes, celle sur laquelle il insiste presque
exclusivement, c’est que le Sénat a entre ses mains le sort des
publicains, c’est qu’il lui appartient de leur accorder des délais, de
diminuer leurs charges, d’annuler leurs baux, de les juger, ainsi que
les autres causes, et, par là, de léser ou de favoriser tous ceux qui
s’intéressent à ces adjudicataires, c’est-à-dire par la force même des
choses, le peuple tout entier[185].

  [185] Voici, en effet, la suite du texte dont nous avons commencé à
    transcrire plus haut la traduction (voy. p. 103): «Tout cela est au
    pouvoir et à la discrétion du Sénat, car il peut accorder des
    délais, si quelque événement malheureux est intervenu il peut faire
    remise aux publicains d’une partie du prix de leur ferme, ou même si
    un accident empêche l’opération de se réaliser, il peut annuler
    l’adjudication. Or il y a là une multitude de choses, à l’égard
    desquelles peuvent être lésés ou soutenus, ceux qui spéculent sur
    les fonds publics et les adjudications; et tout cela revient aux
    sénateurs. Mais surtout, c’est dans l’ordre des sénateurs, que sont
    pris les juges, pour la plupart des poursuites publiques ou privées,
    pour peu que l’accusation ait de la gravité. En sorte que tous sont
    soumis à la puissance du Sénat, et, de crainte d’avoir un jour
    besoin de recourir à lui, personne n’ose résister ni s’opposer à sa
    volonté» (Polybe, _loc. cit._, VI, 17). On voit qu’à côté du droit
    sur les publicains, il n’est question ici que des droits de
    juridiction comme de chose d’importance. Mais ce droit de
    juridiction, les publicains s’en empareront bientôt, de telle sorte
    que nous serons obligés de faire l’histoire des lois judiciaires,
    pour faire celle des publicains.

Il y a là, assurément, une constatation qui devrait paraître au premier
abord singulière et sur laquelle, cependant, on ne s’est jamais beaucoup
appesanti, que nous sachions. Le texte fait partie d’une section
concernant la constitution de la République romaine; étude des plus
curieuses, au point de vue politique, où, suivant l’expression de M.
Maynz, «l’historien grec cherche à démontrer, avec sa sagacité
habituelle, que c’est la combinaison intelligente des trois éléments:
peuple, Sénat et magistrats, qui constitue le grand mérite de la
constitution romaine et la rend supérieure à toutes les autres
constitutions connues[186].»

  [186] Maynz, _Cours de droit romain_, introduction, nº 49, note.

Pour arriver à sa démonstration, Polybe signale d’abord les attributions
du Sénat: elles sont considérables en toutes matières; il les énumère
longuement, et, cependant, lorsqu’il recherche, en poursuivant sa thèse,
ce qui constitue, aux yeux du peuple, le prestige et l’autorité de cette
illustre assemblée, c’est à son influence sur les affaires des
publicains qu’il s’arrête.

Le Sénat n’est-il pas cependant législateur? N’est-il pas le maître de
la politique, des affaires extérieures, de l’administration, du culte,
de la distribution du butin, de la levée des armées, de la fixation des
impôts, et de tant d’autres choses[187]?

  [187] V. Willems, _Le Sénat de la république romaine_, I, chap. IV, p.
    329.

Tout cela doit sembler de peu d’importance à l’historien, au moins dans
les rapports du peuple et du Sénat, car pour lui, si le peuple est
soumis au Sénat, c’est d’abord, parce que le Sénat tient dans ses mains
le sort des publicains. L’autre élément de puissance dont parle Polybe,
c’est la judicature; dans quelques années elle allait passer aux
publicains, pour augmenter encore leur importance, et nous les verrons
alors devenir tout à fait les maîtres dans l’État.

Quel est l’historien soucieux de la vérité qui eût osé, sans l’avoir
constaté par lui-même, donner une pareille prépondérance à une
attribution que l’on devait croire si secondaire et si spéciale, parmi
les pouvoirs sans nombre de ce corps tout puissant, que l’on comparait à
une assemblée de rois.

Il faut, pour qu’un semblable état de choses ait été ainsi rapporté par
Polybe, qu’il en ait été vivement frappé; il faut, en d’autres termes,
que ces entreprises des publicains aient eu sous ses yeux, dans les
mœurs et la vie des affaires romaines, un caractère d’intérêt universel,
une importance dont il n’a pu nous retracer l’image exacte, que parce
qu’il en a été personnellement le témoin.

Aussi les adjudications constituaient-elles, à chaque échéance, une
sorte d’événement d’intérêt public. L’ouvrage de Dezobry, si plein de
documents, et souvent si judicieusement exact, en fait une description
très animée. La foule se porte en masse au Forum, s’y groupe en nombre
immense autour du censeur, et le peuple est attentif à toutes les
péripéties des enchères[188].

  [188] Lettre LXXXIII, t. III: «Une espèce de fermentation sourde
    travaille l’ordre équestre depuis un mois; elle n’a fait que croître
    de jour en jour, et ce matin, le quartier du Forum, rempli de
    chevaliers, est dans une agitation prodigieuse: la basilique Æmilia
    (ceci est écrit pour le temps d’Auguste; voir plus bas ce qui
    concerne les basiliques), les tavernes neuves, les arcs de Janus,
    sont littéralement assiégés d’une foule immense de peuple, mouvante,
    bruyante, qui se heurte, va, vient, entre, sort, a l’air affairée,
    effarée, impatiente, inquiète, comme si l’ennemi était aux portes de
    Rome, comme si on était dans l’attente ou l’appréhension d’un grand
    événement. Il s’en prépare, en effet, un très grand pour l’ordre
    équestre; le bail des publicains expire dans peu de temps, et l’on
    va procéder, aujourd’hui même, à une nouvelle vente pour cinq
    années, des revenus de la République. Les sociétés sont en présence,
    tous les intéressés directs ou indirects, grands ou petits, sont
    aussi accourus sur le Forum... Les préparatifs de cette lutte
    financière, à laquelle j’ai déjà assisté plusieurs fois, l’aspect de
    cette foule animée d’un sentiment unique, celui du lucre, m’ont fait
    fuir.» Cette description est, sans doute, une conjecture, mais, sauf
    le dernier mot qui aurait, au moins, besoin d’être expliqué, elle
    est extrêmement vraisemblable et juste, et c’est pour cela que nous
    l’avons transcrite, sans vouloir cependant en exagérer la valeur.
    Ajoutons que tout cela devait être vrai, surtout avant Auguste, et
    dut disparaître même sous son gouvernement. (_Rome au siècle
    d’Auguste._)

L’histoire de notre temps ne parlera guère, sans doute, des incidents
relatifs aux adjudications même des plus grandes entreprises de l’État;
il en est différemment dans l’histoire romaine. Nous verrons Dion
Cassius, Tite-Live, Cicéron, Asconius et d’autres encore, nous rapporter
avec détail, les difficultés résultant des demandes de résiliation ou de
réduction des adjudications concédées aux publicains, comme de faits
historiques importants. Les plus grands personnages de Rome seront mêlés
à ces difficultés; Caton d’Utique, Crassus, Pompée, César lui-même s’en
préoccuperont comme de choses du plus haut intérêt, tant il est vrai
qu’elles se rattachent de toutes façons, directement, au grand public.
Et lorsque, plus tard, des hommes politiques oseront toucher aux
privilèges des publicains, notamment aux lois judiciaires, on leur fera
payer cher leur audace.

Devons-nous nous étonner de cette merveilleuse expansion, et faut-il en
douter? On a pu traiter la chose comme incomprise, ou même comme
incompréhensible, avant le dix-huitième siècle, et passer, sans jeter un
regard sur ce qui en avait été écrit dans l’antiquité. Mais l’expérience
et la pratique des faits contemporains sont venus apporter la lumière,
et entourer de l’intérêt le plus saisissant ces faits que nous voyons
revivre, avec tous leurs éléments caractéristiques, autour de nous, à
l’occasion des grandes émissions.

Depuis Law, il nous a été donné, bien souvent, en France, de constater
que rien ne se propage d’une façon plus réellement étonnante, que cette
passion subite d’apporter ses capitaux aux monteurs d’affaires, de
s’associer à eux, afin de poursuivre des gains réels ou imaginaires dont
personne ne semble douter, à l’instant de la vogue. On se dispute les
premiers rangs, pour souscrire et verser son argent. Tout le monde veut
avoir sa part de bénéfices, ou au moins de spéculation et d’espérances,
en vue d’un avenir, dont les arrêts sont cependant trop souvent pleins
d’amères déceptions, et tournent parfois au désastre. Chez les Romains,
il est vrai, ces déceptions étaient moins redoutables que chez nous,
parce que l’État n’était pas sans pitié pour ses adjudicataires
malheureux, leur accordait des remises, et souvent fermait les yeux sur
leurs abus les plus criminels. La spéculation n’en avait que plus
d’attrait pour la foule avide de ce butin, qui arrivait ainsi des
provinces jusqu’à elle. On voit, par les faits qui précèdent, que la
chose avait pris des proportions auxquelles nous n’atteignons pas.

Pour qu’un peuple se laisse aller à ces entraînements chanceux et
souvent passionnés, pour qu’il compromette ou multiplie ses richesses,
dans des combinaisons quelquefois très complexes, très obscures ou très
périlleuses, il n’est pas nécessaire qu’il ait une longue existence, pas
même qu’il soit complètement organisé.

N’est-ce pas ce qui s’est presque constamment produit, dès le début de
ces gouvernements innombrables, et chez ces peuples durs à la peine, que
nous avons vus se constituer, depuis le commencement de ce siècle, dans
l’autre hémisphère?

C’est de l’association privée que beaucoup sont nés; c’est par elle, et
par les combinaisons multiples qu’elle comporte, qu’ils se sont presque
tous développés, après avoir subi des fortunes diverses.

Les peuples d’antique origine qui recherchent notre civilisation,
subissent, comme les autres, et au sortir même de leur barbarie, les
entraînements instinctifs et parfois redoutables de l’association
financière, quand ils en ont une fois senti l’attrait. Si nous en
croyons des renseignements autorisés, le Japon a vu se former, dans la
seule année 1887, plus de six cent quatre-vingt sociétés par actions, et
les années avoisinantes présentent toutes des chiffres en rapport avec
celui-là.

Le Japon, pourrait-on nous dire, sans avoir notre civilisation, en est
du moins le témoin et en subit l’influence; nous le reconnaissons
assurément. Mais que peut être cette peuplade primitive, sortant à peine
de ses maisons de bois, comme intelligence, comme habileté pratique,
juridique et financière, à côté de ce grand peuple Romain, qui avait
travaillé, combattu, triomphé de tous les peuples avec qui il avait été
mis en rapport, légiféré par lui-même, discuté pied à pied sa
constitution et ses lois, et réalisé déjà tout cela magnifiquement, dès
le sixième siècle de son existence.

Ce qu’ont fait le Japon et les autres peuples de diverses races dès leur
début dans la civilisation, comment Rome ne l’aurait-elle pas fait au
temps de la puissance et de la liberté? Il fallait l’étincelle,
dira-t-on. Nous répondrons qu’elle avait jailli. Dès que Rome eut senti
dans ses mains la force que pouvait fournir l’association de ses
capitaux immenses, l’élan fut donné: tout le constate dans les écrits de
ceux qui en furent juges par eux-mêmes. Cette Babel financière dont
parle Mommsen commence aux premières grandes conquêtes, avec les
publicains et avec les banquiers; et, dès lors, c’est la vie d’un peuple
en fermentation qui se soulève; tout le monde va mettre à trafiquer,
l’ardeur avide que l’on apportait naguère à travailler le sol romain, à
faire l’usure, à livrer des batailles, et à augmenter le territoire
conquis.

Cette organisation nouvelle des affaires d’argent s’est développée
d’elle-même, s’est réglée; elle est devenue le fait persistant et
normal. Les grandes sociétés sont restées la base de l’organisation du
travail et des finances nationales; elles ont d’autant plus prospéré,
qu’elles faisaient, presque à coup sûr, d’énormes bénéfices, pendant
toute la durée de la République.

Outre l’influence qu’elles exerçaient accidentellement, dans certains
cas spéciaux, sur les faits de la politique intérieure et extérieure,
elles eurent leur rôle permanent et leur fonction dans l’organisation de
l’État, puisqu’elles se constituaient pour toutes les entreprises de
l’État et exclusivement pour elles.

Mais nous trouverons encore, à un autre point de vue, dans l’histoire
des lois et des faits, la preuve évidente de cette extraordinaire et
fatale puissance qu’ont exercée les financiers à Rome, par d’autres
moyens[189]. Comme tous les despotes, ou bien comme les régimes
révolutionnaires de tous les temps, c’est par la _tyrannie judiciaire_
qu’ils se sont assuré l’exercice de leurs plus abominables excès, car il
faut ordinairement aux hommes, au moins les apparences de la justice
pour gouverner.

  [189] Laboulaye, _Essai sur les lois criminelles des Romains_, p. 86.

Nous verrons, en effet, que de nombreuses lois judiciaires se sont
succédé des Gracques à Auguste; la plupart ont eu pour but d’assurer aux
publicains, par le mode de recrutement des juges, non seulement
l’exercice de leurs droits, mais la protection et le maintien de leurs
abus les plus horribles et les plus sanguinaires à l’égard des
provinciaux. Et cela s’est fait consciemment, ouvertement,
constitutionnellement, dans les comices, par l’influence de l’ordre des
chevaliers, parfois avec la connivence des grands, et le concours
intéressé d’une grande partie des suffrages de la plèbe.

A-t-on jamais songé, dans notre siècle, plus financier pourtant que tous
ceux qui l’ont précédé, et sous un gouvernement stable, à autoriser
d’avance les bénéfices excessifs, ou même les abus des grandes
compagnies, par la disposition des lois organisatrices de nos jurys
civils et criminels, chargés de les juger, comme on le fit à Rome
pendant de longues années? Les complaisances du pouvoir législatif
n’iront jamais, il faut l’espérer, jusqu’à ce degré de dépravation
publique.

Sans doute, il y aura toujours des magistrats prévaricateurs dans les
tribunaux, et aussi des suffrages intéressés dans les Chambres; mais, si
après avoir considéré les principes manifestement supérieurs qui
dominent l’institution de nos jurys criminels et d’expropriation, et
leur mode de recrutement, on se réfère aux actes même de ces jurys, il
est impossible de trouver nulle part une suite systématique de solutions
législatives ou judiciaires partiales et ouvertement intéressées. Ces
jurys ont été créés, par les lois, aussi éclairés et aussi indépendants
que possible. Nos jurys criminels restent au-dessus de tout soupçon de
partialité coupable; et s’il existait une tendance dans les évaluations
de nos jurys d’expropriation, elle serait plutôt favorable aux
particuliers qu’aux compagnies; ce qui peut s’expliquer d’ailleurs de
diverses façons.

Chez les Romains, au contraire, non seulement les juges furent, de parti
pris, cyniquement favorables aux publicains et intraitables pour les
gouverneurs, les magistrats et pour tous ceux qui tentaient de gêner
leurs rapines, mais, pendant des années, c’est en vue de ce résultat que
furent faites les lois sur l’organisation et le recrutement des
juridictions. Dès lors, nous verrons, dans les détails de leur histoire,
les publicains devenir ouvertement les maîtres de l’État; nous avons
déjà signalé ces faits qui seraient vraiment incroyables, si Festus,
Appien, Pline et bien d’autres ne les avaient pas affirmés dans les
termes les plus énergiques; nous en rechercherons l’explication.

Par le fait, l’importance que prirent les compagnies dans le monde
romain fut telle, que lorsque Cicéron a voulu peindre les manifestations
dont il fut l’objet, à l’occasion de ses disgrâces passagères, on dirait
qu’elles composaient à elles seules, pour lui, le _populus_, le vrai
peuple romain tout entier. Et c’était bien ce que nous avait fait
entendre Polybe, en effet. «J’ai été désigné par le Sénat comme l’homme
nécessaire, dit Cicéron; mais l’ordre équestre est, par sa dignité, très
voisin du Sénat. Or, toutes les sociétés de tous les publicains (_omnes
omnium publicanorum societates_) ont comblé de témoignages les plus
élogieux mon consulat et tous les actes de ma vie.» Au-dessous de ces
compagnies, derrière lesquelles semble disparaître l’ordre des
chevaliers, dans l’esprit de Cicéron, il n’y a plus rien que les scribes
et les humbles collèges d’artisans, de _montani_ ou de _pagani_,
c’est-à-dire, presque sans transition, la plèbe la plus infime[190].

  [190] «_Proximus est huic dignitati (senatus) ordo equester: omnes
    omnium publicanorum societates de meo consulatu, ac de meis rebus
    gestis amplissima atque ornatissima decreta fecerunt. Scribæ qui
    nobiscum in rationibus monumentisque publicis versantur, non
    obscurum de meis in republicam beneficiis suum judicium decretumque
    esse voluerunt. Nullum est in hac urbe collegium, nulli pagani aut
    montani (quoniam plebei quoque urbanæ majores nostri conventicula,
    et quasi consilia quædam esse voluerunt), qui non amplissime, non
    modo de salute mea, sed etiam de dignitate decreverint._» Cicéron,
    _Pro domo_, 28. A la fin du même discours, Cicéron, faisant une
    nouvelle énumération dans le même sentiment, place encore les
    sociétés à la tête: «_Omnes societates, omnes ordines._» Le
    traducteur, sous la direction de M. Nisard, a instinctivement
    corrigé, il a déplacé les rangs et traduit: «tous les ordres, toutes
    les sociétés», croyant que ceci allait, comme ailleurs, après cela.
    La traduction de M. Le Clerc a fait de même. Cicéron n’aurait
    probablement pas accepté ce dérangement dans l’ordre d’une période
    très voulue, qui prépare la fin du discours. _Eod._, 56.

Dans le même discours, pour sa maison, Cicéron reprend vers la fin ses
énumérations, et là, il place dans la hiérarchie savante de ses périodes
oratoires les sociétés avant les ordres de l’État (_societates_,
_ordines_); nous savons maintenant ce que cela signifie. Dans le
discours _pro Murena_ il fait plus encore, il place les sociétés avant
les membres les plus considérables du Sénat lui-même[191].

  [191] «_Quid si omnes societates venerunt, quarum ex numero multi hic
    sedent judices? Quid si multi homines nostri ordinis honestissimi?_»
    (_Pro Murena_, XXXIII.)

Par les efforts habiles et sans scrupules de ce peuple, que soutenaient
à la fois l’énergie des mœurs anciennes et l’enivrement des victoires
nouvelles, par la force de ces puissantes sociétés qu’il avait su
organiser, et dont l’action se répandait partout, l’or tant désiré ne
tarda pas à venir, mais il accomplit, sans délai, son œuvre corruptrice
et destructive. «Enrichis de dépouilles, vivant au sein de la licence
des armes», écrit Dion Cassius[192], «depuis quelque temps en possession
des biens des nations vaincues, les Romains eurent à peine goûté les
délices de l’Asie, qu’ils rivalisèrent de dissolution avec ses habitants
et foulèrent bientôt aux pieds les mœurs de leurs ancêtres.» Les
publicains n’y perdirent d’abord rien de leur puissance, au contraire,
mais, nous pouvons le redire pour terminer ces observations sur
l’ensemble de leurs œuvres, la République devait succomber avec eux, et,
pour une part très large, par le fait de leur influence démoralisatrice
et dissolvante.

  [192] Dion Cassius, _Frag._, an de Rome 657. Voir, sur le même point,
    l’intéressant résumé de Florus, III, 13.


§ 3.--Impôts et travaux publics mis en adjudication[193].

  [193] Comme nous pensons pouvoir consacrer ultérieurement une étude
    spéciale à l’objet du présent paragraphe, nous nous bornons, ici, à
    quelques notions générales et succinctes.

Avant les guerres Puniques, à la fin du quatrième siècle, fut créé un
impôt sur lequel la spéculation devait se porter, et qui fut, dès son
origine, mis en adjudication: la _Vicesima manumissionum_[194], pendant
que se continuaient, depuis la plus haute antiquité, le fermage de la
_scriptura_, ou impôt sur les pâturages publics, et celui des
_portoria_, impôt des douanes. Il en fut de même de l’impôt sur le prix
des ventes, sur les transmissions héréditaires et de bien d’autres que
nous étudierons tour à tour, parce qu’ils furent tous donnés en
adjudication aux publicains.

  [194] Voy. Tite-Live, VIII, 16.

A partir des guerres puniques, le jour se fait complètement sur la
fixation des impôts et sur leur mode de perception.

L’_ager provincialis_ s’est immensément étendu, et le régime des
_Decumani_, des collecteurs de tributs en nature ou en argent sur les
immeubles, s’est immédiatement organisé. C’est là que les publicains
commettent leurs exactions, sinon les plus considérables, du moins
celles qui sont les plus odieuses aux populations. Le régime n’est pas
le même dans toutes les provinces, mais presque sur tout le territoire
romain on retrouve les publicains, soit comme adjudicataires de la dîme,
ainsi que nous le verrons spécialement pour la Sicile et l’Asie, soit
comme intermédiaires spéculant sur la transmission du produit des impôts
sur le sol et les personnes, en même temps qu’ils sont adjudicataires
d’impôts indirects à percevoir, ou de travaux publics à effectuer[195].

  [195] Les municipes avaient parfois le droit de percevoir des revenus
    (_vectigalia_) dans certaines provinces; cela constituait les
    principales ressources de ces municipes. Il en était ainsi pour le
    municipe d’Arpinum, pour celui d’Atella, dont Cicéron se fait le
    protecteur auprès des magistrats et de César lui-même. Cicéron, _Ad.
    fam._, XIII, 7 et 11.

Enfin, les mines et carrières appartenant à l’État étaient données plus
fréquemment que jamais en adjudication.

En même temps s’accomplissaient les grands travaux d’embellissement dans
Rome, à l’aide des richesses recueillies, par tous les moyens, dans le
monde entier. On commença à tracer aussi les grandes voies qui devaient
conduire du Mille d’or aux extrémités de l’univers. C’est le temps des
grandes entreprises qui commencent et vont en se développant[196].

  [196] Appien (_De bello civili_, I, XXII) indique spécialement pour
    les routes, qu’elles étaient données en adjudication à des
    entrepreneurs. «Gracchus», dit-il, «établissait de longues routes à
    travers l’Italie; ainsi il s’attachait la multitude des
    adjudicataires de ces travaux et de leurs ouvriers: c’était une
    troupe toujours prête à exécuter tout ce qu’il ordonnait.»

«A l’époque de Polybe», dit Marquardt[197], «la dépense la plus
importante pour l’État était celle des travaux publics. C’étaient, outre
les travaux d’entretien des murs, des routes et des conduites d’eau, la
construction des temples, des _Porticus_, _Basilicæ_, l’établissement
des voies romaines, des _Fora_, les installations pour les _ludi
circenses_, les fournitures pour l’armée[198]. C’était, la plupart du
temps, aux censeurs qu’était confié le soin de faire exécuter ces
travaux. On y consacrait la moitié ou même une plus grande partie des
_vectigalia_, c’est-à-dire des impôts indirects[199].» Les temples
étaient construits, «tantôt par un général, avec les produits du butin
de la guerre, ou bien par les édiles, avec les produits des amendes qui
leur étaient attribués, ou bien par le Sénat, en vertu d’une décision
spéciale. C’est par un magistrat ayant l’_imperium_ que les travaux
étaient mis en adjudication... L’État ne se préoccupait que des moyens
de communication d’intérêt général, des chaussées, des aqueducs, des
ponts et des ports, tandis que les travaux municipaux, et spécialement
les chemins vicinaux et les ponts y relatifs, furent laissés de plus en
plus à la charge des communes[200].»

  [197] _L’organisation financière des Romains_, par Marquardt, trad.
    Vigié, p. 108.

  [198] «_Sulpicius prætor sex millia togarum, trigenia tunicarum et
    equos, deportanda in Macedoniam præbendaque arbitratu consulis
    locavit._» Tite-Live, XLIV, 16.

  [199] Tite Live, XXIX, 44; XL, 51; XL, 46, 16; XLI, 27; XLIV, 16, 9.

  [200] Marquardt, _loc. cit._, avec les textes nombreux des auteurs
    indiqués en note.

Les sociétés des publicains se portaient, parfois simultanément,
adjudicataires de ces grands travaux et de la perception des impôts.
Elles pouvaient y joindre les grandes entreprises de transports, que
facilitaient leurs relations déjà organisées avec les provinces, ou qui,
à l’inverse, leur servaient à étendre leurs propres établissements.

L’adjudication se faisait dans les mêmes formes, et aux mêmes conditions
que pour les impôts. On retrouve partout les _mancipes_, les _prædes_,
les garanties à fournir sur les biens, _prædia subsignata_, et
l’adjudication devant le censeur, ou un autre magistrat, avec le cahier
des charges pour les travaux à exécuter, _locationes censoriæ_[201].

  [201] Belot, _Histoire des chevaliers_, p. 163. Vº _Lex Puteolana
    parieti faciundo_. Egger, _Lat. Serm. vet. reliquiæ_, p. 248.
    Mommsen, _C. I. L._, I, p. 577. Nombreux textes de Tite-Live et de
    Cicéron.

Il nous paraît incontestable que les adjudicataires de travaux, même
d’intérêt privé, bénéficiaient, par le seul fait de l’intervention du
magistrat dans l’adjudication, du régime spécial des sociétés de
publicains. Nous voyons, en effet, que Verrès, ayant mis en adjudication
publique, en sa qualité de préteur, des constructions de colonnes à
faire pour un pupille, se permit d’insérer dans la _Lex_ cette
disposition: _Qui de L. Marcio, M. Perpenna censoribus redemerit, eum
socium ne admittito, neve ei partem dato, neve ei redimito._ Voilà bien
les mots caractéristiques des sociétés que nous étudions: _socium
admittere, partem dare_; et, cependant, il s’agit de travaux effectués
par ordre de justice, sans doute, mais dans un intérêt privé. Or,
Cicéron ne conteste pas à Verrès la légalité de la mesure qu’il a prise
dans son cahier des charges; mais seulement la manœuvre frauduleuse que
cette mesure dissimulait[202].

  [202] Cicéron, II, _Verr._, I, 15.

Il n’en reste pas moins vrai qu’il fallait l’intervention d’un magistrat
pour obtenir ce résultat anormal, au point de vue de l’organisation des
sociétés, et que, par conséquent, l’État resta toujours le maître de
laisser se créer ou de défendre, à son gré, les associations de
capitaux.


§ 4.--Personnel des sociétés: différentes espèces d’associés, _socii_ et
_participes_; fonctions diverses et agents.

Toutes les situations que l’on peut prendre dans le fonctionnement des
grandes sociétés de spéculation, sont indiquées dans le texte de Polybe
que nous avons rapporté plus haut. On est adjudicataire en nom, ou
simplement caution et garant, ou bien on s’associe à l’entreprise comme
simples _participes_.

Il était bien rare, sans doute, que les grandes entreprises de l’État
fussent adjugées à un seul homme, sans associé; cela se faisait
cependant, paraît-il, même pour les _Vectigalia_. Une inscription,
rapportée par Orelli, porte ces mots: «_Feci secure solus semper
fiscalia manceps[203]._»

  [203] Orelli-Henzen, _Selectæ inscript._, nº 3351, t. II, p. 79. Voy.
    Saint-Girons, _loc. cit._, p. 81.

Il semble cependant résulter de l’esprit même de cette inscription, que
ce n’était pas une chose usuelle que de se porter seul _manceps_,
c’est-à-dire adjudicataire en nom, fût-ce avec l’aide des _participes_
et des cautions. L’étendue des lots mis en adjudication devait, en
effet, empêcher le plus souvent les simples citoyens, quelque riches
qu’ils fussent, de se porter seuls adjudicataires de la ferme des
impôts, tout spécialement. L’organisation de la commandite par action
devait transformer la spéculation, en la rendant accessible à tous.

Mais qu’est-ce que le _manceps_? Et les _participes_? On le voit, nous
ne saurions parler plus longtemps des publicains, sans donner une notion
sommaire et précise, de ces procédés d’adjudications et du personnel des
sociétés qui en assuraient la réalisation.

Les prétendants se présentaient devant le censeur ou les autres
magistrats chargés de concéder l’adjudication. L’adjudicataire
s’appelait _manceps_, parce que, disent Festus[204] et Cicéron[205], il
levait la main pour se faire attribuer l’adjudication aux enchères. Il
pouvait y avoir plusieurs _mancipes_ ou un seul. On pouvait faire
enchérir par un _nuntius_[206]. Les _mancipes_ étaient responsables
solidairement de leur engagement vis-à-vis de l’État[207]. L’État avait
un privilège sur tous leurs biens[208]. Ils devaient fournir un _præs_
ou des _prædes_, c’est-à-dire des cautions pour garantir leurs
obligations et, en outre, des garanties réelles[209].

  [204] Festus, vº _Manceps_.

  [205] Cicéron, _In Verr._, II.

  [206] L. 32 et 33, D., 17, 2, _pro Socio_.

  [207] L. 13, C., 4, 65, _de locato et conducto_.

  [208] L. 38, § 1, D., 42, 5, _de rebus auctoritate judicis possid. vel
    vend._

  [209] Festus, vº _Præs._

Mais des associés pouvaient intervenir après coup, et, sans être
responsables vis-à-vis de l’État, l’être, en vertu du contrat de
Société, envers le _manceps_ et envers les tiers.

Le _præs_ lui-même pouvait joindre à ses obligations le titre d’associé.
_Utilitatis causa_, on avait accordé à ces _socii_ des faveurs spéciales
destinées à faciliter leur intervention dans l’administration active de
la société; c’est ainsi qu’on leur avait donné le droit d’user
d’interdits créés pour les _mancipes_[210].

  [210] Ulp., liv. I; D., 43, 9, _de loco publico fruendo_.

A cette espèce d’associés devaient s’appliquer les mots de Polybe: «_Cum
his societatem habent[211]._»

  [211] Nous préférons, pour faire cette étude juridique, le latin de la
    traduction de l’édition F. Didot, Paris, 1859, au texte grec et
    aussi à la traduction française: au texte grec parce que le latin
    est plus intelligible pour la plupart des lecteurs que le grec, et
    nous le préférons même à la traduction française, parce que le
    traducteur latin nous paraît avoir choisi judicieusement les mots
    propres de la langue du droit que nous étudions.

A une troisième classe de personnes, enfin, aux _participes_ ou
_affines_, s’appliquaient incontestablement ces derniers mots de
l’énumération: «_Alii eorum nomine bona sua in publicum addicunt._»

Nous croyons voir, en effet, dans cette énumération transcrite plus haut
en entier, l’association de personnes en nom, très manifestement opposée
à l’association anonyme des capitaux. Polybe indique d’abord les
_commandités_ responsables _in infinitum_, et puis ensuite les
_commanditaires_ bailleurs de fonds, qui sont irresponsables au delà de
leur apport, parce qu’ils ne figurent pas en nom parmi les associés.

Est-ce à dire que nous retrouvions telle quelle, notre commandite par
actions, sous la République romaine? Nous n’avançons cette affirmation
très nettement que pour la commandite simple: Caton l’a très
ingénieusement organisée, peut-être même découverte comme moyen de
garantie contre ses débiteurs[212].

  [212] Plutarque, _Caton l’Ancien_, 20.--Voy. le texte traduit en note,
    _infra_, p. 126.

Quant à la commandite par actions, ce que nous croyons pouvoir affirmer,
c’est que les Romains en ont connu tous les ressorts essentiels. S’ils
n’en ont pas formulé toutes les règles, ils en ont compris et largement
obtenu, en fait, tous les résultats utiles.

Nous constaterons, en effet, d’abord, que les sociétés de publicains ont
la personnalité civile et qu’elles se perpétuent malgré la mort des
associés. Nous ajoutons qu’elles ont leur élément responsable qui est
dans la personne des _mancipes_ et des _socii_; sur ce point-là, il
n’existe aucun doute; ce sont les associés en nom, tenus indéfiniment
des engagements sociaux. Les _participes_, au contraire, se présentent à
nous comme des commanditaires; ce sont des associés de second rang,
attachés à l’entreprise plutôt qu’aux entrepreneurs, _affines
conductionis_.

Nous examinerons en détail, plus tard, ces divers agents des sociétés de
publicains et leurs attributions; mais notre étude actuelle sur le rôle
qu’ont joué ces sociétés dans l’histoire serait incomplète, ou
laisserait trop de doutes sur une question essentielle, si nous ne
fixions pas nos idées à l’égard de ces _actionnaires_, que les
commentateurs semblent avoir laissés en oubli. Nous avons étudié la
question au point de vue de l’économie générale et de l’histoire,
donnons-nous la plus complète certitude, en invoquant les textes et les
principes du droit.

Il faut observer, d’abord, que les _participes_ ne sont pas considérés
comme de véritables _socii_. Tite-Live les appelle _affines
conductionis_, et le mot _particeps_, qu’on leur consacre partout, se
traduit par les mots _part prenant_, _participant_, qui ne sont
certainement pas synonymes d’_associé_.

Ce ne sont pas non plus des croupiers, c’est-à-dire des associés
d’associés; car on les appelle souvent, quoique improprement, _socii_,
et on indique incontestablement toujours, que c’est avec la société
qu’ils traitent. Le _particeps_ est _affinis conductionis_, non _socius
socii_[213].

  [213] Le croupier était connu et pratiqué à Rome dans les sociétés
    ordinaires (L. 19 et 20, D., _pro socio_, 17, 2).

Polybe nous a dit qu’il verse des capitaux dans l’entreprise _sous le
nom d’autrui_, ce qui est déjà fort caractéristique assurément de la
situation des commanditaires.

Comme pour compléter cette notion, Asconius[214] nous dit du
_particeps_: «_Non indivise agit ut socius._» Que signifient ces mots:
«Il n’agit pas indivisément comme un associé»?

  [214] Asconius, _In divin._ «_Aliud enim socius aliud particeps qui
    certam partem habet, et non indivise agit ut socius._»

En adoptant le sens qui se présente au premier abord, ils semblent dire,
que le _particeps_ ne peut pas agir pour la société considérée dans son
ensemble, indivisément, ou comme personne morale; qu’il ne la représente
pas. Admettons-le, pour un instant.

Si tel est, en effet, le sens véritable de ces mots, nous trouvons la
notion du commanditaire presque aussi nette, sous un premier aspect,
dans les textes latins, que dans ceux de notre Code de commerce qui dit:
«Le nom d’un associé commanditaire ne peut faire partie de la raison
sociale» (art. 25).--«L’associé commanditaire ne peut faire aucun acte
de gestion, même en vertu de procuration» (art. 27, modifié par la loi
du 6 mai 1863).--_Alii horum nomine bona sua in publicum addicunt..._
Voilà la teneur de l’article 25.--_Non indivise agunt..._ Voilà celle de
l’article 27.

L’analogie entre les deux législations nous paraîtrait même démontrée,
sans cette dernière proposition, à laquelle nous serions portés,
d’ailleurs, à donner un autre sens; nous allons l’indiquer plus bas.

Cependant, il ne suffit pas de dire que le commanditaire ne figure pas
en nom dans la société pour l’avoir complètement défini; son caractère
essentiel c’est de n’être «passible des pertes que jusqu’à concurrence
des fonds qu’il a mis ou dû mettre dans la société» (art. 26, C. de C.).

C’est ce qui nous reste à établir, et cela nous paraît résulter, pour le
_particeps_, d’abord de ce qu’il ne figure pas en nom dans la société.
La présence du _nom_ dans les actes de la société est tout naturellement
l’indice de la responsabilité personnelle, or nous venons d’établir que
le _particeps_ porte son argent dans les entreprises au _nom_ des
associés, ὑπὲρ τούτων, dit le texte grec. Son propre nom ne paraît pas;
comment pourrait-on soutenir qu’on a compté sur sa responsabilité, quand
on ne connaît pas même son existence?

De plus, s’il est vrai que le droit du _particeps_ est aliénable, le bon
sens indique qu’il n’est plus question de responsabilité indéfinie à son
égard. L’aliénabilité du titre implique par elle-même l’absence de
responsabilité personnelle. C’est ce que proclament en principe, sauf
quelques dérogations très rares et très restreintes, toutes les lois
modernes. Et les nécessités pratiques indiquent qu’il n’en peut être
autrement; c’est le caractère inhérent aux associations de capitaux sans
nom, comme sont les capitaux du _particeps_ et du commanditaire. Le
changement réitéré des titulaires doit faire disparaître leur
individualité; la part sociale circule, sans considération des personnes
qui la possèdent successivement.

Nous croyons que l’on pourrait même invoquer dans le sens de cette
irresponsabilité à l’égard de toute personne, les mots d’Asconius: _non
indivise agit_, en les expliquant autrement, malgré la tendance toute
naturelle que l’on éprouve à leur donner l’interprétation que nous
venons d’indiquer plus haut, et qui a le mérite de paraître toute
simple: il ne représente pas la société en agissant. Mais en agissant
contre qui? Voilà ce qui donne à réfléchir.

Si on observe attentivement la situation, on remarquera que, du moment
où le _particeps_ ne paraît pas en nom dans la société aux yeux des
tiers, de même qu’il ne peut être tenu personnellement envers eux, il ne
saurait être question de ses actes sociaux à leur égard. La chose est
tellement évidente, qu’il nous semble qu’Asconius n’a pas pu songer à
ces actes à l’égard des tiers, pour dire qu’ils ne se produisent pas
_indivise_; ils ne peuvent pas se produire du tout, ni _divise_, ni
_indivise_, voilà la vérité. Le _particeps_ n’est rien pour les
tiers[215].

  [215] La loi française, dans l’article 27, C. de C., a établi une
    prohibition relative aux actes de gestion, qu’elle sanctionne en
    infligeant au commanditaire la responsabilité _in infinitum_; elle
    n’a pas eu à dire que le commanditaire n’agit pas en principe au nom
    de la société; c’était inutile parce que la chose était évidente.
    Elle a établi une sanction pour les cas où on accomplirait ce fait
    illégal, parce qu’il peut devenir fâcheux en donnant à la société un
    crédit qu’elle ne mériterait pas.

Mais si le _particeps_ ne peut pas évidemment agir en cette qualité
contre les tiers, il peut, au contraire, agir contre les associés en
nom, quand le moment est venu pour lui d’obtenir sa part. Il nous semble
que ce n’est qu’à cette poursuite que peuvent se référer les mots
d’Asconius. Ils constatent simplement, en d’autres termes, qu’on refuse
au _particeps_ l’action _pro socio_ contre les associés.

Ces mots _non indivise agit ut socius_, signifieraient, d’après nous,
que le _particeps_ ne peut faire valoir ses droits, comme les associés
ordinaires, contre la société, et qu’il ne peut obtenir sa part, que sur
les bénéfices déterminés après le partage et la liquidation, entre
associés en nom. C’est-à-dire que le _particeps_ ne viendrait pas au
partage comme partie en cause, sauf la faculté de s’assurer que la
liquidation et le partage n’ont pas été faits en fraude de ses droits.

Cela n’empêcherait en rien, d’ailleurs, la répartition par anticipation
des bénéfices réalisés, répartition facultative ou réglée par l’acte
social, et qui se fait, de notre temps, sous la forme des dividendes.

Il résulterait de cette interprétation, que le _particeps_ n’aurait
qu’une chose à faire: réclamer, comme l’indique son nom, la part
représentant son apport et ses bénéfices sur les fonds affectés à cette
destination dans la liquidation, sans avoir rien à démêler dans les
pertes éventuelles auxquelles la société pouvait être exposée. Il ne se
présenterait que sur l’actif fixé dans la liquidation et non pendant
l’indivision, _non indivise_; et s’il n’y a rien à prendre, surtout s’il
n’y a que des dettes au partage, alors il n’a plus à agir. Cette
interprétation nous semble confirmée par ces mots: «_Nam particeps qui
certam partem habet_», qui précèdent dans les textes les mots «_non
indivise agit ut socius_». Il nous paraît donc certain que le
_particeps_ n’est responsable _in infinitum_, ni envers les tiers, ni
envers ses coassociés. Comme pour l’actionnaire, ses risques ne peuvent
dépasser son apport. Mais nous devons nous hâter, pour ne pas nous
éloigner trop longtemps du domaine de l’histoire.

Nous reconnaîtrons, d’ailleurs, que les textes ne sont pas aussi
explicites sur cette limitation de la responsabilité, que sur les autres
points; il y a une raison pour expliquer ce silence, et elle est
péremptoire; c’est que la question ne pouvait guère se présenter en
pratique, et qu’on n’avait pas dû songer à la prévoir.

Il ne faut pas oublier, en effet, que nous ne parlons que des compagnies
fermières de l’État, les seules qui puissent s’organiser par actions;
or, l’État intervenait quand ses entrepreneurs étaient en perte; alors
il les dispensait de payer le montant de leur adjudication, ou il le
réduisait, ou même il résiliait le bail[216].

  [216] Nous avons bien rapporté ci-dessus, que Terentius Varron avait
    perdu de l’argent dans les affaires des publicains, mais c’était
    probablement en spéculant sur les partes, ou bien, s’il était
    lui-même _socius_, il se trouvait, avec sa compagnie, dans un cas
    très exceptionnel. Cicéron, _Ad. fam._, XIII, 10.

Cette faveur devait être d’une pratique assez fréquente, car nous
l’avons vu figurer dans le texte de Polybe, comme l’une de ces
attributions du Sénat, auxquelles le peuple ajoutait la plus grande
importance; celle qui assurait au Sénat son autorité sur le peuple. Il
peut accorder des délais, et, s’il est intervenu quelque malheur,
relever les publicains d’une part de leurs obligations, ou bien annuler
l’adjudication, si un événement empêche l’entreprise de se
réaliser[217].

  [217] «_Nam et diem proferre et si qua intervenerit calamitas,
    mercedum parte publicanos relevare, aut si quis casus impedierit
    quominus exitum res habere posset, locationem rescindere._»

Puisque les _socii_ n’avaient pas à supporter les pertes résultant des
cas fortuits ou de force majeure, à plus forte raison les simples
_participes_ ne devaient-ils pas avoir à les redouter; c’est ainsi que,
la question ne devant pas se présenter en fait, on n’avait pas eu besoin
de spécifier la solution.

La question de responsabilité des _participes_ ne se présenterait donc
qu’en cas de perte par faute des _socii_; mais ce serait leur faire
supporter la faute d’autrui que de les soumettre à de pareilles
éventualités. Nos commanditaires ne sont pas responsables _in
infinitum_, parce qu’ils ne peuvent pas avoir la direction; il en était
de même des _participes_. La loi 6, § 8, D., _pro socio_, nous fournira
la preuve que cette responsabilité ne pouvait, en aucun cas, porter sur
les _affines_ ou _participes_.

Ceci n’exclut pas, bien entendu, la possibilité et même la nécessité de
réunir les _participes_ et de les consulter en assemblée générale dans
certains cas, à raison de l’intérêt qu’ils ont à la prospérité de la
société et de l’argent qu’ils y ont apporté. Les Verrines nous
fournissent des exemples de ce fait[218]; et c’est une analogie de plus
avec nos sociétés modernes. Ce parallélisme constant entre les détails
pratiques des deux législations nous prouve bien que nous sommes dans la
vérité, en affirmant l’identité de leurs principes sur notre matière.

  [218] _Verr._, II, 70, 71.

On peut dire seulement: heureux publicains, heureux actionnaires, qui
n’avaient pas de débâcle à redouter, et que l’État tout-puissant mettait
à l’abri du danger. C’est ainsi que, chez nous, certaines sociétés par
actions ne fonctionnent qu’avec la garantie de l’État.

Les _participes_ étaient donc de vrais commanditaires.

Nous avons ajouté que ces commanditaires l’étaient sous les formes de
l’action, c’est-à-dire que leurs _partes_ avaient le caractère de
transmissibilité. Caton avait imaginé la commandite simple[219]; les
publicains pratiquèrent la commandite par actions.

  [219] Voici, à cet égard, le texte fort explicite de Plutarque (trad.
    Ricard), _Caton l’Ancien_, nº 20: «Il exigeait de ceux à qui il
    prêtait son argent, qu’ils fissent, au nombre de cinquante, une
    société de commerce, et qu’ils équipassent autant de vaisseaux sur
    chacun desquels il avait une portion qu’il faisait valoir par un de
    ses affranchis nommé Quintion, qui, étant comme son facteur,
    s’embarquait avec les autres associés et avait sa part dans tous les
    bénéfices. Par là il ne risquait pas tout son argent, mais seulement
    une petite portion dont il tirait de gros intérêts.» C’est bien la
    commandite avec tous ses avantages pour le commanditaire unique qui
    l’invente et l’impose. Les débiteurs sont associés et tenus suivant
    les termes du droit commun; quant à Caton, il a des portions qui lui
    procurent des bénéfices proportionnels sur chaque navire, au lieu
    d’intérêts, mais il n’expose que l’argent qu’il a déjà fourni, il
    n’en perdra jamais davantage en aucun cas.

Quant à la transmissibilité par suite de décès, les textes indiquent, à
n’en pas douter, qu’elle fut admise de tout temps pour les publicains.
Nous n’avons pas besoin de rappeler que c’est une faveur qui ne
s’étendit jamais aux autres sociétés.

Nous n’avons aucun doute, non plus, après ce que nous avons déjà dit,
sur la transmissibilité des _partes_ entre vifs, caractère essentiel de
l’action. Ces _partes_ étaient transmissibles normalement et en
principe, à Rome; elles avaient donc tous les caractères requis pour
constituer des actions, même d’après les doctrines les plus exigeantes à
cet égard[220]. Elles avaient un cours variable; le mot de Cicéron,
_partes illo tempore carissimas_, suffirait à lui seul pour l’établir;
mais nous avons déjà ajouté d’autres preuves à celle-ci.

  [220] Nous nous bornons à signaler l’existence des nombreuses et
    brillantes controverses qui se sont produites sur les traits
    distinctifs de l’action. Voy. spécialement le rapport de M. le
    conseiller Voisin sur l’arrêt de Cass., 5 nov. 1888.

Avant d’achever cet aperçu, et sans attendre de traiter la question
juridique _ex professo_, nous dirons quelques mots seulement, sur les
modes de transmission, probablement admis par les publicains.

Nous aurons ainsi suffisamment caractérisé, dans leur ensemble, leurs
moyens d’agir et l’organisation de leurs sociétés, pour pouvoir avancer
en sécurité dans le domaine de leur histoire.

Certainement, la transmission de ces _partes_ était en dehors des règles
de la cession de créance, et nous pensons que la _procuratio in rem
suam_ n’a rien à faire ici. Comment aurait-on pu appliquer cette forme,
née du scrupule des juristes, au cas où l’on devait céder une de ces
parts que nous appellerions non libérée de notre temps. Or, cela devait
se faire, puisque les publicains n’étaient pas obligés de verser
immédiatement le montant de l’adjudication, et qu’ils étaient soumis à
des garanties pour les prestations à réaliser.

Il y avait, dans ce cas, évidemment une obligation transmise avec la
part vendue, ce qui déroge doublement aux règles ordinaires du droit
civil; les procédés de ce droit devenaient donc tout à fait
insuffisants.

C’est que les besoins de la pratique avaient brisé les cadres trop
étroits du droit normal. _Dare partes carissimas, habere, eripere
partes_, est-ce là le langage juridique? _Dare_ est une expression
technique dans la langue du droit, qui ne s’est jamais appliquée aux
créances ordinaires, et encore moins aux obligations, et c’est Cicéron
qui l’emploie ici, sans cesse, en plaidant, devant les tribunaux de
Rome. Tous les écrivains de son temps qui ont eu l’occasion de parler
des _partes_, ont répété ce même mot, _dare partes_, si étranger à la
langue classique.

Peut-être y avait-il des titres transmissibles par voie de transfert.
Les mots _eripuit partes_, en particulier, indiquent-ils nécessairement
qu’il y avait des titres transmissibles matériellement, sauf mention
ultérieure à inscrire sur les registres? La traduction littérale
pourrait autoriser cette manière de voir; mais cela ne nous paraît pas
suffisant pour établir une opinion.

Observons, d’ailleurs, que les formes des _chirographa_ ou des
_syngraphæ_ dont parle Gaius, ou même celle des _arcaria nomina_, ont,
peut-être, été employées à ces transmissions de titres, visées et
revêtues des cachets ou autres marques de la compagnie[221].

  [221] Gaius, III, 131 et s.

Il paraît certain, en effet, que ces transmissions étaient mentionnées
sur ces registres si admirablement tenus en double ou en triple, qu’on
ne put plus en faire disparaître les traces d’une fraude, à l’occasion
du procès de Verrès.

Comment aurait-on pu connaître les _participes_ sans ces mentions? Or,
on les connaissait. Nous verrons, d’ailleurs, le transfert employé pour
la transmission, à suite de décès, des parts sociales (L. 55, D., _pro
socio_, 17, 2)[222].

  [222] Tite-Live, dans un texte cité par nous, parle de la prohibition
    établie par les censeurs d’être _socii_ et même _affines ejus
    conductionis_, ce qui fait bien supposer l’indication du nom des
    _affines_ sur les registres de l’administration centrale, sans cela,
    comment cette prohibition eût-elle pu recevoir son exécution?
    Tite-Live, XVIII, 16.

En somme, que manquait-il à ces sociétés, pour les faire ressembler
complètement à nos sociétés en commandite par actions? Rien, que des
éléments secondaires.

Ainsi les parts aliénées n’étaient pas égales entre elles, comme nos
actions et nos coupures; il y avait des _partes magnæ_ et des
_particulæ_. Elles n’étaient sans doute pas fixées à l’avance, comme
dans nos émissions. Et, cependant, l’emploi de ces mots ordinairement au
pluriel, _partes carissimæ_, _partes magnæ_, semble indiquer l’existence
d’un système pratique de division des _partes_.

Nous ne savons pas si des formes particulières de publicité étaient
exigées pour la constitution de la société. En tout cas, nous l’avons
dit, la _Lex censoria_ était publiée à l’avance et contenait, comme
notre cahier des charges, l’indication des obligations et des droits
établis par l’État, à l’égard des adjudicataires.

En résumé, nous croyons avoir établi, pour le moment, par ces
considérations juridiques forcément sommaires ici, que les deux
éléments, _socii_ d’une part, _participes_ de l’autre, étaient nettement
séparés, au point de vue des responsabilités, comme ils le sont dans
notre commandite; les _partes_, comme nos actions, étaient
incontestablement transmissibles entre vifs et par suite de décès, elles
se vendaient et leur cours était mobile.

Il n’en fallut pas davantage pour qu’elles se répandissent dans toutes
les classes de la société, et fussent, comme semblent l’admettre presque
tous nos historiens contemporains, la base de grandes spéculations
financières sous la République.

Les publicains avaient de nombreux agents, que l’on appelait aussi
parfois publicains, et qui pouvaient être de l’ordre le plus infime.
C’était un abus de langage, car nous verrons que ceux-ci n’avaient
juridiquement aucun des droits ou des obligations réservés aux
publicains[223]; à moins qu’ils ne fussent en même temps actionnaires,
_particulas habeant_. C’étaient très fréquemment des esclaves ou des
affranchis; quelques-uns s’appelaient _tabellarii_, _coactores_,
désignations très expressives par elles-mêmes.

  [223] «_At Rupilius non publicanum in Sicilia egit, sed operas
    publicanis dedit..., quem enim diurnas capturas exigentem
    animadverterunt, eumdem jura dantem, classesque et exercitus
    regentem viderunt._» Valère-Maxime, VI, 9, 8. Cicéron, _P. Rabir.
    post._, XI.

La nature de leurs fonctions dans des provinces spoliées, et les
exactions dont ils étaient les agents, parfois violents, leur avaient
attiré la haine et le mépris des provinciaux, avec lesquels ils étaient
en contact direct. Ils étaient plus ou moins nombreux, suivant
l’importance du service auquel ils étaient attachés. Souvent, peut-être,
ils étaient tenus à avoir des actions, en vertu d’une règle admise, dans
certains cas, par la pratique chez nous.

Outre les agents de la perception, les publicains adjudicataires des
entreprises même les plus lointaines avaient organisé un service de
communications par courriers spéciaux, qui est pour nous du plus haut
intérêt.

Ces courriers, que l’on appelait _tabellarii_, mettaient sans cesse en
relation, les agents des provinces avec le service de la direction
résidant à Rome, et aussi avec les spéculateurs du Forum et des
basiliques. Nous verrons, en analysant plus loin certains écrits de
Cicéron, que les valeurs subissaient très vivement, sur le marché
romain, l’influence des nouvelles apportées de la province; c’était sur
ces nouvelles, surtout, que devait se fixer, comme aujourd’hui, le cours
des _partes_; aussi ce service était-il très bien entretenu.

M. Ernest Desjardins, dans un travail qui contient le résumé de leçons
professées en 1878, à l’École des hautes études, a donné des détails
très intéressants sur les _tabellarii_ en général. Il en résulte très
clairement que les services des courriers des publicains étaient bien
plus rapidement organisés, et souvent bien mieux desservis que ceux des
gouverneurs, dans les provinces les plus éloignées, livrées, comme
toutes les autres, à leurs exploitations immédiatement après la
conquête.

C’est ainsi que, de nos jours, les reporters des journaux ou les
dépêches de la bourse, font souvent plus de diligence que les services
publics, pour porter les nouvelles les plus importantes aux intéressés
et aux gouvernements eux-mêmes, pendant la guerre comme pendant la
paix[224].

  [224] Après avoir transcrit un passage d’une lettre écrite par Cicéron
    à Atticus (V, XVI) pendant son gouvernement en Cilicie, M.
    Desjardins ajoute: «Ce passage nous apprend donc: 1º qu’un
    gouverneur de province,--cependant tout puissant en vertu de
    l’_imperium_ qui lui était conféré,--était contraint, en temps
    ordinaire, d’avoir recours à l’obligeance des _tabellarii_ de
    l’entreprise privée des publicains ou fermiers de l’impôt, pour
    transmettre de ses nouvelles à Rome, et 2º que les _conductores_
    avaient un service entretenu évidemment à leurs frais, pour
    l’expédition de leurs dépêches, et sans doute pour le transport des
    sommes qu’ils avaient encaissées. Cependant, les proconsuls ayant
    l’_evectio_, c’est-à-dire le droit de faire circuler, à l’aide de
    réquisitions, leurs envoyés officiels, devaient avoir, à plus forte
    raison, des courriers spéciaux pour l’envoi de leurs messages; mais
    les départs de ces _tabellarii_ étaient sans doute limités à
    certaines époques fixes... Il fallait de quarante à cinquante jours
    pour se rendre de Cilicie à Rome; et il est bien évident qu’ils ne
    franchissaient pas tout cet espace à pied et en bateau, mais qu’ils
    prenaient souvent des chevaux... Cicéron, _Ad. att._, V, 15, 16 et
    19.--_Epist. famil._, V, 21; VIII, 6. Bibliothèque des Hautes
    études, 35e fascicule, 1878.

L’administration des compagnies était dirigée par un _magister_, ou
plusieurs _magistri_, qui siégeaient à Rome. Ceux-ci étaient aidés, le
plus souvent, par des administrateurs, et assistés d’un conseil qu’ils
pouvaient réunir, aussi bien que l’assemblée générale elle-même, suivant
les circonstances. En province, un ou plusieurs _pro magistri_
représentaient la société[225].

  [225] Cicéron, _Ad attic._, XI, 10; _In Verr._, II, 2, 70; Orelli,
    _Inscr._, édit. Henzen, III, 6, 642.

Il est fréquemment question dans les évangiles des publicains qui
étaient en Judée[226]. Nous aurons à parler spécialement de Zachée et de
saint Matthieu. Le récit évangélique assimile presque toujours les
collecteurs d’impôts aux personnes les plus décriées; _peccatores_ et
_publicani_ sont placés sur le même rang, quelquefois le rapprochement
est pire encore.

  [226] Ev. sec. Luc., ch. III, v. 12 et 13: «_Venerunt autem publicani
    ut baptizarentur et dixerunt ad eum: magister quid faciemus? At ille
    dixit ad eos: Nihil amplius quam quod constitutum est vobis,
    faciatis._» Ev. sec. Matth., IX, 11, 12; XI, 19; XVIII, 17; XXI,
    31.--Sec. Marc., II, 15-16.--Sec. Luc., V, 27, 28, 29, 30; VII, 29,
    34; XV, 1; XVIII, 10; XIX, 2.

Il est cependant intéressant d’observer que, lorsque les publicains
viennent demander à saint Jean-Baptiste ce qu’ils doivent faire,
l’Évangile porte: «_Ne faites que ce qui vous est permis._» La réponse
faite aux soldats est bien plus explicite et plus sévère: «_Neminem
cuncutiatis, neque calumniam faciatis, et contenti estote stipendiis
vestris_»; «Ne commettez de concussion envers personne, abstenez-vous de
toute injustice, contentez-vous de votre solde»; ce qui semble indiquer
que les vexations des soldats étaient plus redoutables encore, et leurs
excès plus graves que ceux des publicains.

Dans un autre évangile, le publicain est pris comme le modèle de
l’humilité la plus sincère et du repentir le plus touchant: «_Et
publicanus a longe stans, nolebat ad cœlum oculos levare: sed
percutiebat pectus suum dicens: Deus propitius esto peccatori[227]._»
«Et le publicain, se tenant éloigné, ne voulait pas lever ses yeux vers
le ciel; mais il frappait sa poitrine en disant: O Dieu, soyez propice
au pécheur.» Évidemment, les publicains de la Judée inspiraient, à
l’époque de la vie de Jésus-Christ, plus de mépris que de haine.
L’autorité d’Auguste s’était déjà appesantie sur eux et avait mis un
frein à leurs abominables excès.

  [227] Ev. sec. Lucam, cap. XVIII, v. 13.

Il est probable, d’ailleurs, que, sauf pour saint Matthieu et Zachée,
qui sont de hauts fonctionnaires, les publicains dont parle l’Évangile
étaient surtout les petits employés qui se perdaient dans la foule;
c’étaient, sans doute, plus particulièrement ces _coactores_, ces
publicains improprement dits, dont nous avons indiqué l’humble
situation, et qui étaient en contact direct avec le peuple.

Le nombre des associés et de leurs actionnaires devait être très
considérable dans certaines provinces, puisque Cicéron nous dit, qu’en
Sicile, Verrès écarta, dans une circonstance, la foule des associés et
se contenta d’en réunir quelques-uns. D’autres fois, ce sont les
publicains encore, que l’on nous présente comme se portant en nombre,
au-devant de grands personnages de Rome, à leur arrivée dans la
province. L’Évangile nous parle de la «_turba multa publicanorum_[228]».
Tout cela implique que beaucoup de ces sociétés avaient une très grande
importance, non seulement au point de vue des affaires à traiter, mais
encore au point de vue du nombre des personnes, sociétaires ou
_participes_, fonctionnaires de bureaux ou agents de communications, de
perceptions et de contraintes qui s’y rattachaient.

  [228] Ev. sec. Luc., V, 27 à 30, _infra_, p. 134.

Les indications que nous venons de donner, se réfèrent à des textes
concernant principalement les adjudicataires des _vectigalia_. La même
organisation se retrouvait dans les sociétés adjudicataires des travaux
publics.


§ 5.--Le droit de cité est-il nécessaire pour les publicains? Les
publicains de l’Évangile.

Dans les premiers temps, tous les publicains étaient Romains, sans
doute. En fut-il de même toujours?

Ce dut être une question assez grave, à raison de l’importance que
prirent dans l’État, ceux qui s’enrichissaient dans ses opérations
financières et industrielles.

C’était laisser une immense force entre les mains des provinciaux, que
de les admettre comme les citoyens, à bénéficier des adjudications de
l’État, et l’on pourrait voir dans ce fait, s’il s’est produit, un
progrès considérable vers cette unité politique et civile, que Caracalla
voulut brusquer, par cupidité, et que Justinien devait rendre complète
et définitive.

La question, d’abord, ne paraît pas présenter de difficultés, en ce qui
concerne les employés d’ordre inférieur, les _coactores_, les
_tabellarii_, les messagers et même les scribes; la plupart du temps,
des esclaves ou des affranchis étaient attachés à ces fonctions, et
c’était même des gens très dépravés dans certaines provinces; les textes
latins nous rapportent que l’autorité fut obligée d’intervenir, pour
enjoindre aux publicains de les mieux choisir.

Une partie de ce personnel inférieur était évidemment pris dans la
province même où on l’employait. Pourquoi l’aurait-on amené de Rome? On
avait tout avantage à recruter les agents de perception, dans le pays
dont ils connaissaient la langue, les usages, l’état des fortunes, les
ressources et même les personnes.

Nous n’aurons pas non plus d’hésitation en ce qui concerne les
_participes_, ceux qui avaient une part de commanditaires dans la
société, sans être sociétaires aux yeux du public. Sans doute, la
plupart de ces actionnaires, cachés ou connus, devaient être à Rome,
puisque tout ce qui avait quelque argent, sous la République, était
actionnaire; mais il devait y en avoir beaucoup hors de Rome, et nous
avons déjà indiqué des textes qui prouvent que les porteurs de titre
constituaient, même en province, des foules nombreuses et qui devenaient
parfois bruyantes, comme on peut le voir de notre temps dans certaines
occasions.

La question paraît plus délicate, en ce qui concerne les vrais associés,
connus, responsables, surtout ceux qui avaient pris part, comme
_mancipes_, à l’adjudication ou qui représentaient la Société, comme
_pro magistri_.

Il nous semble qu’on peut trouver, spécialement dans les textes des
évangiles, la preuve que ces situations d’associés ou même de
sous-directeurs pouvaient appartenir à des pérégrins. S’il en était
ainsi en Judée, comment n’en aurait-il pas été de même partout?

Au surplus, s’il s’était agi d’une société ordinaire, il n’y aurait pas
eu de doute; la société étant un contrat du droit des gens, les
pérégrins avaient été de tout temps admis à la pratiquer; même les juifs
qui étaient assez généralement mal vus par les Romains. La question
pouvait être plus douteuse dans le cas actuel, à cause des relations
qu’impliquent les affaires des publicains et leurs traités avec l’État,
dont ils sont, au fond, les percepteurs, pour l’impôt, ou les agents,
dans l’exécution des grandes entreprises publiques; et aussi à raison
des considérations politiques dont nous parlions un peu plus haut.

Les textes évangéliques se réfèrent à l’époque du Christ, c’est-à-dire à
la période qui termine, à peu près, celle que nous étudions; mais,
incontestablement, les règles de capacité relatives à cette époque ont
dû s’appliquer de tout temps, ou au moins dans le siècle qui l’a
précédée.

Il est souvent question de publicains en général, dans les Évangiles;
mais il est trois personnages qui y figurent individuellement.

Le premier est le pauvre publicain dont nous avons parlé, et dont le
Christ fait ressortir l’humilité, pour blâmer l’orgueil des pharisiens.
Nous ne savons rien de sa nationalité; il était probablement l’un des
agents que l’on prenait sur place, et qui n’avaient que les dédains de
la fonction, sans en avoir les bénéfices[229].

  [229] Certains auteurs prétendent qu’il n’y a là qu’une parabole, mais
    cela importe peu à notre point de vue.

Il n’en est pas de même des deux autres: Zachée et saint Matthieu.
C’étaient, tous les deux, d’opulents publicains[230].

  [230] Il en était probablement de même de Lévi, dont parle saint Luc,
    Ev., V, 27, 28, 29, 30: «_Et vidit publicanum nomen Levi sedentem ad
    telonium et ait illi sequere me... et secutus est eum... et fecit ei
    convivium magnum in domo sua; et erat turba multa publicanorum et
    aliorum, et murmurabant pharisæi..._»

Zachée était considéré par le peuple juif, en sa qualité de publicain,
comme un prévaricateur; et quand Jésus le fait venir à lui, du milieu de
la foule, et le fait descendre du sycomore où il n’avait pas dédaigné de
monter, pour voir passer le Christ, très entouré en ce moment,
l’Évangile ajoute: «_Et cum vidissent omnes, murmurabant, dicentes quod
ad hominem peccatorem divertisset[231]._» «Et lorsqu’ils eurent vu cela,
tous murmuraient, disant qu’il se détournait en allant vers un pécheur.»
Et alors Zachée offre de donner aux pauvres la moitié de ses biens; et
s’il a commis des fraudes, il se déclare prêt à en restituer quatre fois
la valeur[232], et Jésus répond: «Sa maison à été bénie aujourd’hui; lui
aussi est fils d’Abraham.»

  [231] Ev. sec. Lucam, cap. XIX, v. 9.

  [232] «_Stans autem Zachæus dixit ad Dominum: Ecce dimidium bonorum
    meorum, domine, do pauperibus; et si quid aliquem defraudavi, reddo
    quadruplum._»

Une controverse très vive s’est élevée, parmi les théologiens, pour
déterminer la nationalité de Zachée.

Ce qu’il y a de certain, c’est que Zachée était associé, et non simple
employé des publicains, puisqu’il avait fait fortune, et qu’il offrait
de rendre au quadruple ce qu’il aurait indûment acquis. Les commis,
employés ou agents n’étaient pas tous esclaves; ceux qui étaient libres,
étaient payés au jour le jour, sans doute à tant pour cent (_capturas
diurnas_), sur ce qu’ils avaient péniblement recouvré à domicile. Ce ne
sont pas d’ordinaire ces petits recouvreurs qui arrivent à la fortune,
et qui ont de grandes restitutions à faire[233].

  [233] Valère-Maxime, VI, 9, 8.--Cicéron (_Pro Rabirio_, 11) dit que
    les _Coactores_ avaient 5%. Mais ce tarif ne devait porter que sur
    certaines recettes extraordinaires. Ou bien, il dépassait de
    beaucoup nos usages modernes à l’égard des porteurs de contrainte,
    si les _Coactores_ n’étaient que cela.

Zachée était très probablement le _pro magister_ dont nous avons parlé,
c’est-à-dire le sous-directeur de la société, en rapport constant avec
le magister ou directeur qui restait à Rome, car saint Luc l’appelle
ἀρχιτελώνης, c’est-à-dire chef des préposés à l’impôt.

L’autre publicain est un des quatre évangélistes, c’est saint Matthieu.
«_Et cum transiret Jesus_», dit l’Évangile, «_vidit hominem sedentem in
telonio, Matthæum nomine. Et ait illi, sequere me et secutus est eum._»
«Et comme Jésus passait, il vit un homme assis au bureau de l’impôt, du
nom de Matthieu. Il lui dit: Suis-moi, et celui-ci le suivit.» Ici
encore la foule s’étonne, et Jésus répond: «_Non enim veni vocare justos
sed peccatores[234]._» «Je ne suis pas venu appeler les justes, mais les
pécheurs.»

  [234] Ev. sec. Matth., cap. IX, v. 9.

Saint Matthieu siégeait _in telonio_, c’est-à-dire au bureau des impôts,
spécialement de l’impôt des douanes[235]. Ce devait être aussi un
_socius_, car il ne revint pas à son ancien état, après la résurrection
du Christ; et un commentateur remarque que s’il ne le fit pas, comme le
firent les autres apôtres, c’est parce que sa conscience devait s’y
opposer[236]. Ce qui implique qu’il devait participer aux bénéfices, et
ne pas se borner aux _capturæ diurnæ_, comme un simple employé[237].

  [235] Les _Telonarii_ paraissent être plus spécialement les
    entrepreneurs des douanes. Nous insisterons sur ce point dans notre
    deuxième partie. (Voy. Salkowski, _Quæstiones de jure societatis_,
    p. 18.) Ce sont les publicains de cette espèce qui semblent avoir
    été déconsidérés plus que tous les autres (_eod._). Il en était de
    même du Lévi dont parle saint Luc, V, 27.

  [236] Homilia sancti Gregorii papæ XXIV, in evang.: «_Matthæus vero ad
    telonii negotium non residit: quia aliud est, victum per piscationem
    quærere, aliud autem telonii lucris pecunias augere... Quæ ergo ad
    peccatum implicant, ad hæc necesse est ut post conversionem animus
    non recurrat._» _Offic. intra Oct. Paschæ, feria quarta._

  [237] «_Nec tam execrabile esset nomen publicanorum_», dit Tertullien,
    «_apud dominum, nisi extraneum vendentium ipsius cœli et terræ et
    maris transitus_» (_de Pudicitia_, cap. IX).

Les commentateurs, même les plus anciens de l’Évangile, se sont demandé
si Zachée et si saint Matthieu étaient Juifs, ou s’ils étaient Gentils,
c’est-à-dire Romains, dans l’espèce.

Pour Zachée, Tertullien, saint Cyprien, saint Jean Chrysostome et saint
Ambroise pensent qu’il était Romain. Saint Jérôme[238] émet la même
opinion concernant saint Matthieu.

  [238] _Epist._, 146.

L’opinion contraire nous semble beaucoup plus plausible. Elle est
soutenue par d’autres autorités également très imposantes[239], et nous
l’adoptons pour deux raisons qui nous paraissent décisives, en laissant
de côté, ici, celles qui ont un caractère plus exclusivement religieux.

  [239] Voy. Cornelius a Lapide, verbis _Matthæus, publicanus_.

La première raison, c’est que Jésus appelle Zachée, fils d’Abraham, ce
qu’il n’aurait pas dit, si Zachée avait été Romain; la seconde, c’est
que le nom de Zachée est un nom hébreu. Il en est de même de saint
Matthieu, qui porte un nom hébreu. Or, les Romains n’auraient jamais
consenti, à cette époque, à porter un nom qui pût faire douter de leur
nationalité, essentiellement orgueilleuse et exclusive dans toutes ses
manifestations, surtout quand il s’agissait d’un nom juif.

Nous en concluons qu’en Judée, et par conséquent, sans doute, dans
toutes les autres parties de l’empire, les _Socii publicani_ pouvaient
être, soit Romains, soit pérégrins.

Les privilèges de la cité romaine s’effacent, en effet, à mesure que
s’étendent les richesses et la conquête. C’est la vieille forme du
patriotisme autoritaire et jaloux, qui disparaît par la force des
choses.

Nous observerons, d’ailleurs, que les Israélites n’avaient pas plus de
sympathie pour les publicains, leurs compatriotes, que pour les
publicains de nationalité romaine. Les peuples se soumettent,
volontiers, à l’impôt qui représente les services rendus par l’État; ils
n’acceptent jamais, sans se plaindre, les exactions, quelle que soit la
main qui les leur fait subir.

En Sicile, les publicains, même de l’ordre le plus élevé, furent aussi
pris parmi les indigènes, ils le furent, parfois, parmi les femmes de
mauvaise vie, et même parmi les esclaves. Il est vrai que c’est sous la
préture de Verrès que les faits racontés par Cicéron se passaient, et
que Verrès n’avait aucun scrupule, ni pour le choix des personnes, ni
pour celui des procédés; en tout cas, la chose est indubitable.
«_Æschrionis Syracusani uxor est Pippa... Hic Æschrio Pippæ
vir adumbratus, in Herbitensibus decumis novus instituitur
Publicanus[240]._» Cet Eschrion de Syracuse est admis à l’adjudication;
c’est donc un _Manceps_ pérégrin. D’ailleurs, pour lever tous les
doutes, nous n’avons qu’à faire remarquer que Cicéron justifie ce choix
des indigènes: «_Siculi siculos non tam pertimescebant._» «Les Siciliens
ne redoutaient pas autant les Siciliens.»

  [240] _In Verr._, act. II, lib. III, nºs 33 et 34.--Paul parle aussi,
    dans un texte du Digeste, L. 47, _pr._, D., 49, 14, _de jure fisci_
    d’une femme: «_Moschis quædam fisci debitrix ex conductione
    vectigali._»

Mais Verrès avait été bien plus loin. Il avait envoyé, non comme agent,
mais comme publicain _decumanus_, un esclave, dans une petite ville de
son territoire. Cicéron s’en indigne: «_Cur hoc auctore, non Romæ quoque
servi publici ad vectigalia accedant[241]._» Une autre fois, c’est un
esclave de Vénus qu’emploie Verrès, Banobal; et Cicéron, de plus en
plus irrité par cette audace, s’écrie: «_Cognoscite nomina
publicanorum[242]._» «Connaissez les noms des publicains.»

  [241] _In Verr._, act. II, lib. III, nº 37.

  [242] _In Verr._, act. II, lib. III, nº 39.

Dans les discours sur les blés, où il est constamment question de
publicains, nous trouvons un autre détail digne d’être noté, c’est que
fréquemment des villes entières, se constituant en société, se portaient
elles-mêmes adjudicataires de la levée de leurs propres impôts[243].

  [243] _Eod._, nº 42.

Les douanes d’Asie, comme celles de Sicile, ont été affermées tant au
profit des publicains qu’au profit des indigènes[244].

  [244] Vigié, _Des douanes dans l’empire romain_, p. 75.

Enfin, il est probable que lorsque les Romains adoptaient les modes de
répartition et de perception d’un impôt tels qu’ils existaient dans une
province conquise, ils devaient admettre, ordinairement aussi, les
adjudicataires indigènes qui leur offraient, avec leur expérience
personnelle et spéciale, des garanties de solvabilité. Il en fut ainsi
probablement en Égypte, et c’est ce qui s’était produit pour la Sicile
et la province d’Asie, à certaines époques.


§ 6.--Conditions diverses de capacité.

