Thérèse Raquin

By Émile Zola

The Project Gutenberg EBook of Therese Raquin, by Emile Zola

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Title: Therese Raquin

Author: Emile Zola

Posting Date: October 6, 2011 [EBook #7461]
Release Date: February, 2005
[This file was first posted on May 4, 2003]
[Last updated: November 11, 2018]

Language: French


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ÉMILE ZOLA

THÉRÈSE RAQUIN





I


Au bout de la rue Guénégaud, lorsqu'on vient des quais, on trouve le
passage du Pont-Neuf, une sorte de corridor étroit et sombre qui va de
la rue Mazarine à la rue de Seine. Ce passage a trente pas de long et
deux de large, au plus; il est pavé de dalles jaunâtres, usées,
descellées, suant toujours une humidité acre; le vitrage qui le
couvre, coupé à angle droit, est noir de crasse.

Par les beaux jours d'été, quand un lourd soleil brûle les rues, une
clarté blanchâtre tombe des vitres sales et traîne misérablement dans
le passage. Par les vilains jours d'hiver, par les matinées de
brouillard, les vitres ne jettent que de la nuit sur les dalles
gluantes, de la nuit salie et ignoble.

A gauche, se creusent des boutiques obscures, basses, écrasées,
laissant échapper des souffles froids de caveau. Il y a là des
bouquinistes, des marchands de jouets d'enfants, des cartonniers, dont
les étalages gris de poussière dorment vaguement dans l'ombre; les
vitrines, faites de petits carreaux, moirent étrangement les
marchandises de reflets verdâtres; au delà, derrière les étalages, les
boutiques pleines de ténèbres sont autant de trous lugubres dans
lesquels s'agitent des formes bizarres.

A droite, sur toute la longueur du passage, s'étend une muraille
contre laquelle les boutiquiers d'en face ont plaqué d'étroites
armoires; des objets sans nom, des marchandises oubliées là depuis
vingt ans s'y étalent le long de minces planches peintes d'une
horrible couleur brune. Une marchande de bijoux faux s'est établie
dans l'une des armoires; elle y vend des bagues de quinze sous,
délicatement posées sur un lit de velours bleu, au fond d'une boîte en
acajou.

Au-dessus du vitrage, la muraille monte, noire, grossièrement crépie,
comme couverte d'une lèpre et toute couturée de cicatrices.

Le passage du Pont-Neuf n'est pas un lieu de promenade. On le prend
pour éviter un détour, pour gagner quelques minutes. Il est traversé
par un public de gens affairés dont l'unique souci est d'aller vite et
droit devant eux. On y voit des apprentis en tablier de travail, des
ouvrières reportant leur ouvrage, des hommes et des femmes tenant des
paquets sous leur bras; on y voit encore des vieillards se traînant
dans le crépuscule morne qui tombe des vitres, et des bandes de petits
enfants qui viennent là au sortir de l'école, pour faire du tapage en
courant, en tapant à coups de sabots sur les dalles. Toute la journée,
c'est un bruit sec et pressé de pas sonnant sur la pierre avec une
irrégularité irritante; personne ne parle, personne ne stationne;
chacun court à ses occupations, la tête basse, marchant rapidement,
sans donner aux boutiques un seul coup d'oeil. Les boutiquiers
regardent d'un air inquiet les passants qui, par miracle, s'arrêtent
devant leurs étalages.

Le soir, trois becs de gaz, enfermés dans des lanternes lourdes et
carrées, éclairent le passage. Ces becs de gaz, pendus aux vitrages
sur lesquels ils jettent des taches de clarté fauve, laissent tomber
autour d'eux des ronds d'une lueur pâle qui vacillent et semblent
disparaître par instants. Le passage prend l'aspect sinistre d'un
véritable coupe-gorge; de grandes ombres s'allongent sur les dalles,
des souffles humides viennent de la rue; on dirait une galerie
souterraine vaguement éclairée par trois lampes funéraires. Les
marchands se contentent, pour tout éclairage, des maigres rayons que
les becs de gaz envoient à leurs vitrines; ils allument seulement,
dans leur boutique, une lampe munie d'un abat-jour, qu'ils posent sur
un coin de leur comptoir, et les passants peuvent alors distinguer ce
qu'il y a au fond de ces trous où la nuit habite pendant le jour. Sur
la ligne noirâtre des devantures, les vitres d'un cartonnier
flamboient: deux lampes à schiste trouent l'ombre de deux flammes
jaunes. Et, de l'autre côté, une bougie, plantée au milieu d'un verre
à quinquet, met des étoiles de lumière dans la boite de bijoux faux.
La marchande sommeille au fond de son armoire, les mains cachées sous
son châle.

Il y a quelques années, en face de cette marchande, se trouvait une
boutique dont les boiseries d'un vert bouteille suaient l'humidité par
toutes leurs fentes. L'enseigne, faite d'une planche étroite et
longue, portait, en lettres noires, le mot: _Mercerie_, et sur une des
vitres de la porte était écrit un nom de femme: _Thérèse Raquin_, en
caractères rouges. A droite et à gauche s'enfonçaient des vitrines
profondes, tapissées de papier bleu.

Pendant le jour, le regard ne pouvait distinguer que l'étalage dans un
clair-obscur adouci.

D'un côté, il y avait un peu de lingerie: des bonnets de tulle
tuyantés à deux et trois francs pièce, des manches et des cols de
mousseline; puis des tricots, des bas, des chaussettes, des bretelles.
Chaque objet, jauni et fripé, était lamentablement pendu à un crochet
de fil de fer. La vitrine, de haut en bas, se trouvait ainsi emplie de
loques blanchâtres qui prenaient un aspect lugubre dans l'obscurité
transparente. Les bonnets neufs, d'un blanc plus éclatant, faisaient
des taches crues sur le papier bleu dont les planches étaient garnies.
Et, accrochées le long d'une tringle, les chaussettes de couleur
mettaient des notes sombres dans l'effacement blafard et vague de la
mousseline.

De l'autre coté, dans une vitrine plus étroite, s'étageaient de gros
pelotons de laine verte, des boutons noirs cousus sur des cartes
blanches, des boîtes de toutes les couleurs et de toutes les
dimensions, des résilles à perles d'acier étalées sur des ronds de
papier bleuâtre, des faisceaux d'aiguilles à tricoter, des modèles de
tapisserie, des bobines de rubans, un entassement d'objets ternes et
fanés qui dormaient sans doute en cet endroit depuis cinq ou six ans.
Toutes les teintes avaient tourné au gris sale, dans cette armoire que
la poussière et l'humidité pourrissaient.

Vers midi, en été, lorsque le soleil brûlait les places et les rues de
rayons fauves, on distinguait, derrière les bonnets de l'autre
vitrine, un profil pâle et grave de jeune femme. Ce profil sortait
vaguement des ténèbres qui régnaient dans la boutique. Au front bas et
sec s'attachait un nez long, étroit, effilé; les lèvres étaient deux
minces traits d'un rosé pâle, et le menton, court et nerveux, tenait
au cou par une ligne souple et grasse. On ne voyait pas le corps, qui
se perdait dans l'ombre: le profil seul apparaissait, d'une blancheur
mate, troué d'un oeil noir largement ouvert, et comme écrasé sous une
épaisse chevelure sombre. Il était là, pendant des heures, immobile et
paisible, entre deux bonnets sur lesquels les tringles humides avaient
laissé des bandes de rouille.

Le soir, lorsque la lampe était allumée, on voyait l'intérieur de la
boutique. Elle était plus longue que profonde; à l'autre bout, un
escalier en forme de vis menait aux chambres du premier étage. Contre
les murs étaient plaquées des vitrines, des armoires, des rangées de
cartons verts; quatre chaises et une table complétaient le mobilier.
La pièce paraissait nue, glaciale; les marchandises, empaquetées,
serrées dans des coins, ne traînaient pas ça et là avec leur joyeux
tapage de couleurs.

D'ordinaire, il y avait deux femmes assises derrière le comptoir: une
jeune femme au profil grave et une vieille dame qui souriait en
sommeillant. Cette dernière avait environ soixante ans; son visage
gras et placide blanchissait sous les clartés de la lampe. Un gros
chat tigré, accroupi sur un angle du comptoir, la regardait dormir.

Plus bas, assis sur une chaise, un homme d'une trentaine d'années
lisait ou causait à demi-voix avec la jeune femme. Il était petit,
chétif, d'allure languissante; les cheveux d'un blond fade, la barbe
rare, le visage couvert de taches de rousseur, il ressemblait à un
enfant malade et gâté.

Un peu avant dix heures, la vieille dame se réveillait. On fermait la
boutique, et toute la famille montait se coucher. Le chat tigré
suivait ses maîtres en ronronnant, en se frottant la tête contre
chaque barreau de la rampe.

En haut, le logement se composait de trois pièces. L'escalier donnait
dans une salle à manger qui servait en même temps de salon. A gauche
était un poêle de faïence dans une niche; en face se dressait un
buffet, puis des chaises se rangeaient le long des murs, une table
ronde, toute ouverte, coupait le milieu de la pièce. Au fond, derrière
une cloison vitrée, se trouvait une cuisine noire. De chaque côté de
la salle à manger, il y avait une chambre à coucher.

La vieille dame, après avoir embrassé son fils et sa belle-fille, se
retirait chez elle. Le chat s'endormait sur une chaise de la cuisine.
Les époux entraient dans leur chambre. Cette chambre avait une seconde
porte donnant sur un escalier qui débouchait dans le passage par une
allée obscure et étroite.

Le mari, qui tremblait toujours de fièvre, se mettait au lit; pendant
ce temps, la jeune femme ouvrait la croisée pour fermer les
persiennes. Elle restait là quelques minutes, devant la grande
muraille noire, crépie grossièrement, qui monte et s'étend au-dessus
de la galerie. Elle promenait sur cette muraille un regard vague, et,
muette, elle venait se coucher à son tour, dans une indifférence
dédaigneuse.




II


Mme Raquin était une ancienne mercière de Vernon. Pendant près de
vingt-cinq ans, elle avait vécu dans une petite boutique de cette
ville. Quelques années après la mort de son mari, des lassitudes la
prirent, elle vendit son fonds. Ses économies jointes au prix de cette
vente mirent entre ses mains un capital de quarante mille francs
qu'elle plaça et qui lui rapporta deux mille francs de rente. Cette
somme devait lui suffire largement. Elle menait une vie de recluse,
ignorant les joies et les soucis poignants de ce monde; elle s'était
fait une existence de paix et de bonheur tranquille.

Elle loua, moyennant quatre cents francs, une petite maison dont le
jardin descendait jusqu'au bord de la Seine. C'était une demeure close
et discrète qui avait de vagues senteurs de cloître; un étroit sentier
menait à cette retraite située au milieu de larges prairies: les
fenêtres du logis donnaient sur la rivière et sur les coteaux déserts
de l'autre rive. La bonne dame, qui avait dépassé la cinquantaine,
s'enferma au fond de cette solitude, et y goûta des joies sereines,
entre son fils Camille et sa nièce Thérèse.

Camille avait alors vingt ans. Sa mère le gâtait encore comme un petit
garçon. Elle l'adorait pour l'avoir disputé à la mort pendant une
longue jeunesse de souffrances. L'enfant eut coup sur coup toutes les
fièvres, toutes les maladies imaginables. Mme Raquin soutint une lutte
de quinze années contre ces maux terribles qui venaient à la file pour
lui arracher son fils. Elle les vainquit tous par sa patience, par ses
soins, par son adoration.

Camille, grandi, sauvé de la mort, demeura tout frissonnant des
secousses répétées qui avaient endolori sa chair. Arrêté dans sa
croissance, il resta petit et malingre. Ses membres grêles eurent des
mouvements lents et fatigués. Sa mère l'aimait davantage pour cette
faiblesse qui le pliait. Elle regardait sa pauvre petite figure pâlie
avec des tendresses triomphantes, et elle songeait qu'elle lui avait
donné la vie plus de dix fois.

Pendant les rares repos que lui laissa la souffrance, l'enfant suivit
les cours d'une école de commerce de Vernon. Il y apprit l'orthographe
et l'arithmétique. Sa science se borna aux quatre règles et à une
connaissance très superficielle de la grammaire. Plus tard, il prit
des leçons d'écriture et de comptabilité. Mme Raquin se mettait à
trembler lorsqu'on lui conseillait d'envoyer son fils au collège; elle
savait qu'il mourrait loin d'elle, elle disait que les livres le
tueraient. Camille resta ignorant, et son ignorance mit comme une
faiblesse de plus en lui.

A dix-huit ans, désoeuvré, s'ennuyant à mourir dans la douceur dont sa
mère l'entourait, il entra chez un marchand de toile, à titre de
commis. Il gagnait soixante francs par mois. Il était d'un esprit
inquiet qui lui rendait l'oisiveté insupportable. Il se trouvait plus
calme, mieux portant, dans ce labeur de brute, dans ce travail
d'employé qui le courbait tout le jour sur des factures, sur d'énormes
additions dont il épelait patiemment chaque chiffre. Le soir, brisé,
la tête vide, il goûtait des voluptés infinies au fond de l'hébétement
qui le prenait. Il dut se quereller avec sa mère pour entrer chez le
marchand de toile; elle voulait le garder toujours auprès d'elle,
entre deux couvertures, loin des accidents de la vie. Le jeune homme
parla en maître; il réclama le travail comme d'autres enfants
réclament des jouets, non par esprit de devoir, mais par instinct, par
besoin de nature. Les tendresses, les dévouements de sa mère lui
avaient donné un égoïsme féroce; il croyait aimer ceux qui le
plaignaient et qui le caressaient; mais, en réalité, il vivait à part,
au fond de lui, n'aimant que son bien-être, cherchant par tous les
moyens possibles à augmenter ses jouissances. Lorsque l'affection
attendrie de Mme Raquin l'écoeura, il se jeta avec délices dans une
occupation bête qui le sauvait des tisanes et des potions. Puis, le
soir, au retour du bureau, il courait au bord de la Seine avec sa
cousine Thérèse.

Thérèse allait avoir dix-huit ans. Un jour, seize années auparavant,
lorsque Mme Raquin était encore mercière, son frère, le capitaine
Degans, lui apporta une petite fille dans ses bras. Il arrivait
d'Algérie.

--Voici une enfant dont tu es la tante, lui dit-il avec un sourire. Sa
mère est morte... Moi, je ne sais qu'en faire. Je te la donne.

La mercière prit l'enfant, lui sourit, baisa ses joues roses. Degans
resta huit jours à Vernon. Sa soeur l'interrogea à peine sur cette
fille qu'il lui donnait. Elle sut vaguement que la chère petite était
née à Oran et qu'elle avait pour mère une femme indigène d'une grande
beauté. Le capitaine, une heure avant son départ, lui remit un acte de
naissance dans lequel Thérèse, reconnue par lui, portait son nom. Il
partit et on ne le revit plus; quelques années plus tard, il se fit
tuer en Afrique.

Thérèse grandit, couchée dans le même lit que Camille, sous les tièdes
tendresses de sa tante. Elle était d'une santé de fer, et elle fut
soignée comme une enfant chétive, partageant les médicaments que
prenait son cousin, tenue dans l'air chaud de la chambre occupée par
le petit malade. Pendant des heures, elle restait accroupie devant le
feu, pensive, regardant les flammes en face, sans baisser les
paupières. Cette vie forcée de convalescente la replia sur elle-même;
elle prit l'habitude de parler à voix basse, de marcher sans faire de
bruit, de rester muette et immobile sur une chaise, les yeux ouverts
et vides de regards. Et lorsqu'elle levait un bras, lorsqu'elle
avançait un pied, on sentait en elle des souplesses félines, des
muscles courts et puissants, toute une énergie, toute une passion qui
dormaient dans sa chair assoupie. Un jour, son cousin était tombé,
pris de faiblesse; elle l'avait soulevé et transporté, d'un geste
brusque, et ce déploiement de force avait mis de larges plaques
ardentes sur son visage. La vie cloîtrée qu'elle menait, le régime
débilitant auquel elle était soumise ne purent affaiblir son corps
maigre et robuste; sa face prit seulement des teintes pâles,
légèrement jaunâtres, et elle devint presque laide à l'ombre. Parfois,
elle allait à la fenêtre, elle contemplait les maisons d'en face sur
lesquelles le soleil jetait des nappes dorées.

Lorsque Mme Raquin vendit son fonds et qu'elle se retira dans la
petite maison du bord de l'eau, Thérèse eut de secrets tressaillements
de joie. Sa tante lui avait répété si souvent: "Ne fais pas de bruit,
reste tranquille", qu'elle tenait soigneusement cachées, au fond
d'elle, toutes les fougues de sa nature. Elle possédait un sang-froid
suprême, une apparente tranquillité qui cachait des emportements
terribles. Elle se croyait toujours dans la chambre de son cousin,
auprès d'un enfant moribond; elle avait des mouvements adoucis, des
silences, des placidités, des paroles bégayées de vieille femme. Quand
elle vit le jardin, la rivière blanche, les vastes coteaux verts qui
montaient à l'horizon, il lui prit une envie sauvage de courir et de
crier; elle sentit son coeur qui frappait à grands coups dans sa
poitrine; mais pas un muscle de son visage ne bougea, elle se contenta
de sourire lorsque sa tante lui demanda si cette nouvelle demeure lui
plaisait.

Alors la vie devint meilleure pour elle. Elle garda ses allures
souples, sa physionomie calme et indifférente, elle resta l'enfant
élevée dans le lit d'un malade; mais elle vécut intérieurement une
existence brûlante et emportée. Quand elle était seule, dans l'herbe,
au bord de l'eau, elle se couchait à plat ventre comme une bête, les
yeux noirs et agrandis, le corps tordu, près de bondir. Et elle
restait là, pendant des heures, ne pensant à rien, mordue par le
soleil, heureuse d'enfoncer ses doigts dans la terre. Elle faisait des
rêves fous; elle regardait avec défi la rivière qui grondait, elle
s'imaginait que l'eau allait se jeter sur elle et l'attaquer; alors
elle se roidissait, elle se préparait à la défense, elle se
questionnait avec colère pour savoir comment elle pourrait vaincre les
flots.

Le soir, Thérèse, apaisée et silencieuse, cousait auprès de sa tante;
son visage semblait sommeiller dans la lueur qui glissait mollement de
l'abat-jour de la lampe. Camille, affaissé au fond d'un fauteuil,
songeait à ses additions. Une parole, dite à voix basse, troublait
seule par moments la paix de cet intérieur endormi.

Mme Raquin regardait ses enfants avec une bonté sereine. Elle avait
résolu de les marier ensemble. Elle traitait toujours son fils en
moribond; elle tremblait lorsqu'elle venait à songer qu'elle mourrait
un jour et qu'elle le laisserait seul et souffrant. Alors elle
comptait sur Thérèse, elle se disait que la jeune fille serait une
garde vigilante auprès de Camille. Sa nièce, avec ses airs
tranquilles, ses dévouements muets, lui inspirait une confiance sans
bornes. Elle l'avait vue à l'oeuvre, elle voulait la donner à son fils
comme un ange gardien. Ce mariage était un dénoûment prévu, arrêté.

Les enfants savaient depuis longtemps qu'ils devaient s'épouser un
jour. Ils avaient grandi dans cette pensée qui leur était devenue
ainsi familière et naturelle. On parlait de cette union, dans la
famille, comme d'une chose nécessaire, fatale. Mme Raquin avait dit: «
Nous attendrons que Thérèse ait vingt et un ans. » Et ils attendaient
patiemment, sans fièvre, sans rougeur.

Camille, dont la maladie avait appauvri le sang, ignorait les âpres
désirs de l'adolescence. Il était resté petit garçon devant sa
cousine, il l'embrassait comme il embrassait sa mère, par habitude,
sans rien perdre de sa tranquillité égoïste. Il voyait en elle une
camarade complaisante qui l'empêchait de trop s'ennuyer, et qui, à
l'occasion, lui faisait de la tisane. Quand il jouait avec elle, qu'il
la tenait dans ses bras, il croyait tenir un garçon; sa chair n'avait
pas un frémissement. Et jamais il ne lui était venu la pensée, en ces
moments, de baiser les lèvres chaudes de Thérèse, qui se débattait en
riant d'un rire nerveux.

La jeune fille, elle aussi, semblait rester froide et indifférente.
Elle arrêtait parfois ses grands yeux sur Camille et le regardait
pendant plusieurs minutes avec une fixité d'un calme souverain. Ses
lèvres seules avaient alors de petits mouvements imperceptibles. On ne
pouvait rien lire sur ce visage fermé qu'une volonté implacable tenait
toujours doux et attentif. Quand on parlait de son mariage, Thérèse
devenait grave, se contentait d'approuver de la tête tout ce que
disait Mme Raquin. Camille s'endormait.

Le soir, en été, les deux jeunes gens se sauvaient au bord de l'eau.
Camille s'irritait des soins incessants de sa mère, il avait des
révoltes, il voulait courir, se rendre malade, échapper aux câlineries
qui lui donnaient des nausées. Alors il entraînait Thérèse, il la
provoquait à lutter, à se vautrer sur l'herbe. Un jour, il poussa sa
cousine et la fit tomber; la jeune fille se releva d'un bond, avec une
sauvagerie de bête, et, la face ardente, les yeux rouges, elle se
précipita sur lui, les deux bras levés. Camille se laissa glisser à
terre. Il avait peur.

Les mois, les années s'écoulèrent. Le jour fixé pour le mariage
arriva. Mme Raquin prit Thérèse à part, lui parla de son père et de sa
mère, lui conta l'histoire de sa naissance. La jeune fille écouta sa
tante, puis l'embrassa sans répondre un mot.

Le soir, Thérèse, au lieu d'entrer dans sa chambre, qui était à gauche
de l'escalier, entra dans celle de son cousin, qui était à droite. Ce
fut tout le changement qu'il y eut dans sa vie, ce jour-là. Et, le
lendemain, lorsque les jeunes époux descendirent, Camille avait encore
sa langueur maladive, sa sainte tranquillité d'égoïste. Thérèse
gardait toujours son indifférence douce, son visage contenu, effrayant
de calme.




III


Huit jours après son mariage, Camille déclara nettement à sa mère
qu'il entendait quitter Vernon et aller vivre à Paris. Mme Raquin se
récria: elle avait arrangé son existence; elle ne voulait point y
changer un seul événement. Son fils eut une crise de nerfs, il la
menaça de tomber malade, si elle ne cédait pas à son caprice.

--Je ne t'ai jamais contrariée dans tes projets, lui dit-il; j'ai
épousé ma cousine, j'ai pris toutes les drogues que tu m'as données.
C'est bien le moins, aujourd'hui, que j'aie une volonté, et que tu
sois de mon avis. Nous partirons à la fin du mois.

Mme Raquin ne dormit pas de la nuit. La décision de Camille
bouleversait sa vie, et elle cherchait désespérément à se refaire une
existence. Peu à peu, le calme se fit en elle. Elle réfléchit que le
jeune ménage pouvait avoir des enfants et que sa petite fortune ne
suffirait plus alors. Il fallait gagner encore de l'argent, se
remettre au commerce, trouver une occupation lucrative pour Thérèse.
Le lendemain, elle s'était habituée à l'idée du départ, elle avait
fait le plan d'une vie nouvelle.

Au déjeuner, elle était toute gaie.

--Voici ce que nous allons faire, dit-elle à ses enfants. J'irai à
Paris demain; je chercherai un petit fonds de commerce, et nous nous
remettrons, Thérèse et moi, à vendre du fil et des aiguilles. Cela
nous occupera. Toi, Camille, tu feras ce que tu voudras, tu te
promèneras au soleil ou tu trouveras un emploi.

--Je trouverai un emploi, répondit le jeune homme. La vérité était
qu'une ambition bête avait seule poussé Camille au départ. Il voulait
être employé dans une grande administration; il rougissait de plaisir,
lorsqu'il se voyait en rêve au milieu d'un vaste bureau, avec des
manches de lustrine, la plume sur l'oreille.

Thérèse ne fut pas consultée; elle avait toujours montré une telle
obéissance passive que sa tante et son mari ne prenaient plus la peine
de lui demander son opinion. Elle allait où ils allaient, elle faisait
ce qu'ils faisaient, sans une plainte, sans un reproche, sans même
paraître savoir qu'elle changeait de place.

Mme Raquin vint à Paris et alla droit au passage du Pont-Neuf. Une
vieille demoiselle de Vernon l'avait adressée à une de ses parentes
qui tenait dans ce passage un fonds de mercerie dont elle désirait se
débarrasser. L'ancienne mercière trouva la boutique un peu petite, un
peu noire; mais, en traversant Paris, elle avait été effrayée par le
tapage des rues, par le luxe des étalages, et cette galerie étroite,
ces vitrines modestes lui rappelèrent son ancien magasin, si paisible.
Elle put se croire encore en province, elle respira, elle pensa que
ses chers enfants seraient heureux dans ce coin ignoré. Le prix
modeste du fonds la décida; on le lui vendait deux mille francs. Le
loyer de la boutique et du premier étage n'était que douze cents
francs. Mme Raquin, qui avait près de quatre mille francs d'économies,
calcula qu'elle pourrait payer le fonds et la première année de loyer
sans entamer sa fortune. Les appointements de Camille et les bénéfices
du commerce de mercerie suffiraient, pensait-elle, aux besoins
journaliers; de sorte qu'elle ne toucherait plus ses rentes et qu'elle
laisserait grossir le capital pour doter ses petits-enfants.

Elle revint rayonnante à Vernon, elle dit qu'elle avait trouvé une
perle, un trou délicieux, en plein Paris. Peu à peu, au bout de
quelques jours, dans ses causeries du soir, la boutique humble et
obscure du passage devint un palais; elle la revoyait, au fond de ses
souvenirs, commode, large, tranquille, pourvue de mille avantages
inappréciables.

--Ah! ma bonne Thérèse, disait-elle, tu verras comme nous serons
heureuses dans ce coin-là! Il y a trois belles chambres en haut.... Le
passage est plein de monde.... Nous ferons des étalages charmants....
Va, nous ne nous ennuierons pas.

Et elle ne tarissait point. Tous ses instincts d'ancienne marchande se
réveillaient; elle donnait à l'avance des conseils à Thérèse sur la
vente, sur les achats, sur les roueries du petit commerce. Enfin la
famille quitta la maison du bord de la Seine; le soir du même jour,
elle s'installait au passage du Pont-Neuf.

Quand Thérèse entra dans la boutique où elle allait vivre désormais,
il lui semblait qu'elle descendait dans la terre grasse d'une fosse.
Une sorte d'écoeurement la prit à la gorge, elle eut des frissons de
peur. Elle regarda la galerie sale et humide, elle visita le magasin,
monta au premier étage, fit le tour de chaque pièce; ces pièces nues,
sans meubles, étaient effrayantes de solitude et de délabrement. La
jeune femme ne trouva pas un geste, ne prononça pas une parole. Elle
était comme glacée. Sa tante et son mari étaient descendus, elle
s'assit sur une malle, les mains roides, la gorge pleine de sanglots,
ne pouvant pleurer.

Mme Raquin, en face de la réalité, resta embarrassée, honteuse de ses
rêves. Elle chercha à défendre son acquisition. Elle trouvait un
remède à chaque nouvel inconvénient qui se présentait, expliquait
l'obscurité en disant que le temps était couvert, et concluait en
affirmant qu'un coup de balai suffirait.

--Bah! répondait Camille, tout cela est très convenable....
D'ailleurs, nous ne monterons ici que le soir. Moi, je ne rentrerai
pas avant cinq ou six heures.... Vous deux, vous serez ensemble, vous
ne vous ennuierez pas.

Jamais le jeune homme n'aurait consenti à habiter un pareil taudis,
s'il n'avait compté sur les douceurs tièdes de son bureau. Il se
disait qu'il aurait chaud tout le jour à son administration, et que,
le soir, il se coucherait de bonne heure.

Pendant une grande semaine, la boutique et le logement restèrent en
désordre. Dès le premier jour, Thérèse s'était assise derrière le
comptoir, et elle ne bougeait plus de cette place, Mme Raquin s'étonna
de cette attitude affaissée; elle avait cru que la jeune femme allait
chercher à embellir sa demeure, mettre des fleurs sur les fenêtres,
demander des papiers neufs, des rideaux, des tapis. Lorsqu'elle
proposait une réparation, un embellissement quelconque:

--A quoi bon? répondait tranquillement sa nièce. Nous sommes très
bien, nous n'avons pas besoin de luxe.

Ce fut Mme Raquin qui dut arranger les chambres et mettre un peu
d'ordre dans la boutique. Thérèse finit par s'impatienter à la voir
sans cesse tourner devant ses yeux; elle prit une femme de ménage,
elle força sa tante à venir s'asseoir auprès d'elle.

Camille resta un mois sans pouvoir trouver un emploi. Il vivait le
moins possible dans la boutique, il flânait toute la journée. L'ennui
le prit à un tel point qu'il parla de retourner à Vernon. Enfin, il
entra dans l'administration du chemin de fer d'Orléans. Il gagnait
cent francs par mois. Son rêve était exaucé.

Le matin, il partait à huit heures. Il descendait la rue Guénégaud et
se trouvait sur les quais. Alors, à petits pas, les mains dans les
poches, il suivait la Seine, de l'Institut au Jardin des Plantes.
Cette longue course, qu'il faisait deux fois par jour, ne l'ennuyait
jamais. Il regardait couler l'eau, il s'arrêtait pour voir passer les
trains de bois qui descendaient la rivière. Il ne pensait à rien.
Souvent il se plantait devant Notre-Dame, et contemplait les
échafaudages dont l'église, alors en réparation, était entourée: ces
grosses pièces de charpente l'amusaient, sans qu'il sût pourquoi.
Puis, en passant, il jetait un coup d'oeil dans le Port aux Vins, il
comptait les fiacres qui venaient de la gare. Le soir, abruti, la tête
pleine de quelque sotte histoire contée à son bureau, il traversait le
Jardin des Plantes et allait voir les ours, s'il n'était pas trop
pressé. Il restait là une demi-heure, penché au-dessus de la fosse,
suivant du regard les ours qui se dandinaient lourdement: les allures
de ces grosses bêtes lui plaisaient; il les examinait, les lèvres
ouvertes, les yeux arrondis, goûtant une joie d'imbécile à les voir se
remuer. Il se décidait enfin à rentrer, traînant les pieds, s'occupant
des passants, des voitures, des magasins.

Dès son arrivée, il mangeait, puis se mettait à lire. Il avait acheté
les oeuvres de Buffon, et, chaque soir, il se donnait une tâche de
vingt, de trente pages, malgré l'ennui qu'une pareille lecture lui
causait. Il lisait encore, en livraisons à dix centimes, l'_Histoire
du Consulat et de l'Empire_, de Thiers, et l'_Histoire des Girondins_,
de Lamartine, ou bien des ouvrages de vulgarisation scientifique. Il
croyait travailler à son éducation. Parfois, il forçait sa femme à
écouter la lecture de certaines pages, de certaines anecdotes. Il
s'étonnait beaucoup que Thérèse pût rester pensive et silencieuse
pendant toute une soirée, sans être tentée de prendre un livre. Au
fond, il s'avouait que sa femme était une pauvre intelligence.

Thérèse repoussait les livres avec impatience. Elle préférait demeurer
oisive, les yeux fixes, la pensée flottante et perdue. Elle gardait
d'ailleurs une humeur égale et facile; toute sa volonté tendait à
faire de son être un instrument passif, d'une complaisance et d'une
abnégation suprêmes.

Le commerce allait tout doucement. Les bénéfices, chaque mois, étaient
régulièrement les mêmes. La clientèle se composait des ouvrières du
quartier. A chaque cinq minutes, une jeune fille entrait, achetait
pour quelques sous de marchandise. Thérèse servait les clientes avec
des paroles toujours semblables, avec un sourire qui montait
mécaniquement à ses lèvres. Mme Raquin se montrait plus souple, plus
bavarde, et, à vrai dire, c'était elle qui attirait et retenait sa
clientèle.

Pendant trois ans, les jours se suivirent et se ressemblèrent. Camille
ne s'absenta pas une seule fois de son bureau; sa mère et sa femme
sortirent à peine de la boutique. Thérèse vivant dans une ombre
humide, dans un silence morne et écrasant, voyait la vie s'étendre
devant elle, toute nue, amenant chaque soir la même couche froide et
chaque matin la même journée vide.




IV


Un jour sur sept, le jeudi soir, la famille Raquin recevait. On
allumait une grande lampe dans la salle à manger, et l'on mettait une
bouilloire d'eau au feu pour faire du thé. C'était toute une grosse
histoire. Cette soirée-là tranchait sur les autres; elle avait passé
dans les habitudes de la famille comme une orgie bourgeoise d'une
gaieté folle. On se couchait à onze heures.

Mme Raquin retrouva à Paris un de ses vieux amis, le commissaire de
police Michaud, qui avait exercé à Vernon pendant vingt ans, logé dans
la même maison que la mercière. Une étroite intimité s'était ainsi
établie entre eux; puis, lorsque la veuve avait vendu son fonds pour
aller habiter la maison du bord de l'eau, ils s'étaient peu à peu
perdus de vue. Michaud quitta la province quelques mois plus tard et
vint manger paisiblement à Paris, rue de Seine, les quinze cents
francs de sa retraite. Un jour de pluie, il rencontra sa vieille amie
dans le passage du Pont-Neuf; le soir même, il dînait chez les Raquin.

Ainsi furent fondées les réceptions du jeudi. L'ancien commissaire de
police prit l'habitude de venir ponctuellement une fois par semaine.
Il finit par amener son fils Olivier, un grand garçon de trente ans,
sec et maigre, qui avait épousé une toute petite femme, lente et
maladive. Olivier occupait à la préfecture de police un emploi de
trois mille francs dont Camille se montrait singulièrement jaloux; il
était commis principal dans le bureau de la police d'ordre et de
sûreté. Dès le premier jour, Thérèse détesta ce garçon roide et froid
qui croyait honorer la boutique du passage en y promenant la
sécheresse de son grand corps et les défaillances de sa pauvre petite
femme.

Camille introduisit un autre invité, un vieil employé du chemin de fer
d'Orléans. Grivet avait vingt ans de service; il était premier commis
et gagnait deux mille cent francs. C'était lui qui distribuait la
besogne aux employés du bureau de Camille, et celui-ci lui témoignait
un certain respect; dans ses rêves, il se disait que Grivet mourrait
un jour, qu'il le remplacerait peut-être, au bout d'une dizaine
d'années. Grivet fut enchanté de l'accueil de Mme Raquin, il revint
chaque semaine avec une régularité parfaite. Six mois plus tard, sa
visite du jeudi était devenue pour lui un devoir: il allait au passage
du Pont-Neuf, comme il se rendait chaque matin à son bureau,
mécaniquement, par un instinct de brute.

Dès lors, les réunions devinrent charmantes. A sept heures, Mme Raquin
allumait le feu, mettait la lampe au milieu de la table, posait un jeu
de dominos à côté, essuyait le service à thé qui se trouvait sur le
buffet. A huit heures précises, le vieux Michaud et Grivet se
rencontraient devant la boutique venant l'un de la rue de Seine,
l'autre de la rue Mazarine. Ils entraient, et toute la famille montait
au premier étage. On s'asseyait autour de la table, on attendait
Olivier Michaud et sa femme, qui arrivaient toujours en retard. Quand
la réunion se trouvait au complet, Mme Raquin versait le thé, Camille
vidait la boite de dominos sur la toile cirée, chacun s'enfonçait dans
son jeu. On n'entendait plus que le cliquetis des dominos. Après
chaque partie, les joueurs se querellaient pendant deux ou trois
minutes, puis le silence retombait, morne, coupé de bruits secs.

Thérèse jouait avec une indifférence qui irritait Camille. Elle
prenait sur elle François, le gros chat tigré que Mme Raquin avait
apporté de Vernon, elle le caressait d'une main, tandis qu'elle posait
les dominos de l'autre. Les soirées du jeudi étaient un supplice pour
elle; souvent elle se plaignait d'un malaise, d'une forte migraine,
afin de ne pas jouer, de rester là oisive, à moitié endormie. Un coude
sur la table, la joue appuyée sur la paume de la main, elle regardait
les invités de sa tante et de son mari, elle les voyait à travers une
sorte de brouillard jaune et fumeux qui sortait de la lampe. Toutes
ces têtes-là l'exaspéraient. Elle allait de l'une à l'autre avec des
dégoûts profonds, des irritations sourdes. Le vieux Michaud étalait
une face blafarde, tachée de plaques rouges, une de ces faces mortes
de vieillard tombé en enfance; Grivet avait le masque étroit, les yeux
ronds, les lèvres minces d'un crétin; Olivier, dont les os perçaient
les joues, portait gravement sur son corps ridicule une tête roide et
insignifiante; quant à Suzanne, la femme d'Olivier, elle était toute
pâle, les yeux vagues, les lèvres blanches, le visage mou. Et Thérèse
ne trouvait pas un homme, pas un être vivant parmi ces créatures
grotesques et sinistres avec lesquelles elle était enfermée; parfois
des hallucinations la prenaient, elle se croyait enfouie au fond d'un
caveau, en compagnie de cadavres mécaniques, remuant la tète, agitant
les jambes et les bras, lorsqu'on tirait des ficelles. L'air épais de
la salle à manger l'étouffait; la silence frissonnant, les lueurs
jaunâtres de la lampe la pénétraient d'un vague effroi, d'une angoisse
inexprimable.

On avait posé en bas, à la porte du magasin, une sonnette dont le
tintement aigu annonçait l'entrée des clientes. Thérèse tendait
l'oreille; lorsque la sonnette se faisait entendre, elle descendait
rapidement, soulagée, heureuse de quitter la salle à manger. Elle
servait la pratique avec lenteur. Quand elle se trouvait seule, elle
s'asseyait derrière le comptoir, elle demeurait là le plus longtemps
possible, redoutant de remonter, goûtant une véritable joie à ne plus
avoir Grivet et Olivier devant les yeux. L'air humide de la boutique
calmait la fièvre qui brûlait ses mains. Et elle retombait dans cette
rêverie grave qui lui était ordinaire.

Mais elle ne pouvait rester longtemps ainsi. Camille se fâchait de son
absence; il ne comprenait pas qu'on pût préférer la boutique à la
salle à manger, le jeudi soir. Alors il se penchait sur la rampe,
cherchait sa femme du regard.

--Eh bien! criait-il, que fais-tu donc là? pourquoi ne montes-tu
pas?... Grivet a une chance du diable. Il vient encore de gagner.

La jeune femme se levait péniblement et venait reprendre sa place en
face du vieux Michaud, dont les lèvres pendantes avaient des sourires
écoeurants. Et, jusqu'à onze heures, elle demeurait affaissée sur sa
chaise, regardant François qu'elle tenait dans ses bras, pour ne pas
voir les poupées de carton qui grimaçaient autour d'elle.




V


Un jeudi, en revenant de son bureau, Camille amena avec lui un grand
gaillard, carré des épaules, qu'il poussa dans la boutique d'un geste
familier.

--Mère, demanda-t-il à madame Raquin en le lui montrant, reconnais-tu
ce monsieur-là?

La vieille mercière regarda le grand gaillard, chercha dans ses
souvenirs et ne trouva rien. Thérèse suivait cette scène d'un air
placide.

--Comment! reprit Camille, tu ne reconnais pas Laurent, le petit
Laurent, le fils du père Laurent qui a de si beaux champs de blé du
côté de Jeufosse?... Tu ne te rappelles pas?... J'allais à l'école
avec lui; il venait me chercher le matin, en sortant de chez son oncle
qui était notre voisin, et tu lui donnais des tartines de confiture.

Mme Raquin se souvint brusquement du petit Laurent, qu'elle trouva
singulièrement grandi. Il y avait bien vingt ans qu'elle ne l'avait
vu. Elle voulut lui faire oublier son accueil étonné par un flot de
souvenirs, par des cajoleries toutes maternelles. Laurent s'était
assis, il souriait paisiblement, il répondait d'une voix claire, il
promenait autour de lui des regards calmes et aisés.

--Figurez-vous, dit Camille, que ce farceur-là est employé à la gare
du chemin de fer d'Orléans depuis dix-huit mois, et que nous ne nous
sommes rencontrés et reconnus que ce soir. C'est si vaste, si
important, cette administration!

Le jeune homme fit cette remarque, en agrandissant les yeux, en
pinçant les lèvres, tout fier d'être l'humble rouage d'une grosse
machine. Il continua en secouant la tête:

--Oh! mais, lui, il se porte bien, il a étudié, il gagne déjà quinze
cents francs.... Son père l'a mis au collège; il a fait son droit et a
appris la peinture. N'est-ce pas, Laurent?... Tu vas dîner avec nous.

--Je veux bien, répondit carrément Laurent.

Il se débarrassa de son chapeau et s'installa dans la boutique. Mme
Raquin courut à ses casseroles. Thérèse, qui n'avait pas encore
prononcé une parole, regardait le nouveau venu. Elle n'avait jamais vu
un homme. Laurent, grand, fort, le visage frais, l'étonnait. Elle
contemplait avec une sorte d'admiration son front bas, planté d'une
rude chevelure noire, ses joues pleines, ses lèvres rouges, sa face
régulière, d'une beauté sanguine. Elle arrêta un instant ses regards
sur son cou; ce cou était large et court, gras et puissant, Puis elle
s'oublia à considérer les grosses mains qu'il tenait étalées sur ses
genoux; les doigts en étaient carrés: le poing fermé devait être
énorme et aurait pu assommer un boeuf. Laurent était un vrai fils de
paysan, d'allure un peu lourde, le dos bombé, les mouvements lents et
précis, l'air tranquille et entêté. On sentait sous ses vêtements des
muscles ronds et développés, tout un corps d'une chair épaisse et
ferme. Et Thérèse l'examinait avec curiosité, allant de ses poings à
sa face, éprouvant de petits frissons lorsque ses yeux rencontraient
son cou de taureau.

Camille étala ses volumes de Buffon et ses livraisons à dix centimes,
pour montrer à son mari qu'il travaillait, lui aussi. Puis, comme
répondant à une question qu'il s'adressait depuis quelques instants:

--Mais, dit-il à Laurent, tu dois connaître ma femme? Tu ne te
rappelles pas cette petite cousine qui jouait avec nous, à Vernon?

--J'ai parfaitement reconnu madame, répondit Laurent en regardant
Thérèse en face.

Sous ce regard droit qui semblait pénétrer en elle, la jeune femme
éprouva une sorte de malaise. Elle eut un sourire forcé, et échangea
quelques mots avec Laurent et son mari; puis elle se hâta d'aller
rejoindre sa tante. Elle souffrait.

On se mit à table. Dès le potage, Camille crut devoir s'occuper de son
ami.

--Comment va ton père? lui demanda-t-il.

--Mais je ne sais pas, répondit Laurent. Nous sommes brouillés; il y a
cinq ans que nous ne nous écrivons plus.

--Bah! s'écria l'employé, étonné d'une pareille monstruosité.

--Oui, le cher homme a des idées à lui.... Comme il est
continuellement en procès avec ses voisins, il m'a mis au collège,
rêvant de trouver plus tard en moi un avocat qui lui gagnerait toutes
ses causes.... Oh! le père Laurent n'a que des ambitions utiles; il
veut tirer parti même de ses folies.

--Et tu n'as pas voulu être avocat? dit Camille, de plus en plus
étonné.

--Ma foi non, reprit son ami en riant.... Pendant deux ans, j'ai fait
semblant de suivre les cours, afin de toucher la pension de douze
cents francs que mon père me servait. Je vivais avec un de mes
camarades de collège, qui est peintre, et je m'étais mis à faire aussi
de la peinture. Cela m'amusait; le métier est drôle, pas fatigant.
Nous fumions, nous blaguions tout le jour...

La famille Raquin ouvrait des yeux énormes.

--Par malheur, continua Laurent, cela ne pouvait durer. Le père a su
que je lui contais des mensonges, il m'a retranché net mes cent francs
par mois, en m'invitant à venir piocher la terre avec lui. J'ai essayé
alors de peindre des tableaux de sainteté; mauvais commerce.... Comme
j'ai vu clairement que j'allais mourir de faim, j'ai envoyé l'art à
tous les diables et j'ai cherché un emploi.... Le père mourra bien un
de ces jours, j'attends ça pour vivre sans rien faire.

Laurent parlait d'une voix tranquille. Il venait, en quelques mots, de
conter une histoire caractéristique qui le peignait en entier. Au
fond, c'était un paresseux, ayant des appétits sanguins, des désirs
très arrêtés de jouissances faciles et durables. Ce grand corps
puissant ne demandait qu'à ne rien faire, qu'à se vautrer dans une
oisiveté et un assouvissement de toutes les heures. Il aurait voulu
bien manger, bien dormir, contenter largement ses passions, sans
remuer de place, sans courir la mauvaise chance d'une fatigue
quelconque.

La profession d'avocat l'avait épouvanté, et il frissonnait à l'idée
de piocher la terre. Il s'était jeté dans l'art, espérant y trouver un
métier de paresseux; le pinceau lui semblait un instrument léger à
manier: puis il croyait le succès facile. Il rêvait une vie de
voluptés à bon marché, une belle vie pleine de femmes, de repos sur
des divans, de mangeailles et de soûleries. Le rêve dura tant que le
père Laurent envoya des écus. Mais, lorsque le jeune homme, qui avait
déjà trente ans, vit la misère à l'horizon, il se mit à réfléchir, il
se sentait lâche devant les privations, il n'aurait pas accepté une
journée sans pain pour la plus grande gloire de l'art. Comme il le
disait, il envoya la peinture au diable, le jour où il s'aperçut
qu'elle ne contenterait jamais ses larges appétits. Ses premiers
essais étaient restés au-dessous de la médiocrité; son oeil de paysan
voyait gauchement et salement la nature; ses toiles, boueuses, mal
bâties, grimaçantes, défiaient toute critique. D'ailleurs, il ne
paraissait point trop vaniteux comme artiste, il ne se désespéra pas
outre mesure, lorsqu'il lui fallut jeter les pinceaux. Il ne regretta
réellement que l'atelier de son camarade de collège, ce vaste atelier
dans lequel il s'était si voluptueusement vautré pendant quatre ou
cinq ans. Il regretta encore les femmes qui venaient poser, et dont
les caprices étaient à la portée de sa bourse. Ce monde de jouissances
brutales lui laissa de cuisants besoins de chairs. Il se trouva
cependant à l'aise dans son métier d'employé; il vivait très bien en
brute, il aimait cette besogne au jour le jour, qui ne le fatiguait
pas et qui endormait son esprit. Deux choses l'irritaient seulement:
il manquait de femmes et la nourriture des restaurants à dix-huit sous
n'apaisait pas les appétits gloutons de son estomac.

Camille l'écoutait, le regardait avec un étonnement de niais. Ce
garçon débile, dont le corps mou et affaissé n'avait jamais eu une
secousse de désir, rêvait puérilement à cette vie d'atelier dont son
ami lui parlait. Il songeait à ces femmes qui étalent leur peau nue.
Il questionna Laurent.

--Alors, lui dit-il, il y a eu, comme ça, des femmes qui ont retiré
leur chemise devant toi?

--Mais oui, répondit Laurent en souriant et en regardant Thérèse qui
était devenue très pâle.

--Ça doit vous faire un singulier effet, reprit Camille avec un rire
d'enfant.... Moi, je serais gêné.... La première fois, tu as dû rester
tout bête.

Laurent avait élargi une de ses grosses mains dont il regardait
attentivement la paume. Ses doigts eurent de légers frémissements, des
lueurs rouges montèrent à ses joues.

--La première fois, reprit-il comme se parlant à lui-même, je crois
que j'ai trouvé ça naturel.... C'est bien amusant, ce diable d'art,
seulement ça ne rapporte pas un sou.... J'ai eu pour modèle une rousse
qui était adorable: des chairs fermes, éclatantes, une poitrine
superbe, des hanches d'une largeur....

Laurent leva la tête et vit Thérèse devant lui, muette, immobile. La
jeune femme le regardait avec une fixité ardente. Ses yeux, d'un noir
mat, semblaient deux trous sans fond, et, par ses lèvres
entr'ouvertes, on apercevait des clartés roses dans sa bouche. Elle
était comme écrasée, ramassée sur elle-même; elle écoutait.

Les regards de Laurent allèrent de Thérèse à Camille. L'ancien peintre
retint un sourire. Il acheva sa phrase du geste, un geste large et
voluptueux, que la jeune femme suivit du regard. On était au dessert,
et madame Raquin venait de descendre pour servir une cliente.

Quand la nappe fut retirée, Laurent, songeur depuis quelques minutes,
s'adressa brusquement à Camille.

--Tu sais, lui dit-il, il faut que je fasse ton portrait.

Cette idée enchanta madame Raquin et son fils. Thérèse resta
silencieuse.

--Nous sommes en été, reprit Laurent, et comme nous sortons du bureau
à quatre heures, je pourrai venir ici et te faire poser pendant deux
heures, le soir. Ce sera l'affaire de huit jours.

--C'est cela, répondit Camille, rouge de joie, tu dîneras avec
nous.... Je me ferai friser et je mettrai une redingote noire.

Huit heures sonnaient. Grivet et Michaud firent leur entrée. Olivier
et Suzanne arrivèrent derrière eux.

Camille présenta son ami à la société. Grivet pinça les lèvres. Il
détestait Laurent, dont les appointements avaient monté trop vite,
selon lui. D'ailleurs c'était toute une affaire que l'introduction
d'un nouvel invité: les hôtes des Raquin ne pouvaient recevoir un
inconnu sans quelque froideur.

Laurent se comporta en bon enfant. Il comprit la situation, il voulut
plaire, se faire accepter d'un coup. Il raconta des histoires, égaya
la soirée par son gros rire, et gagna l'amitié de Grivet lui-même.

Thérèse, ce soir-là, ne chercha pas à descendre à la boutique. Elle
resta jusqu à onze heures sur sa chaise, jouant et causant, évitant de
rencontrer les regards de Laurent, qui d'ailleurs ne s'occupait pas
d'elle. La nature sanguine de ce garçon, sa voix pleine, ses rires
gras, les senteurs âcres et puissantes qui s'échappaient de sa
personne, troublaient la jeune femme et la jetaient dans une sorte
d'angoisse nerveuse.




VI


Laurent, à partir de ce jour, revint presque chaque soir chez les
Raquin. Il habitait, rue Saint-Victor, en face du Port aux Vins, un
petit cabinet meublé qu'il payait dix-huit francs par mois; ce
cabinet, mansardé, troué en haut d'une fenêtre à tabatière, qui
s'entrebâillait étroitement sur le ciel, avait à peine six mètres
carrés. Laurent rentrait le plus tard possible dans ce galetas. Avant
de rencontrer Camille, comme il n'avait pas d'argent pour aller se
traîner sur les banquettes des cafés, il s'attardait dans la crémerie
où il dînait le soir, il fumait des pipes en prenant un gloria qui lui
coûtait trois sous. Puis il regagnait doucement la rue Saint-Victor,
flânant le long des quais, s'asseyant sur les bancs, quand l'air était
tiède.

La boutique du passage du Pont-Neuf devint pour lui une retraite
charmante, chaude, tranquille, pleine de paroles et d'attentions
amicales. Il épargna les trois sous de son gloria et but en gourmand
l'excellent thé de Mme Raquin. Jusqu'à dix heures, il restait là,
assoupi, digérant, se croyant chez lui; il n'en partait qu'après avoir
aidé Camille à fermer la boutique.

Un soir, il apporta son chevalet et sa boîte à couleurs. Il devait
commencer le lendemain le portrait de Camille. On acheta une toile, on
fit des préparatifs minutieux. Enfin l'artiste se mit à l'oeuvre dans
la chambre même des époux; le jour, disait-il, y était plus clair.

Il lui fallut trois soirées pour dessiner la tête. Il traînait avec
soin le fusain sur la toile; à petits coups, maigrement; son dessin,
roide et sec, rappelait d'une façon grotesque celui des maîtres
primitifs. Il copia la face de Camille comme un élève copie une
académie, d'une main hésitante, avec une exactitude gauche qui donnait
à la figure un air renfrogné. Le quatrième jour, il mit sur sa palette
de tout petits tas de couleur, et il commença à peindre du bout des
pinceaux; il pointillait la toile de minces taches sales, il faisait
des hachures courtes et serrées, comme s'il se fût servi d'un crayon.

A la fin de chaque séance, Mme Raquin et Camille s'extasiaient.
Laurent disait qu'il fallait attendre, que la ressemblance allait
venir.

Depuis que le portrait était commencé, Thérèse ne quittait plus la
chambre changée en atelier. Elle laissait sa tante seule derrière le
comptoir; pour le moindre prétexte elle montait et s'oubliait à
regarder peindre Laurent.

Grave toujours, oppressée, plus pâle et plus muette, elle s'asseyait
et suivait le travail des pinceaux. Ce spectacle ne paraissait
cependant pas l'amuser beaucoup, elle venait à cette place, comme
attirée par une force, et elle y restait, comme clouée. Laurent se
retournait parfois, lui souriait, lui demandait si le portrait lui
plaisait. Elle répondait à peine, frissonnait, puis reprenait son
extase recueillie.

Laurent, en revenant le soir à la rue Saint-Victor, se faisait de
longs raisonnements; il discutait avec lui-même s'il devait, ou non,
devenir l'amant de Thérèse.

