Le soleil intérieur

By Adolphe Retté

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Title: Le soleil intérieur

Author: Adolphe Retté

Release date: December 2, 2024 [eBook #74828]

Language: French

Original publication: Paris: Bloud et Gay

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by The Internet Archive)


*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE SOLEIL INTÉRIEUR ***






  ADOLPHE RETTÉ

  LE
  SOLEIL INTÉRIEUR

  2e Édition


  BLOUD & GAY
  ÉDITEURS, 3, Rue Garancière, PARIS

             SUCCURSALES
  BARCELONE               DUBLIN
  Calle del Bruch, 35     20, South Anne Street

  1922
  Tous droits réservés.




DU MÊME AUTEUR


Du diable à Dieu.--Récit d’une conversion.

Le règne de la Bête.--Roman.

Un séjour à Lourdes.--Journal d’un pèlerinage à pied; impressions d’un
brancardier.

Sous l’Étoile du Matin.--Essai de psychologie religieuse.

Dans la lumière d’Ars.--Récit d’un pèlerinage.

Au pays des lys noirs.--Souvenirs politiques et littéraires.

Quand l’Esprit souffle.--Récits de conversions.

Ceux qui saignent.--Notes de guerre.

Sainte Marguerite-Marie.--Vie de la révélatrice du Sacré-Cœur, d’après
les documents originaux.

Lettres à un Indifférent, apologétique réaliste.

Notes sur la psychologie de la conversion.--Brochure.

Les miracles de Lourdes.--Brochure.




PRÉFACE


Au chapitre XIV de l’Évangile selon saint Jean, il est rapporté que
Jésus, parlant à ses disciples, leur dit:

«_L’Esprit de vérité que le monde ne peut recevoir parce qu’il ne le
connaît point, vous, vous le connaîtrez, parce qu’il sera en vous..._»

Et plus loin:

«_Si quelqu’un m’aime, il gardera ma parole et mon Père l’aimera; et
nous viendrons à lui et nous ferons en lui notre demeure..._»

Pénétrée de cette divine présence, sainte Térèse compare l’âme où elle
se manifeste à «un cristal limpide» au centre duquel Dieu rayonne comme
un soleil. Elle établit la réalité sensible de cet astre qui, «par
essence et par puissance», vivifie de sa flamme les contemplatifs
humbles et souffrants dont le cœur est pareil à celui d’un enfant.

Le faux sage se détourne du Soleil intérieur pour chercher des clartés
parmi les marais décevants où croupissent les sciences humaines. Les
phosphores de la décomposition l’hallucinent; ses regards se saturent de
mirages; il en poursuit les prestiges à travers des brumes où les feux
follets livides de son orgueil dansent, s’éclipsent, se rallument,
l’entraînent toujours plus loin du foyer de grâce et finissent par
l’égarer dans ces ténèbres extérieures dont il est dit _qu’elles ne
comprennent pas la lumière_.

Alors, quel trouble en lui! Quel tumulte de notions contradictoires! Le
doute universel s’infiltre dans ses veines. Sa raison tourbillonne comme
une feuille sèche, au souffle de «l’Esprit de négation». Les systèmes et
les doctrines qu’il échafaude croulent l’un après l’autre. Il erre en
trébuchant parmi des ruines vêtues de mousses aux nuances cadavéreuses.
Et mille fantômes l’escortent.

Il s’écrie, avec le douloureux Baudelaire:

    _Mon âme est un palais hanté par la cohue!..._

Bientôt il se diluera dans la nuit sans étoiles du désespoir, si Dieu ne
lui envoie une grâce de conversion qui l’oblige de rebrousser chemin
vers le Soleil méconnu.

Les trop prudents, ceux qui s’efforcent d’établir une cote mal taillée
entre le service de Dieu et celui de Satan, cherchent à se tenir à la
limite entre la région qu’illumine l’astre aux clartés de foi,
d’espérance et de charité, et la contrée où se bousculent les nuées
inquiètes de l’amour-propre. Ils usent leurs jours à tenter un bizarre
mélange d’ombres et de lumière. Ils n’aiment pas Dieu, mais, comme ils
le craignent, ils calculent la mesure dans laquelle ils lui obéiront
sans trop déplaire au Démon. L’Apôtre a beau leur dire: «_Ne vous
conformez pas à ce siècle_», ils lui répondent: «Il faut être de son
temps.»

Mais si ce temps, ainsi que le fait le nôtre, s’enfonce dans un
matérialisme épais et noir comme poix?--Tant pis pour Dieu! Ils s’y
englueront en multipliant les excuses et en promettant de se repentir
après qu’ils auront léché, pendant des années, le cambouis des portes de
la Géhenne.

Cependant, comme le dit encore sainte Térèse, «les puissances de leur
âme qui remplissent les fonctions d’alcade, d’intendant et de maître
d’hôtel font très mal leur office». Privées du principe régulateur,
elles s’entre-heurtent dans l’anarchie. A cause de leur mauvaise
conscience, ils vivent dans l’incertitude et le chagrin...

Mais les Simples, les véritables enfants de Dieu qui demeurent, avec une
tranquille confiance, fondus dans le rayonnement du Soleil intérieur,
ceux-là connaissent les joies de la paix dans la certitude. Même lorsque
la croix pèse sur leurs épaules, ils se félicitent de souffrir avec
Notre-Seigneur. Et c’est pourquoi, selon la promesse du Bon Maître, ils
sont «_entièrement dans la lumière sans aucun mélange d’obscurité. Tout
est lumineux en eux. Ils sont éclairés comme par une lampe toute
brillante._»

                   *       *       *       *       *

Dans les pages qui vont suivre, on essaya d’évoquer quelques-unes de ces
âmes solaires. Durant leur existence terrestre, elles subirent bien des
tribulations; souvent elles eurent à savourer le mépris des
personnes--positives. Mais, en compensation, divers amoureux de Jésus
vinrent se réchauffer à leur flamme.

Aujourd’hui, où, même chez beaucoup de fidèles, il est de bon ton de
réduire le sens surnaturel de la vie à un minimum, où la lanterne
fumeuse du _sens commun_ est trop souvent considérée comme une étoile de
première grandeur, certains ne goûteront guère les «exagérations» des
prédestinés dont l’histoire va être rapportée.

Toutefois, peut-être se trouvera-t-il un certain nombre d’âmes
chrétiennes pour apprécier ces élus de la vraie Lumière parce qu’ils
n’aimèrent que Dieu, ne vécurent que pour Dieu, ne connurent que cette
seule sagesse: la folie de la Croix, et ne voulurent rien savoir de
plus.




SAINT JOSEPH DE CUPERTINO


I

Il y a des Saints dont la trace de clarté, en ce monde fuligineux, se
marque pour l’action. Ils sont fondateurs d’ordres, réformateurs,
promoteurs de dévotions nouvelles. Mais d’autres se manifestent si
vibrants, si sensibles au moindre souffle de l’Esprit, que leur
existence se résume en un cri d’adoration perpétuelle. Ils sont
tellement «ivres de ce vin de l’amour de Dieu» dont parle sainte Térèse,
qu’ils titubent à travers la vie en trébuchant contre tous les cailloux
de la route, en se heurtant à l’angle de tous les murs. Les choses de la
matière ne les touchent que pour les faire souffrir. Les gens de piété
formaliste les envisagent avec méfiance à cause de leurs allures
décousues. Les abstracteurs de quintessence théologique dissèquent leurs
propos sans bienveillance, s’offusquent de leurs gestes, blâment les
excès de leur charité, concluent fort souvent, qu’une sainteté aussi
scandaleuse devrait être réprimée au nom de la discipline commune.
Cependant, comme une flamme insolite règne autour de ces «exaltés», les
Simples qui, d’instinct, s’y réchauffent, les vénèrent et se lamentent
lorsqu’on leur enlève ces «Irréguliers» dont le verbe ardent verse du
soleil dans les âmes ingénues.

Saint Joseph de Cupertino fut l’un de ces Bienheureux hors-la-loi. Son
originalité lui valut la prison, peut-être parce que son exemple aurait
multiplié ces «fous à cause de Jésus-Christ» à qui saint Paul réserve
des éloges sans restriction.

Il apparut à une époque où, sous prétexte de Renaissance, le paganisme
ressuscitait dans les esprits et dans les mœurs. En apparence, sa place
eût été parmi ces premiers disciples de saint François d’Assise qui
s’intitulaient eux-mêmes «les jongleurs du Bon Dieu». Mais, au
commencement du XVIIe siècle, il produisit à beaucoup l’effet d’un
anachronisme, d’un survivant tardif du moyen âge égaré dans un temps peu
propice au miracle.

Or il semble bien que la Providence l’ait suscité afin d’avérer, une
fois de plus, qu’elle demeure la maîtresse de démentir, quand il lui
plaît, les conjectures où la pauvre raison humaine voit des axiomes.
Pour sa part, Joseph démontra que les lois de la pesanteur ne sont pas
toujours faites pour les Saints.

Parmi les dires des contemporains sur l’Homme-Volant de Cupertino, on
trouve des légendes baroques dues à l’imagination populaire et aussi des
railleries à base de scepticisme émises par des métaphysiciens
goguenards ou trop subtils. C’étaient de ces Florentins lettrés qui
jugeaient l’Évangile par trop fruste au regard des rêveries chatoyantes
qu’ils aimaient à cultiver dans les jardins de Platon.

Si l’on écarte ces gauches enluminures et ces persiflages de raffinés,
il reste une série de témoignages précis provenant de prélats pondérés
qui furent les admirateurs du Saint et qui, après l’avoir étudié,
devinrent ses amis les plus fervents. Il reste aussi les faits, vérifiés
avec prudence et minutie, dont l’Église s’autorisa pour placer Joseph
sur ses autels. De l’ensemble se dégage une figure tout imprégnée de
lumière surnaturelle. Dans les lignes qui vont suivre on essaiera d’en
donner une esquisse.


II

Joseph naquit à Cupertino, petit village du royaume de Naples, le 17
juin 1603, dans des circonstances fort tristes. Son père, menuisier,
ayant fait de mauvaises affaires, les gens de justice vinrent pratiquer
une saisie et expulser la famille au moment même où sa mère ressentait
les premières douleurs de l’accouchement. Elle se réfugia dans une
étable délabrée et mit au monde son enfant sur quelques brins de paille
à demi pourris.

Le père, de tempérament jovial et insoucieux, ne s’affecta pas beaucoup
de ce revers, qui lui valut, d’ailleurs, l’emploi de concierge du
château. Car le seigneur du pays voulut l’avoir sous la main pour se
divertir de ses saillies. Par la suite, ce philosophe rustique ne
s’occupa guère de sa progéniture.

La mère offrait un caractère tout différent. Morose, aigrie par
l’indigence, elle se montrait d’une dévotion étroite et littérale.
Joseph étant encore tout petit, elle le châtiait avec rigueur, à la
moindre étourderie, comme s’il se fût agi de fautes graves. Donc, entre
cet homme qui riait toujours et cette femme qui ne riait jamais,
l’enfant grandit, privé de toute affection humaine. Il ne paraît point
en avoir souffert, Dieu l’ayant prédestiné à la vie intérieure la plus
intense.

En effet, ce qui le particularise d’une façon éminente c’est ce fait
que, dès l’âge de quatre ans, il plongea dans l’oraison au point
d’ignorer à peu près complètement ce qui se passait autour de lui. Ses
sens prenaient à peine contact avec l’univers. Son âme, imprégnée du
soleil d’amour qui rayonnait et brûlait au centre le plus profond de son
être, n’était qu’effleurée par les impressions venues de l’extérieur.
Celles-ci ne pénétraient pas; il les écartait sans même s’en apercevoir
et demeurait noyé dans un océan d’or fluide qui absorbait toutes ses
puissances. Ce qu’il contemplait en lui c’était la Sainte-Face tout
éclatante de tendresse infinie; ce qu’il entendait, c’étaient des
paroles que nul dialecte humain ne saurait traduire. Lorsque, à des
intervalles éloignés, il s’arrachait douloureusement de son union
perpétuelle à Jésus, il promenait sur le monde un regard étonné. Même
alors, il n’en percevait pas le mécanisme social. Il le découvrait comme
un lieu de ténèbres où furetaient des chacals, où s’agitaient des ombres
plaintives. Pour la nature, elle lui apparaissait un grand rêve peuplé
de symboles qui reproduisaient, sous des formes moins parfaites, les
images merveilleuses dont il avait coutume en ses ravissements.

Seule, la musique religieuse réussissait à l’émouvoir: les accords de
l’orgue, le chant liturgique le faisaient tressaillir. Il se mettait à
pleurer, sa bouche murmurait des mots mystérieux qui se scandaient
bientôt en un vague poème d’adoration jusqu’à ce que l’entourage, qui
n’y comprenait rien, lui imposât silence.

On comprend que, fondu de la sorte en Dieu, Joseph eût de la peine à
s’assimiler les rudiments de l’instruction. Sa mère constatant qu’il
n’apprenait qu’avec la plus grande difficulté le texte du catéchisme et
qu’il ne pouvait presque rien retenir par cœur, se récriait sur sa
bêtise. D’autres fois, l’accusant de paresse et de mauvaise volonté,
elle le rouait de coups.

«Elle m’a tellement battu, disait-il plus tard, en souriant, que les
épreuves du noviciat ne me furent pas grand’chose en comparaison.»

A l’école, ce fut pis. Incapable de fixer son attention, l’enfant
n’entendait, pour ainsi dire, rien du tout. Le maître avait beau le
fustiger avec fureur, le traiter de bourrique et d’idiot, taxer de
dissipation ses extases, Joseph n’apprit à lire qu’au prix d’un âpre
tourment. Son écriture demeura toujours fort incorrecte. Quant au
calcul, ce demeura pour lui la plus impénétrable des énigmes.

Ses camarades, le surprenant, à toute minute, l’œil écarquillé, les
lèvres entr’ouvertes, en admiration devant des spectacles qui leur
restaient invisibles, l’avaient surnommé: _gueule béante_. Ils lui
jouaient mille tours cruels et le bafouaient sans trêve. Mais lui ne
semblait point s’en chagriner. Il prenait ses récréations à l’écart;
elles consistaient à cueillir des fleurs de pissenlit ou des primevères;
puis se glissant dans le chœur de l’église paroissiale, il les déposait
sur une marche de l’autel, s’agenouillait et égrenait un chapelet,
pendant des heures, sans rien dire. Parfois, le sacristain survenait,
lui reprochait d’apporter «des saletés» dans le sanctuaire et le mettait
à la porte en lui tirant les oreilles.

La sainteté se paie. C’est pourquoi Dieu qui, comme le dit Job, crucifie
admirablement ses élus, lui envoya la maladie. Joseph comptait un peu
plus de sept ans quand il fut gratifié d’un abcès de l’intestin qui,
perçant au dehors et mal soigné par un chirurgien ignare, menaça de
tourner à la gangrène. En même temps, il attrapa la pelade; son crâne
s’excoria; ses cheveux tombèrent par plaques; et il en garda les marques
toute sa vie.

L’enfant endurait de telles tortures qu’il lui arrivait de jeter
quelques cris et de se plaindre un peu. Alors sa mère le secouait
rudement et lui interdisait le plus léger soupir en disant que c’était
un péché.

Mais le pauvre petit la suppliait:--Maman, portez-moi tout de même à la
messe, disait-il un jour, je ne me sens bien que là.

C’était vrai, cette femme--si dure mais très pieuse en somme--avait
admiré maintes fois son recueillement depuis _l’introït_ jusqu’au
dernier Évangile. Elle s’attendrit, le prit dans ses bras, et fit ce
qu’il demandait. Pendant toute la durée du Saint Sacrifice, elle
remarqua qu’il ne semblait plus souffrir. Et, de fait, il ne souffrait
plus. Son âme allait se blottir dans le tabernacle et son corps devenait
insensible au mal qui le rongeait.

Les actes de canonisation rapportent que Joseph fut guéri par un ermite
qui, invoquant Notre-Dame de Grâce, lui fit une onction d’huile bénite.
Mais la maladie s’était prolongée pendant quatre années au cours
desquelles il fut charcuté, scarifié à l’aveuglette par le médicastre.

Dès que l’enfant fut guéri, l’on tint conseil pour examiner ce qu’on
pouvait tirer de lui. Sa vocation, c’était de vivre entre ciel et terre,
mais personne ne s’en doutait. Le pédagogue déclara qu’il renonçait à
infuser la science dans ce cerveau rebelle. La mère, qui aurait souhaité
le faire étudier pour la prêtrise, déplorait la ruine de son ambition.
Le père promulgua:--Il est stupide... Tâchons de lui mettre un métier
dans les mains; peut-être à la longue, arrivera-t-il à gagner sa vie.

On le colloqua donc en apprentissage chez un cordonnier.

Jamais expérience n’échoua d’une façon aussi totale. Joseph n’apprit ni
à manier l’alène, ni à battre le cuir, ni à poisser le fil. Il gâchait
l’ouvrage et, malgré les coups de tire-pied que son patron lui
prodiguait, il ne réussit jamais à faire tenir ensemble une semelle et
une empeigne. Ou bien, absorbé en Dieu, il demeurait, les bras ballants,
très loin de sa tâche. Ou bien, comme, d’après une clause de son
contrat, stipulée sur sa demande, il allait à la messe tous les matins,
il s’y enfonçait dans la contemplation au point de négliger parfois de
se rendre à la boutique. C’est qu’alors son âme revivait la Passion du
Sauveur ou pénétrait dans le mystère de la Sainte Trinité. «Il
s’identifiait, dit son biographe, aux personnes divines et les
communications merveilleuses qu’il en recevait se prolongeaient aussi
longtemps que ses oraisons.»

Inepte en apparence, il réalisait ainsi la vie intérieure la plus riche
et la plus féconde qui se puisse concevoir. Si rien ne s’en manifestait
au dehors, c’est parce qu’à cette époque l’influx surnaturel dominait
avec tant de despotisme toutes ses facultés qu’il lui était impossible
d’expliquer ce qui se passait dans son esprit et dans son cœur.

Au surplus, à qui se serait-il confié?--Pas au desservant de la paroisse
qui, par ignorance ou par incurie, ne sut jamais distinguer la voie
extraordinaire où Dieu engageait cet enfant. Et pourtant, Joseph
possédait une intelligence très nette puisque, plus tard, dans le milieu
monastique où il se développa, il sortit de la stupeur adorante où
l’avait tenu si longtemps l’action divine sur son âme pour définir avec
précision la _ligature_ dont il avait été l’objet jusqu’à son
adolescence.

Mais le brave cordonnier ne vit en lui qu’un bousilleur pas même bon à
rapetasser des savates.

--Et puis, ajoutait cet homme positif, il ne veut manger que des fruits,
du pain et de la soupe aux herbes. Il ne boit que de l’eau. De l’eau, je
vous demande un peu!... Comme si le vin n’était pas l’ami de l’ouvrier!
Plusieurs fois, il est resté deux ou trois jours sans se mettre à table.
Quand je lui en ai demandé la raison, il a pris son sourire niais pour
me répondre: «J’ai oublié.» Le résultat, voilà!

Et il brandissait un croquenot difforme, en révolte contre toutes les
règles de la cordonnerie.

--Je le garderais vingt ans comme apprenti, conclut le patron, qu’il ne
ferait pas mieux. Qu’on me délivre de ce nigaud!...

Joseph fut donc rendu à sa famille. Il avait alors dix-sept ans. Il se
demandait que devenir quand il reçut intérieurement l’ordre de se faire
religieux. Déjà, il avait pensé au cloître, mais d’une façon vague et
avec le sentiment qu’il convoitait une chimère. Or, cette fois, le Bon
Maître, dont il distinguait sans cesse la présence au fond de son âme,
qu’il aimait autant qu’il en était aimé, le Roi de lumière, qui lui
avait prescrit le jeûne et l’abstinence, lui indiquait formellement la
route à suivre. Plein de joie, il demanda tout de suite à ses parents la
permission d’endosser le froc. Ils la lui accordèrent sur-le-champ, la
mère parce qu’elle était très pieuse, le père, parce que, comme beaucoup
de gens, il estimait que le monastère est un refuge tout indiqué pour
les faibles d’esprit.

Il se trouva que deux oncles de Joseph, Francisco Desa et Giovanni
Donato, appartenaient à la congrégation des Frères Mineurs de l’ordre de
Saint François d’Assise. Il eût été normal que leur neveu entrât dans le
couvent où ils avaient fait profession et s’y formât sous leurs
auspices. Mais l’humilité ne comptant pas au nombre de leurs vertus, ils
eurent honte d’un parent dont la réputation d’hébétude les offusquait.
Ils ne voulurent même pas l’examiner: «C’est un illettré, un balourd,
qu’il sera impossible d’élever jamais au sacerdoce», s’écrièrent-ils. Et
ils inculquèrent leur prévention au Supérieur qui refusa tout net et
sans examen d’admettre le postulant.


III

Cet échec ne découragea point le jeune homme. Au contraire, l’impulsion
irrésistible qui le portait à la vie conventuelle ne cessa de
s’accroître. S’il ne parvenait guère à exprimer ce qui se passait en
lui, c’était avec lucidité qu’il obéissait à la Volonté toute-puissante
qui avait pris le gouvernement de son âme. Il concevait qu’au monastère
seulement les grâces dont il se sentait comblé s’épanouiraient dans
toute leur splendeur.

Sans perdre de temps, il alla trouver le Père provincial des Capucins de
Martina et le supplia de l’accepter comme convers puisqu’on le jugeait
inapte au chœur. Pour la première fois de sa vie, il déploya de
l’éloquence, disant son horreur du monde et son désir passionné de
s’incarcérer dans l’amour de Jésus-Christ. Son humilité, son esprit
d’abnégation, la flamme mystérieuse qui brillait dans ses prunelles
émurent le provincial. Il fut convenu qu’on l’essaierait, si piteuse que
fût sa renommée.

Joseph prit donc l’habit en août 1620 sous le nom de frère Étienne.

Mais ses tribulations ne faisaient que commencer. Dieu, le maintenant
sans cesse au sommet de la vie unitive, entendait l’imposer aux moines,
comme aux laïques, ainsi qu’un être d’exception de qui la seule présence
serait un défi aux principes les plus avérés du sens commun.

A peine le Saint fut-il entré au noviciat, que la contemplation le
ressaisit tout entier. Souvent, du matin au soir, il semblait aveugle et
sourd, de sorte que ses confrères, ne comprenant rien à son état,
l’avaient surnommé «le cadavre ambulant».

Le Supérieur soupçonnait bien que cette infirmité pouvait avoir une
cause d’ordre surnaturel. Mais, d’autre part, la vie de communauté
exigeait que chaque religieux se rendît utile d’une façon ou d’une
autre. Peut-être qu’en désignant Joseph pour un emploi facile à remplir,
on tirerait de lui quelques services sans entraver son oraison. Il le
donna donc comme adjoint au frère chargé du réfectoire, en recommandant
de ne lui passer aucune négligence. Ce faisant, il espérait se rendre
compte s’il avait affaire au plus étrange des contemplatifs ou à un
paresseux de carrière qui simulait l’idiotie pour s’épargner tout
effort.

L’expérience eut un résultat propre à susciter le courroux du Père
économe. Maladroit au plus haut degré, Joseph ne mit jamais le couvert
sans casser deux ou trois plats et cinq ou six assiettes. Par punition,
on lui enguirlanda le cou avec les débris. Mais il ne parut pas s’en
apercevoir. Et il allait, tout cliquetant d’un bruit de vaisselle
entrechoquée, sans même se douter qu’il était un sujet de dérision pour
l’entourage.

A plusieurs reprises, il mit du pain noir au lieu de pain blanc sur les
tables. Comme on lui signifiait de donner plus d’attention à ce qu’il
faisait, il répondit, avec naïveté, qu’il était incapable de distinguer
l’un de l’autre. C’était parfaitement exact; mais le frère réfectorier
crut que Joseph se moquait de lui. Il porta plainte et le pauvre
extatique reçut une rude pénitence, qu’il accepta sans le moindre
murmure. Puis on le changea d’office: on lui confia le soin de balayer
les cloîtres.--Joseph accepta joyeusement cette besogne quasi machinale
et il s’y mit avec ardeur. La bonne volonté ne lui faisait pas défaut;
seulement il arriva ceci que, neuf fois sur dix, au bout d’une minute,
il était ravi en Dieu. Laissant alors tomber son balai, il
s’agenouillait sur les dalles et oubliait tout jusqu’à ce qu’on vînt le
secouer.

Enfin on le chargea uniquement de tirer l’eau d’un puits pour la
transvaser dans un récipient qui servait aux ablutions de la communauté.
Cette tâche ne demandait qu’une heure par jour. Or pas une seule fois le
Saint ne réussit à remplir le tonneau. Pendant un mois on le vit errer,
le seau à la main, l’air absent: il ne se rappelait plus ce qu’il avait
à faire.

Ainsi de tout. Parmi les convers laborieux, il semblait une cigale chez
les fourmis.

Quant à la formation religieuse, il fut impossible de la lui donner. Aux
exercices, il troublait ses voisins et rompait la psalmodie par de
grands soupirs ou des cris d’amour sans rapport avec le rituel. Aux
instructions, il paraissait écouter le Père Maître. Mais si celui-ci lui
posait une question, il balbutiait quelques phrases confuses ou gardait
le silence. Humble, du reste, très convaincu de son ignorance, un jour
qu’un de ses compagnons lui reprochait de n’être propre ni aux travaux
matériels ni à la vie spirituelle, il lui demanda:

--Par charité, mon Frère, apprenez-moi ce que signifient ces mots: _la
vie spirituelle_?

--La vie spirituelle, répondit l’autre, c’est d’arriver au chœur le
premier et d’en sortir le dernier.

Cette définition sommaire était offerte de bonne foi, le convers
possédant un de ces esprits limités pour qui observer la règle d’une
façon mécanique c’est réaliser la perfection. Mais Joseph y vit une
réprimande méritée, car il avait fait cent fois sa coulpe pour des
retards invraisemblables. Il baissa la tête et ne répliqua rien.

Cependant le Saint dépérissait à vue d’œil. D’abord le feu divin qui lui
embrasait l’âme minait ses organes. Cette vie spirituelle dont, sans en
avoir la notion, il présentait un modèle achevé, l’épuisait. Ensuite,
les railleries des autres novices, les observations réitérées de ses
supérieurs le suppliciaient; il sentait qu’on ne supporterait pas
toujours ses manquements continuels à la discipline. L’inquiétude le
rongeait, car il ne parvenait pas à comprendre comment Dieu, lui ayant
octroyé la vocation, le laissait inapte à la vie monastique. En effet,
quel contraste: au centre de son âme, la lumière absolue--tout autour,
d’opaques ténèbres!

La catastrophe qu’il redoutait se produisit enfin. Considérant, au bout
de neuf mois d’essai, que Joseph ne s’adaptait nullement à la règle
commune, excédé de rapports et de récriminations, le Provincial jugea
qu’il était sage d’arrêter l’expérience. Quelques religieux, plus
perspicaces que leurs collègues, et, entre autres, le Père Maître lui
représentèrent pourtant que les «excentricités» de Joseph constituaient
peut-être l’indice de grâces extraordinaires et que ses vertus étant
évidentes, il y aurait lieu de patienter encore. Mais la majorité
réprouvait toute indulgence, blâmait tout délai: à la porte, l’original
qui ne se conduisait pas comme tout le monde!

Il en va parfois ainsi dans les monastères, quand les hommes de la
lettre prédominent et non les hommes de l’esprit. Quiconque s’y
différencie de la masse routinière, tranche sur le milieu incolore par
l’éclat d’une personnalité anormale, suscite de l’antipathie et des
malveillances. Il gêne, et, d’instinct, le troupeau des médiocres
cherche à l’éliminer. On doit reconnaître que chez Joseph la sainteté se
manifestait d’une façon si particulière qu’il constituait un embarras
pour une communauté. Toutefois, si les Capucins de Martina avaient brûlé
de cette Charité que recommande saint Paul, ils auraient perçu la crise
d’incubation mystique que subissait leur frère. Se plaçant au point de
vue du surnaturel, ils l’auraient chéri et ménagé en vénérant
l’opération divine sur cette âme. Malheureusement, ils raisonnèrent
selon la nature. Dès lors, ils ne virent en lui qu’un déséquilibré bon à
expulser ou à enfermer.

La prison viendra bientôt. Pour le moment, ce fut l’éviction.

«Lorsqu’on lui ôta l’habit religieux, rapporte son premier biographe, il
eut un sentiment, si vif de son incapacité, de sa faiblesse, de ce qu’on
nommait son extravagance, que, depuis, au seul souvenir de cette scène
on l’a vu s’évanouir tant il en restait frappé. Dans un âge plus avancé,
il racontait qu’en cette minute, il s’était senti comme arracher la peau
de la chair. Pour comble de misère, une partie de ses vêtements laïques,
le chapeau, les bas, la casaque s’étaient égarés. On le mit dehors
demi-nu.»

Ces moines étaient de sinistres pingres, car enfin ils auraient pu, au
moins, lui faire l’aumône d’un bonnet, d’une paire de sabots et d’une
veste!

Ce ne fut pas encore le point extrême de l’épreuve. Le monde réservait
au Saint un accueil semblable à une fondrière hérissée de ronces
farouches et d’orties hargneuses. Il avait résolu de gagner Vetrara,
petite ville où son oncle Francisco prêchait le carême, afin de lui
exposer sa détresse et de mendier un abri. Il suivait la route quand il
fut attaqué par des chiens qui mirent en loques les haillons dont il
était couvert. Il eut grand’peine à fuir leurs morsures.

Il boitillait, tout meurtri, lorsque, un peu plus loin, des bergers le
prirent pour un espion des brigands qui ravageaient, pour lors, la
contrée et fondirent sur lui en hurlant des menaces et en brandissant
leurs triques. Ils l’auraient assommé si l’un d’entre eux ne l’avait
reconnu et ne s’était interposé. Joseph gisait sur le talus, très pâle
et tout défaillant, car il avait quitté le monastère à jeun.

--Je meurs de faim, répondit-il à leurs questions. Pris de pitié, ils
lui donnèrent un quignon de pain qui le réconforta un peu.

A Vetrara, l’oncle le reçut comme avec une fourche.

--Tu n’es qu’un imbécile et un propre à rien, s’écria-t-il, qu’est-ce
que tu vas devenir à présent? Ne compte pas sur moi: je me ferais
scrupule d’assister un rebut de cloître tel que toi... Dans ta maison
c’est l’indigence et pire, car je t’apprends que ton père est mort
insolvable. Il t’a laissé pour héritage trois mille écus de dettes dont
tu devras répondre. Je te préviens que les créanciers te cherchent pour
te fourrer en prison. Que vas-tu faire?

Joseph, blême comme un linceul, se tenait devant lui, sans rien dire.
L’oncle insistant d’une voix tonnante, il se signa puis fit un geste
d’abandon total; et deux grosses larmes coulèrent lentement sur ses
joues.

Francisco eut quelque peu vergogne de sa dureté:

--Je te garderai ici jusqu’à Pâques, reprit-il, après je te reconduirai
à Cupertino, et là, tu te débrouilleras comme tu pourras.

A Cupertino, dès que sa mère apprit son renvoi, elle entra dans une
furieuse colère. Elle vociféra:--«Tu as trouvé le moyen de te faire
chasser de la sainte maison où l’on avait eu tant de mal à obtenir ton
admission. Dieu sait quelles sottises tu as dû commettre!... Mais je
t’en avertis, je n’entends pas nourrir ton oisiveté. Sors d’ici,
vagabond, va-t’en où il te plaira; ou bien qu’on t’emprisonne; cela
m’est fort égal...»

Cependant le Saint ne suppliait ni ne cherchait à se justifier. Courbé
sous l’invective maternelle, les yeux clos, il voyait, au-dedans de
lui-même, Jésus-Christ saigner sur la croix. Il participait à l’agonie
du Maître et il se sentait si complètement identifié à Lui qu’il ne
parvenait pas à fixer son attention sur les choses de la terre. Car il
ne faut pas oublier qu’au stade de la vie unitive où il se trouvait
alors, chacune de ses souffrances se confondait avec celles que
Notre-Seigneur eut à subir au cours de sa Passion. Le Joseph apparent
semblait de pierre aux outrages et aux sévices. Le Joseph intérieur
éprouvait des tortures indicibles sur la Voie douloureuse. Mais cela, il
ne pouvait l’exprimer, les puissances de son âme demeurant liées à
l’égard du monde.

Quand la mère fut à bout de reproches et de lamentations, elle considéra
son fils déplorable et ses entrailles s’émurent.

--C’est un idiot, murmura-t-elle, mais après tout, c’est mon enfant!...

L’idée lui vint de courir au monastère de la Grottella où l’autre oncle,
Giovanni Donato, remplissait les fonctions de Maître des novices. A la
Grottella il y avait une chapelle où l’on honorait l’image d’une Madone
miraculeuse et, de ce fait, le sanctuaire possédait droit d’asile.
Joseph s’y réfugiant échapperait aux poursuites des créanciers.

Donato ne voulut d’abord rien entendre. Ses préventions contre son neveu
étaient trop ancrées pour qu’il l’admît au noviciat. Sur ce point, il se
montra irréductible. Puis comme la mère insistait en sanglotant et lui
représentait que l’arrestation de Joseph les déshonorerait tous, par
amour-propre familial, il trouva un biais: le jeune homme porterait
l’habit du tiers-ordre sous le vocable d’oblat et, en cette qualité, il
aurait la charge de soigner la mule de la maison.

La mère consentit à tout. Le jour même, elle amena Joseph au monastère
et prit congé de lui en lui signifiant de faire bien attention à sa
conduite, car ce serait la dernière fois qu’on lui viendrait en aide. Ce
qui fut confirmé par le Père Donato.


IV

C’est alors que prit fin l’épreuve imposée au Saint pendant toute son
enfance et la première partie de sa jeunesse. Son esprit se dénoua, il
put, sans trop de distractions, remplir son emploi, suivre un dialogue,
donner quelques preuves d’intelligence et manifester sa vocation.
L’allégresse de se voir de nouveau sous clôture le transfigurait. Sa
gaîté, son empressement à rendre service, son amour de la règle, son
adaptation rapide aux coutumes monastiques firent augurer qu’on pourrait
peut-être utiliser son bon vouloir.

Ce n’est point, d’ailleurs, qu’il fût exempt de peines, car à cette même
époque, le Mauvais, flairant en lui un adversaire qui deviendrait
redoutable, l’attaqua par les sens en l’obsédant d’images luxurieuses.

Joseph ne se laissa pas déconcerter par ces fangeuses manigances. Pour
vaincre la chair, «à la nudité des pieds, à la rudesse du cilice, il
joignit une étroite chaîne de fer qui ceignait ses reins et ses épaules.
Il jeûnait tous les jours et ne donnait que quelques heures au sommeil,
consacrant le reste de la nuit à l’oraison».

Il couchait à l’écurie, auprès de la mule qu’il avait prise en affection
et qu’il soignait fort bien. Son lit se composait de trois planches avec
une peau d’ours comme couverture et un sac de paille pour oreiller. Par
surcroît, quand le Démon le tourmentait avec persistance, il se
flagellait en se servant d’une discipline garnie de molettes d’éperons
si bien que les murs étaient tout éclaboussés de son sang.

L’oncle Donato, surpris de son changement et voulant l’observer de plus
près, prit l’habitude de l’emmener avec lui lorsqu’il allait prêcher ou
quêter dans les villages des environs. Chemin faisant, il l’interrogeait
sur la religion. Joseph répondait avec simplicité. Mais ce qui frappa le
Père c’est que les propos de son neveu, d’un ton naïf et imprévu,
révélaient une connaissance approfondie des Mystères. Il ignorait le
vocabulaire théologique; il employait, pour décrire sa parfaite union au
Bon Maître, un langage primesautier, des termes rustiques, des
comparaisons familières. Tel quel, il débordait de science infuse. On
aimerait à donner quelques exemples à l’appui; malheureusement les
relations contemporaines se bornent à constater le fait sans rapporter
ses propres paroles.

Bref, Donato reconnut avec stupéfaction que, durant sa longue période
d’apparente torpeur, le jeune homme avait réalisé les états d’oraison de
l’ordre le plus élevé et que Jésus-Christ lui-même avait pris soin de
verser la Lumière en son âme. Selon qu’il est dit dans l’Évangile, «des
choses qui sont cachées aux prudents et aux sages» furent montrées à ce
tout-petit--à cet humble qui ne se doutait même pas de son privilège.

A la suite de cette enquête, le Père, tout à fait revenu de ses
préventions, estima que, pour le bien de la communauté, il serait sage
d’admettre au noviciat un sujet aussi exceptionnel. D’après son avis,
Joseph fut conduit à Altamira, au mois de juin 1625. Une congrégation
provinciale y était réunie qui examina le postulant et reconnut son
aptitude à la cléricature. De retour à la Grottella, Joseph reçut donc
l’habit religieux et commença son année de probation. Pour la piété, le
zèle, l’obéissance, il fut irréprochable. De plus, son humeur enjouée et
son extrême douceur le faisaient aimer de tout le monde. Mais quant aux
études il y échoua d’une façon totale. Il semble évident que Dieu se
réservait l’action directe sur cette âme et n’entendait pas que les
méthodes ordinaires lui fussent appliquées.

En effet, comme on le préparait à recevoir les ordres, Joseph eut beau
faire effort pour s’assimiler les matières prescrites, c’était comme
s’il eût versé de l’eau dans un crible. Il n’apprit qu’avec la plus
grande difficulté les éléments du latin et ne parvint jamais à lire
correctement le bréviaire ni le missel. «Il croyait avoir beaucoup fait
lorsqu’à grand’peine il réussissait à en articuler distinctement
quelques syllabes.» D’après ce détail, on devine que la scolastique lui
demeura une rébarbative étrangère.

Le Père Donato, maître des novices, ne savait que résoudre. D’une part,
il y avait cette évidence: Joseph irradiait le Surnaturel divin autour
de lui. D’autre part, comment _canaliser_, plier au ministère une
sainteté qui restait imperméable à l’enseignement traditionnel?

Le temps du noviciat s’écoula parmi ces incertitudes. Elles ne furent
pourtant pas un obstacle pour la profession. Les vertus de Joseph se
manifestaient si éclatantes que, malgré sa nullité comme étudiant, il y
fut admis par un suffrage unanime.

Restait le plus malaisé, c’est-à-dire l’accession au sacerdoce. Joseph
considérait en tremblant les in folio formidables dont il lui fallait
absorber la substance; il en épelait quelques lignes puis, n’y
comprenant goutte, il s’écriait, les larmes aux yeux:--Appelez-moi Frère
Ane!...

C’est, du reste, le surnom sous lequel il se désigna durant toute son
existence.

Il s’y reprit à cent fois pour se meubler l’esprit de définitions
abstraites et de formules dogmatiques. Toujours en vain. Vérifiant que,
par ses moyens naturels, il n’obtenait aucun résultat, il eut recours à
la Sainte Vierge, tout comme un enfant qui demande à sa mère de lui
seriner l’alphabet.

--Aidez le petit âne à porter son fardeau! lui dit-il.

«Ensuite, a-t-il raconté plus tard, je m’adonnai à la pénitence et à la
méditation des merveilles de ma bonne Mère et je ne restai plus une
heure sans avoir présente à l’esprit cette bienheureuse Vierge de la
Grottella qui me faisait des grâces continuelles et attirait en elle
toute mon âme.»

Marie lui donna un signe indubitable de sa prédilection. Voici comment
le biographe de Joseph rapporte le miracle:

«Il est de fait qu’il ne réussit jamais à expliquer aucun des Évangiles
de l’année sauf celui qui commence par les mots: _Beatus venter qui te
portavit_ (St Luc, XI). La Mère de Dieu qui voulait élever si haut
l’intelligence de son serviteur, prit plaisir à lui révéler le sens d’un
texte dont elle est l’objet et à l’introduire elle-même dans le
sanctuaire.

«Joseph apprit donc uniquement les paroles de cet Évangile; il en
comprit la signification et la portée et se présenta hardiment à
l’examen. L’évêque de Nardo, Jérôme de Franchis, qui pressentait sa
sainteté, lui conféra sans difficulté les ordres mineurs et le
sous-diaconat. Il était disposé à l’ordonner diacre lorsqu’on lui
rappela qu’aux termes des canons, l’examen préalable était de rigueur.
L’évêque prit le livre des Évangiles et l’ouvrit au hasard. Mais il
semble qu’un ange ait dirigé sa main, car le passage qu’il rencontra fut
précisément celui qui commence par _Beatus venter_. Il ordonna à Joseph
de l’expliquer. Le Saint se prit à sourire et, les yeux fixés au ciel,
il commenta le texte comme s’il eût été un maître en théologie. En
conséquence, il fut reçu au diaconat.»

Pour la prêtrise, l’examen devait être passé à Bogiardo par Baptiste
Deti, évêque de Castro, prélat qu’on surnommait, à cause de sa sévérité,
«la terreur des ordinands». Joseph se présenta en compagnie de
quelques-uns de ses confrères, sujets d’élite dont la science
épouvantait, par comparaison, le pauvre Frère Ane. Les premiers
interrogés répondirent, en effet, d’une manière fort brillante.
L’évêque, supposant que les autres étaient tous aussi bien préparés,
arrêta l’épreuve et déclara qu’il recevait tous les candidats. Ainsi
Joseph, qui devait passer le dernier, fut admis sans avoir été
interrogé.

L’ordination eut lieu le 4 mars 1628.


V

Le voici prêtre. La question se posait maintenant de l’emploi à lui
donner.

Il ne fallait pas compter sur lui pour la récitation des offices car,
disent les actes de la canonisation, «pendant plus de trente-cinq ans,
les supérieurs durent exclure frère Joseph des cérémonies du chœur et
des processions, attendu que, par ses extases et ses ravissements, il
troublait les exercices».

De même, il lui fut toujours impossible de dire régulièrement le
bréviaire. Ou bien il s’évadait dans la contemplation sitôt qu’il en
avait lu quelques lignes. Ou bien, il feuilletait le volume, comme au
hasard, poussant des cris d’amour et versant des larmes chaque fois
qu’il rencontrait le nom de Jésus.

On dut renoncer également à l’appliquer au ministère de la confession:
neuf fois sur dix, à peine assis au confessionnal, il entrait en
ravissement et n’entendait pas les pénitents qui se pressaient autour de
lui.

Or le Supérieur remarqua qu’il possédait un genre d’éloquence tout
personnel et que quand il parlait de Dieu, c’était en des termes si
frappants, avec des images si émouvantes qu’à l’entendre on se sentait
pénétré d’une foi plus vive et d’un zèle plus ardent pour la religion.
Il résolut donc de vouer le Saint à la prédication. Il lui commanda de
parcourir la province et de parler au peuple partout où il se
trouverait. Joseph obéit quoiqu’il eût bien préféré le silence et le
recueillement dans sa cellule.

Tout de suite, le succès fut énorme, mais non pas auprès des doctes et
des mondains.

Ceux-ci, en général, s’offusquaient des verdeurs de sa diction ou lui
reprochaient de négliger les préceptes de l’art oratoire. Mais les gens
du peuple étaient transportés et aussi maintes âmes ferventes de toutes
conditions. Il conquit encore nombre de débauchés que sa parole
arrachait à leurs vices et précipitait, tout sanglotants de repentir,
aux pieds de Jésus.

Il est malaisé de donner un exemple de sa manière. D’abord on ne peut
rendre le feu de son regard, le rayonnement de sa face, l’ampleur de ses
gestes, le son de cette voix qui retentissait tantôt comme une cloche de
bronze tantôt comme une flûte de cristal. Un de ses auditeurs a dit:
«Avant d’entendre le frère Joseph, j’avais l’âme froide et dure comme un
bloc de glace. Tandis qu’il parlait, je la sentis fondre et devenir
pareille à de l’eau bouillante; et je me mis à aimer Dieu comme jamais
je n’avais eu la moindre idée de le faire.»

Ce qui s’oppose aussi à l’exposé de son éloquence c’est que la plupart
de ses harangues ne sont venues à nous que fragmentaires et fort souvent
édulcorées par des chroniqueurs pieux mais timides. Ces scribes, très
amis de la périphrase et de l’euphémisme, s’effaraient à cause de la
rudesse et de la netteté des discours du Frère. Ils les ont gauchement
délayés en ce style «mucilagineux»--comme disait Huysmans--où trop
d’écrivains pieux ont coutume d’engluer le Verbe dont ils ont reçu le
dépôt.

Voici, cependant, un passage d’un des sermons prononcés par le Saint où
il semble que ses expressions aient été à peu près conservées:

«Eh bien, gens de toute petite foi, vous me montrez vos coffres-forts et
vos magasins bondés de marchandises! Vous en êtes très fiers et c’est là
que vivent vos âmes. Mais moi, je vous dis que vos âmes, comme ces
boutiques et ces trésors, sont pleines de vermine et d’ordure. Au
contraire, il y a dans les magasins de Dieu des provisions que nul
dégoûtant insecte n’oserait attaquer. Si vous aviez la foi, Dieu
prendrait plaisir à vous prodiguer ses richesses incorruptibles et vous
auriez part à sa puissance. Car l’homme fidèle peut ce qu’il veut pourvu
qu’il veuille ce qu’il doit. Dieu l’a dit. Oseriez-vous supposer qu’il a
quelque raison pour nous mentir?...»

                   *       *       *       *       *

Le sermon terminé, la foule escortait Joseph comme s’il l’avait
enchaînée à sa suite. Les uns pleuraient et confessaient tout haut leurs
fautes. D’autres lui demandaient des conseils pour mieux vivre. Il
répondait à tous et ne malmenait que ceux qui s’adressaient à lui mûs
par un sentiment de curiosité profane. A ceux-là, il répondait: «Allez
voir Polichinelle. Le frère Ane n’a rien à vous dire!»

Mais la multitude le poursuivait quand même, l’acclamait et ne pouvait
se déprendre de lui. C’est parce qu’il était en quelque sorte un
_accumulateur_ de divinité: la Grâce émanait de lui par effluves; à
l’approcher, à le toucher, il semblait qu’on s’imprégnât d’une lumière
purifiante dont les rayons pénétraient profondément dans les âmes pour
les renouveler et les sanctifier.

Nul orgueil ne lui venait de ces triomphes. Les ovations le mettaient au
supplice. Dès qu’il lui était possible, il donnait sa bénédiction en ces
termes: _Potentia Patris, sapientia Filii, virtus Spiritus sancti
defendat vos ab omni malo_[1]. Puis il se dérobait et courait s’enfermer
dans sa cellule. Et il fallait un ordre exprès de son supérieur pour
qu’il en sortît et reprît sa tâche d’illuminateur des consciences
obscurcies.

  [1] _Que la puissance du Père, la sagesse du Fils, la force du
    Saint-Esprit vous défende de tout mal._


VI

C’est à l’époque de ces prédications que Joseph reçut les deux
privilèges qui constituent sa marque spéciale parmi les Saints et qui
lui valurent autant de souffrances que de célébrité: le don d’être élevé
au-dessus de terre par une explosion d’amour de Dieu et le don de lire
dans les âmes comme si c’étaient des manuscrits déroulés soudain devant
ses regards.