Nous ne ferons qu’indiquer ici l’existence de certaines incapacités
prononcées par les lois. Pour ceci encore, c’est ailleurs que nous
devrons entrer dans les détails de la matière; nous devons faire
remarquer seulement, pour que notre coup d’œil d’ensemble sur le
personnel des sociétés soit complet, qu’on avait déclaré incapables de
faire partie des sociétés adjudicataires, quelques personnes, pour des
raisons spéciales et diverses.

C’étaient d’abord: les magistrats chargés d’attributions financières, à
qui il était défendu de se porter _mancipes_. Ce furent aussi les
mineurs de vingt-cinq ans, les tuteurs et curateurs, les reliquataires
d’un précédent bail et autres débiteurs du fisc (L. 49, D., 19, 2.--L.
46, § 14, D., 49, 14.--L. 9, §§ 2 et 3, D., 39, 4). L’incapacité pouvait
aussi résulter d’une sentence judiciaire (L. 9, D., 48, 19) ou d’un
simple ordre de censeur et porter même sur la qualité de _particeps_.

Enfin, nous constatons qu’en 217 ou 219 avant J.-C., la loi _Claudia_
défendit aux sénateurs ou fils de sénateurs d’avoir un navire qui tînt
plus de 300 amphores, pas plus que ce qu’il fallait pour les besoins de
leurs domaines; elle leur prohibait toute spéculation, et notamment le
droit de prendre part aux entreprises publiques[245]. Nous l’avons dit,
il est probable qu’ils ne se portèrent pas _mancipes_; mais on a pu
soutenir qu’ils devaient être _socii_, peut-être sans être
administrateurs; on peut affirmer, dans tous les cas, qu’ils furent très
largement _participes_, c’est-à-dire actionnaires.

  [245] Tombée en désuétude sous Cicéron, cette disposition fut
    renouvelée par la loi Julia, _repetundarum_. Dion Cassius et
    Asconius disent formellement que la prohibition était générale:
    «_Quæstus omnibus patribus indecorus._» V. _infra_, § 7, p. 141.


§ 7.--Les publicains appartiennent à l’ordre des chevaliers qu’ils
comprennent presque en entier.

Ce fut parmi les riches bourgeois que se recrutèrent les publicains,
c’est-à-dire parmi ceux que l’on appelait à Rome les chevaliers. Il en
fut de même pour les banquiers et par la même raison. Vers la fin de la
République, l’esprit de spéculation s’était si universellement répandu
dans cette classe de citoyens, que l’on confondait à peu près ces
désignations. Cicéron dit: «_Publicani, hoc est equites Romani[246]._»
«Publicains, c’est-à-dire chevaliers romains.» Les deux noms
représentaient, pourtant, deux choses très différentes, par leur origine
et leurs caractères politiques.

  [246] _In Verr._, II, III, 72.--Quintus, _Cic. de petit. consul._, I.

Ce qu’il y avait au fond de cette habitude de langage, c’est que tous
ceux qui pouvaient spéculer ouvertement, le faisaient sans scrupules et
souvent avec une passion effrénée.

M. Émile Belot a consacré un chapitre de son _Histoire des chevaliers_
aux entreprises financières de l’ordre qu’il étudie. Il indique les
origines de cet ordre, en admettant l’opinion de Niebuhr, qui nous
paraît, en réalité, très conforme aux traditions aristocratiques et
exclusives de la cité. Le Romain de vieille race ne veut pas être
confondu avec le reste du monde, pas même avec les hommes des autres
races italiennes.

Les chevaliers, d’après ce système historique, se seraient recrutés
surtout dans la bourgeoisie des villes italiennes attirée à Rome, et le
patriciat uniquement dans la cité.

On peut aujourd’hui se dire Parisien d’origine, sans remonter le cours
des générations et sans grande difficulté, par le seul fait qu’on est né
à Paris. Beaucoup même n’y regardent pas de si près, parce que la France
forme une nation homogène et unie qui ne s’absorbe pas encore tout à
fait dans sa capitale. Rome voulait, au contraire, constituer à elle
seule le centre de toutes choses, et elle pouvait le vouloir; on y
pensait que la vraie noblesse ne devait avoir pris de tout temps ses
sources que dans les murs de la ville éternelle, _in urbe_; un Italien
ne pouvait être noble, s’il n’était pas de pure race romaine. A cet
ordre d’idées et spécialement à la conquête du droit de cité, se
rattachent, on le sait, les guerres sociales qui ensanglantèrent à
diverses reprises le sol de l’Italie.

Tout cela nous oblige à dire quelques mots des chevaliers. Nous serons
très brefs.

On sait que Servius Tullius avait créé dix-huit centuries de chevaliers
dans la première classe. «La chevalerie romaine», dit Belot[247], «ne
demeura pas plus d’un siècle enfermée dans les cadres inflexibles des
dix-huit centuries, images de la cité des rois. En dehors de ce corps
aristocratique s’éleva un nouvel ordre équestre. C’était la bourgeoisie
des cantons ruraux, qui se mit à la tête de la plèbe pour combattre le
patriciat. Cette aristocratie plébéienne finit par s’ouvrir l’accès des
magistratures curules, et les hommes nouveaux des municipes eurent des
sièges au sénat de Rome.»

  [247] _Histoire des chevaliers_, conclusion, p. 420.

Ce fut le _cens_ qui conféra, dès lors, le droit au titre de chevalier.
A ce titre, furent réservés trois privilèges honorifiques, fort
recherchés dans une société très préoccupée des relations du monde et du
classement des personnes, partout où on se réunissait, en public
surtout.

Les chevaliers eurent, d’abord, au théâtre, à une certaine époque, des
places réservées, qui furent fixées aux quatorze bancs derrière
l’orchestre; ils portaient l’anneau de fer ou de bronze anciennement,
d’or ensuite; et il y eut, enfin, un nobiliaire de l’ordre équestre, sur
lequel ils figuraient par leur nom. Ce fut Jules César qui le fit
dresser. Le patricien ambitieux avait besoin des riches bourgeois; il
connaissait et mettait en pratique les moyens de les prendre par leurs
faibles.

A l’époque où la conquête de Rome s’étendit, les fortunes se développant
scandaleusement, par les exactions de tous genres dont les vaincus
furent victimes, on comprend à quels hasards fâcheux fut exposé le
recrutement de cette classe des chevaliers; et, en même temps, quelle
puissance elle dut acquérir, par cette opulence qui se développait sans
mesure.

Pourquoi l’œuvre des publicains et des banquiers se renferma-t-elle dans
l’ordre des chevaliers? Il est aisé de l’expliquer. Ce n’est pas que le
goût de la spéculation fût particulier aux gens de cette classe. Mais,
d’une part, les plébéiens n’avaient pas l’argent qui est absolument
nécessaire aux grandes affaires, puisqu’ils étaient les pauvres. Ils
devaient se borner à acheter de petites actions, _particulas_, ce qui en
faisait bien des associés commanditaires, mais ne leur donnait pas le
titre de publicains, pas plus que celui de chevaliers.

Les patriciens ou les nobles sénatoriaux, d’autre part, spéculaient
aussi, mais d’une façon différente. Ou bien ils organisaient de grandes
opérations d’un caractère équivoque, à la faveur des fonctions publiques
qu’ils avaient exercées. Pompée s’est signalé sous ce rapport; les
écrits et même les actes de Cicéron en rendent témoignage. Ou bien ils
prenaient des parts importantes dans les entreprises des publicains,
mais sans paraître en nom[248]. Ils y étaient simplement _participes_,
parce que les mœurs leur défendaient d’y prendre part ouvertement, et
que les lois mêmes leur opposèrent des prohibitions formelles, lorsque
les mœurs ne suffirent plus à arrêter leur désir de chercher la fortune
par tous les moyens[249].

  [248] Mommsen, _op. cit._, t. V, p. 58.

  [249] Notamment, _Lex Flaminia_, 537-217. Tite-Live, LXIII. Mommsen,
    IV, p. 244, note. Défense était faite aux membres de l’ordre
    sénatorial d’entrer dans les sociétés de publicains (Dion Cassius,
    LXIX, 16. Tacite, _Ann._, IV, 6). Le grand négoce leur avait été
    interdit sous la République par le plébiscite Claudien de l’an 219,
    ainsi que les fournitures par adjudication (Asconius, p. 94. Dion
    Cassius, LV, 10. Voy. Bouché-Leclercq, _Manuel des institutions
    romaines_, p. 128, n. 4).

Au surplus, en arrivant aux grandes fonctions de l’État, qui leur
appartenaient fréquemment en fait, lors même que ce ne fût plus un droit
de leur caste, les patriciens avaient un moyen bien plus sûr d’agrandir
largement leur patrimoine. On le sait bien, et nous n’insisterons pas;
ils se faisaient donner, au sortir de charge, le gouvernement d’une
province, et cela suffisait.

Les provinces étaient donc rançonnées diversement: par les magistrats
d’un côté, par les publicains de l’autre. Il est vrai que magistrats et
publicains s’entendaient d’ordinaire, pour se prêter un mutuel appui
dans leurs affaires et en assurer la prospérité commune; ce fut
longtemps le but avéré des lois judiciaires, ainsi que nous
l’expliquerons en détail; alors les provinces n’avaient plus ni le
moyen, ni le droit de se plaindre.

Pour des raisons différentes, la situation des patriciens et des
plébéiens était donc la même dans ces sociétés, toutes proportions
gardées; ils avaient ces parts sociales cessibles que nous nommons des
actions, qu’ils appelaient _partes_. Lorsque les chevaliers ne
figuraient pas en nom dans l’adjudication, ils devaient avoir eux aussi
des _partes_.

L’assimilation s’accentuera chez nous, lorsque la petite bourgeoisie et
les ouvriers y mettront de plus en plus leurs épargnes, ainsi qu’ils
commencent déjà à le faire. Grâce à Dieu, elle ne sera jamais complète.
Les initiatives privées, même les plus humbles, ne sont pas menacées
d’absorption par l’État ou par les grandes compagnies privilégiées, de
notre temps, autant qu’à Rome. Elles resteront, il faut l’espérer, par
la force de nos mœurs et de nos lois, plus libres et, par cela même,
plus énergiques, plus justes dans leurs œuvres et plus fécondes pour le
bien public.


§ 8.--Appréciation du système des adjudications de l’État.

Montesquieu pouvait mieux voir que les hommes de notre temps, les effets
de ces procédés de la ferme et de l’adjudication appliqués à l’impôt,
parce qu’ils étaient pratiqués sous ses yeux. C’est ainsi que nous
pouvons, à l’inverse, voir mieux que lui, et mieux comprendre les grands
mouvements de la banque et de la spéculation.

L’illustre écrivain a traité la matière, avec une hauteur de vue et dans
un langage qui lui sont propres. L’un des chapitres de son livre sur
l’_Esprit des lois_[250], porte pour titre ces mots:

  [250] Liv. XIII, ch. XIX. Voy., en outre, Fournier de Flaix, _Traité
    de critique et de statistique comparée des institutions financières
    au dix-neuvième siècle_. Paris, 1888.

«Qu’est-ce qui est plus convenable au prince et au peuple, de la ferme
ou de la régie des tributs?

»Par la régie», dit-il, «le prince épargne à l’État les profits immenses
des fermiers, qui l’appauvrissent d’une infinité de manières. Par la
régie, il épargne au peuple le spectacle des fortunes subites, qui
l’affligent... Par la régie, le prince épargne au peuple une infinité de
mauvaises lois qu’exige toujours de lui l’avarice importune des
fermiers, qui montrent un avantage présent dans des règlements funestes
pour l’avenir.» Tout cela est d’une admirable clarté, c’est le résumé de
l’histoire des publicains à Rome, aussi bien que l’histoire des fermiers
généraux en France.

Ce qui est également évident, c’est ce qu’ajoute Montesquieu quelques
lignes plus bas: «Il y a un art des inventions pour prévenir les
fraudes, que l’intérêt des fermiers leur suggère et que les régisseurs
n’auraient su imaginer.»

On voit moins clairement, peut-être, la logique de ce qu’il dit ensuite,
que, dans les républiques, les revenus de l’État sont presque toujours
en régie. C’est le contraire qui semblerait, cependant, devoir se
produire, à raison du caractère égalitaire et libéral de l’adjudication,
mise à la portée de tous.

L’histoire de la République romaine contredit absolument en fait son
affirmation. C’est au moins une exception. Mais, en vérité, quelle
énorme exception cela devait constituer aux yeux de Montesquieu, dans
l’histoire de l’humanité! Nous l’avons dit, le système du fermage des
impôts dura autant que la République romaine, malgré le caractère
aristocratique de ce gouvernement. Il s’effaça rapidement pour faire
place, en la plupart des cas, à la régie, quand arriva l’empire, avec
son fonctionnarisme, et les procédés autocratiques qui lui étaient
naturels, dans la distribution des faveurs ou des charges de l’État.
C’est donc le contraire de ce qu’indique Montesquieu comme un principe,
qui s’est passé dans la république romaine.

De notre temps, la ferme des impôts n’existe plus guère, en fait, autour
de nous. Elle n’a, sans doute, que bien peu de partisans. Mac Culloch
soutient, cependant, qu’elle est avantageuse, dans le cas des taxes «qui
peuvent être perçues sans investigations dirigées sur les affaires
privées des individus[251].» Mais quelle est la taxe à l’égard de
laquelle on peut sûrement protéger les particuliers contre les
exigences, les subtiles chicanes, et parfois contre la rudesse
impitoyable des adjudicataires devenus agents du fisc. Ce mode de
perception augmente certainement l’impopularité de l’impôt; nous le
voyons bien pour les droits de place dans les marchés, et même pour les
octrois dans certaines de nos villes.

  [251] Voy. de Parieu, _Traité des impôts_, t. I, p. 105-107.

Est-ce que les taxes sur les fenêtres, les chevaux, les voitures,
l’emploi du papier timbré pour certains actes, et les douanes, cités par
Mac Culloch comme susceptibles de fermage, ne peuvent pas devenir
l’objet de mille tracasseries et de mille exactions, quoiqu’elles
n’impliquent pas une investigation dans les affaires privées des
individus? Montesquieu affirme très justement le contraire dans ces
paroles énergiques: «Les États les plus malheureux sont ceux où le
prince donne à ferme ses ports de mer et ses villes de commerce.»
Assurément, il s’agit là des douanes, et c’est, en effet, précisément
sur elles que portèrent peut-être les plus redoutables abus des
publicains.

Quant à l’exécution des travaux publics, au contraire, le système des
adjudications est universellement et très opportunément admis
aujourd’hui.

Il en est de même pour les fournitures de l’État, et particulièrement
pour celles des armées. Là, sans doute, la surveillance doit être
vigilante et sévère. Les abus y sont à craindre incontestablement,
surtout en temps de guerre; mais quels que soient les scandales dont
nous avons eu à souffrir les tristes effets, il faut bien reconnaître
que la faute en est presque toujours à la pression exercée par les
circonstances, plus qu’à l’institution elle-même.

Comment trouverait-on ailleurs ce que peut donner l’adjudication de ces
sortes de choses? Le mobile de l’intérêt privé, avec sa puissance
indéterminée de développement et sa fécondité hâtive, peut devenir, à
certains moments de crise, absolument nécessaire pour obtenir la
promptitude des résultats et la quantité des produits exigés
impérieusement, par exemple, en vue des besoins de l’attaque ou de la
défense nationale.

Pour ces sortes d’entreprises, on ne spécule que sur les prix de revient
et le montant de l’adjudication, et seulement dans les rapports de
l’adjudicataire avec l’État; les particuliers n’en souffrent donc que
par les malfaçons; mais l’État, s’il le veut bien, est ordinairement de
force à empêcher les abus de ce genre.

Le danger s’est fait sentir de bien autre façon, lorsque, au contraire,
les particuliers ont été livrés directement en pâture, avec
l’assentiment et dans l’intérêt de l’État, à l’avidité de spéculateurs
qui sont presque des fonctionnaires, comme cela a lieu forcément pour la
ferme des impôts. Les provinces romaines, l’Italie elle-même, eurent
tant à en souffrir, qu’on essaya à plusieurs reprises, mais inutilement,
sous la République, de modifier ce mode de perception; on fut jusqu’à
suspendre la levée de certains impôts.

Tous les autres dangers indiqués par Montesquieu, notamment les immenses
et subites fortunes, et bien d’autres maux plus graves encore et
spéciaux à la société romaine, se réalisèrent par le fait des
publicains. C’est à Salluste[252], à un Romain, à un ancien proconsul de
Numidie, où il avait commis d’abominables exactions, que Montesquieu
semble avoir emprunté les austères paroles, que nous avons rapportées
plus haut, sur le danger de pareilles fortunes.

  [252] Ou tout au moins, à des lettres qui furent écrites vers son
    époque, et sur l’auteur desquelles on est en contestation
    aujourd’hui.

Sully avait signalé les mêmes dangers à Henri IV, d’un point de vue
moins élevé peut-être, mais très juste et très pratique. «Ce sage
ministre», dit M. Oscar de Vallée, «pensait que les fortunes excessives,
faites dans le maniement des deniers publics ou dans les usures privées,
étaient d’un funeste exemple pour tout le monde et surtout pour la
noblesse, disposée à échanger son honneur contre de l’argent. Il ne se
trompait pas sur le caractère du luxe qu’engendrent les richesses ainsi
obtenues, et savait bien qu’au lieu d’exciter l’émulation dans le
travail, il arrachait les hommes aux professions utiles, les corrompait
en un instant, et leur inspirait cette avidité dont on ne rougit pas,
parce qu’elle se répand comme un mal contagieux[253].»

  [253] O. de Vallée, _Les manieurs d’argent_, p. 47.




SECTION II.

Les banquiers; nature et développement de leurs opérations[254].

  [254] On peut voir une bibliographie très étendue sur cette matière et
    quelques détails historiques intéressants, au _Répertoire général
    alphabétique du droit français_ publié sous la direction de M.
    Fuzier-Herman, par MM. Carpentier et Frèrejouan du Saint. Paris,
    1891, t. VII, p. 421, vº Banque.


Nous avons dit qu’il ne fallait pas confondre sous le nom de banquiers,
tous les _negotiatores_ qui s’agitaient à Rome sur le Forum ou qui
exerçaient leur industrie dans les provinces.

Beaucoup, il est vrai, faisaient des opérations sur le numéraire,
accessoirement à leur commerce, et il en était fréquemment de même pour
les publicains qui, au besoin, trafiquaient accessoirement aussi sur les
prêts et dépôts d’argent. Mais il ne suffit pas de prêter son argent à
intérêt ou même de faire des avances de fonds, pour faire, à proprement
parler, des affaires de banque. On peut être capitaliste, usurier même
sur une très grande échelle, et traiter de grosses affaires d’argent,
sans être banquier, de la bonne ou de la mauvaise catégorie.

Brutus plaçait à Chypre ses capitaux à 48 pour 100, Verrès les plaçait
en Sicile à 24 pour 100; en Bretagne, Sénèque n’avait pas eu plus de
scrupules, et nous savons que le grave Caton faisait des prodiges pour
assurer le produit et la solidité de ses placements. Vers la même
époque, les Allobroges devaient à Fonteius, ou à ses prête-noms, 30
millions de sesterces. Presque toutes les villes de la Carie étaient
débitrices d’un certain Cluvius de Pouzzoles. Salamine devait des sommes
considérables à ce Scaptius, prête-nom de Brutus, qui faisait mourir de
faim les sénateurs assiégés dans leur curie, pour les faire payer.
Pompée avait prêté des centaines de millions de sesterces à des rois ou
à des villes de la Grèce et de l’Asie. On ne peut pas dire cependant que
Brutus, Verrès, Sénèque, Caton et Pompée fussent des banquiers.

Méritent-ils même qu’on se borne à les appeler des capitalistes ou des
spéculateurs! L’histoire pourrait, à bon droit, les flétrir d’un autre
nom. Malheureusement, leurs procédés n’étaient pas des exceptions; ils
n’étaient, au contraire, que le reflet des mœurs communes à presque tous
les riches des derniers siècles de la République.

On sait que les premières révoltes de la plèbe eurent pour cause les
dettes et les excès des usuriers; mais dans les temps anciens, c’était
plus encore contre les riches patriciens que contre les banquiers ou
_argentarii fœneratores_ de profession, que ces révoltes étaient
dirigées. La nature des réclamations prenait un caractère
essentiellement politique, dans lequel les revendications de castes se
généralisaient, et finissaient par dominer les plaintes des intérêts
matériels en souffrance.

Nous ne devons parler, ici, que de ceux qui pratiquaient des procédés
réglés par les lois, ou régis par des traditions et des coutumes
professionnelles; non des actes de spéculation accidentels ou frauduleux
par eux-mêmes.


§ 1er.--Caractères généraux de la banque et des banquiers de Rome; leurs
dénominations.

Les banquiers, à proprement parler, c’est-à-dire ceux qui font
profession de trafiquer sur l’argent, l’or, les monnaies et les valeurs
d’échange, en général, devaient être fort nombreux à Rome, si l’on en
juge par la série extraordinaire de noms qui ont servi à les désigner.
Il faut reconnaître, d’ailleurs, que leurs opérations furent de natures
très diverses.

On commença évidemment par organiser instinctivement le commerce du
change des valeurs métalliques, accompagné de l’appréciation des métaux,
dans les boutiques du Forum. Mais dès que les relations de Rome
s’étendirent vers l’Orient, le marché fut envahi, non seulement par les
pratiques et les usages de la banque établis depuis longtemps en Grèce,
mais par les Grecs eux-mêmes, qui en avaient l’expérience et le goût.

C’est pour cela, certainement, que les divers procédés de la spéculation
reçurent des noms grecs, et que les spéculateurs eux-mêmes furent
appelés du nom générique de _Grecs_, _Græci_. Peut-être finit-on par
prendre ce nom en mauvaise part, comme on disait, dans un autre sens,
_Græculi_[255]. C’est justement ce qui s’est produit chez nous, pour ce
nom de _Grecs_ et pour quelques autres, à l’occasion de ces mêmes
affaires d’argent.

  [255] Cicéron, _Ad Quintum_, I, 1. «_Fallaces sunt permulti et
    leves... Ipsis diligenter cavendæ sunt quædam familiaritates, præter
    hominum perpaucorum qui sunt vetere Græcia digni._»

Les banquiers furent essentiellement des manieurs d’argent, dans tous
les sens du mot, et nous ne pouvions les laisser de côté dans cette
étude. Mais ils ne constituèrent pas, comme les publicains, un État dans
l’État; aussi n’aurons-nous que peu de choses à rapporter sur ce que
nous appelons leur histoire externe, c’est-à-dire sur les événements de
l’histoire romaine qui se rattachent à leurs opérations.

Il existe, au contraire, des documents fort nombreux sur leur histoire
interne, c’est-à-dire sur le fonctionnement de leur institution,
considérée en elle-même.

Nous pourrons, en conséquence, entrer dans certains développements, soit
ici, pour indiquer le rôle qu’ils ont dû jouer dans le monde romain, à
raison de la nature de leurs spéculations; soit ultérieurement, si nous
cherchons à déterminer en détail, les règles juridiques qui concernent
leurs rapports entre eux, avec le public, ou celles qui régissent leurs
sociétés.

Incontestablement, ce qui a fait la force des publicains, c’est leur
organisation en grandes sociétés de capitaux. A la vérité, les sociétés
formées par les banquiers ont été nombreuses, intéressantes à étudier de
près, elles ont été l’objet de dispositions spéciales de la loi ou de la
jurisprudence; mais il y avait une raison pour qu’elles n’atteignissent
jamais le même degré de puissance. C’est la loi romaine du droit commun
sur les sociétés qui, en continuant à les régir en principe, empêcha
certainement les institutions de crédit de prendre, comme chez nous,
leur essor.

Nous avons vu que l’État s’était réservé, instinctivement ou par
principe, peu nous importe ici, mais très réellement en fait, le
monopole des grandes opérations, et nous avons indiqué le moyen très
simple qu’il avait adopté pour cela. Il avait fait de la liberté
d’association un privilège dont il restait le maître. Or, les banquiers
étaient des spéculateurs privés. Même d’après les opinions les plus
avancées à cet égard, s’ils eurent un caractère public, ce ne fut que
d’une manière accessoire, secondaire ou exceptionnelle; et c’est pour
cela qu’ils ne purent pas bénéficier des moyens d’organisation
nécessaires pour faire fonctionner des opérations étendues, comme le
font de notre temps les banques nationales, et les grandes sociétés de
crédit. Assurément ils avaient à côté d’eux des sociétés de publicains
aussi largement organisées que nos grandes compagnies, et qui auraient
pu leur servir de stimulant ou de modèle, mais il ne leur était pas
permis, par le droit, d’étendre aussi loin leur ambition.

Les publicains tenaient leur mission de l’État. En se portant
adjudicataires des impôts, des travaux publics ou des fournitures
(_redemptio, locatio censoria_), ils achetaient, en même temps que
l’entreprise, nous l’avons démontré, le droit de l’exploiter en dehors
de la loi commune et avec des actionnaires.

L’État n’avait pas songé à se faire banquier, ni à organiser des
sociétés de banques privilégiées, ni à mettre les entreprises de la
banque en adjudication, comme il le faisait pour tant d’autres choses.
Les banquiers durent se contenter, quand ils voulurent étendre leurs
affaires, de la petite société privée avec son _jus fraternitates_, qui
soumettait tout au caprice ou à la mort de chacun des associés.

Sans doute, les publicains auraient pu faire la banque, et l’organiser
sur de larges bases, puisqu’ils avaient les moyens légaux de réunir les
capitaux nécessaires. Ils la firent, en effet, parfois, en mettant à
profit les ressources de leur puissante organisation. Nous verrons même
que Sylla leur fut favorable, de ce côté, tout en voulant les frapper à
la tête, sur leur domaine de prédilection, l’Asie; car eux seuls furent
assez riches pour se faire les banquiers des pauvres provinciaux dont
Plutarque nous a retracé les misères. Dans cette circonstance, ils
augmentèrent inopinément les bénéfices espérés de leur entreprise
principale, l’adjudication des impôts. Rien n’indique que le fait se
soit produit ailleurs avec les mêmes développements.

Nous constaterons cependant que Cicéron et Pompée se servaient des
publicains de Grèce, pour faire de considérables dépôts d’argent.

Toutes ces indications et bien d’autres, pourraient donner à penser, en
réalité, que c’est par les publicains que se firent les plus grandes
opérations de banque de l’antiquité. Mais ce n’était pas là le principal
objet de leurs associations; leur spéculation essentielle devait porter
sur l’entreprise qu’ils s’étaient fait adjuger, et qui devait suffire à
absorber d’ordinaire leurs capitaux et leurs soins.

Nous ne pourrons donc trouver de grandes associations spécialement
affectées aux opérations de banque, ni chez les publicains, ni chez les
banquiers ordinaires. Nous n’en trouverons pas chez les publicains, par
la raison que nous venons de donner: ils avaient la possibilité légale
et les moyens d’agir, mais ils avaient un autre objet à réaliser. Nous
n’en trouverons pas dans les banques ordinaires, parce qu’elles
n’avaient ni la vitalité légale nécessaire, ni les moyens de s’étendre
jusqu’aux sociétés de capitaux.

Mais, en revanche, que de fonctions nombreuses et variées ces manieurs
d’argent ont dû exercer pour en retirer un profit plus ou moins exagéré,
suivant leur valeur morale très diverse, ou la situation qu’ils
occupaient, jusque sur les degrés les plus extrêmes de l’échelle
sociale.

Plus occupés que les nôtres du change métallique, à cause du peu de
fixité et de la variété des valeurs monétaires, surtout dans les temps
anciens, ils ont été beaucoup moins avancés qu’eux pour le maniement des
fonds par les titres; ils ne connaissaient, quoi qu’en aient pu dire des
juristes autorisés, ni la lettre de change, du moins avec la clause à
ordre, ni les valeurs au porteur proprement dites[256].

  [256] Voy. Caillemer, _Antiquités juridiques d’Athènes_.

Les Romains ne pratiquèrent pas la monnaie fiduciaire, ils ne firent que
des monnaies faussées.

Malgré ces infériorités et ces lacunes, l’intervention des banquiers
dans les affaires d’argent paraît avoir été peut-être plus usuelle
encore que de notre temps, pendant les derniers siècles de la République
romaine.

On a cherché à grouper les noms très nombreux donnés à ceux qui
spéculaient sur la monnaie et les valeurs[257]. Mais il nous paraît que
l’on doit agir très prudemment à cet égard.

  [257] Voir notamment les thèses de doctorat de MM. Da, Paris, 1877;
    Cruchon, Paris, 1878; Chastenet, Paris, 1882; Taudière, Poitiers,
    1884,--Voy. aussi Guillard, _Les banquiers athéniens et romains_. Et
    dans l’ancienne littérature de notre pays, Saumaise, _De Fœnore
    trapezitico_, 1640.

D’abord, les mêmes hommes devaient pouvoir joindre à leur titre
générique de banquiers _argentarius_ ou _mensularius_, des
qualifications variées. Nous croyons, en d’autres termes, qu’il y avait,
dans cette diversité de noms, du moins en principe et sauf
exceptions[258], des dénominations de fait et de langage usuel, plutôt
qu’un système de classification juridique ou légale.

  [258] Voy. _Dictionnaire_ de Daremberg et Saglio, vº _Argentarii_,
    article de E. Saglio, et pour les questions de droit, _eod. vº_,
    article Humbert.--Mommsen, _Hist. de la monnaie romaine_, III, p.
    172, liv. Ier de la traduction Blacas; et Fr. Lenormant, _La monnaie
    dans l’antiquité_. Paris, 1879.

Voici les principales dénominations que l’on trouve dans les textes
romains littéraires ou juridiques.

Et d’abord les désignations qui semblent être génériques sont celles de
_mensularii_, d’_argentarii_, de _trapezitæ_, _danistæ_, auxquelles on
joignait, suivant les cas et les spécialités, celles de _locatores_,
_venditores_, _mercatores_, _ærarii_ et même _vascularii_ et _fabri_,
surtout dans les temps anciens, où la monnaie se confondait presque avec
les métaux qui servaient à la faire.

Le nom de _collybistæ_ se réfère plus spécialement à des opérations de
change, celui de _nummularii_ aux opérations sur les monnaies
métalliques, celui de _probatores_ aux opérations de contrôle, celui de
_fœneratores_ aux avances de fonds.

D’autres dénominations similaires, dont quelques-unes ont été empruntées
aux Grecs, se retrouvent encore dans les textes, ainsi que l’expression
même de _Græci_, qui nous ramène, sinon à l’origine, du moins à l’époque
du premier développement des banques de Rome[259].

  [259] Voici quelques dénominations qui s’appliquent, d’après les
    écrivains latins, à ceux dont nous parlons, en sus de celles que
    nous indiquons au texte: «_Argenti structores, locatores,
    mercatores, hemerodanistæ, cernatistæ, argenti spectatores,
    probatores, æsculatores, zigostates, campsores, cambiatores,
    bancarii._» Voir le classement de M. Cruchon, _loc. cit._, qui
    contient d’autres expressions équivalentes, et quelques-unes aussi
    qui s’en éloignent trop.


§ 2.--Actes divers compris dans les opérations usuelles des Banquiers.


1º _Contrôle et change des monnaies métalliques._--Les premières
opérations sur les valeurs durent porter, non sur de la monnaie
proprement dite, ni sur des titres, mais sur les lingots de métal qui en
firent les premiers offices.

Nous ne referons pas ici l’histoire des monnaies. La matière a été
traitée par des maîtres éminents, à diverses reprises[260]. Nous nous
bornerons à rappeler, en des traits généraux, ce que l’on trouve
condensé sur ce point dans un texte célèbre de Paul, au Digeste[261],
auquel il suffit d’ajouter quelques observations.

  [260] Voy. notamment Mommsen, _loc. cit._ Fr. Lenormant, _Monnaie dans
    l’antiquité_, 3 vol. Lévy, 1879. VIIIe et IXe liv. des séances de
    l’Acad. en 1877. Et du même auteur, l’article vº _As_, au
    _Dictionnaire_ de Daremberg et Saglio.

  [261] L. 1, _pr._, D., _de contr. emptione_, 18, 1: «_Origo emendi
    vendendique a permutationibus cœpit: olim enim non ita erat nummus:
    neque aliud merx, aliud pretium vocabatur: sed unusquisque secundum
    necessitatem temporum ac rerum, utilibus inutilia permutabat, quando
    plerumque evenit ut quod alteri superest alteri desit: sed quia non
    semper, nec facile concurrebat, ut, cum tu haberes quod ego
    desiderarem, invicem haberem, quod tu accipere velles, electa
    materia est, cujus publica ac perpetua æstimatio difficultatibus
    permutationum æqualitate quantitatis subveniret: eaque materia forma
    publica percussa, usum dominiumque non tam ex substantia præbet quam
    ex quantitate: nec ultra merx utrumque, sed alterum pretium
    vocatur._» Aristote avait donné une définition dans laquelle, fait
    observer M. Lenormant, on trouve, plus nettement indiquée, la
    distinction entre la monnaie signe et la monnaie marchandise.
    Aristote ajoute, en effet, que la matière employée a une _valeur par
    elle-même_, et que la marque a pour but de délivrer de l’embarras de
    continuels mesurages.--Voy. Lenormant, _La monnaie dans
    l’antiquité_, t. I, p. 91, et III, p. 19. Aristote, _Politic._, I,
    6, 14-16; t. I, p. 53, trad. B. Saint-Hilaire. Paul a voulu
    évidemment abréger sa définition, les mots _non tam ex substantia
    quam ex quantitate_ prouvent bien que la notion complète était dans
    son esprit, et même elle apparaissait dans sa définition.

«Chez les Romains primitifs», dit M. F. Lenormant[262], «comme chez les
Grecs d’Homère et chez tous les peuples aryens à leur origine, où la vie
pastorale a joué un si grand rôle, non seulement la monnaie était
inconnue, mais ce n’étaient même pas les métaux qui formaient la matière
principale des échanges. La valeur des choses s’estimait et se payait en
bétail (_pecus_), d’où vient le nom _pecunia_, conservé plus tard pour
désigner le signe des échanges commerciaux. Dans tous les fragments
parvenus jusqu’à nous, des lois les plus anciennes de la République, le
taux des amendes est fixé en bœufs et en moutons, et ce n’est que
relativement plus tard qu’on y voit apparaître une taxation en sommes
monnayées ou même en poids de métal.»

  [262] Fr. Lenormant, art. du _Dict._ de Daremberg et Saglio, vº _As_,
    qui cite: Varro, _De ling. lat._, V, 19; Columel., _De re rustica_,
    6; Festus, _De Verb. signif._, p. 213, édit. Lindemann; cf.
    Marquardt, _Handb. der röm. Alterth._, III, II, p. 3; Festus, p.
    202; Cicéron, _De Republ._, II, 9, 16; Varro, _De re rustica_, II,
    1; Pline, XXXIII, 1, 7; _Lange Röm. Alterth._, t. I, p. 455 et suiv.

On échange d’abord les objets les uns contre les autres, c’est l’époque
primitive, avec laquelle notre institution n’a rien à voir. Mais un
objet commun d’échange se produit; c’est du cuivre ou de l’airain
d’abord (_æs_); il faut, à chaque vente, vérifier la substance des
lingots, en déterminer le poids, et aussitôt les _mensularii_
apparaissent derrière leur table, au Forum, dans des _tabernæ_, voisines
d’abord de celles des bouchers, qu’elles chassent et supplantent
bientôt. C’est l’époque où le _libripens_ jouait un rôle effectif.
Laissons de côté, pour le moment, ces modestes échoppes, avec leur banc
ou leur table (_mensa_), nous les verrons s’embellir, se déplacer, pour
se porter, ainsi transformées, sous les colonnades des somptueuses
basiliques.

Au lingot primitif de cet _æs rude_, composé de cuivre mêlé à quelque
peu d’étain, succédèrent des fragments marqués par les particuliers
eux-mêmes. L’intervention de l’État n’apparaît qu’à une époque
incertaine, que la tradition romaine fait remonter à Servius
Tullius[263], mais qui n’est pas probablement aussi ancienne. Il n’y a
de documents officiels, à cet égard, que depuis la loi Alternia-Tarpeia
(de 300-454), suivie des lois Menenia-Sestia (302-452), et Julia-Papiria
(324-430). La monnaie d’argent ne fut employée qu’en 486-268, en vertu
de la loi Fabia-Ogulnia; la monnaie d’or sous César seulement[264].

  [263] Pline, _Hist. nat._, XVIII, 3, 12; Festus, _op. cit._, p. 246.

  [264] «Pendant toute la durée de la République», dit M. Lenormant (t.
    I, p. 181), «les Romains, à l’exemple des Athéniens, ne fabriquèrent
    des monnaies d’or, que dans les cas exceptionnels, bien que toutes
    les grandes affaires se réglassent au moyen de payements en or, sous
    forme de lingots ou d’espèces étrangères librement tarifées par le
    commerce.» _Sic_, Mommsen, _H. R._, t. II, p. 119.

Lorsque la monnaie officielle fit son apparition, les Romains étaient
donc en relations avec les peuples qu’ils avaient commencé à soumettre,
les _negotiatores_ étrangers étaient venus trafiquer avec le public et
les _negotiatores_ de Rome. Bientôt après, vinrent les Grecs. Or, en
supposant que la monnaie romaine fût acceptée à Rome sans contrôle, il
ne pouvait en être de même des monnaies ou des valeurs étrangères qui,
toutes, n’avaient pas encore réalisé les mêmes progrès que la monnaie
romaine.

Ce que les _mensularii_ primitifs faisaient pour les payements en
lingots, ils durent nécessairement le faire pour les ventes, dans
lesquelles les monnaies étrangères, inconnues ou douteuses,
s’introduisirent de toutes parts sur le Forum. Elles n’y avaient pas
cours forcé, on le pense bien: _Loco mercis habebantur_[265], sauf
peut-être quelques monnaies grecques[266]; et le rôle des banquiers,
appréciateurs des monnaies ou intermédiaires du change, n’en devint que
plus difficile et plus important.

  [265] Pline, _Hist. nat._, XXXIII, 3, 13.

  [266] Mommsen, _Hist. de la monnaie_, p. 196 à 207.

Le butin fait à la suite des guerres de conquête dut augmenter encore
cette affluence de valeurs exotiques, et c’est ainsi que le _collybus_,
c’est-à-dire le change, fut la principale opération des banquiers
anciens, en même temps que la _probatio_, le contrôle des monnaies, la
fixation des cours de change (_æraria ratio_)[267], l’assistance à la
pesée et au versement qui en était fait.

  [267] Cicéron, _Pro Quintio_, 4; L. 39, D., _de solutionibus_, 46, 3.

On le voit, c’est sur les valeurs métalliques effectives, plutôt que sur
les monnaies considérées dans leur valeur représentative, que les
premiers banquiers portèrent leurs opérations. Il ne faut donc pas
s’étonner de les voir étendre leur trafic aux objets métalliques de
toutes formes, et se rapprocher du métier des orfèvres changeurs. C’est
ce qui explique les noms de _vascularii_, de _fabri_ et même
_lapidarii_, qui se confondent parfois, dans l’ancienne littérature
latine, avec ceux de _mensularii_ ou d’_argentarii_[268].

  [268] L. 39, D., _de auro argento_, 34, 2, et L. 61, _pr._, D., _de
    obl. et act._, 44, 7.

Les Romains admirent-ils légalement un système de monnaie fiduciaire,
c’est-à-dire la circulation d’objets de valeur purement conventionnelle
comme nos billets de banque? Ce système avait été longtemps pratiqué
avant eux dans beaucoup de pays de l’Orient; ils le connurent donc, sans
doute, mais ils ne tentèrent même pas de l’employer; ils ne se servirent
que de monnaies frauduleuses, avec cours obligatoire, dont l’emploi se
rattache aux attributions des banquiers romains. Nous devons, par
conséquent, en dire quelques mots.

On avait employé, en Orient, des monnaies de plomb, d’étain et de terre
cuite, à titre de valeurs échangeables et ayant cours usuel. C’étaient
de véritables monnaies fiduciaires. M. Lenormant rapporte, dans son
savant livre[269], le texte qui figure sur plusieurs galettes
quadrilatères d’argile employées en Asie pour le commerce. Ce sont des
mandats de payement réglant l’échéance, les intérêts, le débiteur, le
porteur, avec remise de place en place; c’est la lettre de change, moins
la clause à ordre; peut-être la circulation en devenait-elle possible
sous forme de mandat, comme dans la _procuratio in rem suam_ romaine.
Les Égyptiens avaient eu une monnaie de verre dont l’usage se continua,
dans le pays, sous les Byzantins et sous les Arabes[270].

  [269] _La monnaie dans l’antiquité_, t. I, p. 114 et suiv.

  [270] _Eod._, p. 214.

On a dit que les Romains avaient eu aussi une monnaie fiduciaire de
bois, par conséquent sur l’absence de valeur de laquelle ils ne
pouvaient pas se tromper; rien ne le prouve. Ce qui est certain, au
contraire, c’est qu’ils ont, à diverses époques, gravement faussé leurs
monnaies.

Ils se servirent, pour cela, de monnaies _fourrées_, suivant
l’expression de Mommsen, c’est-à-dire de pièces «qui se composent d’un
flan de métal de peu de valeur, cuivre, fer, plomb ou étain, formant
âmes, et revêtu, dans toutes ses parties, d’une mince feuille d’argent
ou plus rarement d’or. Ame et enveloppe ont été soumises en même temps à
la frappe monétaire. Les pièces fourrées étaient donc des monnaies sans
valeur intrinsèque que l’on émettait pour des espèces d’argent ou d’or
et par une opération frauduleuse[271].»

  [271] _Eod._, p. 222.

Le Sénat ordonna, à plusieurs reprises, de mêler cette monnaie à la
monnaie sincère, c’est ce que l’on appelait _miscere monetam_; on le
fit, pour la première fois, pendant la guerre d’Annibal, après la
bataille de Trasimène, en même temps que la loi _Flaminia_, par une
autre sorte de fraude, réduisait le poids de l’as. Ces procédés
antiéconomiques se renouvelèrent sous l’Empire.

On comprend quel trouble ces mesures durent jeter dans la circulation et
dans le crédit, nous en avons eu de plus récents exemples dans notre
histoire, et nous pouvons en juger presque par nous-mêmes.

C’est pour cela qu’en 670-84, Marius Gratidianus ordonna la vérification
des monnaies et fit retirer les pièces fourrées de la circulation. Des
_argentarii_ furent chargés de cette opération qui rentrait dans la
sphère de leurs occupations ordinaires et qui se rattachait au caractère
de leurs fonctions semi-officielles. Le peuple lui en témoigna sa
reconnaissance avec enthousiasme. «On éleva, dans tous les carrefours,
des statues au préteur qui avait pris l’initiative d’une aussi
bienfaisante réforme et l’on rendit à ces statues des honneurs presque
divins, en brûlant devant elles des cierges et de l’encens.» Sylla
renversa les statues, fit périr le préteur dans les tortures les plus
barbares, et revint, en vertu de la _Cornelia testamentaria_, au système
du cours forcé des monnaies fourrées[272].

  [272] Cicéron, _De offic._, III, 20, 80; Pline, _Hist. nat._ XXXIII,
    9, 132; Lenormant, _loc. cit._, p. 231.

Mais on sait comment le public traite les valeurs fictives discréditées,
et quelle est l’inutilité de tous les actes du gouvernement pour en
assurer la circulation, quand arrive la débâcle.

Sans doute, les banquiers romains comme ceux du moyen âge durent servir
d’intermédiaires aux justes résistances de la pratique, du bon sens et
de l’honnêteté publique. L’Empire pourtant, dans les premiers siècles
surtout, conserva ces détestables traditions. On est revenu, de notre
temps, au juste sentiment des choses à cet égard. Les grandes opérations
de la spéculation sur le change et sur les monnaies fiduciaires sincères
sont restées, et ne cesseront plus, probablement, d’employer cette sorte
de marchandise, la plus maniable de toutes, et ces valeurs de papier,
basées sur le crédit et qui sont, en retour, si nécessaires à son
fonctionnement.


2º _Avance de fonds, placements et autres actes divers._--Mais ce n’est
pas à cela que devait se borner l’intervention des banquiers romains, et
nous allons leur voir accomplir, de bonne heure, les opérations qui les
rapprochent davantage des banquiers modernes.

Cujas avait proclamé l’importance ou, du moins, la fréquence vraiment
extraordinaire de leur intervention dans les affaires, lorsqu’il disait:
«_Et propterea nec, sine argentario, ullus contractus habebatur, in quo
modo pecunia intercederet[273]._» «Ainsi, sans un banquier, aucune
affaire d’argent n’était traitée.»

  [273] Cujas, sur la loi 8, _Depositi_, lib. 9, _Quæstiones
    Papin_.--Voy. aussi Cicéron, _Pro Quintio_, 4, et L. 39, D., _de
    solut._, 46, 2.

Assurément, ils ont fait, comme opérations ordinaires et normales des
avances d’argent, et, lorsque l’on ne trouvait pas à exercer le _mutuum_
gratuit, avec un ami désintéressé, comme dit Saumaise, dans son traité
de _Fœnore trapesitico_, on recourait au banquier qui prêtait à
intérêt[274]. Plaute indique cette ressource, comme une chose toute
naturelle, à l’égard d’un fils prodigue, dans son _Pseudolus_:

  [274] Chap. I, p. 34 de l’édit. de Lyon, 1640.

    Ba.  _Fuit occasio, si vellet, jam pridem, argentum ut daret._
    Ca.  _Quid si non habui? Ba. Jam haberes, invenires mutuum,
         Ad danistam devenires, adderes fenusculum,
         Surripuisses patri._

  Ba. «C’était l’occasion, s’il le voulait, de donner de l’argent.

  Ca. Et si je n’en avais pas? Ba... Tu en aurais tout de suite, tu
  trouverais à emprunter, tu irais trouver le banquier, tu lui offrirais
  un petit intérêt, et ainsi, tu en soutirerais à ton père.»

On appelait, parfois, les banquiers _fœneratores_, ce qui indique qu’ils
pratiquaient usuellement le prêt à intérêt; ils le firent même, sous
diverses formes de contrats. Il est fort probable, d’ailleurs, que si le
dépôt irrégulier fut usité chez eux sur une grande échelle, ainsi que
nous le verrons tout à l’heure, c’est que non seulement les banquiers
spéculaient sur leur argent, mais qu’ils faisaient valoir aussi celui
qui leur était confié, lorsqu’on le laissait se confondre dans leur
caisse.

Les abus de l’usure paraissent, cependant, avoir été pratiqués au moins
dans les temps anciens, plus encore par les particuliers et spécialement
par les riches patriciens que par les banquiers. C’est ce qui nous
semble résulter, nous l’avons déjà dit, du caractère politique des
révoltes provoquées par les dettes et l’usure.

Cependant, de très bonne heure, sans doute, les banquiers cessèrent
d’opérer exclusivement sur les valeurs métalliques en nature. De leurs
opérations de crédit, le _mutuum_, c’est-à-dire la livraison des
espèces, avec stipulation d’intérêts, dut être la forme la plus
primitive et la plus simple, c’était la forme accessible à tous,
prêteurs et emprunteurs; celle que le droit romain protégeait par ses
actions les plus normales. Le _mutuum_ et la stipulation, en dehors des
paroles réservées aux citoyens, étaient, on le sait, des contrats du
droit des gens, et ils étaient protégés par des actions _stricti juris_.
C’était, qu’on nous permette le mot, le procédé classique et usuel de
tous les temps.

Mais les banquiers, _apud omnes gratiosi_[275], procédaient par d’autres
combinaisons plus caractéristiques et plus spéciales à leur métier, sur
lesquelles nous aurons à nous arrêter davantage.

  [275] Cicéron, _De offic._, 14, nº 58.

Au contraire, ce serait sortir de notre sujet, que de parler des
incidents législatifs, judiciaires ou politiques, dont les intérêts
furent l’occasion, sous toutes les formes admises. Tantôt libres, tantôt
défendus absolument, le plus souvent limités à un taux _maximum_, les
intérêts donnèrent lieu à des abus que nous avons eu souvent à signaler
en passant, et dont nous devons nous borner, en ce moment, à rappeler la
persistance.

Mais ce que nous devons remarquer, ici, c’est que ces abus furent tels,
qu’on avait des doutes, même encore à l’époque de l’Empire, sur la
moralité et l’utilité des opérations de banque. Sénèque, dont nous avons
indiqué les débordements usuraires en Sardaigne, pouvait encore se
permettre de dire philosophiquement au public: «_Quid fœnus et
calendarium, et usura, nisi humanæ cupiditatis extra naturam quæsita
verba? Quid sunt istæ tabulæ, quid computationes, et venale tempus et
sanguinolentæ centisimæ? Voluntaria mala ex constitutione nostra
pendentia... inanis avaritiæ somnia[276]._» «Qu’est-ce que le capital,
et le livre des échéances, et l’intérêt, si ce n’est autant
d’expressions inventées par la cupidité humaine et hors nature?
Qu’est-ce que ces registres et ces comptes, et ces délais coûteux et ces
intérêts couverts de sang? Ce sont des maux que nous voulons et qui
découlent de notre constitution... des imaginations de notre vaine
avarice.»

  [276] Sénèque, _De Benef._, VII, X.

Les banquiers devaient survivre à toutes les déclamations et à toutes
les lois, aussi bien que la représentation légitime du loyer de leur
argent, quelle que fût la forme employée pour en assurer le
recouvrement.

Nous avons des documents positifs très anciens, déterminant ce qu’il y a
de licite et d’usuel dans leurs actes, et l’on en retrouve encore,
jusque dans les recueils de Justinien. Marquardt en a tracé un tableau
d’ensemble. «C’est par l’intermédiaire des _argentarii_», dit-il[277],
«que se faisaient la plupart des payements, comme aussi ils se
chargeaient de l’encaissement des sommes dues, du placement à intérêt
des capitaux, de la vente des marchandises et particulièrement de la
liquidation des hérédités par la voie de la vente aux enchères, et enfin
des placements de toute nature; les opérations de change, notamment
l’échange des monnaies étrangères et la vente des monnaies romaines,
paraissent avoir été réservés aux _nummularii_. Ceux-ci, d’ailleurs,
comme les _argentarii_, faisaient toutes les opérations qui rentraient
dans le commerce des banques, acceptaient des capitaux en dépôt,
faisaient des payements pour le compte d’autrui, plaçaient des capitaux
à intérêt, et pour les opérations de change prélevaient un bénéfice ou
agio.»

  [277] _Op. cit._, p. 80 et 82.

On retrouve donc, dans le ministère des banquiers, c’est-à-dire dans
l’accomplissement de ces actes et dans ceux sur lesquels nous allons
donner quelques indications plus précises, les attributions réparties
chez nous entre les agents de change, les commissaires priseurs et les
courtiers, pour les _auctiones_ ou ventes publiques[278], les changeurs,
les escompteurs et les sociétés de crédit de toute espèce.

  [278] Voy. Caillemer, _Revue historique_, 1877-78, p. 400, et les
    curieux détails relatifs aux tablettes de _Lucius Cæcilius
    Jucundus_, découvertes à Pompéi en juillet 1865: _Tabulæ
    auctionnariæ_.--Voy. aussi la thèse de M. Cruchon, p. 196 et suiv.

A Rome très probablement, comme dans certaines de nos grandes places
commerciales aujourd’hui, les spéculateurs en étaient venus, vers la fin
de la République, à ne plus traiter, même les affaires les plus simples,
sans l’intervention des intermédiaires de profession. C’est cette
pratique très commode et très avantageuse sous certains rapports, qui
donne une si grande importance commerciale et de si gros bénéfices,
spécialement aux courtiers en marchandises de Marseille, depuis de
longues années. Nous avons cité le passage de Cujas qui signale ce trait
des mœurs publiques comme très caractérisé dans la société romaine; il
faut bien qu’il en fût ainsi, pour que les banquiers y fussent si
nombreux et désignés sous des titres si divers que, malgré la multitude
de noms que nous avons signalés, nous n’en avons pas certainement épuisé
la liste.


3º _Dépôts réguliers et irréguliers._--On pratiqua fréquemment le dépôt
régulier, et, sans doute, aussi le séquestre chez les banquiers. Mais le
dépôt irrégulier fut un des actes les plus usuels et, j’ajoute, les plus
caractéristiques de leur profession. C’est chez les banquiers,
peut-être, qu’il prit naissance. «Il se faisait, surtout, chez eux», dit
M. Accarias, «eux seuls pouvant, quotidiennement, trouver, à cette façon
de s’obliger, plus de profit que de gêne[279].»

  [279] Accarias, _Précis de droit romain_, t. II, p. 437, 3e édit.

Le trésor public, lui-même, recourait à ces dépositaires de
profession[280].

  [280] Cicéron, _Pro Flacco_, 19.

On admit que le dépôt irrégulier fût productif d’intérêts, même de plein
droit, suivant la bonne foi et les usages. La restitution en fut
garantie par un privilège spécial, particulièrement en cas de faillite
du banquier. Ce sont là des points sur lesquels des controverses se sont
élevées. Nous aurons à les examiner en détail, lorsque nous traiterons
le côté purement juridique de la matière[281]. Nous signalerons,
seulement, ces mots d’Ulpien, à propos de l’opération dont nous parlons
en ce moment: «_Necessarium usum argentariorum ex utilitate
publica[282]._»

  [281] Sur deux textes contradictoires d’Ulpien relatifs au privilège
    du déposant, la controverse est assez animée pour que M. Cruchon,
    dans sa thèse, ait pu signaler l’existence de douze systèmes
    différents. _Loc. cit._, p. 180 et suiv.; L. 7, § 2 et 3, D.,
    _depositi vel contra_, 16, 3, et L. 24, § 2, D., _de rebus auctor._,
    42, 5.

  [282] L. 8, D., _depos._, 16, 3.

Toutes les parties devaient, en effet, trouver des avantages dans ce
procédé; et on comprend que, dès l’antiquité, il fut très pratiqué et
soutenu par les juristes, comme d’utilité publique. Le déposant, d’une
part, y trouvait le moyen de faire fructifier son argent, la possibilité
de le retirer facilement, et des garanties spéciales de restitution; et,
d’autre part, le banquier dépositaire avait à sa disposition des fonds
sur lesquels il pouvait étendre ses spéculations et augmenter ses
bénéfices.


4º _Mandats de payements._--On pouvait utiliser ces dépôts de beaucoup
d’autres manières. «Que les _argentarii_ fussent dépositaires réguliers
ou non», dit M. Humbert, notre savant maître, «les déposants les
chargeaient souvent d’opérer pour leur compte des payements (_scriptura
per mensam_ ou _de mensa solvere_), et l’on avait même admis d’assez
bonne heure, qu’on pouvait les charger d’opérer des prêts (_mutuum_),
pour le compte du déposant sur un mandat appelé _præscriptio_
(_præscribere, solvere ab aliquo_). Il arriva, naturellement, que les
capitalistes prirent l’habitude de verser leurs deniers chez
l’_argentarius_, avec clause tendant à leur faire produire intérêts,
tout en se réservant la faculté d’en ordonner l’emploi à volonté[283].»

  [283] _Dict._ de Daremberg et Saglio, vº _Argentarii_.

Il y avait là, assurément, des opérations qui tendaient à assouplir aux
besoins de la pratique journalière, ce qu’on a appelé le formalisme du
vieux Droit romain, et le fait est, par lui-même, intéressant à
constater; mais faut-il aller jusqu’à déclarer que c’est notre chèque
moderne que l’on retrouve dans ces mandats de payement? Nous dirons,
comme nous l’avons déjà dit, à propos de la lettre de change, que c’est
le trait caractéristique, la clause à ordre donnant la faculté de
circulation jusqu’à l’échéance, qui manque dans les deux cas[284]; en
réalité, les Romains ne connurent pas plus l’un que l’autre de ces
merveilleux instruments de crédit, dans ce qu’ils ont de plus original
et de plus fécond.

  [284] Ce pourrait être, tout au plus, un chèque souscrit au profit
    d’une personne déterminée, ainsi que la loi du 14 juin 1865 permet
    de le faire. Art. 1er.

Peut-être même, n’arriva-t-on à ce procédé des ordres écrits, de ces
mandats de payement, qu’après de bien longues hésitations. Sénèque dit
que, de son temps encore, le déposant amenait son créancier à la table
du banquier détenteur de ses fonds, et le faisait payer devant témoins
(_pararii_). Il déchargerait, du même coup, le banquier son débiteur, et
se déchargeait lui-même de sa dette par le versement effectif des fonds
entre les mains de son créancier présent. C’est le procédé le plus
simple; ce fut, probablement, le premier employé. Les livres du banquier
vinrent donner d’autres facilités.


5º _Contrat de change._--Quelquefois, les Romains qui avaient à toucher
de l’argent dans un lieu éloigné, au lieu de s’y rendre eux-mêmes, y
envoyaient un esclave. Ce procédé, assez facile pour les gens riches,
possesseurs de très nombreux esclaves et de serviteurs élevés de façon à
ce qu’on pût compter sur eux, n’était pas, cependant, à la portée de
tout le monde, et, en tout cas, il était trop compliqué. Les textes du
Digeste nous le montrent comme employé au cas de prêt à la grosse
(_nauticum fœnus_); nous n’avons à le signaler ici, sous cet aspect, que
comme trait de mœurs.

Mais nous avons vu que les banquiers servaient usuellement
d’intermédiaires, soit pour recevoir, soit pour effectuer des payements,
cela pouvait être utilisé aisément dans les remises de place en place,
ou contrats du change.

Quels étaient les procédés suivis à cet égard? Quoique la question
touche, par ses détails, plutôt au Droit qu’à l’histoire des banques,
nous ne pouvons pas, cependant, même à ce dernier point de vue, passer
complètement sous silence ce qui avait été admis dans la pratique
romaine.

Lorsqu’on voulait obtenir le payement d’une somme versée à Rome, dans un
autre lieu, on pouvait le faire par _permutatio_; par exemple, Cicéron
envoyant son fils à Athènes, et voulant lui éviter l’ennui et le danger
de transporter avec lui de la monnaie, s’était préoccupé de lui en faire
avoir par ce moyen, à son arrivée. «_Id quæro_», écrivait Cicéron à
Atticus son ami, «_quod illi opus erit Athenis permutarine possit an
ipsi ferendum est[285]._» «Je te demande si ce dont il aura besoin à
Athènes pourra être obtenu par _permutatio_, ou s’il faudra qu’il
l’emporte avec lui.» A la suite de cette première lettre, Atticus répond
que la _permutatio_ est possible, et Cicéron écrit pour qu’elle ait
lieu: «_De Cicerone ut scribis, ita faciam, ipsi permittam de tempore:
nummorum quantum opus erit, ut permutetur tu videbis[286]._» «Je ferai
comme tu me dis pour Cicéron, je lui en procurerai à l’occasion; et tu
verras de lui obtenir, par _permutatio_, l’argent qu’il lui faudra.» Il
s’agissait là évidemment d’une sorte d’ouverture de crédit, avec remise
de place en place, au moins entre banquiers.

  [285] _Ad. attic._, liv. XII, nº 24.

  [286] _Ad. attic._, liv. XII, nº 27. Voir aussi: XV, 15; V, 15; XI, 1,
    24; _ad. div._, II, 17; III, 5; _ad. quint._, frag. I, 3; _pro
    Rabirio_, 4.


6º _Moyens de poursuite: actions civiles et prétoriennes._--Pour
accomplir ces opérations, les banquiers avaient diverses actions à leur
service, d’autres existaient au service de leurs clients.

Par l’action _de eo quod certo loco_, le banquier, qui avait promis de
faire un payement sur une autre place, pouvait y être indirectement
contraint par l’indemnité à laquelle il s’exposait, s’il se bornait à
payer à Rome[287]. L’action était arbitraire; elle ne paraît pas,
d’ailleurs, avoir été organisée principalement en vue du commerce de la
banque.

  [287] «_Ideo in arbitrium judicis refertur hæc actio, quia scimus quam
    varia sint pretia rerum per singulas civitates regionesque: maxime
    vini, olei, frumenti: pecuniarum quoque, licet videatur una et eadem
    potestas ubique esse, tamen altis locis facilius, et levibus usuris
    inveniuntur, aliis difficilius, et gravibus usuris._»--L. 3, D., _de
    eo quod certo loco_, XIII, 4.

Il en est de même de l’action résultant du _mandatum pecuniæ credendæ_;
elle pouvait singulièrement faciliter les mandats de versements de
fonds, puisque celui qui faisait l’avance à l’emprunteur avait action
contre le _mandator_ qui lui servait de garant, et que cela pouvait se
faire dans les formes les plus simples. Ceci n’empêchait pas les
banquiers de se servir, au profit de leurs clients, des autres modes
d’_intercessio_ pratiqués par tout le monde.

L’action _receptitia_, au contraire, était spéciale aux banquiers. Nous
n’exagérerons rien assurément sur ses effets très caractérisés, si nous
en référons au texte de M. Accarias qui ne se laisse pas facilement
entraîner à de simples conjectures. «Nous savons», dit le savant
romaniste[288], «que les banquiers seuls s’obligeaient dans la forme du
_receptitium_ ou _receptum_, que leur obligation était sanctionnée par
une action perpétuelle dite _receptitia_, et qu’elle avait pour objet un
ou plusieurs payements à faire à un tiers ou pour le compte d’un tiers,
et cela sans qu’on distinguât si ce tiers était ou non créancier du
banquier ni si lui-même devait quelque chose ou ne devait rien à la
personne qui toucherait le payement. L’objet du _receptum_ ainsi
déterminé, on voit tout de suite que, selon les circonstances, il
contient une ouverture de crédit ou n’est qu’une façon de mettre à la
disposition d’un client, soit à jour fixe, soit à volonté, des fonds
qu’il a déposés dans une maison de banque ou qu’elle a encaissé pour
lui. On voit aussi que, comme le _receptum_ ne suppose aucune provision
fournie au banquier, l’action qui en résulte n’est pas exposée à échouer
contre l’exception _non numeratæ pecuniæ_, et, à ce point de vue, ce
contrat présente un avantage évident sur la _stipulatio_ et la
_transcriptio_. Mais comment se formait-il? Quelques mots obscurs de
Justinien ont fait croire à plusieurs interprètes qu’il exigeait des
solennités de paroles. Mais à ce compte le _receptum_ eût été d’une
application plus gênante que le contrat _litteris_, et au lieu de
simplifier les rapports des banquiers avec leurs clients, il les eût
compliqués. J’estime donc que, s’il exigeait quelques formalités, ce ne
pouvait être que des écritures et probablement fort simples. A l’époque
de Justinien, le _receptum_ était presque tombé en désuétude.» Cette
disparition s’explique, le constitut était venu prendre sa place, et
l’on sait que Justinien fondit les deux institutions[289].

  [288] Accarias, _op. cit._, t. II, p. 776, 3e édit.; nº 720, p. 614,
    4e édit.

  [289] §§ 8 et 9, Inst. IV, VI, _de action._

Tout cela est absolument affirmé, non seulement par les données du
droit, mais aussi par celles de l’histoire, et l’on voit ainsi quelle
variété d’opérations le droit, même le plus ancien, avait voulu rendre
possible à ces banquiers de tous noms[290].

  [290] Quint., XI, 92; Plaute, _Curculio_, II, 3, 66; III, 1, 64; IV,
    3, 3; V, 2, 30; 3, 34.


§ 3.--Livres et écritures. Contrat _litteris_ et billets. Comptes
courants. Compensations. _Editio rationum_.

L’un des principaux moyens de procéder dans les affaires des banquiers,
fut l’emploi de ces registres que, presque jusqu’à l’empire, tous les
citoyens tenaient encore avec un soin religieux, mais qui servaient
depuis longtemps déjà, tout particulièrement dans les maisons de banque.
Nous verrons Cicéron présenter comme un fait absolument extraordinaire
que l’on apporte en justice un brouillon à la place du _Codex_, et que
ce livre, rendu indispensable par les mœurs, ne soit pas tenu
régulièrement chez un citoyen qui se respecte[291].

  [291] Cicéron, _Pro Roscio_, 2; _Verr._, II, liv. 23.

Le _Codex_ avait servi, dans les temps anciens, à faire le contrat
_litteris_. Du temps de Justinien, il ne servait plus à cet usage et on
ne le trouvait plus chez les particuliers. Mais il restait encore chez
les banquiers à l’état de registre obligatoire.

Il ne faut donc pas s’étonner de ne trouver que peu de renseignements
sur le _Codex_ dans les compilations de Justinien. Un texte du manuscrit
de Gaius en a donné quelques-uns très intéressants. Sans nous arrêter
aux difficultés qu’a suscitées l’explication complète de ce texte, nous
constaterons, comme remontant aux temps très anciens de Rome, la
pratique de la séparation en colonnes spéciales, du doit et de l’avoir
sur ce livre. Le registre s’appelle le _Codex accepti et depensi_. On y
procède aux _nomina transcriptitia a re in personam_ ou _a persona in
personam, in utraque pagina_, c’est-à-dire que le contrat _litteris_ s’y
constitue par l’inscription au _débit_, corrélative à celle qui doit
être faite au _crédit_ comme dans nos livres tenus en partie
double[292].

  [292] Gaius, III, §§ 128 à 131.--«_Huic omnia expensa, huic omnia
    feruntur accepta, et in tota ratione mortalium sola utramque paginam
    facit_», dit Pline, _Hist. nat._, II, 7.

Cette pratique, nécessaire pour former le contrat _litteris_, d’après
une opinion que nous croyons exacte, s’était conservée sur les registres
des banquiers, même après la disparition de ce contrat, et telle qu’elle
était pratiquée du temps de Labéon. C’est ce qui semble résulter des
termes d’un texte que nous transcrivons plus bas, à l’occasion de
l’_editio rationum_, et dont nous aurons à parler.

Ces registres, soit à l’époque où le contrat _litteris_ existait encore,
soit à celle où il avait disparu, serviront à pratiquer les opérations
les plus ingénieuses de la banque moderne, et notamment les comptes
courants. M. Humbert n’hésite pas à l’admettre. «Les riches Romains»,
dit-il, «en vinrent à être en compte courant avec leurs banquiers, et
nous croyons que l’ouverture d’un crédit était une opération connue de
ces habiles manieurs d’argent, et qui n’avait rien de contraire aux
principes du droit romain. En effet, l’_expensitatio_ ou contrat
_litteris_ ne repoussait pas toute modalité, puisqu’il admettait la
solidarité parfaite ou corréalité[293].»

  [293] _Dict._ de Daremberg et Saglio, vº _Argentarii_, II; M. Pilette,
    _Revue hist. de droit_, 1861, et M. Thézard, _Revue critique_, 1871,
    dans des articles sur la compensation, ont assimilé les comptes
    courants des Romains à ceux de notre temps, avec les règles
    spéciales admises par la jurisprudence sur l’unité du titre
    résultant du reliquat. M. Cruchon, dans sa thèse sur les
    _argentarii_ et sur les comptes courants, a combattu cette opinion.
    Paris, 1878.

Les banquiers eurent, en outre, un registre spécial, dont il est
question dans les textes et qui s’appelait le _calendarium_; c’était le
livre des échéances; il portait ce nom, parce que les échéances
correspondaient d’ordinaire à l’époque des calendes.

On dut user de même des _arcaria nomina_ et aussi des _syngraphæ_, des
_chirographa_, papiers détachés, qui rendaient les relations plus
faciles avec les pérégrins[294].

  [294] Gaius, III, §§ 131 et suiv.

On voit combien les Romains se sont rapprochés des pratiques de notre
temps dans ces matières. Les livres obligatoires, les registres tenus en
partie double, les billets, tout s’y retrouve, excepté, à la vérité, le
plus essentiel, la clause à ordre, et partant la libre circulation des
valeurs. Le progrès ne s’était réalisé que pour les actions des
compagnies de publicains; mais seulement, sans doute, par voie de
transfert, à notre avis.

Il existait encore quelques autres dispositions spéciales aux banquiers,
dont l’une des plus caractéristiques est l’_editio rationum_. Tous ceux
qui tiennent une banque peuvent être contraints à fournir, à tout
instant, leurs comptes à leurs clients et même à des tiers. Voici les
expressions d’Ulpien à ce sujet: «_Prætor ait: argentariæ mensæ
exercitores rationem, quæ ad se pertinet, edant adjecto die et consule.
§ 1. Hujus edicti ratio æquissima est: nam cum singulorum rationes
argentarii conficiant, æquum fuit, id quod mei causa confecit, meum
quodammodo instrumentum mihi edi[295]._» «Le préteur a dit: que ceux qui
tiennent table de banquiers fournissent les comptes les concernant, en
fixant la date du jour et de l’année. § 1. La raison de cet édit est des
plus équitables: car les banquiers tenant des comptes pour les
particuliers, il est juste que l’opération faite pour moi me soit
rapportée sous la forme d’une sorte de titre.»

  [295] Ulpien, L. 4, _pr._, et § 1, D., _de edendo_, II, 13; L. 6, § 7
    et 10, § 2, _epo._

Il est probable que cette disposition d’origine prétorienne était
antérieure à l’empire; elle répond aux mœurs commerciales du temps où
l’initiative individuelle dans les affaires d’argent fut à son apogée;
et Gaius, en expliquant, à son tour, le motif de la disposition, nous
confirme dans cette opinion: «_Ideo argentarios tantum, neque alios
ullos absimiles eis edere rationes cogit; quia officium eorum atque
ministerium publicam habeat causam; et hæc principalis eorum opera est,
ut actus sui rationes diligenter conficiant[296]._» «On force les
banquiers seuls à fournir leurs comptes et non d’autres personnes qu’il
ne faut pas confondre avec eux, parce que leur office et leur ministère
a un caractère public; et ce doit être un de leurs soins principaux, de
tenir note de leurs comptes avec diligence.»

  [296] Gaius, L. 10, § 1, D., _eod. tit._

Les banquiers étaient donc légalement tenus d’avoir leurs comptes en
règle, car leurs clients avaient le droit de les exiger, à l’occasion
des procès qu’ils pouvaient avoir, soit avec eux, soit même avec des
tiers[297], et ce, sous peine des dommages résultant du défaut de
production de comptes. Le préteur pouvait même accorder ce droit à
d’autres, mais _cognita causa_, et en faisant prêter serment que la
demande n’était pas faite dans un but illicite, _jusjurandum
calumniæ_[298].

  [297] _Eod._, _leg. pr._

  [298] L. 8, D., _eod. tit._

Cette _editio rationum_ n’était pas exactement la communication ou la
représentation des livres, telle qu’elle est régie par le Code de
commerce, mais elle se rapprochait plus de la représentation que de la
communication, en ce que c’était seulement la partie des comptes
relative au procès qui devait être rapportée[299]. Tandis que, chez
nous, c’est en principe, le livre même qui doit être communiqué ou
représenté, à Rome, le banquier pouvait, soit dicter le contenu du
registre, soit en fournir copie, soit apporter le livre lui-même[300].

  [299] L. 10, § 2, D., _eod. tit._

  [300] L. 6, § 7, D., _eod. tit._

Ces dispositions s’étendent à d’autres personnes qu’aux banquiers; à
leurs héritiers d’abord et aussi au père ou au maître, si c’est un fils
ou un esclave qui ont fait la banque, de manière à engager la
responsabilité de ceux dont ils dépendent. Il en est de même dans
quelques autres cas spécifiés par les textes.

Enfin, cette _editio rationum_ suppose une série d’opérations
accomplies, et il ne suffirait pas d’un acte isolé pour que le banquier
fût tenu d’_edere rationes_ dans les conditions que nous venons
d’indiquer.

A cette tenue des registres se réfèrent des dispositions sur la
compensation, qui restent aussi spéciales aux banquiers, et qui
indiquent bien que les comptes courants étaient chez eux de pratique
fréquente et normale. Ainsi, lorsque l’_argentarius_ présente ses
comptes en justice, il est tenu, sous les peines rigoureuses de la _plus
petitio_, de ne demander que la différence résultant de la balance qu’il
a dû établir dans le compte personnel de son client[301]. Ce n’est pas
seulement par ce qu’il doit tenir ses livres en règle, tout le monde est
tenu à l’exactitude; mais c’est surtout parce que pour lui, les comptes
de toute nature qu’il entretient avec ses clients, sont habituellement
complexes, et parce que, d’autre part, les livres sont des sortes de
documents publics sur lesquels tout le monde a des droits[302]. C’est à
l’égard des banquiers, seulement, que la compensation de plein droit a
été admise, avec toute sa rigueur, dans la législation romaine, même des
temps anciens.

  [301] «_Rationem esse Labeo ait, ultro citro dandi accipiendi,
    credendi obligandi, solvendi sui causa negotiationem: nec ullam
    rationem nuda duntaxat solutione debiti incipere: nec si pignus
    acceperit, aut mandatum, compellendum edere: hoc enim extra rationem
    esse. Sed et quod solvi constituit argentarius edere debet; nam et
    hoc ex argentaria venit._» Le Constitut suppose, en effet, lui
    aussi, deux obligations (L. 6, § 3, D., _eod. tit._).

    Justinien maintint cette obligation, il l’étendit même (L. 22, C.,
    _de fide instr._, IV, 21).

  [302] Gaius, IV, § 64 et suiv.


§ 4.--Attributions ayant un caractère public.