--Voilà une petite femme, se disait-il, qui sera ma maîtresse quand je
le voudrai. Elle est toujours là, sur mon dos, à m'examiner, à me
mesurer, à me peser.... Elle tremble, elle a une figure toute drôle,
muette et passionnée. A coup sûr, elle a besoin d'un amant; cela se
voit dans ses yeux.... Il faut dire que Camille est un pauvre sire.

Laurent riait en dedans, au souvenir des maigreurs blafardes de son
ami. Puis il continuait:

--Elle s'ennuie dans cette boutique.... Moi, j'y vais, parce que je ne
sais où aller. Sans cela, on ne me prendrait pas souvent au passage du
Pont-Neuf. C'est humide, triste. Une femme doit mourir là-dedans....
Je lui plais, j'en suis certain; alors pourquoi pas moi plutôt qu'un
autre?

Il s'arrêtait, il lui venait des fatuités, il regardait couler la
Seine d'un air absorbé.

--Ma foi, tant pis, s'écriait-il, je l'embrasse à la première
occasion.... Je parie qu'elle tombe tout de suite dans mes bras.

Il se remettait à marcher, et des indécisions le prenaient.

--C'est qu'elle est laide, après tout, pensait-il. Elle a le nez long,
la bouche grande. Je ne l'aime pas du tout, d'ailleurs. Je vais
peut-être m'attirer quelque mauvaise histoire. Cela demande réflexion.

Laurent, qui était très prudent, roula ces pensées dans sa tête
pendant une grande semaine. Il calcula tous les incidents possibles
d'une liaison avec Thérèse; il se décida seulement à tenter
l'aventure, lorsqu'il se fut bien prouvé qu'il avait un réel intérêt à
le faire.

Pour lui, Thérèse, il est vrai, était laide, et il ne l'aimait pas;
mais, en somme, elle ne lui coûterait rien, les femmes qu'il achetait
à bas prix n'étaient, certes, ni plus belles ni plus aimées.
L'économie lui conseillait déjà de prendre la femme de son ami.
D'autre part, depuis longtemps il n'avait pas contenté ses appétits;
l'argent était rare, il sevrait sa chair, et il ne voulait point
laisser échapper l'occasion de la repaître un peu. Enfin, une pareille
liaison, en bien réfléchissant, ne pouvait avoir de mauvaises suites:
Thérèse aurait intérêt à tout cacher, il la planterait là aisément
quand il voudrait; en admettant même que Camille découvrît tout et se
fâchât, il l'assommerait d'un coup de poing, s'il faisait le méchant.
La question, de tous les côtés, se présentait à Laurent facile et
engageante.

Dès lors, il vécut dans une douce quiétude, attendant l'heure. A la
première occasion, il était décidé à agir carrément. Il voyait, dans
l'avenir, des soirées tièdes. Tous les Raquin travailleraient à ses
jouissances: Thérèse apaiserait les brûlures de son sang; Mme Raquin
le cajolerait comme une mère; Camille, en causant avec lui,
l'empêcherait de trop s'ennuyer, le soir, dans la boutique.

Le portrait s'achevait, les occasions ne se présentaient pas. Thérèse
restait toujours là, accablée et anxieuse; mais Camille ne quittait
point la chambre, et Laurent se désolait de ne pouvoir l'éloigner pour
une heure. Il lui fallut pourtant déclarer un jour qu'il terminerait
le portrait le lendemain. Mme Raquin annonça qu'on dînerait ensemble
et qu'on fêterait l'oeuvre du peintre.

Le lendemain, lorsque Laurent eut donné à la toile le dernier coup de
pinceau, toute la famille se réunit pour crier à la ressemblance. Le
portrait était ignoble, d'un gris sale, avec de larges plaques
violacées. Laurent ne pouvait employer les couleurs les plus
éclatantes sans les rendre ternes et boueuses; il avait, malgré lui,
exagéré les teintes blafardes de son modèle, et le visage de Camille
ressemblait à la face verdâtre d'un noyé; le dessin grimaçant
convulsionnait les traits, rendant ainsi la sinistre ressemblance plus
frappante. Mais Camille était enchanté; il disait que sur la toile il
avait un air distingué.

Quand il eut bien admiré sa figure, il déclara qu'il allait chercher
deux bouteilles de vin de Champagne. Mme Raquin redescendit à la
boutique. L'artiste resta seul avec Thérèse.

Le jeune femme était demeurée accroupie, regardant vaguement devant
elle. Elle semblait attendre en frémissant. Laurent hésita; il
examinait sa toile, il jouait avec ses pinceaux. Le temps pressait,
Camille pouvait revenir, l'occasion ne se représenterait peut-être
plus. Brusquement, le peintre se tourna et se trouva face à face avec
Thérèse. Ils se contemplèrent pendant quelques secondes.

Puis, d'un mouvement violent, Laurent se baissa et prit la jeune femme
contre sa poitrine. Il lui renversa la tête, lui écrasant les lèvres
sous les siennes. Elle eut un mouvement de révolte, sauvage, emportée,
et, tout d'un coup, elle s'abandonna, glissant par terre, sur le
carreau. Ils n'échangèrent pas une seule parole. L'acte fut silencieux
et brutal.




VII


Dès le commencement, les amants trouvèrent leur liaison nécessaire,
fatale, toute naturelle. A leur première entrevue, ils se tutoyèrent,
ils s'embrassèrent sans embarras, sans rougeur, comme si leur intimité
eût daté de plusieurs années. Ils vivaient à l'aise dans leur
situation nouvelle, avec une tranquillité et une impudence parfaites.

Ils fixèrent leurs rendez-vous. Thérèse ne pouvant sortir, il fut
décidé que Laurent viendrait. La jeune femme lui expliqua, d'une voix
nette et assurée, le moyen qu'elle avait trouvé. Les entrevues
auraient lieu dans la chambre des époux. L'amant passerait par l'allée
qui donnait sur le passage et Thérèse lui ouvrirait la porte de
l'escalier. Pendant ce temps, Camille serait à son bureau, Mme Raquin,
en bas, dans la boutique. C'étaient là des coups d'audace qui devaient
réussir.

Laurent accepta. Il avait, dans sa prudence, une sorte de témérité
brutale, la témérité d'un homme qui a de gros poings. L'air grave et
calme de sa maîtresse l'engagea à venir goûter d'une passion si
hardiment offerte. Il choisit un prétexte, il obtint de son chef un
congé de deux heures, et il accourut au passage du Pont-Neuf.

Dès l'entrée du passage, il éprouva des voluptés cuisantes. La
marchande de bijoux faux était assise juste en face de la porte de
l'allée. Il lui fallut attendre qu'elle fût occupée, qu'une jeune
ouvrière vint acheter une bague ou des boucles d'oreilles de cuivre.
Alors, rapidement, il entra dans l'allée; il monta l'escalier étroit
et obscur, en s'appuyant aux murs gras d'humidité. Ses pieds
heurtaient les marches de pierre; au bruit de chaque heurt, il sentait
une brûlure qui lui traversait la poitrine. Une porte s'ouvrit. Sur le
seuil, au milieu d'une lueur blanche, il vit Thérèse en camisole, en
jupon, tout éclatante, les cheveux fortement noués derrière la tête.
Elle ferma la porte, elle se pendit à son cou. Il s'échappait d'elle
une odeur tiède, une odeur de linge blanc et de chair fraîchement
lavée.

Laurent, étonné, trouva sa maîtresse belle. Il n'avait jamais vu cette
femme. Thérèse, souple et forte, le serrait, renversant la tête en
arrière, et, sur son visage, couraient des lumières ardentes, des
sourires passionnés. Cette face d'amante s'était comme transfigurée,
elle avait un air fou et caressant; les lèvres humides, les yeux
luisants, elle rayonnait. La jeune femme, tendue et ondoyante, était
belle, d'une beauté étrange, toute d'emportement. On eût dit que sa
figure venait de s'éclairer en dedans, que des flammes s'échappaient
de sa chair. Et, autour d'elle, son sang qui brûlait, ses nerfs qui se
tendaient, jetaient ainsi des effluves chauds, un air pénétrant et
âcre.

Au premier baiser, elle se révéla courtisane. Son corps inassouvi se
jeta éperdument dans la volupté. Elle s'éveillait comme d'un songe,
elle naissait à la passion. Elle passait des bras débiles de Camille
dans les bras vigoureux de Laurent, et cette approche d'un homme
puissant lui donnait une brusque secousse qui la tirait du sommeil de
la chair. Tous ses instincts de femme nerveuse éclatèrent dans une
violence inouïe; le sang de sa mère, ce sang qui brûlait ses veines,
se mit à couler, à battre furieusement dans son corps maigre, presque
vierge encore. Elle s'étalait, elle s'offrait avec une impudeur
souveraine. Et, de la tête aux pieds, de longs frissons l'agitaient.

Jamais Laurent n'avait connu une pareille femme. Il resta surpris, mal
à l'aise. D'ordinaire, ses maîtresses ne le recevaient pas avec une
telle fougue; il était accoutumé à des baisers froids et indifférents,
à des amours lasses et rassasiées. Les sanglots, les crises de Thérèse
l'épouvantèrent presque, tout en irritant ses curiosités voluptueuses.
Quand il quitta la femme, il chancelait comme un homme ivre. Le
lendemain, lorsque son calme sournois et prudent fut revenu, il se
demanda s'il retournerait auprès de cette amante dont les baisers lui
donnaient la fièvre. Il décida d'abord nettement qu'il resterait chez
lui. Puis il eut des lâchetés. Il voulait oublier, ne plus voir
Thérèse dans sa nudité, dans ses caresses douces et brutales, et
toujours elle était là, implacable, tendant les bras. La souffrance
physique que lui causait ce spectacle devint intolérable.

Il céda, il prit un nouveau rendez-vous, il revint au passage du
Pont-Neuf.

A partir de ce jour, Thérèse entra dans sa vie. Il ne l'acceptait pas
encore, mais il la subissait. Il avait des heures d'effroi, des
moments de prudence, et, en somme, cette liaison le secouait
désagréablement; mais ses pleurs, ses malaises tombaient devant ses
désirs. Les rendez-vous se suivirent, se multiplièrent.

Thérèse n'avait pas de ces doutes. Elle se livrait sans ménagement,
allant droit où la poussait sa passion. Cette femme, que les
circonstances avaient pliée et qui se redressait enfin, mettait à nu
son être entier, expliquant sa vie.

Parfois elle passait ses bras au cou de Laurent, elle se traînait sur
sa poitrine, et, d'une voix encore haletante:

--Oh! Si tu savais, disait-elle, combien j'ai souffert! J'ai été
élevée dans l'humidité tiède de la chambre d'un malade. Je couchais
avec Camille: la nuit, je m'éloignais de lui, écoeurée par l'odeur
fade qui sortait de son corps. Il était méchant et entêté; il ne
voulait pas prendre les médicaments que je refusais de partager avec
lui; pour plaire à ma tante, je devais boire de toutes les drogues. Je
ne sais comment je ne suis pas morte.... Ils m'ont rendue laide, mon
pauvre ami, ils m'ont volé tout ce que j'avais, et tu ne peux m'aimer
comme je t'aime.

Elle pleurait, elle embrassait Laurent, elle continuait avec une haine
sourde:

--Je ne leur souhaite pas de mal. Ils m'ont élevée, Ils m'ont
recueillie et défendue contre la misère.... Mais j'aurais préféré
l'abandon à leur hospitalité. J'avais des besoins cuisants de grand
air; toute petite, je rêvais de courir les chemins, les pieds nus dans
la poussière, demandant l'aumône, vivant en bohémienne. On m'a dit que
ma mère était fille d'un chef de tribu, en Afrique; j'ai souvent songé
à elle, j'ai compris que je lui appartenais par le sang et les
instincts, j'aurais voulu ne la quitter jamais et traverser les
sables, pendue à son dos.... Ah! quelle jeunesse! J'ai encore des
dégoûts et des révoltes, lorsque je me rappelle les longues journées
que j'ai passées dans la chambre où râlait Camille. J'étais accroupie
devant le feu, regardant stupidement bouillir les tisanes, sentant mes
membres se roidir. Et je ne pouvais bouger, ma tante grondait quand je
faisais du bruit. Plus tard, j'ai goûté des joies profondes, dans la
petite maison du bord de l'eau; mais j'étais déjà abêtie, je savais à
peine marcher, je tombais lorsque je courais. Puis on m'a enterrée
toute vive dans cette ignoble boutique.

Thérèse respirait fortement, elle serrait son amant à pleins bras,
elle se vengeait, et ses narines minces et souples avaient de petits
battements nerveux.

--Tu ne saurais croire, reprenait-elle, combien ils m'ont rendue
mauvaise. Ils ont fait de moi une hypocrite et une menteuse... Ils
m'ont étouffée dans leur douceur bourgeoise, et je ne m'explique pas
comment il y a encore du sang dans mes veines... J'ai baissé les yeux,
j'ai eu comme eux un visage morne et imbécile, j'ai mené leur vie
morte. Quand tu m'as vue, n'est-ce pas? j'avais l'air d'une bête,
j'étais grave, écrasée, abrutie. Je n'espérais plus en rien, je
songeais à me jeter un jour dans la Seine... Mais, avant cet
affaissement, que de nuits de colère! Là-bas, à Vernon, dans ma
chambre froide, je mordais mon oreiller pour étouffer mes cris, je me
battais, je me traitais de lâche. Mon sang me brûlait et je me serais
déchiré le corps. A deux reprises, j'ai voulu fuir, aller devant moi,
au soleil; le courage m'a manqué, ils avaient fait de moi une brute
docile avec leur bienveillance molle et leur tendresse écoeurante.
Alors j'ai menti, j'ai menti toujours. Je suis restée là toute douce,
toute silencieuse, rêvant de frapper et de mordre.

La jeune femme s'arrêtait, essuyant ses lèvres humides sur le cou de
Laurent. Elle ajoutait, après un silence:

--Je ne sais plus pourquoi j'ai consenti à épouser Camille. Je n'ai
pas protesté, par une sorte d'insouciance dédaigneuse. Cet enfant me
faisait pitié. Lorsque je jouais avec lui, je sentais mes doigts
s'enfoncer dans ses membres comme dans de l'argile. Je l'ai pris parce
que ma tante me l'offrait et que je comptais ne jamais me gêner pour
lui... Et j'ai retrouvé dans mon mari le petit garçon souffrant avec
lequel j'avais déjà couché à six ans. Il était aussi frêle, aussi
plaintif, et il avait toujours cette odeur fade d'enfant malade qui me
répugnait tant jadis.... Je te dis tout cela pour que tu ne sois pas
jaloux.... Une sorte de dégoût me montait à la gorge; je me rappelais
les drogues que j'avais bues, et je m'écartais, et je passais des
nuits terribles.... Mais toi, toi....

Et Thérèse se redressait, se pliait en arrière, les doigts pris dans
les mains épaisses de Laurent, regardant ses larges épaules, son cou
énorme....

--Toi, je t'aime, je t'ai aimé le jour où Camille t'a poussé dans la
boutique.... Tu ne m'estimes peut-être pas, parce que je me suis
livrée tout entière, en une fois.... Vrai, je ne sais pas comment cela
est arrivé. Je suis fière, je suis emportée. J'aurais voulu te battre
le premier jour, quand tu m'as embrassée et jetée par terre dans cette
chambre.... J'ignore comment je t'aimais; je te haïssais plutôt. Ta
vue m'irritait, me faisait souffrir; lorsque tu étais là, mes nerfs se
tendaient à se rompre, ma tête se vidait, je voyais rouge. Oh! que
j'ai souffert! Et je cherchais cette souffrance, j'attendais ta venue,
je tournais autour de ta chaise, pour marcher dans ton haleine, pour
traîner mes vêtements le long des tiens. Il me semblait que ton sang
me jetait des bouffées de chaleur au passage, et c'était cette sorte
de nuée ardente, dans laquelle tu t'enveloppais, qui m'attirait et me
retenait auprès de toi, malgré mes sourdes révoltes.... Tu te souviens
quand tu peignais ici: une force fatale me ramenait à ton côté, je
respirais ton air avec des délices cruelles. Je comprenais que je
paraissais quêter des baisers, j'avais honte de mon esclavage, je
sentais que j'allais tomber si tu me touchais. Mais je cédais à mes
lâchetés, je grelottais de froid en attendant que tu voulusses bien me
prendre dans tes bras....

Alors Thérèse se taisait, frémissante, comme orgueilleuse et vengée.
Elle tenait Laurent ivre sur sa poitrine, et, dans la chambre nue et
glaciale, se passaient des scènes de passion ardente, d'une brutalité
sinistre. Chaque nouveau rendez-vous amenait des crises plus
fougueuses.

La jeune femme semblait se plaire à l'audace et à l'impudence. Elle
n'avait pas une hésitation, pas une peur. Elle se jetait dans
l'adultère avec une sorte de franchise énergique, bravant le péril,
mettant une sorte de vanité à le braver. Quand son amant devait venir,
pour toute précaution, elle prévenait sa tante qu'elle montait se
reposer; et, quand il était là, elle marchait, parlait, agissait
carrément, sans songer jamais à éviter le bruit. Parfois, dans les
commencements, Laurent s'effrayait.

--Mon Dieu! disait-il tout bas à Thérèse, ne fais donc pas tant de
tapage, Mme Raquin va monter.

--Bah! répondait-elle en riant, tu trembles toujours... Elle est
clouée derrière son comptoir; que veux-tu qu'elle vienne faire ici?
elle aurait trop peur qu'on ne la volât... Puis, après tout, qu'elle
monte si elle veut. Tu te cacheras... Je me moque d'elle. Je t'aime.

Ces paroles ne rassuraient guère Laurent. La passion n'avait pas
encore endormi sa prudence sournoise de paysan. Bientôt, cependant,
l'habitude lui fit accepter, sans trop de terreur, les hardiesses de
ces rendez-vous donnés en plein jour, dans la chambre de Camille, à
deux pas de la vieille mercière. Sa maîtresse lui répétait que le
danger épargne ceux qui l'affrontent en face, et elle avait raison.
Jamais les amants n'auraient pu trouver un lieu plus sûr que cette
pièce où personne ne serait venu les chercher. Ils y contentaient leur
amour, dans une tranquillité incroyable.

Un jour, pourtant, Mme Raquin monta, craignant que sa nièce ne fût
malade. Il y avait près de trois heures que la jeune femme était en
haut. Elle poussait l'audace jusqu'à ne pas fermer au verrou la porte
de la chambre qui donnait dans la salle à manger.

Lorsque Laurent entendit les pas lourds de la vieille mercière,
montant l'escalier de bois, il se troubla, chercha fiévreusement son
gilet, son chapeau. Thérèse se mit à rire de la singulière mine qu'il
faisait. Elle lui prit le bras avec force, le courba au pied du lit,
dans un coin, et lui dit d'une voix basse et calme:

--Tiens-toi là... ne remue pas.

Elle jeta sur lui les vêtements d'homme qui traînaient, et étendit sur
le tout un jupon blanc qu'elle avait retiré. Elle fit ces choses avec
des gestes lestes et précis, sans rien perdre de sa tranquillité. Puis
elle se coucha, échevelée, demi-nue, encore rouge et frissonnante.

Mme Raquin ouvrit doucement la porte et s'approcha du lit en étouffant
le bruit de ses pas. La jeune femme feignait de dormir. Laurent suait
sous le jupon blanc.

--Thérèse, demanda la mercière avec sollicitude, es-tu malade, ma
fille?

Thérèse ouvrit les yeux, bâilla, se retourna et répondit d'une voix
dolente qu'elle avait une migraine atroce. Elle supplia sa tante de la
laisser dormir. La vieille dame s'en alla comme elle était venue, sans
faire de bruit.

Les deux amants, riant en silence, s'embrassèrent avec une violence
passionnée.

--Tu vois bien, dit Thérèse triomphante, que nous ne craignons rien
ici.... Tous ces gens-là sont aveugles: ils n'aiment pas.

Un autre jour, la jeune femme eut une idée bizarre. Parfois, elle
était comme folle, elle délirait.

Le chat tigré, François, était assis sur son derrière, au beau milieu
de la chambre. Grave, immobile, il regardait de ses yeux ronds les
deux amants. Il semblait les examiner avec soin, sans cligner les
paupières, perdu dans une sorte d'extase diabolique.

--Regarde donc François, dit Thérèse à Laurent. On dirait qu'il
comprend et qu'il va ce soir tout conter à Camille.... Dis, ce serait
drôle, s'il se mettait à parler dans la boutique, un de ces jours; il
sait de belles histoires sur notre compte....

Cette idée, que François pourrait parler, amusa singulièrement la
jeune femme. Laurent regarda les grands yeux verts du chat, et sentit
un frisson lui courir sur la peau.

--Voici comment il ferait, reprit Thérèse. Il se mettrait debout, et,
me montrant d'une patte, te montrant de l'autre, il s'écrierait:
«Monsieur et madame s'embrassent très fort dans la chambre, ils ne se
sont pas méfiés de moi, mais comme leurs amours criminelles me
dégoûtent, je vous prie de les faire mettre en prison tous les deux;
ils ne troubleront plus ma sieste.»

Thérèse plaisantait comme un enfant, elle mimait le chat, elle
allongeait les mains en façon de griffes, elle donnait à ses épaules
des ondulations félines. François, gardant une immobilité de pierre,
la contemplait toujours; ses yeux seuls paraissaient vivants; et il y
avait, dans les coins de sa gueule, deux plis profonds qui faisaient
éclater de rire cette tête d'animal empaillé.

Laurent se sentait froid aux os. Il trouva ridicule la plaisanterie de
Thérèse. Il se leva et mit le chat à la porte. En réalité, il avait
peur. Sa maîtresse ne le possédait pas encore entièrement; il restait
au fond de lui un peu de ce malaise qu'il avait éprouvé sous les
premiers baisers de la jeune femme.




VIII


Le soir, dans la boutique, Laurent était parfaitement heureux.
D'ordinaire, il revenait du bureau avec Camille. Mme Raquin s'était
prise pour lui d'une amitié maternelle; elle le savait gêné, mangeant
mal, couchant dans un grenier, et elle lui avait dit une fois pour
toutes que son couvert serait toujours mis à leur table. Elle aimait
ce garçon de cette tendresse bavarde que les vieilles femmes ont pour
les gens qui viennent de leur pays, apportant avec eux des souvenirs
du passé.

Le jeune homme usait largement de l'hospitalité. Avant de rentrer, au
sortir du bureau, il faisait avec Camille un bout de promenade sur les
quais; tous deux trouvaient leur compte à cette intimité; ils
s'ennuyaient moins, ils flânaient en causant. Puis ils se décidaient à
venir manger la soupe de Mme Raquin. Laurent ouvrait en maître la
porte de la boutique; il s'asseyait à califourchon sur les chaises,
fumant et crachant, comme s'il était chez lui.

La présence de Thérèse ne l'embarrassait nullement. Il traitait la
jeune femme avec une rondeur amicale, il plaisantait, lui adressait
des galanteries banales, sans qu'un pli de sa face bougeât. Camille
riait, et, comme sa femme ne répondait à son ami que par des
monosyllabes, il croyait fermement qu'ils se détestaient tous deux. Un
jour même il fît des reproches à Thérèse sur ce qu'il appelait sa
froideur pour Laurent.

Laurent avait deviné juste: il était devenu l'amant de la femme, l'ami
du mari, l'enfant gâté de la mère. Jamais il n'avait vécu dans un
pareil assouvissement de ses appétits. Il s'endormait au fond des
jouissances intimes que lui donnait la famille Raquin. D'ailleurs, sa
position dans cette famille lui paraissait toute naturelle. Il
tutoyait Camille sans colère, sans remords. Il ne surveillait même pas
ses gestes ni ses paroles, tant il était certain de sa prudence, de
son calme; l'égoïsme avec lequel il goûtait ses félicités le
protégeait contre toute faute. Dans la boutique, sa maîtresse devenait
une femme comme une autre, qu'il ne fallait point embrasser et qui
n'existait pas pour lui. S'il ne l'embrassait pas devant tous, c'est
qu'il craignait de ne pouvoir revenir. Cette seule conséquence
l'arrêtait. Autrement, il se serait parfaitement moqué de la douleur
de Camille et de sa mère. Il n'avait point conscience de ce que la
découverte de sa liaison pourrait amener. Il croyait agir simplement,
comme tout le monde aurait agi à sa place, en homme pauvre et affamé,
De là ses tranquillités béates, ses audaces patientes, ses attitudes
désintéressées et goguenardes.

Thérèse, plus nerveuse, plus frémissante que lui, était obligée de
jouer un rôle. Elle le jouait à la perfection, grâce à l'hypocrisie
savante que lui avait donnée son éducation. Pendant près de quinze
ans, elle avait menti, étouffant ses fièvres, mettant une volonté
implacable à paraître morne et endormie. Il lui coûtait peu de poser
sur sa chair ce masque de morte qui glaçait son visage. Quand Laurent
entrait, il la trouvait grave, rechignée, le nez plus long, les lèvres
plus minces. Elle était laide, revêche, inabordable. D'ailleurs, elle
n'exagérait pas ses effets, elle jouait son ancien personnage, sans
éveiller l'attention par une brusquerie plus grande. Pour elle, elle
trouvait une volupté amère à tromper Camille et Mme Raquin; elle
n'était pas comme Laurent; affaissée dans le contentement épais de ses
désirs, inconsciente du devoir; elle savait qu'elle faisait le mal, et
il lui prenait des envies féroces de se lever de table et d'embrasser
Laurent à pleine bouche, pour montrer à son mari et à sa tante qu'elle
n'était pas une bête et qu'elle avait un amant.

Par moments, des joies chaudes lui montaient à la tête; toute bonne
comédienne qu'elle fût, elle ne pouvait alors se retenir de chanter,
quand son amant n'était pas là et qu'elle ne craignait point de se
trahir. Ces gaietés soudaines charmaient Mme Raquin qui accusait sa
nièce de trop de gravité. La jeune femme acheta des pots de fleurs et
en garnit la fenêtre de sa chambre; puis elle fit coller du papier
neuf dans cette pièce, elle voulut un tapis, des rideaux, des meubles
de palissandre. Tout ce luxe était pour Laurent.

La nature et les circonstances semblaient avoir fait cette femme pour
cet homme, et les avoir poussés l'un vers l'autre. A eux deux, la
femme, nerveuse et hypocrite, l'homme, sanguin et vivant en brute, ils
faisaient un couple puissamment lié. Ils se complétaient, se
protégeaient mutuellement. Le soir, à table, dans les clartés pâles de
la lampe, on sentait la force de leur union, à voir le visage épais et
souriant de Laurent, en face du masque muet et impénétrable de
Thérèse.

C'étaient de douces et calmes soirées. Dans le silence, dans l'ombre
transparente et attiédie, s'élevaient des paroles amicales. On se
serrait autour de la table; après le dessert, on causait des mille
riens de la journée, des souvenirs de la veille et des espoirs du
lendemain. Camille aimait Laurent, autant qu'il pouvait aimer, en
égoïste satisfait, et Laurent semblait lui rendre une égale affection;
il y avait entre eux un échange de phrases dévouées, de gestes
serviables, de regards prévenants. Mme Raquin, le visage placide,
mettait toute sa paix autour de ses enfants, dans l'air tranquille
qu'ils respiraient. On eût dit une réunion de vieilles connaissances
qui se connaissaient jusqu'au coeur et qui s'endormaient sur la foi de
leur amitié.

Thérèse, immobile, paisible comme les autres, regardait ces joies
bourgeoises, ces affaissements souriants. Et, au fond d'elle, il y
avait des rires sauvages; tout son être raillait, tandis que son
visage gardait une rigidité froide. Elle se disait, avec des
raffinements de volupté, que quelques heures auparavant elle était
dans la chambre voisine, demi-nue, échevelée, sur la poitrine de
Laurent; elle se rappelait chaque détail de cet après-midi de passion
folle, elle les étalait dans sa mémoire, elle opposait cette scène
brûlante à la scène morte qu'elle avait sous les yeux. Ah! comme elle
trompait ces bonnes gens, et comme elle était heureuse de les tromper
avec une impudence si triomphante! Et c'était là, à deux pas, derrière
cette mince cloison, qu'elle recevait un homme; c'était là qu'elle se
vautrait dans les âpretés de l'adultère. Et son amant, à cette heure,
devenait un inconnu pour elle, un camarade de son mari, une sorte
d'imbécile et d'intrus dont elle ne devait pas se soucier. Cette
comédie atroce, ces duperies de la vie, cette comparaison entre les
baisers ardents du jour et l'indifférence jouée du soir, donnaient des
ardeurs nouvelles au sang de la jeune femme.

Lorsque Mme Raquin et Camille descendaient, par hasard, Thérèse se
levait d'un bond, collait silencieusement, avec une énergie brutale,
ses lèvres sur les lèvres de son amant, et restait ainsi, haletant,
étouffant, jusqu'à ce qu'elle entendit crier le bois des marches de
l'escalier. Alors, d'un mouvement leste, elle reprenait sa place, elle
retrouvait sa grimace rechignée. Laurent, d'une voix calme, continuait
avec Camille la causerie interrompue. C'était comme un éclair de
passion, rapide et aveuglant, dans un ciel mort.

Le jeudi, la soirée était un peu plus animée. Laurent, qui, ce
jour-là, s'ennuyait à mourir, se faisait pourtant un devoir de ne pas
manquer une seule des réunions: il voulait, par mesure de prudence,
être connu et estimé des amis de Camille. Il lui fallait écouter les
radotages de Grivet et du vieux Michaud; Michaud racontait toujours
les mêmes histoires de meurtre et de vol; Grivet parlait en même temps
de ses employés, de ses chefs, de son administration. Le jeune homme
se réfugiait auprès d'Olivier et de Suzanne, qui lui paraissaient
d'une bêtise moins assommante. D'ailleurs, il se hâtait de réclamer le
jeu de dominos.

C'était le jeudi soir que Thérèse fixait le jour et l'heure de leurs
rendez-vous. Dans le trouble du départ, lorsque Mme Raquin et Camille
accompagnaient les invités jusqu'à la porte du passage, la jeune femme
s'approchait de Laurent, lui parlait bas, lui serrait la main. Parfois
même, quand tout le monde avait le dos tourné, elle l'embrassait, par
une sorte de fanfaronnade.

Pendant huit mois, dura cette vie de secousses et d'apaisements. Les
amants vivaient dans une béatitude complète; Thérèse ne s'ennuyait
plus, ne désirait plus rien; Laurent, repu, choyé, engraissé encore,
avait la seule crainte de voir cesser cette belle existence.




IX


Un après-midi, comme Laurent allait quitter son bureau pour courir
auprès de Thérèse qui l'attendait, son chef le fit appeler et lui
signifia qu'à l'avenir il lui défendait de s'absenter. Il avait abusé
des congés; l'administration était décidée à le renvoyer, s'il Sortait
une seule fois.

Cloué sur sa chaise, il désespéra jusqu'au soir. Il devait gagner son
pain, il ne pouvait se faire mettre à la porte. Le soir, le visage
courroucé de Thérèse fut une torture pour lui. Il ne savait comment
expliquer son manque de parole à sa maîtresse. Pendant que Camille
fermait sa boutique, il s'approcha vivement de la jeune femme:

--Nous ne pouvons plus nous voir, lui dit-il à voix basse. Mon chef me
refuse toute nouvelle permission de sortie.

Camille rentrait. Laurent dut se retirer sans donner de plus amples
explications, laissant Thérèse sous le coup de cette déclaration
brutale. Exaspérée, ne voulant pas admettre qu'on pût troubler ses
voluptés, elle passa une nuit d'insomnie à bâtir des plans de
rendez-vous extravagants. Le jeudi qui suivit, elle causa une minute
au plus avec Laurent. Leur anxiété était d'autant plus vive qu'ils ne
savaient où se rencontrer pour se consulter et s'entendre. La jeune
femme donna un nouveau rendez-vous à son amant, qui lui manqua de
parole une seconde fois. Dès lors, elle n'eut plus qu'une idée fixe,
le voir à tout prix.

Il y avait quinze jours que Laurent ne pouvait approcher de Thérèse.
Alors il sentit combien cette femme lui était devenue nécessaire;
l'habitude de la volupté lui avait créé des appétits nouveaux, d'une
exigence aiguë. Il n'éprouvait plus aucun malaise dans les
embrassements de sa maîtresse, il quêtait ces embrassements avec une
obstination d'animal affamé. Une passion de sang avait couvé dans ses
muscles; maintenant qu'on lui retirait son amante, cette passion
éclatait avec une violence aveugle; il aimait à la rage. Tout semblait
inconscient dans cette florissante nature de brute: il obéissait à des
instincts, il se laissait conduire par les volontés de son organisme.
Il aurait ri aux éclats, un an auparavant, si on lui avait dit qu'il
serait l'esclave d'une femme, au point de compromettre ses
tranquillités. Le sourd travail des désirs s'était opéré en lui, à son
insu, et avait fini par le jeter, pieds et poings liés, aux caresses
fauves de Thérèse. A cette heure, il redoutait d'oublier la prudence,
il n'osait venir, le soir, au passage du Pont-Neuf, craignant de
commettre quelque folie. Il ne s'appartenait plus; sa maîtresse, avec
ses souplesses de chatte, ses flexibilités nerveuses, s'était glissée
peu à peu dans chacune des fibres de son corps. Il avait besoin de
cette femme pour vivre comme on a besoin de boire et de manger.

Il aurait certainement fait une sottise, s'il n'avait reçu une lettre
de Thérèse, qui lui recommandait de rester chez lui le lendemain. Son
amante lui promettait de venir le trouver vers les huit heures du
soir.

Au sortir du bureau, il se débarrassa de Camille, en disant qu'il
était fatigué, qu'il allait se coucher tout de suite. Thérèse, après
le dîner, joua également son rôle; elle parla d'une cliente qui avait
déménagé sans la payer, elle fit la créancière intraitable, elle
déclara qu'elle voulait aller réclamer son argent. La cliente
demeurait aux Batignolles. Mme Raquin et Camille trouvèrent la course
longue, la démarche hasardeuse; d'ailleurs, ils ne s'étonnèrent pas,
ils laissèrent partir Thérèse en toute tranquillité.

La jeune femme courut au Port aux Vins, glissant sur les pavés qui
étaient gras, heurtant les passants, ayant hâte d'arriver. Des
moiteurs lui montaient au visage; ses mains brûlaient. On aurait dit
une femme soûle. Elle gravit rapidement l'escalier de l'hôtel meublé.
Au sixième étage, essoufflée, les yeux vagues, elle aperçut Laurent,
penché sur la rampe, qui l'attendait.

Elle entra dans le grenier. Ses larges jupes ne pouvaient y tenir,
tant l'espace était étroit. Elle arracha d'une main son chapeau, et
s'appuya contre le lit, défaillante....

La fenêtre à tabatière, ouverte toute grande, versait les fraîcheurs
du soir sur la couche brûlante. Les amants restèrent longtemps dans le
taudis, comme au fond d'un trou. Tout d'un coup, Thérèse entendit
l'horloge de la Pitié sonner dix heures. Elle aurait voulu être
sourde; elle se leva péniblement et regarda le grenier qu'elle n'avait
pas encore vu. Elle chercha son chapeau, noua les rubans, et s'assit
en disant d'une voix lente:

--Il faut que je parte.

Laurent était venu s'agenouiller devant elle. Il lui prit les mains.

--Au revoir, reprit-elle sans bouger.

--Non pas au revoir, s'écria-t-il, cela est trop vague.... Quel jour
reviendras-tu?

Elle le regarda en face.

--Tu veux de la franchise? dit-elle. Eh bien! vrai, je crois que je ne
reviendrai plus. Je n'ai pas de prétexte, je ne puis en inventer.

--Alors il faut nous dire adieu.

--Non, je ne veux pas!

Elle prononça ces mots avec une colère épouvantée. Elle ajouta plus
doucement, sans savoir ce qu'elle disait, sans quitter sa chaise:

--Je vais m'en aller.

Laurent songeait. Il pensait à Camille.

--Je ne lui en veux pas, dit-il enfin sans le nommer, mais vraiment il
nous gêne trop.... Est-ce que tu ne pourrais pas nous en débarrasser,
l'envoyer en voyage, quelque part, bien loin?

-Ah! oui, l'envoyer en voyage! reprit la jeune femme en hochant la
tête. Tu crois qu'un homme comme ça consent à voyager.... Il n'y a
qu'un voyage dont on ne revient pas.... Mais il nous enterrera tous;
ces gens-là qui n'ont que le souffle ne meurent jamais.

Il y eut un silence. Laurent se traîna sur les genoux, se serrant
contre sa maîtresse, appuyant la tête contre sa poitrine.

--J'avais fait un rêve, dit-il; je voulais passer une nuit entière
avec toi, m'endormir dans tes bras et me réveiller le lendemain sous
tes baisers.... Je voudrais être ton mari.... Tu comprends?

--Oui, oui, répondit Thérèse, frissonnante.

Elle se pencha brusquement sur le visage de Laurent, qu'elle couvrit
de baisers. Elle égratignait les brides de son chapeau contre la barbe
rude du jeune homme; elle ne songeait plus qu'elle était habillée et
qu'elle allait froisser ses vêtements. Elle sanglotait, elle
prononçait des paroles haletantes au milieu de ses larmes.

--Ne dis pas ces choses, répétait-elle, car je n'aurais plus la force
de te quitter, je resterais là.... Donne-moi du courage plutôt;
dis-moi que nous nous verrons encore. N'est-ce pas que tu as besoin de
moi et que nous trouverons bien un jour le moyen de vivre ensemble?

--Alors, reviens, reviens demain, lui répondit Laurent, dont les mains
tremblantes montaient le long de sa taille.

--Mais je ne puis revenir.... Je te l'ai dit, je n'ai pas de prétexte.

Elle se tordait les bras. Elle reprit:

--Oh! Le scandale ne me fait pas peur.... En rentrant, si tu veux, je
vais dire à Camille que tu es mon amant, et je reviens coucher ici....
C'est pour toi que je tremble; je ne veux pas te déranger ta vie, je
désire te faire une existence heureuse.

Les instincts prudents du jeune homme se réveillèrent.

--Tu as raison, dit-il, il ne faut pas agir comme des enfants. Ah! si
ton mari mourait....

--Si mon mari mourait... répéta lentement Thérèse.

--Nous nous marierions ensemble, nous ne craindrions plus rien, nous
jouirions largement de nos amours.... Quelle bonne et douce vie!

La jeune femme s'était redressée. Les joues pâles, elle regardait son
amant avec des yeux sombres; des battements agitaient ses lèvres.

--Les gens meurent quelquefois, murmura-t-elle enfin. Seulement, c'est
dangereux pour ceux qui survivent.

Laurent ne répondit pas.

--Vois-tu, continua-t-elle, tous les moyens connus sont mauvais.

--Tu ne m'as pas compris, dit-il paisiblement. Je ne suis pas un sot,
je veux t'aimer en paix.... Je pensais qu'il arrive des accidents tous
les jours, que le pied peut glisser, qu'une tuile peut tomber.... Tu
comprends? Dans ce dernier cas, le vent seul est coupable.

Il parlait d'une voix étrange. Il eut un sourire et ajouta d'un ton
caressant:

--Va, sois tranquille, nous nous aimerons bien, nous vivrons
heureux.... Puisque tu ne peux venir, j'arrangerai tout cela.... Si
nous restons plusieurs mois sans nous voir, ne m'oublie pas, songe que
je travaille à nos félicités.

Il saisit dans ses bras Thérèse, qui ouvrait la porte pour partir.

--Tu es à moi, n'est-ce pas? continua-t-il. Tu jures de te livrer
entière, à toute heure, quand je voudrai?

--Oui, cria la jeune femme, je t'appartiens, fais de moi ce qu'il te
plaira.

Ils restèrent un moment farouches et muets. Puis Thérèse s'arracha
avec brusquerie, et, sans tourner la tête, elle sortit de la mansarde
et descendit l'escalier. Laurent écouta le bruit de ses pas qui
s'éloignaient.

Quand il n'entendit plus rien, il rentra dans son taudis, il se
coucha. Les draps étaient tièdes. Il étouffait au fond de ce trou
étroit que Thérèse laissait plein des ardeurs de sa passion. Il lui
semblait que son souffle respirait encore un peu de la jeune femme;
elle avait passé là, répandant des émanations pénétrantes, des odeurs
de violette, et maintenant il ne pouvait plus serrer entre ses bras
que le fantôme insaisissable de sa maîtresse, traînant autour de lui;
il avait la fièvre des amours renaissantes et inassouvies. Il ne ferma
pas la fenêtre. Couché sur le dos, les bras nus, les mains ouvertes,
cherchant la fraîcheur, il songea, en regardant le carré d'un bleu
sombre que le châssis taillait dans le ciel.

Jusqu'au jour, la même idée tourna dans sa tête. Avant la venue de
Thérèse, il ne songeait pas au meurtre de Camille; il avait parlé de
la mort de cet homme, poussé par les faits, irrité par la pensée qu'il
ne reverrait plus son amante. Et c'est ainsi qu'un nouveau coin de sa
nature inconsciente venait de se révéler; il s'était mis à rêver
l'assassinat dans les emportements de l'adultère.

Maintenant, plus calme, seul au milieu de la nuit paisible, il
étudiait le meurtre. L'idée de mort, jetée avec désespoir entre deux
baisers, revenait implacable et aiguë. Laurent, secoué par l'insomnie,
énervé par les senteurs acres que Thérèse avait laissées derrière
elle, dressait des embûches, calculait les mauvaises chances, étalait
les avantages qu'il aurait à être assassin.

Tous les intérêts le poussaient au crime. Il se disait que son père,
le paysan de Jeufosse, ne se décidait pas à mourir; il lui faudrait
peut-être rester encore dix ans employé; mangeant dans les crémeries,
vivant sans femme dans un grenier. Cette idée l'exaspérait. Au
contraire, Camille mort, il épousait Thérèse, il héritait de Mme
Raquin, il donnait sa démission et flânait au soleil. Alors, il se
plut à rêver cette vie de paresseux; il se voyait déjà oisif, mangeant
et dormant, attendant avec patience la mort de son père. Et quand la
réalité se dressait au milieu de son rêve, il se heurtait contre
Camille, il serrait les poings comme pour l'assommer.

Laurent voulait Thérèse; il la voulait à lui tout seul, toujours à
portée de sa main. S'il ne faisait pas disparaître le mari, la femme
lui échappait. Elle l'avait dit: elle ne pouvait revenir. Il l'aurait
bien enlevée, emportée quelque part, mais alors ils seraient morts de
faim tous deux. Il risquait moins en tuant le mari; il ne soulevait
aucun scandale, il poussait seulement un homme pour se mettre à sa
place. Dans sa logique brutale de paysan, il trouvait ce moyen
excellent et naturel. Sa prudence native lui conseillait même cet
expédient rapide.

Il se vautrait sur son lit, en sueur, à plat ventre, collant sa face
moite dans l'oreiller où avait traîné le chignon de Thérèse. Il
prenait la toile entre ses lèvres séchées, il buvait les parfums
légers de ce linge, et il restait là, sans haleine, étouffant, voyant
passer des barres de feu le long de ses paupières closes. Il se
demandait comment il pourrait bien tuer Camille. Puis, quand la
respiration lui manquait, il se retournait d'un bond, se remettait sur
le dos, et, les yeux grands ouverts, recevant en plein visage les
souffles froids de la fenêtre, il cherchait dans les étoiles, dans la
clarté bleuâtre du ciel, un conseil de meurtre, un plan d'assassinat.

Il ne trouva rien. Comme il l'avait dit à sa maîtresse, il n'était pas
un enfant, un sot; il ne voulait ni du poignard ni du poison. Il lui
fallait un crime sournois, accompli sans danger, une sorte
d'étouffement sinistre, sans cris, sans terreur, une simple
disparition. La passion avait beau le secouer et le pousser en avant;
tout son être réclamait impérieusement la prudence. Il était trop
lâche, trop voluptueux, pour risquer sa tranquillité. Il tuait afin de
vivre calme et heureux.

Peu à peu le sommeil le prit. L'air froid avait chassé du grenier le
fantôme tiède et odorant de Thérèse. Laurent, brisé, apaisé, se laissa
envahir par une sorte d'engourdissement doux et vague. En s'endormant,
il décida qu'il attendrait une occasion favorable, et sa pensée, de
plus en plus fuyante, le berçait en murmurant: «Je le tuerai, je le
tuerai.» Cinq minutes plus tard, il reposait, respirant avec une
régularité sereine.

Thérèse était rentrée chez elle à onze heures. La tête en feu, la
pensée fondue, elle arriva au passage du Pont-Neuf, sans avoir
conscience du chemin parcouru. Il lui semblait qu'elle descendait de
chez Laurent, tant ses oreilles étaient pleines encore des paroles
qu'elle venait d'entendre. Elle trouva Mme Raquin et Camille anxieux
et empressés; elle répondit sèchement à leurs questions, en disant
qu'elle avait fait une course inutile et qu'elle était restée une
heure sur un trottoir à attendre un omnibus.

Lorsqu'elle se mit au lit, elle trouva les draps froids et humides.
Ses membres, encore brûlants, eurent des frissons de répugnance.
Camille ne tarda pas à s'endormir, et Thérèse regarda longtemps cette
face blafarde qui reposait bêtement sur l'oreiller, la bouche ouverte.
Elle s'écartait de lui, elle avait des envies d'enfoncer son poing
fermé dans cette bouche.




X


Près de trois semaines se passèrent. Laurent revenait à la boutique
tous les soirs; il paraissait las, comme malade: un léger cercle
bleuâtre entourait ses yeux, ses lèvres pâlissaient et se gerçaient.
D'ailleurs, il avait toujours sa tranquillité lourde, il regardait
Camille en face, il lui témoignait la même amitié franche. Mme Raquin
choyait davantage l'ami de la maison, depuis qu'elle le voyait
s'endormir dans, une sorte de fièvre sourde.

Thérèse avait repris son visage muet et rechigné. Elle était plus
immobile, plus impénétrable, plus paisible que jamais. Il lui semblait
que Laurent n'existât pas pour elle; elle le regardait à peine, lui
adressait de rares paroles, le traitait avec une indifférence
parfaite. Mme Raquin, dont la bonté souffrait de cette attitude,
disait parfois au jeune homme: « Ne faites pas attention à la froideur
de ma nièce. Je la connais; son visage paraît froid, mais son coeur
est chaud de toutes les tendresses et de tous les dévouements. »

Les deux amants n'avaient plus de rendez-vous. Depuis la soirée de la
rue Saint-Victor, ils ne s'étaient plus rencontrés seul à seule. Le
soir, lorsqu'ils se trouvaient face à face, en apparence tranquilles
et étrangers l'un à l'autre, des orages de passion, d'épouvante et de
désir passaient sous la chair calme de leur visage. Et il y avait dans
Thérèse des emportements, des lâchetés, des railleries cruelles; il y
avait dans Laurent des brutalités sombres, des indécisions poignantes.
Eux-mêmes n'osaient regarder au fond de leur être, au fond de cette
fièvre trouble qui emplissait leur cerveau d'une sorte de vapeur
épaisse et âcre.

Quand ils pouvaient, derrière une porte, sans parler, ils se serraient
les mains à se les briser, dans une étreinte rude et courte. Ils
auraient voulu, mutuellement, emporter des lambeaux de leur chair,
collés à leurs doigts. Ils n'avaient plus que ce serrement de mains
pour apaiser leurs désirs. Ils y mettaient tout leur corps. Ils ne se
demandaient rien autre chose, ils attendaient.

Un jeudi soir, avant de se mettre au jeu, les invités de la famille
Raquin, comme à l'ordinaire, eurent un bout de causerie. Un des grands
sujets de conversation était de parler au vieux Michaud de ses
anciennes fonctions, de le questionner sur les étranges et sinistres
aventures auxquelles il avait dû être mêlé. Alors Grivet et Camille
écoutaient les histoires du commissaire de police avec la face
effrayée et béante des petits enfants qui entendent _Barbe-Bleue_ ou
le _Petit Poucet_. Cela les terrifiait et les amusait.

Ce jour-là, Michaud, qui venait de raconter un horrible assassinat
dont les détails avaient fait frissonner son auditoire, ajouta en
hochant la tête:

--Et l'on ne sait pas tout.... Que de crimes restent inconnus! que
d'assassins échappent à la justice des hommes!

--Comment! dit Grivet étonné, vous croyez qu'il y a, comme ça, dans la
rue des canailles qui ont assassiné et qu'on n'arrête pas?

Olivier se mit à sourire d'un air de dédain.

--Mon cher monsieur, répondit-il de sa voix cassante, si on ne les
arrête pas, c'est qu'on ignore qu'ils ont assassiné.

Ce raisonnement ne parut pas convaincre Grivet. Camille vint à son
secours.

--Moi, je suis de l'avis de M. Grivet, dit-il avec une importance
bête.... J'ai besoin de croire que la police est bien faite et que je
ne coudoierai jamais un meurtrier sur un trottoir.

Olivier vit une attaque personnelle dans ces paroles.

--Certainement, la police est bien faite, s'écria-t-il d'un ton
vexé.... Mais nous ne pouvons pourtant pas faire l'impossible. Il y a
des scélérats qui ont appris le crime à l'école du diable; ils
échapperaient à Dieu lui-même.... N'est-ce pas, mon père?

--Oui, oui, appuya le vieux Michaud.... Ainsi, lorsque j'étais à
Vernon,--vous vous souvenez peut-être de cela, madame Raquin,--on
assassina un roulier sur la grand'route. Le cadavre fut trouvé coupé
en morceaux, au fond d'un fossé. Jamais on n'a pu mettre la main sur
le coupable. Il vit peut-être encore aujourd'hui, il est peut-être
notre voisin, et peut-être M. Grivet va-t-il le rencontrer en rentrant
chez lui.

Grivet devint pâle comme un linge. Il n'osait tourner la tête; il
croyait que l'assassin du roulier était derrière lui. D'ailleurs, il
était enchanté d'avoir peur.

--Ah bien! non, balbutia-t-il, sans trop savoir ce qu'il disait, ah
bien! non, je ne veux pas croire cela.... Moi aussi, je sais une
histoire: Il y avait une fois une servante qui fut mise en prison,
pour avoir volé à ses maîtres un couvert d'argent. Deux mois après,
comme on abattait un arbre, on trouva le couvert dans un nid de pie.
C'était une pie qui était la voleuse. On relâcha la servante.... Vous
voyez bien que les coupables sont toujours punis.

Grivet était triomphant, Olivier ricanait.

--Alors, dit-il, on a mis la pie en prison?

--Ce n'est pas cela que M. Grivet a voulu dire, reprit Camille, fâché
de voir tourner son chef en ridicule.... Mère, donne-moi le jeu de
dominos.

Pendant que Mme Raquin allait chercher la boîte, le jeune homme
continua, en s'adressant à Michaud:

--Alors, la police est impuissante, vous l'avouez? il y a des
meurtriers qui se promènent au soleil?

--Eh! malheureusement oui, répondit le commissaire.

--C'est immoral, conclut Grivet.

Pendant cette conversation, Thérèse et Laurent étaient restés
silencieux. Ils n'avaient pas même souri de la sottise de Grivet.
Accoudés tous deux sur la table, légèrement pâles, les yeux vagues,
ils écoutaient. Un moment leurs regards s'étaient rencontrés, noirs et
ardents. Et de petites gouttes de sueur perlaient à la racine des
cheveux de Thérèse, et des souffles froids donnaient des frissons
imperceptibles à la peau de Laurent.




XI


Parfois, le dimanche, lorsqu'il faisait beau, Camille forçait Thérèse
à sortir avec lui, à faire un bout de promenade aux Champs-Elysées. La
jeune femme aurait préféré rester dans l'ombre humide de la boutique,
elle se fatiguait, elle s'ennuyait au bras de son mari qui la traînait
sur les trottoirs, en s'arrêtant aux boutiques, avec des étonnements,
des réflexions, des silences d'imbécile. Mais Camille tenait bon; il
aimait à montrer sa femme; lorsqu'il rencontrait un de ses collègues,
un de ses chefs surtout, il était tout fier d'échanger un salut avec
lui, en compagnie de madame. D'ailleurs, il marchait pour marcher,
sans presque parler, roide et contrefait dans ses habits du dimanche,
traînant les pieds, abruti et vaniteux. Thérèse souffrait d'avoir un
pareil homme au bras.

Les jours de promenade, Mme Raquin accompagnait ses enfants jusqu'au
bout du passage. Elle les embrassait comme s'ils fussent partis pour
un voyage. Et c'étaient des recommandations sans fin, des prières
pressantes.

--Surtout, leur disait-elle, prenez garde aux accidents.... Il y a
tant de voitures dans ce Paris!... Vous me promettez de ne pas aller
dans la foule....

Elle les laissait enfin s'éloigner, les suivant longtemps des yeux.
Puis elle rentrait à la boutique. Ses jambes devenaient lourdes et lui
interdisaient toute longue marche.

D'autres fois, plus rarement, les époux sortaient de Paris: ils
allaient à Saint-Ouen ou à Asnières, et mangeaient une friture dans un
des restaurants du bord de l'eau. C'étaient des jours de grande
débauche, dont on parlait un mois à l'avance. Thérèse acceptait plus
volontiers, presque avec joie, ces courses qui la retenaient en plein
air jusqu'à dix et onze heures du soir. Saint-Ouen, avec ses îles
vertes, lui rappelait Vernon; elle y sentait se réveiller toutes les
amitiés sauvages qu'elle avait eues pour la Seine, étant jeune fille.
Elle s'asseyait sur les graviers, trempait ses mains dans la rivière,
se sentait vivre sous les ardeurs du soleil que tempéraient les
souffles graves des ombrages. Tandis qu'elle déchirait et souillait sa
robe sur les cailloux et la terre grasse, Camille étalait proprement
son mouchoir et s'accroupissait à côté d'elle avec mille précautions.
Dans les derniers temps, le jeune ménage emmenait presque toujours
Laurent, qui égayait la promenade par ses rires et sa force de paysan.

