L'Arlésienne : Pièce en trois actes et cinq tableaux

By Alphonse Daudet

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Title: L'Arlésienne
        Pièce en trois actes et cinq tableaux

Author: Alphonse Daudet

Release date: December 19, 2025 [eBook #77503]

Language: French

Original publication: Paris: Alphonse Lemerre, éditeur, 1872

Credits: Ramón Pajares Box. (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive / European Libraries.)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ARLÉSIENNE ***

NOTE DE TRANSCRIPTION

  * Le texte en italiques est représenté _entre tirets bas_ et le texte
    en petites capitales en MAJUSCULES.

  * Les erreurs introduites par le typographe ont été corrigées.

  * L’orthographe originale a été conservée.

  * Les numéros des pages blanches n’ont pas été repris.




  L’ARLÉSIENNE

  PIÈCE EN TROIS ACTES ET CINQ TABLEAUX

  Représentée pour la première fois, sur le théâtre du Vaudeville, le
  1er Octobre 1872.




  _ALPHONSE DAUDET_

  L’ARLÉSIENNE

  PIÈCE EN TROIS ACTES

  [Illustration]

  PARIS
  ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
  27-29, PASSAGE CHOISEUL, 27-29
  —
  1872




  PERSONNAGES.


  Balthazar     MM.  Parade.
  Fréderi            Abel.
  Patron Marc        Colson.
  Francet Mamaï      Cornaglia.
  Mitifio            Régnier.
  L’équipage          Lacroix.
  Un Valet           Moisson.
  Rose Mamaï    Mmes Fargueil.
  Renaude            Alexis.
  L’Innocent         Morand.
  Vivette            J. Bartet.
  Une Servante       Leroy.


  Pour la mise en scène, s’adresser à M. LÉON RICQUIER, régisseur
  général du théâtre du Vaudeville. — Pour la musique et les chœurs,
  s’adresser à M. CHOUDENS, éditeur de musique, à Paris.




L’ARLÉSIENNE

ACTE PREMIER.

PREMIER TABLEAU.

LA FERME DE CASTELET.

  Une cour ouvrant dans le fond par une grande porte charretière sur
  une route bordée de gros arbres poussiéreux, derrière lesquels on
  voit le Rhône. — A gauche, la ferme, avec un corps de logis faisant
  retour dans le fond. — C’est une belle ferme très-ancienne, d’aspect
  seigneurial desservie extérieurement par un escalier de pierre à
  rampe de vieux fer forgé. — Le corps de logis du fond est surmonté
  d’une tourelle, servant de grenier et s’ouvrant tout en haut dans
  les frises par une porte-fenêtre, avec une poulie et des bottes
  de foin qui dépassent. — Au bas de ce corps de logis, le cellier;
  porte ogivale et basse. — A droite de la cour, les communs, hangars,
  remises. — Un peu avant, le puits; un puits à margelle basse,
  surmonté d’une maçonnerie blanche, enguirlandée de vignes sauvages. —
  Çà et là, dans la cour, une herse, un soc de charrue, une grande roue
  de charrette.


SCÈNE PREMIÈRE.

FRANCET MAMAÏ, BALTHAZAR, L’INNOCENT, puis ROSE MAMAÏ.

  Le berger Balthazar est assis, un brûle-gueule aux dents, sur le bord
  du puits. — L’Innocent, par terre, la tête appuyée sur les genoux du
  berger.— Francet Mamaï devant eux, un trousseau de clefs dans une
  main; dans l’autre, un grand panier à bouteilles.

FRANCET MAMAÏ.

Hé bé! mon vieux Balthazar, qu’est-ce que tu en dis?... En voilà du
nouveau à Castelet?

BALTHAZAR, dans sa pipe.

M’est avis...

FRANCET MAMAÏ, baissant la voix et jetant un coup d’œil sur la ferme.

Ma foi! écoute. Rose ne voulait pas que je t’en parle avant que tout
fût terminé, mais tant pis... entre nous deux, il ne peut pas y avoir
de mystère...

L’INNOCENT, d’une voix dolente, un peu égarée.

Dis, berger...

FRANCET MAMAÏ.

Puis, tu comprends, dans une grosse affaire comme celle-là, je n’étais
pas fâché de prendre un peu l’avis de mon ancien.

L’INNOCENT.

Dis, berger, qu’est-ce qu’il lui a fait le loup à la chèvre de M.
Seguin?

FRANCET MAMAÏ.

Laisse, mon Innocent, laisse. Balthazar va te finir ton histoire tout à
l’heure... Tiens! joue avec les clefs. (_L’Innocent prend le trousseau
de clefs et le fait danser avec un petit rire. Francet se rapprochant
de Balthazar._) Positivement, vieux, qu’est-ce que tu penses de ce
mariage?

BALTHAZAR.

Qu’est-ce que tu veux que j’en pense, mon pauvre Francet? D’abord, que
c’est ton idée et celle de ta bru; c’est aussi la mienne... par force...

FRANCET MAMAÏ.

Pourquoi, par force?

BALTHAZAR, sentencieusement.

Quand les maîtres jouent du violon, les serviteurs dansent.

FRANCET MAMAÏ, souriant.

Et tu ne me parais pas bien en train de danser... (_S’asseyant sur son
panier._) Voyons, voyons, qu’est-ce qu’il y a? L’affaire ne te convient
pas, donc?...

BALTHAZAR.

Eh bien!... non! là...

FRANCET MAMAÏ.

Et la raison?

BALTHAZAR.

J’en ai plusieurs raisons. D’abord, je trouve que votre Fréderi est
bien jeune, et que vous êtes trop pressés de l’établir...

FRANCET MAMAÏ.

Mais saint homme! c’est lui qui est pressé, ce n’est pas nous. Puisque
je te dis qu’il en est fou de son Arlésienne; depuis trois mois qu’ils
vont ensemble, il ne dort plus, il ne mange plus. C’est comme une
fièvre d’amour que lui a donnée cette petite... Puis enfin, quoi!
l’enfant a ses beaux vingt ans et il languit de s’en servir.

BALTHAZAR, secouant sa pipe.

Alors, tant qu’à le marier, vous auriez dû lui trouver par là, aux
environs, une brave ménagère bien fournie de fil et d’aiguille, quelque
chose de fin et de capable, qui s’entende à faire une lessive, à
conduire une olivade, une vraie paysanne enfin!...

FRANCET MAMAÏ.

Ah! sûrement qu’une fille du pays aurait bien mieux été l’affaire...

BALTHAZAR.

Dieu merci! Ce n’est pas le gibier qui manque en terre de Camargue...
Tiens!... sans aller bien loin, la filleule de Rose, cette Vivette
Renaud que je vois trotter par ici dans le temps de la moisson... Voilà
une femme comme il lui en aurait fallu...

FRANCET MAMAÏ.

Bé! oui... bé! oui... mais comment faire?... Puisqu’il a voulu en avoir
une de la ville.

BALTHAZAR.

Voilà le malheur... De notre temps, c’était le père qui disait : « Je
veux. » Aujourd’hui, ce sont les enfants; tu as dressé le tien à la
nouvelle mode; nous verrons si ça te réussira.

FRANCET MAMAÏ.

C’est vrai qu’on a toujours fait ses volontés à ce petit-là, et
peut-être un peu plus que de raison. Mais à qui la faute?... Voilà
quinze ans que le père manque d’ici, pécaïre! et ce n’est pas Rose
ni moi qui pouvions le remplacer. Une mère, un grand-père, ça a la
main trop douce pour conduire les enfants. Puis, que veux-tu? quand
on n’en a qu’un, on est toujours plus faible. Et nous, c’est autant
dire que nous n’avons que celui-là, puisque son frère... (_Il montre
l’Innocent._)

L’INNOCENT, agitant le trousseau de clefs qu’il vient de faire reluire
avec sa blouse.

Grand-père, vois tes clefs comme elles sont luisantes...

FRANCET MAMAÏ, le regardant d’un air ému.

Quatorze ans à la Chandeleur!... Si ce n’est pas pour faire pitié!...
Oui, oui, mon mignot.

BALTHAZAR, se levant subitement.

La connaissez-vous bien au moins cette fille d’Arles? Savez-vous tout
au juste qui vous prenez?...

FRANCET MAMAÏ.

Oh! pour ça...

BALTHAZAR, marchant de long en large.

C’est que, prends garde, dans ces grandes coquines de villes, ce n’est
pas comme chez nous. Chez nous, tout le monde se connaît. On est au
large, on se voit venir de loin; tandis que là-bas...

FRANCET MAMAÏ.

Sois tranquille, j’ai pris mes précautions. Nous avons à Arles le frère
de Rose...

BALTHAZAR.

Le patron Marc?...

FRANCET MAMAÏ.

Tout juste. Avant de faire la demande, je lui ai envoyé par écrit le
nom de la demoiselle, et je l’ai chargé d’aller aux renseignements; tu
sais s’il a l’œil ouvert, celui-là...

BALTHAZAR, goguenardant.

Pas pour tirer les bécassines, toujours.

FRANCET MAMAÏ, riant.

Le fait est que le brave garçon n’a pas la main heureuse quand il vient
battre le marais chez nous... C’est égal, va! c’est un habile homme, et
qui n’est pas embarrassé de sa langue pour parler avec les bourgeois...
Voilà trente ans qu’il est dans la marine d’Arles; il connaît tout le
monde de la ville, et selon ce qu’il va nous dire...

ROSE MAMAÏ, dans la ferme.

Hé! bien! grand-père, et le muscat?

FRANCET MAMAÏ.

J’y suis... j’y suis, Rose... Donne vite les clefs, mon mignot... (_A
Rose qui paraît sur le balcon._) C’est ce grand Balthazar qui n’en
finit plus avec ses histoires... (_A Balthazar._) Chut!...

ROSE.

Comment! le berger est là, lui aussi... Les moutons se gardent tout
seuls maintenant?...

BALTHAZAR, soulevant son grand chapeau.

Les moutons ne sortent pas, maîtresse. Les tondeurs sont arrivés ce
matin.

ROSE.

Déjà!...

BALTHAZAR.

Mais oui... nous voici au premier mai... Avant quinze jours je serai
dans la montagne...

FRANCET MAMAÏ, ouvrant la porte du cellier.

Hé! hé!... il pourrait se faire tout de même que son départ fût retardé
cette année... pas vrai, Rose?

ROSE.

Voulez-vous bien vous taire, bavard, et aller à votre muscat tout de
suite... Nos gens seront arrivés que vous n’aurez pas seulement tiré
une bouteille...

FRANCET MAMAÏ.

On y va... (_Il descend dans le cellier._)

ROSE.

Tu gardes l’enfant, Balthazar?...

BALTHAZAR, reprenant sa place sur le puits.

Oui, oui... Allez, maîtresse...


SCÈNE II.

BALTHAZAR, L’INNOCENT.

BALTHAZAR.

Pauvre Innocent! Je voudrais bien savoir qui s’en occupe quand je ne
suis pas là... Ils n’ont tous des yeux que pour l’autre...

L’INNOCENT, impatienté.

Dis-moi donc ce qu’il lui a fait le loup à la chèvre de M. Seguin?...

BALTHAZAR.

Tiens!... c’est vrai... nous n’avons pas fini notre histoire... Voyons,
où en étions-nous?

L’INNOCENT.

Nous en étions à... « Et alors!... »

BALTHAZAR.

Diable! c’est qu’il y en a beaucoup des : « et alors » dans notre
histoire... Voyons un peu. Et alors... Ah! j’y suis... Et alors la
petite chèvre entendit un bruit de feuilles derrière elle, et dans le
noir, en se retournant, elle vit deux oreilles toutes droites, avec
deux yeux qui reluisaient. C’était le loup...

L’INNOCENT, frissonnant.

Oh!...

BALTHAZAR.

Comme il savait bien qu’il la mangerait, le loup ne se pressait
pas... Tu comprends, c’est leur planète, aux loups, de manger les
petites chèvres... Seulement quand elle se retourna, il se mit à rire
méchamment : « Ha! ha! la petite chèvre de M. Seguin!... » et il pissait
sa grosse langue rouge sur ses babines d’amadou. La chèvre aussi savait
que le loup la mangerait; mais ça ne l’empêcha pas de se défendre comme
une brave chèvre de M. Seguin qu’elle était... Elle se battit toute la
nuit, mon enfant, toute la nuit... Puis le petit jour blanc arriva. Un
coq chanta en bas dans la plaine. « Enfin! » dit la petite chèvre, qui
n’attendait que le jour pour mourir, et elle s’allongea par terre dans
sa belle pelure blanche toute tachée de sang. Alors le loup se jeta
sur elle et il la mangea.

L’INNOCENT.

Elle aurait aussi bien fait de se laisser manger tout de suite,
n’est-ce pas?

BALTHAZAR, souriant.

Tout de même. Cet Innocent! comme il prend bien le fil des choses...


SCÈNE III.

LES MÊMES, VIVETTE.

VIVETTE, entrant par le fond, avec un paquet sous le bras et un petit
panier à la main.

Dieu vous maintienne, père Balthazar...

BALTHAZAR.

Tè! Vivette... D’où sors-tu donc, petite, que te voilà chargée comme
une abeille?

VIVETTE.

J’arrive de Saint-Louis par le bateau du Rhône... Ils vont tous bien,
ici? Et notre Innocent?... (_Se baissant pour l’embrasser._) Bonjour.

L’INNOCENT, bêlant.

Mê! mê!... ça c’est la chèvre.

VIVETTE.

Qu’est-ce qu’il dit?

BALTHAZAR.

Chut! une belle histoire que nous sommes en train de raconter : La
chèvre de M. Seguin qui s’est battue toute la nuit avec le loup.

L’INNOCENT.

Et puis au matin, le loup l’a mangée...

VIVETTE.

Ah! celle-là est nouvelle; je ne la connais pas.

BALTHAZAR.

Je l’ai faite l’été dernier... La nuit dans la montagne, quand je suis
seul à veiller mon troupeau à la lumière des planètes, je m’amuse à lui
fabriquer des histoires pour l’hiver... Il n’y a que cela qui l’égaye
un peu.

L’INNOCENT.

« Hou! hou! » Ça c’est le loup!

VIVETTE, à genoux, près de l’Innocent.

Quel dommage! un si joli enfant... Est-ce qu’il ne guérira jamais?

BALTHAZAR.