Les _argentarii_ exercèrent, outre la banque proprement dite, des
délégations qui les rapprochent de certains de nos officiers
ministériels; ils étaient chargés des ventes aux enchères, par exemple;
on les appelait alors _argentarii auctionatores_. On a trouvé récemment,
dans les fouilles de Pompéi[303], quelques indications curieuses à cet
égard. Ils liquidaient les successions ou arbitraient les situations
pécuniaires embrouillées.

  [303] Nous avons cité plus haut l’étude faite par M. Caillemer sur ce
    texte. _Supra_, p. 159.

Sous le nom de _mensarii_, c’est eux surtout qu’on employa, très
probablement, dans certaines crises monétaires ou financières de l’État.
Ils facilitent alors officiellement la circulation des valeurs,
liquident, en vertu d’une délégation spéciale de l’État, les affaires
des citoyens. Nous retrouverons ces faits en étudiant les banquiers dans
leurs rapports avec les événements de l’histoire. Mais, de même que nous
n’avions pas d’intérêt, ici, à les considérer dans leurs fonctions de
contrôleurs ou d’orfèvres, _argentarii fabri_, _vascularii_,
_probatores_, _monetales_, de même, nous laisserons de côté ces sortes
d’offices qui ne touchent qu’indirectement au maniement ordinaire des
affaires, et à la circulation normale des richesses. C’est dans ces
dernières opérations seulement que nous les étudierons; c’est là qu’ils
ont joué un rôle considérable. Là, ils étaient de véritables banquiers,
avec la diversité des fortunes et des chances qui se rattachent aux
affaires d’argent, dans tous les temps et dans tous les pays.


§ 5.--Faillites.

A Rome, beaucoup d’_argentarii_ arrivèrent à la considération et à
l’opulence, mais beaucoup, aussi, sombrèrent sur la mer orageuse des
spéculations financières. Les dénominations de la pratique sont très
nombreuses pour désigner les catastrophes de ce genre, et l’on est
frappé de la ressemblance qui existe entre ce vocabulaire funèbre de
l’antiquité et celui de notre temps; les mêmes images s’y retrouvent. On
dit de cette triste fin, qui n’est pas d’ailleurs exclusivement réservée
aux banquiers: _mergere_, «sombrer»; _abire_, «partir»; _foro cedere_,
«quitter la place»; _mensum evertere_, «renverser sa table»; faire
banqueroute, _banco rotto_, et même _decoquere_, dont la traduction
littérale devient presque trop familière dans notre langue. Le
_decoctus_, «l’homme cuit» encourait la note d’infamie; il était soumis
à donner caution pour plaider[304], on envoyait ses créanciers en
possession de ses biens, pour faire vendre son patrimoine en masse sous
la direction de l’un d’eux, désigné sous le nom de _magister_, et que
l’on choisissait le plus possible, sans doute, parmi les
_argentarii_[305]. C’est dans ce cas, spécialement, qu’on pouvait faire
valoir le privilège spécial du dépôt chez les banquiers, dont nous avons
parlé, et c’est à cette hypothèse principalement que se réfèrent les
textes.

  [304] Gaius, IV, 102.

  [305] Gaius, III, 79.


§ 6.--Sociétés de banquiers. Corréalité.

Nous avons eu l’occasion de dire que les banquiers ne pouvaient former
que des sociétés de personnes, et que c’est là, ce qui avait très
probablement restreint la portée de leurs opérations, et diminué leur
rôle dans l’histoire. Néanmoins, les sociétés de banquiers furent assez
fréquentes chez les Romains; elles furent soumises à quelques règles
spéciales que nous ne devons que mentionner ici, mais qui ont donné lieu
à de graves discussions juridiques.

Évidemment, il ne faut pas confondre ces sociétés d’_argentarii_ avec
les corporations ou collèges que formèrent les banquiers en s’unissant,
comme le firent, à une certaine époque, tous les gens de même métier, de
la même profession. Il ne faut pas les confondre, non plus, avec l’état
d’indivision qui pouvait résulter, par exemple, de la mort d’un banquier
laissant plusieurs héritiers.

Ces sociétés se constituaient par simple contrat consensuel, sans aucune
des formes de publicité qui sont exigées de nos jours.

La personnalité civile, qui se rattache à la nature même de nos sociétés
commerciales, n’existait pas non plus, comme elle existait pour les
publicains. Cette personnalité était accordée aux collèges et
corporations autorisés, il est vrai, mais ces associations n’avaient
aucun but de spéculation[306].

  [306] L. 1, D., _quod cujuscumque_, 3, 4.

Les sociétés de banquiers pouvaient se former comme sociétés _totorum
bonorum_ ou _omnium quæstuum_; normalement, elles ne devaient être que
_alicujus negotiationis_, c’est-à-dire exclusivement en vue de
l’exploitation de la _mensa_, de la banque. «_Quod quisque tamen socius
non ex argentaria causa quæsiit id ad communionem non pertinere[307]._»
«Ce que chaque associé retire d’ailleurs que des opérations de banque,
reste en dehors de la société.» C’est la société _unius negotiationis_,
dont le jurisconsulte nous indique les effets; ce devait être la société
usuellement pratiquée entre banquiers.

  [307] L. 52, § 5, D., _pro socio_, 17, 2.

Mais une grave dérogation au droit commun, généralement reconnue
aujourd’hui, quoiqu’elle ait été fort discutée, fut admise à l’égard des
effets de l’obligation contractée par l’un des associés avec les
tiers[308]. Nous considérons, en effet, comme démontré, que cette
obligation entraînait de droit, l’engagement solidaire de tous les
autres associés.

  [308] Savigny, _Des obligations_, trad. Joson, t. I, p.
    171.--Demangeat, _Obligations solidaires_, p. 164.--Accarias, t. II,
    p. 517, note 2, 3e édit.; p. 146, note 3, 4e édit.

Nous pourrons indiquer, ailleurs, les arguments fournis par les textes;
nous nous bornerons à faire remarquer ici, au point de vue des faits et
de la pratique, tout ce que cette solution a de rationnel et de
vraisemblable. Le client n’entend-il pas traiter avec la banque, plutôt
qu’avec la personne déterminée de l’associé avec lequel il se met en
rapport? Il fallait bien que, sans avoir les avantages de la
personnalité civile, du moins chacun des associés engageât toute la
_maison_,--si l’on me permet cette expression moderne,--en traitant avec
un de ses clients. Une solution contraire eût créé des embarras
incessants, et aurait pu nuire au crédit, non seulement de quelques-uns
des associés, mais encore, et par le fait même, à celui de la banque
toute entière. La pratique avait indiqué et imposé la solution
nécessaire, déjà du temps de Cicéron[309]. De même, et à l’inverse,
chaque _argentarius_ associé avait action contre le débiteur de la
maison de banque, indépendamment de toute clause de solidarité[310].

  [309] Cic., _Ad Her._, II, 13.

  [310] Humbert, _Dict._ de Daremberg et Saglio, vº _Argentarii_, qui
    cite: Paul, fr. 27, D., _de pactis_, II, 14; Demangeat et Savigny,
    aux lieux cités dans la note précédente.

La corréalité pouvait même se produire entre banquiers non associés, par
le fait d’une _stipulatio_ ou d’une _expensilatio_ communes. Les textes
ont prévu ce cas en ces termes: «_Quorum nomina simul facta sunt[311].
Quorum nomina simul eunt[312]._»

  [311] L. 3, _pr._, D., _de pactis_, 2, 14.

  [312] L. 34, D., _de receptis_, IV, 8.

Ces procédés adoptés pour faciliter les relations et augmenter le crédit
des banquiers, se rattachent à l’emploi de leurs livres, et rentrent
dans le courant de la pratique des affaires commerciales. Une grave
controverse s’est élevée, à son occasion, sur les effets produits par la
novation réalisée vis-à-vis de l’un des banquiers seulement[313]. Mais
ce n’est pas le moment de pénétrer dans les détails difficiles de cette
question de droit.

  [313] Les lois 27, D., _de pactis_, II, 14, et 31, § 1, D., _de nov._,
    46, 2, paraissent être en opposition. Nous reviendrons sur ce point.


§ 7.--Conditions requises pour exercer la banque. Situation sociale des
banquiers dans le monde de Rome.

Nous avons signalé, à plusieurs reprises, le caractère public
qu’affectaient, dans certaines circonstances, ou à certains égards, les
opérations des banquiers. Gaius disait[314]: «_Officium eorum atque
ministerium publicam habet causam._» Nous avons vu que leurs livres
paraissaient avoir le caractère de registres publics, qu’ils pouvaient
être invoqués par toute personne et qu’ils faisaient foi en justice.
«_Publicam habent fidem[315]._» Les banquiers étaient, en outre, chargés
de délégations qui revêtaient un caractère officiel comme l’_auctio_, la
fixation du change, etc. Enfin, ils étaient soumis à la surveillance du
_præfectus urbi_.

  [314] L. 10, § 1, D., _de edendo_, 2, 13.

  [315] L. 24, § 2, D., _eod._

Faut-il conclure de tout cela qu’ils étaient des fonctionnaires désignés
par l’État, et que le nombre de leurs charges était limité? Nous ne le
pensons pas. Leur fonction se rapprocherait plutôt, par leur caractère,
des tutelles, qui constituaient aussi un _munus publicum_. C’est la loi
romaine elle-même qui fait ce rapprochement[316], au sujet de la
compétence des tribunaux à leur égard. La vérité est que les affaires
dont ils s’occupaient appelaient, comme celle des incapables, la
surveillance et parfois l’intervention de l’État[317].

  [316] L. 45, D., _de judiciis_, 5, 1.

  [317] Leur situation était analogue, sous ce rapport, à celle qui est
    faite à nos courtiers de marchandises par la loi de 1866.

C’est ce qui semble résulter d’une incapacité qui est de règle aussi, en
matière de tutelle, l’incapacité des femmes. Callistrate dit, dans un
texte inséré au Digeste[318]: «_Feminæ remotæ videntur ab officio
argentarii: cum ea opera virilis sit._» La forme presque dubitative de
ce texte, et ces mots, _ea opera_, prouvent bien qu’il ne s’agit pas
d’une fonction publique. L’incapacité de la femme paraît résulter ici
plutôt d’une disposition de convenance et d’usage, que d’une mesure
légale, comme semble devoir l’être l’exclusion des femmes des fonctions
politiques ou judiciaires. On a même mis en question l’affirmation de
Callistrate. Un texte du Code soulève un doute[319], et quelques
inscriptions parlent de femmes _argentariæ_; mais on pense que ces
inscriptions appellent _argentariæ_ des femmes de banquiers, pour leur
faire partager le titre de leurs maris, _honoris causâ_[320].

  [318] L. 12, D., _de edendo_, II, 13.

  [319] L. 1, D., _de edendo_, II, 1.

  [320] _C. I. L._, t. VI, IIe part., p. 942, nº 5134. Il faut
    reconnaître, d’ailleurs, que certaines dispositions du droit prises
    à l’égard des femmes, telles que la loi Voconia, et le
    sénatus-consulte Velléien, durent être pour les femmes, qui auraient
    voulu spéculer, de sérieux obstacles.

Au surplus, il nous paraît incontestable que la qualité de citoyen ne
fut jamais requise pour être banquier. Ce furent même les étrangers qui
introduisirent les opérations de banque proprement dites dans le marché
romain, et nous savons que les Grecs, particulièrement, y avaient joué
un rôle si prédominant, que l’on avait confondu tous les banquiers sous
leur nom.

Très fréquemment, on employa des affranchis ou des fils de famille, ou
même des esclaves, pour faire le commerce de la banque. Les textes
parlent assez souvent de cette pratique. L’action _institoria_
garantissait aux tiers l’exécution des obligations contractées par
l’agent, dont le maître ou le mandant devenait personnellement
responsable[321].

  [321] L. 4, §§ 2 et 3, D., _de edendo_, 2, 13; L. 1, et 5, § 3, D.,
    _de instit. act._, 14, 3; L. 19, § 1, D., _eod._; L. 5, § 1, D.,
    _quod jussu_, 15, 4.

On donnait aux esclaves des fonctions diverses dont les noms indiquent
le caractère. C’étaient: le _Servus kalendario præpositus_, _mensæ
præpositus_, _coactor_, _collectarius_[322]. C’étaient assez souvent des
hommes libres qui exerçaient ces missions modestes. Peut-être les
banquiers accomplissaient-ils quelquefois par eux-mêmes ces fonctions de
leur charge[323].

  [322] Horace, _Sat._, liv. I, sat. IV, vers 85 et 87.

  [323] On trouve, du moins sous l’Empire, des inscriptions portant des
    titres très honorifiques pour des _coactores_. Le _C. I. L._
    contient des inscriptions nombreuses concernant des banquiers, avec
    des qualifications très diverses.

La _mensa_, c’est-à-dire l’office, était considérée comme une valeur
transmissible. Ulpien dit[324]: «_Qui tabernas argentarias vel cæteras,
quæ in solo publico sunt vendit, non solum, sed jus vendit; cum istæ
tabernæ publicæ sunt, quarum usus ad privatos pertinet._» «Celui qui
vend des boutiques de banquiers ou autres placées sur le sol public, ne
vend pas le sol, mais un droit; ces boutiques étant choses publiques,
les particuliers n’en ont que l’usage.» D’autre part, un texte de
Papinien déclare que l’on peut laisser une _mensa_ par fidéicommis[325]:
«_Mensæ negotium ex causa fideicommissi cum indemnitate heredum per
cautionem susceptum, emptioni simile videtur et ideo non erit quærendum
an plus in ære alieno sit quam in quæstu._» «Un office de banque accepté
à titre de fidéicommis avec une indemnité fixée pour les héritiers,
c’est comme le fait d’une vente, et l’on n’aura pas à rechercher s’il y
a plus de dettes que de gains.»

  [324] L. 32, D., _de contr. Emp._, 18, 1. On pouvait même donner en
    gage ou hypothèque une _taberna_. Cela s’entendait, alors, des
    marchandises qui y étaient contenues. L. 34, D., _de ping. et hip._,
    20.

  [325] L. 77, § 16, D., _de leg._, nº 31.

S’agit-il là d’une charge achetée avec l’intervention de l’État, comme
celles de notre temps? Non évidemment; cela résulte des deux textes
précédents. Le premier assimile, en effet, les _tabernæ_ des banquiers
aux autres _tabernæ, vel cæteras_. C’est donc uniquement le droit de
continuer le commerce dans la _taberna_, que l’on transmet comme on
transmet une location; seulement, sur le Forum, le propriétaire du sol,
le locateur, c’est l’État. C’est à cela que se borne le rôle de l’État,
pour toutes les boutiques placées sur le sol qui lui appartient. Le
second texte est encore plus concluant, car il admet la transmission de
la _mensa_ par fidéicommis, sans parler d’autre condition de validité.

Mais sur quoi porte la vente? Il résulte du premier texte que l’on peut
céder son bail, nous venons de le dire. Ajoutons que cela devait se
faire, soit que la _taberna_ fût sur le Forum, soit qu’elle fût
ailleurs. Mais le texte de Papinien va bien plus loin, car il admet la
vente du fond de commerce lui-même, c’est-à-dire non seulement de la
boutique avec son achalandage, mais encore de l’actif et du passif; il
ne peut y avoir aucun doute à cet égard. Comment le successeur
opérait-il cette transmission vis-à-vis des tiers, c’est-à-dire à
l’égard des créanciers et des débiteurs de l’ancien banquier son
prédécesseur? C’est ce qui devait être, sans doute, moins simple que
dans notre Droit, et c’est sur quoi le texte reste muet. «_Quærendum an
plus in ære alieno sit quam in quæstu._»

Les _argentarii_ durent s’organiser de bonne heure en corporations. Ils
obtinrent pour cela l’autorisation nécessaire. Le _Corpus inscriptionum_
indique la présence de ces collèges, dans plusieurs villes d’Italie.
Mais nous n’avons pas à insister sur ce point, et cela pour deux
raisons: la première, c’est que les textes relatifs à ces collèges de
banquiers se réfèrent à une époque postérieure à la République et sont,
par suite, en dehors du cadre de notre travail; la seconde raison, c’est
que ces corporations n’avaient en elles-mêmes et ne pouvaient avoir
aucun but de spéculation. C’étaient, à côté des associations ouvrières
d’origine très ancienne à Rome, des sortes de syndicats professionnels
où l’on s’occupait des intérêts communs du métier, où l’on se donnait
des fêtes funéraires et autres, où quelquefois on secourait les
indigents de l’association. Au bas empire, ces corporations subirent la
réglementation et la dépendance que l’on imposa à toutes choses.
Justinien prit des mesures particulièrement favorables aux sociétés
d’_argentarii_[326].

  [326] Voy. l’_Histoire des classes ouvrières avant 1789_, par M.
    Wallon, de l’Institut. _Passim_.

Les banquiers paraissent avoir joui, de tout temps, à Rome, d’une grande
considération. Sans doute, la comédie et la satire ont exercé leur
malignité sur le compte de ces financiers très en vue de toutes façons;
mais qu’est-ce donc qu’elles ont épargné, et en réalité quel est l’homme
ou l’institution humaine qui pourraient ne pas s’offrir, de quelque
côté, aux traits aiguisés de leurs critiques ou de leurs malices? Ceux
qui traitent avec le public y sont exposés plus que tous autres.
D’ailleurs, c’est dans les professions où la confiance et l’honorabilité
personnelle doivent jouer un rôle prédominant, que les abus deviennent
le plus faciles et le plus odieux à la fois, et l’on devait trouver à
Rome, des agents d’affaires tarés et véreux comme il en existera
assurément partout et toujours. Ce sont ceux-là dont Plaute rapporte les
chicanes:

    Ut disputata est ratio cum argentario
    Etiam plus ipsius ultro debet argentario.

    (_Aulularia_, act. III, sc. VI).

  «Quand on discute un compte avec un banquier, on doit toujours quelque
  chose au banquier.»

Il ne peut pas être davantage question des banquiers dignes de ce nom,
lorsqu’on nous représente ces gens qui, ayant touché une somme au Forum,
s’enfuient comme les lièvres auxquels on rend la liberté, pour de courts
instants, dans les jeux du cirque.

    Ubi quid credideris extemplo à foro
    Fugunt, quam ex portâ ludis cum emissus, lepus.

  «Lorsque vous leur prêtez quelque chose, ils fuient immédiatement du
  Forum comme s’enfuit le lièvre à qui l’on ouvre une issue pour
  l’envoyer aux jeux.»

Les trois vers suivants du _Curculio_ seraient par trop sévères s’ils
s’appliquaient indistinctement à tous les banquiers.

    Habent hunc morem plerique argentarii
    Ut alius alium poscant reddant nemini:
    Pugnis rem solvant, si quis poscat clarius.

  «L’habitude des banquiers c’est de demander et de ne jamais rendre;
  ils vous payent à coup de poings si on devient trop pressant.»

C’est aussi, évidemment, une exagération de la comédie, cette tirade sur
le prêt que nous traduisons comme finement humouristique et curieuse.
(_Curculio_, act. V, sc. III.)

«Ceux qui disent qu’on place mal son argent chez les banquiers, disent
une sottise; moi je dis qu’on ne l’y place ni bien ni mal, j’en fais
aujourd’hui même l’expérience. On ne fait pas des placements chez eux,
puisqu’ils ne rendent jamais; on perd son argent, voilà tout. Ainsi, il
faut que celui-ci me paye dix mines: il parcourt avec agitation toutes
les banques voisines; et puis plus rien. Je le rappelle, je fais du
bruit: il me répond en m’appelant en justice. J’avais une affreuse peur
qu’il ne me payât par un procès; mais des amis l’ont raisonné, il m’a
apporté mon argent chez moi[327].»

  [327]

        Argentariis male credi qui aiunt, nugas prædicant;
        Nec bene, nec male credi dico: id adeo hodie expertus sum.
        Non male creditur, qui nunquam reddunt, sed prorsum perit.
        Velut decem minas dum hic solvit, omneis mensas transiit.
        Postquam nihil fit, clamore hominem posco; ille in jus me vocat.
        Pessume metui, ne mihi hodie apud prætorem solveret.
        Verum amici conpulerunt, reddit argentum domo.

Il en est de même de ce rapprochement quelque peu injurieux que nous
trouvons dans la même comédie, et qui se termine par une image exacte de
l’inanité des lois vis-à-vis de ceux qui ont, en quelque sorte, pour
profession de veiller à ne pas s’y laisser brûler les doigts. «_Quasi
aquam ferventem, frigidam esse, ita vos putatis leges._» (_Curculio_,
act. IV, sc. II.)

On a dit, avec raison certainement, que Plaute avait fait pour les
banquiers, ce que Molière avait fait pour les médecins. Il ne devait pas
être le seul à les transporter sur la scène.

Antoine, reprochant à Octave ses prétentions aristocratiques, lui
rappelait qu’il avait eu dans sa famille, des _argentarii_ qui avaient
noirci leurs mains dans la pratique du _Collybus_[328].

  [328] «_Cassius Parmensis quadam epistola, non tantum ut pistoris, sed
    etiam ut nummularii nepotem, sic taxat Augustum; materna tibi farina
    ex crudissimo Ariciæ pistrino: hanc finxit manibus Collybo
    decoloratis, Nerulonensis mensarius._» Suétone, _Augusti vita_, ch.
    IV.

Il est incontestable, cependant, que leur profession fut honorée. On les
appelait usuellement _boni, optimi viri_, et il fallait bien qu’il en
fût ainsi, puisqu’ils recevaient sans cesse des missions de confiance
volontaires, de la part des particuliers et de l’État. C’est ce que nous
dit expressément Cicéron[329]: «_De quærenda et collocanda pecunia,
commodius a quibusdam optimis viris ad Janum medium sedentibus, quam ab
ullis philosophis ulla in scola disputatur._» «On discute mieux sur les
fonds à gagner et à faire valoir, chez certains hommes _optimi_ qui
siègent auprès du Janus du milieu, qu’on ne pourrait le faire dans
aucune école de philosophes.»

  [329] _Pro Cæcina_, IV, 72, 3. Voy. aussi Aur. Victor, _De viris
    illustr._, 72, 3. Horace, _Sat._, liv. I, VI, 86.

Sous l’Empire, on les qualifiait de _perfectissimi, honestissimi,
clarissimi_.

Ces manieurs d’argent, qui étaient évidemment plus ou moins considérés
selon leur réputation et leur valeur personnelle, étaient soutenus par
le caractère de leur profession, lorsqu’elle s’exerçait au grand jour;
ils étaient en relation avec l’univers entier. Ils avaient des
correspondants partout où se faisait le commerce; à défaut d’autres
confrères, ils y trouvaient les publicains, banquiers eux aussi, à
l’occasion.

Il ne saurait être douteux, en effet, que les relations d’affaires les
plus actives aient existé entre les _argentarii_ et les publicains. Nous
avons démontré que les administrateurs des grandes Compagnies se
réunissaient au Forum. Cicéron les y voyait tous les jours, et, par eux,
avait des nouvelles du gouvernement de son frère en Asie. Ils y
venaient, avec bien d’autres, traiter des affaires devant les _tabernæ
argentariæ_, et surveiller aussi le cours de leurs actions qui devait se
modifier, sous l’influence de la politique du jour, être très chères ou
à bon marché, comme l’indique Cicéron, suivant les nouvelles de la
guerre ou de tout autre événement public[330].

  [330] _Pro lege Manilia_, et _infra_, ch. III, sect. I, § 6, l’extrait
    transcrit.




SECTION III.

Centralisation des affaires à Rome et lieu de réunion des spéculateurs.


Très anciennement, tous les _negotiatores_ avaient naturellement pris
l’habitude de se réunir au Forum, comme le firent les marchands du
quatorzième siècle au Pont-au-Change de Paris, et ceux du seizième
siècle à la Bourse des marchands, à Lyon et à Toulouse notamment[331].

  [331] Voy. l’édit de juillet 1549 de Henri II: «Établissons une bourse
    commune des marchands à Toulouse, à l’instar, similitude et
    semblance du change de notre ville de Lyon.»

Mommsen[332] remarque que ce qui caractérise les grandes spéculations
romaines, c’est leur centralisation absolue. Le caractère d’unité et la
tendance à absorber toutes choses dans la capitale de l’univers, se
retrouve dans l’organisation du grand commerce de Rome, comme dans son
administration et dans ses finances, en politique et en toutes matières.

  [332] _Loc. cit._, t. VI, p. 27.

Or, les intermédiaires et les trafiquants avaient besoin de se réunir
pour traiter promptement leurs affaires. Ils furent vite en besogne; le
Forum devint de bonne heure le marché de l’argent et des grosses
spéculations; les banquiers y avaient leurs bancs, _mensularii_,
_mensas_.

Mais avec les progrès du temps, de pareils hommes, et ceux qui
traitaient avec eux ou circulaient autour de leurs bureaux, habitués au
luxe dans leurs demeures, ne pouvaient rester ainsi exposés aux
intempéries des saisons. Les basiliques s’élevèrent sur le Forum même;
elles furent, dès leur début, infiniment plus riches et plus belles,
elles furent aussi, sans aucun doute, beaucoup plus fréquentées que nos
bourses modernes; les banquiers s’y multiplièrent; ils y dressèrent
leurs comptoirs, leurs _Mensæ_, et les établirent même avec une élégance
et un confortable auxquels l’État vint contribuer de bonne heure, en y
disposant les boucliers dorés pris sur les ennemis.

On retrouve sur des bas-reliefs antiques, représentant les banquiers
derrière leur comptoir, la présence des grillages employés de nos jours
par les caissiers, pour mettre le numéraire et les billets à l’abri des
mains indiscrètes du public[333].

  [333] Voir le bas-relief reproduit dans le _Dictionnaire des
    antiquités grecques et romaines_, de Daremberg et Saglio, vº
    _Argentarii_.

De notre temps, il n’y a qu’une bourse dans les plus grandes capitales,
avec quelques annexes au dehors; à Rome, il y en eut plusieurs qui
étalèrent leurs splendeurs à côté les unes des autres, longtemps avant
le règne d’Auguste.

Sous le nom de basilique, nom assez singulier avec une pareille
destination, se fondèrent successivement des monuments vastes et
d’aspect somptueux, aux portes et aux toits de bronze, affectant à
l’intérieur les mêmes dispositions que notre Bourse de Paris. Ces
monuments s’appelaient ainsi, a-t-on dit, parce qu’ils étaient destinés
à recevoir le peuple-roi; peut-être était-ce plutôt un nom simplement
emprunté aux usages de la Grèce.

Ampère, parcourant les ruines de Rome, fait remarquer que «l’avènement
des capitalistes et des financiers coïncide, d’une manière remarquable,
avec l’établissement des deux premières basiliques élevées, l’une par
Caton, la basilique Porcia, et l’autre, par le père des Gracques, la
basilique Sempronia. Le même progrès de l’influence financière dans la
société romaine, ajoute-t-il, avait fait remplacer les boutiques de
bouchers, situées dans le Forum, du côté de la curie, par les bureaux
des changeurs et des prêteurs, qu’on appelait _argentariæ novæ_[334].»

  [334] Ampère, _L’Histoire romaine à Rome_, t. IV, p. 268; _Caton et
    les Gracques_.--Tite-Live, XXVI, 27.--Voy. aussi _Promenades
    archéologiques_, par Gaston Boissier, ch, Ier, nº 2.

C’est bien réellement à l’usage des commerçants surtout, qu’étaient
faites ces basiliques, car Vitruve, donnant les règles qui doivent en
diriger la construction, commence ainsi: «Les basiliques qui sont dans
les places publiques doivent être construites dans l’endroit le plus
chaud, afin que, pendant l’hiver, les _commerçants_ puissent y trouver
un abri contre les rigueurs de la saison[335].»

  [335] Vitruve, V, I.--Voy. _Dictionnaire des antiquités grecques et
    romaines_, vº _Basilica_, art. de J. Guadet, et les nombreuses
    citations à l’appui.

On y faisait, à la vérité, autre chose que du commerce. Les tribunaux y
tenaient aussi leurs audiences, comme au Forum dont elles étaient une
prolongation, et les gens de toute espèce s’y promenaient, en causant
des événements ou des choses du jour, comme sous les portiques.

Non seulement il y en eut simultanément plusieurs à Rome, mais les
villes les plus commerçantes de province en avaient aussi. On en
retrouve assez fréquemment des traces dans les fouilles qui se font
partout aujourd’hui avec plus de soin qu’autrefois. «A l’intérieur comme
à l’extérieur, les matières précieuses et les œuvres d’art furent
prodiguées par les fondateurs qui se faisaient un titre d’honneur de
cette magnificence.»

Mais nous ne devons pas nous arrêter ici sur ce sujet curieux.
L’histoire de ces monuments et du Forum lui-même se rattache aux faits
publics et extérieurs de la vie des banquiers. Elle trouvera sa place
tout naturellement dans une autre partie de notre étude[336]. Nous
allons donc revenir aux manieurs d’argent eux-mêmes, à leur vie de tous
les jours, en les suivant sur le terrain ordinaire de leurs opérations,
dans leur boutique, devant leur table, sur le marché où ils vont traiter
leurs affaires.

  [336] _Infra_, ch. III, sect. II.

On a retrouvé, surtout dans les écrits littéraires du temps de la
République ou du commencement de l’Empire, d’intéressants détails sur
l’aspect de ce personnel de plus en plus nombreux, qui remplissait, du
matin au soir, le Forum et les monuments publics environnants; on
pourrait presque en constituer une sorte de topographie vivante.

L’agitation y était très grande. Aux habitudes bruyantes des méridionaux
et à l’exubérance italienne venaient se mêler, dans les siècles qui nous
occupent, des passions de toute nature, et particulièrement celle de
l’or, surexcitée par l’affluence des richesses de toutes les
provinces[337]. C’est ainsi que nous avons vu ce banquier mauvais
payeur, de la comédie, qui se met à courir chez tous ses confrères, qui
passe de comptoir en comptoir, puis revient tout haletant, fait du bruit
et du scandale autour de son créancier étonné, le menace de le citer en
justice, et, finalement, sur les observations de ses confrères, se calme
et paye ce qu’il doit. Les scènes de ce genre devaient être fréquentes
et venaient se mêler aux hâbleries tapageuses de certains promeneurs ou
aux cris des aruspices, des bateleurs et des personnes de toutes
catégories qui s’y donnaient des rendez-vous d’affaires ou de plaisir.

  [337] L’aspect de la population devint de plus en plus pittoresque à
    mesure que tous les peuples du monde connu y furent représentés par
    suite de l’extension des conquêtes romaines. On peut en voir
    d’intéressantes descriptions dans l’_Histoire romaine_ de M. Duruy,
    et dans les études sur les mœurs ou les institutions à l’époque
    d’Auguste, de Dezobry, Friedlænder, Gaston Boissier, Fustel de
    Coulanges et de bien d’autres historiens ou lettrés.

Nos Bourses modernes, malgré les bruits étourdissants qui s’y font
entendre à certaines heures, ne sauraient nous donner une idée de cette
foule bigarrée de toutes façons, mêlée, et cependant très classée, que
l’on voyait à Rome et dans les grandes villes de l’antiquité romaine.
Les anciens, les hommes du moins, vivaient beaucoup plus que nous hors
de chez eux; la politique, la justice et les lois, comme les relations
de la vie de société, tout, à peu près, se passait au Forum ou à
l’Agora. Il n’y avait, en dehors de cela, de causeries que dans les
festins; on ne connaissait pas les salons; seulement, le même monde se
retrouvait, par les beaux jours, sur les promenades ou sous les
colonnades élégantes des portiques publics. A la vérité, les femmes
honnêtes ne s’y arrêtaient guère. Et c’est là cependant que se
traitaient toutes les petites affaires de la ville, comme les grandes
affaires du monde entier, lorsque Rome l’eut conquis.

Plaute a eu l’heureuse inspiration de faire paraître dans son
_Curculio_, pour nous renseigner exactement, un personnage inconnu
aujourd’hui, à moins qu’on ne traite comme tel notre régisseur parlant
au public. Sous le nom de _Choragus_, chef de la troupe, nous pourrions
même employer des noms plus caractérisés et plus modernes, ce personnage
vient, pendant la pièce, donner les détails les plus précis concernant
les gens qui occupent le Forum, ses diverses parties et tous ses
attenants. Il vient dire par où il faut passer pour trouver chaque
groupe, nous pourrions dire chaque classe de la société, à sa place
habituelle. Ces indications très nettes à l’usage des spectateurs, nous
sont évidemment beaucoup plus utiles qu’à eux, et nous allons essayer de
suivre notre guide à travers cette foule si animée et si bruyante, il y
a deux mille ans.

La société y est tellement hétérogène que nous devrons garder le latin
pour désigner quelques-uns de ces groupes, car le lecteur français veut
être respecté.

Heureusement, quant à ceux qui nous intéressent, nous n’aurons aucun
inconvénient à les mettre ici au grand jour de notre idiome ordinaire.
Voici, d’abord, le texte latin.

    Commonstrabo, quo in quemque hominem facile inveniatis loco,
    Ne nimio opere sumat operam, si quem conventum velit,
    Vel vitiosum, vel sine vitio, vel probum, vel improbum,
    Vel perjurum convenire volt hominem, mitto in comitium
    Qui mendacem et gloriosum, apud Cluacinæ sacrum.
    Diteis damnosos maritos sub basilica quærito.
    Ibidem erunt scorta exoleta, quique stipulari solent.
    Symbolarum conlatores apud forum piscarium.
    In foro infimo boni homines, atque diteis ambulant.
    In medio propter canalem, ibi ostentatores meri.
    Confidenteis, garrulique, et malevoli supra lacum,
    Qui alteri de nihilo audacter dicunt, contumeliam,
    Et qui ipsi sat habent, quod in se possit vere dicier.
    Sub veteribus, ibi sunt qui dant quique accipiunt fœnore.
    Pone Castoris, ibi sunt, subito quibus credas male:
    In Tusco vico, ibi sunt homines qui ipsi sese venditant,
    In velabro vel pistorem, vel lanium, vel aruspicem,
    Vel qui ipsi vortant, vel qui alii, ut subvortentur, præbeant.
    Sed interim foreis crepuere: linguæ moderandum’st mihi.

    (_Curculio_, act. IV, sc. I.)

Cherchons, dans cette foule, nos faiseurs d’affaires, nos manieurs
d’argent; ils sont fort nombreux, sans doute, et, avec les marchands,
ils y constituent la partie principale du public, car ils y figurent
sous plusieurs noms et dans divers groupes distincts, autour desquels
circulent les spéculateurs et les capitalistes.

Le _Choragus_ nous guide: les premiers que nous rencontrons sont en bien
mauvais voisinage, dans une basilique:

    Diteis damnosos maritos sub basilica quærito.
    Ibidem erunt scorta exoleta; quique stipulari solent.

Voici bien des gens d’affaires, car ils passent leur vie à s’engager
envers autrui et à engager les autres envers eux, dans la forme normale
de la _stipulation_. Pourquoi sont-ils en si mauvaise compagnie, et
pourquoi surtout Plaute s’applique-t-il à faire ressortir, par la forme
de sa phrase, un semblable entourage des deux sexes? Nous l’examinerons.

Un peu plus loin, le monde change d’aspect; au bas du Forum, _in Foro
infimo_, notre guide nous indique les _boni homines_ et les riches,
_diteis_, cette fois sans épithètes, qui circulent; c’est là que nous
espérons trouver la classe distinguée de ceux que nous cherchons:

    In foro infimo boni homines, atque diteis ambulant.

Si nous allons jusqu’aux anciennes boutiques, nous rencontrerons encore
d’autres hommes d’argent, ce sont les _fœneratores_, ceux qui font des
avances avec intérêts ou chez qui on met de l’argent pour le faire
valoir:

    Sub veteribus, ibi sunt qui dant, quique accipiunt fœnore.

Enfin, plus loin, viennent des marchands de toute espèce, des promeneurs
de tout genre et ceux qui apportent au marché les produits de leurs
terres pour les vendre, et qui nous importent peu.

Que représentent exactement ces trois groupes qui s’occupent évidemment
tous les trois de spéculations sur l’argent et qui cependant restent si
distincts et se tiennent si séparés? Ici nous sommes bien réduits à des
probabilités, mais nous croyons y voir des classifications naturelles
très vraisemblables, parce qu’elles sont dans l’ordre des choses,
qu’elles se produisent toujours, et qu’elles sont tout spécialement
conformes aux traditions et aux mœurs romaines.

Nos trois groupes de financiers pouvaient faire des spéculations de même
genre avec une spécialité prédominante, suivant le temps, les
circonstances et les moyens d’agir, mais ils devaient se distinguer
surtout par l’importance de leur commerce et l’honorabilité de leur
situation.

En tête, nous placerons les _boni homines_ du _Forum infimum_. Il ne
faut pas, évidemment, se contenter d’une traduction littérale qui ne
signifierait rien. Nous savons, au contraire, que _boni homines_ est le
nom que l’on donnait aux banquiers de profession, lorsqu’ils s’étaient
attiré l’estime du public par leur expérience des affaires et leur
honnêteté assurée. C’étaient les intermédiaires de confiance dans les
grosses opérations de crédit, et c’est pourquoi promènent dans leurs
voisinages les riches, _diteis_; comme à la bourse, de notre temps, les
spéculateurs circulent autour de la corbeille.

Viennent en second rang, les prêteurs à intérêt qui occupent les
anciennes boutiques des _argentarii_ primitifs: les _fœneratores_ qui
nous paraissent encore considérés, mais à un degré moins élevé; ceux-ci
ne sont qualifiés ni en bien ni en mal par le poète.

Mais nous ne dirons plus la même chose de ceux que nous avons rencontrés
d’abord; de ceux qui _stipulent_, à côté d’un monde de tristes femmes,
_scorta exoleta_, et de maris opulents cherchant traîtreusement des
aventures, sous les colonnades de la basilique contemporaine de Plaute.
Ces agents d’affaires paraissent subir un rapprochement très
volontairement injurieux, dans les vers du poète comique. C’étaient,
sans doute, ces banquiers véreux, qui justifiaient les plaintes et les
insultes qu’on leur adressait, parfois sans les distinguer des autres,
mais que l’on retrouve en tout temps et en tout pays, près des
frontières qui séparent la spéculation de l’escroquerie. On est là dans
le monde où tous les vices se donnent la main.

Pour ceux-ci, il n’est pas question de grand-livre, de _Codex_ et
d’_Expensilatio_; ils contractent des engagements par paroles,
probablement de moindre importance que les autres, et à courte échéance,
_stipulari solent_. Il nous semble qu’on pourrait retrouver là,
quelques-uns des groupes de ceux qu’en terme de bourse ou de coulisses,
on appelle les agents ou les banquiers marrons. Ce sont les manieurs
d’argent d’ordre inférieur, qui ne se mêlent pas aux autres, et traitent
leurs affaires au milieu d’une foule équivoque de promeneurs intéressés
et d’habitués des deux sexes.

A la vérité, ces groupements se font ainsi d’eux-mêmes, partout où les
gens d’affaires sont réunis; et, il faut le dire, dans aucun monde, le
classement n’est plus prompt, ni plus instinctif, ni plus nécessaire. Il
dut se faire plus nettement à Rome que partout ailleurs; dans une ville
où régnait cette vanité extérieure, et cette morgue traditionnelle qui
était passée, surtout avec ses travers, de la _nobilitas_ jusqu’aux
citoyens de la plèbe. C’étaient les préventions futiles, ou
l’exclusivisme calculé, se substituant, dans les relations privées, à la
vraie noblesse, à la vieille fierté romaine, et aux vertus austères de
l’antique patriciat désormais transformé.

La comédie et le roman contemporains, en s’appliquant à peindre ce qui
se passe autour d’eux, pourraient sembler, aujourd’hui même, avoir voulu
s’inspirer des descriptions des écrivains latins, comme on le faisait
souvent autrefois, notamment au grand siècle. Il n’en est rien, sans
doute, mais on voit bien que l’image à reproduire est restée la même
pour tous. Plaute et Horace, Ponsard et Zola, en décrivant le monde de
la Bourse, ont eu, à travers les années, les mêmes passions et les mêmes
personnages à traduire; et c’est pour cela que leurs œuvres devaient se
ressembler, même en se bornant à être exactes, chacune en ce qui les
concernait, dans le monde de leur temps.

Mais ceux qui nous intéressent spécialement dans ces groupes, nous
l’avons dit, ce sont ces _boni homines_ et les hommes riches que nous
avons classés les premiers, et auxquels il nous faut revenir.

Du temps de Plaute, les représentants des compagnies de publicains ne se
faisaient pas remarquer, sans doute, beaucoup au Forum; leur puissance
commençait à peine à se manifester, 574-180. Du temps de Cicéron, au
contraire, les _magistri_ et les publicains de toutes les grandes
compagnies y abondaient, et ce fut, sans doute, à ce groupe des hommes
riches, des _boni homines_, et de leurs conseillers ou agents, qu’ils
durent se joindre, car ils devinrent les grands seigneurs de la finance.

Nous avons vu à quels frais et avec quels soins, les publicains des
provinces les plus éloignées avaient organisé un service de dépêches
portées par ces _tabellarii_ qui s’échelonnaient jusqu’à Rome[338]. On y
était presque aussi bien renseigné sur les entreprises des publicains
que dans la province elle-même, et Cicéron, qui devait utiliser, un
jour, ce service pour sa correspondance de Cilicie, donnait, de sa
maison de Rome, des indications à son frère Quintus, sur ce qui se
passait dans la province d’Asie, dont ce dernier était le gouverneur et
où il résidait.

  [338] Cicéron, _Ad attic._, V, XV, et XVI, 703-51; _Epist. fam._,
    VIII, 7, 704-50; _Ad attic._, V, XXI, 704-50. Voy. l’article sur les
    _Tabellarii_, courriers porteurs de dépêches, par M. Ernest
    Desjardins, dans la _Bibliothèque des hautes études_, 1878, p. 51 et
    suiv., et _supra_, chap. II, sect. I, § 4, p. 131.

Dans le discours _pro lege Manilia_, où nous avons puisé tant de
précieux renseignements, il nous parle des nouvelles que les publicains
reçoivent journellement à Rome, sur les projets de Mithridate, et sur
les dangers qui menacent les sociétés des mines et des _vectigalia_.
C’est par les mêmes intermédiaires qu’il se renseigne sur son frère, et
qu’il peut lui écrire: «_Non enim desistunt nobis agere quotidie
gratias, honestissimæ et maximæ societates[339]._» Chaque jour
arrivaient les courriers.

  [339] Cicéron, _Ad quint. frat._, lettre de 693-61. _Ad quint._, I, 1.

C’est au Forum, évidemment, ou dans les basiliques, qu’il retrouve tous
les jours les représentants de ces très honorables et très grandes
sociétés[340]; à moins qu’il ne les voie aussi, se succédant à son
domicile, pour exprimer leurs sentiments au frère du proconsul d’Asie,
ce qui n’est guère vraisemblable, même avec les habitudes obséquieuses
des Romains de cette époque. Le rendez-vous universel et journalier,
c’est le Forum.

  [340] «_Quod tibi quotidie ad forum descendenti, meditandum esse
    dixeramus_», dit Quintus à son frère Cicéron, candidat au consulat.
    _Ad Tullium fratrem, de Petitione consulatus_.

Les grandes sociétés publicaines y étaient représentées par leurs agents
probablement, et aussi par leurs _magistri_, c’est-à-dire par leurs
directeurs, qui résidaient toujours à Rome, quelque éloigné que fût
d’ailleurs le lieu où s’accomplissait l’entreprise. De même, chez nous,
c’est à Paris que les grandes compagnies financières ou industrielles
ont leur domicile et leur direction.

Le nombre des sociétaires présents à Rome, même pour les exploitations
les plus lointaines, devait être toujours considérable.

C’était là qu’était fixée la partie principale du conseil de direction
et des actionnaires, ainsi que le personnel évidemment très nombreux des
scribes, que nécessitait la tenue merveilleusement exacte des comptes et
des livres des compagnies.

Ce qui fait qu’on ne peut douter de la présence et de l’activité de tous
ces intéressés aux affaires des publicains sur le marché, c’est que,
précisément, c’était à leurs opérations que se rattachaient les
mouvements dans le crédit et les finances publiques, auxquels nous avons
souvent fait allusion, et que nous retrouverons plus tard en
détail[341].

  [341] Voy. _infra_, chap. III, sect. I, § 6: Les publicains en Asie du
    temps de Cicéron.

C’est bien sur ces entreprises, sur ces valeurs que la spéculation se
portait de préférence, car ceux que Cicéron déclare vouloir sauver d’une
débâcle menaçante, ce sont particulièrement ces nombreux citoyens
habitants de Rome qui ont engagé leurs fonds et ceux de leurs familles
sur les mines et les impôts d’Asie[342]; _magnæ res in vestris
vectigalibus occupatæ_.

  [342] _Pro lege Manilia_, _loc. cit._

Nous retrouverons tous les faits auxquels nous faisons allusion en ce
moment, en parcourant l’histoire externe des publicains. Mais comment
aurions-nous pu les passer sous silence, à propos de la Bourse de Rome,
dont nous cherchons à déterminer le trafic, les opérations, et même,
grâce à Plaute, la topographie?

Il est certain, en effet, que le trafic qui s’y produisait était aussi
hasardeux que considérable.

On y jouait gros jeu, car les Romains étaient joueurs par instinct et
par tradition. On y jouait, ou du moins l’on y faisait les spéculations
les plus considérables sur ce qui se traitait chez les Banquiers,
c’est-à-dire sur les valeurs échangeables, et, par conséquent, sur les
fonds des publicains, les plus exposés de tous aux événements
politiques; car il est question de ruines et de fortunes subites, quand
les écrivains Latins nous parlent du Forum.

A ce sujet, il faut bien reconnaître, d’abord, que les Romains étaient
joueurs, spéculateurs. Leur éducation était dirigée dans cet esprit.
Horace se plaint, non pas dans une satire, mais dans une épître, de voir
que, de son temps, on apprend à manier l’argent et à calculer, en même
temps qu’on apprend à parler. C’est un trait de mœurs que le poète
entend rapporter sur le ton simple et exact de l’épître, et non pas un
fait isolé. Peut-être, sous ces habitudes traditionnelles et précoces,
voyait-il, dans son imagination de poète, se préparer les publicains
avides et les rapaces proconsuls de l’avenir. Laissons-lui la parole:

«Nos enfants de Rome apprennent, par de longs exercices, à partager un
as en cent portions. «Dis-moi donc, fils d’Albinus, si d’un
_quincunx_[343] je retire une once[344] que reste-t-il? Tu peux
répondre.--Triens[345].--Parfait. Tu sauras garder ton argent. Mais, si
je remets une once, qu’est-ce que cela fait?--Semis[346].» C’est bien;
quand ces soucis et ce désir de l’argent auront une fois envahi les
âmes, aurons-nous encore ces poésies gardées sous l’huile incorruptible
du cèdre, et que l’on conserve sur les tablettes légères de bois de
cyprès[347]?»

  [343] 5/12. L’as se divisait en 12 onces.

  [344] 1/12.

  [345] 4/12 ou 1/3 de l’as.

  [346] 6/12 ou la moitié de l’as.

  [347]

        Romani pueri longis rationibus assem
        Discunt in partes centum diducere. «Dicat
        Filius Albini: si de quincunce remota est
        Uncia, quid superat? Poteras dixisse--Triens--Eu!
        Rem poteris servare tuam. Redit uncia: quid fit?
        Semis.» At hæc animos ærugo et cura peculi
        Quum semel imbuerit, speramus carmina fingi
        Posse linenda cedro et lævi servanda cupresso?

        (Horace, _Lettre aux Pisons_, vers 325-332.)

Aristote a dit: «La poésie est plus philosophique et plus vraie que
l’histoire.» Il est certain qu’elle pénètre, en effet, plus profondément
dans les mœurs et qu’elle va chercher jusqu’au caractère intime des
peuples. Si nous savons lire sous les mots et juger d’ensemble, c’est à
elle que nous devons demander la peinture fidèle de son temps.

Or lorsque Juvénal, dans sa satire sur l’exemple[348], veut énumérer les
vices les plus épidémiques et les plus héréditaires à Rome, c’est par le
jeu et ses chances funestes, l’«_alea damnosa_», qu’il commence la
longue liste:

  [348] Juvénal, _Sat._, XIV. Cicéron, _In Vatin._, XII _bis_.

    Si damnosa senem juvat alea, ludit et heres
    Bullatus, parvoque eadem movet arma fritillo.

«Si le jeu de hasard périlleux attire le vieillard, son héritier joue
aussi, dès sa jeunesse; lui aussi s’exerce avec les cornets faits à sa
taille.»

Peut-être Juvénal venait-il lui-même de subir les rigueurs de la
fortune, car il en parlait avec amertume, lorsqu’il plaçait le jeu au
premier rang, dans l’ordre des vices nuisibles et contagieux. Mais ne
tombons pas dans les conjectures fâcheuses. Ce qui est certain, c’est
que les _aleas_ du Forum n’étaient pas moins redoutables que les autres.

Horace nous parle de ce Volanerius qui, empêché par la goutte de jouer,
payait un homme à la journée, pour jeter les dés à sa place[349]. On ne
voit guère de semblables choses aujourd’hui.

  [349]

        Scurra Volanerius, postquam illi justa chiragra
        Contudit articulos, qui pro se tolleret atque
        Mitteret in phimum talos, mercede diurna
        Conductum pavit.

        (Horace, _Sat._, liv. II, 7, vers 15 et suiv.)

Et, comme pour confirmer à nos yeux ces traits de satire, des lois
existaient pour punir les abus qui y étaient flagellés, et les jeux de
hasard de toute nature, d’une peine pécuniaire du quadruple des valeurs
engagées[350]. Il fut rendu un édit censorial à ce sujet en 639-115.
D’autres dispositions du droit prétorien et des sénatus-consultes
prirent des mesures dans le même sens; on fut jusqu’à punir les joueurs
de la prison et des chaînes. _In Latumias et vincula publica._ Cicéron
représenta Antoine comme un joueur incorrigible, et l’accuse de
distribuer à ses compagnons de jeu les fonctions de juges et les faveurs
de l’État. Il parle de l’un d’eux, Licinius Dentatus, en spécifiant
qu’il a été condamné comme joueur et qu’à raison de cette condamnation,
il est défendu de jouer avec lui[351].

  [350] _Dict._ de Daremberg et Saglio, article Humbert, vº _alea_.

  [351] Cicéron, 2e _Philipp._, XXIII et XXXIX. Ces lois étaient plus
    sévères que les nôtres qui punissent bien ceux qui tiennent des
    maisons de jeu mais non pas les joueurs. 3e _Philipp._, XIV; 5e
    _Philipp._, V; 13e _Philipp._, XI.

Cette passion du jeu se donnait-elle carrière au forum et dans les
basiliques[352], là où toutes les autres passions venaient si
impudemment s’étaler? Comment pourrait-on en douter, en présence de tant
d’espèces de gens que l’amour de l’argent y amenait?

  [352] 2e _Philipp._, XIV, XXIII. Dans plusieurs de ces textes on
    rapproche les joueurs des Grecs, _Græci_. Il faut se souvenir que
    c’était le nom des spéculateurs du Forum. Le nom a conservé chez
    nous le même caractère fâcheux, précisément aussi, dans le monde des
    joueurs.

Lucilius, un autre satirique antérieur à Juvénal, dépeignait déjà, dans
ses écrits, ces hommes qui, «du matin au soir, courent au Forum,
préoccupés d’un seul souci, feindre l’honnêteté et se tromper les uns
les autres.»

Enfin, il faut bien expliquer par ces spéculations hasardeuses sur les
opérations diverses du Forum, ces tempêtes si dangereuses dont parlent
les écrivains, et ces naufrages si fréquents qui se produisaient entre
les deux Janus, c’est-à-dire précisément au lieu que fréquentaient les
manieurs d’argent sous leurs divers noms[353]. Horace en parle comme
d’une chose bien connue[354], et la peinture qu’il fait des mœurs de ce
joueur opulent hier, pauvre aujourd’hui, semble prise dans notre siècle,
où les favorisés de la capricieuse fortune se font aussi, volontiers,
collectionneurs et acheteurs d’objets d’art, moitié par vanité et moitié
par calcul, en comptant toujours sur leur habileté et leur bonne chance.
Ces rapprochements ne restent-ils pas curieux et instructifs jusque dans
leurs moindres détails?

  [353] Là où on discute «_De quærenda et collocanda pecunia._» _Pro
    Cæcina_, IV, 72.

  [354] Horace, _Sat._, II, III:

              «Postquam omnis res mea Janum
        Ad medium fracta est, aliena negotia curo,
        Excussus propriis. Olim nam quærere amabam», etc...

    «A présent que toute ma fortune a été détruite au Janus du milieu,
    je m’occupe d’autres affaires, les miennes m’ont été supprimées»; et
    il continue: «Autrefois, je recherchais les vases d’airain où le
    rusé Sisyphe avait lavé ses pieds, les figures étranges, les
    sculptures primitives. En bon connaisseur, je mettais sur cet objet
    cent mille sesterces! Moi seul, je savais acheter des jardins et des
    palais!»

Il n’y a, à cet égard, d’incertain pour nous, que les procédés
d’exécution. Quant au jeu sur le change de l’argent, sur les
marchandises ou sur les valeurs, on ne saurait contester qu’il ait été
poussé à Rome jusqu’à ses derniers excès. Comment pourrait-on refuser de
voir la cause, là où les effets se révèlent si incontestablement?
Comment pourrait-on nier les spéculations audacieuses et les jeux
passionnés du Forum, lorsqu’on sait les fortunes subites et
scandaleuses, et les effondrements aussi, qui s’y produisaient comme des
faits ordinaires[355].

  [355] Lorsque, sous l’Empire, les financiers ont disparu, entraînant
    avec eux les jeux sur les valeurs de bourse, ils n’ont pas supprimé
    pour cela la passion du jeu; mais on ne joue plus qu’aux terribles
    jeux de dés que saint Cyprien anathématise; et alors ce n’est plus
    au Forum que cela se passe. Nous reviendrons sur ce point dans notre
    étude chronologique. Voy. _infra_, ch. III, sect. II.

En résumé, on faisait donc au Forum et dans les basiliques, beaucoup
d’affaires; on s’y livrait à des spéculations et à des commerces de
toute nature; on y adjugeait des travaux et des entreprises de toute
espèce; on y traitait de la politique et de bien d’autres choses encore;
on y préparait les élections et l’on y plaidait devant les juges de
divers ordres; le peuple-roi semblait exploiter et gouverner, de là, les
affaires de l’univers.

C’était, sous la République, le centre de tout, le point d’où prenait
son origine le mouvement qui devait se répandre dans le monde connu, et
c’est en cet endroit justement, sur ce terrain illustre du Forum, que
fut placée par Auguste, comme un symbole, la _Borne d’or_, point de
départ et d’arrivée de toutes les voies romaines.

Il nous reste, pour faire revivre dans leur véritable milieu, et avec la
physionomie de leur rôle, les publicains, les hôtes habituels du Forum
et des basiliques, à parcourir, dans l’ordre chronologique, les
principaux faits de leur vie publique à Rome, tels qu’ils sont rapportés
par les écrivains anciens. Nous procéderons ensuite de même pour les
banquiers; et puis, nous tracerons l’histoire du Forum et des
basiliques, considérés, à notre point de vue, comme terrain de la bourse
romaine. Ensuite nous pourrons nous résumer et conclure.




CHAPITRE III.

SUITE CHRONOLOGIQUE DES ÉVÉNEMENTS DE L’HISTOIRE ROMAINE CONCERNANT LES
PUBLICAINS ET LES BANQUIERS.--HISTOIRE EXTERNE.--ARRANGEMENTS DU FORUM;
ÉDIFICATION DES BASILIQUES.


C’est le sort commun de presque toutes les institutions très puissantes,
d’attirer sur ceux qui en sont les agents, tour à tour, ou même
simultanément, les injures les plus violentes et les plus basses
flatteries.

Tel fut, en effet, le sort des publicains et des banquiers, que l’on
appelait la force de la patrie, la fleur des chevaliers; que l’on
comparait, d’autre part, à la même époque, à des bêtes féroces, et à
l’égard desquels, il faut bien le reconnaître d’ailleurs, les
récriminations furent bien plus souvent justifiées que les adulations ou
les éloges.

Les publicains furent constamment mêlés, par la nature même de leurs
actes, aux plus grandes affaires de l’État; il ne faut donc pas
s’étonner que les faits rapportés par l’histoire sur leur compte, soient
assez nombreux. Il n’en fut pas de même des banquiers, qui restèrent
presque toujours agents ou intermédiaires des intérêts privés.

Nous allons constater, l’histoire en mains, que les publicains, à raison
de leurs privilèges, acquirent, en droit et en fait, une telle puissance
dans l’État, qu’ils finiront par en devenir les maîtres, jusqu’au moment
où les généraux, restant à la tête de leurs armées après la victoire, en
vinrent à se disputer le pouvoir, dans Rome même.

Les banquiers suivirent les publicains dans leur fortune politique,
parce qu’ils appartenaient à la même classe et se mouvaient, pour ainsi
dire, dans leur orbite. Nous les verrons fonctionner, en se développant,
sur le terrain de leurs opérations, au Forum et dans les basiliques.




SECTION PREMIÈRE.

Exposé et chronologie des faits de l’histoire romaine concernant les
publicains.


L’histoire, avons-nous dit, ne parle des publicains que depuis l’époque
des guerres Puniques; et cependant l’_ordo publicanorum_ existait déjà à
cette époque; les publicains constituaient dès lors, on ne sait depuis
quand, un ordre dans l’État[356].

  [356] Mommsen le dit à plusieurs reprises dans son _Traité sur le
    droit public romain_. Voy. notamment le t. VI, 2e partie, p. 109,
    note 2, de la traduction Girard. Paris, 1889.

Jusque-là, certains impôts avaient déjà été donnés en adjudication;
c’était par le même procédé de la mise aux enchères que les travaux
publics avaient été, sans doute, exécutés sous la République. Il en
était ainsi des mines, des salines, des carrières. «_Hi qui salinas et
cretifodinas et metalla habent publicanorum loco sunt_», dit Cicéron. La
loi 1 du titre _Quod cujuscumque universitatis_, de Gaius, au Digeste,
fait le même rapprochement pour les mines d’or et d’argent. Mais, nous
le savons, il n’y avait rien là que de très ordinaire; l’adjudication
était le procédé employé partout où il était praticable, dans la vie
privée aussi bien que dans la vie publique.

Nous allons rattacher naturellement notre étude aux grandes périodes de
l’histoire romaine.


§ 1er.--De l’époque des guerres puniques jusqu’aux Gracques (540-214 à
621-133).

Le monde romain n’était ni très riche ni très brillant, il pratiquait
encore les vertus antiques, lorsque nous voyons certains publicains
faire leur entrée dans l’histoire, par un acte de fraude impudente,
qu’ont prévu et puni nos lois pénales les plus sévères.

Ne dirait-on pas qu’il n’y a plus rien à trouver de nouveau pour tromper
ses semblables, depuis bien longtemps, lorsque l’on voit, dès avant les
guerres Puniques, à une époque où la marine est à l’état tout à fait
primitif, et la spéculation encore à l’enfance de l’art, d’audacieux
trafiquants combiner et accomplir, au préjudice de l’État, le fait le
plus éhonté de baraterie[357]? Pouvait-on être plus fâcheusement
inventif, dans un temps où la pratique de l’assurance n’avait pas encore
habitué les gens sans scrupules à aller odieusement chercher la fortune,
jusque dans les naufrages et les événements sinistres de tous les
genres?

  [357] Loi du 10 avril 1825, titre II: Du crime de baraterie. «Tout
    capitaine, maître, patron ou pilote chargé de la conduite d’un
    navire ou autre bâtiment de commerce, qui, volontairement et dans
    une intention frauduleuse, le fera périr par des moyens quelconques,
    sera puni de la peine de mort.» (Cet article a été modifié par
    l’article 89 du décret du 24 mars 1852.)

C’était donc en 540 de la fondation de Rome (214 av. J.-C.). Tite-Live
raconte que Posthumius et Pomponius Veientanus se chargèrent des
fournitures et des transports de la guerre. Ils avaient fait insérer
dans leur marché, que les risques de mer seraient au préjudice de
l’État. Or, ils chargèrent sur des navires hors de service, des
marchandises de peu de valeur, les firent couler en haute mer, et
réclamèrent le prix de navires et de marchandises d’une valeur
considérable. Ils avaient eu soin d’ailleurs de préparer, au moyen de
bateaux amenés dans ce but, le sauvetage des marins complices de cette
fraude périlleuse.

Le Sénat n’osa pas poursuivre cet acte, sur la dénonciation qui avait
été portée devant lui, pour ne pas soulever contre lui l’ordre entier
des publicains, tant cet ordre était déjà puissant et redoutable. Les
tribuns du peuple n’eurent pas les mêmes craintes; ils accusèrent
Posthumius devant les comices, et proposèrent contre lui une amende de
deux cent mille as[358].

  [358] Tite-Live, XXV, 1, 3: «_Quia patres ordinem publicanorum in tali
    tempore offensum nolebant. Populus severior, vindex erat fraudis._»

Les publicains se sentirent tous atteints par cette poursuite exercée
contre l’un d’eux, ainsi que l’avait prévu le Sénat. Ils se portèrent en
grand nombre à l’assemblée des comices et firent, par leurs violences,
ajourner la décision. Les tribuns reprirent, malgré tout, leurs
accusations aux comices suivants, et Posthumius fut condamné au
bannissement.

Ce n’était que justice, et cependant les publicains devaient, sans
tarder, prendre leur revanche.

Leur puissance, d’ailleurs, ira en croissant avec leurs richesses, et
nous verrons bientôt le temps où leurs fraudes, cyniquement pratiquées,
s’effectueront sans qu’ils aient jamais rien à craindre, étant désormais
à l’abri de toute poursuite. C’est l’époque prochaine où l’on verra les
publicains devenir à la fois juges et parties, dans les affaires de
finances, qui sont les leurs.

Cependant, toute trace du patriotisme et de la vertu antique n’avait pas
encore disparu. On en était à la transition entre les mœurs anciennes et
la cupidité égoïste des mœurs futures.

Et en effet, deux années après l’odieux stratagème de Posthumius, en
542-212, pendant qu’un imperturbable citoyen achetait le champ où
Annibal campait victorieux, après la bataille de Cannes, des publicains,
suivant la même voie de confiance héroïque et vraiment romaine,
faisaient des avances considérables d’argent au Trésor, sans demander
aucune garantie.

Ce n’est pas chose vulgaire que ces avances ainsi proposées par des
financiers de profession, à un État menacé de si près dans son existence
même par un ennemi victorieux et implacable. Or, à l’honneur de la Rome
et des publicains de cette époque, le fait dont nous parlons ne fut pas
l’œuvre isolée d’un seul homme.

Ce furent trois sociétés de publicains qui se disputèrent la gloire de
secourir la patrie en détresse. Elles offrirent à l’État de faire les
fournitures dont il avait besoin, se faisant promettre simplement qu’on
les payerait avec les premiers fonds qui rentreraient dans la caisse
publique. «_Ut cum pecunia in ærario esset ii primum solverentur[359]._»
Ils imposèrent seulement deux conditions, très raisonnables d’ailleurs:
L’État devait d’abord dispenser les associés du service militaire, et
ensuite on devait leur garantir les risques de l’ennemi et ceux de la
tempête.

  [359] Tite-Live, XXIII, 49.

Peu de temps après, un fait du même genre se produisit; nous nous
reprocherions de ne pas le signaler expressément pour le porter encore à
l’actif des publicains et de Rome elle-même; car les faits de cette
nature vont devenir bien rares. Voici comment Tite-Live raconte
celui-ci: «Comme les censeurs, vu la détresse du trésor, ne faisaient
plus les adjudications ayant pour objet l’entretien des édifices sacrés,
ou la fourniture des chevaux curules, et autres choses semblables, il se
présenta un grand nombre des habitués de ces adjudications, qui
engagèrent les censeurs à tout faire, à donner à l’entreprise, comme
s’il y avait de l’argent dans la caisse. Personne ne devait exiger de
l’argent qu’après la fin de la guerre[360].» Valère Maxime reproduit le
fait en termes encore plus énergiques: «Les publicains exhortèrent les
censeurs chargés des adjudications à tout donner à l’entreprise, comme
si la République regorgeait d’or, disant qu’ils pourvoiraient à tout;
ils s’engageaient à ne pas réclamer un as avant l’achèvement complet de
la guerre[361].»

  [360] Tite-Live, XXIV, 18: «_Cum censores ob inopiam ærarii se jam
    locationibus abstinerent ædium sacrarum tuendarum, curuliumque
    equorum præbendorum, ac similium his rerum, convenire ad eos
    frequentes, qui hastæ ejus generis assueverant, hortatique censores,
    ut omnia perinde agerent, locarent, ac si pecunia in ærariis esset.
    Neminem nisi bello confecto, pecuniam ab ærario petiturum esse._»

  [361] Valère-Maxime, V, VI, 8: «_Publicani ultro aditos censores
    hortati sunt, ut omnia sic locarent, tanquam respublica pecunia
    abundaret, seque præstituros cuncta; nec ullum assem, nisi bello
    perfecto petituros polliciti sunt._»

Voilà bien assurément le beau côté du caractère romain.

Le Trésor était épuisé; on avait eu recours à la réserve de l’_aurum
vicesimarium_, qui avait produit un poids de quatre mille livres d’or;
mais tout cela était insuffisant. Et c’est à ce moment que des
fournisseurs, des spéculateurs, consentent à travailler sans
rémunération, pour que rien ne souffre dans les services publics.

N’est-ce pas un étonnant et admirable spectacle, de la part surtout des
chevaliers, des hommes de cet ordre dont un si grand nombre venait de
rester sur le champ de bataille de Cannes, qu’Annibal avait envoyé à
Carthage trois boisseaux pleins des anneaux qu’on avait enlevés de leurs
cadavres?

Saluons au passage ce dernier trait de désintéressement et de foi dans
l’avenir de Rome. Nous ne retrouverons plus rien de semblable, dans la
série des faits que nous allons signaler, pour caractériser désormais
les publicains et leurs œuvres.

A partir de ce moment, en effet, nous n’aurons plus à parler d’eux, qu’à
raison de leurs démêlés avec l’État ou de leurs exactions envers les
particuliers. Tite-Live rapporte qu’à l’instigation des tribuns, les
édiles eurent à poursuivre souvent, dans le cours du sixième siècle, les
fermiers des pâturages publics. «_Multos pecuarios damnarunt... Multos
pecuarios populi judicium adduxerunt[362]._» Il faut que les abus et les
résistances des publicains aient été très graves, pour que l’historien
ait éprouvé le besoin de constater ces poursuites.

  [362] Tite-Live, XXXV, 7 et 10; XXXIII, 42.

Déjà à cette époque, la puissance des sociétés de trafiquants commençait
à se faire sentir dans la direction des affaires publiques. «Ces
sociétés», dit M. Vigié avec les autres historiens de Rome, «ne furent
pas étrangères à la destruction de Carthage; elles vont pousser les
Romains à une lutte avec les cités commerçantes de la Grèce, et mettre,
après leur destruction, tout le commerce méditerranéen dans les mains
des Romains[363].»

  [363] Vigié, _Des douanes dans l’Empire romain_, p. 18. Mommsen,
    _Hist. rom._, t. IV, p. 353 et 354; t. VI, p. 25 et suiv.

Après avoir étudié l’état des grandes fortunes de Rome, Mommsen ajoute:
«Peut-on s’étonner, maintenant, si les capitalistes s’imposent à la
politique extérieure; si par rivalité de marchands ils ont détruit
Carthage et Corinthe, comme autrefois les Étrusques ont détruit Alalie,
et les Syracusains Cœré; si malgré la résistance du Sénat, ils ont
maintenu Narbonne[364].»

  [364] Mommsen, _eod._, t. VI, p. 26.

Nous avons vu les _negotiatores_ précéder les grandes armées en Asie, en
Afrique, en Gaule; lorsque César se prépare à franchir les Alpes, il se
préoccupe encore du commerce avec l’Italie, des obstacles naturels et de
ceux qui proviennent des douanes à la frontière. «_Causa mittendi fuit_,
dit-il, _quod iter per Alpes, quo magno cum portoriis mercatores ire
consuerant, patefieri volebat[365]._»

  [365] César, _Comm._, 3, 1.

L’exécution des entreprises de travaux des publicains fut, souvent
aussi, l’objet des préoccupations de l’État.

Ce sont d’abord les grandes agglomérations d’esclaves que l’État leur
reproche. Le temps des guerres serviles se fait déjà pressentir, et les
esclaves deviennent un danger public, lorsqu’on les réunit en grand
nombre dans les ateliers ou les chantiers des publicains.

C’est ainsi qu’en 612-142, une compagnie de publicains afferma une forêt
dans le Brutium, pour en extraire la poix brutienne très renommée à
cette époque. Les esclaves qu’ils employaient se livrèrent à des
violences et à des crimes dont les publicains eurent à répondre, et qui
furent si graves que Strabon et Cicéron les ont rappelés, à la distance
de plus d’un siècle[366].

  [366] Strabon, VI, 1; Cic., _Brutus_, 22. Voy. Belot, _loc. cit._, p.
    185.

De même encore, peu de temps après, à la suite de ces redoutables
soulèvements serviles qui grondaient sur tous les points de l’Italie, on
dut prendre des mesures à l’égard d’autres adjudicataires de grands
travaux.

Les lavages d’or de Victumulæ se faisaient depuis 611-143 pour le compte
de l’État. On fit, à leur occasion, des règlements, en vertu desquels on
enjoignit aux entrepreneurs de n’avoir jamais plus de 5,000 travailleurs
réunis sur le même point. Plus tard, un sénatus-consulte arrêta
complètement cette exploitation, qui devenait un foyer de révolte.

Mais les publicains eux-mêmes s’étaient déjà rendus coupables des plus
graves excès.

En 587-167, le Sénat vota l’abandon des mines de la Macédoine, parce
que, dit Tite-Live: «Là où il y a un publicain, le droit public n’est
qu’un vain mot, ou bien la liberté des alliés n’existe plus». «_Ubi
publicanus est, ibi aut jus publicum vanum, aut libertatem sociis nullam
esse[367]._» Nous verrons que les Romains ne se montrèrent pas toujours
aussi soucieux de la légalité, ni de la liberté de leurs _socii_, les
provinciaux.

  [367] Tite-Live, XLV, 18.

Bientôt, Rome ne fut pas plus maîtresse des excès de ses publicains
qu’elle ne le fut des rapines de ses proconsuls ou de ses généraux. Le
pouvoir et la richesse allaient devenir des proies que devaient se
disputer, dans un désordre toujours croissant, l’ordre sénatorial, les
chevaliers et la plèbe, d’une part, et, d’autre part, les hommes
politiques de Rome, et les généraux revenant de province à la tête de
leurs armées victorieuses.

Nous laisserons les orateurs populaires et les soldats se disputer les
faveurs et le pouvoir de l’État, dans les camps ou sur la place
publique; mais si nous suivons les événements de la politique
quotidienne et normale à Rome, nous y retrouverons les publicains
triomphants d’ordinaire, quoique vaincus parfois, dans cette lutte des
trois ordres, qui s’est attachée comme une plaie mortelle aux flancs de
l’État républicain.

Vainement quelques cœurs élevés, quelques graves personnages à l’âme
encore romaine, s’efforceront de rétablir l’équilibre et la paix. C’est
devenu une tentative irréalisable entre ces hommes de castes de tout
temps séparées, où les traditions de rivalités haineuses se sont
conservées mieux que les vertus civiles.

Tous les citoyens des ordres supérieurs sont enivrés par les faveurs
inattendues de la fortune et de la gloire; presque tous vont à la
guerre, et ils rentrent dans Rome, excités à la lutte par leurs
habitudes belliqueuses. Ils apportent, dans les relations de la paix,
l’ambition violente et l’énergie indomptable qui faisait leur force
contre les ennemis du dehors.

Le père des Gracques, Sempronius Gracchus, «combattit avec mesure et
équité les Scipions et les grands; d’une main, il réprimait les
publicains, et, de l’autre, il refoulait les affranchis dans une seule
tribu[368].» Vains et derniers efforts d’une politique d’apaisement et
d’équilibre! Désormais, ce sera presque toujours le caprice du parti au
pouvoir, ou la violence des factions, qui gouverneront, sous les dehors
de la légalité.

  [368] Duruy, _Hist. des Romains_, t. II.

En 574-180, Caton avait donné à ferme, en qualité de censeur, à des prix
élevés, la perception des impôts, et, avec des rabais très raisonnables,
l’exécution de grands travaux publics. Il avait fait là son devoir de
magistrat intègre et soucieux des finances de l’État. Mais voici que la
faction de Flamininus ne veut pas qu’il en soit ainsi; elle intrigue au
Sénat, et obtient, par la pression la plus éhontée, une délibération qui
casse les adjudications et en ordonne de nouvelles plus favorables aux
publicains. Certains tribuns, plus ardents que les autres, rapporte
Plutarque[369], voulaient même que l’on citât Caton devant le peuple,
pour avoir, sans doute, trop bien veillé aux intérêts du trésor public.

  [369] Plut., _Caton_, 17. Voy. Duruy, _loc. cit._, p. 352. Tite-Live,
    XXXIX, 44.