Un dimanche, Camille, Thérèse et Laurent partirent pour Saint-Ouen
vers onze heures, après le déjeuner. La partie était projetée depuis
longtemps, et devait être la dernière de la saison. L'automne venait,
des souffles froids commençaient, le soir, à faire frissonner l'air.

Ce matin-là, le ciel gardait encore toute sa sérénité bleue. Il
faisait chaud au soleil, et l'ombre était tiède. On décida qu'il
fallait profiter des derniers rayons.

Les trois promeneurs prirent un fiacre, accompagnés des doléances, des
effusions inquiètes de la vieille mercière. Ils traversèrent Paris et
quittèrent le fiacre aux fortifications; puis ils gagnèrent Saint-Ouen
en suivant la chaussée. Il était midi. La route, couverte de
poussière, largement éclairée par le soleil, avait des blancheurs
aveuglantes de neige. L'air brûlait, épaissi et âcre. Thérèse, au bras
de Camille, marchait à petits pas, se cachant sous son ombrelle,
tandis que son mari s'éventait la face avec un immense mouchoir.
Derrière eux venait Laurent, dont les rayons du soleil mordaient le
cou, sans qu'il parût rien sentir; il sifflait, il poussait du pied
les cailloux, et, par moments, il regardait avec des yeux fauves les
balancements de hanches de sa maîtresse.

Quand ils arrivèrent à Saint-Ouen, ils se hâtèrent de chercher un
bouquet d'arbres, un tapis d'herbe verte étalé à l'ombre. Ils
passèrent dans une île et s'enfoncèrent dans un taillis. Les feuilles
tombées faisaient à terre une couche rougeâtre qui craquait sous les
pieds avec des frémissements secs. Les troncs se dressaient droits,
innombrables, comme des faisceaux de colonnettes gothiques; les
branches descendaient jusque sur le front des promeneurs, qui avaient
ainsi pour tout horizon la voûte cuivrée des feuillages mourants et
les fûts blancs et noirs des trembles et des chênes. Ils étaient au
désert, dans un trou mélancolique, dans une étroite clairière
silencieuse et fraîche. Tout autour d'eux, ils entendaient la Seine
gronder.

Camille avait choisi une place sèche et s'était assis en relevant les
pans de sa redingote. Thérèse, avec un grand bruit de jupes froissées,
venait de se jeter sur les feuilles; elle disparaissait à moitié au
milieu des plis de sa robe qui se relevait autour d'elle, en
découvrant une de ses jambes jusqu'au genou. Laurent, couché à plat
ventre, le menton dans la terre, regardait cette jambe et écoutait son
ami qui se fâchait contre le gouvernement, en déclarant qu'on devrait
changer tous les îlots de la Seine en jardins anglais, avec des bancs,
des allées sablées, des arbres taillés, comme aux Tuileries.

Ils restèrent près de trois heures dans la clairière, attendant que le
soleil fût moins chaud, pour courir la campagne, avant le dîner.
Camille parla de son bureau, il conta des histoires niaises; puis,
fatigué, il se laissa aller à la renverse et s'endormit; il avait posé
son chapeau sur ses yeux. Depuis longtemps, Thérèse, les paupières
closes, feignait de sommeiller.

Alors, Laurent se coula doucement vers la jeune femme; il avança les
lèvres et baisa sa bottine et sa cheville. Ce cuir, ce bas blanc qu'il
baisait lui brûlaient la bouche. Les senteurs âpres de la terre, les
parfums légers de Thérèse se mêlaient et le pénétraient, en allumant
son sang, en irritant ses nerfs. Depuis un mois il vivait dans une
chasteté pleine de colère. La marche au soleil, sur la chaussée de
Saint-Ouen, avait mis des flammes en lui. Maintenant, il était là, au
fond d'une retraite ignorée, au milieu de la grande volupté de l'ombre
et du silence, et il ne pouvait presser contre sa poitrine cette femme
qui lui appartenait. Le mari allait peut-être s'éveiller, le voir,
déjouer ses calculs de prudence. Toujours, cet homme était un
obstacle. Et l'amant, aplati sur le sol, se cachant derrière les
jupes, frémissant et irrité, collait des baisers silencieux sur la
bottine et sur le bas blanc. Thérèse, comme morte, ne faisait pas un
mouvement. Laurent crut qu'elle dormait.

Il se leva, le dos brisé, et s'appuya contre un arbre. Alors il vit la
jeune femme qui regardait en l'air avec de grands yeux ouverts et
luisants. Sa face, posée entre ses bras relevés, avait une pâleur
mate, une rigidité froide. Thérèse songeait. Ses yeux fixes semblaient
un abîme sombre où l'on ne voyait que de la nuit. Elle ne bougea pas,
elle ne tourna pas ses regards vers Laurent, debout derrière elle.

Son amant la contempla, presque effrayé de la voir si immobile et si
muette sous ses caresses. Cette tête blanche et morte, noyée dans les
plis des jupons, lui donna une sorte d'effroi plein de désirs
cuisants. Il aurait voulu se pencher et fermer d'un baiser ces grands
yeux ouverts. Mais, presque dans les jupons, dormait aussi Camille. Le
pauvre être, le corps déjeté, montrant sa maigreur, ronflait
légèrement; sous le chapeau, qui lui couvrait à demi la figure, on
apercevait sa bouche ouverte, tordue par le sommeil, faisant une
grimace bête; de petits poils roussâtres, clairsemés sur son menton
grêle, salissaient sa chair blafarde, et, comme il avait la tête
renversée en arrière, on voyait son cou maigre, ridé, au milieu duquel
le noeud de la gorge, saillant et d'un rouge brique, remontait à
chaque ronflement. Camille, ainsi vautré, était exaspérant et ignoble.

Laurent, qui le regardait, leva le talon, d'un mouvement brusque. Il
allait, d'un coup, lui écraser la face.

Thérèse retint un cri. Elle pâlit et ferma les yeux. Elle tourna la
tête, comme pour éviter les éclaboussures du sang.

Et Laurent, pendant quelques secondes, resta, le talon en l'air,
au-dessus du visage de Camille endormi. Puis, lentement, il replia la
jambe, il s'éloigna de quelques pas. Il s'était dit que ce serait là
un assassinat d'imbécile. Cette tête broyée lui aurait mis toute la
police sur les bras. Il voulait se débarrasser de Camille uniquement
pour épouser Thérèse; il entendait vivre au soleil, après le crime,
comme le meurtrier du roulier dont le vieux Michaud avait conté
l'histoire.

Il alla jusqu'au bord de l'eau, regarda couler la rivière d'un air
stupide. Puis, brusquement, il rentra dans le taillis; il venait enfin
d'arrêter un plan, d'inventer un meurtre commode et sans danger pour
lui.

Alors, il éveilla le dormeur en lui chatouillant le nez avec une
paille. Camille éternua, se leva, trouva la plaisanterie excellente.
Il aimait Laurent pour ses farces qui le faisaient rire. Puis il
secoua sa femme, qui tenait les yeux fermés; lorsque Thérèse se fut
dressée et qu'elle eut secoué ses jupes, fripées et couvertes de
feuilles sèches, les trois promeneurs quittèrent la clairière, en
cassant les petites branches devant eux.

Ils sortirent de l'île, ils s'en allèrent par les routes, par les
sentiers pleins de groupes endimanchés. Entre les haies, couraient des
filles en robes claires; une équipe de canotiers passait en chantant;
des filles de couples bourgeois, de vieilles gens, des commis avec
leurs épouses, marchaient à petits pas, au bord des fossés. Chaque
chemin semblait une rue populeuse et bruyante. Le soleil seul gardait
sa tranquillité large; il baissait vers l'horizon et jetait sur les
arbres rougis, sur les routes blanches, d'immenses nappes de clarté
pâle. Du ciel frissonnant commençait à tomber une fraîcheur
pénétrante.

Camille ne donnait plus le bras à Thérèse; il causait avec Laurent,
riait des plaisanteries et des tours de force de son ami, qui sautait
les fossés et soulevait de grosses pierres. La jeune femme, de l'autre
côté de la route, s'avançait, la tête penchée, se courbant parfois
pour arracher une herbe. Quand elle était restée en arrière, elle
s'arrêtait et regardait de loin son amant et son mari.

--Hé! tu n'as pas faim? finit par lui crier Camille.

--Si, répondit-elle.

--Alors, en route!

Thérèse n'avait pas faim; seulement elle était lasse et inquiète. Elle
ignorait les projets de Laurent, ses jambes tremblaient sous elle
d'anxiété.

Les trois promeneurs revinrent au bord de l'eau et cherchèrent un
restaurant. Ils s'attablèrent sur une sorte de terrasse en planches,
dans une gargote puant la graisse et le vin. La maison était pleine de
cris, de chansons, de bruits de vaisselle; dans chaque cabinet, dans
chaque salon, il y avait des sociétés qui parlaient haut, et les
minces cloisons donnaient une sonorité vibrante à tout ce tapage. Les
garçons en montant faisaient trembler l'escalier.

En haut, sur la terrasse, les souffles de la rivière chassaient les
odeurs du graillon. Thérèse, appuyée contre la balustrade, regardait
sur le quai. A droite et à gauche, s'étendaient deux files de
guinguettes et de baraques de foire; sous les tonnelles, entre les
feuilles rares et jaunes, on apercevait la blancheur des nappes, les
taches noires des paletots, les jupes éclatantes des femmes; les gens
allaient et venaient, nu-tête, courant et riant; et, au bruit criard
de la foule, se mêlaient les chansons lamentables des orgues de
Barbarie. Une odeur de friture et de poussière traînait dans l'air
calme.

Au-dessous de Thérèse, des filles du quartier latin, sur un tapis de
gazon usé, tournaient, en chantant une ronde enfantine. Le chapeau
tombé sur les épaules, les cheveux dénoués, elles se tenaient par la
main, jouant comme des petites filles. Elles retrouvaient un filet de
voix fraîche, et leurs visages pâles, que des caresses brutales
avaient martelés, se coloraient tendrement de rougeurs de vierges.
Dans leurs grands yeux impurs, passaient des humidités attendries. Des
étudiants, fumant des pipes de terre blanche, les regardaient tourner
en leur jetant des plaisanteries grasses.

Et, au delà, sur la Seine, sur les coteaux, descendait la sérénité du
soir, un air bleuâtre et vague qui noyait les arbres dans une vapeur
transparente.

--Eh bien! cria Laurent en se penchant sur la rampe de l'escalier,
garçon, et ce dîner?

Puis, comme se ravisant:

--Dis donc, Camille, ajouta-t-il, si nous allions faire une promenade
sur l'eau, avant de nous mettre à table?... On aurait le temps de
faire rôtir notre poulet. Nous allons nous ennuyer pendant une heure à
attendre.

--Comme tu voudras, répondit nonchalamment Camille... Mais Thérèse a
faim.

--Non, non, je puis attendre, se hâta de dire la jeune femme, que
Laurent regardait avec des yeux fixes.

Ils redescendirent tous trois. En passant devant le comptoir, ils
retinrent une table, ils arrêtèrent un menu, disant qu'ils seraient de
retour dans une heure. Comme le cabaretier louait des canots, ils le
prièrent de venir en détacher un. Laurent choisit une mince barque
dont la légèreté effrayait Camille.

--Diable! dit-il, il ne va pas falloir remuer là-dedans. On ferait un
fameux plongeon.

La vérité était que le commis avait une peur horrible de l'eau. A
Vernon, son état maladif ne lui permettait pas, lorsqu'il était
enfant, d'aller barboter dans la Seine; tandis que ses camarades
d'école couraient se jeter en pleine rivière, il se couchait entre
deux couvertures chaudes. Laurent était devenu un nageur intrépide, un
rameur infatigable; Camille avait gardé cette épouvante que les
enfants et les femmes ont pour les eaux profondes. Il tâta du pied le
bout du canot, comme pour s'assurer de sa solidité.

--Allons, entre donc, lui cria Laurent en riant... Tu trembles
toujours.

Camille enjamba le bord et alla, en chancelant, s'asseoir à l'arrière.
Quand il sentit les planches sous lui, il prit ses aises, il
plaisanta, pour faire acte de courage.

Thérèse était demeurée sur la rive, grave et immobile, à côté de son
amant qui tenait l'amarre. Il se baissa, et, rapidement, à voix basse:

--Prends garde, murmura-t-il, je vais le jeter à l'eau... Obéis-moi...
Je réponds de tout.

La jeune femme devint horriblement pâle. Elle resta comme clouée au
sol. Elle se raidissait, les yeux agrandis.

--Entre donc dans la barque, murmura encore Laurent.

Elle ne bougea pas. Une lutte terrible se passait en elle. Elle
tendait sa volonté de toutes ses forces, car elle avait peur d'éclater
en sanglots et de tomber à terre.

--Ah! ah! cria Camille... Laurent, regarde donc Thérèse... C'est elle
qui a peur!... Elle entrera, elle n'entrera pas...

Il s'était étalé sur le banc de l'arrière, les deux coudes contre les
bords du canot, et se dandinait avec fanfaronnade. Thérèse lui jeta un
regard étrange; les ricanements de ce pauvre homme furent comme un
coup de fouet qui la cingla et la poussa. Brusquement, elle sauta dans
la barque. Elle resta à l'avant. Laurent prit les rames. Le canot
quitta la rive, se dirigeant vers les îles avec lenteur.

Le crépuscule venait. De grandes ombres tombaient des arbres, et les
eaux étaient noires sur les bords. Au milieu de la rivière il y avait
de larges traînées d'argent pâle. La barque fut bientôt en pleine
Seine. Là, tous les bruits des quais s'adoucissaient; les chants, les
cris, arrivaient vagues et mélancoliques, avec des langueurs tristes.
On ne sentait plus l'odeur de friture et de poussière. Des fraîcheurs
traînaient. Il faisait froid.

Laurent cessa de ramer et laissa descendre le canot au fil du courant.

En face, se dressait le grand massif rougeâtre des îles. Les deux
rives, d'un brun sombre taché de gris, étaient comme deux larges
bandes qui allaient se rejoindre à l'horizon. L'eau et le ciel
semblaient coupés dans la même étoffe blanchâtre. Rien n'est plus
douloureusement calme qu'un crépuscule d'automne. Les rayons pâlissent
dans l'air frissonnant, les arbres vieillis jettent leurs feuilles. La
campagne, brûlée par les rayons ardents de l'été, sent la mort venir
avec les premiers vents froids. Et il y a, dans les cieux, des
souffles plaintifs de désespérance. La nuit descend de haut, apportant
des linceuls dans son ombre.

Les promeneurs se taisaient. Assis au fond de la barque qui coulait
avec l'eau, ils regardaient les dernières lueurs quitter les hautes
branches. Ils approchaient des îles. Les grandes masses rougeâtres
devenaient sombres; tout le paysage se simplifiait dans le crépuscule;
la Seine, le ciel, les îles, les coteaux n'étaient plus que des taches
brunes et grises qui s'effaçaient au milieu d'un brouillard laiteux.

Camille, qui avait fini par se coucher à plat ventre, la tête
au-dessus de l'eau, trempa ses mains dans la rivière.

--Fichtre! que c'est froid! s'écria-t-il. Il ne ferait pas bon de
piquer une tête dans ce bouillon-là.

Laurent ne répondît pas. Depuis un instant il regardait les deux rives
avec inquiétude; il avançait ses grosses mains sur ses genoux, en
serrant les lèvres. Thérèse, raide, immobile, la tête un peu
renversée, attendait.

La barque allait s'engager dans un petit bras, sombre et étroit,
s'enfonçant entre deux îles. On entendait, derrière l'une des îles,
les chants adoucis d'une équipe de canotiers qui devaient remonter la
Seine. Au loin, en amont, la rivière était libre.

Alors Laurent se leva et prit Camille à bras-le-corps. Le commis
éclata de rire.

--Ah! non, tu me chatouilles, dit-il, pas de ces plaisanteries-là...
Voyons, finis; ta vas me faire tomber.

Laurent serra plus fort, donna une secousse, Camille se tourna et vit
la ligure effrayante de son ami, toute convulsionnée. Il ne comprit
pas; une épouvante vague le saisit. Il voulut crier, et sentit une
main rude qui le serrait à la gorge. Avec l'instinct d'une bête qui se
défend, il se dressa sur les genoux, se cramponnant au bord de la
barque. Il lutta ainsi pendant quelques secondes.

--Thérèse! Thérèse! appela-t-il d'une voix étouffée et sifflante.

La jeune femme regardait, se tenant des deux mains à un banc du canot
qui craquait et dansait sur la rivière. Elle ne pouvait fermer les
yeux; une effrayante contraction les tenait grands ouverts, fixés sur
le spectacle horrible de la lutte. Elle était rigide, muette.

--Thérèse! Thérèse! appela de nouveau le malheureux qui râlait.

A ce dernier appel, Thérèse éclata en sanglots. Ses nerfs se
détendaient. La crise qu'elle redoutait la jeta toute frémissante au
fond de la barque. Elle y resta pliée, pâmée, morte.

Laurent secouait toujours Camille, en le serrant d'une main à la
gorge. Il finit par l'arracher de la barque à l'aide de son autre
bras. Il le tenait en l'air, ainsi qu'un enfant, au bout de ses bras
vigoureux. Comme il penchait la tête, découvrant le cou, sa victime,
folle de rage et d'épouvante, se tordit, avança les dents et les
enfonça dans ce cou. Et lorsque le meurtrier, retenant un cri de
souffrance, lança brusquement le commis à la rivière, les dents de
celui-ci lui emportèrent un morceau de chair.

Camille tomba en poussant un hurlement. Il revint deux, ou trois fois
sur l'eau, jetant des cris de plus en plus sourds.

Laurent ne perdit pas une seconde, il releva le collet de son paletot
pour cacher sa blessure. Puis il saisit entre ses bras Thérèse
évanouie, fit chavirer le canot d'un coup de pied, et se laissa tomber
dans la Seine en tenant sa maîtresse. Il la soutint sur l'eau,
appelant au secours d'une voix lamentable.

Les canotiers, dont il avait entendu les chants derrière la pointe de
l'île, arrivaient à grands coups de rames. Ils comprirent qu'un
malheur venait d'avoir lieu: ils opérèrent le sauvetage de Thérèse
qu'ils couchèrent sur un banc, et de Laurent qui se mit à se
désespérer de la mort de son ami. Il se jeta à l'eau, il chercha
Camille dans les endroits où il ne pouvait être, il revint en
pleurant, en se tordant les bras, en s'arrachant les cheveux. Les
canotiers tentaient de le calmer, de le consoler.

--C'est ma faute, criait-il, je n'aurais pas dû laisser ce pauvre
garçon danser et remuer comme il le faisait... A un moment, nous nous
sommes trouvés tous les trois du même côté de la barque, et nous avons
chaviré... En tombant, il m'a crié de sauver sa femme...

Il y eut, parmi les canotiers, comme cela arrive toujours, deux ou
trois jeunes gens qui voulurent avoir été témoins de l'accident.

--Nous vous avons bien vus, disaient-ils... Aussi, que diable! une
barque, ce n'est pas aussi solide qu'un parquet... Ah! la pauvre
petite femme, elle va avoir un beau réveil!

Ils reprirent leurs rames, ils remorquèrent le canot et conduisirent
Thérèse et Laurent au restaurant, où le dîner était prêt. Tout
Saint-Ouen sut l'accident en quelques minutes. Les canotiers le
racontaient comme des témoins oculaires. Une foule apitoyée
stationnait devant le cabaret.

Le gargotier et sa femme étaient de bonnes gens qui mirent leur
garde-robe au service des naufragés. Lorsque Thérèse sortit de son
évanouissement, elle eut une crise de nerfs, elle éclata en sanglots
déchirants; il fallut la mettre au lit. La nature aidait à la sinistre
comédie qui venait de se jouer.

Quand la jeune femme fut plus calme, Laurent la confia aux soins des
maîtres du restaurant. Il voulut retourner seul à Paris, pour
apprendre l'affreuse nouvelle à Mme Raquin, avec tous les ménagements
possibles. La vérité était qu'il craignait l'exaltation nerveuse de
Thérèse. Il préférait lui laisser le temps de réfléchir et d'apprendre
son rôle.

Ce furent les canotiers qui mangèrent le dîner de Camille.




XII


Laurent, dans le coin sombre de la voiture publique qui le ramena à
Paris, acheva de mûrir son plan. Il était presque certain de
l'impunité. Une joie lourde et anxieuse, la joie du crime accompli,
l'emplissait. Arrivé à la barrière de Clichy, il prit un fiacre, il se
fit conduire chez le vieux Michaud, rue de Seine. Il était neuf heures
du soir.

Il trouva l'ancien commissaire de police à table, en compagnie
d'Olivier et de Suzanne. Il venait là pour chercher une protection,
dans le cas où il serait soupçonné et pour s'éviter d'aller annoncer
lui-même l'affreuse nouvelle à Mme Raquin. Cette démarche lui
répugnait étrangement; il s'attendait à un tel désespoir qu'il
craignait de ne pas jouer son rôle avec assez de larmes; puis la
douleur de cette mère lui était pesante, bien qu'il s'en souciât
médiocrement au fond.

Lorsque Michel le vit entrer vêtu de vêtements grossiers, trop étroits
pour lui, il le questionna du regard. Laurent fit le récit de
l'accident, d'une voix brisée, comme tout essoufflé de douleur et de
fatigue.

--Je suis venu vous chercher, dit-il en terminant, je ne savais que
faire des deux pauvres femmes si cruellement frappées... Je n'ai point
osé aller seul chez la mère. Je vous en prie, venez avec moi.

Pendant qu'il parlait, Olivier le regardait fixement, avec des regards
droits qui l'épouvantaient. Le meurtrier s'était jeté, tête baissée,
dans ces gens de police, par un coup d'audace qui devait le sauver.
Mais il ne pouvait s'empêcher de frémir, en sentant leurs yeux qui
l'examinaient; il voyait de la méfiance où il n'y avait que de la
stupeur et de la pitié. Suzanne, plus frêle et plus pâle, était près
de s'évanouir. Olivier, que l'idée de la mort effrayait et dont le
coeur restait d'ailleurs parfaitement froid, faisait une grimace de
surprise douloureuse, en scrutant par habitude le visage de Laurent,
sans soupçonner le moins du monde la sinistre vérité. Quant au vieux
Michaud, il poussait des exclamations d'effroi, de commisération,
d'étonnement; il se remuait sur sa chaise, joignait les mains, levait
les yeux au ciel.

--Ah! mon Dieu, disait-il d'une voix entrecoupée, ah! mon Dieu,
l'épouvantable chose!... On sort de chez soi, et l'on meurt, comme ça,
tout d'un coup... C'est horrible... Et cette pauvre Mme Raquin, cette
mère, qu'allons-nous lui dire?... Certainement, vous avez bien fait de
venir nous chercher... Nous allons avec vous...

Il se leva, il tourna, piétina dans la pièce pour trouver sa canne et
son chapeau, et, tout en courant, il fit répéter à Laurent les détails
de la catastrophe, s'exclamant de nouveau à chaque phrase.

Ils descendirent tous quatre. A l'entrée du passage du Pont-Neuf,
Michaud arrêta Laurent.

--Ne venez pas, lui dit-il; votre présence serait une sorte d'aveu
brutal qu'il faut éviter... La malheureuse mère soupçonnerait un
malheur et nous forcerait à avouer la vérité plus tôt que nous ne
devons la lui dire... Attendez-nous ici.

Cet arrangement soulagea le meurtrier, qui frissonnait à la pensée
d'entrer dans la boutique du passage. Le calme se fit en lui, il se
mit à monter et à descendre le trottoir, allant et venant en toute
paix. Par moments, il oubliait les faits qui se passaient, il
regardait les boutiques, sifflait entre ses dents, se retournait pour
voir les femmes qui le coudoyaient. Il resta ainsi une grande
demi-heure dans la rue, retrouvant de plus en plus son sang-froid.

Il n'avait pas mangé depuis le matin; la faim le prit, il entra chez
un pâtissier et se bourra de gâteaux.

Dans la boutique du passage, une scène déchirante se passait. Malgré
les précautions, les phrases adoucies et amicales du vieux Michaud, il
vint un instant où Mme Raquin comprit qu'un malheur était arrivé à son
fils. Dès lors, elle exigea la vérité avec un emportement de
désespoir, une violence de larmes et de cris qui firent plier son
vieil ami. Et, lorsqu'elle connut la vérité, sa douleur fut tragique.
Elle eut des sanglots sourds, des secousses qui la jetaient en
arrière, une crise folle de terreur et d'angoisse; elle resta là
étouffant, jetant de temps à autre un cri aigu dans le gonflement
profond de sa douleur. Elle se serait traînée à terre, si Suzanne ne
l'avait prise à la taille, pleurant sur ses genoux, levant vers elle
sa face pâle. Olivier et son père se tenaient debout, énervés et
muets, détournant la tête, émus désagréablement par ce spectacle dont
leur égoïsme souffrait.

Et la pauvre mère voyait son fils roulé dans les eaux troubles de la
Seine, le corps roidi et horriblement gonflé: en même temps, elle le
voyait tout petit dans son berceau, lorsqu'elle chassait la mort
penchée sur lui. Elle l'avait mis au monde plus de dix fois, elle
l'aimait pour tout l'amour qu'elle lui témoignait depuis trente ans.
Et voilà qu'il mourait loin d'elle, tout d'un coup, dans l'eau froide
et sale, comme un chien. Elle se rappelait alors les chaudes
couvertures au milieu desquelles elle l'enveloppait. Que de soins,
quelle enfance tiède, que de cajoleries et d'effusions tendres, tout
cela pour le voir un jour se noyer misérablement! A ces pensées, Mme
Raquin sentait sa gorge se serrer; elle espérait qu'elle allait
mourir, étranglée par le désespoir.

Le vieux Michaud se hâta de sortir. Il laissa Suzanne auprès de la
mercière, et revint avec Olivier chercher Laurent pour se rendre en
toute hâte à Saint-Ouen.

Pendant la route, ils échangèrent à peine quelques mots. Ils s'étaient
enfoncés chacun dans un coin du fiacre. Et, par instants, le rapide
rayon d'un bec de gaz jetait une lueur vive sur leurs visages. Le
sinistre événement, qui les réunissait, mettait autour d'eux une sorte
d'accablement lugubre.

Lorsqu'ils arrivèrent enfin au restaurant du bord de l'eau, ils
trouvèrent Thérèse couchée, les mains et la tête brûlantes. Le
traiteur leur dit à demi-voix que la jeune femme avait une forte
fièvre. La vérité était que, Thérèse, se sentant faible et lâche,
craignant d'avouer le meurtre dans une crise, avait pris le parti
d'être malade. Elle gardait un silence farouche, elle tenait les
lèvres et les paupières serrées, ne voulant voir personne, redoutant
de parler. Le drap au menton, la face à moitié dans l'oreiller, elle
se faisait toute petite, elle écoutait avec anxiété ce qu'on disait
autour d'elle. Et, au milieu de la lueur rougeâtre que laissaient
passer ses paupières closes, elle voyait toujours Camille et Laurent
luttant sur le bord de la barque, elle apercevait son mari, blafard,
horrible, grandi, qui se dressait tout droit au-dessus d'une eau
limoneuse. Cette vision implacable activait la fièvre de son sang.

Le vieux Michaud essaya de lui parler, de la consoler. Elle fit un
mouvement d'impatience, elle se retourna et se mit de nouveau à
sangloter.

--Laissez-la, monsieur, dit le restaurateur, elle frissonne au moindre
bruit... Voyez-vous, elle aurait besoin de repos.

En bas, dans la salle commune, il y avait un agent de police qui
verbalisait sur l'accident. Michaud et son fils descendirent, suivis
de Laurent. Quand Olivier eut fait connaître sa qualité d'employé
supérieur de la Préfecture, tout fut terminé en dix minutes. Les
canotiers étaient encore là, racontant la noyade dans ses moindres
circonstances, décrivant la façon dont les trois promeneurs étaient
tombés, se donnant comme des témoins oculaires. Si Olivier et son père
avaient eu le moindre soupçon, ce soupçon se serait évanoui, devant de
tels témoignages. Mais ils n'avaient pas douté un instant de la
véracité de Laurent; ils le présentèrent au contraire à l'agent de
police comme le meilleur ami de la victime, et ils eurent le soin de
faire mettre dans le procès-verbal que le jeune homme s'était jeté à
l'eau pour sauver Camille Raquin. Le lendemain, les journaux
racontèrent l'accident avec un grand luxe de détails; la malheureuse
mère, la veuve inconsolable, l'ami noble et courageux, rien ne
manquait à ce fait-divers, qui fit le tour de la presse parisienne et
qui alla ensuite s'enterrer dans les feuilles des départements.

Quand le procès-verbal fut achevé, Laurent sentit une joie chaude qui
pénétra sa chair d'une vie nouvelle. Depuis l'instant où sa victime
lui avait enfoncé les dents dans le cou, il était comme roidi, il
agissait mécaniquement, d'après un plan arrêté longtemps à l'avance.
L'instinct de la conservation seul le poussait, lui disait ses
paroles, lui conseillait ses gestes. A cette heure, devant la
certitude de l'impunité, le sang se remettait à couler dans ses veines
avec des lenteurs douces. La police avait passé à côté de son crime,
et la police n'avait rien vu, elle était dupée, elle venait de
l'acquitter. Il était sauvé. Cette pensée lui fît éprouver tout le
long du corps des moiteurs de jouissance, des chaleurs qui rendirent
la souplesse à ses membres et à son intelligence. Il continua son rôle
d'ami éploré avec une science et un aplomb incomparables. Au fond, il
avait des satisfactions de brute; il songeait à Thérèse qui était
couchée dans la chambre, en haut.

--Nous ne pouvons laisser ici cette malheureuse jeune femme, dit-il à
Michaud. Elle est peut-être menacée d'une maladie grave, il faut la
ramener absolument à Paris... Venez, nous la déciderons à nous suivre.

En haut, il parla, il supplia lui-même Thérèse de se lever, de se
laisser conduire au passage du Pont-Neuf. Quand la jeune femme
entendit le son de sa voix, elle tressaillit, elle ouvrit ses yeux
tout grands et le regarda. Elle était hébétée, frissonnante.
Péniblement, elle se dressa sans répondre. Les hommes sortirent, la
laissant avec la femme du restaurateur. Quand elle fut habillée, elle
descendit en chancelant et monta dans le fiacre, soutenue par Olivier.

Le voyage fut silencieux. Laurent, avec une audace et une impudence
parfaites, glissa sa main le long des jupes de la jeune femme et lui
prit les doigts. Il était assis en face d'elle, dans une ombre
flottante; il ne voyait pas sa figure, qu'elle tenait baissée sur sa
poitrine. Quand il eut saisi sa main, il la lui serra avec force et la
garda dans la sienne jusqu'à la rue Mazarine. Il sentait cette main
trembler; mais elle ne se retirait pas, elle avait au contraire des
caresses brusques. Et, l'une dans l'autre, les mains brûlaient; les
paumes moites se collaient, et les doigts, étroitement pressés, se
meurtrissaient à chaque secousse. Il semblait à Laurent et à Thérèse
que le sang de l'un allait dans la poitrine de l'autre en passant par
leurs poings unis; ces poings devenaient un foyer ardent où leur vie
bouillait. Au milieu de la nuit et du silence navré qui traînait, le
furieux serrement de mains qu'ils échangeaient était comme un poids
écrasant jeté sur la tête de Camille pour le maintenir sous l'eau.

Quand le fiacre s'arrêta, Michaud et son fils descendirent les
premiers. Laurent se pencha vers sa maîtresse, et, doucement:

--Sois forte, Thérèse, murmura-t-il... Nous avons longtemps à
attendre... Souviens-toi.

La jeune femme n'avait pas encore parlé. Elle ouvrit les lèvres pour
la première fois depuis la mort de son mari.

--Oh! je me souviendrai, dit-elle en frissonnant, d'une voix légère
comme un souffle.

Olivier lui tendait la main, l'invitant à descendre. Laurent alla,
cette fois, jusqu'à la boutique. Mme Raquin était couchée, en proie à
un violent délire. Thérèse se traîna jusqu'à son lit et Suzanne eut à
peine le temps de la déshabiller. Rassuré, voyant que tout
s'arrangeait à souhait, Laurent se retira, Il gagna lentement son
taudis de la rue Saint-Victor.

Il était plus de minuit. Un air frais courait dans les rues désertes
et silencieuses. Le jeune homme n'entendait que le bruit régulier de
ses pas sonnant sur les dalles des trottoirs. La fraîcheur le
pénétrait de bien-être; le silence, l'ombre lui donnaient des
sensations rapides de volupté. Il flânait.

Enfin, il était débarrassé de son crime. Il avait tué Camille. C'était
là une affaire faite dont on ne parlerait plus. Il allait vivre
tranquille, en attendant de pouvoir prendre possession de Thérèse. La
pensée du meurtre l'avait parfois étouffé; maintenant que le meurtre
était accompli, il se sentait la poitrine libre et respirait à l'aise.
Il était guéri des souffrances que l'hésitation et la crainte
mettaient en lui.

Au fond, il était un peu hébété, la fatigue alourdissait ses membres
et ses pensées. Il rentra et s'endormit profondément. Pendant son
sommeil, de légères crispations nerveuses couraient sur son visage.




XIII


Le lendemain, Laurent s'éveilla frais et dispos. Il avait bien dormi.
L'air froid qui entrait par la fenêtre fouettait son sang alourdi. Il
se rappelait à peine les scènes de la veille; sans la cuisson ardente
qui le brûlait au cou, il aurait pu croire qu'il s'était couché à dix
heures, après une soirée calme. La morsure de Camille était comme un
fer rouge posé sur sa peau; lorsque sa pensée se fut arrêtée sur la
douleur que lui causait cette entaille, il en souffrit cruellement. Il
lui semblait qu'une douzaine d'aiguilles pénétraient peu à peu dans sa
chair.

Il rabattit le col de sa chemise et regarda la plaie dans un méchant
miroir de quinze sous accroché au mur. Cette plaie faisait un trou
rouge, large comme une pièce de deux sous; la peau avait été arrachée,
la chair se montrait, rosâtre, avec des taches noires; des filets de
sang avaient coulé jusqu'à l'épaule, en minces traînées qui
s'écaillaient. Sur le cou blanc, la morsure paraissait d'un brun sourd
et puissant; elle se trouvait à droite, au-dessous de l'oreille.
Laurent, le dos courbé, le cou tendu, regardait, et le miroir verdâtre
donnait à sa face une grimace atroce.

Il se lava à grande eau, satisfait de son examen, se disant que la
blessure serait cicatrisée au bout de quelques jours. Puis il
s'habilla et se rendit à son bureau, tranquillement, comme à
l'ordinaire. Il y conta l'accident d'une voix émue. Lorsque ses
collègues eurent lu le fait-divers qui courait la presse, il devint un
véritable héros. Pendant une semaine, les employés du chemin de fer
d'Orléans n'eurent pas d'autre sujet de conversation: ils étaient tout
fiers qu'un des leurs se fût noyé. Grivet ne tarissait pas sur
l'imprudence qu'il y a à s'aventurer en pleine Seine, quand il est si
facile de regarder couler l'eau en traversant les ponts.

Il restait à Laurent une inquiétude sourde. Le décès de Camille
n'avait pu être constaté officiellement. Le mari de Thérèse était bien
mort, mais le meurtrier aurait voulu retrouver son cadavre pour qu'un
acte formel fût dressé. Le lendemain de l'accident, on avait
inutilement cherché le corps du noyé; on pensait qu'il s'était sans
doute enfoui au fond de quelque trou, sous les berges des îles. Des
ravageurs fouillaient activement la Seine pour toucher la prime.

Laurent se donna la tâche de passer chaque matin par la Morgue, en se
rendant à son bureau. Il s'était juré de faire lui-même ses affaires.
Malgré les répugnances qui lui soulevaient le coeur, malgré les
frissons qui le secouaient parfois, il alla pendant plus de huit
jours, régulièrement, examiner le visage de tous les noyés étendus sur
les dalles.

Lorsqu'il entrait, une odeur fade, une odeur de chair lavée
l'écoeurait, et des souffles froids couraient sur sa peau; l'humidité
des murs semblait alourdir ses vêtements, qui devenaient plus pesants
à ses épaules. Il allait droit au vitrage qui sépare les spectateurs
des cadavres; il collait sa face pâle contre les vitres, il regardait.
Devant lui s'alignaient les rangées de dalles grises. Ça et là, sur
les dalles, des corps nus faisaient des taches vertes et jaunes,
blanches et rouges; certains corps gardaient leurs chairs vierges dans
la rigidité de la mort; d'autres semblaient des tas de viandes
sanglantes et pourries. Au fond, contre le mur, pendaient des loques
lamentables, des jupes, et des pantalons qui grimaçaient sur la nudité
du plâtre. Laurent ne voyait d'abord que l'ensemble blafard des
pierres et des murailles, tâché de roux et de noir par les vêtements
et les cadavres. Un bruit d'eau courante chantait.

Peu à peu il distinguait les corps. Alors il allait de l'un à l'autre.
Les noyés seuls l'intéressaient; quand il y avait plusieurs cadavres
gonflés et bleuis par l'eau, il les regardait avidement, cherchant à
reconnaître Camille. Souvent, les chairs de leur visage s'en allaient
par lambeaux, les os avaient troué la peau amollie, la face était
comme bouillie et désossée. Laurent hésitait; il examinait les corps,
il tâchait de retrouver les maigreurs de sa victime. Mais tous les
noyés sont gras; il voyait des ventres énormes, des cuisses bouffies,
des bras ronds et forts. Il ne savait plus, il restait frissonnant en
face de ces haillons verdâtres qui semblaient se moquer avec des
grimaces horribles.

Un matin, il fut pris d'une véritable épouvante. Il regardait depuis
quelques minutes un noyé, petit de taille, atrocement défiguré. Les
chairs de ce noyé étaient tellement molles et dissoutes, que l'eau
courante qui les lavait les emportait brin à brin. Le jet qui tombait
sur la face, creusait un trou à gauche du nez. Et, brusquement, le nez
s'aplatit, les lèvres se détachèrent, montrant des dents blanches. La
tête du noyé éclata de rire.

Chaque fois qu'il croyait reconnaître Camille, Laurent ressentait une
brûlure au coeur. Il désirait ardemment retrouver le corps de sa
victime, et des lâchetés le prenaient, lorsqu'il s'imaginait que ce
corps était devant lui. Ses visites à la Morgue l'emplissaient de
cauchemars, de frissons qui le faisaient haleter. Il secouait ses
peurs, il se traitait d'enfant, il voulait être fort; mais, malgré
lui, sa chair se révoltait, le dégoût et l'effroi s'emparaient de son
être, dès qu'il se trouvait dans l'humidité et l'odeur fade de la
salle.

Quand il n'y avait pas de noyés sur la dernière rangée de dalles, il
respirait à l'aise; ses répugnances étaient moindres. Il devenait
alors un simple curieux, il prenait un plaisir étrange à regarder la
mort violente en face, dans ses attitudes lugubrement bizarres et
grotesques. Ce spectacle l'amusait, surtout lorsqu'il y avait des
femmes étalant leur gorge nue. Ces nudités brutalement étendues,
tachées de sang, trouées par endroits, l'attiraient et le retenaient.
Il vit, une fois, une jeune femme de vingt ans, une fille du peuple,
large et forte, qui semblait dormir sur la pierre; son corps frais et
gras blanchissait avec des douceurs de teinte d'une grande
délicatesse; elle souriait à demi, la tête un peu penchée, et tendait
la poitrine d'une façon provocante; on aurait dit une courtisane
vautrée, si elle n'avait eu au cou une raie noire qui lui mettait
comme un collier d'ombre; c'était une fille qui venait de se pendre
par désespoir d'amour. Laurent la regarda longtemps, promenant ses
regards sur sa chair, absorbé dans une sorte de désir peureux.

Chaque matin, pendant qu'il était là, il entendait derrière lui le
va-et-vient du public qui entrait et qui sortait.

La Morgue est un spectacle à la portée de toutes les bourses, que se
payent gratuitement les passants pauvres ou riches. La porte est
ouverte, entre qui veut. Il y a des amateurs qui font un détour pour
ne pas manquer une de ces représentations de la mort. Lorsque les
dalles sont nues, les gens sortent désappointés, volés, murmurant
entre leurs dents. Lorsque les dalles sont bien garnies, lorsqu'il y a
un bel étalage de chair humaine, les visiteurs se pressent, se donnent
des émotions à bon marché, s'épouvantent plaisantent, applaudissent ou
sifflent comme au théâtre, et se retirent satisfaits, en déclarant que
la Morgue est réussie, ce jour-là.

Laurent connut vite le public de l'endroit, public mêlé et disparate
qui s'apitoyait et ricanait en commun. Des ouvriers entraient, en
allant à leur ouvrage, avec un pain et des outils sous le bras; ils
trouvaient la mort drôle. Parmi eux se rencontraient des loustics
d'atelier qui faisaient sourire la galerie en disant un mot plaisant
sur la grimace de chaque cadavre; ils appelaient les incendiés des
charbonniers; les pendus les assassinés, les noyés, les cadavres
troués ou broyés excitaient leur verve goguenarde, et leur voix, qui
tremblait un peu, balbutiait des phrases comiques dans le silence
frissonnant de la salle. Puis venaient de petits rentiers, des
vieillards maigres et secs, des flâneurs qui entraient par
désoeuvrement et qui regardaient les corps avec des yeux bêtes et des
moues d'hommes paisibles et délicats. Les femmes étaient en grand
nombre; il y avait de jeunes ouvrières toutes roses, le linge blanc,
les jupes propres, qui allaient d'un bout à l'autre du vitrage,
lestement, en ouvrant de grands yeux attentifs, comme devant l'étalage
d'un magasin de nouveautés; il y avait encore des femmes du peuple,
hébétées, prenant des airs lamentables, et des dames bien mises,
traînant nonchalamment leur robe de soie.

Un jour, Laurent vit une de ces dernières qui se tenait plantée à
quelques pas du vitrage, en appuyant un mouchoir de batiste sur ses
narines. Elle portait une délicieuse jupe de soie grise, avec un grand
mantelet de dentelle noire, une voilette lui couvrait le visage, et
ses mains gantées paraissaient toutes petites et toutes fines. Autour
d'elle traînait une senteur douce de violette. Elle regardait un
cadavre. Sur une pierre, à quelques pas, était allongé le corps d'un
grand gaillard, d'un maçon qui venait de se tuer net en tombant d'un
échafaudage; il avait une poitrine carrée, des muscles gros et courts,
une chair blanche et grasse; la mort en avait fait un marbre. La dame
l'examinait, le retournait en quelque sorte du regard, le pesait,
s'absorbait dans le spectacle de cet homme. Elle leva un coin de sa
voilette, regarda encore, puis s'en alla.

Par moments, arrivaient des bandes de gamins, des enfants de douze à
quinze ans, qui couraient le long du vitrage, ne s'arrêtant que devant
les cadavres de femmes. Ils appuyaient leurs mains aux vitres et
promenaient des regards effrontés sur les poitrines nues. Ils se
poussaient du coude, ils faisaient des remarques brutales, ils
apprenaient le vice à l'école de la mort. C'est à la Morgue que les
jeunes voyous ont leur première maîtresse.

Au bout d'une semaine, Laurent était écoeuré. La nuit, il rêvait les
cadavres qu'il avait vus le matin. Cette souffrance, ce dégoût de
chaque jour qu'il s'imposait, finit par le troubler à un tel point
qu'il résolut de ne plus faire que deux visites. Le lendemain, comme
il entrait à la Morgue, il reçut un coup violent dans la poitrine: en
face de lui, sur une dalle, Camille le regardait, étendu sur le dos,
la tête levée, les yeux entr'ouverts.

Le meurtrier s'approcha lentement du vitrage, comme attiré, ne pouvant
détacher ses regards de sa victime. Il ne souffrait pas; il éprouvait
seulement un grand froid intérieur et de légers mouvements à fleur de
peau. Il aurait cru trembler davantage. Il resta immobile, pendant
cinq grandes minutes, perdu dans une contemplation inconsciente,
gravant malgré lui au fond de sa mémoire toutes les lignes horribles,
toutes les couleurs sales du tableau qu'il avait sous les yeux.

Camille était ignoble. Il avait séjourné quinze jours dans l'eau. Sa
face paraissait encore ferme et rigide; les traits s'étaient
conservés, la peau avait seulement pris une teinte jaunâtre et
boueuse. La tête, maigre, osseuse, légèrement tuméfiée, grimaçait;
elle se penchait un peu, les cheveux collés aux tempes, les paupières
levées, montrant le globe blafard des yeux: les lèvres tordues, tirées
vers un des coins de la bouche, avaient un ricanement atroce; un bout
de langue noirâtre apparaissait dans la blancheur des dents. Cette
tête, comme tannée et étirée, en gardant une apparence humaine, était
restée plus effrayante de douleur et d'épouvante. Le corps semblait un
tas de chairs dissoutes; il avait souffert horriblement. On sentait
que les bras ne tenaient plus; les clavicules perçaient la peau des
épaules. Sur la poitrine verdâtre, les côtes faisaient des bandes
noires; le flanc gauche, crevé, ouvert, se creusait au milieu de
lambeaux d'un rouge sombre. Tout le torse pourrissait. Les jambes,
plus fermes, s'allongeaient, plaquées de taches immondes. Les pieds
tombaient.

Laurent regarda Camille. Il n'avait pas encore vu un noyé si
épouvantable. Le cadavre avait, en outre, un air étriqué, une allure
maigre et pauvre; il se ramassait dans sa pourriture; il faisait un
tout petit tas. On aurait deviné que c'était là un employé à douze
cents francs, bête et maladif, que sa mère avait nourri de tisanes. Ce
pauvre corps, grandi entre des couvertures chaudes, grelottait sur la
dalle froide.

Quand Laurent put enfin s'arracher à la curiosité poignante qui le
tenait immobile et béant, il sortit, il se mit à marcher rapidement
sur le quai. Et, tout en marchant, il répétait: « Voilà ce que j'en ai
fait. Il est ignoble. » Il lui semblait qu'une odeur âcre le suivait,
l'odeur que devait exhaler ce corps en putréfaction.

Il alla chercher le vieux Michaud et lui dit qu'il venait de
reconnaître Camille sur une dalle de la Morgue. Les formalités furent
remplies, on enterra le noyé, on dressa un acte de décès. Laurent,
tranquille désormais, se jeta avec volupté dans l'oubli de son crime
et des scènes fâcheuses et pénibles qui avaient suivi le meurtre.




XIV


La boutique du passage du Pont-Neuf resta fermée pendant trois jours.
Lorsqu'elle s'ouvrit de nouveau, elle parut plus sombre et plus
humide. L'étalage, jauni par la poussière, semblait porter le deuil de
la maison; tout traînait à l'abandon dans les vitrines sales. Derrière
les bonnets de linge pendus aux tringles rouillées, le visage de
Thérèse avait une pâleur plus mate, plus terreuse, une immobilité d'un
calme sinistre.

Dans le passage, toutes les commères s'apitoyaient. La marchande de
bijoux faux montrait à chacune de ses clientes le profil amaigri de la
jeune veuve comme une curiosité intéressante et lamentable.

Pendant trois jours, Mme Raquin et Thérèse étaient restées dans leur
lit sans se parler, sans même se voir. La vieille mercière, assise sur
son séant, appuyée contre des oreillers, regardait vaguement devant
elle avec des yeux d'idiote. La mort de son fils lui avait donné un
grand coup sur la tête, et elle était tombée comme assommée. Elle
demeurait des heures entières tranquille et inerte, absorbée au fond
du néant de son désespoir; puis des crises la prenaient parfois, elle
pleurait, elle criait, elle délirait. Thérèse, dans la chambre
voisine, semblait dormir; elle avait tourné la face contre la muraille
et tiré la couverture sur ses yeux; elle s'allongeait ainsi, raide et
muette, sans qu'un sanglot de son corps soulevât le drap qui la
couvrait. On eût dit qu'elle cachait dans l'ombre de l'alcôve les
pensées qui la tenaient rigide. Suzanne, qui gardait les deux femmes,
allait mollement de l'une à l'autre, traînant les pieds avec douceur,
penchant son visage de cire sur les deux couches, sans parvenir à
faire retourner Thérèse, qui avait de brusques mouvements
d'impatience, ni à consoler Mme Raquin, dont les pleurs coulaient dès
qu'une voix la tirait de son abattement.

Le troisième jour, Thérèse repoussa la couverture, s'assit sur le lit,
rapidement, avec une sorte de décision fiévreuse. Elle écarta ses
cheveux, en se prenant les tempes, et resta ainsi un moment, les mains
au front, les yeux fixes, semblant réfléchir encore. Puis elle sauta
sur le tapis. Ses membres étaient frissonnants et rouges de fièvre; de
larges plaques livides marbraient sa peau qui se plissait par endroits
comme vide de chair. Elle était vieillie.

Suzanne, qui entrait, resta toute surprise de la trouver levée; elle
lui conseilla, d'un ton placide et traînard, de se recoucher, de se
reposer encore. Thérèse ne l'écoutait pas: elle cherchait et mettait
ses vêtements avec des gestes pressés et tremblants. Lorsqu'elle fut
habillée, elle alla se regarder dans une glace, frotta ses yeux, passa
ses mains sur son visage, comme pour effacer quelque chose. Puis, sans
prononcer une parole, elle traversa vivement la salle à manger et
entra chez Mme Raquin.

L'ancienne mercière était dans un moment de calme hébété. Quand
Thérèse rentra, elle tourna la tête et suivit du regard la jeune
veuve, qui vint se placer devant elle, muette et oppressée. Les deux
femmes se contemplèrent pendant quelques secondes, la nièce avec une
anxiété qui grandissait, la tante avec des efforts pénibles de
mémoire. Se souvenant enfin, Mme Raquin tendit ses bras tremblants,
et, prenant Thérèse par le cou, s'écria:

--Mon pauvre enfant, mon pauvre Camille!

Elle pleurait, et ses larmes séchaient sur la peau brûlante de la
veuve, qui cachait ses yeux secs dans les plis du drap. Thérèse
demeura ainsi courbée, laissant la vieille mère épuiser ses pleurs.
Depuis le meurtre, elle redoutait cette première entrevue; elle était
restée couchée pour en retarder le moment, pour réfléchir à l'aise au
rôle terrible qu'elle avait à jouer.

Quand elle vit Mme Raquin plus calme, elle s'agita autour d'elle, elle
lui conseilla de se lever, de descendre à la boutique. La vieille
mercière était presque tombée en enfance. L'apparition brusque de sa
nièce avait amené en elle une crise favorable qui venait de lui rendre
la mémoire et la conscience des choses et des êtres qui l'entouraient.
Elle remercia Suzanne de ses soins, elle parla, affaiblie, ne délirant
plus, pleine d'une tristesse qui l'étouffait par moments. Elle
regardait marcher Thérèse avec des larmes soudaines; alors, elle
l'appelait auprès d'elle, l'embrassait en sanglotant encore, lui
disait en suffoquant qu'elle n'avait plus qu'elle au monde.

Le soir, elle consentit à se lever, à essayer de manger. Thérèse put
voir quel terrible coup avait reçu sa tante. Les jambes de la pauvre
vieille s'étaient alourdies. Il lui fallut une canne pour se traîner
dans la salle à manger, et là il lui sembla que les murs vacillaient
autour d'elle.

Dès le lendemain, elle voulut cependant qu'on ouvrît la boutique. Elle
craignait de devenir folle en restant seule dans sa chambre. Elle
descendit pesamment l'escalier de bois, en posant les deux pieds sur
chaque marche, et vint s'asseoir, derrière le comptoir. A partir de ce
jour, elle y resta clouée dans une douleur sereine.

A côté d'elle, Thérèse songeait et attendait. La boutique reprit son
calme noir.




XV


Laurent revint parfois, le soir, tous les deux ou trois jours. Il
restait dans la boutique, causant avec Mme Raquin pendant une
demi-heure. Puis il s'en allait, sans avoir regardé Thérèse en face.
La vieille mercière le considérait comme le sauveur de sa nièce, comme
un noble coeur qui avait tout fait pour lui rendre son fils. Elle
l'accueillait avec une bonté attendrie.

Un jeudi soir, Laurent se trouvait là lorsque le vieux Michaud et
Grivet entrèrent. Huit heures sonnaient. L'employé et l'ancien
commissaire avaient jugé chacun de leur côté qu'ils pouvaient
reprendre leurs chères habitudes, sans se montrer importuns, et ils
arrivaient à la même minute, comme poussés par le même ressort.
Derrière eux, Olivier et Suzanne firent leur entrée.

On monta dans la salle à manger. Mme Raquin, qui n'attendait personne,
se hâta d'allumer la lampe et de faire du thé. Lorsque tout le monde
se fut assis autour de la table, chacun devant sa tasse, lorsque la
boîte des dominos eut été vidée, la pauvre mère, subitement ramenée
dans le passé, regarda ses invités et éclata en sanglots. Il y avait
une place vide, la place de son fils.

