La maison en ordre : comment un révolutionnaire devint royaliste

By Adolphe Retté

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Title: La maison en ordre

Author: Adolphe Retté

Release date: March 14, 2024 [eBook #73168]

Language: French

Original publication: Paris: Nouvelle librairie nationale, 1923

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica))


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LA MAISON EN ORDRE ***








  ADOLPHE RETTÉ

  LA MAISON
  EN ORDRE

  COMMENT UN RÉVOLUTIONNAIRE
  DEVINT ROYALISTE


  PARIS
  NOUVELLE LIBRAIRIE NATIONALE
  3, PLACE DU PANTHÉON, 3

  1923




DU MÊME AUTEUR


VERS: _Cloches dans la Nuit_, _Une belle Dame passa_, _L’archipel en
fleurs_, _La forêt bruissante_. _Poésies_ (1897-1906): _Campagne
première_, _Lumières tranquilles_, _Poèmes de la forêt_.

PROSE: _Thulé des Brumes_, _Trois dialogues nocturnes_, _Similitudes_,
_Aspects_, _Arabesques_, _La seule nuit_, _Dans la forêt_, _Les poètes à
Fontainebleau_, _Le Symbolisme_, _Contes de la forêt de Fontainebleau_.

La plupart de ces livres sont épuisés et ne seront pas réimprimés.


ŒUVRES CATHOLIQUES

_Du diable à Dieu_, récit d’une conversion.

_Le règne de la Bête_, roman.

_Un séjour à Lourdes_, journal d’un pèlerinage à pied; impressions d’un
brancardier.

_Sous l’Étoile du matin_, la première étape après la conversion.

_Dans la lumière d’Ars_, récit d’un pèlerinage.

_Au pays des lys noirs_, souvenirs de jeunesse et d’âge mûr.

_Quand l’esprit souffle_, récits de conversions, Huysmans, Verlaine,
Claudel, etc.

_Ceux qui saignent_, notes de guerre.

_Sainte Marguerite-Marie_, vie de la Révélatrice du Sacré-Cœur, d’après
les documents originaux.

_Lettres à un indifférent_, apologétique réaliste.

_Le Soleil intérieur_, saint Joseph de Cupertino, Catherine de Cardonne,
une Carmélite sous la Terreur, la Charité du malade.

_Louise Ripas_, une privilégiée de la Sainte Vierge, préface de Mgr
Landrieux, évêque de Dijon.

_Léon Bloy_, essai de critique équitable.




Il a été tiré dix exemplaires sur vergé pur fil Lafuma numérotés de 1 à
10

Tous droits de traduction, reproduction et adaptation réservés pour tous
pays.




    A
    AUGUSTE SIDEL
    ALSACIEN
    DÉPORTÉ PAR LES ALLEMANDS EN SILÉSIE
    DE 1915 A 1918




PRÉFACE

        Au milieu des factions de toute espèce, nous n’appartenons qu’à
        l’Église et à la Patrie.

        Louis VEUILLOT.


Dans un temps aussi troublé que le nôtre, les principes de la
Révolution, la démocratie, le régime parlementaire,--qui ne valurent
jamais grand’chose--se prouvent tout à fait impuissants à vivifier la
France après l’effroyable saignée qu’elle vient de subir.

C’est donc un devoir, pour quiconque aime son pays, de le servir en lui
montrant, selon des expériences personnelles, les causes des maux dont
il souffre et les remèdes propres à le guérir.

J’essaie de contribuer à ce labeur patriotique dans les pages suivantes.
On y trouvera le témoignage d’un homme, âgé aujourd’hui de soixante ans,
qui, jusqu’à la quarantaine, connut les pires aberrations de
l’individualisme aussi bien sur le plan philosophique et social que dans
le domaine de la littérature. Sa formation romantique, l’esprit de
révolte qui s’ensuivit l’obligèrent de les appliquer tant que la grâce
de Dieu ne l’eut pas amené à l’Église.

Je l’ai dit ailleurs: «Une conversion, c’est une rentrée dans l’ordre.»
Et, c’est, en effet, par la Vérité catholique que j’ai acquis le sens de
la règle, de la discipline, de la hiérarchie et le goût de la stabilité
dans la tradition. Ensuite, ayant beaucoup souffert et beaucoup vu,
ayant peut-être passablement retenu, j’ai compris que notre patrie ne
pouvait redevenir forte et prospère que par un régime qui prendrait le
contre-pied de la doctrine et des institutions dont nous sommes affligés
depuis 1789.

Ce régime, c’est la monarchie.

Comme on le verra plus loin, je conçus les bienfaits de la monarchie,
j’admis sa nécessité, d’abord par désillusion. Observant les partis en
leurs querelles pour s’assurer les faveurs de la _femme sans tête_ qui a
nom République, je fus dégoûté par la bassesse de leurs ambitions et
l’ignominie de leurs convoitises. Je saisis combien il était absurde que
les intérêts les plus essentiels de la France dépendissent des
fluctuations d’assemblées soi-disant représentatives où pullulaient les
illettrés et les incapables, où dominaient quelques intrigants, captifs
eux-mêmes de financiers louches. Je constatai l’évidence, c’est-à-dire
que les changements perpétuels de ministères empêchaient toute
continuité dans les desseins et dans les actes. Je vis la discorde
entretenue dans les provinces par les politiciens subalternes qui mènent
aux fondrières cet aveugle: le suffrage universel. Je vis enfin
d’honnêtes gens, pleins de bonne volonté, voués à l’impuissance, malgré
leurs efforts, parce qu’ils ne réussissaient pas à se libérer de
l’erreur démocratique. Et je conclus que si une réaction salutaire ne
ramenait pas le Roi pour rétablir l’ordre dans la maison, nous pourrions
peut-être bientôt écrire en pleurant sur la porte: _Finis Galliae!_ Que
Dieu détourne le présage!... Arrivé à ce point, il y a une douzaine
d’années, je m’informai des doctrines de l’_Action française_. Je lus
surtout Maurras, non plus en dilettante, comme naguère, mais afin de
vérifier, par les faits, si le régime qu’il proposait pour le salut de
la France était conforme à la vérité politique. La réponse fut
totalement affirmative.

C’est le récit de mon évolution que l’on va lire. On m’excusera si j’ai
donné à cet essai la forme de mémoires. Elle m’a paru la moins aride et
la plus capable de persuader le lecteur. Je l’avais déjà employée
lorsque j’écrivis _Du diable à Dieu_, où j’ai rapporté comment j’avais
été conduit de l’ignorance religieuse à la foi. L’indulgence avec
laquelle fut accueilli ce petit livre m’a décidé à user d’une forme à
peu près analogue pour exposer comment je fus amené de la frénésie
révolutionnaire à l’indifférence politique, puis à la doctrine
royaliste.

Est-il besoin d’ajouter que je n’ai été déterminé, en entreprenant ce
travail, par aucune ambition autre que celle de servir la France dans la
mesure de mes moyens? Depuis des années, je vis à l’écart, soit au cœur
de la forêt, soit dans des monastères, soit au village. Je ne veux rien
être. Je ne fréquente ni les milieux politiques ni les cénacles
littéraires, ni les salons--non par dédain, certes, mais par un penchant
inné à la solitude et au silence. Il se peut que cette habitude de vie
présente quelques inconvénients. Mais elle possède un grand avantage:
elle me permet de juger les vicissitudes de la politique avec un entier
détachement.

Au surplus, j’aime à travailler dans mon petit coin pour le public,
composé de catholiques fervents, chérissant la France _parce que
catholiques_, qui veut bien me suivre depuis 1906.

Je leur offre donc ce livre qui, vu la maladie chronique et sans cesse
aggravée dont je souffre, en me soumettant à la volonté de Dieu, sera
peut-être le dernier que j’écrirai. Je souhaite de leur faire partager
ma conviction, qui se résume en ceci: ayant contracté un mariage d’amour
avec l’Église et un mariage de raison avec la Monarchie, j’estime que
cette bigamie louable est nécessaire à tous ceux qui prient, pâtissent
et combattent pour le salut de notre France bien-aimée, royaume de Marie
par le vœu de Louis XIII et Fille aînée du Saint-Siège par la
miséricorde de la Providence.




CHAPITRE PREMIER

IMPRESSIONS D’ENFANCE


C’est en 1869. J’ai six ans, et je me prélasse en un petit fauteuil à
bras, dans un cabinet de travail tout tapissé de livres depuis le
plancher jusqu’au plafond. Assis à son bureau qu’encombrent des dossiers
et des brochures, mon grand-père penche sa tête aux cheveux argentés sur
un manuscrit du Moyen Age qu’il scrute avec une loupe et dont l’aspect
fripé, les teintes jaunâtres et l’odeur rance me causent une sorte de
répulsion. Une lampe à huile nous éclaire. Parfois elle charbonne et
fait entendre par des bruits singuliers qu’elle a besoin qu’on la
remonte.

Mon grand-père est un érudit dont l’_ex-libris_ porte cette phrase de
Montaigne: «Les historiens sont le vrai gibier de mon étude.»

Sur mes genoux je tiens un volume in-8º, dont la reliure en maroquin
rouge est si fanée qu’elle a pris la nuance de la gelée de groseilles.
C’est l’_Histoire de Napoléon_, publiée par le baron de Norvins en 1827
et illustrée par Raffet.

Ce Norvins avait rempli diverses fonctions administratives sous
l’Empire. Mis à la retraite par le gouvernement de la Restauration,
plein de rancune et enthousiaste de l’Empereur, il ne montrait aucun
esprit critique. Son histoire, c’était une apologie à outrance de son
héros et une espèce de pamphlet plein d’allusions malveillantes aux
Bourbons. Cela, je l’ai constaté plus tard; mais alors je ne puis m’en
rendre compte et je m’enivre de cette lecture comme d’un vin capiteux
qui m’emplit la tête de fanfares, de canonnades et d’un cliquetis
d’armes entrechoquées.

Un silence studieux règne sur nous, rendu plus sensible par les
crépitements du feu de coke qui s’effrite dans la cheminée, par le
grignotis de la plume lorsque mon grand-père prend une note et par les
houlements plaintifs du vent d’hiver qui jette des poignées de grésil
contre les volets bien clos.

Comme il y a plusieurs soirs que je lis Norvins, j’en suis à la campagne
de Marengo. Elle me conquiert, mais, en même temps que je la dévore, je
revois Toulon, Rivoli, les Pyramides, Brumaire. Toute cette épopée me
possède au point qu’il m’est impossible de continuer à suivre le texte.
Le front brûlant, les yeux dans le vague, je vois flotter devant moi de
grandes images--mille fois plus belles que les dessins de Raffet. La
figure de Napoléon s’en détache comme un soleil parmi des nuages
empourprés. Il me semble que son regard fulgurant me prédit un avenir de
gloire belliqueuse. Je crois entendre sa voix brève me dicter des plans
de batailles...

Cette hallucination me tient si fort que quand ma bonne grand’mère entre
dans la chambre pour nous demander si nous oublions qu’il est l’heure du
souper, je reste immobile, sans l’entendre, tant j’ai perdu le sentiment
des choses extérieures.

Mon grand-père repousse son fauteuil, se lève et, me voyant tout rouge,
les paupières papillotantes, m’interroge:

--Est-ce que tu dormais, mon petit?

--Oh non, grand-papa, je _voyais_ Napoléon!

Ma grand’mère s’inquiète:

--Tu as tort, dit-elle à son mari, de laisser cet enfant lire si
longtemps près du feu...

Mais grand-père ne l’écoute pas. Pensif, il m’examine puis pose sa main
sur ma tête:

--Il n’est pas malade, dit-il, mais il a de l’imagination. Ce n’est pas
la première fois que je remarque combien cette lecture le passionne...
Après tout, j’aime mieux qu’il s’enflamme pour Bonaparte que pour des
contes de fées. Qu’il apprenne l’histoire. Quand il sera plus grand,
nous verrons à rectifier les notions plus ou moins exactes que Norvins
lui inculque en ce moment...

Nous passons dans la salle à manger. D’habitude je jase volontiers
pendant les repas et mon babil amuse mes grands-parents. Mais, ce
soir-là, je mange mon œuf à la coque comme en rêve et je demeure
silencieux.

--Décidément, tu tombes de sommeil, dit ma grand’mère, je vais te mettre
au lit tout de suite après souper.

Je ne proteste pas. Je n’ai nullement envie de dormir, mais je me dis
que dans la solitude de ma petite chambre je pourrai repasser à loisir
les événements prodigieux dont je viens de lire le récit sans être
dérangé par personne, pas même par ces excellents vieillards que j’aime
de tout mon cœur. Et qui sait, peut-être que je reverrai Napoléon dans
un songe!... Disons tout de suite que mon grand-père,--nullement
bonapartiste--ne rectifia rien des notions fournies par Norvins. D’abord
ses travaux l’absorbaient beaucoup. Puis il estimait superflu de me
fatiguer l’esprit par des considérations de politique abstraite
auxquelles, selon toute vraisemblance, lui-même croyait peu. Enfin,
comme pas mal d’hommes de sa génération, il s’était imbu des idées de
Rousseau et il avait coutume de dire:--Laissons les enfants se
développer selon leur nature.

C’est d’après un principe analogue qu’il me permettait de butiner, à
tort et à travers, dans sa bibliothèque. Méthode d’éducation périlleuse
et contre laquelle, à mon détriment, toute l’affection qu’il me portait
ne sut pas le mettre en garde.

Autant que je puis me le représenter maintenant, en philosophie il
professait le scepticisme. La politique lui apparaissait comme une arène
nauséabonde où révolutionnaires et conservateurs échangeaient de
burlesques gourmades pour le triomphe de la sottise humaine. Sur toutes
choses, il émettait des jugements où l’ironie se tempérait d’une
certaine pitié. Car il était bon, charitable aux malheureux et déplorait
seulement que ses contemporains n’eussent pas découvert, dans la loi
naturelle, une doctrine qui les fît vivre en paix les uns avec les
autres. Si quelque politicien de sa connaissance l’adjurait de prendre
parti, c’était avec le plus goguenard des sourires qu’il répondait, en
mémoire de Candide:--Je cultive mon jardin.

Rien de plus exact.--Car s’il prenait de l’intérêt à déchiffrer les
palimpsestes et à cataloguer les incunables, il se plaisait encore
davantage à biner une planche de carottes, arroser ses salades et
greffer des roses sur les églantiers dont il plantait ses parterres.

Il n’aurait pas fait de mal à une mouche. Je ne lui ai connu que deux
haines: contre le socialisme et contre l’Église. Je me rappelle ses
invectives quand on parlait devant lui de l’Internationale alors à ses
débuts. Quant à l’Église, on eût dit qu’il nourrissait à son égard des
motifs de rancune personnels. Il ne cessait de bafouer le clergé que
pour railler les dogmes. Aussi multiplia-t-il les précautions pour que
je ne reçusse aucun enseignement religieux.

En ce temps lointain, un jour par semaine, le curé venait faire à
l’école un cours de catéchisme et l’on récitait un _Pater_ et un _Ave_
au commencement et à la fin de chaque classe. Mais l’aversion de mon
grand-père pour le catholicisme allait si loin que, lorsqu’il me
conduisit pour la première fois au pédagogue, il stipula, de la façon la
plus formelle, que je n’assisterais pas aux prières et que je n’aurais
aucun contact avec le prêtre.

Ma grand’mère était pieuse et pratiquait régulièrement. Or, il
n’entravait point ses dévotions, tolérait un crucifix au mur de leur
chambre à coucher, acceptait qu’elle servît du maigre le vendredi et
s’abstenait même de blasphémer en sa présence. Elle aurait bien voulu
m’emmener à la messe le dimanche. Mais, sur ce point, il se montra
irréductible. Non seulement il exigea d’elle la promesse de ne me faire
assister à aucune cérémonie du culte, mais encore il lui interdit de me
parler de Dieu.

Ma grand’mère obéissait en soupirant. Toutefois, je me souviens que, le
soir et le matin, avant de me border dans mon lit ou de présider à mes
ablutions, elle traçait à la dérobée un signe de croix sur mon front et
sur ma poitrine. Ce geste m’intriguait. Il m’arriva de lui demander ce
qu’il signifiait.

Elle me répondit:--Tu l’apprendras quand tu seras grand...

Et comme j’insistais, elle se contenta d’ajouter:--Cela te portera
bonheur.

C’est trente-six ans plus tard que ce signe m’a, en effet, porté
bonheur...

Je me suis souvent demandé si, féru de Rousseau et, je crois, en
particulier, de ce recueil de balivernes emphatiques: l’_Émile_, mon
grand-père, m’appliquant son système de «bride sur le cou» aggravé
d’ignorance religieuse, ne voulait pas tenter une expérience. En tout
cas, il ne put la mener à terminaison, car il mourut en 1872, après
avoir, à maintes reprises, formulé sa volonté que ses obsèques fussent
civiles. Ce qu’il confirma par son testament. Elles eurent donc lieu au
grand chagrin de ma pauvre grand’mère et au scandale du village dont la
majeure partie pratiquait. N’oubliez pas qu’à cette époque un
enterrement sans Dieu était chose fort rare et considérée par presque
tout le monde comme une monstruosité. Il n’y avait guère que quelques
disciples de Proudhon pour se livrer à des manifestations de cet acabit.
Si l’on avait fait remarquer à mon grand-père qu’il imitait ainsi ceux
qu’il tenait pour de dangereux utopistes, il eût probablement essayé de
se justifier par des _distinguo_ non moins subtils que les ergoteries de
certains scolastiques. Et pourtant, quel illogisme chez cet homme d’une
évidente bonne foi, mais qui prétendait maintenir debout l’édifice
social en lui retirant son appui le plus indispensable: la religion! Il
possédait une vaste intelligence; malheureusement, comme à beaucoup de
savants du XIXe siècle, les préjugés anticléricaux lui bouchaient
l’horizon spirituel.

C’est à la campagne, où nous vivions les trois quarts de l’année, que je
fus élevé de la sorte. J’étais un enfant rêveur, très impressionnable,
avide de lectures, et déjà si amoureux de la solitude qu’en dehors des
heures de classe je fuyais mes camarades de l’école. Cela, non par sotte
vanité, mais parce que l’obligation d’échanger des propos quelconques
avec autrui m’était souvent pénible. Je préférais contempler, loin de
tous, les images féeriques dont se peuplait avec surabondance mon
univers intérieur et me forger des aventures merveilleuses où la réalité
morose n’avait aucune part. Il me semble que telle est restée la
dominante de mon caractère. Aujourd’hui que l’âge me mène par le sentier
qui décline vers la tombe, je récapitule les phases très diverses d’une
existence qui, contre mon gré, fut parfois si mêlée aux agitations
humaines. Et je m’aperçois que mes jours les plus heureux, je les ai
vécus auprès de bûcherons taciturnes, dans un village ignoré, à la
lisière de la forêt de Fontainebleau ou chez des moines cisterciens
voués au silence perpétuel.

Dès le temps de mon enfance, je souffrais lorsqu’il me fallait aller à
la ville. Le cœur serré, j’y respirais mal. J’avais envie de faire la
grimace à tous les passants et de tirer la langue aux statues ridicules
des carrefours. Je haïssais le tumulte des voitures, les pavés
grisâtres, les hautes maisons à façade revêche, l’atmosphère enfumée. Au
retour, dans le calme de notre campagne, comme je me dilatais à l’aise!

Le domaine n’était pas très étendu, mais d’aspect très varié. Il
s’adossait à une colline toute chevelue de taillis serrés où les chênes
rugueux alternaient avec mes frères de prédilection: les bouleaux,
toujours frémissants, et dont le feuillage chuchote, pour ceux qui
savent les entendre, d’incomparables poèmes. Au commencement de juin,
pour la joie de mes yeux, les genêts couvraient le sous-bois d’une
royale toison d’or.

Il y avait un potager dont les choux bien alignés, les bordures de thym
odorant et les ruches bruissantes d’abeilles me ravissaient. Il y avait
une sapinaie pleine d’ombres mystérieuses où le vent imitait tour à tour
le murmure des vagues marines et le chant grave de l’orgue. Il y avait
un verger, à l’herbe drue, semé tantôt de marguerites, tantôt de
scabieuses. De vieux pommiers trapus y portaient des barbes de lichen et
de mousses. Longeant la propriété d’un bout à l’autre, une rivière, qui
était mon amie la plus intime. Je passais de longues heures sur le bord
à mirer les papillotis de la lumière et le reflet vagabond des nuages
sur les ondes couleur d’ardoise bleutée et d’émeraude. Ah! celui qui
n’aime pas à regarder indéfiniment l’eau qui coule et à y faire cingler
vers des régions fabuleuses les escadrilles de ses rêves ne connaîtra
jamais une des plus grandes joies que la vie puisse nous offrir.

Enfin il y avait, devant la maison, une profusion de rosiers, greffés,
comme je l’ai dit, par mon grand-père, et des roses de toute espèce et
de toutes nuances, depuis le blanc safrané jusqu’au rouge-ponceau,
presque noir--des roses, des roses, partout des roses dont je respirais
avec volupté les parfums, dont j’admirais éperdument les teintes. Là
aussi, en cette campagne si douce, j’ai connu le bonheur. Je me trouvais
tellement bien, près de mes grands-parents, que, pénétrée de leur chaude
tendresse, mon âme s’épanouissait comme un glaïeul au soleil.

Lorsque je m’étais concentré des journées entières sur moi-même, parmi
les fleurs et les arbres, j’éprouvais, par foucades, un besoin
irrésistible d’épancher au dehors les lyrismes exubérants qui me
mettaient l’esprit en fête. Alors je narrais aux bons vieux, avec un
violent coloris d’expression et avec mille détails imprévus, les
histoires délicieusement chimériques que j’avais inventées et dont
j’alimentais mon imagination sans aboutir à la satiété.

--Où va-t-il chercher tout ce qu’il raconte? s’écriait ma grand’mère
ébahie et charmée.

Et mon grand-père, riant sous cape, prophétisait:--Si celui-là ne
devient pas un poète, je veux moi-même devenir... tout ce qu’on voudra!

On devine quel brandon la légende de l’Empereur vint ajouter à ce foyer
imaginatif déjà si effervescent. A la lettre, j’idolâtrais Napoléon et
je rendais une sorte de culte à une gravure d’après David, suspendue à
l’un des murs du salon et qui le représentait, rigide et fier sur un
cheval cabré, indiquant d’un geste impérieux le sommet du mont
Saint-Bernard. Cette image théâtrale me comblait d’admiration.

Bientôt, à la lecture assidue de Norvins, je joignis celle d’une
publication en je ne sais combien de volumes intitulée: _Victoires et
Conquêtes des Français_. Alors je ne rêvai plus que batailles. Dès que,
revenu de l’école, j’avais bâclé mes devoirs à la va-vite, je m’élançais
dehors pour y reproduire les luttes épiques dont, servi par une mémoire
extraordinaire, j’avais retenu toutes les péripéties.

Armé d’une latte, en guise de sabre, je lâchais dans le verger les
volailles de la basse-cour. Elles me représentaient les Prussiens à
Iéna, les Russes à Friedland, les Espagnols à Somo-Sierra. Coqs, poules,
dindons, canards, je les pourchassais sans pitié, je les traquais dans
les buissons où elles cherchaient un refuge. A leurs caquets, à leurs
gloussements éperdus, à leurs coins-coins désespérés je répondais par le
cri de: «Vive l’Empereur!» Et je ne cessais de les affoler que quand,
hors d’haleine, je me laissais tomber dans l’herbe pour y apaiser les
battements désordonnés de mon cœur.

Or, des pattes démises et des ailes cassées résultèrent de ces glorieux
combats. Des poussins tombés à l’eau s’y noyèrent. La servante chargée
du poulailler se plaignit hautement. Ma grand’mère, malgré son penchant
à excuser mes incartades, trouva que, cette fois, j’allais un peu loin.
On soumit le cas à mon grand-père. Je lui expliquai que, malmenant la
volaille, je faisais la conquête de l’Europe à la suite de l’Empereur.
Il rit beaucoup. Cependant il m’interdit de poursuivre mes exploits.

J’obéis à regret et, pour donner une autre issue à mon humeur guerrière,
je m’attaquai à une chèvre qu’on laissait paître en liberté dans tout le
domaine. Une phrase de _Victoires et Conquêtes_ m’excitait d’une façon
prodigieuse. Je me la rappelle comme si je l’avais lue hier; la voici:
«Nos bataillons attaquèrent vigoureusement et culbutèrent les
Autrichiens.»

Du coup, je vis les vaincus de Ratisbonne et de Wagram s’écrouler, cul
par-dessus tête, sous le choc de nos baïonnettes. Et aussitôt je
prétendis faire subir à la chèvre un sort identique. Mais la maligne
bête était d’un caractère beaucoup moins endurant que mes victimes
habituelles. Elle me laissa foncer, se déroba au moment où j’allais
l’atteindre puis, revenant sur moi et, me chargeant à son tour, d’un
solide coup de tête, elle m’envoya rouler dans un fossé plein d’orties
qui me piquèrent outrageusement. Je me relevai, couvert d’ampoules
cuisantes et je criai à la chèvre: «Tu n’es qu’un sale Kaiserlik!...» Ce
qui était, à mon sens, la suprême injure. Toutefois j’avais appris que
je n’étais pas invincible et, par la suite, je me gardai de renouveler
mon attaque.

Lorsque le mauvais temps m’empêchait de sortir, je recommençais nos
batailles avec des soldats de plomb. J’en possédais une quantité, car
mes grands-parents qui me gâtaient comme je l’ai dit et qui
encourageaient mon goût pour les jeux de Bellone, m’en donnaient des
boîtes à toute occasion: étrennes, anniversaires, etc.

Mes lectures m’ancrèrent dans cette conviction que l’Empereur était
infaillible, qu’il ne pouvait jamais avoir tort. Toute opposition à ses
volontés me semblait un sacrilège. Je considérais ses adversaires comme
d’ineptes croquants dont la résistance devait être punie par de
formidables raclées. Aussi, quand j’en fus aux revers: la retraite de
Russie, Leipsick, la première abdication, je tombai dans une désolation
indicible. Quoique je n’eusse encore rien lu de Victor Hugo, comme lui
«j’accusais le destin de lèse-majesté». Autour de mon dieu, je ne
distinguais plus que des traîtres et des lâches. Le retour de l’île
d’Elbe me rendit quelque allégresse. Frémissant d’enthousiasme, je
hurlai par les corridors cette phrase de la proclamation impériale:
«L’aigle a volé de clocher en clocher jusqu’aux tours de Notre-Dame!»
Mais Waterloo me précipita de nouveau dans le désespoir. _Je ne voulais
pas_ que la bataille eût été perdue. Je lisais et relisais les pages
funèbres avec le désir enragé que «l’infâme» Grouchy vînt _quand même_ à
la rescousse et que la Garde mît Blücher et Wellington en compote. Je
vous certifie que j’ai pleuré quand Napoléon abdiqua pour la seconde
fois. Ah! si j’avais tenu Fouché, Lafayette et les pleutres du
gouvernement provisoire, quelle bastonnade, mes amis!

L’exil à Sainte-Hélène me navra. Je haïssais les Anglais d’une haine
irréductible. Je barbouillai d’encre l’effigie d’Hudson Lowe qui, à mon
avis, déshonorait le volume où l’agonie de Napoléon était rapportée. Et
pour atténuer mon deuil, je relus passionnément la campagne
d’Austerlitz...

Si je récapitule, dans l’ensemble, ces premiers souvenirs, il m’apparaît
que mon enfance annonce nettement ce que je devais être jusqu’au jour où
la Grâce divine me conduisit à la foi catholique et l’expérience de la
vie au royalisme. Travaillé, sans doute, d’hérédités rebelles à la
règle, poussé comme une plante sauvage, à peu près sans contrôle, dénué
de principes religieux, doué d’une imagination exubérante qui se portait
aux aventures, à la poésie et au romantisme, surestimant, d’après
l’histoire de Napoléon, la force sans contre-poids, ni entraves, me
développant à une époque de mœurs plates, de démocratie pourrissante et
de parlementarisme infécond--tout conspirait à ce que je devinsse un
révolté.

Et c’est, en effet, ce qui arriva.




CHAPITRE II

LA GUERRE DE 1870


Au mois de juillet 1870, la guerre éclata entre la France et
l’Allemagne. Dès le commencement d’août, ma mère, qui habitait Paris
avec mes deux sœurs, me réclama auprès d’elle et, prise de peur, nous
emmena en Belgique. Elle s’installa, en une sorte de campement, à Liège
où nous avions de la parenté.

Mon père, précepteur des fils du grand-duc Constantin, vivait à
Saint-Pétersbourg depuis plusieurs années et ne venait nous voir que
très rarement. C’est qu’hélas, la discorde régnait à notre foyer;
chacune de ses visites se marquait par des scènes pénibles où se
froissaient deux caractères nullement faits l’un pour l’autre. Cette
mésentente eut les conséquences les plus graves sur mon avenir. Je n’en
parlerai cependant que le moins possible. Il y a là une cicatrice
douloureuse que je préfère ne pas rouvrir. Paix aux morts...

Cependant, malgré ces dissensions, mon père estima qu’il était de son
devoir de rejoindre les siens en détresse. Il obtint un congé,
s’embarqua sur un vaisseau russe qui le conduisit à Anvers et fut à
Liège environ une dizaine de jours avant le désastre de Sedan. J’avais
quatre ans lorsque je l’avais vu pour la dernière fois. C’est dire que
je ne gardais de lui qu’un souvenir fort confus; mais, comme je n’en
avais guère entendu parler qu’avec amertume, je redoutais son abord.
Aussi fus-je agréablement surpris lorsque j’eus découvert que c’était un
homme très franc, très expansif--sauf avec ma mère--et qui nous aimait
beaucoup mes sœurs et moi. Je me sentais tout à fait en confiance auprès
de lui. Lui-même ne pouvait pas se passer de moi. Ayant été nommé d’un
comité de secours aux réfugiés besogneux, il me prenait toujours avec
lui pour les courses et démarches que nécessitait sa mission charitable.
Tout en cheminant, la main dans la main, nous causions et je constatai
que mon culte pour Napoléon comme ma connaissance précoce de l’histoire
du Premier Empire ne semblaient pas lui déplaire. C’est qu’il était très
bonapartiste. Je me rappelle encore les invectives dont, après le 4
septembre, il chargea l’équipe d’avocassiers et de pamphlétaires
républicains qui se jeta sur le pouvoir comme une bande de marcassins
amaigris par de longs jeûnes sur un champ de pommes de terre connu pour
son rapport fructueux. Ensuite, la dictature de Gambetta en
province--nous ne savions presque rien de Paris assiégé--lui apparut ce
qu’elle était réellement: le règne d’un braillard, aux relations fort
suspectes, et qui, flanqué d’ambitieux subalternes et de bohèmes
noceurs, ne réussit qu’à organiser l’écrasement final de la France par
les Teutons. Cent fois, je l’ai entendu prédire que l’incapacité de ce
gouvernement hasardeux, issu d’une émeute devant l’ennemi, amènerait
fatalement notre défaite et la guerre civile. On voit qu’il ne manquait
pas de perspicacité.

Assurément, j’étais encore trop jeune pour juger, au point de vue de la
politique, les événements dont nous subissions le contre-coup.
Néanmoins, je possédais déjà un certain don d’observation qui ne
demandait qu’à s’exercer. C’est pourquoi quelques faits, très
significatifs quant à l’état des esprits, me frappèrent d’une façon
toute spéciale.

Par exemple, l’attitude des Belges à notre égard m’intriguait. Certes,
ils traitaient ceux de nos soldats internés chez eux avec humanité et
donnaient volontiers des soins aux malades. Pour nous autres réfugiés,
ils nous accueillaient sans beaucoup d’empressement et nous témoignaient
même de la froideur. Quand on apprenait les défaites réitérées de notre
patrie, ils ne manifestaient point d’allégresse--du moins en notre
présence--mais on sentait qu’elles ne leur étaient pas désagréables. A
Liège, mes parents avaient loué le premier et le second étage d’une
petite maison sise derrière le Jardin Botanique. Le propriétaire
occupait le rez-de-chaussée. Souvent le soir, il montait les journaux à
mon père. En les lui remettant, il lui servait invariablement cette
phrase: «Eh bien monsieur, les Français sont de nouveau battus,
savez-vous?...» Puis il s’efforçait de prendre un air compatissant;
mais, à son intonation, il était facile de deviner que les victoires
allemandes l’attristaient beaucoup moins qu’il n’eût voulu le faire
croire. Mon père restant impassible, il attendait quelques secondes
comme s’il avait désiré entamer une controverse. Voyant que rien ne
venait, il se décidait à sortir de la chambre en murmurant: «C’est
fâcheux!...»

Jamais il n’obtint un mot de réponse. Moi qui le guettais, il m’arriva
de le suivre en tapinois sur le palier. Je voyais alors sa physionomie
se transformer avec une rapidité surprenante. Elle exprimait toute autre
chose que de la sympathie. Sans doute que le silence gardé par mon père
le vexait passablement, car une fois, je l’entendis grommeler: «--Ces
Fransquillons, on les rosse et ils font encore les fiers!... Tout de
même ils sont bien rossés!...» Et il descendit l’escalier en se frottant
les mains et en affichant une mine de jubilation qui m’indigna.

--Il a donc deux visages? me dis-je. Si nos revers lui causent tant de
joie, pourquoi fait-il semblant de nous plaindre?

A sept ans on ne connaît pas la comédie humaine; j’ignorais donc que,
comme l’a dit un philosophe désabusé,--peut-être Chamfort--«la parole a
été donnée à l’homme pour dissimuler sa pensée».

Blessé dans ma droiture, je rapportai à mon père ce que je venais de
voir et d’entendre. Il haussa les épaules puis, étant fort lettré, il me
cita ce distique d’Ovide:

    Donec eris felix, multos numerabis amicos,
    Tempora si fuerint nubila, solus eris.

--Sais-tu ce que cela veut dire?

N’ayant pas commencé le latin, je secouai négativement la tête.

--Eh bien! cela signifie: «Tant que tu seras heureux, tu compteras
beaucoup d’amis. Si le temps se gâte, tu seras seul.»

Il était bien vrai que l’Europe qui, la veille, nous faisait fête, nous
tourna le dos à l’exemple de la Fortune en 70. Nul ne sembla pressentir
la menace pour toutes les nations qu’impliquaient les succès de
l’Allemagne sous l’hégémonie prussienne. Mais, qu’on s’en souvienne, à
cette époque, l’incorrigible rêveur, imbu d’humanitairerie et de
romantisme sentimental que fut Napoléon III, dirigeait la politique
étrangère de la France d’une façon si incohérente que tout le monde se
méfiait de lui. Sa diplomatie, nébuleuse au possible, pleine de
contradictions, tantôt hésitante, tantôt tracassière, dénuée de
traditions et totalement inapte à saisir le Réel sous les apparences,
nous avait aliéné les puissances comme les petits peuples. De là, notre
isolement.

Que Bismarck avait vu clair lorsqu’il lança cette boutade: «Napoléon
III? Une grande incapacité méconnue!»

Et comme elle s’était révélée, cette incapacité, avant et après Sadowa!
Qu’on veuille bien se remémorer les faits. L’Autriche par terre, la
Prusse triomphante, maîtresse de la Confédération germanique, Napoléon
III avait laissé entendre qu’il nous fallait quelque compensation pour
l’unité allemande réalisée. Naïvement, il fit valoir son inertie pendant
la campagne de Bohême. Bismarck, prodige d’astuce, équivoqua tant que la
déconfiture de l’Autriche ne fut pas certaine. Dès qu’il tint la
victoire, il se montra irréductible. Napoléon III demandait Mayence. Il
lui déclara nettement que cette cession était impossible parce que
l’Allemagne unifiée n’admettrait pas qu’on lui enlevât la plus petite
parcelle de son territoire--fût-ce à l’amiable. L’empereur n’insista
pas. Mais, talonné par l’opinion, il suggéra qu’il se contenterait de
Luxembourg. Le roi de Hollande consentait à l’annexion et il semble que
les Luxembourgeois ne s’y montraient pas très opposés. Bismarck, alors,
déchaîna sa presse qui poussa les hauts cris, dénonçant à l’Europe les
convoitises françaises et déclarant que Luxembourg qui, en ces temps-là,
faisait partie de la Confédération, ne pouvait en être détaché sous
aucun prétexte. Les rapports entre la France et l’Allemagne s’aigrirent
de plus en plus et un conflit faillit éclater dès 1867. Grâce à
l’intervention de l’Angleterre, les choses s’étaient arrangées tant bien
que mal.

Or, au cours des négociations, Bismarck avait insinué, d’un ton
négligent, à notre ambassadeur à Berlin que l’Allemagne ne trouverait
sans doute pas excessif que nous cherchions un dédommagement en
Belgique. «Ce sera votre pourboire», dit-il avec cynisme. L’ambassadeur,
assez nigaud de son naturel, ne distingua pas le piège inclus dans cette
avance. Il se laissa persuader de rédiger un vague projet de note sur ce
thème. Napoléon, consulté, ne dit ni oui ni non. Mais, pour comble de
maladresse, l’ambassadeur oublia le papier chez Bismarck qui le mit
soigneusement de côté. Dès la déclaration de guerre, il s’empressa de le
publier à grand fracas. Le résultat qu’il cherchait fut obtenu:
l’opinion européenne se tourna contre nous. De plus, la Belgique, fort
jalouse de son indépendance, craignit de nous être annexée, si nous
l’emportions dans la lutte avec l’Allemagne. Elle avait cent fois raison
de se montrer ombrageuse à cet égard. Rien ne permet d’affirmer que
Napoléon ait eu quelque velléité de donner suite aux ambitions soufflées
par le chancelier machiavélique. Mais l’effet voulu par celui-ci n’en
était pas moins produit. Cela expliquait la satisfaction mal dissimulée
des Belges lorsqu’ils apprenaient nos défaites et aussi, jusqu’à un
certain point, leur réserve glaciale vis-à-vis des réfugiés de France.

Mon père m’expliqua sommairement les raisons de cet état d’esprit. Je le
compris fort bien. Cependant je ne pus m’empêcher de lui dire qu’il me
paraissait injuste que les Belges nous rendissent responsables des
fautes de notre gouvernement.

--Que veux-tu, reprit-il, c’est comme cela dans la vie, et il ajouta,
citant cette fois La Fontaine:

                ... De tout temps,
    Les petits ont payé les sottises des grands.

En aucune autre occasion je ne l’entendis critiquer le régime
napoléonien. Fervent approbateur du coup d’État de 51, il avait le goût
de l’autorité, allât-elle jusqu’à la compression gouvernementale. Ce
n’était pas à la cour de Russie qu’il pouvait le perdre. En outre, je
pense qu’il estimait peu digne de vilipender devant des étrangers
l’empereur malheureux. La plupart de nos compatriotes résidant à Liège
ne l’imitaient pas. On les entendait multiplier les récriminations;
certains même chantaient une chanson idiote dont je ne me rappelle que
ces vers:

    C’est le sire de Fich-Ton-Kan
    Qui s’en va-t-en guerre...

Avec ce refrain:

    A deux sous tout l’paquet,
    L’Père et la Mère Badingue
    Et le petit Badinguet...

Mon père rougissait de ce manque de tenue qui, à coup sûr, ne nous
relevait pas aux yeux des Belges. Mais il continua de se taire, ne
voulant pas donner à nos hôtes goguenards et malveillants le spectacle
d’une querelle entre Français. Je suis à peu près assuré que je fus le
seul à connaître ses opinions. Et puisque je suis sur ce sujet, je
noterai, en passant, qu’il considérait comme périmée la royauté légitime
et qu’il se montrait violemment hostile à l’Église. C’est, du reste, le
point unique sur lequel il sympathisât avec mon grand-père maternel. Il
l’approuvait entièrement de m’avoir élevé dans l’ignorance religieuse.

Cet empereur si décrié, je l’ai vu au comble de l’abaissement.--Tout à
fait par hasard, mon père et moi nous nous trouvions à la gare des
Guillemins lorsque, prisonnier de l’Allemagne après Sedan, il traversa
Liège pour se rendre au lieu de sa captivité: le château de Wilhemshœhe
en Hanovre. Le train qui l’y transportait, avec son état-major,
stationnait le long du second quai d’embarquement. Comme nous arrivions,
nous vîmes d’abord deux généraux français qui se promenaient côte à
côte, et sans rien dire, sur l’asphalte. La portière du wagon d’où ils
étaient descendus restait ouverte. J’aperçus alors, assis dans le coin
de gauche, un homme, de taille un peu au-dessous de la moyenne, dont le
visage terreux me frappa. Une longue moustache aux pointes fortement
cirées, une barbiche qu’il tordait d’une main machinale, deux plis amers
aux joues, des yeux d’un bleu trouble. Il y avait une immense fatigue et
une infinie tristesse dans le regard. Le corps se tassait, comme écrasé
sur la banquette.

Mon père eut un mouvement de surprise. Il me serra le bras à me faire
crier et dit presque tout bas: «C’est l’empereur!...»

Puis il traversa la voie pour s’approcher du wagon. Je le suivis, dévoré
de curiosité. Quand il fut bien en face de la portière, il ôta son
chapeau et salua très bas. Napoléon III tressaillit d’abord légèrement.
On eût dit que cet hommage à César tombé le surprenait. Ensuite, comme
mon père demeurait immobile et tête nue, il porta deux doigts à son
képi, et l’ombre d’un sourire mélancolique passa sur ses lèvres. Je me
sentis le cœur fondre de pitié.

A ce moment, un policier belge accourut qui d’une voix furibonde nous
ordonna de circuler.

En nous en allant, mon père me dit très simplement:--Il y aura eu ici un
Français pour saluer l’infortune. Tu ne l’oublieras pas...

Je ne l’ai pas oublié.

Quoique les circonstances où se prolongeait notre exil fussent pénibles,
je dois mentionner que j’en ressentis les effets avec moins d’intensité
qu’on ne pourrait le croire. Certes, quand j’entendais déplorer autour
de moi les efforts sans cesse déçus de la France pour repousser
l’invasion, je ne restais pas indifférent. Nos déboires me chagrinaient
et je détestais farouchement les Prussiens. Mais il y avait en moi une
telle puissance de rêve que, d’instinct, pour échapper à tant
d’obsessions lugubres, je me réfugiais, davantage encore, dans ma chère
histoire du Premier Empire. Je vivais avec la Grande Armée, je
m’évoquais amoureusement l’image de l’Empereur--le vrai, le seul, celui
au regard duquel le vaincu de Sedan ne m’était qu’un fantôme plaintif.
Je tirais un rideau entre nos défaites présentes et nos victoires de
jadis. On parlait de la supériorité en effectifs et en artillerie de nos
adversaires. Moi, je me disais:--Ah que Napoléon ressuscite donc! Il
aura bien vite balayé toute cette racaille puante et raflé leurs
canons!...

Nourri de ces pensées, l’âme enveloppée d’une brume de gloire, je ne
concevais plus les maux dont souffrait notre patrie que dans un lointain
diffus. Cette prédominance de l’imagination me fut certainement
salutaire, car, impressionnable comme je l’étais, si j’avais éprouvé
dans toute leur âpreté les angoisses de l’heure, je serais tombé malade
de honte et de rage.

Il y eut pourtant une occasion où je pris conscience de la réalité au
point de commettre un acte violent.

J’ai dit que des parents à nous habitaient Liège. Ils avaient des
enfants dont, sur leur invitation, je partageais volontiers les repas et
les jeux. Leur père, directeur d’un journal, avait épousé l’une de mes
tantes. Un jour, dans la salle où nous étions en train de goûter, il
entra, flanqué d’un collègue berlinois venu en Belgique je ne sais pour
quel motif. Tous deux s’assirent près de nous et leur entretien se porta
tout de suite sur la guerre.

Mon oncle aimait la France; sa feuille, _la Meuse_, était une des rares
qui nous témoignaient de la sympathie. Il commença par blâmer les actes
du gouvernement de soi-disant défense nationale. Plusieurs de ses
membres lui étaient connus et il ne paraissait pas en faire grand cas.
Mais il marqua de l’estime pour notre pays, si mal dirigé qu’il fût, et
vanta le courage de nos troupes. Son interlocuteur mit d’abord quelques
réserves dans ses propos. Mais l’Allemand souffre s’il lui faut
s’astreindre au tact d’une façon un peu prolongée. Celui-ci ne tarda
donc pas à se donner carrière. Avec une lourde emphase il célébra
d’abord le sérieux du génie germanique en l’opposant à ce qu’il appelait
la légèreté et la frivolité françaises.

Mon oncle lui fit observer que ces prétendus défauts c’était de
l’atticisme.--J’avoue, continua-t-il, sur une intonation doucement
teintée d’ironie, que vos compatriotes sont trop gens de poids pour
s’enlever ainsi sur les ailes de l’esprit. Leur gravité en souffrirait
et c’est ce que vous ne sauriez admettre.

L’Allemand flaira peut-être qu’il y avait là quelque persiflage. En tout
cas, le malotru qu’implique toute âme teutonne surgit aussitôt:--La
France, déclara-t-il, ne se relèvera jamais. Rien qu’en la laissant se
mettre en république, nous la livrerons aux dissensions intestines; elle
oubliera de penser à la revanche; et alors elle remplira sa destinée qui
est de nous fournir des cuisiniers, des histrions et des garçons
coiffeurs. Que voulez-vous qu’elle fasse de plus?

Et il éclata d’un rire épais.

Jusqu’à ces derniers mots je n’avais prêté au dialogue qu’une attention
distraite; mais lorsque le barbare se mit à rabaisser de la sorte ma
patrie en deuil, une vague de colère me monta au cerveau. Je devins
pourpre; je me levai impétueusement; je saisis le bol de chocolat qui
fumait devant moi et le lui lançai à la tête en criant:--Cochon de
Prussien, la France aura bientôt des soldats qui rosseront les vôtres
comme à Iéna!...

Je m’arrêtai, suffoquant, les yeux pleins de larmes. Je cherchais
comment l’insulter encore. Je trouvai ceci:--Vive Napoléon Ier!... Vous
lui avez léché les bottes à Berlin!...

Ahuri et furieux, inondé de liquide bouillant, le gilet étoilé de taches
brunâtres, l’Allemand s’épongeait le visage en grommelant de massives
injures. Mes cousins, pétrifiés, bouche béante, me regardaient sans
souffler une syllabe. Mon oncle, réprimant avec peine une forte envie de
rire, offrait des excuses. Moi je toisais fièrement l’Ennemi, tout prêt
à empoigner un couteau et à le lui plonger dans le ventre s’il faisait
mine de m’attaquer. Il en avait, je crois, très envie. Mais mon oncle
reprit:--C’est un petit Français. Que voulez-vous? Il défend son pays
comme il peut.

L’Allemand feignit de tourner la chose en plaisanterie. Mais au regard
qu’il me décocha, tandis que mon oncle l’emmenait dans le cabinet de
toilette, je compris que, s’il pouvait me rattraper et me tenir, seul à
seul, dans un coin, il ne m’épargnerait pas la schlague due à mon crime
de lèse-Germanie...

Ce Boche, puni par moi de son insolence, c’est l’unique souvenir
agréable que j’aie conservé de cette guerre.




CHAPITRE III

AU COLLÈGE


La guerre finie, la France saignante, amputée de l’Alsace-Lorraine, une
crise de folie, mi-patriotique, mi-socialiste, éclata, faisant perdre la
tête à une portion considérable de la plèbe parisienne. Ce fut la
Commune, qui mit le feu à la ville, massacra les otages et renversa la
Colonne de la place Vendôme. Toutes ces gentillesses se passaient sous
les regards réjouis des troupes allemandes qui occupaient une partie des
forts et de la banlieue. Organisée par Thiers, chef du gouvernement
provisoire, la répression fut impitoyable. Comme il arrive toujours, les
utopistes, doublés d’aventuriers louches, qui avaient suscité cette
révolte, se mirent à l’abri en Angleterre et en Suisse, dès qu’il y eut
péril pour leurs précieuses peaux. Mais les pauvres diables, les
sans-travail, qui avaient pris le fusil pour assurer les trente sous
quotidiens de la solde à leurs femmes et à leurs petits ou qui s’étaient
grisés des alcools de la déclamation révolutionnaire dans les clubs,
tombèrent sous les balles des pelotons d’exécution ou furent déportés
aux antipodes.

Quand tout fut terminé et que notre pays commença de panser ses plaies,
mon père reprit le chemin de Saint-Pétersbourg, où on le rappelait, du
reste, avec insistance. Je n’entrerai pas dans le détail des querelles
qui précédèrent son départ. Encore une fois: paix aux morts... Je dois
pourtant noter que, contre son avis, ma mère voulut me garder.
Musicienne remarquable, elle s’était installée à Bruxelles et y menait
une existence agitée dans un monde d’artistes où se mêlaient quelques
boursiers cosmopolites. Auprès d’elle laissé à peu près à moi-même,
j’appris surtout à polissonner dans les rues. Dieu sait ce que je serais
devenu si mon père, informé de mon abandon, n’avait bientôt décidé de
mettre un terme à cette méthode d’éducation au moins singulière. Il
exprima sa volonté d’une façon si péremptoire que, cette fois, ma mère
dut céder. Mon père prit ses dispositions pour que je fusse admis comme
interne au collège de Montbéliard, lieu d’origine de sa famille. Parmi
les instructions me concernant qu’il donna au Principal figuraient
celles-ci: ma mère n’aurait pas le droit de venir me voir; je n’irais
pas chez elle aux vacances.

D’autre part, mes sœurs, reléguées dans des pensionnats au loin,
ignorèrent également les douceurs de la vie familiale. Elles moururent
prématurément, après avoir été très malheureuses. Pour moi, isolé
désormais parmi des indifférents, n’ayant guère retenu de mes parents
que le souvenir douloureux de leur animosité réciproque, j’en acquis un
fond de tristesse, un penchant au pessimisme dont mon enfance et mon
adolescence furent tout assombries. Je ne reviendrai plus sur ce sujet
pénible. Mais il était nécessaire de montrer comment la discorde, dans
une famille dépourvue de convictions religieuses, prépare chez l’enfant
qui, sans défense possible, en a subi les effets, une anarchie de
sentiments et d’idées dont les germes se développeront à l’aise pourvu
que le milieu s’y prête. Et, certes, la société contemporaine le fournit
ce milieu! La suite de mon récit en donnera un exemple des plus
probants.

                   *       *       *       *       *

Ce fut avec une répulsion totale que j’envisageai l’internat. Imaginez
un poulain sauvage, habitué à gambader, sans mors ni sangle, à travers
les prairies illimitées du _Far-West_ et qu’on verrouillerait
brusquement dans une écurie aussi obscure que nauséabonde. Concevez-vous
sa fureur et sa désolation? Tel était, à peu de chose près, mon état
d’esprit. Quoique je ne connusse pas encore Dante, lorsque la porte du
collège s’ouvrit, pour la première fois, devant moi, je crus lire sur
ses panneaux enfumés l’inscription fatidique: _Vous qui entrez, laissez
toute espérance._

Jamais je ne me suis adapté. Pendant les cinq années que je passai là,
je tins ma réclusion pour un abus de la force contre lequel tout mon
être s’insurgea jusqu’au dernier jour.

Je n’avais cependant pas à supporter les rigueurs d’une règle
particulièrement revêche. La discipline n’avait rien d’excessif. Les
professeurs étaient des vieillards ankylosés par la routine d’un quart
de siècle d’enseignement et soupirant après la retraite, ou des jeunes
gens frais issus de la Normale et qui songeaient surtout à fuir le
chef-lieu d’arrondissement dénué de vie intellectuelle qu’un sort
contraire leur infligeait comme poste de début. Le Principal, absorbé
par le souci de défendre au dehors les opinions conservatrices, fervent
de l’_Ordre Moral_ que préconisait le gouvernement de l’époque, ne
s’occupait de nous que par foucades. Il ne faisait que de brèves
apparitions dans les salles d’étude. Le plus souvent il se contentait de
les traverser en silence et en effleurant d’un regard distrait les têtes
inclinées sur les pupitres. D’autres fois, lorsque le surveillant lui
avait signalé quelque élève comme un collectionneur zélé de mauvais
points, il calottait le coupable en lui prédisant le bagne. Mais ces
exécutions étaient fort rares. En une seule occasion, je le vis hors de
lui. Comme je fus le promoteur de cette explosion insolite, je
raconterai le drame un peu plus loin. Le surveillant général--qui
cultivait en secret la bouteille et la fille de cuisine--braillait
beaucoup, mais ne punissait guère. Les pions étaient ce qu’ils sont
partout: les uns, des laborieux qui préparaient des examens et ne nous
demandaient que du silence. Les autres, de nonchalants déclassés,
satisfaits d’avoir le vivre et le couvert sans se donner grand mal.
Ceux-là rêvaient au petit café où, durant les heures de classe, ils
tuaient le temps à s’entonner des bock et à jouer aux cartes. On ne
saurait croire à quel degré nous leur demeurions lointains,
nébuleux--inexistants.

Comme on le voit, le joug n’était pas onéreux. En somme, dans ce
collège, presque tout le monde avait l’air de penser à autre chose qu’à
sa besogne. Mais il suffisait que je me sentisse à l’attache pour me
considérer comme en guerre avec ce personnel si peu enclin à la
tyrannie. Je le fis bien voir...

Je ne décrirai point par le menu mes années d’internat. Je rapporterai
seulement quelques faits caractéristiques où se résumeront mes façons de
penser et mes manières d’agir pendant cette période de mon existence. Je
noterai aussi ce que j’ai retenu des passions politiques qui
troublaient, par crises intermittentes, la somnolence de la petite
ville.

                   *       *       *       *       *

Une cour assez vaste et caillouteuse, où végètent quelques platanes dont
la nostalgie, me semble-t-il, égale la mienne. Des bâtiments
grisâtres--classes, études, dortoirs--l’encadrent de trois côtés et y
projettent leurs ombres froides. Au midi, une muraille élevée complète
la clôture.