Peu de temps après, les censeurs Claudius Pulcher et Sempronius
Gracchus, voulant renouveler une mesure antérieurement prise par Caton,
avaient interdit à ceux qui, sous la censure précédente, avaient pris
part aux adjudications, de se présenter actuellement comme _socii_, et
même comme _affines conductionis_. Cela provoqua une véritable émeute,
et les publicains se transportèrent auprès du tribun, qui consentit à
proposer une loi annulant les nouvelles adjudications, et autorisant
tous les citoyens indistinctement à se présenter aux enchères, qu’on dut
recommencer. Les censeurs furent mis en jugement. Les publicains
s’habituaient à faire la loi[370].

  [370] Tite-Live, XLIII, 16.

Les mœurs s’altèrent, la plèbe se réveille et s’agite, car nous touchons
aux premières années du septième siècle de Rome. Les grandes lois
agraires vont inaugurer le mouvement démocratique qui se personnifie
sous le nom des Gracques.

Les publicains étaient la bourgeoisie riche; ils eurent à souffrir des
lois agraires d’abord, autant que le patriciat. Aussi vit-on les deux
ordres se prêter un mutuel concours pour frauder, notamment la loi
agraire de Licinius Stolon, qui défendait à tout citoyen de posséder
plus de 500 jugères (126 hectares) de terres publiques, et d’y nourrir
plus de 100 têtes de gros bétail et 500 têtes de petit[371]. Les nobles
(_nobiles_), en rendant la justice, et en réglant, au Sénat, les comptes
de l’État, se montrent indulgents pour les adjudicataires des pâturages,
et acceptent sans contrôle leurs déclarations, pour que ceux-ci les
laissent, à leur tour, mener leurs immenses troupeaux paître
gratuitement sur les terres publiques. La prépondérance des publicains
s’établit donc de plus en plus solidement dans toutes les affaires qui
les intéressent. En combattant ouvertement avec les uns, en pactisant
habilement avec les autres, ils arrivent à leur but.

  [371] Velleius Paterculus, II, 6; Cicéron, _De lege agraria_, II, 5;
    Appien, _G. civ._, I, 8. Voy. Belot, _Hist. des chev._; Tite-Live,
    liv. XXXIX.


§ 2.--Les Gracques.--Loi agraire.--Loi frumentaire.--Loi judiciaire; ses
effets par rapport à la puissance des publicains et des spéculateurs
(621-133, 643-111).

La révolution politique et financière des Gracques, commencée en vue de
donner l’aisance à la plèbe, et d’opposer aux excès d’une aristocratie
hautaine et immodérée, une classe moyenne sage et forte, eut des
conséquences tout opposées sur les destinées de Rome.

Les Gracques s’étaient assigné une mission élevée et patriotique, ils
avaient apporté au service de leur cause, des cœurs généreux, des âmes
fortes et vraiment romaines, de rares qualités d’intelligence et de
courage. C’est ce qui a rendu leur nom illustre dans l’histoire, et, à
cet égard, la fière patricienne qui leur avait donné le jour, et qui
leur fit entendre souvent les avertissements d’une âme supérieure, a pu
légitimement se faire appeler avec orgueil, la mère des Gracques.

Mais ils n’avaient pas prévu, sans doute, les redoutables conséquences
de leurs innovations aventureuses; et lorsqu’ils les aperçurent, il
était trop tard pour s’en rendre maître, soit à cause de la force du
courant irrésistible qu’ils avaient créé, soit parce qu’ils se
laissèrent entraîner eux-mêmes, par les passions d’une lutte
profondément animée, et qui ne tarda pas à devenir violente.

Presque sur tous les points de leur vaste entreprise, ils manquèrent
leur but, ou le dépassèrent. Par la loi _agraire_, ils redoublèrent les
éléments de discorde et jetèrent le trouble dans le monde romain; ils
inaugurèrent, par la loi _frumentaire_, la plus détestable et la plus
fatale des institutions, la plus opposée à l’objet de leur loi agraire;
enfin, ils assurèrent le triomphe des publicains, de l’aristocratie
d’argent, et garantirent pour longtemps l’impunité à leurs plus
affreuses exactions, par l’effet de leur loi _judiciaire_, toujours
combattue et toujours persistante, par ses effets, jusqu’à Sylla.

Nous ne dirons que quelques mots des lois agraires et frumentaires, nous
insisterons, au contraire, beaucoup plus sur les lois judiciaires, qui
constituent un des points les plus importants de l’histoire des
publicains et même de l’histoire politique et financière de Rome.


1º _Loi agraire._--Certainement les lois agraires, du moins celles des
Gracques, ne touchèrent pas, en principe, aux propriétés privées; elles
ne furent pas, comme on le dit quelquefois par erreur, des lois
communistes en elles-mêmes. Nulle part, nous l’avons établi, la
propriété n’a été proclamée plus inviolable qu’à Rome.

Il faut, pourtant, voir les choses sous le vrai jour de la réalité; ces
concessions temporaires qu’il s’agissait de remanier et de distribuer
aux pauvres, étaient restées, pour la plupart, deux ou trois siècles en
la possession héréditaire des familles auxquelles il s’agissait de les
enlever sans indemnité, afin que d’autres en pussent jouir, à leur tour,
comme de la chose de tous. Or beaucoup de ces biens avaient été aliénés
par leurs possesseurs, à titre de vente ou d’échange. Le caractère de
concession à terme s’était effacé, devant des actes qui en avaient fait,
par erreur sans doute, mais presque unanimement, dans l’opinion de leurs
possesseurs séculaires, une propriété patrimoniale et véritable. Il
fallait remonter à des temps oubliés, pour établir la légalité des
titres de l’État. Dans de semblables conditions, que peut être la
légalité? «Qu’importe, en pareil cas», dit Mommsen, «la décision des
jurisconsultes dans la pratique des affaires? Bien plus, les
répartiteurs, choisis dans le parti ardent, prenaient parfois sans
scrupule dans le domaine privé[372].» On devine l’immense trouble que
durent produire, parmi les antiques concessionnaires, ces
bouleversements inattendus (621-133).

  [372] Mommsen, _loc. cit._, t. V, pp. 35 et 44.

Spurius Cassius, Licinius Stolo, Flaminius, avaient précédé, il est
vrai, les Gracques dans cette voie; et les membres les plus éclairés de
la noblesse, Mucius Scævola, Licinius Crassus et Appius Claudius,
avaient donné leur assentiment à la loi agraire de Tibérius Gracchus;
mais les lois de cette nature ne se font d’ordinaire bien connaître que
dans l’application[373]. Il eût fallu une prudence extrême dans la mise
en pratique, pour les rendre inoffensives et les empêcher d’être
iniques[374].

  [373] Laboulaye, _loc. cit._, p. 206.

  [374] De vives discussions se sont élevées dans ces derniers temps,
    spécialement sur la loi agraire de Licinius Stolon; les uns ont dit
    qu’elle avait osé toucher même aux propriétés privées, d’autres ont
    été jusqu’à nier son existence, malgré les affirmations formelles de
    Tite-Live. Nous ne pouvons pas ici entrer dans le débat, mais il
    nous paraît difficile de supposer une erreur ou un mensonge de la
    part de Tite-Live, pour des faits aussi graves, et datant de cette
    époque.

D’ailleurs, après avoir provoqué ces désordres, la loi agraire des
Gracques ne profita même pas à ceux pour qui elle avait été faite, et la
loi frumentaire, nous le verrons, concourut à ce résultat. Les
concessions furent revendues immédiatement à leurs anciens possesseurs à
vil prix, sur beaucoup de points, ou abandonnées par les
concessionnaires habitués aux facilités de la ville, et bientôt dégoûtés
de l’isolement et de la rudesse de la vie des champs.

C’étaient les publicains et les nobles d’Italie qui avaient eu
particulièrement à souffrir de ces lois. «Tibérius et Caius Gracchus, en
proposant de partager le domaine public que Rome avait en Italie, aux
pauvres des tribus rustiques, blessaient les chefs italiens, comme
l’aristocratie équestre des municipes et la noblesse du Sénat romain.
Aussi Salluste (_Jugurtha_, 42), Tite-Live (_Epitome_, 53), Appien (_G.
civ._, 10 et 19) s’accordent à dire que ce fut la coalition de toutes
les aristocraties de Rome et de l’Italie qui fit échouer la loi agraire.
Comment dissoudre cette coalition? Comment séparer les sénateurs de Rome
des chevaliers romains et des nobles des villes alliées? Caius Gracchus
en trouva le moyen, mais en excitant des passions redoutables qui
devaient survivre à la loi agraire. Aux Italiens il offrit le droit de
cité romaine, comme compensation de la perte des terres publiques
(Appien, I, 21). Aux chevaliers, surtout aux publicains, il donna la
judicature[375].»

  [375] Belot, _Hist. des chev._, p. 196.

Il fallait au moins cela aux publicains, pour leur imposer un instant
silence, et pour que, joignant leurs plaintes à celles des sénateurs,
ils ne s’entendissent pas bientôt avec eux, en vue de marcher ensemble à
l’assaut des institutions démocratiques nouvelles.

Les lois agraires avaient donc satisfait quelques personnes, mais en
avaient mécontenté profondément beaucoup. La loi agraire Thoria dut
venir, peu de temps après, en 643-111, rétablir en partie l’ordre et la
paix, troublés par les Gracques, parmi les possesseurs du sol,
spécialement en Italie, en Afrique et dans le territoire de Corinthe.
Quant aux publicains, nous verrons que la conquête de la judicature
était de nature à leur faire aisément oublier les ennuis que leur avait
donnés la loi agraire; elle devait en compenser largement tous les
dommages.


2º _Loi frumentaire._--Caius Gracchus fit une innovation peut-être plus
grave encore que toutes les autres, au point de vue des principes
économiques, et des résultats funestes qui se produisirent par la suite,
en établissant le droit à un rabais sur les blés, au profit de tout
citoyen qui se ferait inscrire pour en bénéficier. Ce fut l’origine des
lois sur les frumentaires, de ces lois que nous déclarerions, dans notre
langage actuel, tout empreintes du socialisme d’État le plus dangereux.

Cette question des lois frumentaires se rattache spécialement à
l’histoire des publicains, par les entreprises de fournitures que
nécessitèrent les distributions de vivres, c’est-à-dire indirectement,
au point de vue où nous nous plaçons en ce moment; mais elle est de
telle importance dans l’histoire financière et économique de Rome, que
nous ne saurions la passer sous silence. Elle fait partie intégrante de
l’œuvre révolutionnaire des Gracques.

Ce sont en effet ces droits à l’assistance, créés au profit de la plèbe,
qui contribuèrent à réunir dans Rome, les trois cent mille frumentaires
redoutés de tous, et dont Sylla, César, Auguste, les maîtres
tout-puissants osèrent seuls diminuer le nombre ou arrêter les excès. Et
l’on peut dire même, que si Caius Gracchus livra l’État aux abus déjà
très graves des publicains, c’est surtout parce qu’il eut besoin d’eux,
pour subvenir aux frais de ces distributions de plus en plus ruineuses
et difficiles à organiser[376].

  [376] Mommsen, _Hist. rom._, t. V, p. 68.

Sous le couvert de ce droit nouveau à l’alimentation, qu’un abîme sépare
de la charité, ces frumentaires devinrent vite la foule des oisifs et
des affamés qui parcouraient, à certains jours, les rues de la cité,
avec des cris sinistres, demandant du pain et les jeux du cirque, prêts
à se vendre au plus offrant, ou à mettre les armes à la main, si on ne
les satisfaisait pas, et si on avait l’air de les craindre.

Il fallut le despotisme militaire des empereurs et des prétoriens pour
les réduire. C’était la marche naturelle des choses. Les excès d’une
démocratie sans frein avaient amené la démagogie, ils devaient rendre
inévitable la souveraineté brutale de la force.

Par les distributions de terre, les Gracques avaient voulu appeler vers
la campagne les pauvres de Rome, et retenir aux champs ceux qui étaient
tentés de les abandonner; mais en ajoutant, aux attraits de la ville,
les distributions gratuites de blé, ils firent bien plus efficacement le
contraire; ils ne firent que redoubler la tendance fatale au
délaissement de l’agriculture par le paysan, et accroître la tourbe des
prolétaires et des mécontents, qui ne se donnaient pas même la peine de
chercher du travail pour vivre honnêtement.

Les lois agraires avaient, en principe du moins, une limite bien
établie: celle du domaine privé. Les distributions ne pouvaient en
avoir; elles finirent par dépasser toute mesure.

Le droit à l’assistance, aussi bien que le droit au travail, ce sont là,
sous des formes parfois captieuses, des atteintes directes, injustes et
périlleuses, portées par l’intermédiaire de l’État, et sous le couvert
de l’impôt, à la propriété privée qui doit rester inviolable.

L’impôt ne doit pas être un moyen de prendre à l’un le bien qu’il a
légitimement acquis, au prix de son travail personnel ou de l’épargne,
pour le donner à un autre qui n’a rien fait pour le mériter; c’est en
cela que consiste le mal du socialisme, avec ses répartitions
nécessairement arbitraires, injustes pour le présent, dissolvantes pour
l’avenir.

A raison de l’inégalité des mérites, la prétendue égalité des biens
imposée par l’État serait la plus choquante et la plus funeste des
injustices, si on pouvait un instant la supposer possible dans la
société humaine.

En vertu des mêmes principes, sous quelque nom qu’elles se fassent,
quand elles prennent la force d’un droit, les distributions gratuites
deviennent, d’un seul coup, des primes offertes à la paresse contagieuse
et mauvaise conseillère.

Très différente de tout cela, distribuée par les patrons de la _gens_ à
leurs clients fidèles, l’antique sportule reposait, avec les mœurs de
l’antique cité, sur une communauté de sentiments, d’intérêts, de
traditions, d’idées politiques et de culte religieux, sur une
réciprocité très effective de devoirs et de services; elle contribuait à
maintenir des groupes familiaux vigoureux, disciplinés, parfois très
considérables, et constituant par le fait, une précieuse force de
conservation et d’ordre pour l’État.

Rien de semblable n’existait dans la nouvelle sportule. Réclamée comme
un droit, payée par nécessité et sans considération de personnes, elle
ne devait créer aucun lien de reconnaissance, aucune obligation
réciproque; elle ne pouvait qu’aggraver tous les maux dont l’État était
menacé.

Le paupérisme et les malheurs de la plèbe ne disparurent donc pas sous
les bienfaits des Gracques. Bien au contraire; des éléments nouveaux se
reconstituaient et se développaient sans cesse, pour augmenter l’armée
de la misère. C’est le cercle vicieux de toutes les tentatives
socialistes. «Tibérius avait cru appeler à lui le peuple, il souleva la
multitude.»

Ce n’était pas assurément le moyen de constituer ce corps puissant et
modéré à opposer aux deux aristocraties privilégiées dans le but élevé
d’organiser une démocratie durable et égalitaire qui devait, suivant le
mot de Velleius Paterculus, s’étendre jusqu’aux Alpes. «Ce que Rome
avait été avant les Gracques», dit Duruy, «elle l’était encore vingt ans
après; seulement, il y avait plus de misères avec moins
d’espérances[377].»

  [377] Duruy, t. II, p. 155; _Histoire des Romains_, ch. XXII.

Les Gracques succombèrent sous le poids de leur propre révolution. De ce
grand mouvement, deux choses surtout restèrent: les distributions de
l’annone et l’administration de la justice passée aux mains des
chevaliers, en vertu de la loi dont Caius Gracchus fut le promoteur.
Après Tibérius, Caius Gracchus fut emporté à son tour, et certains de
ses plus chauds partisans, au nombre environ de trois mille, furent
massacrés; d’autres furent jetés en prison et tués sans jugement. Les
Gracques morts, le Sénat n’eut qu’un but: effacer par tous les moyens le
souvenir de leurs œuvres.


3º _Loi judiciaire._--Montesquieu et Mommsen ne font que reproduire les
opinions exprimées par presque tous les écrivains romains eux-mêmes,
lorsqu’ils signalent l’immense portée de ce changement dans l’ordre
judiciaire, qui enlevait le droit de juger aux sénateurs, pour le donner
aux chevaliers. C’est par là que nous allons voir les publicains arriver
au point culminant de leur carrière politique et financière.

«Les chevaliers étaient les traitants de la République», dit
Montesquieu; «ils étaient avides; ils semaient les malheurs dans les
malheurs, et faisaient naître les besoins publics des besoins publics.
Bien loin de donner à de telles gens la puissance de juger, il aurait
fallu qu’ils eussent été sans cesse sous les yeux des juges. Il faut
dire cela, à la louange des anciennes lois françaises; elles ont stipulé
avec les gens d’affaires, avec la défiance qu’on garde à des ennemis.
Lorsqu’à Rome les jugements furent transportés aux traitants, il n’y eut
plus de vertu, plus de police, plus de lois, plus de magistratures, plus
de magistrats[378].»

  [378] _Esprit des lois_, liv. XI, ch. XVIII.

«Au sein de la nouvelle société de haute finance», dit à son tour
Mommsen, «il se forma un groupe puissant, une sorte de sénat commercial,
qui pesa bientôt sur le vrai Sénat de Rome... Il n’est point téméraire
de croire que la désignation aux fonctions judiciaires portait, de
préférence, sur les principaux partenaires des grandes sociétés
financières, de la compagnie fermière des impôts d’Asie ou autres... La
concordance des listes des jurés d’une part, et des tableaux des
publicains associés de l’autre, fera aisément comprendre toute la
puissance de l’anti-Sénat organisé par Gracchus[379]... En donnant à
l’ordre marchand le contrôle des fonctionnaires provinciaux, la loi
avait mis ceux-ci dans la nécessité de faire cause commune avec les
premiers; fermant les yeux sur les excès des capitalistes, ils
s’assuraient pour eux-mêmes la liberté illimitée du pillage et
l’impunité devant la justice[380].»

  [379] Mommsen, _Hist. rom._, t. V, p. 61-62.

  [380] Mommsen, _op. cit._, p. 63 et suiv.

C’est au moyen des lois judiciaires, principalement, qu’ils arrivèrent à
ces résultats[381]; et M. Laboulaye rapporte très-exactement que les
sénateurs et les chevaliers se disputèrent avec une ardeur qui alla
jusqu’à la guerre civile, ce nouvel instrument de règne, dont chacun
reconnut bientôt toute la force[382].

  [381] La loi judiciaire dont nous allons nous occuper, fut rendue en
    632-122, sur l’initiative de Caius Gracchus, mais son frère Tibérius
    avait déjà préparé un projet de loi judiciaire que la mort ne lui
    permit pas de poursuivre. Plus modéré que Caius sur ce point,
    Tibérius voulait partager les jugements entre les sénateurs et les
    chevaliers, tandis que Caius en repoussa complètement les sénateurs.
    Tibérius fit rendre une autre loi dite judiciaire, mais qui ne se
    rattache pas au sujet actuel malgré son nom. (Dion Cassius, fragm.
    88. Voy. Belot, _op. cit._, p. 228.)

  [382] _Essai sur les lois criminelles des Romains_, p. 186.

Nous allons voir, en effet, à partir de la loi de Caius Gracchus jusqu’à
l’époque d’Auguste, les lois judiciaires se succéder nombreuses. C’est
aux chevaliers ou plutôt sous leur nom, aux publicains, que, par ces
lois, la juridiction fut maintenue presque constamment en droit ou en
fait jusqu’à Sylla[383], et puis, bientôt après, jusqu’à l’Empire. Ce
fut, suivant l’expression moderne que nous placions en relief, dès nos
premières lignes, l’organisation de la _tyrannie judiciaire_.

  [383] On sait que les faits punissables peuvent être, à Rome, l’objet
    de plusieurs genres de poursuites. La poursuite d’un fait comme
    délit privé n’empêche pas l’exercice d’un _crimen publicum_ ou
    accusation publique à l’égard de ce même fait, sauf application des
    règles du non cumul.

    Or, l’action privée dont parle le Digeste à l’égard des publicains
    (L. 1 et 5, § 1, D., _de publicanis_, et loi 9, § 5), qui autorise
    même une peine extraordinaire ou une action équivalente, pour
    protéger les contribuables contre leurs abus, devait exister déjà à
    l’époque des Gracques; cela n’empêcha pas assurément l’existence et
    l’application de lois criminelles qui pouvaient amener les
    prévaricateurs et les concussionnaires devant le peuple, le Sénat,
    ou les _quæstiones perpetuæ_.

    Lorsque les chevaliers furent admis à la judicature, ils le furent
    évidemment en droit, comme ils l’étaient déjà presque toujours en
    fait, aussi bien en matière privée qu’en matière publique. Mais les
    effets de l’innovation ne se firent sentir qu’en cette dernière
    matière; nous laisserons donc de côté, pour le moment, la question
    des actions privées.

    Nous nous bornerons à rappeler, qu’en principe, la souveraineté
    judiciaire, particulièrement en matière criminelle, appartint de
    tout temps au peuple dans ses comices. Cicéron disait encore, par
    respect pour cette antique règle: «Ce sont les sénateurs, les
    chevaliers, les tribuns de la solde qui jugent, mais ce sont les
    trente-cinq tribus qui condamnent» (Cicéron, _Pro domo_, 16 et 17),
    entendant exprimer par là, sans doute, que toutes les sentences
    rendues par les tribunaux ne l’étaient que par délégation du peuple
    romain.

    Mais la juridiction qu’exerçaient les comices avait été
    progressivement déférée aux commissions nommées pour un seul procès;
    puis furent établies les _quæstiones perpetuæ_, c’est-à-dire des
    commissions nommées pour un an, avec mission de statuer sur les
    faits en vue desquels elles avaient été spécialement nommées.

    La pratique des jugements par commissions ou _quæstiones_ fut
    adoptée sans difficulté; ce fut Calpurnius Pison, surnommé l’honnête
    homme, Frugi, qui, pendant son tribunat de l’an 605-149, organisa la
    première _quæstio perpetua_ contre les exactions des gouverneurs de
    province (_de pecuniis repetundis_). Bientôt d’autres _quæstiones_
    pour des crimes touchant directement à l’ordre public et aux
    finances furent organisées, notamment en vue du péculat, de la
    brigue, du crime de lèse-majesté. C’est là que se produisit l’effet
    redoutable des lois judiciaires.

    Bien qu’en principe chaque loi punissant un crime fût indépendante
    des autres, établît une _quæstio_ spéciale, et réglât d’ordinaire,
    non seulement la qualification du fait et ses suites, mais encore la
    compétence et la procédure de l’incrimination qu’elle établissait,
    il y avait, cependant, des règles qui dominaient tout le système, et
    des lois également applicables à toutes les affaires criminelles. Il
    en fut ainsi, certainement, des lois relatives au recrutement des
    juges, c’est-à-dire des lois judiciaires.

Ceux qui n’ont vu, dans les luttes sur les lois judiciaires de Rome, que
des compétitions de castes entre le Sénat et les chevaliers, en dehors
desquelles les autres classes de citoyens restaient indifférentes, n’en
ont donc pas saisi toute la portée. C’est le peuple tout entier qui
votait et soutenait de parti pris ces lois, notamment, parce qu’il était
intéressé aux exactions des publicains dont il devait bénéficier, à
raison des _partes_, des _actions_ répandues à l’infini dans ses mains.
Les provinciaux à peu près seuls avaient à souffrir de leurs effets
immédiats.

Le peuple avait été si reconnaissant à Caius Gracchus de sa loi
judiciaire, qu’il lui avait laissé le droit de choisir lui-même les
chevaliers qui seraient juges[384].

  [384] Plutarque, _Vie de C. Gracchus_, 37.

Le Sénat seul, en fait, s’opposait à l’organisation de ces juridictions
disposées à tout permettre aux publicains. Sans doute, parmi ses
membres, plus d’un gardait discrètement de ces _particulas_ ou même de
ces _partes magnas_ qui constituaient, dès cette époque, un des éléments
ordinaires du patrimoine des riches et des pauvres. Par là, quelques
sénateurs étaient intéressés aux bénéfices des publicains; mais il
s’agissait surtout, pour le Sénat, de reconquérir, avec le droit de
juridiction, l’une des prérogatives les plus essentielles de sa
puissance, la plus importante de toutes, d’après Polybe, _Quod maximum
est_. L’esprit de corps dut l’emporter chez tous, ou au moins dans la
majorité de ses membres. La lutte fut soutenue vigoureusement par les
sénateurs et leurs partisans, avec l’aide de toutes les influences dont
ils purent disposer. Mais les patriciens eux-mêmes et les sénateurs
avaient de terribles abus à se reprocher. Ce fut un appoint pour les
chevaliers.

Avant l’époque des Gracques, les provinciaux avaient évidemment été
victimes des déprédations des gouverneurs et de leurs agents, aussi bien
que des concussions des publicains. Nous ne pouvons que renvoyer à
l’énumération des lois faites pour réprimer ces abus, rapportées et
étudiées par MM. Laboulaye[385] et Humbert[386] en France, Walter et
Marquardt en Allemagne[387], Maynz en Belgique[388], et par bien
d’autres écrivains dont ceux-ci ont signalé et discuté les œuvres,
notamment Rein, Rudorf, Zumpt, Mommsen et Savigny.

  [385] Laboulaye, _Essai sur les lois criminelles des Romains_. 1845.

  [386] _Des postes chez les Romains_ (_Recueil de l’Académie de
    législation_, vol. 1872, p. 306).

  [387] Walter, _Histoire du droit criminel chez les Romains_, traduit
    par Picquet-Damesne, 1863.--Marquardt, _op. cit._

  [388] Maynz, _Esquisse historique sur le droit criminel de l’ancienne
    Rome_.

Le nombre des membres du patriciat accusés de concussions ou de faits
analogues, fut considérable pendant une certaine période, à l’époque où
la justice appartenait encore à l’ordre sénatorial. Les historiens
anciens entrent dans de nombreux détails, qui ne touchent
qu’indirectement à notre matière, et sur lesquels nous n’insisterons
pas, par cette raison. D’ailleurs, pour des magistrats prévaricateurs et
concussionnaires, ce serait trop faire que de les traiter ici comme de
simples manieurs d’argent; c’étaient en réalité de redoutables
criminels, avec la circonstance très aggravante qui résultait de leurs
fonctions et de leur autorité[389].

  [389] En 614-40, Pompée, fils d’Aulus, accusé d’exaction par Cn. Q.
    Cæpion, par L. et Q. Métellus, fut absous, malgré sa culpabilité et
    sa qualité d’homme nouveau. Cicéron, _pro Fonteio_, 10, et
    Valère-Maxime, VIII, V, nº 1.

Ce qui est certain, c’est que les plus grands noms de Rome furent
appelés sous ces inculpations, soit devant le peuple, soit devant le
Sénat, soit devant les _quæstiones_. Caton fut cité quarante-quatre fois
sous divers chefs d’accusation, autant de fois il fut acquitté; d’autres
illustres citoyens eurent à subir les mêmes épreuves et furent moins
heureux dans les résultats; mais ce fut l’exception. «Après la mort de
Scipion Émilien, la corruption des nobles s’étala sans pudeur; on vit
Cotta, Salinator, M. Aquilius, accusés d’exactions par les peuples
qu’ils avaient gouvernés, acheter leurs acquittements des sénateurs
leurs juges[390].»

  [390] Lorsque la première _quæstio perpetua_ fut organisée, en
    605-149, par Calpurnius Piso, l’honnête homme, elle le fut
    exclusivement en vue de protéger les provinciaux. «Cette
    innovation», dit Maynz, «n’avait originairement d’autre but que de
    donner aux alliés et aux provinciaux le droit que les citoyens
    avaient eu de tout temps; la _quæstio perpetua repetundarum_ n’était
    guère autre chose qu’une application particulière du principe qui
    avait fait créer le grand jury connu sous le nom de centumvirs.
    Aussi, l’action du chef de répétondes n’était-elle d’abord, tout
    comme les actions portées devant le tribunal centumviral, qu’une
    poursuite purement civile.» (_Esquisse histor. du droit crim. de
    l’anc. Rome_, p. 37.)

    Les lois qui attribuèrent compétence criminelle aux _quæstiones_
    sortirent de cette spécialité, mais, par le fait, l’institution
    semble avoir toujours gardé la trace de son origine.

On s’indigna de l’indulgence, de la vénalité de ces tribunaux, de leur
partialité pour ceux de leur caste; c’est probablement en alléguant ce
motif que les Gracques demandèrent à faire passer la justice aux mains
des chevaliers, et qu’ils l’obtinrent. C’était assurément tomber de mal
en pire[391].

  [391] C. Gracchus avait fait, contre les sénateurs, une loi pour punir
    les cabales judiciaires, leurs accusations concertées et leur
    mauvaise foi. Appien, _G. civ._, 1, 22. Belot, _Hist. des
    chevaliers_, p. 227 et 231.

En effet, à partir de la loi de Caius Gracchus, malheur désormais aux
gouverneurs de province, aux magistrats importuns qui auraient voulu
empêcher les publicains de pressurer les populations à leur guise; ils
auraient trouvé à Rome des juges inexorables pour les punir de leur zèle
intempestif. Quant aux publicains eux-mêmes, ils n’eurent plus rien à
redouter des juges, leurs amis et leurs pairs. Magistrats et publicains
n’avaient donc qu’à vivre en paix et à piller sans crainte, chacun de
leur côté, sans autres contrôles que celui du sentiment public, ou de
leur conscience, également larges sur ce point et sur bien d’autres.
Mais leur puissance devait aller logiquement bien au delà de ces
résultats matériels.

Nous pensons qu’il est indispensable, pour faire apprécier le caractère
et l’importance de la victoire des publicains, de ne pas nous borner à
reproduire l’opinion des écrivains modernes, quelque éminents et dignes
de foi qu’ils puissent être, et qu’il est nécessaire de rapporter les
passages les plus caractéristiques des principaux historiens de
l’antiquité, à cet égard. Il y a là des résultats si étrangers à nos
mœurs, que c’est aux anciens directement, qu’il faut laisser la parole,
pour établir sur leur propre témoignage ce que nous venons de signaler
sous l’autorité de Montesquieu, de Mommsen, de Duruy, de Laboulaye et de
bien d’autres, qui ont vu la chose, mais sans s’y arrêter.

Après avoir rendu saillant et incontestable ce fait de la domination des
financiers au moyen des tribunaux, dès l’apparition de la loi de
Gracchus, nous en rechercherons l’explication dans l’état des mœurs
romaines et nous en indiquerons les conséquences fatales sur les
événements de la politique intérieure et extérieure de l’État.

Quant au fait, Florus d’abord l’indique nettement et sans détour;
d’après lui, ce sont les préoccupations d’argent qui ont amené les lois
judiciaires, et c’est par un effet ultérieur de ces lois que les
publicains, devenus juges, ont gouverné toutes les autres autorités.
«Comment régna, par le fait des lois judiciaires, le chevalier combattu
par le sénat, si ce n’est pour satisfaire sa cupidité, et en vue de
tirer profit des biens de l’État et de l’effet des jugements
eux-mêmes[392].» Puis il ajoute: «Le pouvoir de juger passant du sénat
aux chevaliers, c’était la suppression des affaires de finance,
c’est-à-dire la suppression du patrimoine de l’État.» «_A senatu in
equites translata judiciorum potestas vectigalia id est imperii
patrimonium supprimebat[393]._»

  [392] «_Unde regnaret judiciariis legibus divulsus a senatu eques,
    nisi ex avaritia ut vectigalia reipublicæ atque ipsa judicia in
    quæstu haberentur..._»

  [393] Florus, III, 12 et 13.

Appien signale la même révolution dans les pouvoirs publics, par l’effet
des lois judiciaires: «L’ordre politique», dit-il, «fut promptement
renversé, le sénat eut simplement l’honneur, et les chevaliers la
puissance.» La loi votée, on rapporte que Gracchus avait dit, que d’un
coup il avait brisé la puissance du sénat... Les chevaliers en vinrent,
en effet, non seulement à être les maîtres du sénat, mais à l’accabler
d’injures, dans l’exercice même de leur justice[394].

  [394] Appien, _G. civ._, I, 22: «Ταχύ τε περιῆν ἀνεστράφθαι τὸ κράτος
    τῆς πολιτείας, τὴν μὲν ἀξίωσιν μόνην ἔπι τῆς βουλῆς ἐχούσης, τὴν δὲ
    δύναμιν τῶν ἱππέων. Φασὶ δὲ κυρωθέντος μὲν ἄρτι τοῦ νόμου, τὸν
    Γράκχον εἰπεῖν ὅτι ἀθρόως τὴν βουλὴν καθῃρήκοι... Προϊόντες γὰρ οὐκ
    ἐδυνάστευόν μόνον, ἀλλὰ καὶ σαφῶς ἐνύβριζον τοῖς βουλευταῖς παρὰ τὰς
    δίκας.»

Pline, sans entrer dans les détails, est peut-être plus expressif
encore, car il oublie les chevaliers pour ne songer, dans cette
révolution politique, qu’aux publicains; c’est eux seuls qu’il en voit
surgir, pour constituer un ordre nouveau dans l’État, et c’est eux que,
désormais, on appellera les juges; c’est la justice entre les mains des
financiers. «Sous le nom de juges la séparation de cet ordre fut faite
par les Gracques les premiers, en vue d’une popularité brouillonne et
pour faire insulte au sénat; bientôt soumise, cette autorité du nom
passa, par l’effet des séditions, aux publicains, et les publicains
devinrent pour un temps une nouvelle classe d’hommes[395].»

  [395] Pline, _Hist. nat._, XXXIII, 8, fin: «_Judicum autem
    appellatione separari eum ordinem, primi omnium instituere Gracchi,
    discordi popularitate in contumeliam senatus: mox ea debellata
    auctoritas nominis vario seditionum eventu circa publicanos
    subsistit, et aliquandiu tertiæ sortis viri publicani fuere._» Voy.,
    sur ce point, Marquardt, _Historiæ equitum Romanorum libri_, IV, p.
    18, et Belot, _op. cit._, chap. des _Publicains_.

Montesquieu, voulant justifier ses énergiques paroles que nous avons
rapportées plus haut sur la justice des traitants, invoque, lui aussi,
des textes absolument décisifs pour établir la toute-puissance, les abus
et les crimes de cette justice. «On trouve», écrit-il, «une peinture
bien naïve de ceci dans quelques fragments de Diodore de Sicile et de
Dion[396]. Mucius Scævola, dit Diodore, voulut rappeler les anciennes
mœurs et vivre de son bien propre avec frugalité et intégrité. Car ses
prédécesseurs ayant fait une société avec les traitants (les
publicains), qui avaient pour lors les jugements à Rome, ils avaient
rempli la province de toutes sortes de crimes... Toute la province fut
dévastée, dit ailleurs Diodore, et les gens du pays ne pouvaient rien
avoir en propre... Il n’y avait ni proconsuls, ni préteur qui pût ou
voulût s’opposer à ce désordre, et qui osât punir ces esclaves, parce
qu’ils appartenaient aux chevaliers qui avaient à Rome les
jugements[397].»

  [396] Montesquieu, _Esprit des Lois_, _loc. cit._, liv. XI, chap.
    XVIII. Diodore, _Fragm._, liv. XXXIV et XXXVI.

  [397] «_Penes quos tum judicia erant, atque equestri ordine solerent
    sortito judices eligi in causa prætorum et proconsulum, quibus, post
    administratam provinciam, dies dicta erat._»

Voilà donc les publicains maîtres du sénat et aussi des proconsuls et
des préteurs; c’est-à-dire du gouvernement tout entier, car nous avons
dit et nous allons expliquer comment ils dirigeaient les comices
eux-mêmes.

Tite-Live[398], Asconius[399], Cicéron[400], Velleius Paterculus[401]
parlent dans le même sens; et Tacite, qui résume de loin et de haut ces
événements du passé, rappelle les séditions armées et les alternatives
de victoire et de défaite inaugurées par la loi judiciaire de
_Sempronius_, pour les chevaliers: «C’était ce droit que l’on se
disputait dans les séditions et par les armes, lorsque avec Sempronius
l’ordre équestre était mis en possession des jugements, et lorsque les
lois Serviliæ rendaient ces mêmes jugements au sénat, et lorsque enfin,
sur ce terrain principalement, combattaient Marius et Sylla[402].»

  [398] Tite-Live, XLV, 8.

  [399] Asconius, _Ad div. in Quint. Cæcil._, 3.

  [400] _Verr._, I, 13.

  [401] Velleius Paterculus, II, 6, 13 et 32.

  [402] Tacite, _Ann._, XII, 50: «_Jus quo toties seditione aut armis
    certatum, quum Sempronius equester ordo in possessione judiciorum
    locaretur, aut rursum Serviliæ leges senatui judicia redderent;
    Mariusque et Sylla olim de eo vel præcipue bellarent._»

On voit donc bien que nous n’exagérons ni les caractères ni les effets
des lois judiciaires, ni la puissance qu’en retirèrent les publicains.
Après plus de quarante années de luttes, le sénat ne parvint à obtenir
qu’une atténuation apparente de ces détestables lois. Certes, il avait
accompli ou autorisé lui-même de graves abus, lorsque la justice était
encore entre ses mains, mais les publicains, arrivés au pouvoir, furent,
sous ce rapport, bien plus loin que lui. «Il serait long et superflu»,
dirons-nous avec Marquardt[403] «de dire à quelles fraudes recoururent
les publicains, d’expliquer plus longtemps de quelles usures ils
chargèrent les sommes accumulées par eux dans les provinces, surtout
lorsque aucune des anciennes cités ne fut plus à l’abri de cette peste.»

  [403] _Historiæ equitum Romanorum libri_, IV, p. 19; Berolini, 1840.

Les magistrats et les publicains avaient chacun leur part dans ces
spoliations; mais, pour ne parler que de ces derniers, rien n’était
respecté par eux sous prétexte d’impôt. Les dieux eux-mêmes n’étaient
pas épargnés. En Béotie, les prêtres d’Amphiaraüs et de Trophonius ayant
voulu réclamer à ce sujet, les collecteurs retors et intraitables
répondirent que ces dieux n’étaient pas des immortels, puisqu’ils
avaient été des hommes, et qu’ils devaient payer la taxe[404].

  [404] Tite-Live, XLV, 18. Cicéron, _De nat. Deorum_, III, 19: «_An
    Amphiaraus erit Deus, et Triphonius? Nostri quidem publicani, quum
    essent agri in Beotia deorum immortalium excepti lege censoria,
    negabant immortales esse ullos qui aliquando homines fuissent._»
    «Amphiaraüs est-il un dieu? Et Trophonius? Nos publicains, à raison
    de ce que les champs consacrés aux dieux immortels, en Béotie,
    étaient exemptés par la loi de leur adjudication, niaient qu’on pût
    être un immortel quand on avait été un homme.» Voy. Villemain,
    _Tableau de l’éloquence chrétienne au IVe siècle_, p. 12: _Du
    polythéisme dans le premier siècle de notre ère._

D’ailleurs, ce n’est pas seulement aux choses que s’attaquèrent les
publicains. Lorsque leur cupidité ne rencontrait pas d’obstacles, la vie
humaine ne comptait pas pour eux. Marius ayant demandé des troupes
auxiliaires au roi de Bithynie, celui-ci lui répondit: «La Bithynie est
déserte et ruinée. Mes sujets! demandez-les aux publicains, qui les ont
réduits en servitude et les ont amenés çà et là dans vos
provinces[405].»

  [405] Diodore, XXXVI, 3. Voy. Duruy, t. II, p. 222.

Cicéron lui-même, l’ami des chevaliers et des publicains, emporté par la
force de la vérité, se laisse aller à dire: «Lorsque l’ordre équestre
jugeait, de mauvais et rapaces magistrats étaient asservis aux
publicains dans les provinces; ils flattaient ceux qui étaient en
service..., celui qui aurait pensé qu’un chevalier pouvait souffrir une
injure était considéré comme indigne par l’ordre tout entier[406].»
Cicéron a bien dit quelquefois que les chevaliers jugèrent avec
intégrité; mais on sait combien le grand avocat se laissait
impressionner facilement par les besoins de sa cause; il est contredit
par tous les auteurs, particulièrement par Appien, Tite-Live, Dion
Cassius, Velleius Paterculus, Florus[407], et nous le voyons, lorsque
rien ne s’y oppose, se donner à lui-même de formels démentis.

  [406] Cicéron, _Verr._, III, 94. Cicéron parlait en ce moment devant
    des juges sénateurs. Ce n’était pas ce qu’il disait assurément dans
    sa _Verrine_, I, 13: «_Quum equester ordo judicaret, improbi et
    rapaces magistratus in provinciis inserviebant publicanis; ornabant
    eos qui in operis erant... ut qui unum equitem romanum contumelia
    dignum putasset, ab universo ordine male dignus judicaretur._»

  [407] Appien, _Guerr. civ._, I, 22, 35, 37. Tite-Live, _Epit._, 50.
    Velleius Paterculus, II, 13. Florus, III, 13, 17. Dion Cassius, fr.
    283 et suiv., édit. Gros. Maynz, _Esquisse historique du droit
    criminel de l’ancienne Rome_.

En réalité, les publicains soulevèrent contre eux les plaintes les plus
amères et les plus violentes injures de leurs victimes désarmées, et
même, ce qui est plus grave, ceux qui purent les juger avec impartialité
s’associèrent à ces protestations indignées.

En combattant les publicains par les armes légales, le Sénat avait donc
l’appui d’une force morale: celle qui s’attachait à la justice de ses
récriminations contre d’inqualifiables excès, dont les faibles, surtout,
avaient à souffrir. C’est, sans doute, ce qui le soutint dans sa lutte
pour les lois judiciaires. En fait, il n’arriva à rien. L’argent
continua à régner par les mœurs, et le plus souvent à l’aide des lois.

L’histoire nous parle beaucoup plus des procès dirigés contre les
magistrats patriciens, que de ceux dont les publicains furent l’objet
devant les _quæstiones_, à diverses époques[408].

  [408] Que les publicains en fussent justiciables à raison des faits de
    leurs entreprises, cela ne saurait soulever un doute. Les faits de
    leur vie ordinaire étaient même de nature à les y amener très
    facilement, puisqu’ils étaient les intermédiaires entre les
    provinciaux ou les travailleurs libres et l’État, et maniaient
    d’immenses valeurs en nature et en argent.

    Au surplus, les abus des publicains devaient facilement rentrer dans
    les cas prévus par plusieurs lois rendues dans la période que nous
    étudions ou peu de temps après. Il en fut ainsi de l’accusation de
    _péculat_ ou vol des biens de l’État, qui pouvait être intentée
    contre toutes personnes et non pas seulement contre les
    fonctionnaires publics, puisque, pour ceux-ci, on finit par
    prononcer une aggravation de peine (Tite-Live, V, 32. Cicéron, _Pro
    Cluentio_, 53; _Pro Murena_, 20). Le crime de lèse-majesté
    comprenait aussi des actes dont les publicains pouvaient se rendre
    facilement coupables, car ce crime comprenait les atteintes même au
    domaine matériel de l’État: «_Minuisti copias majorum virtute ac
    sapientia comparatas._» Telles étaient les paroles formulées dans
    une des _leges majestatis_, d’après un passage de Cicéron (Cicéron,
    _Verr._, V, 20. Laboulaye, _loc. cit._, p. 226).

C’est que, d’abord, tant que les chevaliers restèrent juges, on pensa
qu’il était inutile de porter devant eux des accusations concernant
leurs amis; c’est là ce qui contribue principalement, sans doute, à
expliquer le silence de l’histoire à leur égard[409]. Il faut
reconnaître, d’ailleurs, que les poursuites exercées contre de simples
chevaliers, des hommes sans nom, _homines novi_, n’auraient pas attiré
l’attention des historiens, comme quand l’accusé s’appelait Caton ou
Scipion.

  [409] Cicéron, _Verr._, V, 20. Voy. Laboulaye, _loc. cit._, p. 236.

Tout indique, hélas! trop sûrement l’impunité complète dont les
publicains purent jouir; et, des Gracques à Sylla surtout, la province
retentit des plaintes contre les abominables excès dont ils se rendirent
coupables, par la tolérance et souvent avec le concours des gouverneurs.
Nous venons de voir Cicéron lui-même se faire l’écho de ces tristes
vérités; nous rapporterons plus loin les affreux détails donnés par
Plutarque.

Les honnêtes gens de notre temps pourraient être tentés de croire que
c’est exagérer la réalité, que d’attribuer à des juges une partialité
aussi révoltante, et au législateur lui-même, un pareil dédain de la
justice et de la pitié. Cela est également vrai, pourtant, qu’il
s’agisse des juges sénateurs, qu’il s’agisse des juges chevaliers ou
bien du peuple dans ses comices.

Était-ce donc un droit acquis pour le parti vainqueur, de n’avoir de
sentiments de justice que pour les siens, et de pressurer
impitoyablement les vaincus, même à Rome, et quand ces vaincus étaient
des citoyens?

Il faut bien le reconnaître, ce sentiment de la force primant le droit,
était celui qui dominait, dans l’ardeur des luttes du Forum, au moins
sur les questions d’intérêt politique ou public, et l’on peut, en se
rappelant les mœurs primitives de Rome, se rendre compte de ces
injustices systématiques que les vaincus eux-mêmes semblaient accepter
d’avance, avec l’espoir, sans doute, d’une revanche prochaine.

C’est qu’en effet, le culte des fortes traditions avait contribué à
revêtir d’un caractère religieux et légitime, tout ce qui, même dans les
rapports des citoyens, pouvait tourner au profit de la famille, de la
_gens_, de la caste à laquelle on appartenait, comme le culte de la
patrie semblait légitimer tous les excès envers les ennemis de
l’extérieur.

Dans les relations entre citoyens séparés par l’esprit de caste, on
n’allait pas jusqu’à encourager le vol, comme à Sparte, parce que la
propriété avait été revêtue d’un caractère sacré; mais, comme dit M.
Weiss, «dans les tribunaux, les Romains exerçaient déjà avec fureur la
_vendetta_», et Caton, par exemple, encourageait un jeune homme qui
poursuivait en justice les persécuteurs de son père, en lui disant: «Va,
mon enfant, les libations que demandent nos ancêtres, ce sont les larmes
de leurs ennemis condamnés.»

Cette passion substituée à la justice, que l’on s’était habitué à
trouver naturelle dans l’âme des juges, lorsqu’il s’agissait de la
famille, de la _gens_ ou de l’esprit de caste, on l’accepta presque
aussi facilement, lorsque les préoccupations d’intérêts purement
pécuniaires vinrent se mêler, pour les avilir, à des considérations d’un
ordre plus élevé. On se demandait s’il était possible qu’un publicain en
pût condamner un autre; par le fait, cela ne se fit guère, et l’on eût
déclaré cela _nefastum_.

Mais ce qui est plus grave incontestablement que ces prévarications des
juges, ce que l’on ne retrouverait pas normalement de nos jours, nous le
constations plus haut, à l’honneur de notre civilisation, c’est la
complicité du législateur lui-même, dans l’organisation de ce système
d’exactions et de crimes impunis. Les financiers tinrent dans leurs
mains le législateur lui-même.

A notre avis, ce fut évidemment la conséquence de la dépravation des
mœurs, mais ce devait être aussi l’effet logique du système financier et
politique des Romains. Non seulement les traitants furent les maîtres
parce qu’ils étaient les riches, comme le dit Montesquieu, mais aussi
parce que les effets de leurs opérations s’étendaient, par leurs
actionnaires, bien au delà d’eux-mêmes et leur donnaient une
extraordinaire puissance dans l’État. Par là, ils se rendaient
facilement maîtres du vote des comices, qui fonctionnaient très
effectivement encore, à l’époque dont nous nous occupons.

Les publicains devinrent les maîtres parce qu’ils devinrent les juges,
nous l’admettons; mais nous ajouterons qu’ils devinrent les juges parce
que le personnel des intéressés à leur spéculation constitua la majorité
dans les comices chargés de régler, par leurs lois, l’organisation des
tribunaux et de faire les élections. On ne vit jamais de ploutocratie
plus redoutable[410].

  [410] Lettre de Quintus (Cicéron, I, _De petitione consulatus_). Parmi
    les chances de succès que Quintus escompte pour l’élection de son
    frère, il met en première ligne les publicains: «_Habet enim ea quæ
    novi habuerunt; omnes publicanos, totum fere equestrem ordinem,
    multa præterea municipia, multos abs te defensos cujus ordinis,
    aliquot collegia._» Cicéron exprime, dans de nombreuses
    circonstances que nous retrouverons, les mêmes appréciations sur ses
    ressources électorales.

Caius Gracchus n’eut donc pas beaucoup de peine, évidemment, à obtenir,
dans les comices, des adhésions nombreuses à sa loi judiciaire. Nommer
les chevaliers juges des _crimina publica_ c’était, avec la corruption
sans cesse croissante des mœurs romaines, donner aux publicains toute
latitude pour faire dans leurs entreprises, mais surtout sur les
_vectigalia_ des provinces, d’immenses profits; puisque c’était les
établir à la fois juges et parties. Or, qui devait bénéficier de ces
exactions sans contrôle et parfois sans limites? Le peuple romain tout
entier, _pene ad unum_, si nous admettons les démonstrations déjà
faites. Comment, dès lors, le peuple n’aurait-il pas donné à ces lois
son suffrage presque unanime? Comment le citoyen aurait-il pu oublier,
en votant, la hausse, dont il pouvait faire bénéficier ses actions, et
ne pas escompter, dans son bulletin de vote, les profits qui, pour être
le produit d’abus criminels, n’en devaient pas moins être répartis avec
une régularité absolue entre les associés et les actionnaires?

C’est contre les provinciaux surtout que les abus étaient possibles.
Aussi verrons-nous que, parmi les entreprises des publicains, celles
dont on s’occupe principalement, ce sont celles qui portent sur les
_vectigalia_, et parmi celles-ci, celles des _Decumani_ dominent, parce
que, prélevant l’impôt sur le sol, les _Decumani_ n’ont à faire qu’avec
les possesseurs du sol provincial.

Or, que sont les provinciaux? De bien petites gens assurément pour les
Romains orgueilleux et avides, et dont on n’a guère souci.

Donc, que des magistrats ou des traitants sans pudeur pressurent la
province, la métropole n’a pas à s’en alarmer; chacun cherche à en
profiter. L’État en souffrira peut-être dans l’avenir, si les abus vont
jusqu’à l’épuisement du pays exploité; on s’en est plaint quelquefois;
mais le dommage n’est qu’éventuel et indirect. On pourra poursuivre un
Verrès pour satisfaire des rancunes, pour organiser une manœuvre
politique, ou même, en apparence, pour l’honneur des principes; en
réalité, ce ne sera jamais dans l’intérêt exclusif des victimes, et pas
davantage en vue de l’intérêt public. Les magistrats et les publicains
prendront d’abord assez pour laisser à l’État ce qui normalement lui
revient, ils pourront prendre en sus ce qu’il leur conviendra de garder
pour eux. Voilà la réalité des choses.

Les lois judiciaires, en autorisant les abominations parfois
sanguinaires des publicains en province, furent des lois infâmes par
leur but et par leur résultat. Les chevaliers n’auraient jamais obtenu
par eux-mêmes la majorité nécessaire pour les maintenir. Le peuple ne
sympathisait guère avec eux; il était plutôt choqué par leur luxe
bruyant et leur morgue provoquante; mais il spéculait par eux et
bénéficiait de leurs crimes. C’est pour cela surtout, qu’à l’occasion de
ces lois, il devait leur accorder la complicité de ses suffrages.

Il nous paraît indubitable que les publicains provoquaient, s’ils le
jugeaient utile, ces _conciones_ populaires, ces réunions publiques où
se préparaient les délibérations des comices[411]. Au besoin, ils
devaient s’occuper de la composition des comices eux-mêmes, mais ils
n’avaient, pour cela, qu’à stimuler le zèle des intéressés, afin qu’ils
fussent présents au vote. Cela devait leur suffire pour constituer
aisément la majorité suivant leurs désirs. Nulle part il n’est dit que
les chevaliers, pour obtenir des lois judiciaires favorables, aient dû
acheter les suffrages ou les enlever par des effets d’éloquence, ou les
imposer par la force. Nous possédons des fragments de grands discours,
qui ne sont arrivés à réaliser contre ces lois que quelques succès
éphémères[412]; elles reprenaient comme d’elles-mêmes leurs effets dans
les comices suivants, et pour cela, ni les discours, ni les violences
n’étaient nécessaires. Au besoin, les lois étaient rendues vaines et
emportées par le courant des faits.

  [411] Voy., sur ces _conciones_, Mommsen, _op. cit._, t. V, p. 89.

  [412] Voy. ci-dessous, § 3, l’extrait du discours de Crassus.

C’est ainsi qu’en répandant aujourd’hui des rentes sur l’État, jusque
dans les derniers rangs de la société, _particulas_, les gouvernements
pensent, avec raison, faire œuvre politique et exercer une influence sur
les votes. Seulement, l’œuvre des Romains était, par ses résultats, une
œuvre criminelle.

La comptabilité des sociétés vectigaliennes était, d’ailleurs,
merveilleusement tenue. Le génie qu’avaient les Romains pour
l’administration avait su obtenir, par là, que chacun pût, avec quelques
économies, acquérir sa part sur le butin quotidiennement enlevé aux
provinces, et répandre ainsi, dans le peuple, les bénéfices de la
conquête. Les produits de ces rapines persistantes étaient
régulièrement, équitablement répartis entre les citoyens, comme un
profit honnête et légal.

En résumé, Calpurnius Pison avait établi une loi et des tribunaux pour
protéger les provinciaux; il fut surnommé Frugi l’honnête homme; on lui
rendit hommage.

On fit plus, on conserva ses tribunaux et ses lois, on en ajouta
d’autres du même genre; mais, suivant un procédé familier aux Romains,
le parti dominant rendit tout inoffensif, lois et tribunaux, quand ils
auraient pu devenir gênants, et l’on garda pour les autres cas ce qu’ils
pouvaient avoir de bon. Le jury criminel fut conservé, mais on sut n’en
user qu’à propos.

Chez aucun peuple il n’est plus curieux, ni peut-être plus facile de
retrouver les liens qui rattachent entre eux les événements en apparence
les plus singuliers de l’histoire. Mais expliquer les choses ce n’est
pas les justifier, et M. Laboulaye a certainement raison de dire que
«rien ne contribua plus à la dégradation des mœurs et de l’esprit public
que l’infamie des jugements[413].»

  [413] _Essai sur les lois criminelles des Romains_, p. 18. «Je pense»,
    dit Cicéron (_Verr._, I, 14), «que les nations étrangères enverront
    au peuple romain des députés pour demander l’abolition des tribunaux
    contre les concussionnaires. Ces nations ont remarqué, en effet, que
    si ces tribunaux n’existaient pas, chaque magistrat n’emporterait
    des provinces que ce qui lui paraîtrait suffisant pour lui-même et
    pour ses enfants; tandis qu’aujourd’hui, avec de pareils tribunaux,
    chacun d’eux enlève tout ce qu’il faut pour satisfaire et lui-même
    et ses protecteurs, et ses avocats, et le prêteur et les juges;
    qu’alors les vexations n’ont plus de bornes; qu’on peut suffire à la
    cupidité du plus avare des hommes, mais non au succès d’un procès
    plus désastreux que toutes les rapines. Quelle gloire pour nos
    jugements! Quelle réputation pour notre ordre! Voilà que les alliés
    du peuple romain ne veulent pas qu’on instruise contre les
    concussionnaires, et renoncent à ces jugements institués par nos
    ancêtres, dans l’intérêt même des alliés.» Ces paroles étaient
    adressées à un jury de sénateurs, mais elles se réfèrent
    manifestement aux _quæstiones de repetundis_ de tous les temps.

Nous avons hâte d’ajouter ici, à l’occasion de ces lois judiciaires, et
pour l’honneur du droit romain, que les maux et les crimes que créa la
toute-puissance des financiers en politique, par les jugements et par
les lois, sous le couvert d’une légalité odieuse, tout cela disparut à
partir d’Auguste, en même temps que ceux qui en bénéficiaient; et que,
d’autre part, les iniquités de cet esprit de caste ou même de famille
dégénéré, dont nous avons parlé, n’eurent plus de raison d’être sous le
système impérial qui avait tout nivelé.

Ainsi, la belle et grande époque du droit civil romain commence avec
l’apaisement des passions de la politique et de la spéculation, sous le
poids écrasant du pouvoir central. Ne pouvant avoir d’autres pensées, ni
d’autres préoccupations de la justice et du droit, les esprits se
tournent exclusivement vers l’étude et les soins des intérêts privés,
que les empereurs daignent protéger et encourager sans défiance.

Le préteur et les juges introduisent alors l’équité dans les jugements,
aussi bien que dans les textes du droit.

Ceux qui rendirent la justice entre les citoyens au nom du Droit romain
classique, furent les dignes interprètes de ces lois devenues
admirables, autant par leur caractère doctrinal que par leur équité sans
cesse en progrès.

Sous la République, l’énergie indomptable des mœurs primitives avait
fait accepter tous les excès de la partialité; même dans les tribunaux
les plus élevés, la puissance et l’amour de l’or firent ensuite des lois
judiciaires une arme de guerre et un instrument d’oppression au profit
de la féodalité financière. Assurément, ce furent les provinciaux qui
gagnèrent le plus à l’établissement du pouvoir impérial.

Voilà l’enchaînement des événements sociaux que nous allons poursuivre;
les Gracques en furent les initiateurs.

Ce n’était cependant pas cela qu’avait recherché Caius Gracchus[414].
Peut-être même eût-il déploré les excès qu’amena sa réforme, sur ce
point et sur beaucoup d’autres, s’il en eût connu d’avance l’étendue.
Très supérieur à son frère, il avait eu un plan bien déterminé, en vue
de l’extension de la cité, de son gouvernement, de la colonisation et de
la vie provinciale. Il était arrivé de fait à la toute-puissance.

  [414] Plutarque s’est manifestement trompé sur la loi judiciaire de
    Caius Gracchus, en restreignant les effets de cette loi à
    l’introduction de trois cents chevaliers dans le Sénat. Tous les
    auteurs latins sont d’accord pour lui donner le sens que nous lui
    attribuons ici. Belot, _La révolution économique et monétaire,
    etc._, p. 24. L’épitome de Tite-Live contient une erreur de même
    nature. Voy. Laboulaye, _loc. cit._, p. 112; Velleius Paterculus,
    II, 16; Tacite, _Ann._, XII, 60; Florus, III, 13, 17; Appien, I, 22;
    Asconius, 102, 145.

Ce qu’il avait entendu faire, Diodore le dit bien nettement. «Il enleva
la judicature au Sénat; des chevaliers, il fit des juges. Par là, il
troubla la bonne intelligence qui existait auparavant entre les
sénateurs et les chevaliers, et rendit la plèbe plus puissante pour
combattre les uns et les autres[415].» En même temps, il avait favorisé
les publicains par la reconstitution des taxes d’Asie et par la
suppression du contrôle du Sénat sur la taxe des fermages[416]. Caius
Gracchus avait dit lui-même, dans un langage violent: «J’ai jeté des
poignards dans la foule de Rome», exprimant ainsi que tous les scrupules
étaient levés à ses yeux, par l’importance du but à atteindre, en vue du
triomphe de la démocratie (634-122).

  [415] Diodore, _Excepta Vatic._, XXXIV-XXXVI, nº 12, t. II, p. 19.

  [416] Voy. Mommsen, t. V, p. 61.--Une étude spéciale a été faite en
    Angleterre, par Pelham, _On the Lex sempronia C. Gracchi de
    provincia Asia. Trans. of the Oxford philol. Society_, 1881.

Mais ce que Caius Gracchus n’avait peut-être pas complètement aperçu du
premier coup, les intéressés ne manquèrent pas de le voir, et tous les
écrivains anciens qui sont venus ensuite, éclairés par les événements,
l’ont unanimement attesté. La justice conférée aux chevaliers, c’était
l’État, mais surtout la province, livrés sans défense à la cupidité des
publicains.

Les Gracques firent, en réalité, de grandes choses à travers les
nombreux événements de leur vie militaire, administrative et politique,
mais leurs œuvres profitèrent bien plus à d’autres qu’à la démocratie
pauvre à laquelle les illustres tribuns s’étaient donnés corps et biens.

Ce furent les publicains, incontestablement, qui bénéficièrent le plus
de ces mouvements populaires organisés dans des vues très opposées.

Ils y gagnèrent dans leur richesse, par l’impunité qui couvrit leurs
déprédations; ils y gagnèrent dans leur situation politique et sociale
par l’abaissement des patriciens et du Sénat; ils devinrent les maîtres
des lois, à leur source, et dans le cours tout entier de leurs
applications.

Dirigée surtout contre les privilégiés de la fortune, la révolution
finit par tourner en faveur de ceux qui étaient devenus les plus riches.
Les Romains étaient plus que jamais des hommes d’argent, par la force
des mœurs, et sous l’autorité des lois.


4º _Faits extérieurs._--Pendant que ces luttes de partis se
poursuivaient à Rome, les affaires des publicains se multipliaient en
province, pour venir, quand les circonstances le voulaient, ou quand les
choses allaient à l’extrême, se terminer dans les agitations du Forum,
des basiliques ou de la curie; sur la place publique, au Sénat, ou
devant les tribunaux.

Nous avons déjà mentionné ce fait singulier, de l’envahissement
préalable des provinces prédestinées à la conquête, par ces sortes
d’éclaireurs volontaires qui s’appellent les _negotiatores_, les
trafiquants italiens. Nous les retrouvons maintenant à leur place dans
l’histoire, ces hommes hardis, et il faut en dire quelques mots. Ils
touchent de très près aux grands manieurs d’argent et leur ouvrent les
voies en même temps qu’aux armées.

Avides de gain autant qu’aventureux et confiants dans le prestige de
leur origine, ils s’étaient ainsi répandus, avant la conquête
définitive, plus spécialement sur le sol de l’Afrique, de l’Asie Mineure
et des Gaules. Là, ils exerçaient leur commerce interlope et soutiraient
impudemment aux habitants, ou leur prenaient ouvertement tout ce qu’ils
pouvaient.

Les populations de ces contrées, pour la plupart de mœurs primitives, se
laissaient facilement éblouir par le prestige de ces Romains, que
précédait partout la renommée de leurs victoires. Habiles et complexes
dans leurs opérations, les trafiquants entraînaient sans peine leurs
victimes par de trompeuses avances; ils leur prenaient le plus pur de
leurs biens, et s’enrichissaient facilement à leurs dépens par la fraude
et l’usure.

Mais de sourdes rancunes et des haines profondes se gravaient dans le
cœur de ces gens, que des étrangers venaient dépouiller chez eux, en les
traitant avec mépris. Un souffle de vengeance capable de se transformer
en violentes tempêtes, s’agitait autour de ces ruines accumulées.

Alors, un jour, on voyait les flots de sang romain couler; les
populations s’étaient organisées en silence, et la vengeance éclatait
subitement de tous les côtés à la fois. Rome outragée envoyait alors une
armée, car il fallait bien protéger les intérêts ou la vie de ceux qui
avaient été épargnés et venger les victimes, et bientôt il y avait, pour
les publicains et les proconsuls, une province romaine de plus à faire
fructifier, à leur gré et sans risques ni périls. «_Majores vestri
sæpe_», dit Cicéron, «_mercatoribus ac naviculariis injuriosius
tractatis, bella gesserunt[417]._»

  [417] Cicéron, _Pro lege Manilia_, nº 5; Voy. Tacite, _Ann._, III, 40.

C’est ainsi qu’en 642-112, les _negotiatores_ italiens furent massacrés
à Cirta (Constantine), où Jugurtha les avait forcés à se réunir. Une
guerre impitoyable s’ensuivit.

Vingt ans seulement, après ce premier massacre, nous assistons à ces
«Vêpres siciliennes» de l’Asie, où les trafiquants italiens furent
égorgés, sur le signal donné par Mithridate, le redoutable roi de Pont.
Il en périt quatre-vingt mille d’après Valère-Maxime[418], cent mille
suivant Appien[419]; Plutarque porte le chiffre jusqu’à cent cinquante
mille[420].

  [418] Valère-Maxime, IX, 2.

  [419] Mithridate, 61.

  [420] Plutarque, _Sylla_. Voy. Duruy, t. II, p. 643; d’Hugues, _loc.
    cit._, p. 47.

Il en devait être de même, quelque temps après, à Genabum, dans la
Gaule, déjà exploitée par les banquiers romains avant la conquête de
César[421].

  [421] Cicéron, _Pro Fonteio_, IV et suiv.

Rome envoya de nouvelles armées en Afrique et en Gaule, et les nations
rebelles furent définitivement soumises. Mais n’anticipons pas sur les
événements.

Quant à l’Asie, il semble, en vérité, que ce malheureux pays dut être la
terre classique des manieurs d’argent, la proie des spéculateurs. Elle
devait évidemment ses malheurs à ses richesses et à la fertilité de son
territoire, présents funestes, sans doute, d’un destin irrité. «_Asia
vero tam opima et fertilis_», dit Cicéron, «_ut et ubertate agrorum et
varietate fructuum et magnitudine pastionis et multitudine earum rerum,
quæ exportantur, facile omnibus terris antecellat[422]._» C’était,
suivant l’expression de M. Belot, l’Eldorado des publicains.

  [422] Cicéron, _Pro lege Manilia_, VI.

Déjà Caius Gracchus avait chargé de taxes directes et indirectes la
nouvelle province d’Asie. «Il lui imposa notamment la dîme foncière, et
décida que toute la province serait donnée à bail aux entrepreneurs de
Rome, fermant du même coup la porte aux capitalistes locaux, et
suscitant aussitôt la formation d’une société colossale pour la prise à
ferme des dîmes, des redevances, des pâturages (_pascua, scripturæ_) et
des douanes (_portoria_) d’Asie[423].» C’est sur cette terre
prédestinée, surtout, que nous allons voir reparaître, dans l’ordre
chronologique des événements, les exploits des publicains. Caius
Gracchus lui-même avait dû poursuivre les extorsions sans pudeur, que
les _negotiatores_ de son temps, et spécialement Marius Aquilius, y
avaient scandaleusement exercées[424].

  [423] Ascon., _In divin._, 122; Tite-Live, LXX. Voy. Mommsen, V, p.
    187.

  [424] Harangue de Caius Gracchus sur la possession de la Phrygie,
    offerte à l’enchère, par Marius Aquilius, aux rois de Bithynie et de
    Pont. Mommsen, V, p. 67, note 1.


§ 3.--Des Gracques à Sylla.--Suite des lois judiciaires.--Les publicains
sont les maîtres dans l’État.--Apogée de leur puissance.--Leurs
abus.--Marius (643-111 à 665-89).

Si l’on veut suivre les grandes lignes, fixer les traits
caractéristiques de l’histoire des publicains, c’est aux luttes du
Forum, aux comices, et particulièrement aux lois judiciaires, qu’il faut
revenir. C’est par là que les spéculateurs affirment directement leur
puissance.

Nous avons déjà dit que jusqu’à Sylla, ce furent les chevaliers, et par
conséquent les publicains qui eurent presque constamment l’avantage dans
ces luttes incessantes. Cicéron déclare que, dans cette période, l’ordre
équestre a jugé seul sans interruption, pendant cinquante années[425].
Peut-être y a-t-il quelque exagération dans cette affirmation; ce qui
est certain, c’est que le droit concédé aux chevaliers par les Gracques
leur fut reconnu par la loi agraire de Thorius (643-111).

  [425] Cicéron, _Div. in Quintum Cæcilium_, III, XXI-XXII.

Cette loi, que nous avons annoncée, à l’occasion de la loi agraire des
Gracques dont elle atténua les effets, est pour nous, encore au point de
vue des lois judiciaires, d’un intérêt particulier. Elle s’occupait
expressément de régler la compétence des procès entre les publicains et
ceux avec qui ils traitaient en sous-ordre; c’est aux citoyens de la
première classe du cens, c’est-à-dire aux riches chevaliers, qu’elle
attribuait formellement le droit de juridiction[426]. On peut dire comme
avant, sous ce nouveau régime, encore: «_Nefas esse publicanum judicare
contra publicanum[427]._» L’exploitation de la province pouvait se
continuer en sécurité.

  [426] _Lex Thoria agraria_, 643-111, Egger, _Latini sermonis
    vetustioris reliquiæ_, p. 217: «_Quoi publicano ex h. l. pequnia
    debebitur... Si publicani de ea re recuperatores sibi dari
    postulabunt, quodplus aliterve cum pequniam sibi deberi dari ve
    oportere deicant tum cos... pr... prove pr... quo in jous adierint
    in diebus X proxsumeis quibus de ea re in jous aditum erit ex
    civibus L, quei classis primæ sienta XI dato unde alternos
    du..._»--Voir aussi, § 42, Belot, _op. cit._, qui a très
    soigneusement analysé les dispositions nombreuses et diverses de
    cette loi, p. 189 et suiv.

  [427] Cicéron, _Pro Flacco_, 4.

A d’autres points de vue, cette loi déplut aux chevaliers. Appien dit
qu’elle arrêta la distribution des terres, et qu’elle fixa les domaines
entre les mains des possesseurs[428]. Ce fut un procédé très opportun
pour diminuer le trouble apporté par les lois agraires antérieures, mais
il résulta de cette loi une diminution considérable dans le montant des
impôts à recouvrer par les publicains; c’est ce qui souleva leur
mécontentement. Le Sénat ne se décourageait pas et ne désertait pas la
lutte; il la soutenait sans force et sans mesure, comme un gouvernement
malhabile de réaction; mais il n’abandonnait pas l’espoir de
reconstituer ses anciens privilèges. En 647-107 ou 648-106, Servilius
Cæpion proposa l’abolition de la loi judiciaire de Caius Gracchus, et le
retour aux anciens usages, par la restitution de la justice aux
sénateurs. Il s’attira par là les haines du peuple, qui le lui fit
rudement sentir à son retour de l’armée des Gaules[429].

  [428] Voy. les nombreux détails donnés à ce sujet par Mommsen, _Hist.
    romaine_, t. V, p. 145 et 146, note 1.

  [429] Appien, _G. civ._, I, 27.

Pour soutenir cette loi, Crassus prononça un discours qui dut être fort
éloquent, car on le faisait apprendre dans les écoles de Rome, vers la
fin de la République, comme un modèle du genre.

Si on veut juger de la passion des partis, du degré d’exaltation auquel
on était arrivé dans ces discussions, et du point sur lequel ne cessait
de porter la lutte, on n’a qu’à lire l’extrait de ce discours que
Cicéron nous a conservé: «Arrachez-nous, arrachez-nous de la gueule de
ceux dont la cruauté ne peut se rassasier de notre sang, ne permettez
pas que nous soyons soumis à d’autres qu’à vous envers qui, seuls, nous
pouvons et nous devons l’être[430].»

  [430] Cicéron, _Brutus_, 36; _De Oratore_, II, 70. Belot, _op. cit._,
    p. 194 et 195: «_Eripite nos_», disait Crassus, «_eripite nos ex
    faucibus eorum, quorum crudelitas nostro sanguine non potest
    expleri, nolite sinere nos cuiquam servire nisi vobis universis
    quibus et possumus et debemus_.»

On ne sait pas bien sûrement si Crassus obtint ce qu’il demandait, et
si, en effet, en vertu d’une loi Servilia, le Sénat arriva à composer
seul les _Quæstiones_, et à en expulser les chevaliers, ainsi qu’on l’a
soutenu. En tout cas, ce ne fut pas pour longtemps.

On peut affirmer en toute hypothèse, en effet, que les efforts de Cæpion
et de Crassus furent sans résultat sérieux, car presque immédiatement
après leur tentative, avortée ou non, une nouvelle loi, _de repetundis_,
votée sur l’initiative de Servilius Glaucia, reconnaissait encore aux
chevaliers, la part la plus importante de la judicature politique, et
spécialement assurait leur juridiction sur les concussions des
fonctionnaires dans les provinces[431].

  [431] On fixa à 600,000 sesterces (120,000 fr.) le cens équestre qui
    était nécessaire pour être juge; on exigea, en outre, dans une loi
    Servilia (_De repetundis_), datée à peu près de la même époque, que
    l’on eût au moins trente ans, et au plus soixante ans pour faire
    partie des tribunaux. Il est certain que cette disposition, quoique
    comprise dans une loi spéciale, fut de celles qui devinrent communes
    à toutes les _Quæstiones_. Nous avons indiqué plus haut, que cela se
    pratiquait pour beaucoup d’autres règles de droit. Au reste, il
    existe quelque incertitude sur ces lois Servilia et sur leurs dates.
    Ce n’est pas ici le lieu de développer ces controverses qui nous
    éloigneraient de l’histoire des publicains. Les documents sont
    divergents à cet égard. M. Belot, qui a très savamment traité cette
    partie de l’histoire romaine, dit qu’un mot de Julius Obsequens,
    compilateur du cinquième siècle, a fait croire à un partage entre
    les sénateurs et les chevaliers. Tacite affirme la restitution
    complète; et, d’autre part, une inscription rapportée par Orelli (nº
    565) est dédiée à Cæpion: _Ob judicia restituta._ Mais MM. Belot et
    Laboulaye (_loc. cit._) hésitent à admettre cette opinion qui ne
    nous paraît pas vraisemblable. Voy. Belot, _op. cit._, chap. V: _Les
    chevaliers romains devant les tribunaux; Histoire des lois
    judiciaires depuis le temps des Gracques jusqu’à la dictature de
    César_, et Mispoulet, _Les institutions politiques des Romains_, t.
    II, chap. XXI, p. 473, qui signale, avec les dates suivantes, quatre
    lois judiciaires dans la période que nous étudions: _Lex Cæcilia_,
    631 ou 632-123 ou 122; _Lex Servilia_, 648-106; _Lex Livia_, 663-91;
    _Lex Plautia_, 665-89. Ce serait sortir du cadre de cette étude que
    de les examiner chacune dans leurs détails. Maynz, dans
    l’introduction de son _Cours de droit romain_, nº 92, fournit
    quelques explications à cet égard. Nous devons nous borner à
    renvoyer à ces autorités.