Ils disent tous que non; mais ce n’est pas mon idée... Depuis quelque
temps surtout, il me semble qu’il y a dans sa petite cervelle quelque
chose qui remue, comme dans le cocon du ver à soie, quand le papillon
veut sortir. Il s’éveille, cet enfant! Je suis sûr qu’il s’éveille!...

VIVETTE.

Ce serait un grand bonheur, si une pareille chose arrivait.

BALTHAZAR, rêveur.

Un bonheur! ça dépend!... C’est la sauvegarde des maisons d’avoir un
innocent chez soi... Vois depuis quinze ans que cet Innocent est né,
pas un de nos moutons n’a été une fois malade, ni les mûriers non plus,
ni les vignes... personne...

VIVETTE.

C’est vrai...

BALTHAZAR.

Il n’y a pas à s’y tromper, c’est à lui que nous devons cela. Et si une
fois il se réveillait, il faudrait que nos gens prennent garde. Leur
planète pourrait changer.

L’INNOCENT, essayant d’ouvrir le panier de Vivette.

J’ai faim, moi!

VIVETTE, riant.

Ma foi! pour la gourmandise, je crois qu’il est plus qu’aux trois
quarts éveillé... Voyez-vous, le finaud! il a flairé qu’il y avait
quelque chose pour lui là-dedans... Une belle galette à l’anis que la
grand-maman Renaud a faite exprès pour son Innocent.

BALTHAZAR, avec intérêt.

Elle va bien la Renaude, petite?

VIVETTE.

Pas trop mal, père, pour son grand âge.

BALTHAZAR.

Tu en as toujours bien soin, au moins?

VIVETTE.

Oh! vous pensez!... la pauvre vieille qui n’a que moi.

BALTHAZAR.

Ah çà!... quand tu vas faire des journées dehors comme maintenant, elle
reste seule, alors?...

VIVETTE.

Le plus souvent, je l’emmène. Ainsi, le mois dernier, quand je suis
allé faire les olives à Montauban, elle est venue avec moi... mais à
Castelet, jamais elle n’a voulu. Pourtant, tout le monde d’ici nous
aime bien.

BALTHAZAR.

C’est peut-être trop loin pour elle.

VIVETTE.

Oh! elle a encore bonnes jambes, allez!... si vous la voyiez trotter...
Est-ce qu’il y a longtemps que vous ne vous êtes pas rencontrés, père
Balthazar?...

BALTHAZAR, avec effort.

Oh! oui... bien longtemps!...

L’INNOCENT.

J’ai faim... donne-moi la galette...

VIVETTE.

Non... pas maintenant.

L’INNOCENT.

Si, si... je veux... ou bien je dirai à Fréderi...

VIVETTE, embarrassée.

Quoi donc?... qu’est-ce que tu diras à Fréderi?...

L’INNOCENT.

Je lui dirai la fois que tu as embrassé son portrait, là-haut, dans la
grande chambre.

BALTHAZAR.

Tiens! tiens! tiens!

VIVETTE, rouge comme une cerise.

Mais ne le croyez pas, au moins...

BALTHAZAR, riant.

Quand je vous dis qu’il s’éveille, cet enfant!


SCÈNE IV.

LES MÊMES, ROSE MAMAÏ.

ROSE.

Personne encore?...

BALTHAZAR.

Si, maîtresse... voilà du monde.

VIVETTE.

Bonjour, marraine.

ROSE, surprise.

C’est toi... Et qu’est-ce qui t’amène?...

VIVETTE.

Mais, marraine, je viens pour les vers à soie, comme tous les ans.

ROSE.

C’est vrai, je n’y pensais plus... Depuis ce matin, je ne sais pas où
j’ai la tête... Balthazar, regarde donc un peu sur la route si tu ne
vois rien. (_Balthazar va dans le fond. — L’Innocent prend le panier et
se sauve dans la tourelle._)

VIVETTE.

Vous attendez quelqu’un, marraine?

ROSE.

Mais oui... l’aîné est parti voilà deux heures avec la carriole, pour
aller au-devant de son oncle.

BALTHAZAR, du fond.

Personne... (_Il voit que l’Innocent a disparu; il entre dans la
tourelle._)

ROSE.

Mon Dieu! mon Dieu! pourvu qu’il ne soit rien arrivé...

VIVETTE.

Que voulez-vous qu’il lui arrive? Les routes sont un peu dures; mais
Fréderi les a faites tant de fois.

ROSE.

Oh! ce n’est pas cela... Seulement, j’ai peur que le patron Marc n’ait
apporté de mauvaises nouvelles, que ces gens de là-bas ne soient pas ce
qu’on voudrait...

VIVETTE.

Quelles gens?...

ROSE.

C’est que je le connais, moi, cet enfant!... S’il fallait que ce
mariage manquât, maintenant qu’il se l’est mis dans l’idée de son
cœur...

VIVETTE.

Fréderi va se marier?...

L’INNOCENT, assis au bord du grenier, tout en haut, dans les frises, sa
galette à la main.

Mê!... mê!...

ROSE.

Miséricorde : l’Innocent... là-haut!... Veux-tu bien descendre, maudit
enfant!...

BALTHAZAR, dans le grenier.

N’ayez pas peur, maîtresse, je suis là... (_Il enlève l’enfant et
rentre dans le grenier._)

ROSE.

Oh! ce grenier, ça me fait frémir, quand je le vois ouvert... Tu
penses, si on tombait de là-haut sur ces dalles... (_La fenêtre du
grenier se referme._)

VIVETTE.

Vous disiez, marraine, que Fréderi va se marier?

ROSE.

Oui... Comme tu es pâle... Tu as eu peur, toi aussi, hein?

VIVETTE, suffoquée.

Et... avec qui... se marie-t-il?

ROSE.

Avec une fille d’Arles... Ils se sont trouvés ici un dimanche qu’on a
fait courir les bœufs, et depuis, il n’a plus songé qu’à elle.

VIVETTE.

Elles sont bien belles, on dit, les filles, dans ce pays-là.

ROSE.

Et bien coquettes aussi... mais que veux-tu? Les hommes aiment mieux
ça...

VIVETTE, très-émue.

Alors... c’est une chose décidée?...

ROSE.

Pas tout à fait... les enfants sont d’accord entre eux, mais la
demande n’est pas encore faite... Tout dépend de ce que va nous dire
le patron Marc... Aussi, si tu avais vu Fréderi tout à l’heure, quand
il est parti au-devant de son oncle... les mains lui tremblaient, en
attelant... Et moi-même depuis, j’en suis comme éperdue... Je l’aime
tant, mon Fréderi! Sa vie tient tant de place dans la mienne! Songe,
petite : c’est plus qu’un enfant pour moi. A mesure qu’il devient homme,
je retrouve son père en lui... Ce mari que j’ai tant aimé, que j’ai
perdu si vite, mon fils me l’a presque rendu en grandissant... C’est
la même manière de parler, de regarder... Oh! vois-tu, quand j’entends
mon garçon aller et venir dans la ferme, cela me fait un effet que je
ne peux pas dire. Il me semble que je ne suis plus aussi veuve... Et
puis, je ne sais pas, il y a tant de choses entre nous, nos deux cœurs
battent si bien ensemble!... Tiens! tâte le mien, comme il va vite. Si
on ne dirait pas que j’ai vingt ans moi aussi, et que c’est mon mariage
qu’on est en train de décider.

FRÉDERI, du dehors.

Ma mère!

ROSE.

Le voilà!...


SCÈNE V.

LES MÊMES, FRÉDERI, puis BALTHAZAR et L’INNOCENT.

FRÉDERI, entrant en courant.

Ma mère, tout va bien... embrasse-moi... Oh! que je suis heureux!

TOUS.

Et ton oncle?

FRÉDERI.

Il est là... il descend de voiture... Pauvre homme! Je l’ai mené si
vite... il a les reins rompus.

ROSE, riant.

Oh! le méchant garçon.

FRÉDERI.

Tu comprends, je languissais de t’apporter la bonne nouvelle...
Embrasse-moi encore...

ROSE.

Tu l’aimes donc bien, ton Arlésienne?...

FRÉDERI.

Si je l’aime!...

ROSE.

Plus que moi?...

FRÉDERI.

Oh! ma mère!... (_Prenant le bras de sa mère._) Viens chercher mon
oncle! (_Ils descendent dans le fond._)

VIVETTE, sur le devant de la scène.

Il ne m’a même pas regardée.

BALTHAZAR, s’approchant avec l’Innocent.

Qu’est-ce que tu as, petite?...

VIVETTE, ramassant son paquet.

Moi?... rien... c’est la chaleur... le bateau... le... Oh! oh! mon
Dieu!...

L’INNOCENT.

Pleure pas, Vivette... je dirai rien à Fréderi...

BALTHAZAR.

Bonheur de l’un, chagrin pour l’autre : voilà la vie.

FRÉDERI, dans le fond, agitant son chapeau.

Vive le patron Marc!


SCÈNE VI.

LES MÊMES, LE PATRON MARC, puis FRANCET MAMAÏ.

LE PATRON MARC.

D’abord et d’une, il n’y a plus de patron Marc. Je suis, de cette
année, capitaine au cabotage, avec certificats, diplômes et tout le
tremblement... Ainsi donc, mon garçon, si ça ne t’écorche pas trop la
langue, appelle-moi capitaine. (_Se frottant les reins._) Et mène ta
carriole un peu plus en douceur.

FRÉDERI.

Oui, capitaine.

LE PATRON MARC.

A la bonne heure. (_A Rose._) Bonjour, Rose. (_Il l’embrasse.
Apercevant Balthazar._) Hé! voilà le vieux père Planète.

BALTHAZAR.

Salut, salut, marinier.

LE PATRON MARC.

Comment, marinier? puisqu’on te dit...

FRANCET MAMAÏ, arrivant.

Hé bé! quelles nouvelles?

LE PATRON MARC.

La nouvelle, maître Francet, c’est qu’il va falloir endosser votre
belle jaquette à fleurs et vous en aller à la ville bien vite faire
votre demande. On vous attend...

FRANCET MAMAÏ.

Alors, c’est du bon?...

LE PATRON MARC.

Tout ce qu’il y a de meilleur... De braves gens, sans façons, comme
vous et moi... et un ratafia!...

ROSE.

Comment! un ratafia?...

LE PATRON MARC.

Oh! divin... c’est la mère qui le fait... une recette de famille... Je
n’ai jamais rien bu de pareil...

ROSE.

Tu es donc allé chez eux?

LE PATRON MARC.

Pardié! tu penses qu’en pareille occasion, il ne faut se fier à
personne qu’à soi-même... (_Montrant ses yeux._) Pas de renseignements
qui vaillent deux bonnes lunettes de marine comme celles-là!

FRANCET MAMAÏ.

Ainsi, tu es content?...

LE PATRON MARC.

Vous pouvez vous fier à moi... le père, la mère, la fille... c’est de
l’or en barre, comme leur ratafia...

FRANCET MAMAÏ, à Balthazar d’un air triomphant.

Hein?... tu vois...

LE PATRON MARC.

Maintenant, j’espère que vous allez m’expédier cela promptement...

FRÉDERI.

Je crois bien.

LE PATRON MARC.

D’abord, moi, je ne bouge pas d’ici que la noce ne soit faite. J’ai
mis la _Belle Arsène_ au radoub pour quinze jours; et pendant qu’on
accordera les violons, j’irai dire deux mots aux bécassines. Pan! pan!

BALTHAZAR, d’un ton goguenard.

Tu sais, marinier, si tu as besoin de quelqu’un pour porter ta
carnassière...

LE PATRON MARC.

Merci, merci, père Planète... J’ai amené mon équipage.

ROSE, effrayée.

Ton équipage!... Ah! bon Dieu!...

FRÉDERI, riant.

Oh! n’ayez pas peur, mère... il n’est pas bien nombreux l’équipage du
capitaine; tenez, le voilà...


SCÈNE VII.

LES MÊMES, UN VIEUX MATELOT.

  Il entre avec une espèce de grognement sourd et salue de droite à
  gauche; il sue; il est chargé de fusils, de carnassières, de grandes
  bottes de marais.

LE PATRON MARC.

Tout l’équipage n’est pas là! Nous avons encore le mousse; mais il est
resté à Arles pour surveiller le radoubage. Arrive, arrive, matelot; tu
salueras dimanche... Tu as descendu mes bottes, mon fusil?

L’ÉQUIPAGE.

Oui, patron...

LE PATRON, furieux, à demi-voix.

Appelle-moi donc capitaine, animal!

L’ÉQUIPAGE.

Oui, patr...

LE PATRON MARC.

C’est bon! entre tout ça là-dedans. (_Le matelot entre dans la ferme._)
Il n’est pas très-ouvert; mais c’est un fier homme.

FRANCET MAMAÏ.

Dis donc, Rose, il a l’air d’avoir grand soif, l’équipage!...

LE PATRON.

Et le capitaine donc!... Deux heures de tangage, au soleil, dans cette
satanée carriole.

ROSE.

Eh bien! entrons... Le père vient tout juste de mettre en perce une
barriquette de muscat à ton intention.

LE PATRON.

Fameux, le muscat de Castelet... Avec le ratafia de la demoiselle, ça
va vous faire une jolie cave... (_Prenant le bras de Fréderi._) Arrive
ici, garçon; nous allons boire à ton amoureuse.


SCÈNE VIII.

BALTHAZAR, puis LE GARDIEN.

BALTHAZAR, seul.

Pauvre petite Vivette!... La voilà en deuil pour toute sa vie... Aimer
sans rien dire et souffrir!... Ce sera sa planète à elle, comme à sa
grand’mère... (_Il allume sa pipe. — Long silence. — Chœur dans la
coulisse. — En relevant la tête, il aperçoit le Gardien, debout, dans
l’encadrement de la grande porte, son fouet court en bandoulière, la
veste sur l’épaule, un sac de cuir à la ceinture._) Tiens!... qu’est-ce
qu’il veut, celui-là?

LE GARDIEN, s’avançant.

C’est bien Castelet ici, berger?...

BALTHAZAR.

Ça m’en a l’air.

LE GARDIEN.

Est-ce que le maître est là?...

BALTHAZAR, montrant la ferme.

Entre!... ils sont à table.

LE GARDIEN, vivement.

Non! non!... je n’entre pas... appelez-le.

BALTHAZAR, le regardant curieusement.