J’ai la sensation d’être confiné dans le préau d’une prison. Je frémis,
tout indigné à la pensée que des jours et des jours s’écouleront,
monotones, à piétiner là, sans autre diversion que des promenades
insipides, le jeudi et le dimanche, en rangs, deux à deux, sous la
conduite d’un pion ennuyé.

Il est vrai qu’une fois par mois, pourvu que je ne sois pas puni, je
vais chez le correspondant choisi par mon père. Mais ce brave homme, que
déconcertent mes allures insolites, n’a pas réussi à m’apprivoiser.
Vis-à-vis de lui, je me tiens sur la défensive. Je voudrais flâner tout
seul par la ville, aller où il me plairait. Or, il ne consent pas à ce
que je me promène sans mentor. C’est pourquoi le poulain ombrageux, ne
prenant nul plaisir à un simple changement de licol, repousse toutes ses
invites à ma confiance.

Aux récréations, tandis que mes camarades crient, sautent, gesticulent,
jouent aux barres ou aux billes, j’arpente la cour tantôt en long,
tantôt en large, tantôt en oblique, la tête basse. Ou bien je me plante,
comme si j’étais au piquet, devant le mur du fond. J’en suppute la
hauteur, avec l’envie de l’escalader et d’aller voir un peu ce qui se
passe de l’autre côté. Je cherche s’il n’existerait pas quelque fissure
que je m’empresserais d’élargir jusqu’à en faire une brèche par où
m’évader.

Hélas, la cage est bien close!... Alors, je m’accroupis dans un coin et
je souhaite un cataclysme qui nous rendrait la liberté: tremblement de
terre, épidémie, que sais-je?--Puis je tente une expérience. Par une
belle après-midi d’été où la contemplation des petits nuages qui voguent
gaiement dans un ciel radieux avive ma soif d’escampette, je médite de
l’inoculer aux enfants policés qui gambadent autour de ma songerie
morose. J’en rassemble une douzaine. Je leur sers, pour commencer, une
harangue véhémente où je dénonce l’iniquité de notre réclusion. Ensuite,
je leur propose d’envahir en tumulte la loge du concierge, de bousculer
ce fonctionnaire, de tirer le cordon et de gagner, au pas de course, la
colline boisée qui surplombe la ville.

Tous m’écoutent, d’abord, avec stupeur. On dirait que jamais nulle
velléité d’indépendance ne les sollicita. Ames natalement soumises, ils
ne parviennent pas à réaliser mon esprit de révolte. Puis les caractères
se dessinent. Un blondin au profil de mouton, premier de sa classe à
perpétuité, bêle tout effaré:--Oh! il ne faut pas; on nous mettrait en
retenue!...

Celui-là est jugé; si le complot s’ébruite, c’est lui qui sera le
dénonciateur.

Un autre, œil vif, frimousse espiègle, subit fortement la tentation.
Mais il craint le risque:--Et si l’on nous rattrape? s’écrie-t-il.

Aprement je réponds:--Nous nous rebifferons; nous couperons des triques
et nous taperons plutôt que de nous laisser reprendre!

Cette perspective d’une bataille avec l’autorité n’enflamme personne.
Les mioches m’examinent d’un air mi-craintif, mi-railleur, comme si je
chevauchais la plus imprévue des chimères. Ils se consultent du regard à
la muette. Enfin, un bout d’homme grassouillet, à la physionomie déjà
aussi rusée que celle d’un notable commerçant, prononce le mot
décisif:--Moi, je ne marche pas; on me supprimerait les dix sous de ma
semaine.

Puis il me toise avec dédain et ajoute:--En voilà un original!...

A ce coup, tous les autres reconnaissent en moi l’imaginatif,
l’aventureux qu’il ne faut imiter sous aucun prétexte. Mon prestige
s’écroule. Ils retournent à leurs jeux en glapissant:--Il est fou! Il
est fou!

Je hausse les épaules; je les méprise de tout mon cœur. Et je me sens
l’âme d’un Spartacus dont les compagnons d’esclavage refuseraient de
rompre leurs chaînes à son appel. Par la suite je l’entendrai bien
souvent retentir à mes oreilles le terme par lequel la démocratie
béotienne où nous sommes condamnés à vivre promulgue sa haine de
quiconque se détache du troupeau pour se tracer une voie personnelle:
l’original, c’est-à-dire le monstre, celui _qui n’est pas comme tout le
monde_.

Cet épisode date des premiers mois de mon internement. Plus tard,
vinrent l’accoutumance et la résignation. Mais de combien de soupirs mal
étouffés elles étaient faites!...

                   *       *       *       *       *

Pour mes études, j’adopte un système dont je ne me suis point départi
jusqu’à ma délivrance: ne m’appliquer qu’aux choses qui m’intéressent.
Je n’étais pas un paresseux, mais j’entendais choisir.

En ce temps-là, dans les classes d’humanités, on donnait--avec combien
de raison--le premier rang aux langues mortes; quinze heures de latin,
sept heures de grec par semaine. La grammaire et la composition
française étaient également en honneur.

Je mords très bien à tout cela et, de plus, je ne néglige ni l’histoire
ni la géographie. Mais c’est surtout le latin et le français qui
conquièrent mon attention. La tarentule littéraire commence à remuer en
moi; en voilà l’indice. Aussi, de la septième à la seconde, je remporte
des prix dans l’une et l’autre branche.

L’ennemi, ce sont les mathématiques. J’y suis totalement fermé. Les
chiffres m’horripilent, me causent même la plus vive aversion. N’y
comprenant rien, les tenant pour d’absurdes casse-tête, je les élimine
de mon programme avec le ferme propos de ne jamais leur accorder le
droit d’entrée dans ma cervelle.

De toute évidence, il y avait là une incapacité de nature, car elle a
persisté durant ma vie entière. A l’heure où j’écris ces lignes, je
continue d’être incapable de réussir une addition un peu étendue, sans
m’y reprendre à plusieurs fois. C’est pour cette raison que, parlant de
l’algèbre dans l’un de mes livres, je me montrai véridique en écrivant:
«Les logarithmes, ce doivent être des animaux bizarres comme les
ornithorrhynques et les babiroussas.»

Un colonel d’artillerie, mon ami quoique mathématicien hors-ligne,
lisant cette phrase croyait à une plaisanterie et, passionné pour les
nombres, il n’était pas loin de la trouver inconvenante.

--Mais non, lui dis-je, avouant mon ignorance, je n’ai fait que lui
donner une forme pittoresque. Si vous me demandiez le produit de deux et
deux, après réflexion, je vous répondrais peut-être quatre. Mais si vous
compliquiez l’examen, vous verriez aussitôt pousser de chaque côté de
mon crâne les longues oreilles d’Aliboron.

Et pour mieux le convaincre, je lui conte les anecdotes suivantes.

Je suis en cinquième. J’assiste, de corps et non d’esprit, à la classe
d’arithmétique. Comme de coutume, j’ai apporté un devoir où j’ai
proprement écrit l’énoncé des problèmes à résoudre, mais sans y joindre
le plus minime essai de solution. A quoi bon? Je savais si bien d’avance
que je ne m’en tirerais pas!

Le professeur m’interpelle:

--Ainsi, c’est bien entendu, vous avez décidé de ne rien faire de toute
l’année?

--Je réponds froidement:

--Cela va de soi, puisque je ne comprends goutte à tous vos calculs.

--Je vous marque un zéro.

--Parmi les chiffres, c’est le seul pour qui j’éprouve de l’estime.

--Vous serez en retenue dimanche prochain et vous copierez vingt pages
du _Cours de mathématiques de..._

Ici, ouvrons une parenthèse: je ne me rappelle plus le nom du bourreau
qui confectionna cet instrument de torture.

Sur le moment le coup porte. Copier ces choses indigestes, quelle
horreur! D’abord un peu déconfit, je ne tarde pas à reprendre ma
sérénité. Je me suis lié avec un externe, cancre irréductible, mais qui,
doué pour les affaires, a fondé une entreprise de pensums. C’est-à-dire
que, moyennant quelques plumes, des crottes de chocolat ou une toupie,
il se charge de rédiger les tâches afflictives qu’on lui apporte. Très
bien: j’aurai recours à cet industriel. Et comme il apprécie surtout le
métal, je lui verserai, d’un geste large, la somme de deux sous.

Autre conflit. Je suis en seconde. Le professeur, sous prétexte de
géométrie, trace au tableau des lignes rigides et nous affirme
énergiquement leurs vertus--dont je n’ai cure. Tout en n’écoutant pas et
pour occuper mon loisir, je bâtis la traduction d’un passage du _Pro
Milone_ de Cicéron. Ce n’est pas que la prose de ce bavard spongieux
m’enthousiasme, mais enfin on ne pourra pas prétendre que je me dissipe.

Le professeur s’aperçoit que je ne lui accorde aucune attention. Passe
encore; je l’ai formé: depuis longtemps, il désespère de mon
intelligence. Cependant, il estime que, par politesse, je devrais au
moins feindre de suivre son raisonnement. Piqué dans son amour-propre,
il s’écrie:

--Qu’est-ce que ce livre?... N’essayez pas de le cacher, je le vois fort
bien. Apportez-le moi!...

Je lui tends le volume. Il lit le titre puis l’engouffre dans sa poche
avec une moue dédaigneuse. Ensuite, me désignant le tableau, comme il
pratique le calembour, il reprend, d’un air fin qui lui va très
mal:--Regardez là _si c’est rond_!

Les camarades--vils courtisans--s’esclaffent.

Flatté mais résolu à me couvrir de honte, il poursuit:--Répétez la
démonstration que je viens de faire.

Naturellement, je m’ensevelis dans un silence opaque. Et les camarades
de pouffer.

Mais je veux avoir le dernier mot. Donc, je me lève et du ton le plus
modéré je déclare:--Monsieur, il est nécessaire que nous nous
expliquions une fois pour toutes. Vous nous dites qu’AB égale CD. Je n’y
vois pas d’inconvénient. Mais solliciter mon contrôle, je trouve que
c’est me faire un honneur dont je me reconnais indigne. Je préfère vous
croire sur parole.

Sur quoi, je m’incline profondément et je me rassieds. Les camarades se
roulent.

Mais le professeur outré, l’index tendu, me désigne le dehors:--A la
porte!...

Je me garde bien de protester. Sans perdre une seconde, aussi léger
qu’un sylphe, je m’éclipse, tandis que le pédagogue lance à mes trousses
une grêle d’épithètes malgracieuses.

Quelle joie d’échapper à cette atmosphère empestée de chiffres! J’irai
m’installer dans une classe vide à cette heure, et j’y mettrai au net
mon devoir de latin. Je bénis les mânes de Cicéron, raseur insigne mais
fort recommandable en l’occurrence, puisqu’il me valut cette aubaine.

                   *       *       *       *       *

Or, si je ne goûtais guère le Pois Chiche, par contre, j’aimais
grandement Tacite et Virgile. La concision robuste de l’historien, son
style de bronze, veiné d’or sombre, me ravissaient. Ce m’était une
jouissance de le traduire en serrant le texte d’aussi près que possible,
et jamais je ne plaignais ma peine lorsque j’avais à résoudre ses
obscurités. Et puis j’appliquais ses sentences à la vie de collège.

Je me souviens qu’un jour, un maître d’étude, afin de réprimer quelque
tumulte, condamna au séquestre les plus indomptables des perturbateurs
de l’ordre. On devine que j’en faisais partie. Le vieux domestique de
confiance, chargé de me conduire à ce cachot, était fort débonnaire;
même il me dit son regret d’avoir à m’incarcérer. Mais moi je voyais en
lui le satellite servile d’un despotisme exécrable, l’exécuteur des
vengeances d’un Tibère ou d’un Caligula. Comme, avant de pousser le
verrou, il m’engageait à me montrer désormais «plus sage», je le toisai
fièrement et je lui plaquai à la face cette phrase vengeresse, empruntée
à mon cher Tacite: «_Ubi solitudinem faciunt, pacem appellant..._»

Bien entendu, il ignorait le latin et il crut à des injures.

--Ah! monsieur, dit-il d’un ton de doux reproche, ce n’est pas bien de
m’envoyer des sottises, moi je fais ce qu’on me commande...

--Et c’est là ton crime, vil prétorien, m’écriai-je, d’ailleurs je ne
t’en veux pas, mais à celui qui compte sur ton obéissance. Ah! il
m’inflige la solitude pour avoir la paix!... Il aura la guerre!

Sans rancune, le bonhomme insista timidement pour que je me soumisse à
l’inévitable. Mais je ne l’écoutais plus. Je lui tournai le dos. J’allai
m’asseoir sur l’escabelle boiteuse qui, avec une table vermoulue,
constituait le mobilier de la mansarde décorée du nom de séquestre. J’y
pris l’attitude de Thraséas devant Néron et je gardai un silence digne.
Dès que la porte fut verrouillée, je me mis à ruminer une invective
latine où, comme de juste, les réminiscences de Tacite tenaient une
place considérable. Aux intervalles de l’inspiration, j’observais les
mœurs des araignées dont les toiles tapissaient, à profusion, le petit
local. Et ainsi, le temps passait...

Pour Virgile, j’en raffolais encore plus que de Tacite. La magie de ses
cadences, la mélodie insinuante de ses vers agrestes réveillaient mes
esprits alanguis par le train-train monotone du collège. A les scander,
une fièvre heureuse faisait battre mon cœur. Je conformais aux leçons de
cet art souverain les lyrismes naïfs qui commençaient à me chanter dans
la tête. Que j’ai aimé les _Bucoliques_!... Je les aime toujours. Après
tant d’années, malgré tant de causes d’oubli, à travers les péripéties
d’une existence mouvementée, elles n’ont pas cessé d’habiter ma mémoire.
Et c’est bien souvent que je me récite les strophes délicieuses de la
première églogue:

    Tityre, tu patulae recubans sub tegmine fagi,
    Silvestrem tenui musam meditaris avena;
    Nos patriae fines et dulcia linquimus arva;
    Nos patriam fugimus, tu, Tityre, lentus in ombra,
    Formosam resonare doces Amaryllida silvas.

Et le final où chuchote une musique si tendrement invitante:

    Hic tamen hanc mecum poteras requiescere noctem
    Fronde super viridi. Sunt nobis mitia poma,
    Castaneae molles et pressia copia lactis;
    Et jam summa procul villarum culmina fumant...

Et, en contraste, le grand vers aux sonorités graves où se condensent la
tristesse et l’anxiété vague qui accompagnent le crépuscule:

    Majoresque cadunt altis de montibus umbrae[1].

  [1] Le latin tendant à devenir, pour un trop grand nombre de
    personnes, la plus étrangère des langues, il est peut-être
    nécessaire de traduire. Voici: «O Tityre, couché à l’ombre d’un
    hêtre touffu, tu cherches un air rustique sur ta petite flûte. Nous,
    cependant, nous fuyons par force nos labours aimés, il nous faut
    quitter les champs paternels. Mais toi, Tityre, insoucieux et
    paisible, tu apprends aux échos de la forêt obscure à répéter le nom
    de la belle Amaryllis.»

    «Ici, sur un lit de feuillage, tu pourrais reposer cette nuit. J’ai
    des pommes douces, des châtaignes tendres et du lait caillé en
    abondance. Vois: déjà les toits des villages prochains commencent à
    fumer et l’ombre, en s’accroissant, tombe du haut des monts.»

    Mais quelle traduction en prose réussirait à rendre cette poésie
    éolienne? Aux amateurs de traductions en vers je signale avec
    plaisir la belle interprétation des Bucoliques publiée par M. Ernest
    Raynaud chez Garnier.

_L’Énéide_ me conquit à un degré encore plus intense. A mon âge, je ne
pouvais en saisir toutes les beautés; par exemple, il va sans dire que
la psychologie pénétrante de Virgile décrivant le désespoir de Didon
m’échappait. Dois-je avouer que les plaintes de cette abandonnée, si
émouvante pour quiconque a ressenti les souffrances d’un amour méconnu,
m’ennuyaient passablement?

Mais en vingt autres endroits du poème, _j’absorbais_, d’un esprit avide
de splendeurs, les images grandioses dont fourmillent ces vers d’un
incomparable coloris. D’instinct, j’appréciais, comme il sied, la
vigueur de l’expression, la variété des rythmes, l’ingéniosité des
coupes et des rejets, tout cet art sûr de lui-même et qui garde la ligne
même lorsqu’il exprime les transports les plus effrénés. Ah! la Muse de
Virgile, c’est d’elle qu’il faut dire: _Vera incessu patuit dea..._

Comme de juste, c’étaient surtout les aventures fabuleuses et les
batailles qui me passionnaient. Je me souviens que je vécus plusieurs
jours enseveli dans un songe, très loin du réel, à cause de la Descente
aux Enfers d’Énée guidé par la Sybille. Que de fois, depuis, je me suis
répété le début de cet épisode! Comme je _sentais_ les ténèbres qui
emplissent et l’espace fuligineux et l’âme du héros:

    Ibant obscuri sola sub nocte per umbram,
    Perque domos Ditis vacuas et inania regna:
    Quale per incertam lunam sub luce maligna
    Est iter in silvis, ubi cœlum condidit umbra
    Juppiter, et rebus nox abstulit atra colorem[2].

  [2] «Sombres, ils allaient par la nuit solitaire, à travers l’ombre, à
    travers les demeures vides de Pluton et le royaume des apparences.
    Ils allaient, comme sous la lune douteuse, aux clartés équivoques,
    vont les voyageurs dans les forêts, quand Jupiter couvre le ciel de
    nuées obscures, quand la noirceur funèbre de la nuit a confondu
    toutes choses.» (Énéide, VI).--Mais comme ici encore, il est
    impossible de transposer la musique des vers virgiliens!

Et les combats! J’entendais siffler les flèches, tinter les cuirasses au
choc des épées, hennir les chevaux, vociférer les combattants. J’étais
épris de Camille, reine des Volsques, nouvelle Amazone, chasseresse
nourrie du lait d’une cavale sauvage. Qu’elle m’était belle, menant à la
charge contre les Troyens ses escadrons impétueux! J’admirais le
baudrier d’or miroitant sur sa poitrine fière et nue. Je respirais
l’odeur de sa chevelure ondoyante. Je me brûlais à la flamme homicide de
ses yeux. Et j’ai versé des larmes quand une javeline exécrable perça le
sein de la vierge belliqueuse!...

Je n’en finirais pas si je continuais à évoquer toutes les magnificences
de _l’Énéide_. Pour conclure, je mentionne que ce fut Virgile qui
développa en moi l’amour de la grande poésie. J’ajoute que la
connaissance du latin m’a rendu d’incomparables services, lorsque j’ai
suivi ma vocation littéraire. Tout écrivain dont l’art s’imprègne de la
sève latine, c’est-à-dire tout écrivain qui fit «ses classes d’humanité»
au temps où il y avait encore des «humanités», vous tiendra, s’il est
sincère, un propos analogue. Voyez Vallès. A coup sûr, ni les opinions
de l’homme, ni son caractère ne sont louables. Mais il a eu beau bafouer
l’antiquité, railler les études classiques, il n’en possède pas moins un
style aussi solide qu’évocatoire. Nul des lecteurs de _Jacques Vingtras_
ne me démentira. Eh bien! tenez pour assuré que ce don de bien écrire il
le doit en grande partie au fait que, bon gré mal gré, il apprit le
latin à fond au collège. La marque lui en resta.

L’histoire, comme je l’ai dit, m’intéressait également. Les manuels où
l’on nous la faisait étudier étaient fort secs et par trop sommaires. Le
professeur chargé du cours ne suppléait pas à cette pénurie de
développement et il ne savait guère ressusciter les siècles écoulés.
Tout se réduisait pour lui à des récitations monotones de textes arides.
Il nous bourrait la mémoire de dates et de résumés synoptiques sans
prendre la peine de nous commenter, d’une parole vivante, ces froides
énumérations. Sous lui, on avait la sensation de passer en revue les
vieilles tombes poudreuses d’un cimetière désaffecté.

Il importe pourtant de signaler qu’on ne nous apprenait pas que la
civilisation a commencé en 1789 et qu’auparavant le monde croupissait
dans la barbarie, l’ignorance et la misère. Le règne du Seignobos-Aulard
n’avait pas encore commencé. Le mot de Providence apparaissait çà et là.
Le rôle bienfaisant de l’Église dans la formation de la société
européenne n’était pas envisagé comme un détail incongru et susceptible
de pervertir nos jeunes cervelles. Bref, nos maîtres ignoraient l’art de
nous inculquer l’athéisme sous prétexte de neutralité.

Ils ne nous prêchaient pas davantage l’humanitairerie aggravée de
communisme. Au contraire, un véritable esprit patriotique régissait
alors l’enseignement. On mettait en relief les gloires de notre pays. On
cultivait en nous l’idée qu’il nous faudrait préparer la revanche sur
l’Allemagne, notre vainqueur de la veille. Et l’on n’avait pas de peine
à nous faire concevoir qu’un peuple, qui accepte la défaite, avec les
mutilations territoriales qu’elle implique, est un peuple en décadence.

Nous comptions, comme pensionnaires, un certain nombre d’Alsaciens venus
de Mulhouse et de Colmar. Parce qu’ils protestaient de cette manière
contre l’annexion, leurs parents avaient à subir les sévices des
fonctionnaires du _Reich_. Ces petits «récupérés» nous contaient les
souffrances de leurs familles en butte aux vengeances prussiennes. Et
ces récits navrants contribuaient à stimuler notre amour de la France.

Or, si je ne m’assimilais qu’à regret les relavures éventées et
dépourvues de condiments que nous servaient nos manuels d’histoire, je
voulais pourtant m’instruire. Je ne tardai pas à découvrir le moyen de
substituer à ce brouet incolore un aliment plus monté de ton.

Il y avait au collège une bibliothèque où le surveillant général
sollicité par moi--et qui, du reste, s’en fichait éperdument--me permit
de puiser à peu près sans contrôle.

Comme de juste, je choisis d’abord les livres qui parlaient de Napoléon.
Le premier qui me tomba sous la main fut l’_Histoire du Consulat et de
l’Empire_, de Thiers. Les vingt-deux tomes qu’elle comporte je les
avalai d’une haleine.

Le style de Thiers ne m’emballa point. Traînant et grisâtre, il me fit
l’effet d’une limace qui ramperait parmi les abeilles d’or du manteau
impérial. La phraséologie prud’hommesque dont il affublait ses gloses
m’était en horreur. Enfin, je jugeai digne de châtiment ce «sentencieux
raccommodeur de vieux parapluies»--ainsi que le nomme si drôlatiquement
Léon Bloy--parce qu’il poussait l’outrecuidance jusqu’à donner des
leçons de stratégie et de tactique au Maître des Armées.

--Ah! Foutriquet, disais-je, si je te tenais, avec quelle joie, usant
d’un gourdin noueux, je te meurtrirais le derrière!...

Néanmoins, par le seul effet de sa narration, beaucoup plus étendue que
l’exposé ratatiné des manuels, je m’aperçus que l’Empire n’était pas
l’épopée radieuse, sans taches et sans défauts, que je m’imaginais
jusqu’au jour où j’entrepris cette lecture. Quelque chose de
l’aveuglement par orgueil monstrueux où sombra finalement Napoléon
commença de m’apparaître. Ce ne fut d’abord qu’un demi-jour. Mais,
lorsque je le vis en 1813, après Bautzen, refuser la paix aussi
avantageuse qu’honorable offerte par Metternich, je conçus l’énormité de
ses fautes politiques et je criai de douleur en découvrant les
répercussions désastreuses qu’elles ont eues sur l’avenir de notre
patrie.

L’idole s’effrita. J’essayai bien d’en rapprocher les morceaux en
évoquant ses victoires. Mais je dus m’avouer que les suites en furent
éphémères. Alors le sillage de clarté couleur de sang tracé par Napoléon
à travers notre histoire me devint celui d’un météore qui n’illumine,
quelques secondes, le ciel nocturne, que pour s’éteindre aussitôt. Il
tombe, il éclate et ne laisse après lui qu’un peu de poussière
incandescente, puis une poignée de cendres obscurcies et désormais
stériles.

                   *       *       *       *       *

C’est alors que je découvris la Révolution. Cette mare fangeuse et
fétide, où des énergumènes, des intrigants et des coquins pataugent,
coupent des têtes et s’entr’égorgent au nom de la fraternité, me fut
dépeinte comme un océan de pure lumière par l’_Histoire des Girondins_
de Lamartine, et les dithyrambes de Michelet. On conviendra que
c’étaient là deux excellentes fabriques d’idées fausses.

Nul n’a mieux jugé que Sainte-Beuve le premier de ces livres. Je le cite
avec plaisir: «Je sais, écrit-il, que M. de Lamartine a plusieurs cordes
à sa lyre. Or, la seule application d’un talent de cet ordre et de cette
qualité à un tel sujet, à ces natures hideuses et à ces tableaux livides
de la Révolution était déjà une cause d’illusion et une pente au
mensonge. Aussi, voyez ce qu’il a fait; il en a dissimulé l’horreur, il
y a mis le prestige. Il y a glissé un coin de cette lune du cap Misène
qu’il tient toujours en réserve au bord d’un nuage et qui embellit tout
ce qu’elle touche. A travers ce sang et cette boue, il a jeté des restes
de voie lactée et d’arc-en-ciel. Sa couleur ment. Même en forçant et en
gâtant sa manière, il n’a pas atteint à la réalité de ce qu’il voulait
peindre, ou il l’a dépassée. Au lieu d’une horreur sérieuse et profonde,
il n’a produit, par ses descriptions, comme dans un roman, qu’un genre
d’impression presque nerveuse. Je me demandais, en constatant cet effet
de la lecture des _Girondins_, si c’est là l’effet que doit produire
l’histoire. Je ne dirai pas que cet ouvrage émeut, mais il _émotionne_:
«_Mauvais mot, mauvaise chose._»[3]

  [3] Causeries du lundi, IV. Soit dit en passant, je suis enchanté de
    trouver ici la condamnation de cet odieux néologisme: émotionner,
    qui obtint, depuis, une si étrange vogue au détriment du verbe
    émouvoir, voué à l’ostracisme par d’impardonnables patoisants.

Je ne connaissais pas Sainte-Beuve et, si je l’avais connu, ses
critiques, contredisant mon initiation émerveillée à l’outrance
déclamatoire, m’auraient sans doute fort déplu. Ce qui advint, c’est que
Lamartine, me jetant aux yeux la poudre d’or de cette poésie dont il
recouvre les fureurs et les crimes de la Révolution, réussit à m’éblouir
d’une façon durable. L’affreux cuistre Robespierre, Marat le frénétique,
d’autres monstres encore, m’apparurent de grands hommes. J’acceptai
qu’il comparât ce gavroche pervers de Desmoulins à Fénelon.--Oui à
Fénelon! Comme s’il y avait quoi que ce soit de commun entre l’auteur de
_Télémaque_ et le folliculaire du _Discours de la Lanterne_, qui
lichota, d’une langue frétillante, le couteau de la guillotine jusqu’au
jour où, sa propre tête étant menacée, il préconisa la clémence!

A l’école de Lamartine, je pris aussi les rhéteurs incontinents de la
Gironde pour des foudres d’éloquence, leur sottise infatuée de soi et
leur politique d’hurluberlus pour de la sagesse et des vues profondes.
J’admirai tout: le bonnet rouge au front de Louis XVI et du Dauphin, les
diatribes enragées de l’_Ami du Peuple_ et du _Père Duchêne_, le sabre
de Théroigne et le tricot de Rose Lacombe, le fauteuil mécanique de
Couthon, le gueuloir de Danton, les canonniers de l’ivrogne Henriot, et
jusqu’à la perruque du «vertueux» Roland.

Ce fut une fièvre chaude qui alla au paroxysme dès que j’entrepris la
lecture de Michelet. Celui-là me mit un incroyable tohu-bohu dans la
cervelle. Chez lui, nul enchaînement dans le récit; il ne se donne même
point la peine d’exposer les faits. Mais, à propos des moindres vétilles
et des incidents les plus saugrenus, un accès de lyrisme incohérent
l’empoigne. Alors, il hurle, il sanglote, il se pâme de rire, il écume,
il roucoule des alleluias ou vocifère des invectives. Tour à tour--plus
souvent pêle-mêle,--il décerne le Panthéon ou condamne au barathre les
fantômes qu’enfante son imagination désordonnée. Chacun de ses chapitres
semble la conséquence d’une crise de nerfs. A le lire de sang-froid--ce
qui n’était pas mon cas à cette époque--on croit assister aux gambades
d’un dément échappé de sa cellule et qui, coiffé de son pot de chambre,
pinçant d’une guimbarde échevelée, célébrerait, sur l’air de _la
Carmagnole_, la gloire nonpareille de ses dieux lares: «les géants de
93».

Lamartine, le rêveur incurable, Michelet l’halluciné furent donc les
écrivains qui, les premiers, me déformèrent le jugement en ce qui
concerne la Révolution. D’autres vinrent ensuite, plus calmes et plus
ternes, mais non moins aberrants. Ce que je tiens à souligner, c’est
qu’à partir de ces lectures initiales, les principes révolutionnaires,
si justement dénoncés comme sataniques, par Joseph de Maistre, se
gravèrent dans mon âme. L’exaltation sans limites des droits de
l’individu au grand dommage de l’esprit social, la mise en pratique de
la devise: «ni Dieu ni maître, mon bon plaisir», la haine de toute règle
devinrent mes directives pour longtemps. Il y eut, comme on le verra,
des intervalles d’apaisement, de soumission passagère à une discipline.
Mais toujours le penchant au _non serviam_ démoniaque reprenait le
dessus. Et si la Grâce n’était intervenue pour éclairer ma raison, il
est fort probable que ces folles maximes continueraient de me
représenter le seul _Credo_ qu’un «homme libre» puisse admettre.

                   *       *       *       *       *

La littérature française occupait dans ma pensée une place égale à celle
tenue par le latin. La saine beauté de l’art classique nous était
offerte par quelques tragédies de Corneille et de Racine--_Cinna_, _le
Cid_, _Andromaque_, _Athalie_--Molière avec _le Misanthrope_. On nous
faisait étudier aussi tout Boileau.

Le choix était excellent. Mais je ne goûtais pas beaucoup ces maîtres.
Leur forme me paraissait _trop sage_; leur sens de la mesure m’agaçait.
Leur connaissance profonde de la nature humaine, je n’avais pas encore
assez vécu pour en apprécier la valeur. L’adolescent, de sensibilité
turbulente, que j’étais, exigeait, pour s’émouvoir, moins de pondération
et davantage de cris. Il me fallait du panache, des sentiments
excessifs, de la grandiloquence à fracas. Corneille m’inspirait à peine
quelque considération. Racine m’ennuyait. Qu’il pardonne ce blasphème à
celui qui l’aima tant depuis! Pour Molière, ma préférence allait vers
_Amphitryon_, toutefois sans emballement. Quant à Boileau, je le
haïssais; je le surnommais le Louis XIV des Petdeloups et je trouvais
absurde qu’il eût condamné aux verges l’auteur de _Childebrand_, ce
patronyme hirsute me paraissant plus pittoresque que ceux d’Ulysse et
d’Agamemnon.

Au contraire, les romantiques, dont je pris une première idée dans les
_Morceaux choisis_ de l’inoffensif Merlet, me conquirent tout de suite.
Afin de les mieux connaître, je me fis apporter du dehors, par un
externe complaisant, les poésies de Musset et plusieurs volumes de
Victor Hugo. Le peu d’argent dont je disposais y passa tout entier.
Ensuite, il me fallut recourir à mille ruses pour les déguster en
cachette. Car, dans ce temps-là, l’Université excommuniait l’un et
l’autre poète. A les lire, on risquait la confiscation, un ample pensum
et les anathèmes du professeur tonnant contre «le mauvais goût».

C’était le fruit défendu; par conséquent, je voulais le cueillir. Là,
comme partout, mon esprit de rébellion faisait des siennes.

Les apostrophes et les prosopopées un peu niaises de _Rolla_, les
tirades ampoulées de Franck dans _La Coupe et les Lèvres_, la verroterie
grossière, l’exotisme en fer-blanc peinturluré de teintes crues des
_Orientales_ me semblèrent des merveilles de style et de passion vraie.
La bosse de Quasimodo, le rictus de Gwynplaine, je les tenais pour des
modèles de pathétique dont seule la décrépitude d’un pédagogue ranci
dans le classique pouvait méconnaître la splendeur.

Cependant, comme je soignais beaucoup mes compositions et que la
grammaire y était respectée, comme, parallèlement, je continuais de
cultiver avec dilection Horace et Virgile, le professeur ne me faisait
pas trop d’observations. Tout en blâmant les touches de couleur violente
dont j’empâtais çà et là mes devoirs, tout en relevant avec amertume mes
imitations des romantiques, il me donnait de bonnes notes. Il était rare
que je ne fusse pas «premier en narration française».

Bientôt, mon exubérance littéraire ne se contenta plus des travaux
prescrits par la règle. Les images qui me bouillonnaient, comme des
laves en fusion, dans la tête voulaient s’étaler librement ailleurs.
J’inventai de fonder un journal hebdomadaire, où quelques amis, qui
partageaient ma fièvre, deviendraient mes collaborateurs.

Ils accueillirent ma proposition avec enthousiasme. A la besogne!...

Ce périodique--six feuilles de papier écolier cousues
ensemble--s’intitula _le Combat_. En sous-titre: _poésie, critique,
libres propos_. Il portait cette épigraphe empruntée au _Cid_ et où se
gonflait notre naïf orgueil: _Nos pareils à deux fois ne se font point
connaître!..._

Un de nous, doué pour la calligraphie, recopiait les poèmes et les
proses que nos cerveaux en ébullition ne cessaient de produire. Le
journal paraissait tous les samedis soir, à un exemplaire et circulait
clandestinement parmi nos camarades de classe, qui, moitié goguenards,
moitié admiratifs, s’en disputaient la lecture.

Je dégorgeai là tout un fatras archiromantique, truffé de réminiscences
d’Hugo et de Musset, et dont je ne me rappelle que ce détail: j’avais
entrepris une transposition en vers de _Han d’Islande_ que j’abandonnai
d’ailleurs au troisième chant, parce que, soudain, ce labeur inepte
m’assomma. Un seul vers en surnage dans ma mémoire. Le voici, truculent
à souhait:

    Han buvait l’eau des mers dans le crâne des morts...

Ne trouvez-vous pas qu’il résume tout le romantisme? Pour moi, je le
jugeai sublime, d’autant plus que mes émules m’en firent de grands
éloges... Somme toute, il n’y avait pas grand mal à ce que nous nous
dépensions de la sorte. C’était une soupape ouverte aux vapeurs
volcaniques qui nous distendaient les méninges. D’autre part, le pion de
notre étude--celle des grands--y acquit le repos. Avant le journal, nous
imaginions sans trêve de terribles farces contre lui. Devenus auteurs,
pourvus d’un public, nous étions tout entiers à la production et nous le
laissions tranquille. Aussi, ce martyr, objet habituel de notre cruauté
plus ou moins inconsciente, apprécia si fort sa quiétude insolite
qu’ayant mis la main sur quelques numéros il se renseigna auprès des
«bons élèves», incapables de dissimuler un secret à l’autorité. Quand il
eut appris de quoi il retournait, désireux de prolonger l’armistice, il
feignit de n’avoir rien vu et se garda d’informer le Principal.

Le Principal le sut tout de même, et voici comment. Comme je l’ai dit,
la politique absorbait non seulement tous ses loisirs, mais une partie
des heures qu’il aurait pu consacrer au collège dont il avait la
responsabilité.

Or, en cette année, la France était fort troublée, à l’intérieur, par
les manigances des républicains qui intriguaient et se démenaient pour
conquérir le pouvoir. Jamais _l’Ote-toi de là que je m’y mette_, cher
aux démagogues, ne montra autant d’effronterie.

L’Assemblée nationale, composée, en majorité, de conservateurs et de
catholiques, très honnêtes gens, mais contaminés à la fois de
libéralisme et de tous les préjugés propres aux Parlements, venait de
retirer sa confiance à Thiers et de renvoyer ce petit Machiavel de la
Cannebière à ses faïences et à ses bronzes soi-disant d’art[4]. Elle
l’avait remplacé par le maréchal de Mac-Mahon, soldat loyal et
intrépide, chef d’État insuffisant. Sous la conduite de Gambetta, qui
faisait le bravache à travers les provinces et lançait alors son cri de
guerre: «Le cléricalisme, voilà l’ennemi», les héros futurs du Panama
s’efforçaient de persuader au pays qu’on voulait le placer sous le joug
«du sabre et du goupillon».

  [4] Cette hideuse collection d’apocryphes et d’objets truqués encombre
    aujourd’hui une des salles du Louvre.

Un gouvernement énergique et clairvoyant eût coffré ces braillards
séditieux. Mais, conformément à l’incurable nigauderie dont les libéraux
n’ont cessé, ne cessent, ne cesseront de donner des preuves, on ne sut
pas agir vite et bien. On ne manifesta ni volonté suivie ni vigueur dans
la répression. Tout en proclamant l’urgence d’établir «l’Ordre moral» on
ne prit que des demi-mesures. On se contenta de vexations puériles ou
ridicules à l’égard des agitateurs. On leur permit de tournebouler les
cervelles de telle sorte que les élections de 1876 donnèrent la majorité
aux républicains. La Chambre nouvelle entra en conflit avec le Maréchal.
Celui-ci, le 16 mai 1877, choisit un ministère franchement hostile à la
Constitution démocratique. Puis, avec l’appui du Sénat, où les
conservateurs restaient les plus nombreux, il déclara la Chambre
dissoute. Une campagne électorale prolongée commença où le gouvernement
n’employa que des moyens légaux--et avec quelle mollesse!--tandis que
les Républicains redoublaient de vociférations, de trafics louches, de
violence sournoise. Ils finirent d’affoler la pauvre bête à vue basse
qui a nom: Suffrage universel.

Les choses en étaient là au moment où nous rédigions notre journal. Bien
entendu, entre nos quatre murs, nous ne percevions qu’un écho très
affaibli de tout ce tumulte, assez, toutefois, pour conjecturer, d’après
la mine morose du Principal, que ses opinions, fort attachées au
gouvernement, ne l’emporteraient pas à Montbéliard, ville en grande
partie protestante et férue des billevesées gambettistes. Autre indice
d’un sérieux grabuge: en quatre ou cinq mois, trois sous-préfets
s’étaient succédé. Chacun d’eux avait visité le collège et cette
formalité officielle nous valut l’octroi d’une demi-journée de congé
supplémentaire. Aussi ces mutations rapides nous avaient beaucoup plu
tout en nous étonnant un peu.

Enfin nous avions pu prendre une vague notion de la crise politique par
les discussions de nos professeurs d’ailleurs presque tous anticléricaux
et républicains. Nous en saisissions quelques bribes et nous en tirions
des hypothèses plus ou moins saugrenues.

Il paraissait alors une brochure périodique à deux sous qui portait ce
titre: _la Lanterne de Boquillon_. C’était un infect recueil de
quolibets, écrit en un style crapuleux et où l’Église, le Maréchal,
l’armée, les conservateurs étaient copieusement insultés. Des externes
l’apportaient en classe, s’en divertissaient et ne se faisaient pas
faute de nous les passer après lecture.

Ici encore, des gouvernants à la hauteur de leur tâche de préservation
sociale auraient supprimé, sans hésiter une minute, cet infâme torchon.
Mais nos grelottants libéraux avaient bien trop peur qu’on les accusât
d’attenter à la liberté de la presse pour prendre une mesure pourtant
fort nécessaire. Avec un ahurissement qui n’avait d’égal que leur
inertie, ils encaissaient toutes les mornifles, se bornant à y opposer
de timides objurgations et de filandreux appels à la modération.

Enclin, comme je l’étais, à tout ce qui sentait la révolte, je lus en
jubilant les diatribes de _Boquillon_. Même, j’en transcrivis des
passages que j’insérai dans nos _libres-propos_. Jusque-là ces notules
nous servaient principalement à décocher des brocards au personnel
enseignant ou administratif du collège. Parfois, après les avoir «cloués
au poteau des couleurs»--comme dit Rimbaud--nous nous livrions à des
danses de cannibales autour de certains professeurs que nous estimions
trop fertiles en pensums et en retenues. On leur attribuait--sans en
rien connaître que par des ragots ineptes--des mœurs déplorables. On
parodiait leur façon d’enseigner. On bafouait leurs tics et leurs
manies. D’autres fois, on imputait à l’économe des collusions
ténébreuses avec les fournisseurs. Ou bien on critiquait la monotonie
des menus et l’on dénonçait la coriacité des viandes servies au
réfectoire. Le tout, sans trop de perversité foncière et en des termes
où il entrait plus d’espièglerie que de fiel. Et enfin jamais nous
n’avions abordé la politique.

Un des nôtres, qui possédait un talent précoce de caricaturiste,
illustrait le Journal de dessins grotesques où Principal, pédagogues,
maîtres d’étude se révélaient d’une ressemblance frappante sous
l’exagération voulue de leurs défauts physiques. Ce crayon irrespectueux
signait ses croquis du pseudonyme de Milo. Nous le retrouverons.

Quand j’eus introduit la politique dans les _libres-propos_, il y eut
des protestations parmi les rédacteurs comme parmi les lecteurs. Les uns
déclarèrent que la politique était, pour eux, dépourvue de tout intérêt.
Les autres, que les balivernes venimeuses de _Boquillon_ leur semblaient
écœurantes au point de vue du style et de la qualité des idées.--En quoi
ils avaient bien raison.--Mes collaborateurs me représentèrent le danger
de répandre ces ignominies. En cas de saisie, notre culpabilité s’en
trouverait aggravée.

Mais moi, rédacteur en chef, à qui le choix des matières à insérer était
confié, très imbu de mon privilège, je ne voulus rien entendre. En tant
que littérature, cette prose me paraissait ignoble, tout comme à mes
amis. Mais elle flattait mes tendances subversives. Et donc je maintins
_Boquillon_...

                   *       *       *       *       *

Or, dans ma famille, nous possédions une vieille cousine célibataire et
munie de rentes. De ce côté, il y avait ce qu’avec un cynisme d’autant
plus cocasse qu’il est inconscient la bourgeoisie appelle des
«espérances».

Calviniste austère, la cousine présentait un visage taillé dans du buis
jaunâtre. Sa voix rêche, ses préceptes frigorifiques hantaient mes
cauchemars quoique, depuis ma petite enfance, je ne l’eusse vue que deux
ou trois fois, à de longs intervalles. Ce que je gardais surtout dans la
mémoire, c’étaient ses attitudes. Elle se tenait tellement raide que je
me demandais si, par mégarde, elle n’aurait pas avalé son parapluie,
soigneusement roulé au préalable.

On m’avait recommandé de lui écrire au nouvel an et la veille de son
anniversaire. Cette date néfaste approchait et je ne savais comment
m’acquitter de la corvée. Enguirlander ma lettre de formules toutes
faites, y étaler des sentiments affectueux dont je ne pensais pas le
premier mot me dégoûtait. Car l’existence de cette huguenote pétrifiée
m’était aussi indifférente que les phases de la lune. Qu’elle se portât
bien, cela m’était égal; qu’elle fût aux prises avec un catarrhe
chronique, c’était tant pis pour elle. Alors, que lui dire?

Ma pénurie d’imagination sur ce point me fit prendre enfin le parti le
plus insensé. Avec le vague espoir de l’apitoyer sur mon sort, je lui
confiai que l’internat m’ennuyait d’une façon effroyable; que je rêvais
souvent d’évasion; que si la durée de mon séjour forcé dans cette prison
se prolongeait par trop, je ferais le nécessaire pour qu’on m’expulsât.
Pour comble d’aberration, j’assaisonnai le tout d’une phrase d’argot,
cueillie dans _Boquillon_ et qui témoignait du plus intense mépris de
l’autorité--universitaire ou autre. Et, à l’appui de cette élégante
référence, je citais mon auteur!

Maintenant le drame commence.

Au reçu de cette épître, la cousine, rendue furieuse par ma prose sans
vergogne ni fard, l’envoie au Principal en y joignant des appréciations
vinaigrées sur sa manière d’élever les enfants qui lui sont confiés.

Le Principal reçoit le paquet à son bureau, vers cinq heures du soir.
Quoiqu’il portât le nom pacifique de Colombe, c’était un homme
irascible. En mainte occasion nous en avions eu des preuves cuisantes.

Déjà, qu’une antique demoiselle au verjus mette en doute la valeur de
l’éducation qu’il est censé nous donner, cela l’horripile. Mais ce qui
le courrouce encore bien davantage, c’est qu’un de ses élèves
méconnaisse le bienfait de vivre sous sa loi et--surcroît
d’abomination--se soit laissé influencer par un misérable pamphlétaire.
Comment les libelles de l’odieux personnage ont-ils pu s’introduire dans
le collège? Tout l’ordre moral, qu’il chérit, qu’il soutient de ses
votes et de son influence, lui en paraît ébranlé.

Mais s’attarder à méditer douloureusement sur ce scandale ne servirait
de rien. Il faut agir... Il bondit hors de son fauteuil, renversant, du
même coup, son encrier dont le contenu en profite pour éclabousser
largement les paperasses qui s’étalent devant lui. Sacrant, fulminant
des imprécations, il arrive comme un obus dans l’étude, où, à l’abri
d’un rempart de dictionnaires, j’aiguise les _Libres Propos_ de la
semaine. Là, il éclate.

Pour commencer, il m’empoigne à bras-le-corps et me lance au milieu de
la salle. Ce procédé brutal me met en rage. Au lieu de tomber à genoux
en larmoyant comme il s’y attendait sans doute, je me campe vis-à-vis de
lui, rouge comme un petit coq et je le toise d’un air de défi qui
redouble sa colère.

D’une voix saccadée, tant l’indignation le suffoque, éparpillant à
droite et à gauche des étincelles de salive, il lit ma lettre. Mes
camarades, tout pantois, les yeux dilatés à se rompre les paupières,
gardent un silence d’épouvante. Le pion, blême d’effroi, sentant que la
bourrasque ne tardera pas à se détourner vers lui, voudrait bien sauter
par la fenêtre ou se cacher sous le paillasson.

Ayant fait l’exposé de mes crimes, non sans de foudroyantes parenthèses
à mon adresse, le Principal ajoute, d’un ton sarcastique, où siffle déjà
une rafale de punitions vengeresses:--Ah! Monsieur s’occupe de
politique!... Nous allons voir...

Il s’interrompt; par une inspiration soudaine, il se précipite sur mon
pupitre, l’ouvre, le fouille et y découvre la collection de notre
journal flanquée d’une série complète de _Boquillons_. Cette dernière
est lancée tout de suite dans la boîte aux ordures. Mais notre chère
feuille, confidente de nos rêves et de nos doléances, il se met à la
parcourir en poussant des exclamations ironiques ou réprobatrices. Voici
que lui saute au regard sa propre caricature soulignée d’une parodie des
_Châtiments_, où ses opinions sont traitées sans aménité aucune. Cette
contribution à sa biographie achève de lui faire perdre tout sang-froid.

Sommé, avec une insistance furibonde, de livrer mes complices, je reste
bouche close. Je me laisserais tuer plutôt que de dénoncer personne. Ni
invectives, ni menace ne parviennent à me tirer une syllabe.

--Soit, dit le Principal, nous éluciderons cela plus tard...

Alors viennent les sanctions. Il est signifié au maître d’étude,
coupable au moins de négligence dans l’exercice de ses fonctions,
d’avoir à quitter le collège dès le matin suivant.

Pour moi, mis au pain sec et à l’eau, je suis expédié au séquestre avec
mille lignes à copier. Le lendemain, il me faudra écrire des excuses à
la cousine de malheur qui m’attira ce revers. Le Principal lui-même
préviendra mon père de mon inconduite et lui exposera les principes
horribles dont je me suis volontairement intoxiqué. Enfin je serai privé
de sortie jusqu’à la fin de l’année scolaire.

Fort bien. J’avoue que j’avais surabondamment mérité cette répression.

Mais le Principal ne s’en tint pas là. Ce passionné de politique crut
devoir gratifier les élèves et le pion, atterré, mais rancuneux, d’une
harangue des plus intempestives. Il fit l’apologie du gouvernement,
exalta le 16 Mai, dénigra la République et conclut en prescrivant à ses
auditeurs de fermer l’oreille aux propos empoisonnés des «Catilinas de
bas étage» qui sapaient l’ordre moral.

Ah! ce fut un beau discours de réunion publique et, chose si rare, le
Principal s’exprimait en bon français. Cependant, ces belles tirades ne
convenaient guère à des collégiens. Et, d’autre part, il y avait
imprudence à s’épancher ainsi.

On le lui fit bien voir. Les élections produisirent un renforcement de
la majorité républicaine à la Chambre. Puis le Sénat aussi fut entamé
gravement. L’avocasserie démagogique triomphait. Elle brima de telle
façon le Maréchal que celui-ci donna sa démission. Il fut remplacé par
Grévy, vieux résidu de basoche, aggravé de son gendre Daniel Wilson, qui
vendait la Légion d’honneur au plus offrant.

L’infortuné Colombe, que dénonça, sans doute, le pion renvoyé, fut passé
au creuset par l’autorité nouvelle, ivre de représailles. On découvrit
en son cas plus de plomb réactionnaire et clérical que d’or
démocratique. Le grief majeur invoqué contre lui fut son discours aux
élèves qui, du reste, n’en avaient absolument rien retenu. On le mit à
la retraite sans différer d’une minute.

Pour moi, le bénéfice que je tirai de sa déconfiture, ce fut la
réapparition de notre journal, prudemment interrompu pendant les
derniers mois de son règne. Du coup, j’y mis cette épigraphe empruntée à
l’ode III d’Horace: _Impavidum ferient ruinae!..._

Mais j’éliminai Boquillon.

                   *       *       *       *       *

La religion qui comptait le plus d’adhérents à Montbéliard et dans le
pays alentour était alors le protestantisme. La population de la petite
ville se partageait entre quatre ou cinq sectes où chacun, selon la
coutume en vigueur chez nos frères séparés, prenait de la doctrine ce
qui lui semblait s’ajuster à sa tournure d’esprit et laissait le reste.

Mon père aurait désiré que je continue d’être élevé en dehors de toute
confession. Mais en une localité où nous avions des parents luthérien
zélés, il craignit leur réprobation; quoique j’eusse été baptisé
catholique, sur les instances de ma grand’mère, il décida donc que je
suivrais le culte réformé.

--Après tout, dit-il, le protestantisme c’est un moindre mal...

J’allais donc au temple le dimanche et j’assistais à la conférence que
donnaient une fois par semaine deux pasteurs qui alternaient.

Autant qu’il m’en souvienne, c’étaient de fort braves gens, pieux et
charitables et qui, sans obtenir grand résultat, faisaient, je crois, le
possible pour nous inculquer quelques rudiments d’instruction
religieuse. Leur prédication portait d’autant moins qu’au collège
régnait, dans le corps enseignant et surveillant, une indifférence
profonde à l’égard de toute religion. Certains professeurs même ne
dissimulaient pas trop leur matérialisme agressif.

Nullement secondés, ces pauvres pasteurs étaient encore desservis par
leur manque d’éloquence. Sans flamme, monotones et grisâtres, leurs
discours m’ennuyaient au delà de toute mesure. Je demeurais aussi
imperméable à leurs arguments qu’un manteau de caoutchouc à la pluie.

N’oubliez pas que, depuis ma naissance, j’avais entendu railler, comme
inutile ou délétère, toute pratique religieuse. En conséquence de cette
première éducation négatrice, j’éprouvais de la répulsion pour l’idée de
Dieu. Il s’ensuivait une mise en défense presque instinctive contre
quiconque eût été tenté de me la faire admettre.

Ces sentiments, je ne les manifestais guère. A quoi bon? La religion
tenait si peu de place dans nos études! Mais je les fortifiais en moi
comme un rempart contre toute tentative éventuelle sur mon indépendance
follement ombrageuse.

Néanmoins, les premiers temps, j’écoutai quelque peu les dires des deux
pasteurs. Mais je ne tardai pas à remarquer que, s’ils se rencontraient
sur le terrain de la morale, ils divergeaient du tout au tout dans leur
façon de commenter la Bible--que je tenais, au surplus, pour un recueil
de légendes aussi absurdes qu’inconsistantes.

L’un, le plus âgé, accordait une part assez grande à la Révélation; il
inclinait à la prédestination inexorable qui fait le fond du calvinisme.

L’autre, imbu de kantisme, semblait n’attacher qu’une importance
médiocre au dogme. Il recommandait le «témoignage intérieur» et de la
déférence aux suggestions d’une entité bizarre qu’il désignait par ce
vocable obscur: «L’Impératif catégorique».

Tous deux s’accordaient pour bien spécifier qu’il nous fallait posséder
une foi, mais ils précisaient que nous étions libres de la choisir à
notre gré.

--Quoi, pensai-je, l’un me dit: agis comme tu voudras ou comme tu
pourras, si Dieu a décrété ta damnation, tu n’y échapperas point. S’il
te prédestine au salut, ton âme ira au ciel après ton décès. Alors que
sert de me prêcher une morale?

L’autre soutient que je trouverai en moi-même, exclusivement, des motifs
de croire et que je ne relève que de ma conscience. Alors, pourquoi
l’écouter, lui qui ne sait pas ce qui se passe au-dedans de moi?...

Que ces bons messieurs commencent par se mettre d’accord. Pour moi,
puisqu’ils me reconnaissent le droit de choisir entre leurs théories, je
choisis--rien du tout.

Dès que j’eus constaté l’incertitude de cet enseignement bicéphale, je
ne donnai plus la moindre attention à leurs propos. Le cours
hebdomadaire de religion me fournit un loisir que j’employai à rédiger
mes devoirs de latin ou de français tout comme je faisais au cours de
mathématiques.

