Pour qu'on lise Platon

By Émile Faguet

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Title: Pour qu'on lise Platon

Author: Émile Faguet

Release date: December 17, 2025 [eBook #77493]

Language: French

Original publication: Paris: Société française d'imprimerie et de librairie, 1905

Credits: Laurent Vogel (This file was produced from images generously made available by the Polona digital library)


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  ÉMILE FAGUET
  De l’Académie Française

  Pour qu’on lise
  Platon


  PARIS
  SOCIÉTÉ FRANÇAISE D’IMPRIMERIE ET DE LIBRAIRIE
  ANCIENNE LIBRAIRIE LECÈNE, OUDIN ET Cie
  15, rue de Cluny, 15

  1905




EN VENTE A LA MÊME LIBRAIRIE

DU MÊME AUTEUR


  Seizième siècle, études littéraires, un fort vol. in-18 jésus,
    12e édition, broché                                             3 50
  Dix-septième siècle, études littéraires et dramatiques, un
    fort vol. in-18 jésus, 28e édition, augmentée et remaniée,
    broché                                                          3 50
  Dix-huitième siècle, études littéraires, un fort volume
    in-18 jésus, 25e édition, broché                                3 50
  Dix-neuvième siècle, études littéraires, un fort volume
    in-18 jésus, 29e édition, broché                                3 50
  Politiques et Moralistes du dix-neuvième siècle. Trois séries,
    formant chacune un volume in-18 jésus, broché                   3 50
    L’ouvrage est complet en trois séries, chaque volume se vend
    séparément.
  Politique comparée de Montesquieu, Rousseau et Voltaire. Un vol.
    in-18 jésus                                                     3 50
  Propos littéraires. Trois séries, formant chacune un volume
    in-18 jésus, broché (chaque volume se vend séparément)          3 50
  Propos de théâtre. Deux séries, formant chacune un volume in-18
    jésus, broché (chaque volume se vend séparément)                3 50
  Le Libéralisme. Un volume in-18 jésus, huitième mille, broché     3 50
  En lisant Nietzsche. Un volume in-18 jésus, broché                3 50
  Madame de Maintenon Institutrice, extraits de ses lettres,
    avis, entretiens, et proverbes sur l’Éducation, avec une
    introduction. Un volume in-12, orné d’un portrait,
    2e édition, broché                                              1 50
  Corneille. Un vol. in-8º Illustré, 7e édit., br.                  2  »
  La Fontaine. Un vol. in-8º Illustré, 10e édit., br.               2  »
  Voltaire. Un vol. in-8º illustré, 3e édit., br.                   2  »
  Ces trois derniers ouvrages font partie de la Collection des
    Classiques populaires, dirigée par M. Émile Faguet
  Discours de réception à l’Académie française, avec la réponse
    de M. Émile Ollivier. Une brochure in-18 jésus                  1 50




POUR QU’ON LISE PLATON


Car on ne le lit plus du tout et il est de ceux que l’on ne connaît que
par ce que les professeurs de philosophie en disent dans leurs cours ou
en écrivent dans leurs manuels. Il n’est plus que scolaire.

La scolarité est d’abord le triomphe, puis le tombeau des auteurs. Elle
les consacre d’abord comme étant de ceux qui doivent entrer dans
l’entretien et comme dans l’aliment de l’humanité, et c’est la plus
illustre et la plus chère récompense qui puisse stimuler l’ambition d’un
homme et la satisfaire.--Un temps vient ensuite où la scolarité enterre
un auteur. Comme il n’est plus qu’à moitié dans les préoccupations
intellectuelles du public, chacun n’y prend garde qu’au cours de ses
études, et, quittés les bancs, on ne le lit plus parce qu’on croit
l’avoir lu et qu’on se tient quitte envers lui. Quand ce moment arrive
pour un écrivain, il vaudrait mieux pour lui que les professeurs le
laissassent de côté, moyennant quoi, après avoir quitté le collège, le
curieux irait à lui comme à quelque chose d’inconnu, de non touché et
d’imprévu.--Platon n’est plus lu qu’en classe, très partiellement, très
superficiellement, par acquit de conscience, c’est-à-dire peu
consciencieusement et avec le commencement du ferme propos de n’y plus
revenir.

Et quand on y revient, je le sais par moi-même et par d’autres, il faut
reconnaître qu’il nous donne quelques excuses pour le quitter, sinon
très vite, du moins au bout de quelque temps. Il est long et il aime
passionnément à être long. Il est causeur intarissable et causeur à
répétitions et à retours sur lui-même. On lui a fait un grand mérite de
ce que ses dialogues donnent absolument l’impression d’une conversation.
Il est vrai; mais il n’est que trop vrai; et l’on ne songe point, quand
on l’en loue, qu’une conversation, même de gens très intelligents,
sténographiée, serait quelque chose de très pénible à lire et très
fastidieux.

Il abuse de la dialectique minutieuse et pointilleuse et qui donne comme
la sensation d’une hache divisant un porte-plume en allumettes et une
allumette en aiguilles, ou plus encore d’un marteau frappant toujours
sur le même clou avec la précaution de ne point l’enfoncer. Le parodiste
ne serait pas trop injuste qui lui ferait dire: «Le tout, n’est-ce pas,
Calliclès, est plus grand que la partie?

--Sans doute.

--Et la partie est plus petite que le tout?

--Assurément!

--Mais, si la partie est plus petite que le tout, c’est donc que le tout
est plus grand que la partie?

--Je le crois.

--Et si le tout est plus grand que la partie, c’est donc que la partie
est plus petite que le tout?

--Évidemment.

--Est-ce si évident que cela? Concevrais-tu une partie qui contiendrait
le tout?

--Nullement.

--Mais tu conçois un tout qui contient une partie?

--Il me semble.

--Donc la partie, étant contenue dans le tout, est plus petite que le
tout?

--A coup sûr.

--Et le tout, contenant la partie, est plus grand qu’elle?

--Oui.

--Par conséquent les philosophes doivent être les chefs de l’État.

--Comment donc?

--Sans doute. Reprenons. Le tout est plus grand que la partie...»

Au bout de vingt pages il faut convenir que les gens de notre siècle
sont un peu énervés.

Il semble bien qu’il ait eu conscience de ce défaut, évidemment
sensible, même pour les Grecs; car il écrit quelque part: «... je dis
que nous devons, toi et moi, nous souvenir de ce qui vient d’être dit et
avoir soin désormais de donner l’éloge ou le blâme à la brièveté ou à la
longueur de nos discours en prenant pour règle de nos jugements non pas
la longueur relative, mais cette partie de l’art de mesurer que nous
avons dit qu’il faut toujours avoir présente à l’esprit et qui repose
sur la considération de la convenance. Cependant nous ne rapporterons
pas tout à cette règle. Nous ne nous interdirons pas une longueur
agréable, à moins qu’elle ne soit un hors-d’œuvre.»--Et certes on ne
peut guère, à la fois mieux s’excuser d’un défaut, mieux exprimer la
crainte d’y retomber, mieux s’en défendre, et plus y être. Platon est un
de ces hommes qui font frémir quand ils disent: «J’abrège.»

A la longueur des préliminaires et des «apprêts», à la subtilité souvent
très inutile et toute gracieuse des argumentations, il faut bien
reconnaître qu’il joint quelquefois une véritable incohérence, soit que
les textes ne soient pas encore bien établis, soit que nous ne sachions
pas bien les comprendre, soit que Platon, réellement, ne soit pas
toujours maître de la suite de sa pensée. Il y en a bien des exemples.
Je signale surtout les contradictions presque perpétuelles entre les
différentes parties de _la République_, contradictions qui indiquent
très bien (et c’est un renseignement précieux) que Platon ne possède
nullement, ou écrit, ou fortement dessiné dans son cerveau et arrêté
dans sa mémoire, un _plan_ de son gouvernement, de sa cité, de sa ville
idéale; mais qu’il improvise et cause sur sa ville idéale, conformément
à deux ou trois idées d’ensemble; mais, du reste, avec si peu de
précision d’esprit ou de parti arrêté relativement au détail, et au
détail important, que quand une question déjà traitée se présente à
nouveau, ce qui arrive souvent, il lui donne une solution très
différente de celle qu’il lui a précédemment donnée.

Tenez compte encore, soit pour dresser la liste des défauts de Platon,
ce à quoi je ne tiens aucunement, soit pour continuer à expliquer
pourquoi on le lit moins, qu’il a une véritable manie qui consiste à ne
pas conclure. Toutes ses méthodes, car il en a plusieurs, sa maïeutique,
sa dialectique, son éristique, sa polémique, aboutissent généralement à
ne conclure pas et sont, surtout, soit des moyens de ne pas conclure,
soit des excuses à ne conclure point.

Sa maïeutique consiste à tirer d’un prétendu interlocuteur une idée que
cet interlocuteur avait sans le savoir et qu’il est tout étonné et
effrayé de produire. _Matremque suus conterruit infans._ Cela dispense
de conclure soi-même; parce que cela fait une petite comédie qui
satisfait le lecteur par un _dénouement_, non par des _conclusions_ et
qui l’éloigne du désir devoir conclure.

Sa dialectique, qui du reste se confond souvent avec sa maïeutique,
consiste, quand elle se distingue de celle-ci, en une pluie de petits
arguments cinglants et aigus, qui souvent, reconnaissons-le, sont dans
la question ou dirigent droit sur la question; mais souvent aussi en
éloignent et ne paraissent destinés qu’à la faire oublier et à étourdir
celui qui s’en préoccupe.

Et ainsi, soit malice, soit impuissance déguisée en adresse, c’est
presque toujours quand on touche au point, que Platon fait donner sa
garde d’arguments déployés en tirailleurs, pour nous en écarter
brusquement et nous faire battre les buissons creux.

Le plus souvent du reste, on le sent, toute sa méthode est polémique et
critique et ne vise qu’à confondre des ennemis intellectuels et à
emporter sur eux des triomphes d’esprit.

Toutes ses méthodes ne laissent pas de se ramener un peu à cette méthode
d’engourdissement de l’adversaire, de _paralysation_ de l’adversaire,
qu’il a si joliment définie dans le _Ménon_: «J’avais ouï dire, Socrate,
avant que de converser avec toi, que tu ne savais autre chose que douter
de toi-même et jeter les autres dans le doute; et je vois à présent que
tu fascines mon esprit par tes charmes, tes maléfices et tes
enchantements, de manière que je suis tout rempli de doutes. Et, s’il
est permis de railler, il me semble que tu ressembles parfaitement, pour
la figure et pour tout le reste, à cette large torpille marine qui cause
de l’engourdissement à tous ceux qui l’approchent et qui la touchent.»
En vérité presque toujours Platon est trop complètement satisfait quand
il a réduit ses adversaires au silence, ce qui du reste lui est assez
facile, puisque c’est lui qui les fait parler; et il se soucie peu
d’arriver lui-même à des conclusions fermes et arrêtées. La plupart de
ses dialogues, ceux-là mêmes qui touchent aux questions les plus
importantes, se terminent sur une digression, sur un point de détail,
sur une affaire assez étrangère, quelquefois, à ce qui faisait le fond
du débat. Il est très fuyant avec des prétentions presque arrogantes à
la précision. Personne ne s’est plus dérobé en raillant les autres de
fuir.

Ce n’est point timidité. Il fut, et on verra à quel point je le
proclame, extrêmement courageux. C’est goût naturel, ou habitude d’école
une fois prise, ou coquetterie et désir de montrer aux sophistes qu’il
est aussi capable qu’eux de sophistique et qu’il est vraiment aussi
sophiste qu’eux, ce qui me paraît démontré au delà du nécessaire.

Il ne faut évidemment pas le prendre à la lettre, ni, quelquefois, aller
jusqu’où il va, ni, souvent, s’arrêter où il s’arrête sans qu’on sache
pourquoi il s’y arrête en effet. Il semble bien avoir surtout voulu être
suggestif. Il veut laisser au lecteur beaucoup à deviner et beaucoup à
imaginer. Il est de ceux qu’il faut compléter, non certes parce qu’il ne
peut pas se compléter lui-même; mais parce qu’il veut qu’on le complète.
En attendant, suivre attentivement tant de raisonnements difficiles pour
ne pas arriver à une conclusion et marcher péniblement et si lentement
dans tant de sentiers pour n’aboutir souvent nulle part, cela ne laisse
pas d’être une déception.

Et si à tout cela vous ajoutez des obscurités de mythes et des
obscurités d’allusions à des choses connues des Grecs et que nous ne
connaissons pas et des plaisanteries dont le sel n’existe plus pour
nous; et trop de conversations prolongées sur la pédérastie, institution
que Platon finit par condamner énergiquement, mais dont il a eu tort de
nous entretenir, sinon avec une complaisance, du moins avec une
insistance qui nous est insupportable; et ces comparaisons tirées des
métiers de cordonnier, de cuisinier et de foulon, _fabulas tabernarias_,
destinées à peindre au vif la prédication de Socrate, mais dont nous
nous passerions et qui paraissent avoir ennuyé les Athéniens eux-mêmes:
vous comprendrez assez que la lecture de Platon est quelquefois
méritoire.

On aurait le plus grand tort, cependant, de ne plus le lire. Avec tous
ses défauts, c’est d’abord un très grand poète, le plus grand peut-être
que la mère des poètes ait connu.--C’est un très grand artiste et un des
hommes qui ont eu le plus vivement, le plus profondément, le sentiment
de la beauté.--C’est un très grand orateur et sa belle langue, fluide et
souple, est un merveilleux vêtement, pour la pensée, élégante toujours
et souvent forte.

C’est un artiste, un poète et un orateur que Socrate, qui n’était rien
de tout cela, a enivré, et cela fait une rencontre très curieuse et
originale. L’homme qui, parce qu’il était athénien, poète, artiste et
orateur, était peu destiné à être moraliste, s’enivre de la parole de
Socrate, strictement et uniquement moraliste et ramenant tout à la
morale. Il en résulte un moraliste très convaincu, passionnément
convaincu, mais qui n’a du moraliste que le fond, si je puis dire ainsi,
qui n’en a pas l’air, qui n’en a pas les enveloppes et les surfaces
ordinaires, qui n’est ni austère, ni pédantesque, ni grave, ni ennuyeux,
qui mène à la morale (et même au sacrifice de tout à la morale) par les
chemins qui d’ordinaire sont plutôt pour en détourner; par des
conversations abandonnées, des propos souriants, des discussions
brillantes, des joutes, des passes d’armes, des rêves, des tableaux, des
mythes, des fables, des romans, des citations de poètes, des
descriptions voluptueuses, des propos de dilettante et de sceptique.
Renan, en petit, car relativement à Platon, Renan est petit, fait songer
à lui. Il est l’homme, ce qui à certains égards et tout respect gardé,
est un mérite appréciable, qui ressemble le moins à Kant. On peut, sans
forcer le trait et sans trop s’alourdir sur cette idée, se le figurer
comme un Nietzsche qui n’aurait pas voulu s’insurger contre Socrate et
qui aurait fait la gageure d’être socratique, étant né Nietzsche; ou qui
aurait pris un plaisir de contradiction contre lui-même à prêcher
Socrate, étant né Nietzsche, et à mettre toutes les ressources d’un
Nietzsche, du reste supérieur, à prouver Socrate, d’ailleurs en
l’altérant, mais encore en l’imposant à ses contemporains et à lui-même,
bon gré mal gré qu’ils en eussent et bon gré mal gré qu’en une région de
son for intérieur il en eût lui-même.

C’est au moins très curieux, et comme c’est moitié tour de force, moitié
conviction, ou, si l’on veut et c’est mon avis, trois quarts conviction,
quart gageure et tout d’artiste, c’est à la fois très sain et un peu
pervers; et donc c’est à la fois un ambigu plein de ragoût et un très
bon aliment de l’esprit.

Il me semble que, pour le lire avec fruit, il faut ne pas s’attarder
trop à tout son fatras de dialectique, de maïeutique et de polémique; le
lire posément et tranquillement, sans le discuter aussi minutieusement
et _pointilleusement_ qu’il discute lui-même; recevoir l’impression
générale de chaque dialogue, qui, tout compte fait, est souvent très
forte; se faire ainsi un système platonicien très simple et à grandes
lignes, en transformant en lignes droites ses lignes sinueuses et ses
zigzags; contrôler et vérifier ce système ainsi obtenu sur les passages
les plus élevés de tous et les plus affirmatifs que nous offre le texte;
et se donner ainsi un Platon d’ensemble, qui sera peut-être contestable,
mais qui aura des chances de n’être pas trop éloigné du Platon véritable
et qui en sera comme le portrait simplifié ou comme le plan à vol
d’oiseau.

Ce plan tracé, on ne fera pas mal de se remettre à relire Platon en
s’aidant du souvenir de ce plan et de ce portrait; et alors, peut-être,
on l’entendra mieux et on le goûtera davantage. Pour mon compte, quand
j’aurai fini ce volume que je commence, je ne manquerai pas de relire
Platon tout entier, ce qui sans doute me dégoûtera de mon livre, mais me
fera prendre un tout nouveau plaisir aux siens. Si cette étude vous
procure le bénéfice que je compte en retirer pour moi, je n’aurai pas
perdu mon temps; si elle ne le procure qu’à moi, ce qui est assez
probable, je ne l’aurai pas perdu non plus.




I

LES HAINES DE PLATON: LES ATHÉNIENS


Les natures fortes subissent l’influence de leur temps tout comme les
natures faibles. Seulement elles la subissent à contre-fil. Elles la
subissent, non pour y céder, mais pour se révolter contre elles; ou
plutôt, non pour s’y conformer, mais pour la bien connaître et pour s’en
rendre compte, si bien qu’elles sont amenées à la corriger, à la
redresser et à l’épurer.

Platon était un Athénien dans la pleine acception du mot et dans la plus
noble. Il était extrêmement _civilisé_ extrêmement loin de ce que l’on
se figure, sans se tromper évidemment beaucoup, comme la nature
primitive. Il était de race noble, longtemps affinée de générations en
générations; il était beau, à ce qu’on assure; il était artiste. Il
avait reçu une éducation gymnastique et aussi «musicale», c’est-à-dire
littéraire et artistique. Il avait fait des vers dans sa jeunesse, à ce
que l’on a toujours affirmé, et en tout cas il s’était nourri, comme on
le voit par ses œuvres, de tous les poètes grecs et par conséquent il
avait dû faire des vers lui-même. Il était métaphysicien et avait lu,
probablement dès sa jeunesse, tous les philosophes grecs des temps
passés. Tout porte à croire qu’il avait eu une jeunesse, élégante et
amoureuse, ce qui était presque un devoir de condition dans la classe à
laquelle il appartenait. La complaisance avec laquelle il parle
d’Alcibiade si souvent, indique qu’il l’avait pendant un assez long
temps pris pour modèle.

Mais il arriva à l’âge de jeune homme fait, au moment où les Athéniens
inclinaient décidément vers la démocratie, au moment où les jeunes
Athéniens de distinction s’abandonnaient sans réserve au culte des
poètes et à la direction des sophistes et au moment où Socrate prêchait
à tout venant une morale très simple avec le mépris de la métaphysique,
de l’éloquence, de la poésie et de la théologie.

Cette manière de moine pauvre, sinon de moine mendiant, intéressa Platon
comme une nouveauté curieuse. Il le suivit, il l’écouta, il
l’interrogea, il le fit parler; il le fit écrire même, en ce sens qu’il
s’amusa à mettre en quelque petit livre un écho, déjà agrandi,
paraît-il, de sa doctrine et de sa prédication populaire.

Rien de plus jusqu’à présent; et Platon aurait pu être un simple
sophiste amateur, le plus grand des sophistes, sans être un batailleur,
un conquérant et un fondateur, si un très grand événement ne fût
survenu.

Socrate, pour toutes sortes de raisons restées assez obscures, sous la
pression d’une coalition politique et religieuse, sous les coups
d’adversaires dont les uns étaient conservateurs et les autres
novateurs, surtout parce qu’il s’était moqué de beaucoup de gens et que
jusqu’à la fin il garda une attitude de défi, Socrate fut condamné à
mort et exécuté.

Platon a représenté l’humanité tout entière en ceci qu’il ressentit
jusqu’à la plus affreuse douleur cette insulte d’Athènes au genre
humain. La mort de Socrate fit de Platon tout ce qu’il a été. Elle créa
le Platon que nous connaissons. Platon est un Athénien bien doué qui a
vu mourir Socrate et que la mort de Socrate a poursuivi et hanté
jusqu’au tombeau et que la mort de Socrate a fait sentir et a fait
penser toute sa vie et à qui la mort de Socrate a inspiré tous ses
sentiments, toutes ses passions et toutes ses idées, et qui n’a presque
rien vu dans le monde des idées morales, des idées philosophiques et des
idées politiques qu’à travers la mort de Socrate. Platon c’est la coupe
de Socrate vidée par Platon jusqu’à la lie.

La mort de Socrate a inspiré à Platon toutes ses haines.

Les haines de Platon lui ont inspiré toutes ses idées, et parce que
Platon se trouvait être intelligent, les idées de Platon furent des
choses très considérables.

Pour commencer par les haines, la mort de Socrate inspira à Platon la
haine des Athéniens, la haine de la Démocratie, la haine des Poètes, la
haine des Sophistes, la haine des prêtres de la mythologie et des Dieux.

Platon ne peut pas souffrir les Athéniens et, comme on le verra assez
plus tard, le fond de sa politique n’est pas autre chose que l’horreur
des Athéniens. Sans doute il a son patriotisme. Il rappelle avec
complaisance les exploits de l’Athènes antique et surtout de l’Athènes
légendaire. Sans doute, et il a ses raisons pour cela; car enfin Socrate
est d’Athènes et Platon aussi; il déclare que ceux des Athéniens qui
sont bons sont les meilleurs des hommes, et il fait dire à un Spartiate:
«J’ai toujours conservé pour Athènes toute sorte de bienveillance. Votre
accent me charme, et ce qu’on dit communément des Athéniens que _quand
ils sont bons_ ils le sont au plus haut degré, m’a toujours paru
véritable. Ce sont en effet les seuls qui ne doivent point leur vertu à
une éducation forcée: elle naît en quelque sorte avec eux; ils la
tiennent des Dieux en présent; elle est franche et n’a rien de
fardée...»

Mais quand il ne parle ni des Athéniens légendaires ni des Athéniens
d’exception, dès qu’il en arrive aux Athéniens, même les plus illustres,
de son temps ou de l’époque précédente, il est extrêmement dur et il
n’est point de raillerie qu’il épargne aux Thémistocle et aux Périclès,
ces gens qui, avec tout leur talent, ignoraient profondément l’art de
rendre meilleurs leurs compatriotes, leurs contemporains et leurs fils.

Par mille allusions qui, à travers tous les dialogues et même les plus
sublimes, percent et éclatent à chaque instant, Platon se plaît à
railler la frivolité, l’inconséquence et, ce qui peut paraître
singulier, mais ce qui est exact, l’esprit borné des Athéniens.

Il faut même prendre garde à ceci pour ne pas s’étonner des incartades,
des outrances, des paradoxes de Platon. On ne se tromperait pas
extrêmement en prenant _toutes_ les œuvres de Platon comme des satires
contre les Athéniens, leurs mœurs, leurs institutions et leur politique.
Dès lors, ce qui paraît, quelquefois, une singularité ou une aberration,
devient naturel si l’on n’y voit qu’une hyperbole satirique, une
raillerie aristophanesque, une manière de contredire violemment et une
façon de prendre furieusement à contre-pied ce qui était cher aux
Athéniens ou ce qui leur était ordinaire.

Je ne donnerai qu’un exemple de ce dont je pourrais donner cent. Voici,
_sous prétexte de rechercher quel est le meilleur gouvernement_, tout
simplement un portrait satirique des Athéniens et une vive parodie de
leur gouvernement et de leurs mœurs et institutions politiques:
«Revenons encore une fois à ces images auxquelles il faut comparer les
chefs et les rois: l’habile pilote, le médecin. Figurons-nous les dans
un cas particulier et observons-les dans ce cas. Le cas le voici: nous
croyons tous avoir à souffrir de leur part les plus terribles
traitements. Celui d’entre nous qu’ils veulent conserver ils le
conservent; celui qu’ils ont résolu de tourmenter, ils le tourmentent,
en coupant, en brûlant ses membres, en se faisant remettre comme une
sorte d’impôt, des sommes d’argent, dont ils emploient une faible partie
ou même rien au profit du malade et détournent le reste à leur propre
profit, à eux et à leurs serviteurs. Enfin ils reçoivent des parents ou
des ennemis du malade un salaire et le font mourir. Voilà, n’est-ce pas,
ce que nous croyons des médecins. De leur côté, les pilotes font mille
actions semblables; abandonnent à terre de parti pris les passagers
quand ils lèvent l’ancre, commettent toutes sortes de fautes dans la
navigation, jettent les hommes à la mer et leur font souffrir des maux
de toute espèce. _Croyant tout cela nous décidons après délibération que
ces deux arts ne pourront plus commander en maîtres ni aux esclaves ni
aux hommes libres; qu’une assemblée se formera, ou de nous seuls ou de
tout le peuple, ou des riches exclusivement, que les ignorants et les
artisans auront droit d’émettre leurs avis sur la navigation et les
maladies, sur l’usage à faire des remèdes et des instruments de médecine
dans l’intérêt des malades, des navires et des instruments de marine
pour la navigation, sur les dangers que nous font courir les vents, la
mer, la rencontre des pirates, sur le point de savoir si dans un combat
naval il faut à des vaisseaux longs opposer d’autres vaisseaux
semblables._ Après quoi nous inscrirons sur des tablettes les jugements
de la multitude... et ces règles présideront pour l’avenir à la
navigation et à la thérapeutique. Puis, chaque année, nous tirerons au
sort des chefs, des magistrats, et ces chefs ainsi établis, réglant leur
conduite sur les lois ainsi instituées, dirigeront les navires et
soigneront les malades. Ensuite, lorsque ces magistrats auront atteint
le terme de l’année, il nous faudra établir des tribunaux dont les juges
seront choisis parmi les riches ou tirés au sort parmi le peuple entier,
et faire comparaître les magistrats à l’effet de rendre compte de leur
conduite: quiconque le voudra pourra les accuser de n’avoir pas, pendant
l’année, dirigé les navires suivant les lois écrites ou suivant les
coutumes des ancêtres. Et pour ceux qui seront condamnés, les mêmes
juges décideront quelle peine ils devront subir ou quelle amende
payer... _Il faudra, en outre, établir une loi portant que, s’il se
trouve quelqu’un qui, indépendamment des lois écrites, étudie l’art du
pilote et la navigation, l’art de guérir et la médecine et se livre à
des recherches approfondies sur les vents, le chaud ou le froid, on
commence par le déclarer, non pas médecin ni pilote, mais rêveur
extravagant et inutile sophiste. Ensuite, quiconque le voudra l’accusera
de corrompre les jeunes gens, en leur persuadant de pratiquer l’art du
pilote et l’art du médecin sans se soucier des lois écrites et de
diriger, comme il lui plaît, vaisseaux et malades et le citera devant
qui de droit, c’est-à-dire devant un tribunal. Et s’il paraît qu’il
donne, soit aux jeunes gens, soit aux vieillards, des conseils opposés
aux lois et aux règlements écrits, il sera puni des derniers supplices.
Car il ne doit rien y avoir de plus sage que les lois; car personne ne
doit ignorer ce qui concerne la médecine et la santé, l’art de conduire
un vaisseau et de naviguer, attendu qu’il est loisible à tout le monde
d’apprendre les lois écrites et les coutumes des ancêtres..._»

Ce terrible morceau d’ironie donne le ton qui est toujours, plus ou
moins vif, celui de Platon toutes les fois qu’il songe aux Athéniens et
à la mort de Socrate; et il est assez rare qu’il songe à autre chose.

Platon était beaucoup plus poli que Voltaire, et il n’a jamais dit des
Athéniens ce que Voltaire disait des Welches, à savoir que c’était une
nation de singes et de tigres; mais tenez pour certain qu’il l’a pensé
et du reste qu’il l’a dit, moins brutalement. L’Athénien, l’homme qui a
condamné Socrate à mort, l’homme qui pratique l’ostracisme de père en
fils, l’homme de la démocratie pure, l’homme qui livre les magistratures
au hasard, ou à l’élection, qui est un autre hasard, l’homme surtout qui
est persuadé que tout Athénien est aussi savant en toutes choses que le
plus grand savant de la terre; l’Athénien paraît à Platon un simple sot,
gonflé d’orgueil, merveilleusement impertinent et étourdi, et capable,
comme tous les sots orgueilleux, de devenir cruel, à l’occasion, le plus
doucement et le plus nonchalamment du monde.--On ne se trompera guère en
assurant que Platon a détesté cordialement les Athéniens, et il faut
s’en souvenir pour s’expliquer et pour juger avec discernement toute une
partie de son œuvre.




II

LES HAINES DE PLATON: LA DÉMOCRATIE


Il est à peu près inutile de dire que Platon a autant d’horreur pour la
démocratie que pour les Athéniens. Il déteste même les Athéniens surtout
parce qu’ils sont démocrates. Pour parler comme Bossuet, avec une
variante, l’une de ces choses lui fait détester l’autre; car s’il
déteste les Athéniens comme étant le peuple où la démocratie s’épanouit
le plus largement, il déteste aussi la démocratie comme achevant de
pervertir les Athéniens et de les rendre plus absurdes. On l’a déjà vu,
la démocratie, pour Platon, c’est _l’incompétence_. Elle consiste à
confier le pouvoir non à ceux qui savent, et qui par conséquent
pourraient diriger; mais à ceux qui par définition ne savent rien et ne
peuvent rien diriger du tout, si ce n’est au gré de leurs passions.

C’est même comme son caractère essentiel de mettre la passion où il
faudrait le savoir, et de mettre exclusivement la passion là où la
passion devrait être exclue. On peut appeler, si l’on veut, la politique
la science du gouvernement ou la «science royale». Cette science
appartient sans doute à ceux qui l’ont étudiée. La démocratie consiste à
ne pas tenir compte de ceux qui ont étudié cette science et à ne tenir
compte que de tous les autres. En effet, elle transporte la souveraineté
des plus sages ou des plus instruits aux plus nombreux. Or les ignorants
étant les plus nombreux, dans ce nombre les plus sages et les plus
instruits sont comme s’ils n’étaient pas, et le résultat de l’opération
a été de les exclure et de les supprimer comme si on les exilait.

La démocratie a donc pour objet et même pour objet unique de supprimer
la compétence et de la remplacer par l’incompétence même. Elle fait,
pour ce qui est de gouverner l’État ce qu’on ferait si pour monter une
tragédie, on s’adressait et l’on se confiait à tous ceux qui s’y
intéressent, sauf le chorège et le poète tragique. C’est une méthode qui
peut paraître singulière; mais il faut tenir compte de ceci que la
démocratie a le culte et comme l’idolâtrie de l’incompétence et se défie
de la compétence comme de son ennemi.

Il ne faut pas s’étonner de cela. On peut le déplorer; mais il ne faut
pas s’en étonner. Il en est d’un peuple comme d’un individu et d’une
cité exactement comme d’une âme. Or ne voyez-vous pas qu’il y a des
âmes, et nombreuses, et les plus nombreuses peut-être, qui méconnaissent
la partie saine d’elles-mêmes, ou qui, plutôt, sans la méconnaître, ne
peuvent point se résigner à lui obéir et en définitive aiment mieux être
gouvernées par leur ignorance que par leur savoir?--«Quelle est la plus
grande ignorance? La voici, à mon avis. C’est lorsque, tout en jugeant
qu’une chose est belle ou bonne, au lieu de l’aimer on l’a en aversion,
et encore lorsqu’on aime et embrasse ce qu’on reconnaît comme mauvais ou
injuste. C’est cette opposition qui se trouve entre nos sentiments
d’amour ou d’aversion et le jugement de notre raison que j’appelle une
_ignorance extrême_. Elle est en effet la plus grande, parce que, si on
envisage notre âme comme un petit État, elle en affecte la partie
mobile, celle où résident nos plaisirs et nos peines et qu’on peut
comparer à la multitude et au peuple. J’appelle donc ignorance cette
disposition de l’âme qui fait qu’elle se révolte contre la science, le
jugement, la raison, ses maîtres légitimes: elle règne dans un État
lorsque le peuple se soulève contre les magistrats et les lois; elle
règne dans un particulier lorsque les bons principes qui sont dans son
âme n’ont aucun crédit sur lui et qu’il fait tout le contraire de ce
qu’ils lui prescrivent. Et je regarde cette espèce d’ignorance, soit
dans le corps de l’État, soit dans chaque citoyen, comme la plus
funeste. Posons donc comme certain et incontestable qu’il ne faut donner
aucune part dans le gouvernement aux citoyens atteints de cette
ignorance...»

Une ignorance qui se complaît en elle-même, c’est la définition de la
démocratie; et une ignorance qui se défie de tout ce qui ne lui
ressemble pas, et une ignorance qui se croit supérieure à tout ce qui ne
lui ressemble point, et une ignorance qui s’admire, qui se cultive, qui
se perfectionne et qui se répand; car ceux qui auraient quelque tendance
à y échapper y reviennent vite, ou ne la quittent point, en
considération des grands avantages qu’elle procure et de la défaveur, de
l’ostracisme qui frappe ce qui n’est pas elle.

Et c’est ainsi que la démocratie fait tache d’huile avec une si
prodigieuse activité dès qu’elle naît et, non seulement s’empare du
gouvernement, mais absorbe et corrompt l’État tout entier.

La marche est la suivante, ou du moins elle a été telle à Athènes et
elle doit être à peu près la même partout: «... chacun se croyant
capable de juger de tout, cela produisit un esprit général
d’indépendance; la bonne opinion de soi-même délivra chaque citoyen de
toute crainte, et l’absence de crainte engendra l’impudence; et pousser
l’audace jusqu’à ne pas craindre les jugements de ceux qui valent mieux
que nous, c’est la pire espèce d’impudence; elle prend sa source dans un
esprit effréné d’indépendance. A la suite de cette espèce d’indépendance
vient celle qui se soustrait à l’autorité des magistrats; de là on passe
au mépris de la puissance paternelle; on n’a plus pour la vieillesse et
pour ses avis la soumission requise. A mesure qu’on approche du terme de
l’extrême liberté, on arrive à secouer le joug des lois, et quand on est
enfin arrivé à ce terme, on ne respecte ni ses promesses ni ses
serments, on ne connaît plus de Dieux; on imite et l’on renouvelle
l’audace des anciens Titans et l’on aboutit, comme eux, au supplice
d’une existence affreuse qui n’est plus qu’un enchaînement de maux...»

Il y a une objection à ces assertions véhémentes. La démocratie est
peut-être l’esprit d’indépendance impatiente; elle est peut-être
l’ignorance; mais cependant, et elle l’a montré, elle sait choisir des
chefs; et ces chefs, eux, sont instruits et intelligents; ils ont, eux,
la «science royale» et parfois même ils ont du génie.--Platon a très
souvent, sans doute, entendu, de ses oreilles, cette objection; car il y
répond souvent et avec vivacité et avec verve. J’entends bien, dit-il,
que l’on me veut parler des Miltiade, des Thémistocle, des Périclès et
des Cimon. Je respecte ces grands noms de l’histoire athénienne;
seulement, je fais deux remarques: la première que ces grands hommes ne
semblent pas avoir amélioré beaucoup leurs concitoyens; et la seconde
que leurs concitoyens les ont tous accusés, reniés, condamnés,
proscrits; d’où il faut bien conclure de deux choses l’une, ou que ces
grands hommes étaient des coquins dignes de châtiment, ou qu’ils étaient
incapables d’améliorer leurs concitoyens, puisque c’est après avoir été
gouvernés et dressés par eux pendant des années que leurs concitoyens
avaient la perversité de les condamner; d’où il faut en définitive
inférer de trois choses l’une: ou que la démocratie se donne des chefs
qui sont des scélérats et qu’elle est forcée de frapper; ou qu’elle se
donne des chefs si incapables qu’ils la rendent plus féroce au lieu de
la civiliser; ou que la démocratie, quand elle n’a pas été aveugle,
s’empresse de devenir ingrate;--et aucune de ces conclusions n’est à
l’éloge de la démocratie, ni de nature à en faire prendre le goût.

«L’objet de l’homme d’État est de faire de bons citoyens... Or te
semble-t-il que ces personnages dont tu parlais tout à l’heure,
Périclès, Cimon, Miltiade, Thémistocle, aient été de bons citoyens?...
S’ils ont été bons citoyens, il est évident qu’ils ont rendu leurs
compatriotes meilleurs, de pires qu’ils étaient auparavant... Or, c’est
le contraire qui est arrivé. J’entends dire, en effet, que Périclès a
rendu les Athéniens paresseux, lâches, babillards et intéressés, ayant
le premier soudoyé les troupes. D’autre part Périclès s’acquit au
commencement une grande réputation, et les Athéniens dans le temps
qu’ils étaient plus méchants sans doute, n’ayant pas encore été
améliorés par lui, ne rendirent contre lui aucune sentence infamante;
mais sur la fin de sa vie, quand ils furent devenus bons et vertueux par
ses soins, ils le condamnèrent pour cause de péculat et peu s’en fallut
qu’ils ne le condamnassent à mort, sans doute comme un mauvais
citoyen... On tiendrait pour méchant gardien tout homme qui aurait des
ânes, des chevaux, des bœufs à garder, et si ces animaux, devenus
féroces entre ses mains, ruaient, frappaient de la corne, mordaient,
quoiqu’ils ne fissent rien de semblable lorsqu’on les lui a confiés...»

Périclès est l’exemple le plus illustre de ce phénomène, qui, de quelque
façon qu’on l’interprète, va contre la démocratie; mais il n’est pas le
seul. Voyez Cimon et les autres: «Le peuple, dont Cimon prenait soin, ne
lui fit-il pas subir la peine de l’ostracisme afin d’être dix ans
entiers sans entendre sa voix? N’eut-il pas la même conduite à l’égard
de Thémistocle et de plus ne le condamna-t-il pas au bannissement? Pour
Miltiade, le vainqueur de Marathon, ils le condamnent à être précipité
dans la fosse et, sans le premier Prytane, il y eût été jeté. Cependant,
s’ils avaient été bons citoyens, comme tu le prétends, il ne leur serait
arrivé aucun mal. Il n’est pas naturel que les habiles conducteurs de
chars ne tombent point de leurs chevaux dans les commencements et qu’ils
en tombent après avoir rendu leurs chevaux plus dociles et être devenus
eux-mêmes meilleurs cochers...»

Il faut conclure de tout cela que la démocratie, si l’on en juge par
l’exemple d’Athènes, est un assez mauvais état politique, puisque ses
plus illustres chefs sont toujours par elle jugés mauvais, ce qui
condamne eux ou elle, et en dernière analyse elle toujours, étant clair
que, si elle ne se trompe pas quand elle les renverse, c’est qu’elle
s’était trompée quand elle les élut.

A la vérité, ce gouvernement se donne un beau titre: il se flatte d’être
le gouvernement des Lois; et il se donne un beau mérite: il affirme que
sous son régime ce n’est aucun homme qui commande, mais la loi seule, et
que personne n’y est sujet que de la Loi. Qui pourrait se plaindre, ou
parler de tyrannie dans un état d’où le caprice et l’arbitraire sont
bannis, puisque c’est la loi qui gouverne?

Platon est peu ému de cette objection. Pour ce qui est du gouvernement
d’un peuple par les lois, il y a deux cas, et en vérité il n’y en a pas
un troisième. Ou les lois sont très fixes, très rarement changées,
respectées en raison même de leur ancienneté, véritables reines
inamovibles de la Cité;--ou les lois sont faites et refaites
continuellement, au jour le jour, par une manufacture législative sans
cesse en exercice.

Dans le second cas il est bien évident que le peuple n’est nullement
gouverné par des lois. Il est gouverné par des législateurs, qui donnent
seulement le nom de lois à leurs volontés successives, d’hier,
d’aujourd’hui, de demain. Il est gouverné par le corps législatif,
Sénat, Oligarchie ou Peuple, qui a simplement la politesse d’appeler
lois ses caprices. Il est gouverné capricieusement, arbitrairement,
tyranniquement, avec mention du mot loi. Il est gouverné par un tyran
qui nomme lois les actes de sa tyrannie. Il est gouverné légalement,
selon les mots, tyranniquement, en fait; il n’y a rien de plus clair.

L’autre cas, celui où les lois sont très fixes, très rarement changées
et où un respect religieux s’attache aux lois anciennes est certainement
ce qu’on peut appeler le gouvernement de la loi ou le gouvernement des
Lois; mais, chose remarquable, il n’inspire pas beaucoup plus de respect
que l’autre à Platon et il excite tout autant sa verve, sa raillerie et
cette ironie éloquente où il excelle.

Il ne faut pas que la fameuse _Prosopopée des Lois_ dans le _Criton_
nous trompe sur ce point. Platon dans le _Criton_ a fait tenir par
Socrate, sur le respect dû aux Lois et sur l’obéissance absolue due à la
Loi, un très beau langage; mais cela ne l’a pas empêché de se moquer du
régime des Lois dans la _Politique_.

Si l’on tient à concilier ces deux textes (y tiendrait-il lui-même?) on
pourra dire que dans le _Criton_ Platon veut affirmer simplement que,
lorsqu’on a accepté de vivre sous le bienfait de la loi, on n’a point le
droit de se dérober à elle au cas où elle vous frappe ou même vous tue,
qu’il y a contrat entre elle et vous auquel vous ne pouvez pas vous
soumettre quand il vous est favorable et vous soustraire quand il vous
lèse (et en effet, il n’y a rien de plus dans la _Prosopopée des
Lois_)--tandis que dans la _Politique_ Platon s’attaque à la Loi
elle-même, en soi, et se demande, non pas s’il faut obéir à la Loi dans
les États gouvernés par les Lois; mais si de faire gouverner un État par
les Lois, est une chose raisonnable.

Quoi qu’il en soit, Platon doute beaucoup que ce soit très raisonnable
de faire gouverner un État par des lois fixes, arrêtées, anciennes et
qui ne changent point tous les jours. En effet, si les lois faites au
jour le jour sont tyranniques et ne peuvent même mériter le nom de lois,
les lois anciennes et fixées, les lois inamovibles, ont ceci contre
elles qu’elles sont quelque chose d’inflexible qui se propose de régler
l’activité souple et variée et variable des hommes; qu’elles sont
quelque chose d’un qui se propose de régler le multiple; qu’elles sont
quelque chose d’identique à soi qui se propose de régler le changeant;
et enfin quelque chose de mort qui se flatte de régler et de gouverner
la vie.

C’est absolument irrationnel, et c’est même comique. Figurez-vous un
maître de gymnase ou un médecin qui part pour un voyage et qui laisse à
ses élèves ou à ses malades ses instructions écrites; puis qui revient
et qui se croit obligé à ne pas s’écarter des instructions écrites qu’il
a laissées et à abdiquer devant elles et qui préfère cette règle
insensible et presque aveugle à sa propre intelligence, à son diagnostic
ou à son observation, à ce qui lui permettrait de varier ses
instructions selon les caractères et à proportionner ses conseils et
avis aux tempéraments et complexions.

C’est faire de même que de mettre la loi à la place d’un homme sage. La
loi peut être sage; mais elle l’est sans flexibilité et sans nuances, et
c’est une extrême flexibilité et de multiples nuances qu’il faut sans
doute pour gouverner l’être divers et ondoyant. Par définition la loi
est bonne pour une moyenne, elle est faite en vue de cette moyenne et
comme prise à sa mesure. Et c’est à tous qu’on l’applique: donc on est
sûr de se tromper en l’appliquant.

«Ce qui est applicable à la plupart des individus et la plupart du
temps, le législateur en fera une loi et l’imposera à toute la
multitude, soit qu’il la formule par écrit, ou qu’il la fasse consister
dans les coutumes non écrites des ancêtres.»--Cette loi blessera,
inutilement pour la société, et même dangereusement pour la société,
tous ceux-là, et ils seront nombreux, qui seront un peu en dehors de la
moyenne; elle s’opposera aussi à toute idée nouvelle, soit en fait
d’organisation sociale, soit en fait de discipline; elle ressemblera à
un maître impérieux, borné et têtu.

La loi-reine ressemble à un vieux tyran qui n’aurait jamais été très
intelligent, mais qui serait un peu affaibli et qui répéterait avec
l’obstination des vieillards les risibles maximes de gouvernement et les
vieilles décisions du temps de sa jeunesse sans vouloir rien entendre à
personne: «La loi ne pouvant jamais embrasser ce qu’il y a de
véritablement meilleur et de plus juste pour tous à la fois, ne peut non
plus ordonner ce qu’il y a de plus excellent, car les différences qui
distinguent tous les hommes et toutes les actions et l’incessante
variabilité des choses humaines toujours en mouvement, ne permettent pas
à un art, quel qu’il soit, d’établir une règle simple et unique qui
convienne à tous les hommes et dans tous les temps. Et c’est pourtant
là, nous le voyons, le caractère de la loi, pareille à un homme obstiné
et sans éducation qui ne souffre pas que personne fasse rien contre sa
décision et qui ne s’inquiète de rien, non pas même s’il venait à
quelqu’un une idée nouvelle et préférable à ce que lui-même a établi.»

Il faut donc reconnaître que la Démocratie est un bien mauvais
gouvernement, puisque, même sous sa meilleure forme, il est détestable.
La démocratie déréglée, la mauvaise démocratie consiste à faire
continuellement des lois, aujourd’hui contre une personne, demain contre
une autre, aujourd’hui contre une classe de personnes, demain contre une
autre;--la «bonne démocratie», la meilleure, consiste à faire gouverner
des vivants par des statues, des esprits par des lettres inflexibles,
rigides, sourdes et aveugles.

Et il n’y a pas un troisième cas; mais il y a une sorte de combinaison
de ces deux régimes, appel étant fait, selon les besoins, soit à des
lois nouvelles, circonstancielles et personnelles qui ne sont que des
gestes du tyran à mille têtes; soit à des lois anciennes que l’on fait
revivre contre les novateurs pour les réprimer et contre les esprits
libres pour les emprisonner, les proscrire ou les mettre à mort;--et
cette combinaison, c’est la démocratie athénienne elle-même, de quoi il
n’y a pas lieu peut-être que la ville d’Athènes se glorifie.

Il ne faut jamais oublier, et Platon ne l’oublie jamais, que c’est cette
démocratie-là, victorieuse et enivrée de sa victoire après la chute des
Trente Tyrans, s’appuyant sur des lois surannées qu’elle faisait revivre
comme armes de proscription, qui a tué Socrate. Anytus était un des
chefs de la démocratie.




III

LES HAINES DE PLATON: LES SOPHISTES


Les sophistes n’étaient pas autre chose que des professeurs
d’intelligence. Ils apprenaient à penser et à diriger ses pensées et à
exprimer ses pensées. Ils étaient très savants en toutes choses,
particulièrement en philosophie générale, en métaphysique, en
psychologie, en science des mœurs, en art politique et en art oratoire.

Ils étaient assez différents les uns des autres comme on peut croire,
puisqu’ils étaient instruits, intelligents et curieux. Mais ils avaient
un trait commun, à savoir une certaine indifférence, plus ou moins
avouée, au sujet du juste et de l’injuste. Leur but, leur préoccupation,
leur idéal, ou, si l’on veut, leur métier, était de faire des hommes
forts par l’intelligence, et rien de plus, ou de moins, ou d’autre.

Ils semblaient dire aux hommes: «Le règne de la force brutale est passé.
L’homme l’emportera sur l’homme, dorénavant, par son savoir et par son
intelligence, c’est-à-dire par sa faculté soit d’invention, soit de
persuasion. Pour l’emporter sur les autres, il faudra inventer ou
persuader; le premier sera le meilleur; le second sera encore une chose
fort importante. Confiez-vous à nous comme au professeur de gymnastique:
il tire de vos forces physiques tout ce qu’elles contiennent; il leur
fait rendre tout l’effet qu’elles peuvent produire et que l’on était
très loin de prévoir qu’elles rendissent jamais. De votre intelligence
nous tirerons tout ce qu’elle contient et nous la rendrons comme plus
forte en la rendant aussi habile dispensatrice de toutes ses forces
qu’il sera possible, bien au delà de tout ce que l’on pouvait prévoir.

--Dans quel but?--Mais, dans le dessein d’être forts, d’être influents
dans la cité, d’être en honneur dans la cité, de gouverner la cité. Dans
le dessein, aussi, si vous êtes très nombreux qui vous serez ainsi
développés et rendus intellectuellement forts et adroits, de constituer
une nation supérieure, magnifique, qui dominera toutes les autres.

--«Mais encore?--C’est tout, et nous ne voyons pas plus loin, ni ne
songeons à autre chose.»

Les défauts ordinaires des sophistes, surtout de ceux qui n’étaient pas
de premier ordre, étaient, par conséquent, de préférer le brillant au
solide, le brillant étant un moyen de persuasion, de conquête,
d’influence beaucoup plus rapide et beaucoup plus efficace que l’autre.
De là leur goût pour la rhétorique et tous ses prestiges et tous ses
procédés, de telle sorte et à tel point que les mots sophiste et rhéteur
désignaient presque les mêmes personnages et étaient pris très
fréquemment l’un pour l’autre.

Les défauts des sophistes consistaient encore à glisser vers un certain
scepticisme, même pratique. «Ils plaidaient le pour et le contre.» Cela
leur a été assez reproché sur tous les tons. Cela signifie simplement
qu’ils exerçaient les jeunes gens à discuter et, selon leur principe, à
tirer de leur intelligence, même dans les cas difficiles et surtout dans
les cas difficiles, et c’est-à-dire même dans une mauvaise cause et
surtout dans une mauvaise cause, tout ce que leur intelligence contenait
et pouvait produire.

Il n’y a rien de plus légitime. Il faut reconnaître pourtant que cette
habitude est dangereuse et que l’on peut arriver ainsi assez vite, non
seulement à ne pas se préoccuper du juste ou de l’injuste, ce qui était
la discipline même des sophistes; mais à croire qu’ils n’existent pas et
à faire pénétrer doucement ou à laisser s’introduire insensiblement
cette opinion dans l’esprit de ceux qu’on enseigne ou qu’on entretient.

Tels étaient les deux défauts essentiels des sophistes et les deux
dangers que présentaient leur enseignement, leur influence ou simplement
leur existence.

Or ils existaient, ils enseignaient et ils étaient très aimés, et de
tout le monde à ce qu’il me semble. Ils auraient pu être détestés du bas
peuple, à cause de leur distinction; mais il ne faut jamais oublier qu’à
Athènes le bas peuple n’existe pas, les esclaves en tenant lieu. Athènes
était une ville composée d’une aristocratie riche, d’une grande
bourgeoisie d’armateurs et commerçants et d’une petite bourgeoisie de
maîtres artisans et boutiquiers, eux-mêmes beaux parleurs et fins
appréciateurs de poésie dramatique et d’éloquence.--Les sophistes
plaisaient à tout le monde.

Ils n’inquiétaient pas les politiciens et les chefs du gouvernement,
quels qu’ils fussent, ne s’occupant guère de politique, et les
politiciens voyant plutôt leurs maîtres, mais des maîtres qui n’étaient
ni impérieux ni gênants, des maîtres amis, dans des hommes qui
enseignaient l’art de persuader n’importe quoi et qui considéraient cet
art comme l’art suprême; et il y avait comme une sorte de parenté morale
et de consanguinité entre les politiciens d’Athènes et les sophistes.

Ils n’inquiétaient pas l’aristocratie conservatrice, ne s’occupant guère
de politique, et si, comme on peut le supposer par la considération
d’Aristophane, les conservateurs flairaient peut-être et pressentaient
dans ces philosophes des novateurs ou des pères de novateurs, d’autre
part ils étaient attirés et séduits par le talent et l’élégance, très
aristocratiques dans un certain sens du mot, de ces très brillants
artistes de la parole.

Il est probable encore, quoique je n’en sache rien, que les prêtres et
le «parti clérical», qui a parfaitement existé à Athènes, comme on s’en
assure par l’examen du procès de Socrate, n’avaient aucune prévention
contre les sophistes et, tout au contraire, les voyaient d’un œil assez
bon. Ce qui déteste un parti, c’est ce qui peut ou ce qui veut le
remplacer. Ce que les prêtres athéniens pouvaient détester ou craindre,
c’étaient les philosophes, les vrais philosophes, un Socrate ou un
Platon, apportant soit une doctrine morale, soit une doctrine
métaphysique et une doctrine morale destinées à remplacer la religion ou
capables d’en prendre la place. Les sophistes, non seulement ne se
piquaient point d’apporter rien de pareil, mais encore, par leur
abstention presque absolue et presque systématique à cet égard, ils
faisaient hommage, du seul fait de laisser le champ libre. Ils
semblaient dire: «Comme vous le savez, nous faisons des hommes forts.
S’agit-il de faire des hommes vertueux, pieux, connaissant du juste et
de l’injuste et agissant en raison de cette connaissance, ce n’est point
notre affaire; c’est une affaire qui n’est point la nôtre.» Si elle
n’était point la leur, elle était donc celle des prêtres. Les sophistes
n’inquiétaient pas le parti clérical et semblaient s’incliner devant lui
par le respect des limites et des frontières et pouvaient être
considérés par ce parti, pour peu qu’il ne fût pas très intelligent,
sinon comme des collaborateurs, du moins comme des auxiliaires.

On voit très bien par l’_Apologie de Socrate_ qu’il y eut partie liée,
pour accuser Socrate, entre les sophistes, les politiciens et le parti
clérical. Derrière Mélitus, «qui prend fait et cause pour les poètes»,
Anytus, qui prend fait et cause «pour les politiques et les artistes»,
et Lycon, qui prend fait et cause «pour les orateurs», Socrate, comme le
fait parler Platon, montre ces hommes de diverses classes _qui croient
posséder la sagesse_ et à qui il a montré qu’ils ne la possédaient
nullement. Il est assez probable que les sophistes sont parmi ces
hommes-là, quoi qu’ils ne soient pas nommés formellement dans
l’_Apologie_.

D’ailleurs sous ce nom vague «d’orateurs», les politiques étant nommés à
part, il est assez difficile de ne pas comprendre les sophistes.

Je reconnais du reste que Socrate eut contre lui, comme l’_Apologie_
l’indique assez, la coalition de tous ceux dont Socrate s’était moqué,
c’est-à-dire de tout le monde; mais précisément, et Platon l’indique, il
avait raillé tout particulièrement les sophistes.

Toujours est-il que les sophistes, qu’ils aient contribué plus ou moins
à la mort de Socrate, sont l’objet de la haine de Platon d’une façon
toute singulière. Ce que Platon voit en eux de dangereux, c’est
l’immoralisme déclaré, latent ou inconscient. Ils ne songent qu’à faire
des hommes habiles par la parole, sans se soucier de l’objet auquel
cette habileté de parole s’appliquera et du but qu’elle devra
poursuivre, et il n’y a d’important que cet objet et que ce but. Il ne
s’agit pas de faire des hommes habiles à persuader, mais de faire des
hommes habiles à persuader le bien. C’est à quoi les sophistes sont ou
semblent absolument indifférents.

Ou ils sont immoralistes déclarés comme Thrasymaque et assurent que le
juste et l’injuste n’existent pas et qu’il ne s’agit que d’être forts et
qu’il n’y a dans le monde que la force;--ou, ce qui est plus grave ils
sentent assez bien que leurs pratiques mènent à une grande indifférence
à l’égard du bien et du mal, mais ils n’en conviennent pas et affectent
une modestie qui consiste à dire qu’ils se renferment dans les limites
de leur profession, laquelle n’a pour but que d’enseigner à parler et se
refusent les hautes spéculations ou les austères apostolats; se rendant
bien compte pourtant qu’on ne sépare pas ainsi impunément les unes des
autres les choses qui ont un rapport nécessaire et qu’à ne jamais parler
morale, on enseigne tacitement, il est vrai, mais on enseigne très
efficacement à n’y pas croire;--ou enfin ce sont de simples artisans et
manouvriers qui montrent leur art comme une routine; qui sont
professeurs de beau langage comme on est coiffeur ou cuisinier; qui ne
voient pas plus loin; qui ne se doutent même pas qu’entre la rhétorique
et la morale il y ait quelque rapport et qu’on étonne en leur disant
qu’il y en a; et dans ce dernier cas les sophistes sont les plus
immoralistes des hommes, quoique inconscients et certainement non
coupables, parce qu’il leur est comme impossible de ne pas enseigner
l’immoralité par leur manière non seulement amorale, mais antimorale,
dans le sens que le mot _anti_ a dans «antipodes», d’enseigner la
rhétorique.

Tout au fond et sans tant de distinctions, les sophistes sont nés
sophistes, c’est-à-dire nés ingénieux et peu scrupuleux, pleins de
talents et sans conscience; et ils se sont développés dans le sens de
leur nature, plus ou moins cyniquement, tous s’enivrant et enivrant et
éblouissant les autres de prestiges littéraires et ne tenant aucun
compte de la morale ou n’y songeant point.

Or ceci est très grave, parce qu’ils sont les éducateurs de la jeunesse
et les maîtres de l’esprit public et parce que les Athéniens n’ont que
trop de tendance à faire entrer peu de préoccupations morales dans leur
conduite tant privée que publique.

Et c’est Socrate qui a été accusé formellement de «corrompre les jeunes
gens» et qui a été condamné et exécuté pour cela! Et il n’y a rien de
plus naturel, ou, du moins, ce n’est pas trop paradoxal. Les sophistes
ont habitué les Athéniens à vivre sans préoccupations morales et en très
grande estime d’eux-mêmes, malgré cette lacune. Un homme qui est venu
dire à leurs fils ou à leurs jeunes frères: «Vous oubliez le plus
important; vous oubliez l’essentiel», d’abord choquait l’esprit public
général, et choquer l’esprit public cela paraît toujours faire acte de
corrupteur, les hommes estimant toujours sain tout simplement l’état où
ils vivent; et ensuite cet homme mettait les jeunes gens en état de
révolte ou de mépris contre leurs pères ou leurs frères aînés, et il n’y
a rien sans doute qui soit plus corrupteur que cela.

Il est donc assez naturel et presque légitime que Socrate ait été
convaincu de corrompre la jeune Athènes.

En attendant, ce sont les sophistes qui étaient les corrupteurs et les
pervertisseurs de la cité et amputaient la nation du sens moral. Il faut
poursuivre les sophistes d’une haine inextinguible.

C’est à quoi au moins Platon n’a pas manqué. De tout ce que Platon a
détesté, c’est le sophiste qu’il a combattu le plus énergiquement et
comme avec une obstination passionnée et comme avec une «suite enragée».

Je suis très porté à croire que cela tient à ce qu’en les combattant il
sentait un peu qu’il se combattait lui-même. Il était sophiste par son
amour du beau style, de la forme, de tous les beaux vêtements, de toutes
les parures, de tous les ornements, de tous les bijoux dont on peut
parer une pensée qui n’en aurait pas besoin; par son infini désir de
plaire; aussi par son amour de la discussion subtile, des détours
captieux, des pièges oratoires, des voies détournées et obliques, des
mille chemins pour un seul but, avec mépris de celui qui va tout droit;
par son goût du paradoxe, de l’argument qui étonne, de la gageure
dialectique et du beau triomphe qu’il y a à la gagner; il était sophiste
à devenir le roi des sophistes, et il sentait que c’était là son défaut
intime qu’il fallait réprimer en lui-même, en son fort et en son
essence, tout en lui donnant mille satisfactions de détail.

Et l’homme de conscience ne combattant jamais plus passionnément que
quand il se combat lui-même, Platon s’est criblé de coups en pugiliste
acharné et du reste savant, sur la personne de Thrasymaque, de Gorgias
et de Calliclès.




IV

LES HAINES DE PLATON: LES POÈTES


Le plus grand des poètes grecs après Homère a détesté les poètes grecs
et, du reste, par hypothèse et _a priori_, tous les poètes. Le fait est
singulier. Il faut examiner cela.

On ne doit pas, peut-être, attacher trop d’importance à la plus célèbre
dissertation de Platon sur les poètes, à la théorie de l’_Ion_, ni la
prendre tout à fait au sérieux. A travers tout Platon il y a lieu de
prendre garde à l’ironie, au paradoxe gai, aux jeux d’une imagination
qui s’amuse. Je ne rapporte donc la théorie de l’_Ion_ presque que pour
mémoire. Dans l’_Ion_, Platon considère le poète, comme un être tout
passif, qui est inspiré par les dieux, qui subit leur inspiration sans
avoir rien de spontané et de personnel, comme un être _aimanté_ par les
dieux, qui aimante à son tour le rapsode, lequel aimante la foule;
métaphores à part, comme une espèce de fou assez divertissant, qu’il
convient même de respecter, car il est léger, ailé, sacré, et il y a
quelque chose des _daimones_ dans son affaire; mais à qui il ne faut
attribuer aucune importance dans la cité et qu’il faut prendre, tout
compte fait, pour un enfant aimable, gracieux et insignifiant.

Mais il sied de reconnaître que, même quand Platon paraît ne point
plaisanter le moins du monde, il parle des poètes soit avec un
détachement qui ne semble pas loin du mépris, soit avec une animosité
très peu dissimulée et très peu douteuse.

Dans _Phèdre_, à très peu près comme dans _Ion_, il appelle la poésie un
délire et le poète une âme hors d’elle-même. Ailleurs il établit comme
une hiérarchie qui part des dieux pour descendre jusqu’au plus bas degré
des âmes humaines, et dans cette hiérarchie le premier rang après les
Dieux est attribué, comme on peut s’y attendre, au philosophe, et le
neuvième seulement aux poètes.

Ailleurs, faisant parler Socrate, et, pour ainsi dire, avec moins de
fictions qu’ailleurs, puisque c’est dans l’_Apologie_, il lui fait dire,
insistant sur le caractère d’_inconscience_, d’_instinctivité_,
d’incapacité pour ce qui est de se rendre compte d’eux-mêmes, qu’il
attribue toujours aux poètes: «... J’allai aux poètes, tant à ceux qui
font des tragédies qu’aux poètes dithyrambiques et autres, ne doutant
point que je ne me prisse là en flagrant délit, en me trouvant beaucoup
plus ignorant qu’eux. Là, prenant ceux de leurs ouvrages qui me
paraissaient les plus travaillés, je leur demandais ce qu’ils voulaient
dire et quel était leur dessein, comme pour m’instruire moi-même. J’ai
honte, Athéniens, de vous dire la vérité, mais il faut pourtant vous la
dire: il n’y avait pas un seul des hommes qui étaient là présents qui ne
fût plus capable de parler et de rendre raison de leurs poèmes
qu’eux-mêmes qui les avaient faits. Je connus tout de suite que les
poètes ne sont point guidés par la sagesse, mais par certains mouvements
de la nature et par un enthousiasme semblable à celui des prophètes et
des devins, qui disent de fort belles choses sans rien comprendre à ce
qu’ils disent. Les poètes me parurent dans le même cas et je m’aperçus
en même temps qu’à cause de leur faculté poétique, ils se croyaient les
plus sages des hommes dans toutes les autres choses, bien qu’ils n’y
entendissent rien.»

Quelle «vanité» du reste, comme dira plus tard Pascal, quelle inanité et
quelle insignifiance que cet art tout d’imitation, qui arrive au
troisième degré pour ainsi dire de l’imitation, qui imite ce qui est
déjà imité et qui est comme l’ombre d’une ombre! Il existe un objet
idéal, l’objet en soi, l’œuvre de Dieu. Cet objet, l’artisan l’imite. Il
fait par exemple une armure, un char, un lit qui ne sont que les
imitations imparfaites des idées divines de ces objets; et ce sont ces
imitations imparfaites que le poète à son tour imite, dont il donne, par
ses descriptions, comme une espèce de reflet incomplet et plus
imparfait. Peut-il y avoir quelque chose de plus vain _a priori_ et
comme par définition?

«Nous donnerons à Dieu le titre de producteur; au menuisier le titre
d’ouvrier, au peintre quel nom? Ni celui de producteur, ni celui
d’ouvrier; mais sans doute celui d’imitateur de l’ouvrier. L’imitateur
est donc l’auteur d’une œuvre éloignée de la nature de trois degrés.
Ainsi, par exemple, le faiseur de tragédies, en qualité d’imitateur, est
éloigné de trois degrés de la vérité; et il en est de même de tous les
autres artistes-imitateurs.»