Rappelons-nous d’abord que le ravissement en Dieu lui était habituel. Il
ne se passait guère de jours sans que, pendant plusieurs heures, il ne
s’éclipsât de l’univers périssable pour monter se fondre, en esprit,
dans l’essence incréée. En ces occasions, son corps semblait anéanti.
Ses yeux restaient ouverts mais privés de la faculté de voir. Ses
oreilles ne percevaient aucun bruit sauf les ordres du Supérieur. Ses
membres devenaient rigides et insensibles. En cet état, certains
religieux qui le jalousaient et prétendaient que, simulant l’extase, il
jouait une comédie, le piquaient avec des aiguilles. Plusieurs même
prenaient un plaisir barbare à lui appliquer des charbons ardents sur la
peau. Or, soumis à un traitement aussi cruel, il ne donnait pas signe de
vie. Exactement, il ne le sentait pas. C’est seulement lorsque l’extase
avait pris fin qu’il commençait à souffrir des blessures ainsi faites.
Il n’adressait, d’ailleurs, aucun reproche à personne.

Le cardinal Lauria, qui l’observa de près et publia une relation
détaillée de son enquête, rapporte à ce sujet le propos suivant du
Saint:

«Il me dit:--Compatriote, sais-tu ce que me font les Frères quand me
viennent mes étourdissements[2]? Ils me lardent avec des pointes, me
brûlent les mains et me tordent les doigts. Et me montrant ses paumes
couvertes d’ampoules il ajouta:--Voilà leur ouvrage! Puis il se mit à
rire sans manifester la moindre rancune de ces abominations.»

  [2] Il appelait ainsi, par humilité, ses ravissements et ses extases.

Le même prélat note que lui avant demandé ce qu’il voyait dans l’extase,
Joseph lui répondit:

«C’est assez difficile à expliquer. Je suis comme transporté dans une
galerie, qui resplendit de choses nouvelles et belles, devant une glace
où, d’un seul regard, j’embrasse les merveilles qu’il plaît à Dieu de me
montrer.»

Un autre jour, il précisa un peu davantage: «Quelquefois, dit-il, je
_vois_ les attributs de Dieu d’ensemble réunis sans que mon esprit les
puisse différencier ni diviser. D’autres fois, je les _vois_ séparés et
distincts. Je leur découvre des beautés toujours nouvelles. Mes regards
plongent dans des merveilles dont chaque partie, aussi bien que le tout,
étonne mon intelligence.»

C’est un des phénomènes les plus admirables de la vie unitive que cette
vision _intellectuelle_ de la Trinité. On comprend que Joseph ne pouvait
qu’en affirmer la présence en lui et que toute dissertation aurait été
vaine car pour exprimer le mystère le plus impénétrable de la religion,
les mots humains font défaut.

Aspiré peu à peu par la Divinité, le corps du Saint ne tarda pas à
suivre l’envolée de son âme. Ses pieds quittaient le sol d’un élan
irrésistible; il poussait un grand cri et demeurait suspendu en l’air,
les bras en croix, la face lumineuse, ou bien il traversait l’espace
avec rapidité comme s’il eût été soutenu par des ailes invisibles.

Les témoignages surabondent qui attestent ce miracle. Les plus probants
ont été retenus pour les actes de la canonisation.

Voici des exemples:

«En ma qualité de berger, dépose un pâtre, je gardais les troupeaux
proche de la Grottella. La veille de Noël, Frère Joseph nous vint
trouver, moi et mes camarades, et nous dit:--Ne voulez-vous pas, la nuit
prochaine, venir jouer de vos musettes dans l’église, en signe de joie
pour la naissance de Jésus-Christ?

«Sur cette invitation, nous nous réunîmes en grand nombre, avec nos
musettes et nos fifres. Frère Joseph, d’un air joyeux, vint à notre
rencontre. Nous entrâmes dans l’église tous ensemble, lui en tête, nous
derrière, vers onze heures du soir, et, dans la nef, nous commençâmes à
jouer de tous nos instruments. Nous vîmes alors Frère Joseph, tant il
était joyeux, se mettre à danser au son de notre musique. Mais, tout à
coup, il soupira et poussa un grand cri. En même temps, il s’éleva
au-dessus des dalles et, du milieu de l’église, il vola, _comme un
oiseau_, sur le maître-autel où il embrassa le tabernacle. Or de la
place où il s’envola au maître-autel, il y a bien cinquante mètres. Mais
le plus beau de l’affaire, c’est que l’autel étant couvert de flambeaux
allumés, Frère Joseph ne renversa ni une bougie ni un chandelier. Il
resta ainsi à genoux sur l’autel un quart d’heure environ; après quoi,
il reprit terre, sans l’assistance de personne et sans rien déranger. Il
nous dit alors:--Mes enfants, c’est assez; soyez béni pour l’amour de
Dieu!... Nous étions fort effrayés de dévotion et tout stupéfaits. Et je
dis:--Sûrement, c’est un miracle...»

                   *       *       *       *       *

En une autre occasion, l’amirante de Castille, ambassadeur d’Espagne,
voulut voir Joseph. «Il l’entretint au parloir. A la suite de la
conférence, il alla trouver sa femme à l’église et lui dit:--Je viens de
parler à un autre saint François. L’ambassadrice éprouvait un vif désir
de voir, elle aussi, le serviteur de Dieu. Elle sollicita cette faveur.
Le custode fit commander à Joseph, dont il connaissait la répugnance à
s’approcher des femmes, d’aller dans l’église, en vertu de la sainte
obéissance et d’y conférer avec l’ambassadrice et les dames de sa suite.
Le Saint répondit en souriant:--Je pratiquerai l’obéissance, mais je ne
sais si je parlerai.

«Il sortit donc de sa cellule et se rendit à l’église par une petite
porte située en face d’un autel où il y avait une statue représentant
Marie conçue sans péché. Entrer, voir la statue, pousser un cri,
s’élever en l’air, passer sur la tête de l’amirante et des dames et
franchir en volant une distance de douze pas pour aller embrasser les
pieds de la Madone, tout cela ne fut que comme une seule et même chose.
Le Saint resta, un bon moment détaché de terre, et en ravissement. Puis,
poussant un nouveau cri, pareil au premier, il revint en volant à
l’endroit d’où il était parti. Il salua la Madone, baisa la terre et,
ensuite, le visage caché dans son capuchon, la tête baissée, regagna sa
cellule...»

Le prêtre qui déposa du fait ajoute: «Quelques jours après, j’allai à la
cellule du frère. Nous conférions de choses spirituelles. Le discours
tomba sur son aversion à traiter avec les femmes. Je lui demandai
comment il s’était décidé à voir l’ambassadrice et ses dames. Il me
répondit qu’il ne s’était rendu à l’église qu’à contre-cœur et par
obéissance.--Mais, dit-il avec un sourire, la Bienheureuse Vierge m’a
obtenu la grâce que ces dames n’ont rien pu me dire ni moi leur parler.
La machine s’est détraquée de sorte que je ne les ai pas même aperçus...

«Par là, il indiquait le ravissement qui, en effet, l’avait empêché de
voir et de parler.»

La raison de son éloignement pour les dévotes intempestives ne provenait
pas d’un manque de charité mais de la confusion et de la gêne que lui
avaient causés, en maintes circonstances, les empressements, les
gesticulations et les clameurs des assistantes à ses sermons. Le sexe
féminin se montre parfois aussi envahissant qu’indiscret. Joseph en
avait souffert et c’est pourquoi il le tenait à distance.

Il arrivait aussi que le Saint emportait quelqu’un de ceux qui se
trouvaient à sa portée au moment de son envol. Le fait se produisit lors
de son séjour au monastère d’Assise. Les actes de canonisation le
rapportent en ces termes: «Le jour de la fête de l’Immaculée Conception
de l’an 1642, les novices chantèrent en musique les vêpres de la
solennité. Le serviteur de Dieu voulut assister à la cérémonie. Après
vêpres, survint dans la chapelle le custode du couvent, le père Palma
qui lui demanda:--Frère, que fais-tu là?

«Frère Joseph, ravi en extase durant l’office et tout illuminé encore
des rayons de la gloire divine, regarde le custode et du doigt indiquant
l’image de la Madone:--Père Palma, dit-il, Marie est belle!... Après un
moment, d’un accent de joie et de bonheur, il reprit:--Père custode, dis
avec moi: Belle Marie!

«En prononçant ces mots, le Saint, dont l’ardeur croissait par degrés,
se rapproche du Père, embrasse, l’étreint, puis crie à toute
voix:--Belle Marie! Belle Marie!... Au même instant ses pieds se
détachent du sol, il s’élève dans l’espace, entraînant avec lui le
custode qu’il tient enlacé. On vit alors les deux hommes voler vers le
ciel, jusqu’à la hauteur du plafond, l’un par lui-même, l’autre par
l’effet d’un ravissement qui n’était pas le sien. Lorsque les deux
religieux furent redescendus, le custode s’en alla et je ne sais ce qui
dominait en lui de la dévotion ou de la frayeur. Les novices, muets
d’étonnement, regardaient Joseph en tremblant. Le serviteur de Dieu,
d’un air confus, leur dit:--Mes petites brebis, prenez patience, j’ai
longtemps dormi... Et ayant baissé son capuchon sur son visage, il
retourna dans sa cellule».

                   *       *       *       *       *

On a noté plus de soixante-dix envols du Saint en public durant son
dernier séjour à Cupertino. Ailleurs, ils furent innombrables si bien
que son biographe a pu dire, sans exagération, que Joseph «passa la
moitié de son existence entre ciel et terre». Et cela est d’autant plus
exact que, la plupart du temps, lorsqu’il disait sa messe, le Saint
s’élevait à quelques pouces du plancher après la Consécration et ne
reprenait pied qu’au dernier Évangile.

                   *       *       *       *       *

On aura remarqué cette phrase du berger relevée au procès de
canonisation: «Nous vîmes alors Frère Joseph, tant il était joyeux, se
mettre à danser au son de notre musique.» Or ce ne fut pas la seule fois
que le Saint témoigna d’une allégresse aussi débordante. De passage à
Naples, on le vit, dans l’église Saint-Grégoire, «décrire un cercle
rapide en dansant sur ses genoux et chanter à pleine voix:--Vierge
bienheureuse! Vierge bienheureuse!»

Plus tard, à Osimo, «le matin de Noël, il construisait une crèche dans
sa cellule et invitait les Pères et les novices à danser et à chanter
avec lui devant l’Enfant-Jésus.»

Oubliant que David a dansé devant l’Arche, les religieux se
scandalisaient, comme le firent les lévites autour du Roi Psalmiste, et
refusaient de s’associer à ces pieuses cabrioles. Mais il n’avait cure
de leurs mines renfrognées et il se laissait aller sans fausse honte à
la joie qui le transportait.

Ces danses, ces envolées, comme les extases et les ravissements du
Saint, montrent combien la sensation profonde de la présence divine en
lui l’affranchissait des liens terrestres. La splendeur des aspects du
Paradis qui lui remplissaient l’imagination, le mettait tout hors de lui
au point qu’il perdait le contrôle de ses actes. Le soleil intérieur
flamboyait d’une façon si ardente, le pénétrait d’une telle chaleur et
d’un tel rayonnement qu’il devenait pareil à un sylphe s’ébattant à
travers les magnificences d’un beau jour d’été. Même s’il avait tenté de
se contenir, il n’y serait point parvenu. Mais il n’y songeait guère.
Aussi spontané qu’un enfant, il obéissait à l’action surnaturelle avec
d’autant moins de scrupule que toujours elle le conduisait à manifester
le miracle permanent dont il était le théâtre. Car ce n’était pas
seulement à l’église qu’il s’enlevait de terre, c’était partout où le
menaient ses pas. On rapporte qu’un prêtre Dom Antonio Chionello, se
promenant avec lui dans un jardin, lui montra l’azur sans nuages et lui
dit:--Frère Joseph, que Dieu a fait un beau ciel!... «A ces mots, comme
si Dom Antoine l’eût invité à monter au ciel, le Saint pousse un grand
cri, s’élève dans l’air et, d’un seul vol, va se poser à genoux sur la
cime d’un olivier. La branche se balançait comme sous le poids d’un
oiseau. Il resta là, ravi en Dieu, une demi-heure environ. Puis, revenu
à lui, il demanda, d’un air embarrassé, à Dom Antonio comment il ferait
pour descendre. L’ecclésiastique alla chercher une échelle et Joseph
descendit.»

Une phrase du Saint révèle la violence de l’impulsion qu’il subissait
chaque fois qu’il était projeté dans l’espace. Comme le cardinal Lauria
lui demandait pourquoi il poussait une grande clameur en quittant le
sol, il répondit: «La poudre de guerre, lorsqu’elle s’embrase dans
l’arquebuse, éclate en un vaste bruit; ainsi éclate mon cœur embrasé de
l’amour divin.»

On comprend aussi que, favorisé d’une vue directe immédiate, presque
continuelle de la Sainte Trinité, de la Vierge et des Saints, il ne
pouvait se rendre attentif aux œuvres humaines. Pendant un séjour qu’il
fit à Rome, l’évêque de Potenza, Mgr Claver le conduisit dans les
sanctuaires célèbres et voulut lui faire admirer les tableaux et les
statues qui les ornaient.

«Mais, raconte ce prélat, il marchait les yeux baissés au point de ne
pas voir le pavé qu’il foulait.--Frère Joseph, lui dis-je, regardez donc
toutes les merveilles qui nous entourent!... Il garda les paupières
baissées et me répondit:--Je crois, je crois, je ne veux pas autre chose
que ma foi...»

Non, le Saint n’était ni un esthète ni un amateur d’art. Il était mieux
que cela: un grand poète _vivant_ des odes sublimes au lieu de les
écrire. Possédant le Paradis dans son âme, en quoi des peintures, même
accomplies, des marbres, même supérieurement taillés, l’auraient-ils
intéressé? Au regard des images éblouissantes qui se succédaient en son
esprit, les inventions les plus radieuses d’un Michel-Ange ou d’un Vinci
ne pouvaient lui être que les volutes d’un brouillard importun. Il
regardait sans cligner cet astre absolu: la Face de Notre-Seigneur
Jésus-Christ. Il n’avait donc pas besoin d’effigies forcément
imparfaites pour s’en suggérer l’incomparable beauté.

                   *       *       *       *       *

Le don de lire dans les âmes se manifestait chez Joseph de deux façons:
ou bien, d’un coup d’œil jeté sur le visage de ses interlocuteurs, il
découvrait ce qui se passait dans leur conscience, les pensées les plus
secrètes--celles dont on a honte vis-à-vis de soi-même--les tares les
mieux dissimulées, les péchés d’habitude. Ou bien, constatant, en une
seconde, l’état de péché mortel où ces âmes croupissaient, il sentait
une puanteur se dégager d’elles, si virulente, qu’elle le suffoquait.
Dans l’un et l’autre cas, il prévenait, sans ménagement, les coupables
et les sommait de se purifier.

Mille récits avèrent cette clairvoyance redoutable. Voici le résumé de
quelques-uns.

Un jour, en voyage, Joseph rencontra, fort à l’improviste, dans une
auberge, un gentilhomme très satisfait de lui-même et qui, menant une
vie assez régulière, suivant les idées du monde, n’éprouvait pas,
disait-il, le besoin de se confesser, sauf à Pâques.

A dîner ce personnage expliquait, avec complaisance, qu’il était l’ordre
même et se targuait d’une grande aptitude aux rangements. Joseph se
lève, fait le tour de la table, vient se rasseoir tout contre le
vaniteux et, lui dardant un regard aigu dans les prunelles, lui dit:
«Mon ami, tes affaires ne sont pas bien rangées...» L’autre se récrie.
Mais le Saint hochant la tête: «Crois-moi, mets de l’ordre dans ta
valise!...»

Il n’ajouta rien. Mais le gentilhomme se sentit percé à jour. Il
comprit, d’une intuition brusque, que sa quiétude orgueilleuse n’était
pas justifiée et il courut au plus prochain confessionnal.

Une autre fois, Joseph croisa, sur une route, un garçon d’une vingtaine
d’années, connu pour être un grand coureur de filles. Le Saint ne
l’avait jamais vu, auparavant. Néanmoins, il s’arrêta, saisit le
paillard au bras et lui dit à l’oreille: «Frère, tu as la figure très
sale, va te laver.»

Aussitôt, comme dans un miroir, le jeune luxurieux découvrit la
malpropreté dégoûtante de son âme. Il saisit le symbole, fit pénitence
et mena, par la suite, une vie régulière.

Le Saint ne montrait pas toujours autant de ménagement. Souvent, c’était
à haute et intelligible voix qu’il dénonçait le péché d’impureté. Sur
quoi, quelqu’un lui ayant demandé ce qu’il entendait au juste par cette
comparaison de _la figure sale_, il répondit: «Ce n’est pas une image;
les sensuels, je vois réellement leur visage noir comme du charbon. Leur
saleté me fait souffrir et j’ai si fort envie de les voir blancs devant
le Seigneur que je suis obligé de les avertir.»

En un cas du même genre, il nettoya de son ordure un domestique du
cardinal Facchinetti qui était venu lui apporter une lettre de son
maître.

L’ayant envisagé, il lui appliqua un léger soufflet en criant: «Tu n’as
pas honte, attaché comme tu l’es à un excellent cardinal, d’avoir la
figure aussi sale? Vite, trotte te débarbouiller.»

Le messager alla se confesser et revint.

«A la bonne heure, dit le Saint, te voilà net, ne recommence plus.»

                   *       *       *       *       *

Quand c’était par l’odeur qu’il découvrait le péché, il dissimulait
encore moins le dégoût qui lui soulevait le cœur.

Un dignitaire qui, sous des apparences de grande correction, s’adonnait
à un vice contre nature, entra, un jour, dans sa cellule pour
l’entretenir d’intérêts ecclésiastiques. A peine eut-il passé le seuil
que Joseph se leva d’un bond et cria d’une voix terrible: «Tu pues! Tu
pues! Au bain! Au bain!...»

Et il ouvrit la fenêtre au large, en faisant signe à l’autre de
s’éloigner et en se bouchant les narines.

L’interpellé qui avait précisément coutume d’observer une propreté
raffinée sur son corps, s’offensa. Il se mit à protester. Mais Joseph le
chassant du geste: «Comment veux-tu que je parle? Tu m’empoisonnes!...»

Outré de colère, le sodomite se retira. Il méditait d’abord de se
plaindre au Supérieur et de faire punir ce chétif moine qui lui avait
manqué de respect. Mais la réflexion lui vint; la grâce opéra. Il se
sentit pénétré de terreur et de contrition et il réforma ses mœurs.

Comme nous l’avons vu, la seule tribulation que le Saint tentât
d’écarter de lui, c’était la curiosité profane. Il lui déplaisait déjà
beaucoup d’avoir, sans qu’il le cherchât, de pieux témoins de ses
envolées et de ses ravissements. Il s’y résignait parce qu’on lui avait
dit que la publicité de ces merveilles procurait souvent la gloire de
Dieu. Mais il ne tolérait pas d’être visité comme une bête curieuse ou
comme un phénomène bizarre. Quand le fait se produisait, il savait très
nettement rabrouer ceux ou celles qui, par futilité, troublaient son
recueillement et violaient sa retraite comme ils seraient entrés dans
une baraque de la foire pour y contempler un veau à six pattes ou y
admirer un charlatan expert aux tours de passe-passe.

C’est ainsi que, pendant son séjour au monastère d’Assise, il donna une
leçon à quelques patriciennes aussi frivoles que chatoyantes.

La marquise de Médicis s’était formée une société d’un certain nombre de
caillettes à particules. D’habitude, ces dames évaporées papotaient
comme la pluie sur les toits. Entre elles, il n’était question que de
fanfreluches à la mode ou des mérites langoureux de leurs sigisbées.
Mais, je ne sais comment, certaine après-midi, le nom du frère Joseph
fut prononcé. Toutes alors se mirent à cacouler ainsi que le font les
oies à la picorée.

«Ma chère, dit l’une, c’est paraît-il, on ne peut plus amusant à
regarder la suspension de ce moine.

--Si nous faisions la partie d’aller le voir? proposa la marquise.

--Oui, oui, c’est cela! Ce sera charmant!

--Seulement, afin d’être sûres de ne pas nous déranger pour rien, nous
essaierons de provoquer son ravissement. On dit que c’est facile. On n’a
qu’à prononcer le nom de Jésus ou celui de Marie et, tout de suite, le
frère s’envole.

--Oh! que c’est drôle... Vite, courons là-bas!»

Aussitôt fait que dit.--Mais à peine la folle compagnie eut-elle franchi
le seuil de l’église où le Saint se tenait en oraison que celui-ci, se
retournant soudain, perçut, d’un regard, la niaiserie désœuvrée de ces
âmes légères. Élevant la voix, il les apostropha d’un ton sévère:
«Croyez-vous que je sois une grenouille qu’on fait sauter en lui tendant
un chiffon rouge? N’êtes-vous pas honteuses de venir ici par
dissipation? Dehors, dehors! Et que Dieu vous pardonne!...»

La marquise de Médicis, déposant du fait, ajouta que cette algarade si
justifiée l’avait convertie et termina son récit par ces mots: «J’étais
confuse comme une poule mouillée et je conclus de l’incident que Frère
Joseph pénétrait le secret des cœurs.»

Il le pénétrait, en effet, si bien que, parfois, quand les autres
religieux sortaient de l’office--d’où, comme on l’a vu, son exubérance
d’amour de Dieu l’exilait--il arrêtait l’un ou l’autre, disant à
celui-ci: «Toi, tu as dormi pendant plus d’un quart d’heure.» A
celui-là: «Toi, tu as pensé que toutes ces récitations étaient
insipides.» A un troisième: «Pourquoi t’es-tu permis de feuilleter
l’antiphonaire en bâillant au lieu de louer le Seigneur?»

«Il ne se trompait jamais», déclarent les actes.

                   *       *       *       *       *

Enfin, pour souligner à quel degré d’acuité se portait sa clairvoyance
touchant la vie intérieure de ceux qui venaient l’entretenir, citons un
dernier fait.

Le Père Francisco, des Mineurs Observants, rapporte: «La première fois
que j’allai conférer avec le Frère Joseph, quoiqu’il ne m’eût jamais vu,
il me décrivit, point par point, tous les actes ou événements de mon
existence et notamment des choses de conscience qui ne pouvaient être
connues que de Dieu seul. Et il m’annonça, selon la plus exacte vérité,
beaucoup de choses qui m’arrivèrent par la suite. Je puis ajouter qu’un
de mes pénitents m’a confié, en dehors de la confession, qu’étant lié
d’amitié avec le Frère Joseph, il éprouvait, en sa présence, une vive
confusion, sentant que ce frère _devait_ connaître un péché de sa
jeunesse dont il s’était confessé depuis longtemps. Un jour, frère
Joseph lui dit:--_Si tu veux être sincère, je te dirai quelque chose._
L’autre ayant autorisé à parler, le frère lui raconta la faute dont il
s’agit, lui dit qu’il avait omis de s’en confesser d’abord, qu’il
l’avait déclarée ensuite et que c’était à cause de ce souvenir qu’il
avait honte en sa présence. Cet homme n’avait cependant confié son
secret à personne. Il déclara à Joseph que tout cela était vrai...»


VII

Un homme qui tutoie tout le monde, qui morigène les grandes dames, qui
expose à la lumière les profondeurs fangeuses de certaines âmes, qui ne
ménage aucun amour-propre, suscite forcément des haines et des rancunes.
De plus, certains de ses confrères ne digèrent pas qu’il les reprenne
pour leurs négligences à l’office ou pour leur dextérité à tourner, plus
ou moins subtilement, la règle. D’autres le jalousent à cause de son
action irrésistible sur les foules. Des piocheurs d’in-folio virent,
avec mauvaise humeur, son pouvoir de ramener, en un tour de main, au
bercail de l’Église force brebis vagabondes que les arguments de
théologiens patentés n’avaient pu convaincre. Parce que le feu d’amour
divin qui le brûle le fait danser de joie devant le Saint-Sacrement, des
Pharisiens s’encolèrent. Des esprits pointus, qui contesteraient
volontiers à Dieu le droit de se mêler des affaires de ce monde, lui
font un grief de ses envolées et les tiennent pour des prestiges
diaboliques. Enfin il froisse les uns par sa franchise, scandalise les
autres par sa rusticité, inquiète les âmes routinières par les outrances
de son zèle. Nous l’avons déjà dit: trancher sur l’ensemble; c’est ce
que n’importe quelle réunion d’hommes pardonne le plus difficilement aux
grandes âmes et surtout à celles où habite l’Esprit-Saint.

Toutes ces malveillances, toutes ces rancunes, tous ces aveuglements,
toutes ces vanités écorchées vives se coalisèrent et finirent par
trouver un interprète. Ce fut un vicaire épiscopal dont Joseph avait eu
l’occasion de flairer l’âme. Il la trouva malodorante et ne sut cacher
l’impression pénible qu’il en ressentit.

Le vicaire furieux rédigea une dénonciation où l’injure alternait avec
la calomnie. Les faits et les gestes du saint étaient présentés sous le
jour le plus défavorable. Le libelle se terminait par ces mots: «En
résumé, on voit circuler dans la province un braillard de trente-trois
ans. Il se donne pour un autre Messie, traîne les populations après lui
et les charme par de soi-disant prodiges que cette plèbe, incapable de
discernement, accueille comme authentiques. J’ai cru qu’il fallait
empêcher le mal de devenir incurable...»

Le vicaire cacheta sa lettre et l’envoya aux Inquisiteurs de Naples. Or,
à peine la missive fut-elle partie que sa raison s’égara; en même temps
il tomba gravement malade. Pendant plusieurs jours, il divagua d’une
telle force qu’on le jugea tout à fait aliéné. Dieu vengeait son
serviteur. A l’article de la mort, par une grâce de miséricorde, le
calomniateur recouvra son bon sens. Il confessa ses fautes, dit ses
remords, avoua ses mensonges touchant le Saint et ne passa de vie à
trépas qu’après avoir reçu les derniers sacrements.

Depuis assez longtemps, l’Inquisition tenait Joseph à l’œil. Il courait
tant de récits contradictoires sur la personne du Saint, sur sa
doctrine, ses actes et les merveilles dont il était l’instrument que les
gardiens officiels de la foi en vinrent à le soupçonner d’hérésie et
même de possession diabolique. La diatribe du vicaire leur fournit un
motif d’examiner un personnage aussi déconcertant. Ils lancèrent un
mandat d’information par lequel ils lui ordonnèrent de comparaître
devant leur tribunal. Tandis qu’on l’examinerait, il serait détenu chez
les Mineurs conventuels de Naples.

Le Supérieur du monastère de la Grottella se montra très affligé de
cette mesure; ayant eu le loisir d’éprouver la sainteté du Frère, il
avait toujours fermé l’oreille aux insinuations des envieux et il
admirait la blancheur absolue de cette âme qu’une grâce spéciale
soulevait au-dessus des contingences humaines. Après avoir atermoyé, il
communiqua la décision des Inquisiteurs à Joseph, il lui parla de
temporiser. «J’écrirai au Saint-Office, conclut-il, et peut-être
obtiendrai-je un contre-ordre.» Mais Joseph, dont la soumission à
l’Église n’admit jamais de réserves, refusa tout délai.

«Il accueillit avec respect, dit son biographe, l’ordre du tribunal et,
peiné qu’on en contestât la justice, il chercha, autant qu’il était en
lui, à compenser l’hésitation du Supérieur par son empressement à se
mettre en route. Les murmures de ceux qui soutenaient que l’offense
faite à sa personne lésait la congrégation entière le trouvèrent
insensible.»

Il quitta donc Cupertino, qu’il ne devait jamais revoir, le 21 octobre
1638. «Toute la bourgade et le pays environnant s’émurent. On s’abordait
en pleurant et en criant:--Quelle perte nous faisons!... Cependant
Joseph restait aussi calme que s’il fût allé à un triomphe.»

A Naples, les Mineurs Conventuels l’accueillirent assez mal. D’abord, le
fait que l’Inquisition s’occupât de lui, le leur rendait suspect.
Ensuite son «étrangeté» leur déplaisait comme un signe d’indépendance et
presque comme un blâme des pratiques étroites où se confinait leur
dévotion.

Joseph, étant d’une extrême sensibilité, souffrit de leurs rebuffades.
Il ne se plaignit, ni ne récrimina. Mais il avait le cœur affreusement
serré et il éprouvait un sentiment d’extrême solitude qui allait jusqu’à
l’angoisse d’autant que, par surcroît, le soleil intérieur semblait
avoir sombré dans des ténèbres irrémissibles. Ne plus sentir en lui la
présence de Jésus c’était le pire malheur qu’il pût concevoir. Il se
crut abandonné de Dieu. Et il passa des heures à verser des larmes
silencieuses dans un coin de sa cellule. Mais comme il tâchait de
balbutier une formule de résignation, saint Antoine de Padoue lui
apparut dans une gloire et lui dit:--Réjouis-toi, Frère Joseph, Dieu
t’aidera, la Mère de Dieu t’aidera, notre Père saint François t’aidera
également!...

«Dès lors, il reprit sa gaîté coutumière; rassuré par cette apparition,
il se présenta hardiment devant le tribunal.»

Il eut à subir trois interrogatoires dont le secret n’a pas été révélé;
on sait seulement qu’ils furent minutieux et prolongés et que les juges
furent témoins d’un ravissement et d’une envolée qui portèrent dans leur
esprit la conviction que l’inculpé soumis à leur enquête n’avait rien de
commun avec le Mauvais Esprit.

Ils proclamèrent donc, sans restriction, l’innocence de Joseph. Mais, en
même temps, ils ordonnèrent qu’on lui fît quitter la région et qu’on le
tînt désormais le plus possible à l’écart du monde.

Cette sentence permet de conjecturer que les policiers du Saint-Office
ne tenaient pas beaucoup à favoriser la clairvoyance du Saint en ce qui
touche l’état des âmes; qu’elle continuât de se manifester à l’égard des
laïques, ils n’y auraient peut-être pas trouvé trop d’inconvénients.
Mais comme elle n’épargnait point le clergé, ils estimèrent, sans doute,
que la hiérarchie, la discipline et le décorum auraient à en pâtir. Dieu
avait choisi Joseph comme dénonciateur des péchés qui se dissimulent
dans les consciences obscurcies. Les Inquisiteurs ne lui contestaient
pas sa mission. Seulement, par l’effet d’une prudence peut-être
trop--humaine, et aussi, par esprit de corps, ils firent le possible
pour en entraver l’exercice--pour «mettre la lumière sous le boisseau».

Ils envoyèrent le Saint à Rome; il se présenterait au Père Larina,
général de l’Ordre et lui remettrait une lettre qui contenait
probablement des instructions dépourvues de mansuétude. En effet, le
Père Larina reçut le Saint d’une façon très sèche, lui parla d’un ton
sévère et «le traitant comme un coupable, lui assigna une étroite
réclusion en attendant qu’on disposât de lui».

Le Saint, qui goûtait fort les humiliations, y trouvant un remède à
l’amour-propre, ne prononça pas un mot pour son apologie. Sûr d’aimer
Dieu et d’être aimé de Lui, il accepta joyeusement son incarcération.

Quelques privilégiés ayant obtenu permission de le visiter, le
plaignaient et s’étonnaient de sa soumission.

«J’obéis, j’obéis, répondit-il, tout va bien puisque Dieu fait que je me
laisse guider par l’obéissance comme l’aveugle par son chien.»

Cependant le bruit de ses vertus se répandait de plus en plus dans Rome.
C’est en vain qu’on épaississait les murailles entre les âmes et lui,
Dieu se jouait de ces vaines précautions et faisait filtrer la lumière
surnaturelle à travers les moellons qu’on lui opposait.

C’est ainsi qu’un prélat de la cour pontificale, Nicolas Albergati, eut
occasion de vérifier qu’entre autres dons extraordinaires, le Saint
possédait celui de prophétie. Voici son témoignage:

«Étant venu aux Saints-Apôtres dans la pensée de visiter le frère
Joseph, je ne trouvai personne pour me conduire à lui, mais j’appris
qu’il logeait près du clocher. Je montai un escalier et je me rencontrai
en face avec un religieux qui, sans m’avoir jamais vu, me salua en ces
termes, que je reproduis textuellement:--_Eh! comment un cardinal
vient-il visiter un pauvre moine bon à rien?_ L’humilité du langage de
mon interlocuteur me fit supposer que ce pouvait être le frère Joseph.
En effet, c’était lui. Je l’avertis que je n’étais pas cardinal. Mais il
me répondit en riant:--_C’est bon! C’est bon!_ Nous nous entretînmes
environ une demi-heure et je me retirai très édifié.

«Le même jour, après dîner, j’étais chez moi. Un conventuel se fit
introduire et se présenta comme le compagnon du frère Joseph. Il
m’apprit que celui-ci venait de lui dire:--_Un prélat, avec qui j’ai
parlé ce matin, a semblé prendre en plaisanterie quelques mots de
cardinalat. Nous verrons bientôt si je me suis trompé ou non._

«Je congédiai le religieux de la manière qu’eût fait à ma place tout
homme sensé. La prédiction s’est pourtant vérifiée.»

En effet, quelques mois plus tard, Albergati fut promu cardinal par le
pape Innocent X. Il ne s’y attendait nullement.

Les faits de ce genre se comptent en grand nombre dans l’histoire du
Saint.

Cependant, quelque soin qu’on mît à le tenir au secret, Rome commençait
à s’occuper de lui. Les cinq ou six ecclésiastiques qui parvinrent
jusqu’à lui et qui l’entretinrent ne cachaient pas leur étonnement et
leur admiration. D’autres l’avaient vu s’élever de terre à l’église. On
en parlait dans tous les coins de la ville. Ces rumeurs et les
commentaires qu’ils suscitaient arrivèrent aux oreilles du Pape qui
voulut le voir.

C’était alors Urbain VIII, pontife très occupé de politique et qui
montrait du goût pour les choses de la guerre. Il aimait à tracer des
plans de fortifications, établissait des manufactures d’armes, fondait
de l’artillerie, accumulait des munitions et recrutait des soldats.

                   *       *       *       *       *

Soit dit en passant, lorsque, au cours des âges, on rencontre de ces
Papes guerriers que le soin d’accroître le domaine du Saint-Siège ou de
le militariser absorbe à ce point, on ne peut s’empêcher d’éprouver
quelque surprise. Car enfin passer des revues, conduire des sièges,
livrer des batailles, tenir la poudre sèche et les sabres bien affûtés,
est-ce un rôle qui convienne au représentant de celui qui a dit: «_Je
laisse ma paix avec vous, je vous donne ma paix?_» Si Notre-Seigneur
avait approuvé les armes et les combats, après que saint Pierre eut
coupé l’oreille droite de Malchus, il aurait peut-être prescrit à
l’apôtre de lui trancher aussi l’oreille gauche. Au contraire, il fait
remettre le glaive au fourreau, et il déclare: «_Celui qui tire l’épée,
périra par l’épée._» Pourquoi tels de ses Vicaires se sont-ils conduits
comme si cette parole de l’Évangile était lettre morte?

Je sais: il y avait le pouvoir temporel et, par suite, un domaine à
sauvegarder. Mais précisément ces territoires il fallut les administrer,
les défendre contre les convoitises des empereurs, des rois et des
républiques; certains papes cédèrent même à l’ambition de l’arrondir aux
dépens du voisin. Or si l’on récapitule l’histoire de l’Église, on
s’apercevra tout de suite qu’elle relate une série de catastrophes et
d’humiliations, provenant, presque toutes, du fait que le Souverain
Pontife assumait une double tâche: d’une part, mener au salut éternel
les âmes de bonne volonté selon la tradition apostolique, d’autre part,
guerroyer et politiquer comme si le royaume de Jésus-Christ eût été de
ce monde.

Je me trompe peut-être mais il me semble que les désastres infligés sans
cesse au pouvoir temporel et finalement le rapt des États romains par la
maison de Savoie démontrent que Dieu n’approuvait guère ce dualisme.

Le pouvoir temporel n’existe plus. La Papauté s’en trouve-t-elle
diminuée? Nullement, car libéré du souci d’agir en prince de la terre
vis-à-vis des princes de la terre, le successeur des Apôtres peut se
donner, désormais, tout entier à sa mission surnaturelle.

Il y eut Jules II qui endossait la cuirasse, prenait des villes
d’assaut, excommuniait tour à tour le Roi de France et les Vénitiens
selon qu’il disputait à celui-là, ou à ceux-ci des provinces sur
lesquelles ni lui ni ses compétiteurs n’avaient beaucoup de droits.--Et
il y eut Pie X, le saint Pape, objet de notre vénération fidèle.
Méprisant les finasseries diplomatiques, foudroyant l’hérésie, dénué de
biens terrestres, riche de l’Esprit Saint il répandit un si large
rayonnement sur l’univers spirituel que, depuis son décès, nous portons
encore son deuil.

                   *       *       *       *       *

Pour en revenir à Urbain VIII, on doit reconnaître que, tout en donnant
de l’attention à la stratégie, il ne négligeait pas entièrement le
ministère des âmes. La réforme des ordres monastiques l’occupa. C’est
pourquoi quand il apprit que Joseph était considéré par certains comme
un élément de trouble dans la famille franciscaine, par d’autres, comme
un modèle de sainteté que ses frères feraient bien d’imiter, il voulut
examiner lui-même l’homme qui suscitait ces opinions contradictoires. Il
commanda donc au Père Larina de le lui amener.

Le Général était bien revenu de sa méfiance à l’égard du Saint. C’est
qu’en effet, un esprit droit ne pouvait le fréquenter un peu de temps
sans rendre justice aux vertus incomparables que Dieu manifestait en
cette âme. Excellent religieux, le Père se félicitait donc qu’un tel
foyer d’amour divin flambât auprès de lui.

Le jour fixé pour l’audience arriva. Le Pape, entouré de deux prélats,
se tenait assis dans l’une des salles du Vatican où Joseph et le Général
furent introduits sitôt entrés.

Comme le Saint se prosternait pour baiser les pieds du saint Père, un de
ces ravissements impétueux dont il avait coutume s’empara de lui. Il
poussa un grand cri, quitta le plancher, et resta les bras étendus, les
yeux au ciel, à la hauteur du chapiteau des colonnes qui supportaient la
voûte.

«Pénétré d’une religieuse terreur, rapportent les actes, le Souverain
Pontife se tourna vers le Général et lui dit:--Si frère Joseph meurt
sous mon règne, je déposerai du prodige dont je suis témoin.»

Joseph ne redescendit sur le plancher que quand le Père Larina le lui
eut commandé au nom de la sainte obéissance.

Le Pape, toujours fort ému, le congédia sans lui poser de questions.
Mais, peu après, il ordonna de garder le Saint en réclusion dans un
couvent de l’Observance, ailleurs qu’à Rome.

Quoique très peiné de perdre le Frère, le Général se hâta d’obéir et,
donnant des instructions pour que sa clôture demeurât très étroite, il
l’envoya dans un monastère d’Assise.


VIII

J’espère, dans les lignes précédentes, avoir fixé les principaux traits
de la physionomie du Saint. Je ne m’étendrai donc pas sur les incidents
qui marquèrent sa réclusion à Assise d’abord, puis à Petra Rubea, à
Fossombrone et enfin à Osimo où il passa les dernières années de sa vie.
Notons seulement que, partout, on le maintint en clôture et que, partout
aussi, malgré les précautions prises pour le dérober à l’empressement
des fidèles, les Grands comme la multitude venaient à lui, attirés par
un aimant mystérieux, et rompaient toutes les barrières. Ses
ravissements, ses envolées persistaient, soit devant témoins, soit qu’il
fût seul dans sa cellule. Il continuait à faire des miracles, à lire
dans les âmes. Il obtenait des conversions d’hérétiques--par exemple
celle d’un duc de Brunswick, luthérien opiniâtre qui avait déconcerté la
dialectique des théologiens les plus autorisés et qui fut conquis à la
vraie foi par l’éloquence brûlante du prisonnier.

Tant de merveilles que Dieu opérait par l’humble moine auraient dû
convaincre ses gardiens qu’ils n’avaient pas affaire à un possédé et les
déterminer à lui rendre le libre exercice de sa mission. Mais point: ils
reconnaissaient volontiers l’empreinte divine sur ses prodiges; ils
louaient l’orthodoxie de ses propos; ils rendaient justice sans
restrictions à ses vertus; et, cependant, ils redoublaient d’efforts
pour que l’éteignoir ne cessât de coiffer cet irréductible luminaire.

Le biographe de Joseph ne sait trop comment s’y prendre pour expliquer
un aussi étrange entêtement. Faute de mieux, afin de ne froisser
personne, il emploie des termes vagues et courtois.

Il écrit: «Le tribunal de l’Inquisition, qui avait constaté la sainteté
de Joseph à Naples, et le pape Urbain VIII avaient, dans leur sagesse,
jugé convenable et nécessaire de tenir un si riche trésor en réserve
pour Dieu qui saurait manifester les œuvres de son serviteur.»

Fort bien. Seulement, lorsque mille faits eurent démontré cette sainteté
jusqu’à l’évidence, pourquoi ne pas lui donner carrière? Pourquoi
prolonger pendant vingt-cinq ans une épreuve dont rien ne semble
légitimer la rigueur?

Avec quelque scrupule qu’on étudie les documents contemporains, on en
revient toujours à la même conjecture: la faculté redoutable que Joseph
possédait de lire dans le fond des cœurs gênait beaucoup de dignitaires
du clergé, sans doute parce qu’ils savaient que leur propre tréfonds ne
fournirait rien d’édifiant à la clairvoyance du Saint. Par suite, ne
pouvant dissimuler à Dieu l’état de leur conscience, ils s’évertuaient,
du moins, à le cacher aux hommes.

Cette hypothèse s’appuie sur l’histoire; en effet, les chroniques nous
apprennent qu’au temps où vécut Joseph, _le sel de la terre_, en Italie
et surtout à Rome, _s’était fort affadi_.


IX

La clôture que Joseph subit à Osimo fut encore plus stricte que les
précédentes. Des cardinaux et des prélats irréprochables, qui l’aimaient
tendrement, le vénéraient et répondaient de sa doctrine, étaient
intervenus pour qu’on lui rendît sa liberté. Mais le Pape alors régnant,
Innocent X, ne crut pas devoir les écouter. Il ordonna que le Saint eût
une chapelle et un jardin à part, fût mis sous la surveillance d’un
compagnon «spécialement choisi» et qu’on ne le laissât voir à personne
sauf à quelques religieux du monastère «d’une discrétion et d’une
sagesse éprouvées», disent les Actes. Ce régime insolite le laissa on ne
peut plus paisible. Comme il l’avait toujours fait, il se soumit sans se
plaindre ni demander le motif de sa captivité. Tous les matins, il se
confessait, se préparait au saint sacrifice par une longue méditation
puis disait sa messe avec un incomparable recueillement. Elle durait
environ une heure «non compris le temps des extases». Le reste du jour
était employé tout entier à l’oraison, soit qu’il se tînt dans sa
cellule, soit qu’il se promenât dans l’enclos qui lui était réservé. On
lui apportait sa nourriture après le repas des Frères. Comme depuis
longtemps son estomac ne supportait plus la viande, il avalait, debout,
un peu de soupe maigre, trois bouchées de pain et quelques légumes cuits
sans assaisonnement. Vu son état de faiblesse, le supérieur lui avait
prescrit l’usage du vin. Par obéissance, il en prenait donc; mais il ne
put se résoudre à le boire pur et il le coupait largement d’eau.

Son gardien ne semble pas s’être beaucoup préoccupé de lui, car on a
noté qu’à plusieurs reprises, deux jours de suite, il oublia de lui
apporter à manger. Le Saint ne lui fit, d’ailleurs, aucune observation.
Très probablement, il ne s’était même pas aperçu de cette négligence.

Tel quel, il s’estimait on ne peut plus heureux. A un religieux qui lui
demanda s’il ne s’ennuyait point, il répondit: «--J’habite une ville,
mais je me sens comme au fond d’une forêt ou plutôt je suis en paradis.»

A un autre qui l’interrogea sur l’emploi de son temps: «--Je me tiens en
Dieu.» Cette brève indication suffit: _il se tenait en Dieu_,
c’est-à-dire que, fondu, par anticipation, dans les splendeurs et les
ferveurs de la Béatitude, il ne percevait plus les choses du monde que
comme un amas de nuées confuses formant un cercle brumeux autour du lac
de lumière où son âme demeurait immergée.

Il accueillait avec un sourire amical ses visiteurs mais il ne leur
parlait pas beaucoup. Certains jours, il se contentait même de les
inviter à chanter avec lui de petits cantiques ingénus qu’il avait
composés.

Il avait alors la voix «merveilleusement claire et douce». Ceux qui
l’ont entendue disent qu’elle évoquait le tintement d’une cloche de
cristal. Ils ajoutent: «Son chant faisait pleurer, excitait à l’amour de
Dieu et révélait, on ne sait comment, l’infinie pureté de son cœur.»

Affable avec tous, le Saint avait pourtant un favori. C’était un
chardonneret dont on lui fit cadeau. Il se garda de le mettre en cage:
«Va, lui dit-il, jouis de la liberté que Dieu t’a donnée. Je n’exige de
toi qu’une chose: quand je t’appellerai, tu viendras et nous louerons
ensemble le Seigneur.»

Il en fut ainsi; l’oiseau voltigeait à son gré dans le jardin, se posait
tantôt sur un arbuste, tantôt sur la fenêtre de la cellule. Dès que
Joseph l’appelait, il venait se poser sur son épaule et accompagnait de
ses roulades les hymnes entonnés par le Saint.


X

C’est dans ce recueillement extrême, dans ce détachement de toutes
choses que le saint passa les six dernières années de son existence. Au
mois d’août 1663, il tomba malade d’une fièvre d’abord intermittente,
bientôt continue qui eut promptement raison de son corps que la flamme
d’amour insatiable qui brûlait en lui avait miné. On fit venir un
médecin qui le tourmenta de saignées et de remèdes saugrenus. Joseph les
acceptait docilement mais il avait un certain sourire qui signifiait
qu’il ne se faisait pas d’illusion sur leur efficacité.

Quand on lui demandait comment il se sentait, il répondait, au début de
sa maladie:--_Le petit âne commence à gravir la montagne._

Plus tard, quand le mal s’aggrava:--_Le petit âne a gravi la moitié de
la montagne._

La veille de sa mort, il dit d’un ton enjoué:--_Le petit âne est arrivé
au sommet de la montagne; il ne peut plus se traîner; c’est ici qu’il va
laisser sa pauvre dépouille._

Le 18 septembre il entra en agonie. La communauté se réunit dans sa
cellule et voici comment les Actes rapportent sa fin:

«Il voulut recevoir le saint viatique, ce qu’il fit avec une piété
angélique et des transports d’amour. Il demanda ensuite
l’extrême-onction; quand l’huile sainte toucha ses membres, il s’écria,
d’une voix forte et sonore, malgré sa faiblesse:--Mon Dieu, quelle
musique, quels parfums dans votre paradis... Je suis heureux!...