Au temple, nous devions emporter un recueil des psaumes traduits par
Clément Marot et dont le style avait été modernisé d’une façon assez
gauche par je ne sais plus qui. J’arrachai ce texte et le déposai
soigneusement dans un coin de mon casier. Sous la couverture de basane
noire, je le remplaçai par des vers de Hugo et de Musset, et aussi par
du _Boquillon_. Je lisais cela tandis que le pasteur pérorait en chaire
ou débitait de longues oraisons tout abstraites, debout derrière la
table, recouverte de serge brune, qui occupait le centre de l’édifice.

Parmi mes camarades, certains faisaient comme moi. D’autres dormaient
d’un sommeil paisible. Les pions dissimulaient d’effroyables bâillements
dans leur chapeau tenu à hauteur de la bouche.

Et c’est ainsi que nous pratiquions le protestantisme, «ce
sauve-qui-peut religieux», comme l’a défini un homme d’esprit.

                   *       *       *       *       *

Le Principal qui remplaça M. Colombe disgracié était, en contraste avec
son prédécesseur, l’homme le plus doux et le plus calme et le plus
perspicace qui se puisse rencontrer.

Outre ses fonctions de grand chef, il tenait la classe de philosophie.
Si j’ai bonne mémoire, on y enseignait alors l’éclectisme blafard de
Victor Cousin, nuancé de kantisme. Peut-être n’allait-on jusqu’à _la
critique de la raison pure_, mais _la déraison insuffisante_ y tenait
une place déjà notable.

Notre nouveau Principal avait passé naguère un an ou deux dans une
université d’Allemagne. Il en était revenu conquis par Hégel. Il servait
donc négligemment à ses élèves la doctrine officielle en leur laissant
entrevoir que cette matière à baccalauréat ne présentait rien de solide.
Puis, à côté, avec beaucoup plus de complaisance, il leur exposait le
système panthéiste du rhéteur wurtembergeois. Il les balançait entre la
thèse, l’antithèse et la synthèse. Il leur prônait «l’identité des
contradictoires» et «le perpétuel devenir». A pratiquer ce jeu
d’escarpolette métaphysique, les uns s’ahurissaient sans remède, les
autres inclinaient au scepticisme absolu. Cependant, le Principal
poursuivait son rêve nébuleux, sans être troublé le moins du monde par
ce résultat plutôt burlesque[5].

  [5] Soit dit en passant, l’Hégélianisme n’a rien de neuf. Il dérive du
    système d’Héraclite et un peu des subtilités de l’hérésiarque
    Valentin, choryphée de la Gnose. Professer cette doctrine en
    ignorant la philosophie catholique et même en écartant le
    spiritualisme, en somme inoffensif, où s’englua le pauvre Cousin,
    c’est donc ressemeler les plus antiques savates du Diable. Et
    pourtant, le Principal, propageant ces sophismes réchauffés, était
    tout pavé de bonnes intentions. L’enfer l’est aussi.

Sa marotte germanique mise à part, il était, je le souligne,
l’intelligence et la bonté même. J’en parle d’expérience, ayant eu
l’occasion d’éprouver sa mansuétude clairvoyante. Il avait fort bien
compris mon caractère et ce qu’on pouvait tirer de moi. En effet, dès
qu’il eut pris le pouvoir, certains de ses subordonnés, que lassaient ma
turbulence, mes incartades continuelles et mon entêtement à traiter
comme des épluchures les études qui me déplaisaient, lui demandèrent mon
renvoi.

Le Principal les écouta sans interrompre d’une seule objection leur
réquisitoire. Quand ils eurent fini, m’ayant observé à fond auparavant,
il déclara qu’il me garderait. Puis il réussit à les convaincre que leur
méthode de répression opiniâtre à mon égard ne valait pas grand’chose.
Enfin, il leur conseilla de me laisser tranquille et se porta garant de
ma bonne conduite à l’avenir.

Ensuite, il me fit appeler à son bureau. Avec des intonations
sincèrement affectueuses, il m’interrogea sur mes goûts, élucida mes
tendances et, bref, s’y prit de telle sorte que je me sentis tout à fait
à l’aise vis-à-vis de lui. Me voyant apprivoisé, il ajouta que je
devais, ne fût-ce que par amour-propre, poursuivre mes succès en latin
et en français. Puis il conclut:

--Vous êtes doué pour la littérature, cela me paraît incontestable. Si
vous le voulez fortement, une belle carrière d’écrivain s’offre à vous.
Mais il faut être sage, travailler et ne plus vous livrer à des
gamineries comme celles dont vous avez contracté la détestable habitude.
Promettez-moi de laisser vos maîtres en repos. Si vous vous y engagez,
je passerai l’éponge sur le passé; de plus, je veillerai à ce qu’on ne
vous entrave pas dans votre vocation.

Ces paroles habiles et sages me comblèrent d’allégresse. Être un
littérateur, rien qu’un littérateur, quelle admirable perspective
s’ouvrait devant moi! Il me sembla qu’un soleil se levait sur mon
existence.

Mais un nuage soudain éclipsa cette aurore. Je me rappelai que mon père
souhaitait qu’on m’aiguillât vers le métier d’ingénieur. Je me rappelai
aussi que mes bulletins trimestriels lui ayant appris ma nullité quant
aux chiffres, il m’avait écrit des lettres pleines de reproches et de
menaces.

Alors, des larmes aux cils, je m’écriai d’une voix lamentable:

--Mais papa me destine à l’École centrale... Il ne me connaît pas; c’est
à peine s’il m’a vu quand j’étais tout petit. Et maintenant il ne veut
pas comprendre que je suis incapable d’établir le produit de la moindre
multiplication sans me tromper dix fois. Les chiffres, rien que de
regarder des chiffres, cela me rend imbécile!... Que faire?...

Le Principal me rassura:

--J’écrirai à M. votre père, reprit-il, espérons que je le dissuaderai
de vous lancer sur une voie où vous ne pouvez que dérailler... Ai-je
votre confiance?

--Vous l’avez tout entière, dis-je avec enthousiasme.

Et, de fait, grâce à lui, je voyais de nouveau l’avenir rayonner devant
moi.

--A présent, retournez à l’étude et conduisez-vous bien.

--Je vous en donne ma parole, dis-je en étendant la main comme pour
prêter un serment solennel.

Ce qui acheva de m’attendrir et de lui valoir mon affection, ce fut
qu’il ne me demanda rien de plus. Il eut un geste bienveillant et un
sourire tout amical pour me congédier. Il se fiait à mon sentiment de
l’honneur. Cela me grandissait à mes propres regards et me fortifiait
dans mes bonnes résolutions.

A la suite de cet entretien, je me montrai beaucoup moins ingouvernable,
malgré les plaisanteries de l’équipe révoltée dont j’avais été l’oracle
jusqu’à ce jour. J’eus bien encore, parfois, quelques velléités
d’indiscipline, mais le Principal n’avait qu’à me regarder d’une
certaine manière qui me rappelait mon engagement pour que, confus et
repentant, je rentrasse aussitôt dans le devoir.

La plus grande preuve de mon apaisement, ce fut que je fis des efforts
pour me réconcilier avec mes vieilles ennemies, les mathématiques. Mes
avances échouèrent: elles me sont restées à jamais revêches. Mais enfin,
on put me rendre cette justice que ce n’était pas de ma faute.

Je touchais alors à mes dix-sept ans. C’était cette période critique de
l’adolescence où les premières poussées de la sensualité se mêlent aux
élans de l’imagination pour la rendre encore plus facilement excitable.
Chez moi, cette crise se manifesta par une disposition morbide de
l’esprit. Une mélancolie me tenait qui me faisait prendre en grippe la
réalité. Je m’éperdais en des songeries où des formes féminines, issues
de mes lectures, jouaient un rôle insidieux. Je soupirais et je ne
savais pourquoi. J’avais des envies de pleurer sans motif. J’aspirais à
un idéal fugace «n’importe où hors du monde». Sous l’influence des
romantiques, je cherchais dans les livres moins des idées que des
émotions.

C’était l’état d’âme signalé par Taine lorsque, définissant les René,
les Didier, les Antony, tous les héros extravagants du romantisme, il
résume leur délire en ces termes d’une ironie justifiée:

«Leur thème est toujours: Je désire un bonheur infini, idéal, surhumain;
je ne sais pas en quoi il consiste, mais ma personne a droit à des
exigences infinies. La société est mal faite, la vie terrestre
insuffisante. Donnez-moi le je ne sais quoi sublime que je rêve ou je me
casse la tête contre le mur...»

Chez beaucoup, cette maladie morale, dite «l’âge ingrat», n’a qu’une
durée assez brève. «Tout notaire a rêvé des sultanes», écrivait
Flaubert. Chez moi, elle persista longtemps et revint, génératrice de
toutes mes erreurs de conduite ou de raisonnement, jusqu’au jour où la
foi catholique m’apprit à réfréner mon penchant aux chimères, chassa
l’inquiétude et les tristesses vagues pour les remplacer par la paix
intérieure et par cette joie lumineuse sur laquelle le désenchantement
des choses de la terre ne saurait prévaloir.

Mais, en ce temps-là, j’étais très loin de l’Église. Et, ce qui achevait
de me porter à une conception morose de l’univers, c’était mon
isolement. Qu’on veuille bien se rappeler à quel point j’étais abandonné
à moi-même. Mon père était en Russie et ne m’écrivait que pour me
témoigner son irritation de ma résistance aux projets qu’il avait formés
sur moi. Ma mère, ses lettres... il vaut mieux n’en point parler. Je
passais mes vacances au collège ou, partiellement, chez des étrangers
qui, quel que fût leur désir de se montrer affables, ne pouvaient
m’accorder cette affection familiale que rien ne remplace.

Ajoutez que nos maîtres ne se préoccupaient nullement de notre formation
morale et que ce défaut essentiel du protestantisme: le manque de
certitudes en commun sous une autorité acceptée de tous m’en avait
éloigné d’une façon définitive.

Dans ces conditions, il était fatal que je devinsse «un réfractaire».
J’aurais pu devenir pis encore si Dieu ne m’avait doué d’une âme
nullement dépravée et ne m’avait octroyé ce goût de l’art qui maintient
les fervents du Beau dans un courant de sentiments élevés et d’idées
nobles.

Sans cette marque de la sollicitude divine, il est fort probable que,
par l’effet de ma nature impétueuse, rebelle à toute contrainte,
j’aurais bientôt fourni un exemplaire typique du parfait voyou.

Malgré mes accès d’idées noires et les incitations troubles de la
puberté, je m’étais mis au travail avec plus d’ardeur et surtout plus de
suite que je ne l’avais fait jusque-là. Mon grand stimulant, c’était
l’espoir que le Principal m’avait donné. S’il persuadait mon père,
j’irais tout entier dans le sens qu’indiquait mon évidente vocation
littéraire.

Mais avant que mon protecteur eût écrit, mon père mourut subitement à
Saint-Pétersbourg, dans des circonstances tragiques. Aussitôt ma mère
exigea que je lui fusse rendu.

On pensera que je bondis d’allégresse en apprenant que ma mise en
clôture prenait fin. Oui, malgré le deuil que me causait la mort de mon
père, si peu que je l’eusse connu, j’eus un premier mouvement de joie.
Mais, à la réflexion, le retour chez ma mère m’apparut sans attrait.
C’était avec appréhension, presque avec angoisse que je l’envisageais.
Hélas! une expérience par trop précoce m’avait appris combien la pauvre
femme était incapable de me diriger et même de s’occuper de moi.
Musicienne consommée, son art la possédait toute. Elle voyait la vie
comme une sorte d’opéra lyrique d’où les contingences positives devaient
être éliminées. Le sens pratique lui faisait défaut à un degré
stupéfiant. Je pressentais qu’à son contact j’allais devenir un citoyen
du royaume de Bohême. J’entendrais de la grande musique, supérieurement
exécutée, commentée avec une passion lucide. Mais il ne me fallait pas
compter sur une tendresse vigilante et ferme à la fois ni sur une
compréhension judicieuse de mon caractère.

Depuis mon entretien si fécond en bons résultats avec le Principal,
celui-ci m’avait pris tout à fait en gré. Souvent il me faisait venir à
son bureau. Nous y avions des causeries sur toutes sortes de sujets
littéraires au cours desquelles, si grande que fût la différence d’âge,
il me traitait non comme un pédagogue instruisant son élève, mais
presque d’égal à égal. Mes jugements primesautiers l’amusaient parfois;
il se gardait pourtant de les tourner en dérision. Par des exemples bien
choisis, il les rectifiait sans avoir l’air de me donner une leçon. Et
c’est ainsi qu’il m’inculqua de la méthode pour analyser mes admirations
et raisonner mes antipathies. Par exemple, il m’inspira de la méfiance
pour la rhétorique vide et sonore de Hugo et il m’apprit à préférer le
théâtre de Musset à ses poésies. Je n’ai jamais oublié ses
enseignements.

J’étais donc trop en confiance avec lui pour lui taire mes craintes
touchant l’avenir immédiat qui s’ouvrait devant moi.

Il s’efforça de me rassurer, insistant sur ce point que, dans le milieu
nouveau, peuplé d’artistes, où j’allais vivre, je trouverais sans doute
des facilités pour m’adonner à la littérature.

--Et puis, ajouta-t-il en riant, vous serez libre: plus de pions, plus
de règle astreignante. Vous qui n’avez jamais su vous plier complètement
aux rigueurs de l’internat, cela doit vous réjouir?

--Je mentirais, répondis-je, si je vous affirmais que je ne suis pas
content de reprendre mon indépendance. Mais je me demande si, dans les
conditions où elle se présente, elle ne me sera pas néfaste.

Il savait trop de choses sur ma famille pour blâmer mon doute à cet
égard. Mais, par un sentiment de réserve fort compréhensible, il garda
le silence touchant mes rapports futurs avec ma mère.

Il conclut:--Vous aurez la Muse pour auxiliatrice. L’ambition de saisir
le laurier qu’elle vous tend vous donnera du courage pour réprimer les
écarts de votre imagination et dompter vos instincts aventureux.

Pensif, je secouai la tête:--Ce ne sera peut-être pas assez, dis-je,
pour m’empêcher de commettre beaucoup de sottises...

Ah! comme, à ce moment, je sentais, d’une façon aiguë, les lacunes de
mon éducation!...

Mais je dois avouer que ce ne fut qu’une impression passagère. Dès que
j’eus franchis, pour toujours, le seuil du collège, dès que l’air du
dehors m’eut caressé le visage, l’ivresse de la libération s’empara de
moi. Je me hâtai vers la gare sans même donner un souvenir de pitié aux
camarades que je laissais captifs de ces mornes murailles. Tout aux
délices de la minute présente, je respirais largement et je montai dans
le train en déclamant ces vers qui me semblaient fort de circonstance:

    Mais moi, fils du désert, moi, fils de la nature,
    Qui dois tout à moi-même et rien à l’imposture,
    Sans crainte, sans remords, avec simplicité,
    Je marche dans ma force et dans ma liberté!...

Je les avais retenus d’une traduction d’_Othello_ par Ducis. Certes, le
soin méticuleux que mit ce bonhomme exsangue à édulcorer de sa mélasse
et à couper de son eau de guimauve le vin rude et fort de Shakespeare ne
m’agréait nullement. Mais ce quatrain,--par hasard bien frappé--me
reflétait tout une part de mon être intérieur. Je me l’étais cent fois
récité; maintenant que le poulain sauvage de naguère cassait sa chaîne,
débordant d’une superbe enfantine, je le répétais, d’une voix haute et
claire, comme un défi à la destinée.

Mes voisins de compartiment, sur qui je dardais de la sorte un jet
brûlant de poésie, me regardaient, tout ébahis, puis échangeaient des
œillades perplexes. A coup sûr, ils me croyaient le cerveau dérangé.

Mais que m’importait leur opinion? J’étais libre!...




CHAPITRE IV

TEMPS PERDU


Mon séjour à Bruxelles auprès de ma mère ne dura qu’une dizaine de mois.
Je passerai rapidement sur cette période de mon existence.

Comme je m’y attendais, nous ne réussîmes pas à vivre en bon accord. Il
y eut mésentente totale entre son caractère aussi impulsif que versatile
et le mien, aussi opiniâtre en ses volontés propres que peu formé à
subir un joug, quel qu’il fût. Comme je n’étais point méchant, une
personne calme qui aurait su comment polir mes aspérités eût obtenu
beaucoup de moi. Ma mère n’en obtint aucune concession.

Il importe de mentionner que son excessive nervosité accrue par les
fatigues de sa profession ne la désignait guère pour entreprendre mon
éducation. Maîtresse de chant justement appréciée, elle se trouvait en
relations continuelles avec des artistes débutant sur la scène, parfois
très bornés et à qui elle devait seriner leur rôle jusque dans les
moindres détails. Tout ce qu’il pouvait y avoir de patience en elle s’y
dépensait. Il ne lui en restait plus une miette pour son fils.

A ses intervalles de liberté, au lieu de prendre du repos, elle
s’irritait les nerfs encore davantage à déchiffrer des partitions
difficiles. Elle cultivait la musique de Wagner avec une sorte
d’idolâtrie. Certes, ce n’était ni la _Tétralogie_, ni _Tristan_, œuvres
géniales mais terriblement excitantes, qui pouvaient lui rasseoir le
tempérament.

En outre, s’occuper du ménage l’agaçait. Elle n’y portait qu’une
attention intermittente et toujours fort distraite. Que de fois je la
vis interrompre ses comptes avec la servante pour courir à son piano et
reprendre les passages les plus ardus d’un opéra qu’elle étudiait depuis
quelques jours. Elle ne le quittait pas avant de s’être assimilé la
pensée de l’auteur. Quand elle y était parvenue, elle m’appelait et,
faute d’un public plus compétent, me jouait le morceau avec une joie
triomphante. Moi, j’applaudissais et m’exaltais à son exemple.

Cependant la bonne se donnait du loisir. La poussière veloutait les
meubles. Les repas étaient gargottés va-comme-je-te-pousse; l’argent
s’évaporait, car on devine que l’anse du panier se livrait chez nous à
des cabrioles ingénieuses et à des pas redoublés.

Mais les minutes où, en guise de préceptes, je ne recevais que de
fiévreuses impressions musicales étaient clairsemées. Plus souvent ma
mère, qui s’exaspérait de me voir flâner, oisif, autour d’elle,
m’envoyait «prendre l’air» dès le matin. Par là je contractai de nouveau
ces habitudes de vagabondage dans les rues où je m’étais dépensé avant
mon internement au collège.

Pourtant il arrivait que ma mère s’aperçût, par éclairs, et comme au
sortir d’un songe, de mon inaction. Aussitôt elle échafaudait tout un
programme d’études régulières et me l’exposait en un flot de paroles qui
tendaient à me démontrer que je devais me préparer pour le
Conservatoire. Ensuite je viserais à monter sur les planches comme
baryton d’opéra-comique. Je ne sais quelle fantaisie de son imagination
lui faisait croire que j’étais doué pour cet emploi.

Or, rien de moins exact. A dix-sept ans, je ne connaissais pas une note
de musique et j’étais bien trop féru de littérature pour envisager une
autre carrière.

Je le lui disais d’une façon fort nette et j’ajoutais que je me sentais
tout prêt à devenir un travailleur zélé, pourvu qu’elle me laissât
suivre mes goûts.

Elle se fâchait. Moi aussi. Et c’était à qui crierait le plus fort. Cela
se terminait, de son côté, par un déluge de larmes et par l’octroi
solennel de sa malédiction, tout comme si nous représentions devant un
parterre pantelant l’acte le plus horrifique d’un noir mélodrame. Pour
moi, je jurais, en vociférant, que je serais littérateur.

Ce conflit saugrenu se prolongea deux mois au cours desquels je fus
maudit, sans trop m’en émouvoir, quatre fois par semaine environ. Au
bout de ce temps, un fossile qui fréquentait la maison suggéra la plus
étrange des idées à ma mère.

C’était un vieillard cacochyme, mis à la retraite après avoir raclé,
quarante ans, de la contrebasse à l’orchestre du théâtre de la Monnaie.
Il piquait l’assiette à notre table avec persévérance. Puis, l’hiver, il
se recroquevillait au coin du feu, en prisant d’une manière dégoûtante;
l’été, il s’éternisait parmi les géraniums du balcon et déléguait des
renvois vineux aux passants. Ma mère, par bon cœur, souffrait sa
présence; je soupçonne même qu’étant fort distraite, elle ne faisait
guère plus attention à lui qu’à un meuble hors d’usage.

Les choses étant ainsi, comment advint-il que ce débris rabâcheur et
puant lui parut soudain une incarnation de la sage Minerve? Pourquoi se
mit-elle à prendre ses avis comme s’ils méritaient d’être écoutés avec
une profonde déférence?

Ce sont là deux énigmes dont je n’ai jamais pu trouver le mot.

Quoi qu’il en soit, le barbon lui inspira de me placer chez un
commerçant! Assurément, depuis mon arrivée, j’en avais entendu de
fortes, mais cette turlutaine dépassait toutes les autres. Ma mère s’en
éprit tellement qu’elle ne cessa plus d’en parler.

Son conseiller improvisé ignorait totalement ce que c’est que le
commerce. Elle-même, n’ayant jamais vécu que pour et par la musique,
n’était pas mieux renseignée. N’importe, elle me voyait déjà potentat de
quelque vaste caravansérail tel que _le Printemps_ ou _le Bon Marché_.
Pendant plusieurs jours, elle m’obséda de ses imaginations sur ce thème.

J’en fus d’abord étourdi comme si j’avais reçu un coup de matraque sur
le crâne et je gardai un silence d’ahurissement. Mon second mouvement
fut de me rebiffer avec la dernière énergie. Puis, à la réflexion, je me
dis que mieux valait gagner du temps. Après tout, entrer comme
aspirant-calicot dans une maison de tissus ou ailleurs, cela m’était
fort égal puisque, dans quelque emploi qu’on me colloquât, j’étais
absolument décidé à ne rien faire--sauf de la littérature.

J’acquiesçai donc, pour le plus grand contentement de ma mère, que je
n’avais pas accoutumée à tant de docilité.

Notre contrebassiste au rancart fréquentait au café où il allait tous
les soirs, un commissionnaire en marchandises diverses avec lequel il
jouait aux dominos. Celui-ci, à peu près retiré des affaires, ne
conservait qu’un employé pour sa correspondance, qu’il raréfiait de jour
en jour. Par coïncidence, le dernier en date venait de le quitter pour
une firme plus active. Le musicien posa ma candidature. M’ayant vu
noircir du papier--ébauches de poèmes ou de romans--il croyait, de très
bonne foi, que j’étais entièrement capable de rédiger tout ce qu’on
voudrait.

Sur sa parole, le négociant m’accepta comme scribe et
apprenti-comptable. Il se réjouit même de me former aux finesses d’un
métier qu’il tenait, cela va sans dire, pour le plus beau du monde.

Dès le lendemain, j’entrais en fonction. M. Vanderstraeten, mon patron,
n’était pas un malotru. Il se montra plein de mansuétude à mon égard et
mit du soin à m’initier aux secrets de la mécanique commerciale.
Malheureusement pour lui, je n’y entendais rien et, pis encore, je m’en
désintéressais de parti pris. Pas une seule fois je ne réussis à établir
une facture. Quant à la correspondance, elle me fut un prétexte à
exercer mon humeur facétieuse. Je jugeais le style en usage entre
négociants tout à fait hideux. Les formules convenues, les phrases
gourmées ou patelines qui l’émaillent me semblaient d’une telle
platitude que j’inventai de les remplacer par des tirades hautes en
couleur d’après les traditions les plus échevelées du romantisme.

Je crevais de rire en relisant ces épîtres hétéroclites. Mais M.
Vanderstraeten, qui goûtait peu la plaisanterie, me les faisait
recommencer, après quelques reproches pas bien sévères. J’en profitais
pour y ajouter de nouvelles truculences et j’y mêlais des citations de
mes auteurs favoris.

Il fallait que mon patron fût doué d’une grande patience pour ne pas me
mettre à la porte sur-le-champ. Au contraire, il se dit qu’à la longue,
je m’amenderais. En attendant, il eut la bonhomie de reprendre lui-même
la rédaction de ses lettres d’affaires. Entre temps, il désira que
j’apprisse «comment on fait fortune».

C’était le titre que portait un in-quarto massif dont il me fit cadeau
en me recommandant de l’étudier avec dévotion.

J’emportai le volume sans l’ombre d’une objection. Mais une fois seul
dans la petite pièce qui me servait de bureau, je m’écriai:

--S’il se figure que je vais me ravager l’esprit sur ce stupide bouquin,
il se trompe fort. Qu’ai-je de commun avec les opérations de Bourse,
l’escompte et autres saletés de ce genre?... Il aurait agi d’une façon
plus intelligente en me donnant ce bel exemplaire de _La Légende des
Siècles_ qui enrichit sa bibliothèque et dont, je le parierais, il s’est
gardé de lire la première strophe!...

Sur quoi, je jetai le manuel de finances dans un placard humide où l’on
rangeait des balais et des torchons et je l’y laissai moisir en une
obscure solitude.

N’avais-je pas, pour tuer les heures, d’une façon plus utile à mon sens,
les livres d’un cabinet de lecture où je m’étais abonné en cachette? J’y
découvrais la littérature contemporaine. Ce qui ne m’empêchait pas de
poursuivre la fabrication d’un poème épique: _les Argonautes_, commencé
dès avant ma sortie du collège. Conquérir, dans une atmosphère de rêves,
la Toison d’Or avec Jason, cela me paraissait beaucoup plus urgent que
d’apprendre l’art d’entasser des ors réels sous l’égide de M.
Vanderstraeten.

Si débonnaire que fût ce brave homme, il finit par douter de mon avenir
commercial. Après quelques hésitations, car il craignait de me faire de
la peine, un matin, il m’allongea quelque monnaie--Dieu sait que je ne
méritais pas cette largesse,--en me priant de ne plus revenir au bureau.

--Vous y perdez votre temps, me dit-il, et, du reste, je crains que vous
ne soyez pas fait pour le commerce.

--Vous avez parfaitement raison, répondis-je.

Il me considéra d’un air qui prouvait que, malgré mes incartades, je lui
inspirais de la sympathie, voire de la pitié, car il soupçonnait
l’incohérence où nous vivions, ma mère et moi.

--Qu’allez-vous essayer maintenant? reprit-il.

--Je me ferai soldat, déclarai-je.

C’était, en effet, le projet que je nourrissais depuis quelques mois.
J’avais dix-huit ans et je ne voyais pas d’autre moyen de me tirer du
milieu sans consistance où je risquais de gâcher ma jeunesse d’une façon
irrémédiable.

--Ce n’est pas une mauvaise idée, dit M. Vanderstraeten, en France il y
a là une carrière d’avenir.

Il me serra vigoureusement la main et nous nous quittâmes très bons
amis.

Péripétie inattendue, ma mère renonça sans récriminer à ses illusions
commerciales me concernant. Elle ne reparla pas non plus du
Conservatoire. Sans doute l’idée la séduisit que j’allais revêtir un
uniforme qu’elle supposait élégant. Peut-être aussi éprouva-t-elle du
soulagement à la pensée que, libérée de ma présence intempestive, elle
pourrait se donner toute à la musique et--qui sait?--composer une marche
guerrière pour célébrer mon élévation indubitable et prochaine au grade
de général.

Mais alors, dira-t-on, pourquoi m’avoir retiré du collège?

Oui, pourquoi? Je me le demande encore...

Quoi qu’il en soit, elle consentit à mon départ pour l’armée. Muni de
son autorisation, je gagnai Mézières et j’y contractai le 1er septembre
1881 un engagement de cinq ans au 12e cuirassiers qui tenait garnison à
Angers.




CHAPITRE V

AU RÉGIMENT


Outre le motif que j’indique à la fin du précédent chapitre, il se peut
que j’aie été porté à m’engager d’abord par un certain penchant vers les
choses de la guerre qui me restait de la ferveur napoléonienne dont ma
petite enfance fut imprégnée. L’atavisme aussi a dû m’influencer car, si
loin que remonte le souvenir, il y eut des soldats dans ma famille
paternelle. Le dernier en date était mon oncle Adolphe, mort capitaine
de zouaves, à Solférino. C’est en mémoire de lui que ce prénom me fut
donné.

Mais il semblait probable que, vu l’esprit d’indiscipline et de révolte
dont j’avais fourni tant de preuves, le régiment ne me modifierait pas
et que j’y deviendrais bientôt un pilier de salle de police ou ce qu’on
appelle en argot militaire un _tire-au-flanc_.

Eh bien, l’événement démentit toute prévision à cet égard. Non seulement
je m’adaptai très vite aux exigences parfois pénibles du métier, mais
encore je fus, je puis le dire sans vanité puérile, un bon soldat.

Par une disposition vraiment providentielle, cette vie si rude, si
nouvelle pour moi, me fit reprendre conscience de la réalité. Si j’étais
demeuré dans le civil, comme, fils de veuve, c’était mon droit[6],
j’aurais encouru le péril de sombrer dans la rêvasserie romantique au
point de me détériorer l’entendement ou de m’empêtrer d’une façon si
étroite dans l’aberration révolutionnaire que je n’aurais pas conservé
assez d’énergie pour rompre, à temps, les mailles de cet absurde filet.

  [6] En ce temps-là, les fils de veuve étaient exemptés du service
    militaire.

Au régiment, j’eus cent devoirs terre-à-terre à remplir. Tenir mes armes
propres, bien panser mon cheval, apprendre l’exercice et l’équitation.
Cela demandait de la ponctualité et une docilité toujours attentive. Il
fallait exécuter, sans discussion ni murmures, des ordres dont souvent
je ne saisissais pas l’utilité immédiate. Si je sortais, il fallait
rentrer à heure fixe. Enfin il fallait me plier à vivre, sans cesse,
avec des camarades paysans ou plébéiens, moins cultivés que je ne
l’étais, mais qui, en revanche, possédaient certaines qualités dont
l’acquisition me fut profitable.

Si je prétendais que mes humbles occupations et le contact perpétuel des
êtres frustes qui m’entouraient me furent, dès le début, très agréables,
on refuserait de me croire. Il y eut des moments où je trouvais dur de
balayer l’écurie, de porter des civières de crottin au tas de fumier,
d’accueillir, avec une feinte bonne humeur, les plaisanteries lourdes de
la chambrée et les épithètes malgracieuses dont nos instructeurs se
montraient prodigues. Mais le sentiment ne tarda pas à naître en moi que
ces corvées et ces froissements d’amour-propre m’étaient salutaires. Je
cessai de me tenir pour le centre du monde; j’appris la modestie en
constatant que plusieurs de mes émules, à l’école des élèves-brigadiers,
montaient mieux que moi et maniaient le sabre avec plus de dextérité;
j’appris surtout les bienfaits de l’obéissance réfléchie à une règle
qui, à l’époque, était très rigide.

Du sérieux m’entra dans l’âme: je vécus avec la pensée que _servir_ le
pays sous l’uniforme était une noblesse, et que je devais m’en rendre
digne en prenant des habitudes de dévouement et d’abnégation.

D’autre part, mon physique, robuste de naissance, acquit un surcroît de
vigueur et d’endurance. Menant une vie active, toujours à l’air et en
toute saison, par la gelée, par la pluie, par le vent, par le soleil, je
jouissais d’une santé si imperturbable qu’en cinq ans je ne fis pas un
seul jour d’hôpital ou d’infirmerie. Je l’ai conservée telle jusqu’à la
quarantaine.

Lorsque, sans grand délai, je pus coudre sur mes manches des galons de
laine rouge puis d’argent, je fus un gradé qui mérita de bonnes notes
pour la tenue de ses hommes, leur instruction technique et la précision
de leurs mouvements sur le terrain. J’obtins beaucoup d’eux parce que je
ne les persécutais pas d’exigences tatillonnes ni ne les tarabustais
à-tort-et-à-travers.

Je leur disais seulement:--Si vous me faites punir, je saurai vous
rattraper. Que chacun travaille de son mieux, je n’aurai pas à sévir.

Faisant appel à leur fierté, je leur disais aussi:--Vous ne voudriez pas
qu’il soit dit que notre peloton manœuvre plus mal que les autres.

Enfin je confiais, pour une grande part, la formation des recrues à
leurs anciens. Le résultat était excellent. Grâce à ma méthode, je n’eus
jamais à infliger de punition. Ceci est à la lettre.

D’ailleurs tout le régiment, bien commandé, tenait un rang des plus
distingués dans la cavalerie de la région. Les généraux inspecteurs le
voyaient d’un bon œil.

Il faut dire qu’en ces temps, pas très anciens, le recrutement régional,
avec ses inconvénients multiples, n’existait pas. Les permissions
étaient rares; la discipline beaucoup plus stricte qu’elle ne le fut par
la suite. On cultivait l’esprit de corps. Et enfin les miasmes du
socialisme n’infectaient point la caserne, d’autant qu’il était
sévèrement et judicieusement défendu d’y introduire des journaux, de
quelque nuance politique qu’ils fussent.

De la sorte, on avait une armée solide et ne ressemblant en aucun point
aux milices sans cohésion que s’entêtent à réclamer les disciples de feu
Jaurès.

Ah! certes, nous ne réalisions pas non plus le vœu que le rhéteur inepte
Jules Simon formulait en ces termes à la fin du second Empire: «Nous
demandons une armée qui ne possède à aucun degré l’esprit militaire!»

Et ce n’étaient pas nos officiers qui, sur ce point, comme sur beaucoup
d’autres, auraient donné satisfaction à ce précurseur du défaitisme.
Passionnés pour leur profession, mus par le désir de constituer une
armée capable de tenir tête à l’Allemagne et surtout de reprendre les
provinces volées par l’ennemi héréditaire, ils se donnaient tout entiers
à cette tâche essentielle.

A cet effet, ils dressaient la troupe avec une sollicitude infatigable.
Mais tout en maintenant la hiérarchie, ils se gardaient de traiter leurs
hommes en machines sans âme comme cela se voit couramment chez les
Boches. Ils ne se désintéressaient ni de leur bien-être matériel, ni de
leur moral. Ils s’efforçaient de développer en eux l’amour de la patrie
et le sentiment que combattre pour elle était un titre à la gloire.
Comme ils s’adressaient aux fils d’une race depuis des siècles propres
aux vertus guerrières, ils enregistraient des résultats fort
appréciables.

Eux-mêmes, en dehors des exercices et des prises d’armes collectives,
travaillaient âprement à perfectionner leurs aptitudes. Ils n’étaient
pas «les fêtards» imbéciles qu’une légende d’origine démocratique
commençait à dénoncer pour la plus grande joie des survivants de la
Commune. Issus, pour la plupart, de familles appartenant à la noblesse
terrienne, ne possédant que des revenus médiocres, attachés par
tradition à la Monarchie légitime, on ne peut dire qu’ils aimaient la
République. Ils aimaient la France, ce qui n’est pas du tout la même
chose. Sans doute, entre eux, ils jugeaient le régime avec une sévérité
motivée. Mais ils évitaient de fréquenter les salons où l’on s’occupait
de politique et ne manifestaient point leur opinion devant les soldats.
Une seule fois, je les vis déroger à cette règle de conduite. Je dirai
tout à l’heure en quelle occasion.

Dans leurs relations avec nous, simples soldats et gradés subalternes,
ils se montraient fort courtois et même affables. Je n’ai connu qu’une
exception: un capitaine que l’intempérance rendait sottement tracassier
et mal-embouché lorsque l’absinthe, dont il avait pris, paraît-il, la
désastreuse habitude en Algérie, menait tapage dans sa cervelle. Les
hommes, par allusion à la couleur de sa boisson favorite, l’avaient
surnommé _Vert-de-gris_. Ses collègues le tenaient à l’écart. Les
lieutenants et les sous-lieutenants de mon escadron lui marquaient la
plus grande froideur et n’entretenaient avec lui que les rapports
nécessités par le service. Le colonel ne pouvait le souffrir. Il le
punissait constamment et n’eut pas de cesse qu’il n’eût provoqué sa mise
en réforme. Ce fut un soulagement général quand il s’en alla, car tout
le monde considérait son vice comme un déshonneur pour le régiment.

Combien différents nos autres officiers! Aussi étaient-ils respectés et
mettait-on du zèle à les satisfaire. Pour certains, on éprouvait une
sincère affection. Parmi ces derniers il y avait mon chef de peloton, M.
de Condat. Nos cuirassiers l’adoraient. C’est à qui le lui témoignerait
par sa promptitude à lui obéir aussi parfaitement que possible. Il le
méritait par son équité, sa ferme douceur et son extrême politesse. La
phrase la plus acerbe que je l’entendis prononcer, lorsque quelque chose
clochait à la chambrée ou à la manœuvre, la voici:--Voyons, Retté, c’est
absurde! Dites donc à nos garçons de faire un peu attention!...

Cette réprimande si mesurée suffisait. Tout marchait de nouveau à
merveille.

Jamais M. de Condat ne prenait de ces airs distants qu’affichent
volontiers les parvenus. Sans nulle morgue, aux moments de repos ou sur
la route, il causait souvent avec moi de choses d’art et surtout de
musique dont il était grand amateur.

Il y avait alors au Grand-Théâtre d’Angers un orchestre excellent, des
chanteurs passables et, le dimanche après-midi, des concerts classiques
fort bien organisés par le marquis de Foucauld. M’y sachant fort assidu,
mon lieutenant m’en demandait mon impression lorsque quelque
contre-temps l’avait empêché d’y assister lui-même. Tandis que nous
gagnions le terrain, lui en tête du peloton, moi en serre-file, chacun à
sa place réglementaire, il me faisait venir à côté de lui. Tout en
chevauchant botte-à-botte, il m’interrogeait sur le spectacle de la
veille ou sur la dernière audition de Beethoven ou de Mozart. Nous
n’étions pas toujours d’accord sur le mérite des solistes ou sur la
valeur de l’opéra en cours de représentation. J’argumentais avec feu,
selon ma nature. Lui gardait toujours un ton calme, selon la sienne. Et
nous allions, discutant, jusqu’au débouché dans la plaine calcaire où
nous faisions la manœuvre. Alors M. de Condat lançait un commandement
pour faire passer le peloton de la formation en colonne par quatre à la
formation en bataille. Il redevenait le chef avisé qui, tenant ses
hommes bien en main, leur enseignait les évolutions les plus
compliquées. Les connaisseurs apprécieront sa maîtrise par ce détail
qu’il nous faisait exécuter des conversions à pivot mouvant au galop
sans que l’alignement fût rompu. Mais aussi quelle ardeur à le contenter
nous y mettions!

Ce sont là de petits faits. Je les crois significatifs, comme tout ce
que je viens d’écrire sur nos officiers dans leurs rapports avec la
troupe. J’ai pris d’autant plus de plaisir à les assembler qu’ils se
réfèrent à une époque où l’armée n’était pas encore stupidement et
odieusement calomniée. Alors, tout le monde était patriote même, sauf
quelques disciples du Juif bochisant Karl Marx, les socialistes.

Depuis, nous avons assisté à l’éclosion d’un clan d’écrivains
antimilitaristes qui décriaient l’armée parce que, durant leur
volontariat, ils n’avaient pas été traités--estimaient-ils--avec la
considération que réclamaient leurs hautes capacités intellectuelles.

Si je ne me trompe, ce fut ce tarabiscoteur plombagineux d’Abel Hermant
qui donna le signal avec son _Cavalier Miserey_. Il reçut, du reste, une
verte leçon de M. Anatole France. Je citerai un fragment de cette
critique, ne fût-ce que pour montrer à quelle distance du bolchevisme
l’auteur de _Sylvestre Bonnard_ se tenait alors. Après avoir blâmé le
fiel recuit dont s’imprègnent maintes pages du roman, M. Anatole France
conclut:

«Ce serait me flatter, sans doute, que de croire que l’honorable colonel
du 12e chasseurs s’inspirait de ces idées quand il rédigea l’ordre du
jour par lequel il interdisait à ses hommes la lecture du _Cavalier
Miserey_. En ordonnant que tout exemplaire saisi au quartier fût _brûlé
sur le fumier_, le chef du régiment avait d’autres raisons que les
miennes, et je me hâte de dire que ses raisons étaient infiniment
meilleures. Je les tiens pour excellentes: c’étaient des raisons
militaires. On veut l’indépendance de l’art. Je la veux aussi; j’en suis
jaloux. Il faut que l’écrivain puisse tout dire; mais il ne saurait lui
être permis de tout dire de toute manière, en toute circonstance et à
toutes sortes de personnes. Il ne se meut pas dans l’absolu. Il est en
relations avec les hommes. Cela implique des devoirs. Il est indépendant
pour éclairer et embellir la vie; il ne l’est pas pour la troubler et la
compromettre. Il est tenu de toucher avec respect aux choses sacrées. Et
s’il y a, dans la société humaine, du consentement de tous, une chose
sacrée, c’est l’armée.» (_La Vie littéraire_, tome I, page 79).

Toutefois, la lourde diatribe de M. Hermant doit être considérée comme
assez anodine si on la compare à ce que nous avons lu hier sous la
signature de pacifistes enragés. Par leur fait, beaucoup se sont
accoutumés à entendre traiter les officiers de soudards ignorants, de
braillards qui ne rêvent que massacres et pillages, de brutes inhumaines
tenant leurs subordonnés pour un bétail bon à mener à la boucherie à
coups de plat de sabre.

Aujourd’hui--à peine sortis de cette guerre où l’armée donna tant
d’exemples d’héroïsme et d’abnégation--des communistes, opérant dans des
feuilles où l’on vénère Lénine et Trotsky, resservent ces infâmes
sottises. Il n’est donc pas inutile qu’un vieux soldat dise, après
d’autres, l’influence salutaire que l’armée exerça sur lui[7]...

  [7] Certains rappelleront peut-être que moi-même, vers 1894-95, j’ai
    bafoué l’armée. C’est exact. Je dirai plus loin comment et pourquoi.
    Et je ne dissimulerai rien.

Maintenant, pour terminer cette esquisse de mon existence au régiment,
je donnerai trois croquis. Ils achèveront, je l’espère, d’en susciter
nettement l’impression chez le lecteur.

                   *       *       *       *       *

De 1883 à 1885, Jules Ferry, président du Conseil, persécute l’Église,
soutenu par la Chambre où la majorité républicaine partage sa phobie
antireligieuse. C’est le temps des décrets chassant les congrégations
non autorisées. C’est le temps où la maçonnerie fait rage contre les
«ensoutanés» dans les provinces. C’est le temps où, au témoignage de
Taine, caractère droit, incapable d’un mensonge, un très haut
fonctionnaire s’écrie: «Le socialisme, c’est la gale; mais le
cléricalisme, c’est la peste. J’aime mieux la gale!»

_Cléricalisme_ lisez _catholicisme_. Car la prétendue Libre-Pensée, au
XIXe siècle, n’a cessé de jouer la comédie du respect pour la religion
et de soutenir, avec effronterie, qu’elle n’en poursuit que les abus.
Mais ce subterfuge hypocrite ne donne de change qu’à ceux qui ont
intérêt à simuler l’aveuglement. Et malheureusement, il dupe aussi les
libéraux, alliés inconscients de la Révolution au pouvoir.

Or, la plupart de nos officiers possèdent la foi. Catholiques fervents,
ils vont à la messe, s’approchent des Sacrements, sans ostentation mais
sans respect humain. Au quartier, ils s’abstiennent de prosélytisme.
Seulement, ils ne tolèrent pas qu’on blasphème devant eux. Ils ne
punissent pas les coupables puisque les règlements gardent le silence
sur ce délit. Toutefois, ils les reprennent de telle sorte qu’aucun
d’eux n’ose tenter une récidive.

Cette fidélité à Dieu et à son Église chagrine et courrouce les
Vénérables des Loges acharnés à détruire la croyance séculaire des
Français. Ils mouchardent avec persévérance, mais ils n’obtiennent pas
encore les répressions iniques dont ils rêvent. Patience, le règne des
_fiches_ approche...

En l’une des années du ministère Ferry, des expulsions de Religieux et
de Religieuses ont lieu à Angers. Le préfet, un sectaire qui porte le
nom élégant de Jabouille, acquiert, par son zèle en la circonstance,
l’estime de la Maçonnerie et le mépris des honnêtes gens qui
n’attendaient qu’une occasion de le lui manifester.

Voici le 14 juillet, fête de Marianne-des-Athées. Comme de coutume, il y
a au programme une revue de la garnison: 12e cuirassiers, 2e
d’artillerie-pontonniers, un régiment de ligne, dont je ne me rappelle
pas le numéro, une compagnie de remonte, des tringlots.

Le général commandant la subdivision étant indisposé, notre colonel, M.
de Bouligny, le plus ancien en grade, le remplace.

Sur l’esplanade, entre le Mail et le faubourg Saint-Michel, on a élevé
une tribune où, vis-à-vis des troupes alignées, Jabouille se pavane,
entouré de Compagnons de la Truelle, d’agents électoraux et d’un choix
de mastroquets, soutiens indispensables de la démocratie. Leurs épouses
et leur progéniture les accompagnent.

Mais, pour marquer son blâme des mesures prises contre les
congrégations, la société catholique d’Angers, importante par le nombre
et l’influence, n’est pas venue.

Je ne sais si M. de Bouligny a prémédité de s’unir à cette protestation
et s’il s’est concerté à cet effet avec les autres chefs de corps.
Toujours est-il que, sur son ordre, le défilé de l’infanterie s’exécute
sans musique et au seul roulement des tambours. Notre tour approche
quand Jabouille--qui devine de quoi il retourne--délègue à notre colonel
un quelconque attaché pour le prier de nous faire passer devant lui au
trot et en musique, comme les années précédentes.

Mais M. de Bouligny, colosse d’un mètre quatre-vingt-quinze en hauteur,
large à proportion et campé sur un cheval lui-même gigantesque, aplatit
d’un regard écrasant le chétif envoyé du préfet. Et, d’une voix de
tonnerre, il répond:--Mes chevaux sont fatigués; le régiment défilera au
pas...

Puis il appelle le trompette-major et lui commande de faire souffler à
sa fanfare le morceau le plus lugubre de son répertoire.

C’est donc, à une allure d’enterrement et au son d’une marche funèbre
que nous défilons. Plus encore, au lieu de tourner la face vers
l’autorité civile, ainsi que le prescrit le règlement, chacun de nos
officiers baisse le nez jusque sur le garrot de son cheval, tandis que
la crinière de son casque, ramenée en avant, s’éparpille sur sa cuirasse
comme une chevelure éplorée.

Sur l’estrade, Jabouille se démène; il échange avec ses acolytes des
propos irrités. M. de Bouligny n’a pas même l’air de s’en apercevoir. La
revue terminée, négligeant de saluer le préfet, il prend la tête du
régiment et le conduit au quartier sans paraître se douter qu’il vient
de léser gravement la majesté du régime.

Pour nous soldats, tenus à l’écart de la politique, ce que nous
distinguons de plus attrayant dans cette manifestation, c’est qu’elle
nous épargna de la poussière et que, grâce à la brièveté de la
cérémonie, nous pourrons prendre du loisir une heure plus tôt. Ce
pourquoi nous bénissons M. de Bouligny.

Quant aux chevaux--reposés comme par miracle--le lendemain matin, ils
manœuvrent jusqu’à midi, aux allures les plus rapides, devant le
général-inspecteur, survenu à l’improviste, suivant son habitude.

Les feuilles locales ne font à l’incident que des allusions
détournées--sourdement approbatives dans le journal conservateur,
fielleuses, comme il sied, dans le papier que subventionne la
Maçonnerie.

Jabouille s’est-il plaint au ministère? Il se pourrait, car, de
plusieurs jours, nous n’avons pas vu le colonel. Ce qui donne à supposer
qu’on lui a infusé des arrêts. Mais nos officiers gardant un mutisme
total sur ce point--du moins en notre présence--nous ne pouvons former
que des conjectures.

                   *       *       *       *       *

Peut-être que, lorsqu’ils voient un régiment de cavalerie évoluer à
toutes les allures en gardant un alignement irréprochable et modifier
ses formations avec une régularité parfaite, certains «civils» sont
enclins à se figurer que ces mouvements s’opèrent d’une façon toute
naturelle ou comme par inspiration.

Or, il n’en va pas ainsi. Pour obtenir cette aisance et cette précision,
il a été nécessaire d’éduquer lentement les chevaux aussi bien que les
recrues.

Pour ceux-là comme pour ceux-ci, besoin fut de procéder à un travail
minutieux.

Les jeunes chevaux, arrivant du dépôt de remonte, ne savent obéir ni aux
quatre rênes de la bride, ni aux pressions variées des jambes de celui
qui les enfourche. Il y en a de rétifs; il y en a de chatouilleux qui ne
supportent la selle qu’après de vives défenses. Il y en a de patauds à
qui l’on doit faire répéter cent fois le même exercice avant qu’ils
parviennent à le comprendre. Tous ont une tendance à se dérober, si on
les amène devant un obstacle. Chacun d’entre eux marche au pas, trotte
ou galope selon son caprice ou ses aptitudes.

Il faut donc leur apprendre une foule de choses. Par exemple, à rester
immobile quand le cavalier se hausse sur l’étrier, à ne pas s’affoler
quand on met le sabre à la main, ni quand la lame miroitante passe tout
près de leurs yeux ou siffle à leurs oreilles; à entendre sans broncher
les sonneries de trompettes ou les coups de feu; surtout à discipliner
leur fougue de façon à acquérir tous le même pas, tous le même trot,
tous le même galop.

Faire des jeunes chevaux, maladroits de leurs membres, raides
d’encolure, aussi peu dégourdis que des campagnards à la ville, de
bonnes montures de campagne, c’est un labeur qui demande de la patience
et de l’ingéniosité. C’est le dressage.

Au 12e cuirassiers, les chevaux de dressage des cinq escadrons étaient
réunis en une _reprise_--terme technique--commandée par un officier,
deux brigadiers, un sous-officier et comprenant de quinze à vingt hommes
choisis parmi les cavaliers les plus alertes et les plus intelligents.

Je fus désigné pour diriger l’équipe sous le lieutenant de Gastines, qui
était considéré, non sans raison, comme le plus habile écuyer du
régiment. J’ai passé dans cet emploi mes deux dernières années de
service.

Tantôt en groupe, au manège ou sur le terrain, tantôt isolément sur les
routes, nous étions en selle six à sept heures par jour. Chacun des
gradés avait deux chevaux à dresser. Comme c’était une besogne
absorbante, nous étions dispensés de nous occuper de notre peloton et
nous ne prenions ni garde ni semaine. En outre, on nous octroyait
quelques privilèges: celui de monter notre cheval d’armes le dimanche et
les jours de fête pour aller en promenade où bon nous semblait, celui de
n’assister qu’aux manœuvres de régiment. Enfin nous jouissions de la
permission permanente de minuit.

Ces avantages étaient équitables. En effet, nous avions la
responsabilité de _la reprise_ et, de plus, montant les chevaux les plus
difficiles, nous risquions parfois notre peau. Même avec les bêtes d’un
caractère docile, tout danger n’était pas aboli. Par exemple, au saut
d’obstacles, il y avait encore assez souvent des membres rompus et des
têtes meurtries. Moi-même, j’y fis de fortes culbutes, mais sans autre
dommage que quelques contusions.

Une fois, pourtant, j’ai vu la mort de près.

Je dressais la jument _Idole_, bête magnifique et sauteuse hors ligne.

Il y avait sur le terrain une série d’obstacles: douves, haies,
barrières et enfin le plus scabreux de tous, celui qu’on appelle _la
banquette irlandaise_. Voici en quoi il consiste: un fossé profond et
plein d’eau puis, tout contre, un remblai que domine une plateforme
juste de la longueur d’un cheval, puis un talus à pic qui dévale sur un
autre fossé plein d’eau également.

Il faut que d’un élan unique le cheval franchisse le premier fossé,
retombe droit sur la plate-forme, puis franchisse le second fossé.

On se rend compte du péril: un faux-mouvement du cavalier, une
hésitation du cheval--c’est la chute.

Cette après-midi-là, le temps n’était nullement favorable aux exercices
de sauts d’obstacles. Il avait plu toute la nuit précédente et encore le
matin. La terre en restait détrempée. Venu seul avec ma jument, je me
contentai de lui faire exécuter des figures de haute-école aux endroits
où il y avait le moins de boue.

Survient M. de Gastines, accompagné d’un officier étranger--un Russe, si
j’ai bonne mémoire--depuis quelques semaines en subsistance au régiment.
M. de Gastines me fait signe d’approcher et détaille avec complaisance à
son interlocuteur les belles qualités d’_Idole_.

--Je regrette, conclut-il, que le terrain soit trop glissant; nous
aurions fait sauter les obstacles à cette bête... Elle n’y a pas de
rivale.

Sur ce propos, je me permets d’intervenir

--Oh mon lieutenant, dis-je, si vous y tenez, je puis essayer. Je crois
que maintenant le sol s’est assez raffermi pour qu’on tente le coup.
D’ailleurs, je suis sûr d’_Idole_.

On devine que j’éprouvais un grand désir _d’épater_ le Slave et je
soupçonne que mon lieutenant nourrissait la même arrière-pensée que moi,
car, après avoir un peu hésité, il reprit:--Eh bien, allez-y!...
Seulement, vous laisserez de côté la banquette irlandaise; elle est trop
dangereuse aujourd’hui.

Je ne réponds rien, fort décidé, _in petto_, à franchir la banquette
comme le reste. Après je dirai, pour m’excuser, qu’_Idole_ s’était
emballée. Je prends du champ; je pars au grand galop.