Ce désespoir glaça et ennuya la société. Tous les visages avaient un
air de béatitude égoïste. Ces gens se trouvèrent gênés, n'ayant plus
dans le coeur le moindre souvenir vivant de Camille.

--Voyons, chère dame, s'écria le vieux Michaud avec une légère
impatience, il ne faut pas vous désespérer comme cela. Vous vous
rendrez malade.

--Nous sommes tous mortels, affirma Grivet.

--Vos pleurs ne vous rendront pas votre fils, dit sentencieusement
Olivier.

--Je vous en prie, murmura Suzanne, ne nous faites pas de la peine.

Et comme Mme Raquin sanglotait plus fort, ne pouvant arrêter ses
larmes:

--Allons, allons, reprit Michaud, un peu de courage. Vous comprenez
bien que nous venons ici pour vous distraire. Que diable! ne nous
attristons pas, tâchons d'oublier.... Nous jouons à deux sous la
partie. Hein! qu'en dites-vous?

La mercière rentra ses pleurs, dans un effort suprême. Peut-être
eut-elle conscience de l'égoïsme heureux de ses hôtes. Elle essuya ses
yeux, encore toute secouée.

Les dominos tremblaient dans ses pauvres mains, et les larmes restées
sous ses paupières l'empêchaient de voir.

On joua.

Laurent et Thérèse avaient assisté à cette courte scène d'un air grave
et impassible. Le jeune homme était enchanté de voir revenir les
soirées du jeudi. Il les souhaitait ardemment, sachant qu'il aurait
besoin de ces réunions pour atteindre son but. Puis, sans se demander
pourquoi, il se sentait plus à l'aise au milieu de ces quelques
personnes qu'il connaissait, il osait regarder Thérèse en face.

La jeune femme, vêtue de noir, pâle et recueillie, lui parut avoir une
beauté qu'il ignorait encore. Il fut heureux de rencontrer ses regards
et de les voir s'arrêter sur les siens avec une fixité courageuse.
Thérèse lui appartenait toujours, chair et coeur.




XVI


Quinze mois se passèrent. Les âpretés des premières heures
s'adoucirent; chaque jour amena une tranquillité, un affaissement de
plus; la vie reprit son cours avec une langueur lasse, elle eut cette
stupeur monotone qui suit les grandes crises. Et, dans les
commencements, Laurent et Thérèse se laissèrent aller à l'existence
nouvelle qui les transformait; il se fit en eux un travail sourd qu'il
faudrait analyser avec une délicatesse extrême, si l'on voulait en
marquer toutes les phases.

Laurent revint bientôt chaque soir à la boutique, comme par le passé.
Mais il n'y mangeait plus, il ne s'y établissait plus pendant des
soirées entières. Il arrivait à neuf heures et demie, et s'en allait
après avoir fermé le magasin. On eût dit qu'il accomplissait un devoir
en venant se mettre au service des deux femmes. S'il négligeait un
jour sa corvée, il s'excusait le lendemain avec des humilités de
valet. Le jeudi, il aidait Mme Raquin à allumer le feu, à faire les
honneurs de la maison. Il avait des prévenances tranquilles qui
charmaient la vieille mercière.

Thérèse le regardait paisiblement s'agiter autour d'elle. La pâleur de
son visage s'en était allée; elle paraissait mieux portante, plus
souriante, plus douce.

A peine si parfois sa bouche, en se pinçant dans une contraction
nerveuse, creusait deux plis profonds qui donnaient à sa face une
expression étrange de douleur et d'effroi.

Les deux amants ne cherchèrent plus à se voir en particulier. Jamais
ils ne se demandèrent un rendez-vous, jamais ils n'échangèrent
furtivement un baiser.

Le meurtre avait comme apaisé pour un moment les fièvres voluptueuses
de leur chair; ils étaient parvenus à contenter, en tuant Camille, ces
désirs fougueux et insatiables qu'ils n'avaient pu assouvir en se
brisant dans les bras l'un de l'autre. Le crime leur semblait une
jouissance aiguë qui les écoeurait et les dégoûtait de leurs
embrassements.

Ils auraient eu cependant mille facilités pour mener cette vie libre
d'amour dont le rêve les avait poussés à l'assassinat. Mme Raquin,
impotente, hébétée, n'était pas un obstacle. La maison leur
appartenait, ils pouvaient sortir, aller où bon leur semblait. Mais
l'amour ne les tentait plus, leurs appétits s'en étaient allés; ils
restaient là, causant avec calme, se regardant sans rougeurs et sans
frissons, paraissant avoir oublié les étreintes folles qui avaient
meurtri leur chair et fait craquer leurs os. Ils évitaient même de se
rencontrer seul à seule; dans l'intimité, ils ne trouvaient rien à se
dire, ils craignaient tous deux de montrer trop de froideur.
Lorsqu'ils échangeaient une poignée de main, ils éprouvaient une sorte
de malaise en sentant leur peau se toucher.

D'ailleurs, ils croyaient s'expliquer chacun ce qui les tenait ainsi
indifférents et effrayés en face l'un de l'autre. Ils mettaient leur
attitude froide sur le compte de la prudence. Leur calme, leur
abstinence, selon eux, étaient oeuvres de haute sagesse. Ils
prétendaient vouloir cette tranquillité de leur chair, ce sommeil de
leur coeur. D'autre part, ils regardaient la répugnance, le malaise
qu'ils ressentaient comme un reste d'effroi, comme une peur sourde du
châtiment. Parfois, ils se forçaient à l'espérance, ils cherchaient à
reprendre les rêves brûlants d'autrefois, et ils demeuraient tout
étonnés, en voyant que leur imagination était vide. Alors ils se
cramponnaient à l'idée de leur prochain mariage; arrivés à leur but,
n'ayant plus aucune crainte, livrés l'un à l'autre, ils retrouveraient
leur passion, ils goûteraient les délices rêvées. Cet espoir les
calmait, les empêchait de descendre au fond du néant qui s'était
creusé en eux. Ils se persuadaient qu'ils s'aimaient comme par le
passé, ils attendaient l'heure qui devait les rendre parfaitement
heureux en les liant pour toujours.

Jamais Thérèse n'avait eu l'esprit si calme. Elle devenait
certainement meilleure. Toutes les volontés implacables de son être se
détendaient.

La nuit, seule dans son lit, elle se trouvait heureuse; elle ne
sentait plus à son côté la face maigre, le corps chétif de Camille qui
exaspérait sa chair et la jetait dans des désirs inassouvis. Elle se
croyait petite fille, vierge sous les rideaux blancs, paisible au
milieu du silence et de l'ombre. Sa chambre, vaste, un peu froide, lui
plaisait, avec son plafond élevé, ses coins obscurs, ses senteurs de
cloître. Elle finissait même par aimer la grande muraille noire qui
montait devant sa fenêtre; pendant tout un été, chaque soir, elle
resta des heures entières à regarder les pierres grises de cette
muraille et les nappes étroites de ciel étoilé que découpaient les
cheminées et les toits. Elle ne pensait à Laurent que lorsqu'un
cauchemar l'éveillait en sursaut; alors, assise sur son séant,
tremblante, les yeux agrandis, se serrant dans sa chemise, elle se
disait qu'elle n'éprouverait pas ces peurs brusques, si elle avait un
homme couché à côté d'elle. Elle songeait à son amant comme à un chien
qui l'eût gardée et protégée; sa peau fraîche et calme n'avait pas un
frisson de désir.

Le jour, dans la boutique, elle s'intéressait aux choses extérieures,
elle sortait d'elle-même, ne vivant plus sourdement révoltée, repliée
en pensées de haine et de vengeance. La rêverie l'ennuyait; elle avait
le besoin d'agir et de voir. Du matin au soir, elle regardait les gens
qui traversaient le passage; ce bruit, ce va-et-vient l'amusaient.
Elle devenait curieuse et bavarde, femme en un mot, car jusque-là elle
n'avait eu que des actes et des idées d'homme.

Dans l'espionnage qu'elle établit, elle remarqua un jeune homme, un
étudiant, qui habitait un hôtel garni du voisinage et qui passait
plusieurs fois par jour devant la boutique. Ce garçon avait une beauté
pâle, avec de grands cheveux de poète et une moustache d'officier,
Thérèse le trouva distingué. Elle en fut amoureuse pendant une
semaine, amoureuse comme une pensionnaire. Elle lut des romans, elle
compara le jeune homme à Laurent, et trouva ce dernier bien épais,
bien lourd. La lecture lui ouvrit des horizons romanesques qu'elle
ignorait encore; elle n'avait aimé qu'avec son sang et ses nerfs, elle
se mit à aimer avec sa tête. Puis, un jour, l'étudiant disparut; il
avait sans doute déménagé. Thérèse l'oublia en quelques heures.

Elle s'abonna à un cabinet littéraire et se passionna pour tous les
héros des contes qui lui passèrent sous les yeux. Ce subit amour de la
lecture eut une grande influence sur son tempérament. Elle acquit une
sensibilité nerveuse qui la faisait rire ou pleurer sans motif.
L'équilibre, qui tendait à s'établir en elle, fut rompu. Elle tomba
dans une sorte de rêverie vague. Par moments, la pensée de Camille la
secouait, et elle songeait à Laurent avec de nouveaux désirs, pleins
d'effroi et de défiance. Elle fut ainsi rendue à ses angoisses; tantôt
elle cherchait un moyen pour épouser son amant à l'instant même,
tantôt elle songeait à se sauver, à ne jamais le revoir. Les romans,
en lui parlant de chasteté et d'honneur, mirent comme un obstacle
entre ses instincts et sa volonté. Elle resta la bête indomptable qui
voulait lutter avec la Seine et qui s'était jetée violemment dans
l'adultère; mais elle eut conscience de la bonté et de la douceur,
elle comprit le visage mou et l'attitude morte de la femme d'Olivier,
elle sut qu'on pouvait ne pas tuer son mari et être heureuse. Alors
elle ne se vit plus bien elle-même, elle vécut dans une indécision
cruelle.

De son côté, Laurent passa par différentes phases de calme et de
fièvre. Il goûta d'abord une tranquillité profonde; il était comme
soulagé d'un poids énorme. Par moments, il s'interrogeait avec
étonnement, il croyait avoir fait un mauvais rêve, il se demandait
s'il était bien vrai qu'il eût jeté Camille à l'eau et qu'il eût revu
son cadavre sur une dalle de la Morgue. Le souvenir de son crime le
surprenait étrangement; jamais il ne se serait cru capable d'un
assassinat; toute sa prudence, toute sa lâcheté frissonnait, il lui
montait au front des sueurs glacées, lorsqu'il songeait qu'on aurait
pu découvrir son crime et le guillotiner. Alors il sentait à son cou
le froid du couteau. Tant qu'il avait agi, il était allé droit devant
lui, avec un entêtement et un aveuglement de brute. Maintenant il se
retournait, et, à voir l'abîme qu'il venait de franchir, des
défaillances d'épouvante le prenaient.

--Sûrement, j'étais ivre, pensait-il, cette femme m'avait soûlé de
caresses. Bon Dieu! ai-je été bête et fou! Je risquais la guillotine,
avec une pareille histoire... Enfin, tout s'est bien passé. Si c'était
à refaire, je ne recommencerais pas.

Laurent s'affaissa, devint mou, plus lâche et plus prudent que jamais.
Il engraissa et s'avachit. Quelqu'un qui aurait étudié ce grand corps,
tassé sur lui-même, et qui ne paraissait avoir ni os ni nerfs,
n'aurait jamais songé à l'accuser de violence et de cruauté. Il reprit
ses anciennes habitudes. Il fut pendant plusieurs mois un employé
modèle, faisant sa besogne avec un abrutissement exemplaire. Le soir,
il mangeait dans une crémerie de la rue Saint-Victor, coupant son pain
par petites tranches, mâchant avec lenteur, faisant traîner son repas
le plus possible; puis il se renversait, il s'adossait au mur, et
fumait sa pipe. On aurait dit un bon gros père. Le jour, il ne pensait
à rien; la nuit, il dormait d'un sommeil lourd et sans rêves. Le
visage rose et gras, le ventre plein, le cerveau vide, il était
heureux.

Sa chair semblait morte, il ne songeait guère à Thérèse. Il pensait
parfois à elle, comme on pense à une femme qu'on doit épouser plus
tard, dans un avenir indéterminé. Il attendait l'heure de son mariage
avec patience, oubliant la femme, rêvant à la nouvelle position qu'il
aurait alors. Il quitterait son bureau, il peindrait en amateur, il
flânerait. Ces espoirs le ramenaient, chaque soir, à la boutique du
passage, malgré le vague malaise qu'il éprouvait en y entrant.

Un dimanche, s'ennuyant, ne sachant que faire, il alla chez son ancien
ami de collège, chez le jeune peintre avec lequel il avait logé
pendant longtemps. L'artiste travaillait à un tableau qu'il comptait
envoyer au Salon et qui représentait une Bacchante nue, vautrée sur un
lambeau d'étoffe. Dans le fond de l'atelier, un modèle, une femme
était couchée, la tête ployée en arrière, le torse tordu, la hanche
haute. Cette femme riait par moments et tendait la poitrine,
allongeant les bras, s'étirant pour se délasser. Laurent, qui s'était
assis en face d'elle, la regardait, en fumant et en causant avec son
ami. Son sang battit, ses nerfs s'irritèrent dans cette contemplation.
Il resta jusqu'au soir, il emmena la femme chez lui. Pendant près d'un
an, il la garda pour maîtresse. La pauvre fille s'était mise à
l'aimer, le trouvant bel homme. Le matin, elle partait, allait poser
tout le jour, et revenait régulièrement chaque soir à la même heure;
elle se nourrissait, s'habillait, s'entretenait avec l'argent qu'elle
gagnait, ne coûtant ainsi pas un sou à Laurent, qui ne s'inquiétait
nullement d'où elle venait ni de ce qu'elle avait pu faire. Cette
femme mit un équilibre de plus dans sa vie; il l'accepta comme un
objet utile et nécessaire qui maintenait son corps en paix et en
santé; il ne sut jamais s'il l'aimait, et jamais il ne lui vint à la
pensée qu'il était infidèle à Thérèse. Il se sentait plus gras et plus
heureux. Voilà tout.

Cependant le deuil de Thérèse était fini. La jeune femme s'habillait
de robes claires, et il arriva qu'un soir Laurent la trouva rajeunie
et embellie. Mais il éprouvait toujours un certain malaise devant
elle; depuis quelque temps, elle lui paraissait fiévreuse, pleine de
caprices étranges, riant et s'attristant sans raison. L'indécision où
il la voyait l'effrayait, car il devinait en partie ses luttes et ses
troubles. Il se mit à hésiter, ayant une peur atroce de compromettre
sa tranquillité; lui, il vivait paisible, dans un contentement sage de
ses appétits, il craignait de risquer l'équilibre de sa vie en se
liant à une femme nerveuse dont la passion l'avait déjà rendu fou.
D'ailleurs, il ne raisonnait pas ces choses, il sentait d'instinct les
angoisses que la possession de Thérèse devait mettre en lui.

Le premier choc qu'il reçut et qui le secoua dans son affaissement fut
la pensée qu'il fallait enfin songer à son mariage. Il y avait près de
quinze mois que Camille était mort. Un instant, Laurent pensa à ne pas
se marier du tout, à planter là Thérèse, et à garder le modèle dont
l'amour complaisant et à bon marché lui suffisait. Puis, il se dit
qu'il ne pouvait avoir tué un homme pour rien; en se rappelant le
crime, les efforts terribles qu'il avait faits pour posséder à lui
seul cette femme qui le troublait maintenant, il sentit que le meurtre
deviendrait inutile et atroce, s'il ne se mariait pas avec elle. Jeter
un homme à l'eau afin de lui voler sa veuve, attendre quinze mois, et
se décider ensuite à vivre avec une petite fille qui traînait son
corps dans tous les ateliers, lui parut ridicule et le fit sourire.
D'ailleurs, n'était-il pas lié à Thérèse par un lien de sang et
d'horreur? Il la sentait vaguement crier et se tordre en lui, il lui
appartenait. Il avait peur de sa complice; peut-être, s'il ne
l'épousait pas, irait-elle tout dire à la justice, par vengeance et
jalousie. Ces idées battaient dans sa tête.

La fièvre le reprit.

Sur ces entrefaites, le modèle le quitta brusquement. Un dimanche,
cette fille ne rentra pas; elle avait sans doute trouvé un gîte plus
chaud et plus confortable. Laurent fut médiocrement affligé;
seulement, il s'était habitué à avoir, la nuit, une femme à son côté,
et il éprouva un vide subit dans son existence. Huit jours après ses
nerfs se révoltèrent. Il revint s'établir, pendant des soirées
entières, dans la boutique du passage, regardant de nouveau Thérèse
avec des yeux où luisaient des lueurs rapides. La jeune femme, qui
sortait toute frissonnante des longues lectures qu'elle faisait,
s'alanguissait et s'abandonnait sous ses regards.

Ils en étaient ainsi revenus tous deux à l'angoisse et au désir, après
une longue année d'attente écoeurée et indifférente. Un soir, Laurent,
en fermant la boutique, retint un instant Thérèse dans le passage.

--Veux-tu que je vienne ce soir dans ta chambre? lui demanda-t-il
d'une voix ardente.

La jeune femme fit un geste d'effroi.

--Non, non, attendons... dit-elle; soyons prudents.

--J'attends depuis assez longtemps, je crois, reprit Laurent; je suis
las; je te veux.

Thérèse le regarda follement; des chaleurs lui brûlaient les mains et
le visage. Elle sembla hésiter; puis d'un ton brusque:

--Marions-nous, je serai à toi.




XVII


Laurent quitta le passage, l'esprit tendu, la chair inquiète.
L'haleine chaude, le consentement de Thérèse venaient de remettre en
lui les âpretés d'autrefois. Il prit les quais et marcha, son chapeau
à la main, pour recevoir au visage tout l'air du ciel.

Lorsqu'il fut arrivé rue Saint-Victor, à la porte de son hôtel, il eut
peur de monter, d'être seul. Un effroi d'enfant, inexplicable,
imprévu, lui fit craindre de trouver un homme caché dans sa mansarde.
Jamais il n'avait été sujet à de pareilles poltronneries. Il n'essaya
même pas de raisonner le frisson étrange qui le prenait; il entra chez
un marchand de vin et y resta pendant une heure, jusqu'à minuit,
immobile et muet à une table, buvant machinalement de grands verres de
vin. Il songeait à Thérèse, il s'irritait contre la jeune femme qui
n'avait pas voulu le recevoir le soir même dans sa chambre, et il
pensait qu'il n'aurait pas eu peur avec elle.

On ferma la boutique, on le mit à la porte, il rentra pour demander
des allumettes. Le bureau de l'hôtel se trouvait au premier étage.
Laurent avait une longue allée à suivre et quelques marches à monter,
avant de pouvoir prendre sa bougie. Cette allée, ce bout d'escalier,
d'un noir terrible, l'épouvantaient. D'ordinaire, il traversait
gaillardement ces ténèbres. Ce soir-là, il n'osait sonner, il se
disait qu'il y avait peut-être, dans un certain renfoncement formé par
l'entrée de la cave, des assassins qui lui sauteraient brusquement à
la gorge quand il passerait. Enfin, il sonna, il alluma une allumette
et se décida à s'engager dans l'allée. L'allumette s'éteignit. Il
resta immobile, haletant, n'osant s'enfuir, frottant les allumettes
sur le mur humide avec une anxiété qui faisait trembler sa main. Il
lui semblait entendre des voix, des bruits de pas devant lui. Les
allumettes se brisaient entre ses doigts. Il réussit à en allumer une.
Le soufre se mit à bouillir, à enflammer le bois avec une lenteur qui
redoubla les angoisses de Laurent; dans la clarté pâle et bleuâtre du
soufre, dans les lueurs vacillantes qui couraient, il crut distinguer
des formes monstrueuses. Puis l'allumette pétilla, la lumière devint
blanche et claire. Laurent, soulagé, s'avança avec précaution, en
ayant soin de ne pas manquer de lumière. Lorsqu'il lui fallut passer
devant la cave, il se serra contre le mur opposé: il y avait là une
masse d'ombre qui l'effrayait. Il gravit ensuite vivement les quelques
marches qui le séparaient du bureau de l'hôtel, et se crut sauvé
lorsqu'il tint sa bougie. Il monta les autres étages plus doucement,
en élevant la bougie, en éclairant tous les coins devant lesquels il
devait passer. Les grandes ombres bizarres qui vont et viennent,
lorsqu'on se trouve dans un escalier avec une lumière, le
remplissaient d'un vague malaise, en se dressant et en s'effaçant
brusquement devant lui.

Quand il fut en haut, il ouvrit sa porte et s'enferma, rapidement. Son
premier soin fut de regarder sous son lit, de faire une visite
minutieuse dans la chambre, pour voir si personne ne s'y trouvait
caché. Il ferma la fenêtre du toit, en pensant que quelqu'un pourrait
bien descendre par là. Quand il eut pris ces dispositions, il se
déshabilla, en s'étonnant de sa poltronnerie, 11 finit par sourire,
par se traiter d'enfant. Il n'avait jamais été peureux et ne pouvait
s'expliquer cette crise subite de terreur.

Il se coucha. Lorsqu'il fut dans la tiédeur des draps, il songea de
nouveau à Thérèse, que ses frayeurs lui avaient fait oublier. Les yeux
fermés obstinément, cherchant le sommeil, il sentait malgré lui ses
pensées travailler, s'imposer, se lier les unes aux autres, lui
présenter toujours les avantages qu'il aurait à se marier au plus
vite. Par moments, il se retournait, il se disait: « Ne pensons plus,
dormons; il faut que je me lève à huit heures demain pour aller à mon
bureau. » Et il faisait effort pour se laisser glisser au sommeil.
Mais les idées revenaient une à une; le travail sourd de ses
raisonnements recommençait; il se retrouvait dans une sorte de rêverie
aiguë, qui étalait au fond de son cerveau les nécessités de son
mariage, les arguments que ses désirs et sa prudence donnaient tour à
tour pour et contre la possession de Thérèse.

Alors, voyant qu'il ne pouvait dormir, que l'insomnie tenait sa chair
irritée, il se mit sur le dos, il ouvrit les yeux tout grands, il
laissa son cerveau s'emplir du souvenir de la jeune femme. L'équilibre
était rompu, la fièvre chaude de jadis le secouait de nouveau. Il eut
l'idée de se lever, de retourner au passage du Pont-Neuf. Il se ferait
ouvrir la grille, il irait frapper à la petite porte de l'escalier et
Thérèse le recevrait. A cette pensée, le sang montait à son cou.

Sa rêverie avait une lucidité étonnante. Il se voyait dans les rues,
marchant vite le long des maisons, et il se disait: « Je prends ce
boulevard, je traverse ce carrefour, pour être plus tôt arrivé. » Puis
la grille du passage grinçait, il suivait l'étroite galerie, sombre et
déserte, en se félicitant de pouvoir monter chez Thérèse sans être vu
de la marchande de bijoux faux; puis il s'imaginait être dans l'allée,
dans le petit escalier par où il avait passé si souvent. Là, il
éprouvait les joies cuisantes de jadis, il se rappelait les terreurs
délicieuses, les voluptés poignantes de l'adultère. Ses souvenirs
devenaient des réalités qui impressionnaient tous ses sens: il sentait
l'odeur fade du couloir, il touchait les murs gluants, il voyait
l'ombre sale qui traînait. Et il montait chaque marche, haletant,
prêtant l'oreille, contentant déjà ses désirs dans cette approche
craintive de la femme désirée. Enfin il grattait à la porte, la porte
s'ouvrait, Thérèse était là qui l'attendait, en jupon, toute blanche.

Ses pensées se déroulaient devant lui en spectacles réels. Les yeux
fixés sur l'ombre, il voyait. Lorsqu'au bout de sa course dans les
rues, après être entré dans le passage et avoir gravi le petit
escalier, il crut apercevoir Thérèse, ardente et pâle, il sauta
vivement de son lit, en murmurant: « Il faut que j'y aille, elle
m'attend. » Le brusque mouvement qu'il venait de faire chassa
l'hallucination: il sentit le froid du carreau, il eut peur. Il resta
un moment immobile, les pieds nus, écoutant. Il lui semblait entendre
du bruit sur le carré. S'il allait chez Thérèse, il lui faudrait
passer de nouveau devant la porte de la cave, en bas; cette pensée lui
fit courir un grand frisson froid dans le dos. L'épouvante le reprit,
une épouvante bête et écrasante. Il regarda avec défiance dans sa
chambre, il y vit traîner des lambeaux blanchâtres de clarté; alors,
doucement, avec des précautions pleines d'une hâte anxieuse, il
remonta sur son lit, et, là, se pelotonna, se cacha, comme pour se
dérober à une arme, à un couteau qui l'aurait menacé.

Le sang s'était porté violemment à son cou, et son cou le brûlait. Il
y porta la main, il sentit sous ses doigts la cicatrice de la morsure,
de Camille. Il avait presque oublié cette morsure. Il fut terrifié en
la retrouvant sur sa peau, il crut qu'elle lui mangeait la chair. Il
avait vivement retiré la main pour ne plus la sentir, et il la sentait
toujours, dévorante, trouant son cou. Alors, il voulut la gratter
délicatement, du bout de l'ongle; la terrible cuisson redoubla. Pour
ne pas s'arracher la peau, il serra les deux mains entre ses genoux
repliés. Roidi, irrité, il resta là, le cou rongé, les dents claquant
de peur.

Maintenant ses idées s'attachaient à Camille, avec une fixité
effrayante. Jusque-là, le noyé n'avait pas troublé les nuits de
Laurent. Et voilà que la pensée de Thérèse amenait le spectre de son
mari. Le meurtrier n'osait plus ouvrir les yeux; il craignait
d'apercevoir sa victime dans un coin de la chambre. A un moment, il
lui sembla que sa couche était étrangement secouée; il s'imagina que
Camille se trouvait caché sous le lit, et que c'était lui qui le
remuait ainsi, pour le faire tomber et le mordre. Hagard, les cheveux
dressés sur la tête, il se cramponna à son matelas, croyant que les
secousses devenaient de plus en plus violentes.

Puis, il s'aperçut que le lit ne remuait pas. Il y eut une réaction en
lui. Il se mit sur son séant, alluma sa bougie, en se traitant
d'imbécile. Pour apaiser sa fièvre, il avala un grand verre d'eau.

--J'ai eu tort de boire chez ce marchand de vin, pensa-t-il.... Je ne
sais ce que j'ai, cette nuit. C'est bête. Je serai éreinté aujourd'hui
à mon bureau. J'aurais dû dormir tout de suite, en me mettant au lit,
et ne pas penser à un tas de choses: c'est cela qui m'a donné
l'insomnie.... Dormons.

Il souffla de nouveau la lumière, il enfonça la tête dans l'oreiller,
un peu rafraîchi, bien décidé à ne plus penser, à ne plus avoir peur.
La fatigue commençait à détendre ses nerfs.

Il ne s'endormit pas de son sommeil ordinaire, lourd et accablé; il
glissa lentement à une somnolence vague. Il était comme simplement
engourdi, comme plongé dans un abrutissement doux et voluptueux. Il
sentait son corps en sommeillant, son intelligence restait éveillée
dans sa chair morte. Il avait chassé les pensées qui venaient, il
s'était défendu contre la veille. Puis, quand il fut assoupi, quand
les forces lui manquèrent et que la volonté lui échappa, les pensées
revinrent doucement, une à une, reprenant possession de son être
défaillant. Ses rêveries recommencèrent. Il refit le chemin qui le
séparait de Thérèse: il descendit, passa devant la cave en courant et
se trouva dehors; il suivit toutes les rues qu'il avait déjà suivies
auparavant, lorsqu'il rêvait les yeux ouverts; il entra dans le
passage du Pont-Neuf, monta le petit escalier et gratta à la porte.
Mais au lieu de Thérèse, au lieu de la jeune femme en jupon, la gorge
nue, ce fut Camille qui lui ouvrit, Camille tel qu'il l'avait vu à la
Morgue, verdâtre, atrocement défiguré. Le cadavre lui tendait les
bras, avec un rire ignoble, en montrant un bout de langue noirâtre
dans la blancheur des dents.

Laurent poussa un cri et se réveilla en sursaut. Il était trempé d'une
sueur glacée. Il ramena la couverture sur ses yeux, en s'injuriant, en
se mettant en colère contre lui-même. Il voulut se rendormir.

Il se rendormit comme précédemment, avec lenteur; le même accablement
le prit, et dès que la volonté lui eut de nouveau échappé dans la
langueur du demi-sommeil, il se remit en marche, il retourna où le
conduisait son idée fixe, il courut pour voir Thérèse, et ce fut
encore le noyé qui lui ouvrit la porte.

Terrifié, le misérable se mit sur son séant. Il aurait voulu pour tout
au monde chasser ce rêve implacable. Il souhaitait un sommeil de plomb
qui écrasât ses pensées. Tant qu'il se tenait éveillé, il avait assez
d'énergie pour chasser le fantôme de sa victime; mais dès qu'il
n'était plus maître de son esprit, son esprit le conduisait à
l'épouvante en le conduisant à la volupté.

Il tenta encore le sommeil. Alors ce fut une succession
d'assoupissements voluptueux et de réveils brusques et déchirants.
Dans son entêtement furieux, toujours il allait vers Thérèse, toujours
il se heurtait contre le corps de Camille. A plus de dix reprises, il
refit le chemin, il partit la chair brûlante, suivit le même
itinéraire, eut les mêmes sensations, accomplit les mêmes actes, avec
une exactitude minutieuse, et, à plus de dix reprises, il vit le noyé
s'offrir à son embrassement, lorsqu'il étendait les bras pour saisir
et étreindre sa maîtresse. Ce même dénouement sinistre qui le
réveillait chaque fois, haletant et éperdu, ne décourageait pas son
désir; quelques minutes après, dès qu'il se rendormait, son désir
oubliait le cadavre ignoble qui l'attendait, et courait chercher de
nouveau le corps chaud et souple d'une femme. Pendant une heure,
Laurent vécut dans cette suite de cauchemars, dans ce mauvais rêve
sans cesse répété et sans cesse imprévu, qui, à chaque sursaut, le
brisait d'une épouvante plus aiguë.

Une des secousses, la dernière, fut si violente, si douloureuse, qu'il
se décida à se lever, à ne pas lutter davantage. Le jour venait; une
lueur grise et morne entrait par la fenêtre du toit qui coupait dans
le ciel un carré blanchâtre couleur de cendre.

Laurent s'habilla lentement, avec une irritation sourde. Il était
exaspéré de n'avoir pas dormi, exaspéré de s'être laissé prendre par
une peur qu'il traitait maintenant d'enfantillage. Tout en mettant son
pantalon, il s'étirait, il se frottait les membres, il se passait les
mains sur son visage battu et brouillé par une nuit de fièvre. Et il
répétait:

--Je n'aurais pas dû penser à tout ça, j'aurais dormi, je serais frais
et dispos, à cette heure.... Ah! si Thérèse avait bien voulu, hier
soir, si Thérèse avait couché avec moi....

Cette idée, que Thérèse l'aurait empêché d'avoir peur, le tranquillisa
un peu. Au fond, il redoutait de passer d'autres nuits semblables à
celle qu'il venait d'endurer.

Il se jeta de l'eau à la face, puis se donna un coup de peigne. Ce
bout de toilette rafraîchit sa tête et dissipa ses dernières terreurs.
Il raisonnait librement, il ne sentait plus qu'une grande fatigue dans
tous ses membres.

--Je ne suis pourtant pas poltron, se disait-il en achevant de se
vêtir, je ne me moque pas mal de Camille.... C'est absurde de croire
que ce pauvre diable est sous mon lit. Maintenant, je vais peut-être
croire cela toutes les nuits.... Décidément il faut que je me marie au
plus tôt. Quand Thérèse me tiendra dans ses bras, je ne penserai guère
à Camille. Elle m'embrassera sur le cou, et je ne sentirai plus
l'atroce cuisson que j'ai éprouvée.... Voyons donc cette morsure.

Il s'approcha de son miroir, tendit le cou et regarda. La cicatrice
était d'un rosé pâle. Laurent, en distinguant la marque des dents de
sa victime, éprouva une certaine émotion, le sang lui monta à la tête,
et il s'aperçut alors d'un étrange phénomène. La cicatrice fut
empourprée par le flot qui montait, elle devint vive et sanglante,
elle se détacha, toute rouge, sur le cou gras et blanc. En même temps,
Laurent ressentit des picotements aigus, comme si l'on eût enfoncé des
aiguilles dans la plaie. Il se hâta de relever le col de sa chemise.

--Bah! reprit-il, Thérèse guérira cela.... Quelques baisers
suffiront.... Que je suis bête de songer à ces choses!

Il mit son chapeau et descendit. Il avait besoin de prendre l'air,
besoin de marcher. En passant devant la porte de la cave, il sourit;
il s'assura cependant de la solidité du crochet qui fermait cette
porte. Dehors, il marcha à pas lents, dans l'air frais du matin, sur
les trottoirs déserts. Il était environ cinq heures.

Laurent passa une journée atroce. Il dut lutter contre le sommeil
accablant qui le saisit dans l'après-midi à son bureau. Sa tête,
lourde et endolorie, se penchait malgré lui, et il la relevait
brusquement, dès qu'il entendait le pas d'un de ses chefs. Cette
lutte, ces secousses achevèrent de briser ses membres, en lui causant
des anxiétés intolérables.

Le soir, malgré sa lassitude, il voulut aller voir Thérèse. Il la
trouva fiévreuse, accablée, lasse comme lui.

--Notre pauvre Thérèse a passé une mauvaise nuit, lui dit Mme Raquin,
lorsqu'il se fut assis. Il paraît qu'elle a eu des cauchemars, une
insomnie terrible.... A plusieurs reprises, je l'ai entendue crier. Ce
matin, elle était toute malade.

Pendant que sa tante parlait, Thérèse regardait fixement Laurent. Sans
doute, ils devinèrent leurs communes terreurs, car un même frisson
nerveux courut sur leurs visages. Ils restèrent en face l'un de
l'autre jusqu'à dix heures, parlant de banalités, se comprenant, se
conjurant tous deux du regard de hâter le moment où ils pourraient
s'unir contre le noyé.




XVIII


Thérèse, elle aussi, avait été visitée par le spectre de Camille,
pendant cette nuit de fièvre.

La proposition brûlante de Laurent, demandant un rendez-vous, après
plus d'une année d'indifférence, l'avait brusquement fouettée. La
chair s'était mise à lui cuire, lorsque, seule et couchée, elle avait
songé que le mariage devait avoir bientôt lieu. Alors, au milieu des
secousses de l'insomnie, elle avait vu se dresser le noyé; elle
s'était, comme Laurent, tordue dans le désir et dans l'épouvante, et,
comme lui, elle s'était dit qu'elle n'aurait plus peur, qu'elle
n'éprouverait plus de telles souffrances, lorsqu'elle tiendrait son
amant entre ses bras.

Il y avait eu, à la même heure, chez cette femme et chez cet homme,
une sorte de détraquement nerveux qui les rendait, pantelants et
terrifiés, à leurs terribles amours. Une parenté de sang et de volupté
s'était établie entre eux. Ils frissonnaient des mêmes frissons; leurs
coeurs, dans une espèce de fraternité poignante, se serraient aux
mêmes angoisses. Ils eurent dès lors un seul corps et une seule âme
pour jouir et pour souffrir. Cette communauté, cette pénétration
mutuelle est un fait de psychologie et de physiologie qui a souvent
lieu chez les êtres que de grandes secousses nerveuses heurtent
violemment l'un à l'autre.

Pendant plus d'une année, Thérèse et Laurent portèrent légèrement la
chaîne rivée à leurs membres, qui les unissait; dans l'affaissement
succédant à la crise aiguë du meurtre, dans les dégoûts et les besoins
de calme et d'oubli qui avaient suivi, ces deux forçats purent croire
qu'ils étaient libres, qu'un lien de fer ne les liait plus; la chaîne
détendue traînait à terre; eux, ils se reposaient, ils se trouvaient
frappés d'une sorte de stupeur heureuse, ils cherchaient à aimer
ailleurs, à vivre avec un sage équilibre. Mais le jour où, poussés par
les faits, ils en étaient venus à échanger de nouveau des paroles
ardentes, la chaîne se tendit violemment, ils reçurent une secousse
telle, qu'ils se sentirent à jamais attachés l'un à l'autre.

Dès le lendemain, Thérèse se mit à l'oeuvre, travailla sourdement à
amener son mariage avec Laurent.

C'était là une tâche difficile, pleine de périls. Les amants
tremblaient de commettre une imprudence, d'éveiller les soupçons, de
montrer trop brusquement l'intérêt qu'ils avaient eu à la mort de
Camille. Comprenant qu'ils ne pouvaient parler de mariage, ils
arrêtèrent un plan fort sage qui consistait à se faire offrir ce
qu'ils n'osaient demander, par Mme Raquin elle-même et par les invités
du jeudi. Il ne s'agissait plus que de donner l'idée de remarier
Thérèse à ces braves gens, surtout de leur faire accroire que cette
idée venait d'eux et leur appartenait en propre.

La comédie fut longue et délicate à jouer. Thérèse et Laurent avaient
pris chacun le rôle qui leur convenait; ils avançaient avec une
prudence extrême, calculant le moindre geste, la moindre parole. Au
fond, ils étaient dévorés par une impatience qui roidissait et tendait
leurs nerfs. Ils vivaient au milieu d'une irritation continuelle, il
leur fallait toute leur lâcheté pour s'imposer des airs souriants et
paisibles.

S'ils avaient hâte d'en unir, c'est qu'ils ne pouvaient plus rester
séparés et solitaires. Chaque nuit le noyé les visitait, l'insomnie
les couchait sur un lit de charbons ardents et les retournait avec des
pinces de feu. L'état d'énervement dans lequel ils vivaient, activait
encore chaque soir la fièvre de leur sang, en dressant devant eux des
hallucinations atroces. Thérèse, lorsque le crépuscule était venu,
n'osait plus monter dans sa chambre, elle éprouvait des angoisses
vives, quand il lui fallait s'enfermer jusqu'au matin dans cette
grande pièce, qui s'éclairait de lueurs étranges et se peuplait de
fantômes, dès que la lumière était éteinte. Elle finit par laisser sa
bougie allumée, par ne plus vouloir dormir afin de tenir toujours ses
yeux grands ouverts. Et quand la fatigue baissait ses paupières, elle
voyait Camille dans le noir, elle rouvrait les yeux en sursaut. Le
matin, elle se traînait, brisée, n'ayant sommeillé que quelques
heures, au jour. Quant à Laurent, il était devenu décidément poltron
depuis le soir où il avait eu peur en passant devant la porte de la
cave; auparavant, il vivait avec des confiances de brute; maintenant,
au moindre bruit, il tremblait, il pâlissait, comme un petit garçon.
Un frisson d'effroi avait brusquement secoué ses membres, et ne
l'avait plus quitté. La nuit, il souffrait plus encore que Thérèse; la
peur, dans ce grand corps mou et lâche, amenait des déchirements
profonds. Il voyait tomber le jour avec des appréhensions cruelles. Il
lui arriva, à plusieurs reprises, de ne pas vouloir rentrer, de passer
des nuits entières à marcher au milieu des rues désertes. Une fois, il
resta jusqu'au matin sous un pont, par une pluie battante; là,
accroupi, glacé, n'osant se lever pour remonter sur le quai, il
regarda, pendant près de six heures, couler l'eau sale dans l'ombre
blanchâtre; par moments, des terreurs l'aplatissaient contre la terre
humide: il lui semblait voir, sous l'arche du pont, passer de longues
traînées de noyés qui descendaient au fil du courant. Lorsque la
lassitude le poussait chez lui, il s'y enfermait à double tour, il s'y
débattait jusqu'à l'aube, au milieu d'accès effrayants de fièvre. Le
même cauchemar revenait avec persistance: il croyait tomber des bras
ardents et passionnés de Thérèse entre les bras froids et gluants de
Camille; il rêvait que sa maîtresse l'étouffait dans une étreinte
chaude, et il rêvait ensuite que le noyé le serrait contre sa poitrine
pourrie, dans un embrassement glacial; ces sensations brusques et
alternées de volupté et de dégoût, ces contacts successifs de chair
brûlante d'amour et de chair froide, amollie par la vase, le faisaient
haleter et frissonner, râler d'angoisse.

Et, chaque jour, l'épouvante des amants grandissait, chaque jour leurs
cauchemars les écrasaient, les affolaient davantage. Ils ne comptaient
plus que sur leurs baisers pour tuer l'insomnie. Par prudence, ils
n'osaient se donner des rendez-vous, ils attendaient le jour du
mariage comme un jour de salut qui serait suivi d'une nuit heureuse.

C'est ainsi qu'ils voulaient leur union de tout le désir qu'ils
éprouvaient de dormir un sommeil calme. Pendant les heures
d'indifférence, ils avaient hésité, oubliant chacun les raisons
égoïstes et passionnées qui s'étaient comme évanouies, après les avoir
tous deux poussés au meurtre. La fièvre les brûlant de nouveau, ils
retrouvaient, au fond de leur passion et de leur égoïsme, ces raisons
premières qui les avaient décidés à tuer Camille, pour goûter ensuite
les joies que, selon eux, leur assurerait un mariage légitime.
D'ailleurs, c'était avec un vague désespoir qu'ils prenaient la
résolution suprême de s'unir ouvertement. Tout au fond d'eux, il y
avait de la crainte. Leurs désirs frissonnaient. Ils étaient penchés,
en quelque sorte, l'un sut l'autre, comme sur un abîme dont l'horreur
les attirait; ils se courbaient mutuellement au-dessus de leur être,
cramponnés, muets, tandis que des vertiges, d'une volupté cuisante,
alanguissaient leurs membres, leur donnaient la folie de la chute.
Mais en face du moment présent, de leur attente anxieuse et de leurs
désirs peureux, ils sentaient l'impérieuse nécessité de s'aveugler, de
rêver un avenir de félicités amoureuses et de jouissances paisibles.
Plus ils tremblaient l'un devant l'autre, plus ils devinaient
l'horreur du gouffre au fond duquel ils allaient se jeter, et plus ils
cherchaient à se faire à eux-mêmes des promesses de bonheur, à étaler
devant eux les faits invincibles qui les amenaient fatalement au
mariage.

Thérèse désirait uniquement se marier par ce qu'elle avait peur et que
son organisme réclamait les caresses violentes de Laurent. Elle était
en proie à une crise nerveuse qui la rendait comme folle. A vrai dire,
elle ne raisonnait guère, elle se jetait dans la passion, l'esprit
détraqué par les romans qu'elle venait de lire, la chair irritée par
les insomnies cruelles qui la tenaient éveillée depuis plusieurs
semaines.

Laurent, d'un tempérament plus épais, tout en cédant à ses terreurs et
à ses désirs, entendait raisonner sa décision. Pour se bien prouver
que sort mariage était nécessaire et qu'il allait enfin être
parfaitement heureux, pour dissiper les craintes vagues qui le
prenaient, il refaisait tous ses calculs d'autrefois. Son père, le
paysan de Jeufosse, s'entêtant à ne pas mourir, il se disait que
l'héritage pouvait se faire longtemps attendre; il craignait même que
cet héritage ne lui échappât et n'allât dans les poches d'un de ses
cousins, grand gaillard qui piochait la terre à la vive satisfaction
du vieux Laurent. Et lui, il serait toujours pauvre, il vivrait sans
femme, dans un grenier, dormant mal, mangeant plus mal encore.
D'ailleurs, il comptait ne pas travailler toute sa vie; il commençait
à s'ennuyer singulièrement à son bureau, la légère besogne qui lui
était confiée devenait accablante pour sa paresse. Le résultat de ses
réflexions était toujours que le suprême bonheur consiste à ne rien
faire. Alors il se rappelait qu'il avait noyé Camille pour épouser
Thérèse et ne plus rien faire ensuite. Certes, le désir de posséder à
lui seul sa maîtresse était entré pour beaucoup dans la pensée de son
crime, mais il avait été conduit au meurtre peut-être plus encore par
l'espérance de se mettre à la place de Camille, de se faire soigner
comme lui, de goûter une béatitude de toutes les heures; si la passion
seule l'eût poussé, il n'aurait pas montré tant de lâcheté, tant de
prudence; la vérité était qu'il avait cherché à assurer, par un
assassinat, le calme et l'oisiveté de sa vie, le contentement durable
de ses appétits. Toutes ces pensées, avouées ou inconscientes, lui
revenaient. Il se répétait, pour s'encourager, qu'il était temps de
tirer le profit attendu de la mort de Camille. Et il étalait devant
lui les avantages, les bonheurs de son existence future: il quitterait
son bureau, il vivrait dans une paresse délicieuse; il mangerait, il
boirait, il dormirait son soûl; il aurait sans cesse sous la main une
femme ardente qui rétablirait l'équilibre de son sang et de ses nerfs;
bientôt il hériterait des quarante et quelques mille francs de Mme
Raquin, car la pauvre vieille se mourait un peu chaque jour; enfin, il
se créerait une vie de brute heureuse, il oublierait tout.

A chaque heure, depuis que leur mariage était décidé entre Thérèse et
lui, Laurent se disait ces choses, il cherchait encore d'autres
avantages, et il était tout joyeux, lorsqu'il croyait avoir trouvé un
nouvel argument puisé dans son égoïsme, qui l'obligeait à épouser la
veuve du noyé. Mais il avait beau se forcer à l'espérance, il avait
beau rêver un avenir gras de paresse et de volupté, il sentait
toujours de brusques frissons lui glacer la peau, il éprouvait
toujours, par moments, une anxiété qui étouffait la joie dans sa
gorge.




XIX


Cependant, le travail sourd de Thérèse et de Laurent amenait des
résultats. Thérèse avait pris une attitude morne et désespérée, qui,
au bout de quelques jours, inquiéta Mme Raquin. La vieille mercière
voulut savoir ce qui attristait ainsi sa nièce. Alors, la jeune femme
joua son rôle de veuve inconsolée avec une habileté exquise; elle
parla d'ennui, d'affaissement, de douleurs nerveuses, vaguement, sans
rien préciser. Lorsque sa tante la pressait de questions, elle
répondait qu'elle se portait bien, qu'elle ignorait ce qui l'accablait
ainsi, qu'elle pleurait sans savoir pourquoi. Et c'étaient des
étouffements continus, des sourires pâles et navrants, des silences
écrasants de vide et de désespérance. Devant cette jeune femme, pliée
sur elle-même, qui semblait mourir lentement d'un mal inconnu, Mme
Raquin finit par s'alarmer sérieusement; elle n'avait plus au monde
que sa nièce, elle priait Dieu chaque soir de lui conserver cette
enfant pour lui fermer les yeux. Un peu d'égoïsme se mêlait à ce
dernier amour de sa vieillesse. Elle se sentit frappée dans les
faibles consolations qui l'aidaient encore à vivre, lorsqu'il lui vint
à la pensée qu'elle pouvait perdre Thérèse et mourir seule au fond de
la boutique humide du passage. Dès lors, elle ne quitta plus sa nièce
du regard, elle étudia avec épouvante les tristesses de la jeune
femme, elle se demanda ce qu'elle pourrait bien faire pour la guérir
de ses désespoirs muets.

En de si graves circonstances, elle crut devoir prendre l'avis de son
vieil ami Michaud. Un jeudi soir elle le retint dans sa boutique et
lui dit ses craintes.

--Pardieu, lui répondit le vieillard avec la brutalité franche de ses
anciennes fonctions, je m'aperçois depuis longtemps que Thérèse boude,
et je sais bien pourquoi elle a ainsi la figure toute jaune et toute
chagrine.

--Vous savez pourquoi? dit la mercière. Parlez vite. Si nous pouvions
la guérir!

--Oh! le traitement est facile, reprit Michaud en riant. Votre nièce
s'ennuie, parce qu'elle est seule, le soir, dans sa chambre, depuis
bientôt deux ans. Elle a besoin d'un mari; cela se voit dans ses yeux.

La franchise brutale de l'ancien commissaire frappa douloureusement
Mme Raquin. Elle pensait que la blessure qui saignait toujours en
elle, depuis l'affreux accident de Saint-Ouen, était tout aussi vive,
tout aussi cruelle au fond du coeur de la jeune veuve. Son fils mort,
il lui semblait qu'il ne pouvait plus exister de mari pour sa nièce.
Et voilà que Michaud affirmait, avec un gros rire, que Thérèse était
malade par besoin de mari.

--Mariez-la au plus tôt, dit-il en s'en allant, si vous ne voulez pas
la voir se dessécher entièrement. Tel est mon avis, chère dame, et il
est bon, croyez-moi.

Mme Raquin ne put s'habituer tout de suite à la pensée que son fils
était déjà oublié. Le vieux Michaud n'avait pas même prononcé le nom
de Camille, et il s'était mis à plaisanter en parlant de la prétendue
maladie de Thérèse. La pauvre mère comprit qu'elle gardait seule, au
fond de son être, le souvenir vivant de son cher enfant. Elle pleura,
il lui sembla que Camille venait de mourir une seconde fois. Puis,
quand elle eut bien pleuré, qu'elle fut lasse de regrets, elle songea
malgré elle aux paroles de Michaud; elle s'accoutuma à l'idée
d'acheter un peu de bonheur au prix d'un mariage qui, dans les
délicatesses de sa mémoire, tuait de nouveau son fils. Des lâchetés
lui venaient, lorsqu'elle se trouvait seule en face de Thérèse, morne
et accablée, au milieu du silence glacial de la boutique. Elle n'était
pas un de ces esprits, roides et secs, qui prennent une joie âpre à
vivre d'un désespoir éternel: il y avait en elle des souplesses, des
dévouements, des effusions, tout un tempérament de bonne dame, grasse
et affable, qui la poussait à vivre dans une tendresse active. Depuis
que sa nièce ne parlait plus et restait là, pâle et affaiblie,
l'existence devenait intolérable pour elle, la boutique lui paraissait
un tombeau; elle aurait voulu une affection chaude autour d'elle, de
la vie, des caresses, quelque chose de doux et de gai qui l'aidât à
attendre paisiblement la mort. Ces désirs inconscients lui firent
accepter le projet de remarier Thérèse; elle oublia même un peu son
fils; il y eut, dans l'existence morte qu'elle menait, comme un
réveil, comme des volontés et des occupations nouvelles d'esprit. Elle
cherchait un mari pour sa nièce, et cela emplissait sa tête. Ce choix
d'un mari était une grande affaire; la pauvre vieille songeait encore
plus à elle qu'à Thérèse; elle voulait la marier de façon à être
heureuse elle-même, car elle craignait vivement que le nouvel époux de
la jeune femme ne vînt troubler les dernières heures de sa vieillesse.
La pensée qu'elle allait introduire un étranger dans son existence de
chaque jour l'épouvantait; cette pensée seule l'arrêtait, l'empêchait
de causer mariage avec sa nièce, ouvertement.

Pendant que Thérèse jouait, avec cette hypocrisie parfaite que son
éducation lui avait donnée, la comédie de l'ennui et de l'accablement,
Laurent avait pris le rôle d'homme sensible et serviable. Il était aux
petits soins pour les deux femmes, surtout pour Mme Raquin, qu'il
comblait d'attentions délicates. Peu à peu, il se rendit indispensable
dans la boutique; lui seul mettait un peu de gaieté au fond de ce trou
noir. Quand il n'était pas là, le soir, la vieille mercière cherchait
auteur d'elle, mal à l'aise, comme s'il lui manquait quelque chose,
ayant presque peur de se trouver en tête à tête avec les désespoirs de
Thérèse. D'ailleurs, Laurent ne s'absentait une soirée que pour mieux
asseoir sa puissance; il venait tous les jours à la boutique en
sortant de son bureau, il y restait jusqu'à la fermeture du passage.
Il faisait les commissions, il donnait à Mme Raquin, qui ne marchait
qu'avec peine, les menus objets dont elle avait besoin. Puis il
s'asseyait, il causait. Il avait trouvé une voix d'acteur, douce et
pénétrante, qu'il employait pour flatter les oreilles et le coeur de
la bonne vieille. Surtout, il semblait s'inquiéter beaucoup de la
santé de Thérèse, en ami, en homme tendre dont l'âme souffre de la
souffrance d'autrui. A plusieurs reprises, il prit Mme Raquin à part,
il la terrifia en paraissant très effrayé lui-même des changements,
des ravages qu'il disait voir sur le visage de la jeune femme.

--Nous la perdrons bientôt, murmurait-il avec des larmes dans la voix.
Nous ne pouvons nous dissimuler qu'elle est bien malade. Ah! notre
pauvre bonheur, nos bonnes et tranquilles soirées!

Mme Raquin l'écoutait avec angoisse. Laurent poussait même l'audace
jusqu'à parler de Camille.

--Voyez-vous, disait-il encore à la mercière, la mort de mon pauvre
ami a été trop terrible pour elle. Elle se meurt depuis deux ans,
depuis le jour funeste où elle a perdu Camille. Rien ne la consolera,
rien ne la guérira. Il faut nous résigner.