«Il se fit lire ensuite la profession de foi et demanda à ses frères le
pardon de ses fautes envers eux. Mais tous versaient des larmes car nul
n’avait rien à lui reprocher.

«A mesure que l’agonie faisait des progrès, le désir de quitter la terre
s’accroissait chez le saint, car il répéta plusieurs fois la parole de
Saint Paul:--_Je désire être dissous, et être avec le Christ!..._

«Après on récita, en langue vulgaire, l’_Ave maris Stella_. Le malade,
qui avait toujours tant aimé la Madone, parut en éprouver du
contentement et il chanta tout doucement un des cantiques qu’il avait
composés: _Salut ma Reine, ma rose sans épines; prie pour moi, fille
d’amour, que je ne meure pas dans le péché!_

«Il s’abandonna ensuite à des mouvements et à des transports très
animés. Interrogé si c’étaient des effets de l’amour de Dieu, il
répondit que oui et il se mit à sourire avec une telle expression de
ravissement que sa joie se communiqua aux assistants. Alors une
splendeur éblouissante illumina son visage et, dans ce même moment il
rendit sa grande âme à son Créateur. C’était quelques minutes avant
minuit. Joseph avait soixante ans et trois mois.»

Un jour, prêchant sur la Trinité, le Saint prononça ces mots: «De même
que le feu, substance une, produit continuellement la lumière et la
chaleur; de même la nature divine du Père produit continuellement la
lumière qui est le Fils et en même temps la chaleur qui est l’Esprit.»

Cette phrase résume toute son existence. Parce que cette chaleur et
cette lumière régnaient en lui, rayonnaient autour de lui, des âmes,
qu’enveloppaient les glaces et les ténèbres du péché, le méconnurent et
le persécutèrent. La prudence humaine disposa des écrans entre ce foyer
d’amour et la multitude accourue pour se réchauffer à son contact.
Joseph souffrait tout sans une plainte, sans un reproche. Il possédait
Dieu; que lui importait le reste?

Au surplus, dès qu’il eut quitté la terre, ainsi qu’il arrive si souvent
dans l’histoire des Saints, les méfiances, les rancunes et les
préventions fondirent comme de la neige au soleil. A peine quelques
années s’étaient écoulées que l’Église le plaçait sur ses autels. Et
parmi ceux qui instruisirent le procès de canonisation, l’on retrouve
quelques-uns de ses plus acharnés contradicteurs de naguère.


Note I

Il y a dans la légende du Saint un gracieux épisode qui semble une page
détachée de la _Légende dorée_ ou des _Fioretti_. On s’en voudrait de ne
pas le rapporter.

Du temps où Frère Joseph vivait à la Grottella, il était souvent appelé
au monastère des Pauvres Clarisses de Cupertino pour les besoins
spirituels de la maison. Un jour, il dit, en souriant, aux Sœurs qu’il
leur enverrait un petit oiseau afin de stimuler leur zèle. Et, en effet,
le lendemain, elles virent un passereau d’espèce inconnue se poser sur
la fenêtre du chœur. Il reparut tous les soirs et tous les matins; il ne
manquait aucun office. Et il accompagnait le chant des religieuses par
une mélodie qui provoquait en elles la ferveur et l’émulation. L’office
achevé, l’oiseau disparaissait. Il revint ainsi, tous les jours, aux
mêmes heures, durant cinq années. Une insulte qui lui fut faite par une
religieuse le mit en fuite. Les Sœurs s’en plaignaient.

«--L’oiseau a eu raison de s’en aller, dit Joseph, pourquoi l’avoir
menacé?...» Le Saint promit pourtant que le fugitif reviendrait. Et, en
effet, l’oiseau reparut. Non seulement il se montra au chœur mais il y
établit sa demeure. Il se perchait tantôt sur le cadre d’un tableau,
tantôt sur un prie-Dieu et il se laissait caresser. Une des Sœurs lui
ayant attaché un grelot à la patte, il resta encore deux mois dans le
couvent; mais le jeudi saint, il disparut et ne se montra ni le vendredi
ni le samedi. Nouvelles plaintes au Frère Joseph.

«Le Saint répondit:--Je vous l’avais donné comme musicien; il ne fallait
pas en faire un sonneur de cloche. Maintenant il est allé veiller près
du tombeau de Notre-Seigneur. Je le ferai revenir mais plus de grelot,
n’est-ce pas?

«Comme il l’avait promis le passereau revint le jour de Pâques et il
n’abandonna le monastère que quand le Saint quitta lui-même Cupertino.»


Note II

Voici le physique du Saint d’après son biographe:

Joseph était d’une taille élevée et d’une conformation régulière. Sa
charpente osseuse était très forte, ses muscles vigoureux. Son visage,
aux traits fortement accentués, offrait, d’habitude, une expression de
gaîté presque enfantine. Il avait les yeux noirs, perçants et lumineux.
Ses cheveux et sa barbe, d’une teinte foncée dans sa jeunesse,
blanchirent de bonne heure.

On ne connaît de lui nul portrait authentique, mais étant donné cet
aspect robuste et viril, on espère que l’imagerie religieuse du XXe
siècle s’abstiendra d’infliger à Joseph une de ces physionomies de
crétin anémique et doucereux dont elle a pris la navrante habitude
d’outrager les Saints.


Note III

La fête de saint Joseph de Cupertino se célèbre le 18 septembre.
L’office est celui des confesseurs non-pontifes avec un introït, une
oraison, un offertoire et une communion propres.

L’oraison fait allusion aux envolées du Saint et commence ainsi: _O Dieu
qui, après que votre Fils unique eut été élevé de terre, avez voulu
attirer tout à Lui..._

L’offertoire se rapporte à ses prisons; le voici: _Pour moi, pendant
qu’ils me tourmentaient, j’étais couvert d’un cilice; j’humiliais mon
âme par le jeûne et je répandais ma prière dans mon sein._

On invoque saint Joseph de Cupertino pour le succès des examens.




CATHERINE DE CARDONNE


I

Il y a quelques années, je fus attiré vers Catherine de Cardonne par
sainte Térèse qui, au XXVIIIe chapitre du _Livre des Fondations_, en
parle avec de grands éloges et rapporte qu’elle lui apparut, en vision
intellectuelle, à une époque où la Réformatrice du Carmel subissait de
fortes entraves à sa mission. La Sainte résume, en quelques traits
saillants, la vie de cette solitaire puis elle ajoute:

«Je la vis sous la forme d’un corps glorieux, entourée de plusieurs
anges. Elle me dit de ne pas me lasser de fonder des monastères et de
continuer mon œuvre. Je me sentis remplie de joie et du désir de
travailler pour Dieu.»

Ce qui m’avait particulièrement frappé, dans ce récit, c’était la fuite
de Catherine au désert et, aussi, le fait que, vêtue en homme, elle
avait eu la part principale dans la fondation d’une communauté de Carmes
déchaussés.

Je voulus en savoir plus long. Mais, tout d’abord, j’eus beau
m’enquérir, interroger l’un, l’autre, parmi les experts en histoire
ecclésiastique, personne ne se trouva pour me procurer les
renseignements dont j’étais avide. Dans ces cas-là, on dirait que les
documents mettent une sorte de malice à se dérober aux recherches.

Je commençais à me décourager et je n’y pensais presque plus, lorsqu’ils
me furent mis sous la main d’une façon tout à fait fortuite.

Je séjournais alors dans une abbaye de Cisterciens mitigés dressant son
clocher pointu, cerné de pins et de cyprès, au centre de cette île
Saint-Honorat qui désigne l’entrée du golfe de Cannes.

                   *       *       *       *       *

Il y avait là une bibliothèque fort bien garnie où, grâce à l’obligeance
des bons religieux, j’avais reçu l’autorisation de pratiquer des
fouilles. Se plaire aux livres cela console d’être obligé de fréquenter
les hommes. Je passais donc des matinées à fureter de rayons en rayons.
Parfois je me tenais à quatre pattes pour déchiffrer les titres des
in-folio massifs qui s’alignaient dans la pénombre au ras du plancher.
Plus souvent, grimpé au sommet d’une échelle roulante, je cueillais un
volume sur une tablette du haut. Si le contenu m’intéressait, je restais
perché des heures, comme un merle sur une branche. L’échelle craquait et
oscillait; mais je ne m’avisais pas qu’il serait beaucoup plus
confortable de descendre, emportant ma trouvaille, et de m’asseoir sur
l’une des quatre chaises qui se miraient dans le parquet luisant de cire
de la longue salle.

A cette époque, le forçat de la plume que je suis, ayant conquis quelque
loisir, n’était point tracassé par le souci de prendre des notes ni de
jeter des lambeaux palpitants de ses pensées en pâture aux rotatives
voraces. Je lisais, sans méthode, _pour mon plaisir_, happant six lignes
ici, un chapitre là, ouvrant un livre, le balayant d’un coup d’œil, le
remettant en place pour passer à un autre, puis à un troisième, selon le
caprice du moment ou le hasard des rencontres.

Comme j’étais tranquille! La vie, cette chape de plomb qui pèse sur nous
d’un poids si rude, s’allégeait. Le Père bibliothécaire, retenu par des
offices fréquents, ne faisait que de rares apparitions. Il s’occupait,
bouche close, à des rangements et ne m’adressait la parole que s’il me
trouvait le nez en l’air, les mains ballantes, rêvassant dans le vide.
Alors, il m’indiquait, en quelques mots, tel émouvant recueil fleuri de
légendes où il estimait que je découvrirais de quoi me parfumer l’âme.

En dehors de ces brèves apparitions, je demeurais l’unique habitant de
la cité des bouquins. Ainsi que le recommande _l’Imitation_, je me
tenais _in angello cum libello_, «dans un petit coin, avec un petit
livre» heureux d’oublier les vaines agitations du siècle et ses tapages
ridicules. Le silence bienfaisant m’enveloppait d’une atmosphère
veloutée, à peine rompu par de graves sonneries de cloches appelant la
communauté à tierces ou à sexte ou par une grosse mouche absurde qui,
furieuse de s’être fourvoyée là, bourdonnait à travers la salle et se
cognait contre les vitres, à la recherche d’une issue.

Trois larges fenêtres donnaient sur la mer. Mais je ne m’y accoudais pas
souvent car je goûte peu cette Méditerranée dont l’inertie et l’azur
invariable semblent bien monotones à qui connut les marées grandioses et
les nuances sans cesse changeantes de l’Océan.

Ce ne fut pas du temps perdu celui que je consumai dans cette chère
bibliothèque: à force d’en feuilleter les livres, je me formai un petit
musée intérieur où s’alignaient, gravées à l’eau-forte, d’austères
physionomies de Saints, de fines miniatures à l’aquarelle, enlevées sur
fond d’or, de Bienheureuses suaves et de ces tableaux des vieux âges où
le sang des martyrs ruisselle en pourpre glorieuse.

Un jour, j’aperçus dans un coin une armoire à panneaux pleins que je
n’avais pas encore explorée. Je l’ouvris et je tombai sur un pêle-mêle
de livres débrochés, entassés là pour la reliure. Un in-quarto gris,
tout poussiéreux, tout frippé faisait saillie au-dessus du tas. Je le
tirai, j’essuyai la poudre qui le déshonorait et je lus ce titre:
_Histoire générale des Carmes et des Carmélites de la réforme de sainte
Térèse, composée par le R. P. François de Sainte-Marie, carme
déchaussé_.

Il y avait cinq tomes, tous plus délabrés les uns que les autres. J’en
ouvris un à l’aventure et, à la première page, je trouvai ceci: _livre
quatrième contenant la vie de Catherine de Cardonne et la fondation du
couvent de la Roda_.

C’était une aubaine, étant donné que, depuis longtemps, je battais les
buissons, en quête de détails sur cette femme extraordinaire.

Tout content de ma découverte, j’emportai les volumes dans ma cellule et
je me mis, sans retard, à les lire--non seulement celui qui traitait de
la Solitaire mais les autres, parce qu’ils parlaient longuement de
sainte Térèse. Car j’ai une telle prédilection pour la lumineuse vierge
d’Avila, je dois tant à ses œuvres que je m’assimile avec joie tout ce
qui se rapporte à son existence et à son action.

D’ailleurs, l’écrit du bon Père François de Sainte-Marie est d’une
lecture fort attrayante. Cet Espagnol raconte avec une exquise bonhomie
des choses admirables et, de plus, comme il est imprégné d’humanisme, il
émaille ses phrases d’allusions aux poètes grecs et latins, de
comparaisons empruntées à la Fable qui leur donne une saveur toute
particulière. Cela fait que sa narration ressemble un peu à un eucologe
dont les pages seraient naïvement encadrées de nymphes et de muses
d’après l’antique.

Voici un exemple de sa manière. Évoquant la Mère Anne de Saint-Augustin,
religieuse éminente du Carmel de Villeneuve de la Xara, il s’écrie: «Si
Théocrite a pu écrire que Lacédémone, après avoir donné le jour à
Hélène, qui cependant fut la cause de la ruine de Troie, n’avait plus
besoin d’autre gloire, que ne nous est-il pas permis de dire de celle
qui a si merveilleusement édifié l’Espagne?»

Je vous le demande, Théocrite appelé en témoignage de la sainteté d’une
moniale ne fournit-il pas, en effet, un argument décisif? Il faudrait
être affligé d’une dévotion bien revêche pour n’en point convenir.

Tel quel, le pieux, docte et ingénu biographe m’enchanta de tous points.
C’est donc d’après les notes que je pris sur sa relation, sur quelques
autres documents et aussi d’après mes songeries alentour que je vous
offre une esquisse--au fusain--de cette amoureuse un peu farouche de
Notre-Seigneur: Catherine de Cardonne.


II

Catherine de Cardonne naquit à Naples en 1519. Elle était la fille
illégitime d’un seigneur Raymond marquis de Padulé et d’une demoiselle
dont la chronique a cru devoir taire le nom, tout en mentionnant qu’elle
était proche parente de la princesse de Salerne. L’enfant perdit sa mère
de très bonne heure; le père ne se souciant pas de la reconnaître, elle
fut recueillie par la princesse qui lui donna une gouvernante et la fit
élever dans un coin de son palais.

François de Sainte-Marie, après avoir cité Euripide et Platon, qu’on ne
s’attendait pas à rencontrer en cette histoire, rapporte que dès son bas
âge, elle montra ce goût de la solitude qu’elle devait manifester si
largement plus tard. Contemplative et douée déjà pour l’oraison, elle
fuyait les réunions et les fêtes et passait volontiers les nuits assise
au bord de la mer. Elle admirait le reflet des étoiles sur les eaux. Peu
à peu, à force de s’absorber dans cette ombre murmurante où tremblaient
des lueurs argentées, son âme se détachait de la terre pour monter se
perdre amoureusement en Dieu.

Dans le courant de l’existence, c’était une petite fille très
silencieuse chez qui l’on remarquait une grande dévotion à la Vierge, un
attrait caractérisé pour les cérémonies de l’Église et une extrême
charité à l’égard des indigents.

Elle avait huit ans lorsque Dieu lui donna un premier signe des grâces
qu’il lui réservait. Elle se tenait en prière dans son oratoire.
Soudain, son père, mort depuis peu, lui apparut tout enveloppé des
flammes du Purgatoire et paraissant souffrir beaucoup. L’enfant le
reconnut tout de suite. Elle eut d’abord si peur qu’elle voulut
s’enfuir. Mais alors une voix intérieure lui dit qu’il n’y avait là, ni
trouble de son imagination, ni prestige diabolique et que la vision
était véritable. Rassurée, elle se remit à genoux et demanda: «Mon père,
que désirez-vous que je fasse pour vous?»

L’âme, élevant une voix lamentable, lui répondit: «Ma fille, j’endure un
cruel tourment et je le subirai jusqu’à ce que tu aies satisfait pour
mes péchés.»

Catherine, toute brûlante, elle-même, de compassion promit de le faire.
Et, en effet, s’étant procurée secrètement la clef du grenier, elle alla
s’y cacher plusieurs jours de suite et s’infligea des disciplines si
rudes qu’elle se mit le corps tout en sang. La douleur lui arrachait
parfois des cris. Mais, comme elle l’avait calculé, l’endroit était trop
retiré pour que personne vînt mettre opposition à sa pénitence. Aussi,
corroborant son martyre de ferventes prières, elle obtint la délivrance
de son père. Un soir de la semaine suivante, il lui apparut de nouveau,
tout resplendissant de lumière et lui dit: «Ne fais plus rien pour moi,
ma fille; Dieu accepte tes souffrances et je vais maintenant au ciel
jouir de sa gloire.»

Ensuite, il lui prédit qu’elle serait fiancée mais qu’elle ne se
marierait pas et qu’elle se donnerait toute au service de Jésus-Christ
qui ressentait pour elle une tendresse particulière.

A la suite de cette œuvre de rachat, Catherine sentit que son amour de
Dieu allait augmentant sans cesse. Elle s’y donna d’une façon si
généreuse que son détachement du monde et sa faculté d’oraison mentale
s’en accrurent. Vis-à-vis du prochain, elle se montrait si prévenante et
si douce que tout le monde l’aimait. On lui reprochait seulement son
goût de la retraite, ses habitudes taciturnes et le peu de cas qu’elle
faisait de la toilette.

                   *       *       *       *       *

Comme elle touchait à sa treizième année, elle fut demandée en mariage.
Certes ses avantages extérieurs n’y entraient pour rien, car elle était
de complexion chétive et disgracieuse quant à la démarche. En outre,
elle offrait aux regards un teint basané, de petits yeux en pépins de
pomme, un long nez assez pareil à un bec de flûte, des dents ternes et
mal rangées et des bras maigres qui ressemblaient assez aux fuseaux des
filandières.

Mais le gentilhomme qui sollicita sa main, la voyant en faveur auprès de
la princesse, estimait que, par cette union, il se pousserait à la cour
du vice-roi et obtiendrait quelque emploi lucratif.

Catherine refusa d’abord son consentement. La princesse s’en irrita. Par
son ordre, l’entourage et particulièrement la gouvernante du palais
poursuivaient la jeune fille de représentations excessives. On lui
peignit sa répugnance pour le mariage comme une ingratitude à l’égard de
sa bienfaitrice; on lui servit l’argument que, bâtarde, laide et pauvre,
elle devait s’estimer très heureuse du mari fort imprévu qui s’offrait à
elle. Bref on l’obséda d’une façon si opiniâtre que, de guerre lasse,
elle finit par céder.

Elle a dit depuis que, suivant l’assurance qui lui avait été donnée par
son père dans la vision rapportée ci-dessus, elle espérait que le
mariage n’aurait pas lieu. Et même si elle devait en passer par là, elle
pensait persuader à son mari qu’ils vécussent ensemble comme sainte
Cécile le fit avec son époux. Elle ajoutait en riant: «Ce n’aurait pas
été un grand sacrifice pour lui car voyez ma figure!...»

Mais les choses n’allèrent pas si loin. «Le fiancé, dit le Père
François, ne se possédait pas de satisfaction. Sa joie fut de courte
durée. Peu après, Dieu lui envoya une douleur de côté. Éclairé d’en
haut, il comprit que son mal était grave, se résigna chrétiennement et
fit une sainte mort que les mérites et les prières de sa vertueuse
fiancée ne contribuèrent pas peu à lui obtenir.»

                   *       *       *       *       *

A la suite de ce décès, Catherine, craignant de nouvelles sollicitations
matrimoniales et sentant s’augmenter son aversion pour le monde, obtint
de sa protectrice la permission d’entrer dans un couvent de Capucines
comme résidente laïque. Elle ne voulut, d’ailleurs, pas prendre le
voile. Car, à cette époque, la vocation religieuse ne la sollicitait
nullement. Et elle éprouvait déjà cet éloignement pour les communautés
de femmes qui, plus tard, comme nous le verrons, fit d’elle non une
Carmélite mais--un Carme.

Chez les Capucines, sa vie spirituelle devint de plus en active; ses
journées et souvent ses nuits étaient toutes d’oraison. Elle demeurait
si perdue en Dieu que, quand les circonstances l’obligeaient de donner
quelque attention aux choses de l’extérieur, ce n’était qu’avec un
pénible effort qu’elle parvenait à y fixer sa pensée.

Un prodige montra bientôt à quel point le ciel la favorisait. Un soir de
Noël, les moniales chantaient matines dans le chœur du haut de leur
église. Selon ses habitudes d’indépendance, durant cet office, Catherine
se retira dans le chœur d’en bas et s’agenouilla devant un autel que
surmontait une statue de la Vierge à l’Enfant. Tandis qu’elle priait, il
lui vint un tel ravissement d’amour qu’il lui sembla qu’elle allait
défaillir.

«Tout à coup, dit son biographe, la sainte Mère détacha son Fils de son
sein virginal et, l’ayant posé sur la table de l’autel, elle joignit les
mains en signe d’adoration, puis inclina sa tête royale pour exprimer le
même sentiment. A cette vue, interdite, transportée d’étonnement,
Catherine se mit à pousser des cris si forts que les religieuses
interrompirent les matines et descendirent en toute hâte. Quand, à leur
tour, elles aperçurent l’Enfant sur l’autel et la Mère en adoration,
elles unirent leurs voix à celle de Catherine et remplirent le saint
lieu de louanges et de bénédictions.»

Catherine aurait souhaité qu’on gardât le secret sur ce miracle. Mais
les religieuses ne l’écoutèrent pas et se hâtèrent d’en répandre le
bruit dans la ville. A partir de ce moment, les Napolitains tinrent la
jeune fille pour leur médiatrice auprès de Dieu et ils furent persuadés
que sa présence parmi eux leur portait bonheur.


III

Catherine serait peut-être restée jusqu’à sa mort dans ce monastère, si
la politique n’était venue modifier le cours de son existence.

Le royaume de Naples se trouvait alors sous la domination espagnole.
L’homme le plus influent du pays était le prince de Salerne. Croyant
avoir à se plaindre des procédés de la Cour de Madrid à son égard, il
entraîna quelques membres de la noblesse dans une conjuration pour
émanciper sa patrie. Afin d’accroître ses chances de réussite, il
demanda au roi de France une aide en troupes et en argent, lui affirmant
qu’en retour, Naples et son territoire accepteraient volontiers sa
suzeraineté.

Le complot fut découvert presque aussitôt que formé. Le prince de
Salerne, averti de son arrestation imminente, prit la fuite et se
réfugia en France. Ses domaines furent confisqués et une condamnation à
mort prononcée contre lui.

Les rigueurs ne s’arrêtèrent pas là. Comme la princesse de Salerne,
femme de beaucoup d’esprit et d’une rare beauté, réunissait autour
d’elle une société nombreuse et choisie, on insinua au roi d’Espagne
qu’elle formerait sans doute le dessein de continuer les intrigues de
son mari. La suggestion n’était pas justifiée car la princesse n’avait
cure de politique. Mais Philippe II était d’un caractère trop ombrageux
pour ne pas accueillir ces soupçons. C’est pourquoi il lui donna l’ordre
de se rendre à Valladolid en lui faisant entendre que Naples ne la
reverrait jamais plus. Résister à la volonté royale, il n’y fallait pas
songer. Or l’exil semblait d’autant plus dur à la princesse que, parmi
les nombreux gentilshommes, dames d’honneur et domestiques qui
constituaient sa maison, elle n’en distinguait aucun qui fût d’esprit
assez judicieux pour l’aider à se diriger dans le milieu nouveau où
force pièges l’attendaient.

L’idée lui vint alors d’emmener Catherine avec elle. Ayant eu lieu
d’apprécier le jugement droit et l’esprit de décision qui constituaient
les qualités principales de sa protégée, elle n’hésita pas à lui
proposer de la suivre en Espagne.

Mais Catherine refusa tout net: «Il n’est pas à propos, dit-elle, que je
sorte de cette sainte maison, où je vis retirée, comme c’est ma vocation
pour m’en aller à la cour. Ce serait, pour moi, retomber tristement du
ciel sur la terre. Madame, la manière de vivre qu’il me faut à moi,
c’est la solitude d’un ermite, loin du monde. Parmi les tumultes des
courtisans, je vous serais un embarras plutôt qu’un appui car là-bas,
c’est l’art de mentir qui est en faveur et moi, je ne sais pas
dissimuler mes impressions. Souffrez donc que je reste ici.»

J’ai tenu à citer les propres paroles de Catherine en cette occurrence
parce qu’elles ouvrent un jour significatif sur sa personnalité. On y
sent une âme volontaire, éprise d’indépendance, rebelle aux conventions
sociales. Déjà l’on peut pressentir qu’elle ne reculera devant rien
lorsqu’il s’agira d’assurer sa solitude en Dieu.

La princesse ne se tint pas pour battue. Elle revint à la charge avec
les plus vives instances: «Considérez, dit-elle, ma jeunesse, les
dangers de la cour, la licence des courtisans, la malignité des langues.
Votre compagnie me sera un soutien dans mes chagrins et une sauvegarde
pour mon honneur. Votre réputation de vertu me mettra bien dans l’esprit
du Roi. Voyant auprès de moi une personne telle que vous, il comprendra
que je ne médite aucune entreprise contre son pouvoir.»

Des raisons aussi pressantes ne laissèrent pas d’ébranler Catherine.
D’autre part, de bons prêtres et des dames pieuses de l’entourage ayant
joint leurs sollicitations à celles de la princesse, la recluse finit
par admettre qu’elle avait un devoir de conscience à remplir. Sans
argumenter davantage, elle accepta le rôle difficile de chaperon d’une
jeune femme en butte à toutes sortes de convoitises et de jalousies.

Le voyage se fit aussitôt; et les deux exilées arrivèrent à Valladolid
dans le courant de l’année 1557. Catherine avait donc alors trente-huit
ans.


IV

Aussitôt installée à la cour, la princesse déploya le plus grand luxe.
La richesse de ses ameublements, l’abondance de sa table, ses profusions
la firent considérer comme une sorte d’arbitre des élégances. «C’était,
dit le Père François, le culte de l’or et de la pourpre.» Comme, en
outre, elle était douée d’une beauté piquante et qu’elle montrait
beaucoup de brillant dans la conversation, force galantins de la
noblesse et même les princes de la maison royale s’empressèrent autour
d’elle. Dès lors, ce ne furent que réceptions, festins, promenades,
gambades, sérénades et roucoulades.

Catherine blâmait cette existence dissipée et ne ménageait pas les
reproches à sa parente, lui rappelant qu’elle était la femme d’un banni
et que sa situation commandait de la réserve. Mais la princesse, gâtée
par les flatteries de ses adulateurs, prit assez mal la réprimande.
«J’ai soin de vous tenir toujours auprès de moi, dit-elle, et vous
m’accompagnez chaque fois que je sors; cela ne vous suffit-il pas?
Voudriez-vous que je me confine dans un coin de mon palais, sans voir
personne? Je mourrais d’ennui s’il me fallait partager les austérités où
vous vous complaisez! Au surplus, je ne fais rien de mal et je n’entends
pas me donner le ridicule de rabrouer ceux qui me trouvent bien et qui
me le disent avec politesse. Ayez donc l’obligeance, à l’avenir, de
garder vos observations pour vous...»

Ce n’était pas ainsi que Catherine avait envisagé leur séjour à
Valladolid. Certes elle n’avait jamais conçu le dessein de transformer
la princesse en une de ces affolées de dévotion qui collent aux
confessionnaux comme de la glu et qui se croiraient sur la pente de la
damnation si elles cessaient une minute d’égrener des patenôtres. Mais
elle estimait que la réputation et peut-être aussi la vertu de sa jeune,
jolie et inconséquente cousine couraient bien des risques parmi les
godelureaux qui jabotaient et faisaient la roue dans ses salons.

Rebuffée, elle n’insista point. Cependant, elle redoubla de vigilance,
car, désespérant d’inculquer à la princesse l’à-propos d’une vie plus
retirée, elle appréhendait quelque étourderie qui la perdrait auprès du
Roi. C’est pourquoi elle se promit de se mettre en travers chaque fois
que les madrigaux élèveraient leur température à l’excès.

Le cas se produisit à de fréquentes reprises. Et, toujours, Catherine
asséna aux soupirants quelqu’une de ces phrases en coup de trique dont
elle avait coutume. Si bien que les seigneurs la traitaient, entre eux,
de vilaine corneille croassante. Mais ils n’osaient pas le lui dire
parce qu’il y avait dans l’attitude de ce bout de femme un je ne sais
quoi d’imposant qui les obligeait de baisser le nez dès qu’elle les
regardait seulement en face.

                   *       *       *       *       *

Parmi les empressés autour de Mme de Salerne, on remarquait un jeune
prêtre nommé Augustin Cazalla. Il était fort bien fait de sa personne et
possédait une grande réputation comme prédicateur. Par contre, des gens
bien informés l’accusaient de mœurs dissolues et les théologiens
suspectaient, non sans motif, l’orthodoxie de sa doctrine. Le fait est
qu’il avait adopté, en secret, les principes de l’hérésie luthérienne et
qu’il s’appliquait, sous des formes prudentes, à la propager. Il
développait le plus souvent en chaire cette proposition de Luther:

«La foi nous sauve sans les œuvres» et le corollaire: «le péché nous
domine; quoi que nous fassions, nous ne saurions nous abstenir de le
commettre; mais la loi morale (cause de notre chute, parce que nous ne
pouvons l’observer) le Christ l’a accomplie pour nous. Il suffit donc de
croire en lui pour être sauvés.»

On voit tout de suite à quelle corruption peut mener ce sophisme.
C’était bien sur quoi comptait Cazalla qui, au fond, n’avait pour
objectif que de dépraver ses admiratrices afin d’en faire les jouets de
sa sensualité.

Bien entendu, dans ses sermons comme dans ses entretiens particuliers,
il se gardait d’afficher crûment ses opinions. Il les dissimulait sous
une phraséologie pompeuse ou les diluait en métaphores melliflues. Par
exemple, dit le Père François, «il exagérait la miséricorde de Dieu, le
bonheur et les avantages de la foi qui ne raisonne pas avec les
passions. Sans cesse, il exaltait les mérites de Jésus-Christ et les
satisfactions qu’il a offertes pour nous. Il exagérait les fruits de la
Rédemption et soutenait qu’elle nous a libérés de tous nos péchés et de
toutes les peines qui leur sont dues. A l’entendre, le christianisme
n’était plus qu’affranchissement et licence. En outre, jamais il ne
soufflait mot de l’obligation de faire pénitence, de la nécessité de la
confession, de la soumission aux commandements de Dieu, aux lois de son
Église. Toute sa doctrine n’était qu’un poison présenté dans une coupe
d’or. Et avec cet appât, il séduisit tous ceux qui prétendent élargir la
voie étroite et sont toujours à la recherche de directeurs complaisants
au vice.»

Comme Cazalla était fort à la mode auprès des dames de la Cour dont un
grand nombre ne juraient que par lui, la princesse, «moins versée en
fait de religion qu’en pratiques mondaines», s’engoua de l’adroit
hérétique. Celui-ci s’aperçut rapidement de l’influence qu’il prenait
sur cette tête légère. Il multiplia ses visites et, sous couleur de
haute spiritualité, enguirlanda la jeune femme de propos mignards où ses
charmes extérieurs étaient vantés comme le symbole des perfections de
son âme.

La princesse, enchantée de ce marivaudage érotico-théologique, n’en
apercevait point les périls. Mais Catherine veillait. Tout d’abord, son
sens droit et surtout les lumières que Dieu lui donnait, lui avaient
fait distinguer l’impiété foncière et la malfaisance de la doctrine que
prêchait Cazalla. Mais elle se tint encore bien plus en garde quand elle
eut démêlé à quelles sales convoitises aboutissaient tant de discours
fleuris.

Aussi, chaque fois que l’hypocrite venait au palais, elle se tenait
assise à côté de la princesse, ne la quittait pas d’une minute,
réfutait, en quelques mots secs et méprisants, les aphorismes
équivoques, et dardait sur le rhéteur un regard si aigu que celui-ci
s’en trouvait tout déconcerté.

La pauvre princesse fort peu clairvoyante n’aperçut dans la façon d’agir
de Catherine qu’un manque aux convenances mondaines. Se piquant,
elle-même, de politesse raffinée, elle prit un jour à part sa cousine et
lui reprocha vivement ses mauvaises manières à l’égard d’un «si éminent
docteur».

Mais Catherine ne se laissa pas intimider.

«--Madame, dit-elle à la princesse, un loup se cache sous la peau de
cette brebis. Prenez garde, on vous recommande l’amour de Dieu sans la
crainte; cela conduit à l’abîme. Rappelez-vous que si, une fois,
Notre-Seigneur a découvert sa gloire, toute sa vie ne fut qu’abnégation,
croix, pénitences, pauvreté. Quand on cherche à vous persuader le
contraire, on vous trompe par un calcul ignoble. Ce malheureux prétend
flatter le corps de Votre Excellence et moi je veux le bien de votre
âme. Puisque vous m’avez arraché à ma retraite pour cet office, souffrez
que j’y travaille. Je ne me tairai pas, car un sentiment intérieur
m’avertit que cet homme porte la marque de Satan. Bon gré, mal gré, il
faut que je le crie; et puissé-je vous garantir de ses entreprises!...»

La princesse qui, très sincèrement, ne se croyait pas en danger, taxa de
bigoterie intolérante la méfiance de Catherine. Puis sans insister
davantage, elle haussa les épaules et rompit l’entretien.

Mais Cazalla en voulait terriblement à cette maîtresse-femme qui l’avait
percé à jour. Il résolut de se venger. A cet effet, le lendemain, en
chaire, il prit pour texte la parole de saint Paul: _Taceat mulier in
ecclesia_ et la développa non d’après l’enseignement traditionnel mais
pour invectiver contre les impudentes qui osaient se mêler
d’enseignement religieux. Il appuya longuement là-dessus; et comme, tout
en défilant ses périodes, il ne quittait pas Catherine des yeux, nul ne
douta de son intention de lui administrer une humiliante leçon.

Durant tout le sermon, Catherine était demeurée impassible. Mais quand,
le même soir, Cazalla se présenta au palais, elle eut un mouvement de
répulsion tellement accusé que l’hérétique, qui pensait l’avoir matée,
lui demanda, d’un ton goguenard, si elle avait peur de lui.

Catherine le considéra un bon moment avec une expression de physionomie
qui marquait autant d’horreur que de pitié. Puis, comme il renouvelait
sa question, elle lui dit, en détachant ses mots: «Vous êtes perdu!
Tandis que vous parliez, Dieu m’a montré des tourbillons de feu sortant
de votre bouche et j’ai senti l’odeur de l’enfer...»

L’hérétique, prenant cet avertissement terrible pour une expression de
rancune arrachée à l’orgueil blessé, reprit avec dérision: «Bah! bah! si
vous avez réellement vu des flammes sortir de ma bouche, ce devaient
être celles du Saint-Esprit!»

Ce blasphème ne réduisit pas Catherine au silence. Elle joignit les
mains et, les yeux fixes comme si quelque vision formidable se reflétait
en ses prunelles, d’une voix basse mais très distincte, elle répéta:
«C’était le feu de l’enfer... Vous êtes perdu!»

A ce coup, Cazalla se sentit envahi d’une terreur insurmontable. Il se
leva en s’écriant: «Madame, taisez-vous!»

Mais à peine avait-il poussé cette clameur qu’il pâlit, chancela,
balbutia et, soudain prit la fuite comme si le Mauvais étendait déjà sa
griffe sur lui.

Aussitôt la princesse et les dames présentes firent cent reproches à
Catherine. Et même les domestiques la blâmaient à la sourdine. Mais la
voyante ne se laissa pas émouvoir. On eut beau lui dire qu’elle était
bien osée de vilipender ainsi un docteur applaudi par le grand monde,
elle secoua la tête en répétant: «Il ne prêchera plus; il brûle et il
brûlera.»

«Toutes ces femmes, écrit le Père François, furent mécontentes; dans
leur simplicité, elles criaient au scandale.»

Néanmoins, l’événement ne tarda pas à sanctionner la prédiction de
Catherine. Depuis un certain temps, l’Inquisition menait, en grand
secret, une enquête sur Cazalla. Non seulement la preuve fut acquise de
ses mauvaises mœurs mais encore on découvrit qu’il avait formé, avec
deux de ses frères et trente autres personnes, une intrigue pour faire
pénétrer l’hérésie luthérienne en Espagne. Des mesures avaient été
prises en conséquence.

Le samedi suivant, Cazalla fit annoncer qu’il prêcherait. L’église où le
sermon devait être prononcé était pleine de ses admirateurs. Pendant la
messe, Mme de Salerne et ses amies raillaient Catherine entre elles et
lui donnaient à entendre, par des clignements d’yeux et de petits mots
aigres-doux, qu’elles n’étaient pas loin de la tenir pour une
illusionnée. Catherine, sans rien perdre de son calme, se contenta de
répondre: «J’ai vu et vous verrez.»

Au moment où l’on pensait que Cazalla allait sortir de la sacristie pour
monter en chaire, on vit arriver, à sa place, un familier de
l’Inquisition annonçant, à haute voix, qu’il était inutile d’attendre le
prédicateur parce que le Saint-Office venait de l’arrêter.

Le redoutable tribunal donna, par la suite, une grande publicité aux
raisons de doctrine et d’ordre social qui motivaient l’arrestation. Il
en résulta que les partisans de Cazalla s’aperçurent avec effroi que,
par ignorance ou étourderie, ils avaient failli se compromettre en
soutenant un ennemi de l’Église. Ils se hâtèrent de le renier avec
ensemble.

Le renom de Catherine s’en accrut. «Les gens du palais, dit le
biographe, éprouvaient un peu de confusion; ils apprenaient à
reconnaître la faveur que Dieu leur avait faite en plaçant, parmi eux,
une personne qui avait l’esprit de prophétie.» Quant à la princesse,
comprenant enfin à quel danger elle venait d’échapper, elle ne cessait
de remercier Catherine et la suppliait de lui pardonner d’avoir méprisé
ses avertissements.

«Remercions Dieu seul; il m’a fait _voir_ ce qui allait arriver,
répondit Catherine, et prions pour ce malheureux...»

Le procès de Cazalla et de ses complices dura plus d’un an. A la fin,
ils furent condamnés, livrés au bras séculier et brûlés vifs sur la
grande place de Valladolid, le 21 mai 1558. Ainsi s’accomplit, point par
point, la prédiction de Catherine:--_il brûle_ (déjà du feu de l’enfer),
et _il brûlera_ (bientôt sur le bûcher).

En ce temps-là, on ne badinait point avec l’hérésie. N’empêche qu’on
peut tenir pour atroces et répugnants les procédés de l’Inquisition.
Elle eût enfermé Cazalla, dont les erreurs se prouvaient génératrices
d’anarchie et de corruption, la chose aurait été fort admissible. Mais
le faire cuire, c’était préparer un sujet de déclamation aux sectateurs
de la déesse Raison qui aiment fort guillotiner leurs adversaires mais
qui s’indignent quand ceux-ci les mettent en grillades. En résumé, la
barbarie obtuse des rôtisseurs comme celle des coupeurs de tête
apparaissent, j’imagine, également abominables au regard de
Notre-Seigneur Jésus-Christ.


V

L’engouement prolongé de la princesse de Salerne pour la faconde de
l’hérétique l’avait desservie auprès de Philippe II. D’autre part,
l’esprit de méfiance qui caractérisait ce roi lui faisait voir d’un
mauvais œil l’empressement des grands seigneurs autour d’une jeune femme
dont la beauté, le charme et l’entrain lui semblaient des moyens
d’intrigue contre les prérogatives de sa couronne. Comme en outre, elle
s’estimait lésée par la confiscation des biens de son mari et qu’elle ne
s’en taisait pas, il craignit qu’elle ne se formât un parti de
Napolitains séditieux et de Castillans frondeurs qui ne tarderait pas à
nouer quelque complot. Très probablement, primesautière et versatile, la
princesse ne songeait à rien de pareil. Mais pour Philippe II,
soupçonner et sévir c’était tout un.

C’est pourquoi, un jour qu’elle était venue lui rendre hommage, il lui
déclara, d’un ton rogue, qu’il fallait qu’elle quittât, sur-le-champ,
Valladolid et se rendît, pour n’en plus sortir, à Tolède. Il ajouta
qu’il se chargeait lui-même de veiller sur ses intérêts et qu’il
prendrait soin d’expliquer que la cause de cet exil n’entachait en rien
son honneur.

«Cette sentence, dit le biographe, malgré le vernis d’or dont elle était
revêtue, frappa la princesse d’un coup mortel qui, en peu de temps, la
conduisit au tombeau. La langue d’un roi est un glaive acéré et le
souffle de sa bouche tue ceux qui placent leur félicité en ce qu’on
appellerait mieux leur malheur.»

Avant de mourir, la princesse fit un testament où elle recommandait au
roi les personnes de sa maison. Philippe pourvut, d’une façon
convenable, au sort des subalternes. Quant à Catherine de Cardonne, il
la tenait depuis longtemps en grande estime et il n’avait pas oublié la
clairvoyance surnaturelle dont elle avait fait preuve contre Cazalla.
Désireux de s’attacher une personne aussi avant dans la faveur divine,
il lui commanda de quitter Tolède et il la plaça, comme surintendante,
chez son ministre favori don Rui Gomez de Silva. Non seulement elle y
aurait la haute main sur la domesticité mais encore elle dirigerait
l’éducation des deux infants: don Juan d’Autriche--frère naturel de
Philippe et futur vainqueur de Lépante--et le prince héritier don
Carlos.

Catherine avait espéré que, la mort de la princesse la libérant
d’obligations subies à contre-cœur, elle pourrait se retirer dans
quelque monastère. Mais elle n’osa se dérober aux ordres du roi. Rui
Gomez, homme fort pieux et qui admirait l’extrême ferveur de Catherine,
constata bientôt que les pratiques de la dévotion ne l’empêchaient
nullement d’administrer, avec un ferme bon sens, la fortune dont elle
avait reçu le soin. Il la pria donc d’ordonner toutes les dépenses du
palais et de veiller aux revenus.

Catherine accepta moyennant trois conditions: on lui attribuerait un
logement à l’écart où elle pût se créer une retraite loin du mouvement
de la Cour; le ministre lui laisserait prendre, sur les fonds dont elle
assurerait la gérance, de quoi faire l’aumône aux hôpitaux, soulager les
malades, marier des orphelines indigentes et donner aux pauvres des
aliments; enfin, elle arrangerait sa propre existence à sa guise, sans
qu’on lui fît d’observations.

Le ministre souscrivit à tout. Il n’eut pas lieu de s’en plaindre, car
sa fortune prospéra. «Il avait coutume de dire que depuis que Catherine
exerçait l’intendance de sa maison, ses biens s’accroissaient chaque
jour.»

                   *       *       *       *       *

Libre de ses actes, et tout en remplissant avec une parfaite exactitude
son office, Catherine s’organisa la vie ascétique et pénitentielle où la
portait son amour de Dieu.

Sa nourriture se réduisait à peu près à rien. Elle ne mangeait jamais de
viande, jeûnait quatre fois par semaine, se contentant, ces jours-là, de
quelques feuilles de chou cuites à l’eau avec une pincée de sel. Souvent
même, elle ne prenait rien. D’autres fois, elle pétrissait un peu de
farine qu’elle faisait cuire sous la cendre. Elle couchait sur une
paillasse peu garnie et ne portait que des chemises de bure rousse. En
dessous, un cilice rude comme râpe ou une chaîne de fer nouée autour des
reins.

Chaque jour, elle récitait les psaumes de la pénitence, l’office des
morts, celui de la Sainte Vierge et celui du Saint-Esprit. Elle s’était
fabriqué une discipline à crochets dont elle se déchirait les épaules.

Un soir, elle se flagellait si rudement que Rui Gomez, entendant le
sifflement des lanières, crut qu’elle allait se mettre en pièces. Il
vint à sa chambre pour la prier de se ménager. Mais, comme il avait la
main sur la poignée de la porte, il se rappela la promesse qu’il avait
faite de ne jamais entraver la pénitente dans l’exercice de son zèle. Il
s’en retourna chez lui, plein d’épouvante et de vénération.

«Cet exemple, écrit le Père François, fit sur lui une impression si
salutaire que, depuis ce moment, il s’attacha à imiter son intendante
pour la discipline et pour la vertu. Ceci fut cause que Catherine lui
voua beaucoup d’amitié.» Ce qu’elle aima surtout en lui, ce fut son
inépuisable charité. «Elle disait souvent que les aumônes du ministre
lui servaient de sauvegarde contre les embûches de ceux à qui sa grande
élévation inspirait de la jalousie et que, plus tard, elles lui
abrégeraient les peines du purgatoire, ce qui arriva en effet.»

                   *       *       *       *       *

Ce fut une tâche assez ardue pour Catherine que celle de former le
caractère des jeunes princes. Don Juan se montrait d’une turbulence
excessive. Quant à don Carlos, sa faiblesse d’esprit confinait presque à
l’imbécillité. A force de soins et par un habile mélange de douceur et
de fermeté, elle réussit pourtant à leur inculquer des habitudes
religieuses. Elle avait surtout à combattre en eux l’orgueil du rang que
les flatteries de l’entourage tendaient sans cesse à développer. Si,
dans ce sens, elle obtint quelques résultats, ce fut par la franchise un
peu bourrue de ses réprimandes.

Une anecdote révélera sa méthode.

Elle gardait, dans une armoire, des pâtisseries sèches et des confitures
qu’elle leur donnait pour leur goûter. Or un jour, poussés par la
gourmandise et profitant de son absence, les princes s’entendirent pour
piller la cachette. La trouvant fermée, ils enfoncèrent la porte avec
une telle violence qu’ils brisèrent les pots et les assiettes. Il
s’ensuivit un gâchis de marmelades et de sirops où s’enlisaient les
biscottes et les gaufrettes. Ils contemplaient, tout effarés, le dégât
lorsque Catherine survint.

D’un coup d’œil, elle saisit ce qui venait de se passer. Alors, sans
élever la voix mais sur un ton sévère qui fit trembler et rougir les
enfants, elle leur dit: «Je m’étonne que Vos Altesses, qui auront un
jour à commander les hommes, se soient conduits comme des valets
sournois. J’espère que ceci vous servira de leçon et qu’à l’avenir le
souci de votre dignité vous empêchera de vous ravaler de la sorte...»

Comme, lorsqu’ils se conduisaient bien, les princes la trouvaient pleine
de tendresse et de sollicitude, ils la prirent en affection. «Ils
l’appelaient _mama_», dit, avec bonhomie, le biographe.


VI

Par tout ce qui précède, nous pouvons maintenant nous représenter la
personne morale de Catherine en ses traits essentiels: une volontaire
exempte des faiblesses habituelles à son sexe; une intelligence droite
en qui le bon sens s’alliait à ce don d’ordre surnaturel: _le
discernement des esprits_.

Sans doute, quelques-uns la jugeront malgracieuse, un peu trop...
_virago_. Mais il ne faut pas demander à un pommier sauvage et qui
repousse la greffe de porter des pêches d’espalier. Et l’on verra
bientôt qu’étant prédestinée à fournir un exemple d’ascétisme, elle
n’eût jamais réalisé ce que Dieu attendait de son énergie si elle avait
souffert que le contact du monde ébréchât l’acier bien trempé de son
âme.