Tiens!... c’est drôle. (_Il appelle._) Francet!... Francet!...

FRANCET MAMAÏ, sur la porte.

Qu’est ce qu’il y a?

BALTHAZAR.

Viens donc voir... il y a là un homme qui veut te parler...


SCÈNE IX.

LES MÊMES, FRANCET MAMAÏ.

FRANCET MAMAÏ, accourant.

Un homme! Pourquoi n’entre-t-il pas? Vous avez donc peur que le toit
vous tombe sur la tête, l’ami?...

LE GARDIEN, bas.

Ce que j’ai à vous dire est pour vous seul, maître Francet.

FRANCET MAMAÏ.

Pourquoi tremblez-vous?... Parlez, je vous écoute. (_Balthazar fume
dans son coin._)

LE GARDIEN.

On dit que votre petit-fils va se marier avec une fille d’Arles...
Est-ce vrai, maître? (_On entend dans la maison un joyeux train de
rires et de bouteilles._)

FRANCET MAMAÏ.

C’est la vérité, mon garçon... (_Montrant la ferme._) Entendez-les
rire, là dedans; c’est le coup des accordailles que nous sommes en
train de boire.

LE GARDIEN.

Alors, écoutez-moi : vous allez donner votre enfant à une coquine,
qui est ma maîtresse depuis deux ans. Les parents savent tout, et me
l’avaient promise. Mais depuis que votre fils la recherche, ni eux ni
la belle ne veulent plus de moi. Je croyais pourtant qu’après ça, elle
ne pouvait pas être la femme d’un autre.

FRANCET MAMAÏ.

Voilà une chose terrible... Mais enfin, qui êtes-vous?...

LE GARDIEN.

Je m’appelle Mitifio. Je garde les chevaux, là bas, dans les marais de
Pharaman. Vos bergers me connaissent bien...

FRANCET MAMAÏ, baissant la voix.

Est-ce bien sûr, au moins, ce que vous me dites-là? Prenez garde, jeune
homme... quelquefois la passion, la colère...

LE GARDIEN.

Ce que j’avance, je le prouve. Quand nous ne pouvions pas nous voir,
elle m’écrivait; depuis, elle m’a repris ses lettres, mais j’en ai
sauvé deux, les voilà; son écriture, et signées d’elle.

FRANCET MAMAÏ, regardant les lettres.

Justice ciel! qu’est-ce qui m’arrive là?...

FRÉDERI, de l’intérieur.

Grand-père, grand-père!

LE GARDIEN.

C’est lâche, n’est-ce pas, ce que je fais?... mais cette femme est à
moi, et je veux la garder mienne, n’importe par quels moyens.

FRANCET MAMAÏ, avec fierté.

Soyez tranquille; ce n’est pas nous qui vous l’enlèverons...
Pouvez-vous me laisser ces lettres?

LE GARDIEN.

Non, certes!... c’est tout ce qui me reste d’elle, et... (_Bas avec
rage._) c’est par là que je la tiens.

FRANCET MAMAÏ.

J’en aurais bien besoin pourtant... L’enfant a le cœur fier; rien que
de lire ça... c’était fait pour le guérir.

LE GARDIEN.

Eh bien! soit, maître, gardez-les... J’ai foi dans votre parole...
votre berger me connaît, il me les rapportera.

FRANCET MAMAÏ.

C’est promis.

LE GARDIEN.

Adieu. (_Il va pour sortir._)

FRANCET MAMAÏ.

Dites donc, camarade, la route est longue d’ici Pharaman; voulez-vous
prendre un verre de muscat?...

LE GARDIEN, d’un air sombre.

Non! merci... j’ai plus de chagrin que de soif... (_Il sort._)


SCÈNE X.

FRANCET MAMAÏ, BALTHAZAR, toujours assis.

FRANCET MAMAÏ.

Tu as entendu?

BALTHAZAR, gravement.

La femme est comme la toile; il ne fait pas bon la choisir à la
chandelle.

FRÉDERI, dans la ferme.

Mais venez donc, grand-père... nous allons boire sans vous...

FRANCET MAMAÏ.

Comment lui dire ça, Seigneur!...

BALTHAZAR, se levant avec énergie.

Du courage, vieux!


SCÈNE XI.

LES MÊMES, FRÉDERI, puis TOUT LE MONDE.

FRÉDERI, s’avançant vers la porte, le verre haut.

Allons, grand-père!... A l’Arlésienne!

FRANCET MAMAÏ.

Non... non... mon enfant... Jette ton verre; ce vin t’empoisonnerait.

FRÉDERI.

Qu’est-ce que vous dites?

FRANCET MAMAÏ.

Je dis que cette femme est la dernière de toutes, et que par respect
pour ta mère, son nom ne doit plus être prononcé ici... Tiens! lis...

FRÉDERI, regarde les deux lettres.

Oh!... (_Il fait un pas vers son grand-père._) C’est vrai, ça...
(_Puis, avec un cri de douleur, il vient tomber assis au bord du
puits._)




ACTE DEUXIÈME.

DEUXIÈME TABLEAU.

LES BORDS DE L’ÉTANG DE VACCARÈS EN CAMARGUE.

  A droite, fourré de grands roseaux. — A gauche, une bergerie. —
  Immense horizon désert. — Sur le premier plan, des roseaux coupés,
  réunis en fagots; une grande serpe jetée dessus. — Au lever du
  rideau, la scène reste vide un moment et l’on entend des chœurs au
  loin.


SCÈNE PREMIÈRE.

ROSE, VIVETTE, LE PATRON MARC.

  Rose, Vivette, dans le fond. — Sur le premier plan, Marc à l’affût
  dans les roseaux.

VIVETTE, regardant au loin dans la plaine, la main en abat-jour sur les
yeux.

Fréderi!...

MARC, sortant à mi-corps des roseaux, avec des gestes désespérés.

Chut!...

ROSE, appelant.

Fréderi!...

MARC.

Mais taisez-vous donc, mille diables!...

ROSE.

C’est toi, Marc?

MARC, bas.

Hé! oui... c’est moi... Chut! ne bouge pas... il est là.

ROSE.

Qui donc? Fréderi?

MARC.

Non! un flamant rose... une bête magnifique, qui nous fait courir
depuis ce matin autour du Vaccarès.

ROSE.

Fréderi n’est pas avec vous?

MARC.

Non!

L’ÉQUIPAGE, caché.

Ohé!

MARC.

Ohé!

L’ÉQUIPAGE.

Parti!

MARC.

Ah! mille millions de milliasses... Ce sont ces sacrées femmes... C’est
égal, il ne m’échappera pas... Hardi, matelot! (_Il s’enfonce dans le
fourré._)


SCÈNE II.

ROSE, VIVETTE.

ROSE.

Tu vois bien qu’il n’était pas avec son oncle... Qui sait où il est
allé?

VIVETTE.

Voyons, marraine, ne vous tourmentez pas... Il ne peut pas être bien
loin... Voilà un paquet de roseaux tout frais coupés de ce matin. Il
aura entendu dire aux femmes qu’on manquait de claies pour les vers à
soie, et il sera venu serper des roseaux à la première heure.

ROSE.

Mais pourquoi n’est-il pas rentré déjeuner?... Il n’avait pas emporté
son sac.

VIVETTE.

C’est qu’il aura poussé jusqu’à la ferme des Giraud.

ROSE.

Tu crois?

VIVETTE.

Sûrement. Voilà longtemps que les Giraud l’invitent.

ROSE.

C’est vrai. Je n’y avais pas pensé... Oui, oui, tu as raison. Il doit
être allé déjeuner chez les Giraud. Je suis contente que tu aies
trouvé cela... Attends que je m’asseye un peu... Je n’en peux plus.
(_Elle s’assied sur les roseaux._)

VIVETTE, s’agenouillant et lui prenant les mains.

Méchante marraine de se faire tant de tourment... Voyez, vos mains sont
toutes froides.

ROSE.

Que veux-tu! maintenant, j’ai toujours peur, quand il n’est pas près de
moi.

VIVETTE.

Peur?

ROSE.

Si je te disais tout ce que je pense... Est-ce que cette idée ne t’est
jamais venue en le voyant si triste...

VIVETTE.

Quelle idée?

ROSE.

Non! non! Il vaut mieux que je ne dise rien... Il est de ces choses
qu’on pense; mais il semble que d’en parler ça les ferait venir. (_Avec
rage._) Ah! je voudrais qu’une nuit toutes les digues du Rhône crèvent,
et que le fleuve emporte la ville d’Arles, avec celles qui y sont.

VIVETTE.

Il y songe toujours, vous croyez, à cette fille?

ROSE.

S’il y songe!

VIVETTE.

Pourtant il n’en parle jamais.

ROSE.

Il est bien trop fier.

VIVETTE.

Alors, puisqu’il est fier, comment peut-il l’aimer encore, maintenant
qu’il est sûr qu’elle allait avec un autre?

ROSE.

Ah! ma fille, si tu savais!... Il ne l’aime plus de la même façon
qu’avant; il l’aime peut-être davantage.

VIVETTE.

Mais enfin, qu’est-ce qu’il faudrait donc pour arracher cette femme de
son cœur?

ROSE.

Il faudrait... une femme.

VIVETTE, très-émue.

Vraiment? Vous croyez que ce serait possible.

ROSE.

Ah! celle qui me le guérirait, mon enfant, comme je l’aimerais!

VIVETTE.

Si ce n’est que cela. Il n’en manque pas qui ne demanderaient pas
mieux... Tenez! sans aller bien loin, la fille des Giraud dont nous
parlions. En voilà une qui est jolie et qui lui a longtemps viré
autour. Il y a aussi celle des Nougaret; mais elle n’a peut-être pas
assez de bien.

ROSE.

Oh! ça...

VIVETTE.

Eh bien alors, marraine, il faut le faire trouver avec une de ces
deux-là.

ROSE.

Oui, mais le moyen. Tu sais bien comme il est devenu. Il se cache, il
fuit, il ne veut voir personne. Non, non! ce qu’il faudrait, c’est
que l’amour lui arrivât et l’enveloppât tout entier sans qu’il s’en
aperçût. Quelqu’un qui vivrait près de lui et qui l’aimerait assez pour
ne pas se rebuter de sa tristesse. Il faudrait une bonne créature...
honnête... courageuse... comme toi, par exemple.

VIVETTE.

Moi?... moi?... mais je ne l’aime pas.

ROSE.

Menteuse!

VIVETTE.

Eh! bien, oui! je l’aime, et je l’aime assez pour supporter de lui tous
les affronts, toutes les disgrâces, si je savais pouvoir le guérir de
son mal. Mais comment voulez-vous? Son autre était si belle, on dit. Et
moi je suis si laide.

ROSE.

Mais non, ma chérie, tu n’es pas laide, seulement tu es triste, et les
hommes n’aiment pas cela. Pour leur plaire, il faut rire, faire voir
ses dents. Et les tiennes sont si jolies!

VIVETTE.

J’aurais beau rire, il ne me regardera pas plus que quand je pleure.
Ah! marraine, vous qui êtes si belle et qu’on a tant aimée, dites-moi
comme il faut faire pour que celui qu’on aime nous regarde et que notre
visage lui inspire de l’amour...

ROSE.

Mets-toi là. Je vais te le dire. D’abord, il faut se croire belle,
c’est les trois quarts de la beauté... Toi, on dirait que tu as honte
de toi-même. Tu caches tout ce que tu as... Tes cheveux, on ne les voit
pas. Attache donc ton ruban plus en arrière. Ouvre un peu ce fichu, à
l’Arlésienne, là... qu’il n’ait pas l’air de tenir sur l’épaule. (_Elle
l’attife tout en parlant._)

VIVETTE.

Vous perdez votre peine, allez, marraine... Je suis sûre qu’il ne
pourra pas m’aimer.

ROSE.

Qu’en sais-tu? Lui as-tu dit seulement que tu l’aimais?... Comment
veux-tu qu’il le devine? Je sais bien comme tu fais; quand il est là tu
trembles, tu baisses les yeux. Il faut les lever au contraire et les
mettre hardiment et honnêtement dans les siens. C’est avec leurs yeux
que les femmes parlent aux hommes.

VIVETTE, bas.

Je n’oserai jamais.

ROSE.

Voyons. Regarde-moi... C’est qu’elle est jolie comme une fleur. Je
voudrais qu’il pût te voir à présent...Tiens! sais-tu? tu devrais t’en
aller jusqu’au mas des Giraud. Vous reviendrez ensemble, tout seuls, le
long de l’étang. Au jour tombé, les chemins sont troubles. On a peur,
on s’égare, on se serre l’un contre l’autre... Ah! mon Dieu! qu’est-ce
que je lui dis là, maintenant? Écoute, Vivette, c’est une mère qui te
prie. Mon enfant est en danger; il n’y a que toi qui peux le sauver. Tu
l’aimes, tu es belle, va!

VIVETTE.

Ah! marraine! marraine!... (_Elle hésite une minute, puis sort par la
gauche brusquement._)

ROSE, la regardant partir.

Si c’était moi, comme je saurais bien!...


SCÈNE III.

ROSE, BALTHAZAR, L’INNOCENT.

BALTHAZAR, il va vers la bergerie avec l’Innocent.

Viens, Mignot. Nous allons voir s’il reste quelques olives au fond de
mon sac. (_S’arrêtant en voyant Rose._) Eh bien, maîtresse, l’avez-vous
trouvé?

ROSE.

Non! je crois qu’il sera allé manger chez les Giraud.

BALTHAZAR.

Bien possible.

ROSE, prenant l’Innocent par la main.

Allons!... il faut rentrer.

L’INNOCENT, se serrant contre Balthazar.

Non... non... je ne veux pas.

BALTHAZAR.

Laissez-le-moi, maîtresse. Nous sommes là au bord de l’étang, avec le
troupeau. Sitôt la nuit venue, le bergerot vous le ramènera.

L’INNOCENT.

Oui... oui... Balthazar.

ROSE.

Il t’aime plus que nous, cet enfant.

BALTHAZAR.

A qui la faute, maîtresse? Pour Innocent qu’il soit, il comprend bien
que vous l’avez tous un peu abandonné...

ROSE.

Abandonné! Que veux-tu dire? Est-ce qu’il lui manque quelque chose?
Est-ce qu’on n’a pas soin de lui?

BALTHAZAR.