Les chevaliers furent si reconnaissants à Glaucia de cette disposition,
qu’ils voulaient le nommer consul, et les comices, toujours disposés à
les suivre en cette matière d’intérêt commun, s’y seraient prêtés
sûrement, si sa fonction de préteur n’eût empêché Glaucia de poser sa
candidature[432].

  [432] Cicéron, _Brutus_, 62; _De Oratore_, II, 48. Cette loi, appelée
    _Servilia de repetundis_, est donnée par M. Egger, dans ses _Latini
    sermonis reliquiæ_, en un extrait de seize pages, 231 à 246; elle se
    référerait à une date peu certaine, entre 648-105 et 654-99. M.
    Belot accepte cette dernière date (_op. cit._, p. 241). Les extraits
    reproduits par M. Egger contiennent de nombreux détails auxquels
    nous ne saurions nous attarder ici; quelques-uns sont indiqués à la
    note précédente.

En même temps, sur la motion de Saturninus, on constitua et on mit en
mouvement un tribunal spécial, pour réprimer les abus commis en Gaule
par les magistrats, au cours de la guerre Cimbrique[433]. C’était encore
une satisfaction donnée aux manieurs d’argent chevaliers, contre ceux
qui avaient osé se permettre de les poursuivre.

  [433] Voy. Mommsen, _Hist. rom._, V, p. 176 et 179. Voy. aussi Belot,
    p. 239, et Velleius, II, 11.--Valère-Maxime, VIII, 15, nº
    7.--Salluste, _Jugurtha_, 65.--Diodore, _Fragm._, L, XXXIV.

Au reste, les auteurs de ces mesures, Glaucia et Saturninus, n’étaient
que les acolytes d’un plus grand personnage, à l’instigation duquel ils
agissaient, et dont ils dépassèrent même les intentions.

Marius était venu, après ses victoires contre l’ennemi du dehors,
continuer au dedans l’œuvre des Gracques; mais en soutenant la plèbe,
c’est surtout contre les nobles qu’il dirigea ses coups, et c’est à eux
qu’il devint odieux.

Caius Gracchus avait été l’homme politique, arrivant, par le seul
ascendant de sa personne et de son nom, à se créer un gouvernement
monarchique dont il avait été le chef, sous des apparences
démocratiques. Marius fut le général qui, soutenu par le prestige de ses
victoires, et à l’occasion par le bras de ses vétérans, faisait
pressentir les tyrannies militaires à la veille de devenir
définitivement maîtresses du pouvoir. Il ne se servit pas de ses
légions, aussi constamment que bien d’autres, pour arriver à ses fins
politiques, mais ce furent ses réformes militaires qui permirent aux
généraux vainqueurs de rester, au retour de leurs expéditions, les
maîtres de leurs armées, et, avec elles, d’usurper la toute-puissance.

Né hors de Rome, d’une famille appartenant à l’ordre des chevaliers,
c’est par l’influence de cet ordre, et spécialement par le dévouement
des publicains, qu’il était arrivé au consulat; il leur était, par ce
fait, naturellement favorable.

Cependant, les mesures imprudentes de ses agents ayant déchaîné le
désordre et l’anarchie dans Rome, tous les riches, indistinctement, en
furent alarmés. C’est que les troubles politiques qui aggravent en
réalité la misère des pauvres, beaucoup plus qu’ils n’atteignent la
fortune des riches, sont redoutés cependant, surtout par ceux qui
possèdent.

Ce fut un trait d’union entre les sénateurs et les publicains, qui se
liguèrent contre le parti de Marius, en vue de l’intérêt commun de leurs
fortunes menacées par les troubles de la rue. Il leur parut à tous qu’il
fallait, à tout prix, faire cesser les dangers matériels du régime
nouveau. Une nouvelle loi agraire vint les encourager à presser ce
rapprochement.

Mais les chevaliers n’eurent pas à souffrir de ces événements ni, par
conséquent, les publicains. Une loi de Saturninus était venue en 653-101
enlever encore aux sénateurs, pour la leur donner, la compétence en
matière de violence et d’injure; en sorte que Cicéron a pu dire qu’en
654 c’était l’ordre équestre qui tenait tous les tribunaux, et il avait
par là, dans ses mains, le gouvernement de l’État[434].

  [434] Cicéron, _Pro C. Rabirio_, VII.

Au surplus, les actes d’hostilité ne tardèrent pas à reparaître entre
les deux puissances: _Nobilitas et Publicani_.

En 663-91, Drusus, au nom du Sénat, proposa à la plèbe de s’unir pour
combattre les chevaliers. C’était une alliance trop disparate pour être
durable; elle pouvait devenir préjudiciable à trop de personnes pour
n’être pas condamnée d’avance. Drusus fit cependant accepter un instant
sa motion de retirer les jugements aux chevaliers; il organisa même une
_quæstio_ pour faire juger les faits de corruption des juges eux-mêmes;
mais ces tentatives retombèrent bientôt, elles aussi, dans le néant.
«Drusus fut dans l’impossibilité manifeste de rendre les jugements au
Sénat», dit Appien[435].

  [435] _G. civ._, I, 35. M. Belot, _op. cit._, p. 255 et suiv., est
    entré, d’après Cicéron, Asconius, Tite-Live, Appien et Velleius
    Paterculus, dans de nombreux détails sur le rôle joué par Cæpion,
    Scaurus, Crassus, Philippe, Drusus et sur les projets de réforme de
    ce dernier. Ce sont les péripéties de la lutte que nous avons dû
    résumer en deux mots, mais que l’on peut retrouver reproduites par
    les écrivains indiqués ci-dessus, dans la partie de leur histoire de
    Rome correspondant à cette époque. La concession du droit de cité
    aux Italiens intervient comme un instrument de combat entre les deux
    ordres, et, par là, les guerres sociales se rattachent aux luttes de
    la politique intérieure entre sénateurs et financiers.

Drusus s’était attaqué à un ennemi redoutable.

Comme les Gracques, auxquels il semblait avoir voulu emprunter leurs
procédés en vue d’une cause opposée, il périt de mort violente dans la
rue. L’auteur de l’assassinat ne fut pas découvert.

Pendant que se poursuivaient ces luttes sur le terrain législatif, les
chevaliers, maintenus toujours maîtres de cette puissance judiciaire
qu’on ne cessait de leur disputer, continuaient à l’exercer impudemment
à leur profit dans les tribunaux.

Sur l’initiative du tribun Mamilius[436], les nobles, accusés de s’être
vendus à Jugurtha, furent déférés aux _Quæstiones_ des chevaliers. Il
étaient jugés d’avance.

  [436] Salluste, _Jugurtha_, 30 et suiv.

Un prêtre, C. Sulpicius Galba, et quatre consulaires furent condamnés à
l’exil: «_C. Galbam, L. Bestiam, C. Catonem, Sp. Albinum, L. Opimium,
Gracchani judices sustulerunt_», dit Cicéron dans son langage
expressif[437]. Cette fois encore il se montre sévère pour les juges
chevaliers. Il les appelle les _Gracchani judices_; cela suffit à
expliquer la sentence. Salluste dit, dans le même sens: «_Nobilitate
fusa per legem Mamiliam_» (645-109).

  [437] Cicéron, _Brutus_, 34.

En 649-106, les chevaliers se vengèrent aussi des malheurs publics, qui
pesaient sur leurs affaires, en poursuivant d’autres grands personnages.
On ne pardonna pas à Cæpion ses expéditions d’Orange et de Toulouse.

Quel que fût l’esprit de parti qui ait dirigé les poursuites et les
condamnations, les chevaliers, en frappant haut, n’en avaient pas moins
frappé juste, la plupart du temps. Ils ne devaient pas tarder à abuser
bien autrement de leur puissance.

C’était encore dans le cours du septième siècle. Il restait, paraît-il,
à Rome, quelques survivants des anciens jours, assez courageux, assez
amis des lois et de la justice pour réprouver la fraude et chercher à la
réprimer; assez haut placés, pour n’avoir à redouter les représailles de
personne.

Mucius Scævola, grand pontife et consul, était le descendant de cette
illustre famille, où l’on était traditionnellement, de père en fils, à
la fois jurisconsultes profonds et vaillants hommes de guerre. Il fut
nommé préteur en Asie. C’était, à cette époque, une des provinces les
plus maltraitées par les publicains et les négociateurs qui
s’acharnaient sur ces riches contrées.

Mucius Scævola, avec l’aide de son questeur Publius Rutilius Rufus,
avait rétabli l’ordre et réprimé d’affreux brigandages. Il avait fait
rendre justice aux provinciaux, frappé les exacteurs, fait exécuter et
mettre en croix, comme c’était son droit, ceux qui s’étaient signalés
par les crimes les plus graves. Tous les ans, les Asiatiques
célébrèrent, depuis lors, en son honneur, une fête appelée _Mucia_, afin
de rappeler la reconnaissance que leur avait inspirée cette bienfaisante
et courageuse administration. Le Sénat avait approuvé sa conduite. Mais
les chevaliers se sentirent tous frappés ou menacés par ces rigueurs
nouvelles[438] dans la personne des publicains et aussi dans celle des
magistrats, punis pour avoir autorisé leurs excès.

  [438] Waddington, _Les fastes des provinces asiatiques_, nº 5; P.
    Rutilius Rufus; Tite-Live, _Epit._, LXX; Dion Cassius, fr. 97;
    Asconius, _In Divin._, 12.

Ne pouvant atteindre Mucius Scævola, à cause de sa haute situation, ils
s’attaquèrent à ses lieutenants. En 661-93, ils accusèrent
audacieusement Publius Rutilius Rufus, le questeur qui s’était
particulièrement dévoué à la courageuse mission de justice de son
chef[439].

  [439] Mommsen, _Hist. rom._, t. V, p. 61.

Rutilius était consulaire, juriste et historien. C’était un stoïque, au
moins par le caractère, car c’est à lui que Valère Maxime attribue une
parole devenue célèbre à juste titre. Un ami à qui il refusait de rendre
un service inique lui ayant dit: «Comment puis-je avoir besoin de ton
amitié, si tu ne fais pas ce que te je demande?» Il lui avait répondu:
«Et moi donc de la tienne, si pour toi je dois faire des choses
malhonnêtes[440]?» Ni l’honorabilité de son rang et de sa personne, ni
l’élévation de son âme, ni la justice et la légalité des actes qu’il
avait accomplis sous les ordres et la responsabilité de son chef, ne
purent le soustraire aux poursuites des publicains.

  [440] Tacite, _Ann._, IV, 43; Diodore, XXXVII, 5; Dezobry, t. III, p.
    376; Ledru, _op. cit._, p. 69; Mommsen, _op. cit._, V, p. 168:
    «_Quid ergo mihi opus est amicitia tua, si quod rogo non
    facis?_»--«_Imo quid mihi tua, si propter te aliquid inhoneste
    facturus sum?_»

Rutilius se rendit à la sommation qui lui fut adressée, mais ne voulut
pas se défendre, parce qu’il comparaissait devant des juges ouvertement
vendus à la cause des publicains ou publicains eux-mêmes. Cet homme de
bien fut, sans hésitation, condamné à l’exil; sa fortune fut confisquée.
Malgré Mucius Scævola et d’autres citoyens intègres, il fut condamné
comme coupable d’exactions, et obligé de payer de ses deniers, aux vrais
criminels, des indemnités considérables pour les services qu’il avait
rendus à la justice, par l’accomplissement des devoirs de sa charge. Le
sentiment public en fut révolté: _Quo judicio, convulsam penitus scimus
esse rempublicam_[441].

  [441] Cicéron, _Brutus_, 30.

Valère Maxime s’écrie, à l’occasion de ce récit, dans son chapitre de la
majesté chez les Romains: «Qu’y a-t-il de plus malheureux qu’une
condamnation, de plus dur que l’exil? Cependant ce malheur, en frappant
P. Rutilius, victime d’une cabale de publicains, ne lui fit rien perdre
de sa considération personnelle. Comme il se dirigeait vers l’Asie,
toutes les villes de cette province envoyèrent des députés à sa
rencontre pour lui offrir à l’envi un asile. Est-ce là un exil ou
n’est-ce pas plutôt un triomphe? Il se fixa à Smyrne, au milieu des
provinciaux qu’il avait défendus au péril de sa vie[442].»

  [442] Valère Maxime, VI, 44. Lorsque Sylla arriva au pouvoir, il
    offrit à Rutilius de rentrer dans Rome, mais celui-ci préféra mourir
    en exil. Quintil., _Just. or._, XI, 1; Cicéron, _De Republ._, I, 8;
    _Brutus_, 22 et 91.

Cette condamnation, outrageusement inique, qui bravait ouvertement les
lois et la justice, ne resta pas un fait isolé, quoiqu’elle fût de
nature à rendre circonspects les magistrats trop bien intentionnés, et à
tempérer le zèle de leur conscience, pour les réformes financières.

Les poursuites et les condamnations aux peines les plus sévères se
multiplièrent, deux ans après, à l’occasion des révoltes de l’Italie. Le
tribun Quintus Varius fit créer une _quæstio_ spéciale dite de _haute
trahison_, qui frappa à coups redoublés sur les sénateurs suspects
d’hostilité aux idées des publicains. Gaius Cotta, Marcus Scaurus,
vieillard austère, prince du Sénat, et beaucoup d’autres membres de la
_nobilitas_ se virent accusés ou condamnés sans raison[443]. Suivant
Florus, qui n’est assurément pas plus sévère que les autres historiens
de cette période, les chevaliers, maîtres de la vie et de la fortune des
plus nobles citoyens, pillaient impunément les trésors de l’État.

  [443] Florus, III, 17.

A cette époque, une redoutable crise financière, suite des événements de
la guerre, avait éclaté sur Rome. La guerre sociale répandait ses
ravages en Italie, troublant le commerce, détruisant les récoltes,
arrêtant les affaires de la péninsule; et en même temps, Mithridate
organisait cette immense et subite révolte de l’Asie Mineure tout
entière, dont nous avons parlé, qui devait mettre l’existence même de
Rome en danger.

Au massacre de cent cinquante mille Italiens libres ou esclaves, femmes,
vieillards et enfants, avait succédé la confiscation de tous leurs biens
et l’arrêt subit de toutes ces entreprises financières, industrielles ou
commerciales organisées sur cette terre féconde et qui, pour la plupart,
venaient correspondre avec les spéculateurs de Rome, et souvent se
centraliser entre leurs mains. Les immenses sociétés de publicains,
reconstituées par Caius Gracchus, avaient dû être les premières
atteintes.

Les Romains avaient déjà, comme l’expliquait plus tard Cicéron dans son
discours _pro lege Manilia_, des capitaux considérables engagés en Asie,
et qui paraissaient compromis ou même perdus pour toujours. C’était la
gêne pour beaucoup, la ruine pour quelques-uns. Les sénateurs ne furent
pas les moins maltraités par ce _krach_ italo-asiatique; nous verrons la
preuve certaine de la détresse de quelques-uns dans les lois
sulpiciennes.

Les banquiers de Rome avaient sans doute fait face aux premiers besoins;
mais, pressés de rentrer, à l’échéance, dans les fonds avancés par eux à
cette occasion ou même antérieurement, ils avaient voulu agir avec
énergie contre leurs débiteurs. Ceux-ci avaient demandé des délais. Ils
avaient fait même plus, et, suivant les conseils de leur misère, ils
avaient tenté de faire appliquer à leurs créanciers les anciennes lois
répressives de l’usure, tombées en ce moment en désuétude.

Le magistrat compétent, le préteur urbain Sempronius Asellio, paraissait
disposé en leur faveur. C’en fut assez; on ne lui laissa pas le temps de
rendre ses sentences. Le tribun Lucius Cassius se mit lui-même à la tête
d’une troupe de ces financiers qui réclamaient leur payement; ils
trouvèrent le préteur occupé à accomplir une cérémonie religieuse; ils
se précipitèrent sur lui et le massacrèrent, encore revêtu des habits du
sacrifice. Ils laissèrent son corps mutilé auprès du temple de la
Concorde.

Jamais les auteurs de cet assassinat audacieux et sacrilège ne furent
poursuivis. C’était l’œuvre de la vengeance des chevaliers menacés dans
leur argent; on était sûr que jamais une condamnation ne serait
prononcée, pour un pareil fait, par les tribunaux chargés de le
juger[444].

  [444] Tite-Live, _Epit._, LXXIV; Belot, _Hist. des chev._, p. 262;
    Mommsen, _Hist. rom._, t. V, p. 237.

Sans doute, pour profiter de la réprobation que dut produire cet
événement dans le peuple, Plautius Silvanus proposa une loi qui offrait
plus de garanties d’impartialité par le choix des juges, et, en effet,
il la fit voter (665-89)[445]. Les trois ordres étaient représentés dans
les _quæstiones_ nouvelles. Mais ce ne fut qu’un palliatif insuffisant.
Les chevaliers restaient, en fait, les maîtres, dans les tribus, surtout
dans les tribus rustiques et dans les municipes chargées de déléguer
chacune leurs quinze jurés; ce fut sur leur désignation et, par
conséquent, dans leurs vues, que les délégations furent faites, et les
tribunaux restèrent, au fond, à peu près ce qu’ils étaient avant la
réforme, tant il est vrai que partout les financiers dirigeaient tout.
Il y avait là, certainement, plus qu’une influence morale; ce n’était
pas la considération qu’ils inspiraient qui pouvait agir sur le peuple.
Il y avait dans les masses encore, cette solidarité d’intérêts avec les
publicains et leurs affaires, qui persistait, pour assurer à ceux-ci le
pouvoir, tant que le peuple restait le maître de ses votes.

  [445] Asconius, _In Cornel._

La loi Plautia ne fut abolie qu’en 674-80, par Sylla[446].

  [446] Asconius, _In Div._; Cicéron, _Pro Cornelio_; Belot, _op. cit._,
    p. 264.

Peu de temps après la crise financière et la loi _Plautia_, en 666-88,
le tribun Publius Sulpicius Rufus proposa une loi que nous devons
signaler, parce qu’elle visait dans sa première disposition la crise
financière, dans la seconde, les jurys de publicains.

Il proposait d’abord de déclarer déchu de son titre tout sénateur qui
aurait une dette supérieure à 2,000 deniers, soit 2,250 francs. Il
voulait éviter ainsi, pour le Sénat sans doute, la déconsidération
bruyante qui avait atteint les débiteurs insolvables sur lesquels la
crise avait attiré l’attention du public. On ne peut s’expliquer que de
cette façon, la mesure générale dirigée contre les sénateurs, pour une
somme relativement si faible dans leur passif. On y voit, en même temps,
la preuve que, malgré les lois et les préjugés, les sénateurs s’étaient
laissé prendre dans les spéculations lointaines.

Dans la seconde proposition, Sulpicius Rufus demandait que l’on rappelât
tous ceux qui avaient été condamnés par les anciennes _quæstiones_ de
chevaliers. Il comptait, sans doute, davantage sur les jurés choisis par
la loi Plautia. Il se trompait, nous l’avons vu.

Il dut, au reste, le pressentir lui-même, car, dans une troisième
disposition, il cherchait à modifier le vote dans les tribus, en faisant
une nouvelle distribution des citoyens dans ces tribus et en admettant
les affranchis à y voter.

Ces motions passèrent avec quelques difficultés, mais le temps des
délibérations et des formes légales allait disparaître. Dans les luttes
du Forum, on avait commencé par le bâton, on en venait désormais à
l’épée et à l’invasion des légionnaires en armes. Il ne fallait rien
moins que cela pour détruire la puissance des publicains et des
financiers, qui avaient tout envahi.


§ 4.--Consulat et dictature de Sylla (665-89 à 675-79).

Les chevaliers et, par le fait même, les publicains, devaient rencontrer
un adversaire redoutable, un ennemi hautain, implacable et sanguinaire.
Ce qu’avaient vainement tenté Drusus et Plotius Silvanus par les
procédés légaux, Sylla allait le réaliser par les proscriptions, les
confiscations, les exécutions en masse, par le fer et le feu. Marius et
Cinna durent s’effacer devant le tout-puissant dictateur, devant le
représentant impitoyable de la réaction aristocratique.

Marius avait été nommé général de l’expédition d’Asie, dont Sylla
convoitait le commandement (665-89). Pendant que le futur dictateur, à
qui rien ne devait résister, guerroyait en Italie, à la tête d’une armée
courageuse et dévouée, il apprit qu’il était éliminé par les intrigues
de Sulpicius, au profit d’un rival préféré. Il s’adressa alors à ses
soldats, il leur fit entrevoir les profits de la guerre d’Asie, où il
avait compté les conduire; il rappela à la plupart d’entre eux, qui
connaissaient déjà la riche province, ce qu’ils pouvaient espérer de
succès et de butin dans l’expédition qu’on lui refusait, et les amena à
Rome, prêts à tout tenter avec lui.

Pour la première fois, les murailles sacrées furent franchies par les
légions en armes. Marius fut défait dans les rues mêmes de la ville; il
prit la fuite. Il fut arrêté aux marais de Minturnes, devenus depuis
lors légendaires, et relâché par les magistrats provinciaux, qui
n’osèrent toucher au sauveur de la République, et qui respectèrent
peut-être plus encore en lui, le représentant des chevaliers et des
villes italiennes.

Sylla devint maître de Rome. Il prit, pendant cette première occupation
du pouvoir suprême, des mesures relativement modérées, dont
quelques-unes même étaient opportunes et sages. Il remit en vigueur
certaines dispositions anciennes sur le maximum de l’intérêt (_Lex
unciaria_, 666-88); créa des colonies; augmenta de trois cents membres,
choisis à son gré, le Sénat; fit quelques modifications dans
l’organisation des comices; prononça, bien qu’il n’en eût pas le droit,
des condamnations à mort, notamment contre douze personnages
considérables; augmenta la puissance législative du Sénat; mais il
respecta, malgré tout, les éléments les plus essentiels du régime
politique inauguré par les Gracques.

Il en resta là, pour la première partie de son œuvre de toute-puissance.
Les financiers n’avaient pas tardé à reconnaître en lui un ennemi
acharné. Ils firent échouer au consulat les candidats de son choix, lui
opposèrent Cinna d’abord, Strabon ensuite. Malgré les dangers que
pouvaient susciter à sa cause, dans la ville, ces deux adversaires
déterminés, Sylla voulut, avant tout, réaliser les bénéfices de cette
guerre d’Asie qui avait été le premier objet de sa marche sur Rome, et
s’embarqua, en effet, avec les légions fidèles, auxquelles il tenait
ainsi ses promesses, au commencement de l’année 667-87.

Après avoir abattu la coalition des Orientaux suscitée par le puissant
et habile roi de Pont, il s’efforça de reconstituer les affaires des
Italiens survivants du massacre par lequel la guerre avait commencé. Aux
impôts et aux charges dont nous aurons à parler bientôt, et dont il
frappa l’ennemi, il joignit une indemnité de guerre de 20,000 talents.
Il laissa à son lieutenant Lucullus la charge d’assurer tous les
résultats de la victoire, et revint vers Rome (671-83).

Les troubles et les luttes armées s’étaient renouvelés dans la cité,
plus que jamais divisée. Cinna et Marius y étaient rentrés et y avaient
inauguré la terreur, par le massacre en masse des notables du parti
aristocratique. Cinna pendant son passage au pouvoir avait supprimé
toutes les dispositions apportées par Sylla. Hostile au parti des
nobles, et favorisant celui des Italiens, il prenait des mesures de
précaution contre Sylla lui-même et ses partisans, lorsque celui-ci
s’annonça par une lettre écrite au Sénat.

Après une véritable guerre entre armées romaines, Sylla rentrait à Rome,
en 672-82, comme maître et comme dictateur tout-puissant.

Sylla détestait les chevaliers autant que cette bourgeoisie des
municipes italiens, d’où ils tiraient leur origine. Il porta au milieu
des villes italiennes la dévastation et la mort; il en détruisit
plusieurs, il ravagea leur territoire. A Rome, il dressait, en 673-81,
ses listes de proscription. Deux mille six cents chevaliers, suivant
certains historiens, un bien plus grand nombre, suivant d’autres, furent
chassés ou tués, leurs biens confisqués au profit des amis du
maître[447]. Le sang des adversaires, citoyens de toutes classes et
soldats, coula à flots dans les rues. C’était la violente réponse aux
massacres de Marius.

  [447] Cicéron, _Epist. ad Quint. fratr._, I, 1.

Mais il fallait assurer l’avenir, et Sylla ne manqua pas de faire aussi,
dans ce but, ses lois judiciaires. Rien ne le pressait à cet égard. Pour
le moment, sa justice sommaire et expéditive suffisait à tout.

Nous parlerons plus bas de la loi judiciaire Cornelia; parcourons
d’abord les actes accomplis directement contre les publicains en
personne, ou contre leurs œuvres, soit pendant le premier consulat, soit
à l’époque de la dictature.

D’abord, Sylla frappa ce qui restait de l’ordre équestre dans sa vanité,
en lui retirant les places qui, depuis les Gracques, lui avaient été
réservées dans les fêtes publiques.

Il attaqua aussi les publicains au cœur, c’est-à-dire dans leurs
spéculations; car il essaya de leur enlever l’entreprise des impôts de
l’Asie. Dans ce but, il chargea la province de lever elle-même ses
impôts.

Mais il dut reconnaître qu’on ne peut pas procéder aussi sommairement,
en pareille matière. Plus les impôts sont durs, plus il est nécessaire
que le temps et l’habitude aient fait accepter le mode de perception une
fois établi. Or, Sylla n’entendait pas diminuer les charges de la
province; bien au contraire. Il fut obligé d’en revenir aux publicains,
comme on dut le faire plus tard encore, sous César. «_Pendere ipsi
vectigal sine publicano non potuerunt, quod iis æqualiter Sylla
descripserat_», dit Cicéron[448]. Ce furent les habitants des villes de
l’Asie qui, lassés des abus de leurs compatriotes devenus agents du
fisc, demandèrent eux-mêmes qu’on leur rendît les publicains, à titre de
moindre mal.

  [448] Valère-Maxime, IX, 2, 1; Appien, _G. civ._, I, 95; Florus, 2, 9;
    Plutarque, _Sylla_, 31; Cicéron, _Ad Quint._, I; Mommsen, t. V, p.
    351.

Les révolutionnaires agissent ordinairement avec plus de force que de
réflexion ou de combinaisons prudentes. Nous l’avons observé pour les
Gracques. De même, M. Belot remarque que «Sylla manqua de prévoyance et
de logique[449]. Ce fut lui-même qui, sans le vouloir, livra l’Asie à
l’avidité des publicains. Il exigea des Asiatiques l’impôt de cinq
années, vingt mille talents ou à peu près cent millions de francs. Les
malheureux Grecs devaient ou contribuer ou emprunter. Or, ils n’avaient
pas parmi eux de chefs capables d’opérer une pareille recette. Il leur
fallut donc recourir aux seuls grands capitalistes d’alors, aux
publicains. Ainsi, l’on peut dire de Sylla ce que Tacite a dit de
Pompée, qu’il fut le destructeur de ses propres lois.»

  [449] _Loc. cit._, p. 178.

Au bout de quatorze ans la somme avait sextuplé. Les villes furent
obligées de vendre les édifices publics, les objets d’art; les
contribuables, à leur tour, furent aussi obligés de tout vendre, même
leurs enfants, comme nous le verrons, pour acquitter une partie de leur
dette envers les publicains devenus banquiers[450].

  [450] Voy. _infra_, chap. III, sect. I, § 6.

Toutes les révolutions, même celles qui étaient dirigées contre les
hommes de finance, continuaient donc à tourner, en définitive, à leur
profit. Sylla lui-même ne parvenait pas à s’en défaire, il était
condamné à les subir.

Dans cette lutte séculaire, l’aristocratie d’argent s’était substituée
de plus en plus à ce que l’ordre sénatorial gardait encore de l’antique
patriciat. Elle était devenue un des ressorts essentiels de la
République romaine.

L’aristocratie des riches et des financiers est parfois plus supportable
au peuple que l’autre, parce qu’elle est habituellement moins hautaine,
moins fière, et en tout cas plus accessible. Mais dominée par le mobile
de l’intérêt, qui ne représente, dans de pareilles conditions, que les
jouissances de la vanité et le plaisir; sans vertu, sans traditions,
sans liens de cohésion avec les autres et avec elle-même, elle ne
saurait être une force de conservation sociale. Elle ne peut pas être,
comme les aristocraties familiales l’ont été parfois, un agent solide de
gouvernement; elle est plutôt un élément de dissolution, par sa morale
qui est celle du droit de jouir, par son scepticisme, par son absence de
principes, et par les funestes convoitises qu’elle développe
naturellement autour d’elle. C’est pour cela, en regardant au fond des
choses, que Montesquieu pouvait dire, autant en noble de race qu’en
philosophe et en historien, «une pareille chose détruisit la République
romaine.»

Sylla abdiqua en 675, après avoir exercé un pouvoir aussi absolu que
violent; mais ses œuvres lui survécurent quelque temps encore. «Il put
bien quitter volontairement la souveraine puissance, mais il ne put
empêcher l’effet du mauvais exemple. Chacun voulut dominer», a dit
Bossuet[451].

  [451] Bossuet, _Discours sur l’histoire universelle_, 9e époque.

Il avait songé d’ailleurs lui-même à l’avenir, nous l’avons dit, et pour
consacrer sa conquête, suivant la coutume, il avait fait une loi
judiciaire, cette fois, au profit du Sénat. On a osé dire que, s’il
l’eût faite plus tôt, il aurait pu ne pas assumer la responsabilité de
ses crimes, parce que les sénateurs, sous les formes de la justice et
avec son appui, n’auraient pas manqué d’accomplir la lugubre besogne
qu’il réalisa seul. C’est, du moins, Cicéron qui l’affirme[452]; et cela
peut nous indiquer à quel degré s’étaient excitées les passions et les
haines qui se poursuivaient entre les divers ordres de citoyens, avec
l’aide des tribunaux et des lois dites de salut public.

  [452] Cicéron, _Pro Cluentio_, LV.

Dans l’administration de la justice, la loi Cornélia donna aux sénateurs
seuls le jugement des causes publiques, c’est-à-dire de celles où
s’exerçait en réalité la direction des affaires de l’État. On ne laissa
aux autres classes de citoyens que le jugement des affaires
privées[453].

  [453] Voy. l’énumération des lois cornéliennes dans Smith, _Dict._, vº
    _Leges Corneliæ_. Mommsen, _Hist. rom._, t. V, p. 375 et suiv.

Il faut cependant remarquer que Sylla, soit pour répondre aux besoins du
service, soit pour se faire des partisans plus nombreux et plus dévoués
au Sénat, avait créé trois cents nouveaux sénateurs, c’est-à-dire qu’il
avait doublé le personnel de cette assemblée. Ces nouveaux sénateurs
avaient été empruntés à l’ordre des chevaliers; mais ils avaient sans
doute été bien choisis dans l’esprit de la politique dictatoriale. Le
questeur tirait au sort le nom des juges pour chaque _quæstio_.

Les abus d’influences traditionnels et la vénalité ne manquèrent pas
d’apparaître, dans les nouvelles juridictions. D’ailleurs, le dictateur
avait détruit tous les moyens d’appel ou de contrôle. Le tribunat avait
été désarmé, la censure fut supprimée de 668-86 à 684-70.

C’est à ces juges de l’ordre sénatorial eux-mêmes, que Cicéron osa dire
pour les ramener à la pudeur: «Le peuple romain apprendra de moi...
pourquoi depuis que les tribunaux ont passé à l’ordre des sénateurs et
que le peuple romain a perdu le pouvoir qu’il exerçait sur chacun de
nous, Q. Calidius a dit, après sa condamnation, qu’on ne pouvait
honnêtement condamner un ancien préteur pour moins de trois millions de
sesterces; pourquoi, lors de la condamnation du sénateur Septimius pour
crime de péculat, on fixa l’amende qu’il devait payer, d’après les
sommes qu’il avait reçues comme juge; pourquoi dans le procès de C.
Herennius et dans celui de C. Popilius, tous deux condamnés pour
péculat, et dans celui de M. Atilius, condamné pour crime de
lèse-majesté, il fut prouvé jusqu’à l’évidence qu’ils avaient reçu de
l’argent pour prix de leurs sentences; pourquoi il s’est trouvé des
sénateurs qui, sortis de l’urne que tenait Verrès, alors préteur de
Rome, allaient aussitôt condamner un accusé sans l’entendre; pourquoi il
s’est trouvé un sénateur qui, étant juge, reçut de l’argent, dans une
même cause, et de l’accusé pour le distribuer aux autres juges, et de
l’accusateur pour condamner l’accusé[454].»

  [454] Cicéron, _Verr._, act. II, lib. I, nº XIII. Cicéron parle, dans
    ce passage, de l’intégrité des anciens tribunaux de chevaliers,
    comme s’il croyait à cette intégrité. On a pu voir ce qu’il faut
    penser de ce procédé d’avocat, sans scrupule pour ses moyens de
    plaidoirie. «_Cognoscit ex me populus Romanus, quid sit quamobrem,
    quum equester ordo judicaret, annos prope quinquaginta continuos,
    nulla (judice equite Romano judicante) ne tenuissima quidem suspicio
    acceptæ pecuniæ ob rem judicandam constituta sit._» Cela, du reste,
    pouvait être matériellement vrai. Les chevaliers réalisaient assez
    de bénéfices, par les conséquences de leurs abominables jugements,
    pour qu’on n’ait pas eu besoin de leur payer ces jugements.

Nous avons reproduit ce passage de Cicéron, quoiqu’il n’y soit pas
directement question des publicains, parce que nous y voyons du moins,
ce que l’amour de l’argent avait fait de cette société romaine, jusque
dans les plus hautes sphères.

Au surplus, les publicains étaient toujours, de près ou de loin, mêlés à
ces trafics; nous allons en voir la preuve, en examinant de près le
monde de la province tel que nous le décrivent les _Verrines_, dans
d’intéressants détails. Ils se sentent assez forts pour braver les
tribunaux de sénateurs. Ils ont perdu le pouvoir judiciaire, mais ils
ont gardé l’argent, base de leur puissance et savent s’en servir, pour
rester encore les maîtres devant les nouvelles juridictions. Les paroles
que nous venons de rapporter n’en témoignent que trop clairement. Ils
conservent, d’ailleurs, l’espérance d’un retour dans les formes; et
Cicéron argumente sans cesse, devant les _quæstiones_ des sénateurs, en
les menaçant de se voir enlever la judicature, s’ils ne se montrent pas
à la hauteur de leur tâche[455]. Les financiers n’ont pas désarmé.

  [455] Cicéron, _Verr._, act. I, nºs VIII, XVI, XVIII: «_Sed nos non
    tenebimus judicia diutius... alium ordinem ad res judicandas
    arbitrabuntur... Suscipe causam judiciorum._» Act. II, liv. III, nº
    XCVI: «_Quod si ita est, quid possumus contra illum prætorem dicere,
    qui quotidie templum tenet, qui rempublicam sistere negat posse, ni
    ad equestrem ordinem judicia referantur?_»


§ 5.--Les publicains de Sicile et Verrès (679-75).

Quoique les discours contre Verrès soient fort connus, et aient été très
souvent analysés, nous ne pouvons nous dispenser de nous y arrêter.
Cicéron était juriste en même temps qu’orateur, et c’est dans ses œuvres
que l’on trouve les documents les plus exacts sur le Droit spécial à son
époque; les compilations de Justinien ne peuvent plus nous en donner
qu’une faible idée.

Cela est vrai surtout, pour les institutions supprimées, à peu près
complètement, par le temps et la politique, comme celles que nous
étudions en ce moment.

Or, les _Verrines_ nous font voir, avec de curieux détails qui n’ont
guère été étudiés, la vie des publicains collecteurs d’impôts, dans
l’une des plus intéressantes provinces romaines, la Sicile. On y
aperçoit de nombreuses compagnies vectigaliennes à l’œuvre, dans les
meilleures conditions possibles, pour réaliser leurs abus. Elles y
procèdent, d’accord avec le magistrat qui, chargé de les surveiller et
de réprimer leurs excès, se sert d’elles, au contraire, comme du moyen
le plus commode et le plus sûr d’exercer ses propres rapines.

On sait que Verrès avait été envoyé comme préteur en Sicile en 679-75.
Pendant les trois ans que dura sa magistrature, il commit toute espèce
d’abominations. Il avait la soif de l’or, tous les vices de son temps,
et la passion des objets d’art. Était-ce une tendance naturelle, ou
subissait-il simplement, sur ce dernier point, par vanité, l’influence
de la mode qui poussait les Romains vers la littérature, la philosophie,
les mœurs, le langage, et les arts de la Grèce? C’est ce qu’il est
difficile de savoir[456]. Ce qui est certain, c’est que Cicéron avait
consacré une de ses _Verrines_, spécialement aux vols des objets d’art
de tous genres, enlevés par Verrès à la Sicile (_de signis_); et
qu’après avoir subi vingt-quatre ans d’exil, à son retour à Rome, le
même Verrès fut de nouveau proscrit par Antoine, pour avoir refusé de
céder au puissant triumvir, de beaux vases de Corinthe.

  [456] _Verr._, act. II, lib. IV, nº I: «_Venio nunc ad istius
    quemadmodum ipse appellat studium; ut amici ejus, morbum et
    insaniam; ut siculi latrocinium: ego, quo nomine appellem, nescio._»

Pour satisfaire ses désirs, il s’était habitué à ne reculer devant rien;
la vie des autres ne comptait pas pour lui; Cicéron le prouvait à ses
juges, dans la _Verrine_ qu’il consacrait à la dénonciation de ses
forfaits sanguinaires. Mais ce n’est pas à cela que nous voulons nous
arrêter. Ce sont les affaires d’argent qui nous intéressent.

Justement, ce furent les banquiers de Syracuse qui osèrent accuser
Verrès et le traduire devant les _quæstiones_ pendant qu’il était encore
dans l’exercice de son pouvoir.

C’est qu’en effet, Verrès a eu souvent affaire avec les banquiers et les
publicains, et c’est dans ses rapports avec ceux-ci, qu’il nous importe
de le suivre. Il était le complaisant d’abord, il devint bientôt le
complice et le bénéficiaire de leurs dilapidations.

En violant pour eux et avec eux tous les principes de l’honnêteté, de la
justice, des lois et des coutumes de sa province, il a fourni à son
accusateur l’occasion de nous transmettre de précieuses indications sur
ces coutumes et ces lois. C’est ainsi que, pour établir par analogie ce
qui devait être ailleurs et que nous ne connaissons pas, il nous sera
possible d’indiquer, à peu près, ce que furent au temps de Verrès en
Sicile, la législation, et les principales dispositions relatives aux
finances.

Nous ferons une sorte de tableau d’ensemble, incomplet assurément, et
auquel manqueront les couleurs et la vie d’un admirable original
nécessairement très réduit, mais nous pourrons ainsi représenter, sous
une forme concrète et réelle, ce que nous ne pouvons étudier ailleurs
que dans des faits historiques épars et détachés, ou dans les détails
disséminés des règles d’un droit peu connu.

Quoiqu’il fût admis, en fait, que le gouvernement d’une province fût un
moyen tout naturel de faire fortune, les magistrats y mettaient
ordinairement, sans doute, un peu plus de réserve que Verrès, et se
montraient moins larges, soit pour eux-mêmes, soit surtout pour les
publicains placés sous leur autorité.

Faut-il aller jusqu’à dire, avec Cicéron, dans la seconde _Verrine_, que
cette alliance odieuse que nous allons voir entre publicains et
magistrats, fut un fait exceptionnel? Nous savons bien que non. Et
cependant le grand orateur disait: «C’est porter une accusation grave et
véhémente, et inouïe depuis qu’existent les poursuites _de repetundis_,
que d’inculper un très grave préteur du peuple romain d’avoir fait
société avec les publicains[457].» Il disait évidemment le contraire de
la vérité, au moins pour l’époque où les tribunaux appartenaient aux
chevaliers. Cicéron lui-même, redevenu plus sincère, le déclare dans un
autre passage des mêmes _Verrines_ que nous avons déjà cité[458].

  [457] «_Grave crimen est hoc, et vehemens, et post hominum memoriam,
    judiciaque de pecuniis repetundis constituta, gravissimum prætorem
    populi Romani socios habuisse decumanos._»

  [458] Cicéron, _Verr._, act. II, lib. III, nº XLI.

Les magistrats faisaient trop rapidement d’immenses fortunes en
province, pour se montrer fort scrupuleux sur le choix des moyens.
Celui-ci était si commode et si naturel qu’il dut être employé
quelquefois, et qu’il devint probablement ordinaire. Cicéron lui-même,
préteur en Cilicie, n’a pas dû être toujours très farouche contre des
hommes qu’il flatte à tout instant dans ses discours et auxquels il ne
cesse de s’intéresser auprès de sa famille et de ses amis dans ses
lettres[459]. Du moins il agissait _salvis legibus_; et quelques-uns de
ses collègues devaient rester dans leurs rapports avec Rome, comme lui,
dans la légalité; c’est un soin que Verrès et bien d’autres, sans doute,
ne se donnèrent même pas.

  [459] Voy. d’Hugues, _Une province romaine sous la République_.
    Cicéron, _Ad attic._, XI, 1; _Ad familiares_, V, 20.

Voyons d’abord de quoi se composent les textes de la législation en
Sicile; nous entrerons, ensuite, dans les détails de ce que ces
dispositions contenaient d’intéressant pour nous sur les juridictions,
la procédure, les moyens de preuve et l’exécution.


1º _Législation sicilienne. Actes de gouvernement. L’édit. Les lois. La
lex Censoria._--Le premier acte d’un magistrat arrivant en province
devait être, on le sait, de publier son édit[460]. C’était un acte de
puissance propre, puisque l’édit pouvait suppléer aux lois et les
corriger.

  [460] On sait quelle est l’importance du rôle de l’édit provincial,
    dans l’histoire de la formation du droit romain. Il serait déplacé
    d’en faire ici l’apologie; mais nous pouvons rappeler qu’il a été
    l’un des plus remarquables éléments de progrès dans les lois civiles
    de l’époque classique.

Le gouverneur avait aussi droit de vie et de mort sur les habitants de
la province; il pouvait, en outre, imposer des taxes de son chef[461]
pour les besoins de son gouvernement ou pour ceux de la République.

  [461] Cicéron, _Pro Flacco_, XIV: «_In quo igitur prætoris erit
    diligentia requirenda? In numero navium et in descriptione æquabilis
    sumptus? Dimidium ejus quo Pompeius erat usus imperavit. Num potuit
    parcius? Descripsit autem pecuniam ad Pompeii rationem quæ fuit
    accommodata L. Sullæ descriptioni: Qui cum omnes Asiæ civitates pro
    portioni pecunias descripsisset_», etc.

Les gouverneurs avaient donc un pouvoir mal défini, mais qui ne devait
pas pourtant s’exercer sans limites. En fait, ils avaient d’ordinaire à
compter avec les lois et les coutumes locales ou générales, et aussi
avec les personnes, notamment avec les publicains. C’est pour cela
surtout que Laboulaye dit: «Impuissant pour le bien, le gouverneur était
tout-puissant pour le mal; les provinciaux souffraient seuls de ses
rapines, tout lui était permis, et pourvu qu’il partageât avec les
publicains, il n’avait rien à craindre[462].»

  [462] Laboulaye, _loc. cit._, p. 177.

Il pouvait se faire, cependant, que l’intérêt ou les circonstances
suscitassent un accusateur à Rome, et alors il fallait bien que l’on se
préoccupât des limites de sa puissance, en jugeant ses actes après coup.
C’est ce qui arriva à Verrès, après beaucoup d’autres, et ce qui put
s’exercer avec un peu plus de chances de succès, même à l’encontre des
publicains, lorsque ceux-ci cessèrent d’être leurs propres juges, depuis
Sylla. Mais dans trop de cas, les moyens préventifs, ou même les
obstacles les plus nécessaires contre les redoutables abus de cette
puissance, semblaient ne pas exister entre les mains de l’État.

Il faut le dire, pour le malheur de la république romaine, l’absence
d’un pouvoir exécutif supérieur et persistant, ne fût-ce que quelques
années, comme est celui de nos présidents de républiques modernes, était
une cause de désordres. C’est ce qui permettait aux magistrats des
écarts que ne pouvaient suffire à réprimer avec esprit de suite et
régularité, ni le contrôle des autres magistrats, ni le droit
d’accusation publique, ni la responsabilité au sortir des charges, ni
même l’esprit politique d’un Sénat qui allait d’ailleurs en
s’affaiblissant, à mesure que les affaires de l’État devenaient plus
difficiles et plus complexes.

A cet égard encore, s’était manifestée de bonne heure la disproportion
toujours croissante que nous avons signalée, entre la vieille
constitution de la petite cité, et les développements inouïs du monde
romain qu’elle était appelée à régir.

Le respect des traditions s’était mieux conservé dans la forme des
institutions que dans les mœurs; c’est le contraire qui eût été
préférable.

On frémit d’horreur, au spectacle des supplices de toute nature que
Verrès faisait subir, non seulement aux provinciaux, mais encore aux
citoyens romains, aux chevaliers, aux banquiers les plus en renom, aux
commerçants, aux commandants des navires de passage dans les ports de
Sicile, aux hommes les plus honorables établis dans cette province,
pourtant si voisine de Rome et si appréciée[463].

  [463] _Verr._, act. II, lib. V, nºs LV et LVII.

Ces mots fameux: _Civis Romanus sum_, répétés par les victimes pendant
leurs supplices, n’avaient jamais ému Verrès, qui poussait jusqu’au
raffinement le plus cruel et le plus méprisant, pour l’État et ses lois,
le choix des peines. Il avait fait placer les croix destinées aux
citoyens, en face des rivages italiens, pour augmenter les angoisses des
crucifiés, et montrer qu’il bravait lui-même toute autorité[464].

  [464] _Verr._, act. II, lib. V, nº LXVI.

Comment ces cruautés et ces rapines sanguinaires, qui frappaient sans
distinction, sur les provinciaux et sur les citoyens romains tous les
jours, se sont-elles multipliées et prolongées pendant trois années, si
ce n’est par le vice d’une constitution à laquelle manquait le pouvoir
dirigeant et durable, que l’aristocratie avait radicalement supprimé, en
vue de ce qu’elle appelait la liberté, et qui n’était autre chose que sa
propre domination dans l’oligarchie.

Or, qui pourrait douter, lorsque de pareils brigandages étaient
possibles à un gouverneur, que celui qui les commettait ait dû violer
des lois moins nécessaires à la justice et d’un ordre moins élevé, quand
il y trouvait un plaisir, ou un intérêt, ou une satisfaction quelconque?

On ne saurait imaginer la diversité des moyens employés par Verrès, en
toute circonstance, pour réaliser même les plus petits bénéfices, sans
préjudice des exactions les plus énormes. L’occasion se présentait
naturellement à lui dans le mouvement des finances publiques, et il se
montra, en cette matière, aussi ingénieux et aussi bassement cupide que
partout ailleurs.

Il se fit connaître immédiatement sous ce jour, dans l’exercice de son
pouvoir législatif; et c’est pour cela que nous en parlons ici.

Malgré l’étendue du _jus edicendi_, il est évident que le magistrat
devait respecter, dans cette œuvre à la fois législative, judiciaire et
exécutive, non seulement les règles de la morale et de l’ordre public,
mais encore les mesures politiques, financières ou administratives
générales prises par le gouvernement central. Sans cela, le pouvoir de
l’État n’eût été qu’un fantôme, et l’unité dans la direction du
gouvernement eût été impossible. Cicéron nous indique que c’est bien
ainsi qu’il en était, en effet, par les reproches qu’il adresse à Verrès
à ce sujet: «De ton chef, sans ordre du peuple, sans l’autorité du
Sénat, tu changes les lois de la province, je te blâme et je t’accuse
pour cela[465].»

  [465] C’est dans le même ordre d’idées que Cicéron indique les
    dispositions contraires à l’ordre public, comme ne pouvant pas
    figurer dans l’État, quelle que fût la puissance législative du
    préteur à cet égard. Ainsi, la non rétroactivité de la loi en
    matière criminelle est un principe fondamental que l’édit ne saurait
    violer sans une nécessité absolue: «_In lege non est: fecit,
    fecerit._»--Cicéron, _Verr._, act. II, lib. I, nºs XLI et
    XLII.--Voir aussi Cicéron, _Verr._, act. II, lib. III, nos VII et
    suiv.: «_Tua sponte, injussu populi, sine senatus auctoritate, jura
    provinciæ Siciliæ mutaris, id reprendo, id accuso._»

On voit, par là, que la législation de la province se composait de
l’édit très puissant par lui-même, mais dans les limites qu’indiquent la
raison et le texte de Cicéron et, en outre, sauf le respect dû aux
usages et aux lois.

Qu’était-ce donc, pour la Sicile, que ce droit inviolable, ces droits de
la province, qu’on ne pouvait changer sans l’ordre du peuple ou
l’autorité du Sénat? Les _Verrines_ nous fournissent quelques
indications précises et intéressantes à cet égard. Outre les
dispositions communes à toutes les provinces qui restaient applicables
partout, et que nous fixerons plus tard à l’égard des manieurs d’argent,
il y avait d’abord la _Lex provinciæ_ qui était ordinairement faite pour
chacune des provinces conquises, et qui se confondait le plus souvent
avec le traité de paix établissant les conditions de la conquête[466].

  [466] Tite-Live, I, 17. Denys d’Halicarnasse, II, 57. Voy. quelques
    détails historiques à ce sujet: d’Hugues, _op. cit._, p. 18.

Il y avait aussi les lois spéciales ou les sénatus-consultes édictés
pour la province; nous en trouverons bientôt en matière d’impôts et de
juridiction pour la Sicile.

Il y avait enfin, spécialement pour les publicains, en province comme à
Rome, la _Lex Censoria_, le cahier des charges qui liait l’État envers
les adjudicataires et réciproquement, et que le gouverneur devait
naturellement respecter, comme les lois proprement dites.

Voilà l’ensemble du droit sicilien dans ses documents.

En jetant un coup d’œil sur le contenu de cette législation provinciale,
nous ne nous occuperons évidemment que des dispositions se rattachant à
notre matière. Nous y trouverons, en première ligne, celles qui règlent
le régime de l’impôt; c’est ce dont nous parlerons tout d’abord.


2º _Régime des impôts en Sicile. Les _Decumani_._--Il y avait en Sicile
de nombreuses compagnies de publicains. Il y en avait plusieurs pour
l’impôt sur les récoltes du blé, de l’orge ou des autres produits du
sol; il y en avait pour les douanes (_portoria_); pour l’exploitation
des pâturages publics (_scripturæ_); pour le transport des blés
nécessaires à l’alimentation de Rome; et certainement il y en avait
d’autres, auxquelles étaient adjugés les grands travaux publics.

Souvent la même compagnie réunissait en ses mains plusieurs entreprises.
C’est ce que nous verrons se produire pour l’impôt sur les récoltes et
sur les douanes et les _scripturæ_, notamment à Syracuse. Mais nous
n’avons dans les _Verrines_, rien de spécial aux adjudications de
travaux publics dans la province; c’est pourquoi nous ne parlerons que
des adjudicataires de l’impôt, sous ses diverses formes.

Or, il est certain que tout en maintenant les mêmes règles générales, on
traitait avec plus ou moins de rigueur les provinces, suivant que Rome
avait eu plus ou moins de peine à les soumettre. Dans chaque province,
on faisait même parfois des différences entre les villes et les régions,
pour le régime des personnes et des biens, et aussi pour la répartition
des charges publiques ou des impôts, et c’est ce que nous voyons se
produire, d’une manière très marquée, en Sicile[467].

  [467] Cicéron, _Verr._, act. II, lib. III, nº VI.

L’impôt sur les diverses récoltes du sol était l’un des plus importants.
Les publicains chargés de le percevoir s’appelaient les _decumani_;
c’était les publicains de choix, nous en avons dit la raison; c’est sur
eux principalement que nous trouverons des renseignements dans les
_Verrines_.

Ici encore, nous laisserons de côté les détails de droit, et certains
points controversés et bien connus depuis longtemps; nous retrouverons
tout cela, si nous nous occupons de l’objet des entreprises des
publicains, dans une seconde partie de notre étude; nous continuons ici
à nous placer au point de vue plus général de l’histoire.

Parmi les diverses régions de la Sicile, il en était de très
favorablement traitées. Cinq villes avaient été déclarées exemptes
d’impôts (_sine fœdere immunes_). Pour deux autres, les impôts n’avaient
pas été mis en adjudication. Ailleurs, à Halicye, par exemple, les
résidents étrangers payaient l’impôt des céréales, tandis que les
indigènes en étaient dispensés[468]. Enfin, on avait accordé à l’île
tout entière cette faveur de rester, pour la perception de l’impôt, sous
l’autorité de la loi qui lui était appliquée avant la conquête, la loi
sicilienne d’Hiéron. Cicéron reproche formellement à Verrès de n’avoir
pas respecté cette loi[469].

  [468] _Verr._, act. II, lib. III, nºs VI et XL.

  [469] _Verr._, act. II, lib. III, nº VII: «_Tu homo minimi concilii,
    nullius auctoritatis injussu populi ac senatus, tota sicilia
    recusante, cum maximo detrimento atque ideo exitio vectigalium totam
    Hieronicam legem sustulisti._» Une étude spéciale de cette loi a été
    publiée en Allemagne par H. Degenkolb, _Die lex Hieronica und das
    Pfändungsrecht der Steuerpächter_. Berlin, 1861.

Ce qui nous paraît plus exceptionnel et plus favorable encore, dans
cette législation fiscale, c’est que l’adjudication de la ferme de
l’impôt sur les récoltes, qui aurait dû se faire à Rome comme toutes les
autres, se faisait sur les lieux mêmes, en Sicile, et d’après les
anciens usages. Ainsi, les indigènes pouvaient se rendre plus facilement
adjudicataires, et, en fait, ce furent quelquefois les villes
elles-mêmes qui se chargèrent de la perception de leurs propres
impôts[470]. Ce procédé fut employé dans d’autres provinces, et
notamment il fut expérimenté dans l’Asie Mineure. C’est là que se
réglait la _lex Censoria_, le cahier des charges qui devenait la loi des
adjudicataires.

  [470] Cependant, en 679-75, les consuls firent transporter par
    exception, à Rome, l’adjudication des dîmes de l’huile, du vin et
    des petits légumes de Sicile (Cicéron, _De Republ._, III, 6;
    _Verr._, act. II, lib. III, nº VII).

Dans certaines provinces, notamment dans les provinces espagnoles et
carthaginoises, on établissait un impôt fixe, _vectigal certum_; en
Asie, la _locatio censoria_ était réglée, à cette époque, par la loi
Sempronia; en Sicile, le procédé était le plus supportable de tous,
l’impôt étant proportionnel. C’était le dixième de la loi d’Hiéron, que
l’on avait conservé[471].

  [471] _Verr._, act. II, lib. III, nº VI.

Enfin, l’appréciation des récoltes pour la fixation des dîmes à
prélever, était établie par des censeurs élus par les Siciliens
eux-mêmes, et que ceux-ci choisissaient de façon à ce que la répartition
se fît de la manière la moins vexatoire et la plus équitable[472].

  [472] _Verr._, act. II, lib. III, nº LIII: «_Jam vero censores quem ad
    modum in Sicilia isto prætore creati sint, opere pretium est
    cognoscere. Ille enim est magistratus apud Siculos, qui
    diligentissime mandatur a populo, propter hanc causam, quod omnes
    Siculi ex censu quotannis tributa conferunt: in censu habendo
    potestas omnis æstimationis habendæ summæque faciundæ censori
    permittitur._»

En ce qui concerne le régime fiscal, la Sicile était donc aussi bien
partagée que possible. C’était une loi sicilienne qui réglait les bases
de la perception, et le règlement des détails s’y faisait dans un cahier
des charges qui, rédigé en Sicile, devait s’inspirer de l’esprit et des
besoins locaux, beaucoup mieux que s’il eût dû, comme ailleurs, arriver
tout fait de Rome, avec l’adjudicataire et ses nombreux acolytes.

Il n’en était assurément pas partout ainsi. Cicéron dit que la Sicile
est la seule province qui n’ait pas la haine des publicains et des
_negotiatores_. C’était, sans doute, par suite des effets de cette
législation bienveillante, avant le passage de Verrès.

Au surplus, il ne faut pas s’étonner de ces faveurs, qui avaient un
caractère exceptionnel, fort probablement. La Sicile était une des
provinces les plus rapprochées de l’Italie, par la situation
géographique, aussi bien que par les mœurs. La civilisation avait passé
sur ce sol pour venir de la Grèce à Rome, et c’est sur cette île féconde
et de relations sûres, que les Romains eux-mêmes avaient souvent trouvé
un appui dans leur lutte avec Carthage et les rois africains. La Sicile
fournissait d’immenses quantités de blé pour l’alimentation de Rome.

L’impôt était levé en nature par les _decumani_, et expédié par eux à la
ville ou aux armées; c’était un premier dixième de la récolte; on y
ajoutait un second dixième acheté par les soins du préteur. La Sicile
fournissait ainsi annuellement à Rome 6,800,000 _modii_, c’est-à-dire
586,958 hectolitres, composés de la dîme imposée, de la dîme achetée à 7
fr. 15 l’hectolitre, plus de 69,054 hectolitres achetés à 10 francs,
prix fixé par le Sénat, et assez rémunérateur pour cette époque[473].

  [473] Belot, _Hist. des chev._, p. 173.--Une grande partie de ce blé
    était destinée aux distributions gratuites ou à prix réduits,
    inaugurées par les Gracques.--Voy. la note de M. Belot, _loc.
    cit._--_Verr._, act. II, lib. III, nº LXX.

C’est à peine si nous avons besoin de dire que Verrès exerçait ses
prélèvements sur chacune de ces redevances. Nous allons en parler plus
bas avec Cicéron.

Le grand orateur nous fournit aussi des renseignements intéressants sur
l’impôt des douanes. La Sicile avait à cet égard des règles propres,
comme la plupart des autres provinces. Cet impôt a été fort savamment
étudié à plusieurs reprises. Verrès en avait largement mésusé, comme de
tout le reste; nous allons avoir l’occasion de le démontrer.


3º _Juridiction et compétence au point de vue des sociétés de
publicains._--La Sicile avait aussi obtenu de Rome des règles spéciales,
relativement à la constitution des juridictions civiles.

Nous avons déjà dit quelques mots des juridictions devant lesquelles
Verrès fut poursuivi lui-même à Rome; elles étaient encore composées, en
675-79, de sénateurs, conformément aux lois établies par Sylla. Cette
circonstance, il faut le dire, n’avait pas rendu Verrès plus tendre ni
plus circonspect envers les sénateurs qui devaient être ses juges.
Cicéron, qui sait l’importance des préoccupations de cette nature, le
lui reproche sous la forme d’une observation de simple bon sens et
s’étonne de son imprudence: «_Tu sic ordinem senatorium despexisti...
tamen ad ejusdem ordinis te judices esse venturum[474]._»

  [474] Cicéron n’oublie pas, quant à lui, qu’il plaide devant des juges
    sénateurs, et, pour les besoins de sa cause, il n’a aucun scrupule,
    cette fois, à maltraiter les chevaliers et les publicains dans un
    passage que nous avons rapporté plus haut.

Mais ce sont les tribunaux dont les publicains eux-mêmes étaient
justiciables, dans leurs rapports avec les contribuables, qui nous
intéressent spécialement ici: les juges des actions privées signalées au
Digeste.

Nous voyons dans la seconde _Verrine_, au livre II, spécialement
consacrée aux abus commis par les actes de justice, que ces tribunaux
impliquaient les deux éléments normaux de la justice civile, _magistrat_
et _judex_; mais une loi spéciale avait réglé, pour la Sicile, le choix
des juges, et elle contenait même une disposition particulière aux
_decumani_. C’était la loi sicilienne d’Hiéron qui devait être appliquée
pour la composition des tribunaux, comme pour le mode de perceptions,
conformément aux règles suivies avant la conquête[475].

  [475] _Verr._, act. II, lib. II, nº XIII.

Probablement, dans les autres provinces, le choix des juges était laissé
à l’appréciation du préteur, sans qu’il y eût de règles spéciales aux
procès où les publicains étaient intéressés. Il en était autrement en
Sicile. Or, sur ce point, comme pour tous les détails de sa vie
administrative, Verrès avait agi à sa guise. _Tu ausus es_, lui dit
Cicéron, _pro nihilo præ tua præda tot res sanctissimas ducere[476]?_

  [476] _Verr._, act. II, lib. II, nº XVI, et lib. III, nº XI.

Verrès, contrairement à la loi de Hiéron qu’il eût dû appliquer,
prenait, pour en faire des juges, les gens les plus déconsidérés et les
plus tarés de son ignoble suite.

La Sicile bénéficiait, à cet égard, d’une autre disposition spéciale,
que le préteur ne respectait pas davantage. «Il existait», dit Cicéron,
«une loi Rupilia donnée par P. Rupilius, en vertu d’un sénatus-consulte,
sur l’avis de dix députés, observée en Sicile par tous les consuls et
les préteurs. Verrès déclara qu’il ne tirerait point les juges au sort
comme le voulait la loi Rupilia; il en donna cinq, choisis à son
gré[477].»

  [477] _Verr._, act. II, lib. II, nº XVI.

«En présence des juges de ton choix, que feront ces pauvres laboureurs?»
s’écrie l’orateur[478].

  [478] _Verr._, act. II, lib. III, nºs VII et XII.

Nous ne pouvons pas nous étendre ici, sur la manière dont les tribunaux
ainsi composés durent rendre la justice. On devine aisément ce qui dut
se passer, devant de pareils juges, lorsque l’on sait avec quelle
partialité systématique, les tribunaux, légalement constitués,
s’acquittaient eux-mêmes de leurs fonctions.

Les _Verrines_ nous fournissent encore quelques indications
intéressantes, quant aux règles de compétence de ces juridictions sans
justice. Cicéron ne nous en parle que pour blâmer Verrès de les avoir
méconnues.

Ainsi, par exemple, la règle que la compétence ne peut être fixée par le
caprice du demandeur, mais qu’elle doit plutôt être conforme à la
convenance du défendeur, existait assurément en Sicile comme ailleurs,
et s’imposait aux publicains comme aux autres demandeurs de toute
catégorie; car Cicéron s’indigne que Verrès ait osé établir une règle
contraire au profit des publicains[479].

  [479] _Verr._, act. II, lib. III, nº XV: «_Statuit iste ut arator
    decumano quo vellet decumanus vadimonium promitteret, ut hic quoque
    Apronio, cum ex Leontino usque Lilybæum aliquem vadaretur, ex
    miseris aratoribus calumniandi quæstus accederet... Contra omnia
    senatus consulta, contra omnia jura contraque legem Rupiliam extra
    forum vadimonium promittant aratores._»


4º _Voies d’exécution._ Les règles sur les voies d’exécution étaient
sans doute moins bien déterminées que celles que nous venons de signaler
pour la juridiction et la compétence; quoi qu’il en soit, Verrès
n’observe pas davantage, sur ce point, les lois et les usages; il
emploie partout la violence et l’arbitraire, quand il s’agit d’extorquer
quelque chose à un malheureux administré.

Régler les voies d’exécution, protéger le vaincu de la bataille
judiciaire contre les exigences du vainqueur, c’est le devoir essentiel
d’un pouvoir exécutif jaloux de conserver l’ordre et la paix: Verrès
n’en avait eu aucun souci; il aidait, au contraire, à pressurer le
contribuable désarmé. Aussi Cicéron constate que le sol est abandonné,
la terre laissée en friche, et le pauvre provincial aux abois. Il ne
faut pas s’en étonner. Les lois romaines contenaient quelques mesures
protectrices pour eux contre les excès des publicains; Verrès n’en tint
aucun compte. Cicéron le lui reproche et nous fournit ainsi de nouvelles
indications. «_Ita diligenter constituta sunt decumano, ut tamen ab
invito aratore plus decuma non possit auferri._»

Verrès, en effet, accorde sans pudeur toute liberté d’action aux
publicains ses complices; et les juges, ses complices aussi,
confirmeront le résultat, si on a le courage de se présenter devant
leurs tribunaux avilis.

Il impose d’abord aux agriculteurs l’obligation d’indiquer en détail
l’étendue des terrains qu’ils se proposent d’ensemencer; il leur défend
d’enlever la récolte avant que les _decumani_ ne l’aient contrôlée;
enfin, il leur enjoint de commencer par livrer aux publicains tout ce
que ceux-ci demandent, sauf le droit de se plaindre, après s’être
préalablement exécutés. «_Quantum decumanus edidisset aratorem sibi
decumæ dare oportere, ut tantum arator dare cogatur._» Tout cela est
signalé par Cicéron comme injuste et contraire à la loi, non seulement à
la loi appliquée en Sicile, mais à celle de toutes les provinces.

Le publicain peut réclamer et prendre des gages pour assurer le
recouvrement de l’impôt; il ne doit pas se faire une justice préalable
par la confiscation, tel est le droit partout, en Asie, en Macédoine, en
Espagne, en Afrique, en Italie[480].

  [480] «_Quum omnibus in aliis provinciis, Asiæ, Macedoniæ, Hispaniæ,
    Africæ, Sardiniæ, ipsius Italiæ, qua vectigalia sunt, quum in his,
    inquam rebus omnibus publicanus petitor et pignerator, non ereptor
    neque possessor soleat esse._»

Il est vrai que, d’après les règlements de Verrès, le publicain qui
avait dépassé ses droits devait être condamné à payer huit fois la
valeur de l’excédent. Mais Verrès pouvait établir des pénalités sévères,
ses tribunaux étaient là pour ne les appliquer qu’avec discernement, et
sans doute pas du tout, puisque c’est sur les publicains qu’elles
auraient dû frapper.

Il serait fastidieux d’énumérer tous les procédés employés par Verrès
pour prendre, sous prétexte d’impôt, aux pauvres agriculteurs, tout ce
qu’ils pouvaient avoir. Le troisième discours de la seconde action
contient une foule d’anecdotes lugubres, et de détails odieux que nous
devons nous borner à signaler ici.


5º _Fraudes de Verrès avec les publicains. Comptabilité et registres des
compagnies._--Nous laisserions de côté la partie la plus curieuse et la
plus instructive de notre étude spéciale sur les _Verrines_, au point de
vue de l’histoire des spéculateurs romains, si nous ne disions quelques
mots des procédés par lesquels Verrès se servit des publicains, pour
réaliser ses bénéfices de magistrature. Ce que fit Verrès, d’autres
l’avaient, sans doute, fait avant lui et comme lui; il est probable que
c’est la conduite de beaucoup de gouverneurs et de publicains que
Cicéron nous a révélée, sous le nom de Verrès et des publicains de
Sicile; c’est une raison de plus pour jeter un regard sur ces rapines
largement et audacieusement organisées.

Verrès frauda avec les _Decumani_ sur l’adjudication de l’impôt des
blés, il frauda avec d’autres publicains sur l’opération de l’achat des
blés, il frauda avec la douane, et nous avons, sur tous ces points, des
détails circonstanciés, par le contenu de registres insuffisamment
falsifiés ou cachés, et remis au jour par le zèle de l’implacable et
éloquent accusateur qui devait en tirer de si terribles arguments.

L’une des fraudes pratiquées à plusieurs reprises avec les _Decumani_,
était d’une simplicité vraiment cynique. Elle se bornait, pour Verrès, à
n’admettre comme adjudicataires, que des hommes qui lui appartenaient et
avec lesquels il partageait les bénéfices de la perception. C’est ce qui
nous explique pourquoi il leur organisait à l’avance une juridiction où
ils n’avaient rien à craindre, des seuls juges auxquels l’on pouvait
s’adresser; et c’est aussi ce qui nous explique pourquoi il violait les
règles de compétence, en amenant tous les plaignants auprès de ce
tribunal; c’est ce qui explique, enfin, pourquoi il assurait aux
publicains tous les moyens possibles d’exécution et de contrainte.
«_Aratores in servorum numero essent, servi in publicanorum[481]._»

  [481] _Verr._, act. II, lib. III, nºs IX et X: «_Apronium, Veneriosque
    servos, quod isto prætore fuit novum genus publicanorum, ceterosque
    decumanos, procuratores istius quæstus et ministros rapinarum fuisse
    dico._» _Eod._, nº XIX.

Dans plusieurs villes importantes, centres de sections pour les
impôts[482], il avait adjugé l’entreprise à Apronius, compagnon de
toutes ses honteuses débauches, ou à Eschrion, l’ignoble époux de Pippa
la courtisane, ou à Docimus qui avait enlevé pour lui Tertia sa
toute-puissante maîtresse, la fille du comédien Isidore, ou à Banobal,
esclave de Vénus, tous ses prête-noms, et les ministres de ses rapines
éhontées.

  [482] _Eod._, nº XXXIII. Les dîmes, en Sicile, ne s’adjugeaient pas
    pour l’île toute entière. Les adjudications se faisaient par régions
    ou par territoires de villes, ainsi qu’on peut le constater,
    notamment aux nºs XXXII et suiv. _Eod._

Dans ces conditions, Verrès avait pu se vanter d’avoir fait monter le
chiffre des adjudications au profit de l’État, même lorsque, au fond, il
était lui-même le véritable adjudicataire; il avait un moyen sûr de ne
pas perdre, tout en laissant s’élever les enchères, car, au lieu du
dixième qu’il fournissait à l’État pour le montant de l’adjudication,
c’est la moitié de la récolte, la récolte toute entière qu’il faisait
enlever aux agriculteurs. Aussi, au bout de bien peu de temps d’un tel
régime, le pays était-il dévasté, dépeuplé, comme si la plus terrible
guerre y eût exercé longtemps ses ravages; les champs étaient déserts,
l’agriculture abandonnée. Il fallut que Métellus, le successeur de cet
impitoyable et indigne magistrat, avant d’aller prendre possession de sa
charge, «écrivît aux habitants des villes de Sicile, ce qui ne s’était
jamais fait avant lui, pour les exhorter à labourer, à ensemencer les
terres... en promettant d’appliquer, pour les dîmes, la loi d’Hiéron...
C’est à cette lettre, ajoute Cicéron, que l’on doit le blé recueilli
depuis lors en Sicile... Personne n’aurait touché à une motte de cette
terre, si la lettre de Métellus n’eût pas été écrite... _Glebam
commosset in agro decumano nemo, si Metellus hanc epistolam non
misisset[483]._»

  [483] _Eod._, nº XXXIV.

Que sont, auprès de ces débordements, les abus des fermiers généraux de
notre ancien régime, contre lesquels on a tant écrit et protesté, avec
parfaite raison d’ailleurs. Quant à notre féodalité financière
contemporaine, elle constitue, à la vérité, un organisme dont la
puissance peut devenir redoutable aussi, mais dans les détails
administratifs de laquelle on ne retrouve rien, grâce à Dieu, qui
rappelle de semblables abominations. On pourrait nous reprocher sans
doute, de faire de l’homme un rouage trop mathématiquement employé, et
dont le moral lui-même n’est traité que comme une force mécanique. C’est
un excès d’un autre genre, moins grave évidemment, mais qui peut avoir
aussi son immoralité et ses périls... Qu’est cela, d’ailleurs, à côté de
l’esclavage?

Nous avons dit qu’indépendamment de la dîme prélevée comme impôt dans
les récoltes, on achetait aux Siciliens une autre portion de leur blé,
suivant des prix fixés par le Sénat; Verrès trouva le moyen de faire ses
bénéfices sur l’argent qui lui avait été attribué pour cet objet: près
de deux millions de francs.

Cette fois, les publicains ne furent pas ses complices, du moins dès le
début. Ils partagèrent d’abord, avec les agriculteurs, le triste rôle
des victimes; mais Verrès sut, par ses faveurs ultérieures, se rendre au
moins leur témoignage en justice favorable, et éviter de leur part une
déposition qui eût pu être écrasante dans son procès[484].

  [484] _Eod._, nº LXXI.

C’est en vertu d’un sénatus-consulte et des lois Terentia et Cassia que
se faisaient les achats de blé, dont une partie était destinée aux
frumentaires[485]. Il résulte du texte de Cicéron, que, pour simplifier
les opérations, l’État donnait au gouverneur un mandat de payement sur
les publicains, qui devaient effectuer ainsi le versement d’une partie
de ce dont ils étaient débiteurs envers le trésor; moyennant quoi, le
gouverneur devait payer comptant les vendeurs de blé[486]. Verrès se fit
payer le montant du mandat par les publicains, mais, au lieu de solder
avec cet argent le blé qu’il s’était fait livrer, il plaça les sommes
par lui reçues, à intérêt pour son propre compte. Et Cicéron fait lire à
l’appui de cette allégation, une correspondance entre Verrès, les
_magistri_ et le _pro magister_ résidant à Syracuse, correspondance
qu’il a fini par découvrir, après de persistantes recherches. Veltius,
l’un des _magistri_, se plaignait dans ces lettres de ces irrégularités
du préteur concussionnaire: «Si tu ne déplaces pas ces fonds pour les
remettre à l’État, restitue-les aux publicains.» «_Ut si hanc ex fœnore
populo pecuniam non retuleris, reddas societati[487]_»; ce qui prouve
que le profit n’était pas partagé, et que Verrès, seul, cette fois,
faisait des bénéfices par l’intermédiaire des publicains, et même à
leurs dépens.