Appréciée du Souverain, possédant la confiance du premier ministre,
gouvernante des Infants, on l’enviait et on l’adulait. Mais elle avait
un sens trop aigu de la réalité pour se laisser prendre aux surfaces.
Sous la politesse des gens de cour, elle apercevait de bas calculs et
des abîmes de vilenie. Pleine d’un dédain viril--qui n’allait pas sans
quelque pitié--elle jugeait à sa valeur la société chatoyante qui
bruissait autour d’elle.

«Ici, se disait-elle, sous l’écorce de la douceur, les paroles cachent
le fiel de la haine. Ceux qui se prétendent amis sont autant de traîtres
occupés à se nuire les uns aux autres. On se baise mutuellement les
mains et l’on voudrait se sucer le sang. On reçoit un affront comme une
faveur, avec l’espoir de le rendre au double. Quiconque ne déguise sa
pensée doit s’attendre aux pires iniquités. Il n’est pas de turlupin
juché sur des tréteaux hasardeux qui égale ces courtisans dans l’art de
feindre des sentiments qu’ils n’éprouvent pas. Et leur religion!... Un
masque d’hypocrisie sur des visages que ronge une lèpre de vices. Et le
roi, lui-même: avec toute la puissance dont il est investi, son
élévation lui devient une chaîne qui en fait l’esclave de ses flatteurs.
Il se repaît de fumées et de vent; mais, au fond, il sait bien que
personne ne l’aime... Ah! l’horrible existence que celle de tous ces
malheureux: quelques années à papilloter dans l’illusion, puis le
cercueil et la pourriture!... Ils pourrissent déjà. Et quelles âmes ils
vous apporteront à juger, Seigneur!»

Cependant, le soleil divin, qui rayonnait dans son âme, lui prodiguait
sans cesse de nouvelles lumières pour la détacher du monde. De plus en
plus, il lui dessillait les yeux; de plus en plus il embrasait son cœur,
l’illuminait et l’inclinait vers la vie dans la retraite;--souvent, il
lui montrait, environné d’une gloire éblouissante, Jésus au désert.

Si violemment qu’elle se sentît sollicitée de fuir la cour, Catherine
éprouvait de l’éloignement pour la clôture dans un monastère de femmes.
D’une façon indicible, elle se rendait compte que Dieu la voulait
ailleurs.--Où cela? Elle ne parvenait pas à le distinguer. Et puis, du
point de vue purement humain, que de barrières à franchir pour se
dégager du labyrinthe où elle tâtonnait encore! Obtenir l’agrément du
prince Ruy Gomez, il n’y fallait pas songer; en parler au roi, elle
n’osait. Consulter des amis? Elle ne s’en connaissait point qui fussent
assez sincères pour lui donner un conseil désintéressé. Parmi ses
relations, chacun craindrait de déplaire au maître en l’encourageant au
départ.

C’est ainsi que, suivant ses propres termes «la lumière qui brillait en
elle lui devenait une cause d’incertitudes et une source de ténèbres».

Dans cette angoisse, un jour qu’elle se sentait encore plus triste que
de coutume, elle se prosterna devant Dieu, en un transport de larmes et
de prière, et le supplia, d’une façon si véhémente, de l’éclairer, que
la divine Charité se laissa émouvoir. Notre-Seigneur lui répondit par la
bouche d’un Crucifix qu’elle portait sur elle: «_Va, je t’aiderai.
Quitte la cour. Refugie-toi dans une caverne où tu vaqueras librement à
l’oraison et à la pénitence._»

Ces paroles si nettes lui remplirent tout d’abord l’âme de consolation.
Mais le Démon, qui déteste tout héroïsme, intervint alors et, selon sa
tactique coutumière, se servit de son imagination, comme d’une loupe,
pour lui grossir les obstacles et la pousser au découragement.

Sous son influence, elle balança:

«Vivre en ermite, se dit-elle, jamais je n’en aurai la force. Et puis je
suis femme et, par conséquent, exposée à toutes sortes de dangers si je
me retire dans une campagne isolée. Ensuite, où entendre la messe? A qui
me confesser? Prendre un parti aussi extraordinaire sans consulter
serait imprudent. Or si je consulte, on me refusera l’autorisation car
quelle apparence qu’on me permette de résider toute seule au désert? Si
je ne consulte pas, on pourrait, à juste titre, m’accuser de témérité.»

Après bien des alternatives, elle décida enfin de tout dire à son
confesseur habituel. Celui-ci était un prêtre mondain, routinier, inapte
à diriger les âmes généreuses et que toute aspiration d’ordre élevé
offusquait comme un outrage au sens commun.

«En ce temps, écrit le biographe, le clergé séculier était devenu d’une
telle timidité, il avait mis si complètement en oubli les grandes grâces
dont Dieu s’est plu à combler les saints et les saintes qui ont mené la
vie érémitique, qu’un pareil dessein parut une folie au confesseur. Ni
la pureté d’âme de Catherine, ni ses hautes vertus, ni la droiture de
ses intentions, ni les miracles que Dieu avait faits en sa faveur, ni
même la réponse qu’elle avait reçue de la bouche de Jésus-Christ ne
firent impression sur lui. Il déclara qu’il y avait là une illusion
diabolique.»

D’autres prêtres, à qui Catherine soumit son projet, conclurent de même.
Aucun n’admit qu’elle préférât la solitude à la situation brillante
qu’elle occupait.

Catherine, ainsi blâmée, faillit renoncer à son projet. Mais elle ne
recouvra point la paix: son âme restait troublée car les appels de Dieu
se faisaient toujours plus pressants.

Elle eut alors l’inspiration de consulter le Père François de Torrès, de
l’Ordre des Frères mineurs, qui avait une grande réputation de ferveur
et de sagesse. «Assuré de la volonté divine par des entretiens prolongés
avec Catherine, il approuva son dessein, laissant à son choix et aux
circonstances que le temps amènerait le moyen de l’exécuter.»

A la même époque, elle eut l’heureuse fortune de rencontrer saint Pierre
d’Alcantara qui, «pénétrant dans les immensités de la lumière du
Seigneur, dédaignait les clartés vacillantes de la fragile raison
humaine». Non seulement le Saint entra dans ses vues mais encore il
l’encouragea à réaliser son projet sans retard et lui promit de l’aider
de ses prières.

Alors Catherine n’hésita plus.


VII

Lorsqu’elle avait pris un parti, elle n’était point femme à en différer
l’exécution. Elle décida d’abord de se couper les cheveux et de revêtir
un habit masculin. «Sainte Eugénie et sainte Euphrosyne ont fait ainsi,
se disait-elle; si, grâce à ce déguisement, elles ont pu vivre, sans
péril, parmi les hommes, pourquoi ne serais-je pas garantie comme elles
dans les montagnes?» Et quand il lui revenait de légers doutes sur le
genre de vie où Dieu l’appelait, elle ajoutait: «Ces inspirations si
fortes, si continues, si pressantes que je ressens ne peuvent venir du
démon, elles sont trop contraires à ses intérêts. Elles ne viennent
point non plus de la chair qui a tout à perdre dans ce projet, ni du
monde dont elles me poussent à fuir la frivolité. Mon Dieu, puisque
c’est vous qui me parlez, et puisque je fais mon possible pour vous
obéir, prenez-moi par la main et conduisez-moi dans la solitude où il
vous plaira que je vous serve...» Elle fut exaucée et voici comment.

Don Rui Gomez venait d’acheter une bourgade nommée Estréméra et il fut
obligé de s’y rendre afin d’en régler l’administration. Catherine lui
demanda de l’accompagner dans le but de prendre quelque repos car
l’éducation des infants la fatiguait beaucoup. Le ministre, qui goûtait
fort sa compagnie, ne manqua pas d’acquiescer d’autant que, la sachant
d’esprit judicieux, il comptait qu’elle lui donnerait des conseils
pratiques pour l’organisation de son nouveau domaine.

Pendant ce séjour à Estréméra, Don Rui reçut la visite d’un Père Piña,
prêtre de grande vertu qui, après avoir fait le pèlerinage de Rome,
menait une existence retirée dans la montagne au-dessus du village. On
le disait très éclairé en ce qui concerne les voies extraordinaires.
Catherine le connaissait un peu, lui ayant jadis fait l’aumône à
Valladolid. Son arrivée en ce moment lui persuada que Dieu l’envoyait
pour l’aider dans l’accomplissement de ses désirs.

Aussitôt, elle lui demanda un entretien particulier. Dès qu’il fut
auprès d’elle, elle se sentit toute pleine de confiance en lui. Elle lui
conta sa vie et lui décrivit son oraison. Ensuite elle lui exposa son
dessein sans oublier de faire valoir que le Père François de Torrès et
saint Pierre d’Alcantara l’approuvaient.

Elle conclut: «Les difficultés qui me restent à vaincre ne sont pas
insurmontables. Il ne me manque plus qu’une chose, c’est qu’un homme de
Dieu me prête son appui et consente à m’accompagner dans la recherche
d’un endroit solitaire parce que je ne connais pas le pays. Une voix
intérieure me dit que c’est vous qui devez être mon guide dans cette
entreprise. Pour cela, il me faut une tunique de bure semblable à celle
que vous portez vous-même et un capuce comme celui des religieux. Mon
visage maigre, brun et assez laid m’aidera à dissimuler mon sexe. J’ai
la voix forte la démarche masculine, de la suite dans les idées, de
l’énergie; tout cela n’est pas d’une femme et contribuera certes à mon
déguisement. D’ailleurs Dieu lui-même, qui me sollicite d’une façon si
puissante, nous aplanira la route[3].»

  [3] Le plus souvent, ici comme ailleurs, je reproduis les propres
    expressions de Catherine dans le récit qu’elle fit par la suite de
    sa vocation.--Ce qui la spécialise, c’est l’opinion peu favorable
    qu’elle se donnait des femmes. On l’aura remarqué, et nous aurons
    l’occasion de le constater encore.

Le Père Piña, si expérimenté qu’il fût quant aux effets de la Grâce sur
les âmes de bonne volonté, admira cette intrépidité jointe à tant de
confiance en Dieu. Toutefois, pour ne rien hâter, il fit quelques
objections que Catherine réfuta sans peine. Alors, plus qu’à demi
convaincu, il lui demanda trois jours afin de réfléchir et de prier.

Ce délai à peine écoulé, il revint et dit à Catherine qu’il se tenait à
son entière disposition. Par son conseil, un ancien chapelain de Rui
Gomez nommé Martin Alonso fut mis dans le secret. Celui-ci, natif de la
Roda, au diocèse de Cuenca, indiqua, dans son pays, certains endroits
qui conviendraient à une anachorète et promit, avec joie, son aide pour
assurer la fuite de Catherine. Il fut décidé que les deux prêtres, après
l’avoir accompagnée la laisseraient, déguisée en homme, dans la solitude
et s’en retourneraient chacun chez soi en gardant un parfait silence sur
l’expédition. Par la suite, Martin Alonso viendrait la voir de temps en
temps et lui apporterait quelques provisions.


VIII

Le soir du jour fixé pour son départ, Catherine écrivit une longue
lettre au prince Rui Gomez. Elle lui exposa les motifs qui l’obligeaient
de quitter la cour; elle s’efforça surtout de lui faire comprendre que
ce n’était pas un caprice qui dictait sa résolution mais qu’elle
obéissait à l’appel de Dieu. Elle termina en le conjurant, au nom de
leur amitié et des services qu’elle lui avait rendus, de ne point faire
de recherches pour la retrouver, le prévenant que, même si l’on
découvrait son refuge, elle ne consentirait jamais à revenir et irait se
cacher ailleurs.

La lettre fut placée en un endroit où il était facile de l’apercevoir.
Ensuite, la nuit étant tout à fait venue et tout le monde dormant dans
le palais, elle se disposait à rejoindre ses deux confidents qui se
tenaient blottis, sous un porche dans une rue voisine, quand un obstacle
se présenta auquel la fugitive n’avait pas pensé; les portes de la
maison étaient fermées à double tour et elle n’en possédait point les
clefs. Elle résolut alors de passer par une des fenêtres du
rez-de-chaussée; mais voici que des barreaux de fer les garnissaient.

Comme elle restait perplexe, elle vit soudain le Crucifix qu’elle
portait suspendu au cou s’élever devant ses yeux et elle l’entendit lui
dire: _Suis-moi_. Et en même temps, sans qu’elle pût se rendre compte de
la façon dont le miracle s’opérait, elle se trouva dehors.

Ravie d’admiration, débordante de reconnaissance, elle s’encourut à
toutes jambes vers ses deux compagnons de route. Ceux-ci, en
l’attendant, avaient été partagés entre la crainte et l’espérance.
Prêtres de bonnes mœurs, inexpérimentés quant aux enlèvements, ils
avaient passé deux heures à trembler au moindre bruit. Le craquement des
chaussures d’un passant attardé, les vocalises d’un chat en escapade
galante, le friselis de la chute d’une feuille, tout leur donnait
l’alerte. Ils ne respirèrent à l’aise que quand ils virent Catherine
poindre dans l’ombre.

Dès qu’elle eut repris haleine, elle leur raconta le prodige dont elle
venait d’être favorisée. Ils se récrièrent d’allégresse, disant qu’il y
avait sûrement là un nouveau signe que Dieu approuvait sa fuite.

A la clarté de l’aube naissante, ils lui coupèrent les cheveux et
l’aidèrent à s’habiller en ermite. Puis se partageant le bagage sommaire
de Catherine, ils prirent, en hâte, le chemin de la solitude cependant
que l’évadée murmurait cette prière: «Seigneur, puisque ma retraite est
l’œuvre de votre droite, puisque vous m’avez exemptée des faiblesses de
la femme, gardez-moi une âme virile afin que je reste toute à vous, à
jamais.»

                   *       *       *       *       *

Après quelques heures de marche, ils arrivèrent à la chapelle de
Notre-Dame d’Altamira, desservie par un prêtre duquel Catherine, s’étant
confessée, reçut la communion. De là, ils gagnèrent Cuenca et
demandèrent à l’évêque d’autoriser l’anachorète à se fixer dans son
diocèse. Le prélat, qui prit Catherine pour un homme glabre et assez
vilain d’aspect, donna son consentement sans difficulté.

S’étant ainsi mis en règle, les voyageurs reprirent la route de la Roda.
Ils commençaient à gravir la pente d’une montagne, quand Catherine
s’arrêta net en disant: «C’est ici que Dieu m’ordonne d’établir ma
demeure. N’allons pas plus loin.»

Martin Alonso fit d’abord un peu d’opposition, alléguant qu’on n’était
pas arrivé à l’endroit qu’il avait en vue. Mais Catherine refusa de
poursuivre et le Père Piña l’appuya. «Il faut, affirma-t-il, qu’elle
suive son inspiration.» Alonso en tomba d’accord et mit fin à ses
objections.

Ils cherchèrent quelque caverne où la solitaire pût s’abriter des
intempéries. Mais ils ne découvrirent, au milieu d’un épais taillis de
cistes, de lentisques et de chênes verts, qu’une excavation «plus propre
à servir de tanière à un renard que de logis à un ermite. L’entrée en
était fort basse et l’intérieur si exigu en hauteur comme en largeur
qu’il y avait à peine la place pour une personne même d’une taille aussi
petite que celle de Catherine.» Or elle déclara que ce terrier lui
convenait de tous points.

Les prêtres tressèrent alors, avec des tiges de genêts flexibles, une
claie qu’ils appliquèrent contre l’ouverture de façon à dissimuler
l’entrée aux passants. Puis cette sorte de tombeau ainsi accommodé, ils
prirent congé de Catherine en la bénissant et en lui laissant trois
pains.

«Trois pains, s’écrie le père François, voilà donc toute la provision de
celle qui avait connu les mets de la table du roi! Eh bien, elle éprouva
plus de satisfaction à les manger avec des fruits sauvages que devant
les plats raffinés de naguère.»

La «tanière» était située sur le territoire de Vala de Rei, à deux
lieues de la Roda, à une petite distance de la rivière du Jugar et à une
demi-lieue du monastère de la Fuen-Santa édifié quelques années
auparavant, par les religieux Trinitaires dans cette solitude[4].

  [4] On trouvera l’emplacement de ces diverses localités et de la
    «tanière» de Catherine sur la carte placée dans _le livre des
    Fondations_, tome IV des œuvres complètes de sainte Térèse, édition
    des Carmélites de Paris (1909).

C’est en l’an 1562 que Catherine s’établit de la sorte au désert.


IX

Une fois seule à mi-côte de cette montagne déserte, Catherine se sentit
tout inondée de joie. Son âme baignait dans la chaude lumière intérieure
qui lui faisait sentir la présence de Dieu. Il lui sembla que la nature
se transfigurait autour d’elle; et parce que Notre-Seigneur lui
permettait de souffrir à son exemple pour le rachat des péchés qui
déforment la pauvre humanité, sa gratitude s’exhala en un cantique
véhément dont voici à peu près les versets:

«O monde, je te donne un libelle de divorce! Adieu, hommes d’autant plus
acharnés à vous nuire que vous vivez plus près les uns des autres. Adieu
l’égoïsme, l’avarice, l’envie, la luxure dont la puanteur me suffoquait
pendant que je dépérissais parmi vous. Avec l’aide de la Vierge, des
anges et des saints, je ferai une telle pénitence que Dieu l’acceptera
peut-être en compensation de vos égarements; et si Jésus m’octroie la
couronne d’épines, les fouets de sa flagellation, les clous rédempteurs
je ne cesserai pas de les lui offrir pour le salut du troupeau des âmes
qui courent vers le feu de l’enfer comme les moutons vers l’abreuvoir.

«Vous, arbres qui frémissez doucement, qui ployez sous l’étreinte
fraîche des brises, vous m’apprendrez à m’incliner au souffle du
Saint-Esprit. Oiseaux harmonieux, c’est selon vos cadences que je
chanterai notre Créateur. Rivière, tu seras mon amie et mon
institutrice. Tu m’apprendras à chercher l’amour divin comme tu cherches
la mer, ton principe et ton centre. Je me perdrai en Dieu comme tu te
perds dans l’océan pour y mourir et y trouver une nouvelle vie. Terre
qui, toujours foulée aux pieds, ne cesse malgré cela de nous prodiguer
tes dons, comme toi je rendrai aux hommes le bien pour le mal qu’ils
m’ont fait. Toi, Soleil, de même que tu répands ta clarté sur tous les
mortels sans distinction, tu me verras prier pour les bons comme pour
les méchants.

«Seigneur, rends-moi docile à tes lois immuables, fais que je te serve
avec autant d’innocence que ces créatures de ta bonté: le soleil
glorieux, la rivière miroitante, les oiseaux diaprés comme un
arc-en-ciel, les arbres pleins d’ombres transparentes et d’ors mouvants.

«Jésus, je suis à toi, je suis avec toi, je suis en toi comme tu es à
moi, avec moi, en moi!...»

                   *       *       *       *       *

Cette effusion passionnée montre que ce ne fut point une misanthropie
hargneuse qui poussa Catherine au désert mais bien la plus ardente
charité. Elle fuyait les hommes pour mieux les aimer. Appliquant cette
grande loi de compensation qui, comme nous l’apprennent les Mystiques
inspirés, règle toutes choses en ce bas monde, elle souffrait pour ceux
qui se révoltent contre la souffrance. L’esprit dont se nourrissait sa
pénitence est indiqué par ceci que, d’après son propre témoignage, son
oraison portait d’habitude sur la retraite de quarante jours que
Notre-Seigneur fit au désert et sur son abandon au Jardin des Olives.

«Je le _voyais_ si seul, dit-elle plus tard, si affligé sous la résille
de sang qui lui couvrait la figure, que je me blottissais à ses pieds,
que je fondais en larmes et que je lui demandais de me faire souffrir
comme Lui afin qu’il me fût permis d’expier le lâche sommeil des
disciples... Et pour ce qui regarde la Sainte Quarantaine, j’étais
heureuse d’avoir faim parce qu’il avait faim et je lançais des pierres à
Satan qui osait tourmenter mon Maître adoré.»

On voit qu’elle possédait le sens exact de la vie ascétique. Pour
l’ascète, le temps n’est qu’une fiction; la Passion de Jésus-Christ dure
toujours et la perversité humaine ne cesse d’en renouveler les tortures.
S’identifier à Lui au point de partager constamment son sacrifice, tel
est le désir qui créa les Carmels et les Trappes. Folie pitoyable au
regard des «gens pratiques», héroïsme sans pareil, et qui conduit à la
sainteté au regard du Rédempteur. Et c’est pour avoir acquis, par leur
bravoure, la science totale de l’abnégation que «les Saints sont comme
des flammes blanches dans la nuit noire de la vie», comme le dit si bien
Pierre van der Meer de Walcheren[5].

  [5] Voir son beau livre _Journal d’un Converti_, page 106.


X

L’installation de la Solitaire dans son terrier ne lui demanda pas
beaucoup de soins. Son mobilier comprenait en tout et pour tout le
Crucifix qu’elle avait porté sur elle et un sac contenant quelques
livres de piété, des disciplines, des cilices de rechange et une
ceinture de fer hérissée de pointes à l’intérieur dont, certains jours,
elle se ceignait les reins. Quand elle voulait dormir, elle s’étendait,
sans couverture, à même sur le sol raboteux et se servait, en guise
d’oreiller, d’une grosse pierre apportée du dehors. Son sommeil ne
durait jamais plus de trois ou quatre heures. De l’entrée de son logis
au sommet de la montagne, elle planta quatorze croix de buis
sommairement façonnées qui lui furent les stations de la montée au
Calvaire.

La question des repas fut réglée de la façon la plus simple. Quand elle
eut consommé les trois pains laissés par ses compagnons, elle se nourrit
des végétaux qu’elle trouvait autour de son logis. Suivant la saison,
elle mangeait des mûres, des faînes, de l’oseille sauvage, les jeunes
pousses de fougères. Parfois aussi, elle se mettait à quatre pattes et
broutait les gramens. Comme elle s’était interdit d’allumer du feu,
jamais elle ne fit cuire quoi que ce soit.

Elle s’était si bien habituée à cette alimentation sommaire que, plus
tard, elle eut beaucoup de peine à en supporter une autre. Encore son
estomac ne digérait-il facilement que le pain noir mêlé de beaucoup de
son. Et un jour que, la voyant épuisée, son directeur voulut l’obliger
d’absorber une sardine, elle fut si malade qu’on se garda de recommencer
l’expérience.

Les jours de fête et les dimanches, elle allait entendre la messe et
recevoir les sacrements à la Fuen Santa et souvent elle faisait sur les
genoux la demi-lieue qui séparait la colline du monastère. Elle choisit
pour confesseur un religieux du couvent à qui elle ne révéla point son
identité. En lui parlant, quoi qu’elle eût la voix naturellement forte,
elle la grossissait encore pour mieux dissimuler son sexe. A l’église,
elle se mettait dans un coin obscur de manière à ne pas se faire
remarquer. Cependant son recueillement était si profond que quoiqu’elle
ne frayât avec personne, elle finit par éveiller l’attention.

«Les campagnards, dit le Père François, et tous ceux qui venaient aux
offices, observèrent l’ermite et, comme ils n’en avaient jamais vu
d’autre ni même entendu parler de rien de semblable, elle excita leur
curiosité. A la sortie, quelques-uns voulurent l’interroger; mais elle
ne répondait pas. Quand elle regagnait sa solitude, certains cherchaient
à la suivre pour découvrir le lieu de sa retraite. Alors elle se mettait
à courir, faisait mille détours et prenait une route si opposée qu’ils
étaient bientôt forcés de renoncer à leur entreprise. Mais ce n’était
pas sans de grandes souffrances qu’elle se dérobait de la sorte parce
que, marchant nu-pieds, elle s’ensanglantait en passant à travers les
ajoncs et autres plantes épineuses.»

                   *       *       *       *       *

Mais si Catherine évitait les hommes, elle ne manquait cependant pas de
société. Les animaux, qui peuplaient les halliers autour de sa retraite,
prirent l’habitude de lui rendre visite. L’instinct leur faisait sentir
qu’elle était incapable de les maltraiter ou de verser leur sang. La
vertu d’innocence qui émanait d’elle les attirait comme un mystérieux
aimant. Aussi, bientôt, les lapins de garenne et les perdrix accoururent
en bandes; pour la divertir ils formaient des rondes ou bien se
culbutaient par jeu, avec mille attitudes comiques. Elle les regardait
en souriant et n’intervenait que pour les réprimander avec douceur quand
ils se prenaient de querelle. Ils lui obéissaient parfaitement. Elle
accueillait de même les couleuvres qui, par les temps froids, se
glissaient dans le terrier et se serraient contre elle afin de se
dégourdir à la chaleur de son corps. Les ramiers roucoulants se
perchaient sur les branches voisines et lui donnaient des concerts. Une
odeur exquise--dont il sera parlé plus loin--se dégageant d’elle, les
abeilles la prenaient pour une grande fleur, se posaient sur sa figure
mais se gardaient de la piquer. Elle eut aussi un renard familier qui
venait la voir à heures fixes et qui observait la loi qu’elle lui imposa
de ne faire aucun mal aux bêtes inoffensives de son entourage.

Toutes ces créatures lui devinrent des symboles de la vie en Dieu et lui
fournirent des thèmes pour l’oraison perpétuelle où son âme demeurait
absorbée. Comme les arbres, les buissons, la rivière étincelante, le
paysage entier prenaient également en ses contemplations une valeur
d’allégorie correspondant à ses états intérieurs et un sens mystique,
elle _vivait_ un vaste poème à la gloire de Dieu, un hymne essentiel
dont elle se sentait elle-même l’une des strophes.

Toutefois, c’était surtout par les belles nuits d’été que son âme se
dilatait par delà les forces humaines et atteignait au ravissement.
Souvent, dès que la rougeur incendiée du crépuscule avait fini de
s’éteindre, la Solitaire montait s’asseoir au sommet de la colline. Là,
respirant les effluves qui s’élevaient de la terre, calcinée par tout un
jour de soleil torride, et l’arome résineux des pins, elle prêtait
l’oreille aux vagues chuchotements des feuillages assoupis, aux
crépitements sourds des genêts brûlés; et ces rumeurs diffuses lui
rendaient plus sensible le silence infini des espaces nocturnes.

Alors elle levait les yeux vers le zénith et frissonnait d’admiration à
considérer le scintillement innombrable des étoiles. Peu à peu elles lui
apparaissaient comme des pierreries incrustées aux portes de saphir
sombre des palais du Très-Haut. Puis les astres se rapprochaient d’elle
en traçant des sillages de feu; leurs flamboiements de pourpre et d’azur
se mêlaient, formaient des tourbillons aux nuances de nacre, d’argent en
fusion et d’or vermeil. Puis ils devenaient des anges volant à grandes
ailes sous les arches de diamant de la Voie Lactée.

Ensuite sa vision se transformait et d’imaginative devenait
intellectuelle. Elle concevait, dans le temps d’un éclair, l’ordre
sublime qui réglait le mouvement de toutes ces sphères, qui traçait leur
gravitation autour de la Sainte-Trinité radieuse. Puis son âme montait
encore davantage et allait se perdre dans l’abîme de la Lumière
incréée... Les mots font défaut pour exprimer ce qu’elle ressentait à ce
point culminant de son extase...

D’autres fois, la nuit se passait, pour Catherine, en colloques avec
Dieu et les Saints. Malheureusement, on ne possède que peu de détails
sur ces entretiens dont elle gardait le secret par humilité.

Voici ce que le biographe en écrit: «Elle en a pourtant fait part à
certaines personnes pour qui elle n’avait rien de caché. Parmi ces rares
confidents fut le Père Barthélemy du Saint-Sacrement, fervent religieux
que la Mère Catherine vénérait comme un grand serviteur de Dieu et
aimait comme un frère. Il atteste lui avoir entendu raconter qu’elle
avait été souvent visitée par Notre-Seigneur, sa très sainte Mère et
d’autres saints, en particulier le prophète Élie. Seulement, lorsqu’il
fut interrogé, il ne se rappelait plus que l’ensemble de ces différentes
visions, ce qui fut cause qu’il ne put les indiquer que d’une manière
générale.»


XI

L’âme de Catherine était si purifiée de toute souillure terrestre, son
corps, tellement réduit en esclavage que les tentations n’avaient plus
de prise sur elle. La Solitaire était, en effet, parvenue à ce degré
suprême de la vie unitive qu’on nomme _le mariage spirituel_;
c’est-à-dire que, totalement imprégnée des rayons du soleil intérieur,
elle demeurait imperméable aux noirs nuages chargés de péchés que le
démon poussait contre elle. La présence de Dieu se manifestant d’une
façon permanente dans tout son être, c’est à travers Lui, en Lui, et par
Lui que sa volonté, son entendement, son imagination remplissaient leur
office.

Mais afin qu’elle ne tombât point dans la présomption, le Seigneur
permit à Satan d’exercer sur elle des sévices d’ordre physique.

L’Esprit pervers ressentait une haine formidable contre cette pénitente
qui, par la vertu de son oraison, formait bouclier entre ses attaques et
les âmes qu’elle avait en charge. Quand il eut constaté que toute sa
malice ne parvenait pas à l’induire au mal, il résolut de la vaincre par
la terreur.

Souvent, la nuit, lorsqu’elle prenait un peu de sommeil ou lorsqu’elle
se tenait en prières, il remplissait le hallier de sifflements aigus et
de blasphèmes qui semblaient vociférés par des voix d’hommes ivres.
D’autres fois, il grognait comme un troupeau de porcs ou se mettait à
braire, pendant des heures, comme un âne en folie.

Une nuit, comme elle regagnait sa tanière, après une longue
contemplation à la cime de la montagne, il se dressa devant elle sous la
forme d’un spectre de taille gigantesque qui fixait sur elle un regard
plein de lueurs sulfureuses. Catherine, sans s’émouvoir, lui présenta
son Crucifix et articula, d’une voix calme, le nom de Jésus. A
l’instant, le fantôme se dissipa dans l’ombre, comme une brume chassée
par le vent.

En une autre occasion, Satan lui apparut sous la figure d’un crapaud
d’une grosseur monstrueuse. Malgré cette taille insolite, Catherine crut
qu’elle avait affaire à un crapaud véritable parce que les animaux de
cette espèce pullulaient sur la colline. Elle prit le balai dont elle
usait pour approprier son logis et jeta le batracien dehors. Mais en
culbutant sur lui-même, il la heurta d’une telle force qu’elle roula
jusqu’au bas de la pente avec lui et se déchira le corps parmi les rocs
pointus et les ronces. Sans proférer une plainte, elle se releva et
traça dans l’air le signe de la croix. Aussitôt, le batracien éclata
comme une bombe et disparut en répandant une odeur infecte.

Parfois aussi, le démon l’entourait de bêtes féroces dont la multitude
semblait emplir la contrée jusqu’à l’horizon. Il y avait des tigres, des
lions, des hyènes qui rugissaient et glapissaient en grinçant des dents
et en étendant leurs griffes comme pour la mettre en pièces.

Mais Catherine, devinant que c’était la milice de l’enfer qui
l’assaillait de la sorte, leur présentait le Crucifix et leur disait:
«Lâches valets, croyez-vous que votre nombre m’épouvante? Oserez-vous
attaquer Celui-ci qui vous a vaincus d’avance? Grâce à Lui seul, je
resterai aujourd’hui la même qu’hier et, pourvu qu’Il daigne me
conserver sa grâce, je le serai encore demain. Sous sa sauvegarde, O
bêtes absurdes, je me moque de vous!...»

Le mépris qu’on fait de ses prestiges étant la parade que le Prince de
l’orgueil craint le plus, Satan et sa bande se hâtaient alors de
disparaître...

Ayant ainsi échoué dans sa tentative pour réduire la Solitaire par la
frayeur, le Démon essaya des mauvais traitements. Certaines nuits, il la
roua de coups depuis le crépuscule jusqu’à l’aube.

«Ces attaques, raconta plus tard Catherine, se sont produites surtout
avant que ma retraite fût découverte. Dans ce temps, le diable me
battait d’une façon si opiniâtre que j’étais toute meurtrie et que je
restais parfois couchée une journée entière dans la pensée que j’allais
mourir. Mais Dieu ne tardait pas à me donner de nouvelles forces pour
braver l’enfer.»

Elle garda, néanmoins, longtemps les marques de la fureur où son
héroïsme jetait le Maudit.--Apollonie de Tobar et ses sœurs, pieuses
femmes des environs, ont déposé, qu’ayant eu à soigner Catherine, elles
découvrirent sur ses épaules des tumeurs violacées du volume d’une
orange et douloureuses au toucher. Elles lui en demandèrent la cause. La
Solitaire leur répondit en riant: «Ce n’est rien; c’est le Démon qui m’a
pincée pour que je déguerpisse d’ici. Mais il a été bien attrapé car
j’offrais ces contusions à mon Jésus, en mémoire de la plaie que la
croix imprima sur son épaule pendant la montée du Calvaire. En retour,
il m’a donné l’énergie de tenir tête au Puant sans reculer d’un pas...»

Et elle ajouta en hochant la tête: «Ah! s’il n’y avait eu que moi,
j’aurais été bien vite mise en déroute. Mais il y avait mon Maître aimé.
Je me réfugiais en lui et je ne craignais plus rien.»

Commentant ces paroles, sainte Térèse en dit au _Livre des Fondations_:
«Dans le récit de ses combats, Catherine se montrait d’une simplicité et
d’une humilité admirables. Comprenant qu’elle n’avait rien pu par
elle-même, elle demeurait fort éloignée de toute idée de vaine gloire.
Elle ne se plaisait à manifester les grâces qu’elle avait reçues de Dieu
que pour faire louer et bénir son saint nom.»


XII

Il y avait trois ans et quelques mois que Catherine vivait dans la
solitude lorsque sa retraite fut découverte et sa personnalité réelle
divulguée aux habitants du pays. Dieu, ayant fait d’elle un chef-d’œuvre
d’ascétisme, voulut désormais qu’elle fût offerte à ceux de ses
contemporains qui aspiraient à la perfection de la vie religieuse comme
un modèle qu’il leur serait profitable d’imiter.

Voici l’incident qui la remit en contact avec la société.

Un berger, du nom de Bénitez, homme très simple et d’une piété naïve,
flânait un jour sur la colline. Soudain, au détour d’un sentier, il se
trouva nez à nez avec Catherine qui ramassait des glands sous les
chênes. La rencontre fut si brusque que, tout d’abord, la Solitaire
déconcertée ne songea pas à fuir. Dès qu’elle se fut reprise, elle fit
un mouvement pour s’écarter. Mais Bénitez, posant la main sur son bras,
lui tint le langage suivant: «Frère ermite, je te reconnais bien. Dans
mon village et dans toute la montagne on souhaite beaucoup te mieux
connaître parce qu’en te voyant, à l’église de la Fuen Santa, si
recueilli et si caché sous ta capuce, on t’a pris en amitié. Mais tu ne
t’es jamais laissé joindre... Maintenant que je te tiens, laisse-moi te
dire que nous serions tous heureux de t’être utiles. Dis-moi où tu
loges, parce que je veux partager avec toi ce qu’on me donne pour ma
nourriture. Et certainement que si je parle à mon maître, comme il est
très dévot et qu’il a un grand désir de te venir en aide, il trouvera
bon que je t’assiste. Pour commencer, laisse ces glands aux bêtes, voici
un morceau de pain; demain je t’en apporterai encore...»

Catherine se sentait toute troublée et toute chagrine de cette
rencontre. Considérant la bonne intention de Bénitez, elle fit effort
sur elle-même et lui répondit, avec douceur, qu’elle acceptait le pain
mais qu’ayant résolu de n’avoir aucun rapport avec le monde, elle
refusait de lui indiquer le lieu de sa retraite ni un endroit où il
pourrait l’aborder de nouveau.

Ayant dit, elle s’enfuit dans une direction opposée à celle de son
terrier. Quand elle fut hors de vue, elle commença de manger le pain
dont elle avait d’ailleurs un extrême besoin car elle jeûnait depuis
plusieurs jours. Ce ne fut pas sans peine qu’elle parvint à le mâcher:
depuis si longtemps qu’elle se sustentait d’herbes et de fruits, ses
gencives étaient devenues tendres et délicates et la croûte dure et
grossière lui mettait la bouche en sang.

Rapportant cette tribulation, elle ajouta: «J’étais bien contente
d’imposer cette pénitence à mon corps tout en lui donnant sa réfection.»

Ensuite, elle se mit à réfléchir. Elle se doutait que Bénitez ne
manquerait pas d’explorer la colline à sa recherche. Cette éventualité
la décida à se tenir enfermée quelque temps dans la tanière dont elle
espérait qu’il ne découvrirait pas l’emplacement. Tout de suite, elle
s’y tapit et ramenant la claie contre l’ouverture, elle la fixa, par les
côtés, avec des liens de jonc tressés naguère en prévision d’une
mésaventure de ce genre.

Cependant Bénitez jugea que la retraite de Catherine ne pouvait être
très éloignée de la clairière où la rencontre s’était produite. Ayant
marqué l’endroit, il y revint le lendemain et, le prenant pour point de
départ, se mit à battre les buissons tout alentour. Ce furetage le mena
sur un versant où il découvrit que l’herbe foulée dessinait une piste
étroite qui aboutissait à un monticule. Il la suivit et arriva devant la
claie. Sûr de ne pas se tromper, il secoua cette clôture fragile. Comme
les verrous improvisés lui opposaient un peu de résistance, étant un
homme d’esprit pacifique, il ne voulut pas employer la force pour
arriver jusqu’à la Solitaire. Mais, élevant la voix, il la supplia de
lui ouvrir. Catherine, d’abord, s’y refusa. Mais le berger insista et
déclara qu’il ne bougerait point avant de l’avoir vue.

De guerre lasse, elle finit par céder.

Quand Bénitez la découvrit, accroupie dans l’obscurité de ce trou, il
témoigna une grande joie, disant que son maître et les gens du village
seraient on ne peut plus satisfaits d’apprendre qu’il avait enfin trouvé
le refuge de l’anachorète que tous vénéraient. Mais Catherine désolée:
«--Je vous le demande en grâce, s’écria-t-elle, gardez-moi le secret!...

--Je ne puis, répondit Bénitez, j’ai promis à mon maître de l’avertir au
cas où je réussirais à vous joindre.»

Et pour éviter des instances plus pressantes, il s’esquiva non sans
avoir déclaré à Catherine qu’il reviendrait lui apporter du pain.

Une fois seule, la Solitaire éclata en sanglots: son cœur se brisait à
la pensée qu’il faudrait rompre son tête à tête avec Dieu et, par-dessus
toutes choses, elle redoutait les louanges que son genre de vie allait
lui attirer.

Elle se prosterna, le front sur les cailloux, et supplia Jésus de lui
épargner cette amertume.

Mais aussitôt Notre-Seigneur lui répondit: «_Prends courage. Le temps
est venu où je veux qu’on connaisse ce que j’ai fait de toi. Et ainsi,
pour ma gloire, tu procureras le bien d’un grand nombre d’âmes._»

Dès qu’elle eut reçu cette lumière, elle se sentit toute fortifiée; et
elle attendit avec calme et résignation que le bon Maître lui désignât
le nouveau mode d’existence auquel il la vouait.

Le patron de Bénitez ne garda pas le silence. De par lui, le bruit se
répandit rapidement dans la contrée environnante que la retraite de
l’ermite était enfin découverte. On ne parla plus que de cela dans tous
les villages. Et même, certains, qui l’avaient épiée, publièrent que
Catherine pourrait bien être une femme déguisée en homme. Quelques
prêtres des paroisses voisines s’émurent de ces propos. Ils craignirent
qu’on ne fût en présence d’une aventurière qui, sous prétexte de vie
érémitique, s’adonnait peut-être à des choses peu édifiantes. La pauvre
Catherine aurait eu beau leur alléguer l’exemple de sainte Eugénie et de
sainte Euphrosyne, il est probable qu’elle n’aurait pu réussir à les
convaincre. Afin de réprimer le scandale, ils se rendirent donc au
terrier un matin que la Solitaire était à la messe et ils y découvrirent
des papiers qui levèrent leurs doutes quant à son sexe. C’étaient des
lettres de don Juan d’Autriche apportées par Martin Alonso qui, selon sa
promesse, était venu rendre deux ou trois visites à Catherine. Avec
l’approbation de celle-ci, il avait confié au prince les raisons de sa
fuite, son travestissement et sa pénitence, en lui demandant le secret
absolu. Don Juan l’avait promis et observé. Il lui suffisait d’être
rassuré sur le sort de sa gouvernante. Cependant, comme il lui portait
une grande affection et gardait le vif souvenir des soins qu’elle lui
avait prodigués, sans demander à connaître l’endroit où elle s’était
retirée il lui écrivit ces lettres très tendres où il lui donnait le nom
de «mère».

Les prêtres, les ayant lues, s’ébahirent. D’une part, ils voyaient
maintenant qu’ils avaient affaire à une femme de bien et non à une
gourgandine. D’autre part, interprétant le texte à la lettre, ils
s’imaginèrent que Catherine était réellement la mère de don Juan et ils
se demandèrent quelle conduite tenir à l’égard d’une personne qu’ils
croyaient de sang royal.

Perplexes, ils allèrent demander conseil aux religieux de la Fuen Santa.
Le confesseur de Catherine déclara qu’homme ou femme, noble ou
roturière, il la tenait pour une merveille de sainteté et il recommanda
de la laisser tranquille, ajoutant que sa présence était une bénédiction
pour le pays. Tous se rendirent à son avis. Cependant un Père Véga,
dignitaire du couvent, résolut de poursuivre l’enquête. A cet effet, il
se rendit au terrier où Catherine l’accueillit avec déférence.

Elle se montra très humble mais--à son insu--il y avait en elle quelque
chose de si imposant que le Trinitaire n’osa pas la questionner. Leur
entretien porta seulement sur l’oraison de la pénitente. Or, tout en
causant, le moine feuilletait, d’un doigt machinal, le livre d’Heures de
Catherine qui se trouvait posé sur le sol, à côté de lui. A un moment,
il y jeta les yeux et y lut ces mots tracés à l’encre sur la feuille de
garde: _la princesse d’Eboli a donné ces Heures à doña Catherine de
Cardonne._

Or, le Père Véga avait prêché diverses fois à Madrid dans le temps de la
fuite de Catherine; il était au courant de la position qu’elle avait
occupée à la Cour et du mystère qui pesait sur sa disparition.

Ne voulant pas affliger la Solitaire en la prévenant tout de suite que
son incognito était percé, il ne lui dit rien. Mais, de retour au
monastère, il raconta sa découverte à qui voulait l’entendre. Puis il
conclut, comme le confesseur, qu’il fallait la laisser en repos et même
lui permettre de conserver son habit masculin. «Cela convient, dit-il,
au mâle courage qu’elle a montré en se retirant dans ce désert.»

Mais le branle était donné. Catherine ne connaîtra plus la solitude:
pendant plusieurs années elle sera «le flambeau sur la montagne» vers
qui s’orienteront des multitudes empressées.


XIII

Le renom que sa pénitence extraordinaire valut à Catherine ne demeura
pas limité au diocèse de Cuenca mais s’étendit à une grande partie de
l’Espagne, de sorte que de véritables pèlerinages s’organisèrent à
l’intention d’obtenir des miracles par son entremise.

«Il y avait des jours, écrit le biographe, où les routes étaient
couvertes d’hommes et de femmes, de bêtes de somme et de chariots. Des
témoins oculaires affirment qu’il était besoin alors que des hommes très
robustes se tinssent autour d’elle pour la garantir contre la presse et
empêcher qu’elle fût étouffée. On prit aussi l’habitude de la faire
monter sur un lieu élevé d’où elle dominait la foule et lui donnait sa
bénédiction.»

On verra plus loin que ce geste insolite attira de grands ennuis à
Catherine.

Parmi ces visiteurs, il n’en manquait pas qui étaient venus par
curiosité plutôt que par dévotion. Mais l’amour de Dieu dont ce corps
chétif constituait le foyer rayonnait autour de la Solitaire d’une façon
si intense qu’à l’approcher ils se sentaient transformés, versaient des
larmes et se mettaient à prier pour obtenir le pardon des fautes de leur
vie passée.

Ce n’était d’ailleurs pas que Catherine leur tînt de longs discours.
Elle se contentait de faire le signe de la croix et elle disait à tous:
«Que Jésus-Christ vous donne la foi!» Ensuite elle les envoyait se
confesser et communier à la Fuen Santa. Et ils s’en retournaient chez
eux convertis.

Elle agissait de même avec les malades qu’on ne tarda pas d’apporter sur
la colline. Elle obtint, paraît-il, de nombreuses guérisons. Au rapport
du Père François, «ces faits n’ont pas été constatés juridiquement mais
ils n’en sont pas moins certains, ayant été attestés, sous serment, par
des personnes dignes de toute créance».

On pense bien que les villageois des environs redoublaient de zèle pour
témoigner leur vénération à celle qu’ils appelaient, avec simplicité,
_la bonne femme_[6]. Si elle les avait laissés faire, ils l’auraient
comblée de nourritures diverses. Son confesseur lui ayant donné l’ordre
de renoncer aux herbes et aux fruits sauvages, elle obéit mais elle
n’acceptait que du pain. Encore exigea-t-elle qu’il fût noir et rassis.
Les jours de grande fête et les dimanches, elle le trempait dans un peu
d’huile d’olives.

  [6] _Buena Mujer_. On l’appelait aussi _la madre Cardona_: la mère
    Cardonne. Mais Catherine elle-même prenait toujours le nom de _mujer
    pecadora_: la femme pécheresse. Et c’est ainsi qu’elle signait ses
    lettres. Voir _livre des Fondations_, page 115, note 2.

A la même époque, un accident la fit changer de logis. «Un soir, étant
dans son terrier, elle s’aperçut que les parois, détrempées par de
longues pluies, s’affaissaient et s’écroulaient autour d’elle. Elle prit
la fuite en toute hâte pour ne pas être ensevelie sous les débris. Mais
quelque diligence qu’elle fît, elle ne put échapper complètement au
danger: atteinte par la masse de terre humide elle fut renversée et
demeura prise jusqu’à la ceinture dans la boue. Elle fit effort pour se
dégager mais elle n’y put réussir parce que ses forces étaient épuisées.
Elle passa toute la nuit dans cette position, offrant à Dieu le
sacrifice de sa vie et n’ayant d’autre désir sinon que sa sainte volonté
s’accomplît sur elle dans la manière qu’il lui plairait.

«Le matin, des bergers, qui passaient par là, la retirèrent de cette
fange et ayant ensuite fouillé la terre ils retrouvèrent les cilices et
les disciplines dont elle faisait usage. Pour réparer l’accident, les
villageois lui creusèrent une grotte plus spacieuse et mieux abritée
contre les vents et les averses. Ils y mirent une porte plus solide que
la claie et y placèrent une planche pour lui servir de lit.

«Dans cette demeure, écrit le Père François, qui aime les images
pompeuses, elle était moins à plaindre que la reine Sémiramis dans ses
palais superbes.»


XIV

Catherine était installée depuis peu dans la caverne due à l’industrie
dévote des paysans quand elle reçut la visite d’un Père Augustin qui
s’était détourné de sa route pour se rendre compte de ce que pouvait
être au juste cette Solitaire dont tout le monde parlait. Ce religieux
venait à elle plein de méfiance.