C’est surtout, comme on le voit déjà par le passage précédent, le poète
dramatique que Platon poursuit de ce genre de sarcasmes et de
démonstrations. Le poète dramatique surtout est un «faiseur de fantômes»
qui ne connaît pas la réalité des objets, mais seulement leur apparence.
Voyez un peu. En chaque chose il y a trois arts: l’art qui se sert de
cette chose, l’art qui la fabrique, l’art qui l’imite. Par exemple s’il
est question de brides et de mors, il y a l’écuyer qui s’en sert, le
sellier et le forgeron qui les fabriquent, le peintre qui en jette sur
sa toile une apparence. Celui qui s’entend le mieux en brides et en
mors, c’est le cavalier: celui qui s’y entend encore, mais moins bien et
comme par routine, c’est le sellier ou le forgeron; celui qui ne s’y
entend pas du tout et qui seulement en saisit et sait en reproduire le
dessin, saisit et sait reproduire la sensation fugitive qu’ils font sur
l’œil, c’est le peintre. Ce troisième personnage, troisième venu et
troisième en degré, ne connaît la chose ni par l’usage ni par la
nécessité de converser avec ceux qui en usent.»

«L’imitateur n’a donc ni principes sûrs ni même une opinion juste... Et
ainsi nous avons suffisamment démontré deux choses: la première, que
tout imitateur n’a qu’une connaissance très superficielle de ce qu’il
imite; que son art n’a rien de sérieux et n’est qu’un badinage
d’enfants; la seconde, que tous ceux qui s’appliquent à la poésie
dramatique, soit qu’ils composent en vers iambiques ou en vers
héroïques, sont imitateurs autant qu’on peut l’être et que cette
imitation est éloignée de la vérité de trois degrés.»

Les poètes, en vérité, et aussi bien les lyriques que les dramatiques,
sont de simples flatteurs et adulateurs publics, des gens qui caressent
la foule là où elle aime qu’on la caresse, sans se soucier que de
réussir en ce dessein, infiniment analogues aux courtisanes et qui ne
paraissent pas devoir être beaucoup plus respectés qu’elles ne le sont:
«On peut chercher à complaire à une foule d’âmes assemblées sans
s’embarrasser de ce qui est le plus avantageux pour elles... Il y a des
professions qui produisent cet effet. Le joueur de flûte, par exemple,
vise uniquement à nous procurer du plaisir et ne se met point en peine
d’autre chose. De même le joueur de lyre dans les fêtes publiques. Mais
n’en dirons-nous pas autant des exercices des chœurs et de la
composition des dithyrambes? Crois-tu que Cinesias, fils de Mêlès, se
soucie beaucoup que ses chants soient propres à rendre meilleurs ceux
qui les entendent et qu’il vise à autre chose qu’à plaire à la foule des
spectateurs?... Et son père, Mêlès? Pensez-vous que quand il chantait
sur la lyre, il eût en vue le bien?... Ne jugez-vous pas que toute
espèce de chant sur la lyre et toute composition dithyrambique ont été
inventées en vue du plaisir?...»

Fera-t-on, comme on sera souvent tenté de le faire, une exception en
faveur des poètes tragiques, et peut-être une telle exception
(Nietzsche) qu’on verra dans les poètes tragiques et les représentants
et les professeurs de toute une morale, virile et héroïque, particulière
à la race grecque? Ce serait une erreur bien forte et une méconnaissance
presque ridicule de ce qu’est en son fond et en son expression et son
influence la sublime tragédie attique. La sublime tragédie attique est
une «rhétorique» aussi vaine et partant aussi funeste que la rhétorique
et la déclamation des orateurs de la Pnyx. «A quoi est-ce qu’il tend, ce
poème imposant et admirable? Tous ses efforts, tous ses soins n’ont-ils
point pour objet unique de plaire au spectateur? Lorsqu’il se présente
quelque chose d’agréable et de gracieux, mais en même temps de mauvais
[au point de vue moral], prend-il soin de le supprimer, de chanter et de
déclamer ce qui est désagréable mais utile, sans se soucier que les
spectateurs y trouvent du plaisir ou n’en trouvent point?... Les paroles
[dans cet opéra qui s’appelle la tragédie] s’adressent à la multitude
assemblée. Elles sont donc une sorte de déclamation populaire. C’est
donc une rhétorique pour le peuple, pour les enfants, les hommes libres
et les esclaves, réunis ensemble, et de la rhétorique nous ne faisons
pas grand cas, puisque nous avons dit qu’elle n’était qu’une flatterie.»

Nous savons bien que les tragiques se donnent de très favorables noms,
peut-être sérieusement, se considèrent comme consacrés à une admirable
et très salutaire mission. Ils disent que les poètes comiques s’adonnent
à l’imitation de la vie en ce qu’elle a de ridicule et de bas; et que
par conséquent il serait naturel de les éliminer de la République; mais
que la tragédie est l’imitation de la vie en ce qu’elle a d’excellent et
de sublime. Voilà qui va fort bien; mais c’est précisément pour cela
qu’on peut répondre à «ces personnages divins»: «Étrangers, nous sommes
nous-mêmes occupés à composer la plus belle et la plus parfaite
tragédie: tout notre plan de gouvernement n’est qu’une imitation de ce
que la vie a de plus beau et de plus excellent, et nous regardons à
juste titre cette imitation comme la véritable tragédie. Vous êtes
poètes et nous aussi dans le même genre; nous sommes vos rivaux et vos
concurrents. Or nous croyons que la vraie loi peut seule atteindre à ce
but et nous espérons qu’elle vous y conduira. Ne comptez donc pas que
nous vous laissions entrer chez nous sans nulle résistance, dresser
votre théâtre sur la place publique et introduire sur la scène des
acteurs doués d’une belle voix qui parleront plus haut que nous; ni que
nous souffrions que vous adressiez la parole en public à nos enfants, à
nos femmes, à tout le peuple, et que sur les mêmes objets vous leur
débitiez des maximes qui, bien loin d’être les nôtres, leur seront
presque toujours entièrement opposées. Ce serait une extravagance
extrême de notre part et de la part de tout État de vous accorder une
semblable permission avant que les magistrats aient examiné si ce que
vos pièces contiennent est bon et convenable à dire en public ou s’il ne
l’est pas. Ainsi, enfants et nourrissons des muses voluptueuses,
commencez par montrer vos chants aux magistrats afin qu’ils les
comparent avec les nôtres, et s’ils jugent que vous disiez les mêmes
choses ou de meilleures, nous vous permettrons de représenter vos
pièces; sinon, mes chers amis, nous ne saurions vous admettre...»

Et cette comparaison, ce parallèle entre les magistrats et, les poètes,
cette rivalité et cette concurrence n’est pas une simple hypothèse ou un
jeu d’esprit. Il existe un lieu dans le monde, où ce ne sont point tant
les lois qui règnent, ni les magistrats qui gouvernent que ce ne sont
les gens de théâtre qui régissent l’État. Ce lieu s’appelle Athènes.
Musiciens et dramatistes ont rivalisé, d’une part, à s’affranchir des
traditions et bonnes règles d’autrefois, d’autre part ils ont prétendu
que _le plaisir que causaient leurs œuvres était la règle la plus sûre
pour en bien juger_. Et «comme ils composaient leurs pièces d’après ces
principes et qu’ils y conformaient leurs discours, peu à peu ils
enlevèrent à la multitude toute bienséance et toute retenue, et elle en
vint à se croire en état de juger par elle-même...»

«C’est ainsi que le _gouvernement d’Athènes, d’aristocratique qu’il
était est devenu théâtrocratique_.»--La théâtrocratie athénienne a eu
pour effet d’affranchir tout citoyen, «le désordre passant des
beaux-arts à tout le reste», de tout respect pour les magistrats, les
supérieurs et les _meilleurs_, et de là l’on est passé «au mépris de la
puissance paternelle et des vieillards» et de là à «secouer le joug des
lois», et de là à ne respecter «ni promesse, ni serments, ni dieux,
imitant et renouvelant l’audace des anciens Titans».

Tout cela était en germe dans la _théâtrocratie_, ou tout au moins la
_théâtrocratie_ a contribué à tout cela dans une large part.

Aussi bien c’est la _théâtrocratie_ qui a tué Socrate, et voilà une
preuve qui en vaut quelques autres.

Pour en revenir aux poètes en général, il n’est pas très étonnant que ce
soit un représentant des poètes, comme l’a dit Socrate en son apologie,
un faiseur de tragédies et de dithyrambes, Mélitus, qui ait accusé
Socrate de corrompre la jeunesse; car ce sont précisément les poètes qui
pervertissent la jeunesse, et le premier vice que nous trouvions
reprocher à autrui c’est toujours le nôtre.

Depuis Homère jusqu’à Mélitus, tous les poètes, à l’exception peut-être
de Pindare, ont corrompu les hommes par leurs fables.

C’est Hésiode qui nous raconte les mauvais traitements qu’Uranus fit
subir à Saturne, Saturne à Uranus et Saturne à Jupiter et Jupiter à
Saturne. Le bel exemple à proposer aux enfants que des pères toujours
armés contre leurs fils et des fils toujours combattant leurs
pères!--C’est Hésiode racontant la guerre des dieux les uns contre les
autres. Le beau modèle à proposer à des citoyens, et comment veut-on
après cela que les défenseurs de l’État aient en horreur les dissensions
et les discordes civiles?

Non, il ne faut pas, dans une république qui sera vertueuse ou qui ne
sera point, qu’on entende dire que Junon a été mise aux fers par son
fils, et Vulcain précipité du ciel par son père pour avoir voulu
secourir sa mère pendant que Jupiter la frappait. Il ne faut point qu’on
entende dire que les dieux parcourent le monde et s’en vont de ville en
ville sous des formes étrangères, ce qui rend lâches et timides les
enfants et même les hommes.

Les poètes sont des enfants eux-mêmes qui aiment à avoir peur, qui
aiment les histoires de revenants et de prodiges, qui ne comprennent
rien à la divinité, qui en donnent des idées fausses et méprisables et
qui n’inspirent pas aux hommes autre chose qu’une parfaite immoralité
sous le voile de la tradition et de la religion nationale. Il faut
«veiller sur les poètes et les contraindre à nous offrir dans leurs vers
un modèle de bonnes mœurs ou à n’en point faire du tout».

Mêmes choses à dire, du reste, de tous les artistes, quoique ceux qui ne
se servent point de la parole soient moins directement corrupteurs. Il
faut empêcher en général tous les artistes «de nous donner soit en
peinture, ou en architecture, ou en quelque autre genre que ce soit, des
ouvrages qui n’aient ni grâce, ni correction, ni noblesse, ni
proportions. Quant à ceux qui ne pourront faire autrement, nous leur
défendrons de travailler chez nous, dans la crainte que les gardiens de
notre république, élevés au milieu de ces images vicieuses, comme dans
de mauvais pâturages et se nourrissant, pour ainsi dire, chaque jour de
cette vue, n’en contractent à la fin quelque grand vice de l’âme, sans
s’en apercevoir...»

Voilà ce que Platon pense, en résumé, de la République des lettres et
des arts. Il la considère en général comme un État dans l’État très
funeste à l’État. Tantôt--mais il faut bien savoir que ce n’est qu’une
boutade devenue trop célèbre et peut-être bien sa pensée de derrière la
tête, mais où il n’aime pas à trop s’arrêter--tantôt il dit qu’il faut
couronner tous ces gens-là de fleurs et les mettre à la porte de l’État;
plus souvent il veut tout simplement une _censure_, mais en quelque
sorte une censure active et non point seulement prohibitive, qui force
le poète et l’artiste à se mettre au service de la vertu et à
l’enseigner. Le poète, ou l’artiste, doit être l’auxiliaire et même
l’instrument du magistrat dans l’œuvre d’éducation morale que celui-ci
poursuit sans cesse: «Il faut [que le magistrat] cherche des artistes
habiles, capables de suivre à la trace la nature du beau et du gracieux,
afin que nos jeunes gens, élevés au milieu de leurs ouvrages comme dans
un air pur et sain, en reçoivent sans cesse de salutaires impressions
par les yeux et par les oreilles et que dès l’enfance tout les porte
insensiblement à imiter, à aimer le beau, et à établir entre lui et eux
un parfait accord.»--«A l’exemple du médecin qui, pour rendre la santé
aux malades et aux languissants, mêle à des aliments et à des breuvages
flatteurs au goût les remèdes propres à les guérir et de l’amertume à ce
qui pourrait leur être nuisible afin qu’ils s’accoutument pour leur bien
à la nourriture salutaire et n’aient pas de répugnance pour l’autre; de
même le législateur habile engagera le poète _et le contraindra même_,
s’il le faut, par la rigueur des lois, à exprimer dans des paroles
belles et dignes de louange, ainsi que dans ses mesures, ses accords et
ses figures, le caractère d’une âme tempérante, forte et vertueuse.»

En un mot, l’art, _comme toute chose_, devrait être étroitement et
sévèrement subordonné à la morale, et le beau n’est pas, comme on l’a
fait dire à Platon, et comme il ne l’a jamais dit, et ce serait presque
le contraire de sa pensée, la splendeur du vrai; mais le beau est la
splendeur du bien; et c’est, pour parler simplement, le bien présenté
avec agrément.

Et cette théorie est si éloignée de celle des poètes grecs, elle est
tellement ignorée d’eux, et quand elle est mise en pratique par eux
c’est tellement par hasard, qu’il n’est pas très étonnant que Platon ait
vu dans les poètes et les artistes grecs des gens _qui lui échappaient_,
ce qui mène toujours à voir en gens de cette sorte des ennemis, des
adversaires ou au moins des forces hostiles, ou au moins des obstacles.




V

LES HAINES DE PLATON: LES PRÊTRES ET LES DIEUX


Pour des raisons très analogues à celles qui lui faisaient détester les
poètes. Platon déteste les prêtres et la mythologie. D’abord et avant
tout, les Dieux et les prêtres ont été cause autant que les poètes de la
mort de Socrate. Socrate a succombé sous les coups d’une coalition
démocratique, artistique et cléricale. La plèbe athénienne était très
religieuse, sinon «foncièrement croyante», comme le dit M. A. Croiset.
Elle était théophile. «On le voit bien, comme dit très justement ce même
auteur, par le procès des Hermocopides [destructeurs ou mutilateurs des
statues d’Hermès], on s’en rend compte également par tous les discours
des orateurs, chez qui c’était un lieu commun, _même à l’époque de
Démosthène et d’Eschine_, de montrer dans leurs adversaires des ennemis
des Dieux. Ce qui peut dans les temps modernes [ceci est un peu exagéré]
donner l’idée la plus exacte de l’esprit religieux de la démocratie
athénienne, c’est peut-être Paris au temps de la Ligue».

Songez à cette fureur de consulter les oracles, à cette _mantéomanie_,
si gaiement raillée par Aristophane (personnages pliant sous le faix des
oracles amoncelés, comme Dandin sous le poids des sacs à procès), songez
encore à cette terrible loi d’_asébeia_ (impiété) qui paraît n’avoir
frappé _à mort_ que Socrate et un ou deux autres, mais qui a contraint à
fuir et à s’exiler pour ne pas périr Anaxagoras, malgré l’amitié et
l’appui de Périclès, et Diagoras et Protagoras, et bien d’autres, dont
vous trouverez la liste dans la _Critique des idées religieuses en
Grèce_ de M. Decharme.

Or, triomphante après la chute des «Trente Tyrans» et le retour des
proscrits, la démocratie avait certainement voulu prendre sa revanche,
ce qu’indique précisément la loi d’amnistie que Thrasybule réussit à
faire voter. Mais la loi d’amnistie n’effaçait pas la loi d’_asébeia_ et
c’est par cette loi que la démocratie cléricale se donna la consolation
de tuer au moins Socrate, lequel s’était moqué et des Dieux et des
«mangeurs de fèves», c’est-à-dire des électeurs plébéiens.

On comprend donc que Platon n’aime ni les prêtres ni les Dieux et ait
pour la mythologie et les mythologues aussi peu de goût que possible.
Sans doute Platon, soit par habitude, soit par un peu de prudence (ce
qui est moins mon avis, car, en somme, il s’est exposé à la loi
d’_asébeia_ toute sa vie, et je crois qu’il faut estimer Platon
extrêmement courageux), dit: «les Dieux» aussi souvent que «Dieu». Mais
on peut considérer cette formule comme une simple figure de rhétorique,
tant il est dédaigneux de la «mythologie» proprement dite, toutes les
fois qu’il s’occupe d’elle directement et formellement.

Sans doute Socrate, de la façon que le fait parler Platon dans
l’_Apologie_, déclare hautement qu’il croit aux Dieux; mais il le
déclare et surtout le prouve d’une manière assez étrange et un peu
équivoque: «Tout le monde, dit-il en substance, sait que je crois aux
Démons, puisque j’en ai un. Or qu’est-ce que c’est que les Démons? Ce
sont les enfants des Dieux. Comment voulez-vous donc que je ne croie pas
aux Dieux?...»--Il est presque loisible de prendre cela pour de l’ironie
assez forte, comme, du reste l’ironie règne presque d’un bout à l’autre
de l’_Apologie_.

Toujours est-il que voici comme Platon parle des Dieux à son ordinaire.
Il fait dire spirituellement à Socrate dans l’_Euthyphron_: «Selon toi
une même chose paraît juste à certains Dieux et injuste aux autres, et
ce dissentiment est la cause de leurs disputes et de leurs guerres,
n’est-ce pas?

--Sans doute.

--Il suit de là qu’une même chose est aimée et haïe des Dieux; qu’elle
leur est en même temps agréable et désagréable?

--Cela me paraît ainsi.

--Et par conséquent le saint et l’impie sont la même chose.

--La conséquence pourrait bien être exacte.

--... De sorte qu’il pourrait bien se faire que l’action que tu fais
aujourd’hui en poursuivant la punition de ton père plût à Jupiter et du
même coup déplût à Saturne; qu’elle fût agréable à Vulcain et
désagréable à Junon...»

Plus sérieusement, mais avec quelque sournoise ironie encore, dans le
_Timée_, qui est de ton dogmatique, Platon commence par parler des Dieux
auxquels il est évident qu’il croit et qui sont tout simplement les
astres du ciel; puis, arrivant aux Dieux mythologiques, il en discourt
de cette façon: «Quant aux autres divinités, nous ne nous croyons pas
capables d’en expliquer l’origine. Le mieux est de s’en rapporter à ceux
qui en ont parlé autrefois, et qui, issus de ces Dieux, comme ils le
disent, doivent connaître leurs ancêtres. Le moyen de ne pas croire en
cela des fils de Dieux, bien que leurs raisons ne soient ni
vraisemblables ni solides? C’est l’histoire de leur famille qu’ils
racontent, il faut donc l’accepter de confiance, selon l’usage. Telle
est donc, nous n’en doutons pas, la généalogie de ces Dieux: De la Terre
et du Ciel naquit l’Océan...»

Il y a dans ce passage de quoi boire autant de ciguë qu’il en faut pour
aller voir les Dieux de très près.

Enfin tout à fait sérieusement, ce qui se marque à ce que Platon tient à
_excuser ce qu’il attaque_ et à donner la raison d’être de ce que du
reste il condamne, il parle ainsi de la mythologie tout entière: «Qu’on
n’entende jamais dire parmi nous que Junon..., ni raconter tous ces
combats des Dieux inventés par Homère, _qu’il y ait ou non des
allégories cachées sous ces récits_; car un enfant n’est pas en état de
discerner ce qui est allégorique et ce qui ne l’est pas, et tout ce qui
s’imprime dans l’esprit à cet âge y laisse des traces que le temps ne
peut effacer...»

Ici Platon dit tout en très peu de mots, contrairement à ses habitudes.
Il a l’air de croire, comme les hommes du XVIIe siècle, que la
mythologie a été inventée par les poètes; mais il indique qu’il sait
très bien que les mythes sont des idées très profondes sur les forces,
les luttes et les mystères de la nature, idées revêtues de symboles et
de métaphores brillantes; mais encore il affirme, avec beaucoup de
raison, que ces mythes ne sont que frivoles ou corrupteurs pour ceux qui
en ont perdu la clef et qui n’y voient plus que des anecdotes,
c’est-à-dire pour tous les Grecs, même au quatrième siècle.

Il n’est pas moins affirmatif et il n’est pas moins audacieux sur les
rapports entre les hommes et les dieux. Les prières, les offrandes, les
sacrifices et ce qu’il appelle synthétiquement «la sainteté» lui paraît
un simple «trafic» qui n’est pas digne de la moindre considération:
«Sacrifier c’est donner aux dieux; prier c’est leur demander... Il suit
de là que la sainteté est la science de donner et de demander aux
dieux... Pour bien demander, il faut leur demander ce de quoi nous avons
besoin... et pour bien donner, il faut leur donner les choses qu’ils ont
besoin de recevoir de nous... La sainteté, mon cher Euthyphron, est donc
une espèce de trafic entre les dieux et les hommes.--Ce sera un trafic,
si tu le veux.--Je ne le veux pas, s’il ne l’est réellement...»

Cela ne serait peut-être que très vain et très puéril, si de ce trafic,
de ce négoce il n’y avait pas toute une organisation, toute une
administration, qui est la chose la plus immorale du monde. Les prêtres,
les sacrificateurs, les devins sont les administrateurs de la «sainteté»
et des relations entre les hommes et les dieux, et ils donnent à ces
rapports un caractère de commerce honteux, et rien n’est plus capable de
dépraver les hommes que cette administration de la sainteté: «Voici le
langage que _le peuple et les poètes_ [et les prêtres, comme on verra
plus loin; et les trois groupes humains que Platon n’aime point sont
bien là] ont sans cesse dans la bouche... De tous ces discours, les plus
étranges sont ceux qu’ils tiennent au sujet des dieux et de la vertu.
Les dieux, disent-ils, n’ont souvent pour les hommes vertueux que des
maux et des disgrâces, tandis qu’ils comblent les méchants de
prospérités. _De leur côté_, des sacrificateurs et des devins,
assiégeant les maisons des riches, leur persuadent que _s’ils ont commis
quelque faute, eux ou leurs ancêtres, elle peut être expiée par des
sacrifices_ et des enchantements, par des fêtes et par des jeux, _en
vertu du pouvoir que les dieux leur ont donné_. Si quelqu’un a un ennemi
à qui il veut nuire, homme de bien ou méchant, peu importe, il peut à
très peu de frais lui faire du mal: ils ont certains secrets pour lier
le pouvoir des dieux et en disposer à leur gré. Et ils confirment tout
cela par l’autorité des poètes... Pour prouver qu’il est facile
d’apaiser les dieux, ils allèguent ces vers d’Homère: «Les dieux mêmes
se laissent fléchir par des paroles flatteuses, et quand on les a
offensés, on les apaise par des libations et des victimes»... Ils font
accroire, non seulement à des particuliers, mais à des villes entières,
qu’au moyen de victimes et de jeux on peut expier les fautes des vivants
et des morts. Ils appellent _Télétaï_ les sacrifices institués pour nous
garantir des maux de l’autre vie, et ils prétendent que ceux qui
négligent de sacrifier doivent s’attendre aux plus grands tourments dans
les enfers. _Or quelle impression de pareils discours sur la nature du
vice et de la vertu et sur l’idée qu’en ont les dieux et les hommes
feront-ils dans l’âme d’un jeune homme doué d’un beau naturel et d’un
esprit capable de tirer les conséquences de ce qu’il entend,
relativement à ce qu’il doit être?..._»

Oui, voilà une des causes profondes de la corruption des Grecs et
particulièrement des Athéniens: leur religion et la façon dont ils
l’entendent et la façon dont les prêtres la leur présentent et
l’exploitent. Le cléricalisme mythologique, voilà un des ennemis.

Aussi bien, il y a bien des manières d’être impie, parmi lesquelles on
en peut distinguer trois principales. La première est de ne pas croire
aux dieux [ou à Dieu: j’ai dit que Platon admet continuellement cette
synonymie].--La seconde est de ne pas croire à la Providence et
d’imaginer un Dieu ou des dieux indifférents aux choses humaines.--La
troisième est de croire «qu’on gagne les dieux par des prières».

Ces trois sortes d’impiété sont aussi graves et aussi funestes les unes
que les autres. Ne pas croire à la Divinité provient toujours d’une
perversité naturelle ou acquise.--Y croire, mais se persuader «qu’elle
ne se met point en peine de ce qui nous touche provient ou du besoin que
l’on a qu’il n’y ait point de juge, ou de la conscience que l’on a de
crimes commis et qu’on ne veut pas qui soient jugés, et c’est une sorte
d’anarchisme moral.--Y croire, croire qu’elle s’occupe de nous, mais
croire qu’elle peut être fléchie par des sacrifices et des prières,
c’est d’abord en avoir un incroyable mépris et mieux vaudrait n’y pas
croire; c’est ensuite la prendre pour complice et puiser dans les
rapports que l’on a avec elle, dans la «sainteté», un encouragement à
mal faire. Un «saint» est un coquin qui prend une assurance contre les
Enfers et qui, pour l’avoir prise, se confirme dans le propos d’être un
coquin. Et cette impiété est peut-être la plus effroyable des trois,
parce qu’elle est la plus raffinée.

Aussi les hommes devraient dire aux législateurs: «Nous exigeons de vous
que vous nous prouviez par de bonnes raisons qu’il existe des dieux et
qu’ils sont d’une nature trop excellente pour se laisser fléchir par des
présents... _Car c’est là précisément ce que nous entendons dire_, avec
beaucoup d’autres choses semblables, par des gens qui passent pour très
capables, _poètes, orateurs, devins, prêtres_, sans parler d’une
infinité d’autres personnes; ce qui, _loin de nous détourner de
commettre l’injustice_, n’a d’autre effet que de _nous porter à remédier
au mal après qu’il a été fait..._»

Avec les poètes, avec les sophistes, avec les démocrates, Athènes compte
comme agents très énergiques de corruption, de perversité et de
décadence, ses devins, ses prêtres et ses dieux mêmes.




VI

MALGRÉ SES HAINES...


Et cependant, malgré ses haines et comme il arrive à tout homme
intelligent et réfléchi, Platon n’est pas sans comprendre, un peu
confusément peut-être, ce qu’il y a de juste dans tout ce qui--idées,
mœurs et institutions--est le plus contraire à ses idées propres.

C’est à la fois l’embarras et le stimulant et du reste la condition
d’être de tout penseur. On ne comprend jamais bien que ce dont on
comprend le contraire et cela ne laisse pas d’embarrasser et d’entraver
quelques-uns, même jusque-là qu’ils s’arrêtent dans le scepticisme ou
dans la neutralité; et cela aussi est pour les esprits vigoureux un
aiguillon, les poussant à résoudre l’antinomie ou à s’en évader par
quelque invention heureuse.

Platon déteste les poètes, et il est poète lui-même, et d’ailleurs
tellement amoureux de poésie qu’il cite sans cesse les poètes, beaucoup
plus que ne font à l’ordinaire les écrivains grecs, du moins de son
temps.

Platon déteste les sophistes; et il est très évident qu’il est si
pénétré de leurs leçons, de leur influence et en quelque sorte de leur
esprit même, qu’il n’a pas inventé une autre façon de raisonner que la
leur; si l’on ne doit pas dire qu’il a perfectionné la leur et l’a
raffinée et aggravée. Ç’a été sa faiblesse auprès de la postérité qu’il
a toujours prouvé le vrai à l’aide de tous les artifices dont on se sert
à l’ordinaire pour prouver le faux. Il prouve le vrai par des arguments
captieux, des pièges tendus, des digressions déconcertantes, des
manœuvres stratégiques, des faux-fuyants et des paradoxes. Il est le
sophiste de la vérité. Il a, pour parler à peu près le langage de
l’école d’alors, il a «l’idée forte», et il semble s’appliquer à la
prouver par le «discours faible».--Avez-vous remarqué que, même quand il
met en présence les Sophistes et Socrate, ce sont les Sophistes qui vont
plus droit au but et qui ont plus de loyauté dans la discussion; et que
c’est Socrate qui louvoie sans cesse et qui a sans cesse les démarches
tournantes et les mouvements obliques?

Est-ce coquetterie? On l’a cru, peut-être avec raison. Est-ce regret et,
comme on était tenté de dire tout à l’heure: «regrette-t-il assez de
n’être pas poète épique!», doit-on dire maintenant; «il regrette
vraiment de n’être pas un sophiste et il veut l’être au moins dans la
forme»?--C’est plutôt très vaste et souple compréhension et maîtrise
intellectuelle; et _ce qu’il y a de bon_, à son avis et selon son goût,
_dans chaque chose_, et l’âme de bonté qu’il y a dans les choses
mauvaises et l’âme de vérité qu’il y a dans les choses fausses, comme a
dit Spencer, il ne voudrait pas quelles lui échappassent et il sentirait
un manque à en être privé.

Il n’est personne d’un peu cultivé qui ne soit un peu dans cet état
d’esprit et il suffit de ne point s’y complaire trop et de ne s’y point
trop arrêter; mais à la fois on peut trouver que Platon s’y est trop
amusé pour rester toujours clair; et à la fois on serait fort désespéré
qu’il n’eût aucunement cédé à cette tendance.

Il a détesté les prêtres et les dieux; et, non seulement c’est un esprit
religieux et un esprit mystique; mais c’est un prêtre et c’est un
mythologue et un mythopoète et comme un démiurge de mythes. Nul doute
qu’il n’eût l’esprit sacerdotal, qu’il n’eût voulu être un prêtre, un
prêtre très pur, un prêtre à faire rougir et à plonger dans la confusion
les prêtres qui l’environnaient; mais un prêtre. La _République_ tout
entière et aussi et surtout les _Lois_ sont d’un Moïse attique, d’un
Moïse qui écrit les tables de la loi sur le Cap Sunium.

Et pour ce qui est de mythologie, moitié dernier éditeur des philosophes
mythiques qui l’ont précédé, moitié créateur et inventeur, il en fait
une tout entière, il en construit une qui est intégrale, à quoi il ne
manque rien et qui est à ravir l’imagination. On peut même dire, et on
le verra assez par la suite, que Platon est hanté par le mythe comme un
voyant par des visions. Je ne crois pas qu’il faille du tout dire que
ses mythes sont des _ornements_ dans ses dialogues. Ils sont, sinon la
substance même de l’esprit de Platon, du moins un des éléments
principaux de sa pensée. Je le crois, sans doute, surtout un esprit
abstrait; mais je le crois en même temps un esprit qui a besoin de voir
la métaphysique en tableaux pour se satisfaire pleinement.

En cela très grec, et d’une race dont c’est précisément la marque
distinctive qu’elle avait l’esprit aussi subtil que plastique et aussi
plastique que subtil et qu’il lui était difficile de sacrifier une de
ces facultés à l’autre et de faire plier l’une des deux sous la pression
de l’autre, quelque forte que fût celle-ci.

Le mythe est donc ce que Platon respire, comme l’abstraction est ce
qu’il élabore, et l’abstraction est son travail, qu’il aime, et le mythe
sa récréation naturelle, qu’il aime peut-être plus; à moins, ce qui est
probable, qu’il aime autant l’un que l’autre, selon les heures, et
qu’une vie partagée entre les deux lui paraisse harmonieuse comme une
œuvre d’art et la seule digne d’être vécue.

Et enfin, dernier contraste, ou plutôt dernier _complément_ et chose qui
montre plus que tout cette compréhension peut-être volontaire, plus
probablement naturelle et instinctive du génie de Platon, il déteste la
démocratie; il déteste l’égalité; il n’attend rien de bon de l’égalité,
et l’égalité ne laisse pas d’exercer sur lui je ne sais quelle séduction
qui reste confuse, mais qui est bien significative, puisque, par ce
qu’elle a d’indéterminé, elle ressemble à je ne sais quoi comme un vague
aveu, ou un vague regret ou un vague retour.

C’est Mme de Rémusat, je crois, qui a dit: «On n’est jamais uniquement
ce qu’on est surtout.» Platon est surtout aristocrate; c’est bien
évident et c’est certain; mais il ne peut pas s’empêcher, ou de
regretter de n’être pas égalitaire, ou de chercher à l’être de quelque
façon;--et l’on est toujours un peu ce qu’on regrette de n’être pas.

Avez-vous lu cette singulière page des _Lois_? Je confesse que je ne la
comprends pas; mais comme indication, au moins, de quelque chose qui n’a
pas été exprimé et qui peut-être ne pouvait pas l’être, elle est bien
curieuse: «Il n’y a d’_égalité entre les choses inégales qu’autant que
la proportion est gardée_, et ce sont les deux extrêmes de l’égalité et
de l’inégalité qui remplissent les États de séditions. Rien n’est plus
conforme à la vérité, à la droite raison et au bon ordre que l’ancienne
maxime _qui dit que l’égalité engendre l’amitié_. Ce qui nous met dans
l’embarras, c’est qu’il n’est pas aisé d’assigner au juste l’_espèce
d’égalité propre à produire cet effet_; car il y a deux sortes d’égalité
qui se ressemblent par le nom, mais qui sont bien différentes en
réalité. L’une consiste dans le poids, le nombre et la mesure: il n’est
point d’État, point de législateur à qui il ne soit facile de la faire
passer dans la distribution des honneurs en les laissant à la
disposition du sort. Mais il n’en est pas ainsi de la vraie et parfaite
égalité, qu’il n’est pas aisé à tout le monde de connaître. Le
discernement en appartient à Jupiter, et elle ne se trouve que bien peu
entre les hommes. Mais encore c’est le peu qui s’en trouve, _soit dans
l’administration publique, ou dans la vie privée, qui produit tout ce
qui s’y fait de bien_. C’est elle qui donne plus à celui qui est grand,
moins à celui qui est moindre, à l’un et à l’autre dans la mesure de sa
nature. Proportionnant ainsi les honneurs au mérite, elle donne les plus
grands à ceux qui ont plus de vertu et les moindres à ceux qui ont moins
de vertu et d’éducation. Voilà en quoi consiste la juste politique, à
laquelle nous devons tous tendre, mon cher Clinias, ayant toujours les
yeux fixés sur cette égalité dans l’établissement de notre nouvelle
colonie. Quiconque pensera à fonder un État doit se proposer le même but
dans son plan de législation et non pas l’intérêt d’un ou de plusieurs
tyrans ou l’autorité de la multitude; mais toujours la justice, qui,
comme nous venons de le dire, n’est autre chose que l’égalité établie
entre les choses inégales, conformément à leur nature.»

Il m’est certes impossible d’expliquer ce que Platon veut dire ici.
Cette égalité introduite entre des choses inégales, cette égalité
proportionnelle qui ne peut être que l’inégalité, ce partage des
honneurs selon les mérites et en considération de la vertu et de
l’éducation qui est à peu près la formule de la _Déclaration des Droits
de l’homme_: «la République ne connaît d’autres motifs de préférence que
les vertus et les talents», mais qui reste bien vague et qui en tout cas
est si peu l’égalité que précisément elle l’exclut; cet essai, en vérité
sophistique, de donner le mot en retenant la chose et d’arriver
péniblement, en quelque sorte, à pouvoir prononcer le mot tout en se
gardant bien de le définir et de le faire correspondre à une chose
définissable; cet emploi plaisant du mot «vrai», que nous avons retrouvé
si souvent et qui est le signe qu’on n’accepte point la chose que l’on
préconise sans doute, mais que l’on ne préconise qu’à la condition
qu’elle soit «véritable», c’est-à-dire conforme à notre goût, en telle
sorte que tout homme qui vous parle de «vraie» justice, c’est qu’il ne
veut point de la justice, et que tout homme qui vous parle de «vraie»
liberté, c’est qu’il est despotiste, et que tout homme qui vous parle de
«vraie» propriété individuelle, c’est qu’il est collectiviste;--tout
cela évidemment montre surtout l’embarras de Platon dans cette affaire;
embarras qu’avec son eutrapélie habituelle il avoue lui-même; mais tout
cela montre aussi qu’en vérité, il voudrait bien trouver un moyen d’être
égalitaire.

Vous avez remarqué cette pensée profonde: «c’est l’égalité qui engendre
l’amitié». Elle est en parfaite contradiction, ce me semble, avec cette
autre, toute voisine: «Ce sont les deux extrêmes _de l’égalité et de
l’inégalité_ qui remplissent les États de séditions»; et du reste elle
est fausse, et si l’amitié entre inégaux est à peu près impossible, il
est vrai aussi que l’amitié entre égaux est parfaitement rare. Cette
pensée est donc contredite par Platon lui-même et d’ailleurs très
contestable; mais elle contient une âme de vérité, parce que, prise à
l’inverse, elle est assez vraie, parce que ce n’est pas de l’égalité que
naît l’amitié, mais de l’amitié que naît l’égalité ou une sorte
d’égalité.

Sont égaux de cœur, pour ainsi parler, et se sentent égaux de cœur les
citoyens, les concitoyens, les compatriotes qui s’aiment. On est des
égaux quand on est des frères. La «vraie» égalité est la fraternité. La
«vraie» égalité, et je ne veux pas dire que l’autre soit fausse, mais
j’entends que celle-ci est bonne et qu’elle est féconde, la vraie
égalité existe quand des citoyens très inégaux en forces, en
intelligence, par l’éducation, par la fortune, sont convaincus
cordialement que cependant, d’une certaine façon, ils sont égaux encore,
soit comme fils d’un même père, et c’est l’égalité à base de sentiment
religieux, soit comme fils de la même mère, et c’est l’égalité à base de
sentiment patriotique. La vraie égalité consiste à croire que, malgré
tant d’inégalités, on aime également quelque chose ou l’on est aimé
également par quelqu’un.

Cette égalité de fond, si on la sent comme par dessous tant d’inégalités
nécessaires, à savoir naturelles ou imposées par l’histoire, si on la
sent, elle existe; si on ne la sent pas, elle n’existe point.

Mais si on la sent très fortement, non seulement elle existe, mais elle
est féconde. Elle crée. Elle se crée elle-même, et je veux dire qu’elle
se développe et elle crée une foule d’actes de solidarité, de dévouement
des uns envers les autres qui aboutissent à une égalité générale, non
seulement très réelle, mais très sensible.

Il me semble que c’est cela qu’a entrevu Platon, et je ne me ferai pas
prier pour dire que non seulement il l’a entrevu, mais qu’il l’a très
bien vu; et que c’est moi qui par ma faute ne fais que l’entrevoir dans
sa rédaction.

Il me semble donc que c’est cela que Platon a vu et a cherché à démêler.
Il sentait bien que la démocratie, quoi qu’en eût dit Thucydide et quoi
que, tout compte fait, il en pensât lui-même, ne pouvait pas être tout
simplement «_une bêtise_».

Et d’ailleurs ce sont les simplistes, c’est-à-dire les gens grossiers,
qui décident ainsi et qui s’expriment de la sorte. Il sentait bien qu’il
devait être vrai et qu’en tout cas il était élégant de croire que la
démocratie contenait en son fond quelque chose qui était moins bête
qu’elle.

Et c’est pour cela qu’il cherchait et que peut-être il trouvait ce qui
est la beauté cachée de l’idée égalitaire ou ce qui peut en excuser le
goût.

Toujours est-il que Platon est assez «complexe» pour que, même en
politique, même sur le point où il était le plus séparé de ses
adversaires, il fût encore au moins disposé à leur accorder quelque
chose et c’est à savoir la faveur flatteuse de pousser la condescendance
jusqu’à affecter de les comprendre, et mieux qu’ils ne se comprenaient
eux-mêmes.--L’égalité? Je leur en donnerai leçon quand il me plaira.




VII

SON DESSEIN GÉNÉRAL


Ainsi orienté, ainsi poussé par les tendances maîtresses que j’ai dites
et tempéré et contenu par son aptitude à comprendre ce qu’il n’aimait
pas, après de longues années de voyages, d’observations, de comparaisons
et de réflexions, vers quarante ans, d’après les meilleures conjectures
des historiens, Platon songea à enseigner et à écrire. On peut se le
figurer à cette époque, soit méditant au Cap Sunium, soit contemplant du
haut de l’Acropole cette ville qu’il aimait et qu’il détestait tout à la
fois, raisonnant à peu près de la manière suivante:

Ce peuple fut très grand et est encore digne d’intérêt. Son passé
légendaire auquel il ne faut, du reste, ajouter aucune créance, montre
au moins qu’il a tenu une certaine place dans l’humanité. Ses
législateurs furent des hommes de très grand sens pratique et qui
avaient l’instinct de la justice et qui sont restés justement célèbres
dans tout le monde civilisé. Sa résistance aux Asiatiques, quoique
démesurément amplifiée et exaltée par les historiens et les poètes, fut
singulièrement honorable et glorieuse. Il a eu des héros et il a eu des
saints, dans le sens vrai de ce mot. C’est un grand peuple qui
s’effondre.

Il est très probable qu’il va disparaître en très peu de temps,
peut-être avant la fin de ma vie. Sa décadence a été d’une rapidité
anormale et comme prodigieuse. On peut l’attribuer vraisemblablement à
plusieurs causes. Il avait un fond de frivolité et d’outrecuidance qui
lui faisait croire que le monde était destiné à être sa conquête, et il
s’est jeté dans des entreprises folles qui l’ont amené en trois
générations à être conquis, désarmé et blessé à mort. Il respire
actuellement, parce que ses vainqueurs sont occupés ailleurs; mais un
nouveau conquérant, et qui n’aura pas beaucoup de peine à être le
conquérant définitif, peut se dresser demain.

Ce peuple ne prend point du tout le chemin qui peut mener au relèvement
et à la santé politique. Après avoir été trop patriote et comme enivré
de volonté de puissance, il semble n’être plus patriote le moins du
monde, et c’est bien un trait et une marque de sa versatilité naturelle.
Il croit être démocrate, et s’il l’était ce ne serait déjà point une
très bonne fortune; mais il ne l’est pas; il est foncièrement
anarchique. Ne pas obéir, n’avoir aucune hiérarchie et que personne ne
soit au-dessus d’un autre, c’est à peu près sa seule idée générale. Il
l’habille, à ce qu’il me semble, de la formule suivante: «Je ne veux pas
obéir; je veux être persuadé.» C’est assez spirituel et ce ne serait pas
si loin d’être juste; mais comme il est très passionné, très artiste et
très féminin, il se trompe sur ce qu’il appelle persuasion: il se croit
persuadé quand il est flatté et il trouve une foule de gens, comme on
pense, pour lui prodiguer cette persuasion-là.

Il s’ensuit qu’il n’a pas de gouvernement et qu’il ne se gouverne pas.
Il n’y a à Athènes aucun plan suivi de gouvernement, aucune idée
directrice, même fausse. Cette belle ville est une trière à la dérive.

On se relève de tout avec la force morale; mais ce peuple n’a aucune
moralité. A vrai dire, il n’en a jamais eu beaucoup, si ce n’est sous
forme de patriotisme; mais il en a moins que jamais et non pas plus en
haut qu’en bas; et, de plus, il a en lui, très actifs, de terribles
éléments d’immoralité, de terribles agents de démoralisation.

Il est corrompu par ses sophistes. Ceux-ci exercent leurs ravages dans
la classe supérieure, qui n’est plus dirigeante, mais qui pourrait être
édifiante, excitante, assainissante et qui commence à être tout le
contraire. Le tort des Sophistes, qui sont gens d’esprit et de talent,
est de n’avoir aucun idéal, de tout rapporter au succès et de
n’enseigner rien autre chose que des moyens de succès.

Leurs élèves, par suite, sont tous des contrefaçons d’Alcibiade. C’est
Critias, Thrasymaque, Calliclès, jeunes gens brillants, spirituels,
séduisants et éloquents, mais qui ne songent à autre chose qu’à
«arriver», qu’à dominer, sans se soucier des moyens et sans se demander
dans quel but. Quand ils ont dit: «Il s’agit d’être les premiers dans la
ville», ils ont dit tout ce qu’ils pensent et ils sont au bout de leur
philosophie. Or ne vouloir qu’arriver au pouvoir par quelques moyens que
ce soit et, parvenu là, ne savoir pas pour quoi faire, c’est une
puérilité et une espèce de sauvagerie. C’est le contraire même d’une
civilisation, même rudimentaire. Les Sophistes avec tout leur talent,
tout leur savoir et toutes leurs prétentions, ne sont que des
professeurs d’ambition cynique.

Ce peuple est encore perverti par ses poètes et artistes. Ce sont gens
qui ont un certain sentiment du beau, mais qui croient fermement que
cela suffit à l’humanité. Ils sont immoralistes sans cynisme, eux; mais
en toute candeur et, ce qu’il y a de grave, ils traitent sans aucun
souci du sentiment de la moralité tous les sujets possibles et notamment
ceux qui pourraient mettre quelque force morale et quelque _ton_ dans
les âmes. Les vieilles légendes, nationales ou autres, qui auraient
souvent un grand sens et une grande portée et qui seraient de nature à
faire réfléchir, ils les traitent en beauté, uniquement, et en
considération seule de l’agrément qu’elles peuvent avoir. Pourvu que la
bulle de savon soit brillante et chatoyante et s’envole avec grâce, ils
sont pleinement satisfaits.

Et, après tout, on ne peut guère leur demander autre chose et le foulon
n’a qu’à fouler; mais le malheur c’est que ce peuple attribue à ces jeux
une importance extraordinaire et ne voit rien au monde de plus
considérable. C’est précisément le moyen de rester enfant éternellement.
L’enfant _a raison_ de s’attacher au beau et de s’en pénétrer en quelque
sorte, et, si je faisais un traité de pédagogie, c’est bien, quoique
avec toutes sortes de précautions, par la _mousikè_, tout autant que par
la gymnastique et peut-être un peu plus, que je dresserais les
nourrissons de la cité. La vue de la beauté donne à l’âme l’eurythmie
nécessaire.

Mais ce n’est là qu’un moyen d’éducation, c’est un acheminement; ce
n’est pas le but. Les Athéniens restent enfants en ceci qu’ils
considèrent comme l’objet de la vie ce qui n’en est que la préparation
d’abord et l’ornement ensuite. Si l’on veut, ils ne sont pas corrompus
par l’art; mais ils sont maintenus par leur amour excessif de l’art dans
l’immoralité, dans l’indifférence morale qui leur est naturelle et qui
est entretenue puissamment par d’autres choses.

Et ce peuple est enfin corrompu par ses prêtres, qui sont les derniers
des hommes. Ils n’ont, à la vérité, aucune influence sur l’élite, qui en
partie ne croit à rien, en partie ne croit qu’à la divinité du beau, en
partie croit secrètement, et avec des allures de conspirateurs, aux
mystères, assez purs et assez obscurs aussi, d’Éleusis ou des Orphistes.
Oui, l’élite athénienne échappe aux prêtres complètement. Mais
qu’importe, si les prêtres conservent un immense ascendant sur le
peuple, qui est ici le maître absolu?

Or les prêtres tiennent le peuple et ils l’abêtissent à souhait et le
démoralisent à merveille. Ils le gorgent d’oracles idiots; le flattant
par le merveilleux comme les démagogues par des caresses et des
déclarations d’amour; lui faisant croire tous les matins qu’il va être
vainqueur de la terre et qu’il est le mignon des dieux tout-puissants.
Ils l’habituent au vice en le lui représentant comme rachetable par des
sacrifices et des présents offerts à la divinité. Et, par ce double
procédé, ils l’amputent et de toute virilité et de toute moralité. Il y
a longtemps déjà que ce peuple n’a plus d’âme.

Aussi, après de terribles blessures reçues et de terribles déchéances,
dont il n’a plus l’air de se souvenir le moins du monde, voilà qu’un
peuple jeune et fort, qu’il est assez inepte pour mépriser, se dresse au
nord et s’apprête à le rayer définitivement du nombre des nations.

Mais précisément n’est-ce pas là une bonne contingence et ne faudrait-il
pas justement laisser aller les choses comme elles vont et où elles
doivent naturellement aller?

Je ne sais trop. Outre que le patriote ne peut même pas et ne doit pas
se poser cette question, le philosophe a quelque raison d’y répondre
négativement. Sans doute ce qui importe à l’humanité c’est que les
peuples faibles disparaissent et que les peuples sans moralité, ce qui
est à très peu près la même chose, disparaissent, et que les peuples
sots, ce qui est encore dans le même ordre d’idées, soient anéantis.
Cependant on peut plaider avec quelque raison la cause des peuples
faibles, immoraux et sots, qui du reste ont de l’esprit, ce qui, et nous
en sommes bien la preuve, n’est pas contradictoire.

Que les Athéniens disparaissent comme peuple, évidemment cela ne fera
point un grand tort à l’humanité, et même on peut soutenir que cela lui
sera un profit, les Athéniens donnant un mauvais exemple, celui de la
déraison. Et l’on peut dire aussi que cela ne leur fera aucun tort à
eux-mêmes, puisqu’ils continueront à avoir de l’esprit et à faire de
belles statues, seule vocation qui soit la leur, et qu’ils seront
administrés plus sagement qu’ils ne le sont, à coup sûr, puisqu’ils ne
le seront pas par eux-mêmes.

Tout cela est juste. Mais je crois bien aussi qu’un peuple qui cesse
d’être un peuple perd quelque chose même de ses qualités non politiques
et que les Athéniens auront moins d’esprit, et feront moins de belles
statues et de belles tragédies quand ils seront province de quelque
vaste empire. L’autonomie nationale est une fierté qui soutient même le
particulier, même l’artiste, même le poète, même le philosophe, et qui
lui donne ou lui garde toute son énergie et toute sa vertu productrice
et créatrice. Cela est à peu près certain.

Il y a donc perte pour l’humanité tout entière quand un peuple qui n’est
pas un simple agrégat d’imbéciles est absorbé par un peuple plus
puissant.

Ceux qui rêvent une humanité tout entière régie par un seul
gouvernement, celui du peuple le plus fort, font un rêve très séduisant
et je dirai honorable, au point de vue de la paix humaine; mais ils ne
songent pas assez que, bon gré mal gré, c’est à une sorte de congestion
cérébrale de l’humanité qu’ils visent en effet, avec afflux de sang à la
tête et paralysie de tout le reste. Le centre du monde transporté
quelque part ailleurs qu’ici, il se peut très bien que les Athéniens et
les Béotiens, qui ne sont pas des sots, et les Corinthiens et tous les
autres deviennent stupides ou rebroussent chemin, du moins, vers
l’ineptie primitive. Il est bon que l’humanité ait plusieurs foyers de
civilisation, et dès que l’un de ces foyers ou s’éteint ou est comme
invité à s’éteindre, c’est vraiment une perte pour l’humanité générale.

C’est pour cela, et sur ce point l’instinct populaire ne se trompe pas,
c’est pour cela qu’il est vraiment du devoir de chaque citoyen de ne pas
renoncer sa patrie et de ne point la considérer comme disparue tant
qu’elle ne l’est pas matériellement et sans retour, quand bien même il
la considère comme moralement n’existant plus.

Mon devoir est donc d’essayer de rendre une âme à ce pays qui est le
mien.

Or ce qui lui manque, en haut, en bas et au milieu, c’est une moralité
et une morale; et que ceci donne cela, rien n’est plus douteux; mais il
y peut contribuer et, tout compte fait, le philosophe ne peut faire
autre chose pour essayer de rendre une moralité à un peuple que de lui
prêcher une morale.

Moralisons donc et par l’exemple et par la doctrine. C’est ce qu’a fait
Socrate, et il n’y a meilleur conseil à suivre en cette ville et du
reste en ce monde que d’imiter Socrate. Il faudrait écrire une
_Imitation de Socrate_ en autant de volumes qu’il sera nécessaire ou
expédient.

Socrate, du reste, avait ses défauts. Il était trop satirique, trop
ironique, trop sardonique et trop amoureux de l’attitude de gageure ou
de défi. Ce sont choses à conserver, comme sel et ragoût, mais à
atténuer et embellir de bonne grâce. De plus, il n’avait aucun système,
de quoi d’aucuns pourront le louer, mais ce qui ne manque jamais de
donner à une discipline philosophique quelque chose de négatif. Il
disait trop: «Vous ne savez rien--ni moi non plus.» A quoi l’on pouvait
répondre: «Donc taisons nous--et vous aussi.» Il est bon d’affirmer
quelque chose et de dire: «je sais», sans prétendre, du reste, tout
savoir. Mais savoir quelque chose, seulement quelque chose, c’est déjà
systématiser.

Je donnerai donc aux Athéniens mes idées générales sur l’ensemble des
choses; mais, pour ne point perdre de vue mon dessein, toujours en
rattachant toutes ces idées à la morale, à l’importance supérieure de la
morale et à la nécessité de la morale. La morale était le tout de
Socrate, elle sera le fond et le centre de Platon, toutes les parties de
mon enseignement étant, du reste, présentées de telle sorte que ce
centre et que ce fond resteront bien dans les esprits, en dernière
analyse, comme étant le tout.

Ce socratisme, je ne dirai pas surélevé, mais complété et couronné, je
voudrais qu’il devînt l’esprit public athénien. On ne sait jamais ce qui
peut advenir. Il n’est pas impossible que les Athéniens reconnaissent
très nettement en moi un second Socrate et me fassent boire de la ciguë,
ce qui est la bonne mort des héros de la pensée; il n’est pas
impossible, quoiqu’il soit moins probable, qu’ils se prennent
d’enthousiasme pour ces doctrines et qu’ils se régénèrent en s’en
inspirant; il n’est pas impossible, encore, qu’ils s’en amusent
tranquillement, sans en profiter le moins du monde, et qu’ils me
laissent tranquille jusqu’à l’âge le plus avancé.

Dans les deux premiers cas j’aurai eu une destinée très glorieuse et
littéralement digne d’un dieu, et dans les trois cas j’aurai fait mon
devoir d’homme, de philosophe et de citoyen.

Et puis c’est toujours une chose très intéressante que de philosopher.

                   *       *       *       *       *

Ainsi pouvait parler Platon en regardant la Théorie revenir encore une
fois de Délos.




VIII

SA MÉTAPHYSIQUE


Voulant dresser une morale, Platon prétendit l’établir sur une
métaphysique.

Dès cette première démarche on peut l’arrêter et lui dire qu’il y a un
grand péril à fonder ce qui doit être certain et inébranlable sur ce qui
a toutes les chances du monde d’être incertain et indécis. On peut lui
dire aussi que c’était là une première infidélité à son maître, puisque
Socrate, ou n’a pas fait de métaphysique du tout (ce qui est possible;
car enfin nous ne savons rien de lui) ou, au moins, n’a pas subordonné
la métaphysique à la morale, ayant _indiqué_ une métaphysique utile à la
morale, sans du reste l’approfondir, ayant--comme le suppose assez
ingénieusement M. Croiset--enseigné Dieu «dans la mesure où il importe à
l’homme de le connaître pour lui obéir».

En tout cas, en se faisant métaphysicien, Platon s’éloignait évidemment
des voies _ordinaires_ de Socrate. Ce n’est pas douteux.

Mais il faut, pour comprendre, soit le dessein, soit seulement l’état
d’esprit de Platon, réfléchir à plusieurs choses. D’abord en tout temps,
et que ce soit dans la Grèce antique ou dans l’Europe moderne, il est
extrêmement difficile de philosopher sans être métaphysicien, de
philosopher en s’interdisant la métaphysique. Il n’est point du tout
facile de tracer la limite _ne moveatur_ entre ce qui est métaphysique
et ce qui ne l’est point. Que des choses dépassent la portée de nos
observations, rien n’est plus facile à constater; mais que des choses
dépassent la portée de nos raisonnements, et quelles sont ces choses,
c’est ce qu’il est beaucoup plus malaisé de déterminer; parce qu’il
n’est pas si facile que l’on peut croire de distinguer une hypothèse
raisonnable d’un raisonnement et de dire: ceci est imagination, ceci est
raisonnement véritable.

La métaphysique se mêle insidieusement à toutes nos opérations
intellectuelles, parce que nous sommes toujours tout proches d’elle et
que nous plongeons en elle, en quelque sorte. La métaphysique n’étant
que le nom que nous donnons à notre ignorance, à ce que nous devons
ignorer, à ce qu’il est convenable que nous nous résignions à ignorer,
il est clair que nous n’en connaissons pas les frontières plus que nous
ne connaissons celles de notre ignorance même, c’est-à-dire de notre
savoir.

Et c’est ainsi que la métaphysique n’est pas la même chose pour tout le
monde et qu’est métaphysique pour un ignorant et un inexercé telle chose
qui est parfaitement du compréhensible et du connaissable pour un autre.
Je me garde bien de dire à quelqu’un de mes semblables: «Ceci est de la
métaphysique; n’y touchez pas.» Je me le dis à moi-même, mais non pas à
d’autres, conformément au mot le plus sensé qu’ait écrit Taine: «Je ne
vois pas les bornes de l’esprit humain; je vois celles du mien.»

Il s’ensuit qu’en tout temps ce qui est métaphysique est à peu près
indiscernable de ce qui ne l’est point, et que nous sentons la
métaphysique nous investir et nous serrer de toutes parts, comme à la
fin, et aussi au commencement, et surtout au commencement, de toutes nos
connaissances; et que nous ne pouvons philosopher sans nous y sentir
glisser et sans nous dire avec terreur: «n’y suis-je point?»; et qu’il
faudrait se décider à ne point raisonner si l’on voulait être sûr de ne
point faire de métaphysique, d’où précisément il résulte que ceux qui
sont le plus antimétaphysiciens sont métaphysiciens encore. Pour ne
citer qu’un seul exemple, tel pur psychologue positiviste fait appel à
chaque instant à l’inconscient, et s’il y a quelque chose
d’inconnaissable par définition, c’est probablement l’inconscient, et
voilà une psychologie positiviste s’appuyant sur un fondement
métaphysique, par ce seul fait que nous-mêmes, en tout ce que nous
sommes, nous flottons sur la métaphysique comme un bouchon sur l’océan,
et que nous ne pouvons pas réfléchir seulement sur nous-mêmes sans
percevoir tout proche l’immense abîme mouvant, obscur et insondable.

Voilà une première raison pourquoi il était difficile que Platon ne fût
pas métaphysicien.

De plus, en tout temps encore, il est très difficile à un homme qui veut
fonder une morale de n’être pas métaphysicien et de ne pas essayer de
fonder sa morale sur une métaphysique. Et cela pour une raison assez
simple: c’est que si la morale ne se fonde pas sur une métaphysique,
elle ne se fonde sur rien du tout. La morale c’est: «tu es obligé». Si
elle n’est pas cela, il me semble bien qu’elle n’est rien. Si elle n’est
pas cela, elle est sans vertu et sans force. Si elle n’est pas cela,
elle est une simple recommandation de prudence ou d’élégance.

Elle consiste à dire qu’il est prudent et d’un intérêt bien entendu
d’être honnête; à quoi l’homme pourra toujours répondre: «J’aime à vivre
dangereusement et j’y trouve même une singulière beauté.»

Ou elle consiste à dire: «Il est distingué d’être honnête et vertueux»;
à quoi l’homme pourra toujours répondre: «L’esthétique est affaire de
goût comme son nom l’indique, et ce n’est pas dans la vertu et
l’humilité que je trouve le beau.» Et c’est ce que Nietzsche a répété
toute sa vie.

On sent donc la morale extrêmement frêle et même tout arbitraire quand
elle ne dit pas: «tu es obligé.»

Mais qui peut m’obliger et au nom de quoi la morale sera-t-elle
obligatoire? Au nom des hommes ou au nom des dieux. La morale sera
sociologique ou théologique, et l’on ne voit pas pour le moment un
troisième terme.

Mais dans ces deux cas la morale sera métaphysique essentiellement. Si
elle oblige au nom des hommes, au nom de la société dont je fais partie,
elle est fondée sur cette idée que je suis obligé à qui m’est utile.
Soit, mais jusqu’à quel point?--Jusqu’au sacrifice.--Ah! Pourquoi?
Rendre ce qu’on m’a donné et ce qu’on me donne, je l’admets, c’est du
droit, c’est du commerce loyal. Rendre beaucoup plus que l’on ne me
donne, sacrifier ma vie à qui ne m’a donné la vie que par une métaphore
un peu hyperbolique, on en conviendra, je ne comprends plus. Je ne
comprends que si on sait habilement faire à mes yeux, de ma patrie, un
être sacré, mystérieux, un être d’autel et de sanctuaire qui a le droit
de me demander beaucoup plus qu’il ne me donne et auquel je suis comme
voué et qui me commande tout ce qu’il veut sans que je puisse me
permettre de discuter. Mais alors cet être est tout à fait une entité et
nous sommes en pleine métaphysique. Cet être est un Dieu et nous sommes
même en pleine théologie. La morale me commande au nom de quelque chose
qui n’est pas déterminé, et c’est dire qu’elle me commande au nom de
l’infini.

Si la morale est sociologique, elle est ou selon le droit ou selon les
devoirs. Et si elle est selon le droit, elle ne saurait commander le
sacrifice et elle ne commande vraiment pas grand’chose; et si elle est
selon le devoir, elle est une piété, une piété envers la patrie, et elle
est métaphysique et théologique plus que jamais.

La morale me commandera-t-elle au nom des dieux? Je viens de montrer
qu’à prendre ce nouveau biais, nous n’avons pas changé de place. Nous
avions un Dieu proche, nous avons des dieux éloignés et il n’en est que
cela. Les dieux me commandent d’un peu plus loin et voilà tout. On me
répète que je suis obligé, en cherchant seulement à cette obligation un
fondement plus mystérieux et une sanction plus effrayante. Je comprends
très bien. On avait peur que je ne respectasse pas assez la patrie, qui
est trop près de moi, que je connais trop et qui est composée de gens
qui ne me paraissent pas autrement dignes de vénération, et c’est pour
cela que l’on a jeté le fondement plus loin et plus haut. On avait peur
que je ne fusse pas assez intimidé par la punition que la société peut
infliger à qui désobéit à ses lois et l’on m’a montré des êtres qui
peuvent punir plus que par la mort, puisqu’ils peuvent punir bien au
delà et bien longtemps au delà de la tombe. Rien de plus habilement
conçu; mais c’est toute une métaphysique qu’il faut construire pour
cela, et la morale est fondée sur une métaphysique encore plus
transcendante que tout à l’heure; c’est comme une morale
ultra-métaphysique.

--Mais si l’on ne faisait la morale ni théologique, ni sociologique, et
si on la faisait simplement humaine; c’est-à-dire si l’on nous disait:
«Ce qui t’oblige, c’est ta conscience»? Toute métaphysique serait
écartée.

--A mon avis pas le moins du monde. Si la conscience est la raison, la
simple raison, j’ai devant moi quelqu’un avec qui je puis discuter, je
n’ai pas devant moi quelqu’un ou quelque chose qui m’oblige, je n’ai pas
un impératif. A ma raison je puis dire: «Prouve-moi que je dois me
sacrifier; prouve-moi que je ne suis rien devant toi qu’un esclave qui
doit obéir; prouve-moi que je te dois tout mon moi.» C’est précisément
ce que la raison ne peut pas prouver.

Aussi ceux-là qui ont fait de la conscience intime le fondement de la
morale se sont-ils bien gardés de confondre la conscience avec la raison
et ont-ils bien fait remarquer que réellement, que dans le fait, elles
ne se confondent nullement, que la raison raisonne et que la conscience
commande sans donner ses raisons, que la conscience dit: «Fais ceci
parce que je le veux», et que nous lui obéissons uniquement parce
qu’elle commande.

Il est possible; mais alors nous nous trouvons encore en face d’un être
tout métaphysique, en face d’un Dieu, qui nous impose, qui nous
suggestionne et dont nous avons peur. C’est un Dieu intérieur; mais
c’est un Dieu. C’est tellement un Dieu que certains ont affirmé qu’il
n’est qu’un reste, qu’un résidu, au fond de nous, des antiques croyances
religieuses; ou, si l’on veut, nous transposons, et nous appliquons à
quelque chose que nous localisons en nous, que nous croyons en nous, ce
besoin de respect et de terreur, ce besoin de culte, ce besoin de
religion que nous appliquions autrefois aux dieux.

En tout cas, une conscience qui n’est pas la raison et qui nous commande
sans avoir à nous donner les motifs de ses commandements et en effet
sans nous les donner, a tous les caractères d’une entité métaphysique,
et nous sommes dans la métaphysique, sinon plus, du moins autant que
jamais.

On sait que Nietzsche triomphe de cela et montre avec acharnement que
morale et religion sont toujours connexes et toujours comme
consubstantielles l’une à l’autre; que la morale est née de la religion
et aussi la religion de la morale; et qu’elles naissent indéfiniment et
éternellement l’une de l’autre et qu’elles se prêtent un mutuel appui,
la morale en appelant à la religion pour se soutenir et la religion en
appelant à la morale pour se justifier; et qu’enfin, quand la morale a
quelque velléité de se rendre indépendante de la religion, comme c’est
en se faisant religion elle-même, elle restitue, rétablit et édifie la
religion au moment même qu’elle croit l’effacer et par les moyens mêmes
par lesquels elle croit la détruire.