C’est de la tendresse qu’il lui faudrait. Il y a droit au moins autant
que l’autre. Je vous l’ai dit souvent, Rose Mamaï...

ROSE.

Trop souvent même, berger...

BALTHAZAR.

Cet enfant est le porte-bonheur de votre maison. Vous devez le chérir
doublement, d’abord pour lui, et puis pour tous ceux d’ici qu’il
protège.

ROSE.

C’est dommage que tu ne portes pas tonsure, tu prêcherais bien...
Adieu; je rentre. (_Elle fait quelques pas pour sortir, puis revient
vers l’enfant, l’embrasse avec frénésie et s’en va._)

L’INNOCENT.

Comme elle m’a serré fort!

BALTHAZAR.

Pauvre petit! Ce n’est pas pour toi qu’elle t’embrasse.

L’INNOCENT.

J’ai faim, berger.

BALTHAZAR, soucieux, montrant la bergerie.

Entre là, et prends mon sac.

L’INNOCENT, qui est allé ouvrir la porte de la bergerie, pousse un cri
et revient effrayé.

Aïe!

BALTHAZAR.

Quoi donc?

L’INNOCENT.

Il est là!... Fréderi!...

BALTHAZAR.

Fréderi!


SCÈNE IV.

BALTHAZAR, L’INNOCENT, FRÉDERI.

  Fréderi apparaît sur la porte de la bergerie, pâle, en désordre, de
  la paille dans les cheveux.

BALTHAZAR.

Qu’est-ce que tu fais là?

FRÉDERI.

Rien.

BALTHAZAR.

Tu n’as donc pas entendu ta mère qui t’appelait?

FRÉDERI.

Si... mais je n’ai pas voulu répondre. Ces femmes m’ennuient. Qu’est-ce
qu’elles ont donc à m’épier toujours comme cela? Je veux qu’on me
laisse, je veux être seul.

BALTHAZAR.

Tu as tort. La solitude n’est pas bonne pour ce que tu as.

FRÉDERI.

Ce que j’ai?... mais je n’ai rien.

BALTHAZAR.

Si tu n’as rien, pourquoi passes-tu toutes les nuits à pleurer, à te
lamenter?

FRÉDERI.

Qui te l’a dit?

BALTHAZAR.

Tu sais bien que je suis sorcier. (_Tout en parlant, il est entré
dans la bergerie et il en sort avec un bissac de toile qu’il jette à
l’Innocent._) Tiens! cherche ta vie!

FRÉDERI.

Eh bien! oui. C’est vrai. Je suis malade, je souffre. Quand je suis
seul, je pleure, je crie... Tout à l’heure, là-dedans, je cachais ma
tête dans la paille pour qu’on ne m’entendît pas... Berger, je t’en
conjure, puisque tu es sorcier, fais-moi manger une herbe, quelque
chose qui m’enlève ce que j’ai là et qui me fait tant mal.

BALTHAZAR.

Il faut travailler, mon enfant.

FRÉDERI.

Travailler? Depuis huit jours, j’ai abattu la besogne de dix
journaliers; je m’écrase, je m’exténue, rien n’y fait.

BALTHAZAR.

Alors marie-toi vite... C’est un bon oreiller pour dormir que le cœur
d’une honnête femme...

FRÉDERI, avec rage.

Il n’y a pas d’honnête femme!... (_Se calmant._) Non! non! cela ne vaut
rien encore. Il vaut mieux que je m’en aille. C’est le meilleur de tout.

BALTHAZAR.

Oui, le voyage... C’est bon aussi... Tiens... dans quelques jours, je
vais partir dans la montagne, viens avec moi... tu verras comme on est
bien là-haut. C’est plein de sources qui chantent, et puis des fleurs,
grandes comme des arbres, et des planètes, des planètes!...

FRÉDERI.

Ce n’est pas assez loin, la montagne.

BALTHAZAR.

Alors pars avec ton oncle... va courir la mer lointaine.

FRÉDERI.

Non... non... ce n’est pas encore assez loin, la mer lointaine.

BALTHAZAR.

Où veux-tu donc aller, alors?

FRÉDERI, frappant le sol avec son pied.

Là... dans la terre.

BALTHAZAR.

Malheureux enfant!... Et ta mère, et le vieux que tu tueras du même
coup!... Pardi!... ça serait bien facile, si l’on n’avait à songer qu’à
soi. On aurait vite fait de mettre son fardeau bas; mais il y a les
autres.

FRÉDERI.

Je souffre tant, si tu savais.

BALTHAZAR.

Je sais ce que c’est, va! Je connais ton mal, je l’ai eu.

FRÉDERI.

Toi?

BALTHAZAR.

Oui, moi... J’ai connu cet affreux tourment de se dire : Ce que j’aime,
le devoir me défend de l’aimer. J’avais vingt ans alors. Dans la maison
où je servais, c’était tout près d’ici, de l’autre main du Rhône. La
femme du maître était belle, et je fus pris de passion pour elle...
Jamais nous ne parlions d’amour ensemble. Seulement, quand j’étais seul
dans le pâturage, elle venait s’asseoir et rire tout contre moi. Un
jour, cette femme me dit : Berger, va-t’en!... maintenant je suis sûre
que je t’aime... Alors, je m’en suis allé, et je suis venu me louer
chez ton grand-père.

FRÉDERI.

Et vous ne vous êtes plus revus?

BALTHAZAR.

Jamais. Et pourtant nous n’étions pas loin l’un de l’autre, et je
l’aimais tellement, qu’après des années et des années tombées sur cet
amour, regarde! j’ai des larmes qui me viennent encore en en parlant...
C’est égal! je suis content. J’ai fait mon devoir. Tâche de faire le
tien.

FRÉDERI.

Est-ce que je ne le fais pas? Est-ce moi qui vous parle de cette femme?
Est-ce que j’y suis jamais retourné? Quelquefois... la rage d’amour me
prend. Je me dis, j’y vais... je marche, je marche... jusqu’à ce que je
voie monter les clochers de la ville. Jamais je ne suis allé plus loin.

BALTHAZAR.

Eh bien, alors, sois brave jusqu’au bout. Donne-moi les lettres.

FRÉDERI.

Quelles lettres?

BALTHAZAR.

Ces lettres épouvantables que tu lis nuit et jour et qui t’embrasent
le sang au lieu de te dégoûter d’elle, de te calmer, comme le vieux le
croyait.

FRÉDERI.

Puisque tu sais tout, dis-moi le nom de cet homme, je te les rendrai.

BALTHAZAR.

A quoi cela te servira-t-il?

FRÉDERI.

C’est quelqu’un de la ville, n’est-ce pas? quelqu’un de riche... Elle
lui parle toujours de ses chevaux.

BALTHAZAR.

Possible.

FRÉDERI.

Tu ne veux rien me dire; alors, je les garde. Si le galant veut les
ravoir, il viendra me les demander. Comme ça, je le connaîtrai.

BALTHAZAR.

Ah! fou, triple fou!... (_Chœurs au dehors._) Qu’est-ce qu’ils ont
donc à appeler les bergers? (_Regardant le ciel._) Au fait, ils ont
raison. Voilà le jour qui va tomber... il faut rentrer les bêtes. (_A
l’Innocent._) Attends-moi, petit, je reviens. (_Il sort._)


SCÈNE V.

FRÉDERI, L’INNOCENT.

FRÉDERI, assis sur les roseaux; l’Innocent mangeant un peu plus loin.

Tous les amoureux ont des lettres d’amour; moi, voilà les miennes. (_Il
tire les lettres._) Je n’en ai pas d’autres... Ah! misère!... J’ai beau
les savoir par cœur, il faut que je les lise et les relise sans cesse.
Cela me déchire, j’en meurs, mais c’est bon tout de même... comme si je
m’empoisonnais avec quelque chose de délicieux.

L’INNOCENT, se levant.

Là! j’ai fini; je n’ai plus faim.

FRÉDERI, regardant les lettres.

Y en a-t-il de ces caresses là-dedans, et des larmes, et des serments
d’amitié! Dire que tout cela est pour un autre, que c’est écrit,
que je le sais et que je l’aime encore! (_Avec rage._) C’est un peu
fort pourtant que le mépris ne puisse pas tuer l’amour! (_Il lit les
lettres._)

L’INNOCENT, venant s’appuyer sur son épaule.

Ne lis pas ça, ça fait pleurer.

FRÉDERI.

Comment le sais-tu que ça fait pleurer?

L’INNOCENT, parlant lentement avec effort.

Je te vois bien la nuit, dans notre chambre, quand tu mets ta main
devant la lampe.

FRÉDERI.

Oh! oh! le berger a raison de dire que tu t’éveilles. Il faut prendre
garde à ces petits yeux-là maintenant.

L’INNOCENT.

Laisse ces vilaines histoires, va. Moi j’en sais de bien plus belles.
Veux-tu que je t’en raconte une?

FRÉDERI.

Voyons!...

L’INNOCENT, s’asseyant à ses pieds.

Il y avait une fois... Il y avait une fois... C’est drôle, le
commencement des histoires, je ne me le rappelle jamais. (_Il prend sa
petite tête à deux mains._)

FRÉDERI, lisant ses lettres.

« Je me suis donnée à toi tout entière. » Oh! Dieu!

L’INNOCENT.

Et alors... (_Douloureusement._) Ça me fatigue de tant chercher... Et
alors elle s’est battue toute la nuit, et puis au matin le loup l’a
mangée... (_Il pose sa tête sur les roseaux et s’endort. — Berceuse à
l’orchestre._)

FRÉDERI.

Eh bien, et ton histoire, est-ce qu’elle est finie? Cher petit! il
s’est endormi en me la racontant. (_Il met sa veste sur l’enfant._)
Est-ce heureux de dormir comme ça! Moi, je ne peux pas, je pense
trop... Ce n’est pourtant pas ma faute, mais on dirait que toutes les
choses autour de moi s’arrangent pour me parler d’elle, pour m’empêcher
de l’oublier; ainsi la dernière fois que je l’ai vue, c’était un soir
comme maintenant; l’Innocent s’était endormi comme il est là — et moi
je le veillais, pensant à elle.


SCÈNE VI.

LES MÊMES, VIVETTE.

VIVETTE, en apercevant Fréderi, s’arrête; bas.

Ah! le voilà enfin!...

FRÉDERI.

Alors elle est venue doucement derrière les mûriers et elle m’a appelé
par mon nom.

VIVETTE, timidement.

Fréderi!

FRÉDERI.

Oh! j’ai toujours sa voix dans les oreilles.

VIVETTE.

Il ne m’entend pas, attends. (_Elle ramasse quelques fleurs sauvages._)

FRÉDERI.

Moi, par malice, je ne me retournais pas. Alors pour m’avertir, elle
s’est mise à secouer les mûriers en riant de toutes ses forces, et
j’étais là sans bouger à recevoir son joli rire qui me tombait sur la
tête avec les feuilles des arbres.

VIVETTE, s’approchant par derrière, lui jette une poignée de fleurs.

Ah! ah! ah! ah!

FRÉDERI, avec égarement.

Qui est là? (_Se retournant._) C’est toi?... Oh! que tu m’as fait mal!

VIVETTE.

Je t’ai fait mal?

FRÉDERI.

Mais qu’est-ce que tu me veux donc avec ton rire, ton rire
insupportable?...

VIVETTE, très-émue.

C’est que... c’est que je t’aime et qu’on m’avait dit que pour plaire
aux hommes il fallait rire. (_Silence._)

FRÉDERI, stupéfait.

Tu m’aimes?

VIVETTE.

Et il y a longtemps, va! toute petite...

FRÉDERI.

Ah! pauvre enfant, que je te plains!

VIVETTE, les yeux baissés.

Te rappelles-tu quand la grand’mère Renaud nous emmenait cueillir du
vermillon du côté de Montmajour? Je t’aimais déjà dans ce temps-là; et
lorsque en fouillant les chênes nains, nos doigts se mêlaient sous les
feuilles, je ne te disais rien, mais je me sentais frémir toute... Il y
a dix ans de ça... ainsi tu penses. (_Silence._)

FRÉDERI.

C’est un grand malheur pour toi que cet amour te soit venu, Vivette...
Moi, je ne t’aime pas.

VIVETTE.

Oh! je le sais bien. Ce n’est pas d’aujourd’hui. Déjà au temps dont je
te parle, tu commençais à ne pas m’aimer. Quand je te donnais quelque
chose, toujours tu le donnais aux autres.

FRÉDERI.

Eh bien! alors, qu’est-ce que tu veux de moi? Puisque tu sais que je ne
t’aime pas, que je ne t’aimerai jamais.

VIVETTE.

Tu ne m’aimeras jamais, n’est-ce pas? C’est bien ce que je disais...
mais écoute, ce n’est pas ma faute, c’est ta mère qui l’a voulu.

FRÉDERI.

Voilà donc ce que vous complotiez ensemble tout à l’heure.

VIVETTE.

Elle t’aime tant, ta mère!... Elle est si malheureuse de te voir de la
peine! Il lui semblait que cela te ferait du bien d’avoir de l’amitié
pour quelqu’un, et voilà pourquoi elle m’a envoyée vers toi... Sans
elle, je ne serais pas venue. Je ne suis pas demandeuse, moi; ce que
j’avais m’aurait suffi. Venir ici deux ou trois fois l’an, y penser
longtemps à l’avance et encore plus longuement après... t’entendre,
être à tes côtés, je n’en aurais pas voulu davantage... Tu ne sais
pas, toi, quand j’arrivais chez vous, comme le cœur me battait rien
que de voir votre porte. (_Mouvement de Fréderi._) Et vois comme je
suis malheureuse! Ces bonheurs que je me faisais avec rien, mais qui me
remplissaient ma vie, voilà qu’on me les a fait perdre. Car maintenant
c’est fini, tu comprends bien... Après tout ce que je t’ai dit, je
n’oserai plus me trouver en face de toi. Il faut que je m’en aille pour
ne plus revenir.

FRÉDERI.

Tu as raison, va-t’en, cela vaut mieux.

VIVETTE.

Seulement avant que je parte, laisse-moi te demander une chose, une
dernière chose. Le mal qu’une femme t’a fait, une femme peut le guérir.
Cherche une autre amoureuse, et ne te désespère pas toujours sur
celle-là. Tu penses quelle double peine ce serait pour moi d’être loin
et de me dire : Il n’est pas heureux. O mon Fréderi! je te le demande à
genoux, ne te laisse pas mourir pour cette femme. Il y en a d’autres.
Toutes ne sont pas laides comme Vivette. Ainsi, moi, j’en connais qui
sont bien belles, et si tu veux, je te les dirai.