  [485] _Eod._, nºs LXX et LXXI.

  [486] «_Pecunia publica ex ærario erogata, ex vectigalibus populi
    Romani ad emendum frumentum attributa, fuerit ne tibi quæstio?
    Pensitaritne tibi binas centesimas._» C’est neuf millions de
    sesterces (1,935,000 fr.) que Verrès avait dû toucher pour acheter
    258,952 hectolitres de blé. Voy. Belot, _op. cit._, p.
    174.--_Verr._, _eod._, LXXI.

  [487] Nous croyons, contrairement à l’interprétation de M. Belot, que
    Verrès s’était fait livrer l’argent pour le placer, et non pas qu’il
    avait fait payer les intérêts par les publicains eux-mêmes, ce qui,
    du reste, aurait pu également se faire. L’observation de Velleius
    nous paraît être conçue dans notre sens.

Le fait, quoique d’une importance minime, si on le compare aux autres
actes de Verrès, paraît cependant très grave à Cicéron, qui s’indigne
qu’on ait osé tromper ainsi les publicains[488].

  [488] «_Quis enim hoc fecit unquam?_» dit-il, «_quis denique conatus
    est facere, aut posse fieri cogitavit, ut quum senatus publicanos
    usura sæpe juvisset, magistratus a publicanis pro usuris auderet
    aufere? Certe huic homini spes nulla salutis esset, si publicani,
    hoc est si equites Romani judicarent. Minor esse nunc, judices,
    vobis disceptantibus debet_.» _Verr._, _eod._, nº LXXII.

Cicéron y saisit, comme il l’a fait d’autres fois, l’occasion de
déclarer que, pour lui, chevaliers et publicains sont une seule et même
chose, «_publicani, hoc est equites Romani_»; il nous montre ensuite de
quels égards étaient entourés les publicains à Rome, en nous rappelant
que le Sénat vient à leur aide, quand il le faut, et que ce serait une
chose inouïe, de voir un gouverneur agir d’une autre manière.

Nous l’avons dit, les publicains, en formant un groupe compacte par
l’union de toutes leurs sociétés, en vue de leur intérêt commun, étaient
devenus une puissance à laquelle il n’était pas prudent de toucher, et
Verrès s’était permis cet acte impardonnable. On n’en peut pas douter,
car les lettres de deux _magistri_ l’affirment; _L. Servilii et C.
Antistii, magistrorum, primorum hominum et honestissimorum_; ces
_magistri_ étaient des hommes de premier ordre et des plus honorés. On
ne devait pas admettre cela, même à l’égard des publicains de Sicile.
Leur personnel était, il est vrai, modeste et recruté sur place, mais
les directeurs étaient ordinairement à Rome, et rattachaient ces petites
sociétés locales à la fédération des publicains du monde entier.

Dans l’accomplissement des fraudes que nous venons de rapporter, les
publicains avaient commencé par se plaindre, et puis ils avaient accordé
à Verrès, accusé, la complicité du silence. Ils commenceront de même,
dans l’affaire des douanes, que raconte Cicéron, mais ils feront ensuite
beaucoup plus que de se taire, ils se réuniront en assemblée et
prendront une délibération pour tenter de faire disparaître certains
dossiers, dans lesquels se trouvent des mentions compromettantes pour
l’ancien préteur.

Voici le résumé des faits, d’après Cicéron et Tite-Live[489].

  [489] Cicéron, _Verr._, act. II, lib. II, nºs LXXIII et
    LXXVIII.--Tite-Live, XLV, 18.

Verrès qui, bien que gouverneur, aurait dû, paraît-il, payer, comme les
simples particuliers, la douane à la sortie des ports de Sicile, n’avait
pas voulu s’y soumettre, notamment à Syracuse. Canuleius, employé de la
compagnie fermière des _douanes_ et des _scripturæ_ et attaché au
service de ce port, avait tenu compte des objets passés sans acquitter
les droits, et pour dégager sa responsabilité, sans doute, il en avait
même dressé le compte dans un mémoire.

Il y avait quatre cents amphores de miel, une grande quantité d’étoffes
de Malte, cinquante lits pour _triclinium_, un grand nombre de
candélabres, soit pour soixante mille sesterces de droits du vingtième,
fraudés, suivant le tarif de la douane de Sicile. «Mais», ajoute
Cicéron, «la Sicile ayant de tous les côtés des sorties par la mer,
calculez les exportations qu’il aura faites d’Agrigente, de Lylibée, de
Palerme, de Thermes, d’Halise, de Catane, de tant d’autres villes, et de
Messine; de Messine, qu’il regardait comme son lieu de sûreté; Messine,
où il vivait si tranquille et si libre de soucis, et qu’il avait choisie
pour transporter tout ce qui méritait d’être gardé avec le plus de soin
ou qu’il fallait faire passer ailleurs avec le plus de secret.» Cicéron
n’avait pas découvert, malgré toutes ses recherches, d’autres notes sur
les douanes, et il se borne à faire des conjectures. «Lorsque j’eus
trouvé ces mémoires», ajoute-t-il, «on écarta et on cacha plus
soigneusement les autres.»

A l’époque de ces premiers abus, Canuleius, le fidèle douanier, n’avait
pas été le seul à se plaindre. Carpinatius, le _pro magister_,
c’est-à-dire le sous-directeur du service de la compagnie des _douanes_
et des _scripturæ_, en résidence en Sicile, avait adressé des avis à ses
employés, au sujet des fraudes du gouverneur. Mais Carpinatius, soit
pour en tirer des avantages personnels, soit dans l’intérêt de ses
associés, n’avait pas tardé à devenir le familier de Verrès.

Ce Carpinatius, tout sous-directeur qu’il fût, _pro magister_ d’une
compagnie fermière de plusieurs impôts et quelle que fût la
considération professée par Cicéron pour cette sorte de personnages,
n’était qu’un odieux fripon, bien digne de la société dans laquelle il
s’était fait admettre. «Comme il suivait le préteur dans toutes les
villes de sa juridiction, et qu’il ne le quittait jamais, il en était
venu à un tel point d’intimité, par l’habitude de vendre ses décrets et
ses sentences et de trafiquer pour lui, qu’on le prenait pour un autre
Timarchides. Mais, ce qu’il y avait de plus grave encore, c’est qu’il
prêtait à intérêt à ceux qui venaient s’entretenir avec lui. Et l’argent
qu’il portait, sur son _Codex_, au débit de ses cocontractants
(_expensas iis quibuscum contrahebat_), il le portait au crédit du
scribe de Verrès, ou au crédit de Timarchides, ou à celui de Verrès
lui-même. Il prêtait, en outre, sous son propre nom, des sommes
extraordinairement élevées pour le compte de Verrès.»

A raison de ces services réciproques, Carpinatius fut bientôt en si bons
termes avec Verrès que, bien loin de continuer à signaler aux employés
de la compagnie les irrégularités et les fraudes du préteur, il se mit,
au contraire, à écrire à ses associés des lettres pressantes pour faire
valoir les éminents services rendus et les bénéfices procurés par lui à
la société. «_Ut si posset, quæ antea scripserat, ea plane
extingueret._» Il aurait voulu pouvoir détruire l’effet des circulaires
qu’il avait autrefois écrites.

C’est ce qu’aurait voulu, surtout, Verrès lui-même, lorsque l’heure de
la justice eut sonné pour lui, et qu’il fut obligé de comparaître devant
ses juges, foudroyé par les objurgations de son accusateur.

Jusque-là, le _pro magister_, seul, avait pris part directement à ces
complaisances intéressées, mais cela ne pouvait pas suffire, et
maintenant ce seront tous les sociétaires en nom, qui devront se rendre
complices de ses crimes et de ses détournements en faisant disparaître
une correspondance accusatrice. Ils n’hésiteront pas.

A ce sujet, le langage de Cicéron devient précis, et pour ainsi dire,
technique. C’est le langage même de nos grandes compagnies que nous
allons retrouver dans la bouche de l’habile orateur. Nous faisons nos
réserves, bien entendu, sur les malhonnêtetés de l’opération elle-même.

Il s’agissait, disions-nous, de faire disparaître tous les écrits
compromettants pour Verrès, des archives de la compagnie; or, ces
archives étaient sous la garde de la société, et le sous-directeur ne
pouvait, à lui seul, en détourner des dossiers. Cicéron va nous dire
comment on s’y prit: «Verrès avait chargé un de ses amis qui était alors
_magister_ de la compagnie, de prendre bien garde et de veiller à ce
qu’on ne pût pas trouver dans la correspondance des associés,
quelque chose que l’on pût invoquer contre ses intérêts ou sa
considération[490].» Voilà le but; il fallait avoir les fâcheux écrits.

  [490] «_Dat amico suo cuidam negotium, qui tum magister erat ejus
    societatis, ut diligenter caveret atque prospiceret, ne qui esset in
    litteris sociorum, quod contra suum caput atque existimationem
    valere posset._»

Or, il y avait une formalité nécessaire pour prendre une mesure aussi
grave et qui dépassait si manifestement les limites de l’administration
la plus large, en supposant qu’elle fût licite. Ce qu’il fallait,
c’était une délibération de l’assemblée générale. On l’obtiendra donc
puisque c’est nécessaire. Mais on prendra des précautions pour éviter
toute opposition importune: «Laissant à l’écart la multitude des
associés, il convoque les _decumani_; il fait un rapport. Ceux-ci
délibèrent et décident que les lettres qui pourraient être fâcheuses
pour la considération de Verrès, seraient soustraites, et qu’on
prendrait soin que rien de tout cela ne pût nuire à Verrès[491].»

  [491] «_Itaque ille, multitudine sociorum remota, decumanos convocat:
    rem defert. Statuunt illi atque decernunt, ut eæ litteræ quibus
    existimatio C. Verris læderetur, removerentur, operaque daretur, ne
    ea res c. Verris fraudi esse posset._»

Nous avons déjà signalé ce texte intéressant, dans plusieurs occasions
au cours de cette étude; nous en apprécierons mieux que jamais la
portée, maintenant que nous connaissons les circonstances qui
l’environnent.

Il en ressort d’abord, en fait, que la compagnie fermière _de la douane
et des scripturæ_, l’était aussi de la _dîme_ de Syracuse, puisque ce
sont les _decumani_, les décimaires, si on nous permet cette traduction
littérale, qui sont appelés à statuer sur les mesures à prendre, et que
c’est chez eux que l’on pouvait trouver la correspondance et les livres
relatifs aux affaires de Carpinatius, le _pro magister_, au sujet des
douanes.

Mais ce qu’il faut, c’est prendre corps à corps ces lignes si absolument
négligées jusqu’à ce jour, malgré leur intérêt. Que signifient ces mots:
_Itaque ille, multitudine sociorum remota, decumanos convocat: rem
defert._ Le sens nous paraît parfaitement clair parce qu’il est
absolument conforme à toutes nos explications précédentes.

Le _magister_, en sa qualité de directeur, doit réunir les associés
_decumani_, c’est-à-dire les vrais publicains, les associés en nom, pour
la dîme, et, par conséquent, pour toutes les autres perceptions
entreprises par la même société[492].

  [492] Si on les appelle _decumani_, c’est que l’impôt de la dîme était
    le premier de tous dans l’opinion, et que ceux qui le percevaient
    étaient les plus considérés parmi les publicains; on n’appellera
    donc ceux-ci ni _scriptuarii_, ni _telonarii_, comme on aurait pu le
    faire, puisqu’ils avaient aussi la douane et les pâturages, mais
    _decumani_, parce que c’est le titre qui les honore beaucoup plus
    que les deux autres. Nous avons déjà démontré l’existence de cette
    espèce de hiérarchie entre les impôts et entre ceux qui les
    perçoivent.

Le directeur convoque donc l’assemblée des _decumani_, puis il expose la
situation, _rem defert_; et l’assemblée vote la suppression des écrits
compromettants pour Verrès, sans difficulté apparemment, car nous savons
déjà, par ses antécédents, qu’elle n’a pas de scrupules.

Or, quelle est cette _multitude_ d’associés qu’il est si aisé d’éloigner
des délibérations? Ce ne sont pas, sans doute, des associés comme les
autres? Et puis, comment se fait-il qu’ils constituent une si nombreuse
foule? _Multitudine sociorum remota._ Non, assurément, redirons-nous; ce
ne sont pas des associés ordinaires; et l’on pourra les écarter
légalement de certaines assemblées, de celles, notamment, où il s’agit
de question de direction intérieure, comme la tenue des livres et la
correspondance. Que sont-ils donc? Nous répondrons, sans hésiter, que ce
sont ces _participes_, ces actionnaires, ces commanditaires par actions
ou capitalistes en foule, _in multitudine_, qui ne figurent pas en nom,
qui, sous le nom d’autrui, mettent leurs épargnes dans les fonds
publics, suivant le mot de Polybe, ces actionnaires, qui veillent à
leurs intérêts en surveillant les actes de la compagnie, mais à qui on
n’est pas obligé de tout faire connaître.

Rappelons-nous que nous sommes en Sicile et non à Rome, et cependant les
actionnaires y sont présents en si grand nombre que c’est une multitude
qu’il s’agit de tenir à l’écart. En était-il donc ainsi dans toutes les
provinces livrées aux publicains? Les actionnaires étaient-ils partout
aussi nombreux sur le terrain de l’exploitation? Nous ne le pensons pas.
Nous croyons, sur la foi de Polybe et de Cicéron, que le gros des
actionnaires devait être ordinairement à Rome, où tout le monde est
intéressé aux adjudications publiques d’une façon ou de l’autre, _pene
ad unum_.

Sans compter les employés et les trafiquants que nous avons vus se
répandre dans toutes les provinces riches, et qui étaient assurément
nombreux en Sicile, il faut se rappeler ici que, par une disposition
exceptionnelle, c’est dans l’île même qu’on dressait la _lex censoria_,
et que l’on procédait à l’adjudication, en vertu de la loi sicilienne
d’Hiéron et suivant les traditions locales. La compagnie devait donc se
composer surtout d’éléments indigènes, et les actionnaires pouvaient y
être en nombre, plus que partout ailleurs.

Comme bien on le pense, les lettres ne furent pas retrouvées. Mais
Cicéron ne se tenait pas pour battu.

«Dès que j’eus découvert», dit-il, en poursuivant avec ardeur sa cause,
«que les lettres adressées aux administrateurs de la compagnie étaient
supprimées, je recherchai, ce qui était très facile à trouver, quels
avaient été les _magistri_ de la société, pendant les années de la
préture de Verrès. Je savais qu’il est d’usage, pour ceux qui ont été
_magistri_, de garder copie de toutes les écritures de leur gestion,
lorsqu’ils livrent les archives au nouveau _magister_. En conséquence,
c’est chez L. Vibius, chevalier romain, homme de premier ordre, qui
m’était indiqué comme le directeur de cette année-là, et que j’avais,
par suite, le plus grand intérêt à consulter, que je me rendis tout
d’abord.»

Cicéron y trouva les mémoires de Canuleius, l’employé trop fidèle dont
nous avons parlé; c’était beaucoup. On y découvrait les fraudes de la
douane de Syracuse, dont les publicains auraient voulu garder le secret.
Mais le zèle du jeune avocat ambitieux n’était pas satisfait; il pensait
pouvoir trouver plus et mieux.

«Revenons», dit-il, «aux registres par doit et avoir (acceptilation et
expensilation), que personne n’a pu parvenir à faire disparaître
discrètement, revenons à ton ami Carpinatius[493].»

  [493] «_Nunc ad sociorum tabulas accepti et expensi quas removere
    honeste nullo modo potuerunt et ad amicum tuum Carpinatium
    revertemur._» _Verr._, _eod._, nº LXXVI.

Il y avait là ces registres sacrés que les particuliers tiennent
religieusement, dont les sociétés publiques, plus que tous autres,
doivent avoir le respect, et qu’il était défendu de transporter ailleurs
que là où ils avaient été tenus. On devait donc les trouver sûrement à
Syracuse. «_Quod lege excipiuntur tabulæ publicanorum, quominus Romam
deportentur[494]._»

  [494] _Ibid._

Nous allons y découvrir, en effet, une dernière fraude, dont les
publicains s’étaient rendus coupables; c’est par là que Cicéron finit
l’une de ses _Verrines_, sous le coup de la plus violente indignation à
l’égard de Verrès, mais en restant, au contraire, absolument discret sur
le compte des publicains ses complices. C’est par là que nous
terminerons aussi notre résumé de ces documents précieux, et à peu près
uniques, croyons-nous, sur la vie intérieure des sociétés de publicains,
d’avant l’Empire.

Cicéron s’est rendu en Sicile pour voir par lui-même les pièces qu’il ne
pourrait pas trouver ailleurs et qu’il lui faut.

«Nous étions au courant de tout, dit-il, et nous avions les tables de la
société entre nos mains, lorsque tout à coup nous apercevons des ratures
telles, que le registre paraissait porter la trace de falsifications
récentes. Attiré par ces apparences suspectes, nous y portons nos
regards attentifs. Il y avait des sommes créditées au nom de Verrutius
C. F. (_Erant acceptæ pecuniæ a C. Verrutio C. F._); mais, de telle
façon que, jusqu’à la seconde _r_, les lettres étaient restées intactes,
tandis que, à la suite, les lettres étaient raturées. Il y avait ainsi
une seconde, une troisième, une quatrième mention de même nature et
beaucoup d’autres après.» On chercha s’il existait un Verrutius en
Sicile et l’on n’en trouva pas; c’était donc bien Verrès que l’on avait
crédité sous ce faux nom. C’est lui qui avait trafiqué de l’argent
extorqué aux provinciaux, par l’intermédiaire des publicains, et qui se
cachait.

L’indignation de Cicéron n’a plus de bornes; il pousse la passion
oratoire jusqu’à se jouer grossièrement du nom de Verrès, «_videtis ne
extremam partem nominis, caudam illam Verris, tanquam in luto, demersam
esse in litura._» «Voyez-vous la fin de ce nom, la queue de ce verrat,
comme si elle était dans la boue, se vautrer sous ses ratures?... Est-il
un homme plus lâche», ajoute-t-il, «plus ignoble, plus homme quand il
est avec les femmes et plus femme dissolue parmi les hommes?... Ce
serait se souiller que de vouloir innocenter ses turpitudes.» Voilà
jusqu’à quel ton l’orateur était arrivé quand il acheva sa harangue.

Verrès ne s’était arrêté devant aucun obstacle; il avait volé, escroqué,
répandu la misère et la mort autour de lui, et ce qui semble à Cicéron
une chose aussi grave, plus grave peut-être que tout cela, c’est qu’on
avait violé, pour favoriser ses fraudes, la sainteté de ces registres,
_tabulæ sanctæ accepti et depensi_, de ces livres qui semblaient placés
comme l’antique foyer de la _familia_ tout entier, sous la protection
des lois divines, plus encore que sous la sanction des lois humaines.
«_Tum flagitiosa tabularum atque insignis turpitudo teneretur._» Ainsi
se termine l’énumération de ces insignes turpitudes.


6º _Vue d’ensemble sur le régime des publicains en Sicile._--Si nous
jetons un coup d’œil d’ensemble sur ces détails de la vie des publicains
en province, pour en tirer une conclusion, nous remarquerons d’abord que
nous sommes ici dans une province des mieux traitées par l’État. On a
laissé persister la législation sicilienne d’avant la conquête sur la
juridiction, sur l’impôt principal et sur son mode de perception.

Un esprit particulier de bienveillance avait dominé dans la _lex
Provinciæ_ en Sicile; on en aurait bénéficié, sans doute, si l’on n’eût
pas eu à compter avec les publicains et les gouverneurs. Les lois y
valaient mieux que ceux qui étaient chargés de les appliquer.

Il est résulté de cet état de fait, que les sociétés vectigaliennes se
sont constituées dans l’île autrement que dans les provinces ordinaires;
que, notamment, elles ont fractionné leurs exploitations bien plus que
cela ne devait se faire normalement. C’est ce qui a rendu possible, à
Verrès, cette fraude consistant à exclure tous autres adjudicataires que
ceux de son choix, dans plusieurs régions. Si l’exploitation eût été
plus étendue, le procédé eût été peut-être plus difficile à pratiquer,
et les concurrents plus redoutables, même pour un préteur sans scrupule.

Il en aurait été de même probablement, pour les autres illégalités
flagrantes, préjudiciables aux publicains. Si ces derniers eussent
appartenu aux grandes compagnies, ils auraient pu protester utilement
contre les actes d’un gouverneur, même tel que Verrès, et opposer
puissance à puissance.

Mais le mal, pour les infortunés provinciaux, serait resté le même, ou
plutôt il se serait accru avec les grandes compagnies, à l’égard des
fraudes les plus fréquentes, celles dont le gouverneur et les publicains
profitaient ensemble.

La nature des opérations qui furent pratiquées par Verrès avec l’ordre
des publicains, nous prouve combien c’est à bon droit que nous appelons
les publicains des Manieurs d’argent. Les fonds circulent entre leurs
mains dans tous les sens. Non seulement l’État délivre sur eux des
mandats de payement, qui les mettent en compte avec les gouverneurs,
mais leurs livres _accepti et depensi_ constatent des avances de fonds,
des emprunts, des prêts usuraires, sous lesquels Verrutius, en réalité
Verrès, dissimule ses propres opérations. Ils reçoivent des dépôts.

Mais ce qui domine toutes ces fraudes, ces complicités honteuses, ces
abus de tout genre dont les publicains se rendent coupables, avec ou
sans les gouverneurs, c’est la régularité parfaite de leur
administration et de leur comptabilité. Il faudra une assemblée
générale, pour faire disparaître quelques pièces anciennes, quelques
lettres contenant certaines recommandations; quant aux pièces de
comptabilité, à proprement parler, en cas de perte, on en retrouve
sûrement le double chez celui qui fut _magister_ pendant l’année dont on
s’occupe; et, en tous cas, ces registres _accepti et depensi_, on sait
bien où ils sont, ils ne peuvent pas sortir de la place que la loi leur
a fixée, et il est difficile d’y dissimuler les moindres ratures, tant
ils doivent être bien tenus.

Les actionnaires peuvent être en sécurité, même lorsqu’on éloigne la
multitude qu’ils forment autour de la direction; on ne fera que des
concessions utiles à la compagnie, et ils auront, comme les associés en
nom, exactement leur part de bénéfices. Voilà ce que l’on retrouverait
sûrement, en dehors de ce qui est spécial à la Sicile, dans toutes les
compagnies qui exploitent le territoire de la République, comme
adjudicataires de l’État.


§ 6.--_Lucius Lucullus, Pompée, les publicains d’Asie_ (683-71).

Sylla, après avoir vaincu et désarmé, pour quelque temps, Mithridate,
était revenu à Rome, où nous l’avons suivi dans ses œuvres
dictatoriales, laissant, pour gouverner l’Asie en apparence soumise,
Lucullus son lieutenant. Il avait imposé aux vaincus de lourdes charges,
et les publicains, excités par le désir de la vengeance contre les
Asiatiques, autant que par leurs instincts de rapacité ordinaire,
avaient pensé pouvoir se montrer sans pitié envers ces derniers. Ils se
croyaient suffisamment soutenus par l’indignation et la colère qu’avait
laissé au cœur des Romains de toutes les classes, le souvenir des
horribles débuts de la guerre, et se considéraient comme à l’abri de
tout contrôle.

Mais Lucullus ne voulut pas accepter la responsabilité de leurs
violentes représailles. Il se montra rigoureux pour les abus et les
crimes des publicains. Ceux-ci ne devaient pas le lui pardonner. Ils
poursuivirent, dès lors, avec acharnement contre lui, sa disgrâce.
«Soutenus par l’ancien tribun Quintius, alors préteur, ils lui
enlevaient à Rome son commandement et faisaient décréter le licenciement
d’une partie de ses troupes[495].» Nous allons voir, cependant, si
Lucullus n’avait pas raison d’intervenir.

  [495] Duruy, _Hist. rom._, chap. XXV: Pompée.

Plutarque nous donne, à cet égard, quelques détails saisissants; nous
les reproduirons dans le pittoresque langage de son traducteur
Amyot[496]. «Lucullus s’en alla visiter les villes de l’Asie, afin que,
pendant qu’il n’était point occupé aux affaires de la guerre, elles
eussent quelque soulagement des loix et de la justice: car à faute que
de longtemps elle n’y avait point été administrée, ni exercée, la pauvre
province était affligée et oppressée de tant de maux et de misère, qu’il
n’est homme qui le peust presque croire, ni langue qui le sceut
exprimer, et ce par la cruelle avarice des fermiers, gabelleurs et
usuriers romains, qui la mangeaient et la tenaient en telle captivité,
que particulièrement et en privé, les pauvres personnes étaient
contraintes de vendre leurs beaux petits enfants et leurs jeunes filles
à marier, pour payer la taille, et l’usure de l’argent qu’ils avaient
emprunté pour la payer, et publiquement en commun, les tableaux dédiés
aux temples, les statues de leurs dieux et autres joyaux de leurs
églises, encore à la fin étaient-ils eux-mêmes adjugés comme esclaves à
leurs créanciers, pour user le demeurant de leurs jours en misérable
servitude, et pis encore était ce qu’on leur faisait endurer avant
qu’ils fussent ainsi adjugés; car ils les emprisonnaient, ils leur
donnaient la gehenne; ils les détiraient sur le chevalet; ils les
mettaient aux ceps et les faisaient tenir à découvert tout debout en la
plus grande chaleur d’esté au soleil, et en hiver dedans la fange ou
dessus la glace, tellement que la servitude semblait un relèvement de
misères et repos de leurs tourments. Lucullus trouva les villes de
l’Asie pleines de telles oppressions, mais en peu de temps il en délivra
ceux qui à tort en étaient affligés... De même pour l’argent... Cette
surcharge d’usure était procédée de vingt mille talens qui sont douze
millions d’or (plus de 93 millions de francs), en quoi Sylla avait
condamné le pays de l’Asie, laquelle somme ils avaient bien payée déjà
deux fois aux fermiers et gabelleurs romains, qui l’avaient fait monter
en amassant et en accumulant toujours usures sur usures, jusques à la
somme de six vingt mille talens, qui sont soixante-douze millions d’or
(plus de 560 millions de francs). Parquoy ces gabelleurs et fermiers
s’en allèrent crier à Rome contre Lucullus, disant qu’il leur faisait le
plus grand tort du monde, et à force d’argent suscitèrent quelques-uns
des harangueurs ordinaires à l’encontre de lui; ce qui leur était aisé à
faire, pour autant mesmement qu’ils tenaient en leurs papiers plusieurs
de ceux qui s’entremettaient des affaires à Rome.»

  [496] Plutarque, _Lucullus_, trad. Amyot, nºs 35 et 36, t. V, p. 111.

Lucullus réduisit les intérêts au taux légal de un pour cent par mois.
Il annula tous les intérêts échus qui dépassaient le capital primitif.
Il défendit, sous peine de déchéance pour le créancier, d’exiger les
intérêts composés. «En moins de quatre ans, ces règlements firent
rentrer les Asiatiques dans leurs biens[497].» Or, parmi les
«harangueurs ordinaires s’entremettant des affaires à Rome, et que les
gabelleurs et fermiers, c’est-à-dire les publicains, tenaient en leurs
papiers», se trouvait, il faut bien le dire, au premier rang Cicéron; on
ne manqua pas de l’utiliser pour se venger des sévérités de Lucullus.

  [497] Voy. Plutarque, _Lucullus_, nº 20. Belot, _Hist. des chev._, p.
    180.

En conséquence, après avoir commandé, pendant sept années, l’Asie
Mineure avec fermeté et justice, après avoir remporté plusieurs
victoires sur Tigrane et sur Mithridate, Lucius Lucullus fut rappelé
contre son gré à Rome en 686-68; et, à la suite du brillant discours de
Cicéron _pro lege Manilia_, on lui refusa le commandement d’une nouvelle
guerre qui s’annonçait en Asie, et dont il espérait être le général en
chef.

Ce fut sur la demande des chevaliers, ainsi que l’orateur le déclare
lui-même, sans se rendre compte peut-être de toutes les odieuses
passions qu’il servait, que la préférence fut donnée à Pompée dans les
comices (687-67). «Tous les jours», dit Cicéron, «on apporte de cette
province des lettres écrites à des chevaliers romains de la plus haute
distinction, qui ont des sommes considérables engagées dans
l’exploitation de vos revenus (_quorum magnæ res aguntur, in vestris
vectigalibus exercendis occupatæ_), et qui, à cause des liens étroits
qui m’attachent à l’ordre équestre, m’ont confié la tâche de conjurer
les périls qui menacent les intérêts de la République et les
leurs[498].»

  [498] _Pro lege Manilia_, II.

Lucullus resta en disgrâce; Pompée fut choisi pour commander l’armée
d’Asie. C’était l’homme des publicains, du moins ceux-ci le croyaient.
Il devait être indulgent pour leurs exactions, lui qui avait trafiqué
par millions dans tous les pays où l’avait amené la destinée, et qui
s’était fait ainsi une immense fortune, par tous les moyens, quoiqu’on
l’appelât l’honnête homme. Les publicains satisfaisaient du même coup
leurs rancunes pour le passé, et leurs convoitises pour l’avenir.

Nous laisserons les événements militaires se poursuivre avec Pompée en
Asie, et, pour reprendre notre histoire des manieurs d’argent, nous
fixerons notre attention sur certains passages de ce discours _pro lege
Manilia_, qui peuvent compter, à notre point de vue, parmi les documents
les plus certains et les plus concluants du sujet.

Pour n’être pas tentés d’assouplir, plus qu’il ne le faudrait, le texte
latin au langage de notre monde financier moderne, ou plutôt pour n’être
pas suspectés de l’avoir fait, en présence d’un exposé que l’on croirait
écrit de nos jours, nous suivrons, pour les passages transcrits en
français, la traduction de M. Nisard. Nous reprendrons les expressions
latines elles-mêmes, sur les points où devront porter nos observations.

Dans son discours, Cicéron, après avoir annoncé qu’il parle comme
mandataire des chevaliers et des publicains, démontre qu’il faut
assurément les défendre pour eux-mêmes, mais que l’intérêt général
l’exige plus encore parce que, de la prospérité de leurs affaires,
dépend directement celle du peuple tout entier. Il entre, à cet effet,
dans des considérations très caractéristiques de l’organisation
financière de Rome; il le fait dans des termes précis et avec une force
de raisonnement simple et pratique, qui pourraient servir encore de
modèle, en semblable occurrence, aux orateurs politiques et aux
économistes contemporains.

C’est ce qui explique, et qui nous fera pardonner, nous l’espérons, la
longueur des extraits que nous empruntons à cette célèbre harangue[499].

  [499] _Pro lege Manilia_, nºs VI et VII: «_Quanto vos studio convenit,
    injuriis provocatos, sociorum salutem una cum imperii vestri
    dignitate defendere, præsertim quum de vestris maximis vectigalibus
    agatur? Nam ceterarum provinciarum vectigalia, Quirites, tanta sunt,
    ut iis ad ipsas provincias tutandas vix contenti esse possimus; Asia
    vero tam opima est et fertilis, ut et ubertate agrorum, et varietate
    fructuum, et magnitudine pastionis, et multitudine earum rerum, quæ
    exportantur, facile omnibus terris antecellat. Itaque hæc vobis
    provincia, Quirites, si et belli utilitatem et pacis dignitatem
    sustinere vultis, non modo a calamitate, sed etiam a metu
    calamitatis est defendenda. Nam ceteris in rebus quum venit
    calamitas, tum detrimentum accipitur; at in vectigalibus non solum
    adventus mali, sed etiam metus ipse affert calamitatem. Nam quum
    hostium copiæ non longe absunt, etiamsi irruptio facta nulla sit,
    tamen pecora relinquuntur, agricultura deseritur, mercatorum
    navigatio conquiescit. Ita neque ex portu, neque ex decumis, neque
    ex scriptura vectigal conservari potest: quare sæpe totius anni
    fructus uno rumore periculi, atque uno belli terrore amittitur._

    »_Quo tandem animo esse existimatis aut eos, qui vectigalia nobis
    pensitant, aut eos, qui exercent aut exigunt; cum duo reges cum
    maximis copiis prope adsint? Quum una excursio equitatus perbrevi
    tempore totius anni vectigal auferre possit? Quum publicani familias
    maximas, quas in salinis habent, quas in agris, quas in portubus
    atque custodiis, magno periculo se habere arbitrentur? Putatisne vos
    illis rebus frui posse, nisi eos, qui vobis fructuosi sunt
    conservaveritis, non solum, ut antea dixi, calamitate, sed etiam
    calamitatis formidine liberatos?_

    »_Ac nec illud quidem vobis negligendum est, quod mihi ego extremum
    proposueram, quum essem de belli genere dicturus, quod ad multorum
    bona civium Romanorum pertinet, quorum vobis, pro vestra sapientia,
    Quirites, habenda est ratio diligenter. Nam et publicani, homines et
    honestissimi et ornatissimi, suas rationes et copias in illam
    provinciam contulerunt, quorum ipsorum per se res et fortunæ curæ
    vobis esse debent. Etenim si vectigalia nervos esse Reipublicæ
    semper duximus; eum certe ordinem, qui exercet illa, firmamentum
    ceterorum ordinum recte esse dicemus. Deinde ceteris ex ordinibus
    homines gnavi et industrii partim ipsi in Asia negotiantur, quibus
    vos absentibus consulere debetis; partim sua et suorum in ea
    provincia pecunias magnas collocatas habent. Erit igitur humanitatis
    vestræ, magnum eorum civium numerum calamitate prohibere; sapientiæ
    videre multorum civium calamitatem a Republica sejunctam esse non
    posse. Etenim illud primum parvi refert, vos publicanis amissa
    vectigalia postea victoria recuperare. Neque enim iisdem redimendi
    facultas erit, propter calamitatem, neque aliis voluntas, propter
    timorem. Deinde quod nos eadem Asia, atque idem iste Mithridates
    initio belli Asiatici docuit, id quidem certe calamitate docti
    memoria retinere debemus: nam tum, quum in Asia res magnas permulti
    amiserant, scimus Romæ solutione impedita fidem concidisse. Non enim
    possunt una in civitate multi rem atque fortunas amittere, ut non
    plures secum in eadem calamitatem trahant. At quod ipsi videtis: hæc
    fides atque hæc ratio pecuniarum, quæ Romæ, quæ in foro versatur,
    implicita est cum illis pecuniis Asiaticis et cohæret; ruere illa
    non possunt, ut hæc non eadem labefacta motu concidant. Quare
    videte, num dubitandum vobis sit, omni studio ad id bellum
    incumbere, in quo gloria nominis vestri, salus sociorum, vectigalia
    maxima, fortunæ plurimorum civium cum Republica defendantur._»

«Ne devez-vous pas», dit-il, «insultés vous-mêmes et provoqués, défendre
à la fois l’existence de vos alliés et la dignité de votre empire,
surtout lorsqu’il s’agit de vos plus beaux revenus? Car à peine
pouvons-nous, avec les tributs que nous retirons des autres provinces,
leur assurer protection, tandis que l’Asie, si riche et si fertile,
l’emporte incontestablement sur tous les pays du monde par la fécondité
de son sol, la variété de ses produits, l’étendue de ses pâturages et le
nombre immense de ses exportations. Vous devez donc, Romains, si vous
voulez faire face aux dépenses de la guerre et maintenir la dignité de
la paix, mettre cette province en état de n’éprouver, et même de ne
craindre aucun malheur.»

«En toute autre chose, la perte n’est sensible que quand le mal est
venu; mais, en matière de tributs, la seule appréhension du mal est une
calamité. En effet, quand l’ennemi est proche, et avant même qu’il ait
exercé aucune hostilité, les troupeaux sont délaissés, l’agriculture est
abandonnée et le commerce maritime suspendu. Ainsi, plus de droits à
percevoir ni sur les ports, ni sur les récoltes (_decumas_, la
traduction Nisard porte: _les blés_), ni sur les pâturages; ainsi une
simple alarme, la crainte seule d’une guerre font perdre souvent le
produit de toute une année.»

«Quelles sont, croyez-vous, les dispositions et de ceux qui nous paient
l’impôt et de ceux qui en exigent et perçoivent le recouvrement, lorsque
deux rois avec des forces considérables sont à leurs portes; lorsqu’une
seule excursion de la cavalerie peut, en quelques heures, enlever les
revenus de toute une année; lorsque les fermiers de l’État sont troublés
de la pensée qu’un immense péril menace les nombreuses familles
d’esclaves employés par eux dans les salines, dans les champs, dans les
ports et dans les magasins? Quels revenus pensez-vous retirer de là, si
ceux-là même auxquels vous les affermez ne trouvent pas en vous une
garantie infaillible, non seulement, comme je vous l’ai dit plus haut,
contre les malheurs de la guerre, mais contre la crainte même d’un
malheur?

»Considérez encore un fait important que je me suis proposé, en parlant
de l’objet de la guerre, de signaler en dernier lieu à votre intention;
c’est qu’il y va, dans cette circonstance, de la fortune d’un grand
nombre de citoyens. Il est, Romains, de votre sagesse, de les protéger
efficacement. Les fermiers de l’État, tous hommes d’honneur et de
naissance, ont transporté en Asie leurs valeurs et leurs réserves
(_rationes et copias_), et il est nécessaire que vous couvriez de votre
sollicitude ces biens qui constituent leur fortune. Car, si nous avons
toujours estimé les revenus des provinces comme le nerf de la
République, nous n’hésitons pas à dire que l’ordre qui les prélève est
le soutien des autres ordres. Il est ensuite, parmi ces derniers,
beaucoup de gens actifs et industrieux, les uns font le commerce en Asie
et vous leur devez un appui sur une terre étrangère; les autres ont de
grandes sommes d’argent placées dans cette province, tant pour eux que
pour leurs familles. Il est donc de votre humanité de prévenir les
malheurs de tant de citoyens et de votre sagesse de sentir la solidarité
profonde qui associe la République à la ruine de tant d’individus.»

«D’abord, il vous servira peu que la victoire rétablisse les impôts
perdus pour vos fermiers, puisque ceux-ci, après les spoliations subies,
ne pourront plus se porter adjudicataires, et que d’autres ne le
voudront pas par crainte de l’avenir. (_Neque redimendi facultas erit_,
la traduction Nisard porte: _ne pourront pas se libérer envers vous et
que d’autres ne le voudront pas par crainte d’une semblable ruine_.)
Ensuite la leçon du malheur, l’expérience que nous avons acquise à nos
dépens, au commencement de la guerre, dans cette même Asie et de la part
de ce même Mithridate, ne doivent pas s’effacer de notre mémoire.»

«Rappelons-nous qu’au moment des désastres essuyés par plusieurs de nos
concitoyens en Asie, à Rome, les payements étaient suspendus et le
crédit tombé. Car, dans une seule cité, la destruction de la fortune de
plusieurs particuliers, ne manque pas d’en entraîner une foule d’autres
dans le même désastre. Sauvez l’État de cette catastrophe, croyez-moi,
croyez-en ce que vous voyez sous les yeux. Le crédit qui vivifie le
commerce dans Rome, et la circulation de l’argent sur notre place,
dépendent essentiellement de nos opérations financières en Asie: les
unes ne peuvent être bouleversées sans que les autres ne soient
ébranlées par leur chute et ne s’écroulent avec elles. Balancerez-vous
donc un instant à poursuivre, avec une infatigable ardeur, une guerre
dans laquelle vous avez à défendre la gloire du nom romain, le salut de
vos alliés, vos revenus les plus considérables, la fortune d’une foule
de citoyens et la République elle-même?»

Pour saisir complètement la portée de cette argumentation, comme
pouvaient le faire les citoyens auxquels elle était adressée, il
faudrait, comme eux, connaître l’état de la province d’Asie,
particulièrement au point de vue des grandes entreprises sur lesquelles
les préoccupations devaient se porter à la veille de la guerre. Nous
allons donner, à ce sujet, les explications nécessaires.

Des différences importantes existaient en ces matières, entre l’Asie et
la Sicile, dont les _Verrines_ nous ont dépeint la situation; et il ne
faudrait pas croire que nous connaissons les publicains d’Asie, par ce
que nous savons de ceux de Sicile.

Ces différences sont très marquées dans le passage du _pro lege Manilia_
que nous venons de transcrire; chaque phrase semble en signaler une
distincte, c’est ce que nous allons faire ressortir, pour en tirer des
conclusions.

Elles se manifestent d’abord, en ce qui concerne le personnel. On est
frappé des égards incessants avec lesquels Cicéron traite les publicains
d’Asie, des hommages qu’il semble chercher à leur rendre à tout propos.
Dans une seule page, il recommande leurs intérêts au peuple, à trois
reprises et sous des points de vue chaque fois différents. Il veut qu’on
leur épargne, même la crainte du mal dont ils pourraient être menacés;
qu’on songe à leurs biens, à leurs esclaves, à leur avenir pour
eux-mêmes, _per se_, en même temps que pour la République. Il les
appelle _homines honestissimi et ornatissimi_; il les considère comme
l’appui des autres ordres, _firmamentum ceterorum ordinum_. C’est d’eux
surtout qu’il semble qu’on doive s’occuper en préparant la guerre. Au
fond, c’est bien dans ce but exclusivement que Cicéron parlait.

Nous n’avons trouvé dans les _Verrines_ rien de semblable, et cependant
Cicéron était, dès ce temps, l’ami déclaré des chevaliers et des
publicains du monde entier. La plupart du temps, au contraire, il
objurgue les publicains de Sicile; il se plaint de ce qu’ils sont, par
opposition à ce qu’ils devraient être; il a, tout au plus, quelques mots
gracieux, en passant, pour certains _magistri_.

Or, cela ne vient pas seulement de ce que Cicéron parlait ici au nom des
publicains, ce qui devait bien cependant compter pour quelque chose, ni
de ce que Verrès avait lamentablement choisi, par un étrange abus de
pouvoir, les adjudicataires des impôts; cela se rattache aussi au fond
des choses, c’est-à-dire à la différence du régime des adjudications
dans les deux provinces.

Les publicains d’Asie sont de grands personnages, et ils sont, en effet,
traités comme tels, parce que les sociétés qu’ils constituent sont des
sociétés considérables qui se sont fait adjuger en bloc, entre autres
choses, l’ensemble des impôts de la province; qu’ils sont à peu près
tous citoyens, habitants de Rome, où s’est faite l’adjudication, où les
fonds se sont réunis et où l’affaire s’est organisée. Cicéron parle même
d’eux, comme de gens qu’il paraît connaître personnellement, et auxquels
le peuple doit accorder tout naturellement son estime et son respect.

En Sicile, il n’en était pas ainsi, nous l’avons vu. Les adjudications
faites sur les lieux mêmes et fractionnées, n’étaient, par ce fait même,
que des opérations restreintes. Les publicains n’étaient plus, là, de
grands personnages; ils étaient, eux et leurs associés, en grand nombre,
des Siciliens ou des Italiens fixés dans la province; Verrès les a pris
jusque parmi les esclaves de Vénus. La différence était encore plus
sensible pour les simples associés bailleurs de fonds (_socii non
decumani_); c’était vraisemblablement de Siciliens que se composaient,
presque exclusivement, ces _multitudes_ d’actionnaires, dont nous avons
parlé et que nous allons retrouver ici, mais sous un tout autre aspect.

Des différences analogues existaient conséquemment pour le matériel et
les fonds. En Sicile, on a tout pris sur place, et ce qui constitue les
avances des sociétés est moins considérable, parce que les entreprises
elles-mêmes le sont moins; Cicéron ne s’en occupe même pas dans les
_Verrines_, quoiqu’il ait eu assurément l’occasion de le faire, dans ces
discours écrits à loisir, où il paraît ne rien vouloir oublier.

En Asie, au contraire, tout est arrivé de Rome, en même temps que ces
très honorables publicains; _suas rationes et copias, in illas
provincias attulerunt_; ils y ont peut-être même amené ces grandes
troupes d’esclaves, _familias maximas_; il faut protéger ce matériel à
tout prix; _per se res et fortunæ curæ vobis esse debent_.

Les entreprises de l’Asie se relèvent donc en importance, à tous les
points de vue, en comparaison de ce que nous avions vu en Sicile. Quelle
que fut la ressemblance des deux provinces à l’égard des richesses du
sol et du parti que les Romains avaient su en retirer, le régime des
adjudications avait tout différencié, personnes et choses; et, il faut
le redire, sous ce rapport la Sicile était l’exception, c’était le
régime de l’Asie qui était la règle ordinaire.

Jamais, évidemment, l’ordre des publicains n’eût atteint le degré
d’influence qu’il est impossible de lui méconnaître, dans les plus
grandes affaires de la politique romaine, la confection des lois, le
choix des magistrats et des généraux, la direction des guerres, si le
fractionnement des entreprises et le recrutement local du personnel se
fût produit d’une façon normale en Asie, et dans les autres provinces,
comme en Sicile. Ceci devait être plus tard le procédé volontairement
dissolvant de l’Empire.

On peut donc affirmer que les discours où Cicéron a eu spécialement à
s’occuper des publicains, par une heureuse fortune, nous ont amenés,
avec l’Asie et la Sicile, aux deux degrés extrêmes de l’échelle, comme
pour nous permettre de juger par là, ce que devaient être les situations
intermédiaires; et nous croyons, en effet, que la vérité est là[500].

  [500] Nous pourrons examiner en détail, dans notre seconde étude, les
    règles spéciales sur la dîme des récoltes en Sicile, en Asie et dans
    les autres provinces, en examinant les matières sur lesquelles ont
    porté les spéculations des publicains.

En Asie, la ferme des impôts est devenue une des plus grosses
entreprises de l’État; «Il s’agit de vos plus grands revenus; les impôts
des autres provinces sont tels... que c’est à peine s’ils peuvent vous
suffire... L’Asie, au contraire, est si riche... qu’on peut sûrement la
mettre au-dessus de toutes les autres terres[501].» Aussi, nous voyons
que la demande de réduction de l’adjudication de la ferme des impôts
d’Asie fut discutée au Forum à plusieurs époques, et que César fit de
cette demande un moyen d’influence de sa politique intérieure, pour
arriver au pouvoir.

  [501] _Pro lege Manilia_, VI: «_De maximis vestris vectigalibus
    agitur: ceterarum provinciarum vectigalia sunt... ut vix contenti
    esse possimus...; Asia vero tam opima est... ut... facile omnibus
    terris antecellat._»

Il résultait de cette organisation que le gouverneur de cette province
devait traiter avec les compagnies de puissance à puissance, et qu’il
restait souvent désarmé en présence de leurs abus; que, le plus souvent,
il laissait tout faire, par découragement ou par intérêt. Nous pouvons
nous rappeler ce que les Asiatiques eurent à souffrir jusqu’à Lucullus,
jusqu’à cette courageuse intervention que les publicains firent
chèrement payer à son auteur, comme ils le firent pour bien d’autres.

Voilà ce que nous pouvions signaler d’abord, dans le discours _pro lege
Manilia_; il nous montre, sous ces premiers aspects, l’état normal des
entreprises de province, dans son plus grand développement.

Mais ce qui présente pour nous une importance prédominante, dans ce
texte, ce sont les considérations d’intérêt public, les raisons d’État
en vue desquelles l’orateur demande que les publicains soient défendus
par les armées romaines, sous la conduite du général qu’il leur convient
de choisir, et qu’il leur faut pour le salut de la république.

Nous n’insisterons pas sur les observations très justement présentées
par Cicéron, au sujet du rendement de l’impôt, des influences multiples
auxquelles ce rendement est si facilement exposé, et de son importance
pour l’État. Il y a là des vérités incontestables et utiles, que
l’orateur met en relief avec autant de netteté que de force. Mais il
ajoute que le peuple tout entier est aussi intéressé au salut des
publicains que les publicains eux-mêmes. C’est ce que nous allons
examiner de plus près.

Relevons d’abord l’état et le nombre des spéculateurs qui exploitent la
province.

Ce sont, en première ligne, les _negotiatores_: des chevaliers, mais en
majeure partie des plébéiens en voie de faire fortune, ou simplement des
Italiens, les successeurs ou les survivants de ceux dont Mithridate
avait organisé la spoliation et le massacre en masse. «_Ceteris ex
ordinibus homines gnavi et industrii partim ipsi in Asia negotiantur,
quibus vos absentibus consulere debetis._» Ceux-là sont absents de Rome;
ils trafiquent de leur argent à côté des publicains, se servant d’eux
comme banquiers, banquiers eux-mêmes, ou marchands, ou usuriers; mais
opérant, pour la plupart, isolément et pour leur compte, à raison des
règles de la société civile ou commerciale romaine, qui ne leur
permettent pas d’étendre beaucoup les avantages de l’association. Nous
ne les mentionnons ici que pour mémoire. Ils ne sont pas de ceux qui
nous occupent.

Mais, en outre de ces chevaliers et de ces _negotiatores_ indépendants,
d’autres spéculateurs sont restés à Rome. Ceux-là se sont bornés à
verser leur argent, pour le placer dans les affaires d’Asie. Ils l’ont
fait largement, sans doute, parce qu’ils ont vu de gros bénéfices à
réaliser dans ces entreprises. Ils y ont placé leurs fonds et même ceux
de leurs proches; tout ce dont ils pouvaient disposer. Cela constituait
d’énormes capitaux, car Cicéron réitère ses recommandations à ce sujet:
«_Erit humanitatis vestræ magnum eorum civium numerum calamitate
prohibere; sapientiæ videre multorum civium calamitatem a Republica
sejunctam esse non posse... fortunæ plurimorum civium cum Republica
defendantur. Partim sua et suorum pecunias magnas collocatas habent._»

C’est dans ces valeurs innomées et ces énormes capitaux apportés de Rome
dont parle le texte, que nous apparaissent les _multitudines sociorum_
de Sicile, la foule des associés de second rang, _non decumani sed
socii_; en un mot, les actionnaires bailleurs de fonds, complément
nécessaire de toutes les entreprises de grande étendue.

D’abord les employés des publicains avaient eux-mêmes des _partes_,
spécialement dans les entreprises asiatiques. Valère-Maxime[502] nous
l’a dit au sujet de l’un d’eux, Antidius, qui arriva plus tard au
consulat. Ils étaient actionnaires, _participes_.

  [502] Valère-Maxime, VI, 9, nº 7.

Mais que seraient donc ces capitalistes, aux intérêts très importants
desquels il faut veiller, et qui ne sont pas en Asie pour y veiller
eux-mêmes, s’ils n’étaient pas aussi des _participes_.

Ce ne sont pas, assurément, des associés de ces _negotiatores_ opérant
personnellement en Asie. Nous en avons fait déjà pressentir la raison.
On ne pratique pas ce _jus fraternitatis_, caractéristique de l’étroite
et personnelle société de droit commun, quand on est séparé par des
centaines de lieues de distance. Toutes les règles du contrat de société
auraient gêné, ou même rendu impossible une pareille combinaison.

Ce ne sont pas davantage des bailleurs de fonds intéressés dans leurs
bénéfices, car ce seraient des commanditaires, et la commandite simple
n’est ni pratiquée, ni même probablement connue, dans les relations des
particuliers. Caton avait eu le sentiment de ce qu’elle pouvait être;
son amour de l’argent le lui avait fait découvrir et tenter sur une très
grande échelle, mais sous une forme compliquée en apparence, nous
l’avons dit; et cela n’avait pas été imité dans la pratique des hommes
de son temps.

Peut-être pouvait-on y comprendre, nous l’accordons, quelques prêteurs à
intérêt; mais ils ne devaient pas être nombreux. On ne livre pas à de
simples _negotiatores_ qui n’ont pas, pour la plupart, même le cens
équestre, et qui s’en vont trafiquer, au delà des mers, des sommes
considérables, pour en retirer le simple profit des intérêts que l’on
pourrait obtenir autour de soi, au même taux légal et sans les mêmes
dangers. Le _mutuum_, même avec les intérêts, ne peut pas prétendre, par
sa nature, à de si aventureuses destinées; les Français qui ont besoin
d’argent à Londres, à Madrid ou à New-York, trouveraient difficilement,
en France, de simples particuliers qui voulussent leur prêter de
l’argent au taux légal. De tout temps, il y a eu d’autres procédés à
suivre, en pareille occurrence.

Peut-être y avait-il, nous voulons bien le croire, quelques fonds prêtés
à la grosse, _nautico fœnore_, parmi ces _magnas pecunias_. Le _nauticum
fœnus_, avec ses chances et son défaut de garanties présentes, donne, au
moins, plus de latitude dans les bénéfices que le simple prêt. Mais ces
bénéfices eux-mêmes sont réglementés comme des intérêts; ils furent même
fixés à un taux déterminé par la loi; d’ailleurs, l’emploi de ce contrat
particulier est limité au commerce de mer, aux grosses aventures des
traversées; or, il s’agit ici de sommes placées dans la province: _quas
in ea provincia collocatas habent_.

Si ce n’est ni la société ordinaire, ni la commandite, ni le prêt à des
particuliers, ni le _nauticum fœnus_, qui peuvent expliquer la présence
de ces énormes capitaux expédiés en Asie, de quoi donc peut parler
Cicéron en les recommandant au peuple?

Tout devient simple et naturel pour nous, dans ce membre de phrase passé
presque inaperçu jusqu’ici, considéré comme sans importance, et négligé,
quoiqu’il présentât, à raison des proportions que lui a données très
volontairement l’orateur, les éléments d’un fait considérable. Tout
devient clair, non seulement par suite des éliminations que nous venons
de faire sûrement, et qui nous indiquent ce qui n’était pas et ne
pouvait pas être; mais aussi et surtout, parce que pour nous, tout
démontre directement la vérité, sur ces grosses sommes exploitées au
profit des capitalistes romains. Ce sont les partes des grandes
compagnies, les actions des souscripteurs de Rome.

Il ne faut pas oublier, en effet, que les publicains sont là, échelonnés
sur tout le territoire de la province d’Asie, avec leurs immenses
ressources; non seulement ils exploitent en bloc les impôts de la plus
riche des provinces, mais ils exploitent aussi les salines, les fonds de
terre, les mines, les douanes. Ils y ont des troupes d’esclaves, les
unes attachées au travail du sol, d’autres au trafic des ports et des
entrepôts commerciaux.

Comment auraient-ils pu suffire seuls, aux avances nécessitées par ces
entreprises énormes et diverses, quelque nombreux, quelque riches qu’ils
fussent individuellement?

Dès le début de son discours, Cicéron semble même s’être expliqué à cet
égard, aussi clairement que possible, en parlant de ces chevaliers
romains restés à Rome, qui reçoivent tous les jours des nouvelles d’Asie
et «_quorum magnæ res aguntur, in vestris vectigalibus occupatæ_». Ces
mots ne semblent-ils pas se référer spécialement aux associés de
capitaux, c’est-à-dire aux gros actionnaires des sociétés
vectigaliennes?

C’est évidemment à ce grand nombre d’intéressés aux affaires des
publicains et à ces gros capitaux exportés par eux, que Cicéron fait
allusion, lorsqu’il appelle les publicains _firmamentum ceterorum
ordinum_. Il n’aurait pas dit cela d’eux, s’ils n’eussent été que des
collecteurs d’impôts ou des entrepreneurs de travaux publics.
Souvenons-nous du mot de Polybe, encore vrai du temps de Cicéron: «_pœne
ad unum omnes... quæstu inde faciendo sunt impliciti._» Souvenons-nous
de ce que nous dit Cicéron lui-même, lorsqu’il place les affaires des
publicains, _publica sumenda_, parmi les sources normales des revenus
des particuliers.

Tout cela, Cicéron le disait dans un langage très intelligible pour les
Romains, pour les citoyens qui l’entouraient, tous parfaitement
instruits des spéculations que l’État mettait à leur portée, par le fait
des grandes sociétés adjudicataires. Il faut se placer dans la même
situation que ceux qui écoutaient le grand orateur, pour comprendre à
demi mots les choses qu’il n’avait pas à leur expliquer, et qu’après
dix-neuf siècles, nous ne pouvons reconstituer sûrement, que par la
réflexion, les recherches, et à la lumière des faits analogues qui nous
environnent de toutes parts.

Si la guerre arrête la levée des impôts d’Asie, et chasse les esclaves
des publicains de leurs chantiers, la fortune publique est menacée, non
seulement parce que l’État perdra ses plus abondantes ressources, mais
parce que les chevaliers seront atteints, et, avec eux, les capitalistes
des autres ordres, compromis dans leur chute; voilà ce qu’explique
Cicéron à ses concitoyens, bien à même de le comprendre.

On pourrait considérer, comme écrits en vue de nos plus terribles crises
contemporaines de la bourse, ces mots prononcés il y a près de deux
mille ans: «_Non enim possunt in una civitate multi rem atque fortunas
amittere, ut non plures secum in eamdem calamitatem trahant... ut eodem
labefacta motu concidant._» C’est à Rome, sur le Forum, que se
centralisa le _crédit_ et le _mouvement des fonds_ et que s’établit le
cours des valeurs. «Ce crédit et ce mouvement de fonds qui fonctionnent
sur le Forum, se combinent avec les entreprises asiatiques et ne peuvent
être séparés.» «_Hæc fides atque hæc ratio pecuniarum, quæ Romæ, quæ in
foro versatur, implicita est cum Asiaticis pecuniis et cohæret._»

Tous les détails de nos administrations financières se montraient, en
principe ou en fait, chez les grands spéculateurs de Rome. On n’avait ni
les télégraphes pour se tenir au courant des affaires, et fixer les
cours, ni même les postes publiques au moins dans les régions aussi
lointaines que celles de l’Asie, et dans les temps anciens[503]. Mais
nous savons que les compagnies avaient leurs services de courriers mieux
organisés parfois que ceux de l’État, et qui, tous les jours,
apportaient les nouvelles des provinces les plus éloignées, au personnel
de la direction.

  [503] Voy. Humbert, _Les postes chez les Romains_ (_Rec. de l’Acad. de
    législation de Toulouse_, 1872, p. 298 et suiv.).--Lequieu de
    Lenneville, _Usage des postes chez les anciens et les modernes_,
    1730.--Naudet, _Mémoire sur l’administration des postes chez les
    Romains_. Paris, 1846.--Duruy, _Hist. rom._, t. IV, p. 15 et
    suiv.--Voy. aussi des indications sur la _Revue de droit
    international et de législation comparée_, 1886, p. 111, et _supra_,
    chap. II, sect. Ire, § 4, p. 130.

Cicéron et Cérellia son amie[504], avaient eu, à une certaine époque,
des centaines de mille sesterces _colloquées_ en Asie, comme nous avons,
nous autres, des fonds sur les chemins de fer ou sur les canaux de
l’Orient et de l’Occident, dans les deux mondes. Nous aurions eu des
préoccupations semblables à celles des _participes_ romains, si l’on
était venu, par exemple, nous menacer d’une guerre en Égypte, au moment
où le percement de l’isthme de Suez s’accomplissait avec les capitaux
français.

  [504] Voy. _supra_, chap. Ier, sect. V, p. 85.

Et les publicains avaient, en sus des grands travaux, l’exploitation des
impôts de l’univers, pour occuper les financiers et faire fructifier les
capitaux de Rome. On faisait de nouveaux appels de numéraire tous les
cinq ans, au renouvellement des adjudications vectigaliennes; et les
fonds affluaient à Rome, pour se répandre et devenir démesurément
féconds sur tous les points du monde conquis.

Le régime de la Sicile était un adoucissement de la règle commune,
spécialement pour les impôts directs prélevés par les _Decumani_; celui
de l’Asie, c’est la puissance des publicains dans toute son expansion.
C’était le régime du droit commun et les procédés pratiqués dans tous
les pays; mais en Asie certainement, avec bien plus d’ampleur que dans
toutes les autres provinces.


§ 7.--Opinions personnelles de Cicéron sur les publicains; ses relations
avec diverses compagnies.

Cicéron est certainement, de tous les écrivains de l’antiquité, celui
qui nous a parlé le plus et le mieux des publicains. Il ne faut pas s’en
étonner. Il fut plus à même qu’aucun autre, de le faire très clairement
et très pertinemment; mais, il faut l’avouer, il ne le fit pas toujours
sans des préventions en différents sens. Sa nature très impressionnable,
les influences variables du dehors, les intérêts très divers de ses
causes au barreau et ceux de ses propres affaires, les changements assez
sensibles dans sa ligne politique, l’ont souvent porté à se contredire,
soit dans ses plaidoiries, soit dans ses discours, particulièrement à
leur sujet. Il ne cessa, d’ailleurs, jamais, d’avoir avec eux les
relations les plus suivies.

Nous croyons avoir démontré que ce fut là l’origine des innombrables
millions qui passèrent par ses mains, et cela aussi dut se faire sentir,
quelquefois malgré lui-même, dans les actes de sa vie publique et dans
la rédaction de ses grands ouvrages.

Mais si, laissant de côté le langage de l’avocat, ou celui de l’homme
politique, ou les œuvres du publiciste, nous étudions Cicéron dans
l’abandon de ses correspondances amicales, ou dans les actes libres de
sa vie privée, nous pourrons nous fixer peut-être plus sûrement, sur ce
qu’il faut penser de cette puissance des publicains, si incontestable,
mais si diversement qualifiée par le grand orateur lui-même.

Trouverons-nous là le fond de sa pensée, ce que nous pourrions appeler
son opinion personnelle? En vérité, nous croyons qu’elle ne s’y montre
pas souvent au plein jour, et il faut même là, dans ses écrits les plus
intimes, chercher sous les mots ce qu’ils ne disent pas toujours
absolument.

Cicéron n’est jamais entré dans de grandes confidences sur ses bonnes ou
mauvaises fortunes à la bourse. Il disait seulement à ses amis, suivant
les moments, qu’il était dans la gêne, ou bien il se réjouissait, et
étalait à leurs yeux ses prodigalités. Ainsi, il ne donnait pas le
détail de ses affaires avec les publicains, quoiqu’il parlât d’eux très
souvent et qu’il déclarât les voir tous les jours au Forum. Nous ne
trouvons à cette discrétion rien que de très naturel; c’est ainsi que
les choses se passent d’ordinaire, dans la carrière pleine de
péripéties, des gros joueurs, qui aiment instinctivement à laisser leurs
opérations dans le mystère à l’égard du public.

Ce qu’ils ne peuvent maîtriser, c’est le besoin de dépenser vite ce
qu’ils ont gagné en tentant la fortune. Cicéron n’était pas plus à
l’abri de cette faiblesse que de bien d’autres; nous avons eu l’occasion
de le constater souvent dans sa vie. D’ailleurs, il était trop
impressionnable pour être un homme absolument dissimulé.

Si l’on examine froidement ses lettres de diverses natures, lettres
d’amitié, lettres de recommandations, lettres d’affaires, ou bien
lettres toujours un peu guindées, d’un frère qui protège, et veut, à
tout prix, conseiller son frère en politique, ou encore si l’on scrute
les récits qu’il fait, de ses propres actes, ce qui domine certainement,
dans ses sentiments sur les publicains, c’est la crainte de se brouiller
personnellement avec eux, ou de les éloigner de sa politique. On sent
qu’il les considère comme nécessaires à la prospérité de ses intérêts de
toute nature, et, même dans ses confidences les plus intimes, il en
parle de parti pris, avec les plus grands égards, alors même qu’ils ne
le méritaient nullement.

Quant au personnel des sociétaires importants, d’abord, ou des forts
actionnaires, _qui magnas partes habent_, Cicéron les connaît en très
grand nombre, et parle d’ordinaire au superlatif, des relations d’amitié
qu’il a avec eux.

C’est ainsi qu’il écrit à son gendre Crassipès, questeur en Bithynie:
«Je t’ai recommandé de vive voix, aussi chaudement que je l’ai pu, les
sociétaires de Bithynie...; il y en a beaucoup parmi eux, qui sont tout
à fait mes intimes (_valde familiares_), en particulier celui qui, en ce
moment-ci, est à leur tête, Rupilius, leur directeur (_magister_)[505].»
Dans une autre lettre, datée de son gouvernement de Cilicie, en 703-51,
il écrit à un gouverneur de province, Silius[506]: «J’ai une grande
amitié et une affection inaltérable pour Terentius Hispon, qui remplit
les fonctions de _pro magister_ de la Société des pâturages; nous nous
rendons de nombreux et importants services mutuellement (_multa et magna
inter nos officia paria et mutua intercedunt..._) Je suis aussi dans les
relations les plus affectueuses avec la plupart des sociétaires... Si tu
te conformes à mes désirs, tu seras agréable à mon cher Hispon; ainsi,
tu créeras un nouveau lien entre la Société et moi; et toi-même, tu
pourras aussi obtenir les précieux services d’un homme très
reconnaissant, de sociétaires qui sont dans les situations les plus
considérables, et tu m’obligeras moi-même, par un bon office du plus
haut prix. _Gratissimi hominis, et ex sociorum gratia hominum
amplissimorum, maximum fructum capies et me summo officio affeceris._»

  [505] _Ad famil._, XIII, 9, 704-50.

  [506] _Ad famil._, XIII, 55, 703-51; _Ad Att._, XI, 10, 707-47.

Ces lettres seraient-elles de simples recommandations sollicitées? C’est
fort possible. Les hommes se ressemblent si bien entre eux, sous
certains rapports, même à des siècles de distance! Mais elles
contiennent des expressions si énergiques, elles sont écrites avec une
chaleur de style si caractérisée, qu’évidemment celui qui les a faites y
attachait un intérêt personnel.

Sans doute, en arrivant au Forum, tous les jours, c’est vers le barreau
que Cicéron se dirige naturellement, ou bien vers les groupes d’hommes
politiques, les _conciones_, suivant qu’il y va comme avocat ou comme
homme public. Mais ce n’est pas sans s’arrêter d’habitude avec les
grands seigneurs de la finance, avec les _magistri_, les _boni homines_,
les _diteis_ de Plaute, qui sont là aussi très régulièrement. Il y va,
nous le savons bien, _ut opes augeantur_; et il le faut, pour qu’il
puisse tenir son rang et satisfaire ses fantaisies, puisque le barreau
et la politique ne rapportaient rien par eux-mêmes.

Et c’est pour cela qu’il peut parler _de summa familiaritas
consuetudoque_, à l’égard d’un directeur; _de summa necessitudo cum
sociis scripturæ_, et en dire: _utor familiarissime_.

Il faut ajouter que Cicéron ne parlerait pas ainsi de ses relations
personnelles si elles n’étaient qu’utiles à ses intérêts, et si son
insatiable vanité n’y trouvait pas quelque peu son compte.

Il ne peut donc y avoir aucun doute; c’est dans les rangs les plus
élevés de la société romaine, avec les consulaires et les hommes en vue,
et même dans leur familiarité que vivaient les publicains de marque,
ceux qui partageaient leur vie entre Rome et la province. C’est encore
un intéressant rapprochement à faire avec notre temps. La vieille
aristocratie de naissance s’efforçait, par ses relations et ses
mariages, de remettre ses finances à flot, pendant que, de leur côté,
les financiers se prêtaient à cette fusion nouvelle et l’entretenaient
par l’éclat de leurs fêtes. Les premiers retrouvaient la fortune, les
autres cherchaient dans ce contact des satisfactions pour leur orgueil
ou leur vanité. Le mariage entre patriciens et plébéiens avait été
défendu, non seulement par les mœurs, mais encore par le droit civil,
jusqu’en 310-444; il fallut que la loi Canuleia vînt supprimer cette
prohibition. C’était dans la haute société romaine l’indice d’un
mouvement qui fut, en s’accentuant de plus en plus, dans le sens de la
fortune. C’est là un point fort important, à notre avis, parce que, ne
l’oublions pas, dans le monde romain, tout est classé avec une
régularité parfaite; l’_existimatio_, la considération est l’un des
éléments non seulement du rang social, mais même de la situation qu’on
occupe personnellement, dans la politique, et jusque dans le droit
privé. Les lois de Justinien prouvent que cet état des mœurs s’était
perpétué sous l’Empire.

Mais Cicéron élève encore bien plus le ton de ses paroles, lorsque, des
associés, il passe aux compagnies elles-mêmes. Le style dithyrambique de
ses discours que nous connaissons, _flos equitum, ornamentum civitatis,
firmamentum reipublicæ_[507], passe presque dans ses lettres intimes. A
son frère Quintus, il écrit: «Heurter de front les publicains, ce serait
nous aliéner l’ordre auquel nous devons le plus.» A son gendre, il
demande pour les compagnies, le même respect et les mêmes égards: «Cette
compagnie», lui écrit-il, «constitue, par elle-même et par ceux qui la
composent, la partie la plus importante de Rome, _quæ societas ordine
ipso, hominum genere, pars est maxima civitatis_[508].»

  [507] _In Pisonem_, XVII, XXI, XXVI, XLI.--_Pro Plancio_, IX.--_Ad
    Quint. frat._, I, 1.

  [508] _Ad div._, XIII, 9, 704-50.

Il ne dissimule pas qu’il leur doit personnellement beaucoup. «Vous
pouvez être assuré», écrit-il à son gendre, «que non seulement j’ai
toujours fait beaucoup et de très grand cœur pour l’ordre tout entier
des publicains, mais que cela je devais le faire, à cause de tout ce que
cet ordre a lui-même fait pour moi[509].» C’est le langage de la plus
sincère reconnaissance.

  [509] «_Volo enim te existimare, me, quum universo ordinis
    publicanorum multum semper libentissime tribuerim, idque magnis ejus
    ordinis erga me meritis facere debuerim._» _Ad fam._, XIII, 9.

La conduite de Cicéron à l’égard des publicains prouve bien plus encore
que ses paroles, si c’est possible, combien il se considérait comme
intéressé à se ménager leur attachement. Son honnêteté naturelle se
révolte parfois, et il est prêt à s’opposer aux abus des compagnies, en
province comme à Rome; mais il se souvient tout de suite des conseils
dont il a comblé lui-même son frère Quintus: «Épargner les provinciaux
et ménager les publicains, c’est le fait d’une vertu divine. Obtenez des
provinciaux, vous leur bienfaiteur, vous à qui ils doivent tout, de ne
pas troubler la bonne amitié qui nous lie avec les publicains[510].»

  [510] _Ad Quint. frat._, I, 1, 694-60: _Ad Attic._, II, 16, 695-59.
    _Prov. consul._, V. _Contra Pison._, XVII, XVIII, XXI, XXXVI.--Voy.
    aussi _Ad fam._, I, 9, 700-54; _Ad Attic._, V, 13, 703-51; _Ad
    Attic._, VI, 2, 704-50; _Ad fam._, II, 13, 704-50; _Ad Attic._, VI,
    3, 704-50.--Voy., cependant, _Ad Attic._, VII, 7, 704-50; _Ad
    Attic._, XI, 2, 706-48; _Ad fam._, XIII, 10, 708-46.

De tout temps, il avait cherché à s’attirer leurs bonnes grâces. Il
répétait à tout venant que d’eux dépendait en grande partie le régime de
paix et de conciliation qu’il avait poursuivi pendant son consulat, et
dont il ne cessa depuis de se faire gloire. C’est encore à son frère
qu’il écrit: «Les publicains d’Asie m’aiment beaucoup parce qu’ils
savent que je leur suis tout dévoué, et parce que, comme homme
d’affaires, ils se souviennent qu’ils doivent à mon consulat la
conservation de leurs richesses.»

Aussi, lorsqu’il partit à son tour pour son proconsulat de Cilicie, il
avait préparé quelques réformes, mais très prudemment; et cependant il
n’eut pas le courage de les réaliser. Il avait songé, notamment, à
mentionner, à l’exemple de Bibulus, dans son édit, qu’il n’observerait
les conventions faites entre les publicains et les provinciaux, pour le
mode de perception de l’impôt, que si elles étaient exemptes de _fraude
ou de violence_. Atticus lui avait fait observer que cette formule était
blessante pour les publicains, _nimis gravi prejudicio in ordinem
nostrum_; il la supprima et maintint l’édit ancien de Mucius Scævola,
qui disait en termes plus doux: «_Si negotium gestum est, ut eo stari
non opporteat, ex fide bona[511]._» On ne prévoyait plus le dol et la
fraude, mais seulement les considérations de bonne foi. C’était mettre
beaucoup de délicatesse dans les formes, pour des gens eux-mêmes aussi
peu scrupuleux sur le choix des moyens.

  [511] _Ad Attic._, VI, 1, 704-50.--Voir aussi _Ad fam._, III, 8,
    703-51.

Cicéron dut continuer ces bons procédés pendant tout son proconsulat,
car il resta l’ami des publicains. Nous avons vu qu’il confia même les
économies faites pendant son séjour en province à leurs collègues
d’Éphèse.

M. d’Hugues, dans un livre très consciencieux et aussi savant que
distingué par son mérite littéraire, a étudié Cicéron particulièrement
dans son proconsulat de Cilicie.