Ma bonne bête vole par-dessus barrières, haies et douves, murs en
pierres sèches, etc. Puis, quand j’arrive, à toute vitesse, sur la
banquette, au lieu de la doubler, je lance la jument droit dessus au
train de charge. Elle s’enlève d’une façon superbe. Mais au moment où
elle pose les quatre pieds sur la plateforme, celle-ci, imbibée de pluie
et peut-être mal entretenue, s’écroule. Nous glissons, nous perdons
l’équilibre, et, roulant pêle-mêle sur le talus, nous tombons dans le
second fossé dont l’eau fangeuse jaillit de toutes parts. Tout cela, qui
est si long à raconter, n’a pas duré trois secondes.

En tombant, j’ai lâché, d’instinct, les étriers et la bride. C’est ce
qui me sauve. La jument, indemne, s’est déjà relevée; elle file à
travers la plaine en hennissant, en pétaradant et en décochant des
ruades prodigieuses.

Moi, pendant ce temps, étourdi, moulu, trempé jusqu’aux os, je me suis
assis sur le revers du fossé.

Les deux officiers accourent, me croyant broyé.

Voyant qu’il n’en est rien, M. de Gastines s’écrie:--Dieu soit béni! Il
n’est pas mort!... Mais qu’est-ce qu’il fait donc?...

Ce que je fais? Portant un binocle à cause de ma myopie, je m’occupe à
vérifier si les verres n’en sont point cassés.

--Ça, par exemple, continue le lieutenant, c’est un peu fort! Bougre
d’animal, regardez plutôt si vous n’avez pas une patte en capilotade.

Cette bourrade--tout affectueuse--me fait reprendre mes esprits. Je me
dresse, je sors du fossé, je me secoue, j’esquisse quelques gestes.

--Je n’ai rien, mon lieutenant, dis-je.

En effet, quoique assez fortement froissé et courbaturé par la chute, je
n’ai ni fracture, ni plaies. Et je me trouve même assez dispos pour
appeler _Idole_ qui, bien dressée, vient à moi aussitôt, et pour me
remettre en selle.

M. de Gastines, tout en me félicitant de ma chance, me gourmanda pour
lui avoir désobéi. Il eût été inutile de lui servir l’excuse que j’avais
préparée, car il m’avait très bien vu pousser la jument sur la néfaste
banquette. D’ailleurs il n’insista pas, content, au fond, d’avoir montré
au Russe que son sous-ordre avait du ressort.

Je dus garder le lit pendant vingt-quatre heures. Et ce fut tout ce qui
résulta de ma culbute...

Plus tard, causant avec des psychologues professionnels, je leur ai
souvent cité ce premier mouvement tout instinctif qui me fit d’abord
m’inquiéter de l’état de mon binocle, comme un exemple de réflexe
caractéristique.

                   *       *       *       *       *

Infuser sa volonté au cheval qu’on dresse, le rendre si maniable qu’on
ne fait qu’un avec lui, c’est réaliser la fable du Centaure, c’est
passionnant. Je m’adonnais à cette tâche d’une façon tellement assidue
qu’on pourrait croire qu’elle suffisait à m’absorber. Certes, je m’y
intéressais beaucoup mais les soins qu’elle exigeait ne me rendaient pas
indifférent aux occupations d’ordre intellectuel. C’est encore une des
inepties calomnieuses chères aux pacifistes, que de prétendre que le
métier militaire abrutit son homme. Ceux qu’il hébète, on peut être sûr
qu’ils se seraient hébétés dans n’importe quelle autre profession.

Sauf la première année, où, comme il est compréhensible, le souci de
m’adapter rapidement à des conditions d’existence nouvelles et les
fatigues qui en résultaient ne me laissèrent pas le loisir de penser à
la littérature, j’eus bientôt assez de temps pour lire et même écrire.

Au quartier, ce n’était guère possible. Mais, dès que mes fonctions à la
reprise de dressage m’eurent dispensé du service ordinaire, je louai une
chambre en ville pour m’y cultiver sans être dérangé par le va-et-vient
des camarades et les bruits du quartier.

Avoir un pied-à-terre dehors, ce nous était défendu. Mais je sus choisir
un logis assez éloigné et assez discret pour ne pas craindre de
surprise.

Soit dit en passant, j’avais encore un autre motif d’enfreindre de la
sorte le règlement. Une paire de beaux yeux noirs, dont il m’était
permis d’admirer de près le sombre éclat, venaient de me conquérir.
J’aimais mieux les voir scintiller dans une chambre bien à moi, parmi
des meubles à peu près convenables, que de leur fixer des rendez-vous en
l’un de ces hôtels sordides et malfamés où mes collègues menaient à
dénouement leurs aventures galantes. D’autant que, pour moi, il
s’agissait d’un mariage qui se conclut un peu plus tard.

J’organisai mon temps libre de la façon suivante. Tous les jours, après
avoir surveillé le pansage de nos jeunes chevaux et transmis à mes
hommes les ordres pour le lendemain, vers quatre heures, je quittais le
quartier pour n’y rentrer qu’à minuit sonnant.

Le jeudi et le dimanche, j’allais au théâtre ou au concert, comme je
l’ai dit plus haut. Parfois--assez rarement, car il fallait prendre des
précautions à cause d’une patronne grondeuse--j’accompagnais les yeux
noirs à la musique sur le Mail. Mais, le plus souvent, je restais à la
maison pour y noircir beaucoup de papier et pour y dévorer les volumes
que me prêtait une bibliothèque municipale ou ceux que me fournissait un
cabinet de lecture assez bien au courant des nouveautés.

C’est alors que Balzac me fut révélé. Je le lus tout entier, d’un seul
trait et, quand j’eus fini, je le relus encore et encore. Balzac, ce
géant dont l’œuvre domine le XIXe siècle, me fit comprendre la société
contemporaine en ses origines, sa structure, ses vices et ses
avortements. Comme il insuffla une vie intense à tous les personnages de
la _Comédie humaine_, ceux-ci m’apparaissaient aussi réels que si je les
avais coudoyés dans la rue ou fréquentés à domicile. Littéralement,
Rastignac, Rubempré, Pons, Nucingen, Philippe Bridau, Hulot, Esther,
Eugénie Grandet, Madame de Mortsauf, Jenny Cadine et tous les autres,
respiraient, agissaient autour de moi. L’empire du génie balzacien sur
mon imagination fut extraordinaire.

J’étais trop jeune, j’ignorais trop complètement la religion, la
politique, la sociologie pour saisir toute la portée de ces romans--si
l’on peut appeler «romans» de pareilles anatomies du Vrai. C’est
seulement des années plus tard que j’ai perçu la sagesse incluse dans
des livres comme le _Médecin de campagne_ et le _Curé du village_ et que
j’ai admis les principes qui coordonnent toutes les parties du monument
élevé par Balzac à l’Église et à la Monarchie.

Mais, dès cette époque, tout ce qu’il grava de son burin irrésistible
aux profondeurs de mon être contribua, sans doute, à former quelques-uns
des éléments de ma réaction future contre la folie révolutionnaire.

Immédiatement, je reçus de lui des enseignements précieux pour ma
formation littéraire.

Sous son influence j’écrivis un conte, bien entendu plein de gaucherie
et de réminiscences ingénues, dont je n’ai gardé qu’un souvenir très
vague, l’ayant détruit presqu’aussitôt, tant il me parut au-dessous de
mon modèle. Tout ce que je me rappelle, c’est que j’y racontais, à
travers force descriptions prolixes, les avatars d’un disciple de
Pythagore voué à la métempsycose. Voilà le thème; quant aux
développements, je les ai oubliés.

Peu à peu, le démon de la littérature me posséda de nouveau et d’une
façon si entière que je fus _obligé_ d’abandonner les projets que
j’avais conçus pour mon avenir. Naguère, encouragé par mes supérieurs,
je méditais d’entrer à l’École de Saumur, puis, une fois officier, de
poursuivre ma carrière dans l’armée d’Afrique.

L’idée n’était pas déraisonnable. Mais, de par Balzac, de par quelques
autres livres aussi--les poèmes et les proses de Baudelaire, les romans
de Barbey d’Aurevilly--elle fut emportée, balayée comme au souffle d’une
rafale brûlante. La fièvre littéraire se ralluma dans mes veines. Mille
sujets de livres me tourbillonnaient dans la cervelle. Selon cette
infatuation juvénile qui gonfle les débutants, je me voyais entassant
volume sur volume, à l’exemple du Maître, acclamé par une multitude de
lecteurs, couronné d’un laurier d’or par la Gloire!...

Ah! comme la vie et les dures expériences qu’elle implique se chargent
d’émonder ces rêves exubérants. «La gloire est le soleil des morts», a
dit magnifiquement Balzac lui-même. Mais je n’étais pas encore apte à
retenir cette maxime si profonde en sa concision. Le sens philosophique
du livre amer d’où je l’extrais et qui s’intitule _la Recherche de
l’Absolu_ m’échappait. Et mon esprit devait bien des fois se fracasser
les ailes avant d’en _réaliser_ la vérité...

Toutefois, durant mes six derniers mois au régiment, je ne négligeai pas
trop mon service. Mais le feu sacré n’y était plus. Il flambait
ailleurs--à Paris, où je me voyais déjà installé, en train de polir les
livres dont je ne cessais plus de rêver.

Cette hantise, je l’emportais dans mes promenades solitaires, à la
Roche-d’Érigné, sur le chemin du Lion d’Angers, aux ardoisières de
Trélazé, comme sur cette rive de la Maine où de sveltes peupliers
frémissants reflètent leur feuillage délicat dans les moires et les
remous de l’eau qui fuit sans trêve.

Plus de galops bien rassemblés, plus de trots rythmiques. J’allais au
pas, les rênes flottantes, laissant mon cheval faire ce qu’il voulait.
Je vivais dans le monde féerique des images et des formes, et je les
entendais bourdonner en moi comme une grappe d’abeilles impatientes
d’essaimer.

Ainsi absorbé, j’atteignis le jour de ma libération. Ce fut le 1er
septembre 1886...

En quittant le quartier, je n’éprouvai pas du tout cette sensation de
délivrance qui m’avait rendu si joyeux lors de mon départ du collège. Au
contraire, prenant congé de mes chefs qui me témoignèrent leurs regrets
que je n’eusse pas rengagé, je me sentais le cœur passablement serré.
C’est que l’armée m’avait inculqué le goût d’une vie régulière, pleine
d’occupations bien déterminées. Là, sous une discipline bienfaisante,
j’avais appris à réfréner ma nature impétueuse. Enfin j’avais trouvé une
sorte de famille remplaçant celle qui m’avait fait défaut. Bref, je
tiens à le souligner, au régiment, j’avais été heureux _parce que
j’avais appris à obéir_.

Maintenant qu’il me fallait affronter, seul, sans foyer, sans fortune,
sans relations ni indices d’une réussite, les hasards de la carrière des
lettres, je me reprochais presque d’avoir pris ce parti. Mais la
vocation me sollicitait d’une façon trop impérieuse pour que je revinsse
sur ma décision. Si je l’avais fait, je crois qu’au bout de très peu de
temps j’en aurais été au désespoir.

Les écrivains, qu’un appel irrésistible força de suivre la Muse, malgré
tous les obstacles, me comprendront.

Du moins, j’emportais avec moi la notion que, comme l’a si bien démontré
Alfred de Vigny, la servitude militaire a sa grandeur. Gardienne de la
civilisation française, l’armée suscita en moi le sentiment de la
solidarité nationale et y enracina l’idée de patrie. Par la suite, sous
l’action de circonstances déplorables, l’illusion humanitaire m’égara
pendant quelques années. Mais, par la grâce de Dieu, je retournai assez
vite au bon sens. C’est pourquoi, en ces jours de réflexion mûrie par
l’épreuve, où je récapitule les vicissitudes de ma jeunesse, je me
félicite, j’aime à le redire, d’avoir été--un bon soldat.




CHAPITRE VI

LE SYMBOLISME


Dès les premiers jours de janvier 1887, je me suis fixé à Paris.
J’habite une mansarde au septième étage d’une maison du boulevard
Saint-Marcel et j’y grimpe par l’escalier de service.

Mon mobilier est plutôt rudimentaire: en guise de lit, un sommier posé à
même le carreau et sur lequel ne pèsent pas bien lourd une galette de
varech, deux couvertures de coton, un traversin rembourré de paille.
D’édredon, aucun. S’il gèle, je le remplace par mes vêtements étalés sur
mes pieds. Un tout petit poële dont le long tuyau zigzaguant contribue à
me donner quelque chaleur. Deux chaises et une table de bois blanc,
peintes en noyer. Une malle qui me sert d’armoire à linge et dont le
couvercle supporte mes ustensiles de toilette. Des rayons de sapin où
s’alignent trois douzaines de livres. Sans cadre et fixés à la muraille
par des clous, un portrait de Baudelaire et une mauvaise gravure d’après
_la Ronde de nuit_ de Rembrandt.

C’est qu’il n’y a pas lieu de faire du luxe. Mon revenu fixe se monte à
soixante-six francs par mois que me verse fort exactement une tante
cossue mais qui entend trop ne pas favoriser ce qu’elle nomme «ma folie
de littérature» pour y ajouter le moindre subside. Elle espère que je ne
tarderai pas à me décourager et que j’accepterai l’emploi qu’elle me
réserve chez un notaire de ses amis. Or je n’ai jamais rien voulu
savoir. Je me suis donné ma parole d’être un homme de lettres et pas
autre chose. Je n’en démordrai pas.

A cette époque, le coût de la vie n’est pas excessif. Pourvu que l’on
possède bon estomac, il est facile de se nourrir à peu de frais. Ayant
réduit mon entretien au strict nécessaire, portant avec sérénité des
frusques achetées chez le revendeur et des chaussures souvent percées je
m’offre donc des festins de charcuterie et de pain rassis arrosé d’eau
fraîche. Des fruits, selon la saison, de loin en loin un œuf, complètent
mes menus. Il y a aussi le café que je prends très fort, car je passe la
plupart des nuits à travailler. Quoique j’aie supprimé le sucre, c’est
ma dépense la plus onéreuse avec le pétrole dont je m’éclaire.

J’accepte cette gêne avec la plus parfaite insouciance. Je vis d’une
existence si exclusivement cérébrale que je ne donne aucune attention à
ce que je tiens pour de vaines contingences.

Mais j’ai beau pratiquer l’ascétisme pour l’amour du Beau, soixante-six
francs mensuels, ce n’est tout de même pas suffisant. Afin de grossir
mon budget, je me mets en quête de besognes alimentaires. J’en trouve
parfois de bien cocasses. Par exemple, un commis d’architecte, mon
voisin de palier, m’abouche avec le propriétaire de plusieurs maisons
situées dans le quartier des Gobelins. Cet homme cultive une marotte
assez bizarre: il voudrait obtenir l’entreprise de construction du
Métropolitain dont on commence à parler. Des projets grandioses
l’obsèdent, mais comme le style lui manque aussi bien que l’orthographe,
ce bourgeois babylonesque me propose de lui écrire une brochure qu’il
signera, fera imprimer et distribuera aux conseillers municipaux, à tous
les sénateurs, à tous les députés. Il y aura un tirage de luxe destiné
aux «grosses légumes» tels que le préfet de la Seine, les ministres et
le Président de la République.

Mon Mécène me demande surtout du lyrisme et des phrases pompeuses. Qu’à
cela ne tienne, je lui servirai autant d’emphase qu’il lui plaira. En
huit jours, j’expédie la chose suivant les notes informes qu’il m’a
confiées. J’y ai fourré à foison toutes les couleurs de l’arc-en-ciel et
de l’érudition pillée dans les dictionnaires techniques--voire des
citations cueillies dans les _Fleurs du Mal_, entre autres, cette
apostrophe à la grand’ville:

    Fourmillante cité, cité pleine de rêves
    Où le spectre, en plein jour, raccroche le passant...

et ce distique:

    Et le sombre Paris, en se frottant les yeux,
    Empoignait ses outils, vieillard laborieux.

L’impression produite fut extraordinaire. Lorsque, comme possédé d’une
fureur pindarique, j’eus déclamé cet étrange dithyrambe au bonhomme, il
se prit d’un tel enthousiasme qu’il me compta mille francs, séance
tenante. Or, nous n’étions convenus que de cinq cents à payer en deux
fois. Quel succès--et quelle aubaine!...

On découvre ainsi quelquefois de ces bourgeois chez qui un «poète mort
jeune» ressuscite soudain, après qu’ils ont fait fortune, pour
s’extravaguer en conceptions délirantes. Ce n’est pas fréquent, mais
cela se rencontre. Et ma bonne étoile m’avait amené l’un d’eux.

Je déniche d’autres tâches moins lucratives mais encore appréciables. Je
rédige des fragments étendus de monographies sur les métiers parisiens
pour un compilateur qui, mal doué quant aux facultés inventives, ne
déteste pas de publier, sous son nom, le travail d’autrui. Ce
parasitisme lui rapporte, paraît-il, beaucoup et il paie assez bien.

De passage à Paris, il m’arrive, flânant sur les quais de la rive
gauche, d’apercevoir dans les boîtes des bouquinistes quelqu’un des
volumes en question. Alors je ris dans ma barbe et je me remémore, avec
un certain attendrissement, cette période de ma jeunesse où j’avais le
droit de m’appliquer le _Sic vos non vobis_ de Virgile...

Je fais aussi des recherches à la Nationale pour un historien amateur
qui s’est imaginé de refondre, en les rectifiant, les _Récits
mérovingiens_, d’Augustin Thierry.

Je place, çà et là, sans trop de peine, des articles de reportage pris
dans des milieux picaresques et je les signe de divers pseudonymes.

Pour mon labeur personnel, je n’en veux rien livrer à la publicité tant
que je ne serai pas sûr de mon instrument.

Je me romps au métier avec patience, avec persévérance. Empruntant des
livres à des amis, en achetant d’occasion, fréquentant les
bibliothèques, je me tiens au courant de l’actualité littéraire.
J’étudie les philosophies et l’histoire, surtout celle de notre pays.
J’aborde l’anglais--toutefois d’une façon superficielle. Je m’imprègne
de Dante, de Shakespeare, de Goethe, des Maîtres de la littérature
française au XVIe et au XVIIe siècle. Je fais du latin; et je constate
que, malgré une interruption de cinq années, je n’ai nulle peine à m’y
remettre, ce qui est à l’éloge des méthodes d’enseignement en usage dans
l’Université, au temps de mes études.

Je traduis, pour mon plaisir, le _De rerum natura_, de Lucrèce, et le
_Satiricon_, de Pétrone.--Tous ces travaux me forment un fond solide de
culture générale. Pour me récompenser moi-même de mon activité
intellectuelle, je versifie, je prosifie à outrance. Que de poèmes
j’ébauche qui ne réussissent pas à me satisfaire. Que de romans rêvés à
loisir, esquissés dans la fièvre, jamais amenés à réalisation totale!
N’importe, je ne gaspille pas les heures; j’apprends à bien manier la
langue et les rythmes. Tout cela servira plus tard...

Cette formation solitaire a duré deux ans au cours desquels je vécus
entièrement détaché du monde. Ce n’est pas à moi de dire si ce travail
d’assimilation et de préparation m’a profité.

                   *       *       *       *       *

Au commencement de 1889, je publiai mon premier livre. C’était un
recueil de vers qui me fit classer parmi les poètes de l’école
symboliste. A la même époque, je descendis de ma mansarde pour
m’installer en un autre logis, en plein quartier du boulevard
Saint-Michel et pour nouer des relations avec quelques-uns des
initiateurs de ce mouvement littéraire: Moréas, Paul Adam, Gustave Kahn,
Henri de Régnier, Stuart Merrill, etc. Je collaborai au _Mercure de
France_, qui est devenu, sous la direction judicieuse d’Alfred Vallette,
le meilleur périodique de notre temps avec _la Revue universelle_; à _la
Plume_, disparue, où je fis la critique des livres pendant six ans; à
_l’Ermitage_, disparu, dont j’assumai, un peu plus tard, le gouvernement
avec René Boylesve et Henri Mazel.

Ces trois revues étaient, au même degré, idéalistes et combatives. On y
guerroyait surtout pour la liberté du vers et contre le naturalisme. On
y martelait d’immuables têtes-de-Turc: Zola pour toute son œuvre;
Sully-Prud’homme pour son didactisme visqueux; Doumic qui, incarnant le
Rien-en-Soi, prétendait nous morigéner; Brunetière, à cause de son
pédantisme pseudo-classique et de ses diatribes ineptes contre
Baudelaire... d’autres encore, tout à fait oubliés depuis les cinq
premières minutes qui suivirent leur décès.

Je ne parlerai pas longuement du symbolisme. Je l’ai fait dans de
nombreux articles et dans deux ou trois volumes où, si je ne me leurre,
ceux qui entreprendront son histoire complète trouveront des
renseignements exacts. Je n’en rédigerai donc qu’un résumé assez bref où
je m’efforcerai de noter impartialement le bien et le mal qu’il
produisit dans les lettres françaises à la fin du XIXe siècle et au
commencement du XXe.

D’abord le mal.

Un accueil trop complaisant aux influences étrangères. Au détriment de
la tradition nationale, on exaltait, sans mesure, Ibsen, Tolstoï,
Schopenhauer, Nietzsche. L’apologie de ces Barbares allait souvent
jusqu’à l’extravagance. Encore, chez nous, Français, l’engouement pour
ces deux derniers s’expliquait jusqu’à un certain point: ils
réprouvaient le germanisme et se manifestaient tout pénétrés de culture
latine. Mais le Norvégien et le Russe, quels génies fumeux remâchant les
thèses les plus éculées du romantisme, quels dissolvants dans une brume
corrosive, leurs doctrines!

C’étaient, les dieux de _la Revue blanche_, périodique inspiré,
subventionné, _enkahalé_ par des Juifs polonais qui menaient de front
les opérations de Bourse et les menées anarchistes. Diverses tribus
hébraïques opéraient en cet endroit: les Bernard Lazare, les Cohen, les
Léon Blum, les Ular, sous une trinité de Natanson.

Henri de Bruchard a, naguère, fort bien décrit ce milieu. Il a croqué
sur le vif «ces juifs boursiers, assoiffés de boulevard, portant dans
les lettres, avec de fausses apparences de mécénat, ce goût malsain de
parodier et de parader qui est le propre de leur nation haïssable. Ils
traînaient derrière eux toute une équipe de ghetto dont ils infligeaient
le style, les images, les dégénérescences à une jeunesse, sans guides,
sans appuis, que l’anarchie littéraire attirait en réaction contre les
bassesses et les médiocrités de la salonnaille opportuniste ou radicale.
Telle était cette officine où les esthètes coudoyaient les usuriers et
les lanceurs de bombe où se tutoyaient et s’associaient bookmakers et
auteurs dramatiques».

De Bruchard donne ensuite un aperçu fort véridique du salon des
Natanson: «Chaque jour, ils s’attachaient à couvrir d’un mauvais vernis
boulevardier la crasse importée du Ghetto de Varsovie. Ne
s’avisaient-ils pas de protéger les peintres! On devine quelle peinture
était prônée par ces affolés de modernisme. Ils se lançaient aussi dans
leur monde et donnèrent des soirées. Ce fut même assez comique.
Évidemment, on ne pouvait avoir d’emblée l’élite parisienne. Aussi se
contentait-on de la famille Mirbeau et de Marcel Prévost. Puis, pour
faire nombre, quelques gens de lettres naïfs et, obligatoirement, les
collaborateurs de la revue...

«Paris s’amusa fort des glorioles que les Natanson affichaient. Dès leur
second bal, la Pologne délégua tous ses Juifs, traducteurs de romans
étrangers, rédacteurs d’agences de presse allemandes, correspondants des
gazettes sémitiques. Puis apparut l’armée des traducteurs. Un vol
d’Anglais, d’Américains, de Suédois, de Danois, de Teutons s’abattit sur
nos libraires. Dans la presse, c’était l’âpre concurrence des petits
juifs, si humbles la veille, la monopolisation du théâtre, le boycottage
pour tout ce qui portait un nom français[8].»

  [8] Henri de Bruchard: Petits Mémoires du temps de la Ligue, 1 vol. à
    la Nouvelle librairie nationale.--Henri de Bruchard aurait pu
    ajouter que parmi les gloires de la firme Natanson, il y avait
    Nordau, juif-boche qui venait de traîner dans la boue la littérature
    française, et Brandès, juif-danois qui, pendant la guerre, exalta le
    pangermanisme et insulta notre pays.

Voilà qui est fort bien dit. Toutefois, il faut émettre la restriction
que nous, symbolistes d’origine française, nous nous cantonnions sur
notre chère Rive Gauche et que nous ne nous laissions pas contaminer
jusqu’aux moelles par les miasmes d’outre-Rhin et du Ghetto. Pour ma
part, je n’ai jamais mis les pieds dans les salons Natanson, et c’est
tout au plus si j’ai donné deux fois de la copie à leur revue.

Mais il est vrai que nous faisions beaucoup trop facilement un sort aux
produits de l’étranger. Plusieurs métèques abusaient de notre courtoisie
pour prendre des airs arrogants vis-à-vis de nous. L’un d’entre eux,
venu du Wisconsin ou du Connecticut, en trois bateaux, pour réformer la
prosodie française, se distingua par son outrecuidance. Ce n’est pas la
peine de le nommer; ses élucubrations, sans rythme, ni rimes ni raison,
n’ont jamais réuni qu’une douzaine de prosélytes obscurs. Et nul ne se
souvient de son passage dans nos revues.

Un autre défaut des symbolistes, c’était un individualisme si accusé, si
ombrageux qu’il en résultait que chacun suivait sa voie sans adhérer à
une doctrine commune. Nous savions ce que nous ne voulions pas; nous ne
savions pas trop ce que nous voulions.

Au point de vue de la technique, tous s’appliquaient à libérer le vers
des chaînes excessives dont les Parnassiens l’avaient surchargé. Mais où
l’on n’était plus d’accord, c’était sur les limites entre lesquelles il
était sage de se tenir. Les uns conservaient l’alexandrin, d’autres le
rejetaient. On émettait force théories; on se gardait, comme d’un crime,
de poser des lois. C’était le règne de l’inspiration déréglée.

Au point de vue de l’art, en général, on entendait substituer aux
inventaires de sensations basses où se confinait le naturalisme une
littérature plus subtile, moins terre-à-terre que celle dont nous
critiquions les tendances. On visait à remplacer le roman par la
légende. De belles réalisations furent obtenues mais, comme chacun se
forgeait à soi-même des convictions toutes personnelles, l’apport
collectif restait indéterminé. C’était une sorte de symphonie où les
dissonances tenaient plus de place que l’unisson. En somme, le
symbolisme fut un groupement anarchiste toujours sur le point de se
dissoudre. Cela se comprend, puisque on n’y trouvait point d’entente sur
un programme accepté de tous.

C’est contre ce manque de cohésion que tenta de réagir Jean Moréas,
quand il fonda l’école romane avec Charles Maurras, du Plessys, La
Tailhède et Raynaud. Si, dans ses premières œuvres, il fit la part trop
grande à l’archaïsme, il donna bientôt des poèmes où le soin de se
conformer à la tradition classique ne contrariait en rien l’essor de sa
personnalité. Ce furent _les Stances_ où, sous une forme très pure, il
exprimait ce que la sagesse païenne contient de plus élevé. Moréas fut
un stoïcien attardé. Mais comme, de propos délibéré, il ignora le
christianisme, c’est-à-dire le principe unique qui permette de vivifier
les âmes, comme, en outre, il s’isolait dans un rêve de beauté antique,
hors du temps où il vécut, sa tentative échoua. Ainsi que ses émules, il
bâtit une chapelle littéraire, loin de la foule, et rien de plus.

D’ailleurs, tout en l’admirant, les symbolistes se montraient bien trop
hostiles à toute idée de soumission à un chef d’école pour le
reconnaître comme tel. Leur proposer une discipline était donc
chimérique.

Le symbolisme individualiste eut probablement son expression la plus
complète en Remy de Gourmont, esprit très fin, érudit très informé,
intelligence aux multiples ressources, féconde en aperçus ingénieux,
beau styliste. Mais un vice gâtait ces grandes qualités. Par instinct de
destruction, il s’attachait tellement à dissocier les idées qu’il
aboutissait par excès d’esprit critique au scepticisme total et à des
négations hâtives. Parce qu’elle _affirme_, l’Église lui était en haine.
Lorsqu’il la rencontrait, sa distinction native, son souci d’élégance
dans la diction l’abandonnaient. Il rivalisait en propos indécents avec
le pire Voltaire. Plus encore, il tombait dans l’anticléricalisme
balourd d’un Homais.

Celui-là non plus ne fut pas le Maître que beaucoup attendaient.

Il ne méritait pas davantage de le devenir ce Mallarmé à qui un grand
nombre de symbolistes vouaient une admiration désordonnée. Platonicien
trouble, dont le mépris pour le Réel passait toutes les bornes, Mallarmé
se confinait si étroitement dans la contemplation des fantaisies de son
Subconscient que ses sectateurs les plus intransigeants devaient avouer
leur impuissance à comprendre les écrits de sa seconde manière, tant
qu’il ne les leur avait pas commentés.

Mais cette glose, elle-même, manquait souvent de clarté, de sorte que
les mallarmistes en donnaient chacun une interprétation différente. Et
pourtant--détail qui révèle un état d’esprit vraiment singulier--plus
leur idole se rendait hermétique, plus ils la déclaraient sublime.

Il me semble utile de reproduire le fragment suivant d’un article que je
publiai jadis dans _la Revue_ de Jean Finot; il prouve que, touchant le
cas Mallarmé, je me séparais nettement du symbolisme, objet de mes
prédilections partout ailleurs.--Voici:

«Mallarmé devint célèbre pour _n’avoir pas écrit l’œuvre annoncée
pendant dix ans_ comme devant résumer, sous une forme définitive, l’âme
humaine et l’âme universelle. Il employa son existence à rééditer une
traduction partielle d’Edgar Poe, dix sonnets, six poèmes en vers un peu
plus étendus, quinze poèmes en prose, une scène de tragédie, quelques
fragments théoriques. De son propre aveu, et quoique deux ou trois de
ces morceaux--les plus clairs ou les moins obscurs--ne manquassent pas
de valeur, ce n’étaient que des essais, les pierres d’attente d’un
édifice toujours futur dont il expliquait, à l’occasion, le plan et la
portée, mais qu’il ne voulut ou plutôt qu’il ne put bâtir.

«La raison de cette impuissance réside en ceci que Mallarmé se déclarait
_incompétent en autre chose que l’absolu_. Or, on ne réalise pas
l’absolu. On peut y rêver, mais le faire tomber sous nos sens, c’est là
chose impossible. S’y entêter, c’est se vouer à la stérilité...

«Mallarmé essaya d’ailleurs de distribuer quelques tranches d’Absolu aux
initiés préparés, croyait-il, par ses entretiens, à s’assimiler cette
vague nourriture. Dans cette intention, il soumit la langue française à
une série de déformations qui n’en laissèrent subsister que des membres
épars. Puis, partant de ce principe bizarre que: «Nommer un objet, c’est
supprimer les trois quarts de la jouissance du poème qui est faite du
bonheur de deviner peu à peu», il s’interdit de traiter autrement que
par allusion les vers et les proses qu’il offrait à la sagacité de ses
lecteurs. Frapper directement leur esprit lui semblait puéril. Il
prétendait ne leur suggérer que de la façon la plus détournée ses
intentions. Ce qui ramène sa doctrine à ceci: quand on veut faire
entendre quelque chose à quelqu’un, le fin du fin consiste à s’exprimer
par énigmes. Voilà, du coup, la charade réhabilitée et même exaltée
comme un genre littéraire de premier ordre.

«Et les mots, ces pauvres mots que tant de poètes, embourbés dans le
Relatif _pour n’avoir pas connu la région où vivre_, avaient cru propres
à rendre leurs sensations, leurs sentiments et leurs idées, Mallarmé les
accuse de ne pas représenter suffisamment ses concepts. D’une part, il
les méprise si fort qu’il préfère à tout texte «même sublime» des pages
blanches portant «un dessin espacé de virgules et de points». Mais,
d’autre part, il leur confère une fonction nouvelle à quoi personne
n’avait pensé jusqu’à lui: «Il faut, dit-il, que, de plusieurs vocables,
on refasse un mot total, neuf, étranger à la langue et comme
incantatoire... qui nous cause cette surprise de n’avoir jamais ouï tel
fragment ordinaire d’élocution, en même temps que la réminiscence de
l’objet nommé baigne dans une neuve atmosphère...»

«Mallarmé eut donc pour objectif de créer un langage spécial, n’ayant
guère de rapport avec le français et destiné à formuler des pensées
tellement inaccessibles qu’il fallait se transporter, par l’imagination,
dans un monde différent du nôtre, si l’on voulait parvenir à en
soupçonner la signification à jamais symbolique.

«Il se donna tout entier à cette tâche impossible. Il y usa toutes les
ressources de son intelligence sans avoir réussi même une esquisse de
son rêve et surtout sans avoir déterminé une de ces révolutions qui
changent la face de la littérature.»

Il ne détermina, en effet, que des apologies sans grande portée, puisque
tout en proclamant la transcendance de son art, aucun de ses admirateurs
ne crut devoir le suivre dans la voie qu’il indiquait. C’est,
disent-ils, que Mallarmé ayant réalisé l’individualiste par excellence,
on ne saurait l’imiter.

Non, grâce à Dieu, on ne l’a pas imité, parce qu’il n’a pas su «créer un
poncif» comme le demandait Baudelaire à l’écrivain digne de maîtrise. Et
puisque je cite Baudelaire, je lui emprunterai encore les termes qui
définissent le mieux Mallarmé. Ce ne fut pas un génie créateur; ce fut
«une curiosité esthétique».

Maintenant que j’ai dit le mal qu’on a le droit de penser du symbolisme,
je vais dire le bien.

Les symbolistes ont assoupli la prosodie. Sans entrer dans le détail et
tout en concédant que certains d’entre eux ont porté la réforme trop
loin jusqu’à produire des choses vagues, qui n’étaient ni prose ni vers,
on doit retenir à leur actif que, par eux, le vers devient plus musical,
s’enrichit de rythmes nouveaux et réussit à exprimer, avec charme, des
nuances de sentiment inaperçues avant eux.

Ils ont fait connaître Verlaine dont l’œuvre avait été sournoisement
étouffée par ses frères du Parnasse et que la postérité tiendra
probablement pour l’un des plus grands poètes du XIXe siècle.

Ils ont détruit, avec une rudesse pleine d’équité, plusieurs réputations
usurpées.

Leur lutte contre le naturalisme n’a pas été vaine. Ils ont porté le
coup de mort aux sottises matérialistes mises en vogue par Zola.

Enfin, ils ont rendu à l’Art un culte désintéressé et ils ont montré un
mépris de la basse réclame qui condamne les commerçants de lettres dont
nous constatons le règne aujourd’hui.

Voilà qui est pour excuser leurs erreurs d’autant, qu’ils ont été les
victimes et non les guides de leur époque. Or, ce fut une période
d’anarchie dans les idées et dans les mœurs--tout comme le milieu qui se
décompose autour de nous tandis que j’écris ces lignes. Une société sans
Dieu, sans autorité fixe, ne peut guère en produire d’autres.

                   *       *       *       *       *

J’échappai, en partie, aux tares du symbolisme parce qu’en 1894, après
huit ans d’un séjour continu à Paris, je m’installai à la campagne. Je
m’étais marié, dans l’intervalle, avec la femme, profondément
chrétienne, intelligente et dévouée que j’ai perdue en 1901. C’est, sans
doute, à ses prières Là-Haut que je dois la grâce de ma conversion.

Ce «retour à la Terre» me fit le plus grand bien non seulement au
physique, mais au moral et au point de vue intellectuel. L’existence
parisienne est si pleine de fièvres artificielles qu’on y perd presque
le sens de la nature. Je le reconquis largement à Guermantes, où nous
avions loué une maison paysanne avec jardin. C’était un petit village de
cent trente-quatre habitants. La gare la plus proche étant à quatre
kilomètres, j’y trouvai la solitude bienfaisante. Il était situé au cœur
même de ma chère Ile-de-France, pays de coteaux modérés, de vergers
plantureux, d’eaux courantes parmi les aubépines et les saules, de
prairies tachées d’un bétail blanc et roux. De grands noyers, des ormes
chenus, des sycomores tout bourdonnants d’abeilles, des cytises aux
grappes dorées y entremêlent leurs feuillages. Des vents salubres le
vivifient. Et nulle part les jeux de la lumière et de l’ombre n’ont plus
de douceur.

En cette sereine ambiance, je poursuivis mes travaux littéraires. La
besogne ne faisait pas défaut: une collaboration régulière à deux grands
journaux de Belgique dont j’étais l’un des correspondants, mes articles
bi-mensuels de critique à _la Plume_, des vers et des proses dans
d’autres revues, surtout au _Mercure de France_, enfin la fabrication
d’un livre annuel.

Pour atténuer la tension cérébrale résultant de ces multiples écritures,
je faisais de grandes courses par les champs et aussi dans les bois de
mon peu enviable voisin: Alphonse de Rothschild. En effet, le terroir de
Guermantes borde en partie son vaste domaine de Ferrière.

D’autres jours, lâchant la plume et l’encrier pour la bêche et
l’arrosoir, je cultivais mon jardin d’après les conseils de mon ami
Butelot, cordonnier du village et en même temps horticulteur expert--ce
qui ne l’empêchait pas de braconner astucieusement les _remises_
grouillantes de gibier du Juif _tout-en-or_, comme dit Léon Daudet.

C’est à Guermantes que j’ouvris les hostilités contre les abus du
symbolisme et particulièrement contre Mallarmé que je considérais--et
que je considère toujours--comme sa plus grande erreur.

Cet irrespect louable à l’égard de l’idole m’aliéna une portion de mes
anciens frères d’armes. Ils se sentirent si outrés de mon soi-disant
sacrilège qu’ils me couvrirent d’injures au lieu de rétorquer les
arguments très raisonnés que je développais à l’appui de ma thèse. Ils
me traitèrent de «renégat», de «grossier personnage» et même de
«frénétique».

Pourtant, si l’on veut bien se reporter au fragment d’article cité plus
haut, je crois qu’il faut convenir que le ton de mes critiques n’avait
rien d’excessif et que je m’y maintenais dans les bornes de la
courtoisie nécessaire. Eh bien, toute ma polémique à propos de Mallarmé,
si incisive qu’elle fût par moments, n’alla jamais jusqu’à l’invective
contre un homme dont j’appréciais le beau caractère tout en réprouvant
ses attentats à la langue et sa méconnaissance des qualités essentielles
de notre génie national, à savoir la précision et la clarté.

Mais, je le répète, mes détracteurs ne me rendirent pas la pareille. Je
n’établirai pas la liste des procédés malveillants dont certains me
poursuivirent. Ce serait aujourd’hui dénué d’intérêt. Et, d’ailleurs, je
me suis réconcilié avec pas mal de ces adversaires aveuglés par le parti
pris mais qui reconnaissent, au bout de vingt-cinq ans, que je pourrais
bien ne pas m’être trompé.

Mais ce que je vérifiai alors et ce que me confirma, depuis, une longue
expérience, c’est le manque d’esprit de justice qui règne dans la
littérature. Si la bonne foi était exilée du reste de l’univers, ce
n’est pas chez les écrivains qu’elle trouverait un refuge.

Fort heureusement, il y a des exceptions. Mais, en général, l’aphorisme
de Plaute repris par Hobbes: _Homo homini lupus_ rencontre, dans la
gent-de-lettres, son application la plus constante.

Ajoutez une rage de médisance qui va souvent jusqu’à la calomnie. Voilà
qui explique ma décision de me tenir le plus possible à l’écart de mes
«chers confrères». Je m’en félicite tous les jours.

Une autre «trahison» me fut imputée. Sous le pseudonyme d’Harold Swann,
je décrivis, en divers périodiques, les petits travers extérieurs et les
ridicules inoffensifs des symbolistes. Ces satires sans méchanceté, _et
où je ne m’épargnais nullement moi-même_, eurent du succès auprès du
public de nos revues. Lorsque, assez tardivement, le secret fut
divulgué, M. Le Goffic, dans un article fort aimable, m’appela «l’enfant
terrible du symbolisme». C’était le mot juste. Mais quelques-uns des
caricaturés--exactement ceux à qui je n’avais donné qu’un léger coup de
crayon, en passant--prirent fort mal la plaisanterie. D’où un
redoublement de malédictions[9].

  [9] Coïncidence piquante: ces noms de Guermantes et de Swann, Marcel
    Proust me les a empruntés pour deux de ses romans. Comme je ne l’ai
    jamais rencontré, je voudrais bien savoir le motif qui détermina son
    choix. A moins que le hasard ait tout fait?

Troisième grief: je désirais, donnant l’exemple dans mes poésies, qu’on
ne fît pas du vers libre un vers amorphe. J’estimais qu’il y avait
exagération à éliminer la rime pour la remplacer par de vagues
assonances ou par--rien du tout. J’avançais que des superpositions de
petites phrases fictivement accentuées ne valaient ni les césures
anciennes ni les rythmes consacrés. Je soutenais que la réforme était
suffisante qui abolissait l’alternance obligatoire des rimes féminines
et masculines, qui permettait de faire rimer un singulier avec un
pluriel et qui tolérait l’hiatus, pourvu qu’il ne produisît pas de
cacophonie. Pour le surplus, je recommandais l’imitation de la technique
du vers libre tel que la Fontaine, dans ses fables, et Molière, dans
_Amphitryon_, l’ont magistralement pratiqué.

Là encore, on me vilipenda. Le métèque du Connecticut, dont les vers
jargonnants n’évoquaient, en fait de rythme, que les bonds saccadés
d’une sauterelle expirante, me décréta d’ostracisme. Dans le même temps,
M. André Gide prenait l’initiative d’un manifeste où mes crimes
antimallarméens étaient flétris en termes véhéments.

Ces excommunications burlesques me procurèrent une vive hilarité. Je ne
répondis pas. Et je persévérai sans l’ombre d’un trouble de conscience.

Les curieux de controverses littéraires qui se donneront la peine de
parcourir les volumes où j’ai réuni mes articles et, d’autre part, les
ripostes de mes adversaires, jugeront de quel côté résidait le bon sens
et la mesure.

                   *       *       *       *       *

Pour l’écrivain, c’est une nécessité, à laquelle il cède d’une façon
presque machinale, que de se faire une conception du monde et de
chercher le sens de la vie. Or, j’étais encore très loin de la vérité
catholique. J’avais passé par une phase de pessimisme bouddhique sous
l’influence de Schopenhauer. Puis, après avoir étudié Darwin et ses
émules et compulsé Taine, je m’étais laissé prendre un temps aux
propositions décevantes du déterminisme évolutionniste qui n’est, en
somme, qu’un matérialisme fataliste. Étouffant dans ce caveau sans
soupirail vers le soleil, je m’en étais bientôt évadé. Alors, au contact
de la campagne régénératrice et, ensuite, par la forêt de
Fontainebleau--merveille de grave beauté--je devins panthéiste. C’est
dire que les Apparences furent les divinités auxquelles je rendis un
culte. Je n’épiloguerai pas à ce sujet, me bornant à rappeler que la
plupart de mes écrits, durant cette période, portent la marque formelle
du Grand Pan.

D’ailleurs, et comme pièce probante, voici une prose que le _Mercure de
France_ publia et où je tâchais d’exposer ma communion avec ce que je
nommais «l’âme universelle». On m’excusera de la reproduire; je la crois
des plus significatives. Monologuant, je disais:

«... Toi qu’un destin--peut-être ironique--marqua pour enfanter des
poèmes, toi que les Formes, les Sons, les Essences tiennent attentif,
rappelle-toi comment naît, au fond de ton être le plus essentiel, le
désir d’interpréter, en des strophes cadencées, les songes que la terre,
l’océan, le ciel nuageux, ensoleillé ou plein d’étoiles ne cessent de te
prodiguer.

«Tu marchais, perdu dans une vague rêverie, n’accordant qu’une attention
distraite aux incidents de la route. Soudain, un rayon fait papilloter
les vagules d’un ruisseau. Soudain, l’ombre bleuâtre d’une vieille
muraille, dont maintes giroflées pavoisent la crête moussue, se découpe
bizarrement sur le sol. Soudain, le vent taquine, en riant tout bas, les
feuilles inquiètes d’un bouleau. Tu t’arrêtes, étonné et ravi. Ces
choses, qui te sont pourtant coutumières, te frappent comme si tu ne les
avais jamais vues. Tu les considères; tes prunelles s’en imprègnent et,
lorsque tu reprends ton chemin, leur image agrandie, nimbée d’or,
éblouissante t’emplit le cerveau. Alors, tu établis instinctivement un
rapport entre cette image et la disposition de ton âme au moment où elle
te séduisit. Si tu es triste, elle reflète ta tristesse; si tu es gai,
elle reflète ta gaieté. Un rythme naît en toi et t’obsède. Sans t’en
apercevoir, tu y conformes ton pas. Le rythme se précise; des mots se
précipitent en foule qui s’efforcent d’y entrer. Puis cent images
accessoires s’élancent, comme des fusées, de ton Subconscient et tentent
de s’associer à l’image primitive.»

J’expliquais ensuite comment le poème, issu de cette première
incubation, aboutissait peu à peu, _à force d’y penser_, à la
réalisation et j’ajoutais:

«Si tu fus sincère, si tes vers, largement humains, frappent par leur
simplicité, il arrivera que le lecteur y découvrira des mérites dont tu
ne te doutais pas. Alors vous vous réjouirez ensemble. Et vous serez
semblable à des enfants qui, grimpés dans un cerisier et croyant l’avoir
dépouillé, aperçoivent tout à coup une branche encore chargée de fruits.
L’épaisseur du feuillage la leur dissimulait; mais un coup de vent
opportun leur révèle l’aubaine. Ils se la montrent; ils poussent des
cris de joie; puis ils se partagent fraternellement les cerises
juteuses...»

Puis, après quelques développements sur ce thème, je concluais:

«Non seulement les souffles des vents capricieux et les clapotis des
rivières sinueuses contribuent à former les rythmes du poète, mais
encore les collines aux lignes tremblées, les rochers pareils à des
Titans méditatifs, les vagues de la mer, soit qu’elles se cabrent comme
des poulains indomptés, soit qu’elles viennent mollement se pâmer sur le
sable fin d’une grève étincelante.

«La forêt, la mer et aussi la plaine où les jeunes avoines se moirent
d’argent bleuâtre, où les fleurs roses du sainfoin, où les fleurs
veloutées du trèfle incarnat offrent leur pollen aux abeilles, il faut
les aimer d’un même amour, afin qu’elles nous révèlent les secrets de
leur magnificence.

«Nous entrerons dans la forêt pour apprendre des vieux chênes rugueux,
des hêtres à l’écorce lisse, des pins aux rameaux gracieusement
alternés, des bouleaux sveltes, l’art des proportions harmonieuses. Nous
nous enfoncerons, sans nous inquiéter du retour, sous les futaies
séculaires, pleines d’une brume sacrée où résident nos dieux. Le murmure
éolien des hauts feuillages bercera notre extase. Et parfois, au détour
d’un sentier, nous verrons le Grand Pan mener, au son de sa flûte, les
danses des dryades. Il nous saluera d’un trille amical, puis, brusque,
se fondra dans les taillis. Nous, cependant, nous demeurerons
délicieusement perplexes, nous demandant si nous ne fûmes pas les dupes
des magies du soleil et du brouillard ou si vraiment le dieu, sachant
notre dévotion pour lui, a daigné nous apparaître.

«La mer, nous en longerons, à pas lents, le rivage. Ses flots
miroitants, son balancement infini, sa face changeante, selon l’heure,
nous seront des modèles pour varier nos cadences. Le sillage des
navires, les traînées d’ombre violette que dessinent les courants, nous
les transposerons dans nos vers. Et, de même qu’aux profondeurs dorment
des richesses englouties, des nacres et des perles, de même, nos
strophes recéleront, sous le prestige mélodieux des rythmes, des trésors
de douleur, de joie et de rêve.

«Mais la forêt et la mer sont d’une beauté redoutable. A les fréquenter
d’une façon exclusive, nous finirions par perdre la conscience de
nous-mêmes; nous ne saurions plus nous en détacher et nous aspirerions à
la vie végétative, sans désirs et sans pensée. C’est pourquoi, lorsque
nous nous serons saturés de leurs aspects, nous viendrons nous retremper
au spectacle du travail humain dans la plaine. Là, nous admirerons l’art
parfait selon lequel le laboureur trace ses sillons et nous nous
efforcerons de l’imiter pour l’ordonnance de nos strophes. Ou bien nous
suivrons le semeur; nous le regarderons épandre le grain doré. Puis, à
son exemple, nous ensemencerons nos poèmes avec des mots de lumière.

«La journée finie, contents d’avoir travaillé de notre mieux, nous irons
nous asseoir parmi les gramens du verger prochain. Nous coûterons le
calme du soir. Nous recueillerons le clair sourire des étoiles. Et, en
récompense de notre bonne volonté, nous entendrons cette musique des
sphères où s’adore l’Ame Universelle.»

                   *       *       *       *       *

La vie aux champs et dans la forêt eut donc cet effet bienfaisant de me
pénétrer du sentiment de la nature. Mais elle ne m’ancra pas dans une
doctrine immuable d’où je pusse déduire des certitudes. L’illusion
panthéiste était beaucoup trop ondoyante pour me les fournir et même, si
elle me les avait procurées, elle aurait été impuissante à les
corroborer d’une morale stable, répondant à tous les besoins de mon âme
inquiète. Au fond je cherchais une religion. J’aspirais à un idéal qui
élevât davantage les sommets de mon être, qui me purifiât suffisamment
pour que, contemplant sa lumière, j’apprisse à réfréner mes passions
mauvaises et qui me consolât aux heures de doute et de découragement.

Cet Absolu divin je crus un moment l’avoir trouvé dans la philosophie de
Lucrèce. Avec lui, je disais: «La religion, ce n’est pas de se tourner
sans cesse vers la pierre voilée, ni de s’approcher des autels, ni de se
jeter prosterné à terre, ni de lever les mains devant les demeures des
dieux, ni d’arroser les temples du sang de beaucoup d’animaux, ni
d’entasser les vœux sur les vœux, mais de tout regarder avec une âme
tranquille[10].»

  [10]

        Nec pietas ulla est, velatum saepe videri
        Vertier ad lapidem atque omnes accedere ad aras
        Nec procumbere humi prostratum et pandere palmas
        Ante deum delubra, neque aras sanguine multo
        Spargere quadrupedum, nec votis vectere vota;
        Sed mage placata posse omnia mente tueri.

    (De rerum natura.)

Cependant cette sagesse orgueilleuse et solitaire, c’est précisément le
contraire d’une religion, puisque celle-ci implique une foi commune à un
grand nombre d’hommes. Et du reste Lucrèce, lui-même, considérait-il
toutes choses d’une âme paisible, lui qui s’empoisonna pour une femme
dont il désespérait de se faire aimer?

Son empirisme philosophique ne l’avait donc pas prémuni contre ses
propres faiblesses. Ainsi que tant d’autres, il formula de creuses
sentences, propres à être citées dans un traité de rhétorique mais
inefficaces pour guérir ou atténuer les souffrances et les déboires dont
foisonne l’existence quotidienne.

Après quelques essais fort infructueux pour me créer une âme impassible
selon ses préceptes, je me détournai donc de ce sophiste inconséquent.

C’est alors que, faute d’une croyance à un principe surnaturel, je me
rejetai vers cette «religion de l’humanité» qui a fait divaguer tant
d’intelligences depuis qu’il existe des aveugles volontaires pour
refuser de voir Dieu. Comme mon tempérament me portait alors aux
extrêmes, j’allai, du premier coup, jusqu’à l’Anarchie.




CHAPITRE VII

L’ANARCHIE


Durant les premiers mois qui suivirent ma sortie du régiment, je ne
m’occupai pas du tout de politique. Absorbé par mon labeur littéraire,
je ne lisais, dans les journaux, que les articles traitant de
littérature. J’ignorais jusqu’au nom des ministres qui se succédaient au
pouvoir comme des ombres chinoises sur une lame d’étoffe, mal tendue,
mal éclairée et secouée de trépidations chroniques.

D’instinct, et comme tout Français capable d’observer et de construire
un raisonnement, je sentais la malfaisance et l’absurdité du régime; je
n’éprouvais aucune espèce de vénération pour la République. Ainsi que la
plupart de mes contemporains, je haïssais l’Allemagne et je nourrissais
l’espoir que l’heure où nous prendrions notre revanche de la défaite de
70 ne tarderait pas à sonner. Et il est certain que j’aurais endossé de
nouveau et très volontiers la cuirasse pour foncer sur l’ennemi
héréditaire.

Mais ces sentiments me demeuraient à l’état latent. Ravi par le culte de
la Muse, je ne prêtai, tout d’abord, guère d’attention aux intrigues et
aux papotages stériles de nos maîtres.

Cependant, Paris s’enfiévrait si fort autour de mon rêve qu’il me fallut
bientôt, bon gré mal gré, m’enquérir des causes de ce tumulte énorme.

En effet, c’était le temps où Boulanger syndiqua tous les mécontents
pour balayer la clique de fantoches malhonnêtes qui détenaient le
pouvoir. Aux cris: _Dissolution! Révision!_ la grand’ville, en haine des
parlementaires, tombait amoureuse du soldat qui surexcitait son
patriotisme et, à la fois, ses penchants frondeurs.

On ne parlait plus que de Boulanger. On ne chantait plus que des
refrains boulangistes. Je m’en aperçus au détriment de mon repos. Dans
la maison où j’habitais, il y avait une petite cour, une sorte de puits
étroit entre les quatre corps du bâtiment. Là, un garçon charcutier,
tout en confectionnant ses hachis, n’arrêtait pas de hurler les couplets
en vogue. Il répétait surtout _En revenant de la Revue_, chanson
cocardière qui enthousiasmait alors les révisionnistes--c’est-à-dire le
plus grand nombre des Français. J’avais beau faire le possible pour ne
pas entendre, à chaque instant une voix aussi fausse que perçante
lançait jusqu’à ma mansarde ces deux vers:

    Et moi, je n’cessais d’acclamer
    Notr’ brav’ général Boulanger!...