FRÉDERI.

Il ne me manquait plus que cette persécution... Ni de toi, ni des
autres, ni des belles, ni des laides, je n’en veux à aucun prix. Dis-le
bien à ma mère. Qu’elle ne m’en envoie plus au moins. D’abord, toutes
me font horreur. C’est toujours la même grimace. Du mensonge, du
mensonge, et encore du mensonge. Ainsi toi, qui es là à te traîner sur
tes genoux et à me prier d’amour, qui me dit que tu n’as pas quelque
part un amant, qui va venir encore avec des lettres?

VIVETTE, tendant les bras vers lui.

Fréderi!

FRÉDERI, avec un sanglot.

Ah! tu vois bien que je suis fou et qu’il faut me laisser tranquille.
(_Il sort en courant._)


SCÈNE VII.

VIVETTE, L’INNOCENT, puis ROSE.

  La nuit tombe.

VIVETTE, à genoux, sanglotant.

Mon Dieu! mon Dieu!

L’INNOCENT, effaré.

Vivette!

ROSE.

Qu’est-ce qu’il y a? qui est-ce qui pleure?

VIVETTE.

Ah! marraine!

ROSE.

C’est toi?... Et Fréderi!...

VIVETTE.

Ah! je vous l’avais bien dit qu’il ne m’aimerait jamais. Si vous saviez
ce qu’il m’a dit, comme il m’a parlé.

ROSE.

Mais où est-il?

VIVETTE.

Il vient de partir, par là, en courant comme un égaré. (_Un coup de feu
illumine les roseaux du côté que montre Vivette._)

LES DEUX FEMMES.

Ah! (_Elles restent pétrifiées, pâles._)

MARC, dans les roseaux.

Ohé!

L’ÉQUIPAGE.

Manqué!

VIVETTE.

Ah! que j’ai eu peur!...

ROSE.

Tu as eu peur, hein?... Tu vois bien que tu y penses comme moi... Non!
non! ce n’est pas possible, il faut prendre un parti, je ne peux pas
vivre comme ça. Viens...




TROISIÈME TABLEAU.

LA CUISINE DE CASTELET.

  A droite, dans l’encoignure, haute cheminée à grand manteau. — A
  gauche, longue table et banc de chêne, bahuts, portes intérieures. —
  C’est le petit jour.


SCÈNE PREMIÈRE.

LE PATRON MARC, L’ÉQUIPAGE.

  Le patron Marc, sur une chaise, sue à grosses gouttes pour entrer
  dans ses grandes bottes de marais. — L’équipage tout harnaché est
  adossé contre la table et dort debout.

MARC.

Vois-tu, matelot, en Camargue, il n’y a de bon que l’affût du matin.
(_Tirant sur sa botte._) Hé! allez donc!... Le jour, il faut courir
dans la vase, lever les jambes comme un cheval borgne. Pour tuer
quoi? pas même une sarcelle... ho! hisse! me voilà botté... A l’aube,
au contraire, les oies, les flamants, les charlottines, tout ça vous
défile en bataillons sur la tête, on n’a qu’à tirer dans le tas. Pan!
pan!... Ça vaut la peine, hein?... Qu’est ce que tu dis? Hé! là-bas.
Hé! Est-ce que tu dors, matelot?

L’ÉQUIPAGE, rêvant.

Manqué!...

MARC.

Comment! manqué, mais je n’ai pas tiré. (_Le secouant._) Éveille-toi
donc, animal.

L’ÉQUIPAGE.

Oui, pat...

MARC.

Hein?...

L’ÉQUIPAGE, précipitamment.

Oui, capitaine...

MARC.

A la bonne heure! Allons, arrive. (_Il ouvre la porte du fond._) Voici
une petite bise blanche qui te rafraîchira le museau... Oh! oh! les
butors soufflent dans le marais. C’est bon signe. (_Au moment où il met
le pied dehors, on entend une fenêtre qui s’ouvre._)

ROSE, en dehors, appelant.

Marc...

MARC.

Ohé!

ROSE.

Ne t’en va pas... j’ai besoin de te parler...

MARC.

Mais c’est que l’affût...

ROSE.

Je vais réveiller le père... Nous allons descendre; attends-nous...
(_La fenêtre se referme._)

MARC, rentrant furieux.

Allons!... voilà notre affût manqué... Trrr... Qu’est-ce qu’elle a donc
de si pressé à me dire? Je suis sûr que c’est encore pour me parler de
cette Arlésienne. (_Il se promène de long en large._) Ma foi! si cela
continue, la maison ne sera plus tenable. Le garçon ne desserre plus
les dents, le grand-père a les yeux rouges, la mère me fait une mine...
comme si c’était ma faute!... (_S’arrêtant devant l’équipage._) Est-ce
que c’est ma faute, voyons?...

L’ÉQUIPAGE.

Oui, capitaine...

MARC.

Comment! oui... Fais donc attention à ce que tu dis... Est-ce que je
pouvais aller voir sous les sabots de cette margoton, pour savoir si
elle avait perdu un fer ou deux en route?... Et puis enfin, quoi!...
En voilà des histoires pour une amourette! Si tous les hommes étaient
comme moi... Feu de Dieu!... Je serais curieux de la voir la femelle
qui me mettra le grappin dessus... (_Bourrant l’équipage._) Et toi
aussi, matelot, je suis sûr que tu serais curieux de la voir... (_Il
rit, l’équipage rit et ils se regardent._)


SCÈNE II.

LES MÊMES, VIVETTE, avec des paquets.

VIVETTE.

Déjà levé, capitaine...

MARC.

Hé! c’est notre amie Vivette... Où allons-nous donc de si bonne heure,
misè Vivette, avec ces gros paquets?

VIVETTE.

Je vais porter mon bagage au pontonnier du Rhône... Je pars par le
bateau de six heures.

MARC.

Vous partez?

VIVETTE.

Mais oui, capitaine, il faut bien.

MARC.

Comme elle dit cela gaiement : il faut bien! Et vos amis de Castelet,
cela ne vous fait donc pas gros cœur de vous en aller d’eux?

VIVETTE.

Ah! que si fait; mais il y a là-bas à Saint-Louis une brave femme qui
s’ennuie d’être seule, et cette idée me donne du courage pour partir...
Ah! bonne mère! mais j’y songe. Et le feu qui n’est pas fait... Et la
soupe des hommes... Justement ce matin, la chambrière qui est malade...
vite, vite...

MARC.

Voulez-vous que je vous aide?...

VIVETTE.

Volontiers, capitaine. Tenez, là-bas, derrière la porte, deux ou trois
fagots de sarment.

MARC, prenant les fagots.

Voilà... voilà... (_A l’équipage._) Qu’est-ce que tu as donc toi à me
regarder? avec tes gros yeux...

VIVETTE, prenant les sarments.

Merci... Maintenant il n’y a plus qu’à souffler...

MARC.

Je m’en charge.

VIVETTE.

C’est cela! Pendant ce temps je vais jusqu’au bateau, retenir ma
place...

MARC, vivement.

Vous allez revenir, au moins?

VIVETTE.

Sans doute! Il faut bien que je dise adieu à ma marraine... (_Chargeant
son paquet._) Hop!

MARC.

Laissez, laissez. L’équipage va vous porter cela. C’est trop lourd...
Hé! matelot... Eh bien!... quoi!... qu’est-ce que tu as? qu’est-ce qui
t’étonne? Prends ces paquets, on te dit...

VIVETTE.

A tout à l’heure, capitaine... (_Elle sort._)


SCÈNE III.

LE PATRON MARC, seul.

Si celle-ci s’en va, par exemple, nous sommes bien. Il n’y avait que
ça de gai et de vivant dans la maison... Et puis si avenante, si
honnête avec tout le monde, s’entendant si bien à vous donner vos
titres. « Oui, capitaine, non, capitaine! » pas une fois elle n’y
aurait manqué... Hé! hé! tout de même ce ne serait pas déplaisant à
voir trotter sur le pont de la _Belle Arsène_ un joli petit perdreau de
fillette dans ce goût-là!... Hé bien! hé bien! qu’est-ce qui me prend?
Est-ce que moi aussi... Décidément il y a un mauvais air qui court par
ici. Je crois ma parole que cette Arlésienne nous a flanqué le feu à
tous. (_Il souffle avec rage._)


SCÈNE IV.

LE PATRON MARC, BALTHAZAR.

BALTHAZAR, appuyé sur la table, le regarde depuis un montent.

Joli temps pour les bécassines, marinier...

MARC, surpris et gêné.

Ah! c’est toi?... (_Il jette le soufflet._)

BALTHAZAR.

Le ciel est tout noir de gibier, là-bas sur Giraud.

MARC, se levant.

Ne m’en parle pas. Je suis furieux. Ils m’ont fait manquer mon affût...

BALTHAZAR.

Et c’est pour te calmer le sang que tu...? (_Il fait le geste de
souffler le feu._) Pas besoin de mettre des bottes pour cela... (_Il
rit._)

MARC.

C’est bon! c’est bon! vieux malicieux. (_A part._) Il faut toujours
qu’il soit dans votre dos ce grand-là! (_Voyant le berger s’installer
dans la cheminée et allumer sa pipe._) Ah çà! tu es donc convoqué toi
aussi?...

BALTHAZAR, assis dans la cheminée.

Convoqué?...

MARC.

Mais oui... Il paraît qu’il y a un grand conseil de famille ce matin.
Je ne sais pas ce qui leur est arrivé... Encore quelque histoire...
Chut! les voilà...


SCÈNE V.

LES MÊMES, ROSE, FRANCET MAMAÏ.

ROSE.

Entrez, père...

MARC.

Qu’est-ce qu’il y a donc?

ROSE.

Ferme la porte.

MARC.

Oh! oh! il paraît que c’est sérieux.

ROSE.

Très-sérieux... (_Voyant Balthazar._) Tu es là, toi?

BALTHAZAR.

Est-ce que je suis de trop, maîtresse?...

ROSE.

Au fait, non, tu peux rester. Ce que j’ai à leur dire, tu le sais aussi
bien que nous... C’est une chose terrible, à laquelle nous pensons tous
en nous-mêmes et dont personne n’ose parler. Seulement, à cette heure,
le temps presse, et il faut que nous nous en expliquions une bonne
fois...

MARC.

Je parie que c’est encore ton garçon dont il s’agit.

ROSE.

Oui, Marc, tu as deviné... Il s’agit de mon enfant qui est en train de
mourir. Ça vaut la peine qu’on en parle...

FRANCET MAMAÏ.

Qu’est-ce que tu dis là?...

ROSE.

Je dis que notre enfant est en train de mourir, grand-père, et je viens
vous demander si tout bonnement nous allons le regarder passer comme
cela sans rien faire?

MARC.

Mais enfin qu’est-ce qu’il a?...

ROSE.

Il a que c’était au-dessus de ses forces de renoncer à son Arlésienne.
Il a que cette lutte l’épuise... que cet amour le tue.

MARC.

Tout ça ne nous dit pas de quoi il meurt. On meurt d’une pleurésie,
d’un palan qui vous tombe sur la tête, emporté par un coup de mer;
mais que diable!... un garçon de vingt ans, solidement amarré sur ses
ancres, ne va pas se laisser glisser pour une contrariété d’amour...

ROSE.

Tu crois, Marc?...

MARC, riant.

Ah! ah! il faut venir en Camargue pour rencontrer encore ces
superstitions-là. (_Légèrement._) Écoutez ceci, sœurette; c’est la
romance à la mode cet hiver à l’Alcazar arlésien... (_Avec prétention._)

    Heureusement qu’on ne meurt pas d’amour
    Heureusement (_bis_) qu’on ne meurt pas d’amour.

(_Un silence de mort._)

BALTHAZAR, dans la cheminée.

Ça chante bien, les tonneaux vides!

MARC.

Hein?...

ROSE.

Ta chanson est une menteuse, Marc. Il y a des beaux vingt ans qui
meurent d’amour, et même le plus souvent, comme ils trouvent cette mort
trop lente, ceux qui sont atteints de cet étrange mal se débarrassent
de l’existence, pour en avoir plus tôt fini...

FRANCET MAMAÏ.

Est-ce possible, Rose?... Tu crois que l’enfant...

ROSE.

Il a la mort dans les yeux, je vous dis. Regardez-le bien, vous verrez.
Moi, voilà huit jours que je le surveille, j’ai fait mon lit dans sa
chambre, et la nuit je me lève pour écouter... Croyez-vous que c’est
vivre, cela, pour une mère? Tout le temps, je tremble, j’ai peur de
tout pour lui. Les fusils, le puits, le grenier... D’abord je vous
préviens, je vais la faire mûrer, cette fenêtre du grenier... On voit
les fenêtres d’Arles de là-haut, et tous les soirs l’enfant monte les
regarder... Ça m’effraye... Et le Rhône... Oh! ce Rhône! j’en rêve,
et lui aussi il en rêve. (_Bas._) Hier, il est resté plus d’une heure
devant la maison du pontonnier, à regarder l’eau avec des yeux fous...
Il n’a plus que cette idée dans la tête, j’en suis sûre... s’il ne l’a
pas fait encore, c’est que je suis là, toujours là derrière lui à le
garder, à le défendre, mais maintenant je suis à bout de forces, et je
sens qu’il va m’échapper.

FRANCET MAMAÏ.

Rose! Rose!...

ROSE.

Écoutez-moi, Francet. Ne faites pas comme Marc. Ne levez pas les
épaules à ce que je vous dis... Je le connais mieux que vous, cet
enfant, et je sais ce dont il est capable... C’est tout le sang de sa
mère, et moi... si on ne m’avait pas donné l’homme que je voulais, je
sais bien ce que j’aurais fait.

FRANCET MAMAÏ.

Mais enfin, voyons... nous ne pouvons pourtant pas le marier... avec
cette...

ROSE.

Pourquoi pas?

FRANCET MAMAÏ.

Y pensez-vous, ma fille?...

LE PATRON MARC.

Feu de Dieu!...

FRANCET MAMAÏ.

Je ne suis qu’un paysan, Rose, mais je tiens à l’honneur de mon
nom et de ma maison, comme si j’étais seigneur de Caderousse ou de
Barbantane... Cette Arlésienne, chez moi!... fi donc!...