Ces mensonges impudents faisaient pleurer la vieille dame à chaudes
larmes. Le souvenir de son fils la troublait et l'aveuglait. Chaque
fois qu'on prononçait le nom de Camille, elle éclatait en sanglots,
elle s'abandonnait, elle aurait embrassé la personne qui nommait son
pauvre enfant. Laurent avait remarqué l'effet de trouble et
d'attendrissement que ce nom produisait sur elle. Il pouvait la faire
pleurer à volonté, la briser d'une émotion qui lui ôtait la vue nette
des choses, et il abusait de son pouvoir pour la tenir toujours souple
et endolorie dans sa main. Chaque soir, malgré les révoltes sourdes de
ses entrailles qui tressaillaient, il mettait la conversation sur les
rares qualités, sur le coeur tendre et l'esprit de Camille; il vantait
sa victime avec une impudence parfaite. Par moments, lorsqu'il
rencontrait les regards de Thérèse fixés étrangement sur les siens, il
frissonnait, il finissait par croire lui-même tout le bien qu'il
disait du noyé; alors il se taisait, pris brusquement d'une atroce
jalousie, craignant que la veuve n'aimât l'homme qu'il avait jeté à
l'eau et qu'il vantait maintenant avec une conviction d'halluciné.
Pendant toute la conversation, Mme Raquin était dans les larmes, ne
voyant rien autour d'elle. Tout en pleurant, elle songeait que Laurent
était un coeur aimant et généreux, lui seul se souvenait de son fils,
lui seul en parlait encore d'une voix tremblante et émue. Elle
essuyait ses larmes, elle regardait le jeune homme avec une tendresse
infinie, elle l'aimait comme son propre enfant.

Un jeudi soir, Michaud et Grivet se trouvaient déjà dans la salle à
manger, lorsque Laurent entra et s'approcha de Thérèse, lui demandant
avec une inquiétude douce des nouvelles de sa santé. Il s'assit un
instant à côté d'elle, jouant, pour les personnes qui étaient là, son
rôle d'ami affectueux et effrayé. Comme les jeunes gens étaient près
l'un de l'autre, échangeant quelques mots, Michaud, qui les regardait,
se pencha et dit tout bas à la vieille mercière, en lui montrant
Laurent:

--Tenez, voilà le mari qu'il faut à votre nièce. Arrangez vite ce
mariage. Nous vous aiderons, s'il est nécessaire.

Michaud souriait d'un air de gaillardise, dans sa pensée, Thérèse
devait avoir besoin d'un mari vigoureux. Mme Raquin fut comme frappée
d'un trait de lumière; elle vit d'un coup tous les avantages qu'elle
retirerait personnellement du mariage de Thérèse et de Laurent. Ce
mariage ne ferait que resserrer les liens qui les unissaient déjà,
elle et sa nièce, à l'ami de son fils, à l'excellent coeur qui venait
les distraire, le soir. De cette façon, elle n'introduirait pas un
étranger chez elle, elle ne courrait pas le risque d'être malheureuse;
au contraire, tout en donnant un soutien à Thérèse, elle mettrait une
joie de plus autour de sa vieillesse, elle trouverait un second fils
dans ce garçon qui depuis trois ans lui témoignait une affection
filiale. Puis il lui semblait que Thérèse serait moins infidèle au
souvenir de Camille en épousant Laurent. Les religions du coeur ont
des délicatesses étranges. Mme Raquin, qui aurait pleuré en voyant un
étranger embrasser la jeune veuve, ne sentait en elle aucune révolte à
la pensée de la livrer aux embrassements de l'ancien camarade de son
fils. Elle pensait, comme on dit, que cela ne sortait pas de la
famille.

Pendant toute la soirée, tandis que ses invités jouaient aux dominos,
la vieille mercière regarda le couple avec des attendrissements qui
firent deviner au jeune homme et à la jeune femme que leur comédie
avait réussi et que le dénoûment était proche. Michaud, avant de se
retirer, eut une courte conversation à voix basse avec Mme Raquin,
puis il prit avec affectation le bras de Laurent et déclara qu'il
allait l'accompagner un bout de chemin. Laurent, en s'éloignant,
échangea un rapide regard avec Thérèse, un regard plein de
recommandations pressantes.

Michaud s'était chargé de tâter le terrain, il trouva le jeune homme
très dévoué pour ces dames, mais très surpris d'un projet de mariage
entre Thérèse et lui. Laurent ajouta, d'une voix émue, qu'il aimait
comme une soeur la veuve de son pauvre ami, et qu'il croirait
commettre un véritable sacrilège en l'épousant. L'ancien commissaire
de police insista; il donna cent bonnes raisons pour obtenir un
consentement, il parla même de dévouement, il alla jusqu'à dire au
jeune homme que son devoir lui dictait de rendre un fils à Mme Raquin
et un époux à Thérèse. Peu à peu, Laurent se laissa vaincre; il
feignit de céder à l'émotion, d'accepter la pensée de mariage comme
une pensée tombée du ciel, dictée par le dévouement et le devoir,
ainsi que le disait le vieux Michaud. Quand celui-ci eut obtenu un oui
formel, il quitta son compagnon, en se frottant les mains; il venait,
croyait-il, de remporter une grande victoire, il s'applaudissait
d'avoir eu le premier l'idée de ce mariage qui rendrait aux soirées du
jeudi toute leur ancienne joie.

Pendant que Michaud causait ainsi avec Laurent, en suivant lentement
les quais, Mme Raquin avait une conversation toute semblable avec
Thérèse. Au moment où sa nièce, pâle et chancelante comme toujours,
allait se retirer, la vieille mercière la retint un instant. Elle la
questionna d'une voix tendre, elle la supplia d'être franche, de lui
avouer les causes de cet ennui qui la pliait. Puis, comme elle
n'obtenait que des réponses vagues, elle parla des vides du veuvage.
Elle en vint peu à peu à préciser l'offre d'un nouveau mariage, elle
finit par demander nettement à Thérèse si elle n'avait pas le secret
désir de se remarier. Thérèse se récria, dit qu'elle ne songeait pas à
cela, et qu'elle resterait fidèle à Camille. Mme Raquin se mit à
pleurer. Elle plaida contre son coeur, elle fit entendre que le
désespoir ne peut être éternel; enfin, en réponse à un cri de la jeune
femme disant que jamais elle ne remplacerait Camille, elle nomma
brusquement Laurent. Alors, elle s'étendit avec un flot de paroles sur
la convenance, sur les avantages d'une pareille union: elle vida son
âme, répéta tout haut ce qu'elle avait pensé durant la soirée; elle
peignit, avec un naïf égoïsme, le tableau de ses derniers bonheurs,
entre ses deux chers enfants. Thérèse l'écoutait, la tête basse,
résignée et docile, prête à contenter ses moindres souhaits.

--J'aime Laurent comme un frère, dit-elle douloureusement, lorsque sa
tante se tut. Puisque vous le désirez, je tâcherai de l'aimer comme un
époux. Je veux vous rendre heureuse.... J'espérais que vous me
laisseriez pleurer en paix, mais j'essuierai mes larmes, puisqu'il
s'agit de votre bonheur.

Elle embrassa la vieille dame, qui demeura surprise et effrayée
d'avoir été la première à oublier son fils. En se mettant au lit, Mme
Raquin sanglota amèrement es s'accusant d'être moins forte que
Thérèse, de vouloir par égoïsme un mariage que la jeune veuve
acceptait par simple abnégation.

Le lendemain matin, Michaud et sa vieille amie eurent une courte
conversation dans le passage, devant la porte de la boutique. Ils se
communiquèrent le résultat de leurs démarches, et convinrent de mener
les choses rondement, en forçant les jeunes gens à se fiancer le soir
même.

Le soir à cinq heures, Michaud était déjà dans le magasin, lorsque
Laurent entra. Dès que le jeune homme fut assis, l'ancien commissaire
de police lui dit à l'oreille:

--Elle accepte.

Ce mot brutal fut entendu de Thérèse, qui resta pâle, les yeux
impudemment fixés sur Laurent. Les deux amants se regardèrent pendant
quelques secondes, comme pour se consulter. Ils comprirent tous deux
qu'il fallait accepter la position sans hésiter et en finir d'un coup.
Laurent, se levant, alla prendre la main de Mme Raquin, qui faisait
tous ses efforts pour retenir ses larmes.

--Chère mère, lui dit-il en souriant, j'ai causé de votre bonheur avec
M. Michaud, hier soir. Vos enfants veulent vous rendre heureuse.

La pauvre vieille, en s'entendant appeler « chère mère », laissa
couler ses larmes. Elle saisit vivement la main de Thérèse et la mit
dans celle de Laurent, sans pouvoir parler.

Les deux amants eurent un frisson en sentant leur peau se toucher. Ils
restèrent les doigts serrés et brûlants, dans une étreinte nerveuse.
Le jeune homme reprit d'une voix hésitante:

--Thérèse, voulez-vous que nous fassions à votre tante une existence
gaie et paisible?

--Oui, répondit la jeune femme faiblement, nous avons une tâche à
remplir.

Alors Laurent se tourna vers Mme Raquin et ajouta, très pâle:

--Lorsque Camille est tombé á l'eau, il m'a crié: « Sauve ma femme, je
te la confie. » Je crois accomplir ses derniers voeux en épousant
Thérèse.

Thérèse lâcha la main de Laurent, en entendant ces mots. Elle avait
reçu comme un coup dans la poitrine. L'impudence de son amant
l'écrasa. Elle le regarda avec des yeux hébétés, tandis que Mme
Raquin, que les sanglots étouffaient, balbutiait:

--Oui, oui, mon ami, épousez-la, rendez-la heureuse, mon fils vous
remerciera du fond de sa tombe.

Laurent sentit qu'il fléchissait, il s'appuya sur le dossier d'une
chaise. Michaud, qui, lui aussi, était ému aux larmes, le poussa vers
Thérèse, en disant:

--Embrassez-vous, ce seront vos fiançailles.

Le jeune homme fut pris d'un étrange malaise en posant ses lèvres sur
les joues de la veuve, et celle-ci se recula brusquement, comme brûlée
par les deux baisers de son amant. C'étaient les premières caresses
que cet homme lui faisait devant témoins: tout son sang lui monta à la
face, elle se sentit rouge et ardente, elle qui ignorait la pudeur et
qui n'avait jamais rougi dans les hontes de ses amours.

Après cette crise, les deux meurtriers respirèrent.

Leur mariage était décidé, ils touchaient enfin au but qu'ils
poursuivaient depuis si longtemps. Tout fut réglé le soir même. Le
jeudi suivant, le mariage fut annoncé à Grivet, à Olivier et à sa
femme. Michaud, en donnant cette nouvelle, était ravi; il se frottait
les mains et répétait:

--C'est moi qui ai pensé a cela, c'est moi qui les ai mariés.... Vous
verrez le joli couple!

Suzanne vint embrasser silencieusement Thérèse. Cette pauvre créature,
toute morte et toute blanche, s'était prise d'amitié pour la jeune
veuve, sombre et roide. Elle l'aimait en enfant, avec une sorte de
terreur respectueuse. Olivier complimenta la tante et la nièce, Grivet
hasarda quelques plaisanteries épicées qui eurent un succès médiocre.
En somme, la compagnie se montra enchantée, ravie, et déclara que tout
était pour le mieux; à vrai dire, la compagnie se voyait déjà à la
noce.

L'attitude de Thérèse et de Laurent resta digne et savante. Ils se
témoignaient une amitié tendre et prévenante, simplement. Ils avaient
l'air d'accomplir un acte de dévouement suprême. Rien dans leur
physionomie ne pouvait faire soupçonner les terreurs, les désirs qui
les secouaient. Mme Raquin les regardait avec de pâles sourires, avec
des bienveillances molles et reconnaissantes.

Il y avait quelques formalités à remplir. Laurent dut écrire à son
père pour lui demander son consentement. Le vieux paysan de Jeufosse,
qui avait presque oublié qu'il eût un fils à Paris, lui répondit, en
quatre lignes, qu'il pouvait se marier et se faire pendre, s'il
voulait; il lui fit comprendre que, résolu à ne jamais lui donner un
sou, il le laissait maître de son corps et l'autorisait à commettre
toutes les folies du monde. Une autorisation ainsi accordée inquiéta
singulièrement Laurent.

Mme Raquin, après avoir lu la lettre de ce père dénaturé, eut un élan
de bonté qui la poussa à faire une sottise. Elle mit sur la tête de sa
nièce les quarante et quelques mille francs qu'elle possédait, elle se
dépouilla entièrement pour les nouveaux époux, se confiant à leur bon
coeur, voulant tenir d'eux toute sa félicité. Laurent n'apportait rien
à la communauté; il fit même entendre qu'il ne garderait pas toujours
son emploi et qu'il se remettrait peut-être à la peinture. D'ailleurs,
l'avenir de la petite famille était assuré; les rentes des quarante et
quelques mille francs, jointes aux bénéfices du commerce de mercerie,
devaient faire vivre aisément trois personnes. Ils auraient tout juste
assez pour être heureux.

Les préparatifs de mariage furent pressés. On abrégea les formalités
autant qu'il fut possible. On eût dit que chacun avait hâte de pousser
Laurent dans la chambre de Thérèse. Le jour désiré vint enfin.




XX


Le matin, Laurent et Thérèse, chacun dans sa chambre, s'éveillèrent
avec la même pensée de joie profonde: tous deux se dirent que leur
dernière nuit de terreur était finie. Ils ne coucheraient plus seuls,
ils se défendraient mutuellement contre le noyé.

Thérèse regarda autour d'elle et eut un étrange sourire en mesurant
des yeux son grand lit. Elle se leva, puis s'habilla lentement, en
attendant Suzanne qui devait venir l'aider à faire sa toilette de
mariée.

Laurent se mit sur son séant. Il resta ainsi quelques minutes, faisant
ses adieux à son grenier qu'il trouvait ignoble. Enfin, il allait
quitter ce chenil et avoir une femme à lui. On était en décembre. Il
frissonnait. Il sauta sur le carreau en se disant qu'il aurait chaud
le soir.

Mme Raquin, sachant combien il était gêné, lui avait glissé dans la
main, huit jours auparavant, une bourse contenant cinq cents francs,
toutes ses économies. Le jeune homme avait accepté carrément et
s'était fait habiller de neuf. L'argent de la vieille mercière lui
avait en outre permis de donner à Thérèse les cadeaux d'usage.

Le pantalon noir, l'habit, ainsi que le gilet blanc, la chemise et la
cravate de fine toile, étaient étalés sur deux chaises. Laurent se
savonna, se parfuma le corps avec un flacon d'eau de Cologne, puis il
procéda minutieusement à sa toilette. Il voulait être beau. Comme il
attachait son faux-col, un faux-col haut et raide, il éprouva une
souffrance vive au cou; le bouton du faux-col lui échappait des
doigts, il s'impatientait, et il lui semblait que l'étoffe amidonnée
lui coupait la chair. Il voulut voir, il leva le menton: alors il
aperçut la morsure de Camille toute rouge; le faux-col avait
légèrement écorché la cicatrice. Laurent serra les lèvres et devint
pâle; la vue de cette tache, qui lui marbrait le cou, l'effraya et
l'irrita, à cette heure. Il froissa le faux-col, en choisit un autre
qu'il mit avec mille précautions. Puis il acheva de s'habiller. Quand
il descendit, ses vêtements neufs le tenaient tout raide; il n'osait
tourner la tête, le cou emprisonné dans des toiles gommées. A chaque
mouvement qu'il faisait, un pli de ces toiles pinçait la plaie que les
dents du noyé avaient creusée dans sa chair. Ce fut en souffrant de
ces sortes de piqûres aiguës qu'il monta en voiture et alla chercher
Thérèse pour la conduire à la mairie et à l'église.

Il prit en passant un employé du chemin de fer d'Orléans et le vieux
Michaud, qui devaient lui servir de témoins. Lorsqu'ils arrivèrent à
la boutique, tout le monde était prêt: il y avait là Grivet et
Olivier, témoins de Thérèse, et Suzanne qui regardait la mariée comme
les petites filles regardent les poupées qu'elles viennent d'habiller.
Mme Raquin, bien que ne pouvant plus marcher, voulut accompagner
partout ses enfants. On la hissa dans une voiture et l'on partit.

Tout se passa convenablement à la mairie et à l'église. L'attitude
calme et modeste des époux fut remarquée et approuvée. Ils
prononcèrent le oui sacramentel avec une émotion qui attendrit Grivet
lui-même.

Ils étaient comme dans an rêve. Tandis qu'ils restaient assis ou
agenouillés côte à côte, tranquillement, des pensées furieuses les
traversaient malgré eux et les déchiraient. Ils évitèrent de se
regarder en face. Quand ils remontèrent en voiture, il leur sembla
qu'ils étaient plus étrangers l'un à l'autre qu'auparavant.

Il avait été décidé que le repas se ferait en famille, dans un petit
restaurant, sur les hauteurs de Belleville. Les Michaud et Grivet
étaient seuls invités. En attendant six heures, la noce se promena en
voiture tout le long des boulevards; puis elle se rendit à la gargote
où une table de sept couverts était dressée dans un cabinet peint en
jaune, qui puait la poussière et le vin.

Le repas fut d'une gaieté médiocre. Les époux étaient graves, pensifs.
Ils éprouvaient depuis le matin des sensations étranges, dont ils ne
cherchaient pas eux-mêmes à se rendre compte. Ils s'étaient trouvés
étourdis, dès les premières heures, par la rapidité des formalités et
de la cérémonie qui venaient de les lier à jamais. Puis la longue
promenade sur les boulevards les avait comme bercés et endormis; il
leur semblait que cette promenade avait duré des mois entiers;
d'ailleurs, ils s'étaient laissé aller sans impatience dans la
monotonie des rues, regardant les boutiques et les passants avec des
yeux morts, pris d'un engourdissement qui les hébétait et qu'ils
tâchaient de secouer en essayant des éclats de rire. Quand ils étaient
entrés dans le restaurant, une fatigue accablante pesait à leurs
épaules, une stupeur croissante les envahissait.

Placés à table en face l'un de l'autre, ils souriaient d'un air
contraint et retombaient toujours dans une rêverie lourde; ils
mangeaient, ils répondaient, ils remuaient les membres comme des
machines. Au milieu de la lassitude paresseuse de leur esprit, une
même série de pensées fuyantes revenaient sans cesse. Ils étaient
mariés et ils n'avaient pas conscience d'un nouvel état; cela les
étonnait profondément. Ils s'imaginaient qu'un abîme les séparait
encore; par moments, ils se demandaient comment ils pourraient
franchir cet abîme. Ils croyaient être avant le meurtre, lorsqu'un
obstacle matériel se dressait devant eux. Puis, brusquement, ils se
rappelaient qu'ils coucheraient ensemble, le soir, dans quelques
heures; alors ils se regardaient, étonnés, ne comprenant plus pourquoi
cela leur serait permis. Ils ne sentaient pas leur union, ils rêvaient
au contraire qu'on venait de les écarter violemment et de les jeter
loin de l'autre.

Les invités, qui ricanaient bêtement autour d'eux, ayant voulu les
entendre se tutoyer, pour dissiper toute gêne, ils balbutièrent, ils
rougirent, ils ne purent jamais se résoudre à se traiter en amants,
devant le monde.

Dans l'attente leurs désirs s'étaient usés, tout le passé avait
disparu. Ils perdaient leurs violents appétits de volupté, ils
oubliaient même leur joie du matin, cette joie profonde qui les avait
pris à la pensée qu'ils n'auraient plus peur désormais. Ils étaient
simplement las et ahuris de tout ce qui se passait; les faits de la
journée tournaient dans leur tête, incompréhensibles et monstrueux.
Ils restaient là, muets, souriants, n'attendant rien, n'espérant rien.
Au fond de leur accablement, s'agitait une anxiété vaguement
douloureuse.

Et Laurent, à chaque mouvement de son cou, éprouvait une cuisson
ardente qui lui mordait la chair; son faux-col coupait et pinçait la
morsure de Camille. Pendant que le maire lui lisait le code, pendant
que le prêtre lui parlait de Dieu, à toutes les minutes de cette
longue journée, il avait senti les dents du noyé qui lui entraient
dans la peau. Il s'imaginait par moments qu'un filet de sang lui
coulait sur la poitrine et allait tacher de rouge la blancheur de son
gilet.

Mme Raquin fut intérieurement reconnaissante aux époux de leur
gravite; une joie bruyante aurait blessé la pauvre mère; pour elle,
son fils était là, invisible, remettant Thérèse entre les mains de
Laurent. Grivet n'avait pas les mêmes idées, il trouvait la noce
triste, il cherchait vainement à l'égayer, malgré les regards de
Michaud et d'Olivier qui le clouaient sur sa chaise toutes les fois
qu'il voulait se dresser pour dire quelque sottise. Il réussit
cependant à se lever une fois. Il porta un toast.

--Je bois aux enfants de monsieur et de madame, dit-il d'un ton
égrillard.

Il fallut trinquer. Thérèse et Laurent étaient devenus extrêmement
pâles, en entendant la phrase de Grivet. Ils n'avaient jamais songé
qu'ils auraient peut-être des enfants. Cette pensée les traversa comme
un frisson glacial. Ils choquèrent leur verre d'un mouvement nerveux,
ils s'examinèrent, surpris, effrayés d'être là, face à face.

On se leva de table de bonne heure. Les invités voulurent accompagner
les époux jusqu'à la chambre nuptiale. Il n'était guère plus de neuf
heures et demie lorsque la noce rentra dans la boutique du passage. La
marchande de bijoux faux se trouvait encore au fond de son armoire,
devant la boîte garnie de velours bleu. Elle leva curieusement la
tête, regardant les nouveaux époux avec un sourire. Ceux-ci surprirent
son regard, et en furent terrifiés. Peut-être cette vieille femme
avait-elle eu connaissance de leurs rendez-vous, autrefois, en voyant
Laurent se glisser dans la petite allée.

Thérèse se retira presque sur-le-champ, avec Mme Raquin et Suzanne.
Les hommes restèrent dans la salle à manger, tandis que la mariée
faisait sa toilette de nuit. Laurent, mou et affaissé, n'éprouvait pas
la moindre impatience; il écoutait complaisamment les grosses
plaisanteries du vieux Michaud et de Grivet, qui s'en donnaient à cour
joie, maintenant que les dames n'étaient plus là. Lorsque Suzanne et
Mme Raquin sortirent de la chambre nuptiale et que la vieille mercière
dit d'une voix émue au jeune homme que sa femme l'attendait, il
tressaillit, il resta un instant effaré; puis il serra fiévreusement
les mains qu'on lui tendait, et il entra chez Thérèse en se tenant à
la porte, comme un homme ivre.




XXI


Laurent ferma soigneusement la porte derrière lui et demeura un
instant appuyé contre cette porte, regardant dans la chambre d'un air
inquiet et embarrassé.

Un feu clair flambait dans la cheminée, jetant de larges clartés
jaunes qui dansaient au plafond et sur les murs. La pièce était ainsi
éclairée d'une lueur vive et vacillante; la lampe, posée sur une
table, pâlissait au milieu de cette lueur. Mme Raquin avait voulu
arranger coquettement la chambre qui se trouvait toute blanche et
toute parfumée, comme pour servir de nid à de jeunes et fraîches
amours; elle s'était plu à ajouter au lit quelques bouts de dentelle
et à garnir de gros bouquets de roses les vases de la cheminée. Une
chaleur douce, des senteurs tièdes traînaient. L'air était recueilli
et apaisé, pris d'une sorte d'engourdissement voluptueux. Au milieu du
silence frissonnant, les pétillements du foyer jetaient de petits
bruits secs. On eût dit un désert heureux, un coin ignoré, chaud et
sentant bon, fermé à tous les bruits du dehors, un de ces coins faits
et apprêtés pour les sensualités et les besoins de mystère de la
passion.

Thérèse était assise sur une chaise basse, à droite de la cheminée. Le
menton dans la main, elle regardait les flammes vives, fixement. Elle
ne tourna pas la tête quand Laurent entra. Vêtue d'un jupon et d'une
camisole brodée de dentelle, elle était d'une blancheur crue sous
l'ardente clarté du foyer. Sa camisole glissait, et un bout d'épaule
passait, rose, à demi caché par une mèche noire de cheveux.

Laurent fit quelques pas sans parler. Il ôta son habit et son gilet.
Quand il fut en manches de chemise, il regarda de nouveau Thérèse qui
n'avait pas bougé. Il semblait hésiter. Puis il aperçut le bout
d'épaule, et il se baissa en frémissant pour coller ses lèvres à ce
morceau de peau nue. La jeune femme retira son épaule en se retournant
brusquement. Elle fixa sur Laurent un regard si étrange de répugnance
et d'effroi, qu'il recula, mal à l'aise, comme pris lui-même de
terreur et de dégoût.

Laurent s'assit en face de Thérèse, de l'autre côté de la cheminée.
Ils restèrent ainsi, muets, immobiles, pendant cinq grandes minutes.
Par instants, des jets de flammes rougeâtres s'échappaient du bois, et
alors des reflets sanglants couraient sur le visage des meurtriers.

Il y avait près de deux ans que les amants ne s'étaient trouvés
enfermés dans la même chambre, sans témoins, pouvant se livrer l'un à
l'autre. Ils n'avaient plus eu de rendez-vous d'amour depuis le jour
où Thérèse était venue rue Saint-Victor, apportant à Laurent l'idée du
meurtre avec elle. Une pensée de prudence avait sevré leur chair. A
peine s'étaient-ils permis de loin en loin un serrement de main, un
baiser furtif. Après le meurtre de Camille, lorsque de nouveaux désirs
les avaient brûlés, ils s'étaient contenus, attendant le soir des
noces, se promettant des voluptés folles, lorsque l'impunité leur
serait assurée. Et le soir des noces venait enfin d'arriver, et ils
restaient face à face, anxieux, pris d'un malaise subit. Ils n'avaient
qu'à allonger les bras pour se presser dans une étreinte passionnée,
et leurs bras semblaient mous, comme déjà las et rassasiés d'amour.
L'accablement de la journée les écrasait de plus en plus. Ils se
regardaient sans désir, avec un embarras peureux, souffrant de rester
ainsi silencieux et froids. Leurs rêves brûlants aboutissaient à une
étrange réalité; il suffisait qu'ils eussent réussi à tuer Camille et
à se marier ensemble, il suffisait que la bouche de Laurent eût
effleuré l'épaule de Thérèse, pour que leur luxure fût contentée
jusqu'à l'écoeurement et l'épouvante.

Ils se mirent à chercher désespérément en eux un peu de cette passion
qui les brûlait jadis. Il leur semblait que leur peau était vide de
muscles, vide de nerfs. Leur embarras, leur inquiétude croissaient;
ils avaient une mauvaise honte de rester ainsi muets et mornes en face
l'un de l'autre. Ils auraient voulu avoir la force de s'étreindre et
de se briser, afin de ne point passer à leurs propres yeux pour des
imbéciles. Eh quoi! ils s'appartenaient, ils avaient tué un homme et
joué une atroce comédie pour pouvoir se vautrer avec impudence dans un
assouvissement de toutes les heures, et ils se tenaient là, aux deux
coins d'une cheminée, roides, épuisés, l'esprit troublé, la chair
morte. Un tel dénoûment finit par leur paraître d'un ridicule horrible
et cruel. Alors, Laurent essaya de parler d'amour, d'évoquer les
souvenirs d'autrefois, faisant appel à son imagination pour
ressusciter ses tendresses.

--Thérèse, dit-il en se penchant vers la jeune femme, te souviens-tu
de nos après-midi dans cette chambre?... Je venais par cette porte....
Aujourd'hui, je suis entré par celle-ci.... Nous sommes libres, nous
allons pouvoir nous aimer en paix.

Il parlait d'une voix hésitante, mollement. La jeune femme, accroupie
sur la chaise basse, regardait toujours la flamme, songeuse,
n'écoutant pas. Laurent continua:

--Te rappelles-tu? J'avais fait un rêve, je voulais passer une nuit
entière avec toi, m'endormir dans tes bras et me réveiller le
lendemain sous tes baisers. Je vais contenter ce rêve.

Thérèse fit un mouvement, comme surprise d'entendre une voix qui
balbutiait à ses oreilles; elle se tourna vers Laurent sur le visage
duquel le foyer envoyait en ce moment un large reflet rougeâtre, elle
regarda ce visage sanglant, et frissonna.

Le jeune homme reprit, plus troublé, plus inquiet:

--Nous ayons réussi, Thérèse, nous avons brisé tous les obstacles, et
nous nous appartenons.... L'avenir est à nous, n'est-ce pas? un avenir
de bonheur tranquille, d'amour satisfait.... Camille n'est plus là....

Laurent s'arrêta, la gorge sèche, étranglant, ne pouvant continuer. Au
nom de Camille, Thérèse avait reçu un choc aux entrailles. Les deux
meurtriers se contemplèrent, hébétés, pâles et tremblants. Les clartés
jaunes du foyer dansaient toujours au plafond et sur les murs, l'odeur
tiède des roses tramait, les pétillements du bois jetaient de petits
bruits secs dans le silence.

Les souvenirs étaient lâchés. Le spectre de Camille évoqué venait de
s'asseoir entre les nouveaux époux en face du feu qui flambait.
Thérèse et Laurent retrouvaient la senteur froide et humide du noyé
dans l'air chaud qu'ils respiraient; ils se disaient qu'un cadavre
était là, près d'eux, et ils s'examinaient l'un l'autre, sans oser
bouger. Alors toute la terrible histoire de leur crime se déroula au
fond de leur mémoire. Le nom de leur victime suffît pour les emplir du
passé, pour les obliger à vivre de nouveau les angoisses de
l'assassinat. Ils n'ouvrirent pas les lèvres, ils se regardèrent, et
tous deux eurent à la fois le même cauchemar, tous deux entamèrent
mutuellement des yeux la même histoire cruelle. Cet échange de regards
terrifiée, ce récit muet qu'ils allaient se faire du meurtre, leur
causa une appréhension aiguë, intolérable. Leurs nerfs qui se
tendaient les menaçaient d'une crise; ils pouvaient crier, se battre
peut-être. Laurent, pour chasser les souvenirs, s'arracha violemment à
l'extase épouvantée qui le tenait sous le regard de Thérèse; il fit
quelques pas dans la chambre; il retira ses bottes et mit des
pantoufles, puis il revint s'asseoir au coin de la cheminée, il essaya
de parler de choses indifférentes.

Thérèse comprit son désir. Elle s'efforça de répondre à ses questions.
Ils causèrent de la pluie et du beau temps. Ils voulurent se forcer à
une causerie banale. Laurent déclara qu'il faisait chaud dans la
chambre, Thérèse dit que cependant des courants d'air passaient sous
la petite porte de l'escalier. Et ils se retournèrent vers la petite
porte avec un frémissement subit. Le jeune homme se hâta de parler des
roses, du feu, de tout ce qu'il voyait; la jeune femme faisait effort,
trouvait des monosyllabes, pour ne pas laisser tomber la conversation.
Ils s'étaient reculés l'un de l'autre; ils prenaient des airs dégagés;
ils tâchaient d'oublier qui ils étaient et de se traiter comme des
étrangers qu'un hasard quelconque aurait mis face à lace.

Et malgré eux, par un étrange phénomène, tandis qu'ils prononçaient
des mots vides, ils devinaient mutuellement les pensées qu'ils
cachaient sous la banalité de leurs paroles. Ils songeaient
invinciblement à Camille. Leurs yeux se continuaient le récit du
passé, ils tenaient toujours du regard une conversation suivie et
muette, sous leur conversation à haute voix qui se traînait au hasard.
Les mots qu'ils jetaient ça et là ne signifiaient rien, ne se liaient
pas entre eux, se démentaient; tout leur être s'employait à l'échange
silencieux de leurs souvenirs épouvantés. Lorsque Laurent parlait des
roses ou du feu, d'une chose ou d'une autre, Thérèse entendait
parfaitement qu'il lui rappelait la lutte dans la barque, la chute
sourde de Camille; et, lorsque Thérèse répondait un oui ou un non à
une question insignifiante, Laurent comprenait qu'elle disait se
souvenir ou ne pas se souvenir d'un détail du crime. Ils causaient
ainsi, à coeur ouvert, sans avoir besoin de mots, parlant d'autre
chose. N'ayant d'ailleurs pas conscience des paroles qu'ils
prononçaient, ils suivaient leurs pensées secrètes, phrase à phrase;
ils auraient pu brusquement continuer leurs confidences à voix haute,
sans cesser de se comprendre. Cette sorte de divination, cet
entêtement de leur mémoire à leur présenter sans cesse l'image de
Camille, les affolaient peu à peu; ils voyaient bien qu'ils se
devinaient, et que, s'ils ne se taisaient pas, les mots allaient
monter d'eux-mêmes à leur bouche, nommer le noyé, décrire
l'assassinat. Alors ils serrèrent fortement les lèvres, ils cessèrent
leur causerie.

Et dans le silence accablant qui se fit, les deux meurtriers
s'entretinrent encore de leur victime. Il leur sembla que leurs
regards pénétraient mutuellement leur chair et enfonçaient en eux des
phrases nettes et aiguës. Par moments, ils croyaient s'entendre parler
à voix haute; leurs sens se faussaient, la vue devenait une sorte
d'ouïe, étrange et délicate; ils lisaient si nettement leurs pensées
sur leurs visages, que ces pensées prenaient un son étrange, éclatant,
qui secouait tout leur organisme. Ils ne se seraient pas mieux
entendus s'ils s'étaient crié d'une voix déchirante: « Nous avons tué
Camille, et son cadavre est là, étendu entre nous, glaçant nos
membres. » Et les terribles confidences allaient toujours, plus
visibles, plus retentissantes, dans l'air calme et moite de la
chambre.

Laurent et Thérèse avaient commencé le récit muet au jour de leur
première entrevue dans la boutique. Puis les souvenirs étaient venus
un à un, en ordre; ils s'étaient conté les heures de volupté, les
moments d'hésitation et de colère, le terrible instant du meurtre.
C'est alors qu'ils avaient serré les lèvres, cessant de causer de
ceci, de cela, par crainte de nommer tout à coup Camille sans le
vouloir. Et leurs pensées, ne s'arrêtant pas, les avaient promenés
ensuite dans les angoisses, dans l'attente peureuse qui avait suivi
l'assassinat. Ils arrivèrent ainsi à songer au cadavre du noyé étalé
sur une dalle de la Morgue. Laurent, dans un regard, dit toute son
épouvante à Thérèse, et Thérèse poussée à bout, obligée par une main
de fer de desserrer les lèvres, continua brusquement la conversation à
voix haute:

--Tu l'as vu à la Morgue? demanda-t-elle à Laurent, sans nommer
Camille.

Laurent paraissait s'attendre à cette question. Il la lisait depuis un
moment sur le visage blanc de la jeune femme.

--Oui, répondit-il d'une voix étranglée.

Les meurtriers eurent un frisson. Ils se rapprochèrent du feu; ils
étendirent leurs mains devant la flamme, comme si un souffle glacé eût
subitement passé dans la chambre chaude. Ils gardèrent un instant le
silence, pelotonnés, accroupis. Puis Thérèse reprit sourdement:

--Paraissait-il avoir beaucoup souffert?

Laurent ne put répondre. Il fit un geste d'effroi, comme pour écarter
une vision ignoble. Il se leva, alla vers le lit, et revint avec
violence, les bras ouverts, s'avançant vers Thérèse.

--Embrasse-moi, lui dit-il en tendant le cou.

Thérèse s'était levée, toute pâle dans sa toilette de nuit; elle se
renversait à demi, le coude posé sur le marbre de la cheminée. Elle
regarda le cou de Laurent. Sur la blancheur de la peau, elle venait
d'apercevoir une tache rose. Le flot de sang qui montait agrandit
cette tache, qui devint d'un rouge ardent.

--Embrasse-moi, embrasse-moi, répétait Laurent, le visage et le cou en
feu.

La jeune femme renversa la tête davantage pour éviter un baiser, et,
appuyant le bout de son doigt sur la morsure de Camille, elle demanda
à son mari:

--Qu'as-tu là? je ne te connaissais pas cette blessure.

Il sembla à Laurent que le doigt de Thérèse lui trouait la gorge. Au
contact de ce doigt, il eut un brusque mouvement de recul, en poussant
un léger cri de douleur.

--Ça, dit-il en balbutiant, ça?

Il hésita, mais il ne put mentir, il dit la vérité malgré lui.

--C'est Camille qui m'a mordu, tu sais, dans la barque. Ce n'est rien,
c'est guéri.... Embrasse-moi, embrasse-moi.

Et le misérable tendait son cou qui le brûlait, il désirait que
Thérèse le baisât sur la cicatrice, il comptait que le baiser de cette
femme apaiserait les mille piqûres qui lui déchiraient la chair. Le
menton levé, le cou en avant, il s'offrait. Thérèse, presque couchée
sur le marbre de la cheminée, fit un geste de suprême dégoût et
s'écria d'une voix suppliante:

--Oh! non, pas là. Il y a du sang.

Elle retomba sur la chaise basse, frémissante, le front entre les
mains. Laurent resta stupide. Il abaissa le menton, il regarda
vaguement Thérèse. Puis, tout d'un coup, avec une étreinte de bête
fauve, il lui prit la tête dans ses larges mains, et, de force, lui
appliqua les lèvres sur son cou, sur la morsure de Camille. Il garda,
il écrasa un instant cette tête de femme contre sa peau. Thérèse
s'était abandonnée, elle poussait des plaintes sourdes, elle étouffait
sur le cou de Laurent. Quand elle se fut dégagée de ses doigts, elle
s'essuya violemment la bouche, elle cracha dans le foyer. Elle n'avait
pas prononcé une parole.

Laurent, honteux de sa brutalité, se mit à marcher lentement, allant
du lit à la fenêtre. La souffrance seule, l'horrible cuisson lui avait
fait exiger un baiser de Thérèse, et, quand les lèvres de Thérèse
s'étaient trouvées froides sur la cicatrice brûlante, il avait
souffert davantage. Ce baiser obtenu par la violence venait de le
briser. Pour rien au monde, il n'aurait voulu en recevoir un second,
tant le choc avait été douloureux. Et il regardait la femme avec
laquelle il devait vivre et qui frissonnait, pliée devant le feu, lui
tournant le dos; il se répétait qu'il n'aimait plus cette femme et que
cette femme ne l'aimait plus. Pendant près d'une heure, Thérèse resta
affaissée. Laurent se promena de long en large, silencieusement. Tous
deux s'avouaient avec terreur que leur passion était morte, qu'ils
avaient tué leurs désirs en tuant Camille. Le feu se mourait
doucement; un grand brasier rose luisait sur les cendres. Peu à peu,
la chaleur était devenue étouffante dans la chambre, les fleurs se
fanaient, alanguissant l'air épais de leurs senteurs lourdes.

Tout à coup Laurent crut avoir une hallucination. Comme il se tournait
revenant de la fenêtre au lit, il vit Camille dans un coin plein
d'ombre, entre la cheminée et l'armoire à glace. La face de sa victime
était verdâtre et convulsionnée, telle qu'il l'avait aperçue sur une
dalle de la Morgue. Il demeura cloué sur le tapis, défaillant,
s'appuyant contre un meuble. Au râle sourd qu'il poussa, Thérèse leva
la tête.

--Là, là, disait Laurent d'une voix terrifiée, Le bras tendu, il
montrait le coin d'ombre dans lequel il apercevait le visage sinistre
de Camille. Thérèse, gagnée par l'épouvante, vint se serrer contre
lui.

--C'est son portrait, murmura-t-elle à voix basse, comme si la figure
peinte de son ancien mari eût pu l'entendre.

--Son portrait? répéta Laurent dont les cheveux se dressaient.

--Oui, tu sais, la peinture que tu as faite. Ma tante devait le
prendre chez elle à partir d'aujourd'hui. Elle aura oublié de le
décrocher.

--Bien sûr, c'est son portrait....

Le meurtrier hésitait à reconnaître la toile. Dans son trouble, il
oubliait qu'il avait lui-même dessiné ces traits heurtés, étalé ces
teintes sales qui l'épouvantaient. L'effroi lui faisait voir le
tableau tel qu'il était, ignoble, mal bâti, boueux, montrant sur un
fond noir une face grimaçante de cadavre. Son oeuvre l'étonnait et
l'écrasait par sa laideur atroce, il y avait surtout les deux yeux
blancs flottant dans les orbites molles et jaunâtres, qui lui
rappelaient exactement les yeux pourris du noyé de la Morgue. Il resta
un moment haletant, croyant que Thérèse mentait pour le rassurer. Puis
il distingua le cadre, il se calma peu à peu.

--Va le décrocher, dit-il tout bas à la jeune femme.

--Oh! non, j'ai peur, répondit celle-ci avec un frisson.

Laurent se remit à trembler. Par instants, le cadre disparaissait, il
ne voyait plus que les deux yeux blancs qui se fixaient sur lui,
longuement.

--Je t'en prie, reprit-il en, suppliant sa compagne, va le décrocher.

--Non, non.

--Nous le tournerons contre le mur, nous n'aurons plus peur.

--Non, je ne puis pas.

Le meurtrier, lâche et humble, poussait la jeune femme vers la toile,
se cachant derrière elle, pour se dérober aux regards du noyé. Elle
s'échappa, et il voulut se payer d'audace; il s'approcha du tableau,
levant la main, cherchant le clou. Mais le portrait eut un regard si
écrasant, si ignoble, si long, que Laurent, après avoir voulu lutter
de fixité avec lui, fut vaincu et recula, accablé, en murmurant:

--Non, tu as raison, Thérèse, nous ne pouvons pas.... Ta tante le
décrochera demain.

Il reprit sa marche de long en large, baissant la tête, sentant que le
portrait le regardait, le suivait des yeux. Il ne pouvait s'empêcher,
par instants, de jeter un coup d'oeil du côté de la toile; alors, au
fond de l'ombre, il apercevait toujours les regards ternes et morts du
noyé. La pensée que Camille était là, dans un coin, le guettant,
assistant à sa nuit de noces, les examinant, Thérèse et lui, acheva de
rendre Laurent fou de terreur et de désespoir.

Un fait, dont tout autre aurait souri, lui fit perdre entièrement la
tête. Comme il se trouvait devant la cheminée, il entendit une sorte
de grattement. Il pâlit, il s'imagina que ce grattement venait du
portrait, que le bruit avait lieu à la petite porte donnant sur
l'escalier. Il regarda Thérèse que la peur reprenait.

--Il y a quelqu'un dans l'escalier, murmura-t-il. Qui peut venir par
là?

La jeune femme ne répondit pas. Tous deux songeaient au noyé, une
sueur glacée mouillait leurs tempes. Ils se réfugièrent au fond de la
chambre, s'attendant à voir la porte s'ouvrir brusquement en laissant
tomber sur le carreau le cadavre de Camille. Le bruit continuant plus
sec, plus irrégulier, ils pensèrent que leur victime écorchait le bois
avec ses ongles pour entrer. Pendant près de cinq minutes, ils
n'osèrent bouger. Enfin un miaulement se fit entendre.

Laurent, en s'approchant, reconnut le chat tigré de Mme Raquin, qui
avait été enfermé par mégarde dans la chambre, et qui tentait d'en
sortir en secouant la petite porte avec ses griffes. François eut peur
de Laurent; d'un bond, il sauta sur une chaise; le poil hérissé, les
pattes roidies, il regardait son nouveau maître en face, d'un air dur
et cruel. Le jeune homme n'aimait pas les chats, François l'effrayait
presque. Dans cette heure de fièvre et de crainte, il crut que le chat
allait lui sauter au visage pour venger Camille. Cette bête devait
tout savoir: il y avait des pensées dans ses yeux ronds, étrangement
dilatés. Laurent baissa les paupières, devant la fixité de ces regards
de brute. Comme il allait donner un coup de pied à François:

--Ne lui fais pas de mal, s'écria Thérèse.

Ce cri lui causa une étrange impression. Une idée absurde lui emplit
la tête.

--Camille est entré dans ce chat, pensa-t-il. Il faudra que je tue
cette bête.... Elle a l'air d'une personne.

Il ne donna pas le coup de pied, craignant d'entendre François lui
parler avec le son de voix de Camille. Puis il se rappela les
plaisanteries de Thérèse aux temps de leurs voluptés, lorsque le chat
était témoin des baisers qu'ils échangeaient. Il se dit alors que
cette bête en savait de trop et qu'il fallait la jeter par la fenêtre.
Mais il n'eut pas le courage d'accomplir son dessein. François gardait
une attitude de guerre; les griffes allongées, le dos soulevé par une
irritation sourde, il suivait les moindres mouvements de son ennemi
avec une tranquillité superbe. Laurent fut gêné par l'éclat métallique
de ses yeux; il se hâta de lui ouvrir la porte de la salle à manger,
et le chat s'enfuit en poussant un miaulement aigu.

Thérèse s'était assise de nouveau devant le foyer éteint. Laurent
reprit sa marche du lit à la fenêtre.

C'est ainsi qu'ils attendirent le jour. Ils ne songèrent pas à se
coucher; leur chair et leur coeur étaient bien morts. Un seul désir
les tenait, le désir de sortir de cette chambre où ils étouffaient.
Ils éprouvaient un véritable malaise à être enfermés ensemble, à
respirer le même air; ils auraient voulu qu'il y eût là quelqu'un pour
rompre leur tête-à-tête, pour les tirer de l'embarras cruel où ils
étaient, en restant l'un devant l'autre sans parler, sans pouvoir
ressusciter leur passion. Leurs longs silences les torturaient; ces
silences étaient lourds de plaintes amères et désespérées, de
reproches muets, qu'ils entendaient distinctement dans l'air
tranquille.

Le jour vint enfin, sale et blanchâtre, amenant avec lui un froid
pénétrant.

Lorsqu'une clarté pâle eut empli la chambre, Laurent qui grelottait se
sentit plus calme. Il regarda en face le portrait de Camille, et le
vit tel qu'il était, banal et puéril; il le décrocha en haussant les
épaules, en se traitant de bête. Thérèse s'était levée et défaisait le
lit pour tromper sa tante, pour faire croire à une nuit heureuse.

--Ah ça, lui dit brutalement Laurent, j'espère que nous dormirons ce
soir?... Ces enfantillages-là ne peuvent durer.

Thérèse lui jeta un coup d'oeil grave et profond.

--Tu comprends, continua-t-il, je ne me suis pas marié pour passer des
nuits blanches. Nous sommes des enfants.... C'est toi qui m'as
troublé, avec tes airs de l'autre monde. Ce soir, tu tâcheras d'être
gaie et de me pas m'effrayer.

Il se força à rire, sans savoir pourquoi il riait.

--Je tâcherai, reprit sourdement la jeune femme. Telle fut la nuit de
noces de Thérèse et de Laurent.




XXII


Les nuits suivantes furent encore plus cruelles. Les meurtriers
avaient voulu être deux, la nuit, pour se défendre contre le noyé, et,
par un étrange effet, depuis qu'ils se trouvaient ensemble, ils
frissonnaient davantage. Ils s'exaspéraient, ils irritaient leurs
nerfs, ils subissaient des crises atroces de souffrance et de terreur,
en échangeant une simple parole, un simple regard. A la moindre
conversation qui s'établissait entre eux, au moindre tête-à-tête
qu'ils avaient, ils voyaient rouge, ils déliraient.

La nature sèche et nerveuse de Thérèse avait agi d'une façon bizarre
sur la nature épaisse et sanguine de Laurent. Jadis, aux jours de
passion, leur différence de tempérament avait fait de cet homme et de
cette femme un couple puissamment lié, en établissant entre eux une
sorte d'équilibre, en complétant pour ainsi dire leur organisme.
L'amant donnait de son sang, l'amante de ses nerfs, et ils vivaient
l'un dans l'autre, ayant besoin de leurs baisers pour régulariser le
mécanisme de leur être. Mais un détraquement venait de se produire;
les nerfs surexcités de Thérèse avaient dominé. Laurent s'était trouvé
tout d'un coup jeté en plein éréthisme nerveux; sous l'influence
ardente de la jeune femme, son tempérament était devenu peu à peu
celui d'une fille secouée par une névrose aiguë. Il serait curieux
d'étudier les changements qui se produisent parfois dans certains
organismes, à la suite de circonstances déterminées. Ces changements,
qui partent de la chair, ne tardent pas à se communiquer au cerveau, à
tout l'individu.

Avant de connaître Thérèse, Laurent avait la lourdeur, le calme
prudent, la vie sanguine d'un fils de paysan. Il dormait, mangeait,
buvait en brute. A toute heure, dans tous les faits de l'existence
journalière, il respirait d'un souffle large et épais, content de lui,
un peu abêti par sa graisse. A peine, au fond de sa chair alourdie,
sentait-il parfois des chatouillements. C'étaient ces chatouillements
que Thérèse avait développés en horribles secousses. Elle avait fait
pousser dans ce grand corps, gras et mou, un système nerveux d'une
sensibilité étonnante. Laurent qui, auparavant, jouissait de la vie
plus par le sang que par les nerfs, eut des sens moins grossiers. Une
existence nerveuse, poignante et nouvelle pour lui, lui fut
brusquement révélée, aux premiers baisers de sa maîtresse. Cette
existence décupla ses voluptés, donna un caractère si aigu à ses
joies, qu'il en fut d'abord comme affolé; il s'abandonna éperdument à
ces crises d'ivresse que jamais son sang ne lui avait procurées. Alors
eut lieu en lui un étrange travail; les nerfs se développèrent,
l'emportèrent sur l'élément sanguin, et ce fait seul modifia sa
nature. Il perdit son calme, sa lourdeur, il ne vécut plus une vie
endormie. Un moment arriva où les nerfs et le sang se tinrent en
équilibre; ce fut là un moment de jouissance profonde d'existence
parfaite. Puis les nerfs dominèrent, et il tomba dans les angoisses
qui secouent les corps et les esprits détraqués.

C'est ainsi que Laurent s'était mis à trembler devant un coin d'ombre,
comme un enfant poltron. L'être frissonnant et hagard, le nouvel
individu qui venait de se dégager en lui du paysan épais et abruti
éprouvait les peurs, les anxiétés des tempéraments nerveux. Toutes les
circonstances, les caresses fauves de Thérèse, la fièvre du meurtre,
l'attente épouvantée de la volupté, l'avaient rendu comme fou, en
exaltant ses sens, en frappant à coups brusques et répétés sur ses
nerfs. Enfin l'insomnie était venue fatalement, apportant avec elle
l'hallucination. Dès lors, Laurent avait roulé dans la vie
intolérable, dans l'effroi éternel où il se débattait.

Ses remords étaient purement physiques. Son corps, ses nerfs irrités
et sa chair tremblante avaient seuls peur du noyé. Sa conscience
n'entrait pour rien dans ses terreurs, il n'avait pas le moindre
regret d'avoir tué Camille; lorsqu'il était calme, lorsque le spectre
ne se trouvait pas là, il aurait commis de nouveau le meurtre, s'il
avait pensé que son intérêt l'exigeât. Pendant le jour, il se raillait
de ses effrois, il se promettait d'être fort, il gourmandait Thérèse,
qu'il accusait de le troubler; selon lui, c'était Thérèse qui
frissonnait, c'était Thérèse seule qui amenait des scènes
épouvantables, le soir, dans la chambre. Et dès que la nuit tombait,
dès qu'il était enfermé avec sa femme, des sueurs glacées montaient à
sa peau, des effrois d'enfant le secouaient. Il subissait ainsi des
crises périodiques, des crises de nerfs qui revenaient tous les soirs,
qui détraquaient ses sens, en lui montrant la face verte et ignoble de
sa victime. On eût dit les accès d'une effrayante maladie, d'une sorte
d'hystérie du meurtre. Le nom de maladie, d'affection nerveuse était
réellement le seul qui convînt aux épouvantes de Laurent. Sa face se
convulsionnait, ses membres se raidissaient; on voyait que les nerfs
se nouaient en lui. Le corps souffrait horriblement, l'âme restait
absente. Le misérable n'éprouvait pas un repentir; la passion de
Thérèse lui avait communiqué un mal effroyable, et c'était tout.

Thérèse se trouvait, elle aussi, en proie à des secousses profondes.
Mais, chez elle, la nature première n'avait fait que s'exalter outre
mesure. Depuis l'âge de dix ans, cette femme était troublée par des
désordres nerveux, dus en partie à la façon dont elle grandissait dans
l'air tiède et nauséabond de la chambre où râlait le petit Camille. Il
s'amassait en elle des orages, des fluides puissants qui devaient
éclater plus tard en véritables tempêtes. Laurent avait été pour elle
ce qu'elle avait été pour Laurent, une sorte de choc brutal. Dès la
première étreinte d'amour, son tempérament sec et voluptueux s'était
développé avec une énergie sauvage; elle n'avait plus vécu que pour la
passion. S'abandonnant de plus en plus aux fièvres qui la brûlaient,
elle en était arrivée à une sorte de stupeur maladive. Les faits
l'écrasaient, tout la poussait à la folie. Dans ses effrois, elle se
montrait plus femme que son nouveau mari; elle avait de vagues
remords, des regrets inavoués; il lui prenait des envies de se jeter à
genoux et d'implorer le spectre de Camille, de lui demander grâce en
lui jurant de l'apaiser par son repentir. Peut-être Laurent
s'apercevait-il de ces lâchetés de Thérèse. Lorsqu'une épouvante
commune les agitait, il s'en prenait à elle, il la traitait avec
brutalité.