«Il s’agit probablement, pensait-il, d’une bohémienne qui, par des
simagrées et des jongleries, a surpris la bonne foi des gens de ce pays.
Ou peut-être est-ce simplement une femme mal équilibrée et pleine
d’orgueil qui cherche à s’attirer des louanges par l’apparence d’une vie
extraordinaire. Quoi qu’il en soit, je saurai bien la démasquer.»

Dès qu’il fut en tête-à-tête avec Catherine, il lui déclara, d’un ton
rude, qu’elle ne lui en imposait pas, qu’il la considérait comme une
présomptueuse, éprise de vaine gloire et qu’elle ferait mieux de se
retirer dans un village où elle ne ferait plus parler d’elle.

Catherine lui répondit avec tant de douceur et montra tant d’humilité
que, tout de suite, l’Augustin sentit ses préventions s’affaiblir. Il se
mit alors à l’interroger sur son oraison. Elle lui en décrivit, d’une
façon si précise, les différentes phases et, ce faisant, elle révéla un
tel amour de Dieu, que bientôt, le moine plein d’admiration, fut
convaincu qu’il était en présence d’une âme exceptionnelle dont le mode
d’existence correspondait à des grâces d’un ordre tout à fait supérieur.

Catherine termina son exposé par ces mots: «Il me semble, mon Père, que
Notre-Seigneur a voulu cette retraite. Je n’ai rien fait pour provoquer
l’affluence des pèlerins vers moi. Loin de m’en réjouir, j’en souffre
beaucoup et je serais heureuse de m’y soustraire. Si je la supporte,
c’est, comme je viens de vous le confier, parce que mon Maître adoré me
l’imposa... Du moins, je le crois. Si, plus éclairé que moi, vous en
jugez autrement, je suis toute prête à disparaître car j’aimerais mieux
mourir que de risquer le salut de mon âme par infatuation.

--Non, non, répondit l’Augustin, Dieu vous a visiblement conduite dans
cette solitude. Je comprends maintenant qu’il serait téméraire de mettre
obstacle à ses desseins; restez ici, puisque le voisinage de la Fuen
Santa vous donne la facilité de recevoir les sacrements. C’est moi qui
me suis trompé. Je retire tout ce que je vous ai dit de blessant et je
me recommande à vos prières.»

Puis il la bénit et se retira. Et il publia partout les vertus de la
pénitente.

                   *       *       *       *       *

Cependant cet entretien laissa des traces dans l’esprit de Catherine
d’autant plus qu’il coïncidait avec certaines idées que Dieu lui
envoyait, avec persistance, depuis quelque temps.

Elle se disait: «J’ai maintenant l’impression que si je continue à vivre
dans l’isolement, je cesserai de mériter la faveur divine. Quelqu’un me
dit intérieurement qu’il faut que je me fasse religieuse, que je prenne
désormais la voie de l’obéissance et que je soumette ma volonté à celle
d’autrui. Si c’est Jésus qui me parle, je suis toute prête à entrer dans
un monastère... Mais alors pourquoi m’inspire-t-il tant d’éloignement
pour les communautés de femmes? Chaque fois que ma pensée se porte de ce
côté, je me peins, malgré moi, mille faiblesses inhérentes au sexe, des
règles mal observées ou mitigées à l’excès; et la société féminine, qui
ne me plut jamais beaucoup, m’apparaît davantage encore inconciliable
avec ce que Dieu attend de moi... J’entrerais volontiers dans une
communauté d’hommes. Mais ce n’est plus possible puisque j’ai perdu le
bénéfice de l’incognito.»

Dans cette incertitude, la pensée lui vint d’un moyen terme qui pourrait
tout concilier: rester dans sa grotte et fonder, à côté, un monastère de
religieux.

Elle prononcerait ses vœux entre leurs mains, les reconnaîtrait pour ses
supérieurs et se mettrait sous leur direction. Ainsi, sans abandonner la
vie érémitique, elle suivrait une règle et joindrait au mérite de
l’obéissance une garantie contre les illusions du sens propre.

Avec l’esprit de décision qui la caractérisait, elle s’occupa tout de
suite de réaliser son projet. Elle proposa d’abord la fondation à des
Pères Franciscains qui étaient venus la voir. Ceux-ci l’approuvèrent
fort et en parlèrent à leurs supérieurs. Mais quand on en vint à
l’exécution, toutes sortes de difficultés surgirent, la chose traîna en
longueur. Catherine comprit alors que Dieu réservait à d’autres qu’aux
fils de Saint-François l’accomplissement de l’œuvre qu’elle méditait.

Mais à qui?--Elle eut beau réfléchir, sa pensée ne se fixa sur aucun
Ordre connu d’elle.

Ne sachant que résoudre, un jour qu’elle se sentait encore plus pressée
de suivre la volonté divine, elle se prosterna en s’écriant: «Seigneur,
je vous en conjure, montrez-moi ce qui est le plus conforme à votre bon
plaisir.»

Aussitôt, elle eut une vision: «Notre-Seigneur lui apparut tout
resplendissant de lumière et de beauté et lui présenta l’habit des
Carmes déchaussés. Croyant qu’il voulait l’en revêtir tout de suite,
elle étendit la main pour le prendre.» Mais, dans le même moment, ses
forces l’abandonnèrent. Inondée d’une joie surhumaine par la présence de
Jésus, elle tomba sur le sol et perdit connaissance.--Quand elle revint
à elle, la vision avait disparu.

Catherine en garda néanmoins le souvenir très précis de l’habit qui lui
avait été montré. Seulement, de quelle congrégation était le vêtement?
Elle l’ignorait, parce qu’à l’époque où elle quitta la cour, la réforme
du Carmel n’étant pas encore commencée, les Carmes de la Mitigation
s’habitaient d’une façon beaucoup moins austère.

Dans son incertitude, elle redoubla de prières et de supplications. «Sa
divine Majesté, dit le Père François, l’éclaira de la manière suivante.
Par son ordre, notre Père saint Élie se montra à elle revêtu d’un habit
semblable à celui qu’elle avait discerné entre les mains de
Notre-Seigneur. La vue du prophète, qu’elle reconnut pour avoir joui de
sa présence en des visions antérieures, lui fut une manifestation plus
claire de la volonté divine et lui confirma l’assurance qu’il existait
dans l’Église des religieux portant cet habit. Elle en ressentit une
joie extrême...»

Cette allégresse ne dura pas. Notre-Seigneur, afin de la garantir contre
l’amour-propre, lorsqu’il la renverrait dans le monde pour vaquer à la
fondation dont il lui avait inspiré la pensée, lui retira le sentiment
de sa présence. Le soleil intérieur s’éclipsa. Elle sentit son âme
affreusement déserte et sombra dans cette _nuit obscure_ qui constitue
l’épreuve la plus rude de la vie unitive. En même temps, la nature, que
ne transfigurait plus la lumière surnaturelle dont elle avait pris
l’habitude, lui sembla terne et désolée. L’oraison lui apparut comme une
étendue sablonneuse où s’absorbaient les eaux vives de la Grâce. Tout
exercice de piété lui devint pénible, presque ennuyeux. Elle passa des
jours à se répéter: «Mon Dieu pourquoi m’avez-vous abandonnée?»

Dans cet état de déréliction, elle en vint à se persuader que toutes les
faveurs dont Jésus l’avait naguère comblée étaient illusoires, que le
Démon avait fait d’elle son jouet et s’était complu à l’égarer en lui
désignant, par de fausses visions, une tâche qu’elle ne pourrait jamais
accomplir.

Errant ainsi dans des ténèbres absolues, elle perdit le goût de vivre;
elle frôla les confins du désespoir. Son corps émacié, que ne soutenait
plus son âme débilitée, fléchit à son tour. Elle tomba gravement malade.

Le bruit s’en répandit dans la contrée. Et c’est alors que des
villageoises pieuses vinrent la soigner et découvrirent sur ses épaules
les marques des assauts diaboliques dont il a été parlé plus haut.

Mais les soins et les remèdes ne purent rien contre le mal dont
Catherine souffrait ni même les encouragements de son confesseur dont
les discours lui semblaient un bourdonnement dépourvu de signification.

Telle fut l’opération que Notre-Seigneur pratiqua sur la Solitaire pour
incruster définitivement dans son esprit la persuasion que, par
elle-même, elle n’était qu’impuissance et misère. De la sorte elle
acquit cette humilité totale et qui émerveillait tout le monde
lorsqu’elle se retrouva parmi les laïques.

Quand il la vit au point d’abaissement où il la voulait, le bon Maître
mit fin à l’épreuve. Un jour, à l’aube, Catherine se sentit si faible
qu’elle crut que l’agonie allait commencer. Elle joignit les mains, fit
un acte d’abandon puis murmura ces mots: «Seigneur, je vais donc mourir
sans savoir si c’est vous qui m’avez inspiré le désir de vous glorifier
comme religieuse soumise à l’obéissance!...»

Elle achevait à peine la phrase que Notre-Seigneur lui apparut, ayant à
ses côtés deux Carmes déchaussés. Il sourit à Catherine: aussitôt
l’obscurité se dissipa; l’astre vivifiant se ralluma dans son âme; la
santé revint d’un seul coup.

Elle se leva; tout heureuse, elle rendit grâces et se sentit une vigueur
nouvelle pour mener à bien son projet d’un monastère d’hommes à bâtir
auprès de sa grotte.

Toutefois, elle ignorait encore où s’adresser pour découvrir les moines
qui lui avaient été montrés dans ses visions. Mais, sûre d’être dans la
voie de Dieu, elle avait le pressentiment qu’Il ne tarderait pas à lui
donner assistance.

Et, en effet, quelques jours après elle reçut la visite d’un de ses amis
récents, Jean de Villoria, homme d’oraison très élevée qui ne
connaissait pas ce qu’elle avait résolu d’accomplir. Sans autre
préambule, il lui dit: «Mère Cardonne, j’ai vu souvent--est-ce des yeux
du corps ou de l’âme, je ne sais--une procession de religieux, qui
gravissaient cette montagne, tenant des cierges à la main et vêtus d’un
habit de grosse bure de couleur tannée, avec un manteau blanc, l’un et
l’autre courts et austères. Ils avaient les pieds nus. Tout en eux
respirait le recueillement et l’union à Dieu. Je suis incapable de
deviner ce que cela signifie. Mais j’ai vu et c’est la vérité que je
dis...»

«Ces paroles, écrit le biographe, persuadèrent à Catherine qu’il devait
s’agir d’un Ordre encore inconnu que Dieu se disposait, avec un soin
tout particulier, à instaurer dans le monde, si déjà il n’existait. Ce
fut pour elle un sujet de grande consolation de penser qu’elle en ferait
partie», puisque la vision de Villoria concordait si parfaitement avec
les siennes propres.

A partir de ce moment, elle commença de s’informer auprès de tous ceux
qui la venaient voir s’ils connaissaient un endroit où se trouvaient des
religieux vêtus de bure rousse avec un manteau blanc. Tous lui
répondirent que non. Mais elle, sûre de son fait, reprenait: «Il y en a,
et vous l’ignorez, ou il y en aura car cette caverne doit leur
appartenir et ils fonderont ici un monastère où Dieu sera très
fidèlement servi.»

Quelques jours après, survint un paysan qui fréquentait les foires de la
province et qu’elle avait chargé de s’informer.

Il lui dit: «Bonne femme, ma mère Cardonne, je viens de voir à Pastrana
des religieux tout semblables à ceux que vous m’avez décrits. Le prince
Rui Gomez leur bâtit un couvent en dehors de la ville, sur la montagne
Saint-Pierre. Et ils habitent, en attendant, des grottes pareilles à la
vôtre.»

Catherine fut transportée de joie à la pensée que c’était son ami Rui
Gomez qui faisait cette fondation. Elle résolut, sans perdre de temps,
de se mettre en rapport avec lui.


XV

Voici, brièvement rapportée, l’origine du monastère de Pastrana. Un
certain Père Ambroise Mariano s’était adjoint, auprès de la ville,
quelques compagnons qui, épris comme lui de solitude et d’oraison,
s’adonnèrent à la vie érémitique dans les cavités de cette montagne
Saint-Pierre mentionnée ci-dessus. Au bout de quelques mois, Mariano,
craignant que ce petit groupe d’anachorètes, qui ne relevait d’aucune
congrégation régulière, ne fût dissous par les autorités
ecclésiastiques, résolut de faire le voyage de Rome pour y solliciter du
Pape une approbation et une règle. Dans ce but, il se rendit d’abord à
Madrid afin d’obtenir un passeport. Il y rencontra sainte Térèse qui,
après quelques entretiens, jugeant que ces hommes de bonne volonté
feraient d’excellents Carmes déchaussés, lui proposa d’entrer dans la
Réforme du Carmel avec ses frères. Mariano, conquis par l’ascendant de
la Sainte, abandonna son premier projet et consentit d’enthousiasme. Rui
Gomez, mis au courant, approuva tout, car il était grand admirateur de
Térèse et, depuis longtemps, son ami. Les travaux pour l’édification des
bâtiments conventuels commencèrent sans retard. Ils étaient à peu près
achevés à l’époque où Catherine de Cardonne eut ses visions touchant les
Carmes déchaussés. La communauté fonctionnait sous la règle du Carmel et
était dirigée par le Père Antoine de Jésus qui fut un des premiers à
embrasser la Réforme et que sainte Térèse désigna comme supérieur[7].

  [7] Pour plus de détails sur la communauté de Pastrana, voir _le Livre
    des Fondations_, chapitre XVII. C’est un récit délicieux comme tout
    ce qui sort de la plume de sainte Térèse.

                   *       *       *       *       *

Mariano tenant une place importante dans la vie nouvelle où Catherine
allait s’engager, il n’est pas hors de propos de donner un aperçu des
circonstances qui amenèrent sa vocation et un croquis de son caractère.

Ambroise Mariano de Azaro naquit, au royaume de Naples, d’une famille
très riche appartenant à la noblesse. Dès son enfance il montra du goût
pour les sciences, étudia, dans plusieurs universités, la jurisprudence
et les mathématiques et devint, de bonne heure, un géomètre expert et un
ingénieur habile.

Encore jeune, il fut chargé d’une mission en Pologne par les Pères du
Concile de Trente. La reine de ce pays le distingua et se l’attacha
comme intendant de son palais. Mariano s’acquitta fort bien de ses
fonctions. Mais il y avait en lui une inquiétude d’esprit qui
l’empêchait de demeurer longtemps à la même place. Il quitta donc
bientôt Varsovie pour entrer dans l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem.
Pourvu d’une commanderie, des goûts belliqueux lui vinrent. Il suivit
les généraux de Philippe II à la guerre contre la France et prit une
part brillante à la bataille de Saint-Quentin.

A la suite de cette campagne, il se crut destiné à faire sa carrière aux
armées. Mais Dieu en ordonna autrement. «Il fut, dit sainte Térèse,
accusé faussement d’avoir trempé dans un meurtre. On le tint deux ans
dans une prison sans qu’il voulût prendre d’avocat ni permettre que
personne défendît sa cause, s’en remettant à Dieu de son bon droit. Deux
faux témoins soutenaient qu’ils avaient été chargés par lui de commettre
le crime. Mais il leur arriva à peu près la même chose qu’aux vieillards
accusateurs de Suzanne. On leur demanda séparément où Mariano se
trouvait alors. L’un répondit qu’il était assis sur un lit. L’autre,
qu’il se trouvait à une fenêtre. Enfin, ils avouèrent leur imposture. Le
Père Mariano m’assura qu’il lui en avait coûté beaucoup d’argent pour
leur épargner le châtiment qu’ils méritaient. De plus, celui-là même qui
avait tramé cette intrigue contre lui étant tombé entre ses mains dans
une circonstance où il pouvait faire une information contre lui, il
avait épargné et lui avait pardonné.

«Cette générosité et d’autres vertus encore--car c’est un homme chaste,
ennemi de tout commerce avec les femmes--lui méritèrent sans doute de
Notre-Seigneur la grâce de voir le néant du monde et de chercher à en
sortir». (_Livre des Fondations_, pages 226 et 227.)

Libéré, Mariano retourna en Italie où il resta, quelque temps, dans le
désœuvrement. Puis il passa en Espagne où Philippe II le chargea d’un
travail de canalisation pour rendre le Guadalquivir navigable.
L’entreprise échoua. Mortifié de cet insuccès, Mariano prit le monde en
dégoût. Il venait de faire la connaissance d’un Père Mathieu qui
gouvernait une société d’ermites au désert _del Tardon_, près de
Séville. Après avoir fait à Cordoue les exercices de saint Ignace, il
décida de se joindre à eux. Il entra, dès lors, résolument dans la voie
de la pénitence et de la prière. Mais, en 1568, un ordre de Philippe II
l’appela à Aranjuez pour y rectifier, comme ingénieur, le cours du Tage.
Cette mission remplie, il revint auprès des ermites et les établit à
Pastrana dans les conditions rapportées plus haut. De retour à la
montagne Saint-Pierre, après une entrevue avec sainte Térèse, il prit
l’habit de Carme déchaussé, en qualité de frère convers, sous le nom
d’Ambroise de Saint-Benoit.

De caractère, il était emporté, brusque, imaginatif à l’excès, sujet à
des découragements avec de soudains retours d’énergie qui le faisaient
foncer sur des obstacles et, parfois, dépasser le but. Ses manières de
soldat et ses outrances donnèrent souvent bien du tintouin à sainte
Térèse. Du reste, de grandes qualités compensaient les défauts dus à la
chaleur de son sang: une extrême bonté, une franchise totale, le goût
joyeux de la pénitence et, surtout, un amour de Dieu qui se traduisait
par un zèle sans limites pour le service de la religion.

Quant aux formes de sa piété, Napolitain, il y mettait l’exubérance des
gens de son pays. Il devait ressembler un peu à ces pèlerins de Sicile
que je vis à Lourdes se coller contre la pierre de la Grotte,
l’embrasser avec frénésie, y frotter leurs mains et leurs joues,
peut-être même la lécher. Ensuite, ils éclataient en sanglots, bramaient
et gesticulaient, fous de contrition, aux harangues de leurs prêtres. Ou
encore, aux intervalles de leurs exercices, ils bondissaient sur les
évêques qui traversaient l’esplanade et les assaillaient, avec des cris
sauvages, afin de leur baiser l’anneau.

Le frère Ambroise ne se montrait sans doute pas tout à fait aussi agité.
Cependant, je crois que, dans les manifestations extérieures de sa foi,
il ne gardait guère de mesure. C’est, du moins, ce que sainte Térèse
laisse soupçonner dans plusieurs passages de ses écrits. Cela ne
l’empêche pas d’apprécier les mérites de l’excellent Mariano et de lui
pardonner, avec un sourire d’indulgence maternelle, ses façons
originales de glorifier Notre-Seigneur.--Et, au surplus, on peut
admettre que Dieu préfère les Marianos qui débordent d’emballements
généreux aux âmes molles et froides qui se traînent parmi les pratiques
d’une dévotion languissante comme le font les limaces dans ces potagers
funestes où s’étiolent des choux malingres et peu charnus.


XVI

Pour en revenir à Catherine, elle écrivit donc à Rui Gomez une longue
lettre où elle lui indiquait le lieu de sa retraite, le genre de vie
qu’elle menait et le dessein qu’elle avait formé. En terminant, elle le
priait de lui envoyer tout de suite des religieux pour prendre
possession de sa grotte.

Le prince, enchanté d’avoir retrouvé sa grande amie, n’hésita pas à la
servir comme elle le désirait. Il se rendit au monastère et ayant fait
assembler les religieux dans la salle du chapitre, il leur lut la
missive de la Solitaire. Puis, les trouvant disposés à exécuter un
projet si conforme aux intérêts du Carmel réformé, il ajouta: «Je suis
obligé d’aller à la Cour; mais je compte sur Vos Révérences pour
qu’elles envoient quelqu’un à la Roda. Il nous amènera doña Catherine.
Et elle venant ici, tout ira bien.»

Le Prieur approuva et désigna Mariano comme son délégué. Sans perdre une
minute, le Frère Ambroise, déjà plein de vénération pour une aussi
admirable pénitente, se mit en route.

A mesure qu’il approchait de Roda, il entendait partout l’éloge de la
_Bonne Femme_ et constatait sa popularité. Il se réjouit des impressions
qu’il recueillait de la sorte mais il se garda de manifester son
contentement parce qu’il lui avait été recommandé de garder le secret
sur le but de son voyage.

Il ne fut pas plutôt en présence de Catherine que celle-ci s’écria:
«Voilà, voilà l’habit que j’ai vu!»

Mariano se présenta comme l’envoyé de Ruy Gomez et des religieux de
Pastrana. La Solitaire le fit asseoir et, à peine eurent-ils commencé à
s’entretenir qu’ils s’aperçurent--sans doute à l’accent--qu’ils étaient
compatriotes, ce qui leur causa un notable plaisir. La conversation se
poursuivit en dialecte napolitain.

Mariano lui demanda ce que signifiait la phrase qu’elle avait prononcée
en l’apercevant. Alors elle lui raconta en détail toute son existence et
comment le désir lui était venu d’ériger un monastère, dont elle
relèverait, auprès de sa grotte. Elle lui exposa aussi les visions que
Dieu lui avait envoyées pour lui désigner, comme fondateurs, les Carmes
déchaussés dont, jusque-là, elle ignorait l’existence.

Mariano admira la façon dont la Providence avait conduit toute chose. Il
lui décrivit ensuite l’œuvre de réforme entreprise par sainte Térèse et
conclut par ces mots: «Certainement, vous êtes appelée à y concourir.

--Si c’est la volonté de Dieu, répondit Catherine, je le ferai de bon
cœur. Mais comment réaliser d’abord notre fondation ici même?

--Il faut, reprit Mariano, que vous m’accompagniez à Pastrana. C’est le
désir du prince et j’ai reçu mandat de mon supérieur pour vous y
décider.»

Mais Catherine montra tout d’abord une vive répugnance. «Je ne veux
point quitter ma chère solitude, dit-elle, car j’ai pris la ferme
résolution de ne plus jamais rentrer dans le monde. Qu’irais-je faire à
Pastrana? Je vous serais un embarras plutôt qu’une aide et vous serez
plus à même que moi de mener à bien le projet que Dieu m’inspira.»

Durant cette dérobade, Mariano, dont la patience n’était jamais très
longue, s’anima: «Comment, s’écria-t-il, vous me déclarez que vous
entendez vous placer, désormais, sous l’obéissance et dès la première
minute qu’il faut le faire, vous vous rebiffez? C’est une singulière
façon de comprendre votre devoir!...»

Catherine, comprenant qu’elle errait, par abus du sens propre, reconnut
sa faute et promit de se soumettre.

Mariano continua: «Ce déplacement est d’autant plus nécessaire que vous
seule pouvez réunir les fonds pour bâtir le monastère. Le prince Ruy
Gomez a fourni l’argent pour celui de Pastrana; le solliciter de nouveau
serait indiscret et d’ailleurs, il se trouve, en ce moment, fort gêné.
Nous autres, Carmes, nous n’avons pas le sou. Par vos relations à la
Cour, vous obtiendrez les aumônes qui remédieront à notre pénurie. Mais,
à cet effet, il faut que l’on vous voie et même vous devrez probablement
vous rendre à Madrid.

--Soit, répondit Catherine en soupirant, je ferai tout ce qu’on me dira
et je quitterai, pour un temps, mon désert bien-aimé.»

Les choses ainsi convenues, tous deux attendirent la nuit, car ils
craignaient, s’ils prenaient de jour le chemin de Pastrana, de susciter
de l’émoi parmi les paysans qui ne verraient, certes, pas d’un bon œil
l’éloignement de la _Bonne Femme_ qu’ils considéraient comme leur
protectrice devant Dieu.

Ce fut en pleurant que la Solitaire abandonna sa colline. Elle y avait
vécu pendant huit ans et davantage--trois années et quelques mois
totalement inconnue--cinq années depuis que Bénitez eut découvert sa
retraite. Mais enfin elle fit son sacrifice et suivit Mariano sans autre
objection.

De la Roda à Pastrana, on compte environ vingt lieues qu’ils couvrirent
en trois étapes. De la première, Mariano envoya un messager à son Prieur
pour l’avertir du jour où ils arriveraient au monastère.

Ils furent reçus par Ruy Gomez, revenu de Madrid, sa femme, leurs
enfants et toute la communauté sortie à leur rencontre.

«C’était, écrit le Père François, le 3 mai, fête de l’Invention de la
Sainte-Croix, ce qui fut considéré comme un heureux présage. Après une
courte prière à l’église, Catherine parla aux princes et aux religieux
mais avec une telle simplicité et des manières de s’exprimer si
différentes de celles d’autrefois, qu’elle semblait appartenir à un
autre monde. Ce n’était pas seulement l’étiquette et les termes de
civilité en usage chez les grands qu’elle avait oubliés, mais le nom
même des choses les plus communes lui échappait. Comme en elle tout
sortait de l’ordinaire, on ne se lassait pas de la regarder. La plupart
observèrent que, malgré la grossièreté de son habit et quoique les
austérités l’eussent tellement consumée que son corps paraissait un
tissu de racines d’arbres, on voyait s’épanouir autour d’elle un je ne
sais quoi de divin qui lui donnait une grâce infinie.»

Ils furent aussi frappés de l’extrême mélodie de sa voix qui sonnait
comme une musique aux notes de fin cristal.


XVII

Ruy Gomez avait fait préparer à Catherine une chambre dans son palais.
Elle n’y passa qu’une seule nuit. Le lendemain, la princesse d’Eboli,
femme du ministre, la conduisit au couvent des Carmélites de la Réforme
installées à Pastrana, dans le même temps que s’était faite la fondation
du monastère des Carmes déchaussés, et envoyées, comme eux, par sainte
Térèse[8].

  [8] Plus tard, les Carmélites durent abandonner ce monastère par suite
    des mauvais procédés à leur égard de la princesse d’Eboli. Celle-ci,
    après la mort de Ruy Gomez, mit tout sens dessus dessous dans la
    communauté; les pauvres moniales, sur l’ordre de la Sainte, durent
    se réfugier au monastère de Ségovie. Voir le récit de cette
    tribulation dans l’excellente _Histoire de Sainte Térèse_ (dite
    d’après les Bollandistes) par une Carmélite de Caen (1905).

Les religieuses firent fête à la Solitaire de qui elles avaient entendu
dire tant de bien. Tout d’abord, son habit masculin et ses allures assez
étranges les intimidaient. Mais comme elle se montrait fort affable et
leur racontait volontiers les incidents de sa vie au désert, elles
s’enhardirent peu à peu. Quelques-unes voulurent en savoir plus long et
lui posèrent des questions sur les grâces intérieures dont Dieu l’avait
favorisée. A ce coup, Catherine se replia sur elle-même et leur fit
comprendre très nettement que c’était là un sujet réservé sur lequel il
ne fallait pas l’interroger. Les religieuses se turent, toutes confuses,
et ne s’avisèrent plus de revenir à la charge. Cependant, la Prieure la
sollicita d’entrer dans la communauté, lui représentant que puisqu’elle
désirait faire partie de l’Ordre, c’était le moyen le plus simple de s’y
affilier.

Catherine ne l’entendait pas ainsi. Dès son arrivée, elle avait stipulé
qu’elle prendrait l’habit de Carme et qu’elle ne se mettrait pas en
clôture parmi des moniales. Elle répondit donc à la Prieure qu’elle
s’estimait indigne de se placer sous son obédience. C’était une défaite
polie, car, selon le Père François, «sa raison véritable c’était que sa
grande âme ne s’accommodait pas à l’idée de vivre avec des femmes».

Trois jours après, la prise d’habit eut lieu en une cérémonie où
assistaient le prince, la princesse, leur famille et l’élite de la
noblesse locale. «On la revêtit de la bure de l’Ordre avec le scapulaire
et le capuce de couleur tannée. On compléta le costume par le manteau
blanc qu’on crut devoir lui accorder parce que c’était ainsi que le
prophète Élie lui était apparu.» Elle garda aussi les pieds nus, la tête
découverte et les cheveux ras, comme elle l’avait désiré.

Vêtue de la sorte, elle resta chez les Carmélites jusqu’à l’époque où
elle se rendit à Madrid avec l’intention de quêter l’argent dont elle
avait besoin pour sa fondation de la Roda. Ce séjour dut se prolonger,
car il est rapporté que, l’année suivante, elle prononça les trois vœux
dans ce monastère. Le biographe fait remarquer que «ce n’étaient pas des
vœux solennels mais des vœux simples, les seuls qu’elle pût faire, ne
voulant point vivre en clôture».

En somme, elle devint une _Oblate_ du Carmel, logée provisoirement chez
les religieuses mais n’en suivant point la règle puisqu’elle gardait la
faculté d’aller et de venir avec la permission de son directeur.

                   *       *       *       *       *

Pendant son séjour à Pastrana, Catherine partagea son temps entre le
palais du prince, l’église des Carmes et le monastère des religieuses.
Autant qu’il lui fut possible, elle ne changea rien à son genre de vie:
du pain et de l’eau pour sa subsistance, le sommeil par terre sans
couverture, le cilice perpétuel et les disciplines fréquentes.

Les Carmélites admiraient sa vaillance. Mais ce qui les étonnait le plus
c’était l’odeur délicieuse que leur nouvelle compagne répandait autour
d’elle et qui se dégageait de ses vêtements comme de tout son corps.

Au début, on ne pouvait croire que ce parfum fût d’origine surnaturelle.
Quelques-unes la soupçonnèrent de posséder une essence aromatique dont
elle se frottait en cachette. Pour s’éclaircir de ce doute, elles la
firent changer de tunique.

Quoiqu’elle fût tout imprégnée de sueur et de crasse, la bure continua
d’embaumer; or, si elle avait été aspergée d’une essence subreptice,
celle-ci une fois évaporée, elle n’aurait certes plus senti que le vieux
suint.

Non contentes de cette expérience, les Carmélites sous différents
prétextes obtinrent que Catherine se dépouillât de tous ses vêtements
pour vérifier si elle n’y dissimulait point quelque sachet. Elles ne
trouvèrent rien. Il leur fallut donc admettre que nulle cause naturelle
n’expliquait ce mystérieux parfum.

Beaucoup de prêtres, de religieux et de laïques ont constaté cette odeur
miraculeuse. Après la mort de Catherine ils en témoignèrent par écrit et
sous serment. «C’était, disent-ils, un parfum qui rappelait celui des
violettes et des roses, mais plus intense; il ne portait pas à la tête;
au contraire, il soulageait et fortifiait. Et il suffisait de toucher la
main de la sainte femme pour l’emporter avec soi.»

Relatant les faits, le bon Père François est pris d’une crise
d’érudition. Il cite Plutarque, Théophraste, Célius Rhodiginus pour
démontrer que si certains organismes sentent bon par nature, ce ne
pouvait être le cas de la Solitaire.

Sa conclusion paraît fort judicieuse. Il dit: «Une odeur suave, forte,
pénétrante, différente de tous les parfums d’ici-bas, s’exhalant d’un
corps épuisé, d’un sang affaibli, d’une sueur ancienne, de vêtements qui
ne furent jamais lavés, c’est là une chose contraire à toutes les lois
de la nature. Que, d’ailleurs, ces exhalaisons ne fussent point
naturelles chez doña Catherine, il suffit pour s’en convaincre de se
reporter au temps qui précéda sa retraite au désert: jamais personne ne
les a senties avant cette époque. D’où l’on doit admettre que ce parfum
venait de Dieu qui en gratifia, par faveur, ce corps que sanctifiaient
la pénitence et la virginité.»

Au surplus, les exemples abondent de personnages vivant en Dieu et
répandant _l’odeur de sainteté_. Il y a sainte Catherine de Sienne,
sainte Lydwine et bien d’autres encore.


VIII

Quoique en fort bons termes avec les Carmélites, Catherine s’ennuyait
dans leur monastère parce que, si régulières qu’elles fussent, après
tout, c’étaient--des femmes. Elle éprouvait aussi la nostalgie de sa
chère solitude et elle avait hâte de commencer ses quêtes pour y
retourner au plus vite.

Néanmoins, il lui coûtait de reparaître dans le monde parce qu’elle
savait qu’elle y serait en butte à des curiosités plus frivoles que
pieuses; cette pensée lui était insupportable. C’est pourquoi elle
montra beaucoup de répugnance à obéir lorsque le Roi et les infants,
ayant appris sa présence à Pastrana, lui mandèrent qu’ils voulaient la
voir.

Le Prieur des Carmes eut beaucoup de peine à la décider au voyage. Il
n’y parvint, qu’en lui représentant, avec insistance, que c’était le
moyen le plus rapide d’obtenir des aumônes importantes pour sa
fondation.

Résignée, mais toujours fort chagrine, elle partit donc pour Madrid.
Mariano et deux autres religieux l’accompagnaient.

Ainsi qu’elle l’avait redouté, son arrivée dans la capitale, où elle
logea chez Rui Gomez, produisit une grande sensation. Dans les rues, on
se bousculait pour voir cette femme habillée en moine, cette dame de
haute noblesse réduite, par sa propre volonté, à la condition de
mendiante. Au palais du ministre, cent péronnelles titrées affluaient
qui obsédaient Catherine de questions indiscrètes ou saugrenues.
Certaines se plaçaient devant elle, bouche béante, puis émettaient des
réflexions ineptes sur sa maigreur et la fatigue de son visage. D’autres
l’importunaient de balivernes superstitieuses. De sorte qu’elle n’avait
plus une minute pour faire oraison ou vaquer à ses exercices spirituels.

Pour échapper à ce supplice, elle se réfugia chez un de ses amis le
señor Pierre Nino et tenta de se confiner dans sa chambre. Mais la cohue
l’y suivit et força toutes les barrières. Aussi, ce lui fut une
délivrance quand elle reçut l’ordre de venir à l’Escurial où la Cour
résidait alors. Elle s’y rendit sans retard.

Les princes et particulièrement doña Jeanne d’Autriche, sœur du Roi, la
reçurent avec déférence et lui marquèrent beaucoup d’affection. La
princesse la prit dans son appartement pour la soustraire aux obsessions
des courtisans qui, la voyant en faveur, se hâtaient de solliciter ses
apostilles auprès des puissances.

Jeanne d’Autriche avait avec Catherine de longues conversations où elle
lui ouvrait son âme sans restriction et elle en obtint les plus précieux
avis pour son salut.

Cependant les dames d’honneur jalousaient Catherine. De dépit, elles
feignirent de se scandaliser parce que, devenue fort rustique dans la
solitude, elle avait oublié la morne étiquette et le langage empesé de
la Cour. Quelque chose de leurs propos malveillants revint à Catherine
qui, tout de suite, résolut de s’en expliquer avec la princesse.

«Vois-tu, ma fille, lui dit-elle, il ne faut pas m’en vouloir si
j’oublie, la plupart du temps, de t’appeler _Altesse royale_. Sur ma
montagne, le cérémonial m’est sorti de la tête; et puis tiens compte de
ceci que, pendant des années, je n’ai causé qu’avec des bûcherons et des
pâtres. Si tu ne peux pas supporter mes manières villageoises ou si je
t’ennuie, renvoie-moi et laisse-moi retourner à ma grotte; je m’y
entends très bien avec mes voisins.»

Cette déclaration si franche plut à la princesse. Moins sotte que ses
camérières, «elle embrassa l’ermite en lui disant qu’elle lui faisait
très volontiers grâce de tous les titres, pourvu qu’elle l’en
dédommageât par un redoublement d’amitié. Elle ajouta: «Traitez-moi
comme une de vos voisines; rien ne peut me faire plus de plaisir...»

Peu après, la Cour retourna à Madrid où Catherine la suivit. La sœur du
Roi la garda auprès d’elle et s’en faisait souvent accompagner
lorsqu’elle sortait en carrosse. Le populaire s’empressait autour et
prodiguait les acclamations à l’adresse de _la Bonne Femme_. Et
naïvement, celle-ci distribuait des bénédictions, comme elle en avait
pris l’habitude au désert. D’ailleurs ce geste lui était devenu à peu
près machinal.

Le nonce du Pape Ormétano, récemment arrivé de Rome, ignorait l’histoire
de la Solitaire. Certains envieux se servirent de cette circonstance
pour l’indisposer contre elle. Ils vinrent le trouver et lui
rapportèrent qu’on voyait sans cesse dans les rues, un carme déchaussé
en voiture avec des dames et qui donnait des bénédictions comme s’il eût
été un évêque. Ormétano, Napolitain lui aussi, connaissait depuis
longtemps Mariano. Il le manda sur-le-champ et lui ordonna, d’un ton
irrité, de lui amener ce singulier religieux qui se permettait de
semblables irrégularités. Mariano essaya de donner quelques
éclaircissements. Mais le nonce lui coupa la parole en répétant: «Je
vous dis de le faire comparaître devant moi et tout de suite, et sans
chercher des excuses!...»

Mariano transmit l’ordre à Catherine mais voulant voir de quelle façon,
elle affronterait la colère du nonce, il se garda de lui dire que le
prélat était fort monté contre elle.

Dans l’intervalle, Ormétano avait appris qu’il s’agissait d’une femme
habillée en religieux; et, bien entendu, les malveillants lui avaient
présenté les choses de manière à le courroucer encore davantage.

Aussitôt que Catherine l’aperçoit, ne voilà-t-il pas qu’elle lui donne
sa bénédiction!--Ormétano, de tempérament fort irascible, croit qu’elle
veut le braver. «Comment, dit-il à Mariano, c’est vêtue d’un froc de
moine que tu as eu l’audace de conduire ici cette folle?...» Puis se
tournant vers Catherine: «Et toi, femme éhontée, dis-moi donc un peu de
quel droit tu te permets de donner des bénédictions comme un évêque...»

Sur cette apostrophe, Catherine s’agenouilla devant le nonce et
répondit, avec beaucoup d’humilité, que, si elle avait péché par
ignorance, elle était prête à s’amender et à subir une punition.

Cette marque de soumission étonna le prélat car on lui avait affirmé que
Catherine était une orgueilleuse qui ne supportait aucune critique. Un
peu radouci, il la fit relever et lui ordonna de s’expliquer.

Alors la Solitaire, conservant la simplicité de langage dont elle avait
coutume même vis-à-vis des Grands: «Mon fils, dit-elle, quand j’étais
dans mon ermitage, après que j’eus été découverte, quelques personnes
vinrent me trouver et me demandèrent de prier pour que Dieu les délivrât
de leurs maladies ou de leurs chagrins. Je le fis, par charité, puis,
comme je sais la vertu du signe de la croix, afin que ces infortunés ne
m’attribuassent pas leur guérison, je les bénissais. Il a plu à Dieu
d’opérer des miracles par ce moyen. Depuis, sans y réfléchir, je bénis
tous ceux que je rencontre, pour qu’ils aient tous part aux mérites de
la sainte croix. Si c’est une mauvaise habitude, et si tu me défends de
continuer, je prierai Notre-Seigneur de me donner la force de t’obéir;
et je le ferai de bien bon cœur car, je te le jure, je te tiens pour son
représentant sur terre...

«Quant à mon habit, permets-moi de te confier ceci: comme je désirais
fonder près de ma grotte, un monastère de religieux, Jésus-Christ
m’apparut avec ce vêtement entre les mains et notre père saint Élie m’a
visité, portant ce même costume. Par là, j’ai cru comprendre que c’était
la volonté de Dieu que je le prisse. Mais si tu me commandes de le
quitter, je t’obéirai sans hésiter une minute...»

A ce coup, le nonce fut touché:--Passe pour les bénédictions, reprit-il,
mais toi, Mariano, tu aurais dû la faire habiller en femme avant de
l’introduire en ma présence.

--Hé, monseigneur, répondit Mariano, si tu m’avais laissé le temps de
parler, je t’aurais tout expliqué et après tu aurais pu me donner tes
ordres.

--J’ai peut-être été un peu prompt, reconnut Ormétano.

Sur quoi, tous trois se mirent à causer amicalement en dialecte
napolitain. De ce colloque il résulta que le nonce dépouilla ses
préventions contre Catherine. Il sentit sa sainteté, admira son zèle
pour le service de Dieu, et la prit tout à fait en gré. De sorte qu’il
termina l’entretien par ces mots: «Il ne convient pas d’introduire des
nouveautés dans l’Église. Cependant, Bonne Femme, puisque tu n’y mets
point de malice, j’autorise provisoirement les bénédictions et même, je
permets que tu gardes ton habit.»

Après les avoir congédiés, il rassembla d’autres informations. Le bien
qu’il apprit de Catherine lui fit résoudre de la laisser agir à sa
guise. Il ne lui donna pas d’autorisation officielle mais il imposa
silence aux ennemis de la Solitaire lorsque ceux-ci renouvelaient leurs
insinuations. «La Mère Cardonne est une sainte femme, disait-il, elle
m’a promis de prier pour moi et j’en suis très content.»


XIX

Cet incident fit comprendre à Catherine qu’il était urgent d’entamer les
démarches pour la fondation, car elle se rendit compte que si elle
s’attardait à la Cour, les malveillants reviendraient à la charge et
réussiraient peut-être à entraver ses projets. D’autre part, elle ne
cessait de soupirer après la solitude.

Elle se mit donc à la besogne et avec un tel esprit de suite que bientôt
toutes les formalités pour l’acquisition du terrain autour de sa grotte
furent remplies. Le Roi, lui-même, qui l’appréciait fort, prit soin de
lui aplanir les difficultés. Dès qu’elle eut en main les titres de
propriété du territoire entre Vala de Rei et la Roda, elle s’occupa de
réunir les fonds pour la construction du monastère.

«Chacun s’empressa de les lui fournir, écrit le biographe, la famille
royale, les princes, les seigneurs et les dames de la Cour lui
apportèrent de l’argent et aussi des perles de grand prix, de riches
étoffes pour les ornements d’église et des chasubles magnifiques et des
calices d’argent.»

Tant de cadeaux suscitèrent de la jalousie dans le clergé de Madrid. Un
grand vicaire de la cathédrale ne put en prendre son parti.

«Il me semble, disait-il, que pour des religieux déchaussés, qui se
réclament d’une pauvreté rigoureuse, des calices de plomb et des
chasubles de laine seraient bien suffisants!...»

Mais Catherine sut relever cette observation saugrenue.

«Comment, s’écria-t-elle, en dardant sur le prêtre envieux un regard
foudroyant, toi qui n’es qu’un vermisseau, tu manges dans de la
vaisselle en vermeil et tu voudrais qu’on prît du plomb pour le service
du Roi des Rois!»

L’autre, déconcerté, battit en retraite.

                   *       *       *       *       *

Tout étant réglé selon les lois du royaume et les ordonnances
ecclésiastiques, Catherine, toujours accompagnée de Mariano, prit le
chemin de la solitude. Le voyage se passa sans incidents notables.

C’est au mois d’avril 1572, qu’elle revit sa grotte. «Dire sa joie en
retrouvant son ancienne demeure et la colline où elle avait remporté
tant de victoires sur l’Ennemi c’est ce que nulle parole humaine ne
saurait faire, écrit le Père François. Les religieux, qui étaient venus
à sa rencontre, en purent bien voir la manifestation extérieure mais non
le sentiment intime. Quant à eux, lorsqu’en arrivant à l’humble réduit,
ils le virent si étroit et si effrayant d’austérité, ils en éprouvèrent
un tel saisissement qu’ils déclarèrent ensuite n’avoir jamais rien
imaginé de semblable.»

Les travaux furent mis en train tout de suite et Catherine décida que
l’on commencerait à bâtir l’église du monastère sur l’emplacement de son
terrier. En sa qualité d’ingénieur, Mariano dirigea la construction.
Comme il avait réuni un grand nombre d’ouvriers--peut-être un peu plus
qu’il n’était besoin--tandis qu’on ouvrait la tranchée pour les
fondations, il employa une équipe à creuser une nouvelle grotte où
Catherine s’isolerait et reprendrait ses exercices. Cette cavité
s’ouvrait à quatre cents pas de l’église. On lui donna quatre pieds en
largeur et douze en long, sur lesquels, à la demande de la Solitaire, on
en prit huit qui furent occupés par un groupe en plâtre représentant
Jésus au tombeau entouré de la Sainte Vierge, de sainte Madeleine et des
Apôtres. L’espace restant servit de cellule. Malgré les observations de
Catherine, qui aurait voulu qu’on se bornât au plus strict nécessaire,
Mariano fit garnir le sol et les parois de boiseries contre l’humidité.
C’est sur ce plancher, enveloppée dans son manteau blanc, que Catherine
prit son sommeil. Pour oreiller, elle avait une petite marche de plâtre
qui séparait la cellule de l’oratoire où s’érigeait le Tombeau.

Mais Mariano, «qui aimait avec passion à saper les montagnes et à vivre
sous terre», ne s’en tint pas là. Il perça un couloir, avec des
soupiraux de distance en distance, et il y fit placer des sculptures
représentant des sujets tirés de la Passion. C’était, dit-il, afin que
la Mère pût se rendre de sa grotte à l’église sans avoir à souffrir des
intempéries. Ce travail coûta fort cher. Mais Mariano n’en avait cure.
Il continua de dépenser l’argent sans compter et, de plus, il étalait,
pour l’église et le monastère, des plans tellement gigantesques et
luxueux que Catherine crut enfin devoir mettre une borne aux
imaginations excessives du bouillant religieux. Elle fut appuyée en cela
par les autres Carmes qui n’entendaient nullement se loger dans un
palais. Mais Mariano n’accepta pas facilement ces entraves à son
exubérance. Il se répandit en un flot de paroles acrimonieuses, et
soutint que limiter son zèle c’était lésiner avec Dieu.

Mais Catherine tint bon contre ses reproches. Et d’abord, elle prit
l’administration de la caisse fort diminuée par les prodigalités et les
fantaisies de Mariano. Désormais elle régla, elle-même, le salaire des
ouvriers, se mit en rapport avec les entrepreneurs et empêcha tout
gaspillage dans l’achat ou dans l’emploi des matériaux. Grâce à son
économie et à son sens de l’ordre, grâce aussi aux aumônes qui vinrent
en abondance dès qu’on vit la Mère substituer son autorité aux caprices
du Frère Ambroise, les bâtiments gardèrent les proportions modestes qui
convenaient et s’achevèrent sans trop de délai.

Ici une réflexion s’impose.--Des personnes superficielles se figurent
volontiers qu’un Mystique, c’est un individu mal équilibré, en proie à
une exaltation morbide et chez qui n’existe pas l’ombre d’esprit
pratique.

Or, le _vrai_ Mystique ne présente pas la moindre ressemblance avec ces
névrosés de la Foi auxquels les ignorants ont coutume de l’assimiler. Au
contraire, tout à fait détaché des intérêts humains, faisant abnégation
de lui-même, il voit toutes choses en Dieu et il échappe de la sorte aux
erreurs de jugement où nous entraînent nos passions et les illusions de
notre amour-propre. Il possède le suprême bon sens et, par là, il agit
toujours de la façon la plus judicieuse lorsque les nécessités de sa
mission le mettent en contact avec les réalités sensibles. C’est ce don
qui fit de tous les Saints, en lutte avec les mœurs et les préjugés de
leur temps, d’excellents diplomates et des organisateurs incomparables.
Voyez sainte Térèse qui, pour l’instauration de sa Réforme, joignit une
parfaite prudence à l’esprit d’initiative le plus délibéré. Et, dans la
sphère plus humble qui nous occupe, voyez Catherine de Cardonne qui,
constatant que son architecte verse dans l’extravagance, se substitue à
lui, répare ses incartades et réalise, avec mesure, l’œuvre que de
folles rêveries auraient menée à la ruine[9].