Dehors, pareille ferveur: Paris employait ses jours et même ses nuits à
«revenir de la Revue» Et la province--les campagnes comme les
villes--faisait chorus. Si bien que je finis par m’échauffer et par
entrer dans la danse.

                   *       *       *       *       *

Il y a quelques années, villégiaturant dans une auberge de campagne,
j’avisai au mur de la chambre qui m’avait été désignée, un portrait du
général Boulanger.

--Hé, dis-je à mon hôte, vous aussi, vous avez été boulangiste?

--Mon Dieu, oui, comme tout le monde, me répondit-il.

Avec un haussement d’épaule énergique, il ajouta

--Cet animal, s’il avait voulu!...

--Nous ne serions peut-être pas où nous en sommes, dis-je en achevant la
phrase.

--C’est cela même!

C’est vrai, pensai-je, une fois seul, il y eut une époque où à peu près
_tout le monde_ était boulangiste, sauf, bien entendu, les
francs-maçons, les quelques socialistes et les clans de politiciens
opportunistes et radicaux qui se disputaient les faveurs de la Marianne
enjuivée.

Mais le général ne sut pas _vouloir_. Il n’eut ni l’audace réfléchie de
Bonaparte, ni le sang-froid de Monk. Ce fut un romantique sentimental
qui, alors que la France l’exhortait à la délivrer de sa vermine,
choisit de roucouler aux pieds d’une Marguerite tuberculeuse. Voilà ce
qui arrive quand on préfère à la gratitude du pays les baisers à la
créosote d’une Dame aux Camélias mondaine.

Très brave en tant que soldat!--il l’a prouvé en Indo-Chine, en Italie
et contre la Commune--Boulanger manqua de courage civil. De tous les
côtés, on lui criait:--Fais le coup de force, renverse le régime; nous
te suivrons...

Il recula, ayant pris trop au sérieux les absurdes déclamations de
Victor Hugo dans les _Châtiments_ et dans _l’Histoire d’un Crime_.
Peut-être aussi, son idée fixe de rester dans la légalité se
doublait-elle du sentiment de son insuffisance à remplir le rôle
magnifique et redoutable qui lui était offert.

Et puis quels pitoyables lieutenants pour le seconder! Déroulède,
Thiébaud, Pierre Denis, Barrès, deux ou trois autres mis à part, quel
ramassis d’aventuriers et de pamphlétaires besogneux autour de lui! Un
Laguerre, à vendre comme une fille des rues, un Mermeix, un Vergoin et
surtout, traître probable, le juif Naquet!

Lui-même cultiva par trop l’équivoque; flattant les républicains,
marivaudant avec les bonapartistes, caressant les royalistes pour en
tirer des subsides, distribuant des poignées de main aux disciples de
Blanqui, allant en cachette à Prangins sonder le prince Jérôme, dînant
chez la duchesse d’Uzès, il usa son prestige à louvoyer entre les partis
avec l’arrière-pensée de les duper tous au profit de son ambition. Il y
eut du sous-officier fricoteur chez Boulanger. A mon avis, dans _l’Appel
au Soldat_--livre remarquable d’ailleurs et dont certains chapitres
resteront comme de grandes pages d’histoire--Maurice Barrès l’a peint un
peu trop en beau.

Sans génie, mais doué d’un charme incontestable, Boulanger n’eut pas
besoin de se donner beaucoup de peine pour séduire les masses. Les
circonstances le portèrent. Le jour où elles ont cessé de le favoriser,
il prit la fuite d’une façon piteuse, puis s’effondra. Sa mort ne fut
pas celle d’un Caton, ni même d’un Marc-Antoine, mais celle d’un Roméo
suranné.

Emporté par le courant révisionniste, stimulé par quelques-uns de mes
camarades de lettres qui ne juraient que par Boulanger, je me mêlai à
plusieurs manifestations.

J’ai raconté, dans un autre livre, comment je rendis visite au général.
Mais il entrait dans mes actes plus d’impatience de voir ce qui allait
arriver que de conviction profonde.

Le soir de la fameuse élection du 27 janvier, nous nous tenions,
quelques amis et moi, près de l’entrée du restaurant Durand, situé place
de la Madeleine et où Boulanger, entouré de ses principaux partisans,
attendait le résultat du vote. Ne doutant pas qu’il ne fût favorable à
notre chef, frémissant du désir d’achever la déroute des parlementaires,
nous ne quittions pas des yeux le balcon du premier, où un transparent
communiquait le chiffre des voix obtenues dans les vingt
arrondissements. La foule les saluait de clameurs triomphales car, en
tout lieu, Boulanger l’emportait sur son adversaire.

La police était en désarroi; la garde acquise au général; on savait que
la garnison l’idolâtrait. Enfin le bruit courait que les ministres, pris
de panique, faisaient leurs malles pour décamper en tapinois et se
blottir dans les cachettes, préparées d’avance, où ils espéraient se
dérober au premier feu des représailles. Toutes les chances étaient donc
pour le général.

Il allait manquer à sa fortune.

Vers onze heures, on connut le résultat définitif. Paris avait élu
Boulanger à plus de quatre-vingt mille voix de majorité. Tout de suite
s’éleva, depuis la Madeleine jusqu’aux extrémités des boulevards, le cri
qui dictait son devoir à Boulanger:--A l’Élysée! A l’Élysée!

Dans les salons de Durand, les amis de Boulanger le pressaient d’obéir à
la volonté populaire. Déroulède se montrait le plus éloquent Mais l’élu
tergiversait, se dérobait, multipliait les arguties pour ne rien faire.
Puis il déclara qu’il lui fallait se recueillir, seul, dans un cabinet
adjacent. Or, dans cette pièce, il y avait Marguerite de Bonnemain. Que
lui dit-elle? Sans doute quelque chose dans ce genre: Ah! mon Georges,
si tu descends dans la rue, tu cours le risque d’attraper un mauvais
coup. Reste donc dans mes bras; n’écoute pas tous ces exaltés qui te
trompent!...

--Tu as raison, ma chérie, dut-il répondre.

Défaillance d’une âme amollie par des excès sensuels, et devenue
incapable de se hausser le cœur! Est-ce que Bonaparte a consulté
Joséphine au 18 Brumaire? Ou plutôt, est-ce que Joséphine, au lieu de
l’énerver, ne le seconda pas en dupant le naïf directeur Gohier?...

Boulanger rentra dans le salon et déclara, d’un ton qui ne souffrait pas
de réplique, que, satisfait de sa victoire électorale, il refusait
absolument de tenter une action violente contre le régime.

Alors Thiébaud, plein d’amertume et de prévisions sinistres, tira sa
montre:

Il est minuit cinq, dit-il, depuis cinq minutes le boulangisme est en
baisse...[11]

  [11] Pauvre Thiébaud, si convaincu et si chimérique! Il avait coutume
    de psalmodier cette sentence:--La France n’est pas rouge, la France
    n’est pas blanche, elle est bleue...

    Léon Daudet, dans Salons et Journaux, a dessiné, d’un crayon alerte,
    une amusante silhouette de Thiébaud après le boulangisme.

C’était exact. De ce jour le déclin de Boulanger commença; il alla en se
précipitant jusqu’au coup de revolver final.

Il ne faut rien regretter de cette déconfiture. Boulanger dictateur,
c’était probablement la guerre avec l’Allemagne. L’armée du service de
cinq ans était magnifique et d’une solidité à toute épreuve. La nation,
vibrante de patriotisme, fût entrée en campagne avec allégresse. Mais
quel chef d’État ou quel généralissime pour une pareille crise!...

Au surplus, sous la forme césarienne et plébiscitaire ou livrée aux
factions de Parlement, la démocratie constitue l’organisme politique le
plus défectueux qui se puisse concevoir. Aristophane l’a bien jugée:
Démos, berné et flagorné par Cléon ou s’éprenant de la guerre et du
cheval noir de Lamachos, est incapable de discernement. Il lui faut un
guide immuable et qui ne dépende pas de son vote: le Roi.

                   *       *       *       *       *

La déroute du boulangisme coïncidait avec le scandale du Panama. On se
rappelle cette immense coquinerie financière où l’on entendit un
ministre, Rouvier, un président de la Chambre, Floquet, avouer leurs
concussions en invoquant, pour excuse, des nécessités politiques. Cent
quinze parlementaires de gauche furent convaincus d’avoir vendu leur
vote ou leur influence aux Lesseps, tripoteurs de vaste envergure, qui,
contre l’avis des spécialistes s’entêtaient à creuser, sur des plans
insensés, le canal qui devait joindre les eaux de l’Atlantique à celles
du Pacifique.

Malgré mille manœuvres louches et un large emploi de la corruption,
l’entreprise échoua. Quantité de petites gens qui leur avaient confié de
chétives économies furent ruinées. Mais, grâce à la défaillance d’une
Justice à l’image du régime, les _chéquards_ du Parlement furent
acquittés ou obtinrent des non-lieu, sauf un seul, Baihaut, qui,
tardivement tourmenté de scrupules, reconnut son crime et devint le bouc
émissaire des Chambres.

Je ne veux pas remuer cet amas de pourriture démocratique ni rouvrir les
ulcères purulents qui rongeaient les parties honteuses de Marianne.
Maurice Barrès a raconté le Panama dans un livre magistral, _Leurs
Figures_, où la vigueur vengeresse du style n’a d’égale que la force de
la pensée. Cette œuvre reste et restera.

Ce que je retiendrai de l’épisode, c’est ceci: nombre de boulangistes,
enragés de n’avoir pas réussi à détruire des institutions qu’ils
haïssaient sans trop savoir quoi mettre à la place; beaucoup
d’actionnaires du Panama, constatant que les principaux coupables se
tiraient du cloaque à peu près indemnes et conservaient les sommes
qu’ils avaient détournées, devinrent des anarchistes.

Lorsque Ravachol dynamita des magistrats, lorsque Vaillant jeta sa bombe
inoffensive parmi les députés, lorsque Émile Henry tua les premiers
venus, lorsque Caserio poignarda le président Carnot, ces humiliés et
ces offensés, s’ils n’osèrent applaudir en public, ne laissèrent pas de
ressentir une trouble gratitude à l’égard des fous et des assassins que,
par une aberration du sens moral fréquente à cette époque, ils tenaient
pour des justiciers.

D’ailleurs, l’état de la société mondaine favorisait le développement de
la doctrine anarchiste. Un matérialisme jouisseur, des mœurs
débraillées, l’incohérence gouvernementale, les querelles des factions,
la survenue de tribus juives apportant, avec une odeur de ghetto, les
rêveries meurtrières des nihilistes--tout contribuait à pervertir les
esprits dévoyés par plus d’un siècle d’intoxication révolutionnaire.

En maints salons, où les cosmopolites coudoyaient les _snobs_, on
écoutait avec considération les esthètes qui préconisaient, comme
panacée sociale, un horrible mélange de Nietzsche, d’Ibsen et de
Tolstoï.

Des _cercleux_, plus stupides que des pingouins, des caillettes
hystériques admirèrent Laurent Tailhade lorsqu’à propos des meurtres
anarchistes, il déclara: «Qu’importent les vagues humanités, pourvu que
le geste soit beau!»

On ne saurait croire la vogue qu’obtint cette cruelle ineptie analogue à
celle d’Oscar Wilde qui, dans le même temps, demandait qu’on supprimât
les vieillards, «parce qu’ils sont laids», disait-il.

Châtiment providentiel: le premier fut éborgné par une bombe libertaire;
le second finit--on sait comment.

Dans la littérature, et particulièrement chez les symbolistes,
l’individualisme sans frein présentait trop d’affinités avec
l’anarchisme pour que celui-ci n’y conquît pas des adeptes.

On vit par exemple Pierre Quillard, qui était pourtant un doux poète et
un helléniste de valeur, publier un _Éloge de Ravachol_, où le bandit
était comparé à--saint François d’Assise. Tout simplement...

A cause de ma formation romantique, j’étais trop enclin à me conduire
d’après des sentiments désordonnés, pour ne pas imposer silence à la
raison lorsqu’elle contredisait le goût que j’avais alors pour les
émotions violentes. D’autre part, l’esprit de révolte couvait toujours
en moi et ne demandait qu’à m’incendier de nouveau l’imagination. Les
bonnes habitudes prises au régiment, ce n’était que--des habitudes.
Comme elles ne s’appuyaient pas sur des principes fermes, judicieux et
stables, comme aussi je me nourrissais de philosophies négatrices,
j’étais tout préparé à devenir un anarchiste, ainsi que beaucoup de mes
confrères.

Mon introducteur dans l’Anarchie fut ce Milo, qui, on s’en souvient
peut-être, caricaturait nos professeurs au collège. Très doué comme
dessinateur, mais fort décousu dans son existence, nonchalant et
rêvassier, il était venu à Paris comptant sur son crayon pour vivre. Il
n’avait pas réussi à sortir de l’obscurité. D’où de l’aigreur contre une
société qui, estimait-il, méconnaissait son réel talent, puis de la
rancune, puis de la haine et, en conséquence, son affiliation à un
groupe communiste dont les divagations de Bakounine constituaient le
_Credo_.

J’avais retrouvé Milo dès ma sortie de l’armée. Longtemps, épris de la
seule littérature, je ne donnai guère d’attention à ses tirades
subversives. Et puis, à défaut de convictions politiques, je gardais un
certain bon sens--inné en moi--le même qui m’avait fait saper le socle
de l’idole Mallarmé. Il m’empêchait d’admettre que, pour réaliser le
bonheur intégral de l’humanité, désormais libre et consciente
d’elle-même, il fallait d’abord tout détruire en commençant par les
inégalités sociales.

Mais, peu à peu, sous l’action des causes que j’énumère ci-dessus, puis
influencé par le prosélytisme opiniâtre de Milo, je me laissai aller à
la dérive. Comme tant d’autres, je m’écriai en toute occasion: Ni Dieu,
ni Maître! J’entonnai l’hymne anarchiste qui s’intitule les _Briseurs
d’Images_ et dont voici un couplet des plus caractéristiques:

    Les rois sont morts, les dieux aussi,
    Demain, nous vivrons sans souci,
    Sans foi ni loi, sans esclavages:
    Nous sommes les briseurs d’images!...

Il n’était pas dans ma nature de poser des bornes aux idées qui me
séduisaient surtout quand elles surexcitaient en moi l’orgueil de penser
soi-disant _au-dessus_ de mes contemporains. Puis l’âge d’or futur
présenté par l’Anarchie comme un idéal accessible ravissait en moi le
poète. J’y vivais plus que dans le présent parfois morose. Tous mes
livres de cette période portent l’estampille de cette illusion
chatoyante. Même en mes articles, employant l’insinuation et
l’allégorie, pour ne pas effaroucher le public, je donnais toujours
quelque coup de griffe à la Religion, à la famille, à l’autorité sous
toutes ses formes. Pour l’armée, comme je n’aurais pu, sans mentir,
dénoncer ses tares en corroborant mes critiques de griefs personnels, je
me tenais dans les généralités.

Mon hallucination--c’est le mot propre--dura six ans, de 1893 à 1899.
Comment elle se dissipa, je le dirai plus loin. Qu’on me permette
auparavant d’esquisser le croquis d’un milieu anarchiste où je
fréquentais assez souvent et ensuite d’émettre quelques réflexions sur
la genèse de l’Anarchie au XIXe siècle.

                   *       *       *       *       *

Georges Valois, qui a traversé, comme moi, l’Anarchie a eu raison de
dire dans son livre si substantiel _D’un siècle à l’autre_:

«Les hommes d’ordre croient, en général, que les hommes de désordre sont
d’horribles personnages, à l’âme noire, pleine de passions sanguinaires
et de haine féroce, ayant l’appétit de la destruction. C’est une grosse
erreur. Les groupements révolutionnaires appellent à eux,
nécessairement, des hommes qui possèdent ces caractéristiques
antisociales, et il y en a plus chez eux que dans les groupements
d’ordre, pour la raison bien simple qu’un pillard trouve toujours à
piller pendant une révolution, quelle qu’elle soit. Mais, en temps de
paix, les groupements révolutionnaires sont formés d’hommes qui ne
diffèrent des autres que par l’esprit et qui ne sont ni plus ni moins
sanguinaires, ni plus ni moins haineux que la plupart de leurs
contemporains. Il se trouve même, parfois, qu’inférieurs par leur
philosophie sociale à un citoyen normal qui ne possède que deux ou trois
bons principes d’ordre, ils soient d’une qualité morale supérieure à
beaucoup d’hommes considérés comme les piliers de l’ordre moral et
social. C’est ce qui fait souvent le prestige de certains
révolutionnaires beaucoup plus que leurs idées, que le bon sens commun
juge absurdes avec raison. Il n’est pas rare, et je dois même dire que
c’est fréquent, que les théoriciens de l’anarchie intégrale soient des
hommes mus par la volonté de créer de l’ordre. Ils ont une autre
conception de l’ordre que les hommes d’ordre: elle est fausse, je le
sais assez, mais ce n’est qu’une erreur intellectuelle.»

Rien de plus exact. J’ajouterai qu’il est téméraire de mettre en doute,
comme on le fait trop souvent dans les milieux conservateurs, la bonne
foi des théoriciens de l’Anarchie.--De la bonne foi, ils en possèdent à
revendre, car ils sont tellement persuadés du bien-fondé de leur
doctrine qu’ils se laisseraient tuer en souriant plutôt que de la
renier. Et c’est pourquoi ils sont si dangereux, tout en demeurant,
quant aux mœurs, les plus paisibles des humains.

A l’appui de mon dire, je retrouve dans mes notes la relation d’une
rencontre chez Jean Grave, avec Élysée Reclus, qui fut, à la fois, un
savant distingué, un rêveur ingénu et une âme profondément charitable.

Voici donc mes souvenirs à ce sujet.

Au bas de la rue Mouffetard, face à l’église Saint-Médard, célèbre
depuis les convulsionnaires jansénistes, une haute maison, à façade
enfumée, crevassée, sordide. Un escalier obscur, dont les marches
vermoulues mènent à une mansarde où se rédige _la Révolte_, journal qui
représente à cette époque--1893--quelque chose comme le moniteur de
l’Anarchie.

C’est là qu’habite Jean Grave, ancien cordonnier, converti aux idées
libertaires par Kropotkine, puis promu rédacteur en chef de la feuille
hebdomadaire dont la périodicité est assurée, tant bien que mal, par des
cotisations venues d’un peu partout--voire de l’Amérique du Sud.

Dans le fond de la mansarde, sous l’angle surbaissé du toit, un lit de
fer aux couvertures en désordre. Près de la fenêtre étroite, une large
table en bois blanc, posée sur des tréteaux et couverte de paperasses.
Trois ou quatre chaises de paille. Au mur, une caricature du président
Carnot représenté en crieur de journaux vendant _la Révolte_. Une autre
donnant l’effigie de Rothschild accroché à une potence. Car, comme le
dit encore Valois, «il y avait, chez beaucoup d’anarchistes, un
antisémitisme certain.»

Jean Grave se tient assis contre la table et griffonne un article où les
principes de l’Anarchie sont formulés avec rigueur et selon un
pédantisme des plus naïfs.

C’est un petit homme trapu, aux épaules carrées, doué d’un ventre qui se
permet de bedonner. Sa tête toute ronde grisonne. Une moustache en
brosse coupe sa face sous des sourcils en broussaille.

Jean Grave n’est pas méchant. Il appartient à cette catégorie
d’anarchistes qui se contentent, la plupart du temps, de rêver à ce que
serait ce paradis terrestre du communisme dont, par amour pour elle, ils
voudraient gratifier l’humanité.

D’ailleurs, il désapprouve ceux des libertaires qui recommandent «la
reprise individuelle» et «la propagande par le fait».

On sait que ces euphémismes--qui seraient cocasses s’ils ne
dissimulaient d’affreuses réalités,--signifient le vol et le meurtre.

Pour Jean Grave, il est d’une honnêteté scrupuleuse et ne tuerait pas un
moustique, en eût-il été piqué dix fois de suite.

Vis-à-vis Jean Grave, accoudé sur la table et dévorant un tome de
Hœckel, le compagnon Martin, ancien séminariste, maintenant orateur dans
les réunions ouvrières. Il est maigre, famélique, affublé d’une
redingote pleine de taches et tournée du noir au roux. Des yeux pleins
de chassie; un énorme nez qui lui encombre toute la figure.

Malgré son apostasie, Martin a gardé quelque chose de clérical dans
l’attitude et dans les propos.

Un jour, érigeant un index solennel, il articula, devant moi, cette
déclaration:--Nous sommes les Pères de l’Église anarchiste et nous en
promulguons les dogmes.

Mais il fut vivement rabroué par Jean Grave en ces termes:--As-tu fini
de poser au Souverain-Pontife, espèce de défroqué!...

Martin n’en reste pas moins convaincu qu’il est un apôtre, un
docteur--presqu’un Prophète. Au surplus, vivant, lui aussi, dans un
songe. Lorsqu’il fut arrêté en 1894 et englobé dans le procès des
Trente, il s’étonnait qu’on lui reprochât quelque chose.

--Mais, je n’ai rien fait, disait-il, que me veut-on?

Il fut acquitté.

Le matin d’avril où je trouve les deux rédacteurs de _la Révolte_ en
tête à tête, comme je viens de le décrire, j’avais été convoqué par
Grave pour faire la connaissance d’Élysée Reclus.

Je suis assez impatient de cette entrevue. D’abord, j’admire Reclus pour
cette œuvre magistrale, la _Géographie universelle_, où la beauté du
style met en valeur une science hors de pair. Ensuite, le sachant
anarchiste, je désire fort l’entendre parler sur la doctrine. J’espère
qu’il confirmera mes convictions libertaires encore mal assises.

En l’attendant, nous causons. Je me souviens que Jean Grave me reprocha
de donner trop d’attention à la poésie. Il se croyait un esprit très
positif et tenait les vers pour un bruit agréable mais vain. En
conséquence, il m’exhorte à fabriquer des brochures en prose à l’usage
des prolétaires.

--Je le ferai peut-être, dis-je, mais, ô Jean Grave, cela ne m’empêchera
pas de versifier, car je chéris la Muse.

Il hausse les épaules:--Ces poètes... Tous des enfants!...

Quant à Martin, en fait de poésies, il n’apprécie que celles de
Verhaeren, homme excellent mais rimeur barbare, qui, à cette époque,
produit, en un patois mi-wallon, mi-flamand, des rhapsodies vaguement
subversives.

Survient Milo, le dessinateur. J’ai dit ses sentiment haineux contre la
société et la violence de ses opinions. A peine entré, il nous en donne
des preuves par une sortie enragée contre les politiciens en vedette; et
il parle de massacres nécessaires.

Je dois dire qu’il rencontre peu d’écho dans la mansarde.

Jean Grave, perdu de chimères d’ordre spéculatif, ne s’enthousiasme pas
pour les apologistes de la bombe et du poignard. Martin n’aurait pas
donné une chiquenaude au propriétaire le plus implacable de Paris. Pour
moi, j’avais l’horreur du sang versé, fût-ce pour des théories dont je
n’apercevais pas alors les conséquences homicides.

L’arrivée de Reclus rompt les propos sanguinaires tenus par Milo. Le
célèbre géographe est un homme de petite taille, à la barbe blanche, aux
yeux bleus, où brille un regard très profond et très doux. Un aimable
sourire entr’ouvre ses lèvres sur une denture intacte malgré l’âge.

Il a pour chacun de nous des mots gracieux. Quand Grave m’a présenté, il
me complimente pour des articles publiés récemment et où j’ai exposé la
doctrine.

Ensuite, nous descendons déjeuner chez un mastroquet de la rue
Mouffetard. Végétarien mitigé, Reclus mange des œufs sur le plat et
quelques légumes. Mais il ne fait nulle observation en nous voyant
absorber du saucisson et du gigot saignant aux haricots. Il ne boit que
de l’eau sans se formaliser de ce que nous buvons du vin au litre. En
lui, rien du prêcheur ni du puritain-rasoir, quoiqu’il fût d’origine
protestante.

La conversation effleure d’abord des sujets quelconques. Puis Grave, que
préoccupe un litige avec divers compagnons, dit soudain à Reclus:--Il
faut que je vous demande un avis. Vous savez que j’ai publié, dans _la
Révolte_, un article où je soutiens que dans une société comme la nôtre,
les Anarchistes ne devaient pas voler, car, ce faisant, ils se
conduisent comme les bourgeois qui sont eux-mêmes les voleurs, étant
propriétaires. Là-dessus, des camarades ont récriminé. Ils m’ont déclaré
que la reprise individuelle constituait un droit strict pour les
Anarchistes et que c’était un préjugé bêta qui m’aveuglait
l’intelligence... J’ai envie de répondre que, voulant établir le règne
de la justice, nous devons éviter l’injustice, qui consiste à léser
autrui, même si autrui est notre adversaire.--J’ajouterai ceci: les
exploiteurs de notre état social ignorent, pour la plupart, que leur
domination résulte d’une iniquité; par conséquent, ils n’en sont pas
responsables. Je terminerai en disant: instruisons-les; apprenons-leur
que les hommes sont naturellement bons et que seules les institutions
sont mauvaises, et que quand l’humanité se sera délivrée de ces
instruments d’oppression: la religion, la famille, la propriété, le
militarisme, les lois, elle pourra développer, sans effort, ses
instincts originairement pacifiques dans le communisme intégral.
Dites-moi si vous m’approuvez.

Ce résidu sommaire des paradoxes délirants de Rousseau, quelque peu
accommodés à la sauce-Proudhon, constituait bien en substance le
programme des doctrinaires de l’Anarchie. Aussi ne fus-je pas étonné que
Reclus répondît:--A mon sens, vous avez raison... Non, continua-t-il, en
fixant Milo, qui protestait à la sourdine, l’anarchiste ne doit ni
voler, ni tuer. Précurseurs d’une ère où les hommes comprendront que,
pour être heureux, il leur faut s’abstenir de violence et de contrainte,
nous ne remplirons notre destinée que si nous donnons l’exemple des
vertus qui régiront--sans foi ni lois--la société future. Que
recherchons-nous? L’équilibre entre les instincts égoïstes et les
instincts altruistes. Cet équilibre, nous devons, dès à présent, tendre
à l’établir en nous et par conséquent éviter ce qui le romprait--à
savoir tout dommage causé à autrui.

Grave marqua de la satisfaction. Moi aussi, car les vols et les
assassinats auxquels certains libertaires donnaient un sens de
revendications équitables m’étaient des cauchemars qui me
refroidissaient à l’égard de l’Anarchie.

Pour Milo, admirateur forcené de Ravachol et de Vaillant, il aurait
volontiers protesté. Mais la déférence que Reclus lui inspirait, malgré
tout, le retint.

On se sépara. Depuis, je ne revis Élysée Reclus qu’une seule fois,
pendant quelques minutes, à Bourg-la-Reine, où il habitait. Il m’avait
prié de venir pour me remettre une aumône que je porterais à la famille
d’un anarchiste alors en prison.

Sa bienfaisance le différenciait de maints anarchistes qui ne voulaient
pas qu’on vînt en aide aux indigents. Ils donnaient pour raison que les
secourir, c’était affaiblir en eux l’esprit de révolte. Pourtant, je
soupçonne que si l’on offre, en même temps, à un meurt-de-faim un bon
pot-au-feu et une brochure libertaire en lui laissant le choix, sa
réponse ne sera pas douteuse. Manger d’abord, dira-t-il, ensuite on
pourra philosopher si l’on en a le loisir. Il n’aura pas tort.

Si, maintenant, on se reporte aux sophismes candides où Reclus et Grave
établirent généreusement leurs illusions, avec une ignorance totale de
ce que vaut la nature humaine, on voudra bien ne pas oublier que ce sont
ces théories, ou d’autres analogues, qui ont produit le bolchevisme.
Cela démontre quels poisons se dissimulent en ces sucreries
humanitaires.

                   *       *       *       *       *

L’idée anarchiste n’est pas un produit de la génération spontanée,
_prolem sine matre creatam_; elle a une mère: la démocratie, une aïeule:
la Révolution, des bisaïeux: Rousseau et les Encyclopédistes.

Les anarchistes ne font donc que pousser à leurs conséquences extrêmes
les faux principes qui régissent notre état social depuis 1789.

Examinons brièvement ce que furent deux des principaux rhéteurs qui
promulguèrent la soi-disant bonté originelle de l’homme et la foi au
progrès par la science, dogmes de la démocratie athée: Rousseau et
Condorcet.

Quand on réfléchit à l’énorme influence que les théories de Rousseau
exercèrent sur la fin du XVIIIe siècle et sur le XIXe siècle tout
entier, on s’étonne que des calembredaines de cet acabit soient
considérées par beaucoup de personnes sincères et qu’on supposerait
douées de jugement, comme des vérités incontestables. L’étonnement
devient de la stupeur lorsque, lisant, par exemple, _les Confessions_,
on découvre que ces divagations eurent pour auteur un fou acariâtre et
bucolique, un névropathe, à classer parmi les saligauds. En effet, il
s’exhibait honteusement devant les femmes et, de son propre aveu, il
cultiva pendant toute sa vie un vice solitaire par où il acheva de se
détraquer. Ajoutez la manie de la persécution qui le mena au suicide.

Voilà, n’est-ce pas, un «penseur» tout désigné pour réformer la société?
C’est du moins ce qu’estimèrent les hommes de la Révolution qui eurent
pour Évangile le _Contrat social_ où il est enseigné que la volonté du
nombre--autrement dit le suffrage universel,--réalise le dernier mot de
la justice, de la clairvoyance et du désintéressement. La démocratie
contemporaine emboîte le pas et les anarchistes, ses fils méconnus,
suivent à la file, avec cette restriction qu’ils suppriment le vote et
le remplacent par les coups de bâton sur l’échine de la minorité.

Quant au progrès de l’humanité par la science, vous trouverez sa formule
développée avec méthode dans l’_Esquisse des progrès de l’esprit humain_
de Condorcet, encyclopédiste de marque qui poussa le rationalisme
jusqu’à ses dernières limites.

Sainte-Beuve a fort bien jugé cet opuscule au tome III de ses _Lundis_.
Je ne saurais mieux faire que de le citer:

«Condorcet supprime, en idée, tout ce qui est du caractère et du génie
particulier aux diverses races, aux diverses nations; il tend à niveler
dans une médiocrité universelle les facultés supérieures et ce qu’on
appelle les dons de nature; il se réjouit du jour futur où il n’y aura
plus lieu aux grandes vertus, aux actes d’héroïsme, où tout cela sera
devenu inutile par suite de l’élévation graduelle du niveau commun. On
n’a jamais vu d’idéal plus tristement placé. C’est là le dernier rêve,
et le plus fastidieux, de la pure raison entêtée d’elle-même. Condorcet
nous en offre la dernière expression. Il pousse l’espérance du progrès
jusqu’à conjecturer qu’il pourra arriver un temps où il n’y aura plus de
maladies et où la mort ne sera plus que l’effet ou d’accidents
extraordinaires ou de la destruction de plus en plus lente des forces
vitales. Et tout cela par suite des progrès de la médecine. O Molière,
où es-tu?...

«Condorcet, dans son rêve d’Élysée terrestre, oublie un genre de mort
qui pourrait devenir fréquent si la chose se réalisait jamais, c’est
qu’on y mourrait d’ennui... Son erreur propre, c’est de croire qu’on n’a
qu’à _vouloir_ que tout soit désormais pour le mieux et qu’en changeant
les institutions, on va changer les mobiles du cœur humain. Refaire le
cœur humain à neuf, telle est la prétention exorbitante de cette école
finale du XVIIIe siècle et dont Condorcet est le produit suprême et
comme le cerveau monstrueux. Jamais il ne s’est vu de délire plus
déclaré, de délire plus raisonneur...

«Mais ces gens-là ont beau faire, disait quelqu’un assez gaiement, ils
oublient toujours que les sept péchés capitaux subsistent et que c’est
eux qui, sous un nom ou sous un autre, agitent le monde.»

Citant ce mot d’un homme d’esprit, Sainte-Beuve se rencontre avec
Baudelaire qui avait coutume de dire: «La civilisation n’est pas dans le
gaz (il dirait aujourd’hui dans l’électricité), ni dans la vapeur, ni
dans les tables tournantes; elle est dans la diminution des traces du
péché originel.»

Or, comme le péché originel subsiste, comme, depuis la chute, l’homme
est toujours en proie aux mêmes passions, cette civilisation n’existe
pas. Et elle a d’autant moins de chance d’exister que la démocratie,
fidèlement suivie par les anarchistes, nie le péché, nie le Dieu vengeur
et rémunérateur, et refuse à son Église le droit d’enseigner ses
commandements à tous.

Pour la science, nul ne conteste ses découvertes dans l’ordre matériel.
Mais étant donné qu’elle promettait, en outre, de fournir à l’humanité
une morale et même une sorte de religion: _le monisme_, on ne peut que
constater qu’en ce dernier sens--elle a fait faillite. Brunetière--qui a
si souvent porté des jugements inanes--eut, cette fois, raison de le
dire. _Car il n’a pas dit autre chose..._

Le patriotisme? La démocratie l’accepte à la rigueur, mais elle se méfie
de l’armée, sauvegarde de la patrie. De même, les anarchistes qui
entrent en fureur lorsqu’on prononce devant eux le mot _caporal_ ou le
mot _frontières_.

Et puis la patrie, les plus avancés des démocrates en envisagent avec
complaisance la suppression. Voyez Victor Hugo, bourgeois lyrique, qui a
condensé dans son œuvre toutes les sottises en vogue au XIXe siècle.
Parlant de la France et de son avenir, voici en quels termes il prédit
sa disparition, qu’il espère imminente: «Phénomène magnifique que cette
volatisation d’un peuple qui s’évapore en fraternité! O France, adieu!
Tu es trop grande pour n’être qu’une patrie. On se sépare de sa mère qui
devient déesse. Encore un peu de temps et tu t’évanouiras dans la
transfiguration. Tu es si grande que voilà que tu vas ne plus être. Tu
ne seras plus France, tu seras Humanité. Tu ne seras plus nation, tu
seras ubiquité. Résigne-toi à ton immensité. Subis ton élargissement
fatal et sublime, ô ma patrie!...»[12]

  [12] Préface pour un livre intitulé Paris et publié en 1867.--En
    effet, la France a failli disparaître, non pas selon la révélation
    hugotesque, mais selon la barbarie germanique.

Ah! que les anarchistes ont dû frissonner d’enthousiasme en lisant ces
vaticinations si foncièrement démocratiques!

Et eux encore, eux qui ne veulent pas de la famille et qui préconisent
l’union libre, qu’ils ont dû se frotter les mains quand la démocratie
institua le divorce.

Donc quand la démocratie se plaint d’avoir engendré l’anarchie, on a le
droit de lui répondre:--_Patere legem quam ipse fecisti._ Traduction
libre: Si tes enfants sont des révolutionnaires, tu ne peux t’en prendre
qu’à toi-même.

                   *       *       *       *       *

Au commencement de 1894, je récoltai un mois de prison pour outrage à la
magistrature. Cela me contraria d’abord un peu parce que mon exode à la
campagne s’en trouvait d’autant retardé. Mais, en somme, je pris la
chose avec plus de philosophie qu’on n’aurait pu en attendre d’un homme
aussi réfractaire à la claustration.

Il faut même admettre que l’Anarchie n’avait point filtré jusqu’aux
parties les plus profondes de mon âme, car, à peine fus-je sous les
verrous, au lieu de me considérer comme «un martyr de la cause» et de
ruminer des représailles contre l’Autorité persécutrice, je ne pensai
plus qu’à la littérature.

Il y avait pourtant des jours où je m’ennuyais fort et où la nostalgie
de l’air libre me portait aux idées sombres. Alors je m’accoudais à la
fenêtre étroite de la chambre poussiéreuse, hantée par les rats, que
l’on m’avait désignée et considérais la cime d’un haut platane qui
ondulait à la brise dans le jardin du directeur. Je me remémorais les
vers délicieux de Verlaine:

    Le ciel est par-dessus le toit
        Si bleu, si calme!
    Un arbre, par-dessus le toit,
        Berce sa palme...

Mais je ne m’appliquais pas le dernier distique du poème:

    Dis, qu’as-tu fait, toi que voilà,
        De ta jeunesse?

parce que je ne me repentais nullement de mon incartade et que je ne
tenais pas ma jeunesse pour gâtée du fait d’avoir manqué de respect aux
jupons noirs et rouges qui défendaient le régime panamiste contre les
attaques verbales ou écrites de ses adversaires. Plusieurs avaient
commis des «délits» analogues au mien et personne ne leur imputait à
déshonneur les condamnations qu’ils avaient encourues.

D’autres fois, contemplant un de ses crépuscules pensifs qui teignent de
nuances pareilles à celles des roses fanées le ciel occidental de Paris,
je me sentais pris d’une vague mélancolie. Pour m’inciter à la patience,
je me récitais alors la pièce de Baudelaire dont la strophe initiale
semble un chant de violoncelle dans un lointain vaporeux:

    Sois sage, ô ma douleur, et tiens-toi plus tranquille,
    Tu demandais le soir, il descend, le voici;
    Une atmosphère obscure enveloppe la ville,
    Aux uns portant la joie, aux autres le souci...

Et quand les premières étoiles commençaient à scintiller dans le ciel
assombri, j’articulais à voix toute basse le vers chuchoteur et velouté
qui termine le poème:

    Entends, ma chère, entends la douce Nuit qui marche...

Ou encore, ayant formé avec ma femme le projet d’une visite à notre
bien-aimée forêt de Fontainebleau, dès ma sortie de prison, je me
récitais en pensant à elle les vers d’une si caressante musique de
_l’Invitation au voyage_:

        Mon enfant, ma sœur,
        Songe à la douceur
    D’aller là-bas vivre ensemble...

La cadence berceuse de cette incantation m’ennuait d’une brume bleuâtre
et dorée où il me semblait déjà percevoir le murmure des frondaisons et
le roucoulement des ramiers sauvages.

Entre temps, je relus tout Shakespeare et je m’attachai particulièrement
aux comédies: _le Songe d’une nuit d’été_, _Comme il vous plaira_, _la
Tempête_, _le Marchand de Venise_.

L’œuvre de Shakespeare, c’est aussi une forêt féerique, et très réelle à
la fois, où l’on goûte la joie incomparable de rencontrer des
personnages qui pleurent, rient, aiment ou haïssent comme le font les
hommes que nous coudoyons dans l’existence; et cependant, ils paraissent
appartenir à une humanité supérieure. Le génie shakespearien crée un
monde où la fiction nous représente la vérité même.

Pendant mes promenades quotidiennes, au préau, je déclamais maints
fragments évocatoires que je savais par cœur et, par là, j’ébahissais
les gardiens qui, n’y comprenant rien, se demandaient avec inquiétude si
cette poésie récitée avec tant de feu ne contenait pas des allusions
subversives. Fallait-il m’imposer silence ou faire un rapport au geôlier
en chef?... Je ris encore à me rappeler leurs mines ahuries.

Un jour, l’un d’entre eux--fort brave homme qui, je ne sais pourquoi,
m’avait pris en gré,--s’enhardit jusqu’à me prier de lui répéter un
morceau dont je venais de transfigurer l’atmosphère morose du préau.
C’était l’adorable dialogue de Lorenzo et de Jessica, au dernier acte du
_Marchand de Venise_. Vous le connaissez, mais, tant pis, j’en mets
ci-dessous le passage le plus exquis afin de vous faire plaisir et à moi
également:

«_Lorenzo_: Ma chère âme, allons attendre l’arrivée des messagers...
Mais non, ce n’est pas la peine; pourquoi rentrer? Ami Stéphano, va, je
te prie, annoncer à la maison que votre maîtresse va revenir et fais
sortir les musiciens en plein air.

(_Sort Stéphano._)

_Lorenzo_. Comme le clair de lune dort doucement sur ce banc de
gazon!... Viens nous y asseoir, Jessica, et que les accents de la
musique glissent à nos oreilles. Le silence et la nuit conviennent aux
caresses d’une harmonie suave. Assieds-toi, Jessica. Regarde comme le
parquet des cieux est incrusté de brillants disques d’or. Il n’est pas
jusqu’au plus petit de ces globes que tu contemples qui, par ses
mouvements, ne chante comme un ange, en accord éternel avec la voix des
chérubins aux jeunes yeux. Une harmonie vibre en l’âme immortelle, mais
tant que ce vêtement de boue, destiné à périr, notre corps l’étouffe de
son étoffe grossière, nous ne pouvons l’entendre.

(_Entrent les musiciens._)

_Lorenzo_: Allons, venez éveiller Diane par un hymne! Que vos
modulations les plus souples aillent frapper l’oreille de votre
maîtresse. Attirez-la chez elle par la musique!...

_Jessica_: Je ne suis jamais gaie lorsque j’entends une musique douce.

_Lorenzo_: Cela vient de ce que vos sens sont absorbés. Remarquez
seulement un troupeau sauvage et folâtre, une bande de jeunes étalons
indomptés, faisant d’espiègles cabrioles, soufflant et hennissant à
grand bruit, emportés par l’ardeur de leur sang. S’il leur arrive
d’entendre un bruit de trompettes ou si quelqu’autre musique les rend
attentifs, vous les verrez soudain s’arrêter tous et leurs regards
farouches prendront une expression timide par le pouvoir pacifiant de la
musique. C’est pourquoi les poètes ont figuré Orphée attirant les
pierres et les arbres et les flots, car il n’est rien de si stupide, de
si dur et de si grossier dont la musique ne puisse, pour un moment,
changer la nature... Qui ne porte pas de musique en soi, qui n’est pas
ému par un concert de sons harmonieux, celui-là est propre aux
trahisons, aux ruses et aux rapines; les mouvements de son âme sont
mornes comme la nuit et ses penchants noirs comme l’Érèbe. Méfiez-vous
d’un tel homme!--Mais nous, écoutons la musique...»

Quand j’eus fini de réciter le texte admirable, le bon gardien, les
larmes aux yeux, s’écria:--Que c’est gentil! Que c’est gentil!...

C’était bien plus que _gentil_, c’était sublime. Mais j’admirais la
puissance du génie qui venait de bouleverser de la sorte ce simple et
cet illettré. Certes, l’humble fonctionnaire avait, lui aussi, «une
musique dans l’âme...»

Ah! comme durant ces quatre semaines les utopies et les colères
anarchistes étaient loin de moi! Peut-être que si ma détention s’était
prolongée, je serais complètement revenu à une doctrine moins absurde.
Ma captivité me fut quand même bienfaisante: elle élimina, pour un
temps, de mon être, le virus libertaire.

Cependant, après ma levée d’écrou, au contact de ceux qui professaient
la folle illusion, je retombai peu à peu dans mes errements de la
veille. Ce n’est que plus tard que je m’en délivrai d’une façon
définitive. Je vais dire comment.

                   *       *       *       *       *

Je tendais de plus en plus à considérer l’Anarchie comme un idéal qui ne
pourrait peut-être se réaliser qu’à une époque très lointaine et en
passant d’abord par le socialisme, lorsque--en 1898--la malheureuse
impératrice Elisabeth d’Autriche fut poignardée, à Genève, par une brute
libertaire du nom de Lucheni.

Comme je l’ai dit, sauf par quelques boutades fortuites, émises avec
beaucoup trop de légèreté, je n’avais jamais approuvé les
_propagandistes par le fait_. Ce dernier crime me les fit prendre en
horreur et me causa une si violente répulsion pour le parti qui les
accueillait que je dis ma façon de penser devant quelques compagnons,
dont mon ancien camarade de collège, Milo. Au contraire de moi, celui-ci
se montrait de plus en plus enragé; ses discours devenaient tellement
furibonds qu’à l’observer, je le comparais à Marat poussant aux
massacres de septembre dans _l’Ami du Peuple_.

M’entendant réprouver l’assassinat de l’impératrice, il se mit à écumer
comme un loup en colère et déclara que je méritais d’être expulsé du
groupe avec ignominie.

Je haussai les épaules.--Il ne sera pas besoin de me chasser,
répondis-je, je m’en vais de moi-même et je vous notifie que je romps
avec vous et avec vos doctrines, d’une façon définitive.

Un autre sentiment encore que le dégoût et la désillusion contribuait à
m’ancrer dans la résolution que je venais de prendre. J’avais appris
qu’un article de moi où je plaisantais le mariage indissoluble avait eu
la plus déplorable influence sur un pauvre déséquilibré, qui s’en était
imbu au point de quitter sa femme et ses enfants pour s’enfuir avec une
gueuse. L’abandonnée était morte de chagrin. J’avais éprouvé du remords
de ma responsabilité partielle dans ce drame de famille et je m’étais
juré de me tenir désormais en garde contre les écarts de ma plume.

Sous l’impression de ces incidents, je me repris à étudier sans parti
pris les conceptions anarchistes; je relus les livres où elles étaient
présentées avec le plus de précision.

Ma conclusion fut celle que j’ai donnée dans _Du diable à Dieu_. Comme
elle est très nette, je crois bon de la reproduire:

«Qui ne possède point la foi peut se laisser attirer un certain temps
par les parties généreuses et les illusions de la doctrine anarchiste.
Mais bientôt, on réfléchit. Et l’on ne tarde pas à s’apercevoir que la
société, telle que la souhaitent ces sectaires, ne pourrait subsister
que si toutes les facultés humaines gardaient un constant équilibre
entre elles. L’âme, au sens anarchiste, devrait être pareille à une
balance dont les plateaux resteraient toujours de niveau, même si l’on
mettait un poids dans l’un d’eux.

«Des hommes dépourvus de moelle épinière, d’estomac et d’organes
reproducteurs seraient tout à fait qualifiés pour pratiquer l’Anarchie;
mais les hommes, tels qu’ils furent créés, ne peuvent se vouer à la
réalisation de ce rêve sans choir sous le joug du Prince des Ténèbres,
puisque, ignorant ou refusant la Grâce de Dieu, ils ne recherchent que
la satisfaction éperdue de leur cinq sens.»

Au moment de ma rupture avec l’Anarchie, je n’avais pas encore la foi,
comme au temps où j’écrivis les lignes précédentes. Mais ma raison,
ayant réprimé les romantismes de mon imagination, fut assez forte pour
me faire comprendre l’inanité de l’idéal libertaire. Ses prestiges se
détachèrent de moi comme les feuilles mortes d’un arbre, à l’automne. Je
les laissai se disperser dans l’oubli.




CHAPITRE VIII

CHEZ CLEMENCEAU


Sortant de l’anarchie, je désirai me rendre compte de ce qu’était le
socialisme. Je ne le connaissais guère que par des lectures et je
voulais étudier les politiciens qui en assumaient en 1899 la direction.
Ils ne me charmèrent pas. Comme je l’ai dit ailleurs, «c’étaient, pour
la plupart, des pédants issus de l’École de Droit ou de la Normale qui
se considéraient comme les futurs propriétaires de la République.
Quelques-uns se prouvaient désintéressés dans leur glaciale
ambition--surtout ceux de l’escouade guesdiste--mais les neuf-dixièmes
voyaient dans le socialisme une fadaise, plus efficace que les bourdes
périmées, pour l’exploitation de Jacques Bonhomme. J’en entendis se
gausser entre eux, au sortir des réunions, sur la facilité avec laquelle
les prolétaires se prenaient à la glu des promesses de bonheur sans
limite qu’ils leur prodiguaient. Je les vis intriguer pour conquérir des
emplois d’attachés à des cabinets de ministres. Je surpris de vilaines
manœuvres pour évincer des naïfs dont le dévouement avait conquis
l’affection des ouvriers. Bref, je les jugeai très vite comme il
fallait: Machiavels du ruisseau, médiocrates plus âpres au gain que
leurs émules des partis bourgeois qui détenaient alors le pouvoir.»

Leur valeur morale me parut fort au-dessous de celle des théoriciens de
l’anarchie; on n’employait pas encore le terme _bourrage de crâne_, mais
je vous prie de croire que les socialistes pratiquaient déjà largement
la chose au détriment du peuple. Quant à leur doctrine, elle aboutissait
à la plus pesante des tyrannies, sous prétexte d’organisation de la
société. Leur dédain de la littérature et de l’art, quand ils n’ont pour
objectif que la recherche de la Beauté ou la reproduction exacte de la
comédie humaine, m’offusquait également. Et puis, il y avait parmi eux
trop d’agités ne possédant qu’une culture des plus vagues et acquise à
coups de manuels: par exemple, le pauvre garçon lunaire qui s’appelle
Georges Pioch. Celui-là je ne pouvais le rencontrer sans que l’envie me
vînt de lui dédier, à haute voix, ce vers--d’ailleurs fort mauvais--de
Victor Hugo:

    De la chute de tout je suis la pioche inepte...

La sottise comme la violence de ses propos m’y eussent autorisé. Mais à
quoi bon chagriner une aussi inconsistante créature?

Bref, les socialistes ne me retinrent guère. Je demeurai ami du peuple,
enclin, selon des principes erronés, à préparer ce que je nommais «son
émancipation». Mais je me mis tout à fait à l’écart des rhéteurs,
disciples de Karl Marx.

Sur ces entrefaites, j’entrai au _Rappel_, par l’entremise amicale du
secrétaire de la rédaction, Jean Destrem. C’était un lettré, d’esprit
très fin, et qui, je crois, ne partageait qu’assez peu le radicalisme de
la feuille dont il corrigeait les _morasses_. J’y donnai des chroniques
bi-hebdomadaires.

C’était le temps où l’imbroglio-Dreyfus semait la discorde entre les
Français, au profit de la juiverie internationale et de l’étranger.

Je ne pris qu’une part minime et tout à fait occasionnelle à ces
dissensions. Mes articles traitaient surtout de critique littéraire. Je
publiai notamment des études sur l’œuvre du grand écrivain anglais:
Rudyard Kipling dont j’admirais et dont j’admire toujours la puissance
d’évocation.

C’est alors que je fis la connaissance de Clemenceau.

J’avais publié, dans le _Rappel_, un article assez étendu sur le livre
de Clemenceau: _le Grand Pan_. Il m’écrivit pour me remercier, puis, à
quelque temps de là, me fit dire, par un ami commun, qu’il désirait me
voir. Je me rendis aussitôt à cette invitation.

Il occupait déjà ce rez-de-chaussée de la rue Franklin, qui devint si
célèbre par la suite. Comme il m’avait fixé rendez-vous le matin,
d’assez bonne heure, il était encore au lit quand je fus introduit dans
son cabinet de travail. Je dus attendre qu’il se levât, et j’eus le
temps d’admirer un bureau de style Louis XV d’un goût exquis, un
merveilleux paysage de Claude Monet, don du peintre, et que celui-ci lui
avait offert en reconnaissance d’une étude perspicace sur son œuvre. Il
y avait aussi des moulages de bas-reliefs d’après l’antique, rapportés
d’un voyage en Grèce et, çà et là, de chatoyants bibelots japonais. Une
quantité de livres garnissaient une bibliothèque spacieuse. De la
fenêtre, on apercevait un petit jardin très fleuri et où, sur une
pelouse au gazon bien égalisé, voletaient des pigeons magnifiques que le
maître du lieu soignait lui-même.

Ce _studio_ me plut fort, car il me démontrait que j’allais entrer en
contact avec un artiste et un lettré et non avec un de ces politiciens
ignorants dont pullule la démocratie.

Plutôt qu’un homme d’État, Clemenceau est, en effet, un homme de
lettres, nerveux et touché de romantisme, capable de mener à bien un
grand dessein, comme il l’a prouvé en devenant le Père la Victoire, peu
apte à en poursuivre les conséquences, une fois le péril passé. Il faut
adopter sur lui le jugement porté par Maurras: «Clemenceau n’est pas un
de ces hommes réfléchis à qui l’on demande d’arbitrer le vrai et le
faux. C’est un homme d’impression et de sentiment. Il est de la pâte
dont autant et plus que des maîtres et des chefs, la nature aime à
pétrir des poètes et des artistes et encore, et bien mieux, des héros
nationaux. Son imagination, ses nerfs, les vibrations de son cœur, voilà
sa seule muse. Encore faut-il voir que c’est une muse à qualifier de
mineure, en ce sens que son œuvre tend à l’action limitée plutôt qu’à la
grande conception équilibrée et cohérente. Son organe à penser paraît
tenir au cervelet et non au cerveau; là, il est vrai, quelle vigueur,
quelle violence!...»

Au bout de quelques minutes, Clemenceau entra. Comme il ne pontifie pas,
la cordialité un peu bourrue de son accueil me mit tout à fait à l’aise.
Je ne me rappelle plus les propos que nous avons échangés; ce dont je me
souviens, c’est qu’il me charma par sa façon nette et incisive
d’apprécier les gens et les choses.

Comme je prenais congé, il m’engagea vivement à revenir le voir,
ajoutant qu’il se proposait de fonder, avec M. Lazare Weiller, un grand
journal quotidien où il me confierait la critique littéraire.

Je m’en allai enchanté; il m’avait conquis comme il en a conquis bien
d’autres; et je puis dire que, dès cette première rencontre, je me
sentis tout disposé à le seconder dans toute la mesure de mes moyens.
J’ai aussi le droit de mentionner, sans crainte de démenti, que, tant
qu’ont duré nos relations, je lui ai donné maintes preuves de mon zèle à
lui être utile. Il y eut même une circonstance où mon dévouement lui fut
on ne peut plus auxiliateur. Je ne puis la rapporter présentement. Mais
je spécifie que cela ne touchait en rien à la politique, que le fait
l’honore--et qu’il ne me déshonore pas...

Clemenceau m’employa pour plusieurs démarches relatives à la fondation
du journal projeté. De sorte que, durant cette période, je le vis
presque tous les jours de très bonne heure et qu’ainsi, l’entretenant
tête-à-tête, je pus l’observer à loisir.