M. d’Hugues est un admirateur et un ami de Cicéron, il le défend contre
ses détracteurs de tous les temps et de tous les pays, et voici
cependant, ce qu’il est obligé de reconnaître avec sa parfaite bonne
foi: «L’_imperator_ ne dédaignait pas d’appeler l’attention de ses amis,
Atticus, Cœlius ou Caton, sur les moindres particularités de ses hauts
faits militaires. Le _proconsul_ garde un silence discret sur le menu de
ses actes administratifs, et, en ce qui concerne les publicains, il
affecte de s’en tenir aux généralités les moins compromettantes pour
lui-même et pour les autres. Atticus qui avait, à n’en pas douter, un
intérêt direct dans les opérations des compagnies Ciliciennes, et à qui
on ne pouvait, par conséquent, refuser le droit d’être exactement
renseigné sur le rendement des impôts, sur les conditions des
_syngraphæ_, sur le mode de payement des dettes contractées par les
provinciaux, Atticus n’obtient pas de son ami, sur toutes ces questions
qui l’intéressent tant, des renseignements plus précis ni plus complets,
que la plupart des correspondants du proconsul. «J’ai comblé tous les
vœux des publicains», lui dit Cicéron, ou bien encore: «Les publicains
tiennent à moi comme à la prunelle de leurs yeux.» Formule vague,
banale, qui en dit à la fois trop et trop peu. Un seul passage d’une
lettre à Atticus nous autorise à croire qu’il s’efforça, au moins une
fois, de concilier, autant que possible, la politique et la justice dans
ses rapports avec les publicains[512].»

  [512] D’Hugues, _Une province romaine sous la République_, p. 338.

En effet, Cicéron s’opposa à ce qu’on pût imposer aux contribuables
retardataires, un intérêt supérieur à douze pour cent par an; et il se
vante d’être resté néanmoins l’ami de tous: «Ils sont si bien avec moi
qu’il n’en est pas un qui ne se croie mon meilleur ami...; d’ailleurs,
je les traite au mieux; je les accable d’honnêtetés, de louanges, de
caresses. Ils reçoivent de moi force compliments et des invitations
fréquentes[513].»

  [513] Citations traduites par M. d’Hugues, _eod._

Faut-il pardonner à Cicéron cette attitude presque humiliée? Nous ne le
rechercherons pas, mais nous sommes d’avis que la fin ne justifie pas
toujours les moyens. Ce qui est évident, c’est que Cicéron se garda bien
d’entamer la lutte avec les publicains, comme l’avaient fait notamment
Mucius Scævola et son courageux questeur Rutilius Rufus[514]. Il se
courba en acceptant la théorie du moindre mal, parce qu’il trouvait
devant lui des maîtres encore tout-puissants, même à une époque où ils
avaient perdu leur principal moyen d’autorité effective, le droit
exclusif de juridiction criminelle; et, il faut bien le dire, c’étaient
des gens à qui il devait trop, pour rester indépendant à leur égard.

  [514] _Supra_, chap. II, sect. Ire, § 3, p. 233.

Cicéron fut l’avocat des publicains, et, en même temps, leur client; il
ne cessa d’être leur ami, par ses relations, par son origine
provinciale, par son titre de chevalier, par sa politique d’apaisement;
il fut leur orateur politique. Il occupait un rang aussi considérable
par son talent que par sa fortune et par sa situation dans l’État, et
cependant, il les adula constamment de toutes manières, ne redoutant
évidemment rien tant que de les froisser par ses paroles, ses écrits ou
ses actes. «En vérité», dit encore M. d’Hugues, «l’histoire de la
juridiction de Cicéron en Cilicie n’est guère autre chose que le récit
navrant des luttes engagées entre sa conscience, qui lui ordonnait de
protéger les intérêts des provinciaux, et la nécessité politique qui le
conduisait, malgré lui, à les pressurer, pour ne pas nuire aux
personnages illustres dont la déconsidération eût entamé le prestige et
compromis le salut de la République.»

Au surplus, en agissant ainsi, il faisait ce que fit à peu près tout le
monde à l’égard de cette puissance financière avec laquelle Pompée,
César, tous les hommes les plus puissants, seront obligés de compter
jusqu’à l’empire.

Il n’y a donc pas de doute possible, les sociétés de publicains
occupaient la tête du monde romain encore au temps de Cicéron, et nous
nous souvenons que lorsque le grand orateur dépeint, au retour de
l’exil, le cortège de ceux qui se sont rendus au devant de lui, c’est
dans ces conditions qu’il les traite. Au grand étonnement de ses
traducteurs qui, ne le comprenant pas, se sont permis de le corriger,
comme nous l’avons déjà fait remarquer, c’est aux _societates_ qu’il
donne le pas, à plusieurs reprises, après le Sénat, sur tous les ordres
de l’État. «_Omnes societates, omnes ordines[515]._»

  [515] Voy. _supra_, chap. II, sect. Ire, § 2, p. 115, et aussi _Pro
    Murena_, nº XXXIII: «_Quid, si omnes societates venerunt quarum ex
    numero multi hic sedent judices? Quid si multi homines nostri
    ordinis honestissimi?_»--_Ad Quint._, I, 1, 694-60: «_Non enim
    desistunt nobis agere quotidie gratias honestissimæ et maximæ
    societates._»

Nous allons assister aux dernières luttes de la liberté et des énergies
individuelles qu’elle suscite, contre le despotisme d’un pouvoir unique
qui s’impose. Mais telle est la force vitale de ces grandes compagnies
financières, qu’elles seront, de toutes les puissances de l’État, les
dernières à succomber sous les coups d’un pouvoir qui saura se rendre
inexpugnable, en restant aussi odieux qu’absolu pendant plusieurs
siècles.

M. de Vogüé[516] écrivait naguère à propos de l’histoire de notre temps:
«Toute réunion d’hommes, qu’elle le veuille ou non, est toujours en
travail d’une aristocratie qui puise ses éléments dans la force
prépondérante à l’heure où elle se constitue. Or, sur la table rase, il
n’est resté qu’une puissance indiscutable, permanente: l’argent.»
L’influence des anciennes mœurs avait disparu, «l’argent était monté,
d’une poussée irrésistible, au sommet du corps social, comme monte
au-dessus du taillis un arbre en pleine sève quand on abat les voisins
qui lui disputaient l’air et la lumière.» On croirait cette description
pittoresque de notre fin de siècle, écrite en présence de ce qui se
produisit à l’égard de la «féodalité financière» des publicains de Rome,
qui resta seule debout, seule inébranlable, couvrant tout de son ombre
malsaine, longtemps avant et même durant les dernières péripéties des
dictatures militaires.

  [516] _Revue des Deux-Mondes_, 1889, p. 941, nº du 15 octobre.


§ 8.--Dernières guerres civiles. Lois judiciaires. Pompée, César et
l’Empire.

Depuis qu’il était devenu possible aux généraux d’attacher à leur
personne et à leurs ambitions politiques, des armées de vétérans
fanatisées par la victoire, c’en était fait du repos et de la sécurité
de l’État. Cette innovation périlleuse, qui remontait à peine aux
réformes de Marius, ne devait pas tarder à porter le dernier coup à la
République et aux anciennes institutions de Rome.

Nous avons déjà pu le constater par l’attitude belliqueuse et hostile
que prenaient, à la tête de leurs soldats aguerris et exigeants, les
généraux retournant triomphalement, des divers points du monde romain,
sur le sol de l’Italie. Les armées romaines en vinrent à combattre entre
elles, pour la cause politique de certains de leurs chefs, comme elles
avaient pris l’habitude de le faire contre les ennemis du dehors.

Au surplus, chacun de ces généraux mis en relief par le succès, avait
ses partisans dans la ville. «C’étaient des confréries closes et presque
militaires, qui avaient leurs chefs, leurs intermédiaires tout trouvés
dans les _principaux_ ou _scrutateurs des tribus_... Les clubs, la
guerre des clubs avaient remplacé les partis et leurs luttes[517].»

  [517] Mommsen, _op. cit._, t. VI, p. 132.

L’intrigue, la vénalité et, pour tout achever, la force des armes,
devinrent les seuls et véritables maîtres de ces groupes, de ces
hétairies, où les généraux ambitieux trouvaient des alliés tout prêts à
se joindre à leurs troupes, pour les batailles sanglantes du Forum et
des rues. Plus tard, les armées de prétendants se poursuivront aux
extrémités du monde.

Ainsi, la marche des événements se continuera, au grand préjudice de
l’État, par des alternatives de dictature de fait et d’anarchie,
jusqu’au moment où l’un de ces chefs d’armées victorieuses, plus habile
et plus fort que les autres, franchira le Rubicon, et fera du despotisme
militaire, le régime définitif que se transmettront les empereurs, à
Rome et puis à Constantinople.

L’influence des chevaliers manieurs d’argent avait été l’un des éléments
les plus actifs de cette dissolution des mœurs publiques.

La morale de l’intérêt, nous n’avons cessé de le dire et de le constater
par les faits de cette histoire, est courte dans ses vues. De même que
les cours de la bourse ne s’impressionnent guère, que par les faits qui
s’annoncent à brève échéance, les événements que cherchent à susciter
les faiseurs de trafics, ne sont organisés par eux, qu’en vue de
résultats suivis de bénéfices positifs et immédiats. Qu’importe pour eux
l’avenir? Et alors même que les agioteurs étendent leurs conceptions,
ils pensent ou affirment d’ordinaire, que les questions de sentiment ne
doivent pas compter en affaires; tout se réduit pour eux à des
combinaisons et à des calculs. Quand ils abusent de ces procédés
volontairement étroits et à courte vue, de ce scepticisme en morale, de
cette négation de tout sentiment supérieur, et aussi de leur foi
complète dans le succès des expédients habiles, le temps se charge, le
plus souvent, de leur faire à certains jours courber la tête, et les
force à subir la loi de la vérité méconnue. L’histoire des financiers de
Rome contient de hauts enseignements à cet égard.

Ainsi, lorsqu’à la suite de la harangue de Cicéron, faite sur
l’insistance passionnée des chevaliers et des publicains, la loi Manilia
conféra à Pompée le commandement de l’armée d’Asie, en 688-66, on voyait
bien que Pompée courait à la dictature, et que cette mesure, venant
ajouter de nouveaux pouvoirs à ceux qu’il tenait déjà de la loi Gabinia,
mettait à sa disposition les plus sûrs moyens d’arriver à la puissance
souveraine[518].

  [518] Lorsqu’on avait voté la loi Gabinia, les chevaliers avaient
    résisté, sentant le danger qu’il y avait à livrer des pouvoirs très
    étendus à un général victorieux et plein d’ambition. Ils avaient
    cherché à s’opposer à ce commencement de dictature, à l’instigation
    de la plèbe et soutenu par elle. Cette loi avait donné à Pompée le
    commandement absolu sur la Méditerranée tout entière et toutes ses
    côtes, sur une profondeur de vingt lieues. La loi Gabinia fut votée
    en 687-67. L’année suivante, les chevaliers avaient oublié leurs
    patriotiques préoccupations; et nous avons vu que, sur leur
    initiative, la loi Manilia ajoutait aux pouvoirs de Pompée le
    commandement de la guerre d’Orient, sans limite de temps, avec le
    droit de conclure seul la paix et les traités avec tous les peuples.
    Le territoire de la République passait, en majeure partie, sous son
    autorité absolue. Les calculs d’intérêt avaient dominé, chez les
    financiers puissants du jour, toutes les préoccupations d’ordre
    supérieur.

On ne s’arrêta pas à ces considérations patriotiques, devant lesquelles
toutes les autres auraient dû s’effacer, et l’on oublia la perspective
menaçante d’un despotisme que tout le monde redoutait. Les chevaliers
surtout n’en eurent aucune préoccupation, parce qu’ils trouvaient, dans
le choix de Pompée, des garanties pour leurs opérations actuelles, le
plaisir de la vengeance contre Lucullus qui les avait combattus, et, par
là, un nouvel avertissement donné aux gouverneurs de l’avenir, qui
auraient pu être tentés de leur faire obstacle.

Désormais, avec les régimes de militarisme et de démagogie qui ont
envahi le pouvoir et l’occupent tour à tour, ou même simultanément, ce
ne sont plus les ordres, le Sénat, les chevaliers, la plèbe, les
comices, les magistrats qui gouvernent. Tout cela n’est plus qu’un vieux
reste de moyens affaiblis dont se servent alternativement, suivant leur
habileté et leurs besoins, les factions ou les généraux en passe
d’occuper le pouvoir.

Quant aux publicains, ils continueront, en province surtout, leurs
exploitations et leurs abus, tant qu’il n’y aura pas une autorité
établie qui ait le courage et le temps de s’occuper d’eux, et de les
mettre à la raison. Pour le moment, ceux qui se disputent la direction
de l’État pensent surtout à la garder et à en tirer profit. Ils n’ont
guère souci des financiers de toute espèce, que pour éviter de les
indisposer par des actes de surveillance gênante, à moins qu’ils ne
cherchent à les attirer à leur cause par des faveurs. Seulement les
événements se font sentir sur le marché, et le taux de l’intérêt reçoit
de violentes secousses[519], qui se répercutent, avec la variation du
cours des _partes_, jusque dans les rangs de la plèbe.

  [519] Cicéron, _Ad Attic._, IV, 11, 699-55; _Ad Quint._, II, 13,
    700-54; _Ad Quint._, II, 2, 700-54.--Les événements faisaient
    monter, au Forum, le taux de l’intérêt de 4 à 8. «_Sequere me nunc
    in campum. Ardet ambitus: σῆμα δέ τοὶ ἐρέω: fœnus ex triente idib.
    Quint. factum erat bessibus_.» _Ad Attic._, IV, 15, 700-54.

Les désordres de la politique et les troubles servent d’ordinaire aux
concussionnaires et aux dilapidateurs. Quelquefois, il est vrai, les
abus, ou ceux qui les commettent, changent de nom, en temps de crises
révolutionnaires; ce ne fut pas le cas pour les publicains, qui
gardèrent et leur nom et leurs procédés, dans leurs rapports avec la
matière à exploiter, et dans la limite où on leur permit de le faire, au
milieu des troubles de l’État.

Mais dans les rapports officiels avec l’autorité législative et
judiciaire, depuis Sylla, tout était changé pour eux. Les moyens
réguliers et les formes légales dont ils se sont servis pendant
longtemps, pour assurer un cours paisible à la série de leurs
déprédations, vont leur faire défaut; et leurs rapines seront soumises,
comme toutes choses, aux caprices des maîtres du jour. Ce sera, à la
vérité, sans grand dommage pour eux; mais, du moins, ils ne donneront
pas à leurs crimes le caractère odieux d’être accomplis au nom de la
légalité et du droit. Ils commettront leurs dilapidations, à la faveur
de cette instabilité du pouvoir qui devient une véritable anarchie.

Le temps est passé, où l’on obtenait des comices, conscients de leurs
actes, même de leurs méfaits, des lois judiciaires à l’abri desquelles
le parti vainqueur pouvait, en sécurité, tout se permettre. Désormais,
les lois seront proposées par des magistrats ou des citoyens sans
personnalité propre; elles seront votées par des comices achetés ou
asservis par un homme ou une faction; et pendant que Sylla, Pompée ou
César seront au pouvoir, c’est sous leurs noms que l’on pourra
successivement réunir en bloc toutes les lois rendues, parce qu’elles
seront faites dans leurs vues et exclusivement sous leurs ordres.

Sylla avait été le véritable créateur de ce régime nouveau, dont le
peuple romain ne devait plus pouvoir se débarrasser par ses propres
forces.

Les despotes ne sont plus guère, après Sylla et Marius, d’aucun parti;
ils se servent à peu près de tous, suivant les circonstances et les
affinités de leur tempérament, pour les soumettre, au besoin, les uns
par les autres; mais ils n’acceptent la prépondérance d’aucun, parce
qu’ils y pourraient trouver des compétitions gênantes, dont ils ne
veulent pas.

Il devait résulter de ces mœurs nouvelles, que l’on apporterait, dans la
composition des tribunaux, une pondération apparente qui en était depuis
longtemps odieusement exclue.

Il ne devait rester debout qu’un seul principe, c’est que la fortune est
la source de tous les privilèges; par suite, le cens reste la base sur
laquelle devra invariablement s’établir le recrutement du pouvoir
judiciaire; c’est toujours la même hiérarchie de la politique romaine,
sous tous ses aspects. Les publicains en profiteront encore.

Ainsi, les lois judiciaires ne seront plus faites principalement en vue
des publicains, pour ou contre eux, suivant les temps; elles auront
donc, désormais, moins d’intérêt au point de vue particulier de notre
histoire.

Si les juges manquent de justice, ce sera plus leur faute que celle des
lois judiciaires. Sous ce rapport, on peut dire qu’au temps des guerres
civiles la législation fut en progrès; mais il n’en fut pas de même des
mœurs, et nous assisterons bientôt à ce triste spectacle des tribunaux
envahis par la soldatesque ou les factions armées. A quoi servent les
progrès de la législation, là où les mœurs ne portent plus avec elles
que le mépris des lois? _Quid leges sine moribus?_

Malgré tout cela, nous devons donner quelques indications précises sur
celles des dispositions des dernières lois judiciaires de la République,
qui témoignent d’une tendance politique à l’égard des chevaliers.

La première réforme importante apportée à la loi judiciaire de Cornelius
Sylla, le fut par la loi _Aurelia_, d’_Aurelius Cotta_, qui fut bientôt
suivie de quelques autres, notamment de diverses lois de Pompée et de
César. Les tribunaux des causes criminelles, qui ne se recrutaient que
parmi les sénateurs, se constituèrent, en vertu des lois nouvelles,
d’éléments pris dans divers ordres. On resta, par la suite, fidèle à
cette idée, et on chercha même à y apporter progressivement des
améliorations pratiques.

Velleius Paterculus, résumant en une phrase l’histoire des lois
judiciaires, a écrit: «Gracchus avait enlevé la judicature au Sénat,
pour la transférer aux chevaliers. Sylla la rendit aux sénateurs. Cotta
la partagea également entre les deux ordres[520].» Dion Cassius[521]
déclare que la plèbe elle-même était représentée dans les tribunaux de
la loi Aurelia.

  [520] Velleius Paterculus, II, 32.

  [521] Dion Cassius, 43, 25.

Mais pour que le principe ploutocratique fondamental ne fût pas méconnu,
Cicéron fait observer que, dans les lois judiciaires d’Aurélius, comme
plus tard dans celles de Pompée et de César, on n’était admis à faire
partie de l’ordre des juges que dans les limites minimum d’un cens
déterminé.

Dans ces conditions, les publicains durent encore être traités avec
beaucoup de ménagements par les tribunaux, dans lesquels les plébéiens
eux-mêmes n’étaient que des riches. Et ce qui nous le prouve, c’est la
haine et les malédictions dont les publicains restèrent encore l’objet,
sur tous les points du monde romain, à raison de leurs excès.

Lorsque la loi Aurélia fut faite, en 684-70, Pompée et Crassus
revenaient tous les deux à Rome, à la tête d’armées dévouées et
victorieuses. Également avides du pouvoir, les deux rivaux s’étaient
fait nommer consuls la même année, et leurs troupes, sous prétexte
d’attendre le jour du triomphe, campaient sous les murs de la ville. Ces
deux généraux avaient considéré comme de bonne politique, en ce
moment-là, de faire alliance avec les financiers et la démocratie, afin
de renverser toutes les institutions oligarchiques de Sylla. Le tribunat
fut rétabli dans tous ses pouvoirs, la censure restaurée; la multitude
fut de nouveau nourrie aux frais du Trésor, c’est-à-dire aux dépens des
provinces; les publicains furent remis en possession des fermes de
l’Asie.

C’est à ce mouvement contre les actes du dictateur, que se rattache la
loi judiciaire dont nous nous occupons. Elle fut faite principalement
sous l’influence de Pompée. On aurait pu croire que le Sénat en serait
exclu, comme à l’époque des Gracques; il en eût été probablement ainsi,
si Pompée eût été seul; mais il avait à compter, en ce moment, avec son
puissant collègue, et l’on pense que c’est vraisemblablement à
l’influence de Crassus et de ses amis que le Sénat dut de n’être pas
complètement exclu de l’Album[522].

  [522] Mommsen, _op. cit._, p. 243.

Ainsi, la loi Aurélia fut votée sous la pression de deux armées; elle
rentre bien, par son caractère, dans la nouvelle série de ces lois où
les anciens partis politiques n’exercent plus qu’une influence
indirecte.

Au fond, on est d’accord sur les caractères généraux de la loi Aurélia;
il n’en est pas de même, en ce qui concerne quelques points spéciaux,
mais importants de ses dispositions. Ce serait s’égarer et sortir du
cadre de notre histoire des publicains, que de suivre les historiens et
les juristes, dans ces controverses; nous nous bornerons donc à indiquer
les conclusions qui nous paraissent les plus plausibles.

La loi divisait les juges en trois catégories: un premier tiers se
composait de sénateurs, un second tiers de chevaliers, le troisième
tiers de _tribuni œris_ ou _œrarii_. C’est spécialement sur la portée de
ces derniers mots que l’on est en discussion.

Nous pensons, comme le savant auteur de l’_Histoire des chevaliers_, qui
a étudié la question avec un soin extrême et une remarquable hauteur de
vues, qu’il s’agissait, sous ce nom et à raison d’une pratique de
langage devenue usuelle, tout simplement d’une classe du cens[523].

  [523] Belot, _Hist. des chevaliers_, p. 274 à 294.

D’après les interprétations qui nous paraissent le mieux établies, la
loi Aurélia aurait donc placé dans le premier tiers de l’ordre
judiciaire les sénateurs, dans le second tiers les chevaliers,
c’est-à-dire les citoyens de la première classe ayant le cens de 400,000
sesterces; enfin, sous le nom de _tribuni œrarii_, étaient compris ceux
dont le cens était de 300,000 sesterces. C’était là le minimum qui ne
pouvait pas être dépassé.

On voit donc que si la plèbe était représentée, ainsi que le déclare
Dion Cassius, elle l’était, du moins, par des citoyens qui, par leur
fortune, se rapprochaient singulièrement des chevaliers et qui, en fait,
devaient avoir les mêmes intérêts politiques et économiques.

C’était le préteur urbain qui devait dresser la liste des _judices
selecti_, en les composant des plus honnêtes gens des trois ordres[524].

  [524] Cicéron, _Pro Cluentio_, 43.

Les chevaliers demeuraient en fait les maîtres, comme autrefois; la loi
nouvelle pouvait, pour peu que le préteur urbain n’y mît pas de mauvaise
volonté, leur être aussi favorable que celles qu’ils faisaient passer
dans des comices à leur dévotion, aux époques de leur plus grande
puissance[525]. Cicéron constate que parmi les juges de Muréna, le
consul accusé de brigue, les sociétaires en nom des grandes compagnies,
figurent nombreux. C’est à cette occasion qu’il donne aux sociétés le
pas sur le Sénat lui-même[526].

  [525] Notamment Cicéron, _Pro Cluentio_, prononcé en 588-66, nºs
    54-56.

  [526] «_Quid si omnes societates venerunt, quarum ex numero multi hic
    sedent judices. Quid si multi homines nostri ordinis honestissimi?_»
    Il s’agit ici, comme dans d’autres textes déjà transcrits, du
    cortège de ceux qui vont faire accueil à un homme politique revenant
    de province. La période est donc dans l’ordre de décroissance, et
    les sociétés figurent bien en tête, car, à la suite du Sénat, ce
    sont les gens d’ordre inférieur qui sont successivement présentés
    dans une hiérarchie descendante établie par les mœurs.

En ce moment, dans l’ordre politique, tout semblait retourner en faveur
des chevaliers. Ils étaient recherchés de tous les partis.

Peu après que la loi Aurélia eut repris aux sénateurs la judicature pour
la leur restituer au fond, on leur rendait, en effet, les quatorze bancs
qui leur étaient réservés autrefois au théâtre. La plèbe, qui avait
sifflé d’abord, était ramenée par l’éloquence de Cicéron et admettait le
rétablissement de ce privilège. C’était en 687-67[527].

  [527] Une loi fut rendue à ce sujet, sur la proposition d’un tribun,
    L. Roscius Otho.

Les mesures de la loi Aurélia, sages en elles-mêmes, mais insuffisantes,
ne modifièrent donc aucun des abus odieux passés dans les traditions de
la justice criminelle.

D’ailleurs, un autre procédé, plus déplorable encore, commençait à
s’introduire dans ces mœurs, où le dernier mot semblait devoir rester
désormais à la violence.

Dans le cours de l’année 688-66, le tribun Manilius était venu
interrompre trois fois, les débats des tribunaux, à la tête d’une bande
de spadassins salariés, et mettre en fuite les juges.

A partir de ce moment, les tribunaux de tous ordres, surtout ceux qui
jugeaient les _crimina publica_ ou _extraordinaria_, furent toujours
exposés à ces violences, contre lesquelles ils n’étaient défendus par
personne. Les _sodalitates_, les _collegia_, dissous à plusieurs
reprises par des sénatus-consultes ou des lois, se reconstituaient sans
cesse. C’est là que Clodius, que Milon, que Catilina, que Scaurus, que
Crassus lui-même, ainsi que bien d’autres, recrutèrent, et les électeurs
vendus en masse, et les bandes de forcenés qui se précipitaient sur les
urnes du vote ou dans l’enceinte des tribunaux, frappant de tous côtés,
jusqu’à ce qu’ils fussent maîtres du terrain.

Que pourront faire, désormais, les considérations d’intérêt, les
influences des partis; qu’est-ce que pourront corriger les lois de
compétence et de procédure? C’est de ce temps que Lucain avait pu
écrire: «_Mensura juris vis erat[528]._»

  [528] Lucain, I, vs. 75.

Cependant, les lois judiciaires furent encore modifiées dans leurs
détails.

C’est ainsi que la loi Fufia, rendue sous le consulat de Jules César, et
à son instigation, en 695-59, décida que chacun des trois ordres de
juges voterait dans des urnes distinctes, afin que l’on pût établir,
pour chacun d’eux, la responsabilité des votes que, dans les cas
difficiles, chaque ordre s’empressait de rejeter sur les deux autres.
Cette œuvre de bassesse et de sujétion venait de s’accomplir dans
plusieurs procès retentissants.

En 699-55, la loi _Licinia de sodalitiis_ apporta quelques modifications
aux procédés suivis pour choisir et récuser les juges; et cette même
année, Pompée fit rendre une loi judiciaire qui, par un de ces retours
d’opinion assez fréquents dans sa politique d’aventures, était favorable
au Sénat. Cette loi fut même approuvée par Cicéron, qui, on le sait,
oscilla souvent, lui aussi, mais surtout entre les chevaliers et le
Sénat, en vue, répétait-il sans cesse, de faire l’union des deux ordres,
et quoiqu’au fond il fût, en réalité, l’homme des chevaliers, juges et
publicains.

Les scandales de vénalité n’en continuaient pas moins, et les lois
réitérées restaient aussi impuissantes contre eux que contre la brigue
et ses hontes. C’étaient, cependant, les chevaliers qui exerçaient
encore l’influence dominante dans les tribunaux, lorsque la violence ne
venait pas s’opposer à ces parodies de la justice; car, en 701-53,
Cicéron écrivait à Atticus qu’on attribuait aux publicains l’absolution
de Gabinius, accusé de lèse-majesté. Le sénateur Domitius reprochait
cette sentence scandaleuse à l’influence des publicains de Syrie, qui
avaient soutenu l’accusé auprès de leurs amis, les chevaliers juges du
procès[529]. Les publicains avaient donc encore pour eux, sinon la force
matérielle, du moins la fortune, et des juges tout prêts à tourner de
leur côté.

  [529] Cicéron, _Ad Attic._, IV, 16. _Ad Quint. fratrem_, II, 13; III,
    7.

En 702-52, deux nouvelles lois judiciaires furent rendues sous
l’influence de Pompée; mais au lendemain même de ces réformes, Pompée
appelait les juges auprès de lui, pour leur enjoindre de rendre
certaines sentences qui l’intéressaient, conformément à ce qu’il leur
indiquait, sans se préoccuper de la loi qu’il venait de faire. Tacite,
en rapportant les faits, signale Pompée comme le corrupteur de ses
propres lois[530].

  [530] Tacite, _Ann._, III, 28.

Cicéron, dans ses _Philippiques_, dit qu’Antoine a fait aussi sa loi
judiciaire, et comme pour confirmer les rapprochements que nous ne
cessons de faire, il lui reproche à la fois et de trafiquer sur les
_vectigalia_, et de choisir pour ses tribunaux ses compagnons de jeu. Le
jeu, la spéculation sur les adjudications de l’État, et les lois
judiciaires, ce sont trois choses qui ne se séparent pas, dans
l’histoire de ces tristes temps[531].

  [531] 2e _Philipp._, XIV, XXXVI; 5e _Philipp._, V; 7e _Philipp._, V,
    XV.

D’autres lois et plusieurs sénatus-consultes vinrent modifier encore ces
règles de juridiction, parfois même spécialement pour une cause
déterminée. César, comme à peu près tous ceux de ses prédécesseurs dont
le passage a marqué au pouvoir, ne négligea aucun des détails de la vie
politique; il s’occupa des publicains.

Salluste, lui, avait écrit, au sujet des lois de Pompée, en des termes
fort énergiques et que l’on admirerait davantage, si l’on connaissait
moins les mœurs de Salluste et celles de César: «Les jugements», disait
l’historien, «sont comme auparavant laissés aux trois ordres. Mais c’est
une coterie, celle de Pompée, qui les dirige. Otez d’abord à l’argent
son privilège; que le droit de décider de l’exil ou du droit d’un
citoyen à exercer une magistrature ne se mesure pas sur la fortune...
Faire choisir les juges par un petit nombre d’hommes est une tyrannie.
Les choisir en ne tenant compte que de l’argent, c’est une indignité.
C’est pourquoi je ne trouve pas mauvais que tous les citoyens de la
première classe soient aptes à la judicature, mais je voudrais que ceux
qui sont appelés à l’exercer fussent en plus grand nombre[532].»

  [532] Salluste, _Epist. ad Cæsarem_, VIII. Belot, _op. cit._, p. 337.
    Nous avons déjà dit, et nous répétons que l’authenticité de ces
    lettres est contestée; nous avons dit aussi pourquoi nous les
    citions sous cette réserve.

Après avoir prohibé, par une loi, et tenté de faire disparaître toutes
ces associations clandestines ou avouées, détournées de leur but
primitif, qui constituaient un élément permanent de troubles, César fit
rendre une loi judiciaire, par laquelle il exclut de l’ordre des juges
les _tribuni œrarii_; il n’y voulut plus que les sénateurs et les
chevaliers. «Mais», dit M. Duruy, «il avait admis dans ces deux ordres
tant d’hommes nouveaux... Peut-être pensait-il qu’avec ces juges les
tribunaux criminels se trouveraient sous sa dépendance[533].» C’est là,
désormais, le caractère de toutes les lois de l’avenir. Sous ce régime
absolu, les lois judiciaires se rattachent de moins en moins directement
à la classe des publicains. Nous avons épuisé ce qui pouvait nous
intéresser à leur sujet dans l’histoire.

  [533] Duruy, _op. cit._, t. II, p. 494.

Certainement, ils continuaient leur œuvre de spéculations et d’abus,
mais les historiens, comme les orateurs politiques, les ont laissés sur
les seconds plans ou les ont oubliés; les préoccupations de tous étaient
ailleurs[534].

  [534] Si on parcourt les lettres de Cicéron dans leur ordre
    chronologique, la vérité de ce fait devient saisissante. Dans ses
    lettres des premières années, il est très souvent question des
    publicains, de leurs actes, de leur influence; à partir de 706, il
    en est de moins en moins parlé; la politique des partis violents se
    substitue aux combinaisons des classes dans l’État.

Nous touchons donc à la fin de leur histoire, les documents commencent à
manquer à leur sujet; bientôt ce sont les publicains eux-mêmes qui
disparaîtront de la scène, ou n’y joueront plus qu’un rôle très humble
et très effacé; cherchons dans les faits, les derniers symptômes de leur
puissance arrivée au déclin.

Cicéron avait soutenu très énergiquement, pendant son consulat de
690-64, les chevaliers, et particulièrement les publicains, après les
avoir défendus et même exaltés à toute occasion dans ses discours. Mais
déjà cette même année, il constatait la décadence, qui leur était
commune avec toutes les institutions anciennes de l’État. Il disait dans
son discours pour Rabirius: «Lorsque l’ordre équestre, et quels
chevaliers c’étaient, dieux immortels! lorsque nos pères, les hommes de
ce temps passé, avaient à eux une si grande part du gouvernement et en
possédaient toute la dignité[535]...»

  [535] Cicéron, _Pro Rabirio_, 7: «_Quum equester ordo, at quorum
    equitum, Dii immortales! patrum nostrorum, atque ejus ætatis, quæ
    tum magnam partem reipublicæ, atque omnem dignitatem tenebat._»

Ceci ne l’empêchait pas de pouvoir dire, six ans plus tard: _Proximus
est dignitati senatus ordo equester_. C’est que chaque chose avait gardé
encore sa situation relative, dans la hiérarchie sociale, pendant que
toutes les institutions de l’État s’abaissaient dans une déchéance
commune.

César, entre les mains duquel vinrent se terminer toutes ces luttes,
avait pris trop activement part aux événements publics, pour n’avoir pas
rencontré longtemps avant son arrivée au pouvoir les publicains sur son
passage; il avait trop d’esprit politique, pour n’avoir pas tenu compte
de cette force redoutable. Il commença par les combattre. Mais lorsqu’il
voulut arriver au rang suprême, impuissant à les faire tomber d’un seul
coup, il vit qu’il était nécessaire de ne pas s’en faire de redoutables
ennemis, il les traita d’abord avec faveur.

La conduite de César avait été, pour le moins, équivoque dans le procès
de Catilina; or, Catilina était redouté autant que détesté des
chevaliers, des financiers et des manieurs d’argent de tout ordre.
Tandis que Cicéron attaquait avec toute la force de son éloquence et de
son patriotisme, l’odieux démagogue qui voulait abolir toutes les
dettes, et se proclamait lui-même le futur dictateur de la banqueroute,
César, déshonoré à cette époque par ses relations, par ses mœurs,
indulgent pour tous les vices, se rattachait à Catilina; il résistait au
courant qui allait emporter l’ennemi de la République. Il ne put pas se
refuser à voter pour la condamnation à mort; un vote contraire eût,
d’ailleurs, été inutile, mais il vota contre la confiscation des biens
de Catilina et de ses complices.

Son attitude avait été si mauvaise, aux yeux des chevaliers, que
ceux-ci, réunis en armes après la séance du Sénat, sur les degrés du
Capitole, l’auraient probablement massacré, s’il n’eût été défendu par
quelques sénateurs avec lesquels il sortait du temple de la Concorde.

Il fut long à oublier le danger que lui avaient fait courir les hommes
de finance et à le leur pardonner, car, cinq ans après, en 696-58, le
consul Gabinius disait encore qu’il leur ferait payer les nones de
décembre et la montée du Capitole[536].

  [536] Cicéron, _Post reditum_, 5; _Pro Sextio_, 12.

C’est à son instigation qu’en 691-63, le tribun Rullus proposa la loi
agraire, contre laquelle Cicéron prononça plusieurs discours. Cette loi,
qui pouvait être opportune pour réparer les maux faits par Sylla, était
préjudiciable aux publicains, auxquels elle enlevait des terres à
exploiter. Cicéron le dit formellement pour la compagnie de Bithynie:
«_Rullus jubet venire agros Bithyniæ quibus nunc publicani fruuntur._»
C’était, peut-être, une raison de plus pour que César tînt à faire
passer la loi.

En 693-61, les publicains d’Asie demandèrent une résiliation de leur
bail comme trop onéreux, ou une réduction de ce qu’ils devaient au
trésor. Ils avaient fait cette réclamation sous les inspirations de
Crassus: «_Ut illi auderent hoc postulare Crassus eos impulit[537]._» Le
Sénat refusa, sur les instances réitérées de Caton; l’ordre équestre,
irrité, se sépara du Sénat.

  [537] Cicéron, _Ad Attic._, I, 17.

César pensa, un peu plus tard, qu’il fallait rallier cet ordre à sa
cause, il en trouva là l’occasion; deux ans après, nous le voyons, en
effet, accorder, pendant son consulat, la remise du tiers du prix des
fermages d’Asie et donner ainsi aux publicains des plus grandes
compagnies de l’État, ce qu’ils réclamaient depuis longtemps.

Leur prétention n’était pas cependant très juste, et Cicéron avoue qu’il
eut quelque honte à la soutenir. Il plaida sans scrupules la cause des
publicains, et l’on s’étonnerait de le voir reprocher à Caton ses
résistances dans cette affaire, comme excessives[538], si l’on ne savait
combien l’esprit de parti peut enlever, même aux hommes les plus
éminents, leur sagesse et leur impartialité. Au surplus, le désordre
étendait de plus en plus ses lamentables effets. Quel peuple aurait pu
résister aussi longtemps que les Romains, à tous les maux accumulés
qu’ils avaient à souffrir? Les affaires privées en subissaient, comme
toujours, les fatales influences; le mal était partout, dans les esprits
comme dans les fortunes. Cicéron nous a fourni une preuve
particulièrement saisissante de cet état de désarroi des mœurs privées,
dans une de ces lettres à Atticus, si pleines de détails curieux,
qu’avec ce qu’elles contiennent, on pourrait reconstituer la vie tout
entière des Romains de ce temps.

  [538] Cicéron, _Pro Murena_. Parmi les exemples de l’obstination
    systématique de Caton, Cicéron rappelle ce que fit ce dernier contre
    les publicains: «_Petunt aliquid publicani? Cave quidquam habeant
    momenti gratia._» C’est à Cicéron lui-même qu’il faudrait plutôt
    reprocher d’avoir soutenu une cause qu’il savait injuste et
    mauvaise.--_Ad Attic._, I, 17 et 19.

Cicéron raconte à son ami que lorsqu’on eut constitué le jury de
l’affaire de Clodius Pulcher, en 692-62[539], ce jury se trouva formé, à
la suite des récusations permises à l’accusateur, de _sénateurs tarés,
de chevaliers mendiants et de tribuns de la solde qui n’avaient pas un
sou dans leur bourse_[540].

  [539] Il s’agissait, dans cette affaire, d’une poursuite dirigée
    contre Clodius Pulcher, jeune patricien débauché qui s’était
    introduit dans la maison de César sous un déguisement de danseuse,
    pendant que Pompeia, femme de César, célébrait les mystères de la
    bonne Déesse avec des dames romaines. Clodius fut poursuivi comme
    sacrilège sur l’insistance de plusieurs sénateurs et
    particulièrement du rigide Caton. César protesta de l’innocence de
    sa femme, mais il la répudia en prononçant ces mots bien souvent
    répétés depuis: «La femme de César ne doit pas être soupçonnée.»
    Suétone, _César_, 74.

  [540] Cicéron, _Ad Attic._, I, 16.

Si on y réfléchit, on se demande tout naturellement, comment il en
pouvait être ainsi, sous le régime de la loi Aurélia alors en vigueur,
et en vertu de laquelle les juges devaient avoir un cens minimum de
quatre cent mille sesterces. M. Belot, au système duquel on pouvait
opposer ce texte, qui semble contredire sa théorie purement
ploutocratique, en a donné l’explication. Il dit: «Tel propriétaire
pouvait posséder de grands biens et n’être pas moins chargé de dettes et
obéré par les emprunts.» Cette observation nous paraît juste assurément
pour certains cas; mais le censeur était un magistral supérieur qui, en
établissant les classes du cens, ne devait pas se borner, malgré les
anciens principes, à constater l’état matériel des propriétés. Sa
mission morale, étendue jusqu’à l’arbitraire le plus absolu, devait lui
indiquer et même lui faisait un devoir d’aller au fond des consciences
et des fortunes. Certainement, on pouvait le tromper et il devait
commettre des erreurs; mais ces erreurs pourraient-elles suffire à
expliquer les mots énergiques et flétrissants de Cicéron? Il faut,
pensons-nous, adopter comme plus vraie, plus conforme aux mœurs, cette
seconde explication de l’_Histoire des chevaliers_. «On pouvait, d’un
cens à l’autre, dissiper sa fortune.»

Rien n’est plus conforme à la vraisemblance, que ce bouleversement des
patrimoines même les mieux établis, dans cette société agitée par les
secousses les plus violentes, par les mesures les plus inopinées, et les
plus despotiquement révolutionnaires. Les partisans de Sylla, de Cinna
ou de Marius, de Pompée, de César, d’Antoine ou d’Octave avaient passé
successivement, parfois du matin au soir, de l’opulence à la misère ou
inversement, avec la plus redoutable facilité. Ainsi on peut s’expliquer
aisément, que tel chevalier, riche au moment du classement, fût, avant
la fin du lustre, depuis longtemps réduit à la pauvreté. Il est toujours
périlleux de courir les aventures politiques en temps de révolution, et
beaucoup y étaient amenés par le courant, ou contraints par les
circonstances.

Cela devait être vrai, surtout des spéculateurs romains, dont les
affaires politiques devaient ébranler fortement le crédit. Nous avons
entendu Cicéron l’expliquer à l’occasion de la guerre de Mithridate. Ils
pouvaient courir à leur ruine, par une de ces hausses ou de ces baisses
subites sur les denrées, dont parlent les historiens, ou même sur les
_actions_, les _partes_ qui pouvaient perdre tout à coup leur valeur,
comme elles pouvaient devenir «_carissimæ_.» Nous disions, en parlant
des affaires du Forum, que les _naufrages étaient fréquents_ entre les
deux _Janus_; cela dut être plus vrai que jamais, dans cette période qui
s’étend de Marius à Auguste, et qui fut marquée par les plus affreuses
tempêtes politiques et financières.

Bien loin d’être opposable à ceux qui considèrent comme nous, avec M.
Belot, les lois romaines comme ayant été constamment et rigoureusement
ploutocratiques, le passage énergique de Cicéron est donc pour nous,
plutôt comme un rayon très lumineux, projeté sur les mœurs publiques et
privées, de ces temps de bouleversements pour les affaires de l’État,
aussi bien que pour les fortunes privées.

Les dictatures de fait s’étaient succédé par secousses et soubresauts;
le peuple affolé était condamné à subir, pour vivre, une dictature plus
absolue que toutes les autres et plus persistante; il perdit la liberté
dont il avait tenté tous les abus; il semblait ne pouvoir conserver
l’existence que par la servitude. Il devait être comme les esclaves: _A
servatis servi_.

Les publicains, que César avait voulu ramener par des concessions et des
faveurs, pressentaient, sans doute, un ennemi redoutable dans cet homme
résolu, qui ne devait vouloir, au fond, ni de leurs caprices, ni de
leurs abus, ni de leur influence, ni même de leurs conseils, puisqu’il
devait tout faire par lui seul dans l’État.

Ils ne se trompaient donc pas, en s’unissant contre les armées du
dictateur, aux troupes de son ennemi. C’est César qui le dit
lui-même[541]: «Pompée», écrit-il, «avait eu une année entière pour
faire ses préparatifs. Aussi avait-il rassemblé une flotte considérable,
tirée de l’Asie, des Cyclades, de Corcyre, d’Athènes, du Pont, de
Bithynie, de Syrie, de Cilicie, de Phénicie, d’Égypte. Partout on avait
construit des navires et levé de grosses sommes sur les princes, les
Tétrarques, les peuples libres _et les compagnies fermières des impôts
dans les provinces dont il était le maître_[542].» Il n’eut pas de
peine, sans doute, à obtenir le concours de ses anciens alliés, les
financiers romains, et nous savons quelles étaient les ressources de ces
compagnies, qui couvraient encore à ce moment, comme un vaste réseau,
les riches et nombreuses provinces placées sous les ordres de Pompée.

  [541] César, _De bell. civ._, III, 3-5.

  [542] César, _De bell. civ._, III, 3 et 103.

«Depuis le commencement de la guerre», écrit M. Duruy, «la gêne était
générale, le crédit nul: tout le numéraire semblait retiré de la
circulation et l’on craignait une abolition générale des dettes, ce qui
aurait amené une affreuse perturbation. César recourut à un heureux
expédient déjà employé. Il nomma des arbitres pour faire l’estimation
des immeubles d’après le prix où ils étaient avant la guerre, et ordonna
que les créanciers reçussent tout ou partie de ces biens en payement,
après qu’on aurait déduit des créances, les intérêts déjà payés[543].»
Un pareil procédé, que nous avons eu plus haut l’occasion de signaler,
en son lieu, ne serait pas plus du goût des créanciers de notre temps,
qu’il ne le fut, probablement, du goût des créanciers de Rome; et
cependant, tel était l’état des esprits, que ce furent les débiteurs qui
se montrèrent déçus. C’est ce que prouve M. Duruy par une note insérée à
la suite du texte que nous venons de transcrire: «Les lettres de
Salluste disent que César, en n’abolissant pas les dettes, trompa
l’espoir de beaucoup, qui s’enfuirent dans le camp de Pompée, où ils
trouvèrent un asile inviolable, _quasi sacro et inspoliato fano_ (Ep.
II, 2. Suétone, 42). Cicéron répète plusieurs fois la même chose.»

  [543] Duruy, _Hist. rom._, t. II, p. 257.--Voy. aussi Cicéron, _Ad
    Attic._, II, 16; 695-59.

Après une première réforme judiciaire de l’an 699-55, en 708-46, César
en fit une autre. Il étendait à tous les chevaliers la capacité de juger
les causes publiques, et il l’enlevait aux tribuns de la solde. Mais il
savait bien qu’il était le maître de tout le monde, et cette nouvelle
loi judiciaire, quelque favorable qu’elle fût aux chevaliers,
c’est-à-dire aux publicains, ne devait diminuer en rien la sujétion où
l’ordre tombait.

Lorsque César fut arrivé définitivement à la domination, il avait changé
d’attitude, et l’on sentit bientôt qu’avec lui, le désordre allait céder
la place à une discipline rigoureuse, qui ne voulait admettre ni des
obstacles ni des limites.

Il nous serait difficile de nous représenter exactement la magnificence
des fêtes par lesquelles César inaugura son avènement au pouvoir. Rien
ne peut, de notre temps, nous en retracer l’image. Revêtu d’habits
magnifiques et sur un char traîné par des chevaux blancs, comme le
second fondateur de Rome, en vertu d’un décret spécial du Sénat, il
traversa en triomphateur la foule de ce peuple d’origine cosmopolite,
qui avait reçu des vivres et des boissons en abondance, et auquel il
avait voulu faire goûter les vins et les mets les plus rares: le Chio,
le Falerne, et les Murènes tant vantées[544].

  [544] On peut voir, dans l’ouvrage de M. Duruy, les détails curieux de
    cette fête somptueuse, t. II, p. 490.

Il y avait alors 320,000 frumentaires à Rome.

Son char triomphal était escorté par quarante éléphants chargés de
lustres étincelants. Des spectacles de toutes sortes furent donnés; il y
eut, dans l’arène, des combats de taureaux sauvages et de lions; quatre
cents lions furent tués en un jour; puis on ouvrit les écluses du
cirque, et l’arène, se transformant en un lac superbe, des galères de
Tyr et d’Égypte y livrèrent un combat naval; il y eut aussi une bataille
où les hommes et les bêtes féroces combattaient ensemble; dans l’une
d’elles, on vit s’entretuer 1,000 fantassins, 600 cavaliers et 40
éléphants. César fit enfin, à l’occasion de ce même triomphe, la
dédicace de ce temple consacré à _Venus genitrix_, de laquelle il
prétendait descendre, et qu’il avait construit sur le terrain acheté par
lui ou par ses amis, plus de vingt millions de francs, pendant la guerre
des Gaules, pour en faire un nouveau Forum.

Si l’on eût recherché les origines de ces centaines de millions dépensés
en fêtes, pour le plaisir du peuple-roi, que de souffrances et de
larmes, on aurait trouvées aux humbles et innombrables sources de ces
richesses, qui allaient se ramifiant à l’infini, sur le sol désolé des
provinces, pour affluer vers Rome.

Cicéron, auquel il faut toujours revenir, pour reconstituer les traits
de ces tableaux, disait, dans son discours sur la loi Manilia: «On ne
saurait croire, Romains, tout ce que nous ont attiré de haine, parmi les
nations étrangères, les injustices et les passions de ceux que nous leur
avons envoyés pour les gouverner. Quel temple croyez-vous donc sacré
pour nos magistrats, quelle est la cité qu’ils ont respectée, quelle
maison est restée pour eux fermée et suffisamment défendue? On se
demande à quelles villes riches et bien pourvues on pourra chercher
querelle pour satisfaire la passion de piller, sous prétexte de
guerre[545]...» Et dans une _Verrine_, il disait encore: «Toutes les
nations sont en larmes; tous les peuples libres font entendre leurs
plaintes; tous les royaumes enfin en appellent de notre cupidité et de
nos injustices; il ne reste plus jusqu’à l’Océan un lieu assez lointain,
assez caché pour que, dans notre temps, la passion et l’iniquité des
nôtres n’aient pu y pénétrer. Ce n’est plus de la force des armes, ou de
la guerre, c’est du deuil, des larmes et des plaintes, que le peuple
romain ne peut plus soutenir le fardeau... La République court à sa
ruine, si les méchants, soutenus par l’exemple des méchants, restent à
l’abri de toutes poursuites et de tout danger[546].»

  [545] _Pro lege Manilia_, XXII.

  [546] Cicéron, _Verr._, act. II, lib. III, 89.

C’était cependant, une ère d’amélioration qui allait commencer pour les
provinces. Montesquieu a dit que de la perte de la liberté à Rome,
naquit le salut des provinces. M. Duruy a écrit dans son remarquable
chapitre sur les réformes de César: «Au milieu de ces fêtes dont le
dictateur payait sa royauté, il n’oubliait pas qu’il avait à légitimer
son pouvoir, et que s’il prenait la liberté, il devait donner en échange
l’ordre et la paix jusqu’à son consulat; c’était dans le peuple, puis
dans les chevaliers, qu’il avait placé son point d’appui; pendant son
commandement en Gaule et durant la guerre civile, il l’avait pris dans
l’armée; maintenant, il voulait le chercher dans un gouvernement sage et
modéré, dans la fusion des partis, dans l’oubli des injures, dans la
reconnaissance universelle pour une administration habile et vigilante.»
Son succès l’avait rendu hostile à ces débauches de tout genre qu’il
avait côtoyées, ou partagées, quand il était l’ami de Catilina; son
génie dominateur lui fit rechercher, par l’autorité de la force, la paix
publique devenue nécessaire au salut de l’État, et au maintien de sa
propre puissance.

C’est par là, plutôt que par un penchant naturel, qu’il devint le
protecteur des provinciaux, car nous savons tout ce qu’il leur avait
pris sans scrupules.

Cicéron les avait aimés plus réellement; son origine, ses alliances
l’expliquent, ses discours nous le prouvent. Et cependant il mourut en
soutenant, par la parole et par les armes, la cause des chevaliers qui
vinrent, par reconnaissance, le défendre sur les degrés du temple de la
Concorde, contre les fureurs d’Antoine. D’autre part, César venait de
périr sous les poignards des sénateurs qui invoquaient encore, au profit
de leur oligarchie, le nom de la liberté, mais qui devaient tomber
bientôt à leur tour, sans avoir détruit en même temps que le dictateur,
ce qu’ils entrevoyaient en lui, les premiers germes de l’empire.

César avait pris quelques dispositions sur les douanes d’Italie; il
avait ménagé les publicains d’Asie. Octave, héritier de sa politique et
de ses pouvoirs, commença comme lui. Il supprima plusieurs impôts et fit
ensuite, aux débiteurs de l’État et aux publicains, remise des arrérages
dûs au trésor[547].

  [547] Appien, V, 30. Dion Cassius, XLIX, 15.

Mais, devenu seul maître, Auguste accentua sans retard sa politique de
centralisation absolue. Les publicains ne devaient pas pouvoir opposer
de résistance à une pareille force. Leurs sociétés, naguère si vivantes,
ces grandes compagnies si puissantes dans l’État, par la foule populaire
de leurs participants, par leurs richesses et par leurs abus, allaient
étouffer et presque mourir, entre les mailles serrées d’une
administration vigilante, présente partout, et impitoyable pour tout ce
qui pouvait faire ombrage à la suprématie du maître.

César et Auguste enlevèrent à toutes les classes du peuple romain ce
qu’il pouvait y avoir encore d’effectif dans leur rôle politique; ils ne
laissèrent survivre que quelques satisfactions de vanité, qui restèrent
comme les insignes et les souvenirs d’une puissance évanouie. Ce peuple,
amolli et démoralisé, modela, du reste sans difficulté, ses habitudes et
ses goûts sur les désirs de son souverain.

Nous ne saurions mieux faire que de laisser, en terminant, la parole à
Émile Belot, pour indiquer la destinée de ce grand corps des chevaliers
dont il a, suivant sa propre expression, étudié la physiologie avec une
réelle science. «Une révolution dans les mœurs publiques», dit-il,
«s’accomplit à Rome du temps de César et d’Auguste. Elle transforma
lentement la chevalerie romaine et, de la situation de classe politique
et gouvernante, la fit descendre au rôle d’instrument, puis d’ornement
de la monarchie. Dans cette longue décadence, la chevalerie perdit peu à
peu tout ce qui avait fait sa puissance et sa gloire, et finit par
redevenir ce qu’elle avait été à son origine, la corporation religieuse
et toute urbaine des chevaliers _equo publico_[548].»

  [548] _Hist. des chevaliers_, p. 344.

Tel fut sous le nom de chevaliers, le sort des grands publicains; les
petits employés en subirent le contre-coup, les _participes_ et les
actions disparurent pour longtemps du monde des affaires. Il n’est plus
question, dorénavant, des _partes_, de cet appoint fourni par le public,
aux grandes œuvres qui ont besoin de ses millions.

Partout ce furent les _procuratores_, c’est-à-dire les représentants de
l’empereur, des fonctionnaires salariés et hiérarchisés, qui prirent en
main l’autorité[549]. Tout est fait dans l’État par le maître lui-même
ou sous ses ordres. En étudiant les matières sur lesquelles les
compagnies de publicains exercèrent leurs spéculations, nous pourrons
voir des agents dépendants et salariés remplacer les adjudicataires de
l’État, pour les plus importants impôts, ou bien tenir ces
adjudicataires sous leurs mains, partout où il en existe encore[550].
Ils obtinrent jusqu’au droit de juger, que Claude leur confia comme
délégués impériaux, sur des causes très importantes.

  [549] Voy. Humbert, _Essai sur les finances_, t. I, pp. 188, 202 et
    228. _Finances et comptabilité de l’Empire._ Montesquieu, _Grandeur
    et décadence des Romains_, chap. XIV.

  [550] Nous savons que, sous Tibère, la perception de l’impôt foncier
    cessa d’être confiée aux publicains.

«Néron, indigné des vexations des publicains», dit Montesquieu[551],
«forma le projet impossible et magnanime d’abolir tous les impôts. Il
n’imagina point la régie. Il fit quatre ordonnances...» Ces ordonnances,
dont Montesquieu a inexactement interprété le sens, étaient des
règlements sur le mode d’exercice des pouvoirs des publicains, comme il
en fut rendu d’autres plus tard, dont la législation de Justinien porte
la trace; mais ce ne sont plus que des détails sans intérêt, et qui ne
rentrent plus, par leur nature, dans le cadre de l’étude actuelle.

  [551] _Esprit des Lois_, liv. XIII, chap. XIX. Humbert, _loc. cit._,
    p. 205.

Pline déclare que, de son temps, c’est-à-dire sous Trajan, les sociétés
vectigaliennes n’étaient plus qu’un _rendez-vous de vils esclaves
affranchis de la veille_. Le mot est exagéré sans doute, puisque les
publicains sont toujours restés adjudicataires de quelques entreprises
importantes, mais il indique que le mouvement de centralisation avait
accompli son œuvre. Les publicains sont asservis comme tout le reste de
l’ancien État. Il n’en est plus question dans l’histoire politique de
Rome, et c’est à peine si quelques textes législatifs viennent
déterminer brièvement leurs attributions pour certains cas spéciaux, et
organiser à leur égard des mesures de rigueur.




SECTION II.

Aperçu historique sur les banquiers et les lieux de réunion des
spéculateurs, au Forum et dans les basiliques.


On se rappelle, pour ainsi dire tout naturellement, la description du
Forum par Plaute[552], telle que nous l’avons donnée plus haut, en
lisant les lignes suivantes de M. Bozérian, consacrées à dépeindre le
mouvement de la Bourse de Paris: «Il est une heure moins un quart, de
toutes les rues et de tous les carrefours du voisinage débouche une
masse compacte d’individus de tout âge, de tout rang, de toute mine.
Partis de points opposés, ils se dirigent vers un centre commun. Suivons
la foule et, chemin faisant, tâchons de saisir, au milieu des groupes
qui nous entourent et nous pressent, les phrases et les mots échappés
aux plus expansifs[553].» Peut-être en trouverions-nous là, parmi de
fort honnêtes gens du reste, quelques-uns auxquels on pourrait appliquer
les vers du vieux poète Lucilius que nous avons aussi rapportés[554],
«du matin au soir courent au Forum des hommes préoccupés d’un seul
souci: feindre l’honnêteté et se tromper les uns les autres.»

  [552] Voy. _supra_, chap. II, sect. III, p. 183.

  [553] Jeannotte-Bozérian, _La Bourse, ses opérateurs et ses
    opérations_ Paris, 1859, p. 17.

  [554] _Supra_, _eod._

Où vont-ils? A Rome, ils se dirigeaient, à l’origine surtout, vers les
_tabernæ_ des _argentariæ_; c’est aussi ce qu’ils avaient fait en
France. Sous la régence, ils furent d’abord dans la rue Quincampoix, et
puis sur la place Vendôme; «on chercha, cependant, à les loger quelque
part, et comme on se plaignait du bruit qu’ils faisaient, au duc
d’Orléans lui-même: Mais où voulez-vous que je mette ces gens-là,
demanda celui-ci.--Monseigneur, répondit le prince de Carignan, qui se
trouvait présent, je leur offre mon hôtel de Soissons. L’offre fut
acceptée. Le prince de Carignan, qui avait flairé une bonne spéculation,
fit construire, immédiatement, dans le jardin de cet hôtel, un grand
nombre de petites baraques. Il les loua 500 livres par mois, ce qui lui
assura tout d’un coup un revenu d’un demi-million. Après un mois de
séjour à la place Vendôme, les agioteurs prirent possession de leur
nouveau local où ils purent crier à leur aise[555].»

  [555] Jeannotte-Bozérian, _op. cit._, p. 15.

C’était la copie, inconsciente sans doute, des _tabernæ veteres_ ou
_novæ_, construites et louées par l’État; bientôt on devait,
naturellement, arriver aux basiliques. Ce fut la Bourse, pour nous.
«Poursuivons notre course», reprend M. Bozérian. «Un vaste monument
rectangulaire attire nos regards par la régularité de ses lignes et la
grandeur de son aspect. On dirait un temple grec consacré à quelque
divinité du temps passé; c’est le temple consacré à l’idole du temps
actuel[556]...»

  [556] _Eod._, p. 17.

Tout ce que l’on trouve à l’intérieur des basiliques à Rome et dans la
Bourse de notre temps, personnel et nature d’affaires, tout semble
avoir, comme les lieux de réunion, suivi à travers le temps les mêmes
phases.

Quant à la nature des affaires, d’abord, c’est sur les valeurs
métalliques que porte surtout le trafic de nos agents de change
primitifs, des _courratiers_, tel qu’il fut réglé par ordonnance de
Philippe le Bel, du 22 juillet 1305, pour leur conférer le droit de
changer les monnaies et les matières d’or et d’argent non monnayées. Et
la loi du 6 floréal, ainsi que le décret du 13 fructidor an III,
s’occupent encore de la même marchandise que pesaient, contrôlaient ou
échangeaient au Forum, l’_argentarius_ primitif, le _vascularius_ ou
même l’antique _libripens_. «Il est défendu, aux termes du décret, de
vendre de l’or ou de l’argent, soit monnayé, soit en barre, en lingots,
ou ouvrés, ou de faire des marchés ayant ces matières pour objet, sur
les places et dans les lieux publics autres que la Bourse.»

Mais la nature des affaires se modifie avec les progrès de la
civilisation; depuis Law c’est le commerce des valeurs et des titres qui
a déjà pris le dessus, et les métaux finissent par ne plus se montrer à
la Bourse.

Déjà, du temps de Plaute aussi, le commerce des métaux, presque le seul
pratiqué anciennement, semble dominé, au Forum, par les affaires d’une
autre nature. Comme chez nous, c’est sur les billets, les avances de
fonds et autres opérations du même genre que l’on trafique désormais.
Nous y avons vu les gros manieurs d’argent de toute nature, chacun à
leur place accoutumée sur le Forum ou dans la basilique. On dirait que
la loi sur la police de la Bourse du 28 vendémiaire an IV a déjà déclaré
que «le local intérieur de la Bourse sera disposé de manière que chaque
négociant et marchand puisse s’y choisir une place fixe et déterminée,
tant dans les salles que dans les jardins du bâtiment.»

En parcourant l’histoire interne de ce personnel et de ces groupes, nous
avons signalé des analogies plus saisissantes encore, dans l’usage de se
réunir par catégories, parce qu’il est des classifications qui
s’établissent en tout temps identiquement, d’elles-mêmes, et s’imposent
surtout dans le monde des financiers. Nous ne reviendrons pas sur ces
considérations. Rappelons-nous seulement que nous avons trouvé, sur un
point, les intermédiaires de tout repos, les _boni homines_, et autour
d’eux les hommes riches qui circulent, _diteis qui ambulant_, comme s’il
s’agissait de la corbeille officielle. Ce sont plus loin les
escompteurs, les _fœneratores_, qui exercent leur utile fonction. Ce
sont enfin ceux qui stipulent, c’est-à-dire qui font des affaires de
tous genres, car la stipulation est, à Rome, la seule forme de
contracter qui se prête à tout. Comment ne pas penser à l’asphalte des
boulevards, en voyant autour de ces derniers, circuler ce type bien
connu à Rome, des _scorta exoleta_ et des _diteis damnosi mariti_, qui
les suivent de près?

On nous pardonnera de faire ces rapprochements à travers les siècles,
ils nous amènent à nous demander s’il existait à Rome, des textes de loi
analogues à ceux que nous venons de signaler dans notre propre histoire.

Nous n’avons pas ces textes, il faut bien l’avouer, mais nous pouvons au
moins admettre comme certaine l’existence d’usages constants ou de
dispositions réglementaires sur les affaires d’argent, comme il en
existait chez nous, avant les lois de floréal et de fructidor.

Nous avons constaté, en effet, que la fonction des _argentarii_ avait,
sous quelques rapports, un caractère public, qu’elle constituait une
sorte d’office ministériel en certains cas; aussi les banquiers
eux-mêmes furent-ils placés sous la surveillance du _Præfectus urbi_.

D’autre part, nous avons vu que c’est par l’État qu’étaient construites
et louées aux _argentarii_, les _tabernæ veteres_ ou _novæ_; c’était
l’État qui exerçait là une surveillance, et une sorte de police
consacrée par les _mores_.

Les archéologues ont étudié avec un soin minutieux, dans les textes,
dans les inscriptions et dans les ruines de Rome, l’histoire de cette
place illustre du Forum avec ses _argentariæ_ et ses basiliques. Nous ne
reproduirons ici que ce qui peut être intéressant au point de vue du
personnel et des affaires que nous étudions.

Quant à l’histoire publique du personnel, c’est-à-dire des banquiers
spécialement, nous ne nous en occuperons qu’après avoir parlé du lieu de
leurs opérations. C’est par l’étendue, la richesse architecturale de ce
que nous pouvons appeler les bourses de Rome, que nous pouvons juger de
l’importance des banquiers, bien plus que par les faits, même les plus
saillants de leur histoire publique.

Les banquiers ne sont pas en relief d’ordinaire, comme les publicains,
dans les événements de l’histoire politique ou économique de Rome, parce
qu’ils ne furent que les intermédiaires des financiers, et sans doute
particulièrement de ces _magistri societatum_, de ces sociétaires qui,
avec leurs puissantes ressources, accomplirent tant de grandes choses,
pour les revenus ou les travaux de l’État. Nous avons vu que les
banquiers faisaient circuler les fonds ou les billets des publicains,
lorsque les _tabellarii_ des compagnies n’y suffisaient pas, comme ils
le faisaient pour les négociants de toute espèce; mais, par cela même,
leurs opérations étaient d’ordre secondaire et leur rôle effacé.

Nous nous bornons à rappeler ce que nous avons dit en traçant l’histoire
interne de cette profession.

En politique, comme en matière financière, ils gravitèrent autour des
publicains et se confondirent avec eux, dans l’ordre des chevaliers.
Aussi l’histoire de cette bourse de Rome, comme la nôtre, si féconde en
naufrages, est-elle plus facile à suivre et plus intéressante à étudier,
que l’histoire des banquiers qui la fréquentaient par profession, pour y
servir d’intermédiaires. Nous commencerons donc par les choses, nous
nous occuperons des personnes après.


§ 1er.--Le Forum.

Sigonius a été le premier à dire, et on a souvent répété après lui, que
les banquiers étaient installés au Forum du temps de Tarquin l’Ancien.
Il est certain, en effet, d’après Tite-Live, qu’il y avait déjà au
Forum, dès cette époque, des _tabernæ_, c’est-à-dire ces boutiques où
nous devons plus tard retrouver sûrement les _argentarii_[557].

  [557] Tite-Live, liv. II, nº 21.

Nous reconnaissons que la haute antiquité de ces origines est
parfaitement possible, mais c’est seulement une conjecture, probable
d’ailleurs, parce que l’intervention de gens habiles au pesage ou à
l’appréciation des métaux est d’autant plus nécessaire, que la
civilisation est moins avancée. Le _libripens_ et les _argentarii_
occupés des métaux nous paraissent donc compter parmi les agents les
plus anciens, dans les transactions romaines, et c’est évidemment sur
les marchés que leur place est fixée.

Mais il faut avouer aussi que l’existence de _tabernæ_, même construites
et louées par l’État, n’implique pas directement qu’elles fussent
exclusivement ou même principalement habitées par des banquiers. Il
paraît certain, au contraire, que c’étaient des industries diverses qui
les occupaient au début. «L’école où se rendait Virginie, quand elle fut
saisie par les gens du triumvir Appius, était située sur le Forum.
Lorsque son père fut réduit à la tuer, en vue de sauver son honneur, on
nous dit qu’il alla prendre un couteau sur l’étal d’un boucher, aux
_boutiques neuves_ (305-449)[558].»

  [558] Gaston Boissier, _Promenades archéologiques à Rome et Pompéi_,
    chap. Ier: _Le Forum_, p. 21.

Il existait, en effet, fort anciennement, des boutiques sur l’un des
côtés du _Forum_; on en ajouta d’autres sur le côté opposé de la place;
les premières furent appelées _tabernæ veteres_, les autres _tabernæ
novæ_[559].

  [559] Voy. _Dict._ Daremberg et Saglio, vº _Argentarii_, art. Saglio
    et les auteurs anciens cités.--Varr. _Ling. lat._, VI, 9 et
    59.--Tite-Live, IX, 40; XXVI, 11 et 27.--Florus, II, 6, 48.--Plaute,
    _Curculio_, IV, 1, 14 et suiv.; _Asin._, I, 103, 112.--Cicéron,
    _Acad._, IV, 22; _De Oratore_, II, 66.--Tite-Live, III, 48; XL,
    51.--Quintus, _Instit._, VI, 3, 58.--Pline, _Hist. nat._, XXXV, 4,
    3, 210 à 367.

Ces dernières existaient antérieurement à l’époque de Caton[560].

  [560] Ampère, _op. cit._, p. 269. Tite-Live, XXVI, 27.

Toutes ces boutiques furent construites dès l’origine par l’État, et,
comme nous l’avons dit, louées pour son compte. C’étaient les censeurs
qui étaient anciennement chargés de ce soin[561]. On en avait
reconstruit sept qui avaient été consumées dans un incendie, sous le
consulat de C. Céthégus et de S. Tuditanus, en 515-239[562]. Caton en
fit construire quatre en 570-184[563]. En 578-176, on en éleva d’autres
autour du forum[564] et d’autres encore en 583-171[565].

  [561] _Dict._ Daremberg et Saglio, art. Saglio. Voy. Tite-Live, XI,
    51; L. 32, D., _De contrah. empt._, 18, 1.

  [562] Tite-Live, XXVII, 11.

  [563] _Eod._, XXXIX, 44.

  [564] _Eod._, XLI, 27.

  [565] _Eod._, XLIV, 16. Voy. Plaute dans le _Curculio_, _loc. cit._,
    et aussi au _Truculentus_, I, 1, 47; _Epid._, I, 15; _Mænæch._, II,
    2; _Aulul._, IV, v. 5, 53, 55, 56.

Il est probable que les petites industries furent bientôt chassées par
le commerce des banques sur les métaux et sur les valeurs, plus utiles
en ce lieu et d’un aspect plus élégant.

Ce qui le prouve, c’est que, après la guerre des Samnites, vers 412-342,
c’est cette partie du Forum que Papirius Cursor choisit, pour lui donner
un air de victoire nationale et de fête, en faisant appliquer, sur le
devant des _tabernæ_, les boucliers dorés qui avaient été pris à
l’ennemi. Et ce qui établit plus directement, que c’était là le domaine
réservé aux banquiers, c’est que les historiens de Rome appellent, dès
les temps les plus anciens, ces boutiques, d’une manière générale, les
_argentariæ_[566]. C’est pour cela, sans doute, qu’en 538-216, Annibal,
d’après Florus, voulant braver et humilier par avance les Romains avait,
de son camp, mis en vente les _tabernæ argentariæ_.

  [566] Tite-Live, IX, 40: «_Ejus triumpho longe maximam speciem captiva
    arma præbuere, tantum magnificentiæ visum in iis, ut aurata scuta
    dominis argentariarum ad forum ornandum dividerentur._»

Au delà de ces _argentariæ_, en se rapprochant du Capitole, on trouvait
les deux Janus, c’est-à-dire «deux petits arcs carrés, percés de quatre
portes et ornés de bas-reliefs; ils s’élevaient devant le lieu où se
construisit la basilique _Æmilia_, au bord de la voie sacrée, le
supérieur près du _canal_, l’inférieur devant l’emplacement de la
basilique. L’intervalle compris entre les deux s’appelait _medius
Janus_[567].» «Là», dit M. Saglio[568], «se tenait la bourse des
Romains, et particulièrement sous les arceaux du Janus.»

  [567] Dezobry, _op. cit._, t. I, p. 396, qui cite _P. Vict. Reg. urb.
    R._, VIII, _in fine_; _Horacio_, I, épît. I, § 4. Porphyr., _In
    Hor._, I, épît. I, 54; Horace, II, sat. III, 18; Cicéron,
    _Philipp._, VI, 5; _Off._, II, 25.

  [568] _Loc. cit._ Ovide, _Rem. am._, 561. Horace et Cicéron, _loc.
    cit._

C’était là, évidemment, le centre du grand mouvement financier, puisque
c’est là que s’élevaient, pour sombrer parfois en un instant, les plus
grandes fortunes. C’était évidemment là, _in foro infimo_, que Plaute
signalait la présence habituelle des gros banquiers et des financiers,
_boni homines et diteis qui ambulant_, car c’est là que Cicéron place
les mêmes hommes de son temps. «_Viri optimi_», dit-il, «_ad medium
Janum sedentes[569]._» Les _boni homines_ sont seulement passés au
superlatif, dans le langage de Cicéron, et ils sont assis, pendant que,
sans doute, les financiers, comme ceux du temps de Plaute et comme ceux
de notre temps, circulent autour d’eux[570].

  [569] Cicéron, _Off._, II, 15.

  [570] On sait qu’il a existé plusieurs autres marchés ou places sous
    le nom de Forum, on y spéculait sur d’autres marchandises, de là les
    noms de Forum Boarium, Forum Piscatorium, etc. Nous n’avons à nous
    occuper ici que du Forum romain, l’ancien Forum où se rend la
    justice et où se tiennent les grandes assemblées politiques dans les
    premiers temps.

C’est bien d’affaires de finances qu’il s’agit là, et non pas d’autre
chose, car c’est là justement que l’on disserte, d’après Cicéron, sur
les bonnes spéculations et l’emploi à faire des fonds, «_de quærenda et
collocanda pecunia_», mieux que l’on ne sait disserter dans aucune école
de philosophes[571].

  [571] Voy. _supra_, chap. II, sect. II, p. 178.

C’est bien ainsi que devait être la bourse romaine, et nous la
reconnaîtrons aussi bien dans ses résultats que dans ses personnages,
lorsque nous nous rappellerons le lamentable récit de la satire
d’Horace, et la plainte de cet exécuté de deux mille ans.

«Depuis que tout mon bien a sombré auprès des Janus, anéanti pour mon
propre compte, je m’occupe des affaires d’autrui[572].»

  [572] _Sat._, lib. II, sat. III, v. 18.

Les enseignements que l’on en retirait étaient plus caractéristiques
encore.

    O cives, cives, quærenda pecunia primum est;
    Virtus post nummos; hæc Janus summus ab imo
    Prodocet, hæc recinunt juvenes dictata senesque[573].