ROSE.

Vraiment, je vous admire tous les deux à me parler de votre honneur.
Eh ben! et moi? qu’est-ce que j’aurais à dire alors? (_S’avançant vers
Francet._) Voilà vingt ans que je suis votre fille, maître Francet,
est-ce que vous avez jamais entendu une mauvaise parole sur mon
compte?... Pourrait-on trouver quelque part une femme plus honnête,
plus fidèle à son devoir?... Il faut bien que je le dise, puisque
personne de vous n’y pense... Est-ce que mon homme en mourant n’a
pas témoigné devant tous de ma sagesse et de ma loyauté?...Et si,
moi, moi je consens à introduire cette drôlesse dans ma maison, à lui
donner mon enfant, ce morceau de moi-même, à dire : « Ma fille, » ah çà,
croyez-vous par hasard que ça me sera moins dur qu’à vous autres?... Et
pourtant je suis prête à le faire, puisqu’il n’y a que ce moyen de le
sauver...

FRANCET MAMAÏ.

Aie pitié de moi, ma fille, tu me brises...

ROSE.

O mon père, je vous en conjure, pensez à votre Fréderi... Vous avez
déjà perdu votre fils... Celui-là, c’est votre petit-fils, c’est votre
enfant deux fois, est-ce que vous voudriez le perdre encore?...

FRANCET MAMAÏ.

Mais j’en mourrai, moi, de ce mariage...

ROSE.

Eh! nous en mourrons tous... qu’est-ce que ça fait?... pourvu que
l’enfant vive.

FRANCET MAMAÏ.

Qui m’aurait dit cela, mon Dieu! que je verrais une chose pareille!...

BALTHAZAR, se levant tout à coup.

J’en connais un qui ne la verra pas, par exemple... Comment! ici,
dans Castelet, une catau qui a roulé avec tous les maquignons de
la Camargue... Eh bien! ce sera du propre... (_Jetant son manteau,
sa trique._) Voilà ma cape et mon bâton, maître Francet. Faites mon
compte, que je m’en aille...

FRANCET MAMAÏ, l’implorant.

Balthazar, c’est pour l’enfant... Pense! je n’ai plus que celui-là.

ROSE.

Eh! laissez-le donc partir... Il a pris trop de place à notre feu, ce
serviteur-là.

BALTHAZAR.

Ah! l’on a bien raison de dire que mille brebis sans un berger ne sont
pas un bon troupeau. Ce qui manque depuis longtemps à cette maison,
c’est un homme pour la conduire. Il y a des femmes, des enfants, des
vieillards; il manque le maître.

ROSE.

Réponds-moi franchement, berger... Crois-tu que l’enfant serait capable
de se tuer si nous ne lui donnions pas cette fille?

BALTHAZAR, grave.

Je le crois...

ROSE.

Et tu aimerais mieux le voir mourir?...

BALTHAZAR.

Cent fois!...

ROSE.

Va-t’en, misérable, va-t’en, sorcier de malheur... (_Elle s’élance sur
lui._)

FRANCET MAMAÏ, s’interposant.

Laissez, laissez Rose... Balthazar est d’un temps plus dur que le
vôtre, où l’on mettait l’honneur par-dessus tout. Moi aussi, je date de
ce temps-là, mais je n’en suis plus digne. Je vais faire ton compte, tu
peux t’en aller, berger...

BALTHAZAR.

Non!... pas encore... Voilà l’enfant qui descend... Je suis curieux de
voir comment vous allez vous y prendre pour lui dire cela... Fréderi,
Fréderi, ton grand-père veut te parler...


SCÈNE VI.

LES MÊMES, FRÉDERI.

FRÉDERI.

Tiens! tout le monde est là!... Qu’est-ce qui se passe donc? Qu’est-ce
que vous avez?...

ROSE.

Et toi, malheureux enfant, qu’est-ce que tu as?... Pourquoi es-tu si
pâle, si brûlant? Tenez! grand-père, regardez-le, ce n’est plus que
l’ombre de lui-même...

FRANCET MAMAÏ.

C’est vrai qu’il est bien changé...

FRÉDERI, sourire pâle.

Bah! Je suis un brin malade. Mais ce n’est rien, un peu de fièvre, ça
passera. (_A Francet._) Vous vouliez me parler, grand-père?...

FRANCET MAMAÏ.

Oui, mon enfant, je voulais te dire... Je... tu... (_Bas à Rose._)
Dis-lui, toi, Rose; moi, jamais je ne pourrai.

ROSE.

Écoute, mon enfant, nous savons tous que tu as une grande peine, dont
tu ne veux pas nous parler. Tu souffres, tu es malheureux... C’est
cette femme, n’est-ce pas?

FRÉDERI.

Prenez garde, ma mère... On avait dit qu’on ne prononcerait jamais ce
nom-là ici.

ROSE, avec explosion.

Il le faut pourtant bien puisque tu en meurs... puisque tu en veux
mourir... Oh! ne mens pas... Je le sais, tu n’as trouvé que ce moyen
pour arracher cette passion de ton cœur; c’est de t’en aller de ce
monde avec elle... Eh bien! mon fils, ne meurs pas; comme qu’elle soit,
cette Arlésienne maudite, prends-la... Nous te la donnons.

FRÉDERI.

Est-ce possible?... ma mère... mais vous n’y songez pas!... Vous savez
bien ce que c’est que cette femme...

ROSE.

Puisque tu l’aimes...

FRÉDERI, très-ému.

Ainsi vraiment, ma mère, vous consentiriez?... Et vous, grand-père,
qu’est-ce que vous en dites?... Vous rougissez? vous baissez la tête?
Ah! le pauvre vieux, comme cela doit lui coûter... Faut-il que vous
m’aimiez tous pourtant pour me faire un sacrifice pareil!... Eh bien!
non, mille fois non! Je ne l’accepterai pas... Relevez la tête, mes
amis, et regardez-moi sans rougir... La femme à qui je donnerai votre
nom en sera digne, je vous jure...


SCÈNE VII.

LES MÊMES, VIVETTE, par le fond.

VIVETTE, s’arrêtant timidement.

Pardon... Je vous dérange!...

FRÉDERI, la retenant.

Non... reste... reste... Qu’en dites-vous, grand-père? Je crois que
celle-là vous n’aurez pas de honte à l’appeler votre fille...

TOUS.

Vivette!...

VIVETTE.

Moi?...

FRÉDERI, à Vivette, qu’il soutient.

Tu sais ce que tu m’as dit : Le mal qu’une femme m’a fait, il n’y a
qu’une femme qui puisse le guérir. Veux-tu être cette femme, Vivette?
Veux-tu que je te donne mon cœur? Il est bien malade, bien ébranlé des
secousses qu’il a reçues, mais c’est égal! Je crois que si tu t’en
mêles, tu viendras à bout de lui? Veux-tu essayer, dis?... (_Le père
et la mère restent éperdus, les bras tendus vers Vivette d’un air
suppliant._)

VIVETTE, se cachant dans le sein de Rose.

Répondez-lui pour moi, marraine.

BALTHAZAR, sanglotant, prend la tête de Fréderi dans ses mains.

Ah! cher enfant, Dieu te bénisse pour tout le bien que tu me fais!




ACTE TROISIÈME.

QUATRIÈME TABLEAU.

LA COUR DE CASTELET

COMME AU PREMIER TABLEAU.

  Seulement propre, luisante, endimanchée. — Aux deux côtés de la porte
  du fond, un arbre de mai tout enguirlandé de fleurs. — Au-dessus
  de la porte, un bouquet gigantesque de blés verts, de bluets, de
  coquelicots, melle, pied d’alouette. — Va-et-vient des valets et des
  chambrières en habits de fête. — Devant le puits, une servante en
  train de remplir sa cruche. — De temps en temps, la brise apporte par
  bouffées un son de fifre, un roulement de tambourins.


SCÈNE PREMIÈRE.

BALTHAZAR, VALETS, SERVANTES.

  Balthazar entre par le fond, suant, couvert de poussière.

LES VALETS.

Ah! voilà Balthazar.

UN DES VALETS.

Bonjour, père.

BALTHAZAR, joyeusement.

Salut, salut, jeunesse... (_Il vient s’asseoir au bord du puits._)

LA SERVANTE.

Bon Dieu! comme vous avez chaud, mon pauvre berger.

BALTHAZAR, s’essuyant le front.

Je viens de loin, et le soleil est dur... Donne-moi ta cruche... (_La
femme lève sa cruche et le fait boire._)

LA SERVANTE.

Si c’est possible de se mettre le corps dans un état pareil, à votre
âge...

BALTHAZAR.

Bah! je ne suis pas si vieux qu’on croit... C’est seulement ce grand
coquin de soleil dont je n’ai pas l’habitude... Songe, ma fille : voici
plus de soixante ans que je n’avais passé un mois de juin dans la
plaine. (_Les valets se sont approchés et font cercle autour de lui._)

UN VALET.

C’est vrai, père. Vous êtes en retard cette année, pour le passage des
troupeaux.

BALTHAZAR.

Dam! oui. Les bêtes ne sont pas contentes, mais que veux-tu?... J’ai
marié le père, j’ai marié le grand-père, je ne pouvais pas m’en
aller sans marier le petit... Heureusement que ce ne sera pas long :
aujourd’hui, on publie les bans, premier, dernier; jeudi les présents,
samedi, la noce. Puis, en route pour la montagne...

LA SERVANTE.

Vous ne vous reposerez donc jamais, père Balthazar? Vous comptez donc
mener les bêtes jusqu’à votre dernier souffle?...

BALTHAZAR.

Si j’y compte!... (_Se découvrant._) Au grand Berger qui est là-haut,
je n’ai jamais demandé qu’une chose, c’est de me faire mourir en
pleines Alpes, au milieu de mon troupeau, par une de ces nuits de
juillet où il y a tant d’étoiles... Du reste, je ne suis pas en peine.
Je suis sûr de m’en aller comme cela; c’est ma planète!... Encore un
coup, ma belle chatte. (_Il boit, la servante lui tient la cruche._)

LES VALETS, se regardant entre eux avec admiration.

Tout de même, il sait que c’est sa planète!...


SCÈNE II.

LES MÊMES, LE PATRON MARC et L’ÉQUIPAGE.

  Le patron Marc s’est avancé sur le balcon. Il est endimanché, gilet
  de soie, casquette dorée à larges galons, cravate de soie, chemise à
  jabot.

MARC, à Balthazar qui boit.

Hé! là-bas, père Balthazar, ménageons-nous, ça porte à la tête, cette
boisson-là...

BALTHAZAR.

Voyez-vous maître Olibrius qui fait le fier là-haut, parce qu’il a une
casquette neuve, qui reluit comme le bassin d’un barbier... Tu n’es
donc pas à la messe, mauvais chrétien, un jour comme aujourd’hui?

MARC, descendant.

Grand merci... Il faut aller la chercher trop loin, la messe, dans ce
pays de sauvages... Et je me souviens de la carriole... (_Regardant
autour de lui._) Oh! oh! j’espère que nous voilà pavoisés... Qu’est-ce
que vous ferez donc le jour des noces, si vous en faites tant pour les
accordailles?...

UN VALET.

Mais ce n’est pas seulement les accordailles aujourd’hui, c’est aussi
la Saint-Éloi, la fête du labourage.

LE PATRON.

C’est donc cela qu’on entend ronfler les tambourins.

LE VALET.

Mais oui, les confrères de saint Éloi s’en vont de ferme en ferme en
dansant la farandole. Nous les aurons avant ce soir à Castelet.

MARC.

Ah çà, est-ce que le jour de saint Éloi la messe serait plus longue que
les autres dimanches?... Nos gens n’en finissent pas d’arriver...

LA SERVANTE.

Ils auront bien sûr fait le tour par Saint-Louis pour prendre la mère
Renaud.

MARC.

Tiens, au fait... nous allons donc la voir, cette brave vieille... A
propos, père Planète, est-ce que ce n’est pas une de tes anciennes?...

BALTHAZAR.

Tais-toi, marinier.

MARC, riant.

Hé! hé! il paraît que du temps du père Renaud... (_Les valets rient._)

BALTHAZAR.

Tais-toi, marinier.

MARC.

Vous avez, comme on dit, glané du blé de lune ensemble.

BALTHAZAR, se levant, pâle, d’une voix terrible.

Marinier!... (_Le patron recule, effrayé. — Les valets s’arrêtent de
rire. — Balthazar les regarde tous un moment._) De ce vieux fou de
Balthazar et de ses planètes, riez-en tant que vous voudrez... Mais
cette histoire-là, c’est sacré!... Je défends qu’on y touche...

MARC.

C’est bon, c’est bon, on n’a pas voulu te fâcher, que diable!

LES VALETS.

Mais non, père Balthazar, vous savez bien... (_Ils l’entourent. — Il se
rassied tout tremblant._)

MARC, bas à l’équipage.

Je n’ai jamais vu une maison pareille pour prendre les histoires
de femmes au sérieux. C’est comme l’autre avec son Arlésienne. Il
semblait tant que c’était fini, qu’il n’y avait plus d’espoir. Et puis
maintenant...

LES VALETS, courant au fond.

Les voilà! les voilà!...

BALTHAZAR, très-ému.

Oh! mon Dieu! (_Il va se mettre à l’écart dans un coin._)


SCÈNE III.

LES MÊMES, ROSE, FRANCET, FRÉDERI, VIVETTE, L’INNOCENT, LA MÈRE RENAUD.

  Ils entrent par le fond, tous en toilette, coiffes de dentelles,
  jaquettes à fleurs. — La vieille marche la première, appuyée sur
  Vivette et sur Fréderi.

MÈRE RENAUD.

Le voilà donc encore ce vieux Castelet... Laissez-moi un peu, mes
enfants, que je le regarde...

MARC.

Bonjour, mère Renaud.

MÈRE RENAUD, lui faisant une grande révérence.

Quel est ce beau monsieur?... Je ne le connais pas...

ROSE.

C’est mon frère, mère Renaud...

FRANCET MAMAÏ.

C’est le patron Marc.

MARC, lui soufflant.

Capitaine!...

MÈRE RENAUD.

Je suis votre servante, monsieur le patron.

MARC, furieux, entre ses dents.

Patron!... patron!... Ils n’ont donc pas vu ma casquette.