  [9] Charles Maurras, quoique incroyant, a fort bien défini les
    qualités d’ordre pratique qui caractérisent le _vrai_ Mystique. Il a
    écrit: «Sainte Térèse, saint François d’Assise, saint Dominique,
    saint Ignace, ces mystiques supérieurs furent, non seulement
    d’instinct, mais de propos délibéré et conscient, des positivistes
    certains. Ils s’aidaient tout en appelant le ciel à leur aide et la
    prudence humaine n’était bannie de leurs conseils qu’en apparence.
    En prêchant le sublime, ces grands esprits eurent l’horreur de
    l’absurde...» _Le dilemme de Marc Sangnier_, page 10.


XX

Le monastère étant enfin construit, les Carmes déchaussés en prirent
possession et y observèrent, avec exactitude, la règle de la Réforme
telle que sainte Térèse l’avait établie. Catherine se retira dans sa
grotte. Comme de grandes infirmités lui étaient venues, elle dut modérer
quelque peu la rigueur de ses pénitences. Mais, en revanche, elle donna
tout son temps à l’oraison. Elle ne parlait que sur l’ordre des
supérieurs, quand ceux-ci envoyaient quelques religieux la visiter afin
qu’elle les instruisît touchant les pratiques de l’ascétisme. Elle le
faisait par obéissance car, à partir du jour où son rôle de fondatrice
eut pris fin, elle se garda soigneusement d’intervenir dans le
gouvernement de la communauté. «Moi, femme pécheresse», répondait-elle à
ceux qui tentaient d’obtenir son avis sur quelque point
d’administration, je prie pour la communauté, je lui demande ses
prières; pour le surplus, je ne suis que poussière et je n’ai rien à
dire.»

Elle ne sortit de sa retraite qu’en deux occasions. Au printemps de
1573, elle fit un court voyage à Madrid pour demander au Roi la grâce
d’un gentilhomme condamné à mort. Elle l’obtint. Au mois d’octobre de la
même année, Rui Gomez étant mort, elle se rendit à Pastrana, afin de
porter des consolations à sa veuve, la princesse d’Eboli.

A part ces deux brèves absences, elle ne quitta plus sa grotte que pour
aller à l’église par le couloir que Mariano avait tracé dans le but de
lui épargner la pluie et le vent. Ce n’était qu’à regret qu’elle usait
de ce passage, estimant qu’il y avait en cela une complaisance envers
son corps. Pour lever son scrupule, le Prieur lui fit remarquer que
Mariano avait établi cet ouvrage malgré elle. Et comme elle ne se
trouvait pas convaincue par cet argument et qu’elle alléguait que
c’était «du luxe», il lui ordonna d’user du souterrain par obéissance.
Alors, rassurée, elle ne présenta plus d’objections.

Cinq années passèrent de la sorte. Au mois de mai 1577, Catherine,
épuisée par les austérités, tomba gravement malade. Dès le début, ayant
eu révélation que c’était la fin de son existence sur terre, elle prédit
qu’elle mourrait dans l’octave de l’Ascension. Le Prieur la fit
transporter dans une petite maison de domestiques proche du monastère.
On mit auprès d’elle deux femmes de ses amies qui lui prodiguèrent leurs
soins et l’on dressa, dans sa chambre, un autel où la messe fut dite et
où elle communiait tous les jours.

Enfin, le 11 mai, sentant venir la mort, elle fit prier la communauté de
se réunir autour de son lit. Tous accoururent. Ils pleuraient et
sanglotaient et lui demandaient sa bénédiction. «Elle n’y voulut d’abord
pas consentir disant que c’était plutôt à eux de la bénir parce qu’ils
étaient des saints et elle, une misérable pécheresse. Elle finit par
triompher de leur résistance; et quand tous lui eurent donné leur
bénédiction, elle leur donna la sienne de bonne grâce.» Ensuite, elle
eut un ravissement et parla de Dieu en des termes d’amour si brûlants
que tous se sentirent comme élevés au-dessus d’eux-mêmes à l’entendre.

Puis elle entra dans un profond recueillement et, à la nuit tombante,
sans agonie et sans marques de souffrance, elle rendit le dernier
soupir.

Deux témoins affirment avoir vu, au moment où elle expirait, une croix
formée d’étoiles éblouissantes se dessiner au-dessus de sa tête.

Dès qu’on apprit à la Roda et dans les villages d’alentour que la Bonne
Femme était morte, laïques et prêtres accoururent en si grand nombre que
la campagne était couverte de peuple. Les funérailles furent célébrées
en grande pompe et le cercueil enterré dans une chapelle dédiée à
Notre-Dame du Mont-Carmel. En 1603, les ossements furent mis dans deux
châsses et transportés au monastère des Carmes déchaussés de Villeneuve
de la Xara.

                   *       *       *       *       *

Ainsi vécut et mourut Catherine de Cardonne. Terminant sa relation, le
bon Père François s’écrie: «Sa vie sera la condamnation rigoureuse de
notre lâcheté.»

De notre temps, beaucoup de catholiques, amis de leurs aises,
objecteront sans doute que: _Dieu n’en demande pas tant_ et ils
estimeront que Catherine--_exagérait_...

C’est une opinion; mais il est loisible de ne point la partager.




UNE CARMÉLITE SOUS LA TERREUR


I

Il y a plusieurs manières d’envisager la Révolution. Les dénombrer
toutes serait fastidieux et d’ailleurs ce n’est pas l’objet que je me
suis proposé dans ce chapitre. Rappelons-nous seulement qu’au point de
vue religieux, la Révolution eut et continue d’avoir pour but de
substituer le règne de l’homme au règne de Dieu. De là, ce caractère
satanique que Joseph de Maistre dénonçait en elle. De là aussi, cette
rage qui pousse le démocrate, logique avec ses principes, à traquer, à
bâillonner, à supprimer quiconque préfère la tiare du Pape au bonnet
rouge de Marat, l’amour du Crucifix au culte de la guillotine.

Certains esprits, dont la naïveté déconcerte, tentent de ménager un
accord entre ces inconciliables et d’établir des distinctions. Ils
vénèrent les bavards illusionnés de la Constituante mais réprouvent les
massacreurs de septembre; et pourtant ceux-ci procédaient de ceux-là
comme le poussin sort de l’œuf. Avec une inconscience stupéfiante, ils
s’efforcent de coudre au manteau de l’Église la loque dont Sanson se
servait pour essuyer «le rasoir national». Ce faisant, ils s’imaginent
prouver leur libéralisme et mériter un siège au conseil de ces
démagogues qui, sous couleur de République, nous mènent à l’enlisement
rapide dans le marécage du socialisme intégral.

Cependant, pour peu qu’on étudie, à la clarté de la Révélation, la
période qui commence à 1789 et qui dure encore, on s’aperçoit très vite
que les promoteurs du délire humanitaire dont nous ne cessons de subir
les accès, furent tout simplement--des possédés.

Or, à l’une des époques où cette fièvre chaude tourna en frénésie
meurtrière, c’est-à-dire sous la Terreur, il y eut un certain nombre de
dévoués pour assumer les blessures dont l’athéisme révolutionnaire
criblait le corps mystique de Jésus-Christ. Les uns confessèrent
joyeusement leur foi sur l’échafaud. D’autres, errant parmi la boue
sanglante dont s’empoissait le pavé des rues, maintinrent, par l’oraison
et le sacrifice, un peu de Lumière incréée dans les ténèbres qui
couvraient la face de la France en folie.

Au nombre de ces derniers, on compte une Carmélite: la Mère Camille de
l’Enfant-Jésus, née de Soyecourt, dont j’essaierai d’évoquer la figure.
Je ne donnerai pas sa vie entière. Elle est racontée dans un volume,
d’un style un peu clapotant, rédigé par une Carmélite, annoté par l’abbé
Lescœur et publié en 1897. D’après ce livre et quelques écrits
postérieurs, je m’efforcerai seulement de profiler la Mère Camille telle
qu’elle se montra,--à savoir paisiblement énergique--à travers les
gambades, les grimaces et les grincements de canines des anthropoïdes
sanguinaires échappés de leur cage que les Michelet, les Hugo et autres
rêveurs romantiques nomment: «les géants de 93».


II

Marie-Térèse-Françoise-Camille de Soyecourt naquit à Paris, le 25 juin
1757, d’une famille très ancienne dont la biographe étale, avec
complaisance, la généalogie depuis le temps des Croisades. On peut
supposer que, devenue Carmélite, Mlle de Soyecourt faisait bon marché de
ses parchemins et qu’elle se répétait la phrase de sainte Térèse:
«Disputer sur la noblesse de l’origine c’est débattre si telle sorte de
terre vaut mieux que telle autre pour faire des briques ou du
torchis...»

Nous passerons rapidement sur les premières années de cette existence.
Ce qu’il nous importe seulement de connaître ce sont les circonstances
où se développa la vocation religieuse de la Mère Camille.

Enfant, elle se montra d’abord assez vaniteuse des larges yeux noirs qui
lui éclairaient toute la figure; en outre, d’après son propre
témoignage, elle manifestait un caractère impérieux et une force de
volonté qui serait allée jusqu’à l’entêtement si ses parents--fort
répandus dans le grand monde et, néanmoins, fort pieux--n’avaient pris
soin de la corriger sans faiblesse.

Elle avait huit ans quand elle fut mise pensionnaire à la Visitation.
Cette entrée au couvent déplut fort à la petite fille. L’esprit
d’indépendance étant fort développé en elle, il arriva que dès la
première minute où elle fut confiée aux soins des Religieuses par sa
mère, elle entra en courroux. Trépignant, sanglotant, poussant les hauts
cris, elle demandait à sortir, refusait de coucher au dortoir et de
revêtir la robe d’uniforme. Il fallut toute la diplomatie de la
Supérieure pour obtenir d’elle un semblant de résignation. Même quand
elle parut soumise, en son intérieur, elle demeurait indignée contre la
discipline et ne rêvait que d’escalader le mur du monastère pour
retourner dans sa famille.

Peu à peu, sous l’influence de sa maîtresse de classe, Mme de Nollant,
qui savait joindre la douceur à la fermeté, elle devint plus docile.
Puis elle prit goût aux exercices de piété que, d’abord, elle
considérait comme de fastidieuses obligations. Une petite flamme d’amour
de Dieu commença de s’allumer dans son cœur. Dès lors, «le changement
opéré chez Camille fut si notable que, trois ans après son entrée à la
Visitation, elle était jugée digne d’être préparée à la confirmation
qui, à cette époque, précédait souvent la première communion.»

Elle avait donc onze ans à la date de la cérémonie. Lorsque le
Saint-Esprit descendit en elle, il lui sembla qu’un flot de lumière
inondait son âme et qu’une voix mystérieuse la sollicitait de se
détacher du monde pour être toute à Dieu. Presque défaillante de bonheur
sous le souffle ardent qui la pénétrait, elle s’écria mentalement:
«Seigneur, je me donne à vous; me voici prête à accomplir votre volonté
entière.»

Le moment venu de quitter la chapelle, l’enfant resta immobile. Elle
était si ravie, hors d’elle-même, que deux religieuses, la croyant
indisposée, l’emportèrent dans leurs bras.

Cette touche de la Grâce sanctifiante lui laissa une empreinte
ineffaçable; de ce jour, Camille comprit qu’elle serait religieuse.
«Elle ne déviera plus de sa voie. Si des défaillances surviennent, elles
seront courtes; si les luttes se multiplient, elle les comptera par des
victoires.»

Ses projets d’avenir s’étant fixés de la sorte, elle prit à tâche
d’écarter tout ce qui aurait pu la distraire de sa vocation. Elle
rechercha les occasions de briser son amour-propre, d’anéantir les
velléités de révolte contre la règle qui lui revenaient par intervalles.
Songeant au vœu de pauvreté, qu’elle comptait prononcer le plus tôt
qu’il se pourrait, elle fit cadeau à ses compagnes des petits bijoux
contenus dans une cassette qu’elle avait apportée au monastère. Elle
refusa de prendre des leçons de danse et, quoique elle eût la voix très
belle naturellement, elle réussit à éviter qu’on la cultivât. Le
professeur de chant s’en plaignait. Mais elle lui répondit: «Je ne veux
pas apprendre à chanter des romances.»

Bref, pendant ces années de pension, comme elle l’a dit plus tard, elle
fit son possible pour éviter d’affaiblir le rayonnement de
l’Esprit-Saint qu’elle sentait résider, d’une façon permanente, au
centre de son âme.

                   *       *       *       *       *

Camille se trouvait fort heureuse à la Visitation lorsque son père, le
comte de Soyecourt, dont elle était la préférée, l’en retira pour la
garder quelque temps auprès de lui. Mais au XVIIIe siècle, il n’était
guère de coutume que les jeunes filles achevassent leur éducation au
foyer domestique. C’est pourquoi, l’époque de sa première communion
approchant, on la conduisit, avec ses sœurs, chez les Bénédictines de
Tresnel.

Une épreuve des plus douloureuses l’attendait dans cette maison. Non
seulement la communauté suivait une règle très austère mais elle s’était
contaminée de jansénisme et les religieuses mettaient un zèle farouche à
modeler l’esprit de leurs élèves d’après cette morne doctrine. Sous leur
influence, Camille sentit comme une cendre froide étouffer peu à peu la
flamme d’amour divin qu’elle entretenait dans son âme. Comme on ne
cessait de lui répéter que Jésus-Christ est un Maître implacable qui
prédestine la plupart des hommes à la damnation et ne sauve que quelques
élus arbitrairement choisis, elle vécut dans le tremblement et dans
l’effroi. Elle se demandait, à chaque instant, si, malgré son ardent
désir de la Grâce efficace et son ferme propos de tout entreprendre pour
mériter son salut, elle n’était pas une réprouvée. Elle se torturait de
scrupules dont on trouve l’écho dans les notes où elle tâchait de
s’expliquer, à elle-même, ses états d’âme. Elle écrivait par exemple:
«Seigneur, parlez à votre petite servante abattue et désolée; relevez
son courage; rendez la paix à son cœur agité. Dites à mon âme qu’il lui
est né un Sauveur... Mais êtes-vous né pour moi, Dieu de justice? Je
voudrais le croire: naissez donc dans mon pauvre cœur et achevez de vous
y former.»

Cependant, nul secours ne lui venait de l’entourage. Courbées, elles
aussi, sous le joug écrasant de l’implacable Divinité que l’hérésie leur
imposait, les Bénédictines renchérissaient sur la doctrine des prêtres
aberrants qui les dirigeaient. Rassurer les enfants dont elles avaient
pris la charge leur aurait semblé une coupable faiblesse. A peine un
atome d’espérance dans un océan de crainte, telle était la matière de
leur enseignement.

Camille, étant d’une santé assez délicate, finit par succomber sous le
bloc de glace dont on l’écrasait. Elle tomba si gravement malade que les
médecins jugèrent qu’elle n’en reviendrait pas. Dieu pourtant lui rendit
la santé d’une façon tellement inopinée qu’on crut y voir un miracle.
Mais elle continua d’ignorer la paix de l’âme car à peine fut-elle
rétablie que le Démon l’attaqua par la tentation de désespoir. «Aux
suggestions infernales, dit le biographe, s’ajouta l’influence de
lectures hasardées contenant des enseignements aussi faux que
terrifiants, sur la préparation aux sacrements. En proie à de mortelles
angoisses, n’entrevoyant, pour l’avenir, que de désolantes perspectives,
livrée surtout à l’isolement le plus complet, elle perdit peu à peu ses
forces et donna des chances de succès au tentateur. Une taciturnité
morose s’empara d’elle et c’est avec peine qu’elle réussissait à
dissimuler sa tristesse.»

Ce fut dans cet état qu’elle fit sa première communion. Selon les
principes du jansénisme, la cérémonie avait été différée le plus
possible. Camille avait quinze ans et demi lorsqu’elle s’approcha, pour
la première fois, de la Sainte Table. Toujours dominée par le sentiment
qu’elle était indigne de recevoir son Dieu, elle communia sans
joie--cependant avec la ferme volonté de le servir sans partage et sans
défaillance. «J’espérais seulement, a-t-elle dit plus tard, que cette
communion me sanctifierait et me maintiendrait dans l’aversion pour le
péché.»

Elle rentra ensuite dans sa famille où de nouvelles épreuves
l’attendaient.


III

L’empreinte du jansénisme sur son âme avait été si forte, qu’elle
persista lorsque Camille se trouva dans un milieu où les sombres
impressions reçues au monastère auraient pu se dissiper. C’est ainsi
qu’elle conserva cette crainte de la communion qui caractérise la secte
et qu’elle laissa couler bien des jours avant d’oser recevoir de nouveau
le sacrement. Elle souffrait d’autant plus de la contrainte qu’elle
s’imposait de la sorte que son âme aurait voulu se dilater hors des
ténèbres où elle languissait. Néanmoins, si épaisse que fût cette ombre
où elle demeurait comme prostrée, elle voyait toujours, au plus intime
d’elle-même, briller une petite étincelle du feu d’amour divin qu’elle
avait reçu lors de sa confirmation et elle entendait parfois une voix
mystérieuse lui chuchoter qu’elle prendrait le voile, si indigne qu’elle
s’en jugeât. C’était sa vocation qui subsistait malgré les subterfuges
employés par le Mauvais pour la maintenir sur la route de la
désespérance.

Elle vivait donc dans cet état d’angoisse perpétuel et d’incertitude à
peine atténué par un rudiment de lumière intérieure lorsque un événement
se produisit qui l’obligea de prendre un parti décisif en lui
fournissant une preuve que son penchant vers la vie religieuse
constituait sa raison d’être au regard de Dieu.

Quoiqu’elle n’eût que dix-sept ans, ses parents décidèrent de la marier
avec un vieux gentilhomme, des plus fripés, violemment asthmatique,
cacochyme et brèche-dents mais chez qui force sacs d’écus
compensaient--d’après les «gens pratiques»,--la décrépitude. Au XVIIIe
siècle, il n’était pas toléré qu’une mineure manifestât de l’opposition
à un mariage voulu par ses père et mère. Camille ne concevait même pas
qu’elle pût refuser le parti qu’on lui proposait. Tout ce qu’elle osa,
ce fut de prier, ardemment et avec larmes, Notre-Seigneur, de lui
épargner la catastrophe matrimoniale dont la seule pensée lui faisait
horreur.

Elle fut exaucée car le prétendant suranné mourut avant même que les
fiançailles eussent été déclarées.

Cette alerte tira la jeune fille de son engourdissement.

«Sans trop savoir où la mènerait sa résolution, dit la biographe, elle
déclara à sa famille que, depuis plusieurs années, son désir était de se
consacrer à Dieu. Cette détermination plongea ses parents dans la
douleur. Le comte de Soyecourt, surtout, malgré sa foi profonde et son
estime de la vie religieuse, ne pouvait entrevoir un pareil sacrifice.
Il signifia à sa fille qu’elle n’aurait jamais son consentement. Camille
répondit avec fermeté qu’elle attendrait, s’il le fallait, ses
vingt-cinq ans, époque de sa majorité. Dès lors, elle se montra aussi
ferme dans sa résolution qu’elle avait paru indécise à la première
proposition.

«Son état intérieur n’était pourtant pas changé. Mais Dieu lui avait
octroyé, sans la lui faire sentir, la grâce qui devait l’aider à suivre
le chemin tracé par Lui de toute éternité.»

Il lui restait encore plus de neuf ans à passer dans le monde. On verra
combien sa vocation était solide quand on se rappellera que rien, au
dedans d’elle ni au dehors, ne venait plus l’encourager.

«Le combat se présentait sous toutes les formes. Dans son âme, la
stupeur, la crainte continuelle, la nuit la plus obscure.» Dans son
entourage, l’affection des siens qui mettaient tout en œuvre pour la
détourner du cloître en lui donnant le goût des plaisirs mondains.
«Briser son cœur pour l’offrir à Dieu lui eût semblé peu de chose si la
confiance et l’amour l’eussent aidée dans son sacrifice. Mais cette
double lutte, aggravée par une attente si prolongée, fit de la période
qui suivit un martyr continuel. C’était une préparation à la carrière de
sacrifice et de générosité que Dieu l’appelait à fournir dans l’Ordre du
Carmel.»

C’était aussi une école d’énergie. Sa volonté s’y développa. Et ainsi,
elle acquit cette endurance et cette vigueur d’âme dont elle allait
avoir besoin pour traverser la tempête révolutionnaire.


IV

La jeune fille avait gardé un appartement à l’abbaye de Tresnel pour y
faire de longues retraites. Mais ses parents ayant exigé qu’elle passât
plusieurs mois, chaque année, dans leur hôtel de la rue de Verneuil,
elle se voyait obligée d’assister à des réceptions brillantes et à des
fêtes qui troublaient son recueillement. Si jeune encore, elle ne
laissait point, par moments, de subir un peu l’attrait de la société
frivole et chatoyante qui bruissait autour d’elle.

Elle écrit dans des notes qui ont été conservées: «Il me fallait bien
souvent lutter contre moi-même pour résister à l’entraînement. Je
n’aimais pas le monde parce que j’avais compris sa vanité; j’avais subi
sa fascination parce que tout, en moi, avait besoin de vie et
d’affection.» Et plus loin: «Au milieu de tant de relations que je me
trouvais forcée d’entretenir même avec les personnes de la cour, je pris
peu à peu leurs habitudes et me laissait aller à une si grande recherche
de mes aises qu’évitant les moindres incommodités, j’en étais venue au
point de faire lever ma femme de chambre la nuit, lorsque le moindre pli
venait heurter ma délicatesse. Avec le désir de quitter le monde je
commençais à arborer ses enseignes. J’aimais que tout ce que je portais
fût de bon goût et je n’étais pas indifférente aux murmures flatteurs
que ma présence provoquait. Cependant, au milieu de ces futilités, le
son d’une cloche de couvent venait-il frapper mes oreilles, un
saisissement involontaire s’emparait de tout mon être. Portant mes
regards vers le ciel, je conjurais le Seigneur d’avoir pitié de moi.»

Quand Dieu appelle une âme à la vie religieuse et que celle-ci ne cède
pas tout d’abord à la vocation, il se fait en elle un dédoublement.
D’une part son imagination et sa sensibilité tentent sans cesse
d’échapper aux invitations de la voix surnaturelle qui les presse
d’obéir. D’autre part, quoiqu’elle cherche à se donner le change, son
entendement et sa volonté sont, bon gré mal gré, ramenés, dès qu’elle
rentre en elle-même, à la persuasion qu’elle fera le sacrifice que le
Maître lui demande.

Tel fut le cas de Mlle de Soyecourt. Enfin, il arriva un moment où toute
résistance se fit impossible. Elle résolut alors de vaincre sa famille
en lui opposant le fait accompli.--Elle se rendit, sous prétexte d’y
faire une retraite, chez les Bénédictines du Saint-Sépulcre. Mais le
temps de la retraite terminé, avec l’agrément de l’abbesse, elle envoya
à sa mère une lettre où elle lui demandait l’autorisation d’entrer au
noviciat. Au reçu de cette missive, «Mme de Soyecourt ne fut pas
maîtresse d’un mouvement d’indignation. Elle monta sur-le-champ en
voiture, sans même prendre le temps de remédier au négligé de sa
toilette, et se rendit en hâte au monastère. Sans ménager à l’abbesse le
témoignage des sentiments de son cœur profondément affligé, elle fit à
sa fille de sévères reproches pour un tel manque de soumission. Celle-ci
essaya de protester, assurant qu’elle retarderait ses vœux jusqu’à sa
majorité. Elle eut beau prier, conjurer, la comtesse demeura inflexible
et l’obligea de quitter la clôture en lui défendant de parler à l’avenir
de sa vocation».

C’était demander la chose impossible. Pendant les dix-huit mois que
Camille eut encore à passer dans le monde, à toutes les objurgations,
elle répondit, avec une ferme douceur, qu’elle était sûre de sa vocation
et que rien ne la ferait varier.

A la longue, les parents cédèrent. Leur chagrin était énorme mais, comme
après tout, c’étaient de pieuses gens, ils finirent par comprendre qu’en
s’obstinant, ils contrarieraient les desseins de Dieu sur l’âme de leur
fille. Ils donnèrent donc leur consentement avec la promesse de laisser
Camille choisir l’Ordre où elle prendrait le voile.

Camille avait en vue les Bénédictines. Mais avant de se décider, elle
consulta le Père Rufin, son directeur, qui l’avait assistée avec zèle et
clairvoyance, dans la crise qu’elle venait de traverser.

Au cours de l’entretien où Mlle de Soyecourt lui soumit son projet
d’entrer dans l’ordre de Saint-Benoit, elle lui dit: «J’éprouve,
néanmoins une répugnance fort grande pour un des usages de cette
congrégation.

--Et lequel? demanda le religieux.

--Les relations avec le monde y sont fréquentes, mon Père, surtout avec
les dames pensionnaires et je voudrais tant rompre d’une façon totale
avec le monde!

--Vous trouverez cet inconvénient partout, reprit le Père Rufin, sauf
chez les Carmélites.»

A ces mots, Camille sentit en elle une illumination; ce fut comme si une
existence pressentie depuis longtemps et pour laquelle tout son être
était préparé venait de lui être révélée.

«De grâce, mon Père, s’écria-t-elle avec vivacité, allez vite me
proposer au Carmel.»

Le directeur y consentit. Il se rendit auprès de la Prieure des
Carmélites de la rue de Grenelle, lui exposa en détail l’histoire de sa
pénitente et formula l’opinion que le Carmel répondait parfaitement aux
aspirations de cette âme assoiffée de sacrifice.

La Prieure, bien disposée par ce préliminaire, voulut voir Camille qui
vint la trouver aussitôt et, dans un long entretien, lui décrivit, sans
réticence, les grâces qu’elle avait reçues, ses angoisses, ses luttes,
et enfin son désir de se donner à Dieu dans la clôture la plus stricte.

La Prieure reconnut à tous ces traits les marques d’une sincère
vocation. Mais elle ne voulut pas prendre congé de la jeune fille sans
lui laisser entrevoir quelques-unes des mortifications en usage au
Carmel.

«Savez-vous quelque chose de notre genre de vie, lui dit-elle, et votre
santé pourra-t-elle s’y faire?

--Je compte sur Dieu, répondit la postulante.

--Aimez-vous le poisson?

--Je le hais!

--Et les œufs?

--Je les déteste! Je fais maigre le vendredi mais, très souvent, j’ai la
migraine le samedi.

--Comment pouvez-vous donc être Carmélite?

--Je ferai pénitence; c’est là tout mon désir.»

Vaincue par tant de résolution, la Prieure déclara qu’elle admettrait
Camille comme postulante. On était au mois d’octobre 1783; l’entrée fut
fixée au 2 février de l’année suivante, fête de la Purification de la
Sainte Vierge.

La biographe ajoute: «Il s’agissait de préparer le départ et d’annoncer
la résolution à la famille. La nouvelle fut donc donnée par Mlle de
Soyecourt à ses parents. L’alarme fut grande et, malgré la certitude où
l’on était de la séparation, le choix de l’Ordre vint s’ajouter à la
douleur générale.

«Pour la mère surtout, le Carmel était le dernier mot de l’épouvante.
Cette fille si aimée, de santé si frêle, allait entrer dans un Institut
où tout est fait pour crucifier la nature. Elle ne pouvait s’habituer à
cette pensée. On était à l’entrée de l’hiver dont les rigueurs
s’annonçaient déjà et la mère s’exagérait les souffrances que sa fille
aurait à endurer dès le début.

«C’est insensé, disait-elle à son mari, je crois, en vérité, que nous
aurions le droit d’empêcher notre fille de commettre une pareille
folie!...»

Mais M. de Soyecourt ne voulut pas revenir sur la parole donnée. En
outre, il possédait, plus que sa femme, le sens du surnaturel.

«Vous avez raison, lui répondit-il, c’est une folie, mais cette folie se
nomme la folie de la croix. Puisque cet Ordre est ancien et fort
approuvé par l’Église, je ne vois aucun motif d’interdire à ma fille d’y
entrer. Quel que soit mon chagrin, si Dieu l’y appelle et si c’est sa
vocation, je m’incline.»

Mme de Soyecourt fut longue à se résigner; elle fit encore plusieurs
tentatives pour déterminer sa fille à choisir un Ordre moins austère.
Mais le parti de Camille était bien pris. Elle repoussa toutes les
obsessions avec douceur mais avec netteté.--Et elle entra, tout
heureuse, au Carmel, le jour fixé par la Prieure, c’est-à-dire le 2
février 1784.


V

Le postulat de Camille dura trois mois au cours desquels sa vocation ne
cessa de s’affirmer. Le courage qu’elle montra dans les épreuves
corporelles que ne lui ménageait pas une règle attentive à vaincre la
nature fit bien augurer de sa persévérance. Comme les premiers temps, la
Prieure avait voulu que, pour dormir, elle eût un matelas sur la
paillasse grossière qui constituait la seule couche de ses compagnes,
elle se récria et voulut refuser cet adoucissement. Ce ne fut que sur un
ordre formel qu’elle l’accepta. «Il est vrai, disait-elle plus tard, que
ce pauvre matelas était si dur que la paillasse, assurément, ne m’aurait
pas fait souffrir davantage.»

Au point de vue spirituel, la jeune fille sentit s’élargir l’horizon de
sa vie intérieure. La contrainte terrifiée, qui pesait sur son âme
depuis l’époque où elle avait subi une formation imbue de jansénisme, se
dissipa pour ne plus revenir. Elle commença de se dilater au soleil de
l’amour divin. Grâce à la direction aussi perspicace qu’affectueuse de
ses supérieures, elle en vint à sentir que Notre-Seigneur n’est pas un
tyran farouche et impossible à satisfaire mais, pour ceux qui se donnent
à Lui avec une simplicité généreuse, un Grand Ami plein de sollicitude
et d’indulgence. Bientôt elle put écrire dans le cahier où elle notait
ses impressions quotidiennes, ces lignes significatives: «Mon Dieu, par
vous je goûte à présent combien vous êtes doux et aimable. Le monde
n’imagine pas cette sorte de bonheur et vous ne m’avez faite Carmélite
que pour en convaincre le monde. Oui, mon Dieu, vous me tenez lieu de
tout. Je perdrais tout le reste que rien ne pourrait plus me séparer de
votre amour. Dans le ciel, je ne désire que vous. Sur la terre, je ne
vois rien qui mérite mon amour si ce n’est vous. Vous m’aimez, je n’en
puis douter. Mais, moi aussi, Seigneur, je vous aime et je me repose en
paix dans votre amour.»

Cette effusion, où se retrouve l’esprit de sainte Térèse, montre bien
que l’hérésie n’avait fait que ravager l’âme de Camille à la surface,
sans la dessécher en ses profondeurs puisque, dès qu’elle eut repris
contact avec la Vérité unique, toutes ses puissances s’épanouirent, dans
l’amour, comme les fleurs splendides d’un Éden reconquis.

                   *       *       *       *       *

Le trimestre du postulat étant accompli, Camille fut jugée apte à
poursuivre sa probation comme novice. La cérémonie de la prise d’habit
fut fixée au 24 juillet. Mme de Soyecourt fut la seule de la famille à y
assister, le père, quoiqu’il eût fait son sacrifice, n’ayant pu se
résoudre à sanctionner, par sa présence, un acte qu’il considérait
presque comme la mise au tombeau de son enfant.

Par contre, une nombreuse assistance remplissait la chapelle des
Carmélites. «Les plus grandes familles de France y étaient représentées.
La haute noblesse du faubourg Saint-Germain n’avait pas oublié la jeune
fille souvent admirée dans ses fêtes et semblait désireuse de constater,
par elle-même, si réellement la joie du sacrifice résidait dans son
cœur.»

On possède sur les sentiments de cette frivole assemblée un témoignage
assez inattendu: celui du roi Louis-Philippe.--Duc de Chartres à
l’époque, il avait été conduit, avec sa sœur, Adélaïde, par Mme de
Genlis, leur gouvernante commune, à la prise d’habit de la Sœur de
Soyecourt. Le souvenir de la cérémonie lui était demeuré si présent,
qu’un soir, en 1847, au château de Neuilly, le nom de la Carmélite ayant
été prononcé par hasard, il en donna le détail avec une précision qui
prouvait l’excellence de sa mémoire.

«Il y avait là, dit-il, une réunion de gens fort titrés mais on ne peut
moins recueillis. On se passait des lunettes d’opéra pour examiner
l’héroïne. En grand costume de cour, avec paniers, falbalas, coiffes,
dentelles et piquets de roses, elle venait de s’agenouiller devant Mgr
de Juigné, archevêque de Paris, assis juste au milieu de l’assistance,
entouré d’évêques et de chanoines. La novice était si émue qu’elle
semblait prête à crouler sous le poids de ses jupes. Le Père Le Guay,
jésuite, prononça le sermon de vêture qu’on n’entendit guère à cause du
_flic-flac_ des éventails, du bourdonnement des conversations et des
sanglots de Mme de Soyecourt. L’opinion générale était que la jeune
fille ne résisterait pas plus de six mois au dur régime du Carmel et que
cette prise de voile équivalait à un suicide. Bref, ce fut un événement
mondain et l’on en parla pendant plusieurs jours.»

Quelqu’un demanda ce qu’était devenue la Carmélite.

«Je ne sais, répondit le roi, elle a dû succomber en peu de temps car
elle paraissait bien frêle, à moins que la Révolution...» D’un geste
coupant, il acheva sa pensée--et l’on parla d’autre chose[10].

  [10] Voir G. Lenotre: _Vieilles maisons, vieux papiers_, 2e série,
    page 344.

                   *       *       *       *       *

L’année de noviciat permit à Camille d’avancer allégrement dans ce
_chemin de la perfection_ dont sainte Térèse a si admirablement marqué
les étapes. Le 18 août 1785, elle prononça ses vœux solennels. Et
maintenant, dans cette clôture d’où il paraissait assuré qu’elle ne
sortirait jamais plus, elle goûtait cette joie dont les mondains ne
peuvent soupçonner les douceurs: vivre dans le renoncement à soi-même,
dans la pénitence pour les péchés d’autrui, dans une radieuse union avec
Jésus-Rédempteur.

Il ne fallait pas moins que l’atmosphère surnaturelle où son âme
baignait de la sorte pour que sa santé délicate supportât les rigueurs
de la règle. Même les détails de la vie quotidienne lui demandaient un
effort sans cesse renouvelé. Par exemple, chaque matin, au moment de
revêtir la lourde robe de bure, elle devait la suspendre à un clou et se
placer dessous pour s’y introduire car son peu de forces physiques ne
lui aurait pas permis de la soulever. Afin, dit-elle, de développer ses
muscles, elle demanda d’être appliquée aux travaux pénibles. On le lui
permit; et, dès lors, elle se donna les tâches d’une femme de peine.
Elle monta au grenier des corbeilles remplies de linge; elle fendit du
bois, tira de l’eau du puits, arrosa le jardin. Quant à la couture, elle
n’y réussit guère. Elle a dit plus tard, racontant à des novices ses
débuts dans la vie religieuse: «Fort peu habile, j’en accusais la
raideur de mes doigts. Je redoublais d’énergie mais je n’ai jamais
réussi qu’à constater mes maladresses.»

Entre temps, suivant la tradition du Carmel, elle composait de petits
cantiques qu’elle chantait à la récréation ou dont elle méditait les
vers aux heures d’oraison. En la dernière strophe d’un de ces naïfs
poèmes, elle a fort bien résumé l’esprit de son ordre:

    N’écoutant plus, Seigneur, que ta tendresse,
    Tu viens à moi, qui ne suis que faiblesse:
    Puisque l’amour devient notre aliment,
    Vivons d’amour et mourons en aimant.

C’est ainsi qu’elle vivait toute à Dieu, toute en Dieu, lorsqu’éclata la
tempête qui la rejeta dans le monde de la façon la plus douloureuse.


VI

La Révolution commence; et l’une des premières mesures prises par les
sectaires qui déchaînent ce fléau sur la France, c’est la destruction
des communautés religieuses. L’opération est double: d’abord, on dresse
l’inventaire de leurs biens pour les confisquer; ensuite, en vertu de ce
répertoire d’inepties: _la table des droits de l’homme_, on interdit aux
moines et aux moniales de vivre en commun dans le renoncement perpétuel
et de se vouer à l’obéissance, sous prétexte que cette abnégation
offusque l’esprit de liberté qui doit, désormais, régir toutes les âmes.

Le 13 février 1790, l’Assemblée nationale décrète que la loi cesse de
reconnaître les vœux solennels. En conséquence, les ordres dans lesquels
ces vœux existent, sont et demeurent supprimés. Ceux et celles qui en
font partie sont invités à se disperser dans le plus bref délai. En
compensation, l’Assemblée leur promettait une pension de l’État qui ne
fut, d’ailleurs, presque jamais payée.

La mesure fut appliquée avec rigueur. Aux visites et informations dans
les maisons religieuses succédèrent les enquêtes sur le personnel, les
charges et les revenus. Enfin l’avertissement fut donné que l’expulsion
ne tarderait pas.

Les pauvres Carmélites ne comprenaient rien à cette rage de destruction.
De bonne foi, elles crurent que, ne nuisant à personne, elles
obtiendraient, sans peine, de l’Assemblée l’autorisation de rester
ensemble et de conserver les quelques sous qui leur permettaient
d’assurer leur chétive alimentation. Les Prieures des quatre monastères
de Paris se concertèrent et rédigèrent une adresse où, avec une
simplicité touchante, elles exposaient leur désir de poursuivre en
commun leur existence de prière et de sacrifice.

Voici les principaux passages de cette supplique:

«... Les richesses des Carmélites n’ont jamais tenté la cupidité; leurs
besoins n’importunent pas la bienfaisance. Notre fortune est cette
pauvreté évangélique qui, en acquittant toutes les charges de la
société, trouve encore moyen d’aider les malheureux, de secourir la
patrie et nous rend pourtant heureuses de nos privations. La liberté la
plus entière préside à nos vœux; l’égalité la plus parfaite règne dans
nos maisons; nous ne connaissons ici ni riches ni nobles et nous n’y
dépendons que de la loi commune...

«Daignez vous informer de notre vie; n’en croyez ni les préventions de
la multitude, ni les craintes de l’humanité. On aime à publier, dans le
monde, que les monastères n’enferment que des victimes lentement
consumées par les regrets. Mais nous protestons devant Dieu que, s’il
est sur la terre une véritable félicité, nous en jouissons à l’ombre du
sanctuaire et que, s’il nous fallait opter entre le siècle et le
cloître, il n’est aucune de nous qui ne ratifiât son premier choix...

«Non, vous ne nous arracherez pas à cette retraite où nous trouvons la
source de toutes les consolations. Vous penserez que des femmes,
volontairement engagées dans un état qui fait le bonheur de leur vie,
réclament de tous les droits le plus inviolable quand elles vous
conjurent de les y laisser mourir en paix... Nous osons le dire: nous
regarderions comme l’oppression la plus cruelle et la plus injuste,
celle qui troublerait des asiles que nous avons toujours regardés comme
inviolables...»

Certes, rien de plus pathétique que cet humble appel à l’équité. Mais il
s’agissait bien d’équité. Il s’agissait de détruire l’Église de France.
Les Carmélites ignoraient que tel était l’objectif des soi-disant Pères
de la Patrie auxquels s’adressait leur requête. Comme on leur répondit
par une vague promesse de les laisser mourir dans leur maison, à
condition qu’il ne s’y ferait plus de nouvelles professions, elles se
crurent à l’abri. Leur sécurité alla si loin qu’elles chantèrent un _Te
Deum_ en action de grâces. L’événement ne tarda pas à leur prouver
qu’elles n’avaient connu encore que les préludes de la persécution.

En effet, la Révolution poursuivait sa marche dévastatrice. Le 10 août
1792, le palais des Tuileries fut enlevé d’assaut par une bande
d’énergumènes, la monarchie renversée et la famille royale enfermée au
Temple. Les prisons s’emplissaient d’ecclésiastiques qui, par horreur du
schisme, avaient refusé le serment d’adhésion à la constitution civile
du clergé. Aux premiers jours de septembre commencèrent les massacres.
Cent vingt prêtres, trois évêques incarcérés au couvent des Carmes
furent tués, à coups de piques et de sabres, le 2 de ce mois. Comme la
maison de la rue de Grenelle se trouvait à proximité, les religieuses
furent averties presque aussitôt qu’elles étaient en danger car des
voisins avaient entendu les égorgeurs dire: «Demain, ce sera le tour des
religieuses.»

La Prieure réunit toutes ses filles et leur apprit le danger qu’elles
couraient. Elle leur annonça la prochaine visite des massacreurs. Elle
ajouta: «Toute permission nous est donnée de sortir de notre clôture,
non pas seulement par les lois nouvelles qui ne reconnaissent plus nos
vœux mais par nos supérieurs qui ne veulent pas nous contraindre à subir
la violence et la mort.»

Quelques religieuses lui demandèrent si elle-même comptait s’enfuir.

«Non, dit la Prieure, d’un ton paisible, je préfère m’abandonner entre
les mains de Dieu. J’attendrai pour m’en aller d’y être obligée par la
force.»

Sur ce propos, les Carmélites, aussi intrépides que leur Mère,
s’écrièrent d’un même élan et d’un même cœur: «Nous resterons avec
vous!»

Puis toutes se réunirent dans la chapelle, pour y passer la nuit en
prières devant le Saint Sacrement.

Vers onze heures du soir, une cinquantaine de forcenés, brandissant des
armes ruisselantes de sang, se présentèrent à la porterie et demandèrent
l’entrée sous prétexte de saisir un prêtre, échappé des Carmes, et qu’on
avait vu traverser le jardin du monastère. Il fallut leur ouvrir. Ils
fouillèrent partout, mais n’ayant trouvé personne, ils finirent par se
retirer non sans avoir déclaré qu’ils reviendraient et que, cette fois,
les religieuses apprendraient «à danser sous le tranchant de leurs
sabres».

Quelques amis de la communauté, coururent à la section et supplièrent
qu’on envoyât des gardes nationaux afin de protéger les religieuses.
Mais les commissaires leur répondirent tranquillement qu’ils n’y
pouvaient rien.

D’ailleurs, toute la populace du quartier s’était mise d’accord pour
envahir la maison, la saccager et la piller. Les blanchisseuses des rues
avoisinantes, avec qui faisaient chorus une tourbe d’ivrognes et de
filous, «criaient, par-dessus les murs qu’il fallait chasser ces
aristocrates dont la propriété leur appartenait par droit d’égalité».

Le jour de la Nativité, donc le 8 septembre, un groupe de sectaires
força la clôture et donna l’ordre aux religieuses de quitter l’habit
monastique. On leur obéit. Mais cette soumission immédiate ne les apaisa
point. Ce qu’ils voulaient c’était chasser les Carmélites et s’emparer
des trésors qu’on leur attribuait.

Ils revinrent le 11 signifier son expulsion à la communauté. Ils lui
accordèrent trois jours pour se disperser. Mais sans attendre la fin de
ce délai, ils ouvrirent toutes les portes et dirent à la foule qu’elle
pouvait entrer librement et dérober les objets à sa convenance. Aussitôt
un flot d’hommes, de femmes et d’enfants envahit, pêle mêle, la maison.
Ils raflèrent tout ce qui leur tomba sous la main, dévorèrent ou
gaspillèrent les provisions, brisèrent les meubles. L’autorité laissait
faire et applaudissait aux exploits des plus frénétiques. Inutile de
dire que, durant ce ravage, les religieuses étaient copieusement
insultées.

Les mêmes orgies se renouvelèrent le lendemain et le surlendemain. Les
sœurs restaient habillées de leurs défroques laïques et passaient la
nuit sur des chaises pour être prêtes, en cas d’égorgement.

Enfin, le 14, deux commissaires de la section se présentèrent munis d’un
mandat de confiscation. «Ils mirent en pièces les reliquaires,
s’emparèrent des vases sacrés en or ou en argent. Un tableau de la
Sainte Face était conservé dans un cadre enrichi de diamants. La pieuse
image fut d’abord jetée à terre, comme insignifiante, tandis que ses
ornements étaient enlevés. Puis l’un des commissaires la ramassa et la
remit entre les mains de la Prieure stupéfaite d’un tel procédé au
moment où l’on se préparait à la chasser avec ses religieuses.»

La spoliation terminée, les Carmélites furent rangées deux par deux et
on les fit défiler devant la populace qui poussait des huées, leur
crachait à la figure et les bousculait avec de grands éclats de rire.
Elles étaient trente et une dont la plus âgée comptait quatre-vingts
ans.

Paisibles sous les outrages, s’unissant par l’oraison à Jésus sur la
Voie douloureuse, elles sortirent par petits groupes et s’éloignèrent
dans la nuit.

La maison fut fermée, et peu après, démolie. Comme les trois autres
communautés de Paris avaient subi un sort analogue, le Démon eut lieu de
se réjouir car il semblait bien que le Carmel fût à jamais aboli.


VII

Ayant prévu la dispersion, la Prieure des Carmélites de la rue de
Grenelle avait loué et fait arranger en ville plusieurs appartements
entre chacun desquels ses filles furent réparties. Ainsi se reformèrent
de petites communautés rue du Regard, rue Cassette, rue Coppeau, rue de
la Harpe et rue Mouffetard. Sœur Camille fit partie de cette dernière
avec six autres religieuses. Elles étaient obligées de porter des
vêtements laïques, mais elles n’en suivaient pas moins leur règle aussi
exactement que possible. Toutefois les Supérieurs leur avaient permis de
se visiter. Elles l’auraient fait souvent si la surveillance ombrageuse
des agents révolutionnaires le leur avait permis. Faute de mieux, elles
s’écrivaient. Une converse, la Sœur Chrétienne cachait les lettres au
fond d’une hotte, les recouvrait de mouron pour les petits oiseaux et
faisait la navette entre les divers logis. Une mésaventure lui advint
qui mit un terme à cette correspondance.

Un jour, oubliant que, pour la vraisemblance, elle aurait dû crier sa
marchandise, elle courait, tête baissée, vers l’un des refuges, quand,
au coin d’une rue, une femme l’arrête en l’empoignant par son fichu.

«Dites donc, ma petite, s’écrie-t-elle, vous me semblez une drôle de
commerçante, vous! Vous ne voulez donc pas vendre votre mouron?»

Puis d’un coup de poing en pleine poitrine, elle renverse la Sœur sur le
pavé. Le mouron et les lettres s’éparpillent çà et là. L’autre s’en
empare, rosse la Sœur d’importance et s’éloigne en emportant les
papiers. Il ne résulta rien de cette alerte. Mais les Carmélites
n’osèrent plus employer le subterfuge. L’abbé de Launay, leur directeur,
se chargea dès lors de transmettre les missives. Déguisé, il allait
d’une communauté à l’autre. Et même il réussit à leur dire parfois la
messe. A cet effet, se donnant pour professeur de dessin, il circulait
dans Paris, un carton à modèles qui contenait une pierre d’autel sous le
bras et, à la main, un étui à estampes renfermant un calice démonté. Il
leur avait permis de garder le Saint-Sacrement dans une armoire, avec
recommandation expresse de consommer les Saintes-Espèces, au moindre
soupçon d’une visite domiciliaire.