J’en reviens à ce que je disais: en quelque temps que ce soit, il est
extrêmement difficile de fonder une morale sans l’appuyer sur une
métaphysique.

Et enfin en particulier cela était tout spécialement difficile au temps
de Platon et pour Platon. En Grèce, avant Platon on avait toujours
procédé ainsi qu’il suit. Les anciens philosophes grecs étaient tous
convaincus de cette idée qui n’est pas si fausse, du reste, que tant
qu’on ne comprend pas l’ensemble on ne comprend aucun détail, et que
tant qu’on ne comprend pas tout on ne comprend rien. En conséquence
c’était par expliquer le monde qu’ils commençaient. Toute philosophie
grecque était une cosmologie, une cosmogonie et une cosmographie. Ils
commençaient par les premiers principes et les premières causes. Ils
débutaient toujours par dire: «Au commencement il y avait...»

Rien du reste n’est plus humain. Les plus immenses questions sont celles
des enfants et elles peuvent se résumer presque toutes en celle-ci:
«Qu’est-ce que tout et pourquoi y a-t-il quelque chose?» Et nous sentons
bien tous que, si modestes et si modérés que nous soyons, nous nous
faisons violence quand nous nous contentons de ces connaissances
particulières, qui, tant qu’elles ne sont que particulières, ne tiennent
à rien, et qui, parce qu’elles ne tiennent à rien, sont confuses même en
soi. Le mot de Claude Bernard est toujours vrai: «Je ne sais rien à
fond. Évidemment. Si je savais quelque chose à fond, je saurais tout.»

On ne se ramène à la modération qu’en se disant que, si les
connaissances particulières sont confuses en restant particulières,
elles le deviennent bien plus lorsqu’elles tâchent à devenir générales.
Mais les Grecs n’en étaient pas là et s’obstinaient à vouloir expliquer
chaque chose par le tout et à poser toujours l’absolu pour en déduire le
relatif.

En particulier ils n’avaient jamais eu même l’idée de séparer l’étude de
la morale de l’étude des choses divines. Socrate, il est vrai--dont
c’est peut-être un irréparable dommage que nous ayons perdu les paroles
vraies; et que ni Socrate ni Jésus n’aient écrit, il est à croire que
c’est un des grands malheurs de l’humanité,--Socrate semble bien s’être
défié de la métaphysique et avoir voulu se cantonner dans la morale
pure; mais encore, à en juger par son procès, dont Platon a donné un
compte rendu qu’il n’a pas pu se permettre de faire par trop infidèle,
son enseignement était au moins mêlé, au moins accompagné, d’un peu et
peut-être de beaucoup de théologie.

En somme il était, non seulement dans les habitudes, mais dans les
tendances mêmes de l’esprit grec d’être métaphysicien, tant à cause de
l’influence du polythéisme, qui est, lui aussi, une métaphysique, qu’à
cause de l’instinct poétique qui trouve dans la métaphysique une matière
toujours séduisante et une carrière toujours délicieuse soit à tenter,
soit à parcourir. Platon ne pouvait pas ne pas être métaphysicien et ne
pouvait pas ne point fonder sa morale sur la métaphysique.

J’ajoute qu’encore qu’inspirée en partie par le polythéisme, à quoi
j’aurai l’occasion de revenir, sa métaphysique avait bien un peu pour
objet de détruire le polythéisme, qu’il n’aimait guère.

Une métaphysique est une religion; elle en a tous les caractères ou au
moins les caractères principaux. Elle relie les hommes autour de grandes
idées générales et par conséquent elle les élève en commun, elle les
purifie en commun, elle _les détache de l’individuel_, elle les réunit
dans la contemplation désintéressée de certaines grandes choses. C’est
faire office de religion.

Elle établit un lien ou des liens entre l’homme et l’ensemble des choses
créées ou éternelles; elle met et elle lui montre une chaîne qui le
rattache aux fins générales de l’univers, à ses desseins, en un mot à
l’ordre universel. C’est dire qu’elle lui permet de n’être plus _seul_,
ce qui est la chose du monde qui l’attriste le plus. La religion c’est:
«Dieu vous regarde», et la métaphysique c’est: «regardez le monde»; et
sans doute ce n’est pas tout à fait la même chose; mais il ne s’en faut
pas d’autant qu’on pourrait croire, et à regarder le monde l’homme ne
peut pas s’empêcher de croire qu’il en est regardé aussi et comme
embrassé; et son sentiment de solitude en diminue.

En ceci encore la métaphysique fait office de religion.

Or Platon, qui voulait détruire le polythéisme, ne voulait point du tout
en supprimer les bons effets possibles. Il savait qu’on ne détruit bien
que ce que l’on remplace, et c’était une sorte de religion nouvelle
qu’il apportait et qu’il proposait au monde grec. Il lui proposait une
métaphysique qui pût remplacer auprès de lui la religion et rendre les
services spirituels que celle-ci avait rendus ou cru rendre, sans le
mélange d’erreurs rationnelles et d’erreurs morales qu’elle contenait ou
qu’elle traînait après elle. Grec lui-même, Platon ne pouvait guère
imaginer, concevoir, penser autrement; et il fut métaphysicien, jusqu’à
en être théologien, tout autant pour sa propre satisfaction d’esprit que
pour s’accommoder à l’esprit de ses concitoyens, et tout autant pour ces
deux raisons que pour appuyer, croyait-il, et assurer sa morale sur des
fondations fermes.

Et, quoi qu’il en puisse être, voici sa métaphysique.

Existe-t-il des dieux? Ce n’est pas très sûr et l’on en a entouré l’idée
et l’histoire de tant de contes saugrenus qu’on sera toujours excusable
de ne pas croire, non seulement à ces anecdotes, mais même à eux.
Cependant ils peuvent exister. Cela ne blesse point la raison. Et même
leur existence peut servir à résoudre ou à adoucir certaines difficultés
que nous rencontrerons plus tard. Il y a une raison de ne pas bannir
absolument la mythologie de la théodicée, et de cette raison nous nous
rendrons très bien compte. Mais à quoi il faut croire fermement, c’est à
un Dieu suprême, maître et gouverneur de l’univers et de tous les êtres,
dieux inférieurs, hommes, animaux, végétaux, éléments qui s’y trouvent
ou qui s’y peuvent trouver.

Il faut croire à ce Dieu suprême surtout à cause de la morale et pour la
sauver. Les hommes ne sont pas moraux quand ils sont irréligieux. Que
disent nos sophistes d’Athènes aux jeunes gens qui les écoutent et qui
ne sont que trop disposés à les suivre? A la fois qu’il n’y a pas de
dieux et qu’il n’y a pas de morale; à la fois que les «dieux n’existent
point par nature, mais par invention humaine et en vertu de certaines
lois humaines, et qu’ils sont différents chez les différents peuples
selon la convention qu’on a adoptée en les établissant»; et à la fois
que «l’honnête est autre selon la nature et selon la loi; que le juste
n’existe pas; mais que les hommes prennent sous ce nom des dispositions
successives qui sont la mesure du juste tant qu’elles durent; et enfin
que la force est la mesure du droit et que rien n’est plus juste que ce
qu’on vient à bout d’emporter par la force».

Voilà ce que les Nietzsche d’Athènes ne cessent le répéter plus ou moins
clairement aux jeunes gens, et de là «l’impiété qui se glisse aux cœurs
des jeunes gens lorsqu’ils viennent à se persuader que ces dieux, tels
que la loi prescrit d’en reconnaître, n’existent point».

Il faut donc sauver l’esprit religieux si l’on veut que la morale ne
soit pas perdue.

Aussi bien... voulez-vous connaître la psychologie de l’athée? Il y a
des athées de différentes sortes. Il y a des athées très hommes de bien,
«qui ne reconnaissent point de dieux, mais qui, ayant d’ailleurs un
caractère naturellement porté à l’équité, ont de la haine pour les
pervers, sont incapables de se porter à des actions criminelles et
s’attachent aux honnêtes gens».--Ceux-ci sont plus inutiles qu’ils ne
sont funestes dans une république.

Il en est d’autres qui «à la persuasion que l’univers est vide de
divinité joignent une impuissance à modérer leurs passions». Ceux-ci
feignent quelquefois la religion, et c’est de leur troupe «que sortent
les devins et faiseurs de prestiges»;--ou ils ne feignent rien, mais ne
sont retenus par aucun frein, et c’est de leur troupe aussi que sortent
les «orateurs, les généraux d’armée», les politiciens de toutes sortes
et «les sophistes avec leurs raisonnements captieux», politiciens aussi
pour la plupart.

Il en est d’autres encore qui croient que les dieux existent, mais
qu’ils ne s’occupent pas du tout des affaires humaines; et ils sont
aussi dangereux par la morale que les précédents et ce sont des déistes
_ad honores_ et des athées pratiques.

Et il y en a d’autres enfin qui croient qu’il existe des dieux, mais
qu’ils sont aisés à fléchir par les prières; et ce sont des athées en ce
sens qu’ils n’ont de la Divinité aucune idée juste, ni même aucune idée;
et des athées très dangereux, puisqu’ils mettent leurs disciples
exactement dans le même état moral où ils les mettraient s’ils croyaient
et disaient que la Divinité n’existe pas.

Il faut donc croire à un Être suprême pour ne pas courir le risque,
toujours imminent, d’être un malhonnête homme. Seulement il faut y
croire d’une certaine façon et l’imaginer d’une certaine manière pour ne
pas retomber dans le même risque.

Il y va de la morale--et voyez déjà comme Platon bâtit toute sa
métaphysique les yeux fixés sur la morale et prend en quelque sorte sur
la morale les mesures de sa métaphysique--il y va de la morale que l’on
croie à la Divinité d’une certaine manière et non pas d’une autre.

On peut se figurer Dieu ainsi qu’il suit. Il y a dans l’univers du
nécessaire et du divin: du nécessaire à quoi Dieu lui-même ne peut pas
se dérober, du divin qui est l’œuvre même de Dieu. Dieu n’est pas
tout-puissant. Il est extrêmement puissant, et rien de plus. Il a fait
ou plutôt organisé le monde aussi bon qu’il pouvait le faire; mais il ne
pouvait pas le faire absolument bon et absolument parfait: «Disons pour
quel motif l’ordonnateur de tout cet univers l’a ordonné. _Il était
bon_; et celui qui est bon ne saurait éprouver aucune espèce d’envie.»
Et ce sont les poètes à imagination sombre qui ont inventé la Némésis.
«Exempt d’un pareil sentiment, Dieu a voulu que toutes choses fussent
_le plus possible_ semblables à lui-même. Quiconque, instruit par des
hommes sages, admettrait que c’est là l’essentielle raison de la
formation du monde admettrait la vérité.»

Il ne faut donc pas oublier qu’il y a deux causes en ce monde, la
Nécessité et la Divinité, et que cette dernière n’a fait pour ainsi dire
que prendre sur l’autre tout ce qu’elle pouvait prendre: «L’artisan de
ce qu’il y a de meilleur s’emparait de ce qui convenait à ses desseins
parmi les choses qui sont dans l’éternel devenir, lorsqu’il engendrait
le monde organisé. Il s’en servait comme de causes auxiliaires pour
exécuter son plan et, pour ce qui était de lui, il s’efforçait de
façonner tous ses ouvrages à la ressemblance du bien. Voilà pourquoi il
nous faut distinguer deux sortes de causes, l’une nécessaire et l’autre
divine; rechercher en toutes choses la cause divine afin d’obtenir une
vie heureuse» par la piété et la vertu, «mais sans oublier la cause
nécessaire» pour pouvoir comprendre ce qu’il y a de mauvais dans notre
existence.

C’est donc une espèce de blasphème que de dire que Dieu est cause de
tout. Ce sont les poètes et les étourdis qui disent cela: «Dieu, étant
essentiellement bon, n’est pas cause de toutes choses, comme on le dit
communément. Si les biens et les maux sont tellement partagés entre les
hommes que le mal y domine, Dieu n’est cause que d’une petite partie de
ce qui arrive aux hommes et il ne l’est point de tout le reste. On doit
n’attribuer les biens qu’à lui; quant aux maux, il en faut chercher une
autre cause que Dieu. Il ne faut pas ajouter foi à Homère ni à aucun
autre poète assez insensé par blasphémer contre les dieux et pour dire
que «sur le seuil du palais de Zeus il y a deux tonneaux pleins, l’un
des destinées heureuses, l’autre de destinées malheureuses, et que si
Zeus puise dans l’un et dans l’autre pour un mortel, sa vie est mêlée de
bons et de mauvais jours; mais que si Zeus ne puise que dans le second,
la faim dévorante poursuit cet homme sur la terre féconde».--Il ne faut
pas croire que «Zeus est distributeur des biens et des maux.» «Lorsqu’on
dira devant nous que Dieu, qui est bon, a causé du mal à quelqu’un, nous
nous y opposerons de toutes nos forces... Notre première loi et notre
première règle touchant les dieux sera d’obliger nos citoyens à
reconnaître, soit de vive voix, soit dans leurs écrits, que Dieu n’est
pas auteur de toutes choses, mais seulement des bonnes.»

Tel est ce qu’on appellera, si l’on veut, le Manichéisme de Platon. Il y
a deux principes, un principe de bien et un principe de mal. Le principe
de bien, c’est Dieu; le principe de mal, ce n’est pas à proprement
parler un Dieu méchant; car pareille conception répugne à la raison,
sent sa barbarie et est indigne de l’homme sage; mais c’est la
nécessité; c’est-à-dire l’impossibilité--inhérente à la matière même,
laquelle est imparfaite--qu’il en soit autrement. La bonté de Dieu a été
limitée par l’infirmité de la matière. Attribuons le mal à la nécessité
et le bien à Dieu.

Pourquoi? Parce qu’il faut que Dieu soit moral pour qu’on en puisse
faire le fondement de la morale. Dès que l’homme s’aperçoit que Dieu
n’est pas moral, ou il devient immoral lui-même avec suffisante excuse
pour cela; ou il supprime Dieu; mais alors, à se sentir seul être moral
au monde, il n’a plus assez de force pour rester tel et, comme confondu
de la monstruosité qu’il constitue, il incline à se confondre avec
l’immoralité de la nature, et dans les deux cas le résultat dernier est
le même.

Sauvons donc la moralité de Dieu, pour sauver la moralité humaine. Le
seul moyen de sauver la moralité divine c’est, d’une façon ou d’une
autre, de ne pas lui attribuer l’origine du mal.

Aussi bien, dans le même dessein, si important, on peut prendre les
choses d’un autre biais. Les hommes croient généralement à des dieux, à
un grand nombre de dieux. C’est une opinion que nous pouvons accepter
pour nous en servir selon nos desseins. On peut supposer un Dieu
suprême, créateur de puissances moindres que lui. Il crée les dieux
supérieurs, déjà fort au-dessous de lui, et les dieux inférieurs,
infiniment au-dessous de ce qu’il est. Et les dieux supérieurs forment
les âmes, et les dieux inférieurs forment les corps, et les dieux
supérieurs mettent dans les âmes un mélange de bien et de mal, de bonnes
et de mauvaises passions, et les dieux inférieurs forment les corps où
il n’y a presque rien qui ne soit mauvais. De telle sorte que le Dieu
suprême, que Dieu n’est nullement responsable de ce qu’il y a de mauvais
dans le monde.

Sous cette figuration, que l’on peut trouver grossière, les hommes ont
vaguement conçu une idée juste. Cette idée est celle de l’escalier des
êtres. Il est possible et il n’est pas contre la raison que tout vienne
du Dieu parfait, par dégradations et par diminutions successives, de
telle sorte que le parfait reste en haut et que le très imparfait rampe
au plus bas; de telle sorte aussi qu’il y ait une aspiration universelle
du plus bas degré et de tous les degrés intermédiaires vers le plus
haut, et que tous les êtres, par les échelons qui l’en séparent,
veuillent plus ou moins consciemment remonter à l’essence pure d’où ils
sont primitivement sortis. Acceptable est le polythéisme pris de la
sorte, c’est-à-dire comme une hiérarchie des êtres; acceptable surtout
parce qu’il laisse Dieu en dehors du mal, quelque grand que soit
celui-ci dans le monde que nous voyons.

Ne craignez pas et ne détestez pas ce qui limite Dieu, que ce soit la
nécessité ou que ce soit des dieux inférieurs à lui. Ce qui limite Dieu
le justifie, et il ne peut être justifié qu’à la condition d’avoir sa
borne. Il n’y a que trois moyens de justifier Dieu. C’est de le
représenter comme faisant du monde un lieu d’épreuves pour l’homme et
permettant le mal comme une matière à exercer la vertu humaine; et ce
sera la solution du Christianisme;--c’est de le représenter comme
incomplètement puissant et comme combattu par une puissance
contraire;--ou c’est de le nier. C’est le second de ces moyens que
Platon a pris, ne voulant ni renoncer à Dieu ni admettre un Dieu que la
morale humaine pût accuser, condamner et par conséquent rejeter. Si la
morale a besoin de Dieu, il ne faut pas en imaginer un qui la trouble,
et Dieu a besoin d’être moral précisément dans la mesure où la morale a
besoin de lui.

Ce Dieu, Platon veut non seulement qu’il soit bon, _ab initio_, bon
comme créateur ou ordonnateur du monde, et qu’il ait formé le monde par
bonté, mais qu’il continue à être bon, c’est-à-dire qu’il soit
providentiel. Comme nous l’avons déjà indiqué, Platon considère comme
des athées ceux qui croient qu’il y a des dieux, mais qu’ils ne
s’occupent pas de nous. Les dieux ont toutes les qualités et par
conséquent ils ne peuvent être soupçonnés ni d’égoïsme, ni de paresse,
ni de négligence. S’ils ont organisé le monde, ils doivent le gouverner,
et avec sagesse. Ils sont comme les gardiens de la justice et de
l’équité parmi ces hommes à qui ils ont permis de vivre.

On voit très bien le raisonnement des hommes qui ont refusé aux dieux la
connaissance ou le souci des choses humaines. Comme tout à l’heure les
athées proprement dits étaient frappés par la présence du mal sur la
terre, maintenant nos négateurs de la Providence sont frappés du
triomphe très fréquent de l’injustice dans la société. Ils disent:
«Comment les Dieux peuvent-ils souffrir cela, si ce n’est parce qu’ils
ne le voient pas et par conséquent parce qu’ils ne veulent pas le voir?»

Cette objection ne tient pas; d’abord parce qu’il y a une erreur de fait
au fond de cette pensée. L’injustice ne triomphe pas ici-bas et c’est
une pure illusion de croire qu’elle triomphe. Elle triompherait si
l’injuste était heureux, s’il avait des jouissances qu’il dût à ses
actes injustes et qui en fussent, chose qui serait révoltante en effet,
comme la récompense. Seulement l’injuste ne jouit pas du tout; il est
très malheureux. Il souffre en raison directe de l’intensité de son
désir de jouir et de l’impossibilité où il est à jamais de satisfaire
son désir.

Ce qui trompe l’honnête homme qui voit l’injuste jouissant de ce qu’on
appelle le bonheur ici-bas, c’est qu’il se met à sa place, _tel qu’il
est, lui_, et qu’il se dit: «Que je serais heureux si j’étais dans la
situation de cet homme-là!» Et cela est très vrai que l’honnête homme
serait heureux, s’il était, restant honnête homme, dans la situation où
est l’injuste triomphant; mais ce n’est pas une raison pour croire que
l’injuste soit heureux dans cette même situation. Le bonheur n’est pas
dans les choses, il est dans la façon dont on se les procure et dont on
les possède. Pour qui se les procure et les possède d’une façon
mauvaise, elles sont mauvaises. Il les empoisonne avant de les boire et
il se plaint qu’elles soient empoisonnées.

Il ne faut donc pas envier le bonheur de l’injuste, ni surtout en tirer
un grief contre les dieux, parce que ce bonheur tout simplement n’existe
pas. Quand nous recommandons à tous ces jeunes gens, élèves des
sophistes, de n’aspirer au pouvoir qu’accompagnés de la justice et pour
la réaliser, pour la faire régner ici-bas, ils croient que nous parlons
en moralistes et en nous plaçant au point de vue du bonheur général ou
au point de vue de la loi morale et de l’idéal. Sans doute c’est bien ce
que nous faisons; mais en même temps et du même coup nous nous plaçons
très bien à leur point de vue, au point de vue de leurs intérêts, et
nous leur disons: «Être forts; pourquoi? Pour dominer? Dominer;
pourquoi? Pour jouir? Soit; mais nous vous avertissons que vous ne
jouirez pas du tout.»

C’est donc une sottise, une simple illusion que de croire au bonheur de
l’injuste. Dès lors le grief contre les dieux s’évanouit.

Du reste l’argument tiré du mal sur la terre ne vaudrait que si nous
étions absolument sûrs que tout pour l’homme finît ici-bas. Or _il n’est
pas sûr, mais il est très probable_ que, comme les hommes l’ont toujours
cru, l’âme est immortelle et que la Divinité punit et récompense au delà
de la tombe. Il est probable que ce que l’on appelle la vie humaine
n’est qu’un moment de la vie humaine et par conséquent, fût-il vrai que
le juste fût victime et que l’injuste fût heureux, tout se compense pour
l’un et pour l’autre, au cours des existences successives auxquelles
l’un et l’autre sont appelés.

Il est donc très faux ou très hasardé et c’est une impiété, c’est un
quasi-athéisme équivalant à l’athéisme lui-même, que de croire que la
Divinité ne s’occupe pas de nous. La Divinité est providentielle ou elle
n’est pas; si vous préférez, la Divinité est providentielle ou elle est
comme si elle n’était pas. Croyons donc soit à un Dieu, soit à des dieux
subordonnés à un Dieu suprême, qui veillent sur nous et qui veulent que,
soit à tout moment, et c’est le plus probable malgré les apparences,
soit tôt ou tard, et il est possible qu’il en soit ainsi, la justice
existe et règne sur toute la terre et dans toute la création.

Ce qui peut pousser d’ailleurs à croire, sans l’affirmer précisément,
que notre âme est immortelle, à quoi, comme on vient de le voir, la
morale est intéressée, c’est que l’âme, ou, comme on voudra le nommer,
le principe intérieur qui gouverne tout notre être, a une nature très
particulière. Portons notre attention sur cette nature particulière de
l’âme. On a beaucoup cherché quel était le premier principe de toutes
choses. Était-ce le feu? était-ce l’eau? et ainsi de suite. Il paraît
bien plutôt qu’_au commencement était l’âme_, qu’au commencement était
quelque chose qui n’était pas mû et qui mouvait. Quand on regarde les
corps, on s’aperçoit, sans être forcé d’y apporter une grande attention,
qu’ils sont tous mus les uns par les autres, qu’ils reçoivent le
mouvement et qu’ils le transmettent. Il faut bien supposer au
commencement de tous ces mouvements, ou au principe, non chronologique,
mais essentiel, de tous ces mouvements, quelque chose qui meut et qui
n’est pas mû.

Ce premier moteur non mû ne peut être un corps; puisque tous les corps
reçoivent visiblement le mouvement qui les anime et qu’ils transmettent.
Ce premier moteur non mû, nous sommes donc forcés de nous le figurer
comme incorporel. Nous l’appelons âme et nous disons qu’il se mêle à la
nature entière et qu’il lui donne tous les mouvements que nous y voyons.
Et ce premier moteur non mû se confond avec le Dieu suprême et est le
Dieu suprême considéré comme principe de toute vie. Il n’y a rien là que
de très probable et même que de nécessaire pour notre raison
s’appliquant à se donner quelque idée du grand mystère.

Tout de même nous pouvons conjecturer très vraisemblablement que notre
âme, que notre invisible, que ce que nous sentons en nous comme
incorporel, a existé avant notre corps et peut-être indéfiniment. On
peut la considérer comme une parcelle ou comme une émanation de cette
grande âme universelle dont nous parlions tout à l’heure. Toujours
est-il qu’elle semble bien avoir vécu avant ce que nous appelons pour le
moment _nous_, avant notre moi actuel. Cela se vérifie, on peut le dire,
et par expérience. Quand vous enseignez quelque chose à un enfant, vous
ne le lui enseignez pas, en vérité, dans le sens précis du mot, vous le
lui faites trouver. Il le trouve de lui-même, placé dans les conditions
favorables à cette découverte, mis sur la voie. Il vous dira que la
somme des angles d’un triangle est égale à deux angles droits, sans que
vous le lui disiez, pourvu seulement que vous ayez attiré son attention
sur les propriétés du triangle, sur sa structure, sur sa façon d’être.
Qu’est-ce à dire, sinon que ce qu’il vient de trouver, il le savait?
S’il le savait, c’est qu’il s’en souvient.

D’où lui vient ce souvenir?

Admettons qu’il n’ait pas de connaissances formelles si précises que
celle-là. Tout au moins saura-t-il, sans que personne le lui ait jamais
appris, et qu’il vous dira, sans que vous le lui ayez dit et surtout,
remarquez-le, si vous lui dites le contraire, que le tout est plus grand
que la partie, que l’espace a trois dimensions, qu’il est impossible que
quelque chose à la fois soit et ne soit pas, que deux corps ne peuvent
pas occuper le même espace, qu’un seul corps ne peut pas en même temps
être en deux endroits. Que de choses il sait sans qu’on les lui ait
enseignées, et que de choses il ne peut pas ne pas savoir! Il faut
pourtant qu’il les ait apprises une fois et quelque part. Ce sont des
choses dont il se souvient; on ne peut pas dire autrement.

Voulez-vous qu’on dise autrement? On ne fera que dire autrement sans que
l’idée change. On pourra dire que ce ne sont pas là des notions, mais
des idées innées. Notions ou idées apportées en naissant, ce sont
toujours des éléments de connaissance qui ont besoin d’avoir une cause
et avaient leur cause, il le faut bien, avant la naissance.--On pourra
dire que ce sont là de simples dispositions du cerveau, que le cerveau
humain est constitué de telle sorte qu’il a, pourvu seulement qu’il
existe, ces façons de voir les choses. Mais ces dispositions elles-mêmes
équivalent à des idées, ce ne sont même pas autre chose que des idées
générales. Il faudra bien toujours en arriver à reconnaître que nous
apportons nos idées générales en naissant, que nous apportons en
naissant nos idées les plus générales. D’où les tenons-nous?

Et puisque c’est de ces idées générales que toutes les autres procèdent
peu à peu, n’est-il pas vrai que savoir c’est se souvenir?

Si savoir c’est se souvenir, l’âme existait donc avant, bien avant ce
corps qu’elle est venue animer.

De quelque façon qu’on prenne cette théorie, il en restera toujours ceci
que la connaissance n’est pas individuelle, qu’elle est un patrimoine
commun de l’humanité, laquelle tient ce patrimoine de ses plus anciens
ancêtres, lesquels le tenaient, de qui? Il faut toujours être comme
étonné devant l’énigme de la connaissance et convenir qu’elle a quelque
chose de mystérieux. Une au moins des explications possibles, et
peut-être la plus simple, est que la connaissance est un lointain et
confus souvenir; et même il ne faut pas dire confus. Que ce soit l’âme
individuelle qui se souvienne quand elle croit apprendre ou comprendre,
ou que ce soit l’âme commune de l’humanité qui se souvienne de la sorte
et qui en chaque homme réveille, et très facilement, ses souvenirs à
peine endormis, la connaissance est une réminiscence qui suppose que
quand nous naissons nous ne commençons pas à vivre, nous recommençons à
vivre. L’âme qui est a été. Il n’y a qu’une vraisemblance, très
acceptable à la raison, à ce que l’âme qui est doive être plus tard.

Nous inclinerons donc à croire que les âmes humaines, émanations de
l’âme suprême, enseignées une fois pour toutes par l’âme suprême ou
ayant comme reçu son empreinte, vont successivement animer des parcelles
de la matière éternelle qui sont les corps, y apportent des notions ou
des idées générales nécessaires à l’humanité, les y conservent et les y
maintiennent, cela ou éternellement, ou jusqu’à ce que l’humanité, si
telle est la volonté divine, disparaisse.

Cette vue est surtout métaphysique, elle est une manière d’expliquer un
fait universel qui est curieux et surprenant; elle a cependant aussi son
importance morale. Dépositaires de la connaissance, nous devons
respecter en nous ce qui nous vient, à travers les siècles, du premier
auteur et de celui en qui toute connaissance réside, et nous devons nous
respecter nous-mêmes comme détenteurs de ce trésor plus qu’humain. Le
sophisme est un péché, une atteinte à Dieu; c’est le crime intellectuel
et le sacrilège intellectuel. La faute purement morale elle-même est
plus grave qu’on ne le croyait avant de considérer qu’il y a du divin en
nous qui y reste, quoi que nous fassions, et que nous l’offensons en
faisant le mal. Nous sommes un temple que le péché profane et souille.
La théorie métaphysique de la réminiscence et des idées innées est
profondément pénétrée de préoccupations morales, s’il n’est pas à dire
que c’est d’une préoccupation morale qu’elle est née.

Peut-être en peut-on dire autant de la théorie des Idées éternelles. La
théorie des Idées est toute une mythologie qui pourrait suppléer à
l’autre et qui a pour mérite et pour supériorité d’être plus pure, plus
céleste, moins anthropomorphique et de n’être nullement
anthropomorphique et de combattre l’instinct anthropomorphique si
puissant chez les Grecs et même à peu près chez tous les hommes.

Quand vous voyez un objet, cette table par exemple, vous n’avez l’idée
que d’un seul objet, ou pour mieux dire, remarquez-le bien, vous n’avez
qu’une image. Quand vous voyez deux objets du même genre, une petite
table par exemple et une grande, vous avez une idée générale de table,
une idée qui n’est plus une image, qui est une abstraction, c’est-à-dire
que vous avez _tiré_ cette idée unique de deux objets en vous attachant
à ce qu’ils avaient de commun et en éliminant ce qu’ils avaient de
particulier. Si vous voyiez tous les objets du même genre qui existent
dans l’univers, soit toutes les montagnes, toutes les maisons, tous les
hommes, vous auriez de chacun de ces groupes d’objets une idée abstraite
qui serait générale et même qui serait universelle.

Cette idée qui peut l’avoir? Dieu seul. Il l’a. Il l’a complète, il l’a
en sa plénitude, et elle vit en lui. Il existe en Dieu une idée
universelle de tout ce qui existe ici-bas à l’état de chose réelle.
Seulement c’est par une infirmité de langage et une infirmité
d’intelligence que nous appelons réelles les choses et abstraites les
idées. Les idées sont beaucoup plus réelles et beaucoup plus vivantes
que les choses réelles. Elles sont abstraites en notre esprit, mais
elles sont réelles et vivantes en l’esprit de Dieu. Elles sont une
partie de lui-même. C’est sur leur modèle qu’il a, de la matière lourde
et informe, tiré tout ce qu’il a créé et qui compose l’univers. Ces
idées sont des parties essentielles de Dieu créant, de Dieu ordonnant,
de Dieu organisant, de Dieu artiste. Il n’y a rien donc de plus réel et
de plus vivant au monde. Le rocher est inanimé, mais l’idée de rocher
est vivante dans la pensée vivante de Dieu.

Les Idées sont donc des réalités éternelles vivant dans la pensée du
Dieu artiste comme dans l’élément qui leur est propre. Dieu est elles et
elles sont Dieu. Comprenez bien cela comme une manière de panthéisme
intellectuel. Les Idées ne vivent qu’en Dieu; mais elles y vivent
chacune d’une vie particulière et à elles toutes elles constituent Dieu
considéré comme artiste; mais chacune est un être vivant, fécond,
évolutif, qui a son exister et son devenir. Elles se soutiennent en Dieu
et Dieu se contemple en elles.

Et ceci précisément nous permet d’échapper au panthéisme matériel, si
l’on peut parler ainsi. Dieu n’est pas à proprement parler dans les
objets matériels; il est dans les idées générales, universelles et
éternelles de ces objets matériels, et ces idées sont en lui et sont une
partie de lui; mais non les objets que nous voyons et qui ne sont en
quelque sorte que les reflets éloignés de ces idées mêmes. N’adorons
donc pas Dieu dans les objets matériels, ce que nous sommes trop portés
à faire, d’une façon ou d’une autre. Adorons-le en lui-même comme force
suprême qui a tout organisé et comme bonté qui a organisé aussi bien
qu’il l’a pu et comme providence qui nous protège; adorons-le aussi dans
ses idées qui sont comme des membres de son être intellectuel, qui sont
comme des «personnes», comme des «hypostases» de Dieu. Dieu un en mille
personnes qui sont les Idées divines, voilà le panthéisme ou le Panthéon
platonicien. C’est une des conceptions, car on voit bien qu’il en a eu
plusieurs, que Platon a eues du monde.

Et nous-mêmes, quand nous faisons un objet, puisque nous aussi, à un
degré infiniment inférieur, nous sommes artistes, que faisons-nous? Nous
organisons la matière sur le modèle d’une de ces idées universelles
qu’il nous est donné d’entrevoir ou de soupçonner et qui nous inspirent.
Nous repensons donc la pensée de Dieu. Comme il a ordonné le monde les
yeux fixés intérieurement sur elles, de même nous ordonnons quelques
parcelles de l’univers suivant un plan dont il nous a permis
d’apercevoir et de saisir quelques traits. Les idées gouvernent donc le
monde et l’homme, du sein même de l’intelligence divine.

Il importe de savoir cela ou de le croire pour être persuadé que toute
œuvre humaine doit n’être pas détournée de sa nature, qui est
originellement divine. Nous travaillons sur le tracé, en quelque sorte,
des idées éternelles; lorsque nous ne nous inspirons pas uniquement
d’elles, qui sont pures et qui sont divines, nous nous montrons indignes
d’avoir reçu le privilège de les apercevoir partiellement ou de les
entrevoir. L’Idée éternelle nous oblige jusqu’à un certain point
matériellement et elle nous oblige moralement tout à fait. Elle nous
oblige jusqu’à un certain point matériellement, parce que nous ne
pouvons rien faire tout à fait en dehors d’elle et en nous passant
d’elle: nous ne pouvons créer. Elle nous oblige moralement tout à fait,
précisément parce qu’elle ne nous oblige matériellement que jusqu’à un
certain point: nous pouvons agir, non contre elle, mais en dépit d’elle
et d’une façon indigne d’elle, et c’est ce que nous ne devons pas faire,
parce que nous nous montrerions indignes nous-mêmes d’avoir reçu la
permission de la connaître un peu.

Il faut donc nous élever, de plus en plus, par un effort incessant,
jusqu’à la contemplation des idées éternelles, d’abord parce qu’elles
sont belles et parce que c’est une de nos missions de les retrouver et
de les démêler dans toute la mesure où cela nous est permis, mesure que
nous ne connaissons pas et qu’il serait lâche de nous imaginer
comme trop restreinte; ensuite parce que s’élever jusqu’à la
demi-connaissance, supposons, des Idées éternelles, c’est le seul moyen
d’entrer en communion avec Dieu. L’homme ne peut pas s’unir à Dieu
directement; il peut, sans doute, s’unir à Dieu, partiellement, en la
personne, pour ainsi parler, des idées divines. Dieu s’est laissé voir
d’imparfaite manière; mais enfin il s’est laissé voir dans ses idées,
puisque, de ces idées, les objets matériels sont les résultats et par
conséquent les reflets. De ces reflets l’homme s’élève jusqu’à la
contemplation des idées mêmes; et là il est, sinon en face de Dieu, du
moins en face de ce que Dieu a regardé et regarde encore.

C’est toute la communion que l’homme puisse avoir avec la Divinité, mais
c’en est une. L’homme pensant est voisin de Dieu dans la proportion où
il comprend les idées en ce qu’elles ont d’éternel.

Cela revient à dire, avec moins de métaphysique, que la pensée purifie.
Au fond c’est l’idée maîtresse de Platon. Nous verrons peut-être qu’il
l’a poussée trop loin; mais elle est vraie en soi. Quand Pascal a dit:
«Travaillons donc à bien penser; voilà le principe de la morale», je
crois savoir et vous savez pourquoi il a mis: «bien»; mais, en simple
philosophe; il aurait pu écrire: «Travaillons à penser; c’est le
principe premier de la morale.» L’homme qui pense peut agir mal; mais il
a beaucoup plus de chances d’agir bien ou de ne pas agir mal que l’homme
qui ne pense pas. L’injuste, pour parler comme Platon, est quelquefois
un homme qui pense et même assez subtilement, afin de trouver, à
l’adresse des autres et de lui-même, des prétextes à colorer ses
iniquités; mais le plus souvent l’injuste est un homme qui ne pense pas
du tout et qui se laisse tout entier diriger à ses passions, à ses
désirs et à ses appétits. En tout cas, c’est tout à fait l’avis de
Platon.

Il faut chercher à savoir ce qu’on ne sait point et ce qu’il est assez
probable qu’on ne saura jamais, parce que c’est une très bonne attitude
morale et un très bon exercice moral. Quand Socrate a fait beaucoup de
métaphysique, certain jour, il s’arrête pour dire: «A la vérité, Ménon,
je ne voudrais pas affirmer bien positivement que tout le reste de ce
que je t’ai dit soit vrai; mais je suis prêt à soutenir de parole et
d’effet, si j’en suis capable, que la conviction qu’il faut chercher ce
qu’on ne sait pas nous rendra sans comparaison meilleurs, plus courageux
et moins paresseux que si nous pensions qu’il est impossible de
découvrir ce que nous ignorons et inutile de le chercher.»

Et c’est pour cela qu’il n’est nullement inutile, comme quelques-uns le
croient, de se livrer aux recherches métaphysiques.

                   *       *       *       *       *

Et tels sont les traits principaux de la métaphysique de Platon. Il est
trop évident que même lorsqu’elle paraît être «pure» elle est tournée du
côté de la morale comme vers sa fin, ou inspirée par une arrière-pensée
morale très obsédante, très dominante et très impérieuse. _Tout Platon
est une aspiration au parfait_; et le parfait par excellence, si je puis
ainsi parler, est pour lui la perfection morale.




IX

SA MORALE


La morale de Platon, je ne dirai pas s’appuie sur le principe suivant,
mais se recommande avant tout du principe suivant: connaître le bien
c’est le faire; qui sait le bien fait le bien; qui ne fait pas le bien,
c’est qu’il ne le sait pas; la science et la vertu sont la même chose.

Je ne dis point que Platon ait affirmé absolument ce principe; mais il
est très évident qu’il y tend et qu’il y a complaisance: «Si la vertu
est une qualité de l’âme et s’il est indispensable qu’elle soit utile,
il faut qu’elle soit sagesse. Car, puisque toutes les autres qualités de
l’âme ne sont par elles-mêmes ni utiles ni nuisibles, mais qu’elles
deviennent l’un ou l’autre, selon que l’imprudence ou la sagesse s’y
joignent, il en résulte que la vertu, étant utile, doit être une sorte
de sagesse... L’âme sage gouverne bien et l’âme imprudente gouverne
mal... Pour être avantageux, tout ce qui est au pouvoir de l’homme doit
être soumis à l’âme et tout ce qui appartient à l’âme dépendra de la
sagesse. Donc la sagesse est nécessairement ou la vertu tout entière ou
une partie de la vertu... Les hommes ne sont point bons par nature;...
mais si les hommes bons ne sont pas tels par nature, le deviennent-ils
par éducation? Cela me paraît s’en suivre nécessairement. D’ailleurs il
est évident, selon notre hypothèse, que si la vertu est une science,
elle peut s’apprendre... Mais la vertu est-elle bien une science?...»

Et Platon, comme il lui arrive si souvent quand il fait parler Socrate,
ne conclut pas; mais il a marqué que la théorie lui paraît probable et
que la vertu est sans doute une science qui peut s’enseigner, à la
condition, comme la suite l’indique, de trouver de bons et de vrais
maîtres. «La plupart des reproches que l’on adresse aux intempérants,
comme s’ils l’étaient volontairement, sont d’injustes reproches. Nul
n’est méchant parce qu’il veut l’être; une fâcheuse disposition du
corps, une mauvaise éducation, voilà ce qui fait que le méchant est
méchant... Lorsque les vices du tempérament sont encore renforcés par de
mauvaises institutions, par des discours tenus en public et en
particulier, et que les doctrines enseignées à la jeunesse n’apportent
aucun remède à ces maux, les méchants deviennent plus méchants par la
seule action de ces deux causes et sans que leur volonté y soit pour
rien. Les coupables sont bien moins les enfants que les pères et les
élèves que les instituteurs.»

En un mot, le méchant est un malade et un ignorant et le savoir corriger
le guérirait de sa maladie. Donc le vertueux c’est un homme qui sait la
vertu.

La doctrine doit être combattue, parce qu’elle est fausse; mais il faut
bien la comprendre et aussi les raisons pourquoi Platon la conçoit ou
l’adopte.

Elle est fausse et je ne le démontrerai point longuement. Elle est une
confusion du savoir, du vouloir et du pouvoir, comme si c’étaient mêmes
choses ou comme si le premier entraînait les deux autres. Il n’en est
assurément rien. On peut savoir la vertu, sans vouloir le moins du monde
la pratiquer; et on peut vouloir la pratiquer sans avoir assez de force
pour cela. Rien de plus rationnel que ce que je dis ici, ni rien qui
puisse mieux être vérifié par des observations de tous les jours. La
théorie est donc aussi fausse que le serait une définition juste de la
volonté que l’on appliquerait à l’intelligence, ou réciproquement, ou
que le serait cette proposition: «Vous avez compris, donc vous êtes
énergique; vous êtes savant, donc vous êtes brave.» La doctrine doit
être écartée.

Cependant elle contient sa part de vérité et, d’abondant, il y a à
comprendre pourquoi elle est assez chère, évidemment, à Platon.

Elle contient une part de vérité en ce sens que si le méchant ou
l’injuste connaissait bien la vertu _tout entière_, il y aurait,
reconnaissons-le, de grandes chances pour qu’il la suivît. Oui,
l’injuste qui connaît la vertu _sommairement_, qui sait ce que c’est,
qui sait qu’elle est effort, abnégation, sacrifice, etc., il s’en
détourne et n’en veut point entendre discourir. Mais s’il savait tout;
s’il savait que la vertu est une jouissance et la plus grande qui puisse
être goûtée; s’il savait, comme l’enseignera plus tard le Portique et
comme l’enseigne déjà l’Académie, que le vertueux est le véritable roi
de ce monde; et sans aller si loin, s’il savait seulement que l’intérêt
bien entendu et la vertu se confondent et qu’il n’y a rien de plus
habile qu’une conduite irréprochable; s’il savait cela, il prendrait le
parti de la vertu, très probablement.

Et voilà, à n’en guère douter, ce que Platon veut dire. Il n’a jamais
parlé d’une connaissance superficielle de la vertu.

Mais encore a-t-il raison? Est-il bien vrai que qui saurait _toute_ la
vertu ne douterait point que le bonheur fût précisément en elle? Est-il
bien vrai qu’en effet il y soit? Renan a dit bien joliment: «Laissez
donc! Si la vertu était un bon placement, il y a longtemps que les
banquiers s’en seraient aperçus.»

Si l’on me pousse ainsi, répondrait Platon, j’irai plus loin d’un pas et
je dirai que, fût-il faux que l’intérêt bien entendu se confonde avec la
vertu dans le courant des choses humaines, cela redevient vrai pour
ainsi parler à une plus grande profondeur, à pousser plus avant. Le
vertueux ne réussit point; je l’accorde; il ne réussit jamais, je le
veux si on le veut; mais, encore qu’il ne réussisse point, et même _à ne
point réussir_, il trouve, dans sa conscience satisfaite, dans son
légitime orgueil satisfait et couronné, de telles joies, si absolument
incomparables à celles des hommes qui réussissent, qu’il est, à dire le
vrai, l’homme le plus heureux de ce monde.

L’homme qui a été le plus heureux ici-bas, qui a joui le plus pleinement
de sa supériorité, de sa royauté, comme diront très bien les Stoïciens,
dont il est l’ancêtre, c’est Socrate, et la manière et le ton dont il a
présenté son apologie le disent assez clairement.

Donc l’homme qui saurait cela, qui saurait vraiment et pleinement _tout
cela_, qui connaîtrait la vertu tout entière, je dis qu’il serait
impossible qu’il ne l’embrassât point immédiatement et pour toujours, et
voilà pourquoi je peux dire que savoir le bien ou le faire, c’est la
même chose; à la condition qu’on le sache bien; eh! sans doute!

A quoi nous disons, nous, comme un Cébès ou comme un Critéas, qu’il nous
semble bien que c’est ainsi, avec cette seule réserve qu’on ne peut
connaître la vertu aussi à fond que quand on est vertueux, et que par
conséquent ce que dit Platon revient à dire: on ne peut être vertueux
sans vouloir continuer de l’être. Mais ceci n’est pas l’identité
rationnelle de la connaissance de la vertu et de sa pratique.

Laissons ce point et songeons à l’intérêt que Platon avait dans cette
question. Platon a un grand intérêt actuel et moral à ce que, fût-elle
contestable, cette thèse soit tenue pour vraie et fasse office de
vérité. Il est philosophe, il est professeur de philosophie et de
morale; il est une manière de prêtre laïque. Ce qu’il veut, et il le
dira sur le tard, mais il l’a toujours pensé, c’est que les philosophes
gouvernent les hommes. Or c’est un préjugé assez répandu parmi les
hommes de tous les temps et qui l’était très fort chez les Grecs, que le
philosophe n’est pas un homme très sérieux. Un philosophe qui avait
transgressé, je ne sais plus où, une ordonnance très rigoureuse dut la
vie à ce préjugé; on dit: «C’est un philosophe; cela ne compte pas.»
Pour les Grecs, les philosophes étaient des gens qui discouraient de la
vertu et du souverain bien, mais qui n’avaient pas une grande importance
dans l’État.

Prenez garde, tient à dire Platon, un philosophe est un homme qui fait
le bien, qui crée le bien, parce qu’il le sait, et il ne peut pas, du
moment qu’il le sait, ne pas le faire. Il est donc un élément très
précieux et très salutaire dans la société et il devrait la diriger.

--Mais les sophistes qui sont si savants sur le bien comme sur le mal,
où voit-on qu’ils agissent si bien?

--S’ils ne font pas le bien, c’est qu’ils ne le savent pas le moins du
monde, et c’est précisément ce que je leur prouve tous les jours, et mes
arguments sont toujours à deux fins, et je leur prouve qu’ils ne font
pas le bien parce qu’ils ne le savent pas--et que, ne le sachant pas,
ils ne peuvent pas le faire; je leur prouve les deux toujours ensemble,
parce que chacune de ces choses est la cause et l’effet réciproquement
et conjointement et que par suite ces deux choses sont indissolublement
unies et inséparables.

Voilà, ce me semble, quelque fausse, sinon en soi, du moins
pratiquement, qu’elle puisse être, ce qu’il faut penser de la doctrine
de l’identité du savoir le bien et du faire le bien, selon Platon.

Si savoir le bien c’est le faire et si nous voulons le faire, quel est
le bien? Le bien, comme le croient à peu près tous les hommes, est-il le
plaisir? Car c’est un fait que les hommes n’appellent point tous les
mêmes choses plaisirs, et que ce qui est plaisir pour l’un est peine
pour l’autre, et que certains appellent plaisirs des choses très
grossières et que certains autres appellent plaisirs des choses en
vérité fort délicates, fort nobles et fort belles, ce qu’il faut
convenir qui leur fait honneur. Mais encore est-il vrai que la plupart
des hommes estiment le plaisir but de la vie, quelque chose du reste
qu’ils nomment du nom de plaisir; ou sans rien affirmer à cet égard,
tendent au plaisir, instinctivement, de toutes leurs forces, ce qui
revient au même, une affirmation de l’instinct valant autant et valant
plus qu’une affirmation du raisonnement.

Donc le bien, comme le veulent la plupart des hommes, est-il le plaisir?

Point du tout, parce que le plaisir n’est pas autre chose qu’un rêve,
qu’une vision de l’imagination ou, tout au moins, pour ne rien forcer,
n’est guère autre chose que cela. Certains prétendent déjà en Grèce, et
cela sera affirmé plus tard avec une très grande énergie, que le plaisir
n’existe pas, qu’il n’a aucun caractère positif, qu’il n’est autre chose
que l’absence de la douleur et que, par conséquent, la douleur seule est
réelle. Qu’on ne réponde pas à ceux-ci qu’il n’y a rien de plus réel
qu’une sensation, _fût-elle agréable_ et que la sensation de bien-être
que produit le manger, le boire, le se reposer et le s’endormir est une
réalité incontestable. Ils vous répliqueront que l’on n’éprouve du
plaisir à manger, etc., que quand on a eu faim, etc., que quand on a
éprouvé un besoin c’est-à-dire une souffrance, et que par conséquent le
plaisir n’est pas quelque chose de réel, qu’il est la simple cessation
d’une souffrance. Tout plaisir naît d’un besoin et par conséquent il
n’est que la trêve d’une douleur.

A cela on pourra contre-répliquer qu’il y a des plaisirs qui ne sont pas
la cessation d’un besoin. Ce sont par exemple les plaisirs esthétiques
et les plaisirs moraux. Nous ne souffrons pas positivement (ou ce serait
bien abuser des termes que de le dire) de ne pas voir de belles choses;
mais nous jouissons, et singulièrement, d’en voir de belles. Et voilà un
cas, qui se multiplie, Dieu merci, en beaucoup de cas, où le plaisir est
tout autre chose que la cessation d’une souffrance.

Nous ne souffrons pas de ne point faire de bien. Nous sommes, dans ce
cas, en état nonchalant, indolent, en état neutre. Nous ne souffrons pas
de ne pas faire le bien; mais nous éprouvons un plaisir et très vif à le
faire. Et voilà un cas, lequel se multiplie, celui-ci, autant que nous
voudrons, où le plaisir n’est aucunement la cessation d’une souffrance.

Voyez ceci encore. Nous n’éprouvons aucune souffrance à ne pas nous
combattre nous-mêmes. Nous sommes alors dans un état indolent,
indifférent ou même agréable. Or nous éprouvons un plaisir extrêmement
vif à nous combattre, à nous maîtriser, à nous vaincre. Voilà un plaisir
qui ne naît pas d’une souffrance.

--Il naît certainement d’un besoin.

--Sans doute; mais il naît d’un besoin qui n’était pas une souffrance,
et par ce côté-là encore la théorie fléchit et il n’est vrai de dire ni
que tous les plaisirs naissent de besoins, ni non plus que besoins et
souffrances soient précisément la même chose. Reconnaissons donc que les
plaisirs existent et qu’ils ont une valeur positive.

Il ne faut pas aller jusqu’à nier cela. Seulement il est remarquable que
les plaisirs sont quelque chose de bien indéfinissable et probablement
de bien incertain, indécis et inconsistant, puisqu’ils sont toujours
accompagnés de quelques peines et que la limite entre la peine et le
plaisir est la chose du monde la plus insaisissable. Reprenons, si vous
voulez, l’énumération et la classification précédente. Il y a des
plaisirs qui naissent de besoins qui sont des souffrances. Sur ceux-ci
la thèse de nos adversaires de tout à l’heure est tout simplement juste.
Un plaisir de ce genre n’est pas un plaisir. C’est une véritable
impropriété de langage que de l’appeler ainsi. Il faudrait l’appeler une
souffrance qui cesse. Nous ne nions point qu’une souffrance qui cesse
soit agréable; nous disons seulement qu’on ne peut pas prendre comme
vrai bien et comme but de la vie une souffrance qui cesse. Quelque chose
de plus positif est réclamé par l’aspiration au bien, par cette
aspiration au bien que nous tentons au fond de nous.

Si nous songeons aux plaisirs qui ne naissent pas d’un besoin proprement
dit, d’un besoin violent ou vif, mais d’une simple tendance de notre
nature et qui par conséquent ne naissent pas d’une souffrance,--plaisirs
esthétiques, plaisirs moraux,--nous nous élevons certainement d’un
degré, et précisément c’est une hiérarchie des plaisirs que nous traçons
en ce moment; mais nous constatons encore que, s’ils ne naissent pas
d’une souffrance, ils sont toujours _mêlés_ d’une souffrance. Ils sont
toujours incomplets, par suite toujours mêlés du regret que l’on a
qu’ils soient incomplets, toujours mêlés du regret que l’on a de ce qui
leur manque.

Il est même curieux de remarquer qu’à mesure que les plaisirs sont plus
vrais, ils sont plus mêlés. Si l’on appelle plaisir vrai celui qui ne
naît pas d’une souffrance, il est plus vrai, nous le voulons bien, mais
il est plus mêlé. Le plaisir de manger vient de la faim et n’est que la
cessation d’une souffrance et par conséquent naît de la souffrance même,
mais _en soi_ il n’en est pas mêlé, en soi il a quelque chose de complet
et de plein.

Le plaisir d’admirer une belle chose ou le plaisir de faire le bien ne
naît pas d’une souffrance, mais il en est toujours accompagné, n’étant
jamais satisfait complètement; d’où il suit qu’il semble déjà que dans
l’analyse du plaisir on trouve toujours la souffrance ici ou là, tout
proche ou mêlée au plaisir même, et l’empoisonnant toujours, soit par
son voisinage, soit par sa présence.

Et enfin cette loi se vérifie même quand nous considérons le plus noble
des plaisirs, qui est de se battre contre soi-même et de se vaincre; car
alors souffrance et plaisir sont mêlés intimement, mêlés de telle sorte
que c’est la souffrance qui est le plaisir même. Nous nous torturons et
à cela nous trouvons du plaisir; mais c’est dans la souffrance même que
nous le trouvons, et si nous ne souffrions pas, nous ne jouirions
nullement. Combinaison absolue.

Donc, ce nous semble, dans les plaisirs bas: voisinage immédiat de la
souffrance, puisque le plaisir en naît; dans les plaisirs nobles:
mélange de souffrance et de plaisir; dans le plaisir sublime: identité
de la souffrance et du plaisir. Souffrance partout.

On pourrait presque dire que le plaisir est le nom que la douleur a pris
pour se faire agréer de nous ou qu’elle prend quand elle se déguise. Le
plaisir est moins un divertissement de la douleur qu’un travestissement
de la douleur. Et c’est peut-être pour cela qu’il est si naturel à
l’homme de chercher le plaisir et de s’abandonner au désir qu’il en a.
Il cède à sa nature même sans le savoir et il acquiesce à sa loi sans
croire qu’il s’y conforme. La loi de l’homme est d’être malheureux: en
cherchant le plaisir, qui est toujours précédé, mêlé ou suivi de
souffrance, il prend le chemin direct du malheur, qui est précisément
celui qu’il faut qu’il suive. Il se range sans le savoir à l’ordre
universel.

Si l’homme qui ne cherche que le plaisir est paradoxal, c’est
précisément à cause de cela. C’est qu’il veut éviter le malheur, auquel
il est très rationnellement destiné. Il est philosophique de dire que le
but de l’homme est le plaisir, à condition que l’on sache qu’en
cherchant le plaisir c’est au malheur qu’il tend. Mais il est plus
philosophique peut-être encore de croire que, le soin légitime de
l’homme étant d’éviter le malheur autant que son infirmité le lui
permet, il fera bien de ne pas se donner le plaisir comme son but.

Composons, si l’on veut. A ceux qui sont fortement attachés à la nature
humaine et qui ne peuvent s’enfuir hors de l’humanité nous dirons qu’ils
peuvent rester dans la doctrine du plaisir, mais qu’ils feront bien de
considérer la hiérarchie des plaisirs et de mépriser ceux qui ne
consistent que dans la cessation, très courte du reste, d’une souffrance
et de s’élever jusqu’à ceux qui sont mêlés de souffrance noble et d’un
plaisir vrai; et, s’ils peuvent, de se hausser encore jusqu’à celui où,
à la vérité, le plaisir est souffrance, mais aussi la souffrance
plaisir.

Quant à ceux qui veulent faire la gageure de secouer l’humanité, nous
leur dirons: cherchons autre chose.

Autre chose. Quoi donc? La science peut-être. Il est des hommes qui
estiment que le but de l’homme est de savoir et que le bonheur de
l’homme est dans le savoir. «J’ai triomphé, dira Nietzsche, du jour où
la grande pensée libératrice m’est venue: l’homme est un moyen de
connaissance; il ne faut se considérer que comme un moyen de
connaissance.» Nietzsche est l’homme du monde qui a le plus fréquenté
Platon, que du reste il ne peut souffrir.

Dirons-nous donc que le but de l’homme c’est le savoir? Ce serait encore
une illusion, quoique moins forte peut-être que la précédente. La
science ne remplit pas l’âme et elle la déçoit sans cesse. A-t-on
remarqué les grandes analogies qui existent entre la science et le
plaisir? Peut-être que non. Elles sont certainement très remarquables.

D’abord on trouverait une hiérarchie des sciences très comparable à la
hiérarchie des plaisirs que nous établissions tout à l’heure. Il y a des
sciences parfaitement honorables sans doute, mais qu’on peut appeler
vulgaires et qui, elles aussi, comme les plaisirs inférieurs, naissent
directement des besoins: chasse, pêche, labourage, cuisine, arts des
vêtements, etc. L’homme n’y trouve aucun plaisir, à proprement parler.
Ce sont des routines plutôt que des sciences. Il y trouve sans doute le
triple contentement 1º de l’exercice physique; 2º de l’incertitude et du
jeu; 3º du succès obtenu; mais ce sont des plaisirs peu philosophiques
et à coup sûr peu scientifiques. Le plaisir scientifique doit consister
sans doute à découvrir quelque chose.

Au-dessus de ces sciences-là, il y en a qui ne sont pas nées des besoins
physiques, mais des instincts esthétiques ou des instincts rationnels:
mathématiques, astronomie, architecture. Ce sont des sciences nobles.
L’homme y trouve de grands plaisirs; mais peut-on les considérer comme
donnant le souverain bien? Ce serait assez difficile, puisque ces
sciences, tout en donnant des jouissances, c’est-à-dire tout en
satisfaisant le désir, en étendent indéfiniment l’horizon et par
conséquent l’irritent autant qu’elles le satisfont et par conséquent
donnent autant de tourments que de jouissances et des tourments en
raison même des jouissances.

La vie du savant est celle d’un homme qui creuse un puits ou qui s’élève
dans les airs: plus il creuse profond, plus il est à la fois satisfait
d’avoir été si loin et désespéré de sentir qu’il y a à aller plus loin
encore; plus il s’élève, plus il est satisfait avoir un panorama plus
vaste, et désolé de sentir qu’il y a mille fois plus de choses à voir
qu’il n’en aperçoit. Si la science est simplement savoir à quel point on
ignore, pour l’homme amoureux de savoir elle est d’autant plus
douloureuse qu’elle est plus étendue.

Que ceci soit paradoxal, on l’admettra pour un instant; et que la
torture de se dire qu’on ignorera toujours mille fois plus de choses
qu’on en saura, soit compensée ou au moins adoucie par le plaisir très
réel d’en avoir au moins découvert quelques-unes, c’est une opinion
raisonnable, qu’on accepte; mais du moins il est impossible de dire que
des sciences constituent le souverain bien, qui donnent, à en parler le
plus favorablement, autant de déplaisirs que de jouissances.

Et enfin il y a, pour les sciences comme pour les plaisirs, un troisième
degré qui est le plus haut. Il existe une science, non pas de
l’indéterminé et du relatif, et c’est-à-dire de quelque chose qui n’est
jamais épuisé et qui se renouvelle toujours sous nos prises et sous les
conquêtes que nous en faisons; mais une science de l’absolu, de
l’immuable et de l’éternel. Cette science, c’est la métaphysique ou,
pour parler en langage platonicien, c’est la dialectique. C’est la plus
belle des sciences, la plus noble; c’est la science sublime, c’est la
science divine. A celui qui la possède elle ne donne pas, elle ne peut
pas donner des plaisirs mêlés de peines, puisqu’elle satisfait le désir
sans l’irriter en le satisfaisant, puisqu’elle le contente pleinement et
absolument, puisqu’elle est l’union intime de l’esprit avec un objet
unique qui contient tout. Certes il est incontestable que cette science
doit donner à l’esprit une très grande sérénité, et en effet elle la
donne.

Peut-on dire, cependant, qu’elle est ou qu’elle procure précisément le
souverain bien? Encore non. Elle approche de cela et de plus en plus en
approche à mesure qu’on la possède davantage; mais elle n’atteint jamais
ce but suprême du souverain bien, si près qu’elle en soit. Il s’en faut
toujours de quelque chose. Pourquoi? La raison en est assez simple. Il
faudrait, pour jouir du souverain bien, non pas comprendre l’absolu,
mais être l’absolu. Concevoir ce qui contient tout, n’est pas tout
contenir, et en juste raison il semble bien que c’est tout contenir et
n’avoir rien qui vous soit étranger, qui est le souverain bien. Or c’est
à quoi l’homme n’arrive pas. La science de l’absolu, si grande qu’on la
suppose, ne sera jamais l’identité avec l’absolu.

En vérité on serait presque tenté de le dire. Savoir l’absolu n’est-ce
pas l’être? L’être absolu n’est-il pas celui qui sait tout? Du moins, au
point de vue du plaisir, au point de vue du bien, l’être absolu n’est-il
pas l’heureux parfait, non pas tant parce qu’il est tout que parce qu’il
sait tout? Savoir est posséder intellectuellement. La suprême jouissance
intellectuelle est donc de tout savoir et n’a pas besoin, pour être
suprême, qu’on soit tout. Celui-là donc qui saurait l’être absolu serait
intellectuellement identique à l’être absolu. Or le bien suprême étant
dans l’intelligence, celui qui saurait l’absolu posséderait le bien
suprême.

Cela peut presque se soutenir. Cependant il y aura toujours la
différence de la contemplation à quelque chose qui est à la fois
contemplation et action. L’être absolu se contemple en entier et c’est
souverain bien. Vous le contemplez, par supposition, en entier, et à cet
égard, il est vrai que vous possédez le souverain bien tout autant que
lui. Mais à la fois il se contemple et _se sait_, à la fois il agit et
se sent agir infiniment, et c’est à quoi, malgré l’identité
intellectuelle que je vous suppose avec lui, vous n’atteindrez
évidemment jamais.

Il y a là comme deux aspects de l’absolu. Selon un certain aspect vous
pouvez presque devenir absolu vous-même; selon l’autre aspect vous ne
pouvez le devenir aucunement. Il y aura toujours la différence du
spectateur à l’acteur, et le spectateur peut si bien savoir le rôle et
le comprendre qu’à un certain égard il soit identique à l’acteur; mais,
à un autre égard, il sera toujours inférieur à celui qui _et_ sait le
rôle _et_ le comprend _et_ le joue.

Reste de tout ceci que la science de l’absolu est certainement ce qui
nous rapproche le plus du souverain bien, ce qui revient à dire que la
sagesse est le souverain bien pour l’homme, à parler couramment; mais
elle n’est pas le souverain bien en soi ni même tout à fait pour
l’homme, en ce sens qu’il concevra toujours un souverain bien au delà de
celui-là, et que c’est précisément en comprenant l’absolu qu’il
comprendra qu’il ne l’est pas.

Aucune science, donc, aucune, et non pas même la science suprême, ne
donne le souverain bien.

Remarquez, du reste, qu’à se placer au point de vue de la simple
constitution de l’homme, l’homme étant sensibilité et intelligence, il y
a bien des chances pour qu’il manque ce qui est son bien, et par
conséquent le souverain bien, s’il ne développe qu’un côté de sa nature.
Or en s’adressant aux plaisirs il ne songe qu’à sa sensibilité, et en
s’adressant à la science il ne songe qu’à son intelligence. Il semble
donc qu’il soit à peu près sûr même de ne pas aller du côté du bien en
comptant soit sur les plaisirs, soit sur la science.

--Mais une combinaison adroite de ces deux causes de bonheur ne
donnerait-elle pas le bonheur lui-même?

--Voilà une théorie, au delà de laquelle nous pourrons aller, mais qui
ne manque nullement de justesse. Choix d’abord entre les causes de
plaisir, combinaison ensuite de causes diverses de plaisir, c’est une
méthode de très grand bon sens. Commençons d’abord par écarter les
plaisirs bas et les sciences inférieures, plaisirs de besoin, sciences
de nécessité. Écartons-les, bien entendu, en tant que pouvant entrer en
ligne de compte pour le bonheur. Ne les écartons pas réellement,
matériellement, puisqu’_ils_ sont satisfaction de besoins,
puisqu’_elles_ sont chose de nécessité: mangeons, buvons, dormons,
puisqu’il le faut; labourons, bâtissons, chassons, puisqu’il le faut;
mais ne tenons aucun compte de tout cela pour ce qui est de la recherche
du bonheur, et par conséquent réduisons tout cela au minimum et surtout
n’y attachons aucun prix, aucune espèce de «valeur».