Je l’ai dépeint, tel qu’il était en 1900, dans _Du Diable à Dieu_. Je
reproduis un fragment--un peu retouché--de ce portrait qui a, je crois,
le mérite de l’exactitude.

«Cet homme possède une puissance de séduction étrange. Il est d’autant
plus malaisé de l’expliquer que, dur, sarcastique, parfois injurieux il
traite d’ordinaire sans aménité ceux qui l’admirent et qui l’aiment.
Peut-être sa mainmise provient-elle, pour un esprit cultivé, de sa forte
intelligence, de son goût réel et de sa compréhension des choses de
l’art et de la comparaison qu’on est obligé d’établir entre ses qualités
de pensée et la sottise du troupeau radical. Puis, comme tous les
tempéraments autoritaires, il vous courbe sous son geste. Il sait
pourtant, lorsqu’il le veut, panser, d’un mot aimable, les blessures que
font ses coups de boutoir. Enfin, il reconnaît les services qu’on lui
rend.

«On distingue également en lui une misanthropie foncière, quelque chose
de sombre et d’ardent qui lui fait émettre, dans les moments assez rares
où il se livre, des aphorismes désenchantés. C’est un grand mépriseur de
l’humanité. De là, des crises de scepticisme et de mélancolie, où son
foie malade a certainement part et qui lui inspirent le dégoût de toute
chose. Alors il produit les appels au _nirvâna_ comme cette pièce: _le
Voile du Bonheur_, qui révèle, d’une façon assez inattendue, un
Clemenceau quasi-bouddhiste... Mais il se reprend bientôt et le combatif
acerbe et résolu, possédé d’un orgueil immense, ne tarde pas à reprendre
la lutte contre ceux qui le méconnaissent ou s’efforcent de le tenir à
l’écart du maniement des affaires politiques...»

Ajoutez que, totalement dépourvu d’instruction religieuse, n’étant même
pas baptisé, il témoignait, en toute occasion, d’une impiété agressive
contre l’Église. Il croyait aux menées ténébreuses des Jésuites et aux
complots du Vatican pour asservir la France à «l’obscurantisme». Pour
lui, les catholiques formaient «la faction romaine». Il les accusait
d’antipatriotisme et jugeait louables les lois de persécution. Bref,
quoiqu’il n’ait jamais appartenu à la franc-maçonnerie, il manifestait
sur ce point de la religion un état d’esprit digne de Tribulat Bonhomet,
vénérable d’une Loge.

Heureusement, la guerre est venue qui modifia ses idées. Il fut obligé
d’admettre que les catholiques n’étaient pas des Français inférieurs aux
autres, ni les victimes abêties d’une hérédité déplorable. Et c’est ce
qui le décida sans doute à faire nommer Foch généralissime des armées
alliées, quoique le maréchal soit le frère d’un Jésuite et un chrétien
pratiquant.

Je donnerai maintenant quelques-uns des souvenirs que m’ont laissés mes
rapports avec Clemenceau. Je dirai ensuite comment je me séparai de lui.

Comme je l’ai rapporté plus haut, outre ma collaboration au _Rappel_, je
fournissais des correspondances à deux journaux belges. Clemenceau usa
de ma plume pour y allonger quelques coups de griffe à des adversaires
ou même à d’anciens amis dont il estimait avoir à se plaindre.

C’est ainsi qu’un jour où je déjeunais avec lui et l’un de ses fidèles,
en cabinet particulier, au restaurant Garnier, vis-à-vis de la gare
Saint-Lazare, il se répandit en sarcasmes sur un de ses collaborateurs
de jadis à _la Justice_, Stephen Pichon--mort depuis, si je ne me
trompe.

Il nous raconta qu’à l’époque où Constant était ministre de l’Intérieur
et où lui-même menait, comme de coutume, une guerre sans merci contre
l’opportunisme, le jeune Pichon, qui avait de l’ambition, mal servie par
ses capacités--disait Clemenceau,--imagina d’aller trouver en secret le
_tombeur_ de Boulanger. Il insinua que, si on lui promettait la
préfecture de police, il se chargerait d’adoucir son terrible patron.
Constant, roublard, l’enguirlanda de paroles flatteuses sans prendre
aucun engagement. Mais le lendemain, rencontrant Clemenceau dans un
couloir de la Chambre, il vint à lui, la main tendue et lui dit:--Eh
bien, ami, j’ai vu Pichon, hier; il paraît que tu penses à te rallier au
ministère?

Alors Clemenceau, imitant son accent toulousain:--Non, mon ami, si je te
le disais tu ne voudrais pas me croire.

Rien n’était plus divertissant que de voir le Tigre représentant Pichon,
représentant Constant avec une verve féroce qui nous fit rire aux
larmes.

Je lui demandai la permission de reproduire l’anecdote dans ma plus
prochaine correspondance. Il m’y autorisa volontiers.

Quand l’article eut paru, ne voilà-t-il pas que Pichon le lit et croit
devoir s’en plaindre dans une lettre pleurnicheuse que Clemenceau me
montra en ricanant d’une façon sardonique, comme il sait le faire. Il ne
fit d’ailleurs aucune réponse et s’abstint de me désavouer. Je ne sais
quelle dent il avait alors contre l’infortuné Pichon. Mais on peut
supposer qu’il ne lui conserva pas de rancune puisque, quand il devint
Président du Conseil, il lui offrit le ministère des affaires étrangères
que le futur ambassadeur en Chine s’empressa d’accepter en délirant de
joie.

Une autre fois, les choses faillirent d’abord se gâter et je fus gratiné
d’une formidable algarade suivie, d’ailleurs bientôt, d’une absolution
goguenarde.

Je me trouvais, un matin, vers neuf heures, chez Clemenceau. Il
souffrait du foie--ce qui ne le disposait pas à la mansuétude--et
demeurait étendu sur son lit, quoique tout vêtu, et sa calotte noire lui
emboîtant le crâne. Je me tenais assis sur l’édredon, contre ses pieds
et je l’entretenais du journal, lui rendant compte de diverses démarches
entreprises à son instigation. Le teint encore plus jaune que de
coutume, les yeux luisants de fièvre, il se montrait fort grincheux et
traitait «d’absurde» ou «d’idiot» tout ce que je lui proposais. Je ne
m’en émouvais pas beaucoup, m’étant plié dès longtemps aux écarts de son
humeur[13].

  [13] Le journal ne se fit pas, la combinaison financière sur laquelle
    il reposait n’ayant pas abouti.

Entre le valet de chambre qui annonce:--M. Mathieu Dreyfus est là, un
autre monsieur l’accompagne et ils désirent vous parler.

--Qui est cet autre? demande Clemenceau.

--Je ne sais pas, monsieur, je ne l’ai jamais vu ici.

--Encore quelque raseur qui vient m’em... bêter, grognonne Clemenceau,
dites que j’y vais.

Tout en continuant de pester contre Mathieu et contre les Juifs
importuns, il rejette la fourrure qui le couvrait, enfile ses
pantoufles, et passe dans le cabinet de travail en me disant:--Je vais
les expédier en vitesse; attendez-moi.

Or c’était environ trois semaines après le procès de Rennes et la grâce
octroyée au captif de l’Ile du Diable. Je connaissais Mathieu, l’ayant
rencontré, une ou deux fois, rue Franklin. Mais, comme je l’ai dit,
m’étant fort peu mêlé à l’affaire Dreyfus, je n’avais échangé avec lui
que quelques paroles de politesse.

Soudain la porte s’entr’ouvre. Allongeant la tête dans l’embrasure,
Clemenceau me dit à mi-voix:--Si vous voulez voir comment le capitaine
Dreyfus a le nez fait, venez... Il est là.

Piqué de curiosité, je m’empresse de le suivre. On me présente; le
rescapé de Rennes me donne une poignée de main molle et humide. Puis je
me blottis dans un coin, ouvrant les yeux et les oreilles afin de ne
rien perdre de cette entrevue--historique.

Face rosâtre, regards ternes et sans chaleur entre des paupières
rougies, Alfred Dreyfus se tenait assis tout raide à l’extrême bord de
sa chaise. Il tripotait, de ses doigts blêmes, les bords d’un chapeau
melon posé sur ses genoux. Il avait à la fois l’air très embarrassé et
très ennuyé: la mine d’un homme qui accomplit une corvée
particulièrement désagréable et qui souhaite d’en être quitte le plus
tôt possible.

Clemenceau l’examinait sans trop dissimuler sa surprise irritée de cette
attitude inconvenante. Mathieu s’en apercevait bien et s’efforçait
d’entretenir la conversation qui se traînait, cahin-caha, en des
banalités incolores. A chaque instant, il se tournait vers son frère et
lui lançait des coups d’œil impatients comme pour l’engager à prendre la
parole. Mais l’ex-capitaine, de plus en plus figé, de plus en plus
gourmé, n’ouvrait de loin en loin la bouche que pour émettre un _oui_ ou
un _non_, qui sortait avec peine.

Le colloque dura ainsi pendant vingt minutes à peu près, coupé de
silences où tout le monde se sentait à la gêne. Mathieu s’énervait
visiblement. Quant à Clemenceau, il fronçait le sourcil et, moi qui le
connaissais bien, je m’attendais à ce qu’il décochât une de ces boutades
cinglantes dont il a le secret.

Peut-être que Mathieu eut le même pressentiment car, renonçant à dégeler
son frère, il se leva, d’un mouvement brusque; Alfred l’imita aussitôt,
plus automate que jamais.

Clemenceau les reconduisit jusqu’à la sortie et je suivis, voulant me
rendre compte de la façon dont tout cela finirait.

Déjà la porte du vestibule était ouverte, Mathieu, pourpre de colère,
dans la rue, quand Alfred, s’adressant à Clemenceau, se décide à
prononcer, d’une voix bredouillante, ces mots que je garantis
textuels:--Très reconnaissant de ce que vous avez fait pour moi, très
reconnaissant...

Cela seul et rien de plus. Puis il tourne le dos et rejoint son frère
qui, du trottoir, lui lançait des regards gros d’orage.

La porte refermée, Clemenceau et moi nous nous regardons, passablement
étonnés. Puis, d’une même impulsion, nous éclatons de rire.

Clemenceau me demande:--Que pensez-vous du personnage?

--Hé, dis-je, il m’a donné l’impression d’un caporal qui en voudrait à
un civil d’un service rendu par celui-ci.

--Eh bien! moi, répond Clemenceau, il m’a fait l’effet d’un imbécile,
vous m’entendez, d’une fichue bête et pas d’autre chose!...

A la réflexion, ce pourrait bien être là le jugement définitif à porter
sur Dreyfus: _une fichue bête_. S’il a trahi, les Allemands ont pu le
duper sans avoir besoin de déployer beaucoup d’astuce. Mais, tout de
même, il est navrant que la France ait été bouleversée pendant quatre
ans, que les honnêtes gens de tous les partis se soient entre-déchirés à
cause de ce fantoche hébraïque.

Six mois plus tard, je rencontrai à la terrasse d’un café de la place
Denecourt, à Fontainebleau, Maître Labori, alors député de
l’arrondissement et qui fut l’avocat de Dreyfus devant le conseil de
guerre de Rennes. Je l’avais connu par Clemenceau et j’avais collaboré à
_la Grande Revue_ dont il était le directeur. Personne n’a jamais été
plus sympathique que lui, plus franc et plus loyal. J’eus grand plaisir
à le revoir.

Il me narra les vilains procédés de la famille Dreyfus. Non seulement
elle avait lésiné, d’une manière honteuse, pour le règlement de ses
honoraires, mais encore il n’est pas de mauvais tours qu’elle ne lui eût
joués par la suite. Il s’en montrait fort chagrin: l’ingratitude de ces
Juifs, pour lesquels il avait été victime d’une tentative d’assassinat,
lui allait au cœur.

--Eh bien, lui dis-je, si vous m’y autorisez, je vous vengerai par un
article où je dirai ce que vous venez de me confier. Au surplus, ce
Dreyfus m’est apparu comme un véritable pleutre. Je ne vois pas pourquoi
je le ménagerais.

Labori me donna carte blanche et même il spécifia que je pourrais, si je
le jugeais à propos, mentionner que je tenais de lui les détails de sa
mésaventure.

Je me mis à la besogne sur-le-champ. Afin de corser mon récit, j’y
ajoutai la relation de l’entrevue de Dreyfus et de Clemenceau. L’article
ne contenait nulle violence de langage, mais je crois qu’il était plutôt
percutant. Notez, en passant, que j’avais, cette fois, négligé de
demander la permission de Clemenceau.

L’article paraît. Il fait du bruit et est reproduit un peu partout.
Comme c’était la coutume à la feuille belge qui l’inséra, je l’avais
signé X.X. Mais j’étais tout prêt à en assumer la responsabilité.

Quelques jours passent où je n’entends parler de rien, quand débarque
chez moi l’un des secrétaires de Clemenceau qui me dit que «le Patron»
me réclame immédiatement et qu’il a l’air furieux contre moi.

Je me doutais bien que l’article en question faisait des siennes; mais
je jouai la surprise et je demandai la raison de cette colère.

--Voici ce qui est arrivé, me dit, chemin faisant, le secrétaire.
Avant-hier, Dreyfus est venu à l’improviste chez Clemenceau et, de l’air
le plus rogue et le plus embarrassé du monde, il a marmonné des
protestations touchant son attitude correcte vis-à-vis du Patron et de
Labori. J’étais là et, pas plus que Clemenceau, je ne comprenais goutte
à son bafouillage. Comme il s’éternisait en répétant qu’il n’avait rien
à se reprocher et que les journaux mentaient, Clemenceau l’a prié, sans
aménité, d’aller prendre l’air. Il ne se l’est pas fait dire deux fois.

Mais Clemenceau continuait à se creuser la tête, touchant le motif de
cette démarche saugrenue, lorsque Winter[14] lui a apporté un tas de
coupures en lui signalant je ne sais quel article reproduit je ne sais
combien de fois. C’est après y avoir jeté un regard qu’il s’est mis à
vous invectiver et qu’il m’a envoyé à votre recherche. Voilà tout ce que
je puis vous dire, ne connaissant rien de plus.

  [14] C’était le nom du factotum de Clemenceau.

J’étais fixé. Clemenceau n’ignorait pas que mes articles pour la
Belgique étaient signés X.X., puisqu’il s’était servi maintes fois de
mon incognito pour taquiner celui-ci ou celui-là. D’autre part, il se
rappelait que j’avais été l’unique témoin de l’entrevue avec Dreyfus et
son frère.

A peine entré dans le cabinet de travail, Clemenceau fonce sur moi, me
traite de «brute» et «d’idiot», et me somme de lui expliquer pourquoi
j’ai eu le toupet de publier l’article sans le prévenir.

Là j’étais dans mon tort, mais j’avais eu raison, à mon sens, de relever
vertement les façons d’agir de Dreyfus à l’égard de Labori et de
Clemenceau.

Très calme, je me contentai donc de répondre:--Les griefs de Labori,
dont je n’ai d’ailleurs pas été le seul confident, m’ont paru valoir la
peine d’être exposés au public. D’ailleurs, j’avais son autorisation...

Il m’interrompit:--Vous n’aviez pas la mienne!

--Non, c’est vrai, je ne l’avais pas, mais l’occasion était par trop
tentante. Vous êtes un maître en journalisme et, par conséquent, vous ne
sauriez me blâmer d’avoir utilisé une information aussi intéressante. Je
n’éprouve aucun repentir de l’avoir publiée et si vous voulez bien
prendre la peine de relire l’article, au lieu de me tarabuster, vous me
féliciterez d’avoir dit son fait à ce paltoquet de Dreyfus qui, je le
maintiens, s’est conduit avec vous de manière à indigner vos amis... Et
de ceux-là j’en suis, vous le savez bien.

Clemenceau ne déteste pas du tout qu’on lui tienne tête quand on est sûr
de soi. Sans récriminer davantage, il relut l’article.

--Eh bien, reprit-il en souriant d’un air qui me prouva que le morceau
ne lui déplaisait pas, ce n’est pas mal touché. Mais, une autre fois,
mille tonnerres, ne faites rien sans m’avertir...

--Je m’y engage, dis-je, en serrant vigoureusement la main qu’il me
tendait...

                   *       *       *       *       *

En 1900 et 1901, je rencontrais quelquefois des parlementaires dans les
bureaux du _Rappel_, où ils venaient mendier des réclames, et plus
rarement chez Clemenceau. Celui-ci n’étant plus député, n’étant pas
encore sénateur, leur semblait négligeable. Ils le jugeaient fini. Ils
ne lui donnaient peut-être pas le coup de pied de l’âne, mais, cessant
de le craindre, ils perdaient l’habitude de lui braire des flagorneries
aux oreilles.

D’ailleurs, Clemenceau lui-même était alors très désabusé, très
désorbité et si écœuré par les mauvaises odeurs que dégageait le régime
qu’il paraissait souhaiter s’en tenir désormais à l’écart. Trois ou
quatre fois il refusa le siège au Sénat qu’on lui offrait. Il fallut une
intervention féminine pour le décider à rentrer dans le foyer des
pestilences démocratiques.

Les quelques radicaux qui venaient encore le voir de loin en loin ou que
j’observais au journal ne firent que me confirmer dans le mépris que
j’ai toujours éprouvé pour le suffrage universel. Quel choix de
médiocres et d’illettrés! Je ne les nommerai pas; ils sont tellement
oubliés!

Disons seulement qu’ils avaient le caractère entièrement déformé par le
milieu absurde où ils bourdonnaient dans le vide. Voués à de stériles
intrigues, ils se pourrissaient les uns les autres, ne gardaient aucun
contact réel avec le pays et s’appliquaient surtout à intriguer contre
les cinq ou six hommes de valeur qui s’étaient fourvoyés dans leur
groupe.

Certains pourtant affichaient des airs d’importance et essayaient même
d’imiter les allures cassantes de Clemenceau. Mais ils se faisaient
vivement remettre à leur place. _Quod licet Jovi non licet bovi._

Non seulement «le patron» les fouaillait, avec sa verve coutumière, mais
encore, eux partis, rien n’égalait le dédain selon lequel il commentait
leurs pauvres manigances pour la conquête du pouvoir.

Les sentiments qu’il leur gardait, je l’entendis un jour les exprimer au
restaurant Garnier où il m’avait invité en compagnie d’un de ses
intimes. Celui-ci lui ayant demandé pourquoi il n’avait jamais fait
partie d’aucun ministère:

--Mais parce qu’on ne me l’a jamais proposé, répondit-il en riant.

--Et maintenant, à supposer que vous rentriez dans la politique et que
vous deveniez Président du Conseil, comment vous comporteriez-vous avec
les parlementaires?

Clemenceau ne dit pas un mot. Mais il étendit le bras au-dessus de la
table et, le poing fermé, il fit le geste de donner des tours de vis.

Combien éloquent cet exposé de principe à la muette! Quel dommage que
cet autoritaire, ce dictateur-né soit resté, malgré tout, imbu des
préjugés démocratiques qu’il avait sucés avec le lait. Il ne s’en est
départi que pendant la guerre, pour le salut de la France. Mais quand
vint le moment d’établir la paix, il est retombé dans ses anciens
errements ainsi que dans sa partialité bizarre pour l’esprit
anglo-saxon.

Que ne s’est-il retiré, après l’armistice, comme il avait d’abord
l’intention de le faire! Ou que n’a-t-il été un Monk! La victoire n’eût
peut-être pas été gâchée et nous ne verrions pas le Boche relever
insolemment la tête!...

Au cours de l’entretien, nous fûmes amenés à parler des provinces
perdues et alors Clemenceau se manifesta comme un ardent patriote. Je
l’ai, d’ailleurs, toujours connu tel. Ses yeux étincelaient d’une flamme
magnifique lorsque, dressé tout à coup, il s’écria:

--Ah! si j’étais, un jour, Président du Conseil, qu’il y eût la guerre
avec l’Allemagne et que nous fussions vainqueurs, quelle joie ce me
serait de rendre l’Alsace et la Lorraine à la France!...

Empoignés par ce cri si sincère, nous applaudîmes. C’est _la seule fois_
que je l’aie vu se passionner de la sorte, et c’était pour la patrie.

Oui mais, pourquoi lors de son premier ministère, s’appliqua-t-il à
diminuer le prestige de l’armée en donnant le pas aux autorités civiles
sur les généraux? Pourquoi choisit-il pour ministre de la guerre
Picquard, nullité prétentieuse s’il en fut jamais?

Hélas! ce fut encore un méfait de l’esprit de parti. La démocratie,
régime de divisions intestines, montra là, une fois de plus, sa
malfaisance foncière. Elle gâte jusqu’aux intelligences qui serviraient
efficacement notre pays si, au lieu de se gaspiller parmi les factions,
elles pouvaient observer une discipline sous l’autorité bien assise,
indiscutée du Roi.

                   *       *       *       *       *

J’ai cessé d’aller chez Clemenceau en 1903.

Nulle brouille entre nous. Mais, à cette époque je commençais la crise
d’âme qui se dénoua par mon adhésion à la foi catholique. Tant qu’elle
dura, c’est-à-dire pendant trois années, je vécus dans la solitude de la
forêt de Fontainebleau. C’est là, je me plais à le rappeler, que la
Vérité unique m’apparut.

Ma conversion, relevant exclusivement de l’ordre surnaturel, je n’ai pas
à en parler ici.

Je l’ai, du reste, racontée dans _Du diable à Dieu_. Ce petit livre
ayant eu un grand nombre d’éditions et étant traduit en plusieurs
langues, je me permets d’y renvoyer le lecteur, en l’avertissant que
c’est le procès-verbal rigoureusement exact de mon évolution de
l’incroyance à la pratique religieuse.

Il me reste maintenant à narrer par quelles expériences je fus amené à
la Monarchie.

C’est ce que je vais tenter de faire dans les pages suivantes.




CHAPITRE IX

LE SILLON


Au printemps de 1907, _Du diable à Dieu_ venait de paraître et, moi,
j’occupais une chambre à l’Hôpital Saint-Joseph, situé au fond de
Montrouge, après avoir subi une opération douloureuse qui m’obligea de
garder le lit pendant une quarantaine de jours.

Comme je fus longtemps très faible, on prohibait les visites. La bonne
Sœur Agnès, qui prenait soin de moi, s’opposait donc à l’intrusion des
journalistes, curieux d’examiner la figure d’un homme bizarre au point
d’être entré dans l’Église en un temps où beaucoup d’autres lui
tournaient le dos.

Afin d’atténuer la déception des nouvellistes aux aguets, la Religieuse
répétait à tous:--Après l’opération, il a _fait_ de la fièvre, mais son
délire était fort édifiant.

Il paraît, en effet, que tant qu’il dura, je ne cessais pas de redire le
_Salve Regina_.

Les journalistes, pour la plupart, peu enclins à la piété, auraient
peut-être préféré d’autres _tuyaux_. Mais Sœur Agnès refusait de leur en
apprendre plus long, estimant que cette preuve de ma confiance en la
Vierge répondait à tout.--Elle avait bien raison...

La consigne n’était levée que pour mon confesseur l’abbé Motet et pour
François Coppée, qui venait me voir trois fois par semaine environ.
Encore leur recommandait-on de ne pas s’attarder auprès de moi.

Je donne ces détails afin de souligner combien je manquais de forces.

Or, un matin, Sœur Agnès entre dans la chambre; s’étant assurée que je
ne sommeillais pas, elle me dit:

--Il y a dans le couloir un prêtre qui insiste tellement pour vous
parler que j’ai cru devoir vous en avertir. Mais, ajouta-t-elle
vivement, car elle observait avec scrupule les prescriptions du médecin,
si vous ne vous sentez pas assez reposé pour l’entretenir, je le
renverrai avec vos excuses. Il ne faut à aucun prix vous fatiguer.

--Je suis sous votre obédience, répondis-je, c’est à vous, ma chère
Sœur, de décider ce que je dois faire.

--Il a eu l’air si désappointé quand je lui ai dit que, presque
sûrement, vous ne pourriez le recevoir!... J’ai envie de le laisser
entrer. Par exemple, je lui recommanderai de rester seulement quelques
minutes.

--Soit, dis-je.

Pendant que Sœur Agnès s’acquittait de la commission, je me demandais,
assez intrigué, quel puissant intérêt poussait ce prêtre à _envahir_ de
la sorte un malade aussi délabré que je l’étais.

Il entre. C’était un homme de petite taille et de complexion plutôt
grassouillette. Il pouvait compter cinquante ans. Une physionomie
intelligente, un regard vif et toujours en mouvement, une grande
facilité de diction.

Après les congratulations que l’on devine, il se présente: l’abbé
Lefèvre, directeur de la _Croix de seine-et-Marne_, résidant à
Fontainebleau où il a eu souvent l’occasion de me croiser. Il n’y avait
là rien de surprenant, la ville n’étant pas très grande, et tout le
monde m’y connaissant. Pour moi, je ne l’avais jamais remarqué, chose
aussi fort naturelle puisque, avant ma conversion, je ne prêtais pas la
plus légère attention aux ecclésiastiques qu’il m’arrivait de rencontrer
dans les rues.

Son préambule expédié, l’abbé Lefèvre entame, sans périphrases, l’objet
de sa visite.--Il est un zélé Silloniste; il pense fermement que
l’avenir de l’Église en France et même dans tout l’univers dépend de son
adhésion aux idées que propage le Sillon. Il me fait un exposé rapide et
assez confus des dites idées. Et enfin, à travers le flux de paroles où
il noie ces renseignements, je finis par percevoir qu’il s’est donné la
mission de m’enrôler sous la bannière de M. Marc Sangnier, homme
incomparable.

J’étais un peu ébahi de la flamme impulsive qui brûlait dans l’âme de
l’abbé Lefèvre. Tandis qu’il pérorait, je l’avais étudié. Il me parut
réaliser le type de l’abbé Chanut, le prêtre démocrate et moderniste si
bien décrit, par M. Paul Bourget, dans _l’Étape_, roman que j’étais
justement en train de relire[15].

  [15] Puisque je mentionne l’Étape, je rappelle la haute portée de ce
    livre et sa véracité touchant les milieux révolutionnaires. De plus,
    l’esprit catholique l’anime et la thèse d’hérédité qu’il soutient me
    semble l’exactitude même. J’ai parfois traité assez rudement les
    livres appartenant à la première manière de Bourget. Mais en ce
    volume et en d’autres, d’une inspiration identique, je reconnais
    qu’il s’est montré l’émule de Balzac. Je ne connais pas d’éloge plus
    significatif.

L’abbé Lefèvre me mangeait des yeux, comme s’il s’attendait à ce que je
m’écriasse:

    Je vois, je sais, je crois, je suis illuminé...

Je fis un effort pour lui répondre:

--Mon Dieu, M. l’Abbé, dis-je, je vous avoue que je ne connais pas du
tout M. Marc Sangnier. Je ne l’ai jamais entendu ni lu. Vous me faites
sans doute beaucoup d’honneur en m’exhortant à voler dans ses bras. Vous
m’affirmez que c’est un Apôtre. Votre sincérité est évidente. Mais
souffrez que je vérifie par moi-même le bien fondé d’une assertion
aussi... considérable. Et puis, si j’ai bien compris votre discours,
Sangnier incarnerait la démocratie catholique... Or, la démocratie, je
viens de m’en évader après l’avoir vue à l’œuvre sous la forme
anarchiste, sous la forme socialiste et sous la forme radicale. En
outre, j’ai eu le loisir de l’observer chez les disciples opportunistes
de feu Gambetta. Le résultat de ces expériences m’a fort désenchanté.
Certainement, ayant pris la peine de lire le volume que je viens de
publier, vous vous en êtes aperçu. Par suite, je me méfie de tout ce qui
porte l’étiquette démocratique. Jusqu’à plus ample informé,
permettez-moi donc de me tenir sur la réserve.

L’abbé Lefèvre s’étonna que ses arguments ne m’eussent pas conquis
d’emblée. Il allait entamer une nouvelle harangue. Heureusement, survint
Sœur Agnès qui, me voyant tout étourdi et tout épuisé par la douche
d’éloquence silloniste que je venais de subir, le pria, très poliment
mais très nettement, de se retirer.

Il ne s’y résolut qu’à regret. Toutefois, avant de disparaître, il
sortit des vastes poches de sa soutane et il étala sur mon lit force
brochures et feuilles volantes dont la lecture, m’assura-t-il,
m’infuserait les vertus transcendantes du Sillon...

                   *       *       *       *       *

Je lus, et je ne fus pas--_infusé_. En ce fatras, où un christianisme à
tendances protestantes se combinait avec une doctrine sociologique toute
parente de l’anarchie, je ne trouvai pas de quoi m’éprendre du Sillon.
Et puis quelle phraséologie déplorablement sentimentale!

Ce qui me déplut également ce fut la faveur accordée dans ces écrits,
aux pires sophismes nés de la Révolution et la façon par trop oblique et
fuligineuse dont on tentait d’y adapter les enseignements de l’Église.
En somme, l’individualisme à expression romantique, qui fut le grand
péché du XIXe siècle, se cachait là sous des formes doucereuses.

Je fus choqué aussi de la mauvaise foi, peut-être inconsciente mais, en
tout cas, fort déplaisante, que les Sillonistes manifestaient dans leurs
polémiques. Et il y avait encore chez eux une ignorance de
l’histoire--particulièrement de celle de notre pays--qui n’autorisait
guère leur prétention à trancher dans le sens de leurs préjugés les
questions les plus délicates.

Enfin, ce qui renforça ma répulsion à leur égard, ce fut l’étalage
qu’ils faisaient de leurs mérites. Cela touchait au pharisaïsme.

Plus tard, des prêtres aveuglés me dirent:--Mais ces jeunes gens sont
des catholiques fervents, ils vont régulièrement à la Messe, ils
s’approchent des Sacrements, ils ont de bonnes mœurs, etc.

Je dus leur répondre par cette citation d’un des évêques qui
combattirent le Sillon avec le plus de vigueur, Mgr Turinaz: «Dans tout
le cours de l’histoire de l’Église, les dissidents qu’elle a dû
repousser et condamner ont d’abord accompli ces devoirs et presque tous
avec les apparences d’une grande piété. La pratique de la religion ne se
borne pas à ces devoirs: on n’est pas vraiment catholique si l’on ne
reste pas dans l’unité de la doctrine et de l’ordre établi par
Jésus-Christ.» J’ajoutais--Et si cette doctrine et cet ordre on les
interprète autrement que ne le fait l’Église par la bouche du Pape
infaillible. Or c’était bien par où le Sillon se prouvait hétérodoxe,
comme l’a démontré l’Encyclique qui le condamna.

Entre autres papiers à moi remis par l’abbé Lefèvre, il y avait le
compte rendu d’un congrès tenu à Chambéry par les Sillonistes. Cela
s’intitulait tranquillement: _Un nouveau Messie_. J’y lus ceci:

«Noël! A la veille de la grande fête chrétienne, un nouveau Messie est
venu en Savoie annoncer à la démocratie le règne de la fraternité
humaine et de tous les points de l’horizon, des bergers et des mages,
conduits par une étoile invisible, sont accourus afin d’entendre la
bonne nouvelle. Ce jeune Apôtre (Marc Sangnier) exerce autour de lui un
attrait puissant; les auditoires les plus divers accueillent sa parole
avec une attention quasi-religieuse et les ovations triomphales qui
saluent son passage rappellent, dans une certaine mesure, celles du
peuple d’Israël acclamant Jésus lors de son entrée à Jérusalem. Rien n’a
manqué au messie de la démocratie pour évoquer parmi nous le souvenir de
son Divin Maître...»

Ce boniment me plaça dès lors aux antipodes de l’agitateur qui ne
désavouait pas un tel rapprochement, où le ridicule s’alliait au
sacrilège.

En contre-partie des brochures du Sillon, et afin de me former une
opinion complète, je voulus connaître les répliques des adversaires de
ce mouvement. Je lus _les Erreurs du Sillon_ par l’abbé Emmanuel Barbier
et _Le dilemme de Marc Sangnier_ par Charles Maurras[16].

  [16] Les Erreurs furent éditées par Lethielleux, le Dilemme par la
    Nouvelle librairie nationale. On lira aussi avec intérêt le livre
    d’Ariès: Le Sillon et le mouvement démocratique (Nouvelle librairie
    nationale).

Le premier de ces livres réfutait le Sillon avec une parfaite modération
de termes et une grande force d’argumentation aux points de vue
théologique et social. Le second, aussi contenu dans la forme, le
critiquait aux points de vue de la philosophie et de la tradition. Il
n’est pas exagéré de dire que c’est un chef-d’œuvre de dialectique et de
raison lucide. L’un et l’autre volumes m’aidèrent grandement à me créer
la conviction que cette équipée anarcho-religiosâtre ne présentait rien
de sérieux. Et lorsque j’eus interrogé quelques Sillonistes et qu’il me
fut signifié par eux que «pour être du Sillon, il fallait _d’abord_
croire à sa mission providentielle», je fus fixé d’une façon définitive.

Plusieurs années au delà, me trouvant à Lyon, quelqu’un me présenta à
une dame qu’il me fallut classer tout de suite parmi celles que Louis
Veuillot désignait sous le nom de _matriarches_. Sans cesser de se
prendre pour une catholique-modèle, lorsque une erreur tentait de
s’insinuer au sein de l’Église: sillonisme, américanisme, modernisme,
elle n’y allait pas--elle y courait. L’hérésie naissante extirpée, elle
se soumettait aussitôt... puis elle recommençait le lendemain.

Ah! que saint Paul eut raison de formuler la règle: _Taceat mulier in
Ecclesia_!...

Cette personne trépidante raffolait pour lors de M. Sangnier. Comme je
marquais peu de chaleur pour cette contrefaçon d’Évangéliste, elle
voulut absolument que j’aille l’entendre en une salle de conférences où,
de passage à Lyon, il devait parler le lendemain. Elle me certifia que
son verbe irrésistible ferait fondre mes glaces et elle me fourra,
presque de force, un billet d’entrée dans la main. Quoique certain que
l’événement tromperait ses prévisions, pour avoir la paix, je consentis
à m’offrir au miracle.

En effet, le soir venu de la prétendue Révélation nouvelle, j’étais
assis, en bonne place, non loin de l’estrade ou pérorait l’orateur du
Sillon.

Mon impression fut double. D’abord, j’admirai, au point de vue de la
phonétique, l’extraordinaire moulin à paroles qui fonctionnait, sans
accroc, dans ce gosier infatigable.

Ensuite je m’aperçus que ce mécanisme vocal n’avait rien à moudre--ce
qui s’appelle rien.

Je veux dire que les enfilades de phrases qu’il pulvérisait à la ronde
ne contenaient aucune substance. Des redondances ampoulées, des
apostrophes d’un lyrisme banal, d’interminables périodes d’un
sentimentalisme blafard. Ni une idée pratique, ni un raisonnement
enchaîné.

M. Sangnier traitait de politique, science qui, plus que toutes, exige
des connaissances précises au service d’une intelligence positive.

Ici, pas même le semblant de ces qualités. On avait la sensation d’être
plongé dans un bain d’eau tiède et trouble où ondulaient, avec trop de
souplesse, des anguilles suspectes...

A la sortie, la dame agitée ne manqua pas de me demander fébrilement mon
opinion.

Je répondis:--Ma foi, je pense de M. Sangnier ce que Danton disait de
Robespierre.

--Et qu’en disait-il donc?

--Excusez-moi, je n’ose répéter le propos. Vous savez, il n’est pas très
élégant.

--Cela ne fait rien!... Répétez tout de même.

--Eh bien! il disait... encore un coup, excusez-moi... il disait: «Ce
bougre-là ne serait pas fichu de faire cuire un œuf!»

La dame, indignée, me tourna le dos.

Je crois bien qu’elle m’aurait mis à la porte si je m’étais représenté
chez elle. Mais je n’eus garde.

Un dernier mot. Le Sillon a été condamné par le grand Pape Pie X. M.
Sangnier a déclaré qu’il se soumettait. Puis il s’est empressé de
confier à un journaliste «qu’il poursuivrait son action personnelle».
Cela semble bien signifier que le Pape eut tort et que lui continue
d’avoir raison.

Aux élections qui suivirent l’armistice, le Bloc national donna son
estampille à M. Sangnier. Aussitôt élu député, celui-ci ne perdit pas
une minute pour prodiguer les avances aux communistes, pour absoudre le
bolchevisme et pour courir à Berlin consoler ces tendres agneaux,
persécutés par la France, que sont les Boches...

Il faut souhaiter qu’un jour ou l’autre M. Sangnier, s’écriant avec
Baudelaire: «Mes bras sont rompus pour avoir étreint des nuées»,
acquière le sens du Réel. Il faut l’espérer--mais ne pas trop y compter.




CHAPITRE X

LES LIBÉRAUX

        Le libéralisme est une maladie qui se manifeste par une absence
        d’horreur pour l’hérésie, par une perpétuelle complaisance
        envers l’erreur, par un certain goût des pièges qu’elle tend et,
        souvent, par un certain empressement à s’y laisser prendre.
        LOUIS VEUILLOT: _Mélanges_, 3e série, tome III.

        Suivre le courant, c’est en quoi se résument les fameuses
        inventions du libéralisme. LOUIS VEUILLOT: _Mélanges_.

        Prusias: Ah! ne me brouillez pas avec la République!...
        CORNEILLE: _Nicomède_, acte II, scène III.


A mon entrée dans le catholicisme, Coppée, Drumont, Huysmans,
spontanément, et en des termes à peu près identiques, m’avaient dit:
«Vous allez voir ce que sont les libéraux!...»

J’ai vu.

Je voudrais bien n’avoir pas à critiquer des frères dans la foi qui,
malgré leur aberration démocratique, sont le plus souvent irréprochables
quant à la soumission aux dogmes.

Cela ne m’est pas possible. J’ai trop eu lieu d’observer la façon dont
les libéraux pactisent avec le régime, anti-chrétien par essence, qui,
depuis 1789, marche à l’encontre de la tradition française. J’ai
constaté, à trop de reprises, combien ils témoignaient d’hostilité
sournoise à tous ceux qui ne partagent pas leur erreur politique et qui
réprouvent les alliances auxquelles ils se laissent aller.

Il importe donc que je précise à quel point leurs idées et leurs actes
me semblent néfastes.

«Un catholique libéral, a dit très justement M. Paul Bourget, est un
catholique qui aime beaucoup les libéraux et très peu les catholiques.
Ah! l’étrange déviation de la conscience! Elle consiste à servir sous
son drapeau en détestant, en critiquant des gens qui servent sous le
même drapeau et à réserver toute son admiration et toute sa sympathie
pour l’ennemi.» (_Le démon de Midi_, tome I, page 282).

Rien de plus exact. Je le vérifiai sans retard.

Tout d’abord, qu’on veuille bien se rappeler que je venais d’un milieu
où tantôt ouvertement, tantôt dans l’ombre, il est de règle de combattre
l’Église et de viser à son abolition en France. Les plus rusés de ses
adversaires nouent parfois une entente avec les libéraux, soit parce
qu’ils y trouvent un intérêt électoral, soit parce que cette concession
facilite des calculs financiers, soit parce qu’elle sert leurs intrigues
au Parlement, soit, tout simplement, par machiavélisme et pour susciter
la discorde entre catholiques. Le piège est tellement grossier qu’il
faut toute la naïveté des libéraux, toute leur hâte de se prouver
républicains pour s’y laisser prendre.

Du temps où je marchais sous l’aile griffue de la Révolution, j’avais
assisté cent fois à des conciliabules où j’avais entendu les
parlementaires anti-cléricaux et leurs acolytes préparer des manœuvres
de ce genre. Quand cela réussissait, ils riaient à perdre haleine et se
frottaient les mains en s’exclamant:--Quelles _poires_ que ces libéraux,
ils nous fournissent eux-mêmes le cordon qui nous permettra de les
étrangler en douceur!...

Car, il importe de le souligner, quand ils amadouent de la sorte les
libéraux, les fils de Marianne n’abandonnent aucune de leurs préventions
contre la religion catholique; avec elle, point de paix définitive; tout
au plus un armistice; encore prennent-ils soin de stipuler qu’ils ne
l’octroient qu’avec cette réserve que leurs alliés du moment ne
demanderont point l’abrogation des lois dites «laïques». Ils gardent
ainsi les moyens de persécuter de nouveau l’Église dès qu’ils le
jugeront à propos. Comme on l’a vu aux dernières élections, les libéraux
s’empressent de souscrire à cette exigence, tant ils ont à cœur de
donner des gages à la démocratie.

Je n’ignore pas que l’Église, quoique chez nous elle ait toujours eu à
souffrir des gouvernements d’opinion, a prononcé que la démocratie
n’était pas incompatible avec sa mission en ce monde. De fait, il existe
dans les Amériques du sud et du nord plusieurs pays à institutions
démocratiques qui lui concèdent une liberté suffisante pour qu’elle
exerce, sans trop d’entraves, son magistère.

Mais en France--et nous n’avons ici à nous occuper que de la France--la
démocratie ne cesse d’être _foncièrement_ anti-catholique. Républicaine,
elle n’a qu’un objectif: ravir des âmes à l’Église en l’éliminant le
plus possible de la vie sociale. Césarienne: Napoléon Ier essaie d’en
faire un instrument de son despotisme; Napoléon III la livre à ses
ennemis dès que les rêveries du Maître ont besoin de cette trahison pour
prendre corps.

Or quand, pour les motifs que je viens d’exposer, la République feignit
jadis d’accueillir «les ralliés», quand, comme aujourd’hui, elle joue la
comédie d’une certaine tolérance, soyez sûrs qu’elle tient toujours les
libéraux pour des espèces de «parents pauvres» à l’égard de qui la
méfiance reste indiquée ou pour des tard-venus qu’on fait asseoir, avec
mauvaise grâce, au bas-bout de la table, à qui l’on permet, en
rechignant, de manger les restes et qu’on jetterait dehors s’ils
risquaient la plus timide des réclamations.

Les libéraux sont tellement imbus de leur utopie à savoir la conclusion
d’un mariage contre-nature entre l’Église et la Révolution qu’ils
acceptent toutes les humiliations et toutes les avanies plutôt que de
s’en déprendre.

En vain, des clairvoyants leur signalent d’avance les chausse-trapes
dans lesquels ils se laissent choir avec une régularité déplorable, en
vain la Sainte Écriture les avertit «qu’un mauvais arbre ne peut pas
donner de bons fruits», rien ne saurait leur dessiller les yeux. Non
seulement une illusion tenace les persuade que le catholicisme
connaîtrait de beaux jours s’il se pliait à toutes les exigences de ses
persécuteurs, mais encore ils en viennent à considérer l’opposition au
régime, ne fût-elle que théorique, comme un méfait pour la répression
duquel ils sont heureux, dirait-on, de voir s’activer les sectaires des
Loges.

Et dans quelle humble posture ils avalent les couleuvres et encaissent
les quolibets et les rebuffades que ne leur épargnent pas les «purs»
républicains férus d’athéisme!

J’entendis naguère un député mi-radical, mi-centre gauche, parfois
vermillon, parfois rose pâle selon l’occurrence, formuler cette
constatation: «Avec les libéraux, on peut se mettre à l’aise.
Gratifiez-les d’un coup de pied dans le derrière, ils vous rendent un
coup de chapeau...»

Oh! ce n’est point par mansuétude chrétienne que les libéraux ont adopté
ces façons d’agir, car ils s’en vengent aussitôt sur ceux de leurs
coreligionnaires qui blâment leurs abdications de conscience. Il n’est
point de procédés perfides dont ils n’usent contre eux.

C’est aussi contre les écrivains qui démontrent, avec pièces
irréfutables à l’appui, la stupidité sanguinaire de la Révolution que
leur fiel se répand.

Toucher à l’Idole, la bafouer, leur apparaît un si grand sacrilège,
qu’ils ne savent qu’inventer pour apaiser son courroux. Alors ils
multiplient les désaveux et tournant à la hâte le dos aux catholiques
coupables de ce crime, ou se voilant la face d’un geste pudibond, ils
s’écrient: «Nous ne connaissons pas cet homme!...» Puis ils le dénoncent
aux prêtres du culte dérisoire de Marianne.

Si alors quelque cœur honnête, comme il s’en trouve heureusement
beaucoup dans l’Église, leur objecte que le régime issu de la Révolution
s’oppose à leur bonne foi, ils lui font signe de se taire en chuchotant:
«Ah! ne me brouillez pas avec la République!...»

C’est bien parce que le vers, mis par Corneille dans la bouche de
Prusias, abaissant sa dignité devant Flaminius, résume parfaitement
l’attitude des libéraux vis-à-vis des républicains de carrière que je
l’ai choisi pour épigraphe à ce chapitre.

                   *       *       *       *       *

Au cours de mes randonnées à travers les provinces, je rencontrai
beaucoup de libéraux. Malgré les avis de Coppée, de Huysmans et de
Drumont qui, tous trois, avaient eu à souffrir de leur mauvais vouloir à
l’encontre des catholiques trop droits pour servir à la fois deux
maîtres: l’Église et la Révolution, je ne pouvais croire qu’il existait
des fidèles qui précisément menaient cette conduite... singulière et
multipliaient les équivoques pour la justifier.

Je me disais: Mes amis exagèrent. Si aveuglés qu’ils soient, les
libéraux doivent se tenir en garde contre les gens du régime. Comment
croiraient-ils à leurs bonnes dispositions et à leur esprit de
tolérance? La République ne vient-elle pas de chasser les congrégations
et de les réduire à l’exil? N’a-t-elle pas fermé le plus grand nombre
possible d’écoles libres? Par la franc-maçonnerie, n’a-t-elle pas établi
un système de fiches et de mouchardise occulte pour rayer de
l’avancement les officiers coupables d’aller à la messe? Ne tient-elle
pas en disgrâce les fonctionnaires civils attachés à leur foi?
N’a-t-elle pas fait la Séparation de manière à voler, sans l’ombre de
vergogne, les biens de l’Église?

Eh bien, il fallut me rendre à l’évidence: non seulement les libéraux
paraissaient tenir peu de compte de ces infamies, mais encore ils
blâmaient à la sourdine Pie X, parce qu’il avait refusé de donner dans
le traquenard huguenot des Cultuelles. Et ils manifestaient une étrange
considération pour les artisans d’iniquité qui accaparaient le pouvoir.

Lorsque, en 1908, je fis pour la première fois le pèlerinage de Lourdes,
certains membres éminents de l’Hospitalité m’accablèrent de questions
sur Briand qui, comme ministre des cultes, avait machiné le coup de la
Séparation.

A leur façon de m’interroger, je me rendis compte qu’ils admiraient
éperdument ce saltimbanque et même qu’ils espéraient en lui pour
restaurer l’Église de France.

Je fus abasourdi, ne comprenant pas cette persistance dans l’illusion.

--Mais, leur dis-je, Briand, ce n’est rien du tout. Je ne puis dire que
je le connaisse personnellement beaucoup, ne l’ayant guère rencontré
qu’à deux ou trois reprises. Cependant je puis vous affirmer que dans
les milieux révolutionnaires d’où je viens et où je l’entendis prêcher
aux ouvriers la grève générale, avec les violences qu’elle implique, et
aux soldats la crosse en l’air, on ne le tenait pas moins pour un
arriviste à l’affût d’une occasion d’abandonner la Sociale. On le
méprisait pour ses mœurs douteuses et l’on n’avait aucune confiance dans
sa sincérité.

Il a donné raison à ces pronostics puisque, à l’instigation de
Waldeck-Rousseau, qui eut toujours du goût pour les aventuriers louches,
il s’est empressé de renier ses frères du socialisme à outrance, le jour
où on lui permit de mettre les doigts dans l’assiette au beurre.

Quant à ses capacités, dès sa jeunesse, au quartier latin à Montmartre,
on s’amusait de son ignorance et de sa fainéantise. On relevait les
bévues historiques et philosophiques dont fourmillaient ses discours.
Aussi, lorsqu’il fut désigné comme ministre de l’Instruction publique,
ce fut un éclat de rire unanime parmi les gens informés de son passé.

Ce n’est, du reste, pas lui qui élabora le projet de Séparation. Ce fut
un juif de Francfort, le nommé Grünbaum. Lui n’eut qu’à broder des
variations à la tribune sur ce thème hébraïque.

Oh! là, par exemple, je vous concède qu’il a réussi. Son talent de
parole est incontestable. Il chatouille agréablement au bon endroit les
parlementaires. Au seul souvenir de sa virtuosité labiale, ils font les
yeux blancs. Il en profite pour duper tour à tour tous les partis car,
suivant ses intérêts variables, il a des convictions de rechange. Le
prendre pour un homme d’État, c’est prendre la lanterne fumeuse
accrochée à la porte d’une maison malfamée pour le soleil levant. Ce
fourbe insigne excelle à mener des intrigues malpropres dans les
couloirs de la Chambre. Il est incapable de concevoir un grand dessein
et de le réaliser. Il n’a que des appétits et il emploie ses loisirs à
les régaler tandis que ses acolytes lui mâchent la besogne.

Vous auriez donc le plus grand tort de vous fier à lui pour mettre un
terme à la persécution. Et si, comme je crois le comprendre d’après vos
propos, il vous fait des avances, je vous engage à les repousser. La
plus élémentaire prudence le commande...

Ce témoignage sans fard ne convainquit nullement mes interlocuteurs. Je
voyais les visages se rembrunir à mesure que j’expliquais Briand et ses
tares aux pauvres cervelles qui m’écoutaient. Je sentis que je me
heurtais à un parti pris incoercible et je n’insistai pas--d’autant que
j’étais venu à Lourdes pour prier la Sainte Vierge et non pour faire de
la controverse politique.

Mais ce premier contact avec les libéraux me fut une leçon de choses que
je ne reçus pas en vain.

                   *       *       *       *       *

En 1910, le journal _l’Éclair_ avait pour rédacteur en chef Ernest
Judet, confident de cet homme bénin mais peu perspicace: feu Piou.

Judet, convaincu de son génie politique, avait promis de mener l’Action
libérale à la victoire sur le terrain des élections.

Soit dit en passant, l’Action libérale avait pensé faire preuve d’une
finesse extrême en accolant à son étiquette l’adjectif _populaire_. Or,
populaire, elle ne le fut jamais. Si peu éclairé que soit Jacques
Bonhomme, il éprouve de la défiance à l’égard de ceux de ses courtisans
qui lui offrent un programme consistant à caresser tout le monde sans
donner de garanties formelles à personne. C’était bien le cas de
l’Action libérale qui semblait tout le temps s’excuser de son
catholicisme auprès des incrédules et demander pardon de ses politesses
à l’incrédulité auprès des catholiques:

    Je suis oiseau, voyez mes ailes;
    Je suis souris, vivent les rat!

Ces allures obliques ne disaient rien qui vaille à l’électeur. En
France, on aime les opinions nettes. Quoique ce prétendu souverain le
Suffrage universel ne déteste pas de voir les échines se ployer en arc
devant sa face, il se renfrogne quand on exagère la souplesse. Qu’on lui
fasse chatoyer toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, cela distrait le
vieil enfant qu’il ne cesse d’être. Mais la grisaille nébuleuse où
s’estompe le libéralisme l’ennuie et il s’en détourne avec des
bâillements réitérés.

Néanmoins Judet avait réussi à persuader aux libéraux qu’il était le
cuisinier providentiel qui saurait coaguler la matière électorale et la
leur servir toute chaude aux prochaines élections.

Sa tactique, disait-il, consistait à--_encercler Briand_ (_sic!_)...
Briand était bien trop «ficelle» pour le désavouer. Mais j’imagine
qu’_inter pocula_ il s’amusait follement à considérer la naïveté
libérale. Et il feignait même parfois de se prêter à cette farce
inénarrable.

Les choses en étaient là, Piou annonçait déjà le triomphe de Judet quand
j’eus à m’aboucher avec celui-ci. Je ne l’avais, jusqu’alors, jamais
rencontré. Mais un excellent prêtre, très ignorant de la politique et
directeur d’une œuvre de charité, m’avait supplié de me rendre à
_l’Éclair_ pour obtenir que ce journal la recommandât à ses lecteurs.

J’eus beau lui dire que mon influence sur la feuille en question était
absolument nulle, il insistait pour que je fisse la démarche nécessaire.

Il me répétait:--M. Judet combat pour l’Église sous les auspices d’un
grand nombre d’hommes de bien. Il ne peut donc refuser de publier la
note que je vous remets, puisqu’il s’agit de secourir les indigents.

De guerre lasse, je finis par consentir. Mais je ne croyais pas à la
réussite, ayant remarqué que _l’Éclair_, sous Judet, s’abstenait
soigneusement de rien publier qui eût rapport à la religion. Au surplus,
je savais que les libéraux mettaient souvent leur drapeau dans leur
poche, croyant, par cette piètre rouerie, s’attirer certains suffrages
appartenant à la Libre Pensée non militante.

Mais, après tout, me dis-je, comme cette œuvre ne touche ni de près ni
de loin à la politique, peut-être que Judet fera une exception pour
elle.

Après une attente assez longue, je fus introduit dans le cabinet
directorial ou trônait le bien-aimé des libéraux.

Je ne décrirai pas le personnage. Lisez _Salons et Journaux_, de Léon
Daudet; vous y trouverez son portrait gravé à l’eau-forte avec une verve
étincelante.

Judet me reçut du haut de l’Olympe. Tandis que je lui exposais
brièvement--et sans déférence excessive, on peut le croire--l’objet de
ma visite, il se tenait adossé à la cheminée, écartant ses jambes
interminables «pantalonnées de drap militaire», reniflant, toutes les
trente secondes, d’une narine autoritaire. Il semblait vouloir me donner
à entendre que j’étais quelque chose comme un insecte en présence du
Maître des dieux.

Dès que j’eus terminé, il secoua négativement la tête.

--Non, bredouilla-t-il, à _l’Éclair_ nous ne faisons pas de
cléricalisme. Je n’insérerai pas cette notice.