L’INNOCENT, battant des mains.

Oh! comme ils sont jolis, cette année, les arbres de saint Éloi!

MÈRE RENAUD.

Cela me fait plaisir de revoir toutes ces choses. Il y a si
longtemps... Depuis ton mariage, Francet...

FRÉDERI.

Est-ce que vous vous reconnaissez, grand’mère?...

MÈRE RENAUD.

Je le crois bien. Par ici la magnanerie, par là, les hangars. (_Elle
s’avance et s’arrête devant le puits._) Oh! le puits!... (_Petit
rire._) Est-il, Dieu, possible que du bois et de la pierre vous remuent
le cœur à ce point-là...

MARC, bas aux valets.

Attendez, nous allons rire. (_Il s’approche de la vieille, lui prend
le bras doucement, et lui fait faire quelques pas vers le coin où
Balthazar s’est blotti._) Et celui-là, mère Renaud, est-ce que vous le
reconnaissez?... Je crois qu’il est de votre temps.

MÈRE RENAUD.

Bonté divine! mais c’est... c’est Balthazar...

BALTHAZAR.

Dieu vous garde, Renaude! (_Il fait un pas vers elle._)

MÈRE RENAUD.

Oh!... ô mon pauvre Balthazar!... (_Ils se regardent un moment sans
rien dire. — Tout le monde s’écarte respectueusement._)

MARC, ricanant.

Hé! hé! les vieux tourtereaux!

ROSE, sévèrement.

Marc!

BALTHAZAR, à demi-voix à la vieille.

C’est ma faute. Je savais que vous alliez venir. Je n’aurais pas dû
rester là...

MÈRE RENAUD.

Pourquoi?... pour tenir notre serment?... va! ce n’est plus la peine.
Dieu lui-même n’a pas voulu que nous mourions sans nous être revus,
et c’est pour cela qu’il a mis de l’amour dans le cœur de ces deux
enfants. Après tout, il nous devait bien ça pour nous récompenser de
notre courage...

BALTHAZAR.

Oh! oui, il nous en a fallu du courage; que de fois, en menant mes
bêtes, je voyais la fumée de votre maison qui avait l’air de me faire
signe : Viens!... elle est là!...

MÈRE RENAUD.

Et moi, quand j’entendais crier tes chiens et que je te reconnaissais
de loin avec ta grande cape, il m’en fallait de la force pour ne pas
courir vers toi. Enfin, maintenant, notre peine est terminée et nous
pouvons nous regarder en face sans rougir... Balthazar...

BALTHAZAR.

Renaude!

MÈRE RENAUD.

Est-ce que tu n’aurais pas de honte à m’embrasser, toute vieille et
crevassée par le temps, comme je suis là...

BALTHAZAR.

Oh!

MÈRE RENAUD.

Eh bien! alors, serre-moi bien fort sur ton cœur, mon brave homme.
Voilà cinquante ans que je te le dois, ce baiser d’amitié. (_Ils
s’embrassent longuement._)

FRÉDERI.

C’est beau le devoir! (_Serrant le bras de Vivette._) Vivette, je
t’aime...

VIVETTE.

Bien sûr?

MARC, s’approchant.

Dites donc, mère Renaud, si nous allions un peu du côté de la cuisine,
maintenant, pour voir si le tourne-broche n’a pas changé depuis vous?

FRANCET MAMAÏ.

Il a raison.... à table!... (_Il prend le bras de la vieille._)

TOUS.

A table! à table!

MÈRE RENAUD, se retournant.

Balthazar...

ROSE.

Allons, berger...

BALTHAZAR, très-ému.

Je viens... (_Tout le monde entre par la gauche. — La scène reste vide
quelques secondes. — Musique de scène. — La nuit vient._)


SCÈNE IV.

FRÉDERI, VIVETTE. Ils sortent tous deux de la maison.

FRÉDERI, amenant Vivette près du puits.

Vivette, écoute ici, regarde-moi... Qu’est-ce que tu as? Tu n’es pas
contente.

VIVETTE.

Oh! si, mon Fréderi.

FRÉDERI.

Tais-toi, ne mens pas, tu as quelque chose qui te tourmente et te gâte
la joie de nos accordailles. Je sais bien ce que c’est, c’est ton
malade qui te fait peur. Tu n’es pas encore sûre de lui... Eh bien,
sois heureuse, je te jure que je suis guéri.

VIVETTE, secouant la tête.

Quelquefois on croit cela, et puis...

FRÉDERI.

Te rappelles-tu cette année où j’ai été si malade? De tout le temps
de ma maladie, il ne m’est resté qu’une chose dans la mémoire. C’est
un matin où pour la première fois on avait ouvert ma fenêtre. Le vent
du Rhône sentait si bon ce matin-là!... J’aurais pu dire une par une
toutes les herbes sur lesquelles il avait passé. Et puis, je ne sais
pas pourquoi, mais le ciel me semblait plus clair que d’ordinaire,
les arbres avaient plus de feuilles, les ortolans chantaient mieux,
et j’étais bien... Alors le médecin est entré, et il a dit en me
regardant : Il est guéri!... Eh bien! à cette heure où je te parle, je
suis comme ce matin-là, c’est le même ciel, le même apaisement de tout
mon être, et plus rien qu’un désir en moi, mettre ma tête là, sur ton
épaule et y rester toujours... Tu vois bien que je suis guéri.

VIVETTE.

Ainsi c’est bien vrai, tu m’aimes?...

FRÉDERI, bas.

Oui...

VIVETTE.

Et l’autre?... celle qui t’a fait tant de mal, tu n’y penses plus
jamais?...

FRÉDERI.

Je ne pense qu’à toi, Vivette...

VIVETTE.

Oh! pourtant...

FRÉDERI.

Sur quoi veux-tu que je te le jure?... tu es seule dans mon cœur, je te
dis... Ne parlons pas de ce vilain passé. Il n’existe plus pour moi.

VIVETTE.

Alors, pourquoi gardes-tu des choses qui te le rappellent?

FRÉDERI.

Mais... je n’ai rien gardé.

VIVETTE.

Et ces lettres que tu as là?...

FRÉDERI, stupéfait.

Comment, tu savais donc?... Oui, c’est vrai, je les ai gardées
longtemps. C’était comme une curiosité mauvaise que j’avais de
connaître cet homme; mais à présent, regarde. (_Il ouvre sa blouse._)

VIVETTE.

Elles n’y sont plus?...

FRÉDERI.

Balthazar est allé les rendre ce matin.

VIVETTE.

Tu as fait cela, mon Fréderi? (_Lui sautant au cou._) Oh! que je suis
heureuse!... Si tu savais comme elles m’ont fait souffrir, ces lettres
maudites... quand tu me prenais contre ton cœur et que tu me disais : «
Je t’aime! » Tout le temps, je les sentais là sous ta blouse, et cela
m’empêchait de te croire.

FRÉDERI.

Ainsi tu ne me croyais pas, et pourtant tu voulais bien devenir ma
femme?

VIVETTE, souriant.

Cela m’empêchait de te croire; mais cela ne m’empêchait pas de
t’aimer...

FRÉDERI.

Et maintenant, si je te dis : « Je t’aime! » est-ce que tu le croiras?...

VIVETTE.

Dis-le, voyons!

FRÉDERI.

Ah! chère femme! (_Il la serre contre sa poitrine, puis tous deux
étroitement enlacés, ils marchent à petits pas et disparaissent une
minute derrière les hangars._)


SCÈNE V.

LES MÊMES, LE GARDIEN, BALTHAZAR.

  Mitifio entre vivement, fait quelques pas dans la cour déserte, puis
  va pour frapper à la maison, quand la porte s’ouvre et Balthazar
  paraît.

BALTHAZAR, se retournant.

C’est toi!... qu’est-ce que tu veux?

LE GARDIEN.

Mes lettres! (_A ce moment le groupe des amoureux rentre en scène._)

BALTHAZAR.

Comment! tes lettres?... mais je les ai portées à ton père ce matin; tu
ne viens donc pas de chez vous?

LE GARDIEN.

Voilà deux nuits que je couche à Arles.

BALTHAZAR.

Ça dure donc toujours?...

LE GARDIEN.

Toujours!...

BALTHAZAR.

J’aurais cru pourtant qu’après cette histoire des lettres...

LE GARDIEN.

Quand c’est pour elles qu’on est lâche, les femmes vous pardonnent
toutes les lâchetés.

BALTHAZAR.

Alors, grand bien te fasse, mon garçon. Ici, grâce à Dieu, nous en
avons fini avec cette folie-là. L’enfant se marie dans quatre jours, et
cette fois il prend quelqu’un d’honnête.

LE GARDIEN.

Ah! oui, il est bien heureux, lui. Ce doit être si bon de s’aimer
librement, à la face du ciel et des hommes, d’être fier de ce qu’on
aime, et de pouvoir dire au monde qui passe : « C’est ma femme,
regardez-la! » Moi, j’arrive la nuit comme un voleur. Le jour, je me
cache, je rode autour d’elle, et puis, quand nous sommes seuls, ce sont
des scènes, des querelles! D’où viens-tu?... Qu’as-tu fait?... Quel
est cet homme à qui tu parlais?... Et des fois qu’il y a, au milieu
de nos caresses, il me vient des envies de l’étouffer pour qu’elle
ne me trompe plus... (_Ici le groupe enlacé des amoureux paraît,
traversant la scène dans le fond._) Ah! l’horrible vie de mensonges et
de méfiance! Heureusement, cela va finir. Maintenant, nous allons vivre
ensemble et malheur à elle si...

BALTHAZAR.

Vous vous mariez?...

LE GARDIEN.

Non, je l’enlève... Si tu es aux bergeries cette nuit, tu entendras une
fière galopade dans la plaine. J’aurai la belle en travers de ma selle,
et je te réponds que je la tiendrai bien.

BALTHAZAR.

Elle t’aime donc bien, cette Arlésienne maudite?...

FRÉDERI, s’arrêtant dans le fond.

Oh!

LE GARDIEN.

Oui... c’est son caprice du moment. Et puis un enlèvement, ça lui va.
Courir les grandes routes à l’aventure, rouler d’auberge en auberge, le
changement, la peur, la poursuite, voilà ce qu’elle aime surtout. Elle
est comme ces oiseaux de la mer qui ne chantent que dans les orages...

FRÉDERI, bas, avec rage.

C’est lui!... enfin!...

VIVETTE

Fréderi, viens... ne reste pas là!

FRÉDERI, la repoussant.

Laisse-moi!

VIVETTE, éplorée.

Ah! il l’aime encore... Fréderi...

FRÉDERI.

Va-t’en... va-t’en donc! (_Il la pousse dans la maison, puis revient
écouter._)

LE GARDIEN.

Moi, ce voyage me fait peur. Je pense au vieux qui va rester seul,
à mes chevaux, à la cabane, et à la belle vie d’honnête homme que
j’aurais menée là-bas, si je ne l’avais pas rencontrée.

BALTHAZAR.

Pourquoi partir alors? Fais ce que le nôtre a fait. Renonce à cette
femme et marie-toi.

LE GARDIEN, bas.

Je ne peux pas... Elle est si belle!...

FRÉDERI, bondissant.

Je ne le sais que trop qu’elle est belle, misérable... Mais quel
besoin avais-tu de venir me le rappeler? (_Avec un rire de rage._) Un
paysan!... C’était un paysan comme moi!... (_Marchant vers lui._) Ah!
mon bonheur te fait envie, et c’est en sortant de ses bras que tu viens
me le dire, quand tu as encore sur ta bouche ses baisers de la dernière
nuit. Mais tu ne sais donc pas que, pour un de ces moments de passion
dont tu me parles, pour une minute de ta vie à toi, je donnerais toute
la mienne, tout mon paradis pour une heure de ton purgatoire... Maudit
sois-tu d’être venu, maquignon de malheur!... C’est encore pis que de
l’avoir vue elle-même... tu me rapportes avec son haleine l’horrible
amour dont j’ai manqué de mourir. Maintenant c’est fini, je suis perdu.
Et pendant que tu courras les routes avec ton amoureuse, il y aura ici
des femmes en larmes... Mais non! ce n’est pas possible, cela ne sera
pas. (_Sautant sur un des gros marteaux avec lesquels on a planté les
mais._) Allons, défends-toi, bandit, défends-toi, que je te tue, je
ne veux pas mourir seul. (_Le gardien recule. — Toute cette scène est
presque couverte par le bruit des tambourins qui arrivent._)

BALTHAZAR, se jetant sur Fréderi.

Malheureux, que vas-tu faire?

FRÉDERI, se débattant.

Non, laisse-moi;... lui d’abord, son Arlésienne ensuite. (_Au moment
où il arrive sur le gardien, Rose s’élance au milieu d’eux. — Fréderi
s’arrête, chancelle, le marteau lui tombe des mains. — Au même instant
des torches secouées apparaissent devant la ferme, et les farandoleurs
envahissent la cour en criant : « Saint-Éloi!... Saint-Éloi!... »_)

LES FARANDOLEURS.

Saint-Éloi! Saint-Éloi! A la farandole!

LES GENS DE LA FERME, apparaissant sur le balcon.

Saint-Éloi!... Saint-Éloi!... (_Chants et danses. — Tableau._)




CINQUIÈME TABLEAU.

LA MAGNANERIE.

  Une grande salle, avec large fenêtre et balcon dans le fond. — A
  gauche, second plan, l’entrée de la magnanerie; premier plan, la
  chambre des enfants. — A droite, un escalier de bois montant au
  grenier. Sous l’escalier, un lit à demi caché par des rideaux. Quand
  la toile se lève, la scène est vide. Dans la cour du Castelet on
  entend les fifres et les tambourins des farandoleurs : puis on chante
  la « Marche des Rois... » A ce moment, Rose entre, une petite lampe
  à la main. Elle pose sa lampe, va sur le balcon du fond, y reste un
  moment à regarder danser, puis rentre.


SCÈNE PREMIÈRE.

ROSE MAMAÏ, seule.

Ils chantent, en bas. Ils ne se doutent de rien. Le berger lui-même
s’y est trompé en le voyant sauter de si bon cœur : « Ça ne sera rien,
maîtresse. Un dernier coup de tonnerre, comme quand l’orage va
finir... » Dieu l’écoute!... Mais j’ai bien peur... Aussi, je veille...


SCÈNE II.