Les premières nuits, ils ne purent se coucher. Ils attendirent le
jour, assis devant le feu, se promenant de long en large, comme le
jour des noces. La pensée de s'étendre côte à côte sur le lit leur
causait une sorte de répugnance effrayée. D'un accord tacite, ils
évitèrent de s'embrasser, ils ne regardèrent même pas la couche que
Thérèse défaisait le matin. Quand la fatigue les accablait, ils
s'endormaient pendant une ou deux heures dans des fauteuils, pour
s'éveiller en sursaut, sous le coup du dénoûment sinistre de quelque
cauchemar. Au réveil, les membres raidis et brisés, le visage marbré
de taches livides, tout grelottants de malaise et de froid, ils se
contemplaient avec stupeur, étonnés de se voir là, ayant vis-à-vis
l'un de l'autre des pudeurs étranges, des hontes de montrer leur
écoeurement et leur terreur.

Ils luttaient d'ailleurs contre le sommeil autant qu'ils pouvaient.
Ils s'asseyaient aux deux coins de la cheminée et causaient de mille
riens, ayant grand soin de ne pas laisser tomber la conversation. Il y
avait un large espace entre eux, en face du foyer. Quand ils
tournaient la tête, ils s'imaginaient que Camille avait approché un
siège et qu'il occupait cet espace, se chauffant les pieds d'une façon
lugubrement goguenarde. Cette vision qu'ils avaient eue le soir des
noces revenait chaque nuit. Ce cadavre qui assistait, muet et
railleur, à leurs entretiens, ce corps horriblement défiguré qui se
tenait toujours là, les accablait d'une continuelle anxiété. Ils
n'osaient bouger, ils s'aveuglaient à regarder les flammes ardentes,
et, lorsque invinciblement ils jetaient un coup d'oeil craintif à côté
d'eux, leurs yeux, irrités par les charbons ardents, créaient la
vision et lui donnaient des reflets rougeâtres.

Laurent finit par ne plus vouloir s'asseoir, sans avouer à Thérèse la
cause de ce caprice. Thérèse comprit que Laurent devait voir Camille,
comme elle le voyait; elle déclara à son tour que la chaleur lui
faisait mal, qu'elle serait mieux à quelques pas de la cheminée. Elle
poussa son fauteuil au pied du lit et y resta affaissée, tandis que
son mari reprenait ses promenades dans la chambre. Par moments, il
ouvrait la fenêtre, il laissait les nuits froides de janvier emplir la
pièce de leur souffle glacial. Cela calmait sa fièvre.

Pendant une semaine, les nouveaux époux passèrent ainsi les nuits
entières. Ils s'assoupissaient, ils se reposaient un peu dans la
journée, Thérèse derrière le comptoir de la boutique, Laurent à son
bureau. La nuit, ils appartenaient à la douleur et à la crainte. Et le
fait le plus étrange était encore l'attitude qu'ils gardaient
vis-à-vis l'un de l'autre. Ils ne prononçaient pas un mot d'amour, ils
feignaient d'avoir oublié le passé; ils semblaient s'accepter, se
tolérer, comme des malades éprouvant une pitié secrète pour leurs
souffrances communes. Tous les deux avaient l'espérance de cacher
leurs dégoûts et leurs peurs, et aucun des deux ne paraissait songer à
l'étrangeté des nuits qu'ils passaient, et qui devaient les éclairer
mutuellement sur l'état véritable de leur être. Lorsqu'ils restaient
debout jusqu'au matin, se parlant à peine, pâlissant au moindre bruit,
ils avaient l'air de croire que tous les nouveaux époux se
conduisaient ainsi, les premiers jours de leur mariage. C'était
l'hypocrisie maladroite de deux fous.

La lassitude les écrasa bientôt à tel point qu'ils se décidèrent, un
soir, à se coucher sur le lit. Ils ne se déshabillèrent pas, ils se
jetèrent tout vêtus sur le couvre-pied, craignant que leur peau ne
vînt à se toucher. Il leur semblait qu'ils recevraient une secousse
douloureuse au moindre contact. Puis, lorsqu'ils eurent sommeillé
ainsi, pendant deux nuits, d'un sommeil inquiet, ils se hasardèrent à
quitter leurs vêtements et à se couler entre les draps. Mais ils
restèrent écartés l'un de l'autre, ils prirent des précautions pour ne
point se heurter. Thérèse montait la première et allait se mettre au
fond, contre le mur. Laurent attendait qu'elle se fût bien étendue;
alors il se risquait à s'étendre lui-même sur le devant du lit, tout
au bord, il y avait entre eux une large place. Là couchait le cadavre
de Camille.

Lorsque les deux meurtriers étaient allongés sous le même drap, et
qu'ils fermaient les yeux, ils croyaient sentir le corps humide de
leur victime, couché au milieu du lit, qui leur glaçait la chair.
C'était comme un obstacle ignoble qui les séparait. La fièvre, le
délire les prenait, et cet obstacle devenait matériel pour eux; ils
touchaient le corps, ils le voyaient étalé, pareil à un lambeau
verdâtre et dissous. Ils respiraient l'odeur infecte de ce tas de
pourriture humaine; tous leurs sens s'hallucinaient, donnant une
acuité intolérable à leurs sensations. La présence de cet immonde
compagnon de lit les tenait immobiles, silencieux, éperdus d'angoisse.
Laurent songeait parfois à prendre violemment Thérèse dans ses bras;
mais il n'osait bouger, il se disait qu'il ne pouvait allonger la main
sans saisir une poignée de la chair molle de Camille. Il pensait alors
que le noyé venait se coucher entre eux, pour les empêcher de
s'étreindre. Il finit par comprendre que le noyé était jaloux.

Parfois, cependant, ils cherchaient à échanger un baiser timide pour
voir ce qui arriverait. Le jeune homme raillait sa femme en lui
ordonnant de l'embrasser. Mais leurs lèvres étaient si froides, que la
mort semblait s'être placée entre leurs bouches. Des nausées lui
venaient, Thérèse avait un frisson d'horreur, et Laurent, qui
entendait ses dents claquer, s'emportait contre elle.

--Pourquoi trembles-tu? lui criait-il. Aurais-tu peur de Camille?...
Va, le pauvre homme ne sent plus ses os, à cette heure.

Ils évitaient tous deux de se confier la cause de leurs frissons.
Quand une hallucination dressait devant l'un d'eux le masque blafard
du noyé, il fermait les yeux, il se renfermait dans sa terreur,
n'osant parler à l'autre de sa vision, par crainte de déterminer une
crise encore plus terrible. Lorsque Laurent, poussé à bout, dans une
rage de désespoir, accusait Thérèse d'avoir peur de Camille, ce nom,
prononcé tout haut, amenait un redoublement d'angoisse. Le meurtrier
délirait.

--Oui, oui, balbutiait-il en s'adressant à la jeune femme, tu as peur
de Camille.... Je le vois bien, parbleu!... Tu es une sotte, tu n'as
pas deux sous de courage. Eh! dors tranquillement. Crois-tu que ton
premier mari va venir te tirer par les pieds, parce que je suis couché
avec toi....

Cette pensée, cette supposition que le noyé pouvait venir leur tirer
les pieds, faisait dresser les cheveux de Laurent. Il continuait, avec
plus de violence, en se déchirant lui-même:

--Il faudra que je te mène une nuit au cimetière....

Nous ouvrirons la bière de Camille et tu verras quel tas de
pourriture! Alors tu n'auras plus peur, peut-être.... Va, il ne sait
pas que nous l'avons jeté à l'eau.

Thérèse, la tête dans les draps, poussait des plaintes étouffées.

--Nous l'avons jeté à l'eau parce qu'il nous gênait, reprenait son
mari.... Nous l'y jetterions encore, n'est-ce pas?... Ne fais donc pas
l'enfant comme ça. Sois forte. C'est bête de troubler notre
bonheur.... Vois-tu, ma bonne, quand nous serons morts, nous ne nous
trouverons ni plus ni moins heureux dans la terre, parce que nous
avons lancé un imbécile à la Seine, et nous aurons joui librement de
notre amour, ce qui est un avantage.... Voyons, embrasse-moi.

La jeune femme l'embrassait, glacée, folle, et il était tout aussi
frémissant qu'elle.

Laurent, pendant plus de quinze jours, se demanda comment il pourrait
bien faire pour tuer de nouveau Camille. Il l'avait jeté à l'eau, et
voilà qu'il n'était pas assez mort, qu'il revenait toutes les nuits se
coucher dans le lit de Thérèse. Lorsque les meurtriers croyaient avoir
achevé l'assassinat et pouvoir se livrer en paix aux douceurs de leurs
tendresses, leur victime ressuscitait pour glacer leur couche. Thérèse
n'était pas veuve, Laurent se trouvait être l'époux d'une femme qui
avait déjà pour mari un noyé.




XXIII


Peu à peu, Laurent en vint à la folie furieuse. Il résolut de chasser
Camille de son lit. Il s'était d'abord couché tout habillé, puis il
avait évité de toucher la peau de Thérèse. Par rage, par désespoir, il
voulut enfin prendre sa femme sur sa poitrine, et l'écraser plutôt que
de la laisser au spectre de sa victime. Ce fut une révolte superbe de
brutalité.

En somme, l'espérance que les baisers de Thérèse le guériraient de ses
insomnies l'avait seule amené dans la chambre de la jeune femme.
Lorsqu'il s'était trouvé dans cette chambre, en maître, sa chair,
déchirée par des crises plus atroces, n'avait même plus songé à tenter
la guérison. Et il était resté comme écrasé pendant trois semaines, ne
se rappelant pas qu'il avait tout fait pour posséder Thérèse, et ne
pouvant la toucher sans accroître ses souffrances, maintenant qu'il la
possédait.

L'excès de ses angoisses le fit sortir de cet abrutissement. Dans le
premier moment de stupeur, dans l'étrange accablement de la nuit de
noces, il avait pu oublier les raisons qui venaient de le pousser au
mariage. Mais sous les coups répétés de ses mauvais rêves, une
irritation sourde l'envahit qui triompha de ses lâchetés et lui rendit
la mémoire. Il se souvint qu'il s'était marié pour chasser ses
cauchemars, en serrant sa femme étroitement. Alors il prit brusquement
Thérèse entre ses bras, une nuit, au risque de passer sur le corps du
noyé, et la tira à lui avec violence.

La jeune femme était poussée à bout, elle aussi; elle se serait jetée
dans les flammes, si elle eût pensé que la flamme purifiât sa chair et
la délivrât de ses maux. Elle rendit à Laurent son étreinte, décidée à
être brûlée par les caresses de cet homme ou à trouver en elles un
soulagement.

Et ils se serrèrent dans un embrassement horrible. La douleur et
l'épouvante leur tinrent lieu de désirs. Quand leurs membres se
touchèrent, ils crurent qu'ils étaient tombés sur un brasier. Ils
poussèrent un cri et se pressèrent davantage, afin de ne pas laisser
entre leur chair de place pour le noyé. Et ils sentaient toujours des
lambeaux de Camille, qui s'écrasaient ignoblement entre eux, glaçant
leur peau par endroits, tandis que le reste de leur corps brûlait.

Leurs baisers furent affreusement cruels. Thérèse chercha des lèvres
la morsure de Camille sur le cou gonflé et raidi de Laurent, et elle y
colla sa bouche avec emportement. Là était la plaie vive; cette
blessure guérie, les meurtriers dormiraient en paix. La jeune femme
comprenait cela, elle tentait de cautériser le mal sous le feu de ses
caresses. Mais elle se brûla les lèvres, et Laurent la repoussa
violemment, en jetant une plainte sourde; il lui semblait qu'on lui
appliquait un fer rouge sur le cou. Thérèse, affolée, revint, voulut
baiser encore la cicatrice; elle éprouvait une volupté âcre à poser sa
bouche sur cette peau où s'étaient enfoncées les dents de Camille. Un
instant elle eut la pensée de mordre son mari à cet endroit,
d'arracher un large morceau de chair, de faire une nouvelle blessure,
plus profonde, qui emporterait, les marques de l'ancienne. Et elle se
disait qu'elle ne pâlirait plus alors en voyant l'empreinte de ses
propres dents. Mais Laurent défendait son cou contre ses baisers; il
éprouvait des cuissons trop dévorantes, il la repoussait chaque fois
qu'elle allongeait les lèvres. Ils luttèrent ainsi, râlant, se
débattant dans l'horreur de leurs caresses.

Ils sentaient bien qu'ils ne faisaient qu'augmenter leurs souffrances.
Ils avaient beau se briser dans des étreintes terribles, ils criaient
de douleur, ils se brûlaient et se meurtrissaient, mais ils ne
pouvaient apaiser leurs nerfs épouvantés. Chaque embrassement ne
donnait que plus d'acuité à leurs dégoûts. Tandis qu'ils échangeaient
ces baisers affreux, ils étaient en proie à d'effrayantes
hallucinations; ils s'imaginaient que le noyé les tirait par les pieds
et imprimait au lit de violentes secousses.

Ils se lâchèrent un moment. Ils avaient des répugnances, des révoltes
nerveuses invincibles. Puis ils ne voulurent pas être vaincus; ils se
reprirent dans une nouvelle étreinte et furent encore obligés de se
lâcher, comme si des pointes rougies étaient entrées dans leurs
membres. A plusieurs fois, ils tentèrent ainsi de triompher de leurs
dégoûts, de tout oublier en lassant, en brisant leurs nerfs. Et chaque
fois, leurs nerfs s'irritèrent et se tendirent en leur causant des
exaspérations telles qu'ils seraient peut-être morts d'énervement
s'ils étaient restés dans les bras l'un de l'autre. Ce combat contre
leur propre corps les avait exaltés jusqu'à la rage; ils s'entêtaient,
ils voulaient l'emporter. Enfin une crise plus aiguë les brisa; ils
reçurent un choc d'une violence inouïe et crurent qu'ils allaient
tomber.

Rejetés aux deux bords de la couche, brûlés et meurtris, ils se mirent
à sangloter.

Et, dans leurs sanglots, il leur sembla entendre les rires de triomphe
du noyé, qui se glissait de nouveau sous le drap avec des ricanements.
Ils n'avaient pu le chasser du lit; ils étaient vaincus. Camille
s'étendit doucement entre eux, tandis que Laurent pleurait son
impuissance et que Thérèse tremblait qu'il ne prît au cadavre la
fantaisie de profiter de sa victoire pour la serrer à son tour entre
ses bras pourris, en maître légitime. Ils avaient tenté un moyen
suprême; devant leur défaite, ils comprenaient que, désormais, ils
n'oseraient plus échanger le moindre baiser. La crise de l'amour fou
qu'ils avaient essayé de déterminer pour tuer leurs terreurs, venait
de les plonger plus profondément dans l'épouvante. En sentant le froid
du cadavre, qui, maintenant, devait les séparer à jamais, ils
versaient des larmes de sang, ils se demandaient avec angoisse ce
qu'ils allaient devenir.




XXIV


Ainsi que l'espérait le vieux Michaud en travaillant au mariage de
Thérèse et de Laurent, les soirées du jeudi reprirent leur ancienne
gaieté, dès le lendemain de la noce. Ces soirées avaient couru un
grand péril, lors de la mort de Camille. Les invités ne s'étaient plus
présentés que craintivement dans cette maison en deuil; chaque
semaine, ils tremblaient de recevoir un congé définitif. La pensée que
la porte de la boutique finirait sans doute par se fermer devant eux
épouvantait Michaud et Grivet, qui tenaient à leurs habitudes avec
l'instinct des brutes. Ils se disaient que la vieille mère et la jeune
veuve s'en iraient un beau matin pleurer leur défunt à Vernon ou
ailleurs, et qu'ils se trouveraient ainsi sur le pavé, le jeudi soir,
ne sachant que faire; ils se voyaient dans le passage, errant d'une
façon lamentable, rêvant à des parties de dominos gigantesques. En
attendant ces mauvais jours, ils jouissaient timidement de leurs
derniers bonheurs, ils venaient d'un air inquiet et doucereux à la
boutique en se répétant chaque fois qu'ils n'y reviendraient peut-être
plus. Pendant plus d'un an, ils eurent ces craintes, ils n'osèrent
s'étaler et rire en face des larmes de Mme Raquin et des silences de
Thérèse. Ils ne se sentaient plus chez eux comme au temps de Camille,
ils semblaient, pour ainsi dire, voler chaque soirée qu'ils passaient
autour de la table de la salle à manger. C'est dans ces circonstances
désespérées que l'égoïsme du vieux Michaud le poussa à faire un coup
de maître en mariant la veuve du noyé.

Le jeudi qui suivit le mariage, Grivet et Michaud firent une entrée
triomphale. Ils avaient vaincu. La salle à manger leur appartenait de
nouveau, ils ne craignaient plus qu'on les en congédiât. Ils entrèrent
en gens heureux, ils s'étalèrent, ils dirent à la file leurs anciennes
plaisanteries. A leur attitude béate et confiante, on voyait que, pour
eux, une révolution venait de s'accomplir. Le souvenir de Camille
n'était plus la; le mari mort, ce spectre qui les glaçait, avait été
chassé par le mari vivant. Le passé ressuscitait avec ses joies.
Laurent remplaçait Camille; toute raison de s'attrister disparaissait,
les invités pouvaient rire sans chagriner personne, et même ils
devaient rire pour égayer l'excellente famille qui voulait bien les
recevoir. Dès lors, Grivet et Michaud, qui depuis près de dix-huit
mois venaient sous prétexte de consoler Mme Raquin, purent mettre leur
petite hypocrisie de côté et venir franchement pour s'endormir, l'un
en face de l'autre, au bruit sec des dominos.

Et chaque semaine ramena un jeudi soir, chaque semaine réunit une fois
autour de la table ces têtes mortes et grotesques qui exaspéraient
Thérèse jadis. La jeune femme parla de mettre ces gens à la porte, ils
l'irritaient avec leurs éclats de rire bêtes, avec leurs réflexions
sottes. Mais Laurent lui fit comprendre qu'un pareil congé serait une
faute; il fallait autant que possible que le présent ressemblât au
passé; il fallait surtout conserver l'amitié de la police, de ces
imbéciles qui les protégeaient contre tout soupçon. Thérèse plia; les
invités, bien reçus, virent avec béatitude s'étendre une longue suite
de soirées tièdes devant eux.

Ce fut vers cette époque que la vie des époux se dédoubla en quelque
sorte.

Le matin, lorsque le jour chassait les effrois de la nuit, Laurent
s'habillait en toute hâte. Il n'était à son aise, il ne reprenait son
calme égoïste que dans la salle à manger, attablé devant un énorme bol
de café au lait, que lui préparait Thérèse. Mme Raquin, impotente,
pouvant à peine descendre à la boutique, le regardait manger avec des
sourires maternels. Il avalait du pain grillé, il s'emplissait
l'estomac, il se rassurait peu à peu. Après le café, il buvait un
petit verre de cognac. Cela le remettait complètement. Il disait: « A
ce soir », à Mme Raquin et à Thérèse, sans jamais les embrasser, puis
il se rendait à son bureau en flânant. Le printemps venait; les arbres
des quais sa couvraient de feuilles, d'une légère dentelle d'un vert
pâle. En bas, la rivière coulait avec des bruits caressants; en haut,
les rayons des premiers soleils avaient des tiédeurs douces. Laurent
se sentait renaître dans l'air frais: il respirait largement ces
souffles de vie jeune qui descendent des cieux d'avril et de mai; il
cherchait le soleil, s'arrêtait pour regarder les reflets d'argent qui
moiraient la Seine, écoutait les bruits des quais, se laissait
pénétrer par les senteurs acres du matin, jouissait par tous ses sens
de la matinée claire et heureuse. Certes, il ne songeait guère à
Camille; quelquefois il lui arrivait de contempler machinalement la
Morgue, de l'autre côté de l'eau; il pensait alors au noyé en homme
courageux qui penserait à une peur bête qu'il aurait eue. L'estomac
plein, le visage rafraîchi, il retrouvait sa tranquillité épaisse, il
arrivait à son bureau et y passait la journée entière à bâiller, à
attendre l'heure de la sortie. Il n'était plus qu'un employé comme les
autres, abruti et ennuyé, ayant la tête vide. La seule idée qu'il eût
alors était l'idée de donner sa démission et de louer un atelier; il
rêvait vaguement une nouvelle existence de paresse, et cela suffisait
pour l'occuper jusqu'au soir. Jamais le souvenir de la boutique du
passage ne venait le troubler. Le soir, après avoir désiré l'heure de
la sortie depuis le matin, il sortait avec regret, il reprenait les
quais, sourdement troublé et inquiet. Il avait beau marcher lentement,
il lui fallait enfin rentrer à la boutique. Là l'épouvante
l'attendait.

Thérèse éprouvait les mêmes sensations. Tant que Laurent n'était pas
auprès d'elle, elle se trouvait à l'aise. Elle avait congédié la femme
de ménage, disant que tout traînait, que tout était sale dans la
boutique et dans l'appartement. Des idées d'ordre lui venaient. La
vérité était qu'elle avait besoin de marcher, d'agir, de briser ses
membres roidis. Elle tournait toute la matinée, balayant, époussetant,
nettoyant les chambres, lavant la vaisselle, faisant des besognes, qui
l'auraient écoeurée autrefois. Jusqu'à midi, ces soins de ménage la
tenaient sur les jambes, active et muette, sans lui laisser le temps
de songer à autre chose qu'aux toiles d'araignée qui pendaient du
plafond et qu'à la graisse qui salissait les assiettes. Alors elle se
mettait en cuisine, elle préparait le déjeuner. A table, Mme Raquin se
désolait de la voir toujours se lever pour aller prendre les plats;
elle était émue et fâchée de l'activité que déployait sa nièce; elle
la grondait, et Thérèse répondait qu'il fallait faire des économies.
Après le repas, la jeune femme s'habillait et se décidait enfin à
rejoindre sa tante derrière le comptoir. Là, des somnolences la
prenaient: brisée par les veilles, elle sommeillait, elle cédait à
l'engourdissement voluptueux qui s'emparait d'elle, dès qu'elle était
assise. Ce n'étaient que de légers assoupissements, pleins d'un charme
vague, qui calmaient ses nerfs. La pensée de Camille s'en allait: elle
goûtait ce repos profond des malades que leurs douleurs quittent tout
d'un coup. Elle se sentait la chair assouplie, l'esprit libre, elle
s'enfonçait dans une sorte de néant tiède et réparateur. Sans ces
quelques moments de calme, son organisme aurait éclaté sous la tension
de son système nerveux; elle y puisait les forces nécessaires pour
souffrir encore et s'épouvanter la nuit suivante. D'ailleurs, elle ne
s'endormait point, elle baissait à peine les paupières, perdue au fond
d'un rêve de paix; lorsqu'une cliente entrait, elle ouvrait les yeux,
elle servait les quelques sous de marchandise demandés, puis retombait
dans sa rêverie flottante. Elle passait ainsi trois ou quatre heures,
parfaitement heureuse, répondant par monosyllabes à sa tante, se
laissant aller avec une véritable jouissance aux évanouissements qui
lui ôtaient la pensée et qui l'affaissaient sur elle-même. Elle jetait
à peine, de loin en loin, un coup d'oeil dans le passage, se trouvant
surtout à l'aise par les temps gris, lorsqu'il faisait noir et qu'elle
cachait sa lassitude au fond de l'ombre. Le passage humide, ignoble,
traversé par un peuple de pauvres diables mouillés, dont les
parapluies s'égouttaient sur les dalles, lui semblait l'allée d'un
mauvais lieu, une sorte de corridor sale et sinistre où personne ne
viendrait la chercher et la troubler. Par moments, en voyant les
lueurs terreuses qui traînaient autour d'elle, en sentant l'odeur âcre
de l'humidité, elle s'imaginait qu'elle venait d'être enterrée vive;
elle croyait se trouver dans la terre, au fond d'une fosse commune où
grouillaient des morts. Et cette pensée la consolait, l'apaisait: elle
se disait qu'elle était en sûreté maintenant, qu'elle allait mourir,
qu'elle ne souffrirait plus. D'autres fois, il lui fallait tenir les
yeux ouverts; Suzanne lui rendait visite et restait à broder auprès du
comptoir toute l'après-midi. La femme d'Olivier, avec son visage mou,
avec ses gestes lents, plaisait maintenant à Thérèse, qui éprouvait un
étrange soulagement à regarder cette pauvre créature toute dissoute;
elle en avait fait son amie, elle aimait à la voir à son côté,
souriant d'un sourire pâle, vivant à demi, mettant dans la boutique
une fade senteur de cimetière. Quand les yeux bleus de Suzanne, d'une
transparence vitreuse, se fixaient sur les siens, elle éprouvait au
fond de ses os un froid bienfaisant. Thérèse attendait ainsi quatre
heures. A ce moment, elle se remettait en cuisine, elle cherchait de
nouveau la fatigue, elle préparait le dîner de Laurent avec une hâte
fébrile. Et quand son mari paraissait sur le seuil de la porte, sa
gorge se serrait, l'angoisse tordait de nouveau tout son être.

Chaque jour, les sensations des époux étaient à peu près les mêmes.
Pendant la journée, lorsqu'ils ne se trouvaient pas face à face, ils
goûtaient des heures délicieuses de repos; le soir, dès qu'ils étaient
réunis, un malaise poignant les envahissait.

C'étaient d'ailleurs de calmes soirées. Thérèse et Laurent, qui
frissonnaient à la pensée de rentrer dans leur chambre, faisaient
durer la veillée le plus longtemps possible. Mme Raquin, à
demi-couchée au fond d'un large fauteuil, était placée entre eux et
causait de sa voix placide. Elle parlait de Vernon, pensant toujours à
son fils, mais évitant de le nommer, par une sorte de pudeur; elle
souriait à ses chers enfants, elle faisait pour eux des projets
d'avenir. La lampe jetait sur sa face blanche des lueurs pâles; ses
paroles prenaient une douceur extraordinaire dans l'air mort et
silencieux. Et, à ses côtés, les deux meurtriers, muets, immobiles,
semblaient l'écouter avec recueillement; à la vérité, ils ne
cherchaient pas à suivre le sens des bavardages de la bonne vieille,
ils étaient simplement heureux de ce bruit de paroles douces qui les
empêchait d'entendre l'éclat de leurs pensées. Ils n'osaient se
regarder, ils regardaient Mme Raquin pour avoir une contenance. Jamais
ils ne parlaient de se coucher; ils seraient restés là jusqu'au matin,
dans le radotage caressant de l'ancienne mercière, dans l'apaisement
qu'elle mettait autour d'elle, si elle n'avait pas témoigné elle-même
le désir de gagner son lit. Alors seulement ils quittaient la salle à
manger et rentraient chez eux avec désespoir, comme on se jette au
fond d'un gouffre.

A ces soirées intimes, ils préférèrent bientôt de beaucoup les soirées
du jeudi. Quand ils étaient seuls avec Mme Raquin, ils ne pouvaient
s'étourdir: le mince filet de voix de leur tante, sa gaieté attendrie
n'étouffaient pas les cris qui les déchiraient. Ils sentaient venir
l'heure du coucher, ils frémissaient lorsque, par hasard, ils
rencontraient du regard la porte de leur chambre; l'attente de
l'instant où ils seraient seuls devenait de plus en plus cruelle, à
mesure que la soirée avançait. Le jeudi, au contraire, ils se
grisaient de sottise, ils oubliaient mutuellement leur présence, ils
souffraient moins. Thérèse elle-même finit par souhaiter ardemment les
jours de réception. Si Michaud et Grivet n'étaient pas venus, elle
serait allée les chercher. Lorsqu'il y avait des étrangers dans la
salle à manger, entre elle et Laurent, elle se sentait plus calme;
elle aurait voulu qu'il y eût toujours là des invités, du bruit,
quelque chose qui l'étourdit et l'isolât. Devant le monde, elle
montrait une sorte de gaieté nerveuse. Laurent retrouvait, lui aussi,
ses grosses plaisanteries de paysan, ses rires gras, ses farces
d'ancien rapin. Jamais les réceptions n'avaient été si gaies, ni si
bruyantes.

C'est ainsi qu'une fois par semaine, Laurent et Thérèse pouvaient
rester face à face sans frissonner.

Bientôt une crainte les prit. La paralysie gagnait peu à peu Mme
Raquin, et ils prévirent le jour où elle serait clouée dans son
fauteuil, impotente et hébétée. La pauvre vieille commençait à
balbutier des lambeaux de phrases qui se cousaient mal les uns aux
autres; sa voix faiblissait, ses membres se mouraient un à un. Elle
devenait une chose. Thérèse et Laurent voyaient avec effroi s'en aller
cet être qui les séparait encore et dont la voix les tirait de leurs
mauvais rêves. Quand l'intelligence aurait abandonné l'ancienne
mercière et qu'elle resterait muette et roidie au fond de son
fauteuil, ils se trouveraient seuls; le soir, ils ne pourraient plus
échapper à un tête-à-tête redoutable. Alors leur épouvante
commencerait à six heures, au lieu de commencer à minuit; ils en
deviendraient fous.

Tous leurs efforts tendirent à conserver à Mme Raquin une santé qui
leur était si précieuse. Ils firent venir des médecins, ils furent aux
petits soins auprès d'elle, ils trouvèrent même dans ce métier de
garde-malade un oubli, un apaisement qui les engagea à redoubler de
zèle. Ils ne voulaient pas perdre un tiers qui leur rendait les
soirées supportables; ils ne voulaient pas que la salle à manger, que
la maison tout entière devînt un lieu cruel et sinistre comme leur
chambre. Mme Raquin fut singulièrement touchée des soins empressés
qu'ils lui prodiguaient; elle s'applaudissait, avec des larmes, de les
avoir unis et de leur avoir abandonné ses quarante et quelques mille
francs. Jamais, après la mort de son fils, elle n'avait compté sur une
pareille affection à ses dernières heures; sa vieillesse était tout
attiédie par la tendresse de ses chers enfants. Elle ne sentait pas la
paralysie implacable qui, malgré tout, la roidissait davantage chaque
jour.

Cependant Thérèse et Laurent menaient leur double existence. Il y
avait en chacun d'eux comme deux êtres bien distincts: un être nerveux
et épouvanté qui frissonnait dès que tombait le crépuscule, et un être
engourdi et oublieux, qui respirait à l'aise dès que se levait le
soleil. Ils vivaient deux vies, ils criaient d'angoisse, seul à seule,
et ils souriaient paisiblement lorsqu'il y avait du monde. Jamais leur
visage, en public, ne laissait deviner les souffrances qui venaient de
les déchirer dans l'intimité; ils paraissaient calmes et heureux, ils
cachaient instinctivement leurs maux.

Personne n'aurait soupçonné, à les voir si tranquilles pendant le
jour, que les hallucinations les torturaient chaque nuit. On les eût
pris pour un ménage béni du ciel, vivant en pleine félicité. Grivet
les appelait galamment «les tourtereaux ». Lorsque leurs yeux étaient
cernés par des veillées prolongées, il les plaisantait, il demandait à
quand le baptême. Et toute la société riait. Laurent et Thérèse
pâlissaient à peine, parvenaient à sourire; ils s'habituaient aux
plaisanteries risquées du vieil employé. Tant qu'ils se trouvaient
dans la salle à manger, ils étaient maîtres de leurs terreurs.
L'esprit ne pouvait deviner l'effroyable changement qui se produisait
en eux, lorsqu'ils s'enfermaient dans la chambre à coucher. Le jeudi
soir surtout, ce changement était d'une brutalité si violente qu'il
semblait s'accomplir dans un monde surnaturel. Le drame de leurs
nuits, par son étrangeté, par ses emportements sauvages, dépassait
toute croyance et restait profondément caché au fond de leur être
endolori. Ils auraient parlé qu'on les eût crus fous.

--Sont-ils heureux, ces amoureux-là! disait souvent le vieux Michaud.
Ils ne causent guère, mais ils n'en pensent pas moins. Je parie qu'ils
se dévorent de caresses, quand nous ne sommes plus là.

Telle était l'opinion de toute la société. Il arriva que Thérèse et
Laurent furent donnés comme un ménage modèle. Le passage du Pont-Neuf
entier célébrait l'affection, le bonheur tranquille, la lune de miel
éternelle des deux époux. Eux seuls savaient que le cadavre de Camille
couchait entre eux; eux seuls sentaient, sous la chair calme de leur
visage, les contractions nerveuses qui, la nuit, tiraient horriblement
leurs traits et changeaient l'expression placide de leur physionomie
en un masque ignoble et douloureux.




XXV


Au bout de quatre mois, Laurent songea à retirer les bénéfices qu'il
s'était promis de son mariage. Il aurait abandonné sa femme et se
serait enfui devant le spectre de Camille, trois jours après la noce,
si son intérêt ne l'eût pas cloué dans la boutique du passage. Il
acceptait ses nuits de terreur, il restait au milieu des angoisses qui
l'étouffaient, pour ne pas perdre les profits de son crime. En
quittant Thérèse, il retombait dans la misère, il était forcé de
conserver son emploi; en demeurant auprès d'elle, il pouvait au
contraire contenter ses appétits de paresse, vivre grassement, sans
rien faire, sur les rentes que Mme Raquin avait mises au nom de sa
femme. Il est à croire qu'il se serait sauvé avec les quarante mille
francs, s'il avait pu les réaliser; mais la vieille mercière,
conseillée par Michaud, avait eu la prudence de sauvegarder dans le
contrat les intérêts de sa nièce. Laurent se trouvait ainsi attaché à
Thérèse par un lien puissant. En dédommagement de ses nuits atroces,
il voulut au moins se faire entretenir dans une oisiveté heureuse,
bien nourri, chaudement vêtu, ayant en poche l'argent nécessaire pour
contenter ses caprices. A ce prix seul, il consentait à coucher avec
le cadavre du noyé.

Un soir, il annonça à Mme Raquin et à sa femme qu'il avait donné sa
démission et qu'il quittait son bureau à la fin de la quinzaine.
Thérèse eut un geste d'inquiétude. Il se hâta d'ajouter qu'il allait
louer un petit atelier où il se remettrait à faire de la peinture. Il
s'étendit longuement sur les ennuis de son emploi, sur les larges
horizons que l'art lui ouvrait; maintenant qu'il avait quelques sous
et qu'il pouvait tenter le succès, il voulait voir s'il n'était pas
capable de grandes choses. La tirade qu'il déclama à ce propos cachait
simplement une féroce envie de reprendre son ancienne vie d'atelier.
Thérèse, les lèvres pincées, ne répondit pas; elle n'entendait point
que Laurent lui dépensât la petite fortune qui assurait sa liberté.
Lorsque son mari la pressa de questions, pour obtenir son
consentement, elle fit quelques réponses sèches; elle lui donna à
comprendre que, s'il quittait son bureau, il ne gagnerait plus rien et
serait complètement à sa charge. Tandis qu'elle parlait, Laurent la
regardait d'une façon aiguë qui la troubla et arrêta dans sa gorge le
refus qu'elle allait formuler; elle crut lire dans les yeux de son
complice cette pensée menaçante: « Je dis tout, si tu ne consens pas.
» Elle se mit à balbutier. Mme Raquin s'écria alors que le désir de
son cher fils était trop juste, et qu'il fallait lui donner les moyens
de devenir un homme de talent. La bonne dame gâtait Laurent comme elle
avait gâté Camille; elle était tout amollie par les caresses que lui
prodiguait le jeune homme, elle lui appartenait et se rangeait
toujours à son avis.

Il fut donc décidé que l'artiste louerait un atelier et qu'il
toucherait cent francs par mois pour les divers frais qu'il aurait à
faire. Le budget de la famille fut ainsi réglé: les bénéfices réalisés
dans le commerce de mercerie payeraient le loyer de la boutique et de
l'appartement, et suffiraient presque aux dépenses journalières du
ménage; Laurent prendrait le loyer de son atelier et ses cent francs
par mois sur les deux mille et quelques cents francs de rente; le
reste de ces rentes serait appliqué aux besoins communs. De cette
façon, on n'entamerait pas le capital. Thérèse se tranquillisa un peu.
Elle fit jurer à son mari de ne jamais dépasser la somme qui lui était
allouée. D'ailleurs, elle se disait que Laurent ne pouvait s'emparer
des quarante mille francs sans avoir sa signature, et elle se
promettait bien de ne signer aucun papier.

Dès le lendemain, Laurent loua, vers le bas de la rue Mazarine, un
petit atelier qu'il convoitait depuis un mois. Il ne voulait pas
quitter son emploi sans avoir un refuge pour passer tranquillement ses
journées, loin de Thérèse. Au bout de la quinzaine, il fit ses adieux
a ses collègues. Grivet fut stupéfait de son départ. Un jeune homme,
disait-il, qui avait devant lui un si bel avenir, un jeune homme qui
en était arrivé, en quatre années, au chiffre d'appointements que lui,
Grivet, avait mis vingt ans à atteindre! Laurent le stupéfia encore
davantage en lui disant qu'il allait se remettre tout entier à la
peinture.

Enfin l'artiste s'installa dans son atelier. Cet atelier était une
sorte de grenier carré, long et large d'environ cinq ou six mètres; le
plafond s'inclinait brusquement, en pente raide, percé d'une large
fenêtre qui laissait tomber une lumière blanche et crue sur le
plancher et sur les murs notaires. Les bruits de la rue ne montaient
pas jusqu'à ces hauteurs. La pièce, silencieuse, blafarde, s'ouvrant
en haut sur le ciel, ressemblait à un trou, à un caveau creusé dans
une argile grise. Laurent meubla ce caveau tant bien que mal; il y
apporta deux chaises dépaillées, une table qu'il appuya contre un mur
pour qu'elle ne se laissât pas glisser à terre, un vieux buffet de
cuisine, sa boîte à couleurs et son ancien chevalet; tout le luxe du
lieu consista en un vaste divan qu'il acheta trente francs chez un
brocanteur.

Il resta quinze jours sans songer seulement à toucher à ses pinceaux.
Il arrivait entre huit et neuf heures, fumait, se couchait sur le
divan, attendait midi, heureux d'être au matin et d'avoir encore
devant lui de longues heures de jour. A midi, il allait déjeuner, puis
il se hâtait de revenir, pour être seul, pour ne plus voir le visage
pâle de Thérèse. Alors il digérait, il dormait, il se vautrait
jusqu'au soir. Son atelier était un lieu de paix où il ne tremblait
pas. Un jour sa femme lui demanda à visiter son cher refuge. Il
refusa, et comme, malgré son refus, elle vint frapper à sa porte, il
n'ouvrit pas; il lui dit le soir qu'il avait passé la journée au musée
du Louvre.

Il craignait que Thérèse n'introduisît avec elle le spectre de
Camille.

L'oisiveté finit par lui peser. Il acheta une toile et des couleurs,
il se mit à l'oeuvre. N'ayant pas assez d'argent pour payer des
modèles, il résolut de peindre au gré de sa fantaisie, sans se soucier
de la nature. Il entreprit une tête d'homme.

D'ailleurs, il ne se cloîtra plus autant; il travailla pendant deux ou
trois heures chaque matin et employa ses après-midi à flâner ici et
là, dans Paris et dans la banlieue. Ce fut en rentrant d'une de ces
longues promenades qu'il rencontra, devant l'Institut, son ancien ami
de collège, qui avait obtenu un joli succès de camaraderie au dernier
Salon.

--Comment, c'est toi! s'écria le peintre. Ah! mon pauvre Laurent, je
ne t'aurais jamais reconnu. Tu as maigri.

--Je me suis marié, répondit Laurent d'un ton embarrassé.

--Marié, toi! Ça ne m'étonne plus de te voir tout drôle.... Et que
fais-tu maintenant?

--J'ai loué un petit atelier; je peins un peu, le matin.

Laurent conta son mariage en quelques mots; puis il exposa ses projets
d'avenir d'une voix fiévreuse. Son ami le regardait d'un air étonné
qui le troublait et l'inquiétait. La vérité était que le peintre ne
retrouvait pas dans le mari de Thérèse le garçon épais et commun qu'il
avait connu autrefois. Il lui semblait que Laurent prenait des allures
distinguées; le visage s'était aminci et avait des pâleurs de bon
goût, le corps entier se tenait plus digne et plus souple.

--Mais tu deviens joli garçon, ne put s'empêcher de s'écrier
l'artiste, tu as une tenue d'ambassadeur. C'est du dernier chic. A
quelle école es-tu donc?

L'examen qu'il subissait pesait beaucoup à Laurent. Il n'osait
s'éloigner d'une façon brusque.

--Veux-tu monter un instant à mon atelier? demanda-t-il enfin à son
ami, qui ne le quittait pas.

--Volontiers, répondit celui-ci.

Le peintre, ne se rendant pas compte des changements qu'il observait,
était désireux de visiter l'atelier de son ancien camarade. Certes, il
ne montait pas cinq étages pour voir les nouvelles oeuvres de Laurent,
qui allaient sûrement lui donner des nausées; il avait la seule envie
de contenter sa curiosité.

Quand il fut monté et qu'il eut jeté un coup d'oeil sur les toiles
accrochées aux murs, son étonnement redoubla. Il y avait là cinq
études, deux têtes de femme et trois têtes d'homme, peintes avec une
véritable énergie; l'allure en était grasse et solide, chaque morceau
s'enlevait par taches magnifiques sur les fonds d'un gris clair.
L'artiste s'approcha vivement, et, stupéfait, ne cherchant même pas à
cacher sa surprise:

--C'est toi qui as fait cela? demanda-t-il à Laurent.

--Oui, répondit celui-ci. Ce sont des esquisses qui me serviront pour
un grand tableau que je prépare.

--Voyons, pas de blague, tu es vraiment l'auteur de ces machines-là?

--Eh! oui. Pourquoi n'en serais-je pas l'auteur?

Le peintre n'osa répondre: « Parce que ces toiles sont d'un artiste,
et que tu n'as jamais été qu'un ignoble maçon. » Il resta longtemps en
silence devant les études. Certes, ces études étaient gauches, mais
elles avaient une étrangeté, un caractère si puissant qu'elles
annonçaient un sens artistique des plus développés. On eût dit de la
peinture vécue. Jamais l'ami de Laurent n'avait vu des ébauches si
pleines de hautes promesses. Quand il eut bien examiné les toiles, il
se tourna vers l'auteur:

--Là, franchement, lui dit-il, je ne t'aurais pas cru capable de
peindre ainsi. Où diable as-tu appris à avoir du talent? Ça ne
s'apprend pas d'ordinaire. Et il considérait Laurent, dont la voix lui
semblait plus douce, dont chaque geste avait une sorte d'élégance. Il
ne pouvait deviner l'effroyable secousse qui avait changé cet homme,
en développant en lui des nerfs de femme, des sensations aiguës et
délicates. Sans doute un phénomène étrange s'était accompli dans
l'organisme du meurtrier de Camille. Il est difficile à l'analyse de
pénétrer à de telles profondeurs. Laurent était peut-être devenu
artiste comme il était devenu peureux, à la suite du grand
détraquement qui avait bouleversé sa chair et son esprit. Auparavant,
il étouffait sous le poids lourd de son sang, il restait aveuglé par
l'épaisse vapeur de santé qui l'entourait; maintenant, maigri,
frissonnant, il avait la verve inquiète, les sensations vives et
poignantes des tempéraments nerveux. Dans la vie de terreur qu'il
menait, sa pensée délirait et montait jusqu'à l'extase du génie; la
maladie en quelque sorte "morale", la névrose dont tout son être était
secoué, développait en lui un sens artistique d'une lucidité étrange;
depuis qu'il avait tué, sa chair s'était comme allégée, son cerveau
éperdu lui semblait immense, et, dans ce brusque agrandissement de sa
pensée, il voyait passer des créations exquises, des rêveries de
poète. Et c'est ainsi que ses gestes avaient pris une distinction
subite, c'est ainsi que ses oeuvres étaient belles, rendues tout d'un
coup personnelles et vivantes.

Son ami n'essaya pas davantage de s'expliquer la naissance de cet
artiste. Il s'en alla avec son étonnement. Avant de partir, il regarda
encore les toiles et dit à Laurent:

--Je n'ai qu'un reproche à te faire, c'est que toutes tes études ont
un air de famille. Ces cinq têtes se ressemblent. Les femmes
elles-mêmes prennent je ne sais quelle allure violente qui leur donne
l'air d'hommes déguisés.... Tu comprends, si tu veux faire un tableau
avec ces ébauches-là, il faudra changer quelques-unes des
physionomies; tes personnages ne peuvent pas être tous frères, cela
ferait rire.

Il sortit de l'atelier, et ajouta sur le carré, en riant:

--Vrai, mon vieux, ça me fait plaisir de t'avoir vu. Maintenant je
vais croire aux miracles.... Bon Dieu! es-tu comme il faut!

Il descendit. Laurent rentra dans l'atelier, vivement troublé. Lorsque
son ami lui avait fait l'observation que toutes ses têtes d'étude
avaient un air de famille, il s'était brusquement tourné pour cacher
sa pâleur. C'est que déjà cette ressemblance fatale l'avait frappé. Il
revint lentement se placer devant les toiles; à mesure qu'il les
contemplait, qu'il passait de l'une à l'autre, une sueur glacée lui
mouillait le dos.

--Il a raison, murmura-t-il, ils se ressemblent tous.... Ils
ressemblent à Camille....

Il se recula, il s'assit sur le divan, sans pouvoir détacher ses yeux
des têtes d'étude. La première était une face de vieillard, avec une
longue barbe blanche; sous cette barbe blanche, l'artiste devinait le
menton maigre de Camille. La seconde représentait une jeune fille
blonde, et cette jeune fille le regardait avec les yeux bleus de sa
victime. Les trois autres figures avaient chacune quelque trait du
noyé. On eût dit Camille grimé en vieillard, en jeune fille, prenant
le déguisement qu'il plaisait au peintre de lui donner, mais gardant
toujours le caractère général de sa physionomie. Il existait une autre
ressemblance terrible entre ces têtes: elles apparaissaient
souffrantes et terrifiées, elles étaient comme écrasées sous le même
sentiment d'horreur. Chacune avait un léger pli à gauche de la bouche,
qui tirait les lèvres et les faisait grimacer. Ce pli, que Laurent se
rappela avoir vu sur la face convulsionnée du noyé, les frappait d'un
signe d'ignoble parenté.

Laurent comprit qu'il avait trop regardé Camille à la Morgue. L'image
du cadavre s'était gravée profondément en lui. Maintenant, sa main,
sans qu'il en eût conscience, traçait toujours les lignes de ce visage
atroce dont le souvenir le suivait partout.

Peu à peu, le peintre, qui se renversait sur le divan, crut voir les
figures s'animer. Et il eut cinq Camille devant lui, cinq Camille que
ses propres doigts avaient puissamment créés, et qui, par une
étrangeté effrayante, prenaient tous les âges et tous les sexes. Il se
leva, il lacéra les toiles et les jeta dehors. Il se disait qu'il
mourrait d'effroi dans son atelier, s'il le peuplait lui-même des
portraits de sa victime.

Une crainte venait de le prendre: il redoutait de ne pouvoir plus
dessiner une tête, sans dessiner celle du noyé. Il voulut savoir tout
de suite s'il était maître de sa main. Il posa une toile blanche sur
son chevalet: puis, avec un bout de fusain, il marqua une figure en
quelques traits. La figure ressemblait à Camille. Laurent effaça
brusquement cette esquisse et en tenta une autre. Pendant une heure,
il se débattit contre la fatalité qui poussait ses doigts. A chaque
nouvel essai, il revenait à la tête du noyé. Il avait beau tendre sa
volonté, éviter les lignes qu'il connaissait si bien; malgré lui, il
traçait ces lignes, il obéissait à ses muscles, à ses nerfs révoltés.
Il avait d'abord jeté les croquis rapidement; il s'appliqua ensuite à
conduire le fusain avec lenteur. Le résultat fut le même: Camille,
grimaçant et douloureux, apparaissait sans cesse sur la toile.
L'artiste esquissa successivement les têtes les plus diverses, des
têtes d'anges, de vierges avec des auréoles, de guerriers romains
coiffés de leur casque, d'enfants blonds et roses, de vieux bandits
couturés de cicatrices; toujours, toujours le noyé renaissait, il
était tour à tour ange, vierge, guerrier, enfant et bandit. Alors
Laurent se jeta dans la caricature, il exagéra les traits, il fit des
profils monstrueux, il inventa des têtes grotesques, et il ne réussit
qu'à rendre plus horribles ces portraits frappants de sa victime. Il
finit par dessiner des animaux, des chiens et des chats; les chiens et
les chats ressemblaient vaguement à Camille.

Une rage sourde s'était emparée de Laurent. Il creva la toile d'un
coup de poing, en songeant avec désespoir à son grand tableau.
Maintenant il n'y fallait plus penser; il sentait bien que, désormais,
il ne dessinerait plus que la tête de Camille, et, comme le lui avait
dit son ami, des figures qui se ressembleraient toutes, feraient rire.
Il s'imaginait ce qu'aurait été son oeuvre; il voyait sur les épaules
de ses personnages, des hommes et des femmes, la face blafarde et
épouvantée du noyé; l'étrange spectacle qu'il évoquait ainsi lui parut
d'un ridicule atroce et l'exaspéra.

Ainsi il n'oserait plus travailler, il redouterait toujours de
ressusciter sa victime au moindre coup de pinceau. S'il voulait vivre
paisible dans son atelier, il devrait ne jamais y peindre. Cette
pensée que ses doigts avaient la faculté fatale et inconsciente de
reproduire sans cesse le portrait de Camille lui fit regarder sa main
avec terreur. Il lui semblait que cette main ne lui appartenait plus.




XXVI


La crise dont Mme Raquin était menacée se déclara. Brusquement, la
paralysie, qui depuis plusieurs mois rampait le long de ses membres,
toujours près de l'étreindre, la prit à la gorge et lui lia le corps.
Un soir, comme elle s'entretenait paisiblement avec Thérèse et
Laurent, elle resta, au milieu d'une phrase, la bouche béante: il lui
semblait qu'on l'étranglait. Quand elle voulut crier, appeler au
secours, elle ne put balbutier que des sons rauques. Sa langue était
devenue de pierre. Ses mains et ses pieds s'étaient roidis. Elle se
trouvait frappée de mutisme et d'immobilité.

Thérèse et Laurent se levèrent, effrayés devant ce coup de foudre, qui
tordit la vieille mercière en moins de cinq secondes. Quand elle fut
roide et qu'elle fixa sur eux des regards suppliants, ils la
pressèrent de questions pour connaître la cause de sa souffrance. Elle
ne put répondre, elle continua à les regarder avec une angoisse
profonde. Ils comprirent alors qu'ils n'avaient plus qu'un cadavre
devant eux, un cadavre vivant à moitié qui les voyait et les
entendait, mais qui ne pouvait leur parler. Cette crise les désespéra;
au fond, ils se souciaient peu des douleurs de la paralytique, ils
pleuraient sur eux, qui vivraient désormais dans un éternel
tête-à-tête.

Dès ce jour, la vie des époux devint intolérable, Ils passèrent des
soirées cruelles, en face de la vieille impotente qui n'endormait plus
leur effroi de ses doux radotages. Elle gisait dans un fauteuil, comme
un paquet, comme une chose, et ils restaient seuls, aux deux bouts de
la table, embarrassés et inquiets. Ce cadavre ne les séparait plus;
par moments, ils l'oubliaient, ils le confondaient avec les meubles.
Alors leurs épouvantes de la nuit les prenaient, la salle à manger
devenait, comme la chambre, un lieu terrible où se dressait le spectre
de Camille. Ils souffrirent ainsi quatre ou cinq heures de plus par
jour. Dès le crépuscule, ils frissonnaient, baissant l'abat-jour de la
lampe pour ne pas se voir, tâchant de croire que Mme Raquin allait
parler et leur rappeler ainsi sa présence. S'ils la gardaient, s'ils
ne se débarrassaient pas d'elle, c'est que ses yeux vivaient encore,
et qu'ils éprouvaient parfois quelque soulagement à les regarder se
mouvoir et briller.

Ils plaçaient toujours la vieille impotente sous la clarté crue de la
lampe, afin de bien éclairer son visage et de l'avoir sans cesse
devant eux. Ce visage, mou et blafard, eût été un spectacle
insoutenable pour d'autres, mais ils éprouvaient un tel besoin de
compagnie, qu'ils y reposaient leurs regards avec une véritable joie.
On eût dit le masque dissous d'une morte, au milieu duquel on aurait
mis deux yeux vivants; ces yeux seuls bougeaient, roulant rapidement
dans leur orbite; les joues, la bouche étaient comme pétrifiées, elles
gardaient une immobilité qui épouvantait. Lorsque Mme Raquin se
laissait aller au sommeil et baissait les paupières, sa face, alors
toute blanche et toute muette, était vraiment celle d'un cadavre;
Thérèse et Laurent, qui ne sentaient plus personne avec eux, faisaient
du bruit jusqu'à ce que la paralytique eût relevé les paupières et les
eût regardés. Ils l'obligeaient ainsi à rester éveillée.

Ils la considéraient comme une distraction qui les tirait de leurs
mauvais rêves. Depuis qu'elle était infirme, il fallait la soigner
ainsi qu'un enfant. Les soins qu'ils lui prodiguaient les forçaient à
secouer leurs pensées. Le matin, Laurent la levait, la portait dans
son fauteuil, et, le soir, il la remettait sur son lit; elle était
lourde encore, il devait user de toute sa force pour la prendre
délicatement entre ses bras et la transporter. C'était également lui
qui roulait son fauteuil. Les autres soins regardaient Thérèse: elle
habillait l'impotente, elle la faisait manger, elle cherchait à
comprendre ses moindres désirs. Mme Raquin conserva pendant quelques
jours l'usage de ses mains, elle put écrire sur une ardoise et
demander ainsi ce dont elle avait besoin; puis ses mains moururent, il
lui devint impossible de les soulever et de tenir un crayon; dès lors,
elle n'eut plus que le langage du regard, il fallut que sa nièce
devinât ce qu'elle désirait. La jeune femme se voua au rude métier de
garde-malade; cela lui créa une occupation de corps et d'esprit qui
lui fit grand bien.