Puis attachons-nous d’une part aux plaisirs nobles, d’autre part aux
sciences élevées. Plaisirs esthétiques et plaisirs moraux, surtout le
plaisir du plus haut degré qui consiste à lutter contre soi et à se
vaincre; sciences vraiment intellectuelles, mathématiques, architecture,
astronomie et surtout la science la plus haute, celle de l’absolu;
mêlons tout cela plus ou moins, en proportions variées, chacun selon sa
nature, et composons-en une vie très noble et une vie harmonieuse qui,
certainement, contiendra beaucoup d’éléments et beaucoup de chances de
bonheur.

Voilà qui est très bien; voilà qui, à se placer au simple point de vue
du plaisir, au simple point de vue de la faculté que l’homme a de jouir,
est extrêmement raisonnable. On peut concéder cela aux _Eudémoniens_ en
se plaçant un moment dans leur conception, dans leur esprit. Un homme
qui se procurerait des plaisirs esthétiques, qui s’adonnerait aux
recherches scientifiques, qui rendrait des services à ses semblables,
qui se ferait utile à sa patrie et qui serait capable de lutter contre
lui-même et de remporter des victoires sur les tendances qu’il jugerait
en lui méprisables, funestes ou ridicules; cet homme ne pourrait être
considéré comme jouissant du souverain bien; il ne pourrait même pas
être dit heureux; mais on peut très bien accorder aux partisans de la
morale du plaisir qu’il goûterait des jouissances dont la réalité n’est
pas niable. Et s’il faut une morale appropriée aux forces humaines,
c’est-à-dire appropriée, degré par degré, aux forces de celui-ci, de
celui-là ou de tel autre, ne contestons pas que cette morale du plaisir,
entendue comme nous venons de l’entendre, est faite pour de très
honnêtes gens et très estimables, et est le degré où une partie déjà
assez noble de l’humanité peut s’élever. Celui qui dira: _sapere ad
sobrietatem_, ou: _ne quid nimis_, pourra embrasser cette morale-là et
s’y tenir.

Mais n’y aurait-il pas un bien par delà le plaisir, par delà toute
espèce de plaisir et ignorant le plaisir comme s’il n’existait pas?
Quand on réfléchit sur la nature des dieux, on se dit, après quelque
méditation, qu’il est aussi ridicule de les croire susceptibles de
plaisirs que susceptibles de douleurs et que l’une et l’autre chose sont
également indignes d’eux. Ce qu’il y a de fugitif et de toujours
incomplet dans le plaisir est tellement contradictoire avec l’idée
d’éternité, de plénitude et d’absolu, que l’on voit très bien que qui
conçoit la Divinité enlève de cette conception, tout d’abord et par
définition, l’idée de plaisir comme l’idée de douleur, non seulement
parce que, comme nous l’avons prouvé plus haut, le plaisir est toujours
mêlé ou accompagné de douleur, mais parce que le plaisir en soi n’est
pas moins que la douleur une imperfection.

Ce n’est pas jouer sur les mots. Le plaisir, quelque pur qu’il soit et
quelque noble, est un accident. L’accident ne s’accorde pas avec l’idée
d’éternité. On nous dira qu’on peut très bien se figurer comme continu
ce qui chez nous est accidentel et que c’est là précisément le plaisir
divin dont, certes, les poètes nous ont assez parlé. Mais c’est
précisément ce qu’en droite raison, il faut nier, que le plaisir,
essentiellement accidentel, puisse être continu. S’il était continu, il
ne serait pas senti et par conséquent il ne serait le plaisir en aucune
façon. Le plaisir est une trêve et c’est en tant que trêve qu’il est
plaisir; continu il serait une paix et une paix qui aurait toujours
duré. Or qui prendrait plaisir à une paix qui aurait toujours duré, de
telle sorte qu’on n’aurait pas même l’idée de la guerre?

Donc qui dit que les dieux goûtent un plaisir éternel dit un non-sens,
une chose qui n’a aucune signification, ou, en d’autres termes, en
disant que les dieux ont un plaisir éternel, il dit, sans le savoir,
qu’ils n’ont absolument aucun plaisir.

Celui-là donc qui veut vivre la vie divine, c’est-à-dire ressembler aux
dieux le plus possible, il a précisément pour première démarche à faire
de se placer par delà le plaisir et de le laisser en arrière et d’en
laisser l’idée en arrière comme négligeable et comme ne devant pas
entrer en ligne de compte. Il a pour première démarche à faire, non
seulement de ne pas confondre le plaisir avec le bien, mais de se dire
et de croire qu’il n’y a entre le plaisir et le bien aucun rapport.

Le but de la vie du sage sera donc le bien et non pas le plaisir, et
toute la morale c’est marcher vers le bien.

Mais qu’est-ce que le bien? Le bien, ce nous semble, est une harmonie.
Est bien tout ce qui est harmonieux et ne présente pas de disparate et
de dissonance. Ce n’est pas là une idée qui nous soit particulière. Il
paraît assez que c’est l’idée même, confuse, mais qu’il ne s’agit que
d’éclaircir, de l’humanité elle-même. Les hommes disent que «tout est
bien», sommairement, mais qu’il y a du mal encore dans l’organisation de
l’univers. Que veulent-ils dire? Qu’ils trouvent le monde bon, mais
qu’ils en rêvent un meilleur. Et encore qu’est-ce que cela signifie?
Qu’ils trouvent le monde harmonieux et qu’ils le voudraient plus
harmonieux encore. Et peut-être se trompent-ils. Mais, et dans
l’appréciation qu’ils font du monde et dans le rêve qu’ils font d’un
monde meilleur, autant dans l’un que dans l’autre il y a cette idée
générale: le bien c’est l’harmonie, le bien c’est l’ordre.

Quand les hommes disent: «en ce moment dans la cité tout est bien, ou à
peu près», veulent-ils dire qu’il y a dans la cité beaucoup de
richesses, beaucoup de plaisirs, ou beaucoup de gloire? Rien de tout
cela précisément; ils veulent dire qu’elle est en bon ordre, qu’elle est
bien organisée, qu’elle est en harmonie. N’est-il pas vrai que «pour la
santé et la maladie, pour la vertu et le vice, tout dépend de l’harmonie
de l’âme et du corps ou de leur opposition?» Donc pour l’individu comme
pour la cité et comme pour l’univers le bien c’est l’harmonie. Le bien
est un concert de choses, quelles qu’elles soient du reste, qui
s’accordent pour faire un ensemble bien ordonné et harmonieux. L’homme
qui dit «cela va bien» ne sait pas ce qu’il dit, sans doute; mais il dit
sans le savoir que toutes ses forces physiques sont en tel accord qu’il
n’y a aucune dissonance appréciable dans son économie. Le bien est une
harmonie, ceci est de consentement universel.

Et remarquez, avant d’aller plus loin, comme le bien ainsi entendu, nous
ne disons pas exclut l’idée de plaisir, mais ne la suppose aucunement.
Nous disons: le monde est bien, ou: tout est bien, ou: le bien est
répandu dans le monde, sans songer un seul instant, sans même rêver que
le monde éprouve du plaisir. Nous disons: tout va bien dans la cité,
sans songer au plus ou moins de plaisir qui peut être goûté dans la
ville. Nous disons, encore plus peut-être: je vais bien, sans vouloir
dire le moins du monde que nous éprouvons un plaisir, et du reste,
d’instinct, nous mettons cet état que nous appelons «bien» fort
au-dessus de tel ou tel plaisir, même vif, que nous pourrions goûter.
Voilà donc ce qui peut être considéré comme établi: le bien n’est pas le
plaisir; le bien c’est l’harmonie; le but de la vie est le bien, le but
de la vie est l’harmonie.

--Mais alors le bien, c’est le beau.

--J’allais vous le dire. «Le bien ne va pas sans le beau, ni le beau
sans l’harmonie.»

--Donc la morale est une esthétique.

--Précisément! La morale est d’une part une esthétique par delà
l’esthétique; et d’autre part une esthétique qui se ramène en soi au
lieu de se répandre et que l’artiste applique sur lui-même au lieu de
l’appliquer au dehors.

C’est une esthétique par delà l’esthétique. C’est pour cela, comme nous
l’avons soupçonné plus haut, que les plaisirs artistiques ont déjà une
valeur morale. On s’y sent désintéressé, par conséquent noble, et l’on y
jouit d’une jouissance qui semble déjà par delà le plaisir. C’est un
premier degré. Ce premier degré consiste en ce que nous contemplons
l’ordre réalisé, l’harmonie réalisée. Mais il y a un second degré qui
consiste à réaliser soi-même cette harmonie et c’est le plaisir de
l’artiste; et il y a un troisième degré qui est de réaliser cette
harmonie en soi-même. Voilà ce que j’entendais par esthétique par delà
l’esthétique. C’est une esthétique souveraine et suprême qui dépasse les
lois du beau en ce qu’elle les invente, qui est invention non pas de
quelque chose selon l’art, mais de l’art lui-même, qui va chercher le
beau dans l’idée du beau elle-même et comme au sein de Dieu.

Car réaliser une chose belle, c’est entendre la voix du Dieu de
l’esthétique, de Phoibos, si l’on veut; mais réaliser _soi-même beau_,
se réaliser en beauté, ce n’est plus entendre cette voix, c’est l’avoir
soi-même; ce n’est plus une «réminiscence», c’est une création; ou, si
l’on veut, c’est encore bien une réminiscence, mais comme c’est une
union directe, pour ainsi dire, avec l’idée de perfection, c’est une
réminiscence le temps supprimé, c’est une réminiscence hors de la
condition du temps, ce qui revient à dire que c’est une création, une
invention dans toute la pureté de la chose que désigne ce mot.

Et d’autre part, sur quoi nous n’insisterons pas, puisque cela est
contenu dans ce que nous venons de dire, la morale pratique, la vertu,
c’est une esthétique qui se ramène sur le sujet au lieu de se répandre
sur un objet extérieur; c’est une esthétique qui se ramène en soi et
qui, par ce fait, a quelque chose de plus intime et de plus fort. Il y a
une concentration extrême des forces et il n’y a aucune déperdition ou
dispersion de force. Le vertueux se modèle et se pétrit en beauté, non
sans effort, mais avec un effort dont il ne perd rien et où il est
l’artiste, l’instrument et la matière. C’est une esthétique intime, et
ce double caractère d’être une esthétique qui dépasse l’esthétique et
d’être une esthétique intérieure, donne à l’art moral une valeur
supérieure à toute espèce d’art humain.

On sent bien que les arts humains ordinaires, tous ceux que le commun
appelle arts, sont des divertissements très distingués, mais rien de
plus que des divertissements. Et des divertissements à quoi? A nos
soucis, à nos peines, à nos petitesses et à nos frivolités et à notre
ennui. D’abord, oui; mais de plus divertissements précisément à cet art
suprême, difficile et pénible qui consiste à nous modeler nous-mêmes et
dont pour toutes sortes de raisons, dont la première est notre goût pour
le moindre effort, nous ne nous soucions pas beaucoup de nous occuper.

Les arts, donc, les arts proprement dits, et c’est pourquoi il ne faut
ni en dire du mal, ni en dire trop de bien, d’une certaine façon nous
mènent à la morale et d’une autre façon nous en détournent. Ils nous y
mènent parce qu’ils nous en donnent l’idée ou peuvent très bien nous la
donner: l’homme à notre avis doit se dire, mais en tout cas il peut bien
se dire: il y a mieux encore que faire une belle statue ou d’inventer
une belle harmonie, c’est de faire de soi-même la «statue vivante de la
pudeur» et d’établir un accord parfait dans son âme. Mais d’autre part
il peut se contenter de cette demi-satisfaction esthétique que donne
l’œuvre d’artiste surtout à l’artiste lui-même. Il peut se contenter de
ces arts proprement dits qui du reste sont bien ou des ébauches ou des
reflets de l’art véritable, et il peut s’en contenter précisément parce
qu’ils le sont. Les arts sont des illusions de l’art et ombre, très
belle, du reste, qu’on peut prendre pour proie.

Les arts donc à la fois mènent à la morale et en distraient, et de la
façon du reste dont se gouverne l’homme à son ordinaire, il faut bien
prendre garde qu’ils en distraient beaucoup plus souvent qu’ils n’y
conduisent.

De tout cela retenons ceci: la morale est une esthétique supérieure; la
vertu est une beauté qui, relativement à l’homme, est la beauté suprême;
l’art vrai, supérieur à tous les autres et dont on pourrait prouver, si
l’on voulait jouer, qu’il les renferme tous, c’est la morale; l’art de
la vie c’est de faire de la vie un objet d’art.

Cette œuvre d’art--entrons dans le détail--comment la ferons-nous? Cette
harmonie intérieure et totale, comment l’établirons-nous?

Il faut d’abord, et c’est le premier principe, _honorer son âme_.
Honorer son âme est la première maxime et de quoi dérivent toutes les
autres. L’âme, en nous, est ce qui participe de l’infini. L’âme, en
nous, est ce qui n’est pas tout à fait mêlé à nos contingences et à nos
éphémères ou instantanés. L’âme, de quelque façon qu’on la conçoive, est
ce qui, en nous, n’est pas tout à fait dépendant de nos influences de
tous les jours. Si nous ne sommes pas tout à fait le résultat et le
produit de tout ce qui nous entoure et de tout ce qui pèse sur nous, ce
que nous appelons notre âme est précisément ce qui reste nous
appartenir. C’est, probablement, notre être _en soi_, dégagé de tout ce
qui a pu le corrompre, ou au moins le dénaturer et l’adultérer.

Il faut donc honorer son âme, comme soi-même pur, comme soi-même tel
qu’il est sorti des mains de Dieu, ou, du moins, de la nature,
c’est-à-dire de l’hérédité. L’âme, en nous, est l’âme des ancêtres, et
par conséquent, est l’âme même de l’humanité. En honorant notre âme,
nous honorons l’humanité tout entière, représentée par nous. Nous
honorons l’humanité en nous-mêmes.

«L’âme est, après les dieux, ce que l’homme a de plus divin et ce qui le
touche de plus près. Il y a deux parties en nous: l’une plus puissante
et meilleure, destinée à commander; l’autre inférieure et moins bonne,
dont le devoir est d’obéir. Il faut donc donner toujours la préférence à
la partie qui a droit de commander sur celle qui doit obéir. Ainsi j’ai
raison d’ordonner que notre âme ait la première place dans notre estime
après les dieux et les êtres qui les suivent en dignité. On croit rendre
à cette âme l’honneur qu’elle mérite; mais en vérité presque personne ne
le fait. Car l’âme est un bien divin et rien de ce qui est mauvais n’est
digne qu’on l’honore. Ainsi quiconque croit relever son âme par des
connaissances, de la richesse, du pouvoir et ne travaille pas à la
rendre meilleure, s’imagine qu’il l’honore; mais il n’en est rien. Les
hommes croient que les louanges qu’ils prodiguent à leur âme sont autant
honneurs qu’ils lui rendent et ils s’empressent de lui accorder la
liberté de faire tout ce qui lui plaît. Mais nous, nous disons au
contraire que se comporter de la sorte c’est nuire à son âme au lieu de
l’honorer, elle qui mérite, comme nous l’avons dit, le premier rang
après les dieux.»

Il faut donc honorer son âme en faisant tous les efforts pour ne pas la
dégrader et pour la rendre meilleure. On dégrade son âme par l’amour des
plaisirs, car par la recherche des plaisirs «on la remplit de maux et de
remords». Le plaisir est un feu qui brûle et qui laisse après lui des
cendres, et l’on ne sait ce qui est le plus douloureux pour l’âme de la
brûlure que le plaisir fait sentir ou du remords qu’il laisse tomber
derrière lui comme une pluie de cendres et qui encombre toute notre âme.

On la dégrade encore par la lâcheté, «lorsqu’au lieu de s’élever par la
patience au-dessus des travaux, des craintes, de la douleur et des
chagrins que la loi recommande de surmonter, on y cède par la faiblesse
de cœur»; par lâcheté d’une autre sorte, lorsque l’on est trop attaché à
la vie, «lorsqu’on se persuade que la vie est le plus grand des biens»;
lorsque «regardant ce qui se passe après la mort comme un mal, on
succombe à cette idée funeste»; lorsqu’on n’a pas le courage de résister
à ces craintes instinctives et «de raisonner avec soi-même et de se
convaincre qu’on ignore si les dieux qui règnent dans les enfers ne nous
y réservent pas les biens les plus précieux».

On la dégrade encore en préférant la beauté à la vertu, car «c’est
préférer le corps à l’âme» et faire pour ainsi dire adorer celui-là par
celle-ci. Le corps est le serviteur et l’âme est le maître, et c’est
déroger à la grande loi d’ordre et d’harmonie que de mettre en quelque
manière le maître au service de l’esclave, le maître en extase devant
l’esclave et l’esclave en posture de dieu devant le maître. Ce qui
trompe en ceci c’est que le corps a une beauté visible qui séduit et qui
captive les regards; mais on oublie d’abord que la beauté du corps est,
en très grande partie au moins, empruntée à l’âme, reflet de l’âme, et
ne serait rien, ou très peu de chose, sans elle; ensuite que l’âme a sa
beauté propre, intransmissible, incommunicable, cachée, mais qui se
laisse découvrir à qui la cherche et qui est infiniment supérieure et
qui éclate comme infiniment supérieure, une fois découverte, à celle du
corps.

On dégrade l’âme encore quand on préfère la recherche des richesses à la
recherche de la vertu, «lorsqu’on désire amasser de grands biens par des
moyens peu honnêtes et qu’on n’est pas indigné contre soi-même de les
avoir ainsi acquis.» On la dégrade dans ce cas, parce qu’on la vend.
C’est en vérité «vendre pour un peu d’or ce que l’âme a de plus
précieux; car tout l’or qui est sur la terre et dans la terre ne mérite
pas d’être mis en balance avec la vertu.» Et, comme tout à l’heure on
mettait l’âme en position d’esclave devant le corps, maintenant on la
vend comme un esclave sur le marché, et c’est ce qu’on peut, plus
légitimement que jamais, appeler la dégrader et la déshonorer
absolument.

S’il faut d’abord ne pas dégrader son âme, il faut ensuite l’honorer de
tout son pouvoir. On honore son âme tout simplement en l’appliquant à
son objet. Son objet c’est la vertu. Mais en quoi consiste bien la
vertu? Elle consiste d’abord à aimer la raison, c’est-à-dire l’harmonie
encore, la raison, que l’on peut appeler l’harmonie intellectuelle. «_Le
plus grand de tous les malheurs est de haïr la raison._» Que l’on
déteste la raison, cela n’est pas peut-être très naturel; mais cela
existe très bien. Il y a des misologues comme il y a des misanthropes et
à peu près pour les mêmes causes. De même qu’on devient misanthrope pour
s’être trop fié aux hommes, ou étourdiment et sans discernement, et y
avoir cru trop de léger, de même on devient ennemi de la raison pour
avoir trop cru aux raisonnements et pour avoir fait des raisonnements
faux.

Le parallèle est intéressant et éclaire assez bien les deux choses et
explique assez bien le caractère des deux défauts: «D’où vient, en
effet, la misanthropie? De ce qu’après s’être fié à un homme, sans aucun
examen, et l’avoir toujours cru sincère, honnête et fidèle, on trouve
enfin qu’il est faux et méchant; et après plusieurs épreuves semblables,
voyant qu’on a été trompé par ceux qu’on croyait ses meilleurs et ses
plus intimes amis, las enfin d’être si longtemps dupe, on hait tous les
hommes également et on reste persuadé qu’il n’y en a pas un seul qui
soit sincère... Si l’on avait un peu d’expérience ou de réflexion, on
saurait que les bons sont très rares et très rares aussi les méchants,
et que ceux qui tiennent le milieu sont en très grand nombre, comme il y
a peu d’hommes très grands et peu d’hommes de très petite taille. En
toutes choses les extrêmes sont très rares. Tout de même ou à peu près,
quand on a admis un raisonnement comme vrai sans avoir l’art de
raisonner, il arrive plus tard qu’il paraît faux--qu’il le soit du reste
ou qu’il ne le soit pas--et tout différent de ce qu’il nous avait paru.
Et quand on a pris l’habitude de disputer toujours pour et contre, on se
croit à la fin très habile et l’on s’imagine être le seul qui ait
compris que ni dans les choses ni dans les raisonnements il n’y a rien
de vrai ni de sûr et que tout est dans un flux et un reflux continuel,
comme l’Euripe, et que rien ne demeure un seul moment dans le même
état.»

C’est ainsi qu’on arrive à une sorte de misologie, très analogue à la
misanthropie et aussi amère et du reste aussi impuissante et aussi
stérile. C’est un malheur déplorable,--alors qu’il y a un raisonnement
très vrai, très solide et très susceptible d’être compris--que, «pour
avoir entendu de ces raisonnements où tout est tantôt vrai, tantôt faux,
au lieu de s’accuser soi-même de ces doutes, au lieu d’en accuser son
manque d’art, on en rejette la faute sur la raison même et l’on passe sa
vie à haïr et à calomnier la raison, en se privant par là de la science
et de la vérité.»

Il faut donc, avant tout, prendre garde que ce très grand malheur ne
nous arrive et en vérité tout à fait par notre faute, par la faute de
notre orgueil. Ce n’est point sans doute la raison qu’il faut que nous
accusions d’être vaine; c’est nous que nous devons accuser d’être vains
devant la raison et impuissants, un long temps, à l’atteindre. «Ne nous
laissons pas préoccuper par cette pensée qu’il n’y a rien de sain dans
le raisonnement; mais convainquons-nous plutôt que c’est nous-mêmes qui
n’avons encore rien de sain et faisons courageusement nos efforts pour
recouvrer la santé.»

Donc nous déshonorons notre âme en détestant la raison. Nous déshonorons
notre âme en la regardant comme incapable de trouver le vrai, au moins
en partie, et nous l’honorons en croyant fermement qu’elle est
dépositaire au moins d’une partie du vrai et en faisant nos efforts pour
démêler cette vérité dont nous devons croire qu’elle a le dépôt.

L’ouvrier a des devoirs envers son instrument. Il doit le croire bon,
accuser plutôt sa main que son outil; il doit le croire bon et
s’efforcer de le rendre meilleur, le soigner, le garantir, le tenir
propre, le réparer et l’aiguiser. Notre âme est notre instrument pour
trouver le vrai. Il faut l’honorer en la croyant capable de le découvrir
et en l’entretenant en bon état pour qu’elle le découvre.

On honore encore son âme en lui donnant l’empire, en lui laissant le
gouvernement de nous-mêmes. L’honnête homme est par excellence celui qui
est maître de lui, c’est-à-dire celui chez qui l’âme gouverne. Les gens
de bien sont, avant tout, ceux qui ont un empire absolu sur eux-mêmes,
et les méchants ceux qui n’en ont aucun. Entre ces deux groupes est la
moyenne de l’humanité, ceux qui ont sur eux-mêmes une prise plus ou
moins grande, d’eux-mêmes une maîtrise plus ou moins ferme, plus ou
moins débile. Il faut comme s’exercer à être maître de soi. Nous pouvons
nous représenter l’homme «comme une machine animée sortie de la main des
dieux, soit qu’ils l’aient faite pour s’amuser ou qu’ils aient eu
quelque dessein sérieux: car nous n’en savons rien. Ce que nous savons
c’est que les passions sont comme autant de cordes ou de fils qui nous
tirent chacun de son côté et qui par l’opposition de leurs mouvements
nous entraînent vers des actions opposées. Le bon sens nous dit qu’il
est de notre devoir de ne céder qu’à l’un de ces fils et de résister
fortement à tous les autres. Ce fil n’est autre que le fil d’or, et
sacré, de la raison.»

Il faut donc travailler à nous rendre tels que nous n’obéissions qu’à la
raison, c’est-à-dire au meilleur de nous-mêmes, c’est-à-dire, en
dernière analyse, à nous-mêmes. L’homme de bien est l’homme qui ne fait
que ce qu’il veut et qui ne veut que le raisonnable. Et cela a l’air
d’être deux idées; ce n’en est qu’une. Car toutes les fois que l’homme
n’obéit pas à sa raison, il sent qu’il ne fait pas ce qu’il veut, mais
ce que veut quelque chose qu’il sent très bien qui n’est pas lui; et
toutes les fois qu’il obéit à sa raison, au raisonnable et au sensé, il
a parfaitement conscience qu’il n’obéit pas, mais qu’il veut. L’homme,
en un seul mot et non plus en deux, doit donc vouloir; et il n’y a rien
à ajouter.

Mais comment apprendra-t-il à vouloir? Et peut-on apprendre à vouloir?
Quelqu’un dira plus tard et quelqu’un doit déjà dire au temps de Platon:
«_Velle non discitur._»--Remarquons d’abord que Platon ne se pose pas
cette question et n’a pas à se la poser, puisqu’il croit que qui sait le
bien fait le bien, et que qui ne fait pas le bien c’est qu’il ne le sait
pas. On n’a donc pas à s’exercer à vouloir, on n’a qu’à apprendre. On
n’a qu’à tourner incessamment son âme du côté du bien, ou plutôt l’on
n’a, ce qui est essentiellement platonicien et ce qui est très beau,
qu’à se tourner incessamment du côté de son âme. Dès qu’on ne vivra que
par elle, elle apercevra le bien et du même coup nous le ferons.

Remarquons de plus que, nonobstant, Platon indique pour ainsi parler des
auxiliaires de la volonté; il convient quelque part que «le fil d’or» a
besoin d’aides; que «la raison, quoique excellente de sa nature, étant
douce et éloignée de toute violence, a besoin de secours pour que le fil
d’or gouverne les autres». Et c’est pour cela que plus loin, quand nous
examinerons tout ce qu’il dit de l’éducation, nous trouverons des
préceptes très divers, dont la moitié peut-être ne sont que des éléments
d’une éducation de la volonté. Contradiction très heureuse et du reste à
peu près inévitable.

On honore encore son âme en l’attachant à la recherche et au culte de la
justice. La justice n’est pas le souverain bien en soi, mais elle est le
souverain bien relativement à l’homme, parce qu’elle donne leur
excellence à tous les biens humains et, qu’elle absente, ces mêmes biens
ne sont plus autre chose que des maux et des maux très grands. Les
hommes en général vont disant que «le premier bien est la santé, le
second la beauté, le troisième la force, le quatrième la richesse, et
ils en comptent encore beaucoup d’autres, comme d’avoir la vue, l’ouïe
et les autres sens en bon état, comme de pouvoir faire tout ce qu’on
veut en qualité de tyran, comme aussi, si c’était possible, de devenir
immortel après avoir réuni en soi tous les biens qui viennent d’être
énumérés.» Tout cela c’est autant d’erreurs. La jouissance de tous ces
biens n’est avantageuse en effet qu’à ceux qui sont justes.

La puissance est le plus grand de tous les maux lorsqu’elle n’est pas
accompagnée de la justice, lorsqu’elle est possédée et exercée par un
homme injuste. La santé même est un mal pour l’homme injuste, qui en
abuse et qui ne peut songer qu’à en abuser; et il n’est pas besoin de
dire que l’immortalité d’un homme vigoureux, puissant et injuste serait
un effroyable mal pour l’humanité et pour lui-même.

L’illusion des hommes sur ce point, c’est de croire qu’il vaut mieux
commettre l’injustice que de la subir. C’est le plus dangereux des
sophismes et le plus faux et qui du reste, pour ce qui est de la morale,
contient tous les autres. Le premier article de la morale, au contraire,
et Platon ne se lasse pas de le répéter dans la moitié au moins de ses
dialogues, c’est qu’il vaut mieux subir l’injustice que de la commettre.
La mort de Socrate lui a appris cela et il ne l’a pas oublié et il ne
veut pas que personne l’oublie.

Subir l’injustice vaut mieux que la commettre, à tous les points de vue
où l’on puisse se placer.

D’abord en soi; car l’injustice est un désordre. Cette harmonie que
l’âme doit chercher à réaliser en elle-même à la fois comme son état
naturel et son état idéal, c’est précisément la justice, ou la justice
en est un des aspects. Justice est ce qui est juste pour les choses
morales, comme justesse est ce qui est juste par les choses d’ordre
intellectuel. La justice est la justesse de la conscience. Une âme
injuste est une âme qui sonne faux. Le même mot désigne, et à très bon
droit, ce qui est juste et ce qui est bien réglé. Les Grecs disent:
Δικαίαν γνωμην ποίειν; ἵππον καὶ βοῦν δικαίους ποίεισθαι; δίκαιον ἄρμα;
une pensée de justice; rendre un cheval et un bœuf justes, un char
juste. Il y a dans le mot l’idée générale de bonne organisation et
d’organisme bien fait.

Or qui voudrait avoir une âme qui sonnât faux comme une lyre mal
accordée? Et qui ne reconnaîtra qu’il vaut mieux souffrir d’un
instrument qui joue faux que d’en jouer, celui qui en joue étant
ridicule?

Subir l’injustice vaut mieux que la commettre aussi pour ce qui est de
la gloire et de l’honneur. L’injuste, ou n’est jamais considéré, ou
n’est considéré qu’un temps. Il est en horreur à ses concitoyens au
moment même où il commet l’injustice ou très peu de temps après. Qui
voudrait être Anytus et Mélitus à l’heure où nous sommes? Et même y
a-t-il tant de citoyens qui eussent voulu être l’un ou l’autre au moment
même où ils triomphaient? Qui ne préférerait avoir été Socrate? Qui, au
moment même où Socrate mourait, n’était au moins partagé entre l’horreur
naturelle qu’on a pour la mort et ce sentiment que le sort de Socrate
était plus enviable que celui de ses meurtriers?

Car c’est quelque chose qu’une belle mort et c’est chose triste qu’une
vie souillée par une seule action cruelle et basse.

Et enfin et par conséquent, subir l’injustice vaut mieux que la
commettre, même au point de vue de l’intérêt personnel. Il est juste que
l’injuste souffre; mais c’est, aussi, très réel. L’injuste souffre, quoi
qu’il en dise aux autres et quoi qu’il en dise même à lui-même, de se
sentir stupide et de sentir que sa stupidité ne lui rapporte rien en
définitive que le sentiment de sa stupidité. Remarquez que les autres
passions se défendent mieux, par des sophismes moins ridicules, par des
raisons qui sont moins déraisonnables que ne peut faire l’injustice. Il
est certain que le passionné proprement dit qui satisfait sa passion a
une jouissance réelle. Ce qu’il y a de mauvais dans son affaire, c’est
que cette jouissance aura des suites très fâcheuses et aussi que la
puissance de jouir s’épuise par son exercice même et laissera le
passionné seul avec sa passion augmentée et ne pouvant plus se
satisfaire. Cela est désagréable; mais enfin le passionné a des plaisirs
qui ne sont pas niables. On se demande quel peut être le plaisir de
l’injuste commettant l’injustice.

Il croit évidemment avoir le plaisir de se sentir puissant. Faire
l’injustice, c’est détruire l’ordre, et détruire l’ordre peut être un
plaisir de perversité, _mala gaudia mentis_. Exemple: un homme qui
démolit un beau temple ou brise une belle statue. Mais, outre que déjà
ces plaisirs-là sont contestables, étant assez vraisemblablement des
maladies et une maladie ne pouvant guère s’appeler un bien, le plaisir
particulier et propre, pour y revenir, de l’homme injuste commettant
l’injustice, est une illusion et une illusion qu’on doit reconnaître
comme illusion au moment même où l’on s’y abandonne et dans l’instant
même où l’on veut la goûter. L’iconoclaste brise une statue qu’il
voulait briser, il n’y a rien de plus réel. L’homme injuste ne détruit
pas du tout la justice et il sent qu’il ne la détruit pas. Il doit
sentir seulement qu’il contribue à la faire vivre et à la faire éclater.
L’homme injuste qui fait condamner Socrate à mort tue Socrate qu’il
détestait. Soit. Comme envieux il peut jouir; mais comme homme injuste
il ne jouit pas; car Socrate en tant qu’homme est mort, mais en tant que
juste il vit plus que jamais, rayonne et éclate de la beauté du juste
plus que jamais.

Donc l’homme injuste qui veut détruire la justice non seulement ne la
détruit pas; mais il la rétablit, la répare et la crée. Il est l’homme
qui en détruisant une statue la redresserait plus belle. Personne au
monde n’est plus dupe que lui.

Or cette duperie et que c’est lui qui est la dupe, il le sent. Il le
sent certainement, parce que, pour le sentir, il n’est pas besoin
d’avoir le goût ou le sens de la justice, lesquels il n’a pas, mais il
suffit de n’être pas un imbécile et de voir les faits.

Il n’y a rien donc, à tous les points de vue, de plus vrai que ce
paradoxe qu’il vaut mieux subir l’injustice que la commettre et qu’il
est beaucoup plus malheureux de commettre l’injustice que d’en être
victime.

Ce qui trompe les sophistes sur ce point, c’est leur théorie ou leur
passion de _volonté de puissance_. Le bien de l’homme, croient-ils et
répètent-ils toujours, quand on les presse, c’est d’être fort. Dominer
dans sa cité, voilà le bien ou le bonheur; voilà l’idéal à poursuivre.
Et quand on leur demande: «Dominer pour le juste ou pour l’injuste?» ils
répondent: «Peu importe! Dominer.» Et remarquez que si on les poussait
encore ils répondraient, s’ils mettaient de côté toute dernière fausse
honte: «Plutôt pour l’injuste que pour le juste»; et ne laisseraient pas
d’être assez logiques en le disant. Car l’homme qui domine pour le juste
n’a pas l’air tout à fait de dominer; il n’a pas l’air tout à fait de
déployer sa volonté de puissance et de la satisfaire. Il domine selon
les dieux; il domine selon la loi religieuse, il domine selon la loi
sociale; il n’a pas l’air de dominer selon lui-même. Il n’a l’air que
d’exécuter, non de gouverner; il a l’air du ministre de quelqu’un ou de
quelque chose et il n’a pas l’air d’un maître.

Cela est assez vrai. Mais s’il y a deux illusions, il y en a une qui est
beaucoup plus forte que l’autre. L’illusion qui consiste à croire que
l’homme qui gouverne selon la justice ne gouverne pas lui-même est
enfantine, fût-elle partagée par celui-là même qui gouverne ainsi. Car
l’homme qui gouverne selon la justice a autant de peine que l’autre,
sinon plus, et par conséquent déploie et prouve et sent tout autant de
volonté de puissance. Et de plus il travaille dans l’ordre et pour la
réalisation de l’ordre, ce qui est une réalité, tandis que travailler
dans le désordre et pour la réalisation du désordre, n’est qu’une
négation du réel et en vérité un irréel. L’illusion qui consiste à
croire que l’homme qui domine par la justice ne domine pas lui-même est
donc tout à fait une niaiserie.

L’illusion, au contraire, qui consiste à croire que l’homme qui gouverne
pour l’injuste a fait quelque chose est, comme nous l’avons prouvé plus
haut, une énorme absurdité. L’homme qui gouverne pour l’injuste, d’abord
ne gouverne pas; il est gouverné par ses passions; et ensuite il
travaille incessamment à relever ce qu’il croit abattre et, faisant
régner l’injuste, il fait désirer ardemment la justice. C’est, en
chassant quelqu’un du palais du gouvernement, lui bâtir un temple. On ne
peut pas être plus trompé par soi-même. L’homme qui gouverne pour
l’injustice est un homme qui lâche la proie pour l’ombre et qui en se
repaissant de l’ombre augmente les forces de sa proie et lui donne une
vie nouvelle.

Voilà ce que n’ont pas vu les sophistes. Ils n’ont pas vu, même chose en
d’autres mots, mais bonne à dire encore de cette façon-là, qu’il y a
deux hommes qui créent la justice, c’est à savoir celui qui la pratique
et celui qui veut la détruire. Socrate et Anytus sont créateurs de
justice l’un autant que l’autre, l’un en la recevant dans sa maison,
l’autre en lui bâtissant un pilori qui lui devient un piédestal; l’un en
la cultivant, l’autre en la persécutant; tous deux en la faisant
éclater.

Seulement l’un fait ce qu’il a dessein de faire et l’autre fait
précisément ce qu’il ne veut pas; d’où il suit que le premier, tout en
étant un sage, est un habile, et que l’autre, tout en étant un coquin,
est un imbécile.

D’où il faut conclure enfin que, puisque ceux qui pratiquent la justice
et aussi ceux qui la persécutent, également la réalisent, il n’y a que
la justice qui soit chose réelle.

C’est pour cela qu’il y a un devoir pour les hommes, un devoir auquel
ils songent peu, d’ordinaire, auquel vraiment il faut qu’ils s’habituent
à songer. Ils ont le devoir, quand ils sont coupables, de rechercher le
châtiment, de courir après ou d’aller au-devant de lui. Le châtiment
c’est une «médecine de l’âme», une purgation de l’âme, et le malade doit
désirer la médecine avec passion, s’il n’est pas absurde.

Il ne faut considérer le châtiment ni comme une _vengeance_ de la
société, ni comme une _punition_ équitable que la société inflige ainsi
qu’un père à ses enfants, ni comme un acte nécessaire de la société qui
se défend. Aucune de ces conceptions n’est très juste. Le coupable est
un malade que l’on médicamente, avec cette particularité que le
médicament n’aura de vertu et d’efficace que s’il est désiré ou au moins
accepté avec acquiescement, adhésion, gratitude et reconnaissance.
«_Tout ce qui est juste est beau et le châtiment fait partie de la
justice._» Le châtiment est donc beau. Il fait partie de la justice et
il fait partie de l’harmonie. Celui qui l’accepte rétablit en lui
l’harmonie qu’il y avait maladroitement détruite. Celui qui le désire à
déjà rétabli cette harmonie et n’a qu’à persévérer pour qu’elle soit
réparée. Celui et qui l’a désiré et qui l’accepte et qui s’en pénètre,
en quelque sorte se _justifie_; et c’est-à-dire qu’il se recrée en
beauté et en harmonie et qu’il se réalise après s’être annihilé,
puisqu’il n’y a que le juste qui soit réel.

Voilà quelles sont les manières d’honorer son âme relativement à l’idée
de justice.

On l’honore encore de bien des façons: en l’attachant à la recherche du
bien en général, en respectant et en entourant ses parents d’un culte
pieux; en pratiquant l’hospitalité; en observant ponctuellement les
lois, même dures et même injustes, parce qu’elles sont comme nos pères
et mères spirituels; en ayant l’horreur du mensonge et en pratiquant la
sincérité avec une sorte de superstition, en combattant en soi
l’amour-propre de tout son pouvoir; car c’est ici le plus grand trompeur
qui soit et qui puisse être: «la plus grande des maladies de l’homme est
un défaut qu’on apporte en naissant, que tout le monde se pardonne et
dont par conséquent personne ne peut se défaire; c’est ce qu’on appelle
l’amour-propre; amour, dit-on, qui est naturel, légitime et même
nécessaire. Mais il n’en est pas moins vrai que, lorsqu’il est excessif,
il est la cause ordinaire de toutes nos erreurs. Car l’amant s’aveugle
sur ce qu’il aime; il juge mal de ce qui est juste, bon et beau, quand
il croit devoir toujours préférer ses intérêts à ceux de la vérité.
Quiconque veut devenir un grand homme ne doit pas s’enivrer de l’amour
de lui-même et de ce qui tient à lui... Par suite de ce défaut,
l’ignorant paraît sage à ses propres yeux; il se persuade qu’il sait
tout, quoiqu’il ne sache pour ainsi dire rien, et refusant de confier à
d’autres la conduite des affaires qu’il est incapable d’administrer, il
tombe en mille erreurs inévitables. Il est donc du devoir de tout homme
d’être en garde contre cet amour désordonné de soi-même et de ne pas
rougir de s’attacher à ceux qui valent mieux que lui.»

On honore son âme encore en fuyant tous les excès et, sans aller plus
loin, l’excès dans la joie et la douleur, l’excès dans le rire et dans
les larmes. Nous sommes convenus que les dieux ne doivent ressentir ni
plaisir ni tristesse. Il faut être non point, sans doute, pareils aux
dieux, mais imitateurs des dieux, en ne ressentant et ne voulant
ressentir que des joies et des tristesses tempérées, en faisant bonne
contenance dans les revers et aussi dans les succès, qui sont plus
dangereux que les revers pour la paix de l’âme.

Les dieux ont voulu être tranquilles et que nous fussions inquiets. Il
ne faut pas se roidir contre leur volonté; mais il faut se conformer un
peu à leur exemple qui ne laisse pas évidemment d’être aussi un peu leur
volonté, car ils ne sauraient nous en vouloir de les prendre pour
modèles. On n’arrivera point à l’ataraxie et peut-être ne serait-ce
point un bien qu’on y arrivât; mais on peut arriver à la modération, qui
est un bien assurément.

Il faut réagir contre la tristesse, par cette considération que si elle
est souvent très légitime, encore est-il que jamais elle ne sert de
rien; et il faut réagir contre la joie par cette considération qu’elle
est un peu folle et qu’elle fait commettre mille sottises. La joie est
une confiance infinie dans le destin à propos d’un incident éphémère et
même instantané qui n’assure de rien pour le moment qui suit. Elle est
donc très irrationnelle et une simple absurdité. C’est un élargissement
de l’âme qui n’a rien en soi de répréhensible, mais qui fait qu’on croit
embrasser tout l’horizon et, pour ainsi parler, tout l’univers.

C’est cet orgueil qui se mêle toujours à la joie qui en fait d’abord un
grand ridicule et ensuite un grand danger. Et ce qu’il y a de plus
périlleux encore, c’est ce passage répété et pour ainsi dire incessant
de la joie à la douleur et de la douleur à la joie, c’est-à-dire d’un
élargissement de l’âme à un rétrécissement de l’âme. Il n’y a nul doute
que l’âme n’en soit assez vite fatiguée, surmenée et comme brisée, ce
qui est un des plus grands maux qui nous puissent atteindre.

Les hommes disent que ces alternatives de joie et de tristesse ce n’est
autre chose que la vie elle-même. Ils n’ont point tort; mais il dépend
de nous de ne pas dépendre de la vie, du moins de n’en pas dépendre
complètement. Il ne dépend pas de nous de ne pas subir la vie; mais il
dépend de nous d’en atténuer les contre-coups sur nous-mêmes. Nous
pouvons tellement l’accepter qu’elle nous brise; nous pouvons la
recevoir en réagissant contre elle de telle sorte qu’elle ne prenne de
nous que les faubourgs et ne pénètre point dans la place forte.

Le moyen? Il est assez simple. C’est de s’habituer à ne pas vivre dans
le temps, puisque c’est précisément de cette façon que se manifeste la
vie et qu’elle nous séduit, nous enivre et nous attriste. C’est une
vérité de bon sens que si l’on savait dire, à chaque douleur qui nous
frappe: «je n’y songerai plus dans un an»; et à chaque joie qui nous
envahit, la même chose, on ne souffrirait presque pas et l’on
n’éprouverait presque aucun plaisir. Voilà le chemin: celui qui non
seulement saura déplacer le temps, ou plutôt se déplacer ainsi dans le
temps, mais encore vivre dans la contemplation des vérités éternelles,
aura supprimé le temps, ou, si l’on veut, supprimé les moments; or c’est
par les moments que la douleur ou la joie ont prise sur nous. Les choses
d’une heure ne sont plus rien pour celui qui n’a plus d’heure.

C’est à cet état qu’il faut, non pas arriver, mais tendre. Du reste il
n’y a aucun risque qu’on y arrive; mais il suffit qu’on s’en rapproche
et il suffit même qu’on y tende, à la condition qu’on y tende sans
cesse, puisque c’est seulement l’excès de la joie et de la tristesse
qu’il s’agit de supprimer. L’homme est un être d’un jour qui participe
de l’éternité pour peu qu’il la conçoive. Mettre un peu d’éternité dans
le moment c’est ôter au moment son aiguillon. C’est tout ce que nous
pouvons faire; mais nous le pouvons et dès lors dire à la douleur: «où
est ta force contre l’éternel? Je ne suis pas éternel, mais je vis un
peu en la compagnie de l’éternité. Tu me touches; mais ne me troubles
pas»; et dire au plaisir: «quel est ton sens dans l’éternité? Très
insignifiant. Tu me fais sourire mais ne m’enivres pas. Éternité est
sérénité. Je n’ai que quelque chose de cela en moi; mais il suffit pour
que je ne dépende pas tout à fait de la vie, pour que je ne dépende pas
tout à fait du moment, qui fuit en donnant une caresse ou en faisant une
blessure.»

Un des meilleurs moyens d’honorer son âme c’est de la rendre--ce à quoi
du reste elle tend naturellement--c’est de la rendre indépendante de la
vie dans la mesure du possible.

Si l’on tâche à la rendre indépendante de la vie, il faudra donc
s’appliquer à la rendre indépendante de l’amour. Ceci est une question
d’une assez grande importance, sur quoi il n’est pas mal à propos de
s’arrêter quelque temps. L’amour, à le considérer tel que nous le voyons
tous les jours de nos yeux, est une chose qui ne serait que la plus
ridicule du monde si elle n’était la plus funeste et la plus odieuse.
L’amour est le désir du plaisir qu’on se figure que doit procurer la
beauté. La beauté est une promesse de plaisir. L’amour est l’élan de
l’être vers ce plaisir, vers la réalisation de cette promesse. S’il en
est ainsi, l’amour sera nécessairement jaloux, tyrannique et
persécuteur, puisqu’il est la poursuite d’un bien dont on craint
furieusement qu’on soit privé ou que l’on craint que d’autres possèdent
et vous dérobent. L’amant est un gourmand qui ne l’est que d’un seul
mets qu’il ne veut partager avec personne. Lui-même, donc, en soi, est
défiant, irascible et méchant et essentiellement insociable. L’amant est
tout naturellement l’ennemi du genre humain. Voilà déjà qui est un
triste objet.

Mais, de plus, l’amant est et ne peut être que très désagréable et très
funeste à ce qu’il aime. Dans son désir de possession et pour assurer
cette possession, il voudra être en tout supérieur à l’objet de son
amour. Il le voudra ignorant et sot pour qu’il n’ait pas d’yeux pour les
autres, d’abord, et pour qu’il ne voie pas les défauts de l’amant.
L’ignorance et la sottise et d’autres imperfections encore plus
honteuses «réjouiront l’amant s’il vient à les rencontrer dans l’objet
de son amour, et dans le cas contraire il cherchera à les faire naître
dans son âme, et s’il n’y réussit pas, il souffrira dans la poursuite de
ses plaisirs... Il interdira donc à ce qu’il aime toutes les relations
qui pourront le rendre plus parfait... Il s’efforcera en tout et partout
de le maintenir dans l’ignorance pour le forcer à n’avoir d’yeux que
pour lui, si bien que l’objet de son amour lui sera d’autant plus
agréable qu’il se sera fait plus de tort à lui-même. Il lui fera un mal
irréparable en l’éloignant de ce qui pourrait éclairer son âme, des
discours des sages... Ainsi, au point de vue moral, il n’est pas de plus
mauvais guide ni de compagnon plus mauvais qu’un homme amoureux.»

Surtout, et c’est déjà dit, mais insistons un instant, l’amant sera
jaloux, et en cela, non seulement l’ennemi du genre humain, comme nous
en sommes convenus, mais l’ennemi même de l’objet aimé. Il le souhaitera
pauvre pour l’avoir plus complètement dans sa dépendance, faible du
reste et incapable de s’enrichir ou seulement de gagner sa vie, pour la
même raison; sans parents, sans amis, sans soutiens ou sans
surveillants. «Il le verrait avec plaisir perdre son père, sa mère, ses
parents, ses amis, qu’il regarde comme des censeurs et des obstacles à
son doux commerce.»

D’autre part, toujours soupçonneux parce qu’il est toujours craintif,
«il poursuivra ce qu’il aime d’une inquisition continuelle relativement
à toutes ses démarches et à tous ses entretiens; et il le poursuivra
tantôt de louanges mal à propos et excessives» qui seront dépravantes et
corruptrices, «tantôt de reproches insupportables.»

Pour faire court sur une chose qui n’est que trop connue et
continuellement vérifiable, «l’amant, tant que sa passion durera, sera
un être aussi déplaisant que funeste.»

Tel est l’amour comme il nous apparaît à tout instant et comme il est le
plus souvent, il faut le reconnaître, dans la réalité. On peut, il est
vrai, le rêver autrement et même peut-être le constater autre dans
quelques personnes d’élite, et alors voici comme on en pourrait parler.

L’amour est une des formes de l’aspiration au parfait et il est aussi un
sourd désir d’immortalité. Nous désirons nous perpétuer de toutes les
manières qui sont en notre pouvoir, lesquelles, du reste, sont peu
nombreuses, et il y a de l’amour dans toutes les façons dont nous
désirons nous perpétuer. Nous désirons la gloire, petite ou grande,
universelle, nationale, ou, pour ainsi parler, domestique, c’est-à-dire
que nous désirons que quelque chose reste de nous après notre mort, un
souvenir attaché à un nom, et il y a de l’amour dans ce sentiment, de
l’amour-propre surtout, sans doute; mais de l’amour, en vérité, car ce
que nous désirons c’est d’être aimé perpétuellement; or on ne désire pas
être aimé de ce que l’on n’aime point, et si donc nous voulons être
aimés de la postérité, large ou restreinte, c’est que nous l’aimons: un
vrai misanthrope ne désire pas du tout la gloire et ne souhaite qu’être
oublié.

Le désir de la gloire est donc une forme de l’amour. Il en est même une
forme assez précise; car il est composé partie de vouloir être aimé,
partie de vouloir aimer, ce qui est bien l’amour sous ses deux aspects;
et il va jusqu’au sacrifice, ce qui est le propre de l’amour et
peut-être de l’amour seul. Le guerrier qui se sacrifie ou le savant qui
s’épuise et se tue de travail ne sait peut-être pas qu’il est amoureux.
Il l’est de tous ceux par qui il souhaite ardemment que son nom soit
prononcé, glorifié et béni. Les amants de la gloire sont ce que les
amants proprement dits se flattent d’être, des amants par delà le
tombeau.

Il y a un désir de perpétuité aussi et d’éternité dans l’amour de la
patrie, et le mot d’amour appliqué à la patrie est très juste. On
souhaite par l’amour de la patrie une perpétuité et une éternité
collectives. Si l’on désire qu’Athènes soit éternelle, c’est qu’on
désire être éternel en tant qu’Athénien. Aimer son pays c’est donc
désirer l’éternité d’une certaine façon, et ce désir, comme tout à
l’heure le précédent, s’accompagne de dévouement et de sacrifice. Il est
bien l’amour avec tous ses caractères ordinaires et qui semblent comme
inhérents à lui. L’homme a une tendance qui consiste à vouloir se
sacrifier à l’éternel pour y entrer, et cette tendance est précisément
l’amour.

Et enfin la forme la plus commune de l’amour c’est l’amour proprement
dit, c’est-à-dire le désir de génération, «parce que c’est la génération
qui perpétue la famille des êtres animés et qui donne à l’homme
l’immortalité que comporte la nature mortelle.» L’homme désire se
perpétuer parce qu’il désire être immortel. Il désire être immortel
personnellement et c’est de là que naît la croyance en l’immortalité de
l’âme; mais ici il n’y a pas d’amour, mais seulement la volonté de
persévérance dans l’être. Il désire être immortel collectivement et
c’est de là que naît l’amour de la patrie. Il désire être immortel
nominalement et c’est de là que naît l’amour de la gloire. Il désire
être immortel par reproduction charnelle de ses traits, de son
tempérament, de sa complexion, et c’est de là que naît l’amour
proprement dit.

On peut donc dire que le désir d’éternité se mêle à la plupart de nos
actes et surtout aux plus considérables, et que par conséquent on peut
le considérer comme le fond de notre nature. L’homme est un éphémère qui
veut être éternel. Probablement c’est, à l’état inconscient et
sourdement, la règle même de tout être vivant. Seulement on voit comme
dans l’homme elle est manifeste, éclatante et profondément, sinon
connue, du moins sentie. L’homme rêve d’éternité comme homme, comme
artiste, comme guerrier, comme homme d’État, comme citoyen et comme
amoureux. On peut dire qu’il en rêve toujours. Notre vie est d’un jour
et notre manière de vivre est selon l’éternité. C’est notre loi et notre
instinct. L’hérédité la dépose en nous, d’autant plus qu’elle n’est
elle-même que l’effet, que le résultat de cette loi même.

Si donc l’amour est une des formes, une seulement, mais une des formes
encore du sourd désir d’éternité qui anime les hommes, il est selon
notre nature, d’abord, et selon le fond même de notre nature; et il est
aussi une chose très noble, pouvant avoir ses effets funestes ou
ridicules, mais noble en soi et généreuse. Il est peut-être vrai que
toutes les passions humaines sont bonnes ou peuvent être bonnes et le
sont, pourvu qu’on les ramène à leur vrai objet. L’objet de l’amour bien
compris c’est l’éternité de la vie; l’amour est résurrection.

A un autre point de vue, l’amour est aspiration au parfait. A en juger
par ses objets ordinaires, il est incontestable que rien n’est plus
faux. Mais il faut bien remarquer que l’amour, que quelques poètes
disent aveugle, est un éternel chercheur et est en quête de la beauté à
travers les imperfections, trop certaines, de la race humaine. C’est
bien la beauté qu’il cherche et à quoi il s’attache, même dans un objet
insuffisamment doué à cet égard, et il faut ajouter que là même où elle
n’est pas, il la met, par une sorte d’imagination créatrice qui est en
lui et que l’on peut appeler, si l’on veut, l’Illusion; mais l’illusion
est féconde et elle est productrice de beauté.

L’amour est donc un sens esthétique et un sens producteur de beauté.
Ceci est très important, parce que la faculté esthétique a besoin d’être
éveillée dans l’homme, en qui bien souvent elle dort.

Parce que l’amour est un sens esthétique, il est initiateur à toutes
sortes de beautés. L’amant aime la beauté de ce qu’il aime et très
souvent lui en attribue et lui en prête. Il est vrai. Mais voilà la
faculté esthétique éveillée en lui et qui, souvent, du moins, ne se
rendormira plus. L’amant aime la beauté de l’objet désiré, il l’aime
beau et il le veut beau, il se veut beau lui-même et il le devient. Cet
amour du beau restera en lui, de ce premier ébranlement et de cette
première secousse.

Ne remarque-t-on pas que les enfants ont très peu le sens du beau et que
ce qu’ils en ont, assez faible, peut être attribué très
vraisemblablement à l’hérédité? Le sens du beau vient aux hommes, au
moins en très grande partie, par l’amour.

Celui-là donc qui a été amoureux prendra et retiendra le goût de la
beauté et il appliquera ce goût à tout ce qu’il y a de beau dans le
monde. Il deviendra artiste peut-être; il deviendra philosophe, quand il
s’apercevra que le beau le plus beau qui puisse être c’est le beau
moral, c’est-à-dire le bien. C’est un singulier chemin pour arriver à la
philosophie que l’amour; mais c’en est un et que plus d’un a parcouru.

Comprenez bien que l’amour, à la fois vient d’une aspiration vers le
beau et s’épure par cette inspiration. S’il n’a été d’abord qu’un désir
de s’unir à un être pour se perpétuer, il restera tel et ne mènera pas
très haut; il ne mènera qu’à son but même. Mais s’il a été, comme on
peut constater qu’il arrive souvent et peut-être toujours, _et_ un désir
de s’unir à un être pour se perpétuer _et_ une recherche de la beauté,
il peut mener, la perpétuité assurée, à ne rechercher que la beauté et à
n’aimer qu’elle et à la rechercher partout où elle est.

Dès lors c’est l’infini même qui s’ouvre et, parti de l’amour, l’amant
parcourra, d’un désir toujours inassouvi et d’un désir toujours plus
pur, tous les degrés de l’échelle du beau: art, philosophie, morale,
science de Dieu. L’amour du beau sera devenu amour du parfait: «Celui
qui dans les mystères de l’amour se sera élevé jusqu’au point où nous en
sommes, après avoir parcouru dans l’ordre convenable tous les degrés du
beau, parvenu enfin au terme de l’initiation, apercevra tout à coup une
beauté merveilleuse, celle qui était le but de tous ses travaux
antérieurs: beauté éternelle, incréée, impérissable, exempte
d’accroissement et de diminution, beauté qui n’est pas belle en partie
et laide en telle autre, belle pour ceux-ci et laide pour ceux-là;
beauté qui n’a rien de sensible comme un visage, des mains, ni rien de
corporel, qui n’est pas non plus dans tel ou tel être différent
d’elle-même; mais qui existe éternellement et absolument par elle-même
et en elle-même et de laquelle participent toutes les autres beautés,
sans que leur naissance ou leur destruction lui apporte la moindre
diminution ou le moindre accroissement ni la modifie en quoi que ce
soit. Quand, des beautés inférieures, on s’est élevé par un amour bien
entendu jusqu’à cette beauté parfaite et qu’on commence à l’entrevoir,
on touche au but. Car le droit chemin de l’amour, qu’on le suive de
soi-même ou qu’on y soit guidé par un autre, c’est de commencer par les
beautés d’ici-bas et de s’élever jusqu’à la beauté suprême, en passant
pour ainsi dire par tous les degrés de l’échelle, des beaux corps aux
belles occupations, des belles occupations aux belles sciences, jusqu’à
ce que de science en science on s’élève à la science par excellence qui
n’est que la science du beau lui-même. Si quelque chose donne du prix à
cette vie c’est la contemplation de la beauté absolue...»

Cette théorie de Platon sur l’amour, je parle de cette dernière, de
celle qui considère l’amour comme une initiation au culte du beau en
général et enfin du beau en soi, a infiniment séduit les poètes et elle
a comme rempli de ses échos, on le sait, des époques littéraires tout
entières.

Elle est excessivement faible en soi, aussi faible en soi
qu’incomparablement brillante par l’expression, et c’est du reste une
des habitudes de Platon de n’être jamais plus exquis comme artiste que
quand il est médiocre comme philosophe. Au fond elle ne signifie rien,
n’y ayant aucune raison _pour qu’on généralise un sentiment_. On
généralise une idée, et c’est même une des tendances incoercibles de
l’esprit humain, et de ce qu’on aura vu que beaucoup de choses sont les
effets de la chaleur, on dira que tout vient du feu; les Grecs
connaissent assez cela. Mais il n’y a aucune nécessité et il n’y a même
aucune tendance à ce que l’on généralise un sentiment. A supposer qu’on
aime une personne pour sa beauté, ce qui déjà est douteux, et la beauté
ne semble pas être la cause de l’amour, mais à supposer que cela soit et
qu’on aime une personne parce qu’elle est belle, ce n’est pas du tout
une raison pour qu’on aime les autres manifestations de la beauté dans
l’univers.

Peut-être au contraire; et le propre de l’amour est précisément d’être
isolateur et de confiner l’amoureux dans le culte et l’admiration d’une
seule beauté très particulière et unique; ceci presque par définition.
La chose est d’observation et d’expérience; et l’on peut ajouter, du
reste, que le bien de l’espèce le veut ainsi.

Donc il n’y a aucune raison, et plutôt au contraire, pour que l’amour
d’un être beau nous mène à l’admiration des autres objets beaux que
contient la nature, en d’autres termes pour que l’amoureux devienne
artiste, pour que l’amour fasse des artistes.

Et encore moins y a-t-il une raison pour que de l’amour des beautés
réelles on passe, «degré par degré», à l’amour des beautés
intellectuelles, à «l’amour des belles sciences». Que le savant
passionné sorte de l’artiste, c’est aussi rare et c’est aussi
irrationnel, tout au moins c’est aussi peu nécessaire que ceci que
l’artiste sorte de l’amoureux. Nous sommes ici, là et plus loin, dans
des ordres d’idées trop différents. Cette «échelle» de l’amour à l’art,
de l’art à la science et de la science à la philosophie, tout simplement
n’existe pas, et si à la rigueur le dernier échelon en est réel, les
deux premiers ne le sont aucunement et par conséquent il n’est pas à
parier qu’on mette le pied sur ce dernier.

Il est peu de théorie qui ne soit vraie par quelque endroit, mais
celle-ci me paraît fausse de tout point, ce qui donne suffisamment
raison de l’immense vogue dont elle a joui.

Mais il faut dire, pour comprendre pourquoi Platon l’a accueillie, et
complaisamment, comme on a vu, dans l’hospitalité de son esprit, d’abord
que le Grec, ou plutôt l’Athénien, est tellement amoureux de beauté
qu’il a presque besoin qu’on lui dise que l’amour de la beauté est une
vertu ou qu’elle mène à en avoir. C’est une réminiscence platonicienne
qu’avait Renan quand il disait, en souriant, il est vrai, que «la beauté
vaut la vertu», sur quoi Tolstoï s’écriait que c’était là une doctrine
«effrayante de stupidité». Platon lui-même dira cent fois ailleurs qu’il
n’y a que la morale qui vaille quelque chose, qui soit une _valeur_, et
il semblera être et il sera vraiment et il a toujours été, en somme, du
même côté que Tolstoï. Seulement il est grec, néanmoins, et s’il est
très capable de médire de l’art, comme nous le verrons assez, il ne peut
pas médire de la beauté elle-même; et, pour n’en pas médire, il cherche
et croit trouver le moyen de la rattacher elle-même à la morale par un
détour aussi ingénieux que forcé et par une «échelle» qui est le produit
pur et simple de son imagination.

Du reste, comme c’est le pli de son esprit et aussi son dessein ferme de
tout rattacher à la morale, voyez un peu son embarras. Les choses qui
sont opposées à la morale ou qui n’ont aucun rapport avec elle, il a à
la fois la tentation de les écarter, de les proscrire, de les annihiler,
de dire qu’elles ne sont rien; et à la fois la tentation de les
rattacher à la morale pour les y absorber et en quelque sorte les y
engloutir. Et il cède tantôt à l’une, tantôt à l’autre de ces
tentations.

Il dira par exemple que l’art est parfaitement méprisable et que l’homme
ne doit s’occuper que de philosophie, et il dira aussi que l’art,
_pourvu qu’il tende à la morale_ comme à sa dernière fin, est la chose
la plus respectable du monde. Nous verrons cela. Pour ce qui est de la
beauté, elle l’a gêné. A la fois il l’aime, comme étant un grec, et il
sent qu’il n’y a pas à en dire du mal parlant à des Grecs, et il sent
bien qu’elle n’a rien à faire avec la morale; et c’est précisément pour
cela que, ne voulant ni ne pouvant la mépriser, il se livre à des
pratiques de dialectique pour la faire comme tendre de force à la vertu,
et à l’idéal moral. Ou la mépriser: c’est impossible;--ou l’identifier
avec la vertu en une dernière transformation que le dialecticien se
charge allègrement de lui faire subir. C’est à ce dernier parti qu’il
s’est arrêté et parce qu’il le fallait et aussi parce qu’il aime se
jouer des difficultés et jouer la difficulté.

Remarquez aussi qu’il était comme dirigé de ce côté-là par un autre
chemin, j’entends par sa théorie des Idées et de la réminiscence. Chaque
chose d’ici-bas n’est qu’un reflet ou plutôt n’est qu’une manifestation
imparfaite d’une idée générale, universelle et éternelle de cette chose,
laquelle idée réside dans le sein de Dieu. «Une chose belle» d’ici-bas
n’est donc qu’une manifestation de l’Idée de beauté, de l’Idée absolue
de beauté. Il faut qu’elle soit cela. Autrement elle ne serait pas.
L’homme donc, qui voit une chose belle et qui éprouve le désir de s’unir
à elle, n’est donc qu’un homme qui a autrefois contemplé la Beauté
absolue et qui est vivement frappé d’en retrouver une image, si
imparfaite qu’elle soit. S’il est grossier, pour une raison ou pour une
autre, il n’éprouvera qu’un désir confus et brutal. S’il est délicat,
son désir ne sera réellement que le souvenir de la beauté divine,
réveillé par l’aspect de la beauté éphémère, et enfin il sera très
naturel qu’il s’élève de l’amour de cette beauté d’ici-bas à l’amour de
la beauté de là-haut, ce qui est moins s’élever que revenir à son point
de départ; et son amour pour la beauté terrestre n’aura été qu’un point
en quelque sorte ou qu’un stade de son voyage circulaire partant de la
beauté céleste et y revenant pour avoir aperçu et aimé la beauté d’un
jour;--et voilà précisément la beauté d’un jour assez proprement
escamotée:

«Quant à la beauté, elle brillait parmi toutes les autres essences et,
dans notre séjour terrestre où elle efface encore toute chose par son
éclat, nous l’avons reconnue par le plus lumineux de tous nos sens...
L’âme qui n’a pas un souvenir récent des mystères divins, ou qui s’est
abandonnée aux corruptions de la terre, a peine à s’élever des choses
d’ici-bas jusqu’à la parfaite beauté par la contemplation des objets
terrestres qui en portent le nom; si bien qu’au lieu de se sentir
frappée de respect à sa vue, elle se laisse dominer par l’attrait du
plaisir et, comme une bête sauvage, violant l’ordre éternel, elle
s’abandonne à un désir brutal. Mais l’homme qui a été complètement
initié, qui jadis a contemplé le plus grand nombre des essences,
lorsqu’il aperçoit un visage qui retrace la beauté céleste ou un corps
qui lui rappelle par ses formes l’essence de la beauté, sent d’abord
comme un frisson et éprouve ses terreurs religieuses d’autrefois; puis,
attachant ses regards sur l’objet aimable, il le respecte comme un Dieu
et, s’il ne craignait pas de voir traiter son enthousiasme de folie, il
immolerait des victimes à l’objet de sa passion comme à une idole, comme
à un Dieu... Cette affection, les hommes l’appellent amour; les Dieux
lui donnent un nom si singulier qu’il vous fera peut-être sourire.
Quelques homérides nous citent deux vers de leur poète qu’ils ont
conservés: «Les mortels le nomment Éros, le dieu ailé; les immortels
l’appellent Étéros, le dieu qui donne des ailes.»