ROSE, FRÉDERI.

FRÉDERI, s’arrête en voyant sa mère.

Qu’est-ce que tu fais là?... Je croyais que tu ne couchais plus ici...

ROSE, un peu gênée.

Mais si. J’ai encore de l’autre côté quelques vers à soie qui ne sont
pas éclos. Il faut que je les surveille... Mais toi? pourquoi n’es-tu
pas resté en bas à chanter avec les autres?

FRÉDERI.

J’étais trop fatigué.

ROSE.

Le fait est que tu y allais d’une rage à cette farandole. Vivette aussi
a beaucoup dansé. C’est un oiseau, cette petite; elle ne touchait pas
la terre... As-tu vu l’aîné des Giraud comme il lui tournait autour?
Elle est si avenante... Ah! vous allez faire une jolie paire à vous
deux.

FRÉDERI, vivement.

Bonsoir. Je vais me coucher. (_Il l’embrasse._)

ROSE, le retenant.

Et puis, tu sais, si celle-là ne te convient pas, il faut le dire. Nous
aurons bientôt fait de t’en trouver une autre.

FRÉDERI.

Oh! ma mère.

ROSE.

Eh! qu’est-ce que tu veux? Ce n’est pas le bonheur de cette petite
que je cherche, c’est le tien... Et tu n’as pas l’air de quelqu’un
d’heureux au moins?

FRÉDERI.

Mais si... mais si...

ROSE.

Voyons, regarde-moi. (_Elle lui prend la main._) On dirait que tu as la
fièvre.

FRÉDERI.

Oui... la fièvre de Saint-Éloi qui fait boire et qui fait danser. (_Il
se dégage._)

ROSE.

(_A part._) Je ne saurai rien. (_Le rattrapant._) Mais ne t’en va donc
pas, tu t’en vas toujours.

FRÉDERI, souriant.

Allons. Qu’est-ce qu’il y a encore?

ROSE, le regardant bien en face.

Dis-moi... Cet homme qui est venu tout à l’heure...

FRÉDERI, détournant les yeux.

Quel homme?

ROSE.

Oui... cette espèce de bohémien, de gardien de chevaux... Cela t’a fait
du mal de le voir... n’est-ce pas?

FRÉDERI.

Bah! Ç’a été un moment, une folie... et puis tiens! je t’en prie, ne me
fais pas parler de ces choses... J’aurais peur de te salir en remuant
toute cette boue devant toi.

ROSE.

Allons donc! Est-ce que les mères n’ont pas le droit d’aller partout
sans se salir, de tout demander, de tout savoir?... Voyons, parle-moi,
mon enfant. Ouvre-moi bien ton cœur. Il me semble que, si tu me parlais
un peu seulement, moi j’en aurais si long à te dire... tu ne veux pas!

FRÉDERI, doux et triste.

Non, je t’en prie. Laissons cela tranquille.

ROSE.

Alors, viens... descendons...

FRÉDERI.

Pourquoi faire?

ROSE.

Ah! je suis peut-être folle, mais je trouve que tu as un mauvais
regard cette nuit. Je ne veux pas que tu restes seul... viens aux
lumières, viens... D’abord tous les ans, pour saint Éloi, tu me fais
faire un tour de farandole. Cette année, tu n’y as pas pensé. Allons,
viens. J’ai envie de danser, moi... (_Avec un sanglot._) J’ai bien
envie de pleurer aussi.

FRÉDERI.

Ma mère, ma mère, je t’aime... ne pleure pas... Ah! ne pleure pas, bon
Dieu!

ROSE.

Parle-moi donc alors, puisque tu m’aimes.

FRÉDERI.

Mais que veux-tu que je te dise?... Eh bien oui, j’ai eu une mauvaise
journée aujourd’hui. Il fallait bien s’y attendre. Après des secousses
pareilles, on n’arrive pas au calme tout d’un coup. Regarde le Rhône
les jours de mistral; est-ce qu’il ne s’agite pas encore longtemps
après que le vent est tombé? Il faut laisser aux choses le temps de
s’apaiser... Voyons, ne pleure pas. Tout cela ne sera rien... Une nuit
de bon sommeil à poings fermés, et demain il n’y paraîtra plus... Je ne
songe qu’à oublier, moi, je ne songe qu’à être heureux.

ROSE, gravement.

Tu ne songes qu’à ça?

FRÉDERI, détournant la tête.

Mais oui...

ROSE, le fouillant jusqu’au fond des yeux.

Bien vrai?

FRÉDERI.

Bien vrai.

ROSE, tristement.

Tant mieux, alors...

FRÉDERI, l’embrassant.

Bonsoir... Je vais me coucher. (_Elle l’accompagne d’un long regard et
d’un sourire jusqu’à la porte de la chambre. A peine la porte fermée,
la figure de la mère change, devient terrible._)


SCÈNE III.

ROSE, seule.

Être mère, c’est l’enfer!... Cet enfant-là, j’ai manqué mourir de lui
en le mettant au monde. Puis il a été longtemps malade... A quinze ans,
il m’a fait encore une grosse maladie. Je l’ai tiré de tout comme par
miracle. Mais ce que j’ai tremblé, ce que j’ai passé de nuits blanches,
les rides de mon front peuvent le dire... Et maintenant que j’en ai
fait un homme, maintenant que le voilà fort, et si beau, et si pur,
il ne songe plus qu’à s’arracher la vie, et pour le défendre contre
lui-même, je suis obligée de veiller là, devant sa porte, comme quand
il était tout petit. Ah! vraiment, il y a des fois que Dieu n’est
pas raisonnable... (_Elle s’assied sur un escabeau._) Mais elle est
à moi, ta vie, méchant garçon. Je te l’ai donnée, je te l’ai donnée
vingt fois. Elle a été prise jour par jour dans la mienne; sais-tu
bien qu’il a fallu toute ma jeunesse pour te faire tes vingt ans? Et
à présent tu voudrais détruire mon ouvrage. Oh! oh! (_Radoucie et
triste._) C’est vrai qu’il souffre bien aussi, le pauvre enfant. Son
affreux amour le tient encore, et j’étais folle de croire que quelqu’un
pourrait le guérir. Il a du mal de sa mère, celui-là! Les cœurs comme
les nôtres ne savent aimer qu’une fois... Mais enfin ce n’est pas ma
faute. Il ne faut pas m’en punir, voyons... qu’est-ce que je pouvais
faire de plus que ce que j’ai fait?... Je lui disais : « Prends-la...
nous te la donnons. » A moins d’aller la lui chercher moi-même... Si
je savais où la prendre seulement, cette drôlesse; je l’amènerais bien
de force... Mais c’est trop tard. Elle est partie, et c’est bien pour
cela qu’il veut mourir... Il veut mourir! Comme c’est ingrat tout de
même les enfants!... Et moi aussi, quand mon pauvre homme est mort et
qu’il me tenait les mains en s’en allant, j’avais bien envie de partir
avec lui... Mais tu étais là, toi, tu ne comprenais pas bien ce qui
se passait, mais tu avais peur, et tu criais. Ah! dès ton premier cri
j’ai senti que ma vie ne m’appartenait pas, que je n’avais pas le droit
de partir... Alors, je t’ai pris dans mes bras, je t’ai souri, j’ai
chanté pour t’endormir, le cœur gros de larmes, et quoique veuve pour
toujours, aussitôt que j’ai pu, j’ai quitté mes coiffes noires pour ne
pas attrister tes yeux d’enfant... (_Avec un sanglot._) Ce que j’ai
fait pour lui, il pourrait bien le faire pour moi maintenant... Ah!
les pauvres mères. Comme nous sommes à plaindre! Nous donnons tout,
on ne nous rend rien. Nous sommes les amantes qu’on délaisse toujours.
Pourtant nous ne trompons jamais, nous autres, et nous savons si bien
vieillir...

CHŒUR, au dehors.

    Sur un char
    Doré de toutes parts
    On voit trois rois graves comme des anges.
    Sur un char
    Doré de toutes parts;
    Trois rois debout parmi les étendards!

(_Tambourins et danses._)

ROSE.

Quelle nuit!... quelle veillée!... (_La porte de la chambre s’ouvre
vivement._) Qui est là?


SCÈNE IV.

ROSE, L’INNOCENT.

  L’Innocent sort de la chambre de gauche, pieds nus, ses cheveux
  blonds sont ébouriffés, sans blouse, sans gilet, rien qu’un pantalon
  de futaine retenu par une bretelle. — Ses yeux brillent, son visage a
  quelque chose de vivant, d’ouvert, d’inaccoutumé.

L’INNOCENT, s’approchant, un doigt sur les lèvres.

Chut!

ROSE.

C’est toi?... Qu’est-ce que tu veux?...

L’INNOCENT, bas.

Couchez-vous, et dormez tranquille... Il n’y aura rien encore cette
nuit!...

ROSE.

Comment! rien... tu sais donc?...

L’INNOCENT.

Je sais que mon frère a un grand chagrin, et que vous me faites
coucher dans sa chambre de peur qu’il ne retourne son chagrin contre
lui-même... Aussi voilà plusieurs nuits que je ne dors que d’un œil...
Depuis quelque temps il allait mieux, mais cette fois la nuit a été
bien mauvaise... Il a recommencé à pleurer, à parler tout seul. Il
disait : « Je ne peux pas... je ne peux pas!... il faut que je m’en
aille!... » Puis à la fin, il s’est couché. Maintenant, il dort, et je
me suis levé doucement, doucement, pour venir vous le dire... Pourquoi
me regardez-vous comme cela, ma mère?... Ça vous étonne que j’y voie si
fin et que j’aie tant de raisonnement... Mais vous savez bien ce que
Balthazar disait : « Il s’éveille, cet enfant, il s’éveille! »

ROSE.

Est-ce possible?... Oh!... O mon Innocent!

L’INNOCENT.

Mon nom est Janet, ma mère. Appelez-moi Janet. Il n’y a plus d’Innocent
dans la maison.

ROSE, vivement.

Tais-toi... ne dis pas ça.

L’INNOCENT.

Pourquoi?

ROSE.

Ah! je suis folle... C’est ce berger avec ses histoires... Viens, mon
chéri, viens que je te regarde. Il me semble que je ne t’ai jamais vu,
que c’est un nouvel enfant qui m’arrive. (_Le prenant sur ses genoux._)
Comme tu es grandi, comme tu es beau! Sais-tu que tu ressembleras à
Fréderi? C’est qu’il y a de la vraie lumière dans tes yeux maintenant.

L’INNOCENT.

Ma foi! oui, je crois que maintenant je suis éveillé tout à fait... Ce
qui n’empêche pas que j’ai bien sommeil, et que je vais aller dormir,
car je tombe... Voulez-vous m’embrasser encore, dites?...

ROSE.

Si je veux! (_Elle l’embrasse avec fureur._) Je t’en dois tant de ces
caresses. (_Elle l’accompagne jusqu’à la chambre._) Va dormir, mon
chéri, va.


SCÈNE V.

ROSE, seule.

Plus d’Innocent dans la maison! Si ça allait vous porter malheur... Ah!
qu’est-ce que je dis là?... Je ne mérite pas cette grande joie qui
m’arrive... Non! non! Ce n’est pas possible. Dieu ne m’a pas rendu un
enfant pour m’en enlever un autre... (_Elle courbe un instant la tête
devant une madone incrustée dans le mur, elle va vers la porte de la
chambre et elle écoute._) Rien... ils dorment tous deux. (_Elle ferme
la fenêtre du fond, range quelques objets, quelques sièges, puis entre
dans son alcôve et tire son rideau. — Musique de scène. — Le petit jour
commence à blanchir les grandes vitres du fond._)


SCÈNE VI.

FRÉDERI, ROSE, dans l’alcôve.

FRÉDERI, il entre à demi vêtu, l’air égaré. Il écoute et s’arrête.

(_Bas._) Trois heures. Voilà le jour. Ça sera comme dans l’histoire
du berger. Elle s’est battue toute la nuit, et puis au matin... puis
au matin... (_Il fait un pas vers l’escalier, puis s’arrête._) Oh!
c’est horrible!... Quel réveil ils vont tous avoir ici!... mais c’est
impossible. Je ne peux pas vivre. Tout le temps je la vois dans les
bras de cet homme. Il l’emporte, il la serre, il... Ah! vision maudite,
je t’arracherai bien de mes yeux! (_Il s’élance sur l’escalier._)

ROSE, appelant.

Fréderi!... Est-ce toi? (_Fréderi s’arrête au milieu de l’escalier,
chancelant, les bras étendus._)

ROSE, s’élançant de l’alcôve, court à la chambre des enfants, regarde,
et pousse un cri terrible.

Ah!... (_Elle se retourne, et voit Fréderi sur l’escalier._) Qu’est-ce
que... Où vas-tu?

FRÉDERI, égaré.

Mais tu ne les entends donc pas là-bas du côté des bergeries?... Il
l’emporte... Attendez-moi! attendez-moi!... (_Il s’élance, Rose se
jette à corps perdu à sa poursuite. — Quand elle arrive à la porte qui
est au milieu de l’escalier, Fréderi vient de la fermer. — Elle frappe
avec rage._)

ROSE.

Fréderi, mon enfant!... Au nom du ciel! (_Elle frappe à la porte,
la secoue._) Ouvre-moi, ouvre-moi!... Mon enfant!... Emporte-moi,
emporte-moi dans ta mort... Ah!... mon Dieu!... Au secours! Mon
enfant!... Mon enfant va se tuer... (_Elle descend l’escalier comme une
folle, se précipite vers la fenêtre du fond, l’ouvre, regarde et tombe
avec un cri terrible._)


SCÈNE VII.

LES MÊMES, L’INNOCENT, BALTHAZAR, LE PATRON MARC.

L’INNOCENT.

Maman!... Maman!... (_Il s’agenouille près de sa mère._)

BALTHAZAR, voyant la fenêtre ouverte, s’élance et regarde dans la cour.

Ah! (_Au patron Marc qui vient d’entrer._) Regarde à cette fenêtre, tu
verras si on ne meurt pas d’amour!...




_Imprimé_

LE 10 OCTOBRE MIL HUIT CENT SOIXANTE-DOUZE.

PAR J. CLAYE

POUR A. LEMERRE, LIBRAIRE

_A PARIS_




*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ARLÉSIENNE ***


    

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forth in Section 3 below.

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or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
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