Les époux, pour ne point rester face à face, roulaient dès le matin,
dans la salle à manger, le fauteuil de la pauvre vieille. Ils
l'apportaient entre eux, comme si elle eût été nécessaire à leur
existence; ils la faisaient assister à leurs repas, à toutes leurs
entrevues. Ils feignaient de ne pas comprendre, lorsqu'elle témoignait
le désir de passer dans sa chambre. Elle n'était bonne qu'à rompre
leur tête-à-tête, elle n'avait pas le droit de vivre à part. A huit
heures, Laurent allait à son atelier, Thérèse descendait à la
boutique, la paralytique demeurait seule dans la salle à manger
jusqu'à midi; puis, après le déjeuner, elle se trouvait seule de
nouveau jusqu'à six heures. Souvent, pendant la journée, sa nièce
montait et tournait autour d'elle, s'assurant si elle ne manquait de
rien. Les amis de la famille ne savaient quels éloges inventer pour
exalter les vertus de Thérèse et de Laurent.

Les réceptions du jeudi continuèrent, et l'impotente y assista, comme
par le passé. On approchait son fauteuil de la table; de huit heures à
onze heures elle tenait les yeux ouverts, regardant tour à tour les
invités avec des lueurs pénétrantes. Les premiers jours le vieux
Michaud et Grivet demeurèrent un peu embarrassés en face du cadavre de
leur vieille amie; ils ne savaient quelle contenance tenir, ils
n'éprouvaient qu'un chagrin médiocre, et ils se demandaient dans
quelle juste mesure il était convenable de s'attrister. Fallait-il
parler à cette face morte, fallait-il ne pas s'en occuper du tout? Peu
à peu, ils prirent le parti de traiter Mme Raquin comme si rien ne lui
était arrivé. Ils finirent par feindre d'ignorer complètement son
état. Ils causaient avec elle, faisant les demandes et les réponses,
riant pour elle et pour eux, ne se laissant jamais démonter par
l'expression rigide de son visage. Ce fut un étrange spectacle; ces
hommes avaient l'air de parler raisonnablement à une statue, comme les
petites filles parlent à leur poupée. La paralytique se tenait raide
et muette devant eux, et ils bavardaient, et ils multipliaient les
gestes, ayant avec elle des conversations très animées. Michaud et
Grivet s'applaudirent de leur excellente tenue. En agissant ainsi, ils
croyaient faire preuve de politesse, ils s'évitaient, en outre,
l'ennui des condoléances d'usage. Mme Raquin devait être flattée de se
voir traitée en personne bien portante, et, dès lors, il leur était
permis de s'égayer en sa présence sans le moindre scrupule.

Grivet eut une manie. Il affirma qu'il s'entendait parfaitement avec
Mme Raquin, qu'elle ne pouvait le regarder sans qu'il comprît
sur-le-champ ce qu'elle désirait. C'était encore là une attention
délicate. Seulement, à chaque fois, Grivet se trompait. Souvent, il
interrompait la partie de dominos, il examinait la paralytique dont
les yeux suivaient paisiblement le jeu, et il déclarait qu'elle
demandait telle ou telle chose. Vérification faite, Mme Raquin ne
demandait rien du tout ou demandait une chose toute différente. Cela
ne décourageait pas Grivet, qui lançait un victorieux: «Quand je vous
le disais!» et qui recommençait quelques minutes plus tard. C'était
une bien autre affaire lorsque l'impotente témoignait ouvertement un
désir; Thérèse, Laurent, les invités nommaient l'un après l'autre les
objets qu'elle pouvait souhaiter. Grivet se faisait alors remarquer
par la maladresse de ses offres. Il nommait tout ce qui lui passait
par la tête, au hasard, offrant toujours le contraire de ce que Mme
Raquin désirait. Ce qui ne lui empêchait pas de répéter:

--Moi, je lis dans ses yeux comme dans un livre. Tenez, elle me dit
que j'ai raison.... N'est-ce pas, chère dame.... Oui, oui.

D'ailleurs, ce n'était pas une chose facile que de saisir les souhaits
de la pauvre vieille. Thérèse seule avait cette science. Elle
communiquait assez aisément avec cette intelligence murée, vivante
encore et enterrée au fond d'une chair morte. Que se passait-il dans
cette misérable créature qui vivait juste assez pour assister à la vie
sans y prendre part? Elle voyait, elle entendait, elle raisonnait sans
doute d'une façon nette et claire et elle n'avait plus le geste, elle
n'avait plus la voix pour exprimer au dehors les pensées qui
naissaient en elle. Ses idées l'étouffaient peut-être. Elle n'aurait
pu lever la main, ouvrir la bouche, quand même un de ses mouvements,
une de ses paroles eût décidé des destinées du monde. Son esprit était
comme un de ces vivants qu'on ensevelit par mégarde et qui se
réveillent dans la nuit de la terre, à deux ou trois mètres au-dessous
du sol; ils crient, ils se débattent, et l'on passe sur eux sans
entendre leurs atroces lamentations. Souvent, Laurent regardait Mme
Raquin, les lèvres serrées, les mains allongées sur les genoux,
mettant toute sa vie dans ses yeux vifs et rapides, et il se disait:

--Qui sait à quoi elle peut penser toute seule... Il doit se passer
quelque drame cruel au fond de cette morte.

Laurent se trompait, Mme Raquin était heureuse, heureuse des soins et
de l'affection de ses chers enfants. Elle avait toujours rêvé de finir
comme cela, lentement, au milieu des dévouements et des caresses.
Certes, elle aurait voulu conserver la parole pour remercier ses amis
qui l'aidaient à mourir en paix. Mais elle acceptait son état sans
révolte; la vie paisible et retirée qu'elle avait toujours menée, les
douceurs de son tempérament lui empêchaient de sentir trop rudement
les souffrances du mutisme et de l'immobilité. Elle était redevenue
enfant, elle passait des journées sans ennui, à regarder devant elle,
à songer au passé. Elle finit même par goûter des charmes à rester
bien sage dans son fauteuil, comme une petite fille.

Ses yeux prenaient chaque jour une douceur, une clarté plus
pénétrantes. Elle en était arrivée à se servir de ses yeux comme d'une
main, comme d'une bouche, pour demander et remercier. Elle suppléait,
ainsi, d'une façon étrange et charmante, aux organes qui lui faisaient
défaut. Ses regards étaient beaux, d'une beauté céleste, au milieu de
sa face dont les chairs pendaient molles et grimaçantes. Depuis que
ses lèvres tordues et inertes ne pouvaient plus sourire, elle souriait
du regard, avec des tendresses adorables; des lueurs humides
passaient, et des rayons d'aurore sortaient des orbites. Rien n'était
plus singulier que ces yeux qui riaient comme des lèvres dans ce
visage mort; le bas du visage restait morne et blafard, le haut
s'éclairait divinement. C'était surtout pour ses chers enfants qu'elle
mettait ainsi toutes ses reconnaissances, toutes les affections de son
âme dans un simple coup d'oeil. Lorsque, le soir et le matin, Laurent
la prenait entre ses bras pour la transporter, elle le remerciait avec
amour par des regards pleins d'une tendre effusion.

Elle vécut ainsi pendant plusieurs semaines, attendant la mort, se
croyant à l'abri de tout nouveau malheur. Elle pensait avoir payé sa
part de souffrance. Elle se trompait. Un soir, un effroyable coup
l'écrasa.

Thérèse et Laurent avaient beau la mettre entre eux, en pleine
lumière, elle ne vivait plus assez pour les séparer et les défendre
contre leurs angoisses. Quand ils oubliaient qu'elle était là, qu'elle
les voyait et les entendait, la folie les prenait, ils apercevaient
Camille et cherchaient à le chasser. Alors, ils balbutiaient, ils
laissaient échapper malgré eux des aveux, des phrases qui finirent par
tout révéler à Mme Raquin. Laurent eut une sorte de crise pendant
laquelle il parla comme un halluciné. Brusquement, la paralytique
comprit.

Une effrayante contraction passa sur son visage, et elle éprouva une
telle secousse, que Thérèse crut qu'elle allait bondir et crier. Puis,
elle retomba dans une rigidité de fer. Cette espèce de choc fut
d'autant plus épouvantable qu'il sembla galvaniser un cadavre. La
sensibilité, un instant rappelée, disparut; l'impotente demeura plus
écrasée, plus blafarde. Ses yeux, si doux d'ordinaire, étaient devenus
noirs et durs, pareils à des morceaux de métal.

Jamais désespoir n'était tombé plus rudement dans un être. La sinistre
vérité, comme un éclair, brûla les yeux de la paralytique et entra eu
elle avec le heurt suprême d'un coup de foudre. Si elle avait pu se
lever, jeter le cri d'horreur qui montait à sa gorge, maudire les
assassins de son fils, elle eût moins souffert. Mais après avoir tout
entendu, tout compris, il lui fallut rester immobile et muette,
gardant en elle l'éclat de sa douleur. Il lui sembla que Thérèse et
Laurent l'avaient liée, clouée sur son fauteuil pour l'empêcher de
s'élancer, et qu'ils prenaient un atroce plaisir à lui répéter: « Nous
avons tué Camille », après avoir posé sur ses lèvres un bâillon qui
étouffait ses sanglots. L'épouvante, l'angoisse couraient furieusement
dans son corps, sans trouver une issue. Elle faisait des efforts
surhumains pour soulever le poids qui l'écrasait, pour dégager sa
gorge et trouver ainsi passage au flot de son désespoir. Et vainement
elle tendait ses dernières énergies; elle sentait sa langue froide
contre son palais, elle ne pouvait s'arracher de la mort. Une
impuissance de cadavre la tenait rigide. Ses sensations ressemblaient
à celles d'un homme tombé en léthargie qu'on enterrerait et qui,
bâillonné par les liens de sa chair, entendrait sur sa tête le bruit
sourd des pelletées de sable.

Le ravage qui se fit dans son coeur fut plus terrible encore. Elle
sentit en elle un écroulement qui la brisa. Sa vie entière était
désolée, toutes ses tendresses, toutes ses bontés, tous ses
dévouements venaient d'être brutalement renversés et foulés aux pieds.
Elle avait mené une vie d'affection et de douceur et, à ses heures
dernières, lorsqu'elle allait emporter dans la tombe la croyance aux
bonheurs calmes de l'existence, une voix lui criait que tout est
mensonge et que tout est crime. Le voile qui se déchirait lui
montrait, au-delà des amours et des amitiés qu'elle avait cru voir, un
spectacle effroyable de sang et de honte. Elle eût injurié Dieu, si
elle avait pu crier un blasphème. Dieu l'avait trompée pendant plus de
soixante ans, en la traitant en petite fille douce et bonne, en
amusant ses yeux par des tableaux mensongers de joie tranquille. Et
elle était demeurée enfant, croyant sottement à mille choses niaises,
ne voyant pas la vie réelle se traîner dans la boue sanglante des
passions. Dieu était mauvais; il aurait dû lui dire la vérité plus
tôt, ou la laisser s'en aller avec ses innocences et son aveuglement.
Maintenant, il ne lui restait qu'à mourir en niant l'amour, en niant
l'amitié, en niant le dévouement. Rien n'existait que le meurtre et la
luxure.

Hé quoi! Camille était mort sous les coups de Thérèse et de Laurent,
et ceux-ci avaient conçu le crime au milieu des hontes de l'adultère?
Il y avait pour Mme Raquin un tel abîme dans cette pensée, qu'elle ne
pouvait la raisonner ni la saisir d'une façon nette et détaillée. Elle
n'éprouvait qu'une sensation, celle d'une chute horrible; il lui
semblait qu'elle tombait dans un trou noir et froid. Et elle se
disait: « Je vais aller me briser au fond. »

Après la première secousse, la monstruosité du crime lui parut
invraisemblable. Puis elle eut peur de devenir folle, lorsque la
conviction de l'adultère et du meurtre s'établit en elle, au souvenir
de petites circonstances qu'elle ne s'était pas expliquées jadis.
Thérèse et Laurent étaient bien les meurtriers de Camille, Thérèse
qu'elle avait élevée, Laurent qu'elle avait aimé en mère dévouée et
tendre. Cela tournait dans sa tête comme une roue immense, avec un
bruit assourdissant. Elle devinait des détails si ignobles, elle
descendait dans une hypocrisie si grande, elle assistait en pensée à
un double spectacle d'une ironie si atroce, qu'elle eut voulu mourir
pour ne plus penser. Une seule idée, machinale et implacable, broyait
son cerveau avec une pesanteur et un entêtement de meule. Elle se
répétait: « Ce sont mes enfants qui ont tué mon enfant », et elle ne
trouvait rien autre chose pour exprimer son désespoir.

Dans le brusque changement de son coeur, elle se cherchait avec
égarement et ne se reconnaissait plus; elle restait écrasée sous
l'envahissement brutal des pensées de vengeance qui chassaient toute
la bonté de sa vie. Quand elle eut été transformée, il fit noir en
elle; elle sentit naître dans sa chair mourante un nouvel être,
impitoyable et cruel, qui aurait voulu mordre les assassins de son
fils.

Lorsqu'elle eut succombé sous l'étreinte accablante de la paralysie,
lorsqu'elle eut compris qu'elle ne pouvait sauter à la gorge de
Thérèse et de Laurent, qu'elle rêvait d'étrangler, elle se résigna au
silence et à l'immobilité, et de grosses larmes tombèrent lentement de
ses yeux. Rien ne fut plus navrant que ce désespoir muet et immobile.
Ces larmes qui coulaient une à une sur ce visage mort dont pas une
ride ne bougeait, cette face inerte et blafarde qui ne pouvait pleurer
par tous ses traits et où les yeux seuls sanglotaient, offraient un
spectacle poignant.

Thérèse fut prise d'une pitié épouvantée.

--Il faut la coucher, dit-elle à Laurent, en lui montrant sa tante.

Laurent se hâta de rouler la paralytique dans sa chambre. Puis il se
baissa pour la prendre entre ses bras. A ce moment, Mme Raquin espéra
qu'un ressort puissant allait la mettre sur ses pieds: elle tenta un
effort suprême. Dieu ne pouvait permettre que Laurent la serrât contre
sa poitrine; elle comptait que la foudre allait l'écraser s'il avait
cette impudence monstrueuse. Mais aucun ressort ne la poussa, et le
ciel réserva son tonnerre. Elle resta affaissée, passive, comme un
paquet de linge. Elle lut saisie, soulevée, transportée par
l'assassin, elle éprouva l'angoisse de se sentir, molle et abandonnée,
entre les bras du meurtrier de Camille. Sa tête roula sur l'épaule de
Laurent, qu'elle regarda avec des yeux agrandis par l'horreur.

--Va, va, regarde-moi bien, murmura-t-il, tes yeux ne me mangeront
pas....

Et il la jeta brutalement sur le lit. L'impotente y tomba évanouie. Sa
dernière pensée avait été une pensée de terreur et de dégoût.
Désormais, il lui faudrait, matin et soir, subir l'étreinte immonde
des bras de Laurent.




XXVII


Une crise d'épouvante avait seule pu amener les époux à parler, à
faire des aveux en présence de Mme Raquin. Ils n'étaient cruels ni
l'un ni l'autre: ils auraient évité une semblable révélation par
humanité si leur sûreté ne leur eût pas déjà fait une loi de garder le
silence.

Le jeudi suivant, ils furent singulièrement inquiets. Le matin,
Thérèse demanda à Laurent s'il croyait prudent de laisser la
paralytique dans la salle à manger pendant la soirée. Elle savait
tout, elle pourrait donner l'éveil.

--Bah! répondit Laurent, il lui est impossible de remuer le petit
doigt. Comment veux-tu qu'elle bavarde?

--Elle trouvera peut-être un moyen, répondit Thérèse. Depuis l'autre
soir, je lis dans ses yeux une pensée implacable.

--Non, vois-tu, le médecin m'a dit que tout était bien fini pour elle.
Si elle parle encore une fois elle parlera dans le dernier hoquet de
l'agonie.... Elle n'en a pas pour longtemps, va. Ce serait bête de
charger encore notre conscience en l'empêchant d'assister à cette
soirée....

Thérèse frissonna.

--Tu ne m'as pas comprise, cria-t-elle. Oh! tu as raison, il y a assez
de sang.... Je voulais te dire que nous pourrions enfermer ma tante
dans sa chambre et prétendre qu'elle est plus souffrante, et qu'elle
dort.

--C'est cela, reprit Laurent, et cet imbécile de Michaud entrerait
carrément dans la chambre pour voir quand même sa vieille amie.... Ce
serait une excellente façon pour nous perdre.

Il hésitait, il voulait paraître tranquille, et l'anxiété le faisait
balbutier.

--Il vaut mieux laisser aller les événements, continua-t-il. Ces
gens-là sont bêtes comme des oies; ils n'entendront certainement rien
aux désespoirs muets de la vieille. Jamais ils ne se douteront de la
chose, car ils sont trop loin de la vérité. Une fois l'épreuve faite,
nous serons tranquilles sur les suites de notre imprudence.... Tu
verras, tout ira bien.

Le soir, quand les invités arrivèrent, Mme Raquin occupait sa place
ordinaire, entre le poêle et la table. Laurent et Thérèse jouaient la
belle humeur, cachant leurs frissons, attendant avec angoisse
l'incident qui ne pouvait manquer de se produire. Ils avaient baissé
très bas l'abat-jour de la lampe; la toile cirée seule était éclairée.

Les invités eurent ce bout de causerie banale et bruyante qui
précédait toujours la première partie de dominos. Grivet et Michaud ne
manquèrent pas d'adresser à la paralytique les questions d'usage sur
sa santé, questions auxquelles ils firent eux-mêmes des réponses
excellentes, comme ils en avaient l'habitude. Après quoi, sans plus
s'occuper de la pauvre vieille, la compagnie se plongea dans le jeu
avec délices.

Mme Raquin, depuis qu'elle connaissait l'horrible secret, attendait
fiévreusement cette soirée. Elle avait réuni ses dernières forces pour
dénoncer les coupables. Jusqu'au dernier moment, elle craignit de ne
pas assister à la soirée. Elle pensait que Laurent la ferait
disparaître, la tuerait peut-être, ou tout au moins l'enfermerait dans
sa chambre. Quand elle vit qu'on la laissait là, quand elle fut en
présence des invités, elle goûta une joie chaude en songeant qu'elle
allait tenter de venger son fils. Comprenant que sa langue était bien
morte, elle essaya d'un nouveau langage. Par une puissance de volonté
étonnante, elle parvint à galvaniser en quelque sorte sa main droite,
à la soulever légèrement de son genou où elle était toujours étendue,
inerte; elle la fit ensuite ramper peu à peu le long d'un des pieds de
la table, qui se trouvait devant elle, et parvint à la poser sur la
toile cirée. Là elle agita faiblement les doigts comme pour attirer
l'attention.

Quand les joueurs aperçurent au milieu d'eux cette main de morte,
blanche et molle, ils furent très surpris. Grivet s'arrêta, les bras
en l'air, au moment où il allait poser victorieusement le double-six.
Depuis son attaque, l'impotente n'avait plus remué les mains.

--Hé! voyez donc, Thérèse, cria Michaud, voilà Mme Raquin qui agite
les doigts.... Elle désire sans doute quelque chose.

Thérèse ne put répondre; elle avait suivi, ainsi que Laurent, le
labeur de la paralytique, elle regardait la main de sa tante, blafarde
sous la lumière crue de la lampe, comme une main vengeresse qui allait
parler. Les deux meurtriers attendaient, haletants.

--Pardieu! oui, dit Grivet, elle désire quelque chose.... Oh! nous
nous comprenons bien tous les deux.... Elle veut jouer aux dominos....
Hein! n'est-ce pas, chère dame?

Mme Raquin fit un signe violent, de dénégation. Elle allongea un
doigt, replia les autres, avec des peines infinies, et se mit à tracer
péniblement des lettres sur la table. Elle n'avait pas indiqué
quelques traits, que Grivet s'écria de nouveau avec triomphe:

--Je comprends: elle dit que je fais bien de poser le double-six.

L'impotente jeta sur le vieil employé un regard terrible et reprit le
mot qu'elle voulait écrire. Mais, à chaque instant, Grivet
l'interrompait en déclarant que c'était inutile, qu'il avait compris,
et il avançait une sottise. Michaud finit par le faire taire.

--Que diable! laissez parler Mme Raquin dit-il. Parlez, ma vieille
amie.

Et il regarda sur la toile cirée, comme il aurait prêté l'oreille.
Mais les doigts de la paralytique se lassaient, ils avaient recommencé
un mot à plus de dix reprises, et ils ne traçaient plus ce mot qu'en
s'égarant à droite et à gauche. Michaud et Olivier se penchaient, ne
pouvant lire, forçant l'impotente à toujours reprendre les premières
lettres.

--Ah! bien, s'écria tout à coup Olivier, j'ai lu, cette fois.... Elle
vient d'écrire votre nom, Thérèse.... Voyons: « _Thérèse et_... »
Achevez, chère dame.

Thérèse faillit crier d'angoisse. Elle regardait les doigts de sa
tante glisser sur la toile cirée, et il lui semblait que ces doigts
traçaient son nom et l'aveu de son crime en caractères de feu. Laurent
s'était levé violemment, se demandant s'il n'allait pas se précipiter
sur la paralytique et lui briser le bras. Il crut que tout était
perdu, il sentit sur son être la pesanteur et le froid du châtiment,
en voyant cette main revivre pour révéler l'assassinat de Camille.

Mme Raquin écrivait toujours, d'une façon de plus en plus hésitante.

--C'est parfait, je lis très bien, reprit Olivier au bout d'un
instant, en regardant les époux. Votre tante écrit vos deux noms: «
_Thérèse et Laurent_... »

La vieille dame fit coup sur coup des signes d'affirmation, en jetant
sur les meurtriers des regards qui les écrasèrent. Puis elle voulut
achever. Mais ses doigts s'étaient raidis, la volonté suprême qui les
galvanisait lui échappait; elle sentait la paralysie remonter
lentement le long de son bras, et de nouveau s'emparer de son poignet.
Elle se hâta, elle traça encore un mot. Le vieux Michaud lut à haute
voix:

--« _Thérèse et Laurent ont_... »

Et Olivier demanda:

--Qu'est-ce qu'ils ont, vos chers enfants?

Les meurtriers, pris d'une terreur folle, furent sur le point
d'achever la phrase tout haut. Ils contemplaient la main vengeresse
avec des yeux fixes et troubles, lorsque, tout d'un coup, cette main
fut prise d'une convulsion et s'aplatit sur la table; elle glissa et
retomba le long du genou de l'impotente comme une masse de chair
inanimée. La paralysie était revenue et avait arrêté le châtiment.
Michaud et Olivier se rassirent, désappointés, tandis que Thérèse et
Laurent goûtaient une joie si âcre, qu'ils se sentaient défaillir sous
le flux brusque du sang qui battait dans leur poitrine.

Grivet était vexé de ne pas avoir été cru sur parole. Il pensa que le
moment était venu de reconquérir son infaillibilité en complétant la
phrase inachevée de Mme Raquin. Comme on cherchait le sens de cette
phrase:

--C'est très clair, dit-il, je devine la phrase entière dans les yeux
de madame. Je n'ai pas besoin qu'elle écrive sur une table, moi; un de
ses regards me suffit.... Elle a voulu dire: « Thérèse et Laurent ont
bien soin de moi. »

Grivet dut s'applaudir de son imagination, car toute la société fut de
son avis. Les invités se mirent à faire l'éloge des époux, qui se
montraient si bons pour la pauvre dame.

--Il est certain, dit gravement le vieux Michaud, que Mme Raquin a
voulu rendre hommage aux tendres attentions que lui prodiguent ses
enfants. Cela honore toute la famille.

Et il ajouta en reprenant ses dominos:

--Allons, continuons. Où en étions-nous?... Grivet allait poser le
double-six, je crois.

Grivet posa le double-six. La partie continua, stupide et monotone.

La paralytique regardait sa main, abîmée dans un affreux désespoir. Sa
main venait de la trahir. Elle la sentait lourde comme du plomb,
maintenant; jamais plus elle ne pourrait la soulever. Le ciel ne
voulait pas que Camille fût vengé, il retirait à sa mère le seul moyen
de faire connaître aux hommes le meurtre dont il avait été la victime.
Et la malheureuse se disait qu'elle n'était plus bonne qu'à aller
rejoindre son enfant dans la terre. Elle baissa les paupières, se
sentant inutile désormais, voulant se croire déjà dans la nuit du
tombeau.




XXVIII


Depuis deux mois, Thérèse et Laurent se débattaient dans les angoisses
de leur union. Ils souffraient l'un par l'autre. Alors la haine monta
lentement en eux, ils finirent par se jeter des regards de colère
pleins de menaces sourdes.

La haine devait forcément venir. Ils s'étaient aimés comme des brutes,
avec une passion chaude, toute de sang; puis, au milieu des événements
du crime, leur amour était devenu de la peur, et ils avaient éprouvé
une sorte d'effroi physique de leurs baisers; aujourd'hui, sous la
souffrance que le mariage, que la vie en commun leur imposait, ils se
révoltaient et s'emportaient.

Ce fut une haine atroce, aux éclats terribles. Ils sentaient bien
qu'ils se gênaient l'un l'autre; ils se disaient qu'ils mèneraient une
existence tranquille, s'ils n'étaient pas toujours là face à face.
Quand ils étaient en présence, il leur semblait qu'un poids énorme les
étouffait, et ils auraient voulu écarter ce poids, leurs lèvres se
pinçaient, des pensées de violence passaient dans leurs yeux clairs,
il leur prenait des envies de s'entre-dévorer.

Au fond, une pensée unique les rongeait: ils s'irritaient contre leur
crime, ils se désespéraient d'avoir à jamais troublé leur vie. De là
venaient toute leur colère et toute leur haine. Ils sentaient que le
mal était incurable, qu'ils souffriraient jusqu'à leur mort du meurtre
de Camille, et cette idée de perpétuité dans la souffrance les
exaspérait. Ne sachant sur qui frapper, ils s'en prenaient à
eux-mêmes, ils s'exécraient.

Ils ne voulaient pas reconnaître tout haut que leur mariage était le
châtiment fatal du meurtre; ils se refusaient à entendre la voix
intérieure qui leur criait la vérité, en étalant devant eux l'histoire
de leur vie. Et pourtant, dans les crises d'emportement qui les
secouaient, ils lisaient chacun nettement au fond de leur colère, ils
devinaient les fureurs de leur être égoïste qui les avaient poussés à
l'assassinat pour contenter ses appétits, et qui ne trouvait dans
l'assassinat qu'une existence désolée et intolérable. Ils se
souvenaient du passé, ils savaient que leur espérance trompée de
luxure et de bonheur paisible les amenait seule aux remords; s'ils
avaient pu s'embrasser en paix et vivre en joie, ils n'auraient point
pleuré Camille, ils se seraient engraissés de leur crime. Mais leur
corps s'était révolté, refusant le mariage, et ils se demandaient avec
terreur où allaient les conduire l'épouvante et le dégoût. Ils
n'apercevaient qu'un avenir effroyable de douleur, qu'un dénouement
sinistre et violent. Alors, comme deux ennemis qu'on aurait attachés
ensemble et qui feraient de vains efforts pour se soustraire à cet
embrassement forcé, ils tendaient leurs muscles et leurs nerfs, ils se
roidissaient sans parvenir à se délivrer. Puis, comprenant que jamais
ils n'échapperaient à leur étreinte, irrités par les cordes qui leur
coupaient la chair, écoeurés de leur contact, sentant à chaque heure
croître leur malaise, oubliant qu'ils s'étaient eux-mêmes liés l'un à
l'autre, et ne pouvant supporter leurs liens un instant de plus, ils
s'adressaient des reproches sanglants, ils essayaient de souffrir
moins, de panser les blessures qu'ils se faisaient en s'injuriant, en
s'étourdissant de leurs cris et de leurs accusations.

Chaque soir une querelle éclatait. On eût dit que les meurtriers
cherchaient des occasions pour s'exaspérer, pour détendre leurs nerfs
roidis. Ils s'épiaient, se tâtaient du regard, fouillant leurs
blessures, trouvant le vif de chaque plaie, et prenant une acre
volupté à se faire crier de douleur. Ils vivaient ainsi au milieu
d'une irritation continuelle, las d'eux-mêmes, ne pouvant plus
supporter un mot, un geste, un regard, sans souffrir et sans délirer.
Leur être entier se trouvait préparé pour la violence; la plus légère
impatience, la contrariété la plus ordinaire grandissaient d'une façon
étrange dans leur organisme détraqué, et devenaient tout d'un coup
grosses de brutalité. Un rien soulevait un orage qui durait jusqu'au
lendemain. Un plat trop chaud, une fenêtre ouverte, un démenti, une
simple observation suffisaient pour les pousser à de véritables crises
de folie. Et toujours, à un moment de la dispute, ils se jetaient le
noyé à la face. De parole en parole, ils en arrivaient à se reprocher
la noyade de Saint-Ouen; alors ils voyaient rouge, ils s'exaltaient
jusqu'à la rage. C'étaient des scènes atroces, des étouffements, des
coups, des cris ignobles, des brutalités honteuses. D'ordinaire,
Thérèse et Laurent s'exaspéraient ainsi après le repas; ils
s'enfermaient dans la salle à manger pour que le bruit de leur
désespoir ne fût pas entendu. Là, ils pouvaient se dévorer à l'aise,
au fond de cette pièce humide, de cette sorte de caveau que la lampe
éclairait de lueurs jaunâtres. Leurs voix, au milieu du silence et de
la tranquillité de l'air, prenaient des sécheresses déchirantes. Et
ils ne cessaient que lorsqu'ils étaient brisés de fatigue; alors
seulement ils pouvaient aller goûter quelques heures de repos. Leurs
querelles devinrent comme un besoin pour eux, comme un moyen de gagner
le sommeil en hébétant leurs nerfs.

Mme Raquin les écoutait. Elle était là sans cesse, dans son fauteuil,
les mains pendantes sur les genoux, la tête droite, la face muette.
Elle entendait tout, et sa chair morte n'avait pas un frisson. Ses
yeux s'attachaient sur les meurtriers avec une fixité aiguë. Son
martyre devait être atroce. Elle sut ainsi, détail par détail, les
faits qui avaient précédé et suivi le meurtre de Camille, elle
descendit peu à peu dans les saletés et les crimes de ceux qu'elle
avait appelés ses chers enfants.

Les querelles des époux la mirent au courant des moindres
circonstances, étalèrent devant son esprit terrifié, un à un, les
épisodes de l'horrible aventure. Et à mesure qu'elle pénétrait plus
avant dans cette boue sanglante, elle criait grâce, elle croyait
toucher le fond de l'infamie, et il lui fallait descendre encore.
Chaque soir, elle apprenait quelque nouveau détail. Toujours
l'affreuse histoire s'allongeait devant elle; il lui semblait qu'elle
était perdue dans un rêve d'horreur qui n'aurait pas de fin. Le
premier aveu avait été brutal et écrasant, mais elle souffrait
davantage de ces coups répétés, de ces petits faits que les époux
laissaient échapper au milieu de leur emportement et qui éclairaient
le crime de lueurs sinistres. Une fois par jour, cette mère entendait
le récit de l'assassinat de son fils, et, chaque jour, ce récit
devenait plus épouvantable, plus circonstancié, et était crié à ses
oreilles avec plus de cruauté et d'éclat.

Parfois, Thérèse était prise de remords, en face de ce masque blafard
sur lequel coulaient silencieusement de grosses larmes. Elle montrait
sa tante à Laurent, le conjurant du regard de se taire.

--Eh! laisse donc! criait celui-ci avec brutalité, tu sais bien
qu'elle ne peut pas nous livrer.... Est-ce que je suis plus heureux
qu'elle, moi?... Nous avons son argent, je n'ai pas besoin de me
gêner.

Et la querelle continuait, âpre, éclatante, tuant de nouveau Camille.
Ni Thérèse ni Laurent n'osaient céder à la pensée de pitié qui leur
venait parfois, d'enfermer la paralytique dans sa chambre, lorsqu'ils
se disputaient, et de lui éviter ainsi le récit du crime. Ils
redoutaient de s'assommer l'un l'autre, s'ils n'avaient plus entre eux
ce cadavre à demi vivant. Leur pitié cédait devant leur lâcheté, ils
imposaient à Mme Raquin des souffrances indicibles, parce qu'ils
avaient besoin de sa présence pour se protéger contre leurs
hallucinations.

Toutes leurs disputes se ressemblaient et les amenaient aux mêmes
accusations. Dès que le nom de Camille était prononcé, dès que l'un
d'eux accusait l'autre d'avoir tué cet homme, il y avait un choc
effrayant.

Un soir, à dîner, Laurent, qui cherchait un prétexte pour s'irriter,
trouva que l'eau de la carafe était tiède; il déclara que l'eau tiède
lui donnait des nausées, et qu'il en voulait de la fraîche.

--Je n'ai pu me procurer de la glace, répondit sèchement Thérèse.

--C'est bien, je ne boirai pas, reprît Laurent.

--Cette eau est excellente.

--Elle est chaude et a un goût de bourbe. On dirait de l'eau de
rivière.

Thérèse répéta:

--De l'eau de rivière....

Et elle éclata en sanglots. Un rapprochement d'idées venait d'avoir
lieu dans son esprit.

--Pourquoi pleures-tu? demanda Laurent, qui prévoyait la réponse et
qui pâlissait.

--Je pleure, sanglota la jeune femme, je pleure parce que... tu le
sais bien.... Oh! mon Dieu! mon Dieu! c'est toi qui l'as tué.

--Tu mens! cria l'assassin avec véhémence, avoue que tu mens.... Si je
l'ai jeté à la Seine, c'est que tu m'as poussé à ce meurtre.

--Moi! moi!

--Oui, toi!... Ne fais pas l'ignorante, ne m'oblige pas à te faire
avouer de force la vérité. J'ai besoin que tu confesses ton crime, que
tu acceptes ta part dans l'assassinat. Cela me tranquillise et me
soulage.

--Mais ce n'est pas moi qui ai noyé Camille.

--Si, mille fois si, c'est toi!... Oh! tu feins l'étonnement et
l'oubli. Attends, je vais rappeler tes souvenirs.

Il se leva de table, se pencha vers la jeune femme, et, le visage en
feu, lui cria dans la face:

--Tu étais au bord de l'eau, tu te souviens, et je t'ai dit tout bas:
« Je vais le jeter à la rivière. » Alors tu as accepté, tu es entrée
dans la barque.... Tu vois bien que tu l'as assassiné avec moi.

--Ce n'est pas vrai.... J'étais folle, je ne sais plus ce que j'ai
fait, mais je n'ai jamais voulu le tuer. Toi seul as commis le crime.

Ces dénégations torturaient Laurent. Comme il le disait, l'idée
d'avoir une complice le soulageait; il aurait tenté, s'il l'avait osé,
de se prouver à lui-même que toute l'horreur du meurtre retombait sur
Thérèse. Il lui venait des envies de battre la jeune femme pour lui
faire confesser qu'elle était la plus coupable.

Il se mit à marcher de long en large, criant, délirant, suivi par les
regards fixes de Mme Raquin.

--Ah! la misérable! la misérable! balbutiait-il d'une voix étranglée,
elle veut me rendre fou.... Eh! n'es-tu pas montée un soir dans ma
chambre comme une prostituée, ne m'as-tu pas saoulé de tes caresses
pour me décider à te débarrasser de ton mari? Il te déplaisait, il
sentait l'enfant malade, me disais-tu lorsque je venais te voir
ici.... Il y a trois ans, est-ce que je pensais à tout cela, moi?
est-ce que j'étais un coquin? Je vivais tranquille, en honnête homme,
ne faisant de mal à personne. Je n'aurais pas écrasé une mouche.

--C'est toi qui as tué Camille, répéta Thérèse avec une obstination
désespérée qui faisait perdre la tête à Laurent.

--Non, c'est toi, je te dis que c'est toi, reprit-il avec un éclat
terrible.... Vois-tu, ne m'exaspère pas, cela pourrait mal finir....
Comment, malheureuse, tu ne te rappelles rien! Tu t'es livrée à moi
comme une fille, là, dans la chambre de ton mari; tu m'y as fait
connaître tes voluptés qui m'ont affolé. Avoue que tu avais calculé
tout cela, que tu haïssais Camille, et que depuis longtemps tu voulais
le tuer. Tu m'as sans doute pris pour amant afin de me heurter contre
lui et de le briser.

--Ce n'est pas vrai.... C'est monstrueux ce que tu dis là.... Tu n'as
pas le droit de me reprocher ma faiblesse. Je puis dire, comme toi,
qu'avant de te connaître, j'étais une honnête femme qui n'avait jamais
fait de mal à personne. Si je t'ai rendu fou, tu m'as rendue plus
folle encore. Ne nous disputons pas, entends-tu, Laurent.... J'aurais
trop de choses à te reprocher.

--Qu'aurais-tu donc à me reprocher?

--Non, rien... Tu ne m'as pas sauvée de moi-même, tu as profité de mes
abandons, tu t'es plu à désoler ma vie.... Je te pardonne tout
cela.... Mais, par grâce, ne m'accuse pas d'avoir tué Camille. Garde
ton crime pour toi, ne cherche pas à m'épouvanter davantage.

Laurent leva la main pour frapper Thérèse au visage.

--Bats-moi, j'aime mieux ça, ajouta-t-elle, je souffrirai moins.

Et elle tendit la face. Il se retint, il prit une chaise et s'assit à
côté delà jeune femme.

--Écoute, lui dit-il d'une voix qu'il s'efforçait de rendre calme, il
y a de la lâcheté à refuser ta part du crime. Tu sais parfaitement que
nous l'avons commis ensemble, tu sais que tu es aussi coupable que
moi. Pourquoi veux-tu rendre ma charge plus lourde en te disant
innocente? Si tu étais innocente, tu n'aurais pas consenti à
m'épouser. Souviens-toi des deux années qui ont suivi le meurtre.
Désires-tu tenter une épreuve? Je vais aller tout dire au procureur
impérial, et tu verras si nous ne serons pas condamnés l'un et
l'autre.

Ils frissonnèrent, et Thérèse reprit:

--Les hommes me condamneraient peut-être, mais Camille sait bien que
tu as tout fait.... Il ne me tourmente pas la nuit comme il te
tourmente.

--Camille me laisse en repos, dit Laurent pâle et tremblant, c'est toi
qui le vois passer dans tes cauchemars, je t'ai entendue crier.

--Ne dis pas cela, s'écria la jeune femme avec colère, je n'ai pas
crié, je ne veux pas que le spectre vienne. Oh! je comprends, tu
cherches à le détourner de toi.... Je suis innocente!

Ils se regardèrent terrifiés, brisés de fatigue, craignant d'avoir
évoqué le cadavre du noyé. Leurs querelles finissaient toujours ainsi;
ils protestaient de leur innocence, ils cherchaient à se tromper
eux-mêmes pour mettre en fuite les mauvais rêves. Leurs continuels
efforts tendaient à rejeter à tour de rôle la responsabilité du crime,
à se défendre comme devant un tribunal, en faisant mutuellement peser
sur eux les charges les plus graves. Le plus étrange était qu'ils ne
parvenaient pas à être dupes de leurs serments, qu'ils se rappelaient
parfaitement tous deux les circonstances de l'assassinat. Ils lisaient
des aveux dans leurs yeux, lorsque leurs lèvres se donnaient des
démentis. C'étaient des mensonges puérils, des affirmations ridicules,
la dispute toute de mots de deux misérables qui mentaient pour mentir,
sans pouvoir se cacher qu'ils mentaient. Successivement, ils prenaient
le rôle d'accusateur, et, bien que jamais le procès qu'ils se
faisaient n'eût amené un résultat, ils le recommençaient chaque soir
avec un acharnement cruel. Ils savaient qu'ils ne prouveraient rien,
qu'ils ne parviendraient pas à effacer le passé, et ils tentaient
toujours cette besogne, ils revenaient toujours à la charge,
aiguillonnés par la douleur et l'effroi, vaincus à l'avance par
l'accablante réalité. Le bénéfice le plus net qu'ils tiraient de leurs
disputes était de produire une tempête de mots et de cris dont le
tapage les étourdissait un moment.

Et tant que duraient leurs emportements, tant qu'ils s'accusaient, la
paralytique ne les quittait pas du regard. Une joie ardente luisait
dans ses yeux, lorsque Laurent levait sa large main sur la tête de
Thérèse.




XXIX


Une nouvelle phase se déclara. Thérèse, poussée à bout par la peur, ne
sachant où trouver une pensée consolante, se mit à pleurer le noyé
tout haut devant Laurent.

Il y eut un brusque affaissement en elle. Ses nerfs trop tendus se
brisèrent, sa nature sèche et violente s'amollit. Déjà elle avait eu
des attendrissements pendant les premiers jours du mariage. Ces
attendrissements revinrent, comme une réaction nécessaire et fatale.
Lorsque la jeune femme eut lutté de toute son énergie nerveuse contre
le spectre de Camille, lorsqu'elle eut vécu pendant plusieurs mois
sourdement irritée, révoltée contre ses souffrances, cherchant à les
guérir par les seules volontés de son être, elle éprouva tout d'un
coup une telle lassitude qu'elle plia et fut vaincue. Alors, redevenue
femme, petite fille même, ne se sentant plus la force de se roidir, de
se tenir fiévreusement debout en face de ses épouvantes, elle se jeta
dans la pitié, dans les larmes et les regrets, espérant y trouver
quelque soulagement. Elle essaya de tirer parti des faiblesses de
chair et d'esprit qui la prenaient; peut-être le noyé, qui n'avait pas
cédé devant ses irritations, céderait-il devant ses pleurs. Elle eut
ainsi des remords par calcul, se disant que c'était sans doute le
meilleur moyen d'apaiser et de contenter Camille. Comme certaines
dévotes, qui pensent tromper Dieu et en arracher un pardon en priant
des lèvres et en prenant l'attitude humble de la pénitence, Thérèse
s'humilia, frappa sa poitrine, trouva des mots de repentir, sans avoir
au fond du coeur autre chose que de la crainte et de la lâcheté.
D'ailleurs, elle éprouvait une sorte de plaisir physique à
s'abandonner, à se sentir molle et brisée, à s'offrir à la douleur
sans résistance.

Elle accabla Mme Raquin de son désespoir larmoyant. La paralytique lui
devint d'un usage journalier; elle lui servait en quelque sorte de
prie-Dieu, de meuble devant lequel elle pouvait sans crainte avouer
ses fautes et en demander le pardon. Dès qu'elle éprouvait le besoin
de pleurer, de se distraire en sanglotant, elle s'agenouillait devant
l'impotente, et là, criait, étouffait, jouait à elle seule une scène
de remords qui la soulageait en l'affaiblissant.

--Je suis une misérable, balbutiait-elle, je ne mérite pas de grâce.
Je vous ai trompée, j'ai poussé votre fils à la mort. Jamais vous ne
me pardonnerez!... Et pourtant si vous lisiez en moi les remords qui
me déchirent, si vous saviez combien je souffre, peut-être auriez-vous
pitié.... Non, pas de pitié pour moi. Je voudrais mourir ainsi à vos
pieds, écrasée par la honte et la douleur.

Elle parlait de la sorte pendant des heures entières, passant du
désespoir à l'espérance, se condamnant, puis se pardonnant; elle
prenait une voix de petite fille malade, tantôt brève, tantôt
plaintive; elle s'aplatissait sur le carreau et se redressait ensuite,
obéissant à toutes les idées d'humilité et de fierté, de repentir et
de révolte qui lui passaient par la tête. Parfois même elle oubliait
qu'elle était agenouillée devant Mme Raquin, elle continuait son
monologue dans le rêve. Quand elle s'était bien étourdie de ses
propres paroles, elle se relevait chancelante, hébétée, et elle
descendait à la boutique, calmée, ne craignant plus d'éclater en
sanglots nerveux devant ses clientes. Lorsqu'un nouveau besoin de
remords la prenait elle se hâtait de remonter et de s'agenouiller
encore aux pieds de l'impotente. Et la scène recommençait dix fois par
jour.

Thérèse ne songeait jamais que ses larmes et l'étage de son repentir
devaient imposer à sa tante des angoisses indicibles. La vérité était
que, si l'on avait cherché à inventer un supplice pour torturer Mme
Raquin, on n'en aurait pas à coup sûr trouvé de plus effroyable que la
comédie du remords jouée par sa nièce. La paralytique devinait
l'égoïsme caché sous ces effusions de douleur. Elle souffrait
horriblement de ces longs monologues qu'elle était forcée de subir à
chaque instant, et qui toujours remettaient devant elle l'assassinat
de Camille. Elle ne pouvait pardonner, elle s'enfermait dans une
pensée implacable de vengeance, que son impuissance rendait plus
aiguë, et, toute la journée, il lui fallait entendre des demandes de
pardon, des prières humbles et lâches. Elle aurait voulu répondre;
certaines phrases de sa nièce faisaient monter à sa gorge des refus
écrasants, mais elle devait rester muette, laissant Thérèse plaider sa
cause, sans jamais l'interrompre. L'impossibilité où elle était de
crier et de se boucher les oreilles l'emplissait d'un tourment
inexprimable. Et, une à une, les paroles de la jeune femme entraient
dans son esprit, lentes et plaintives, comme un chant irritant. Elle
crut un instant que les meurtriers lui infligeaient ce genre de
supplice par une pensée diabolique de cruauté. Son unique moyen de
défense était de fermer les yeux, dès que sa nièce s'agenouillait
devant elle; si elle l'entendait, elle ne la voyait pas.

Thérèse finit par s'enhardir jusqu'à embrasser sa tante. Un jour,
pendant un accès de repentir, elle feignit devoir surpris dans les
yeux de la paralytique une pensée de miséricorde; elle se traîna sur
les genoux, elle se souleva, en criant d'une voix éperdue: « Vous me
pardonnez! vous me pardonnez! » puis elle baisa le front et les joues
de la pauvre vieille, qui ne put rejeter la tête en arrière. La chair
froide sur laquelle Thérèse posa lès lèvres, lui causa un violent
dégoût. Elle pensa que ce dégoût serait, comme les larmes et les
remords, un excellent moyen d'apaiser ses nerfs; elle continua à
embrasser chaque jour l'impotente, par pénitence et pour se soulager.

--Oh! que vous êtes bonne! s'écriait-elle parfois. Je vois bien que
mes larmes vous ont touchée.... Vos regards sont pleins de pitié....
Je suis sauvée....

Et elle l'accablait de caresses, elle posait sa tête sur ses genoux,
lui baisait les mains, lui souriait d'une façon heureuse, la soignait
avec les marques d'une affection passionnée. Au bout de quelque temps,
elle crut à la réalité de cette comédie, elle s'imagina qu'elle avait
obtenu le pardon de Mme Raquin, et ne l'entretint plus que du bonheur
qu'elle éprouvait d'avoir sa grâce.

C'en était trop pour la paralytique. Elle faillit en mourir. Sous les
baisers de sa nièce, elle ressentait cette sensation âcre de
répugnance et de rage qui l'emplissait matin et soir, lorsque Laurent
la prenait dans ses bras pour la lever ou la coucher. Elle était
obligée de subir les caresses immondes de la misérable qui avait trahi
et tué son fils, elle ne pouvait même essuyer de la main les baisers
que cette femme laissait sur ses joues. Pendant de longues heures,
elle sentait ces baisers qui la brûlaient. C'est ainsi qu'elle était
devenue la poupée des meurtriers de Camille, poupée qu'ils
habillaient, qu'ils tournaient à droite et à gauche, dont ils se
servaient selon leurs besoins et leurs caprices. Elle restait inerte
entre leurs mains, comme si elle n'avait eu que du son dans les
entrailles, et cependant ses entrailles vivaient, révoltées et
déchirées, au moindre contact de Thérèse ou de Laurent. Ce qui
l'exaspéra surtout, ce fut l'atroce moquerie de la jeune femme qui
prétendait lire des pensées de miséricorde dans ses regards, lorsque
ses regards auraient voulu foudroyer la criminelle. Elle fit souvent
des efforts suprêmes pour jeter un cri de protestation, elle mit toute
sa haine dans ses yeux. Mais Thérèse, qui trouvait son compte à se
répéter vingt fois par jour qu'elle était pardonnée, redoubla de
caresses, ne voulant rien deviner. Il fallut que la paralytique
acceptât des remerciements et des effusions que son coeur repoussait.
Elle vécut, dès lors, pleine d'une irritation amère et impuissante, en
face de sa nièce assouplie qui cherchait des tendresses adorables pour
la récompenser de ce qu'elle nommait sa bonté céleste.

Lorsque Laurent était là et que sa femme s'agenouillait devant Mme
Raquin, il la relevait avec brutalité:

--Pas de comédie, lui disait-il. Est-ce que je pleure, est-ce que je
me prosterne, moi?... Tu fais tout cela pour me troubler.

Les remords de Thérèse l'agitaient étrangement. Il souffrait davantage
depuis que sa complice se traînait autour de lui, les yeux rougis par
les larmes, les lèvres suppliantes. La vue de ce regret vivant
redoublait ses effrois, augmentait son malaise. C'était comme un
reproche éternel qui marchait dans la maison. Puis, il craignait que
le repentir ne poussât un jour sa femme à tout révéler. Il aurait
préféré qu'elle restât roidie et menaçante, se défendant avec âpreté
contre ses accusations. Mais elle avait changé de tactique, elle
reconnaissait volontiers maintenant la part qu'elle avait prise au
crime, elle s'accusait elle-même, elle se faisait molle et craintive,
et partait de là pour implorer la rédemption avec des humilités
ardentes. Cette attitude irritait Laurent. Leurs querelles étaient,
chaque soir, plus accablantes et plus sinistres.

--Écoute, disait Thérèse à son mari, nous sommes de grands coupables,
il faut nous repentir, si nous voulons goûter quelque tranquillité....
Vois, depuis que je pleure, je suis plus paisible. Imite-moi. Disons
ensemble que nous sommes justement punis d'avoir commis un crime
horrible.

--Bah! répondait brusquement Laurent, dis ce que tu voudras. Je te
sais diablement habile et hypocrite. Pleure, si cela peut te
distraire. Mais, je t'en prie, ne me casse pas la tête avec tes
larmes.

--Ah! tu es mauvais, tu refuses le remords. Tu es lâche, cependant, tu
as pris Camille en traître.

--Veux-tu dire que je suis seul coupable?

--Non, je ne dis pas cela. Je suis coupable, plus coupable que toi.
J'aurais dû sauver mon mari de tes mains. Oh! je connais toute
l'horreur de ma faute, mais je tâche de me la faire pardonner, et j'y
réussirai, Laurent, tandis que toi, tu continueras à mener une vie
désolée.... Tu n'as pas même le coeur d'éviter à ma pauvre tante la
vue de tes ignobles colères, tu ne lui as jamais adressé un mot de
regret.

Et elle embrassait Mme Raquin, qui fermait les yeux. Elle tournait
autour d'elle, remontant l'oreiller qui lui soutenait la tête, lui
prodiguant mille amitiés. Laurent était exaspéré.

--Eh! laisse-la, criait-il, tu ne vois pas que ta vue et tes soins lui
sont odieux. Si elle pouvait lever la main, elle te souffletterait.

Les paroles lentes et plaintives de sa femme, ses attitudes résignées
le faisaient peu à peu entrer dans des colères aveugles. Il voyait
bien quelle était sa tactique: elle voulait ne plus faire cause
commune avec lui, se mettre à part, au fond de ses regrets, afin de se
soustraire aux étreintes du noyé. Par moments, il se disait qu'elle
avait peut-être pris le bon chemin, que les larmes la guériraient de
ses épouvantes, et il frissonnait à la pensée d'être seul à souffrir,
à avoir peur. Il aurait voulu se repentir, lui aussi, jouer tout au
moins la comédie du remords, pour essayer; mais il ne pouvait trouver
les sanglots et les mots nécessaires, il se rejetait dans la violence,
il secouait Thérèse pour l'irriter et la ramener avec lui dans la
folie furieuse. La jeune femme s'étudiait à rester inerte, à répondre
par des soumissions larmoyantes aux cris de sa colère, à se faire
d'autant plus humble et plus repentante qu'il se montrait plus rude.
Laurent montait ainsi jusqu'à la rage. Pour mettre le comble à son
irritation, Thérèse finissait toujours par faire le panégyrique de
Camille, par étaler les vertus de sa victime.

--Il était bon, disait-elle, et il a fallu que nous fussions bien
cruels pour nous attaquer à cet excellent coeur qui n'avait jamais eu
une mauvaise pensée.

--Il était bon, oui, je sais, ricanait Laurent, tu veux dire qu'il
était bête, n'est-ce pas.... Tu as donc oublié? Tu prétendais que la
moindre de ses paroles t'irritait, qu'il ne pouvait ouvrir la bouche
sans laisser échapper une sottise.

--Ne raille pas.... Il ne te manque plus que d'insulter l'homme que tu
as assassiné.... Tu ne connais rien au coeur des femmes, Laurent;
Camille m'aimait et je l'aimais.