L’amour n’est qu’un souvenir de l’éternelle beauté contemplée jadis,
réveillé par la rencontre d’une beauté d’ici-bas et à qui l’émotion de
cette rencontre donne des ailes pour s’élever de nouveau à la
contemplation du Beau éternel.

Ceci est la théorie de l’amour dans Platon, en son essence, en sa racine
profonde, en tant qu’elle se rattache à sa doctrine la plus générale.
C’est par ce biais que l’ont prise, on le sait, la plupart des poètes
qui l’ont adoptée, depuis Pétrarque et les pétrarquistes italiens et
français, jusqu’à ceux qui, démêlant son côté faible et par où elle
pouvait être comique, montrent des amants hypocrites disant qu’ils
adorent dans l’objet aimé «l’auteur de la nature» et «le plus beau des
portraits où lui-même s’est peint».

Présentée ainsi, elle a sa beauté et n’est point tout à fait fausse.
Elle voudrait dire peut-être, en langage positiviste, que le réel
éveille le rêve et que le particulier éveille le général, que nous ne
pouvons rencontrer une beauté finie sans rêver de quelque chose qui
serait beauté infinie, parfaite et impérissable; aussi que nous ne
pouvons rencontrer un objet particulier et déterminé qui est beau sans
rêver de toute la beauté répandue sur la terre et imaginable dans le
monde; qu’en un mot l’imagination indéterminée et indéterminante est
mise en branle par les objets déterminés et cherche toujours à suppléer
à leur pauvreté ou à leur insuffisance et que Musset, qui peut-être s’y
connaissait, a été plus platonicien que personne, sans rêverie
métaphysique, en disant:

        ... N’est-ce point la pâle fiancée
    Dont l’ange du désir est l’immortel amant?
    N’est-ce pas l’idéal, cette amour insensée,
    Qui sur tous nos amours plane éternellement?

La théorie est donc très belle et a un certain fond de vérité; mais elle
reste fausse, même sous cette forme-ci, en ce que l’amour de la beauté
périssable, s’il donne, en effet, s’il donne, il est vrai, l’idée d’une
beauté qui serait parfaite et qui serait éternelle, n’est pas fécond en
cela et capable de conduire à un état d’âme souhaitable, ni surtout
divin. Il ne conduit qu’à un état d’âme poétique et, du reste, décevant
et négatif. Cette généralisation réussit à faire oublier ou mépriser
l’objet déterminé et réel, mais ne lui substitue pas un objet de
véritable affection ni d’admiration véritable. Elle fait rêver de
quelque chose que l’on sent qui n’existe pas ou qui assurément est
insaisissable. Donc elle attriste. Elle vide l’âme d’un côté sans d’un
autre la remplir. Elle substitue l’ombre à la proie, en montrant la
proie vile et l’ombre creuse. Elle est essentiellement pessimiste,
quoique caressée par le plus optimiste des philosophes.

Du reste, elle est excellente à montrer ce qu’il y a de vide et
d’inconsistant dans l’amour, puisqu’elle prouve assez bien que plus il
est fort plus il se détruit, que plus il est fin plus il se détruit
encore; et qu’à s’approfondir il se transforme et qu’à se transformer il
aboutit à un transport de désir qui est une sensation de néant.

Ce que Platon a pris pour l’idéalisation de l’amour en est comme la
destruction triomphante, comme l’anéantissement dans une apothéose et
certes, je le répète, il y a bien là quelque chose de vrai; seulement,
d’une part, c’est un panégyrique qui ne s’aperçoit pas qu’il est un
réquisitoire, et, d’autre part, c’est un état d’âme assez rare que
Platon donne comme le véritable état de l’âme amoureuse et une
métamorphose assez accidentelle de l’amour qu’il donne comme la peinture
d’un sentiment qui d’ordinaire ne se métamorphose pas; et enfin c’est la
psychologie de ceux qui sont à peu près incapables d’aimer qu’il donne
comme psychologie de ceux qui aiment.

Comme il était bien plus réaliste et sur un terrain plus solide dans son
autre théorie, analysée plus haut, quand il disait que l’amour n’est pas
autre chose qu’un désir d’immortalité, ce qui est moins ambitieux et
moins poétique, mais beaucoup plus sûr et même tout à fait certain, et
ce qui peut, à la rigueur, expliquer tout ce qui ressortit aux passions
de l’amour!

Comme il était plus sur la voie d’une grande découverte, quand, ailleurs
(car sur chaque question il y a dix théories platoniciennes et toutes
intéressantes, et Platon est l’homme qui a eu le plus d’imagination dans
les idées), quand, ailleurs, et comme en passant, il disait que l’amour
est l’attrait des contraires et non pas autre chose! Oui, la théorie de
l’amour selon Schopenhauer est dans Platon. Elle n’y est qu’en germe;
mais elle y est et déjà poussée assez loin. L’amour est un art naturel
qui, du reste, peut devenir un art humain, d’unir les contraires pour
produire une harmonie, comme en musique et comme en toutes sortes de
choses. Les contraires s’attirent, parce qu’ils se complètent. Les
semblables s’attirent aussi, mais ils ont tort et ils vont contre le vœu
de la nature et contre la vérité générale des choses. L’union d’une
faiblesse et d’une force, comme effet du besoin que la faiblesse a de la
force, et aussi du besoin que la force a de la faiblesse pour remplir
son office, qui est de protéger et de fortifier, c’est le fond même de
l’amour, et c’est ce qui fait qu’il est une harmonie, un concours et un
concert. Les dieux ont voulu que les contraires se recherchassent et
s’unissent, même au prix de quelques froissements et de quelques heurts,
parce que rien de créé n’étant parfait, la tendance à se compléter est
une tendance à la perfection. Or la tendance à la perfection c’est le
grand secret; c’est toute la morale; c’est toute la loi humaine; pour
mieux parler, c’est toute la loi du monde, c’est _toute la loi_. En tout
cas, c’est tout Platon, et c’est là que d’instinct, à travers tous ses
méandres, il revient toujours.

Il n’y a rien de plus platonicien, sous des apparences physiologiques,
scientifiques et techniques, que les trop courts propos d’Éryximaque
dans le _Banquet_.

Avec la théorie de l’amour considéré comme besoin d’immortalité et de
l’amour considéré comme besoin d’union entre les contraires, l’une
confirmant l’autre, du reste, on ferait facilement, ce qui serait, je
crois, la véritable théorie de l’amour.

Je dis: l’une confirmant l’autre; car le besoin d’union entre les
contraires est complémentaire, pour ainsi parler, du besoin
d’immortalité. Si les contraires s’attirent, c’est qu’ils sentent,
avertis par un instinct secret, par la suggestion du «génie de
l’espèce», que rien, plus que cette union des contraires, n’est
favorable à la génération, et aussi à la santé de la race, et par
conséquent à la perpétuité, qui est le but cherché.

Trouve-t-on trop métaphysique et par conséquent pure rêverie cet
«instinct secret» et cette intervention du «génie de l’espèce»? D’abord
je répondrai que le mot «génie de l’espèce» n’est pas autre chose que le
nom métaphysique et trop littéraire de l’instinct et qu’il est difficile
de nier l’instinct et la sûreté de prévision de l’instinct; et il n’est
pas plus étrange que les contraires s’attirent _pour_ perpétuer l’espèce
ou _comme s’ils savaient_ que l’espèce ne se perpétue qu’ainsi, qu’il
n’est étrange que les oiseaux couvent, malgré la répugnance naturelle
qu’ils devraient avoir à cela, _pour_ faire éclore leurs petits ou
_comme s’ils savaient_ que leurs petits ne sortiront de l’œuf qu’à ce
prix. C’est l’instinct, chose inexplicable et irréductible à une idée
rationnelle, mais qu’il faut bien constater et qui n’est pas plus
étonnante ici que là.

De plus, le besoin qu’ont les contraires de s’unir peut, si l’on veut,
s’expliquer même sans intervention du génie de l’espèce et sans qu’on
dise que c’est proprement l’instinct qui agit. L’amour est simple
attrait sexuel et recherche de plaisir chez beaucoup d’êtres humains. Au
fond, il est surtout cela. Mais, dès qu’il est un peu raffiné et sans
même qu’il mérite encore d’être qualifié ainsi, chez la plupart des
êtres humains, chez tous peut-être, _pourvu qu’ils aient le choix_, en
même temps qu’attrait sexuel l’amour est avant tout _curiosité_. Il est
plus curiosité qu’il n’est désir de possession, beaucoup plus à mon
avis, et, du reste, désir de possession et curiosité ne laissent pas de
se confondre un peu; car on ne désire pas posséder ce qu’on connaît, ou
tout au moins on désire beaucoup plus posséder ce qu’on ne connaît pas.

L’amour est donc, avant tout, curiosité. Or ce dont on est curieux,
c’est ce qu’on n’est pas soi-même. L’amour de l’homme pour la femme,
sans aller plus loin, c’est l’amour de l’inconnu. Et aussi l’amour de
l’homme de haute stature pour la femme de petite taille, c’est l’amour
de l’inconnu, l’amour de ce que l’on ne connaît pas, parce qu’on ne le
trouve pas en soi; l’amour de l’homme brun pour la femme blonde, de
l’homme autoritaire pour la femme faible, de l’homme faible pour la
femme volontaire, de l’homme timide et gauche pour la coquette, c’est
une curiosité de l’inexploré, du nouveau, du dehors, de ce qu’on ne
trouve pas dans sa maison, de ce à quoi l’on n’est pas habitué. L’état
d’âme de l’amoureux et celui de l’explorateur sont le même état d’âme.
L’effarement des familles tranquilles dans lesquelles le jeune garçon
introduit une jeune épouse agitée, trépidante, claquante et
tourbillonnante est amusant parce que, d’instinct, on le trouve
illogique: «Qu’a-t-il donc? Nous ne l’avions pas élevé ainsi!--Eh! c’est
précisément pour cela!»

Et cette explication de l’amour est explicatif de l’infidélité, sans
quoi, du reste, elle ne le serait pas de l’amour. L’homme infidèle, la
femme infidèle, est un être qui, soit par hasard, soit par suite des
circonstances, n’avait pas épousé son contraire ou l’homme suffisamment
différent d’elle; et qui maintenant le cherche.--Ou encore et peut-être
plus souvent, c’est un être qui, normalement, avait bien épousé son
contraire, mais qui s’y est si complètement habitué que son contraire
n’a plus d’intérêt pour lui. La curiosité est abolie, donc l’amour. Et
comme, du contraire, une fois qu’il est connu, il ne reste que ce que,
étant contraire, il a de désagréable, c’est à son semblable que l’on
revient. Homme d’intérieur qui a épousé une femme mondaine. Il revient à
une douce ménagère en se demandant: «Comment ai-je pu épouser cette
éventée?» Il l’a épousée précisément parce qu’elle était éventée et
qu’elle représentait pour lui l’inconnu. Mais l’inconnu devenu connu
n’est plus objet d’amour et il l’est d’aversion, s’il est, du reste, en
soi, peu agréable.

C’est pour cela qu’à l’âge qui n’est plus celui de l’amour, mais celui
de l’affection, ce ne sont plus les contraires qui s’attirent, mais les
semblables. Et c’est pour cette dernière raison qu’à un certain âge il
faut, dans les ménages, ou qu’il y ait infidélité et séparation,
divorce, etc.,--ou que l’un des caractères se soit modifié sous
l’influence de l’autre (c’est le plus fréquent)--ou tous les deux
(fréquent encore)--ou qu’on se soit résigné à «se supporter pendant
trente ans en attendant que les enfants recommencent», comme dit Taine.

J’excepte de tout cela les mariages où il n’y a jamais eu d’amour et qui
se sont faits par intérêt et convenance, et dont il n’y a rien à
prévoir, sinon qu’ils ne seront jamais bons, quoique pouvant être
passables. Mais ceux auxquels l’amour a présidé auront toujours cette
destinée d’être délicieux, quoi que dise la Rochefoucauld, pendant un
assez long temps, puis troublés assez fortement, quoique pouvant, du
reste, comme je l’ai dit et comme il est fréquent, retrouver leur
équilibre, parce que si, souvent, «il n’y a pas d’autre raison de ne
s’aimer plus que de s’être trop aimé», aussi est-il très vrai que le
souvenir d’un amour profond est un lien si puissant qu’il lie aussi
étroitement, peut-être plus que l’amour même.

Quoi qu’il en soit de cette digression--que j’ai faite et pour montrer
que la théorie de Platon sur les contraires est vraie, et que la théorie
de Schopenhauer sur les contraires est plus vraie encore; et pour
indiquer que si on les trouve trop métaphysiques on peut les amender
d’une certaine façon et que si on les accepte on peut les compléter
d’une certaine manière,--les théories si nombreuses et si diverses de
Platon sur l’amour sont extrêmement intéressantes et suggestives,
devancent quelquefois les théories les plus modernes et les plus
profondes qui aient été conçues relativement à cette question et du
reste sont toutes ramenées par lui à cette _tendance à la perfection_
qui est le fond et comme le tout de la pensée de Platon, qui est comme
l’âme platonicienne. Pour Platon comme pour Renan, le monde est créé
pour réaliser le parfait. Il n’est rien qui ne doive y tendre,
sentiments, pensées, actes. Parmi les sentiments humains il en est un
qui est tellement à base d’égoïsme qu’il est difficile de le représenter
comme tendant à la réunion, à la réconciliation définitive de l’homme
avec l’idéal. _Il faut_ pourtant qu’il y tende, qu’il soit ramené à
cette tendance. Il le faut, pour satisfaire cette idée éminemment
grecque et essentiellement platonicienne que tout est bien, et cette
autre idée platonicienne que la perfection est le but dernier de toute
chose. Un sentiment aussi important que l’amour ne peut pas être ou une
exception à cette règle générale: tendance au bien; ou une opposition et
un obstacle à cette même tendance. Il faut que lui-même soit fonction de
cette quantité. Il le sera, n’en doutez pas, entre les mains souples et
adroites de Platon, admirables à transformer et métamorphoser toutes
choses; et l’amour, comme la pensée pure, nous conduira à la
contemplation et à l’adoration du parfait. Les chemins seulement seront
plus longs et l’échelle aura un plus grand nombre de degrés; mais aussi
les chemins seront plus agréables à parcourir et l’échelle à la fois
plus vertigineuse et plus aérienne et en plein azur; car jamais Platon
n’est plus brillant que quand la difficulté du sujet l’inspire et met en
mouvement et en exaltation son imagination prestigieuse en la mettant
comme au défi.

                   *       *       *       *       *

Pour revenir à l’ensemble de la morale de Platon, elle se ramène à ceci,
qui est très simple. L’idée du bien nous est donnée, non pas précisément
par la _conscience_, mais par la _science_, par la méditation
philosophique. Quand nous avons l’idée du bien, nous en avons le désir,
et quand nous en avons le désir, il est si vif que nous en avons la
volonté. Le méchant est un ignorant de vertu. Le méchant aussi est un
malade. Nous avons en nous un ignorant à instruire et un malade à
médicamenter.--Le plaisir est un mal, étant une illusion. Il est
précisément une des ignorances que nous avons à détruire en nous et une
des maladies que nous y avons à guérir.--Enfin le désir lui aussi est
une ignorance et une maladie. Il se trompe sur son objet, qu’il croit
fini, et qui est infini, qui est l’infini lui-même; qu’il croit trouver
dans les choses imparfaites et qui n’est pas autre chose que le parfait
lui-même. Il ne faut pas détruire le désir; il faut le rectifier et le
diriger vers son but véritable et alors, lui aussi, d’illusion sera
devenu vérité et de maladie sera devenu santé de l’âme.

L’idéal du sage sera donc, en deux mots: beauté de l’âme et mépris des
biens de ce monde: «O Pan et vous divinités de ces ondes, donnez-moi la
beauté intérieure de l’âme et faites que chez moi l’extérieur soit en
harmonie avec cette beauté spirituelle. Que le sage me paraisse toujours
riche et que j’aie seulement autant de richesses qu’un homme sensé peut
en supporter et en employer. Avons-nous encore quelque autre vœu à
former? Pour moi, je n’ai plus rien à demander.»

                   *       *       *       *       *

Les idées que cette morale inspire à Platon relativement à l’éducation
pourront être très brièvement indiquées, tant elles sont contenues très
précisément dans cette morale et tant on pourrait de soi-même les en
induire sans qu’il fût besoin de les énumérer, tant, tout au moins, il
est superflu d’y insister longuement.

En premier lieu et avant tout, si le beau est une harmonie, si le bien
est une harmonie, l’éducation doit être _harmonieuse_. Elle ne doit même
n’être que cela en son but dernier, en sa dernière fin. Établir une
harmonie, faire de l’homme un être harmonieux qui vivra harmonieusement,
bien régler une lyre humaine, c’est l’éducation. Toute mauvaise vie,
toute mauvaise conduite est une suite de dissonances; tout mauvais acte
est désaccord d’une partie de nous-mêmes avec une autre partie de
nous-mêmes: «_Le bien ne va pas sans le beau, ni le beau sans
l’harmonie_: d’où il suit qu’un animal ne peut être bon que par
l’harmonie. Mais nous ne sommes sensibles à l’harmonie et nous n’en
tenons compte que dans les petites choses; dans les grandes, dans les
plus importantes, nous la négligeons entièrement. En effet, pour la
santé et la maladie, pour la vertu et le vice, tout dépend de l’harmonie
de l’âme et du corps ou de leur opposition. Cependant, nous n’en prenons
nul souci et nous ne faisons pas réflexion que si une âme grande et
puissante n’a pour la porter qu’un corps faible et chétif, ou si c’est
l’inverse qui a lieu, l’animal entier manque de beauté, parce qu’il
manque de la première entre les harmonies; dans le cas contraire, il est
à celui qui sait l’observer le spectacle le plus beau et le plus
aimable... Si l’âme plus puissante que le corps, s’irrite d’y être
enfermée, elle l’agite intérieurement et le remplit de maladies. Se
porte-t-elle avec ardeur vers les connaissances et les recherches, elle
le consume. Entreprend-elle d’instruire les autres, se livre-t-elle à
des combats de paroles en public et en particulier parmi les débats et
les querelles, elle l’enflamme, le dissout, elle y excite des catarrhes;
elle donne le change aux médecins qui rapportent ces maux à des causes
imaginaires. Si c’est, au contraire, le corps qui, trop développé,
remporte sur l’âme, sur une pensée faible et débile, comme il y a dans
la nature humaine deux passions, celle du corps pour les aliments, celle
de la partie la plus divine de nous-même pour la sagesse, le mouvement
du plus fort ajoute encore à sa puissance en triomphant de l’âme, rend
celle-ci stupide, incapable d’apprendre et de se souvenir et engendre
finalement _la pire maladie, l’ignorance_. Or il n’y a qu’un remède aux
maux de ces deux principes: n’exercer ni l’âme sans le corps, ni le
corps sans l’âme, afin que, se défendant l’un contre l’autre, ils
conservent l’équilibre et la santé. Celui qui s’applique à la science ou
à quelque autre travail intellectuel doit avoir soin d’entretenir son
corps par des mouvements convenables et de s’adonner à la gymnastique;
et celui qui se préoccupe de former son corps doit également donner des
mouvements convenables à son âme et recourir à la musique et à la
philosophie: par là seulement il méritera d’être appelé à la fois beau
et bon.»

Il n’y a pas contradiction à dire ce qui précède et à dire ce qui suit;
car si l’éducation doit être harmonieuse et s’occuper du corps comme de
l’âme, il est certain pour un philosophe que les soins à donner au corps
ne valent qu’autant qu’ils sont destinés à faire du corps un bon
serviteur de l’âme. Il faut donc soigner le corps en n’oubliant pas de
le mépriser et en ne s’oubliant pas jusqu’à l’estimer par lui-même.
Considéré comme serviteur de l’âme et surtout comme demeure de l’âme où
il faut qu’elle soit à l’aise, il faut chérir le corps et en prendre des
soins excellents; considéré comme siège des passions et par conséquent
comme corrupteur et pervertisseur de l’âme, il faut «s’en détacher»
autant et aussi constamment qu’il est possible: «Vous paraît-il qu’il
soit digne d’un philosophe de rechercher ce qu’on appelle le plaisir,
comme celui du manger et du boire et comme celui de l’amour? Et tous les
autres plaisirs du corps, croyez-vous qu’il les recherche, par exemple
les beaux habits, les belles chaussures et les autres ornements de la
chair? Tous les soins d’un philosophe n’ont donc point pour objet le
corps et, au contraire, il ne travaille qu’à s’en séparer autant qu’il
le peut.»--Cette double vérité, avec son antinomie apparente, est à
méditer et à bien comprendre, et elle consiste simplement à prendre
l’âme pour ce qu’elle est et le corps pour ce qu’il peut être.
L’harmonie résultera de leur accord, soumis, comme tout accord, à une
règle supérieure à tous deux. Si l’on mettait l’âme en harmonie avec le
corps de telle sorte et avec un tel dessein que toutes les forces de
l’âme, intelligence, sensibilité, faculté artistique, volonté, fussent
consacrées à procurer au corps les plaisirs qu’il semble demander avec
tant d’ardeur, on aurait une harmonie, sans doute, mais si incomplète
qu’elle ne tarderait pas à abreuver l’être de dégoût, et c’est à quoi ne
réfléchissent point nos philosophes du plaisir. Si l’on cherchait
l’harmonie de telle sorte que le corps ne servît strictement qu’à
exécuter les volontés de l’âme dans sa recherche de la connaissance, le
corps s’atrophierait de telle manière que l’âme n’aurait plus en lui ce
serviteur docile. La vérité est que tous deux, corps et âme, doivent
être mis en harmonie par quelque chose qui soit plus haut que tous les
deux et qui les réclame tous les deux pour son service. C’est la loi du
bien, qui leur dit à l’un comme à l’autre: «Unissez-vous et
entendez-vous pour m’accomplir.»

Dans ces conditions, il y a véritable séparation et véritable concert.
Véritable séparation en ce sens que le sage se sent détaché et affranchi
de son corps, ne lui accordant rien de ce qu’il aime: «Renonçant à tous
les désirs de la chair, se retenant, ne se livrant pas à ses passions,
n’appréhendant ni la ruine de sa maison, ni la pauvreté, comme le peuple
qui est attaché à l’argent, ni l’opprobre, comme ceux qui aiment les
dignités et les honneurs; ne vivant pas pour le corps, renonçant à
toutes ses habitudes, s’affranchissant, se purifiant, se dégageant de
ces liens des passions qui enchaînent l’âme au corps, de ces passions
qui collent l’âme au corps, de ces passions qui clouent au corps toutes
les parties de notre âme.»--Véritable concert cependant, parce que le
corps ainsi purgé, ainsi réduit et ainsi désarmé, n’a que plus de force
pour aider l’âme autant qu’il est en lui à la recherche du souverain
bien et, pourvu qu’on l’entretienne en santé sans lui donner davantage
(le surplus étant justement un contraire), sera excellent dans son
office et contribuera à l’acquisition du bien véritable et sera donc en
parfaite harmonie avec sa compagne.

Il faudra donc dire aux jeunes gens: Détachez-vous du corps, parce que
c’est le meilleur moyen de vous unir réellement à lui; ou si vous aimez
mieux, et c’est absolument la même chose, le meilleur moyen de l’unir à
vous. S’attacher à lui le rend étranger à vous-même et votre ennemi; se
détacher de lui vous le ramène et tel qu’il peut véritablement vous
servir. Voilà ce qu’il faut entendre de cette double loi: soin du corps,
mépris de la chair; renoncement à la chair et harmonie parfaite du corps
et de l’âme.

Remarquez qu’une telle théorie et qu’une telle éducation n’exclut pas
les plaisirs; elle les méprise, elle ne les exclut pas. Il convient à
une âme libre et forte et qu’on veut qui reste telle, d’avoir fait
l’épreuve, l’expérience et comme l’apprentissage des plaisirs pour n’en
être pas séduite plus tard et trop tard et pour avoir appris à temps à
les mépriser. «Les Crétois en leur législation, du reste si excellente,
ont cru qu’il fallait aguerrir les jeunes gens aux fatigues, aux dangers
et à la douleur, parce que, si dès l’enfance on s’applique à les éviter,
on fléchit devant eux, plus tard, quand on les rencontre et devant ceux
aussi qui s’y sont exercés, et l’on devient esclave de ces derniers.
C’est très bien vu. Mais n’en faudrait-il pas dire exactement autant des
plaisirs? Si nos citoyens ne font, dès la jeunesse, aucun essai des plus
grands plaisirs; s’ils ne sont point exercés d’avance à les surmonter
quand ils y seront exposés, de telle sorte que jamais le penchant qui
nous entraîne vers la volupté ne les puisse contraindre à commettre une
action honteuse, s’ils n’ont pas pris comme cette précaution dangereuse,
il leur arrivera la même chose qu’à ceux que les difficultés abattent et
ils succomberont aux attraits du plaisir comme d’autres à la douleur ou
aux privations. Et il arrivera qu’ils pourront devenir les esclaves de
deux classes d’hommes très différentes: et de ceux qui seront assez
forts pour résister aux plaisirs et de ceux mêmes qui s’y abandonnent
sans fougue et comme à une habitude dépourvue de violent
attrait».--Cette opinion peut étonner et troubler quelque auditeur; mais
elle est digne de considération. L’homme vraiment fort doit avoir
méprisé le plaisir en le goûtant et s’être rendu supérieur à lui par
l’avoir connu et s’être affranchi de lui par en avoir mesuré le néant.
L’aiguillon reste à l’abeille tant qu’elle ne nous a pas blessés.
L’honnête homme est brave contre tous ses ennemis. Le plaisir en est un,
comme la douleur. Il faut aller au-devant de lui comme au-devant d’elle
et s’habituer à n’être troublé ni par l’un ni par l’autre. Le vrai sage
doit pouvoir dire à la douleur: «tu n’es pas un mal», et au plaisir: «tu
n’es pas un bien.»

Pour cela, il faut qu’il ait subi les assauts de l’un comme de l’autre
et même qu’il s’y soit prêté. La loi morale pratique c’est: connaître la
vie pour en être maître. Nous dirons donc aux jeunes gens: goûtez les
plaisirs étant jeunes pour ne point tomber sous leur servitude étant
plus âgés et pour ne point même être étonnés et surpris par eux. Mais
goûtez-les comme vous faites la douleur, si vous pouvez, et faites
effort pour le pouvoir. Ce ne sera pas, après tout, si difficile; car
vous vous souvenez sans doute qu’une de nos doctrines, c’est l’étroit
parentage du plaisir et de la douleur. Vous ne serez pas si éloignés, en
faisant l’apprentissage du plaisir, de le faire de la souffrance; il
vous sera même difficile de faire l’un sans l’autre. Faites donc cette
épreuve dans un esprit, s’il est possible, de liberté d’esprit chercheur
et avec un commencement d’indifférence hautaine. Il ne vous est pas
défendu d’éviter tout simplement les plaisirs comme un danger; mais
ceux-là seront plus forts ou plus sûrs de leur force qui les auront
éprouvés, puis surmontés, et ceux-là seront plus forts encore qui en
auront éprouvé et bien gardé en leur âme, non le dégoût, mais le mépris.

Les plaisirs sont un grand danger; certes; mais il faut vivre
dangereusement. Pourquoi faut-il vivre dangereusement? Parce qu’il n’y a
qu’une éducation qui soit vraiment une éducation: c’est l’éducation de
la volonté.

Pour ce qui est de l’éducation purement intellectuelle, il faut la
donner aussi; mais il faut savoir la donner. Elle doit être suggestive,
comme peut-être on dira plus tard. Voyez comme nous apprenons à cet
esclave la géométrie. Nous lui montrons qu’il la sait. Il la sait en
effet; mais il faut le mettre sur le chemin de la retrouver. Il ne faut
que lui apprendre à s’interroger soi-même. L’homme a en lui toutes les
semences des vérités. Il ne faut que lui donner le désir de les trouver.
L’éducation est excitatrice et n’est pas autre chose. La maïeutique est
l’art d’accoucher les esprits après leur avoir donné le désir et
l’impatience de concevoir.

C’est ce désir qui ne laisse pas quelquefois d’être difficile à faire
naître. Il n’y a pas d’esprit stérile, très probablement; seulement il y
a des esprits paresseux. Mais d’abord l’on peut dire que si l’esprit est
paresseux, de le munir de connaissances qu’il ne digérera pas, qu’il
n’élaborera pas, cela est juste la même chose que de le laisser
tranquille et n’est pas de plus grande conséquence; et qu’ainsi
substituer la méthode didactique et dogmatique à la méthode suggestive
est bien inutile pour ces esprits-là.

Ensuite, même pour les esprits paresseux, il est très probable que la
méthode suggestive est meilleure encore que l’autre, ou moins mauvaise.
L’esprit paresseux résiste à toutes deux, mais plus encore peut-être à
celle-ci qu’à celle-là. Là où n’est pas le désir de trouver n’est pas le
désir de connaître; mais encore, l’amour-propre existant toujours, un
minimum de désir de trouver doit être encore là où n’est pas le désir de
savoir.

D’autant plus que la méthode suggestive trompe pour son bien l’esprit
nonchalant. Elle a quelque chance de lui persuader qu’il ne l’est pas.
Ne fût-ce que pour un temps court, c’est déjà quelque chose de gagné. A
tous égards, l’éducation intellectuelle, c’est bien encore: cherchez
avec moi. Le rôle de celui qui instruit sera donc un rôle d’excitateur
et aussi de modérateur; car s’il faut faire trotter devant soi le jeune
esprit, aussi faut-il parfois l’arrêter et le faire douter de lui-même.
Quelquefois il ne croit pas savoir alors qu’il sait, et quelquefois il
croit savoir cependant qu’il ne sait rien. Dans ce dernier cas il faut
l’embarrasser par une démonstration de son ignorance et l’engourdir,
comme fait la torpille, ce qui le met dans une excellente disposition
pour se contenir, d’abord, et ensuite pour chercher encore et mieux.

Il faut apprendre à apprendre et apprendre à douter pour mieux
apprendre. La science est fille de l’étonnement et particulièrement de
l’étonnement devant soi-même. Il faut que le disciple ne s’appuie que
sur ses propres forces et doute de ses forces et s’étonne de ce qu’il
découvre et de son infirmité à découvrir. Donc le maître n’est qu’un
guide qui vous avertit de la connaissance que vous désirez atteindre, de
celle que vous avez marquée par trop de précipitation, de celle qui est
illusoire et de celle qui est solide.

Excitateur, modérateur et redresseur; mais non jamais entraîneur et
homme qui emporte les hommes à sa suite par l’éloquence et qui les tire
derrière lui par l’autorité, voilà ce que l’éducateur doit être.

Tel fut Socrate, avec cette réserve que peut-être il était trop ironiste
et taquin et prenait dans son rôle d’éducateur ou dans son attitude de
questionneur ignorant surtout un prétexte à se moquer des hommes.
Platon, à mesure qu’il parle en son nom et aussi qu’il approche du
terme, quitte ce ton complètement. Il observe et presque il affecte une
grande courtoisie et presque un ton de respect à l’égard de ses
interlocuteurs. De la méthode qui fut évidemment celle de Socrate, il
n’a gardé que le fond: exciter et diriger par des questions adroitement
posées et faire trouver ainsi au disciple la connaissance ou lui
persuader qu’il l’a trouvée lui-même. Socrate était le suggestionneur
qui aime à troubler et confondre; Platon, ou l’éducateur qu’il institue,
est le suggestionneur qui aime à amener le disciple à une idée nette,
atteinte de telle façon qu’il soit reconnaissant et à lui-même et à son
guide de l’avoir atteinte.

La recherche de la vérité se fait ainsi et doit se faire ainsi, à deux,
comme l’expédition nocturne d’Ulysse et de Diomède: «Un seul homme la
pourrait entreprendre; mais sa pensée serait moins prompte et son
dessein moins affermi», comme parle Homère. L’éducation est une amitié
entre hommes d’âges différents. Elle doit avoir tous les caractères de
l’amitié. Elle doit être douce, elle doit être pleine de sollicitude,
elle doit être continue et de tous les instants, elle doit être un
dévouement réciproque; et elle doit être libre. La vérité ne se livre
qu’aux hommes libres: «C’est donc dès l’âge le plus tendre qu’il faut
appliquer nos élèves à l’étude de l’arithmétique, de la géométrie et des
autres sciences qui servent de préparation à la dialectique; mais il
faut bannir des formes de l’enseignement tout ce qui pourrait sentir la
gêne et la contrainte, parce qu’un esprit libre ne doit rien apprendre
en esclave. Que les exercices du corps soient forcés ou volontaires, le
corps n’en tire pas pour cela moins d’avantages; mais les leçons qu’on
fait entrer de force dans l’âme n’y demeurent pas. N’usez donc pas de
violence envers les enfants dans les leçons que vous leur donnez; faites
plutôt en sorte qu’ils s’instruisent en jouant; par là vous serez plus à
portée de connaître les dispositions de chacun.»

Si quelqu’un trouvait si libérale cette méthode d’éducation qu’elle
risquât vraiment de n’être applicable qu’à un tout petit nombre
d’esprits, laissant les autres dans une ignorance déplorable, peut-être
le très aristocrate Platon répondrait: Vous n’êtes point mal habile à
démêler les pensées de derrière la tête et vous avez trouvé la mienne ou
vous avez tiré de moi, par une excellente maïeutique, celle qui y était
à l’état confus et obscur et dont je n’avais pas moi-même peut-être le
sentiment parfaitement net. Que beaucoup d’esprits restent éternellement
étrangers à la connaissance, cela ne laisse pas de m’être assez
indifférent, pourvu que ceux-ci y parviennent qui avaient naturellement
la vocation de la chercher. La vérité n’est due qu’à ceux qui la
désirent. Le «force-les à entrer» n’est point du tout son fait, ni le
mien. Savez-vous que beaucoup d’hommes n’auraient jamais aimé s’ils
n’avaient jamais entendu parler d’amour? Il est très vrai. Or ne vous
semble-t-il pas que ceux qui aiment pour avoir entendu parler d’amour
n’aiment point? Et ne vous semble-t-il pas, par conséquent, que ceux qui
aiment pour avoir entendu parler d’amour, il vaudrait mieux qu’ils
n’eussent jamais entendu parler d’amour et qu’ils n’aimassent point,
aimant comme ils aiment, c’est-à-dire n’aimant pas?

Il me paraît qu’il n’en va pas de la vérité d’une manière très
différente. Ceux qui aiment la vérité, ils l’aiment avant de la
connaître et ils la cherchent bien longtemps avant de l’avoir trouvée,
comme celui qui doit aimer aime bien longtemps avant d’avoir trouvé
l’être qui doit être l’objet de son amour. Aimant la vérité avant de
l’avoir rencontrée et rêvant d’elle comme l’amoureux rêve de celle qu’il
doit aimer et qu’il ne connaît pas encore, ils recherchent avec passion
ceux qui peuvent leur donner quelques renseignements sur elle et les
guider de loin vers cette princesse lointaine. Ils écoutent avec ferveur
leurs leçons et bien souvent il faut moins les exciter que les contenir.
Ce sont ceux-ci seulement qui sont dignes, non seulement de la
connaissance, mais de la recherche de la connaissance. Ils ont entre les
yeux ce signe auquel vous savez qu’on reconnaît les amoureux, et ils
sont dignes de connaître parce qu’ils connaissent déjà, selon ma
doctrine, et dignes de chercher parce qu’ils ont déjà trouvé, et dignes
d’aimer parce qu’ils aiment.

Quant à ceux en qui il faudrait faire entrer la connaissance avec
quelque violence et effort et bon gré mal gré qu’ils en eussent, ils
n’auraient jamais la connaissance véritable et ils connaîtraient comme
ceux-là aiment qui aiment parce qu’ils ont entendu parler de cela. Ils
auraient une demi-connaissance et comme une connaissance factice et
artificielle qui est de telle sorte qu’il y a quelque chose qui vaut
mieux qu’elle, et c’est l’ignorance toute simple.

Vous rappelez-vous ce que j’ai dit du demi-savoir? «Je craindrais bien
davantage d’avoir affaire à d’autres qui auraient étudié ces sciences,
mais qui les auraient mal étudiées. L’ignorance absolue n’est pas le
plus grand des maux, ni le plus à redouter; une vaste étendue de
connaissances mal digérées est quelque chose de pire.» Quand j’ai dit
cela au sage Crétois Clinias, il m’a répondu: «Tu dis bien vrai.» Or
cette vaste étendue de connaissances mal digérées, cette demi-science
qui est une peste très redoutable, serait précisément celle de ceux de
nos gens que nous aurions instruits de force et sans qu’ils y fussent
appelés par vocation naturelle.

Et l’on peut supposer une chose fort triste, mais qui n’est pas sans
vraisemblance. Les disciples qui ne songeaient nullement par eux-mêmes à
chercher la connaissance et qui n’ont pas commencé par être disciples
d’eux-mêmes, ne laisseraient pas de haïr leurs maîtres, se souvenant
d’eux surtout comme de gens qui les ont violentés, un peu torturés et
entraînés par autorité dans un pays qu’ils n’avaient pas envie de
connaître et qui n’était pas fait pour leur façon de respirer. Ils les
haïraient donc, plus ou moins consciemment; et ce demi-savoir,
précisément, qu’ils auraient acquis, en tant qu’il serait une petite
force, une force restreinte, mais réelle pourtant, ils le tourneraient
avec quelque colère, ou au moins quelque aversion, contre leurs maîtres
et les vrais disciples de leurs maîtres. Je ne serais pas très étonné
que l’éducation donnée à ceux qui ne la demandent pas n’eût qu’un effet:
faire prendre à la majorité de chaque génération le contrepied de toutes
les idées de la génération précédente; faire prendre à la majorité de la
génération éduquée le contrepied des idées de la génération éducatrice.
Et à tel jeu et au cours de ces alternances, c’est la vérité qui se
perdrait et qui ne se retrouverait plus.

Ce qui est donc rationnel ici, c’est ce qui est naturel. Que ceux-là
reçoivent la connaissance qui la désirent, que ceux-là soient dirigés
doucement vers la vérité qui la cherchent naturellement. Que ceux-là
restent dans l’ignorance qui n’acquéreraient jamais qu’un demi-savoir, à
tout le moins inutile et peut-être redoutable. C’est en vérité, quand
j’y songe, ce qui me faisait dire qu’il ne faut aucune rigueur ni même
aucune autorité dans l’éducation, dût cette nonchalance éliminer de la
connaissance les esprits peu désireux de la recevoir, ce qui est
peut-être un très grand bien et ce qu’il m’est impossible de tenir pour
un très grand mal.

                   *       *       *       *       *

Développer chez une élite le goût du bien, du beau, du juste et une
tendance générale vers la perfection, dans une éducation harmonieuse qui
associe le corps au travail de l’âme et qui, pour l’y associer, le
maintient sain et vigoureux, tel est l’esprit de l’éducation selon
Platon.

Cette éducation est en parfaite harmonie avec sa morale, en forme le
complément naturel et nécessaire et se confond avec elle.

                   *       *       *       *       *

Cette morale est extrêmement élevée et pure et surtout noble. Malgré
quelques concessions, si l’on peut ainsi parler, elle méprise
profondément le corps, les sens, la chair, les plaisirs, les «biens de
ce monde»; et aussi le sort, les contingences, les «fortuits», comme
Rabelais dira. Et donc elle contient tout le stoïcisme, qui en est
dérivé un peu plus tard avec la plus grande facilité du monde. Elle se
ramène à une tendance générale vers la perfection, comme je disais tout
à l’heure à propos de l’éducation, à cette idée que toute la dignité de
l’homme et tout son devoir consistent à chercher loin de lui et comme
infiniment au-dessus de lui un bien suprême qui n’a aucun rapport avec
ce que l’homme appelle les biens.

Si l’on presse un peu cette idée un peu vague, on voit que ce bien
suprême, c’est le beau, le beau résultant d’une harmonie que le sage
réussit à entrevoir dans l’ensemble du monde et doit réussir à réaliser
en lui. Si l’on veut ramener sur la terre, pour ainsi parler, cette idée
du souverain bien et l’appliquer aux choses pratiques, on voit que ce
souverain bien et ce beau suprême considérés humainement, c’est la
justice. L’homme est un être qui a été doué de la faculté de distinguer
le juste de l’injuste et encombré d’une foule de passions qui
l’empêchent de faire ce départ. Ces passions sont les maladies de l’âme.
Se débarrasser de toutes ces passions pour se faire une âme saine et
clairvoyante et, cela obtenu, distinguer le juste de l’injuste, c’est le
tout de l’homme ici-bas. Et quand on s’est habitué à distinguer le juste
de l’injuste et à vivre selon cette distinction, on est parfaitement
heureux dans toute la mesure du bonheur humain.

Car alors on ne commet pas l’injustice, et commettre l’injustice est un
affreux malheur; et on peut la subir et on la subit même souvent; mais
la subir n’est nullement un malheur, et même est un plaisir très vif et
très pur, n’y ayant plaisir plus grand que de se sentir infiniment
supérieur à qui s’imagine nous opprimer.

La liberté n’est pas précisément le souverain bien terrestre, mais elle
en est le signe. Le souverain bien terrestre, c’est le sentiment de la
justice et la pratique de la justice. Mais la liberté est le signe que
l’on jouit du souverain bien. Or quand on sent le juste et quand on le
pratique, on est parfaitement libre, puisqu’on l’est à l’égard des
passions qui sont nos tyrans intérieurs et puisqu’on l’est à l’égard des
injustes qui sont nos tyrans extérieurs et qui croient nous opprimer,
mais ne nous oppriment point, en tant que nous nous sentons beaucoup
plus supérieurs à eux qu’ils ne se croient supérieurs à nous.

Le juste est donc un homme qui est sain, qui est harmonieux et qui est
libre. Il n’y a pas de plus grand bonheur ici-bas. Ainsi vécut et mourut
Socrate. Il n’y a rien de meilleur à souhaiter que la vie de Socrate, si
ce n’est sa mort. La morale de Platon c’est l’imitation de Socrate.

Cette morale est donc très pure, très élevée et très noble. Il lui
manque presque complètement, complètement peut-être, une chose très
considérable; c’est la bonté. Il n’y a presque aucune tendresse humaine
dans la morale de Platon. Platon, non plus que Socrate, ce semble, n’a
jamais dit aux hommes de s’aimer. A prendre les choses un peu
familièrement, mais assez juste, il leur a dit de n’être pas des
imbéciles. Il leur a dit qu’il n’y a rien de plus sot que de se croire
heureux pour une jolie femme, un beau discours, un bon dîner ou une
grande autorité dans la cité. Il ne leur a pas caché qu’à son avis
Périclès est un niais. C’est quelque chose que cela, et c’est même très
important. C’est ce dont il faudrait être parfaitement persuadé. C’est
le commencement et beaucoup plus que le commencement de la sagesse. Mais
il ne leur a pas dit d’être bons, et c’est une lacune bien grave.

Et l’on croit s’apercevoir qu’il n’avait aucune raison de le leur dire.
Je ne vois pas, à aucun signe, que Socrate ni Platon aient été bons. Ils
étaient sages, très clairvoyants, amoureux de la vérité, volontiers
ironiques et très méprisants. Ils n’étaient pas bons. Ils aimaient leurs
amis, leurs disciples, les sages du passé, du présent et de l’avenir;
les hommes, non, ou fort tranquillement. Ils n’ont pas échappé à ce
défaut, à cette imperfection si l’on veut de la haute sagesse, qui est
la froideur. Ils ont détruit en eux les passions jusqu’à celle-là aussi
qui fait qu’on s’aime dans les autres, et ils n’ont pas assez songé qu’à
extirper l’égoïsme dans sa racine c’est peut-être la racine aussi de
l’amour des autres que l’on détruit.

L’altruisme, il est bien possible que ce soit le moi élargi. Il est
assez difficile d’élargir le moi quand on commence par le supprimer et
quand on s’applique à le maintenir toujours à l’état de rien. La sagesse
de Platon est froide. Elle éclaire, mais n’échauffe pas. Elle élève
l’humanité; mais surtout elle s’élève au-dessus de l’humanité et rompt
presque les liens avec elle; en tout cas, elle est très loin de
s’établir au centre même et comme au cœur de l’humanité. Il est
absolument impossible qu’elle devienne populaire, ce que je ne lui
reproche pas, mais ce qui est signe qu’à tout le moins elle est
incomplète. Il n’y aura jamais de populaire que les passions et les
intérêts; mais une philosophie peut avoir ceci de populaire que par un
certain côté elle soit capable d’émouvoir la foule et de la remuer
fortement pour un certain temps.

Les philosophies qui ont en elles de quoi devenir des religions ont ce
caractère. Elles sont des philosophies très pures, très élevées, très
spirituelles, mais par certains côtés elles s’adressent au cœur et vont
ainsi comme rejoindre ce qu’il y a de meilleur dans ces passions que, du
reste, elles combattent, et c’est ainsi qu’elles sont pour un temps
embrassées par les foules--et du reste bientôt dénaturées par elles;
mais enfin elles ont fait, en attendant, tout le bien qu’elles pouvaient
faire, de quoi il reste quelque chose.

Il est assez curieux qu’entre deux grands mouvements philosophiques tout
pleins de tendresse et de pitié et bonté à l’égard des hommes, j’entends
le bouddhisme et le christianisme, il se soit élevé dans ce petit canton
lumineux de la Grèce, une philosophie du bien, du beau et du juste qui
s’est souciée de l’harmonie intérieure et de l’harmonie de la cité, que
par conséquent, en considération de ce dernier point, il ne faut pas
incriminer d’individualisme, mais qui n’a pas été réellement humaine,
alors qu’elle était conçue par des gens qui avaient certes le regard
assez vaste pour embrasser l’humanité.

Remarquez que, même au point de vue plus restreint de la cité, l’absence
de bonté dans la morale de Platon est un point faible, dont, non pas
même ses ennemis et détracteurs, mais ceux-là seulement qu’elle dédaigne
et traite légèrement pourraient tirer avantage. A Platon, non pas un
sophiste, mais un Périclès, pourrait répondre quelque chose comme ceci:

Tu me méprises, gracieux Aristoclès et très convaincu aristocrate. Tu me
méprises, parce que j’aime les femmes, le luxe et la gloire, et je ne
disconviens pas que j’aime assez vivement tout cela. Mais j’aime mes
concitoyens, et je ne suis pas aussi certain que je voudrais l’être que
tu les aimes. Tu t’imagines que c’est uniquement par amour-propre que je
veux commander ici et faire de grandes choses dans toute l’étendue de
notre empire. Tu m’as trop appris la valeur de la vérité pour que je ne
confesse point qu’il y a de l’amour-propre dans mon affaire. Mais je
puis t’assurer qu’il y a aussi beaucoup de philanthropie. Je me consacre
à ce peuple qui a de grandes qualités et de grands défauts; et je
m’efforce par mon éloquence et par mon autorité de lui faire tirer de
ses qualités tout ce qu’elles contiennent. Je le veux fort, énergique,
patient, persévérant, amoureux du beau, du grand et de l’éternel.

Par bien des points, tu le vois donc, je me rapproche de toi. Seulement,
ce peuple, tu ne l’aimes guère et tu es persuadé qu’il n’appartient qu’à
toi et à quelques amis et disciples de ta très sage personne, de
poursuivre, en je ne sais quelles rêveries, ce beau et ce bien qui nous
sont chers à tous deux. Je voudrais, moi, être sans cesse en
communication et communion avec l’âme même de ce peuple et sans cesse
lui donner de braves et généreuses inspirations et sans cesse aussi,
remarque bien cette parole, en recevoir de lui.

Et cela, quand j’y songe, c’est certainement une forme de la vanité et
de la présomption; mais c’est peut-être aussi une forme de la bonté. Et
que je sois égoïste, il n’est pas douteux, étant homme; mais je voudrais
que tu te fisses cette question, en homme très habile à démêler les
secrets du cœur, si un philosophe qui ne laisserait pas de te ressembler
un peu et qui ne mettrait aucune philanthropie dans sa doctrine, ne
serait pas égoïste autant que moi et peut-être un peu davantage.

Les philosophes ont cette tendance, en général, de se croire très
supérieurs aux hommes d’État; il est probable qu’ils le sont en effet ou
qu’ils ont de quoi le devenir; mais ils ne le seront réellement que
quand ils mettront dans leur philosophie autant de bonté qu’ils y
mettent de sagesse, de savoir et d’esprit.

Et ces propos de Périclès seraient certainement injustes, le but de
Platon ayant certainement été de relever le peuple athénien par un
retour ou par une accession à une moralité ferme et rigoureuse; et le
patriotisme, au moins, de Platon étant pour moi très évident; mais
encore de ces propos il en resterait bien quelque chose.

Telle qu’elle est, cette morale est la maîtresse pièce de Platon; c’est
à quoi il tient le plus; c’est à quoi il tient de telle sorte qu’il ne
tient à rien autre; c’est à quoi il a tout rattaché comme à un centre et
comme à une fin, et c’est à quoi il a fortement enchaîné, en
particulier, tout ce qui va suivre.




X

SES IDÉES SUR L’ART


S’il est une opinion sur laquelle Platon n’ait pas varié, lui qui ne
s’astreint nullement à une rigueur systématique, et qu’il ait soutenue
avec une suite singulière depuis les _Dialogues socratiques_ jusqu’aux
_Lois_, depuis ses œuvres de jeunesse jusqu’à ses derniers ouvrages,
c’est certainement celle-ci que l’art ne doit être que le serviteur de
la morale et qu’il n’a de valeur qu’en tant qu’il la sert en effet et
particulièrement qu’il y conduit.

Bien des raisons ont pu l’amener à cette opinion et l’y maintenir.
D’abord un certain instinct de taquinerie que Platon tenait de Socrate
et dont il ne s’est jamais complètement départi, et certes de dire à des
Athéniens que l’artiste était un personnage très inférieur au philosophe
et qui devait recevoir de lui son mot d’ordre, sa leçon et comme son
programme, c’était vouloir irriter leur fibre sensible et prendre un bon
chemin pour les étonner et les faire se récrier.

Ensuite, comme tout aristocrate de ce temps-là, Platon est un Athénien
qui a les yeux fixés sur Lacédémone, sinon tout à fait comme sur un
modèle, du moins comme sur quelque chose qu’on ne ferait pas mal
d’étudier et dont on aurait quelque profit à prendre quelques traits; et
si les œuvres de Platon sont une imitation de Socrate, ils ne laissent
pas assez souvent d’être une imitation de Sparte.

Ensuite, très persuadé que l’on tombe toujours du côté où l’on penche,
Platon ne pouvait que vouloir apporter un contrepoids aux tendances et
penchants les plus forts et assez dangereux des Athéniens; et à ce
peuple trop artiste et pour qui une belle œuvre d’art avait toujours
raison et était une valeur incommensurable avec toute autre valeur, dire
avec fermeté et persistance que l’art est très vain et de nul prix en
lui-même et ne vaut que mettant sa fin en dehors de lui et au-dessus,
c’était apporter le contrepoids jugé nécessaire et remettre les esprits,
tout compte fait, en un juste équilibre.

Et enfin c’était là une doctrine en harmonie avec les autres idées de
Platon. Cette «Circé des philosophes», entendez la morale, a de très
bonne heure pris le pas devant dans l’esprit de Platon et a comme dominé
toute sa pensée et y a fait centre. Elle n’est pas pour lui une vérité,
elle est la vérité; elle n’est pas une partie considérable de la
connaissance, elle est la connaissance, et toutes les autres non
seulement ne sont estimables que si elles conduisent à elle, mais encore
n’ont de vérité que ce qu’elles en prennent, en quelque sorte, à être en
rapports intimes avec elle. On n’aura jamais assez dit combien cet
artiste, ce poète, ce romancier, ce mythologue et ce chimérique avait
d’esprit pratique dans le cerveau. C’est à une idée pratique, à la
question de savoir comment nous nous y prendrons pour bien vivre qu’en
fin de compte, je ne dirai pas il sacrifie tout, mais au moins il fait
effort pour tout ramener.

La religion? Oui, si elle est morale. La métaphysique? Oui, si la morale
peut y trouver un fondement, un appui ou un réconfort. La philosophie
générale et les vues sur le système du monde? Oui, aux mêmes conditions.
Et l’art? On vous en dit tout autant. La question est de vivre et de
vivre bien. Tout ce qui y aide est bon et est vrai. Tout ce qui en
éloigne ou en distrait, du moins trop, est mauvais, est condamnable et
même est faux.

Il est faux en ce qu’il est une illusion. Une illusion par rapport à
quoi? Par rapport au désir que l’homme a de vivre bien. Mais n’y a-t-il
pas autre chose de vrai que ce désir? Non; il n’y a de vrai, humainement
parlant, que ce désir.

On ne peut pas être plus strictement et comme violemment pratique que ce
philosophe poète.

Et donc, il fait aux artistes la question ordinaire: A quoi servez-vous?
Ils répondent qu’ils servent à faire de la beauté. Il demande: A quoi
sert-il de faire du beau? Ils ne répondent point, tant, à eux, la
question paraît étrange, et il triomphe de leur silence. C’est le sens
des passages de l’_Apologie_ qui sont relatifs aux poètes et aux
artistes: «J’allai aux poètes, tant à ceux qui font des tragédies qu’à
ceux qui font des dithyrambes et autres ouvrages... Là, prenant ceux de
leurs ouvrages qui me paraissaient les plus travaillés, je leur demandai
_ce qu’ils voulaient dire_ et _quel était leur dessein_, comme pour
m’instruire moi-même. J’ai honte, Athéniens, de vous dire la vérité;
mais il faut pourtant vous la dire: il n’y a pas un seul homme de ceux
qui étaient là présents qui ne fût plus capable de parler et de rendre
raison de leurs poèmes que ceux qui les avaient écrits. Je connus tout
de suite que les poètes ne sont pas guidés par la sagesse; mais par
certains mouvements de la nature et par un enthousiasme semblable à
celui des prophètes et des devins qui disent tous de fort belles choses
sans rien comprendre à ce qu’ils disent. Les poètes me parurent dans le
même cas et je m’aperçus en même temps qu’à cause de leur poésie, ils se
croyaient les plus sages des hommes dans toutes les autres choses, bien
qu’ils n’y entendissent rien...»--«Enfin j’allai trouver les artistes.
J’étais bien convaincu que je n’entendais rien à leur profession et bien
persuadé que je les trouverais très capables en beaucoup de belles
choses et je ne me trompais point. Ils savaient bien des choses que
j’ignorais et en cela ils étaient beaucoup plus savants que moi. Mais,
Athéniens, les plus habiles me parurent tomber dans le même défaut que
les poètes; car il n’y en avait pas un qui, parce qu’il réussissait
admirablement dans son art, ne se crût très capable et très instruit des
plus grandes choses, et cette seule extravagance ôtait du prix à leur
habileté.»

L’artiste est donc un homme qui ne sait rien. Il ne sait rien, parce
qu’il ne sait que son art et qu’il croit que cela suffit. Il ne sait
rien, parce qu’il exerce, peut-être très bien, un art dont il ne sait
pas à quoi il tend, à quoi il sert et quelle est sa fin et quel est son
_dessein_.

Ils sont donc de simples manœuvres ou de simples maniaques. Le propre de
l’homme est d’agir en tendant à un but et ils ne sont pas capables de
dire quel est le leur. Le propre de l’homme est aussi de savoir ce qu’il
fait et ils n’en savent rien du tout. Ils agissent conformément à leur
nature, mais non en vertu d’une intention ou, si l’on veut, et ce qui
revient au même, leur intention est bornée à leur acte et circonscrite
dans leur acte. Ils font quelque chose, mais dans quel dessein? Dans le
seul dessein de le faire. C’est acte de végétal. La fleur fleurit pour
fleurir, et c’est un autre qui sait pourquoi elle fleurit. L’homme, lui,
agit pour agir et aussi en rapportant son acte à un but qui est par delà
son acte. Les artistes seraient-ils des végétaux éclatants et non pas
des hommes?

Ce qu’il y a de remarquable et d’inquiétant, c’est que des arts qui sont
très mêlés à la vie sociale, à la vie active, à la vie vraiment
_humaine_ sont exactement, ou croient être dans le même cas que l’art du
sculpteur ou du peintre. Je demande à Gorgias et à ses amis: «Qu’est-ce
que c’est que la rhétorique?» Ils me répondent: «C’est l’art de
persuader.» Sans doute, mais de persuader quoi?--De persuader n’importe
quoi?--Comment donc! Mais la rhétorique n’a donc pas de but en dehors
d’elle? Elle est la rhétorique pour... pour être la rhétorique! Elle
persuade pour persuader! C’est dire qu’elle n’a pas de but et par
conséquent qu’elle est inutile, comme l’art de souffler des bulles d’eau
savonneuse.

C’est même dire qu’elle n’existe pas; car que serait une faculté de
l’âme qui n’aurait pour but que de s’exercer? Je ne sais pas si l’on
pourrait l’appeler une faculté. Ce serait plutôt une manière d’être.

Si je les presse, ils vont plus loin ou croient y aller et ils me
répondent, avec une certaine hésitation: «Considérée en elle-même, comme
art et en tant qu’art, la rhétorique est bien l’art de persuader et
n’est aucunement autre chose; c’est sa définition réelle, personnelle,
si l’on veut, par métaphore; mais cela ne l’empêche pas d’avoir un but.
Son but est de persuader ce qui est utile à l’orateur, et l’orateur ne
s’y instruit que dans ce dessein et pour atteindre ce but-là. En soi la
rhétorique est donc l’art de persuader; en son but elle est l’art de
persuader ce qu’il est utile que l’orateur persuade.»

Je leur réponds: «Ce qu’il est utile que l’orateur persuade? Utile à
qui? A l’orateur ou aux autres?

--A l’orateur d’abord, comme nous l’avons déjà dit, et aux autres
ensuite, si l’on veut.

--Ah! C’est que ce sont là deux choses très différentes et qui changent
la nature même de la rhétorique, selon que l’on prend en considération
l’une ou l’autre ou l’une plutôt que l’autre. S’il s’agit de ce qui est
utile à l’orateur, votre rhétorique est un art analogue à la rouerie du
flatteur, à l’astuce du quémandeur ou aux prestiges du charlatan; et ce
n’est pas ce qu’un honnête homme appelle un art ou du moins ce que moi
j’appellerai de ce nom.--Et s’il s’agit de ce qui est utile aux autres,
en vérité ce n’est pas l’art de persuader que notre homme aurait dû
apprendre; c’est la science de la justice et la science du bien; car il
n’y a que la justice et le bien qui soient utiles aux hommes considérés
en masse.

De sorte que votre orateur, s’il ne songe qu’à être utile à lui, n’est
qu’un filou ou quasi filou très vulgaire; et, s’il songe à être utile
aux hommes, devrait être avant tout un philosophe, un moraliste, un
détenteur et un possesseur de la morale.

D’où il suit que la voyez-vous, votre rhétorique? _Selon le but qu’on
lui assigne_, elle se dissout dans la coquinerie ou elle s’absorbe dans
la morale et, des deux façons, elle disparaît; il n’en reste rien. C’est
qu’au fond et en soi elle n’est rien du tout. Vous voyez bien qu’il
était utile de la définir selon son but, puisque selon son but elle est
ou ceci ou cela et toujours quelque chose qui n’est pas elle. Or si vous
la considérez comme art de persuader ce qui est utile à l’orateur, je
lui dénie le nom d’art et je l’appelle simplement astuce ou fourberie,
et je ne m’en occupe plus; et si vous la considérez comme art de
persuader ce qui est utile aux hommes, je l’appelle simplement la morale
appliquée aux affaires judiciaires et aux affaires politiques.

Et il en est ainsi de tous les arts. Tous, ou ils ne sont que des
procédés qui n’ont d’autre but qu’eux-mêmes et alors ils sont tellement
insignifiants qu’ils sont de purs riens, si encore ils ne sont pas
funestes, corrupteurs, etc.; ou ils ont un but, celui de rendre les
hommes plus heureux, et les hommes ne peuvent être heureux que par le
bien et, par conséquent, les arts rentrent dans la morale, et il n’y a
qu’un art, la morale, se subdivisant en un certain nombre d’autres arts,
_selon ses aspects_.

Vous me criez que cela est un sophisme, un tour d’esprit, oratoire
lui-même, et sous lequel il ne faut voir que cette idée que tous les
arts et du reste tout ce que fait l’homme, doivent tendre à la morale
comme à leur dernière fin.

Mais je le veux très bien; car cette nouvelle idée n’est que l’autre
sous une autre forme et en d’autres termes. Ce que j’affirme et ce que
je prouve, ce me semble, c’est qu’il n’y a que la morale et ce qui tend
à elle, et que la valeur de chaque chose humaine, quelle qu’elle soit,
s’établit par le constat des rapports qu’elle soutient avec la morale,
et de la force et de l’efficace avec lesquelles elle y tend. Il n’y a
que la morale qui soit une _réalité_, chez les hommes. Les autres
choses, ou ont la réalité qu’elles empruntent d’elle, qu’elles tirent de
ce fait qu’elles dépendent d’elle et qu’elles travaillent pour elle, ou
n’ont aucune réalité et sont de pures illusions.

L’erreur que l’on fait sur les arts, l’illusion dans laquelle on tombe à
leur sujet, vient toute de là. Il y a des arts vrais et il y a des arts
faux. Considérez tous les arts à la lumière que je viens de vous donner,
vous verrez que les arts vrais sont ceux qui tendent à la morale comme à
leur dernière fin et même à leur fin prochaine; et que les arts faux
sont ceux qui n’y tendent pas; et que toute la classification des arts
est là et que toute autre serait artificielle et du reste inextricable.

La cuisine est-elle un art? Personne, sauf un cuisinier, ne voudrait le
dire sérieusement. C’est une collection de procédés, c’est une routine;
ce n’est pas un art. Mais pourquoi donc? Cherchez. Parce que la morale
n’est aucunement intéressée dans la cuisine.

Mais l’hygiène? Tout de suite, c’est tout autre chose. L’hygiène
intéresse la morale parce qu’il faut se bien porter pour accomplir ses
devoirs. Dans l’hygiène rentre la morale; donc l’hygiène est un art
sérieux, c’est un art. La cuisine elle-même en serait un, en une petite
mesure, si elle ne visait qu’à l’hygiène. Dans ce cas elle rentrerait
dans l’hygiène qui rentrerait dans la morale.

On pourrait faire ainsi et on doit faire toute une classification des
arts selon leurs rapports avec la morale ou selon qu’ils n’en ont pas.
D’un côté les arts vrais, de l’autre côté les arts faux. Différence et
pierre de touche de la différence: la morale.

Par exemple, nous venons devoir qu’à la cuisine, art faux, s’oppose
l’hygiène, art vrai. De même, à la gymnastique, art vrai, s’oppose la
cosmétique, art faux. La gymnastique fait des corps qui sont beaux; la
cosmétique donne aux corps une fausse beauté. Or la beauté vraie importe
à la morale qui préfère le bien au beau, mais qui croit, comme on l’a vu
ailleurs, que l’admiration de la beauté conduit au culte du bien. Le
gymnaste est donc un bon serviteur de la morale, un bon moraliste; il
contribue pour sa part à la réalisation du bien; il est moraliste dans
sa sphère.