«Jour et nuit, écrit la biographe, le divin prisonnier était adoré dans
l’humble chambre transformée en chapelle. Il résidait dans un petit
tabernacle, continuant à être leur force et leur espérance. Si
momentanément il paraissait sommeiller, c’était afin de recevoir
l’hommage de leur foi invincible et de leur confiance sans bornes.»

Sous l’égide du Sauveur, les Carmélites récitaient le bréviaire en
commun ou séparément, veillaient, priaient, se mortifiaient--bref
tâchaient d’observer sans trop de lacunes le coutumier de l’ordre. Cette
existence d’oraison et d’entier abandon à Dieu acheva, pour ainsi dire,
la formation de Sœur Camille. Elle y acquit ce calme imperturbable et
cette fermeté d’esprit dont elle devait donner tant de preuves par la
suite.

Le petit groupe ne possédant aucune ressource, les religieuses se mirent
à confectionner des broderies qu’elles vendaient dans le voisinage.
Elles tiraient de cette industrie quelques assignats qui leur
procuraient une chétive nourriture. Pour ce travail, Camille ne les
aidait guère. «J’y étais si peu apte, a-t-elle dit plus tard, que,
pendant que mes sœurs profitaient des dernières lueurs du jour pour
tirer l’aiguille, je me réfugiais tout près de notre cher Tabernacle et
je priais.»

Elle se donna aussi pour objectif de soutenir le moral de la communauté.
Aux récréations, elle montrait de la bonne humeur, elle savait par des
propos enjoués «faire rentrer dans les cœurs alarmés la fière énergie
dont le sien débordait».

«Que ferons-nous, demandait une des Sœurs, si l’on nous mène devant les
tribunaux?

--Ce que Dieu voudra, répondit-elle; n’a-t-il pas dit que son Esprit se
tiendra lui-même sur nos lèvres pour nous donner les paroles qui
conviendront. Comptons sur Lui...»

                   *       *       *       *       *

Cependant la quiétude relative du petit cénacle ne dura guère. Elles
étaient espionnées de près et bientôt les zélés de la section acquirent
la certitude qu’elles recevaient des prêtres insermentés. En ce temps,
cela constituait un crime capital. Au nom de la liberté, on avait le
droit de rendre hommage à des gourgandines représentant la déesse Raison
et hissées sur les autels des églises profanées. Mais rester fidèle à
l’Église, accueillir ses ministres proscrits, c’était se vouer à la
guillotine, à la prison ou la déportation.

Un Polonais, président de la section, s’était juré de perdre les
Carmélites contre lesquelles il nourrissait une haine démocratique. Il
les dénonça et obtint un mandat de perquisition suivi de l’ordre
d’arrêter ces «suspectes».

Le jour du Vendredi Saint, 20 mars 1793, vers dix heures du matin, il se
présente à la maison de la rue Mouffetard, suivi de trente sectionnaires
en armes.

L’appartement est fouillé, retourné de fond en comble. «Chaque pièce,
chaque meuble est l’objet d’une investigation minutieuse et de questions
pressantes»--le tout assaisonné d’injures et de brutalités.

On mit la main sur une correspondance adressée à «la citoyenne
Soyecourt» et dont les termes prouvaient que celle-ci se tenait en
relation avec des prêtres réfractaires. Les lettres n’étaient d’ailleurs
pas signées.

Camille et ses compagnes--moins deux qui avaient réussi à
s’enfuir--furent emmenées par les sectionnaires et, le soir même,
écrouées à la prison de Sainte-Pélagie. Elles furent jetées parmi des
femmes de mauvaise vie qui les accueillirent par des quolibets fangeux
et les plus ignobles blasphèmes.

Dans ce milieu abominable, elles reçurent pourtant les consolations d’un
prêtre intrépide, l’abbé de Lalande qui trouva le moyen de parvenir
jusqu’à elles.

Voici comment il s’y prenait. Chaque semaine, vêtu en garçon marchand de
vins, il se présentait à la porte de la prison, avec un panier de
bouteilles sur la tête. «Il amadouait les geôliers, leur versait à
boire, parlait haut et fort; puis les intéressant à son commerce, il
obtenait d’eux de parcourir toute la prison, où il vendait ses liquides,
encourageait les détenues, entendait les confessions, se chargeait des
lettres pour le dehors et repassait le guichet en fumant sa pipe et en
emportant les bouteilles vides.»

Cependant, la sœur Camille, tenue pour la plus dangereuse des
_fanatiques_ arrêtées rue Mouffetard, subissait chaque jour, devant les
commissaires de la section du Panthéon, des interrogatoires prolongés.
Ils avaient lieu généralement le soir et duraient souvent de cinq heures
à minuit. Soutenue par l’oraison, elle y montrait beaucoup de sang-froid
et de présence d’esprit. Attentive à ne compromettre personne, elle
mesurait ses réponses, ou, lorsqu’il y aurait eu danger à dire la
vérité, déclarait d’une voix ferme, qu’elle ne dirait rien. Dans ce cas,
ni instances ni menaces ne réussissaient à lui arracher un mot.

Parfois les enquêteurs possédaient quelque culture; la plupart du temps,
c’étaient des illettrés, qui, ne comprenant rien aux missives saisies,
s’imaginaient que toute phrase dissimulait des complots. La chose
devenait presque comique, quand ils s’aheurtaient à des passages où il
était question de spiritualité ou de vie intérieure.

C’est ainsi que l’un d’eux, déchiffrant avec peine une lettre de
direction écrite par l’abbé de Floirac, crut y découvrir cette phrase:
«Il faut faire mourir _la nation_.» A ce coup, il crut bien tenir
l’indice d’une conjuration liberticide.

«Comment, s’écria-t-il, détestable aristocrate, tu admets qu’on souhaite
de faire périr _la nation_!»

Sœur Camille demanda le papier, examina le texte incriminé et répondit
avec un sourire assez malicieux: «Vous avez mal lu; il ne s’agit pas de
_la nation_ mais de _la nature_. Mon correspondant m’écrivait ceci: _Il
faut faire mourir la nature et quand elle se révolte, la comprimer quoi
qu’il en coûte..._ Cela s’adresse à ma personne morale et n’a rien à
voir avec la politique.»

Mais l’autre n’était pas convaincu. Il hocha la tête et mit la lettre de
côté comme très suspecte.

On saisit combien, menés par des êtres aussi obtus, les interrogatoires
devenaient périlleux. Il ne faut pas oublier que, dans la plupart des
cas, les inculpées se trouvaient en présence d’imbéciles féroces du même
acabit.

Aussi l’on partage l’indignation de Taine quand relatant une séance de
ce genre, il s’écrie: «Le soi-disant conspirateur est livré à des bêtes
grossières, colériques et despotiques, qui n’écoutent rien, qui ne
comprennent rien, qui n’entendent même pas les mots usuels, qui
trébuchent dans leurs quiproquos, et qui, pour singer l’intelligence,
pataugent dans l’ânerie. Soumise au gouvernement révolutionnaire, la
France ressemble à une créature humaine que l’on forcerait à marcher sur
sa tête et à penser avec ses pieds.» (_Origines de la France
contemporaine_.)

                   *       *       *       *       *

En une autre occasion, Sœur Camille montra que si elle usait de prudence
ou gardait bouche close quand ses réponses auraient pu servir contre
autrui, elle ne ménageait rien dès qu’il s’agissait de confesser sa foi.

On avait mis la main, lors de la perquisition, sur un certain nombre
d’images du Sacré-Cœur. Cet emblème, plus que tout autre, avait le
privilège de faire entrer en fureur les révolutionnaires. Ils y voyaient
à la fois un symbole de «la superstition romaine» et un signe de
ralliement pour les _aristos_.

Interrogée dans ce sens, Sœur Camille s’écria: «Le Sacré-Cœur de Jésus,
oh! ici, je ne crains de compromettre personne; je puis répondre en
toute liberté! Vous me reprochez d’avoir dessiné ces images, eh bien, je
m’en fais gloire et si, à cause de cela, vous me condamnez, j’aurai le
bonheur de mourir pour ma foi! Le Sacré-Cœur de Jésus m’est plus cher
que la vie et si, au prix de mon existence, j’obtenais qu’il soit plus
connu et plus aimé, je m’estimerais trop heureuse!

--Combien avez-vous fabriqué de ces images? demanda l’un des juges.

--J’en ai tant fait et tant donné, répliqua tranquillement la Sœur, que
je ne m’en rappelle plus le nombre...»

                   *       *       *       *       *

Malgré leur acharnement, les commissaires ne parvinrent à réunir que des
présomptions. Il faut croire qu’ils conservaient quelque scrupule
d’équité car leur rapport ne conclut pas à l’envoi des religieuses
devant le Tribunal révolutionnaire. D’autre part, la famille de
Soyecourt avait multiplié les démarches pour sauver la Sœur et ses
compagnes. On a lieu de supposer également que quelques-uns des
enquêteurs mirent à prix leur indulgence.

Bref, le 11 mai, ils déclarèrent les preuves insuffisantes et firent
remettre en liberté les Carmélites.

La Prieure, estimant que Sœur Camille restait la plus compromise, décida
qu’elle rentrerait provisoirement à la maison paternelle. La courageuse
fille en éprouva beaucoup de chagrin; mais elle était trop soumise à la
Supérieure pour présenter quelques objections. Elle se soumit
humblement.


VIII

Avant de suivre la Sœur Camille à travers les remous du cyclone
révolutionnaire, il n’est peut-être pas hors de propos de rapporter la
façon dont quelques-unes de ses Sœurs appartenant à la petite communauté
de la rue Cassette et arrêtées peu après, tinrent tête aux sectaires.
Cette digression présentera un double avantage. On y verra que l’énergie
et la grandeur d’âme manifestées par la Sœur Camille ne lui étaient pas
spéciales, puisque d’autres religieuses, formées, comme elle, selon
l’esprit du Carmel, l’égalèrent en intrépidité. Ensuite, elle fournira
un document de plus sur cette horrible époque où le seul fait de rester
fidèle à l’Église, en réprouvant le schisme, constituait un délit qui,
au regard des possédés de la Révolution, méritait les pires châtiments.

                   *       *       *       *       *

De par la constitution civile du clergé, le gouvernement révolutionnaire
avait rompu avec Rome et il avait été décrété que tout prêtre qui
refuserait le serment de se conformer à l’organisation nouvelle de
l’Église serait mis en état d’arrestation, condamné sans délai,
incarcéré ou déporté. Un trop grand nombre se soumit; mais d’autres
obéirent au Pape qui, par deux brefs, en date des 10 mars et 11 avril
1791, avait interdit le serment, déclaré nulles les élections laïques de
curés aux paroisses et les élections épiscopales, sacrilèges les
ordinations. Tout jureur qui ne se serait pas rétracté dans l’espace de
quarante jours, était suspendu et s’il persistait, retranché de l’Église
comme schismatique.

Aux religieux non-prêtres et aux religieuses, les sectaires voulurent
imposer le _serment d’égalité_ qui impliquait l’adhésion au régime. Sur
ce point, les brefs du Pape ne se prononçaient pas. Mais les prêtres
réfractaires, restés les directeurs secrets des religieuses, estimaient
qu’un tel acte de soumission aux principes promulgués par des athées
constituerait une faute grave et ils avaient interdit à leurs ouailles
de le commettre. Les Carmélites de la rue Cassette, au nombre de neuf,
avaient obéi; et de là, leur arrestation.

On les conduisit d’abord à la section où on les somma de prêter le
serment. Sur leur refus unanime, on délibérait de les envoyer au
Tribunal révolutionnaire--autant dire à la guillotine--lorsque quelqu’un
fit observer que ces filles étant fanatisées par de «perfides
imposteurs», il suffirait peut-être de les tenir dans la prison de la
section le temps que se dissipassent les effets de «l’influence
superstitieuse» dont elles avaient été les victimes. Ce plan fut adopté
et la petite communauté verrouillée à la prison de Port libre[11].

  [11] C’était l’ancien couvent de Port-Royal, célèbre à l’époque la
    plus effervescente du Jansénisme.

Les administrateurs de police venaient, à peu près tous les jours,
visiter les prisonnières et leur demandaient, chaque fois, si elles
étaient disposées à jurer. Celles qui répondaient négativement étaient
chargées d’injures et de menaces. Celles qui gardaient le silence
étaient recluses pour vingt-quatre heures, dans une salle où l’on avait
enfermé des folles.

Aucune des Carmélites ne faiblit. Elles avaient d’ailleurs pour les
soutenir les visites de l’abbé de Lalande qui, toujours déguisé en
garçon marchand de vins et muni de son panier à bouteilles, réussit à
s’introduire auprès d’elles une ou deux fois par semaine.

L’abbé remit à l’une d’elles, Sœur Victoire, un écrit portant ce titre:
_Avis aux religieuses_ où un prêtre inconnu exposait les raisons qu’il y
avait, au point de vue spirituel, de refuser le serment. C’était une
imprudence car les prisonnières subissaient des fouilles fréquentes qui
ne respectaient même pas leur vêtement le plus intime. Au cours de l’une
d’elles, le papier fut découvert.

Grand émoi parmi les zélés de la section. Sœur Victoire comparut
aussitôt devant les commissaires. Voici son interrogatoire. Je le
reproduis tel quel car il montre à la fois l’état d’esprit des
inquisiteurs et la trempe d’âme de leurs victimes.

_Le Commissaire_: «--Connaissez-vous cet écrit?

_Sœur Victoire_:--Je le connais.

_Le C._:--L’approuvez-vous?

_S. V._:--Oui je l’approuve.

_Le C._:--Quelle raison nous donnerez-vous de ne pas faire le serment?

_S. V._:--Il est contraire à mes vœux et ma conscience s’y refuse.

_Le C._:--Tu veux donc être esclave?

_S. V._:--Non des hommes mais de Dieu.

_Le C._:--Cependant Dieu t’a créée libre?

_S. V._:--Oui, de faire le bien ou le mal. Or ce que vous me demandez
est le mal pour moi.

_Le C._:--Ce sont tes prêtres qui t’ont monté la tête!

_S. V._:--Non, c’est la Convention elle-même qui m’apprend ce que j’ai à
faire puisqu’elle déclare que la liberté, comme elle l’entend, est la
suppression de tout engagement indissoluble. Comme mes vœux sont
indissolubles, je ne puis faire un serment qui les anéantirait.

_Le C._:--Alors tu préfères ne pas obéir aux lois?

_S. V._:--Je ne demande pas mieux que d’obéir tant que les lois ne
seront pas contraires à ma conscience.

_Le C._:--Ta conscience te dit donc que tu es plus élevée que moi qui
représente la loi?

_S. V._:--Non, en ce moment, je vous regarde comme au-dessus de moi
puisque vous êtes mon juge et qu’à ce titre, vous avez le droit de
m’interroger.

_Le C._:--Tu crois donc que, devant Dieu, il y a des hommes plus grands
que les autres?

_S. V._:--Non, je sais que nous sommes tous égaux devant Dieu et devant
la loi. Mais je ne veux pas faire le serment parce que la loi de Dieu,
qui passe avant la loi humaine, me défend de jurer en vain.

_Le C._:--Ce n’est pas jurer en vain, puisque c’est pour sauver ta vie.

_S. V._:--J’aime mieux mourir.

_Le C._:--Eh bien on se délivrera de toi et de cent mille comme toi!

_S. V._:--Je vous pardonne d’avance ma mort. Vous me rendrez même un
véritable service car, depuis que la force m’a fait sortir de mon
couvent où j’étais par ma volonté, je mène dans le monde une vie
malheureuse.

_Le C._:--Alors fais donc le serment puisque tu es libre.

_S. V._:--Précisément, parce que je suis libre, je ne le ferai pas.

_Le C._:--Soit, puisque tu t’entêtes, tu comparaîtras devant le Tribunal
révolutionnaire et tu verras ce qui t’arrivera.

_S. V._:--Tout ce qu’il plaira à Dieu...»

                   *       *       *       *       *

Donnons encore quelques passages des interrogatoires subis par les
autres Carmélites. Ils sont instructifs et même ne manquent pas
d’actualité. En effet si, de nos jours, on n’exige plus le serment
d’adhésion à la République des religieuses chassées de leurs monastères,
dépouillées de leur bien et obligées, pour vivre en commun, de s’exiler,
on leur explique encore volontiers qu’au nom de la liberté, elles ne
sont pas libres de se tenir en clôture pour prier Dieu. Moins
sanguinaire, plus hypocrite, la Révolution graisse de sophismes le
cordeau dont elle les étrangle.

Lorsque comparut la seconde religieuse Sœur Louise-Térèse, le juge
voulut entamer une controverse avec elle. Il lui fit d’abord, en style
du _Contrat social_, un long exposé de la liberté telle que
l’entendaient les révolutionnaires. Puis il lui demanda si elle ne
jurerait pas maintenant obéissance à des principes aussi sublimes.

La Sœur, que ces tautologies pâteuses influençaient fort peu, lui
répondit: «Je ne puis jurer de maintenir une liberté aussi...
_indéfinie_ que celle-là.»

Le commissaire lui représenta alors que le serment était exigé par la
loi et il ajouta: «Tu voudrais donc une République sans lois?»

Mais la Sœur avait de l’esprit; elle répondit du tac au tac: «Supposez
que je sois chez les Turcs; est-ce que je ne pourrais pas vivre à
Constantinople sans jurer de maintenir le Coran?»

Le juge, cloué, se mit en colère: «De quoi vivras-tu, s’écria-t-il, si
tu tombes à la charge de la nation?»

Et la Sœur: «Je puis travailler et en tout cas, si ma pauvreté me met à
la charge de la nation, à qui s’en prendre? La maison, à laquelle
j’appartenais, n’avait-elle pas des ressources? N’avais-je pas une dot?
Vous avez tout confisqué.»

Sur ce coup droit, le commissaire chercha une diversion: «Où as-tu lu
les brefs du Pape qui condamnent le serment?

--Lorsque j’étais encore dans mon couvent.

--Mais, au fait, dis-moi un peu, qu’est-ce que c’est que ce Pape?

--Il n’y a pas si longtemps que vous étiez catholique pour ignorer ce
que c’est que le Pape?

--Tu es l’esclave d’un homme et tu défères, en aveugle, à ses
sentiments.

--Je défère aux sentiments du Pape parce que je le regarde comme le chef
de l’Église et le vicaire de Jésus-Christ.

--Quelle fanatique!... Eh bien on te chassera du pays. Tu n’aimes donc
pas ta patrie? Tu lui préfères Rome, l’Italie ou l’Espagne?

--J’ai toujours aimé ma patrie: je ne l’ai jamais quittée. Je ne puis
donc désirer vivre dans un autre pays. Si l’on m’y force, à qui sera la
faute?»

Voyant que Sœur Louise-Térèse était d’intelligence trop alerte pour se
laisser surprendre, le juge la fit reconduire en prison.

Sœur Rosalie lui succéda. Son interrogatoire fut bref. A la question:
«Pourquoi ne veux-tu pas faire le serment?» elle répondit: «Il est dit
dans l’Évangile qu’on juge l’arbre par ses fruits. Comme je constate que
les fruits de l’arbre de l’égalité et de la liberté ne tendent qu’à
détruire la religion catholique dont je fais hautement profession, je ne
veux pas m’attacher, par serment, à cet arbre.»

A Sœur Philippine on voulut faire avouer qu’elle avait été retenue au
monastère par contrainte. Comme elle se récriait, le juge lui demanda:
«Pourquoi donc y es-tu venue?»

Elle répondit: «Parce que j’aime le Carmel et que je ne conçois point de
loi qui interdise de se réunir plusieurs ensemble pour prier.»

Sœur Angélique fut particulièrement sollicitée de dénoncer le prêtre qui
lui avait remis _l’avis aux Religieuses_ et les ecclésiastiques qui
venaient rue Cassette. Pendant plus de trois heures, elle fut retournée
sur le gril de questions toujours pareilles; elle ne livra aucun nom.
D’ailleurs, il en alla de même pour toute la communauté. Unanimes à
refuser le serment, les Carmélites ne le furent pas moins à garder le
silence sur leurs directeurs.

N’espérant plus rien obtenir de ces «entêtées», les commissaires de la
section prononcèrent un arrêt de renvoi devant le Tribunal
révolutionnaire. Les Religieuses, le soir même, furent transférées à la
Conciergerie.

L’acte d’accusation fut rédigé, dans le style boursouflé de l’époque,
par le pourvoyeur habituel de la guillotine: Fouquier-Tinville. Les
Carmélites y sont prévenues «de rassemblement et de machination tendant
à troubler l’État et à provoquer la guerre civile par le fanatisme... Au
lieu de vivre paisiblement sous la protection (?!) de la République,
elles ont fait de leur maison un repaire de prêtres fourbes et
fanatiques avec lesquels elles complotaient contre les principes
immortels de liberté et d’égalité».

Il y avait là de quoi les vouer à la boucherie.

Elles comparurent devant le Tribunal le lendemain. L’interrogatoire fut
une reproduction des précédents. Toutes persistèrent dans leur refus de
nommer les prêtres qui les avaient assistées et de prêter le serment. Un
incident égaya d’une façon assez inattendue la séance. Le président
Dumas cherchait à persuader à l’une d’elles, Sœur Chrétienne, converse,
qu’elle avait fait des aveux, par mégarde, pendant l’instruction.
L’accusée «qui, depuis vingt-cinq ans n’avait parlé à d’autre homme qu’à
son confesseur», s’écria: «Non, _mon Père_, ce n’est pas vrai: je n’ai
rien dit!...»

Un rire général, auquel les religieuses et les juges eux-mêmes ne purent
s’empêcher de se joindre, éclata.

Après le plaidoyer fort insignifiant de défenseurs officieux et le
réquisitoire ampoulé de Fouquier, trois questions furent posées aux
jurés. Il est instructif de les reproduire:

1º _Est-il constant qu’il a été formé un rassemblement de huit femmes
auxquelles des prêtres criminels ont inspiré, par des écrits, des
discours et des pratiques superstitieuses, un fanatisme qui égara leurs
victimes?_

2º _Les ci-devant religieuses sont-elles convaincues d’avoir fait partie
de ce rassemblement fanatique et d’avoir refusé le serment?_

3º _L’ont-elles fait dans le dessein de troubler l’État par une guerre
civile en armant les citoyens les uns contre les autres et contre
l’autorité légitime?_

La réponse affirmative sur les trois points emportait la peine de mort.
Mais le jury, peut-être impressionné par l’attitude des religieuses,
peut-être travaillé par quelque scrupule de conscience, répondit: _Oui_
aux deux premières questions et _non_ à la troisième qui était la plus
dangereuse.

Sur quoi, Fouquier-Tinville se leva et requit l’application de la loi.
«Pour préambule, il qualifia les religieuses de _vierges folles_, puis
il ajouta que puisqu’il était jugé qu’elles vivaient loin des affaires
publiques, elles n’auraient subi que la peine de la réclusion, comme
suspectes, mais que, n’ayant pas voulu dire la demeure et les noms des
prêtres réfractaires qui venaient chez elles, _c’était comme si elles
les avaient cachés dans leur maison (sic)_. En conséquence, elles
étaient condamnées à la déportation et leurs biens confisqués au profit
de la nation.»

Le tribunal prononça donc la peine de la déportation. Et l’auditoire,
convaincu qu’en exilant des Carmélites fidèles à l’Église, on sauvait
d’un grand danger le régime, cria: Vive la République!

En attendant qu’on les transportât à Cayenne, les Carmélites furent
incarcérées à la Salpêtrière, maison de détention réservée d’habitude
aux prostituées clandestines et aux voleuses. Le 9 Thermidor, qui mit
fin à la Terreur, ne leur donna cependant pas la liberté. On les
transféra d’abord à Bicêtre, parmi les folles, puis à la prison des
Anglaises, rue des Fossés-Saint-Victor. Enfin en 1796 sur les démarches
pressantes d’un ami inconnu, elles furent exilées en Belgique et
trouvèrent un refuge au Carmel de Termonde.


IX

Sœur Camille, retirée chez ses parents, y observa autant que possible,
la vie claustrale. «Elle pouvait librement vaquer à ses exercices et
jouir d’une profonde retraite. On la servait en maigre aux mêmes heures
qu’à son couvent et Mme de Soyecourt préférait souvent se priver de la
présence de sa fille plutôt que de troubler sa solitude.»

Malgré ce respect de sa vocation, la Carmélite souffrait d’être séparée
de ses Sœurs et se sentait d’autant plus isolée que, par prudence, elle
n’osait que rarement rendre visite à la Prieure et aux petits groupes
dispersés çà et là. Pour reprendre la clôture, elle forma, un moment, le
projet d’aller jusqu’à Rome à pied et en demandant l’aumône: «Je me
serais présentée, disait-elle, comme une pauvre inconnue aux Carmélites
de cette ville et je leur aurais demandé l’entrée de leur solitude.
Elles auraient certainement eu pitié de moi; chez elles j’aurais
retrouvé le milieu sans lequel il me semblait que je ne pourrais plus
vivre.»

Elle avait déjà fait ses préparatifs et le jour du départ était fixé.
Mais sa mère qui, de toute sa tendresse, s’opposait à ce dessein, lui
montra une lettre d’un cardinal qui, consulté, condamnait absolument un
exode aussi périlleux.

Camille se résigna. Elle espérait, du moins, pouvoir continuer à vivre
en religieuse dans l’hôtel familial quand, le 12 février 1794, son père
et sa mère furent arrêtés par ordre du Comité de sûreté générale sous
l’inculpation de complot contre la République et de _menées
liberticides_. M. de Soyecourt fut enfermé aux Carmes encore
ensanglantés des massacres de septembre et sa femme à la prison de
Sainte-Pélagie où vinrent bientôt la rejoindre deux de ses filles: Mmes
d’Hinnisdal et de la Tour. Les frères et beaux-frères de Camille avaient
émigré, de sorte que la religieuse se trouva toute seule.

Elle s’attendait à suivre sans grand délai ses parents en prison. Mais
probablement la police estima qu’en lui laissant la liberté et en
surveillant toutes ses démarches, on arriverait, par elle, à découvrir
la retraite de quelqu’un des prêtres réfractaires qui se cachaient un
peu partout dans Paris. Ce calcul fut trompé: la Sœur, soupçonnant qu’on
lui réservait le rôle d’indicatrice involontaire, se garda bien d’aller
voir ses directeurs dont elle n’ignorait pourtant pas la retraite. Pour
plus de sûreté, elle décida de quitter l’hôtel de Soyecourt et de se
dérober, si possible, à l’espionnage des agents du Comité.

«L’arrestation de sa famille, écrit la biographe, la prévision de ce qui
allait suivre lui étaient une manifestation de la voie qui s’ouvrait
devant elle. Il était évident que Dieu voulait lui demander plus qu’il
n’a coutume de faire même à ses épouses. L’héroïsme lui était offert,
mais l’héroïsme dépouillé de gloire, l’héroïsme à petite journée,
c’est-à-dire non tel ou tel acte passager dont la promptitude rend
l’exécution facile, mais l’héroïsme qui lutte pied à pied contre les
écueils du chemin, qui soutient, avec énergie, des combats quotidiens et
renouvelés sous les formes les plus pénibles...» Il lui fallut accepter
la lutte dans la solitude du cœur et de l’âme, vivre de Dieu seul, «sans
secours spirituels, parmi des inquiétudes constamment renouvelées, et
dans le dénuement. Cet héroïsme, elle l’accepta».

Les épreuves se multiplièrent. Le 25 mars, Mme de Soyecourt mourut en
prison d’une fièvre infectieuse. Peu après M. de Soyecourt et Mme
d’Hinnisdal comparurent devant le Tribunal révolutionnaire, furent
condamnés à mort presque sans débats et guillotinés le jour même. Mme de
la Tour, remise en liberté, alla se cacher en province. Des autres
parents de Camille, aucune nouvelle.

La Sœur, accompagnée d’une Carmélite de Pontoise qu’elle avait
recueillie sur le pavé, quitta donc la maison paternelle. Afin de
déjouer les recherches dont elle était l’objet, pendant plusieurs
semaines, elle se transporta de taudis en taudis, dénuée de linge et de
vêtements de rechange. Quant aux ressources pécuniaires, au moment de sa
fuite, elle possédait six francs.

Décrivant cette période de son existence, elle a dit plus tard: «Que de
fois j’ai passé la journée sans nourriture! Le jeûne du Carmel si
rigoureux n’approche pas de celui qui m’était imposé à cette époque.
Quand j’avais pu, grâce à un peu de travail ou à la charité d’autrui,
obtenir quelques aliments, mon inhabileté à les apprêter les rendait
presque inutiles. Ma compagne n’était guère plus adroite que moi. Si
bien que, habituellement, nous n’obtenions que d’étranges ragoûts.» Par
exemple, il leur arrivait d’acheter un hareng saur. Ne sachant de quelle
façon l’accommoder, elles le faisaient cuire dans de l’eau chaude et
trempaient un peu de pain dans le bouillon.

«Mon estomac, dit-elle, avait bien de la peine à garder ce potage. Mais
ce n’est pas tout; une fois nous avions réservé le poisson pour notre
repas du lendemain, quand un malencontreux chat, peu soucieux de nos
mésaventures, y ajouta celle de dévorer, la nuit même, notre réserve.»

C’était un désastre, car dans son ignorance de la vie pratique, elle
avait espéré ne dépenser qu’un sou par jour pour sa subsistance.

Une autre fois, entendant le cri d’un marchand de lait dans la rue, elle
descendit aussitôt de sa mansarde, avec une petite tasse, pour s’en
procurer. Comme elle passait les bras à travers les barreaux de la
charrette, le laitier remarquant la blancheur et la finesse de ses mains
soupçonna une aristocrate.

«Hé là, sacré petite ci-devant, s’écria-t-il, avec un gros rire, on a
donc oublié de te couper le cou?»

Et en même temps, le malotru fit mine de lui prendre la taille.

Camille épouvantée s’enfuit avec sa tasse vide. «Ce jour-là, elle ne
mangea rien.»

Certain jour où des travaux de couture lui avaient rapporté une pincée
d’assignats, elle voulut faire des provisions. Ayant acquis des œufs,
quelques légumes et un quarteron de beurre, elle en avait rempli un
petit panier qu’elle emportait chez elle, lorsque chemin faisant, l’idée
lui vint de rendre visite à quelques-unes de ses Sœurs réunies rue du
Regard. Les religieuses ignoraient sa détresse. Souffrant, elles-mêmes
de la faim, d’une façon à peu près continuelle, elles crurent que
Camille leur apportait du secours. Elles l’embrassent et lui expriment,
les larmes aux yeux, leur reconnaissance. «Devant cette explosion de
gratitude, la visiteuse se garde bien de les détromper. Elle leur
abandonne le panier dont le contenu devait la faire vivre plus d’une
semaine. Elle se retire, s’égayant à part soi de la plaisante aventure
et on ne peut plus heureuse d’avoir pu leur dissimuler cet acte de
charité.»

Quand elle souffrait par trop de la famine, elle se glissait dans le
jardin de l’hôtel de Soyecourt où un domestique avait été laissé comme
gardien des scellés apposés par la police. Cet homme élevait quelques
poules. La Sœur s’informait si elles avaient pondu. Dans l’affirmative,
elle demandait un œuf, le gobait cru sur place--et cela faisait le repas
d’une journée.

Quelquefois, elle reçut l’aumône. C’est ainsi qu’un matin où sa fortune
se montait à trois sous, elle les offrit à une vieille marchande de
pommes contre une demi-douzaine de ces fruits. La bonne femme considère
sa maigreur et ses traits tirés, et aussitôt elle lui met dans les mains
une livre de ses plus belles pommes en lui disant d’une voix amicale:
«Tenez, ma mignonne, fourrez tout cela dans vos poches et gardez vos
trois sous.»

                   *       *       *       *       *

Elle n’était pas au bout de ses peines, car le 16 avril 1794, la
Convention vota un décret interdisant aux «ci-devant nobles» d’habiter
Paris. Camille dut obéir. Ne voulant pas trop s’éloigner de ses
compagnes, elle se réfugia aux Moulineaux, dans une ferme qui
appartenait à ses parents. Un régisseur malhonnête s’y était habitué à
considérer le domaine comme son bien propre et s’en attribuait le revenu
au détriment des propriétaires légitimes. Il reçut assez mal la fugitive
mais il n’osa point lui refuser abri et nourriture. Quoique avec
mauvaise grâce, il souffrit que la Sœur s’occupât de la vente des
denrées et en tirât quelques ressources; mais en compensation, il exigea
qu’elle fît la besogne d’une fille de ferme.

Étant sous la surveillance de la police, elle devait se présenter,
chaque jour, à la municipalité. Lorsqu’elle voulait se rendre, pour
quelques heures à Paris, il lui fallait solliciter une permission
spéciale qui ne lui était accordée qu’après cent formalités
malveillantes.

Elle n’en continuait pas moins à suivre sa règle aussi exactement que
possible; c’était sa seule joie et elle ne craignait qu’une chose,
c’était de manquer de ferveur. On jugera combien sa fidélité fut
méritoire par ce passage d’une de ses lettres: «Le soir, lorsqu’après
une journée de labeur tel que je n’en avais jamais connu, il me fallait
réciter Matines après neuf heures, le violent effort que je devais faire
pour vaincre ma lassitude me donnait une fièvre qui m’empêchait de
dormir toute la nuit.»

Dans le même temps, Dieu lui envoya un directeur: M. Jalabert, ancien
archidiacre de Notre-Dame, qui avait trouvé une cachette dans une maison
de l’île Saint-Louis. Ce fut un grand réconfort pour Camille que de se
rendre, tous les huit jours environ, auprès de lui. Elle se confessait;
recueillait précieusement les consolations du bon prêtre et, parfois
aussi, assistait à une messe clandestine où elle recevait la sainte
communion.

Pour traverser les rues de Paris sans être remarquée, elle s’affublait
du costume que presque toutes les femmes du peuple revêtaient à cette
époque: une jupe blanche rayée de rose ou de bleu, un grand fichu noué
dans le dos, un bonnet de mousseline piqué d’une cocarde tricolore et
des sabots. Cette tenue ne lui plaisait guère. Aussi pour la subir le
moins longtemps possible, elle partait des Moulineaux, vêtue de la
robe de bure brune qu’elle portait à la ferme et avec son
«déguisement»--comme elle dit--dans une serviette, sous son bras.
Arrivée dans la plaine de Grenelle, elle s’arrêtait derrière un buisson,
changeait de vêtements et entrait en ville, pareille à tout le monde. Au
retour, elle se rhabillait en paysanne à la même place.

                   *       *       *       *       *

Ce qu’il faut retenir de cette existence au jour le jour, c’est la
sérénité parfaite avec laquelle Sœur Camille en supporta les souffrances
et les angoisses. Elle avait à endurer un maximum de tribulations: le
chagrin que lui avait causé la mort tragique de ses parents lui
déchirait l’âme; elle vivait dans la misère, parmi les outrages, les
soupçons et les sévices; d’un moment à l’autre, elle pouvait être
arrêtée, jetée en prison, guillotinée; enfin les émotions terribles
ressenties depuis le commencement de la Révolution lui avaient infligé
une maladie de cœur si grave que, quelques années après, les médecins
disaient qu’elle en mourrait de bonne heure.

Or, malgré le présent si sombre et l’avenir si incertain, elle demeurait
tellement unie à la croix du bon Maître, elle gardait, selon sa
vocation, une conscience si nette de sa fonction de victime expiatoire
pour les péchés et les folies sacrilèges de ses contemporains, qu’une
paix radieuse émanait d’elle. Ah! c’est que le soleil intérieur ne
cessait de rayonner à travers les nuées qu’accumulait l’orage
révolutionnaire. Quelque chose de cette illumination surnaturelle
apparaissait dans son regard limpide. Tous ceux qui l’approchaient en
étaient impressionnés. L’influence était si formelle que le maire des
Moulineaux, sans-culotte effervescent, s’ébahissait de la subir: «Cette
petite nonnain défroquée, disait-il, quand elle me regarde avec son air
tranquille, elle me ferait faire tout ce qu’elle veut...»

O sang lumineux de Jésus, comme tu empourpres l’âme qui se voue à
revivre ta Passion! Même ceux qui t’outragent ou te nient reçoivent tes
effluves et les splendeurs de ta Charité intarissable...


X

La vie errante de Sœur Camille n’était pas encore terminée. La ferme des
Moulineaux fut mise en vente et la pauvre vagabonde involontaire dut
chercher un autre asile. L’employé de la mairie, chargé de la
surveillance des ci-devant nobles, la prit en pitié et la logea dans une
maison abandonnée du village d’Issy. C’était une masure en ruines mais
Camille se jugeait trop heureuse d’avoir un toit pour s’abriter car
toutes ressources lui faisant alors défaut, elle ne possédait pas de
quoi payer la location même d’une mansarde.

Dans ce dénuement, une aubaine lui vint. Une ancienne Sœur converse de
la rue de Grenelle, Catherine de la Résurrection apprit sa détresse et
vint vivre avec elle. La bonne fille possédait deux cents francs qu’elle
avait gagnés en se plaçant comme servante depuis l’époque de la
dispersion. Cette somme minime suffit à faire subsister les deux
religieuses pendant plus de trois mois.

Dans l’humble réduit où elles vivotaient de la sorte, elles réussirent à
disposer une chapelle et des prêtres réfractaires, cachés dans les
carrières et les bois des environs, y vinrent dire de temps en temps la
messe en grand secret. Les Carmélites reçurent d’une façon assez suivie
la Sainte Eucharistie dont elles étaient privées depuis si longtemps.
Et, comme on le pense bien, ce divin fortifiant leur fit oublier toutes
les privations.

Sur ces entrefaites, arriva la réaction de Thermidor: Robespierre et sa
bande furent mis hors la loi par l’initiative de quelques-uns de leurs
complices qui, rompant avec la lâcheté propre aux énergumènes de la
Convention, guillotinèrent l’affreux Petdeloup pour éviter qu’il les
guillotinât. Le régime de la Terreur s’effondra dans la boue et dans les
flaques de sang. Les prisons s’ouvrirent et les proscrits respirèrent.

Comme l’a très bien dit M. Pierre de la Gorce, dans sa belle _Histoire
religieuse de la Révolution_ (T. III _in fine_): «On tuera encore. Il y
aura encore dans l’ordre politique bien des violences, dans l’ordre
religieux bien des persécutions. Cependant, pour qui ne s’applique pas
aux détails mais voit les événements par masses, on a touché le fond de
l’abîme. Maintenant c’est la remontée qui commence. Elle commence par la
société civile. Encore quelques mois, et bien qu’avec de tenaces
pratiques d’intolérance, bien qu’avec le maintien de lois iniques, elle
commencera aussi pour la société religieuse...»

Il était temps pour Sœur Camille que la Terreur prît fin. En effet elle
venait d’être prévenue que son dossier avait été remis à
Fouquier-Tinville. On la cherchait pour la traduire, la semaine
suivante, au Tribunal révolutionnaire où sa condamnation était certaine.
Car, suivant l’expression de sa biographe, «la demi-liberté dont elle
avait joui ressemblait assez à celle que la bête fauve laisse à sa
proie, lorsqu’après l’avoir mise dans l’impuissance de s’échapper, elle
la réserve pour l’heure de son caprice».

Le 15 octobre 1794, Sœur Camille obtint la permission de rentrer à
Paris. Elle se logea dans un petit appartement de la rue des Postes,
voisin de la maison où, sous l’ancien régime, il y avait un séminaire.
La chapelle n’en avait pas été profanée mais seulement dépouillée de ses
ornements. La Carmélite eut l’idée d’y rétablir le culte. A cet effet,
elle s’abouche avec l’abbé Baudot, ancien supérieur du séminaire, qui
entre avec joie dans son projet. Quelques âmes dévouées se joignent à
eux. La chapelle est nettoyée, parée tant bien que mal, et, un jour de
la fin de janvier 1795, on y dit, pour la première fois, la messe. Il y
eut ensuite un salut du Saint-Sacrement.

«L’abbé Baudot y bénit, avec émotion, une foule de chrétiens prosternés
dans un recueillement qu’interrompaient seuls les larmes et les
sanglots... L’allégresse de Sœur Camille fut si grande et si vif le
souvenir qui lui en resta qu’elle ne pouvait en parler qu’avec
attendrissement:--Si le sentiment que j’éprouvais alors, disait-elle,
avait duré quelques instants de plus, je ne sais si j’aurais pu y
résister. Heureuse mille fois si la joie de revoir mon Dieu glorifié
m’eût fait mourir alors!»

                   *       *       *       *       *

Les épreuves supportées avec une si héroïque constance, depuis quelques
années, par la Sœur Camille avaient développé les qualités d’énergie et
d’initiative que Dieu avait mises en elle. Sa première pensée fut de
reconstituer, au moins partiellement, la communauté. Quelques ressources
lui étant venues, elle obtint de sa prieure, la Mère Nathalie,
l’autorisation d’entamer des démarches à cet effet. Trouver un local
était le plus urgent. Elle s’y employa sans délai et ne tarda pas à
découvrir, rue Saint-Jacques, une maison assez spacieuse qui avait
longtemps servi d’auberge, sous l’enseigne de _la Vache noire_. Elle en
fit l’achat, à des conditions peu onéreuses, et s’y installa, tout de
suite avec neuf de ses compagnes échappées à la guillotine ou à l’exil.
La Mère Nathalie ne tarda pas à les rejoindre en compagnie de six autres
religieuses. Dès mars 1795, on put reprendre les exercices réguliers et
organiser l’existence conventuelle.

«Tandis que le rez-de-chaussée fournissait quelques pièces destinées au
service extérieur et aux travaux en commun, les étages supérieurs
formaient une salle de communauté, un réfectoire et des cellules
improvisées. Il ne manquait que la clôture qu’on n’osa rétablir car le
gouvernement révolutionnaire demeurait ombrageux et eût considéré un
local fermé à ses investigations comme un foyer de complots contre la
République.

«Au centre de la maison, les Carmélites érigèrent une chapelle où
bientôt, de toutes parts, des prêtres réfractaires vinrent célébrer les
offices. Ils étaient si nombreux que les messes se succédaient, sans
arrêt, de cinq heures du matin à midi. L’abbé de Dampierre, ancien
grand-vicaire de l’archevêque de Paris se montra l’un des plus assidus.
Les fidèles accoururent en foule de tout le voisinage. Leur empressement
s’explique par le fait que la paroisse, Saint-Jacques du Haut-Pas, était
occupée par le clergé constitutionnel et que les «vrais catholiques»,
obéissant aux instructions du Pape, fuyaient «les intrus».

Voyant cette affluence, M. de Dampierre fit placer des fonts baptismaux.
On donna le baptême; on célébra des mariages. Et ainsi, la petite
chapelle devint un centre où, chaque dimanche, on chantait la
grand’messe et les vêpres, on prononçait des sermons.

En 1796, un décret autorisa les nobles non émigrés à rentrer dans leurs
biens mis sous séquestre depuis plus de trois ans. Ceux de la famille de
Soyecourt étaient considérables; outre l’argent liquide, il y avait des
maisons à Paris et des terres en Picardie. Sœur Camille s’en trouva
propriétaire en partage avec sa sœur Mme de la Tour et son neveu, le
jeune comte d’Hinnisdal. Elle se réjouissait de ce retour de fortune qui
allait lui permettre non seulement de placer sa communauté à l’abri du
besoin mais aussi de secourir d’autres maisons de l’Ordre quand un
scrupule lui vint: son vœu de pauvreté ne constituait-il pas un obstacle
à une prise de possession de l’héritage paternel? Elle se rappelait
qu’au temps où l’Assemblée nationale supprima les vœux, Pie VI avait
déclaré qu’aucune puissance civile ne pouvait délier les consciences.
Pour rien au monde Sœur Camille n’aurait passé outre à cette décision.
Elle consulta ses directeurs. Ceux-ci lui suggérèrent d’adresser une
demande au Pape à l’effet d’obtenir la permission d’accepter sa part
dans la succession de ses parents.

«L’humble Carmélite hésita, dit la biographe. Il lui semblait voir
crouler le rempart qu’elle avait voulu placer entre elle et le monde.
«Hélas, s’écriait-elle, est-ce qu’il me faudra ne plus être pauvre?»
Mais l’assurance lui fut donnée que rien, en fait, ne serait changé à
son dénuement.»

Alors elle se résigna à rédiger une supplique où elle exposait au Pape
les motifs de sa démarche et la tristesse que son cœur en éprouvait.

Pie VI répondit immédiatement par un Bref qui permettait à Sœur Camille
«d’acquérir, nonobstant son vœu de pauvreté, des biens meubles et
immeubles et d’en disposer tant pour son propre intérêt que pour le
soulagement des religieux de l’un et de l’autre sexe et d’autres
personnes ecclésiastiques qui se trouveraient dans le besoin, déclarant
d’ailleurs que la permission accordée ne préjudiciait aucunement à la
substance du vœu solennel de pauvreté.»

Ainsi rassurée et autorisée, Sœur Camille se lança dans les courses,
sollicitations et paperasses nécessaires pour recouvrer son dû. Comme à
cette époque, la bureaucratie sévissait déjà d’une façon intense,
multipliait les formalités, et fondait la tradition de traiter le public
comme un ennemi personnel, la Carmélite connut tous les tracas des
infortunés que des intérêts vitaux obligent d’affronter les minuties et
les rebuffades de la gent administrative.

Aussi calme qu’active, elle ne se laissait pas déconcerter. On nous la
montre «pâle, mince, douce, jamais impatiente ni fiévreuse malgré les
difficultés de la tâche entreprise».

«Vêtue d’une robe de laine noire, dit M. Lenotre, coiffée d’un bonnet
blanc, elle courait les bureaux, les notaires, les hommes de loi. Elle
obtenait, peu à peu, la restitution presque intégrale des biens immenses
de sa famille. Et c’était pour les clercs et les ronds-de-cuir une
stupeur d’entendre cette pauvresse, avec son petit cabas sous le bras,
parler de millions, de ventes de terres, d’achats d’immeubles en un
temps où les plus riches manquaient du nécessaire.»

La bataille contre les potentats du papier timbré et les hauts gardiens
des grimoires légaux dura environ un an. A force de persévérance, Sœur
Camille obtint la victoire.

                   *       *       *       *       *

Dès qu’elle fut en possession de sa fortune, sans prendre une minute de
repos, elle se mit en devoir d’acquérir le couvent des Carmes, où, l’on
s’en souvient, son père avait été détenu jusqu’au moment de comparaître
devant le Tribunal révolutionnaire qui s’empressa de l’envoyer à
l’échafaud.