--Mais, repris-je, il ne s’agit pas de cléricalisme, il s’agit des
pauvres. Est-ce que le fait qu’un prêtre administre cette œuvre
constitue à vos yeux un vice rédhibitoire?

Ici Judet haussa le ton. Ce fut presque avec colère qu’il me répondit:

--Je n’aime pas les prêtres... Inutile d’insister...

--Oh! dis-je, vous n’aimez peut-être pas leur personne, mais j’ai idée
que cette aversion ne s’étend pas jusqu’à leur bourse, car, si je suis
bien informé, c’est des subsides des catholiques que vit, en grande
partie, votre journal et...

Au comble de l’irritation, il m’interrompit:

--Môssieur, cela ne vous regarde pas...

--C’est juste...

Je lui tournai le dos et me retirai, sans plus.

Ah! pensai-je, une fois dans la rue, infortunés libéraux, vous voilà
bien lotis! Avec votre gaucherie coutumière, vous avez choisi pour
servir vos ambitions un homme qui non seulement vous compromet par ses
croisières dans les parages poissonneux de Briand, mais qui encore me
paraît détester l’Église dont vous vous dites les plus habiles
soutiens...

Déjà, à cette époque, Judet avait de gros besoins d’argent. Il est
vraisemblable que, dénué de toute conviction religieuse, il ne s’était
inféodé aux libéraux que pour leur soutirer des sommes notables.

D’ailleurs, elles ne lui suffisaient pas, puisque, _même avant la
guerre_, il ne tarda pas à se mettre au service de l’Allemagne.

Quand le scandale éclata, qui fut mortifié de s’être trompé aussi
lourdement?

Les gens de l’Action libérale.

Mais vous verrez que l’expérience ne leur servira de rien. Gageons que,
le cas échéant, ils trouveraient le moyen de s’enticher à nouveau de
quelque aventurier issu des bas-fonds de la presse comme Judet et,
peut-être comme lui, vendu à l’étranger.

Ils ont tellement l’habitude de se fourrer le doigt dans l’œil!...

                   *       *       *       *       *

Le sortilège qui plongeait les libéraux dans l’extase au seul prononcé
du nom de Briand, j’en eus encore un exemple, à la fin de 1913, à Nice.

Je ne nommerai pas celui qui me le fournit. Sa situation lui conférait
une influence légitime sur les catholiques; on respectait son caractère;
on admirait sa grande piété; mais beaucoup, qui ne goûtaient point ses
vues touchant la politique, regrettaient l’ardeur envahissante qu’il
mettait à servir la cause libérale.

Signe particulier qui le fera sans doute reconnaître par quelques
habitués de la Côte d’Azur, dès qu’on entrait chez lui, on remarquait,
dans l’antichambre, un énorme buste de Monseigneur Dupanloup, dont il
avait été, dont il restait le fervent disciple.

Cette effigie d’un des plus fougueux tenants du libéralisme, sous le
second Empire et sous l’Ordre moral, prenait la valeur d’une déclaration
de principes. On était tout de suite fixé sur les sentiments du
propriétaire de la villa.

Je séjournais alors chez les Cisterciens peuplant le monastère de
Notre-Dame-de-Lérins, dans cette île Saint-Honorat qui désigne, vers le
sud, l’entrée de l’incomparable golfe de Cannes. J’habitais, au chevet
de leur église, une petite maison dans un jardin claustral tout fleuri
de roses. Je me sentais si heureux et si paisible en cette retraite, où
mon penchant à la contemplation dans la solitude et le silence trouvait
pleinement à se satisfaire, que des mois s’écoulaient sans que je misse
le pied sur le continent.

Or, en décembre de cette année, l’ami de feu Dupanloup apprit, je ne
sais comment, ma présence dans l’île. Comme il se préoccupait fort des
élections qui devaient avoir lieu au printemps suivant, l’idée
singulière lui vint de m’employer à les préparer, selon le rite libéral
et sous son impulsion. Aussitôt, il écrivit au Père Abbé de Lérins, Dom
Patrice, en lui exposant son projet et en le priant de me déterminer à
lui rendre visite à Nice où il comptait enlever mon acceptation.

Dom Patrice me communiqua la lettre. Mais je me récriai.

D’abord, je n’avais pas du tout envie de quitter la clôture pour
entreprendre une campagne électorale. Quatre ans auparavant, cédant à
des instances opiniâtres, j’en avais fait une dans les Hautes-Pyrénées,
au profit d’un imbécile qui se disait «catholique mondial», et ce
contact avec les dessous malpropres du Suffrage universel m’en avait
dégoûté à tout jamais.

Ensuite, ainsi que je le préciserai plus loin, je professais la doctrine
de l’Action française et, par suite, je me trouvais aux antipodes du
libéralisme. Comment aurais-je pu servir avec zèle et sincérité un parti
dont les idées me semblaient en tout point erronées?

Mes raisons de m’abstenir, je les donnai au Père Abbé d’une façon si
chaleureuse qu’il rit doucement de ma véhémence. Il n’insista
guère,--d’autant que, vivant en Dieu, il était trop détaché des
agitations humaines pour y intervenir.

--Refuser d’appuyer une politique, me dit-il, ce n’est pas un cas de
conscience. Mais comme vous devez du respect à celui qui vous sollicite
de la sorte, allez le voir. Présentez-lui votre refus avec calme mais de
manière à le convaincre que vous ne lui seriez pas auxiliateur.

--En effet, cela se doit, approuvai-je. Je ferai donc cette visite, muni
du ferme propos de ne pas m’emballer.

--C’est cela... Puis vous reviendrez tout de suite dans votre petit
coin, auprès de vos chers livres--_in angello cum libello_ dit le saint
auteur de _l’Imitation_.

De Cannes à Nice, la distance est courte. J’occupai le temps du trajet à
classer les excuses plausibles qu’il me faudrait offrir à un vieillard
dont je savais, par ouï-dire, qu’il montrait une extrême ténacité dans
la poursuite de ses desseins.

Mais je savais aussi que, différent en cela d’un grand nombre de
libéraux, il était d’une entière droiture et incapable de décrier
vilainement, sous le couvert de l’anonyme, quiconque n’acceptait pas de
s’enrôler sous son enseigne.

Ayant combiné mes arguments en conséquence, j’arrive à la villa. Je
jette en passant un regard plutôt morne au buste de feu Dupanloup et je
suis introduit presque immédiatement.

Sans perdre une minute, avec une vivacité de diction et une flamme dans
le regard qui paraissaient d’un jeune homme plus que d’un septuagénaire,
mon interlocuteur m’expose ses plans. Il entend tout faire, loyalement
mais vigoureusement, pour qu’aux prochaines élections le candidat qu’il
patronne soit élu. Il a besoin d’un écrivain débrouillard qui sache
aussi parler en public et qui appliquera, sans hésitations, ses
directives. Ce _factotum_, pourquoi ne serait-ce pas moi? Suivent
quelques phrases beaucoup trop laudatives mais qui pourtant échouent à

    Chatouiller de mon cœur l’orgueilleuse faiblesse.

J’objecte que j’ai renoncé à la politique militante, que je me suis voué
à la retraite parmi les moines, que j’y travaille à un livre dont
l’élaboration difficile m’absorbe totalement.

Je conclus:--Permettez-moi, en outre, de vous avouer que je ne crois pas
beaucoup au succès du libéralisme à Nice...

Et, à part moi, j’ajoute:--ni ailleurs. Car il eût été malséant de
formuler cette adjonction à voix haute.

Seconde tirade du bouillant vieillard. Il m’énumère les motifs qu’il
pense avoir d’augurer que la démocratie s’oriente de plus en plus vers
le libéralisme. Cette aberration prouve à quel point il prenait ses
désirs pour des réalités, puisqu’au mois de mai qui suivit, le pays
tourneboulé envoyait à la Chambre une majorité radicale et socialiste
amoureuse de Caillaux et hostile à l’Église.

Prévoyant ce résultat, je lui dis que, loin de partager ses espérances,
je jugeais les libéraux inaptes à déjouer les manœuvres de leurs
adversaires.

Peu enclin à souffrir la contradiction, il reprit alors, d’une voix plus
fébrile, sa démonstration des vertus politiques, en instance de
réussite, du libéralisme. Puis, constatant que je demeurais impassible,
il fit donner la garde:

--Eh bien, comme garantie, s’écria-t-il, je vous confie, sous le sceau
du secret, que Briand nous soutiendra. Briand lui-même!...

Il me défila ensuite une longue apologie dudit personnage. Il vanta ses
qualités d’homme d’État sans rivaux possibles; il me le peignit comme un
ami méconnu de l’Église, comme l’unique ressource de la France
chrétienne, etc., etc.

Inutile de reproduire le couplet. Il est archi-connu.

--Vous n’avez rien de sérieux à critiquer chez Briand, continua-t-il,
vous ne nierez pas sa bienveillance à notre égard. Je réponds de lui...
Vous vous taisez? Allons, dites-moi ce que vous pensez de Briand?

Avec le plus grand flegme, je répondis:

--C’est une fille de joie.

Cette définition sans apprêt stupéfia mon interlocuteur. Il demeura un
bon moment muet à force d’indignation. Puis, levant les bras au ciel, il
s’exclama: Comment? Comment???... Expliquez-vous!

Avec placidité je lui appris alors que n’importe qui un peu au courant
de l’envers du décor parlementaire tenait Briand pour une sorte de
courtisane très souple qui caressait tous les partis dans la mesure de
ce qu’elle calculait pouvoir en tirer pour la satisfaction de ses
instincts jouisseurs. De convictions, pas l’ombre. De capacités, aucune.
De l’ignorance et de la paresse, tant qu’on voulait. Un appareil à
vocalises dans le larynx. Et c’était tout.

Je dis enfin:--Si les libéraux se fient à cette raccrocheuse des
couloirs du Palais-Bourbon, je ne risque guère de me tromper en vous
prédisant leur déconfiture.

A ce coup je crus qu’il allait me foudroyer. Ses regards me dardaient
des éclairs et ses doigts tambourinaient la table comme s’il luttait
contre l’envie de m’étrangler. Il se leva, fit quelques tours dans la
chambre puis, se rapprochant de moi, comme s’il se forçait à une
diversion, il se mit à m’interroger sur mes travaux et mes lectures.
Mais je sentais bien que ce n’était qu’une trêve et qu’il reviendrait
bientôt à la charge plus pressant que jamais.

Afin de couper court et de rompre un entretien qui me causait du
malaise, je sortis une phrase que je tenais en réserve pour le cas où
mes défaites ne seraient pas admises.

Je déclarai donc:--Lorsque je ne m’occupe pas à la rédaction du livre
dont j’ai eu l’honneur de vous parler, je relis assidûment les œuvres
complètes de Louis Veuillot.

A ces mots ce fut comme si le fantôme courroucé de Dupanloup se dressait
entre nous. L’héritier de sa pensée fit un bond prodigieux dans le
fauteuil où il venait de se rasseoir:

--Veuillot, s’écria-t-il, Veuillot!... Mais cet homme a fait un mal
horrible à l’Église!...

--Ce n’est pas mon avis, répondis-je en saluant jusqu’à terre.

L’effet que je cherchais était produit. L’irréductible ennemi de
Veuillot me fit comprendre par son attitude soudain glaciale que nous
n’avions plus rien à nous dire.

Toutefois, il me reconduisit jusqu’à la grille du jardin, comme s’il
attendait de moi un mouvement de repentir. Mais je ne témoignai pas de
contrition pour mon péché de veuillotisme. Aussi, en me congédiant, il
me dit sur un ton de pitié miséricordieuse:--Vous n’entendez goutte, mon
pauvre garçon, aux vrais intérêts de l’Église et vous suivez de
déplorables modèles. Instruisez-vous, étudiez Briand... Adieu!...

On aura peut-être remarqué que durant mes conversations avec le libéral
de Nice, comme avec les libéraux de Lourdes, tous avaient usé de termes
à peu près identiques pour célébrer leur bien-aimé Briand; et,
forcément, mes ripostes gardèrent aussi la même tournure.

Cette uniformité dans l’aberration, qui caractérisait leurs propos, me
frappa. En regagnant la gare, je pensais:--C’est pourtant un phénomène
bizarre que l’aveuglement unanime des libéraux en ce qui concerne ce
fruit véreux de Briand. Ou bien ils obéissent à un mot d’ordre concerté,
ou bien ils sont possédés d’un démon briandesque qui leur jette de la
poudre aux yeux... Heureusement pour moi, le nom de Veuillot me servit
d’exorcisme. Je suis à présent tout à fait sûr que personne, à Nice ou
autre part, ne tentera de m’embrigader au service d’un candidat libéral.

Et en effet, on me laissa tranquille. Mais j’eus bientôt à constater que
l’épidémie d’admiration pour Briand contaminait des âmes un peu partout.

En février et mars 1914, je fus appelé dans l’Ouest pour y donner une
série de conférences sur le socialisme et l’anarchie. Je parlai à
Saumur, à Angers, à Nantes, à Quimper, à Morlaix, à Saint-Brieuc, à
Rennes et à Laval.

Eh bien, dans chacune de ces villes, je trouvai des libéraux qui
m’interrogeaient sur l’homme de la Séparation. Naturellement, je leur
répondais comme je l’avais fait à Lourdes et à Nice. Qu’aurais-je pu
dire d’autre?

Mais en tout lieu, l’impression produite par mes avertissements ne varia
point. On marquait de la mauvaise humeur; on ne me contredisait pas en
face, mais je voyais bien que j’étais tenu pour un esprit léger portant
des jugements précipités et sans assises sérieuses. Certains même
cherchèrent à me nuire à la mode libérale, c’est-à-dire avec une
sournoiserie papelarde.

Depuis longtemps j’ai appris, par des expériences réitérées, que la
plupart des hommes n’aiment pas entendre la vérité, surtout si elle
heurte leurs préjugés. Mais il n’en est point comme les libéraux pour se
cramponner à une erreur malgré l’évidence. Plus encore, on dirait qu’ils
ne pardonnent pas à ceux qui s’efforcèrent de les éclairer d’avoir eu
raison.

Comment agir vis-à-vis de gens aussi épris du bandeau qu’ils se
maintiennent sur les paupières? Puisqu’ils ne me croyaient pas, quoique
informés que je venais de passer plus de vingt ans parmi les ennemis de
l’Église et que, par suite, je devais les connaître pour les avoir
observés à loisir, je n’avais qu’à me tenir à l’écart de leurs
conciliabules et de leurs chimères. C’est ce que je fis désormais.

                   *       *       *       *       *

En étudiant les origines du libéralisme en France, j’ai vérifié que ses
adhérents n’ont jamais abandonné la doctrine qui, à mon avis, constitue
leur erreur capitale, à savoir qu’une alliance est désirable entre
l’Église et la Révolution.

Sans entamer ici un cours d’histoire contemporaine, je me permettrai de
rappeler leur constance à soutenir ce point de vue et leur façon
d’interpréter les monitions qui leur venaient de Rome.

Lorsqu’en 1832 l’Encyclique _Mirari vos_ eut promulgué la condamnation
de Lamennais, ses disciples, Montalembert, Lacordaire et d’autres ne le
suivirent pas dans sa révolte contre l’Église. Ils s’inclinèrent
loyalement--nul n’en doute--devant l’autorité du Pape. Mais telle était
l’emprise des sophismes démocratiques sur leur esprit que, dès le
lendemain de cette condamnation, ils poursuivirent--en partie--leurs
errements. Certes, ils n’allèrent pas jusqu’à la démagogie athée comme
Lamennais, mais, sous des formes insinuantes ou sentimentales, qu’ils
empruntèrent au romantisme alors en vogue dans la littérature, ils ne
cessèrent de préconiser les idées qui leur étaient devenues, pour ainsi
dire, consubstantielles. Épris de ce parlementarisme qui compte parmi
les causes les plus efficientes des maux dont la France eut à souffrir
depuis la chute de l’ancien régime, ils imaginèrent de transformer
l’Église en une faction analogue à toutes celles qui, sous prétexte de
«libre discussion», entretenaient la discorde, en permanence, entre les
Français.

La conception libérale se ramenait,--et se ramène--en somme, à ceci:--Il
y a _une Vérité catholique_, mais il y a aussi _des vérités_ conformes
aux principes de la Révolution et qui ont le droit de se manifester même
en opposition avec elle. Pour nous, nous souhaitons que, loin de se
combattre, elles fusionnent. Tous nos efforts tendront à obtenir ce
résultat. Mais qu’il y ait conflit ou alliance entre elles, le
gouvernement, s’il possède des institutions vraiment démocratiques, n’a
pas à intervenir.

C’est ce qu’ils appelaient «l’Église libre dans l’État libre», formule
qui distille un ferment d’anarchie des plus virulents.

Or, comme l’a fort bien dit M. Mourret, dans son excellente _Histoire de
l’Église_, l’Encyclique _Mirari vos_ réprouvait cette doctrine. En
effet, «l’on doit y voir la condamnation de l’État révolutionnaire et
laïque, et il est juste d’y reconnaître en conséquence, avec un écrivain
de nos jours, la simple réaction, énergique, sans doute, mais nécessaire
«du bon sens, instruit par la notion de société» contre la prétention de
quiconque, prince ou peuple, soutiendrait que «le libre conflit des
idées, vraies ou fausses, est un bien en soi»; que le droit de révolte
est un droit permanent des peuples et que l’oubli des droits de Dieu est
permis aux rois[17]». Mais les libéraux s’étaient trop imbus des
soi-disant conquêtes de la Révolution et des erreurs les plus flagrantes
du matérialisme, dont on reconnaît l’empreinte dans les institutions de
la plupart des peuples au XIXe siècle, comme de notre temps, pour
accepter, sans restriction, l’enseignement de l’Église. De plus, avec un
manque de logique vraiment extraordinaire, tout en plaçant leurs
croyances sous l’égide de la Révélation, ils cultivaient l’illusion du
progrès tenu pour la résultante obligée des théories évolutionnistes.
Comme ces théories procédaient du déterminisme universel qui nie la
Révélation, l’on voit dans quelle impasse ils se fourvoyaient.

  [17] Histoire générale de l’Église, par l’abbé Fernand Mourret, tome
    VIII (chez Bloud et Gay).--L’auteur cité est M. Georges Goyau dans
    son livre: la Papauté et la civilisation.

De là, dans leurs écrits, leurs discours et leurs actes une disposition
continuelle à tourner les préceptes politiques et sociaux de l’Église ou
à en altérer le sens par leurs commentaires.

Le mal alla si loin et monta si haut que, pour le détruire dans sa
racine, le Pape Pie IX promulgua, en 1864, l’encyclique _Quanta Cura_,
développant les principes posés dans l’encyclique _Mirari vos_ et
portant, en annexe, ce catalogue complet des erreurs modernes, _le
Syllabus_, admirable pour sa précision et sa clairvoyance quant aux
égarements de l’esprit humain dès qu’il s’écarte de la Vérité
catholique.

Plusieurs articles du Syllabus tombaient d’aplomb sur le libéralisme
pour le pulvériser, ceux-ci par exemple[18]:

  [18] Ne pas oublier que dans le texte original du Syllabus chacune des
    propositions condamnées est précédée de ces mots: _Si quelqu’un dit_
    et suivie de ces mots: _qu’il soit anathème_.

V. _La Révélation divine est imparfaite et, par conséquent sujette à un
progrès continuel et indéfini qui doit répondre au développement de la
raison humaine._

XI. _L’Église, non seulement ne doit, en aucun cas, sévir contre la
philosophie, mais elle doit tolérer les erreurs de la philosophie et lui
abandonner le soin de se corriger elle-même._

LV. _L’Église doit être séparée de l’État et l’État doit être séparé de
l’Église._

LXXIX. _Il est faux que le plein pouvoir laissé à tous de manifester
ouvertement toutes leurs pensées et toutes leurs opinions jette plus
facilement les peuples dans la corruption des mœurs et de l’esprit et
propage l’indifférence._

LXXX. _Le Pontife romain peut et doit se réconcilier et transiger avec
le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne._

Dès la publication de l’Encyclique et du Syllabus, on devine quelle
tempête ces sublimes affirmations des droits de Dieu et des devoirs des
hommes envers son Église suscitèrent de révoltes parmi les militants de
l’incrédulité. Les libéraux étaient fort ennuyés et fort embarrassés.
D’une part, ils ne pouvaient protester ouvertement sous peine de se
mettre hors de l’Église. D’autre part, il était incontestable que la
parole pontificale démasquait leurs manœuvres pour accorder les
contradictoires. Afin de jeter le doute dans les esprits mal informés,
ils imaginèrent d’expliquer le _Syllabus_ à peu près à rebours des
principes qu’il formulait. Ils lancèrent, à ce sujet, une foule de
brochures où le paradoxe le disputait à la tautologie.

A Rome on prit fort mal ces piteuses arguties et l’on avertit les
libéraux qu’ils s’engageaient dans une voie des plus périlleuses pour
l’avenir de leur orthodoxie. Intimidés, les libéraux se turent. Mais ils
ne tardèrent pas à choisir un autre terrain de combat.

Ils le trouvèrent lorsque le Pape décida de réunir un Concile où le
dogme de l’infaillibilité serait défini et proclamé (1868). Pendant les
dix-huit mois qui précédèrent ce célèbre Concile du Vatican, les
libéraux de tous pays menèrent une campagne ardente contre le principe
même. Ceux de France s’y distinguèrent par leur activité.

Il s’agissait de souscrire à cette déclaration: «Lorsque le Pontife
romain parle _ex cathedra_, c’est-à-dire lorsque, remplissant sa charge
de Pasteur et de Docteur de tous les chrétiens, il définit, en vertu de
sa suprême autorité apostolique, qu’une doctrine sur la foi ou sur les
mœurs doit être professée par l’Église universelle, il est doué, par
l’assistance divine, de cette infaillibilité dont le divin Rédempteur a
voulu que son Église fût pourvue en définissant une doctrine sur la foi
ou sur les mœurs. Par conséquent de telles définitions du Pontife romain
sont irréformables par elles-mêmes et non en vertu du consentement de
l’Église.»

C’était ce que les libéraux ne voulaient pas. Jusque là, plus que jamais
pénétrés d’idées démocratiques, ils avaient espéré introduire dans le
gouvernement de l’Église une sorte de régime parlementaire où
l’épiscopat tiendrait à peu près autant de place que le Pape.

Je l’ai écrit ailleurs: «Certains d’entre eux allaient jusqu’à révéler
le but qu’ils visaient en s’écriant: _l’Église a besoin d’un 89!_ Le mot
fut attribué à l’un des plus... politiques parmi les libéraux, le comte
de Falloux. Celui-ci le désavoua en des termes si ambigus qu’un doute
subsiste quant à sa véracité. Au surplus, s’il ne l’a pas prononcé, ses
intrigues, ses propos, ses écrits, avant et pendant le Concile, prouvent
que telle était bien sa pensée. Ses amis ne restaient pas en arrière:
leur désir eût été que le Pape devînt une espèce de monarque
constitutionnel gouvernant l’Église en collaboration constante avec un
sanhédrin de prélats réunis périodiquement, constituant des partis,
discutant, légiférant, administrant d’après les méthodes du
parlementarisme. Or, à considérer la façon dont les assemblées de la
démocratie appliquent ces méthodes, on se rend compte des maux que ce
règne du bavardage stérile aurait produit dans l’Église. Tous les trois
mois, on eût vu germer des schismes. Dieu soit béni de nous avoir
épargné cette tribulation!»

Le Concile, une fois réuni, une forte majorité se dessina tout de suite
en faveur de la définition du dogme. Désespérant de le faire écarter,
les libéraux plaidèrent alors que la promulgation en serait inopportune.
On les laissa discourir, dans ce sens, tant qu’il leur plut, mais il
arriva que leurs objections ne réussissaient à convaincre personne. En
vain, quelques-uns firent-ils craindre une intervention des puissances
séculières. En vain les plus diplomates essayèrent d’obtenir un
ajournement. Il était trop visible qu’ils ne cherchaient qu’à gagner du
temps pour préparer de nouvelles manœuvres contre l’infaillibilité
elle-même.

Le dogme fut défini, à une énorme majorité, le 18 juillet 1870 et
promulgué aussitôt par Pie IX. Et alors, selon leur coutume, les
libéraux se soumirent sans restriction. C’est à leur éloge. Mais,
auparavant, n’oublions pas qu’ils avaient fait le possible pour
introduire la confusion démocratique dans l’Église.

On eut une nouvelle preuve--cette fois dans l’ordre politique--de leur
penchant à restreindre l’autorité du chef au profit du parlementarisme
lorsque, un peu plus tard, le Roi légitime faillit être restauré.

Le comte de Chambord--qui fut un Sage fort méconnu--avait étudié
profondément les erreurs de son temps. Il n’ignorait donc pas qu’elles
provenaient, pour une grande part, du régime des Assemblées. Il
apportait le remède: et, pour cette raison même, les libéraux se
méfiaient de lui.

Il avait déclaré qu’il entendait non pas seulement _régner_ mais
_gouverner_ d’une façon effective. C’en était assez pour susciter la
mauvaise volonté des libéraux. De là, le mot significatif prononcé par
le duc de Broglie, l’un des signataires de la formule démagogique:
«l’Église libre dans l’État libre.»

«Laissons-le revenir, dit-il, quand nous le tiendrons, nous le
ficellerons comme un saucisson.»

Je crois bien que cette phrase élégante, qui lui fut rapportée, décida,
autant que la question du drapeau, le comte de Chambord à se retirer...

On saisit maintenant qu’ayant étudié avec soin le passé des libéraux et
constaté que, de nos jours, ils restaient épris des doctrines
dissolvantes qui jadis les égarèrent, je ne me sentais aucunement porté
à naviguer dans leur sillage.

--Ces gens-là, me dis-je, sont, inconsciemment, des générateurs
d’anarchie. Or, l’anarchie, j’en arrive et je n’ai pas du tout envie d’y
retourner.

J’allai donc vers la tradition et vers l’autorité rationnelle qui la
représente--vers le Roi.




CHAPITRE XI

CHARLES MAURRAS


Ce n’est pas d’aujourd’hui que nous nous connaissons Charles Maurras et
moi. Je l’ai rencontré pour la première fois au café Voltaire en 1890. A
cette époque, les jeunes gens qui formaient l’école symboliste et
l’école romane se réunissaient là presque tous les soirs. On y récitait
des vers, on y discutait passionnément de littérature.

Les théories s’entrechoquaient, mais sans dogmatisme excessif. En
général, nous n’étions ni pédants ni poseurs. Nous nous montrions
désintéressés dans notre amour de l’art et nous ignorions ce
charlatanisme assoiffé de lucre et de basse réclame dont on a vu tant
d’exemples depuis.

La belle flamme de la jeunesse embrasait nos propos, vivifiait nos
convictions. Et il régnait entre nous une amitié véritable qui, quelles
que fussent nos divergences, nous unissait dès qu’il y avait à faire
front contre l’ennemi commun.

Cet ennemi, c’étaient les plaisantins du journalisme qui nous
représentaient comme d’absurdes névrosés ou comme des farceurs enclins à
mystifier le public. C’étaient aussi certains critiques ankylosés
d’esprit, comme Brunetière ou des nullités fielleuses, comme Doumic.

Maurras venait habituellement accompagné de Moréas et d’Amouretti. Avec
le premier, il opposait au symbolisme, romantique, individualiste et
révolutionnaire, la tradition classique et la discipline de
l’intelligence. Avec Amouretti, mort jeune et dont il s’est maintes fois
réclamé comme de son initiateur à l’idée monarchique, il commençait à
réagir contre l’anarchisme des symbolistes et contre la faveur excessive
qu’ils accordaient aux influences étrangères.

Tous trois occupaient une table de coin sans toutefois affecter en rien
de faire bande à part. Ils se montraient irréductibles quant à leur
doctrine, mais ce ne leur était pas un motif pour nous témoigner de
l’aigreur ou du dédain. Moréas convoquait volontiers quiconque pour lui
déclamer, de sa voix cuivrée, son plus récent poème. Amouretti et
Maurras, moins expansifs, dialoguant de coutume sur un ton modéré, ne
laissaient cependant pas de s’animer lorsque quelque stupidité
malveillante était décochée par la presse contre la jeunesse littéraire.
Alors ils partageaient l’indignation de tous. Et la grande salle du café
s’emplissait de clameurs pour l’effarement des universitaires à la
retraite et des philosophes fossiles qui, venant là depuis des temps
immémoriaux, se résignaient à subir nos tumultes plutôt que de quitter
la place.

Ce qui nous mit surtout en bons termes, Maurras et moi, ce fut une
polémique.

A ce moment, l’école romane commençait à s’affirmer par des œuvres de
valeur et notamment par la publication du _Pèlerin passionné_ de Moréas,
recueil de vers d’un beau lyrisme quoique alourdi d’archaïsmes inutiles.
Ce mouvement suscita des contradictions où la mesure ne fut pas toujours
observée. Le métèque yankee, de qui j’ai dit quelques mots plus haut,
dépité de voir que beaucoup préféraient le livre de Moréas à ses
rhapsodies informes, se distingua par le ton perfidement agressif de ses
articles.

Moi aussi, féru de symbolisme à cette époque, je critiquai quelques-unes
des tendances de l’école romane. Mais on eut à me rendre cette justice
que mes réserves, d’ordre purement littéraire, ne manquaient ni à la
loyauté ni au bon goût.

Maurras se plut à le reconnaître dans un article publié par _l’Ermitage_
en 1891 et dont j’ai plaisir à citer quelques fragments en témoignage de
nos bonnes relations.

Voici d’abord le début:

«Des nombreux adversaires de l’école romane, vous fûtes à peu près le
seul, mon cher Retté, à montrer de la courtoisie. Vos discours furent
véhéments et je n’y lus aucune injure. Je n’y vis pas la moindre trace
de cette basse envie qui enfla, tout l’été, les moindres ruisseaux du
Parnasse. Vous osiez opposer Brunehild à Hélène, Siegfried au valeureux
Achille[19]. Vous répandiez sur nos félibres un singulier dédain et vous
réussissiez à dire ces blasphèmes dans la prose d’un honnête homme.»

  [19] J’étais--et je suis encore,--un grand admirateur de la musique de
    Wagner. De là, en ce temps, mon goût excessif pour les héros de la
    Tétralogie. Mais je n’ai jamais admiré ni défendu la nébuleuse
    métaphysique du Maître de Bayreuth. Il s’en faut!

On voit le ton. Plus loin, à propos de Shakespeare, Maurras combattait
cette opinion, émise par moi, que Shakespeare était, malgré des emprunts
aux littératures grecque, latine et italienne de la Renaissance, un
génie essentiellement anglais. Il me répondait:

«Je m’obstine à tenir le grand Will pour un italien. Non que j’accorde
la moindre importance aux emprunts qu’il put faire de Boccace et de
Bandello. C’est l’âme de Shakespeare qui m’apparaît toute gonflée des
sèves de la Renaissance. Et, pour mieux dire, c’est en lui que Florence
et Venise trouvèrent leur plus belle fleur. Il abonda dans la nature. Il
ignora la loi comme l’ignorent les faunes. Nulle peur de la chair, nulle
trace d’anglicanisme chez ce contemporain d’Elisabeth...»

Il semble que nous exagérions tous deux. La note juste eût été de
reconnaître à l’unisson que Shakespeare est un génie universel. Mais
j’ai tenu à reproduire ces lignes parce qu’elles montrent que, même
lorsque nous n’étions pas d’accord, ce qui arrivait souvent, comme on
s’en doute, nos controverses demeuraient tout amicales.

En une autre occasion, Maurras fut, à son tour, à peu près le seul dans
la jeune littérature à approuver mes protestations contre l’engouement
des symbolistes pour Mallarmé. Comme je le rapporte précédemment, je
passais alors auprès d’un grand nombre de poètes pour un déserteur du
symbolisme. Aussi me vilipendaient-ils à qui mieux mieux.

Ce n’était pas seulement le bistournage de l’art mallarméen que je
critiquais. C’était surtout le culte rendu à un poète poussant
l’individualisme au point de n’être compris que par lui-même. Maurras le
démêla fort bien dans ma polémique. Et il le dit dans la _Revue
encyclopédique_, en des termes judicieux. Je lui ai su gré de l’aide
qu’il m’apporta d’une façon aussi nette.

Plus tard, lorsque la politique nous jeta dans des camps fort éloignés
l’un de l’autre, je ne cessai pas pour cela de goûter la grande poésie,
toute parfumée d’hellénisme, d’_Anthinéa_. Et quel est le lettré qui ne
partage pas mon sentiment? J’estimais aussi que le psychologue incisif
et perspicace qui écrivit _les Amants de Venise_ avait porté le jugement
définitif sur l’aventure tragi-comique de Musset-Pagello-George Sand. Et
cela, je le pense toujours.

Bref, si je me séparais de Maurras sur le régime qui convient à notre
pays, je gardais toute mon admiration pour son talent au point de vue
littéraire, et j’appréciais particulièrement la puissance et la solidité
de sa dialectique.

Ceci spécifié, j’en viens aux circonstances qui m’amenèrent à
reconnaître le bien-fondé de ses campagnes pour la Monarchie.

                   *       *       *       *       *

Après mes pérégrinations au pays des marmottes, je veux dire parmi les
tribus somnolantes qui professent, comme dans un songe, le libéralisme,
je me sentis incliné au découragement en matière politique. Mes
expériences m’avaient fort déçu. J’hésitais à en entreprendre de
nouvelles. Et pourtant l’irréligion cultivée et développée
systématiquement par le régime, la nonchalance et la tiédeur qu’un grand
nombre de catholiques mettaient à défendre leur foi contre ses
entreprises m’inquiétaient. Je me demandais, avec tristesse, si l’Église
retrouverait jamais, chez nous, des conditions de vie qui lui
assurassent les moyens d’exercer en paix son ministère et le rang
qu’elle a le droit de réclamer dans une société bien réglée.

En outre, préoccupé du gâchis où la démocratie maintient la France, je
me disais:--Notre pauvre pays, débilité par plus d’un siècle
d’empoisonnement révolutionnaire, je le compare à un homme qui
prétendrait se passer de cerveau et de moelle épinière pour réfléchir et
pour coordonner ses actes. De toute évidence, il lui manque un chef qui
régisse l’activité de ses organes et qui ne soit pas soumis à leurs
caprices et à leurs appétits impulsifs. Mais, ce chef, où le découvrir?

J’imaginais parfois un César qui, porté au pouvoir par sa popularité,
musellerait la révolution et nous donnerait la tête dont l’absence a
produit le régime incohérent dont nous souffrons. Cependant j’avais trop
étudié l’histoire moderne pour admettre que ce dominateur fût à la merci
des plébiscites. J’avais aussi trop vérifié l’inconstance du Suffrage
universel pour lui concéder le privilège de remettre sans cesse en
question l’autorité à laquelle il se serait confié dans un moment
d’enthousiasme.

Il faudrait, ajoutais-je, que le César fondât une dynastie et qu’à cet
effet, il n’eût plus jamais à consulter les gouvernés sur la légitimité
de son pouvoir. Mais cela, c’est une chimère. Et puis où prendre l’homme
providentiel?... Pas chez les Bonaparte. Cette famille a fait trop de
mal à la France pour qu’elle leur livre de nouveau ses destinées.

Un homme nouveau? On ne le voit pas poindre.

J’en étais là, vers 1910, quand je commençai de prêter attention aux
idées de l’Action française. Presque tout ce que ses fondateurs
publiaient dans leur revue puis dans leur journal me plaisait.
Toutefois, ils me paraissaient trop peu catholiques. Et j’eus toujours,
depuis mon adhésion au catholicisme, la conviction ferme qu’une
renaissance nationale ne peut durer que si l’Église y participe
largement.

D’autre part, je conservais des préjugés contre la Monarchie
traditionnelle. Mais je dois dire que, dès cette époque, ils avaient peu
de consistance. C’était plutôt un sentiment vague, survivance probable
de mon passé révolutionnaire qu’une répulsion violente issue d’un
raisonnement suivi.

Ce fut l’étude réfléchie des œuvres politiques et sociales de Maurras
qui dissipa mes préventions et me rassura quant aux garanties qu’une
Restauration donnerait à l’Église.

Je relus d’abord _Le dilemme de Marc Sangnier_ et je fus impressionné
d’une façon très favorable par la préface. Qu’on me permette de
transcrire les passages qui me parurent les plus significatifs touchant
les rapports de l’Action française avec l’Église.

Parlant au nom de ceux de ses collaborateurs qui ne pratiquaient pas
comme au sien, Maurras dit:

«Quelqu’étendue qu’on accorde au terme de gouvernement, en quelque sens
extrême qu’on le reçoive, il sera toujours débordé par la plénitude du
grand être moral auquel s’élève la pensée quand la bouche prononce le
nom de l’Église de Rome. Elle est sans doute un gouvernement; elle est
aussi mille autres choses. Le vieillard en vêtements blancs qui siège au
sommet du système catholique peut ressembler aux princes du sceptre et
de l’épée quand il tranche et sépare, quand il rejette ou qu’il fulmine;
mais la plupart du temps, son autorité participe de la fonction
pacifique du chef de chœur quand il bat la mesure d’un chant que ses
choristes conçoivent comme lui, en même temps que lui. La règle
extérieure n’épuise pas la notion du Catholicisme, et c’est lui qui
passe infiniment cette règle. Mais où la règle cesse, l’harmonie est
loin de cesser. Elle s’amplifie au contraire. Sans consister toujours en
une obédience, le Catholicisme est partout un ordre. C’est à la notion
la plus générale de l’ordre que cette essence correspond pour ses
admirateurs du dehors.»

Il ne s’agit donc pas ici d’une alliance éphémère avec l’Église en vue
d’une manœuvre politique, mais d’une reconnaissance de ce principe
qu’elle incarne l’Ordre conçu dans son acception la plus élevée.

Lisons maintenant cette superbe déclaration:

«_Je suis Romain_ parce que Rome, depuis le consul Marius et Jules César
jusqu’à Théodose, ébaucha la première configuration de ma France. _Je
suis Romain_, parce que Rome, la Rome des prêtres et des papes a donné
la solidité éternelle du sentiment, des mœurs, de la langue, du culte à
l’œuvre politique des généraux, des administrateurs et des juges
romains. _Je suis Romain_, parce que si mes pères n’avaient pas été
Romains, comme je le suis, la première invasion barbare, entre le Ve et
le Xe siècle, aurait fait aujourd’hui de moi une espèce d’Allemand ou de
Norvégien. _Je suis Romain_, parce que, n’était ma romanité tutélaire,
la seconde invasion barbare, qui eut lieu au XVIe siècle, l’invasion
protestante, aurait tiré de moi une espèce de Suisse. _Je suis Romain_
dès que j’abonde en mon être historique, intellectuel et moral. _Je suis
Romain_, parce que si je ne l’étais pas, je n’aurais à peu près plus
rien de français. Et je n’éprouve jamais de difficulté à me sentir ainsi
Romain, les intérêts du catholicisme romain et ceux de la France se
confondant presque toujours, ne se contredisant nulle part.»

Toute cette préface découle des deux propositions qu’on vient de lire.
Pour moi, quand je l’eus méditée, je me dis:--Ce n’est point ici la
déclamation d’un rhéteur qui développera peut-être demain la thèse
contraire. Ce n’est point non plus une ruse pour se créer des partisans
au sein de l’Église. C’est l’affirmation droite, profondément sincère,
d’une âme qui, si elle ne pratique pas encore, éprouve une vénération
totale pour l’Église de Dieu, sa Mère. Je connais assez Maurras pour me
tenir assuré de sa bonne foi. Il faut lui faire confiance.

Ensuite, en même temps que j’approfondissais _Trois idées politiques_,
_L’avenir de l’intelligence_, _l’Enquête sur la Monarchie_, volumes de
Maurras, sur lesquels je reviendrai tout à l’heure, j’étudiai deux
autres de ses livres: _La Politique religieuse_ et _l’Action française
et la Religion catholique_.

Ces deux volumes sont consacrés à la critique du libéralisme et à la
réfutation de l’erreur politique où se confinent ceux qui croient à la
possibilité d’une démocratie favorable au catholicisme en France. Le ton
en est assez vif. Mais cette véhémence s’explique par le fait que les
adversaires de l’Action française se montraient, le plus souvent, d’une
odieuse mauvaise foi dans la discussion et que certains libéraux y
employèrent des armes déloyales. C’est ainsi qu’on publia des
brochures--anonymes, bien entendu--où des phrases tirées d’articles et
de livres de Maurras et de ses amis étaient isolées du contexte et
commentées de façon à leur attribuer un sens d’hostilité à l’Église.

Le procédé n’est pas nouveau. C’est celui dont les libéraux de jadis
usèrent à l’égard de Veuillot pour soulever contre lui l’opinion des
fidèles mal informés.

Il y eut, par exemple, _l’Univers jugé par lui-même_. Ce libelle fut
publié d’abord sans nom d’auteur. Puis un abbé Cognat, familier de
l’Évêché d’Orléans, en endossa la paternité sous la menace d’un procès
qui eût montré sous un jour peu avantageux les inspirateurs du factum.

Là aussi, des fragments d’articles de Veuillot, extraits de la
collection de _l’Univers_, depuis vingt ans, étaient juxtaposés avec un
art perfide, tronqués ou falsifiés et entourés de commentaires qui en
déformaient absolument la signification. Déjà Falloux--surnommé
_Fallax_--avait témoigné d’une fourberie du même genre dans sa trompeuse
_Histoire du parti catholique_. Et il n’est pas de ruses auxquelles le
libéralisme n’ait eu recours dans l’intention de disqualifier Veuillot.
Il est vrai que le pape Pie IX le prit sous sa protection et que ceux
qui avaient tenté de le poignarder moralement dans le dos en restèrent
diminués aux yeux des honnêtes gens de tous les partis[20].

  [20] Sur toute cette affaire et pour se renseigner sur les procédés
    obliques chers à certains libéraux de tous les temps, lire la _Vie
    de Louis Veuillot_ par son frère Eugène (Lethielleux) et aussi le
    livre vengeur de l’abbé Ulysse Maynard: _Monseigneur Dupanloup et
    son historien l’abbé Lagrange_. Ce dernier volume est épuisé. Mais
    on le trouve assez facilement dans les librairies d’occasions.

Traité à peu près comme le fut Veuillot, Maurras était donc autorisé à
se défendre aussi vigoureusement qu’il le fit. Il manifesta d’ailleurs,
dans sa polémique, ces mêmes solides qualités de logique et de franchise
qu’on admire dans toute son œuvre.

Je n’entreprendrai pas l’analyse détaillée de ces deux volumes. Il
suffira de mentionner que Maurras s’y disculpe, avec aisance, des
imputations volontairement inexactes portées contre lui et les siens. Je
transcrirai seulement deux citations qui, je l’espère, donneront l’envie
de les lire aux catholiques, d’esprit impartial, qui ne les
connaîtraient pas encore:

«Toutes les fois qu’il nous arrive d’établir une démonstration, notre
point de départ invariable est une hypothèse faite en vue de parler au
cœur, hypothèse qui prend l’appui ou l’attache sur quelque sentiment que
nous supposons vif et fort chez nos auditeurs ou chez nos lecteurs.

«Ainsi, pour les conduire au roi, avons-nous dit aux patriotes:--_Si
vous voulez vraiment le salut de votre Patrie..._; aux
nationalistes:--_Si vous tenez à secouer le joug de l’étranger de
l’intérieur..._; aux antisémites:--_Si vous désirez terminer le règne
des Juifs..._; aux conservateurs:--_Si la préservation de l’ordre public
est plus forte chez vous que vos divisions, vos préjugés, vos
prudences..._, au prolétariat de la grande industrie:--_Si
l’organisation sociale vous paraît vraiment plus nécessaire que
tout..._; aux catholiques enfin:--_Si votre volonté tend bien à
triompher des persécuteurs de l’Église..._ Selon nous chacun de ces
divers vœux est un chemin qui doit aboutir à la monarchie. Rien de plus
facile que de montrer par notre examen de la situation--si complet et si
rigoureux qu’on ne l’a jamais discuté--comment le roi seul pourra rendre
au Catholicisme sa liberté, à l’ouvrier nomade un statut vraiment
social, à la fortune acquise l’influence publique, aux conservateurs la
protection et le contrôle que leur doit l’État, à l’antisémitisme la
victoire prompte et paisible, aux nationalistes français leur délivrance
des métèques, à la Patrie entière la sécurité et l’honneur. Mais la
portée de chacune de ces argumentations régulières, quelque puissante
qu’elle fût au point de vue formel, s’évanouirait au point de vue
pratique, nos hypothèses seraient réduites à l’état de prémisses mortes,
si elles ne correspondaient à des sentiments réels et vivaces, si le
patriotisme, le nationalisme, l’antisémitisme, le désir de l’ordre et de
la conservation générale, l’aspiration syndicaliste et enfin la foi
catholique n’existaient pas ou faiblissaient ou manquaient de ressort.
Otez-les, et vous enlevez la raison d’être de notre œuvre, les sources
d’énergie capable de la réaliser jusqu’au bout. Ces sentiments forment
si bien le cœur, le centre de notre doctrine, que c’est uniquement en
leur nom qu’il nous paraît possible de demander au public français
d’abord son audience et son attention, ensuite le sacrifice de ses idées
fausses, de ses nuées, puis l’abdication de son dangereux titre de roi
nominatif, fictif et constitutionnel, enfin l’action directe en faveur
du vrai roi. (_La politique religieuse_, p. 100-101). Cet exposé
limpide, résumant avec tant de force les raisons d’être de _l’Action
Française_, mérite, tout au moins, d’éveiller l’intérêt de quiconque
désire une France prospère et catholique.

Ma seconde citation, je la détache de l’admirable lettre que Maurras
écrivit au Pape Pie X pour lui faire connaître les buts de _l’Action
française_ et lui démontrer combien les accusations que le libéralisme
portait contre elle à Rome étaient iniques et sans fondement. Je
regrette fort de n’avoir point la place de la reproduire tout entière.
Mais enfin en voici un des passages les plus décisifs:

Rappelant les diatribes et les calomnies dont il avait été l’objet de la
part des libéraux, Maurras répond:

«Assurément, l’ensemble des griefs, dont nous nous défendons (mes amis
et moi), forme un torrent boueux où l’incompréhension le dispute à
l’ignorance et est menée par des intérêts. Un consciencieux parallèle
des allégations dirigées contre nous et de celle de nos paroles qui en
ont fourni le prétexte fait apparaître, à chaque instant, la diffamation
et la calomnie.

«La justice que j’en ai faite dans ce petit livre est probablement
suffisante, peut-être même outrée et--bien qu’elle me semble assez
modérée--cette défense vigoureuse m’ôte le droit de me plaindre de rien
ni de rien demander. En bonne justice, je me crois simplement autorisé à
conclure que, pour nous imputer soit une volonté hostile à l’Église,
soit l’intention ou le désir de la combattre et de l’offenser, nos
écrits ne suffisent pas: il les faut travestir. Pour me composer un
visage d’ennemi public ou secret de l’Église, il faut mentir. La vérité
est que je n’ai rien approuvé ni rien enseigné qui soit une invitation
directe ou dissimulée à combattre ses croyances ou à s’en détacher. La
vérité est encore que, tout au rebours du langage des amis «libéraux» de
l’Église, c’est au catholicisme entier, et au plus strict, c’est au
catholicisme le plus soumis à sa loi, _parce que catholique_ et non
_quoique catholique_, au catholicisme comme tel, que sont toujours allés
mes hommages d’admiration ou de respect donnés aux œuvres, aux actes ou
aux enfants de l’Église. Tels sont les faits. Les uns et les autres
peuvent parler en notre faveur, Très Saint Père...» (_L’Action française
et la Religion catholique_, p. 277, 278).

La lecture de ces deux livres fit disparaître mes appréhensions touchant
le catholicisme de _l’Action française_. Et, par la suite, quand j’eus
constaté que la plupart de ses rédacteurs étaient des catholiques
pratiquants, dont nul ne pouvait, sans outrage, suspecter la sincérité,
quand je vis Maurras prendre, en toute occasion, la défense de l’Église
contre les attaques directes ou détournées de ses ennemis, je fus
conquis d’une façon définitive. Il m’était d’ailleurs impossible de ne
point adopter la conclusion du Père Descoqs dans son beau livre: _A
travers l’œuvre de Charles Maurras_. La voici:

«L’ordre naturel que préconise le système de M. Maurras est le vrai;
loin de s’opposer à l’ordre surnaturel, il se trouve en harmonie
parfaite avec lui, et Dieu y peut enter sa grâce sans obstacle. On a
parlé, à propos de M. Maurras, d’apologétique du dehors. A voir M.
Maurras se rencontrer fréquemment avec l’Église, on le croirait presque
un de ses fils. M. Maurras comprend parfois mieux l’esprit catholique
que certains catholiques.»

Nous sommes beaucoup qui espérons que bientôt «Dieu entera sa grâce» sur
la bonne volonté de Maurras. Le jour où il sera non plus un catholique
de désir mais un catholique pratiquant, on pourra dire qu’il réalise en
lui le nationalisme--intégral.

Or, tel qu’il était, j’admis, par son fait et en ce qui me concerne,
qu’appuyer dorénavant la propagande de _l’Action française_, c’était
aussi bien servir l’Église.

                   *       *       *       *       *

Une pensée fortement exprimée n’est pas toujours une pensée juste. Mais
chez Maurras, et, en particulier, dans _l’Avenir de l’intelligence_, la
force implique la justesse. De là, sa puissance de persuasion sur les
esprits où les nuées du romantisme n’ont jeté qu’une ombre passagère.

Dans _l’Avenir de l’intelligence_, la thèse qu’il soutient peut se
ramener à ceci: de notre temps, un pouvoir a remplacé tous les autres,
celui de l’or. Et cet or, un petit nombre de financiers internationaux
le détiennent en si grande quantité qu’ils influencent, d’une façon
excessive et uniquement en vue de leurs intérêts, la vie des nations.

Maurras constatant le fait, écrit:

«Un homme d’aujourd’hui devrait se sentir plus voisin du Xe siècle,
(c’est-à-dire de la pleine féodalité) que du XVIIIe. Quelques centaines
de familles sont devenues les maîtresses de la planète. Les esprits
simples qui s’écrient: _Révoltons-nous, renversons-les_, oublient que
l’expérience de la révolte a été faite en France, il y a plus de cent
ans et qu’en est-il sorti? De l’autorité des princes de notre race, nous
avons passé sous la verge des marchands d’or, qui sont d’une autre chair
que nous, c’est-à-dire d’une autre langue et d’une autre pensée. Cet or
est sans doute une représentation de la force, mais dépourvue de la
signature du fort. On peut assassiner le puissant qui abuse, mais l’or
échappe à la désignation et à la vengeance. Ténu et volatil, il est
impersonnel; son règne est indifféremment celui d’un ami ou d’un ennemi,
d’un national ou d’un étranger. Sans que rien le trahisse, il sert
également Paris, Berlin et Jérusalem. Cette domination, la plus absolue
de toutes, est pourtant celle qui prévaut dans les pays qui se déclarent
avancés... Sans doute, le catholicisme résiste et seul. C’est pourquoi
cette Église est partout poursuivie, inquiétée, serrée de fort près...
Nos libres penseurs n’ont pas encore compris que le dernier obstacle à
l’impérialisme de l’Or, le dernier fort des pensées libres est justement
représenté par l’Église qu’ils accablent de vexations. Elle est bien le
dernier organe autonome de l’esprit pur. Une intelligence sincère ne
peut voir affaiblir le catholicisme sans concevoir qu’elle est affaiblie
avec lui; c’est le spirituel qui baisse dans le monde, lui qui régna sur
les argentiers et sur les rois; c’est la force brutale qui repart à la
conquête de l’univers...»

Ces lignes furent écrites en 1905. Je suppose qu’après ce que nous avons
vu depuis et ce que nous voyons encore, nul n’en contestera la valeur de
prévision exacte.

J’étais d’autant mieux disposé à partager l’opinion de Maurras que ce
qu’il affirmait de la sorte, selon l’ordre naturel, je n’avais cesse de
le répéter dans mes livres catholiques en me plaçant au point de vue du
Surnaturel. L’or, disais-je, en substance, c’est le mal, c’est la
contre-Église déchaînée par celui que l’Évangile appelle «le Prince de
ce monde».

Cette persistance à dénoncer les méfaits de l’Or prépotent m’avait même
valu l’animosité de certains catholiques qui s’efforcent aveuglément de
«servir deux maîtres: Mammon et Jésus-Christ.»

Mais, comme le dit encore Maurras:

«Cette position du problème gêne quelques charlatans qui ont des
intérêts à cacher tout ceci. Ils font les dignes et les libres, alors
qu’ils ont le mors en bouche et le harnais au dos. Ils nient la
servitude pour encaisser les profits, de la même manière qu’ils poussent
aux révolutions pour émarger à la caisse du Capital. Mais constater la
puissance, ce n’est pas la subir, c’est se mettre en mesure de lui
échapper. On la subit, au contraire, lorsqu’on la nie par hypocrite
vanité... Quand donc l’homme qui pense aura sacrifié les commodités et
les plaisirs qu’il pourrait acheter à la passion de l’ordre et de la
patrie, non seulement il aura bien mérité de Dieu[21], mais il se sera
honoré devant les autres hommes et il aura relevé son titre et sa
condition. L’estime ainsi gagnée rejaillira sur quiconque tient une
plume. Devenue le génie de la cité, l’intelligence sera sauvée de
l’abîme où descend notre art déconsidéré.»

  [21] Maurras dit «de ses dieux», forme de langage admissible chez un
    classique qui n’est pas encore arrivé à la pleine Lumière.

Il passe ensuite en revue, avec des raccourcis bourrés d’idées
ingénieuses et fécondes, la condition de l’Intelligence dans la société
depuis le XVIe siècle jusqu’à nos jours.