De même nous aurons la législation et la sophistique. Le législateur est
un homme qui cherche le juste et qui s’efforce de mettre le juste dans
la loi. Il est un moraliste pratique. La législation rentre dans la
morale; elle est un art vrai. Le sophiste se donne pour office soit de
confondre le juste et l’injuste, soit de ne pas s’en occuper et de
mettre dans la loi ou dans les décisions populaires des choses ou
contraires ou indifférentes à la justice. Son art est un art funeste ou
plus précisément c’est un art faux. Ce n’est pas un art. C’est un
procédé ou un ensemble de procédés qui se fait prendre pour un art.

De même la politique et la rhétorique. La politique est l’art de
chercher des constitutions d’état, des aménagements humains où le juste
soit réalisé en même temps que le bien public atteint. Le politique est
un moraliste, et la politique rentre dans la morale. Si elle s’applique
seulement à faire vivre la cité au jour le jour, ou à flatter les
passions populaires pour faire triompher tel ou tel homme, ou à servir
les intérêts d’un parti au détriment d’un autre parti ou du corps de
l’État, elle change de nom, comme de caractère. Le politique n’est plus
qu’un politicien, autrement dit un orateur ou un rhéteur; la politique
ne doit plus s’appeler la politique, mais la rhétorique. Politique, art
vrai; rhétorique, art faux.

L’architecture est un art vrai. Il importe à la morale, d’une part que
les hommes soient bien logés, sainement, commodément, pour qu’ils aiment
leur intérieur et leur famille et ne passent pas leur vie sur la place
publique; d’autre part que de beaux monuments éveillent ce goût du beau
que nous avons dit qui conduit au bien. Mais il existe une fausse
architecture qui n’a pas de nom à soi dans la langue; mais qu’on connaît
très bien; celle qui flatte l’œil par l’éclat des couleurs sans réaliser
la beauté vraie et qui est un divertissement puéril et dangereux autant
que la vraie architecture est un objet de contemplation saine, noble et
courageuse. Le Parthénon fait des citoyens, et un temple coquet et
attifé, outre qu’il fait des imbéciles, fait des efféminés. Périclès a
été dans la morale beaucoup plus en faisant bâtir le Parthénon qu’en
prononçant ses discours.

Il existe de même une fausse musique et une vraie musique, une musique
qui ennoblit les âmes et une musique qui les réconforte, une musique où
l’âme se saisit en ses puissances et une musique où l’âme s’abandonne et
se dissout en ses faiblesses.

Il existe une vraie et une fausse peinture; une vraie peinture, qui a le
goût précisément du vrai concilié avec le goût du noble, et une fausse
peinture, qui a le goût du fantasque ou du maniéré concilié quelquefois
avec celui du grimaçant et du laid.

Il y a une sculpture vraie, qui, cherchant à réaliser l’eurythmie des
belles formes, conduit, nous le répétons toujours, au goût du bien; et
il existe une sculpture fausse qui peut séduire, soit par la mollesse
des lignes et des contours, soit par l’effort et le mouvement violent,
et dans un cas cette fausse sculpture énerve l’âme et dans l’autre cas
elle la met dans une sorte de disposition maladive et la fatigue
inutilement et détruit sa sérénité.

Inutile de dire qu’il y a toute une fausse littérature qui, ne se
souciant aucunement de morale ou seulement d’un emploi sérieux et viril
de la pensée, n’est qu’un divertissement d’oisifs assez dangereux; et
qu’il en existe une vraie, celle des philosophes et des moralistes,
celle aussi des artistes littéraires qui, même en ne cherchant que la
beauté, la seule beauté, mais la cherchant bien et lui étant dévoués, et
non au succès, mènent les âmes au bien par le chemin du beau.

Telle est la classification ou, si l’on préfère, la répartition des
arts. Les arts sont vrais en ceci qu’ils ressortissent à la morale, et
ils sont faux en ceci qu’ils sont indépendants de la morale, même s’ils
ne lui sont pas contraires; et c’est une façon de dire, très
précisément, que les arts ne sont que des _aspects_ de la morale et que
la morale est l’art suprême, ou encore l’art total.

Ces arts faux, nous avons tendance à les appeler des «routines», d’abord
pour les distinguer des arts vrais et pour ne pas leur donner ce nom
honorable; ensuite parce que c’est une marque à les distinguer, non pas
très sûre, mais très souvent juste, qu’ils sont des collections de
procédés qu’on se transmet, plutôt qu’ils ne sont des choses
d’inspiration. Ce n’est qu’un signe; mais c’est un signe. Le véritable
artiste n’imite pas, ne travaille pas par procédés. Il a les yeux fixés
sur sa pensée intérieure, laquelle s’est formée d’abord par
contemplation des objets naturels, puis par méditation; et cela lui est
nécessaire et suffisant. Le faux artiste imite toujours, emprunte
toujours. Il s’assimile le procédé courant et il s’y tient avec une
parfaite fidélité. Le cuisinier fait tout de même, et le sophiste et le
politicien. Le cuisinier sait la sauce qui est en possession de plaire;
il en a la recette et il applique cette recette. Le sophiste ou le
politicien, car ces personnages se confondent, connaissent les cinq ou
six lieux communs, soutenus de trois ou quatre oracles, qui plaisent au
peuple et ils les servent sans cesse, avec de simples variations de
forme et pour ainsi dire d’accommodement.

Oui, c’est un signe. Les faux arts se reconnaissent d’abord et surtout à
ce qu’ils n’ont aucun rapport visible avec la morale, ensuite à ce
qu’ils ont un air de routine et un caractère tout professionnel, et cela
au moins doit mettre sur la voie. Les arts vrais sont des arts, les arts
faux sont des métiers.

Si nous insistons un peu sur cette idée et sur ce mot, c’est peut-être
parce qu’une chose nous frappe chez les Grecs: c’est que les artistes,
même les grands, sculpteurs, architectes, peintres et poètes, sont un
peu trop traditionnels, aiment trop traiter les mêmes sujets et à peu
près de la même façon. Ils ont l’air d’ouvriers du même atelier. Il y a
de la routine, en Grèce, même dans le grand art. Toute admiration
accordée au talent, ce n’est pas là une très bonne disposition.
L’artiste doit être créateur. Il ne doit pas s’efforcer d’être créateur,
ce qui est un moyen de ne pas l’être: mais il doit être créateur.
L’artiste, même _vrai_, quand il se borne à répéter des procédés, fait
descendre son art dans la routine.

Quoi qu’il en soit, arts vrais et arts faux. Les arts faux ne sont que
des routines méprisables. Les arts vrais sont ceux qui sont des
acheminements à la morale, ou des applications de la morale, ou des
dépendances plus ou moins lointaines de la morale, en tout cas des
aspects de la morale: voilà ce qu’il faut retenir.

S’il en est ainsi, le principe, en ce qui regarde tous les arts, sera
celui-ci. Il ne faut pas faire du bon--ce qu’on appelle bon--en vue de
l’agréable; il faut faire de l’agréable en vue du bon. Le bon n’est pas
l’agréable; car l’agréable est momentané et le bon est permanent.
L’agréable est mêlé de désagréable, toujours, et le bon n’est pas mêlé
de mauvais. Le bon, c’est l’ordre, c’est l’harmonie d’une âme bien faite
ou _qui s’est bien faite_. L’art doit tendre par l’agréable à l’ordre et
à l’harmonie de l’âme, c’est-à-dire au bien de l’âme.

Remarquez que quand l’art croit que son objet est l’agréable, il ne se
trompe point au fond et en dernière analyse; il ne se trompe que de
degré; car à un certain moment le bon et l’agréable se confondent
parfaitement. Le bon est agréable et plus agréable que l’agréable sans
le bon. Par conséquent, l’art en tendant au bien tend à l’agréable en
définitive et donc il se ne trompe pas en croyant qu’il a l’agréable
pour objet. Il se trompe en croyant qu’il a l’agréable pour premier
objet et prochain et unique. Ce n’est pas cela. Il a l’agréable pour
moyen et aussi pour dernier objet confondu avec le bien. Par l’agréable,
il doit tendre au bien, et quand il a atteint le bien et il a atteint
l’agréable par surcroît et sans le chercher. Par l’agréable, il doit
tendre à l’harmonie de l’âme et, cette harmonie réalisée, il a mis l’âme
dans un état d’agrément et de bonheur. L’art, c’est de l’agrément,
obtenu dans le bien, après qu’on n’a cherché que le bien seul.

C’est ainsi, notez-le, que les arts rentrent dans la philosophie, non
seulement, comme nous l’avons vu plus haut, parce qu’ils rentrent dans
la morale; mais parce qu’ils ont leur racine dans la psychologie, et
vous voyez qu’ils tiennent à la philosophie de tous les côtés. Prenons
la rhétorique par exemple. Si la rhétorique est l’art de persuader, par
ce qu’elle a à persuader elle est la morale; mais par la méthode de
persuader elle est la psychologie; car le premier moyen de persuader et
de manier les âmes, c’est de les connaître. N’est-ce pas dans l’âme que
vous voulez introduire la persuasion? Sans contredit. Tout homme qui
voudra enseigner la rhétorique ou tout homme qui voudra la savoir devra
donc avant tout savoir ce que c’est que l’âme et s’en faire une image
exacte, se décrire à soi-même ou décrire aux autres les diverses
facultés de l’âme et les différentes manières qu’a l’âme d’être
affectée. Il devra savoir, non seulement ce que c’est que l’âme en
général, mais ce que sont les différentes âmes et par conséquent les
différents discours qui leur conviennent, chacun à chacune; «il dira
comment on peut agir sur elles, appropriant chaque genre d’éloquence à
chaque auditoire, et il montrera comment certains discours doivent
persuader certains esprits et n’auront aucune action sur les autres...
Ceux qui ont écrit de nos jours certains traités de rhétorique sont des
fourbes» qui ne connaissent pas la nature des âmes humaines ou «qui
dissimulent l’exacte connaissance qu’ils en ont... Puisque l’art
oratoire est l’art de conduire les âmes, il faut que celui qui veut
devenir orateur sache combien il y a d’espèces d’âmes... Il est des
hommes que certains discours persuaderont dans certaines circonstances
par telle et telle raison, tandis que les mêmes arguments toucheront
fort peu d’autres esprits. Il faut ensuite que l’orateur qui a
suffisamment approfondi ces principes soit capable d’en faire
l’application dans la pratique de la vie et de discerner d’un coup d’œil
rapide le moment où il en faut user. Quand il sera en état de dire par
quels discours on peut porter la persuasion dans les âmes les plus
diverses; quand, mis en présence d’un individu, il saura lire dans son
cœur et pourra se dire à lui-même: voici l’homme, voici le caractère que
mes maîtres m’ont dépeint; il est devant moi, et, pour lui persuader
telle ou telle chose, c’est ainsi que je dois lui parler; quand il
possédera toutes ces connaissances; quand il saura distinguer les
occasions où il faut parler et où il faut se taire; quand il saura
employer ou éviter à propos le style concis, les plaintes touchantes,
les amplifications magnifiques et tous les tours que l’école lui aura
appris, alors seulement il possédera complètement l’art de la parole.»

La rhétorique est donc philosophique par son point de départ, par sa
base, par sa méthode, comme elle l’est par son but. Elle part de la
connaissance de l’âme humaine et elle a pour objet le perfectionnement
de l’âme humaine. Elle part de la psychologie et elle aboutit à la
morale.

Cela est vrai de tous les arts. Cela est moins visible et évident des
autres arts; mais c’est aussi vrai des autres arts que de la rhétorique
elle-même. Tous les arts sont destinés à «faire pénétrer une persuasion
dans des âmes humaines». Cette persuasion s’appellera émotion,
ravissement, enthousiasme, attendrissement, comme on voudra; mais ce
sera toujours une persuasion. Tous les arts sont donc comme contraints
d’être philosophiques en soi, autant qu’ils le sont ou qu’ils doivent
l’être par leur fin dernière. Ils dérivent de la psychologie ou plutôt
ils sont tout psychologiques en eux-mêmes; et ils arrivent à leurs fins
véritables dans la morale.

Et ceci est la cause même de cela et, aussi, ces deux choses sont
preuves l’une de la vérité de l’autre et l’autre de la vérité de l’une.
Si les arts sont comme contraints d’être pénétrés de psychologie, c’est
_parce que_ ils ont à faire l’âme humaine, et qu’il faut bien, pour
qu’ils la fassent, qu’ils la connaissent telle qu’elle est à l’état
rudimentaire. Et si les arts aboutissent à la morale et doivent y
aboutir, c’est que, pénétrés de psychologie exacte et minutieuse, ou
n’étant rien, ils sont bien naturellement amenés et comme forcément, à
conduire les dispositions humaines dans le sens de leur perfection, dans
le sens qui est leur sens véritable, dans le sens de leur but vrai,
seulement entrevu par elles; ils sont naturellement conduits, plus ils
connaissent les instincts humains et plus ils en connaissent, à mettre
de l’harmonie entre eux et de l’ordre et une belle cohérence, cela
seulement pour se faire accepter et agréer; et donc ils sont agents de
moralité, ne fût-ce que pour remplir leur office et bien réussir, ne
fût-ce que dans leur seul intérêt.

Que les arts soient profondément psychologiques, c’est à la fois le
signe qu’ils doivent être moraux et presque la nécessité qu’ils le
soient.

Et, d’autre part, s’il est vrai que les arts doivent être serviteurs de
la morale, il n’est pas besoin de dire qu’il faut qu’avant tout ils
soient psychologiques en leur fond, en leurs premières démarches et
comme en leurs premières études. Toutes ces vérités se prouvent les unes
les autres avec une parfaite évidence et se soutiennent les unes les
autres avec une invincible force.

On pourrait même dire qu’elles ne sont qu’une seule et même vérité. Car
si les arts sont psychologiques par un bout, en style familier, et
moraux par l’autre, c’est peut-être parce que psychologie et morale,
c’est la même chose. La psychologie, c’est la connaissance de l’âme.
Mais l’âme, quand elle se connaît bien, quand elle se connaît à fond,
s’aperçoit de ce qu’elle est, non plus par parties, mais d’ensemble; et
elle s’avise qu’elle est une tendance au bien, une tendance à la
perfection, ou qu’elle est incohérente. Si elle est incohérente à ses
propres yeux, c’est qu’elle ne s’est pas saisie, c’est qu’elle reste
dispersée, c’est qu’elle ne s’est pas ramenée à son centre et à son fort
et à son essence. Si elle ne se sent pas incohérente, c’est qu’elle
s’est ramenée à son essence, qui est la tendance au bien. L’âme ne se
saisit donc définitivement que dans la morale, ne se connaît
profondément et complètement que dans la morale, ne prend conscience
intégrale d’elle-même que dans la morale. Et par conséquent la morale
n’est qu’une psychologie qui a abouti, n’est qu’une psychologie
complète, n’est qu’une psychologie profonde. La psychologie est une
morale qui se cherche; la morale est une psychologie qui s’est
trouvée,--et psychologie et morale en leur dernier effort et en leur
dernier succès sont une seule et même chose.

Il faut donc prendre garde aux objections que vous songeriez à nous
faire; et s’il vous arrivait de nous dire: «les arts n’ont aucun rapport
avec la morale», nous vous répondrions: «admettez-vous que les arts
soient obligés d’être profondément psychologiques? Oui? Eh bien, vous
venez d’admettre, sans vous en douter, qu’ils doivent être profondément
moraux; sans vous en douter, parce que vous n’aviez pas réfléchi que
psychologie et morale sont deux choses, oui, mais qui, quand elles sont
complètes l’une et l’autre, se confondent.»

Voyons donc les arts comme ils sont au vrai. Ils sont si philosophiques
que ce sont des «maïeutiques», différentes de la nôtre, mais très
analogues. Nous accouchons les intelligences, ils accouchent les
sensibilités. Nous tirons des esprits les idées qui y sont à l’état
confus et qui y dorment. Ils tirent des âmes les idées de beauté, les
formes de beauté, les sentiments d’harmonie, les intuitions d’harmonie
qui y flottent à l’état chaotique et crépusculaire; et ils les fixent et
ils les mettent en pleine lumière. Nous apprenons à l’esprit à être
logique; ils apprennent à l’âme à être harmonieuse. Nous donnons le
repos à l’esprit dans une activité ordonnée, dans l’exercice ordonné et
régulier de lui-même. Ils donnent le repos à l’âme dans l’harmonie
active, mais non plus agitée, de ses instincts les plus nobles et de ses
sentiments les plus purs; et c’est-à-dire qu’ils lui permettent, qu’ils
lui donnent l’occasion de se saisir, et c’est-à-dire qu’ils la mettent
en possession d’elle-même. Nous rendons l’esprit à lui-même par notre
maïeutique; ils rendent l’âme à elle-même par la maïeutique qui leur est
propre. L’âme se crée en se saisissant. Philosophes et artistes, nous
l’aidons à se créer en l’excitant à se saisir. On nous appellerait les
uns et les autres créateurs d’âmes, si la vraie créatrice de l’âme
n’était l’âme même; mais nous sommes au moins les démiurges de cette
création-là.--Si artistes et philosophes sont quelquefois appelés
divins, ce n’est qu’une hyperbole et non pas un mensonge. Ils sont
relativement aux esprits et aux âmes, ces nébuleuses, les images très
imparfaites et très affaiblies du grand accoucheur du Chaos.

Mais pour que les artistes soient ce que nous venons de dire, il faut
qu’ils soient ce qu’ils doivent être, sous peine de n’être que des
cuisiniers; il faut qu’ils soient philosophes, philosophes en leur
source pour ainsi dire, et en leurs assises, en tant que psychologues;
philosophes en leurs fins et en leur dessein, en tant que serviteurs de
la morale; et les voilà comme tout enveloppés de philosophie, et voilà
tous les arts montrés comme n’étant qu’une branche, fleurie et
éclatante, de la philosophie générale.

Nous honorerons donc les arts pourvu qu’ils soient vrais et non pas
faux, pourvu qu’ils soient, pour ainsi parler, des créateurs d’âmes et
non des désorganisateurs d’âmes, pourvu que l’artiste soit un philosophe
exprimé par un poète et l’art une philosophie exprimée par une
imagination. Nous honorerons les artistes quand ils réaliseront l’ordre
dans les âmes, en commençant, ce qui probablement est nécessaire, par le
réaliser dans leurs œuvres.

Par exemple, il faut savoir que l’œuvre d’art doit être non seulement un
tout mécaniquement bien ordonné, mais un _organisme_, un être vivant:
«Tout discours doit, comme un être vivant, avoir un corps qui lui soit
propre une tête et des pieds, un milieu et des extrémités exactement
proportionnés entre elles et dans un juste rapport avec l’ensemble[1].
Il ne faut pas que l’œuvre d’art soit pareille à l’épitaphe du roi
Midas: «Je suis une vierge d’airain; je repose sur le tombeau de
Midas--Tant que l’eau coulera, tant que les grands arbres
verdiront--Debout sur ce tombeau arrosé de larmes--J’annoncerai que
Midas repose en ces lieux»; c’est-à-dire telle qu’on puisse
indifféremment la lire en commençant par le premier vers, ou le dernier,
ou le second, ou le troisième.» Il faut que l’œuvre d’art réalise
l’ordre dans la vie pour qu’elle puisse aider à se réaliser une âme qui
vive d’une façon ordonnée.

  [1] _Phèdre_. On voit que le ξῶόν τι d’Aristote est de Platon.

Nous honorerons d’autre part les artistes qui aideront les philosophes à
moraliser les hommes, ceux-là surtout qui auront ce mérite de pouvoir
entrer dans l’éducation des enfants, ceux-ci ayant des âmes tendres dans
lesquelles la sagesse ne peut être introduite qu’avec le secours de
certains «enchantements».--«L’éducation n’étant autre chose que l’art
d’attirer les enfants et de les conduire vers ce que la loi dit être la
droite raison et ce qui a été déclaré tel par les vieillards les plus
sages et les plus expérimentés; afin que l’âme des enfants ne
s’accoutume point à des sentiments de plaisir ou de douleur contraires à
la loi et à ce que la loi a recommandé, mais plutôt que dans ses goûts
et ses aversions elle embrasse et rejette les mêmes objets que la
vieillesse; dans cette vue on a inventé les chants, qui sont de
véritables enchantements destinés à produire l’harmonie, l’accord dont
nous sommes en quête. Et, comme les enfants ne peuvent souffrir rien de
sérieux, il a fallu déguiser ses enchantements sous le nom de jeux et de
chants et les leur faire accepter ainsi. A l’exemple du médecin qui,
pour rendre la santé aux malades et aux languissants, mêle à des
aliments et à des breuvages flatteurs au goût les remèdes propres à les
guérir et de l’amertume à ce qui pourrait leur être nuisible, afin
qu’ils s’accoutument pour leur bien à la nourriture salutaire et n’aient
que de la répugnance pour l’autre; de même le législateur habile
engagera le poète et le contraindra même, s’il le faut, par la rigueur
des lois, à exprimer dans des paroles belles et dignes de louange, ainsi
que dans ses figures, ses accords et ses mesures, le caractère d’une âme
tempérante, forte et vertueuse[2].»

  [2]

        Set veluti pueris absinthia tetra medentes
        Cum dare conantur, prius oras pocula circum
        Contingunt mellis dulci flavoque liquore,
        Ut puerorum ætas improvida ludificetur
        Labrorum tenus: interea perpotet amarum
        Absinthi laticem, deceptaque non capiatur.

    (Lucrèce.)

C’est à ces conditions que nous tolérerons et que nous honorerons le
poète et l’artiste dans la république, et c’est-à-dire que nous leur
rendrons le service de les contraindre à être ce qu’ils doivent être et
ce qu’ils sont en vérité, puisque, quand ils ne sont pas cela, ils ne
sont rien et seulement s’imaginent être.

Cette brillante théorie de Platon sur les rapports de l’art avec la
morale a de la beauté, comme il n’est pas besoin de le démontrer; elle a
même du vrai et beaucoup de vrai. Il me semble qu’elle n’a besoin que
d’être un peu _rectifiée_, pour être complètement acceptable et pour
sortir, si l’on me permet de parler ainsi, son plein et entier effet. La
vérité sur les rapports de l’art avec la morale me paraît être dans une
classification des arts, qui tiendrait compte de l’objet particulier de
chacun et du genre particulier d’attrait qu’il doit avoir, de plaisir
qu’il doit procurer.--Partons de l’exemple qui est le plus familier à
tout le monde, partons du genre dramatique. La foule exige très
nettement du genre dramatique qu’il ne soit pas immoral, et même qu’il
soit moral dans une certaine mesure et excite aux sentiments nobles.
Pourquoi? Pourquoi demande-t-elle au dramatiste ce qu’il est très
évident qu’elle ne demande pas à un peintre? Car jamais personne
n’imaginerait de dire à Salvator Rosa: «Voilà un rocher qui n’a rien de
moral», à un sculpteur: «Voilà un torse qui n’excite pas à la vertu», et
à Rossini: «Voilà un andante qui n’a rien de purifiant.» Cela serait
trop absurde; on n’y songe pas. Pourquoi cependant y songe-t-on quand il
s’agit de poésie et particulièrement de poésie dramatique?

Car, remarquez-le bien: on passe encore condamnation assez uniment quand
il s’agit de littérature proprement dite. Il y a peu de personnes pour
s’indigner de l’immoralité de La Fontaine ou de l’indifférence de La
Fontaine à la morale; mais dès qu’il s’agit de Molière on devient sévère
et, d’autre part, quand il s’agit de prouver leur thèse du beau se
confondant avec le bien, les Cousin s’écrient: «Voyez Corneille!» D’où
vient cette contradiction qui fait qu’à une extrémité de l’art on peut
être _amoral_ et qu’à l’autre extrémité il faut absolument être moral ou
tout au moins tenir de la moralité un très grand compte? Car il n’y a
pas à se le dissimuler: la foule est exactement, sur ce point, de l’avis
des Cousin: jamais on ne pourra lui faire adopter, accepter une pièce à
tendances immorales ou peu morales.

Cela vient, ce me semble, de ce que le poète, et particulièrement
le poète dramatique,--nous verrons plus loin pourquoi ce
_particulièrement_,--peint des âmes et non pas des fleurs. Le but de
l’art est de faire plaisir; il n’en a pas d’autre. Seulement, selon les
moyens qu’il emploie pour cela, et la matière qu’il emploie pour cela,
il s’adresse à des parties très différentes de notre âme. Ce qui fait
plaisir, c’est ce qu’on aime. Or nous aimons les choses les plus
diverses: des sons, des couleurs, des formes, des âmes. Il est clair que
les parfums n’ont pas pour nous le même genre d’attraits que les âmes;
et selon que l’artiste nous présente des formes, des sons ou des
sentiments, il aura à poursuivre un genre très différent de beauté,
d’attrait. Or l’attrait des sons ou des formes est plus matériel que
l’attrait des sentiments. C’est une beauté _presque_ toute matérielle
que celle d’un dôme, d’un torse ou d’une poitrine. La foule donc,
instinctivement, ne demande à l’architecte, au sculpteur et au peintre
aucune sentence morale, parce que, si entêtée de morale qu’elle puisse
être, il ne peut lui venir à l’idée de chercher dans un torse une maxime
d’Épictète.

Mais les âmes ont un genre de beauté que n’ont pas les torses. Leur
genre de beauté, et par conséquent leur attrait, est précisément dans la
force morale. Quand la foule demande au tragique de belles suggestions
morales, elle est donc très loin d’avoir tort; elle a même parfaitement
raison en tant qu’elle demande au tragique le moral, non parce qu’il est
moral, mais parce qu’il est beau. En ce faisant, elle exige seulement
que l’artiste lui donne le genre de beauté qu’il détient ou qu’il se
fait fort de détenir.

Et si c’est particulièrement dans la tragédie que la foule a cette
exigence, c’est qu’il est dans l’essence même de la tragédie de viser
particulièrement cette beauté morale: elle peint l’homme sérieusement et
dans des situations sérieuses et graves; une vue grave et sérieuse sur
les destinées de l’homme est comme impliquée dans la tragédie. Il y a
des genres littéraires qui, tout littéraires qu’ils soient et non
plastiques ou mélodiques, ne visent pas et n’ont pas à viser aussi
directement ce genre de beauté. Un faiseur de descriptions est
parfaitement libre de n’avoir aucune préoccupation morale. Je peins des
rochers avec ma plume, dit l’un; moi, des clochers; moi, des corps
d’animaux; moi, des corps humains, disent d’autres. La foule ne se fâche
point. C’est un autre genre d’attrait qu’on lui promet et qu’on lui
donne. Si on le lui donne vraiment, elle est satisfaite. Un conteur même
peut être _amoral_. «Je peins des tableaux de genre, dit-il; des
analyses de sentiments, à proprement parler, vous n’en verrez pas. Il y
aura bien des sentiments, puisqu’il y aura des hommes; mais nous
n’insisterons pas là-dessus. Tout le genre d’attrait que je vous promets
et que vous promet la manière et le ton de mes premières pages, c’est
une peinture d’intérieur vraie, curieuse et un récit bien mené. Les
sentiments ne seront que l’accessoire de cette affaire, et j’aurai soin
de les donner très sommaires, très simples, peu analysés, pour que
_votre attention ne soit pas attirée de ce côté-là_.» La foule accepte
encore, quoique déjà un peu plus difficilement, parce qu’en somme ici il
y a des hommes et que de les présenter, relativement à leurs âmes, si
nonchalamment, c’est un peu introduire cette idée, ou cela implique
cette idée, que les hommes ne sont que des marionnettes. Or ceci
précisément est une idée morale; et de grande conséquence, que l’auteur
semble tenir pour acquise. Le talent de l’auteur sera de détourner le
lecteur de la considération, de la préoccupation de cette idée-là.

Cependant que l’on peigne les hommes seulement par rapport aux
_situations_ où ils se trouvent engagés, le lecteur accepte encore cela.
C’est peindre les hommes en tant que passifs, ce qu’ils sont en partie,
en tant que choses, ce qu’ils ne laissent pas d’être. C’est un côté, et
l’auteur prend les hommes par ce côté-là. Soit.

Quand il s’agit de poésie dramatique, les exigences et les
susceptibilités morales de la foule sont tout de suite beaucoup plus
grandes; car ici ce sont enfin des sentiments, non seulement qui sont
mis en jeu, mais qui sont le fond de l’ouvrage. Le public va exiger de
la morale, une conclusion morale, une intention morale ou, au moins, je
ne sais quel esprit général de moralité.

Cependant pour le poète comique il y a encore un biais, que voici. Il
dit au public: Vous voulez rire. Vous avez raison; car il y a un grand
attrait dans les actions ridicules. C’est un attrait qui n’est pas très
noble; mais c’est un attrait vif et qui, même, en ses dernières
conséquences, peut avoir son utilité, donc un attrait qui peut être
sain. Soit. Vous voulez rire. Eh bien, je vais vous montrer des hommes
qui feront des actes ridicules. Seulement, je vous connais, vous voudrez
rire moralement. Cela veut dire que vous serez ici partagés entre deux
tendances. Voyant des hommes agir, vous chercherez instinctivement le
genre de beauté des hommes qui agissent: vous chercherez la beauté
morale. Et voulant rire, c’est la laideur morale que vous chercherez en
même temps. Il s’agit pour moi de satisfaire une de ces deux tendances,
et, au moins, de ne pas blesser l’autre. Pour cela je m’engage à ne
donner des ridicules qu’à ceux de mes personnages qui n’auront aucune
beauté morale, et à ne donner aucun ridicule à ceux qui auront une
beauté morale plus ou moins grande. De cette façon, vous aurez
satisfaction des deux côtés: le genre d’attrait que contient en lui le
ridicule, vous le trouvez dans des personnages que vous pouvez mépriser;
le genre d’attrait qu’a la beauté morale, vous le trouverez chez les
honnêtes gens de ma pièce.

A la vérité, cela me gêne parce que cela n’est pas _vrai_: il y a de
très honnêtes gens qui sont ridicules, et c’est ce que vous ne me
permettez pas de vous montrer. Et il pourra m’arriver, parce que je suis
très entêté de vérité, de peindre un honnête homme un peu ridicule
(Alceste). C’est à mes risques et périls. Mais, en somme, ma loi, la loi
de mon art, je la connais: la Comédie, par ce seul fait qu’elle peint
des hommes et des hommes en tant qu’ils pensent et qu’ils sentent, tombe
sous l’empire de la moralité et a à compter avec elle. Elle doit lui
rendre cet hommage de ne peindre comme ridicules que des hommes bas.
Elle doit déjà être très pénétrée, en son fond, de moralité, parce que
c’est un art qui prend des hommes pour sa matière.

Il y a un autre biais: c’est de traiter la comédie comme on traite le
conte; c’est de prendre les hommes pour de simples marionnettes; c’est
d’écrire des farces. On ne demande pas de moralité à une farce, parce
qu’il est bien entendu que ce ne sont pas des hommes, en vérité, qu’on a
sous les yeux, mais des ombres d’hommes, dont les actes n’ont aucun sens
profond, et qui ont des gestes plutôt qu’ils n’accomplissent des actes.
Pleine fantaisie avec, seulement, la logique superficielle et extérieure
propre à la fantaisie. L’écueil ici, dont a pâti Molière, c’est de
laisser échapper quelques traits d’observation vraie, qui, ramenant le
spectateur à un demi-sérieux, le ramèneraient infailliblement à des
préoccupations de moralité et alors lui feraient prendre avec humeur
soit l’absence de moralité, soit quelques atteintes légères à la morale.

Et enfin quand nous arrivons à la tragédie... Mais nous n’avons rien dit
du poème épique. Occupons-nous-en un instant, comme nous nous sommes
occupés du conte, et comme par opposition avec lui. Le poème épique
étant un poème sérieux, le public exige de lui la beauté morale. Il veut
que les _beaux rôles_ y soient réservés à des personnages qui excitent
l’admiration, dont la conduite puisse _faire leçon_. Il veut même que de
l’ensemble de l’œuvre se dégage et se démêle une belle conception
morale, au moins une belle vision morale. En certain temps il a été
jusqu’à croire (au XVIIe siècle, au XVIIIe siècle) que les plus anciens
poèmes épiques connus n’étaient que des récits inventés pour démontrer
quelque chose, n’étaient que de vastes fables et de grands apologues
établis en vue de mettre en lumière une grande vérité morale.

_Cependant_, parce que le poème épique est _lointain_, parce qu’il est
légendaire, parce qu’il nous montre des personnages appartenant à une
autre civilisation que la nôtre, surtout parce qu’il est un récit et
qu’un récit met toujours plus loin de nous les personnages présentés que
ne ferait un poème dramatique, la foule, encore que très sévère sur la
moralité générale du poème épique, lui passe assez facilement quelques
choses insuffisamment satisfaisantes à cet égard et se contente assez
communément que le poème épique ne blesse pas les mœurs et fasse vivre
des personnages _d’une certaine élévation_.

Et si nous revenons enfin à la tragédie, c’est ici que le public se
montre le plus exigeant. Il se montre plus exigeant que partout
ailleurs, parce qu’il a affaire à un poème épique sur la scène, à un
poème épique placé sous ses yeux et le touchant de plein contact, et à
un poème épique représenté par des hommes vivants, ce qui le rapproche
encore et ce qui fait que le poème est comme mêlé au public et le public
au poème. Dès lors, la foule devient, comme on sait, extrêmement
susceptible, et elle exige que la beauté morale, d’une façon ou d’une
autre, par la présence de personnages d’une haute moralité, ou par le
dénouement, ou, ce qui n’est pas la même chose, par la conclusion, ou
par l’esprit général de l’œuvre, ne soit pas absente et même soit assez
nettement affirmée.

Qu’est-ce à dire? Que la foule a cette vague idée que c’est la vie
idéale qu’on lui présente par un aspect ou par un autre. Or elle n’admet
pas la vie idéale sans beauté morale ou plutôt, pour elle, la beauté
morale est _le genre de beauté attaché aux actions sérieuses_.

Or je trouve que la foule a parfaitement raison et qu’elle est en cette
question bien plutôt profondément artiste que profondément morale. Elle
est parfaitement, quoique confusément, dans la théorie de l’art pour
l’art, c’est-à-dire de l’art pour le beau. Elle ne demande, en somme,
aux artistes, que le beau. Elle ne demande à l’art que le beau.
Seulement, et il n’y a rien de plus raisonnable et de plus conforme à la
théorie elle-même, elle demande à chaque art le beau dont il est
susceptible, dont il est capable, et auquel il s’applique. Aux arts qui
ne font qu’imiter la nature, la nature n’ayant aucune moralité, elle
demande le beau, mais nullement le beau moral: peinture, sculpture,
architecture. A un art qui n’imite pas la nature, mais qui est destiné à
agir sur la sensibilité par les sons et à nous mettre dans un état d’âme
de tel genre ou de tel autre, elle ne demande que la beauté des
harmonies et des mélodies, un peu inquiète déjà, cependant, puisque cet
art remue, et profondément, la sensibilité, de la question de savoir si,
ayant tel caractère, il n’y a pas danger qu’il ne nous énerve, nous
alanguisse et nous rende faibles; mais voilà tout, et les préoccupations
ne vont pas au delà.--Aux arts enfin qui peignent non plus la nature,
mais des hommes, lesquels sont des êtres moraux et desquels la plus
grande beauté est la beauté morale, la foule demande le genre de beauté
dont ils sont susceptibles _de par leur matière_, et c’est toujours la
beauté qu’elle demande et non autre chose, et c’est toujours l’art pour
le beau qu’elle veut.

Seulement elle sait mettre ici des différences et des distinctions et,
sachant bien qu’il y a autre chose dans l’homme que la beauté morale, et
que les vices, les travers et les défauts ont leur attrait aussi et même
leur beauté particulière, elle admet parfaitement que certains arts
littéraires, que certains arts humains ne peignent pas la beauté morale
et même peignent son contraire, mais à la condition que dès que l’art
devient sérieux, cesse d’être badin, plaisant, railleur, ironique ou
satirique, il vise tout de suite au beau moral et prenne plaisir à le
mettre en lumière; à la condition aussi que même dans les arts qui
représentent les laideurs humaines on sente ou l’on puisse sentir une
sourde aspiration au beau humain, c’est-à-dire au beau moral.

Et c’est pour cette dernière considération qu’aux artistes qui peignent
l’homme bas ou l’homme médiocre, la foule ne demande pas d’être moraux,
mais seulement _de ne pas être immoraux_: et c’est très juste; car cette
sourde aspiration vers le beau moral que la foule veut qu’on sente ou
qu’on puisse sentir même dans les œuvres littéraires qui prennent les
laideurs humaines pour leur matière, cette sourde aspiration, l’artiste
permet qu’on la sente ou qu’on la suppose, pourvu qu’il ne soit pas
formellement immoral; il défend qu’on la sente et il interdit qu’on la
suppose dès qu’il semble aimer les laideurs morales qu’il peint; et la
foule, dans la médiocrité de ses exigences sur ce point, mais dans le
minimum d’exigences qu’elle a sur ce point, est précisément dans la
mesure juste.

Et j’en reviens à l’affaire essentielle: d’un bout à l’autre de l’art
l’homme n’exige de l’artiste que le beau; mais il demande à chaque art
le genre de beauté que, de par sa matière, il comporte.

On pourrait donc faire, je ne dirai pas du tout une hiérarchie, car il
ne s’agit nullement de mettre les arts les uns au-dessus des autres;
mais une répartition et une classification des arts selon leur matière
et, à cause de leur matière, selon le genre d’attrait plus ou moins
matériel, plus ou moins immatériel qu’ils cherchent et aussi qu’ils
procurent. Il y aurait les arts où la beauté morale n’entre pour rien et
où la recherche de la beauté morale serait même si vaine qu’elle en
serait ridicule: arts plastiques: peinture, sculpture, architecture. Ici
l’on démontrerait, ce qui serait assez facile, que l’artiste, quand il
cherche à introduire dans son œuvre un élément moral, a une
préoccupation étrangère à son art et qui peut être funeste à l’art.--Il
y aurait les arts où le beau moral peut entrer pour quelque chose, pour
plus ou moins; d’où, du reste, il peut être absent: musique, danse,
poésie descriptive, comédie, conte, roman. Ici l’on indiquerait qu’il
suffit de n’être pas immoral, qu’il suffit de ne pas blesser la
moralité, précisément parce qu’en la blessant on en rappellerait l’idée,
bien plus fort qu’en lui faisant hommage et que, dès lors, le public ne
tolérerait plus un ouvrage qu’il ne goûtait qu’en faisant abstraction de
ses préoccupations morales et en les tenant pour étrangères au
sujet.--Enfin il y aurait les arts où la matière étant l’homme et
l’homme traité sérieusement, le beau moral est l’élément essentiel de
l’œuvre: comédie élevée, poème épique, tragédie, éloquence religieuse,
et ici on ferait remarquer que le problème moral n’est pas autre chose
que le fond même de l’œuvre et que l’artiste et le psychologue moraliste
se confondent.

Le tort de Platon est donc d’avoir parlé de l’art en général sans y
faire les distinctions nécessaires. Je reconnais que, comme on fait
toujours pour la clarté de l’exposition, j’ai un peu forcé les choses.
J’en ai fait dire à Platon un peu plus qu’il n’en a dit. Il sent si bien
lui-même qu’on ne peut pas dire de l’art tout entier ce qu’il en
affirme, qu’il ne parle en général que des arts littéraires pour assurer
qu’ils doivent être des serviteurs de la morale et qu’ils sont des
dépendances de la morale. Il ne _prend ses exemples_, d’ordinaire, que
dans les arts littéraires, et c’est moi qui lui ai fait dire,
conformément du reste à sa théorie, que le sculpteur, le peintre et
l’architecte doivent être des moralistes. Mais sa doctrine générale et
très formelle contient pourtant cette conclusion, et rien ne montre
comme le soin qu’il prend de ne pas aller tout à fait jusque-là, que sa
théorie n’est pas juste de tout point et qu’il le sent.

Il a eu tort surtout d’affirmer, même en général, la théorie de l’art
pour le bien et de ne pas s’en tenir à la doctrine, _naturelle_ et de
bon sens, de l’art pour le beau. C’est là qu’est le vrai et en même
temps je voudrais avoir montré que c’est là que la moralité retrouve son
compte aussi bien et même mieux que dans la théorie qui lui attribue
tout, lui sacrifie tout et jette tout au pied de ses autels.

Car subordonner l’art à la morale, c’est d’abord proscrire ou exciter
les hommes à proscrire tous les arts qui n’ont, de soi, aucun rapport
avec la morale; c’est ensuite imposer aux autres arts une gêne et une
contrainte qui risque de les paralyser et stériliser; c’est ensuite ne
pas voir _où_ il est très vrai que le beau rejoint le bien, à savoir
dans les arts qui peignent la nature humaine considérée sérieusement et
gravement.

Or ceci n’est pas seulement à considérer parce qu’il est juste, mais
aussi parce qu’il est d’extrême conséquence. En effet, dire que le beau
et le bien ne se rejoignent et ne se touchent jusqu’à paraître se
confondre que dans la nature humaine considérée sérieusement, cela veut
dire que la matière est immorale, que la nature est immorale et qu’il
n’y a de moralité que dans l’homme; et dans l’homme encore quand il se
dépasse, quand il se surmonte, quand il s’élève au-dessus de lui-même.
Et il n’y a rien de si important que cette idée, puisqu’elle est la
morale elle-même.

La théorie de l’art pour le beau, avec, non pas cette correction, mais
cette observation que le beau, quand il s’applique à l’homme, que le
beau, quand on le cherche dans l’homme, _mais seulement alors_, se
confond avec le bien et est le bien lui-même, cette théorie de l’art
pour le beau, quand elle est complète, quand on n’en omet rien et quand
on n’en omet pas précisément l’essentiel, est donc tout aussi morale
qu’une autre et, ce me semble, plus morale que toute autre ne peut être.
En mettant la moralité là où elle est, elle lui donne toute sa force;
elle ne permet pas qu’en la confondant avec autre chose on en oublie le
caractère et on la dégrade ou, tout au moins, on la déclasse. Elle ne
permet pas qu’à force de dire: «Tous les arts doivent être moraux», on
s’habitue à considérer la morale comme une convenance, une décence ou
une mesure de police. En mettant la morale très haut, c’est-à-dire chez
elle, elle la divinise et l’impose fortement aux hommes.

Elle dit aux hommes: Vous êtes d’essence si particulière qu’on peut
peindre et représenter de quelque façon que ce soit la nature entière
sans avoir souci du bien et sans être amené à y songer. Mais dès que
l’on vous représente, vous, on vous peint par les côtés par où vous
ressemblez à la nature et alors, encore, on peut n’avoir pas souci de
moralité; ou l’on vous peint en s’appliquant à ce qui vous distingue de
la nature et alors, en ne cherchant que le beau, on trouve le bien et on
ne peut pas ne pas le trouver. Votre essence même est donc le bien, et
vous n’êtes beaux que dans le bien. C’est votre façon d’être matière
d’art. C’est votre manière de rayonner. Le beau naturel, c’est le beau.
Le beau humain, c’est le bien. Le beau dans l’homme, c’est la splendeur
du bien.

Il me semble que c’est ici la théorie sur l’art qui contient le plus de
moralité.

Enfin, comme subsidiairement, Platon me semble encore avoir eu tort en
ceci. Il veut formellement que l’artiste en travaillant ait une
intention morale; il veut même qu’on l’y contraigne. Or rien n’est
contraire et comme hostile au travail artistique, rien n’est désastreux
pour lui comme cette préoccupation. Le souci de moraliser est aussi
funeste à l’artiste, qui n’a qu’à chercher le beau, que le souci de
chercher le beau est funeste au moraliste et au prédicateur. Le souci de
chercher le beau rend frivole le prédicateur et le souci de moraliser
refroidit et paralyse l’artiste. Il l’écarte et de la vérité et de la
beauté. Il fait qu’il poursuit deux buts et qu’il suit deux chemins, ce
qui rend sa démarche incertaine, indécise et toujours lourde. Pièces à
thèse, poèmes à thèses et peintures à thèses sont des thèses mal
présentées et des œuvres d’art gauches. Et ce sont ainsi des ouvrages
qui manquent tous leurs buts et principalement celui de moraliser.

Pourquoi le lecteur de tous les temps aime-t-il très peu qu’on
l’endoctrine et qu’on prétende l’édifier par des œuvres d’art? C’est
certainement un fait. Le même homme, très honnête et droit et amoureux
de vertu, qui aime les moralistes, qui aime les prédicateurs, qui admet
très bien qu’on le prêche et qui même le recherche, ce même homme est
ennuyé par une œuvre d’art qui prétend exciter à la vertu et qui montre
trop que c’est là son but. «Je ne bâille pas au sermon; je ne bâille
qu’au pseudo-sermon.»

Pourquoi cela? D’abord, peut-être, parce que cet homme a le sentiment de
la distinction des genres et, s’il n’aime pas une comédie mêlée de
drame, un poème épique mêlé de burlesque et un roman mêlé de
dissertations, aime moins encore une tragédie qui est un traité de
morale et veut chaque chose en son lieu et à sa place; et c’est un
sentiment qui n’est pas d’une grande profondeur; mais qui est estimable:
le sens de la distinction des genres et l’horreur de la confusion des
genres est la marque d’un esprit droit.

Mais, de plus, il y a probablement dans cet homme un autre sentiment
très juste. Nous n’aimons pas qu’on nous trompe, même dans de très
bonnes intentions, et nous voulons qu’on joue franc jeu avec nous. Qu’on
nous prêche, nous le voulons bien; qu’on s’adresse à notre sentiment du
beau, nous le voulons bien; mais non pas qu’on nous prêche en feignant
de ne vouloir que nous plaire et par un détour. Il y a là une petite
supercherie, une petite mystification et une petite hypocrisie. C’est
cette feinte si facilement démêlée qui nous déplaît. On a bien un peu
prétendu nous tromper, on a bien un peu voulu se moquer de nous. On nous
a pris pour des enfants. Oui, c’est précisément l’idée de Platon si
magnifiquement traduite par Lucrèce. C’est le procédé des médecins
enduisant de miel le bord du vase qui contient un remède amer. Mais
précisément nous ne sommes pas des enfants et nous ne voulons pas être
trompés. _Nolumus decipi_, même pour être sauvés. Nous préférons le
breuvage amer présenté franchement et bravement, et nous ne voulons pas
trouver les maximes d’Épictète dissimulées dans un roman.

Cette crainte et cette répulsion à l’endroit de la supercherie et cet
amour des situations nettes me paraît la vraie raison du peu de goût
qu’ont les hommes pour les œuvres d’art à intention moralisantes, plus
ou moins secrètes, plus ou moins avouées. L’art ne doit pas être une
sophistique, et ce procédé est une sophistique, une sophistique honnête,
une sophistique digne de pardon, une sophistique respectable; mais
encore une sophistique, et qui indique chez celui qui l’emploie, soit
peu de confiance dans ses talents d’artiste, puisqu’il a recours à
d’autres ressources; soit peu de confiance en la vérité, puisqu’il ne la
montre qu’en la déguisant ou la parant; soit peu de confiance et d’un
côté et de l’autre.

Donc, à ce point de vue encore, Platon ne me paraît pas être dans le
vrai. Gœthe me paraît être beaucoup plus dans la vérité quand il dit:
«Je ne me suis jamais occupé du résultat pratique de mes œuvres. Je suis
porté à croire qu’elles ont fait plutôt du bien; mais je n’ai pas visé à
cela. L’artiste n’est tenu qu’à réaliser son rêve dans ses écritures. Il
devient ensuite ce qu’il peut dans les imaginations des hommes. C’est à
eux d’en extraire le bien et en rejeter le mal. Ce n’est pas à l’artiste
de peser sur les consciences. Il n’a qu’à épancher son âme.» C’est ceci
même qui me semble la vérité et le bon sens.

Il reste, cependant, de toute cette théorie de Platon sur les rapports
de l’art avec la morale, quelque chose assurément, et quelque chose qui
me semble très considérable. Au fond, ce que Platon veut surtout, c’est
que l’artiste se prenne au sérieux, c’est que l’artiste ait une morale
et y tienne fort, et non seulement une morale générale, mais une morale
professionnelle; non seulement une morale en tant qu’homme, mais une
morale en tant qu’artiste. Or, c’est une idée très juste et très
importante. L’artiste a certainement, doit certainement avoir une morale
particulière, une morale _relativement à son art_. Il doit être honnête
homme d’une façon générale, comme tout le monde, et honnête homme
spécialement et d’une façon particulière à titre d’artiste et quand il
s’applique à son art. Voilà ce dont il n’est pas probable qu’on
s’occupât ni qu’on s’avisât du temps de Platon, et voilà de quoi Platon
s’est avisé et inquiété.

Seulement c’est sur la nature de cette morale particulière de l’artiste,
c’est sur la nature de la _morale de l’art_ qu’il s’est trompé. La
morale de l’art est déterminée par une définition juste de l’art
lui-même. L’art doit être défini la recherche du beau. La morale de
l’art consistera _à ne pas apporter dans l’art une autre préoccupation
que la recherche unique du beau_. Et voilà toute la morale de l’artiste
en tant qu’artiste.

Et elle est très sévère sans qu’il y paraisse au premier abord. Elle lui
interdit d’être un charlatan, un habile, un homme qui se demande d’où
vient le vent, un serviteur de la mode, un amateur d’honneurs, d’argent
et de succès; elle lui défend même d’être moraliste autant qu’elle lui
défend d’être immoraliste; car si par un art voluptueux on peut viser à
un succès très méprisable, par un art à intentions morales, on peut
viser à un autre genre de succès, tout aussi méprisable, puisque ce qui
est méprisable, c’est la recherche même du succès.

Cette morale défend à l’artiste, même et surtout, de chercher à plaire,
et on pourrait aller jusqu’à dire que c’est cette dernière formule qui
enveloppe toute la morale de l’art. L’artiste doit chercher à réaliser
le beau et non pas à plaire, puisque celui à qui il s’agit de plaire
peut très bien ne pas aimer le beau et aimer de fausses beautés. Donc
l’artiste ne doit chercher, ni par orgueil à déplaire, ni, par goût de
succès, à être agréable; il doit être absolument indifférent à cette
considération; elle ne doit pas entrer un seul moment de tous dans son
esprit. Quand les artistes littéraires de 1660 disaient _tous_: «le but
de l’art est de plaire», ils avaient certainement raison de la façon
qu’ils l’entendaient; car ils voulaient dire plaire aux «honnêtes gens»,
plaire à «ceux qui ont le goût bon», etc.; mais ils donnaient un mauvais
mot d’ordre, parce que leur formule était inexacte. Le but de l’art
n’est pas de plaire; le but de l’art est de chercher le beau; par
conséquent, la morale de l’artiste lui commande, non pas de chercher à
plaire, mais de chercher uniquement à _se plaire_. Se contenter dans la
recherche du beau et ne pas chercher autre chose que se contenter dans
cette poursuite, la morale de l’artiste est là.

Or ce n’est pas ce qu’a dit Platon, non; mais enfin, qu’il ait vu que
l’artiste avait, devait avoir, une morale professionnelle, cela amène ou
peut amener au principe que je viens d’indiquer. Le dialogue suivant
n’est pas de Platon, ce que j’ai toutes sortes de raisons pour
regretter; mais il est platonicien:

«... De sorte que tu ne vois aucune relation, aucun lien, encore moins
aucune chaîne entre l’art et la morale?

--Non, en vérité.

--Je proteste que tu en vois; seulement ce n’est pas très distinctement,
et mon métier, comme on te l’a peut-être dit, est de faire voir mieux ce
qu’on voit déjà et d’amener à la précision où elles tendent les idées
confuses.

--Interroge-moi donc, comme c’est ta coutume.

--Ma coutume est aussi de me laisser interroger.

--J’aime mieux que tu m’interroges.

--A ton aise, gracieux ami. Que se propose l’homme qui fait une statue?

--Il se propose, ce me semble, de faire une statue.

--Tu as parfaitement raison; et si tu réponds naïvement tu es dans le
vrai; et si tu prétends railler, tu te trompes. L’homme qui fait une
statue se propose de faire une statue et il n’a pas tort de ne pas
songer à autre chose. Cependant, tout en songeant surtout à cela, en
quoi il a raison, ne se propose-t-il pas en même temps quelque autre
chose? Réfléchis un peu.

--Il se propose peut-être de gagner quelque argent.

--A-t-il raison en cela?

--Il me semble qu’on ne peut guère lui donner tort.

--Sauf besoin pressant, pour quoi il faut toujours avoir, non
approbation, mais indulgence, je lui donne tort de tout mon cœur, mon
ami.

--Pourquoi cela?

--Pour cette raison assez simple que s’il fait sa statue pour avoir de
l’argent, il la fera avec impatience, trop vite et par conséquent fort
mal.

--Il est probable que tu m’as surpris travaillant ainsi; car tu es
partout dans la ville et tu guettes en tout lieu comme un sycophante, du
reste inoffensif et bienveillant; et je suis donc forcé de te donner
raison sur ce point; mais l’artiste, quand il n’est pas en mauvais état
de finance, travaille généralement pour les honneurs et pour la gloire.

--Sais-tu ce que c’est que les honneurs et la gloire?

--Ce sont des biens communément très prisés, surtout ici.

--Ce sont des maux, très aimable ami; car c’est pour les honneurs et
pour la gloire que tant d’hommes ont jeté leurs concitoyens dans les
pires infortunes et les plus épouvantables désastres; et, pour une bonne
chose peut-être et belle, que le désir des honneurs et de la gloire a
fait faire, il en a fait faire mille très mauvaises et extrêmement
laides. Sais-tu l’histoire, cher ami?

--Quelque peu.

--Si tu la sais un peu, tu n’ignores nullement que le désir des honneurs
et de la gloire est une peste qui demanderait plus d’un Esculape et
l’ellébore des trois Anticyres pour la guérir. Quand tu me parles, donc,
du désir des honneurs et de la gloire chez l’artiste, tu ne t’aperçois
pas que tu le rabaisses... je t’étonne, mais je suis ici un peu pour
cela et la science est fille de l’étonnement... que tu le rabaisses au
degré des politiciens, des sophistes et des rhéteurs, pour lesquels je
crois que tu n’as qu’une estime extrêmement modérée.

--Sans doute; mais le désir de la gloire et des honneurs est différent
chez le politicien et chez l’artiste.

--Pas autant que tu le crois; car c’est aux mêmes hommes que l’un et
l’autre demandent honneur et gloire et des mêmes hommes qu’ils les
attendent, et si le désir de gloire est plus inoffensif chez l’artiste,
il est aussi mauvais au fond, procédant des mêmes sentiments et du même
état d’esprit et d’âme.

--Il se pourrait; mais je crois que je n’ai pas bien dit, tout à
l’heure, concevant confusément, et je te prie d’appliquer ton art à
accoucher un peu mon esprit avec ta dextérité habituelle.

--Mais je le veux bien, quand bien même en me le demandant tu te
moquerais un peu de moi, ce que j’ai toujours permis, à charge de
revanche. Quand tu as parlé d’honneur et de gloire, sais-tu de quoi, en
vérité et au fond, tu parlais? Tu parlais simplement, ce me semble, du
désir de plaire à tes concitoyens. Honneurs, gloire, cela se ramène à
être cité, nommé, désigné du doigt comme un homme qui a fait des choses
qui ont plu et qui plaisent encore. N’est-ce pas cela?

--C’est certainement cela, et me voilà accouché. Je t’en remercie.

--Au fond donc, le but de l’artiste est de plaire, et la fin de l’art
est de plaire, et l’œuvre d’art est faite pour plaire?

--Évidemment, et il n’y a que cela.

--Je n’en crois rien du tout, mon très reconnaissant ami.

--Comment donc?

--Mais ne vois-tu pas que si l’artiste songe à plaire, il ne
s’inquiétera point de son goût à lui, mais du goût de ses concitoyens?

--Il se pourrait.

--Non seulement il se pourrait; mais il est inévitable. Et comme le goût
de ses concitoyens est très mêlé, a du bon et du mauvais; comme aussi il
est très variable; l’artiste d’une part devra mettre du bon et du
mauvais dans son goût à lui, et d’autre part suivre l’humeur changeante
de la foule, courir après ce qui s’appelle la mode, s’essouffler en
cette poursuite. Je voudrais savoir, après qu’il aura mis dans sa
manière de concevoir le beau la manière dont la foule le conçoit, et
encore après qu’il aura mis _successivement_ dans sa manière de
concevoir le beau les façons successives et contradictoires dont la
foule le conçoit, ce qui lui restera de son goût à lui et de sa vision
propre ou de sa réminiscence personnelle de la beauté.

«Ajoute ceci: la perte de temps. Cet artiste, il aura dû: étudier le
goût public, en lui-même, ce qui est possible, je crois, et dans les
succès ou insuccès de ses confrères, l’analyser, le formuler, s’en faire
une idée nette; et puis il aura dû le suivre dans ses changements
successifs et ses variations rapides et quelquefois déconcertantes. Et
maintenant ce que je me demande, c’est quels moments lui seront restés
pour travailler.

«Surtout je me dis que de vouloir contenter le goût public, c’est se
détacher continuellement de soi-même et se fuir soi-même
continuellement. Or l’artiste n’a pas trop de toutes ses forces pour
ranimer en lui et raviver en lui les réminiscences de beauté qui lui
sont propres, et son devoir d’artiste est précisément de se ramener en
soi au lieu de se prêter à autrui. Reste donc qu’il se plaise à lui-même
et non pas qu’il plaise aux autres. Le devoir de l’artiste est de se
plaire, de créer une œuvre dans laquelle il se plaise. Le but de l’art
n’est pas de plaire; il est de se plaire en se réalisant, sans aucune
autre préoccupation. L’artiste est un amoureux qui tire de lui-même
l’objet de son amour et qui ne doit le tirer que de lui-même. A
l’artiste qui était devenu amoureux de la statue sortie de ses mains un
philosophe vint dire: «Sais-tu pourquoi tu aimes la statue que tu as
faite? C’est parce que tu l’aimais avant de la faire.»

«Voilà, mon cher amoureux du beau, ton seul devoir en tant qu’artiste.
Aimer le beau de toute ton âme et n’aimer que cela. C’est ce qui te
distingue des politiciens, des rhéteurs, et, du reste, de tous les
hommes. Si les vrais philosophes et les vrais artistes s’entendent très
bien ensemble, c’est qu’ils aiment les uns le bien, les autres le beau
d’une manière désintéressée, et que les uns et les autres appellent les
hommes à des jouissances désintéressées. Il n’y a pas entre le bien et
le beau les rapports que beaucoup y voient ou veulent y voir; mais il y
a celui-là que je viens de te dire, et il ne laisse pas d’être assez
étroit.»

Et ce n’est pas là ce qu’a dit Platon; mais il faut reconnaître que sa
doctrine, au moins par quelque endroit, mène à le penser et le suggère.

                   *       *       *       *       *

Pour ce qui est de l’ensemble de ses idées, ce que nous avons à retenir,
c’est qu’il a essayé de toutes ses forces de faire rentrer l’art dans la
morale, comme il essayait d’y faire rentrer toute chose, d’asservir
l’art à la morale, comme il essayait de lui asservir tout, et que l’art
qui ne se subordonnait pas à la morale, il le méprisait, comme il
méprisait tout ce qui ne tendait pas à la morale au moins comme à sa
dernière fin.




XI

LA POLITIQUE DE PLATON


Pour se reconnaître un peu dans les idées politiques de Platon, qui
sont, il faut le confesser, les plus confuses du monde, il faut d’abord
aviser celles qui sont historiques et non dogmatiques, qui ont trait à
ce qui a été et à ce qui est et non pas à ce qui devrait être, qui
constatent et qui analysent le constaté; puis il faut démêler le
principe ou le sentiment qui est la source de toutes les idées
dogmatiques de Platon en politique; puis aborder seulement alors ces
idées dogmatiques elles-mêmes.

Sur l’origine des sociétés, Platon a cette idée de bon sens que les
hommes ont dû être de tout temps en société parce qu’ils ont toujours eu
besoin les uns des autres pour subsister. L’État est une nécessité
humaine. «Ce qui donne naissance à la société, c’est l’impuissance où
est chaque homme de se suffire à lui-même et le besoin qu’il éprouve de
beaucoup de choses. Il n’y a pas d’autre cause de la naissance de l’État
social. Le besoin d’une chose ayant engagé un homme à se joindre à un
autre homme et un autre besoin à un autre homme encore, la multiplicité
de ces besoins a réuni dans une même habitation plusieurs hommes dans le
dessein de s’entr’aider, et c’est à cette association qu’on a donné le
nom d’État.»

Cet État primitif et voisin de la nature, ce qui veut dire voisin des
premiers besoins, constitué par les exigences de besoins simples, est
imaginé par Platon exactement comme il l’a été par Jean-Jacques
Rousseau. C’était un État agricole et pastoral, très vertueux et très
heureux: «Ceux d’alors, n’ayant aucune expérience d’une infinité de
biens et de maux nés dans le sein de nos sociétés, ne pouvaient être
méchants... La discorde et la guerre étaient bannies de presque tous les
lieux du monde. Car, d’abord, les hommes trouvaient dans leur petit
nombre un motif de s’aimer et de se chérir. Ensuite ils ne devaient
point avoir de combats pour la nourriture, tous, à l’exception peut-être
de quelques-uns, dans les commencements, ayant en abondance des
pâturages, de quoi, pour lors, ils tiraient principalement leur
subsistance: ainsi ils ne mangeaient ni de chair ni de laitage. De plus,
la chasse leur fournissait des mets délicats et en quantité. Ils avaient
aussi des vêtements, soit pour le jour, soit pour la nuit, des cabanes
et des vases de toute espèce, tant de ceux qui servent auprès du feu que
d’autres; car il n’est pas besoin de fer pour travailler l’argile ni
pour tisser; et les Dieux ont voulu que ces deux arts pourvussent à nos
besoins en ce genre afin que l’espèce humaine, lorsqu’elle se trouverait
dans de semblables extrémités, pût se conserver et s’accroître. Avec
tant de secours leur pauvreté ne pouvait pas être assez grande pour
causer entre eux des querelles. D’un autre côté, on ne peut pas dire
qu’ils fussent riches, puisqu’ils ne possédaient ni or ni argent. Or,
_dans toute société où l’on ne connaît ni indigence ni opulence, les
mœurs doivent être très pures_; car ni le libertinage, ni l’injustice,
ni la jalousie et l’envie ne sauraient s’y introduire. Ils étaient donc
vertueux par cette raison et aussi à cause de leur extrême simplicité
_qui les empêchait de se défier des discours qu’on leur tenait sur le
vice et la vertu_; au contraire, ils y ajoutaient foi et y conformaient
naïvement leur conduite. Ils n’étaient point assez habiles pour
soupçonner, comme on le fait aujourd’hui, que ces discours fussent des
mensonges et, tenant pour vrai ce qu’on leur disait touchant les Dieux
et les hommes, ils en faisaient la règle de leur vie. C’est pourquoi ils
étaient tout à fait tels que je viens de les représenter.»

De ce rêve rétrospectif de Platon il faut retenir deux choses qui auront
comme leur répercussion dans ces conceptions et constructions plus ou
moins dogmatiques: la nécessité, pour qu’un État soit heureux, d’absence
de richesse et d’absence de misère; la nécessité, pour qu’un État soit
heureux, qu’il soit endoctriné par des sages qu’on écoute et dont on ne
se défie pas.

Et quel a pu être le gouvernement chez ces peuples primitifs? Il a dû
être, comme nécessairement, le patriarcat: «Il me semble que ceux de ces
temps-là ne connaissaient point d’autre gouvernement que le patriarcat,
dont on voit encore quelques vestiges en plusieurs lieux chez les Grecs
et chez les Barbares. Homère dit quelque part que ce gouvernement était
celui des Cyclopes. Ils ne tiennent point de conseil en commun; on ne
rend pas chez eux la justice. Ils demeurent dans des cavernes profondes
sur le sommet des hautes montagnes, et là chacun donne des lois à sa
femme et à ses enfants, se mettant peu en peine de ses voisins.»

Telle fut la première ébauche de gouvernement, et les choses durent
rester longtemps dans cet état. Jusqu’à quel temps? Très évidemment
jusqu’à celui où, la population augmentant, les familles se touchèrent
et par conséquent eurent besoin, pour régler leurs différends et mesurer
en quelque sorte leurs droits, d’un gouvernement général, contrée par
contrée, se superposant, pour ainsi dire, au gouvernement de chaque
famille, lequel, du reste, subsistait toujours. Mais on comprend que ce
gouvernement général, par le nombre toujours croissant, sans doute, de
différends et de querelles, prenait jour à jour une autorité
prépondérante, tous les yeux étant, pour ainsi parler, fixés sur lui, et
tout le monde s’habituant à attendre de lui protection, défense et aussi
commandement. Superposition, puis substitution, au moins partielle, d’un
gouvernement de contrée au gouvernement domestique, telle est la marche
naturelle et comme nécessaire des choses, de la chose politique, aux
temps primitifs.