--Tu l'aimais, ah! vraiment, voilà qui est bien trouvé.... C'est sans
doute parce que tu aimais ton mari que tu m'as pris pour amant.... Je
me souviens d'un jour où tu te traînais sur ma poitrine en me disant
que Camille t'écoeurait lorsque tes doigts s'enfonçaient dans sa chair
comme dans l'argile.... Oh! je sais pourquoi tu m'as aimé, moi. Il te
fallait des bras autrement vigoureux que ceux de ce pauvre diable.

--Je l'aimais comme une soeur. Il était le fils de ma bienfaitrice, il
avait toutes les délicatesses des natures faibles, il se montrait
noble et généreux, serviable et aimant.... Et nous l'avons tué, mon
Dieu! mon Dieu?

Elle pleurait, elle se pâmait. Mme Raquin lui jetait des regards
aigus, indignée d'entendre l'éloge de Camille dans une pareille
bouche. Laurent, ne pouvant rien contre ce débordement de larmes se
promenait à pas fiévreux, cherchant quelque moyen suprême pour
étouffer les remords de Thérèse. Tout le bien qu'il entendait dire de
sa victime finissait par lui causer une anxiété poignante; il se
laissait prendre parfois aux accents déchirants de sa femme, il
croyait réellement aux vertus de Camille, et ses effrois redoublaient.
Mais ce qui le jetait hors de lui, ce qui l'amenait à des actes de
violence, c'était le parallèle que la veuve du noyé ne manquait jamais
d'établir entre son premier et son second mari, tout à l'avantage du
premier.

--Eh bien! oui, criait-elle, il était meilleur que toi, je préférerais
qu'il vécût encore et que tu fusses à sa place couché dans la terre.

Laurent haussait d'abord les épaules.

--Tu as beau dire, continuait-elle en s'animant, je ne l'ai peut-être
pas aimé de son vivant, mais maintenant je me souviens et je
l'aime.... Je l'aime et je te hais, vois-tu. Toi, tu es un
assassin....

--Te tairas-tu! hurlait Laurent.

--Et lui, il est une victime, un honnête homme qu'un coquin a tué. Oh!
tu ne me fais pas peur.... Tu sais bien que tu es un misérable, un
homme brutal, sans coeur, sans âme. Comment veux-tu que je t'aime,
maintenant que te voilà couvert du sang de Camille?... Camille avait
toutes les tendresses pour moi et je te tuerais, entends-tu? si cela
pouvait ressusciter Camille et me rendre son amour.

--Te tairas-tu, misérable?

--Pourquoi me tairais-je? je dis la vérité. J'achèterais le pardon au
prix de ton sang. Ah! que je pleure et que je souffre! C'est ma faute
si ce scélérat a assassiné mon mari.... Il faudra que j'aille une nuit
baiser la terre où il repose. Ce sont là mes dernières voluptés.

Laurent, ivre, rendu furieux par les tableaux atroces que Thérèse
étalait devant ses yeux, se précipitait sur elle, la renversait par
terre et la serrait sous son genou, le poing haut.

--C'est cela, criait-elle, frappe-moi, tue-moi.... Jamais Camille n'a
levé la main sur ma tête, mais toi, tu es un monstre!

Et Laurent, fouetté par ces paroles, la secouait avec rage, la
battait, meurtrissait son corps de son poing fermé. A deux reprises,
il faillit l'étrangler. Thérèse mollissait sous les coups; elle
goûtait une volupté âpre à être frappée; elle s'abandonnait, elle
s'offrait, elle provoquait son mari pour qu'il l'assommât davantage.
C'était encore là un remède contre les souffrances de sa vie; elle
dormait mieux la nuit, quand elle avait été bien battue le soir. Mme
Raquin goûtait des délices cuisantes, lorsque Laurent traînait ainsi
sa nièce sur le carreau, lui labourant le corps de coups de pied.

L'existence de l'assassin était effroyable, depuis le jour où Thérèse
avait eu l'infernale invention d'avoir des remords et de pleurer tout
haut Camille. A partir de ce moment, le misérable vécut éternellement
avec sa victime; à chaque heure, il dut entendre sa femme louant et
regrettant son premier mari. La moindre circonstance devenait un
prétexte: Camille faisait ceci, Camille faisait cela, Camille avait
telle qualité, Camille aimait de telle manière. Toujours Camille,
toujours des phrases attristées qui pleuraient sur la mort de Camille.
Thérèse employait toute sa méchanceté à rendre plus cruelle cette
torture qu'elle infligeait à Laurent pour se sauvegarder elle-même.
Elle descendit dans les détails les plus intimes, elle conta les mille
riens de sa jeunesse avec des soupirs de regret, et mêla ainsi le
souvenir du noyé à chacun des actes de la vie journalière. Le cadavre,
qui hantait déjà la maison, y fut introduit ouvertement. Il s'assit
sur les sièges, se mit devant la table, s'étendit dans le lit, se
servit des meubles, des objets qui traînaient. Lauréat ne pouvait
toucher une fourchette, une brosse, n'importe quoi, sans que Thérèse
lui fît sentir que Camille avait touché cela avant lui. Sans cesse
heurté contre l'homme qu'il avait tué, le meurtrier finit par éprouver
une sensation bizarre qui faillit le rendre fou; il s'imagina, à force
d'être comparé à Camille, de se servir des objets dont Camille s'était
servi, qu'il était Camille, qu'il s'identifiait avec sa victime. Son
cerveau éclatait, et alors il se ruait sur sa femme pour la faire
taire, pour ne plus entendre les paroles qui le poussaient au délire.
Toutes leurs querelles se termineraient par des coups.




XXX


Il vint une heure où Mme Raquin, pour échapper aux souffrances qu'elle
endurait, eut la pensée de se laisser mourir de faim. Son courage
était à bout, elle ne pouvait supporter plus longtemps le martyre que
lui imposait la continuelle présence des meurtriers, elle rêvait de
chercher dans la mort un soulagement suprême. Chaque jour ses
angoisses devenaient plus vives, lorsque Thérèse l'embrassait, lorsque
Laurent la prenait dans ses bras et la portait comme un enfant. Elle
décida qu'elle échapperait à ces caresses et à ces étreintes qui lui
causaient d'horribles dégoûts. Puisqu'elle ne vivait déjà plus assez
pour venger son fils, elle préférait être tout à fait morte et ne
laisser entre les mains des assassins qu'un cadavre qui ne sentirait
rien et dont ils feraient ce qu'ils voudraient.

Pendant deux jours elle refusa toute nourriture, mettant ses dernières
forces à serrer les dents, rejetant ce qu'on réussissait à lui
introduire dans la bouche. Thérèse était désespérée: elle se demandait
au pied de quelle borne elle irait pleurer et se repentir, quand sa
tante ne serait plus là. Elle lui tint d'interminables discours pour
lui prouver qu'elle devait vivre; elle pleura, elle se fâcha même,
retrouvant ses anciennes colères, ouvrant les mâchoires de la
paralytique comme on ouvre celles d'un animal qui résiste. Mme Raquin
tenait bon. C'était une lutte odieuse.

Laurent restait parfaitement neutre et indifférent. Il s'étonnait de
la rage que Thérèse mettait à empêcher le suicide de l'impotente.
Maintenant que la présence de la vieille femme leur était inutile, il
souhaitait sa mort. Il ne l'aurait pas tuée, mais puisqu'elle désirait
mourir, il ne voyait pas la nécessité de lui en refuser les moyens.

--Eh! laisse-la donc, criait-il à sa femme. Ce sera un bon
débarras.... Nous serons peut-être plus heureux, quand elle ne sera
plus là.

Cette parole, répétée à plusieurs reprises devant elle, causa à Mme
Raquin une étrange émotion. Elle eut peur que l'espérance de Laurent
ne se réalisât, qu'après sa mort le ménage ne goûtât des heures calmes
et heureuses. Elle se dit qu'elle était lâche de mourir, qu'elle
n'avait pas le droit de s'en aller avant d'avoir assisté au dénoûment
de la sinistre aventure. Alors seulement elle pourrait descendre dans
la nuit, pour dire à Camille; « Tu es vengé. » La pensée du suicide
lui devint lourde, lorsqu'elle songea tout d'un coup à l'ignorance
qu'elle emporterait dans la tombe; là, au milieu du froid et du
silence de la terre, elle dormirait, éternellement tourmentée par
l'incertitude où elle serait du châtiment de ses bourreaux. Pour bien
dormir du sommeil de la mort, il lui fallait s'assoupir dans la joie
cuisante de la vengeance, il lui fallait emporter un rêve de haine
satisfaite, un rêve qu'elle ferait pendant l'éternité. Elle prit les
aliments que sa nièce lui présentait, elle consentira vivre encore.

D'ailleurs, elle voyait bien que le dénoûment ne pouvait être loin.
Chaque jour, la situation entre les époux devenait plus tendue, plus
insoutenable. Un éclat, qui devait tout briser, était imminent.
Thérèse et Laurent se dressaient plus menaçants l'un devant l'autre, à
toute heure. Ce n'était plus seulement la nuit qu'ils souffraient de
leur intimité; leurs journées entières se passaient au milieu
d'anxiétés, de crises déchirantes. Tout leur devenait effroi et
souffrance. Ils vivaient dans un enfer, se meurtrissant, rendant amer
et cruel ce qu'ils faisaient et ce qu'ils disaient, voulant se pousser
l'un l'autre au fond du gouffre qu'ils sentaient sous leurs pieds, et
tombant à la fois.

La pensée de la séparation leur était bien venue à tous deux. Ils
avaient rêvé, chacun de son côté, de fuir, d'aller goûter quelque
repos, loin de ce passage du Pont-Neuf dont l'humidité et la crasse
semblaient faites pour leur vie désolée. Mais ils n'osaient, ils ne
pouvaient se sauver. Ne point se déchirer mutuellement, ne point
rester là pour souffrir et se faire souffrir, leur paraissait
impossible. Ils avaient l'entêtement de la haine et de la cruauté. Une
sorte de répulsion et d'attraction les écartait et les retenait à la
fois; ils éprouvaient cette sensation étrange de deux personnes qui,
après s'être querellées, veulent se séparer, et qui cependant
reviennent toujours pour se crier de nouvelles injures. Puis des
obstacles matériels s'opposaient à leur fuite, ils ne savaient que
faire de l'impotente, ni que dire aux invités du jeudi. S'ils
fuyaient, peut-être se douterait-on de quelque chose; alors ils
s'imaginaient qu'on les poursuivait, qu'on les guillotinait. Et ils
restaient par lâcheté, ils restaient et se traînaient misérablement
dans l'horreur de leur existence.

Quand Laurent n'était pas là, pendant la matinée et l'après-midi,
Thérèse allait de la salle à manger à la boutique, inquiète et
troublée, ne sachant comment remplir le vide qui chaque jour se
creusait davantage en elle. Elle était désoeuvrée, lorsqu'elle ne
pleurait pas aux pieds de Mme Raquin ou qu'elle n'était pas battue et
injuriée par son mari. Dès qu'elle se trouvait seule dans la boutique,
un accablement la prenait, elle regardait d'un air hébété les gens qui
traversaient la galerie sale et noire, elle devenait triste à mourir
au fond de ce caveau sombre, puant le cimetière. Elle finit par prier
Suzanne de venir passer les journées entières avec elle, espérant que
la présence de cette pauvre créature, douce et pâle, la calmerait.

Suzanne accepta son offre avec joie; elle l'aimait toujours d'une
sorte d'amitié respectueuse; depuis longtemps elle avait le désir de
venir travailler avec elle, pendant qu'Olivier était à son bureau.
Elle apporta sa broderie et prit, derrière le comptoir, la place vide
de Mme Raquin.

Thérèse, à partir de ce jour, délaissa un peu sa tante. Elle monta
moins souvent pleurer sur ses genoux et baiser sa face morte. Elle
avait une autre occupation. Elle écoutait avec des efforts d'intérêt
les bavardages lents de Suzanne qui parlait de son ménage, des
banalités de sa vie monotone. Cela la tirait d'elle-même. Elle se
surprenait parfois á s'intéresser à des sottises, ce qui la faisait
ensuite sourire amèrement.

Peu à peu, elle perdit toute la clientèle qui fréquentait la boutique.
Depuis que sa tante était étendue en haut dans son fauteuil, elle
laissait le magasin se pourrir, elle abandonnait les marchandises à la
poussière et à l'humidité. Des odeurs de moisi traînaient, des
araignées descendaient du plafond, le parquet n'était presque jamais
balayé. D'ailleurs, ce qui mit en fuite les clientes fut l'étrange
façon dont Thérèse les recevait parfois. Lorsqu'elle était en haut,
battue par Laurent ou secouée par une crise d'effroi, et que la
sonnette de la porte du magasin tintait impérieusement, il lui fallait
descendre, sans presque prendre le temps de renouer ses cheveux ni
d'essuyer ses larmes; elle servait alors avec brusquerie la cliente
qui l'attendait, elle s'épargnait même souvent la peine de la servir,
en répondant, du haut de l'escalier de bois, qu'elle ne tenait plus de
ce dont on demandait. Ces façons peu engageantes n'étaient pas faites
pour retenir les gens. Les petites ouvrières du quartier, habituées
aux amabilités doucereuses de Mme Raquin, se retirèrent devant les
rudesses et les regards fous de Thérèse. Quand cette dernière eut pris
Suzanne avec elle, la défection fut complète: les deux jeunes femmes,
pour ne plus être dérangées au milieu de leurs bavardages,
s'arrangèrent de manière à congédier les dernières acheteuses qui se
présentaient encore. Dès lors, le commerce de mercerie cessa de
fournir un sou aux besoins du ménage; il fallut attaquer le capital
des quarante et quelques mille francs.

Parfois, Thérèse sortait pendant des après-midi entières. Personne ne
savait où elle allait. Elle avait sans doute pris Suzanne avec elle,
non seulement pour lui tenir compagnie, mais aussi pour garder la
boutique, pendant ses absences. Le soir, quand elle rentrait,
éreintée, les paupières noires d'épuisement, elle retrouvait la petite
femme d'Olivier, derrière le comptoir, affaissée, souriant d'un
sourire vague, dans la même attitude où elle l'avait laissée cinq
heures auparavant.

Cinq mois environ après son mariage, Thérèse eut une épouvante. Elle
acquit la certitude qu'elle était enceinte. La pensée d'avoir un
enfant de Laurent lui paraissait monstrueuse, sans qu'elle s'expliquât
pourquoi. Elle avait vaguement peur d'accoucher d'un noyé. Il lui
semblait sentir dans ses entrailles le froid d'un cadavre dissous et
amolli. A tout prix, elle voulut débarrasser son sein de cet enfant
qui la glaçait et qu'elle ne pouvait porter davantage. Elle ne dit
rien à son mari, et, un jour, après l'avoir cruellement provoqué,
comme il levait le pied contre elle, elle présenta le ventre. Elle se
laissa frapper ainsi à en mourir. Le lendemain, elle faisait une
fausse couche.

De son côté, Laurent menait une existence affreuse. Les journées lui
semblaient d'une longueur insupportable; chacune d'elles ramenait les
mêmes angoisses, les mêmes ennuis lourds, qui l'accablaient à heures
fixes avec une monotonie et une régularité écrasantes. Il se traînait
dans sa vie, épouvanté chaque soir par le souvenir de la journée et
par l'attente du lendemain. Il savait que, désormais, tous ses jours
se ressembleraient, que tous lui apporteraient d'égales souffrances.
Et il voyait les semaines, les mois, les années qui l'attendaient,
sombres et implacables, venant à la file, tombant sur lui et
l'étouffant peu à peu. Lorsque l'avenir est sans espoir, le présent
prend une amertume ignoble. Laurent n'avait plus de révolte, il
s'avachissait, il s'abandonnait au néant qui s'emparait déjà de son
être. L'oisiveté le tuait. Dès le matin, il sortait, ne sachant où
aller, écoeuré à la pensée de faire ce qu'il avait fait la veille, et
forcé malgré lui de le faire de nouveau. Il se rendait à son atelier,
par habitude, par manie. Cette pièce, aux murs gris, d'où l'on ne
voyait qu'un carré désert de ciel, l'emplissait d'une tristesse morne.
Il se vautrait sur son divan, les bras pendants, la pensée alourdie.
D'ailleurs, il n'osait plus toucher à un pinceau. Il avait fait de
nouvelles tentatives, et toujours la face de Camille s'était mise à
ricaner sur la toile. Pour ne pas glisser à la folie, il finit par
jeter sa botte à couleurs dans un coin, par s'imposer la paresse la
plus absolue. Cette paresse forcée lui était d'une lourdeur
incroyable.

L'après-midi, il se questionnait avec angoisse pour savoir ce qu'il
ferait. Il restait pendant une demi-heure sur le trottoir de la rue
Mazarine, à se consulter, à hésiter sur les distractions qu'il
pourrait prendre. Il repoussait l'idée de remonter à son atelier, il
se décidait toujours à descendre la rue Guénégaud, puis à marcher le
long des quais. Et, jusqu'au soir, il allait devant lui, hébété, pris
de frissons brusques, lorsqu'il regardait la Seine. Qu'il fût dans son
atelier ou dans les rues, son accablement était le même. Le lendemain,
il recommençait, il passait la matinée sur son divan, il se traînait
l'après-midi le long des quais. Cela durait depuis des mois, et cela
pouvait durer pendant des années.

Parfois Laurent songeait qu'il avait tué Camille pour ne rien faire
ensuite, et il était tout étonné, maintenant qu'il ne faisait rien,
d'endurer de telles souffrances. Il aurait voulu se forcer au bonheur.
Il se prouvait qu'il avait tort de souffrir, qu'il venait d'atteindre
la suprême félicité, qui consiste à se croiser les bras, et qu'il
était un imbécile de ne pas goûter en paix cette félicite. Mais ses
raisonnements tombaient devant les faits. Il était obligé de s'avouer
au fond de lui que son oisiveté rendait ses angoisses plus cruelles en
lui laissant toutes les heures de sa vie pour songer à ses désespoirs
et en approfondir l'âpreté incurable. La paresse, cette existence de
brute qu'il avait rêvée, était son châtiment. Par moments, il
souhaitait avec ardeur une occupation qui le tirât de ses pensées.
Puis il se laissait aller, il retombait sous le poids de la fatalité
sourde qui lui liait les membres pour l'écraser plus sûrement.

A la vérité, il ne goûtait quelque soulagement que lorsqu'il battait
Thérèse, le soir. Cela le faisait sortir de sa douleur engourdie.

Sa souffrance la plus aiguë, souffrance physique et morale, lui venait
de la morsure que Camille lui avait faite au cou. A certains moments,
il s'imaginait que cette cicatrice lui couvrait tout le corps. S'il
venait à oublier le passé, une piqûre ardente, qu'il croyait
ressentir, rappelait le meurtre à sa chair et à son esprit. Il ne
pouvait se mettre devant un miroir sans voir s'accomplir le phénomène
qu'il avait si souvent remarqué et qui l'épouvantait toujours; sous
l'émotion qu'il éprouvait, le sang montait à son cou, empourprait la
plaie, qui se mettait à lui ronger la peau. Cette sorte de blessure
vivant sur lui, se réveillant, rougissant et le mordant au moindre
trouble, l'effrayait et le torturait. Il finissait par croire que les
dents du noyé avaient enfoncé là une bête qui le dévorait. Le morceau
de son cou où se trouvait la cicatrice ne lui semblait plus appartenir
à son corps; c'était comme de la chair étrangère qu'on aurait collée
en cet endroit, comme une chair empoisonnée qui pourrissait ses
propres muscles. Il portait ainsi partout avec lui le souvenir vivant
et dévorant de son crime. Thérèse, quand il la battait, cherchait à
l'égratigner à cette place; elle y entrait parfois ses ongles et le
faisait hurler de douleur. D'ordinaire, elle feignait de sangloter,
dès qu'elle voyait la morsure, afin de la rendre plus insupportable à
Laurent. Toute la vengeance qu'elle tirait de ses brutalités était de
le martyriser à l'aide de cette morsure.

Il avait bien des fois été tenté, lorsqu'il se rasait, de s'entamer le
cou, pour faire disparaître les marques des dents du noyé. Devant le
miroir, quand il levait le menton et qu'il apercevait la tache rouge,
sous la mousse blanche du savon, il lui prenait des rages soudaines,
il approchait vivement le rasoir, près de couper en pleine chair. Mais
le froid du rasoir sur sa peau le rappelait toujours à lui; il avait
une défaillance, il était obligé de s'asseoir et d'attendre que sa
lâcheté rassurée lui permît d'achever de se faire la barbe.

Il ne sortait, le soir, de son engourdissement, que pour entrer dans
des colères aveugles et puériles. Lorsqu'il était las de se quereller
avec Thérèse et de la battre, il donnait, comme les enfants, des coups
de pied dans les murs, il cherchait quelque chose à briser. Cela le
soulageait. Il avait une haine particulière pour le chat tigré
François qui, dès qu'il arrivait, allait se réfugier sur les genoux de
l'impotente. Si Laurent ne l'avait pas encore tué, c'est qu'à la
vérité il n'osait le saisir. Le chat le regardait avec de gros yeux
ronds d'une fixité diabolique. C'étaient ces yeux, toujours ouverts
sur lui, qui exaspéraient le jeune homme; il se demandait ce que lui
voulaient ces yeux qui ne le quittaient pas; il finissait pas avoir de
véritables épouvantes, s'imaginant des choses absurdes. Lorsqu'à
table, à n'importe quel moment, au milieu d'une querelle ou d'un long
silence, il venait tout à coup, en tournant la tête, à apercevoir les
regards de François qui l'examinait d'un air lourd et implacable, il
pâlissait, il perdait la tête, il était sur le point de crier au chat:
« Hé! parle donc, dis-moi au moins ce que tu me veux. » Quand il
pouvait lui écraser une patte ou la queue, il le faisait avec une joie
effrayée, et alors le miaulement de la pauvre bête le remplissait
d'une vague terreur, comme s'il eût entendu le cri de douleur d'une
personne. Laurent, à la lettre, avait peur de François. Depuis surtout
que ce dernier vivait sur les genoux de l'impotente, comme au sein
d'une forteresse inexpugnable, d'où il pouvait impunément braquer ses
yeux verts sur son ennemi, le meurtrier de Camille établissait une
vague ressemblance entre cette bête irritée et la paralytique. Il se
disait que le chat, ainsi que Mme Raquin, connaissait le crime et le
dénoncerait, si jamais il parlait un jour.

Un soir enfin, François regarda si fixement Laurent, que celui-ci, au
comble de l'irritation, décida qu'il fallait en finir. Il ouvrit toute
grande la fenêtre de la salle à manger, et vint prendre le chat par la
peau du cou. Mme Raquin comprit; deux grosses larmes coulèrent sur ses
joues. Le chat se mit à gronder, à se roidir, en tâchant de se
retourner pour mordre la main de Laurent. Mais celui-ci tint bon; il
lui fît faire deux ou trois tours, puis l'envoya de toute la force de
son bras contre la muraille noire d'en face. François s'y aplatit, s'y
cassa les reins, et retomba sur le vitrage du passage. Pendant toute
la nuit, la misérable bête se traîna le long de la gouttière, l'échine
brisée, en poussant des miaulements rauques. Cette nuit-là, Mme Raquin
pleura François presque autant qu'elle avait pleuré Camille; Thérèse
eut une atroce crise de nerfs. Les plaintes du chat étaient sinistres,
dans l'ombre, sous les fenêtres.

Bientôt Laurent eut de nouvelles inquiétudes, Il s'effraya de certains
changements qu'il remarqua dans l'attitude de sa femme.

Thérèse devint sombre, taciturne. Elle ne prodigua plus à Mme Raquin
des effusions de repentir, des baisers reconnaissants. Elle reprenait
devant la paralytique des airs de cruauté froide, d'indifférence
égoïste. On eût dit qu'elle avait essayé du remords, et que, le
remords n'ayant pas réussi à la soulager, elle s'était tournée vers un
autre remède. Sa tristesse venait sans doute de son impuissance à
calmer sa vie. Elle regarda l'impotente avec une sorte de dédain,
comme une chose inutile qui ne pouvait même plus servir à sa
consolation. Elle ne lui accorda que les soins nécessaires pour ne pas
la laisser mourir de faim. A partir de ce moment, muette, accablée,
elle se traîna dans la maison. Elle multiplia ses sorties, s'absenta
jusqu'à quatre et cinq fois par semaine.

Ces changements surprirent et alarmèrent Laurent. Il crut que le
remords, prenant une nouvelle forme chez Thérèse, se manifestait
maintenant par cet ennui morne qu'il remarquait en elle. Cet ennui lui
parut bien plus inquiétant que le désespoir bavard dont elle
l'accablait auparavant. Elle ne disait plus rien, elle ne le
querellait plus, elle semblait tout garder au fond de son être. Il
aurait mieux aimé l'entendre épuiser sa souffrance que de la voir
ainsi repliée sur elle-même. Il craignit qu'un jour l'angoisse ne
l'étouffât et que, pour se soulager, elle n'allât tout conter à un
prêtre ou à un juge d'instruction.

Les nombreuses sorties de Thérèse prirent alors une effrayante
signification à ses yeux. Il pensa qu'elle cherchait un confident au
dehors, qu'elle préparait sa trahison. A deux reprises il voulut la
suivre, et la perdit dans les rues. Il se mit à la guetter de nouveau.
Une pensée fixe s'était emparée de lui: Thérèse allait faire des
révélations, poussée à bout par la souffrance, et il lui fallait la
bâillonner, arrêter les aveux dans sa gorge.




XXXI


Un matin, Laurent, au lieu de monter à son atelier, s'établit chez un
marchand de vin qui occupait un des coins de la rue Guénégaud, en face
du passage. De là, il se mit à examiner les personnes qui débouchaient
sur le trottoir de la rue Mazarine. Il guettait Thérèse. La veille, la
jeune femme avait dit qu'elle sortirait de bonne heure et qu'elle ne
rentrerait sans doute que le soir.

Laurent attendit une grande demi-heure, il savait que sa femme s'en
allait toujours par la rue Mazarine; un moment, pourtant, il craignit
qu'elle ne lui eût échappé en prenant la rue de Seine. Il eut l'idée
de rentrer dans la galerie, de se cacher dans l'allée même de la
maison. Comme il s'impatientait, il vit Thérèse sortir vivement du
passage. Elle était vêtue d'étoffes claires, et pour la première fois,
il remarqua qu'elle s'habillait comme une fille, avec une robe à
longue traîne; elle se dandinait sur le trottoir d'une façon
provocante, regardant les hommes, relevant si haut le devant de sa
jupe, en la prenant, à poignée, qu'elle montrait tout le devant de ses
jambes, ses bottines lacées et ses bas blancs. Elle remonta la rue
Mazarine. Laurent la suivit.

Le temps était doux, la jeune femme marchait lentement, la tête un peu
renversée, les cheveux dans le dos. Les hommes qui l'avaient regardée
de face se retournaient pour la voir par derrière. Elle prit la rue de
l'École-de-Médecine. Laurent fut terrifié; il savait qu'il y avait
quelque part près de là un commissariat de police; il se dit qu'il ne
pouvait plus douter, que sa femme allait sûrement le livrer. Alors il
se promit de s'élancer sur elle, si elle franchissait la porte du
commissariat, de la supplier, de la battre, de la forcer à se taire.
Au coin d'une rue, elle regarda un sergent de ville qui passait, et il
trembla de lui voir aborder ce sergent de ville; il se cacha dans le
creux d'une porte, saisi de la crainte soudaine d'être arrêté
sur-le-champ s'il se montrait. Cette course fut pour lui une véritable
agonie; tandis que sa femme s'étalait au soleil sur le trottoir,
traînant ses jupes, nonchalante et impudique, il venait derrière elle,
pâle et frémissant, se répétant que tout était fini, qu'il ne pourrait
se sauver et qu'on le guillotinerait. Chaque pas qu'il lui voyait
faire lui semblait un pas de plus vers le châtiment. La peur lui
donnait une sorte de conviction aveugle, les moindres mouvements de la
jeune femme ajoutaient à sa certitude. Il la suivait, il allait où
elle allait comme on va au supplice.

Brusquement, en débouchant sur l'ancienne place Saint-Michel, Thérèse
se dirigea vers un café qui faisait alors le coin de la rue
Monsieur-le-Prince. Elle s'assit au milieu d'un groupe de femmes et
d'étudiants, à une des tables posées sur le trottoir. Elle donna
familièrement des poignées de main à tout ce monde. Puis elle se fit
servir une absinthe.

Elle semblait à l'aise, elle causait avec un jeune homme blond, qui
l'attendait sans doute là depuis quelque temps. Deux filles vinrent se
pencher sur la table qu'elle occupait, et se mirent à la tutoyer de
leur voix enrouée. Autour d'elle, les femmes fumaient des cigarettes,
les hommes embrassaient les femmes en pleine rue, devant les passants,
qui ne tournaient seulement pas la tête. Les gros mots, les rires gras
arrivaient jusqu'à Laurent, demeuré immobile de l'autre côté de la
place, sous une porte cochère.

Lorsque Thérèse eut achevé son absinthe, elle se leva, prit le bras du
jeune homme blond et descendit la rue de la Harpe. Laurent les suivit
jusqu'à la rue Saint-André-des-Arts. Là, il les vit entrer dans une
maison meublée. Il resta au milieu de la chaussée, les yeux levés,
regardant la façade de la maison. Sa femme se montra un instant à une
fenêtre ouverte du second étage. Puis il crut distinguer les mains du
jeune homme blond qui se glissaient autour de la taille de Thérèse. La
fenêtre se ferma avec un bruit sec.

Laurent comprit. Sans attendre davantage, il s'en alla tranquillement,
rassuré, heureux.

--Bah! se disait-il en descendant vers les quais, cela vaut mieux.
Comme ça, elle a une occupation, elle ne songe pas à mal.... Elle est
diablement plus fine que moi.

Ce qui l'étonnait, c'était de ne pas avoir eu le premier l'idée de se
jeter dans le vice. Il pouvait y trouver un remède contre la terreur.
Il n'y avait pas pensé, parce que sa chair était morte, et qu'il ne se
sentait plus le moindre appétit de débauche. L'infidélité de sa femme
le laissait parfaitement froid; il n'éprouvait aucune révolte de sang
et de nerfs à la pensée qu'elle se trouvait entre les bras d'un autre
homme. Au contraire, cela lui paraissait plaisant: il lui semblait
qu'il avait suivi la femme d'un camarade et il riait du bon tour que
cette femme jouait à son mari. Thérèse lui était devenue étrangère à
ce point, qu'il ne l'entendait plus vivre dans sa poitrine; il
l'aurait vendue et livrée cent fais pour acheter une heure de calme.

Il se mit à flâner, jouissant de la réaction brusque et heureuse qui
venait de le faire passer de l'épouvante à la paix. Il remerciait
presque sa femme d'être allée chez un amant lorsqu'il croyait qu'elle
se rendait chez un commissaire de police. Cette aventure avait un
dénouement tout imprévu qui le surprenait d'une façon agréable. Ce
qu'il vit de plus clair dans tout cela, c'est qu'il avait eu tort de
trembler, et qu'il devait à son tour goûter du vice pour voir si le
vice ne le soulagerait pas en étourdissant ses pensées.

Le soir, Laurent, en revenant à la boutique, décida qu'il demanderait
quelques milliers de francs à sa femme et qu'il emploierait les grands
moyens pour les obtenir. Il pensait que le vice coûte cher à un homme,
il enviait vaguement le sort des filles qui peuvent se vendre. Il
attendit patiemment Thérèse, qui n'était pas encore rentrée. Quand
elle arriva, il joua la douceur, il ne lui parla pas de son espionnage
du matin. Elle était un peu grise: il s'échappait de ses vêtements mal
rattachés cette senteur âcre de tabac et de liqueur qui traîne dans
les estaminets. Éreintée, la face marbrée de plaques livides, elle
chancelait, tout alourdie par la fatigue honteuse de la journée.

Le dîner fut silencieux. Thérèse ne mangea pas. Au dessert, Laurent
posa les coudes sur la table et lui demanda carrément cinq mille
francs.

--Non, répondit-elle avec sécheresse. Si je te laissais libre, tu nous
mettrais sur la paille.... Ignores-tu notre position? Nous allons tout
droit à la misère.

--C'est possible, reprit-il tranquillement, cela m'est égal, je veux
de l'argent.

--Non, mille fois non!... Tu as quitté ta place, le commerce de
mercerie ne marche plus du tout, et ce n'est pas avec les rentes de ma
dot que nous pouvons vivre. Chaque jour j'entame le capital pour te
nourrir et te donner les cent francs par mois que tu m'as arrachés. Tu
n'auras pas davantage, entends-tu? C'est inutile!

--Réfléchis, ne refuse pas comme ça. Je te dis que je veux cinq mille
francs, et je les aurai, tu me les donneras quand même.

Cet entêtement tranquille irrita Thérèse et acheva de la soûler.

--Ah! je sais, cria-t-elle, tu veux finir comme tu as commencé.... Il
y a quatre ans que nous t'entretenons. Tu n'es venu chez nous que pour
manger et pour boire, et, depuis ce temps, tu es à notre charge.
Monsieur ne fait rien, Monsieur s'est arrangé de façon à vivre à mes
dépens, les bras croisés.... Non tu n'auras rien, pas un sou....
Veux-tu que je te le dise, eh bien! tu es un....

Et elle dit le mot. Laurent se mit à rire en haussant les épaules. Il
se contenta de répondre:

--Tu apprends de jolis mots dans le monde où tu vis maintenant.

Ce fut la seule allusion qu'il se permit de faire aux amours de
Thérèse. Celle-ci redressa vivement la tête et dit d'un ton aigre:

--En tout cas, je ne vis pas avec des assassins.

Laurent devint très pâle. Il garda un instant le silence, les yeux
fixés sur sa femme; puis, d'une voix tremblante:

--Écoute, ma fille, reprit-il, ne nous fâchons pas; cela ne vaudrait
rien, ni pour toi, ni pour moi. Je suis à bout de courage. Il serait
prudent de nous entendre, si nous ne voulons pas qu'il nous arrive
malheur.... Je t'ai demandé cinq mille francs, parce que j'en ai
besoin; je puis même te dire que je compte les employer à assurer
notre tranquillité.

Il eut un étrange sourire et continua:

--Voyons, réfléchis, donne-moi ton dernier mot.

--C'est tout réfléchi, répondit la jeune femme, je te l'ai dit, tu
n'auras pas un sou.

Son mari se leva avec violence. Elle eut peur d'être battue; elle se
fit toute petite, décidée à ne pas céder sous les coups. Mais Laurent
ne s'approcha même pas, il se contenta de lui déclarer froidement
qu'il était las de la vie et qu'il allait conter l'histoire du meurtre
au commissaire de police du quartier.

--Tu me pousses à bout, dit-il, tu me rends l'existence insupportable.
Je préfère en finir.... Nous serons jugés et condamnés tous deux.
Voilà tout.

--Crois-tu me faire peur? lui cria sa femme. Je suis tout aussi lasse
que toi. C'est moi qui vais aller chez le commissaire de police, si tu
n'y vas pas. Ah! bien, je suis prête à te suivre sur l'échafaud, je
n'ai pas ta lâcheté.... Allons, viens avec moi chez le commissaire.

Elle s'était levée, elle se dirigeait déjà vers l'escalier.

--C'est cela, balbutia Laurent, allons-y ensemble. Quand ils furent
descendus dans la boutique, ils se regardèrent, inquiets, effrayés. Il
leur sembla qu'on venait de les clouer au sol. Les quelques secondes
qu'ils avaient mises à franchir l'escalier de bois leur avaient suffi
pour leur montrer, dans un éclair, les conséquences d'un aveu. Ils
virent en même temps les gendarmes, la prison, la cour d'assises, la
guillotine, tout cela brusquement et nettement. Et, au fond de leur
être, ils éprouvaient des défaillances, ils étaient tentés de se jeter
aux genoux l'un de l'autre, pour se supplier de rester, de ne rien
révéler. La peur, l'embarras les tinrent immobiles et muets pendant
deux ou trois minutes. Ce fut Thérèse qui se décida la première à
parler et à céder.

--Après tout, dit-elle, je suis bien bête de te disputer cet argent.
Tu arriveras toujours à me le manger un jour ou l'autre. Autant
vaut-il que je te le donne tout de suite.

Elle n'essaya pas de déguiser davantage sa défaite. Elle s'assit au
comptoir et signa un bon de cinq mille francs que Laurent devait
toucher chez un banquier. Il ne fut plus question du commissaire, ce
soir-là.

Dès que Laurent eut de l'or dans ses poches, il se grisa, fréquenta
les filles, se traîna au milieu d'une vie bruyante et affolée. Il
découchait, dormait le jour, courait la nuit, recherchait les émotions
fortes, tâchait d'échapper au réel. Mais il ne réussit qu'à
s'affaisser davantage. Lorsqu'on criait autour de lui, il entendait le
grand silence terrible qui était en lui; lorsqu'une maîtresse
l'embrassait, lorsqu'il vidait son verre, il ne trouvait au fond de
l'assouvissement qu'une tristesse lourde. Il n'était plus fait pour la
luxure et la gloutonnerie; son être refroidi, comme rigide à
l'intérieur, s'énervait sous les baisers et dans les repas. Écoeurer a
l'avance, il ne parvenait point à se monter l'imagination, à exciter
ses sens et son estomac. Il souffrait un peu plus en se forçant à la
débauche, et c'était tout. Puis, quand il rentrait, quand il revoyait
Mme Raquin et Thérèse, sa lassitude le livrait à des crises affreuses
de terreur; il jurait alors de ne plus sortir, de rester dans sa
souffrance pour s'y habituer et la vaincre.

De son côté, Thérèse sortit de moins en moins. Pendant un mois, elle
vécut comme Laurent, sur les trottoirs, dans les cafés. Elle rentrait
un instant, le soir, faisait manger Mme Raquin, la couchait, et
s'absentait de nouveau jusqu'au lendemain. Elle et son mari restèrent,
une fois, quatre jours sans se voir. Puis elle eut des dégoûts
profonds, elle sentit que le vice ne lui réussissait pas plus que la
comédie du remords. Elle s'était en vain traînée dans tous les hôtels
garnis du quartier latin, elle avait en vain mené une vie sale et
tapageuse. Ses nerfs étaient brisés, la débauche, les plaisirs
physiques ne lui donnaient plus de secousses assez violentes pour lui
procurer l'oubli. Elle était comme un de ces ivrognes dont le palais
brûlé reste insensible, sous le feu des liqueurs les plus fortes. Elle
restait inerte dans la luxure, elle n'allait plus chercher auprès de
ses amants qu'ennui et lassitude. Alors elle les quitta, se disant
qu'ils lui étaient inutiles. Elle fut prise d'une paresse désespérée
qui la retint au logis, en jupon malpropre, dépeignée, la figure et
les mains sales. Elle s'oublia dans la crasse.

Lorsque les deux meurtriers se retrouvèrent ainsi face à face, lassés,
ayant épuisé tous les moyens de se sauver l'un de l'autre, ils
comprirent qu'ils n'auraient plus la force de lutter. La débauche
n'avait pas voulu d'eux et venait de les rejeter à leurs angoisses.
Ils étaient de nouveau dans le logement froid et humide du passage,
ils y étaient comme emprisonnés désormais, car souvent ils avaient
tenté le salut, et jamais ils n'avaient pu briser le lien sanglant qui
les liait. Ils ne songèrent même plus à essayer une besogne
impossible. Ils se sentirent tellement poussés, écrasés, attachés
ensemble par les faits, qu'ils eurent conscience que toute révolte
serait ridicule. Ils reprirent leur vie commune, mais leur haine
devint de la rage furieuse.

Les querelles du soir recommencèrent. D'ailleurs les coups, les cris
duraient tout le jour. A la haine vint se joindre la méfiance, et la
méfiance acheva de les rendre fous.

Ils eurent peur l'un de l'autre. La scène qui avait suivi la demande
des cinq mille francs, se reproduisit bientôt matin et soir. Leur idée
fixe était qu'ils voulaient se livrer mutuellement. Ils ne sortaient
pas de là. Quand l'un d'eux disait une parole, faisait un geste,
l'autre s'imaginait qu'il avait le projet d'aller chez le commissaire
de police. Alors, ils se battaient ou ils s'imploraient. Dans leur
colère, ils criaient qu'ils couraient tout révéler, ils
s'épouvantaient à en mourir; puis ils frissonnaient, ils
s'humiliaient, ils se promettaient avec des larmes amères de garder le
silence. Ils souffraient horriblement, mais ils ne se sentaient pas le
courage de se guérir en posant un fer rouge sur la plaie. S'ils se
menaçaient de confesser le crime, c'était uniquement pour se terrifier
et s'en ôter la pensée, car jamais ils n'auraient eu la force de
parler et de chercher la paix dans le châtiment.

A plus de vingt reprises, ils allèrent jusqu'à la porte du
commissariat de police, l'un suivant l'autre. Tantôt c'était Laurent
qui voulait avouer le meurtre, tantôt c'était Thérèse qui courait se
livrer. Et ils se rejoignaient toujours dans la rue, et ils se
décidaient toujours à attendre encore, après avoir échangé des
insultes et des prières ardentes.

Chaque nouvelle crise les laissait plus soupçonneux et plus farouches.

Du matin au soir, ils s'espionnaient. Laurent ne quittait plus le
logement du passage, et Thérèse ne le laissait plus sortir seul. Leurs
soupçons, leur épouvante des aveux, les rapprochèrent, les unirent
dans une intimité atroce. Jamais, depuis leur mariage, ils n'avaient
vécu si étroitement liés l'un à l'autre, et jamais ils n'avaient tant
souffert. Mais, malgré les angoisses qu'ils s'imposaient, ils ne se
quittaient pas des yeux, ils aimaient mieux endurer les douleurs les
plus cuisantes, que de se séparer pendant une heure. Si Thérèse
descendait à la boutique, Laurent la suivait, par crainte qu'elle ne
causât avec une cliente; si Laurent se tenait sur la porte, regardant
les gens qui traversaient le passage, Thérèse se plaçait à côté de
lui, pour voir s'il ne parlait à personne. Le jeudi soir, quand les
invités étaient là, les meurtriers s'adressaient des regards
suppliants, ils s'écoutaient avec terreur, s'attendant chacun à
quelque aveu de son complice, donnant, aux phrases commencées des sens
compromettants.

Un tel état de guerre ne pouvait durer davantage.

Thérèse et Laurent en arrivèrent, chacun de son côté, à rêver
d'échapper par un nouveau crime aux conséquences de leur premier
crime. Il fallait absolument que l'un d'eux disparût pour que l'autre
goûtât quelque repos. Cette réflexion leur vint en même temps; tous
deux sentirent la nécessité pressante d'une séparation, tous deux
voulurent une séparation éternelle. Le meurtre, qui se présenta à leur
pensée, leur sembla fatal, naturel, forcément amené par le meurtre de
Camille. Ils ne le discutèrent même pas, ils en acceptèrent le projet
comme le seul moyen de salut. Laurent décida qu'il tuerait Thérèse,
parce que Thérèse le gênait, qu'elle pouvait le perdre d'un mot et
qu'elle lui causait des souffrances insupportables; Thérèse décida
qu'elle tuerait Laurent, pour les mêmes raisons.

La résolution bien arrêtée d'un assassinat les calma un peu. Ils
prirent leurs dispositions. D'ailleurs, ils agissaient dans la fièvre,
sans trop de prudence; ils ne pensaient que vaguement aux conséquences
probables d'un meurtre commis, sans que la fuite et l'impunité fussent
assurées. Ils sentaient invinciblement le besoin de se tuer, ils
obéissaient à ce besoin en brutes furieuses. Ils ne se seraient pas
livrés pour leur premier crime, qu'ils avaient dissimulé avec tant
d'habileté, et ils risquaient la guillotine, en en commettant un
second, qu'ils ne songeaient seulement pas à cacher. Il y avait là une
contradiction de conduite qu'ils ne voyaient même point. Ils se
disaient simplement que s'ils parvenaient à fuir, ils iraient vivre à
l'étranger, après avoir pris tout l'argent. Thérèse, depuis quinze à
vingt jours, avait retiré les quelques milliers de francs qui
restaient de sa dot, et les tenait enfermés dans un tiroir que Laurent
connaissait. Ils ne se demandèrent pas un instant ce que deviendrait
Mme Raquin.

Laurent avait rencontré, quelques semaines auparavant, un de ses
anciens camarades de collège, alors préparateur chez un chimiste
célèbre qui s'occupait beaucoup de toxicologie. Ce camarade lui avait
fait visiter le laboratoire où il travaillait, lui montrant les
appareils, lui nommant les drogues. Un soir, lorsqu'il se fut décidé
au meurtre, Laurent, comme Thérèse buvait devant lui un verre d'eau
sucrée, se souvint d'avoir vu dans ce laboratoire un petit flacon de
grès, contenant de l'acide prussique. En se rappelant ce que lui avait
dit le jeune préparateur sur les effets terribles de ce poison qui
foudroie et laisse peu de traces, il songea que c'était là le poison
qu'il lui fallait. Le lendemain, il réussit à s'échapper, il rendit
visite à son ami, et, pendant que celui-ci avait le dos tourné, il
vola le petit flacon de grès.

Le même jour, Thérèse profita de l'absence de Laurent pour faire
repasser un grand couteau de cuisine, avec lequel on cassait le sucre,
et qui était fort ébréché. Elle cacha le couteau dans un coin du
buffet.




XXXII


Le jeudi qui suivit, la soirée chez les Raquin, comme les invités
continuaient à appeler le ménage de leurs hôtes, fut d'une gaieté
toute particulière. Elle se prolongea jusqu'à onze heures et demie.
Grivet, en se retirant, déclara ne jamais avoir passé des heures plus
agréables.

Suzanne, qui était enceinte, parla tout le temps à Thérèse de ses
douleurs et de ses joies. Thérèse semblait l'écouter avec un grand
intérêt; les yeux fixes, les lèvres serrées, elle penchait la tête par
moments: ses paupières, qui se baissaient, couvraient d'ombre tout son
visage. Laurent, de son côté, prêtait une attention soutenue aux
récits du vieux Michaud et d'Olivier. Ces messieurs ne tarissaient
pas, et Grivet ne parvenait qu'avec peine à placer un mot entre deux
phrases du père et du fils. D'ailleurs, il avait pour eux un certain
respect; il trouvait qu'ils parlaient bien. Ce soir-là, la causerie
ayant remplacé le jeu, il s'écria naïvement que la conversation de
l'ancien commissaire de police l'amusait presque autant qu'une partie
de dominos.

Depuis près de quatre ans que les Michaud et Grivet passaient les
jeudis soir chez les Raquin, ils ne s'étaient pas fatigués une seule
fois de ces soirées monotones qui revenaient avec une régularité
énervante. Jamais ils n'avaient soupçonné un instant le drame qui se
jouait dans cette maison, si paisible et si douce, lorsqu'ils y
entraient. Olivier prétendait d'ordinaire, par une plaisanterie
d'homme de police, que la salle à manger sentait l'honnête homme.
Grivet, pour ne pas rester en arrière, l'avait appelée le Temple de la
Paix. A deux ou trois reprises, dans les derniers temps, Thérèse
expliqua les meurtrissures qui lui marbraient le visage, en disant aux
invités qu'elle était tombée. Aucun d'eux, d'ailleurs, n'aurait
reconnu les marques du poing de Laurent; ils étaient convaincus que le
ménage de leurs hôtes était un ménage modèle, tout de douceur et
d'amour.

La paralytique n'avait plus essayé de leur révéler les infamies qui se
cachaient derrière la morne tranquillité des soirées du jeudi. En face
des déchirements des meurtriers, devinant la crise qui devait éclater
un jour ou l'autre, amenée par la succession fatale des événements,
elle finit par comprendre que les faits n'avaient pas besoin d'elle.
Dès lors, elle s'effaça, elle laissa agir les conséquences de
l'assassinat de Camille qui devaient tuer les assassins à leur tour.
Elle pria seulement le ciel de lui donner assez de vie pour assister
au dénoûment violent qu'elle prévoyait; son dernier désir était de
repaître ses regards du spectacle des souffrances suprêmes qui
briseraient Thérèse et Laurent.

Ce soir-là, Grivet vint se placer à côté d'elle et causa longtemps,
faisant comme d'habitude les demandes et les réponses. Mais il ne put
en tirer même un regard. Lorsque onze heures et demie sonnèrent, les
invités se levèrent vivement.

--On est si bien chez vous, déclara Grivet, qu'on ne songe jamais à
s'en aller.

--Le fait est, appuya Michaud, que je n'ai jamais sommeil ici, moi qui
me couche à neuf heures d'habitude.

Olivier crut devoir placer sa plaisanterie.

--Voyez-vous, dit-il, en montrant ses dents jaunes, ça sent les
honnêtes gens dans cette pièce: c'est pourquoi l'on y est si bien.

Grivet, fâché d'avoir été devancé, se mit à déclamer, en faisant un
geste emphatique:

--Cette pièce est le Temple de la Paix.

Pendant ce temps, Suzanne nouait les brides de son chapeau et disait à
Thérèse:

--Je viendrai demain matin à neuf heures.

--Non, se hâta de répondre la jeune femme, ne venez que
l'après-midi.... Je sortirai sans doute pendant la matinée.

Elle parlait d'une voix étrange, troublée. Elle accompagna les invités
jusque dans le passage, Laurent descendit aussi une lampe à la main.
Quand ils furent seuls, les époux poussèrent chacun un soupir de
soulagement; une impatience sourde avait dû les dévorer pendant toute
la soirée. Depuis la veille, ils étaient plus sombres, plus inquiets
en face l'un de l'autre. Ils évitèrent de se regarder, ils remontèrent
silencieusement. Leurs mains avaient de légers tremblements
convulsifs, et Laurent fut obligé de poser la lampe sur la table, pour
ne pas la laisser tomber.

Avant de coucher Mme Raquin, ils avaient l'habitude de mettre en ordre
la salle à manger, de préparer un verre d'eau sucrée pour la nuit,
d'aller et de venir ainsi autour de la paralytique, jusqu'à ce que
tout fût prêt.

Lorsqu'ils furent remontés, ce soir-là, ils s'assirent un instant, les
yeux vagues, les lèvres pâles. Au bout d'un silence:

--Eh bien! nous ne nous couchons pas? demanda Laurent qui semblait
sortir en sursaut d'un rêve.

--Si, si, nous nous couchons, répondit Thérèse en frissonnant, comme
si elle avait eu grand froid.

Elle se leva et prit la carafe.

--Laisse, s'écria son mari d'une voix qu'il s'efforçait de rendre
naturelle, je préparerai le verre d'eau sucrée.... occupe-toi de ta
tante.

Il enleva la carafe des mains de sa femme et remplit un verre d'eau.
Puis, se tournant à demi, il y vida le petit flacon de grès, en y
mettant un morceau de sucre. Pendant ce temps, Thérèse s'était
accroupie devant le buffet; elle avait pris le couteau de cuisine et
cherchait à le glisser dans une des grandes poches qui pendaient à sa
ceinture.

A ce moment, cette sensation étrange qui prévient de l'approche d'un
danger fit tourner la tête aux époux, d'un mouvement instinctif. Ils
se regardèrent. Thérèse vit le flacon dans les mains de Laurent, et
Laurent aperçut l'éclair blanc du couteau qui luisait entre les plis
de la jupe de Thérèse. Ils s'examinèrent ainsi pendant quelques
secondes, muets et froids, le mari près de la table, la femme pliée
devant le buffet. Ils comprenaient. Chacun d'eux resta glacé en
retrouvant sa propre pensée chez son complice. En lisant mutuellement
leur secret dessein sur leur visage bouleversé, ils se firent pitié et
horreur.

Mme Raquin, sentant que le dénouement était proche, les regardait avec
des yeux fixes et aigus.

Et brusquement Thérèse et Laurent éclatèrent en sanglots. Une crise
suprême les brisa, les jeta dans les bras l'un de l'autre, faibles
comme des enfants. Il leur sembla que quelque chose de doux et
d'attendri s'éveillait dans leur poitrine. Ils pleurèrent, sans
parler, songeante la vie de boue qu'ils avaient menée et qu'ils
mèneraient encore, s'ils étaient assez lâches pour vivre. Alors, au
souvenir du passé, ils se sentirent tellement las et écoeurés
d'eux-mêmes, qu'ils éprouvèrent un besoin immense de repos, de néant.
Ils échangèrent un dernier regard, un regard de remerciement, en face
du couteau et du verre de poison. Thérèse prit le verre, le vida à
moitié et le tendit à Laurent qui l'acheva d'un trait. Ce fut un
éclair, Ils tombèrent l'un sur l'autre, foudroyés, trouvant enfin une
consolation dans la mort. La bouche de la jeune femme alla heurter,
sur le cou de son mari, la cicatrice qu'avaient laissée les dents de
Camille.

Les cadavres restèrent toute la nuit sur le carreau de la salle et
manger, tordus, vautrés, éclairés de lueurs jaunâtres par les clartés
de la lampe que l'abat-jour jetait sur eux. Et, pendant près de douze
heures, jusqu'au lendemain vers midi, Mme Raquin, roide et muette, les
contempla à ses pieds, ne pouvant se rassasier les yeux, les écrasant
de regards lourds.


FIN








End of the Project Gutenberg EBook of Therese Raquin, by Emile Zola

*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK THERESE RAQUIN ***

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