Rien de mieux pensé, par exemple, que ce qu’il dit de Napoléon. Celui-ci
avait beau dénoncer les méfaits de l’idéologie, il était lui-même un
idéologue, «un homme de lettres couronné». Toute son œuvre porte la
marque encyclopédiste ou celle de Rousseau. Et de ces deux influences,
par son despotisme, naquit un semblant d’ordre.

«Mais, fait remarquer Maurras, ceux d’entre nous qui se sont demandés,
comme Lamartine: _cet ordre est-il l’ordre?_ et qui ont dû se répondre
_non_, tiennent le rêveur prodigieux qui confectionna ce faux ordre pour
le plus grand poète du romantisme français. Ils placent Napoléon à vingt
coudées au-dessus de Jean-Jacques et de Victor Hugo, mais à plus de
mille au-dessous de M. de Peyronnet.»

Dans la suite du XIXe siècle, Maurras relève également l’inaptitude de
la plupart des représentants de l’Intelligence à concevoir comme
néfastes les méthodes économiques nées de la Révolution.

«Les lettrés du XVIIIe siècle, dit-il, avaient fait décréter comme
éminemment raisonnable, juste, proportionnée aux clartés de l’esprit
humain et aux droits de la conscience, une certaine législation du
travail d’après laquelle tout employeur étant libre et tout employé ne
l’étant pas moins, devaient traiter leurs intérêts communs d’homme à
homme, d’égal à égal, sans pouvoir se concerter ni se confédérer, qu’ils
fussent ouvriers ou patrons.»

Ce régime était détestable; «les faits économiques, s’accumulant,
révélaient chaque jour le fond absurde, odieux, fragile, des fictions
légales... Mais les lettrés ne comprenaient du mouvement ouvrier (qui
créait les syndicats contre cette anarchie), que ce qu’il présentait de
révolutionnaire; au lieu de construire avec lui, ils le contrariaient
dans son œuvre édificatrice et le stimulaient dans son effort
destructeur. Considérant comme un état naturel l’antagonisme issu de
leurs mauvaises lois, ils s’efforcèrent de l’aigrir et de le conduire
aux violences. On peut nommer leur attitude générale au cours du XIXe
siècle un désir persistant d’anarchie et d’insurrection... Ainsi tout ce
qu’entreprenait d’utile ou de nécessaire la force des choses,
l’intelligence littéraire le dévoyait ou le contestait méthodiquement.»

La déconsidération qui en résulta auprès du public lettré eut pour effet
de rejeter une portion notable des écrivains vers la littérature dite
«de tour d’ivoire», au détriment de la culture générale.

«Cette littérature, continue Maurras, creusa un premier fossé entre
certains écrivains et l’élite des lecteurs. Mais, du seul fait qu’elle
existait, par ses outrances souvent ingénieuses, parfois piquantes,
toujours très voyantes, elle attira dans son orbite, sans les y
enfermer, beaucoup des écrivains que lisait un public moins rare. On
n’était plus tenu par le scrupule de choquer une clientèle de gens de
goût et l’on fut stimulé par le désir de ne pas déplaire à un petit
monde d’originaux extravagants... Cette «littérature artiste» isola donc
les maîtres de l’Intelligence.»

Ici encore, je me rencontrais avec Maurras, puisque, dès longtemps, je
combattais la littérature de l’Art pour l’Art et qu’à propos de
Mallarmé, j’en avais dénoncé les abus chez les symbolistes.

Ensuite Maurras stigmatisait la littérature industrielle qui, par souci
de gagner beaucoup d’argent, corrompait le rudiment de goût qui peut
subsister dans le «gros public» malgré tant d’assauts destructeurs.

«Que signifient, s’écriait-il, les cent mille lecteurs de M. Ohnet,
sinon la plus diffuse, la plus molle et la plus incolore des
popularités? Un peu de bruit matériel, rien de plus, sinon de l’argent.»

Comme de juste, sur ce point comme sur les autres, j’étais avec Maurras.

Ainsi dévoyée, et pervertie, l’Intelligence littéraire devait tomber
fatalement sous le joug de la finance, surtout lorsqu’elle cherchait des
ressources dans le journalisme.

Maurras proposait une réaction--celle-là même qu’il dirige aujourd’hui
avec tant de maîtrise et de désintéressement.

Certes, l’entreprise présentait de grandes difficultés. Mais,
concluait-il, «fussent-elles plus fortes encore, elles seraient moindres
que la difficulté de faire subsister notre dignité, notre honneur sous
le règne de la ploutocratie qui s’annonce. Cela ce n’est pas le
difficile; c’est l’impossible. Ainsi exposée à périr sous un nombre
victorieux, la qualité intellectuelle ne risque absolument rien à tenter
l’effort. Si elle s’aime, si elle aime nos derniers reliquats
d’influence et de liberté, si elle a des vues d’avenirs et quelque
ambition pour la France, il lui appartient de mener la réaction du
désespoir. Devant cet horizon sinistre, l’Intelligence nationale doit se
lier à ceux qui essayent de faire quelque chose de beau avant de
sombrer. Au nom de la raison et de la nature, conformément aux vieilles
lois de l’univers, pour le salut de l’ordre, pour la durée d’une
civilisation menacée toutes les espérances flottent sur le navire d’une
contre-Révolution.»

Cet appel pathétique et corroboré d’arguments vitaux cadrait trop avec
mes propres préoccupations pour que je n’y répondisse pas. Aussi, je
puis dire que, dès 1912, c’est-à-dire dès ma lecture de _l’Avenir de
l’Intelligence_, faite, comme je l’ai rapporté, en même temps que celle
des livres apologétiques consacrés par Maurras à la tradition
catholique, je servis les idées de l’Action française. Je ne mis pas de
fracas à les répandre. Mais je puis me rendre cette justice que, pour
être discrète, ma propagande n’en fut pas moins assez souvent efficace.

                   *       *       *       *       *

Je lus aussi, à la même époque, _Trois idées politiques_, œuvre de la
jeunesse de Maurras, mais où s’affirment déjà, avec une rare maturité de
pensées un don critique qui trouvait matière à s’exercer à propos de
trois figures significatives du XIXe siècle: Chateaubriand, Michelet,
Sainte-Beuve.

Pour Maurras, comme pour quiconque se montre capable de se hausser à des
idées générales, de se former un ensemble de convictions politiques et
sociales, d’adopter une doctrine vérifiée par l’expérience et de s’y
tenir, l’étude d’un écrivain n’implique pas seulement l’analyse de ses
procédés littéraires. Il aime à le situer dans le temps et à relever les
qualités et les défauts par lesquels cet écrivain s’adapta au milieu ou
réagit contre ses tendances.

Maurras applique donc cette méthode à Chateaubriand. Il note tout de
suite que, né «dans l’État français de 1789, monarchique, hiérarchique,
syndicaliste et communautaire», le Père du romantisme «fut des premiers
après Jean-Jacques, qui firent admettre et aimer un personnage isolé et
comme perclus dans l’orgueil et dans l’ennui de sa liberté.»

De là, un individualisme imaginatif qui lui fait transmuer le
catholicisme traditionnel en une sorte de déisme sentimental à la
manière des Allemands ou des Suisses. Ce pourquoi Maurras le définit
fort bien: «Un protestant honteux, vêtu de la pourpre de Rome» et qui «a
contribué, presque autant que Lamennais, à notre anarchie religieuse».

Il le montre aussi amoureux des ruines et de la mort, versant de la
rhétorique éplorée sur l’Ancien Régime et sur la monarchie bourbonienne
et tellement habitué à jouer l’ordonnateur des funérailles qu’il lui
était fort désagréable de modifier son attitude.

Maurras, avec une fine ironie, signale ce qu’il y eut de néfaste et de
comique à la fois dans cette «pose» perpétuellement endeuillée:

«Il fallait que son sujet fût frappé au cœur. Mais qu’une des victimes,
roulées, cousues, chantées par lui dans _le linceul de pourpre_ fît
quelque mouvement, ce n’était plus de jeu; ressuscitant, elles le
désobligeaient pour toujours.»

De là, son humeur tracassière, vaniteuse et mesquine sous la
Restauration. «Louis XVIII n’eut pas de plus incommode sujet ni ses
meilleurs ministres de collègue plus dangereux.» Aussi, sous Charles X,
s’empressa-t-on de l’éloigner en des ambassades, ostracisme très doré,
très honorable qui pourtant suscitait en lui de violentes rancunes.

Tout en se proclamant conservateur, il ne cessait de marivauder avec la
Révolution. C’est sans doute pour cela que tant de libéraux le réclament
comme un ancêtre.

Après 1830, «la monarchie légitime a cessé de vivre. Tel est le sujet
ordinaire de ses méditations; l’évidence de cette vérité provisoire lui
rend la sécurité. Mais, toutefois, de temps à autre, il se transporte à
la sépulture royale, lève le drap, et palpe les beaux membres inanimés.
Pour les mieux préserver des réviviscences possibles, cet ancien soldat
de Condé les accable de bénédictions acérées et d’éloges perfides
pareils à des coups de stylet».

En somme, Chateaubriand est semblable en cela à ceux des conservateurs
qui estiment que la Révolution n’a pas tous les torts et qu’il serait
sage, pour subsister, de revêtir sa carmagnole, de chausser ses sabots
et de coiffer son bonnet rouge.

En une demi-douzaine de pages, que je tiens pour irréfutables, Maurras a
su fixer cette physionomie si représentative d’une race d’esprits
condamnés à détruire, par impuissance à sortir d’eux-mêmes pour regarder
le Réel en face et pour y conformer leur intelligence. Réaliste avant
tout, il a donc raison de placer Chateaubriand en tête des fabricants
d’illusions dont il faut se garder avec soin parce que les breuvages de
rêve qu’ils nous offrent sont à base de morphine.

Autre sentimental, aussi énervé qu’énervant, voici Michelet. Maurras le
définit fort bien:

«Cette brillante intelligence ne se posséda point elle-même. Il fallait
toujours qu’elle pliât sous quelque joug, obéît à quelque aiguillon. Un
esprit pur et libre se décide par des raisons et en d’autres mots par
lui-même; le sien cédait pour l’ordinaire, à ce ramassis d’impressions
et d’imaginations qui se forment sous l’influence des nerfs, du sang, du
foie et des autres glandes. Ces humeurs naturelles le menaient comme un
alcool. Son procédé le plus familier consiste à élever jusqu’à la
dignité de Dieu chaque rudiment d’idée générale qui passe à sa portée...
Ces divinités temporaires se succèdent au gré de sa mobilité; c’est,
tour à tour, la Vie, l’Homme, l’Amour, le Droit, la Justice, le Peuple,
la Révolution. Quelquefois ces abstractions variées se fondent les unes
dans les autres, car Michelet manquait à un rare degré de l’art de
distinguer.»

Toutes ces entités, filles d’une métaphysique humanitaire dont on ne
compte plus les méfaits, Maurras remarque qu’elles constituent le
Panthéon de la Démocratie. C’est pour cela que l’État laïque préconise
Michelet comme un éducateur sans pareil. «Partout où il le peut, sans se
mettre dans l’embarras ni causer de plaintes publiques, l’État introduit
Michelet. Voyez, notamment, dans les écoles primaires, les traités
d’histoire de France, les manuels d’instruction civique et morale, ces
petits livres ne respirent que les «idées» de Michelet... L’État part de
cette conjecture ingénue que l’auteur de _la Bible de l’Humanité_
«émancipe», introduit les jeunes esprits à la liberté de penser.
Michelet s’en vante beaucoup. Mais au son que rendent chez lui ces
vanteries, je crois entendre un vieil esclave halluciné prendre ses
lourdes chaînes pour le myrte d’Harmodius.»

Ce que Maurras aurait pu ajouter c’est qu’une des raisons qui font
choisir Michelet pour former les intelligences juvéniles, c’est sa haine
invariable de l’Église et de la Royauté.

Comment ce choix s’accommode-t-il avec la prétendue neutralité de
l’école laïque? Je crois qu’on embarrasserait quelque peu nos maîtres
provisoires, si on les pressait sur ce point.

En tout cas, l’action de Michelet sur les cervelles sans défense qu’on
lui livre ne peut être que désastreuse. Aussi approuve-t-on Maurras
quand il conclut comme suit:

«Tout ce bouillonnant Michelet, déversé dans des milliers d’écoles, sur
des millions d’écoliers, portera son fruit naturel: il multiplie, il
accumule sur nos têtes les chances de prochain obscurcissement, les
menaces d’orage, de discorde et de confusion. Si nos fils réussissent à
paraître plus sots que nous, plus grossiers, plus proches voisins de la
bête, la dégénérescence trouvera son excuse dans les leçons qu’on leur
fit apprendre de Michelet.»

Cela fut publié en 1898. Constatons, une fois de plus, que Maurras s’est
montré bon prophète.

Maurras écrit, aux premières lignes de son étude sur Sainte-Beuve, que
celui-ci, «sur ses derniers jours, tenait à peu près la vérité».

Au point de vue strictement catholique, c’est le contraire qui est
exact. Car Sainte-Beuve ne montra de velléités religieuses qu’à l’orée
de son âge mûr. Mais dès la publication des derniers volumes de son
_Port Royal_, on s’aperçut qu’il inclinait de plus en plus vers le
matérialisme. Cette disposition alla toujours s’accentuant, et aboutit à
un sensualisme grossier de sorte que son existence terrestre se conclut
par un enterrement civil.

Cette réserve faite, et en souscrivant au dire de Maurras qu’il «ne
brille point par le caractère» et qu’il «laisse assez vite entrevoir les
basses parties de son âme», en ajoutant qu’il fut un ami déloyal, un
détestable poète et un romancier médiocre, on doit reconnaître que
Sainte-Beuve fut, par contre, un critique hors-ligne.

Analyste perspicace, intuitif et grandement doué pour noter les nuances,
il portait sa curiosité sur les intelligences les plus diverses; en
toutes il savait démêler les traits caractéristiques. Comme le dit fort
bien Maurras: «Qu’il s’agisse de la correspondance d’un préfet, des
écrits de Napoléon ou des recherches sur Le Play (ce Le Play qu’il
appelle un Bonald rajeuni, progressif et scientifique), une diligente
induction permet à Sainte-Beuve d’entrevoir et de dessiner, entre deux
purs constats de fait, la figure d’une vérité générale. Cette vérité
contredit souvent les idées reçues de son temps.»

C’est ainsi qu’il a souvent jugé, avec une clairvoyance totale, la
Révolution et ses apologistes. Et c’est pourquoi je l’ai cité deux fois
au cours du présent volume.

L’homme, cependant, restait révolutionnaire au tréfonds, mais, relève
Nietzsche, «contenu par la crainte». Ce Germain latinisé a raison de
signaler, en outre, que «ses instincts inférieurs sont plébéiens, qu’il
erre çà et là, raffiné, curieux, aux écoutes» et qu’en somme, c’est un
être de complexion presque féminine.

Cela est vrai, répond Maurras, «mais à cette sensibilité anarchique
s’alliait l’esprit le plus sain et le plus organique. C’était un esprit,
c’était une raison... La révolution est toujours un soulèvement de
l’humeur. Toutes les fois qu’intervint son intelligence, Sainte-Beuve
étouffa ce soulèvement: si bien que c’est peut-être dans la suite de ses
études que se rencontreraient les premiers indices de la résistance aux
idées de 1789.»

Maurras, en conclusion, tire de ses observations sur Sainte-Beuve une
théorie de _l’empirisme organisateur_ qui appelle, à mon avis, autant
d’objections que d’approbations partielles. Mais ce n’est point le lieu
de développer les unes ni les autres.

Disons simplement, et en résumé, que, dans ses _Trois idées politiques_,
Maurras a lucidement démontré que Chateaubriand fut un anarchiste par
orgueil, Michelet un anarchiste par détraquement nerveux, Sainte-Beuve,
un être mi-parti dont l’anarchisme foncier fut contrebalancé par une
raison classique. Les deux premiers sont à écarter d’un plan de
reconstruction sociale. Chez le troisième, on découvre quelques
matériaux utilisables.

                   *       *       *       *       *

Un des plus grands services que Maurras ait rendu à notre pays, c’est
l’institution de cette _Enquête sur la Monarchie_ (1900-1909), dont je
vais maintenant dire quelques mots.

Présenter, sous son vrai jour, la Monarchie légitime, niveler la
montagne de préjugés et d’ignorances qui en séparaient, depuis plus d’un
siècle, nombre d’esprits plus ou moins formés à l’école de la
Révolution, c’était une besogne ardue. Maurras n’hésita pas à
l’entreprendre. Et, tant par la qualité des témoignages qu’il réunit que
par les commentaires vivants, pressants, dont il les accompagna, il
produisit un effet de lumière dont il faut lui savoir un gré extrême.

Ce n’est point ici un de ces recueils où s’entassent les investigations
réunies, avec négligence, par un journaliste hâtif. Cette enquête, une
en sa conception, réfléchie et mûrie à loisir, intéresse autant que le
ferait une œuvre d’imagination bien ordonnée.

Sans l’analyser dans le détail,--ce qui demanderait un volume--j’en veux
extraire quelques-uns des arguments les plus décisifs; je les choisirai
aussi bien chez les correspondants de Maurras que chez lui-même. Et, de
préférence, je citerai ceux qui impliquent de la façon la plus décisive
la critique du régime actuel.

Parlant de la centralisation excessive, œuvre des Jacobins, aggravée par
Napoléon et qui étouffa la vie des provinces au bénéfice de la capitale,
si bien que Taine a pu comparer le système actuel à un hydrocéphale dont
la tête énorme pèse sur un corps atrophié, le comte de Lur-Saluces dit:

«Tantôt sous prétexte de sauvegarder la liberté, tantôt sous celui de
rendre au pays l’ordre et la sécurité, on n’a jamais cherché qu’à
compliquer, d’une façon plus ou moins habile, les rouages du pouvoir
central, soit qu’on voulût gêner son action, soit, au contraire, qu’on
cherchât à la rendre plus puissante. C’est ainsi que, dans un état de
perpétuelle instabilité, on n’a pas cessé d’osciller entre l’anarchie et
la tyrannie. On n’a pas compris qu’il s’agissait moins de déployer les
talents du subtil horloger dans la confection du mécanisme de ce pouvoir
central que de le décharger du poids formidable des responsabilités
qu’il restait seul à porter et sous lesquelles il finissait toujours par
succomber.

«On n’a pas vu qu’il fallait lui laisser la part qui devait lui revenir
et répartir le reste sur d’autres épaules. Il faut bien le remarquer: la
durée de l’ancien régime était due à la décentralisation: la féodalité,
les communes ensuite, puis les corporations religieuses, ouvrières et
autres, les universités, les parlements étaient autant d’organismes qui
s’interposaient entre le pouvoir central et l’individu et prenaient leur
part de responsabilité et de liberté. On dira, peut-être, que je demande
à revenir à cet ordre de choses aujourd’hui disparu. Il faut aller
au-devant des objections les plus saugrenues. Sans doute les anciennes
institutions ont eu jadis leur raison d’être; elles ont jadis joué un
rôle utile parce qu’elles correspondaient aux conditions d’existence
sociale, aux idées et aux besoins de leur temps. Mais parce qu’une chose
a bien fonctionné jadis, ce n’est pas une raison pour vouloir la
rétablir.» Il faut donc «à la place des anciens organismes qui
permettaient la décentralisation, en laisser se former d’autres
appropriés aux besoins actuels et qui la permettront à leur tour». Ce
sera la tâche de la Monarchie qui, seule, peut la mener à bien.

Voici maintenant une constatation profonde de M. Paul Bourget. Je prie
qu’on la médite, car elle est des plus essentielles à retenir pour ceux
qui, las de l’aberration démocratique, cherchent à se former une
conviction d’après des données positives:

«Votre enquête, c’est une démonstration après tant d’autres de cette
vérité: _la solution monarchique est la seule qui soit conforme aux
enseignements les plus récents de la science._ Il est bien remarquable,
en effet, que toutes les hypothèses sur lesquelles s’est faite la
Révolution se trouvent absolument contraires aux conditions que notre
philosophie de la nature, appuyée sur l’expérience, nous indique
aujourd’hui comme les lois les plus probables de la santé politique.
Pour ne citer que quelques exemples de première évidence: la science
nous donne, comme une des lois les plus constamment vérifiées, que tous
les développements de la vie se font par _continuité_. Appliquant ce
principe au corps social, on trouvera qu’il est exactement l’inverse de
cette loi du nombre, de cette souveraineté du peuple qui place l’origine
du pouvoir dans la majorité _actuelle_ et, par suite, interdit au pays
toute activité prolongée. Que dit encore la science? Qu’une autre loi du
développement de la vie est _la sélection_, c’est-à-dire _l’hérédité
fixée_. Quoi de plus contraire à ce principe, dans l’ordre social, que
l’égalité? Que dit encore la science? Qu’un des facteurs les plus
puissants de la personnalité humaine est _la Race_, cette énergie
accumulée par nos ancêtres... Rien de plus contraire à ce principe que
cette formule des _Droits de l’Homme_ qui pose, comme donnée première du
problème gouvernemental, l’homme en soi, c’est-à-dire la plus vide, la
plus irréelle des abstractions. On continuerait aisément cette revue et
l’on démontrerait sans peine que l’Idéal démocratique n’est, dans son
ensemble et dans son détail, qu’un résumé d’erreurs tout aussi
grossières. Que l’on essaie la même critique sur la formule monarchique.
Que trouve-t-on? Pour nous en tenir aux trois points indiqués tout à
l’heure, qu’est-ce que la permanence de l’autorité royale dans une même
famille sinon la _continuité_ assurée. Qu’est-ce que la noblesse
ouverte--elle le fut toujours--l’aristocratie recrutée, sinon la
_sélection_ organisée. Qu’est-ce que l’appel à la tradition, sinon
l’appel à la _Race_. Et ainsi du reste...

«Nous voyons grandir autour de nous une génération instruite par
l’histoire et qui va chercher la vitalité nationale où elle est: _dans
la plus profonde France_. Cette génération doit nécessairement aboutir à
ce que vous avez appelé d’un terme si juste, le Nationalisme intégral,
c’est-à-dire à la Monarchie.»

Commentant, avec approbation, cette lettre si substantielle, Maurras
conclut:

«M. Paul Bourget, dans son roman, _le Luxe des autres_, s’est fort
curieusement occupé de compter les nombreux étages que comporte un petit
groupe de la bourgeoisie parisienne. Il sait mieux que personne que la
démocratie n’est qu’un mot vénéneux représenté par un système politique
contre-nature. Ce système politique, voilà l’ennemi. Assurément la
République en est la plus visible conséquence. Mais, si l’on respectait
la démocratie, on laisserait subsister les ruines du sentiment
républicain. La République ne tarderait pas à reparaître et la force
française à fléchir et à s’épuiser. La démocratie, c’est le mal. La
démocratie, c’est la mort. Il appartenait à un maître de la science
politique de nous prémunir contre toute complaisance de ce côté...»[22]

  [22] En développement de la lettre de M. Bourget, on lira, avec fruit,
    ses _Pages et Nouvelles pages de critique et de doctrine_, 4 vol.,
    chez Plon.

La plus profondément réfléchie, la plus nourrie de faits de toutes les
lettres que Maurras reçut en réponse à son Enquête, je crois bien que
c’est celle d’Amouretti. Elle rappelle, d’abord, sous une forme
concentrée, les caractères principaux de la Monarchie jusqu’à la
Révolution. Elle examine ensuite la décadence du personnel
gouvernemental sous la démocratie. Enfin elle oppose, en réaction contre
les faux principes sur lesquels celle-ci se base, la famille à
l’individu. Et pour la sauvegarde de la famille, cellule sociale, elle
préconise la Monarchie.

Voici quelques passages particulièrement suggestifs de cette lettre.

Après avoir souligné qu’en République «les honnêtes et les intelligents
sont paralysés par les institutions», Amouretti continue:

«Mais beaucoup d’entre nos gouvernants actuels sont d’une médiocrité
trop basse; cela est dû à l’introduction continue et croissante, pendant
un siècle, des procédés démocratiques pour le choix des politiciens et
des administrateurs. De l’Empire à la Restauration, puis au gouvernement
de Juillet, puis au second Empire, puis à notre République, la
dégression constante est marquée. Cela tient uniquement au mode de
recrutement des autorités chargées de conduire la Nation.

«Il faut donc changer ce mode et se dire que le système qui consiste à
procéder brusquement par une élection ou un concours à une sélection
purement individuelle des capacités est absolument insuffisante et qu’il
faut y substituer une sélection familiale et héréditaire. Des individus
puissants, sortis de souches paysannes ou ouvrières, sont trop souvent
arrêtés dans leur expansion par des politiciens bavards ou des lauréats
de concours. Pour qu’un homme mérite de passer dans une classe
supérieure, il faut qu’il soit de taille à y entraîner, avec lui, toute
sa famille. S’il monte seul, c’est une bulle gonflée. Je ne redoute rien
pour le bien de l’État, de ces ascensions familiales; elles sont utiles,
elles sont nécessaires; elles donnent du lest et de la stabilité...
C’est sur un de ces hommes, dont je parlais plus haut (ceux sortis de
souches paysannes ou ouvrières) qu’il faut compter pour rétablir en
France cette Monarchie très forte, mais tempérée, qui a fait la force de
notre pays. Depuis que la France l’a perdue, malgré des accès passagers
de relèvement et de gloire, elle est tombée en décadence. C’est ce que
commencent à comprendre ces jeunes gens de haute intelligence qui
s’aperçoivent enfin qu’on les a trompés, qu’on leur a présenté des mots
vides de sens et non des principes solides, sous le nom pompeux de
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Je me rappellerai
toujours l’expressive mimique de M. Paul Bourget à la première maxime de
cette déclaration: «Les hommes naissent libres.» A l’âge d’une minute
ils sont libres; c’est à cette conclusion absurde qu’on arrive!

«Pendant tout ce siècle, des hommes qui vont de Joseph de Maistre à
Taine, en passant par Le Play et Fustel de Coulanges ont maintenu les
droits de l’autorité associés à ceux de la tradition historique. Leurs
doctrines puissantes et précises ont lentement et profondément pénétré
dans l’âme et le cœur des jeunes générations intelligentes. Parvenus au
sang généreux, jeunes lettrés affinés et fermes, ce sont eux qui
reconstitueront la monarchie tempérée, historique en l’adaptant aux
conditions nouvelles...

«Seule, en effet, la monarchie tempérée peut donner à la France la
sécurité par l’armée, la réputation par la diplomatie, la prospérité par
la paix économique et la reprise de la conscience nationale par la mise
en valeur de toutes les énergies locales.»

Pour terminer, Amouretti, en un raccourci émouvant, expose les
conditions dans lesquelles se pose le problème de la Renaissance
française:

«Je dis à la nation:

«Citoyens, on nous a raconté que nos rois étaient des monstres. Il y eut
parmi eux, il est vrai, des hommes faibles, peu intelligents, plusieurs
médiocres, et peut-être deux ou trois méchants. Il y en a peu qui
fussent des hommes remarquables. La plupart furent des hommes
d’intelligence moyenne et consciencieux. Regardez leur œuvre: c’est la
France.

«Et je dis au Roi:

«Roi, mon maître, parmi la série de vos ancêtres, ne regardez ni
Saint-Louis, ni Henri IV, ni Louis XIV. Regardez le bon roi Louis VI. Il
abattit les barons brigands, il transforma les bons barons en prévôts
qui protégeaient sérieusement le petit peuple de France, paysans et
artisans, et il donna aux bourgeois des libertés sérieuses et étendues
mais précises et réglées. Ce fut la besogne indispensable; elle rendit
possible les gloires séculaires.»

Naturellement, parmi toutes les personnalités interrogées par Maurras,
il y en eut qui firent des objections à la Monarchie telle qu’il la leur
proposait. Mais, chose qu’il importe de signaler, chez la plupart, ces
difficultés portaient plutôt sur le mode d’application au temps présent
du principe que sur le principe lui-même. Ainsi firent Henri Vaugeois,
Lionel des Rieux, Léon de Montesquiou. Ces deux derniers sont morts sur
le champ de bataille pendant la grande guerre.

Montesquiou disait à Maurras que plus de cent ans de démocratie avaient
formé dans un grand nombre d’esprits un sentiment politique inconscient
qui repousse la Monarchie, «la pressentant incompatible avec tous ces
principes dont il est pétri et formé, principes de liberté, d’égalité,
etc.»

Il ajoutait: «Vous nous démontrez que ce sentiment est faux et absurde,
car ces principes, entendus d’une manière absolue, sont des principes de
mort ou entendus relativement, sont plus sauvegardés par la Monarchie
que par nul autre gouvernement. Votre démonstration va jusqu’à notre
cerveau, mais s’arrête là.»

Insistant fort sur cette sensibilité républicaine, la déplorant
d’ailleurs mais la tenant pour très solide, il concluait: «En résumé, je
crois qu’il n’y a plus dans le pays de foi monarchique, et je crois que
pour faire revivre cette foi, il faudrait un long temps et que, sans
elle, pourtant, la Monarchie n’est pas possible. Or, c’est d’une façon
immédiate qu’il nous faut agir, car le danger (que la République fait
courir aux destinées de la Patrie) est pressant. Et pour agir
immédiatement, nous n’avons qu’une seule chose: la foi que j’appellerai
républicaine, quoique le mot soit impropre, puisque cette foi nous fait
incliner aussi bien vers le césarisme que vers la République.»

A quoi Maurras lui répondit en substance: «Est-ce à l’inconscient de
conduire le conscient? Au membre aveugle de régir l’organe voyant? A
l’instinct de dicter les décisions de l’intelligence? On prête, je le
sais, à ceux qui posent ainsi la question, une sorte d’insensibilité
contre nature et la méconnaissance des forces de l’instinct, de l’humeur
et de l’animalité dans l’homme. La vérité est qu’ils ne méconnaissent
rien du tout. Ils savent que toute force est inconsciente, mais ils
n’ignorent pas que, dans l’ordre humain, la direction de ces forces
appartient à la pensée et à la raison et que, faute de direction, elles
se gaspillent par leur propre calamité.»

Il faisait ensuite remarquer qu’il y avait, d’après l’aveu même de
Montesquiou, _un danger pressant_ dans la prolongation de la démocratie
parlementaire. Dès lors il était illogique de chercher les éléments du
salut de la France dans une acceptation, même provisoire, des faux
principes qui la mènent à sa perte.

Il terminait par une image très juste: «On a vu des enfants faire des
pâtés dans le sable: ils veulent arrêter la mer. On leur dit qu’il
faudrait une digue pour cela. Ils en conviennent et poursuivent
l’édifice de leurs pâtés.»

Lionel des Rieux imaginait un dialogue entre un «jeune nationaliste» et
lui. Il ressortait de cette conversation que son interlocuteur, en
reconnaissant la solidité des arguments apportés par Maurras à l’appui
de la solution monarchique, hésitait à prendre son parti. Au fond, il
reconnaissait formellement la nécessité de «faire quelque chose» pour
guérir la France de la démocratie, mais le choix du médecin lui
importait moins. On lui disait que le médecin c’est le Roi, mais ce
pourrait être aussi un Bonaparte ou même un dictateur attaché au régime
républicain.

«--Un malade, disait-il, ignore le plus souvent quel médecin, dans un
judicieux traité, a, pour la première fois, décrit ses maux et le
remède. Son exclusive reconnaissance va à celui qui, instruit de ces
théories salutaires, sait en faire une prompte, une pertinente
application et le sauve ainsi de la mort.

«--Soit, dis-je. Mais si vous aimez la France, votre devoir est d’amener
ce sauveur à son chevet. Et où irez-vous frapper d’abord? Chez un
docteur quelconque qui, peut-être, ignorera ce traitement que vous tenez
pour le seul salutaire, ou bien irez-vous chez celui qui ne saurait
l’ignorer, chez son auteur? (C’est-à-dire chez le Roi.)

«--J’irai d’abord chez celui-ci; mais s’il tardait trop à se rendre à
mon appel, je m’adresserais à tout autre.»

Des Rieux ajoutait: «Voilà, mon cher ami, la conclusion de ce
nationaliste. Il admet maintenant, avec nous, qu’une République, dans la
hiérarchie des gouvernements, est au même degré que l’embranchement des
protozoaires dans la série animale. Il reconnaît qu’il faut à la France
une volonté souveraine et héréditaire, c’est-à-dire une Monarchie. Mais
il s’intéresse aux bienfaits de ce régime plutôt qu’à la personne de qui
il les tiendrait.»

Maurras répondit que le bien de la France exigeait une décentralisation
et qu’un dictateur républicain ne pouvait la réaliser; aucun pouvoir
issu de la République n’en était capable, «car, émané de l’élection, il
a besoin de tous les moyens de la centralisation pour se conserver,
autrement dit pour se faire réélire.»

Quant à l’Empire, «à la rigueur un Bonaparte pourrait vouloir ce que
veut le duc d’Orléans... Mais comme il y a une tradition royaliste
s’imposant et gouvernant toutes volontés, il y a une tradition
impérialiste. Elle est directement opposée à notre tradition
décentralisatrice: tous les bonapartistes sérieux en tombent d’accord...
Elle exprime une série d’actes d’autorité et de coups d’État destinés à
réagir contre _les effets_ mais nullement contre _les causes_ de
l’anarchie. Ces causes, l’Empire les maintient et les flatte. Il s’en
prévaut et en tire une force précaire.»

Pour le duc d’Orléans, «par le tour de ses lettres et la direction de
toute sa politique, il s’annonce aussi peu parlementaire qu’Henri IV. De
même que son père, il voit dans le parlementarisme un régime où les
questions de personnes viennent entraver les meilleures mesures,
paralyser la politique la plus utile au pays et sacrifier l’intérêt
général à des considérations particulières».

Maurras donnait ensuite cet avertissement: «A force de se déclarer
indifférent (sur la forme du gouvernement), on finit par se croire tel
et le devenir. A force de dire qu’on n’a pas de préférences, on laissera
aux ennemis de tout ordre politique comme aux ennemis de tout avenir
français le privilège de l’activité et du succès.»

Puis il concluait: «Vous n’avez point le choix des gouvernements
bienfaisants et réparateurs. Les circonstances parlent, il n’y en a
qu’un seul.

«Puisque vous rêvez d’aller chez le Prince, allez-y donc tout droit. Si
vous voulez qu’il vous réponde, commencez par le commencement: Appelez!»

Vaugeois donnait toutes les raisons possibles contre le maintien de la
République ou l’adoption du Césarisme. Mais il craignait que les esprits
droits qui s’orientaient vers la Monarchie ne fussent réduits à
l’impuissance par la ploutocratie financière et les politiciens
d’aventure qui bénéficient du régime démocratique--ceux-ci, du reste, se
plaçant fort souvent au service de ceux-là.

Voici l’un des passages les plus caractéristiques de sa lettre:

«Hommes d’action, hommes de pensée! Les voyez-vous tous?--Des premiers
ne parlons point. Ils cuisinent leurs élections et n’ont de passion,
d’élan que contre les curés. Mais les penseurs? Vous savez bien que la
multiplication absurde des livres et faiseurs de livres a créé des mœurs
telles que les esprits entiers et probes, les non-boiteux qui,
probablement, naissent aussi nombreux de nos jours qu’il y a cent ans,
ont toutes chances d’être noyés. Il en est résulté que, au XIXe siècle,
sauf de rares bonnes rencontres, la notoriété est allée à peu près
toujours à des talents mais non à des êtres nés pour conduire et
éclairer les autres. A qui donc aujourd’hui, précisément, pouvons-nous
demander de réveiller, d’attaquer et de dompter l’opinion française?

«Je ne vous parlerai pas enfin de la force matérielle du monde présent:
l’Argent, qui est aux internationalistes et qui, circulant, détruit de
plus en plus les frontières, les patries, les civilisations locales
naturelles, délicates, vivantes--qui tue l’art au profit du confortable
le plus morne et remplace les palais par des hôtels. Je ne vous parlerai
pas non plus de l’autre force immatérielle: l’imagination qui dévie, se
traîne dans le même sens vers le collectivisme et son horreur. Je vous
rappellerai simplement que les Français les plus passionnés pour la
politique aujourd’hui, c’est-à-dire les démocrates, sont les adorateurs
d’une sorte de révélation nouvelle, et qu’ils la défendront contre nous
avec une frénésie aveugle; la lutte devra peut-être devenir sanglante
contre ces fous... Que faire?»

Certes, à l’époque où Vaugeois écrivait ces lignes découragées, le
tableau ne manquait pas d’exactitude. Il montre surtout les obstacles
que Maurras rencontra au début de sa propagande. Mais sa raison, appuyée
sur l’expérience, disposait d’une volonté trop forte pour se rebuter
facilement.

Que faire? répondit-il à Vaugeois. Prouver que le mouvement existe en
marchant. «On refait la France comme on peut. Je suis seulement
convaincu que toute tentative dans l’ordre politique sera consécutive à
l’organisation d’un pouvoir spirituel monarchique. Constituer cette très
haute autorité scientifique, en rassembler les éléments, les proposer à
tous les Français réfléchis, voilà quelle est ma tâche et voilà quelle
devrait être la vôtre.»

Sur l’influence du véritable «chef» qu’est Maurras, Vaugeois ne tarda
pas à comprendre que là, en effet, se trouvait sa tâche. Infusé
d’énergie nouvelle, il se mit à l’œuvre à côté de Maurras. Dès 1901, il
menait le bon combat à l’Action française revue. Puis il devint
rédacteur en chef de l’_Action française_-Journal. Et c’est à ce poste
d’honneur et de risque qu’il est mort il y a trois ans.

A l’appel de Maurras, Montesquiou répondit bientôt également. L’enquête
avait paru en 1900. Dès le mois d’août 1901, il publia un livre: _Le
Salut public_, résumant trois années de tâtonnement et où il ne donnait
pas encore de conclusions, mais il les fournit, peu après, en ces
termes, dans une lettre adressée à Maurras: «La volonté de conserver la
patrie française une fois posée comme postulat, tout se déduit d’un
mouvement irrésistible. La fantaisie, le choix lui-même n’y ont aucune
part. Si vous avez résolu d’être patriote, vous serez obligatoirement
royaliste. Il manque à mes articles une conclusion. C’est que j’étais
dans l’impuissance de leur en donner une, me refusant à me soumettre aux
lois de la raison. A présent, je m’y soumets en reconnaissant que dès
lors que j’avais en vue le salut public et rien que le salut public, je
ne pouvais conclure autrement que par la monarchie.»

De même encore, Lionel des Rieux; après avoir beaucoup réfléchi, hésité
aussi, vaincu par la logique irrésistible de Maurras, il lui écrivait en
1908: «Je n’avais plus, pour être tout à fait de votre opinion, qu’un
pas à faire. Il est fait.»

Telle est l’attirance de la sagesse politique si bien représentée par
Maurras que, depuis, nombre de patriotes ont répondu à son appel; et
c’est pourquoi l’on peut dire, sans exagérations, que l’Action française
réunit aujourd’hui une grande partie de l’élite des intelligences dans
notre pays.

Une intelligence pourtant, et des plus accomplies, celle de M. Maurice
Barrès, continue de se tenir à l’écart. Il avait répondu à l’Enquête de
façon à bien poser qu’il s’en tenait au régime électoral. Ce n’est pas
qu’il méconnaissait la nécessité d’un chef. Mais, pour lui, ce devait
être un dictateur désigné par le suffrage universel.

«Je comprends bien, disait-il, qu’une intelligence, jugeant _in
abstracto_, adopte le système monarchique qui a constitué le territoire
français et que justifient encore, tout près de nous, les Bonald, les
Balzac, les Leplay, les Bourget. De telles adhésions sont d’un grand
poids dans le cabinet du théoricien; mais dans l’ordre des faits, pour
que la monarchie vaille, il faudrait qu’il se trouvât en France une
famille ralliant, sur son nom, la majorité (sinon la totalité) des
électeurs.»

Et plus loin: «Je ne date pas d’un siècle l’histoire de France, mais je
ne puis non plus méconnaître ses périodes les plus récentes. Elles ont
disposé nos concitoyens de telle sorte qu’ils réservent pour le principe
républicain ces _puissances de sentiment_ que d’autres nations accordent
au principe d’hérédité et sans lesquelles un gouvernement ne peut
subsister.»

Et il formulait ainsi son programme: «Au sommet de l’État l’autorité,
sur le sol ou dans les groupes, la décentralisation, voilà des réformes
que permet le système républicain et qui assureraient le développement
des forces françaises aujourd’hui gravement anémiées.»

Maurras lui répondit fort judicieusement: «M. Barrès admet donc les
libertés locales et professionnelles et, dans l’État, une autorité
forte. Ces deux sentiments sont précieux. Le second correspond à un
sentiment général; s’il est vrai que la centralisation n’est sentie dans
la masse qu’à la façon d’un malaise indéfini, cette même masse du peuple
sent avec netteté et réclame avec passion l’autorité et la
responsabilité du pouvoir. Elle veut être gouvernée, la faiblesse de la
nation étant une suite, non seulement directe, mais tout à fait
_évidente_ de l’anarchie politique.

«Barrès et avec lui toute la masse du peuple français vont plus loin
encore. Ils constatent que _dans le péril_, tout au moins, le
gouvernement le plus fort est celui d’un seul. Ce gouvernement d’un seul
est alors _de droit_, concluent-ils. Cette autorité d’un seul et qui
_seule peut faire le salut public_, il l’appelait «la dictature». Ils
pourraient l’appeler également la Monarchie.»

Maurras démontrait ensuite ce qu’aurait de précaire une dictature
dépendant toujours des caprices de la majorité. «Il n’y a pas,
disait-il, dans l’histoire, d’exemple d’une initiative heureuse
(j’entends positive et créatrice non destructive ni purement défensive)
qui ait été prise par des majorités. Le procédé normal de tous les
progrès est bien le contraire. La volonté, la décision, l’entreprise
sortent du petit nombre, l’acceptation, l’assentiment de la majorité.
C’est aux minorités qu’appartiennent la vertu, l’audace, la puissance et
la conception. Habituellement inerte, indifférente et torpide, la
majorité est sujette, il est vrai, à des paniques dont les effets
immédiats sont parfois bienfaisants, mais d’une bienfaisance
invariablement stérile si elle n’est accompagnée d’une impulsion de
l’élite.»

Ce passage de la réponse de Maurras me semble capital. Il suffit, en
effet, d’avoir vécu et observé pour constater que la majorité va presque
toujours à la force, ou à ce qui lui paraît tel, par une sorte
d’instinct conservateur. C’est pourquoi, en temps de suffrage universel,
il faut qu’un gouvernement soit bien maladroit pour ne pas tirer d’elle
des élections conformes à ses désirs. Parfois, la majorité regimbera un
peu, mais elle ne tardera pas à obéir à l’impulsion de la minorité qui
détient le pouvoir. C’est ce qui explique que l’équipe républicaine ait
réussi pendant des années à perpétuer sa malfaisance--non qu’elle
constituât une _élite_, il s’en faut, mais parce que ses intrigues lui
assuraient le pouvoir.

«Nous n’avons donc pas, ajoutait Maurras, à nous soucier de rallier les
majorités. De toutes façons, elles se rallieront d’elles-mêmes. Deux cas
me paraissent possibles. Ou les fléaux naturels qui sont menaçants vont
disposer automatiquement, comme en 1849 et en 1871, la majorité
nationale à former le souhait d’une Restauration; ou notre propagande
devançant les malheurs publics, une élite s’étant déclarée pour la
monarchie, une sage et savante minorité faisant sentir dans les hauts
lieux son influence directrice, quelque coup d’État militaire renversera
la République et refera la Monarchie.

«Dans ce premier cas, le ralliement de la majorité se trouve accompli
par définition.

«Dans le second cas, ce ralliement s’impose au moyen de la force appuyée
par la persuasion: le pouvoir spirituel de l’élite devenue royaliste,
l’autorité des personnes qui la composent, l’influence intrinsèque d’une
conception vraie viendront justifier, après l’avoir provoqué, le
déploiement du bras séculier en faveur de la royauté.»

Conclusion de Maurras à laquelle on souscrit de grand cœur: «Les
majorités sont toujours en faveur du gouvernement établi dès qu’il
assure l’ordre et se fait respecter. Ce dernier point sera l’affaire de
Monsieur le duc d’Orléans.

«--Sur quoi s’appuiera-t-il? demande M. Barrès.

«Il s’appuiera nécessairement sur l’armée et cela suffit bien.»

Maurras, en s’exprimant de la sorte, suivait la raison. Mais M. Barrès
se réclamait trop de ces _puissances de sentiment_ dont il parle dans sa
lettre pour se rendre. C’est le sentiment, en effet, qui le détermine
avant tout, comme il est facile de s’en apercevoir quand on relit son
œuvre entière. Ah! qu’il a dit vrai celui qui le définissait «le dernier
romantique!»

Et n’est-ce pas le sentiment qui lui fit commettre l’étrange méprise de
choisir pour la reconstitution de la France «dissociée et décérébrée» ce
fantassin troubadouresque fourvoyé dans la politique: Boulanger?

N’est-ce pas l’abus du sentiment, le désir d’en multiplier en lui les
excitations qui auparavant lui fit instaurer ce «culte du Moi» par où
tant d’âmes, trop dociles à ses leçons, s’énervèrent d’une façon
irrémédiable?

C’est à coup sûr le sentiment qui lui fit jadis emprunter les méthodes
d’oraison d’un Saint et ce qu’il y a de plus vénérable dans les rites du
catholicisme pour les appliquer sacrilègement aux effusions solitaires
du Narcisse de décadence qu’il était alors.

Et c’est encore le sentiment aggravé de sensualité trouble et de
religiosité malsaine qui lui fit écrire ce _Jardin sur l’Oronte_, qu’il
s’étonne de voir réprouvé par les plus vigilants d’entre les
catholiques.

En contraste, M. Barrès, quand il raisonne, produit de beaux livres,
comme _les Déracinés_ _l’Appel au soldat_, _leurs Figures_. Critiques
superbes du régime, dont pourtant il adopte certaines erreurs, ils
serviront toujours de références à ceux qui s’appliquent à le détruire.
Mais ils manquent de conclusion logique. Cette conclusion, M. Barrès ne
sut pas la saisir. Et c’est pourquoi il n’est pas venu à la Monarchie.

                   *       *       *       *       *

_L’Enquête_ de Maurras constitue la plus substantielle des introductions
à la doctrine monarchiste. Les principes qu’il posait ont été
sanctionnés par l’expérience de ces dernières années. Aussi a-t-il le
droit de dire dans sa conclusion:

«Dès 1899, sachant bien ce que nous voulions et où nous allions, notre
objectif était fixé. Nous lui avons été fidèles. Et par une juste
réciprocité, les confirmations de l’événement ne nous ont pas manqué.
Elles se sont produites telles qu’on les avait prévues et nommées, comme
si elles avaient été à notre service. Elles sont au service de la vérité
que nous débrouillons. Le jeu des effets et des causes a fini par
produire une situation tellement inquiétante que beaucoup de Français,
de toutes conditions, commencent à appeler le mal par son vrai nom. Ils
disent _république_ et _démocratie_. Mais pour renoncer aux éléments
destructeurs, les désillusionnés veulent qu’on leur présente un plan de
reconstruction. Comme on vient de le constater, ce plan est inscrit dans
la forme même des doléances nationales, dans la structure même du pays
et de la nation. Il suffit de les analyser de bonne foi. C’est à la
royauté que s’adresse le vœu général. Et la royauté est aussi
l’expression des nécessités élémentaires. En cela, exactement, consiste
la réalité profonde de notre doctrine.»

Méditez maintenant cette formule où se résume toute l’œuvre politique de
Maurras et où les articles, si riches de pensée féconde, qu’il publie
chaque jour puisent leur inspiration:

«_Ce que nos ancêtres ont fait par coutume et par sentiment, nous le
poursuivons, nous-mêmes, avec l’assurance et la netteté scientifique,
par raison et par volonté._»

Quand vous l’aurez compris, catholiques de bon vouloir, vous ne
chercherez pas à réagir contre des institutions défectueuses en vous
conformant aux faux principes qui servirent à les édifier, comme le font
les libéraux. Vous aiderez à détruire la bâtisse vermoulue où Marianne
abrite sa progéniture. Vous la remplacerez par ce monument appuyé sur la
tradition, la science et la religion qui a nom: Monarchie légitime.

                   *       *       *       *       *

Il n’est pas inutile de reproduire maintenant la haute approbation
donnée à _l’Enquête_ de Maurras par «l’héritier des quarante rois qui,
en mille ans, firent la France».

Aussitôt après la publication en volume, M. le Duc d’Orléans lui écrivit
la lettre suivante:

  Mon cher Maurras,

  C’est avec le plus grand intérêt que j’ai suivi votre enquête sur la
  Monarchie et lu les déclarations que vous ont faites Buffet et
  Lur-Saluces.

  Tous mes amis peuvent différer sur des nuances d’opinion ou des
  prévisions de réformes; c’est leur droit--mais ce qui ressortira
  désormais, c’est l’unité profonde de la conception royaliste. Elle est
  réformatrice.--Réformer pour conserver, c’est tout mon programme.

  Je ne me prononcerai pas sur le détail. Un prince qui aurait la
  prétention de le régler d’avance serait peu de chose. Un prince qui ne
  se déclarerait pas sur les principes ne serait rien.

  Je me suis déjà expliqué sur quelques questions essentielles à la
  vitalité du pays. J’ai défendu l’armée, honneur et sauvegarde de la
  France. J’ai dénoncé le cosmopolitisme juif et franc-maçon, perte et
  déshonneur du pays.

  Il en est d’autres sur lesquelles les Français ont le droit de me
  demander une détermination nette et catégorique.

  De ce nombre est celle qui vous tient le plus au cœur: la
  décentralisation.

  La décentralisation, c’est l’économie; c’est la liberté. C’est le
  meilleur contrepoids comme la plus solide défense de l’autorité. C’est
  donc d’elle que dépend l’avenir, le salut de la France.

  ... Aucun pouvoir faible ne saurait décentraliser. Appuyé sur l’Armée
  nationale, constituant moi-même un pouvoir central énergique et fort,
  parce que traditionnel, je suis seul en mesure de ramener la vie
  spontanée dans les villes et les campagnes et d’arracher la France à
  la compression administrative qui l’étouffe.

  La décentralisation dépend en partie du pouvoir royal et du sentiment
  qui l’anime, comme de la direction que le Roi peut imprimer de
  lui-même; mais c’est aussi un problème d’organisation politique et
  géographique.

  J’y donnerai ma première pensée. La question sera mise sur-le-champ à
  l’étude, avec la ferme volonté, non pas seulement d’aboutir, mais
  d’aboutir rapidement.--Je tiens à ce qu’on le sache.

  Croyez-moi, mon cher Maurras,

  Votre affectionné,

  PHILIPPE.




CHAPITRE XII

DIEU ET LE ROI


Instabilité, incohérence, insécurité, individualisme destructeur,
prédominance de la médiocrité envieuse, dissolution de la famille, tels
sont les fruits de la démocratie en France, depuis cent trente ans.

Stabilité, continuité, sécurité, discipline, autorité familiale,
développement des élites, tels furent et tels seront les fruits de la
Monarchie.

Le Roi est le chef-né des pères de famille parce qu’héréditairement, son
intérêt et son devoir se confondent pour qu’il se conforme à ce beau
titre et qu’il soit le père de la grande famille nationale.

Mais ce pouvoir et cet honneur, il ne les méritera que s’il en fait
remonter l’origine à la Providence et que s’il les place sous l’égide
des prières de l’Église qui, avec la Monarchie, sacrée par elle, a
construit la France.

Un Roi qui serait indifférent à la religion, ou qui partagerait
l’incrédulité, hostile à l’Église, des régimes qu’il remplacera,
subirait bientôt les mêmes revers que les gouvernements qui fondèrent
leurs institutions sur l’athéisme.

Mais le Roi croyant et pratiquant se sera pénétré des maximes énoncées
par le Psalmiste:

«_Si le Seigneur n’a bâti la maison, c’est en vain qu’ils travaillent
ceux qui l’édifièrent sans lui._

«_Si le Seigneur ne garde la Cité, c’est inutilement qu’il veille celui
qui a charge de la protéger._»

Dès lors, la miséricorde divine lui donnera les lumières dont il aura
besoin pour remplir la tâche sublime que Bossuet lui assigne dans sa
_Politique tirée de l’Évangile_:

«Soyez parmi vos sujets comme l’un d’eux. Ne soyez point orgueilleux;
rendez-vous accessible et familier; ne vous croyez pas, devant Dieu,
d’un autre métal que vos sujets. Mettez-vous à leur place et soyez-leur
tel que vous voudriez qu’ils fussent s’ils étaient à la vôtre.

«Ayez soin d’eux tous et ne vous reposez qu’après avoir pourvu à tout.
Le repos alors vous est permis.

«Le Roi est un personnage public qui doit croire que quelque chose lui
manque à lui-même quand quelque chose manque au peuple et à l’État.»

Ainsi le Roi, homme de sacrifice et d’abnégation, se rendra digne de
régner sous l’emblème qui surmonte sa couronne: la croix de
Jésus-Christ.


FIN




TABLE DES MATIÈRES


                                       Pages
  PRÉFACE                                  7
  CHAPITRE   I.--IMPRESSIONS D’ENFANCE    12
    --      II.--LA GUERRE DE 1870        27
    --     III.--AU COLLÈGE               41
    --      IV.--TEMPS PERDU              95
    --       V.--AU RÉGIMENT             104
    --      VI.--LE SYMBOLISME           131
    --     VII.--L’ANARCHIE              160
    --    VIII.--CHEZ CLEMENCEAU         195
    --      IX.--LE SILLON               216
    --       X.--LES LIBÉRAUX            227
    --      XI.--CHARLES MAURRAS         259
    --     XII.--DIEU ET LE ROI          316




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THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE

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additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any
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Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
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While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
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Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
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freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
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