Ce gouvernement de contrée, quel était-il? Il fut, semble-t-il,
_d’abord_ monarchique _ou_ aristocratique;--_ensuite_ despotique _ou_
démocratique.

Monarchie ou aristocratie, c’est le premier stade après le patriarcat;
despotisme ou démocratie, c’est le second. En voici la raison. Le
patriarcat ne peut pas se transformer en despotisme ou en démocratie. La
transition serait trop brusque. Elle serait abdication des chefs de
famille. Or des chefs de famille, revêtus jusqu’à un certain moment
d’une très grande puissance et ayant la tradition, le souvenir
héréditaire de cette grande puissance, ne peuvent pas, sauf dans un
grand cataclysme social, se résigner à ce qu’un seul homme commande dans
la contrée ou à ce que tous gouvernent tous, c’est-à-dire, dans les deux
cas, à n’être plus rien.

Mais, selon les cas, selon les dispositions morales de telle contrée ou
de telle autre, le patriarcat peut très bien se transformer en monarchie
modérée ou en aristocratie. Il se transformera naturellement et très
doucement en aristocratie dans le cas où il y aura une assez grande
uniformité de mœurs; car alors les chefs de famille se réuniront,
tiendront conseil, ne se heurteront pas les uns les autres très
rudement, s’entendront sur les mêmes maximes et sur les mêmes règles
ordinaires de conduite, ne sentiront nullement le besoin d’un arbitre
qui les départage et resteront ainsi, longtemps, à gouverner en commun
par délibération pacifique, et ce sera une aristocratie.

Mais s’il y a d’assez grandes différences de mœurs dans la population de
la contrée supposée, si les familles ont reçu de leurs ancêtres des
principes différents touchant le culte des Dieux et les rapports
sociaux; si celles-ci montrent des mœurs plus douces et celles-là des
mœurs plus rudes selon le génie des parents qui gravaient leur caractère
et leurs penchants dans le cœur de leurs enfants et des enfants de leurs
enfants, alors il y a de grandes chances pour que la nécessité s’impose
d’un pouvoir confié à un seul homme qui domine toute la situation et qui
ait le dernier mot dans les délibérations assez violentes qui devront
avoir lieu.

Cependant cette subordination des chefs à une sorte de grand chef ne
pourra pas être, pour les raisons données plus haut, l’abdication
complète ni même la demi-abdication des chefs, et nous aurons un roi
limité en ses pouvoirs par l’assemblée des chefs de famille, et
c’est-à-dire que nous aurons, sous une forme ou sous une autre, la
monarchie tempérée.

Les choses telles, c’est-à-dire en monarchie tempérée ou en
aristocratie, peuvent durer fort longtemps; mais il est naturel et
presque nécessaire que la monarchie se transforme en despotisme et
l’aristocratie en démocratie, le despotisme n’étant que la royauté
confirmée et affranchie, la démocratie n’étant que l’affaiblissement de
l’aristocratie, et ceci étant tout naturel que la royauté se renforce et
que l’aristocratie s’affaiblisse.

La royauté se renforce parce que ce qui est un a en soi une force
concentrée qui, sauf accident, ne peut que s’accroître. L’aristocratie
s’affaiblit parce que, pour qu’elle ne s’affaiblît pas, il faudrait
qu’elle eût dans cent ou deux cents familles la suite de pensées, de
maximes, de principes, de traditions, de sentiments énergiques qu’a ou
peut avoir une famille seule, et ceci même peut arriver, mais ne laisse
pas d’être rare.

La marche naturelle des choses est donc que l’on commence par le
patriarcat;--que l’on continue soit par la monarchie tempérée, soit par
l’aristocratie;--que l’on finisse soit par la monarchie absolue, soit
par la démocratie pure.

Et de là vient qu’en Grèce, par exemple, il n’y a, au temps où parle
Platon, à très peu près, que des républiques démocratiques ou des
tyrannies. Il faut songer, du reste, quoique Platon semble s’en être peu
souvenu au cours de ses expositions dogmatiques, que les gouvernements
sont affaire de climats et dépendent essentiellement de la nature du sol
et de la nature du ciel et de la nature, quelles que puissent être les
causes, de la race. «Il ne faut pas oublier que tous les lieux ne sont
pas également propres à rendre les hommes meilleurs ou pires et qu’il ne
faut pas que les lois soient contraires au climat. Ici les hommes sont
d’un caractère bizarre et emporté, à cause des vents de toute espèce et
des chaleurs excessives qui règnent dans le pays qu’ils habitent;
ailleurs, c’est la surabondance des eaux qui produit les mêmes effets;
ailleurs encore, c’est la nature des aliments que fournit la terre,
aliments qui n’influent pas seulement sur le corps pour le fortifier ou
l’affaiblir, mais aussi sur l’âme pour y produire les mêmes effets. De
toutes les contrées, les plus favorables à la vertu sont celles où règne
je ne sais quel souffle divin et qui sont tombées en partage à des
divinités locales qui accueillent toujours avec bonté ceux qui viennent
s’y établir. Il en est d’autres où le contraire arrive. Le législateur
habile aura égard dans ses lois à ces différences après les avoir
observées et reconnues autant qu’il est donné à un homme de les
reconnaître.»

Telles sont les principales idées de Platon quand il considère
objectivement les choses sociologiques, la marche naturelle des affaires
publiques et des changements qui arrivent dans les empires. Quand il
parle de ces mêmes choses en théoricien et en homme qui voudrait fonder
ou réformer et qui recherche par conséquent les meilleures formes
possibles de gouvernement ou de législation, si nous nous demandons quel
est le principe général ou le sentiment général qui domine toutes ses
pensées et qui les inspire, nous trouverons, je crois, qu’il a _et_ un
sentiment dominant _et_ un principe dominant, toujours ou presque
toujours présents dans son esprit, très forts tous les deux, auxquels il
tient ou qui le tiennent également, et dont il faut tenir compte avec
une égale considération.

Le sentiment, c’est quelque chose comme la haine des Athéniens ou une
profonde irritation contre les Athéniens;--le principe, c’est l’amour et
le culte de la justice.

Les Athéniens ont le plus mauvais gouvernement du monde et sont
enchantés de ce gouvernement. C’est pour cela qu’ils sont sur le
penchant de la ruine et même peuvent être considérés comme ruinés.
Qu’est-ce qu’on peut appeler et qu’est-ce qu’on doit appeler le plus
mauvais gouvernement du monde? C’est sans doute le gouvernement qui est
le contraire même du gouvernement, comme on appelle le plus mauvais
homme du monde celui qui est le contraire de l’homme et qui est une
brute, soit par sa férocité, soit par sa bêtise. Or le gouvernement
d’Athènes est le contraire d’un gouvernement; car gouverner est sans
doute un art ou une science. Si c’est un art, il y faut de la compétence
comme pour faire une statue ou un temple; si c’est une science, il y
faut de la compétence aussi, comme pour résoudre un problème. Le
gouvernement d’Athènes est un gouvernement qui n’a qu’un principe et
qu’un souci, c’est d’exclure et d’éliminer la compétence. Le
gouvernement d’Athènes consiste essentiellement à écarter du
gouvernement ceux qui peuvent avoir la science du gouvernement ou l’art
de gouverner.

La science ou l’art de gouverner est nécessairement inconnu de la
multitude, qui ne connaît rien; la science ou l’art de gouverner est
même inconnu du «grand nombre» qui connaît peu de chose et donc qui ne
connaît pas la plus difficile des sciences. Le gouvernement d’Athènes
est donc la volonté de confier un travail à quelqu’un qui ne sait pas le
faire; c’est l’incapacité intronisée; c’est le triomphe de
l’incompétence; c’est l’incompétence déclarée compétente à l’exclusion
de toute compétence. C’est un gouvernement antigouvernemental, pareil à
ce que serait une science qui se déclarerait antiscientifique. C’est un
pur contresens, un pur non-sens et même un peu un monstre.

Dans nos recherches sur le meilleur ou les meilleurs des gouvernements
nous serons toujours guidés, au moins, par cette idée négative que le
gouvernement démocratique est le pire des gouvernements et que tout ce
qui s’en écarte a chance d’être bon et que tout ce qui n’est pas lui est
meilleur que lui. C’est au moins une pierre de touche. Platon ne sera
jamais aveuglé par son patriotisme.

Pour tout dire, il faut reconnaître, ce que l’on constate, du reste,
avec plaisir, qu’il parle quelquefois des Athéniens avec bienveillance.
Il lui arrive de faire l’éloge du passé glorieux d’Athènes. Il fait
même, comme nous l’avons déjà noté, celui du _caractère_ des Athéniens,
et il le place très galamment dans la bouche d’un étranger: «J’ai
toujours pris parti, dit le Lacédémonien Mégille, pour les Athéniens
contre ceux qui en parlaient mal et j’ai toujours conservé pour Athènes
toutes sortes de bienveillances. Votre accent me charme, et ce qu’on dit
communément des Athéniens que, quand ils sont bons, ils le sont au plus
haut degré, m’a toujours paru véritable. Ce sont en effet les seuls qui
ne doivent pas leur vertu à une éducation forcée [comme on pourrait le
dire des Spartiates]; elle naît pour ainsi dire avec eux; ils l’ont
comme un présent des dieux; elle est franche et n’a rien de fardé...»

Il y a du compliment dans ces paroles; il y a aussi, ce me semble, de la
sincérité. Aucun Athénien n’a été fâché d’être athénien. Platon n’a pas
regretté de l’être. Il n’ignore pas que les Athéniens ont souvent un
caractère charmant et qu’il fait souvent bon de vivre avec eux. Il ne
les déteste presque que comme hommes politiques. Au fond, il les
considère comme des enfants aimables, turbulents, légers et parfois
cruels, absolument incapables de se gouverner sensément.

Mais sur ce dernier point il est ferme. _A priori_ et _a posteriori_, le
pire des gouvernements est le gouvernement d’Athènes; et Platon aura
quelque bienveillance pour toute espèce de gouvernement, à la condition
qu’il ne ressemble pas à celui-ci. On peut compter là-dessus. Maxime
secrète de Platon en fait de politique: «Pourvu qu’on ne soit pas comme
à Athènes, on n’est point absolument dans le faux.»

A côté de ce sentiment dominant, Platon a aussi un principe général qui
l’accompagne pareillement dans ses recherches; c’est, comme nous avons
dit, l’idée de justice.

Il est bien certain que la justice est rationnellement le fondement même
des États, puisque les injustes eux-mêmes sont forcés d’être justes
entre eux. «Une association, une armée, une troupe de brigands, une
compagnie de voleurs, ou toute autre agrégation de même nature ne
pourrait réussir dans ses entreprises injustes si les membres qui la
composent violaient les uns à l’égard des autres toutes les règles de la
justice; parce que l’injustice ferait naître entre eux des séditions,
des haines, des combats, au lieu que la justice entretiendrait entre eux
la paix et la concorde. Si c’est le propre de l’injustice d’engendrer
des haines et des dissensions partout où elle se trouve, elle produira
sans doute le même effet parmi tous les hommes quels qu’ils soient et
les mettra dans l’impuissance de rien entreprendre en commun.»

La force de cohésion des sociétés, la force d’agrégation des agrégats,
dans leur essence, on voit que c’est la justice.

Rien n’a été plus discuté que cette question-là en tous les temps et
particulièrement au temps de Platon. On a fait remarquer qu’enseigner le
juste est, pour commencer, rendre un bien mauvais service à celui à qui
on l’enseigne; qu’il y a de grandes chances pour que le juste soit
fouetté, torturé, aveuglé avec un fer rouge et finalement mis aux fers
ou envoyé à la mort; qu’au contraire le scélérat, comme disent les
philosophes, c’est-à-dire simplement l’homme qui ne s’embarrasse pas de
savoir si les choses sont justes ou injustes, tire avantage de tout,
parce que le crime ne l’effraye point, qu’à quelque chose qu’il
prétende, soit en public, soit en particulier, il l’emporte sur tous ses
concurrents, qu’il s’enrichit, fait du bien à ses amis, du mal à ses
ennemis, qu’il offre aux dieux des sacrifices et des présents
magnifiques et se concilie bien plus aisément que le juste la
bienveillance des hommes et des Dieux eux-mêmes.

On a fait remarquer aussi que les pères recommandent la justice à leurs
enfants et les maîtres à leurs élèves, non en vue de la justice même,
mais en vue des avantages qui y sont attachés et pour que ceux d’entre
les citoyens qui ont le goût du juste s’attachent à eux et les honorent
et les installent en dignités; que, s’il en est ainsi, c’est bien plutôt
l’apparence de la justice que l’on recommande aux enfants que ce n’est
la justice elle-même; et que, par conséquent, c’est une hypocrisie et
une comédie; et que, par conséquent encore, et ceux qui enseignent
l’injuste et ceux qui enseignent le juste tendent au même but sous
différents mots, c’est à savoir à faire et dresser des coquins habiles.

N’est-il pas vrai, du reste, à le bien prendre, que les dieux eux-mêmes
enseignent l’injuste, puisqu’on les voit accumuler sur les honnêtes gens
les maux et les disgrâces et favoriser les méchants d’une façon toute
particulière et, comme dit Hésiode: «On marche à l’aise dans le chemin
du vice; la voie est unie; elle est près de chacun de nous; au
contraire, les dieux ont placé devant la vertu les sueurs et les
souffrances», si indifférents du reste à la vertu qu’ils se laissent
corrompre et acheter par des présents, comme des politiciens; et, comme
dit Homère: «Ils permettent qu’on les fléchisse par des sacrifices et
des prières flatteuses; et quand on les a offensés, on les apaise par
des libations et des victimes.»

Et sans doute on dira que ce n’est pas aux prêtres qu’il faut demander
leur avis sur ces choses, puisqu’ils sont de naïfs corrupteurs de la
morale publique; mais le spectacle même de la vie de tous les jours
montre assez que les succès sont pour le coquin audacieux ou pour le
coquin habile, pour celui qui ne tient pas compte de la justice ou pour
celui qui en revêt adroitement l’apparence seule; et qu’entre les deux
le juste véritable n’a le succès ni de l’un ni de l’autre et n’est que
malheureux et méprisé.

On peut donc se demander si la justice n’est pas autre chose qu’une
invention de quelques philosophes, assez chimérique en soi et très
dangereuse par les effets qu’elle peut produire.

A ces objections il faut répondre avant tout que ce n’est pas le succès
personnel qu’il faut chercher, ni même qu’on a intérêt à chercher, mais
le succès de la communauté, le bien de l’État, lequel du reste nous
revient en bien personnel puisqu’il n’y a pas de bien comparable à celui
d’appartenir à un État bien constitué et bien gouverné. Or, s’il est
vrai que la justice est le fondement même d’une société, assertion que
l’on n’a point réfutée, il reste très vrai que la justice est le bien
que l’individu doit chercher avant toute chose.

Il faut bien se garder de l’erreur, ou de la faiblesse ou de
l’hypocrisie des panégyristes ordinaires et médiocres du juste. Ils
disent que l’homme juste réussira. Ils disent: «Soyez justes, et tout
vous sera donné par surcroît.» C’est faux, et peut-être même ils savent
que c’est faux, et dans le premier cas ils sont bornés, et dans le
second ils sont menteurs ou au moins ils ont une défaillance de sens
moral. Il faut dire: «Soyez justes, et peut-être vous réussirez,
peut-être vous ne réussirez pas, personnellement; mais ce dont vous
pouvez être assurés, c’est que vous ferez un État excellent, ce qui vous
assurera un avantage inappréciable, fussiez-vous personnellement peu
favorisés du sort ou de vos concitoyens, celui de vivre dans un État
excellent.»

La justice, en effet, quand on l’analyse, en quelque sorte, c’est un
état d’équilibre social, un état d’égale ou proportionnée répartition
des forces. Ce qui est juste, c’est que chacun ait, en sûreté, ce qui
lui appartient et n’en soit pas privé par la violence. D’abord ceci.

Mais ce qui est juste aussi, c’est qu’aucun des corps de l’État,
magistrats, guerriers, négociants, artisans, n’empiète sur un autre
corps; car une profession est analogue à une propriété, et que le
magistrat veuille faire l’œuvre du soldat et l’artisan celle du
magistrat, on sent à cela un envahissement et une spoliation qui est
comme une espèce de vol. Voyez-vous comme l’instinct de justice se
confond avec l’instinct de bonne police et en est le fondement, ainsi
que nous l’avons dit en formule générale?

Remarquons que ce que nous disons d’un État bien ordonné, c’est ce que
nous dirions d’un homme bien ordonné, et l’homme ordonné, c’est l’homme
juste. L’homme juste est l’homme qui fait régner la justice,
c’est-à-dire un juste équilibre en lui-même. Il a en lui plusieurs
fonctions très différentes et qui, soit veulent empiéter et empiètent
les unes sur les autres, soit se combattent les unes les autres. L’homme
juste leur fixe des limites qu’il ne leur permet pas de franchir, et il
les tient en équilibre et en concorde, et il les fait concourir les unes
avec les autres pour son bien ou au moins pour sa paix générale. Tout de
même l’homme juste, quand il s’applique à la cité, maintient l’équilibre
social par un souci scrupuleux de donner à chaque force sociale la
mesure d’exercice qu’elle doit avoir pour bien de l’État; car cette
mesure d’exercice ainsi fixée est son droit, et il est juste que ce
droit soit assuré. L’homme juste fait ainsi une cité juste, sur le
modèle de lui-même. L’homme juste est un homme équilibré, la cité
ordonnée est une cité organisée par un homme juste. La cité doit
reproduire l’harmonie d’une tête bien faite. Elle n’est réelle qu’à la
condition d’être un cerveau réglé par l’instinct de justice et de juste
répartition des fonctions et des efforts.

On peut confondre, on doit confondre l’idée d’ordre et l’idée de
justice. Ce ne sont que deux formes de la même pensée. Ce qui est
ordonné, c’est à quoi préside une idée de justice; ce qui est juste,
c’est que tout soit dans un bon ordre, ou dans un homme ou dans une
ville. La justice veut l’ordre et l’ordre a besoin de la justice pour
être autre qu’apparent, superficiel et artificiel. La bonne cité, aux
yeux peu exercés et au premier regard, déjà bonne du reste réellement,
mais pour un temps seulement, c’est la cité ordonnée; la bonne cité pour
qui sait voir, et qui doit rester telle indéfiniment, c’est la cité
ordonnée selon la justice et par la justice. La justice, c’est la racine
profonde et vivace de l’ordre.

Il existe une théorie, très en faveur auprès des sophistes, qui est
précisément le contraire de celle-ci. C’est la théorie du droit de la
force, ou plutôt c’est la théorie de la force niant le droit et
s’affirmant comme règle des choses. Ceux qui sont dans ces idées
raisonnent ainsi: La justice est une convention. C’est une convention
par laquelle les hommes opprimés ont déclaré qu’il était mal que les
forts s’attribuassent et pussent acquérir et conquérir en raison de leur
force. En conséquence de cette déclaration, ils ont fait la loi et ont
proclamé que ce qui était juste c’était ce qui est ordonné par la loi.
Telle est toute l’origine et telle est toute l’essence de la justice. Ou
elle a une essence mystique et une origine religieuse, ce qui serait
difficile peut-être à prouver, ou elle n’est pas autre chose que ce que
nous venons de dire. Elle est une convention et n’a pas d’autre autorité
que celle d’une convention, d’un contrat, d’une manière de trêve de la
force ou d’une manière de trêve entre des forces contraires. Il n’y a
rien de respectable ni de sacré en une telle chose.

Si l’on veut encore, la justice est une cote mal taillée. Tout le monde
convient en son for intérieur, et quand il n’est pas hypocrite, que
c’est un bien de commettre l’injustice, c’est-à-dire d’agir selon toute
sa force, et un mal de subir l’injustice, c’est-à-dire de se résigner
selon sa faiblesse. Il n’est personne qui, intimement, ne soit convaincu
de cela. Seulement il y a _plus de mal_ à souffrir l’injustice _qu’il
n’y a de bien_ à la commettre. Ceci est possible et même vraisemblable.
En conséquence, les hommes, ayant vécu longtemps selon la force, se sont
à peu près entendus, surtout les faibles, mais même les forts, pour
décider qu’on vivrait selon la loi, c’est-à-dire qu’on se priverait d’un
grand bien, à savoir agir selon sa force et commettre l’injustice, mais
qu’on se délivrerait d’un mal plus grand, à savoir subir l’injustice et
se résigner selon sa faiblesse. Perte d’un côté, gain de l’autre, et
gain plus grand que la perte. Du moins les hommes en ont jugé ainsi.

La justice est donc quelque chose «qui tient le milieu entre le plus
grand bien, qui consiste à pouvoir être injuste impunément, et le plus
grand mal, qui consiste à ne pouvoir se venger de l’injure qu’on a
soufferte»; étant estimé qu’il vaut mieux encore supprimer un mal que
garder un bien et ne pas souffrir que jouir. «On s’est donc attaché à la
justice, non qu’elle soit un bien en elle-même», et personne peut-être
n’en a jugé ainsi; «mais parce que l’impuissance où l’on est de nuire
aux autres l’a fait regarder», conventionnellement et à titre de pis
aller, «comme telle».

Mais, au fond des choses et dans la vérité des choses, il n’y a que la
force. Ce serait une espèce de folie à un homme «vraiment homme» que de
pouvoir agir selon sa force, être injuste, pour parler comme la
convention, et de ne pas le vouloir. «L’homme de bien», comme vous
dites, tout autant que le méchant, n’a qu’un désir, «acquérir sans cesse
davantage, désir dont toute nature poursuit l’accomplissement comme
d’une chose bonne en soi».

On voit donc bien ce que c’est que la justice. C’est une invention des
faibles pour supprimer les forts en leur persuadant d’agir comme des
faibles. C’est une convention, toujours désirée par les faibles,--et
acceptée par les forts dans un moment soit de défaillance, soit de
fatigue, soit de scrupule, religieux ou autre, soit de compétition entre
forts, à quoi la loi des faibles mettait fin, soit de bon sens même,
mais de bon sens médiocre et méprisable, étant donné qu’il est à peu
près vrai que par la «justice» on supprime un mal et un bien et que ce
bien est peut-être moins délicieux que le mal n’est rude. Mais enfin la
justice est une convention, une fiction, un mensonge, une chose qui
n’est pas réelle, puisqu’elle n’est pas dans la nature, et qui a été
inventée par les faibles et acceptée par les forts.

Toute la loi du reste est cela et n’est rien autre chose. C’est une
violation de l’ordre naturel. Il y a un ordre de la nature et un ordre
de la loi. Selon l’ordre de la nature, le plus fort l’emporte et
acquiert dans la mesure de sa force. Selon l’ordre de la loi, il y a
égalité, conventionnelle et factice, entre des êtres qui ne sont
nullement égaux les uns des autres et qui sont tout étonnés, ou qui
seraient tout étonnés, n’était l’accoutumance, de s’entendre déclarer
tels. «Nous prenons dès la jeunesse les meilleurs et les plus forts
d’entre nous; nous les formons et les domptons, comme on dompte des
lionceaux, par des discours pleins d’enchantements et de prestiges, leur
faisant entendre qu’il faut s’en tenir à l’égalité et qu’en cela
consiste le beau et le juste. Mais j’imagine que s’il paraissait un
homme né avec de grandes qualités, qui, secouant et brisant toutes ses
entraves, trouvât le moyen de s’en débarrasser, qui, foulant aux pieds
vos écritures et vos prestiges et vos enchantements et vos lois _toutes
contraires à la nature_, aspirât à s’élever au-dessus de tous et, de
votre esclave, devînt votre maître; alors on verrait briller la justice
telle qu’elle est dans l’institution de la nature. Pindare me paraît
appuyer ce sentiment dans l’ode où il dit que _la Loi est la reine des
mortels et des immortels. Elle mène_, poursuit-il, _avec soi la force et
d’une main puissante la rend légitime[3]. J’en juge par les actions
d’Hercule qui, sans les avoir achetés_... Le sens est qu’Hercule emmena
avec lui les bœufs de Géryon, sans qu’il les eût achetés, sans qu’on les
lui eût donnés, laissant à entendre que cette action était juste, à
consulter la nature, et que les biens des faibles et des petits
appartiennent au plus fort et au meilleur.»

  [3] «Ne pouvant fortifier la justice, ils ont justifié la force.»
    (Pascal.)

C’est donc une morale, si l’on veut, mais c’est la morale des faibles et
la morale des esclaves que celle qui se fonde sur l’idée de justice. La
vraie morale, celle qui n’est pas une convention, celle qui est dans la
nature et celle qui est la morale des hommes nobles, c’est le
développement libre et énergique de la volonté de puissance: «Comment,
en effet, un homme serait-il heureux s’il est asservi à quoi que ce
soit? Je vais te dire en toute liberté ce que c’est que _le beau et le
juste_ dans l’ordre de la nature. Pour mener une vie heureuse, il faut
laisser prendre à ses passions tout l’accroissement possible et ne point
les réprimer. Lorsqu’elles sont ainsi parvenues à leur comble, il faut
être en état de les satisfaire par son courage et son habileté et de
remplir chaque désir à mesure qu’il naît. C’est ce que la plupart des
hommes ne sauraient faire, à ce que je pense; et de là vient qu’ils
condamnent ceux qui en viennent à bout, cachant par honte leur propre
impuissance. Ils disent donc que l’intempérance est une chose laide,
comme je l’ai remarqué plus haut; ils enchaînent ceux qui sont nés avec
de plus grandes qualités qu’eux; et ne pouvant fournir à leurs passions
de quoi les contenter, ils font, par pure lâcheté, l’éloge de la
tempérance et de la justice. Et, dans le vrai, quiconque a eu le bonheur
de naître de parents rois, ou bien qui a assez de grandeur d’âme pour se
procurer quelque souveraineté, comme une royauté ou une tyrannie, y
aurait-il rien de plus honteux et de plus dommageable que la tempérance,
lorsque des hommes de ce caractère, pouvant jouir de tous les biens de
la vie, sans que personne les en empêchât, se donneraient à eux-mêmes
pour maîtres les lois et les discours et la censure du vulgaire? Comment
cette beauté prétendue de la justice et de la tempérance ne les
rendrait-elle pas malheureux, puisqu’elle leur ôterait la liberté de
donner plus à leurs amis qu’à leurs ennemis; et cela tout souverains
qu’ils seraient dans leur propre ville? Tel est l’état des choses dans
la vérité, Socrate, après laquelle tu cours, à t’en croire. La mollesse,
l’intempérance, la licence, lorsqu’il ne leur manque rien, voilà la
vertu et le bonheur. Toutes ces autres belles idées, ces conventions
contraires à la nature, ne sont que des extravagances humaines
auxquelles il ne faut avoir nul égard.»

Et si l’on venait me répéter que tempérance et abstention constituent le
vrai bonheur et que «ceux qui n’ont besoin de rien sont heureux», je
dirai que ceci sans doute est une morale, mais la morale «des pierres et
des cadavres».

Ne voit-on pas, à consulter sans parti pris et surtout sans hypocrisie
les opinions des hommes, que la vie heureuse et, pour parler net, la vie
normale est pour eux le déploiement large d’une volonté libre? Les
dieux, les héros, les rois sont-ils _moraux_, dans les histoires
légendaires qu’on raconte en leur honneur; sont-ils moraux, c’est-à-dire
abstinents, tempérants, respectueux de la justice et de l’égalité entre
les hommes? Ils sont passionnés, volontaires et capricieux. Ce n’est pas
à dire qu’ils soient méchants, et c’est encore une adresse sophistique
des philosophes que donner toujours ce mot de méchant, qui a mauvaise
couleur, pour équivalent et synonyme d’énergique et de passionné; ils ne
sont pas méchants, ils ont des énergies et des puissances pour ce qu’on
appelle le bien et ce qu’on appelle le mal, pour la bienfaisance et pour
la destruction, pour la générosité et pour la vengeance. Ils sont de
grandes et belles forces. C’est de ces grandes et belles forces et de
leur déchaînement, sans frein de pusillanimité et sans entraves de vains
scrupules, qu’est faite la vie, et notre premier devoir, c’est de vivre;
le premier devoir d’êtres vivants, c’est de vivre. Il est difficile
d’admettre une morale dont le premier précepte est l’imitation de la
mort et dont l’ensemble des préceptes aboutit au suicide. Sous tous ces
grands mots d’abstinence, de continence, de tempérance, de respect du
droit, de justice, de sacrifice au bien commun, cherchez attentivement
et même sans chercher beaucoup vous ne trouverez pas autre chose que
ceci: le sacrifice de l’individu. Cela n’a pu être inventé que par des
hommes si faibles qu’en vérité ils étaient tout près de cette demi-mort,
de cette quasi mort qu’ils recommandaient comme la vertu même. L’idée de
justice n’est que l’idée de faiblesse triomphant par artifice ou par un
concours de circonstances. Ce n’est pas une idée vraie, puisque ce n’est
pas une idée naturelle, puisque ce n’est pas une idée «dérivant de la
nature des choses[4]», et c’est une idée trop chargée de faiblesse pour
que dans la pratique il s’ensuive de grandes et belles choses.

  [4] Montesquieu.

Et enfin, de cette morale fausse et de cette morale débile, faire le
fondement d’une politique, c’est concevoir déjà une politique fausse
aussi, débile aussi, antinaturelle, énervant et paralysant de parti pris
les forces naturelles de l’humanité et en particulier du corps social.

Ainsi parlait Zarathoustra, qui s’appelait en ce temps-là Calliclès et
qui du reste avait plusieurs autres noms harmonieux.

Platon lui répondait ou leur répondait à peu près de la manière
suivante:

Tout cela est affaire de définitions, et il est bien possible que ce que
vous appelez la vie soit une espèce de mort, et très analogue à la mort
elle-même, et que réciproquement ce que vous appelez la mort soit la
vie, et la vie concentrée et intense, si l’on peut ainsi parler. C’est
le mot d’Euripide: «Qui sait si la vie n’est pas pour nous une mort et
la mort une vie?» Entendez: qui sait si ce qui vous semble la vie n’est
pas la mort même? Cet homme à belles passions et à beaux caprices me
fait l’effet à moi, comme à un poète sicilien, je crois, non pas d’une
magnifique force de la nature, comme vous dites, plus en poète, vous
aussi, qu’en philosophe, mais tout simplement d’un tonneau percé.

Cette partie de l’âme où résident les passions et qui est intempérante,
comme vous dites vous-même, c’est-à-dire qui ne sait rien retenir, est
bien un tonneau percé, qui est avide, qui est insatiable et qui laisse
échapper tout ce qu’il reçoit à mesure qu’il le reçoit et croit le
saisir. Le passionné est un homme qui puise de l’eau ou du vin dans un
crible. Il croit boire la vie et il la fait passer à travers lui, pour
ainsi parler, sans la sentir. Et c’est là ce que vous appelez une force?
Ne voyez-vous pas que c’est une faiblesse, une impuissance et par
conséquent quelque chose de très analogue à la mort? En dernière
analyse, c’est une illusion.

Il est assez naturel à l’homme, à l’homme peu réfléchi surtout, de
prendre ses faiblesses pour des forces, parce qu’il prend les désirs
pour des activités. Ne serait-ce pas une erreur? Le désir est une
instabilité, une impatience, une démangeaison et par conséquent une
maladie, et la vie toute en désirs est une suite de maladies qui fait de
l’homme, sinon un mort tout à fait, du moins un éternel moribond. Il me
semble bien que la force se mesure à l’effort, se sent dans l’effort,
prend conscience d’elle-même dans l’effort, se définit même, à
proprement parler, par l’effort, et que, par conséquent, s’il faut un
plus grand effort pour vaincre les passions que pour les suivre; et si
même, ce qu’on m’accordera, il en faut beaucoup pour les vaincre et il
n’en faut aucun pour s’y abandonner, l’homme fort est celui qui contient
et réprime ses passions et non pas celui qui se laisse mener par elles.

D’où il suit que l’abstinence, la tempérance, le respect du droit,
l’instinct de justice et l’instinct de sacrifice sont des forces, comme
je dis, et non pas des faiblesses, comme vous dites.

Je sais bien, et c’est ce qui vous permet de vous livrer à vos
sophismes, je sais bien qu’il y a une manière d’être juste et une autre
manière de l’être. Il y a une manière passive. Tels hommes sont
abstinents, tempérants et respectueux des droits d’autrui et même des
empiétements d’autrui, par timidité. Ce sont de bonnes bêtes de
troupeau. Je le reconnais. Mais qui vous dit que ce soit ceux-ci que
j’approuve et que je donne pour modèles? L’homme qui est selon mon cœur,
c’est bien le vôtre; c’est bien l’homme digne du nom d’homme, comme vous
dites très bien, c’est bien l’homme à passions fortes et à fortes
volontés, mais qui, par raison et vue nette du bien, supprime ses
passions ou les tourne du côté du bien et fait servir au bien, met au
service du bien et non au service de ses caprices toute la puissance de
ces volontés.

Ou encore, si vous voulez, il y a trois classes d’hommes: les timides et
pusillanimes, et je dis comme vous que ce sont des faibles;--les
vigoureux et audacieux, qui ne songent qu’à développer leur puissance et
qu’à satisfaire leurs passions, et vous dites que ce sont des forts, et
je dis que ce sont des faibles et les plus faibles de tous, et c’est ce
que je viens de prouver;--et enfin il y a les hommes à passions vives et
à volonté énergique, qui mettent tout cela au service du bien, qui
luttent pendant toute leur vie et contre leurs ennemis du dedans, qui
sont leurs passions mauvaises, et contre leurs ennemis du dehors, qui
sont les hommes à passions mauvaises; et voilà pour moi les seuls hommes
forts.

Et quand vous me dites que seuls les hommes forts doivent commander dans
la cité, je suis parfaitement de votre avis, mais avec ma manière de
comprendre, et je trouve que vous avez raison au fond, mais en vous
trompant sur la définition de la force. Pour moi, la force, c’est
précisément l’idée de justice assez vive pour devenir la passion de la
justice. C’est cela qui est la force d’un homme et la force d’un État.
J’identifie la force et la justice, et à cette condition on me fera très
bien dire que tous les droits et toutes les autorités doivent être à la
force.

Si l’on préfère, et pour moi ce sera tout à fait la même chose, je vois
séparément la force et la justice; seulement j’estime que la force, tant
qu’elle ne s’unit pas à la justice, n’est pas une force, et même est une
faiblesse et une impuissance; et que, dès qu’elle se joint à la justice,
elle est une force vraie; et par conséquent c’est encore la justice qui
est la force, puisqu’elle est la vertu d’efficacité de la force
elle-même. Vous justifiez la force et vous dites que je voudrais
fortifier la justice. En langage commun, c’est à peu près cela. En
langage platonicien, ce n’est pas cela tout à fait. Ce qu’il faut dire,
c’est ceci: Vous justifiez la force et moi je ne songe pas à fortifier
la justice; mais j’affirme que c’est la justice qui fortifie la force.
Il en résulte une parfaite identité entre la force et la justice,
puisque la force sans la justice est une impuissance.

Voilà ce que j’ai à répondre sur le fond des choses. Pour ce qui est de
cette idée particulière que ce sont les forts qui doivent commander dans
la cité et que la justice est une fiction qui a été inventée par les
faibles pour intimider et museler les forts, je répondrai que je ne
comprends guère cette logomachie; car enfin qu’entend-on bien par les
forts? Les forts, ce sont sans doute ceux qui peuvent imposer leur
volonté. Eh bien, les forts, ce sont les plus nombreux; car il est
incontestable que dix hommes sont sûrs d’en battre un. Par conséquent,
c’est la foule qui doit commander, par application exacte et formelle de
la théorie de Calliclès. Si le droit est à la force, il est au nombre.
Il n’y a pas de théorie plus précisément démocratique que la théorie
prétendument aristocratique et soi-disant aristocratique de Calliclès.

On pourra dire que bien longtemps et dans beaucoup de pays encore à
présent la foule, quoique étant le nombre et par conséquent la force,
s’est laissée conduire et même opprimer par «les grands», à tel point
que cela semble d’ordre naturel. Mais dès que la foule _veut_ commander,
d’après les théories de Calliclès, de ce moment même elle en a le droit,
parce qu’elle est une force qui se sent force, par conséquent une force
vraie. Auparavant elle était une force latente, et c’est dire qu’elle
n’était pas une force. Elle laissait dormir son droit. Ou plutôt elle
n’avait pas de droit, n’étant pas véritablement la force. Dès qu’elle se
sent comme force, du même coup elle a le droit. Elle crée son droit dès
qu’elle en a l’idée, puisqu’il ne lui manquait que d’en avoir l’idée
pour le posséder.

Donc le droit, c’est la force; la force, c’est le nombre; le nombre a
raison. Que la foule gouverne et que les «meilleurs» obéissent; que la
foule soit tout et que les meilleurs ne soient rien; voilà la conclusion
irréfutable de la doctrine aristocratique de Calliclès; ou plutôt ce
n’en est même pas la conclusion plus ou moins éloignée, plus ou moins
proche; c’est ce qu’elle affirme dès son premier mot si son premier mot
a un sens.

Mais voici les distinctions et les discriminations, à quoi l’on pouvait
s’attendre. On me dit: «Par les plus forts il ne faut pas entendre ceux
qui ont à leur disposition le plus de force brutale; il faut entendre
les plus distingués, les plus savants, les plus compétents, les plus
courageux, ceux enfin que la langue a qualifiés d’un seul nom et du nom
qui leur convient: _les meilleurs_.»

Fort bien. L’excellence est en effet une force. Mais de quelle
excellence me parlera-t-on bien? Car il y en a de plusieurs sortes et
d’une infinité de sortes. Il y a l’excellence de l’artiste. Un sculpteur
ou un peintre est excellent, est _aristos_ par comparaison à un foulon,
à un cordonnier et encore plus à quelqu’un qui ne fait rien du tout. Lui
confiera-t-on pour cela l’administration de la république? Le bon sens
répond que non. Mais, s’il vous plaît, cette concession est importante.
C’est donc à une excellence _particulière_ qu’il faut se ramener et
qu’il faut s’adresser? C’est donc d’une excellence particulière qu’il
faut faire état pour savoir à qui l’on confiera les destinées publiques.

Mais de laquelle? De celle de l’athlète, du musicien, du poète ou de
l’orateur? De l’orateur plutôt, me répondez-vous. Pourquoi? L’orateur
est-il autre chose qu’un artiste littéraire, qu’un artiste en mots, en
phrases, en périodes et en cadences? Est-il autre chose qu’un poète en
prose? On me dira: Comme forme, oui, mais non pas comme fond. Fort bien;
mais de quel fond parle-t-on? Veut-on dire que la forme d’un orateur,
c’est son style, et que le fond d’un orateur, c’est sa connaissance des
affaires publiques? Nous y voilà. Parfait! Mais qu’est-ce que c’est que
la connaissance des affaires publiques? C’est la connaissance de ce qui
peut mener à bien les destinées d’un peuple. Eh bien, ce qui peut mener
à bien les destinées d’un peuple, c’est la justice. C’est la justice
telle que je l’ai définie, à savoir le sens de l’équitable d’abord et
ensuite le sens de l’ordre et de la juste distribution des charges et
des devoirs et des droits et des fonctions. De sorte que nous voilà
revenus à ce que j’avais dit tout d’abord, qu’il faut organiser l’État
selon la justice et le faire gouverner par ceux qui la connaissent et
qui l’aiment.

Nous y sommes revenus par un long détour; mais rien n’était plus utile
que ce détour; car par lui nous avons appris à reconnaître une chose,
c’est qu’on peut accepter la théorie de la force, pleinement, quand on
est partisan de la théorie de la justice, et c’est qu’il y a identité
entre ces deux doctrines quand on va au fond des choses. De même que
nous avons accepté que l’homme fort a son droit, oui, parce que le
véritable homme fort c’est l’homme juste; de même nous acceptons que la
cité soit dominée par la force, oui; par les hommes forts, oui; parce
que les seuls hommes forts sont les hommes justes; parce que la force en
choses d’organisation, de législation et d’administration, c’est la
compétence, et que la compétence en pareille matière, c’est l’esprit de
justice.

La théorie de la force n’est donc point le contraire de la théorie de la
justice; bien comprise, elle s’y ramène; bien débrouillée dans l’esprit
de ceux qui en sont partisans, elle s’y ramène; bien _accouchée_, elle
s’y ramène, se confond avec elle et s’y perd.

D’où vient cela? C’est qu’en soi la doctrine de la force n’est pas
l’antipode de la doctrine de la justice; elle en fait partie. Et c’est
précisément pour cela que les partisans de la force semblent avoir
raison. Ils ont raison par delà leurs idées; mais ils ont raison. Ils
ont raison en ce sens que leurs idées, poussées à l’extrême et beaucoup
plus loin qu’où ils les voient, sont la vérité. Ils ont raison en ce
sens que la force conçue populairement, grossièrement, c’est l’anarchie;
mais que la force conçue après réflexion, vous venez de le voir, c’est
la compétence, c’est l’ordre résultant de cette compétence et c’est la
justice, qui se confond avec cette compétence même et qui la constitue.

Regardez les peuples dans leurs relations les uns avec les autres. Qui
est celui qui l’emporte? Ce n’est pas le plus fort au sens grossier du
mot, c’est-à-dire le plus nombreux; c’est le plus fort au sens moral:
c’est le plus sobre, le plus patient, le plus exercé et le mieux
organisé, c’est-à-dire, au sens large que j’ai donné à ce mot, le plus
juste; et il est juste aussi qu’il l’emporte et qu’il triomphe.

--Mais il est injuste qu’il opprime!

--Très certainement!

--Eh bien, dans l’oppression qu’il fait subir au peuple, même moins bon
que lui, il y a une iniquité, qui fait que le peuple _meilleur_ devient
immédiatement _moins bon_ que le peuple vaincu, et ici nous sommes bien
en présence de la force, _moins la justice_, triomphant et continuant de
triompher, et toute votre théorie s’écroule.

--Point du tout; car de deux choses l’une: ou le peuple _meilleur_,
après avoir vaincu le peuple _moins bon_, ce qui est juste, rendra le
peuple moins bon semblable à lui-même par une administration
intelligente et bonne et fraternelle, et le peuple moins bon se fondra
avec le peuple meilleur et ce sera le triomphe de la justice au lieu
d’en être le scandale;--ou le peuple _meilleur_ exploitera indignement
le peuple vaincu, et alors, dans ce peuple sujet et mal administré, il
aura une faiblesse et non une force, une faiblesse qui lui sera très
dommageable pendant longtemps et funeste et ruineuse et mortelle à un
moment donné, et ceci encore sera une revanche et un triomphe de la
justice; et tout me ramène à croire que la justice a toujours le dernier
mot.

Il me semble donc que là même où il n’y a, je le reconnais, que la force
qui règne, c’est à savoir dans les relations de peuple à peuple, une
justice encore domine, plus lente seulement, mais aussi plus sévère,
plus rude et plus terrible; et qu’en définitive, c’est la justice qui
plane sur le monde.

Ce qui est vrai des peuples est vrai des partis. Celui qui veut
gouverner selon l’injustice et d’après la force brutale peut triompher,
cela se voit tous les jours; mais en triomphant il affaiblit la patrie,
parce qu’il contrevient à cette loi qui est que la cité ne vit que de
justice; et en affaiblissant la patrie, il s’affaiblit lui-même très
rapidement, et dès lors de deux choses l’une encore: ou il affaiblit
tellement la patrie qu’elle disparaît devant un peuple meilleur, et
alors il s’applaudit en disant: «Nous vaincus, la patrie elle-même a
disparu; si elle avait pu être sauvée, elle l’eût été par cette main»;
il s’applaudit; seulement ce parti-là est un imbécile et la justice est
_prouvée_ par la défaite de ce parti;--ou il s’affaiblit lui-même par le
discrédit où il tombe, sans aller jusqu’à affaiblir la patrie au point
qu’elle soit ruinée, et il est remplacé au pouvoir par un parti qui,
tout au moins tant que le précédent régnait, représentait la justice et
peut-être même la désirait.

Et s’il existe un parti qui ne soit que juste et qui, ne recherchant que
le bien de la patrie, se confonde avec la patrie même, il est très fort,
ne dites pas non, parce que, tant que la cité est saine elle revient
toujours à lui, après des écarts plus ou moins longs, et il est comme
l’axe même de la vie politique de cette cité. Seulement on ne l’appelle
pas un parti, en quoi peut-être on a raison; mais, de quelque nom qu’on
l’appelle, cela ne fait rien aux choses.

Être convaincu que la justice est l’âme même de la cité; ne songer qu’à
organiser la patrie selon la justice; ne songer qu’à confier le
gouvernement à ceux-là seulement qui ont le sentiment de la justice et
la connaissance de la justice, voilà les principes d’où nous étions
partis et où nous voilà revenus par maïeutique prudente, à ce qu’il me
semble, et par dialectique serrée, à ce que je crois.

--Impossible de mieux dire que le gouvernement de la cité doit être
confié aux philosophes!

--Peut-être; il est vrai..., avec une réserve, à une condition.

--Lesquelles donc?

--Avec cette réserve qu’on ne confiera pas le gouvernement aux
philosophes qui désireront gouverner; et à cette condition qu’on ne
confiera le gouvernement qu’à ceux des philosophes qui ne voudront pas
gouverner. C’est très important. Il est étrange que les peuples, en
général, ne sachent pas distinguer à quel signe il faut reconnaître ceux
qui sont dignes du pouvoir et capables de l’exercer. C’est si simple! On
distingue l’homme qui doit être chef à ceci qu’il ne veut pas l’être.
«Si vous trouvez des gens qui préfèrent au commandement une autre
condition d’existence et si vous leur confiez le commandement, vous
aurez une république bien gouvernée... mais partout où des hommes
pauvres, affamés de biens, aspireront au commandement croyant rencontrer
là le bonheur qu’ils cherchent, le gouvernement sera toujours mauvais,
on se disputera l’autorité, on se l’arrachera; et cette guerre intestine
perdra l’État avec ses chefs... Il faut donc confier l’autorité à ceux
qui ne tiennent pas du tout à la posséder.»

--Et le véritable philosophe a précisément ce dédain du pouvoir et des
honneurs, n’est-ce pas?

--Précisément! «Connaissez-vous une autre condition que celle du
philosophe véritable pour inspirer le mépris des dignités et des charges
publiques? Il ne faut donc confier l’autorité qu’à celui qui, d’une
part, est mieux instruit que personne dans la science de commander et
qui, d’autre part, a une autre vie et d’autres honneurs qu’il préfère à
ceux que la vie civile lui offre.»

--Et ces deux conditions ne se trouvant réalisées que dans le philosophe
seul, dans le vrai, «les peuples ne seront bien gouvernés que quand les
philosophes seront rois».

--«Ou quand les rois seront philosophes.»

                   *       *       *       *       *

Et Platon étant un philosophe véritable, voyons comment il aurait
organisé une république sur les bases de la justice et de la force, la
force, c’est-à-dire la compétence, se confondant pour lui avec la
justice.

Pour bien se reconnaître ou ne pas trop s’égarer dans cette organisation
_multiforme_, autrement dit dans ces idées d’organisation politique qui
ne sont pas toutes très d’accord entre elles et pour ne les ramener qu’à
des lignes très générales, lesquelles, à la condition de les maintenir
très générales, ne laisseront pas d’être assez nettes, il faut remarquer
d’abord, que, tant dans _la République_ que dans _les Lois_, sans
compter quelques autres ouvrages plus courts, Platon a précisément voulu
présenter, non pas un seul modèle de constitution politique, mais
_plusieurs_.

Il en avertit; on ne peut pas lui opposer la multiplicité de ses
conceptions comme constituant des contradictions: «Ce qu’il y a de mieux
à faire c’est de proposer la meilleure forme de gouvernement; puis une
seconde; puis une troisième, et d’en laisser le choix à qui il
appartient d’en décider. C’est aussi le parti que nous allons prendre,
en exposant d’abord le gouvernement le plus parfait, puis le second,
puis le troisième, et en accordant la liberté du choix... à tous ceux
qui, prenant part à une délibération semblable, voudront conserver,
chacun selon son goût, ce qu’ils auront trouvé de bon dans les lois de
leur patrie... Peut-être quelques-uns auront peine à s’accommoder de
cette méthode, faute d’être accoutumés à un législateur qui ne prend pas
un ton absolu et tyrannique.»

Or donc voici un premier modèle de gouvernement. C’est la fraternité
parfaite et par conséquent le communisme absolu.

Il faut, en lisant ce qui suit, savoir à l’avance que Platon ne s’y est
point tenu du tout et que ce n’est, pour ainsi parler, qu’une boutade
d’idéal; mais il faut aussi ne pas oublier que c’est le secret rêve
politique de Platon et que, dans tout ce qu’il dira ensuite de très
différent, il en restera toujours quelque chose. Nous avons tous ainsi
une pensée de derrière la tête que nous n’exprimons qu’une fois, que
peut-être même nous n’exprimons jamais; mais à laquelle tout ce que nous
disons se rapporte toujours un peu comme à sa source lointaine et qui
est comme notre folie chère à quoi nous faisons toujours plier un peu ce
que nous avons de raison:

«L’État, le gouvernement et les lois qu’il faut mettre au premier rang,
sont ceux où l’on pratique le plus à la lettre, dans toutes les parties
de l’État, l’ancien proverbe qui dit que tout est véritablement commun
entre amis. En quelque lieu donc qu’il arrive, ou qu’il doive arriver un
jour que les femmes soient communes, les enfants communs, les biens de
toute espèce communs et qu’on apporte tous les soins imaginables à
retrancher du commerce de la vie jusqu’au nom même de propriété, de
sorte que les choses mêmes que la nature a données en propre à chacun
deviennent en quelque sorte communes à tous autant qu’il se pourra,
comme les yeux, les oreilles, les mains et que tous les citoyens
s’imaginent qu’ils voient, qu’ils entendent, qu’ils agissant en commun,
que tous approuvent et blâment de concert les mêmes choses, que leurs
joies et leurs peines se rapportent aux mêmes objets; en un mot, partout
où les lois viseront de tout leur pouvoir à rendre l’État parfaitement
un;--on peut assurer que c’est là le comble de la vertu politique, et
personne ne pourrait, à cet égard, donner aux lois une direction ni
meilleure ni plus juste. Dans une telle cité, qu’elle ait pour habitants
des dieux ou des enfants des dieux, la vie est parfaitement heureuse.
C’est pourquoi il ne faut point chercher ailleurs le modèle d’un
gouvernement; mais on doit s’attacher à celui-ci et en approcher le plus
qu’il se pourra...»

Ceci est donc l’idéal secret de Platon, et pour n’en plus parler
davantage, puisque lui-même n’y a pas insisté, tout en s’en souvenant
toujours un peu, remarquons bien qu’il est ici tout à fait dans ses
principes et dans l’absolu de ses principes. Il est adorateur de la
justice; or ce qu’il a très bien vu, c’est que la justice absolue, c’est
la fraternité absolue, que la justice poussée en quelque sorte à son
idéal se confond avec la fraternité, s’y perd ou plutôt y perd sa forme
et son nom, mais y vit avec plénitude et y triomphe avec délices.

En effet, la justice proprement dite, c’est le respect des droits de
chacun; la fraternité, c’est l’amour des droits de chacun, pratiqué avec
une sorte d’ivresse telle qu’elle abolit le mien et le tien pour être
bien sûr que personne ne sera lésé. La justice, c’est la fraternité sans
amour; la fraternité, c’est la justice plus l’amour.

Ou plutôt--car jamais une idée n’est forte que quand elle est ramenée au
sentiment qui l’inspire, et c’est précisément ce qu’il y a de beau dans
tout Platon qu’il a parfaitement compris cela--ou plutôt la justice en
son fond est amour, la justice en son fond est charité. L’esprit de
justice, c’est de respecter le droit d’autrui. Mais pourquoi le
respecter? Parce que c’est raisonnable, parce que c’est _d’ordre_. Soit.
Mais bien plutôt la justice consiste non pas à respecter _mon_ droit
dans autrui pour qu’il respecte _le sien_ en moi, mais à aimer le droit
dans autrui sans aucune considération égoïste et simplement parce
qu’autrui est mon frère. Et alors la justice perd son nom, mais retrouve
sa source, perd son nom, mais retrouve sa vraie nature. Elle est
l’instinct de fraternité, et cet instinct peut aller jusqu’à ne pas
vouloir faire aucune distinction entre le tien et le mien, parce qu’il
ne voudra faire aucune distinction entre le _moi_ et le _toi_, et ce
sera la fraternité absolue.

L’abolition du _moi_ et du _toi_ c’est l’établissement--Platon a très
bien trouvé le mot--du _parfaitement un_, qui est à la fois, parce que
nous sommes arrivé à l’absolu en pareille matière, l’idéal de la
justice, l’idéal de l’ordre et l’idéal de l’amour.

Et il est assez amusant, en passant, de remarquer que cet «un» que
Stirner donne comme la formule de l’individualisme radical, Platon le
donne comme la formule du communisme pur. Ils ont tous deux raison:
l’unité se trouve dans l’individu s’opposant _intangiblement_ à tous; et
se retrouve dans la société si unie et si unanime qu’elle a supprimé les
individus; l’unité c’est un, ou c’est tous ne faisant plus qu’un; et
comme «l’_un_» individuel est selon la justice, mais d’une faiblesse
incurable, il est naturel de rêver un _un_ qui soit composé de tous ne
faisant plus qu’un, tant ils s’aiment et tant, à s’aimer, ils ont
supprimé toute personnalité individuelle.

La justice, c’est chacun absolument libre, ou tous si unanimes--voyez
bien la force du mot--qu’ils n’ont absolument pas besoin de liberté. Les
deux conceptions sont aussi impratiques et aussi chimériques l’une que
l’autre, et ce sont toutes les conceptions intermédiaires qui sont ou
qui peuvent être applicables; mais toutes aussi s’écarteront de l’unité
et laisseront le regret que l’unité ne soit pas réalisée ni même
cherchée, ni même aimée; à quoi l’on répondra que cela tient peut-être à
ce qu’elle est impossible.

Toujours est-il que dans ce qui précède est le rêve sociologique le plus
cher à Platon et toujours plus ou moins caressé par lui, toujours plus
ou moins proche de sa pensée, quelque libre et presque vagabonde qu’elle
ait pu être.

                   *       *       *       *       *

Et maintenant voyons d’autres «modèles» de gouvernement.

Il est possible que la royauté soit le meilleur des gouvernements. En
effet, dans un peuple où il n’y a pas, malheureusement, unanimité, et
tous les peuples en sont là, il y a surtout deux classes d’hommes,
relativement aux caractères. Il y a les doux et les forts. Les uns et
les autres ont des qualités. Les forts sont audacieux, entreprenants,
hardis, persévérants, obstinés. Les doux sont avisés, prudents,
circonspects, réfléchis, modérés. Et ceux-ci ont tous les défauts qui
sont les excès de ces qualités, et ceux-là ont tous les défauts que ces
qualités en quelque sorte supposent. Il est de bon sens que la science
politique, «la science royale», si l’on nous passe ce mot expressif,
consistera à tempérer les uns par les autres et à former de ces forces
diverses, de ces éléments divers, si l’on préfère, comme un tissu
solide, résistant et souple.

C’est là qu’est la science royale, c’est là qu’est la «politique»
proprement dite.

On peut appeler, si l’on veut, «tyrannie» l’art «de gouverner un peuple
par la violence»; on peut et l’on doit appeler «politique l’art de
gouverner volontairement des animaux bipèdes qui s’y prêtent
volontiers». Or cet art, nous venons de le voir, est tout simplement un
art de «tisserand». Il demande de l’adresse, du coup d’œil, de la
promptitude, de la souplesse, de la douceur, de la force et une
connaissance très exacte des fils qui doivent composer la trame; car il
faut que tous servent et que nul ne casse. «C’est l’unique tâche et en
même temps toute la tâche du tisserand suprême de ne jamais permettre
que le caractère doux rompe avec le caractère fort et énergique, de les
mêler par une certaine similitude des sentiments, des honneurs, des
peines, des opinions, comme par un échange de gages d’union, d’en
composer un tissu, comme nous avons dit, à la fois doux et solide et de
leur confier en commun les différents pouvoirs dans les États.»

Or, à supposer que ce soit un sénat qui gouverne, de quoi sera-t-il
composé? De _forts_ et de _doux_, évidemment, c’est-à-dire de «chefs
énergiques, excellents dans l’action, mais qui laissent à désirer du
côté de la justice», et de «chefs modérés qui ont des mœurs prudentes,
justes et conservatrices; mais qui manquent de décision et de cette
prompte audace que réclame l’action». Dès lors, dans ce Sénat ainsi
composé, ou il y aura équilibre des éléments contraires, et ce sera
comme s’il n’y avait pas de gouvernement; ou l’un des deux éléments aura
la majorité, et le gouvernement sera soit un gouvernement trop faible,
soit un gouvernement trop violent.

Il semble donc bien que ce ne soit pas un sénat qui puisse être «le
tisserand». Le seul tisserand possible est un homme bien doué, qui, par
sa nature si les dieux l’ont ainsi voulu, par la situation indépendante
et supérieure que la naissance ou le mode d’élection lui auront faite,
ne sera ni un violent ni un faible et saura se servir adroitement, en
les entremêlant selon la science royale, des _doux_ et des _forts_
également placés à sa disposition souveraine.

C’est très évidemment à cette conclusion que tend Platon dans le
_Politique_. Et c’est aussi de cette conception qu’il s’inspire dans les
_Lois_ quand il dit, sans s’expliquer assez, qu’il met au premier rang
la tyrannie intelligente secondée par un législateur habile, au second
rang le gouvernement monarchique (à pouvoirs restreints et «enchaîné par
les lois»), au troisième rang «une certaine espèce de démocratie (celle
probablement qui délègue ses pouvoirs à un très petit nombre de chefs),
au quatrième l’oligarchie, détestable «parce que c’est dans l’oligarchie
qu’il y a le plus de maîtres (souvenir des _Trente tyrans_), et quand il
dit: «La première chance de bonne législation, c’est qu’il y ait un
tyran jeune, tempérant, doué de pénétration, de mémoire, de courage et
de grands sentiments; la seconde, c’est qu’il se trouve deux chefs tels
que celui que je viens de peindre; la troisième lorsqu’il y en a trois;
et en un mot la difficulté de l’entreprise croît avec le nombre de ceux
qui gouvernent et, au contraire, plus ce nombre est petit, plus
l’entreprise est facile.»

Et voilà des conclusions éminemment monarchiques; mais, d’autre part,
Platon reconnaît en souriant, et dans le _Politique_ et dans les _Lois_,
que ce bon tyran est une chimère, que «l’on ne voit point paraître dans
les villes comme dans les essaims d’abeilles de roi tel qu’il l’a
dépeint, qu’on aimerait dès qu’on le verrait, et qui constituerait la
seule forme de gouvernement qu’approuve la raison»; et aussi que «rien
ne serait plus facile que d’établir de bonnes lois, supposé ce bon
tyran; mais que ceci doit être dit à la manière des oracles,
c’est-à-dire comme une fable».

Cherchons donc, pour le cas où seraient reconnus impraticables et le
communisme conventuel et la tyrannie intelligente, un autre modèle
encore de gouvernement.

Nous avons parlé tout à l’heure incidemment de démocratie et
d’oligarchie. Ajoutez-y la «tyrannie», non pas celle que nous
envisagions tout à l’heure, c’est à savoir le pouvoir absolu d’un sage;
mais la tyrannie telle qu’elle est connue dans les villes grecques,
c’est-à-dire le despotisme d’un homme médiocre ou très ordinaire. Soit
donc: la démocratie, le despotisme, l’oligarchie.

«Sur ces trois il faut peut-être remarquer que _ce ne sont point des
gouvernements_. Ce ne sont point des gouvernements, ce sont des factions
constituées.» On veut dire par là que l’autorité n’y est pas exercée de
gré à gré; le pouvoir seul est volontaire et l’obéissance ne l’est pas.
«Les chefs», sous quelque régime que ce soit de ces trois régimes,
«vivent toujours dans la défiance à l’égard de leurs sujets et ne voient
qu’avec peine en eux la vertu, la richesse, la force et le courage; et
surtout ils ne souffrent pas qu’ils deviennent guerriers».

Vérifiez pour les trois formes de gouvernement en question. Un despote a
pour sujets _tous_ les citoyens; il ne veut chez _aucun_ d’eux ni
richesse (c’est une force), ni vertu, ni courage, ni intrépidité
guerrière. Nous avons un exemple très intéressant de cela dans le
gouvernement des Perses. «Avez-vous remarqué qu’avec le temps leur
puissance a toujours été s’affaiblissant, ce qui vient, selon moi, de ce
que les rois ayant donné des bornes trop étroites à la liberté de leurs
sujets et ayant porté leur autorité jusqu’à la tyrannie, ont ruiné par
là l’union et la communauté d’intérêts qui doit régner entre tous les
membres de l’État. Cette union une fois détruite, les princes, dans
leurs conseils, ne dirigent plus leurs délibérations vers le bien de
leurs sujets et l’intérêt public; ils ne pensent qu’à agrandir leur
domination et il ne leur coûte rien de renverser les villes et de porter
le fer et le feu chez des nations amies, lorsqu’ils croient qu’il leur
en reviendra le moindre avantage. Comme ils sont cruels et impitoyables
dans leurs haines, on les hait de même; et quand ils ont besoin que les
peuples s’arment et combattent pour leur défense, ils ne trouvent en eux
ni concert ni ardeur à affronter les périls. Quoiqu’ils mettent sur pied
des millions de soldats, ces armées innombrables ne leur sont d’aucun
secours pour la guerre. Réduits à prendre des étrangers à leur solde,
comme s’ils manquaient d’hommes, ils mettent dans ces mercenaires tout
l’espoir de leur salut. Outre cela, ils sont contraints d’en venir à un
tel point d’extravagance qu’ils proclament par leur conduite que ce qui
passe pour précieux et estimable chez les hommes n’est rien au prix de
l’or et de l’argent... Nous avons assez montré que le désordre des
affaires de Perse vient de ce que l’esclavage dans les peuples et le
despotisme dans le souverain y sont portés à l’excès. Nous n’en dirons
pas davantage... Ce gouvernement est la plus grande maladie d’un État.»

Une oligarchie, de son côté, a pour sujets tous les citoyens, moins
trente, je suppose, ou cent: elle ne veut de richesse, de courage, de
force et de vertu que chez ces trente ou ces cent qui sont elle-même, et
elle se défie de ces forces et surtout d’une grande vertu guerrière,
d’un Thrasybule, dans le cas où l’une de ces forces apparaît en dehors
des trente ou des cent personnages qui constituent l’oligarchie.

La démocratie enfin a pour _sujets_ tous ceux précisément qui sont
riches, ou forts, ou vertueux ou courageux, puisqu’elle est le
gouvernement des faibles qui se sont coalisés pour exclure les forts.
Elle se vante d’être le gouvernement de tous par tous, mais elle n’est
que le gouvernement de tous par le plus grand nombre et par conséquent
l’oppression du petit nombre par le grand. Elle est une faction très
vaste, mais elle est une faction. Elle est la faction des petits. Elle a
pour _sujets_ tous ceux qui sont grands ou qui pourraient l’être; elle
se défie de ces sujets-là, tout comme le despotisme et l’oligarchie se
défie des siens et elle les tient rudement en bride.

En un mot, la démocratie est une faction sous le règne de laquelle tout
ce qui a une supériorité quelconque est déclaré à la fois sujet et
suspect.

Surtout, il n’est pas besoin de le dire, ce gouvernement, comme les deux
autres, peut-être plus, se défie de la vertu militaire, qui est en effet
pour lui la plus dangereuse. Ce gouvernement n’est donc, comme les deux
autres, qu’une faction et non un gouvernement proprement dit,
c’est-à-dire qu’il est un gouvernement d’oppression, un gouvernement
_qui a des sujets_ et non un gouvernement «de gré à gré».

Il offre, lui, une particularité assez curieuse. C’est que, à supposer
tous les gouvernements du monde violant les lois, y compris la
démocratie, à supposer cela, la démocratie est le meilleur des
gouvernements; et, à supposer tous les gouvernements du monde observant
les lois, y compris la démocratie, à supposer cela, la démocratie est le
pire des gouvernements.