  [573] Horace, _Épît._, lib. I, ép. I, v. 54.

«O citoyens, citoyens, ce qu’il faut chercher d’abord c’est l’argent; la
vertu passe après l’argent; c’est ce que le Janus supérieur nous
enseigne hautement; c’est ce que proclament les jeunes gens, ce qu’ils
répètent avec les vieillards.»

Mais, ainsi que le dit M. Boissier, «il fait souvent très chaud à Rome,
et il n’est pas rare qu’il y pleuve; les jours de pluie et les jours de
chaleur, les affairés et les oisifs ne savaient où s’établir sur cette
place découverte. C’est pour leur donner un abri que Caton établit sa
basilique[574].»

  [574] _Promenades archéologiques à Rome et à Pompéi_, p. 22.


§ 2.--Les Basiliques.

Si l’on examine les textes de Tite-Live que nous venons d’indiquer, à
l’occasion des _tabernæ argentariæ_, on pourra remarquer une
circonstance très importante à nos yeux: c’est que les premières
basiliques qui furent construites, l’une par Caton l’Ancien, en 570-184,
l’autre par Sempronius, le père des Gracques, en 583-171, le furent en
même temps que l’on augmentait le nombre des _Tabernæ_. Pour ces deux
monuments, l’un appelé _Basilica Porcia_, l’autre _Basilica Sempronia_,
Tite-Live paraît vouloir établir une évidente connexité, entre les deux
sortes de constructions. «_Quatuor Tabernas in publicum emit,
basilicamque ibi fecit_», dit-il pour la première. De même pour la
seconde. «_Lanienasque et tabernas conjunctas in publicum emit,
basilicamque faciendam curavit, que postea Sempronia appellata
est[575]._»

  [575] Tite-Live, XLIV, 16.

C’est aussi aux environs du séjour des banquiers que fut élevée, vers la
même époque (575-179), la _Basilica Fulvia_; et Tite-Live ne néglige pas
non plus, cette fois, de rattacher les unes aux autres, ces deux espèces
de constructions: «_Basilicam post argentarias novas et Forum
piscatorium circumdatis tabernis quas vendidit in privatum[576]._»

  [576] Tite-Live, LX, 51.

C’est qu’en effet, les banquiers, les _tabernæ argentariæ_, et les
basiliques, tout cela se lie intimement.

Sans doute les basiliques servaient, en partie, de lieu de réunion et de
promenade au public, mais pas principalement; il y avait pour cela, plus
spécialement, les portiques et les jardins; l’objet essentiel des
basiliques était le même que celui de nos bourses modernes: le commerce
et, particulièrement, le commerce de l’argent, antérieurement à
l’Empire.

C’est dans une basilique, peut-être la basilique Porcia[577], que Plaute
place ceux qui _stipulantur_; les autres financiers, ainsi que les
_mensæ_ des _argentarii_, sont dans le voisinage, vers le lieu où vont
se construire bientôt après les nouvelles basiliques.

  [577] Nous disons peut-être, parce que, d’après Tite-Live, c’est en
    570-184 que fut construite la basilique Porcia, et que quelques
    auteurs fixent la mort de Plaute un an après seulement, en 571-183.

Nous ne pensons pas qu’il reste un doute sur la destination de ces
monuments, si on se rappelle le texte de Vitruve et les judicieuses
observations d’Ampère que nous avons rapportés plus haut[578], et par
lesquelles nous nous sommes considérés comme définitivement fixés à cet
égard.

  [578] Ampère, _L’Histoire romaine à Rome_, p. 268. Le savant écrivain
    semble indiquer la basilique Fulvia, comme n’étant pas des plus
    anciennes, alors que, d’après Tite-Live, du moins, elle a été
    construite en 575 (Urb. cond.) c’est-à-dire cinq ans après la
    basilique Porcia, et huit ans avant la basilique Sempronia.--Parker,
    _Forum romanum et magnum_, p. 40, parle, en outre, d’une _Basilica
    argentaria_, et de la Basilique _Opimia_, qu’il fait dater du
    consulat d’Opimius (_loc. cit._, 121). On peut trouver d’autres
    indications sur les basiliques, aux pages 49, 70, 74 et 100 du même
    ouvrage.--Voy. aussi le grand ouvrage de Jordan, _Forma urbis Romæ_.
    Berlin, 1873, p. 25 à 32, et Rodolfo Lanciani, _Ancient Rome in the
    light of recent discoveries_. Londres, 1889.--Vitruve, V, 1.--Voy.
    _supra_, chap. II, sect. III, p. 180.

On a conservé des médailles et des pierres gravées, représentant les
dispositions caractéristiques des basiliques, et l’on retrouve
aujourd’hui, à n’en pas douter, leurs traces, leurs murs et leurs
colonnades, non seulement à Rome, mais même dans certaines villes de
province, où le commerce s’était particulièrement développé[579].

  [579] Notamment à Pompéi. Voy. les plans reproduits au _Dictionnaire_
    de Daremberg et Saglio, vº _Basiliques_, article de M. J. Guadet. Il
    y en existait aussi à Otricoli, à Herculanum, à Trèves, etc. Il faut
    ajouter que ce nom de basiliques fut donné quelquefois à des
    monuments admirés pour leur richesse, mais qui avaient d’autres
    destinations. Il est question, sur une inscription, de _basilica
    equestris exercitoria_; cependant le nom est réservé, d’ordinaire,
    aux édifices dont nous nous occupons en ce moment. On trouvera, à la
    suite du même article très intéressant, une abondante bibliographie
    de la matière.

Il est probable disions-nous, que le nom de basilique a été tout
simplement emprunté à la langue grecque, où l’on désignait sous ce nom,
le même genre de monuments. Peut-être en était-il ainsi, parce qu’il y
avait, à Athènes, une sorte de portique public où l’archonte-roi rendait
la justice, et que, pour cette raison, on appelait ἡ τοῦ Βασιλέως στοά.

On a avancé que ce nom majestueux avait été adopté parce qu’il désignait
le lieu où devait se réunir le peuple-roi. Cette manière de voir a été
peut-être celle des anciens Romains; elle serait, en tout cas, très
conforme à leurs sentiments d’orgueil patriotique. On peut dire, que si
ce n’est pas là ce qui a suscité cette dénomination très pompeuse pour
une promenade publique, c’est du moins ce qui a dû contribuer à la faire
aimer, à la répandre, et à la conserver dans le langage de Rome, la cité
reine.

Vitruve, dans la continuation du texte cité plus haut, donne des
indications précises sur le mode de construction des basiliques; il en
résulte que c’étaient des monuments très analogues à la bourse de Paris,
et à bien d’autres, et aussi à certaines églises de Rome, où le nom de
basilique s’est conservé, nous l’avons remarqué, malgré le changement
complet de la destination.

Il paraît, cependant, que dans la galerie à colonnes du premier étage,
supportée par la colonnade du rez-de-chaussée, à l’intérieur, on élevait
assez ce qui est pour nous l’accoudoir, pour que ceux qui se promenaient
dans ces galeries ne fussent pas vus de ceux qui s’occupaient de leurs
affaires dans le bas. Ici encore, Vitruve ne parle que de gens qui
_s’occupent d’affaires_[580].

  [580] Voici la suite du texte de Vitruve: «Leur largeur doit être, au
    moins, du tiers de leur longueur, de la moitié au plus, à moins que
    le terrain ou un obstacle ne permette pas d’observer cette
    proportion. Si l’espace était beaucoup plus long, on ferait, aux
    deux extrémités, des chalcidiques semblables à ceux de la basilique
    _Julia Aquiliana_. Les colonnes des basiliques auront une hauteur
    égale à la largeur des portiques, et cette largeur correspondra à la
    troisième partie de l’espace du milieu. Les colonnes du haut doivent
    être, comme je l’ai dit, plus petites (d’un quart) que celles du
    bas. La cloison (_pluteum_), que l’on fera entre les colonnes du
    premier étage (ou, selon d’autres textes, entre les colonnes du
    premier et du deuxième rang, _inter inferiores superiores que
    columnas_), sera d’un quart moins haute que ces colonnes, afin que
    ceux qui se promènent dans les galeries supérieures de la basilique
    ne soient pas vus des personnes qui s’occupent en bas de leurs
    affaires.» Vitruve construisit lui-même une basilique à Fano, mais
    il n’y a pas appliqué toutes les règles qu’il donnait dans son
    ouvrage, comme des principes généraux. On semble y être resté plus
    fidèle dans les basiliques et dans les bourses construites de notre
    temps.

M. J. Guadet, au savant article duquel nous empruntons beaucoup de
détails que nous donnons ici, et qui en fournit d’autres très
intéressants, fait remarquer que «Vitruve ne parle nulle part d’une
abside, et qu’il n’en est question dans aucun des auteurs qui se sont
occupés des basiliques. Cependant», ajoute-t-il, «comme une des
principales destinations de ces édifices était d’abriter les juges et
les plaideurs, le tribunal devait avoir une place à part.» Nous ferons
remarquer que Vitruve est logique dans son silence à cet égard, car il
ne parle ni de juges ni de plaideurs comme hôtes ordinaires des
basiliques, mais uniquement des _commerçants_ et des gens _qui y font
leurs affaires_.

«A la basilique de Pompéi», observe encore M. Guadet, «la place des
juges est très nettement indiquée, à l’extrémité du monument, par une
importante tribune carrée, élevée au-dessus du sol, environ à hauteur
d’homme, et faisant face à l’entrée.»

Nous ne nous étonnons nullement de voir dans une ville de province, la
bourse et le tribunal, particulièrement celui des édiles, juges des
marchés, dans le même monument. Il en est encore très fréquemment ainsi
dans nos grandes villes de France. Bourse et tribunal de commerce y sont
fréquemment réunis sous le même toit. A Rome, au contraire, on avait
construit les basiliques sans se préoccuper du tribunal. Comme à la
Bourse de Paris, la pensée dominante pour chacune d’elles était celle du
_parloir_ ou marché public; et c’est pour cela qu’on n’y trouve pas de
place spécialement réservée à l’administration de la justice;
probablement, elle s’y réfugiait quelquefois, lorsque les intempéries la
chassaient de son tribunal du Forum.

La basilique Porcia, de Porcius Caton, était au nord-est du Forum; elle
fut détruite par un incendie occasionné par les funérailles de Clodius.
C’est du même côté que fut édifiée, cinq ans après, la basilique Fulvia,
appelée aussi Æmilia, et, huit ans plus tard, la basilique Sempronia, au
sud-ouest du Forum[581], à peu près en face de la basilique Porcia.

  [581] Ampère, _op. cit._, p. 275 et 592.

En 600-154, c’est-à-dire à peine quinze ans après, une quatrième
basilique s’élevait encore au nord du Forum: c’était la basilique
_Opimia_. Paul-Émile fit une nouvelle basilique _Æmilia_, qui était
peut-être une reconstitution de l’ancienne[582], et enfin César en
commença une autre dans des conditions assez singulières rapportées par
Appien[583], et qui fut achevée par Auguste. On voit à Rome les restes
de cette basilique _Julia_ et ceux de la basilique _Ulpia_, construite
plus tard sous Trajan. Plusieurs autres furent élevées sous
l’Empire[584].

  [582] Cicéron, _Ad Attic._, IV, 16.

  [583] Appien, _G. Civ._, II, 26. Voy. aussi Vell. Pat., II, 48;
    Valère-Maxime, t. IX, 6.

  [584] John Henry Parker, dans son _Forum romanum et magnum_, parle
    d’une autre basilique appelée _Hostilia_. A ce sujet, Cicéron, dans
    la lettre où il parle des soixante millions de sesterces qui nous
    ont donné beaucoup à penser, s’exprime ainsi: «_Paullus in medio
    foro basilicam jam pœne texuit iisdem antiquis columnis; illam
    autem, quam locavit, facit magnificentissimam. Quid quæris? Nihil
    gratius illo monumento, nihil gloriosus. Itaque Cæsaris amici (me
    dico et Oppium, dirumparis licet) in monumentum illud, quod tu
    tollere laudibus solebas, ut Forum laxaremus, et usque ad atrium
    Libertatis explicaremus contemsimus sexenties HS: cum privatis non
    poterat transigi minore pecunia. Efficiemus rem gloriosissimam. Nam
    in campo Martio septa tributis comitiis marmorea sumus et tecta
    facturi; eaque cingemus excelsa porticu; ut mille passuum
    conficiatur. Simul adjungetur huic operi villa etiam publica._» _Ad
    Attic._, IV, 16, _in fine_.

Ces édifices justifiaient presque tous leur nom, par la majesté de leur
aspect et la richesse de leur construction. On y prodiguait les colonnes
et les statues faites du marbre le plus précieux. Pour quelques-uns la
toiture était tout entière en bronze, et les peintures artistiques
concouraient, avec les sculptures, à l’élégance et à l’éclat de ces
monuments, élevés, le plus souvent, par les opulents personnages qui
voulaient acheter ainsi les faveurs de la foule ou illustrer leur nom.
Mais la faveur du peuple rapportait tant, qu’on ne la payait jamais trop
cher. Voilà pourquoi le Forum s’embellit peu à peu déjà sous la
République, de superbes monuments, dont les dernières fouilles nous ont
rendu les débris.

Ainsi, les lieux de rendez-vous ne manquaient pas aux spéculateurs, et
il est probable qu’ils se groupèrent dans les basiliques, comme ils
l’avaient fait anciennement dans le Forum, qu’ils s’y classèrent de la
même façon, et y choisirent leur lieu de réunion ordinaire.
Malheureusement, nous n’avons plus le _Choragus_ de Plaute, pour nous
guider à travers ces groupes, qui eussent été, sans doute, de plus en
plus intéressants à connaître. Les affaires furent en se développant,
sous la République, jusqu’à comprendre celles de l’univers entier qui
s’y centralisaient; et tout cela s’accomplissait au milieu d’une
population d’origine, de langage et de costumes, d’intérêts et d’aspects
cosmopolites. Mais l’empire bouleversa tout.

Nous pourrions donner de bien plus nombreux détails sur le Forum et les
basiliques, qui sont étudiés, de nos jours, avec un soin et un esprit
critique vraiment admirables; mais ce serait entrer dans les domaines de
l’art ou de l’archéologie, qui ne sont pas les nôtres.

Ce sont surtout les hommes d’affaires qui les ont fréquentés en foule
jusqu’à l’empire, qui nous intéressent ici.


§ 3.--Cessation du jeu sur les valeurs, au Forum et dans les basiliques.

Tout nous autorise à penser que le jeu sur les valeurs de bourse
disparut, lorsque furent supprimées les sociétés par actions, et il n’y
a rien de surprenant à cela. Les textes anciens qui se réfèrent à la
pratique des jeux et à la place où ils se tenaient, viennent nous
confirmer absolument dans cette opinion.

Jusqu’à Auguste, c’est au Forum que l’on trafique sur le taux de
l’intérêt et des valeurs, c’est là que se font et se défont les
fortunes. C’est du Forum que nous parlent Lucilius, Plaute et même
Horace, lorsqu’ils nous entretiennent des joueurs de leur temps.

Alors c’était bien en trafiquant sur les affaires qui se pratiquent à la
bourse, que l’on poursuivait les chances du jeu. «_Aliena negotia curo,
excussus propriis_», dit le joueur d’Horace, qui a succombé auprès du
_Janus medius_: «_res mea ad Janum medium fracta est[585]._» Il ne
s’agit pas là d’un vaincu de la table de jeu, mais du faiseur d’affaires
ruiné et exécuté sur le marché. Aussi, c’est du haut des Janus, que sont
proclamés les préceptes de la Fortune. «_Hæc Janus summus ab imo
prodocet._»

  [585] Nous avons déjà rapporté ce fragment d’Horace, _Sat._, II, III,
    _supra_, p. 191, note 354. Lorsque Horace écrivait ses satires,
    l’œuvre économique d’Auguste n’était pas accomplie; il pouvait donc
    être encore question des jeux de bourse et de la spéculation sur les
    _partes_ des publicains, dont le cours variable se prêtait, plus que
    toutes autres valeurs, aux opérations aléatoires. Mais le régime
    ancien s’écroulait de toutes parts. Sur l’époque où furent écrites
    ces satires, voy. G. Boissier, _Nouvelles promenades
    archéologiques_, p. 6. Paris, 1890.--_Histoire de la vie et des
    poésies d’Horace_, par Walckenaer. Paris, 1858, t. I, p. 118.

Il faut ajouter aux textes d’Horace, les textes innombrables de Cicéron
sur les _societates_, avec leurs _participes_, leurs _socii_, leurs
_magistri_, leurs courriers, qui se retrouvent en foule tous les jours
sur la même place, et notamment ce Terentius Varron, qui y arrive, lui
aussi, «_quum primum M. Terentius in Forum venit_», pour y perdre
beaucoup d’argent avec les publicains: «_maximis enim damnis affectus
est._» Voilà les temps antérieurs aux réformes d’Auguste[586].

  [586] Cic., _Ad famil._, XIII, 10. Voy. _supra_, p. 84.

Depuis cette époque, au contraire, il n’est plus jamais question dans
aucun texte, soit littéraire, soit juridique, ni de ces aventures, ni de
ces trafics, ni de ces enseignements périlleux des Janus. On ne cesse
pas de jouer sous l’empire, on joue affreusement; mais c’est ailleurs,
et autrement, que l’on va exposer ou perdre sa fortune.

Ainsi, dans les œuvres de Martial, de Suétone, de Juvénal et des pères
de l’Église qui écrivaient au temps où les publicains et leurs
spéculations avaient été dispersés pour toujours, le jeu et les joueurs
sont flagellés à diverses reprises, mais il n’y a plus rien de commun
entre ces joueurs et les affaires d’argent du Forum et des _argentariæ_.
Il ne s’agit plus désormais que de l’_alea damnosa_, d’ancienne origine,
et du _fritillus_, du _cornet à dés_ qui distribue la chance. On ne va
plus à la _mensa_ du banquier, ou à l’_argenteria_, ou à la basilique,
comme autrefois, on va au hasard de la table de jeu, «_ad casum
tabulæ_», et l’on s’y ruine, comme on le faisait jadis parmi les
manieurs d’argent des deux Janus, dont il n’est plus question.

Comment pourrait-on comprendre que, brusquement, tous les écrivains
romains, et spécialement les satiriques, les comiques, les anecdotiers
si compendieux sous l’empire, aient cessé de parler de ces scandales
publics, s’ils s’étaient continués de leur temps, comme au temps de la
république.

Assurément le génie pénétrant et acerbe de Juvénal se fût attaqué, plus
énergiquement encore que celui d’Horace, à ces excès provoquants de la
spéculation, à ces chutes misérables, à ces triomphes orgueilleux et
immoraux de la chance, qu’avait flétris l’aimable courtisan de Mécène et
d’Auguste.

Or, pas plus que les autres, Juvénal n’en a dit un seul mot. La passion
du jeu n’a pas cessé de sévir autour de lui; il en signale les
désordres; le jeu revient souvent sous sa plume vengeresse, mais
transformé et pour ainsi dire cantonné. Dès sa première satire, il lui
lance une véhémente apostrophe: «Quand donc», dit-il, «la cupidité
s’est-elle plus ouvertement étalée que de nos jours? Quand les hasards
du jeu ont-ils plus absorbé les âmes? Ce n’est plus avec des sacs
d’argent que l’on va courir les chances _de la table de jeu_, on y fait
porter à ses côtés son coffre-fort»; mais plus un mot des Janus.

    . . . . . . . . . . . . . . . . _quando
    Major avaritiæ patuit sinus? alea quando
    Hos animos? neque enim loculis comitantibus itur
    Ad casum tabulæ, posita sed luditur arca[587]._

  [587] Juvénal, _Sat._, I, v. 88. Voy. aussi _Sat._, XIV, et _supra_,
    p. 189.--Martial, IV, 14; VI, 48; XIV, 8.--Suétone, _Domitien_, XXI.

Cette redoutable passion ne fut pas évidemment en s’atténuant avec le
temps, si nous en jugeons par un document curieux qui date d’un peu plus
tard. Nous voulons parler d’un opuscule ou homélie sur les joueurs, «_de
aleatoribus_», que l’on attribue à saint Cyprien, ou à saint Victor, ou
à un évêque d’une église particulière, mais qui remonte sûrement aux
premiers siècles du christianisme[588].

  [588] Voy. l’Étude critique publiée sur cet opuscule par l’Université
    de Louvain, 1891.

On ne peut imaginer la véhémence de langage et la sainte indignation que
déploie l’orateur sacré, en s’adressant aux fidèles. «On voit», dit-il,
«le joueur sans respect de sa dignité, sans excuse possible, entraîné
par cette ardeur pestiférée, réduit à abandonner son patrimoine, après
avoir bu secrètement ce poison mortel... O passion déréglée qui au lieu
des richesses engendre le dénuement et la misère. O mains meurtrières, ô
mains pernicieuses que le gain ne peut arrêter, et qui continuent encore
à jouer après avoir perdu! Le chrétien _qui joue aux dés_ souille ses
mains, car c’est au démon qu’il offre un sacrifice[589].»

  [589] _De Aleatoribus_, VI et IX. Mais, évidemment, on jouait déjà aux
    dés pendant que les jeux de bourse étaient encore pratiqués au Forum
    et même avant. Le vice du jeu était fort ancien à Rome. Horace, ode
    III, 24. Dig., _De Aleatoribus_, XI, V. Code: _De Aleatoribus et
    alearum lusu_, III, XLIII.

On le voit donc, c’est encore avec les dés et le fatal _fritillus_,
comme au temps de Juvénal, et pas autrement, que l’on continue à tenter
passionnément les chances du hasard.

Peut-être jouait-on aux dés sur les places publiques, dans les
basiliques; c’est probable; les gens du peuple à Rome devaient jouer
dehors autrefois, comme ils le font encore aujourd’hui. On a même
trouvé, sur les dalles de certaines basiliques, des dessins de jeux,
dames, échecs et autres, qui autorisent à penser qu’il en était ainsi.
Mais que sont devenues les opérations aventureuses, portant, elles
aussi, les richesses ou la ruine au milieu des spéculateurs du Forum,
des Janus, et des basiliques?

Il n’en est plus parlé nulle part, depuis le temps des _Satires_
d’Horace, c’est-à-dire depuis qu’Auguste a anéanti les grands financiers
et les compagnies qui lui faisaient ombrage.

Les jeux sur les valeurs ont disparu en même temps que les grands
publicains et les actions aliénables de leurs sociétés. C’est là une
constatation qui nous paraît avoir sa gravité; et si le fait est
démontré, nous pouvons légitimement l’invoquer comme un dernier et
précieux témoignage de l’histoire, à l’appui de nos affirmations sur la
réforme à la fois politique et financière radicalement accomplie par
Auguste.


§ 4.--Les Banquiers dans leurs rapports avec les faits de l’histoire
romaine.

Autant a été considérable et persistant l’emploi des banquiers dans les
affaires privées, autant a été réduite, au contraire, l’importance de
leur intervention directe dans les affaires publiques.

Nous en savons la raison: ils n’étaient pas de ceux qui pouvaient jouir
des privilèges de l’association des capitaux, et ne purent, par
conséquent pas organiser des institutions analogues à celles de nos
grandes sociétés de crédit.

Lorsque les besoins d’argent se faisaient sentir quelque part, dans des
proportions anormales, il n’y avait que les magistrats, ou les généraux,
enrichis aux dépens des provinces, ou bien des publicains, qui pussent
répondre aux grandes nécessités financières; et nous avons vu qu’il en
fut ainsi en Asie, à l’époque de Sylla. Ce sera Gabinius, le fils d’un
_fortissimus et maximus publicanus_, ayant lui-même, _magnas partes
publicorum_; ce sera Rabirius et bien d’autres inconnus, enrichis dans
des conditions plus ou moins avouables, qui trafiqueront des trônes de
l’Orient, et avec qui les rois négocieront des emprunts, mais non les
banquiers de profession.

Ce sera Pompée, «le grand Pompée, qui fut longtemps le chef de l’ordre
équestre, sorte d’Harpagon conquérant, se servant d’un prête-nom, qui
était le chevalier romain Cluvius, de Pouzzoles, pour pressurer les
peuples et les rois qui lui devaient leur couronne... Trente-trois
talents ne suffisaient pas à payer les intérêts mensuels des sommes que
l’infortuné roi de Cappadoce avait empruntées à leur protecteur[590].»
Nous avons vu comment Brutus employait la cavalerie romaine pour se
faire rembourser les prêts par lui faits aux villes; comment Cicéron
lui-même s’est laissé aller quelquefois à seconder des opérations
criminelles, que les mœurs semblaient autoriser. Il résulte de la
correspondance avec Atticus, qu’à la prière de ce dernier, dérogeant à
ses principes d’honnêteté naturelle, il fit nommer préfets Scaptius et
Gavius, prête-noms de Brutus, et les agents de ses indignes trafics avec
le roi de Cappadoce.

  [590] Belot, _Hist. des chevaliers_, _loc. cit._

Les faits du même genre sont très nombreux dans l’histoire de Rome. Mais
ce sont des faits séparés les uns des autres, accomplis sans aucun lien
entre eux, sans aucune tradition commune, par des gens qui ne
ressemblent en rien aux publicains ni aux banquiers, et qui réalisent
leurs opérations ruineuses pour les provinciaux exploités,
qu’accidentellement, par occasion, pour ainsi dire, en quelques coups de
force rudement frappés. Ils ne rentrent pas dans notre étude sur les
manieurs d’argent de profession.

Nous ne constaterons pas davantage, dans les cinq premiers siècles de
Rome, du moins habituellement, l’intervention des banquiers dans les
prêts d’argent à intérêt, ou avances de fonds.

Les prêteurs d’argent des temps anciens, ceux qui ont provoqué les
émeutes parfois sanglantes du Forum, la retraite réitérée du peuple sur
le mont sacré ou ailleurs, ceux dont les abus ont nécessité des lois
toujours renouvelées et toujours impuissantes sur l’usure, ce ne sont
pas des chevaliers, des _fœneratores_ de profession; ce sont plutôt les
patriciens, les seuls riches des premiers siècles, dans leurs rapports
avec la plèbe.

On peut consulter tous les textes relatifs à ces émeutes et aux lois
qu’elles faisaient naître; c’est toujours la lutte des castes, nous
l’avons déjà fait observer, ce sont des discussions et des concessions
politiques que signalent les textes, quand il s’agit de la misère des
débiteurs à soulager et des excès des créanciers à contenir[591].

  [591] Voy., notamment, les détails très énergiquement présentés par
    Tite-Live, sur les crises financières de l’année 259-495, liv. II,
    ch. XXIII; en 398-356, liv. VII, ch. XVI; et en 429-325, liv. VIII,
    ch. XXVIII; à cette dernière date, la transformation économique
    apparaît. Il semble être question d’un _fœnerator_ de profession.

Ce n’est probablement qu’après plusieurs siècles, que les _fœneratores_
de profession, les banquiers escompteurs, ainsi que nous dirions
aujourd’hui, commencèrent à opérer le trafic sur les avances et les
dépôts de fonds. Jusque là, c’est surtout sur les métaux et les échanges
que les opérations ont porté, dans les _Tabernæ argentariæ_ du Forum.

On voit cependant apparaître d’assez bonne heure dans l’histoire, des
personnages qui doivent être des banquiers de profession, et qui sont
publiquement chargés de résoudre les difficultés résultant des abus de
l’usure. Il serait curieux d’étudier chacune de ces interventions
économiques, dans leurs détails, mais comme ce sont des mesures
politiques autant que financières prises par l’État, et non des actes
d’initiative privée et de banque proprement dite, nous ne pourrions pas
nous y arrêter ici, sans sortir de nos limites. Nous nous bornerons donc
à énumérer les principaux de ces faits.

Ainsi, on a dit que la loi des XII Tables avait établi des contrôleurs
des monnaies. «_Triumviri monetales, aurum, argentum, æs publice
signanto[592]._» Ce qui est plus certain, c’est que des magistrats de ce
genre furent établis à plusieurs reprises plus tard[593].

  [592] Marquardt, _De re monetaria veterum Romanorum_; Cruchon, _loc.
    cit._, p. 42.

  [593] Voy. Lenormant. _op. cit._, t. III, p. 146.

En 401-353, les consuls Valerius Publicola et Marcius Rutilus nommèrent,
pour apaiser les esprits excités, et faciliter le règlement des dettes,
cinq personnages qui furent préposés à ce soin. «_Quos mensarios ob
dispensationem pecuniæ appellarunt._» Ils rendirent de tels services,
dit Tite-Live, que leurs noms ont mérité de passer à la postérité. Ils
s’appelaient C. Duellius, P. Decius Mus, M. Papirius, Q. Publilius et T.
Æmilius; ils avaient été probablement pris parmi ces financiers honorés
du nom de _boni homines_[594]. Leur intervention consista à faire des
avances aux débiteurs sur les fonds de l’État, et surtout à contraindre
les créanciers à recevoir en payement, les biens de leurs débiteurs,
suivant une estimation équitablement faite.

  [594] Tite-Live, VII, ch. XXI.

Des mesures semblables furent prises en 405-349 et en 538-216. Cette
dernière fois, tout au moins, les _triumviri mensarii_ désignés, ne
furent pas pris parmi les banquiers de profession, car Tite-Live nous
dit que l’un d’eux avait été consul et censeur, l’autre deux fois
consul, l’autre tribun du peuple[595].

  [595] Tite-Live, XXII, 60; XXIII, 21.

En 540-214, lorsque les sociétés de publicains s’honorèrent par les
propositions généreuses que nous avons rapportées, pour venir au secours
de l’État en détresse, on nomma des _triumviri mensarii_ pour être
adjoints aux censeurs: «_Arcessitosque ab triumviris esse dixerunt, ut
pretia servorum acciperent[596]._»

  [596] Tite-Live, XXIV, 18.

C’est encore entre les mains des _triumviri mensarii_, qu’en 542-212 le
public fut invité à porter ses offrandes à la patrie en danger[597].

  [597] Tite-Live, XXVI, 26: «_Senatu inde misso pro se quisque aurum
    argentum et æs in publicum conferunt tanto certamine injecto, ut
    prima inter primos nomina sua vellent in publicis tabulis esse, ut
    nec triumviri (mensarii) accipiendo nec scribæ referundo
    sufficerent._»

Cicéron parle aussi[598] de _mensarii_ chargés de surveiller les
dépenses de l’État, en compagnie de cinq préteurs et de trois questeurs.

  [598] _Pro Flacco._--Voy. aussi un texte, très discuté d’ailleurs, de
    Quintilien, _Inst._, V, 105.

On voit que ces _mensarii_ sont des fonctionnaires ou des délégués du
pouvoir public. Nous n’insistons pas.

Nous avons dit également, pourquoi nous ne devrions pas nous occuper ici
des lois sur le taux de l’intérêt et sur l’usure; nous signalerons
cependant, en passant, quelques mesures spécialement intéressantes pour
les manieurs d’argent de Rome et de la province. Elles sont trop
caractéristiques des mœurs économiques du temps, pour que nous les
passions sous silence; mais nous nous abstiendrons de commentaires.

Une loi de 561-193 soumit les Latins aux lois romaines sur le prêt
d’argent, «_cum sociis ac nomine Latini pecuniæ creditæ jus idem quod
cum civibus Romanis esset[599]._» Jusque-là, on s’était servi de
prête-noms latins pour se soustraire à la rigueur des lois; on fut
obligé d’aller chercher le détour plus loin, et jusque dans les
provinces d’outre-mer. «Voici donc, d’après M. Belot, le commerce que
faisaient depuis les guerres puniques, les banquiers presque tous sortis
de l’ordre équestre. Ils empruntaient à Rome, à un taux modéré, et ils
prêtaient en province, à un taux exorbitant. Ils gagnaient la différence
des intérêts. C’est ainsi que P. Settius, avait, à Rome, contracté des
dettes, mais, en province, il avait de nombreux débiteurs, parmi
lesquels Hiempsal, roi de Mauritanie[600].»

  [599] Tite-Live, liv. XXXV, ch. VII.

  [600] Belot, _Hist. des chev._, p. 154.--Cicéron, _Pro Sulla_, 20. Les
    particuliers plaçaient leurs fonds et «ceux de leurs familles» sur
    les _vectigalia_. _Supra_, p. 282.

A mesure que les banquiers devenaient plus forts, comme chevaliers, et
comme affiliés aux publicains, les lois devenaient de plus en plus
impuissantes envers eux, aussi bien qu’envers leurs amis. En 665-89, le
préteur Sempronius Asellio voulut prendre des mesures pour assurer
l’application des anciennes lois contre l’usure, nous avons déjà signalé
ce fait, il fut massacré en plein jour par les banquiers, près du temple
de Vesta.

C’est à cette occasion que fut proposée la loi _Plotia de vi, hominibus
armatis_, afin d’enlever aux chevaliers la judicature et d’obtenir,
ainsi, une condamnation contre les meurtriers du préteur.

On voit où en était venue la justice, non seulement par rapport aux
publicains, mais encore par rapport à tout ce qui se rattachait, de près
ou de loin, à leurs affaires ou à leurs intérêts[601].

  [601] Belot, _eod._, p. 262.

Plutarque a rapporté, en détail, les mesures prises par Lucullus en
Asie, en 683-71, soit contre les publicains, soit contre les banquiers
ou les _negotiatores_. C’était, assurément, contre ces derniers surtout,
que furent édictées les dispositions par lesquelles le proconsul
ramenait le taux de l’intérêt à 1% par mois, et réduisait le montant de
ce qui était déjà dû[602].

  [602] Plutarque, _Lucullus_.

Mais les publicains ressentirent aussi très profondément les effets de
ces mesures, car ils avaient dû se faire banquiers à côté de ceux qui
l’étaient en titre, nous l’avons vu, pour faire les avances nécessitées
par les lourdes charges que Sylla avait imposées à l’Asie. Et nous avons
vu, aussi, que la loi Manilia vint, sur les insistances de Cicéron,
l’orateur des publicains et des banquiers, punir Lucullus de ses
sévérités.

D’autres mesures, d’un caractère singulier, furent prises plus tard à
Rome même, en vue d’éviter que la monnaie ne sortît du sol de l’Italie.
Nous en indiquons quelques-unes, comme se rattachant spécialement au
commerce de l’argent.

C’est ainsi qu’en 685-69, la loi Gabinia vint défendre aux provinciaux
d’emprunter à Rome, et annuler tous les engagements qui y seraient
contractés par eux.

Vers la même époque, Cicéron défendait toute vente dans le port de
Pouzzoles, et n’y permettait que le troc, à l’égard des étrangers, afin
d’empêcher l’argent de se diriger vers la Grèce[603].

  [603] Cicéron, _In Vat._, 5.

Des mesures analogues avaient été prises contre les Juifs, et plusieurs
sénatus-consultes leur avaient défendu d’envoyer du numéraire à
Jérusalem. «_Quum aurum, Judeorum nomine, quotannis ex Italia et ex
omnibus provinciis Hierosolyma exportari soleret_», dit Cicéron,
«_Flaccus sanxit edicto, ne ex Asia exportari liceret[604]._»

  [604] _Pro Flacco_, 28.--Dans le même esprit économique on prenait des
    mesures pour éviter aux produits de l’Italie la concurrence des
    produits étrangers. C’est ainsi qu’on défendait, dans ce but, la
    culture de la vigne en Gaule au temps de Cicéron. Voy. Cicéron, _De
    Republica_, liv. III, VI: «_Nos vero justissimi homines, qui
    Transalpinos Gentes oleam et vitem serere non sinimus, quo pluris
    sint nostra oliveta nostraque vineæ: quod quum faciamus, prudenter
    facere dicimur, juste non dicimur; ut intelligatis, discrepare ab
    æquitate sapientiam._»

Il est probable que les manieurs d’argent se dérobaient facilement à ces
lois, par la dissimulation et par la fraude. Mais c’était au moins en
reconnaître l’existence, que de chercher à s’y soustraire par des
détours. Il n’en était pas toujours ainsi.

Cicéron nous a laissé, dans trois lettres curieuses, écrites à
Atticus[605], des détails sur les procédés auxquels les grands
personnages recouraient à cet égard; ils en usaient tout à fait à leur
aise.

  [605] _Ad Att._, V, 21, et VI, 1 et 2.

Brutus voulait prêter aux Salaminiens, à 48%, une grosse somme dont ils
avaient besoin, et ceux-ci s’engageaient, en effet, dans ces conditions
vis-à-vis de lui, par des _syngraphæ_ qui devaient servir de titre à la
créance.

Le traité de Brutus, ou de ses prête-noms, était largement usuraire, et
dépassait de beaucoup le taux légal qui était de 12%. Brutus fit tout
simplement rendre un sénatus-consulte spécial, qui lui permettait de
passer outre.

D’autre part, les _syngraphæ_ signés à Rome par des provinciaux, étaient
nuls en vertu de la loi Gabinia. Un autre sénatus-consulte de la même
espèce fut rendu pour déclarer ceux-ci valables.

C’est cette même dette que Brutus fit exécuter sur la personne des
sénateurs, par la cavalerie du consul de la province. On ne peut guère
accumuler plus d’abus dans une seule affaire.

Nous n’insistons pas sur ces prévarications qui n’ont rien de commun
avec les affaires de banque; mais on peut y trouver le curieux spectacle
de la lutte dans laquelle devaient se débattre les honnêtes gens, et
spécialement Cicéron, tiraillé entre sa conscience et le désir de plaire
à ses amis Brutus et même Atticus.

En 706-48, César ordonna une liquidation des dettes par des _mensarii_
chargés de faire des avances avec les fonds de l’État, ou de contraindre
les créanciers à recevoir en payement des biens, comme cela avait eu
déjà lieu d’autres fois[606]. Nous avons déjà signalé et jugé ce
procédé.

  [606] Belot, _loc. cit._, p. 152, _supra_. César, _De bell. civ._,
    III, I et XX.

Mais le règne des grands spéculateurs, magistrats supérieurs ou généraux
d’armées, comme celui des banquiers, comme celui des publicains, allait
finir. La puissance impériale n’allait plus admettre en cela, que les
abus qui se commettaient en son nom et sous ses ordres, comme pour
toutes choses.

Le rôle modeste des banquiers de profession fut encore ce qui devait les
protéger contre les rigueurs niveleuses de l’empire.

Nous les voyons revenir souvent, dans les écrits des jurisconsultes de
l’époque classique, et, sous Justinien ils sont encore revêtus de titres
brillants, qui les font traiter, avec considération, comme les _boni_,
ou les _optimi viri_ du temps de la république. Mais le règne des grands
manieurs d’argent était passé depuis cinq siècles.




CONCLUSION


Il semble que, chez les grands peuples où la liberté politique s’est
sagement établie et régulièrement organisée, le mouvement des choses
humaines devrait de lui-même suivre son cours naturel vers la justice et
le progrès; mais, on le sait bien, ce n’est pas sans effort que l’homme
apprend à être libre.

Là, plus qu’ailleurs, peut-être, si les passions personnelles et
égoïstes de chacun ne sont pas contenues et pour ainsi dire ennoblies
par des sentiments d’ordre supérieur, la société ne tarde pas à se
détourner de sa route.

C’est ce qu’a dit Montesquieu, lorsqu’il a fait de la vertu l’élément
indispensable du gouvernement populaire.

Et même, au sens de cet observateur de génie, les vertus privées ne
sauraient y suffire. Sous les régimes démocratiques, ce sont les
particuliers qui gouvernent, au moins par leurs suffrages; ce sont par
conséquent eux-mêmes qui doivent veiller à la marche de l’État, et
s’imposer courageusement les sacrifices nécessaires parfois aux intérêts
généraux de la patrie.

«La vertu politique», est-il dit au livre de l’_Esprit des lois_, «est
un renoncement à soi-même qui est toujours une chose très pénible...
Elle donne toutes les vertus particulières... Lorsque cette vertu cesse,
l’ambition pénètre dans les cœurs qui peuvent la recevoir, et l’avarice
entre dans tous[607].»

  [607] Montesquieu, _Esprit des lois_, l. III, ch. III, et l. IV, ch.
    V.

L’avarice en effet, portant en elle l’amour immodéré du gain, est la
forme naturelle de l’égoïsme chez les peuples actifs et libres[608].
Même avec des procédés légaux, et dans une république de citoyens
honnêtes, elle doit facilement devenir un danger public, puisqu’elle ne
produit que des abaissements intéressés, dans des États où l’on ne peut
se passer de vertus supérieures. Et c’est bien de ce côté que se font
réellement pressentir les plus redoutables périls, pour nos démocraties
modernes.

  [608] «Ceux d’aujourd’hui ne nous parlent que de manufactures, de
    commerce, de finances, de richesses, de luxe même.» _Eod._, liv.
    III, chap. III.

La Bible avait stigmatisé les excès de cette dépravation de la liberté,
sous un nom qui a traversé les siècles: c’est le culte du veau d’or; et
le récit de l’exode rapporte que Moïse, trop longtemps retenu sur la
montagne sacrée, dut détruire, par d’effroyables exécutions, cette
ignoble idolâtrie, afin de sauver son peuple et de le rappeler à ses
hautes destinées[609].

  [609] Exode, ch. XXXII.

A Rome, nous l’avons vu, lorsque les publicains composant les classes
moyennes eurent abattu le patriciat, et furent devenus seuls maîtres des
suffrages, la république ne tarda pas à périr, parce qu’elle n’eut guère
d’autre but que de satisfaire la cupidité, c’est-à-dire «l’avarice» de
ceux qui la gouvernaient.

Nous venons d’étudier ce phénomène historique, si semblable, à certains
égards, aux événements qui nous environnent, et nous avons été frappé de
ces analogies, quoique bien des détails nous échappent encore.

Il en est de l’œuvre des publicains, en effet, et des grands banquiers,
comme de la plupart des institutions qui ont précédé l’empire. Les
grands écrivains de la littérature, de l’histoire et du droit
n’existaient pas encore; et nous ne pouvons pas tout savoir.

Nous connaissons beaucoup de lois de ces époques lointaines, sur la
propriété, sur les créances, sur les actions en justice, mais nous
n’avons sur ces sujets, ni jurisprudence, ni doctrine, ni aucun détail
d’application. Il a fallu attendre jusqu’à la découverte des
_Commentaires de Gaius_, c’est-à-dire jusqu’en 1816, pour en avoir
quelques notions précises. Nous ne sommes guère plus fixés, sur ces
institutions qui nous ont été si complètement expliquées pour les temps
suivants, que sur les événements dont nous venons de parler, et ceux-ci
ont été beaucoup plus négligés par les commentateurs.

Que l’on ne nous accuse pas, cependant, de ne présenter que des
conjectures hardies.

Nous n’avons rien avancé dans ce travail, qui ne soit directement prouvé
par des textes, ou qui ne s’impose par la plus scrupuleuse logique, et
l’on nous pardonnera de le rappeler nettement, en faisant le relevé d’un
actif que nous pouvons, avec le langage du sujet, déclarer bien établi.

Nous constaterons d’abord, que nous sommes en présence d’une démocratie
bourgeoise, qui se développe par l’œuvre imprudente des Gracques, et
qui, après avoir supplanté le patriciat, tombe dans la démagogie. C’est
le moment où «l’avarice» gouverne en souveraine, par la fédération des
grandes compagnies financières; nous pensons l’avoir démontré.

Les compagnies de publicains couvraient, en effet, de leurs
spéculations, de leurs entreprises et de leurs travaux, le monde Romain,
et nous les avons réellement trouvées à l’œuvre, en Sicile, dans la
province d’Asie, dans la Bithynie, la Cilicie, la Syrie, le Pont, la
Judée, la Macédoine, la Grèce, la province d’Afrique, l’Espagne et la
Gaule. Il en était de même dans toutes les provinces conquises, et nous
avons vu leurs services compliqués s’organiser partout, au moment même
où l’armée prenait possession du territoire.

Ces grandes compagnies trouvaient abondamment des fonds, par l’attrait
d’un gain assuré, et par le procédé aussi simple que merveilleux de
l’action, qui est, aujourd’hui encore, resté le même. _Partes, Particeps
non socius, affinis conductionis._ Tout le monde voulait y avoir sa
part: Πάντας ὡς ἔπος εἰπεῖν, dit Polybe. On s’arrachait les titres,
Cicéron le dit textuellement de C. César, _Eripuit partes illo tempore
carissimas_.

Elles furent facilement organisées, parce que l’adjudication des impôts
et des grands travaux était, de toute antiquité, dans les mœurs.

Elles furent très nombreuses, parce que les travaux de la guerre et les
bénéfices de la paix se multiplièrent à l’infini, sur les provinces
conquises.

Elles furent très riches, parce que c’était sur les provinciaux asservis
que portaient leurs exploitations sans contrôle et sans scrupule.
«Arrachez-nous de la gueule de ceux dont la cruauté ne peut se rassasier
de notre sang», disait, au nom des provinciaux, le célèbre discours de
Crassus.

Elles furent populaires, parce qu’elles représentaient, aux yeux du
peuple romain, les droits de la conquête se continuant, à leur profit,
sur les peuples vaincus.

Elles devinrent vite agissantes et fortes, parce qu’elles furent animées
par une spéculation passionnée, surexcitées par le jeu sur leurs valeurs
échangeables, et soutenues par l’autorité que leur donnait leur
richesse. Cicéron en a largement rendu témoignage.

Elles fournirent un aliment aux jeux, d’où résultaient des fortunes
subites et de terribles chutes, auprès des deux Janus du Forum.
«_Excussus propriis, ad medium Janum res mea fracta est_», dit le joueur
d’Horace; et nous avons démontré que le jeu cesse au Forum, dès que
disparaissent les publicains.

Elles s’unirent entre elles, se syndiquèrent puissamment, en vue de
leurs intérêts communs, de façon à former un nouvel ordre dans l’État,
_Novus Ordo_; et c’est ce qui fit leur puissance commerciale et
politique. «_Unde regnarent judiciariis legibus, nisi ex avaritia?_»
«Avaritia», tel est le mot de Festus, qui est devenu le mot fatal de
Montesquieu.

Auguste, qui ne voulait pas d’une pareille puissance à ses côtés, n’eut
pas même à supprimer les compagnies, il n’eut qu’à arrêter le
renouvellement des adjudications. Il n’y eut plus dès lors de sociétés
par actions possibles, puisque l’État s’était réservé le droit de les
constituer. Le règne des publicains était fini.

Alors commença l’empire, qui eut du moins la gloire de laisser le droit
civil prendre son admirable développement; mais sous la puissance
politique duquel, tout dut fléchir et se soumettre.

Toutes les initiatives privées furent détruites dans leur germe.
«_Solitudinem faciunt, pacem appellant._» Ils firent la solitude et ils
appelèrent cela la paix.

Voilà, dans ses grandes lignes, l’histoire de cette décadence politique;
on y voit les libertés publiques tombant par les excès de la spéculation
cupide, et par le fait de grandes coalitions financières, sous le plus
persistant et le plus honteux des despotismes.

L’empire romain s’achemina dès lors, lentement, vers sa dissolution, et
le monde sembla menacé de retourner pour toujours à la barbarie.

Dans les démocraties de notre temps, les crimes abominables des
publicains ne sont plus à craindre, du moins sous le couvert d’une
légalité durable; dix-neuf siècles de christianisme et de civilisation
n’ont pas pu passer sur les générations, sans adoucir les mœurs et
relever les âmes. Le mal de l’argent sera donc, sans doute, moins grave
dans ses conséquences.

Mais par l’effet de ces progrès eux-mêmes, on a vu, de nos jours,
s’élever une classe d’hommes innombrable, et forte par l’union, qui
était restée dans l’ombre jusque-là.

L’abolition de l’esclavage, l’introduction de plus en plus effective de
l’égalité dans les lois et les mœurs, et la facilité des relations
lointaines, ont donné à la multitude des déshérités, une autorité
indépendante qu’elle n’avait jamais eue nulle part dans l’histoire.

Ainsi un phénomène grave et nouveau s’est produit dans nos démocraties
de formes diverses, et l’on y a vu le mal des passions avides, surgir
avec les mêmes caractères au fond, et des moyens d’action analogues, en
même temps, aux deux points extrêmes de l’organisme social, dans
beaucoup d’États.

Qu’on nous permette quelques observations pratiques à ce sujet; le
caractère de notre étude nous y invite, et ce sera peut-être, le
meilleur enseignement à chercher, dans ce livre d’histoire.

Assurément le pauvre a toujours subi avec amertume, ou dépit, ou colère,
le spectacle des richesses et des joies du monde, surtout lorsqu’elles
se sont étalées sans commisération auprès de son indigence et de ses
douleurs.

Comment pourrait-il ne pas souffrir de ces inégalités du sort, la
plupart du temps inexplicables à ses yeux, et particulièrement lorsque
les espérances de l’au-delà viennent, elles-mêmes, à lui manquer.

A Rome la classe ouvrière, singulièrement réduite par les horreurs de
l’esclavage, ne comptait pas, à la fin de la république. Elle n’était
qu’une multitude avilie, dont les factions révolutionnaires exploitaient
les besoins ou les vices, soit dans les votes des comices à vendre, soit
dans les violences armées du Forum et de la rue; et nous n’avons pas eu
à en parler.

Mais les guerres affreuses des esclaves, les révoltes de la plèbe dans
l’antiquité, les sanglantes Jacqueries du moyen âge, furent des
explosions de ces haines contenues, certainement plus justifiées et plus
violentes que celles de nos jours.

La force sociale avait eu bientôt raison de ces protestations
impuissantes; les incendies, les pillages, les meurtres sauvages, les
crimes de toutes sortes qui les déshonoraient ne servaient guère qu’à
aggraver les malheurs des vaincus; et tout rentrait dans le silence.

Nous ne voudrions pas dire que ce fut là l’état général et permanent des
classes ouvrières d’autrefois, surtout dans notre ancienne France. Les
corporations, les confréries, les institutions charitables avaient, au
contraire, rapproché, à certains égards, les diverses classes de la
société laborieuse, et fait régner entre patrons et ouvriers, une
harmonie que nous retrouverons difficilement sans doute. Seulement cela
ne s’appliquait guère qu’aux industries des villes, et dans celles-ci,
aux privilégiés qui jouissaient seuls des monopoles souvent inhumains
que la loi protégeait.

Aujourd’hui d’ailleurs, le mal comme le bien, tout a changé d’aspect, de
la base au sommet. L’association des intérêts et des passions est
devenue le moyen de développement légitime, ou bien aussi, l’arme de
guerre, pour les pauvres comme pour les riches.

Chez les riches, cela s’appelle les grandes compagnies anonymes, les
vastes opérations industrielles, ou encore, à côté de syndicats de
finances utiles aux grandes opérations d’État, les syndicats funestes,
organisés sous le couvert d’une fausse légalité, pour l’accaparement des
grains, des métaux, des valeurs de bourse, des objets de grande
consommation, ou de tout autres choses, par lesquels des agioteurs
insatiables se rendent maîtres des marchés d’une partie du monde.

Ils spéculent à coup sûr par leurs coalitions de capitaux, et sous
l’inspiration de pensées, qui sont l’opposé des vertus civiques
nécessaires dans les gouvernements libres. Ils s’enorgueillissent de
leurs succès, au milieu de leurs richesses mal acquises, et ils se
réjouissent quelquefois ouvertement des ruines qu’ils ont répandues
autour d’eux; à moins que des événements inattendus ne viennent les
frapper, en flétrissant comme elles le méritent leurs combinaisons
criminelles.

Ce sont là les publicains de notre temps, nous pourrions dire de notre
fin de siècle; car c’est surtout par la promptitude de l’électricité et
de la vapeur qu’ils peuvent assurer l’efficacité et l’extension de leurs
redoutables monopoles. C’est ainsi que les publicains de Rome, en
réunissant leurs intérêts, étaient parvenus à gouverner l’État.

Quant aux pauvres, aux ouvriers de l’industrie spécialement, ils ont eux
aussi l’arme de la coalition, avec les bourses du travail, les
syndicats, les unions de syndicats comme moyens permanents; mais c’est
la coalition du nombre, surexcitée souvent par des besoins factices, par
des manœuvres odieuses ou bien par la misère imméritée, la misère sans
travail, de toutes la plus digne de compassion. Ils ont cette arme
terrible de la grève, parfois coupable et sanglante, et même quand elle
est légitime, inévitablement nuisible à tous les intérêts matériels et
moraux, toujours périlleuse pour l’ordre public; la grève, c’est-à-dire
la ruine en perspective pour le patron, et pour l’ouvrier misérable,
peut-être la faim mauvaise conseillère et le désespoir des derniers
dénuements.

C’est ainsi que surtout chez les peuples les plus avancés et les plus
libres, deux armées s’organisent autour de nous pour la lutte, et
menacent, en se mettant de pair, pour ainsi dire, d’enserrer dans leurs
étreintes la société qui n’en peut mais.

Quoique cela s’explique très bien, il est digne de remarque, en effet,
que c’est dans les pays de liberté politique où le mouvement financier
s’est le plus activement développé, que, par une sorte de mouvement
symétrique et simultané, l’organisation des coalitions ouvrières s’est
aussi le plus fermement établie, et le plus vigoureusement disciplinée.

Ainsi, c’est dans la libre et industrieuse Amérique des Yankees, que se
sont édifiées, depuis un demi-siècle, les plus colossales fortunes qui,
peut-être, aient jamais été amassées par les mêmes mains; c’est le pays
où l’argent est roi, où est pratiqué le culte du dieu dollar, où dans un
certain monde, on estime un homme, non d’après sa valeur intellectuelle
ou morale, mais d’après ce qu’il a su gagner, ou ce qu’il saura
probablement gagner encore; or c’est en Amérique, aussi, aux États-Unis,
que se sont développées ces associations ouvrières et ces fédérations
d’associations qui pénètrent dans les classes agricoles, se multiplient
à l’infini, et étendent leur influence jusque sur le sol de l’antique
Europe, étonnée de leur discipline, de leur sang-froid et de leur
audace. Elles pourraient devenir un péril effroyable pour la sécurité du
monde entier, si leur direction, pour les chevaliers du travail,
notamment, et pour les fédérations, passaient des mains avisées qui en
sont encore maîtresses, dans celles des agitateurs cosmopolites qui
voudraient les exploiter.

De même, dans notre ancien monde, c’est sur le sol de l’Angleterre,
c’est-à-dire sur la terre classique de la liberté individuelle et des
constitutions politiques soutenues par les mœurs[610], que ces mêmes
phénomènes de correspondance effective, dans l’organisation des classes
opposées, se présentent avec le plus d’énergie.

  [610] Voy. à ce sujet Beudant, _Le droit individuel et l’État_, ch.
    III, § 2, p. 121 et suiv. Paris, Rousseau, 1891.

Ici, la vieille aristocratie terrienne n’a pas dédaigné de mêler ses
richesses au mouvement nouveau des affaires, à cette passion mercantile
qui couvre l’univers de valeurs anglaises, de trafiquants et de
vaisseaux, et qui exerce sur la politique internationale de Londres, une
influence semblable à celle qui dirigeait les guerres de Rome sur les
divers rivages de la méditerranée, au gré des publicains et en vue de
leurs intérêts financiers.

Or, là aussi, plus qu’en nul autre pays d’Europe, s’organise le
mouvement ouvrier. Les associations, les _trade unions_ s’y comptent par
milliers, leurs adhérents par centaines de mille, et leurs ressources
par millions. C’est le pays originaire et préféré des grandes unions et
des grèves. Et l’on y voit, en outre, à côté de cette classe laborieuse,
le paupérisme vicieux, avili, avec toutes les horreurs de la misère
sordide, à Londres notamment, où il faut pactiser avec cette
monstruosité, qui se dresse parfois comme un effrayant péril. Ici
encore, associations contre associations; ce sont les coalitions de
l’opulence, qui semblent appeler au combat celles de la pauvreté.

Dans les rapports des peuples, l’action des manieurs d’argent ne laisse
pas non plus de se faire sentir de la même manière. Non seulement les
grands syndicats accapareurs ne connaissent plus de frontières, et
embrassent au besoin plusieurs États, mais il existe telles familles
richissimes, nous pourrions dire telles tribus, qui étendent le puissant
réseau de leur domination financière sur toutes les capitales de notre
vieux continent. Elles tiennent les nations dans une sorte d’équilibre
européen, plus ferme pour elles, que ne le fut jamais celui dont la
politique s’inquiète vainement depuis des siècles.

Mais en même temps, les travailleurs manifestent puissamment aussi leur
œuvre internationale, par les associations et les congrès réitérés; en
sorte qu’une émotion ouvrière ne peut plus se produire sur un point,
quelque modeste qu’il soit, du régime industriel, sans que le
contre-coup de ce choc s’étende au loin dans le monde des travailleurs,
comme les vibrations de l’onde à la surface des eaux profondes qu’on a
troublées.

Tout ce mal est d’une réalité si pratique et si incontestable, que, dans
sa belle encyclique, celui qui représente l’autorité religieuse la plus
puissante du monde moderne, par le nombre de ses fidèles et par la
doctrine, le pape Léon XIII est revenu trois fois sur ce double péril de
la cupidité, sous ses formes dominantes: «C’est d’une part», dit la
lettre pontificale, «la toute-puissance dans l’opulence: une fraction
qui, maîtresse absolue de l’industrie et du commerce, détourne le cours
des richesses et en fait affluer en elle toutes les sources; fraction
qui, d’ailleurs, tient en sa main plus d’un ressort de l’administration
publique. De l’autre, la faiblesse dans l’indigence: une multitude l’âme
ulcérée, toujours prête au désordre.»

Il résulte de cet état des choses, que si la liberté politique se
développe dans le monde actuel, on se demande avec inquiétude où sont le
désintéressement et les vertus civiques qui en doivent être les
régulateurs nécessaires.

Puissions-nous, du moins, ne pas être arrivés à ce moment funeste «où
l’ambition pénètre dans les cœurs qui peuvent la recevoir et où
l’avarice entre dans tous.»

Nous ne ferons pas à notre temps l’injure de penser qu’il en soit encore
ainsi.

De hautes et saines traditions restent, grâce à Dieu, dans le cœur des
peuples pour les préserver d’un pareil malheur: et nos publicains
n’auront jamais entre leurs mains, comme les publicains de Rome, tout à
la fois, la justice, les finances, les élections aux grandes charges et
la confection des lois. Ils ne trouveraient pas aujourd’hui une nation
civilisée pour excuser leurs crimes et pour en partager les profits.

Mais saurons-nous bénéficier de ces enseignements de l’histoire?

Ne faudra-t-il pas pouvoir nous défendre contre cette «féodalité
financière» que des hommes bien informés déclarent être «le grand danger
de l’avenir»; en présence de cette «table rase, sur laquelle il n’est
resté, disent-ils, qu’une puissance indiscutable, permanente: l’argent».

Et n’avons-nous pas, d’un autre côté, à répondre à ces masses compactes
d’ouvriers et de pauvres, qui s’unissent à travers le monde entier, pour
revendiquer hautement leur part de jouissances et de richesses?

Comment pourra-t-on parer avec sagesse et justice à ce double péril?
C’est le secret des temps.

Le problème à résoudre en tout cas, consiste, non pas à chercher, sous
le nom de l’État, des répartiteurs et des maîtres, ni à toucher, en quoi
que ce soit, aux droits de la propriété, mais à fixer les limites
auxquelles il faut réduire la liberté civile et politique, qui doit
survivre, comme principe dominant, à toutes les réformes.

Sans la liberté et l’appropriation absolue par le travail qui en est
l’une des formes essentielles, il ne saurait y avoir, pour les peuples,
ni justice, ni progrès social, et tout est ébranlé aujourd’hui par la
discussion et par le doute.

Le mouvement violent qui entraîne le monde, laissera peut-être bien loin
derrière lui, sur les chemins battus, quelques-uns des principes
séculaires du droit et de l’économie sociale, mais il est, pensons-nous,
des choses sacrées qui ne vieillissent pas et qui ne peuvent périr, sans
lesquelles, d’après le témoignage permanent de l’histoire, la société
humaine ne saurait ni avancer ni vivre.

C’est d’elles qu’il faudrait dire aujourd’hui, ce qu’on disait au Forum
de Rome, à l’honneur de l’argent:

    «... hæc recinunt juvenes dictata senesque.»

Les enfants récitent ces choses qu’on leur a enseignées, et les
vieillards aussi, parce qu’elles seules peuvent vivifier les vertus
publiques et privées nécessaires aux plus puissantes civilisations:
elles s’appellent Dieu, la famille, la patrie.

Dieu, sans les sanctions infaillibles duquel toutes les révoltes de la
souffrance seraient légitimes; qui dit: à chacun suivant ses œuvres; et
qui commande la charité, comme le complément nécessaire du droit. Dieu
sans qui la justice sociale elle-même, ne serait sur terre, qu’un odieux
fantôme.

La famille qui garde pieusement à travers les âges, et réchauffe à la
flamme de son foyer, les traditions du dévouement qui s’ignore, du
respect vigilant de l’enfance et de la vieillesse, de l’épargne
prévoyante, du soin attendri des infirmités du corps et de l’âme, du
maintien des saintes croyances, et des hiérarchies légitimes sans
lesquelles ne peuvent régner ni l’ordre, ni la sécurité, ni la paix dans
l’État.

La patrie enfin, qui n’est que la famille agrandie, car les liens qui
perpétuent ces deux unions sacrées sont les mêmes liens; les vertus
qu’elles suscitent les mêmes vertus touchantes ou héroïques; les joies
qu’elles prodiguent à l’esprit et au cœur de l’homme, les mêmes joies
fécondes, généreuses et nécessaires.




TABLE DES MATIÈRES


  Préface                                                              I
  Aperçu général du sujet                                              1
  Étude historique                                                    31

  Chapitre premier.--Influence progressive de la richesse dans la
    législation et dans les mœurs romaines jusqu’aux premiers
    temps de l’Empire                                                 33

    Section première.--De la richesse dans les lois d’ordre privé     35

    Section II.--De la richesse dans les lois d’ordre public et
      politique                                                       41

    Section III.--Prépondérance croissante de la richesse dans
      l’opinion et dans les résultats pratiques de la vie publique    44

    Section IV.--La religion, les beaux-arts, la vie privée et le
      luxe des chevaliers                                             51

    Section V.--La fortune de Cicéron                                 58

  Chapitre II.--L’œuvre financière et politique des publicains
    et des banquiers.--Histoire interne.--Centralisation des
    affaires à Rome                                                   94

    Section première.--Les publicains.--Caractère de leurs
      entreprises.--Personnel de leurs sociétés                       96
      § 1er.--Adjudications de l’État.--Leurs débuts                  96
      § 2.--Développements subits de l’industrie, de la spéculation
        et des grandes sociétés de publicains                         98
      § 3.--Impôts et travaux publics mis en adjudication            116
      § 4.--Personnel des sociétés: différentes espèces d’associés,
        _socii_ et _participes_; fonctions diverses et agents        119
      § 5.--Le droit de cité est-il nécessaire pour les
        publicains?--Les publicains de l’Évangile                    132
      § 6.--Conditions diverses de capacité                          138
      § 7.--Les publicains appartiennent à l’ordre des chevaliers
        qu’ils comprennent presque en entier                         139
      § 8.--Appréciation du système des adjudications de l’État      142

    Section II.--Les banquiers: nature et développement de leurs
      opérations                                                     146
      § 1er.--Caractères généraux de la banque et des banquiers de
        Rome: leurs dénominations                                    147
      § 2.--Actes divers compris dans les opérations usuelles des
        banquiers                                                    151
        1º Contrôle et change des monnaies métalliques               151
        2º Avance de fonds, placements et autres actes divers.       157
        3º Dépôts réguliers et irréguliers                           160
        4º Mandats de payements                                      161
        5º Contrat de change                                         162
        6º Moyens de poursuites: actions civiles et prétoriennes     163
      § 3.--Livres et écritures.--Contrat _litteris_ et
        billets.--Comptes courants.--Compensations.--_Editio
        rationum_                                                    165
      § 4.--Attributions ayant un caractère public                   169
      § 5.--Faillites                                                169
      § 6.--Sociétés de banquiers.--Corréalité                       170
      § 7.--Conditions requises pour exercer la banque.--Situation
        sociale des banquiers dans le monde de Rome                  172

    Section III.--Centralisation des affaires à Rome et lieu de
      réunion des spéculateurs                                       179

  Chapitre III.--Suite chronologique des événements de l’histoire
    romaine concernant les publicains et les banquiers.--Histoire
    externe.--Arrangements du Forum; édification des basiliques      193

    Section première.--Exposé et chronologie des faits de
      l’histoire romaine concernant les publicains                   194
      § 1er.--De l’époque des guerres puniques jusqu’aux Gracques
        (540-214 à 621-133)                                          194
      § 2.--Les Gracques.--Loi agraire.--Loi frumentaire.--Loi
        judiciaire; ses effets par rapport à la puissance des
        publicains et des spéculateurs (621-133 à 649-111)           202
        1º Loi agraire                                               203
        2º Loi frumentaire                                           205
        3º Loi judiciaire                                            207
        4º Faits extérieurs                                          225
      § 3.--Des Gracques à Sylla.--Suite des lois judiciaires.--Les
        publicains sont les maîtres dans l’État.--Apogée de leur
        puissance.--Leurs abus.--Marius (643-111 à 665-89)           227
      § 4.--Consulat et dictature de Sylla (665-89 à 675-79)         237
      § 5.--Les publicains de Sicile et Verrès (679-75)              244
        1º Législation sicilienne.--Actes de gouvernement.--
        L’édit.--Les lois.--La _lex Censoria_                        246
        2º Régime des impôts de Sicile.--Les _decumani_              250
        3º Juridiction et compétence au point de vue des sociétés
          de publicains                                              253
        4º Voies d’exécution                                         255
        5º Fraudes de Verrès avec les publicains.--Comptabilité et
          registres des compagnies                                   257
        6º Vue d’ensemble sur le régime des publicains en Sicile     267
      § 6.--Lucius Lucullus, Pompée, les publicains d’Asie (683-71)  269
      § 7.--Opinions personnelles de Cicéron sur les publicains;
        ses relations avec diverses compagnies                       284
      § 8.--Dernières guerres civiles.--Lois judiciaires.--
        Pompée.--César et l’Empire                                   292

    Section II.--Aperçu historique sur les banquiers et les lieux
      de réunion des spéculateurs au Forum et dans les basiliques    313
      § 1er.--Le Forum                                               317
      § 2.--Les basiliques                                           320
      § 3.--Cessation du jeu sur les valeurs, au Forum et dans les
        basiliques                                                   325
      § 4.--Les banquiers dans leurs rapports avec les faits de
        l’histoire romaine                                           329

  Conclusion                                                         337


TOULOUSE.--IMP. A. CHAUVIN ET FILS, RUE DES SALENQUES, 28.







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www.gutenberg.org/license.

Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg™
electronic works

1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg™
electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
and accept all the terms of this license and intellectual property
(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
the terms of this agreement, you must cease using and return or
destroy all copies of Project Gutenberg™ electronic works in your
possession. If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a
Project Gutenberg™ electronic work and you do not agree to be bound
by the terms of this agreement, you may obtain a refund from the person
or entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.

1.B. “Project Gutenberg” is a registered trademark. It may only be
used on or associated in any way with an electronic work by people who
agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
things that you can do with most Project Gutenberg™ electronic works
even without complying with the full terms of this agreement. See
paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
Gutenberg™ electronic works if you follow the terms of this
agreement and help preserve free future access to Project Gutenberg™
electronic works. See paragraph 1.E below.

1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation (“the
Foundation” or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection
of Project Gutenberg™ electronic works. Nearly all the individual
works in the collection are in the public domain in the United
States. If an individual work is unprotected by copyright law in the
United States and you are located in the United States, we do not
claim a right to prevent you from copying, distributing, performing,
displaying or creating derivative works based on the work as long as
all references to Project Gutenberg are removed. Of course, we hope
that you will support the Project Gutenberg™ mission of promoting
free access to electronic works by freely sharing Project Gutenberg™
works in compliance with the terms of this agreement for keeping the
Project Gutenberg™ name associated with the work. You can easily
comply with the terms of this agreement by keeping this work in the
same format with its attached full Project Gutenberg™ License when
you share it without charge with others.

1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
what you can do with this work. Copyright laws in most countries are
in a constant state of change. If you are outside the United States,
check the laws of your country in addition to the terms of this
agreement before downloading, copying, displaying, performing,
distributing or creating derivative works based on this work or any
other Project Gutenberg™ work. The Foundation makes no
representations concerning the copyright status of any work in any
country other than the United States.

1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:

1.E.1. The following sentence, with active links to, or other
immediate access to, the full Project Gutenberg™ License must appear
prominently whenever any copy of a Project Gutenberg™ work (any work
on which the phrase “Project Gutenberg” appears, or with which the
phrase “Project Gutenberg” is associated) is accessed, displayed,
performed, viewed, copied or distributed:

    This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most
    other parts of the world at no cost and with almost no restrictions
    whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms
    of the Project Gutenberg License included with this eBook or online
    at www.gutenberg.org. If you
    are not located in the United States, you will have to check the laws
    of the country where you are located before using this eBook.
  
1.E.2. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is
derived from texts not protected by U.S. copyright law (does not
contain a notice indicating that it is posted with permission of the
copyright holder), the work can be copied and distributed to anyone in
the United States without paying any fees or charges. If you are
redistributing or providing access to a work with the phrase “Project
Gutenberg” associated with or appearing on the work, you must comply
either with the requirements of paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 or
obtain permission for the use of the work and the Project Gutenberg™
trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.3. If an individual Project Gutenberg™ electronic work is posted
with the permission of the copyright holder, your use and distribution
must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any
additional terms imposed by the copyright holder. Additional terms
will be linked to the Project Gutenberg™ License for all works
posted with the permission of the copyright holder found at the
beginning of this work.

1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg™
License terms from this work, or any files containing a part of this
work or any other work associated with Project Gutenberg™.

1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
electronic work, or any part of this electronic work, without
prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
active links or immediate access to the full terms of the Project
Gutenberg™ License.

1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including
any word processing or hypertext form. However, if you provide access
to or distribute copies of a Project Gutenberg™ work in a format
other than “Plain Vanilla ASCII” or other format used in the official
version posted on the official Project Gutenberg™ website
(www.gutenberg.org), you must, at no additional cost, fee or expense
to the user, provide a copy, a means of exporting a copy, or a means
of obtaining a copy upon request, of the work in its original “Plain
Vanilla ASCII” or other form. Any alternate format must include the
full Project Gutenberg™ License as specified in paragraph 1.E.1.

1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
performing, copying or distributing any Project Gutenberg™ works
unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.

1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
access to or distributing Project Gutenberg™ electronic works
provided that:

    • You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
        the use of Project Gutenberg™ works calculated using the method
        you already use to calculate your applicable taxes. The fee is owed
        to the owner of the Project Gutenberg™ trademark, but he has
        agreed to donate royalties under this paragraph to the Project
        Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments must be paid
        within 60 days following each date on which you prepare (or are
        legally required to prepare) your periodic tax returns. Royalty
        payments should be clearly marked as such and sent to the Project
        Gutenberg Literary Archive Foundation at the address specified in
        Section 4, “Information about donations to the Project Gutenberg
        Literary Archive Foundation.”
    
    • You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
        you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
        does not agree to the terms of the full Project Gutenberg™
        License. You must require such a user to return or destroy all
        copies of the works possessed in a physical medium and discontinue
        all use of and all access to other copies of Project Gutenberg™
        works.
    
    • You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of
        any money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
        electronic work is discovered and reported to you within 90 days of
        receipt of the work.
    
    • You comply with all other terms of this agreement for free
        distribution of Project Gutenberg™ works.
    

1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project
Gutenberg™ electronic work or group of works on different terms than
are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing
from the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the manager of
the Project Gutenberg™ trademark. Contact the Foundation as set
forth in Section 3 below.

1.F.

1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
works not protected by U.S. copyright law in creating the Project
Gutenberg™ collection. Despite these efforts, Project Gutenberg™
electronic works, and the medium on which they may be stored, may
contain “Defects,” such as, but not limited to, incomplete, inaccurate
or corrupt data, transcription errors, a copyright or other
intellectual property infringement, a defective or damaged disk or
other medium, a computer virus, or computer codes that damage or
cannot be read by your equipment.

1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the “Right
of Replacement or Refund” described in paragraph 1.F.3, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
Gutenberg™ trademark, and any other party distributing a Project
Gutenberg™ electronic work under this agreement, disclaim all
liability to you for damages, costs and expenses, including legal
fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
DAMAGE.

1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
written explanation to the person you received the work from. If you
received the work on a physical medium, you must return the medium
with your written explanation. The person or entity that provided you
with the defective work may elect to provide a replacement copy in
lieu of a refund. If you received the work electronically, the person
or entity providing it to you may choose to give you a second
opportunity to receive the work electronically in lieu of a refund. If
the second copy is also defective, you may demand a refund in writing
without further opportunities to fix the problem.

1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
in paragraph 1.F.3, this work is provided to you ‘AS-IS’, WITH NO
OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT
LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of
damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
violates the law of the state applicable to this agreement, the
agreement shall be interpreted to make the maximum disclaimer or
limitation permitted by the applicable state law. The invalidity or
unenforceability of any provision of this agreement shall not void the
remaining provisions.

1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
providing copies of Project Gutenberg™ electronic works in
accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
production, promotion and distribution of Project Gutenberg™
electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

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facility: www.gutenberg.org.

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