Tout, aux Carmes, se trouvait en piteux état. Le cloître était loué à un
marchand de bois qui en avait fait un dépôt de planches. Dans le jardin,
un entrepreneur de plaisirs publics avait installé une tente et un
orchestre sous cette enseigne: _le bal des Marronniers_; on y dansait
chaque décadi. «De l’ancien monastère, les pierres seules subsistaient;
on balayait la neige dans l’intérieur comme dans la rue et, sauf le mur
où se voyaient encore les traces des balles et les éclaboussures de sang
des massacres de septembre, toute clôture avait disparu.»

Le propriétaire actuel était un nommé Foreson qui, ne sachant que faire
de ces vastes bâtiments, projetait de les démolir et de vendre les
matériaux. Sœur Camille eut de longues négociations à mener avec cet
homme qui lui demandait un prix excessif de la ruine. Enfin le marché
fut conclu; la Sœur et ses compagnes prirent possession le 29 août 1797.
Aussitôt, l’on s’occupa de tout réparer et d’approprier le local aux
obligations de la vie monastique. Par une pensée touchante la Sœur
choisit, pour sa cellule, la petite chambre où son père avait vécu cinq
mois avant de monter à l’échafaud.

L’installation eut lieu sans trop d’obstacle. Toutefois, un peu plus
tard, maints révolutionnaires, qui voyaient d’un mauvais œil cette
renaissance «d’un foyer de superstition», entreprirent de chasser les
Carmélites. Des articles de journaux hostiles et des pamphlets parurent
qui déversaient sur les religieuses l’outrage et la calomnie. Entre
autres diatribes, on y lisait qu’une aristocrate impudente, la citoyenne
Soyecourt prétendait élever en ce lieu un monument à la mémoire du
«dernier tyran». On disait aussi qu’elle formait un ramassis de «bigotes
et de pontifes sanguinaires» pour préparer des attentats contre le
régime des Droits de l’Homme.

Parfois aussi, la populace du quartier se rassemblait autour de la
maison et témoignait l’intention de la mettre à sac. Peu à peu, à force
de douceur et de charité l’on réussit à dissiper les préventions.

Il y eut pourtant encore une alarme. Un matin, un détachement
d’artilleurs envahit la rue de Vaugirard et braque une pièce de canon
contre la porte du monastère. La Sœur Camille, informée de ce qui se
passe, rassure la communauté. «Je vais, dit-elle, me placer moi-même à
la porte et si l’on tire, je recevrai le boulet.»

Et en effet, elle va s’asseoir sur une marche du perron, face aux
artilleurs. Elle ne leur dit rien, se contentant de les regarder avec
beaucoup de calme. Déconcertés par tant de sang-froid, admirant, malgré
eux, le courage de cette frêle petite femme, les sectaires battent en
retraite.

En 1798, la Prieure, Mère Nathalie mourut. Camille la remplaça par le
suffrage unanime de ses Sœurs. Vinrent enfin le 18 brumaire, la
dictature de Bonaparte, le Consulat et l’Empire.

La petite communauté vécut des jours moins troublés. Mais la Mère
Camille devait personnellement subir encore la persécution. Il n’entre
pas dans le cadre de cette étude de rapporter, tout au long, ses démêlés
avec la police impériale. Voici les faits brièvement résumés d’après M.
Lenotre.

En juillet 1811, la police apprit, par une lettre ouverte au cabinet
noir et adressée à Mgr de Grégori, l’un des cardinaux tenus en
surveillance sur l’ordre de l’empereur qu’une certaine _dame Camilla_,
habitant le couvent des Carmes, s’occupait activement de faire copier et
distribuer la bulle d’excommunication contre Napoléon fulminée par Pie
VII après son arrestation à Rome et promulguée en secret pendant sa
détention à Savone. Le préfet de Police, baron Pasquier, fit une enquête
et apprit sans difficulté que cette _dame Camilla_ était certainement la
Mère Camille de Soyecourt. Deux agents vinrent arrêter la Carmélite et
la menèrent à la préfecture de police où elle fut mise au secret. On lui
fit subir de longs et minutieux interrogatoires desquels il ressortit
qu’elle avait, en effet, pris une certaine part à la diffusion de la
Bulle[12].

  [12] On trouvera le détail de ces interrogatoires et leur texte
    officiel dans un appendice à _la Vie de la Mère Camille_. On y
    admirera la fermeté que montra la Carmélite et comment elle sut
    ménager ses réponses de façon à ne compromettre personne. (_Pièces
    justificatives_, p. 56 et suivantes.)

L’instruction terminée, comme l’empereur avait interdit de donner de la
publicité à cette affaire, Camille, «par raison d’État», fut envoyée en
exil à Guise. «Elle y logea chez les Sœurs de l’hôpital et, tout
aussitôt les visites et les témoignages de vénération se multiplièrent,
ce qui mettait en grand souci le préfet du département. L’Empire
s’inquiétait de cette femme aussi intrépide que douce; la police
surveillait le couvent des Carmes où l’on assurait qu’elle venait
quelquefois de Guise sous un travestissement.»

Le fait était exact. La Mère Camille n’abandonnait pas sa chère
communauté. A diverses reprises, elle fit le trajet à pied, affublée
d’une jupe d’indienne à carreaux bleus, d’un corsage bis et d’un bonnet
noir. En outre, chemin faisant, elle contrefaisait la boiteuse. Grâce à
ce subterfuge, elle passait, sans être reconnue, à travers les mailles
du réseau policier et parvenait à résider quelques jours auprès de ses
filles.

                   *       *       *       *       *

La Restauration mit fin à son exil. La Mère Camille, de retour à Paris,
pouvait espérer la tranquillité. Mais après avoir supporté tant de
traverses et de déménagements, il lui restait à subir un dernier exode.
L’administration réclama le couvent des Carmes pour y établir une école
ecclésiastique. La Mère, non sans chagrin, fit un sacrifice sur les
instances de l’archevêque et transporta sa communauté dans une maison de
la rue de Vaugirard qui avait appartenu aux Bernardines avant la
Révolution. C’est là que se termina son existence.


XI

Tant que la Mère Camille posséda quelques forces, elle les employa au
service de sa communauté. Suivant la règle, elle avait déposé sa charge
de Prieure en 1814. La religieuse qui lui succéda, ayant contracté de
graves infirmités pendant la Révolution, ne put aller jusqu’au bout de
son triennat et donna sa démission. La Mère Camille fut réélue à sa
place et assuma le gouvernement jusqu’en 1845. A cette époque, il lui
fallut déposer le pouvoir. Depuis longtemps, sa santé périclitait.
Percluse de rhumatismes, affligée de crampes d’estomac opiniâtres, elle
souffrait, en outre, d’une maladie de cœur. Lorsqu’elle en fut atteinte,
sous la Révolution, les médecins avaient déclaré qu’elle n’y résisterait
pas plus de deux ou trois ans. Vanité des diagnostics humains: malgré
cette condamnation, elle n’en atteignit pas moins une vieillesse très
avancée.

Pendant les dernières années, une paralysie des jambes l’immobilisa sur
son fauteuil de paille. Elle y passait la journée, pleine de sérénité,
s’intéressant à tous les détails de la vie conventuelle, donnant des
conseils, encourageant les novices, distribuant à toutes les Sœurs les
fruits de sa longue expérience.

On a conservé plusieurs de ses propos. Citons-en quelques-uns qui
achèvent de peindre cette âme exceptionnelle.

«On avait été étonné, dans son enfance, de son immobilité à l’église,
malgré son extrême vivacité. «Je ne répondais rien, disait la Mère dans
sa vieillesse, quand on faisait cette réflexion devant moi mais je me
disais:--Comment remuer quand le bon Dieu me regarde?...--Vous
regarde-t-il toujours de même? lui demanda une Sœur.--Oh! ma fille, lui
répondit la vénérable Prieure, c’était alors le lait de l’enfance. La
foi nous donne bien mieux encore son divin regard. Maintenant, il
m’arrive de ne lui dire que ces mots: Mon Dieu, je crois... Mais parce
que je crois, j’adore profondément... et il sait bien tout ce que je
veux lui dire par là!...»

Elle aimait tant le travail que, malgré les infirmités, elle ne
consentit jamais à rester oisive. Jusqu’au dernier jour, elle défila de
la laine pour faire des oreillers aux pauvres. «Il faut travailler
toujours, disait-elle, c’est une habitude à prendre, cela garde de mille
imperfections et cela maintient l’esprit de pauvreté... D’ailleurs,
voyez si la pauvreté abrège la vie. Malgré toutes les fois que j’ai eu
faim et où tout me manquait, me voici arrivée à quatre-vingts ans...
Donc pauvreté en tout, pauvreté partout, pour soi-même, gêne pour soi,
mais largeur pour autrui et magnificence pour Dieu.»

Malgré les instances de ses filles, elle ne voulait rien ajouter ou
modifier à l’alimentation plus que frugale du Carmel. «L’ordinaire,
disait-elle, rien que le petit ordinaire de la règle. J’aime tant nos
purées à l’eau et ce mets me va si bien qu’un bouillon me serait moins
salutaire.» Et elle employait d’innocentes ruses pour observer les
grands jeûnes, de sorte que la Sœur cuisinière s’écriait: «Notre Mère
mange comme un petit oiseau.»

Tout à fait à la fin, on réussit pourtant à lui faire accepter parfois
une grappe de raisin ou quelques gorgées de lait. Mais il ne fallait pas
les lui offrir trop souvent, car alors, elle refusait d’un ton si net
qu’il n’y avait pas à y revenir.

C’est qu’elle avait cet amour profond de la règle qui fait les
communautés ferventes. La règle avant tout, disait-elle, la règle
partout, sans adoucissement et sans trêve... J’aimerais mieux voir la
communauté détruite que la règle s’y affaiblir.»

Cette austérité ne l’empêchait pas de se montrer enjouée aux heures de
détente. A la récréation, sur la demande des plus jeunes parmi ses
filles, elle improvisait de petites chansons qu’elle fredonnait d’une
voix chevrotante, semblable au tintement d’une sonnette d’autel
assourdie. Ce couplet, par exemple:

    La vieillesse me gêne,
    J’ai quatre-vingt-dix ans;
    Je chante encore sans peine
    Malgré mes maux cuisants...

Ou encore:

    Dans ma longue carrière
    J’ai eu bien des tourments:
    J’ai vu dessus la terre
    Des bons et des méchants:
    Chacun meurt à son tour
    Et moi, je vis toujours...

Évidemment ce n’est point là de la grande poésie. Mais comme on trouve,
dans ces innocentes amusettes, l’indice d’une âme en paix avec elle-même
et à qui, en récompense de son amour, Dieu confère la simplicité joyeuse
de l’enfance!

Son union à Dieu était si intime qu’elle disait un jour: «Jésus est
toujours avec moi. Nous habitons, l’un et l’autre, dans la même maison.
Il se donne souvent à moi et, moi aussi, je me suis donnée tout entière
à lui. Je ne lui demande pas quelle récompense il me donnera; je suis
payée d’avance. Je goûterai dans le ciel plus de douceur et de
consolation sans doute. Mais, au fond, je n’aurai rien de plus puisque,
dès cette vie, Il se donne à moi.»

                   *       *       *       *       *

En 1848, elle s’affaiblit beaucoup et ne put guère quitter le lit.
Pendant l’hiver de 1849, il devint visible que la fin approchait. A
partir d’avril, les symptômes de la maladie de cœur s’aggravèrent.
Suffoquant d’une façon presque continuelle, ne dormant plus, elle
passait les nuits à réciter des psaumes. Elle avait fait placer en face
d’elle deux images représentant la Sainte Vierge et sainte Térèse:

«Voyez, disait-elle, comme la Sainte Vierge me regarde. Elle semble me
dire:--Demande-moi ce que tu voudras, je te l’obtiendrai de mon Fils...
Ce sera elle et sainte Térèse qui remettront mon âme entre les mains de
Dieu.»

«La dernière nuit fut agitée mais aussi fervente que les autres. Elle
chanta d’une voix forte encore le psaume: _Cantate Domino canticum
novum._ Puis elle s’écria:--Sainte Vierge, intercédez pour moi!...»

Ce furent à peu près ses paroles suprêmes. Dans la journée qui suivit,
elle perdit connaissance. L’aumônier lui conféra l’extrême-onction et
l’absolution sans qu’elle donnât signe qu’elle prenait part à la
cérémonie. A cinq heures du soir, elle rendit le dernier soupir, tandis
que la Communauté fondait en larmes autour de son lit.

C’était le 9 mai 1849. La Mère Camille avait quatre-vingt-douze ans.
Selon son désir, elle fut enterrée dans la crypte de l’église des
Carmes, parmi les victimes des massacres de septembre.

Après avoir subi l’épreuve de la crainte desséchante au temps où
l’aberration janséniste pesa sur son âme, cette Sainte Religieuse
s’épanouit enfin dans le rayonnement du Soleil d’amour qui habite les
âmes de bonne volonté. C’est pourquoi, comme le dit sa biographe, «elle
demeura vaillante et paisible au contact des événements les plus
redoutables; c’est pourquoi elle posséda cette charité forte et
généreuse» qui fait qu’on se donne passionnément à Dieu pour sa gloire
et celle de son Église.

Nous vivons à une époque de _bolchevisme_ en croissance où rien ne
prouve que des catastrophes semblables à celles que la Mère Camille eut
à subir ne se reproduiront pas. Les enseignements fournis par son
intrépidité dans la lutte contre le mal nous montrent comment une âme,
qui aime vraiment son Dieu, se sauvegarde dans l’épreuve.

Saint Paul a dit: _Si nous n’avons d’espérance que pour cette vie
seulement, nous sommes les plus malheureux des hommes._ Mais si, à
l’exemple de la Mère Camille, nous plaçons toute notre espérance dans la
vie à venir, quand viendra la tribulation, quand les héritiers de la
démence révolutionnaire se jetteront de nouveau, la hache à la main, sur
les fidèles, nous confesserons hautement notre foi et nous connaîtrons
le bonheur de mourir pour Notre-Seigneur Jésus-Christ et nous
obtiendrons la grâce d’accomplir, comme le dit encore saint Paul, «ce
qui manque à sa Passion».




LA CHARITÉ DU MALADE


I

Un petit livre m’est parvenu que je crois bon de signaler parce qu’il
montre comment une âme chrétienne, qui s’ouvre généreusement aux rayons
du soleil intérieur, peut faire abnégation de ses propres souffrances
pour se vouer à la consolation des peines du prochain.

Il s’agit, dans ce volume[13], d’un jeune homme qui, atteint d’un mal
incurable, non seulement usa ses forces déclinantes à soigner les
tuberculeux d’un sanatorium, mais encore conçut l’idée touchante de
tresser sous le titre _d’Union catholique des malades_, un lien de
prières entre le plus grand nombre possible de personnes affligées de
maladies graves et disposées à offrir par l’oraison, leurs épreuves
comme un bouquet de roses rouges sur l’autel de ce Sacré-Cœur qui nous
enseigne l’amour par la douleur.

  [13] _L’Apostolat du malade: Louis Peyrot (1888-1916)_, par J. P.
    Belin, 1 vol. chez Bloud et Gay.

Le plus simple, pour faire saisir l’action évangélique de Louis Peyrot
sera de raconter sa vie et de citer des extraits de son journal et de sa
correspondance avec ses amis et avec quelques-uns de ceux qui suivirent
avec lui la voie douloureuse et mirent leurs pas dans les pas de Jésus
montant au Calvaire.


II

Louis Peyrot, fils d’un médecin, naquit à Néris-les-Bains, petite ville
d’eaux du Bourbonnais, le 11 janvier 1888. Il fit ses études à Paris, au
collège Stanislas d’abord puis à l’école Bossuet d’où il suivit les
cours du lycée Louis-le-Grand. Sa formation religieuse avait été
commencée dans la famille profondément catholique à laquelle il
appartenait. Elle se développa et s’affermit encore sous l’influence des
maîtres qui instruisirent sa première jeunesse. Il était, du reste,
d’autant plus prédisposé à la subir, que Dieu l’avait doué d’un esprit
sérieux, enclin à la méditation, une âme éprise de la vie intérieure et
portée à y conformer ses actes.

Pour preuve, cette phrase qu’il écrivait à l’âge de quinze ans:

«Il me semble que la vie consiste à étudier avec réflexion l’ombre de
l’Infini qui plane sur nous, à la deviner autant qu’il est possible puis
à conformer notre existence à cet idéal entrevu.»

Ce qui caractérise également Peyrot c’est, dès cette époque, l’amour des
humbles. Il était de ceux à qui la société contemporaine, imprégnée de
matérialisme, pourrie par le goût du luxe et les jouissances grossières,
procure un dégoût irrémédiable. L’égoïsme et la bassesse de pensée des
classes dites dirigeantes l’écœuraient. Il est probable aussi qu’il eut
maintes occasions d’observer la bourgeoisie catholique et de constater
que, trop souvent, chez elle, l’esprit religieux s’est figé en des
pratiques de convenance, en un pharisaïsme rogue et glacial dont les
aspérités feraient fuir à plusieurs centaines de kilomètres les apôtres
les plus intrépides.

Toujours est-il que son penchant vers les pauvres s’affirma de bonne
heure. «Il éprouvait, écrit son biographe, un impérieux besoin de se
rapprocher des faibles, non pas pour étudier curieusement leur cas ou
pour proposer des remèdes à leurs misères mais parce qu’il souffrait
lui-même directement de leur abandon, parce qu’il se sentait réellement
leur frère.»

Lui-même a noté ce sentiment dans une lettre à un ami. Il lui écrit:

«C’est vrai, j’aime profondément les pauvres. Je me plais mieux dans
leur société que dans le monde... Je vous assure que je ne suis pas fier
d’être bourgeois. C’est un titre et un rang que j’abandonnerai bien
volontiers si le bon Dieu le veut!»

Son goût pour les milieux populaires ne se bornait pas aux paroles. En
ses moments de loisir, il allait parfois dîner dans les restaurants sans
faste où se nourrissent les ouvriers. Il y fréquentait sans col ni
cravate, vêtu d’un maillot de cycliste, coiffé d’une casquette. «C’est
curieux, disait-il, comme dans ce costume, je me trouve plus à l’aise
dans la rue.»

Voici son impression un soir où il était entré, par hasard, en ce
théâtre Montparnasse où les petites gens du quartier de la Gaîté aiment
à se saturer de mélodrames à fracas.

«On donnait, dit-il, le _Chiffonnier de Paris_, pièce assez
insignifiante et qui n’a rien de très empoignant. Mais c’était la salle
que je considérais. On se sent chez soi; on y est venu sans cérémonie,
en vêtements de travail. Les femmes sont en cheveux; les hommes restent
couverts, contrairement à ce qui se passe ailleurs. Mais tout cela est
gai, d’une gaîté franche et qu’aucune étiquette ne contraint.»

Peu après, il passa son baccalauréat et résolut de se faire médecin.
«Cette carrière le séduisait par cette possibilité indéfinie de
dévouement qu’il y entrevoyait. Il estimait qu’après celle du prêtre,
c’était la plus belle qu’on pût choisir.»

Tandis qu’il commençait ses études pour le P. C. N., l’idée grandissait
en lui de donner une part de son existence à l’éducation chrétienne de
la classe ouvrière. Et justement, à cette époque il découvrit _le
Sillon_.

Pour un esprit qui aspire à se donner, pour un adolescent sans
expérience et en qui l’enthousiasme du sacrifice déborde, le socialisme,
à première vue, offre par ses parades d’équité bien des aspects
séduisants. Mais, comme en réalité, c’est une doctrine brutalement
matérialiste et que le sophisme égalitaire mène ses adeptes à la haine,
à l’envie et au goût de la violence, on doit conclure que l’arbre est
mauvais et ne peut donner que des fruits détestables. L’erreur du
_Sillon_ fut de tenter une conciliation entre ces théories destructives
et le principe chrétien. Il y avait en outre, chez certains
_Sillonnistes_, une tendance anarchique plus ou moins consciente; et de
là leur condamnation par Pie X.

Louis Peyrot se sourit sans faire de restrictions. Il écrivait à un ami:

«Il faut bien reconnaître que _le Sillon_ avait des torts. L’équivoque
créée par notre volonté de faire œuvre éducatrice, tout en restant
indépendants de l’Église, a fait tout le mal... Nous n’avons qu’à obéir,
car le Pape est seul juge de la tactique générale suivant laquelle il
veut utiliser ses troupes...»

Et plus loin:

«Je ne pense pas que tu sois de ceux qui ont pensé que la soumission du
_Sillon_ prouvait que les catholiques mettent leur respect de l’autorité
au-dessus de leur conscience. Les journaux protestants ne se font pas
faute de répéter ce sophisme. Mais nous croyons que le Pape a sur les
questions de foi et de morale une compétence renforcée par des grâces
uniques; d’où notre confiance dans ses directions.»

Cette droiture dans l’obéissance, ce respect des décisions pontificales,
cette rentrée dans la discipline--qui constitue l’une des plus grandes
forces de l’Église--valurent à Peyrot un redoublement d’énergie pour
l’accomplissement du devoir chrétien. Il en eut la conscience très
nette.

«L’essentiel, disait-il, est de suivre la voie où le Seigneur nous
appelle. Il ne peut vouloir que notre bien. Nous sommes donc certains,
en aimant Dieu, de nous aimer nous-mêmes. Je veux dire: nous sommes
certains en obéissant rigoureusement à Dieu, de travailler à notre
bonheur. Notre bonheur, c’est de vouloir ce qu’il veut, de haïr ce qui
est opposé à ses desseins.»

Dès qu’il se fut ancré dans une conviction aussi louable, il fut mûr
pour l’apostolat auquel la grâce divine le réservait. Nous allons voir
avec quelle vaillance il y répondit.


III

Bénéficiant de l’ancienne loi militaire, en 1906 Louis Peyrot s’engagea
à dix-huit ans au 121e de ligne à Clermont-Ferrand, afin de ne faire
qu’un an de service de par la dispense du P. C. N. Ses classes
terminées, comme étudiant en médecine, il fut employé à l’infirmerie
régimentaire. Il chercha bientôt à se faire affecter à l’hôpital où il
espérait travailler plus librement et étudier des cas intéressants. Mais
ce ne fut pas comme infirmier qu’il y entra. En janvier 1907, il tomba
malade de la grippe; une bronchite succéda et sans doute commenceront à
se développer en ses poumons fragiles les germes de la tuberculose.

On le transporte à Paris, on lui octroie des congés. Mais le mal ne cède
pas et, à la fin de l’année, il est obligé de se rendre compte qu’il est
gravement atteint et qu’il lui faudra se soumettre à une cure de longue
durée.

Tout d’abord la perspective de l’inaction qui le menaçait le consterna.
«Je n’avais jamais eu pareille épreuve et celle-ci m’a trouvé sans
courage pour la subir...»

Mais cet état de dépression ne persista point. Par la prière et
l’abandon sincère à la volonté divine, il ne tarda pas à réagir:

«Cette longue inaction est bien pénible, écrit-il. Mais puisqu’elle
était utile aux desseins que Dieu a sur moi, il faut l’accepter avec
joie. Le plus triste, dans une maladie comme celle-là, c’est qu’on ne
peut plus former de projets qui aient chance de se réaliser. Mais il
fallait bien apprendre que Dieu seul dispose entre tout ce que l’homme
propose et je dois comprendre que l’on ne vit pas pour soi, que l’on ne
s’arrange pas une vie mais que l’on va où Dieu a besoin de nous... J’ai
appris en même temps qu’on ne doit jamais s’exagérer sa propre valeur,
se croire indispensable. Dieu a assez le moyen de nous remplacer.»

On admirera cette vaillance dans la résignation. Parce qu’elle se
corroborait d’un grand esprit de foi, Peyrot en acquit un surcroît de
ferveur religieuse. Et c’est alors qu’une lumière lui fut donnée sur les
moyens d’_utiliser_ la maladie pour le bien des âmes. Voici en quelles
circonstances.

Après un séjour à Néris où, malgré les soins familiaux, son état ne
s’améliora pas, il consulta des spécialistes qui l’engagèrent à essayer
d’une cure d’air au sanatorium de Leysin dans le pays de Vaud.

Docile à leur avis, Peyrot se mit aussitôt en route. Il arriva à Leysin
le 21 novembre 1907.

Il acceptait courageusement la situation sans, toutefois, s’illusionner
à l’excès sur ses chances de guérison. Car, disait-il, «on voit à Leysin
des hommes qui se sont déjà soignés, il y a dix ans, qui se sont crus
guéris et qui sont forcés d’y revenir maintenant plus malades que
jamais. Enfin, à la grâce de Dieu!...»

Au sanatorium, il se lia d’amitié avec plusieurs jeunes gens, aussi
atteints ou plus atteints que lui-même. Il leur donnait l’exemple de la
patience; il les remontait par sa gaîté et par les effusions discrètes
du feu d’amour divin qui allait toujours s’accroissant dans son âme.
Plusieurs en subirent les effets et, sous cette influence, revinrent à
Dieu.

Jusqu’en 1913, son existence se partage en séjours alternés à Néris et à
Leysin. Parfois le mal reste stationnaire. Peyrot échafaude alors des
plans d’études médicales et d’activité sociale, publie des articles dans
divers journaux et revues. Mais bientôt, la fièvre et la toux
reviennent, plus implacables. Il passe par des périodes de découragement
où il ne trouve presque plus la force de prier. Toutefois, jamais il ne
cessa de prononcer le _Fiat_ consolateur. Il s’ensuivit une paix
intérieure et un accroissement de confiance en Dieu qui se sont
exprimées en des colloques d’une grande beauté dont il importe de citer
quelques passages.

Il s’écrie: «Mon Dieu, je ne demande pas à monter très haut. Je me
serais contenté des chemins faciles de la plaine où l’on a des
compagnons qui rient. Mon Dieu, ayez pitié!...» Et il poursuit, prenant
conscience que Dieu, par la souffrance, l’attire vers les sommets de la
Charité: «La main qui me tire et qui me guide, resserre son étreinte et
m’entraîne. J’entends une voix qui me dit:--Aie du courage! Sois humble.
Si tu savais les cimes radieuses auxquelles je te conduis! Si tu savais
quel soleil tu retrouveras après ces brumes éphémères!... Tu te plains
que tu es seul, que tu ne rencontres que des amis peu nombreux. Mais
c’est de quoi tu devrais me savoir gré. Je t’ai choisi du milieu de la
foule. Écoute: tantôt tu penses aux joies immondes que tu as quittées,
et tu murmures contre l’austérité de la voie où je te dirige. Tantôt
l’esprit du mal, qui cherche à te reprendre et à te détacher de Moi, te
souffle du mépris pour ceux que tu as un peu dépassés, grâce à mon aide.
Tu oscilles entre la nostalgie de la boue sensuelle et l’orgueil du
progrès que tu me dois. Reconnais que j’ai eu raison en enveloppant ta
voie de brouillard. Abandonne-toi humblement à moi; celui qui me suit ne
marche pas dans les ténèbres. Viens, je suis ta force et ta lumière. Tu
n’es pas seul puisque tu es avec moi et que je t’aime, moi, ton Dieu.»

Ainsi fortifié il ne tarda pas à démêler que Dieu ne lui demandait pas
seulement l’acceptation personnelle de la souffrance, mais lui inspirait
d’appliquer aux malades ce dogme de la communion des saints qui
constitue l’une des plus sublimes croyances de l’Église. Et peu à peu se
forma en lui le projet de cette _Union catholique des malades_, où se
dépensèrent généreusement ses dernières forces.


IV

Afin de bien montrer la façon dont l’idée naquit des méditations de
Peyrot et se réalisa, je citerai un peu longuement certains passages de
son journal et de sa correspondance qui révéleront mieux que toute
analyse, comment il s’oublia lui-même pour assister autrui.

Il commença par spécifier la valeur surnaturelle de la maladie:

«Dieu nous envoie la maladie, écrivait-il: 1º pour, nous frappant dans
nos forces, nous ôter le moyen de céder à nos passions. «Si votre œil,
si votre main, si votre pied vous scandalisent, arrachez-les et
jetez-les au feu.» Dieu fait l’opération que nous n’aurions pas eu le
courage de faire. Si ta vigueur te scandalise, détruis-la. Car il vaut
mieux pour toi entrer dans l’éternité sans yeux, sans mains, avec des
cavernes dans tes poumons, infirme et sans muscles, que d’avoir un corps
sain et bien développé et aller au feu éternel.»

«2º Pour nous enlever de la vie active, du monde, où nous étions
emportés, roulés dans le fleuve des occupations; pour nous donner le
temps de réfléchir.

«3º Pour nous obliger à penser à la mort, à cet événement si proche et
si peu attendu, si effrayant, et si oublié, si important et auquel nous
n’attachons pas d’importance. Et pour que, ayant pensé à notre mort,
nous apprenions à faire le départ en toutes choses entre celles qui
meurent et celles qui sont immortelles; entre ce qui passe et ce qui
demeure, entre le contingent et ce qui est nécessaire.

«De façon à ce que nous comprenions enfin le sens de la vie.»

Ensuite, s’étant appliqué ces principes, mû par ce besoin de se dévouer
aux autres qui fut la caractéristique de sa belle âme, il se demande
comment il pourra le faire par l’oraison, ne pouvant plus le faire par
l’action. Et il se répond:

«Le malade peut être utile aux autres:--1º Par la valeur surnaturelle de
ses souffrances, utilisées par la communion des Saints.--2º Parce qu’il
peut exercer un apostolat spécial auprès des autres malades, et en
général de ceux qui souffrent, étant seul au courant de leurs états
d’âme.--3º Il peut accomplir les œuvres de miséricorde à l’égard de ses
compagnons (visiter les malades, vêtir et nourrir et désaltérer ceux de
ses compagnons qui sont dans le besoin, donner des conseils, encourager,
_prier pour les autres_: vivants, agonisants ou morts).--La maladie est
un privilège, à coup sûr, puisqu’elle nous mène progressivement à
l’union intime avec Dieu, en nous ôtant tout autre souci, toute
préoccupation autre que celle de Dieu. J’en reviens à la comparaison du
sauvageon greffé dont on coupe les rejetons pour que la greffe prospère
en absorbant toute la sève.»

Alors l’idée se précisa. Soutenu d’En-Haut, Peyrot se dit qu’une
association de prières, une mise en commun des ressources d’énergie
morale que procure l’acceptation joyeuse de la maladie, donneraient, aux
catholiques qui se grouperaient de la sorte, des fortifiants d’âme.

«Il fut, à ce moment, sollicité de correspondre avec un malade qui se
trouvait dans l’isolement. Il vit là une coïncidence providentielle et
aussitôt, il conçut l’idée d’un groupement autonome.» Les malades y
échangeraient des cahiers où ils noteraient leurs méditations, leurs
oraisons et les réflexions que leur suggéreraient leurs luttes, en Dieu,
contre le découragement et les mauvais conseils de la Malice.

«Les cahiers ne sont pas seulement un exutoire, un journal intime; ce
n’est pas non plus une tribune d’où l’on donne des conseils en
pontifiant..., écrivait-il alors à son ami Jean G. Supposez--cela vous
est déjà arrivé moult fois--qu’on vous prie de rendre visite à un malade
de votre sanatorium qui s’ennuie et a besoin d’être réconforté. Vous
imaginez parfaitement ce que vous lui direz pour le _distraire_ d’abord,
lui faire voir les bons côtés de la maladie, lui faire espérer sa
guérison, l’inviter dans tous les cas à la patience et, à l’occasion,
adroitement lui montrer le Ciel et les _raisons surnaturelles_ de
souffrir. Cela, vous savez très bien le faire. Et vous concevez
facilement qu’on puisse le faire par écrit quand la distance interdit
les visites.»

Encouragé par de premiers résultats assez favorables, il s’assura du
concours de quelques amis, se mit en relations avec des malades
dispersés un peu partout et lança le premier cahier le 4 mars 1914.

Il attendait l’effet produit avec une certaine anxiété. Mais il fut vite
rassuré car, dès la fin du mois, le cahier lui revint accompagné de
lettres qui prouvaient que son œuvre serait féconde.

«Les sept premiers messages, écrivait-il, sont très bons, tout à fait ce
qu’on pouvait espérer de mieux au point. La variété des tempéraments se
combine heureusement avec l’unité de vues. On sent déjà quelle sera
l’atmosphère: chaude et simple, courageuse et joyeuse... Je ne sais pas
si c’est parce que cette Union est un peu mon enfant, mais je la vois
d’un œil enthousiaste! Dieu veuille la bénir et la conduire.»

Dieu la bénit en effet, puisqu’elle compte aujourd’hui 110 membres
répartis en 12 groupes, 5 en France et 7 en Suisse.

Les relations entre tous ces malades, entretenus dans leur ferveur par
son initiative, se soutenant, s’exhortant les uns et les autres,
devinrent tout à fait intimes. Peyrot, pour resserrer encore le lien qui
les unissait, décida de publier un _livre d’or_ contenant des notices
sur les membres disparus de l’U. C. M. et quelques-unes de leurs lettres
choisies parmi les plus émouvantes.

Il écrivit pour ce livre d’or une préface où il définissait
admirablement cette amitié, en quelque sorte surnaturelle, qui attachait
les uns aux autres tous les membres de l’Union.

«Mes chers Amis, y disait-il, nous ne nous sommes, pour la plupart,
jamais vus; tout au plus connaissons-nous, par des photographies, plus
ou moins fidèles, et sans vie, nos physionomies respectives...

«Néanmoins l’intimité de l’Union catholique des malades est l’une des
plus étroites qui soient, parce qu’elle est faite d’une communauté
d’épreuves et de vocation, d’un difficile effort partagé, d’entr’aide,
et de compassion réciproque.

«Nous faisons de compagnie le même voyage. Dans la foule où nous étions
dispersés, nos infirmités nous ont servi de signe de ralliement: qui se
ressemble, surtout par l’infortune, s’assemble. Et puis, comme nous
avions les mêmes certitudes divines, comme nous marchions dans le même
espoir de l’incorruptible Santé, nous avons compris que nous étions
frères et nous avons uni nos faiblesses pour mieux traîner le lourd
bagage de nos peines.

«Notre amitié, c’est la rencontre de nos âmes souffrantes dans la même
foi, la même espérance, et la même charité. C’est pourquoi rien ne peut
atteindre notre amitié, puisqu’elle ne repose pas sur un attrait
physique inconstant, mais qu’elle est faite de raisons surnaturelles.
Rien, si ce n’est l’abandon volontaire de la collective ascension. Pas
la mort, en tout cas; au contraire--puisque la mort, c’est l’ascension
terminée, les risques de chute définitivement abolis, les raisons
surnaturelles, dont nous parlions tout à l’heure, éclairées,
multipliées, fortifiées par l’Infini.

«Rien ne nous sépare de vous, chers amis déjà parvenus à Dieu! Nous
continuons à nous prêter mutuellement l’appui de nos intercessions; vos
messages ne viennent plus nous réconforter, mais vous vous faites
maintenant nos inspirateurs, les auxiliaires de nos anges gardiens; en
échange, nos prières terrestres augmentent votre gloire dans le Paradis;
et nos âmes, à tous, vivent toujours dans la même communion des Saints.»

Cinq mois après la mise en circulation du premier cahier, la guerre
éclata. Peyrot souffrit d’abord cruellement de ne pouvoir courir aux
armes pour la défense de la Patrie. «Quoi, s’écriait-il, rester étendu
sur une chaise longue pendant que les autres se battent!» Mais il ne
tarda pas à se reprendre et, se tournant vers Dieu, il conçut bientôt la
façon dont ses frères de souffrance et lui pourraient assister les
combattants. Il écrivait en octobre 1914:

«Qu’allons-nous faire, nous autres malades?--Prier, c’est évident. Mais
aussi prendre notre part de l’expiation nécessaire afin de hâter la
rédemption de notre pauvre patrie. Offrons tout de bon cœur.
Mortifions-nous au besoin. Faisons pénitence avec une ardeur inquiète:
la France, en attendant, souffre tant.»

Et, quelques jours plus tard, il ajoutait:

«La guerre continue, la guerre sera longue et je vois bien, mes chers
amis, que nous nous posons la question: Comment nous mettre, nous aussi,
en campagne? Par quel biais collaborer, malgré nos infirmités, à cet
effort immense de notre patrie?

«Eh bien! je crois que le rôle des malades pourrait être de faire dans
leur milieu du courage, de la confiance et de la joie. Nous devrions
être des foyers d’idéalisme, quelque chose comme des soldats à
l’intérieur combattant le pessimisme, les fausses nouvelles, les oiseaux
de mauvais augure qu’il y a partout. Il nous reste la tâche qu’avait si
splendidement entreprise A. de Mun qui, tous les jours, par ses articles
de l’_Écho de Paris_, s’appliquait à tourner les âmes vers En-Haut, à
unir les cœurs et à tendre les volontés.

«Il y a et il y aura toujours davantage de blessés grièvement, amputés,
infirmes pour le reste de leur vie. Et nous sommes évidemment désignés
pour être les appuis de ces pauvres gens qui vont avoir à faire le
douloureux apprentissage de l’infirmité... En l’absence d’une foule
d’hommes utiles, je me demande aussi s’il ne se trouvera pas de menus
rôles de la vie sociale et économique que nous pourrions tenir.»

Il se trouvait alors dans sa famille, à Néris. L’hôpital y était rempli
de blessés et, dans un désir de se dévouer, il avait obtenu d’être
employé, à titre gratuit, aux écritures. Mais ce faible appoint à la
défense nationale ne lui suffisait pas. Son zèle patriotique, son besoin
de sacrifice intégral lui firent désirer d’être envoyé au front pour y
couper les fils de fer barbelés qui défendaient l’accès des tranchées
ennemies.

Il écrivit à Maurice Barrès, espérant obtenir, par son intermédiaire,
qu’on l’acceptât pour ce volontariat héroïque.

«Pourquoi, disait-il, ne pas employer, dans ces missions périlleuses et
meurtrières, des gens comme nous, voués en tout cas à la mort, mais qui
seraient aussi capables, transportés immédiatement au lieu de l’action,
de tenir bon quelques jours et ainsi d’épargner d’autres vies.»

Barres lui répondit que la chose était impossible et termina sa lettre
en l’engageant à tout faire pour se guérir afin d’aider à la
reconstitution de la France après la victoire.

Se guérir, il ne l’espérait guère, car il se savait profondément
atteint. Du moins, il voulut employer ce qu’il lui restait de forces au
service des tuberculeux réformés de la guerre.

Il obtint d’être envoyé à Cambo où l’on créait un sanatorium. C’est là
qu’il passa les derniers mois de sa vie. Il y arriva au printemps de
1915 et se mit vaillamment au travail. Sans entrer dans le détail de son
activité, disons qu’il réussit à organiser le sanatorium d’une façon si
pratique qu’il en fit une installation modèle. Non seulement, il
disciplina les valétudinaires placés sous ses ordres et leur rendit le
goût de l’existence, mais encore il en ramena beaucoup à la pratique
religieuse. En même temps il ne négligeait point l’U. C. M. et
poursuivait sa correspondance avec ses adeptes anciens et nouveaux.

Cependant son mal progressait. Pendant l’été de 1916, il se sentit à
bout d’énergie. Il écrivait le 3 juillet:

«Nous continuons de recevoir des malades et, cette fois, la maison est
au complet. Il devient ennuyeux que je doive garder le lit car il y a
des choses qui restent en souffrance. Aussi je suis décidé à me retirer
et à laisser place à quelqu’un de valide. Mais cela ne me sourit pas du
tout de reprendre la vie d’inactivité... Mon Dieu, je ne comprends pas
du tout vos vues mais j’accepte et j’obéis. Donnez-moi la force, ayez
pitié de moi!...»

Son départ était fixé au 18 août. Il avait fait ses adieux aux malades
qui lui témoignèrent le grand chagrin qu’ils éprouvaient de le perdre.

Il comptait prendre un train du matin et rien dans son état ne faisait
soupçonner une aggravation subite de son état. Mais, dans la nuit il fut
pris d’un vomissement de sang si prolongé qu’il se rendit compte du
danger qu’il courait. «Cette fois-ci, je crois que c’est la fin», dit-il
à sa sœur qui se trouvait près de lui. Grâce à des soins empressés,
l’hémoptysie fut enrayée. Mais ce n’était qu’un répit.

Son biographe va nous dire sa fin:

«Vers minuit, quand il fut calmé, il nous dit: «Demain matin, il faudra
prévenir M. le curé.» On le rassura; tout danger immédiat semblait
écarté. De nouveau seul avec sa sœur, il lui fit quelques
recommandations, à voix basse ou par signes, puis resta immobile et
silencieux jusqu’au matin, suçant de petits morceaux de glace. M. le
curé vint le voir (l’aumônier avait dû partir quelques jours avant),
mais lui refusa l’extrême-onction; il n’était pas en danger. Après avoir
été assoupi toute la journée, il fut très agité la nuit suivante,
voulant que rien de ce qu’avaient conseillé les médecins ne fût négligé:
comme si une ardente volonté de vivre avait succédé à la première
secousse. Le lendemain fut meilleur; il remerciait gracieusement chacun
de l’empressement amical qu’on lui témoignait; il ne voulait même pas
qu’on éloignât les hommes de la maison par crainte du bruit, mais ils
aimaient trop Peyrot pour n’être pas parfaitement silencieux.
Quelques-uns d’entre eux, qui lui étaient plus spécialement dévoués,
demandaient comme une grâce la faveur de le veiller.

«Le dimanche, il allait bien. Il était très gai, comme s’il voulait
laisser les siens sur cette impression de belle humeur. Il riait de si
bon cœur qu’il lui fallait de temps en temps reprendre son sérieux pour
ne pas tousser. L’inquiétude se dissipait; ce serait long, sans doute;
ce n’est plus un mois de vacances qu’il faudrait, il prendrait tout le
temps nécessaire, sans se soucier de la maison. Comme on avait laissé la
porte entr’ouverte, les malades, qui ne l’avaient pas vu depuis trois
jours, en passant, demandaient affectueusement de ses nouvelles. Après
l’angoisse des derniers jours, c’était une détente.

«Cette dernière nuit, son ami D. devait la passer près de lui. Ils
bavardèrent encore, Louis toujours plein de flamme pour son projet de
colonie du travail. Au matin, il eut une légère quinte de toux puis une
seconde. A peine le temps de serrer la main de son ami, il perdit
connaissance. C’était cette fois une hémorragie interne. Il eut à peine
vingt minutes d’agonie.»

Louis Peyrot avait vingt-huit ans lorsqu’il mourut; il avait si bien
_utilisé_ sa maladie pour l’amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ qu’en
recevant la Lumière éternelle, il pouvait s’écrier avec le serviteur de
l’évangile: _Domine, quinque talenta tradidisti mihi; ecce enim quinque
alia superlucratus sum._


V

«Jésus-Christ achève sa Passion en nous», a dit Pascal. Cette conviction
que, par les souffrances de son corps mystique, qui est l’église,
Notre-Seigneur ne cesse de poursuivre la rédemption du monde, constitue
l’essence même du dogme de la communion des Saints. Aussi lorsque
éprouvé par la maladie, la gêne, les mille tribulations de l’existence,
le catholique, s’oubliant lui-même, offre ses peines pour le soulagement
d’autrui, lorsqu’il prie pour ses frères douloureux comme ses frères
prient pour lui, lorsqu’il renforce son abnégation d’un appel à la
miséricorde divine pour le soulagement des âmes du Purgatoire, il prend
conscience de participer au sacrifice sans cesse renouvelé de Celui qui
verse son sang, chaque jour, sur les autels pour notre salut.

Alors, si intenses, si prolongés que soient les maux qui l’accablent,
une paix lumineuse s’épanouit dans son cœur. Son front saigne sous la
couronne d’épines, ses épaules meurtries saignent sous la croix faite de
tous les péchés de l’univers; les ténèbres pèsent sur sa tête. Les
ennemis de Dieu sifflent, ricanent, blasphèment autour de son supplice.
Mais lui leur répond: Je souffre volontiers pour que, quand vous serez
vous-mêmes dans la souffrance, vous appreniez à lever des yeux
implorateurs vers le Bon Maître qui meurt et qui ressuscite chaque jour
afin de nous délivrer du Mal, afin que vos larmes ne soient point
perdues...

Cette solidarité avec Notre-Seigneur montant au Calvaire, cette union de
l’Église militante et de l’Église souffrante, c’est par elles que nous
trouvons la force de gravir le chemin hérissé de cailloux aigus et de
ronces qui aboutit au seuil de l’Église triomphante. Tous les fidèles
savent qu’il leur est salutaire de s’en pénétrer et de les mettre en
pratique.--Peut-être, cependant, n’est-il pas superflu de nous rappeler
combien elles nous sont nécessaires au temps où nous sommes condamnés à
vivre.

Le présent est sombre; l’avenir menaçant. La guerre horrible qui vient
de finir apparaît à beaucoup comme le prologue de cataclysmes encore
plus épouvantables. Qui sait si, par la recrudescence de matérialisme où
le monde s’entête à chercher le bonheur, nous ne verrons pas bientôt ce
Règne de la Bête dont les barbares de Germanie furent les précurseurs,
dont les sauvages de Russie tissent déjà la pourpre sanglante et
fangeuse?

Peut-être qu’il va surgir l’Enfant de Perdition dont saint Paul a dit:
«_Cet ennemi de Dieu s’élèvera au-dessus de tout ce qui est appelé Dieu
à tel point qu’il trônera lui-même dans le temple de Dieu, en se faisant
passer pour un être divin._

«_Et le mystère d’iniquité est en train de s’accomplir dès à présent; et
il faut que ceux qui sont fidèles maintenant persévèrent dans la
fidélité. Car ce personnage, qui doit arriver accompagné de la puissance
de Satan, avec toutes sortes de signes, de miracles et de prestiges
trompeurs, est orné de toutes les séductions qui porteront à l’iniquité
ceux qui sont destinés à périr, parce qu’ils n’auront pas accepté la
Vérité qui les aurait sauvés..._»

Seigneur Jésus-Christ, c’est vous qui êtes la Vérité unique, la Lumière
dans les ténèbres, et que _les ténèbres n’ont point comprise_.
Octroyez-nous la grâce de ne point sombrer dans cette nuit sans étoiles
de l’apostasie où il est écrit que beaucoup se perdront. Faites que nous
souffrions avec allégresse selon que vous nous le demandiez lorsque vous
nous avez révélé votre Sacré-Cœur. _Souffrance par amour; amour par la
souffrance_, tel est le sens de votre enseignement. Faites que nous
soyons rendus dignes de participer à votre perpétuel sacrifice. Qu’il ne
s’éteigne pas le soleil allumé par vous dans nos âmes! Donnez-nous des
Saints car la Sainteté seule peut nous sauver en ce monde qui se
détourne de plus en plus de votre Face pour se prosterner devant les
sombres lueurs du Crépuscule irrémédiable où commence à se dessiner la
figure de l’Antechrist...


FIN




TABLE DES MATIÈRES


                                 Pages
  Saint Joseph de Cupertino          7
  Catherine de Cardonne             77
  Une Carmélite sous la Terreur    182
  La Charité du malade             251


5084.--Imprimerie spéciale de la Maison Bloud et Gay.






*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK LE SOLEIL INTÉRIEUR ***


    

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are set forth in this agreement, you must obtain permission in writing
from the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, the manager of
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forth in Section 3 below.

1.F.

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including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

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facility: www.gutenberg.org.

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