Sous le règne général et universel de la licence, c’est dans la
démocratie qu’il vaut le mieux vivre. Sous le règne général et universel
de la loi, c’est dans la démocratie que la vie est la plus mauvaise.

Voici pourquoi. Un roi, une oligarchie, une aristocratie (oligarchie
plus nombreuse), gouvernant despotiquement, sont féroces; gouvernant
selon les lois, font des lois à peu près raisonnables et par conséquent
gouvernent assez bien. Une démocratie gouvernant despotiquement est
surtout capricieuse; elle peut être féroce, mais par accès et n’aura pas
plus de suite dans la férocité que dans le reste. Mais gouvernant selon
les lois, comme elle ne peut faire que des lois stupides, elle
constituera un gouvernement dont tous les actes seront une suite de
sottises et d’injustices, peut-être de férocités, par cette raison que
la férocité qu’elle n’a pas en elle-même elle peut l’avoir mise dans la
loi, et nous supposons en ce moment qu’elle gouverne selon la loi.

Elle est donc le pire des gouvernements si tous observent la loi et le
meilleur si tous la violent. Triste et misérable supériorité du reste,
puisqu’elle n’existe ou n’existerait que dans un monde où tout serait à
l’envers et anormal.

Mais encore ceci explique pourquoi aux esprits simples la démocratie
paraît le remède, _soit_ dans un monde où ne règne partout que la force
brutale, et alors ces esprits simples ont relativement raison; _soit_
dans un état où règne la force brutale et où les esprits simples, ne
sachant voir que ce qu’ils ont sous les yeux, s’imaginent que le monde
entier est dans les mêmes conditions, et dans ce cas les esprits simples
se trompent; mais rien n’est plus naturel que leur erreur.

Pour en revenir, sinon au plus curieux, du moins au plus important de ce
qui précède, retenons ceci que despotisme, oligarchie, démocratie ne
sont pas des gouvernements; mais des factions exploitant des sujets,
comme un peuple conquérant exploitant des tributaires.

Et maintenant si 1º communisme, 2º tyrannie d’un sage, sont des
gouvernements appartenant à la catégorie de l’idéal et par conséquent,
sinon écartés, du moins réservés; si, d’autre part, despotisme,
oligarchie et démocratie ne méritent même pas le nom de gouvernement, de
quel côté allons-nous nous tourner?

Il est assez naturel que nous jetions les regards vers le gouvernement
de Sparte, qui a une très grande réputation parmi les hommes. Le
gouvernement de Sparte est une royauté-aristocratie, ou, pour mieux
dire, une aristocratie qui conserve quelques traces de royauté. Il y a
deux rois, ce qui déjà n’est plus royauté, et ces deux rois tempèrent
l’un l’autorité de l’autre. Il y a un Sénat qui «dans les matières
importantes contrebalance encore le pouvoir des rois.» Il y a enfin des
éphores qui sont à la fois comme les censeurs des mœurs, les correcteurs
de la jeunesse et les surveillants des rois. Le gouvernement de Sparte
est un gouvernement équilibré. Il a admis une certaine quantité de
démocratie, si l’on peut ainsi parler, par l’institution de son
assemblée populaire (_Démos_), qui elle aussi surveille, réclame,
proteste, donc a son influence, mais ne gouverne pas. Le gouvernement de
Sparte est équilibré.

Sa force est là. Car «on peut dire assez raisonnablement qu’il n’y a que
deux constitutions politiques, d’où naissent toutes les autres: la
monarchie et la démocratie. Chez les Perses la monarchie et chez les
Athéniens la démocratie sont portées au plus haut degré» et sont sans
contrepoids, «et toutes les autres constitutions sont, comme je le
disais, composées et mélangées de ces deux-là. Or il est absolument
nécessaire qu’un gouvernement tienne de l’une et de l’autre si l’on veut
que la liberté, les lumières et la concorde y règnent, trois choses qui
sont telles que si une seule manque le gouvernement n’est pas bon.»

Le gouvernement de Sparte est donc un bon «modèle», et nous ne cesserons
probablement pas de songer un peu en lui pendant tout le temps que nous
tracerons les lignes générales du gouvernement que nous souhaitons.

Quel est donc enfin le gouvernement selon nos vœux? D’après ce que nous
avons dit, nous ne sommes pas loin de le savoir. Ce qui _devrait_
gouverner, c’est la science du gouvernement; on nous accordera cette
vérité; la science du gouvernement ne peut être que dans un petit nombre
d’hommes ou dans un seul, si tant est qu’elle soit quelque part et non
point sans doute dans la multitude qui ne sait rien et qui par
conséquent ne sait pas ce qu’il est le plus difficile de savoir.

Ce qui _devrait_ gouverner, après la science politique et du reste
concurremment avec elle, c’est la sagesse et, pour parler plus
humainement, le bon sens. Or le bon sens n’est que dans un très petit
nombre, et le propre des foules c’est d’être folles, d’où suit que le
propre des démocraties c’est d’être insensées. Sachons bien dire que la
démocratie c’est l’anarchie et que ce ne peut être autre chose que par
accident et assez court: «Lorsqu’un État démocratique, dévoré d’une soif
ardente de liberté, est gouverné par de mauvais échansons qui la lui
versent toute pure et la lui font boire jusqu’à l’ivresse... il ne se
peut pas que, dans cet état, l’esprit de liberté ne s’étende point à
tout. Il pénètre dans l’intérieur des familles, les pères s’accoutumant
à traiter leurs enfants comme leurs égaux et même à les craindre, les
enfants s’égalant à leurs pères et n’ayant pour eux ni crainte ni
respect. Il pénètre dans l’éducation, les maîtres craignant et ménageant
leurs disciples, et ceux-ci se moquant de leurs maîtres et de leurs
gouverneurs. Il s’étend aux relations de mari à femme et de femme à
époux. Il s’étend en vérité jusqu’aux animaux: les chevaux et les ânes,
accoutumés à marcher tête levée et sans se gêner, heurtent tous ceux
qu’ils rencontrent si on ne leur cède le passage, et vous n’ignorez pas,
puisqu’aussi bien c’est devenu proverbe, que les petites chiennes y sont
exactement sur le même pied que leurs maîtresses.»

La démocratie est donc insensée en soi. Il est à peine besoin d’ajouter
qu’elle est funeste en ses derniers effets comme en elle-même, puisque,
comme elle a pour principe, si l’on peut ainsi parler, «le mépris des
lois écrites et non écrites, c’est de cette forme de gouvernement si
belle et si charmante que naît infailliblement le gouvernement sans
lois, c’est-à-dire le despotisme».

Notre gouvernement sera donc, pour toutes ces raisons, dont une
suffirait, essentiellement antidémocratique. Au fond, c’est à ceci que
Platon tient essentiellement, et l’on peut dire uniquement. Sa
promenade, en apparence nonchalante, à travers les différentes formes de
gouvernement, était secrètement dirigée par cette idée maîtresse et l’on
pourrait dire par cette idée tyrannique. S’il a écarté la tyrannie,
l’oligarchie et la démocratie, comme _n’étant pas des gouvernements_,
mais des factions usurpatrices du pouvoir, c’était surtout pour écarter
la démocratie, _puisque_ de la tyrannie il donne comme très acceptable
et même divine une forme particulière qui serait la royauté d’un sage;
puisque de l’oligarchie il donne comme excellente une forme
particulière, l’aristocratie, qui n’est que l’oligarchie élargie, et
puisque de la démocratie seule il ne donne comme acceptable aucune
forme.

--Si! me dira-t-on, le communisme!

--Je veux bien, pour un instant; et dès lors la symétrie, chère à
Platon, serait parfaite. Six gouvernements, c’est-à-dire
trois:--despotisme sous sa forme détestable: la tyrannie d’un médiocre
ou d’un quelconque; despotisme sous sa forme excellente: la tyrannie
d’un infaillible;--aristocratie sous sa forme odieuse et funeste:
l’oligarchie; aristocratie sous sa forme excellente: le pouvoir d’un
assez grand nombre exercé conformément à des lois;--démocratie sous sa
forme stupide: le despotisme capricieux de la foule, la seule loi du
nombre; démocratie sous sa forme miraculeuse: la communauté absolue et
l’unanimité absolue entre frères.

Oui, l’on ne se tromperait pas complètement et surtout on serait
interprète ingénieux à prendre les choses ainsi.

Mais, comme, en donnant l’aristocratie pour la forme bonne de
l’oligarchie, il est très sérieux, entre dans le détail, donne des
exemples tirés de la réalité;--comme, en présentant la forme bonne de la
tyrannie, il est très sérieux, ne fournit pas, à la vérité, et pour
cause, étant donné le temps où il parle, d’exemples tirés de la réalité,
mais trace nettement la psychologie du tyran bon et éclairé, prévoit
Marc-Aurèle, et, en définitive, laisse entendre que le roi à désirer, le
roi ayant «la science royale», ce serait Socrate ou lui-même;--et comme
enfin, quand il parle du communisme, c’est comme d’un gouvernement idéal
et sidéral fait pour les «demi-dieux» et qu’il faut mentionner seulement
(car il sait bien pourquoi il le mentionne) afin d’en retenir quelque
chose pour _une partie_ de l’État modèle dont il veut tracer le
tableau;--j’en reviens à dire qu’il a considéré la démocratie comme un
gouvernement mauvais qui ne peut pas avoir de forme bonne; comme le seul
gouvernement qui ait sa forme mauvaise sans avoir sa forme acceptable,
et qu’en faisant, comme négligemment, sa revue de tous les gouvernements
possibles, il n’était pas sans le secret dessein de le faire de telle
sorte que toutes les fois qu’il rencontrerait la démocratie il
l’écartât, toujours avec plus d’indignation ou d’ironie.

Le gouvernement selon Platon sera donc essentiellement
aristocratique.--Il sera _de plus_ essentiellement conservateur.--Il
sera _de plus_ communiste, là où il pourra l’être, et relativement
«socialiste», pour nous servir d’un mot vague qui s’expliquera tout à
l’heure, là où il ne pourra pas être communiste.

Notre gouvernement sera socialiste _en ce sens que par esprit socialiste
on peut entendre le désir qu’il n’y ait dans l’État ni richesse ni
misère_ et que nous prendrons toutes les dispositions possibles pour
qu’il n’y ait dans notre république ni riches ni misérables, mais
seulement des pauvres, c’est-à-dire des hommes de fortune médiocre.
«Nous prendrons bien garde de donner entrée dans notre État à deux
choses, la richesse et la misère, parce que l’une engendre la mollesse,
la fainéantise et l’amour des nouveautés; l’autre la bassesse, l’envie
de mal faire et, elle aussi, l’amour des nouveautés.»--Dans ce dessein
nous ferons un partage égal des terres entre les citoyens de la plèbe et
nous défendrons que la part ainsi dévolue à chaque citoyen «entre jamais
dans aucun contrat de vente ou d’achat». Nous attacherons à cette loi
fondamentale un caractère religieux en affirmant aux citoyens que la
part de chacun est «consacrée aux dieux»; en réglant que «les prêtres et
prêtresses, dans les premiers, seconds et même troisièmes sacrifices,
prieront les dieux de punir d’une peine proportionnée à sa faute
quiconque vendra sa terre et sa maison, quiconque l’achètera; en gravant
le nom de chaque citoyen avec la désignation de la part qui lui est
échue sur des tables de cyprès qui seront exposées dans les temples pour
servir d’instruction à la postérité», etc.

Ces règles sont dures et surtout paraîtront telles à des Athéniens. Nous
reconnaîtrons de bonne grâce qu’elles ne sont point applicables dans
toute leur rigueur; et, pour qu’on ne nous accuse pas d’être
chimériques, ce que nous ne sommes nullement, nous dirons: «Il faut
convenir qu’il est comme impossible que nous rencontrions des hommes qui
ne murmurent point contre un tel établissement; qui souffrent qu’on
règle la mesure de leur bien et qu’on la fixe pour toujours à une
fortune médiocre. On regardera peut-être cela comme un songe et l’on
pensera que c’est là disposer d’un État et de ses habitants comme on
dispose de la cire. Ne pensez pas que nous ignorions ce qu’il y a de
vrai dans ces objections. Seulement dans toute entreprise nous croyons
qu’il est très conforme au bon sens que celui qui en dresse le plan y
fasse entrer tout ce qu’il y a de plus beau et de plus vrai et que, s’il
rencontre ensuite dans l’exécution quelque chose d’impraticable, il le
laisse de côté, de façon pourtant qu’il s’attache à ce qui en approche
davantage...»

En second lieu, notre gouvernement sera essentiellement conservateur;
c’est-à-dire qu’il sera selon les lois et qu’on changera les lois le
moins possible et le moins souvent possible. Nous savons ce qu’il y a à
dire et ce que nous avons dit nous-même contre les lois, qui ne sont pas
souples, qui n’ont pas d’intelligence particulière, d’intelligence pour
chaque cas, qui, en d’autres termes, ont comme une intelligence générale
et abstraite et qui ne valent certainement pas un homme d’intelligence
vivante, ployable à toute circonstance et du reste supérieure; mais
comme, d’une part, cet homme est difficile à trouver, et comme, d’autre
part, les lois antiques et respectées sont un élément de conservation,
le principe même le plus fort de conservation, nous nous attacherons aux
Lois; nous les considérerons comme nous l’avons fait autrefois dans le
_Criton_, un peu par fiction, mais avec un sentiment profond de
l’utilité sociale, comme des mères nourrices du citoyen, tout en
reconnaissant que le citoyen, s’il se sent lésé par ses nourrices au
point d’avoir la tentation de les battre, a toujours le droit de changer
de patrie; et de cette façon nous serons essentiellement et
régulièrement conservateurs, non pas conservateurs par passion, par
archaïsme, par régressions capricieuses, mais par sentiment précis et
inscrit quelque part de la continuité de la cité.

Cet esprit de conservation, qui n’est pas autre chose que le patriotisme
même, car le patriotisme a ceci de particulier qu’il se saisit dans le
passé et non, ou beaucoup moins, dans le présent, doit présider à toutes
choses, aux ouvrages littéraires, aux ouvrages poétiques, aux arts, aux
jeux, qui sont des arts populaires. Les innovations des poètes, des
musiciens, des organisateurs de jeux sont des malheurs publics; parce
que ce sont et des signes et des causes de mépris à l’égard du passé,
c’est-à-dire de mépris à l’égard de la patrie même.

Cette législation conservatrice sera toute pénétrée de moralité et même
tâchera de ne pas être autre chose que la moralité elle-même. Elle
interdira le meurtre et le vol, comme toutes les législations
humaines[5], en tenant compte, pour le meurtre, de la différence entre
la préméditation et la colère. Elle interdira sévèrement l’adultère, le
concubinage et la pédérastie, qui sont, chacun à sa manière, contraires
à la perpétuité de la race et destructeurs de la force de la cité.

  [5] Avec d’assez curieuses distinctions. Si un enfant blesse son père
    ou sa mère avec préméditation, il sera puni de mort; si un frère
    blesse sa sœur ou la sœur son frère avec préméditation, peine de
    mort. Mais si un mari blesse sa femme ou la femme son mari _avec
    l’intention de s’en défaire_, simple bannissement. Faut-il voir là
    cette idée que le meurtre conjugal a toujours des circonstances
    atténuantes?

Cette législation aura pour principe essentiel, sinon unique,
l’amendement du coupable, «car aucune peine infligée dans l’esprit de la
loi n’a pour but le mal de celui qui la souffre; mais son effet doit
être de le rendre meilleur ou moins méchant». Mais je dis «principe
essentiel» et non «unique»; car dans le cas de crime monstrueux commis
par un homme d’excellente éducation, le juge pourra estimer qu’il a
affaire à un homme incurable et lui infliger la mort, mal qui est «le
moindre des maux pour lui» et châtiment «qui pourra servir d’exemple aux
autres».

Cette législation sera appliquée par des magistrats élus. L’élection des
magistrats sera faite par un collège électoral composé de tous ceux qui
auront une charge ou fonction publique dans l’État. Tous les tribunaux
auront au-dessus d’eux une cour suprême, dite assemblée des gardiens des
lois. Ces gardiens des lois seront également élus; ils le seront d’une
façon assez compliquée: les citoyens portant les armes ou qui les auront
portées autrefois dresseront une liste de trois cents noms; sur ces
trois cents noms, par une série d’éliminations successives, _le peuple
tout entier_ finira par en réserver trente-sept, et ces trente-sept
seront les gardiens des lois et constitueront la cour suprême, qui aura
ainsi une origine demi-aristocratique, demi-démocratique.

Et, en troisième lieu, notre gouvernement sera aristocratique et, _dans
la partie de l’État qui sera organisée aristocratiquement_, il aura un
caractère communiste très accusé et presque absolu. Car le communisme a
été jugé chimérique pour le corps tout entier de la nation. Mais, en
tant qu’il est l’idéal même, il peut être appliqué et doit l’être à une
portion de la nation, c’est à savoir à la meilleure.

Au-dessus du peuple agricole, au-dessus du peuple artisan, au-dessus
même des magistrats d’ordre judiciaire ou d’ordre civil, il y aura une
caste, celle des guerriers, protecteurs et défenseurs de la cité, âme
vivante et armée de la République. Ces guerriers pratiqueront la
communauté des biens de la manière la plus pure; car ils n’auront point
de biens. Ils seront absolument pauvres. «Aucun d’eux n’aura rien qui
soit à lui seul et ils n’auront à eux tous ni maison ni magasin où tout
le monde ne puisse entrer. Ils seront nourris par les autres citoyens,
par l’État, de telle sorte qu’ils n’aient ni trop de nourriture ni trop
peu pour l’année. On leur fera entendre que les dieux ont mis dans leur
âme de l’or et de l’argent divin et qu’ils n’ont par conséquent aucun
besoin de l’or et de l’argent des hommes et qu’il ne leur est pas permis
de souiller la possession de cet or immortel par l’alliage de l’or
terrestre... et qu’ainsi ils sont les seuls entre les citoyens à qui il
soit défendu de manier, de toucher même ni or ni argent, d’en garder
sous leur toit, d’en mettre sur leurs vêtements, de boire dans des
coupes d’or et d’argent; et que _c’est là l’unique moyen de se conserver
eux et l’État_.»

Quant à leurs femmes et quant à leurs enfants, elles leur seront
communes, ils leur seront communs, à tous tant qu’ils seront. «Les
femmes de nos guerriers seront communes toutes à tous; aucune d’elles
n’habitera en particulier avec aucun d’eux; les enfants seront communs
et les parents ne connaîtront pas leurs enfants ni les enfants leurs
parents.» Cela est de toute importance et de toute nécessité pour le
salut de la République. Car ce qu’il faut, c’est que les gardiens de
l’État se considèrent comme des frères et comme les membres d’une
famille aussi étroitement unie que possible. Il faut que chacun d’eux
«croie voir dans les autres un frère ou une sœur, un fils ou une fille,
ou quelque parent dans le degré ascendant ou descendant», et pour qu’ils
ne se traitent pas ainsi de bouche seulement, et pour que leurs actions
répondent à leurs paroles, et pour que leurs paroles ne soient que
l’expression même de leurs actes, et «pour qu’ils aient à l’égard de
ceux à qui ils donnent le nom de père tout le respect, toutes les
attentions, toute la soumission que la loi prescrit aux enfants envers
leurs parents», il faut que réellement tous puissent et doivent se
considérer comme les membres d’une seule et même famille[6].

  [6] C’est une question de savoir si Platon a entendu la communauté des
    biens, des femmes et des enfants, de tous les citoyens ou seulement
    de la caste des guerriers. Quelques-uns ont cru qu’il l’entendait de
    tous les citoyens. Et il faut reconnaître que quelques textes les
    ont presque autorisés à en juger ainsi. Platon dit, au livre V de
    _la République_: Le plus grand bien de l’État, n’est-ce pas ce qui
    en lie toutes les parties et le rend _un_? Or, quoi de plus propre à
    former cette union que la communauté des plaisirs et des peines
    entre _tous_ les citoyens, lorsque _tous_ se réjouissent des mêmes
    bonheurs et s’affligent des mêmes malheurs?... Supposez-les tous
    également touchés des mêmes choses, l’État jouira d’une parfaite
    harmonie parce que tous ses membres ne feront plus, pour ainsi
    parler, qu’un seul homme.»--Et, au début du livre VIII de ce même
    ouvrage, il écrit: «C’est donc une chose bien reconnue entre nous
    que dans un État bien gouverné, tout doit être commun, les femmes,
    les enfants, l’éducation, les exercices...»--Mais d’abord il faut se
    souvenir que Platon pensant que l’État idéal, irréalisable, serait
    en effet l’État de communauté absolue, il lui arrive ici et là--très
    rarement--de se souvenir secrètement de cette idée et de dire de
    l’État tout entier ce qu’il ne pense _pratiquement_ que des
    guerriers; et ensuite il faut lire de près tout le chapitre V de la
    _République_, qui est celui où il organise pratiquement
    l’aristocratie de son État; il faut lire surtout la partie de ce
    livre où il donne les raisons pourquoi la communauté des biens et
    des femmes est nécessaire aux guerriers, et l’on verra bien que,
    très nettement, il a restreint la communauté des biens, des femmes
    et des enfants aux guerriers seuls, et pour des raisons qui, ne
    s’appliquant qu’aux «gardiens de l’État», qu’à ceux qui ont pour
    mission de défendre et de protéger la République, montrent assez,
    par cette restriction même, que ce n’est qu’à la caste guerrière que
    Platon, en définitive, juge bon d’imposer ce régime.

Cette idée, si discutée, il faut surtout la comprendre exactement. Par
cette caste communiste, Platon a surtout et même uniquement songé à
confier la garde et la défense de la cité à un ordre monastique. Il a
pensé que la cité ne pouvait être défendue avec désintéressement que par
un ordre faisant vœu de pauvreté et même d’absence de tout bien et
renonçant aux joies et aux douceurs du foyer et de la famille. Il a
voulu créer, au service de l’État, une Église armée.

L’Église catholique n’a pas fait, au fond, autre chose pour la défense
de la foi que ce que Platon institue pour la défense et la protection de
la patrie. L’Église, ou un ordre monastique, renonce à la propriété
individuelle et à la famille, pour établir entre ses membres une
solidarité étroite et une fraternité absolue et, par ces moyens, pour
être fort. Platon fait d’avance de même, avec une singulière puissance
de prévision, ou plutôt avec une singulière pénétration de psychologue,
de moraliste et de politique.

Seulement, au lieu du vœu de chasteté, à quoi il n’aurait pas fallu
songer parmi les Grecs, il institue la communauté des femmes, qui
certainement n’est pas la même chose, la chasteté en pareille affaire
étant la véritable force, mais qui, ne le dissimulons pas, n’est pas
chose si extrêmement différente; d’une part procédant du même principe,
à savoir du mépris de la femme; d’autre part ayant en partie les mêmes
effets, c’est-à-dire interdisant au prêtre-soldat le foyer et la
famille, et le réservant ainsi à sa tâche, et le forçant à n’avoir et à
ne connaître d’autre famille que son armée, et en définitive le laissant
moine. Un moine à qui il serait permis quelquefois de consentir aux
exigences de son tempérament, mais à qui du reste toute union durable
avec une femme et toute paternité seraient interdites, comme toute
fortune, comme toute propriété, comme toute aisance, voilà le guerrier
de Platon.

Pourquoi ces rigueurs? Pour qu’il soit fort, pour qu’il soit guerrier et
pour qu’il ne soit que guerrier. Par ceci Platon rejoint Nietzsche,
qu’ailleurs il combat si énergiquement sous le nom de Calliclès ou sous
un autre. Il veut faire une race de _surhommes_, énergique, intrépide,
désintéressée, c’est-à-dire d’un désintéressement individuel absolu;
toute tournée du côté de la gloire et des grandes choses, extrêmement
dure pour elle-même et aussi pour les autres, mais surtout pour
elle-même, détachée des ambitions matérielles et des liens alourdissants
et affaiblissants, élite sept fois trempés de l’humanité et si digne de
la conduire qu’elle mérite presque de l’opprimer.

Pour parler plus simplement, il veut faire une aristocratie et une
aristocratie qui soit aristocratie autrement que de nom et par le hasard
des circonstances, mais qui soit aristocratie et qui reste telle, et qui
se fasse telle continuellement par un régime de vie tout spécial et par
une règle d’ordre toute particulière.

On ne commande qu’à la condition de se distinguer de telle sorte qu’on
ne puisse plus, en eût-on la tentation, se confondre avec la foule, y
rentrer ou même lui ressembler. Platon veut faire une aristocratie
véritable et qui dure.

A la vérité, il ne s’y prend pas très bien, ce me semble. Pour la
pauvreté, rien de mieux. Nietzsche se trompe en voulant ses _surhommes_
riches et fastueux. Une aristocratie peut être riche collectivement,
mais ses membres doivent pratiquer la pauvreté et mépriser l’argent
d’une façon absolue. C’est une force, et c’est ce qui montre leur force.
Celui-là est un chef et reconnu pour tel, qu’on sait qui ne peut ni être
corrompu ni se corrompre.

Mais la communauté des femmes et la famille collective est une sottise.
Il y a deux moyens de constituer une élite; mais non pas un troisième.
Ou l’élite sera chaste, ne connaîtra pas la femme et ne voudra pas la
connaître et se recrutera par cooptation ou adoption, et si elle reste
dans les termes de cette institution avec rigueur et fermeté, elle sera
d’une incalculable puissance;--ou l’élite se perpétuera par
progénitures, partagée, sans être divisée, à quoi elle devra s’appliquer
énergiquement, en familles fortement constituées, où se garderont les
traditions et où se conserveront les exemples; et cette élite-ci pourra
encore être et se maintenir très puissante.

Mais si l’enfant adopté peut être élevé fort bien dans les traditions de
l’ordre; si l’enfant du mariage peut être élevé très bien dans les
traditions de sa famille particulière et aussi de la grande famille qui
est l’aristocratie, on voit peu comment l’enfant collectif pourra être
élevé.

--Comme l’enfant adopté!

--Je ne crois pas. L’enfant adopté est un enfant choisi; l’enfant
collectif est un enfant trouvé, un enfant du hasard qu’il n’y a guère de
raison pour que quelqu’un aime, soigne, cultive et dresse bien. Les
enfants des guerriers de Platon ne seront pas la fleur et le surgeon
verdissant de la cité guerrière, ils en seront l’encombrement et le
poids mort. Platon prévoit le cas où le rejeton de la caste noble sera
reconnu indigne d’elle et replongé dans la classe basse. Je ne serais
pas étonné que presque tous les fils des guerriers fussent précisément
dans ce cas.

Et, d’autre part, j’ai peu besoin de démontrer que la promiscuité
féminine, même relativement réglée, comme elle l’est par Platon, est,
pour une élite, absolument comme pour tout autre groupement humain, une
cause d’affaiblissement sans pareille. Les deux vertus essentielles, et
c’est-à-dire les deux forces essentielles d’une aristocratie, d’une
élite quelle qu’elle soit, du reste, sont la pauvreté volontaire et la
chasteté volontaire. Or il n’y a que deux manières d’être chaste, c’est
de n’avoir pas de femme ou de n’en avoir qu’une.

Tout compte fait, Platon a manqué son aristocratie. Il a néanmoins tracé
le tableau, appelant des retouches, mais très large et bien composé,
d’un gouvernement aristocratique, conservateur et partiellement
socialiste, fondé sur l’esprit de justice, l’esprit d’ordre--ces deux
idées pour Platon se confondant--et l’esprit de patriotisme.

Il a surtout, en manifestant et caressant son idéal, fait œuvre de
polémique et combattu deux choses qu’il exècre également: la
ploutocratie et la démocratie. C’est à ces haines qu’il tient
principalement. Il semble dire à toutes les lignes: je cherche un idéal
de république et j’ai des incertitudes, des indécisions et des
contradictions en le cherchant; mais il y a deux choses que j’ai
trouvées certainement, c’est que la ploutocratie est une peste des États
et que la démocratie en est une autre; c’est qu’une république est
perdue quand la foule y gouverne et aussi quand il y a des riches et des
misérables; c’est qu’il faut combattre par tous les moyens possibles le
gouvernement de tous par tous, qui n’est, en définitive et en pratique,
que le gouvernement de ceux qui sauraient gouverner par ceux qui ne le
savent pas; et l’inégalité des fortunes, qui ne met que corruption en
haut, dépravation en bas et faiblesse partout.

Et remarquez du reste que ces deux choses sont corrélatives et que ces
deux fléaux ont ensemble étroit parentage. Car la démocratie enfante la
ploutocratie, et la ploutocratie favorise la démocratie. La démocratie
enfante la ploutocratie en ce sens que, quand le peuple est le maître,
les supérieurs ne pouvant pas employer, et aussi satisfaire, leur
supériorité à commander, l’emploient et la satisfont à acquérir. Ils ne
recherchent ni les honneurs, ni les dignités, ni le pouvoir, qui leur
échappent et qu’ils sentent qui leur échappent; ils se rabattent sur
l’argent, qui est une jouissance, et ils laissent le pouvoir ou
l’apparence du pouvoir aux politiciens, aux rhéteurs et aux sophistes.

Ou encore ils s’avisent, s’imaginent plutôt que l’argent, au sein d’une
plèbe besogneuse et avide, peut leur donner le pouvoir, qu’au fond ils
ambitionnent toujours; et ils ne l’obtiennent pas ou l’obtiennent
rarement, ou n’en saisissent que les apparences; mais ils s’acharnent à
conserver et à augmenter leurs richesses dans l’espoir toujours
renaissant de l’obtenir.

La démocratie enfante donc la ploutocratie et l’excite, du reste, à
persévérer dans l’être.

Et, d’autre part, la ploutocratie favorise et caresse la démocratie. Ce
qu’elle redoute d’instinct, c’est le mérite pauvre. Elle le redoute, le
déteste et fait semblant de le mépriser. Elle le redoute; car, lorsqu’il
éclate, même au sein des démocraties, il fait au moins son effet, il a
son prestige; il a des succès, de courte durée, la foule ayant l’horreur
des supériorités et surtout de ce genre de supériorité, mais il a des
succès qui sont toujours désagréables et qui peuvent être dangereux.

Elle le déteste, d’abord parce qu’elle le redoute, et on pourrait ne pas
aller plus loin; ensuite parce qu’il a un éclat particulier, tout
personnel, tout divin en quelque sorte et venu du ciel, que la
ploutocratie ne peut pas avoir, qu’elle ne peut pas acheter et qui
échappe à ses prises, pourtant si puissantes, dont elle enrage.

Enfin elle fait semblant de le mépriser, ce qui est un jeu si apparent
qu’elle en a honte, et ceci même avive ses colères et ses haines.

Pour toutes ces raisons, sachant bien que le grand éteignoir du mérite
personnel, c’est la démocratie et qu’il n’est boisseau meilleur à
couvrir cette lumière, la ploutocratie ne laisse pas d’avoir pour la
démocratie des préférences qui sont presque des tendresses.

Notez encore que la ploutocratie, non seulement favorise la démocratie,
mais encore, dans une certaine mesure, la crée. Comme elle a toujours
pour effet, d’une façon ou d’une autre, une augmentation de misère en
bas, elle augmente, elle étend dans de très grandes proportions cette
classe très pauvre qui, selon les temps, selon les circonstances, selon
les tempéraments nationaux, est servile ou est arrogante, et qui, quand
elle est arrogante, est la force principale de la démocratie et pour
ainsi dire la démocratie elle-même.

La ploutocratie, dans une certaine mesure, crée donc, entretient et
développe la démocratie, comme la démocratie crée, entretient et
développe la classe ploutocratique.

A la vérité, et la ploutocratie n’est pas sans le savoir, la démocratie
est destinée à monter à l’assaut de la classe ploutocratique et à la
détruire, et elle n’aime pas plus cette supériorité que toute autre;
mais pendant un temps très long, les intérêts et les passions de ces
deux classes sont d’accord ou ont des rapports qui ne laissent pas
d’être étroits. Ce sont des frères ennemis, en principe et en
définitive, mais dont la trêve en vue de combattre un ennemi commun est
souvent très longue.

Et quoi qu’il en soit des rapports qu’ils soutiennent entre eux, ils
sont, chacun pris en lui-même, un élément de désordre, d’injustice et de
faiblesse dans un État... Il n’est rien qu’on doive combattre plus
énergiquement que l’un, si ce n’est l’autre. Ni riches ni misérables, et
le gouvernement exercé par les meilleurs: ce sont là les deux conditions
premières d’une bonne police dans un État.

Et maintenant Platon n’a pas dit comment on peut contraindre un peuple à
se laisser gouverner par les meilleurs, et il ne pouvait pas le dire;
car c’est ici la difficulté insurmontable et le problème sans solution.
Un peuple se laisse gouverner par les meilleurs quand il est excellent
lui-même ou quand il est au-dessous de tout. Il se laisse gouverner par
les meilleurs quand il a été depuis longtemps tellement abâtardi, qu’un
groupe de conquérants, de l’extérieur le plus souvent, de l’intérieur
quelquefois, l’a pris par les oreilles et le tient sous sa main et sous
son pied. Dans ce cas, l’aristocratie, ou oligarchie, ou même
quelquefois une faction qui se donne le nom de démocratie, n’est pas le
gouvernement des meilleurs, mais des plus audacieux et des plus
violents. Écartons le cas de cette pseudo-aristocratie.

Un peuple se laisse aussi gouverner par les meilleurs, comme j’ai dit,
quand il est excellent lui-même; quand il a l’idée juste, soit
instinctive, soit héritée, des conditions d’un bon gouvernement et d’un
bon État; quand il sait ou quand il sent qu’un peuple doit être régi par
ceux qui savent gouverner, ou tout au moins par ceux qui savent quelque
chose et qui ont quelque compétence parce qu’ils ont quelque
information; et alors il y a très bon régime aristocratique. Mais dans
ce cas, qui fut assez longtemps celui de Rome et qui a été assez
longtemps et qui est encore un peu celui de l’Angleterre, le peuple est
si sage qu’il mériterait d’être en démocratie.

De sorte que l’aristocratie n’est bonne que là où il est presque inutile
qu’elle soit. Elle n’est bonne que là où, si elle n’existait pas, le
peuple se gouvernerait à très peu près comme elle gouverne. Elle n’est
bonne que là où le peuple, s’il élisait ses chefs, élirait précisément
ceux qui le commandent. Elle n’est donc bonne que là où elle est
inutile.

Ceci n’est point paradoxal; cela revient à dire qu’accepter et soutenir
est la même chose que nommer et soutenir. L’aristocratie militaire et
l’aristocratie ecclésiastique étaient tellement acceptées du peuple
français au XVIIe siècle que c’était exactement comme si elles avaient
été nommées par lui, et le régime était excellemment aristocratique
parce qu’il était démocratique sans en avoir l’air, en ce sens que la
démocratie formellement déclarée et en exercice aurait produit et comme
_sorti_ les mêmes chefs.

L’aristocratie n’est donc pas un système, une méthode dont il y ait à se
demander s’il faut l’appliquer ici ou là. Elle est un fait qui ne dépend
que de la suite de l’histoire. Elle est un fait anormal, triste et
monstrueux là où elle est le résultat de la conquête d’une race
affaiblie par un groupe violent, impérieux et avide. Elle est un fait
logique, régulier et heureux, là où elle a pour cause l’accord d’un
peuple intelligent et de la partie la plus intelligente de ce peuple;
l’accord d’un peuple qui a instinctivement «la science royale» et de la
classe qui a instinctivement et avec réflexion et étude cette même
«science royale»; l’accord d’un peuple qui a l’instinct social et de la
classe qui a instinct social et science politique.

Mais ni dans l’un ni dans l’autre cas ni dans un troisième, s’il en est
un, l’aristocratie n’est chose de _dogmatique_. Il n’y a jamais à dire:
«il faut la faire»; il faut regarder si elle est ou si elle n’est pas;
car de l’imposer à un peuple qui n’est pas celui qui la comprendra et
qui en a l’instinct si fortement qu’il y est déjà de lui-même, il n’y a
absolument aucun moyen pour cela.

Mais, du reste, si, comme il est très probable, Platon n’a dogmatisé que
platoniquement et s’il a voulu surtout comparer plutôt qu’il n’a
prétendu légiférer, et s’il a surtout voulu dire: «les peuples
aristocratisants sont mieux organisés que les autres; les peuples
aristocratisants sont organisés et les autres ne le sont pas»; s’il a
voulu dire seulement cela avec preuves, dissertations, digressions et
paradoxes, comme toujours, il n’y a pas lieu de poursuivre la discussion
ni de le critiquer davantage.

                   *       *       *       *       *

Cette _politique_ de Platon, beaucoup moins chimérique qu’on ne s’est
plu à le dire, moins personnelle aussi et _unius auctoris_, puisque
Aristote nous montre Phaléas de Calcidon imaginant une république où
toutes les fortunes fussent égales et Hippodamos de Milet traçant un
plan que souvent Platon a suivi, et puisque aussi bien le premier
inspirateur de Platon est Lycurgue, que celui-ci ait ou non existé
_personnellement_; cette politique, qui est une idée de Spartiate,
couvée dans une imagination athénienne, à côté de quelques singularités
et bizarreries et véritables erreurs, contient un fond de vérités qu’il
me semble que toute l’histoire ancienne a vérifiées et qu’on ne saurait
affirmer encore que l’histoire moderne ait démenties.




XII

CONCLUSIONS


Tout Platon est une aspiration au parfait, et c’est là sa grande et son
immortelle originalité. Pour Platon l’homme est fait pour réaliser la
perfection et pour que la perfection soit, tout au moins presque,
réalisée dans le monde. Ceci est la loi de l’homme, qu’il comprend
rarement, qu’il entrevoit quelquefois, mais qui est telle que quand il
ne la comprend pas il sent éternellement que quelque chose lui manque;
et telle encore que, quand il l’entrevoit, il se sent dirigé vers son
but; et telle encore que, s’il la comprenait absolument, il serait
pleinement heureux.

C’est la grande idée sur laquelle vivra Renan, toute son existence, deux
mille deux cent cinquante ans plus tard. Seulement pour Renan, le monde
et l’homme viennent on ne sait de quoi et tendent vers le parfait et le
créent en y tendant et le réaliseront jour à jour de plus en plus. Pour
Platon le monde, et surtout l’homme, viennent du parfait et y
retournent. Ils sont sortis de lui, ils s’en souviennent, ils en
retrouvent en eux des traces et ils ont à le réparer en eux, et en le
réparant en eux, à s’élever de plus en plus vers lui. L’homme ne crée
pas le divin, il le restitue. Il n’y va pas, il y revient. Au
commencement était Dieu; au bout de la route, si on ne s’égare pas, il y
a Dieu.

Mais, au fond, l’idée est la même. Est platonicien tout homme qui croit
que la destinée de l’homme est de trouver l’idée du parfait et de s’y
attacher comme à l’idée du port.

Ceci n’est pas une idée d’obligation. Le devoir est, à proprement
parler, étranger à Platon, comme en général à tous les Grecs. Le devoir
est plutôt une idée latine. L’homme, pour Platon, n’a pas précisément le
devoir de s’attacher à la perfection; il est dans sa destinée, et
c’est-à-dire dans sa nature, s’il la comprend bien, de s’y attacher.
L’idée de perfection n’est pas un impératif; c’est simplement la santé
de l’âme et la beauté de l’âme. La conscience platonicienne est une
hygiène intellectuelle et une esthétique. Le bien est bien parce qu’il
est sain et parce qu’il est beau. Le juste est bien parce que l’injuste
est incohérent, désordonné, inharmonique et très laid.

Platon, comme Nietzsche, malgré les différences, veut parfaitement faire
vivre les hommes en force et en beauté. Seulement il lui a semblé que
c’était dans le juste et, à un plus haut degré, dans le parfait, et en
un mot que c’était dans la morale qu’étaient la beauté et la force; que
c’était dans la morale qu’était la force, puisqu’il faut beaucoup plus
de force pour se vaincre et s’opprimer soi-même que pour vaincre et
opprimer les autres; que c’était dans la morale qu’était la beauté,
puisque le beau est le déploiement complet, plein et satisfait d’une
force.

Cette grande idée était toute nouvelle. Il me semble bien que les Grecs
ne l’avaient eue jusque-là que par échappées, si tant est qu’ils
l’eussent connue. Ils avaient eu, presque davantage, quoique très peu,
l’idée du devoir, sous forme d’idée d’obéissance aux dieux. Mais l’idée
de l’adoration de la morale, parce qu’elle est belle et parce qu’elle
est le fond de la nature humaine, et donc, en synthétisant, parce que le
fond de la nature humaine est la réalisation du beau; cette idée, qui
devait naître dans un peuple artiste, avait, cependant, attendu Platon
pour éclore.

Platon était nouveau au IVe siècle avant Jésus comme Rousseau au XVIIIe
siècle. Il apportait un rêve de perfection morale et sociale dont ses
contemporains n’avaient pas l’idée et auquel, tout particulièrement à
l’époque de Platon, comme à celle de Jean-Jacques, ils tournaient le
dos. Il y avait un paradoxe hardi et il y avait un paradoxe perpétuel
dans tout le développement de la pensée platonicienne. Platon rompait en
visière à son temps comme Rousseau au sien, avec le même instinct de
taquinerie et aussi avec le même courage, à tel point que si Rousseau
fut persécuté, on s’étonne que Platon ne l’ait pas été.

Il avait à côté de lui un auxiliaire qu’il avait des raisons de haïr et
qu’il paraît bien qu’il ne haïssait pas, sentant bien en lui un
auxiliaire en effet. Ils avaient les mêmes ennemis. Comme Platon,
Aristophane attaquait les prêtres besogneux et avides, vivant de la
sotte crédulité publique (_Plutus_), les fabricateurs d’oracles, les
démagogues, les sophistes, les poètes et les musiciens qui affaiblissent
et énervent les âmes. Comme Platon, Aristophane (_Assemblée des
femmes_), pour s’en moquer, il est vrai, mais avec des complaisances où
l’auteur de la _République_ pouvait très bien trouver son compte,
exposait les idées de partage des biens, de suppression de la propriété,
de repas en commun, d’affranchissement de la femme, de paternité
collective. Comme Platon, et cette fois très sérieusement, il faisait
l’éloge de la pauvreté et le réquisitoire contre le Dieu aveugle de la
Ploutocratie. Comme Platon, Aristophane était à la fois enragé
conservateur et un peu socialiste. Comme Platon, Aristophane rêvait une
cité pacifiée, assainie, très forte et très belle, nettoyée de ses
scories, et où les jeunes gens, moraux par amour du beau, eussent été,
formule littéralement platonicienne, des «statues vivantes de la
pudeur». Aristophane est presque un Platon cynique. Platon n’est presque
qu’un Aristophane plus pur et d’une plus grande force de pensée
abstraite. Aristophane est comme le père des cyniques et Platon des
stoïciens, et l’on sait que les cyniques ne sont que des stoïciens mal
élevés. Que Platon ait pardonné à Aristophane ce que l’on sait et qui ne
fut qu’une erreur et une confusion entre personnages qui ne laissaient
pas de se ressembler entre eux à certains égards, cela se comprend assez
aisément.

Seulement Aristophane, et j’en dirais à peu près autant de Rousseau,
puisqu’aussi bien je l’ai dit et ne vois point que je me sois guère
trompé, est tourné, en somme, tout entier vers le passé, connu ou
supposé, et veut simplement qu’on rebrousse chemin. Aristophane et
Rousseau, à quelques différences de degré près, voient l’idéal dans un
passé qu’il faut retrouver: l’humanité ou la nation se sont trompées de
voie, comme Hercule n’a pas fait au double chemin, et il faut remonter
vers le point de bifurcation. Platon, quoique ne se privant point de
regarder en arrière, se place en quelque sorte en dehors du temps. Très
inquiet du présent, sympathisant quelquefois avec le passé, il place
certainement son idéal dans l’avenir, ou plutôt il cherche un suprême
bien qui puisse être celui de tous les temps. Sa magnifique utopie est
achronique.

Injecter la morale dans l’humanité de telle sorte, avec une telle
puissance qu’elle se mêle à tout le tempérament humain et que désormais,
à quelque moment que ce soit, l’humanité la sente en elle et ne puisse
pas l’éliminer, et qu’à certains moments il y ait comme une poussée
inattendue et extraordinaire de cet élément nouveau, voilà ce que Platon
a voulu et en vérité voilà ce qu’il a réalisé. Il est une des deux ou
trois époques importantes de la civilisation humaine.

Ce qu’il a fait là, il l’a fait avec audace et avec persévérance, aussi
avec une singulière adresse, volontaire ou demi-consciente. Il a
combattu les idées générales des Athéniens, les mœurs des Athéniens, les
préjugés et les travers des Athéniens avec toutes les ressources
intellectuelles des Athéniens.

Il a combattu l’art et les artistes, parce qu’il les jugeait très
dangereux contre les mœurs, avec des ressources d’artiste littéraire
incomparable, avec des anecdotes, des récits poétiques et légendaires,
des dialogues amusants, des comédies, oui, véritablement des comédies
dignes d’Aristophane, et des tragédies, comme la mort de Socrate, où
Sophocle n’aurait pas atteint et qu’Euripide aurait un peu tourné au
mélodrame.

Il a combattu la sophistique et les sophistes avec la sophistique la
plus honnête, sans doute; mais la plus habile, la plus adroite, la plus
captieuse, la plus sournoise, la plus insidieuse, la plus prestigieuse
et la plus spirituelle que le monde ait connue avant les _Provinciales_.

Il a combattu les orateurs avec une éloquence qui n’est jamais
enflammée, mais qui est élevée sans effort, et sublime sans cesser
d’être simple et aisée, tant elle est naturelle.

Il a combattu la démocratie avec un profond sentiment démocratique,
celui qui consiste à croire que force, richesse et même talents ne sont
rien du tout ou infiniment peu de chose auprès de la force morale du
simple honnête homme; et cela, c’était, d’un seul trait, la vraie
démocratie opposée à la fausse et la bonne à la mauvaise.

Il a combattu la mythologie avec des mythes, avec des mythes qu’il
inventait et qu’il faisait très nobles et purs, ou avec les mythes les
plus purs et nobles qu’il trouvait dans la légende et que, du reste, il
assainissait, purifiait et ennoblissait encore par sa manière de les
présenter et par toutes ses grâces décentes et divines.

Ajoutez que, discrètement et sans attitudes de novateur, il remplaçait
la mythologie traditionnelle par une autre. Les «Idées» de Platon ne
sont qu’une mythologie intellectuelle. Les «Idées» sont des déesses
créées par l’esprit d’abstraction, très imaginatif encore, au lieu de
l’être par l’imagination plastique. Les «Idées» de Platon, au lieu
d’être les forces de la nature personnifiées, sont des concepts
personnifiés, ou, si l’on veut, des choses de la nature considérées et
comme saisies par l’esprit en leur essence et personnifiées comme
telles. Le Panthéon de Platon est un Panthéon spiritualiste, où, au lieu
que les choses deviennent des personnes, les idées générales que nous
avons des choses deviennent des personnes qui vivent quelque part. C’est
une sublime mythologie immatérielle mais c’est une mythologie, très
accessible à l’esprit des Grecs parvenus au point d’évolution où ils
étaient et s’ajustant du reste à leur manière ordinaire de concevoir.

Autour ou au sein de son Dieu suprême, Platon a établi un polythéisme
platonicien qui détruisait l’ancien en le remplaçant. Obéissant à cette
loi, peut-être éternelle, qui veut qu’il n’y ait pas d’esprit religieux
qui ne soit mêlé de polythéisme; comme le christianisme a établi ou
laissé établir, au-dessous du Dieu un, avec les anges, les saints et les
madones, tout un polythéisme de bonté, parce que la bonté est l’essence
de la religion chrétienne; Platon a comme aménagé au-dessous, autour ou
au sein de son Dieu un, tout un polythéisme, d’intelligence, d’harmonie
et d’ordre, parce que l’essence du platonisme est comprendre et
ordonner.

Platon combattait donc ses compatriotes avec leurs armes, ce qui est une
chance de vaincre et, en tout cas, toujours, une condition du combat;
antiathénien par ses idées, athénien par sa manière de les présenter et
même de les avoir.

Aussi a-t-il choqué et plu. Aussi a-t-il froissé et enivré. Les
Athéniens ont reconnu un des leurs dans leur adversaire et dans ce
novateur un admirable représentant de leur race. L’enfant qui bat sa
nourrice plaît à sa nourrice parce qu’il est fort, plus encore quand sa
nourrice est sa mère elle-même.

Quant au succès, il faut s’entendre. Selon le point de vue, il fut nul
ou il fut immense. Platon s’est proposé, je crois, de régénérer Athènes
et non pas de régénérer l’humanité. Il n’a aucunement régénéré Athènes,
et il a vraiment donné à l’humanité une vie nouvelle. Il n’a nullement
même assaini Athènes, qui semblait être, au moment où il écrivait,
incurablement gangrenée et que rien ne pouvait sauver. Elle était tombée
ou elle tombait, pendant la vie même de Platon, de Périclès en Cléon, de
Cléon en Hyperbolos, d’Hyperbolos en Pisandre, de Pisandre en Cléophon
et de Cléophon en Cléonyme. Infectée de vénalité par en haut, de sottise
par en bas, de vanité présomptueuse et aveugle à tous les échelons; ne
songeant plus à combattre par elle-même, achetant des mercenaires et les
payant mal; ne songeant qu’aux arts, au théâtre et au bavardage;
«théâtrocratie», comme dit spirituellement Platon et non plus même
démocratie; perdant même l’idée de patrie et se souciant peu d’être
gouvernée par un étranger, ce qui arrive toujours quand on a commencé
par se laisser mal gouverner par les siens; Athènes penchait tellement
vers sa ruine au moment où Platon mourut, qu’elle en était venue presque
à l’espérer pour être délivrée de tout souci.

Elle disparut, comme il est juste et très sain pour l’humanité que
disparaissent les groupes humains qui veulent mourir. Elle perdit même
son génie littéraire et artistique, comme il arrive toujours aux peuples
qui disparaissent comme nations, sans qu’on puisse trop savoir pourquoi,
mais probablement parce que le génie n’est point si personnel qu’on le
croit généralement, mais, force par lui-même, a besoin, cependant, pour
s’épanouir, d’une atmosphère vivifiante et forte.

Platon a complètement échoué dans son projet de régénérer Athènes.
Peut-être, à supposer que «l’Idée» de justice s’occupe de nous, était-il
impossible, parce qu’il eût été scandaleux, que la nation survécût, qui
avait fait boire la ciguë à Socrate et à Phocion.

Mais, comme par une compensation providentielle, si Platon a échoué dans
son dessein immédiat, il a merveilleusement réussi dans le dessein à
longue échéance qu’il n’a peut-être pas eu. Comme a dit Bossuet avec sa
force ordinaire, «il n’y a point de puissance humaine qui ne serve
malgré elle à d’autres desseins que les siens». Platon, qui n’a pas
sauvé Athènes, est au nombre des deux ou trois hommes qui ont donné à
l’humanité une secousse morale profonde et prolongée, qui ont donné à
l’humanité le goût de se surpasser. Il n’est aucun moraliste qui ne
remonte à lui comme à sa source lointaine, élevée et pure. Il n’est
aucun immoraliste qui ne le voie debout sur l’horizon, qui ne soit
offusqué et gêné par sa grande ombre et qui ne sente en lui le grand
obstacle, comme s’il était vivant encore et tout présent; et c’est qu’il
l’est en effet.

Le stoïcisme tout entier dériva de lui avec sa conviction que la force
morale est la seule force qui compte et que la richesse morale est le
seul bien qui ne soit pas une misère, et avec son profond mépris des
puissances selon la chair et selon la force, et avec son idée, hautaine
et vraie, que non seulement le philosophe devrait être roi du monde,
mais qu’il l’est au moins en dignité; c’est-à-dire que la pensée domine
le monde en tant qu’elle survit à tout ce qui pour un temps l’opprime ou
croit l’opprimer.

Le christianisme a dépassé Platon en ce qu’il a mis l’idée de bonté à la
place de l’idée de justice; il est vrai, et c’est ce que l’on n’aura
jamais ni assez dit ni assez cru. Mais il faut dire aussi et aussi
croire que le christianisme est tout pénétré de Platon. Il part d’un
principe qui n’est pas répandu dans tout Platon, qui n’est pas dans
Platon autant que l’on voudrait qu’il y fût, qui n’est pas assez dans
Platon, mais qui est bien platonicien, l’idée de fraternité. Platon a
dit: tous les citoyens d’une même patrie devraient être frères dans le
sens littéral du mot et plus même que les fils d’une même mère n’ont
accoutumé de l’être; le christianisme a dit: tous les hommes doivent
être frères dans le sens littéral et plus que littéral du mot.

Platon a dit: il vaut mieux souffrir l’injustice que de la commettre; le
christianisme a dit: il faut aimer à souffrir l’injustice et il faut
«aimer son ennemi», d’abord parce qu’encore il est votre frère, ensuite
parce qu’il vous donne cette joie de souffrir l’injustice et par
conséquent de témoigner pour la justice, ce qui est fécond en grands
effets et ce qui bâtit le temple de la justice éternelle;--et ainsi la
sainteté et l’efficace du martyre, la théorie du martyre est déjà en
germe et plus qu’en germe dans Platon.

Le christianisme a bâti toute une religion sur la morale, et c’est, avec
quelque indécision, ce que Platon a voulu faire, à l’imitation de
Socrate, peut-être en se tenant moins ferme sur ce fondement que Socrate
lui-même et plutôt en se ramenant sans cesse à la morale qu’en s’y
tenant obstinément attaché, mais encore en ne l’oubliant jamais et en
faisant d’elle son principal et essentiel entretien; et c’est pour cela
qu’à tous les moments où l’humanité, instruite ou avertie par ses
épreuves, revient à la morale comme à sa source de vie, en d’autres
termes craint le suicide, elle revient à la fois pour ainsi dire et au
Calvaire et à Sunium.

Le christianisme s’est tellement reconnu dans le platonisme aussitôt
qu’il l’a connu, qu’il lui a, en grande partie, emprunté sa
métaphysique, ce qui a été son tort, à mon avis, et le christianisme
pur, à mon sens, c’est le christianisme moins le judaïsme et moins la
métaphysique platonicienne et débarrassé tant de ce fâcheux héritage que
de cet encombrant et décevant appareil; mais que le christianisme,
voulant être philosophique, ait été droit à Platon pour se faire une
philosophie générale et pour s’en parer et surcharger comme la vierge
romaine accablée sous les bijoux, c’est au moins le signe d’une
attraction singulière, pour ainsi parler, et d’affinités profondes et
profondément senties.

On peut presque dire que dans la pensée de l’humanité le platonisme et
le christianisme ont été et sont destinés à rester inséparables.

Le positivisme moderne, très hostile à Platon, en quelque sorte par
définition, puisqu’il a, à l’endroit de la métaphysique, une invincible
défiance, aurait tort de ne pas voir en Platon un homme qui, quoique
n’étant pas un auxiliaire, est très éloigné d’être un ennemi. La pensée
profonde du positivisme est que l’homme, égaré dans un canton de
l’univers d’où il ne peut rien voir ni savoir du gouvernement de
l’univers lui-même, doit se sentir obligé envers son canton et, par
reconnaissance envers lui, l’aménager de plus en plus dans le sens de
l’ordre, du juste et du bien. L’humanité oblige l’homme. Nous devons
l’adorer comme un Dieu bienfaiteur et aussi comme un Dieu souffrant et
douloureux. Nous devons à l’humanité d’être d’abord digne d’elle et
ensuite meilleur qu’elle. Nous devons à nos pères de les surpasser en
justice et en bonté, et nos descendants nous devront de nous surpasser
en bonté et en justice. Le devoir, c’est de porter plus haut l’humanité
à mesure qu’elle vieillit. L’humanité doit honorer son enfance par sa
jeunesse, sa jeunesse par son âge mûr, son âge mûr par sa vieillesse, en
montrant toujours que chacun de ses âges était beau en ceci qu’il
contenait un successeur plus beau que lui.

Et cette idée est éminemment platonicienne. Platon se croit, d’une
certaine façon, obligé envers Dieu ou envers les dieux; mais où il tend
surtout, c’est bien à faire vivre les hommes de plus en plus en beauté.
Pour lui, la question est toujours, ou du moins très souvent celle-ci:
qu’ont fait nos pères pour nous rendre meilleurs qu’eux? S’ils n’ont
rien fait en ce sens, il n’y a pas lieu de les honorer. S’ils ont fait
quelque chose ou beaucoup en ce sens, ils sont vénérables et nous devons
les honorer en les imitant. Nous-mêmes nous avons pour tâche unique de
faire l’humanité meilleure que nous, dans toute la mesure de nos forces.
Toute la valeur de l’homme est dans la quantité de justice et dans la
quantité de bien qu’il aura mises dans le monde. Le reste est
sensiblement négligeable. Cette morale platonicienne est par bien des
aspects et surtout par son aspect principal très analogue à la morale
positiviste.

Elle est, avant tout, surtout, essentiellement, à base de
désintéressement. Si dans le langage courant platonisme et idéalisme
sont synonymes, ce n’est pas à tort. Les hommes appellent communément
idéal ce qui est désintéressé. L’idéalisme pratique consiste simplement
à sacrifier l’appétit à l’idée. C’est tout Platon. L’idée pour lui est
si belle que c’est être un sot que de ne pas jeter à ses pieds, et pour
qu’ils y soient foulés, toutes les passions et avec elles, tous les
intérêts. Quand un homme a une pensée et qu’il n’en est pas assez ravi
et amoureux pour lui sacrifier tout ce qui lui est agréable, il n’était
pas digne de l’avoir, et l’on peut presque dire qu’il ne l’avait pas. Il
ne l’avait pas en sa plénitude et en son éclat et sa force. Non,
vraiment, il ne l’avait pas. Et c’est pour cela que Platon semble
convaincu que savoir la vertu et la pratiquer, c’est la même chose. Ce
doit être la même chose, il faut que ce soit la même chose, puisque, si
ce ne l’était pas, l’homme serait trop bête. Et la théorie est
contestable, et on peut même dire qu’elle est dangereuse; mais elle est
le signe de l’idéalisme le plus sincère, le plus convaincu, le plus
profondément entré dans les moelles et dans le cœur d’un homme, qui se
soit jamais rencontré. L’épithète de divin en est resté à Platon, et à
juste titre.

Sans doute, comme enivré de morale, il a, non pas fait à la morale une
trop grande part et, si je l’ai dit, ce fut mal dire; il n’a pas fait à
la morale une trop grande part en la donnant comme la dernière fin de
l’homme et en affirmant qu’il ne peut être occupation humaine qui ne se
rattache à la morale comme à sa dernière fin, ce qui est vrai et même
exact; mais il a trop voulu que la préoccupation morale, le dessein
moralisateur fût continuellement présent et comme mêlé à chaque
occupation humaine quelle qu’elle fût, et non seulement la dominât, mais
la dirigeât de tout près, et pour ainsi dire la maîtrisât et
l’étreignît, ce qui est trop, et ce qui risque de paralyser et de glacer
les plus belles facultés humaines, lesquelles, laissées plus libres,
reviennent beaucoup mieux à servir en définitive la morale qu’elles ne
le pourraient faire ainsi maîtrisées, opprimées et contraintes.

Mais il faut tenir compte, comme j’essaye toujours de le faire, de
l’exagération nécessaire que les grands maîtres croient, avec raison,
devoir donner à leur système et à l’idée maîtresse de leur système. Ils
se disent toujours qu’il y aura du déchet et que l’on en rabattra. Ils
visent un peu plus haut que le but pour y toucher, et je ne crois pas
que ce soit le fait de mauvais tireurs.

Il faut tenir compte aussi du public auquel s’adresse un philosophe, et
certes les hommes à qui parlait Platon étaient si éloignés de toute idée
morale qu’il n’était pas inutile de forcer la note. Platon a prêché la
morale avec les allures du paradoxe, ce qu’on lui peut reprocher, et
avec le ton et la verdeur du paradoxe, ce qui était bon, parce qu’il
était commandé par les circonstances.

Tel qu’il est, sans parler du métaphysicien, du poète, du satiriste, de
l’orateur, du narrateur et du dramatiste, il est le moraliste le plus
convaincu, le plus chaleureux, le plus pénétrant, le plus imposant à la
fois et le plus ingénieux, et il ne lui a manqué que d’être simple, que
le monde ait jamais connu. Il sera en quelque sorte associé aux
destinées de l’humanité. Sans peut-être qu’il soit lu personnellement si
je puis ainsi dire, il sera écouté, au moins en la personne de ceux qui
conserveront son esprit et s’inspireront de sa doctrine, tant que
l’idéalisme, même restreint au sens que nous lui donnions plus haut,
demeurera, ici ou là, sur la terre. Il ne sera oublié définitivement que
lorsque tous les hommes en seront à ne croire qu’à la force et à croire
qu’elle est féconde et qu’elle peut fonder quelque chose de durable, et
lorsque, en conséquence, les hommes n’agiront jamais et ne voudront
jamais agir que selon leur force ou selon leur faiblesse.

Je ne sais pas si ces temps sont proches; mais je sais qu’ils ne sont
jamais arrivés et qu’on peut espérer qu’ils n’arriveront jamais,
quelques apparences qu’il y ait contre cet espoir. D’ici là, Platon vit
dans les consciences de ceux qui croient devoir sacrifier quelque chose
d’eux à l’idée. On croyait que Platon était descendant des anciens rois
d’Athènes. Or le très sarcastique M. de Gobineau répartissait les hommes
de la façon suivante: «les fils de rois, les imbéciles, les drôles, les
brutes». Platon, fils de rois, vivra tant qu’il y aura quelques fils de
rois. Il a su être, très précisément, un des aspects du divin. Il est de
ceux qui y font croire. Il a été homme de son temps et je suis certain
que c’est pour son temps qu’il travaillait; et il s’est trouvé qu’il a
pensé pour toujours. Nul ne répond mieux à la magnifique définition que
Lamartine a donnée de l’homme: «L’homme se compose de deux éléments, le
temps et l’éternité.»




TABLE DES MATIÈRES


     I. Les haines de Platon: Les Athéniens                13
    II. Les haines de Platon: La Démocratie                23
   III. Les haines de Platon: Les Sophistes                37
    IV. Les haines de Platon: Les Poètes                   48
     V. Les haines de Platon: Les Prêtres et les Dieux     62
    VI. Malgré ses haines                                  72
   VII. Son dessein général                                83
  VIII. Sa métaphysique                                    95
    IX. Sa morale                                         133
     X. Ses idées sur l’art                               240
    XI. Sa politique                                      297
   XII. Conclusions                                       379


Paris.--Société française d’Imprimerie et de Librairie.








*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK POUR QU'ON LISE PLATON ***


    

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OTHER WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT
LIMITED TO WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.

1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
warranties or the exclusion or limitation of certain types of
damages. If any disclaimer or limitation set forth in this agreement
violates the law of the state applicable to this agreement, the
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1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
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providing copies of Project Gutenberg™ electronic works in
accordance with this agreement, and any volunteers associated with the
production, promotion and distribution of Project Gutenberg™
electronic works, harmless from all liability, costs and expenses,
including legal fees, that arise directly or indirectly from any of
the following which you do or cause to occur: (a) distribution of this
or any Project Gutenberg™ work, (b) alteration, modification, or
additions or deletions to any Project Gutenberg™ work, and (c) any
Defect you cause.

Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg™

Project Gutenberg™ is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of
computers including obsolete, old, middle-aged and new computers. It
exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations
from people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg™’s
goals and ensuring that the Project Gutenberg™ collection will
remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg™ and future
generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see
Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org.

Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non-profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service. The Foundation’s EIN or federal tax identification
number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by
U.S. federal laws and your state’s laws.

The Foundation’s business office is located at 809 North 1500 West,
Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up
to date contact information can be found at the Foundation’s website
and official page at www.gutenberg.org/contact

Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg™ depends upon and cannot survive without widespread
public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine-readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment. Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements. We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance. To SEND
DONATIONS or determine the status of compliance for any particular state
visit www.gutenberg.org/donate.

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg web pages for current donation
methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
ways including checks, online payments and credit card donations. To
donate, please visit: www.gutenberg.org/donate.

Section 5. General Information About Project Gutenberg™ electronic works

Professor Michael S. Hart was the originator of the Project
Gutenberg™ concept of a library of electronic works that could be
freely shared with anyone. For forty years, he produced and
distributed Project Gutenberg™ eBooks with only a loose network of
volunteer support.

Project Gutenberg™ eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as not protected by copyright in
the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not
necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper
edition.

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including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
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